L’errance au XVIIe siècle
45e Congrès de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Québec, 4 au 6 juin 2015
1127
2017
978-3-8233-9044-2
978-3-8233-8044-3
Gunter Narr Verlag
Lucie Desjardins
Professor Marie-Christine Pioffet
Roxanne Roy
L'errance, notion polysémique, revêt au XVIIe siècle, une multitude de formes. Elle peut renvoyer aux déplacements sans destination précise des vagabonds et des peuples errants comme aux va-et-vient des voyageurs ou des promeneurs égarés. Si elle est le fruit d'incertitudes, voire d'erreurs, elle n'a pas toujours une signification négative. Ainsi, l'errance prend parfois l'allure d'un parcours initiatique, d'une quête. Les articles réunis dans le présent ouvrage examinent de multiples représentations de l'errance comprise tant dans sa dimension spatiale que métaphorique, qu'il s'agisse des hésitations des philosophes, des théologiens et des écrivains, des doutes des mystiques ou encore des dérives des amoureux. Dans ses nombreux investissements littéraires et symboliques, l'errance se révèle un motif fécond, qui permet d'aborder sous un angle nouveau les textes du Grand Siècle.
Le présent volume est issu des travaux du 45e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature (NASSCFL) qui s'est tenu à Québec du 4 au 6 juin 2015.
<?page no="0"?> L’errance, notion polysémique, revêt au XVII e siècle, une multitude de formes. Elle peut renvoyer aux déplacements sans destination précise des vagabonds et des peuples errants comme aux va-et-vient des voyageurs ou des promeneurs égarés. Si elle est le fruit d’incertitudes, voire d’erreurs, elle n’a pas toujours une signification négative. Ainsi, l’errance prend parfois l’allure d’un parcours initiatique, d’une quête. Les articles réunis dans le présent ouvrage examinent de multiples représentations de l’errance comprise tant dans sa dimension spatiale que métaphorique, qu’il s’agisse des hésitations des philosophes, des théologiens et des écrivains, des doutes des mystiques ou encore des dérives des amoureux. Dans ses nombreux investissements littéraires et symboliques, l’errance se révèle un motif fécond, qui permet d’aborder sous un angle nouveau les textes du Grand Siècle. Le présent volume est issu des travaux du 45 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature (NASSCFL) qui s’est tenu à Québec du 4 au 6 juin 2015. BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser www.narr.de ISBN 978-3-8233-8044-3 216 Desjardins et al. (éd.) L’errance au XVII e siècle L’errance au XVII e siècle Recueil d’articles édités par Lucie Desjardins, Marie-Christine Pioffet et Roxanne Roy BIBLIO 17 <?page no="1"?> L’errance au XVII e siècle <?page no="2"?> BIBLIO 17 Volume 216 ∙ 2017 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser <?page no="3"?> Recueil d’articles édités par Lucie Desjardins, Marie-Christine Pioffet et Roxanne Roy L’errance au XVII e siècle 45 e Colloque de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature Québec, Musée de la Civilisation, du 4 au 6 juin 2015 Articles sélectionnés <?page no="4"?> Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. © 2017 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG P.O. Box 2567 · D-72015 Tübingen Internet: www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-8044-3 Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliografie; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http: / / dnb.dnb.de. <?page no="5"?> Table des matières L UCIE D ESJARDINS , M ARIE -C HRISTINE P IOFFET , R OXANNE R OY Présentation................................................................................................... 9 ERRANCES VIATIQUES P IERRE R ONZEAUD Entre hasard heuristique et nécessité narrative : les errances des voyageurs imaginaires, de Cyrano (1657) à Tyssot (1717) ................... 25 M ATHILDE B EDEL Errances viatiques en terre indienne : l’animal indien comme figure à penser des erreurs interprétatives ............................................................. 45 M ARIE -C LAUDE C ANOVA -G REEN Du voyage à l’exil. L’Histoire de Henry duc de Rohan ................................... 57 ERRANCES EN NOUVELLE-FRANCE Y ANN L IGNEREUX Une errance fondatrice aux origines de la Nouvelle-France ? Les leçons d’un égarement dans l’Histoire de la Nouvelle France de Marc Lescarbot...... 73 Y VON L E B RAS « Hiverner avec les Sauvages » : la mission volante de Paul Lejeune, premier supérieur jésuite de Québec ........................................................... 89 C ATHERINE B ROUÉ Errance missionnaire, errances documentaires. Une Relation inédite du père Louis Hennepin ? ............................................................................ 97 ERRANCES THEATRALES P ERRY G ETHNER Naufrage et déguisement chez Rotrou ....................................................... 119 <?page no="6"?> Table des matières 6 J ULIEN P ERRIER -C HARTRAND La fin de l’errance : le duel comme procédé de résolution dans La fidèle tromperie de Nicolas Gougenot (1633) ......................................... 129 É RIC V AN DER S CHUEREN Coriolan ou Une dramaturgie de l’errance (François de Chapoton, Urbain Chevreau et Gaspard Abeille) ........................................................ 141 M ARINE S OUCHIER Aux marges du canon dramatique : la double erreur du dramaturge « mineur » .................................................................................................. 163 A NA F ONSECA C ONBOY Les vies de saints sur scène : errer, est-ce une erreur dramaturgique ? ..... 177 ERRANCES SENTIMENTALES J ULIA C HAMARD -B ERGERON L’Astrée : errance de l’amour humain, chance de l’amour divin ? ............. 193 D ANIEL L ONG Égarements sentimentaux et écarts discursifs dans Les bergeries de Racan ........................................................................ 207 J ENNIFER T AMAS « Je demeurai longtemps errant dans Césarée ». Méandres du moi et fixité du lieu dans Bérénice de Racine » ................................................. 223 R OXANNE R OY L’héroïne mousquetaire de Préchac ou la galerie des mauvais amants ........ 239 ERRANCES INTERIEURES ET SCRIPTURALES C ONSTANCE C ARTMILL La correspondance de Pierre Nicole : la lettre comme laboratoire de l’essai .................................................................................................... 255 M ATHILDE M ORINET Le labyrinthe intérieur dans les Lettres de 1691 de Madame de Sévigné ... 269 M ARIE -A NGE C ROFT La quête d’un « succès presqu’infaillible ». Edme Boursault, du roman épistolaire à la comédie moralisante ......................................... 285 <?page no="7"?> Table des matières 7 C HRISTOPHE S CHUWEY Naissance d’une figure déviante : la genèse des « nouvellistes » ............... 303 ERRANCES PHILOSOPHIQUES ET POLITIQUES N ICOLAS C ORREARD Les égarements de la physique cartésienne dans le Voyage du monde de Descartes du R. P. Gabriel Daniel (1690) ............... 323 B ERTRAND L ANDRY Errances et erreurs dans les Mémoires d’Henri de Campion ....................... 341 K ATHRINA A. L APORTA Vagabonder sur les bords du Styx : la poétique de l’errance dans L’Alcoran de Louis XIV, ou Le testament politique du Cardinal Jules Mazarin (1695).................................................................................. 357 M ARIE -F LORENCE S GUAITAMATTI Errance et cheminement dans La solitude et l’amour philosophique de Cleomede (1640) de Charles Sorel ......................................................... 367 ERRANCES PICARESQUES L ÉO S TAMBUL Errance et providence dans Le page disgracié de Tristan L’Hermite ........... 385 M ARCELLA L EOPIZZI Errances, déplacements, déviations et erreurs. L’Histoire comique de Francion, La Maison des jeux et L’Autre monde ....................................... 401 I SABELLE T RIVISANI -M OREAU Peut-on retrouver son chemin ? Résoudre les errances dans les suites du Roman comique ...................................................................... 417 ERRATIONES IN FABULA F RANCINE W ILD L’errance dans les épopées des années 1650 ............................................. 435 P ATRICK D ANDREY La Fontaine poète de l’errance ? ................................................................ 449 <?page no="9"?> Présentation L UCIE D ESJARDINS (U NIVERSITÉ DU Q UÉBEC À M ONTRÉAL ), M ARIE -C HRISTINE P IOFFET (U NIVERSITÉ Y ORK ) R OXANNE R OY (U NIVERSITÉ DU Q UÉBEC À R IMOUSKI ) Errance : le mot et la chose L’errance est une notion polysémique. Si le mot est d’un usage fort rare au XVII e siècle 1 , le concept reflète bel et bien une manière de se déplacer autant qu’un mode de pensée, comme en témoigne la fréquence de l’adjectif « errant » et du verbe « errer ». L’infinitif issu de la confusion étymologique entre iterare et errare revêt d’ailleurs dès le XVI e siècle une signification ambiguë, que rappelle Jean-Claude Carron 2 . En vérité, depuis le Moyen Âge, le sens du verbe a beaucoup évolué. Errer, c’est à l’origine cheminer, au sens absolu du terme 3 . Rien ne rattache alors le verbe au sens conféré à l’acception moderne, soit « se déplacer sans but » 4 . L’évolution sémantique serait due à la contamination de l’étymon latin errare, qui se concrétisa au milieu du XVI e siècle. Quant au substantif « erreur », employé au sens de « voyage au hasard », il devint par cette surimpression synonyme de « déviance ». Aux yeux de Paul Zumthor, la « mutation sémantique » du terme coïncide avec les grandes découvertes 5 . À la signification première du mot « errance » 1 Rappelons que Nicot, Furetière, Cotgrave, Huguet ne recensent pas le mot. Seul Godefroy consigne le terme, avec la définition « [a]ction d’errer ». Le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey fait remonter la première apparition du mot à 1180, mais son usage était fort peu répandu. On lui préférait le terme « erre » ou même « erreur ». 2 Jean-Claude Carron. Discours de l’errance amoureuse. Une lecture du canzoniere de Pontus de Tyard. Paris : Vrin, 1986, p. 11. 3 C’est d’ailleurs le sens que lui donne Huguet (voir art. « Errer »). 4 Voir Paul Zumthor. La mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Âge. Paris : Seuil, 1993, p. 204. 5 Id. <?page no="10"?> 10 Lucie Desjardins, Marie-Christine Pioffet, Roxanne Roy comme déplacement se substitue celle d’« erre », d’« errement », c’est-à-dire de « voyage » ou de « chemin » (iter) 6 . Le déplacement sans itinéraire précis est dès lors et jusqu’en 1660 le plus souvent désigné par le substantif « erreur », qui s’emploie autant au sens de « tromperie » et de « contrevérité » que pour désigner l’action d’errer çà et là 7 . C’est en effet ce terme que Pierre Corneille utilise pour décrire les déplacements de Pridamant à la recherche de son fils dans L’illusion comique 8 , de même que Marin Le Roy de Gomberville pour définir les pérégrinations de Polexandre sillonnant les mers à la recherche de l’île Inaccessible 9 . La confusion sémantique traduit la valeur péjorative du terme « errance », qui se présente à la fois comme une trajectoire méandreuse et une transgression. En effet, dans la langue de l’époque, le mot fait souvent couple avec le concept d’erreur, au point de former un binôme synonymique. Errer, c’est bien sûr encore déambuler sans itinéraire précis, hésiter, puis se tromper. En vertu d’une étymologie latine commune (errare), le mot « erreur », au sens de tromperie, qui se surimpose à l’idée de déplacement erratique, se voit conférer une connotation négative à partir de la fin du XVI e siècle. On peut étendre les observations de Bernard Beugnot à propos de l’œuvre de La Fontaine à nombre de livres de l’époque dans lesquels le goût des voyages cohabite avec un désir de fixité, de stabilité 10 . Condamnant l’agitation perpétuelle de ses semblables, Pascal écrivait que « le plus grand malheur de l’homme, c’est de ne pas pouvoir demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place 11 ». Le chrétien doit chercher la félicité non dans un va-et-vient constant, mais dans le repli intérieur. Qu’on se souvienne à ce propos du précepte de L’imitation de Jésus Christ : « Le vrai religieux rarement sort du cloître. » 12 6 « Erre », dans Dictionnaire historique de la langue française, éd. sous la dir. d’Alain Rey. Paris : Le Robert, 1992. 7 « Erreur », dans id. 8 Pierre Corneille. L’illusion comique, dans Œuvres complètes, éd. André Stegmann. Paris : Seuil, 1963, I, 1, 36, p. 195. 9 Marin Le Roy de Gomberville. Polexandre [1641]. Genève : Slatkine Reprints, 1978, t. 4, p. 743. 10 « Les vraies délices du voyage s’éprouvent dans le vagabondage intérieur » (Bernard Beugnot. Le discours de la retraite au XVII e siècle. Loin du monde et du bruit. Paris : Presses universitaires de France, 1996, p. 148). 11 Pascal. Pensées, VIII, « Divertissement », dans Œuvres complètes, éd. Louis Lafuma. Paris : Seuil, 1963, p. 516. 12 Anonyme. L’imitation de Jésus Christ, trad. Pierre Corneille, dans P. Corneille. Œuvres complètes, op. cit., l. I, chap. XX, p. 928. <?page no="11"?> Présentation 11 La mobilité va souvent de pair avec la déchéance. Aussi de nombreux routiers ou navigateurs paient-ils de leur liberté leur curiosité et leur quête de dépaysement. Quels que soient les risques associés aux voyages et aux déplacements, la tentation de l’évasion reste bel et bien présente. À en juger par les nombreux récits de captivité - fictifs ou réels - qui sortent des presses locales, ces tribulations viatiques suscitent un engouement certain des lecteurs. Revenant sur sa vie mouvementée, le flibustier Jacques Raveneau de Lussan, comme tant d’autres aventuriers, regrette l’« humeur ambulante 13 » qui l’a poussé très jeune à quitter Paris pour chercher fortune au-delà des mers. Alors que les voyages transmarins apportent forcément leur lot de déboires, les courses incessantes et, plus encore, la vie de nomade entraînent parfois une marginalisation, voire une mise au ban de la société. À l’âge classique, le parcours sans direction précise était perçu comme une dérive du droit chemin et de la méthode du voyage raisonné. Comme l’a montré à juste titre Normand Doiron, depuis l’Antiquité, les voyageurs sont d’abord et avant tout des sédentaires 14 . Selon le modèle viatique valorisé à la Renaissance, l’explorateur doit impérativement rentrer au bercail, revenir chez lui pour rapporter les fruits de son expédition 15 . À l’opposé, l’émigration et l’exil volontaire, points de rupture sociale, sont vus comme des dérogations aux valeurs occidentales et chrétiennes ; les nomades, comme des asociaux, des laissés-pour-compte. Si les vagabonds étaient d’abord bien tolérés au Moyen Âge, la société française devient plus répressive à leur endroit à partir de 1350. Les édits interdisant le vagabondage et visant à enfermer les sans-logis se multiplieront jusqu’au XVIII e siècle 16 . Outre le désordre social entraîné par la mendicité, l’anathème de Yahvé proféré contre Caïn après le meurtre de son frère n’est peut-être pas étranger à cette condamnation morale 17 . L’auteur anonyme du Nouveau Panurge fait du frère aîné d’Abel le père des hérétiques 18 . L’errance étant 13 Raveneau de Lussan. Les flibustiers de la mer du Sud, éd. Patrick Villiers. Paris : Éditions France-Empire, 1992, p. 81. 14 Normand Doiron. L’art de voyager. Le déplacement à l’époque classique. Québec et Paris : Presses de l’Université Laval et Klincksieck, 1995, p. 75. 15 Comme l’a bien vu Friedrich Wolfzettel, « [p]our l’homme moyen de la Renaissance, la vie errante glorifiée par la génération d’un Maupassant n’était pas encore concevable » (Le discours du voyageur. Le récit de voyage en France, du Moyen Âge au XVIII e siècle. Paris : Presses universitaires de France, 1996, pp. 53-54). 16 Alexandre Vexliard. Introduction à la sociologie du vagabondage. Paris : Marcel Rivière et C ie , 1956, pp. 62 et suiv. 17 « Tu seras un déraciné, toujours vagabond sur la terre » (Genèse, IV, 12). 18 Anonyme. Le Nouveau Panurge. La Rochelle : Michel Gaillard, s.d. [1615], p. 217. <?page no="12"?> 12 Lucie Desjardins, Marie-Christine Pioffet, Roxanne Roy imposée comme une punition divine, il n’est peut-être pas indifférent que le même pamphlétaire présente les âmes des Enfers comme errantes, passant d’une ville à l’autre dans un parcours circulaire sans fin 19 . Se souvenant à son tour de la malédiction biblique, le jésuite Paul Lejeune fustigera le nomadisme des Amérindiens, qu’il appréhende comme un obstacle insurmontable à leur christianisation 20 . Plus nuancé, le récollet Sagard verra dans les constants déplacements des peuples du Nouveau Monde un mode de vie digne de louanges : « Les Sauvages errants plus miserables que les sedentaires, sembleroient à la verité imiter en quelque chose nostre Seigneur, en ce qu’ils n’ont aucune demeure arrestée, provision, ny rente asseurée. » 21 Si Sagard tend les bras aux tribus nomades, qu’il juge plus déshéritées que celles qui ont une demeure arrêtée, il n’en subsiste pas moins dans son esprit, comme dans celui de ses contemporains, un clivage entre nomades et sédentaires. Dans son éloge du nomadisme, le récollet se souvient bien sûr du nomadisme du Christ, mais peut-être également du commentaire de saint Paul qui valorise le cheminement de l’apôtre errant, méprisé des hommes mais élu du Tout-Puissant : « Jusqu’à l’heure présente, nous avons faim, nous avons soif, nous sommes nus, maltraités et errants […]. On nous insulte et nous bénissons ; on nous persécute et nous l’endurons. » 22 L’itinérance - comme les épreuves qu’elle entraîne - ne trouve grâce aux yeux des auteurs du Grand Siècle que si elle est mue par les impératifs d’une mission, par un appel de Dieu. Pour le chrétien, le chemin de la vie, selon la figure de l’homo viator, est une route faite d’épreuves et de détours. Étape obligée du pèlerin en quête de signes célestes, l’errance prend alors une dimension initiatique ou positive : elle donne l’accès à une réalité supérieure. De même, dans le voyage imaginaire, elle constitue un préliminaire à la découverte d’un lieu autre. En ce sens, elle permet la transformation, voire la conversion du moi, son adaptation à un monde inattendu. 19 Ibid., p. 65. 20 Voir notamment Paul Lejeune. Brève relation du voyage de la Nouvelle-France, dans Établissement de Québec (1616-1634), Monumenta Novæ Franciæ, éd. Lucien Campeau. Rome et Québec : Monumenta Hist. Soc. Jesu et Presses de l’Université Laval, vol. II, 1979, doc. 109, p. 306. Le même jésuite écrira en 1637 que le nomadisme des Montagnais « est le malheur de ceste nation. Je crois qu’ils sont descendus de Cayn ou de quelque autre errant comme luy » (Relation de ce qui s’est passé en 1637, dans Fondation de la mission huronne (1635-1636), Monumenta Novæ Franciæ, op. cit., vol. III, 1987, doc. 111, p. 600). 21 Gabriel Sagard. Histoire du Canada et voyages que les Freres Mineurs Recollects y ont faicts pour la conversion des Infidelles. Paris : Claude Sonnius, 1636, p. 291. 22 I Corinthiens, IV, 11-12. Marie-Christine Pioffet remercie Isabelle Lachance d’avoir attiré son attention sur ce passage des Écritures. <?page no="13"?> Présentation 13 La figure de l’errance connaît au XVII e siècle une fortune littéraire indéniable. Marginaux ou marginalisés, picaros, gueux, aventuriers, ces hommes et ces femmes libres d’attaches et de contraintes fascinent plusieurs écrivains, quand ils ne prennent pas eux-mêmes la plume pour raconter leur fuite perpétuelle. Qu’elle soit imposée ou fortuite, la mobilité constitue l’expression d’une liberté, par opposition à la trajectoire rectiligne et au retour prescrit. Pas étonnant que l’errance serve souvent de métaphore aux méandres de la pensée et aux questionnements d’une époque tourmentée et écartelée entre plusieurs idéaux. Le XVII e siècle, avec ses remises en question, nous plonge dans un monde d’incertitudes, de doutes métaphysiques, qui culminent avec le scepticisme cartésien. Les pérégrinations fictives peuvent devenir une sorte de laboratoire et, de ce fait, servir de cadre à certains écrits philosophiques, ce qu’illustre le Discours de la méthode en posant avec une acuité nouvelle la distinction entre voyage et errance. Autour de l’imaginaire du déplacement erratique gravitent encore les interrogations scientifiques de Descartes et de son contradicteur, le père Gabriel Daniel 23 , dont les spéculations physiques sur le système des tourbillons sont étayées ou mises à l’épreuve au cours d’un périple interstellaire. Il est également difficile d’aborder des œuvres phares, telle L’Autre Monde ou Les États et Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac, dont l’odyssée imaginaire témoigne d’une aventure épistémologique et d’un relativisme culturel, sans évoquer la notion d’errance. Dans Les États et Empires du Soleil, le parcours de Dyrcona, personnage qui n’atteindra jamais le royaume de Vérité, exemplifie cette impossible quête de certitudes. « Picaro de l’espace », pour reprendre une expression consacrée, le héros chemine sans boussole ni carte au gré des rencontres et des hasards de la route. Condamné pour sorcellerie et pour ses idées controversées, il se dessine comme le prototype de l’errant : rejeté des Terriens, des Sélénites, puis des Solariens, il ne se sent nulle part vraiment chez lui. Au reste, la mobilité n’affecte pas seulement les personnages, elle infléchit parfois le paysage. Dans Les États et Empires de la Lune, il est significatif que les villes et les maisons se déplacent. Un autre exemple des possibilités offertes par cette géographie mouvante est le Polexandre de Gomberville, dont l’île Inaccessible, voguant constamment au gré des vents et marées et se dérobant à qui la cherche, rappelle les îles flottantes de l’Antiquité. Le héros éponyme est, quant à lui, un avatar des chevaliers errants du Moyen Âge, à la différence toutefois que le Graal convoité, en cette période de préciosité, 23 Voir Gabriel Daniel. Voyage du monde de Descartes [1690]. Paris : Nicolas Pépie, 1702. <?page no="14"?> 14 Lucie Desjardins, Marie-Christine Pioffet, Roxanne Roy s’est converti en une femme : la reine Alcidiane, beauté mythique et exemple achevé de perfection. À l’âge baroque et en particulier dans la fiction romanesque, la géographie fictive concrétise la métaphore montaignienne voulant que le monde ne soit qu’une « branloire pérenne 24 ». À l’époque classique, les errants et les vagabonds ne disparaissent pas pour autant de l’avant-scène romanesque. Même si le mot « errance » n’y est jamais utilisé 25 , Les aventures de Télémaque de Fénelon est lui aussi un roman de l’errance, puisque le fils d’Ulysse, à l’instar de son père, vagabondera à travers les archipels de la mer Égée. Si l’objet de sa quête diffère de celui de son père, il manifestera le même désir de regagner sa patrie 26 . Le respect de la règle du retour permet ici de réhabiliter les déplacements aléatoires. Le binôme errance-erreur, loin d’être contre-productif, devient un détour fécond parce qu’il aboutit à l’acquisition de la sagesse philosophique sous l’égide du mentor qui guide les pas de son pupille. Le cas de Télémaque est ainsi exemplaire d’une heureuse métamorphose. On peut également remarquer que la conversion des inlassables voyageurs en sédentaires accomplis s’effectue plus d’une fois par le biais d’un séjour dans un monastère 27 ou par la rencontre avec un anachorète, un guide spirituel. Avant d’aboutir à l’île Inaccessible, Polexandre transitera par le rocher de l’Ermite et l’île du Soleil appelée fort significativement l’île Sainte, où lui seront révélés les principes d’une philosophie pleine de sagesse. Ces deux étapes intermédiaires lui permettront non seulement de gagner le cœur d’Alcidiane, mais aussi d’atteindre un état de grâce. Conversion qui montre bien que les déplacements sans direction précise sont souvent le miroir de divagations spirituelles, d’un aveuglement volontaire. Ce n’est sans doute pas un hasard si François de La Mothe Le Vayer a regroupé plusieurs de ses méditations philosophiques sous le titre hautement suggestif de « La promenade 28 ». L’errance peut donc marquer un retour sur soi. De l’introspection réflexive aux égarements du cœur, elle représente encore le hors-norme. La floraison de toutes les cartes ou esquisses sentimentales composées dans la mouvance de la célèbre « Carte de Tendre » illustre les multiples formes que peuvent prendre les déviations à la morale sentimentale. Semblablement, les 24 Montaigne. « Du repentir », Essais, dans Œuvres complètes, éd. Robert Barral et Pierre Michel. Paris : Seuil, 1967, l. III, chap. II, p. 327. 25 Voir infra, art. de Pierre Ronzeaud, pp. 23-41. 26 Voir notamment le chant V, Les aventures de Télémaque, éd. Olivier Leplâtre. Paris : Gallimard, 1995, p. 111. 27 Voir à ce propos les remarques de Sylvie Requemora-Gros, dans Voguer vers la modernité. Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2012, p. 667. 28 François de La Mothe Le Vayer. La promenade. Dialogues, dans Œuvres. Genève : Slatkine Reprints, 1970 [1761], t. 1, pp. 690 et suiv. <?page no="15"?> Présentation 15 tenants de l’orthodoxie religieuse éprouvent parfois le besoin de cartographier les étapes de leur cheminement. Songeons à la célèbre « montagne de la perfection » de Jean de la Croix, guide de l’ascension spirituelle qui inspira de nombreux mystiques du Grand Siècle, et, à l’inverse, à la « Carte du Pays de Jansénie », attribuée à Nicolas Colchin, qui figure les écueils, le naufrage et la chute de ceux qui ont quitté la doctrine de Rome. Il n’est pas anodin que, selon une autre acception du terme, on appelle à l’époque « errants » ceux qui sont plongés dans les ténèbres de l’hérésie, du doute métaphysique et de l’incertitude. À travers l’imagerie polysémique de l’errance, on peut ainsi retracer l’histoire symbolique d’une époque qui se cherche. Aperçu du recueil Cet ouvrage collectif est issu du 45 e Congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature (NASSCFL), qui s’est tenu à Québec du 4 au 6 juin 2015, à l’occasion du 400 e anniversaire de l’arrivée des Récollets. En choisissant pour thème l’errance, nous avons voulu encourager les membres de cette société à réfléchir sur les diverses pratiques et représentations de l’errance dans leurs dimensions géographique bien sûr, mais aussi philosophique, idéologique, politique et sociale, de manière à mieux cerner leurs investissements littéraires dans les textes du XVII e siècle. Les vingt-huit contributions réunies ici, choisies par le comité scientifique, ont été regroupées en huit sections qui permettent d’aborder les différents types d’errances : les errances viatiques, les errances en Nouvelle-France, les errances théâtrales, sentimentales, intérieures et scripturales, les errances philosophiques et politiques, les errances picaresques, et, enfin, les errationes in fabula, conférant ainsi au concept sa plus vaste extension. Dans la première section, le texte de notre premier conférencier plénier, Pierre Ronzeaud, fait ressortir la corrélation entre la mise en place d’un mode viatique erratique et la construction d’une instance narrative des récits de voyage imaginaire fondés sur une dynamique mimétique en regard du parcours spatial. La relation de l’aventure est ainsi rendue possible par deux nécessités contraires : une logique vraisemblable, assurant la crédibilité du voyage, des effets de surprise, relevant du merveilleux et assurant le plaisir de lecture. Mathilde Bedel, pour sa part, montre la manière dont les voyageurs français en Inde se servent de la figure du singe et de l’éléphant lors de leurs propres errances viatiques pour remettre en question puis interpréter (de façon souvent erronée) la société qu’ils découvrent. L’article de Marie-Claude Canova-Green analyse les tensions entre les déplacements incessants et l’immobilité qui ponctuent le récit de la vie d’Henri duc de <?page no="16"?> 16 Lucie Desjardins, Marie-Christine Pioffet, Roxanne Roy Rohan et souligne la valeur exemplaire des tribulations du réformé, qui ne sont pas sans rappeler celles de Calvin. Dans la seconde section, consacrée aux « Errances en Nouvelle-France », Yann Lignereux s’intéresse à l’anecdote de l’égarement de Nicolas Aubry en Acadie, mise en récit par Marc Lescarbot dans l’Histoire de la Nouvelle France et propose une interprétation politico-religieuse des errances de cet homme d’Église. Yvon Le Bras retrace le parcours du missionnaire Paul Lejeune, rédacteur de la Relation de 1634, et nous invite à l’envisager à la manière d’une errance dans un monde sauvage et hostile. À partir d’une analyse fine et rigoureuse de quatre exemplaires manuscrits de la Relation inédite des voyages à la rivière Mississipi, Catherine Broué soutient l’hypothèse que le texte doit être attribué au récollet Louis Hennepin plutôt qu’à Cavelier de Lasalle, mettant ainsi fin aux errances documentaires et aux égarements des chercheurs. Dans la section « Errances théâtrales », la troisième du présent ouvrage, Perry Gethner et Julien Perrier-Chartrand insistent sur le motif du naufrage et sur le procédé du travestissement, qui lui est étroitement associé dans la tragi-comédie. Le premier étudie leur fonction dans quatre pièces de Jean Rotrou, alors que le second considère le duel comme un moyen de résolution efficace ; en effet, dans La fidèle tromperie de Nicolas Gougenot, il permet à la fois de mettre un terme aux errances du protagoniste et de lever l’ambiguïté sur sa véritable identité. À partir de trois tragédies ayant pour sujet le héros Coriolan, Éric Van der Schueren met au jour les différentes stratégies poétiques et dramaturgiques déployées pour adapter le motif de l’errance aux règles d’unité. De son côté, Marine Souchier entend déterminer comment les textes historiographiques des XVII e et XVIII e siècles, alors qu’ils sacralisent et canonisent Corneille, Racine et Molière, procèdent à la minorisation et à l’exclusion de leurs concurrents, les considérant pour ainsi dire comme coupables d’égarement esthétique et d’erreur stratégique. Prenant pour objet d’étude le théâtre hagiographique parisien des années 1630 et 1640, Ana Conboy entend montrer que la représentation des errances de saints sur la scène, si elle contrevient aux règles classiques, ne constitue pas pour autant une erreur dramaturgique. Ce sont les « Errances sentimentales » qui retiennent l’attention de nos collaborateurs dans la quatrième section du recueil. Julia Chamard-Bergeron avance l’hypothèse que les égarements sentimentaux des personnages de L’Astrée d’Honoré d’Urfé occupent une place prépondérante dans la pastorale, car ils permettent de faire surgir des réflexions sur la conception de l’amour divin, notamment par le biais de l’échelle d’amour à laquelle il convient de donner une portée transcendante. Daniel Long observe que le phénomène d’hybridation discursive qui s’opère dans Les bergeries de Racan <?page no="17"?> Présentation 17 entraîne à la fois un déplacement dans les lieux de l’action, un égarement dans l’enchaînement dramatique et des errances dans le langage. Dans son article, Jennifer Tamas montre que Racine parvient à figurer l’errance amoureuse et spatiale sans contrevenir à l’unité de lieu en privilégiant le cabinet, endroit symbolisant à la fois le privé et le public, représentant l’espace politique et amoureux, conjuguant le passé et le présent. Cet endroit ambigu et indéterminé permet du même coup au dramaturge de respecter les unités de temps et d’action. Selon Roxanne Roy, Jean de Préchac a recours aux motifs de l’erreur et de l’égarement amoureux dans L’héroïne mousquetaire afin de plaire à son lecteur et de l’instruire, de relancer l’intrigue, de favoriser l’invention romanesque et d’assurer la vraisemblance de sa nouvelle. La cinquième section, consacrée aux « Errances intérieures et scripturales », propose une réflexion sur l’écriture et ses modalités. Qu’il s’agisse de l’écriture de soi ou de la pratique d’un genre particulier (la correspondance, l’essai, la nouvelle), l’errance, telle qu’elle est représentée ici, se caractérise par sa relation trouble à la norme institutionnelle, à la tradition littéraire ou encore à ce qu’il convient d’appeler une poétique des genres. En s’appuyant sur la correspondance de Pierre Nicole, Constance Cartmill entend montrer que le genre épistolaire peut ressembler à la pratique de l’essai caractérisé par son incomplétude, son inachèvement et sa précarité. Pour sa part, Mathilde Morinet aborde la question de l’errance en s’attardant tout particulièrement au labyrinthe situé dans le jardin des Rochers de Madame de Sévigné. Elle observe que cette architecture végétale fait émerger la figure du labyrinthe de pensée, dont le parcours sinueux permet éventuellement d’accéder à la lumière. C’est un autre parcours sinueux qui retient l’attention de Marie-Ange Croft. Son article présente une carrière d’écrivain jalonnée de succès fulgurants, mais aussi d’échecs retentissants ; en effet, sa lecture de l’ensemble de l’œuvre d’Edme Bourseault permet de constater que l’errance peut mener à l’expérimentation de nouvelles formes. C’est enfin grâce à l’expérience de l’errance qu’apparaît une nouvelle figure littéraire et sociale, principalement exploitée par Jean Donneau de Visé. La figure du nouvelliste, telle qu’elle se décline dans les Nouvelles nouvelles et analysée par Christophe Schuwey, est ambiguë à bien des égards. En marge des normes de la sociabilité et en raison de sa prise de parole sauvage, le nouvelliste contribue néanmoins au grand succès du recueil. Nous avons souhaité regrouper au sein d’une même section intitulée « Errances philosophiques et politiques » les articles qui abordent des questions liées à l’erreur, l’égarement, la subversion, la révolte ou la critique. Dans un premier temps, Nicolas Correard s’intéresse à un roman peu étudié mais dont le titre est évocateur : Les égarements de la physique <?page no="18"?> 18 Lucie Desjardins, Marie-Christine Pioffet, Roxanne Roy cartésienne dans le Voyage autour du Monde de Mr. Descartes. Ce récit satirique des errances du cartésianisme se propose de montrer que « marcher plus droit » peut quelquefois conduire à l’égarement. Le parcours d’Henri de Campion est également semé de multiples erreurs. D’abord contraint à l’exil en raison de la Fronde, puis se mettant au service de Mazarin, ce fils d’une noble famille normande désargentée raconte, dans ses Mémoires, ses égarements professionnels, politiques, familiaux et littéraires, comme le montre l’article de Bertrand Landry. De son côté, Kathrina Laporta examine un libelle anonyme publié à la fin de la Guerre de la ligue d’Augsbourg et attaquant le roi, qui se serait éloigné du droit chemin. Dans ce libelle, l’errance géographique des personnages vient se mettre au service de la parole polémique, entrevue comme une sorte de « vagabondage dialectique entre le pour et le contre ». C’est aussi à cette question du droit chemin que s’intéresse enfin l’article de Marie-Florence Sguaitamatti, qui porte sur La solitude et l’amour philosophique de Cléomède de Charles Sorel. Ici, l’errance suppose d’abord une attitude du promeneur, pour qui la recherche du savoir universel exige que l’on trace sa propre voie en quittant les sentiers battus. La section des « Errances picaresques » porte sur les déambulations et les pérégrinations, les aventures et les mésaventures des voyageurs infortunés que l’on retrouve fréquemment dans le roman du XVII e siècle. L’errance peut alors prendre la forme d’une expérience de la déception ou de la désillusion, comme c’est le cas, par exemple, dans Le page disgracié. Si les diverses rencontres du narrateur résultent du hasard, Tristan L’Hermite utilise ce régime providentiel à des fins détournées, notamment, selon Léo Stambul, pour représenter l’hérésie à l’intérieur du dispositif romanesque. Dans le deuxième article de cette section, Marcella Leopizzi sollicite elle aussi Charles Sorel afin de montrer que l’errance est non seulement une déviation de la norme, mais aussi un procédé inhérent à l’écriture libertine, libre et éclairée. Enfin, c’est la question de l’écriture de l’inachèvement que sonde Isabelle Trivisani-Moreau, à partir de deux des suites du Roman comique de Scarron. L’idée même de donner une suite, voire une conclusion à ce roman fondé sur l’errance ne risque-t-elle pas de trahir sa nature profonde ? La huitième et dernière section « Errationes in fabula », s’ouvre sur la contribution de Francine Wild, qui cherche à dégager les caractéristiques de ce qu’elle appelle « l’errance épique ». Dans les poèmes épiques, le héros ne se perd jamais définitivement. L’errance y devient plutôt l’espace de tous les possibles : lieu des surprises et des annonces, lieu des choix à faire, lieu des revirements et des conversions. En guise de clôture, l’article de notre second conférencier plénier, Patrick Dandrey, montre que le motif de l’errance constitue une clef permettant d’entrer dans l’œuvre de La Fontaine. Sous <?page no="19"?> Présentation 19 l’apparence trompeuse d’une constance de forme (la poésie), d’une permanence de genre (la fable), d’une stabilité esthétique (le classicisme français), l’errance est d’abord une disposition de l’âme et de l’esprit qui conduisit un poète bien sédentaire - dont le plus long déplacement ne parvint pas depuis Paris à atteindre Limoges - à intérioriser l’errance pour en conjurer la stérilité et en exploiter la fécondité dans l’ordre de l’intime, de l’image et de l’imaginaire, dans l’ordre du voyage immobile. C’est donc à une exploration de la littérature du XVII e siècle à travers la trajectoire discontinue de ses héros et anti-héros que le présent ouvrage nous convie. Il montre un autre visage de ce siècle qu’on appelle classique, soit celui des exclus, des naufragés, des errants, mais aussi celui des créateurs inquiets, tourmentés dans leur art, celui des mystiques dans la nuit de la foi. Il nous invite à voir que derrière son dogmatisme apparent, le Grand Siècle est une période mouvementée, en perpétuelle crise ou remise en question. *** La tenue du Congrès ainsi que la publication du présent ouvrage ont été rendues possibles grâce au soutien du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, de la NASSCFL, de la maison d’édition Narr Francke Attempto, du directeur de la collection « Biblio 17 », Rainer Zaiser, du Groupe de recherche en histoire des sociabilités, du Centre interuniversitaire de recherche sur la première modernité, de la Chaire de recherche du Canada en rhétorique, du Centre interuniversitaire d’étude sur la République des Lettres, de la Faculté des Arts et du Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), du Département d’études françaises et de la Faculté des Arts libéraux et des Études professionnelles de l’Université York, de même que de l’Université du Québec à Rimouski. Ces partenaires ont droit à toute notre gratitude. Nous tenons aussi à exprimer notre reconnaissance au comité scientifique, constitué de : Constance Cartmill (Université du Manitoba), Sébastien Côté (Université Carleton), Nicholas Dion (Université de Sherbrooke), Michel Fournier (Université d’Ottawa), Nathalie Freidel (Université Wilfrid Laurier), Jean Leclerc (Université Western Ontario), Marianne Legault (Université British Columbia Okanagan), Anne Régent (Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3), Sylvie Requemora-Gros (Aix-Marseille Université) et Judith Sribnai (Université de Montréal). Parmi tous ceux qui ont contribué, d’une façon ou d’une autre, à la réalisation du Congrès de Québec, nous tenons à remercier Alain Bazinet (Musée de la Civilisation) et Stéphanie Girard pour le soutien logistique. Notre reconnaissance s’adresse aussi à Pascal Bastien (UQAM), coorgani- <?page no="20"?> 20 Lucie Desjardins, Marie-Christine Pioffet, Roxanne Roy sateur de l’événement. Enfin, nous remercions ici tout particulièrement Isabelle Lachance, qui a agi à titre de coordonnatrice lors du Congrès et qui a travaillé à la révision et à la mise au protocole de l’ouvrage. Bibliographie Sources Corneille, Pierre. Œuvres complètes, éd. André Stegmann. Paris : Seuil, 1963. Daniel, Gabriel. Voyage du monde de Descartes [1690]. Paris : Nicolas Pépie, 1702. Fénelon, François de Salignac de La Mothe-Fénelon, dit. Les aventures de Télémaque, éd. Olivier Leplâtre. Paris : Gallimard, 1995. Gomberville, Marin Le Roy de. Polexandre [1641]. Genève : Slatkine Reprints, 1978. La Mothe Le Vayer, François de. La promenade. Dialogues [1761], dans Œuvres, Genève : Slatkine Reprints, 1970, t. 1. Lejeune, Paul. Brève relation du voyage de la Nouvelle-France, dans Établissement de Québec (1616-1634), Monumenta Novæ Franciæ, éd. Lucien Campeau. Rome et Québec : Monumenta Hist. Soc. Jesu et Presses de l’Université Laval, vol. II, 1979, doc. 109. Lejeune, Paul. Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle-France en l’année 1637, dans Fondation de la mission huronne (1635-1636), Monumenta Novæ Franciæ, éd. Lucien Campeau. Rome et Québec : Monumenta Hist. Soc. Jesu et Presses de l’Université Laval, vol. III, 1987, doc. 111. Montaigne, Michel de. Essais, dans Œuvres complètes, éd. Robert Barral et Pierre Michel. Paris : Seuil, coll. « L’intégrale », 1967, L. III. Nouveau Panurge, Le. La Rochelle : Michel Gaillard, s.d. [1615]. Pascal. Pensées, dans Œuvres complètes, éd. Louis Lafuma. Paris : Seuil, 1963. Raveneau de Lussan, Jacques. Les flibustiers de la mer du Sud, éd. Patrick Villiers. Paris : Éditions France-Empire, 1992. Sagard, Gabriel. Histoire du Canada et voyages que les Freres Mineurs Recollects y ont faicts pour la conversion des Infidelles. Paris : Claude Sonnius, 1636. Études Beugnot, Bernard. Le discours de la retraite au XVII e siècle. Loin du monde et du bruit. Paris : Presses universitaires de France, 1996. Carron, Jean-Claude. Discours de l’errance amoureuse. Une lecture du canzoniere de Pontus de Tyard. Paris : Vrin, 1986. Doiron, Normand. L’art de voyager. Le déplacement à l’époque classique. Québec et Paris : Presses de l’Université Laval et Klincksieck, 1995. Requemora-Gros, Sylvie. Voguer vers la modernité. Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2012. Vexliard, Alexandre. Introduction à la sociologie du vagabondage. Paris : Marcel Rivière et C ie , 1956. <?page no="21"?> Présentation 21 Wolfzettel, Friedrich. Le discours du voyageur. Le récit de voyage en France, du Moyen Âge au XVIII e siècle. Paris : Presses universitaires de France, 1996. Zumthor, Paul. La mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Âge. Paris : Seuil, 1993. <?page no="23"?> Errances viatiques <?page no="25"?> Entre hasard heuristique et nécessité narrative : les errances des voyageurs imaginaires, de Cyrano (1657) à Tyssot (1717) P IERRE R ONZEAUD (C ENTRE INTERDISCIPLINAIRE D ’ ÉTUDE DES LITTÉRATURES D ’A IX -M ARSEILLE ) Errer en premier est une aventure mais aussi un privilège permettant de vaguer et de divaguer à son gré, d’errances en errements, d’errements en erreurs, de vadrouiller sans chemin balisé, sans objectif visé, sans but précisé, au risque d’égarements fréquents mais aussi de possibles découvertes. Ainsi l’entends-je, ainsi le ferai-je, en vous proposant de m’accompagner dans ce vagabondage à l’intérieur de l’un des plus instables territoires textuels du XVII e siècle, l’archipel des récits de voyages imaginaires publiés de 1657 à 1717, c’est-à-dire de Cyrano à Tyssot de Patot. Mon cheminement aléatoire me conduira dans plusieurs directions pour tenter de repérer les différentes formes et les différentes fonctions de l’errance présentes dans des fictions narratives de dimensions, de genres et de portées diverses. Dans une première démarche, typologique, j’examinerai d’abord les causes de l’absence d’errance constatée dans plusieurs voyages imaginaires, puis les formes d’errance subies et enfin celles, rares, mais passionnantes, d’errance choisies. Dans une deuxième démarche, narratologique, je m’attacherai à faire apparaître l’existence d’un lien entre un tel mode viatique erratique et l’inscription du récit dans une logique de la vraisemblance assurant sa crédibilité et dans une poétique de la surprise assurant son intérêt. Enfin, dans une troisième démarche, sémiologique, je m’attacherai à faire apparaître la spécificité des voyages imaginaires de Cyrano, où l’errance, espace du possible et du pourquoi pas, a une grande valeur polémique et heuristique, par rapport à l’utopie littéraire ultérieure, dite classique, où, devenue simple outil didactique, l’errance est narrativement et idéologiquement instrumentalisée. J’espère qu’ainsi apparaîtra la fécondité paradoxale du motif de l’errance dans la structuration narrative comme <?page no="26"?> 26 Pierre Ronzeaud dans le développement épistémique des récits de voyages imaginaires du XVII e siècle. Si j’ai parlé de fécondité paradoxale, c’est à cause de la rareté de ce motif de l’errance dans mon pourtant très volumineux corpus, rareté thématique qui confine même à l’inexistence lexicale. En effet, en dehors de l’exception remarquable mais explicable par le poids de l’intertexte antique des Aventures de Télémaque de Fénelon, où figurent quatre occurrences d’« errer » et dix-huit d’« errant », le champ sémantique de l’errance est quasiment absent des autres ouvrages de mon corpus. Que n’y figure aucune occurrence d’« errance » n’est guère étonnant, puisque Furetière ignore ce substantif 1 , mais il est plus surprenant de ne trouver qu’un seul autre exemple d’utilisation de ce vocabulaire, dans deux pages fort intéressantes de Tyssot de Patot. En effet, dans ses Voyages et aventures de Jacques Massé, Tyssot de Patot fait rencontrer à son héros, à Dieppe, « un homme que le vulgaire appelait le Juif-Errant 2 ». Furetière fait également place à ce personnage condamné à ne jamais mourir et à errer dans le monde entier, avec une même référence à l’imaginaire irrationnel populaire : « Le Juif errant est un juif que le peuple s’imagine courir incessamment par le Monde depuis la mort de Nostre Seigneur », ce que corrobore l’individu rencontré par Jacques Massé puisqu’il se présente lui-même comme un domestique de Ponce Pilate ayant vu le Christ crucifié « de ses propres yeux ». Tyssot de Patot ne le nomme ni Cartaphilus, comme au XIII e siècle, ni Ahasvérus, comme au XVI e siècle ; il l’appelle plutôt Michob, lui donnant ainsi une coloration culturelle et ethnique plus moderne, peut-être celle du ghetto de la Prague de Rodolphe II où, au XX e siècle, Léo Pérutz mettra en scène un personnage similaire, dans La nuit sous le pont de pierre 3 , un beau recueil de récits historiques et fantastiques situés au moment de la Guerre de Trente Ans. Il est d’ailleurs possible que son nom soit aussi une sorte de symbole de la pensée questionnante libertine, s’il s’avère qu’il est composé du « mich ob » (« me si ») de l’interrogation allemande « ich frage mich ob » (« je me demande si ») 4 . 1 Antoine Furetière. « Errant », dans Dictionnaire universel [1690]. Paris : Le Robert, 1978. 2 Tyssot de Patot. Voyages et aventures de Jacques Massé. Bordeaux : Jacques L’Aveugle, 1710 [sans doute 1717] ; cités depuis l’éd. Aubrey Rosenberg. Paris et Oxford : Universitas et Voltaire Foundation, 1993, p. 40. 3 Léo Perutz. La nuit sous le pont de pierre [1953], trad. Jean-Claude Capèle. Paris : Fayard, 1987. 4 Cette interprétation m’a été suggérée par Sylvie Requemora-Gros. <?page no="27"?> Entre hasard heuristique et nécessité narrative 27 Toujours est-il qu’il lui donne la parole, d’une manière qui révèle symboliquement l’ambivalence de l’errance. En effet, Michob présente d’abord celle-ci, dans la logique de la tradition légendaire, comme un fléau interminable durant depuis plus de 1600 ans et dont il attend que la mort le délivre : « J’espère que ce sera la plus grande partie du temps que je dois errer sur terre. » 5 Une telle condamnation à errer éternellement l’apparente aux âmes errantes de la mythologie grecque, privées de lieu de séjour aux pays des morts pour ne pas avoir payé l’obole due à Charon, le faisant ainsi, de manière surprenante, ressembler à cet Ulysse que Télémaque recherche aux Enfers et au sujet duquel il interroge Pluton : « Vous voyez, ô terrible divinité, le fils du malheureux Ulysse ; je viens vous demander si mon père est descendu dans votre empire ou s’il est encore errant sur la terre. » 6 Mais elle l’associe aussi aux vagabonds marginaux, médiévaux et renaissants, étudiés par Bronislaw Geremek, qui sont définis comme « sans feu ni lieu », voire « sans foi ni loi », et qui cumulent ainsi rejet social et procès moral 7 . Il ne s’agit pas ici, en effet, d’un nomadisme naturel, comme celui auquel se réfère Furetière : « On appelle aussi les peuples errants, les peuples qui n’ont point d’habitation fixe » et, au sujet des habitants de la Bétique, Fénelon : « Chaque famille, errante dans ce beau pays, transporte ses tentes d’un lieu en un autre, quand elle a consumé les fruits et épuisé les pâturages de l’endroit où elle s’était mise. » 8 Il s’agit d’une différence inquiétante, d’une asociabilité condamnable, susceptible d’engager méfiance et poursuites, comme dans cet exemple de Furetière qui fait se superposer « errance » et « erreur » : « On appelle aussi les hérétiques, nos pauvres frères errants » ; ou encore, comme dans le chapitre XI du Télémaque, où Idoménée raconte comment son machiavélique conseiller, Protésilas, l’avait trompé en lui présentant Télémaque et Mentor comme des dangers potentiels à cause de leurs errances antérieures : Il ne disait rien contre vous ; mais je voyais diverses gens qui venaient m’avertir que ces deux étrangers étaient fort à craindre. L’un - disait-on - est le fils du trompeur Ulysse ; l’autre est un homme caché et d’un esprit profond. Ils sont accoutumés à errer de royaume en royaume ; qui sait s’ils n’ont point formé quelque dessein sur celui-ci ? 9 5 T. de Patot. Voyages et aventures, op. cit., p. 40. 6 Fénelon. Les aventures de Télémaque, éd. Jacques Le Brun. Paris : Gallimard, 1995, p. 308. 7 Bronislaw Geremek. Truands et misérables dans l’Europe moderne. Paris : Gallimard, 1980. 8 Fénelon. Télémaque, op. cit., p. 156. 9 Ibid., p. 241. <?page no="28"?> 28 Pierre Ronzeaud Il est d’ailleurs remarquable que le mot employé pour les désigner alors soit « aventuriers », ce qui nous ramène au Michob des Voyages et aventures de Jacques Massé, qui bénéficie d’un tout autre traitement. En effet Tyssot de Patot montre, au contraire, les bénéfices que le personnage a tirés de ses siècles d’errance : « Il n’y a point de coin du monde où il n’assurât qu’il avoit été. » 10 Il en fait même une sorte de prototype des voyageurs imaginaires à venir : « Il nous nomma plusieurs Royaumes & Républiques aux environs des deux Poles, dont nous n’avions jamais ouï parler. » 11 Et, surtout, il l’utilise pour donner un étonnant tableau « de la résurrection des saints » à laquelle il a assisté, où son témoignage devient persiflage et parodie des thèmes eschatologiques les plus controversés : « Personne ne pouvoit voir, ajoutoit Michob, quelque attentif qu’il fut, de quel sexe ces ressusictez étoient. » 12 Et ceci dans une tonalité plus proche de celle, satirique, qu’emploiera Voltaire dans l’article « Résurrection » de son Dictionnaire philosophique 13 que de celle, émerveillée, employée par la mystique Antoinette Bourignon affirmant, dans son livre de 1679 Le nouveau ciel et la nouvelle terre, que tout le monde ressuscitera hermaphrodite 14 . En effet, Michob constatant de visu que les ressuscités, démunis de dents et d’ongles, ont le « ventre plat et comme attaché aux reins » en conclut tranquillement que toutes les parties excrémentales, & celles qui nous servent à broyer, à recevoir et à dissoudre les aliments, pendant que nous sommes sujets à la mort, ne nous accompagneront point dans l’autre monde, où ils ne nous seroient en effet d’aucune utilité 15 . Jacques Massé et ses compagnons, fort intéressés par les « matières curieuses » ainsi exposées par Michob, lui fournirent alors tout ce dont il avait besoin pour poursuivre son destin vagabond « puisqu’il ne faisoit effectivement qu’errer par le monde », dans une errance devenue ainsi positive, comme, mutatis mutandis, celle des « chevaliers errants » évoqués par Furetière, « personnages fabuleux qu’on a feint voyager par le monde sans autre dessein que de chercher des aventures et de redresser des torts », sans doute remplacés au XVII e siècle, par certains personnages tout aussi 10 T. de Patot, Voyages et aventures, op. cit., p. 40. 11 Id. 12 Ibid., p. 41. 13 Voltaire. « Résurrection », dans Dictionnaire philosophique [1770-1772], éd. Robert Naves. Paris : Classiques Garnier, 2008. 14 Antoinette Bourignon. Le nouveau ciel et la nouvelle terre. Amsterdam : P. Arentz, 1679. 15 T. de Patot. Voyages et aventures, op. cit., p. 41. <?page no="29"?> Entre hasard heuristique et nécessité narrative 29 fabuleux, les aventureux héros des fictions de voyages modernes. C’est du moins ce qui ressort de cette rencontre qui fit beaucoup augmenter le désir que Jacques Massé avait de voyager, comme il le dit en conclusion de cet épisode hautement symbolique de l’ambivalence de la notion d’errance et sur lequel je me suis, pour cette raison, longuement arrêté avant d’ouvrir le volet typologique de mon enquête. Mon premier constat explique en partie la rareté des exemples d’errance dans mon corpus : un grand nombre d’auteurs, surtout dans le domaine de la fiction utopique, font l’impasse sur les récits des voyages vers et dans les pays imaginaires où ils placent quasiment d’emblée leurs découvreurs. Van Doelvelt, le héros de La république des philosophes ou Histoire des Ajaoiens de Fontenelle, justifie une telle ellipse narrative par le but de sa relation : « Mon dessein n’étant que de donner l’histoire de l’heureuse nation des Ajaoiens, je passerai sous silence tout ce que mon journal contient de ce qui s’est passé pendant mon trajet. » 16 Le préfacier de L’Histoire de Calejava de Claude Gilbert prend la même décision et pour la même raison : « Je trouve dans les mémoires qui m’ont été fournis plusieurs aventures très rares qui sont arrivées à ces trois personnages - dans leurs voyages ; mais je les passerai sous silence, parce qu’elles ne servent de rien à mon dessein principal qui est d’écrire l’Histoire des Avaïtes. » 17 Parfois même les auteurs jouent de ce motif du refus pour égarer leurs lecteurs. Ainsi Pezron de Lesconvel fait-il dire au préfacier de sa Relation du voyage du Prince de Montbéraud dans l’île de Naudély : On croit qu’il seroit assez inutile de marquer ici en quelle partie du monde l’Ile de Naudély est située par qui & en quel temps la découverte en a été faite, &c. On a gardé là-dessus un profond silence, afin de laisser la liberté aux savants de faire sur ce sujet toutes les réflexions qu’ils estimeront à propos. 18 Donc, d’errer dans tous les sens ! Et pire encore, d’affabuler : « Ils la placeront, s’ils veulent, dans les espaces imaginaires ; & au lieu d’un Etre physique, ils en feront un Etre de raison » ! 19 Peu importe : « On n’a pas jugé nécessaire d’entrer dans ce détail qui n’a aucun rapport avec les choses qui 16 Fontenelle, La république des philosophes ou Histoire des Ajaoiens, A Genève, 1788 (sans doute 1686), Paris, Éditions d’histoire sociale, 1970, p. 2. 17 Claude Gilbert. Histoire de Calejava ou de l’Isle des Hommes raisonnables [1700]. Paris : Éditions d’Histoire sociale, 1970, p. 18. 18 Pezron de Lesconvel. « Préface », dans Relation du voyage du Prince de Montbéraud dans l’île de Naudély. Paris : Mérinde, 1706, n. p. 19 Id. <?page no="30"?> 30 Pierre Ronzeaud se font dans cet heureux climat, auxquelles on a cru devoir s’arrêter uniquement. » 20 Charles Sorel, dans le Récit du voyage de Brisevent et des peuples étranges qu’il a découverts, inséré dans le Livre I de sa Maison des jeux, publiée d’abord en 1642, puis augmentée en 1657 - l’année de la parution du premier livre de Cyrano -, fait prononcer à Dorilas, le narrateur interne, un refus similaire de localisation, non sans l’accompagner de considérations satiriques sur les possibles errances du lectorat féminin : Ce voyageur vid ainsi plusieurs régions auparavant inconnües, dont je ne vous diray point la situation, non seulement parce que je l’ay oubliée ; mais pource que les Dames s’effaroucheraient de nous entendre parler du Tropique de Capricorne, & des degrez de Latitude et de Longitude. 21 Lorsque les parcours des voyageurs s’abîment ainsi dans les silences des récits, mon enquête devient vaine. Elle se heurte aussi à un autre obstacle narratif lorsque les auteurs mettent en scène des cheminements qui ignorent toute errance, toute dérive, toute perte dans l’inconnu. En effet, plusieurs facteurs permettent aux voyageurs imaginaires bien outillés ou chanceux d’échapper aux affres de l’incertitude ou de l’égarement ; j’en donnerai plusieurs exemples en les répartissant selon des catégories causales. La possession de cartes fiables ou d’indications fournies par des voyageurs antérieurs est, sur ce point, un atout majeur, comme pour Van Doelvelt, le héros de Fontenelle, parti de Batavia vers le Japon, puis plus à l’est de celui-ci, « pour tâcher de redécouvrir des terres qui avoient déjà été découvertes par quelques pilotes japonois 22 ». Mais ces cartes ne servent, la plupart du temps, que pour les premiers trajets, sur des routes maritimes bien balisées comme celles qu’emprunte Siden, le héros de Denis Veiras, pour aller du Texel à Batavia. Car, comme le dit l’« Avis au lecteur » de l’Histoire des Sévarambes au sujet des « Terres Australes que l’on tient pour inconnues » : « Il est vrai qu’on en voit les rivages dépeints sur les cartes, mais si imparfaitement qu’on n’en peut tirer que des lumières fort confuses 23 . » C’est de cette confusion, et des obscurités qu’elle induit, que naîtront heureusement pour la fiction utopique les errances fécondes des découvreurs involontaires des contrées imaginaires. Plus que les cartes, encore bien imparfaites et incomplètes, ce sont leurs accompagnateurs qui, surtout par voie terrestre, permettent aux voyageurs de ne pas se perdre 20 Id. 21 Charles Sorel. La maison des jeux [1657]. Genève : Slatkine, 1977, p. 112. 22 Fontenelle. La république, op. cit., p. 9. 23 Denis Veiras. Histoire des Sévarambes [1677-1679], éd. Aubrey Rosenberg. Paris : H. Champion, 2001, p. 62. <?page no="31"?> Entre hasard heuristique et nécessité narrative 31 dans des espaces inconnus, comme Van Doelvelt qui, à Ajao, est dirigé et informé par des guides qu’il appelle « ses conducteurs 24 ». C’est plus rare par navigation. Si Jacques Sadeur, le héros de La Terre Australe connue de Gabriel de Foigny, véritable damné de l’errance maritime par ailleurs, peut visiter tranquillement le Congo, c’est par voie fluviale. Lors d’une escale faite à Maninga par la flotte portugaise qui l’a recueilli, il explore l’intérieur des terres jusqu’au lac Zaïre, sans égarement ni inquiétude, car il est guidé par le « Maistre pilote Sebastiano de Lez, homme d’une grande expérience 25 ». Sous un tel patronage, Sadeur, ou plutôt le récit de Foigny, ne risquent pas d’errer. Le chapitre II, dans lequel Foigny suit de près la Description du Congo et des contrées environnantes d’Edouardo Lopez, présente en effet un modèle narratif unique dans le roman. Ses enchaînements de descriptions, sans ruptures ni dramatisation, mimétiques des passages sans heurts de Sadeur et de ses compagnons d’espaces parcourus en autres espaces découverts, montrent qu’il relève d’un tout autre régime d’écriture que les chapitres I et III, qui décrivent son errance sur les flots austraux. En fait, je ne connais qu’un seul cas de navigation maritime aussi sûre et sereine, celle du capitaine Brisevent de Sorel - qui est un voyageur tellement compétent qu’il n’erre jamais, même dans des mers inconnues. Dorilas glose d’ailleurs son fort symbolique nom en ce sens : « [P]arce qu’il sembloit vouloir naviguer à tous vents, & rompre l’impétuosité de ceux qui paroistroient les plus contraires, l’on luy donna le nom qu’il porte. » 26 Parti pour les « Terres Australes, que l’on tient pour inconnues », Brisevent nous fait, sans aucune indication de trajet, successivement découvrir des monstres marins dignes de Mandeville et, bien avant Swift, des îles peuplées de géants ou, à l’inverse, d’hommes si petits « qu’ils naviguent sur des coquilles de noix » et portent « des boucliers faits d’une écaille de poisson 27 », ou encore des îles extraordinaires comme l’île des Amazones ou l’île de l’ivrognerie. Les articulations du récit sont toujours identiques : « Ce Capitaine se remit en mer et quelques jours après il aborda 28 », excluant toute inquiétude et toute erreur, les deux plaies de la navigation dans l’inconnu. Le narrateur, Dorilas, ne dit-il pas, in fine, qu’il n’a fait qu’une « espèce de sommaire 29 » de ce voyage ? Ce récit, avec une telle succession 24 Fontenelle. La république des philosophes, op. cit., p. 20. 25 Gabriel de Foigny. La Terre Australe connue [1676], éd. Pierre Ronzeaud. Paris : Société des textes français modernes, 1990 [rééd. 2008], p. 40. 26 C. Sorel. La maison des jeux, op. cit., pp. 83-84. 27 Ibid., p. 90. 28 Id. 29 Ibid., p. 113. <?page no="32"?> 32 Pierre Ronzeaud linéaire d’items insulaires est, en quelque sorte, le degré zéro de l’écriture de l’errance. Il en va de même dans deux passages de La Terre Australe connue de Foigny, l’un irrationnel, l’autre rationnel. Dans le chapitre XIV, Sadeur, à bord d’un vaisseau italien, assiste, au large de Madagascar, au sacrifice de sept Australiens qui s’entretuent volontairement. Leurs corps, jetés pardessus bord par l’équipage, se placent d’eux-mêmes en formation triangulaire, puis se mettent à flotter et à s’éloigner dans un mouvement continu vers l’est : « [C]e qui attiroit tous ces corps vers l’Orient, étoit que leur pays étoit comme un véritable aymant au regard de tout ce qui en sortait, cause assurée de cette attraction qui paroissoit si miraculeuse. » 30 Aucune errance possible dans ce mouvement unanime des défunts, qui, même s’il est décrit avec le vocabulaire du magnétisme, relève en fait d’une loi d’attraction magique illustrant la réintégration des âmes individuelles dans le Génie universel, telle qu’elle avait été exposée, selon un modèle stoïcien, dans le chapitre VI du roman de Foigny 31 . Celui-ci donne d’ailleurs, dans le chapitre XII, le pendant rationnel de cette aimantation ; il ne s’agit plus cette fois d’un animisme igné permettant après la mort la réintégration sans égarement dans le Grand Tout, mais de la détermination d’une parfaite raison dans la vie des Australiens : Un chacun a la raison pour guide, à laquelle ils s’unissent tous, avec un tel soin qu’on diroit ou qu’ils ne sont qu’un même, ou qu’ils sont tous autant d’admirables conducteurs, qui n’ont qu’un même dessein, & qu’un même moyen pour l’exécution. 32 J’évoquerai enfin, aux antipodes de ce mouvement rationnel de l’esprit humain, un dernier cas où l’absence d’errance s’explique par l’action d’un dieu conducteur, comme pour le héros de Foigny, dont le roman débute ainsi : « Comme il m’est impossible de faire réflexion sur toutes les avantures de ma vie, sans admirer la divine Conduite sur ses créatures j’ai cru que j’en devois faire un recueil. » 33 Sadeur ajoute d’ailleurs, quelques lignes plus loin, qu’il rédige son récit de vie « pour bénir [s]on admirable Conducteur, & lui rendre de continuelles actions de grâces 34 ». Sans entrer ici dans l’analyse de la part évidente de dissimulation libertine que contient une telle profession de foi, je me contenterai de dire que cette logique du conducteur suprême innerve tout le commentaire réflexif du narrateur 30 G. de Foigny. La Terre Australe connue, op. cit., p. 239. 31 Ibid., p. 183. 32 Ibid., p. 191. 33 Ibid., p. 17. 34 Id. <?page no="33"?> Entre hasard heuristique et nécessité narrative 33 homodiégétique. Et ceci à coups de répétitions outrancières qui masquent mal les contradictions entre ces affirmations de sollicitude providentielle et les successions d’errances et de naufrages (quatre ! ) du pauvre Sadeur. Celui-ci a beau dire, après avoir erré et souffert des jours sur les flots sur une simple planche, qu’il attend « de la conduite de Dieu tout ce qu’elle avoit ordonné de sa pauvre Créature 35 » ou bien affirmer « s’estimer heureux de ne dépendre que de sa Providence 36 », il ne peut empêcher le lecteur un peu déniaisé de considérer que les morts successives, durant ses voyages, de ses parents, de son parrain, de ses protecteurs et de ses différents sauveurs et ses souffrances et condamnations en Terre Australe ou à Madagascar, sont des marques peu amènes de la bienveillance divine, même si ce constant guidage providentiel le conduit à des buts divinement préétablis, mais incompréhensibles. Un chrétien convaincu, comme le héros de l’utopie cléricale apologétique la Relation du voyage de l’Isle d’Eutopie que le chanoine d’Abbeville, François Lefebvre, a publiée en 1711 37 , pourrait peut-être se réjouir ainsi d’avoir été transporté par la Grâce dans des espaces imaginaires heureux, mais cela semble moins crédible de la part de Sadeur, pauvre hermaphrodite égaré dans la Terre Australe par Foigny, moine défroqué en France, condamné pour mœurs en Suisse et chassé de partout. Mais heureusement pour mon propos, les dieux ne sont pas toujours des guides salvateurs et certains, comme Vénus, Neptune ou Éole conduisant inexorablement Télémaque à une errance sans fin, me permettent d’en venir maintenant aux deux types d’errance rencontrés dans mon corpus : l’errance négative, la plus fréquemment représentée, et dont je vais montrer la nécessité narrative, et l’errance positive, rare, mais dont la fécondité heuristique peut s’avérer exceptionnelle. L’errance négative est toujours subie : il s’agit de déplacements sans buts, ni repères, ni limites, imposés au voyageur, contre sa volonté et ses désirs, et dont le Télémaque de Fénelon donne la plus impressionnante image. On connaît l’acharnement des dieux hostiles décidés à perdre le fils d’Ulysse, à l’empêcher de rejoindre son père et de regagner Ithaque et le soutien que, de mauvais gré, leur fournit Jupiter. D’ailleurs, au Livre VIII, celui-ci promet, pour consoler Vénus, de prolonger l’errance de Télémaque : Je suis fâché qu’il ait méprisé vos autels ; mais je ne puis le soumettre à votre puissance. Je consens, pour l’amour de vous, qu’il soit encore errant 35 Ibid., p. 58. 36 Ibid., p. 57. 37 François Lefebvre. Relation du voyage de l’isle d’Eutopie. Delft : Henri Van Rhin, 1711. <?page no="34"?> 34 Pierre Ronzeaud par mer et par terre, qu’il vive loin de sa patrie, exposé à toutes sortes de maux et de dangers. 38 Fénelon donne, dans son ouvrage, une représentation complète de ce qu’est une telle errance. Il en définit d’abord la durée et l’étendue infinies, en utilisant et en répétant le vocabulaire spatial le plus imposant ; ainsi en va-til d’Ulysse présenté à Calypso par Télémaque au tout début du Livre I : « Maintenant, errant dans toute l’étendue des mers, il parcourt tous les écueils les plus terribles. Sa patrie semble fuir devant lui. » 39 De même, Idoménée dira à Télémaque au Livre VIII : « Assurez-vous donc que vous retournerez heureusement à Ithaque sans peine et qu’aucune divinité ennemie ne pourra plus vous faire errer sur tant de mers. » 40 L’extension de l’errance peut parallèlement être exprimée en termes de durée, comme dans les paroles de Mentor-Minerve révélant, au livre XVIII, la finalité de ces égarements. Elles constituent des épreuves sources d’enseignement moral et de transformation de soi : « C’est pour vous apprendre à être patient, mon cher Télémaque, que les dieux exercent tant votre patience et semblent se jouer de vous dans la vie errante où ils vous tiennent toujours incertain. » 41 Sinon l’errance est vécue comme un malheur. Ainsi, au Livre XVIII, Télémaque a-t-il le cœur attendri pour l’« homme vertueux, errant, malheureux 42 » qu’il rencontre et qu’il ne sait pas être son père. Elle peut même conduire au désespoir, voire à la folie, se traduisant alors par des conduites violentes et incohérentes, telle celle de Calypso qui, rejetée par Télémaque, est montrée, au Livre VI, « errante dans les sombres forêts », d’ailleurs suivie en la matière par ses Nymphes « errantes dans les sombres forêts 43 ». Cette répétition, qui rappelle les délires sylvestres de Don Quichotte ou de Cardenio, montre que Fénelon renoue ici avec l’imaginaire de la mélancolie érotique. L’errance devient ainsi le signe physique d’un égarement passionnel, comme dans le cas de la colère de Télémaque qui, au Livre XII, enragé contre Hippias, « erre » comme un animal furieux dans le camp de la coalition rassemblée contre Phalante et les Dauniens 44 . Il en va de même de la peur de Pygmalion, montré, au Livre III, « les yeux errants de tous côtés 45 » la nuit, par crainte d’être égorgé. Significativement, cette image de 38 Fénelon. Télémaque, op. cit., p. 164. 39 Ibid., p. 32 ; mes italiques. 40 Ibid., p. 177 ; mes italiques. 41 Ibid., p. 408. 42 Ibid., p. 404. 43 Ibid., p. 137. 44 Ibid., p. 138. 45 Ibid., p. 277. <?page no="35"?> Entre hasard heuristique et nécessité narrative 35 mouvement halluciné sera reprise pour Calypso, présentée aussi « les yeux errants » lorsqu’elle recherche désespérément Télémaque, au Livre VI 46 . Il y a donc chez Fénelon une écriture de l’errance qui correspond à une volonté de représentation des passions dans un but pédagogique et moral, pour en détourner son élève, le duc de Bourgogne. Chacun des épisodes d’errance répond à une nécessité narrative d’ordre didactique et constitue une étape, voire une épreuve, dans le parcours du personnage principal. Son efficacité persuasive est assurée par sa place dans l’itinéraire du jeune Télémaque auquel le petit-fils de Louis XIV est supposé s’identifier. Ainsi, pour apprendre au jeune prince à se défier de la passion amoureuse, Fénelon plonge-t-il le fils d’Ulysse dans des errances maritimes, autour des îles de Calypso et de Vénus, lieux qui, par les pertes de contrôle de la navigation qu’ils mettent en scène, consonnent dramatiquement avec les pertes de contrôle de soi du jeune prince amoureux d’Eucharis, les deux mouvements d’égarement se conjoignant pour conduire à l’abandon momentané de sa mission et à la perte provisoire de sa route originelle vers Ithaque. Cette fonction diégétique et didactique des épisodes d’errance ne serait pourtant pas efficacement assurée si une écriture spécifique et un code d’imagerie préétabli ne rendaient perceptible la malédiction que constituent ces dérives tragiques. On constate, par exemple, que des jeux d’échos métaphoriques symboliques réunissent « [l]a noire tempête qui déroba le Ciel à nos yeux 47 » au large de la Sicile, racontée par Télémaque à Calypso au Livre I, et « la liqueur subtile et enchantée 48 » que Neptune, au Livre VIII, répand sur les yeux du pilote Acamas s’apprêtant à débarquer à Ithaque, et qui lui fait voir « un faux ciel et une terre feinte » 49 . Dans les deux cas, nous avons un aveuglement, une perte des repères et le naufrage ou le départ dans une direction erronée : « [U]ne fausse Ithaque se présentoit toujours au pilote pour l’amuser, tandis qu’il s’éloignoit de la véritable. » 50 La syntaxe narrative de l’errance se déploie ainsi chez Fénelon, peut-être plus brillamment que chez aucun autre auteur, mais elle s’inscrit toujours dans une rhétorique qui la dépasse, puisque, comme on l’a vu pour Calypso ou Télémaque, les égarements passionnels sont exprimés avec les mêmes images tempétueuses. Et, surtout, parce que chacun de ces épisodes d’errance prend un sens autre, à l’intérieur d’un itinéraire qui est, pour Télémaque, bien plus qu’une navigation, un cheminement moral et spirituel 46 Ibid., p. 101. 47 Id. 48 Ibid., p. 166. 49 Id. 50 Id. <?page no="36"?> 36 Pierre Ronzeaud trouvant son apothéose non dans l’arrivée à Ithaque, mais dans l’agenouillement final devant Minerve. Loin d’être ainsi formatrices, les errances subies par les héros des autres récits de voyages imaginaires répondent à des nécessités narratives d’un autre ordre : elles contribuent paradoxalement à la légitimation du parcours du voyageur et servent à relancer l’intérêt dramatique du texte et donc la curiosité du lecteur. En effet, un voyage vers les terres inconnues ne peut, en bonne logique, être programmé selon un itinéraire préétabli ; c’est la désorientation liée aux fortunes de mer qui amène les navigateurs, suivant les hasards des vents et des courants, à s’échouer sur les côtes utopiennes. Mais il importe, pour la crédibilité du récit, que l’espace dans lequel l’errance est supposée s’être située ait une certaine plausibilité géographique globale. Ainsi, les trois premiers naufrages de Sadeur jalonnent-ils un parcours largement emprunté par les flottes du temps, des côtes galiciennes aux rives malgaches, avant que le dernier ne l’entraîne dans les Terres Australes inconnues. Jacques Massé nous indique, dans le même but, qu’il se trouvait, au moment de son échouage final « aux environs du soixantième degré de longitude, & du quarante quatrième de latitude australe, c’est-àdire mille ou douze cents lieues de Sainte-Hélène », avant de s’enfoncer, au hasard, avec ses trois compagnons, dans ce qu’il ne sait pas encore être le chemin qui le conduira au royaume de Bustrol 51 . Ou bien alors, il faut que la cause de l’errance soit greffée sur des faits réels, comme dans l’Histoire des Sévarambes, dans laquelle Veiras fait coïncider le naufrage du navire de son héros Siden avec celui d’un véritable vaisseau, le Dragon d’Or, parti du Texel le 4 octobre de la même année 1655 grâce à un extraordinaire système de preuves péritextuelles. Ainsi l’errance est-elle ancrée dans une illusion référentielle qui lui donne une plausibilité vraisemblable. Mais pour renforcer l’effet de réel, il faut encore que la description de la tempête causant l’égarement soit techniquement juste, comme celle que donne Tyssot de Patot, avec force détails « réalistes », comme la description précise d’une « trombe de la grandeur d’un grand tonneau […] formant un cylindre, qui s’allonge dans un instant jusqu’à ce qu’il parvienne sur la superficie de l’eau 52 ». Il s’agit alors, pour les romanciers, non de reproduire des topoï hérités d’Homère ou de Virgile, mais de retrouver la précision technique des récits des voyageurs réels, avec un ordre du récit qui, comme chez Veiras par exemple, où la tempête durant plusieurs jours est décrite en plusieurs pages, correspond à la chronologie des faits et non à la rhétorique du stéréotype. 51 T. de Patot. Voyages et aventures, op. cit., p. 54. 52 Ibid., p. 54. <?page no="37"?> Entre hasard heuristique et nécessité narrative 37 Les auteurs sacrifient par contre à une poétique susceptible de créer chez leurs lecteurs des émotions les amenant à prolonger les plaisirs pris à lire les descriptions dramatiques des événements introducteurs d’errances et à redoubler de curiosité en attente de la narration des développements incertains de ces dérives imprévues. Ainsi Veiras dramatise-t-il sa présentation panoramique de la tempête, où les flots se déchaînent, les abîmes se creusent, les tonnerres éclatent, par une double focalisation. D’abord sur le navire : « Notre vaisseau fut poussé tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, tantôt en haut et tantôt en bas, de la plus horrible manière du monde », ensuite sur ses occupants, présentés de l’extérieur - « matelots pâles et abattus » -, puis entendus de l’intérieur : « Nous eûmes recours à Dieu pour le prier que par sa miséricorde infinie, il exauçât nos vœux et nous fit rencontrer le salut. » 53 Plus prolixe encore, le récit que Sadeur fait de sa dérive, accroché à une planche, au chapitre III de La Terre Australe connue, ne dramatise pas seulement la cause de l’errance, mais aussi l’errance ellemême : [Je] flotai durant plusieurs heures à la faveur de mon appui avec une agitation & un bouleversement auquel je ne sçaurois penser sans frémir. Tantôt l’impetuosité des ondes m’enfonçoit, tantôt la pesanteur des flots me renversoit ; je resistai neanmoins assez long-temps à ces violentes agitations, jusques à ce qu’aiant perdu enfin perdu & la connoissance & le sentiment, je ne sçai bonnement ni ce que je devins, ny par quel moyen je fus préservé de la mort […]. 54 Après un échouage sur une plage qui se révélera être le dos d’une baleine, puis sur une île remplie d’animaux féroces, et après un enlèvement par des oiseaux monstrueux, les Urgs, frères géants de l’oiseau Rough des contes arabes, un combat victorieux contre l’un d’entre eux, et une dernière perte de conscience, Sadeur sera recueilli, ensanglanté et nu, par des gardes-côtes australiens hermaphrodites qui le recueilleront à cause de cet exploit mais aussi à cause de son anatomie également androgyne. L’effet dramatique de ces tempêtes et de ces dérives est réel, et pas seulement effet de réel ; en effet, il recoupe exactement les impressions ressenties à la lecture ou à l’audition des récits des survivants des naufrages véritables, produites par la même poétique hyperbolique, par les mêmes jeux d’images convenues : la colère des éléments, le rugissement des vents, l’effacement des repères, le vertige des tourbillons, qui traduisent un effroi que partageaient sans doute les lecteurs du XVII e siècle. 53 D. Veiras. Histoire des Sévarambes, op. cit., p. 73. 54 G. de Foigny. La Terre Australe connue, op. cit., p. 50. <?page no="38"?> 38 Pierre Ronzeaud Claude Gilbert, dans un cadre plus original, celui des confins polaires d’une Lithuanie mythique, fait errer de manière aussi dramatique ses héros Abraham Christophile, Eudoxe et Alatre. Ils sont perdus parce que leur guide « qui savait les chemins et la carte du pays 55 » s’est noyé. Égarés au milieu des glaces, mourant de faim, ils allaient périr quand Eudoxe, qui ne pouvait plus alimenter l’enfant de quatre mois qu’elle allaitait, décida « de l’exposer sur un tertre à un mile ou deux du lieu où ils étoient, plutôt que de le voir languir plus longtemps 56 ». Ce sommet de pathos étant atteint, Gilbert, désireux de conduire le plus vite possible ses voyageurs à Calejava, fait intervenir une ourse qui nourrit le bébé de son lait, puis un conducteur de traîneau bienheureusement rencontré, Samieski, qui rassura Eudoxe en lui disant que cette chose « n’était pas fort extraordinaire en ce pays et qu’il l’avait déjà vue du temps de la reine de Pologne, Marie-Louise 57 », puis l’aida à récupérer son fils et sauva toute la troupe. Un tel miracle naturel (par ailleurs raconté dans l’Histoire de la Pologne de Denis Brown, parue en anglais à Londres en 1698), digne de celui ayant sauvé Romulus et Rémus, ne pouvait qu’émouvoir les lecteurs et leur donner envie de savoir ce qu’il adviendrait ensuite de cette troupe composite aventureuse. Grâce à ces procédés de dramatisation, certains lecteurs du XVII e siècle ont sans doute pu ressentir, par identification avec les héros souffrants, les affres de l’errance. D’autres, moins crédules, se sont peut-être plutôt identifiés aux personnages, plus rares, dont l’errance est présentée comme positive ou féconde. Peut-être même plaisante, et proche du plaisir mondain de la promenade, ou rêveuse et bucolique, comme celle qu’évoque l’Épître VI de Boileau : « Tantôt un livre en main errant dans les prairies / J’occupe ma raison d’utiles rêveries. » 58 Mais rien de tel dans mon corpus, où les seuls cas d’errance positive relèvent d’un seul type de causalité, soit la libido sciendi qui habite certains des héros de ces voyages imaginaires. Une telle curiosité est présentée par Veiras comme la principale motivation de Siden : Je n’ai jamais eu de plus forte passion dès mes plus jeunes années que celle de voyager. Comme toutes choses augmentent l’inclination dans laquelle on est né, je sentais croître tous les jours le violent désir que j’avais de voir d’autres pays que celui de ma naissance. Je prenais un plaisir incroyable 55 C. Gilbert. Histoire de Calejava, op. cit., p. 20. 56 Id. 57 Ibid., p. 23. 58 Nicolas Boileau. Épître VI, dans Satires. Épîtres. Art poétique, éd. Jean-Pierre Collinet. Paris : Gallimard, 1985, p. 191, vers 25-26. <?page no="39"?> Entre hasard heuristique et nécessité narrative 39 aux livres de voyage, aux relations des pays étrangers, & à tout ce qu’on disait des nouvelles découvertes. 59 Il prend donc autant de plaisir à découvrir des contrées inconnues, même s’il a été mis en situation d’explorer celles-ci par un naufrage et conduit à errer au départ sans savoir où se diriger. En effet, lorsqu’il raconte ses premières pénétrations à l’aveugle dans les espaces inconnus où il s’est échoué avec ses compagnons, Siden emploie un vocabulaire spécifique à ce type d’errance positive. C’est d’abord le verbe « hasarder », plusieurs fois répété, qui donne la mesure des dangereuses incertitudes initiales 60 , alors que les matelots, transformés en explorateurs, sont désignés comme des « aventuriers 61 ». Puis c’est le mot « découverte 62 » qui est repris à chaque occasion de trouvailles concernant la topographie des lieux, la faune ou la flore, dans une continuité qu’exprime cette formule « pour découvrir le pays un peu plus loin 63 » qui transforme l’errance en quête, l’incertitude en opportunité, l’inquiétude en plaisir. Une telle errance, au-delà des peurs passées, satisfait la pulsion curieuse des voyageurs imaginaires, que le héros de Fontenelle, Van Doelvelt, emblématise lorsque, après avoir évoqué sa recherche d’une « route nouvelle, pour voguer des Indes en Hollande, par le Nord de la Tartarie et toute la Scandinavie », il ajoute : « Il s’agissait de découvrir, c’est tout dire. » 64 C’est un même désir de savoir, qui anime « Je » ou « Dyrcona », le héros des deux voyages imaginaires de Cyrano auxquels je vais maintenant, dans le dernier point de mon enquête, m’intéresser séparément, car Cyrano met en place, dans chacun d’eux, une axiologie et une épistémologie de l’errance propres à la géographie symbolique spécifique des mondes visités par son voyageur. Dans les États et Empires de la Lune, le narrateur conte au démon de Socrate « toute l’entreprise et le succès » d’un « voyage » 65 dont les modulations dynamiques et spatiales déterminent deux types d’errances. L’une, verticale et involontaire, faite d’élévations ou de chutes incontrôlées, est perte de maîtrise de soi et du sens des déplacements ; elle débouche ainsi sur une ignorance qui se masque ironiquement et polémiquement sous l’argutie irrationnelle de la prédestination et du miracle. L’autre, horizon- 59 D. Veiras. Histoire des Sévarambes, op. cit., p. 71. 60 Ibid., p. 76. 61 Ibid., p. 77. 62 Id. 63 Ibid., p. 82. 64 Fontenelle. La république des philosophes, op. cit., p. 5. 65 Cyrano de Bergerac. Les États et Empires de la Lune. Les États et Empires du Soleil, éd. Jacques Prévot. Paris : Gallimard, 2004, p. 77. <?page no="40"?> 40 Pierre Ronzeaud tale, volontaire, motivée par la curiosité, est cheminement au hasard, mais dans un but de découverte ; elle débouche sur des rencontres de personnages délivreurs de savoirs. Dans le premier cas, l’errance, finie (un sol est toujours au bout), est situationnelle et cognitive. Marquée par la perte des repères spatio-temporels, elle combine la chute, l’impuissance et l’ignorance. Ainsi, lorsque le narrateur retombe 66 sur terre en Nouvelle-France après avoir essayé d’atteindre la lune grâce aux fioles de rosée dont il s’était entouré le corps, il s’étonne de voir le soleil de midi, alors qu’il s’était envolé de nuit, puis est ébahi de ne pas reconnaître le pays où il se trouve 67 . Ensuite, parti de Québec et enlevé dans la nue par l’artifice enflammant sa machine, puis, après la perte de celle-ci, par la succion lunaire de la moelle de bœuf dont il s’était enduit, il se voit « tout d’un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en aucune façon 68 » et achever sa chute sans savoir où, avant que le vieil Hélie ne lui révèle qu’il se trouve au paradis terrestre 69 . Le processus de désorientation opère quasiment à l’identique, mais l’explication qu’il en donne ouvre sur la causalité la plus totalement aporétique : « [V]ous pouvez bien juger que sans ce miraculeux hasard, j’étois mille fois mort. » 70 Par ironie, il fait ainsi de l’errance l’instrument d’une polémique anti-providentielle. Puis, lorsqu’il dérobe la pomme de l’arbre du savoir et qu’une épaisse nuit tombée sur son âme lui donne l’impression d’être « au milieu d’un pays [qu’il] ne connaissai[t] point », c’est le mot « miracle » qui réapparait comiquement pour dire cette chute dans l’ignorance « quand depuis j’ai fait réflexion sur ce miracle 71 ». Enfin, quand il est enlevé par « un grand homme noir tout velu », avec le blasphémateur fils de l’hôte auquel, par pitié, il s’accroche, il erre à nouveau verticalement : « [il] ne sai[t] combien de temps à percer le ciel 72 ». Ce vol final se termine lui aussi, dans la même logique parodique, par un miracle ; il heurte quasiment une montagne des enfers, crie « Ave Maria » et se retrouve étendu au sommet d’une petite colline où, se croyant encore sur la lune, il est surpris d’entendre parler italien. Vite désabusé, il reconnaît qu’il est « de retour en ce monde » et s’embarque pour la France « l’esprit tendu aux merveilles de [son] voyage 73 ». 66 Les italiques indiqueront les termes employés par Cyrano. 67 Ibid., pp. 47 et 49 ; mes italiques. 68 Ibid., pp. 57-58. 69 Ibid., p. 62. 70 Ibid., p. 59 ; mes italiques. 71 Ibid., p. 75. 72 Ibid., p. 158. 73 Ibid., p. 159. <?page no="41"?> Entre hasard heuristique et nécessité narrative 41 Ainsi, dans le cas des déplacements verticaux subis se met en place une corrélation, physique, mais aussi épistémologique et symbolique, entre l’errance et l’erreur, qui est remplacée, dans le cas des déplacements horizontaux choisis, par une corrélation inverse, entre errance et connaissance. En effet, dans ce second cas, l’errance, qui consiste à marcher sans savoir où et dans un but d’exploration, ouvre sur des rencontres qui permettent de sortir de l’ignorance, par l’expérience ou par la transmission, pour proposer des connaissances - incomplètes, relatives, contradictoires parfois -, mais qui offrent soit des armes pour dissiper des erreurs, soit des points d’appui pour élaborer de nouveaux savoirs, soit des invitations à suspendre les jugements, mais le tout à échelle humaine. Dans le premier roman de Cyrano, ces mouvements de découvertes se résument à un trajet au Canada (« Je m’acheminai vers une chaumière » 74 ), qui permet au voyageur d’apprendre où il se trouve, et à une errance au Paradis où, « promenant (ses) yeux » partout et cheminant « demi-lieue », il aperçoit un jeune adolescent qui se trouvera être le vieil Hélie 75 . Mais ici la parodie et la polémique sont manifestes, puisque le narrateur sera chassé du Paradis et paradoxalement réduit à l’ignorance pour avoir mangé le fruit de l’arbre du savoir 76 . Puis, enlevé par un Sélénite qui « le saisit par le col et le mène en ville 77 », guidé par des hôtes ou par le démon de Socrate avant d’être expulsé de la lune par le « grand homme noir velu », il perd l’autonomie de ses mouvements et de ses désirs jusqu’à la fin du roman. Si j’avais le temps d’intégrer les autres personnages du roman, je montrerais qu’Hélie, Énoch et saint Jean l’Évangéliste sont d’autres exemples grotesques d’une errance verticale téléguidée par une Providence absurde dont se différencie seulement Gonzalez, figure humaine sans relation avec le divin, ayant atteint volontairement la lune avec ses oies. Et il me faudrait surtout parler d’Achab, symboliquement désignée comme « hasardeuse », qui se jette à l’eau hors de l’arche de son père Noé pour atteindre la lune où elle tombe par hasard sur Énoch, pour former avec celui-ci un couple improbable, peut-être à l’origine d’une autre humanité, curieuse, aventureuse, voire libertine 78 . Les États et Empires du Soleil sont, au contraire, quasiment constitués de mouvements de découvertes, verticaux et horizontaux cette fois. L’errance verticale initiale, liée au voyage vers le soleil, même si elle est involontaire au départ - l’icosaèdre construit par Dyrcona s’étant envolé seul du toit de 74 Ibid., pp. 48-49. 75 Ibid., p. 61. 76 Ibid., pp. 74-75. 77 Ibid., pp. 75-76. 78 Ibid., p. 65. <?page no="42"?> 42 Pierre Ronzeaud la tour de Toulouse -, n’est en effet plus associée à une action providentielle mais, au départ, à des causes physiques naturelles : action du vide, du vent et de l’attraction 79 ; puis à l’irradiation par le soleil 80 , qui engendre un puissant « essor » permettant d’échapper à l’attraction de planètes comme Vénus 81 et au ralentissement occasionné par des nuages ; enfin, permettant au bout de quatre mois un atterrissage en douceur sur la macule 82 . D’ailleurs, la seule fois où Dyrcona, en danger, évoque Dieu, « notre père commun 83 », ce n’est pas un miracle qui le sauve, mais c’est son corps qui agit et qui impulse la continuation du voyage. Il est, en fait, à la fois guidé par la nature 84 et par sa nature désirante, soucieuse à la fois de survivre et de continuer son voyage, de la même manière que, lorsqu’il est « suspendu dans le vague des cieux 85 », c’est sa volonté qui lui permet de retrouver le chemin vers le soleil. Cette errance verticale lui permet de vérifier que c’est la terre qui tourne autour du soleil, d’Orient en Occident. Il « distingue » en effet « clairement » la France, l’Italie, la Grèce, la Turquie, la Perse, les Indes, la Chine, puis l’Amérique 86 . L’errance devient une expérience rapportée avec le lexique de l’observation. Ainsi, éliminant tout miracle, Cyrano transforme une verticalité, devenue naturelle, en horizontalité de découverte. Il fait même de la plupart des avancées solaires de Dyrcona des démarches volontaires 87 , même si c’est, au début, la tête en bas - à cause de l’apesanteur 88 - ou bien en bateau sur une rivière 89 ; il emploie alors le vocabulaire de la promenade 90 ou du cheminement 91 . Tous ces mouvements sont mus par la curiosité : qu’il parte seul, « par désir de connaître la cause d’un événement […] extraordinaire 92 », soit le bruit de tonnerre fait par la Salamandre et la Rémore « se cognant 93 », ou accompagné par le petit roi des oiseaux 94 ou par le Rossignol 95 . Dyrcona le précise d’ailleurs quand il 79 Ibid., p. 197. 80 Ibid., p. 199. 81 Ibid., p. 201. 82 Ibid., p. 203. 83 Ibid., p. 213. 84 Ibid., p. 214. 85 Ibid., p. 215. 86 Ibid., p. 200. 87 Sauf un enlèvement de force par des aigles et une fuite devant une peste annoncée. 88 Ibid., p. 215. 89 Ibid., p. 226. 90 Ibid., p. 234. 91 Ibid., pp. 230 et 280. 92 Ibid., p. 273. 93 Id. 94 Ibid., p. 220. <?page no="43"?> Entre hasard heuristique et nécessité narrative 43 répond à l’invitation de Campanella de visiter les fontaines des sens : « Je volai plutôt que je ne marchai, et courus autour, d’une curiosité si avide […]. » 96 J’aimerais, pour finir, m’arrêter sur cette alliance des verbes « voler » et « marcher », qui emblématise la réunion, dans Les États et Empires du Soleil, des trajets verticaux et horizontaux, encore séparés dans Les États et Empires de la Lune. Elle fait, en effet, de l’errance voulue et acceptée, un mouvement de découverte, dans une quête du savoir qu’illustre la requête de Dyrcona suppliant les arbres parlants d’instruire en lui « une personne qui n’avait risqué les périls d’un si grand voyage que pour apprendre 97 ». * * * Quand Cyrano montre Dyrcona « observant » les fleuves conduisant à la terre des philosophes 98 - auprès de ce Campanella dont il dit qu’il passe son temps à errer sur le Soleil 99 -, il indique bien que, pour lui, avoir « l’âme philosophe », c’est errer (au sens premier donné par Furetière, soit « voyager sans route certaine ») au hasard, déterminé non par une mystérieuse Providence, superstition ridicule qui conduit à errer (au sens second donné par Furetière, soit « s’abuser, se tromper »), mais par une nécessité intérieure, la libido sciendi. À condition que, à la différence de ce qui se passe dans les utopies ultérieures, ce désir de savoir ne se fige pas en système de croyances, dans des parcours où l’aventure (ce qui advient) devient ce qui devait didactiquement advenir et où l’errance retourne à rebours vers son étymon ancien en redevenant « itinéraire » préétabli, lorsque les récits de voyages imaginaires passent de l’interrogation épistémique ou du questionnement polémique à l’affirmation et à la démonstration idéologique - comme chez Gilbert, Fontenelle, Veiras et tant d’autres. C’est du moins ce que ma propre errance dans ces textes divers m’a appris, me rappelant, s’il était besoin, la valeur heuristique de l’interrogation que prononce Dyrcona au sujet de la nature solaire des démons antiques : « Pourquoi non ? » 100 , ce sésame absolu de la pensée libertine qui appelle magnifiquement et infiniment à toutes les errances dans tous les mondes possibles. 95 Ibid., p. 233. 96 Ibid., p. 278. 97 Ibid., p. 259. 98 Ibid., p. 293. 99 Ibid., p. 279. 100 Ibid., p. 202. <?page no="44"?> 44 Pierre Ronzeaud Bibliographie Sources Bergerac, Cyrano de. Les États et Empires de la Lune. Les États et Empires du Soleil, éd Jacques Prévot. Paris : Gallimard, 2004. Boileau, Nicolas. Satires. Épîtres. Art poétique, éd. Jean-Pierre Collinet. Paris : Gallimard, 1985. Bourignon, Antoinette. Le nouveau ciel et la nouvelle terre. Amsterdam : P. Arentz, 1679. Fénelon, François de Salignac de La Mothe-Fénelon, dit. Les aventures de Télémaque, éd. Jacques Le Brun. Paris : Gallimard, 1995. Foigny, Gabriel de. La Terre Australe connue [1676], éd. Pierre Ronzeaud. Paris : Société des textes français modernes, 1990 [rééd. 2008]. Fontenelle, Bernard Le Bouyer de. La république des philosophes ou Histoire des Ajaoiens [1788 (1686)]. Paris : Éditions d’Histoire sociale, 1970. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel [1690]. Paris : Le Robert, 1978. Gilbert, Claude. Histoire de Calejava ou de l’Isle des Hommes raisonnables [1700]. Paris : Éditions d’Histoire sociale, 1970. Lefebvre, François. Relation du voyage de l’isle d’Eutopie. Delft : Henri Van Rhin, 1711. Lesconvel, Pezron de. Relation du voyage du Prince de Montbéraud dans l’île de Naudély. Paris : Mérinde, 1706. Patot, Tyssot de. Voyages et aventures de Jacques Massé [1710 (1717)], éd. Aubrey Rosenberg. Paris et Oxford : Universitas et Voltaire Foundation, 1993. Perutz, Léo. La nuit sous le pont de pierre [1953], trad. Jean-Claude Capèle. Paris : Fayard, 1987. Sorel, Charles. La maison des jeux [1657]. Genève : Slatkine, 1977. Veiras, Denis. Histoire des Sévarambes [1677-1679], éd. Aubrey Rosenberg. Paris : H. Champion, 2001. Voltaire, François-Marie Arouet, dit. Dictionnaire philosophique [1770-1772], éd. Robert Naves. Paris : Classiques Garnier, 2008. Étude Geremek, Bronislaw. Truands et misérables dans l’Europe moderne. Paris : Gallimard, 1980. <?page no="45"?> Errances viatiques en terre indienne : l’animal indien comme figure à penser des erreurs interprétatives M ATHILDE B EDEL (A IX -M ARSEILLE U NIVERSITÉ ) Certains voyageurs du Grand Siècle s’appuient sur leurs propres errances et expériences viatiques pour remettre en question les erreurs de la société indienne et leur propre structure sociale. Les voyageurs français, à travers leur périple en Inde, posent indirectement la question d’un possible écho entre leurs errances viatiques et les adaptations culturelles consécutives. Les animaux leur servent de figures à penser, à interpréter, et ce sont ces dernières qui seront interrogées ici. Alors que Montaigne valorisait l’animal au point d’élever l’instinct au-dessus de l’intelligence raisonnée, qui pousse l’homme à n’avoir que des considérations artificielles 1 , Descartes s’impose avec la théorie de « l’animal-machine 2 ». Par cette dernière, il propose une vision mécanique de l’animal au moyen de laquelle il enlève à la bête toute vie psychique, la réduisant à l’état d’automate dont les dysfonctionnements entraînent des gémissements mais aucunement une communication. Cette théorie sert notamment les intérêts de l’Église, qui y trouve un argument justifiant la mortalité de l’âme animale en l’opposant à l’immortalité de l’âme humaine. Mais au XVII e siècle la suprématie du dogme se trouve remise en cause par certains voyageurs. Grâce aux récits et relations de voyage de François Bernier 3 , François de L’Estra 4 , Pyrard de Laval 5 , Robert 1 Voir Michel de Montaigne. Apologie de Raimond Sebond, [1558-1559], éd. Paul Mathias. Paris : Flammarion, 1999. 2 Descartes, Discours de la méthode, suivi d’extraits de la Dioptrique, des Météores, de la Vie de Descartes par Baillet, du Monde, de L’Homme et de lettres, édition établie par Geneviève Rodis-Lewis. Paris : Garnier-Flammarion, 1966. Nouvelle éd. : Flammarion, 1992. 3 François Bernier. Un libertin dans l’Inde moghole. Les voyages de François Bernier (1656-1669), éd. sous la dir. de Frédéric Tinguely. Paris : Chandeigne, 2008. <?page no="46"?> 46 Mathilde Bedel Challe 6 , Jean-Baptiste Tavernier 7 , le Capitaine Ripon 8 , Barthélemy Carré 9 et Jean Guidon de Chambelle 10 , nous étudierons dans un premier temps la manière dont l’errance viatique et la rencontre du singe deviennent des moyens pour le voyageur de s’imposer dans le milieu étranger qu’il découvre. Nous examinerons par la suite la représentation de l’éléphant, vecteur d’une vision erronée de la royauté indienne. Enfin, nous nous pencherons sur la façon dont Robert Challe réemploie ces figures afin de mettre en doute la suprématie humaine. 1. L’errance viatique et la rencontre du singe perçus comme moyen pour le voyageur de s’imposer Pour les voyageurs étudiés, l’animal incarne l’aspect positif ou négatif du pays et illustre leurs premières impressions sur le lieu qu’ils découvrent. Au cours de son errance, François de L’Estra présente la ville de Bengala mais fait une erreur, car en la nommant ainsi il : « renvoie probablement à la ville qui s’est formée autour de la loge de Hougly située sur une île fluviale entre deux bras du Gange 11 », indique Dirk Van Der Cruysse dans son édition de la Relation d’un voyage fait aux Indes orientales de 1677. Pour décrire cette ville, le voyageur fait principalement une longue énumération du bétail et de la venaison qu’il remarque et dont l’abondance l’épate. Il 4 François de L’Estra. Le voyage de François de L’Estra aux Indes Orientales (1671- 1676) [Relation d’un voyage fait aux Indes orientales, 1677], éd. Dirk Van der Cruysse. Paris : Chandeigne, 2007. 5 François Pyrard de Laval. Voyages de Pyrard de Laval aux Indes orientales (1601- 1611) [Voyage de Pyrard de Laval, contenant sa navigation aux Indes Orientales, aux Moluques et au Brésil, 1615], éd. Geneviève Bouchon. Paris : Chandeigne, 1998. 6 Robert Challe. Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, éd. Frédéric Deloffre et Jacques Popin. Paris : Mercure de France, 2002. 7 Jean-Baptiste Tavernier. Les six voyages de Monsieur J. B. Tavernier, qu’il a fait en Turquie, en Perse et aux Indes [facsimilé de l’éd. de Paris : G. Clouzier et C. Barbin : 1676]. Charleston, SC : Nabu Press, 2012. 8 Élie Ripon, dit Capitaine Ripon, Voyages et aventures aux Grandes Indes. Journal inédit d’un mercenaire. 1617-1627, présenté par Yves Giraud. Postface de Gérard A. Jaeger, Paris : Les Éditions de Paris-Max Chaleil, 1997. 9 Barthélemy Carré. Le courrier du roi en Orient. Relations de deux voyages en Perse et en Inde, 1668-1674 [Voyage des Indes orientales, mêlé de plusieurs histoires curieuses. Paris : Veuve de C. Barbin, 1699], éd. Dirk Van Der Cruysse. Paris : Fayard, 2005. 10 Jean-Guidon de Chambelle. Mercenaires français de la VOC. La route des Indes hollandaises au XVII e siècle. Le récit de Jean Guidon de Chambelle (1644-1651) & d’autres documents, éd. Dirk Van der Cruysse. Paris : Chandeigne, 2004. 11 F. de L’Estra. Relation, op. cit., p. 311. <?page no="47"?> Errances viatiques en terre indienne 47 parle de « troupeaux de vingt mille bêtes de différences espèces » et ajoute que « [l]e pâturage y est merveilleux et produit une […] grande quantité de laitage […] qu’on transporte une quantité innombrable de beurre et de fromage dans toutes les villes circonvoisines et maritimes, et même dans les pays les plus éloignés 12 ». Le bétail et le poisson fournissent l’un des revenus principaux du roi indien, qui commerce notamment avec les Perses, et du gouverneur hollandais, qui peut en nourrir copieusement ses équipages. Il semble donc que la grande quantité d’animaux est signe d’abondance, de prospérité pour la ville, qui ne manque pas de nourriture et peut même approvisionner les communautés vivant aux alentours. En outre, « [l]es bois sont pleins de singes de quatre couleurs : de blancs, de noirs, de rouges et de gris 13 ». Cependant, cette association tacite entre les autochtones et les bêtes suppose une ville apparemment non civilisée, au sens européen du terme. Ce manque de structure entraîne une certaine vulnérabilité face à la quantité de bêtes farouches qui viennent s’abreuver au Gange et qui s’approchent des navires sans qu’on s’en aperçoive, parce que les herbes des prairies y sont si épaisses et si extraordinairement hautes, n’étant jamais fauchées, qu’elles cachent les rhinocéros, les tigres et des léopards qui dévorent ceux qui s’endorment dans les bateaux auprès du rivage ou sur la terre 14 . Fort heureusement, les capitaines européens, avec l’accord du gouverneur hollandais, demandent ponctuellement aux membres de l’équipage de veiller à la sécurité en organisant des parties de chasse 15 . De cette manière, il semble que les Indiens, entourés de bêtes avec lesquelles ils vivent dans une harmonie relative, apprécient que les Européens viennent régenter ce mode de fonctionnement. Les animaux sont à l’intérieur et à l’extérieur de la ville, un facteur déterminant pour cette dernière. Le voyageur ne donne d’ailleurs aucune indication démographique ni même architecturale : la ville n’est pas décrite autrement que par le biais des bêtes et du commerce. Les animaux peuvent aussi servir d’outils à la mise en scène du voyageur et, plus précisément, à l’ériger en héros. Comme le souligne Sophie Linon- Chipon, « [l]e passage à l’écriture implique assez souvent un changement d’identité lié à l’entrée en littérature de la figure du voyageur apparenté à 12 Ibid., p. 205. 13 Ibid., p. 206. 14 Id. 15 Id. <?page no="48"?> 48 Mathilde Bedel une figure héroïque 16 ». C’est l’usage qu’en fait Pyrard de Laval. Au cours de son errance, il découvre la ville de Calicut, dont il décrit le système économique de manière précise. Puis, il souligne la férocité des singes, reconnus comme un fléau par les autochtones car, à défaut de barreaux aux fenêtres, ils s’introduisent dans les maisons et les pillent 17 . Leur grande abondance, sur laquelle insiste également Jean-Baptiste Tavernier 18 , est d’ailleurs impossible à neutraliser convenablement, étant donné que le roi a interdit de s’en prendre à eux. En effet, comme le précisent divers voyageurs - dont L’Estra -, le singe revêt un caractère sacré pour les Hindous, qui le vénèrent et qui construisent des lieux de culte à son effigie 19 . Dans un premier temps, Pyrard de Laval se positionne en homme européen, c’est-à-dire supérieur à l’animal, et se distrait en considérant comme « un passe-temps de les voir sauter d’un arbre en l’autre 20 ». Mais soudain, il se trouve confronté à trois de ces bêtes et perd de sa superbe : Un jour entre autres, un de mes compagnons et moi allant de la ville au palais du roi […] fîmes la rencontre de trois de ces singes les plus grands et effroyables que je vis jamais, et ils se vinrent planter sur les deux pieds de derrière à dix ou douze pas de nous, grinçant des dents, comme s’ils nous eussent voulu faire du mal. 21 La contemplation ludique du voyageur se change brusquement en terreur face aux bêtes qui s’imposent à lui. Alors que le début de l’anecdote proposée par Pyrard de Laval installe le lecteur dans une certaine quiétude - puisqu’il s’agit d’« un jour entre autres » et que le trajet que suivent les compagnons paraît sans danger -, une rupture de ton accentue, toujours dans la même phrase, l’apparition subite des singes. Le rythme imposé par l’aspect saccadé de la description et le champ lexical du danger amènent le lecteur à ressentir l’état d’angoisse du voyageur. En effet, bien qu’il soit accompagné, il est dans un milieu étranger et, d’après la description terrible qu’il fait des singes, paraît terrifié. Cependant, malgré la peur et le peu de moyens dont ils disposent pour se défendre, Laval et ses compagnons parviennent à chasser leurs assaillants en faisant semblant de leur jeter des pierres. Ces derniers rejoignent alors les arbres et laissent la route aux êtres humains : la hiérarchisation occidentale se met en place. Ainsi, Laval et ses 16 Sophie Linon-Chipon. Gallia-Orientalis. Voyages aux Indes orientales, 1529-1722. Poétique et imaginaire d’un genre littéraire en formation. Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 195. 17 F. Pyrard de Laval. Voyage, op. cit., t. 1, p. 369. 18 J.-B. Tavernier. Les six voyages, op. cit., p. 170. 19 F. de L’Estra. Relation, op. cit., p. 149. 20 F. Pyrard de Laval. Voyage, op. cit., t. 1, p. 370. 21 Id. <?page no="49"?> Errances viatiques en terre indienne 49 compagnons n’ont même pas besoin de blesser les singes ; il leur suffit de les effrayer. Le voyageur s’impose donc face à l’animal et confirme son autorité. 2. L’éléphant comme vecteur d’une représentation erronée de la royauté indienne À son tour, l’éléphant se fait un allié narratif de choix pour les voyageurs français. Quand ils arrivent en Inde, ces derniers découvrent la façon indienne de concevoir cet animal : pour les Hindous qui l’adorent, il revêt de nombreux visages. D’après eux, l’éléphant a différentes facettes : « Ganesha, le dieu-éléphant, symbolise la sagesse ; Indra qui règne sur la pluie et le tonnerre, chevauche l’éléphant Airavata, le premier à être sorti de la coquille de Brahma, dans ce monde dont les piliers cardinaux sont huit éléphants, le Bouddha fils de l’éléphant […]. » 22 Sous la plume des voyageurs, l’éléphant devient alors un moyen permettant de dépeindre la société indienne. La plupart d’entre eux s’accordent à dire que posséder un éléphant est un signe de richesse, car ils servent de monnaie d’échange, comme le signale Jean Guidon de Chambelle 23 , mais aussi parce qu’ils « sont aussi d’une grande utilité [aux Indiens], non seulement pour le travail et les services qu’ils en tirent, mais encore pour faire paraître leur grandeur 24 ». De fait, François Bernier fait une peinture très précise des conditions de vie dans le palais d’Aurangzeb et explique que lors de déplacements politiques, le roi emmène avec lui l’ensemble de son sérail dans « cette marche pompeuse ». Le voyageur ajoute qu’« on ne peut concevoir rien de plus superbe que de voir [la princesse] Raushanara Begum marcher la première, montée sur un grand éléphant de Pegu dans un [palanquin] tout éclatant d’or et d’azur, suivie par cinq ou six éléphants avec [des palanquins] presque aussi éclatants que le sien 25 ». L’éléphant sert ici à mettre en valeur non seulement la richesse du roi, mais aussi la splendeur des princesses par le biais de l’attirail de leurs montures. Pour d’autres voyageurs, tels le Capitaine Ripon, l’éléphant est l’objet d’anecdotes qui deviennent autant d’« historiette[s], récit[s] succinct[s] [de] fait[s], historique[s] ou non, piquant[s], curieux 26 » et livrées dans une 22 Robert Delort. Les animaux ont une histoire. Paris : Seuil, 1984, p. 352. 23 J.-G. de Chambelle. Mercenaires français, op. cit., p. 124. 24 B. Carré, Le courrier du roi en Orient, op. cit., p. 143. 25 F. Bernier. Un libertin dans l’Inde moghole, op. cit., p. 386. 26 Sylvie Requemora-Gros. Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les genres au XVII e siècle. Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2012, p. 170. <?page no="50"?> 50 Mathilde Bedel finalité plaisante 27 . Cet animal incite sert d’outil narratif au voyageur : Ripon utilise l’éléphant pour dénoncer la cruauté extrême du roi d’Achin. Il commence à expliquer que les éléphants servent à la guerre et énumère des cas témoignant de la sévérité démesurée du roi. Puis, l’auteur démarre son anecdote et précise retranscrire un récit qui lui a été rapporté par un compagnon assurant avoir assisté à la scène : « [I]l y avait un éléphant qui allait tous les jours par le marché, cherchant sa vie comme un pauvre, et faisant signe de révérence avec sa trompe. » 28 Par cette humanisation de la bête, le voyageur semble signifier que la hiérarchie entre l’Indien et l’animal est très différente de celle envisagée par les Occidentaux. Il ajoute qu’une femme discutant avec son amie a fait une remarque concernant la grosseur du sexe de l’animal. Mais elle est entendue du roi, qui la punit en demandant à l’éléphant de la violer, ce que décrit abondamment Ripon, à la manière des histoires tragiques et spectaculairement horrifiques. Il rapporte également que, selon le roi, « il fallait ainsi faire pour tenir en crainte et dompter 29 » le peuple. L’écriture de Ripon, notamment à travers le choix du verbe « dompter », permet donc un jeu de miroirs, puisque l’animal est perçu de manière humaine et que le peuple doit être maîtrisé, comme s’il était lui-même animal. L’imaginaire européen au sujet de l’éléphant, issu des récits d’auteurs antiques et au tout premier chef d’Aristote, continuait de se développer, pour en faire un animal qui, bien qu’inspirant la crainte, se trouvait être bienveillant et très intelligent. C’est ce qu’essaie de montrer Tavernier par le biais d’une anecdote le mettant en scène. Il y explique qu’il vient de rejoindre l’un des principaux capitaines de l’armée de Mirgimola à Courua. Ce dernier propose à Tavernier et à ses compagnons de rester quelques jours de plus pour découvrir « le plaisir de la chasse aux éléphants 30 ». Bien qu’il ait décliné cette proposition, le voyageur explique la technique de cette chasse. Il approfondit ensuite son propos en déclarant que des indigènes lui ont raconté « une chose surprenante 31 ». Certains éléphants parviennent à se libérer du piège tendu par les hommes ; ils réussissent donc à sortir du trou dans lequel ils ont été poussés. Il devient alors plus difficile de les piéger à nouveau car, lorsqu’ils entrent dans la forêt, ceux qui ont déjà été éprouvés se méfient et tâtent le sol avec une branche d’arbre pour éviter les trous 32 . Mais pour d’autres voyageurs, l’éléphant devient une figure d’horreur afin 27 Id. 28 É. Ripon. Voyages et aventures aux Grandes Indes, op. cit., p. 142. 29 Ibid., p. 143. 30 Ibid., p. 143. 31 Id. 32 J.-B. Tavernier. Les six voyages, op. cit., p. 173. <?page no="51"?> Errances viatiques en terre indienne 51 de servir leurs ambitions narratives. Ainsi, Tavernier expose l’histoire du cornac qui s’est sacrifié pour sauver l’empereur Shah Jahan et son fils d’un éléphant enragé. Alors qu’ils étaient en promenade, l’animal fut pris d’une fureur inexpliquée et devint incontrôlable pour le conducteur. Ce dernier a quand même eu le temps de proposer à son souverain de se sacrifier pour lui s’il jurait de prendre soin de sa famille. Après avoir promis, Shah Jahan et son fils sautent du dos de la bête en folie et le pauvre cornac se laisse saisir par la trompe de l’éléphant qui le jette au sol, l’écrase et reprend derechef son humeur apaisée. Le voyageur précise alors que l’empereur a tenu sa promesse. Il apparaît ici que cet animal, bien qu’intelligent, soit aussi un facteur d’épreuve pour prouver la dévotion du peuple envers son souverain. 3. Le réemploi de ces figures animales par Robert Challe afin de mettre en place la déconstruction de la supériorité humaine Les effets narratifs voulus par les voyageurs et ces animaux cités comme figures à penser, sont réutilisés de manière synthétique par Robert Challe dans son récit de voyage en Inde durant l’année 1690-1691. En 1721, soit une trentaine d’années après son retour en France, est publiée une nouvelle version de son Journal, modifié par divers ajouts et suppressions qui lui donnent une dimension fictive, tout en lui conservant sa structure objective. Challe parsème alors son récit d’enjeux propres au libertinage, comme la polémique sur l’âme des bêtes qui cherche à définir si l’homme doué de raison est totalement étranger à l’animal qui, lui, en serait dénué. Lors de son voyage, Challe se trouve confronté à plusieurs situations mettant en scène des animaux. Il les retranscrit en utilisant diverses techniques narratives : discours direct ou effet de chute, censés surprendre le lecteur ; le tout structuré par divers registres surtout le pathétique et le comique. Ainsi, de manière ludique, il incite le lecteur à suivre le même chemin réflexif que lui et à sortir des erreurs de jugement concernant l’animal. Il propose notamment l’anecdote d’une guenon qui témoigne du même désarroi en voyant mourir son petit qu’une mère humaine. Challe assiste à la scène alors qu’il accompagne le groupe de chasseurs. L’un d’eux, pour s’amuser, tire sur la guenon alors qu’elle était en train d’allaiter. Mais, touché par la peine de l’animal, le chasseur renonce à l’achever et tente au contraire de la sauver en l’apportant au chirurgien du navire. Le praticien réussit son opération, mais le comportement de la guenon l’intrigue ; en effet, à plusieurs reprises, elle lui montre de sa main un endroit sur sa poitrine. Les jours passent et le médecin ne comprend toujours pas le message de l’animal, qui finit par mourir. C’est alors qu’en l’autopsiant, le chirurgien constate qu’une seconde <?page no="52"?> 52 Mathilde Bedel balle avait causé une infection, précisément à l’endroit où la main de la bête se posait durant les derniers jours. L’histoire de la guenon permet à Challe de souligner l’argument déjà avancé par Montaigne concernant la faiblesse de l’être humain, pas plus habile à comprendre la langue des animaux que l’animal celle de l’homme. La bête est alors mise sur un pied d’égalité avec l’humain. En effet, la guenon montre sa plaie au chirurgien qui, pourtant bien intentionné à son égard, ne la comprend pas et commet donc une erreur médicale. De fait, Challe dénonce une incapacité de la médecine, qui est un savoir extérieur à l’homme, alors que la Nature en est constitutive. L’animal, ne pouvant acquérir ces connaissances intellectuelles oppose ses facultés instinctives à cette même raison que défend la pensée cartésienne. Afin de donner plus de précision à sa démonstration, Challe insère un débat dans le Journal de 1721 33 , absent de la version primitive. La raison y devient l’élément principal du mal-être humain, alors que l’instinct animal guide ce dernier vers ce qu’il y a de meilleur pour sa sauvegarde. L’homme croit être raisonnable en acquérant des connaissances, en développant ses profits, mais il s’enferre dans l’erreur car, s’il développait sa sensibilité en se rapprochant de la Nature, il découvrirait qu’il possède tous les savoirs. Le voyageur montre donc que la guenon est plus proche de la Nature que ne l’est l’homme, qui élabore des théories pour connaître Dieu avant d’essayer de se connaître soi-même. Challe invite donc le lecteur à constater l’inexactitude de la supériorité humaine basée sur la raison et incite l’homme à relativiser sa condition. En outre, la réflexion du voyageur l’amène à remettre en question le lien qui l’unissait à la religion. Ayant reçu une éducation chrétienne, Challe découvre en Inde une nouvelle conception religieuse du monde. Il est exposé à la religion hindoue qui, selon l’étude des deux manuscrits de son Journal, a joué un rôle dans son questionnement sur la religion. En effet, l’idée de transmigration des âmes, défendue par l’hindouisme, amène le voyageur à transmettre au lecteur ses interrogations par le biais de l’abbé Moussy qui prononce, à bord de l’escadre, un discours sur l’éternité. Comme cette intervention n’est pas présente dans la version primitive du Journal et que cet abbé reste un mystère pour les biographes, il est à supposer qu’il constitue un personnage-relai, permettant à Challe de s’exprimer à travers l’homme d’Église pour mieux dissimuler son opinion. L’auteur admet l’éventualité d’une transmigration des âmes et souligne la possibilité dont dispose chacun de connaître successivement les divers statuts sociaux des multiples sociétés du monde terrestre 34 . À travers l’abbé Moussy, Challe 33 R. Challe. Journal d’un voyage, op. cit., t. 1, p. 108. 34 Ibid., t. 1, p. 199. <?page no="53"?> Errances viatiques en terre indienne 53 commence par associer l’âme et l’esprit. Prenant appui sur Pythagore, il justifie dans un premier temps l’éternité de l’âme qui transmigre d’un corps à l’autre dans une continuité horizontale, non transcendante : tout être vivant possède une âme immortelle qui continue son errance après la mort. De fait, il n’y a rien d’abaissant à concevoir que les corps des animaux sont de la même nature que ceux des hommes. Le voyageur cherche ensuite à définir l’origine de l’âme en citant Épicure, qui propose une théorie de sa création selon la rencontre fortuite des atomes entre eux. Enfin, il reprend certaines idées issues de la médecine et interroge avec ironie son lecteur pour savoir si l’âme se divise lors de la perte d’un membre ou d’un organe. Par conséquent, fondé sur des arguments rationnels, le discours de l’abbé Moussy conteste le caractère absolu de cette notion. Challe montre que les limitations de l’homme sont nombreuses : alors qu’il voudrait accéder à une connaissance infinie par le biais de la raison, de la religion ou de la science afin de développer son pouvoir sur autrui, il s’égare et ne comprend pas le monde qui l’entoure. Selon le voyageur, l’homme se fourvoie s’il ne se fie qu’à sa seule raison, car il se fait alors une vision biaisée de l’inconnu qu’il découvre. En effet, lors de son arrivée en Inde, Challe constate l’altérité irréductible de ce pays et de ses habitants. Sa première réaction est de dénaturer les premiers Indiens rencontrés. Il les compare d’abord à d’autres peuples qu’il connaît, puis déclare avoir affaire à « des animaux amphibies, moitié chair et moitié poisson 35 ». Ainsi, au premier abord, le peuple indien n’est pas considéré pour lui-même mais à travers les préjugés de l’auteur. La description dépréciative qu’il met en place lui permet de se positionner en homme occidental, supérieur par son statut même d’être humain face à ces créatures étranges. Pourtant, dans la seconde version de son Journal, Challe cherche à dépasser ces considérations en faisant un ajout lui permettant d’étudier la générosité indienne. Il constate donc son erreur en insistant sur l’altruisme de ce peuple qui, bien qu’extrêmement pauvre, s’attache à nourrir son prochain sans distinction quant à sa nature humaine ou animale 36 . Le fait que ce partage s’étende jusqu’aux animaux montre donc que ces derniers sont intégrés différemment dans la société indienne et dans l’européenne. L’auteur cherche alors à sensibiliser le lecteur à la charité orientale, qu’il place au-dessus de la chrétienne car elle s’applique à tous - même aux animaux - et tolère la diversité du monde. En outre, et afin de compléter sa démonstration visant à remettre en question le dogme chrétien, Challe cite La Fontaine qui s’est inspiré non seulement d’auteurs gréco-latins, mais 35 Ibid., t. 1, p. 7. 36 Ibid., t. 2, p. 27. <?page no="54"?> 54 Mathilde Bedel aussi de Pilpay, à qui est attribuée l’écriture du Pañcatantra ou Le livre d’instruction en cinq parties. Le recours à des personnages qui sont souvent des animaux incarnant les qualités ou les défauts des humains permet à ces fables de répondre à un double enjeu : l’élaboration d’une fiction divertissante et l’illustration de divers enseignements, tant politiques que de sagesse 37 . Par l’étude du Journal et la comparaison de ces deux versions, l’animal sort donc de son statut de machine pour se transformer en un Autre radical, c’est-à-dire celui qui incarne la différence absolue. La vision hindoue du monde, par l’altérité qu’elle met en place, permet à l’auteur de nourrir une réflexion et de relativiser la condition humaine. De fait, le rapport à la religion se trouve remis en question : l’acceptation de la métempsychose fait perdre à l’homme sa toute-puissance, puisqu’il accepte alors la probabilité de se réincarner en un animal après sa mort. Challe souligne en outre l’importance de l’éducation : l’animal, en tant que symbole, donne une dimension ludique à son texte, permettant la transmission et l’acquisition de connaissances complexes. Cette complexité, autant métaphysique qu’anthropologique, conduit Challe vers l’approfondissement d’une réflexion ontologique. Il montre ainsi que l’être humain éduqué peut choisir son degré d’implication par rapport à l’idée qu’il se fait de la société et de la divinité : il a le choix de développer ou non un esprit en accord avec la Nature et ne subit plus le joug d’un dogme religieux qui l’enferme dans l’erreur en divisant les êtres. * * * Les voyageurs français en Inde s’appuient sur l’animal pour mettre à jour certaines de leurs découvertes. Ils sont confrontés à une réalité autre, qui les intrigue et les conduit à faire des erreurs, c’est-à-dire à s’égarer eux-mêmes tout en perdant le lecteur dans des allégations plus ou moins vérifiées. Quoi qu’il en soit, l’animal symbolise le centre autour duquel gravitent plusieurs oppositions : l’éléphant représente à la fois la splendeur, la cruauté du roi, la fidélité d’un serviteur mais aussi une divinité adorée par le peuple. Le singe incarne la férocité de l’homme et l’extrême douleur, presque humaine, d’une mère pour son enfant. Enfin, c’est aussi par le biais du rapport existant entre la bête et l’Indien que certains voyageurs donnent à voir l’Autre et le présentent comme une personne inférieure à eux. Ce n’est qu’avec la seconde publication du récit de voyage de Robert Challe qu’est dénoncée comme une erreur fondamentale l’idée de la suprématie humaine 37 Voir Louis Renou. « Introduction », dans Pañcatantra, trad. et éd. Édouard Lancereau. Paris : Gallimard, 1965, p. 13. <?page no="55"?> Errances viatiques en terre indienne 55 et, plus précisément, celle de la supériorité de l’Européen sur le peuple indien. Bibliographie Sources Bernier, François. Un libertin dans l’Inde moghole. Les voyages de François Bernier (1656-1669), éd. sous la dir. de Frédéric Tinguely. Paris : Chandeigne, 2008. Carré, Barthélemy. Le courrier du roi en Orient. Relations de deux voyages en Perse et en Inde, I668-I674 [Voyage des Indes orientales, mêlé de plusieurs histoires curieuses, 1699], éd. Dirk Van Der Cruysse. 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Alors en pleine expansion, voyages, explorations et autres expéditions montrent que c’est dans le mouvement que s’accomplit la nature humaine. Aussi, « depuis les temps les plus lointains, presque tous les grands hommes ont été des voyageurs 3 » ; pour Juste Lipse, en effet, 1 Blaise Pascal. Pensées, opuscules et lettres, éd. Philippe Sellier. Paris : Classiques Garnier, 2010, pp. 226-227. 2 Paul Hazard. « De la stabilité au mouvement », dans La crise de la conscience européenne. Paris : Boivin et C ie , 1935, chap. I. 3 Juste Lipse. « Epistola ad Philippum Lanoyum [...] iter in Italiam cogitantem » [1578], dans Epistolarum selectarum centuria prima. Antwerp : Plantin, 1586, Ep. XXII. Citée par George B. Parks. « Travel as Education », dans The Seventeenth Century. Studies in the History of English Thought and Literature, éd. Richard Foster Jones. Redwood City : Stanford University Press, 1951, p. 264 : « [A]lmost all <?page no="58"?> 58 Marie-Claude Canova-Green [i]l n’y a que les âmes humbles et plébéiennes qui restent chez elles, attachées à leur lopin de terre ; l’âme qui, comme les cieux, se réjouit du mouvement, est plus proche du divin 4 . Plus prosaïquement, en 1617, Fynes Morrison recommande dans son Itinerary d’« imiter les cigognes, les hirondelles et les grues qui, comme les nomades, effectuent chaque année leurs migrations et suivent le soleil, sans souffrir aucunement des saisons », avant de poursuivre : « Les hommes ont été créés pour bouger, comme les oiseaux pour voler. » 5 Mais c’est aussi dans une activité incessante que se marquent cette insatisfaction du moment et cette soif de découvertes qui vont ébranler les certitudes reçues. Sous la plume de son premier biographe 6 , la vie d’Henri II duc de Rohan (1579-1638) est l’exemple même de ce dynamisme inné chez l’homme. Placée sous le signe d’une activité fébrile, l’existence du chef huguenot rebelle se décline en effet en incessants déplacements géographiques, voyages, missions, campagnes militaires, exil et errance hors du territoire, où le devoir de révolte du Grand devant les empiètements du pouvoir finit par se muer en besoin de servir le nouvel ordre monarchique et où l’ambition personnelle et le désir de gloire trouvent également leur compte. Mais n’est-ce pas aussi pour conjurer la hantise de l’oisiveté, cette peur en quelque sorte du calme et du vide, que Rohan s’active ainsi, s’efforçant de combler les vacances inévitables de la guerre par les voyages et, surtout, de parer au loisir forcé de l’exil par le recours à une écriture de combat et de réflexion, qui tout en réactivant le souvenir de l’action passée, prépare la reprise de l’activité et du mouvement tant espérés ? On pourra voir là aussi great men from earliest times to our time were travelers » (nous traduisons dans le corps de l’article). 4 Id. : « Humble and plebeian souls stay at home, bound to their own piece of earth ; that soul is nearer to the divine which rejoices in movement, as do the heavens themselves. » 5 Fynes Moryson. Itinerary. Londres : John Beale, 1617, pp. 10-11 : « imitate the Storkes, Swallowes, and Cranes, which like the Nomades yeerely fetch their circuits, and follow the Sunne, without suffering any distemper of the seasons. [...] Men were created to moue, as birds to flie. » Cité par Robert Shackleton. « The Grand Tour in the Eighteenth Century », dans Studies in Eighteenth-Century Culture, éd. Louis T. Milic. Cleveland : Case Western University, 1971, vol. 1, p. 129. 6 [Antoine Fauvelet du Toc]. Histoire de Henry duc de Rohan, pair de France. Paris : Jean Guignard, 1666. L’ouvrage, publié anonymement, a été imputé à Antoine Fauvelet du Toc, secrétaire des finances de Philippe d’Orléans. Il est possible que Fauvelet du Toc n’ait fait que signer l’épître dédicatoire (F. D.) et retoucher une version manuscrite de cette biographie, d’abord intitulée « La Vie de Henry duc de Rohan », écrite à Genève en 1664 et, paraît-il, conservée manuscrite à la bibliothèque du roi. <?page no="59"?> Du voyage à l’exil. L’Histoire de Henry duc de Rohan 59 bien la marque d’un tempérament porté de lui-même à l’activisme que le signe d’une éthique protestante faisant de l’œuvre accomplie le but moral et naturel de la potentialité humaine. À l’image d’un Dieu actif répond celle d’humains également actifs. Mère de tous les vices 7 , comme le veut la sagesse populaire, l’oisiveté est surtout pour Rohan la source d’un ennui débilitant, car elle est synonyme d’une stase, d’une immobilité où se combinent images de repli, de retrait, de resserrement et d’enfermement. Il conviendra alors de voir comment ces pôles opposés de l’activité et du repos, du mouvement et de l’immobilité, comme aussi du dedans et du dehors s’articulent dans l’Histoire de Henry, duc de Rohan et de montrer également comment ils en viennent non plus à définir des catégories étanches, mais à témoigner de frontières poreuses et d’un jeu entre positivité et négativité des valeurs. 1. Sous le signe de l’alternance À l’exception du premier chapitre consacré à un « Discours de l’auteur » et du dernier à un « Eloge » du duc, l’Histoire de Henry, duc de Rohan est placée, dès les premières pages, sous le signe du déplacement de son protagoniste. Sitôt conclu le chapitre sur son éducation, dans lequel est annoncée sa détestation de l’oisiveté 8 , un chapitre sur la « Premiere Campagne du Duc de Rohan, ses voyages en Allemagne, Italie, Hollande, & Angleterre » lance le thème du mouvement spatial, qui s’achève en point d’orgue dans l’avant-dernier chapitre du livre, qui relate le transport de sa dépouille de Königsfelden à Genève et celui de ses armes à Venise. Entre ces deux voyages, l’ouvrage se divise en parties à peu près égales entre le temps des soulèvements protestants dans le midi et l’ouest de la France (1621- 1629), ponctués à la fois de moments de retrait et d’intervalles de paix armée 9 , et celui de l’exil volontaire hors de France (1629-1638), lui-même partagé entre le service actif du roi et les vacances de ce service. Tandis que ces périodes d’inactivité sont consacrées par Rohan à une écriture qui lui permet de reprendre pied de manière indirecte dans l’action militaire ou 7 F. Moryson écrit ainsi : « Running water is sweet, but standing pooles stinke. Take away Idlenes, and the bate of all vice is taken away » (« L’eau courante est douce, mais les eaux stagnantes puent. Enlevez l’oisiveté et vous enlevez l’appât du vice ») (Itinerary, op. cit., p. 11, cité par Shackleton, p. 129 ; nous traduisons). 8 « [I]l detestoit l’oisiueté comme la source de tous les vices » ([A. Fauvelet du Toc]. Histoire, op. cit., p. 13). 9 Comme ceux qui font suite au traité de Montpellier en 1622 et à l’accord de réconciliation de 1626. <?page no="60"?> 60 Marie-Claude Canova-Green politique, le service commandé du roi peut, lui, entraîner, comme en 1634, une mission au-delà des frontières, débouchant paradoxalement sur l’ennui d’une inactivité prolongée 10 . Le récit des dix-huit derniers mois de la vie de Rohan, désavoué par Louis XIII après son échec devant le soulèvement des Grisons dans l’hiver 1637, renoue en apparence avec le schéma d’alternance habituel, mais c’est pour placer l’activité du duc, redevenue marque d’insoumission, sous le signe d’un mouvement dont le contrôle lui échappe de plus en plus. Son ultime combat à Rheinfelden est ainsi mis sur le compte de son « ardeur naturelle 11 » et des « mouvemens [aveugles] de son courage 12 », plutôt que d’une décision mûrement réfléchie. Les temps d’arrêt que représentent les épisodes de maladie et de retrait durant cette période deviennent les signes d’une immobilisation grandissante désormais sans espoir de retournement. Si l’exil a été une sortie du royaume accompagnée d’un risque d’inaction future, forme de stase totale, la mort est, elle, une sortie définitive du monde lui-même. 2. Le Grand Tour : pérégrination et observation Le narrateur fait des premiers essais de Rohan dans la carrière attendue alors d’un jeune noble de son rang l’occasion de mettre en avant deux mouvements : la campagne du siège d’Amiens, bientôt terminée (marsseptembre 1597), et le Grand Tour du jeune homme (1599-1600). Tout comme il cherchera en 1617 à éviter l’inaction en « pren[ant] occasion de la guerre qui estoit en Piedmont pour y aller chercher de l’emploi 13 », Rohan n’entreprend ce long périple en Europe du Nord que pour « fu[ir] » le « repos » rendu à la France par la paix de Vervins en 1598 14 , ce repos étant avant tout pour lui signe d’« inut[ilité] 15 ». Voyage d’« éducation » plutôt que d’« expérience 16 », ce Grand Tour qui va durer deux ans est l’occasion 10 « Il s’y ennuya pourtant bien-tost, & trouva fort estrange que l’ayant fait venir avec tant d’empressement, on le laissast quatre mois sans luy dire ce qu’on vouloit faire de luy » ([A. Fauvelet du Toc]. Histoire, op. cit., p. 170). 11 Ibid., p. 236. 12 Id. 13 [A. Fauvelet du Toc]. Histoire, op. cit., p. 38. 14 Ibid., p. 16. 15 Henri de Rohan. Voyage du Duc de Rohan, faict en l’an 1600. Paris : sur l’imprimé à Leyde, chez [Jean] Elsevier, 1646, p. 219. 16 Francis Bacon. « Of travel », dans Essays, éd. John Pitcher. Londres : Penguin Books, 1985, n o 18, p. 113 : « Travel, in the younger sort, is a part of education, in the elder, a part of experience. » Rohan reconnaît ainsi que « [son] peu d’âge [est] <?page no="61"?> Du voyage à l’exil. L’Histoire de Henry duc de Rohan 61 pour le jeune homme de « voir la diversité de ces païs et de ces peuples 17 », dans la plus pure tradition odysséenne - quoiqu’il s’agisse en fait plus pour lui de formation politique et militaire que de recherche d’une forme morale de sagesse. Le Grand Tour se veut préparation à la vie publique 18 . Condensé en trois pages, le récit de ce voyage mime en quelque sorte le rythme accéléré d’un périple, long certes, mais scandé d’étapes brèves et multiples, car le jeune Rohan ne s’arrête jamais que le temps nécessaire pour voir ce qui l’intéresse. Francis Bacon n’a-t-il pas ainsi recommandé au voyageur de ne s’attarder en aucun lieu et de changer même fréquemment de logement à l’intérieur d’une même ville dans le but de multiplier les occasions de s’enrichir 19 ? Aussi le biographe multiplie-t-il non seulement les verbes de mouvement et de déplacement (tel « passa »), il les fait alterner avec des verbes d’observation et de permanence de l’information acquise (« voulut voir », « remarqua », « rapporta »). Comme le veut aussi Bacon, afin de rendre cette expérience utile et profitable, Rohan tient de toute évidence un journal de son voyage, dont il met au net le contenu, sitôt rentré en France, pour le « contentement [de ses] amis » et sa propre utilité 20 , car l’activité d’écriture est d’abord vue comme un moyen de « soulager » la mémoire avant d’être un moyen de diffuser des connaissances. Sans destination spécifique, sans itinéraire préalablement établi, mais entrepris, comme tout voyage à proprement parler, avec la perspective d’un retour au pays d’origine, le Grand Tour du jeune Rohan est une « peregrination 21 », une forme d’errance au sens non pas d’errare mais d’iterare 22 , une plus propre à apprendre qu’à servir pour l’heure à [s]a patrie » (H. de Rohan. Voyage, op. cit., p. 219). 17 Ibid., p. 219. 18 Cet accent placé sur l’acquisition de connaissances politiques est caractéristique de la première phase du Grand Tour dans les années 1570-1620. Une seconde phase le voit s’ouvrir aux arts mondains et aux exercices dits nobles, tandis qu’une troisième, à partir des années 1650, témoigne plutôt d’un intérêt pour les questions scientifiques et techniques. Sur ce sujet, voir G. B. Parks. « Travel as Education », art. cit., p. 265. 19 F. Bacon. « Of travel », art. cit., p. 114 : « Let him not stay long in one city or town ; more or less as the place deserveth, but not long ; nay, when he stayeth in one city or town, let him change his lodging from one end and part of the town to another, which is a great adamant of acquaintance. » 20 H. de Rohan. Voyage, op. cit., p. 220. 21 Id. 22 Ainsi errare, c’est aller d’un côté et de l’autre, au hasard, à l’aventure, tandis qu’iterare, c’est aller, voyager, cheminer, même si c’est au hasard. Voir Dominique Berthet. « Avant-propos », dans Figures de l’errance, éd. D. Berthet. Paris : L’Harmattan, 2007, pp. 9-10. <?page no="62"?> 62 Marie-Claude Canova-Green manière de se « pourmener 23 » au gré de son humeur et de ses désirs, même si ce parcours qui le conduit en Allemagne, Italie, Hollande, Angleterre et Écosse reproduit largement celui des voyageurs français de l’époque. D’autre part, cette pérégrination dans l’inconnu n’est pas synonyme de l’isolement que Rohan trouvera plus tard dans les déplacements de l’exil, car « en quelque lieu de l’Europe qu’il allast, il se trouvoit parent de ceux qui y regnoient ; & [...] les plus grands Princes de la Chrestienté estoient au moins ses alliez 24 ». Véritable internationale des princes, ce tissu de parentèles qui lui permet d’être partout chez lui est une manière d’échapper au processus de territorialisation et de nationalisation auquel sont soumis les sujets du roi 25 , en même temps qu’une manière de se soustraire au processus inverse de déterritorialisation qu’entraîne toute sortie du pays d’origine pour le voyageur et surtout l’exilé. 3. Les « allées et venues » de la guerre De retour en France, la conjoncture a tôt fait de fournir à Rohan d’autres occasions de « donn[er] des marques evidentes 26 » de ce besoin d’action militaire qui est le propre de sa classe. Mais ce sont surtout les années 1620, avec la reprise des soulèvements protestants dans le sud et l’ouest du pays, et les années 1635-1637, au cours desquelles il combat pour le service du roi en Valteline, qui sont pour lui des périodes d’activité intense. Son incessante mobilité en campagne, sans doute pour compenser son infériorité numérique, puisque c’est chaque fois à la tête d’une poignée d’hommes qu’il doit affronter dans les Cévennes les « armées entieres » du roi 27 ou les forces combinées de l’Espagne et de l’Empire en Valteline, se traduit par la multiplicité et la rapidité des actions entreprises. Ce ne sont ainsi qu’« allées et venues 28 », dont Fauvelet du Toc souligne le rythme rapide par la répétition de verbes courts - « part », « passe » - et l’utilisation d’un présent de narration qui contraste avec le passé simple et l’imparfait des actions des autres, pris de vitesse. 23 H. de Rohan. Voyage, loc. cit. 24 [A. Fauvelet du Toc]. Histoire, op. cit., p. 5. 25 Voir Jean Boutier. « Le grand tour : une pratique d’éducation des noblesses européennes (XVI e -XVII e siècles) », Bulletin de l’Association des historiens modernistes des universités, n o 27 (2004), pp. 7-21. 26 [A. Fauvelet du Toc]. Histoire, op. cit., p. 13. 27 Ibid., p. 49. 28 Ibid., p. 48. <?page no="63"?> Du voyage à l’exil. L’Histoire de Henry duc de Rohan 63 En grand stratège, Rohan a compris que l’immobilité est pour lui la pire des tactiques. Aussi ne se laisse-t-il jamais « enfermer » dans une place. S’il doit se replier sur Castres ou telle autre des places de sûreté protestantes, il n’y fait que de courts séjours. L’avenir lui donnera raison, puisque c’est son retrait dans ce fort rhénan où il se retrouve coincé par le soulèvement des Grisons en 1637 qui marque l’échec de sa dernière campagne au service du roi 29 . Il est significatif, par ailleurs, que le biographe mette sur le compte d’une maladie qualifiée de « profonde letargie 30 » les premières manifestations du mécontentement des Grisons, encouragés par l’incapacité de Rohan. L’immobilité, au sens littéral - puisque celui-ci doit se faire « porter en chaise 31 » pour aller négocier avec eux -, est bien synonyme d’impuissance. De sujet actif d’un mouvement qu’il a jusqu’à présent toujours contrôlé, il se voit maintenant réduit au rôle passif de spectateur, contraint d’assister sans intervention possible au dynamisme victorieux d’autrui. S’il est vrai, comme le veut l’auteur de l’Histoire, que l’activité militaire inlassable de Rohan au service de la cause huguenote dans les années 1620 n’ait eu d’autre but que de « procurer un solide repos à son Party 32 » et de lui assurer cette « quietude d’esprit & de corps 33 » pour laquelle il bataille dans le sacrifice consenti de soi et des siens 34 , il est clair que cette stabilité lui échappe, à lui, de plus en plus. En effet, s’il rend le « repos » aux Huguenots, l’Édit de grâce d’Alès le condamne effectivement, lui, Rohan, à l’exil hors de France et à une agitation intérieure dont l’errance de ses derniers mois, à la suite à son échec dans les Grisons, devient en quelque sorte le symbole spatial. 29 Ibid., p. 201 : « [I]l ne trouva point d’autre expedient [...] que de se jetter dans le Fort du Rhin. » 30 Ibid., p. 193. 31 Ibid., p. 194. 32 Ibid., p. 88. 33 Antoine Furetière. « Repos », dans Dictionnaire universel. La Haye et Rotterdam : Leers, 1690, n. p. 34 [A. Fauvelet du Toc]. Histoire, op. cit., p. 56 : « [I]l avoit bien preveu la perte de ses biens, la ruine de sa famille, & pis mesme que tout cela » ; ibid., p. 108 : « [Q]uoy qu’il n’en pust attendre rien de plus certain que la perte de tous ses biens & la desolation de sa Maison, il se croyoit trop glorieux de tout sacrifier pour une si juste cause. » <?page no="64"?> 64 Marie-Claude Canova-Green 4. L’exil, ou la hantise de l’oisiveté Rappelons les faits. Après la signature de l’Édit de grâce en juin 1629, Rohan s’exile sans grand espoir de retour en France 35 . Fauvelet du Toc en donne les raisons : « Apres cette Paix il voulut sortir du royaume pour oster tous les sujets d’ombrages que la Cour eust pû prendre de sa conduite, & pour s’éloigner de plusieurs objets desagreables & choquants. » 36 Le biographe passe sous silence les termes mêmes de l’Édit qui prescrivent au duc de quitter la France au lendemain de la paix 37 pour présenter cet exil non comme une exclusion imposée par le pouvoir triomphant, mais comme une sortie volontaire du territoire, voire une fuite devant une situation intolérable conçue comme un mal. Rohan n’a-t-il pas lui-même déjà affirmé en 1627 être prêt à [s’]exiler volontairement de ce royaume, passer le reste de [s]a vie parmi les étrangers en homme privé, renoncer à tout honneur et avantages mondains et [s]e priv[er] du bien et du repos que [il] aurai[t] procurés aux autres. 38 Est-ce à dire que l’exil est pour lui synonyme sinon d’une forme d’errance géographique, du moins d’une agitation mentale exaspérée par une oisiveté forcée, signe d’ennui, comme si c’était dans l’action que se situait la plénitude de l’être ? Tandis que son biographe dépeint un Rohan « tousjours gay & tranquille, sça[chant] également bien user du repos, & du travail 39 », comme pour mieux illustrer la constance de son protagoniste dans l’adversité, la correspondance de Rohan lui-même révèle un homme en proie à un ennui profond touchant à l’acédie 40 . Si le duc avoue à sa mère « s’ennu[yer] 35 C’est du moins ce qu’il laisse entendre à ses correspondants : « [C]’est une faveur que je n’espère pas rechercher de quatre-vingts ou cent ans, après cela nous aviserons » (lettre du 8 janvier 1631, citée par Pierre Deyon et Solange Deyon. Henri de Rohan, huguenot de plume et d’épée (1579-1638). Paris : Perrin, 2000, p. 125) ; « J’ai dit un adieu pour jamais à la France et chose aucune ne m’y peut faire retourner » (lettre du 19 février 1631, ibid., p. 126). 36 [A. Fauvelet du Toc]. Histoire, op. cit., p. 141. 37 Voir P. Deyon et S. Deyon. Henri de Rohan, op. cit., p. 117. 38 Déclaration de Monsieur le duc de Rohan, pair de France, et contenant la justice des raisons et motifs qui l’ont obligé à implorer l’assistance du Roy de la Grande-Bretagne et à prendre les armes pour la deffence des Églises réformées de ce royaume. s. l., s. n., 1627, citée dans ibid., p. 108. 39 [A. Fauvelet du Toc]. Histoire, op. cit., p. 144. 40 L’ennui, au sens pascalien de sentiment de lassitude, de dégoût, d’à-quoi-bonisme, se rapproche en effet de l’acédie. Le Larousse la définit comme un « état spirituel de mélancolie, dû à l’indifférence, au découragement et au dégoût ». <?page no="65"?> Du voyage à l’exil. L’Histoire de Henry duc de Rohan 65 de ne rien faire 41 », le comte d’Avaux remarque, lui, qu’« [i]l meurt sur pied faute d’occupation et devient charge à soi-même 42 ». Ailleurs c’est sa « mélancolie » qui est mise en avant 43 . Aussi Rohan déclare-t-il à qui veut l’entendre qu’« il ne pouvoit rien arriver à l’homme de pis que de ne rien faire 44 ». Il ne fait alors aucun doute pour son biographe que c’est cet ennui qui le pousse à rechercher la mort au combat en 1638, car « se trouvant outré de mauvais traitemens, la vie luy estoit devenuë ennuyeuse ; & [...] lassé du monde il avoit cherché les moyens d’en sortir avec honneur 45 ». Pour échapper à cet ennui quasi existentiel, Rohan multiplie dans les années 1629-1634 les activités caractéristiques de l’otium lettré. Lectures, conversations, travaux d’écriture sont présentés par son biographe comme autant de moyens d’« exercer son esprit [...] par l’estude des choses relevées & dignes de sa qualité 46 », puisqu’il ne peut plus le faire par les armes. Rohan « se ser[t] ainsi de son oisiveté » pour rédiger une Apologie sur les derniers troubles de la France, écrite encore sous le choc des événements, des Mémoires également apologétiques, qui ne seront toutefois pas publiés de son vivant 47 , ainsi que deux traités du Parfait capitaine (1636) et de L’interest des princes et Estats de la chrestienté (1638), dédiés l’un au roi, l’autre à Richelieu, et qui visent moins à justifier le passé qu’à « faire valoir des compétences pour se ménager un avenir militaire et politique 48 ». Ces écrits sont peut-être effectivement une manière de « n’estre oysif dans l’oysiveté mesme 49 », de « se desennuyer en composant ; ou pour mieux dire, d’occuper le loisir dont il jouïssoit alors, un peu plus honnestement que ceux qui jouënt ou qui chassent 50 ». Mais ils sont plus encore pour Rohan une façon de réactiver par la mémoire les actions passées de même que d’œuvrer à une éventuelle reprise d’activité. Moyen de « reprendre pied dans l’ordre de 41 Lettre du 12 février 1631, citée par P. Deyon et S. Deyon. Henri de Rohan, op. cit., p. 124. 42 Lettre du 6 octobre 1629, ibid., p. 125. 43 « Au moins j’espère que nous bataillerons et cela me fera passer une partie de ma mélancolie » (lettre à sa femme, ibid., p. 185). 44 [A. Fauvelet du Toc]. Histoire, op. cit., p. 145. 45 Ibid., p. 235. 46 Ibid., p. 145. 47 Ils paraissent en 1646. 48 Pierre Bonnet. « L’exil d’Henri de Rohan et le devoir d’écrire : recherche d’une légitimation, entre désir de réhabilitation et poursuite cryptée du combat », La Licorne, n o 94 (2010), p. 232. 49 H. de Rohan. De l’interest des princes et Estats de la chrestienté. Paris : Compagnie des Libraires du Palais, 1667, p. 4. 50 Ibid., p. 7. <?page no="66"?> 66 Marie-Claude Canova-Green l’action concrète, réelle ou projetée 51 », ils sont déjà en fait en eux-mêmes une forme d’action. 5. Exil et errance Sans cesse menacé par l’oisiveté, l’exil de l’ancien chef huguenot n’en est pas moins marqué par une recherche incessante de l’« emploi 52 », ce qui lui confère un dynamisme symbolisé par toute une série de déplacements géographiques. Car cette quête conduit Rohan de Venise à Mantoue, de Mantoue à Padoue, d’Italie en Suisse, de Suisse en Alsace, avant le retour en Valteline et le repli sur Genève, qu’il finit par quitter pour rejoindre l’armée du duc de Saxe-Weimar devant Rheinfelden. À chaque déplacement correspond l’espoir ou la réalisation d’une possibilité d’emploi, souvent éphémère d’ailleurs. La nouvelle errance de Rohan est une recherche moins du « lieu acceptable » défini par Alexandre Laumonier 53 qu’une recherche de l’emploi acceptable, celui dans lequel il « trouver[a] les occasions [de gloire] qu’il [est] obligé d’aller chercher chez les Estrangers 54 » et qui lui permettra de réaliser enfin cette épopée guerrière dont il a toujours rêvé. La mission en Valteline de 1635 sera cette occasion. Or, après le soulèvement des Grisons et son désaveu par Louis XIII en 1637, Rohan en est de nouveau réduit à l’errance, mais cette errance se place désormais sous le signe d’un mouvement qui tient plus d’une conduite d’évitement que d’une recherche de l’emploi acceptable. Par prudence il se retire à Genève, qu’il doit pourtant quitter sur ordre du roi, mais « au lieu d’aller » à Venise 55 , comme le lui intime Louis XIII, il choisit d’aller trouver le duc de Saxe-Weimar à Rheinfelden, tout en « évit[ant] » de passer par la France pour ne pas tomber dans l’embuscade qu’on lui tend à Versoy 56 . C’est alors « le cœur remply de ressentiment & d’indignation 57 » qu’il rejoint finalement l’armée impériale. Vue sous cet angle, la nouvelle errance de Rohan après l’accord de Coire avec les Grisons, qui lui rend sa liberté de 51 P. Bonnet. « L’exil d’Henri de Rohan », art. cit., p. 233. 52 Lettre du 20 août à Richelieu, citée par P. Deyon et S. Deyon. Henri de Rohan, op. cit., p. 120. 53 Alexandre Laumonier. « L’errance ou la pensée du milieu », Le magazine littéraire, n o 353 (1997), p. 20. 54 [A. Fauvelet du Toc]. « [Epistre] à Monseigneur le duc [Tancrède] de Rohan », dans Histoire, sig. - VI r o -v o . 55 [A. Fauvelet du Toc]. Histoire, p. 223. 56 Ibid., p. 221. 57 Ibid., p. 223. <?page no="67"?> Du voyage à l’exil. L’Histoire de Henry duc de Rohan 67 mouvement, débouche en fait sur l’incertitude et l’inquiétude. Elle n’est plus qu’échec et perte progressive de soi. Il est significatif qu’après être tombé au combat de Rheinfelden, le 28 février 1638, Rohan ne soit plus montré dans l’Histoire qu’en tant que sujet passif d’un mouvement donné de l’extérieur à son corps. Blessé, il est aussitôt « environné de tous costez, accablé, & pris prisonnier 58 », avant d’être « retir[é] [d’]entre les mains des ennemis qui l’emportaient en croupe » et « port[é] […] la nuit suivante [...] dans un Brancart à Lossembourg 59 ». Ce mouvement non plus contrôlé mais subi par le protagoniste culmine dans le transport de sa dépouille à Genève et celui de ses armes à Venise. Dans les déplacements qu’on impose à son corps inerte, Rohan a cessé de s’appartenir. 6. « Errer contre la vraie foi » Il est clair, d’autre part, que cette errance géographique qui l’a conduit à Genève, où il sera même après sa mort révéré comme « le Heros de sa Religion 60 », devient alors synonyme d’une errance spirituelle, celle du Huguenot égaré par les enseignements de la Religion Prétendue Réformée, ou de l’hérétique « err[ant] contre la vraie foi » ? Selon Furetière, en effet, « errer », c’est aussi l’état d’esprit de celui qui « s’abus[e], se tromp[e], [est] imbu d’une fausse opinion 61 ». Les pérégrinations de Calvin lui-même, contraint de quitter la France après l’affaire des placards en 1534 et réfugié à Genève, où il s’efforça d’appliquer les principes de la Réforme, pouvaient offrir un parcours géographique et spirituel emblématique des tribulations du réformé. Fauvelet du Toc ne remarque-t-il pas que, dès 1634, Rohan « commença [...] à devenir suspect aux Catholiques, & quelques uns d’entreux publierent que son dessein estoit de s’establir en Suisse & de se faire chef des Protestans 62 » ? Sans doute est-ce pour cela que trois ans plus tard, Louis XIII, craignant que l’ancien rebelle « ne servist d’instrument à quelque nouveauté prejudiciable au bien de ses affaires 63 », lui ordonna de quitter Genève où il venait de se retirer. 58 Ibid., p. 230. 59 Ibid., p. 231. 60 Ibid., p. 238. 61 Furetière ajoute « L’Eglise ne peut errer dans la vraie foi » ; voir « Errer », dans Dictionnaire universel, op. cit., n. p. 62 [A. Fauvelet du Toc]. Histoire, p. 167. 63 Ibid., pp. 219-220. <?page no="68"?> 68 Marie-Claude Canova-Green Or ces pérégrinations du Huguenot persécuté en quête du Refuge ne sont-elles pas aussi une allégorie du cheminement terrestre de l’homo viator en quête de sa vraie patrie, le séjour céleste, qui lui sera rendu au terme moins d’une errance sans but que d’un pèlerinage difficile et hasardeux vers le lieu de son salut ? Que lassé de traverses continuelles, Rohan envisage de se retirer à Genève dans l’intention « d[’y] demeurer tousjours 64 », que son corps y repose en l’Eglise de Saint Pierre, n’est peut-être qu’une façon de dire que son dernier voyage n’aura été qu’un homecoming, un retour dans sa patrie spirituelle, et sa mort au combat la sortie tant attendue sinon recherchée de ce monde, terre d’exil. * * * On ne peut que s’interroger sur les raisons qui ont poussé Fauvelet du Toc, s’il est bien l’auteur du texte, à publier cette Histoire du duc de Rohan en 1666 et à narrer par le menu les hauts et les bas d’une carrière, illustrée par de continuels déplacements géographiques. A-t-il cherché, comme tant d’autres, à ne proposer qu’un de ces tombeaux poétiques alors fort en vogue ? Son intention n’aurait-elle été, en d’autres termes, que de célébrer un mort 65 ou plus exactement de réaliser une effigie du défunt, de l’identifier pour mieux l’inscrire dans la mémoire, le constituer en modèle... ; [...] On identifie sans individualiser, ou seulement pour reconnaître à l’individu des qualités, des vertus qui permettent de voir en lui l’expression éventuellement parfaite d’une norme ? 66 Dans cet éloge funèbre d’un homme non pas diminué, mais au contraire grandi par les vicissitudes de sa vie, rien ne laisse deviner un quelconque dessein apologétique des intérêts ou des ambitions du chef huguenot. Outre le genre même de la biographie morale, le format in-douze utilisé, qui est celui des publications romanesques, ainsi que l’éloignement des faits dans le temps, semblent eux aussi neutraliser le contenu politique de l’ouvrage. Rébellions et disgrâces s’effacent devant la représentation d’un guerrier héroïque exemplaire, proposé à l’imitation des lecteurs et avant tout réintégré dans le cours de l’histoire monarchique par son sacrifice pour « les 64 Ibid., pp. 215-216. 65 Selon P. Deyon et S. Deyon, ce serait sa fille Marguerite qui aurait fait rédiger la biographie élogieuse du duc ; voir Henri de Rohan, op. cit., p. 187. 66 Dominique Moncond’huy. « Qu’est-ce qu’un tombeau poétique ? », La Licorne, n o 29, 1994, p. 9. <?page no="69"?> Du voyage à l’exil. L’Histoire de Henry duc de Rohan 69 interests de son Roy & de sa Patrie 67 ». Il n’empêche. Le narré de la dernière errance du protagoniste, l’exemplarité même de ses tribulations et le parallèle sous-jacent avec la vie de Calvin réfugié à Genève laissent entendre que le duc de Rohan restait une force spirituelle et morale dans l’Europe de la Réforme, un être de défi jusque dans la mort. Bibliographie Sources Bacon, Francis. Essays, éd. John Pitcher. 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Fauvelet du Toc]. « [Epistre] à Moseigneur le duc [Tancrède] de Rohan », art. cit., sig. - vii r o . <?page no="70"?> 70 Marie-Claude Canova-Green Laumonier, Alexandre. « L’errance ou la pensée du milieu », Le magazine littéraire, n o 353 (1997), pp. 20-25. Moncond’huy, Dominique. « Qu’est-ce qu’un tombeau poétique ? », La Licorne, n o 29, 1994, pp. 3-16. Parks, George B. « Travel as Education », dans The Seventeenth Century. Studies in the History of English Thought and Literature, éd. Richard Foster Jones. Redwood City : Stanford University Press, 1951, pp. 264-290. Shackleton, Robert, « The Grand Tour in the Eighteenth Century », dans Studies in Eighteenth-Century Culture, éd. Louis T. Milic. Cleveland : Case Western University, 1971, vol. 1, pp. 127-142. <?page no="71"?> Errances en Nouvelle-France <?page no="73"?> Une errance fondatrice aux origines de la Nouvelle-France ? Les leçons d’un égarement dans l’Histoire de la Nouvelle France de Marc Lescarbot Y ANN L IGNEREUX (C ENTRE DE RECHERCHE EN HISTOIRE INTERNATIONALE ET ATLANTIQUE , U NIVERSITÉ DE N ANTES ) Même si elle est « une quasi-utopie », pour emprunter les derniers mots de l’article que Marie-Christine Pioffet consacrait en 2009 aux métamorphoses littéraires de la Nouvelle-France, celle-ci ne figure pas pour autant dans son Dictionnaire analytique des toponymes imaginaires (2011). Pourtant, la question de la réalité de la Nouvelle-France est bel et bien posée dans un article de Catherine Desbarats et d’Allan Greer. Aussi, si je veux bien concéder qu’elle n’est pas un lieu imaginaire, la Nouvelle-France est un espace à tout le moins imaginé au travers des cartes qui la dessinent et des mots qui la nomment. Cette qualité imaginative qu’elle partage avec tout autre lieu placé en représentation, littéraire ou cartographique, est cependant accentuée par ce que j’appellerai une forme de suspension continuée de son sens donnant à imaginer ce qu’elle peut être ou surtout pourrait être. Son nom semble lui assigner une signification évidente car relative à un référent qu’elle redouble ou prolonge - la France à nouveau ou la France renouvelée - et donc subordonnée à l’antériorité d’une réalité et d’un singulier qu’elle dédouble ou reflète. Mais ce que l’on peut observer est bien davantage l’errance paradoxale de son centre de fixation sémantique, comme l’on parle d’un champ de définition pour une équation, qui en fait un lieu discursif en déséquilibre et dont l’arrêt du mouvement est comme contemporain de sa disparition 1 . L’histoire de la Nouvelle-France est d’abord 1 Un déséquilibre ou une relation en tension entre deux modèles antagonistes que reflète une partie du discours jésuite étudié par Marie-Christine Pioffet. « La Nouvelle-France dans l’imaginaire jésuite : terra doloris ou Jérusalem céleste ? », dans Marc André Bernier, Clorinda Donato et Hans-Jürgen Lüsebrink (dir.), Jesuit <?page no="74"?> 74 Yann Lignereux la cartographie d’un déplacement. Si Catherine Desbarats et Allan Greer n’en avaient pas fait le titre de leur communication lors du colloque Mondes atlantiques français organisé à Montréal, j’aurais volontiers pris la question faussement ingénue qu’ils posent pour expliciter mon propos : en effet, « où est la Nouvelle-France ? » À la réponse géographique qui vient comme spontanément doit s’ajouter, montrent-ils, un complément critique déjouant les effets de sens que le discours cartographique assigne à la reconnaissance de ce lieu. Et Marie-Christine Pioffet comme Brian Brazeau, entre autres chercheurs, ont travaillé sur cette question du sens que pouvait revêtir l’écriture de la Nouvelle-France à la fois comme « anamorphose du désir » - « soit une vaste construction imaginaire échafaudée sur des aspirations aussi diversifiées que la quête d’un passage vers l’Orient, la création d’une Chrétienté idéale, l’édification d’une autre France, voire un nouvel Eldorado qui en conditionnent la perception 2 » - et comme travail spéculaire de l’identité française à l’articulation des XVI e et XVII e siècles 3 . Donc, avant d’envisager la Nouvelle-France au travers des imaginaires politiques qui en font un lieu aux horizons aussi mouvants que le sont les significations qu’on lui assignerait, l’évocation d’un épisode emprunté à l’histoire coloniale anglaise servira de départ à la compréhension de ce travail du sens européen mis à l’œuvre pour écarter les significations amérindiennes ou les recouvrir de son évidence. Après le retour de Martin Frobisher en Angleterre, en 1577, à l’issue de son second voyage en terre inuite, Élisabeth I re désigna l’île sur laquelle ses hommes avaient débarqué du nom de Meta Incognita - soit « la marque ou la borne inconnue, le signe vide », commente Stephen Greenblatt 4 . À l’altérité irréductible des Amérindiens, les Anglais, avant de quitter définitivement ce lieu inhospitalier (cinq hommes furent enlevés par les autochtones et les expéditions suivantes ne parvinrent pas à les retrouver), opposent une représentation culturelle de leur polis. Mais elle est aussi insensée, d’une certaine manière, que cette terre sans nom, car la maison qu’ils élèvent puis délaissent, construite de pierre et de chaux, est remplie de signes finalement vides de sens : jouets, clochettes, couteaux, images d’hommes et de femmes en plomb, cavaliers miniatures, lunettes, sifflets et pipes. Accounts of the Colonial Americas. Intercultural Transfers, Intellectual Disputes, and Textualities. Toronto : University of Toronto Press, 2014, pp. 326-343. 2 M.-C. Pioffet. « Nouvelle-France ou France nouvelle : les anamorphoses du désir », Tangence, 90 (2009), p. 38. 3 Brian Brazeau. Writing a New France, 1604-1632. Empire and Early Modern French Identity. Farnham : Ashgate, 2009. 4 Stephen Greenblatt. Ces merveilleuses possessions. Découverte et appropriation du Nouveau Monde au XVI e siècle. Paris : Les Belles Lettres, 1996, p. 181. <?page no="75"?> Une errance fondatrice aux origines de la Nouvelle-France ? 75 Parce qu’elle est « une possibilité », la Nouvelle-France au tout début du XVII e siècle est autant un territoire à découvrir et à dominer qu’un espace dont il faut aménager le sens, définir la signification 5 . C’est, entre autres objectifs, la tâche que s’assigne de manière assez paradoxale le projet d’écriture de Marc Lescarbot pour qui il s’agit, en 1609, de faire l’histoire d’une construction erratique et, jusqu’alors, incertaine et malheureuse. Cette dimension assez déroutante consistant à écrire l’histoire de quelque chose qui n’existe pas encore ou qui se réduirait à une succession d’échecs est surenchérie par un choix narratif faisant débuter le récit de ce qui semble, enfin, une ambition davantage couronnée de succès - soit la « France occidentale » des entreprises de Pierre Dugua de Monts et de Jean de Poutrincourt en Acadie - par un épisode d’égarement redoublant, pour le lecteur, le sentiment d’un vagabondage des identités accentuant la labilité de la signification de la Nouvelle-France, tout en démarquant implicitement ce qu’elle ne devait surtout pas être. L’épisode de l’Histoire de la Nouvelle France de Marc Lescarbot qui est au centre de mon étude a fait l’objet d’un commentaire stimulant d’Isabelle Lachance dans les mélanges offerts en 2003 à Jean-Claude Moisan et repris dans sa thèse en 2005. Elle développe à cette occasion une analyse sur la poétique et les stratégies d’écriture de l’avocat parisien dépassant la simple mise en confrontation de deux régimes narratifs, l’un renvoyant à la pratique de l’historien, l’autre à celle du conteur, pour étudier plus avantageusement « les moyens qu’il déploie dans le but d’influencer le lecteur - ou d’établir une relation de complicité avec lui - dans sa compréhension des événements 6 ». Mon propos s’efforcera de poursuivre, d’un point de vue d’historien du politique à l’époque moderne, la lecture féconde de l’anecdote. Au printemps 1604, lors du voyage fait le long de la côte sud du pays des Souriquois par Pierre Dugua de Monts afin de reconnaître les ressources en minéraux et les pelleteries qu’il pouvait attendre de la traite avec les Indiens de l’Acadie et dont une commission royale du mois de novembre 5 Catherine Desbarats et Allan Greer. « Où est la Nouvelle-France ? », Revue d’histoire de l’Amérique française, LXIV, 3-4 (2011), pp. 37-38. 6 Isabelle Lachance. « “Monsieur Aubri tenu pour mort” : polysémie d’une anecdote de l’Histoire de la Nouvelle-France de Marc Lescarbot », dans Marie-Claude Malenfant et Sabrina Vervacke (dir.), « Écrire et conter ». Mélanges de rhétorique et d’histoire littéraire du XVI e siècle offerts à Jean-Claude Moisan. Québec : Presses de l’Université Laval, 2003, p. 126 ; Geneviève Haroche-Bouzinac, Camille Esmein- Sarrazin, Gaël Rideau et Gabriele Vickermann-Ribémont (dir.). L’anecdote entre littérature et histoire à l’époque moderne. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2015. <?page no="76"?> 76 Yann Lignereux précédent le rend - avec ses associés - l’exclusif bénéficiaire, l’un des membres de l’expédition se perd à l’occasion d’une halte 7 . Parti rechercher son épée laissée dans les bois, il ne peut retrouver son chemin ni donc regagner la rive où ses compagnons l’attendaient ; l’homme s’égare dans la forêt. Celui dont il s’agit ici n’est pas un anonyme marin engagé par le seigneur protestant pour gagner la Nouvelle-France et participer à la reprise des expéditions ultramarines que le traité de Vervins précédemment conclu avec l’Espagne en 1598 autorise. Le récit de Marc Lescarbot note en effet au chapitre 33 du Livre III de l’Histoire de la Nouvelle France (1609) qu’il s’agit de Nicolas Aubry, l’un des prêtres de l’expédition, ces « quelques gens d’eglise de bonne vye, doctrine et ediffication », qu’Henri IV imposa, en janvier 1604, à son lieutenant général pour obtenir du parlement de Rouen l’enregistrement de sa commission auquel les officiers normands s’opposaient précédemment, craignant la diffusion du protestantisme dans l’Amérique du Nord et la subversion de la mission d’évangélisation des Amérindiens au bénéfice de Genève 8 . À cette situation qui fait spectaculairement débuter le récit de la renaissance de la Nouvelle-France par un épisode d’incertitude s’ajoute, si l’on prête bien attention à ces premières pages des origines de l’Amérique française, une autre mention de l’égarement venant en quelque sorte sceller dans ce flottement tant géographique que sémantique le geste inaugural de Pierre Dugua de Monts et de Jean de Poutrincourt en Acadie et dans la basse vallée du Saint-Laurent. Au chapitre précédent du même Livre III, Lescarbot évoque une autre errance, maritime celle-ci, provoquée par le changement de route que dut prendre le navire principal de l’expédition et qui ne put donc pas laisser à l’endroit préalablement arrêté les croix et les marques que chercha le capitaine du second navire parti du Havre trois jours après le premier. C’est donc en termes de perte, d’absence et de disparition, d’un lien à rétablir et d’une personne à retrouver, plus largement d’un sens à trouver ou à redonner, que s’écrivent les premières pages de ce qui doit être pour Lescarbot la fin des « vaines tentatives », pour emprunter à Marcel Trudel sa formule célèbre. Cette intuition est alors soutenue par le sens particulier que fait Lescarbot du toponyme Nouvelle-France qui est d’une certaine manière délié d’une signification géographique elle-même encore incertaine à cette époque pour flotter dans l’imaginaire politique que lui assigne l’Histoire de la 7 Ce sont les lettres patentes du 18 décembre 1603 qui précisent ce droit sur la traite avec les Amérindiens ; voir Samuel de Champlain. Au secours de l’Amérique française, 1632, éd. É. Thierry. Québec : Éditions du Septentrion, 2011, p. 79, n. 174. 8 É. Thierry. La France de Henri IV en Amérique du Nord. De la création de l’Acadie à la fondation de Québec. Paris : H. Champion, 2008. <?page no="77"?> Une errance fondatrice aux origines de la Nouvelle-France ? 77 Nouvelle France. Le lieu que quitte Nicolas Aubry vaut autant en effet pour notre propos que l’espace dans lequel le mènent sa distraction et son égarement, soit le désert des sauvages, le lieu insensé, une autre Meta Incognita. Dans la première phrase du chapitre relatant l’errance de l’homme d’Église, Marc Lescarbot nomme Nouvelle-France non pas le territoire sur lequel se projettent les ambitions françaises en Amérique du Nord, mais les hommes qui portent précisément celles-ci et les Amérindiens qui sont leurs hôtes et leurs alliés 9 . Ce dont s’éloigne l’ecclésiastique - et ce qui donne à l’épisode sa valeur d’avertissement liminaire - est donc moins un territoire (qui n’existe que sous la forme d’un baptême cartographique en 1529), qu’un projet, une communauté de pionniers et une volonté commune - renforcée par la réunion des deux groupes de l’expédition après les aléas de la traversée de l’Atlantique - au sein d’un univers franco-amérindien. Soit une colonie au sens originel, une peuplade qui préexiste à un lieu dont les Livres I et II de l’Histoire de la Nouvelle France de Lescarbot, qui relatent les entreprises antérieures, ont chahuté la localisation exacte, faisant dériver son point de fixation du Brésil à la vallée du Saint-Laurent en passant par la Floride. C’est dans les environs de la baie Sainte-Marie, dans laquelle font mouillage les deux navires de l’expédition afin de pouvoir découvrir « les terres et passages de mer et de rivières » et de « reconnois [ tre ] les terres » que se situe l’épisode. Alors que l’emploi du verbe « reconnaître » désigne le but de ces hommes dans l’exploration et l’appropriation coloniale de ces terres (conformément aux prescriptions de la commission royale accordée à Dugua de Monts), l’usage par Lescarbot du verbe « égailler » dénote la pratique du but pourtant assigné. Sous couvert d’une exigence de justesse descriptive empruntée au vocabulaire martial (il est, en effet, synonyme de « disperser »), « égailler » annonce pour l’auteur la conclusion de ces différents éparpillements en anticipant le sort de celui qui, littéralement, pour revenir à l’un des sens de ce verbe, va jaillir au-dehors du groupe 10 . Le début du livre de l’expérience acadienne articule donc étrangement le lien avec ce qui a pu être tenu comme une succession de « vaines tentatives » (l’histoire des précédentes expériences françaises aux Amériques) et cette double expérience de l’égarement et de l’errance, de la perdition et, donc, celle de son corollaire : le salut et l’issue. Au seuil de l’histoire de la Nouvelle-France, l’accident devient avertissement. L’homme dont il est question est une figure de la perdition. Si Isabelle Lachance reconnaît dans 9 Marc Lescarbot. Voyages en Acadie (1604-1607), éd. M.-C. Pioffet. Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2007, p. 89. 10 Ibid., pp. 89-90. <?page no="78"?> 78 Yann Lignereux la brève évocation faite par Marc Lescarbot de la vie de Nicolas Aubry avant son débarquement acadien une figure héroïque, possible miroir de la dramatisation ultramarine du premier historiographe de la Nouvelle-France et modélisation de la vertu coloniale, le récit de l’errance du jeune clerc se démarque avec force des aventures religieuses des pionniers de la foi dans les déserts ou des itinéraires spirituels édifiants diffusés alors par les livrets de dévotion 11 . Exemplum à plus d’un titre, le récit est d’abord celui d’un fourvoiement exemplaire dont l’erreur doit, paradoxalement, orienter la construction coloniale en cours. Sara Chapman, si elle ne commente pas directement l’épisode dont il est question ici, a mis en évidence la manière dont Marc Lescarbot, dans les récits des échecs coloniaux qui précèdent - principalement ceux de la Floride et du Brésil -, travaille à une euphémisation systématique du différend religieux dans l’inventaire de leurs causes. Procédant à une renationalisation des conflits et des échecs coloniaux antérieurs et à une déconfessionnalisation relative des aléas et des tribulations coloniales, son récit se distingue par une politisation forte des enjeux et des responsabilités coloniales : « Ainsi, l’histoire de la Nouvelle-France proposée par Lescarbot reflète les aspirations contemporaines de forger une nouvelle France chez soi, en adoptant le ton et le discours de réconciliation dans le sillon des guerres de Religion. » 12 On relèvera tout d’abord, au début de la narration, l’absence de nomination du protagoniste principal, ce qui a pour effet de mettre le personnage à l’écart. Du moins, de le placer, comme le montre la suite du récit, comme en défaut dans une relation à une fonction qui lui assigne une identité pratique et normative mais qu’il n’accomplit ni ne réalise pas. Il est donc question, dans le chapitre III, d’un ecclésiastique : « un jeune homme 11 I. Lachance discerne dans le récit de Lescarbot les réminiscences de la pastorale et les figures usées d’une écriture de collège ; elle avance l’idée également d’une proximité de ce récit avec le « roman de chevalerie » mais pour dénier au personnage du prêtre la qualité héroïque dont il pourrait alors bénéficier (« “Monsieur Aubri […]” », art. cit., pp. 133-134). Décalant le regard littéraire porté sur l’épisode, je propose d’y lire la dramatisation narrative d’une réflexion politicoreligieuse qui ne peut avoir sa place dans le récit de ces histoires de la Nouvelle- France sans le masque de l’affabulation et du romanesque au risque alors de lasser son lecteur. À raison, I. Lachance démontre le procédé d’humiliation du prêtre mis en œuvre ensuite, mais je pense que celle-ci dépasse la personne de l’égaré pour mordre sur sa qualité et du clerc ridiculisé toucher les prétentions de tout un état (ibid., p. 153). 12 Sara Chapman. « Chroniques du Nouveau Monde : histoire des colonies françaises selon Marc Lescarbot », dans Michel de Waele (dir.), Lendemains de guerre civile. Réconciliations et restaurations en France sous Henri IV. Québec : Presses de l’Université Laval, 2011, p. 188. <?page no="79"?> Une errance fondatrice aux origines de la Nouvelle-France ? 79 d’Eglise Parisien de bonne famille ». Mais il s’agit d’une identité désavouée par son inactualité. En effet, que ce soit avant, pendant, ou après l’aventure, jamais Marc Lescarbot ne met en situation cet « homme d’Eglise » dans sa vocation pastorale et dans l’exercice de son ministère 13 . C’est un prêtre présenté sans bréviaire, sans crucifix ni fidèles. C’est un prêtre armé à la conquête d’une terre. Comme le raconte Marc Lescarbot, c’est en arrivant près d’une rivière, où il était allé boire avec ses compagnons, qu’il oublie son épée. Quittant ces derniers qui revenaient vers la rive pour aller la chercher là où il pensait l’avoir laissée, il se perd - impuissant à retrouver sa voie faute de sentier - et s’engage dans un chemin opposé à l’endroit qu’il avait quitté, le conduisant « par ses allées et venues » de l’autre côté de la langue de terre où il avait débarqué quelques heures plus tôt. Incapable de comprendre sa méprise et prenant l’aboutissement de son errance pour un retour à son point de départ, il s’imagine sans raisonner davantage qu’il avait été abandonné par les siens et, sans rien entreprendre d’autre, « se m [ e ] t à lamenter sa fortune sur un roc 14 ». La qualité de cet homme qui est d’abord celle d’une qualification - un prêtre catholique - avant d’être un nom ou un individu, fait regarder d’une manière singulière ces différents épisodes du drame ainsi relatés avec un soin particulier par Marc Lescarbot. Si Samuel de Champlain, contemporain et acteur des événements décrits - à la différence de Marc Lescarbot qui ne prend part qu’à la seconde expédition acadienne et qui ne relate que des propos rapportés pour la première -, si Champlain, donc, évoque de manière plus sommaire l’incident 15 , l’éducation, la profession et l’engagement politico-religieux de Marc Lescarbot projettent sur cette narration une ombre symbolique dont il faut rendre compte. Comme je l’ai indiqué plus haut, le lecteur apprend dès le début de la narration qu’il s’agit d’un homme d’Église issu d’une bonne famille parisienne. Mais un homme d’Église sans préoccupation pastorale et au lieu d’un crucifix, d’un rosaire ou d’un livre pieux, c’est une épée qui le caractérise ; c’est une épée dont il se sert et qu’il perd. Davantage, c’est une épée, devrait-on dire, qui le perd. 13 C’est à l’occasion, au chapitre suivant, de la narration de son secours fortuit par ses compagnons que Lescarbot le nomme véritablement sans ménager quelques allusions ironiques à son endroit. Celles-ci, comme l’absence de toute mention de la pratique pastorale d’Aubry, servent par ailleurs la mise en évidence du zèle pieux de Lescarbot en tant que célébrant comme cela apparaît à la suite du récit (je remercie I. Lachance pour ce complément). 14 M. Lescarbot. Voyages en Acadie…, op. cit., p. 91. 15 Samuel de Champlain. Les fondations de l’Acadie et de Québec (1604-1611), éd. É. Thierry, Québec : Éditions du Septentrion, 2011, pp. 62-64. <?page no="80"?> 80 Yann Lignereux Si leurs traitements de l’épisode divergent - les logiques d’écriture de l’un et de l’autre étant fondamentalement différentes, la mésaventure du prêtre ne pouvant occuper la même place dans l’économie de leur récit -, Champlain et Lescarbot se rejoignent sur l’évocation de l’antagonisme religieux qui sourd dans les prémices de ces premières découvertes nordaméricaines : dans l’édition complète de ses Voyages en 1632, Champlain fait état des nombreuses disputes entre « le Ministre et nostre Curé [ … ] sur le differend de la religion » qui, souvent, les faisaient se jeter physiquement l’un contre l’autre pour achever la controverse. Ils enfreignaient de la sorte les ordres du roi qui avait enjoint « de laisser vivre chacun selon sa religion » pour ce qui regardait les Français quand, pour les Amérindiens, il s’agissait de les convertir à « la foi et religion chrétienne 16 ». Si Lescarbot est assez discret quant au pasteur protestant, l’antagonisme religieux fait brutalement irruption dans sa narration car aussitôt que celle-ci s’est achevée par le constat fait par ses compagnons que l’homme s’était perdu apparaît l’idée que cette disparition avait pu être malignement précipitée par « un certain de la religion prétendue réformée 17 ». Après avoir fait donner le canon et sonner les trompettes, et quatre jours ayant passé sans avoir de 16 Dans l’édition de 1613, Champlain n’évoque pas les problèmes soulevés par l’hétérogénéité confessionnelle des membres de l’entreprise mais au contraire introduit l’idée d’un dépassement de cette différenciation en évoquant, au moment de la découverte du malheureux et de son retour parmi ses compagnons, que l’ayant tenu pour mort, « on le vit revenir dans la chaloupe au grand contentement de tout un chacun » (Les fondations, op. cit., p. 64). L’auteur des Voyages est encore soucieux de préserver Dugua de Mons des attaques l’accusant d’avoir voulu faire de l’Acadie un refuge huguenot afin de lui contester son monopole de décembre 1603, comme l’explique dans sa préface É. Thierry (ibid., p. 35). Si Champlain parle de plusieurs prêtres et de plusieurs ministres, il semble qu’il n’y ait eu qu’un pasteur embarqué avec Dugua de Mons. Mais dans l’édition de ses Voyages de 1632, le paragraphe sur le différend confessionnel est bien plus critique (S. de Champlain, Au secours de l’Amérique française, op. cit., p. 83). É. Thierry précise que les deux hommes sont morts pendant l’hiver 1604-1605 en s’appuyant sur l’Histoire du Canada du récollet Sagard : « [ L ] es matelots qui les enterrèrent les mirent tous deux dans une même fosse, pour voir si morts ils demeureraient en paix, puisque vivants ils n’avaient pas su s’accorder », reflet d’une indifférence religieuse qu’il déplore : « Toutes les choses se tournaient en risée. Les catholiques sans dévotion s’accommodaient aisément à l’humeur des huguenots, et ces hérétiques malicieux se maintenaient dans leur vie libertine » (ibid., p. 83, n. 199). L’historien estime donc qu’il y avait deux membres du clergé catholique parmi les 140 hommes environ de l’expédition et que celui qui est mort à Port-Royal en 1605 n’était pas le prêtre égaré du printemps 1604 qui regagna la France en septembre ou en octobre de cette année. 17 M. Lescarbot, Voyages en Acadie, op. cit., p. 91. <?page no="81"?> Une errance fondatrice aux origines de la Nouvelle-France ? 81 nouvelles, les Français, tenant pour mort le disparu, partent explorer une autre baie et élisent un nouveau site pour leur habitation qu’ils nommeront Port-Royal. Le retour du récit à la disparition d’Aubry prend dès lors la forme d’un conte à la faveur d’une incise qui met en suspension la narration de l’œuvre coloniale. Abandonnant la description exhaustive des premiers travaux de défrichement des Français destinés à construire des « bâtiments nécessaires », Marc Lescarbot invite son lecteur à reprendre le fil d’une aventure abandonnée depuis plusieurs paragraphes. « Retournons [ et nous avec l’auteur… ] chercher Maître Nicolas Aubry perdu dans les bois, lequel on tient pour mort il y a longtemps. » 18 C’est en évoquant le soin des Français à reconnaître avec exactitude les ressources - notamment en minerais - du pays découvert que l’auteur réintroduit dans son récit la suite des péripéties du malheureux Nicolas Aubry. Sorti de Sainte-Croix à cette fin, le navire du capitaine Champdoré retrouva enfin le prêtre « le seizième jour après son égarement », occasion pour l’historiographe de préciser que « plusieurs en ces derniers temps se flattant plus que de raison, ont farci leurs livres et histoires de maints miracles où il n’y a pas si grand sujet d’admiration qu’ici 19 ». Mais l’édification n’est pas celle que l’on pourrait attendre et, si Lescarbot concède à la puissance divine le salut providentiel de l’égaré, c’est moins un enseignement spirituel prodigué à son lecteur que doit délivrer ce récit de l’errance et du salut de l’ecclésiastique qu’une exigence de remémoration de la délimitation nécessaire des champs du religieux et du politique dont la confusion avait été en France source d’échecs et d’horreurs pendant près d’un demi-siècle et qu’un roi avait payé au prix de sa vie. Avant que la suite de l’histoire acadienne ne vienne entériner ce discours de l’indistinction maligne et nourrir, notamment dans la réédition de 1617, la plume polémique de Marc Lescarbot, l’épisode rapporté dans celle de 1609, au-delà du pittoresque documentaire en faisant un objet de curiosité doté d’un rythme narratif propre au sein des premières pages de cet ouvrage, peut être lu comme une fable (ou une allégorie) par laquelle s’énoncent les principes vertueux devant présider à la bonne fin de l’entreprise coloniale française. Le renouveau de celle-ci, s’il est inscrit bien dans les lendemains de la paix de Vervins et la réactivation de la fameuse « ligne des Amitiés » favorables aux entreprises coloniales, est surtout contemporain, cette même année 1598, de la signature de l’édit de Nantes 20 . 18 Ibid., p. 99. 19 Ibid., p. 100. 20 É. Thierry. « La paix de Vervins et les ambitions françaises en Amérique », dans Jean-François Labourdette, Jean-Pierre Poussou et Marie-Catherine Vignal (dir.), <?page no="82"?> 82 Yann Lignereux L’épée et, dès lors, la martialité du prêtre, son absence de raisonnement, sa persistance dans l’erreur et son désespoir d’un côté, l’évocation forte de la division religieuse entre les membres de l’expédition de l’autre légitiment la lecture symbolique que je souhaite mener de cet épisode raconté dans une œuvre dont il ne faut pas oublier que l’auteur, au moment de son édition, se trouvait dans une situation critique. En effet, au mois de novembre 1609, il était accusé d’avoir collaboré à la publication d’un texte anti-jésuite, le Mastigophore, ou Précurseur du Zodiaque, d’Antoine Fuzy, et était emprisonné au Châtelet de Paris 21 . L’épisode nourrit par ailleurs la rédaction de La conversion des sauvages qui ont esté baptizés en Nouvelle-France, publiée en 1610 par Jean Millot, dans laquelle se trouve une forte charge contre les jésuites dans la lignée de la dénonciation des agissements de l’un d’entre eux dans le livre du curé Fuzy. Le prêtre catholique ainsi armé de son épée explorant le Nouveau Monde fait converger sur cette figure les prémices de la légende noire espagnole. Davantage, ce travestissement de la pastorale chrétienne dans ce clerc qui distraitement a perdu son épée - symptôme alors de sa propre distraction par rapport à son devoir de prêche et de catéchèse - convoque pour le lecteur français un imaginaire historique dont la proximité est encore vive. Celui des guerres de religion, de la dénonciation par Ronsard des pasteurs haineux - « Ne presche plus en France une Evangile armée, / Un Christ empistollé tout noircy de fumée, / Portant un morion en teste, et dans la main / Un large coustelas rouge du sang humain » (Continuation du discours des misères de ce temps, 1562, vers 119-122) - comme du spectacle tragicomique des processions de moines et de clercs ligueurs auquel l’édit de tolérance signé à Nantes a mis un terme 22 . Marc Lescarbot est un catholique fervent qui s’est engagé en particulier dans la réforme tridentine dont il a facilité la diffusion de l’effort de disciplinarisation ecclésiastique en traduisant en 1600 La Guide des Curez et Instructions des Pasteurs de Charles Borromée et, s’il souhaite le retour des protestants au sein du catholicisme romain (un espoir nourri par l’exemple des Ruthènes rejoignant en 1595 l’Église de Rome et qu’il loue dans la traduction, en 1599, d’une relation latine du cardinal Baronius sur le sujet de cette « Union de Brest »), l’expérience qu’il put avoir des souffrances Le traité de Vervins. Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000, pp. 373-377. 21 Pierre de L’Estoile. Mémoires-journaux 1574-1611. Paris : Tallandier, 1982, t. 10, pp. 87-88. 22 Olivier Christin. La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au XVI e siècle. Paris : Seuil, 1997. <?page no="83"?> Une errance fondatrice aux origines de la Nouvelle-France ? 83 provoquées par le conflit religieux lui fait rejeter l’emploi de la force 23 . Sa volonté de protéger les intérêts de la foi l’engage ainsi à suppléer au défaut de prêtre à Port-Royal : Ayant été prié par le sieur de Poutrincourt, notre chef, de donner quelques heures de mon industrie à enseigner chrétiennement notre petit peuple, pour ne pas vivre en bêtes, et pour donner exemple de notre façon de vivre aux Sauvages, je l’ai fait en la nécessité, et en étant requis, chaque dimanche, et quelquefois extraordinairement, presque tout le temps que nous y avons été. 24 Mais la réflexion théologico-politique qu’il poursuit dans son Histoire de la Nouvelle France fait comprendre l’épisode liminaire de l’errance de Nicolas Aubry comme le propos introductif à l’affirmation d’une limite nécessaire entre les domaines politique et religieux qui doit être la ligne de crête séparant la fécondité impériale des fanatismes coloniaux. Comme le Montaigne du chapitre 10 du Livre II des Essais, il récuse le zèle enthousiaste dont l’indiscrétion fait perdre à la foi sa pureté pastorale et compromet l’efficacité du politique 25 . Le prêtre de l’aventure inaugurale est un anachronisme au temps de l’édit de Nantes, un « guerrier de Dieu » intempestif dont l’errance et la divagation doivent symboliquement dessiner, comme en négatif, le tracé du succès de la nouvelle entreprise coloniale dans laquelle sont associés le protestant Pierre Dugua de Monts et le catholique, anciennement ligueur, Jean de Poutrincourt. La ridiculisation du prêtre, dont l’errance au lieu d’être traitée comme un motif épique et un exemplum spirituel devient un épisode pittoresque, articule chez Lescarbot le souci d’offrir à son lecteur une narration plaisante et une leçon politique nourrie des expériences coloniales françaises et ibériques précédentes comme de l’actualité de son temps 26 . Contre la séduction mortifère de la réduction à l’Un animant la passion religieuse des cinquante années précé- 23 É. Thierry. Marc Lescarbot (vers 1570-1641). Un homme de plume au service de la Nouvelle-France. Paris : H. Champion, 2001, pp. 71-92. 24 M. Lescarbot. Voyages en Acadie, op. cit., p. 123. 25 Bien plus que le rapprochement que l’on peut faire entre Montaigne et Lescarbot sur la valeur du déplacement et le nécessaire désintéressement qui doit l’animer pour constituer véritablement un exercice de formation et une épreuve de magnanimité, il s’agit là de reconnaître une proximité entre les deux magistrats quant à la juste distribution des rôles religieux et politiques afin de ne pas faire des personnages qui les confondraient les acteurs d’une farce possiblement criminelle. Sur la vertu des voyages, voir notamment M.-C. Pioffet. « L’apologie du voyage chez La Popelinière et Marc Lescarbot », Études françaises, XLIII, 1 (2007), pp. 139-156. 26 I. Lachance, « “Monsieur Aubri […]” », art. cit., p. 147. <?page no="84"?> 84 Yann Lignereux dant la publication de l’Histoire de la Nouvelle France, Lescarbot est l’historiographe tout autant de cette colonie renaissante que de la renaissance du politique dans l’ancienne France au travers de son renoncement à l’unité et de son accommodement au dissensus. Pour que le nouveau pacte politique, social et religieux du premier Bourbon fonctionne, il lui est nécessaire que la confusion des rôles soit combattue : en un mot, pour paraphraser Montaigne, que la peau soit distincte de la chemise et que le maire de Bordeaux et Montaigne soient deux, « d’une séparation bien claire ». Le régime éthique de la pacification henricienne, comme l’ont montré les travaux de Reinhart Koselleck, de Denis Crouzet ou d’Hélène Merlin-Kajman, est établi sur une anthropologie duale rangée sous l’ordre d’une régulation par l’État de ce qui appartient au citoyen privé et de ce qui contraint le sujet public 27 . Quand le prêtre est armé, c’est la dignité du clerc qui est violentée et c’est l’État qui est blessé. Dans l’épître au Président Jeannin (un ancien ligueur également rallié à Henri IV) de l’édition de 1617 de l’Histoire de la Nouvelle-France, Marc Lescarbot écrit qu’avant de convertir « les peuples de delà », il faut « au prealable établir la République, d’autant que, comme disoit un bon et ancien Evéque, Ecclesia est in Respublica, non Respublica in Ecclesia 28 ». Cette proposition de foi politique, par sa citation référentielle transparente pour les contemporains un tant soit peu attentifs aux débats politico-religieux des années 1580-1600, agrège Marc Lescarbot à une sensibilité idéologique proche du parti des Politiques et dont l’inspiration doctrinale et la généalogie intellectuelle se nouent autour de 1584-1590 avec notamment l’Apologie catholique de Pierre de Belloy (1585) et l’anonyme Sur l’édit du mois d’avril 1588 publié cette même année 29 . La 27 Reinhart Koselleck. Le règne de la critique. Paris : Éditions de Minuit, 1979, p. 31 ; Denis Crouzet. Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers 1525-vers 1610). Seyssel : Champ Vallon, 1990, t. 2, p. 554 ; Hélène Merlin- Kajman. L’absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passion et politique. Paris : H. Champion, 2000, pp. 342-343 et « Classicisme vs Modernité : le théâtre “classique” comme genre de la différence ou l’anti-exception française », dans Marc Dambre et Richard J. Golsan (dir.), L’exception et la France contemporaine. Histoire, imaginaire, littérature. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, p. 95. 28 Marc Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France, Paris, Adrian Perier, 1617, p. 13. Cette citation est empruntée à Optat de Milève (IV e siècle), dans le Livre III de son Adversus Parmenianum Donatistam (voir Marcel Gauchet. La condition politique. Paris : Gallimard, 2005, pp. 219-223). 29 Thierry Wanegffelen. Ni Rome, ni Genève. Des fidèles entre deux chaires en France au XVI e siècle. Paris : H. Champion, 1997, pp. 480 et suiv. ; Corrado Vivanti. Guerre civile et paix religieuse dans la France d’Henri IV. Paris : Desjonquères, 2006, pp. 40- 41 ; Sylvio Hermann De Franceschi. « L’orthodoxie catholique post-tridentine face <?page no="85"?> Une errance fondatrice aux origines de la Nouvelle-France ? 85 déclaration liminaire de Lescarbot, rappelant l’ordre d’un rapport convenable entre l’Église et la République, est redoublée par la dénonciation, dans le récit, de l’erreur commise par le pouvoir politique en ayant autorisé un contrat d’association, signé le 20 janvier 1611, trop favorable aux jésuites et excluant les marchands des profits de la navigation, et, dès lors, néfaste à l’efficacité de l’entreprise coloniale : S’il fallait donner quelque chose, c’était à Poutrincourt et non au Jesuite qui seul ne peut subsister sans lui. Je veux dire qu’il falloit premierement ayder à établir la République, sans laquelle l’Eglise ne peut étre, d’autant que (comme disoit un Evesque), l’Eglise est en la republique, et non la republique en l’Eglise. 30 Toute fondation repose sur un geste liminaire qui trace une claire séparation entre l’avant et l’après, entre ici et là. L’humaniste Lescarbot le sait bien mais, quand Champlain construira - du moins dans la version de 1613 de ses premiers voyages sur le Saint-Laurent - le mythe de fondation de l’habitation de Québec sur un sacrifice sanglant, Lescarbot demande pour Sainte-Croix et pour Port-Royal un acte fondateur plus économe du sang des hommes et met comme à distance l’économie dramatique de l’expérience liminaire pour en conjurer la fascination obscène. Denis Crouzet et Olivier Christin ont mis en évidence comment l’édit de Nantes était consubstantiellement lié à l’idée d’un échange entre le sujet et l’État royal au travers duquel s’opérait l’abandon, pour le premier, de sa passion politico-religieuse, et la responsabilité, pour le second, de prendre en charge le mal dans le monde. La vertu pacificatrice de l’édit de Nantes repose essentiellement sur le renoncement à la concorde au bénéfice de l’aménagement du dissensus et de la tolérance civile de la différence confessionnelle et ce, même si la perspective d’une réunion demeurait le but d’une évolution dont la temporalité relevait, désormais, de la seule Providence. En faisant le récit édifiant de l’errance d’un prêtre armé dans les déserts canadiens aux premiers jours d’un espoir colonial renouvelé, Marc Lescarbot dessinerait alors la voie étroite à suivre afin d’éviter que la division religieuse ne soit la cause de son échec, et que l’enthousiasme ne tienne lieu de gouvernance impériale ni la passion religieuse de raison politique. Si Isabelle Lachance peut aux politiques », Revue française d’histoire des idées politiques, 39 (2014), pp. 129- 159. 30 M. Lescarbot. Histoire de la Nouvelle-France, op. cit., pp. 667-668. Une suggestive entrée dans cette thématique de l’antijésuitisme dans les textes de la Nouvelle- France est proposée par I. Lachance dans son article « Ils estoient si subjects à leur bouche : la Relation de 1616 face à la topique antijésuite », dans M. A. Bernier, C. Donato et H.-J. Lüsebrink (éd.), Jesuit Accounts, op. cit., pp. 263-275. <?page no="86"?> 86 Yann Lignereux considérer l’anecdote de Nicolas Aubry comme un avertissement donné contre une autre forme d’enthousiasme - la recherche outre-mer de l’aventure - partageant avec le précédent une même stérilité, le sens de l’épisode ne semble pas, pour ma part, s’épuiser dans la lecture d’un précepte utilitariste mis en scène à l’occasion de l’errance et de l’inutilité de ce prêtre : les expériences coloniales françaises malheureuses, l’histoire personnelle de Marc Lescarbot au sein des guerres civiles finissantes, la formalisation de Nicolas Aubry en un type générique - la figure ridicule du clerc ignorant -, l’actualité polémique du compromis henricien comme celles du conflit romano-vénitien et de la controverse entre Jacques I er et le cardinal Bellarmin - avant même le rejeu de l’antijésuitisme consécutif à l’assassinat d’Henri IV et les débats des États Généraux de 1614 - autorisent une interprétation politico-religieuse du pittoresque épisode et à reconnaître à Lescarbot l’art d’instruire tout en divertissant. La menace pesant sur l’entreprise acadienne provient moins dès lors d’une hypothétique dangerosité de certains Amérindiens qu’elle ne sourd de spectres transportés de l’ancienne France à la nouvelle. Soit les fantômes des guerres civiles et celui du zèle religieux. Ce spectre théocratique (qu’il ne faut pas confondre avec la légitime entreprise de conversion des Souriquois par les Français selon l’auteur) que s’efforce de conjurer le projet historiographique de Lescarbot prend le visage, dans les premières pages de ce nouveau livre des aventures ultramarines françaises, d’un jeune prêtre parisien qui, l’épée à la main, part à la conquête du Nouveau Monde au risque de sa perte et avec elle, celle de la jeune colonie en ravivant l’antagonisme confessionnel. Le chemin que trace Marc Lescarbot en Acadie est celui que dessine, depuis une dizaine d’années, dans le sujet absolutiste idéal l’édit de Nantes séparant le fidèle du citoyen. Ce spectre théocratique est celui qu’il faudra de nouveau affronter, deux ans plus tard, quand en 1606, le jésuite Biard arrachera au gouverneur Jean de Poutrincourt son pardon et sa grâce pour un marin malouin coupable d’avoir enlevé une indienne à son mari et de s’être affranchi des règles organisant la traite des pelleteries. Comme l’a souligné Isabelle Lachance, le gouverneur doit céder aux pressantes sollicitations du jésuite, mais Marc Lescarbot retient de cette défaite politique un avertissement qui fait immédiatement écho à l’égarement du prêtre Nicolas Aubry : Mon père - dit alors le gouverneur -, je vous prie de me laisser faire ma charge, je la sais bien et espère aller aussi bien au paradis avec mon épée que vous avec votre bréviaire. Montrez-moi le chemin du ciel, je vous conduirai bien en terre. 31 31 M. Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France, op. cit., p. 669. <?page no="87"?> Une errance fondatrice aux origines de la Nouvelle-France ? 87 Conduire les autres sans les égarer, leur enseigner la voie droite : c’est le devoir du chef, l’origine du mot rex, l’essence de la souveraineté. L’errance de Nicolas Aubry dessine bien, comme en creux, la route alors à suivre fidèlement : celle du gouvernement au temps de l’Édit et de la naissance de l’État où l’Épée du chef ne se confond pas avec la Clef du clerc. Celle, donc, d’une gouvernance pastorale passée au crible de la raison d’État, pour reprendre le célèbre discours d’Henri IV aux parlementaires parisiens du 16 février 1599 : sacrée sans être ecclésiastique. Bibliographie Sources Champlain, Samuel de. Au secours de l’Amérique française, 1632, éd. Éric Thierry. Québec : Éditions du Septentrion, 2011. Champlain, Samuel de. Les fondations de l’Acadie et de Québec (1604-1611), éd. Éric Thierry. Québec : Éditions du Septentrion, 2011. 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Champion, 1997. <?page no="89"?> « Hiverner avec les Sauvages » : la mission volante de Paul Lejeune, premier supérieur jésuite de Québec Y VON L E B RAS (B RIGHAM Y OUNG U NIVERSITY ) On attribue au père Paul Lejeune plus d’un tiers des relations des jésuites du Canada, qu’il rédigea en tant que supérieur de Québec (1632-1639), de simple rédacteur (1642-1642) et de procureur de la mission à Paris (1653, 1655, 1657 et 1658), alors qu’il n’assume plus qu’un rôle de réviseur avant leur publication en volumes par Sébastien Cramoisy, imprimeur ordinaire du roi à qui l’on doit leur large diffusion en France jusqu’en 1673 1 . Si les relations de 1632 et 1633 ne sont que de simples lettres écrites sous la forme d’un journal dans lesquelles Lejeune fait le récit de son voyage et de son arrivée en Nouvelle-France tout en communiquant à ses lecteurs ses premières impressions du pays et de ses habitants, celle de 1634 apparaît plus conforme au modèle proposé par Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus, qui ordonna en 1547 aux supérieurs des premières missions jésuites de lui envoyer chaque année un rapport de leurs activités apostoliques respectives, de même que « tout ce qu’il est utile de savoir : climat, nourriture, coutumes, caractères des gens, bref tout ce qui semble nécessaire pour le culte de Dieu et le bien des âmes 2 ». L’avis au lecteur que l’on trouve dans l’avant-propos de cette relation ne laisse aucun doute sur les intentions de son rédacteur : « Je distinguerai la Relation de cette année 1 À la suite de l’affaire des « rites chinois », les jésuites subirent la condamnation de Rome, officialisée par un bref du pape Clément X du 6 avril 1673 qui interdisait la publication et, en conséquence, la circulation auprès du grand public de tous les écrits missionnaires, quels qu’ils soient. 2 Claude Rigault et Réal Ouellet. « Relations des Jésuites », Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec. Montréal : Fides, 1978, t. 1, p. 640. <?page no="90"?> 90 Yvon Le Bras par chapitres, à la fin desquels je mettrai le journal des choses qui n’ont autre liaison que la suitte du temps auquel elles sont arrivées. » 3 En privilégiant une succession de chapitres organisés thématiquement au détriment de la chronologie événementielle - qu’il nommera d’ailleurs en 1635 un « ramas de choses dressé en forme de journal » - Lejeune faisait de sa relation une ébauche d’histoire naturelle et morale de la Nouvelle-France, à l’image de celle de son prédécesseur Pierre Biard 4 et, surtout, du jésuite espagnol Joseph de Acosta 5 . Cette façon de subordonner le narratif au descriptif dans la relation de 1634 s’explique peut-être aussi par le fait que l’essentiel du journal en question est un récit de voyage malheureux, celui d’une mission « volante » auprès d’un groupe de Montagnais, entreprise par Paul Lejeune au cours de l’hiver 1633-1634 sur la rive sud du Saint-Laurent et dont il reviendra sans avoir converti quiconque. Reléguer le journal à la fin de l’ouvrage permettait à son auteur, à défaut d’occulter totalement son échec, de substituer l’ordre de chapitres thématiques à l’apparent désordre 6 du récit de l’aventure qu’il a vécue avec les « Sauvages ». Bien que le père Lejeune ne soit pas le premier missionnaire jésuite qui ait suivi des Amérindiens dans les bois pendant l’hiver pour se familiariser avec leur langue et leur enseigner quelques rudiments de la foi chrétienne, nul avant lui n’avait relaté les péripéties d’une telle aventure avec autant de détails - ce qu’il fait depuis son départ de Québec, le 18 octobre 1633, à son retour précipité, le 10 avril 1634, dans la nuit du dimanche au lundi de Pâques. Quarante-deux entrées de diverses longueurs ponctuent le journal de Lejeune et permettent de le diviser en deux parties correspondant à la traversée de deux espaces distincts : le « pays des poissons » et le « royaume des bestes sauvages », comme les désigne le narrateur. En effet, du 18 octobre au 12 novembre 1633, Paul Lejeune et une vingtaine de Montagnais, « comptant les hommes, les femmes et les enfans 7 », se déplacent en canot d’île en île sur le Saint-Laurent, de Québec 3 Paul Lejeune. Relation de 1634 de Paul Lejeune. Le missionnaire, l’apostat, le sorcier, éd. Guy Laflèche. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 1973, p. 4. 4 Pierre Biard. Relation de la Nouvelle France, de ses terres, naturel du païs & de ses habitans. Lyon : Louis Muguet, 1616. 5 Joseph de Acosta. Histoire naturelle et morale des Indes occidentales [1589], trad. Jacques Rémy-Zéphir. Paris : Payot, 1979. 6 C’est ce que Lejeune précise lui-même : « Ce que j’escris dans ce journal n’a point d’autre suitte que la suitte du temps, voilà pourquoi je passerai souvent du coq à l’asne, comme on dit, c’est à dire que quittant une remarque je passerai en une autre qui ne lui a point de rapport, le temps servant de liaison à mon discours » (Relation de 1634, op. cit., p. 137). 7 Ibid., p. 128. <?page no="91"?> « Hiverner avec les Sauvages » : la mission volante de Paul Lejeune 91 jusqu’à leur débarquement sur la rive sud. Si l’on en croit le missionnaire, mise à part la tempête qui les retient « prisonniers 8 » sur un îlot pendant huit jours, les premières étapes du voyage se révèlent relativement plaisantes. Favorisée par les vents et les marées, la navigation le long des rives du « Grand fleuve », où abondent poissons et gibier de toutes sortes, suscite même l’étonnement du voyageur, qui ne peut s’empêcher de décrire le spectacle contrasté qui s’offre à ses yeux : Le lendemain, nous quittasmes ceste isle pour entrer dans une autre […] : nous la pourrions nommer l’isle aux oies blanches, car j’y vis plus de mille en une bande. […] Elle est bordée de rochers si gros, si hauts et si entrecoupés, et peuplés néanmoins de cèdres et de pins si proprement qu’un Peintre tiendroit à faveur d’en avoir la vue pour tirer l’idée d’un désert affreux pour ses précipices, et très agréables pour la variété de quantité d’arbres qu’on diroit avoir été planté par la main de l’art plustost que de la nature. Comme elle est entrebaillée de baies pleines de vase, il s’y retire si grande quantité de gibier et de plusieurs espèces que je n’ai point veu en France, qu’il le faut quasi voir pour le croire. 9 Dès qu’il met le pied sur la terre ferme le 12 novembre pour entrer avec les « Sauvages » dans les « grans bois » « courant cà et là, pour y chercher leur vie 10 », le ton change brusquement pour laisser libre cours à l’expression du désarroi et de la souffrance qu’il a endurés à « leur suitte ». Ces vastes forêts « peuplées de diverses espèces d’arbres, notamment de pins, de cèdres et de sapins 11 » n’ont plus rien d’attrayant pour le père Lejeune, qui conçoit désormais son voyage dans cette terra incognita comme un « pélerinage 12 », en d’autres termes : une pérégrination, un chemin de croix sur lequel il s’engage à l’exemple de saint Pierre et de saint Paul proclamant la bonne parole au péril de sa vie pour sauver des âmes errantes. Parallèlement au changement d’environnement dont il est question dans le journal, la présence inopportune parmi les Montagnais qui l’ont accueilli des deux frères de Mestigoït, le chef de bande, n’est pas étrangère au fait que Lejeune focalise son récit sur ses propres épreuves, alors qu’ils s’enfoncent davantage dans les terres. Le premier, Pastedechouan, ou l’Apostat - comme se plaît à l’appeler le missionnaire, car il a renié la foi chrétienne après avoir passé cinq ans en France -, refuse d’assumer son rôle d’interprète pendant l’hivernement pour abandonner le père jésuite à son triste sort, bien en peine de prêcher l’évangile à ses hôtes par des 8 Ibid., p. 130. 9 Ibid., p. 131. 10 Ibid., p. 141. 11 Id. 12 Ibid., p. 168. <?page no="92"?> 92 Yvon Le Bras « balbutiements » qui les font bien rire. Quant au second, Carigonan, « le plus fameux sorcier de tout le pays », qui se joint contre toute attente au groupe en cours de route, il est l’incarnation du mal sous toutes ses formes, comme en témoignent les incantations qu’il profère à la moindre occasion et ce, au grand dam du père jésuite : Ce Thrason redoublant ses fougues fit mille actions de fol, d’ensorcelé, de démoniaque, tantost il crioit à pleine teste, puis demeuroit tout court comme espouvanté, il faisoit mine de pleurer, puis il s’éclattoit de rire comme un diable follet, il chantoit sans règles ni sans mesures, il siffloit comme un serpent, il hurlait comme un loup ou comme un chien, il faisoit du hibou et du chathuan, tournant les yeux tout effarés dedans sa teste, prenant mille postures, faisant toujours semblant de chercher quelque chose pour la lancer. J’attendois à tous coups qu’il arraschat quelque perche pour m’en assommer ou qu’il jettast sur moi. Je ne laissai pas néantmoins, pour lui monstrer que je ne m’estonnois pas de ses diableries, de faire toutes mes prières, et l’heure de mon sommeil estant venue, je me couchai et reposai aussi paisiblement dans son sabbat que j’eusse fait dans un profond silence […]. 13 Malgré l’apparente assurance du missionnaire face à celui qu’il considère comme un « prétendu magicien » trompant son monde pour en tirer « quelque profit », il ne pourra jamais en ignorer l’existence pendant son séjour parmi les Montagnais, au point de voir en lui la cause de tous ses déboires et de justifier a posteriori l’échec de sa mission en ces termes : « Si ce miserable ne fust point venu avec nous, ces Barbares auraient pris grand plaisir de m’escouter […]. » 14 Ainsi, comme le souligne Guy Laflèche, la relation de Lejeune et, surtout, le journal qui en reproduit la trame événementielle s’articulant autour du conflit d’autorité qui oppose le missionnaire au sorcier, « n’a plus rien d’un rapport ou d’un mémoire », mais relève plutôt d’un véritable « drame baroque [dont] l’action se noue autour de personnages qui prennent comme dans les romans […] des proportions caricaturales. » 15 Les nombreuses stations de chasse, qui immobilisent parfois les Montagnais pendant plusieurs jours, ménagent dans le récit des moments propices à la mise en scène des frasques de l’Apostat, qui ne cesse de donner du fil à retordre au missionnaire et de provoquer des altercations verbales entre ce 13 Ibid., p. 146. 14 Ibid., p. 134. 15 G. Laflèche, « La description triomphante d’un récit malheureux », dans P. Lejeune. Relation de 1634, op. cit., pp. xi-xli ; cit. p. xv. <?page no="93"?> « Hiverner avec les Sauvages » : la mission volante de Paul Lejeune 93 dernier et le sorcier, échanges que le relateur résumera plus tard de la manière suivante : Jai creu cent fois que je ne sortirois jamais de ceste meslée que par les portes de la mort. Il m’a traitté fort indignement, il est vrai, mais je m’estonne qu’il n’a pis fait, veu qu’il est idolâtre de ses superstitions que je combattois de toutes mes forces. De raconter par le menu toutes ses attaques, ses risées, ses gausseries, ses mespris, je ferois un Livre pour un Chapitre : suffit de dire qu’il s’attaquoit mesme par fois à Dieu pour me déplaire, et qu’il s’efforçoit de me rendre la risée des petits et des grands, me décriant dans les autres cabanes aussi bien que dans la nostre […]. Croyez-moi, si je n’ai rapporté autre fruict des Sauvages, j’ai pour le moins appris beaucoup d’injures en leur langue. 16 De campement en campement, la quête de gibier, qui mène Lejeune et sa bande de Montagnais à travers des « vallées fort profondes, puis sur des montagnes fort relevées, quelquefois en plat pays et tousjours dans la neige 17 », a tout d’une descente aux enfers : De vous dépeindre la difficulté des chemins, je n’ai ni plume, ni pinceau qui le puisse faire […]. Nous ne faisions que monter et descendre, il nous falloit souvent baisser à demi corps pour passer soubs des arbres quasi tombés et monter sur d’autres couchés par terre dont les branches nous faisoient quelque fois tomber assez doucement, mais tousjours froidement, car c’estoit sur la neige. S’il arrivoit quelque dégel, ô Dieu quelle peine ! il me sembloit que je marchois sur un chemin de verre qui se cassoit à tous coups soubs mes pieds : la neige congelée venant à s’amollir tomboit et s’enfonçoit par esquarres ou grandes pièces, et nous en avions bien souvent jusqu’aux genoux, quelque fois jusqu’à la ceinture, que s’il y avoit de la peine à tomber, il y en avoit encor plus à se retirer, car nos raquettes se chargeoient de neige et se rendoient si pesantes que quand vous veniez à les retirer, il vous sembloit qu’on vous tiroit les jambes pour vous démembrer […]. Or figurez vous maintenant, dans ces chemins, une personne chargée comme un mulet et jugez si la vie des Sauvages est douce. 18 Si le narrateur s’attarde quelque peu sur les « travaux » qu’il a subis à battre ainsi la campagne avec des Montagnais, il est tout aussi prolixe quand il évoque la misère de leur existence dans des cabanes enfumées et construites à la hâte, dans lesquelles on se couche pêle-mêle, la faim au ventre en attendant des jours meilleurs. Mais ce sont surtout les risées dont il est l’objet de la part de ses compagnons d’infortune qui retiennent 16 Ibid., pp. 123-124. 17 Ibid., p. 141. 18 Ibid., p. 143. <?page no="94"?> 94 Yvon Le Bras l’attention, même si leur évocation accentue davantage la singularité, sinon l’humanité du missionnaire plongé dans un monde sauvage et hostile : Tous les Sauvages se mocquoient de moi de ce que je n’estois pas un bon cheval de malle, me contentant de porter mon manteau qui estoit assez pesant, un petit sac où je mettois mes menues nécessités et leur gausseries qui ne me pesoient pas tant que mon corps : voilà ma charge. 19 Entièrement dépendant des Montagnais pour assurer sa subsistance au cours de cette folle équipée, Lejeune ne peut pas non plus les perdre de vue sans risquer de s’égarer, comme ce fut le cas le 6 décembre après s’être engagé par mégarde sur un chemin que « les chasseurs avaient fort battu 20 », mais qui ne conduisait pas où les Montagnais « alloient cabaner ». Allant, venant, tournant « de tous costés » au milieu de nulle part pendant des heures, Lejeune connaît alors la peur de sa vie, avant d’être secouru, comble de l’ironie, par l’Apostat parti à sa rencontre. Paradoxalement, c’est au beau milieu de l’hiver, quand ce groupe de Montagnais se met à « tourner bride » pour retourner vers « l’isle où [ils ont laissé leur] chalouppe » - alors que la chasse est plus abondante et plus fructueuse -, que le narrateur, à bout de force, tombe malade car, expliquet-il, « [p]assant de la famine dans la bonne nourriture, [il se] port[a] bien, mais passant de la chair fraische au boucan [il] tombai[t] malade, et ne recouvr[a] point entièrement la santé que trois semaines après [son] retour en [leur] petite maisonnette 21 ». À partir de là, les entrées de son journal se feront plus fréquentes mais plus brèves, comme si la maladie qui le tenaillait l’empêchait d’écrire. Le récit qui en résulte, réduit à l’essentiel, devient lacunaire et elliptique. Une fois le missionnaire péniblement arrivé après les autres sur les rives du Saint-Laurent le 1 er avril, tout s’accélère. Il s’embarque alors sur un canot en compagnie de Mestigoït, qui s’est juré de le ramener sain et sauf à Québec en remontant le fleuve, encore pris par les glaces. Il n’est désormais question et ce, jusqu’au 10 avril, que de la vaillance providentielle du chef indien auquel le religieux doit son salut : C’est ici que je vis les vaillances de mon hoste : il s’estoit mis devant comme au lieu le plus important dans les grands périls, je le voyais au travers de l’obscurité de la nuict, qui nous donnoit de l’horreur et augmentoit nostre danger, bander ses nerfs, se roidir contre la mort, tenir nostre petit canot en estat dans les vagues capables d’engloutir un grand vaisseau […]. Vous l’eussiez veu céder à une vague, en couper une autre par le milieu, éviter une glace, en repousser une autre, combattre 19 Ibid., p. 144. 20 Ibid., p. 153. 21 Ibid., p. 168. <?page no="95"?> « Hiverner avec les Sauvages » : la mission volante de Paul Lejeune 95 incessamment contre un furieux vent de nordest qu’il avoit en teste […]. Il est vrai que s’il n’eust eu des bras de géant (il est homme grand et puissant) et une industrie non commune ni aux François ni aux Sauvages, ou une vague nous eust engloutis, ou le vent nous eust renversé, ou une glace nous eust escrasé. Disons plustot que si Dieu n’eust été nostre nocher, les ondes qui battent les rives de nostre demeure auroient esté nostre sépulchre. 22 Au terme de ce voyage qui faillit lui coûter la vie, le moment est venu pour le supérieur jésuite de Québec de faire le bilan d’une entreprise dans laquelle il s’était lancé dans l’espoir d’avancer dans la « cognoissance » de la langue des Montagnais et d’en convertir quelques-uns. Contraint de s’expliquer sur le fait de n’avoir « rapporté aucun fruit des Sauvages », il ne peut attribuer cet échec qu’à la « difficulté de ceste langue », au « deffaut » de sa mémoire et, surtout, à la « perfidie » de l’Apostat et à la « malice » du sorcier 23 . Dans ces conditions, le seul moyen de faire de ces « Barbares » des « enfans de Dieu » et de voir la bonne semence de l’Évangile « germer et fructifier en leur âme » n’est-il pas de les « arrester », de les accoutumer « petit à petit à tirer quelque chose de la terre 24 » ? C’est ce que le père Lejeune répète à satiété dans les pages de sa relation qu’il consacre à l’œuvre des missionnaires jésuites en Nouvelle-France, pour susciter, malgré tout, des vocations et s’assurer le soutien des bienfaiteurs de son ordre. Plus que tout, le retour de Paul Lejeune dans sa « petite maison de nostre Dame des Anges, en la Nouvelle France 25 » lui donne l’occasion, avant le départ des vaisseaux pour la France à la fin de l’été de 1634, de rédiger la relation qui fera date dans l’histoire de la littérature missionnaire en Amérique. S’il complète et annote les pages du journal de son hivernement en s’inspirant des « mémoires » écrits pendant sa mission volante, tout indique que ce sont les chapitres consacrés aux Montagnais et à leurs « façons de faire » qui l’occupent le plus. Les renvois explicites aux entrées du journal qui en parsèment le texte lui permettent ainsi d’authentifier ses dires en s’appuyant sur l’expérience vécue et, surtout, de mettre en évidence ses talents d’observateur et sa maîtrise de l’art de la rhétorique. Qu’il s’agisse de faire le portrait physique et moral des Montagnais, d’exposer leurs créances, de décrire leurs habits, leurs cabanes, leurs chasses ou leurs festins à la lumière de son séjour parmi eux, rien ne semble échapper à la plume acerbe du père Lejeune. Usant avec dextérité de tous les procédés de style dont il dispose - et en particulier de l’ironie -, il passe au peigne fin les us et coutumes du peuple de chasseurs-cueilleurs qui l’avait accueilli 22 Ibid., p. 178-179. 23 Ibid., p. 112. 24 Ibid., pp. 26-27. 25 Ibid., p. 189. <?page no="96"?> 96 Yvon Le Bras l’espace de quelques mois pour les tourner en dérision et mettre en évidence le triste état dans lequel vivent ces malheureux qui, sur cette terre, sont privés des lumières de la foi. C’est ainsi que le rédacteur de la relation de 1634, insulté et méprisé dans la réalité de l’expérience, impose sa suprématie dans le texte. Belle revanche s’il en fut, que la colère divine viendra couronner deux années plus tard : Je me suis souvent estonné comment Dieu avait foudroyé, pour ainsi dire, les trois frères avec lesquels j’ai hiverné, pour avoir meschamment faussé la promesse qu’ils lui avoient faite de le recognoistre pour souverain, de l’aimer et de lui obéir comme à leur Seigneur […]. Avant que l’année fust expirée, l’aisné qui estoit ce misérable Sorcier, qui m’a bien donné de l’exercice, fut bruslé tout vif dans sa propre maison. Le second qui estoit mon hoste, homme d’assez bon naturel, mais qui pour complaire à son frère voulut déplaire à Dieu, fut noyé […]. Restoit l’Apostat, le plus jeune des trois. Je croi que le charactère de Chrestien lui a pour un peu de temps arresté la justine divine, mais comme il ne s’est pas voulu recognoistre, le mesme carreau de foudre qui a frappé ses frères l’a réduit en cendres. Ce misérable est mort cette année de mal-faim, délaissé dans les bois comme un chien […]. 26 Bibliographie Sources Acosta, Joseph de. Histoire naturelle et morale des Indes occidentales [1589], trad. Jacques Rémy-Zéphir. Paris : Payot, 1979. Biard, Pierre. Relation de la Nouvelle France, de ses terres, naturel du païs & de ses habitans. Lyon : Louis Muguet, 1616. Lejeune, Paul. Relation de 1634 de Paul Lejeune. Le missionnaire, l’apostat, le sorcier, éd. Guy Laflèche. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 1973. Études Laflèche, Guy. « La description triomphante d’un récit malheureux », dans Paul Lejeune. Relation de 1634 de Paul Lejeune. Le missionnaire, l’apostat, le sorcier, éd. G. Laflèche. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 1973, pp. xi-xli. Rigault, Claude et Réal Ouellet. « Relations des Jésuites », dans Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec. Montréal : Fides, 1978, t. 1, pp. 637-649. 26 Ibid., p. 194. <?page no="97"?> Errance missionnaire, errances documentaires. Une Relation inédite du père Louis Hennepin ? C ATHERINE B ROUÉ (U NIVERSITÉ DU Q UÉBEC À R IMOUSKI ) - Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. ― Je n’en ai point. - C’est donc quelqu’un des tiens. On a longtemps opposé l’œuvre viatique de Louis Hennepin (1683, 1697 et 1698) aux autres documents sur l’exploration de la Louisiane et notamment aux lettres de Cavelier de La Salle, jugées plus fiables. Jaugeant la qualité des sources historiques à partir du jugement moral porté sur leur auteur présumé, l’Histoire a longtemps répudié le récollet, l’estimant menteur, puisqu’il avait prétendu en 1697 avoir descendu le Mississipi deux ans avant l’explorateur en titre - voyage impossible, comme l’a brillamment montré Jean Delanglez 1 . En réalité, la recherche s’est elle-même laissé fourvoyer par la vaste entreprise de manipulation documentaire ayant accompagné, à la fin du XVII e siècle, l’exploration territoriale de la Louisiane. Un réexamen des documents publiés ou des manuscrits entourant cette exploration suggère ainsi non seulement que les errances morales ou scripturales ne sont pas l’apanage de Louis Hennepin, mais aussi que ce dernier pourrait avoir joué un rôle encore plus important que ce que ses ouvrages revendiquent, sur le terrain et sur papier. Ainsi, le document intitulé par P. Margry Voyage de M. de La Salle à la Rivière Mississipi 2 , dont nous connaissons quatre copies manuscrites et un 1 Jean Delanglez. « Hennepin’s Voyage to the Gulf of Mexico, 1680 », Mid-America, XXI (1939), pp. 32-81. 2 Pierre Margry. Découvertes et établissements des Français dans l’ouest et dans le sud de l’Amérique septentrionale, 1614-1698. Mémoires et documents inédits. Paris : Maisonneuve et C ie , 1879-1888, vol. II, pp. 93-102. <?page no="98"?> 98 Catherine Broué abrégé conservés dans les archives françaises 3 , a été attribué avec beaucoup d’empressement à Cavelier de La Salle par Raymond Thomassy qui, en 1860, en a le premier publié une transcription qu’il appelle dès lors Relation inédite 4 . Remarquant le caractère particulier de ce document 5 dont il examine trois des quatre copies manuscrites, Jean Delanglez ne s’en sert pas moins pour corroborer la route que Cavelier de La Salle aurait empruntée entre le 18 et le 22 juillet 1679 en allant à Niagara rejoindre son navire, Le Griffon 6 . Faute de temps et de moyens pour vérifier ce qui n’était au départ qu’une intuition, je me suis moi-même autrefois laissé prendre au piège de cette attribution. Or, imputer la Relation inédite à Cavelier de La Salle pose un certain nombre de problèmes d’ordre narratif et historique sur lesquels j’entends revenir. L’analyse minutieuse des variantes de chacune de ces copies, la structure du texte, les informations et les événements rapportés permettent d’étayer l’hypothèse selon laquelle on devrait plutôt attribuer ce document à Louis Hennepin. 3 Voiage de Monsieur de la Salle a la Riviere Mississipi, Archives nationales de France (CARAN), MAR/ 3JJ/ 277, f os non numérotés ; un duplicata en est conservé aux Archives nationales d’Outre-Mer, C13C3, f os 23-26. Un abrégé figure au fonds Moreau de Saint-Méry, F3-24, f. 16-17 sous le titre Extrait du Memoire du voyage du Sr de la Salle ala riviere de Mississipi Envoyé par M. de Frontenac le 9 no. 1680. Cet extrait opère de grandes coupes par rapport aux autres documents, supprimant de nombreux détails et, surtout, certains commentaires glissés dans la description et dans la narration. À la Bibliothèque nationale de France, la copie que l’on trouve dans le Recueil de pièces pour l’histoire de France. Mémoires historiques et politiques, XVI e , XVII e et XVIII e siècles du Fonds français 15466 de la Bibliothèque nationale de France, f os 224-225v o , porte le titre surajouté de Vo[i]yage de Monsieur de la Salle a la Riviere Missisipy ; la copie conservée au fonds Renaudot est intitulée Voiage de M. de la Salle a la Riuiere de Missipi (NAF 7485, f os 134-138v o ). La calligraphie de tous ces documents est très lisible et élégante, sans ratures ou presque, ce qui suggère qu’il s’agit là de l’œuvre de copistes rompus à cet exercice. 4 Raymond Thomassy. Géologie pratique de la Louisiane. New York : Arno Press, 1978 [réimpression de l’éd. Nouvelle-Orléans et Paris : L’Auteur et Lacroix et Beaudry, 1860]. J’aurai recours moi-même au titre Relation inédite pour désigner ce document, qui semble n’avoir pas eu de titre à l’origine (voir plus bas). 5 J. Delanglez. « A Calendar of La Salle’s Travels, 1643-1683 », Mid-America, XXII, 3 (1940), p. 292. 6 J. Delanglez (ibid., p. 292) infère cette route à partir de ce document et de deux lettres de l’explorateur : l’une à Thouret datée du 29 août 1680 et une autre datée du 22 août 168[1] et que l’on croit destinée à Claude Bernou (voir n. 13). <?page no="99"?> Errances missionnaires, errances documentaires 99 1. Quatre copies, deux séries de variantes Les quatre exemplaires manuscrits de ce document sont suffisamment proches les uns des autres pour que Jean Delanglez ait pu estimer, à partir de l’examen de trois d’entre eux, qu’ils ne différaient que très peu et seulement sur des éléments de détail. Cependant, un examen minutieux de leurs variantes révèle que, loin d’être sans intérêt, comme l’estimait Delanglez, celles-ci peuvent nous renseigner sur la nature et l’origine de ce document. La première différence significative réside d’abord dans les mentions de provenance. Aucune mention ne figure sur les copies de la Bibliothèque nationale ; cependant, la mention « M. le Comte de Frontenac » figure sur les copies MAR/ 3JJ/ 277 et C13C3 des Archives nationales, sans qu’il soit précisé s’il s’agit d’un document rédigé par Frontenac ou fourni par lui. Cette mention paraît avoir été surajoutée dans MAR/ 3JJ/ 277, car d’autres mentions la précèdent, qui sont biffées de manière à ce qu’on ne puisse déchiffrer l’écriture antérieure, quelques lettres exceptées 7 (voir Annexe). Cette mention de provenance, ainsi que la date qui l’accompagne (9 novembre 1680), semblent questionnables 8 , sinon erronées. J’y reviendrai. D’autres différences notables nous permettent de montrer qu’aucune des copies ne constitue l’original et d’esquisser une généalogie de leur rédaction. Ainsi, le document conservé aux Archives nationales sous la cote MAR/ 3JJ/ 277 constitue globalement la version la plus complète et a servi de modèle au duplicata dans C13C3 reproduit par Thomassy, mais ne semble pas avoir servi de modèle aux copies de la Bibliothèque nationale NAF 7485 et FF 15466. En revanche, le document provenant des papiers Renaudot (NAF 7485) semble procéder de la copie FF 15466, mais s’en écarte légèrement par la graphie et sur quelques éléments du contenu omis, oubliés, voire transformés. La copie qualifiée d’Extrait, pour sa part, pourrait avoir été effectuée à partir du document MAR/ 3JJ/ 277 ou de son duplicata. Nous avons donc affaire à deux séries de copies différentes dont il serait possible de schématiser la genèse ainsi : 7 La copie MAR/ 3JJ/ 277 est par ailleurs tronquée de sa marge supérieure, collée pour l’assemblage en recueil. Faute de moyens pour déchiffrer ce sous-texte, j’ai laissé de côté ces inscriptions biffées ou masquées, bien qu’elles puissent révéler quelques renseignements déterminants pour la présente analyse. 8 J. Delanglez souligne notamment qu’il n’existe dans les archives aucune lettre de Frontenac connue portant cette date ; voir « A Calendar », art. cit., p. 292. <?page no="100"?> 100 Catherine Broué Au-delà de l’origine et de la date d’écriture de la Relation inédite, la disparité des titres dans ces exemplaires révèle que la nature même de ce document pose problème. Ainsi, celui de la copie FF 15466, d’une écriture plus petite et plus serrée, figure dans la marge supérieure du document, alors que les gros caractères de la première phrase signalent que celle-ci faisait initialement office d’intitulé et semblent indiquer que nous serions en présence d’une partie d’un ensemble plus vaste, partie dont on aurait choisi de ne présenter que le cœur, chapitre d’un mémoire peut-être, ou encore lettre que l’on aurait amputée des formules de civilités qui devaient l’encadrer. Le début abrupt dépourvu de toute mise en contexte et l’absence de véritable conclusion confortent cette impression. De plus, la mention « La troisième » figurant au recto de la première page dans la copie FF 15466 pourrait s’appliquer à la numérotation d’une lettre faisant partie d’une correspondance d’ensemble tournant autour d’un même sujet. De fait, la note marginale de la main de Colbert 9 sur la copie MAR/ 3JJ/ 277 nous oriente plutôt vers l’hypothèse voulant que ce document ait fait partie d’un ensemble de lettres : « [A] [e]largir[.] [V]eriffier si je n’ay pas tout [tronqué ? ] de ces lettres[.] » 10 Entre les deux séries de transcriptions se révèle ainsi la transformation d’une mise en scène énonciative initiale : d’abord conçu comme une lettre rédigée par un épistolier connu de son destinataire, le document original serait parvenu dans les archives de la marine privé de son contexte d’énonciation. Ne reste pour en retracer l’auteur que les renseignements temporels, spatiaux et événementiels qu’il contient. 2. Un contenu composite La Relation inédite est constituée de deux parties d’à peu près égale longueur : la première est descriptive ; la seconde, narrative. Des commentaires ou des jugements émaillent l’ensemble d’un parti-pris anti-jésuite. 9 Id. 10 Id. <?page no="101"?> Errances missionnaires, errances documentaires 101 Conférant au document une structure en boucle, une courte phrase descriptive sert de conclusion. 2.1. Description du territoire du lac Érié jusqu’au Mississipi La première partie présente le territoire le long d’un parcours débutant en amont des chutes du Niagara, allant jusqu’au Mississipi (quoique sans détails) et se terminant sur un retour au travers des terres qui séparent les lacs Michigan et Érié. Le texte décrit minutieusement le passage du lac Ontario au lac Érié, la quasi-impossibilité de la navigation dans le détroit au-dessus des chutes du Niagara pour un gros navire à voile, l’impossibilité de passer en canot de la rivière Saint-Joseph à la rivière Illinois, puis la région traversée par cette dernière, son relief, son climat et ses habitants ; il met en doute la descente de Jolliet au-delà de l’embouchure de la rivière Illinois sur le Mississipi en laissant entendre que son auteur dispose d’informations plus justes ; il insiste sur l’importance de terminer la « découverte » entreprise par La Salle et affirme que ce sera possible sans difficultés. Cette description correspond au voyage effectué par La Salle depuis son embarquement à bord du Griffon en amont des chutes du Niagara en août 1679, jusqu’à son installation en pays illinois, puis à son retour au fort Frontenac au printemps 1680, à cela près que ce dernier n’était pas encore allé au-delà du fort Crèvecœur en 1680. Le principal protagoniste dans cette description est « Monsieur de la Salle », mais le narrateur apparaît sous la forme d’un « nous » qui est partie prenante de l’expédition et se présente comme témoin du territoire décrit. Ce « nous » permet de faire le point sur les connaissances acquises (« comme nous l’avons reconnu depuis »), de promouvoir la découverte prochaine de l’embouchure du Mississipi, d’insister sur l’alliance de l’administration coloniale avec certains groupes amérindiens ou sur la religion catholique. Néanmoins, cette description laisse également entendre que le pays aurait déjà été visité le long du Mississipi en indiquant le nombre d’affluents « considérables » que ce fleuve reçoit, par exemple. Elle mentionne également au passage le « pays des Nadouessioux » et compare le climat de la région de la rivière Illinois à ceux des Grands Lacs, de la région du fort de Frontenac et d’une région vague « du costé du Nord », en mettant en regard la présence ou l’absence de glace dans différents endroits de ce vaste territoire au cours d’une même semaine commençant le 22 mars. Or, en mars 1680, la troupe de La Salle, qui était installée depuis le mois de décembre 1679 sur la rivière des Illinois, s’était dispersée : Louis Hennepin avait été envoyé avec deux canoteurs vers des « nations inconnues » de la région du Mississipi ; Cavelier de La Salle était reparti, avec six de ses hommes, <?page no="102"?> 102 Catherine Broué rejoindre le fort Frontenac par les terres, tandis que les confrères d’Hennepin, Zénobe Membré et Gabriel de la Ribourde, étaient restés aux Illinois avec Henri de Tonti et le reste des engagés. Cette synthèse climatique donnerait donc lieu de croire que le rédacteur aurait eu recours à plusieurs informateurs différents pour chacune des régions comparées : la mention de données climatiques sur la rivière des Illinois, au lac Érié et vers « le Nord », laisse ainsi entendre que le rédacteur, lui-même membre de l’expédition, avait en main des nouvelles en provenance de chacun de ces lieux pour rédiger sa synthèse. Enfin, il faut souligner que cette première partie fait explicitement référence à des renseignements fournis sur une carte de Jolliet 11 , mettant systématiquement en doute leur validité, et fait allusion, plus discrètement, à des éléments de la relation de Marquette. Ces références et allusions répétées constituent une manière habile d’insérer dans une description en apparence objective la subjectivité d’un parti-pris anti-jésuite, qui constitue en quelque sorte le leitmotiv de ce document, puisqu’il se retrouve également au cœur de la narration qui fait l’objet de la seconde partie. 2.2. Narration d’une ambassade miami compromettante : un narrateur-protagoniste La seconde partie de la Relation inédite consiste en une narration habilement introduite par des considérations sur le danger d’apostasie qui guette trois enfants baptisés par le missionnaire jésuite Claude Allouez. Dans cette partie, le narrateur devient le principal protagoniste et utilise d’emblée la première personne du singulier pour raconter un événement survenu chez les Tsonnontouans (ou Sénécas, peuple iroquois) et pour attribuer aux jésuites - quoique avec précautions - un complot visant à allier les Miamis et les Iroquois contre les Illinois au cours d’une démarche à laquelle le rédacteur de la Relation inédite aurait assisté. 11 Présence de mines, accès à la rivière Illinois, abondance des bisons, facilité de navigation jusqu’à la mer, proximité des Espagnols, existence de Matoutentas sur un affluent ouest du Mississipi, « monstre » peint sur une roche, carte et nations décrites par Jolliet, facilité ou difficultés de navigation, perroquets verts : les cartes de la Frontenacie (1675), du Mississipi (1678) ou de la Manitoumie (1678) pourraient avoir servi à l’auteur pour rédiger ce document qui s’apparente par endroits à une réfutation. Pour une description des cartes attribuables à Jolliet ou Marquette, voir Lucien Campeau. « Les cartes relatives à la découverte du Mississipi par le R. P. Jacques Marquette et Louis Jolliet », Les Cahiers des Dix, 47 (1992), pp. 41-90. <?page no="103"?> Errances missionnaires, errances documentaires 103 Précisons que cette narration comporte plusieurs repères énonciatifs temporels qui nous permettent d’en fixer la période de rédaction au printemps ou à l’été (« si Monseigneur le Comte veut bien cette année pleurer les morts des Onontagués »), mais sans indice quant à l’année. Ces indices temporels laissés par la partie narrative paraissent d’abord correspondre au voyage effectué par La Salle d’août 1679 à mai 1680 mais, ce faisant, ils contredisent la partie descriptive qui laisse entendre que l’ouest a déjà été visité et que plusieurs informateurs ont pu témoigner de la rigueur de l’hiver aux Illinois, sur le lac Érié et « du costé du Nord », comme je l’ai déjà mentionné. De même, la narration contraste avec la description qui la précède par l’opposition entre deux personnages bien distincts : « Le sieur de la Salle » et « je », opposition fondamentale qui nous permet de remettre en question l’attribution de ce document à Cavelier de La Salle. On voit mal en effet pourquoi La Salle aurait commencé à parler de lui-même à la troisième personne, comme dans les relations de type officielles présentées en son nom (et rédigées par d’autres que lui), puis serait passé au « je » en adoptant la forme plus personnelle qu’il privilégie dans ses lettres. En revanche, la juxtaposition d’un « je » à la fois narrant et actant, d’un « nous » faisant référence aux membres de l’expédition de La Salle et à la religion catholique, en particulier celle des récollets et du chef de l’expédition « M. de la Salle », se rapproche de la manière d’écrire de Louis Hennepin dans sa Description de la Louisiane 12 , notamment. Se pourrait-il que ce dernier ait repris à son compte un récit de Cavelier de La Salle dans un document de synthèse portant sur leur entreprise d’exploration de 1678-1680 ? L’examen de deux lettres de La Salle, dans lesquelles celui-ci raconte le même épisode selon deux versions différentes, et la lecture de la Description de la Louisiane montrent non seulement que la chose est en effet possible, mais aussi que le véritable « témoin » des événements racontés serait non pas La Salle, comme ce dernier l’affirme dans ses lettres, mais bien Hennepin lui-même. 3. Des lettres de La Salle à la Relation inédite : une vérité mouvante La Salle, dans sa correspondance, ne manque pas une occasion de médire des jésuites et de leur attribuer mille vilénies : le propos de la Relation inédite est en cela tout à fait conforme à ce que l’explorateur affirme 12 Louis Hennepin. Description de la Louisiane, nouvellement découverte au Sud’Oüest de la Nouvelle France, par ordre du Roy. Avec la Carte du Pays : Les Mœurs & la Maniere de vivre des Sauvages. Dediée à sa Majesté. Paris : Amable Auroy, 1688, pp. 13-14. <?page no="104"?> 104 Catherine Broué dans deux lettres qui rapportent des événements similaires 13 , à savoir les menées secrètes de certains missionnaires jésuites qui auraient cherché à lui mettre des bâtons dans les roues en montant les nations amérindiennes les unes contre les autres sur son passage. C’est pourtant justement ce complot allégué dont La Salle aurait été victime qui peut nous mettre sur la piste du véritable auteur de la Relation inédite. On trouve dans ces deux lettres de La Salle et dans la Relation inédite trois versions différentes d’une même série d’événements. Si les deux lettres de La Salle incriminent clairement les jésuites, la Relation inédite est plus prudente et ne fait que suggérer une participation possible de leur part. Certes, La Salle a pu changer sa version des faits en fonction de son correspondant, ce qu’il fait d’ailleurs sur quelques détails d’une lettre à l’autre, mais la prudence associée aux accusations contre les jésuites dans la Relation inédite ne cadre pas avec l’hostilité ouverte que La Salle manifeste par ailleurs dans sa correspondance. D’autre part, si, dans sa seconde lettre, La Salle affirme avoir logé chez le chef Tegarondiés, la Relation inédite semble suggérer que le rédacteur était plutôt chez le père Raffeix. De plus, la première et la troisième version (lettre de 1680 et Relation inédite) associent l’épisode « Monso 14 » à ce complot, mais leurs épilogues se contredisent. Enfin, ces mêmes textes ne s’entendent pas sur le temps depuis lequel les négociations entre Miamis et Iroquois avaient été entreprises. Si les trois documents étaient de La Salle, il faudrait admettre que le témoignage de ce dernier variait considérablement en fonction de son destinataire, et conclure à la mauvaise foi évidente de l’explorateur. Les disparités beaucoup plus grandes entre les deux lettres et la Relation inédite qu’entre la première lettre et la seconde nous incitent à penser néanmoins que, si la mauvaise foi caractérise sans doute le récit de cet épisode, nous sommes en présence de deux rédacteurs différents. Mais laissons pour l’instant de côté les disparités entre ces trois documents pour examiner d’autres sources pouvant nous éclairer sur le conflit Miamis-Iroquois-Illinois qui semble se cristalliser, en 1679, sur le passage de La Salle. 13 Lettre à Thouret du 29 septembre 1680 et Lettre [à C. Bernou ? ] du fort Frontenac, le 22 août 168[1], dans P. Margry. Découvertes et établissements, op. cit., vol. II, pp. 34-36 et pp. 215-220. 14 Monceau (ou Monso), un ambassadeur miami, serait arrivé chez les Kaskakias peu après l’arrivée au village de la troupe de La Salle pour les avertir d’un complot ourdi entre La Salle et les Iroquois, ce qui aurait provoqué la désertion de quelques engagés. <?page no="105"?> Errances missionnaires, errances documentaires 105 4. Qu’en disent Tonti, La Motte et Hennepin ? Le mémoire de 1684 attribué à Henri de Tonti 15 rapporte qu’à leur arrivée à la maison construite à Niagara, le 25 décembre 1678 à minuit, La Salle et lui ne trouvèrent pas Dominique La Motte de Lucière, parti en ambassade chez les Iroquois avec le père Hennepin et quatre engagés 16 . Ce mémoire précise que leur ambassade visait à « adoucir » les Iroquois rendus soupçonneux par les « ennemis » de La Salle. Cette information est corroborée par une lettre de Dominique La Motte de Lucière selon laquelle il aurait effectué à Noël une première ambassade auprès des Sénécas avec le père Hennepin, démarche dont le résultat mitigé l’aurait obligé à en faire une seconde quelque temps plus tard, après le départ de La Salle (soit après le 31 janvier 1679 d’après Tonti, qui précise que La Salle était alors reparti au fort Frontenac). Notons que La Motte est pour le moins évasif quant aux raisons de cette double démarche : [P]our assurer le passage à M. de La Salle, je partis à Noël de Niagara avec des présents pour me rendre aux Sonnontouans à pied au travers des bois, où nous fismes pour l’aller et le retour au moins quatre-vingts lieues. […] Estant de rétour à Niagara, j’y trouvay M. de La Salle qui estoit en impatience d’en savoir l’issue ; il partit peu de jours après, et M. de Tonty, qui estoit à cette construction de la barque, eut advis que trente Sonnontouans devoient partir pour venir brusler ladite barque. Je fus obligé de retourner en canot par le lac Ontario, et par ce dernier voyage ils furent apaisez et en bonne intelligence . 17 La Relation des decouvertes 18 , préparée par l’abbé Bernou à partir des lettres de La Salle et du témoignage d’Hennepin, puis présentée à Colbert et restée manuscrite, ne mentionne qu’une seule de ces ambassades et précise la valeur des marchandises englouties à l’occasion d’un grand conseil rassemblant « quarante vieillards » : 500 livres. Sans surprise, elle suit ainsi la 15 Relation de Monsieur de Tonty, commencée en l’année 1678, et finie en 1683, ecritte à Quebecq le 14 e . Novembre 1684. Bibliothèque nationale, Clairambault, 1016, f os 220-226 et f os 267-279, reproduite dans P. Margry. Découvertes et établissements, op. cit., vol. I, pp. 573-616. 16 L. Hennepin précise quant à lui que sept hommes les accompagnaient, dont le truchement Antoine Brassart (voir Description, op. cit., pp. 33 et 36). 17 Lettre sans lieu ni date ni destinataire, dans P. Margry, Découvertes et établissements, op. cit, vol. II. p. 8. 18 Relation des decouvertes et des Voyages du Sieur de la Salle, seigneur et gouverneur du Fort de Frontenac, au dela des grands Lacs de la Nouvelle France faits par l’Ordre de Monseigneur Colbert 1679, 80 et 81. Une copie complète figure aux Archives nationales de France, MAR/ 3JJ/ 271, f os 6-58. <?page no="106"?> 106 Catherine Broué Description de la Louisiane tout en passant sous silence nombre de détails ajoutés par Louis Hennepin. Ce dernier insiste notamment sur le fait qu’il n’a accompagné La Motte qu’à sa demande et après que celui-ci a lourdement insisté : [L]e Sieur de la Motte me pria de l’accompagner aux Iroquois & pendant tout le temps de son Embassade : Je le priay de me laisser avec le plus grand nombre de nos hommes, il me repliqua qu’il en prenoit sept avec luy, que je sçavois quelque chose de la langue, & des façons des Iroquois, que ces barbares m’avoient veus au Fort de Frontenac au Conseil, que le Gouverneur du païs avoit tenu avec eux, qu’il y alloit du service du Roy, & du Sieur de la Salle en particulier, qu’il ne se pouvoit fier à ceux qu’il menoit, toutes ces raisons m’obligerent à le suivre aux travers des bois pendant trente-deux lieues de chemin. 19 Enfin, le récollet affirme, dans sa Description de la Louisiane, qu’une fois arrivé au grand village des Sénécas, il se serait dispensé de la première journée des négociations en sortant du conseil avec « un Français » exclu par La Motte. Qui était ce « Français » ? La réponse sera donnée au lecteur quinze ans plus tard, dans la Nouvelle Decouverte (1697) : il se serait agi du missionnaire jésuite Garnier 20 . Voilà qui nous ramène encore une fois aux renseignements donnés par La Salle dans sa correspondance, où ce sont les atermoiements de ce père qui auraient provoqué l’échec de l’ambassade miami 21 … cette « funeste ambassade », pour reprendre les termes d’Hennepin dans la Nouvelle Decouverte, ressemble fort à celle que reprend à son compte l’explorateur ! Si la négociation que rapportent La Motte et Hennepin est bien la même que celle à laquelle La Salle fait allusion dans sa correspondance - mais de quoi s’agirait-il d’autre ? -, pourquoi ce dernier se serait-il approprié cette démarche en la rapportant au « je », comme si lui-même avait été sur place ? Deux raisons très simples me viennent à l’esprit : d’abord, La Salle étant l’instigateur de l’ambassade auprès des Iroquois, il est normal qu’il considère l’avoir menée à bien ; il a pu également souhaiter effacer le rôle important qu’avaient joué La Motte et Hennepin afin de simplifier ses expli- 19 L. Hennepin. Op. cit., pp. 33-34. 20 L. Hennepin. Nouvelle Decouverte d’un tres grand pays Situé dans l’Amerique, entre le Nouveau Mexique, et la Mer Glaciale, Avec les Cartes, & les Figures necessaires, & de plus l’Histoire naturelle & Morale, & les avantages, qu’on en peut tirer par l’établissement des Colonies. Le tout dedié à Sa Majesté Britannique. Guillaume III. Utrecht : Guillaume Broedelet, 1697, p. 85. 21 Lettre [à l’abbé Bernou ? ] du 22 août 168[1], dans P. Margry, Découvertes et établissements, op. cit., vol. II, p. 217. <?page no="107"?> Errances missionnaires, errances documentaires 107 cations, d’impressionner ses correspondants, d’invalider leur témoignage au cas où ils bavarderaient un peu trop, etc. Par ailleurs, compte tenu des disparités des différentes versions rapportant la teneur de cette ambassade et de l’embarras manifesté par Hennepin, on peut également s’interroger sur la fiabilité des renseignements qu’elles contiennent, voire sur la véritable nature des tractations entre La Motte, La Salle et les Sénécas. Rapprochés du silence coupable, dans la Description de la Louisiane de Louis Hennepin, faisant l’impasse sur un mois de voyage au sortir de la rivière Illinois en mars 1680 et semblant masquer une mystérieuse expédition vers des tribus « miamis » situées à l’ouest du Mississipi 22 , les événements rapportés diversement dans la Relation inédite et dans la correspondance de La Salle portent à croire que ce dernier serait lui-même l’instigateur de tractations visant à monter les nations amérindiennes les unes contre les autres pour en imputer la faute aux jésuites. Aussi extravagant ou monstrueux que cela puisse paraître, un tel stratagème semble tout à fait possible de la part de La Salle. En effet, grâce au récit de Gabriel Minime et Nicolas de La Salle consigné en 1684 par l’ingénieur Minet, on connaît au moins une autre tentative de sa part visant à accuser les jésuites de malversations dont il était lui-même responsable : Il aprit la que la barque quil avoit envoié estoit perie en chemin. et toutes les marchandises aussy. et a dit tout haut que c’estoit les Jesuites ses Ennemis qu’il l’avoit fait perdre. et pour s’en vanger il proposa a deux canadiens nommé Barbier et Andrenon de s’en aller a Michelimaquina traitter des pelteries avec les sauvages et quand il les auroient, de prier les peres de serrer leurs marchandises et de les donner a leurs gens quand ils iroient a Quebec. que luy se rendroit a monreal dans le temps que les peres les envoiroient qui les fairoient surprendre faisant voir comme ces peres trafics mais la chose ne reusi pas. 23 La guerre entre Illinois et Iroquois éclatée en septembre 1680, la participation peu claire de peuples miamis ou alliés des Miamis à cette guerre (d’abord avec les Iroquois, puis contre eux), l’installation des Miamis aux abords du fort Saint-Louis en 1680, le caractère « prémonitoire » des avertissements prêtés au dénommé Monso ou Monceau nous portent ainsi à croire que des tentatives de rapprochement auprès des Miamis eurent bel et bien lieu et que La Salle, loin de s’en vanter, cherchait à en faire porter la 22 Pour plus de détails sur les fondements de cette hypothèse, voir Catherine Broué. « En filigrane des récits du père Louis Hennepin : “trous noirs” de l’exploration louisianaise, 1679-1681 », Revue d’histoire de l’Amérique française, LIII, 3 (2000), pp. 339-366. 23 Jean-Baptiste Minet. Voiage fait du Canada par dedans les terres allant vers le sud. Bibliothèque et Archives Canada, R7971-0-7-F, pp. 7-8. <?page no="108"?> 108 Catherine Broué responsabilité aux jésuites (et en particulier au père d’Allouez, missionnaire de ces Miamis). Louis Hennepin n’affirme-t-il pas d’ailleurs dans sa Nouvelle Decouverte qu’en fait de diplomatie, la stratégie de La Salle consistait avant tout à « diviser pour régner » ? D’ailleurs je savais que le sieur de la Salle, qui était alors au fort de Frontenac, et dont je connaissais la conduite par expérience, se servait volontiers de cette fameuse maxime, Divide & impera, et qu’il souhaitait de l’insinuer entre ses gens pour en disposer plus aisément selon ses desseins. 24 Dès lors, si l’on admet que La Motte et Hennepin ont participé à des négociations pour inciter Miamis et Iroquois à s’allier contre les Illinois, pourquoi Tonti et La Motte lui-même auraient-ils passé sous silence cet épisode ? Il est fort possible que Tonti, nouvellement engagé par La Salle et lié en France aux mêmes « protecteurs » que lui (dont le prince de Conti), n’ait pas été mis dans le secret 25 . La suite des événements, d’ailleurs, tend à montrer qu’il n’avait pas anticipé l’arrivée d’une armée iroquoise au village illinois où il se trouvait et qu’il aurait été pris entre deux feux bien malgré lui 26 . Quant à La Motte, son laconisme peut révéler un certain malaise relativement à cette affaire, ce que la suite des événements, encore une fois, paraît confirmer, puisqu’il renoncera peu après à toute participation aux entreprises de La Salle, bien qu’il y ait investi une importante somme 27 . Enfin, le soin que prend le père Hennepin à se dissocier, dans ses ouvrages, de cette ambassade révèle qu’il cherche par là à se dédouaner de toute responsabilité, tout comme il le fera d’ailleurs à une autre occasion dans ses récits, au moment où La Salle décidera de l’envoyer avec deux autres hommes et un canot chargé de marchandises vers « des nations dont on n’avait jamais ouï parler », au-delà du Mississipi : comme par hasard, ce voyage auquel 24 L. Hennepin, Nouvelle Decouverte, op. cit., p. 106-107. 25 Mémoire par M. de Tonty sur le Canada 1693, AN MAR/ C13C/ 3, f o 128. 26 Voir la Relation de M. de Tonty de 1684, ms. cit. 27 La raison officielle invoquée par Louis Hennepin pour le départ de La Motte est qu’il « ne put jamais supporter la rig[u]eur d’une vie si pénible » (Description de la Louisiane, op. cit., p. 76). Si l’on en croit la lettre de La Salle du 23 janvier 1679 écrite vraisemblablement de Niagara, La Motte se serait plaint peu de jours auparavant de fatigue et de solitude ; voir La Salle. « Lettre de Cavelier de La Salle. Ce 23 e 1679 au matin. 23 janvier, 1679 », dans Rapport de l’archiviste de la province de Québec pour 1927-1928. Québec : Louis-Amable Proulx, 1928, n. p. [facsimilé de l’original et transcription ne tenant que 4 f os insérés entre les pp. 320 et 321]. Dans sa lettre du 22 août 168[1], La Salle est toutefois plus acrimonieux et se plaint des mauvais services de La Motte qui aurait tenté de lui « desbaucher tous ses gens » (voir P. Margry, Découvertes et établissements, op. cit., vol. II, p. 230). <?page no="109"?> Errances missionnaires, errances documentaires 109 Hennepin n’aurait accepté de participer que sur les instances de son supérieur Gabriel de la Ribourde semble avoir partie liée avec le déplacement de Miamis vivant à l’ouest du Mississipi et leur installation entre les Illinois et les Iroquois… 5. Louis Hennepin et son ordre : des acteurs sous-estimés Si La Salle n’a pas lui-même assisté aux négociations entre Miamis et Iroquois et n’a pas rédigé la Relation inédite, alors qui en est l’auteur ? Il ne peut s’agir que de l’une des personnes ayant participé aux démarches diplomatiques auprès des Sénécas : La Motte, Louis Hennepin ou l’un des engagés. Qui, parmi ces gens, maniait suffisamment bien la plume pour rédiger ce texte habile ? Qui connaissait suffisamment bien la région décrite et était au courant de la température qu’il avait fait l’hiver précédent aux Illinois (pour l’avoir éprouvée lui-même ou apprise par une lettre d’un confrère) ? Qui connaissait le nom des nations rencontrées par Ferdinand de Soto dans la région du Mississipi ? Qui était suffisamment proche de La Salle pour pouvoir rapporter, plus d’un an après les événements, un épisode incriminant les jésuites, en insistant par ailleurs sur l’importance de mener à bien cette « découverte » ? Qui aurait pu avoir intérêt à égratigner la réputation des pères jésuites ? Qui, enfin, était en contact, directement ou par personne interposée, avec l’abbé Renaudot (détenteur d’une copie de ce document) et pouvait ainsi espérer avoir suffisamment d’influence pour présenter un mémoire en faveur des entreprises de La Salle au gouverneur, voire au ministre de la Marine ? Il ne peut s’agir que de Louis Hennepin, au style duquel ressemblent les allusions prudentes, les litotes, le souci de la précision et de la nuance, ainsi que divers détails semés çà et là comme autant d’indices : la mention des Nadouessioux (chez qui il séjourna plusieurs mois malgré lui), la rencontre avec les ambassadeurs miamis « en leur pays », la mention des pourparlers entrepris de sa propre initiative pour empêcher la guerre à son retour, la volonté d’être associé, en tant que membre de l’ordre des récollets (ce « nous » du texte que l’on retrouve aussi abondamment dans sa Description de la Louisiane), aux entreprises de La Salle, corollaire de son désir de contrecarrer l’influence indue des jésuites sur les missions nord-américaines... Quelques détails de la Relation inédite confirment d’ailleurs cette hypothèse, en ce qu’ils se retrouvent dans l’œuvre d’Hennepin : par exemple, dans le passage sur les difficultés de navigation de la rivière Niagara, où le groupe envoyé au-devant par La Salle (dont Louis Hennepin a assuré la conduite spirituelle) a construit Le Griffon, l’auteur précise qu’il est <?page no="110"?> 110 Catherine Broué « impossible d’y monter une barque à moins d’avoir assez de monde pour estre à la voile, tirer au cou et toüer en mesme temps ». On retrouve dans la Description de la Louisiane comme dans la Relation des decouvertes ces difficultés, quoique minimisées par la formulation : Enfin contre l’opinion du Pilote, l’on vint about de remonter la Riviere de Niagara ; Il faisoit aller sa Barque à la [50] voille quant le vent estoit assés fort, & il la faisoit toüer dans les endroits les plus difficiles, & nous arrivâmes ainsi heureusement à l’entrée du Lac de Conty. 28 Toutefois, le passage correspondant dans la Nouvelle Decouverte est plus proche du document anonyme : « Nous faisions hâler le Vaisseau à la voile, quand le vent étoit assez fort, & dans les endroits les plus difficiles nos Matelots faisoient des touées, pendant que dix ou douze hommes tiroient à force par terre. » 29 De même, des remarques sur l’apprivoisement facile des jeunes bisons ou la présence, dans la région des Illinois, de très bon chanvre, se retrouvent chez Hennepin, mais pas chez Bernou. Un dernier indice conforte cette hypothèse : dans la traduction anglaise d’Hennepin de 1698 30 figure une version anglaise de ce document (qui ne figure en français dans aucune publication avant le XIX e siècle) sous le titre de « An account of M. La Salle’s Voyage to the River Mississipi directed to Count Frontenac, governor of New-France ». On retrouve une liste exhaustive des familles d’Illinois conforme (à quelques divergences de graphie près), à celle qui figure dans le document conservé aux Archives de la Marine : « The Pronevoa, Carcarilica, Tamaroa, Koracocnitonon, Chinko, Caokia, Choponsca, Amonokoa, Cankian, Ocansa, and several others. » 31 Comment l’éditeur aurait-il eu accès à ces documents jalousement conservés 28 L. Hennepin. Description de la Louisiane, op. cit., pp. 49-50. 29 L. Hennepin. Nouvelle Decouverte, op. cit., p. 119-120. 30 Louis Hennepin. A new discovery of a vast country in America, extending above four thousand miles between New France and New Mexico : with a description of the Great Lakes, cataracts, rivers, plants, and animals : also the manners, customs, and languages of the several native Indians, and the advantage of commerce with those different nations : with a continuation, giving an account of the attempts of the sieur De la Salle upon the mines of St. Barbe &c., the taking of Quebec by the English : with the advantages of a shorter cut to China and Japan. Londres : M. Bentley, 1698. La mention du comte de Frontenac dans le titre du document, ainsi que l’adresse (« if your Lordship ») en p. 315, dont la formulation est plus explicite qu’en français pour signifier que le document s’adresse à quelqu’un de précis (au lieu de « si Monsieur le Comte ») confirme que le manuscrit s’adressait à Frontenac. 31 Ibid., p. 310. Qui plus est, l’éditeur a joint à l’ouvrage les relations attribuées à Jolliet (« An account of New France») et à Marquette (« A Discovery of some New Countries and Nations in the Northern-America. By Father Marquette »). <?page no="111"?> Errances missionnaires, errances documentaires 111 en France et jamais publiés en français avant le XIX e , si ce n’est par l’intermédiaire de l’auteur de l’ouvrage, Louis Hennepin ? Dès lors, la rédaction tardive des événements de Noël 1678, qui conduisirent à la guerre d’envergure déclarée en septembre 1680 entre les Iroquois et les Illinois, s’explique aisément : ce n’est qu’au printemps de 1681 que Louis Hennepin, tout juste revenu dans la colonie après une absence si longue qu’on l’avait cru mort, put rendre compte, à Frontenac comme à son supérieur l’évêque François de Laval, des entreprises de La Salle. Il semblerait d’ailleurs qu’il en ait dit un peu plus à Frontenac qu’à l’évêque : Le seigneur François de Laval, premier évêque de Québec, vint faire sa visite le long du fleuve Saint-Laurent, pendant que je descendais vers Québec avec ledit seigneur comte de Frontenac. Nous le rencontrâmes dans le temps que nous entrions dans la rivière pour aller au fort de Champlain, lequel on avait fortifié pour réprimer les incursions des Iroquois. Ledit seigneur comte me demanda fort agréablement si je n’avais pas la fièvre. Après quoi, regardant ceux qui étaient à sa suite, il leur dit ce proverbe : « Guillot et Finot ne manquent pas de redoubler la fièvre de leurs malades quand ils leurs tâtent le pouls ». Il voulait me faire connaître par là qu’on avait dessein de me faire dire adroitement ce que j’avais sur le cœur. 32 Renaudot aurait pu obtenir ce document par l’intermédiaire de Frontenac, mais aussi directement par Hennepin : le récollet ne rappelle-t-il pas à Renaudot, dans un mot où il se plaint de certain procédé malveillant de Claude Bernou à son égard, que Renaudot avait été « l’arbitre de [s]es peines depuis 4 ans 33 » ? L’attribution de ce document à Louis Hennepin conduit ainsi à remettre en question la date du 9 novembre 1680. En effet, Louis Hennepin n’aurait pu proposer une telle synthèse narrative et descriptive avant son retour au printemps 1681 : ainsi, le document serait postérieur à 1680, bien qu’antérieur à la « découverte » de 1682. On pourrait même en situer la rédaction de façon plus précise à la fin du printemps ou au début de l’été 1681, puisque le document invite le comte de Frontenac à venir « cette année » au fort Frontenac « pleurer les morts des Onnontagués », et que les voyages du gouverneur ne pouvaient s’effectuer que durant la période estivale. Cette date correspond d’ailleurs au retour de Louis Hennepin de chez les Sioux après un hiver à Michillimakinak et à sa rencontre à Montréal avec Frontenac. À cette date, Zénobe Membré, son confrère récollet, aurait pu lui 32 L. Hennepin, Nouvelle Decouverte, op. cit., p. 475. 33 Lettre autographe du P. Hennepin « à M. l’abé [sic] Renaudau, en sa maison à Paris », s. d., reproduite dans Hugolin Lemay. Bibliographie du père Louis Hennepin, récollet. Les pièces documentaires. Montréal : s. n., 1937, p. 33. <?page no="112"?> 112 Catherine Broué communiquer de ses nouvelles, tandis que les nouvelles de La Salle avaient pu parvenir à Québec dès l’année précédente. * * * En somme, la Relation inédite attribuée par Thomassy à La Salle rapporterait des événements auxquels Louis Hennepin prit part personnellement, mais que La Salle reprit à son compte dans sa correspondance. Elle s’appuierait sur des renseignements tirés de l’expérience personnelle d’Hennepin et d’une ou plusieurs cartes et relations du voyage de 1673 de Jolliet et Marquette (ce qui est conforme à la manière de procéder d’Hennepin qui compile en même temps qu’il précise). Des détails figurant dans les ouvrages d’Hennepin, mais pas dans la Relation des decouvertes de 1681 attribuée à Bernou, ainsi que la présence d’une version traduite de ce document dans la première version anglaise de la Nouvelle Decouverte corroborent l’hypothèse voulant que ce soit bien Louis Hennepin qui aurait rédigé ce document à l’intention de Frontenac à son retour dans la colonie au printemps 1681, et que ce document aurait ensuite été transmis à Renaudot et aux Archives de la Marine. Il se peut même que la date fictive de 1680 ait d’abord fait partie intégrante d’une mise en scène épistolaire où un narrateur-protagoniste omniscient relatait comme s’ils venaient de se produire des événements déjà passés depuis un certain temps, ce qui expliquerait sa connaissance du territoire au-delà du fort Crèvecœur et le caractère évasif des repères temporels du document (« l’année passée ») 34 . Une telle hypothèse conforte ce qu’Hennepin revendique dans ses textes, soit une participation active et déterminante à cette première expédition de La Salle. Cette participation ne se serait pas limitée, comme on l’a cru jusqu’ici, à la publication de ses ouvrages, mais aurait été également marquée par le rôle peu enviable d’ambassadeur de La Salle auprès d’Iroquois et de « nations de l’ouest », de même que par la rédaction en sous-main d’autres documents relatifs à cette exploration. La Relation inédite n’apparaît ici que comme « la pointe de l’iceberg » : il se peut qu’Hennepin ait également pris une part active à la rédaction d’autres documents restés anonymes ou attribués à d’autres jusqu’ici. Dès lors, on comprend mieux la « forfanterie » du récollet devant l’obstination de La Salle et de ceux qui soutenaient ce dernier à le reléguer à l’arrière-plan et à lui dénier toute participation d’envergure à l’exploration du Mississipi. Son insistance à minimiser lui-même le voyage de Jolliet et 34 Dans un tel cas, la rédaction de ce document aurait pu être entreprise après 1682, peut-être après le retour d’Hennepin en France. <?page no="113"?> Errances missionnaires, errances documentaires 113 Marquette dans la Relation inédite comme dans les ouvrages publiés sous son nom suggère qu’il aurait sans doute voulu, comme eux, passer à l’histoire… De fait, il aura joué un rôle diplomatique de premier plan - pas vraiment enviable - entre 1679 et 1680 auprès des nations amérindiennes et travaillé à promouvoir, en son nom personnel et en sourdine, la colonisation de l’Amérique du Nord. Sa dissidence à partir des années 1690 rend cette participation d’autant plus intéressante que ses écrits s’écarteront de plus en plus du discours officiel auquel il avait d’abord souscrit, éclairant ainsi des zones d’ombre dont jamais personne n’aurait pu soupçonner l’existence, n’eût été de son insistance à raconter, fût-ce à mots couverts, son expérience déterminante en terre d’Amérique. Annexe. Quelques variantes significatives entre les quatre copies Lieu de conservation et cote BN FF 15466 BN NAF 7485 MAR 3JJ/ 277 et duplicata Colonies F3, f. 24r-25v Titre Vo[i biffé]yage de Monsieur de la Salle a la Riviere Missisipy. Voiage de M. de la Salle a la Riuiere de Missipi Voiage de Monsieur de la Salle ala Riuiere Mississipi Voiage de Monsieur de la Salle ala Riuiere Mississipi Autres mentions paratextu elles La troisieme (À l’envers) 623 ___ 138 6 18 9 1 4 10 6 12 [biffé : Loxxx] A Eslargir veriffier si je n’ay p[a] tout [tronqué ? ] de ces lettres [D’après Delanglez, note de la main de Colbert.] ____________ M. de frontenac 9 nov. 1680 [biffé : Xxxxx ? L.] Dup ta M. de Frontenac 9 novembre 1680 <?page no="114"?> 114 Catherine Broué Narration Monso/ Monceau Il me fust aisé de détruire toutes ces faussetez Cependant je suis seur d’arrester cette Guerre principalement si Monsieur le Comte vient cette Année pleurer les morts des Onnontaëz […] ce que les Iroquois ayant appris m’en ont paru fort contents Il ne fut pas aisé de detruire toutes ces faussetez Cependant je suis seur d’arrester cette guerre principalement si Monseignr le Comte vient cette année pleurer les morts des Onnontaez […] ce que les Iroquois ayant appris m’en ont paru fort contents Il me fust aisé de detruire toutes ces faussetez Cependant je suis seur d’arrester cette guerre, principalement si Monseigneur le Comte vient cette année pleurer les morts des Onnontaez, […] ce que les Iroquois aiant appris de moy m’en ont paru fort contens. Il me fust aisé de detruire toutes ces faussetez Cependant je suis seur d’arrester cette guerre, principalemen t si Monseigneur le Comte vient cette année pleurer les morts des Onnontaez […] ce que les Iroquois aiant appris de moy m’en ont paru fort contens Soto Sicachia, Caseing, et Aminöya Sicachia, Casein, et Aminoya Sicachia, Casein et Aminoya Sicachia, Casein et Aminoya Date on ne seme chez eux qu’une fois l’Année et cest a la lune, on ne seme chez eux qu’une fois l’année, et cest a la lune, On ne sème chez eux qu’une fois l’année et c’est à la lune de may. On ne sème chez eux qu’une fois l’année et c’est à la lune de may, Nations illinoises Pronerea Cascauchia, Tamaroa, KoraKoenitanon, Chinko, Caokia, Choponsea, Amanokoa, Caukia, Acansa et plusieurs autres les Pionerea Carcachia, Caukia, Acansa, et plusieurs autres les Pronerea, Carcarchias, Tamaroa, Korakoenitanon, Chinko, Caokia, Cheponssea, Amanakoa, Ooukia, Acansa et plusieurs autres les Pronerea, Carcarchias, Tamaroa, Korakoenitanon Chinko, Caokia, Cheponssea, Amanakoa, Ooukia, Acansa et plusieurs autres <?page no="115"?> Errances missionnaires, errances documentaires 115 Bibliographie Sources Cavelier de La Salle, Robert. « Lettre de Cavelier de La Salle. Ce 23 e 1679 au matin. 23 janvier, 1679 », Rapport de l’archiviste de la province de Québec pour 1927-1928. Québec : Louis-Amable Proulx, 1928, n. p. [facsimilé de l’original et transcription ne tenant que 4 f os insérés entre les pp. 320 et 321]. Extrait du Memoire du voyage du Sr de la Salle ala riviere de Mississipi Envoyé par M. de Frontenac le 9 no. 1680. Archives nationales de France (CARAN), fonds Moreau de Saint-Méry, F3-24, f os 16-17. Hennepin, Louis. A new discovery of a vast country in America, extending above four thousand miles between New France and New Mexico : with a description of the Great Lakes, cataracts, rivers, plants, and animals : also the manners, customs, and languages of the several native Indians, and the advantage of commerce with those different nations : with a continuation, giving an account of the attempts of the sieur De la Salle upon the mines of St. Barbe &c., the taking of Quebec by the English : with the advantages of a shorter cut to China and Japan. Londres : M. Bentley, 1698. Hennepin, Louis. Description de la Louisiane, nouvellement découverte au Sud’Oüest de la Nouvelle France, par ordre du Roy. Avec la Carte du Pays : Les Mœurs & la Maniere de vivre des Sauvages. Dediée à sa Majesté. Paris : Amable Auroy, 1688. Hennepin, Louis. Lettre autographe « à M. l’abé [sic] Renaudau, en sa maison à Paris », s. d., dans Hugolin Lemay. Bibliographie du père Louis Hennepin, récollet. Les pièces documentaires. Montréal : s. n., 1937, p. 33. Hennepin, Louis. Nouvelle Decouverte d’un tres grand pays Situé dans l’Amerique, entre le Nouveau Mexique, et la Mer Glaciale, Avec les Cartes, & les Figures necessaires, & de plus l’Histoire naturelle & Morale, & les avantages, qu’on en peut tirer par l’établissement des Colonies. Le tout dedié à Sa Majesté Britannique. Guillaume III. Utrecht : Guillaume Broedelet, 1697. Mémoire par M. de Tonty sur le Canada, 1693. Archives nationales de France, MAR/ C13C/ 3, n. p. Minet, Jean-Baptiste. Voiage fait du Canada par dedans les terres allant vers le sud. Bibliothèque et Archives Canada, R7971-0-7-F. Relation de Monsieur de Tonty, commencée en l’année 1678, et finie en 1683, ecritte à Quebecq le 14 e . Novembre 1684. Bibliothèque nationale, Clairambault, 1016, f os 220-226 et 267-279. Relation des decouvertes et des Voyages du Sieur de la Salle, seigneur et gouverneur du Fort de Frontenac, au dela des grands Lacs de la Nouvelle France faits par l’Ordre de Monseigneur Colbert 1679, 80 et 81. Archives nationales de France, MAR/ 3JJ/ 271, f. 6-58. Voiage de Monsieur de la Salle à la rivière Mississipi. Archives nationales de France (CARAN), MAR/ 3JJ/ 277, f os non numérotés ; Archives nationales d’Outre-Mer, C13C3, f os 23-26 ; dans Recueil de pièces pour l’histoire de France. Mémoires historiques et politiques, XVI e , XVII e et XVIII e siècles, Bibliothèque nationale de <?page no="116"?> 116 Catherine Broué France, fonds français 15466, f os 224-225v o ; Bibliothèque nationale de France, fonds Renaudot, NAF 7485, f os 134-138v o . Études Broué, Catherine. « En filigrane des récits du père Louis Hennepin : “trous noirs” de l’exploration louisianaise, 1679-1681 », Revue d’histoire de l’Amérique française, LIII, 3 (2000), pp. 339-366. Campeau, Lucien. « Les cartes relatives à la découverte du Mississipi par le R. xP. Jacques Marquette et Louis Jolliet », Les Cahiers des Dix, 47 (1992), pp. 41-90. Delanglez, Jean. « Hennepin’s Voyage to the Gulf of Mexico, 1680 », Mid-America, XXI (1939), pp. 32-81. Delanglez, Jean. « A Calendar of La Salle’s Travels, 1643-1683 », Mid-America, XXII (1940), pp. 278-305. Margry, Pierre, Découvertes et établissements des Français dans l’ouest et dans le sud de l’Amérique septentrionale, 1614-1698. Mémoires et documents inédits. Paris : Maisonneuve et C ie , 1879-1888. Thomassy, Raymond. Géologie pratique de la Louisiane. New York : Arno Press, 1978 [réimpression de l’éd. Nouvelle-Orléans et Paris : L’Auteur et Lacroix et Beaudry, 1860]. <?page no="117"?> Errances théâtrales <?page no="119"?> Naufrage et déguisement chez Rotrou P ERRY G ETHNER (O KLAHOMA S TATE U NIVERSITY ) La tragi-comédie, genre intermédiaire qui fleurit en France entre les années 1620 et 1660, favorise des intrigues mouvementées pleines d’errances et de surprises, souvent aux dépens de la vraisemblance. Ces pièces comportent un grand nombre d’éléments chers à l’esthétique baroque, dont notamment le déguisement et le voyage périlleux. Parmi les périls les plus effrayants se trouve le naufrage, événement qui peut se révéler à la fois destructeur (violence de la nature, danger de mort, fragilité des humains et de leurs projets, relancement inattendu d’obstacles à franchir) et bénéfique à la longue (possibilité de se réinventer, manifestation de la Providence divine qui se sert du naufrage pour rassembler des personnages dispersés et les rendre enfin heureux) 1 . Il n’est guère surprenant que Jean Rotrou, l’un des auteurs les plus prolifiques de tragi-comédies, ait mis un épisode de naufrage dans quatre de ses pièces. Ce qu’on ne semble pas avoir remarqué, toutefois, c’est que, dans chacune de ces quatre pièces, l’un des personnages figurant dans l’épisode du naufrage est déguisé et qu’il revêt alors le costume du sexe opposé. S’il s’agit d’une femme déguisée en homme - ce qui est le cas dans trois pièces sur quatre - elle doit adopter certains comportements masculins (combat, mission diplomatique) sans trop perdre ses qualités féminines. S’il s’agit d’un homme déguisé en femme, il doit manifester une douceur féminine sans perdre sa vaillance chevaleresque. En outre, le travestissement sert souvent à rendre le personnage plus séduisant ; aussi la passion qu’il inspire 1 Au sujet du rôle du naufrage dans le théâtre de cette époque, voir Hélène Baby. La tragi-comédie de Corneille à Quinault. Paris : Klincksieck, 2001, pp. 144-151, 168- 174, 206-211, 249-250. On trouvera une typologie des emplois du naufrage dans la littérature mondiale et de la grande variété des possibilités symboliques liées à ce thème chez Claudio Milanesi. « Les récits de naufrage : un essai de structuralisme thématique », Cahiers d’études romanes [nouvelle série], n o 1 (1998), pp. 1- 18. <?page no="120"?> 120 Perry Gethner alors peut avoir ou non été intentionnellement induite : si l’amour est réciproque, il survivra à la révélation de l’identité véritable de l’amant travesti ; en revanche, s’il n’est pas partagé, la révélation suffit à le faire bientôt disparaître. Je propose d’analyser ici la position du naufrage dans le déroulement de l’intrigue. Dans Amélie (1638), cet événement terrifiant arrive deux ans avant le début de l’action représentée dans la pièce. Cloris, jeune Anglaise dont les parents s’opposent à sa passion pour Éraste, s’est enfuie avec son amant. Mais une tempête survient et Éraste fait une chute en mer. Peu après, le retour du beau temps permet au navire d’aborder, apparemment sans danger, sur la côte de l’Espagne. Cloris, croyant que son amant a péri dans les flots et ne voulant pas rentrer chez ses parents, parcourt une grande partie du pays et arrive enfin à Valence, où elle retrouve Éraste. L’héroïne, qui a pris le costume masculin au moment de quitter la maison paternelle, le conserve pendant ses errances et le porte durant toute la pièce. Éraste, ravi de retrouver sa bien-aimée, explique qu’il a été repêché par un navire espagnol et que l’un des passagers, riche marchand, l’a pris sous son aile, puis l’a adopté et l’a emmené avec lui à Valence. Entretemps, le père d’Amélie veut unir sa fille à Éraste, malgré la passion de la jeune fille pour Dionis. Amélie et Dionis s’enfuient ensemble, mais Éraste découvre leur projet et les poursuit dans la forêt voisine. Le retour inopiné de Cloris, au moment même où Amélie arrive dans la forêt, résout tous les obstacles : Éraste avoue qu’il n’a jamais cessé d’aimer son ancienne amante, accepte d’apaiser le père d’Amélie et l’incite à accéder à la volonté de celle-ci de s’unir avec Dionis. Sur le plan structural, le naufrage remplit plusieurs fonctions. Premièrement, la tempête sépare les amants, érigeant ainsi l’obstacle principal de la pièce : Éraste, croyant sa bien-aimée morte, accepte de se marier avec une autre femme. De plus, les conséquences du naufrage permettent à Rotrou de respecter l’unité de temps. Éraste, adopté par le marchand espagnol, n’a plus besoin d’obtenir l’approbation de ses parents biologiques, et Cloris, qui restera désormais en Espagne, ne se croit pas obligée de consulter les siens en Angleterre. Ainsi, tous les mariages peuvent avoir lieu le jour même de l’arrivée de la naufragée. Signalons aussi que, puisque l’arrivée de Cloris survient à l’acte IV, l’épisode du naufrage résout les complications sentimentales existantes plutôt que de susciter de nouveaux obstacles. Sur le plan poétique, Rotrou se permet d’évoquer en détail la tempête maritime et la noyade présumée d’Éraste, ajoutant une forte teneur émotive à une pièce dont la tonalité est par ailleurs plutôt pastorale. Mais cette description insiste aussi sur des thèmes baroques associés au symbolisme global de la <?page no="121"?> Naufrage et déguisement chez Rotrou 121 pièce : dans le récit de Cloris, la mer est infidèle et trompeuse, provoquant par exemple un orage subit après plusieurs journées de calme : Nous cherchons un séjour sur les humides plaines, Et forcés d’obéir à la nécessité, Commettons la constance à l’infidélité (v. 1266-1268). De plus, on attribue le désastre à la persécution divine. C’est Neptune, dieu des flots, qui cause ce désastre par jalousie devant le bonheur des amants, et les dieux célestes ne manifestent aucune compassion pour les humains qui souffrent : À ces mots il me laisse, et par tant de prières, Implore de là-haut la fin de nos misères, Que les Dieux n’auraient pu refuser du secours À des vœux si pressants, s’ils n’eussent été sourds (v. 1289-1292). Quant au travestissement accompagnant l’épisode du naufrage, il remplit lui aussi plusieurs fonctions 2 . Sur le plan thématique, le port de l’habit masculin encourage Cloris à se comporter comme un homme. Arrivée sur la plage robuste et énergique suite au naufrage (et non pas évanouie et sans ressources, comme cela arrive souvent dans les romans de l’époque 3 ), elle voyage seule à travers un pays étranger deux années durant. Puisque, lors de sa première apparition sur scène, elle chante en s’accompagnant de sa guitare, on peut supposer que ses talents musicaux lui ont permis de subvenir à ses besoins de manière autonome. Quand un homme menace sa nouvelle amie Amélie, elle tire son épée et s’apprête à se battre contre l’agresseur ; au même titre que plusieurs héroïnes de Rotrou, elle est parfaitement capable de se défendre. Signalons que, comme le veut le genre de la tragi-comédie, le travestissement opère de manière sélective : ceux qui connaissent déjà Cloris la reconnaissent tout de suite, alors que ceux qui ne l’avaient jamais vue la prennent pour un homme et persistent dans cette croyance jusqu’à ce qu’on leur révèle la vérité. Sur le plan métathéâtral, le fait que Cloris conserve son vêtement masculin inspire à Amélie l’idée d’éprouver la passion de Dionis pour elle en lui jouant un mauvais tour : elle 2 En ce qui a trait aux fonctions du déguisement en général dans le théâtre de cette époque, voir John D. Lyons. A Theatre of Disguise. Studies in French Baroque Drama (1630-1660). Columbia : French Literature Publications Company, 1978, et Georges Forestier. Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680). Genève : Droz, 1988. 3 Voir Marie-Christine Pioffet. « Destin de la femme naufragée dans la fiction narrative du Grand Siècle », dans Les femmes au Grand Siècle. Le baroque : musique et littérature. Musique et liturgie, éd. David Wetsel et Frédéric Canovas. Tübingen : Gunter Narr, 2003, t. 2, pp. 141-149. <?page no="122"?> 122 Perry Gethner feint de tomber amoureuse du supposé jeune homme et lui donne des baisers en présence de Dionis. Cette ruse, qui aurait pu être retranchée sans affecter le dénouement, constitue un clin d’œil au public, obligé de se rendre compte du caractère illusoire de l’action et de la performance des personnages. Dans L’heureux naufrage (1637), l’événement déclencheur a lieu le jour qui précède l’action représentée dans la pièce. La princesse épirote Floronde s’enfuit avec son amant, Cléandre, pour éviter un mariage diplomatique arrangé par son père, mais une tempête pousse les amants sur les côtes de la Dalmatie. Rotrou se plaît ici à renverser les rôles que les romanciers attribuent aux rescapés : c’est Floronde qui arrive sur la plage consciente et en bon état, alors que le jeune homme se voit rejeté sur le rivage, évanoui et couvert de limon. Floronde trouve bientôt des paysans qui acceptent de la secourir, alors que Cléandre, découvert par la reine Salmacis et sa sœur Céphalie, est transporté, toujours sans connaissance, au palais. Le début de la pièce est saisissant : Cléandre se réveille, couché sur le lit d’une chambre élégante, sans savoir où il est ni comment il y est parvenu. Interrogé par Salmacis, il raconte son histoire de bout en bout, mais se désespère parce qu’il croit que sa bien-aimée a péri dans le naufrage. Salmacis, déjà amoureuse du jeune homme, tente de lui faire oublier Floronde en cherchant un autre réchappé du naufrage qui puisse confirmer la mort de la princesse et l’encourager à aimer ailleurs. Par une coïncidence ironique, les serviteurs de la reine trouvent Floronde, qui a conservé son costume masculin, et la font venir au palais pour annoncer sa propre mort à Cléandre 4 . Le reste de l’intrigue allie plusieurs dangers pour les amants : Floronde, qui fait semblant d’être le page de Cléandre, doit combattre la passion que la reine et sa sœur éprouvent toutes deux pour son propre amant ; Salmacis doit se protéger contre le père de Floronde, qui arrive avec son armée, exige que les fugitifs lui soient rendus et menace d’assiéger la capitale de la reine en cas d’inaction ; Cléandre doit également se défendre contre Dorismond, le prétendant éconduit de Céphalie. Tout finit bien néanmoins : le père de Floronde meurt subitement, le frère de celle-ci accepte de contracter un mariage diplomatique avec Salmacis, il accorde son pardon à Cléandre, l’unit à Floronde et la guerre est évitée. 4 Lié à la réversibilité de l’action qui caractérise la tragi-comédie, l’annonce de la mort d’un personnage toujours vivant, qu’il s’agisse d’un malentendu ou d’un stratagème, est un autre topos favori de Rotrou. Voir H. Baby. La tragi-comédie, op. cit. ; Francesco Orlando. Rotrou. Dalla tragicommedia alla tragedia. Turin : Bottega d’Erasmo, 1963, chapitre 1, de même que Perry Gethner. « A Baroque Guilt Trip : False Death Announcements in Rotrou », Cahiers du dix-septième, vol. VIII, n o 1 (2001), pp. 58-67. <?page no="123"?> Naufrage et déguisement chez Rotrou 123 Le naufrage est donc central à la pièce, car il permet aux amants fugitifs de se marier malgré l’opposition paternelle, tout en fournissant l’occasion d’un deuxième mariage, qui unira deux royaumes. Mais ce naufrage, du fait qu’il survienne au tout début de la pièce, suscite plusieurs nouveaux obstacles. Salmacis, jeune reine célibataire, tombe amoureuse de Cléandre et avoue que la condition fragile de ce beau jeune homme a déclenché sa passion pour lui. Anxieuse, Floronde craint que la reine ne la mette à mort si elle découvre que, sous le costume d’un page se cache en réalité une femme, sa rivale, ce qui prolonge le suspense et engendre une nouvelle série de feintes qui tournent mal. Sur le plan poétique, comme c’était le cas dans Amélie, Rotrou consacre une longue tirade au récit de la tempête terrifiante. Il insiste encore plus sur le pouvoir destructeur de la nature et sur les efforts futiles de l’équipage pour sauver le vaisseau. Il signale aussi la fin ironique de l’épisode en situant le naufrage tout près du port. En voici un extrait : Une épaisse vapeur nous cache la lumière, L’orage, d’un beau jour, fait une obscure nuit, L’air retentit partout d’un effroyable bruit, Il en sort un faux jour, mais qui nous est contraire, Et qui nous éblouit plus qu’il ne nous éclaire, D’un choc impétueux, les vents, et les rochers, Font naître la frayeur dans le sein des nochers, L’air redouble ses bruits, et le vent son haleine, Ce fier Tyran des airs, fait cent monts d’une plaine, Il rompt, déchire, fend, cordes, voiles, et mâts, Et ce triste vaisseau ne se reconnaît pas (v. 142-152). Quant à la fonction du travestissement, c’est encore une fois l’héroïne qui est déguisée et l’on suppose qu’elle a adopté le costume masculin au moment de sa fuite initiale, même si cela n’est jamais précisé. Après tout, règle générale, le travestissement facilite les évasions et fournit plus de commodité et de protection aux femmes qui voyagent. Selon l’habitude, ce déguisement oblige la femme à jouer plusieurs rôles associés à la masculinité : puisque Floronde se présente en tant que page de Cléandre, ses deux rivales n’hésitent pas à faire de ce personnage le confident de leurs amours ; de même, plus tard, Cléandre s’arrange pour qu’elle soit envoyée au camp ennemi en tant qu’ambassadeur des Dalmatiens (alors qu’en réalité, elle ira plutôt implorer la grâce de son frère). L’intrigue surchargée de La belle Alphrède (1639) comporte deux naufrages, plusieurs déguisements et deux fausses morts, le naufrage principal ayant lieu immédiatement avant le début de l’action dans la première scène. En effet, le premier acte s’ouvre sur l’arrivée sur la plage, tout juste après le naufrage, du personnage éponyme et de son confident, Cléandre ; aussi les <?page no="124"?> 124 Perry Gethner débris de leur vaisseau se trouvent-ils sur la scène. Bien que l’orage ne se soit pas encore calmé, les voyageurs semblent en bon état et ne sont pas même fatigués. Alphrède se plaint, non de se trouver sans ressources sur une terre inconnue, mais seulement d’avoir perdu la trace de Rodolphe, son fiancé volage qu’elle poursuivait sans répit. Cependant, quelques minutes plus tard, Rodolphe paraît sur la plage avec son propre confident, Ferrande, aux prises avec des pirates arabes. Alphrède, qui manie bien l’épée, vole avec Cléandre au secours des nouveaux venus ; l’un des Arabes est tué et les autres s’enfuient. Nous apprenons bientôt que le navire de Rodolphe vient de faire naufrage dans la même tempête. Malheureusement, les épreuves terrifiantes et le secours opportun fourni par Alphrède ne suffisent pas à guérir Rodolphe de sa nouvelle passion pour une jeune Anglaise, Isabelle, et l’héroïne devra mettre en usage d’autres stratagèmes pour reconquérir son amant. Mais par l’action de la Providence, le lieu inconnu où la tempête a porté Alphrède se trouve être Oran, ville où elle avait jadis été séparée de sa famille. Donc, comme on peut le prévoir, au cours de cette même journée elle retrouve son père Amintas, qui se révèle le chef des pirates arabes, et son frère Acaste. Cette joyeuse découverte redonne de l’optimisme à Alphrède, qui formule une ruse compliquée pour convertir Rodolphe à la vertu et écarter Isabelle. L’héroïne part en Angleterre avec Acaste pour annoncer à sa rivale la fausse mort de Rodolphe ; par la suite, Ferrande annonce à Rodolphe la fausse mort d’Alphrède. Le stratagème réussit parfaitement car, en se déclarant coupable de la mort de sa fiancée originale, il retombe amoureux d’elle. Pendant ce temps, à peine arrivés à Londres, Acaste et Alphrède sauvent la vie à Isabelle et à toute sa famille ; Isabelle et Acaste éprouvent un coup de foudre l’un pour l’autre. Après plusieurs autres péripéties, tout se termine bien. Le naufrage qui arrive dès le début de la pièce fonctionne donc comme moyen de réunir Alphrède, son père et son frère, ainsi que de faire pression sur l’amant infidèle qui, au premier abord, ne semblait pas prêt à se repentir. Le deuxième naufrage fait partie du récit des aventures passées de l’héroïne et de sa famille. Lors d’une invasion de Barcelone, leur ville natale, par une armée française, ils tentent de chercher refuge en Angleterre, mais un orage pousse leur navire jusqu’en Algérie, où ils seront réduits en esclavage. Alphrède, achetée par une Française, s’en est allée à Calais, alors qu’Amintas et son très jeune fils, achetés par une veuve locale, demeurent à Oran. La veuve finit par épouser son captif et lui fait obtenir une charge militaire, ce qui explique son autorité sur les Arabes qui habitent la côte. La fonction combinée des deux naufrages est donc de disperser la famille, puis de la réunir. De plus, le premier naufrage prépare l’action future : Amintas, devenu riche et puissant, peut faire don à sa fille retrouvée de l’argent et du <?page no="125"?> Naufrage et déguisement chez Rotrou 125 navire dont elle a besoin pour accomplir son stratagème, alors qu’Acaste, ayant reçu une formation militaire, peut aider sans peine Alphrède à tuer les agresseurs qui se trouvent chez Isabelle. Quant au déguisement du personnage principal, Alphrède conserve son costume masculin pendant toute la pièce (reprenant l’habit de femme seulement dans la scène finale) et ce, pour plusieurs raisons : même si elle a un compagnon masculin, le déguisement masculin lui fournit un surcroît de protection pendant son voyage et lui donne plus de crédibilité quand elle participe aux combats ; de plus, il couvre mieux le fait qu’elle soit enceinte. Plus tard, Rotrou exploitera le travestissement pour ajouter un épisode érotique qui sera inutile à la progression de l’intrigue : Orante, la sœur cadette d’Isabelle, tombe amoureuse d’Alphrède, croyant que celle-ci est réellement un homme. Comme dans les cas mentionnés plus haut, le travestissement opère de manière sélective : Rodolphe et Amintas reconnaissent immédiatement Alphrède malgré son costume, alors que les autres personnages la prennent pour un homme. Dans Agésilan de Colchos (1637), le naufrage a lieu pendant la pièce et nous voyons la plage ; on peut imaginer que le décor montrait aussi les débris du navire. Le seul réchappé du naufrage est un homme et son rôle est entièrement passif. Florisel, à la fois roi et chevalier errant, combine des traits positifs - ceux d’un guerrier intrépide et brillant, prêt à défendre des rois et reines persécutés - et négatifs : séducteur impénitent, il est incapable de fidélité. Cette fois-ci, Rotrou combine le topos du naufrage fortuné, où le destin transporte le personnage à l’endroit précis où il devra trouver son bonheur, avec ceux de la fausse mort, du repentir et du travestissement. Pourtant, à la différence des autres pièces analysées ici, le personnage déguisé n’est pas le survivant du naufrage, mais plutôt celui qui découvre le rescapé et se porte à son secours. Agésilan, ami de Florisel qui est lui aussi chevalier errant, s’est vêtu en femme pour s’approcher plus facilement de la princesse Diane, dont il est tombé amoureux après avoir vu son portrait (encore un topos associé au genre tragi-comique). Le jeune homme explique à son ami que la reine Sidonie, qui est la mère de Diane, vient de lui confier la mission d’aller provoquer en duel et tuer celui qui l’avait séduite et abandonnée il y a une quinzaine d’années, soit Florisel lui-même. Agésilan, qui était sur le point de partir à sa recherche en Grèce, a le devoir de se battre avec lui, mais il accorde à son ami le reste de cette journée pour se reposer après l’épreuve du naufrage. Ne désirant pas tuer son ami, qui est en plus le père de sa bien-aimée, Agésilan conçoit un stratagème pour résoudre le conflit. Soupçonnant que Sidonie, malgré sa soif de vengeance contre Florisel, est toujours amoureuse de lui, le jeune prince annonce à la reine qu’il vient d’exécuter son ordre et que le cadavre de Florisel a été transporté <?page no="126"?> 126 Perry Gethner dans le palais. Quand Agésilan lui laisse voir Florisel, qui n’est qu’endormi, Sidonie laisse éclater sa douleur et déclare sa volonté de se suicider. Florisel se réveille juste à temps, voit son amour pour Sidonie ravivé, et propose de corriger sa conduite passée en l’épousant. Ensemble, ils ne tarderont pas à accorder la main de Diane à Agésilan. Sur le plan structural, le naufrage sert plusieurs fonctions. Le fait que cet épisode arrive à l’acte IV indique qu’il contribuera à mener les péripéties à leur dénouement au lieu de générer de nouveaux obstacles. En fait, l’arrivée fortuite de Florisel précipite les événements : d’une part, elle supprime le voyage qu’Agésilan aurait dû faire pour retrouver le roi grec dans son propre royaume ; d’autre part, elle permet la manifestation de la ruse par laquelle les deux amis éviteront de se battre. La fonction la plus inattendue du naufrage consiste à provoquer une crise morale chez le survivant. Florisel commence son monologue en exprimant son désarroi : Où m’a jeté des vents l’impétueuse rage, Sous quel ciel respiré-je, et quel est ce rivage ; Tous mes gens sont péris, et la faveur du sort N’a soustrait que leur maître au pouvoir de la mort : Leurs corps joints pêle-mêle aux débris du navire, Ont payé les tributs de son fatal Empire (v. 1372-1377). Le survivant se sent coupable d’avoir survécu à la mort de tous ses serviteurs fidèles, dont au premier chef son compagnon Arlandes, et il récite une prière pour le repos de leurs âmes. Quand il reconnaît la ville voisine, il se souvient de l’époque idyllique qu’il y a passée jadis avec Sidonie et admet sa culpabilité envers la reine. La transformation psychologique s’approfondit lorsque Florisel se rend compte du danger où le hasard l’a jeté : seul et sans possibilité de s’évader, il se trouve entre les mains de celle qui a juré sa perte. Le chevalier outrecuidant connaît enfin la vulnérabilité. Cette série de réflexions morales prépare sa conversion à la vertu, qui doit passer par l’humiliation et le repentir. Soulignons de nouveau que dans cette pièce, le personnage travesti n’est pas l’un des survivants mais plutôt le sauveteur. Agésilan, le premier à trouver Florisel errant sur la plage, est toujours déguisé en fille, ce qui n’empêche pas Florisel de le reconnaître sur-le-champ. Sur le plan thématique, ce déguisement contribue au dénouement heureux, puisqu’une ruse en inspire une autre : si Agésilan a déjà pris une fausse identité pour courtiser Diane, pourquoi ne pas avoir aussi recours à un stratagème - en l’occurrence l’annonce d’une fausse mort - pour réconcilier les anciens amants ? De plus, Agésilan épargne à son ami la nécessité de participer à la feinte : il lui suffit d’amener Sidonie dans la salle où Florisel est couché, endormi, sans prévenir celui-ci de son intention. Bien entendu, tout marche <?page no="127"?> Naufrage et déguisement chez Rotrou 127 comme prévu, et Agésilan pourra enfin révéler sa véritable identité à la reine, même s’il garde son costume féminin jusqu’à la fin de la pièce. Pour conclure, reprenons la question posée plus haut : pourquoi Rotrou a-t-il choisi de combiner systématiquement les topoï du naufrage et du travestissement ? Je propose une réponse d’ordre symbolique : si le naufrage est une manifestation des forces extérieures - hasard ou Providence - influant sur la destinée des humains 5 , le déguisement manifeste la volonté chez les personnages de prendre le contrôle de leur destin. Le choix du travestissement permet au personnage d’accomplir un but lié à une transgression spatiale : il ou elle peut ainsi s’évader de la maison familiale, poursuivre en mer un amant infidèle ou pénétrer dans un espace clos pour se rapprocher de sa bien-aimée. Cela dit, même si la Providence existe, elle n’est pas toute-puissante ; aussi le dénouement heureux ne devient-il possible que si l’activité humaine s’accorde avec la bienveillance divine 6 . Nous sommes donc en présence de deux forces : la puissance extérieure, qui se plaît à introduire maints éléments de mutabilité et de confusion, y compris des naufrages, avant de créer une situation finale où l’harmonie et la stabilité triomphent, et la volonté humaine, qui se sert parfois de l’illusion et de l’artifice pour tenter de conquérir la liberté et le bonheur 7 . Bibliographie Sources Rotrou, Jean de. Théâtre complet. Paris : Société des textes modernes français, 1998-2018, 13 volumes. 5 Pour une discussion approfondie des forces extérieures, parmi lesquelles il n’est pas toujours possible de démêler les termes « hasard », « fortune », « destin » et « dieux », voir Jacques Morel. Rotrou, dramaturge de l’ambiguïté. Paris : Klincksieck, 2002, pp. 114-132. 6 Rotrou se montrera bon disciple des Jésuites dans sa discussion du rôle de la grâce dans sa tragédie la plus explicitement religieuse : le croyant devrait accepter le secours divin, mais il a le pouvoir de le refuser. Voir Laurent Susini. « Théologie de la grâce et rhétorique des peintures dans Le Véritable Saint-Genest de Rotrou », dans Du Bellay, Rotrou, Diderot, Verlaine, Gracq, éd. Christelle Reggiani et Claire Stolz. Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2007, pp. 45-57. 7 Au sujet de cette valorisation de l’illusion trompeuse mais salutaire, qu’on doit rattacher au topos associé du theatrum mundi, voir Jean-Yves Vialleton et Stéphane Macé. Rotrou, dramaturge de l’ingéniosité. Paris : Presses universitaires de France, 2007, pp. 105-112. La question de la centralité du thème du théâtre du monde chez Rotrou est abordée par Jean-Claude Vuillemin. Baroquisme et théâtralité. Le théâtre de Jean Rotrou. Tübingen : Gunter Narr, 1994, chapitre 6. <?page no="128"?> 128 Perry Gethner Études Baby, Hélène. La tragi-comédie de Corneille à Quinault. Paris : Klincksieck, 2001. Forestier, Georges. Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680). Genève : Droz, 1988. Gethner, Perry. « A Baroque Guilt Trip : False Death Announcements in Rotrou », Cahiers du dix-septième, vol. VIII, n o 1 (2001), pp. 58-67. Lyons, John D. A Theatre of Disguise. Studies in French Baroque Drama (1630-1660). Columbia : French Literature Publications Company, 1978. Milanesi, Claudio. « Les récits de naufrage : un essai de structuralisme thématique », Cahiers d’études romanes [nouvelle série], n o 1 (1998), pp. 1-18. Morel, Jacques. Rotrou, dramaturge de l’ambiguïté. Paris : Klincksieck, 2002. Orlando, Francesco. Rotrou. Dalla tragicommedia alla tragedia. Turin : Bottega d’Erasmo, 1963. Pioffet, Marie-Christine. « Destin de la femme naufragée dans la fiction narrative du Grand Siècle », dans Les femmes au Grand Siècle. Le baroque : musique et littérature. Musique et liturgie, éd. David Wetsel et Frédéric Canovas. Tübingen : Gunter Narr, 2003, t. 2, pp. 141-149. Susini, Laurent. « Théologie de la grâce et rhétorique des peintures dans Le Véritable Saint-Genest de Rotrou », dans Du Bellay, Rotrou, Diderot, Verlaine, Gracq, éd. Christelle Reggiani et Claire Stolz. Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2007, pp. 45-57. Vialleton, Jean-Yves et Stéphane Macé. Rotrou, dramaturge de l’ingéniosité. Paris : Presses universitaires de France, 2007. Vuillemin, Jean-Claude. Baroquisme et théâtralité. Le théâtre de Jean Rotrou. Tübingen : Gunter Narr, 1994. <?page no="129"?> La fin de l’errance : le duel comme procédé de résolution dans La fidèle tromperie de Nicolas Gougenot (1633) J ULIEN P ERRIER -C HARTRAND (U NIVERSITÉ DU Q UÉBEC À M ONTRÉAL ET U NIVERSITÉ P ARIS -S ORBONNE ) Quatre ans avant l’Agésilan de Colchos (1637) de Rotrou, Nicolas Gougenot s’inspire des Livres X à XII de l’Amadis de Gaule pour composer sa Fidèle tromperie (1633). Du grand roman d’amour chevaleresque et courtois, il sélectionne - dans la logique des dramaturges irréguliers proposant, sur les traces de Hardy 1 , le plaisir du spectateur 2 comme instance de régulation formelle - un épisode susceptible de combler l’avidité du public pour le spectaculaire et les récits aux fils multiples. Cet épisode, riche en obstacles et en revirements, comporte, outre l’obligatoire scène d’errance en mer (présentant enlèvement, tempête et naufrage), une séquence de travestisse- 1 Voir à ce propos l’adresse au lecteur du cinquième tome du Théâtre d’Alexandre Hardy, (Paris : François Targa, 1628). Fort véhément, Hardy s’y élève contre ces « inventions bizarres et chimériques à la mode » que sont selon lui les règles. 2 François Lasserre attribue le Discours à Cliton sur les Observations du Cid avec un Traicté de la disposition du poëme dramatique, et de la pretenduë regle de vingt-quatre heures à Gougenot. Que cette attribution soit juste ou non a peu d’importance, mais, au regard de la forme de la pièce et de ce que furent vraisemblablement les idées de Gougenot sur la composition du poème dramatique, elle demeure fort significative. On peut en effet lire dans le Discours que « la nudité du Poeme simple est cause du peu de louange qu’on luy donne » et que « si les esprits des Auditeurs n’estoient esmeus par quelque effect grandement Tragique ou purement Comique, ils ne sçauroient bonnement de quoy se payer et se contenter. Au contraire, poursuit Gougenot, la multiplicité des accidents, des intrigues, des evenements contraires, et des descouvertes dont le Poeme composé est remply, entretient les Spectateurs, la diversité les recrée, et l’industrieuse disposition de l’œuvre les contente pleinement » (La comédie des comédiens et Le discours à Cliton, éd. François Lasserre. Tübingen : Gunter Narr, 2000, p. 313). <?page no="130"?> 130 Julien Perrier-Chartrand ment amoureux, forme d’errance identitaire destinée, on le sait, à produire un effet de « distorsion 3 » et d’instabilité. À ces errances spectaculaires, toujours guidé par l’idée de plaire au spectateur, Gougenot propose un procédé de résolution idoine. Dans une dramaturgie héritée du roman ou, plus spécifiquement, dans la concentration de la temporalité et de la spatialité romanesque qu’appelle la crise dramatique, il utilise le duel comme scansion privilégiée de l’errance. Ce faisant, il cristallise dans une seule figure d’action l’association du travestissement et du périple bouleversé. À la fois paradoxales (car elles présentent une femme qui se bat), spectaculaires à la mesure de la représentation théâtrale et référentielle (car il s’agit d’un fait social avéré que le public connaît, voire auquel le public s’identifie, du moins plus qu’aux Amazones ou aux naufrages), les figurations de duel telles que les propose Gougenot, sont appelées à devenir une action spécifique sur la scène française du temps de Richelieu. La fidèle tromperie met ainsi en scène une série paradigmatique de combats singuliers permettant à la fois la réussite ponctuelle des épreuves physiques et la révélation progressive de l’identité du protagoniste. Jusqu’à la résolution finale de la pièce, différentes formes d’affrontements, présentées par l’entremise de diverses techniques, se succèdent dans une haletante ascension vers l’héroïsme. Du premier affrontement, se réalisant sous forme de rencontre et narré par hypotypose, à l’ultime querelle vidée sur un champ de bataille recréé sur scène, Gougenot nous offre en quelque sorte une taxinomie du duel dramatique. 1. Errance physique : la rencontre Dès la deuxième scène du premier acte, le motif du duel apparaît pour conjurer la mauvaise fortune du protagoniste. Après s’être épris d’Alderine, princesse de Chypre, par l’intermédiaire de son portrait, le prince Armidore persuade son ami, Clidame, de prendre la mer en sa compagnie. Comme Aldérine a été enfermée par sa mère, la reine Clorisée, dans une tour dont l’entrée est interdite à tout individu de sexe masculin, le prince amoureux décide, dans l’espoir d’accéder aux appartements de sa bien-aimée, de se travestir en Amazone et de se rebaptiser Lucide. Dans cet équipage, il se présente à la cour de la reine, où il est introduit comme une jeune princesse accompagnée par son frère. 3 Georges Forestier. Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680). Le déguisement et ses avatars. Genève : Droz, 1988, p. 254. <?page no="131"?> La fin de l’errance : le duel comme procédé de résolution 131 Les voyageurs nous apprennent alors, dans une longue hypotypose à deux voix, que leur périple fut compromis dès son commencement par l’attaque de leur galère. Envoûté par la beauté déconcertante du prince déguisé, le chef des corsaires a tenté de séduire Lucide : Nos voiles commençoient à recevoir le vent, Alors qu’une gallere à nos pas se trouvant, Nous imprima l’horreur d’une éternelle peine, A ma soeur pour l’honneur, à moy pour la cadene. Nostre Pilotte ayant descouvert ce vaisseau, Comme frappé du foudre, est plus tremblant que l’eau, Sçachant qu’il receloit sa ruïne evidente, Quitte le gouvernail, et reçoit l’espouvante. Nous apperceumes lors un corsaire inhumain, Orgueilleux sur la poupe un coutelas en main, Menacer nostre nef d’un horrible carnage ; Mais les yeux de ma soeur retindrent son courage. Elle voyant fléchir ceste brutalité, Industrieuse joinct la voix à sa beauté, Qui fist comme un éclair esteindre sa colere, Il falut toutesfois entrer dans la galere, Mais au lieu d’y trouver un cruel ravisseur, L’amour nous y fist voir des excez de douceur. 4 En dépit de la « douceur » de leur ravisseur, les deux amis demeurent prisonniers durant cinq jours avant que le navire des bandits ne soit « mis à fonds », par une « forte tempête » et qu’ils roulent durant trois jours encore « à la mercy des vents 5 », « préparés au péril d’un évident naufrage 6 » dans une embarcation de fortune où s’est aussi réfugié le corsaire amoureux. Huit jours plus tard, lorsqu’ils débarquent enfin sur l’île de Chypre, leur errance sur la mer n’est pas encore terminée. Si la tempête s’est calmée et que la terre s’offre à eux, le corsaire entend maintenant obtenir par la force ce qu’il désire ; ils ne pourront accoster réellement qu’une fois qu’ils en seront délivrés. Prenant à ce moment la succession de Clidame, Lucide explique de quelle façon elle s’est chargée de l’affaire : Apres avoir repris ses premiers sentimens Il me vint retracer ses amoureux tourmens, Mais je ne respondis que d’un regard farouche Qui luy fendit le cœur, et luy ferma la bouche : Et croyant que mon frere empeschoit son dessein, 4 N. Gougenot. La fidèle tromperie, op. cit., I, 3, 259-276. 5 Ibid., 299. 6 Ibid., 301. <?page no="132"?> 132 Julien Perrier-Chartrand Le traistre s’avançoit pour luy percer le sein. Je me jette entre deux où l’ardeur me transporte, Et l’espée à la main, luy parle en ceste sorte : Méchant tu ne pouvois d’un meurtrier effort Advancer ton amour, ny reculer ta mort. C’est moy qui dois donner, corsaire miserable, A tes feux dissolus le sallaire equitable. Je conjuray mon frere en l’écartant au loin De ne s’émouvoir point, et me laisser le soin De traitter ce brigand selon sa perfidie, Qui me fit voir bien tost sa flame refroidie, Fiere Et mes coups redoublez le suivans de si prés, Qu’il vid bien tost changer ces myrthes en cyprés, Ce colosse abbatu mesure vostre plage. 7 Le combat entre Lucide et le corsaire se présente ainsi sous la forme d’une rencontre. Duel non prémédité, algarade sans procédure ni codification, ressortissant plus à la querelle de cabaret qu’à l’acte militaire, la rencontre constitue, dans la hiérarchie du combat, le plus trivial des affrontements ; jusqu’en 1611, les édits royaux ne la punissaient pas comme un duel 8 . Enfance de l’art des armes, elle suppose le règlement immédiat d’un litige, la spontanéité d’un éclat, les coups échangés dans l’urgence de la nécessité entre deux adversaires courroucés. 7 Ibid., 307-325. 8 La rencontre pouvait souvent être utilisée par les parties comme défense lors d’un affrontement en réalité prémédité car, jusqu’au début du règne de Louis XIII, elle échappait aux législations sur le duel. Pour cette raison, la Déclaration du Roy portant défenses d’user d’appels, ny de rencontres, suivant l’édit des duels de 1609, donnée à Paris le 1 er juillet 1611, revient sur la question : « Néanmoins nous voyons qu’aucuns commencent à se dispenser de la sujetion et observation [de l’édit de 1609], abusans de leur honneur, au mépris de notre autorité, et de leur devoir envers nous, et eux-mêmes, jusques à rechercher souvent, et déjà pratiquer diverses voyes d’éluder et déguiser notre Loi […]. Tellement qu’au lieu d’user d’appels, ou d’assignation de combats, comme ils faisoient devant ledit Edit, ils feignent et dressent des rencontres, par le moyen desquelles ils tombent aux mêmes crimes et accidens […]. [Nous] ordonnons et déclarons que ces présentes, pour arrêter le cours et usage des combats faits par rencontres ; s’il advient cyaprès qu’aucuns gentils-hommes, ou autres, faisant profession des armes, qui auront eû paroles ou effets, tant pour eux que pour leurs amis, qui puissent en aucune façon les offenser, ou porter à aigreur, mettent après par rencontre les épées, ou autres armes à la main, que cela sera reputé fait de propos délibéré et tenu pour appel » (p. 35-36). <?page no="133"?> La fin de l’errance : le duel comme procédé de résolution 133 Ce premier combat, en dépit de son manque de noblesse, permet tout de même à Lucide à la fois d’accéder à la terre convoitée et de donner les premiers signes de sa véritable valeur. En marchant, presque littéralement, sur ce colosse abattu dont le corps mesure désormais la plage, elle franchit un double obstacle 9 . Elle vainc la tempête, dont le corsaire, en l’empêchant d’accéder à la terre et de se rendre auprès de la princesse, incarne les dernières fureurs, mais aussi, en rendant publics ses premiers exploits de bretteur, elle commence à consacrer sa valeur guerrière dans l’esprit des membres de la cour de la reine Clorisée. Le voile de la féminité feinte se lève une première fois sur l’authentique et généreuse virilité d’Armidore. 2. Errance identitaire 2.1. Le duel avec appel Après cet affrontement, l’inclination de Lucide pour Aldérine demeure toutefois « contrainte sous un masque 10 ». Le récit de la rencontre a permis au prince déguisé de gagner l’estime de sa bien-aimée 11 , d’emporter la confiance de la reine et de faire son entrée à la cour, mais, à la distance physique qui séparait les amants se substitue désormais le « triste éloignement 12 » qu’induit le travestissement. Pour Lucide, il s’agit dès lors de révéler Armidore, de susciter, exploit par exploit, duel par duel, l’amour d’Aldérine afin de ne plus connaître cette instabilité identitaire qui le condamne au silence. Ce sera le sujet du troisième acte qui, composé d’une scène unique, entièrement consacrée aux duels de Lucide contre Bruserbe, prince d’Arménie, et contre Filamon, prince d’Hyrcanie, lui permettra de faire substantiellement fructifier le capital de sympathie obtenu à son arrivée. Ces combats, qui se présentent sous forme de duels avec appel, convoquent une ritualisation et une codification de l’affrontement témoignant, du moins en théorie, du sens de l’honneur, de l’esprit chevaleresque et du respect de l’adversaire des combattants. Selon la tradition, ces 9 À ne pas confondre avec ce qu’Hélène Baby nomme « obstacle combiné », qui se caractérise par le mélange du psychologique et du physique. Voir La tragi-comédie de Corneille à Quinault. Paris : Klincksieck, 2001, p. 144. 10 N. Gougenot. La fidèle tromperie, op. cit., II, 1, 395. 11 Aldérine témoigne ainsi de la naissance de son inclination. Voir Ibid., 2, 409-412 : « Mais vous ne dites rien de ma chere Lucide / Qui souz tant de beautez a des forces d’Alcide, / Beautez qu’on ne peut voir que des yeux de l’amour / Forcent l’estonnement de tous ceux de la Cour. » 12 Ibid., 516. <?page no="134"?> 134 Julien Perrier-Chartrand duels débutent par l’envoi d’une convocation écrite, un cartel, de l’offenseur à l’offensé. Pour accommoder cet usage peu théâtral à la scène 13 , Gougenot, en transpose le contenu dans les paroles de Lucide : LUCIDE Si Mars vous favorise aussi peu que Cyprine Vous pourrez bien alors quitter la vanité, Privé de la valeur, comme de la beauté. Non, non, Madame, il faut dompter ceste insolence, Et voir si le courage excuse l’arrogance : Temeraire reçoy les fruicts de ton erreur. BRUSERBE Encores me faut-il éviter sa fureur, Car ce sexe indiscret qui n’a point de limite, Souvent en se mocquant se déprave et s’irrite ; En fin vous m’obligez de faire comme vous, Et forcez mon esprit de se mettre en courroux. 14 Hérité des protocoles fort complexes et structurés du duel judiciaire, le cartel contient, en premier lieu, une réitération des accusations lancées contre l’offenseur - ici : vanité, insolence et arrogance de Bruserbe pour avoir osé prétendre à la main de la reine alors qu’il a été incapable, comme le demandait Clorisée, de rapporter la tête de Filamire, père d’Aldérine et amant déserteur. En second lieu, il contient des accusations de lâcheté, proférées en général afin de fouetter les sangs de l’opposant et d’éviter qu’il se désiste. Ces accusations se révèlent tout particulièrement nécessaires dans le combat que Lucide livre au prince d’Arménie : LUCIDE Icy les complimens ne sont point en usage, Le combat veut l’effect, et non pas le langage, Ne feignez point vos coups, et ne m’espargnez pas, De peur qu’en vous mocquant vous trouviez le trespas. BRUSERBE Je suis doncques contraint par un rencontre infame, De mesurer ma force à celle d’une femme, Une fille nourrie aux esbats amoureux, Triomphe de ma gloire, et me rend malheureux. Son bras apesanty fait sentir plus de forces, 13 L’usage veut que, lorsqu’un poète représente un duel avec appel, il l’adapte ainsi à la scène. Il est cependant des pièces, comme L’amante ennemie de Sallebray (1642), dans lesquelles l’un des personnages reçoit un cartel de son adversaire et le lit au public avant de se rendre au combat. 14 N. Gougenot. La fidèle tromperie, op., cit., III, 1, 386-396. <?page no="135"?> La fin de l’errance : le duel comme procédé de résolution 135 Que ses yeux ne font voir d’amoureuses amorces ; Je ne puis plus parer à ces coups redoublez. [...] Tout mon vouloir dépend de vos intentions : Puis que vostre valeur a vaincu mon audace, Quoy que vous m’imposiez, il faut que je le face. Je jure par nos Dieux de n’irriter jamais Les desirs de la Reine. 15 La valeur a vaincu l’audace. En d’autres termes, selon les mots mêmes de son adversaire, Lucide est parvenue, par ses talents de bretteur et de duelliste, à imposer sa générosité une seconde fois, à s’inscrire un peu plus avant et en dépit de son sexe supposé dans la confrérie des hommes d’arme. Une troisième étape sera franchie et la place de Lucide dans le royaume, mieux définie lorsque, dans le second duel du troisième acte - duel respectant les mêmes paramètres que l’affrontement avec Bruserbe - l’Amazone vaincra Filamon, prince d’Hyrcanie. Par ce second exploit exécuté devant la reine, elle prouve une nouvelle fois sa valeur et parvient à stabiliser son identité de guerrier : CLORISÉE [...] Mon esprit agité de nouvelles pensées, Perd le resouvenir de ses peines passées, Sont-ce des veritez que mon oeil vient de voir ? Ou mon malheur encor me veut-il decevoir ? Que Lucide ait vaincu, sans travail et sans peine Deux Princes indomptez ? ô bontez souveraines ! Avanture qui doit estonner les mortels ! Guerriere à qui je veux eslever des autels ! Si ce que je pretends de ta valeur arrive, Je me veux descharger de ma douleur craintive, Et mettre sur tes bras le faix de mes soucis, Dorine, mes travaux maintenant adoucis, Je redonne l’espoir à mon ame timide, Et conçois du repos aux vertus de Lucide. GOUVERNANTE Sans doute sa valeur vous fera redouter, De ceux qui desormais vous voudront molester. 16 Par ces deux duels, Lucide non seulement se fixe définitivement à la cour, mais elle obtient aussi le statut de défenseur du royaume, chasse gardée du 15 Ibid., III, 1, 897-940. 16 Ibid., III, 1, 1057-1072. <?page no="136"?> 136 Julien Perrier-Chartrand meilleur soldat, du plus valeureux guerrier. Mais, surtout, les deux duels lui permettent, privilège inédit, d’obtenir, avant son départ pour le royaume de Filamire (où elle doit se rendre afin de punir les inconstances de l’ancien amant de la reine), une entrevue avec Aldérine 17 dans les appartements interdits. 2.2. Le duel à la guerre Lucide commet toutefois une erreur d’appréciation en profitant de ce premier moment d’intimité pour avouer sa véritable identité à Aldérine 18 . Déstabilisée, effarouchée par cette révélation trop subite, la jeune princesse le repousse. La logique de la succession des combats demandait que Lucide, avant de se déclarer, achevât de réaliser son identité héroïque en prouvant, dans un ultime affrontement en forme de consécration, que son bras est digne de servir l’État. Au reste, le combat lui-même aurait alors servi de révélateur, ou de sanctification, comme c’est le cas dans Le Cid lorsque Rodrigue affronte Don Sanche en champ clos et s’en va ensuite combattre les Maures, deux exploits lui permettant à la fois de régulariser sa relation avec Chimène et d’acquérir le statut de héros. Résultat de la rupture dans la gradation dramatique, Armidore éprouve, après avoir été repoussé par sa bien-aimée, le sentiment d’un retour en arrière, d’un retour à l’errance du début de son périple, alors qu’il dérivait sur les flots qui devaient le porter jusqu’à l’île de Chypre : Quelle furieuse tempeste 19 , S’esmeut au calme de ces eaux ? D’où viennent ces spectres nouveaux, Où je voy ma mort toute preste ? Est ce une voix humaine, ou bien celle d’un Dieu 17 Cela devient particulièrement patent lorsque, Lucide absente, les deux princes qu’elle a défaits en duel durant le troisième acte reviennent attaquer la ville. La reine Clorisée s’exclame alors : « Vous prevallez en vain du depart de Lucide / Voicy dequoy punir vostre orgueil homicide / Et si la force manque à ma severité / La mort ne peut manquer à ma necessité » (ibid., V, 2, 1757-1760). 18 Voir ibid., IV, 3. 19 Il est intéressant de noter que la tempête et la valeur sont toujours liées dans la pièce. Après avoir été vaincus, les soldats ayant fait le siège du château de Clorisée, ayant sont engloutis par les flots : « Noz mutins maintenant abbatus de froideur / Pour éviter la mort ont regaigné leurs flottes / La frayeur a si bien surpris les Epirotes / Que ceux qui par la fuitte ont évité le fer / N’ont peu se garentir des fureurs de la mer / Mais sans vostre valeur nous eussions eu du pire » (ibid., V, 6, 2264-2269). <?page no="137"?> La fin de l’errance : le duel comme procédé de résolution 137 Dont l’esclat m’a voulu dissoudre ? Non j’ay veu des éclairs, sans doute c’est un foudre, Qui veut m’accabler en ce lieu. 20 Les duels successifs du troisième acte n’étaient pas un aboutissement, mais bien une étape intermédiaire dans le processus de stabilisation de son identité. Armidore doit, pour cesser d’errer entre lui-même et son avatar, terminer son ascension de l’échelle de la valeur héroïque ; sans quoi il retourne à la case départ. Les deux duels avec appel constituent donc la prémisse au dernier combat, livré à nouveau contre Bruserbe qui, humilié par sa défaite du troisième acte, assiège avec Filamon le château de la reine. Déterminant, ce dernier duel, au cours duquel Lucide agit comme le champion de Clorisée, scelle le sort de Bruserbe et de ses troupes, tout en procurant à Armidore, dès son retour du royaume de Filamire, un incomparable prestige. Ce type d’affrontement, soit le duel engagé pour régler l’issue d’une bataille - assimilable au duel en champ clos par son aspect solennel et sa dimension spectaculaire d’événement public -, est considéré par nombre d’auteurs du XVII e siècle comme la forme la plus achevée de duel, comme l’apothéose de la prouesse individuelle et, conséquemment, comme la plus grande preuve de valeur pouvant être offerte par un guerrier. Vital d’Audiguier, par exemple, écrit à ce sujet dans un ouvrage de 1617 intitulé Le vray et ancien usage des duels que [l]e premier, le plus grand, & le plus illustre sujet, pour lequel il me semble que les duels ont été non seulement permis, mais introduits au monde ; a esté pour vider par un combat particulier ce qui se devoit décider par une bataille. Et ceste façon de combat non seulement est genereuse et loüable, mais plus noble, plus excellente & plus glorieuse que toutes les autres. Car tout le faix de l’Estat, le salut de la Patrie ou du Prince balance entre les bras de celuy qui est apellé à cet honneur. Cecy se peut apeller veritablement honneur d’estre choisi de son Roy, entre cent mille, comme le plus vaillant homme de Royaume pour deffendre les droits de sa Coronne devant luy mesme, entre deux armées, & à la veüe d’un monde de gend’armes qui sont tesmoins de l’estime qu’on fait de sa valeur avant mesme qu’il combatte, & de celle qu’ils tesmoigne apres luy mesme en combattant. 21 Le dernier combat qu’entreprend Lucide, plus « généreux, louable, noble, excellent et glorieux » que les précédents, est présenté dans l’effervescence 20 Ibid., IV, 4, 1565-1566. 21 Vital d’Audiguier. Le vray et ancien usage des duels, confirmé par l’exemple des plus illustres combats, & deffys qui se soient faits en la chrestienté. Paris : P. Billaine, 1617, pp. 39-40. <?page no="138"?> 138 Julien Perrier-Chartrand d’une scène de bataille, devant les troupes de Bruserbe et Filamon assemblées, entre des lices improvisées, formées par les corps des soldatsspectateurs : LUCIDE Infidele Bruserbe, Voicy de tes malheurs le dernier appareil, Poltron, ta lascheté craint encor le Soleil. BRUSERBE Icy mes compagnons. […] LUCIDE Reçoy ce que merite une mauvaise envie. BRUSERBE Ha ! guerriere invincible, encor un coup la vie. LUCIDE Pourrois-tu sans rougir revoir encor le jour ? 22 Ultime consécration, Lucide accède ici au titre de « guerrière invincible ». Aussi, le dévoilement de l’identité d’Armidore, de son sexe et de ses desseins aux personnages qui ne la connaissaient pas encore ne devient-il qu’une formalité, un élément pour ainsi dire accessoire, que Gougenot n’a pas même jugé bon de présenter sur scène. La révélation du travestissement se produit en effet entre les sixième et septième scènes de l’acte V, sans autre mention, pour expliquer la situation, que le vers « Lucide a repris sa forme naturelle 23 », lancé par un Clidame ravi, tout à fait enchanté que l’entreprise qu’il désapprouvait à l’origine se termine si bien. C’est ainsi, dans l’héroïsme réalisé, que prend définitivement fin l’errance physique et identitaire d’Armidore et que se résout la tension induite par l’oxymore formé par le titre La fidèle tromperie 24 . Couplé à l’incontournable figure du naufrage ainsi qu’au procédé du travestissement, le duel devient, contre l’instabilité et l’incertitude, le moyen effectif pour le protagoniste, à la fois de vaincre les épreuves ponctuelles et de révéler sa véritable identité sans causer de scandale et d’émoi. En d’autres termes, le duel permet que la fidèle tromperie ne se transforme pas en une déshonnête imposture. Dans le fracas des armes, le prince gagne le cœur de la princesse et s’éloigne du tumulte des flots, pour affirmer, au plus grand plaisir du spectateur qui frémit devant ses prouesses et ses exploits, sa personnalité héroïque. 22 N. Gougenot. La fidèle tromperie, op. cit., V, 4, 2046-2055. 23 Ibid., V, 7, 2298. 24 On pourrait aussi considérer la dernière ruse de Lucide, qui feint par un savant assemblage, comme un exemple de « fidèle tromperie ». <?page no="139"?> La fin de l’errance : le duel comme procédé de résolution 139 Dans les formes sous lesquelles elles se présentent dans la Fidèle tromperie, toutefois, ainsi que dans les procédés qui sont utilisés pour les représenter, la gradation de l’action dramatique et la révélation de la valeur héroïque par le duel ne constituent pas une occurrence unique. Au contraire, il s’agit de procédés fort courants durant les années 1630 25 . Gougenot, sans grande originalité, module une forme existante, forme que, tout au long de la décennie, affinent les Scudéry, Rotrou et La Calprenède, avant que Corneille ne la porte à son apogée dans Le Cid. Avant de disparaître, avant de tomber en désuétude avec l’avènement des règles, cette configuration aura ainsi donné à la tragi-comédie, en plus d’un indiscutable attrait spectaculaire, certaines de ses plus mémorables et plus belles scènes. Bibliographie Sources Corneille, Pierre. Le Cid, éd. Boris Donné. Paris : Flammarion, 2002. Gougenot, Nicolas. La fidèle tromperie. Paris : A. de Sommaville, 1633. Gougenot, Nicolas. La comédie des comédiens et Le discours à Cliton, éd. François Lasserre. Tübingen : Gunter Narr, 2000. Hardy, Alexandre. Théâtre, t. 5. Paris : F. Targa, 1628. Louis XIII. « Déclaration du Roy portant défenses d’user d’appels, ny de rencontres, suivant l’édit des duels de 1609 », dans Recueil des édits, déclarations, arrests et autres pièces concernant les duels et rencontres. Paris : S. Mabre-Cramoisy, 1669, pp. 34-39. Études Baby, Hélène. La tragi-comédie de Corneille à Quinault. Paris : Klincksieck, 2001. Forestier, Georges. Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680). Le déguisement et ses avatars. Genève : Droz, 1988. 25 Cette configuration, identifiée, pour le seul Cid, par Boris Donné (2002) n’a jamais été étudiée en tant que motif ou forme récurrente. Pierre Corneille, Le Cid, éd. Boris Donné. Paris : Flammarion, 2002. <?page no="141"?> Coriolan ou Une dramaturgie de l’errance (François de Chapoton, Urbain Chevreau et Gaspard Abeille) É RIC V AN DER S CHUEREN (U NIVERSITÉ L AVAL ) À Marc P. Bottiau, camarade en idées, combats et délices de la vie Tantôt, j’aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ; tantôt, j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois. […] mais j’erre maintenant sans patrie. - François de Chateaubriand, René, 1802. Dans l’imaginaire occidental et pour ce qui est du legs plus particulier gréco-latin, l’errance semble le propre de l’épopée, à commencer par l’Odyssée et son décalque latin l’Énéide, avant que le roman moderne dit de chevalerie ou, plus tard et en prose, dit « héroïque », n’en reprenne, pour ce qui est de la France du XVII e siècle, structures, thèmes, motifs, jusqu’à la surcharge, la complication, la réitération finalement lassante des topiques 1 . 1 En sept volumes prolixes, Gilbert Saulnier Du Verdier en a livré la plantureuse synthèse dans son Romant des romans ou on verra la suitte et la conclusion de Don Belianis de Grece, du Chevalier Soleil & de tous les Amadis. Paris : Toussaint Du Bray et Libraires associés, 1626-1629. Si la finalité proclamée dans l’avis « Au Lecteur » pointe vertus chrétiennes, règlement des passions et bienséance propre à l’éthique civile, il n’en reste qu’au travers de détournements des topiques comme de la trivialité du lexique affleure une prétention plus sourde, celle qui est polémique et qui, finalement, entend en finir, comme dans d’autres de ses romans de la même <?page no="142"?> 142 Éric Van der Schueren Pour en arriver là, il aura fallu la médiation du « roman d’aventures » médiéval, dont les analyses d’Erich Köhler 2 restent toujours valides et surtout fécondantes, même rapportées à la production romanesque de la période classique française. Parmi ces topiques figure celle de l’errance du héros (masculin, à de rares exceptions, comme dans les romans de Gomberville) qui semble quitter la diégèse commune, à un moment ou à un autre et pour des motifs qui ne sont pas toujours explicites, à l’exemple d’Érec et Énide, où le jeune roi somme sa femme de l’accompagner seule dans une aventure qui, l’auditeur puis le lecteur l’auront compris, n’a pour but que de prouver à la reine, au travers de péripéties, ses valeurs morales et guerrières alors qu’elles viennent d’être remises en cause. Au XVII e siècle, le motif de l’errance est, à quelques inflexions près, le même, à une condition près : l’errance ne sera célébrée et couronnée de succès que si le héros réunit en lui au plus haut degré les vertus morales, amoureuses et guerrières. Pour les rares personnages négatifs, elle deviendra une quête débilitante où se mêlent délitescence du moi et rejet de la communauté des hommes, unis dans le culte des valeurs de l’antique virtú accordée aux valeurs chrétiennes (à commencer par le mariage) 3 . C’est ici que se marque, sinon la rencontre, pour le moins une sorte de confluence, distante toutefois, entre l’épopée classique et le roman héroïque, dans leur inscription commune de la topique de l’errance du héros. Il faut décennie, avec la veine chevaleresque : ainsi en est-il, par exemple, de la stase solitaire dans un désert de convention dont sont soulignés les dangers propres à la mélancolie érotique : « À quoy servirõt vos pleurs & vos plaintes dans un desert ? […] votre mal deviendroit bien si grand avec le te[m]ps qu’il vous feroit perdre l’esprit ; […] si vous ne le voulez faire pour des considerations humaines[,] faitesle pour l’amour du dieu que vous adorez » (ibid., vol. VI, pp. 104-105) ; la débilitation de l’être par la solitude n’est pas que morale, elle est aussi physique, à l’instar de celle d’Alcidamant (voir ibid., vol. IV, pp. 551-552). En même temps et chez le même libraire, Charles Sorel, dans Le berger extravagant (Paris, 1627-1628), entreprenait plus ouvertement, et de manière plus triviale encore dans ses dénigrements appuyés, de réduire à rien l’inspiration du roman pastoral et de sa poésie. 2 L’aventure chevaleresque. Idéal et réalité dans le roman courtois, trad. Éliane Kaufholz. Paris : Gallimard, 1974. 3 De ce point de vue, l’épilogue du roman de Louis Moreau Du Bail, Le Selisandre (Paris : Nicolas De Laulne, 1638, p. 607), est exemplaire. Ou, par le même auteur, Les galanteries de la cour (Paris : Robert Denain, 1644, vol. II, p. 502). Ce sont là deux romans à clés, comme il y en eut d’autres dans la même période, permettant une plus grande variété dans l’expression de l’exil, l’errance ou la retraite, notamment en ce qui concerne les « parcours au féminin ». <?page no="143"?> Coriolan ou Une dramaturgie de l’errance 143 rappeler pour ce point la très belle analyse, par Bernard Beugnot 4 , de la figure d’Alaric et de sa rencontre avec le Sage dans le poème épique de Georges de Scudéry 5 , qui donne un sens à la dérive du jeune guerrier, à savoir s’emparer de Rome déjà vaincue et y instituer la religion du Christ. Ce sera justement la disparition progressive de la figure, rehaussée d’emblèmes saturniens ou religieux, du Sage - ou de l’ermite - dans sa grotte ou dans la forêt, qui explique en partie, pour la tragédie classique, à la fin du XVII e siècle, la mise en veilleuse du motif de l’errance. Avant une soudaine résurgence, avec la réapparition de l’ermite, mais dans le roman du XVIII e siècle, chez Voltaire (Candide et Zadig) et Chateaubriand (Atala et René), pour ne remettre en mémoire que les plus notables. 1. L’héritage antique Errer serait le propre des personnages de la tragédie classique, grecque (le brouillard vraisemblable des mouches qui entoure Oreste), latine (la nuit maléfique et infanticide de Médée), puis française : ils évoluent, cette fois, comme chez Racine, dans une nuit imposée ou reconstituée : lorsque Néron se souvient du rapt de Junie ; quand Bérénice fond ensemble une consensuelle adoration de son amant Titus par le peuple et le Sénat de Rome et la réalité de l’événement au-delà du fantasme, soit les funérailles et la crémation de Vespasien ; ou lorsque Phèdre, toute à la honte de sa flamme, se déprend des rais de son divin ancêtre, imposant l’obscurité par de lourds rideaux déployés au milieu du jour. Communément, on le sait assez, les tragiques reprennent leurs sujets à la mythologie ou à l’histoire antique, à l’histoire sainte ou chrétienne, mais aussi aux romans plus ou moins héroïques, sans parler des adaptations en français des romans et pièces espagnols ou italiens. 2. Le legs du roman moderne Certains auteurs - telle Mademoiselle de Scudéry dans ses préfaces de la Clélie ou du Grand Cyrus - s’échinent à faire correspondre leur production avec les nouvelles règles qui prévalent depuis les années 1630 sur la scène parisienne et qui, pour partie, sont déduites de l’Art poétique d’Horace. À commencer par l’unité de temps. Malgré leur longueur en nombre de pages, ces romans, pour le principal de leur intrigue première, se déroulent en une 4 Voir Loin du monde et du bruit. Le discours de la retraite au XVII e siècle. Paris : Hermann, 2015, pp. 149 et suiv. 5 Alaric ou Rome vaincue. Paris : Augustin Courbé, 1654. <?page no="144"?> 144 Éric Van der Schueren factice unité de vingt-quatre heures par leur ouverture in media res, ceci n’empêchant pas une pléthore de récits rétrospectifs secondaires, soit au gré des rencontres du héros éponyme avec un personnage souvent auxiliaire ou un témoin plus ou moins direct de l’action principale. C’est par le fil rouge de la quête du héros principal et dans le finale qui célèbre son triomphe qu’apparaît le centre de l’intrigue, mais non une improbable unité d’action et encore moins une unité de lieu. Sous bénéfice d’inventaire, il est un cas rare où une tragédie inspire un roman épique ultérieur ; c’est Rodogune de Pierre Corneille (1646). En 1667 (le privilège est en date du 13 avril) paraît à Paris, chez Estienne Loyson, la première partie en quatre livres de Rodogune ou L’histoire du grand Antiocus [sic], par un certain d’Aigue d’Iffremont ; l’année suivante suit une édition en deux volumes, rééditée en 1669. Dans l’avis « Au lecteur », le romancier salue son devancier sur le même sujet : Corneille a « fait une Tragedie que j’appellerois la plus achevée de toutes les Pieces que nous avons de luy, s’il y avoit quelque chose à souhaiter dans les autres, & s’il n’estoit toûjours également admirable en tous ses ouvrages. » 6 Si d’Aigue d’Iffremont entend corriger la matière de Corneille au plus proche des sources antiques, il est un point qui le distingue des romans épiques de la précédente génération : toute l’action principale se trouve concentrée sur les bords de l’Euphrate. En termes comptables : deux unités déduites de celles du théâtre sur trois sont approchées, sinon rencontrées. Même si d’Aigue d’Iffremont n’explicite pas plus son jugement de valeur, il est évident aux yeux des Modernes que la Rodogune de Corneille peut être tenue pour la tragédie parfaite dans la construction de son action, soit le recoupement exact de l’enjeu politique et de l’enjeu amoureux. Corneille en avait pris à son aise avec l’histoire telle qu’il l’avait pu trouver chez Appien, et d’Aigue d’Iffremont de lui ajouter Polybe, Justin, Flavius-Josèphe et Plutarque, tout en remarquant rapidement combien ces versions se contredisent, s’en remettant finalement à la compilation du luthérien David Chytraeus, dans sa Chronologia historiae Herodoti et Thucydidis (Rostock, 1573). Ce qui frappe dans le roman d’Aigue d’Iffremont tient précisément à l’effacement complet de la superposition des enjeux qu’avait établie Corneille : dans le roman, Antiochus et Séleucus ne sont pas jumeaux, et Antiochus règne de son plein droit d’aînesse. C’est dans la famille de Rodogune que se déploie l’embrouillamini de la succession du roi Arsace, ainsi qu’explosent les convoitises, les machinations et les trahisons qu’il suscite 7 . 6 Rodogune ou L’histoire du grand Antiocus. Paris : Estienne Loyson, 1668, n. p. 7 Voir le récit de Marsione, suivante de Rodogune (ibid., l. I, pp. 68 et suiv.). <?page no="145"?> Coriolan ou Une dramaturgie de l’errance 145 3. Les errants tragiques Sur la scène de la tragédie classique, les intrigues et leurs histoires qui rencontrent l’errance sont rares ; trouvées dans l’histoire ancienne, il y aurait les vies de Thémistocle, d’Alcibiade et de Coriolan ; et repris à la mythologie, il n’y a guère que les sujets d’Ulysse et de Bellérophon, voire de Thésée. Mais à chaque fois, la matière est amputée ou repensée d’un autre point de vue, qui semble mettre en arrière-plan l’errance, voire l’occulter complètement. Quand, en 1684, l’abbé Charles Claude Genest met sur les tréteaux le destin d’Ulysse, il ne le fait qu’au travers de celui de sa femme : Pénélope attend, trop pressée par les prétendants odieux et trop inquiète du sort d’Ulysse et de celui de Télémaque, parti à sa recherche ; il s’ensuit que si Genest évite l’écueil de l’impossible représentation de l’Odyssée au nom des règles d’unité, en rapportant sa matière sur la reine d’Ithaque, il est conscient de rencontrer un nouvel écueil, celui de transformer la tragédie en une élégie 8 . Il ne peut s’en dédouaner que par l’exemple monté en épingle du Philoctète de Sophocle, rencontrant alors un autre enjeu taxinomique : la tragédie simple, comme l’a montré Jean-Philippe Grosperrin 9 . Le renversement de la matière d’Ulysse à Pénélope a donc pour effet de minorer l’errance, de-ci de-là évoquée dans la parole de la reine, errance double en cette journée non encore entrevue comme celle du retour du roi légitime d’Ithaque et de son fils. Ici, l’errance mythique n’est plus qu’un point de fuite dans le décor de la tragédie : « PENELOPE seule dans un vestibule qui regarde sur la Mer 10 ». Et dans l’estompe du mythème homérique s’explique l’absence d’un autre élément constitutif du mythe : la tapisserie que tisse Pénélope le jour et qu’elle défait la nuit. C’est le poème tragique qui, entre Homère et les Élégies d’Ovide rapiécées en ses sources revendiquées, est la toile devenu : « Je me suis servi autant que j’ay pû des pensées & des expressions d’Homere, & j’ay pris quelques traits d’Ovide pour animer davantage les plaintes de Penelope » 11 . De cette audace, Genest ne se défend pas, sans doute pour n’avoir pas été repris par ses critiques sur ce point. Par contre, dans sa « Préface », il se justifiera longuement de la scène de la 8 Voir Nicholas Dion. Entre les larmes et l’effroi. La tragédie classique française, 1677- 1726. Paris : Garnier, 2012, pp. 370 et suiv. 9 Voir « La duchesse du Maine et la simplicité du théâtre tragique. Sur la réfection de la tragédie grecque, de Malézieu à La Motte », Études sur le XVIII e siècle, 31 (2003), pp. 249 et suiv. 10 Penelope. Tragedie. Paris : Jean Boudot, 1703, p. 1. Inutile d’insister ici sur le point que c’est le vestibule, et non la reine, qui regarde sur la Méditerranée. 11 « Préface », dans ibid., n. p. <?page no="146"?> 146 Éric Van der Schueren reconnaissance capitale d’Ulysse par sa femme, au nom de la vraisemblance, toute à la compassion et à la tendresse dévolues : vieilli après vingt ans d’absence et survenu en habits de gueux, Ulysse se fait reconnaître à Pénélope, dont le regard est embrouillé de larmes continuelles « comme en un épais nuage 12 », par sa voix : n’est-ce pas là, dans la parole clamée, l’essence magnifiée du théâtre classique ? Les deux autres mythes de l’errance appartiennent aux exploits des tueurs de monstres, dans les suites de la légende d’Héraclès. Resterait alors - et ceci dit comme en une ébauche - le détour par le mythe d’un demi-dieu tueur de monstres : celui de Bellérophon. Ce détour est problématique, mais non moins objectif par les dates, par la transition du tragique au lyrique, soit la tragédie de Quinault en 1665, et ses vers, ou prêtés comme tels 13 , pour le livret de la tragédie en musique de Lully en 1671, sous le même titre, non sans que la matière n’en soit considérablement remaniée. Mais dans les deux cas, malgré leurs différences de contenu, est éludée la seconde partie du mythe, soit l’errance du héros, puni dans son orgueil d’avoir porté sa monture ailée vers l’Olympe pour y briguer un plus éclatant tribut des dieux que celui que les hommes lui avaient rendu pour les avoir débarrassés de la Chimère : la légende diffère en ces versions et, parmi celles-ci, l’une prétend qu’après avoir été désarçonné, le demi-dieu serait tombé dans un arbre épineux qui lui aurait crevé les yeux. Dès lors, le jeune impudent, aveugle, errera - tel Œdipe - au milieu des bois dans une mélancolie misanthropique jusqu’au seuil de la folie 14 . Dans sa « Préface » de 1665, Quinault s’appesantit par trop sur le mythème de Pégase, dont le sabot aurait enfanté la source génitrice elle-même des Muses, pour que ne soit pas 12 Ibid., V, 3, p. 70. C’était déjà le même nuage qui voilait la vue de Phèdre agonisante, qui, pour Racine, ne pouvait se justifier de ses sources premières, soit Euripide et Sénèque. Le motif du nuage est repris de plus longue main à Œdipe roi, où, aux vers 1310-1313, il est qualifié d’aphanaton, intraduisible en l’espèce, mais au plus proche de la tragédie en sa genèse poétique, puisque l’épithète dit ce qui ne peut être dit. Sur le motif éminemment remarquable du nuage, du fait de ses occurrences dans la tragédie grecque et, plus largement, sur la prééminence de Sophocle dans les sources du théâtre racinien, je me permets de renvoyer à mon étude : « Les mânes d’Hippolyte. La fabrique ancienne de Jean Racine », dans Une traversée des savoirs. Mélanges offerts à Jackie Pigeaud, éd. Éric Van der Schueren. Québec : Presses de l’Université Laval, 2008, pp. 162 et suiv. 13 Sur l’attribution possible du livret à Thomas Corneille, Nicolas Boileau, voire Fontenelle, voir Manuel Couvreur. Jean-Baptiste Lully. Musique et dramaturgie au service du prince. Bruxelles : Marc Vokar, 1992, pp. 61-63. 14 Voir les minutieuses mises au point de Patrick Dandrey, dans son Anthologie de l’humeur noire. Écrits sur la mélancolie d’Hippocrate à l’Encyclopédie. Paris : Le Promeneur, 2005, pp. 522 et suiv. <?page no="147"?> Coriolan ou Une dramaturgie de l’errance 147 prise avec sérieux, jusque dans ses évanescences, la mise à mort de la Chimère, déplacée de l’acte IV de 1665 à l’acte final du livret, six ans plus tard. Ici se trouve validée - en toute modestie - une approche qui se veut poétique en sa manière d’aborder la problématique. Chimère au sens strict, c’est le monstre absolu, adjonction de formes animales diverses. Au siècle suivant, « chimère » devient de plus en plus une antonomase du commun lexique et, significativement, elle survient, nom propre ou dérivatif par épithète sous la plume de plusieurs, pour décrire les mythes anciens. Certes, ils sont faux. Mais - peu importe ici les questions de dogme chrétien plus au moins accepté -, ils sont nécessaires à l’imagination des poètes et des artistes pour que survienne la merveille poétique 15 . En fait, c’est le lien : l’errance du roman épique classique ne put se maintenir dans la tragédie au nom des contradictions ou difficultés rencontrées face aux règles d’unité, et elle ne se maintiendrait que dans la tragédie en musique qui, renouant avec des sources dites modernes, avait d’une certaine manière prolongé l’épopée, et qui n’était pas soumise aux règles. En tant que monstre, la Chimère est la figure de ce rapiéçage des traditions, comme de la fabrique de la tragédie en musique, reprenant à l’envi des motifs comme les songes funestes (Atys) jusqu’aux presque incontournables scènes infernales (Armide) 16 . Et ceci explique toute l’ambiguïté du Bellérophon de 1671, qui semble vouer à un meurtre symbolique la forme nouvelle qui va dominer la scène parisienne, en même temps que Quinault n’a jamais entendu privilégier l’une des composantes de ce genre mixte : tout étant relatif, la poésie est musicale et la musique n’est pas moins poétique. Sous cet angle, qui est aussi un point de fuite dans la réécriture de 1671, se comprend alors l’oblitération de l’errance mélancolique de Bellérophon : le duel du héros avec la Chimère conclut l’opéra non sur une ambiguïté, mais sur la mise à l’écart symbolique du monstre pour mieux affirmer la dignité d’un genre inédit qui a trouvé équilibre et harmonie formels - en termes plus directs, la tragédie lyrique n’est pas une monstruosité de genres dans l’esthétique normée du classicisme, telle que la pourfendaient ses détracteurs. Et Quinault n’en avait-il 15 Voir notamment les précieuses citations analysées par Jean Starobinski, dans Le remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières. Paris : Gallimard, 1989, pp. 263 et suiv. 16 Pour ces aspects qui excèdent autant mon propos que mes compétences, voir Jean- Philippe Grosperrin. « Le songe et le moment. Sur la dramaturgie du songeur dans la tragédie lyrique », dans Songes et songeurs (XIII e -XVIII e siècle), éd. Jean- Philippe Grosperrin et Nathalie Dauvois. Québec : Presses de l’Université Laval, 2003, pp. 187-203 et, du même, « La glorieuse, la songeuse et les magiciens. Séduction de l’illusion dans la tragédie lyrique (1675-1710) », Littératures classiques, 44 (2002), pp. 133-138. <?page no="148"?> 148 Éric Van der Schueren pas eu la prescience dès sa « Préface » de 1665 ? Il y développait et expliquait, au liminaire et par le menu, le mythème secondaire de Pégase, autre créature fabuleuse, sinon monstrueuse, comme s’il justifiait les prestiges écrasants de la poésie sur toute autre forme symbolique. De la sorte, il laisserait entendre a contrario une même ambivalence qui doit ici être dépassée ; or, elle l’est avec l’éclat d’un effacement porté à la légende : Pégase mène à la victoire Bellérophon, mais, dans la suite secondaire du mythe, il ne sera plus écrit ni représenté qu’il fut le coursier de sa chute. Dans le choix du sujet de sa nouvelle tragédie de 1677, la critique de Racine s’est plus ou moins perdue ou avancée à un nouveau doublon, comme pour les deux Bérénice, qui l’aurait opposé à Pradon 17 , après s’être osé à défier Corneille sur un même sujet. C’est oublier que deux ans plus tôt triomphe le Thésée de Quinault et Lully. Racine ne rivaliserait pas sur la même matière, mais sur un même nom, prompt, comme de juste dans tout titre de tragédies classiques, aux réminiscences, aux associations d’idées ou de culture, ou aux attentes supputées d’un public éclairé qui n’est pas tout le public : Quinault parle de Thésée jeune, revenant à Athènes sans se faire connaître, auprès de son père Égée ; Racine parlera de Thésée après les aventures. Le rapprochement peut sembler tiré de trop loin, s’il n’y avait ces vers de Racine, proclamés par Phèdre venue mourir en scène empoisonnée : « J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines / Un poison que Médée apporta dans Athènes » (v. 1637-1638), qui n’est autre que celui que Médée a versé dans la coupe qu’Égée doit tendre à son fils (V, 3) 18 ; s’il n’y avait plus encore - pure invention de Racine - la prise de l’épée d’Hippolyte par Phèdre, qui n’est autre que ressouvenance des scènes 3 et 4 de l’acte IV, où la Médée de Quinault, entourant Thésée de ses enchantements, lui ravit son glaive. Fénelon a repris Racine d’avoir doublé son action du fait des deux amours dans Phèdre : celui de la jeune Reine pour son beau-fils et celui du 17 Dans plusieurs de ses études, dont « La mort d’Hippolyte ou la défiguration silencieuse du langage » (Papers on French Seventeenth Century Literature, 45 (1996), pp. 601-633), Olivier Pot est pleinement justifié de l’intuition de faire de Phèdre, notamment par la virtuosité du vers déclamé, comme une parade au chant de la tragédie lyrique. 18 Voir Georges Forestier, n. 3, dans Jean Racine. Phèdre, dans Œuvres complètes. I. Théâtre. Poésie, éd. Georges Forestier. Paris : Gallimard, 1999, p. 876, note trop allusive et trop respectueuse d’une édition précédente de Jacques Morel et d’Alain Viala, qui voyaient dans ces vers un hommage à la Médée de Corneille (1634). S’il est une tragédie que Racine retint plus que toute de son illustre devancier, c’est La mort de Pompée, car il y voyait, comme l’a fait Georges Couton, une rencontre des Enfers, des Cieux et de la Terre, ce qui est aussi, à bien des égards, l’un des ressorts de la tragédie lyrique. <?page no="149"?> Coriolan ou Une dramaturgie de l’errance 149 prince pour Aricie. L’enjeu de la pièce ne remet pas en doute l’assertion de l’archevêque de Cambrai. Depuis les « grandes » tragédies, l’enjeu politique et affectif est clair chez Racine et souvent personnifié : Astyanax dans Andromaque, Britannicus dans le poème du même nom, etc. Dans Phèdre, rien de tel en toute évidence. Mais si on concède que l’enjeu est par souvent un enfant et qu’il ne parle pas, le schéma dramaturgique a changé dès Britannicus, certes vieilli de trois ans. Et ce, jusqu’à Athalie, où la vieille reine semble comme forcer l’émancipation d’Éliacin, qui personnifie le double enjeux : se faire couronner roi de Jérusalem et se faire « reconnaître » par sa grand-mère (enjeu affectif). Selon cette façon de faire, l’enjeu, dans Phèdre, c’est Hippolyte : disputé par deux femmes amoureuses et conspué par un père se sentant trahi ; prince appelé à succéder à Thésée dont la mort semble certaine au commencement de la pièce et, au retour du roi, exilé par lui, manipulé qu’il est par de vagues accusations. La critique racinienne a depuis longtemps, et à juste titre 19 , remarqué la singulière symétrie de la construction des deux premiers actes de Phèdre : au premier, Hippolyte avoue à Théramène son amour pour Aricie, malgré l’interdit de son père, et Phèdre, toute en réticences douloureuses et périphrases honteuses, confie à sa nourrice sa folle passion pour le jeune prince ; acte suivant, Hippolyte passe outre sa timidité pour faire part de ses sentiments à Aricie et Phèdre, subjuguant sa honte, avoue, à en souhaiter la mort, son amour au jeune prince. Si l’action de Phèdre dût être double, il manque, pour le moins et en toute hypothèse rétrospective, une scène à l’acte I : celle dans laquelle Aricie aurait dit à sa confidente son amour pour Hippolyte. Il n’y en a pas, le caractère de la jeune princesse athénienne ne le commandait pas 20 . D’un tout autre point de vue que celui de Fénelon, l’action est dédoublée, mais comme souvent chez Racine, par palimpseste de mythes rapportés sur la matière du poème tragique ou par des citations plus pointues là où elles n’étaient pas attendues. La Phèdre de Racine est une sorte de décalque de la geste de Thésée : son errance, telle celle d’Alcide, aux fins de tuer des monstres, sa descente aux Enfers, telle celle d’Ulysse. Si, dans la parole de Phèdre, au moment de l’aveu, Hippolyte est Thésée plus jeune au physique et plus parfait selon des lois morales, Phèdre force la 19 Pour autre preuve de la construction symétrique de la tragédie, c’est au vers médian (827) qu’Œnone annonce à Phèdre le retour de Thésée, retour qui fait basculer la pièce. 20 Si n’est pas ici comptée la réticence trop affectée d’Aricie à désigner explicitement Phèdre, finissant en un rejet sur le vers suivant et en une inquiétante aposiopèse, devant Thésée ; voir J. Racine, Phèdre, V, 3, v. 1143-1146 : « […] vos invincibles mains / Ont de monstres sans nombre affranchi les humains, / Mais tout n’est pas détruit, et vous en laissez vivre / Un… ». <?page no="150"?> 150 Éric Van der Schueren substitution d’Ariane à elle-même et de Thésée à son fils : elle serait entrée dans le labyrinthe et y aurait précédé Hippolyte - qui comprend tout le sens de cette amplification de la leçon du mythe. De même, à la scène 6 de l’acte IV, devant Œnone, Phèdre, comme Ulysse, descend, par la fantasmagorie délirante de sa faute, aux Enfers, mais pour souhaiter n’en revenir pas si, enfin, place il y a en ces lieux pour elle. Au finale, Phèdre n’aura fait que « descendre » (v. 1636) et, en outrant l’histoire de Thésée, rapportée et hallucinée par des passions violentes et contraires, elle aura permis de faire voir non la quête ou l’errance, mais les exploits de son double amoindri. C’est à Hippolyte qu’est réservée l’errance, où, malgré Bérénice, sept ans plus tôt, parviennent à se conjuguer l’aléatoire et la gloire, pourvu que l’exil forcé bute - au sens propre - sur la pierre d’un sanctuaire où l’hymen d’Aricie et d’Hippolyte soit consacré. La suite est trop connue. L’errance, amoureuse ou plus certainement, selon les canevas de l’époque, dégradante, n’aura pas lieu. La fantasmagorie d’une faute hallucinée ou les prestiges mémoriels de références caressées auront permis de représenter sur la scène les bribes d’une errance mythique, tandis qu’au même moment, la tragédie en musique en restitue les oripeaux « merveilleux » par ses vers, sa musique et ses décors. 4. L’histoire de Coriolan Plutarque est bien entendu la source première des adaptations dramaturgiques de la vie de Coriolan et de sa fin, ou du moins l’est-il de manière unanime dans son opposition de deux destins semblables en apparence : Coriolan et Alcibiade. Le premier est banni de Rome pour avoir outré ses prétentions dans les honneurs que la Ville lui avait conférés et pour être devenu suspect dans ses intentions précises de revêtir sur lui les pouvoirs de la royauté qu’il avait contribué à défaire. Le stratège athénien connaîtra un sort identique pour pareilles suspicions. Si les raisons de leur exil respectif et de leur errance paraissent semblables, Plutarque distingue clairement le premier du second dans la suite de leur histoire respective : Coriolan a trahi Rome et voulu, avec le soutien des Volsques, l’anéantir ; Alcibiade, au moment du choix de ses allégeances à Artaxerxès, se souvint qu’il était d’abord Grec et mit une limite à participer à l’anéantissement d’Athènes par les Perses, quitte à en mourir 21 . 21 Les vies des hommes illustres grecs et romains pouvaient être consultées dans la traduction française qu’en avait donnée Jacques Amyot (ici consultée dans l’édition de Cologne [Genève] : Jacob Stoer, 1617, pp. 136A et suiv.) et qui, dès le <?page no="151"?> Coriolan ou Une dramaturgie de l’errance 151 Comme première des tragédies classiques françaises qui reprirent le sujet de Coriolan 22 s’impose la pièce de François de Chapoton. L’auteur est obscur, mais, dans sa courte carrière théâtrale, il semble n’avoir travaillé que pour l’Hôtel de Bourgogne. Dans la ligne de la dédicace accompagnant la pièce au cardinal de Richelieu, certains des plus connus des auteurs des six poèmes à la louange de Chapoton, en tête de l’édition de 1638, c’est Jean de Rotrou qui condense les principales caractéristiques de ces auteurs : proche de l’entourage du cardinal et de la scène officielle de Paris, comme le poète et traducteur Jean Baudoin, protégé de Séguier et membre de l’Académie française dès avant sa création, ou Guillaume Colletet. Rappelons-le, Colletet et Rotrou furent des Cinq Poètes qui ont travaillé directement sous les ordres du ministre principal pour le théâtre. Parmi ses XVI e siècle, fut plusieurs fois rééditée, mais aussi dans divers résumés ou synthèses, notamment dans les Compendia. 22 C’est à dessein qu’ici n’est pas retenue la tragédie d’Alexandre Hardy, qui, représentée entre 1605 et 1615, n’est pas soumise aux règles des unités théâtrales, qui feront la difficulté des quelques adaptations du sujet à partir des années 1630. Voir A. Hardy. Coriolan [1625], éd. Fabien Cavaillé. En ligne : http : / / www.pufreditions.fr/ tei/ 274 (document consulté le 30 juin 2015). Certes, la question des unités, comme on le verra, fait obstacle à la représentation théâtrale de l’histoire de Coriolan. Mais la difficulté est aussi d’ordre politique, à l’exemple des contorsions de François de Chapoton. Avant que ne survienne une nouvelle difficulté, d’ordre taxinomique, dans la décennie 1670 (Gaspard Abeille). Enfin, dans le resserrement de la matière qu’a ouvert Hardy, en comparaison toute hypothétique avec son prédécesseur Shakespeare, il est évident que la difficulté des trois unités aurait pu se résoudre en suivant le modèle tragique, courant dès les années 1630, soit « La mort de… », à l’instar de G. de Scudéry (voir La mort de Caesar, lue dans l’éd. de Lyon : Claude La Rivière, 1658) ou de Gautier Des Costes de La Calprenède (La mort de Mithridate. Paris : Antoine de Sommaville, 1637), précédés par Jean de Rotrou (Hercule mourant, représenté en 1634 et publié à Paris : Antoine de Sommaville, 1637). Ces trois points, soulignés ci-dessus, ne peuvent que soulever des doutes, pour le moins, face à l’interprétation de Bénédicte Louvat-Molozay ; voir « Les adaptations françaises du sujet de Coriolan dans la première moitié du XVII e siècle », dans Journée d’étude - IRCL. Coriolan. Février 2007, éd. Agnès Lafont. En ligne : http : / / www.ircl.cnrs.fr/ pdf/ 2007/ Coriolanpdf/ 8_sujet_ louvat.pdf (document consulté le 9 septembre 2016). Un autre contresens flagrant de cette approche tient dans le fait de faire de Coriolan un « drame d’hommes », ratant complètement la réconciliation de l’enjeu politique et de celui des affections (Urbain Chevreau) ou la conciliation du sujet avec la galanterie (Gaspard Abeille) que permet le développement des rôles féminins. Plus subtil, Plutarque avait déjà souligné l’importance pour Coriolan de faire passer sur sa mère la reconnaissance de ses exploits par la Ville, puisque son père était mort (Les vies des hommes illustres, op. cit., p. 137G). <?page no="152"?> 152 Éric Van der Schueren proches ou ses thuriféraires d’occasion, un nom semble plus inattendu, celui de Charles Beys, poète et auteur de comédies, libertin, mais surtout embastillé pendant un an pour avoir été soupçonné d’avoir participé à l’écriture de La Miliade 23 , une sorte de satire à l’encontre de Richelieu. Les choses paraissent plus compliquées pour la date d’édition : 1638, ce que confirme la date d’enregistrement du privilège, soit le 12 juin de la même année, ce dont atteste la page 136 de l’édition de 1639 ! Deux dates, chez le même libraire, non des moindres, Toussaint Quinet. L’autre singularité, c’est le frontispice pour la seconde édition qui raccourcit le titre de la première, soit Coriolan en 1639 et non plus Le véritable Coriolan. L’édition de 1639 reprend encore l’avertissement de la première qui, semblant ainsi justifier son titre initial, insiste tout d’abord et longuement sur les sources grecques et latines : Plutarque, Tite-Live et Valère Maxime. Par son titre premier et par sa préface, la pièce est réactive et inscrit son contenu dans une intention polémique : il s’agit de faire front à une pièce concurrente sur le même sujet, celle d’Urbain Chevreau 24 . Le poème tragique se présente avec la force de son titre comme une restitution de la figure du héros romain. Semble alors incongrue la dédicace au cardinal, champion de l’absolutisme, où est assumé le refus des règles d’unité, sans doute dans les suites de la Querelle du Cid, où l’auteur s’excuse d’avoir « failli avec quantité d’illustres personnes ». Même si, à l’exemple de Corneille en 1635, Chapoton élargit la scène « à Rome », il déborde largement ce cadre et ne s’en justifie que par la recherche de ce qui est « agreable au Theatre », qui ne peut se soumettre aux unités. Plus encore, et il n’y a pas de variantes majeures de 1638 à 1639, c’est le sujet du poème qui pose problème dans son traitement et son offrande à Richelieu : la pièce commence par un monologue de Coriolan, où il défend son innocence et son souci constant de protéger la jeune République contre la tyrannie, et tout le 23 Charles Beys et Jacques Favereau. Le gouvernement présent, ou Éloge de Son Éminence. Satyre, ou La Miliade. Anvers : s. n., vers 1635. 24 Dans l’introduction de son édition critique du texte de Chevreau, Frédéric Sprogis restitue par le menu notamment les dates des privilèges respectifs, sinon des représentations, trop hypothétiques ; voir Urbain Chevreau. Coriolan, éd. F. Sprogis. En ligne : http : / / bibdramatique.paris-sorbonne.fr/ chevreau_coriolan (document consulté le 9 septembre 2016). Le Coriolan de Chapoton est toutefois le premier sur la scène parisienne ; Sprogis est par contre induit en erreur par Henry Carrington Lancaster sur le titre du frontispice, qui ne reprend que le titre abrégé de l’édition de 1639 ; hypothèse : le frontispice pour Chapoton a été conçu avant que l’annonce de la parution quasi simultanée de la pièce de Chevreau contraigne Chapoton et son libraire à accélérer la publication et à lui donner par son titre modifié et son « Avertissement » un tour résolument adversatif face à celle qui va lui faire concurrence. <?page no="153"?> Coriolan ou Une dramaturgie de l’errance 153 premier acte fera écho à sa voix. Les passions mauvaises, comme les fureurs de l’envie ou de la colère, sont rejetées sur le peuple et, pour enfoncer le clou, Quintilian, tout en rappelant son origine plébéienne et en se justifiant de la sorte de son autorité oratoire dans ce qu’il va dire, accuse le peuple d’être le vrai traître dans cette affaire 25 et exonère les justes colère et rage 26 du patricien ainsi offensé dans ses intentions les plus intimes. Dans l’acte suivant 27 , Coriolan renverse le motif qui lui est prêté par la tradition jusqu’à Shakespeare : celui du serpent et, par association ancienne avec l’haleine du reptile, la peste qu’il répand dans Rome. Ces motifs, Coriolan en est exempté, sont une fois encore attribués au peuple. Et ce sont les tribuns de la plèbe qui, à leur tour, renvoient le motif sur Coriolan qui « [v]omi[t] tout le venin de sa derniere peste » sur Rome 28 . Dans ce procès sur les planches, l’argumentation est in fine bloquée. La seule modification notable que se permet Chapoton sur sa matière sera de faire de l’errance de Coriolan une action positive, certes du point de vue des Volsques 29 , qui y trouvent comme une opportunité providentielle de pouvoir compter sur les mérites du général romain pour abattre Rome ; Coriolan lui-même passe de sa mélancolie initiale après l’annonce de son bannissement, aux arguments d’Amphidie, sorte de Consul du peuple rival de Rome : l’errance, « [a]u lieu de rencontrer l’image de la mort, / [Me] fit trouver [par] vous le salut & le port 30 ». Mais le renversement est plus insidieux, puisque, tour à tour, la mère, la femme et la sœur de Coriolan, devant son choix obstiné de soutenir les intérêts des Volsques et, dans sa conquête de Rome, de ne s’en prendre qu’aux biens du peuple, vont faire de lui « la peste de l’Estat 31 ». Amphidie lui-même verra dans Coriolan et son revirement intérieur supputé - comme d’aliéner le peuple volsque contre lui - un « venin » qui n’est pas seulement dans ses paroles 32 . Et Coriolan est rendu à une errance négative par le fait certain d’une mort prochaine, comme il l’est à sa mélancolie première, signifiée par des songes néfastes et des hallucinations infernales 33 . La mort est le terme de l’errance ; « Amphidie en courroux me regarde d’un œil, / Qui semble me marquer le 25 Le veritable Coriolan. Tragedie. Paris : Toussaint Quinet, 1638, I, 5, p. 18. 26 Ibid., p. 20. 27 Ibid., II, 3, p. 32. 28 Ibid., II, 5, p. 42. 29 Ibid., II, 6. 30 Ibid., III, 2, p. 60. 31 Ibid., IV, 7, p. 92. 32 Ibid., V, 1, p. 103 (monologue d’Amphidie). 33 Ibid., IV, 6 et V, 3, pp. 117-118. <?page no="154"?> 154 Éric Van der Schueren chemin du cercueil. » 34 Et ce sera la même superposition du motif de l’errance et de la mélancolie qui prévaudra dans les Alcibiade à venir, à l’instar de celui de Campistron, qui voit son caractère s’étioler en langueur amoureuse et dont la matière et son registre poétique passent du tragique à l’élégiaque 35 . 5. Urbain Chevreau ou les solutions poétiques Reprenant le même fonds, Urbain Chevreau et Gaspard Abeille résoudront les tensions dans la matière et les incongruités survenues à vouloir faire se rencontrer la restitution de l’image vraie du héros romain et la possibilité de la mettre en lien avec la politique centralisatrice du pouvoir royal 36 . Avant d’en arriver là, il reste un point, qui peut sembler de détail et de simple rhétorique, mais il est trop prégnant chez Chapoton, et rapporté au genre même de la matière qu’il ne peut être éludé. Il s’agit de ce que d’aucuns ont appelé le maniérisme français pour désigner le style poétique des années 1630-1650. L’éloquence de Chapoton est traversée par nombres de polyptotes ou de figures de parallélisme, de répétition et de dérivation (à commencer par les isolexismes qui conjoignent les deux derniers tropes 37 ), aux fins de charger et de tendre l’émotion du poème où abondent incan- 34 Ibid., V, 7, p. 124. 35 Œuvres de Monsieur de Campistron. Paris : Compagnie des Libraires, 1750, t. 2, pp. 10 et suiv. Voir notre étude, « Campistron ou les possibles d’une inflexion élégiaque de la tragédie », Littératures classiques, 52 (2004), pp. 179-192. 36 Les différences de Chapoton à Chevreau dans le traitement de la question politique, en relation avec une « orthodoxie politique » supputée plus que réellement reconstituée, telle que l’aurait permise la thèse d’Étienne Thuau, ont été nettement balisées par Lise Michel, dans « Le Coriolan d’Urbain Chevreau : heurts et conciliations des contraintes dans l’écriture d’une tragédie en 1637 », Papers on French Seventeenth Century Literature, XXII, 63 (2005), pp. 577 et suiv., non sans la rapporter à la question déduite de la Poétique d’Aristote sur la présentation d’un héros, ni tout à fait coupable ni tout à fait innocent, question que ni Chapoton ni Chevreau ne soulèvent - à la différence de Racine dans la justification de son personnage de Phèdre comme de celui d’Hippolyte. 37 Pour exemples de polyptote, chez Chevreau : « On peut croire aisément les maux qu’ils [les Volsques] ont soufferts / Et leur faire souffrir ce qu’on souffre aux Enfers » (Coriolan, op. cit., I, 2, p. 6) ; et chez Chapoton : « Au lieu que nous [les Romains] craignons, nous n’aurions rien à craindre, / Et tel se plaint de nous, qui n’oserait s’en plaindre » (Le veritable Coriolan, op. cit., IV, 1, p. 74). D’isolexisme, dans le dernier monologue d’Amphidie : « Au contraire j’aurois d’un silence éternel / Enseveli le crime avec le criminel » (ibid., V, 6, pp. 121-122). <?page no="155"?> Coriolan ou Une dramaturgie de l’errance 155 tations, déprécations et suppliques - procédé trop longuement réitéré pour finalement ne pas en émousser les effets dramatiques. S’y marque au plus intime de la fabrique du vers un enjeu dont il est l’effet : la restitution d’un genre en accord avec sa matière, fût-elle difficile et riche ambiguïtés dans son contexte d’imposition de règles nouvelles pour un genre qui est redéfini en ces années 1630. Il est alors remarquable qu’au moment du dénouement, Amphidie force l’usage et le lexique - ourdir une trahison (Furetière) - pour justifier non tant ses actes bientôt meurtriers portés sur Coriolan que l’accord de la matière extraite d’une vieille histoire romaine et d’un genre en l’instant de l’établissement de ses canons nouveaux : « Allons puisqu’il faut ourdir la Tragedie 38 ». Davantage que Chapoton, Urbain Chevreau a eu le soin de saturer sa tragédie de ces figures de répétition ou de dérivation, avec le surenchérissement des oppositions de mots. Une fois encore - et la tragédie paraît la même année que celle de Chapoton (Paris, Augustin Courbé, 1638) -, il s’agirait de rencontrer certes un maniérisme venu d’ailleurs, si lui-même n’était finalement l’héritier d’une tradition bien plus ancienne et fort éloignée de la tragédie, celle de la Bible et des Pères latins de l’Église, à commencer par saint Augustin 39 . Quoi qu’il en soit des sources ou influences, ce que le surenchérissement des répétions ou des dérivations, jusqu’à une sorte de ronronnement pompeux ou une paradoxale suspension de la communication par excès des figures 40 , semble vouloir signifier, c’est l’exhumation d’un fantasme rhéto- 38 Ibid., V, 1, p. 103. 39 Cette rhétorique, qui est aussi le propre de la pastorale chrétienne depuis le Concile de Trente et qui affleure, en France, de Pascal (Pensées, « Pari ») à Chateaubriand (Atala, « Quant à la vie, si le moment est arrivé de vous endormir dans le Seigneur, […] que vous perdez peu de chose, en perdant ce monde ! »), tient dans des extraits choisis, devenus des topiques et glanés notamment dans les Confessions de l’évêque d’Hippone (l. III, chap. I) : « Nondum amabam sed amare amabam, et secretine indigentia oderam me minus indigentem. Quaerebam quid amarem, amans amare, et oderam securitatem et viam sine muscipulis », souvent condensé en cet entêtant aveu : « Nondum amabam sed amare amabam amans amare quod amarem quaerebam » (« Je n’aimais pas encore, mais j’aimais aimer et par une indigence secrète, je me haïssais d’être moins indigent. Je recherchais ce que j’aimerais, aimant aimer et je haïssais ma sûreté et ma voie sans embûches » ; je traduis). 40 La parole de la mère de Coriolan, qui associe justement Rome à la maternité de tous, est saturée de polyptotes (p. ex. « Attaquant son païs il [Coriolan] s’attaque luy mesme », ibid., II, 2, p. 27) et construit cette rhétorique qui, portée à son comble, tombe dans l’aphasique interrogation sans réponse (id.) : « Cét Auguste Senat qui soustint sa grandeur, / Et qui benit cent fois sa genereuse ardeur, / Lors <?page no="156"?> 156 Éric Van der Schueren rique ancien ; la « virile » éloquence latine, qui n’a pu être celle des Républicains du temps de Coriolan, mais celle des orateurs emportés dans leurs disputes aux fins de sauver la République ou de la perdre au moment où elle va s’effondrer, celle de Cicéron, de Brutus, à son opposé, de Marc-Antoine et de Jules César. Au travers de cette restitution, certes fausse puisqu’anachronique, Chevreau a compris qu’en plus de la matière et de la question des unités, qui est évacuée par une licence historique, celle de faire mourir Coriolan à Rome et non chez les Volsques, c’est que le sujet engageait aussi la question du style. Les deux composants (matière et style) qui font un genre étaient ainsi renoués, circulaient de l’un à l’autre, fût-ce au prix de certaines outrances poétiques ou redondances textuelles. Les ambitions de Chevreau sont plus discrètes que celles de Chapoton : oui, il dédie son poème à Guillaume Bautru, poète satirique et diplomate de l’entourage de Richelieu, mais il évacue dans sa dédicace toute représentation du poète en proie à une « fievre chaude » (c’est-à-dire à l’enthousiasme 41 ) et toute flatterie dans l’exercice. Les sources suivies pour rédiger sa pièce sont moindres : il ne reste que Plutarque, mais serré au plus près notamment dans l’exploitation poétique du motif du venin ou dans la reconstitution d’une imaginaire tempête par le souvenir échauffé de Coriolan 42 , avec la surcharge « baroque » dans l’inversion des éléments (la mer est devenue flammes, le ciel n’est plus qu’eau, etc. 43 ). que nos ennemis dans leur honteuse fuitte / Redoutoient sa valeur, & loüoient sa conduite ; / Est prest de succomber dans ces adversitez, / Et de porter le deuil de ses prosperitez. / Que dirais-je de plus ? » L’avant-dernier vers présente un oxymore par construction. Cette rhétorique fait aussi effet de style, toujours dans la bouche de Velumnie : « Se serviroit-il bien dedans cette avanture / Des pierres de nos Dieux pour notre sepulture ? » (ibid., p. 29) : par ce dernier vers se marque un infléchissement de la hauteur du style (« pierres » alors que fût attendu « marbre »), qu’avait préparé la réponse de Virginie à sa belle-mère : « Mais quel regret aussi me reste-t’il dans l’ame, / […] [S’i]l rougissoit le Tybre, & n’en pâlissoit pas ? » (ibid., p. 28). Cette inflexion stylistique par un lexique plus commun et en-deçà de la tragédie, jusqu’à la hardiesse de la formule finale dans l’interrogation toute rhétorique de la femme de Coriolan, désigne clairement le style de la tragédie de Chevreau : celui qui est tenu pour « fleuri », au moins depuis l’Orator de Cicéron, soit une gamme qui oscille, non sans une congruence, entre bas et sublime. Pour ce point, je me permets de renvoyer à mon étude, « L’éclat, le gémissement et la plainte. De l’oraison funèbre ou de l’impondérable élégie en prose (Bossuet et Fléchier) », Tangences, 109 (2015), pp. 67-87. 41 Voir René Daval. Enthousiasme, ivresse et mélancolie. Paris : Vrin, 2009. 42 C’est précisément ce que sanctionne l’aparté du suivant de Coriolan qui, au récit de ce naufrage, mais plus encore de sa restitution en des figures exagérées et des <?page no="157"?> Coriolan ou Une dramaturgie de l’errance 157 La significative modification du sujet tient dans le raccord entre la matière et le style, et elle s’exprime, comme pour écarter les ambiguïtés politiques de l’histoire, dans une association nouvelle : celle de la mère de Coriolan avec Rome. Cette superposition des maternités va permettre de nouer enjeu pathétique et enjeu politique, expression vive de l’intimité des passions et intériorisation du conflit public. Quant au bannissement et à l’errance qui s’ensuivra, ils prennent une dimension qui renvoie à l’association poétique de la mère et de la « pauvre ville » de Rome, cette dernière devenant, par une rime, l’« eternel azile » de Coriolan 44 . Le conflit est dès lors intériorisé dans ce même cri de l’enfant éloigné de sa mère et du général rendu au déshonneur d’une fuite sans but et aux implorations d’une famille qui viendra à ses pieds, avec la menace du suicide, pour lui dire qu’elle ne pleure pas que pour elle, mais avec lui. L’exposition est finie, le nœud en découle : l’oxymore en sera la figure et, avec lui, son effet de suspension, l’action étant ainsi reportée à la seule décision de Coriolan, une décision sur lui-même. Pour la première fois, sans que le vocabulaire en soit clairement établi, l’errance du héros malheureux devient un égarement de l’esprit, envahi par les passions furieuses de la rage 45 . Et y pointe la métaphore de l’aveuglement, puisque la rencontre de Coriolan et de sa femme, à l’acte III, est une scène nocturne 46 . Enfin, à l’instant de la précipitation de l’action, comme le fera Livie pour Auguste, au même acte IV, c’est Verginie qui lève devant son époux les préjugés d’une errance dégradante, qui ne l’est plus, dès lors qu’elle est consentie mutuellement par un couple amoureux : Permettez moy du moins que par tout je vous suive, Et que nous partagions dans nos ardens desirs, Et les mesmes douleurs, & les mesmes plaisirs. Les chemins, les combats, & les horreurs des armes termes héroïques, voit dans son général un « Tyran », soit, pour l’enjeu des passions et non plus celui qui ressortit à la politique, ce qui lui vaudra de survenir en « furieux ». 43 U. Chevreau. Coriolan, op. cit., I, 3, pp. 12-13. 44 Ibid., I, 3, p. 3. 45 La médiation qui ferait passer d’une appréhension de l’errance physique vers les connotations d’un sens figuré prêté au terme est encore trop imprécise ; elle ne peut se faire, semble-t-il, que par l’interposition des discours moraux du XVII e siècle et des motifs qui en découlent, comme le « divertissement », non que soit ici minorée la « rêverie », plus profane, telle que l’illustra La Fontaine au liminaire des Amours de Psyché et de Cupidon. Pour les lignes de faîte de cette enquête encore à faire, voir B. Beugnot. Loin du monde et du bruit, op. cit., pp. 13, 194 et 224. 46 U. Chevreau. Coriolan, op. cit., III, 2, p. 47. <?page no="158"?> 158 Éric Van der Schueren Auront alors pour moy d’inévitables charmes ; Je vous verray tousjours dans un dessein si beau, J’iray mesmes avec vous jusques dans le tombeau, Si par un coup fatal les tristes destinées N’étendent pas plus loin le cours de vos années. 47 Cette voie, trente ans plus tard, le Titus de Racine l’évoquera devant Bérénice, mais en une prétérition qui d’emblée fera de cette option un impossible et pour le coup un manquement à l’héroïsme et à la dignité du vrai amour. De même que le sort de Rome et celui de la mère de Coriolan sont scellés, dans l’errance entrevue par Verginie pour elle-même et son époux, sont noués le suicide de la première et l’assassinat du second, consommés à l’acte V, où la fidélité à l’épouse est conjointe à celle qui est due à la Ville : « Rome est mon païs, luy puis-je estre infidelle 48 ? » Après la superposition de Rome à la mère, c’est un nouveau lien qui justifie la mort de Coriolan et la fidélité à l’épouse romaine, qui, comme avatar de Rome, lui a ouvert, quelles que soient les circonstances - la fuite ou la mort, deux mots pour une même chose -, la voie où l’honneur et la grandeur sont retrouvés. 6. Gaspard Abeille ou les tensions du « tendre » Au sein de la matière et par des procédés premiers qui ne semblent que poétiques, Chevreau a résolu les contradictions de la matière, telle qu’il a pu la trouver dans Plutarque ou ses avatars. En 1676, six ans après Bérénice, Gaspard Abeille trouve une matière balisée et apaisée. Dès l’avertissement, et ce sera son excuse principale, Abeille, conscient de ses sources et moins de ses prédécesseurs sur le même sujet, ne peut mettre un « colérique 49 » sur la scène de 1670. Cette dernière semble être 47 Ibid., IV, 3, p. 66 ; je souligne. Cette promesse est répétée à l’acte suivant (V, 2, pp. 81 et 83). Rien de dégradant dans cette profession où entre en entier l’amour fidèle de Virginie pour Coriolan au nom de cette érotique particulière au classicisme qui tient, au-delà d’une anthropologie sommaire, dans le fait de voir. Racine en usera à l’envi ; voir Jean Rousset. Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman. Paris : Librairie José Corti, 1981. 48 U. Chevreau. Coriolan, op. cit., V, 1, p. 78. 49 Démarquant au plus près la traduction des Vies des hommes illustres (op. cit., p. 141B), jusque dans la référence à Platon sur l’aigreur du tempérament que provoque la solitude, l’évêque de Belley, Jean-Pierre Camus (Diversitez, Paris : Claude Chappellet, 1609, t. 2, l. IX, chap. X), réserve une place exemplaire à Coriolan au titre de l’« Ospiniatreté » : « Cestuy mesme Plutarque reprend Coriolanus : de ce qu’il estoit tellement entier & inflexible en ses resolutions, qu’il ne <?page no="159"?> Coriolan ou Une dramaturgie de l’errance 159 acquise à la tendresse qui domine l’imaginaire poétique et romanesque, et de ce fait désigne la rencontre de Coriolan avec sa femme et sa mère comme le point d’orgue de la tragédie. Abeille s’en justifie par Plutarque suivi en son texte, puis par Virgile, dont il n’est pas oublieux : le Néron de Britannicus avait choqué, mais le Pompée mort de Corneille et le Mithridate de Racine semblaient avoir levé les embûches de la taxinomie nouvelle du goût. La matière ne sera pas repensée, mais le caractère de Coriolan, lui, sera retravaillé. Et c’est la question du caractère qui, cette fois et en toute logique dans le cadre de la décennie, va obséder Abeille. Plus question des problématiques politiques des histoires romaine et française rapportées dans un lien par trop difficile, sinon délicat, avec la France de Louis XIV. La question des unités de lieu et de temps est expédiée en une phrase au nom des illustres prédécesseurs qui dominent le théâtre tragique classique. Si, contre toutes les sources, Coriolan « perdit la vie pour avoir eu l’ame trop tendre », c’est un nouveau personnage survenu, Camille, qui portera, telle une écharpe ou un écu, la charge pathétique. Dans l’invention de cette amoureuse secrète du général romain, Abeille ne s’autorise pas des licences de Racine face à l’histoire dès sa « Préface », dans Bérénice, mais d’Hermione dans Andromaque : il y a trouvé l’aune de la contradiction tragique des passions, oscillantes et révoltées, dans la rencontre des fureurs amoureuses et de la tendresse. Comme Racine, il extrapole son caractère ; assurément, il en donne sa source 50 , trop autorisée, mais fort brève, pour ne permettre pas s’en fust pas départy de la largeur d’un ongle » (p. 394). Dans sa définition liminaire (p. 392), Camus s’en remet significativement à l’Antigone de Sophocle et, pour qui l’a lue à la lumière des discours du chœur, du coryphée et de Tirésias, au caractère de Créon pour désigner l’opiniâtreté : « Sophocle l’appelle une espece de folie, & je dis qu’elle est d’autant plus fole, que la raison semble la seconder : il est de certains esprits si amoureux de ce qu’ils pensent […] que ce qu’ils se sont une fois persuadez, ils ne le peuvent desmordre » ; non seulement ces derniers mots sont déjà ceux que Furetière reprendra pour définir l’« Opiniastre », mais plus encore, ceux qui permettent de comprendre objectivement, sur la scène, le caractère ambivalent de Coriolan, nouveau Créon ; avec Chapoton et Chevreau, cette ambivalence est marquée par l’opposition des monologues du général avec les discours qui le pourfendent sur le théâtre. Hardy, en son temps, avait préféré le modèle humaniste et partant plus proche de la tragédie grecque de la confrontation des monologues avec les chœurs. Plutarque - et c’est le prix de sa narration fécondante -, décrit avec finesse la dégradation d’un caractère par ses passions premières (colère, jalousie, fierté, amertume) pour finalement mettre Coriolan en perspective d’un précédent légendaire, Achille et, plus particulièrement, « Achille sous sa tente » (p. 147A). 50 Virgile, Énéide, XI, v. 583. <?page no="160"?> 160 Éric Van der Schueren l’invention. De ce fait, la Rome réconciliatrice de Chevreau est oubliée : elle n’est plus qu’un repaire de « brigands » et d’ingrats, au plus fort de son peuple ; elle est ainsi restituée dans une fantaisie virgilienne prolongée comme une nouvelle Troie et c’est de la sorte que la Ville sera représentée dès l’acte II 51 ; ce sera Rome à l’instant d’être détruite, comme Troie, dans la nuit de la ruse d’Ulysse, qui « fut pour tout un peuple une nuit éternelle ». Du motif de l’errance, il ne reste dès lors que son adéquation forcée avec la tendresse : Coriolan à sa promise et non encore sa femme - situation d’Andromaque oblige : « Mon exil est partout où je ne vous vois pas. » 52 Coriolan galant ! Et l’errance est perdue dans sa signification purement physique. Elle est rendue à un ornement et devient le point de fuite de l’expression des passions amoureuses et parfois de leurs fureurs. La tendresse elle-même n’est qu’un mot et non un ressort dramaturgique, comme elle le fut avec éclat dans la conclusion et le pacte passé entre les protagonistes dans la Bérénice de Racine. Gaspard Abeille avait donc devant lui les solutions de Chevreau pour pallier la délicate adéquation de sa matière avec les règles d’unité et pour rencontrer la vogue du tendre dont il ne fera qu’un colifichet - il revient aux tours de la tragi-comédie des années 1660, s’osant au quiproquo, lorsque Virgilie se substitue à Valérie, lors de l’ambassade des vestales romaines au camp de Coriolan : à cette occasion, la jeune femme tape dans l’œil du général volsque Aufidie qui, ainsi, en bonne police galante, devient malgré lui le rival de Coriolan, tout autant en politique que dans le cadre des passions humaines. La tendresse est surajoutée encore, lorsque Camille surgit en pure invention comme amante secrète. Derrière cet apparent imbroglio amoureux, c’est l’effet perdu des enfants de Coriolan aux pieds de leur père dont Abeille s’est privé, en faisant de Virgilie une simple promise et non plus une mère - avec le paradoxe de s’être réclamé de l’exemple déjà autorisé d’Andromaque. * * * D’autres figures de la mythologie ou de l’histoire gréco-latines auraient pu être ici sollicitées, si, créant ou poursuivant la légende et sa poésie, elles ne se présentaient au savoir des Classiques, tel Agamemnon, symboliquement entravé en son bain par un filet pour faciliter la vengeance homicide de sa femme, ou tel Oreste, interrompu dans son errance par une sœur pétrifiée dans une plainte douloureuse et vindicative sur la tombe du père, non loin d’Argos, puis enfin, poursuivi par les Érinyes et coincé dans les soubassements de l’Aréopage où il subira son procès pour avoir choisi de 51 Gaspard Abeille. Coriolan. Tragedie. Paris : Claude Barbin, 1676, I, 2, p. 21. 52 Ibid., IV, 4, p. 58. <?page no="161"?> Coriolan ou Une dramaturgie de l’errance 161 venger son père par le sang de sa mère (Eschyle, L’Orestie). Dans le théâtre classique, l’errance ne peut être représentée que controuvée dans son sens immédiat : elle choque les trois unités. Mais comment comprendre alors cette permanence à tirer de l’histoire de Coriolan et ce, non sans insistance, puisqu’il faut compter, sur ce sujet, quinze tragédies pour la scène parisienne ou pour les collèges qui seront montées jusqu’à La Harpe, un poème tragique qui, dans sa matière, heurte aussi la taxinomie classique ? À ce jeu des conciliations improbables, il est évident que c’est Urbain Chevreau, malgré une éloquence datée pour avoir cherché des effets anachroniques, qui a gagné, par des solutions ingénieuses au plus près de la poésie dramatique et de sa fabrique. Bibliographie Sources Abeille, Gaspard. Coriolan. Tragedie. Paris : Claude Barbin, 1676. 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Cette hiérarchisation des auteurs s’inscrit dans un geste historiographique. Dès les années 1670, les hommes de lettres se retournent sur le siècle qui s’achève et considèrent, pour reprendre les mots de Perrault dans les Hommes illustres, que sous le « règne de Louis le Grand », la France « a vu toutes les Sciences et tous les Arts s’élever en quelque sorte à leur derniere perfection 2 ». L’art théâtral bénéficie de ce progrès. Le Théâtre françois de Samuel Chappuzeau, première histoire du genre dramatique en langue vulgaire, publiée en 1674, commence par cette phrase : 1 Adrien Baillet. « Rotrou », dans Jugemens des savans sur les principaux ouvrages des auteurs. Amsterdam : Aux dépens de la Compagnie, 1725, t. 4, 2 e partie, art. 1480, p. 197. 2 Charles Perrault. Les hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle. La Haye : Matthieu Roguet, 1720, t. 1, « Préface », n. p. <?page no="164"?> 164 Marine Souchier Le Théatre François, qui est aujourd’huy au plus haut point de sa gloire, en est redevable aux Autheurs qui l’apuyent par l’excellence de leurs ouvrages, et aux Acteurs qui le rendent si magnifique par la beauté de leurs representations. 3 Aux yeux des Chappuzeau, Perrault et autres Boileau, cette élévation du théâtre français vers la perfection a été permise par l’introduction des unités - action, lieu, temps -, de la bienséance et de la vraisemblance. S’élabore alors le canon de ce qui sera considéré comme le « théâtre classique » : un ensemble d’œuvres qui fait autorité, incarne les règles et, partant, constitue un modèle à suivre. Durant la période qui s’étend des années 1670 aux années 1740, ce discours historiographique apparaît dans des textes très hétérogènes. Il trouve une place toute naturelle dans les vies d’auteurs et les notices de dictionnaires, les catalogues et les bibliothèques, les poétiques et les traités. Mais il se glisse également dans les paratextes de pièces de théâtre et dans diverses formes affectionnées de la « France galante 4 » : les recueils d’anecdotes, de bons mots et de curiosités, les nouvelles allégoriques, les entretiens, les gazettes, les romans ou encore les correspondances 5 . À l’instar d’Adrien Baillet, les premiers « historiographes » du théâtre évaluent la conformité des œuvres et des auteurs avec le canon dramatique en formation et sanctionnent tout écart par rapport à cette norme. Ils consacrent ainsi trois dramaturges censés incarner l’état de perfection auquel serait arrivé le théâtre français : Corneille, Racine et Molière. Mais cette consécration a pour corollaire la stigmatisation de nombre de leurs confrères, mis au ban de l’histoire du théâtre. Le présent article se propose d’étudier ces auteurs stigmatisés, ces figures de l’errance scripturale. Il s’agira plus précisément de déterminer comment l’histoire littéraire naissante, dans sa définition du genre dramatique, impute une double erreur aux concurrents de la triade Corneille-Racine-Molière. D’une part, l’élaboration d’un canon dramatique à partir des œuvres de Corneille, Racine et Molière fait conclure à l’égarement esthétique de leurs concur- 3 Samuel Chappuzeau. Le théâtre françois. Lyon : Michel Mayer, 1674, livre I er , p. 1 ; nos italiques. Il ajoute un peu plus loin que chez les Français, la comédie a « attein[t] […] le plus haut degré de perfection où elle pouvoit monter » (ibid., p. 5). 4 Nous empruntons cette expression à Alain Viala. La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution. Paris : Presses universitaires de France, 2008. 5 Sur l’hétérogénéité générique de l’histoire littéraire, voir Emmanuelle Mortgat- Longuet. Clio au Parnasse. Naissance de l’« histoire littéraire » française aux XVI e et XVII e siècles. Paris : H. Champion, 2006. <?page no="165"?> Aux marges du canon dramatique 165 rents. D’autre part, la « vedettisation 6 » de ces trois auteurs, élevés au sommet de la hiérarchie des dramaturges, entraîne la condamnation d’une erreur stratégique chez leurs rivaux. 1. Le canon dramatique et le chemin de la perfection esthétique 1.1. Corneille, Racine, Molière : les représentants du canon dramatique Aux yeux de leurs contemporains, l’œuvre de Corneille, Racine et Molière a joué un rôle fondateur et fondamental dans l’élévation du théâtre français vers la perfection en introduisant les unités, la bienséance et la vraisemblance. Une idée récurrente est ainsi développée dans tous les textes qui retracent la carrière de Corneille : avant lui, le chaos de l’irrégularité régnait sur le théâtre français. Le discours prononcé par Racine le 2 janvier 1685 pour accueillir Thomas Corneille à l’Académie française, au fauteuil de son frère, en est un parfait exemple. Racine, s’adressant à Corneille le jeune, déclare à propos de Pierre : « [V]ous sçavez les obligations que lui a notre Poésie, vous savez en quel estat se trouvoit la Scene Françoise, lorsqu’il commença à travailler 7 » ; suit un tableau très négatif de la poésie dramatique du début du siècle, qui arrive à la conclusion suivante : En un mot toutes les regles de l’art, celles mesme de l’honnesteté et de la bienseance par tout violées. Dans cette enfance, ou pour mieux dire dans ce cahos du poëme dramatique parmi nous, votre illustre frere, après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si j’ose ainsi dire, contre le mauvais goust de son siecle, […] fit voir sur la Scene la Raison, […] accorda heureusement le Vrai-semblable, et le Merveilleux […]. 8 Aux yeux de Racine, Corneille est l’auteur qui a trouvé le bon chemin, celui qui permet d’amener le théâtre à sa perfection, grâce aux règles. En somme, pour paraphraser Boileau, enfin Corneille vint. Dès les années 1680, 6 L’emploi du terme « vedette » pour désigner un artiste de grande renommée n’est attesté qu’à partir du XIX e siècle et « vedettisation » n’apparaît que vers 1970. Nous recourrons à ces deux substantifs malgré leur caractère anachronique car, en l’absence d’équivalents endogènes, ils permettent de décrire efficacement le phénomène en question. 7 Jean Racine. « Response de Monsieur Racine, aux Discours prononcés par Monsieur de Corneille, et par Monsieur Bergeret le jour de leur reception », dans Recueil des Harangues prononcées par Messieurs de l’Académie françoise, dans leurs réceptions, et en d’autres occasions, depuis l’establissement de l’Académie jusqu’à present. Paris : Jean-Baptiste Coignard, 1714, t. 2, p. 158. 8 Ibid., pp. 158-159. <?page no="166"?> 166 Marine Souchier l’historiographie littéraire naissante considère que cette route nouvelle entamée par Corneille a été poursuivie par Racine, pour le tragique, et par Molière, pour le comique. Adrien Baillet estime en effet que Racine a pris le relais de Corneille : « Tout le monde est très-persuadé que depuis que M r Racine a paru sur le Théatre, on s’est trouvé tout consolé de l’absence de M r Corneille […]. » 9 Dans sa Vie de M. de Molière publiée en 1705, Grimarest évoque le rôle de Molière dans l’évolution du genre comique vers la régularité et la bienséance en des termes très proches de ceux qu’utilise Racine au sujet de Corneille : Quelles obligations notre Scêne comique ne lui a-t’elle pas ? Lorsqu’il commença à travailler elle étoit destituée d’ordre, de mœurs, de goût, de caracteres ; tout y étoit vicieux. Et nous sentons assez souvent aujourd’hui que sans ce Génie supérieur le Theâtre comique seroit peut-être encore dans cet affreux cahos, d’où il l’a tiré […] 10 . En raison de ce rôle fondateur, les trois dramaturges sont élevés au rang de « modèles » à suivre ; le terme apparaît régulièrement pour les désigner, dès les années 1680. Baillet déclare par exemple que « M r Racine est devenu un Modéle pour la Tragédie, aussi bien que M r Corneille […]. » 11 Ces modèles servent de points de repère et de bornes chronologiques autour desquelles on écrit l’histoire du théâtre. Le canon dramatique s’élabore donc à partir de leur œuvre - ou plus précisément à partir d’une sélection de leurs pièces, choisies afin de correspondre à la figure de l’auteur rénovateur du théâtre et artisan de la régularité 12 . 9 A. Baillet. « Racine », dans Jugemens des savans, op. cit., t. 4, 2 e partie, art. 1551, p. 546. 10 Jean-Léonor de Grimarest. La vie de M. de Molière. Paris : Jacques Le Febvre, 1705, pp. 1-2. 11 A. Baillet, « Racine », dans Jugemens des savans, op. cit., t. 4, 2 e partie, art. 1551, p. 575. 12 Les listes de leurs pièces, proposées notamment dans les vies et les notices biographiques, retiennent uniquement les textes qui semblent correspondre à l’image de dramaturges fondateurs d’un théâtre régulier et purifié. Exit les comédies chez Corneille et Racine, les tragi-comédies chez Corneille, les petites comédies jugées « farcesques » chez Molière. De la vaste production de Corneille, on conserve essentiellement la période allant du Cid à Nicomède, en se concentrant surtout sur Cinna et Horace. De Racine, on ne garde que les tragédies, de préférence à partir d’Andromaque. Chez Molière, on privilégiera les comédies en cinq actes, comme L’école des femmes, Le misanthrope et Tartuffe. <?page no="167"?> Aux marges du canon dramatique 167 1.2. Aux marges de l’histoire littéraire : l’égarement esthétique des concurrents Quelle place reste-t-il alors dans l’histoire littéraire naissante pour les autres dramaturges, les concurrents de Corneille, Racine et Molière ? Nous emploierons ici le terme « concurrents » au sens large, pour désigner à la fois les ennemis déclarés, qui ont délibérément affronté leurs illustres confrères, et les rivaux « de fait », qui ont mené carrière au théâtre en même temps que Corneille, Racine ou Molière. Les principaux concurrents de Corneille sont Mairet, Rotrou, Scudéry, Du Ryer à ses débuts ; puis Boyer et Thomas Corneille dans la seconde moitié du siècle. Dans le cas de Racine, on peut citer Boyer, Thomas Corneille, Quinault, Pradon, Le Clerc et Coras. Face à Molière, enfin, on trouve essentiellement Boursault, Thomas Corneille à nouveau, Montfleury fils, Poisson - alias Belleroche - et Hauteroche. Alors même que certains de ces dramaturges ont été considérés par leurs pairs et le public, voire par les institutions comme des auteurs majeurs de leur temps, ils sont le plus souvent relégués dans les marges de l’histoire du théâtre dès ses débuts. L’un des exemples les plus flagrants de cette minoration réside dans les notices du célèbre Dictionnaire historique de Louis Moréri. L’édition de 1731 13 accorde de très longues notices à Corneille, Racine et Molière - une demie page à une page entière d’in-folio, quand on accorde à peine une dizaine de lignes à Jacques Pradon, Claude Boyer ou Jean Mairet. Certains dramaturges n’ont pas de notice du tout 14 . En outre, plusieurs des notices consacrées à ces concurrents sont très parcellaires et comportent parfois des erreurs flagrantes. Ainsi la notice consacrée à Jean de Rotrou le rebaptise-t-elle Eustache 15 . La place de ces auteurs dans le Dictionnaire de Moréri ne reflète pas celle qu’ils ont eue en leur temps ; de même, les textes retraçant l’évolution du théâtre français au cours du siècle minorent le rôle qu’ils y ont joué. Ce processus de minoration est particulièrement visible dans le cas de Jean Mairet : chef de file de la génération de 1628, instigateur essentiel du renouveau de la tragédie française, théoricien des unités d’action et de 13 Louis Moréri. Le grand dictionnaire historique ou Le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane. Bâle : Jean Brandmuller, 1731-1732. 14 C’est le cas de Coras, Le Clerc, Poisson et Hauteroche. 15 L. Moréri. Le grand dictionnaire, op. cit., t. 5, p. 600. Nous tenons ici à remercier Lucie Desjardins, qui nous a permis d’élucider cette erreur : il a bel et bien existé un Eustache de Rotrou, cousin du dramaturge, comme lui avocat natif de Dreux et qui, comme lui, a occupé une charge au baillage de la ville. Né en 1657, soit sept ans après la mort de Jean, Eustache est encore en vie en 1732. C’est probablement sur lui que porte cette confusion de prénoms. <?page no="168"?> 168 Marine Souchier temps et de la vraisemblance, il est sans conteste le maître de la scène tragique dans les années 1630. Un siècle plus tard, il a tout juste droit à un rôle de précurseur de Corneille. L’édition de 1732 du Dictionnaire de Moréri, outre qu’elle n’est plus capable de donner son nom complet ni d’indiquer ses dates exactes, porte un regard péjoratif sur sa production, dont on n’extrait qu’un seul véritable succès : celui de Sophonisbe, qui permet d’évoquer la concurrence avec Corneille 16 . Pourquoi cette minoration des concurrents de Corneille, Racine et Molière ? Leurs pièces sont en fait appréciées à l’aune des valeurs de régularisation et d’élévation du genre théâtral qu’on associe à l’œuvre de ces trois dramaturges. Les textes historiographiques semblent alors adresser aux concurrents le reproche suivant : ils ont dévié de ce que l’on considère - rétrospectivement - comme les règles à suivre au théâtre, par opposition aux grands auteurs dramatiques, censés incarner l’orthodoxie esthétique. Lorsque Racine reçoit Thomas Corneille à l’Académie française, il n’a pas de mots assez violents pour dénoncer la liberté du théâtre avant Pierre Corneille : Quel désordre, quelle irregularité ! Nul goust, nulle connoissance des veritables beautez du théâtre. Les Auteurs aussi ignorants que les Spectateurs. La pluspart des sujets extravagants et dénuez de vraisemblance. Point de mœurs, point de caracteres. La diction encore plus vicieuse que l’action, et dont les pointes et de miserables jeux de mots faisoient le principal ornement […]. 17 L’irrégularité semble ici une erreur, voire une faute : avant Corneille, les dramaturges s’étaient égarés du chemin de la perfection esthétique. Ils sont donc rejetés vers les faubourgs de l’histoire littéraire en construction. Racine enveloppe tous les dramaturges de la génération de Corneille - Mairet, Rotrou, Du Ryer et Scudéry - dans un anonymat méprisant : « les auteurs ». Ils sont relégués dans le chaos initial du théâtre irrégulier. À ce reproche d’irrégularité et d’immoralité s’ajoute un second grief à l’encontre des concurrents, qu’on devine dans le texte de Racine : ne pas avoir participé au mouvement de rénovation du théâtre français ; ne pas 16 Ibid., t. 4, p. 813 : « MAIRET, (N***) Poète François, vers le milieu du XVII e siécle, a donné quelques piéces de theâtre assez passables ; comme la Sylvie, la Sidonie, l’illustre Corsaire, la Virginie, Roland le furieux, le duc d’Ossonne, etc. Mais la meilleure de ces piéces est la Sophonisbe, qui eut un grand succès, toutes les fois qu’elle parut sur le theâtre : elle a même eu l’avantage sur la Sophonisbe de Corneille, quoique celui-ci soit venu le dernier. » 17 J. Racine. « Response de Monsieur Racine, aux Discours prononcés par Monsieur de Corneille, et par Monsieur Bergeret le jour de leur reception », dans Recueil des harangues, op. cit., pp. 158-159. <?page no="169"?> Aux marges du canon dramatique 169 avoir fait partie des fondateurs visionnaires. Dans sa Vie de M. Corneille parue en 1742, Fontenelle y voit un critère discriminant de la qualité de l’écrivain : Chaque Siécle a un degré de lumiere qui lui est propre, et est monté pour ainsi dire, à un certain ton d’esprit. Les Esprits médiocres demeurent audessous du degré de lumiere où est leur Siécle, les bons Esprits y atteignent, les excellens le passent, si on le peut passer. 18 Chaque œuvre peut être évaluée en soi, mais chaque auteur est à replacer dans le contexte de son époque. Les concurrents des grands dramaturges feraient donc partie des « esprits médiocres », car ils n’ont pas su voir le sens du progrès, la route à suivre pour marcher vers la perfection à laquelle leur siècle pouvait prétendre. Si les concurrents de Corneille, Racine et Molière se retrouvent aux marges du canon dramatique, c’est donc en premier chef qu’on les juge coupables d’un égarement esthétique. Mais ce n’est pas la seule raison. Si ces concurrents sont minorés par l’immédiate postérité, c’est aussi parce que, dès leur vivant, Corneille, Racine et Molière acquièrent un statut de dramaturge majeur. 2. La vedettisation des trois grands dramaturges et l’erreur stratégique des « petits Poëtes de théâtre » 2.1. Corneille, Racine, Molière : la triade sacrée Le processus de majoration de Corneille, Racine et Molière, qui joue un rôle capital dans la minoration de leurs concurrents, est manifeste à chaque mention de l’un des trois auteurs. Dès la fin des années 1640, Corneille devient « le grand Corneille », expression dont la vogue n’a toujours pas diminué un siècle plus tard. Qu’il s’agisse de le nommer simplement, d’en faire l’éloge ou même de formuler des critiques à son encontre, elle fonctionne presque comme un syntagme figé. Les textes rappellent également la renommée exceptionnelle de chacun des trois dramaturges, en répétant à l’envi les adjectifs « fameux », « célèbre », « illustre ». L’usage de ces qualificatifs, fréquent pour bien d’autres auteurs, est souvent galvaudé. Mais pour ce trio de dramaturges, il devient quasi-systématique à partir du dernier tiers du XVII e siècle, à chaque occurrence de leur nom. 18 Bernard de Fontenelle. Vie de M. Corneille, avec l’histoire du theâtre françois jusqu’à lui, et des réflexions sur la Poétique, dans Œuvres de M. de Fontenelle. Paris : Bernard Brunet fils, 1742, t. 3, p. 83. <?page no="170"?> 170 Marine Souchier Le discours de majoration passe également par un recours fréquent à des hyperboles temporelles et géographiques qui expriment la suprématie des trois grands sur la totalité des autres dramaturges. Donneau de Visé, pourtant connu pour être un contempteur de Racine, est bien obligé de reconnaître, en 1699, que la France a perdu « l’un des plus excellents hommes de ce Siècle 19 ». Tandis que La fameuse comédienne, parue en 1688, fait de Molière le « premier homme de son siecle en son genre d’escrire 20 ». Bayle, en 1671, estime que Molière a « produit » « sur son theatre » des « roles les plus ridicules de la terre 21 ». Et déjà en 1663, la liste des pensions payées établie par Colbert indiquait à l’entrée « Corneille » : « premier Poëte Dramatique du monde 22 ». Ces trois vedettes à la supériorité universelle forment, aux yeux des premiers historiographes du théâtre, une triade : dès qu’il s’agit de dresser un panorama rapide de la scène française, leurs trois noms sont cités conjointement et à l’exclusion de tout autre dramaturge. Ainsi, le Dictionnaire françois de Pierre Richelet indique-t-il en 1680 à l’article « Dramatique » : « Aristophane, Sophocle, Euripide et Eschile sont des Poëtes dramatiques Grecs. Plaute, Terence et Seneque sont des Poëtes dramatiques Latins. Corneille, Moliere et Racine des Poëtes dramatiques François. » 23 De même, en 1694, Phérotée de La Croix déclare dans L’art de la poésie française et latine, à propos des « plus excellens Poëtes Dramatiques » : « [P]armi les François on distingue Corneille, Moliere et Racine. » 24 Ces trois noms semblent suffire à représenter le théâtre français et à en résumer la gloire. On retrouve leur association exclusive de tout autre dramaturge dans des textes de nature très différente, inscrits dans des contextes divers. Les sentences sur les belles lettres que l’époque aime à recueillir regorgent de références aux trois grands dramaturges, et ce quand bien même il n’est pas 19 Jean Donneau De Visé. Mercure galant. Paris : Michel Brunet, avril 1699, p. 258 ; nos italiques. 20 La fameuse comédienne ou Histoire de la Guérin auparavant femme et veuve de Molière. Francfort : Frans Rottenberg, 1688, p. 6 ; nos italiques. 21 Lettre 13 [Pierre Bayle à Jacob Bayle, à Genève, le 21 septembre 1671], dans Pierre Bayle. Correspondance (1662-1688), éd. É. Labrousse et A. McKenna. Oxford : Voltaire Foundation, 1999, t. 1, pp. 72-73 ; nos italiques. 22 « Extrait des manuscrits de M. Colbert », dans Pierre-Antoine de La Place. Pièces intéressantes et peu connues pour servir à l’histoire de la littérature, par M. D. L. P. Paris : Prault, 1785, t. 1, p. 198 ; nos italiques. 23 Pierre Richelet. « Dramatique », dans Dictionnaire françois contenant les mots et les choses. Genève : Jean Herman Widerhold, 1680, p. 255. 24 Antoine-Nicole Phérotée de La Croix. L’art de la poësie françoise et latine avec Une idée de la musique sous une nouvelle méthode. Lyon : Amaulry, 1694, p. 4. <?page no="171"?> Aux marges du canon dramatique 171 spécifiquement question de théâtre. Le Recueil de Tralage nous propose notamment cet apophtegme : Ceux qui font bien des vers françois écrivent bien aussi en prose. On en peut voir des exemples dans les discours et les préfaces qui sont dans les ouvrages de M rs Corneille, Racine, Moliere, etc. 25 Cette triade de grands dramaturges semble revêtir dans certains textes un caractère sacré, si bien qu’au processus de majoration s’ajoute un processus de sacralisation. Ces auteurs font en effet l’objet d’un véritable culte : il est question dans le discours de réception de Valincour à l’Académie, en 1699, de « l’idolatrie » que Corneille a suscitée 26 . Longepierre, en 1685, évoque quant à lui la « vénération » de la postérité pour Corneille et Racine 27 . Dès les années 1660, la sacralisation de la triade passe aussi par l’association aux Anciens, ces autorités dont les noms sont saturés d’une valeur extrêmement forte. Corneille est « le Sophocle françois 28 », Racine l’« Euripide […] François 29 », Molière « le Térence de son siècle 30 ». 2.2. « Oser » se mesurer aux grands : une erreur stratégique fatale La majoration des grands dramaturges, placés à l’écart de leurs confrères par cette forme de marginalisation positive qu’est la « vedettisation », renforce la minoration de leurs rivaux. Car c’est là que réside la seconde raison de leur mise au ban de l’histoire littéraire : ces auteurs sont minorés à cause de leur relation de concurrence avec les « grands ». Certains historiographes se contentent de constater la malchance du concurrent : puisque la scène française était déjà toute entière occupée par l’inimitable grand dramaturge, avoir fait carrière en même temps que lui condamne inévitable- 25 Jean Nicolas du Tralage. Notes et documents sur l’histoire des théâtres de Paris au XVII e siècle. Paris, Librairie des Bibliophiles, 1880, p. 11. 26 Jean-Baptiste Henri du Trousset de Valincour. « Discours prononcé le 27 juin 1699 par M. de Valincour, Secretaire general de la Marine et des Commandements de Monseigneur le Compte de Toulouse, lorsqu’il fut receu à la place de Monsieur Racine », dans Recueil des harangues, op. cit., t. 3, p. 132. 27 [H.-B. de Longepierre]. « Racine », dans « Parallèle de M r Corneille, et de M r Racine », dans A. Baillet, Jugements des savants, op. cit., t. 4, 2 e partie, art. 1551, p. 574. 28 S. Chappuzeau. Le théâtre françois, op. cit., p. 274. 29 J. Donneau De Visé. Mercure galant. Paris : Claude Barbin, t. 1, janvier 1672, pp. 89-90. 30 Charles Varlet, Sieur de La Grange. « Préface », dans Molière, Les œuvres de Monsieur de Molière. Paris : Denis Thierry, Claude Barbin et Pierre Trabouillet, 1682, t. 1, n. p. [12]. <?page no="172"?> 172 Marine Souchier ment à l’oubli. Ainsi Baillet considère-t-il explicitement la concurrence avec Corneille comme la cause de la marginalisation de Pierre Du Ryer dans l’histoire littéraire. Après avoir donné la liste de ses œuvres, il déclare : La plûpart de ces Piéces sont en paix maintenant, et l’on peut dire même que le bruit qu’elles ont fait n’a point été de longue durée. Du Ryer avoit pourtant du talent pour la Poësie, mais il devoit [c.-à-d. aurait dû ] paroître sur le Théatre en un autre tems que Corneille pour n’en être point effacé comme la plupart des autres. 31 Écrire en même temps que le grand dramaturge est voué à l’échec, mais écrire après lui aussi, puisqu’il est inégalable et irremplaçable. En 1675, Bayle, déplorant la mort de Molière, déclare à propos d’un de ses concurrents : « Haute roche comedien de l’hotel de Bourgogne […] fait quantité [de pièces], mais c’e[s]t un auteur de bale [c.-à-d. de peu de valeur] en comparaison de l’autre. » 32 Du simple constat, on passe souvent à la condamnation. Les « petits » auteurs sont en effet jugés coupables d’avoir osé entrer en concurrence avec leurs illustres confrères. À l’erreur esthétique semble alors s’ajouter une erreur stratégique. Puisque les trois grands sont considérés comme des « maîtres » qui ne trouveront jamais leurs pareils, on ne peut pas essayer d’attenter à leur gloire. Cette entreprise n’est pas légitime - on ne saurait remettre en cause l’autorité des « pères » du théâtre - et elle est de toutes façons vouée à l’échec. Jacques Pradon en est l’exemple le plus criant : en 1677, il « ose » se lancer dans une concurrence frontale avec Racine en donnant une Phèdre en même temps que lui. Nous reprenons ici le verbe « oser » à la Vie de M. Racine parue en 1722 ; le texte suggère que seul un fol orgueil peut avoir égaré Pradon au point de vouloir se mesurer à l’auteur sans mesure 33 . En 1729, l’Histoire de l’Académie condamne le caractère malséant de son entreprise, en affirmant à propos de Racine : « [S]i jamais ouvrage parfait fut mis sur le Théatre, c’est sa Phèdre ; et s’il y eut jamais 31 A. Baillet. « Du Ryer », dans Jugemens des savans, op. cit., t. 4, 2 e partie, art. 1486, p. 214. 32 Lettre 78 [Pierre Bayle à Joseph Bayle ; à Rouen, le 8 février 1675], dans P. Bayle, Correspondance, op. cit., 2002, t. 2, p. 74. 33 « L’envie s’éleva de plus en plus contre M r Racine. Une caballe protegée par la Duchesse de Bouillon et par le Duc de Nevers, lui suscita un rival. Ce fut Pradon, qui encouragé par un tel appui osa traiter le sujet de Phedre et Hippolyte, auquel M r Racine travailloit en même tems » (Antoine-Augustin Bruzen de la Martinière. La Vie de M. Racine, dans J. Racine, Œuvres de Racine. Amsterdam : J. F. Bernard, 1722, t. 1, n. p. ; nos italiques). <?page no="173"?> Aux marges du canon dramatique 173 Tragédie impertinente, et méprisable de tout point, c’est celle de Pradon. » 34 L’audace de Pradon, clairement jugée déraisonnable, se retourne contre lui. Conséquence directe de sa Phèdre : ses notices biographiques sont constamment centrées sur cet épisode de sa carrière 35 et s’ingénient à le ridiculiser, notamment en accumulant des anecdotes sur son ignorance et sa médiocrité. Pourquoi le ridiculiser ? Si le grand auteur est devenu une figure quasi-sacrée, alors ses concurrents sont coupables d’un crime de lèsemajesté, voire d’hérésie, puisqu’ils ont osé empiéter sur son terrain. Les textes historiographiques semblent procéder à une destruction de l’image des concurrents, comme si marginaliser le rival dans le champ de la République des Lettres ne suffisait pas, et qu’il fallait le frapper d’anathème pour le châtier du fol orgueil qui l’a égaré au point de vouloir se comparer à l’incomparable. On trouve à cet effet un véritable florilège de piques méprisantes dans les notices biographiques qui leur sont consacrées. Chez Moréri, on lit au sujet de Pierre Du Ryer : « On a de lui un grand nombre de pieces de theâtre fort au-dessous du mediocre pour la plupart. » 36 Quant à Mairet, il aurait « donné quelques piéces de theâtre assez passables 37 ». L’Histoire de l’Académie, à propos de Boyer, raconte : « Pendant cinquante ans il a travaillé pour le Théatre, sans que jamais la médiocrité du succès l’ait rebuté. Toujours content de lui-même, rarement du Public. » 38 Toujours dans l’Histoire de l’Académie, Coras est qualifié de « misérable Poëte, dont le nom, n’est connu que par la Satire 39 » ; « la Satire », ici, c’est essentiellement celle de Boileau, qui a tant éreinté les concurrents de Corneille, Racine et Molière. Au point que les noms mêmes des petits dramaturges semblent devenir chez lui synonymes de médiocrité et de ridicule, comme s’ils servaient moins à désigner un référent réel qu’à porter une charge axiologique négative. Certains de ces noms sont d’ailleurs interchangeables d’une version de ses satires à l’autre 40 . Et c’est là le châtiment ultime, pour le dramaturge mineur : son identité finit par disparaître. 34 « Lettre de M. de Valincour » insérée dans l’article « Racine », dans Pierre-Joseph d’Olivet et Paul Pellisson. Histoire de l’Académie française, depuis 1652 jusqu’à 1700. Paris : Jean-Baptiste Coignard, 1729, t. 2, p. 331 ; nos italiques. 35 C’est le cas notamment dans Moréri, Le grand dictionnaire, op. cit., t. 5, p. 954. 36 Ibid., t. 5, p. 631. 37 Ibid., t. 4, p. 813. 38 P.-J. d’Olivet et P. Pellisson. Histoire de l’Académie, op. cit., t. 2, p. 324. 39 Ibid., p. 231. 40 Ainsi de la « Satire VII » : en 1694, le nom de Pradon vient remplacer celui de Boursault dans la liste des « froids rimeurs » (Nicolas Boileau. Satires. Épîtres. Art poétique, éd. J.-P. Collinet. Paris : Gallimard, 1985, p. 95, vers 43-46). <?page no="174"?> 174 Marine Souchier L’erreur et l’égarement du dramaturge « mineur » sont donc utilisés par les premiers historiens du théâtre comme des arguments, presque des prétextes pour justifier l’exclusion des concurrents de Corneille, Racine et Molière hors du canon dramatique. Des prétextes qui s’avèrent tout à fait efficaces car, si l’on se tourne vers les grandes autorités de l’histoire du théâtre au XVIII e siècle, force est de constater que désormais, tout est entériné. Chez les frères Parfaict 41 comme chez Léris 42 ou Voltaire, la triade sacrée représente définitivement le Grand Siècle. En 1751, quand il publie Le siècle de Louis XIV, Voltaire peut donc résumer le théâtre du XVII e par cette phrase : « La singuliére destinée de ce siécle rendit Moliére contemporain de Corneille et de Racine. » 43 Ce sont là les seuls auteurs de théâtre convoqués par Voltaire dans son ouvrage 44 , car ils incarnent désormais à eux seuls le genre dramatique. Bibliographie Sources Baillet, Adrien. Jugemens des savans sur les principaux ouvrages des auteurs. Amsterdam : Aux dépens de la Compagnie, 1725. Bayle, Pierre. Correspondance (1662-1688), éd. É. Labrousse et A. McKenna. Oxford : Voltaire Foundation, 1999-2011, http : / / bayle-correspondance.univst-etienne.fr. Bruzen de la Martinière, Antoine-Augustin. Vie de M. Racine, dans Jean Racine, Œuvres de Racine. Amsterdam : J. F. Bernard, 1722, t. 1, pp. i-viii. Chappuzeau, Samuel. Le théâtre françois. Lyon : Michel Mayer, 1674. Donneau de Visé, Jean. Mercure galant. Paris : Claude Barbin, t. 1, janvier 1672 ; Paris : Michel Brunet, avril 1699. La fameuse comédienne ou Histoire de la Guérin auparavant femme et veuve de Molière. Francfort : Frans Rottenberg, 1688. Fontenelle, Bernard de. Vie de M. Corneille, avec l’histoire du theâtre françois jusqu’à lui, et des réflexions sur la Poétique, dans Œuvres de M. de Fontenelle. Paris, Bernard Brunet fils, 1742, t. 3, pp. 1-208. Grimarest, Jean-Léonor de. La vie de M. de Molière. Paris : Jacques Le Febvre, 1705. 41 Claude et François Parfaict sont auteurs d’un Dictionnaire des théâtres de Paris paru en 1756. 42 Antoine de Léris fait paraître un Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres en 1754. 43 Voltaire. Le siècle de Louis XIV. Berlin : C. F. Henning, 1751, t. 2, p. 185. 44 Quinault est également présent, mais en tant que père de la tragédie lyrique. Corneille, Racine et Molière sont bien les seuls représentants du théâtre parlé aux yeux de Voltaire. <?page no="175"?> Aux marges du canon dramatique 175 La Croix, Antoine-Nicole Phérotée de. L’art de la poësie française et latine avec Une idée de la musique sous une nouvelle méthode. Lyon : Amaulry, 1694. La Place, Pierre-Antoine de. Pièces intéressantes et peu connues pour servir à l’histoire de la littérature, par M. D. L. P. Paris : Prault, 1785. Moréri, Louis. Le grand dictionnaire historique ou Le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane. Bâle : Jean Brandmuller, 1731-1732 ; Paris : Jean-Baptiste Coignard, 1732. Pellisson, Paul et Pierre-Joseph d’Olivet. Histoire de l’Académie française, depuis 1652 jusqu’à 1700. Paris : Jean-Baptiste Coignard, 1729. Perrault, Charles. Les hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle. La Haye : Matthieu Roguet, 1720. Recueil des harangues prononcées par Messieurs de l’Académie françoise, dans leurs réceptions, et en d’autres occasions, depuis l’establissement de l’Académie jusqu’à present. Paris : Jean-Baptiste Coignard, 1714. Richelet, Pierre. Dictionnaire françois contenant les mots et les choses. Genève : Jean Herman Widerhold, 1680. Tralage, Jean Nicolas du. Notes et documents sur l’histoire des théâtres de Paris au XVII e siècle. Paris : Librairie des Bibliophiles, 1880. Varlet, Charles, Sieur de La Grange. « Préface », dans Molière, Les œuvres de Monsieur de Molière. Paris : Denis Thierry, Claude Barbin et Pierre Trabouillet, 1682, t. 1. Voltaire. Le siècle de Louis XIV. Berlin : C. F. Henning, 1751, t. 2. Études Mortgat-Longuet, Emmanuelle. Clio au Parnasse. Naissance de l’« histoire littéraire » française aux XVI e et XVII e siècles. Paris : H. Champion, 2006. Viala, Alain. La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution. Paris : Presses universitaires de France, 2008. <?page no="177"?> Les vies de saints sur scène : errer, est-ce une erreur dramaturgique ? A NA F ONSECA C ONBOY (C OLLEGE OF S AINT B ENEDICT & S AINT J OHN ’ S U NIVERSITY ) Le théâtre hagiographique représenté durant les années 1630 et 1640 à Paris met en scène des saints dont la vie se termine souvent par le martyre. Les vies de saints sont par nature multiformes, relatant une vie ou, du moins, une période qui peut comprendre une panoplie de péripéties, d’épreuves, de pèlerinages et de supplices. Les récits hagiographiques, présents depuis l’Ancien Testament, peignent fréquemment l’image d’un protagoniste errant dans la vie, à la recherche d’un sens et d’une plus grande proximité avec l’entité divine. Pourtant, mettre en scène une vie de saint martyr au milieu du XVII e siècle s’avère fort difficile. Comment montrer le chemin du converti et l’aboutissement dans la mort violente, à un moment où les tragédies doivent obéir aux contraintes néo-aristotéliciennes, qui défendent de représenter sur scène une multiplicité de lieux et de temps ? La nature du héros hagiographique, par-dessus tout, empêche qu’on puisse accoler à un tel personnage l’étiquette de héros tragique classique. En outre, le maintien de la règle des trois unités était de plus en plus requis ; pour qu’une tragédie soit qualifiée de « vraie » et de « régulière », elle se devait d’observer ces règles. À l’aune de ces contraintes, les dramaturges qui pratiquèrent le genre hagiographique ont essayé d’adapter leurs créations au modèle imposé, sans pourtant arriver à créer de véritables tragédies classiques. Pour produire des représentations de héros acceptables pour les spectateurs de plus en plus exigeants à l’égard de la forme théâtrale, ils ont dû contourner certaines restrictions. Tandis qu’une partie du corpus hagiographique représenté sur la scène professionnelle au XVII e siècle, comme les pièces La pucelle d’Orléans de l’abbé d’Aubignac (1642) ou Polyeucte martyr de Corneille (1643), sont façonnées de manière à respecter l’unité de temps et de lieu, d’autres pièces, comme Le martyre de saint Eustache de Nicolas Desfontaines (1643) ou le Saint Eustache, martyr de Balthasar Baro (1649), mettent en <?page no="178"?> Ana Fonseca Conboy 178 scène l’errance du converti et ce, sans suivre la règle d’unité de temps ou de lieu. Dans le sillage des travaux critiques récents d’Anne Teulade, de Barbara Selmeci Castioni, de Christian Biet, et de Claude Bourqui et Simone de Reyff, nous nous intéresserons à la question de l’errance, commune dans le parcours de sainteté et à la question de sa représentation - ou, parfois, de sa non-représentation - dans le théâtre hagiographique de la scène professionnelle parisienne des années 1630 et 1640. À travers une analyse des stratégies dramaturgiques employées dans les textes, nous démontrerons la manière dont l’illustration de l’errance du saint dans ces pièces devient un égarement par rapport aux règles classiques françaises, en gestation au milieu du XVII e siècle. À cette fin, nous considérerons les exemples des deux pièces sur saint Eustache mentionnées ci-dessus. De plus, nous dégagerons l’effet positif ou négatif de l’errance, à la fois pour les protagonistes et pour la forme dramatique, pour conclure en soulignant que l’errance est parfois nécessaire et ne constitue pas une erreur dramaturgique. Nous ferons en outre allusion à des pièces dans lesquelles l’errance spatiale est gommée pour respecter les contraintes néo-aristotéliciennes. Notamment, nous mentionnerons Polyeucte martyr et La pucelle d’Orléans. Nous montrerons que dans ces deux cas, en regard de l’intrigue, la réduction ou l’exclusion de l’errance des protagonistes évitent une divergence par rapport aux règles classiques, qu’on arrive à respecter même si, au bout du compte, les simplifications rendent l’intrigue moins vraisemblable. Dans notre corpus, la réduction de l’intrigue joue un rôle supplémentaire : elle peut accompagner le mouvement vertical des héros vers leur dernière demeure après le martyre, jusqu’au Ciel. Elle peut accompagner également le message chrétien, pour devenir source d’instruction morale par le biais du théâtre. En général, la vie du chrétien converti devenu saint présente une nature tripartite : une phase profane est suivie d’un moment de conversion, qui engendre une phase d’ascèse. Son parcours de vie se termine par la mort, souvent en martyre. Pour le protagoniste du théâtre hagiographique, la vie terrestre n’est qu’un prélude à la « vraie » vie. La mort, le comble du voyage que constituent la vie terrestre et l’existence humaine, est l’achèvement souhaité et volontairement accepté pour accéder à la vie d’enhaut, celle qui se déroulera dans la sphère divine. Dans la tradition hagiographique, l’errance spatiale ici-bas permet une méditation, une contemplation, une recherche de même qu’une découverte de soi, et caractérise ainsi la phase de dévotion de ces convertis. C’est cette phase qui renforce le désir de servir Dieu et d’accepter de mourir volontairement pour Lui. Pourtant, au XVII e siècle, la règle des vingt-quatre heures énoncée par Jean <?page no="179"?> Les vies de saints sur scène : errer, est-ce une erreur dramaturgique ? 179 Chapelain rendait presque impossible la représentation sur scène de cette vie complexe et tripartite. 1. Errance et compromis dramatique : stratégies de raccourcissement du récit hagiographique pour accommoder l’unité de temps 1.1. La pucelle d’Orléans Dans sa Lettre sur les vingt-quatre heures adressée à Antoine Godeau en 1630, Chapelain affirmait qu’en raison de la restriction d’action et de durée dans un poème dramatique, il fallait recourir à « la narration sur le théâtre 1 » et « introduire aussi les messagers, pour faire entendre les choses qu’il fallait qui se passassent ailleurs et décharger le théâtre d’autant 2 ». L’emploi du discours indirect est l’une des stratégies employées par plusieurs dramaturges hagiographiques pour honorer toute l’histoire des protagonistes, sans avoir recours à des lieux et à des temps multiples. Pour contourner l’impossibilité de faire errer sa sainte protagoniste sur scène, l’abbé d’Aubignac soutenait quant à lui qu’il fallait « avancer le temps de sa mort 3 » et que les « plus belles actions [du personnage] se fassent toutes par recit 4 » : le discours indirect peut donc évoquer l’errance, sans pourtant tomber dans « l’erreur » de la représenter sur scène. Sur la scène classique, errer devient ainsi chose interdite aux protagonistes saints. Par ailleurs, si une pièce hagiographique commence et se termine le jour du martyre, il s’avère difficile de créer un scénario dans lequel le dénouement ne soit pas déjà déterminé et connu dès le commencement de la pièce, ce qui nuit fortement à l’intérêt du spectateur. La révélation du dénouement de La pucelle d’Orléans de d’Aubignac à la première scène intègre l’une des plus grandes faiblesses de la pièce. Celle-ci respecte l’unité de temps, mais elle s’ouvre sur une Jeanne emprisonnée, et qui est consciente de son dénuement et de son dénouement. Un ange apparaît et lui révèle son avenir. Selon Kosta Loukovitch, La pucelle montre « l’absurdité des théories rigides et mesquines 5 » ; aussi considère-t-il la pièce de d’Aubignac dépourvue d’action : « [L]’action est finie après l’appa- 1 Jean Chapelain. Opuscules critiques, éd. Alfred Hunter. Paris : Droz, 1936, p. 120. 2 Id. 3 François Hédelin, abbé d’Aubignac. La pucelle d’Orléans, tragédie en prose. Selon la vérité de l’histoire et les rigueurs du théâtre. Paris : François Targa, 1642, n. p. 4 Id. 5 Kosta Loukovitch. La tragédie religieuse classique en France. Paris : Droz, 1933, p. 195. <?page no="180"?> Ana Fonseca Conboy 180 rition de la première scène, puisque nous savons le dénouement de la tragédie […]. L’action ne marche pas parce qu’il n’y a pas d’action » 6 . En revanche, selon l’auteur lui-même, faire référence aux dernières vingtquatre heures de la vie de Jeanne d’Arc a pour conséquence qu’« il n’y a rien de notable que son innocence & la cruauté de ses Juges 7 ». Prenant acte du fait que la création doit obéir aux règles, l’abbé conçoit La pucelle pour répondre aux « rigueurs du théâtre » - selon les termes du sous-titre -, sans pourtant créer une pièce parfaitement régulière. Pour respecter l’unité de temps, l’intrigue hagiographique doit être obligatoirement réduite aux dernières vingt-quatre heures de la vie du protagoniste, c’est-à-dire au jour de sa mort, ce qui peut engendrer la création d’un personnage figé, caractéristique indésirable dans une tragédie classique française. Après son moment d’illumination et de conversion, souvent absent de la scène, le personnage se montre constant dans son désir de mourir et de servir Dieu. La constance interdit toute possibilité de faiblesse, trait désirable chez le protagoniste de la tragédie classique. Le récit biographique sur lequel repose La pucelle d’Orléans englobe une série d’épisodes notables se déroulant sur une période d’un an. Afin de contourner cette difficulté, le dramaturge concentre ces épisodes à l’intérieur d’un jour et ce, en s’appuyant sur le discours indirect. Ainsi, tout au long de La pucelle d’Orléans, une polyphonie de voix rapporte, d’abord, les victoires remises aux Français grâce à Jeanne d’Arc et, par la suite, différents épisodes de sa vie et les relations qui ont nourri les accusations du conseil de guerre : LE DUC DE SOMMERSET : Attendrons-nous qu’elle amene icy le Comte de Dunois, ce grand Maistre de ses detestables entreprises, pour nous chasser de cette ville comme de nos Bastilles d’Orleans, de Jargeau, Mehung, & tant d’autres citez par eux reconquises ? Attendrons-nous qu’elle aille affronter & destruire la Cour & l’armée de nostre Roy, come elle a fait les troupes de ses Generaux d-s les champs de Patay ? Attendrons-nous qu’elle empesche le sacre et le couronnement de nostre Souverain dans la ville de Paris, comme a peu faire celuy de Charles dans Rheims ? 8 C’est par le biais des répliques du duc de Sommerset, de la pucelle, de la comtesse ou du comte de Vvarwick, prononcées à l’occasion de diverses accusations ou en guise de défenses de Jeanne, que les moments de sa jeunesse et les victoires des Français sont évoqués et révélés à l’auditoire. 6 Id. p. 205. 7 F. H., abbé D’Aubignac. La pucelle, op. cit., n. p. 8 Ibid., I, 6, pp. 25-26. <?page no="181"?> Les vies de saints sur scène : errer, est-ce une erreur dramaturgique ? 181 Le deuxième acte s’ouvre sur la comtesse faisant état à sa suivante Dalinde de ses soupçons au sujet de l’adultère du comte. Au cours de sa plainte, elle fait allusion à des épisodes passés : « Estant Française, & ayant comandé dans la guerre, a t’elle pas droict de luy faire perdre la vie, comme aux Princes de Suffolch, à ce vaillant Glacidas, & a tant d’autres Anglois ? » 9 La deuxième scène de l’acte II voit Canchon et Mide arriver dans le château du comte pour annoncer que la pucelle sera jugée de nouveau. Une suite de répliques rapporte des événements passés qui peuvent être considérés comme condamnables et blasphématoires, et vus tels des atteintes contre l’État. Prenant la parole pour la défendre de toute accusation, le baron de Talbot fait allusion à d’autres moments de la vie de la pucelle : Elle a dit qu’elle estoit envoyée pour delivrer Orleans, & faire sacrer & couronner Charles en la ville de Rheims : a-t-elle pas fait l’un & l’autre malgré nostre courage, & nos armées ? a-t’elle trouvé quelque obstacle qu’elle n’ayt pas rompu ? […] elle a tout attaqué, tout abbatu, tout vaincu, tout chassé ; elle a gaigné le cœur des Français par amour, & fait retirer les nostres par la terreur. Mais depuis ce Couronnement fatal à nostre Empire, elle n’a plus rien fait de semblable, elle a manqué Paris, elle a esté blessée, elle a esté vaincuë : elle a esté prisonnière […]. 10 L’emploi du discours indirect peut répondre aux exigences des théoriciens classiques en ce qui a trait à l’objectivation de l’esthétique théâtrale : comme le suggère Pierre Pasquier, il s’agit de réduire l’action à une unité de temps et de lieu minimale selon les préceptes horaciens, subséquemment raffinés par les théoriciens classiques français 11 . 1.2. Polyeucte martyr Dans le cas de Polyeucte martyr, comme dans celui de La pucelle d’Orléans, le discours indirect permet de réduire le temps de l’intrigue à une période acceptable. Rappelons que la pièce cornélienne s’ouvre sur le songe de Pauline, élément d’exposition qui prophétise le dénouement de la pièce. Ce songe est d’une importance extrême pour le déroulement de l’intrigue ; 9 Ibid., II, 1, p. 36. 10 Ibid., II, 2, p. 48. 11 Horace écrit : « [T]u ne mettras pas sur la scène des actions qui demandent à se passer à l’intérieur du théâtre et tu soustrairas à la vue bien des faits que narrera ensuite l’éloquence d’un témoin oculaire » (Art poétique, trad. et éd. Léon Herrmann. Bruxelles : Latomus, 1951, v. 182-184). Voir Pierre Pasquier dans La mimèsis dans l’esthétique théâtrale au XVII e siècle. Paris : Klincksieck, 1995, pp.157-170. <?page no="182"?> Ana Fonseca Conboy 182 en effet, c’est lui qui permet à Pauline de dévoiler à Stratonice (et aux spectateurs) l’arrière-plan de sa relation avec Sévère. L’occurrence du songe, se situant pour ainsi dire à « la veille » de l’action dramatique, donne l’occasion à l’héroïne d’en exposer les détails, ce qui se montrera indispensable à la compréhension du reste de l’intrigue et contribuera au bon déroulement de l’action en vingt-quatre heures. On notera que Polyeucte contient, en outre, le récit par hypotypose de la mort de Néarque 12 , mais le martyre du héros éponyme n’est jamais rapporté par un autre personnage. Toutefois, on suppute que Pauline l’a vu car, en revenant vers son père suite à sa conversion par aspersion du sang de son mari elle appelle sa propre mort 13 ; là réside le seul indice du martyre de Polyeucte. Corneille se justifie ainsi dans son « Examen » : Je n’ai point fait de narration de la mort de Polyeucte, parce que je n’avais personne pour le faire, ni pour l’écouter […]. [J]’ai mieux aimé la faire connaître par un saint emportement de Pauline que cette mort a convertie, que par un récit qui n’eût point eu de grâce dans une bouche indigne de la prononcer. 14 L’hypotypose est aussi employée dans cette pièce pour raconter la destruction des idoles 15 , événement qui, bien sûr, n’aurait pu être représenté sur scène puisqu’il s’avère trop violent pour le goût des contemporains. Corneille ménage l’intrigue de façon à ce que Pauline n’assiste pas au sacrifice aux dieux païens, sous prétexte qu’elle ne veut plus revoir Sévère. En conséquence, sa confidente, Stratonice, peut revenir au début de l’acte III pour lui décrire la destruction des idoles et la manière dont Polyeucte et Néarque ont été démasqués, épisode moteur de l’intrigue jusqu’à son dénouement. En outre, la même hypotypose révélera également la conversion de Polyeucte et son abandon des traditions païennes. L’impossibilité de donner à voir l’errance des protagonistes sur scène engendre d’elle-même un égarement de la part du dramaturge. Celui-ci doit manier l’intrigue et prendre ses distances par rapport aux sources hagiographiques de façon à réduire l’espace, l’action et le temps de l’action. Sur un plan théorique, il semble exister un rapport de proportionnalité inverse entre le fonds narratif de base et l’intrigue, cette dernière devenant de plus en plus condensée afin de s’accommoder aux règles néo-aristotéliciennes et ce, à mesure qu’il y a moins d’errance sur scène et que le dramaturge 12 Pierre Corneille. Polyeucte martyr. Tragédie chrétienne [1643], éd. Claude Bourqui et Simone de Reyff. Paris : Librairie Générale Française, 2002, v. 993-997. 13 Ibid., v. 1719-1729. 14 P. Corneille. « Examen de Polyeucte », dans Polyeucte, op. cit., p. 52. 15 P. Corneille. Polyeucte, op. cit., v. 822-862. <?page no="183"?> Les vies de saints sur scène : errer, est-ce une erreur dramaturgique ? 183 s’éloigne de plus en plus de la tradition des martyrologes. Cet égarement du dramaturge ne se limite pas à exclure de la scène une grande partie du parcours du saint : elle s’applique aussi à certains éléments de la conversion considérés comme merveilleux ou invraisemblables. 2. Errance et compromis dramatique : l’omission du moment de conversion pour accommoder la bienséance Supprimer l’élément essentiel du parcours du protagoniste, soit la conversion, peut sembler inefficace s’il s’agit de captiver l’auditoire ; mais, dans le contexte du respect classique des bienséances et de la vraisemblance, cela se montre nécessaire. Pourtant, la conversion n’est pas oubliée, puisqu’elle est évoquée par le biais du discours indirect et de l’hypotypose, comme le voulait Chapelain. Dans les deux pièces sur saint Eustache, Placide - alors qu’il n’était pas encore baptisé Eustache - raconte à son épouse Trajane - qui prendra subséquemment le prénom chrétien de Théopiste - le miracle dont il vient d’être témoin. Dans Le martyre de saint Eustache de Desfontaines, Placide raconte : Ce matin je prenais les plaisirs de la chasse, Quand poursuivant un Cerf relancé dans son fort, Mon cheval pour l’atteindre a fait un grand effort : Je cours, il se retourne, et me voyant sans suite, Il s’arrête tout court ainsi que par dédain, […] Ce spectacle nouveau me réduit aux abois, Lors contemplant ce Cerf au milieu de son bois, J’y vois sur une croix de lumière éclatante D’un corps quoique sanglant la figure brillante, A peine je respire en cet étonnement Que l’image me tient ce langage charmant. […] Ta conservation ainsi que ta naissance Sont de nobles effets de ma toute-puissance, Et ce sang que tu vois est ce prix glorieux Qui t’ôte des Enfers, et t’achète les Cieux. A ces mots plus puissants qu’un éclat de tonnerre Je me jette aussitôt les deux genoux en terre, Et tout plein de respect promettant d’obéir, J’ai vu ce cher objet soudain s’évanouir. 16 16 Nicolas-Marc Desfontaines. Le martyre de saint Eustache [1643], dans Trag é dies hagiographiques, é d. Claude Bourqui et Simone de Reyff. Paris : Soci é t é des Textes Fran ç ais Modernes, 2004, I, 2, v . 94-120. <?page no="184"?> Ana Fonseca Conboy 184 Le moment de réveil spirituel incitera Placide à quitter la cour romaine avec sa famille et à chercher une vie de plus grande humilité, selon les enseignements de son Dieu chrétien. Selon la tradition martyrologique, après une suite de pertes matérielles et de malheurs, acceptés et même désirés par les personnages, le couple s’embarque avec deux fils pour un pèlerinage qui sera lui aussi parsemé d’infortunes et de pertes, jusqu’à ce que les quatre arrivent au martyre ensemble. De façon similaire, à l’acte III de Saint Eustache, martyr de Baro, le protagoniste rapporte le miracle qu’il a vécu : Et tantost sur le Cerf, ô prodige ! ô merveille ! A peine en le contant croy-je encor que te veille J’ay veu sur une Croix s’estendre & s’eslever Ce Dieu qui s’est fait homme afin de nous Sauver. Frappé de cet object ainsi que d’un tonnerre Mon corps pasle & tremblant a mesuré la terre, Et fi j’ay pu survivre à cet estonnement C’est en quoy le miracle a paru doublement. 17 Les spectateurs sont privés du spectacle de la conversion, mais l’audition de ce récit homodiégétique rempli de détails d’ordre visuel compense l’impossible représentation des actions évoquées. Le dramaturge s’égare certes du matériau martyrologique et s’empêche de montrer la conversion miraculeuse sur scène, mais trouve néanmoins un moyen de l’inclure dans l’intrigue. Dans le cas d’Eustache, le discours indirect permet également de contourner l’interdiction de représenter le merveilleux sur scène. L’emploi du discours indirect ou de l’hypotypose viennent ainsi mettre en lumière des événements déterminants pour le déroulement de l’intrigue et antérieurs au jour du martyre - notamment la conversion. 3. Errance et compromis dramatique : une remise en question de la vraisemblance Quelques pièces hagiographiques, comme La pucelle d’Orléans ou Polyeucte, ont réussi à accommoder l’itinéraire du saint à l’esthétique classique et, notamment, à la règle des vingt-quatre heures (de même qu’à l’unité de lieu dans le cas de Polyeucte), en limitant l’intrigue à la crise et en la concentrant dans les dernières heures de la vie du protagoniste. Ironiquement, cette règle nuit à la création d’un dénouement vraisemblablement déterminé par les décisions et par les actions qui ont lieu dans le strict cadre 17 Balthasar Baro. Saint Eustache, martyr. Paris : Antoine de Sommaville, 1649, I, 3, p. 14. <?page no="185"?> Les vies de saints sur scène : errer, est-ce une erreur dramaturgique ? 185 de la pièce. En effet, abréger à ce point la représentation du parcours personnel du protagoniste hagiographique peut rendre l’intrigue invraisemblable. Dans La pucelle d’Orléans, par exemple, il est difficile de croire que la suite d’événements ayant lieu durant les cinq actes puisse vraisemblablement se dérouler en vingt-quatre heures. À ce sujet, Lancaster affirme que si d’Aubignac n’avait pas été aussi limité par le système dramaturgique néoaristotélicien, la pièce aurait été bonne, dans la mesure où elle présente une morale raisonnable 18 . Pourtant, dans la perspective classique, La pucelle d’Orléans est une pièce acceptable, puisque sa construction répond, pour l’essentiel, aux règles qui avaient cours. De même, les répliques de Polyeucte révèlent un ensemble d’indices qui disposent le spectateur à accepter que l’intrigue se déroule en vingt-quatre heures 19 . Et, pourtant, il est difficile de croire que toutes les péripéties - du retour de Sévère à la destruction des idoles, des morts de Néarque et de Polyeucte à la conversion de Pauline et de Félix - puissent vraisemblablement avoir lieu dans une seule journée. Quant à Baro et Desfontaines, leurs pièces sur saint Eustache adoptent une structure épisodique qui permet de mettre en scène les aventures qui se suivent pendant la vie du saint, sans pour autant respecter l’unité de temps. Cette approche suit la forme typique d’un théâtre hagiographique héritant des mystères médiévaux. Cependant, elle n’aura pas l’heur de plaire aux préclassiques et aux classiques français, parce que, par la force des choses, la pièce ne satisfait ni l’unité de temps ni l’unité d’action. Au lieu d’adhérer à la première, les deux pièces s’égarent et suivent le parcours du protagoniste suite à sa conversion et jusqu’à sa mort. Pourtant, ces dramaturges font un compromis entre la réduction de l’intrigue et une intrigue plus vraisemblable qu’elle ne l’aurait été si elle avait été condensée au dernier jour de la vie du martyr. En outre, montrant quelques moments d’errance sur scène, ces pièces ne brossent pas davantage la totalité de l’histoire d’Eustache telle que racontée dans les martyrologes. Elles en réduisent le récit aux péripéties essentielles à sa compréhension globale ; on notera à ce propos la conversion d’Eustache 18 Henry C. Lancaster. A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century. Baltimore : The Johns Hopkins Press, 1929, pp. 358-359. 19 En réponse à la réplique de Polyeucte la réprimandant de croire toujours aux pouvoirs prémonitoires du songe de la veille, Pauline remarque : « Le jour est encor long » (P. Corneille. Polyeucte, op. cit., II, 4, v. 597). Les paroles de Pauline sont corroborées par ce qu’elle répondra à son père au moment où il tentera de convaincre Polyeucte de renoncer à la religion chrétienne : « [Q]uittez cette espérance / Que deux fois en un jour il change de croyance » (ibid., III, 3, v. 936- 937 ; mes italiques). <?page no="186"?> Ana Fonseca Conboy 186 et de son épouse, l’enlèvement de leurs enfants par des animaux sauvages et de cette dernière par un pirate, la rencontre postérieure des membres de cette famille et leur retour à la cour, leur reniement des valeurs païennes et, enfin, leur martyre commun dans le taureau brûlant. Le récit, qui se déroule sur des années, se voit certes réduit, mais non pas comprimé dans une seule journée. Cette errance par rapport aux temps de l’intrigue et au parcours des protagonistes peut rendre l’intrigue plus captivante pour l’auditoire, au lieu de l’exposer à une représentation figée ou statique des dernières heures de leur vie. De plus, elle concourt à établir la vraisemblance d’une intrigue par nature passablement invraisemblable et renforce la puissance et la solidité de la métamorphose et des nouvelles convictions des quatre protagonistes. L’errance spatiale d’Eustache s’accompagne ainsi d’une errance psychologique, qui trouvera son terme dans une réalisation intérieure et spirituelle dans la mort. L’errance psychologique est partagée aussi par le héros de Polyeucte martyr. Tout au long de la pièce, le néophyte subit une errance psychologique importante : d’abord hésitant, Polyeucte rejette les vices de la vie mondaine une fois son baptême accompli, puis s’élance vers la mort et s’offre au Dieu récemment découvert. Sa victoire culmine lorsqu’il incite son beau-père Félix et sa femme Pauline à la conversion. Dans cette pièce, le drame psychologique, les discussions entre Néarque et le protagoniste, entre la femme et le mari converti et entre le sénateur et son gendre, accompagnent la transformation du héros en saint et l’accomplissement de sa vocation chrétienne, sans qu’il ne s’avère nécessaire de représenter extensivement son errance spatiale. Corneille réussit à remanier le récit de la vie de Polyeucte pour que toutes ces rencontres aient lieu dans un même espace, durant une période de temps réduite et de façon à limiter l’errance sur scène. La pièce cornélienne s’égare de la tradition martyrologique, mais s’accorde ainsi à la plupart des contraintes néo-aristotéliciennes ; c’est pourquoi, au milieu du XVII e siècle, Polyeucte est considéré comme le parangon du genre hagiographique français. 4. Errance et compromis dramatique : l’attention portée au chemin de la mort sainte Avant d’arriver au moment de leur martyre et aux dernières heures de leur vie, les héros hagiographiques errent. D’une part, l’errance engendre une introspection et une métamorphose intérieure nécessaires au dénouement de leur parcours de vie. D’autre part, et si l’on prend l’acception plus vieillie du terme « errer », ces héros affirment qu’ils ont erré, qu’ils ont <?page no="187"?> Les vies de saints sur scène : errer, est-ce une erreur dramaturgique ? 187 commis une erreur durant leur vie profane, surtout vouée à la corruption des mœurs, aux vices et à l’attirance pour une vie mondaine et matérielle. L’errance s’opérant dans un mouvement horizontal sur Terre, leur permet d’identifier l’erreur en vie, pour poursuivre un parcours dans la mort, dans une impulsion et à travers un mouvement de verticalité, vers le sanctuaire invisible 20 . Au début du dernier acte de La pucelle d’Orléans, la protagoniste, réjouie, s’exprime sur la sortie de sa prison terrestre et son cheminement vers la sphère céleste, dans un mouvement vertical : Je touche enfin l’heureux moment d’une entiere liberté, puis que je sors de prison pour sortir du monde […] je suis attendue dans une paix de gloire & une félicité tousjours libre : Et je sens bien que le sacré conducteur de ma vie, est encore alentour de moy. Cette esperance qui m’éleve au Ciel, & ce mespris absolu qui me separe avec joye des choses terrestres, en sont des preuves sensibles à ma foiblesse. 21 Au lieu de penser à sa vie terrestre et de se voir évoluer selon un mouvement horizontal, le martyr se concentre sur le mouvement vertical qui le rendra dans la compagnie divine. Dans Polyeucte, le protagoniste montre du mépris pour la nature fugace de la vie terrestre. Il aspire à la joie éternelle qui l’attend suite au martyre : La mort nous les [biens passagers] ravit, la fortune s’en joue, Aujourd’hui dans le trône, et demain dans la boue […] J’ai de l’ambition, mais plus noble, et plus belle, Cette grandeur périt, j’en veux une immortelle, Un bonheur assuré, sans mesure, et sans fin, Au-dessus de l’envie, au-dessus du destin. 22 Quand Polyeucte affirme que ce bonheur sans mesure et sans fin est « [a]udessus de l’envie et au-dessus du destin », il évoque non seulement la valeur morale de ce bonheur, mais aussi, dans l’esprit du theatrum mundi, à son emplacement physique. 20 Alain Guillermou associe ce mouvement à un pèlerinage : « [C]’est le comportement d’une Personne [Dieu] à l’égard d’un humain que l’on suit à la trace, une Pédagogie agissant “de la même manière qu’un maître d’école traite un enfant”, et conduisant cet enfant, au terme du Pèlerinage, vers un sanctuaire invisible ». « Introduction », dans Ignace de Loyola. Autobiographie, trad. et éd. A. Guillermou. Paris : Seuil, 1962, p. 16. 21 F. H., abbé d’Aubignac. La pucelle, op. cit., V, 1, pp. 136-137. 22 Ibid., IV, 3, v. 1187-1194 ; mes italiques. <?page no="188"?> Ana Fonseca Conboy 188 Pour la pucelle et pour Polyeucte, le chemin de la sainteté en est un de verticalité d’ici-bas vers là-haut et il commence à l’heure de la mort. Or, l’interdiction de représenter la multiplicité des lieux et la nécessité de réduire le temps de l’intrigue attirent l’attention vers l’élément le plus important du récit de martyre, soit ce mouvement vertical. En effet, la réduction temporelle de l’intrigue dans les cas analysés implique une concentration sur le mouvement le plus notable, et pour le protagoniste et pour le message chrétien, c’est-à-dire le chemin vertical de la Terre vers le Ciel, engendré par la mort. * * * En guise de conclusion, nous ferons remarquer que les égarements et les errances stratégiques du dramaturge ou bien les égarements spatiaux et psychologiques des protagonistes ne constituent pas des erreurs dramaturgiques. Ils sont nécessaires au dénouement et participent à l’expérience globale du spectateur. Surtout, dans le contexte du théâtre hagiographique du milieu du XVII e siècle, ils ont pu contribuer à promouvoir le message chrétien et à inciter les spectateurs à l’action. En effet, les pièces cherchent à attirer leur attention non pas sur la vie du saint en devenir, mais sur son parcours vers et dans l’imitatio christi de la mort sainte, considérée comme le point culminant de la vie du chrétien et que chaque individu devrait viser. Ce corpus se caractérise par un compromis entre les exigences de l’esthétique classique et l’orthodoxie martyrologique. Les restrictions s’appliquant à la représentation explicite du cheminement du protagoniste pouvaient, en effet, inspirer autres types d’errance. Elles deviennent en outre complémentaires au parcours vertical du saint martyr après le dénouement de sa vie et de la pièce, de même qu’elles appuient le message chrétien concernant la vie après la mort. Bibliographie Sources Aubignac, François Hédelin, abbé d’. La pucelle d’Orléans, tragédie en prose. Selon la vérité de l’histoire et les rigueurs du théâtre. Paris : François Targa, 1642. Baro, Balthasar. Saint Eustache, martyr. Paris : Antoine de Sommaville, 1649 . Chapelain, Jean. Opuscules critiques, éd. Alfred Hunter. Paris : Droz, 1936. Corneille, Pierre. Polyeucte martyr. Tragédie chrétienne [1643], éd. Claude Bourqui et Simone de Reyff. Paris : Librairie Générale Française, 2002. Desfontaines, Nicolas-Marc. Tragédies hagiographiques, éd. Claude Bourqui et Simone de Reyff. Paris : Société des textes français modernes, 2004. Horace. Art poétique, trad. et éd. Léon Herrmann. Bruxelles : Latomus, 1951. <?page no="189"?> Les vies de saints sur scène : errer, est-ce une erreur dramaturgique ? 189 Études Conboy, Ana. « Voir l’audible, aspirer à l’invisible inaccessible : l’hypotypose comme adaptation aux règles classiques dans la dramaturgie hagiographique française du XVII e siècle » dans L’Hypothypose : théorie et pratique de l’Antiquité à nos jours. Acta Universitatis Lodziensis. Folia Litteraria Romanica, n o 11, Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, 2017 (à paraître). Guillermou, Alain. « Introduction », dans Ignace de Loyola. Autobiographie, trad. et éd. A. Guillermou. Paris : Seuil, 1962. Lancaster, Henry C. A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century. Baltimore : The Johns Hopkins Press, 1929. Loukovitch, Kosta. La tragédie religieuse classique en France. Paris : Droz, 1933. Pasquier, Pierre. La mimèsis dans l’esthétique théâtrale du XVII e siècle. Paris : Klincksieck, 1995. <?page no="191"?> Errances sentimentales <?page no="193"?> L’Astrée : errance de l’amour humain, chance de l’amour divin ? J ULIA C HAMARD -B ERGERON (U NIVERSITÉ DU Q UÉBEC À M ONTRÉAL ) C’est une propriété de l’amour parfait de ne vouloir admettre ni prendre aucune chose pour soi ni se rien attribuer, mais tout entièrement à l’Ami. Car si même en les amours terrestres cela se pratique, combien plus en l’amour divin où la raison nous y oblige tant. - Jean de la Croix, Cantique spirituel. Les romans baroques nous confrontent à un paradoxe : ils présentent tout à la fois un modèle de conduite amoureuse et les multiples façons d’en dévier. Que signifient ces décalages entre le comportement des personnages et la norme, que ces romans, avec leurs « commandements d’Amour » et leurs « parfaits amants », contribuent pourtant à définir ? Et si les égarements sentimentaux des personnages servaient une fin qu’une lecture attentive aux différents niveaux de signification de l’œuvre permettrait de mettre au jour ? L’Astrée d’Honoré d’Urfé, notamment, invite en effet ses lecteurs à faire de multiples sauts, de sa matière érotique et politique jusqu’à ses implications transcendantes. Je propose que les dérèglements sentimentaux du roman pastoral - jalousies, ruptures, inconstances de toutes sortes - donnent lieu à des échappées hors du monde humain permettant des révélations de nature transcendante. L’amour humain occupe une telle place dans le roman et dans l’âme de ses personnages que la défaillance de la relation amoureuse semble nécessaire au surgissement de considérations autres. Par ce détour, le roman pastoral suggère ainsi furtivement que le bonheur humain ne s’envisage pas hors de la vérité divine. <?page no="194"?> Julia Chamard-Bergeron 194 C’est en ce sens que j’étudierai un épisode important de L’Astrée : la construction du temple à la déesse Astrée, consécutif au bannissement de Céladon par sa maîtresse. Mais voyons d’abord quel contexte théologique permet au souci du divin de faire irruption dans un récit présentant les « divers effets de l’honneste amitié », pour citer le sous-titre du roman d’Urfé. 1. Contexte et implications théologiques Rappelons que la théologie contemporaine de L’Astrée (1607-1627) insiste sur la continuité entre les différents types d’amour, de celui qui unit l’homme et la femme à celui qui unit l’être humain et Dieu, ce qui permet des glissements d’un ordre de réalité à un autre au sein du roman d’amour ; des questions d’ordre sentimental sont ainsi susceptibles de conduire à une réflexion théologique. Saint Thomas d’Aquin affirmait déjà que tout amour, quel qu’il soit, dérive de l’amour divin 1 . Saint François de Sales développe cette proposition dans son Traité de l’amour de Dieu, paru en 1616 2 . Il décrit la proportionnalité entre la bonté d’un être et l’amour qui lui est dû : amour fraternel, amour conjugal, amour filial ont chacun leurs exigences propres, de même qu’une intensité relative à leur objet 3 . 1 Thomas d’Aquin. Somme théologique, trad. A.-M. Roguet. Paris : Éditions du Cerf, 1984-1985, Ia IIae, qu. 28, art. 3, p. 215 : « [T]out amour est une certaine ressemblance participée de l’amour divin. » 2 Rappelons un fait historique d’importance pour l’étude des rapports entre la pensée de François de Sales et la pratique romanesque d’Honoré Urfé : les deux hommes, aux allégeances politiques semblables, ont été amis, tel que l’affirme Viviane Mellinghoff-Bourgerie (« Des métaphores solaires au symbolisme héliocentriste : une approche comparée d’Honoré d’Urfé et de François de Sales », dans Audace et modernité d’Honoré d’Urfé, éd. Marie-Claude Mioche. Paris : H. Champion, 2013, pp. 47-50 et 53-58). Ils se sont côtoyés au sein de l’Académie florimontane, fondée à la fin de 1606 par l’évêque de Genève. Sylvie Robic rappelle que cette société littéraire et savante était « régie par les grands principes d’une culture humaniste et par le postulat d’une contamination féconde entre savoirs lettrés, mondains et religieux » (« “Le berger dans un nid de serpents” : relectures dévotes de L’Astrée », dans Audace et modernité d’Honoré d’Urfé, op. cit., p. 30 ; le rapprochement opéré par Robic entre l’œuvre de Jean-Pierre Camus et celle d’Honoré d’Urfé passe par une référence commune à François de Sales). 3 Il existe différents amours, explique saint François de Sales, « qui sont tous différents en excellence, et tellement proportionnés à leurs objets qu’on ne peut bonnement les adresser ou approprier aux autres. Qui aimerait son père d’un amour seulement fraternel, certes il ne l’aimerait pas assez ; qui aimerait sa femme <?page no="195"?> L’Astrée : errance de l’amour humain, chance de l’amour divin ? 195 Ce principe de proportionnalité semble à première vue mettre à part l’amour que l’homme porte à Dieu et, ainsi, l’exclure du continuum précédemment évoqué. Souveraine, la bonté de Dieu est en effet sans commune mesure avec celle des créatures 4 . Cette incommensurabilité se résorbe néanmoins lorsqu’on considère l’essence de la charité, amour qui émane de Dieu et s’efforce de retourner à son origine 5 . L’homme, créé à la ressemblance de Dieu et partageant avec lui « une même dignité 6 », doit être aimé d’un même amour que lui. Saint François de Sales se plaît à rappeler les chiasmes d’un christianisme confiant : « [A]imer le prochain par charité c’est aimer Dieu en l’homme ou l’homme en Dieu ; c’est chérir Dieu seul pour l’amour de lui-même, et la créature pour l’amour d’icelui. » 7 En plus du privilège ontologique qu’elle lui confère, la ressemblance entre l’homme et Dieu rend l’amour humain analogue à l’amour divin : « tout ainsi que l’homme est l’image de Dieu, de même l’amour sacré de l’homme envers l’homme est la vraie image de l’amour céleste de l’homme envers Dieu 8 ». Les différents types d’amour s’organisent donc en une hiérarchie dont la base, soit l’amour humain, partage certaines caractéristiques avec le sommet, soit l’amour divin. Existe-t-il pour autant un lien entre ces considérations théologiques et les amourettes des bergers du Lignon mis en scène par d’Urfé 9 ? Plus seulement comme son père, il ne l’aimerait pas convenablement » (Traité de l’amour de Dieu, dans Œuvres, éd. André Ravier. Paris : Gallimard, 1969, p. 828). En conséquence, l’« amour est comme l’honneur : car tout ainsi que les honneurs se diversifient selon la variété des excellences pour lesquelles on honore, aussi les amours sont différents selon la diversité des bontés pour lesquelles on aime » (ibid., p. 829). 4 « L’amour de Dieu est l’amour sans pair, parce que la bonté de Dieu est la bonté non pareille » (ibid., p. 829). 5 Un principe qu’avait déjà formulé saint Bernard de Clairvaux au chap. VII du De diligendo Deo : « Causa diligendi Deum, Deus est. […] nam et efficiens, et finalis. » 6 F. de Sales. Traité de l’amour de Dieu, op. cit., p. 844. 7 Ibid., p. 844. 8 Ibid., p. 846. 9 Robert Garapon a consacré un article aux correspondances qui existent entre l’amour de Dieu salésien et l’amour humain que mettent en pratique les plus vertueux des bergers ; voir « Honoré d’Urfé et François de Sales », Colloque commémoratif du quatrième centenaire de la naissance d’Honoré d’Urfé, dossier hors-série publié dans le Bulletin de la Diana, 1970, pp. 127-139 et 171-173). Il met au fondement de cette parenté l’enseignement jésuite qu’ont reçu les deux hommes. V. Mellinghoff-Bourgerie rappelle cependant que telle ne peut être la source de leur néoplatonisme commun ; voir « Des métaphores solaires au symbolisme héliocentriste », art. cit., p. 46. <?page no="196"?> Julia Chamard-Bergeron 196 question d’évoquer avec eux la dévotion salésienne, puisqu’ils évoluent dans la Gaule du V e siècle et observent les rites de la religion gauloise. Adamas, grand druide, représentant de l’orthodoxie morale et religieuse de la contrée, professe pourtant des idées semblables à celles de l’évêque de Genève. Au pays d’Astrée et de Céladon, l’amour n’est pas pris à la légère. Adamas explique que celui-ci répond au désir d’ordre et d’unité manifesté par le créateur de l’univers 10 : Le grand Tautates, qui, par amour, a fait tout cet univers et par amour le maintient, veut [que toutes choses] soient unies et entretenues ensemble par liens d’amour […]. Et c’est pourquoy [il a donné aux hommes] la raison qui leur apprend à aimer Dieu en ses creatures, et les creatures en Dieu. Or, cette raison nous enseigne que tout ce qui est aimable se doit aimer selon les degrez de sa bonté. 11 Même inféodation de l’amour humain à l’amour divin, même gradualisme amoureux que chez François de Sales, donc. L’enseignement du druide établit une hiérarchie fondée sur la bonté relative des êtres, qui inclut l’être humain, mais dont le terme est plus qu’humain. Si, chez François de Sales, Dieu constitue l’être sans équivalent dont l’amour doit dominer « sur tout notre cœur 12 », dans le roman d’Urfé s’y substitue l’amour même. Adamas rappelle ainsi à ses ouailles que, puisque Dieu a fait toute chose pour l’amour, et que la fin de quelque chose est tousjours plus parfaite, nous pouvons aisément juger que, puis que toutes les choses bonnes ont l’amour pour leur but, que de toutes l’amour est la meilleure. Or, cognoissant cette bonté de l’amour, nous sommes plus obligez par les lois de la raison d’aimer l’amour que toute autre chose. 13 Ce n’est donc pas Tautates, Hesus, Taramis ou quelque autre forme de la divinité gauloise qu’Adamas place au plus haut degré de l’échelle amoureuse. Ainsi devient-il plus aisé encore, pour le lecteur baignant dans la culture chrétienne, de placer son propre Dieu au sommet de cette 10 On peut également faire remonter la filiation à Bernard de Clairvaux ; cf. le De diligendo Deo, chap. VIII : « Facit ergo etiam se diligi Deus, qui et caetera bona facit. Facit autem sic. Qui naturam condidit, ipse et protegit. Nam et ita condita fuit, ut habeat jugiter necessarium protectorem, quem habuit et conditorem : ut quae nisi per ipsum non valuit esse, nec sine ipso valeat omnino subsistere. » 11 Honoré d’Urfé. L’Astrée, éd. Hugues Vaganay. Lyon : Pierre Masson, 1925, 3 e partie, l. 4, pp. 217-218. 12 « Dieu requiert de nous, qu’entre tous nos amours le sien soit plus cordial, dominant sur tout notre cœur » (F. de Sales. Traité de l’amour de Dieu, op. cit., p. 828.) 13 H. d’Urfé. L’Astrée, op. cit. <?page no="197"?> L’Astrée : errance de l’amour humain, chance de l’amour divin ? 197 hiérarchie, qui devient ainsi moins « fabuleuse », c’est-à-dire moins mensongère. Du Dieu des chrétiens, en effet, saint Jean dit qu’il « est amour 14 ». Ici, le voile de la religion druidique se lève sur la vérité du christianisme, en même temps que se confirme la possibilité de concilier l’amour des créatures et l’amour du Créateur - à condition de respecter la hiérarchie suivant laquelle ils s’ordonnent. Possibilité qui n’est pas pour autant réalisée au début de L’Astrée. La situation initiale du roman présente plutôt la concurrence entre ces deux amours. Le protagoniste principal, Céladon, adore sa maîtresse à l’égal d’une déesse. Quelle place peut alors avoir en son cœur la divinité véritable ? Aux beaux jours de son amitié, Céladon ne délaisse pas pour autant ses devoirs religieux. Il s’acquitte du culte extérieur ; mais, pour parler comme les hommes du XVII e siècle, la dévotion intérieure n’y est pas, ce dont témoigne l’une de ses lettres à Astrée : Hier nous allasmes au Temple, où nous fusmes assemblés pour assister aux honneurs qu’on fait à Pan & à Siringue en leur chommant ce jour ; j’eusse dit festoyant si vous y eussiez esté : mais l’amitié que je vous porte est telle, que ny mesmes les choses divines, s’il m’est permis de le dire ainsi, sans vous ne me peuvent plaire. 15 Il est clair que, dans la hiérarchie affective du berger, c’est Astrée qui est l’être sans équivalent. La rhétorique amoureuse de Céladon, en cela conforme à son sentiment intime, suppose qu’il trouve en Astrée son salut, sa parfaite béatitude, et qu’il n’espère rien d’autre que d’être aimé d’elle. Il lui écrit ainsi : « Quand vous me dittes que vous m’aimez, puis-je avoir quelque plus grande obligation à tous les Dieux ? » 16 L’affirmation de Céladon révèle l’ambiguïté contenue dans la « théologie de l’amour 17 » professée par Adamas : prescrire aux hommes l’amour de l’amour, n’est-ce pas prendre le risque de diviniser indûment l’amour humain ? Il est après tout facile de se faire une idole de l’affection que l’on porte à une personne de l’autre sexe, en imaginant à celle-ci toutes les qualités, et de négliger tout le reste sous ce prétexte. Les dictons populaires ne s’y trompent pas : les amants sont seuls au monde, les 14 « Dieu est amour ; et ainsi quiconque demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui » (« Première épître de saint Jean », IV, 16, dans La Bible, trad. Louis-Isaac Lemaître de Sacy, éd. Philippe Sellier. Paris : Robert Laffont, 1990, p. 1593). 15 H. d’Urfé. L’Astrée. Première partie, éd. D. Denis. Paris : H. Champion, 2011, l. 4, p. 283. 16 Ibid., p. 284. 17 Maurice Lever, notamment, emploie cette expression en commentant L’Astrée (Romanciers du XVII e siècle. Paris : Fayard, 1996, p. 70). <?page no="198"?> Julia Chamard-Bergeron 198 amants sont tout l’un pour l’autre. Même lorsque l’amour n’atteint pas le niveau d’idéalisation qu’il a dans le roman et qu’il concerne essentiellement le corps ou l’imagination, il risque d’enferrer l’amant. Saint Augustin n’a-t-il pas écrit qu’au temps de ses turpitudes, il « aimait aimer », « amare amabam 18 », sans pourtant connaître encore Celui qui est véritablement aimable ? Si la concupiscence étouffe l’amour de Dieu, l’amour absolu et oblatif des héros romanesques peut en faire autant lorsqu’il se clôt sur lui-même et revendique son autonomie, union d’autant plus sublime qu’elle revêt les attributs mêmes de la divinité. En revanche, la représentation des défaillances au sein des relations amoureuses, spécialité du roman pastoral, révèle les limites de l’amour humain et en atténue la tendance hubristique. 2. L’échelle de l’amour dans l’épisode du temple consacré à Astrée Possibilité de conciliation, mais situation de concurrence des amours : voilà les deux conditions nécessaires - et réunies dans L’Astrée - pour que l’errance de l’amour humain donne une chance à l’amour divin. Lorsque, dès l’incipit in medias res du roman, Astrée bannit de sa vue l’amant qu’elle croit infidèle, bien malgré elle la bergère y fait entrer des préoccupations transcendantes 19 . L’œuvre d’Urfé s’ouvre sur l’un des égarements sentimentaux les plus spectaculaires de toute la période baroque : la divine Astrée, celle-là même qui porte le nom de la Justice personnifiée, condamne son amant injustement et sans appel. Elle prête foi au rapport médisant d’un envieux, alors qu’elle a elle-même demandé à Céladon de courtiser une autre bergère afin de préserver le secret de leur amitié. Ainsi que le rappelle Viviane Mellinghoff-Bourgerie, l’astre autour duquel gravite l’univers du roman ne peut être parfaitement superposé à celui qui figure au centre du système néoplatonicien, et ce malgré les nombreux emprunts faits par Honoré d’Urfé 18 Augustin, Confessiones, II, 4 : « Nondum amabam sed amare amabam et secretiore indigentia oderam me minus indigentem. » 19 Il conviendrait ici de dresser un parallèle entre la matière érotique de la pastorale et le « service d’amour » des troubadours. Myrrha Lot-Borodine suggère que leur idéalisation extrême de l’amour humain devait conduire soit à une transformation de la dame aimée en symbole, soit à la mystique : « L’être fini ne saurait apaiser la soif de l’Infini. Ainsi conçu, l’amour profane ne pouvait que devenir le portique de l’amour divin » (De l’amour profane à l’amour sacré. Études de psychologie sentimentale au Moyen Âge. Paris : Nizet, 1961, p. 88). En présentant tout à la fois l’idéal amoureux et l’imperfection de sa mise en œuvre, le roman pastoral crée pour sa part un appel d’air par lequel s’infiltre la suggestion du divin. <?page no="199"?> L’Astrée : errance de l’amour humain, chance de l’amour divin ? 199 à la doctrine héliocentriste de Marsile Ficin : « [A]u centre, symbolisé par le soleil, se trouve la beauté, et non pas la bonté, cependant que l’astre-Astrée, qui initie la rotation, est incapable d’incarner les deux à la fois, du fait de sa jalousie incontrôlée, qui est le moteur du roman. » 20 Après avoir cherché en vain la mort dans les eaux du Lignon, Céladon, poussé au désespoir par ce caprice de sa maîtresse, choisit de vivre seul dans la forêt, quitte à s’y laisser dépérir. C’est dans cet ermitage amoureux que le grand druide Adamas le rejoint, pour le convaincre de quitter cette vie plus digne d’une bête sauvage que d’une créature raisonnable. S’amorce alors un épisode nettement platonicien, où est décrite l’échelle de l’amour qui permet à l’âme humaine de s’attacher à des biens de plus en plus beaux, de plus en plus vrais 21 . Adamas explique à Céladon la nécessité de hiérarchiser les amours en fonction de leur degré d’excellence : « [T]oute beauté procede de cette souveraine bonté, que nous appellons Dieu 22 », dit-il. La belle Astrée ne peut donc être aimée qu’autant qu’elle participe à la gloire du Créateur : « [C]elle que vous aimez peut bien avoir en perfection les […] beautez que nous nommons corporelle et raisonnable[,] toutesfois nous pouvons dire sans l’offenser, qu’il y en a d’autres plus grandes que la sienne. » 23 En voilà assez pour que le « parfait amant » qu’est Céladon crie au sacrilège. Étant donné la double nature - corporelle et raisonnable - des êtres humains, l’amour qui les lie est composé d’éléments distincts, dont la valeur ontologique est inégale. Parce que l’esprit est plus digne d’amour que le corps, le grand druide invite le berger à faire « peu de conte de ceste beauté [qu’il 20 V. Mellinghoff-Bourgerie, « Des métaphores solaires au symbolisme héliocentriste », art. cit., p. 61. 21 Laissons Wallace Fowlie nous rappeler comment le néoplatonisme a pensé la médiation entre l’amour humain et l’amour divin : « When we love, we always know profoundly that the person loved is first herself and then that she is in God, being the creature of God, the reflection of His love, and the means by which we can return to Him. Love must be our desire for the person loved and at the same time our desire for perfection, which is love for that absolute beauty of which the person loved is a feeble and imperfect copy » (Love in Literature. Studies in Symbolic Expression. Freeport : Books for Libraries Press, 1965, p. 18). Sur la question du néoplatonisme dans L’Astrée, on pourra se reporter à : Roland Antonioli. « Le néoplatonisme dans L’Astrée », dans Mélanges à la mémoire de Franco Simone. France et Italie dans la culture européenne : XVII e et XVIII e siècles, éd. Centre d’études francoitaliennes. Genève : Slatkine, 1981, t. 2, pp. 69-80, de même qu’à Jean-Brice Rolland. « L’Astrée, roman néoplatonicien ou roman du néoplatonisme ? », dans Lire L’Astrée, éd. Delphine Denis. Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, pp. 165-175. 22 H. d’Urfé. L’Astrée, éd. H. Vaganay, op. cit., 2 e partie, l. 2, p. 78. 23 Id. <?page no="200"?> Julia Chamard-Bergeron 200 voit] en son visage » et à « mettre toute [son] affection en celle de [l’]esprit [de sa maîtresse] 24 ». Car aimer l’esprit d’Astrée plus encore que les perfections de son corps, c’est non seulement aimer en conformité avec la nature des choses, mais aussi se libérer des chaînes de la concupiscence. Voilà à tout le moins un échelon de gravi, même s’il n’élève pas Céladon au-delà de l’amour humain et exclusif 25 . La prochaine étape, pour le grand druide, consiste à rappeler au berger les devoirs qui incombent à toute créature raisonnable et, par conséquent, capable de gratitude envers le Créateur 26 . Adamas convainc Céladon de fuir l’oisiveté en accomplissant une action susceptible de plaire à la divinité. Le berger doit faire œuvre de religion en embellissant par quelques travaux manuels un bocage consacré au grand Tautates. La complaisance du druide envers l’amour humain est si grande qu’il propose au jeune homme d’y élever un temple en l’honneur de la divine Astrée : « [I]l vous sera permis, Celadon, de dedier une partie de ce bocage, non pas comme à une premiere divinité, mais comme à un tresparfait ouvrage de ceste divinité, à vostre belle Astrée. » 27 Le pieux Adamas prend soin de préciser que le lieu de culte doit être « directement consacré » à Tautates en ses trois personnes, tandis qu’un autel annexe permettra d’adresser des vœux à Astrée « comme à l’œuvre le plus parfait qui soit sorty de ses mains 28 ». 24 Ibid., p. 79. 25 L’image de l’échelle d’amour a aussi été exploitée par les auteurs mystiques. Par exemple, saint Jean de la Croix mentionne une « échelle de contemplation secrète » : la contemplation « enflamme d’amour l’âme, jusqu’à la monter de degré en degré à Dieu son Créateur. Car seulement l’amour est celui qui unit et joint l’âme avec Dieu » (« La nuit obscure », dans Œuvres complètes, trad. R. P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, éd. R. P. Lucien-Marie de Saint-Joseph. Paris : Desclée de Brouwer, 1959, p. 616). Le théologien discerne dix degrés composant cette échelle : la maladie d’amour, la recherche de Dieu, l’embrasement d’amour, le désir de souffrir tous les maux par amour, le désir impatient de Dieu, l’envol vers Dieu, la hardiesse amoureuse, la liaison à Dieu, la combustion suave et, enfin, après la mort seulement, la claire vision de Dieu. 26 H. d’Urfé. L’Astrée, éd. H. Vaganay, op. cit., 2 e partie, l. 8, p. 316 : « Vous estes nay, Celadon, à quelque chose de meilleur, vous, dis-je, que le grand Taramis a particulierement doué de la raison, ne serez-vous condamné par son infaillible jugement si à la necessité vous ne produisez les effects qu’il attend de vous ? » L’homme doit se montrer digne de sa nature en évitant de s’abandonner à des passions délétères. 27 Ibid., p. 321. 28 Id. <?page no="201"?> L’Astrée : errance de l’amour humain, chance de l’amour divin ? 201 Le grand druide se sert ni plus ni moins de la passion de Céladon pour l’amener à accomplir cet acte de piété 29 . L’ouvrage qui célèbre à la fois le Dieu suprême, la parfaite amitié et la divine Astrée est, en effet, vite et bien réalisé 30 . À ce titre, le temple, dont la découverte par la troupe des bergers occupe tout un livre du roman, apparaît comme une image de l’œuvre d’Urfé. Ce sont tous deux des monuments qui présentent l’amour divin en continuité avec l’amour humain. N’oublions pas, toutefois, que dans L’Astrée - roman sentimental plutôt que traité de dévotion -, c’est l’éclipse de l’amour humain qui laisse momentanément transparaître l’amour divin. L’éloignement d’Astrée oblige Céladon à renouveler ses façons de vivre son amour. Il doit désormais composer avec l’absence et le silence de sa déesse. Adamas, en lui proposant de consacrer à celle-ci un autel, apprend à son protégé les vertus de la contemplation amoureuse. Il l’invite de la sorte à ennoblir son amour pour Astrée, en même temps qu’il le prépare à embrasser un objet d’amour moins visible encore, encore plus purement spirituel 31 . Céladon dépose sur l’autel un portrait de sa bien-aimée, qu’il accompagne d’un poème faisant allusion au fait qu’Astrée lui a interdit de reparaître à sa vue : S’il ne m’est pas permis de voir vostre visage : Ces beaux traits pour le moins. Serviront de tesmoing, Que privé du vray bien ce bien faux me soulage. […] Je les adore donc, non pas comme une image, Mais comme Dieux tres-grands. Car par effect j’apprends, Que privé du vray bien ce bien faux me soulage. 32 29 Ibid., p. 320 : « [T]out ce [que Celadon] faisoit, c’estoit par le dessein du druide qui aussi, comme un bon medecin s’accommodant avec son malade, luy assaisonnoit tous ses conseils par quelque dessein d’amour. » 30 Pour comprendre le rôle de la dévotion dans L’Astrée, on se rapportera avec profit à l’ouvrage de Jean-Pierre Van Elslande, qui propose notamment une interprétation allégorique du bocage sacré : « [L]e chêne majestueux sur lequel se trouvent gravés les insignes de la trinité est devenu, sur les indications du religieux, le point d’appui, l’arc-boutant d’un attachement terrestre, tandis que cet attachement s’est en retour enraciné dans l’amour de Dieu » (L’imaginaire pastoral du XVII e siècle. 1600-1650. Paris : Presses universitaires de France, 1999, p. 194). 31 Voir l’analyse que Benedetta Papasogli consacre à la psychologie amoureuse de L’Astrée (autour notamment du problème de l’absence de l’être aimé) dans La mémoire du cœur au XVII e siècle. Paris : H. Champion, 2008, pp. 269 et suiv. 32 H. d’Urfé. L’Astrée, éd. H. Vaganay, op. cit., 2 e partie, l. 5, p. 187. <?page no="202"?> Julia Chamard-Bergeron 202 Rythmé par la répétition de ce dernier vers à portée métaphysique, le poème fait état de la confusion entre les deux amours qui s’observe à ce stade du récit. Il y a bien un être dont il n’est « pas permis de voir [le] visage » : il s’agit du Dieu de l’Ancien Testament, qui annonce à son Prophète que nul ne peut le regarder en face sans mourir 33 . Le vers invite d’autant plus à ce rapprochement qu’il déforme l’interdit énoncé par Astrée lors du bannissement de Céladon : non pas qu’on voie son visage, mais que Céladon se fasse voir d’elle, voilà ce qu’elle défend 34 . Dans ce contexte légaliste, Céladon affirme néanmoins son intention de vénérer les traits peints de sa maîtresse « comme Dieux tres-grands 35 » : idolâtrie assumée, comparable à celle des Israélites adorant le veau d’or. Astrée, qui a condamné son amant sans appel, n’est-elle pas responsable de cette substitution, qui est aussi une dégradation de l’objet d’amour (« bien faux » substitué au « vray bien ») ? L’échelle de l’amour, ici, donne lieu à une descente vers un être moins élevé dans la hiérarchie ontologique. D’un point de vue platonicien, en effet, on ne saurait aller plus bas, puisque le portrait d’Astrée n’est rien de plus qu’une dégradation du sensible. Pourtant, l’environnement dans lequel se trouve ce portrait, le bocage sacré, invite à une ascension graduelle, à un ennoblissement de l’amour. Partant d’un « bien faux », on passe à plus « vray » que lui ; donnant ainsi une valeur relative aux notions de « vray » et de « faux bien ». Du portrait d’Astrée, donc, il faut remonter vers la beauté d’Astrée, réalité sensible qui est elle-même une dégradation de l’intelligible ; puis vers l’intelligence d’Astrée, réalité intelligible, qui est pourtant une dégradation de la déesse Astrée, que l’autel est censé honorer. Or cette déesse est elle-même une créature de Tautates, Créateur, Dieu suprême, et donc sommet supposé de cette ascension érotique. Ajoutons encore un échelon, pourtant, car le bocage sacré est lui-même intégré à l’œuvre d’Honoré d’Urfé, donnée à un public de culture chrétienne ; de sorte que, de Thautates, dégradation fabuleuse, le lecteur est invité à passer au Dieu des chrétiens, suprême réalité intelligible dans le monde que celui-ci partage avec l’auteur. Replacée dans un contexte chrétien, la leçon platonisante de cet épisode suggère donc une autre lecture du vers répété dans le poème de Céladon : 33 Exode, XXIII, 20, dans La Bible, op. cit., p. 107 : « Dieu dit encore : Vous ne pourrez voir mon visage, car nul homme ne me verra sans mourir. » 34 Ce que rappelle d’ailleurs Céladon lui-même : « [E]lle ne m’a pas commandé de ne la voir point, car dés lors je me fusse privé de mes yeux, mais seulement que je ne me fisse point voir à elle » (H. d’Urfé. L’Astrée, éd. H. Vaganay, op. cit., 2 e partie, l. 8, p. 331). 35 Ibid., 2 e partie, l. 5, p. 187. <?page no="203"?> L’Astrée : errance de l’amour humain, chance de l’amour divin ? 203 « Que privé du vray bien ce bien faux me soulage ». Au lieu d’y voir une référence au portrait d’Astrée consolant le berger de son absence, l’enseignement d’Adamas et le bocage sacré dans lequel le portrait s’insère suggèrent d’y lire une affirmation de la supériorité ontologique de l’amour divin sur l’amour humain. Serait-ce qu’en l’absence du vrai Dieu, effacé de la fable pastorale, les bergers doivent se rabattre sur des bergères auxquelles ils prêtent des attributs divins ? Saint François de Sales, mais aussi Adamas affirmant le monothéisme de la religion gauloise, le rappellent : il n’y a qu’un être sans équivalent, et donc un seul bien véritable 36 . Peut-on affirmer, avec Frank Greiner, que dans L’Astrée « ces ouvertures sur une théologie ne sont pas logiquement liées aux tribulations sentimentales des personnages » et que d’Urfé « juxtapose la mystique de l’éros et les mystères de la religion gauloise sans prendre véritablement le soin de les unir dans un même ensemble idéologique 37 » ? Oui, dans la mesure où les errances romanesques ne sauraient donner lieu à une « idéologie » cohérente que si elles s’inscrivent dans un récit ouvertement anti-romanesque, telles les histoires dévotes de l’évêque de Belley. L’Astrée constitue tout au contraire une somme romanesque. Certes, ainsi que l’écrit le critique, « la finalité de l’amour d’Astrée et de Céladon » ne consiste pas à « se perdre dans l’amour de Dieu 38 » ; et, pourtant, certains lecteurs trouveront peut-être comme moi que l’« heureuse réciprocité finalement sanctifiée par le mariage 39 » tarde à s’accomplir pour ces amants aux prises avec les écueils de la nature charnelle et de la jalousie. * * * Dans l’itinéraire de Céladon, qu’est-ce qui est détour, errance, et qu’estce qui au contraire rapproche le berger de l’objet de sa quête ? S’il s’agit pour l’amant injustement rabroué de rentrer dans les bonnes grâces de sa maîtresse, il y a pourtant, dans l’intervalle ouvert par son bannissement, une multitude de vérités à connaître et de compétences à acquérir, qui n’aurait 36 Citons une fois de plus la leçon d’Adamas à son protégé : « [I]l est certain, mon cher enfant, qu’il n’y peut avoir qu’un dieu, car s’il n’est tout-puissant, il n’est point dieu » (Ibid., 2 e partie, l. 8, p. 324). 37 Frank Greiner. « La métamorphose du vertueux de Lorenzo Selva : une source inconnue de L’Astrée ? », dans Audace et modernité d’Honoré d’Urfé, op. cit., p. 161. Pour une étude fouillée des différents sous-genres romanesques au tournant du siècle et de la conception de l’amour qu’ils véhiculent, on consultera F. Greiner. Les amours romanesques de la fin des guerres de religion au temps de L’Astrée (1585- 1628). Fictions narratives et représentations culturelles. Paris : H. Champion, 2008. 38 F. Greiner. « La métamorphose du vertueux de Lorenzo Selva », art. cit., p. 161. 39 Id. <?page no="204"?> Julia Chamard-Bergeron 204 pu l’être autrement que dans les rigueurs de l’éloignement. Parmi elles, plusieurs ont trait à « l’honneste amitié » dont d’Urfé nous a donné le roman, mais certaines concernent la réalité transcendante à laquelle l’échelle de l’amour prête accès. Reste à savoir si l’idéalisation de l’amour humain jusqu’à sa divinisation, qui a cours sur les rives du Lignon, est conciliable avec la doctrine chrétienne d’un François de Sales. Rappelons en effet que l’épisode de la construction du temple ne transforme pas Céladon en apprenti druide, même s’il revêt peu après l’habit de la fille d’Adamas : les beautés qu’il contemple sont toujours celles d’Astrée, et non celles de la divinité. En attendant, il faut faire comme Céladon, puisque c’est lui que nous suivons jusque dans ses égarements, et oser s’approcher d’Astrée, endormie et à moitié nue, malgré l’interdit qu’elle a si inconsidérément prononcé : « Prenons donc Amour pour guide, et sous sa conduitte, allons le adorer en elle, comme au lieu où il est en sa plus grande gloire. » 40 Bibliographie Sources François de Sales. Traité de l’amour de Dieu, dans Œuvres, éd. A. Ravier. Paris : Gallimard, 1969, pp. 319-971. Jean de la Croix. « La nuit obscure », dans Œuvres complètes, trad. R. P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, éd. R. P. Lucien-Marie de Saint-Joseph. Paris : Desclée de Brouwer, 1959, pp. 479-643. La Bible, trad. Louis-Isaac Lemaître de Sacy, éd. Philippe Sellier, Paris : Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990. Thomas d’Aquin. Somme théologique, trad. A.-M. Roguet. Paris : Éditions du Cerf, 1984-1985. Urfé, Honoré d’. L’Astrée, éd. H. Vaganay. Lyon : P. Masson, 1925. Urfé, Honoré d’. L’Astrée. Première partie, éd. Delphine Denis. Paris : H. Champion, 2011. Études Antonioli, Roland. « Le néo-platonisme dans L’Astrée », dans Mélanges à la mémoire de Franco Simone. France et Italie dans la culture européenne : XVII e et XVIII e siècles, éd. Centre d’études franco-italiennes. Genève : Slatkine, 1981, vol. 2, pp. 69-80. Fowlie, Wallace. Love in Literature. Studies in Symbolic Expression. Freeport : Books for Libraries Press, 1965. 40 H. d’Urfé. L’Astrée, éd. H. Vaganay, op. cit., 2 e partie, l. 8, p. 331. <?page no="205"?> L’Astrée : errance de l’amour humain, chance de l’amour divin ? 205 Garapon, Robert. « Honoré d’Urfé et François de Sales », dans Colloque commémoratif du quatrième centenaire de la naissance d’Honoré d’Urfé, dossier hors série publié dans le Bulletin de la Diana, 1970, pp. 127-139. Greiner, Frank. Les amours romanesques de la fin des guerres de religion au temps de L’Astrée (1585-1628). Fictions narratives et représentations culturelles. Paris : H. Champion, 2008. Greiner, Frank. « La métamorphose du vertueux de Lorenzo Selva : une source inconnue de L’Astrée ? », dans Audace et modernité d’Honoré d’Urfé, éd. Marie- Claude Mioche. Paris : H. Champion, 2013, pp. 149-161. Lever, Maurice. Romanciers du XVII e siècle. Paris : Fayard, 1996. Lot-Borodine, Myrrha. De l’amour profane à l’amour sacré. Études de psychologie sentimentale au Moyen Âge. Paris : Nizet, 1961. Mellinghoff-Bourgerie, Viviane. « Des métaphores solaires au symbolisme héliocentriste : une approche comparée d’Honoré d’Urfé et de François de Sales », dans Audace et modernité d’Honoré d’Urfé, éd. Marie-Claude Mioche. Paris : H. Champion, 2013, pp. 45-63. Papasogli, Benedetta. La mémoire du cœur au XVII e siècle. Paris : H. Champion, 2008. Robic, Sylvie. « “Le berger dans un nid de serpents” : relectures dévotes de L’Astrée », dans Audace et modernité d’Honoré d’Urfé, éd. Marie-Claude Mioche. Paris : H. Champion, 2013, pp. 29-43. Rolland, Jean-Brice. « L’Astrée, roman néoplatonicien ou roman du néoplatonisme ? », dans Delphine Denis (dir.), Lire L’Astrée, Paris : Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, pp. 165-175. Van Elslande, Jean-Pierre. L’imaginaire pastoral du XVII e siècle. 1600-1650. Paris : Presses universitaires de France, 1999. <?page no="207"?> Égarements sentimentaux et écarts discursifs dans Les bergeries de Racan D ANIEL L ONG (U NIVERSITÉ S AINTE -A NNE ) Publiée en 1625 - mais représentée dès 1619 -, l’unique pièce de Racan a donné en quelque sorte ses lettres de noblesse au genre de la pastorale dramatique en France, alors que L’Astrée avait fait de même pour la pastorale romanesque. Les bergeries, qui sont peu lues et peu étudiées aujourd’hui, ont pourtant remporté un succès exceptionnel dans la décennie qui a suivi leur publication, tel qu’en attestent les douze éditions de la pièce parues entre 1625 et 1635. La pastorale dramatique française avait déjà pris son essor au tout début du XVII e siècle, principalement sous l’impulsion de la pastorale italienne du siècle précédent et de L’Astrée 1 ; en ce sens, Les bergeries ne peuvent être considérées comme un véritable point de départ. Dans son étude intitulée L’imaginaire pastoral du XVII e siècle (1600-1650), Jean-Pierre Van Elslande explique que, si la pastorale plaît alors tant, c’est qu’elle interprète librement deux systèmes de valeurs qui règlent l’idée que l’on se fait de soi, des autres, de 1 Marc Fumaroli souligne que, « dans l’espace ouvert par L’Astrée, le théâtre connaît à la fin des années 20 une floraison pastorale qui contribue largement à modifier le climat général des Lettres françaises. Dépassant les frontières des genres, l’univers pastoral est le vecteur d’un dolce stil nuovo qui dissout les antithèses heurtées du sénéquisme fin-de-siècle. Il ne s’agit pas seulement d’un autre régime de l’imaginaire, plus apaisé, plus pudique, plus tendre, mais d’une attitude nouvelle vis-à-vis de l’art d’écrire et des effets qu’on en attend. […] Désormais, par une sorte de contagion irrésistible, tous les genres littéraires […] seront reconsidérés à la lumière de la modération, de la douceur, et de la beauté “naturelle” des bergers » (« Sous le signe de Protée (1594-1630) », dans Précis de littérature française du XVII e siècle, éd. Jean Mesnard. Paris : Presses universitaires de France, 1990, p. 64). Voir également Henri Bochet. « L’Astrée ». Ses origines, son importance dans la formation de la littérature classique. Genève : Slatkine, 1967 [1923], pp. 81- 178. <?page no="208"?> Daniel Long 208 Dieu, dans les salons comme à la Cour. Son cadre idyllique, ses bergers, ses développements entretiennent avec les courants dévot et libertin […] un rapport qui n’est pas que de pure coïncidence historique. 2 Les bergeries s’inscrivent donc dans une tradition assez riche qui place la figure symbolique du berger au premier plan du tableau d’une Arcadie renouvelée. Malgré l’ascendant considérable qu’ont exercé les enseignements de Malherbe sur Racan - emprise particulièrement apparente dans l’œuvre poétique de ce dernier -, il n’empêche que l’esprit fantaisiste de l’auteur des Bergeries ne s’est jamais réellement démenti. Stéphane Macé, qui a préparé la nouvelle édition des œuvres complètes de Racan, souligne que « depuis trois siècles et demi, on a pris l’habitude de ne voir en [Racan] qu’un simple continuateur de la réforme malherbienne - en somme, un “suiveur” 3 ». Pourtant, il est aisé de reconnaître dans Les bergeries - ainsi que dans les poésies profanes et religieuses de Racan - l’influence persistante d’un fonds plus ancien, et de discerner « une dimension très consciente dans le refus de se plier à toutes les exigences de la doctrine de Malherbe 4 ». Dans ses dernières années, Racan a d’ailleurs laissé entendre qu’il se gardait des règles, des contraintes et de la pratique de l’imitation, dans la mesure où celles-ci pouvaient mener à l’étouffement du souffle créateur 5 . Au surplus, l’héritage italien de même que le développement rapide de la pastorale baroque ont laissé de toute évidence une empreinte durable dans la création littéraire de Racan, ce qui avait fait dire à Jules Marsan que l’auteur des Bergeries « emprunte sans scrupules », mais qu’il faut aussi reconnaître à sa pièce « l’unité de ton, l’harmonie de l’ensemble » 6 . À la représentation des états affectifs, entre autres, ce disciple de Malherbe a conféré un aspect 2 Jean-Pierre Van Elslande. L’imaginaire pastoral du XVII e siècle (1600-1650). Paris : Presses universitaires de France, 1999, p. 2. 3 Stéphane Macé. « Introduction », dans Honorat de Bueil, chevalier de Racan. Œuvres complètes. Paris : H. Champion, 2009, pp. 17-18. 4 Ibid., p. 22. 5 « Les collèges et les préceptes qu’ils enseignent peuvent produire des versificateurs et des grammairiens, mais non pas des poètes et des orateurs. Ce sont de purs ouvrages de la nature, comme les pierres précieuses ; et la rhétorique et la chimie demeurent également confuses quand elles s’efforcent d’imiter ce beau feu qui produit ces agréables merveilles. Cet heureux ascendant qui leur donne l’être est jaloux que l’art se mêle de les achever ; pour les polir il les affaiblit ; pour les parfaire il les diminue » (Racan. « Lettre à Messieurs Chapelain, Ménage et Conrart datée du 30 octobre 1656 », dans Lettres, Œuvres complètes, op. cit., p. 1013). 6 Jules Marsan. La pastorale dramatique en France à la fin du XVI e et au commencement du XVII e siècle. Genève : Slatkine, 1969 [1905], pp. 326-327. <?page no="209"?> Égarements sentimentaux et écarts discursifs dans Les bergeries 209 nouveau, tel que l’indique Henri Lafay en se référant plus précisément au poète qu’a été Racan : « [S]on originalité et sa richesse lui viennent de la délicatesse très moderne de sa sensibilité ; elle se manifeste dans la tendresse de ses sentiments amoureux, dans la vivacité et la douceur de ses émotions rustiques, dans la naïveté et la sincérité de ses élans religieux. » 7 Si les intrigues amoureuses maintiennent, accélèrent et singularisent la progression dramatique dans Les bergeries, les modalités discursives jouent un rôle tout aussi déterminant dans la transformation de cette pastorale en une œuvre hybride, pièce dans laquelle le phénomène de l’adhésion à un paradigme plus ancien est atténué à chaque instant par l’imitation d’un nouveau modèle. De plus, le cadre de l’action, tantôt clairement délimité et restreint, tantôt polymorphe et élargi, participe lui aussi de ce métissage. Il s’agira donc d’examiner la spécificité de ce croisement des influences tel qu’il se reconnaît dans l’environnement naturel formant les lieux de l’action, dans l’enchaînement dramatique et dans certains procédés rhétoriques. 1. Un espace aux contours nets ou aux limites ondoyantes Soulignons d’emblée que la tradition italienne qui s’est imposée à la pastorale dramatique française suit elle-même deux mouvements distincts. Comme le précise Stéphane Macé, « il s’agit […] d’un héritage aux facettes multiples, hésitant entre l’économie de moyens très remarquable de l’Aminta du Tasse et le schéma beaucoup plus complexe d’une pièce comme Pastor Fido de Guarini 8 ». Néanmoins, toute étude portant sur la pastorale du XVII e siècle ne saurait perdre de vue le substrat virgilien, qui transparaît plus clairement dans le cadre imposé aux tableaux champêtres, un cadre défini assez précisément dans Les bucoliques et Les géorgiques. Cette tradition antique se reconnaît dans certaines scènes des Bergeries, quoique d’autres configurations du territoire témoignent d’un legs italien et baroque manifeste, voire prédominant. Du reste, comme l’a expliqué Jean Rousset, on a eu recours, dès le début du XVII e siècle, à des procédés distinctifs dans l’aménagement de l’espace scénique, des moyens qui « avaient pour effet de créer le “coffret d’illusionniste” […], c’est-à-dire d’enlever le spectateur à lui-même, de suspendre sa conscience habituelle du lieu et du temps réels 7 Henri Lafay. La poésie française du premier XVII e siècle (1598-1630). Esquisse pour un tableau. Paris : Nizet, 1975, pp. 471-472. 8 S. Macé. « Présentation », dans Racan. Les bergeries, Œuvres complètes, op. cit., p. 162. Sur l’importance de l’Aminta dans le développement de la pastorale dramatique en France, voir entre autres Isida Cremona. L’influence de l’« Aminta » sur la pastorale dramatique française. Paris : Vrin, 1977. <?page no="210"?> Daniel Long 210 en suscitant les conditions favorables à un enchantement, au sens le plus fort du terme, à une sorte de rêve éveillé 9 ». Chez Racan, ce double héritage se traduit le plus souvent par une alternance des lieux de l’action, les uns étant resserrés (et rigides), les autres étant plus ouverts et plus difficiles à délimiter. Mais loin de se développer selon un schéma en chassé-croisé, ces balancements participeraient d’une recherche d’un équilibre et d’une harmonie dans les situations, les comportements et la construction de l’espace. D’entrée de jeu, Les bergeries s’engagent dans l’univers du mythe, de la fable et de la fantaisie ; tout porte à croire que ce macrocosme s’imposera à toute l’œuvre. À l’ouverture de la pièce, le personnage d’Alcidor, un jeune berger ayant été élevé par un certain Damoclée et étant amoureux de la nièce de ce dernier (Arténice), dépeint dans un monologue une scène nocturne qui évoque les mouvements alternatifs du désespoir et du rêve de bonheur : Et cette obscurité, qui tout le monde enserre, Ouvre autant d’yeux au Ciel, qu’elle en ferme en la terre. Chacun jouit en paix du bien qu’elle produit, Les coqs ne chantent point, je n’entends aucun bruit, Sinon quelques Zéphyrs, qui le long de la plaine Vont cajolant tout bas les Nymphes de la Seine. Maint fantôme hideux, couvert de corps sans corps, Visite en liberté la demeure des morts. Les troupeaux, que la faim a chassés des bocages, À pas lents et craintifs entrent dans les gagnages. Les funestes oiseaux, qui ne vont que la nuit, Annoncent aux mortels le malheur qui les suit. […] Mais l’amour, qui se loge en un jeune courage N’est pas de ces oiseaux que l’on enferme en cage ; Elle leur montre bien : car si par leur rigueur Ils possèdent son corps, je possède son cœur. Mais le jour n’est pas loin, les ombres s’éclaircissent : Déjà d’étonnement les Étoiles pâlissent, Et déjà les oiseaux joyeux de son retour Commencent dans les bois à se parler d’amour. Afin de ne point perdre un temps si favorable, Je vais sortir mes brebis de l’étable. 10 9 Jean Rousset. L’intérieur et l’extérieur. Essais sur la poésie et sur le théâtre au XVII e siècle. Paris : Corti, 2 e éd., 1976, p. 169. 10 Racan. Les bergeries, op. cit., I, 1, 53-130, pp. 213-217. Daniela Dalla Valle a noté que, dans la pastorale française, malgré l’influence italienne manifeste qui s’y fait <?page no="211"?> Égarements sentimentaux et écarts discursifs dans Les bergeries 211 Dans son élégie, Alcidor décrit un environnement aux formes indistinctes qui, inversement, présente une vision d’enfermement en raison de l’obscurité et de l’intrusion inquiétante du surnaturel. La fantaisie ne sert, dans ce cas, qu’à faire douter au jeune berger (et au lecteur) de l’activité salutaire et libératrice de l’imagination. L’image du lever du soleil ainsi que celle du retour au champ et à la pratique de l’élevage semblent annoncer une sorte de délivrance mais, en réalité, ce schéma apparemment binaire mettra en place une structure hétérogène. La magie, en renchérissant sur le pouvoir évocateur de la fantaisie, assume une fonction décisive dans Les bergeries, car si elle ne peut éteindre les feux de l’amour, elle transforme la perception des circonstances et du cadre d’existence, conduisant ainsi à une complexification de l’intrigue. Noémie Courtès affirme que « le magicien est […] un créateur d’onirisme, un catalyseur d’imaginaire. À la limite, poursuit-elle, sa seule mention suffit à faire entrer la pièce dans une atmosphère plus légère ou tout est supposé possible puisque les critères de la vraisemblance se modifient sensiblement. » 11 Dans cette pastorale, les sens sont véritablement au diapason du milieu naturel dans toutes ses variations. L’intervention du magicien Polistène au deuxième acte accentue notablement le caractère énigmatique et tout-puissant de la nature. Après avoir fait apparaître et avoir chassé un sombre nuage de tempête, Polistène, se retrouvant dans une caverne avec Arténice et son soupirant Lucidas, montre à celle-ci un miroir magique dans lequel se déroule un spectacle consternant aux yeux de la bergère : Alcidor et Ydalie, une prétendante, jouissant dans la forêt « des privautés de femme et de mari 12 ». Au préalable, cette scène est insérée dans un tableau idyllique qui contribue au climat irréel créé par le magicien, ainsi que le dépeint Lucidas : Nous commençons à peine À découvrir un peu des deux bords de la Seine, sentir (celle de l’Aminta surtout), l’on décèle des traits idiosyncratiques, notamment l’assimilation de certains personnages à des animaux : « Dans le schéma simulation/ dissimulation, toujours dans le cas d’un amour malheureux parce qu’il n’est pas avoué par l’un des amants, nous pouvons par exemple trouver un motif qui n’existe pas chez Le Tasse : la comparaison des amants avec les bêtes sauvages, qui n’ont pas d’honneur et [qui] ne sont pas tenus de cacher leur passion ; notamment avec les oiseaux » (« La pastorale dramatique au XVII e siècle : influence italienne, succès français », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 39 [1987], p. 58). 11 Noémie Courtès. « Polistène et Alcandre, ou l’illusion magique », Littératures classiques, 44 (2002), pp. 88-89. 12 Racan. Les bergeries, op. cit., II, 4, 900, p. 256. <?page no="212"?> Daniel Long 212 Qui serrant en ses bras ces beaux champs plantureux, Fait connaître à chacun l’amour qu’elle a pour eux, Quel éclat de grandeurs reluit en ces rivages, Quel amas de Palais riches de leurs ouvrages, Où la nature et l’art semblent de tous côtés Disputer à l’envi le prix de leurs beautés, Que ces ruisseaux d’argent fugitifs des fontaines Coulent de bonne grâce au travers de ces plaines. 13 Ici, le paysage est soigneusement délimité, ce qui façonne une image où nature et art sont étroitement corrélés et dans laquelle les témoins sont isolés. Cette scène se transforme rapidement en spectacle désolant et révoltant pour Arténice, qui voit s’évanouir tout espoir de bonheur amoureux : L UCIDAS Le vermillon leur vient, ils entrent dans le bois, Tous deux sous un ormeau s’assisent à la fois. Que je vois de baisers pris à la dérobée. ARTENICE Ô Dieux en quel malheur se voit-elle tombée ? Que leurs sales plaisirs détestés en tous lieux Font de la peine à mon cœur, et de honte à mes yeux : Que longtemps cet affront vivra dans ma mémoire. 14 Ainsi, c’est grâce aux limites qu’il impose à l’espace que Polistène parvient à fausser la perspective d’Arténice et à l’éloigner momentanément d’Alcidor. Dans cette optique, les délimitations spatiales représentent un malheur immérité et une menace pour un jeune amoureux ingénu, mais ce faisant, elles stimulent la progression dramatique, qui amplifiera à son tour le récit. Le fait d’imposer et de retirer successivement des démarcations - ou de rétrécir et d’élargir alternativement le lieu de l’action - crée une dynamique spatiale en vertu de laquelle les personnages sont perpétuellement à la recherche d’une stabilité et d’une vision cohérente de l’espace où ils doivent évoluer et, métaphoriquement, d’une appréhension des sentiments qui les dominent. En réalité, les lieux aux contours perceptibles ont une fonction double dans Les bergeries. D’une part, ils permettent de nourrir des illusions troublantes tout en provoquant une impression douloureuse d’emprisonnement. D’autre part, ils servent de refuge à certains personnages, de sanctuaire où ces derniers peuvent se livrer à des rêveries consolatrices ou 13 Ibid., II, 4, 961-970, p. 260. 14 Ibid., II, 4, 975-981, pp. 260-261. <?page no="213"?> Égarements sentimentaux et écarts discursifs dans Les bergeries 213 mélancoliques. En l’occurrence, la forêt exerce un rôle-clé dans la mise en forme d’un espace relativement clos où se déploie la fantaisie pure. Le milieu forestier s’érige ainsi en microcosme, à l’intérieur duquel des souvenirs de toutes sortes défilent et séjournent dans la mémoire où ils sont en quelque sorte vivifiés, comme le révèle Alcidor en évoquant les moments heureux passés avec Arténice : Vivez doncques forêts, vivez doncques toujours, Pour être les témoins de nos chastes amours. Mais que de visions, qui passent et repassent, Que de fantômes vains en ces rives s’amassent : Sont-ce morts ou Démons qui s’approchent de moi ? Tout fait peur à mes yeux ! Dieux qu’est-ce que je vois ? Belle âme, le miroir des âmes les plus belles Avez-vous donc quitté vos dépouilles mortelles ? Quels tourments douloureux ? quels funestes remords Vous ont fait ennuyer dedans un si beau corps ? Quoi ? voulez-vous encor, ô ma chère infidèle, Traverser mon repos en la nuit éternelle ? 15 L’« apparition » soudaine d’Arténice (celle-ci étant accompagnée de son père Silène et du berger Cléante) se fait dans le prolongement d’une ressouvenance, si bien que réalité et mythe sont momentanément assimilés dans l’esprit d’Alcidor. En l’occurrence, on entrevoit l’aspect magique et fantastique du phénomène avec lequel compose le jeune homme, à la manière d’un contrecoup et d’une irradiation des enchantements de Polistène. Toutefois, cette rencontre du réel et du surnaturel donne lieu à une angoisse déchirante, attendu que ces réminiscences sont amères et qu’Alcidor aperçoit devant lui une Arténice souffrante. La forêt constitue l’une des personnifications les plus notables des Bergeries ; d’aucuns cherchent à engager le dialogue avec elle. En outre, l’espace forestier n’est pas présenté comme une vaste étendue dans cette œuvre, mais comme un lieu circonscrit et reculé dans lequel la faculté imaginative peut s’exercer plus librement. En ce sens, la forêt « abrite » les personnages tout en les entretenant dans l’illusion 16 . Le personnage de 15 Ibid., III, 4, 1561-1572, p. 288. 16 Selon S. Macé, « [l]a pastorale n’est plus très loin […] de l’inspiration des poètes des “visions” ou du cauchemar, qui s’effraient au contact de l’invisible et de l’impalpable. De là sans doute, cette désertion progressive du petit monde sécurisant des prairies émaillées de fleurs : le pasteur se fait ermite, et hante désormais les forêts. Les aimables concours de vers font place à la déploration et au monologue solitaire : le genre des « solitudes », sur le modèle de Gongóra, connaît un essor sans précédent (Théophile, Saint-Amant, Marbeuf, Racan), et l’aube de l’âge <?page no="214"?> Daniel Long 214 Tisimandre, amoureux d’Ydalie et frustré de l’espèce d’état de stagnation auquel conduit cette paix bucolique, sollicite l’attention et le concours de la forêt. Puisque la sylve attire et ensorcèle, ceux qui y recherchent un apaisement se laissent facilement entraîner dans le piège dressé devant eux. La représentation des contrées forestières comme leurre devient encore plus apparente au dernier acte, tandis que Clorise, la confidente d’Arténice, s’étant aventurée dans les champs et les grottes, aboutit dans les bois et y laisse errer son regard et son imagination. Au bout du compte, ses déplacements correspondent à un fourvoiement : J’ai perdu mon chemin, je ne trouve personne, La frayeur me saisit, toute chose m’étonne ; Mes yeux de tous côtés percent l’ombre des bois, Les rochers les plus durs répondent à ma voix, Et si je ne vois rien, ni ne puis rien entendre, Mes pas irrésolus ne savent où se rendre. 17 Finalement, l’asile que paraissent offrir la forêt et les lieux circonscrits se transforme en univers déconcertant où l’esprit s’égare aussi naturellement que dans un espace selon toute apparence infini. Aussi sécurisants semblentils d’abord à certains actants (notamment aux amoureux), les espaces démarqués mettent en lumière le sentiment d’insécurité et d’insatisfaction qui se cristallise en eux. Dans le dénouement, c’est Lucidas qui a droit à la dernière réplique, un discours prenant la forme d’une élégie plaintive sur l’impossible réalisation de l’harmonie sur terre : « Rien n’est stable qu’au Ciel, le temps et la fortune / Règnent absolument au-dessous de la Lune. » 18 Même les champs, qui offriraient le compromis le plus viable entre espace illimité et lieu aux limites déterminées, placent les jeunes bergers dans une situation de disconvenance entre leur aspiration au bonheur amoureux et les bornes fixées par le séjour terrestre. 2. Embrouiller et débrouiller les intrigues sentimentales À l’instar des déplacements du lieu de l’action, l’enchaînement dramatique adopte une trajectoire sinueuse dans Les bergeries. Cela dit, l’aspect baroque inaugure une nouvelle forme qui vient enrichir la grande famille des poèmes pastoraux : la “Chéralogue”, ou églogue forestière » (« Les mutations de l’espace pastoral dans la poésie baroque », Études littéraires, XXXIV, 1-2 [2002], p. 174). 17 Racan. Les bergeries, op. cit., V, 3, 2635-2640, p. 333. 18 Ibid., V, 5, 2955-2956, p. 345. <?page no="215"?> Égarements sentimentaux et écarts discursifs dans Les bergeries 215 quelque peu enchevêtré de l’intrigue ne mène nullement à une histoire décousue. Cette complication du récit est pour l’essentiel le corolaire de personnages au caractère vacillant et du cadre aux contours instables où ils évoluent, mais elle est également la conséquence de fantasmagories 19 . Du reste, ces mêmes acteurs, par leur volonté de changer d’espace, participent activement de cette mise en place d’un topos qui favorise la multiplication des événements. En mettant en œuvre simultanément deux techniques héritées de la pastorale dramatique italienne, comme l’a souligné Stéphane Macé, Racan construit une intrigue amoureuse dont le nœud, au premier abord, semble se démêler dans le but de s’emmêler une nouvelle fois. Ce mépris apparent de certaines conventions théâtrales, selon lesquelles le dramaturge devrait opter ou pour l’économie des moyens ou pour l’exubérance baroque, se veut plutôt une manière ingénieuse de produire des illusions, mirages consubstantiels à l’univers de la pastorale. Les images en trompe-l’œil projetées devant les personnages sont développées au moyen de procédés usuels tels que le recours à la magie et à la mythologie ; dans ce cas-ci, l’entrée en scène de Satyre et de la Nymphe de la Seine, ainsi que la présence invisible d’une obscure Bonne Déesse. Mais le rappel aux réalités matérielles et temporelles met en relief l’irrationalité de certains comportements et la difficulté de faire régner l’harmonie sur terre. Les illusions et les enchantements ont donc un effet particulièrement irrésistible sur les bergers amoureux, ce qui rend les démystifications et les désabusements d’autant plus affligeants pour eux. Louis Arnould admirait dans Les bergeries cette dynamique distinctive qui s’engage dans les relations amoureuses, en la décrivant ainsi : L’amour [que Racan] retrace si bien, ce n’est point la passion sauvage qui dévaste et fait mourir ; c’est celle qui se contente de faire souffrir, d’une souffrance qu’on aime, c’est un sentiment doux et intime, dont la force ne vient pour ainsi dire que de la douceur. 20 19 Comme le rappelle J.-P. Van Elslande, « [l]es démonstrations de puissance surnaturelle dispensées par les magiciens satisfont le goût du public pour le spectaculaire, les quiproquos, et les différents jeux sur l’identité entretiennent son intérêt pour l’instabilité des êtres et des situations. En matière d’illusion, le cas de la pastorale est cependant quelque peu particulier, pour ne pas dire singulier. C’est que l’illusion y est beaucoup plus qu’un motif récurrent visant à répondre aux attentes d’une époque. Elle se trouve au fondement même de l’univers pastoral ; elle en est une condition de possibilité. Sans l’illusion qu’engendre le port du costume de berger, pas de bergers, et partant, pas de bergeries » (« L’illusion pastorale », Littératures classiques, 44 [2002], p. 73). 20 Louis Arnould. Un gentilhomme de lettres au XVII e siècle. Honorat de Bueil, seigneur de Racan. Paris : A. Colin, 1901, pp. 224-225. <?page no="216"?> Daniel Long 216 Par ailleurs, l’absence d’eurythmie et de correspondance entre l’aspiration à la félicité amoureuse et la vie champêtre se traduit par une impression de finitude, d’obscurité profonde et de solitude, ainsi qu’en témoignent les lamentations d’Alcidor dans une complainte très sombre : Noir séjour de l’horreur, ténébreuses vallées, Que du monde et du jour nature a reculées, Agréable repos des esprits languissants, Dans l’abîme d’enfer, dont vous êtes voisines, Les vengeances divines Ont-elles rien d’égal aux peines que je sens ? Je me cache en cette ombre éternellement noire, Pour fuir des objets qui dedans ma mémoire Entretiennent le mal dont je suis tourmenté : En tous autres endroits je ne m’en puis distraire, Le Soleil qui m’éclaire Y ramentoit toujours celui qui m’est ôté. 21 Cette description d’un enfer terrestre constitue l’aboutissement d’un parcours tortueux et semé d’embûches vers un objectif identifié mais inaccessible. Dans Les bergeries, le phénomène d’hybridation, suivant lequel les comportements s’établissent dans un flottement persistant, permet non seulement de susciter des réflexions métaphysiques sur la question de la discordance, mais d’illustrer allégoriquement les liens qu’entretient le jeune idéaliste avec un environnement et une collectivité qui encadrent fatalement ses mouvements d’âme. Cette relation se joue également sur un autre plan, comme le signale Jean-Pierre Van Elslande : [E]n imprimant un tour particulier au jeu qui autorise la rencontre, en son sein, de la dévotion et du libertinage, [la pastorale] repense les rapports unissant l’individu à la communauté, autrement dit dégage un enjeu essentiel de la coïncidence historique de ces deux systèmes de valeur, en invente, d’une certaine façon, le sens. 22 Dans sa pièce, Racan est parvenu à mettre en scène un univers fictionnel où l’intrication et l’instabilité des rapports entre l’individu et la collectivité sont liées à la dynamique dans laquelle s’inscrivent les relations amoureuses ; cette dynamique est enclenchée au point de convergence de deux modes d’exploration et de représentation de la pastorale. 21 Racan. Les bergeries, op. cit., V, 2, 2593-2604, p. 331. 22 J.-P. Van Elslande. L’imaginaire pastoral, op. cit., p. 153. <?page no="217"?> Égarements sentimentaux et écarts discursifs dans Les bergeries 217 3. Un discours aux modalités fluctuantes C’est évidemment dans l’esthétique discursive des Bergeries que se discerne le plus aisément la volonté d’imitation de Malherbe. Gisèle Mathieu-Castellani, en parlant du code pastoral et du code mythique identifiables dans cette pièce, a avancé que chacun de ces ensembles de règles « fournit, non seulement les éléments constitutifs du topos, mais le mode d’assemblage et de construction de ces éléments, sous la forme d’expressions figées, stéréotypées, de types et de clichés 23 ». Certes, Racan a appliqué à la composition de sa pastorale certaines pratiques langagières consacrées, mais il s’avère que celles-ci sont soumises plus d’une fois à la doctrine malherbienne. En tentant l’expérience de l’hybridité discursive, Racan a pour ainsi dire sondé la finalité qui ressortit au mélange de l’esthétique baroque exubérante et de la discipline malherbienne. Il s’est donc aventuré en terre inconnue et a effectivement exploré un espace indéfini qui lui a permis de mettre à l’essai des modes d’expression originaux. Afin d’offrir un aperçu de ce métissage des influences qui témoigne d’une errance du langage assez profitable, nous porterons un regard sur l’emploi de deux figures de rhétorique (la personnification et la périphrase) fréquemment construites selon une double modalité dans Les bergeries. C’est notamment dans la personnification de la nature et dans les tournures périphrastiques qui se rapportent à celle-ci que l’on distingue l’influence de Malherbe, quoique les expressions employées par Racan mettent au jour un jeu constant entre le refus et l’acceptation de contraintes. À titre d’exemple, dans la quatrième scène de l’acte III, le discours d’Alcidor alterne entre deux variétés de formules, alors que le pâtre s’apitoie sur son sort d’amoureux languissant : Que ne suis-je en ces lieux éternellement sombres ? Me refuse-t-on place en la troupe des ombres ? Veut-on qu’errant toujours sous la voûte des Cieux J’éprouve en tous endroits la justice des Dieux ? […] N’est-ce pas là le bois, n’est-ce pas là la plaine Où vivant j’avais soin de mes bêtes à laine ? […] Cette vieille forêt d’éternelle durée L’accusera sans fin de sa foi parjurée. 23 Gisèle Mathieu-Castellani. « La poétique du fleuve dans Les Bergeries de Racan », dans Le genre pastoral en Europe du XV e au XVII e siècle, éd. Claude Longeon. Saint- Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1980, p. 223. <?page no="218"?> Daniel Long 218 Ces vieux chênes ridés savent combien de fois Ses plaintes ont troublé le silence des bois. 24 Ici, la périphrase métaphorique « troupe des ombres » et la métaphore « voûte des Cieux » suivent une tradition poétique assez bien établie héritée de l’esthétique baroque. Dans la même réplique, on retrouve des personnifications et des périphrases plus conformes à la doctrine malherbienne, telles que « bêtes à laine », « vieux chêne ridé » et « silence des bois », figures obéissant non seulement aux principes d’exactitude et de sobriété si chers à Malherbe, mais à celui de la concordance de la langue poétique avec l’usage courant, plus limpide 25 . Ce procédé est repris au cinquième acte, dans une réplique où Damoclée relate la disparition de son fils Daphnis : Las ! je perdis alors par la fureur de l’onde Daphnis, qui ne faisait que de venir au monde ; Je pleure quand j’y pense et m’en souvient toujours, Ce fleuve à gros bouillons débordant de son cours Remplissait de terreur les campagnes voisines […]. […] Enfin de toutes parts la tempête bouillonne, La charpente gémit, la muraille s’étonne, L’une monte sur l’eau, l’autre fond au-dessous, Je perds en ce malheur la parole et le pouls, Quand je vis mon enfant dans le milieu des ondes Errer à la merci des poudres vagabondes, Tant que je le peus voir je le suivis des yeux, Et puis je le remis en la garde des Dieux. 26 On constate à nouveau l’alternance entre tournures conventionnelles et figures et expressions « épurées », telles que « venir au monde », « remplir de terreur les campagnes voisines » et « perdre la parole et le pouls ». Ainsi, Racan joue sur les registres en traitant une matière mythique foisonnante, si bien que l’univers du fabuleux est assimilé ponctuellement et immanquablement aux expériences vécues - ou pouvant être vécues -, voire à l’accomplissement de prodiges dans la sphère d’existence du berger. Dans l’épithalame qui clôt la pièce, ce même mariage du prodigieux et du réel (ou du céleste et du terrestre) se dégage des figures de style : 24 Racan. Les bergeries, op. cit., III, 4, 1535-1558, pp. 287-288. 25 Dans sa Vie de Malherbe, Racan raconte que, « [q]uand on lui demandait son avis de quelque mot français, [Malherbe] renvoyait ordinairement aux crocheteurs du Port au foin, et disait que c’étaient ses maîtres pour le langage » (Œuvres complètes, op. cit., p. 931). 26 Racan. Les bergeries, op. cit., V, 5, 2847-2878, pp. 342-343. <?page no="219"?> Égarements sentimentaux et écarts discursifs dans Les bergeries 219 Cueillez Amants le fruit de vos services, Que dans vos cœurs la joie et les délices Reviennent à leur tour ; Et que l’ardeur dont votre âme est saisie Fasse brûler le Ciel de jalousie, Et la terre d’amour. […] Voici la nuit si longtemps différée, Qui vient alors qu’elle est moins espérée Accomplir nos désirs : Témoignez-y que toutes ces tempêtes En augmentant l’honneur de vos conquêtes Augmentent vos plaisirs. […] Cache-toi donc unique feu du monde, Éteins le jour, et remporte dans l’onde La honte avecque toi. Ne souffre point que ta flamme importune S’oppose tant à la bonne fortune De deux autres Soleils : Hâte ton cours, la raison t’en convie, Ou l’on dira que tu portes envie À l’heur de tes pareils. 27 La formule « le fruit de vos services », qui place d’abord les nouveaux mariés dans le monde humain, est suivie de deux personnifications qui confèrent à cette union une dimension légendaire assez sensible (« Et que l’ardeur dont votre âme est saisie / Fasse brûler le Ciel de jalousie, / Et la terre d’amour »). La nature produit d’autres merveilles lorsque la « nuit » et les « tempêtes » personnifiées excitent des « désirs » et des « plaisirs » très terrestres. Enfin, l’imagerie érotique devient plus éclatante encore au moment où le soleil (« unique feu du monde »), qui emblématise l’ardeur des sens, sacralise l’union charnelle des mariés en personnifiant le couple (les « deux autres Soleils »). En l’occurrence, le style hybride adopté par Racan conduirait, dans l’épilogue, à cette fusion harmonieuse du spirituel et du temporel. * * * En somme, l’espace, l’enchaînement des actions et la parole dans Les bergeries attestent l’élaboration de stratégies, ou à tout le moins une volonté certaine de coordonner deux modes de représentation et d’expression, ce qui aboutit à un nouveau façonnement du paysage s’offrant habituellement au 27 Ibid., pp. 347-348. (2957-2992) <?page no="220"?> Daniel Long 220 regard dans la pastorale. L’hybridation dans la pièce de Racan, si elle arrive à illusionner davantage les personnages et même le spectateur et le lecteur, rattache les expériences que procurent le mythe, la délicatesse et la fantasmagorie aux sentiments et aux impressions authentiques éveillés à la fois par les charmes et par l’inconséquence de la passion amoureuse. Dans la pièce de Racan, le métissage se manifeste à travers les expérimentations, les hésitations et les prospections de l’auteur dans les domaines de la configuration de l’espace dramatique, de la mise en intrigue et de la construction du discours. Sans cette mobilité dynamique qui concourt à la création d’une dramaturgie renouvelée, les éléments parfois antithétiques qui constituent l’hybridation n’auraient guère pu s’unir en vue d’une conciliation de tendances opposées. De manière plus large, cette convergence des influences se développe en méditation sur la difficile concordance des désirs et du monde ambiant, un équilibre qui, malgré tout, reste vivement attendu jusque dans le dénouement. Bibliographie Sources Racan, Honorat de Bueil, chevalier de. Les bergeries, dans Œuvres complètes, éd. S. Macé. Paris : H. Champion, 2009, pp. 177-354. Racan, Honorat de Bueil, chevalier de. Lettres, dans Œuvres complètes, éd. S. Macé. Paris : H. Champion, 2009, pp. 995-1044. 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C’est d’ailleurs un lieu commun qui dépasse le cadre du XVII e siècle, puisque dès l’Antiquité, la littérature témoigne du sort de ces femmes aimantes qui ne s’appartiennent plus et dont l’errance mène souvent au suicide. Les Héroïdes d’Ovide, la Didon de Virgile ou encore les tragédies grecques d’Euripide dépeignent l’amour comme un aveuglement qui mène à une errance physique et mentale à laquelle seule la mort procure un soulagement. Ovide, Virgile et Euripide sont autant d’écrivains qui marquent profondément l’écriture de Racine. Son œuvre est d’ailleurs caractérisée par cette errance amoureuse qui touche autant les hommes que les femmes, autant les héros que les personnages secondaires : elle s’inscrit dans ce théâtre des passions que le dramaturge inaugure 2 . 1 « Errance » est dérivé du verbe « errer » : sa racine latine est iterare et il a pour sens premier celui de voyage. Progressivement, le verbe se confond avec un autre verbe « errer », quant à lui issu du latin « errare », qui signifie « aller çà et là », « marcher à l’aventure », puis « faire fausse route », « se tromper ». Ainsi, « errance » signifie « incertitude », « erreur », « action de s’égarer ». Voir le Dictionnaire historique de la langue française, éd. sous la dir. d’Alain Rey. Paris : Le Robert, 1992, p. 1285-1286. 2 Cette peinture de héros sensibles et amoureux est critiquée par de nombreux contemporains de Racine, pour lesquels l’amour ne représente pas en lui-même une passion assez noble. Corneille formule ainsi sa critique : « Lorsqu’on met sur la scène une simple intrigue d’amour entre les rois, et qu’ils ne courent aucun péril, ni de leur vie ni de leur État, je ne crois pas que, bien que les personnes soient illustres, l’action le soit assez pour s’élever jusqu’à la tragédie. Sa dignité demande <?page no="224"?> Jennifer Tamas 224 Cette errance, si propice à l’examen et aux réflexions des personnages de roman, pose pourtant un problème dramaturgique majeur dans le cadre du théâtre. En effet, l’errance représente un flottement, une hésitation, un désordre qui peuvent être compatibles avec le caractère des personnages, le discours théâtral 3 ou même le nœud de l’intrigue : ainsi l’errance d’Œdipe se trouve-t-elle au cœur de l’action. Cependant, elle semble fondamentalement inconciliable avec l’unité de lieu que les doctes tentent d’imposer aux dramaturges du XVII e siècle 4 . Comment donner à voir l’égarement et le vagabondage malgré la fixité de l’espace représenté ? Cet article vise à montrer qu’en dépit de la règle des trois unités, Racine parvient à figurer l’errance spatiale et mentale des personnages à travers l’espace circonscrit du théâtre. Ce tour de force est d’autant plus saisissant que le dramaturge s’appuie sur une apparente unité de lieu qui structure l’espace pour donner à voir les flottements de l’âme. Le cabinet se présente ainsi comme l’endroit idéal pour symboliser l’unité de lieu : le spectateur y contemple le désordre des passions contenu dans l’apparent ordre spatial. Mais derrière cette prétendue unité de lieu se cache en réalité un lieu trouble et ambigu, miroir des errances et des irrésolutions de l’empereur romain. Espace mixte et incertain, figurant à la fois Rome et Versailles, il renvoie aussi bien au passé qu’à un futur sur le point d’être brisé ; il dévoile à la fois la durée de l’amour et l’imminence de la rupture. Dès lors, cet édifice devient un lieu d’errance dont les effets se répercutent sur la dramaturgie, notamment sur l’action, la vraisemblance et la bienséance. Nous montrerons comment ce lieu, symbole de décision politique, devient un espace de déréliction où s’amasse un cortège de cœurs errants. quelque grand intérêt d’État ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse » (Pierre Corneille, « Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique », dans Trois discours sur le poème dramatique [1660], Œuvres complètes, éd. André Stegmann. Paris : Seuil, 1963, p. 824). 3 D’Aubignac distingue quatre types de discours : les narrations, les délibérations, les discours didactiques et les discours pathétiques ; voir La Pratique du théâtre. Paris : Antoine de Sommaville, 1657, l. IV, chap. II. Ainsi l’errance pourrait-elle se situer du côté de la délibération. 4 Voir à ce titre Boileau : « Qu’en un lieu, en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli » (Art poétique, chant III, v. 45-46) et d’Aubignac, « De l’unité de lieu », dans La Pratique du théâtre, op. cit., partie II, chap. VI, pp. 131 et suiv. <?page no="225"?> Méandres du moi et fixité du lieu dans Bérénice de Racine 225 1. Le cabinet racinien : un lieu trouble Habituellement, cet endroit représente les arcanes du pouvoir, comme l’illustre souvent le théâtre du XVII e siècle et notamment les pièces de Corneille ou de Tristan L’Hermite 5 . C’est le lieu du secret où s’immiscent complots, consultations privées et délibérations 6 . Or, dans Bérénice de Racine, le cabinet se présente comme un espace trouble : « La Scène est à Rome dans un Cabinet qui est entre l’Appartement de Titus, et celui de Bérénice. » 7 Cette didascalie souligne d’emblée un entre-deux. Le cabinet est certes un lieu fermé, mais c’est aussi un lieu de passage : ce n’est pas la chambre close de Néron, le sérail de Roxane ou le temple de Joad. Il se distingue aussi des lieux ouverts comme le camp militaire d’Alexandre ou celui d’Agamemnon. Dans Bérénice, le cabinet est un lieu mixte aux contours flous, dans lequel se superposent les niveaux d’interprétation. Il est d’abord un lieu politique, qui reflète une ambiguïté topique et générique. Même si la scène se passe à Rome, figurant ainsi une Antiquité certes lointaine mais bien connue, on ne peut s’empêcher de penser à la configuration de l’espace louis-quatorzien. Sur le plan thématique, le cabinet renverrait à l’Antiquité, mais, du point de vue de l’espace et du décor, il nous plonge dans l’époque de Racine. N’aurait-il pas d’ailleurs écrit cette pièce en pensant à Louis XIV, qui devait se séparer de la Mancini pour épouser Marie-Thérèse d’Espagne ? L’impression d’un cabinet moderne se dégage aussi du mémoire des décorateurs de l’Hôtel de Bourgogne, qui indique que « [l]e théâtre est un petit cabinet royal où il y a des chiffres, un fauteuil et deux lettres 8 ». Cet espace n’est donc ni la pièce intime d’une femme, ni une chambre d’étude ni un cabinet de curiosités 9 , si bien qu’il serait tentant de n’y voir qu’un simple décor de théâtre. Pourtant, ce lieu, aux contours quelque peu invraisemblables, figure un syncrétisme original mêlant à la politique romaine celle de Louis XIV. À la manière des Vies 5 Chez Corneille, la référence au cabinet comme lieu du pouvoir apparaît aussi bien dans la tragicomédie (L’Illusion comique, Le Cid) que dans la tragédie (Nicomède, Cinna ou Sertorius). Chez Tristan, le cabinet occupe une place centrale dans La Mort de Sénèque. 6 On peut consulter à ce titre les études réunies dans Lieux de culture dans la France du XVII e siècle, éd. William Brooks, Christine McCall Probes et Rainer Zaiser. Oxford : Peter Lang, 2012. 7 Jean Racine. Bérénice [1670], dans Œuvres complètes. I. Théâtre. Poésie, éd. Georges Forestier. Paris : Gallimard, 1999, p. 454. 8 Ibid., p. 1470. 9 Voir à ce titre Curiosité et cabinets de curiosités, éd. Pierre Martin et Dominique Moncond’huy. Paris : Atlande, 2004. <?page no="226"?> Jennifer Tamas 226 parallèles de Plutarque, un texte si cher à Racine 10 , il permet au dramaturge d’esquisser par le théâtre un rapprochement réel entre deux princes. Le roisoleil figure parmi les spectateurs et l’hésitation de Titus l’invite à une réflexion sur le pouvoir. Comme Titus, Louis XIV doit trancher entre l’exemple d’un règne passé et l’invention d’un nouveau modèle de gouvernement. Dans la fable théâtrale, ce passé renvoie certes à l’empire du père Vespasien, mais il fait surtout écho au pouvoir de Néron, que Titus se refuse d’imiter. Espace politique, le cabinet, dans Bérénice, est aussi et surtout un lieu amoureux. Les initiales des deux amants (ces « chiffres enlacés 11 ») saturent l’espace : leur amour est ainsi figuré. Il devient un signe lisible pour toute personne qui s’y introduit, alors même que les deux amants ne sont pas encore mariés. Abritant les rendez-vous secrets, tout laisse à penser que ce lieu est aussi celui où s’est consommé l’amour. Ce « cabinet-boudoir 12 » est paradoxalement l’endroit d’où devra s’énoncer la rupture et qui marquera le passage de « je t’aimais » à « je te quitte ». Il s’y déploie une tension temporelle qui n’a plus trait à l’Histoire de l’empereur, mais à la modeste histoire de la vie d’un homme amoureux. Ce flottement générique et temporel est renforcé par la conjonction troublante du dehors et du dedans. Bien que l’action se situe à Rome, dans le privé d’un empereur romain, Bérénice est juive et reine de Palestine 13 . Elle est l’étrangère qui a été introduite en territoire romain : son mariage à l’empereur devrait ponctuer son errance dans un royaume qui n’est pas le sien. Titus était parti conquérir la Palestine. Elle l’avait séduit afin de préserver son intérêt et celui de son père Agrippa. Mais en le suivant à Rome, elle devient un trophée de guerre dont la présence se fait de plus en plus embarrassante. Cette ambiguïté du cabinet racinien, qui conjugue temporalité présente et temporalité passée, espace politique et espace amoureux, politique 10 L’importance des Vies de Plutarque pour Racine est soulignée à plusieurs reprises par G. Forestier dans Jean Racine. Paris : Gallimard, 2006 ; voir notamment les p. 84, 98, 99 et 103. 11 « Les chiffres sont les initiales de Titus et de Bérénice entrelacées et peintes sur les murs » (J. Racine. Bérénice, op. cit., p. 1470). 12 Alors que le boudoir n’existe véritablement qu’au XVIII e siècle, ce néologisme semble plus à même de rendre compte de cet espace trouble. 13 Cette judaïté hante la Bérénice de Robert Brasillach : Bérénice. Paris : Plon, 1953. Voir à ce titre Marc Escola. « Achever Bérénice : Corneille, Racine et Brasillach », texte de la communication prononcée dans le cadre de la table ronde La critique « idéologique » face à Corneille (Centre Censier, 21 novembre 2002). En ligne : http : / / www.fabula.org/ atelier.php ? Dramaturgie_et_id%26eacute%3Bologie (document consulté le 15 septembre 2016). <?page no="227"?> Méandres du moi et fixité du lieu dans Bérénice de Racine 227 intérieure et politique extérieure, se répercute sur le plan de la dramaturgie, puisqu’il pose la question de l’unité de lieu et engage une réflexion sur la vraisemblance. Corneille considère aussi la question du cabinet dans l’« Examen de Cinna » et dans son Discours des trois unités. Il affirme que le palais d’Auguste respecte l’unité de lieu même s’il abrite deux cabinets 14 . En effet, il s’agit d’un espace qui risque de remettre en cause l’unité de lieu, car il ne serait pas vraisemblable que la totalité de l’action se passât dans un seul cabinet : « [L]es personnes qui ont des intérêts opposés ne peuvent pas vraisemblablement expliquer leurs secrets en même place. » 15 Or, le système de représentation que Corneille rejette est précisément celui que Racine choisit pour Bérénice : tout se passe au même endroit, dans un espace qui voit se succéder des personnages aux intérêts opposés. L’unité apparente du lieu est tellement forte qu’elle est célébrée par la critique. Jacques Scherer salue dans Bérénice un véritable « tour de force » : « le lieu y est défini avec une précision inaccoutumée. […] On sait toujours exactement, dans Bérénice, où sont les personnages, ce qui est exceptionnel dans le théâtre classique 16 ». En réalité pèse sur ce lieu une indétermination, comme le souligne la didascalie « un cabinet 17 ». Le déterminant indéfini ajoute à l’ambiguïté, si bien que l’on ne sait pas à quel type d’espace Racine fait référence. Les dictionnaires d’époque montrent les différents emplois qui s’attachent à cet espace : « Lieu de retraite pour travailler, ou converser en particulier, ou pour y serrer des papiers, des livres, ou quelque autre chose, selon la profession ou l’humeur de la personne qui y habite. » 18 Effectivement, les personnages raciniens se succèdent dans cet endroit et se livrent à leur « humeur ». Le cabinet est évoqué dès les tout premiers vers de la pièce. Antiochus introduit Arcas, qui y pénètre pour la première fois. Le spectateur 14 P. Corneille. « Examen de Cinna », dans Œuvres complètes, op. cit., p. 269 : « Émilie ne parle donc pas où parle Auguste, à la réserve du cinquième acte ; mais cela n’empêche pas qu’à considérer tout le poème ensemble, il n’ait son unité de lieu, puisque tout s’y peut passer, non seulement dans Rome ou dans un quartier de Rome, mais dans le seul palais d’Auguste, pourvu que vous y vouliez donner un appartement à Émilie qui soit éloigné du sien. » 15 Ibid., p. 846. 16 Jacques Scherer. La Dramaturgie classique en France. Paris : Nizet, 1983 [1950], p. 195. 17 J. Racine. Bérénice, op. cit., p. 454 ; mes italiques. 18 « Cabinet », dans Le Dictionnaire de l’Académie françoise [1694], éd. ATILF. En ligne : http : / / artfl-project.uchicago.edu/ content/ dictionnaires-dautrefois (ressource consultée le 15 septembre 2016). <?page no="228"?> Jennifer Tamas 228 peut être légitimement surpris de voir qu’un confident secondaire, tel Arsace, entre dans la retraite amoureuse de l’empereur : Arrêtons un moment. La pompe de ces Lieux, Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux. Souvent ce Cabinet superbe et solitaire, Des secrets de Titus est le dépositaire. C’est ici quelquefois qu’il se cache à sa Cour, Lorsqu’il vient à la Reine expliquer son amour. 19 Antiochus présente le cabinet comme un endroit qui abrite l’empereur quand il est inquiété par les affaires du dehors, le cabinet étant le lieu du privé, par opposition à l’espace d’ostentation qui est celui de la cour. On y pénètre sans suite pour se parler d’amour. Lieu de refuge, il semble a priori opposé à l’errance. Pourtant, il n’en est pas moins un espace trouble et ambigu du fait même de la présence des intrus : si c’est le lieu du cœur, pourquoi est-il assiégé par Antiochus et son confident ? L’irruption dans cet espace constitue-t-elle une menace au pouvoir ou est-elle l’indice que le lieu d’amour commence à se flétrir ? En réalité, ce cabinet ne configure pas l’espace du cœur de l’empereur, mais l’espace des cœurs. Il est une sorte de boudoir où s’entretiennent l’empereur et Bérénice. L’aspect duratif du verbe « expliquer » évoque la longueur et la fréquence de leurs entrevues. Cependant, cet espace secret est perverti par Antiochus, puisque ce dernier viole l’intimité du couple en y pénétrant et qu’il choisit de surcroît cet endroit pour révéler son amour à Bérénice. Il s’agit ainsi d’un lieu problématique, voire invraisemblable. Un contemporain de Racine, l’abbé Villars, s’en offusque au nom de la bienséance : [Antiochus] sort d’une porte qu’il dit qui est celle du cabinet de Titus, par laquelle l’Empereur se dérobe pour aller voir sa Bérénice dont le Prince officieux nous montre l’appartement. Antiochus ne pouvait-il aller chez Bérénice pour lui dire adieu incognito, que par le Cabinet de Titus ? Le Cabinet des Empereurs Romains était-il si peu respecté qu’on se servît de sa porte secrète pour aller parler d’amour à leurs maîtresses, et qu’on allât et vînt par là, comme par une Salle du Commun ? Que je fus malheureux de m’être ainsi mis en garde dès le premier Vers contre la règle du Vraisemblable. 20 Selon l’abbé, Racine commet une hérésie à double titre. D’une part, il est choquant selon lui que des interlocuteurs aux intérêts opposés s’entre- 19 J. Racine. Bérénice, op. cit., I, 1, 1-6. 20 Nicolas-Pierre-Henri de Montfaucon de Villars. Critique de Bérénice par l’abbé Villars, dans J. Racine. Œuvres complètes, op. cit., p. 512. <?page no="229"?> Méandres du moi et fixité du lieu dans Bérénice de Racine 229 tiennent dans le même lieu. Cette infraction à la bienséance avait déjà été soulignée par Corneille. D’autre part, l’abbé critique l’artifice du dramaturge qui, pour se tirer de cette contradiction, est obligé de le laisser vide quand les intérêts opposés contreviennent à l’enchaînement des scènes. À deux reprises les interlocuteurs partent du cabinet sans se voir, ce que Georges Forestier analyse en termes de « liaison de fuite 21 ». Surgit ainsi une première difficulté : l’espace des cœurs menace l’unité de lieu, la bienséance et la vraisemblance. Le cabinet devient le lieu où sont formulées les errances du cœur qui ne trouvent aucune résolution. Cette impression est corroborée par la multitude des interlocuteurs qui se répandent tour à tour en mots d’amour. En réalité, derrière ces infractions se dégage une autre logique de l’unité de lieu, qui n’est plus structurée par une cohérence externe, mais par une cohérence interne : c’est la raison du cœur qui régit le cabinet, comme le sérail ou le palais des princes. Le lieu reflète l’indécision amoureuse, ce qu’illustre sa porosité. Si chacun y entre et s’y confie à tour de rôle, si chacun en part et que le lieu reste vide, cela s’explique sans doute par une « liaison de fuite », mais cela matérialise aussi l’incapacité à se donner à qui que ce soit. La vacuité du lieu figure déjà la dissolution du couple. Au lieu d’être l’espace de l’union, le cabinet devient celui de la rupture. Dès lors, il change d’usage. De repaire amoureux, il se mue en espace d’évitement. Bérénice erre dans l’espoir d’y rencontrer Titus. Mais ce dernier s’y cache à la fois de la reine et de la cour. Lieu trouble, il superpose les fonctions plutôt qu’il ne les dissocie. L’espace du cœur est contaminé par l’espace du pouvoir. C’est d’ailleurs l’autre définition du dictionnaire : le cabinet est aussi l’endroit où s’amassent « les secrets, les mystères les plus cachés de la Cour 22 ». Effectivement, à plusieurs reprises, Titus s’y réfugie avec son conseiller et congédie sa suite 23 . L’acte II en particulier montre un fléchissement par rapport à l’acte I : on passe de l’espace de la déclaration d’amour à celui de la délibération politique. Daniel Mesguich, dans sa mise en scène de 1994, figure ce changement par l’ajout d’un globe terrestre qui évoque le monde et les conquêtes de Titus. Comment comprendre la représentation de cet espace mixte qui pourrait nuire à la vraisemblance ? Cette indétermination spatiale est essentielle car elle interroge de manière concrète le rapport entre l’amour et le pouvoir qui 21 Voir la n. 1 de la page 490 de G. Forestier dans son éd. de Bérénice, op. cit., p. 1478. 22 Le Dictionnaire de l’Académie françoise [1694], « Cabinet », art. cit. 23 « Demeurez, qu’on ne me suive pas » (J. Racine. Bérénice, op. cit., V, 3, 1298). <?page no="230"?> Jennifer Tamas 230 fait débat au XVII e siècle 24 . La critique racinienne a longtemps considéré que le dramaturge donnait la priorité aux intrigues du cœur au détriment des questions politiques 25 . Cet usage du cabinet montre au contraire que les deux thématiques sont étroitement liées. L’errance du prince, qui ne sait à quoi se résoudre, se matérialise par l’absence de paroles : soupirs et irrésolution unifient l’intrigue politique et l’intrigue amoureuse. Le silence fait coïncider ce que Kantorowicz nomme le « double corps du roi 26 ». Racine illustre ainsi l’incapacité de l’empereur à réconcilier la raison du cœur et la raison d’État. Le cabinet devient le siège de ces tergiversations. Une ligne de démarcation se dessine alors entre les différents personnages : tous parlent certes de leur amour, mais seul Titus se pose le problème de l’articulation entre affaires politiques et affaires privées. Si les autres s’expliquent constamment, il se retranche quant à lui dans le silence. Est-ce à dire que ce mutisme risquerait de nuire à l’action ? 2. Le cabinet : lieu d’action ou lieu d’égarement ? Lorsque l’empereur est enfermé pour délibérer, sa retraite est vécue par les autres comme un silence insupportable. Titus s’y confine tant qu’il ne veut pas agir. À plusieurs reprises, il est interrompu. Chaque fois que Bérénice veut lui parler, elle fait irruption chez lui : « Ne vous offensez pas, si mon zèle indiscret / De votre solitude interrompt le secret. » 27 Menacé par l’irruption du dehors, le cabinet n’est jamais l’espace de l’ordre et de la 24 Ainsi le reproche de Corneille et des autres contemporains s’inscrit dans un débat important au siècle classique. Les doctes désavouent la place qu’occupe l’amour dans la tragédie, ce que René Rapin explique à Racine et théorise également dans ses Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes (Paris : C. Barbin, 1675). De même, selon l’abbé Dubos, « [n]os poètes ne pourraient donc pas être blâmés de donner part à l’amour dans les intrigues de leurs pièces s’ils le faisaient avec plus de retenue. Mais ils ont poussé trop loin la complaisance pour le goût de leur siècle, ou, pour dire mieux, ils ont eux-mêmes fomenté ce goût avec trop de lâcheté. En enchérissant les uns sur les autres, ils ont fait une ruelle de la scène tragique » (Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture. Paris : J. Mariette, 1719, p. 130). 25 Pour connaître la vivacité de ces critiques, voir Félix Deltour. Les Ennemis de Jean Racine au XVII e siècle [1859]. Paris : Hachette, 1879. 26 Ernst Hartwig Kantorowicz. Les Deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge [The King’s Two Bodies. Essay […], 1957], trad. Jean-Philippe Genet et Nicole Genet. Paris : Gallimard, 1989. 27 J. Racine. Bérénice, op. cit., II, 4, 557-558) ; voir aussi : « Non, laissez-moi vous disje. / En vain tous vos conseils me retiennent ici. / Il faut que je le voie. Ah Seigneur ! Vous voici » (ibid., IV, 5, 1040-1042). <?page no="231"?> Méandres du moi et fixité du lieu dans Bérénice de Racine 231 tranquillité. Titus ne peut empêcher que s’y mêlent les questions de politique intérieure et extérieure. En ce sens, le prince n’y exerce ni son autorité, ni sa prudence. Ce qui s’y dit échappe à son contrôle et ses silences eux-mêmes marquent son absence de maîtrise. Contrairement à Néron, qui restait muet par stratégie, Titus ne parvient pas à parler malgré l’inquisition amoureuse de Bérénice : B ÉRÉNICE Achevez. T ITUS Hélas ! B ÉRÉNICE Parlez. T ITUS Rome… L’Empire… B ÉRÉNICE Hé bien ? T ITUS Sortons, Paulin, je ne lui puis rien dire. 28 Cette stichomythie dramatise la défaite langagière du prince et son incapacité à ordonner. La négation emblématique du verbe « pouvoir » ainsi que les aposiopèses renforcent cette impression, si bien que l’attente de Bérénice se fait insoutenable. Le cabinet devient chez Racine un lieu perverti, puisque le prince y est non seulement victime des autres mais aussi de lui-même. Incapable d’élaborer une quelconque stratégie politique, le futur empereur s’aveugle lui-même. Il erre. Le cabinet incarne dès lors le lieu de l’erreur : il matérialise l’endroit où l’on se trompe et où l’on trompe les autres. Au lieu de ralentir l’action, ces errements l’enrichissent et la complexifient. À la réflexion et la lucidité se substitue l’erreur qui s’immisce et contamine l’empereur puis ses sujets. Le cabinet n’est donc pas un lieu maîtrisé. Il devient même un espace de débordement hanté par les signes troubles qui émanent des silences. L’absence de parole engendre un mécanisme interprétatif, si bien que les personnages deviennent les herméneutes du silence : ce qui n’est pas dit devient aussi important, voire plus important, que ce qui est dit. Bérénice l’exprime à merveille : « Et que dit ce silence ? » 29 L’action 28 Ibid., II, 4, 623-624. 29 Ibid., II, 5, 627. <?page no="232"?> Jennifer Tamas 232 continue de progresser en suivant les spéculations de chacun des personnages. De fait, ces déchiffreurs du silence se trompent tous sur les signes et livrent aux spectateurs leur mauvaise clef d’interprétation. Antiochus croit pouvoir parler de son amour impunément. Bérénice pense que Titus ne lui dit rien car il serait jaloux d’Antiochus 30 . Et Titus se méprend sur le silence de dissimulation d’Antiochus, qui est pourtant l’un de ses principaux conseillers. Titus lui ordonne donc de parler à Bérénice en son nom sans se douter de son amour. Cette erreur (qui pourrait rapidement devenir une faute politique) montre qu’il est peu lucide, qu’il ne déchiffre pas les signes et qu’il est aveugle chez lui. Or, ses constantes hésitations rendent le personnage complexe et relancent l’action. Le spectateur finit même par se demander si Titus ne serait pas prêt à abdiquer, ce que ce prince formule explicitement quand il est enfin seul dans son cabinet : Ah lâche ! Fais l’amour, et renonce à l’Empire. Au bout de l’Univers va, cours te confiner, Et fais place à des cœurs plus dignes de régner. 31 Les palinodies de Titus plongent ainsi le spectateur dans une indécidabilité : Titus a-t-il déjà décidé de cette rupture avant de revoir Bérénice ou bien cette prise de décision est-elle sans cesse en cours d’élaboration ? Le pathétique vient-il de cette constante incertitude ou de la difficulté à faire accepter cette épreuve ? L’égarement du personnage gagne ainsi le spectateur 32 . Cependant, le cabinet du prince devient un espace perverti puisqu’y 30 « Je crois de ce désordre entrevoir l’origine, / Phénice, il aura su tout ce qui s’est passé. / L’amour d’Antiochus l’a peut-être offensé » (ibid., II, 5, 648-650). 31 Ibid., IV, 4, 1024-1026. 32 L’amour de Titus pour Bérénice a toujours suscité la polémique, y compris aujourd’hui, comme en témoigne Titus n’aimait pas Bérénice, le récent livre de Nathalie Azoulai (Paris : P. O. L, 2015). Ce titre reprend une phrase de Barthes, qui défendait déjà cette idée dans Sur Racine (Paris : Seuil, 1963). Dès l’époque de Racine, Bussy-Rabutin estimait que l’amour de Titus est loin d’être certain : « Cependant il me paraît que Titus ne l’aime pas tant qu’il dit, puisqu’il ne fait aucun effort à l’égard du Sénat et du peuple romain. Il se laisse aller d’abord aux remontrances de Paulin, qui, le voyant ébranlé, lui amène le peuple et le Sénat pour l’engager, au lieu que, s’il eût parlé ferme à Paulin, il aurait trouvé tout le monde soumis ferme à ses volontés » (lettre de Bussy-Rabutin datée du 13 août 1671 et adressée à Mme Bossuet, citée par Jean-Jacques Roubine. Lectures de Racine. Paris : Armand Colin, 1971, p. 11). Plus récemment, le metteur en scène Roger Planchon suggère que Titus n’aime plus Bérénice quand la pièce commence ; voir « Bérénice », La Nouvelle critique, 41 (1971), p. 59. La question de l’amour de Titus pour Bérénice se trouve aussi au cœur d’un débat entre des <?page no="233"?> Méandres du moi et fixité du lieu dans Bérénice de Racine 233 règnent l’opacité et l’inquisition amoureuse. L’égarement y motive l’avancée de l’action tout en resserrant les intérêts de chacun des personnages. Il reste néanmoins une dernière difficulté : comment mettre fin à l’attente et à l’errance des cœurs ? Il ne semble pas évident de faire de ce lieu d’amour (déclaré et consommé) un lieu de rupture et de substituer à la douceur du souvenir passé la cruauté et la violence du présent. Racine nous montre pourtant la stabilité de ce repaire amoureux s’effondrer sous nos yeux. 3. Le cabinet comme lieu de l’erreur Le cabinet se présente à la fois comme un lieu stable où l’on trouve abri et un lieu d’errance dont on sort encore plus incertain. Après avoir longtemps traîné son amour pour Bérénice en Judée, Antiochus continue d’errer dans Rome. Depuis trois ans, il se fige aux abords du cabinet dans lequel Bérénice l’entretient comme un autre Titus. Quand Antiochus veut sortir de l’ombre et exister comme amant dans ce cabinet qui le confinait au rôle de confident, il se voit condamné par Bérénice à un exil éternel. Le cabinet superpose ainsi le temps long au temps court. Ce paradoxe se lit d’ailleurs dans le magnifique vers « Je demeurai longtemps errant dans Césarée. » 33 La brutalité du passé simple, signalant normalement une action ponctuelle, est adoucie par la durée infinie de l’adverbe de temps, lui-même renforcé par la continuité du participe présent. Si tout se passe effectivement selon la règle des vingt-quatre heures, voilà plusieurs années que ce cabinet se fait le témoin des amours de Titus et Bérénice et qu’il dissimule en même temps l’amour d’Antiochus. Ce temps long joue du contrepoint entre l’amour dit et l’amour retenu : Quoi depuis si longtemps la Reine Bérénice Vous arrache, Seigneur, du sein de vos États, Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas. 34 De même, à la rapidité de la déclaration d’amour d’Antiochus dès l’acte I succède la lente éclosion de la déclaration de rupture de Titus 35 . En quoi ce contrepoint temporel rend-il compte des erreurs et des errements du cœur ? metteurs en scène modernes et des critiques littéraires ; voir Jacques Lassalle, Daniel Mesguich, Christian Rist et Watanabé Moriaki dans la transcription d’une table ronde animée par Christian Biet, dans Jean Racine (1699-1999), éd. Gilles Declercq et Michèle Rosellini. Paris : Presses universitaires de France, 1999, pp. 53-74. 33 J. Racine. Bérénice, op. cit., I, 4, 235. 34 Ibid., I, 3, 80-82. <?page no="234"?> Jennifer Tamas 234 La précipitation d’Antiochus tient à l’imminence du mariage annoncé. Après trois ans d’attente et d’espérance, Antiochus cherche à être fixé. L’issue malheureuse de sa déclaration d’amour et sa condamnation à l’exil, de la bouche de celle qu’il aime, prouvent qu’il s’est maintenu dans une erreur qui laisse désormais place à une errance définitive. De la même façon, Bérénice voit son erreur se transformer en errance, même si le procédé est quelque peu plus complexe. Un peu à la manière des contes de fées dans lesquels les jeunes femmes attendent passivement d’être transformées en princesses, Bérénice croit au début qu’elle sera sacrée impératrice. Moins naïve que les héroïnes de contes de fées pourtant, Bérénice pense en termes politiques. Elle suppose que Titus l’ignore car il serait en train d’œuvrer pour eux. Elle se méprend ainsi sur le sens de cette nuit somptueuse qui l’entoure et sur le silence de son amant : Il est dans le Sénat par son ordre assemblé. Là de la Palestine il étend la frontière, Il y joint l’Arabie, et la Syrie entière. Et si de ses Amis j’en dois croire la voix, Si j’en crois ses serments redoublés mille fois, Il va sur tant d’États couronner Bérénice, Pour joindre à plus de noms le nom d’Impératrice, Il m’en viendra lui-même assurer en ce lieu. 36 On ne s’attarde pas souvent sur ces vers politiques prononcés par Bérénice. Pourtant, ils rendent compte du charme qu’exerce sur elle le pouvoir. Elle se voit déjà impératrice et parle d’elle-même à la troisième personne. La politique extérieure fait irruption dans le cabinet. Lieu de promesse amoureuse, il doit maintenant sceller l’alliance politique. Or, la pièce donne à voir une métamorphose manquée (celle de Bérénice) et une métamorphose réussie (celle de Titus). En refusant d’épouser Bérénice, Titus renonce à une conquête amoureuse qui est aussi une conquête guerrière. Il manque à sa parole, même si ce choix le fait souffrir 37 . Pourtant, Bérénice refuse que Titus se présente en victime. Pire, elle fait de lui un bourreau, si bien que par sa rhétorique elle transforme le cabinet en lieu d’accusation, l’espace délibératif cédant ainsi la place à l’espace judiciaire. La temporalité du futur n’existe plus. Il ne s’agit plus de se demander quoi faire, puisque c’est déjà trop tard. Bérénice est toute tournée vers le passé des fausses promesses, 35 Voir ibid., IV, 5, 1062 : « Ah cruel ! Est-il temps de me le déclarer ? » 36 Ibid., I, 4, 170-177. 37 Ibid., IV, 5, 1100-1102 : « Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre, / Que mon cœur de moi-même est prêt à s’éloigner. / Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner. » <?page no="235"?> Méandres du moi et fixité du lieu dans Bérénice de Racine 235 vers la vaine idéalisation des imparfaits. Le passé composé à valeur résultative n’est convoqué que pour rendre des comptes : « Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu. » 38 Le démonstratif accusatoire fait de ce cabinet une pièce à conviction que convoque Bérénice au tribunal du cœur : Je ne vois rien ici dont je ne sois blessée. Tout cet Appartement préparé par vos soins, Ces lieux, de mon amour si longtemps les témoins, Qui semblaient pour jamais me répondre du vôtre, Ces chiffres, où nos noms enlacés l’un dans l’autre, À mes tristes regards viennent partout s’offrir, Sont autant d’imposteurs que je ne puis souffrir. 39 Les démonstratifs appuient la parole accusatoire. Ils ont une valeur péjorative et déictique à la fois, en ce qu’ils ont la force de désigner l’infamie. Le décor s’anime et symbolise la trahison. Le cabinet charmant, ce lieu de l’amour vécu dans la chair et dans les mots, devient un lieu de supplice quand Titus se résout de quitter Bérénice. Le lieu a une mémoire : il dément le présent. Étrangement, Bérénice ressent à la fin de la pièce le désespoir de l’exil, un sentiment qu’elle avait elle-même imposé à Antiochus. Si ces deux personnages se ressemblent, ils se distinguent en ce que l’un se soumet et l’autre se révolte. Dès lors, le dernier silence du cabinet, celui qui persiste quand se ferme le rideau, est celui que dissimule le refus de Bérénice. Son cri de révolte représente déjà la première menace à l’encontre de la souveraineté de l’empereur. Parole subversive, elle dénonce la prise de pouvoir de Titus qui se fonde sur un mensonge et sur le mépris de la parole donnée. Titus sait pertinemment que la tyrannie commence dès que les promesses sont bafouées. Cette question du pouvoir est d’autant plus essentielle qu’à aucun moment Bérénice ne demande à Titus de renoncer à régner. Titus n’est pas dupe. Il le sent, il le sait, il le dit même devant elle : Je dois vous épouser encor moins que jamais. Oui, Madame. Et je dois moins encore vous dire Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’Empire, De vous suivre, et d’aller trop content de mes fers Soupirer avec vous au bout de l’Univers. Vous-même rougiriez de ma lâche conduite. Vous verriez à regret marcher à votre suite Un indigne Empereur, sans Empire, sans Cour. 40 38 Ibid., IV, 5, 1109. 39 Ibid., V, 5, 1332-1339. 40 Ibid., V, 6, 1410-1417. <?page no="236"?> Jennifer Tamas 236 Bérénice a beau dire qu’elle se moque de l’Empire, elle ne conçoit pas Titus en dehors de lui et elle est même prête à envisager le concubinage 41 . Dans la version de Corneille, qui suit précisément les sources historiques de Dion Cassius, Bérénice, après un premier exil, revenait précisément au moment où Titus allait devenir empereur, ce qui témoigne explicitement de son intérêt pour le trône. D’évidence, il ne s’agit pas de faire de Bérénice un personnage machiavélique, mais de montrer que, même dans sa logique amoureuse, la question du pouvoir est consubstantielle à celle de l’amour. Chez Corneille, on délibère entre l’amour et le pouvoir, mais chez Racine, aimer et dominer revient au même. En tant qu’empereur, Titus se doit de bannir tout ce qui pourrait porter atteinte à son corps privé (l’amour d’Antiochus) et à son corps public (l’amour de Bérénice). L’éviction de l’ami et de l’amante devient de plus en plus nécessaire. Née de l’erreur de Bérénice, cette nouvelle errance devient plus que certaine : Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur, que tant de Mers me séparent de vous ? Que le jour recommence et que le jour finisse, Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ? Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus ! 42 * * * De l’errance morale à l’errance physique, l’apparente unité de lieu ne masque pas le désordre des cœurs. Lieu complexe, le cabinet racinien est difficilement figurable sur l’espace scénique. Les metteurs en scène ne se fient pas à cette unité de lieu apparente. Que ce soit Grüber ou Mesguich, le cabinet n’est pas le même quand s’exprime Titus ou Bérénice. À la place d’une unité de lieu au sens strict, Racine donne à voir, bien avant les Romantiques, un espace miroir de l’âme qui obéit aux règles du sensible. L’errance des cœurs se traduit ainsi par le trouble spatial. Le cabinet se métamorphose au gré des transformations qui se font jour chez les personnages. En cela, il sert l’unité d’action, de lieu et de temps. Au début de la pièce, Titus hésite à se séparer de Bérénice pour devenir empereur. Mais Titus évolue dans ce cabinet. À la fin, cette séparation lui devient absolument nécessaire, car Bérénice n’est pas un simple cœur errant. Son attente s’amplifie et elle devient une menace à son pouvoir. En faisant du cabinet un espace juridique, elle remet en question son autorité et interroge un pouvoir qui se fonde sur la révocation de la parole donnée. 41 Ibid., IV, 5, 1127 : « Je ne vous parle point d’un heureux hyménée. » 42 Ibid., IV, 5, 1113-1118. <?page no="237"?> Méandres du moi et fixité du lieu dans Bérénice de Racine 237 Ainsi, le cabinet est cette unité de lieu géniale qui loin d’être incohérente ou invraisemblable figure au contraire l’espace d’un écart qui ne fait que croître jusqu’à l’irrémédiable séparation des trois personnages. La fin de la pièce s’ouvre sur l’errance des mers. Antiochus et Bérénice sont chassés de Rome, où ils ont erré trois ans alors qu’ils espéraient un mariage d’amour. Victimes de leur erreur, ils sont désormais gagnés par le renoncement. Bibliographie Sources Académie française. Le Dictionnaire de l’Académie françoise [1694], éd. ATILF. 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Entre 1677 et 1698, il a fait paraître une trentaine d’ouvrages de fiction qui ont remporté un franc succès. C’est le cas notamment de L’héroïne mousquetaire, dont les deux premiers tomes sont édités en 1677 et les deux suivants, en 1678 ; la nouvelle sera par la suite rééditée en 1713 et 1722, puis en 1775, sous le titre Les aventures de Christine, ou L’héroïne mousquetaire, histoire véritable, avec la mention « ornées de figures en taille-douce ». Des contrefaçons et des réimpressions des copies parisiennes circulent à Amsterdam (1677-1678, 1680, 1681, 1692, 1702, 1713, 1723, 1744), à Cologne (1677) et à La Haye (1744). Elle est traduite en anglais (publiée à Londres en 1678-1679 et en 1700), en néerlandais (publiée à Amsterdam en 1679, 1680, 1686 et 1738), en italien (Venise, 1681) et en allemand (s. l., s. n., 1727). Sur le rayonnement et la réception des œuvres de Préchac, voir Rudolf Harneit. « Réception de Mme de Villedieu et Préchac en Europe », Littératures classiques 61 (2007), pp. 275-293. 3 La nouvelle de Préchac relate les principaux épisodes de la Guerre de Hollande. Elle débute lorsque Louis XIV, aidé de François Henri de Montmorency-Bouteville, maréchal de France, s’empare de Besançon en mai 1674, puis prend Dole au cours du mois de juin ; et elle se termine peu avant que la paix de Nimègue soit finalement signée le 10 août 1678. <?page no="240"?> 240 Roxanne Roy conflits guerriers opposant leur nation, le marquis et Christine combattent pour leur patrie respective en attendant avec impatience les moments de se retrouver. Le choix de L’héroïne mousquetaire comme objet d’étude dans le cadre de ce congrès s’est imposé tout naturellement, puisque la thématique de l’errance y est omniprésente et s’y déploie de diverses manières. D’abord, ainsi que le titre l’indique, la nouvelle repose sur un travestissement. L’erreur sur la personne devient le moteur de l’intrigue en favorisant les nombreux rebondissements ; l’intrigue s’inspire en cela du procédé dramatique de la fausse identité menant à une série de méprises et de quiproquos. Ensuite, l’errance peut être envisagée sous l’angle de la confusion des genres et des écarts sociaux. En effet, Préchac présente à ses lecteurs le destin singulier et les aventures extraordinaires d’une femme « qui semble avoir oublié toute la foiblesse de son sexe, pour prendre la vigueur et la generosité du nostre 4 ». Entre cet écart par rapport à la norme genrée et l’hérésie, il n’y a qu’un pas car, lors de son passage à la cour d’Espagne, les exploits accomplis par Christine sont mis sur le compte de la magie surnaturelle. Elle est accusée de sorcellerie et doit comparaître devant le tribunal de l’Inquisition. La présente étude s’intéressera aux errances galantes qui renvoient à la méprise, à l’erreur et à l’égarement. Dans L’héroïne mousquetaire, les charmes de Christine sont si puissants que nombreux sont les personnages masculins qui en deviennent amoureux. Or, ces derniers ne parviennent pas à gagner le cœur de la belle en raison de leurs écarts de conduite. C’est cette galerie des « mauvais amants » et leurs différents parcours que nous entendons analyser afin de voir en quoi ils constituent des contre-modèles et quels sont les enjeux qui s’y rattachent. Nous avançons l’hypothèse que, par ce moyen, Préchac poursuit une visée morale et édificatrice 5 - il entend enseigner aux lecteurs quelles sont les conduites à adopter et à fuir afin de devenir un 4 J. de Préchac. L’héroïne mousquetaire, histoire véritable, Paris : Theodore Girard, 1677-1678, t. 1, p. 3. 5 Préchac respecte en cela les principes défendus par Du Plaisir dans son traité sur la nouvelle : « Ces sortes d’histoires, aussi bien que les pièces de théâtre, sont d’ellesmêmes une école d’édification ; leur conclusion doit toujours enfermer une morale […]. Quelque malheureuse soit la vertu, elle est toujours dépeinte avec des attraits ; elle intéresse, elle donne de la pitié. Au contraire, le moindre vice, ou d’habitude ou d’inclination, quelque favorable qu’il soit, paraît toujours avec des dangers, s’il ne paraît pas avec des châtiments » (Sentiments sur les lettres et sur l’histoire avec des scrupules sur le style [1683]. Genève : Droz, 1975, p. 70). <?page no="241"?> L’héroïne mousquetaire de Préchac 241 parfait amant - tout en respectant la règle de la vraisemblance, au fondement de la poétique de la nouvelle 6 . 1. Les mauvais amants Jean de Préchac étant un écrivain qui vit de sa plume, il a pour but avoué d’obtenir l’assentiment de ses lecteurs, de se conformer à leur goût tout en ménageant des effets de nouveauté. À ce titre, on constate qu’il prend pour point de départ le topos de la Belle inaccessible que tous veulent conquérir, mais le renouvelle en soulignant la singularité de Christine de Meyrac. De fait, si la vertu et la pudeur propres à son sexe l’incitent à résister aux avances des hommes, à faire preuve de sévérité et d’intransigeance, elle souhaite avant tout jouir de sa liberté, ayant « naturellement de l’aversion pour le mariage 7 ». Sa valeur, sa modestie et sa beauté éveillent 6 Nous nous appuyons ici sur la définition du genre de la nouvelle proposée par Jean Lafond : « Sous ses différentes appellations, la nouvelle n’a d’autre objet que le récit linéaire, relativement bref, d’une aventure ou d’un événement donnés pour être réellement advenus et surprenants, inattendus, ou, pour le moins, dignes de retenir l’attention du lecteur. La chose peut s’être passée récemment, mais cette contrainte, qui justifie à l’origine le mot “nouvelle”, n’est plus respectée dès lors qu’il existe une “nouvelle historique”, qui se situe dans le passé. En revanche, il est nécessaire que l’événement soit conforme à la réalité et qu’il suscite l’intérêt par son caractère singulier » (« Introduction », dans Nouvelles du XVII e siècle. Paris : Gallimard, 1997, p. lvi). Bref, la nouvelle, qui remplace le roman autour de 1660, est une réaction contre les trop longs romans ; elle répond ainsi à une volonté d’épuration, de sobriété et de condensation, et cherche avant tout l’adhésion du lecteur en opposant à l’invraisemblance des romans un certain réalisme et le sérieux de l’histoire. Nous partageons aussi l’idée d’une « théorie du tournant » proposée par Camille Esmein, selon laquelle le roman des années 1660 connaît un important renouveau formel : brièveté de l’intrigue, simplification de l’action, vraisemblance du sujet, choix de l’Histoire comme modèle de référence, matière et personnages plus proches des lecteurs, conclusion morale. Cette évolution, qui serait à l’origine d’une poétique renouvelée du genre, n’est pourtant pas si nette ; en effet, on observe des éléments de continuité et de rupture entre la période qui précède et celle qui suit le tournant des années 1660. Voir C. Esmein. « Le tournant historique comme construction théorique : l’exemple du “tournant” de 1660 dans l’histoire du roman », dans Fabula LHT, 0 (2005), http : / / www.fabula.org/ lht/ 0/ Esmein.html. On consultera également Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque, éd. Camille Esmein. Paris : H. Champion, 2004 ; l’organisation même de ce volume met de l’avant ce refus d’une rupture brutale entre anciens et nouveaux romans. 7 J. de Préchac. L’héroïne mousquetaire, op. cit., t. 1, p. 80. <?page no="242"?> 242 Roxanne Roy les plus fortes passions, mais aucun amant ne semble capable de la toucher. On lit d’ailleurs à ce propos : « Les plus empressez crurent de la vaincre par leurs assiduitez, et ne se rebutterent qu’aprés avoir connu qu’elle les traittoit tous indifferemment, et qu’elle ne leur tenoit comte [sic] d’aucun service. » 8 Partant de cette règle générale, l’auteur parsème sa nouvelle de différents cas de figures pour appuyer ses dires. Chaque amant qui tente de séduire Christine, en plus de représenter les principaux types d’amants et leurs défauts, semble avoir pour principale fonction d’illustrer les pièges et erreurs à éviter si l’on veut se faire aimer. Le lecteur est alors invité à tirer profit de l’enseignement amoureux qui lui est dispensé par le biais de cette galerie des mauvais amants qui se dessine peu à peu, mais aussi à se divertir des aventures qui lui sont racontées. Dom Philippe de Palafox incarne l’amant emporté et vaniteux qui s’aveugle sur son compte. Il a une image si avantageuse de lui-même qu’il ne peut concevoir que Christine résiste à ses charmes, allant même jusqu’à interpréter le mépris qu’elle témoigne à ses rivaux en sa faveur. Le portrait qu’on en brosse souligne de manière explicite les défauts qui l’accablent et le rangent à coup sûr du côté des amants peu dignes d’être aimés : il est d’une « humeur emportée 9 » et, « naturellement vain, il se flattoit toûjours qu’il étoit aimé de Christine 10 ». La liste de ses méfaits est longue, et chacune de ses actions ne fait qu’irriter davantage Christine à son égard. D’abord, pensant lui plaire par cette galanterie, il lui fait jouer une sérénade, mais Christine « fut si offensée par l’éclat que cela fit dans sa ruë [...] qu’elle ne voulut plus voir Dom Philippe, ny se montrer à personne 11 ». Puis, il commet le plus violent des outrages en tentant d’enlever Christine pour l’épouser de force. Cette dernière feint de vouloir le suivre et réussit à le berner, « Dom Philippe [étant] credule, comme le sont d’ordinaire les amans sinceres 12 ». Elle ne peut toutefois se résoudre à se venger, se contentant de lui parler pour le rappeler à l’ordre, faisant bien voir par là toute sa générosité et sa grandeur d’âme. Elle obéit en cela à la règle générale selon laquelle « la plupart des femmes, qui ne hayssent jamais mortellement les amants mémes, qu’elles ne veulent point aimer 13 ». On constate que Préchac ponctue son récit de maximes qui président à la conduite des personnages pour assurer la vraisemblance des actions posées, 8 Ibid., p. 81. 9 Ibid., t. 4, p. 24. 10 Ibid., p. 24. 11 Ibid., t. 1, p. 76. 12 Ibid., p. 89. 13 Ibid., p. 91. <?page no="243"?> L’héroïne mousquetaire de Préchac 243 mais aussi pour formuler clairement les leçons de morales qu’il destine à ses lecteurs. Dom Philippe réapparaît au quatrième tome, sans avoir changé. Il n’a pas tiré d’enseignement de ses erreurs et, lorsqu’il rencontre par hasard Christine, on lit que, « comme tous les hommes se flattent dans leurs passions, Dom Philippe [...] s’imagina d’abord qu’elle avoit du repentir de l’avoir maltraitté, et qu’elle étoit peut-estre repassée en Espagne pour le chercher, [...] continuant à expliquer toutes choses à son avantage 14 ». Il commet alors l’irréparable en prêtant foi aux rumeurs médisantes que la comtesse de Benavidez fait circuler au sujet de Christine, allant même jusqu’à déclarer publiquement « qu’elle estoit indigne de l’attachement d’un honneste homme 15 ». La conduite qu’adopte cet amant méprisable s’explique à la lumière de cette maxime : La disposition que la plus part des hommes ont à croire la mauvaise conduite des femmes, et l’erreur grossiere où sont presque tous les Estrangers, mais particulierement les Espagnols qui font des jugements fort desavantageux de la liberté que les femmes ont en France, contribuerent beaucoup à confirmer Dom Philippe dans les sentimens que la Comtesse luy avoit inspirez. 16 Cette fois, Christine décide de se travestir afin de pouvoir se venger ellemême de l’affront que Dom Philippe lui a fait en tenant ces propos injurieux : elle se bat contre lui et l’emporte. L’humiliation et l’exil qui s’ensuit est le juste prix à payer : « Il eut tant de confusion d’avoir esté blessé par une femme, qu’il quitta la Cour. » 17 La condamnation sera sans appel, puisque le roi d’Espagne lui-même « blasma extrêmement Dom Philippe de s’estre attiré ce malheur, et asseura Christine de sa protection 18 ». Pour sa part, le baron d’Angosse est un Gascon 19 qui représente le type de l’amant vantard et fanfaron. Il est arriviste, calculateur et son amour pour Christine est intéressé, ce qui n’est pas la moindre des entraves au code de l’amour galant qui se veut, au contraire, pur et désintéressé. Préchac reprend à son compte le savoir qui circule sur les caractères des nations 14 Ibid., t. 4, pp. 20-21. 15 Ibid., p. 35. 16 Ibid., pp. 34-35. 17 Ibid., p. 53. 18 Ibid., p. 52. 19 Le portrait que Préchac brosse de ce Gascon suit de près les caractéristiques qu’on attribue généralement à cette nation : « Fanfaron, hâbleur, querelleur. Cet homme se vante de bien des bravoures, mais c’est un Gascon , il hâble » (Antoine Furetière. Dictionnaire universel. La Haye et Rotterdam : A. et R. Leers, 1690, t. 2, p. 152). <?page no="244"?> 244 Roxanne Roy pour justifier et rendre vraisemblable la conduite de cet amant, ainsi qu’on peut le lire dans cet extrait : « [C]omme un Gascon ne trouve rien de difficile, D’Angosse qui a du mérite et de la qualité, mais qui est tres-mal partagé des Biens de la Fortune, se mit dans la teste qu’il pourroit peut-estre épouser Mademoiselle de Meyrac, dont il connoissoit les Biens considérables. » 20 Ayant connaissance de l’amour qui unit le marquis d’Osseira à Christine, il fait un premier faux pas en tentant de dissuader cette dernière de s’engager plus avant dans cette passion qui est constamment semée d’embûches et qui ne peut mener à un mariage. Il fait encore l’erreur de qualifier cette passion de ridicule et de discréditer la conduite du fidèle marquis d’Osseira, « puis que nous n’estions plus dans le temps de ces Héros imaginaires qui entreprenoient toutes choses pour le service de leurs Maistresses, et qu’aujourd’huy la plus forte passion ne duroit pas plus de trois mois 21 ». Le baron s’écarte à coup sûr du droit chemin en tenant de tels discours, Christine « ne souffrant qu’impatiemment des conseils si opposez à son inclination 22 ». Ayant deviné le dessein d’Angosse de l’épouser et cherchant à le détourner de ce projet insensé, elle exprime en termes clairs son engagement avec le marquis d’Osseira : « [I]l n’avoit pas sujet d’avoir la moindre défiance de la sincérité de son Amant, qu’il luy avoit au contraire de grandes obligations, et qu’il sentoit bien qu’il l’aimeroit toute sa vie. » 23 Prenant à nouveau appui sur les caractères des nations, Préchac formule cette mise en garde qui souligne l’aveuglement du baron et l’égarement qui l’attend inévitablement s’il s’entête à vouloir épouser Christine alors qu’elle aime ailleurs : « Apres une pareille declaration, un autre Homme n’auroit plus rien esperé ; mais un Gascon ne se rebute point, et D’Angosse résolut de tenter toutes choses pour réüssir dans son dessein. » 24 Espérant rendre Christine sensible à son amour et parvenir à ses fins, le baron d’Angosse décide de rendre un grand service à Christine en allant au Béarn régler ses affaires de succession. Il s’en charge fort bien et, à son retour, « [c]et heureux succés luy faisoit esperer beaucoup de reconnoissance 25 ». Christine lui témoigne sa gratitude en lui offrant un présent et non son cœur. Le baron d’Angosse s’en offense, car il y voit une marque de mépris de la part de Christine, qui le considère indigne d’être aimé. Cherchant à désabuser une nouvelle fois cet amant importun, elle lui fait cette ultime mise en garde, mais en vain : 20 J. de Préchac. L’héroïne mousquetaire, op. cit., t. 3, p. 16. 21 Ibid., p. 18. 22 Ibid., pp. 19-20. 23 Ibid., p. 20. 24 Ibid., pp. 20-21. 25 Ibid., p. 108. <?page no="245"?> L’héroïne mousquetaire de Préchac 245 [I]l luy dit qu’il ne pouvoit rien ajoûter à l’estime et à la considération qu’il avoit pour luy, dont il luy donneroit des marques en toutes occasions ; qu’il le prioit en revanche de regler mieux ses sentimens à l’avenir, parce qu’il seroit fâché d’estre dans la necessité de luy défendre de le voir. 26 Le baron d’Angosse persiste dans son aveuglement et cette erreur lui coûte chère puisque Christine, « pour se delivrer de ses fatigantes importunitez, fut obligé de changer de logis 27 ». On le voit : les avertissements, les conseils et les maximes générales dont Préchac émaillent sa nouvelle contribuent à former le lecteur en lui enseignant quels sont les écarts de conduite et les écueils à éviter lorsque l’on veut conquérir le cœur d’une honnête femme. De même, les termes négatifs employés pour qualifier l’amant et sa conduite, tout comme la rupture brutale qui s’ensuit, discréditent complètement le baron d’Angosse et doivent dissuader le lecteur d’adopter pareil comportement. On pourrait faire une analyse similaire du vicomte de Ronceval qui multiplie les défauts - il est imbu de lui-même, présomptueux, importun, extravagant et insolent. « [D]’une vanité si insupportable 28 », il ne s’attire que le mépris et la froideur de Christine. Il en est de même du comte de Salazar, qui aime éperdument Christine. La violence de sa passion l’égare au point qu’il oublie aussi bien les devoirs de l’amitié, en devenant le rival de son ami le marquis d’Osseira et en desservant la cause des amants, que ceux de la galanterie, par l’excès de liberté et la hardiesse du comportement qu’il adopte à l’égard de Christine. On peut penser également au comte de Talara, l’amant déçu qui affiche pour devise lors d’une course de cannes : « Mon amour est grand, mais mon esperance est petite » 29 , ce à quoi Christine, travestie en cavalier, répond en lui rappelant qu’« [i]l est inutile d’aimer, et encore plus d’esperer quelque chose d’une personne qui a engagé son cœur ailleurs 30 ». Mais faute d’espace, nous allons les laisser de côté et ne retenir qu’un dernier cas de figure. Marmon est un personnage plus nuancé et aussi celui qui est le plus près de réussir à conquérir Christine. Dès le départ, on le présente comme un honnête homme, respectueux et d’un grand mérite. Leurs parents respectifs pressant Marmon d’épouser Christine, ce dernier ne peut consentir à lui faire cette violence, préférant de loin « tâcher à la meriter par tous les 26 Ibid., p. 110. 27 Ibid., p. 111. 28 Ibid., t. 1, p. 102. 29 Ibid., t. 4, p. 107. 30 Ibid., p. 110. <?page no="246"?> 246 Roxanne Roy services qu’il jugeroit luy pouvoir est plus agreable 31 ». Ces nobles sentiments ne laissent pas Christine insensible et, bien qu’elle ait une tres forte [aversion] pour tout ce qui s’appelloit mariage, étant resoluë de preferer sa liberté à tous les autres avantages qu’on luy faisoit esperer ; [elle déclare] que si elle devoit la perdre quelque jour, elle seroit ravie de la sacrifier à un homme qui luy paroissoit si raisonnable. 32 Ces mots suffisent à donner espoir à Marmon, qui décide de prendre « le temps de vaincre cette Belle par ses soins 33 ». Il respecte donc les codes qui régissent le comportement de l’amant (services, petits soins, obéissance, assiduité, discrétion, délicatesse) et semble être sur la bonne voie pour se faire aimer de Christine. Or, quoi qu’il fasse, il n’y parvient pas, ainsi qu’on peut le lire dans cet extrait : « Cette conduite donna beaucoup d’estime pour luy à Christine, mais non pas de l’amour. » 34 Marmon persévère en véritable amant et, lorsque le vicomte de Ronceval parle désavantageusement de la vertu de Christine, il la venge de cette offense en attaquant le vicomte et le tue. Cela lui vaut la reconnaissance de Christine, mais sans plus 35 . Cette dernière encourage Marmon à obtenir la grâce du Roi en se couvrant de gloire à l’armée, persuadée qu’il « luy seroit aisé de se faire connoître de ce Grand Prince, par quelque action d’éclat et de distinction, dont il pouvoit s’assurer qu’elle seroit le prix, qu’aussi bien c’estoit le seul chemin pour arriver à son cœur 36 ». Marmon suit la voie tracée par Christine et tâche de se rendre digne d’en être aimé en accomplissant des exploits guerriers. Il prouve sa valeur par quelques actions surprenantes, mais est blessé. Christine à son chevet, il la « fit souvenir de la parole qu’il luy avoit autrefois donné de recompenser sa perseverance, si elle estoit soutenuë de quelque action glorieuse 37 ». Cette dernière l’assure qu’elle est « fort sensible à son mal-heur, et qu’il avoit beaucoup d’estime pour luy 38 ». Là encore, les actions entreprises par Marmon éveillent la reconnaissance et l’estime, mais non pas l’amour. Et c’est là tout le problème puisque, bien qu’il suive scrupuleusement les règles de conduite prescrites, il ne parvient pas à se faire aimer. Il est donc condamné à incarner le type de l’ami qu’on estime, à 31 Ibid., t. 1, p. 95. 32 Ibid., p. 96. 33 Ibid., p. 96. 34 Ibid., p. 97. 35 Ibid., p. 117 : « Marmon impatiant de revoir sa Maistresse, fit fort secrettement un voyage à Meyrac, et y fut receu avec tous les témoignages d’estime et de reconnoissance, qu’il pouvoit esperer de Christine. » 36 Ibid., p. 118. 37 Ibid., p. 184. 38 Ibid., p. 184. <?page no="247"?> L’héroïne mousquetaire de Préchac 247 défaut d’atteindre le statut tant désiré d’amant aimé. La mort vient sceller son triste destin, le rangeant définitivement du côté des amants malheureux ayant commis l’erreur de croire qu’il suffisait de se couvrir de gloire et de bien servir sa belle pour gagner son cœur. La réaction de Christine au décès de cet amant est décrite de manière explicite par Préchac : « La douleur qu’il en eust, [était] causée par une inclination mediocre, et par beaucoup d’estime et de reconnoissance. » 39 La leçon à tirer est on ne peut plus claire : le mérite ne suffit pas ; sans véritable inclination, il est impossible de se faire aimer. Au fil de la lecture, on reconstitue donc une typologie des mauvais amants et des amants malheureux. En ce sens, la nouvelle de Préchac participe du mouvement général de la morale au XVII e siècle : elle se présente comme un complément aux traités de civilité en donnant, par le biais d’exemples fictifs, de petites leçons de conduite sur l’art d’aimer et de pratiquer la galanterie 40 . Ses contre-exemples permettent également de mettre en relief la valeur exemplaire de l’incomparable marquis d’Osseira, de souligner son caractère d’élection : n’est-il pas le seul capable de se faire aimer de Christine et de se mériter le titre de parfait amant ? 2. Les parfaits amants Déployer la thématique guerrière tout au long de son récit et poser la Guerre de Hollande comme cadre permet à Préchac de renouveler la topique romanesque des parfaits amants 41 . De fait, les personnages principaux ne sont pas de jeunes amants qui s’aiment malgré l’opposition de leurs parents, 39 Ibid., p. 186. 40 La fonction éducative et civilisatrice des belles-lettres et leur capacité à former l’homme pour vivre dans le monde ont été mises en lumière par Emmanuel Bury (Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750). Paris : Presses universitaires de France, 1996), à partir de l’insertion du modèle de la politesse dans les œuvres littéraires en prose. Il a montré que la fiction narrative, et en particulier le roman, a contribué à l’élaboration d’un art de la société en proposant un idéal de vie sociale à l’aide d’exemples fictifs, ce qui l’a incité à qualifier le roman de laboratoire de politesse, de laboratoire expérimental de la vie de société. Il nous semble que ces appellations valent également pour le genre de la nouvelle, qui lui succède. Sur cette question, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : Roxanne Roy. L’art de s’emporter. Colère et vengeance dans les nouvelles françaises (1661-1690). Tübingen : Biblio 17, 2006. 41 Nous avons fait de cette question l’objet d’un article : « Guerre et dentelles : la réécriture galante de la guerre de Hollande dans L’héroïne mousquetaire de Préchac », Tangence, 111 (2016), pp. 91-112. <?page no="248"?> 248 Roxanne Roy mais bien un général de l’armée et une mousquetaire que leur nation en guerre sépare. Les amants, toujours dans l’attente de se retrouver et vivant constamment avec la peur de se perdre, font preuve de constance et de fidélité. Les qualificatifs et les hyperboles employés pour les décrire ne laissent d’ailleurs planer aucun doute sur leur mérite respectif, le marquis d’Osseira étant à la fois « l’Amant du monde le plus respectueux 42 », le « plus fidele de tous les Amans 43 », « le plus sincere et le plus passionné de tous les Amans 44 » tandis que « [l]e Marquis estoit persuadé que Christine n’avoit que des sentimens heroïques, qu’elle n’aimoit que luy, et qu’elle estoit fort au dessus des foiblesses de la plûpart des autres Femmes 45 ». Par leur conduite exemplaire, Christine et le marquis d’Osseira se présentent aux lecteurs comme des amants modèles qu’il convient d’imiter. L’auteur ponctue sa nouvelle de règles générales et de maximes de conduite qui indiquent clairement la voie à suivre pour y parvenir. Ainsi, on apprend que l’amant idéal qui souhaite conquérir la belle inaccessible doit d’abord, à l’image de « l’amoureux Marquis 46 », faire preuve d’obéissance, de respect, de discrétion et donner des marques sensible de sa passion : « Le Marquis estoit si respectueux qu’il se retira, de peur de l’importuner davantage, et resolut de garder le silence pendant deux ans, pour vaincre, par son obeyssance, et par ses soins, l’insensibilité de sa Maistresse. » 47 Ce n’est que lorsque ces conditions seront remplies qu’il lui sera permis d’espérer rendre Christine sensible à son amour 48 . Ensuite, il convient de rendre un grand service à la belle pour éveiller à la fois sa gratitude et ses sentiments, suivant le principe selon lequel on aime habituellement ceux envers qui on est obligé. À cet égard, le marquis d’Osseira lui rend le plus grand service qui soit puisqu’il sauve l’héroïne mousquetaire qui a été faite prisonnière de l’armée espagnole, si bien que Christine « trouva[nt] dans la personne de son Liberateur son ancien Camarade, et son premier Amant : son cœur fut si satisfait de devoir la vie à 42 J. de Préchac. L’héroïne mousquetaire, op. cit., t. 1, p. 76. 43 Ibid., t. 2, p. 49. 44 Ibid., t. 2, p. 148. 45 Ibid., t. 3, p. 218. 46 Ibid., t. 1, p. 69. 47 Ibid., pp. 70-71. 48 Et cela fonctionne, ainsi que le prouve cet extrait : « Christine de sa part qui n’avoit jamais esté sensible à l’amour, et qui ne s’estoit laissée toucher qu’au merite, et par la longue perséverance du Marquis, ressentoit toute la joye imaginable que sa passion ne luy donneroit plus d’inquiétude, et qu’elle alloit estre unie pour toûjours au seul Homme du monde qui avoit pû luy plaire, et qu’elle croyoit digne de ses affections » (ibid., t. 3, pp. 219-220). <?page no="249"?> L’héroïne mousquetaire de Préchac 249 cet illustre Marquis, qu’autant par inclination que par reconnoissance, il resolut de s’attacher à luy 49 ». Il est à noter que Christine sauve à son tour le marquis qui est fait prisonnier, rendant ainsi leurs liens encore plus étroits, ce dont fait foi cette déclaration galante d’Osseira : « La vie et la liberté que je dois à sa generosité, dit le Marquis, sont les moindres obligations que je luy ay, et les deux plus foibles raisons qui m’obligeront à partager ma fortune avec luy. » 50 Enfin, il semble que la violence d’une passion se mesure aux dangers auxquels un amant s’expose pour sa belle, aux actions extraordinaires qu’il entreprend pour se couvrir de gloire. Aucun péril n’effraie le marquis d’Osseira, qui se déguise en marchand afin d’entrer dans la ville de Lille, alors assiégée par l’ennemi. Il n’hésite pas à risquer sa vie pour revoir Christine et l’inquiétude amoureuse qui l’agite donne lieu à ce billet touchant : Je ne sçaurois vous voir icy sans frayeur, mettez-vous en sureté si vous m’aymés, et ne tardez pas un moment à partir d’un lieu si dangeureux pour vous [...]. Encore une fois, partez incessamment, et songez que mon repos dépend de vôtre sureté. 51 Mais tout cela serait vain sans une secrète inclination, ainsi que nous l’avons vu avec Marmon. Et c’est bien là ce qui distingue les parfaits amants, et qui en fait la plus importante des lois à suivre : ce penchant naturel qui les attire l’un vers l’autre et qui doit impérativement être présent pour faire naître le véritable amour. Sans ce mouvement de la passion, inutile d’entreprendre quoi que ce soit ni d’espérer, si ce n’est de l’estime et de la reconnaissance. Préchac précise d’ailleurs à quelques reprises l’existence de cette inclination qui préside à la passion des amants et dont ils ignorent réellement la cause 52 , ce fameux je-ne-sais-quoi qui vient de je-ne-sais-où, qui finit je-ne-sais-comment et qui fait tout le sel de l’amour, pour paraphraser Mademoiselle de Scudéry. 49 Ibid., t. 1, p. 197. Christine réitère sa dette à l’égard du marquis dans ce passage : « [I]l m’a si bien traité, que j’en auray toute ma vie de la reconnoissance » (ibid., p. 94). 50 Ibid., t. 2, pp. 227-228. 51 Ibid., t. 2, pp. 68-69. 52 Au sujet de Christine, on lit qu’« elle eut un penchant secret pour le Marquis » (ibid., t. 1, p. 80), qu’elle « sentoit déja pour son Ami, quelque chose de plus fort que la reconnoissance » (ibid., p. 201), qu’elle « avoit quelque chose dans l’ame pour le Marquis, de plus fort encore qu’elle ne croyoit » (ibid., t. 2, p. 132), « une secrette inclination, dont elle ne connoissoit point la cause » (ibid., t. 2, p. 152). À propos des sentiments du marquis d’Osseira, on lit : « Une secrette inclination, dont il ne connoissoit point la veritable cause » (ibid., t. 1, p. 237). <?page no="250"?> 250 Roxanne Roy Or, ces amants ne sont pas infaillibles et peuvent s’égarer en chemin, le marquis d’Osseira étant parfois jaloux, bizarre et désobligeant, tandis que Christine peut se montrer emportée ou insensible. Ces écarts de conduite s’expliquent par le fait que certains personnages malfaisants - le plus souvent des rivaux jaloux - choisissent de tromper délibérément les amants et de les maintenir dans l’erreur afin d’arriver à leur fin, soit provoquer la rupture du couple des parfaits amants. De fait, si le marquis d’Osseira commet l’erreur impardonnable de s’attacher à une autre dame, en l’occurrence la comtesse de Benavidez, c’est bien parce qu’il a été trompé et qu’on lui a fait croire que Christine a épousé quelqu’un d’autre. Préchac formule ainsi la règle expliquant l’inconduite du marquis : « [I]l n’auroit jamais pû se resoudre d’en aimer une autre, qu’aprés avoir appris son mariage. » 53 Les mésententes qui s’ensuivent inévitablement entre les amants servent essentiellement à créer des tensions au sein de l’intrigue et à faire obstacle à leur bonheur, en venant compromettre le mariage tant souhaité. Pensons simplement à l’épisode où le marquis d’Osseira est outré, croyant à tort Christine infidèle suite aux fausses confidences de la comtesse de Benavidez à ce sujet. De son côté, Christine est sensible à cet affront, ce dont témoigne cet extrait : « [C]ette conduite luy avoit paru si criminelle, dans un temps où le Marquis avoit tant de sujet de s’assurer de sa fidelité. » 54 Elle entend l’avertir du danger qui le guette s’il continue à s’égarer de la sorte et faire « connoistre à ce bizarre Amant, qu’il n’estoit pas encore si avant dans son cœur, qu’un procedé si desobligeant ne pust l’en chasser 55 ». Quoi qu’il en soit, à chaque fois on insiste sur le fait que l’amant n’est en rien fautif, qu’il n’est pas responsable de ses égarements. Rien ne peut altérer ses grandes qualités de cœur, il reste en tout point parfait. La conclusion de la nouvelle est particulièrement éloquente à cet égard. En effet, le marquis d’Osseira est victime de la pire des machinations, puisqu’il finit par épouser la nièce de la duchesse d’Arschot 56 , alors même qu’il croit épouser sa belle Christine. Or, quand Christine apprend ce cruel coup du sort, elle est au désespoir mais elle ne peut en vouloir à cet amant ni lui reprocher le moindre écart de conduite, ce qui accentue le tragique de la situation : 53 Ibid., p. 198. 54 Ibid., t. 2, pp. 32-33. 55 Ibid., pp. 33-34. 56 La duchesse, par ambition, veut établir sa nièce avec le marquis d’Osseira mais feint de favoriser avec Christine. Au moment de célébrer le mariage secret, elle a recours à la ruse et recommande à sa nièce de « ne point parler, de se couvrir d’un grand voile, de ne pas montrer son visage, que le Prestre n’eust achevé la ceremonie » (ibid., t. 4, p. 199). <?page no="251"?> L’héroïne mousquetaire de Préchac 251 N’estoit-ce pas assez de vous perdre, sans avoir encore la triste et cruelle satisfaction d’apprendre que je vous perds malgré vous-mesme ; car enfin, si vous estiez ingrat, vostre infidelité aideroit à me consoler de vôtre perte : mais je vous adore, vous m’aimez, et cependant un autre vous possede. 57 On le voit : quand il question des parfaits amants, l’auteur a recours à l’erreur et à l’égarement non pour sanctionner leur conduite mais plutôt pour relancer l’action et créer des rebondissements, ces effets de surprise insufflant du coup une nouvelle dynamique à son récit. * * * À la suite de ce rapide parcours, on constate que Préchac est un auteur fort habile qui a bien saisi le plein potentiel du motif de l’errance, l’erreur, l’égarement et l’hérésie dans sa nouvelle, et qu’il en tire profit. D’abord, il s’agit d’un moyen efficace pour séduire son public mondain en lui donnant à lire une nouvelle cartographie galante 58 . Préchac semble redessiner à sa manière une Carte de Tendre où seule l’inclination mène au véritable amour, l’estime et la reconnaissance ne pouvant conduire qu’à l’amitié 59 . Or, le trajet est parsemé d’obstacles et nombreux sont les chemins de traverses qui mènent à l’indifférence, au mépris et à la froideur de la belle dame. Puis, ce motif lui permet d’éduquer son lecteur et prolonge en quelque sorte l’enseignement qu’on trouve dans les traités de civilités. En effet, Préchac incite les lecteurs, à partir d’exemples présentés comme des modèles à suivre, mais surtout de contre-exemples à fuir, à corriger les dérèglements, les erreurs et les écarts de conduite associés aux mauvais amants 60 . Le recours à l’erreur et à l’égarement se double également d’enjeux poétiques. 57 Ibid., pp. 241-242. 58 À ce sujet, on lira avec profit le très bel article de Delphine Denis. « Les inventions de Tendre », Intermédialités, 4 (2004), pp. 41-66. 59 Au contraire de Mlle de Scudéry, qui propose pour modèle la « Tendre amitié », Préchac privilégie le « Tendre amour », dissociant du même coup l’amour de l’amitié. 60 Nous rejoignons ici les propos de D. Denis au sujet de la Carte de Tendre de Mlle de Scudéry : « S’il appartient au secret des cœurs d’en éprouver la réussite, le modèle est cependant publiable, convertissant alors la description galante en code de comportement moral. Prescriptif ? Sans doute moins qu’il n’y paraît, car on ne s’engage que de plein gré pour pareilles tribulations. Normatif ? À coup sûr non, puisqu’il n’entend pas s’imposer comme l’unique modalité des relations interpersonnelles, et demeure au contraire réservé au petit nombre de ces voyageurs exigeants : beaucoup d’ailleurs s’égarent en route, dont la Gazette de Tendre évoquera avec humour les regrettables errances » (« Les inventions de Tendre », art. cit., p. 54). <?page no="252"?> 252 Roxanne Roy D’abord, l’auteur l’emploie comme ressort pour relancer l’intrigue par la série de méprises que l’erreur suppose. Ensuite, l’errance galante favorise l’invention romanesque en renouvelant le topos de la belle inaccessible ainsi que le topos des parfaits amants, ce qui permet du coup de divertir les lecteurs friand de nouveauté. Plus encore, les règles et maximes de conduite que nous avons répertoriées dictent les comportements adoptés par les personnages et se portent garantes de la vraisemblance de ceux-ci, principe qui est au fondement même du genre de la nouvelle. Bibliographie Sources Du Plaisir. Sentiments sur les lettres et sur l’histoire avec des scrupules sur le style [1683]. Genève : Droz, 1975. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel. La Haye et Rotterdam : A. et R. Leers, 1690. Préchac, Jean de. L’héroïne mousquetaire, histoire véritable. Paris : Theodore Girard, 1677-1678, 4 t. Études Bury, Emmanuel. Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580- 1750). Paris : Presses universitaires de France, 1996. Denis, Delphine. « Les inventions de Tendre », Intermédialités, 4 (2004), pp. 41-66. Esmein, Camille (éd.). Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque. Paris : H. Champion, 2004. Esmein, Camille. « Le tournant historique comme construction théorique : l’exemple du “tournant’’ de 1660 dans l’histoire du roman », Fabula LHT, 0 (2005), http : / / www.fabula.org/ lht/ 0/ Esmein.html. Harneit, Rudolf. « Réception de Mme de Villedieu et Préchac en Europe », dans Nathalie Grande et Edwige Keller-Rahbé (dir.), Littératures classiques, 61 (2007), pp. 275-293. Lafond, Jean. « Introduction », dans Nouvelles du XVII e siècle. Paris : Gallimard, 1997, pp. xiii-lxvii. Roy, Roxanne. L’art de s’emporter. Colère et vengeance dans les nouvelles françaises (1661-1690). Tübingen : Biblio 17, 2006. Roy, Roxanne. « Guerre et dentelles : la réécriture galante de la guerre de Hollande dans L’héroïne mousquetaire de Préchac », Tangence, 111 (2016), pp. 91-112. <?page no="253"?> Errances intérieures et scripturales <?page no="255"?> La correspondance de Pierre Nicole : la lettre comme laboratoire de l’essai C ONSTANCE C ARTMILL (U NIVERSITÉ DU M ANITOBA ) Pierre Nicole, auteur d’Essais de morale qui connurent un grand succès aux XVII e et XVIII e siècles, entretint des rapports épistolaires avec plusieurs correspondants du réseau de Port-Royal. Une étude de sa correspondance nous permettra de réfléchir non seulement sur la pratique de la lettre mais aussi sur l’essai ou le traité de morale et, de façon plus étendue, sur la fonction persuasive de l’écriture moraliste, dont le but est « de divertir, à peine de converser, mais d’abord de convertir 1 ». Il existe au cœur des écrits de Nicole une tension qu’il s’agit d’examiner : d’une part, l’idéal de la transparence 2 qui caractérise la relation je-tu (vous) de la lettre (et, à un moindre degré, la relation je-nous de l’essai) 3 ; d’autre part, la reconnaissance des pièges auxquels l’écriture nous expose, d’où le recours à des mesures de prudence. Si, d’une part, la lettre est généralement conçue à l’époque comme un miroir de l’âme - et, plus particulièrement chez Nicole, comme un prolongement utile de l’essai de morale -, pour ce moraliste, les dangers inhérents à toute forme de prise de parole 4 n’épargnent pas pour autant la communication épistolaire. Le choix du titre Essais est sans doute curieux pour un ouvrage qui regroupe un ensemble de petits traités (rappelons-nous le titre complet de 1 Jean-Philippe Grosperrin. « Les aventures de l’essai au XVII e siècle : de l’art de conférer à l’art de converser », dans L’essai. Métamorphoses d’un genre, éd. Pierre Glaudes. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2002, p. 245. 2 « Derrière la valorisation morale de la sincérité, on retrouve le rêve de transparence qui hante la pensée de Nicole » (Béatrice Guion. Pierre Nicole moraliste. Paris : H. Champion, 2002, p. 217). 3 « [L]’écrit moral […] ne saurait prétendre apporter de solution à ce qui ne trouve de résolution que dans une relation de personne à personne » (ibid., p. 691). 4 Chez Nicole, on trouve une « valorisation du silence » découlant d’une « extrême méfiance à l’égard de la parole » (ibid., p. 380). <?page no="256"?> Constance Cartmill 256 l’ouvrage : Essais de morale, contenus en divers traités sur des devoirs importants). Cependant, la visée de Nicole est « moins spéculative que pratique 5 ». Le choix du terme est peut-être révélateur d’une « attitude de prudence face à l’énoncé d’une vérité 6 ». En écrivant des essais, « on feint d’être inapte au traité […]. La modestie n’est que feinte, sans doute. » 7 Publier ses textes sous ce titre aurait permis à Nicole de projeter un air de modestie aux antipodes de l’ethos autoritaire qu’il veut à tout prix éviter, car il « doit trouver […] un art d’être entendu qui prend acte de la différence des esprits et du refus mondain de la prescription 8 » et cela, malgré le fait que les Essais déploient « une morale prescriptive, qui vise à des conséquences normatives sur les comportements » et bien qu’il prenne en compte « la difficulté de se déterminer dans les situations concrètes, comme l’atteste la correspondance » 9 . En admettant que « la fidélité au réel 10 » caractérise et distingue l’œuvre de Nicole, sa correspondance aborde justement des situations forcément plus concrètes que les Essais ; ses lettres, dans lesquelles il insiste par exemple sur l’impératif de « la connaissance du détail » des actions de ceux qu’on veut conseiller 11 , devraient nous fournir donc quelques nouvelles perspectives sur les rapports qu’entretiennent l’écriture et la morale. Il serait par conséquent avantageux de nous interroger sur les liens tissés entre l’essai et la lettre chez ce moraliste de Port-Royal : à la limite, la pratique épistolaire constituerait une sorte de laboratoire pour l’essai de morale (rappelons-nous, d’ailleurs, que les lettres publiées dans l’édition Desprez sont présentées comme de petits essais, plusieurs étant précédées d’un titre identifiant un thème principal). Il est significatif qu’en tant qu’épistolier, Nicole rejette le rôle de directeur spirituel ; il prétend plutôt exercer « l’office d’Entremetteur 12 » auprès de ses correspondants, jusqu’à ce 5 J.-P. Grosperrin. « Les aventures de l’essai », art. cit., p. 220. 6 Béatrice Périgot. « L’héritage antique de l’essai : Cicéron et les ambiguïtés de la rhétorique », dans L’essai. Métamorphoses d’un genre, op. cit., p. 125. 7 Jean Sarocchi. « Un drôle de genre », dans L’essai. Métamorphoses d’un genre, op. cit., p. 17. 8 Muriel Bourgeois. « La morale à l’essai : Pierre Nicole », Acta fabula , VI, 3 (2005). En ligne : http : / / www.fabula.org/ revue/ document1063.php [document consulté le 3 mai 2015], § 13. 9 B. Guion. Pierre Nicole moraliste, op. cit., p. 670. 10 Ibid, p. 806. Cette expression se trouve dans la dernière phrase de l’ouvrage de B. Guion. 11 Pierre Nicole. Essais de morale. Genève : Slatkine Reprints, 1971, vol. II [Paris : G. Desprez, 1733-1771, t. 7-9] ; notre citation : t. 7, Lettre XIV, p. 94. 12 Il va sans dire que le terme « Entremetteur » signifie ici guide intermédiaire dans le domaine spirituel ou moral ; il s’agit vraisemblablement d’un exemple de <?page no="257"?> La correspondance de Pierre Nicole : la lettre comme laboratoire 257 qu’ils finissent par consulter un directeur spirituel plus éclairé (« [J]’aurois fait beaucoup de conscience de vous donner aucun avis par moi-même 13 », écrit-il à une religieuse). Nous pencher sur la pratique épistolaire de Pierre Nicole nous permettra sans doute de mieux saisir son « souci de la forme 14 » ou de l’« efficacité de la parole et de l’écriture 15 », qui semble préoccupant chez le moraliste de Port-Royal. L’objectif ultime étant de mieux comprendre la corrélation entre les lettres de Nicole et ses Essais, pour cette étude, nous 16 nous contenterons de proposer quelques pistes de réflexion d’après une lecture de sa correspondance publiée dans trois des volumes posthumes des Essais de morale. Comme il s’agissait de prolonger le succès de librairie des premiers Essais, les lettres parues dans l’édition Desprez sont présentées comme la suite des Essais, ainsi que nous permettent de le constater le gommage partiel ou total des noms des destinataires, l’absence presque totale de dates et l’ajout systématique d’intitulés résumant un thème moral destiné à un usage général 17 . Certes, la pratique épistolaire de Nicole s’y prête d’une certaine manière : dans ses lettres s’affiche un souci d’uniformité thématique, par exemple lorsqu’il tient à faire deux réponses à une seule lettre, « tant pour éviter de faire un écrit plutôt qu’une lettre, que parceque ce que j’ai à traiter dans celle-ci, est fort separé de ce que j’ai traité dans l’autre 18 ». Il est remarquable que les deux raisons alléguées pour justifier la production de deux lettres-réponses paraissent quelque peu contradictoires ; en effet, il s’agit de maintenir le registre épistolaire (« éviter de faire un écrit plutôt qu’une l’« usage grammatical » d’un terme que Nicole distingue de l’usage « public » (nous y reviendrons). 13 P. Nicole. Essais de morale, op. cit., t. 7, Lettre XIV, p. 92. 14 B. Guion. Pierre Nicole moraliste, op. cit., p. 668. 15 M. Bourgeois. « La morale à l’essai : Pierre Nicole », art. cit., § 15. 16 Dans l’esprit du « césarien janséniste », selon l’expression de Vincent Descombes (Le parler de soi. Paris : Éditions Gallimard, 2014, p. 39), l’auteure de cette étude préfère éviter le pronom de la première personne au singulier, même si Nicole luimême ne suit pas cette règle à la lettre. 17 Compte tenu des scrupules que Nicole émet à l’égard des discours généraux, on se demande quelle aurait été sa réaction à l’inclusion de ses lettres dans la suite de ses Essais de morale et, surtout, à l’exagération de la fonction généralisante par le dispositif éditorial. Il faut pourtant signaler que, dans une lettre à une religieuse de Port-Royal, Nicole se dit en faveur de la publication d’un recueil de lettres de M. de Saci. Mais voici que se présente de nouveau cette tension que nous avons déjà soulevée chez le moraliste : si la postérité veut que l’on respecte les lettres dans leur intégralité, la prudence exige que l’on supprime celles qui risquent d’attiser la persécution des Jansénistes. 18 P. Nicole. Essais de morale, op. cit., t. 7, Lettre III, p. 16. <?page no="258"?> Constance Cartmill 258 lettre »), tout en respectant l’un des composants génériques de l’essai, à savoir l’unité thématique. Il faut signaler aussi le fait qu’il arrive à Nicole lui-même de présenter ses lettres comme prolongations de certains Essais : « Permettez-moi, Madame, de faire cette petite addition à un Traité que vous avez vû, dont la plus grande louange est que vous avez témoigné n’en être pas mécontente. » 19 La pratique épistolaire fondée sur la civilité chrétienne 20 serait, dans une visée utilitaire, un dosage délicat entre écriture de soi et leçon de morale, comme le révèle Nicole en terminant une lettre : « Voici assez de moralités. Mais il n’étoit pas juste que je vous eusse entretenu d’une petite maladie comme la mienne, sans vous donner aumoins quelque sujet de vous la rendre utile à vous-même. » 21 On le voit, le recours au « je » autobiographique se justifie par sa fonction généralisante : il s’agit de fournir un exemple de la règle de morale. Quel que soit l’impact de l’essai sur la pratique épistolaire de Nicole, il est évident que l’aspect communicatif de la forme épistolaire passe à l’arrière-plan dans cette mise en forme éditoriale, d’autant plus que les lettres et les noms des destinataires sont souvent absents. Il faut signaler cependant une exception remarquable qui nous permettra de souligner un aspect primordial des lettres de l’auteur des Essais de morale : la lettre virulente dans laquelle l’abbé le Roi reproche à Nicole son « miserable repos » et son « timide & lâche silence » 22 . Il s’agit d’une polémique déclenchée lorsque Nicole envoie une lettre de désaveu ou de reniement à l’archevêque de Paris, Harlay, pour une autre lettre qu’il avait écrite en faveur d’évêques jansénistes au pape Innocent XI en 1677, dans laquelle il s’agissait de souligner la nécessité de combattre la morale minimaliste de la casuistique proposée par les jésuites. Dans cette deuxième lettre, Nicole n’assume pas la responsabilité de la première lettre, qu’il avait pourtant rédigée : « C’étoit leur affaire, & non pas la mienne » 23 , écrit-il à propos des évêques de Saint- Pons et d’Arras. Et dans sa réponse à l’abbé Le Roi, Nicole évoque l’argument de la prudence, une vertu qui nécessite parfois de garder le silence, 19 Ibid., Lettre XXIX, p. 191. 20 Voir l’article de Charles-Olivier Stiker-Métral sur les rapports entre la pratique épistolaire de Nicole et sa conception de la charité et de la civilité chrétienne : « Pierre Nicole épistolier : une mise en pratique de la civilité chrétienne », Littératures classiques, LXXI, 1 (2010). En ligne : https : / / www.cairn.info/ revuelitteratures-classiques1-2010-1-page-327.htm [document consulté le 3 décembre 2015]. 21 P. Nicole. Essais de morale, op. cit., t. 7, Lettre XXXVI, p. 214. 22 Ibid., t. 9, Lettre LII, p. 283. 23 Ibid., Lettre L, p. 261. <?page no="259"?> La correspondance de Pierre Nicole : la lettre comme laboratoire 259 même si certaines personnes risquent d’associer ce comportement à un vice, celui de la lâcheté : Je vous puis dire, Monsieur, que j’ai des réponses certaines & décisives sur toutes ces difficultés ; mais qu’elles sont neanmoins du nombre de celles dans lesquelles je ne croi point devoir entrer, & qui sont fondées sur un grand nombre de vues de conscience que la prudence m’oblige de tenir secretes. 24 Dans toute cette série de lettres, qui constituent un échange on ne peut plus tendu, la réaction négative des amis de Port-Royal semble ébranler davantage Nicole, à tel point qu’il finit par dévoiler sa frustration : « Les gens du monde ont soupçonné ces paroles de n’être pas assez sincères […]. Il est difficile de discerner quand il faut écrire, de quelle manière on le doit faire, ce qu’il faut dire, toutes les mesures de prudence et de charité qu’on y doit garder. » 25 Le moraliste évoque plusieurs fois cette blessure, par exemple dans la missive qu’il adresse à « un Ami », dans laquelle il se défend toujours contre les critiques que lui a attirées l’affaire de la lettre : « [L]e monde n’étant pas accoutumé à agir & à parler simplement, s’est imaginé des déguisements & des finesses dans une conduite toute simple, & dans des paroles sinceres et sans artifice. » 26 Il est tout à fait remarquable qu’il qualifie de « sincère » un comportement qu’il défend ailleurs pour sa prudence, comme si les deux allaient ensemble. Or, ce que nous voulons souligner dans ces deux passages, ce sont justement les notions de prudence et de sincérité, parce qu’elles semblent bien se trouver au cœur d’une tension qui sous-tend toute la correspondance de Nicole : d’une part, l’idéal épistolaire de la transparence qui caractériserait la relation je-tu ; d’autre part, la reconnaissance des pièges auxquels on s’expose en écrivant des lettres et qui rendent nécessaires des mesures de prudence. Dès la Renaissance, une rhétorique de la prudence s’avérait nécessaire à l’individu afin de cultiver une certaine ambiguïté autour de ses croyances dans les interactions sociales quotidiennes. 27 Cette tension correspond précisément à la mise en place des catégories morales de la sincérité et la prudence, dont découlent des tensions donnant lieu à un sens plus haussé de la subjectivité et de l’intériorité, concepts si essentiels à la 24 Ibid., Lettre LII, p. 293. 25 Ibid., Lettre L, p. 265. 26 Ibid., Lettre LI, p. 275. 27 John Martin. « Inventing Sincerity, Refashioning Prudence : The Discovery of the Individual in Renaissance Europe », American Historical Review, CII, 5 (1997), p. 1325. <?page no="260"?> Constance Cartmill 260 notion d’individu. 28 Nicole serait emblématique d’un tel dualisme, qui paraît le tirailler, comme on peut très bien le constater dans une lettre qui s’adresse à une amie : « [D]ire mes sentiments […] [ce serait] me mettre au hazard de blesser la verité […] [mais] cette retenue seroit prise pour une espece de malignité. » 29 Sans faire l’apologie du silence, Nicole semble prôner une prise de conscience lucide des embûches de la communication. À titre d’exemple des pièges que tendent l’écriture épistolaire : si le destinataire d’une lettre la montre à d’autres personnes, celles-ci risquent de mal comprendre le sens attribué à certains mots ou de le comprendre encore moins que la personne à qui la lettre s’adresse. Il est d’ailleurs intéressant de noter à ce propos que Nicole maintient une ligne de démarcation nette entre ce qu’il appelle « la signification publique d’un terme […] [et] des sens particuliers [qu’] on [lui] donne 30 ». « Quoique la signification publique d’un terme soit fort odieuse, précise-t-il, on s’en peut néanmoins servir quelquefois en un sens qui n’enferme qu’une idée innocente & c’est même une espece d’agrément dans les discours. » 31 L’exemple sur lequel s’appuie Nicole, en l’occurrence le mot « libertinage », présente un sens « public » dénotant une attitude impie envers Dieu, alors que son sens « grammatical » - celui dont Nicole s’était déjà servi à propos d’un groupe de religieux qu’il priait de rester plus longtemps avec lui - est plus innocent, puisqu’il ne désigne alors qu’un « simple excès de liberté » 32 . Montrer une lettre à une personne qui ne connaît pas assez bien l’épistolier peut déclencher des effets inattendus, voire néfastes : « [C]omme je vous ai parlé un peu plus librement que je n’aurois fait dans un Ecrit public […] je vous supplie trèshumblement de me faire la grâce de ne montrer point cette Lettre à qui que ce soit. » 33 La question de la destination est fréquemment évoquée par le moraliste dans ses textes épistolaires, question directement liée à celle de l’utilité. 28 Ibid, p. 1340 : « Indeed, the growing importance of the ideals of prudence and sincerity - as well as the tensions between them - made it increasingly possible in the Renaissance and in the early modern period generally to view a particular person as a complex individual, who was self-conscious about the degree to which the inner self, now viewed as largely cut off from God, directed the outer, public self in its daily interactions with one’s fellow citizens, subjects, or courtiers. » 29 P. Nicole. Essais de morale, op. cit., t. 8, Lettre LXXX, p. 185. 30 Ibid., Lettre LXXXVI, pp. 231-232. 31 Id. 32 L’épisode raconté valut à Nicole une critique dont il dut se défendre : « [J]e leur dis en riant pour leur persuader de demeurer, qu’il me sembloit que leur regle leur permettoit bien cette liberté, & que la liberté de cet Ordre étoit si grande, qu’elle approchoit presque du libertinage » (ibid., p. 228). 33 Ibid., Lettre LX, p. 19. <?page no="261"?> La correspondance de Pierre Nicole : la lettre comme laboratoire 261 Comme ses correspondants lui demandent assez souvent des conseils sur le comportement de leurs amis, c’est justement au nom de l’utilité que certains passages de lettres sont faits exprès, sinon pour être montrés, du moins pour être communiqués à d’autres personnes. Dans de tels cas, Nicole donne son avis - car il doit faire preuve de charité envers son destinataire -, mais il le fait en ajoutant toutes sortes d’avertissements et de cautions, allant jusqu’à proposer une sorte de dispositif triangulaire pour la communication épistolaire : « [C]e qui m’a donné la confiance de vous écrire ces pensées, c’est que devant passer par votre canal, vous sauriez bien les proportionner à la personne à qui elles sont destinées. » 34 Suivant le principe rhétorique de l’accommodatio, le destinataire doit adapter les propos de Nicole avant de les transmettre à d’autres personnes. Dans ces quelques exemples, il paraît évident qu’une relation de pure transparence entre correspondants, fondée sur un idéal de sincérité, s’avère difficile à atteindre dans la pratique, même s’il s’agit de la seule relation valable dans une recherche d’authenticité. Comme on l’aura bien deviné, cet idéal relève de l’amitié chrétienne, à laquelle, selon la conception de Nicole, l’écriture épistolaire présente au moins deux obstacles directement liés : les discours généraux et l’amour-propre. En effet, à maintes reprises, Nicole insiste sur l’inutilité des lettres que nous recevons des « personnes qui ne nous connoissent pas à fond », et dont la bonne compréhension exige le recours à « des discours géneraux qui servent de peu » 35 ; ainsi se répète-il en terminant cette même lettre destinée à une religieuse : « Ces discours […] étant de si peu d’utilité, je ne vois pas que vous aiez sujet de rechercher que je vous écrive. » 36 Sous sa forme idéale, la lettre doit avoir un but précis : permettre au destinataire d’en faire un usage certain et nettement délimité ; autrement, l’épistolier ne fait que « parler de loin » ou « parler en l’air, & l’on n’a pas sujet de faire grand état de ce qu’ils disent » 37 . Nous touchons ici à l’une des contradictions qu’on trouve chez Nicole : ses essais s’adressant à un public plus étendu que ses lettres, leur portée est forcément plus générale - à moins que chaque lecteur n’ait l’impression que l’essai s’adresse à lui, spécifiquement, comme ç’aurait été le cas de Madame de Sévigné, lectrice privilégiée des Essais de morale 38 . On peut avoir l’impression que Nicole ne 34 Ibid., t. 7, Lettre XI, p. 71. 35 Ibid., Lettre V, p. 31. 36 Ibid., p. 34. 37 Ibid., Lettre XIV, p. 99. 38 Voir à ce sujet notre article « Madame de Sévigné lectrice de Pierre Nicole : la lettre à l’épreuve de l’essai », dans Lectrices d’Ancien Régime, éd. Isabelle Brouard- Arends. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 351-359. <?page no="262"?> Constance Cartmill 262 veut pas « connaître à fond » ses correspondants et qu’il préfère maintenir une certaine distance dans ses relations épistolaires. Mais, pour lui, la possibilité qu’une lettre qui « parle de loin » soit utile n’est pas inconcevable, comme l’indique une lettre dans laquelle Nicole se révèle cartésien en élaborant un discours sur l’importance du dialogue et de la coopération épistolaires lorsqu’il s’agit de surmonter les limitations ou les défauts de l’épistolier et ce, toujours dans le but de faire participer la correspondante à une meilleure connaissance de soi : Cela ne me réduira pas néanmoins au silence avec vous ; car laissant à part ce qui a besoin de lumière que je n’ai point, je puis m’attacher à certaines choses claires & certaines ; & il pourra même arriver que ces choses claires & certaines suffiront pour vous donner quelque lumiere sur les choses qui ne me seront évidentes, parceque vous y joindrez la connoissance particulière que vous avez de vous-même. 39 Malgré les réserves qu’il profère quant à l’utilité des discours généraux, Nicole a donc souvent recours, dans de nombreux passages de ses lettres, à des formulations généralisantes, ce qu’il n’omet pas de souligner lui-même dans des commentaires métatextuels apparaissant souvent à la fin ou au début de ses lettres et qui fonctionnent un peu comme autant de consignes de lecture : Ne vous amusez pas au reste, Madame, à chercher un rapport bien juste de ces considérations générales, au sujet particulier auquel on a eu quelques vûes de les appliquer […] vous prendrez, s’il vous plaît, tout ce que j’écris ici, plutôt pour un discours en l’air, que pour une réponse à votre Lettre . 40 Comme nous avons déjà pu le constater, un tel avertissement n’est pas rare chez Nicole, ce qui peut susciter la question suivante : comment faut-il donc prendre ces « discours en l’air » ? Quelle fonction peuvent-ils bien avoir dans une lettre ? Chez Nicole, le discours général signale non seulement « une forme de conscience du défaut de compétence de l’épistolier », mais « a aussi pour fonction d’interdire au correspondant un attachement trop fort au discours qui lui est adressé » 41 . Lorsqu’il a recours à la dictée, il semble avouer l’inutilité de sa lettre en raison de son caractère d’indifférenciation : « [N]’aiant à vous faire que des discours généraux, qui se peuvent faire sur le Pont neuf, il est indifférent de quelle main je vous écrive. » 42 De tels commentaires métatextuels viseraient à miner la valeur ou l’utilité des lettres, tout en soulignant leur caractère anodin : si elles ne valent pas 39 Ibid., t. 7, Lettre II, pp. 7-8. 40 Ibid., t. 8, Lettre LXXIV, p. 119. 41 C.-O. Stiker-Métral, « Pierre Nicole épistolier », art. cit., § 44. 42 P. Nicole. Essais de morale, op. cit., t. 8, Lettre LXXI, p. 88. <?page no="263"?> La correspondance de Pierre Nicole : la lettre comme laboratoire 263 grand-chose, ce qu’il faut dire en leur faveur, par contre, c’est qu’elles sont moins susceptibles de nuire au destinataire. Au début d’une lettre dans laquelle Nicole avertit sa correspondante de « la tentation dangereuse » de mépriser « ces personnes en qui vous remarquez tant de défauts » 43 , il adoucit la leçon de morale en s’accusant lui-même d’amour-propre : Je ne vous écris pas Mademoiselle, pour vous, mais pour moi. Vous n’avez que faire de mes lettres, mais je croi avoir besoin de vous en écrire de tems en tems, parceque j’ai besoin de votre affection & de votre charité. 44 Et, dans une autre lettre dans laquelle il avertit sa correspondante du danger des fausses pénitences, Nicole atténue son propos : Ne vous imaginez pas, s’il vous plaît, Mademoiselle, que ce que je vous dis ait aucun rapport à ce que vous m’avez dit dans vos Lettres, de vos dispositions. Je parle en général, & ne fais pas la moindre attention à vous. 45 On voit mieux se préciser ici le rôle de ces commentaires : il faut signaler au lecteur la part de l’amour-propre dans la pratique épistolaire, d’autant plus que les lettres de Nicole contiennent souvent une leçon de morale destinée au lecteur. Cette reconnaissance de l’amour-propre de l’épistolier peut nous paraître paradoxal, dans la mesure où la lettre est définie comme un acte de charité ou de civilité chrétienne. Toutefois, ce paradoxe peut s’expliquer dans la mesure où, pour Nicole, la charité est un plus grand bien pour ceux qui la pratiquent que pour ceux qui la reçoivent. En tant qu’œuvre de charité, la lettre serait en fin de compte « inutile » aux gens qui la reçoivent : celui qui veut faire un acte de charité n’échappe pas facilement aux pièges de l’amour-propre. On voit à l’œuvre dans ces arguments le retour sur soi ou le travail de réflexivité que Nicole associe à la constante vigilance que nécessite son système de morale. Une solution possible au piège de l’amour-propre inhérent à la communication épistolaire consiste à reconnaître la charité non pas dans l’envoi de la lettre, mais dans sa réception. Ici, Nicole rejoint une conception plus moderne voulant qu’en général, l’écriture se présente comme une thérapie : Il n’y a rien de trop long, Mademoiselle, non-seulement quand on ne dit que des choses raisonnables comme vous, mais même quand elles ne seroient pas trop raisonnables en soi, pourvû qu’elles servissent à soulager celle qui les écrit, il faudroit avoir peu de charité pour en être incommodé ; & vous vous pouvez assurer qu’une pensée de cette sorte ne me viendra jamais 43 Ibid., t. 7, Lettre LV, p. 335. 44 Ibid., p. 330. 45 Ibid., Lettre IV, p. 29. <?page no="264"?> Constance Cartmill 264 dans l’esprit, & que si je vous disois qu’il n’étoit pas nécessaire de m’écrire quelque chose, ce ne seroit pas pour moi, mais pour vous. 46 En faisant abstraction d’une telle vision de la lettre, qui semble surtout adaptée et réservée à certaines de ses correspondantes féminines, Nicole finit par reconnaître non seulement l’impossibilité d’éviter le discours général, mais aussi la nécessité d’y avoir recours même s’il s’avère aux antipodes d’une communication épistolaire idéalisée, qui tiendrait compte de la singularité du destinataire et du contexte spécifique de l’échange. Cette reconnaissance nous amène, ainsi que l’on vient de le voir, au deuxième obstacle à l’amitié chrétienne, à savoir l’amour-propre : dans plusieurs lettres, Nicole a recours au discours général afin d’adoucir le redressement des fautes de ses correspondants. Il s’agit d’une stratégie relevant de la prudence et qu’il décrit ainsi : « [S]’il arrive que dans ses Lettres on s’égare dans quelque discours général, l’on ne prendra pour soi que ce que l’on croira qui nous convient, sans supposer qu’on en ait aucune application. » 47 La notion de « s’égarer » dans des généralités nous rappelle non seulement la notion d’errance scripturale, mais aussi les risques que pose l’écriture de l’essai pour l’écriture épistolaire et la fluctuation qui existe entre les deux genres. Car, comme il l’écrit au sujet d’une religieuse avec laquelle il s’était brouillé et dans une tentative de rétablir avec elle un rapport de réciprocité : « C’est l’application particulière que je la prie de faire des principes généraux que j’ai établis, qui étant aussi vrais à mon égard, qu’au sien, m’obligent à en faire le même usage envers elle, que je souhaite qu’elle en fasse à mon égard. » 48 Les « discours en l’air » serviraient à adoucir la leçon de morale, comme le recours au « je » autobiographique, qui sert en fin de compte non pas à parler de son « moi » - ce qui comporterait le risque certain de blesser l’amour-propre de l’autre -, mais bien plutôt à fournir des exemples utiles à l’autre. Mais l’on pourrait aisément percevoir une certaine amertume ou une aigreur dans certains propos de l’épistolier qui visent à diminuer la portée de ses « vues », comme s’il devait s’abaisser pour ne pas rebuter les correspondants avec lesquels il se trouve en désaccord, au point de sembler prêt, à certains moments, à abandonner jusqu’à ses propres positions. On peut constater à ce propos une certaine ironie dans des formules telles que « je n’ai rien à redire » ou « je trouve tout bien » ; il est à ce titre révélateur que Nicole qualifie ses opinions de « vues » plutôt que de « jugements » ou, comme il écrit dans une lettre, qu’il considère avoir « fait proprement 46 Ibid., p. 24. 47 Ibid., Lettre XXIII, p. 161. 48 Ibid., p. 131. <?page no="265"?> La correspondance de Pierre Nicole : la lettre comme laboratoire 265 l’Avocat […], mais […] [n’avoir] point parlé en Juge 49 ». Il s’agit de peser le pour et le contre, en laissant à d’autres le soin de rendre un jugement et d’en assumer la responsabilité. Bernard Chédozeau n’a sans doute pas tort de suggérer que « la correspondance confirme les obscurités et les côtés contradictoire et sombre du personnage de Pierre Nicole 50 ». Toutefois, l’on trouve dans ses lettres plusieurs manifestations d’un humour assez croustillant, qui tendent à nuancer une vision trop pessimiste du moraliste ; à titre d’exemple, après avoir décrit un passage des lettres de Marie de l’Incarnation, dans lequel la missionnaire raconte les coups de hache qu’ont reçus les jésuites, devenus des martyrs pour la gloire de Dieu , Nicole espère pour sa correspondante un sort similaire : Or un des souhaits qu’elle fait quelquefois pour certains Missionaires, avec qui elle avoit beaucoup de commerce, est qu’ils aient la tête fendue par un coup de hâche, ce qui leur arrivoit quelquefois. Je ne sai si ces bons Missionaires consentoient de bon cœur à ce souhait ; […] Est-ce donc là, me direz-vous, votre souhait pour moi ? Non, Mademoiselle, tant d’honneur ne vous est pas dû, & puis je ne vois personne disposé à vous fendre la tête. Je ne vous souhaite donc point un coup de hache qui vous ôte du monde, mais je vous souhaite le glaive du Saint-Esprit, & une hache spirituelle qui vous fasse retrancher en vous tout ce qui tient encore du monde, tout ce qui vous y attache, tout ce qui vous en plait. 51 Nicole emploie ici une image terrifiante en guise de plaisanterie afin de mieux faire passer la leçon morale sur le détachement du monde. Par ailleurs, il décrit ce que devrait être une correspondance relevant de l’amitié ou de la civilité chrétienne : un échange dans lequel il serait possible de se passer des louanges et marques d’estime, c’est-à-dire de tous les signes de la civilité que l’amour-propre aurait malheureusement rendus nécessaires dans le commerce des hommes. En fin de compte, pour Nicole, la parfaite union de l’amitié chrétienne tend vers le silence, malgré toutes les réserves exprimées par ailleurs. Avec certains correspondants, il propose de substituer la lettre par la prière ainsi qu’il l’écrit à propos d’une religieuse, « elle me peut priver de ses Lettres, pourvû qu’elle ne me prive pas de ses Prières 52 ». Autrement dit, il vaut mieux « parler à Dieu » en faveur de ceux que l’on aime que de leur écrire des lettres, la communication épistolaire étant bien moins efficace que la prière. On serait tenté de 49 Ibid., Lettre XII, p. 75. 50 Bernard Chédozeau. « La correspondance de Pierre Nicole : P. Nicole, un des Messieurs de Port-Royal ? », Chroniques de Port-Royal, XLV (1996), p. 41. 51 Id. 52 Ibid., Lettre XV, p. 109. <?page no="266"?> Constance Cartmill 266 conclure que, dans la pratique scripturale de Pierre Nicole, il s’effectue un amenuisement ou un amoindrissement de la discursivité ; la lettre servirait d’étape intermédiaire entre l’essai et le silence. Mais la réalité est bien plus complexe ; avec d’autres correspondants, il propose l’échange d’une « lettre annuelle » ou d’une tous les deux ans car, précise-t-il dans une lettre de réconciliation à une religieuse, « il ne faut pas aussi réduire l’amitié à un état angélique 53 », faisant écho à son essai « De la civilité chrétienne », où il écrivait qu’« [i]l faut agir avec les hommes comme avec des hommes, et non comme avec des anges 54 ». * * * Il est évident que Nicole l’épistolier dévoile un souci de maintenir un certain lien socio-affectif avec ses correspondants, dont plusieurs réclament son aide spirituelle. Sa pratique épistolaire serait en fin de compte une application concrète et expérimentale de ses Essais de morale, entre autres « De la civilité chrétienne ». Dans cet essai, d’une manière sans doute paradoxale, après avoir présenté une vision pessimiste de la société et de la sociabilité - qui auraient selon lui leurs fondements dans l’amour-propre -, le moraliste dévoile les atouts de la civilité, dont celui de fournir les occasions les plus fréquentes de pratiquer la charité. Dans ces lettres comme dans ses essais se remarque la reconnaissance d’une nécessité de s’adapter aux réalités de la vie mondaine. En « disant ses sentiments » dans une lettre, par exemple, on encourt toujours le risque de « blesser la vérité » mais, en voulant éviter ce risque, l’épistolier s’expose à celui de blesser son correspondant par sa retenue et son silence, susceptibles d’être pris « pour une espèce de malignité ». L’analyse des modalités épistolaires de la mise en pratique de la civilité, y compris la confrontation fructueuse des lettres à l’essai, permet d’élucider quelques-unes des tensions qui sous-tendent les écrits de Pierre Nicole et, notamment, celle qui découle de la prudence, vertu qui est parfois - sinon souvent - en porte-à-faux avec la sincérité 55 . 53 Ibid., Lettre XXIII, p. 161. 54 Pierre Nicole. Essais de morale, éd. Laurent Thirouin. Paris : Presses universitaires de France, p. 192. 55 Afin de contrer les reproches qui étaient une source de grand malaise pour Nicole, on serait tenté d’appliquer à la communication ou aux échanges verbaux son système de gradation des vices et de vertus, selon lequel il y a « toujours deux vertus entre les deux extrémités vicieuses » (Essais de morale. Genève : Slatkine Reprints, op. cit., t. 8, Lettre LXXXVI, p. 235) : la prudence serait plus proche du « vice » du silence, alors que l’autre vertu au milieu des deux vices opposés, la transparence ou la sincérité, serait plus proche de l’indiscrétion (lorsqu’on « parle témérairement »). <?page no="267"?> La correspondance de Pierre Nicole : la lettre comme laboratoire 267 Bibliographie Sources Nicole, Pierre. Essais de morale. Genève : Slatkine Reprints, 1971, vol. II [Paris : G. Desprez, 1733-1771, t. 7-9]. Nicole, Pierre. Essais de morale, éd. Laurent Thirouin. Paris : Presses universitaires de France, 1999. Études Bourgeois, Muriel. « La morale à l’essai : Pierre Nicole », Acta fabula, VI, 3 (2005). En ligne : http : / / www.fabula.org/ revue/ document1063.php [document consulté le 3 mai 2015]. Cartmill, Constance. « Madame de Sévigné lectrice de Pierre Nicole : la lettre à l’épreuve de l’essai », dans Lectrices d’Ancien Régime, éd. Isabelle Brouard- Arends. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 351-359. Chédozeau, Bernard. « La correspondance de Pierre Nicole : P. Nicole, un des Messieurs de Port-Royal ? », Chroniques de Port-Royal, XLV (1996), pp. 33-42. Descombes, Vincent. Le parler de soi. Paris : Gallimard, 2014. Grosperrin, Jean-Philippe. « Les aventures de l’essai au XVII e siècle : de l’art de conférer à l’art de converser », dans L’essai. Métamorphoses d’un genre, éd. Pierre Glaudes. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2002, pp. 217-249. Guion, Béatrice. Pierre Nicole moraliste. Paris : H. Champion, 2002. Martin, John. « Inventing Sincerity, Refashioning Prudence : The Discovery of the Individual in Renaissance Europe », American Historical Review, CII, 5 (1997), pp. 1309-1342. Périgot, Béatrice. « L’héritage antique de l’essai : Cicéron et les ambiguïtés de la rhétorique », dans L’essai. Métamorphoses d’un genre, éd. Pierre Glaudes. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2002, pp. 121-133. Sarocchi, Jean. « Un drôle de genre », dans L’essai. Métamorphoses d’un genre, éd. Pierre Glaudes. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2002, pp. 17-28. Stiker-Métral, Charles-Olivier. « Pierre Nicole épistolier : une mise en pratique de la civilité chrétienne », Littératures classiques, LXXI, 1 (2010). En ligne : https : / / www.cairn.info/ revue-litteratures-classiques1-2010-1-page-327.htm [document consulté le 3 décembre 2015]. <?page no="269"?> Le labyrinthe intérieur dans les Lettres de 1671 de Madame de Sévigné M ATHILDE M ORINET (C ENTRE INTERDISCIPLINAIRE D ’ ÉTUDE DES LITTÉRATURES D ’A IX -M ARSEILLE ) L’année 1671 est l’année qui marque le départ de Madame de Grignan, la fille chérie de Madame de Sévigné, pour la Provence, où elle suit son mari parti assurer sa charge de lieutenant-général du Languedoc. Ce départ, qui est l’annonce d’une longue séparation, qui durera plusieurs années, fait figure de drame inaugural dont l’onde de choc ne va cesser de se faire ressentir en déflagrations successives et répétées dans tous les aspects de l’existence de Madame de Sévigné, que ce soit dans sa vie quotidienne ou au cœur de l’activité scripturaire. C’est l’ensemble d’un rapport au monde et à soi qui est bouleversé par l’événement de la disparition. Tout d’abord, la mondanité n’est plus perçue comme cet espace heureux des fêtes galantes et des jeux de salon, mais comme un lieu de hauts périls où le nom de la fille risque à tout moment de s’effacer - en raison de son éloignement du centre absolu que constitue Paris -, l’entraînant ainsi dans un désastreux déclassement social et politique. Dès lors, toute information récoltée sur cet univers et rapportée à la fille impliquera une finalité tactique et pragmatique destinée à lui éviter à tout prix ce sort funeste. Ensuite, les espaces habités, traversés et arpentés par Madame de Sévigné ou sa fille semblent transformés, presque fracturés, par l’horreur de l’absence : les lieux désertés par Madame de Grignan, Paris et le domaine des Rochers en Bretagne, portent avec une constance désarmante les signes de l’absence et du vide 1 . Mais ce ne sont pas seulement les lieux de l’intimité partagée qui essuient des boule- 1 La chambre de Mme de Grignan dans la demeure familiale du Marais en est l’exemple le plus criant : « Mais en entrant ici, bon Dieu ! comprenez-vous bien ce que je sentis en montant ce degré ? Cette chambre où j’entrais toujours, hélas ! j’en trouvai les portes ouvertes, mais je vis tout démeublé, tout dérangé, et votre pauvre petite fille qui me représentait la mienne » (Madame de Sévigné. Lettres de l’année 1671, éd. Roger Duchêne et Nathalie Freidel. Paris : Gallimard, 2012, p. 55). <?page no="270"?> 270 Mathilde Morinet versements radicaux : l’ensemble de l’imaginaire cartographique sévignéen est en pleine mutation. La Provence devient le nouveau pays de Madame de Sévigné, un nouveau centre qu’elle habite par la pensée, traversant des centaines de kilomètres pour la rejoindre sur l’hippogriffe de son imagination 2 . L’agilité de l’imaginaire, qui permet d’accéder à ces espaces lointains par survols rapides des contrées intermédiaires, devient alors un opérateur de proximité faisant fi des distances kilométriques et redessinant les contours d’une carte de la France sur laquelle Paris et Grignan seraient, paradoxalement, pratiquement limitrophes. De plus, le rapport au corps a été complètement modifié, puisqu’il accuse difficilement la violence du coup de l’événement traumatique. La chair ne se contraint plus au silence, des signaux d’alerte retentissent et une douleur foudroyante laisse entendre son cri, comme si une plaie à vif avait été ouverte à l’instant de la séparation. Le corps semble sombrer sous les coups de butoir de cette forme de maladie puissante, pressante et péremptoire qui en déstabilise l’organisation et les polarités. Le cœur, à cet égard, est montré comme l’objet d’une déchirure qui ne semble pas simplement métaphorique, mais bien physiologique, et qui ouvre une brèche que seule l’écriture peut par moments apaiser. Pourtant, ce n’est pas seulement la surface de la chair ou la matérialité des organes qui est affectée, mais l’ensemble du cosmos en miniature que représente l’intériorité, mis sens dessus dessous par le passage d’une vague déferlante d’affectivité que plus rien ne semble pouvoir contenir. La déchirure initiale du cœur impose donc une écoute nouvelle du monde et de soi, de même que la perception de nouvelles polarités de l’espace, extérieur et intérieur. Auparavant tournée vers l’extériorité, la surface des corps et l’activité mondaine, Madame de Sévigné se pose désormais davantage en observatrice de son intériorité et des mouvements qui s’y produisent, dans une attitude plus passive, que la retraite dans des lieux secrets semble favoriser 3 . L’univers de la surface se change donc en monde 2 Elle le signale à plusieurs reprises au cours de la correspondance en cette année 1671 : « Hélas ! C’est bien moi qui dois dire qu’il n’y a plus de pays fixe pour moi, que celui où vous êtes » (lettre du 29 avril, dans ibid., p. 173) ; « Je ne songe qu’à la Provence. Je me trouve présentement votre voisine » (lettre du 25 décembre, dans ibid., p. 383) ; « Hélas ! vous dites bien, quand vous dites que la Provence est ma demeure fixe, puisque c’est la vôtre » (lettre du 30 décembre, dans ibid., p. 386). 3 En effet, Madame de Sévigné, tout en continuant à apparaître régulièrement dans les espaces publics des salons parisiens ou aux grands événements politiques comme la tenue des États de Bretagne à Vitré, autrement appelés « le fracas de Vitré » (lettre du 23 août, dans ibid., p. 287), montre une prédilection en cette année 1671 pour les lieux de la retraite (le cabinet, la chambre, le couvent de <?page no="271"?> Le labyrinthe intérieur dans les Lettres de 1691 de Mme de Sévigné 271 des profondeurs, comme si l’absence avait créé une brèche dans l’intériorité qu’il s’agit maintenant de sonder et d’explorer. Ce que l’on peut assimiler à une révolution copernicienne s’est opéré dans la perception de l’intériorité : cette dernière n’a plus rien du monde fixiste en deux dimensions de Ptolémée, mais présente un univers tridimensionnel, couvert de zones d’ombres et de ténèbres, recouvert de terrae incognitae, infini et en mouvement. L’épistolière, héritière en cela des mystiques et des moralistes 4 , perçoit alors son monde intérieur comme doué d’une profondeur qu’il n’avait pas jusqu’ici, méritant d’être arpenté et cartographié. Et, en effet, c’est sur les pas des moralistes - que Madame de Sévigné côtoie d’ailleurs dans les cercles de sociabilité mondaine (tel La Rochefoucauld, qui est l’un de ses très proches amis) ou qu’elle lit avec une attention soutenue et scrupuleuse (tels Pascal et Nicole) - qu’elle s’aventure quand elle décide de sonder « le fond du cœur » à la lanterne de sa raison et de son imagination 5 . Comme elle se promène dans les cœurs 6 , Madame de Sévigné pourra ainsi Livry, le manoir des Rochers et son jardin…) où elle se consacre au souvenir et à la méditation intime. Le repli est alors propice à l’introspection : « Hélas ! comme je suis pour vous, et la plaisante chose que d’observer les mouvements naturels d’une tendresse naturelle, et fortifiée par ce que l’inclination sait faire ! » (lettre du 17 avril, dans ibid., p. 154). 4 Madame de Sévigné pensera en effet son intériorité à l’aide d’images spatiales et architecturales qui appartiennent à une tradition à la fois ancienne et contemporaine retracée précisément par ailleurs par la critique. Voir Mino Bergamo. L’anatomie de l’âme. De François de Sales à Fénélon, trad. Marc Bonneval. Grenoble : Éd. Jérôme Million, 1994 ; Benedetta Papasogli. Le « fond du cœur ». Figures de l’espace intérieur au XVII e siècle. Paris : H. Champion, 2000 ; Bernard Beugnot. « Quelques figures de l’espace intérieur », Études littéraires, 34, 1-2 (2002), pp. 29-38 ; Jean-Louis Chrétien. L’espace intérieur. Paris : Les Éditions de Minuit, 2014. 5 Madame de Sévigné ne cesse de clamer son admiration pour les anatomistes du cœur humain que sont les moralistes, qu’elle lit avec une patience méticuleuse dans son désert des Rochers : « Jamais le cœur humain n’a été mieux anatomisé que par ces Messieurs-là » (lettre du 19 août, dans ibid., p. 284). Elle dit d’ailleurs à propos de Nicole : « Ce qui s’appelle chercher dans le fond du cœur avec une lanterne, c’est ce qu’il fait » (lettre du 30 septembre, dans ibid., p. 323). Les lettres de l’année 1671 sont ponctuées de remarques sur ses lectures, voire de petits commentaires de textes, qu’elle partage avec sa fille, enjointe également à poursuivre son parcours des ouvrages moralistes. 6 « Vous me priez, ma bonne, de me promener dans votre cœur […]. Je vous dirai donc que je fais quelquefois cette promenade. Je la trouve belle et très agréable pour moi, mais à la pareille, ma bonne, je vous conjure civilement de venir vous promener chez moi. Allez partout, et voyez bien s’il y a quelqu’un qui se promène <?page no="272"?> 272 Mathilde Morinet partir à la découverte de son intériorité perçue en termes spatialisés, suivant l’image, qu’aime particulièrement le XVII e , siècle d’une épistolière homo viator de son monde intérieur. Mais si Madame de Sévigné s’inscrit dans un mouvement de son siècle, celui de la spatialisation de la psyché chez les mystiques et les moralistes, elle propose pourtant une image renouvelée de cette intériorité à l’aide de l’image du labyrinthe. 1. La spatialisation concrète de l’intériorité : l’image du labyrinthe C’est la vue du labyrinthe des Rochers, lors du voyage estival de 1671, qui va faire émerger et fixer cette figure qu’est le « labyrinthe de pensée 7 ». Le labyrinthe est un élément essentiel de l’ornement des jardins de la Renaissance 8 , et le XVII e siècle reste l’héritier direct de cette manière d’agrémenter parcs et jardins, tout comme les jardiniers-paysagistes reprendront les formes du verger ou de l’île. Il s’agissait avant tout, en créant des espaces du repli par l’arrangement de labyrinthes, de vergers, d’îles, de bosquets ombrageux ou de grottes artificielles, d’aménager d’heureux hortus conclusus dans ces espaces qui, au XVII e , s’ouvriront sur un infini sans bornes. En effet, le jardin à la française, dont les perspectives sont tirées au cordeau par un jardinier soucieux de maîtriser une nature par ailleurs changeante et incertaine et de corriger les défauts pour révéler l’harmonie qui architecture un univers qui aux yeux du simple mortel prend les atours du chaos, travaille également pour créer l’illusion, par le jeu des perspectives, qu’il organise tout le paysage alentour. Certains espaces ont donc pour fonction de ménager des lieux de retraite, méditative, rêveuse ou amoureuse, loin du monde et du bruit. Perdant à l’ère galante ses caractéristiques effrayantes pour mettre en avant de simples valeurs d’agrément (ombrage, calme…) ou servir d’écrin aux rencontres amoureuses, le labyrinthe se confond alors souvent avec le locus amoenus. Il devient un ornement interchangeable avec ses autres avatars galants : l’île, le bosquet ou le verger. C’est ce que l’on peut constater dans des nouvelles du temps, comme celles de Madame de Villedieu (notamment Les exilés de la cour à côté de vous, et si vous n’y êtes pas plus respectée que dans votre gouvernement » (lettre du 2 août, dans ibid., p. 264). 7 Lettre du 29 juillet, dans ibid., p. 263. 8 Comme le rappelle Isabelle Trivisani-Moreau, dans un passage de son ouvrage consacré aux formes des jardins classiques consacré aux formes des jardins classiques ; voir Dans l’empire de Flore. La représentation romanesque de la nature de 1660 à 1680. Tübingen : Narr, 2001. <?page no="273"?> Le labyrinthe intérieur dans les Lettres de 1691 de Mme de Sévigné 273 d’Auguste), dans lesquelles la dimension symbolique du lieu s’est émoussée au point que le labyrinthe n’est plus qu’un lieu propice aux rendez-vous amoureux. Madame de Sévigné, à l’image de Le Nôtre à Versailles, sacrifie elle aussi à la mode des labyrinthes, et fait en aménager un dans ses allées des Rochers. Elle le contemple dès son retour en Bretagne pendant l’été 1671, au cours de l’une de ces longues promenades dont elle est coutumière dans le parc paysager du domaine, et en décrit l’état à sa fille : Pour mon labyrinthe, il est net ; il y a des tapis verts, et les palissades sont à hauteur d’appui. C’est un aimable lieu, mais, hélas ! ma chère enfant, il n’y a guère d’apparence que je vous y voie jamais. Di memoria nudrirsi, più che di speme. 9 C’est bien ma vraie devise. Nos sentences ont été trouvées jolies. Ne comprenez-vous point bien qu’il n’y a jour, ni heure, ni moment, que je ne pense à vous, que je n’en parle quand je puis, et qu’il n’y a rien qui ne m’en fasse souvenir ? 10 Sur la description factuelle, très objective, s’ente immédiatement ce qui relève de l’affectivité : l’observation du labyrinthe, espace par essence de l’affectivité amoureuse dans l’imaginaire galant, appelle immédiatement le souvenir de l’absente. Ce que retient Madame de Sévigné n’est pas le plein d’un décor qui a poussé, qui s’est étoffé pendant le séjour parisien, mais bien le vide laissé par une fille qui se plaisait à s’y promener, à y lire, à y rêver. Se substitue donc à l’image réelle une image fantasmée qui, en s’y superposant, l’efface complètement : les moments passés dans le labyrinthe défilent sous les yeux de Madame de Sévigné, lui rappelant que sa fille ne paraîtra peut-être plus en ce lieu. Sans délai apparaît d’ailleurs dans l’esprit de Madame de Sévigné une citation qu’elle avait inscrite sur un arbre en compagnie de sa fille, dans la langue italienne qu’elles parlent toutes deux et qui signe une marque de connivence intense entre elles. Si Madame de Sévigné revient à la neutralité du constat pour commenter la citation élue, ce n’est que pour une courte durée : la maîtrise des sentiments en ce lieu chéri du souvenir de la fille ne peut se poursuivre plus longtemps et l’interrogation inquiète qui suit - caractérisée par un effet d’accumulation 9 Devise tirée de la Gerusalemme liberata : « Ama ed arde la misera, e si poco / In tale stato che sperar le avanza, / Che nudrisce nel sen i’ occulto fofo / Di memoria via più che di speranza » (« Elle aime, l’infortunée ! elle brûle ; mais loin de l’objet de sa tendresse, le feu caché dans son sein se nourrit plutôt de souvenirs que d’espérances », trad. de Le Brun, dans La Jérusalem délivrée, poème du Tasse. Paris : Lefêvre, 1836 [1774], chant VI, strophe 60, p. 132 ; nos italiques). 10 Lettre du 26 juillet, dans Mme de Sévigné. Lettres de l’année 1671, op. cit., pp. 259- 260. <?page no="274"?> 274 Mathilde Morinet issu du procédé de l’ajout et de l’énumération -, rappelle que l’image du labyrinthe a ouvert un monde d’angoisses qui rejaillissent quand la pensée est progressivement creusée, quand elle appuie sur ses rêveries. Comme d’autres espaces intimes continuellement jalonnés dans la Correspondance (la retraite de Livry ou de Sainte-Marie, la chambre désertée, le petit bois…), le labyrinthe est hanté : y est inscrit, à l’image des citations gravées sur les arbres, l’idée du vide et de l’absence. Mais ce support de la rêverie possède pourtant un surcroît de sens qui va aiguillonner l’imagination alerte de l’épistolière. En effet, le labyrinthe, est un ornement au croisement du naturel et du culturel, à l’image de ces arbres qui, dans le jardin des Rochers, s’ornent de citations littéraires qui disent et représentent l’intimité. Si la dimension symbolique du lieu s’est émoussée au fil du temps, notamment dans la littérature galante contemporaine de Madame de Sévigné, tout un imaginaire mythologique et allégorique y est associé, qui émergera au moment de la contemplation de ce lieu horticole particulier. Comme le souligne Isabelle Trivisani-Moreau, quelques textes littéraires réactivent ce symbolisme 11 , qu’ils soient contemporains ou un peu postérieurs aux premières lettres de Madame de Sévigné, signalant ainsi que les milieux mondains sont marqués par cet imaginaire spécifique du labyrinthe. Dans le Livre Second des Amours de Psyché et Cupidon de La Fontaine, auteur que Madame de Sévigné dit par ailleurs lire assidûment aux Rochers, Psyché doit descendre aux Enfers sur les ordres de Vénus : dans un environnement sinistre et inquiétant, le parcours prend alors la forme d’un dédale associé à l’image de la catabase. Il est bien l’espace de l’apparition des fantômes 12 : Vénus avait obligé Mercure, par ses caresses, de prier, de la part de cette déesse, toutes les puissances d’enfer d’effrayer tellement son ennemie par la vue de ces fantômes et de ces supplices, qu’elle en mourût d’appréhension, et mourût si bien, que la chose fût sans retour, et qu’il ne restât plus de cette beauté qu’une ombre légère. « Après quoi, disait Cythérée, je permets à mon fils d’en être amoureux et de l’aller trouver aux enfers pour lui renouveler ses caresses ». Cupidon ne manqua pas d’y pourvoir ; et dès que Psyché eut passé le labyrinthe, il la fit conduire, comme je crois vous avoir dit, par deux démons des Champs Elysées : ceux-là ne sont pas méchants. 13 11 Voir I. Trivisani-Moreau. Dans l’empire de Flore, op. cit., pp. 98-102. 12 « Il ne sera hors de propos de vous dire qu’elle vit sur les bords du Styx gens de tous états arrivant de tous côtés. […] Aussitôt qu’elle fut sortie du labyrinthe, les deux démons l’abordèrent, et lui firent voir les singularités de ces lieux » (Jean de La Fontaine. Les amours de Psyché et de Cupidon, éd. Françoise Charpentier, Paris : Flammarion, coll. GF, 1990 [1669], pp. 175-176). 13 Ibid., pp. 177-178. <?page no="275"?> Le labyrinthe intérieur dans les Lettres de 1691 de Mme de Sévigné 275 Quelques années plus tard, et fidèle en cela aux intentions de Le Nôtre quand il pensa le labyrinthe de Versailles, Charles Perrault, dans Le Labyrinthe de Versailles (1675), dépeint allégoriquement le labyrinthe d’Amour qui égare les amants. Il va dès lors être possible pour Madame de Sévigné de superposer sur cet imaginaire contemporain un imaginaire plus ancien, d’inspiration mythique, antique et médiéval. Lieu de la perdition, mais aussi de l’initiation laïque ou religieuse dans l’imaginaire médiéval, il est par excellence, dans la mythologie grecque, celui de l’errance d’un individu en quête d’un combat et d’une issue salvatrice dont la trace nous est parvenue par l’intermédiaire des Métamorphoses d’Ovide. Espace sentimental se faisant signe de la présence perdue de la fille, espace lié à une très forte symbolique ancienne et contemporaine, le labyrinthe entrera ainsi en résonance avec la représentation que l’épistolière se fait de son intériorité, d’autant plus qu’au moment où elle séjourne aux Rochers en cette année 1671, elle lit intensément d’autres cartographes de l’intime que sont les moralistes ; en effet, elle ne cesse de mentionner qu’en ce temps de loisir et ce, malgré la tenue des États de Bretagne, elle s’adonne à la lecture et commente les ouvrages qu’elle a emportés depuis Paris. En dehors du romancier La Calprenède, c’est Nicole et ses Essais de morale qui font office de livre de chevet, et le moraliste n’est pas sans rappeler certains passages lus antérieurement chez Pascal ou quelques paroles échangées avec son ami proche La Rochefoucauld. Le livre de Nicole, commencé début juillet, à son arrivée aux Rochers 14 , lui permet de « soutenir [son] cœur 15 » face à la douleur de l’absence, mais surtout la pousse à entrer en elle-même, à sonder son monde intérieur, alors qu’elle avait tendance à « glisser », « à ne pas appuyer » sur ces pensées qui « égratignent la tête », malgré les assauts irrépressibles à certains moments de la souffrance : Je vous assure, ma chère bonne, que je songe à vous continuellement, et je sens tous les jours ce que vous me dîtes une fois, qu’il ne fallait point appuyer sur ces pensées. Si l’on ne glissait pas dessus, on serait toujours en larmes, c’est-à-dire moi. 16 Je n’ose penser que légèrement à cet endroit et à toutes ces suites ; je n’ai pas la force de l’approfondir. 17 14 « Nous allons commencer un traité de morale de Nicole ; si j’étais à Paris, je vous enverrais ce livre, vous l’aimeriez fort » (lettre du 5 juillet, dans Mme de Sévigné. Lettres de l’année 1671, op. cit., p. 234). 15 Lettre du 13 septembre, dans ibid., p. 308. 16 Lettre du 3 mars, dans ibid., p. 87. 17 Lettre du 18 mai, dans ibid., p. 193. <?page no="276"?> 276 Mathilde Morinet Ce serait une belle chose si je remplissais mes lettres de ce qui me remplit le coeur. Mais, comme vous dites, il faut glisser sur bien des pensées et ne pas faire semblant de les voir ; je crois que vous en faites de même. 18 Sur les pas de Nicole, elle va alors pouvoir entrer dans son intériorité, éclairer à la lanterne son monde intérieur pour en faire la cartographie intime : « Ce qui s’appelle chercher dans le fond du cœur avec une lanterne, c’est ce qu’il fait. » 19 Mais c’est aussi explicitement sur les pas de Pascal qu’elle s’engage, dont elle loue au même moment les grandes qualités d’anatomiste du cœur : « Et pour le reste, ne vous avais-je pas dit que c’était de la même étoffe que Pascal ? Mais cette étoffe est si belle qu’elle me plaît toujours. Jamais le cœur humain n’a été mieux anatomisé que par ces Messieurs-là. » 20 La lecture des moralistes, notamment ceux de Port-Royal, ouvre à Madame de Sévigné une nouvelle écoute de soi 21 . Désormais parcouru à la lumière des moralistes, l’espace intérieur prend une forme spatialement identifiable. Elle reprend alors leurs métaphores, qu’elle adapte aux mouvements de ses pensées et de son cœur. Elle use de leur propension à analyser le monde intérieur par analogie avec l’espace concret, déjà hérité de la tradition mystique, mais sans se servir de la science topographique telle qu’on peut la retrouver dans la Carte de Tendre de Mademoiselle de Scudéry. Dès lors, en arpentant le parc des Rochers, en se perdant dans les bois sombres et le labyrinthe, l’image de l’intériorité comme dédale va se construire à la confluence des données sentimentales, littéraires et spatiales. L’image de la construction paysagère du labyrinthe vient frapper l’esprit de Madame de Sévigné, dont l’imaginaire, puissant et caractérisé par un véritable art de la vision et de la vive représentation 22 , est déjà marqué par 18 Lettre du 12 juillet, dans ibid., p. 241. 19 Lettre du 30 septembre, dans ibid., p. 323. 20 Lettre du 19 août, dans ibid., p. 284. 21 Michèle Rosellini analyse très précisément cette incidence de la lecture - notamment, celle des auteurs lus aux Rochers (La Calprenède, La Fontaine, Nicole) - dans la construction et la compréhension du moi sévignéen, qu’elle élève au rang d’outil « d’expérience de soi », de « miroir de l’âme […] éclairant dans la connaissance de soi » (« “Je suis bien loin d’abonder dans mon sens” : lecture et expérience de soi dans les Lettres de l’année 1671 », dans Connivences épistolaires. Autour de Madame de Sévigné (Lettres de l’année 1671). En ligne : http : / / facdeslettres.univ-lyon3.fr/ medias/ fichier/ communication-mrsevigne_1360255145978.pdf. 22 Delphine Reguig analyse cette tension visuelle de l’écriture sévignéenne dans son article « “Vous êtes encore toute vive partout” : présence des images dans les Lettres de Mme de Sévigné », dans La première année de correspondance entre Mme <?page no="277"?> Le labyrinthe intérieur dans les Lettres de 1691 de Mme de Sévigné 277 des jeux d’équivalence entre intériorité et extériorité, par une porosité entre le dedans et le dehors. À l’image de Ninon, l’ancienne amante de son fils, qui trouve cette heureuse formule pour qualifier Charles : « Ninon lui disait l’autre jour qu’il était une vraie citrouille fricassée dans de la neige » 23 , Madame de Sévigné va faire jouer son imaginaire pour tâcher de donner corps à son expérience intérieure et, ainsi, la rendre visible pour sa fille. Il s’agit bien de tenter de parvenir à l’effet de « l’imagination frappée 24 » qui touche son fils soumis à des rêveries érotiques 25 . Mais l’imaginaire de Madame de Sévigné est moins rustique, et se caractérise plutôt par un tropisme climato-géographique. En effet, le temps qu’il fait et, surtout, la luminosité propre aux heures avancées du jour colorent les pensées de Madame de Sévigné et influent sur son monde intérieur : « [Q]uand on se couche, on a des pensées qui ne sont que gris-brun, comme dit La Rochefoucauld, et la nuit elles deviennent tout à fait noires. » 26 Ou, encore, l’espace du dehors et, notamment le jardin des Rochers, se fait le reflet du deuil et de l’affliction ressentie à la mort du jardinier : « Maître Paul mourut il y a huit jours ; notre jardin en est tout triste. » 27 Le 29 juillet 1671, l’image se fixe : Je viens d’en faire un [voyage] dans mon petit galimatias, c’est-à-dire mon labyrinthe, où votre aimable et chère idée m’a tenu fidèle compagnie. Je vous avoue que c’est un de mes plaisirs que de me promener toute seule. Je trouve quelques labyrinthes de pensée dont on peine à sortir, mais on a du moins la liberté de penser à ce que l’on veut. 28 Cette dernière ramassera et éclairera tout un réseau de constats et de descriptions du monde intérieur que l’on trouvait précédemment, et que l’on trouvera ultérieurement. Madame de Sévigné fait alors le choix de la forme du labyrinthe, dédale inquiétant ouvert à toutes les errances, pour représenter une intériorité qu’elle veut montrer à sa fille désorganisée par son absence. de Sévigné et Mme de Grignan, éd. Cécile Lignereux. Paris : Classiques Garnier, 2012, pp. 277-295. 23 Lettre du 8 avril, dans Mme de Sévigné. Lettres de l’année 1671, op. cit., p. 135. 24 Lettre du 17 avril, dans ibid., p. 154. 25 « Il lui semblait toujours de voir autour de lui des panerées de tétons, et quoi encore ? des tétons, des cuisses, des panerées de baisers, des panerées de toutes sortes de choses en telle abondance qu’il avait l’imagination frappée et l’a encore, et ne pouvait pas regarder une femme ; il était comme les chevaux rebutés d’avoine » (id.). 26 Lettre du 14 juin, dans ibid., p. 214. 27 Lettre du 29 avril, dans ibid., p. 173. 28 Lettre du 29 juillet, dans ibid., p. 263. <?page no="278"?> 278 Mathilde Morinet 2. Le monde intérieur comme espace de l’errance labyrinthique C’est ainsi un monde intérieur dépourvu des repères qui lui étaient familiers que dépeint Madame de Sévigné. Après le départ de sa fille, son intériorité est pensée en termes de gouffre, mais aussi de méandres de pensées et de sentiments au milieu desquels elle se perd. Et il est vrai que l’intériorité de Madame de Sévigné semble avoir perdu toutes ses polarités habituelles : elle est pensée comme un espace renversé, chaotique, où plus rien n’est à sa place. À l’image du labyrinthe, figure essentielle de la perte de repères, de l’égarement, lieu où le fait d’avancer ouvre paradoxalement sur un espace qui semble identique au point de départ, Madame de Sévigné analyse son monde intérieur comme un lieu sans carte à partir de laquelle organiser un itinéraire rationnel vers le « fond du cœur ». Tout se renverse, dans des jeux d’équivalence problématique ; les souvenirs, désormais, ne sont plus gravés dans la mémoire, mais bien dans le cœur, voire dans les os mêmes de Madame de Sévigné : Nous sentons plus que jamais que la mémoire est dans le cœur, car, quand elle ne vient pas de cet endroit, nous n’en avons pas plus que des lièvres. 29 J’ai des liens de tous côtés, mais surtout j’en ai un qui est dans la moelle de mes os ; et que fera là-dessus M. Nicole ? 30 L’analyse physiologique du corps fait alors place à une perception symbolique du cœur et des os comme lieux de mémoire : les polarités du haut (tête, où devrait se situer la mémoire) et du bas (cœur, os) sont alors inversées, emmêlées. Difficile dès lors de ne pas penser à Madame de Grignan, dont le souvenir habite l’intégralité du corps de Madame de Sévigné. À cet égard, son univers intérieur est figuré, à l’image du labyrinthe, comme un espace clos dont on ne sort pas et qui confine à la folie : « Je ne sais où me sauver de vous » 31 . Par ailleurs, quand Madame de Sévigné pense à sa fille ou qu’affleurent les pensées noires liées à l’absence, c’est sans ordre : les pensées se bousculent, irrépressibles, et forment ce « labyrinthe de pensée » dont il est difficile de s’abstraire et qui est retranscrit dans les lettres sous la forme de « galimatias 32 », voire, littéralement, de labyrinthe des mots : « [C]eci n’estil point un peu labyrinthe ? » 33 L’épistolière construit un parfait jeu d’équivalence où au labyrinthe horticole répond le labyrinthe intérieur et celui de 29 Lettre du 9 septembre, dans ibid., p. 302. 30 Lettre du 1 er novembre, dans ibid., p. 346. 31 Lettre du 26 mars, dans ibid., p. 121. 32 Lettre du 24 avril, dans ibid., p. 165. 33 Lettre du 9 août, dans ibid., p. 272. <?page no="279"?> Le labyrinthe intérieur dans les Lettres de 1691 de Mme de Sévigné 279 son écriture même 34 . Ainsi, le style joue à simuler la chose, à exprimer au plus près le désordre de l’intériorité. De nombreuses phrases traitant des « pensées » qui assaillent Madame de Sévigné, qu’elles soient des souvenirs, des inquiétudes sur le devenir politique de Madame de Grignan ou sur sa grossesse, des affleurements de tendresse, ont dès lors une syntaxe bousculée, généralement énumérative : Un souvenir, un lieu, une parole, une pensée un peu arrêtée, vos lettres surtout, les miennes mêmes en les écrivant, voilà les écueils de ma constance, et ces écueils se rencontrent souvent. 35 Madame de Sévigné accumule les éléments qui lui viennent en permanence à l’esprit et dessine un parcours de pensées labyrinthique, où il est difficile de se repérer du fait de l’accumulation. Mais, surtout, ces pensées piétinent, tournoient, toujours autour d’un même objet qui paraît continuellement aux yeux de l’épistolière à l’image d’une idole : Vous aimer, penser à vous, m’attendrir à tout moment plus que je ne voudrais, m’occuper de vos affaires, m’inquiéter de ce que vous pensez, sentir vos ennuis et vos peines, les vouloir souffrir, s’il était possible, écumer votre cœur, comme j’écumais votre chambre des fâcheux dont je la voyais remplie ; en un mot, ma bonne, comprendre vivement ce que c’est d’aimer quelqu’un plus que soi-même : voilà comme je suis. C’est une chose qu’on dit souvent en l’air ; on abuse de cette expression. Moi, je la répète et sans la profaner jamais ; je la sens toute entière en moi, et cela est vrai. 36 Ici, Madame de Sévigné déplie le paradigme « d’aimer », qui va fonctionner comme un hyperonyme de la description qui suit : les pensées prennent donc des formes différentes, mais elles piétinent, reviennent toujours vers le même centre, se répètent sans cesse. Elles s’amoncellent dans l’intériorité sans ordre apparent, compréhensible ou lisible, et dans un volume qui paraît infini, à l’image des allées du labyrinthe dont on ne semble jamais réussir à apercevoir la sortie. « Mille », alors souvent utilisé par Madame de Sévigné, est moins un nombre fixe de pensées qu’un signe de l’incalculable, voire de l’infini : Mille choses, mille pensées, mille souvenirs me traversent le cœur, mais c’est toujours de la manière que vous pouvez le souhaiter. Ma mémoire ne 34 Nathalie Freidel insiste sur cette dimension labyrinthique du style de Madame de Sévigné dans le chapitre « Labyrinthes » de son ouvrage La Conquête de l’intime. Public et privé dans la Correspondance de Madame de Sévigné. Paris : H. Champion, 2009, pp. 584-598. 35 Lettre du 18 février, ibid., p. 69. 36 Lettre du 1 er avril, ibid., p. 130. <?page no="280"?> 280 Mathilde Morinet me représente rien que de doux et d’aimable ; j’espère que la vôtre fait de même. 37 Je songe mille fois par jour au temps où je vous voyais à toute heure. 38 A donc été imprimé au monde intérieur un caractère dilatatoire, qui force à l’errance : la cartographie du monde intérieur dessine le plan d’un espace vécu dans sa complexité essentielle. Aucun chemin simple et évident n’est traçable : « Dans cette pensée, vous devez croire que, pour mon intérêt et pour diminuer toutes mes inquiétudes, qui vont être augmentées jusqu’à devenir insupportables, je ne trouverais aucun trajet qui ne fût court. » 39 Le monde intérieur relève désormais du paradigme de l’illisible : Madame de Sévigné s’enfonce, s’englue dans le flot de pensées qui viennent sans ordre, dans des rêveries sans but aux méandres labyrinthiques, dont elle ne parvient pas à avoir une appréciation panoramique. Elle avance à tâtons, à l’aveugle. D’ailleurs, le monde intérieur de Madame de Sévigné est souvent peint à « coup de pinceau d’obscurité 40 » et envahi d’ombres, signe que l’espace n’est plus lisible. Se rappelant peut-être de la Psyché de La Fontaine, l’épistolière semble rassembler dans celle du labyrinthe d’autres métaphores signalant que l’intériorité relève désormais de la profondeur sombre et inquiétante ; ce faisant, elle associe l’image de la catabase à celui du dédale : Les réveils de la nuit ont été noirs. 41 Depuis cela, mon enfant, je n’ai fait que m’éloigner de vous avec une telle tristesse et un souvenir de vous si pressant qu’en vérité la noirceur de mes pensées m’a rendue quelquefois insupportable. 42 J’ai quelquefois des rêveries dans ces bois d’une telle noirceur que j’en reviens plus changée que d’un accès de fièvre. 43 L’imaginaire de Madame de Sévigné fait donc de son intériorité un espace saturé de ténèbres, peint à la couleur de la bile noire, qui caractérise l’état médical mélancolique de la comtesse, et dont le signe essentiel est sa propension à la rêverie : « Mais il faudrait avoir moins de bile que j’en ai 37 Lettre du 15 avril, ibid., p. 149. 38 Lettre du 12 juillet, ibid., p. 241. 39 Lettre du 6 mai, ibid., p. 177. 40 B. Papasogli. Le « fond du cœur », op. cit., p. 11. 41 Lettre du 6 février, dans Mme de Sévigné. Lettres de l’année 1671, op. cit., p. 55. 42 Lettre du 23 mai, dans ibid., p. 197. 43 Lettre du 31 mai, dans ibid., p. 201. <?page no="281"?> Le labyrinthe intérieur dans les Lettres de 1691 de Mme de Sévigné 281 pour rêver toujours agréablement. » 44 La douleur de l’absence a donc créé un gouffre dans l’intériorité, empli d’obscurité, qui semble désormais difficile à saisir, à sonder et à organiser. À l’image du cœur de Madame de Grignan dans lequel Madame de Sévigné « ne voit goutte 45 » du fait de la distance, l’épistolière ne semble pas à même d’analyser les mouvements de son intériorité. Une masse chaotique d’ombres, parfois assortie de « dragons » mythologiques qui représentent ses pensées de mère inquiète 46 , a assailli son for intérieur, qui devient une forme de terra incognita angoissante et mystérieuse. L’édifice intérieur vacille donc sous les coups répétés du souvenir de l’absente et Madame de Sévigné semble avoir perdu dans la bataille les repères primaires de son ontologie. Ce n’est donc pas une architecture construite de son monde intérieur que Madame de Sévigné propose à sa lectrice, à la différence des auteurs mystiques qui trouvaient souvent une voie vers la lumière intérieure au dénouement de leur cheminement et parvenaient à circonscrire l’espace du dedans suivant le modèle bien quadrillé de la chambre ou de l’édifice. L’image du labyrinthe dit à la fois que Madame de Sévigné sonde son intimité, l’explore jusqu’à lui donner cette forme originale qui signale que les structures du moi suivent un plan complexe, souvent illisible, qui ne relève en rien du cadastre régulier, mais aussi que son être a complètement vacillé quand l’absence s’est imposée à elle. Madame de Grignan, en revanche, est perçue par la mère comme une nouvelle Icare, s’échappant audessus des nuées de l’inquiétude, et semble parvenir à suivre les préceptes cartésiens et à donner à ses pensées un cours rationnels : Je trouve votre esprit dans une philosophie et dans une tranquillité qui me paraît bien plus au-dessus des brouillards et des grossières vapeurs que le château de Grignan. C’est tout de bon que les nuages sont sous vos pieds. Vous êtes élevée, ma bonne, dans la moyenne région, et vous ne m’empêcherez pas de croire que ces beaux noms, que vous dites que vous donnez à des qualités naturelles, sont en effet de votre raison et de la force de votre esprit. Dieu vous le conserve si droit ! il ne vous sera pas inutile. 47 Madame de Sévigné, à l’inverse, s’englue dans un monde qu’elle ne reconnaît plus, hanté par les pensées tournoyantes sur la fille. Créer l’image concrète du labyrinthe lui permet alors de se faire entendre auprès de Madamde de Grignan qui, de toute évidence, ne rencontre pas les mêmes 44 Lettre du 8 juillet, dans ibid., p. 238. 45 Lettre du 11 mars, dans ibid., p. 95. 46 « Je me fais des dragons aussi bien que les autres » (lettre du 9 février, dans ibid., p. 60). 47 Lettre du 30 août, dans ibid., p. 295. <?page no="282"?> 282 Mathilde Morinet problèmes. Elle rend alors la souffrance compréhensible par une image vive et forte qui frappe l’imagination, car celle-ci relève souvent par ailleurs du régime de l’indicible ou de l’incommunicable. À l’instar des mystiques qui usaient aussi des représentations architecturales ou cartographiques de l’intériorité pour rendre compréhensibles leur propos, Madame de Sévigné use d’un certain didactisme. Elle cherche, en choisissant pour métaphore un espace auparavant partagé avec la fille - espace qui devient alors moyen de connivence avec cette dernière -, à rendre visible tout en appelant au souvenir nostalgique des bons moments passés ensemble dans le parc des Rochers. Le fait de ressasser la souffrance de l’absence, qui agace Madame de Grignan qui ne cesse de demander à « glisser » sur ces pensées, devient alors plus excusable. * * * Madame de Sévigné donne donc forme à son intériorité sous l’aspect d’un labyrinthe, image qui vient s’inscrire dans la continuité et en même temps compléter les descriptions des abysses et des profondeurs des univers intérieurs que font les moralistes qu’elle lit ou côtoie. C’est donc un chemin risqué qu’a ouvert l’horreur du départ de la fille, qui expose à l’errance et donc à l’erreur. Cette erreur est surtout celle d’un monde désormais déserté par la présence divine, dont l’intériorité est la vraie demeure : l’image fixe que recherche Madame de Sévigné en parcourant ce labyrinthe, ce n’est jamais la lumière de la révélation divine, mais encore et toujours l’image de la fille, devenue « idole » et « pensée habituelle » de son monde intérieur : J’allai dîner à Pomponne. […] Il me gronda très sérieusement et, transporté de zèle et d’amitié pour moi, il me dit que j’étais folle de ne point songer à me convertir ; que j’étais une jolie païenne ; que je faisais de vous une idole dans mon cœur ; que cette sorte d’idolâtrie était aussi dangereuse qu’une autre, quoiqu’elle me parût moins criminelle ; qu’enfin je songeasse à moi. 48 Vous pouvez penser combien de souvenir de vous entre La Mousse et moi, et combien de millions de choses nous en feront souvenir, sans compter cette pensée habituelle qui ne me quitte jamais. 49 Le vocabulaire religieux est détourné pour désigner le centre païen de l’intériorité sévignéenne et cette pierre d’achoppement qui a bouleversé l’ordre intérieur. Si, en cette année 1671, il est encore impossible pour Madame de Sévigné de réformer sa conduite - la blessure étant encore trop fraîche, trop à vif -, il va pourtant être nécessaire de construire un autre 48 Lettre du 29 avril, dans ibid., p. 170. 49 Lettre du 6 mai, dans ibid., p. 181. <?page no="283"?> Le labyrinthe intérieur dans les Lettres de 1691 de Mme de Sévigné 283 rapport à l’intériorité, plus apaisé, ne serait-ce que pour préserver l’intégrité de son corps et la potentialité du salut. Il est vrai que le labyrinthe de pensée permet de faire vivre Madame de Grignan, et fonctionne comme un palais de la mémoire dans lequel on s’enfonce avec plaisir. Mais ce plaisir ponctuel ne doit pas faire oublier les maux. Pour Madame de Sévigné, le défi sera de parvenir à trouver un lieu acceptable pour le sujet, afin d’en préserver la cohérence. Ce travail va de nouveau s’effectuer à l’aide des moralistes, qui l’ont déjà aidée à construire l’image de son monde intérieur, et qui l’assisteront pour réorganiser cet espace en proie au chaos et à l’angoisse. Bibliographie Sources La Fontaine, Jean de. Les amours de Psyché et de Cupidon, éd. Françoise Charpentier, Paris : Flammarion, 1990. Sévigné, Marie de Rabutin-Chantal, marquise de. Lettres de l’année 1671, éd. Roger Duchêne et Nathalie Freidel. Paris : Gallimard, 2012. Tasso, Torquato, La Jérusalem délivrée, poème du Tasse, trad. Le Brun. Paris : Lefêvre, 1836 [1774]. Études Bergamo, Mino. L’anatomie de l’âme. De François de Sales à Fénélon, trad. Marc Bonneval. Grenoble : Éd. Jérôme Million, 1994. Beugnot, Bernard. « Quelques figures de l’espace intérieur », Études littéraires, 34, 1-2 (2002), pp. 29-38 Chrétien, Jean-Louis. L’espace intérieur. Paris : Les Éditions de Minuit, 2014. Freidel, Nathalie. La conquête de l’intime. Public et privé dans la correspondance de Madame de Sévigné. Paris : H. Champion, 2009. Papasogli, Benedetta. Le « fond du cœur ». Figures de l’espace intérieur au XVII e siècle. Paris : H. Champion, 2000. Reguig, Delphine. « “Vous êtes encore toute vive partout” : présence des images dans les Lettres de Mme de Sévigné », dans La première année de correspondance entre Mme de Sévigné et Mme de Grignan, éd. Cécile Lignereux. Paris : Classiques Garnier, 2012, pp. 277-295. Rosellini, Michèle. « “Je suis bien loin d’abonder dans mon sens” : lecture et expérience de soi dans les Lettres de l’année 1671 », dans Connivences épistolaires. Autour de Madame de Sévigné (Lettres de l’année 1671). En ligne : http : / / facdeslettres.univ-lyon3.fr/ medias/ fichier/ communication-mr-sevigne_ 1360255145978.pdf. Trivisani-Moreau, Isabelle. Dans l’empire de Flore. La représentation romanesque de la nature de 1660 à 1680. Tübingen : Narr, 2001. <?page no="285"?> La quête d’un « succès presqu’infaillible ». Edme Boursault, du roman épistolaire à la comédie moralisante M ARIE -A NGE C ROFT (U NIVERSITÉ DU Q UÉBEC À R IMOUSKI ) En marge de l’Histoire, plutôt méconnu, Edme Boursault est un écrivain polygraphe du XVII e siècle dont la carrière s’échelonne sur près de quarante ans (1661 à 1701). Ni exceptionnel ni médiocre, il demeure jusqu’à maintenant fort peu étudié et sa contribution sur le plan littéraire est largement sous-estimée par la critique. Cela est d’autant plus surprenant que l’on doit à Boursault l’émergence de deux genres promis à une grande fortune littéraire. Bernard Bray, dans ses travaux sur l’épistolarité 1 , a en effet reconnu le rôle des Lettres à Babet (1669) dans la naissance du roman épistolaire, mais sans examiner l’ouvrage en regard de l’ensemble du parcours de l’auteur. Or, il apparaît que sa carrière est jalonnée de ces errances scripturales qui, d’échecs en succès, le mènent à des propositions novatrices. C’est ainsi qu’en 1690, Boursault inaugure le genre de la comédie moralisante avec Les fables d’Ésope. Dans cette étude, nous nous proposons d’analyser le parcours scriptural d’un écrivain en quête de reconnaissance, de manière à dégager de la trame littéraire les œuvres les plus marquantes dans l’évolution des pratiques des XVII e et XVIII e siècles. Dans un premier temps, nous nous attarderons à la question de l’écriture 1 « Lettres portugaises », « Lettres d’une Péruvienne » et autres romans d’amour par lettres, éd. Bernard Bray et Isabelle Landy-Houillon. Paris : Garnier-Flammarion, 1983 ; B. Bray. « Treize propos sur la lettre d’amour », dans Ulrich Döring et al. (dir.), Ouverture et dialogue. Mélanges Wolfgang Leiner. Tübingen : G. Narr, 1988, pp. 619-637 ; B. Bray. « Espaces épistolaires », Études littéraires, XXXIV, 1-2 (2002), pp. 133-151 ; B. Bray. « Les recueils de lettres d’Edme Boursault », dans Épistoliers de l’âge classique. L’art de la correspondance chez Madame de Sévigné et quelques prédécesseurs, contemporains et héritiers. Tübingen : G. Narr, coll. « Études littéraires françaises », 2007, pp. 373-386. <?page no="286"?> Marie-Ange Croft 286 polygraphique chez Boursault, avant d’étudier plus spécifiquement trois cas d’« errances » scripturales : les Lettres à Babet, que nous avons évoquées, La princesse de Clèves, une tragédie qui parut considérablement remaniée sous le titre de Germanicus, et Les fables d’Ésope, comédie en cinq actes. 1. La polygraphie : errance scripturale ? Alain Viala, dans Naissance de l’écrivain, explique que, pour les écrivains du cursus 2 , le désir de consécration va souvent de pair avec une pratique polygraphique 3 . Sur ce plan, Boursault ne déroge pas à la règle. Entre son désir de reconnaissance littéraire et ses impératifs financiers - sa famille n’étant ni influente ni fortunée - il n’est guère surprenant de voir l’écrivain explorer plusieurs genres. Entre 1660 et 1675, il touche à la comédie, à la tragédie 4 , à la pastorale 5 , au portrait 6 , à la poésie de circonstance 7 et reli- 2 L’écrivain du cursus est ainsi défini par Alain Viala : « Attentifs à l’opinion des institutions, ces auteurs sont malhabiles à saisir celle du public élargi, qui s’embarrasse peu de principes et s’attache aux effets d’agrément et d’émotion. Si bien que les nouveaux doctes innovent en matière de langue et de critique, mais demeurent conventionnels dans la conception de leurs œuvres. En particulier, ils font peu de place au théâtre, et encore moins au roman, aux genres les plus neufs de l’époque. Et, quand ils s’y hasardent, ils obtiennent des succès très mitigés et souvent des déboires » (Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique. Paris : Éditions de Minuit, 1985, p. 194). 3 « Pour cumuler les signes de reconnaissance décernés par les instances, les auteurs qui suivent le cursus doivent produire des textes convenant à chacune. D’où, chez eux, une tendance très marquée à la polygraphie » (id.). 4 E. Boursault. Germanicus. Tragédie représentée par les comédiens du Roy [en 1673 ? ]. Paris : Jean Guignard, 1694 ; Marie Stuard, reine d’Écosse. Tragédie [représentée en 1683], Paris : Jean Guignard, 1691 ; Méléagre. Tragédie mise en musique, précédé de La feste de la Seine : petit divertissement en musique par E. Boursault. Paris : Jean Guignard, 1694. 5 E. Boursault. La métamorphose des yeux de Philis, changez en astres. Pastoralle representée par la Troupe Royale. Paris : Nicolas Pepingué, 1665. 6 E. Boursault. Le portrait de son altesse madame la duchesse douairière d’Angoulême, ou le Temple de la vertu [1662], dans Revue de Champagne et de Brie, XIII, 3 (1882), pp. 218-227. 7 Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, accompagnées de fables, de contes, d’épigrâmes, de remarques, de bons mots, et d’autres particularitez aussi agréables qu’utiles. Avec treize lettres amoureuses, d’une Dame à un Cavalier. Troisième édition augmentée. Paris : François Le Breton, 1709, t. 3, pp. 310-319 : Ode au Roy. Paris : Michel Brunet, 1666 ; Aux Hollandois. S. l. : 1672 [in-folio plano] ; Sur la paix, sonnet. S. l. n. d. [in-folio plano], de même que quatre poèmes adressés au roi : <?page no="287"?> Edme Boursault, du roman épistolaire à la comédie moralisante 287 gieuse 8 , au journalisme, à la nouvelle (comique 9 , galante 10 et historique 11 ), au traité pédagogique 12 et à la lettre. Ces tentatives, pour la plupart, n’eurent pas le succès escompté. Son incursion en 1665 dans l’univers émergent du journalisme faillit lui mériter la Bastille, le confesseur de la reine Marie-Thérèse n’ayant pas apprécié une anecdote portant sur la barbe d’un capucin. La véritable étude des souverains, ouvrage à vocation pédagogique publié en 1670, ne lui vaut pas le poste de sous-précepteur du dauphin qu’il brigue. Quant à sa poésie, elle ne se distingue ni par son originalité ni par son éloquence. Ses nouvelles ont certes quelque succès, mais l’auteur n’ignore pas qu’en ce siècle où le théâtre connaît une popularité inégalée, les « faiseurs de romans », comme les appelle Pierre Nicole 13 , sont moins susceptibles d’obtenir une reconnaissance littéraire officielle. Le théâtre, surtout la comédie, constitue une voie logique à suivre. Molière, qui l’a précédé, a déjà prouvé qu’un dramaturge comique pouvait devenir un maître du genre. Au cours des vingt dernières années de sa carrière, Boursault se consacre donc presque exclusivement à la dramaturgie 14 . L’expérience qu’il a acquise par l’écriture polygraphique lui permettra en effet de mettre en œuvre une stratégie du succès misant sur l’innovation et l’originalité. « Au Roy. Ode » ; « Au Roy, montant à la tranchée. Sonnet » ; « Au Roy pour la paix de 1678. Sonnet » et « Au Roy, sonnet en bouts-rimez ». 8 E. Boursault. Les litanies de la Vierge, en vers. Seconde édition. Paris : Nicolas Pepingué, 1667. Il n’existe pas d’exemplaire connu de la première édition (de 1661 ? ), mais l’approbation des Docteurs est datée d’avril 1666. 9 [E. Boursault]. Ne pas croire ce qu’on void. Histoire espagnole. Paris : Claude Barbin, 1670. 10 E. Boursault. Artemise et Poliante. Nouvelle. Paris : Jean Guignard fils, 1670 et Le marquis de Chavigny. Paris : Edme Martin, 1670. 11 E. Boursault. Le prince de Condé. Paris : Jean Guignard, 1675. 12 E. Boursault. La véritable étude des souverains. Dediée à Monseigneur de Dauphin. Paris : Claude Barbin, 1671. 13 Nous reprenons les termes de Pierre Nicole dans le Traité sur la comédie [1667], éd. Georges Couton. Paris : Belles Lettres, 1961, p. 23. 14 Entre 1683 et 1700, Boursault écrit pour le théâtre, à l’exception d’une seconde mais très brève incursion dans le milieu des nouvellistes avec La muse enjouée, gazette adressée au jeune duc de Bourgogne qui devait paraître sur une base hebdomadaire et qui lui fut retirée dès la première semaine. Dans la sphère privée cependant, l’auteur continue d’écrire à des personnes en vue des lettres qui seront rassemblées et publiées dans le recueil des Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, accompagnées de fables, de remarques, de bons mots, et d’autres particularités aussi agréables qu’utiles. Avec sept lettres amoureuses, d’une dame à un cavalier. Paris : Veuve de Théodore Girard, 1697. <?page no="288"?> Marie-Ange Croft 288 2. Les Lettres à Babet, un heureux accident de parcours En écrivant ce qui devait être considéré comme le premier roman épistolaire de l’histoire littéraire française, Boursault n’a vraisemblablement pas conscience d’offrir au lecteur une expérience esthétique nouvelle. Ayant obtenu un privilège pour les Lettres de respect, d’obligation, et d’amour en 1667 15 , il publie chez Barbin deux ans plus tard un ensemble disparate qui intègre dans un joyeux mélange échanges galants, airs, chansons, épigrammes, lettres courtoises ou amicales, sonnets et gazettes, de même qu’un portrait de la duchesse d’Angoulême. C’est aussi au sein de ce recueil qu’est publiée une correspondance tronquée mais probablement authentique 16 entre Boursault et Babet, un récit mieux connu sous le titre de Lettres à Babet. Ces lettres, bien qu’elles apparaissent en ordre chronologique dans l’œuvre, ne sont pas regroupées et sont entremêlées au reste du contenu. À l’instar des Lettres d’une religieuse portugaise que Guilleragues publie aussi chez Barbin en 1669, le récit se construit au fil de la correspondance entre les deux personnages. Le ton badin des échanges respecte l’esthétique galante qui transcende l’ensemble du recueil. Ce texte plût au public. Elizabeth Goldsmith, dans « Exclusive » Conversations. The Art of Interaction in Seventeenth-Century France, relève avec justesse que la sincérité et le manque d’artifice du personnage de Babet offrait un contre-modèle à l’amour précieux traditionnel 17 . Bernard Bray y voit un « commerce galant » caractérisé par sa gaîté et alliant aux descriptions un certain réalisme spatial 18 . Le succès de ces lettres explique que Boursault les regroupe dans l’édition de 1683. Elles formeront un tome à part entière dans la suivante, qui paraît en 1709. L’auteur tentera en outre, dans un second recueil publié en 1697, de réitérer l’expérience en présentant à la fin de l’ouvrage une 15 E. Boursault. Lettres de respect, d’obligation, et d’amour de Monsieur Boursault. Paris : Jean Guignard, 1669. 16 La lecture croisée des lettres de Françoise Pascal contenues dans les Lettres de respect, d’obligation, et d’amour et dans Le commerce du Parnasse semble corroborer l’existence d’une maîtresse de Boursault décédée avant la publication des deux recueils (1669) et, ce faisant, accrédite l’hypothèse des chercheurs quant à l’authenticité des lettres à Babet. Voir Marie-Ange Croft. « L’amitié stratégique d’Edme Boursault (1638-1701) et Françoise Pascal (1632-1698 ? ) », dans Sophie Abdela et al. (dir.), La sociabilité du solitaire. Pratiques et discours de l’intimité, de l’exclusion et du secret à l’époque moderne. Paris : Hermann, 2016, pp. 155-169. 17 Elizabeth C. Goldsmith. « Exclusive » Conversations. The Art of Interaction in Seventeenth-Century France. Philadelphie : University of Pennsylvania Press, 1988, p. 152. 18 B. Bray. « Espaces épistolaires », art. cit. <?page no="289"?> Edme Boursault, du roman épistolaire à la comédie moralisante 289 série de sept lettres fictives qu’il intitule Sept lettres d’une dame à un cavalier. À la différence du premier récit cependant, celui de 1697 ne met en scène que la voix féminine. Ce texte eut sans doute quelque succès puisque, deux ans plus tard, lorsque paraît la deuxième édition du recueil, l’auteur y ajoute six autres lettres. Le cas des Lettres de Babet apparaît dans la carrière de l’écrivain comme un heureux accident de parcours, le fruit d’une errance inconsciente. En effet, si les chercheurs reconnaissent aujourd’hui à Boursault le mérite d’avoir publié, avec Guilleragues, le premier roman épistolaire, l’auteur luimême ne sut jamais quelle postérité devait connaître ce genre qu’il avait contribué à définir. 3. L’échec tragique Lors des premières années de sa carrière, Boursault tente de mettre en œuvre différentes stratégies pour s’attirer la bienveillance du public, le soutien des mécènes et la reconnaissance officielle de ses pairs. Mais, en dépit de quelques succès bien éphémères - gazettes, farces, comédies -, Boursault est vite désenchanté par le milieu des lettres. Il écrit en 1670 dans l’épître de La véritable étude des souverains : J’ayme mieux me faire mon procés moy-mesme que de meriter qu’il me soit fait par les Juges de la Republique des Lettres, qui sont Gens terribles, et qui jamais ne panchent du costé de l’absolution. Je ne leur demande point de grace, parce que je sçay bien qu’ils n’en font jamais : Qu’ils me rendent seulement justice, et je leur en auray une obligation d’autant plus grande, que je seray le premier à qui ils l’auront renduë. 19 La préface d’Artémise et Poliante, nouvelle galante qui paraît la même année, témoigne du même désenchantement à l’égard des mécènes et de la pratique dédicatoire : « Je suis las d’ayder à Deïfier des gens qui croiroient leur argent mal employé, s’ils payoient l’Apothéose qu’on leur donne. » 20 Déçu, 19 E. Boursault. « Preface », dans La véritable étude des souverains, op. cit., f os [a v, r o ]- [a vi, r o ]. 20 E. Boursault. « À Monsieur Charlot de Bretigny », dans Artémise et Poliante, op. cit., f os [a i, r o -a iv, r o ]. L’auteur n’est pas le seul à requestionner le modèle de l’épître dédicatoire, et à l’aube du XVIII e siècle, les critiques se multiplient. Certains des contemporains de Boursault dont la réputation est solidement établie abandonnent ainsi la pratique dédicatoire. C’est le cas par exemple de Corneille, qui y renonce après Don Sanche d’Aragon (1650) et qui, dans ses œuvres rééditées en 1660, les remplace par des examens, ou encore de Racine, qui abandonne l’épître dédicatoire après la publication de Bérénice (1670). Gérard Genette avance l’hypothèse <?page no="290"?> Marie-Ange Croft 290 mais sans pourtant renoncer à l’écriture, conscient des changements qui s’opèrent dans le champ littéraire, Boursault est amené à s’ajuster et à repenser sa propre pratique d’écriture. Les œuvres qu’il publie après 1670 sont nourries par une réflexion esthétique certaine, comme en témoigne le contenu des préfaces, des avis aux lecteurs et des lettres dans lesquels l’auteur évalue et analyse ses propres textes et la réception qui leur a été réservée. La princesse de Clèves, échec incontestable dans sa carrière dramaturgique, atteste ainsi d’une véritable préoccupation esthétique chez l’écrivain. Inspiré par le succès de la nouvelle de Mme de Lafayette, Boursault en avait tiré une tragédie homonyme, qui allait être jouée en 1678 sur le théâtre Guénégaud. Tombant après seulement deux représentations 21 , la pièce sera remaniée sous le titre de Germanicus et interprétée l’année suivante 22 . La lettre à la Marquise de B*** que publie l’écrivain dans son recueil de 1697 relate les débuts tumultueux de La princesse de Clèves, tout en présentant un portrait de la situation du théâtre en France à cette époque : Toutes les fois que vous allez à la premiére Représentation d’une Piéce Sérieuse, vous croyez, dites-vous, aller à Athénes ou à Rome : vous ne trouvez en vôtre chemin que Grecs et Romains, encore sont-ils tout défigurez depuis que Corneille et Racine ne les font plus parler. Il vous semble que les Auteurs qui ne peuvent faire tenir le même langage à leur Héros, feroient mieux de les choisir dans un Païs où l’on ne les ait pas tant mis en œuvre ; et vous dites qu’un Grand homme de nôtre France dont la Vie seroit pleine de belles Actions, et qu’on feroit parler comme naturellement les honnêtes Gens y parlent, feroit pour le moins autant de selon laquelle l’épître dédicatoire serait déjà à cette époque « considérée comme un expédient quelque peu dégradant, qu’un auteur parvenu au faîte de sa gloire, ou assuré d’autres ressources, s’empresse d’oublier » (Seuils. Paris : Seuil, 1987, p. 123). L’absence d’une dédicace constituerait donc, à cet égard, un indice quant au statut présumé d’un auteur dans le champ littéraire français (voir encore Genette, loc. cit.). 21 Elle aurait été représentée les 20 et 23 décembre. Selon La Grange, la pièce ne rapporte au total que 672 livres de recettes (Registre de La Grange (1659-1685), précédé d’une notice biographique, publiés par les soins de la Comédie-Française. Paris : J. Claye, 1876, p. 212). 22 Le registre de La Grange n’en fait pas mention. Si la tragédie a été jouée en 1679, c’est vraisemblablement par les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. Henri Carrington Lancaster pose l’hypothèse de deux pièces de Boursault, ressemblantes, toutes deux intitulées Germanicus. La première, jouée en 1673 et la seconde, en 1679. Voir A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century. New York : Gordian Press, 1966, partie IV (1673-1700), pp. 141-142. <?page no="291"?> Edme Boursault, du roman épistolaire à la comédie moralisante 291 plaisir à voir, que des Héros dont les noms paroissent tout usez à force de les entendre répéter. Trouvez bon, Madame, que je vous guérisse d’une erreur que j’ay eüe avant vous, et dont je ne fis abjuration qu’après en avoir fait pénitence. Je ne voy rien dans nôtre Langue de plus agreable que le petit Roman de la Princesse de Cléves. Les Noms des Personnages qui le composent sont doux à l’oreille et faciles à mettre en Vers : l’intrigue intéresse le Lecteur depuis le commencement jusqu’à la fin ; et le cœur prend part à tous les évènements qui succèdent l’un à l’autre. J’en fis une Pièce de Théatre dont j’espérois un si grand succès, que c’étoit le fond le plus liquide que j’eusse pour le paiement de mes Créanciers, qui tombèrent de leur haut quand ils apprirent la chûte de mon Ouvrage. […] Comme la Princesse de Clèves n’avoit paru que deux ou trois fois on s’en souvint si peu un an après que sous le nom de Germanicus elle eut un succès considérable. J’avois pris cependant toutes les précautions possibles pour faire réüssir la Princesse de Clèves ; et persuadé qu’il est dangereux d’exposer de trop grandes nouveautez, je croyois qu’un Prologue que je fis pour préparer les Auditeurs à ce qu’ils alloient voir me les rendroit favorables ; mais leurs oreilles ne purent s’accommoder de ce qu’elles n’avoient pas coûtume d’entendre ; et le Prologue attira plus d’Applaudissemens que la Pièce. 23 Malgré l’insertion d’un prologue, Boursault ne parvient pas à mettre son public dans de bonnes dispositions et à lui faire accepter ses propositions esthétiques. Le portrait qu’il peint est celui d’un théâtre sclérosé, empêtré dans ses traditions et ayant de la difficulté à se renouveler. L’extrait laisse aussi transparaître la déception d’un auteur qui a cherché sans succès à prendre ses distances avec les conventions, une tentative qui cadre mal avec l’idée que l’on se fait d’un Boursault fermement ancré dans une tradition classique et peu ouvert aux changements 24 . Le prologue que joint l’auteur à sa lettre et que nous n’avons pas reproduit ici révèle au contraire une perception avant-gardiste du théâtre, que la critique, aujourd’hui encore, lui 23 E. Boursault. « A Madame la Marquise de B… sur l’indigence du Théatre », dans Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, accompagnées de fables, de contes, d’épigrâmes, de remarques, de bons mots, et d’autres particularitez aussi agréables qu’utiles. Avec treize lettres amoureuses, d’une dame à un cavalier. Seconde édition, beaucoup plus ample que la première, Paris : Theodore Girard et Nicolas Gosselin, 1699-1700, t. 1, pp. 305-307. Une édition critique par M.-A. Croft et F. Gevrey paraît en 2018 dans la collection « Héritages critiques » des Presses Universitaires de Reims. 24 Selon Franz Calot et Jean-Pierre Chauveau, l’œuvre de Boursault « garde surtout un intérêt documentaire et vaut comme témoignage sur les mœurs du siècle » (« Boursault », dans Dictionnaire des lettres françaises. Le XVII e siècle [1951], éd. Georges Grente et Michel Simonin. Paris : Fayard / Le livre de poche, 2001, pp. 207-208). <?page no="292"?> Marie-Ange Croft 292 concède rarement. Guy Spielmann, dans Le jeu de l’ordre et du chaos, fait bien valoir l’originalité de la posture de Boursault : Ce prologue […] sert à la fois de captatio et de programme esthétique construit sur l’idéologie des Modernes - dix ans avant Le siècle de Louis le Grand de Perrault. Prescience assez remarquable, mais qu’un talent très inégal ne put jamais transformer en ferment d’une véritable révolution artistique ; bien que le public ne fût sans doute pas prêt pour les innovations que Boursault lui proposait, il s’y serait peut-être montré plus sensible si ce dernier avait produit des œuvres d’une plus grande qualité dramatique. […] Boursault, décidément en avance sur son temps, avait déjà dressé le même constat [que Regnard dans son prologue des Menechmes quant au triste état du théâtre depuis la mort de Molière] vingt-sept ans plus tôt dans son prologue de La Princesse de Clèves. 25 Le dramaturge se risque encore à la « tragédie moderne » avec Marie Stuard, reine d’Ecosse, qu’il écrit sous le patronat du duc de Saint-Aignan dans le contexte de la révocation de l’Édit de Nantes. Jane Conroy rappelle ainsi dans Terres tragiques que cette pièce « associant […] régicide et protestantisme », bien que « sans avoir été écrite dans un but propagandiste, étaye le discours de la répression 26 ». Exemple de régularité néo-classique 27 , la pièce, représentée à la fin de 1683, reçoit du public un accueil mitigé et tombe après sept représentations. L’« Avertissement » de 1725 rapporte qu’« [e]lle ne fut pas au goût du public qui respecte plus les sujets que l’Antiquité a consacrez, que les faits qui sont plus récens, et que l’Histoire Moderne familiarise trop avec nous, en les rapprochant de nostre âge 28 ». Selon Jane Conroy, cet accueil glacial peut s’expliquer par des raisons d’ordre esthétique : 25 Guy Spielmann. Le jeu de l’ordre et du chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de règne, 1673-1715. Paris : H. Champion, 2002, pp. 291 et 292. Dans la première scène du prologue des Ménechmes, ou Les jumeaux de Regnard (Paris : Pierre Ribou, 1706), Mercure affirme à Apollon : « Depuis qu’un peu trop tôt la parque meurtrière / Enleva le fameux Molière, / Le censeur de son temps, l’amour des beaux esprits, / La comédie en pleurs, et la scène déserte, / Ont perdu presque tout leur prix : / Depuis cette cruelle perte, / Les plaisirs, les jeux et les ris, / Avec ce rare auteur sont presque ensevelis (vers 99-106). » 26 Jane Conroy. Terres tragiques. L’Angleterre et l’Écosse dans la tragédie française du XVII e siècle, préf. Jacques Truchet. Tübingen : Narr, 1999, p. 171. 27 Michael G. Paulson. The Fallen Crown. Three French Marie Stuart Plays of the Seventeenth Century. Washington : University Press of America, 1980, p. 37. 28 « Avertissement », dans E. Boursault. Théâtre de feu M r Boursault. Nouvelle édition, revue, corrigée, et augmentée de plusieurs pièces, qui n’ont point parues dans les précédentes. Paris : François Le Breton, 1725, t. 1, n. p. <?page no="293"?> Edme Boursault, du roman épistolaire à la comédie moralisante 293 Marie Stuard est une pièce qui, à tout prendre, n’est pas inférieure à d’autres qui reçurent un meilleur accueil, mais elle ne semble pas avoir touché la sensibilité de l’époque. La modernité du sujet en serait responsable […]. [Mais] [c]ela n’avait pas empêché le succès du Comte d’Essex de Thomas Corneille quelques années auparavant. La gageure a dû paraître raisonnable. Il semble néanmoins que les réactions contradictoires suscitées par Marie Stuard proviennent effectivement de la coexistence de deux esthétiques divergentes en matière de tragédie, liée peut-être à un clivage social. Une même pièce pouvait être applaudie à l’hôtel de Saint-Aignan par des modernistes imbus de l’esprit des Corneille ou de Fontenelle, et être huée au théâtre Guénégaud. 29 La lecture que fait Conroy de la réception de Marie Stuard est la même que celle de Boursault à propos de La princesse de Clèves. Le public n’est pas prêt à accepter les audaces de Boursault dans le registre tragique. 4. Le renouvellement comique Quelques mois avant que ne soit représentée Marie Stuard, Boursault offre au public Le Mercure galant ou La comédie sans titre. Sur le plan formel, la comédie récupère la structure à tiroirs qu’avaient proposée Donneau de Visé et Thomas Corneille avec La devineresse (1679) et qui, passés les premiers instants de surprise, avait eu l’heur de plaire au public 30 . La comédie connaît un succès retentissant 31 , et Boursault n’hésite pas à récupérer la formule en donnant à sa pièce une structure similaire et un sujet très populaire, le journalisme. Toujours prompt à adapter à la scène les œuvres à succès - comme il l’avait fait avec La princesse de Clèves - l’auteur profite de l’engouement suscité par Le Mercure et le journalisme naissant pour les mettre en scène. Il se ne trompe guère : sa pièce figure parmi les 29 J. Conroy. Terres tragiques, op. cit. , pp. 179-180. 30 Thomas Corneille et Jean Donneau de Visé. « Au Lecteur », dans La devineresse. Bruxelles : Pierre Marto, 1680, f os [aii, r o -v o ]. 31 Concernant la réception de la pièce, Antoine de Léris écrit en 1763 : « Cette Comédie eut un succès extraordinaire, ayant été jouée pendant cinq mois, ce qui n’étoit pas encore arrivé à aucune piece sans machines. Elle fut représentée quarante-sept fois de suite, sans intermission d’aucune autre piece, et les dix-huit premieres furent au double. On sait que c’est la Voisin qui est désignée sous le nom de Mme Jobin, et que toutes les scènes développent les tours d’adresse, dont les prétendues Devineresses s’étoient servi depuis quelques années pour tromper et épouvanter bien des gens à Paris » (Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres. Paris : Jombert, 1763, p. 142). <?page no="294"?> Marie-Ange Croft 294 plus rentables de l’époque et celles qui ont enregistré le plus grand nombre de spectateurs. Après ce premier retour au théâtre comique, il faudra encore plusieurs années avant que Boursault n’offre au public une nouvelle comédie. En 1690, il présente une pièce novatrice, caractérisée par l’hybridité générique de la comédie et des fables, qui surprend un public d’abord réticent à l’égard du changement 32 . Parce qu’elle avait été promise sous le titre d’Ésope, les spectateurs croient à une comédie portant sur la vie du fabuliste, ainsi que le raconte Boursault dans sa préface : « Le Peuple qui s’attendoit à voir une Comedie ordinaire qui d’intrigue et à la faveur de quelques plaisanteries va insensiblement à la fin de son sujet, fut surpris d’entendre des Fables, à quoy il ne s’attendoit pas, (car cette Piece n’avoit été promise que sous le nom d’Esope) et ne sceut d’abord de quelle manière il devoit les recevoir 33 ». Dans une lettre à sa femme, l’auteur rend compte des premières représentations de sa comédie : Il est temps […] que je te dise ingénûment comment la Comédie d’Esope a été receuë. C’est une Piéce d’un caractère si nouveau que jamais homme n’a eu tant de peur que j’en eus pendant les trois premieres Representations : les Fables qui en font la beauté (supposé qu’il y en ait dans cet Ouvrage) ne furent pas du goût de bien du Monde ; et quoi-que Raisin, qui fait toûjours bien, fit mieux Esope qu’Esope ne l’auroit pû faire luy-même, je n’osois me flater que son mérite fut capable d’en donner assez à ma Comédie pour la faire réüssir. Je dois cette justice aux Auditeurs sans prevention, qui vont à la Comédie pour y prendre du plaisir quand ils y en trouvent, et qui applaudissent de bonne foy ce qui leur paroît digne d’être applaudy, je leur dois, dis-je, cette justice qu’ils me la rendoient autant qu’il leur étoit possible, et que les murmures de quelques beaux Esprits, qui sont des Gens sans miséricorde, ne faisoient aucune impression sur eux. […] Quelquesuns disent qu’on a rien vu de si bon depuis Moliére ; et ceux qui veulent me flater disent qu’il n’a rien fait de meilleur : mais je luy rends justice, et je me la rends aussy. 34 32 Ainsi que l’explique Jean-Claude Brunon, « le genre nouveau des fables en comédie se trouve évidemment alors en contradiction avec le bon usage du théâtre et ne se situe pas sur l’horizon d’attente du spectateur ordinaire » (« La fable en comédie au temps de La Fontaine : Les fables d’Ésope de Boursault et L’Ésope de Le Noble », dans Michel Bideaux et al. (dir.), Fables et fabulistes. Variations autour de La Fontaine. Montpellier : Éditions interuniversitaires, 1992, p. 157). 33 E. Boursault. « Preface necessaire », dans Les fables d’Ésope ou Ésope à la ville, éd. Terence Allott. Exeter : University of Exeter, 1988, p. 120. 34 E. Boursault. « A ma femme. Lettre et fable », dans Lettres nouvelles de 1699, op. cit., t. 1, pp. 255-258. <?page no="295"?> Edme Boursault, du roman épistolaire à la comédie moralisante 295 Notre analyse tend à corroborer l’examen que fait Boursault de la comédie et de sa réception : l’intégration des fables à la comédie, le choix d’un cadre spatio-temporel plus propre à la tragédie et la mise en scène du philosophe Ésope dans une pièce satirique ont certainement entraîné un déplacement dans l’horizon d’attente du public. C’est aussi la lecture qu’en fait Allott, qui juge remarquable le revirement qui s’opère avec Les fables d’Ésope, qu’il explique « par la nouveauté de la comédie ou, plus exactement, par le renouvellement du genre comique opéré par Boursault qui modifie sans cesse les éléments traditionnels qu’il a adoptés 35 ». En tout, 23 000 spectateurs vinrent à ces 42 représentations d’affilée, une preuve incontestable de l’extraordinaire réussite de la pièce. L’édition, qui ne tarde pas à paraître, permet de relever certaines des critiques qui ont vraisemblablement été formulées par les premières instances de réception. Boursault se justifie ainsi de l’accusation de n’avoir pas observé scrupuleusement les règles du théâtre en rappelant que la première est d’abord de plaire. Il revient plus loin sur cette idée : Si ces grands Genies de l’Antiquité, je veux dire Aristote et Horace, qui ont donné des Regles pour le theatre, avoient pû se figurer qu’Esope eût dû y paroistre quelque jour, ils auroient cherché tout ce qui auroit été capable de le faire reüssir ; et puisqu’il n’a pas moins reüssi que s’ils m’avoient marqué le chemin que je devois suivre, il faut apparemment que j’aye trouvé ce qu’ils m’auroient enseigné eux-mêmes. 36 Les critiques auxquelles répond Boursault dans sa préface n’enlèvent cependant rien au succès de la comédie, un succès tel que le Mercure galant, qui à l’époque ne s’intéressait plus que rarement au théâtre, consacre quelques lignes à la pièce : Il y a si longtemps que je ne vous ay entretenuë des Pieces nouvelles de Theatre, que quelque bruit que la Comedie d’Esope ait fait, je ne vous en dirois rien en vous l’envoyant, si elle n’étoit d’un caractere tout particulier, qui y fait trouver l’utile joint à l’agreable plus qu’on ne le trouve en aucune autre. En effet les Fables dont se sert Esope en parlant à ceux qui le viennent consulter, semblent avoir esté faites pour le sujet, et en se faisant écouter avec plaisir par le tour fin que leur a donné l’Auteur, elles font entendre de grandes leçons, dont les gens sages peuvent profiter. Les Vers sont fort naturels, et font voir la facilité du Génie de M r . Boursault. 37 La réussite dût paraître enviable, puisque le théâtre italien ne tarde pas à offrir au public une parodie des Fables d’Ésope. Le 24 février 1691, Eustache 35 Terence Allott. « Introduction », dans E. Boursault, Les fables d’Ésope, op. cit., p. xx. 36 E. Boursault, « Preface necessaire », dans Les fables d’Ésope, op. cit., p. 6. 37 « Ésope », Mercure galant, mars 1690, pp. 297-298. <?page no="296"?> Marie-Ange Croft 296 Le Noble décide de faire une première tentative au théâtre en offrant sa version d’Ésope, pièce qui eut « le mérite […] de vider la salle de leurs rivaux du Théâtre français qui ce jour-là reprenait Le grondeur de Palaprat et Brueys, créé le 3 février précédent 38 ». La « Lettre de M r D. L. R. à M r L. C. D. L. » de Du Fresny 39 , placée en tête de la publication, compare la comédie de Boursault à celle de Le Noble. Reconnaissant aux Fables d’Ésope un caractère nouveau qui a su plaire aux spectateurs 40 , Du Fresny formule néanmoins quelques critiques : J’avouë qu’il a quelques défauts ; mais il a tant de bonnes choses, qu’il faut demeurer d’Accord que depuis Moliere rien n’avoit paru de meilleur dans le Comique 41 ; et si l’Auteur du second Esope ne l’avoit pas trouvé d’une bonté singuliere, il ne se seroit pas avisé de travailler sur le même sujet. 42 Quant à Boursault, enthousiaste devant la réussite qu’a connue sa pièce, il soumet à l’approbation des comédiens en février 1691 une seconde comédie intitulée La critique d’Ésope 43 . Les acteurs la refusent à l’unanimité, la 38 Philippe Hourcade. Entre Pic et Rétif. Eustache Le Noble (1643-1711). Paris : Aux amateurs de livres, 1988, p. 424. 39 Charles de La Rivière, aussi connu sous le nom de Charles Rivière Du Fresny, est un ami proche de Le Noble. Voir François Moureau, Jean-Pierre Collinet et Philippe Hourcade. « Eustache Le Noble », dans Dictionnaire des journalistes (1600- 1789), http : / / dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/ journaliste/ 498-eustache-lenoble (document consulté le 29 mai 2014). 40 « Le premier Esope malgré ses défauts a plû avec justice dans la bouche des bons Acteurs qui l’ont joüé » (C. Du Fresny. « Lettre à M r D. L. R. à M r L. C. D. L. », dans Eustache Le Noble. Ésope, comedie accommodée [sic] au theâtre italien. Paris : Guillaume de Luynes, Gabriel Quinet, Martin Jouvenel, Jean-Baptiste Langlois, 1691, n. p.). 41 Cette idée est reprise en tête du recueil des Lettres nouvelles de 1709 : « Ce fut en 1690. qu’il fit joüer son premier Esope, qui eut un succez prodigieux, et dont la lecture est si agréable, qu’on a autant de plaisir à la lire qu’a la voir représenter : Tout le monde convient que depuis Molière, il n’avoit point paru de plus belle Comédie sur le Théâtre » (« Avertissement », dans E. Boursault. Lettres nouvelles de 1709, op. cit., t. 1, f o [A v, r o ]). 42 C. Du Fresny. « Lettre », loc. cit. 43 « Ce Mardy 6 e fevrier 1691 la Compagnie assemblée apres avoir entendu hier et aujourd’hui la lecture de la Critique d’Œsope par Mr Boursault autheur d’Œsope a mis en deliberation si c’est une piece joüable ou si elle n’est pas joüable ceux qui sont pour oüy et ceux qui sont pour non ont signé leur sentiment » (feuille d’assemblée du 6 février 1691). <?page no="297"?> Edme Boursault, du roman épistolaire à la comédie moralisante 297 jugeant « longue et meschante 44 ». En réaction à cette décision, l’écrivain répond par une lettre dans laquelle il défend sa pièce, et qui fournit de précieuses informations sur cette œuvre perdue : N’y eüt-il que les Seules fables qui y soient j’y avois un Succès presqu’Infaillible. A l’égard du Sujet que Vous trouvez trop-petit il n’en faut dans [ces sortes] d’Ouvrage qu’autant qu’on en a besoin pour tomber adroitement aux fables et à la Critique, ce qu’il y auroit de plus y paraîtroit étrange. Enfin, M[onsieur], bonne ou meschante ma Piece ne devroit point estre refusée, puisqu’il n’y a point d’exemple qu’immédiatement après une qui a reüssy on en ait refusé une autre de la mesme Plume. 45 Malgré le revers que subit Boursault avec La critique d’Ésope, il met rapidement au jour une nouvelle comédie, Phaëton, dont il espère d’importantes retombées. Quoique la trame de Phaëton suive celle de la tragédie lyrique de Quinault (1683) 46 - qui, comme le note J. de la Gorce, « plut tant aux Parisiens qu’elle fut bientôt appelé “l’opéra du peuple” 47 » -, la pièce à machines sera un échec, davantage attribuable, semble-t-il, aux cabales d’auteurs qu’à des choix esthétiques. En fin de carrière, Boursault tentera de remettre au goût du jour son personnage d’Ésope dans une dernière comédie moralisante : Ésope à la cour (1702). Ce texte, qui pourrait être une version remaniée de La critique d’Ésope, procède d’une intention claire « d’examiner sur scène le rôle du pouvoir des institutions sociales et politiques 48 » ; il est aussi le plus subversif qu’ait jamais écrit Boursault. Représenté après la mort de son auteur, il fut d’ailleurs largement censuré par les acteurs eux-mêmes, qui refusèrent notamment de jouer la scène 3 de l’acte III, mettant en scène un philosophe athée. Dans cette pièce à clefs, Boursault instrumentalise la fable à des fins satiriques et dresse le portrait de plusieurs de ses contemporains : Des Barreaux, la duchesse de Montpensier, Pellisson. Semblable aux Fables d’Ésope par sa structure hybride et ses visées morales, Ésope à la cour se révèle beaucoup plus incisive à l’égard du pouvoir et ce, malgré le fait que 44 Ces mots sont rapportés par Boursault dans la lettre qu’il écrit aux Comédiens- Français, datée du 19 février 1691 (ms. conservé à la Bibliothèque de la Comédie Française). 45 Id. 46 Virginia Scott. « The Fall of Phaeton : the Son of the Sun God in the Theatre of the Sun King », French Studies, XLVIII, 2 (1994), p. 147. 47 G. Spielmann. Le jeu de l’ordre et du chaos, op. cit., p. 82. 48 Nous traduisons Jeffrey Ravel, qui affirme avec justesse : « Boursault is willing to examine the role of powerful social and political institutions » (« Language and Authority in the Comedies of Edme Boursault », Papers on French Seventeenth Century Literature, XV, 28 (1988), p. 192). <?page no="298"?> Marie-Ange Croft 298 la pièce publiée par sa veuve soit une version édulcorée 49 . Le véritable texte de Boursault, lui, circula auprès des gens de lettres plusieurs années avant que la pièce ne soit représentée sur scène 50 . Si, aux yeux de certains critiques actuels, les comédies à fables de Boursault sont jugées « fastidieuses et prédicantes ne supportant plus la lecture aujourd’hui 51 », la réception qu’elles connurent aux XVII e et XVIII e siècles prouvent qu’elles touchèrent la sensibilité de l’époque. Plusieurs dramaturges du XVIII e siècle reprendront le personnage d’Ésope, le genre de la comédie à fable et plus généralement, celui de la comédie moralisante. * * * Le parcours de Boursault est jalonné de succès inattendus et d’échecs retentissants. S’il participe sans le vouloir à l’émergence d’un nouveau genre littéraire, soit le recueil épistolaire - promis à un avenir brillant -, la naissance de la comédie moralisante procède en revanche de choix esthétiques réfléchis. Ses débuts d’écrivain polygraphe lui ont permis de se familiariser avec différents genres, et cette expertise est mise à profit dans son œuvre. L’écrivain n’hésite pas à sortir des sentiers battus, à mettre à l’épreuve d’autres façons d’écrire, notamment la comédie et la tragédie. Ses efforts pour rapprocher les écritures tragique et comique attestent d’ailleurs de la persistance d’une tension des genres. Alors que l’auteur opte pour un cadre antique ou mythologique dans ses dernières grandes comédies, il emprunte le chemin inverse avec La princesse de Clèves et Marie Stuard, situant l’action dans une période historique plus rapprochée, comme c’est le cas avec le canevas comique. Les échecs de ces pièces, de La critique d’Ésope et de Phaëton, d’une part, et, d’autre part, le succès incroyable des Fables d’Ésope et celui - plus raisonnable - d’Ésope à la cour sont tous attribuables à des « errances scripturales », qui écartent le spectateur de son horizon d’attente. Elles constituent la réponse de Boursault à un public exigeant et avide de nouveautés, à une société en transition, de même qu’à une transformation des champs littéraire et spectaculaire. Certes, les choix esthétiques de l’écrivain découlent d’un désir de reconnaissance et d’une certaine 49 L’« Avertissement » en tête des œuvres complètes, en rapportant les circonstances de la représentation de la pièce et de la mort de l’auteur, reproduit quelques-uns des passages originaux, laissant deviner l’écart entre le texte de Boursault et celui qui fut joué et publié (« Avertissement », dans E. Boursault, Théâtre de feu M r Boursault, op. cit., 1725, t. 1, n. p.). 50 Boursault y fait allusion dans ses lettres et, en 1698, Henri Basnage de Beauval connaît l’œuvre qui, selon lui, contient des portraits « assez malicieux » (L’histoire des ouvrages des sçavans. Rotterdam : Reinier Leers, 1698, t. 14, p. 543). 51 Franz Calot et Jean-Pierre Chauveau. « Boursault », art. cit., p. 208. <?page no="299"?> Edme Boursault, du roman épistolaire à la comédie moralisante 299 conception du théâtre littéraire ; il est d’ailleurs le seul dramaturge de la fin du XVII e siècle à écrire encore toutes ses pièces en vers 52 . Bien que la plupart des propositions esthétiques de Boursault n’aient pas été accueillies avec enthousiasme, l’examen de son parcours révèle que le succès et l’échec des transformations qu’il amène sont tributaires de facteurs contextuels qui ont rarement à voir avec les œuvres elles-mêmes. Bibliographie Sources Basnage de Beauval, Henri. L’histoire des ouvrages des sçavans. Rotterdam : Reinier Leers, 1698. Boursault, Edme. Sur la paix, sonnet. S. l. n. d. [in-folio plano]. Boursault, Edme. La métamorphose des yeux de Philis, changez en astres. Pastoralle representée par la Troupe Royale. Paris : Nicolas Pepingué, 1665. Boursault, Edme. 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[Lettre manuscrite adressée aux Comédiens-Français], 19 février 1691, conservée dans le dossier « Boursault » à la Bibliothèque de la Comédie- Française. Boursault, Edme. Germanicus. Tragédie représentée par les comédiens du Roy [en 1673 ? ]. Paris : Jean Guignard, 1694. Boursault, Edme. Méléagre. Tragédie mise en musique, précédé de La feste de la Seine : petit divertissement en musique par E. Boursault. Paris : Jean Guignard, 1694. Boursault, Edme. Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, accompagnées de fables, de remarques, de bons mots, et d’autres particularités aussi agréables qu’utiles. Avec 52 Regnard écrira aussi quelques-unes de ses comédies en vers, dont Le bourgeois de falaise ou Le bal (1696), Démocrite amoureux (1700), Les souhaits (1700) et Les Ménechmes (1706). <?page no="300"?> Marie-Ange Croft 300 sept lettres amoureuses, d’une dame à un cavalier. Paris : Veuve de Théodore Girard, 1697. Boursault, Edme. Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, accompagnées de fables, de contes, d’épigrâmes, de remarques, de bons mots, et d’autres particularitez aussi agréables qu’utiles. Avec treize lettres amoureuses, d’une dame à un cavalier. Seconde édition, beaucoup plus ample que la première. Paris : Theodore Girard et Nicolas Gosselin, 1699-1700. Boursault, Edme. Lettres nouvelles de Monsieur Boursault, accompagnées de fables, de contes, d’épigrâmes, de remarques, de bons mots, et d’autres particularitez aussi agréables qu’utiles. Avec treize lettres amoureuses, d’une Dame à un Cavalier. Troisième édition augmentée. Paris : François Le Breton, 1709. Boursault, Edme. Théâtre de feu M r Boursault. Nouvelle édition, revue, corrigée, et augmentée de plusieurs pièces, qui n’ont point parues dans les précédentes. Paris : François Le Breton, 1725. Boursault, Edme. Le portrait de son altesse madame la duchesse douairière d’Angoulême, ou le Temple de la vertu [1662], dans Revue de Champagne et de Brie, XIII, 3 (1882), pp. 218-227. Boursault, Edme. Les fables d’Ésope ou Ésope à la ville, éd. Terence Allott. Exeter : University of Exeter, 1988. Boursault, Edme. La comédie sans titre [1683], Lettres nouvelles de monsieur Boursault [1699], édition critique par Marie-Ange Croft et Françoise Gevrey (dir.), Écrire l’actualité : Edme Boursault spectateur de la cour et de la ville. Reims, Presses de l’Université de Reims, collection « Héritages critiques », à paraître. Corneille, Thomas et Jean Donneau de Visé. La devineresse. Bruxelles : Pierre Marto, 1680. Du Fresny, Charles Rivière. « Lettre à M r D. L. R. à M r L. C. D. L. », dans Eustache Le Noble. Ésope, comedie accommodée [sic] au theâtre italien. Paris : Guillaume de Luynes, Gabriel Quinet, Martin Jouvenel, Jean-Baptiste Langlois, 1691, n. p. « Ésope », Mercure galant, mars 1690, pp. 297-298. 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Washington : University Press of America, 1980. <?page no="302"?> Marie-Ange Croft 302 Ravel, Jeffrey. « Language and Authority in the Comedies of Edme Boursault », Papers on French Seventeenth Century Literature, XV, 28 (1988), pp. 177-199. Scott, Virginia. « The Fall of Phaeton : the Son of the Sun God in the Theatre of the Sun King », French Studies, XLVIII, 2 (1994), pp. 143-154. Spielmann, Guy. Le jeu de l’ordre et du chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de règne, 1673-1715. Paris : H. Champion, 2002. Viala, Alain. Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique. Paris : Éditions de Minuit, 1985. <?page no="303"?> Naissance d’une figure déviante : la genèse des « nouvellistes » C HRISTOPHE S CHUWEY (U NIVERSITÉ DE F RIBOURG ET P ARIS -S ORBONNE ) La littérature du milieu du XVII e siècle donne naissance à une figure déviante importante : le nouvelliste. Attesté depuis les années 1650 1 , c’est en 1663 que Jean Donneau de Visé, dans ses Nouvelles Nouvelles, transforme ce terme satirique en de véritables personnages. Ils y sont alors décrits comme des individus qui font profession de ne rien ignorer de tout ce qui se passe dans le monde, qui croient savoir tout ce qui s’y fait de plus secret, et qui se mêlent de raconter toutes sortes de nouvelles. 2 Les nouvellistes connaissent ensuite un remarquable succès jusqu’à la fin du XVIII e siècle au moins, au sein d’une grande variété de genres. Tantôt, ils apparaissent comme protagonistes de comédies, ailleurs, ils occupent deux tomes du Mercure galant où ils débattent des nouvelles du royaume ; ils sont raillés dans les Caractères de La Bruyère, dans des ouvrages de morale et de nombreuses satires dès les années 1680. Au XVIII e siècle, ils poursuivent leur carrière au théâtre, apparaissent à plusieurs reprises dans les Lettres persanes de Montesquieu - qui leur consacre par ailleurs la lettre n o 130 - et « nouvelliste » sert d’intitulé à de nombreux journaux 3 . 1 Voir ci-dessous pour les occurrences antérieures, où « nouvelliste » revêt une toute autre signification. 2 Jean Donneau de Visé. Nouvelles Nouvelles [1663], éd. Claude Bourqui et Christophe Schuwey. En ligne : http : / / www.unifr.ch/ www.nouvellesnouvelles (document consulté le 10 juillet 2016), 2 e partie, p. 4. 3 Les ouvrages qui mettent en scène des nouvellistes sont nombreux ; on se bornera ici à signaler, pour le XVII e siècle, quelques exemples remarquables : René Le Pays. « Lettre contre un précieux qui était aussi grand nouvelliste », dans Amitiés, amours, amourettes. Paris : C. de Sercy, 1664, pp. 416-417 ; Molière. La Comtesse d’Escarbagnas [créée le 2 décembre 1671]. En ligne : http: / / moliere.parissorbonne.fr/ base.php? La_Comtesse_d%27Escarbagnas [document consulté le 10 <?page no="304"?> Christophe Schuwey 304 Comprendre aujourd’hui ce que ce terme recouvre exactement ne va toutefois pas sans poser quelques difficultés. Le discours critique sur ce sujet a en effet généré contresens et malentendus. Les contributions d’Abby E. Zanger, de Sara Harvey et d’Hélène Merlin mises à part 4 , la question des nouvellistes a souvent été approchée, soit en considérant qu’ils sont l’expression d’une réalité immédiate - négligeant ainsi le caractère fondamentalement satirique du terme 5 - soit en faisant de « nouvelliste » l’ancêtre de « journaliste » malgré l’anachronisme et les déformations impliquées 6 . Cette contribution voudrait donc étudier sur nouveau frais ce que signifie et recouvre ce terme. On donnera d’abord une définition minimale de « nouvelliste » valable pour les XVII e et XVIII e siècles, avant de retracer plus précisément la genèse et les emplois de cette figure essentielle de la juillet 2016], scène I ; J. Donneau de Visé. Le Mercure galant. Paris : C. Barbin, 1673, t. 2 et 3 ; Le grand théâtre des nouvellistes. Anvers : H. Slegers, 1687 ; Pierre Du Camp. Satires ou réflexions sur les erreurs des hommes et les nouvellistes du temps. Paris : L. Quinet, 1689 ; Jean-Baptiste Morvan de Bellegarde. « Nouvelliste, caractère ridicule » et « Nouvellistes regardés comme des importuns », dans Réflexions sur le ridicule et les moyens de l’éviter. Paris : J. Guignard, 1696, pp. 206-207 et pp. 311-312. Pour les comédies mettant en scène les nouvellistes, on se reportera au dossier exhaustif de François Moureau. La plume et le plomb. Paris : Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2006, pp. 379-383. On notera aussi deux almanachs remarquables : L’almanach de que dit-on quelle nouvelle. Paris : Habert, 1681 et l’Almanach des curieux. Paris : P. Landry, 1697. Enfin, pour une sélection de titres de journaux présentant le terme « nouvelliste », on se reportera au bas de la fiche « Les nouvellistes après les Nouvelles Nouvelles » de l’édition citée, à la page http : / / www.unifr.ch/ nouvellesnouvelles/ fiches/ nouvellistefinsiecle.html. [document consulté le 10 juillet 2016]. 4 Voir Abby E. Zanger. « Le nouvelliste et son public. La contestation du corps et du corpus en 1663 », dans Ordre et contestation au temps des classiques, éd. Roger Duchêne et Pierre Ronzeaud. Paris, Seattle et Tübingen : Papers on French Seventeenth Century Literature, t. 2, 1992, pp. 197-209 ; Hélène Merlin. « Curiosité et espace particulier au XVII e siècle », dans Curiosité et libido sciendi de la Renaissance aux Lumières, éd. Nicole Jacques-Chaquin et Sophie Houdard. Fontenay-Saint- Cloud : ENS Éditions, 1998, pp. 109-136 ; Sara Harvey. « “Qu’y a-t-il de nouveau aujourd’hui ? ” : la présence des nouvellistes dans la première œuvre de Donneau de Visé », Littératures classiques, 78 (2012), pp. 49-64. 5 C’est notamment ce que fait Francis Funck-Brentano dans sa monographie sur le sujet ; voir Les nouvellistes. Paris : Hachette, 1905, de même que certaines histoires de la presse, telle que celle de Claude Bellanger et al. Histoire générale de la presse française. Paris : Presses universitaire de France, 1969, t. 1, pp. 115-118. 6 C’est l’approche de plusieurs histoires du journalisme du siècle passé et, plus récemment, celle qu’adopte F. Moureau. La plume et le plomb, op. cit. <?page no="305"?> Naissance d’une figure déviante : la genèse des « nouvellistes » 305 littérature française, depuis son apparition jusqu’à sa personnification au sein des Nouvelles Nouvelles. 1. Définition minimale Lorsqu’en 1680, Richelet inscrit l’article « Nouvelliste » dans son Dictionnaire françois comme une sous-entrée de « Nouveau », il en donne la définition suivante : « Celui qui dit des nouvelles, qui aime à entendre, à dire, et à apprendre des nouvelles. » 7 Cette description appelle d’emblée un commentaire : de toute évidence, nouvelliste n’est pas un métier et ne peut donc être considéré comme l’ancêtre direct de journaliste. Dans le même dictionnaire, on ne définit pas, par exemple, un boulanger comme « celui qui aime à faire du pain et… à en manger », mais comme un « artisan qui fait et vend du pain ». Pour Richelet, « Nouvelliste » décrit donc un penchant (« qui aime à »), un trait de caractère. Il en va de même avec la définition laconique qu’en donne dix ans plus tard Furetière dans son Dictionnaire universel : « Curieux de Nouvelles » 8 . Là encore, le terme désigne non pas une activité professionnelle, mais un caractère. À la toute fin du siècle, c’est encore ainsi que l’emploie Morvan de Bellegarde dans ses Réflexions sur le ridicule et les moyens de l’éviter, où l’on trouve, dans la table des matières, « Nouvelliste, caractère ridicule » 9 . Il ne semble donc pas y avoir de nouvellistes en tant que tels, mais seulement des individus qualifiés de nouvellistes, de la même manière que l’on parle de jaloux, de pédants ou de précieuses. Que signifie dès lors ce qualificatif de « nouvelliste » ? Pour y répondre, on partira de la définition enregistrée en 1690 par le Dictionnaire universel - « curieux de nouvelles » - parce qu’elle traverse le siècle : elle apparaît déjà en 1663 dans les Nouvelles Nouvelles. Approcher les deux questions qu’elle soulève - celle de la curiosité et celle du rapport à l’information - permettra ainsi de comprendre ce que « nouvelliste » recouvre. La curiosité constitue un sujet de société dès le début du règne de Louis XIV 10 . La condamnation augustinienne qui fait de la libido sciendi la cause de 7 Pierre Richelet. Dictionnaire françois. Genève : J. H. Winderhold, 1680, 2 e partie, p. 540. 8 Antoine Furetière. Dictionnaire universel. Amsterdam et La Haye : Arnout et Reinier Leers, 1690, t. 2, p. 748. 9 J.-B. Morvan de Bellegarde. Réflexions, op. cit., n. p. Nos italiques. 10 Sur la curiosité, on se reportera notamment à : Curiosité et libido sciendi, éd. S. Houdard et N. Jacques-Chaquin, op. cit. ; Neil Kenny. The Uses of Curiosity in Early Modern France and Germany. Oxford : Oxford University Press, 2004 et Alain <?page no="306"?> Christophe Schuwey 306 la chute de l’homme est en effet particulièrement d’actualité au tournant des années 1660. Combattant les idées libertines alors très en cours, Bossuet la qualifie, dans son Sermon sur l’Église, de « peste des esprits », « ruine de la piété » et « mère des hérésies » 11 . Dans la littérature mondaine de la même époque, toutefois, la curiosité apparaît comme un sujet de débat, comme dans Célinte de Madeleine de Scudéry. Cette nouvelle s’ouvre en effet sur une longue conversation au sein de laquelle on relève toute la dualité de la notion : « La curiosité […] comprend tant de choses, qu’on peut la loüer ou la blasmer. » 12 Les devisants distinguent ainsi une bonne curiosité, « necessaire au monde », qui permet notamment l’apprentissage des choses utiles, d’une curiosité néfaste, inutile, qui non seulement attache l’individu à vouloir « sçavoir cent choses qui ne luy servent à rien 13 » mais qui, plus grave encore, va jusqu’à « violer le secret d’autruy » et ne garde « nulle mesure » 14 . Caractérisés en 1663 comme des individus qui « croient savoir tout ce qui [se] fait de plus secret 15 », les nouvellistes relèvent donc de cette seconde catégorie, celle des individus que motive une mauvaise curiosité. Être « curieux de nouvelles » n’a d’ailleurs rien, en soi, de répréhensible. L’information occupe en effet une place primordiale dans la société louisquatorzienne. Nicolas Schapira a bien montré que la raison d’être d’une correspondance, dispositif nécessairement coûteux, est de se tenir informé : on garde le contact avec celui qui offre des nouvelles fiables, neuves et, si possibles, inconnues du reste du monde 16 . Celles-ci servent les affaires et les carrières à la ville comme à la cour, de l’artisan au grand financier. L’État lui-même s’appuie sur la curiosité que son personnel entretient pour les nouvelles : comme le rappelle Lucien Bély, la politique de Colbert « encourage la curiosité de ses agents dont les informations doivent venir irriguer Brunn. « Le savoir curieux du moraliste », dans Le Laboratoire moraliste. Paris : Presses universitaires de France, 2009, pp. 44-67. 11 Jacques-Bénigne Bossuet. Sermon sur l’Eglise, dans Œuvres. Paris : Boudet, 1772, p. 559. On rappelle toutefois le rôle essentiel que joue la curiosité dans l’éducation jésuite, voir notamment Neil Kenny, op. cit., pp. 219-223. 12 Madeleine de Scudéry. Célinte. Paris : A. Courbé, 1661, p. 5. 13 Ibid., p. 6. 14 Ibid., p. 52. En 1670 encore, dans le Ballet de la curiosité, où « le bon ou le mauvais usage [de celle-ci] peut beaucoup contribuer à perfectionner les esprits, ou à les gaster » ([Préface], n. p.) divise ses entrées en quatre parties : « La curiosité inutile », « La curiosité pernicieuse », « La curiosité raisonnable », « La curiosité nécessaire ». Nous remercions vivement Isabelle Lachance d’avoir attiré notre attention sur cet ouvrage. 15 J. Donneau de Visé. Nouvelles Nouvelles, éd. cit., 2 e partie, p. 4. 16 Nicolas Schapira. Un professionnel des lettres au XVII e siècle. Valentin Conrart, une histoire sociale. Seyssel : Champ Vallon, 2003, pp. 265-276. <?page no="307"?> Naissance d’une figure déviante : la genèse des « nouvellistes » 307 les cercles du pouvoir 17 » ; ce système consiste en « l’addition d’informations multiples venues de tous les horizons, de l’effort de tous les agents du roi et de la réunion de réseaux particuliers 18 ». Le roi lui-même, dans ses Mémoires, se peint en grand « curieux de nouvelles » : Tout ce qui est le plus nécessaire à ce travail est en même temps agréable ; car, c’est en un mot, mon fils, avoir les yeux ouverts sur toute la terre ; apprendre à toute heure les nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de toutes les cours, l’humeur et le faible de tous les princes et de tous les ministres étrangers […] Et je ne sais enfin quel autre plaisir nous ne quitterions point pour celui-là, si la seule curiosité nous le donnait. 19 En d’autres termes, si « curieux de nouvelles » n’implicitait pas qu’il s’agit d’une mauvaise curiosité pour les nouvelles, tout le royaume de France, du roi au dernier des sujets, pourrait être qualifié de nouvelliste. Cette définition doit donc se prendre en mauvaise part, et s’entendre comme une curiosité déplacée pour les nouvelles. Un ouvrage de 1664, Amitiés, amours et amourettes, problématise idéalement la chose dans le portrait qu’il fait d’un jeune homme « qui était aussi grand nouvelliste » : Selon moy il est un peu trop grand politique, pour un homme qui n’est pas employé au gouvernement de l’Estat. Il ne parle jamais que du Ministere et des grandes nouvelles ; il en rompt la teste à tout le monde […] Vous me direz sans doute que tout le monde n’est pas si peu curieux que moy, et que les nouvelles sont presentement la matiere des plus belles conversations. Il est vrai : mais en cecy il faut de la moderation comme en toute autre chose […]. 20 Cette injonction de modération est aussi bien quantitative que qualitative : il faut garder de la mesure dans le débit de nouvelles et, surtout, il faut s’informer et discourir de ce qui nous regarde, plutôt que de s’intéresser à des matières qui ne relèvent pas de notre compétence. Ce que le terme « nouvelliste » fustige fondamentalement c’est donc l’obsession pour des nouvelles inutiles ne visant que la seule satisfaction d’une curiosité déréglée, un type de curiosité que tous s’accordent à condamner. 17 Lucien Bély. Les secrets de Louis XIV. Paris : Tallandier, 2015, p. 265. Sur ce sujet, on consultera l’ouvrage de Jacob Soll. The Information Master. Jean-Baptiste Colbert’s Secret State Intelligence System. Ann Arbor : University of Michigan Press, 2009. 18 L. Bély. Les secrets de Louis XIV, op. cit., p. 330. 19 Louis XIV. Mémoires, citées dans Les secrets de Louis XIV, op. cit., p. 221. 20 René Le Pays. Amitiés, amours, amourettes. Paris : C. de Sercy, 1664, pp. 416-417. <?page no="308"?> Christophe Schuwey 308 Cette définition minimale étant désormais posée, il faut alors comprendre pourquoi cette satire du « curieux de nouvelles » apparaît au milieu du XVII e siècle, avant d’étudier pourquoi et comment Donneau de Visé s’en empare pour en faire le cœur de ses Nouvelles Nouvelles. 2. Premières attestations : une satire sans visage De manière significative, le terme de « nouvelliste » apparaît durant la Fronde et la guerre de pamphlets qu’elle implique, soit à un moment la circulation des discours et de l’information est particulièrement anarchique 21 . Parmi les premières occurrences de « nouvelliste » repérées dans les imprimés, on trouve celles que présentent les lettres en vers de Loret. En mai 1650, il intitule l’une d’entre elles « Nouvelliste » pour, semble-t-il, relever le fait que les nouvelles qui s’y trouvent sont diverses et sans suite 22 . À partir de 1653, des nouvellistes apparaissent dans les vers de sa gazette. La charge axiologique associée à cette figure semble variable. Tantôt, il en fait des pourvoyeurs d’informations, comme dans sa lettre du 20 octobre 1657 : Mais je cesse un peu d’être triste Je voy venir un Nouvelliste Qui m’aporte quelque billets ; Ça donc, courage, lizons-les, Tâchons d’y prendre quelque chose Et faisons des Vers de sa Proze. 23 Lui-même, par ailleurs, se qualifie à certaines occasions de « nouvelliste 24 ». La plupart du temps, toutefois, le terme s’inscrit dans le sillage d’autres satires, comme dans cet exemple du 18 octobre 1653 : Mes espions, mes nouvelistes, Mes donneurs-d’avis, mes copistes, 21 On rappelle ici le titre d’un chapitre emblématique de Christian Jouhaud : « Cinq mille textes dans la ville », dans Mazarinades. La Fronde des mots. Paris : Aubier, 1985, pp. 19-21. 22 Jean Loret. Lettre du 20 mai 1650, dans La Muze historique, éd. Jules Ravenel et al.. Paris : Jannet, 1857, t. 1, p. 13. Il fera de même dans sa lettre du 3 janvier 1654, ibid., p. 449. 23 Ibid., t. 2, p. 394. 24 C’est notamment le cas dans la lettre du 1 er juillet 1662 (La Muze historique, op. cit., t. 3, p. 522), qui se termine ainsi : « Par moy, fidelle Nouvelliste, / L’octave de Saint Jean-Baptiste. » <?page no="309"?> Naissance d’une figure déviante : la genèse des « nouvellistes » 309 Aujourd’huy, je ne sçay comment, M’ont manqué généralement. 25 « Nouvellistes » apparaît alors comme un terme négatif, au même titre que « donneurs d’avis », expression reprise d’un topos satirique espagnol, celui des arbitristas 26 . Le gazetier fait ailleurs rimer « nouvellistes » avec « méchants copistes » et dénigre leur crédibilité de manière récurrente. Cette figure se voit donc associée à une information peu sûre, voire mensongère. Opposé à la Gazette de Renaudot, organe officiel de la communication, le discours des nouvellistes chez Loret figure les voix déviantes : Je ne saurais parler de Flandre Car je n’en ai pu rien apprendre ; Maint nouvelliste outrecuidé Dit que l’on a siégé Condé : Mais Renaudot, auteur fidèle Ne dit rien de cette nouvelle Ou, pour le moins, ce qu’en écrit Ce sage et clairvoyant esprit Dont j’ai toujours aimé le style N’est pas conforme au bruit de la ville. 27 Au début des années 1660, dans le cadre du contrôle de plus en plus strict de l’information qui accompagne la prise de pouvoir personnelle de Louis XIV 28 , le terme qualifie parfois des individus précis. C’est le cas de Maturin Hénaut, traité, à l’occasion de son arrestation, de « malheureux Nouvelliste, / Esprit broüillon, mauvais Sophiste 29 ». Reste toutefois qu’il s’agit toujours d’un terme parmi d’autres pour signifier une réalité floue : pour décrire une activité similaire, le terme peut être tantôt remplacé par des expressions telles que « gazetier à la main », tantôt, par une simple description de l’activité sans parler de nouvelliste, comme l’illustre cet exemple de la Gazette du 17 février 1663 : 25 J. Loret. Lettre du 18 octobre 1653, dans La Muze historique, op. cit., t. 1, p. 419. 26 Voir à ce sujet Jean Vilar. Literatura y economía. La figura satírica del arbitrista en el Siglo de Oro. Madrid : Revista de Occidente, 1973. Plus récemment, sur des questions qui se rapprochent de celles abordées dans le présent article, voir Anne Dubet. « L’arbitrisme : un concept d’historien ? », Cahiers du Centre de recherches historiques, 24 (2000), https : / / ccrh.revues.org/ 2062 (document consulté le 12 juillet 2016). 27 J. Loret. Lettre du 23 octobre 1655, dans La Muze historique, op. cit., t. 2, p. 113. 28 Voir Henri-Jean Martin. Livre, pouvoirs et société à Paris au XVII e siècle. Genève : Droz, 1999, pp. 662-772. 29 J. Loret. Lettre du 3 septembre 1661, dans La Muze historique, op. cit., t. 3, p. 399. <?page no="310"?> Christophe Schuwey 310 Cette semaine, l’un de ceux qui, au préjudice des défenses si souvent réitérées, s’ingèrent d’écrire et distribuer des nouvelles manuscrites, a été fustigé dans les places de cette ville, par sentence de police, qui le condamne aussi au bannissement perpétuel […]. 30 On trouve dans la Relation véritable de ce qui s’est passé au royaume de Sophie de Sorel une autre manière encore de décrire de tels propagateurs d’information en recourant, cette fois-ci, à une périphrase : On ne voyoit que gens attroupez aux Places publiques ; les Conteurs de Nouvelles estoient suivis de toutes parts, et l’on les écoutoit aussi attentivement que les Prédicateurs et les Maistres de Classe. 31 D’un côté, donc, des pratiques extrêmement diverses de diffusion de l’information 32 , de l’autre, différents termes pour les désigner. « Nouvelliste » n’apparaît donc pas, en ce milieu de siècle, comme le qualificatif privilégié d’une quelconque activité identifiée et stable. Il s’agit bien d’un néologisme qui, en concurrence avec d’autres mots et d’autres expressions, tantôt fustige, tantôt met en scène une réalité instable, allant de simples curieux qui s’entretiennent de nouvelles à des marchands d’informations orales ou écrites. Que le terme apparaisse dans la Muze historique amène ici à formuler une hypothèse : l’emploi de ce néologisme serait notamment motivé par des raisons poétiques, l’expression « gazetiers à la main » ou une périphrase telle que « ceux qui s’ingèrent de distribuer des nouvelles manuscrites » ne convenant tout simplement pas aux vers. À l’appui de cette proposition, on constate qu’au début du siècle, « nouvelliste » avait déjà été utilisé pour qualifier alors les adeptes de nouvelles doctrines religieuses. C’est le cas de l’Apologie pour le serment de fidélité que le Sérénissime Roi de la Grande- Bretagne requiert de tous ses sujets, dont la préface, qui défend le droit de croire en Jésus-Christ sans l’intercession des saints, conclut ainsi un raisonnement : 30 La Gazette. Paris : Bureau d’adresse, 17 février 1663, p. 158. 31 Charles Sorel. Relation véritable de ce qui s’est passé au royaume de Sophie, depuis les troubles excitez par la rhétorique et l’éloquence. Avec un discours sur la nouvelle allégorique. Paris : Sercy, 1659, p. 2. Nos italiques. 32 On trouvera plus d’exemples de ce phénomène dans C. Bourqui et C. Schuwey. « Les nouvellistes et la diffusion de l’information », dans J. Donneau de Visé. Nouvelles Nouvelles. En ligne : http : / / www.unifr.ch/ nouvellesnouvelles/ fiches/ nouvellistepolitique.html (document consulté le 12 juillet 2016). <?page no="311"?> Naissance d’une figure déviante : la genèse des « nouvellistes » 311 [S]i l’Église Romaine a forgé d’autres nouveaux articles de foy dont on n’ouyt jamais parler, les premiers 500. apres Christ, j’espere que je ne seray pas condamné Heretique, pour n’estre pas Nouvelliste. 33 On trouve un autre exemple de cet emploi dans une lettre de 1611 d’Aerssen à Duplessis-Mornay, écrite dans le contexte des troubles religieux que connaissent alors les Provinces-Unies : Les Ministres de nos Provinces sont encor assemblés à la Haye, pour vuider leurs differens, mais y avancent peu, chacun flatte son opinion, et les nouvellistes font ce qu’ils peuvent pour tirer l’authorité publique de leur costé, et ce par des voyes qui ne s’approuvent que par ceux qui sont desja gaignés par leur doctrine. 34 Le terme de nouvelliste qualifie ici le parti de ceux qui ont embrassé les nouvelles idées. De manière générale, « nouvelliste » se révèle donc un néologisme forgé, selon le contexte et les besoins, tantôt sur « nouveauté » tantôt sur « nouvelles ». Au gré de ses usages, le terme est également investi par un autre type de satire : celle de l’opinion publique, comme lorsque Loret associait ci-dessus les nouvellistes aux « bruit de la ville ». L’article « Attrouper » du Dictionnaire de Furetière en fournit un exemple remarquable : « [L]es nouvellistes s’attroupent par pelotons pour reformer l’État à leur mode. » 35 C’est là un usage du terme qui recouvre ce que l’on trouve en 1660 dans une courte pièce, le Dialogue de deux précieuses de Somaize, dans laquelle le même phénomène est attribué cette fois-ci au « peuple » : Ne sçavez-vous pas bien aussi que le peuple tient conseil d’estat au coin des rues et sur le Pont-Neuf ? qu’il y marie les plus grands du royaume ? qu’il y ordonne à son gré du bastiment du Louvre ? et qu’il y gouverne nonseulement la France, mais encore toute l’Europe ? et qu’enfin il est de la derniere impossibilité de l’empescher de parler ? 36 Et c’est un phénomène tout à fait analogue que raillera le Roman bourgeois en 1666, sans toutefois, là encore, utiliser le terme « nouvelliste » : En récompense, il était fort employé à discourir sur plusieurs fausses nouvelles qui se débitaient à son pilier, et il avait fait plusieurs consultations 33 Jacques I er , roi d’Angleterre. Apologie pour le serment de fidélité que le sérénissime roi de Grande-Bretagne requiert de tous ses sujets. Londres : J. Norton, 1609, p. 40. 34 François van Aerssen. « Lettre de M. d’Aerssens à M. du Plessis, du 8 juin 1611 », dans Philippe Duplessis-Mornay, Mémoires de Messire Philippes de Mornay. Amsterdam : L. Elzevier, 1652, p. 296. 35 Antoine Furetière. Dictionnaire universel, éd. cit., t. 1, « Attrouper », n. p. 36 Antoine Baudeau de Somaize. Dialogue de deux Précieuses sur les affaires de leur communauté, dans Les Véritables précieuses, 2 e éd.. Paris : Ribou, 1660, p. 63-64. <?page no="312"?> Christophe Schuwey 312 sur les affaires publiques et sur le gouvernement, car il se mêlait parmi de gros pelotons de gens inutiles, qui tous les matins vont au Palais, et y parlent de toutes sortes de nouvelles, comme s’ils étaient contrôleurs d’État (offices fort courus et fort en vogue) ; je m’étonne de ce qu’on ne les fait pas financer. 37 Le Mercure galant fournit un cas plus patent encore de similarité entre satire de l’opinion publique et satire des nouvellistes. En 1673, le périodique publie quelques vers d’une comédie dans laquelle ceux-ci écopent du portrait suivant : Leurs emplois sont fort beaux sur la terre et sur l’onde, Ils gouvernent seuls tout le Monde, Ils prennent les Villes d’assaut, Sans leur avis jamais rien n’est fait comme il faut, Et leur prudence est sans seconde. Ils jugent souverainement, Ils condamnent les uns, aux autres ils font grâce ; Et par un si beau jugement, Il faut que tout le monde passe. 38 Ces quelques vers ressemblent fort à ceux que la gazette burlesque lancée par Scarron, avait publié pendant la Fronde : On débite là des nouvelles, On en fait de bonnes, et belles, On s’entretient de Landrecy, Comment cela, comment ceci, Qu’en peu de jours il se doit rendre, Que le Roy peut tout entreprendre, Qu’il est temps d’assieger Cambray, Et qui le dit, croit dire vrai, Que rien n’empesche qu’on n’emporte Cette ville quoy que bien-forte, […] Mais ce n’est pas tout, de parler Il faut agir, il faut aller[.] 39 37 A. Furetière. Le Roman bourgeois [1666], éd. Marine Roy-Garibal. Paris : Flammarion, 2001, p. 137. 38 J. Donneau de Visé. Le Mercure galant. Paris : C. Barbin, 1673, t. 2, p. 86. 39 F. S. [François Sarrasin ? ]. « Épître à Madame de Mercoeur contenant la relation de la campagne du Roy et de la Cour aux Païs-Bas 1655 », dans Paul Scarron et al., Recueil des épitres en vers burlesques de M r Scarron, et d’autres autheurs, sur ce qui s’est passé de remarquable en l’année 1655. Paris : A. Lesselin, 1656, pp. 191-192. <?page no="313"?> Naissance d’une figure déviante : la genèse des « nouvellistes » 313 Fait remarquable : cette dernière tirade n’est pas associée aux nouvellistes, alors même qu’ils sont mentionnés ailleurs dans cette gazette. Et c’est encore le même phénomène que raille Boileau : Chacun a débité ses maximes frivoles, Réglé les intérêts de chaque potentat, Corrigé la police, et réformé l’État, Puis, de là s’embarquant dans la nouvelle guerre, A vaincu la Hollande, ou battu l’Angleterre. 40 Si sa signification est mouvante, « nouvelliste » permet néanmoins de mettre un nom, de désigner le désordre informatif que constitue nécessaire l’opinion publique, dans un contexte où l’information constitue un enjeu primordial pour l’État. 3. La figure mondaine du nouvelliste Les évolutions sémantiques les plus sensibles que connaîtra le terme sont toutefois à chercher du côté du principal artisan des nouvellistes, Jean Donneau de Visé. Parues au début de l’année 1663, ses Nouvelles Nouvelles consacrent deux de leurs trois tomes à une nouvelle intitulée précisément « Les nouvellistes » qui, pour la première fois, transforme ce terme satirique en de véritables personnages et les représente en action. La nouvelle met en scène un déjeuner que deux amis ont organisé pour se moquer de quatre énergumènes. Chacun d’eux se caractérise par son intérêt pour un certain type de nouvelles : l’un s’intéresse à celles du Parnasse - à l’actualité littéraire -, un deuxième, à l’actualité politique, un autre, à toute l’actualité en général tandis qu’un quatrième, qui n’arrive qu’au troisième tome, s’intéresse à l’actualité littéraire et théâtrale. Tout au long de ce véritable « dîner de cons », ces nouvellistes débitent ainsi des pièces diverses sur l’actualité littéraire et politique (notamment, le procès Fouquet), tout en faisant preuve d’un remarquable manque de savoir-vivre : ils entrent sans saluer l’hôte, parlent sans discontinuer, se coupent la parole, se querellent pour rien… Pour Donneau de Visé, organiser son ouvrage autour de ces « curieux de nouvelles » permettait de faire d’une pierre, deux coups. D’abord, il fait de ses nouvellistes l’incarnation d’un véritable sujet de société. Ceux-ci constituent en effet un nouveau caractère mondain, apte à réitérer le coup 40 Nicolas Boileau. « Satire III » [vers 1665], dans Satires. Épîtres. Art poétique, éd. Jean-Pierre Colinet. Paris : Gallimard, 1985, p. 79, v. 162-166. <?page no="314"?> Christophe Schuwey 314 éditorial remarquable qu’avait été la Précieuse 41 . De même que cette figure avait pris en charge la question du rapport des femmes à la culture et au savoir, le nouvelliste satirise l’obsession pour les nouvelles ainsi que la curiosité excessive. Non seulement, on l’a vu, la question de la curiosité est d’une brûlante actualité mais, en outre, la littérature fustige l’obsession des nouvelles et les grands parleurs qui ne s’entretiennent que de cela depuis Montaigne 42 et, plus récemment, ou dans un roman comme Artamène 43 , ou au sein des manuels de civilité, depuis L’honnête homme de Faret, publié en 1630, jusqu’en 1697, année de parution de la Manière de parler la langue française selon ses différents styles de Renaud 44 . En 1657, Scarron avait répertorié ce travers dans sa fameuse Epistre chagrine, en raillant « [c]eux qui toûjours debitent des nouvelles, / [s]ans qu’on les ait priez d’en debiter 45 ». Il y a donc un comportement à personnifier. « Nouvelliste » avait pris en charge ce défaut en 1656 déjà : dans La Précieuse, il qualifie un homme trop curieux qui s’est enquis d’un mariage qui ne le regardait en aucune façon 46 . Pour s’assurer que ses nouvellistes apparaissent sans doute possible comme la personnification de cette brûlante question de société, Donneau de Visé établit une identité forte entre nouvellistes et curieux dès les premières pages des Nouvelles Nouvelles : 41 On connaît le succès de cette veine éditoriale. Dopées par le succès moliéresque, les seules années 1660 et 1661 ont été l’occasion pour le libraire Jean Ribou de publier notamment Les Véritables Précieuses, Le Procès des Précieuses, Les Précieuses ridicules mises en vers et deux Dictionnaires des Précieuses, tandis que Claude Barbin pouvait publier le Récit en prose et en vers de la farce des Précieuses de Mademoiselle Desjardins. Sur le parallèle entre précieuses et nouvellistes, on se permet de renvoyer à notre article à paraître, « La Précieuse, modèle énonciatif et commercial des “Nouvellistes” » dans les actes du colloque Michel de Pure des 9-10 novembre 2015, édités par Myriam Maître. 42 Il parle de « cette passion avide et gourmande de nouvelles, qui nous fait avec tant d’indiscretion et d’impatience abandonner toutes choses » dans l’essai II, 4, « À demain les affaires » (éd. de J. Balsamo, M. Magnin et C. Magnin-Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 383). 43 Madeleine et Georges de Scudéry. Artamène ou le Grand Cyrus. Paris : Courbé, 1656, l. II, chap. X, pp. 428-430. 44 Nicolas Faret. L’Honnête Homme ou L’art de plaire à la cour. Paris : T. du Bray, 1630, pp. 175-180 ; André Renaud. Manière de parler la langue française selon ses différents styles. Lyon : C. Rey, 1697, pp. 150-152. 45 Paul Scarron. Epistre chagrine à Monseigneur le Maréchal d’Albret. Paris : A. Courbé, 1659, pp. 12-13. 46 Michel de Pure. La Précieuse, éd. de M. Maître. Paris : Champion, 2010, p. 420. <?page no="315"?> Naissance d’une figure déviante : la genèse des « nouvellistes » 315 Eh ! de grâce, Monsieur, dit Clorante, en l’interrompant avec la précipitation d’un curieux, c’est-à-dire d’un nouvelliste, puisque vous venez du Palais, apprenez-moi ce qui s’y est dit de nouveau aujourd’hui. 47 En définissant ainsi ses personnages, Donneau de Visé crée, à partir du néologisme des années 1650, un nouveau type de fâcheux dont le propre est d’être curieux et obsédé par le fait de savoir et de répandre des nouvelles, personnage qui vient s’ajouter à la galerie mondaine de types sociaux que représentait idéalement la pièce de Molière 48 . C’est donc à ce moment-là que « nouvelliste » prend le sens enregistré plus tard par Furetière, celui de « Curieux de Nouvelles ». Le terme n’acquiert pas pour autant un quelconque référent stable ni ne devient le reflet d’une réalité plus tangible : fondamentalement, il s’agit toujours d’un trait de caractère, d’une satire qui s’incarne ici en personnages comiques. À preuve : les nouvellistes des Nouvelles Nouvelles raillent explicitement sur plusieurs pages… des nouvellistes, sans se rendre compte qu’ils sont du nombre. L’intérêt de représenter cette déviance vis-à-vis des normes comportementales ne se limite toutefois pas à capter le goût du public en saisissant un sujet d’actualité. Les nouvellistes présentent en effet des vertus énonciatives remarquables. Pour en faire la démonstration, il est nécessaire de rappeler que les Nouvelles Nouvelles sont composées sur le modèle du recueil, particulièrement en vogue depuis le milieu des années 1650. Ce type d’ouvrage consiste à juxtaposer différentes pièces (madrigaux, nouvelles, satires, billets, portraits, etc.), les unes à la suite des autres. Bien qu’il suive le modèle des structures encadrantes des grands romans et, plus directement, celui de La Précieuse, Donneau de Visé l’améliore en confiant l’énonciation des différentes pièces aux nouvellistes. Le procédé présente un premier avantage évident : au lieu d’être imprimées sèchement les unes à la suite des autres, sans liant, les pièces qui composent les Nouvelles Nouvelles s’inscrivent dans le fil des échanges comiques entre les nouvellistes. Elles sont ainsi agrémentées de saynètes comiques, mais sont également commentées par la compagnie, ce qui permet d’orienter leur énonciation ou de prolonger les débats qu’elles reflètent. Le tout confère une plaisante vraisemblance au contenu hétéroclite de l’ouvrage : la passion des nouvellistes pour les nouvelles explique qu’ils en énoncent autant, et d’aussi hétéroclites. La fécondité énonciative qu’offre cette figure de l’errance va toutefois au-delà du seul agrément. Certaines pièces des Nouvelles Nouvelles nécessi- 47 Donneau de Visé, J. Nouvelles Nouvelles, éd. cit., 2 e partie, pp. 17-18. 48 C’est aussi ce que remarquait Sara Harvey. « “Qu’y a-t-il de nouveau aujourd’hui ? ” », art. cit., p. 63. <?page no="316"?> Christophe Schuwey 316 taient en effet un dispositif énonciatif particulier pour pouvoir être publiées. C’est notamment le cas du fameux « discours sur la Sophonisbe », extrêmement novateur puisqu’il constitue l’une des toutes premières critiques dramatiques du siècle 49 . Le problème qu’il soulève se pose en ces termes : en soi, un discours critique sur la dernière pièce de Corneille, créée moins d’un mois avant la parution des Nouvelles Nouvelles, est à même de rencontrer un beau succès public. Sa publication, pour le libraire comme pour l’auteur, est donc tout à fait souhaitable. Toutefois, on voit mal de quel capital symbolique Donneau de Visé, alors auteur débutant, pourrait se prévaloir pour publier une critique de la Sophonisbe du grand Corneille. Une telle prise de parole sauvage est en revanche vraisemblable de la part de nouvellistes, figures du désordre dont la logorrhée et le manque de savoir-vivre amènent à donner leur opinion à tort et à travers. Dès lors, en confiant l’énonciation de cette critique aux nouvellistes, Donneau de Visé peut la faire galamment paraître dans son recueil puisqu’il évite le problème d’ethos que pose la publication de ce texte. Cette fécondité énonciative sera à nouveau mise en œuvre dix ans plus tard, lorsque Donneau de Visé fera un nouvel usage des nouvellistes en tant que protagonistes des deuxième et troisième tomes du Mercure galant. À cette occasion, il leur confiera l’énonciation des nouvelles de la guerre de Hollande, qui occupe la majorité du périodique à ce moment-là. Les ennuyeux récits militaires deviennent alors plaisants parce qu’ils sont mis en scène et agrémentés de saynètes comiques. Le procédé permet ainsi de diffuser la gloire du royaume auprès d’un large public et de contrôler la réception de la propagande royale 50 . * * * Tout au long du siècle, le nouvelliste en tant que satire de l’opinion publique et passeur d’informations, et le fâcheux et logorrhéique « curieux de nouvelles » mis en récits par Donneau de Visé coexistent et s’entre- 49 Le texte, qui se trouve dans la troisième partie des Nouvelles Nouvelles, se présente en effet comme un avis de spectateur sur la pièce. Cet avis passe en revue chacun des rôles, avant de formuler une critique générale de la pièce de Conreille. Pour plus de détails sur cette question, voir C. Schuwey et Antoine Vuilleumier. « Les conditions de possibilité de la critique dramatique au XVII e siècle : le cas du discours de Donneau de Visé sur la Sophonisbe », Littératures classiques, 89 (2015), pp. 31-42. 50 Sur ce sujet, on se permet de renvoyer à l’article de C. Bourqui et C. Schuwey, « Des Nouvelles Nouvelles au Mercure galant : les nouvellistes comme stratégie d’énonciation », D. Blocker, A. Piéjus (éd.), Auctorialité, voix et publics dans le Mercure galant, XVII e siècle, n o 270, 2016, pp. 22-34. <?page no="317"?> Naissance d’une figure déviante : la genèse des « nouvellistes » 317 mêlent. C’est ce qui permet à La Bruyère de faire du nouvelliste une sorte d’ancêtre du journaliste dans ses Caractères tandis que Dancourt, Hauteroche ou d’Ardène en font de véritables curieux obsessionnels dans leurs comédies, puis, plus tard, de permettre à Montesquieu ou Goldoni de les réutiliser dans leurs ouvrages. Fondamentalement, « nouvelliste » est un qualificatif qui s’inscrit dans la famille de ces termes polémiques aux implications diverses, au même titre, alors, que « politique », « précieuse » et pour nous aujourd’hui, « geek ». Quoique très différents, tous partagent un même effet illocutoire : celui de créer la déviance, en identifiant un comportement jugé anormal. En nommant et en stigmatisant ce que l’énonciateur présente comme un intérêt démesuré pour l’information, « nouvelliste » circonscrit en négatif une curiosité saine - celle qui consiste à s’intéresser aux nouvelles utiles et nécessaires - contre une libido sciendi démesurée, comportement déviant par rapport à l’effort permanent de Colbert pour contrôler l’information et les publications. Au sein de ces usages variés et mouvants du terme, reste celui, virtuose, que Donneau de Visé fait de ces « geek de l’information », un usage qui illustre toute la productivité de la déviance en littérature : sa figuration permet en effet d’énoncer des contenus eux-mêmes déviants vis-à-vis de la norme et, donc, de créer la nouveauté. Bibliographie Sources Aerssen, François van. « Lettre de M. d’Aerssens à M. du Plessis, du 8 juin 1611 », dans Philippe Duplessis-Mornay, Mémoires de Messire Philippes de Mornay. Amsterdam : L. Elzevier, 1652, pp. 296-297. L’Almanach de que dit-on quelle nouvelle. Paris : Habert, 1681. Almanach des curieux. Paris : P. Landry, 1697. Baudeau de Somaize, Antoine. « Dialogue de deux Précieuses sur les affaires de leur communauté », dans Les Véritables précieuses, 2 e éd., Paris, Ribou, 1660, pp. 61-70. Boileau, Nicolas. « Satire III » [vers 1665], dans Satires. Épîtres. Art poétique, éd. Jean-Pierre Colinet. Paris : Gallimard, 1985, pp. 75-81. 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Gabriel Daniel (1690) N ICOLAS C ORREARD (U NIVERSITÉ DE N ANTES ) Longtemps, le zèle de la faction cartésienne m’a retenu fortement attaché, d’autant que des savants et des sages, de Hollande et d’Allemagne surtout, restaient sous sa fascination. J’ai erré, sous l’empire de cette sagesse insensée, jusqu’à ce que je fus parvenu à l’âge adulte : alors l’appareil entier de cette doctrine se trouva mis en perspective à partir de ses fondements. Je fus dans l’obligation de faire marche arrière, de rebrousser chemin, parce que j’avais compris, avec des raisons très certaines, qu’elle reposait sur de vaines constructions, et qu’elle vacillait tout depuis le plus profond du sol. - Pierre-Daniel Huet 1 Repenti, Pierre-Daniel Huet évoque sa première grande expérience intellectuelle, celle du cartésianisme, dans les termes d’une errance religieuse ou passionnelle : il en est revenu comme on revient d’une hérésie ou d’un amour de jeunesse, après avoir été subjugué et jeté sur de mauvaises voies. Il faut récrire les métaphores privilégiées du cartésianisme en conséquence : celle du bâtiment et des « fondements » de la philosophie nouvelle, mais aussi la métaphore viatique consubstantielle au mouvement intellectuel requis par Descartes, qui n’aura eu de cesse « d’avancer sur le chemin 1 Pierre-Daniel Huet. Commentarius. Amsterdam : H. du Sauzet, 1718, pp. 35-36, traduit et cité par Germain Malbreil. « Descartes censuré par Huet », Revue philosophique de France et de l’étranger, CLXXXI, 3 (1991), pp. 320-321. <?page no="324"?> Nicolas Correard 324 de la vérité 2 », d’apprendre à « marcher avec assurance en cette vie 3 » - superbes images, qui auront suffi à engager plus d’un lecteur sur le même chemin que lui pour tenter l’aventure. Paru en 1690, le Voyage du monde de Descartes 4 relate une expérience similaire, celle d’une fausse route cartésienne, mais en sens inverse : un narrateur d’abord méfiant se laisse galvaniser par certains partisans du maître, qui lui ouvrent la voie pour rejoindre le ciel des idées cartésiennes. Il n’en reviendra pas tout à fait, égaré dans le labyrinthe des « difficultés » soulevées par le système. Ce narrateur a perdu la tête à force de cartésianniser, à l’inverse de l’auteur, qui sait bien où il veut mener son lecteur. Gabriel Daniel, de la Compagnie de Jésus, est tout proche de Huet, et son Voyage constitue le point culminant d’une grande polémique philosophique. Il entend composer un ouvrage mixte, qui amuse le lecteur par son invention fantaisiste, ou par ses railleries ciblées, mais qui l’entraîne aussi loin dans les raisonnements sérieux. Cette satire ménippée du cartésianisme fait fonctionner à plein la parodie du système, au point de donner lieu à un abrégé monstrueux : le lecteur croise les disjecta membra du corpus cartésien dans un parcours plus aménagé qu’il n’y paraît, qui va du plus drôle au plus sérieux. Formé comme un anti-système, le livre contient tout, y compris, bien sûr, un portrait de Descartes. Ce « prétendu Héros de la philosophie 5 » a voulu beaucoup plus qu’il n’a pu, c’est là son erreur, en bonne définition cartésienne 6 . Le but est clair, mais le lecteur risque de s’y perdre, tant l’itinéraire recèle de méandres et de chemins de traverse 7 . On examinera la composition fortement romanesque du Voyage, qui suggère l’extravagance de cet iter Cartesii. La dynamique parodique mérite par ailleurs une analyse : dévoyant le discours cartésien, elle dévoile les ficelles stylistiques employées 2 Nous renvoyons à la lettre à Élisabeth du 9 octobre 1649, dans René Descartes. Œuvres complètes, éd. Charles Adam et Paul Tannery. Paris : Vrin, 1996, p. 430. 3 R. Descartes. Discours de la méthode, partie I, dans Œuvres complètes, op. cit., t. 6, p. 10. 4 Nous nous référons à l’édition amplifiée : Gabriel Daniel. Voyage du monde de Descartes. Paris : Benard, 1691. 5 Ibid., p. 87. 6 R. Descartes. Quatrième Méditation, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 45. 7 Osera-t-on dire que la critique a erré dans ses jugements ? Geneviève Rodis-Lewis évoque par exemple un « gros pamphlet » (Descartes. Paris : CNRS Éditions, 2010, p. 307). Le texte est décrit avec plus de justesse par Jean-Luc Solère, dans « Un récit de philosophie-fiction : le Voyage du monde de Descartes du Père Gabriel Daniel », Uranie. Mythe et littérature, 4 (1994), pp. 153-184) ou par Guilhem Armand, dans Les fictions à vocation scientifique de Cyrano de Bergerac à Diderot. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2013, pp. 469-488. <?page no="325"?> Les égarements de la physique cartésienne 325 par le philosophe pour faire tourner sa grande machinerie intellectuelle. Mais ce n’est pas assez de ridiculiser les cartésiens, il faut les réfuter. S’il est hors de question de rendre compte ici de tous les arguments déployés, on proposera de situer le point de vue évasif de l’auteur à un carrefour inattendu de l’histoire des idées. Enfin, il faudra parcourir l’histoire orientée du cartésianisme qu’il retrace, montrant la fortune erratique de cette philosophie durant le demi-siècle écoulé. 1. « Roman » ironique et satire ménippée du cartésianisme L’idée générale coule de source. La critique du « roman » sorti de l’imagination de Descartes était devenue un lieu commun anticartésien : Huet (voir infra) ou Huygens 8 le répètent avant Leibniz et Voltaire. Qui n’a accusé Descartes, décrivant la fable du monde, d’écrire en réalité la fable de son monde à lui ? L’idée prend source dans l’ouvrage posthume intitulé Le Monde de René Descartes, qui propose un système astronomique et physique dans sa première partie (« Traité de la lumière »), en prenant la liberté de « feindre » un nouveau monde dont Descartes reconnaît le statut conjectural, tout en l’étayant de toutes les démonstrations possibles 9 . Il était tentant de retourner ironiquement cette mise en fiction du système, en recourant au genre par excellence de la satire d’idée. Gabriel Daniel rejoue donc l’Icaroménippe de Lucien 10 , avec la philosophie nouvelle en vedette. Mais il s’inspire aussi de Cyrano 11 , modèle dans l’association de la mise en scène fantastique et du dialogue philosophique, ou de « nôtre nouveau 8 Voir la lettre de 1693 dans Christiaan Huygens. Œuvres complètes, éd. Diederik Johannes Korteweg. La Hague : Martin Nijhoff, 1905, t. 10, p. 403. 9 R. Descartes. Le monde de René Descartes, dans Œuvres complètes, t. 11, p. 31 : « Permettez donc pour un peu de temps à votre pensée de sortir hors de ce Monde, pour en venir voir un autre tout nouveau, que je feray naistre en sa presence dans les espaces imaginaires […]. » 10 Voir G. Daniel. « Idée générale de l’ouvrage », dans Voyage, op. cit., n. p. [3-4]. 11 L’inspiration cartésienne de Cyrano ne fait pas de doute, mais reste éminemment ambiguë, à l’image de la fin des États et Empires du Soleil : le récit s’interrompt alors que Descartes, rencontré par l’entremise de Campanella, va exposer son système à Dyrcona. Effacement admiratif d’une fiction propédeutique devant une parole magistrale, ou volonté ironique d’épargner au lecteur un discours bêtement autoritaire ? Le Père Daniel reprend quoi qu’il en soit le fil là où Cyrano l’avait interrompu. <?page no="326"?> Nicolas Correard 326 Lucien », à savoir Fontenelle 12 , afin d’« égaïer un sujet aussi mélancolique et aussi sec […] par la diversité des incidents 13 ». Tout en distribuant les clins d’œil et les signaux d’affinité, il marque - ou feint de marquer - sa distance vis-à-vis de modèles assez compromettants en raison de leur impiété 14 . L’auteur s’écarte un peu de la route ordinaire des jésuites, mais pas jusqu’à l’hérésie. La composition échevelée du récit va faire sentir à quel point Descartes, loin d’avoir réussi à marcher droit, n’a fait qu’« errer en tournoyant 15 ». Résumons-le. Le narrateur relate comment, troublé par les opinions contradictoires au sujet de la philosophie nouvelle, il aurait fait la rencontre inopinée, dans une ville de province, d’un « vieillard » se présentant comme le héraut du cartésianisme orthodoxe et le détenteur d’un secret extraordinaire touchant le Maître : il ne serait pas mort en 1650 à Stockholm d’une vilaine pneumonie. Étudiant la glande pinéale, Descartes aurait en effet découvert un moyen de séparer à volonté son âme de son corps en prisant un tabac mélangé à une herbe miraculeuse. Répétant cette expérience extatique, l’âme de Descartes aurait ensuite été victime d’un incident la condamnant à errer éternellement : trouvant sa « machine » inanimée lors d’une visite routinière, son médecin l’aurait réduite pour de bon à l’état de cadavre à force de saignées. Libéré de ses liens pesants avec la matière, l’âme de Descartes, après avoir informé le vieillard, aurait choisi de s’installer dans le « troisième ciel », dans l’étendue indéfinie. Mieux, elle aurait décidé d’y produire le système de son monde - le possessif est évidemment une allusion à l’ouvrage - demandant seulement une cinquantaine d’années pour y parvenir 16 . Quelques jours après ces révélations, le vieillard fait irruption dans la chambre du narrateur accompagné de Marin Mersenne, et tous deux lui proposent le grand voyage en assurant que son corps sera surveillé par un 12 Plus que les Entretiens sur la pluralité des mondes, il évoque ainsi les Nouveaux dialogues des morts (1683), dans lesquels Descartes, dialoguant avec le Faux Démétrius, est l’objet d’un traitement irrévérencieux. 13 G. Daniel. Voyage, op. cit., n. p. [4]. 14 Reprochant à Cyrano d’avoir cru à tort la Lune habitée, le narrateur évoque « un Auteur encore plus impie que lui, je veux dire […] Lucien, dont un des ouvrages lui a servi de modèle » (ibid., p. 101). 15 Nous reprenons les termes de la fameuse seconde maxime par provision du Discours de la méthode (Œuvres complètes, op. cit., pp. 24-25), dans laquelle Descartes se propose d’imiter « les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté ». 16 Cela correspond approximativement à l’âge de Descartes à sa mort (53 ans). <?page no="327"?> Les égarements de la physique cartésienne 327 petit nègre dépêché à son chevet afin d’éviter qu’il lui arrive le même accident qu’à Descartes. Dans la seconde partie du récit, le narrateur arrive en leur compagnie sur la Lune, qu’il découvre peuplée des âmes errantes de nombreux philosophes ayant découvert le secret longtemps avant Descartes. Il rencontre ainsi celles de Socrate, de Platon et d’Aristote, qui médisent du penseur français ; il parcourt la géographie lunaire aux territoires évocateurs, comme le « Lac des Songes » et sa « péninsule des rêveries » ; il est capturé avec ses deux compagnons par une garnison d’aristotéliciens. La petite bande des cartésiens se retrouve missionnée pour une ambassade difficile : transmettre à leur maître un traité de paix rédigé par Aristote, qui stipule que les deux camps se respecteront et s’interdiront les insultes, à condition toutefois que Descartes renonce à un certain nombre de prétentions exorbitantes, et qu’il reconnaisse les contradictions dont souffre son système. On se doute que Descartes en fait peu de cas lorsqu’il reçoit, dans la troisième partie, les voyageurs flanqués d’une délégation d’aristotéliciens. Après que le narrateur lui ait donné quelques nouvelles des cartésiens dans ce bas monde (le nôtre) - occasion d’un bilan en demi-teinte -, Descartes annonce qu’il va produire son propre « monde ». Le narrateur ressent un éblouissement, dont il recevra l’explication après coup : le petit nègre resté sur Terre pour veiller sur son corps a en réalité manipulé les fibres de son cerveau pour les disposer à recevoir sans objection les idées de Descartes. Ce dernier procède ensuite à l’exposé magistral de sa physique : bien disposé, le narrateur voit tout ce qu’il décrit, tandis que les témoins aristotéliciens, eux, ne voient rien du tout. Le narrateur se voue à Descartes avant de rentrer dans son monde. Mais il reste troublé dans la quatrième partie du livre, constituée par une lettre qu’il rédige à l’attention de Descartes, dans laquelle il expose les difficultés insurmontables d’un système qui achève de le désespérer. En l’absence de réponse, le récit se clôt sur son désarroi. Ce Voyage brille par son extravagance, par son décousu et ses péripéties rocambolesques. Le « tabac » de Descartes vaut bien les philtres amoureux des romans, avec topos de la fausse mort. Les révélations inouïes jouent sur l’esthétique des « histoires secrètes » : certaines scènes où le narrateur est épouvanté par ce qu’il pense être une « diablerie » - par exemple lorsque les âmes de Mersenne et du vieillard font irruption en pleine nuit dans sa chambre, passant les murs et les portes - pastichent les scènes démonologiques des histoires tragiques 17 ; et les acolytes cartésiens se comportent en picaros lorsqu’ils mentent effrontément au narrateur sur l’identité du petit nègre, présenté comme victime d’un accident invraisemblable conté dans 17 G. Daniel. Voyage, op. cit., pp. 37-38. <?page no="328"?> Nicolas Correard 328 une histoire emboîtée 18 . Remarquons, en revanche, l’absence d’élément sentimental ou galant. Le romanesque de pacotille du Voyage est par ailleurs lesté de discussions tout à fait sérieuses, et fort longues, sur les thèses cartésiennes : la dilatation extraordinaire du récit donne l’impression d’une errance aventureuse dans le monde des idées 19 . 2. La déviation parodique comme anti-méthode Le plus étonnant dans ce Voyage du monde de Descartes est sa tournure systématique : la trame narrative farfelue donne l’occasion de mettre en scène tous les points controversés du cartésianisme. La nouveauté de cette philosophie résidant précisément dans le fait de rendre raison de tous les phénomènes à partir de quelques principes simples, ainsi que l’explique l’auteur 20 , le texte se présente comme une anti-méthode : l’examen est biaisé par un mécanisme de parodie satirique soutenu, qui introduit des grains de sable dans tous les rouages du « système du monde » pour le faire dérailler. Les premiers pas du narrateur, perdu dans la forêt des opinions avant la rencontre du vieillard, parodient manifestement l’autobiographie cartésienne : loin de trouver la certitude première en soi, enfermé dans un poêle, le narrateur se laisse embobiner par un zélote « entêté » des opinions de Descartes, inversant l’exemplarité de la démarche proposée par le début du Discours de la méthode. Les hypothèses parfois fantastiques des Méditations métaphysiques se retrouvent mises en scènes sous la forme de puzzling cases. Si ce « moi » est « une chose tout à fait distincte du corps 21 », comme le veut la Méditation Sixième, peut-on dire que Descartes est mort « dans les 18 Ibid., pp. 46-48. 19 Une série d’appendices, rassemblés sous le titre de Suite du voyage du monde de Descartes et annexés à l’édition de 1691, avant d’être refondus en « Cinquième partie » dans l’édition de 1692, tourne à la charge argumentée contre le cartésianisme, proposant notamment une réfutation de la thèse des animaux-machines et de deux réponses publiées entretemps pour défendre la physique cartésienne (sans doute par Pierre-Sylvain Régis). La dernière pièce de cette Suite de l’édition de 1691, Histoire de la conjuration de Stockholm contre Mr. Descartes, se singularise par son style (il s’agit d’un récit burlesque de la révolte des notions de la physique aristotélicienne, telles que les Accidents et les Qualités occultes, contre celles de la physique cartésienne), et par son destin (souvent publiée indépendamment et sous anonymat à partir de 1695, on y a vu alternativement la main de Fontenelle et celle du Père Daniel). 20 G. Daniel. « Idée générale de l’ouvrage », dans Voyage, op. cit., n. p. [f o 5 v o ]. 21 Ibid., p. 57. <?page no="329"?> Les égarements de la physique cartésienne 329 formes » lorsque son corps s’est trouvé enterré sans son âme 22 ? Et comment le petit nègre devra-t-il prendre soin du corps du narrateur si on lui rend visite en l’absence de son âme : en actionnant sa glande pinéale pour le faire parler comme une marionnette, ou bien en s’introduisant dans la dépouille pour la faire fonctionner, et donner le change auprès des visiteurs 23 ? L’absurdité des conséquences engendrées par le dualisme cartésien éclate. Il y a bel et bien matière à philosopher : l’année même de la parution du Voyage, John Locke posera le paradoxe de l’âme du roi dans le corps du savetier pour réfléchir sur le problème de l’identité à partir d’une critique de la notion cartésienne de substance formelle 24 . Le simple fait de situer l’âme de Descartes dans le ciel n’est-il pas, chez Daniel, un démenti infligé par la chose romanesque, qui spatialise inévitablement ce qu’elle représente, à la thèse fondamentale de la dualité des deux substances de la pensée et de l’étendue ? Les plaisanteries répétées sur les secrets physiologiques et médicaux des cartésiens, qui devraient vivre aisément au-delà de quatre-vingt ans puisqu’ils savent comment « rajust[er] » facilement les « ressorts » déréglés de leur machine corporelle 25 , parodient le « Traité de l’homme », seconde partie du Monde dans laquelle Descartes soutient la possibilité de repousser les limites de la vie. Le terme « machine » est ainsi plaisamment substitué à celui de « corps » tout au long du récit : raillant l’affirmation retentissante selon laquelle « le corps n’est autre chose qu’une statuë ou machine de Terre 26 », Daniel imite étroitement le style de ce traité, qui désigne constamment le corps comme « cette machine ». Pour prendre des exemples plus précis, le sursaut de Descartes se réveillant de sa première extase 27 , les éternuements du narrateur lorsqu’il hume le tabac merveilleux 28 ou son éblouissement lorsqu’il reçoit l’exposé de physique 29 sont autant de détails qui ne prennent sens qu’en fonction de l’allusion parodique aux paragraphes 64 et 65 de la cinquième partie du « Traité de l’homme », où Descartes explique de tels phénomènes par le trajet accidenté des esprits vitaux dans le cerveau, à partir de et jusqu’à la glande pinéale 30 . L’allusion à la glande pinéale est répétée comme un gag tout au long du Voyage : l’entreprise de 22 Ibid., p. 27. 23 Ibid., pp. 49-51. 24 Voir l’Essai sur l’entendement humain, l. II, chap. XXVII, § 15. 25 G. Daniel. Voyage, op. cit., p. 24. 26 R. Descartes. Œuvre complètes, op. cit., t. 11, p. 121. 27 G. Daniel. Voyage, op. cit., p. 15. 28 Ibid., p. 53. 29 Ibid., pp. 209-210. 30 R. Descartes. Œuvres complètes, op. cit., t. 11, pp. 171-174. <?page no="330"?> Nicolas Correard 330 Descartes consistant à chercher dans un recoin de l’étendue, fût-il minime, le siège d’une âme par lui définie comme inétendue, n’était-elle pas désespérée, pour ne pas dire absurde ? Le dévoiement stylistique culmine dans l’exposé astronomique et physique des troisième et quatrième parties du Voyage, qui composent un abrégé du « Traité de la lumière » : tout y est, y compris certains diagrammes et schémas interpolés. La fiction qui consiste dans le traité à inviter le lecteur à imaginer la création d’un « monde » à neuf semble prise au pied de la lettre : campé en thaumaturge ou en prestidigitateur, le personnage du roman fait apparaître son monde en le décrivant - ou plutôt, il fait comme si, puisque le contexte souligne qu’il ne s’agit que d’une postulation, admise par un narrateur dupé. Gabriel Daniel aurait-il lu Fernard Hallyn 31 , Jean-Pierre Cavaillé 32 , Nicolas Grimaldi 33 ou Pierre-Alain Cahné 34 , qui ont plus près de nous analysé les ressources du style cartésien ? Usage de « feintes », détour par la fiction, narrativisation et théâtralisation de la pensée, recours massif à l’analogie : comme toute parodie intelligente, celle du Père Daniel repose sur une compréhension fine des ressorts stylistiques du texte parodié, qu’il se contente de pousser à bout. Il n’y a pas à tordre le style de Descartes, puisque celui-ci ne va pas droit : le philosophe confie volontiers la charge de la preuve à la force des images, comme l’explique le narrateur relevant qu’il se sert ordinairement de quelque « comparaison plausible » pour « ébloüir » ou « apprivoiser » l’esprit du lecteur, voire pour lui « cacher le foible de quelque conclusion 35 ». Il suffit de le montrer un peu mieux. 3. L’esprit d’examen: critique des novateurs ou « censure » sceptique ? L’argumentation prend le relais au fil des délégations de paroles. Rassemblant de nouvelles objections, et d’autres moins nouvelles, Gabriel Daniel se fait fort de montrer qu’en dépit des apparences, ce système « n’est nullement suivi », et « qu’une supposition [y] détruit une autre 36 ». La méta- 31 Fernand Hallyn. « Descartes et la méthode de la fiction », dans Les structures rhétoriques de la science. Paris : Seuil, 2004, chap. IV, pp. 123-170. 32 Jean-Pierre Cavaillé. Descartes. La fable du monde. Paris : Vrin, 1991. 33 Nicolas Grimaldi. Descartes et ses fables. Paris : Presses universitaires de France, 2006. 34 Pierre-Alain Cahné. Un autre Descartes. Le philosophe et son langage. Paris : Vrin, 1980 ; voir notamment l’analyse remarquable du rôle de l’image chez Descartes, chap. III, pp. 67-122. 35 G. Daniel. Voyage, op. cit., p. 289. 36 G. Daniel. « Idée générale de l’ouvrage », dans ibid., n. p. [6]. <?page no="331"?> Les égarements de la physique cartésienne 331 physique est attaquée par le personnage d’Aristote, résumant les oppositions maintes fois suscitées par les Méditations (notamment par Gassendi dans sa Disquisitio metaphysica ou Cinquièmes objections). L’accusation de raisonnement circulaire y est répétée : Descartes ne prouve en rien l’existence d’un Dieu vérace dans la Méditation Troisième, il la pose arbitrairement en s’affranchissant du doute hyperbolique de la Méditation Première ; sa définition du critère de la vérité par l’idée claire et distincte, dans la Méditation Quatrième, dément l’idée qu’il raisonne de manière conséquente. Bref, plaisante le personnage d’Aristote, Descartes a « perd[u] ici la tramontane 37 ». Sa lettre est l’occasion de critiquer la notion de « forme substantielle », empruntée à la scolastique par Descartes afin de rendre compte, non sans difficultés, de l’union de l’âme et du corps lors de ses échanges avec le médecin Henricus Regius : le penseur français eût mieux fait de reconnaître que cette union est un « mystère incompréhensible à l’esprit humain 38 ». Un mandarin chinois, rencontré sur une comète filant de tourbillon en tourbillon, n’est pas plus convaincu par la démonstration de l’existence de Dieu tirée de sa définition par la perfection 39 . L’auteur précise son sentiment sur les Méditations dans une addition à l’édition de 1691, reprenant là encore les réflexions de Gassendi, de Vossius et de Huet sur le doute insincère et inconséquent de Descartes : En un mot il sçavoit le chemin le plus droit & le plus court, & il nous a montré le plus long & le plus difficile, pour avoir l’honneur & le plaisir d’y être nostre guide. Mais nous nous sommes égarez ensemble : Plusieurs le luy ont reproché ; & quoy qu’il en dise, beaucoup ont été obligez de revenir sur leurs pas pour reprendre le chemin battu : & s’il n’avoit enhardi les autres à sauter des fossez fort larges, sans leur laisser trop réfléchir sur ce qu’ils faisoient, je croy qu’ils seroient encore fort éloignez du terme où ils prétendoient arriver, qui étoit de sçavoir enfin qu’il y avoit quelque chose de certain. 40 Quant à la physique, l’auteur propose un examen patient par le truchement de plusieurs personnages : s’il est loin de souscrire à la condamnation courante du plénisme cartésien, il relève plusieurs contradictions concernant le mouvement, la lumière, la pesanteur, les marées ou le magnétisme. Autant de problèmes exposés dans la quatrième partie du Voyage, que Descartes a cru résoudre en composant à la manière d’un « poète tra- 37 Ibid., p. 86. 38 Ibid., p. 157. 39 Ibid., pp. 161-163. 40 G. Daniel. Suite du Voyage, op. cit., p. 97. <?page no="332"?> Nicolas Correard 332 gique 41 ». Plusieurs de ces « difficultez » semblent inspirées par les volumineuses et subtiles critiques que l’oratorien Jean-Baptiste de la Grange avait adressées aux « Cartistes » comme Rohault 42 . Mais l’auteur du Voyage semble s’être piqué de physique au point de gagner en assurance et de formuler ses propres objections : en guise de « Réfutation de la Seconde déffense » formulée par certains cartésiens dont le nom reste tu, il ajoute dans l’édition de 1691 un argument très simple (la fluidité même de la matière telle que la conçoit Descartes interdirait aux tourbillons de se maintenir l’un contre l’autre sans se mélanger), opérant d’un seul coup le « renversement de toute la machine Cartésienne 43 ». Descartes, décidément, « se mocque de tout le monde 44 ». Cette Suite du Voyage attaque la thèse des animaux-machines avec une argumentation originale, qui se distingue de celle, plus connue, du Père Pardies 45 , et qui n’est pas sans annoncer La Mettrie (les principes cartésiens, selon Daniel, conduiraient à soutenir que les hommes aussi sont des machines). Pierre Bayle saura faire justice de ces démonstrations dans son article « Rorarius 46 ». D’où procède, en définitive, cette critique épistémologique ? Le Père Daniel ne cherche pas à disqualifier toutes les thèses cartésiennes ; il crédite même le philosophe de sa bonne foi en matière religieuse. Ainsi, il blâme à peine son explication controversée de l’eucharistie, cause de tant de condamnations institutionnelles 47 . On ne peut pas plus le ranger du côté d’une défense sans nuance de l’aristotélisme jésuite : si plusieurs objections sont attribuées à des « péripatéticiens anonymes », Aristote n’est pas moins raillé que Descartes lorsqu’il prend la parole en vainglorieux outré par les 41 Ibid., p. 298. 42 Jean-Baptiste de La Grange. Principes de la philosophie contre les nouveaux philosophes. Paris : Couterot, 1684. L’auteur est mentionné par G. Daniel dans le Voyage, op. cit., p. 178. 43 G. Daniel. Suite du Voyage, op. cit., pp. 217-218. 44 Id. 45 Voir Sophie Roux. « Pour une conception polémique du cartésianisme. Ignace- Gaston Pardies et Antoine Dilly dans la querelle de l’âme des bêtes », dans Qu’estce qu’être cartésien ? , éd. Delphine Kolesnik. Lyon : ENS Editions, 2013, pp. 315- 337. 46 Pierre Bayle. Dictionnaire historique et critique, 5 e éd. Amsterdam : P. Brunel, 1740, p. 81, n. G : « On a fait beaucoup de cas, et avec beaucoup de raison, d’un livre qui a pour titre Voyage du monde de Descartes. On y trouve de grandes difficultés proposées agréablement et vivement aux cartésiens, et fort bien poussées. Celles qui touchent l’âme machinale des bêtes, sont, ce me semble, les meilleures qui se pussent proposer. » 47 G. Daniel. Voyage, op. cit., pp. 131-137. <?page no="333"?> Les égarements de la physique cartésienne 333 succès d’une philosophie concurrente 48 ou lorsqu’il négocie sa doctrine sur un coin de table, se déclarant prêt à accorder à son ennemi la doctrine des tourbillons, si on épargne sa théorie contestée de la « sphère de feu 49 ». Dans la Suite de 1691, Daniel concède qu’il y a autant de « niaiseries » et de « folies » dans la philosophie ancienne que de « fadaises » et de « chimères » dans la nouvelle, ce qui ne l’empêche pas de préférer l’ancienne 50 . C’est l’aristotélisme du moindre mal (autant se contenter d’une erreur éprouvée, plutôt que de se jeter dans les opinions à la mode), dialectisé pour détruire la physique cartésienne, sans que l’auteur cherche à relever la Philosophie de l’École. Le Père Daniel s’avère proche de la figure majeure de l’anti-cartésianisme à la fin du XVII e siècle, Pierre-Daniel Huet, dont la Censura philosophiae cartesianae 51 avait attiré la Réponse de Pierre-Sylvain Régis (1691). Le Voyage gagne à être conçu comme une réplique à la réplique. Non qu’il soit un décalque de la Censura : les démonstrations ne semblent pas toujours identiques sur des points où les deux auteurs concordent. Mais Daniel partage pleinement l’esprit railleur de Huet, lequel ne cesse d’invectiver, avec plus d’animosité encore, contre la « plaisanterie » des chaînes de raison - qui servent à prouver ce qu’on présuppose - ou contre la « plaisante invention » du Monde, cette « construction imaginaire », ce « château en l’air » hasardé comme un « roman » par un Descartes « entêté de ses opinions 52 ». On y retrouve la même insistance sur les contradictions intrinsèques à l’œuvre de Descartes, ainsi qu’un portrait du philosophe dessinant le personnage du Voyage : présomption, amour-propre, vanité, opiniâtreté, hypocrisie 53 . Il importe de comprendre la situation originale du Voyage et des animadversions de Huet. Loin de s’inscrire dans le droit fil des condamnations officielles 54 , ces auteurs ne reprochent pas à Descartes de s’être montré excessivement sceptique ; ils lui reprochent de ne pas l’avoir été suffi- 48 Ibid., p. 79. 49 Ibid., p. 159. 50 G. Daniel. Suite du Voyage, op. cit., p. 106. 51 P.-D. Huet. Censura Philosophiae Cartesianae. Paris : Hortemels, 1689. 52 Ces termes sont glanés dans la version française du texte, restée manuscrite, qui fait ressortir la parenté stylistique entre les deux auteurs. Voir P.-D. Huet. Censure de la philosophie de M. Descartes. Ms. fr. BNF-14702, n. p. 53 Ibid., chap. VIII, n. p. et Censura, op. cit., chap. VIII, pp. 165 et suiv. 54 Le concordat de 1678, arraché par les jésuites à Louis XIV, réprouvait le premier article de la philosophie cartésienne, selon lequel « il faut se défaire de toutes sortes de préjugés et douter de tout avant que de s’assurer d’aucune connaissance ». Voir G. Malbreil. « Descartes censuré », art. cit., p. 319. <?page no="334"?> Nicolas Correard 334 samment, ou pas jusqu’au bout : « [O]n ne le blasme pas d’avoir douté ; mais on le blasme d’avoir mal douté, de n’avoir pas suivi sa route du doute 55 ». Le scepticisme chrétien de Huet, qui éclate dans un autre volet de son projet anti-cartésien, le Traité philosophique de la faiblesse de l’esprit humain, permet de mieux comprendre le point de vue surplombant du Père Daniel. Encore dans son bon sens au début du récit, le narrateur du Voyage ne déclare-t-il pas avoir été de tout temps « un peu sceptique envers la philosophie de l’école 56 » et n’a-t-il pas raison, avant d’être lobotomisé, de « [s]e précautionner pour le moins autant contre les préjugez des Cartésiens que contre ceux des Philosophes ordinaires, les connaissant aussi entêtez à peu près que les autres 57 » ? Par-delà Daniel Huet fait sien l’esprit de Gassendi, auquel il rend un vibrant hommage : « Gassendi était un homme qui avait autant d’esprit que M. Descartes, une bien plus grande étendue de science et beaucoup moins d’entêtement ; il paraît être un peu pyrrhonien en métaphysique, ce qui, à mon avis, ne sied pas mal à un philosophe 58 ». Ennemi de l’entêtement, autrement dit de l’opiniâtreté dogmatique, ce scepticisme fin de Grand Siècle se conçoit comme un éclectisme susceptible de valoriser, dans la lignée de Gassendi, certains aspects sensualistes et matérialistes de la philosophie péripatéticienne 59 . 4. L’anti-vie de Descartes, avec l’histoire des errances du cartésianisme Cette complicité est trahie par les Nouveaux mémoires publiés sous pseudonyme par Huet, qui se présentent comme une variation sur le modèle du Voyage : on y raconte une autre version comique de la fausse mort de Descartes 60 . L’ouvrage est bref, drôle et vicieux dans ses calomnies contre la personne du philosophe, décrit en chef de secte animé de passions plus ou moins coupables. Dans les deux cas, la critique de l’ethos complète celle des idées, mais la comparaison fait apprécier la délicatesse du Père Daniel. Huet 55 P.-D. Huet. Censure de la réponse faite par M. Régius. Ms. fr. BNF-14703, f o 14, cité par G. Malbreil. « Descartes censuré », loc. cit. 56 G. Daniel. Voyage, op. cit., pp. 51-52. 57 Id. 58 Ibid., p. 103. 59 Avant de succomber à l’opération du petit nègre, le narrateur du Voyage se déclare « libertin » et désireux de « tâter de toutes les Sectes » sans se déterminer (ibid., p. 108). C’est l’attitude préconisée par Huet dans le Traité philosophique de la foiblesse de l’esprit humain. Amsterdam : Henri du Sauzet, 1723, l. II, chap. X-XI, pp. 217-226. 60 P.-D. Huet. Nouveaux mémoires pour servir à l’histoire du cartésianisme. Utrecht : Guillaume van de Water, 1693. <?page no="335"?> Les égarements de la physique cartésienne 335 glisse des plaisanteries au sujet du béguin supposé de Descartes pour Christine de Suède, ou de la fille née de ses œuvres avec une servante (son seul égarement avéré en matière amoureuse). Le jésuite s’en abstient, refusant de frapper au-dessous de la ceinture. Pour autant, la mise en scène de Descartes en alazôn est éminemment ironique. S’il est toujours qualifié de manière élogieuse par les personnages principaux du Voyage, ses adeptes, il parle comme Matamore : « En moins de deux heures, je vous fais un Monde, où il y aura un soleil, une Terre, des Planetes et des Cometes 61 », annonce le héros par un datif éthique digne d’un bateleur (« je vous fais un monde »). Descartes adresse une prière à Dieu, celle d’un élu : « [J]’entreprends maintenant de travailler sur cette matière immense, que vôtre bonté infinie semble avoir abandonnée à ma disposition 62 ». La conviction d’avoir une mission (« Il m’avoit fait naître pour réformer, & rétablir la Philosophie dans le Monde 63 ») relève à peine de la caricature, puisqu’elle s’exprime dans les fameuses Olympica éditées par Baillet en 1691. Visionnaire et oraculaire, le personnage du Voyage s’est réfugié dans le « troisième ciel » afin de se préserver de la fréquentation des âmes errantes des autres philosophes, comme s’il voulait se placer plus haut qu’eux - la notion de troisième ciel peut évoquer le troisième ciel de Joachim de Flore et des millénaristes. Le personnage a un défaut patent, que le récit met en évidence : il refuse le dialogue. Son exposé de physique est à sens unique, et s’il interroge le narrateur, c’est uniquement pour connaître les progrès de ses partisans depuis sa mort, ce qui lui coûte un aveu : il n’a pas été « exempt du foible de tous les chefs de Sectes », à savoir la gloriole 64 . Le personnage ne donnera pas suite aux « difficultez » soulevées par le narrateur… C’est que le caractère bref et évasif des « Réponses » de Descartes à ses objecteurs était proverbial. Sur la scène du Voyage, Descartes s’avance démasqué ! Quarante ans après sa mort, c’est une lutte pour la mémoire qui se joue entre le Voyage du monde de Descartes et la Vie de Monsieur Descartes d’Adrien Baillet, parue peu après, qui dresse devant la postérité le portrait d’un penseur généreux, modeste et pieux 65 . Dans l’anti-« vie » du Père 61 G. Daniel. Voyage, op. cit., p. 214. 62 Ibid., p. 217. 63 Ibid., p. 33. 64 Ibid., p. 295. 65 Voir Adrien Baillet. La Vie de Monsieur Descartes. Seconde partie. Paris : Hortemels, 1691, l. VIII. Sur les enjeux de la biographie de Descartes, voir Dinah Ribard. Raconter, vivre, penser. Histoire(s) de philosophes (1650-1750). Paris : Vrin, 2003 ; Sébastien Charles. « Usages et mésusages de la biographie à l’âge classique : du <?page no="336"?> Nicolas Correard 336 Daniel, la scène de la non-mort de Descartes, évoquée par le vieillard, récrit avec humour les anecdotes rapportées par Chanut, l’ambassadeur français à Stockholm. Ainsi de l’obstination de Descartes à vouloir se guérir seul : on sait qu’un remède de sa fabrication, composé de tabac infusé dans le vin, a pu contribuer à empirer son mal 66 . Le fiasco de l’automédication cartésienne pouvait prêter à sourire, alors que le philosophe avait annoncé l’imminence d’une thérapeutique permettant de repousser la vie au-delà de cent ans… La parution du Voyage n’a-t-elle pas suscité ou accéléré la publication d’une biographie accréditée, alors qu’il en existait déjà de plus brèves, afin de couper court aux inventions comiques ? Examinant ses divers prédécesseurs, Baillet rend un hommage appuyé mais ambigu à la qualité du Voyage 67 . Taisant la portée critique du roman, il souligne par contraste son choix d’écrire « tout sérieusement ». Un autre jésuite, le Père Boschet, renverra quant à lui au Père Daniel, dont il partage l’ironie, pour comprendre l’origine de la philosophie cartésienne 68 . Enfin, le Père Daniel se fait le premier « historien 69 » du cartésianisme, orientant les faits pour montrer les ressauts chaotiques de la réception du philosophe de La Haye. L’histoire des idées n’est-elle pas faite de manœuvres, d’opportunités, de quiproquos ? Ainsi, le personnage de Descartes raconte au narrateur avoir dans un premier temps cherché l’appui des jésuites, avant d’être contrecarré par le Père Bourdin, auteur des Septièmes Objections 70 . Il s’est donc retourné contre eux, cherchant à réfuter systématiquement leurs thèses - Daniel interprète la fameuse « Lettre au père Dinet » de 1642 comme une déclaration de guerre -, avant de trouver conflit des philosophies au conflit des identités », Skepsis, VII, 11 (2014), pp. 15- 31. 66 A. Baillet. La Vie, op. cit., t. 2, l. VII, chap. XXI, p. 421. 67 A. Baillet. La Vie de Monsieur Descartes. Première partie. Paris : Hortemels, 1691, « Préface », pp. xviii-xx. Selon Baillet, le Voyage surpasse tous ses modèles (Lucien, Kepler, Cyrano, etc.) par son brio, aussi bien que par son « érudition ». Baillet se déclare prêt à y reconnaître l’un des meilleurs « essais historiques » sur le cartésianisme, mais rappelle qu’un texte aussi romanesque ne saurait être pris pour un document fiable : la vérité historique s’y mêle par trop à un « fondement fabuleux ». 68 Antoine Boschet. Réflexions d’un académicien sur la vie de M. Des Cartes. La Haye : Arnout Leers, 1692, p. 337 : « Croiriez-vous, que le Cartésianisme doit sa première origine à une espèce de transport, que l’Historien [i.e. Baillet] décrit comme un accès de folie, et qui paraît l’effet d’une prise de ce tabac cartésien, dont il est parlé si ingénieusement dans le Voyage du Monde de Descartes. » 69 Le narrateur revendique ce titre avec insistance, voir par exemple Voyage, op. cit., p. 29. 70 Ibid., pp. 196-197. <?page no="337"?> Les égarements de la physique cartésienne 337 refuge auprès des jansénistes et des oratoriens. L’élaboration du système serait ainsi le produit d’une errance. Ou bien le Père Daniel insiste sur les guerres intestines entre cartésiens, à travers la lutte pour l’héritage entre Arnaud et Malebranche, qui se neutralisent. Qualifié de philosophe subtil, capable de « donner un tour probable aux choses les plus extraordinaires 71 », Malebranche est évoqué à plusieurs reprises par de feintes marques d’admirations : « N’est-ce pas, pour m’exprimer dans le style Quolibetique de nôtre ami M… Aberrare toto cœlo ? », déclare le narrateur à propos de l’irrévérence de Fontenelle envers Descartes 72 . Nul doute que, pour l’auteur du Voyage, c’est plutôt « M… » qui « se trompe du tout au tout » (sens de l’expression aberrare toto cœlo), tant le système des causes occasionnelles versait dans l’aberration aux yeux des jésuites. Le rôle majeur des adversaires de Descartes, comme Voëtius, gouverneur de la garnison aristotélicienne, a entretemps été souligné, de même que celui des compagnons et disciples. Non sans injustice, Mersenne est présenté comme un manipulateur : « Cependant je remarquai, que le Père Mersenne qui nous conduisoit, nous faisoit de tems en tems quitter le chemin droit, pour nous faire prendre des détours 73 ». La figure du « vieillard » anonyme qui sert de factotum à Descartes appelle la lecture à clefs. S’agit-il de Clerselier (1614-1684), éditeur zélé du traité De l’Homme, ou de Régis (1632-1707), dont le Cours entier de philosophie, ou Système général de la philosophie de M. Descartes (1690) venait de paraître ? Il y a quelque ironie dans le fait que le Mentor accompagnant notre voyageur dans son périple au sein d’une philosophie prétendument « nouvelle » soit un radoteur de quatre-vingt ans. Manière de suggérer que le cartésianisme ne devrait pas tarder à être enterré avec la génération contemporaine du philosophe ? Mais comment une philosophie prétendant affranchir le jugement a-telle pu générer des sectateurs « plus entêtez cent fois de Descartes » que les péripatéticiens ne le sont d’Aristote 74 ? Incidemment, le portrait-robot du cartésien est dressé à travers celui du narrateur. Sans prévention au départ, il se laisse grossir par une philosophie flattant la psychologie de celui qui la fréquente. Revenu du ciel au début de la quatrième partie, le voyageur fanfaronne, déclarant que Descartes est le premier, sinon le seul philosophe à avoir jamais été ; il se flatte que le maître ait produit son monde sous ses yeux, à l’instar d’un seigneur étranger honoré qu’on fasse jouer les grandes eaux de Versailles lorsqu’il rend visite au roi 75 . Le Père Daniel nous fait 71 Ibid., p. 203. 72 Ibid., p. 67. 73 Ibid., p. 178. 74 Ibid., p. 6. 75 Ibid., p. 205. <?page no="338"?> Nicolas Correard 338 pénétrer dans la mentalité de l’ipse dixit. Il n’est pas exclu de voir une note d’autodérision, voire un fragment d’autobiographie intellectuelle dans l’histoire de ce narrateur malheureux transformé en « Asne » plutôt qu’en « oiseau », comme s’il s’agissait d’un « Qui pro Quo » apuléen 76 : son cas évoque celui du jeune Huet ou d’autres cartésiens convertis, comme Florent Schuyl, mais il faut que l’auteur du Voyage ait été lui-même bien passionné par cette philosophie pour vouloir refaire le chemin, sachant qu’il ne mène nulle part. * * * « [C]es Messieurs les Esprits […] n’entendent pas raillerie 77 », note le narrateur à propos des cartésiens. Tels disciples, tel maître : « entre nous », reconnaît le vieillard, « M. Descartes n’entendait guères raillerie 78 ». La mauvaise plaisanterie jouée à l’esprit de Descartes et à sa mémoire par un roman tout en chair narrative, en chaos, en péripéties, vise précisément à toucher par le rire ces cartésiens qui peuvent se moquer méchamment de leurs adversaires, mais n’apprécient pas qu’on plaisante avec leurs thèses, ainsi que l’avait fait Gassendi en s’adressant à Descartes comme à un pur esprit séparé de son corps (le fameux O Mens) 79 . Il ne s’agit pas de ridiculiser leurs thèses, mais de les forcer à rentrer dans une interlocution avec un point de vue critique, pour ne pas se laisser piéger par le raisonnement qui s’auto-valide en mettant entre parenthèses le monde extérieur, les corps ou l’existence d’autrui. Alors que Huet dissocie la critique philosophique et la satire, procédant sur deux modes bien distincts dans la Censura et les Nouveaux mémoires, le Père Daniel les associe dans la tradition du spoudogeloion lucianesque et cyranien. Cette ménippée avait trouvé un public, comme en témoigne les rééditions du texte et de ses suites 80 , mais elle souffre aujourd’hui de notre difficulté à concevoir l’association du comique et du sérieux. Le texte est victime de sa complexité et de la subtilité de son auteur : le désordre y est si bien concerté qu’il peut paraître à tort écrit à la va-vite ; la parodie, si soutenue qu’elle efface la limite entre l’intention satirique et l’examen 76 Ibid., p. 53. 77 Ibid., p. 39. 78 Ibid., p. 9. 79 Voir la traduction des « Réponses » aux Cinquièmes objections dans René Descartes. Méditations métaphysiques. Objections et réponses, éd. Michelle Beyssade et Jean- Marie Beyssade. Paris : Flammarion, 1992, p. 388. 80 On en compte neuf jusqu’en 1739. Le texte a l’honneur d’une traduction anglaise (Voyage to the World of Cartesius. Londres : Bennet, 1692) et latine (Iter per mundum Cartesii. Amsterdam : Wolfgang, 1694). <?page no="339"?> Les égarements de la physique cartésienne 339 sincère ; plus surprenant, les idées cartésiennes sont réfutées cartésiennement, si l’on peut dire, tant l’auteur manifeste du goût pour ce style intellectuel. Proche de Huet, le Père Daniel pense le dedans et le dehors des thèses cartésiennes, dans un authentique esprit de recherche, ce qui le conduit à philosopher littérairement : trop piqué des idées pour les traiter vite, trop sceptique pour s’y attacher, voilà l’origine du roman dans son cas. Contrairement à Huet, il ne manifeste pas de jalousie envers le succès de Descartes, plutôt un étonnement qui confine à l’incrédulité. Descartes l’« écarté », selon une étymologie fantaisiste alléguée à l’époque 81 ; Descartes, auquel Gassendi avait opposé que « je me promène, donc je suis 82 » ferait tout aussi bien l’affaire que « je pense, donc je suis » pour procurer une certitude première. L’auteur du Voyage s’est bien promené dans le système, et il ne regrette visiblement pas d’avoir fait fausse route : il se laisse entraîner par la puissance de l’imagination cartésienne, ajoutant quelques chapitres au grand « roman » du cartésianisme. L’extravagance, tare du philosophe chez Lucien, deviendrait presque une qualité. Descartes a trop fumé ! Ou plutôt, puisque son tabac se prise, Descartes a trop humé les idées, à plein nez. Cela le rendrait presque sympathique, paradoxalement. Bibliographie Sources Baillet, Adrien. La vie de Monsieur Descartes. Première partie. Paris : Hortemels, 1691. Baillet, Adrien. La vie de Monsieur Descartes. Seconde partie. Paris : Hortemels, 1691. Bayle, Pierre. Dictionnaire historique et critique, 5 e éd. Amsterdam : P. Brunel, 1740. Boschet, Antoine. Réflexions d’un académicien sur la vie de M. Des Cartes. La Haye : Arnout Leers, 1692. Daniel, Gabriel. Iter per mundum Cartesii. Amsterdam : Wolfgang, 1694. Daniel, Gabriel. 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Mythe et littérature, 4 (1994), pp. 153-184. <?page no="341"?> Errances et erreurs dans les Mémoires d’Henri de Campion B ERTRAND L ANDRY (U NIVERSITY OF M OUNT U NION ) Le nom de Campion résonne dans le panthéon des mémorialistes du XVII e siècle comme celui d’un homme de guerre qui laissa des mémoires qui représentent, d’après son cousin l’abbé de Garambourg, « un morceau d’histoire […] ayant des faits qui ne se trouvent nulle part ». En effet, cellesci peignent les différentes actions qui marquent la guerre de Trente ans à la fin du règne de Louis XIII, et les balbutiements de la Fronde. Ces mémoires subirent le triste sort de beaucoup d’écrits de l’époque dite classique puisqu’ils furent édités et purgés par le cousin Garambourg - qui en récupéra le manuscrit au début du XVIII e siècle - de « plusieurs faiblesses & superstitions indignes d’un homme d’esprit & de mérite tel qu’il étoit ». En 1808, le second éditeur des mémoires de Campion, le général de Grimoard, rétablit l’intégrité du texte, mais à son tour en édita quelques « capucinades », nous dirons quelques errances, voire erreurs - puisque les deux mots partagent le même préfixe -, des détails personnels dont en homme de guerre il jugea la présence inappropriée dans un récit militaire. Une autre édition fut établie en 1857 par Célestin Moreau qui fulmine dans sa préface contre des libertés d’éditeur prises par Garambourg et Grimoard, et se plaint de devoir par conséquent utiliser la version du général. Dans cette préface, Moreau se concentre sur les frères Alexandre et Henri de Campion dont seuls les exploits militaires et politiques captent son attention et son intérêt. Finalement en 1967, l’académicien Marc Fumaroli édita et publia au Mercure de France de ces mémoires, dans laquelle il tenta de restaurer le texte original, chose irréalisée et irréalisable, le manuscrit d’Henri de Campion étant perdu puisque le général de Grimoard ne l’a jamais rendu aux Campion. L’errance est riche en facettes dans ces mémoires et ce, sur de multiples plans. D’abord, elle se manifeste par les actions prises par plusieurs éditeurs d’éradiquer certains détails personnels qu’ils trouvaient indignes d’un <?page no="342"?> Bertrand Landry 342 homme de guerre ; bien qu’assurés du contraire, ce faisant, ils attaquent l’intégrité du texte et la pensée de Campion. L’errance apparaît également physiquement dans la manière de vivre de ce dernier, qui mène la vie nomade d’un soldat de garnison, puis celle d’un exilé pour avoir participé à un complot contre le cardinal Mazarin. L’errance de Campion peut également être perçue sur le plan narratif puisqu’il insère des détails jugés non conventionnels qui pourtant représentent un aspect original et unique de la vie d’un soldat-mémorialiste au XVII e siècle. Ces détails exposent les tensions provoquées par le discours du soi au sein des Mémoires. Si l’errance de Campion réside dans l’inclusion des faits de sa vie privée, il est notable qu’il confère une importance remarquable aux femmes qui émaillent la narration des faits de guerre. Ainsi, Campion altère le genre des mémoires militaires d’une façon originale en ouvrant une fenêtre intime sur ses réactions personnelles en donnant une place spéciale à son épouse, sa mère et sa sœur aînée, Anne. Finalement, il s’attarde sur sa fille Louise-Anne, décédée à l’âge de cinq ans, dont il n’arrive pas à faire le deuil car il la considère comme une adulte. Campion réinscrit de manière originale la notion d’enfant et de l’enfance, tout en développant celles du deuil et en se posant en précurseur de la notion d’amour paternel. 1. Vingt-deux ans de carrière militaire Yves Castan résume parfaitement ce qu’était la vie des nobles sans fortune qui mettaient leur épée et « leur capacité de ferveur et de valeur » au service du roi et des Grands dans son analyse du cas Campion. Ce dernier Découvr[it] sans scandale mais non sans quelque ressentiments le difficile accord des obligations de la clientèle nobiliaire et des devoirs d’un loyal sujet. Peut-être fa[ll]ut-il déceler […] dans l’adhésion de Campion au parti des princes - celui de ses protecteurs, le comte de Soissons, puis les Vendôme - l’assentiment à un juste effort contre la tyrannie qui assur[a] la bonne conscience politique d’un gentilhomme probe et lucide. 1 En 1642, après quelques dix années dans l’armée royale, le Normand s’attache donc à François de Bourbon-Vendôme, duc de Beaufort, sous l’impulsion de son frère aîné, Alexandre, qui venait de s’engager auprès du père de ce prince, César, duc de Vendôme. Tel que le décrit Jules Michelet, le duc de Beaufort est un personnage polarisant : « Ce petit-fils de Gabrielle en avait la beauté. Il était jeune, brave, tout fleuri, en longs 1 Yves Castan, « Politique et vie privée », Histoire de la vie privée, de la Renaissance aux Lumières, éd. Roger Chartier, dir. Philippe Ariès et George Duby. Paris : Seuil, 1999 [1995], t. 3, pp. 31-72, p. 32. <?page no="343"?> Errances et erreurs dans les Mémoires d’Henri de Campion 343 cheveux d’or, un Phébus Apollon. […] Facilité brillante pour le galimatias, éloquence grotesque, un torrent de non-sens. Il ne lui manquait rien pour charmer une sotte ». Une de ses biographes, Isabelle de Broglie, plus complaisante et citant « un vieil érudit de la famille », explique pourquoi Campion s’engage auprès du duc de Beaufort : « [Q]uiconque aura une fois l’honneur de la connaître ne s’empêchera jamais de l’aimer, lui vouant librement et le service du corps et l’affection du cœur […] ». Ce moment marque l’égarement de Campion qui commence une errance qui peut se définir comme négative puisqu’elle est née de l’exil. En effet, le duc de Beaufort, prolixe en rébellions, se laisse entraîner dans la cabale des Importants de 1643 par sa maîtresse la duchesse de Montbazon, « beauté superbe et colossale », et son âme damnée la duchesse de Chevreuse qui le convainquent d’assassiner le cardinal Mazarin, nouvellement promu premier ministre. Observateur, Henri remarque tout de suite l’influence néfaste et manipulatrice des deux femmes sur son jeune maître qui lui confie la sale besogne d’éliminer l’éminence ; mais il biaise : « j’avouois nettement que je ne pouvois approuver la pensée qu’ils avoient de se rendre illustres par un assassinat ; que je me croyois obligé de dire mes sentiments au Duc, pour après le servir avec fidélité et en homme d’honneur ». La tentative échoue, le cardinal a vent de la cabale et poursuit de sa vindicte les coupables. Le duc de Beaufort s’enfuit en Angleterre, et Henri de Campion, qui doit se faire oublier, s’exile pendant quatre ans et erre d’Anet, propriété des Vendôme, à sa Normandie natale, dans sa famille, puis de l’île de Jersey aux Pays-Bas espagnols pour se réfugier finalement en Italie. En 1649, Campion offre son épée au duc de Longueville, rentre en grâce auprès de la Régente et finit sa carrière militaire, entre 1651 et 1654, avec le titre de colonel. Il se retire dans ses terres et commence l’écriture de ses mémoires en 1654 et s’éteint en 1663. 2. Les « capucinades » D’éminents chercheurs reconnaissent la complexité de la mine de genres que représentent les mémoires au XVII e siècle. Jean Garapon les nomme « nébuleuses de genres », englobant ceux aussi divers que les essais, confessions, autobiographies, conversations et autres « ’fondu-enchaîné[s]’, caractéristique[s] de la culture et de la parole aristocratique. » Même si les mémoires peuvent constituer des cas particuliers, celles de Campion n’échappent pas à cette errance de genres, bien qu’il y ait eu plusieurs tentatives de la part de ses éditeurs successifs d’éliminer, puis de rétablir, les multiples genres inclus dans les Mémoires. <?page no="344"?> Bertrand Landry 344 En effet, dans une lettre datée du 1 octobre 1806, placée en tête de son édition des Mémoires, « pour servir d’Avertissement », le général de Grimoard écrit : J’ai retranché moi-même les détails généalogiques ou d’affaires domestiques insusceptibles d’amuser ou d’intéresser, de longues tirades dévotes, des prières ou oraisons qui passeroient aujourd’hui pour des capucinades et que l’auteur de la note [i. e. Garambourg] avoit avant moi condamnés à l’oubli ; mais contre son opinion, j’ai cru devoir conserver des réflexions et tout ce qui m’a paru propre à caractériser Henri de Campion et son siècle. Je n’ai pas retranché non plus les faits consignés dans des relations particulières, peut-être communes dans le temps où l’auteur de la note écrivoit, mais inconnues actuellement, et dont les détails sont par cette raison bons à retrouver. 2 La « capucinade » est définie par Larousse comme une « plate tirade moralisante ». Le général de Grimoard admet donc avoir « retranch[é] ce qui étoit entièrement oiseux ou superflu » bien qu’il ajoute « sans rien changer au fond ni à la forme du reste […] ». C’est ce que nous percevons comme une errance et une erreur puisque Garambourg et Grimoard, qui reprochent à Campion de trop dévoiler ses pensées intimes, nous empêchent d’apprécier le texte dans sa totalité et son intégrité. Néanmoins, le général vante les capacités intellectuelles du militaire : « Quoiqu’il […] l’eût soigné [son style] davantage et [l’eût] rendu plus oratoire que M. de Campion, j’ai cru préférable de conserver totalement le sien, qui a un plus grand caractère d’originalité, de simplicité et de franchise, et qui est fort correct pour le temps ». En introduction à son édition des Mémoires, Marc Fumaroli vante les qualités intellectuelles et littéraires d’Henri de Campion, manifestes malgré l’absence de toute éducation formelle chez leur auteur. Destiné à l’armée comme de nombreux fils cadets, Henri n’a pas bénéficié des enseignements d’un collège, mais de celui, moins onéreux, que lui prodigue son oncle Edme de Pilliers, seigneur du Parc-Ronceray - « qui semble avoir été un esprit fort distingué », précise Fumaroli -, sous l’œil vigilant de sa mère, Louise de Pilliers. Campion profite des leçons de son oncle car il est indéniable que ses mémoires sont bien écrits, leur architecture bien pensée, et que les détails personnels décriés comme des capucinades enrichissent le contenu essentiellement militaire de ses écrits. Au XVII e siècle, les règles d’écriture des mémoires ne sont pas fixes. Les chercheurs du genre des mémoires s’accordent sur ce point, même si les 2 Philippe de Grimoard, « Lettre de M. le Général de Grimoard, pour servir d’Avertissement aux Mémoires d’Henri de Campion », dans H. de Campion. Mémoires de Henri de Campion, éd. Philippe de Grimoard. Paris : Treutell & Würte, 1807, p.ii. <?page no="345"?> Errances et erreurs dans les Mémoires d’Henri de Campion 345 mémorialistes suivent des modalités d’écriture similaires : raconter l’histoire de leur vie, « un moment confondue avec l’Histoire de la nation » et « se justifier, s’expliquer et définir [leur] écriture au sein d’un contexte culturel plutôt hostile au discours de soi », comme le résume Nadine Kuperty ; l’emploi du « je » y est fréquent puisqu’il « permet d’agrémenter [le] récit d’anecdotes et de réflexions originales » comme l’explique Hubert Carrier. C’est bien l’emploi du soi que Garambourg et Grimoard ont reproché au Normand comme une erreur, lui qui choisit d’inclure des détails personnels dans ses souvenirs des compagnes qu’il a menées pendant ses vingt-deux ans de carrière. En général, la place des femmes n’est pas un sujet prégnant dans des mémoires militaires, est cependant très présent dans celles d’Henri de Campion. 3. « Le » capitaine Hendrich Les mémoires militaires sont un endroit où se trouve un topos familier, celui du récit de mort militaire. Constance Cagnat l’explore minutieusement en montrant que les auteurs « recourent à la même structure narrative […] : [u]ne date, un nom, un grade, la mention de la blessure, et la mort qui s’ensuit avec, quand c’est possible, précise le laps de temps qui sépare le moment de la blessure et celui de la mort : voilà qui constitue l’essentiel du récit de la mort militaire ». Campion se plie plus ou moins à cette règle, à un exemple près : esprit curieux et héritier des humanistes, il insère dans ses mémoires un fait singulier de la campagne de Piémont de 1640, une anecdote, qui attire son attention et qu’il traite avec beaucoup de délicatesse. Jean Lesaulnier souligne que l’anecdote n’est pas étrangère au genre des mémoires dont les auteurs « consigne[nt] des souvenirs de conversations d’homme et de femmes, qui, sur les sujets les plus divers, discourent, discutent et réfléchissent ». Campion se penche donc sur la découverte parmi les morts, sur le champ de bataille, du corps d’une femme, appelée capitaine Hendrich : « [e]lle étoit lieutenant-colonel d’un régiment de cavalerie allemande et avoit épousé depuis dix ans, pour mieux tromper le monde, une autre femme qui étoit la seule qui sût son secret ». Nullement choqué ou troublé, mais visiblement intéressé, voire emballé par la particularité et l’originalité de cette découverte, Campion prend le temps de parler, de se renseigner et de glaner des détails sur cette femme : Au commencement on l’appeloit le capitaine Capon, parce qu’on ne lui voyoit point de barbe. Elle avoit tué en duel, pour cette injure, un autre capitaine, ce qui la fit laisser en repos. Elle passoit pour un des meilleurs officiers de l’armée des Espagnols, qui, le lendemain de la sortie, envoyèrent réclamer instamment le capitaine Hendrich. On répondit que l’on <?page no="346"?> Bertrand Landry 346 n’avoit fait prisonnier aucun officier, et on mena les ennemis examiner les morts, où leur surprise fut étrange, quand ils reconnurent pour femme celui qu’ils avoient toujours cru un des plus braves officiers de leurs troupes. On leur rendit son corps : elle pouvoit avoir quarante ans. On a ajouté beaucoup de fables à cette histoire ; mais ce que j’en dis est la pure vérité, qui fait voir une grande chasteté dans cette femme, et une discrétion non pareille dans celle qu’elle avoit épousée. 3 Son respect pour la gente féminine lui fait naturellement prendre la défense de ces deux femmes, en même temps que le récit leur procure un aura de pureté à une époque où ces écarts de conduite que ceux attribués au « capitaine capon » sont rarement admis et souvent disciplinés. Cet épisode insolite montre cependant la déférence avec laquelle Campion traite les femmes, lui qui refuse de répéter les « fables » qu’il a entendues. Esprit ouvert, essaie-t-il subtilement, de faire une place aux femmes en montrant qu’elles ont autant, si ce n’est plus, de valeur que les hommes vu que l’armée est une institution essentiellement masculine et barre les femmes d’y entrer et faire carrière ? Et ce, sans trop montrer d’errance intellectuelle dans des mémoires militaires. Il met ainsi en lumière également l’impact de l’héritage de l’éducation maternelle. Louise de Pilliers est, elle aussi, non conventionnelle par la façon dont elle a mené sa vie après son veuvage. À ce propos, Campion reconnaît que ses parents étaient unis par l’amour, chose peu commune à une époque où les mariages se font par intérêt économique et politique, et par conventions. En effet, sa mère Restée veuve à trente-trois ans et fort aimable, fut recherchée en mariage par plusieurs personnages considérables et riches qu’elle refusa tous. Le déplaisir qu’elle ressentit de la perte d’un mari qui lui étoit fort cher ne fit que l’animer à donner une bonne éducation aux enfants fruits de leur union. 4 Elle refuse le remariage et profite sans doute de la situation privilégiée que le statut de veuve lui procure. Sans être unique, ce mode de vie n’appartient pas à la norme dans le monde aristocratique du XVII e siècle, tout comme, à un autre niveau, celui de la capitaine Hendrich. Son respect pour les femmes et l’opinion hautement positive qu’il en a devient transparent dans ses Mémoires, et c’est qu’ainsi qu’ils vont le conduire à envisager la stabilité que le mariage peut lui apporter dans sa vie chaotique dans les armées du roi Louis XIII et, plus tard, dans l’exil. 3 Henri de Campion. Mémoires de Henri de Campion, éd. Marc Fumaroli. Paris : Mercure de France, 2002 [1967], p. 142. 4 H. de Campion. Mémoires, éd M. Fumaroli, op. cit., p. 47. <?page no="347"?> Errances et erreurs dans les Mémoires d’Henri de Campion 347 4. Les belles « fiancées » La quête d’une épouse va préoccuper Henri de Campion pendant des années, et cela dès 1636, à l’âge de vingt-trois ans. Cadet, il n’est pas destiné au mariage car sa portion congrue est très faible ; l’aîné, Alexandre, est l’héritier de la majeure partie des biens, des titres et des terres familiales. Marc Fumaroli souligne que son statut de cadet « l’a obligé […] à vivre dans une relative dépendance de son frère aîné, investi en quelque sorte du pouvoir paternel, et seul juge des intérêts supérieurs de la famille, qui se confondent avec les siens. […] Cette noble intention l’a conduit à plusieurs reprises à contrecarrer les desseins d’Henri ou à se servir de lui contre son intérêt 5 ». Qu’est-ce qui motive Henri de Campion à vouloir se marier et fonder une famille ? L’académicien suggère avec justesse que Campion désire substituer à la loi familiale sa propre loi ; nous ajouterions que, aux yeux d’Henri, les choix de vie d’Alexandre ne reflètent pas l’exemple idéal/ isé de ses parents. Est-ce la sourde rivalité qui paraît avoir existé entre les deux frères qui a incité Henri à se marier ? Recherchait-il dans sa vie une stabilité à laquelle les choix d’Alexandre ne lui permettaient pas d’accéder, lui qui était plus militaire que politique ? Rien n’est sûr, et le mémorialiste ne se justifie pas si ce n’est que par le fait qu’il avoue être tombé amoureux les deux fois. Le nom des deux jeunes femmes qui attisent l’appétit matrimonial d’Henri de Campion nous sont parvenus par le biais des Mémoires : il s’agit de Mademoiselle de Fontaine et Mademoiselle du Quesne. Campion fait la connaissance de la première par l’intermédiaire de son frère qui a épousé la veuve de son père, et la seconde lui est présentée par son ami Ganseville. Toutes les deux sont belles, nobles et riches ; la richesse étant indispensable dans la mesure où Campion est démuni et vit souvent d’expédients (comme les cartes auxquelles il est fort adroit). Il cherche donc un bon parti qui lui donnerait l’aisance matérielle essentielle pour vivre noblement. S’il tombe amoureux de Mademoiselle de Fontaine, qu’il souhaite épouser presque incontinent - même après que la demoiselle soit presque défigurée par la petite vérole -, son attraction pour Mademoiselle du Quesne est plutôt motivée par sa fortune. Cependant, comme ses parents, le Normand est un romantique qui s’enflamme rapidement pour les deux demoiselles dont il souligne la beauté et la richesse en premier et les qualités morales en second. Néanmoins, aucune de ces idylles ne finira en mariage : Alexandre de Campion empêche l’union de son frère avec Mademoiselle de Fontaine, ce qui alimente les suggestions de subordination et de rivalité entre les deux 5 Ibid., p. 18. <?page no="348"?> Bertrand Landry 348 frères. Sa situation d’exilé sans futur l’oblige à rompre sa promesse donnée à Mademoiselle du Quesne. Dans les deux cas, Henri se peint en victime : de son frère et de son allégeance aux Vendôme, qui le perd politiquement et quasiment socialement. Même tourmentée, la mention de sa vie amoureuse dans les Mémoires peut paraître conventionnelle car elle renforce et inscrit la virilité du soldat dans un récit militaire, lui qui exècre la débauche et les affres que la guerre fait subir aux femmes. Parmi les nombreuses qualités d’Henri de Campion que le lecteur découvre tout au long de la lecture, la persévérance émerge. 5. Guillemotte-Magdelaine de Martinville Le 7 janvier 1648, comme il est rapporté exactement dans les Mémoires, Henri de Campion épouse Guillemotte-Magdeleine de Martainville. Le Normand atteint finalement son but matrimonial quelques douze années après l’avoir initié. Cette demoiselle est apparentée au mari d’Anne de Campion, la sœur aînée du mémorialiste, et c’est par l’intermédiaire chaleureux et positif de cette dernière que le mariage se réalise. Henri l’avait rencontrée lors de son exil alors qu’il se cachait chez son frère, « le bénéficier », des sbires de Mazarin. Ici, pas de passion comme pour Mesdemoiselles de Fontaine et du Quesne. L’homme a mûri et il considère l’affaire plus sobrement du fait de son exil, et parce qu’il est plus démuni que jamais. Il considère la personnalité de Mademoiselle de Martinville, qui est charmante, plus que sa beauté : Sa beauté étoit très-passable, sa taille belle et noble, sa douceur merveilleuse, sa bonté non pareille, sa conduite bonne, sa vertu entière, et son esprit judicieux. Elle n’avoit ni dans le visage ni dans le caractère cette vivacité qui charme la plupart des hommes ; mais si c’étoit une personne à ne les pas surprendre d’amour, elle leur inspiroit du moins toujours de l’estime et de l’amitié. 6 Elle a tout pour lui plaire et il a cette fois une alliée de taille pour rendre son union pérenne : sa sœur aînée qui favorisera toujours celui qu’elle voit peut-être comme son petit frère. L’entente entre les deux époux sera parfaite et de cette union naîtront sept enfants dont quatre survivront. La mort de Guillemotte-Magdeleine le laisse hagard : Le 31 janvier 1659, ma femme, étant grosse, tomba malade, se rétablit un peu, puis retomba d’une pleurésie, et ne fit que languir jusqu’au premier juin, qu’elle parut en grand danger. Le 4, dans la matinée, elle ressentit les 6 H. de Campion. Mémoires, éd M. Fumaroli, op. cit., 196. <?page no="349"?> Errances et erreurs dans les Mémoires d’Henri de Campion 349 douleurs de l’enfantement, quoiqu’elle ne fut que dans son huitième mois, et rendit bientôt l’esprit, en mettant au monde une fille qui mourut cinq ou six jours après elle. J’étois navré et tombai dans un état à faire pitié. 7 Il fait creuser deux tombes dans son église paroissiale sur lesquelles il fait graver des épitaphes. Détail morbide, montrant son état profond de dépression, seuls le jour et l’année de sa mort sont laissés manquants sur sa propre tombe. Il fait également célébrer religieusement le décès de sa chère épouse chaque année. Il attend ainsi l’heure de sa propre mort. Campion clôt ses mémoires, en rendant hommage à une des femmes qui a illuminé sa vie de sa présence et de sa grâce, en se préparant à sa propre mort et en négligeant quelque peu ses enfants. 6. Louise et Anne Tel que l’a souligné Emmanuelle Lesne-Jesno, le mémorialiste écrit toujours pour un public ; Campion le fait en l’occurrence pour ses enfants, et par extension pour sa famille et ses amis. Certains l’ont fait avant lui, d’autres le feront après. Les éditeurs Grimoard, Moreau et Fumaroli tiennent largement compte de son frère aîné Alexandre, car il est le plus connu des Campion et celui qui apporte la gloire à sa maison. Il représente également, pour l’académicien, à la fois une figure d’autorité et de rivalité pour Henri. Néanmoins, les liens fraternels distendus tiennent bons, même si le cadet s’interroge parfois sur les choix de son aîné : « J’étais plus étonné de mon frère que des autres, lui connaissant des mœurs douces et une assez grande bonté naturelle ». Le benjamin Nicolas est également mentionné par Fumaroli parce qu’il ne représente aucune menace pour Henri. Ecclésiastique, il mène probablement une vie contemplative, détachée du monde, tout en restant une présence bienveillante dans la vie du soldat pour qui il a une affection manifeste et particulière, qui est réciproque. Tout en étant effrayante car sans limites, l’errance trouve néanmoins un unique point d’ancrage, celui de la famille, en particulier la présence de sa mère et sa sœur aînée, Anne : l’amour filial qu’Henri éprouve pour sa mère est touchant ; Louise de Pilliers est révérée car elle procure à son cadet un modèle positif de choix et de mode de vie. Inconsolable après la mort de son mari, elle ne se remarie pas et se consacre à ses enfants. Elle leur transmet des valeurs importantes comme l’amour de son prochain. Quand elle s’éteint le 26 octobre 1651, Campion lui rend un hommage vibrant : 7 Ibid., p. 245. <?page no="350"?> Bertrand Landry 350 Cette perte d’une mère à laquelle nous avions tant d’obligations nous inspira les sentimens et les regrets les plus vifs. J’écrivis le partage de ce qu’elle laissoit, et mes frères le signèrent sans y rien changer. Nous avons jusqu’à présent vidé ainsi nos affaires, sans recourir à aucune entremise 8 , chose rare car beaucoup de familles se déchirent et se poursuivent en justice pour des questions d’argent. Le mémorialiste finit le panégyrique maternelle en reconnaissant le legs moral qu’elle lui a transmis - fait d’équité, de fidélité à sa parole -, et en rappelant « la volonté [qu’il a] toujours eue et exécutée d’être bon fils, bon mari, bon père, bon frère, bon parent, bon ami, bon serviteur et bon maître ». Les bienfaits maternels se répandent aussi à tous les membres de la famille, Alexandre de Campion inclus, qui ne va pas contrecarrer post mortem les décisions maternelles. Même si sa sœur aînée, Anne de Campion, femme du riche seigneur de Vacueil, ne se détache qu’en filigrane dans les mémoires, elle joue un rôle clé dans la vie de notre héros. Sa présence feutrée se fait sentir à multiples reprises quand elle offre à son frère le refuge sûr et rassurant de son château pendant les périodes de repos ponctuant ses années de service, mais également pendant celles, compromettantes et dangereuses, de l’exil ; elle risque alors sa réputation et, peut-être sa liberté. C’est aussi elle qui s’entremet avec succès pour faciliter l’union d’Henri avec Guillemotte- Magdeleine de Martainville, quand le reste de la famille hésite à donner son accord à ce mariage. Elle acquiert le consentement de son frère Alexandre et de leur mère qui, pourtant, n’avait jamais destiné son cadet au mariage. Anne de Campion devient ainsi l’ange gardien du bonheur fraternel, tout en étant aussi présente dans l’adversité puisqu’elle servira, à notre avis, de consolatrice en accueillant chez elle son frère et sa belle-sœur juste après la mort de sa nièce. À nouveau, elle se pose en sœur aimante dont la délicatesse apparaît instinctivement pour aider et calmer la douleur fraternelle. 7. Louise-Anne Guillemotte-Magdeleine de Martainville accouche le 2 mai 1649 de leur premier enfant, une fille appelée Louise-Anne, « si belle, si agréable que dès le moment de sa naissance [Campion] l’aim[a] avec une tendresse qu’[il] ne pui[t] exprimer ». Rappelons-nous Madame de Sévigné qui fustigeait sa fille qui s’inquiétait de la santé de son fils âgé de presque deux mois : « [Q]uelle folie ! Est-ce qu’on aime cela ? » Philippe Ariès souligne que « le très petit enfant trop fragile encore pour se mêler à la vie des adultes ne compte pas ». Le lien entre le père et la fille est si fort qu’il a une mauvaise prémonition le 8 H. de Campion. Mémoires, éd M. Fumaroli, op. cit., p. 222. <?page no="351"?> Errances et erreurs dans les Mémoires d’Henri de Campion 351 10 mai 1653 en rentrant chez lui, le jour même où Louise-Anne attrape la rougeole dont elle mourra peu de temps après. Effondré par la disparition de sa fille, Henri de Campion fait des réflexions dignes d’être examinées : Je lui rendais les derniers devoirs à la principale place du chœur de ma paroisse du Thuitsignol, et ordonnai qu’on lui taillât une tombe, où l’on écrivit mon affliction : elle fut telle, que je n’ai pas eu depuis de véritable joie. Je m’étois si bien mis en l’esprit que ma fille seroit la consolation de mes dernières années, et j’avois si bien commencé à l’associer à toutes choses avec moi, que je crois que c’est lui voler son bien que de prendre plaisir à quelque chose sans elle. 9 Campion traite sa fille comme il le ferait un membre important d’une famille noble, lui donnant une place de choix dans le chœur de son église - peut-être la place réservée pour lui -, se substituant à sa fille et marquant ainsi sa propre mort alors qu’il fait écrire sur la plaque tombale, comme il écrit sur le papier, le fond morbide de sa pensée, sans fard. Ces mots sont probablement écrits sous le choc et l’émotion du moment, sans recul puisque Henri commence la rédaction de ses mémoires en 1648, soit un an avant le funeste événement. Toutes les morts des femmes de sa famille sont rapportées avec la même profondeur de chagrin, Campion n’oubliant pas d’ajouter détails et émotions et de faire le panégyrique de la personne décédée. La narration, presque spéculaire, quand Campion décrit ses pertes personnelles tranche avec la découverte du corps capitaine Hendrich sur le champ et bataille et la mort des officiers, dont certains sont ses camarades de régiment, qu’il décrit de manière plus laconique, puisqu’il n’est pas touché dans sa chair. Le deuil au XVII e siècle est un sujet largement étudié par la critique littéraire. Dans son article « Poétique de la consolation classique », Normand Doiron explique que « le contrôle de soi est présenté comme une condition de la noblesse, qui se distingue ainsi du peuple tumultueux ». Nous comprenons alors pourquoi l’abbé de Garambourg et le général de Grimoard décidèrent d’effacer les erreurs que constituaient selon eux des détails personnels jugés indignes de la qualité d’Henri de Campion. Ce dernier va à rebours des conventions de l’époque, d’un stoïcisme qui est pourtant, selon Fumaroli, la philosophie pratiquée par le mémorialiste. La raison, comme le souligne Doiron, est importante dans le processus du deuil : « À l’honneur d’user de cette raison capable d’accomplir des prouesses, s’oppose la honte de se laisser lâchement emporter par le cours du temps ». Henri de Campion se présente alors comme un héros plus si cornélien, puisqu’il n’est pas capable de maîtriser ses sentiments et de défier le temps qui efface le deuil. 9 H. de Campion. Mémoires, éd. M. Fumaroli, op. cit., p. 233. <?page no="352"?> Bertrand Landry 352 Ce dernier déclare aussi ne plus être capable de constance , l’une des pierres de touche du stoïcisme. Le Campion des années 1630 prêt à se couvrir de gloire, à fonder une famille, créer sa propre branche dans l’arbre généalogique familial, et à laisser son nom dans l’Histoire ne se reflète plus dans le Campion des années 1650, homme désabusé par les luttes de la Fronde, meurtri par la vie, et qui n’arrive pas à mettre derrière lui la mort de sa fille. Dans ses mémoires écrits près de cinq années après la mort de Louise- Anne, Campion souligne la valeur de la vie de sa fille qu’il voit supérieure à l’âge , jetant ainsi un regard intéressant sur l’enfant et l’enfance au XVII e siècle. L’époque dite classique ne néglige pas l’enfance comme on l’avait pensé auparavant. D’assez récentes études, émanant des travaux précurseurs de Philippe Ariès - et en même temps qu’ils remettent partiellement en question - montrent qu’il existait bien un début de compréhension du statut de l’enfant pendant ce siècle. Dans leur introduction, Anne Defrance, Denis Lopez et François-Joseph Ruggiu montrent que « le Moyen-Âge, même lointain, n’était pas une zone affectivement désertique pour ce qui relèvent des relations familiales et particulièrement les rapports entre les enfants et les adultes ». Les chercheurs indiquent également que « le XVIII e siècle, que Philippe Ariès désignait d’abord comme l’époque d’une transformation fondamentale de la perception de l’enfance, reste la période la plus scrutée, laissant dans une ombre relative un long XVII e siècle ». S’il expose la plupart du temps la pensée de cette époque, Campion se pose en précurseur quelque peu hors norme lorsqu’il confère à sa fille de quatre ans l’étiquette d’une « personne faite », palliant ainsi à la carence de description des critères psychologiques et affectifs de son époque. Il se justifie, et doit même se défendre, en écrivant [q]ue si l’on dit que ces vifs attachemens peuvent être excusables pour des personnes faites, et non pour des enfans, je réponds que ma fille ayant incontestablement beaucoup plus de perfections que l’on n’en avoit eu à son âge, personne ne peut avec raison me blâmer de croire qu’elle eut été toujours de bien en mieux. 10 Il tourne le dos au stoïcisme, philosophie qui mène sa vie, quand il se montre incapable de faire son deuil, de permettre au temps de faire son travail de consolation, et d’oublier. Il s’égare aux yeux de ses contemporains qui valorisent seulement le délai accordé à l’affligé pour se consoler. Pourtant, les thèmes de la mort, du deuil et de la consolation trouvent une place dans la littérature du XVII e siècle. En 1598, dans sa « Consolation à M. du Périer », François de Malherbe réconforte virilement son ami qui a perdu son jeune fils. Mentionnons également la lettre de François-Hugues de 10 H. de Campion. Mémoires, éd. M. Fumaroli, op. cit., p. 234. <?page no="353"?> Errances et erreurs dans les Mémoires d’Henri de Campion 353 Molière, seigneur d’Essertine, à Madame de Termes « sur la mort de Monsieur son fils », décédé jeune d’après la note de Michel De Waele. Campion révèle son immense chagrin sans honte, même s’il est forcé de se justifier en écrivant : Je sais que beaucoup me taxeront de foiblesse […] mais à cela je réponds, que les choses ne font effet sur nous, que selon les sentimens que nous en avons, et qu’ainsi il n’en faut pas juger généralement comme si nous avions tous la même pensée. […] L’on prend souvent l’insensibilité ou la dureté pour la constance, comme l’amour, l’amitié pour la foiblesse […] ; mais chérir toujours ce que j’ai le plus aimé, y penser continuellement en éprouvant le désir de m’y rejoindre, je crois que c’est le sentiment d’un homme qui sait aimer […]. 11 L’inscription de la mort de Louise-Anne dans ses mémoires, et les pages qu’il consacre à son deuil indiquent qu’il pratique une sorte d’auto-analyse en écrivant sa douleur sur le papier, puisqu’il ne peut pas en parler à d’autres de peur qu’ils ne la comprennent pas et qu’ils se moquent de lui. Parler de sa fille lui fait revivre la morsure et le malaise ressentis, tout en lui permettant de commencer une espèce de thérapie qui lui fait formuler des réflexions sur lui-même et sur son deuil de père. Il souligne directement le clivage qui s’opère avec sa propre attitude de « pater dolorosa » et par rapport à sa conduite atypique. Il tient néanmoins à partager et à faire comprendre aux autres sa douleur et ce, sans peur du ridicule puisqu’il va jusqu’à « avoue[r] [qu’il] joueroi[t] le personnage d’une femme [s’il] importunoi[t] le monde de [s]es plaintes ». Il accepte son erreur consistant à pleurer la mort d’une fille - les mentalités de l’époque jugent futile le chagrin paternel pour une fille -, comme l’a également souligné M. Fumaroli, et assume le rôle féminin de pleureuse, qui, s’il avait été socialement acceptable, lui permettrait de pouvoir exprimer les ravages de son chagrin. Cependant, l’hypothèse grammaticale - et théâtrale - qu’il glisse dans cette phrase suggère qu’il critique également, subtilement, les conventions de la société envers le deuil paternel, qu’il les refuse et qu’il entreprend de développer les modalités de l’amour d’un père pour sa fille et des sentiments qui l’entourent. Il veut ainsi changer les mentalités de l’époque en commençant par le microcosme familial, puisqu’il dédicace ses mémoires à ses propres enfants, ses parents et ses amis. Marc Fumaroli démontre avec brio que la mort de Louise-Anne marque un moment important dans la vie d’Henri de Campion puisqu’elle était le symbole du bonheur qu’il avait trouvé avec sa femme dans sa Normandie natale. Cependant, nous divergeons d’opinion avec l’académicien sur son 11 H. de Campion. Mémoires, éd M. Fumaroli, op. cit., p. 233. <?page no="354"?> Bertrand Landry 354 interprétation des prénoms de la petite fille ; Fumaroli y voit « cet idéal et cette espérance [qu’] Henri de Campion […] manifeste en 1649 en donnant à sa fille aînée […] les prénoms du jeune roi et de sa mère ». Si cette opinion pourrait se justifier par les évènements de la vie de Campion - en 1649 il offre son épée au duc de Longueville, rentre en grâces et sa carrière militaire reprend au service du roi -, nous hésitons à voir en Louise-Anne un symbole politique qui ne lui sied guère. Au contraire, nous avançons que le choix des prénoms de Louise-Anne est simplement un hommage marqué, comme cela se faisait souvent à l’époque, aux deux femmes qui tiennent les premières places dans sa vie : sa mère, Louise de Pilliers et sa sœur aînée, Anne de Campion. Le mémorialiste continue ainsi de se placer dans l’optique familiale qu’il a incorporée dans ses écrits. Louise-Anne devient l’incarnation de ses deux femmes qui ont donné à Henri valeurs et bonnes mœurs et lui ont offert soutien et chaleur tout au long d’une vie d’errance imposée par une conjoncture politique négative. La douleur de voir disparaître le symbole de vie et de pérennité représentant mère et sœur adorées lui est insupportable. * * * Malgré les purges opérées par plusieurs éditeurs pour rectifier des errances de son auteur, les Mémoires d’Henri de Campion, en plus de constituer un témoignage unique et cohésif des années sombres de la fin de la guerre de Trente Ans et des débuts de la Fronde, offrent au lecteur par le prisme de la mentalité d’Henri de Campion, un regard sincère sur la place des femmes dans la société du XVII e siècle. Issu d’un mariage heureux, chose peu courante à l’époque, le Normand est élevé et éduqué avec soin par une mère jeune, restée veuve par choix. Ce style de vie peu conventionnel a un impact puissant sur Campion, qui donne aux femmes une place spéciale dans ses lignes où il affirme consigner « les choses dont [il a] été témoin, tant par rapport aux affaires publiques qu’à celles des particuliers, et qui [lui] semblent dignes de mémoire ». Il rend hommage au capitaine Hendrich, femme travestie en soldat de l’armée espagnole, à ses amours de jeunesse, Mesdemoiselles de Fontaine et du Quesne, à sa mère, à sa sœur aînée Anne, à sa femme Guillemotte-Magdeleine, et surtout à sa fille Louise- Anne dont il n’arrive pas à faire le deuil. Il défend ses sentiments et opinions sur l’enfant et le deuil, topoï encore vus, malgré quelques progrès encourageants dans les mentalités de l’époque, comme des errances, voire des erreurs, par ses contemporains et surtout par ses deux premiers éditeurs qui vont dédaigneusement couper de ses mémoires les passages jugés indignes d’un homme et d’un soldat. Toutefois, ces errances d’éditeurs ne peuvent masquer qu’Henri de Campion se pose en champion de l’amour paternel, <?page no="355"?> Errances et erreurs dans les Mémoires d’Henri de Campion 355 dont il développe une facette poignante dans un monde patriarcal où les mentalités changent lentement. Il devient le légataire pérenne et original d’une morale nouvelle née de la mort d’une enfant chérie et qui lui permet d’enrichir les générations futures représentées par ses enfants et augure le XVIII e siècle, celui de Rousseau et des Lumières. Bibliographie Sources Campion, Henri de. Mémoires de Henri de Campion, éd. Philippe de Grimoard. Paris : Treutell & Würte, 1807. Campion, Henri de. Mémoires de Henri de Campion, éd. Célestin Moreau. Paris : Jannet, 1867. Campion, Henri de. Mémoires de Henri de Campion, éd. Marc Fumaroli. Paris : Mercure de France, 2002 [1967]. De Waele, Michel, Molière, François-Hugues Forget, sieur d’Essertines et de. « Lettres de Molière d’Essertines », dans Nicolas Faret. Recueil de lettres nouvelle, éd. et dir. par Éric Méchoulan. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2009. [1625], pp. 175-77. Michelet, Jules. Histoire de France. Paris : Chamerot, 2 e éd., 1835-1867. Sévigné, marquise de, Marie de Rabutin-Chantal. Correspondance, t. 1. Paris : Gallimard (Pléiade), 1971. Études Ariès, Philippe. L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime. Paris : Seuil, 1973 [1960]. Broglie, Isabelle de. Le duc de Beaufort, Roi des Halles et Roi de France. Paris : Fasquelle, 1958. Cagnat, Constance. « Variations autour d’un topos : le récit de mort militaire », Le Genre des Mémoires, essai de définition, éd. Madeleine Bertaud et François- Xavier Cuche. Paris : Klincksieck, 1995, pp. 285-300. Carrier, Hubert. « Pourquoi écrit-on des Mémoires au XVII e siècle ? L’exemple des mémorialistes de la Fronde », Le genre des Mémoires, essai de définition, éd. Madeleine Bertaud et François-Xavier Cuche. Paris : Klincksieck, 1995, pp. 137-151. Castan, Yves. « Politique et vie privée », Histoire de la vie privée, de la Renaissance aux Lumières, éd. Roger Chartier, dir., Philippe Ariès et Georges Duby. Paris : Seuil, 1999 [1995], t. 3, pp. 31-72. Cuperty, Nadine. « La stratégie des préfaces dans les Mémoires », Le Genre des Mémoires, essai de définition, éd. Madeleine Bertaud et François-Xavier Cuche. Paris : Klincksieck, 1995, pp. 13-27. <?page no="356"?> Bertrand Landry 356 Defrance, Anne, Lopez, Denis et Ruggiu, Francois-Joseph. « Introduction » dans Regards sur l’enfance au XVII e siècle, éd. Anne Defrance, Denis Lopez et Francois-Joseph Ruggiu. Tübingen : Gunter Narr Verlag, 2007, pp. 11-30. Doiron, Normand. « Poétique de la consolation classique, l’exemple du recueil (1627) de Faret », XVII e siècle, 237, (2007), pp. 779-798. Garapon, Jean. « Les Mémoires du XVII e siècle, nébuleuses de genres », Le Genre des Mémoires, essai de définition, éd. Madeleine Bertaud et François-Xavier Cuche. Paris : Klincksieck, 1995, pp. 259-71. Lesaulnier, Jean. « Entre journal et collections d’anecdotes : le Recueil de choses diverses », Le Genre des Mémoires, essai de définition, éd. Madeleine Bertaud et François-Xavier Cuche. Paris : Klincksieck, 1995, pp. 301-313. Lesne-Jaffro, Emmanuelle. « Les Mémoires et leurs destinataires dans la seconde moitié du XVII e siècle », Le Genre des Mémoires, essai de définition, éd. Madeleine Bertaud et François-Xavier Cuche. Paris : Klincksieck, 1995, pp. 27- 44. <?page no="357"?> Vagabonder sur les bords du Styx : la poétique de l’errance dans L’Alcoran de Louis XIV, ou Le testament politique du Cardinal Jules Mazarin (1695) K ATHRINA A. L APORTA (D ARTMOUTH C OLLEGE ) Dans les années 1680 et 1690 - époque où l’armée française erre à travers l’Europe de conquête en conquête -, une « petite armée de plumes » s’élève pour combattre la politique belliqueuse de Louis XIV ainsi que la machine de propagande qui la sous-tendait 1 . Cette armée métaphorique se compose de pamphlétaires de pays divers qui ont tous pris la plume pour dénoncer l’ambition de la France et de son monarque en publiant, pendant le règne personnel du roi, une quarantaine de libelles de langue française. 2 Même si la tradition pamphlétaire en France trouve ses racines dans les conflits religieux du seizième siècle et resurgit avec la publication de cinq mille mazarinades pendant la Fronde, la fin du dix-septième siècle - alors que la critique de la politique expansionniste louis-quatorzienne atteint son apogée sur les plans domestique et international - reste un moment charnière dans la production pamphlétaire. Lorsque, en 1688, la guerre de la Ligue d’Augsbourg s’allume entre la France, le Saint Empire, la Hollande et 1 L’expression vient d’un libelle anonyme, dans lequel l’écrivain décrit ainsi le projet des pamphlétaires : « [Les auteurs] font une petite Armée qui combat avec la plume, pendant que d’un autre côté on combat avec l’épée » (« Avis du traducteur », dans La France toûjours Ambitieuse & toûjours perfide. Ratisbonne : s. l., 1689, n. p.). 2 Pour une liste de ces titres, voir la rubrique « Histoire politique de la France », dans Bibliothèque historique de la France, éd. Jacques Lelong et Charles Marie Fevret de Fontette. Paris : Herissant, 1769, vol. II, pp. 576-613 et Solange Rameix. « Guerre juste et littérature clandestine en France (1688-1714) », dans Pierre Bonnet (dir.), Littérature de contestation. Pamphlets et polémiques du règne de Louis XIV aux Lumières. Paris : Éditions Le Manuscrit, 2011, pp. 163-82. <?page no="358"?> 358 Kathrina A. Laporta l’Angleterre, les pamphlétaires diffusent des textes virulents qui condamnent la politique belliqueuse et expansionniste du Roi-Soleil. À la glorification par la couronne française de « LOUIS LE GRAND, ROI TRES CHRETIEN » 3 les pamphlétaires opposent un despote, qualifiant ses « guerres justes » de « brigandages » et substituant à son image d’Apollon celles de Lucifer, Néron, Attila et Nabuchodonosor. 4 Publié sous anonymat en 1695, le libelle L’Alcoran de Louis XIV ou Le testament politique du Cardinal Jules Mazarin représente à bien des égards les grandes lignes d’attaque de cette littérature qui, malgré sa diversité et l’absence d’une seule « stratégie » polémique, forge des lieux communs pour condamner Louis le Grand. Ainsi retrouve-t-on dans L’Alcoran de Louis XIV plusieurs tropes qui avaient été lancés par des pamphlétaires précédents. L’auteur reproche au Roi Soleil son despotisme, corrompu qu’il serait par Mazarin, ministre non seulement machiavélique mais (encore pire ! ) italien. La révocation de l’Édit de Nantes est dénoncée et Louis XIV est accusé d’aspirer à la monarchie universelle, résultat d’une ambition démesurée qui seule peut expliquer son alliance avec le Grand Turc 5 . Le libelle lance aussi une critique virulente contre la destruction du Palatinat en 1688 et 1689, campagne militaire qui a combiné plusieurs tactiques controversées, dont la politique de la terre brûlée, de même que la levée de contributions et de réquisitions (dont l’objectif était de saper les ressources des territoires occupés). Comme le montre Jean-Phillipe Cénat, ce ravage a scandalisé l’Europe et a conduit à la formation de la Ligue d’Augsbourg pour arrêter l’ambition apparemment sans borne du roi français 6 . À l’intérieur de ce corpus, L’Alcoran de Louis XIV se distingue par sa forme de « dialogue sur les affaires du temps », signalée dans son sous-titre. À la différence des libelles contemporains, tels le traité La France toûjours ambitieuse et toûjours perfide ou la série de « mémoires » publiée sous format périodique Les soupirs de la France esclave, L’Alcoran exploite bien la capacité de la forme dialogique à présenter des idées d’une manière dynamique, 3 Peter Burke constate que les pamphlétaires parodient la propagande ludovicienne en écrivant en majuscules le nom du monarque français ; voir The Fabrication of Louis XIV. New Haven : Yale University Press, 1992, p. 137. 4 Voir Léonard Burnand. « Les pamphlets contre la politique belliciste de Louis XIV », dans L. Burnand et Adrien Paschoud (dir.), Espaces de la controverse au seuil des Lumières (1680-1715). Paris : Champion, 2010, pp. 65-77. 5 L’Alcoran de Louis XIV, ou Le testament politique du Cardinal Jules Mazarin. Rome : Anthonio Maurino Stampatore, 1695, pp. 126, 169, 197 et 210. 6 Voir Jean-Phillipe Cénat. « Le ravage du Palatinat : politique de destruction, stratégie de cabinet et propagande au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg », Revue historique, 633 (2005), pp. 99-100. <?page no="359"?> La poétique de l’errance dans L’Alcoran de Louis XIV 359 divertissante ou parfois plus légère que ne le faisaient généralement les pamphlets-traités. Il ne faut pas non plus oublier que le dix-septième siècle a une prédilection pour le dialogue, surtout dans les milieux mondains. Pierre le Moyne souligne le prestige de la forme dans l’« Avertissement » qui précède ses Peintures morales de 1640 : « Ç’a esté encore pour le divertissement du Lecteur, que j’ay choisi le Dialogisme, qui est le genre d’escrire le plus ancien, le mieux authorisé, et le plus agreable ». 7 De la même manière, le Père Bouhours caractérise ainsi les mérites des dialogues dans sa Manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit (1687) : « [L]e Dialogue est propre à éclairer les questions les plus obscures, et […] les gens qui y parlent peuvent aisément dire le pour et le contre sur toutes sortes de sujets. » 8 C’est en raison de ce vagabondage dialectique entre « le pour et le contre » que les dialogues présentent une pensée en mouvement, la dramatisation d’une parole qui erre et se dissémine par la bouche de plusieurs personnages. Dans cette étude, je propose de m’interroger sur l’errance politique sous plusieurs angles, en soulignant son importance sur les plans rhétorique et idéologique. J’examinerai tout d’abord le thème de l’errance comme moteur de l’action, dans la mesure où c’est l’errance géographique des personnages qui déclenche leur discours polémique. Deuxièmement, j’étudierai l’errance narrative qui résulte de la façon dont le lecteur est amené à errer avec les personnages qui passent d’un sujet à l’autre et qui articulent des idées elles-mêmes « en erreur » ; pour ainsi dire : hérétiques. Enfin, j’analyserai l’errance comme hétérodoxie au sens le plus fort du terme, soit en tant que poétique qui repose sur une multitude d’idées. Ainsi tout l’art du pamphlétaire se trouve au sein même de la thématique de l’errance. 1. Errance et espace L’ouverture de L’Alcoran de Louis XIV instaure le principe de l’errance comme point de départ du dialogue. Comme on le voit dans la citation suivante, le pamphlétaire fait se rencontrer deux personnages qui surprennent dans le contexte : Innocent XI, ennemi de Louis XIV, et Jules Mazarin. Selon la didascalie précédant la scène, les deux se rencontrent 7 Pierre Le Moyne. Peintures morales, ou les passions sont representées par tableaux, par characteres, et par questions nouvelles et curieuses. Avignon : Claude Berthier, 1641, n. p. 8 Dominique Bouhours. « Avertissement », dans La manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit. Paris : Veuve Sebastian Mabre-Cramoisy, 1687, n. p. <?page no="360"?> 360 Kathrina A. Laporta « sur les bords du fleuve Stix 9 », lieu où, apparemment, le second avait passé son temps depuis sa mort survenue en 1661 : INNOCENT XI : Mazarini ! Mazarini, est-ce vous que je vois dans ces sombres lieux ? Ne me trompe-je point, non, c’est lui-même ; le voici qui vient à moi. MAZARIN : Chi sei vostra signoria ; Qui êtes-vous ? INNOCENT XI : Il santissimo Padre Odescalchy, Innocentio XI. MAZARIN : O ! il patrone, Santissimo Padre Innocentio XI. O ! maraviglia ; ô merveilles ; ma è egli vero ; mais est-il bien vrai ? INNOCENT XI : Si Signore, per certo. MAZARIN : Ha ! Santissimo & benevole Padre Odescalchy, ben venuto, soyés donc le bien venu, dans ces Contrées noires. Il y a près de 30 ans que je vous attends, avec l’impatience du plus malheureux de tous les damnez. 10 On voit dans ce passage - presque de manière littérale en raison du lexique visuel employé - des personnages qui bougent, qui marchent, qui sont en mouvement dans les « Contrées noires » des Enfers. En effet, le pamphlétaire profite de la souplesse intrinsèque à la forme du dialogue des morts, sous-genre du dialogue qui était de nouveau à la mode à partir des années 1680, suite à la publication des Dialogues des morts tant anciens et des modernes de Fontenelle en 1683. Roland Mortier souligne la liberté permise dans le dialogue des morts, même dans un siècle obsédé par la vraisemblance : Invention de Lucien de Samosate, le dialogue des morts fait converser très librement, et sans souci de vraisemblance, des défunts illustres sur les sujets les plus divers. Son lieu, le Hadès ou les Champs-Elysées, est en réalité un “non-lieu” qui abolit les distinctions d’espace et de temps, permettant ainsi les rencontres historiques les plus surprenantes et les discussions les plus anachroniques (le passé y jugeant le présent). 11 Les « Contrées noires » des enfers de L’Alcoran de Louis XIV offrent précisément un paysage varié, permettant des rencontres inouïes entre nos protagonistes et les ombres de Colbert, du grand Condé, de l’empereur Charles V et du roi d’Espagne Philippe II, entre autres 12 . Comme je viens de le suggérer dans la citation précédente, la toile de fond fictive de L’Alcoran de Louis XIV présente un monde que le lecteur peut 9 L’Alcoran de Louis XIV, op. cit., p. 5. 10 Ibid., pp. 5-6 11 Roland Mortier. « Pour une poétique du dialogue : essai de théorie d’un genre », dans Joseph P. Strelka (dir.), Literary Theory and Criticism. Festschrift presented to René Wellek in honor of his Eightieth birthday. Bern : Peter Lang, 1984, p. 461. 12 L’Alcoran de Louis XIV, op. cit., p. 16, pp. 175 et 56. <?page no="361"?> La poétique de l’errance dans L’Alcoran de Louis XIV 361 facilement visualiser. Le pape et le ministre mentionnent souvent des personnages qu’ils voient passer dans des barques. De plus, ils font référence à l’espace qui les entoure ; à titre d’exemple, dans un passage qui se trouve également au début du texte, Innocent XI rappelle à Mazarin leur destin : « Avez-vous oublié que nous sommes sur les bords du Stix, au milieu des vapeurs puantes et humides de ce fleuve infernal […] ? » 13 Une certaine théâtralité se dégage de cette évocation de l’espace et des mouvements des personnages ; elle découle également des répliques très courtes, souvent en italien, qui évoquent les lazzi développés par la commedia dell’arte en guise de technique d’improvisation 14 . En créant une toile de fond dramatique empreinte de dynamisme pour ses lecteurs, le pamphlétaire parvient en outre à mettre en scène une pensée elle aussi en mouvement. Les gestes des protagonistes, de même que les références aux ombres qu’ils voient, redoublent le mouvement « naturel » de la dialectique. Le lecteur se voit sans cesse surpris et émerveillé, ce qui le met en position de spectateur devant une sorte de représentation théâtrale sur les affaires du temps et ce qui, surtout, montre la capacité du dialogue des morts à représenter l’imprévisible. Ces discussions surprenantes, émaillées d’italien, aussi bien que le passage sporadique des dignitaires sur le fleuve Styx, génèrent du mouvement et établissent l’errance comme principe narratif. 2. Errance et hérésie Ce mouvement amène aussi le lecteur à errer avec les protagonistes, dans la mesure où ce dialogue sur les affaires du temps « vagabonde » également sur le plan du contenu. Au cours d’un dialogue se déroulant sur plus de 200 pages in-duodecimo, les personnages d’Innocent XI et de Mazarin évoquent des événements - tels que la révocation de l’Édit de Nantes et la formation de la Ligue d’Augsbourg -, mais ils se disputent aussi sur des sujets plutôt légaux et théologiques : par exemple, ils discuteront la doctrine 13 Ibid., p. 10. 14 L’aspect théâtral du pamphlet rappelle ce que Christian Biet constate à propos des textes qui ne sont pas théâtraux au sens strict du terme, mais qui « jouent sur un effet de spatialité énoncé dans leur formulation, supposent un travail de représentation pour le lecteur, et donnent accès, par la lecture, à un pseudo-théâtre que le théâtre, tel qu’il est conçu à une époque précise, ne peut mettre en scène pour des raisons pratiques, esthétiques, politiques ou religieuses » (« “Libérez Fouquet ! Expulsons les jésuites ! ” : la lecture d’une théâtralité janséniste comme lieu politique de sociabilité », Papers on French Seventeenth-Century Literature, 33 (2006), p. 165). <?page no="362"?> 362 Kathrina A. Laporta du conciliarisme aussi bien que l’histoire constitutionnelle de la monarchie française depuis ses origines 15 . L’Alcoran de Louis XIV se caractérise en outre par une variété de tons et de registres : si la critique du pape pour avoir combattu le roi très chrétien passe par le burlesque et l’ironie (Innocent XI se surnommant par exemple « le pape des Huguenots »), la dénonciation du ravage du Palatinat est menée sous le registre tragique (en particulier à travers la figure de l’hypotypose, qui évoque le sang versé par l’armée française et les « cadavres » semés après l’invasion) 16 . En suivant les fils décousus de ce dialogue des morts, on vacille constamment entre comique et pathétique - vagabondant ainsi avec deux personnages qui sont condamnés à errer perpétuellement dans le royaume des ténèbres. Toutefois, sous l’apparence d’une discussion anodine sur les affaires du temps, ce libelle tombe rapidement dans la subversion : les devisants qualifient d’antichrétien non seulement le pape, mais aussi le Roi-Soleil. L’errance de l’échange dialogique se transforme ainsi en errance politique, en raison de la critique virulente dirigée vers la politique absolutiste, voire despotique, que Mazarin serait coupable d’avoir inculquée à Louis XIV. Pour souligner d’autant plus l’impiété de l’éducation reçue par le Roi, le texte met en scène le catéchisme avec lequel le cardinal et ancien surintendant de l’éducation royale aurait endoctriné le jeune roi. Grâce à cette errance temporelle, le lecteur a l’illusion de voir les coulisses du pouvoir monarchique : MAZARIN : Figlio mio, en qui croyez-vous ? LOUIS XIV : En Nicolas Machiavel Secretaire et Citoyen de Florence. MAZARIN : Qui étoit ce Nicolas Machiavel ? LOUIS XIV : Le Père des Politiques, et celui qui a apris aux Princes l’Art de bien regner. MAZARIN : Buono, fort bien. Que doit premierement savoir faire un Prince ? LOUIS XIV : Un Prince doit sur toutes choses savoir affecter d’être estimé devot bien qu’il ne le soit pas. MAZARIN : Que doit savoir un Prince en fait de Religion [ ? ] LOUIS XIV : Le Prince doit savoir soûtenir ce qui est faux dans la Religion pourvû que cela tourne à son avantage. [...] MAZARIN : Comment Moyse s’est-il fait obéir ? LOUIS XIV : Par les armes, et il n’auroit jamais pû faire observer ses ordonnances autrement. 17 15 Voir L’Alcoran de Louis XIV, op. cit., pp. 83-108 et 185-190. 16 Ibid., pp. 144 et 147 17 Ibid., pp. 28-30. <?page no="363"?> La poétique de l’errance dans L’Alcoran de Louis XIV 363 La scène - surtout le choix de présenter le machiavélisme du roi comme résultat d’un véritable endoctrinement - montre bien la façon dont l’auteur remanie de manière comique et innovatrice les topoï déployés par des pamphlétaires précédents. Si l’aspect mécanique du catéchisme confère au passage son humour, la critique politique découle d’une valorisation des principes machiavéliques qui n’est en fait qu’apparente, dans la mesure où elle relève de la parodie 18 . Profitant des sursauts temporels autorisés dans le dialogue des morts, le pamphlétaire nous présente ainsi l’œuvre de Machiavel comme une sorte d’anti-miroir des princes, symbole de la philosophie italienne sur lequel le despotisme louis-quatorzien se fonde. En effet, selon le pamphlet, Louis XIV a autant de respect pour les principes de Machiavel qu’ont les Turcs pour « leur grand prophète Mahomet » - d’où la rubrique qui précède le catéchisme et le titre du pamphlet lui-même : « L’Alcoran de Louis XIV ». Ces accusations font du pamphlet un texte hérétique à maints égards. Sur le plan religieux, le personnage du roi y affirme l’hypocrisie religieuse comme valeur morale ; le catéchisme se fait alors une suite de blasphèmes. Sur le plan politique, le roi avoue - dans un autre passage - admirer la tyrannie, ce qui constituerait une perversion de la monarchie selon la conception de l’absolutisme de l’époque 19 . Par la bouche de ses personnages, l’auteur accuse le roi d’être tombé en erreur ; en lançant cette critique, le pamphlétaire tombe lui-même en erreur vis-à-vis de la couronne française. 3. Errance et équivoque Et pourtant, avant de ranger ce libelle dans la catégorie des pamphlets anti-absolutistes, il faut prendre en compte des passages qui déstabilisent l’orthodoxie anti-louis-quatorzienne. Dans cette troisième partie, il s’agira de montrer comment ce texte échappe au ton biaisé caractéristique des 18 Les principes machiavéliques dans le faux catéchisme ne sont pas tirés du Prince et du Discours sur la première décade de Tite-Live, ouvrages qui sont cités en bas de page dans le libelle. En fait, les réponses de Louis XIV reprennent presque verbatim les maximes du pamphlet protestant Anti-Machiavel (1576) d’Innocent Gentillet. 19 Par exemple, dans la Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, Bossuet insiste sur la distinction entre l’absolutisme et la tyrannie : « [P]our rendre ce terme [de monarchie absolue] odieux et insupportable, plusieurs affectent de confondre le gouvernement absolu et le gouvernement arbitraire » (Paris : Pierre Cot, 1709, l. IV, ch. 1, p. 118). Voir aussi Fanny Cosandey et Robert Descimon. L’absolutisme en France. Histoire et historiographie. Paris : Seuil, 2002, p. 249. <?page no="364"?> 364 Kathrina A. Laporta pamphlets antimonarchiques de l’époque, en examinant certains passages équivoques et franchement curieux. Ces passages prennent diverses formes. À certains moments, on a affaire à un vrai débat mettant en cause le pour et le contre de la politique monarchique française. Par exemple, sur une trentaine de pages, le lecteur trouvera une apologie du gallicanisme - doctrine qui affirme la liberté de l’église française et le rôle du monarque français comme « vicaire » de Dieu dans son royaume -, vraisemblablement énoncée pour que le lecteur puisse évaluer les actions prises par Louis XIV contre la papauté 20 . Le personnage de Mazarin attaque à plusieurs reprises la décision du pape consistant à avoir fait alliance avec la Ligue d’Augsbourg contre le Roi-Soleil ; le ministre défend alors un rôle plus élargi de la monarchie française sur le temporel 21 . On ne retrouve pas de passages similaires dans les autres pamphlets de ce corpus qui, le plus souvent, construisent une accumulation d’arguments uniformément anti-louis-quatorziens. En revanche, dans L’Alcoran de Louis XIV se dessinent les contours d’une véritable discussion. Il semble ainsi que la forme prime la polémique, comme si le pamphlétaire se laissait emporter par les plaisirs du débat et le bonheur de s’égarer dans un raisonnement dialectique. De la même façon, d’autres passages montrent un protagoniste qui change d’avis après avoir pesé les arguments de son interlocuteur. Par exemple, à la suite de la dénonciation des dragonnades par la bouche du pape Innocent, Mazarin ne cherche plus à justifier les actions de son élève et le décrit comme « un diavolo scatenato 22 » (« un démon déchainé »). La parole délibérative du dialogue est exploitée au maximum pour présenter au lecteur des points de vue qui - même s’ils ne sont pas équilibrés - sont au moins hétéroclites. Le pamphlet échappe ainsi à ce que Marc Angenot désigne comme « la monotonie » de l’invective 23 . L’Alcoran de Louis XIV se révèle ainsi hétérodoxe au sens le plus fort du terme : on y trouve des idées hérétiques vis-à-vis du « ROI TRÈS CHRÉTIEN », mais aussi d’une doxa différente, s’exprimant elle-même à travers une multitude d’opinions. Sans interventions du « je » enragé d’un pamphlétaire-narrateur, le lecteur est invité à suivre ce « récit d’événements » - récit qui vacille et nous égare pour que l’on puisse évaluer les mérites de chacune des parties. De la sorte, le mouvement dialectique entre les interlocuteurs reproduit un mouvement dialectique entre le pamphlet et le lecteur. Les débats entre les 20 L’Alcoran de Louis XIV, op. cit., pp. 80-108 ; voir particulièrement les pp. 85 et 92. 21 Ibid., p. 85 22 Ibid., p. 76. 23 Marc Angenot. La parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes. Paris : Payot, 1982, p. 61. <?page no="365"?> La poétique de l’errance dans L’Alcoran de Louis XIV 365 protagonistes investissent le lecteur dans le texte et le poussent à débattre lui-même le sens ou les sens des idées discutées. Hormis la scène du catéchisme, il ne s’agit pas d’une transmission de la connaissance selon un modèle cicéronien ; il s’agit plutôt d’une confrontation de personnages qui font jaillir des idées. Dans ce dialogue sans maître, il n’y a pas une seule vérité qui serait mise en valeur. En effet, bien que L’Alcoran de Louis XIV dénonce la loi du plus fort qui conduit la politique étrangère et domestique de la couronne française, il n’en demeure pas moins vrai que le pamphlétaire présente une variété de perspectives qui se montre surprenante. Ainsi, l’errance incarne la poétique même du pamphlet : errance physique des personnages, errance idéologique, errance, enfin, du lecteur qui doit suivre le pour et le contre, dans ce texte véritablement hétérodoxe. 4. Errance entre politique et poétique En suivant le fil de l’errance dans cette analyse de L’Alcoran de Louis XIV, nous avons observé l’entrecroisement des questions politiques et poétiques. La subversion politique y passe par un débat « vagabondant » sur les affaires du temps qui exploite une variété de registres et de stratégies rhétoriques. Même à l’intérieur d’un corpus protéiforme (le libelle étant souple par nature), L’Alcoran de Louis XIV trouve sa force en partie dans l’originalité de sa forme. C’est en vacillant entre le sérieux et le ludique, la philosophie et la comédie que ce dialogue des morts ambitionne de séduire son public. On découvre dans cette œuvre un souci pour le déroulement de l’histoire - un désir d’engager le lecteur qu’on remarque, par exemple, dans les refrains « voyons la suite » ou « passons à autre chose », semés tout au long du dialogue. Tout en attaquant un roi qui s’éloigne du droit chemin, le pamphlet vise également à plaire au lecteur. Appartenant à un corpus aspirant à susciter l’action en cherchant à « faire croire, […] faire dire, voire […] faire faire 24 », ce pamphlet encourage également à se délecter des plaisirs - et des dangers - de l’errance. Bibliographie Sources Alcoran de Louis XIV, ou Le testament politique du Cardinal Jules Mazarin, L’. Rome : Anthonio Maurino Stampatore, 1695. Bibliothèque historique de la France, éd. Jacques Lelong et Charles Marie Fevret de Fontette. Paris : Herissant, 1769. 24 Christian Jouhaud. « Les libelles en France au XVII e siècle : action et publication », Cahiers d’histoire, 90-91 (2003), pp. 6-7. <?page no="366"?> 366 Kathrina A. Laporta Bossuet, Jacques-Bénigne. Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte. Paris : Pierre Cot, 1709. Bouhours, Dominique. La manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit. Paris : Veuve Sebastian Mabre-Cramoisy, 1687. La France toûjours Ambitieuse & toûjours perfide. Ratisbonne : s. l., 1689. Le Moyne, Pierre. 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Cénat, Jean-Phillipe. « Le ravage du Palatinat : politique de destruction, stratégie de cabinet et propagande au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg », Revue historique, 633 (2005), pp. 97-132. Cosandey, Fanny et Robert Descimon. L’absolutisme en France. Histoire et historiographie. Paris : Seuil, 2002. Jouhaud, Christian. « Les libelles en France au XVII e siècle : action et publication », Cahiers d’histoire, 90-91 (2003), pp. 33-45. Mortier, Roland. « Pour une poétique du dialogue : essai de théorie d’un genre », dans Joseph P. Strelka (dir.), Literary Theory and Criticism. Festschrift presented to René Wellek in Honor of his Eightieth Birthday. Bern : Peter Lang, 1984, p. 457-474. Rameix, Solange. « Guerre juste et littérature clandestine en France (1688-1714) », dans Pierre Bonnet (dir.), Littérature de contestation. Pamphlets et polémiques du règne de Louis XIV aux Lumières. Paris : Éditions Le Manuscrit, 2011, pp. 163- 82. <?page no="367"?> Errance et cheminement dans La solitude et l’amour philosophique de Cleomede (1640) de Charles Sorel M ARIE -F LORENCE S GUAITAMATTI (U NIVERSITÉ DE Z URICH ) 1. Une fiction philosophique La solitude et l’amour philosophique de Cleomede, publié en 1640, est un texte qui se rattache aussi bien à l’œuvre romanesque qu’à l’œuvre philosophique-didactique de Charles Sorel. Il s’agit d’un récit de fiction relatant le cheminement intellectuel et moral du héros éponyme, notamment lors d’une retraite de quelques mois à la campagne. Cette biographie intellectuelle du personnage doit répondre à la curiosité des lecteurs désirant connaître Cléomède suite à la parution de plusieurs traités de philosophie dont il serait l’auteur. De fait, seules les occupations du héros liées à la maturation de son projet philosophique sont retenues par le narrateur anonyme 1 . Leur présentation, sous la forme séduisante de « narrations delicieuses » et de « descriptions naïves », doit de plus servir d’« agreable introduction aux plus belles Sciences 2 ». Aux lecteurs avisés, La solitude révèle donc à la fois un auteur et un accès aux sciences, révélation qui nécessite cependant un travail d’exégèse, puisque le narrateur invite le lecteur à chercher les significations cachées sous le voile d’« imaginations » et de « songes » 3 . Aussi bien les personnages du récit que l’instance d’énonciation des « Remarques morales et historiques » placées à la fin du texte, fournissent des exemples de cette activité interprétative 4 . 1 Charles Sorel. La solitude et l’amour philosophique de Cleomede. Paris : Antoine de Sommaville, 1640, pp. 1-2. 2 Ibid., p. 2. 3 Id. 4 L’instance d’énonciation des « Remarques morales et historiques » n’est pas explicitement identifiée au narrateur de La solitude. En ce qui concerne le narrateur, <?page no="368"?> Marie-Florence Sguaitamatti 368 Toutefois, cette configuration se complique à cause des rapports ambigus qui unissent l’auteur déclaré de l’ouvrage - le nom de Charles Sorel figure sur la page de titre -, le narrateur, ainsi que le personnage de Cléomède et ses traités de philosophie qui évoquent immédiatement La science universelle de Sorel. Nous n’entrerons pas dans le détail de ce jeu de clés offertes et aussitôt désavouées, jeu qui ne se limite d’ailleurs pas à La solitude, puisqu’il se poursuit dans le système de renvois internes qui caractérisent l’œuvre de Sorel. Il suffit de rappeler que, dans La solitude, le lien entre Cléomède et le patronyme Sorel est suggéré à l’aide d’un détour par l’histoire. La généalogie de Cléomède remonte en effet à une lignée de rois anglo-saxons et mène vers toute une série de personnages de l’histoire récente portant le nom de Sorel 5 . L’ensemble des indices concernant les liens entre Cléomède, Sorel et sa Science universelle aboutit à faire de Cléomède un personnage de fiction débordant le récit qui le met en scène, un personnage dont le statut particulier, irréductible à l’opposition entre fiction et réalité, doit être pris en compte lors d’une analyse de la manière dont le texte présente le cheminement intellectuel et moral du héros. Et c’est sur cette inscription dans le texte du parcours de Cléomède que nous aimerions nous arrêter, en proposant notamment quelques réflexions sur les déplacements dans l’espace, aux sens propre et figuré, qu’on retrouve dans La solitude. 2. Variations sur l’errance et enjeux de La solitude En lisant La solitude, on constate d’emblée que cette relation d’une retraite à la campagne met en scène une série impressionnante d’errances liées au cheminement du héros. L’instance des « Remarques » ne manque d’ailleurs pas d’attirer l’attention du lecteur sur le fait que la possibilité même de rendre le mouvement est ce qui constitue la supériorité de la « description » dans un texte, par rapport à la représentation en peinture 6 . La solitude n’est pas le seul texte de Sorel qui exploite cette relation privilégiée entre écriture et évocation du mouvement. Il suffit de penser à l’incipit du texte reste vague. Il semble avoir « dréss[é] » l’histoire de Cléomède d’après le récit que celui-ci en a fait à ses amis (voir ibid., pp. 1-2). 5 Ibid., pp. 135-196 et 325-342. Les renvois à La solitude contenus dans d’autres textes de Sorel reprennent la question de l’identification de Cléomède à l’auteur de La science universelle sans la résoudre entièrement, tout en soulignant le fait que les deux ouvrages forment un ensemble organique. Voir les deux textes liminaires dans La science universelle. Paris : Toussainct Quinet, 1641, vol. I, pp. 3-4 (pagination des liminaires placés en têtes du volume) et 377-381. 6 C. Sorel. La solitude, op.cit., p. 320. <?page no="369"?> Errance dans La solitude et l’amour philosophique de Cleomede 369 l’Histoire comique de Francion et à la manière dont elle tire parti des déplacements et mouvements physiques du héros, dans un même contexte de cheminement intellectuel et moral. Cependant, c’est probablement La solitude qui cultive de la manière la plus systématique et réfléchie ce potentiel du texte, en le mettant au service du discours philosophique et social. Ce qui frappe, c’est non seulement le fait que les déplacements de Cléomède, notamment ses promenades méditatives, occupent une place importante dans la description de la retraite, c’est aussi le recours constant à la métaphore du déplacement dans l’espace pour parler du cheminement intellectuel, moral et social du héros et de personnages secondaires. Or l’utilisation en elle-même de l’image du déplacement dans l’espace n’a rien de surprenant dans ce contexte de quête intellectuelle 7 et sociale. En revanche, l’insistance avec laquelle le texte propose des variations sur le déplacement spatial mérite notre attention, dans la mesure où, s’appliquant aux variations d’une même image, elle invite à mettre en rapport les aspects épistémologiques et sociaux de la réflexion de Sorel dans La solitude. Une représentation schématique de cet ouvrage (voir l’annexe en fin d’article) permet de donner une idée de la manière dont les errances participent à l’organisation du texte. La solitude comporte douze unités textuelles numérotées 8 . Les trois premiers segments textuels narrent les activités solitaires du héros dans sa maison de campagne. Dans le premier et dans le troisième segment, le narrateur mentionne deux « songes 9 » de Cléomède (« Songe I » et « Songe II »), dont on apprend uniquement que le premier constitue la promesse et première esquisse et le second, l’accomplissement d’une révélation et qu’ils mettent en scène un personnage féminin surhumain. Ces deux songes ne seront véritablement narrés que dans les quatre derniers segments du texte (IX-XII) : le lecteur pourra alors suivre l’itinéraire du héros dans des contrées allégoriques - scientifiques et morales. Si les deux itinéraires rêvés et leurs mystères ne sont qu’annoncés dans les trois premiers segments textuels, en revanche, d’autres parcours sont rapportés en détail. Il s’agit d’abord des longues errances méditatives du 7 Il suffit de penser à l’importance que prend, à la même époque, la métaphore du chemin ; évoquons notamment le Discours de la méthode de Descartes. 8 La numérotation n’intervient qu’à partir de l’unité V (C. Sorel. La solitude, op.cit., p. 180). Cependant, la présentation typographique est cohérente, et les parties I-IV sont aisément identifiables. 9 Ibid., pp. 7-8 et 116. Le mot « songe », pour désigner ces visions, n’intervient pas immédiatement. Dans le premier passage, il est question d’un « spectacle merveilleux » et d’un « magnifique théâtre ». Les deux expressions mettent en relief le rôle de la vue dans l’expérience du héros. Quand il mentionne la deuxième vision, le narrateur précise que « cela se passa à la maniere d’un songe ». <?page no="370"?> Marie-Florence Sguaitamatti 370 héros dans un enclos boisé appartenant à la maison de campagne. Le premier songe ayant été brusquement interrompu, Cléomède tente de retrouver la dame qui lui était apparue et les bienfaits qu’elle lui avait promis. À cet effet, il sillonne la forêt où le premier songe l’avait surpris 10 . Cette exploration réitérée des mêmes lieux conduit le héros à modifier son attitude devant le spectacle de la nature 11 et à formuler de nouvelles hypothèses quant à l’identité de la dame du songe et aux objets de sa propre quête philosophique. À la suite de cette série de promenades, Cléomède explore en outre l’univers entier à l’aide de la vue, de la mémoire et de l’imagination, pour en contempler avec méthode toutes les beautés (I). Des verbes relatifs au mouvement servent à évoquer le passage d’un objet à l’autre, transformant en parcours cette revue de l’univers 12 . La déambulation-méditation qui en résulte est partie intégrante de la quête de Cléomède, car c’est grâce à elle qu’il tente d’accéder par degrés aux plus hautes contemplations pour mieux comprendre l’identité de la dame du songe et pour se rendre digne d’une nouvelle vision. À la fin de ce voyage mental, Cléomède se souvient par ailleurs d’un récit dont la matière et le héros ont un rapport avec sa propre situation. Dans cette « fable » écrite par Cléomède, le héros part lui aussi à la recherche d’une dame disparue 13 . Cependant, Panphile perd de vue le but de sa quête : après avoir exploré la terre et le ciel en passant par le palais de Physis et de Tecnès, il se retrouve au point de départ. L’errance de Panphile est narrée in extenso dans le deuxième segment du texte, alors qu’elle ne sera que mentionnée dans le dixième. L’interprétation des erreurs de Panphile nourrit une deuxième série de promenades méditatives de Cléomède (III) 14 , couronnées par le deuxième songe qui, après 10 Ibid., pp. 8-37 et 116-117. Dans le second passage, le narrateur évoque aussi les promenades, moins fréquentes et moins longues, à la suite du deuxième songe. 11 Pour une lecture des errances sylvestres du héros en tant qu’étapes d’un apprentissage, voir Anne-Julia Iung-Appel. « La solitude et l’amour philosophique de Cléomède de Charles Sorel : vertu des “sciences contemplatives” ou déboires de la représentation », Libertinage et philosophie au XVII e siècle, 10 (2008), pp. 198-201. Il n’est pas possible ici de s’arrêter sur la discussion de la notion de contemplation dans La solitude proposée par Anne-Julia Iung Appel. Voir aussi Michèle Rosellini. « Les erreurs de Cléomède, ou La science universelle éclairée par la fiction », dans Charles Sorel polygraphe, éd. Emmanuel Bury et Éric Van der Schueren. Québec : Presses de l’Université Laval, 2006, pp. 96-100. 12 C. Sorel. La solitude, op.cit., pp. 35-46. Voir par exemple le passage à partir de : « Il alloit apres jusqu’au fonds de la Terre chercher ses diversitez » (p. 38 ; mes italiques). 13 Ibid., pp. 47-103. 14 Ibid., p. 116. <?page no="371"?> Errance dans La solitude et l’amour philosophique de Cleomede 371 quelques détours, conduit le héros à la leçon-révélation du temple de Sophie. Les derniers segments du texte (IX-XII) reprennent en miroir les éléments constitutifs des premiers segments : ils relatent les deux songes de Cléomède, alors que la fable allégorique de Panphile n’y est que rapidement évoquée. Ce procédé a pour résultat de créer un ordre dans les récits de ces itinéraires allégoriques (Panphile - Songe I - Songe II) qui ne correspond pas à l’ordre chronologique de l’expérience de Cléomède, mais plutôt à celui du dévoilement progressif du héros et de son cheminement au lecteur. Cet ordre introduit un écart fondamental entre le héros et les lecteurs en ce qui concerne la recherche philosophique et morale - écart sur lequel il faudra revenir. Cette disposition a aussi pour effet de souligner le dépassement de la rupture qui caractérisait l’itinéraire allégorique des deux songes dans la première partie du texte. Par la disposition des récits, le texte signale donc que les problèmes épistémologiques à l’origine de cette rupture ont été résolus. En tenant compte de tous les déplacements de Cléomède, cet agencement a enfin pour conséquence de placer le récit des itinéraires allégoriques à la suite des promenades sylvestres. Entre promenades et songes, en guise de transition, se trouve la revue mentale de l’univers, qui se termine par l’évocation des choses purement fictives. Les différents éléments du récit sont ainsi insérés dans une progression où les errances dans un paysage champêtre cèdent la place aux voyages dans des contrées allégoriques. Dès lors, le texte fait ressortir l’importance du travail de l’imagination pour le cheminement intellectuel et moral du héros, mais aussi pour l’initiation du lecteur au projet philosophique de Cléomède. Enfin, le fait même de créer ce nouvel ordre - voire la nécessité de trouver un ordre significatif - est étroitement lié à la définition que Sorel donne de l’encyclopédie : aucun ouvrage ne sera proprement encyclopédique si son auteur ne parvient à trouver l’ordre qui transforme la vaine accumulation des savoirs en un ensemble organique révélant l’unité fondamentale qui sous-tend la science 15 . Les trois premiers et les quatre derniers segments de La solitude, caractérisés par les effets de reprise en miroir que nous venons d’évoquer, forment un cadre autour de la partie centrale du texte. La circularité, suggérée par la réapparition des éléments constitutifs des premiers segments, est renforcée par le fait que le texte s’ouvre au moment où Cléomède a quitté la ville pour la campagne, et se termine sur l’annonce de son retour 15 Voir les remarques de Sorel dans De la perfection de l’homme. Paris : Robert De Nain, 1655, pp. 189-190, 280 et, surtout, 314. <?page no="372"?> Marie-Florence Sguaitamatti 372 prochain en ville. En effet, c’est dans la « grand’ville » qu’il doit poursuivre son travail philosophique 16 . Les errances de Cléomède dans la forêt et dans les contrées allégoriques ainsi que le vagabondage cosmique de Panphile ont fait l’objet d’un article de Michèle Rosellini, qui a analysé la portée épistémologique du cheminement (des erreurs) de Cléomède et de Panphile et qui a étudié les précisions que La solitude apporte à la question des principes sous-jacents et de la visée de La science universelle. L’auteure souligne à juste titre l’orientation baconienne du projet de Sorel, tendu vers l’amélioration de la vie en société par le progrès des sciences 17 . Florence Dumora-Mabille a, quant à elle, comparé l’usage du récit de songe du premier Francion à La solitude à la lumière de la réflexion de Sorel sur l’interprétation onirique. Dans ses observations sur La solitude, elle attire entre autres l’attention sur le lien entre les questions philosophiques et le problème de la définition de l’espace littéraire et du lettré 18 . Sans qu’il soit nécessaire de suivre en tout point ses conclusions sur la nature de la quête de Cléomède et sur son issue à la fin du deuxième songe, la constatation de ce lien permet de mieux comprendre l’articulation entre les différentes parties du texte, notamment entre les segments évoqués jusqu’ici et la partie centrale de La solitude 19 . 16 C. Sorel. La solitude, op.cit., p. 315. 17 M. Rosellini. « Les erreurs de Cléomède », art. cit., pp. 93-119. 18 « C’est que Sorel tente de faire dans La solitude le discours de la méthode du lettré classique, aussi bien sur le plan intellectuel que sur la plan spirituel et moral, censé aboutir précisément à l’œuvre existante. Autobiographie déguisée donc, “autobibliographie” de surcroît, qui réfléchit par la fiction et par le songe aux conditions de création et de réception d’une œuvre. L’allégorie de Sorel participe sur tous les fronts au complexe mouvement de la naissance de l’écrivain, avec pour paradoxe de faire servir la chose littéraire à la répression de la fable et de ses pouvoirs » (Florence Dumora-Mabille. L’œuvre nocturne. Songe et représentation au XVII e siècle, Paris : H. Champion, 2005, p. 321 ; voir aussi la p. 320). 19 F. Dumora-Mabille. L’œuvre nocturne, op. cit., pp. 99-102, 172-175 et 287-323. L’auteure insiste sur l’austérité du deuxième songe. La fin du songe, où le héros est renfermé dans un oratoire pour chercher les vérités éternelles et pour les communiquer aux autres en les écrivant, constitue selon elle un « emprisonnement en cellule » où « la solitude sylvestre se fait oratoire » (ibid., p. 319). Dans cette nouvelle solitude, le héros se préparerait à la mort en écrivant l’œuvre qui relate sa quête, c’est-à-dire La solitude. Or, l’œuvre que doit produire Cléomède ne se limite pas à La solitude ; en effet, c’est La science universelle dans toute son ampleur qui est évoquée à la fin du songe. La quête non plus n’est pas terminée : tout en ayant profité de la leçon du temple de Sophie, le héros doit encore approfondir l’étude de la science morale et de la politique (voir C. Sorel. La solitude, op. cit., p. 312). L’image de l’oratoire est en effet trompeuse car, si le temple de Sophie représente le monde entier (ibid., p. 310), l’oratoire représente le corps humain <?page no="373"?> Errance dans La solitude et l’amour philosophique de Cleomede 373 En jetant à nouveau un regard sur les douze segments, on constate que la partie centrale du texte est consacrée à des matières qu’on pourrait qualifier de sociales ou d’historiques. Il s’agit du problème du choix d’une carrière et de la question de l’incidence de la « naissance ». Ces matières sont introduites grâce à l’arrivée de deux personnages à la maison de campagne : Dorilas, ami de Cléomède, et Nicocléon, un vieillard que Cléomède reconnaîtra pour être son propre oncle 20 . Cette partie centrale constitue l’axe de réflexion des deux parties plus nettement consacrées au discours épistémologique. Au centre du texte, au tout début du septième segment, a lieu la reconnaissance du lien de parenté qui unit Cléomède et Nicocléon. Il faut souligner que c’est Cléomède qui reconnaît le premier ce lien, en écoutant Nicocléon narrer la vie du prince anglo-saxon Cléomède ainsi que l’histoire de quelques ancêtres plus récents. Qui plus est, cette découverte ne constitue pas une prise de conscience de la part de Cléomède, qui semble être au courant de ses origines illustres 21 . En revanche, c’est aux deux visiteurs, et avec eux au lecteur, que le texte révèle l’ascendance du personnage hors norme dont ils sont désormais conviés à suivre la quête intellectuelle. Cette première « reconnaissance » (généalogique) du philosophe se produit dans un cercle restreint, mais à partir de ce moment le texte s’engage dans la révélation progressive de Cléomède-philosophe et de son cheminement vers le savoir et la sagesse. La « reconnaissance » est suivie d’une définition de l’amour philosophique énoncée par Cléomède - c’est-à-dire de la force motrice de sa propre quête - et de la biographie intellectuelle du héros jusqu’à l’épisode de la retraite. C’est alors que peut intervenir le récit des deux songes, leur interprétation et la présentation de la carrière que Cléomède doit désormais entreprendre : il doit regagner la ville et y poursuivre son travail en étudiant les mœurs, en publiant les résultats de ses (ibid., p. 312). C’est pourquoi il est aussi qualifié de « lieu d’oraison, de meditation, & d’opération » (ibid., p. 303 ; mes italiques). Loin de perdre toute chair vive, le philosophe est (ré)incarné à la fin du songe. La « sortie » de l’oratoire ne constituerait pas la « sortie » du rêve, mais la mort. On ne peut donc directement comparer l’oratoire à la forêt en tant que lieu solitaire. 20 Nicocléon est le cousin germain du père de Cléomède (Ariste). Dans le texte, Nicocléon nomme parfois Cléomède son « cousin ». Si l’on applique la clé généalogique en identifiant Cléomède à Sorel, Nicocléon est Nicolas Sorel, prévôt de Sézanne, auteur de poèmes latins publiés par Sorel en 1642. Sorel annonce cette publication dans les « Remarques » de La solitude (op. cit., p. 338 ; pour les poèmes de Nicocléon, voir ibid., p. 195). 21 Ibid., p. 197. Dorilas commente d’ailleurs l’« heureuse rencontre » par laquelle son ami a choisi depuis peu de prendre ce nom de Cléomède, qu’il partage avec le prince anglo-saxon du récit de Nicocléon (ibid., p. 196). <?page no="374"?> Marie-Florence Sguaitamatti 374 recherches et en agissant en vue d’améliorer le monde. Au centre du texte et au début du dévoilement progressif des mystères des songes on trouve donc une « reconnaissance », c’est-à-dire le procédé classique de révélation de l’identité du sujet. La partie centrale du texte est elle aussi marquée par l’importance qu’y prennent les errances et la métaphore du déplacement dans l’espace. Dans l’histoire de l’ancêtre royal, le parcours qui mène de l’Angleterre à la Belgique, en passant par l’Italie et Byzance, illustre à la fois le mouvement auquel la fortune soumet toutes les destinées et la manière dont un être hors de pair saura transformer jusqu’aux détours en un parcours significatif et hautement singulier. Le jeune prince exilé de son royaume refuse d’emblée de « suivre le chemin de ses predecesseurs » et de se retirer dans un monastère 22 . Ses longues errances constituent un apprentissage philosophique, politique et moral, qui lui permettra de définir l’état qui lui convient, en dehors des positions prévues par la société de son temps. Il sera ainsi « Legislateur universel » sans royaume, philosophe guerrier, menant une existence à la fois contemplative et active 23 . Ce récit historique est encadré des réflexions de Cléomède sur les difficultés qu’il éprouve à trouver une place dans la société en suivant les voies convenues pour « parvenir ». Comme pour d’autres éléments du texte, il existe deux volets à cette réflexion - placés avant et après la « reconnaissance ». Et ce n’est qu’après celle-ci que Cléomède, ayant démontré l’aporie des carrières évoquées par Nicocléon, dévoile les conclusions qu’il avait déjà tirées avant même de partir à la campagne : Mais possible est-il arrivé que ceux qui me pouvoient favoriser n’en ont fait aucune chose, d’autant que le Ciel a ordonné que je suive une autre voye, de peur qu’ayant receu des recompenses je ne fusse obligé a des services qui m’eussent osté la liberté que je doy garder. C’est pour m’apprendre aussi qu’outre ces chemins que l’on ordonne vulgairement pour les gens de lettres, où l’on s’employe a quelques professions lucratives, il y en a encore un autre plus noble, mais qui n’est pas ouvert à tout le Monde, c’est de n’aymer ces belles & agreables Lettres que pour elles mesmes, & ne leur point faire ce tort de les rechercher pour en establir une maniere de commerce. 24 Le caractère conventionnel de cette opposition ne doit pas masquer la valeur qu’elle prend dans ce passage, où il s’agit d’affirmer la nature extraordinaire de l’option choisie. C’est en revendiquant le choix d’un 22 Ibid., pp. 143-144. 23 Ibid., pp. 168-169. 24 Ibid., pp. 226-227. <?page no="375"?> Errance dans La solitude et l’amour philosophique de Cleomede 375 chemin exceptionnel pour un homme de lettres que Cléomède entame sa biographie intellectuelle, suivie de la relation de son séjour à la campagne et du récit des deux songes. Or, le caractère singulier de ce chemin ressort aussi du récit des errances allégoriques dans les deux songes et du traitement qu’y subissent les topoï du déplacement dans l’espace. C’est tout particulièrement le cas de la réécriture de l’apologue d’Hercule à la croisée des chemins. Confronté à la même alternative qu’Hercule, Cléomède quitte le chemin désagréable de la vertu après l’avoir soupçonné d’être un chemin « trompeur », où les « sentiers » ne font que « tournoyer » pour former un « labyrinthe » : Je luy [au compagnon de voyage sur le chemin de la vertu] dy qu’il falloit donc que ce chemin fust trompeur, & qu’il eust des sentiers qui ne fissent que tournoyer, ou qui rentrassent les uns dans les autres comme ceux d’un labyrinthe. Il me repartit que tout au contraire le chemin estoit extremement droict, & qu’il ne falloit faire aucun destour […]. 25 Cependant ce choix de Cléomède et le détour consécutif par la ville du vice n’ont aucun effet négatif sur la quête morale et intellectuelle du héros : non seulement il se comporte d’emblée en observateur critique (et non en pèlerin égaré), se chargeant du discours satirique et devenant l’œil à travers lequel le lecteur prend connaissance de la matière morale, mais la suite du récit montre clairement que, pour Cléomède, cette errance constituait un chemin tout aussi praticable que celui de la vertu pour son compagnon de route, plus docile certes mais peut-être aussi plus borné. Finalement, Cléomède fait l’expérience de la matière morale, sans que cette errance ralentisse sa quête. Au contraire, c’est elle qui permet à Cléomède de pénétrer dans le troisième enclos du temple de Sophie, réservé à ceux qui unissent vie active et vie contemplative 26 . En effet, une fois arrivé au temple dans la ville des vertus, Cléomède est invité par un « sacrificateur » à passer devant tout le monde et à pénétrer directement au cœur du sanctuaire circulaire : « A quoi s’amuse Cleomede ? Un homme de sa sorte doit il entrer dans ce Temple pour s’arrester au portique & aux galeries qui ne sont que pour les personnes vulgaires ? » 27 Tout comme au moment de l’évocation des chemins de la fortune, la description du trajet à l’intérieur du temple oppose Cléomède au « vulgaire », au commun. L’image de la croisée des chemins est finalement détournée : elle illustre non plus l’égarement de celui qui quitte le chemin de la vertu, mais la richesse et le caractère singulier de l’expérience de Cléomède. Dans le cas du héros, il 25 Ibid., pp. 248-249. 26 Ibid., p. 310. 27 Ibid., p. 291. <?page no="376"?> Marie-Florence Sguaitamatti 376 s’agit d’une fausse alternative ; le détour le force au contraire à se frayer son propre chemin en errant « a l’avanture » sur un terrain sans sentiers ni traces : [M]ais le pis que j’y voyois, c’est qu’il n’y avoit ny route, ny sentier, & que je passois par des halliers, & d’autres endroicts tres malaysez où il faloit que je me fisse un chemin de moy mesme. En fin errant à l’avanture j’en trouvay un où les traces de quelques pas me faisoient connoistre que l’on y avoit passé depuis peu. 28 La personnalisation de l’itinéraire allégorique s’oppose au caractère universel du topos de la croisée des chemins. De même, l’association erranceerreur, et son opposition au binôme droit chemin-vérité perdent de leur pertinence. 3. La mise en perspective de l’errance La quête et, dans un deuxième temps, la révélation progressive d’un chemin à la fois extraordinaire et exemplaire sont au cœur de La solitude. À travers les usages de l’image du déplacement dans l’espace unissant les dimensions épistémologique et sociale de la réflexion, le texte donne à voir un sujet et un chemin se définissant mutuellement. En effet, si le déplacement dans l’espace forme le sujet - dans La solitude il n’y a guère de (re)connaissance obtenue sans déplacement 29 -, celui-ci peut donner un sens à l’errance ou échouer à cette tâche. Ce sont les images du cercle et du mouvement circulaire qui expriment le plus clairement la relation entre sujet et errance ainsi qu’entre errance et ignorance ou savoir - et donc entre errance et cheminement. Dans La solitude, le cercle est à la fois figure de l’échec et de l’accomplissement - accomplissement non pas dans le sens d’« achèvement », mais dans le sens de cohérence enfin trouvée en ce qui concerne la démarche et la fin visée. Ainsi, le cercle est figure de l’échec dans le cas de Panphile, dont le vagabondage cosmique aboutit au point de départ sans gain 28 Ibid., p. 284. 29 La nécessité de se déplacer pour sortir de l’ignorance caractérise aussi l’histoire du roi des Indes, récit intercalé dont il n’a pas été question ici. Dans cette réécriture de l’histoire de Barlaam et de Josaphat, un jeune prince est enfermé dans un palais par son père qui désire lui celer les « miseres des hommes » (la mort, la vieillesse, la maladie) pour empêcher sa conversion au christianisme (ibid., p. 109). Ce n’est qu’en quittant le palais que le jeune prince peut enfin s’apercevoir des failles dans la mise en scène de son père et se confronter à sa condition d’être mortel. <?page no="377"?> Errance dans La solitude et l’amour philosophique de Cleomede 377 immédiat pour ce curieux universel. Panphile emploie lui-même l’image du cercle dans ce sens, quand il évoque l’issue probable de sa quête : Puisque j’ay veu une partie de ses [de Physis] grandeurs, il faut que j’essaye de voir le reste ou bien je n’auray jamais de repos. Il se peut faire que Pasithée se rendra visible dans quelque lieu, & si je ne suis pas assez heureux pour la rencontrer, je rendray le cercle accomply & ne manqueray pas de me retrouver au mesme lieu dont vous m’avez fait partir qui est l’endroict où vostre Reyne [Physis] a estably son trosne. 30 Le caractère purement géométrique de ce « cercle accomply » ressort du fait que son accomplissement est le résultat de l’absence de Pasithée et du retour à un degré de connaissances (le règne de Physis) que le héros aurait dû franchir. En revanche, le cercle est image de cohérence et de production de sens dans le cas du parcours circulaire (ville-campagne-ville) de Cléomède. C’est d’abord le cas des itinéraires allégoriques du héros, qui aboutissent au centre du temple circulaire de Sophie dans lequel la totalité des connaissances acquises grâce aux errances est recentrée autour de Sophie, principe de connaissance et de sagesse. On comprend dès lors que la sommation d’aspirer à la connaissance des choses spirituelles, qui marquait le passage du premier au deuxième songe, ne constitue pas une dépréciation de la connaissance des choses corporelles ni une invitation à délaisser ce genre de savoir, mais plutôt la sollicitation d’ordonner la matière des deux songesitinéraires autour du centre qui leur donne leur pleine signification. La vision-leçon dans le sanctuaire de Sophie embrasse la presque-totalité des connaissances corporelles et spirituelles, élevées à la puissance de l’ordre encyclopédique trouvé. En accédant au centre du temple, le sujet comprend le principe organisateur de toute recherche fructueuse, principe qui constitue en même temps comme le point de fuite de ses travaux. Cette première image d’un cercle pourvu de centre, qui s’oppose au cercle sans centre de Panphile, ne surprend guère dans un texte étroitement associé à un projet encyclopédique : le cercle des connaissances centré sur la sagesse qui empêche la vaine accumulation des savoirs est une image chère aux auteurs de la Renaissance, que Sorel remotive à plusieurs reprises à propos de La science universelle 31 . Cependant, par sa construction, le texte 30 Ibid., p. 88. 31 Pour l’opposition entre folle accumulation et volonté de savoir réglée par la sagesse chez les auteurs de la Renaissance, voir les remarques de Jean-Marc Chatelain (« Du Parnasse à l’Amérique : l’imaginaire de l’encyclopédie à la Renaissance et à l’Âge classique », dans Tous les savoirs du monde. Encyclopédies et bibliothèques, de Sumer au XXI e siècle, éd. Roland Schaer. Paris : Bibliothèque <?page no="378"?> Marie-Florence Sguaitamatti 378 suggère un deuxième centre producteur de sens, qui se superpose, sans se substituer, à celui du temple de Sophie et qui relie les réflexions épistémologiques et sociales de La solitude. Ce centre est constitué par le sujet luimême. Le moment où le texte, par la « reconnaissance généalogique », offre une première réponse à la question de l’identité du sujet constitue le tournant qui permet enfin le récit des deux songes, placés dès lors dans leur juste perspective. Ce moment, autour duquel le texte s’organise, est avant tout celui de l’émergence du sujet encyclopédique qui prend ainsi sa place au centre de sa quête et du cercle des connaissances qui sont le produit de ses errances. Alors que le narrateur s’était chargé du récit de la retraite dans la première moitié du texte, sa ré-évocation sera prise en charge par Cléomède. La révélation de l’identité du sujet est elle aussi nécessaire à l’élimination de l’erreur. La solitude insiste sur le risque que court le sujet, d’être méconnu et sur les problèmes que pose cette méconnaissance pour la bonne intelligence du texte et du projet encyclopédique 32 . La position centrale du sujet a une portée à la fois épistémologique et sociale. Épistémologique, parce qu’elle correspond à l’image, évoquée par Sorel en 1634, de l’homme placé au milieu du monde pour qu’il puisse examiner toutes choses à l’aide de La science universelle selon « les sentimens naturels qu’il trouve en soy 33 » ; mais aussi parce que cette position du sujet observateur tient compte de la réflexion de l’époque sur l’importance du nationale de France et Flammarion, 1996, pp. 156-157) et de Jean Céard (« De l’encyclopédie au commentaire, du commentaire à l’encyclopédie : le temps de la Renaissance », dans Tous les savoirs du monde, op. cit., p. 164). Sorel emploie les mêmes images (la ronde des muses, par exemple ; voir De la perfection de l’homme, op.cit., p. 277). Il n’est pas possible en ce lieu d’analyser l’usage qu’il en fait, mais il nous semble important que, dans La solitude - et, sur ce point, Sorel s’inspire de la tradition dont proviennent ces images - l’encyclopédisme constitue un projet de perfectionnement, d’abord individuel, et non la présentation d’une somme achevée du savoir. 32 Le texte joue avec l’écart entre Cléomède et les lecteurs ou d’autres personnages, écart qui provoque des interprétations erronées de ses actions ou de ses propos. Le passage, souvent cité, où le narrateur invite le lecteur à ne pas s’arrêter à l’apparence extérieure des choses et où il affirme que « [q]ui veut imiter Cleomede doit passer plus outre & raisonner plus utilement » constitue moins une critique de l’attitude de Cléomède qu’un indice des difficultés que pose l’interprétation des actes du héros dans cette première partie du texte (voir C. Sorel. La solitude, op. cit., p. 13). Plus tard, le lecteur sera à son tour témoin des méprises de Nicocléon. 33 C. Sorel. La science des choses corporelles. Première partie de la science humaine. Paris : Pierre Billaine, 1634, pp. 30-31 (pagination de la préface). <?page no="379"?> Errance dans La solitude et l’amour philosophique de Cleomede 379 point de vue dans la recherche de la science. Elle est en accord avec de nombreuses remarques de Sorel, entre autres sur le fait que la position centrale de l’homme dans l’univers n’est que relative, dans la mesure où elle résulte de son point de vue 34 . Dans La solitude, ce constat se traduit par le fait que ce sont des expressions liées à la perception visuelle qui rendent compte de l’acquisition du savoir. Si l’approche du sujet évolue au cours de ses expériences, il n’en reste pas moins que le texte rappelle constamment le fait que toute observation se fait à partir d’un point de vue en attirant l’attention du lecteur sur le sujet observateur. Portée sociale, parce que cette position centrale du sujet relie une démarche et un sujet précis qui a su trouver et donner un sens à son cheminement philosophique et social, cheminement qu’il faut dès lors lire en tenant compte du sujet qui l’a entrepris et dont le statut particulier, transgressant l’opposition fiction-réalité, a déjà été évoqué. Ce sujet est un sujet expérimental, dans la mesure où il permet à Sorel d’élaborer et de présenter une voie d’issue aux apories épistémologiques et sociales qu’il constate. Pour le héros de La solitude, cette voie passe entre autres par le dépassement de l’opposition entre vie contemplative et vie active. Cette mise en perspective d’un cheminement participe de la tension entre singularité et exemplarité que j’ai déjà évoquée et de la portée polémique de La solitude. Celle-ci s’annonce dès le titre, qui relie « solitude » et « amour philosophique » du héros. La portée polémique du syntagme ne résulte pas uniquement du renvoi critique (explicité dans le texte) aux « descriptions vulgaires de solitude » de la poésie baroque « qui n’aboutissent à rien qu’à nous exprimer l’aparence exterieure des choses » 35 . Elle résulte aussi du fait que ce syntagme affirme le caractère singulier du cheminement du sujet épris d’amour philosophique, caractère que le retour en ville du héros, chargé de diffuser le savoir et de contribuer à la réforme du monde, n’estompe pas. L’appel à la recherche des sciences est universel et La solitude propose une méditation sur la nature de la science et sur l’attitude qu’elle exige de l’homme. Mais celui dont la démarche sert d’exemple est présenté comme appartenant à la race de ceux qui tracent leur propre chemin en quittant les sentiers battus. 34 Voir entre autres ibid., pp. 17-18, 92-93 et 136. 35 Ch. Sorel. La solitude, op. cit., p. 13. Ce renvoi polémique a été commenté par Michèle Rosellini et Anne-Julia Iung-Appel (Michèle Rosellini. « Les erreurs de Cléomède », art. cit., pp. 96-100 ; Anne-Julia Iung-Appel. « La solitude et l’amour philosophique de Cléomède de Charles Sorel : vertu des “sciences contemplatives” ou déboires de la représentation », art. cit., pp. 198-199). Cependant c’est moins le personnage de Cléomède que le lecteur qui doit être tiré d’un état de contemplation poétique de la nature. <?page no="380"?> Marie-Florence Sguaitamatti 380 Bibliographie Source Sorel, Charles. La science des choses corporelles. Première partie de la science humaine. Paris : Pierre Billaine, 1634. Sorel, Charles. La solitude et l’amour philosophique de Cleomede. Premier sujet des exercices moraux de M. Ch. Sorel, Conseiller du Roy & Historiographe de France. Paris : Antoine de Sommaville, 1640. Sorel, Charles. La science universelle de Sorel. Paris : Toussainct Quinet, 1641. Sorel, Charles. De la perfection de l’homme. Paris : Robert De Nain, 1655. Études Céard, Jean. « De l’encyclopédie au commentaire, du commentaire à l’encyclopédie : le temps de la Renaissance », dans Tous les savoirs du monde. Encyclopédies et bibliothèques, de Sumer au XXI e siècle, éd. Roland Schaer. Paris : Bibliothèque nationale de France et Flammarion, 1996, pp. 164-169. Chatelain, Jean-Marc. « Du Parnasse à l’Amérique : l’imaginaire de l’encyclopédie à la Renaissance et à l’Âge classique », dans Tous les savoirs du monde. Encyclopédies et bibliothèques, de Sumer au XXI e siècle, éd. Roland Schaer. Paris : Bibliothèque nationale de France et Flammarion, 1996, pp. 156-163. Dumora, Florence. L’œuvre nocturne. Songe et représentation au XVII e siècle. Paris : H. Champion, 2005. Iung-Appel, Anne-Julia. « La solitude et l’amour philosophique de Cléomède de Charles Sorel : vertu des “sciences contemplatives” ou déboires de la représentation », Libertinage et philosophie au XVII e siècle, 10 (2008), pp. 195-211. Rosellini, Michèle. « Les erreurs de Cléomède, ou La science universelle éclairée par la fiction », dans Charles Sorel polygraphe, éd. Emmanuel Bury et Éric Van der Schueren. Québec : Presses de l’Université Laval, 2006, pp. 93-119. <?page no="381"?> Errance dans La solitude et l’amour philosophique de Cleomede 381 <?page no="383"?> Errances picaresques <?page no="385"?> Errance et providence dans Le page disgracié de Tristan L’Hermite L ÉO S TAMBUL (U NIVERSITÉ S ORBONNE N OUVELLE - P ARIS 3) Mais si, après avoir remarqué ce phénomène sans but précis, vous y revenez, malheur ! Pourquoi y êtes-vous revenu, s’il est sans signification ? Ah ah ! ainsi il signifiait quelque chose pour vous, puisque vous y êtes revenu ? Voilà comment, par le simple fait que vous vous êtes concentré sans raison une seconde de trop sur ce phénomène, la chose commence à être un peu à part, à devenir chargée de sens… 1 Principalement connu pour ses tragédies, Tristan L’Hermite (1601-1655) est également l’auteur d’une abondante production lyrique, où il interroge la possibilité d’exprimer sa subjectivité dans des productions de commande et d’affirmer l’énormité de sa douleur dans les codes de la civilité littéraire. Mais il est aussi l’auteur d’un unique texte narratif à tendance romanesque : Le page disgracié 2 , récit à la première personne par un narrateur adulte anonyme des errances comiques de sa jeunesse, adressé à un obscur destinataire appelé Thirinte. Il s’agirait ici de montrer que cet hapax dans l’œuvre de Tristan, souvent assimilé à un roman autobiographique, prolonge les questionnements lyriques de l’auteur, mais à travers les moyens spécifiques du texte narratif. 1 Witold Gombrowicz. « Quelques extraits de mon journal au sujet de “Cosmos” », dans Cosmos [1965], trad. Georges Sédir. Paris : Denoël, 1966, p. 11. 2 Nous citerons ici : Tristan L’Hermite, Le page disgracié [orthographe modernisée depuis la 2 e éd., 1667], éd. Jacques Prévot. Paris : Gallimard, 1994. La 1 re éd. fut publiée sous le titre Le page disgracié, ou l’on void de vifs caractères d’hommes de tous tempéramens et de toutes professions. Paris : T. Quinet, 1643. <?page no="386"?> Léo Stambul 386 Le narrateur exploiterait en effet les ressources du récit de soi par soi-même 3 , en jouant à la fois le rôle de sujet et celui d’objet, de créateur et de créature, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la fiction. Comme dans un pli, il jouerait ainsi sur la porosité de la frontière entre la « vérité objective du narré » portée par le Je historique et la vérité subjective du Je lyrique 4 . Dans Le page disgracié, ce phénomène d’inclusion-exclusion à l’œuvre dans le récit de soi semble justement se jouer autour de la grâce et de la disgrâce, dans la mesure où la grâce comme concept théologico-politique mais également esthétique est ce qui, dans la création fictive, marque la présence ou le retrait du créateur. On voudrait ici faire l’hypothèse que ce jeu entre la liberté du créateur et celle de la créature pourrait prendre corps dans l’opposition entre errance et providence. Le personnage créé erre, ne sait pas où aller, commet des erreurs faute de savoir les règles, tandis qu’au fond le créateur maîtrise le savoir et agence sa fiction de façon providentielle. Mais l’identité des deux permettrait à l’errance de ne pas être qu’un simulacre et de retrouver une dimension existentielle à l’intérieur même de la fiction simulée. Le retour de l’errance ne pourrait donc passer que par la perturbation interne de la providence et non par sa remise en cause externe. On essaiera ainsi de montrer que la providence dans Le page disgracié est un dispositif très, voire trop puissant, qui donne au lecteur un pouvoir souverain par lequel il peut être amené à produire lui-même un savoir qui excède les limites du pacte de lecture. On verra alors, dans un premier temps, comment la convocation de la providence permet en général de faire revenir des objets libertins dans le champ contrôlé de la représentation et de 3 Cette formulation quasi-tautologique sert à signaler l’importance des études de Louis Marin sur la figurabilité du moi (voir La voix excommuniée. Paris : Galilée, 1981 et L’écriture de soi. Paris : Presses universitaires de France, 1999), quand le Moi littéralement vécu ne peut se re-présenter dans l’écriture que par une interprétation figurale qui doit me transfigurer sans me défigurer. 4 Käte Hamburger. Logique des genres littéraires [1957], trad. Pierre Cadiot. Paris : Seuil, 1986, p. 275. Si Hamburger rappelait que le « Je lyrique » et le « Je du récit à la première personne » sont semblablement de véritables sujets de l’énonciation, elle les distinguait néanmoins, parce que « [l]e Je du récit à la première personne ne prétend pas être un Je lyrique, mais un Je historique » (id.). Or, le récit du Page disgracié a la particularité de flouter les dates, les noms et tous les référents réels par des périphrases. Il faudrait donc plutôt considérer ces deux types d’énonciation comme la prise de parole d’un vrai sujet lyrique toujours plus ou moins « figuré », habillable de fiction comme de réalité. Cette figure aurait justement la capacité de faire varier en degré, et non en nature, l’appréciation de la réalité des énoncés produits par sa voix. Voir Dominique Combe. « La référence dédoublée. Le sujet lyrique entre fiction et autobiographie », dans Figures du sujet lyrique, éd. Dominique Rabaté. Paris : Presses universitaires de France, 1996, p. 39-63. <?page no="387"?> Errance et providence dans Le page disgracié de Tristan L’Hermite 387 représenter l’hérésie à l’intérieur même du dispositif dogmatique. On étudiera par la suite la manière dont, plus spécifiquement, la structure pseudo-clivée du récit permet de projeter ce libertinage potentiel sur le Je lui-même et de faire revenir de l’erreur et de l’errance au milieu du devoirêtre. Enfin, en guise de conclusion, on montrera que cet ultime pli qui fait advenir un être anomique ne fournit aucune solution d’écriture et que l’errance revécue du Je le limite à la plainte ou à la mélancolie. 1. Du récit providentiel à l’errance libertine Par ses aspects romanesques, Le page disgracié est construit selon une disposition traditionnelle qu’on qualifiera de providentielle. Dans une diégèse providentielle, le narrateur nous guide à travers le monde qu’il représente (dia-hègèsis), en isolant autant que possible le lieu de son énonciation. Le narrateur nous parle depuis un point de vue surplombant et cet isolement instaure une hiérarchie vraisemblable entre le créateur et sa créature. L’univers interne de la fable est ainsi séparé, objectivé et dominé par un savoir qui le rationalise. On prête alors au narrateur une autorité légitime qui le met en position de pourvoir à nos questions. C’est lui qui peut réduire irrémédiablement les erreurs de la princesse de Clèves et sortir ultimement du point de vue du personnage pour transformer sa vie en « exemples de vertu inimitables ». Et c’est aussi lui qui peut, en incarnant une figure providentielle dans la fable, donner un sens aux errances de Télémaque et révéler pour de bon les fins pédagogiques de sa diégèse 5 . S’il domine absolument le monde qu’il a forgé en fiction, un tel narrateur procure à son lecteur un sentiment plaisant de complétude. Par sa parole savante, il nous offre gracieusement toute sa fable, apaise nos curiosités inquiètes, révèle tous les secrets et partage ainsi la souveraineté qu’il a sur sa fiction. Dans une certaine mesure, la diégèse du Page disgracié semble providentielle : le narrateur montre qu’il en sait plus que son personnage et intervient souvent au milieu de sa représentation pour corriger les opinions de son moi passé et dénoncer ses erreurs. Plus il objective son moi passé et diminue sa part de subjectivité, plus il donne à son récit un caractère exemplaire. Volontiers dogmatique, il asserte régulièrement des maximes 5 Sur la « congruence entre dispositif romanesque et dispositif providentiel », voir Gérard Ferreyrolles. « La Providence dans le Télémaque », dans Fénelon, mystique et politique, éd. François-Xavier Cuche et Jacques Le Brun. Paris : H. Champion, 2004, pp. 201-202 notamment. <?page no="388"?> Léo Stambul 388 morales qui évaluent et généralisent les actions représentées 6 , et il décrédibilise souvent les interprétations déculpabilisantes par lesquelles le page enfant justifiait ses disgrâces. Quand l’enfant se dédouanait en se présentant errant comme un « fétu qu’avait balayé la Fortune », le narrateur adulte corrige et rétablit des responsabilités bien humaines : « [J]e ne m’avisai pas que j’y servais de jouet à mes passions. » 7 Ce narrateur providentiel, soucieux de produire un savoir explicatif, dénonce le rôle d’écran de la Fortune, qui empêche de connaître les véritables causes sous-jacentes et fustige le manque de discipline du personnage face à ses passions. Le narrateur réglait d’ailleurs cette question dès l’ouverture du récit, en rappelant qu’au-dessus de la fortune demeure toujours le surplomb de la vraie justice divine : [C]omme on aperçoit en toutes les choses une vicissitude perpétuelle, et que selon les secrètes et justes lois de la divine providence les petites fortunes sont élevées et les grandes sont anéanties, j’ai vu comme disparaître en naissant la prospérité de mes pères. 8 D’emblée, le narrateur s’inscrit dans l’orthodoxie post-tridentine, qui rappelle que la providence divine est voilée aux yeux des hommes. Conformément à la rigueur augustinienne, Dieu abandonne les biens terrestres au caprice des hommes et ne donne que des biens célestes, selon un « art caché », une « sublime politique » qui échappera toujours au savoir humain 9 . Contrairement à Candide, rien dans Le page disgracié n’éborgne les mystères du plan divin, pas même la persistance du mal dans le monde 10 . 6 Voir p. ex. Tristan L’Hermite, Le page disgracié, op. cit., partie I, chap. XXVIII, pp. 111-112 et partie II, chap. XIV, p. 214. 7 Ibid., partie I, chap. XXIX, pp. 112-113. Voir également partie II, chap. XI, pp. 206- 207 : « [J]e ne perdis point le courage et m’imaginai que cet accident était un trait de caprice de la Fortune […]. Ce malheur m’étonna d’autant plus que je m’y attendais moins. Aussi c’était un effet dont je ne connaissais pas la cause ; et j’ai fort bien reconnu depuis, à force de ratiociner, qu’il y avait entre eux [intelligence]. » 8 Ibid., partie I, chap. II, p. 29. 9 Voir le Sermon sur la providence de Bossuet [1662], dans Sermons. Le Carême du Louvre, éd. Constance Cagnat-Debœuf. Paris : Gallimard, 2001, pp. 111-128. 10 Voir Tristan L’Hermite. « Lettre LXXXXIV [LXXXIV]. Avis secret pour le porter à la piété » (à B[autru ? ]), dans Lettres meslées du sieur de Tristan. Paris : A. Courbé, 1642, pp. 472-480 : « Je vous ay promis d’estre vostre serviteur, mais non pas d’estre vostre Esclave, & de restraindre la liberté que vous me donnez de vous parlez librement, à la contrainte de vous flater avec impudence. […] Vous pouvez dire que vous possedez le cœur d’un grand Prince, mais Dieu gouverne tous les cœurs, & donne comme il luy plaist le branle à tous leurs mouvemens. Il laisse libre l’election du bien & du mal, mais il punit les mauvaises determinations, <?page no="389"?> Errance et providence dans Le page disgracié de Tristan L’Hermite 389 Cependant, cette stricte orthodoxie permet de rendre aux hommes ce qui appartient aux hommes. En renvoyant les maux célestes dans les nues inintelligibles, le narrateur s’octroie par contrecoup toute licence pour représenter les erreurs humaines face auxquels Dieu veut être indifférent 11 . Loin d’être un simulacre de rationalité qu’il faut dénoncer, la providence est ainsi prise comme prétexte pour exercer partout une raison sceptique et justifie l’usage d’une parole libre vis-à-vis des bienséances 12 . La suite de l’incipit exploite l’étendue de cette liberté qu’offre paradoxalement la plus stricte orthodoxie : [I]l est vrai que Vénus […] m’a donné beaucoup de pente aux inclinations dont mes disgrâces me sont arrivées. Je crois que cette première impression des astres laisse des caractères au naturel qui sont difficiles à effacer, et que s’ils ne forcent jamais, au moins ils enclinent sans cesse ; on dit que le Sage peut dompter cette divine violence ; mais il faut aussi qu’il soit véritablement sage, et l’on ne trouve guères d’esprits de cette marque. Il faut qu’une bonne élévation soit bien assistée de la philosophie pour combattre des ennemis qui nous sont naturels et qui comme des hydres repullulent incessamment et se renforcent bien souvent par leur défaite. Les saints personnages le pourraient bien dire, eux dont les âmes ne regardent plus que le Ciel, et qui sont toutefois nuit et jour assaillis par de dangereuses tentations, contre lesquelles ils ne sont point assurés après avoir gagné de grandes batailles. Il est vrai que, pour rendre leur mérite plus comme il recompense les bonnes. Au reste, M ONSIEUR , les Rois & les Empereurs ne peuvent faire que des faveurs temporelles, & Dieu fait des graces qui durent eternellement. C’est tout ce que je puis vous dire sur ce sujet, vous n’en avez point de me tenir suspect d’artifice. Vous sçavez que j’ay le bruit d’estre plutost libertin que bigot […]. » 11 Les ambiguïtés intrinsèques de cette vision surplombante du narrateur providentiel (pro-video) du Page disgracié peuvent être rapprochées de celles du narrateursentinelle du roman picaresque espagnol, que Michel Cavillac analyse à travers la figure de l’atalaya ; voir « Atalayisme » et picaresque. La vérité proscrite. « Lazarillo », « Guzmán », « Buscón ». Pessac : Presses universitaires de Bordeaux, 2007, pp. 39- 65). Comme il le démontre, le dispositif de la sentinelle permet de rendre équivoque la supervision épiscopale et bienveillante du prophète (pro-phèmi) inspiré de Dieu et d’y faire affleurer le rire cynique des épiscopanthes ménippéns de Lucien, qui regardent avec dérision le monde d’en haut (epi-skopeô). 12 On oscille toujours dans les grandes équivoques de l’incrédulité, entre l’athéisme et l’impossibilité très orthodoxe de percer les mystères de la religion, comme lorsque le page enfant remet naïvement en question l’existence de l’enfer par un jeu de mot sur le sème de la lumière : « [J]e lui témoignais en ma manière de m’exprimer que je doutais qu’il y eût des ténèbres où il y avait de si grands feux allumés » (Tristan L’Hermite, Le page disgracié, op. cit., partie I, chap. III, p. 32). <?page no="390"?> Léo Stambul 390 grand, Dieu permet que les démons s’en mêlent ; et lors c’est une cause étrangère qui nous fait toujours de mauvaises propositions. 13 Comme il n’existe ici-bas que des tentatives incertaines, les élans divins de sainteté autant que les tentations infernales demeurent intérieures et sans preuve tangible 14 . Or, en revendiquant l’inintelligibilité des fins divines, le narrateur rend l’exemplarité des saints incontestable en droit mais discutable en fait. Au nom de l’orthodoxie, il se permet donc d’explorer de façon libertine l’incertitude foncière de toute figure exemplaire. Sa position d’omniscience infra-divine lui fournit ainsi l’occasion de représenter quantité de « démoniaques », de « possédés » et de « frénétiques », et d’exhiber généreusement des scènes scandaleuses, des images obscènes et des contes cruels d’où la justice divine s’est absentée. Enfin, dans le même élan de générosité, le narrateur moralise son réalisme cru et prête aux scènes libidineuses et satyriques les prétentions morales du discours satirique : Il se trouve des hommes faits qui se fortifient aux bonnes mœurs parmi les occasions du vice ; mais cela serait comme miraculeux si l’on voyait des enfants conserver leur innocence sans tache parmi les mauvaises compagnies. Je ne fus donc pas longtemps en cette cour sans y voir des postiqueries et sans y prendre la teinture de quelques petits libertinages. 15 Le narrateur évoque malicieusement l’incertaine éventualité d’un usage « cathartique » de ces scènes comiques 16 . Le libertinage peut alors s’exhiber sans remords, sous le couvert d’une intention trop généreuse qui, au même moment, le condamne ouvertement 17 . Grâce à la diégèse providentielle, 13 Ibid., partie I, chap. II, 30-31. 14 Le narrateur suggère même que l’angélique et le démoniaque sont réversibles, et fait parfois avoisiner les visions scandaleusement hérétiques et les visions orthodoxes (cf. ibid., partie II, chap. LIII-LV). 15 Ibid., partie II, chap. IV, p. 35. 16 Voir également ibid., partie I, chap. XXII, p. 93 : « J’appris là qu’il n’y a rien qui puisse mieux donner de l’horreur du vice que la propre image du vice, et que les Grecs étaient bien sensés qui faisaient enivrer leurs esclaves devant leurs enfants pour leur imprimer la tempérance. » Cette revendication morale d’une exhibition du vice est un lieu commun de la poésie « satyrique » du premier XVII e siècle, et on retrouve le même exemple dans l’« Advertissement au lecteur » de l’éd. de 1618 du Cabinet satyrique, éd. Fernand Fleuret et Louis Perceau. Paris : Fort, 1924, p. 7. 17 On retrouverait ici les termes du débat contemporain entre Garasse et Ogier à propos des obscénités de La doctrine curieuse, pamphlet outrancier qui attaquait le libertinage de Théophile, dont le narrateur du Page disgracié évoquait d’ailleurs sans doute le procès au seuil de son récit (voir Tristan L’Hermite, Le page disgracié, op. cit., partie I, chap. I, p. 27). <?page no="391"?> Errance et providence dans Le page disgracié de Tristan L’Hermite 391 chaque erreur et chaque errance peuvent donc être prises en charge par le narrateur qui, en les légitimant, les offre à un lecteur féru de « postiqueries » libertines et prêt à jouer avec le dispositif de la fiction. 2. De la fiction burlesque à l’errance autobiographique À l’instar des romans comiques de l’époque, Le page disgracié enchaîne les situations burlesques et les scènes de frénésies, de passions débridées et d’obscénité, pour le plaisir d’un lectorat friand de gauloiseries et de farcissures. Mais le narrateur s’y représente lui-même, sur le modèle des récits picaresques, bien qu’il s’apparente davantage au gracioso du théâtre espagnol. Ainsi, comme les héros des histoires enchâssées, le narrateur est lui-même un assassin, un possédé, un démoniaque, un autre que lui-même 18 . Or, en entrant lui-même dans le cortège comique des contre-modèles burlesques, le narrateur crée un nœud dans la fiction qui trouble sa position de sujet de façon libertine. Par son caractère autodiégétique, Le page disgracié s’oriente vers un autre libertinage, qui ne concerne plus seulement le dogme mais aussi le moi et qui le rapproche des récits de Cyrano et de Théophile 19 . Un narrateur autodiégétique domine en effet plus difficilement son récit, car il n’y a qu’une distance temporelle entre le narrateur adulte et son personnage plus jeune. En l’absence de séparation métaphysique, l’appartenance du narrateur à l’univers représenté perturbe la vraisemblance d’un détachement radical 20 . Comme dans Lazarillo de Tormes ou dans Le paysan parvenu, le narrateur autodiégétique entend malgré tout justifier ingénument sa position depuis sa position elle-même, comme s’il allait de soi de ne fournir aucune 18 Le chap. VIII de la première partie du Page disgracié (pp. 48-50) montre d’ailleurs comment une véritable « endiablée » incontrôlable perturbe le voile de la « comédie » savamment ourdie par le jeune page. 19 Voir Laurence Rauline. Identité(s) libertines. L’écriture personnelle ou la création de soi. Paris : H. Champion, 2009, de même que Filippo D’Angelo. Le moi dissocié. Libertinage et fiction dans le roman à la première personne au XVII e siècle [thèse de doctorat]. Grenoble : Université Stendhal (Grenoble III), 2008. 20 Voir Véronique Adam. « Fiction et cadres de référence dans Le Page disgracié », dans Lectures de Tristan L’Hermite, éd. Mathilde Bombart. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 75 : « [L]e narrateur, personnage et témoin de la fiction, autorise et authentifie par sa présence les cadres proposés, alors que la narration à la troisième personne, isolant le narrateur des personnages, construit une fiction pure. » <?page no="392"?> Léo Stambul 392 preuve extratechnique, extradiégétique 21 . En d’autres termes, comme la rhétorique, une autodiégèse en roue libre incline à la sophistique en se dispensant de présenter un référent tangible. Aussi, selon son degré de sophistication et de libertinage, l’autodiégèse peut faire maladroitement revenir les errances du moi passé dans le présent. Elle permet ainsi de perturber l’objectivité providentielle par l’exhibition plus ou moins involontaire d’une subjectivité ingénue et sauvage, voire scandaleusement impudique et ostentatoire. Mais plutôt que de rester allusif, le narrateur annonce à Thirinte dans le prélude que son ingénuité risque précisément d’occasionner des brèches dans son plaisir souverain de lecteur : Aussi j’ai beaucoup de sujet de craindre que ma trop grande ingénuité ne vous cause quelque dégoût en cette lecture. Le récit des choses qui sont inventées a sans doute beaucoup plus d’agréments que la relation des véritables, pour ce que d’ordinaire les événements d’une vie se trouvent ou communs ou rares. Toutefois la mienne a été jusqu’à cette heure si traversée, et mes voyages et mes amours sont si remplis d’accidents, que leur diversité vous pourra plaire. J’ai divisé toute cette histoire en petits chapitres, de peur de vous être ennuyeux par un trop long discours, et pour vous faciliter le moyen de me laisser en tous les lieux où je pourrai vous être moins agréable. 22 Thirinte, comme le lecteur en quête de plaisir satyrique et obscène, se voit d’emblée opposer la possibilité d’être dégoûté, c’est-à-dire de ne plus goûter, de ne plus agréer au contrat de lecture et donc d’user de son pouvoir absolu de fermer le livre. Tout détail ingénu et maladroit à l’intérieur de la fiction plaisante qui arrêterait l’agrément du lecteur serait à même de traverser la fiction et d’être senti comme « véritable ». Sans doute, ce trouble dépend du goût idiosyncrasique de chacun et, à titre personnel, certains détails laissent perplexe et introduisent de l’inquiétude dans l’agréable plaisir : quand le page nous décrit prolixement comment il se fait vomir dans les cheveux et sur le visage 23 , ou comment il torture un chat à mort en lui mettant un soufflet dans le derrière 24 . De manière générale, comme dans les histoires miroirs, les actions du jeune page commencent d’abord sur un registre léger mais s’achèvent brutalement par des fins morbides, absurdes et cruelles, que le lecteur peinerait 21 Sur l’autodiégèse picaresque comme justification quasi-judiciaire, voir l’importante étude de Francisco Rico. La novela picaresca y el punto de vista [1969]. Barcelone : Seix Barral, 2000, pp. 15-59. 22 Tristan L’Hermite, Le page disgracié, op. cit., partie I, chap. I, pp. 27-28. 23 Voir ibid., partie I, chap. XXII. 24 Voir ibid., partie II, chap. XXXIII. <?page no="393"?> Errance et providence dans Le page disgracié de Tristan L’Hermite 393 à prévoir. À chaque fois, la narration forcerait la sensibilité du lecteur soit à s’anesthésier en ramenant l’inconnu à un lieu commun ou à un motif récurrent de récit comique, soit à subir le choc produit soudainement par l’effet du réel 25 . Autrement dit, soit la représentation est soluble dans une sociabilité, car elle fait coopérer narrateur et lecteur ensemble dans un même commerce, dans l’échange réglé de la burla ; soit la représentation n’est pas soluble dans une sociabilité et isole le narrateur hors de la sensibilité et du partage du plaisir. Une telle bascule pourrait se traduire en termes de registre ou d’atmosphère, lorsque la légèreté burlesque attendue vire à la déformation grotesque et inquiétante. Dans les termes de la théorie hugolienne, l’exacerbation grotesque permettrait au narrateur de trouver un point d’involution et de parvenir à une sorte de sublime. Par ce grotesque sublimant en effet, le narrateur parviendrait à contourner par en-dessous la conformité du beau et à dépasser l’art et le commerce des hommes par un retour aux sources de la création même 26 . Cette ascension fulgurante lui permettrait alors de retrouver la liberté créatrice de la grâce et d’atteindre une singularité absolue qui le place de l’autre côté du décent et de l’agréable. Contre le maître humain, dont les promesses sont faillibles 27 et les grâces équivoques, le narrateur retrouverait sa souveraineté de créateur sur sa fiction, en 25 L’alternative entre ces deux types d’interprétation est d’ailleurs rappelée par le narrateur lui-même, quand la femme de son maître se scandalise de la représentation d’une farce irrespectueuse par le jeune page, face à laquelle elle aurait dû dissimuler (ou ne pas simuler) son dégoût ; voir ibid., partie II, chap. XXIX, p. 249. 26 Voir Victor Hugo. Préface de Cromwell [1827], dans Théâtre complet, éd. Jean- Jacques Thierry et Josette Mélèze. Paris : Gallimard, 1963, t. 1, p. 416 : « [La muse moderne] sentira que tout dans la création n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière. Elle se demandera si la raison étroite et relative de l’artiste doit avoir gain de cause sur la raison infinie, absolue, du créateur » ; p. 421 : « Ce que nous appelons le laid est un détail d’un grand ensemble qui nous échappe, et qui s’harmonise, non pas avec l’homme, mais avec la création toute entière » ; enfin, p. 450 : « [Ce spectacle] ferait passer à chaque instant l’auditoire du sérieux au rire, des excitations bouffonnes aux émotions déchirantes, du grave au doux, du plaisant au sévère [Boileau, L’Art poétique, ch. I, v. 76]. » 27 Le trajet du page n’est pas strictement binaire (disgrâce puis grâce). Son récit n’a pas les certitudes de l’« Histoire de l’Écuyer aventureux » (Tristan L’Hermite, Le page disgracié, op. cit., partie I, chap. II, p. 29) et diffère ainsi de celui de son père, qui connaît la même chute mais qui bénéficie d’une « grâce du roi » survenue « miraculeusement » (ibid., partie I, chap. II, p. 30). Le page, au contraire, continue d’errer jusqu’à la fin du récit, malgré la grâce du roi (ibid., partie II, chap. XLVII). <?page no="394"?> Léo Stambul 394 sacrifiant le plaisir du lecteur, ce bon plaisir qui faisait de Thirinte un autre maître à qui il fallait se soumettre. On retrouverait ici les distinctions de Barthes entre le studium et le punctum, entre le plan ordonné par une conscience savante et cultivée et le point bouleversant qui jaillit malgré soi et déstabilise la clôture ontologique de son lieu d’être 28 . On aurait d’un côté le plaisir de lire et de reconnaître des situations comiques culturellement formatées mais existentiellement désinvesties ; de l’autre, la blessure jouissive de la présence intempestive du narrateur - mais une jouissance sans doute sadomasochiste qui ferait du lecteur et du narrateur un couple victime-bourreau 29 . Telle serait l’alternative qui se pose au narrateur autodiégétique d’un récit burlesque ; d’ailleurs, le début du prélude s’interroge précisément sur la possibilité de résister aux convenances imposées par l’espace sociable de la lecture : Cher Thirinte, je connais bien que ma résistance est inutile, et que vous voulez absolument savoir tout le cours de ma vie, et quelles ont été jusqu’ici les postures de ma fortune. Je n’ai pas résolu de faire languir davantage votre curieux désir ; mais j’ai bien de la peine à prendre la résolution d’y satisfaire. Comment aurais-je la hardiesse de mettre au jour des aventures si peu considérables ? Et comment est-il possible que vous rencontriez quelque douceur en des matières où j’ai trouvé tant d’amertume, et que ce qui me fut si difficile à supporter vous soit agréable à lire ? 30 La quête de plaisir du lecteur contraindrait ici le narrateur à renoncer à sa singularité existentielle. S’il veut paraître en public, donc être publié, ce dernier doit s’habiller d’un voile de fiction et de plaisir. Il lui faut transmuter sa douleur en plaisir et cacher son individualité dans des lieux communs. Or pour faire plaisir à ses maîtres lecteurs, il doit encore vivre honteux dans le renoncement à l’expression positive de son être dolent. Le retour final dans la grâce royale est ainsi marqué par le récit de ses errances 28 Voir Roland Barthes. La chambre claire. Note sur la photographie [1980], dans Œuvres complètes, éd. sous la dir. d’Éric Marty. Paris : Seuil, 1994, t. 3, notamment pp. 1126 et suiv. 29 Le masochisme du page le rapprocherait alors de la grande figure de Job, qui adorait même les inintelligibles douleurs autorisées par Dieu. Mais comme le rappelle Ryan D. Giles (The Laughter of the Saints. Parodies of Holiness in Late Medieval and Renaissance Spain. Toronto, Buffalo et Londres : University of Toronto Press, 2009), cette figure de sainteté est en soi ambiguë et peut participer à la subversion interne du dogme par le biais de la souffrance grotesque et d’un certain carnavalesque. 30 Tristan L’Hermite, Le page disgracié, op. cit., partie I, chap. XXVII, p. 29. <?page no="395"?> Errance et providence dans Le page disgracié de Tristan L’Hermite 395 et des « postiqueries » de sa jeunesse, mais modéré par l’« honnête honte 31 » imposée aux misérables, sur le modèle théologique du pauvre honteux 32 . Le jeune page doit donc vouloir s’humilier sans sortir des limites des convenances du service courtois. Il doit coopérer à la grâce que lui font les puissants, sans excéder la liberté que ses maîtres lui accordent dans son récit 33 . Mais à la fin de ce récit, le narrateur renouvelle ses aveux de faiblesses, en dépit de ses déclarations d’intention initiales : Cher Thirinte, […] Excusez les puérilités d’une personne de cet âge, et me faites l’honneur de me préparer votre attention pour ce qui reste. Vous allez apercevoir un assemblage de beaucoup de choses plus agréables et qui répondront mieux à votre humeur. Vous allez entendre des aventures plus honnêtes et plus ridicules, dont la diversité peut soulager de différentes mélancolies. Je vais vous rendre raison du dégoût que j’ai pour toutes les professions du monde, et ce qui m’a fait prendre en haine beaucoup de diverses sociétés. C’est en ces deux volumes suivants que vous saurez l’apprentissage que j’ai fait en la connaissance des hommes, et si j’ai quelque tort ou quelque raison de ne les vouloir hanter que rarement. 34 La diégèse entière est construite comme l’échec de toutes les coercitions exercées sur le narrateur et comme un retour de l’être malgré la force du devoir-être. Le page se met même en scène dans des tentations christiques 35 et se montre toujours incapable de résister à ses passions, sans cesse percé à jour malgré ses efforts d’honnêteté. Le récit se donne donc comme l’expiation sempiternelle des péchés terrestres du jeune page, puni, fouetté et humilié par ses maîtres. Il lui resterait alors soit l’exhibition plus ou moins décente de ses douleurs, soit la misanthropie et le refus de tout commerce 31 Voir ibid., partie II, chap. XLVII, pp. 294-295 : « [Il] daigna me commander de lui réciter les choses qui m’étaient arrivées depuis qu’on me croyait perdu […] et, bien qu’une honnête honte m’empêchât de lui conter les plus particulières de mes disgrâces, il témoigna toutefois prendre plaisir à m’entendre […]. » 32 Voir Giovanni Ricci. « Naissance du pauvre honteux : entre l’histoire des idées et l’histoire sociale », Annales. Économies, sociétés, civilisations, LXXXIII, 1 (1983), pp. 158-177. 33 On retrouverait ici le modèle théologique de la grâce coopérante, quand la créature collabore librement aux desseins de son créateur. Or, comme le montre Nathalie Dauvois (« Decore, convenance, bienséance et grâce dans les arts poétiques français. (Re)naissance d’une poétique de la différence », Camenae, XIII, 2012, www.paris-sorbonne.fr/ IMG/ pdf/ 10-_DAUVOIS_2_.pdf), la grâce est au centre du décorum. Au sens théologique comme au sens esthétique, la grâce impose donc une soumission à un devoir-être, au plaisir d’un maître souverain (placere) auquel il faut obéir ; la disgrâce du page serait donc l’envers du décor. 34 Tristan L’Hermite, Le page disgracié, op. cit., partie II, chap. LV, p. 313. 35 Voir ibid., partie II, chap. XV. <?page no="396"?> Léo Stambul 396 aliénant. Dans tous les cas, ses disgrâces ne peuvent pas se dire dans leur énormité, car le narrateur ne peut se dire que sous un masque, dans des figures pleines de grâce. En cela, l’obligation d’un récit de soi sur un mode burlesque - ou masochiste - pourrait être considérée comme l’une des sources de la mélancolie du narrateur. 3. De la disgrâce mélancolique à l’harmonie des complaintes Dans Le page disgracié, le décorum du service courtois jette sur les disgrâces un voile de plaisir et leur impose un devoir-être artificiel qui les coupe de leur véritable raison d’être. On retrouverait alors l’inhibition mélancolique, au sens freudien du terme, quand l’affection douloureuse d’un deuil perdure sans aucune raison. À ceci près qu’ici la mélancolie ne viendrait pas de ce que la disgrâce du page n’a pas accès à la conscience, mais de ce qu’elle n’a pas accès à la parole et ne peut être reconnue pour ce qu’elle est. Cette position du narrateur peut être ici rapprochée de celle des Plaintes d’Acante, le premier recueil pétrarquiste publié par Tristan : le Je d’Acante y affrontait également les difficultés à se dire de façon authentique, à préserver son intégrité de sujet face aux exigences de l’objet aimé qu’il choisissait comme destinataire. Toujours menacé de « perdre [sa] franchise 36 » dans sa soumission, le poète en était alors réduit à se plaindre, quand l’ultime action possible était de dire qu’on ne peut plus agir. Confronté à l’ingratitude de sa maîtresse mais contraint par fidélité de se compromettre, le Je lyrique était condamné au don de soi sans retour, à une parole à sens unique, face à une maîtresse qui « se rit de [s]a plainte après [l]’avoir blessé 37 ». De la même manière, les seuils du Page disgracié rappellent que la souffrance du narrateur sert de divertissement pour soulager la mélancolie des autres. Sa passion et sa douleur sont risibles, mais ce rire semble exclure toute compassion véritable. Un moment cependant semble échapper à cette aliénation des disgrâces sous l’effet du décorum. Au milieu de ses errances, le jeune page rencontre un jeune seigneur d’Écosse errant également, qui lui raconte une fiction déplorable « où il était un peu intéressé 38 » et à travers laquelle il parviendrait à dire quelque chose de lui-même : 36 Tristan L’Hermite. Les plaintes d’Acante [1633], dans Les plaintes d’Acante et autres œuvres, éd. Jacques Madeleine. Paris : Société des textes français modernes, 1909, p. 19, v. 231. 37 Ibid., p. 27, v. 451. 38 Tristan L’Hermite, Le page disgracié, op. cit., partie II, chap. VII, p. 193. <?page no="397"?> Errance et providence dans Le page disgracié de Tristan L’Hermite 397 Ce seigneur me voulut conter cette histoire en français, et ne savait pas si bien cette langue qu’il n’y fit de grands solécismes et assez fréquents ; et toutefois il accompagna ses paroles d’une façon si passionnée que j’y trouvai de la tendresse et ne pus m’empêcher d’en répandre quelques larmes. Il est vrai qu’il fut possible autant du ressouvenir de mes dernières infortunes que de celles qu’il m’avait contées. Les cœurs blessés en même endroit sont comme les luths qui sont accordés à un même ton : l’on ne saurait toucher une corde en l’un qu’on ne fasse branler celle qui lui répond en l’autre ; l’on voit ainsi les affligés compatir facilement au malheur d’autrui et cette émotion vient de ce ressort qu’on appelle amour de nousmêmes. 39 Le narrateur se souvient sans doute ici d’une lecture des Asolani de Bembo 40 . Comme deux luths, les deux jeunes hommes trouvent un registre commun pour communiquer leur souffrance, en remontant au-delà du rapport social et au-delà du rire. Le page rencontre alors un double de lui-même, un autre narrateur souffrant et errant qui ne se sert pas des malheurs de l’autre comme prétexte pour se faire plaisir. Le décorum social qui aurait dû s’instaurer entre le seigneur et le page est ainsi aboli par un décorum personnel où les « larmes » et les « solécismes » ont droit de cité. Dans l’accord des deux sons, une grâce nouvelle opère, qui n’aliène pas le sujet et qui ne transforme pas les plaintes en autre chose. Comme le luth dans la tradition pétrarquiste, le seigneur d’Écosse apparaît donc comme un furtif « compagnon de [la] calamité 41 » du narrateur. Mais ce dernier précise que ce n’est pas l’amour de l’autre, du maître ou du lecteur qui entre alors en jeu, mais bien l’amour de soi-même. Chaque plainte, en effet, en tant qu’ultime expression libre du moi, n’existe que si 39 Ibid., p. 194. 40 Pietro Bembo. Les Azolains [Gli Asolani, 1505], trad. Jean Martin. Paris : M. de Vascosan et G. Corrozet, 1545, pp. 112-113 : « Les Musiciens disent […] que quand deuz Leuthz sont bien accordes d’un mesme ton : si lon joue seulement sur l’un prochain de l’autre, que tous deux resonnent par mesme consonnance. Mais quelz Leuthz doncques o Amour, ou quelles Harpes gracieuses se répondent en aussi bonne harmonie, que font deux âmes qui s’entr’aiment ? Certainement il ne fault pas dire qu’elles rendent une mesme prolation [concento] quand elles sont voisines & qu’un accident esmeut l’une : car elles en font autant longtaines & separées, si que n’estant plus fort esmues l’une que l’autre, elles gettent leur union conforme, & de grand mélodie [conformissima armonia]. » Il s’agit de la première traduction française de cet ouvrage ; voir aussi l’éd. bilingue de Marie-Françoise Piéjus. Paris : Belles Lettres, 2006, l. II, chap. XXXIII, pp. 128-129. 41 Louise Labé, Sonnet XII, dans Euvres de Louïze Labé lionnaize. Lyon : J. de Tournes, 1555, p. 117, v. 1. Voir également le dizain CCCLIIII de Maurice Scève (Délie. Lyon : S. Sabon, 1544, p. 157). <?page no="398"?> Léo Stambul 398 elle se maintient dans son intégrité et dans son indépendance, que si elle est d’abord tournée vers le sujet qui s’épand. Mais parce qu’elle est aussi un acte de langage, la plainte personnelle peut en même temps, par l’identité harmonieuse des sons, former communauté avec les autres et ensemble faire fugacement entendre une même complainte. Bibliographie Sources Bembo, Pietro. Les Azolains [Gli Asolani, 1505], trad. Jean Martin. Paris : M. de Vascosan et G. Corrozet, 1545. Bossuet, Jacques-Bénigne. Sermon sur la providence de Bossuet [1662], dans Sermons. Le Carême du Louvre, éd. Constance Cagnat-Debœuf. Paris : Gallimard, 2001, pp. 111-128. Cabinet satyrique, Le [1618], éd. Fernand Fleuret et Louis Perceau. Paris : Fort, 1924. Hugo, Victor. Théâtre complet, éd. Jean-Jacques Thierry et Josette Mélèze. Paris : Gallimard, 1963. Labé, Louise. Euvres de Louïze Labé lionnaize. Lyon : J. de Tournes, 1555. Scève, Maurice. Délie, object de plus haulte vertu. Lyon : S. Sabon, 1544. Tristan L’Hermite. Lettres meslées du sieur de Tristan. Paris : A. Courbé, 1642. 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L’Histoire comique de Francion, La Maison des jeux et L’Autre Monde M ARCELLA L EOPIZZI (U NIVERSITÀ DEL S ALENTO - L ECCE ) Qui accueille s’enrichit Qui exclut s’appauvrit Qui élève s’élève Qui abaisse s’abaisse - François Cheng Dans cet article nous allons prendre en considération L’Histoire comique de Francion et La Maison des jeux de Charles Sorel, ainsi que L’Autre Monde (Les États et Empires de la Lune et Les États et Empires du Soleil) de Cyrano de Bergerac, afin d’analyser le thème de l’errance, et tout particulièrement l’‘errance mentale’ qui se cache derrière l’‘errance physique’. En mettant en évidence le fait que ces œuvres dissimulent la dénonciation derrière l’évasion, nous porterons notre attention sur les errances aventureuses de la pensée, parcourues courageusement et prudemment, sous l’impulsion d’anciennes et de nouvelles idées, à travers des déplacements et des voyages. Ouvrage paru en 1623 1 , L’Histoire comique de Francion est un roman, porteur des tensions et des contradictions du XVII e siècle 2 , qui repose sur la dissimulation d’idées libertines clandestinement défendues : 1 Jusqu’à la fin du XIX e siècle, on ne connaissait que la dernière version (1633) de cet ouvrage. Ce fut l’érudit Émile Picot, en effet, qui retrouva le texte de 1623. Par la suite, en 1924-1931, Émile Roy donna une édition reproduisant l’état original de chaque partie du texte et toutes ses variantes. Voir : L’Histoire comique de Francion, éd. Émile Roy. Genève : Droz, 1924-1931. Le texte comprend : les l. I-VII dans l’éd. de 1623, les l. IX-XI dans l’éd. de 1626 et le livre XII de 1633. Il s’agit de l’édition la plus complète et comportant le relevé de toutes les variantes. L’édition <?page no="402"?> Marcella Leopizzi 402 La corruption de ce siècle où l’on empesche que la vérité soit ouvertement divulguée me contraint […] à cacher mes principales reprehensions, soubs des songes qui sembleront sans doute pleins de niaiseries à des ignorans, qui ne pourront pas penetrer jusques au fond. Quoy que c’en soit, ces resveries là contiennent des choses que jamais personne n’a eu la hardiesse de dire. 3 Riche en « erreurs-tromperie » (par exemple, dans le premier livre, Francion se présente sous les dehors de Valentin dans la scène du lac), « erreurs-équivoque » (encore dans le premier livre, pensons à la scène des quatre voleurs) ou en déplacements et errances oniriques, cet ouvrage décrit l’errance de Francion parmi différents milieux sociaux, à la recherche de l’amour, charnel, au début, idéal par la suite. C’est pourquoi l’œuvre est organisée autour de deux pôles successifs, représentés par deux personnages féminins : Laurette (le pôle négatif) et Nays (le pôle positif) ; dans la première partie, Francion se lance à la conquête de Laurette (errance-déviation charnelle), dans la seconde à celle de Nays (errance-recherche de l’amour-idéal). De nombreuses pages du roman sont caractérisées par des errancesdigression relatant des histoires racontées par les personnages (par exemple le récit d’Agathe, l’histoire du père de Francion, le conte de la jeunesse de Francion ou le songe de Francion). Se construisant sur ce que le protagoniste a vécu pendant la journée - selon la théorie soutenue dans le dialogue LX du De Admirandis 4 de Giulio Cesare Vanini, philosophe libertin cité par Sorel 5 et avec lequel il avait en commun l’amitié avec le comte de Cramail 6 -, ce tissu onirique implique, d’une part, l’errance-déplacement issue d’Antoine Adam, publiée dans Romanciers du XVII e siècle (Paris : Gallimard, 1958, pp. 61-530), présente la même composition du texte que celle d’É. Roy. 2 Ivana Bugliani. « Francion, eroe libertino », Saggi e ricerche di letteratura francese, 7, (1966), pp. 9-68. 3 Charles Sorel. Histoire comique de Francion [1623], éd. Antoine Adam. Paris : Gallimard, 1958, p. 62. 4 Giulio Cesare Vanini. De Admirandis Naturae Reginae Deaeque Mortalium Arcanis. Paris : A. Périer, 1616. 5 C. Sorel. Histoire comique de Francion [1633], éd. Fausta Garavini. Paris : Gallimard, 1996, p. 250. 6 Dans la Science universelle (1637), Sorel écrit que son premier maître fut le comte de Cramail, qui ne le retint pas longtemps à son service, mais avec lequel il conserva de bonnes relations. Pour des approfondissements sur les rapports entre Sorel et Cramail, voir : Jean-Philippe Tamizey de Larroque. « Le comte de Carmain et Charles Sorel », Revue de Gascogne, 33 (1893), pp. 383-384 ; F. Garavini. La Maison des jeux. Science du roman et roman de la science au XVII e siècle . Paris : H. Champion, 1998, pp. 62 et 207 ; É. Roy. La vie et les œuvres de Charles Sorel [1891]. Genève : Slatkine, 1970, p. 416. <?page no="403"?> Errances, déplacements, déviations et erreurs 403 du contexte situationnel et se manifestant dans les lieux de l’aventure et de la découverte inattendue et, d’autre part, l’errance-déviation de toute connexion logique, d’où la présence d’un discours apparemment soumis au hasard et à la fantaisie. Dépourvu d’une direction précise, il se montre, de fait, riche en sous-entendus mettant en circulation des idées audacieuses. Celles-ci s’ouvrent sur une errance-dénonciation des erreurs et, donc, sur une errance-écartement des croyances admises et des règles imposées. L’errance-rêve n’est, en effet, qu’un escamotage dont Sorel se sert pour dissimuler des pensées hardies et pour critiquer la corruption, les préjugés et l’intolérance de l’époque 7 . La rencontre de Francion, au début de son songe, avec un vieillard aux oreilles énormes et à la bouche fermée par un cadenas n’est, par exemple, qu’une allusion aux restrictions imposées par la censure ; de même, l’image du géant déchaîné contre une forêt d’arbres bavards qu’il mutile à coups d’épée pour les empêcher de révéler ses secrets peut symboliser l’intransigeance des « grands personnages ». Roman comique, cet ouvrage fait passer subrepticement, derrière l’errance-amusement, des errances-aventures-de-la-pensée se nourrissant de la recherche de la vérité - voire du recours constant à la raison - et fondées sur une éthique de type naturaliste et épicurienne qui donne parallèlement de l’importance aux satisfactions de l’intelligence et à celles des sens. L’errance géographique cosmogonique fournie par le pédant Hortensius - qui, prié par Raymond, expose le sujet de son projet de roman q