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L’honnêteté au Grand Siècle : belles manières et Belles Lettres

Articles sélectionnés du 48e Congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature. Università del Salento, Lecce, du 27 au 30 juin 2018. Études éditées et présentées par Marcella Leopizzi, en collaboration avec Giovanni Dotoli, Christine McCall Probes, Rainer Zaiser

0330
2020
978-3-8233-9380-1
978-3-8233-8380-2
Gunter Narr Verlag 
Marcella Leopizzi

Centré sur les diverses pratiques et représentations de l'honnêteté au Grand Siècle, le présent volume enrichit l'état de l'art des études sur ce sujet via des recherches effectuées dans les encyclopédies, les dictionnaires, les romans, les essais, les récits de voyage, les pièces théâtrales, les lettres, les traités artistiques et les ouvrages scientifiques. Témoignage du besoin/désir de perfectionnement propre à la condition humaine, l'idéal d'honnêteté représente les tensions du XVIIe siècle caractérisé par la dichotomie entre être et paraître, vices et vertus, libertinisme et moralisme, conformité à l'Antiquité et nécessité de modernité... Période inquiète et mouvementée, le Grand Siècle exprime une vitalité en perpétuelle crise et, en même temps, suggère des valeurs impérissables et offre des modèles (honnêtes/malhonnêtes/ déshonnêtes) qui seront toujours d'une vibrante actualité.

L’ honnêteté au Grand Siècle : belles manières et Belles Lettres BIBLIO 17 Volume 221 ∙ 2020 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. L’honnêteté au Grand Siècle : belles manières et Belles Lettres Articles sélectionnés du 48e Congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature Università del Salento, Lecce, du 27 au 30 juin 2018 Études éditées et présentées par Marcella Leopizzi, en collaboration avec Giovanni Dotoli, Christine McCall Probes, Rainer Zaiser Image de couverture: La Galerie du Palais (v. 1638), Abraham Bosse (1602-1676), Bibliothèque Nationale de France, http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ btv1b84035726 Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek. Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar Volume publié avec le concours de l’Università del Salento - Dipartimento di Studi Umanistici - Fondi per le attività base di ricerca - L. 232/ 2016 © 2020 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de CPI books GmbH, Leck ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-8380-2 (Print) ISBN 978-3-8233-9380-1 (ePDF) www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® Table des matières PRÉFACE M ARCELLA L EOPIZZI L’honnêteté au Grand Siècle : idéaux et modèles impérissables .................... 9 CONFÉRENCES MAGISTRALES A LAIN R EY Les voies de l’honnêteté, des cours médiévales aux valeurs éthiques de l’honneur................................................................................................. 21 D OMINIQUE D ESCOTES L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle ........................................... 29 L’HÉRITAGE ANTIQUE ET ITALIEN G IOVANNI D OTOLI Honnêteté et bienséance au fil des dictionnaires et de la vie. L’équilibre du pouvoir ............................................................................ 81 J ULIEN B ARDOT L’honnêteté des anciens : La Fontaine et la civilisation antique, de l’anthropologie à la poétique ............................................................. 95 K ATHRYN A. H OFFMANN The Consumer-Courtier: The Material Culture of Honnêteté ...................... 109 L’IDÉAL DE L’HONNÊTE HOMME ET DE L’HONNÊTE FEMME : TERRITOIRES ET FRONTIÈRES DE LA PRESCRIPTION ET DES USAGES M ARIA N EKLYUDOVA “L’eau beniste de cour “ : Linguistic Duplicity and double-entendres at the 16 th and 17 th century French Court.................................................. 125 A NNA S TOGOVA Moralist and/ or honnête homme: the case of La Rochefoucauld................. 139 Table des matières 6 R APHAËLLE L ONGUET « Une belle femme qui a les qualités d’un honnête homme » : l’honnêteté chimérique du moraliste ......................................................... 153 A NNE B OIRON L’honnêteté selon Mme de Maintenon, une définition exigeante à rebours des évolutions de son temps ..................................................... 167 N ATHALIE G RANDE Des plaisirs honnêtes ? Loisirs et plaisirs féminins selon François de Grenaille et Madeleine de Scudéry ............................................................ 183 C LAUDINE N ÉDELEC Plaire aux honnêtes dames en défiant l’honnêteté : les ambiguïtés de la galanterie .................................................................. 197 GRÂCE, BIENSÉANCE ET ART DE PENSER H ÉLÈNE M ICHON La grâce, entre théologie et esthétique ...................................................... 217 J OLENE V OS -C AMY Plaire au public féminin : les bienséances dans le Roman comique de Scarron.................................................................................................. 229 P ASCALE T HOUVENIN Les Mémoires sur Anne d’Autriche et sa cour de Mme de Motteville, une écriture de l’honnêteté ........................................................................ 243 F RANCINE W ILD Les savants et l’honnêteté au XVII e siècle .................................................. 257 AUTEURS RIDICULES : NORMES MONDAINES ET ÉCHEC SOCIAL C ORALIE B IARD L’envers de l’honnêteté : images d’auteurs gascons au début du XVII e siècle............................................................................. 273 M ATHILDE B OMBART ET M ICHÈLE R OSELLINI Normes mondaines et dispositions d’écrivain : ce que l’imaginaire de l’auteur déshonnête dit des valeurs du premier champ littéraire .............. 289 Table des matières 7 MALHONNÊTETÉ VS HONNÊTETÉ : MENSONGE, HYPOCRISIE, ÉQUIVOQUES, INCIVILITÉ ET OBSCÉNITÉ M ELINDA A. C RO D’Urfé, lecteur de Castiglione : le rôle du mensonge dans l’honnêteté pastorale .................................................................................................... 303 N ATHALIE F REIDEL L’honnêteté à l’épreuve de la mixité : le réseau des correspondantes de Bussy-Rabutin ............................................................................................ 317 M ATHILDE M OUGIN L’expérience de la déshonnêteté dans le Journal de voyage de Robert Challe (1721) : une mise à l’épreuve libertine de l’honnêteté ? .... 335 REPRÉSENTATIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES DE L’HONNÊTETÉ T ETSUO C HIKAWA De l’homme de bien à l’homme galant : le héros cornélien face aux « honnêtes gens » ............................................................................... 351 T HERESA V ARNEY K ENNEDY Women’s Honesty in Molière’s Theater .................................................... 365 A NISSA J AZIRI Honnêteté et corporalité : honneur féminin et pratiques sociales dans les fables théâtrales du XVII e siècle ................................................... 379 E STHER V AN D YKE Plaisir et Tragédie : Racine, dramaturge de l'honnêteté et du je-ne-sais-quoi................................................................................... 393 G IULIA D’A NDREA L’honnêteté dans les traités de musique au Grand Siècle .......................... 405 M ARCO L EONE The education of the prince and the nobleman in a seventeenth-century tragicomedy: The Trumpet of Ulysses (1641) by Giulio Antonio Ridolfi ..... 419 L’ART DE CONVERSER ET L’AMITIÉ C HRISTINE M C C ALL P ROBES ‘Estime, amitié et reconnaissance’: Terms of Endearment in the Letters of Two European Princesses ................................................ 427 Table des matières 8 F RANÇOISE P OULET « Douce raillerie » et « raillerie opiniâtre » : pour un usage honnête de l’énonciation piquante .............................................................................. 439 V ANESSA A RNAUD Violations of Honnêteté through Gossip: Bussy-Rabutin ............................ 453 M ARCELLA L EOPIZZI La conversation dans La Maison des Jeux de Charles Sorel : honnêteté, dénonciation et transgression .................................................................... 463 Préface L’honnêteté au Grand Siècle : idéaux et modèles impérissables M ARCELLA L EOPIZZI (U NIVERSITÀ DEL S ALENTO ) Cet ouvrage collectif est issu du 48 e Congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature qui s’est tenu à Lecce, en Italie, à l’Université du Salente du 27 au 30 juin 2018 1 . Prestigieuse Association nord-américaine qui depuis 1969 2 rassemble de grands spécialistes et de jeunes chercheurs, dix-septiémistes francisants des quatre coins du monde, la NASSCFL a consacré son 48 e Congrès au thème de l’honnêteté et tout précisément à L’honnêteté au Grand Siècle : belles manières et Belles Lettres. La tenue du Congrès (Congrès que j’ai eu l’honneur et le plaisir de coordonner et de co-présider avec Giovanni Dotoli et Christine McCall Probes) ainsi que la publication du présent ouvrage ont été rendues possibles grâce au soutien indéfectible, dès la conception du projet, de la Florence Gould Fondation de New York, de la Banca Popolare Pugliese, de la NASSCFL et de son trésorier, Perry Gethner, de la maison d’édition Narr Francke Attempto et du directeur de la collection « Biblio 17 », Rainer Zaiser. Qu’ils reçoivent ici mes plus vifs remerciements ainsi que ma profonde gratitude. 1 Le Congrès de Lecce est le sixième Congrès de la NASSCFL qui a eu lieu dans le Vieux Continent [trois en France (à Marseille en 1991 et en 2013, et à Lyon en 2017) et deux en Angleterre (à Oxford en 2006 et à Londres en 2011)]. Tous les autres Congrès NASSCFL ont été organisés en Amérique (aux États-Unis et au Canada). 2 Le premier Congrès de la NASSCFL a été organisé par Richard Francis O’Gorman en 1969 à l’Université d’Iowa. Marcella Leopizzi 10 Je sais aussi immensément gré aux membres du comité scientifique du Congrès 3 et à tous les intervenants (professeurs, collègues et étudiants) qui ont animé ces journées et en ont favorisé la bonne réussite. Grâce à ce Congrès, l’Université du Salente et la NASSCFL, avec tous les francisants qui y ont participé, ont écrit une importante page de critique littéraire qui sera un point de repère pour le lecteur d’aujourd’hui et de demain, pour le spécialiste et pour tout étudiant. *** Au XVII e siècle, un idéal de culture s’impose : celui de l’honnêteté. Mot d’un usage très répandu au cours du Grand Siècle, l’adjectif honnête va fréquemment de pair avec les substantifs : homme, garçon, femme, fille, dame, demoiselle, veuve, gens, mariage et fait souvent couple avec d’autres noms : entretien, conversation, amitié, affection, dessein, occupation, récréation, divertissement, jeu, lieu, maison… Notion complexe, l’idée d’honnêteté subit au fur et à mesure une évolution sémantique. Le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey (Paris, Le Robert, 1992) signale que le mot honnêteté apparaît vers 1265 et qu’il est la réfection de l’ancien oneste (vers 881) emprunté au latin classique honestashonestatis signifiant « honneur, considération, beauté morale, vertu ». Au cours des siècles, le sens assume des acceptions différentes par rapport à l’étymon latin, car peu à peu le concept d’honnêteté perd les qualités essentiellement morales qui en étaient l’essence et se rattache à l’idée de « grâce » pour la sphère esthétique et à celle d’« étiquette » pour la sphère spécifiquement sociale. La mise en regard des mots-clés définissant l’honnêteté dans les quatre dictionnaires monolingues du XVII e siècle témoigne de ces variations dont est l’objet le sens de ce substantif : 1) dans le Thresor de la langue francoyse tant ancienne que moderne [Paris, David Douceur, 1606] de Jean Nicot, il est question de : « saincteté, equalité, noblesse, debvoir » ; 2) dans le Dictionnaire françois contenant les Mots et les Choses [Genève, Jean Herman 3 Mathilde Bombart (Université Lyon 3), Gilles Declercq (Université Sorbonne Nouvelle), Dominique Descotes (Université Clermont-Ferrand II), Giovanni Dotoli (Università di Bari Aldo Moro), Perry Gethner (Oklahoma State University), Marcella Leopizzi (Università del Salento), Christine Pioffet (Université York - Toronto), Christine McCall Probes (University South Florida), Jean Pruvost (Université Cergy-Pontoise), Alain Rey (Éditions Le Robert), Rainer Zaiser (Universität zu Kiel). L’honnêteté au Grand Siècle : idéaux et modèles impérissables 11 Widerhold, 1680] de Pierre Richelet, les mots-clés sont : « civilité, politesse, honneur, bonté » ; 3) en revanche, dans le Dictionnaire universel, contenant généralement tous les Mots françois tant vieux que modernes [Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690] d’Antoine Furetière, la conception de l’honnêteté relève d’un rapport étroit avec la dimension esthétique et sociale et indique parmi les sens principaux : « pureté de mœurs, bienséance, bonnes mœurs » et, tout particulièrement, pour la femme : « chasteté modestie, pudeur, retenue » et pour l’homme : « manière d’agir juste, sincere, courtoise, obligeante, civile » ; 4) de même, le Dictionnaire de l’Académie française [Paris, veuve de Jean-Baptiste Coignard, 1694] focalise la définition autour des termes : « bienseance, civilité, pudeur, modestie, honnesteté des mœurs ». Dans cette perspective, un autre témoignage du fait qu’au cours du XVII e siècle la notion d’honnêteté ne cesse d’évoluer est prouvé par la comparaison entre les définitions fournies par l’Encyclopédie de Denis Diderot et de Jean Le Rond d’Alembert éditée de 1751 à 1772 (cf. l’article signé par Louis de Jaucourt) et celles données par Nicolas Faret (cf. L’Honneste homme, Paris, T. du Bray, 1630). Ce rapprochement permet de déterminer les mutations de cet idéal et, dans cette optique, de remarquer que les renvois aux concepts d’« honneur » et de « vertu » deviennent de plus en plus rares à l’avantage de l’idée d’« habilité » et de la cible de plaire 4 . La représentation d’honnêteté touche de plus en plus à la maîtrise de soi, à la politesse mondaine, à la complaisance, à la prudence verbale, à l’aptitude à briller par la vivacité de ses traits dans les conversations de la bonne société, à l’élégance vestimentaire, à la capacité de savoir utiliser la faiblesse d’autrui et de savoir se méfier de ses propres lacunes. Et ce notamment en raison de la diffusion de l’idéal d’honnêteté pratiquée au cœur de la vie mondaine, où le fait de plaire est un objectif à atteindre qui devient de plus en plus en vogue. Centré sur les diverses pratiques et représentations de l’honnêteté au Grand Siècle, dans le sillage, entre autres, des travaux incontournables d’Alain Montandon 5 , de Jean-Pierre Dens 6 et d’Emmanuel Bury 7 , le présent 4 Bérengère Parmentier, « Arts de parler, arts de faire, arts de plaire. La publication des normes éthiques au XVII e siècle », Littératures classiques, n° 37, juilletseptembre 1999, pp. 141-154. 5 Alain Montandon (dir.), Étiquette et Politesse. Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1992. Alain Montandon (dir.), Convivialité et politesse : du gigot, des mots et autres savoirvivre. Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1993. Marcella Leopizzi 12 Alain Montandon (dir.), L’honnête homme et le dandy. Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1993. Alain Montandon (éd.), Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe. Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1994. Alain Montandon (éd.), Bibliographie des traités de savoir-vivre en Europe, du Moyen Âge à nos jours. Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1995. Alain Montandon (éd.), Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre : du Moyen Âge à nos jours. Paris, Éditions du Seuil, 1995. 6 Jean-Pierre Dens, « L’art de la conversation au dix-septième siècle », Les Lettres Romanes, 1973, XXVII, pp. 215-224. Jean-Pierre Dens, « L’honnête homme et l’esthétique du paraître », Papers on French Seventeenth Century Literature, 1976-1977, VI, pp. 69-82. Jean-Pierre Dens, L’honnête homme et la chronique du goût. Lexington, French Forum, 1981. Jean-Pierre Dens, « La notion du bon goût au XVII e siècle : historique et définition », Revue belge de philologie et d’histoire, 1975, 3, pp. 726-729. Jean-Pierre Dens, « Le chevalier de Méré et la critique mondaine », XVII e siècle, 1973, 101, pp. 41-50. 7 Emmanuel Bury, « Civiliser la ‘personne’ ou instituer le personnage ? Les deux versions de politesse selon les théoriciens français du XVII e siècle », in Étiquette et Politesse, sous la direction d’Alain Montandon, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1992, pp. 125-138. Emmanuel Bury, « Les ‘lieux’ de la sagesse humaine et la formation de l’honnête homme », in Les lieux de mémoire et la fabrique de l’œuvre, sous la direction de Volker Kapp, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1993, pp. 117-119. Emmanuel Bury, « Savoir-vivre ou savoir parler. Les ambiguïtés du modèle cicéronien de l’honnêteté », in L’honnête homme et le dandy, sous la direction d’Alain Montandon, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1993, pp. 19-34. Emmanuel Bury, « Paideia et honnêteté. Les archétypes de la civilité », in Convivialité et politesse : du gigot, des mots et autres savoir-vivre, sous la direction d’Alain Montandon, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1993, pp. 27-47. Emmanuel Bury, « Le monde de l’honnête homme : aspects de la notion de ‘monde’ dans l’esthétique du savoir-vivre », Littératures classiques, automne 1994, n o 22, pp. 191-202. Emmanuel Bury, « À la recherche d’une synthèse française : l’honnêteté et ses sources », in Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, sous la direction d’Alain Montandon, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1994, pp. 179-214. Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme. 1580-1750. Paris, PUF., 1995. Emmanuel Bury, « Monde », in Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre. Du Moyen Âge à nos jours, sous la direction d’Alain Montandon, Paris, Seuil, 1995. L’honnêteté au Grand Siècle : idéaux et modèles impérissables 13 volume enrichit l’état de l’art des études sur ce sujet via des recherches effectuées, d’un point de vue linguistique, dans les encyclopédies et dans les dictionnaires et, en termes de critique littéraire, dans les romans, dans les essais, dans les récits de voyage, dans les pièces théâtrales. Ce recueil analyse la notion d’honnêteté et les principes essentiels du comportement mondain et du code salonnier en abordant, dans les textes littéraires, dans les lettres, dans les traités artistiques et dans les ouvrages scientifiques, les débats portant sur les questions sociales, morales et pédagogiques. Il fournit ainsi d’importantes réflexions relatives à des aspects encore peu examinés et se rattachant à des œuvres peu connues ainsi qu’à des œuvres phares et il stimule des perspectives de recherche se rapportant aux valeurs éthiques de l’honneur, à la sublimation esthétique, à l’amour-propre, au poids de la civilisation antique sur la société moderne (et contemporaine), à l’éducation des femmes, et au rôle de la conversation dans la vie mondaine et dans la rédaction/ réception de l’œuvre littéraire. Les trente contributions y figurant mettent en évidence le rôle crucial de l’Italie, entre les XVI e et XVII e siècles, dans la scène littéraire française, et tout précisément elles font ressortir les liens fondamentaux entre l’Italie et la France pour l’élaboration de la notion d’honnêteté et illustrent la corrélation avec les concepts de civilité, bienséance, courtoisie, politesse, galanterie. Elles abordent la large diffusion en France des manuels de conduite italiens (il suffit de songer à la fortune de la Civil Conversazione [Brescia, Bozzola, 1574] de Stefano Guazzo, du Galateo, overo d'e' costumi [1550-1555 publié posthume en 1578] de Giovanni Della Casa, et du Cortegiano [Venezia, Aldo Manuzion, 1528] de Baldassarre Castiglione) et soulignent la fonction capitale jouée par le prototype du « courtisan » pour la détermination des idéaux relatifs à l’honnête homme et à l’honnête garçon, et, par voie de conséquence, à l’honnête femme, l’honnête veuve, l’honnête fille, l’honnête mariage etc 8 . Emmanuel Bury, « Le sourire de Socrate ou peut-on être à la fois philosophe et honnête homme ? », in Le loisir lettré à l'âge classique, essais réunis par Marc Fumaroli, Genève, Droz, 1996, pp. 197-212. Emmanuel Bury, « “Fable” et science de l'homme : la paradoxale paideia d'un moderne », Le Fablier, n° 8, 1996, pp. 103-109. Emmanuel Bury, « Le moraliste classique et ses modèles antiques », XVII e siècle, janvier-mars 1999, n o 202, LI, 1, pp. 27-36. 8 Cf. l’ouvrage fondateur de Nicolas Faret, L’Honneste homme (Paris, T. du Bray, 1630) et ses nombreux émules tels que, par exemple, L’Honneste femme de Jacques Du Bosc (Paris, Billaine, 1632), L’Honneste fille, L’Honneste Mariage et L’Honneste garçon de François de Grenaille, entre 1639 et 1642, etc. Cf. aussi : Jacques de Callières, La fortune des gens de qualité, et des gentilshommes particuliers. Enseignant Marcella Leopizzi 14 Via des perspectives littéraires et philosophico-sociologiques, les auteurs prennent en considération un grand nombre de traités de civilité français (cf. Faret, Du Bosc, Grenaille, Goussault, Méré) utiles à analyser les théories de l’honnêteté visant à régulariser les comportements et à fournir les normes du savoir-dire, du savoir-faire et du savoir-vivre indispensables pour être bien reçus dans la bonne société. En outre, certaines recherches sont consacrées à l’examen de la conception d’honnêteté dans la réflexion théorique de Corneille, La Rochefoucauld, La Bruyère, Molière, Bossuet, Sorel, Tristan L’Hermite, Paul Scarron, Françoise de Motteville. D’autres concernent les trois aspects de l’honnêteté pris en compte par Racine pour accorder ses pièces au goût des honnêtes gens, à savoir : l’art de plaire, l’effort d’atteindre la vraisemblable, et la cible de toucher et de ravir à cause d’un (et grâce à un) certain je ne sais quoi. D’autres encore, par le biais de l’analyse de la correspondance de Roger de Bussy-Rabutin avec Rapin et Bouhours, examinent les ‘liens honnêtes’ qui s’établissent à cette époque entre la province et la capitale grâce au développement des échanges épistolaires. Une attention particulière est portée sur la représentation de l’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle. Focalisée sur les mathématiciens et l’honnêteté mondaine, cette étude fait surgir la recherche de l’honnêteté mathématique, voire la volonté d’atteindre une rhétorique honnête, et, de ce fait, elle examine les préoccupations stylistiques des mathématiciens ainsi que leur difficulté à s’attirer, dans les milieux mondains, autant de succès que les poètes, les dramaturges, les romanciers. Tout au long de ce volume, les auteurs ont recours à la figure de l’honnête homme et ils l’envisagent comme personnage central du Grand Siècle incarnant le modèle accompli d’une nouvelle conception de la vie sociale (caractérisée par l’ascension de plus en plus imposante de la bourgeoise) où le ‘mérite’ de l’individu commence à prévaloir sur celui de la caste d’appartenance. Figure qui connaît une fortune indéniable, l’honnête homme réussit dans le ‘monde’, remarquent-ils, grâce à la maîtrise achevée des règles complexes de la civilité et de la galanterie. Ainsi, en constatant que la res literaria se mondanise, ils soulignent que le code de l’honnêteté enclenche une esthétique et une éthique des Belles Lettres complètement modernes conciliant le génie pour les Lettres et le l’art de vivre à la Cour, suivant les maximes de la politique et de la morale. Paris, Estienne Loyson, 1663 ; Antoine de Courtin, Nouveau traité de la civilité. Saint- Étienne, Publications de l'Université de Saint-Étienne, [1671] 1998 ; Jacques Goussault, Portrait d’une femme honnête, raisonnable et véritablement chrétienne. Paris, Michel Brunet, 1694. L’honnêteté au Grand Siècle : idéaux et modèles impérissables 15 génie du ‘monde’. La théorie (cf. les nombreux traités de poétique) et la pratique (cf. les textes de création) se marient avec la vie elle-même : la conversation inonde les livres et dans le ‘monde’ on parle littérature. Locution exprimant une réalité mouvante et une composante essentielle de la culture qui fleurit au XVII e siècle dans les cercles mondains, les Belles Lettres visent de plus en plus (outre l’instruction en termes d’édification morale et de perfectionnement vertueux) l’honnête délassement et le plaisir en soi dans une optique esthétique basée sur l’élégance du bien-dire et du savoir-faire et, qui plus est, elles deviennent une mine d’émotions favorisant l’imagination et promouvant les belles manières 9 . Moyen propulseur de cette nouvelle page littéraire enclenchant un type d’écrivain plus sociable et mondain, la conversation constitue l’ingrédient essentiel de l’art-de-vivre-honnête élaboré par la haute société française dès le règne de Louis XIII jusqu’à la Révolution 10 . Les essais du présent recueil démontrent en effet que l’histoire littéraire de cette période est marquée d’une empreinte unique par l’aventure salonnière : aventure qui réside dans la parole [orale et écrite (lettres, journaux intimes, mémoires, romans)] et qui, souvent, ne vit que dans la parole. Le monde du salon est en effet à la fois le lieu qui génère la ‘nouvelle littérature’ et le lieu généré par la ‘nouvelle littérature’ : la source et le résultat, la cause et le produit. De la sorte, ce contexte salonnier caractérisant les ouvrages littéraires tantôt ‘décrit/ reflète’ le monde réel tantôt ‘crée/ invente’ un univers qui n’est que fictionnel et qui n’existe que dans l’imaginaire littéraire. Dans les deux cas, la parole est l’instrument fondateur qui permet au lecteur et avant lui à l’écrivain de se réfugier dans le royaume des émotions, des rêves, des passions et des plaisirs esthétiques raffinés. Et, qui plus est, cet ‘endroit’ représente pour la Femme (qui écrit et/ ou qui lit) une espèce de zone franche où elle trouve son triomphe ; elle peut ‘se posséder’ et ‘s’analyser’ : la femme-écrivaine en cultivant l’image féminine qu’elle préfère et la femme-lectrice en exerçant librement son intelligence et sa sensibilité. À cet égard, en s’interrogeant sur la transformation qu’allait assumer le rôle ‘social’ de la femme, certaines études de ce volume démontrent que, loin d’être limitée à la chasteté, à l’humilité, à la pureté, à l’obéissance et aux pratiques dévotionnelles, l’honnêteté féminine relève au fur et à mesure de ce siècle aussi et entre autres, de la finesse d’esprit et de la capacité de 9 Philippe Caron, Des Belles Lettres à la Littérature. Paris, Peeters Louvain, 1992 ; Athalie Kremer, « Entretien avec Philippe Caron », Fabula-LhT, n° 8, « Le partage des disciplines », mai 2011, URL: http: / / www.fabula.org/ lht/ 8/ caron.html ; Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVII e siècle. Paris, Les Belles Lettres, 1994 ; Marc Fumaroli, La Repubblica delle Lettere. Milano, Adelphi, 2018. 10 Benedetta Craveri, L’Âge de la conversation. Paris, Gallimard, 2005. Marcella Leopizzi 16 mener une conversation avec les hommes (cf. Charles Sorel). On remarque que l’honneur de la femme au XVII e siècle, outre l’intégrité physiologique, concerne aussi l’aspect extérieur, la façon de s’habiller, de se parer, de se comporter en société, de mettre ou non en valeur son corps, à une période où, le vêtement est, plus qu’un vestitus, un habitus et témoigne donc de la manière de vivre et d’appartenir à un corps social donné (cf. La Bruyère). De ce fait, on observe que l’honnêteté féminine, dans certains cas, s’identifie essentiellement à honorer le corps, dans d’autres, elle tient à diverses composantes du paraître, et, dans d’autres encore, elle relève d’une ‘beauté’ résidant dans une correspondance du dedans et du dehors autrement dit d’une noblesse au-dedans et d’une noblesse au-dehors qui vont de pair et qui concourent, de la sorte, à la noblesse de l’être (cf. Saint-Évremond). Dans cette optique, l’honnête femme maintenonienne apparaît tel un vecteur de propagation de la femme chrétienne cultivant les vertus et de la femme vivant raisonnablement, c’est-à-dire modérément, dans le monde où elle doit à la fois protéger sa réputation et susciter l’émulation. Ces recherches révèlent ainsi que la question de la déclinaison au féminin de la notion d’honnêteté est autant riche et complexe que la notion d’honnête homme. D’autant plus que les qualités de la femme sont envisagées comme fondamentales pour contribuer à la perfection de l’honnête homme : la politesse et la distinction s’acquérant dans le ‘commerce’ avec les dames. L’intrusion de la présence des femmes dans la conversation et dans les débats contribue par conséquent à favoriser l’élaboration d’un idéal de perfection et d’un code raffiné de bonnes manières voué à la régulation des mœurs et des rapports entre les hommes et les femmes (de la bonne société, entendons-nous bien) 11 . La mixité entre hommes et femmes rend plus intéressante la conversation qui, loin d’être tout simplement destinée au passe-temps, s’ouvre au débat d’idées : à l'histoire, à la réflexion philosophique et scientifique, et, de ce fait, participe du développement de nouvelles formes littéraires. À cette fin, ayant comme focus la place de la femme dans le domaine ‘littéraire’ eu égard à l’orientation du goût ainsi qu’à la fabrication de l’ouvrage, quelques essais de ce livre illustrent que, par le biais de la plume ou tout simplement en tant que lectrice et spectatrice, la femme influence les Lettres en les entraînant vers le tendre, le passionné et le galant : le théâtre s’épure, la poésie s’affine et le roman se subtilise. 11 Jean Mesnard, « ‘Honnête homme’ et ‘Honnête femme’ dans la culture du XVII e siècle », Papers on French Seventeenth Century Literature, 1987, n o 36, pp. 15-46 ; Linda Timmermans, L’Accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime. Paris, Honoré Champion, 2005. L’honnêteté au Grand Siècle : idéaux et modèles impérissables 17 Tout au long du volume, les études soulignent le caractère complexe si ce n’est ambigu de la notion d’honnêteté et, pour ce faire, elles examinent les caractéristiques de quelques personnages littéraires ‘honnêtes’ via la mise en perspective avec d’autres personnages incarnant les deux versants de l’antithèse de l’honnêteté : la malhonnêteté et la déshonnêteté. Ainsi, relevant de la différenciation entre, d’une part, la « vraie honnêteté », l’« honnêteté sincère » et l’« honnêteté naturelle » et, d’autre part, la « fausse honnêteté », l’« honnêteté corrompue » et l’« honnêteté ridicule », ces observations portent sur la dénonciation que l’honnêteté est souvent réduite à une qualité superficielle, instable et précaire de par l’absence de bonnes qualités (cf. La Rochefoucauld, Bossuet, Françoise de Motteville). Parmi les champs de l’honnêteté investigués, d’autres pistes de recherche soulevées dans ce livre concernent l’expérience du voyage envisagée comme ‘libération’ des ‘dogmes’ absurdes et contre-nature en matière de religion et de bienséance. La vie dans le navire et la précarité matérielle conduisent par exemple les navigateurs à déroger aux manières honnêtes des salons. De même, l’honnêteté morale paraît mise à mal au contact des populations étrangères, aux mœurs ‘libres’ voire hétérodoxes. De ce fait, l’ailleurs subsume le côté ‘destruens’ (par rapport aux indications normatives) de l’honnêteté, autrement dit une dimension à la fois transgressive et dénonciatrice si ce n’est riche en ‘démolitions’ cryptiques eu égard aux contraintes exagérées et au culte excessif des apparences et des étiquettes. Ce volume met ainsi en évidence que les formes ne sont souvent qu’illusion et imposture et qu’elles reposent sur la feinte. Dans la conception-normative-honnête, caractères, sentiments et gestes sont alignés d’après le sens de l’ordre 12 : on est ainsi dans le monde de la bonne tenue, de la droiture, du code de l’éducation, de la courtoisie, de la délicatesse, de la discrétion, de la réserve, de la modestie, de la retenue, du tact et de la pudeur… mais, dans ce monde, on ne fait souvent que semblant de… et pour donner une impression d’immédiateté et de spontanéité et donc pour fuir l’affectation, on simule l’honnêteté et on dissimule l’artifice (d’après l’adage bien connu Ars est celare artem 13 ). Expression d’un besoin de connaissance et d’une quête existentielle de perfectionnement de soi, cet idéal sert souvent de contrepoint aux limites et aux vices caractérisant cette époque 14 . Tourmentée par les guerres, l’intolé- 12 Giovanni Dotoli, L’honnête homme : une philosophie du pouvoir. Paris, Hermann, 2019. 13 Paolo D’Angelo, « “Celare l’arte”. Per una storia del precetto Ars est celare artem », Intersezioni, VI, n° 2, 1986, pp. 321-341. 14 AA.VV., La Catégorie de l’honneste dans la culture du XVI e siècle. Saint-Etienne, Institut d'études de la Renaissance, 1985 ; Maurice Magendie, La Politesse Marcella Leopizzi 18 rance et l’injustice, et plongée dans de nombreuses incertitudes tels les doutes métaphysiques (Dyrcona - personnage de Cyrano - subsume la quête [impossible] d’atteindre le ‘royaume de vérité’), cette période propose un art de vivre qui s’oppose à la brutalité des instincts. À travers l’imagerie de l’honnêteté, il est possible de retracer en effet l’histoire d’une époque qui se cherche, qui désire s’améliorer et qui s’idéalise. Témoignage du besoin/ désir de perfectionnement propre à la condition humaine, l’idéal d’honnêteté représente les tensions du XVII e siècle caractérisé par la dichotomie entre être et paraître, vices et vertus, libertinisme et moralisme, conformité à l’Antiquité et nécessité de modernité... Période inquiète et mouvementée remise en question par et dans l’Art, le Grand Siècle exprime une vitalité en perpétuelle crise et, en même temps, suggère des valeurs impérissables et offre des modèles (honnêtes/ malhonnêtes/ déshonnêtes) qui seront toujours d’une vibrante actualité. mondaine et les théories de l’honnêteté, en France au XVII e siècle, de 1600 à 1660. Genève, Slatkine Reprints, [1925], 1993 ; Jean-Claude Tournand, « L’honnêteté. L’honnête homme et la vie sociale », in ID., Introduction à la vie littéraire du XVII e siècle, Paris, Dunod, 1997, pp. 136-139. Conférences magistrales Les voies de l’honnêteté, des cours médiévales aux valeurs éthiques de l’honneur A LAIN R EY (É DITIONS L E R OBERT ) « Honnêtement », la variété des sujets que suscite cette banale alliance de mots, l’adjectif honnête précédant le substantif, - car « honnête homme » et « homme honnête » ne sont pas plus synonymes que « grand homme » et « homme grand » -, pourrait conduire à penser que, voulant tout dire, « honnête homme » n’a plus de sens. En effet, c’est toute la morale, la politique, la conception du monde et des relations entre les humains qui furent pendant plus d’un siècle comme cristallisées en ces quelques mots, en français : honnête, honnêteté, bienséance, convenance, civilité, politesse, délicatesse, retenue, art de plaire, courtoisie, …. Les mots nous conduisent et nous égarent. Une ambiguïté s’instaure : faut-il parler d’un concept, d’une notion ou d’un mode de dire ? D’une conviction ou d’une rhétorique ? De la représentation très momentanée et spécifique à une langue, à une nation, ou bien d’un des nombreux aspects pris dans l’histoire de conceptions quasi universelles sur la hiérarchie sociale et les rapports humains ? Ce type de questions, ainsi que les synthèses savantes sur le problème de l’« honnêteté » vue de Versailles, de Paris, de la France et, par traduction, de l’Europe au XVII e siècle - la dernière en date est celle, impressionnante, de Giovanni Dotoli - me conduisent, sur ce modèle, à m’interroger sur des constructions mentales similaires et antérieures. Certes, cela a été fait, et bien fait, concernant le concept préalable du cortegiano, tel que l’a diffusé Castiglione, ou bien les réflexions de Baltazar Graciàn dans l’Oraculo manual y arte de prudencia, titre que son traducteur en français, Amelot de la Houssaye, s’est hâté de transformer en un Homme de cour. Il rapprochait ainsi sémantiquement deux familles de mots dérivés du latin, celle de honor, honestas, celle de cohors, cohortis, d’où en bas latin cors, cortis, plus ou moins contaminé par curia, familles de mots et de notions que tout oppose, Alain Rey 22 historiquement comme sémantiquement, mais qui convergent vers un idéal. La première véhicule un concept de morale sociale probablement universel sous des formes variées ; il serait intéressant de le confronter, par exemple, avec le ren du chinois confucéen, instrument de cohésion sociale diversement traduit par « sens de l’humain », « humanité », « bienveillance », et qui, chez Mengzi (Mencius) au IV e siècle, est associé à trois caractères, yi, li, shi, que Jacques Gernet traduit par « sens du devoir », « politesse », « connaissance ». Ce type d’association de qualités morales, sociales, intellectuelles, coiffées par une notion générale pour résumer le « bon comportement », paraît, avec toutes les différences culturelles que l’on voudra (le ‘ren’ est construit sur la relation père-fils, la cellule familiale et le culte des ancêtres servant de modèle pour établir tout pouvoir légitime), assez proche de ces deux inventions occidentales, l’homme de cour et l’honnête homme. Entendons par « homme » le latin homo, le grec anthropos, et non pas andros et vir, comme le manifeste explicitement les considérations portant sur l’« honnête femme », l’« honnête fille », d’ailleurs éclairantes quant aux conceptions « honnêtes » des relations homme-femme, présentées en une symétrie fictive. Ainsi François de Grenaille dans son Honnête fille (I, chap. 2) écrivait : « Croyons qu’un honnête homme ne sçaurait fréquenter une meilleure Académie que celle où préside l’honnête fille (…) il n’y a point d’imperfection qu’il ne corrige pour plaire à la personne du monde la plus parfaite. Qu’il sache que celuy qui ne la sçait pas honorer ne sera jamais estimé bon courtisan… ». La « courtoisie » médiévale réapparaît, avec ses signaux essentiels, associant honneur et amour, vertu, beautés « de l’âme, (qui) doit être accompagnée de celles de l’esprit et du corps », et aussi « naissance », car « cette Reine (…) doit naistre dans une maison d’honneur ». Platonisme et aristocratisme, peut-être aussi humour, car la future « académie » de la France, faute de femmes, pourrait bien ne pas être la bonne école de l’honnête homme. Si l’ « honnêteté » de la France du XVII e siècle est conditionnée par la doctrine monarchique de droit divin, c’est-à-dire à la fois par la religion, en l’espèce le catholicisme romain, et par une conception antipopulaire de la politique, des séries analogues de qualités ont pu apparaître dans le contexte politiquement opposé des cités italiennes des XII e et XIII e siècles, telles que les présente et les célèbre Brunetto Latini, qui fut le maître de Dante et qui choisit la langue française pour écrire son Livre dou trésor, dont le livre III s’intitule « Del gouvernement des cités ». Il y oppose « la seignorie des rois et des autres princes perpétuels », pratiquée en France « et es autres païs », à l’élection pratiquée en Italie pour le « comun profit de la ville et de touz ses subjes ». En analysant les qualités requises pour devenir par élection « seigneor » ou « governeor », Latini distingue douze éléments : Les voies de l’honnêteté 23 (1) une sagesse garantie par l’âge - au moins 30 ans - suivant en cela Aristote et le roi Salomon, (2) la noblesse du cœur et l’honorabilité des mœurs, plutôt que la puissance ou le lignage, (3) l’amour de la justice (4) l’aptitude « à conoistre toute la vérité des choses » et à « savoir legierement ce qui convient » - parallélisme étonnant avec la construction de la notion d’honnête homme 300 ans après, (5) la force d’âme et le courage, opposés aux grimaces et à la vaine gloire, (6) ne pas être conduit par l’amour de l’argent ni par le caprice, (7) l’art de la parole, et la retenue en ce domaine, (8) la mesure en matière des dépenses (9) l’absence de colère, (10) une certaine aisance, de manière à éviter tout risque de corruption, (11) l’absence de toute autre seigneurie, (12) enfin, « la somme de toutes choses, ce est que il ait droite foi à Dieu et as homes ». Telle est la somme des qualités idéalement exigées pour être élu podestat (Latini mentionne ailleurs le fait, essentiel politiquement, que ce pouvoir n’est attribué que pour une année). Cette élaboration fut d’ailleurs transitoire, l’organisation politique évoquée par Latini devant en Italie même céder la place aux pouvoirs princiers non électifs. Ceci illustre le fait que toute conceptualisation de ce type, qu’il s’agisse de « courtoisie » ou d’« honnêteté », renvoie à une situation sociopolitique et idéologique évolutive - alors que les mots qui la désignent sont stables quant à leur forme et changeants quant à leur sémantisme. La polysémie est la règle, et l’origine des mots, sans révéler un « sens vrai » (l’étymo-logie) peut orienter les interprétations ; elle est le plus souvent latine. Ainsi, les différentes valeurs prises par les mots de la famille d’honos, puis honor, honoris sont éclairantes pour les mots romans et pour l’anglais. Elles vont du jugement de valeur positif et explicite pour une personne, l’estime, la considération, aux témoignages perceptibles de ce jugement, et de l’idée de fonction qui distingue une telle personne dans la société jusqu’à une magistrature spécifique, c’est-à-dire à des institutions. En outre, sans doute sous l’influence de decor, decoris, une valeur du mot est « parure » (silvis aquilo decussit honorem, dans Virgile, où honor silvis peut être traduit par « beauté de la forêt »). Et honestare peut valoir pour « embellir » honestas, atis pour « beauté », surtout morale. Le modèle était donné du transfert de la valeur du mot du social à l’institutionnel, à l’éthique, à l’esthétique, dès l’antiquité latine. Celle-ci, en outre, était imprégnée de grec, et consciente qu’une autre analyse des mêmes concepts par le langage était présente dans la langue grecque : eudoxia, la considération, le jugement moral positif, y est très distinct de timè, qui renvoie à la reconnaissance due à une personne (dans les conditions idéologiques antiques, un homme) pour service rendu à collectivité. Honor et tous les mots qui en sont issus héritent de ce cumul - ou de cette confusion - entre morale et organisation de la vie sociale. Mais à Alain Rey 24 l’intérieur de chaque langue, chaque époque distribue et distingue les concepts à sa manière. Ainsi, l’honneur médiéval implique à la fois la noblesse, autrement exprimée par les dérivés du latin gens (le gentil de gentilhomme, le gentle de gentleman) et la qualité personnelle appelée ‘vertu’, et métaphoriquement ‘cœur’ (le courage). L’anthropologie la plus sommaire de l’honneur l’oppose, d’une part aux jugements négatifs, qui peuvent être appliqués à soi-même (vergogna, vergogne, vergüenza, honte - mot germanique -, shame…), et d’autre part à l’espace des sanctions sociales, aux différents types de légalité, de ‘droit’. En anglais, Shakespeare est témoin, à l’époque élisabéthaine, autour de 1600, du fait que les valeurs exprimées par honor, honourable, pouvaient être contestées, ces mots devenant ambigus : Falstaff se moque de l’honneur (« un mot… du vent »), Marc Antony, dans Julius Caesar, rend méprisables les honourable men. Ce retournement paraît incompatible avec la doctrine espagnole du pundonor. Baltazar Graciàn, traduit par Amelot de la Houssaye, affirme que « quiconque n’estime point l’honneur n’estime point la vertu ». Un autre type de mise en cause des valeurs liées à l’« honneur » est, en Italie, celle de Torquato Tasso, montrant que les contraintes d’honneur répriment les dons de l’amour. On a souvent évoqué, pour le français, l’emploi du syntagme honnête homme par Montaigne, et il est vrai qu’il l’emploie, mais, à mon avis, sans en faire un type ; plutôt par convenance personnelle et par tradition quasi proverbiale : « On dict bien vray qu’un honneste homme est un homme meslé », et le contexte montre que c’est un homme ouvert aux autres et à leurs coutumes, le contraire de ceux que fustige Montaigne, « enivrez de cette sotte humeur, de s’effaroucher des formes contraires aux leurs », qui « se tiennent à leurs façons et abominent les estrangères ». On est là bien loin des théories ‘attrape-tout’ de l’honnête homme conceptualisé, et qui est en effet « mêlé », mais d’une toute autre manière : complexe, ambiguë, parfois contradictoire. Quelques lignes plus loin, dans ce long et passionnant chapitre IX du livre III des Essais, Montaigne exprime ce qu’est pour lui ce personnage : « C’est une rare fortune, mais de soulagement inestimable, d’avoir un honneste homme, d’entendement ferme et de meurs conformes aux vostres, qui ayme à vous suyvre. J’en ai eu faute extrême en tous mes voyages… ». Cette idée de la bonne compagnie sera reprise tout au long du XVII e siècle, mais généralisée, et non pas, comme chez Montaigne, individuelle, subjective, peu exprimable. Le figement ultérieur du sens de l’expression sera d’ailleurs provisoire, mais très puissant ; on peut penser qu’il se marque sur le plan du langage par l’emploi en épithète : le Dom Juan de Molière, à propos du frère Les voies de l’honnêteté 25 d’Elvire : « il est assez honnête homme, il en a bien usé ». L’usage, en effet, tout est là. Le grand mérite des analyses du concept d’« honnête homme » au XIX e s. (Sainte-Beuve, par exemple), au XX e et ensuite, c’est de montrer l’incroyable complexité de la notion, le fait qu’on peut mieux la cerner par ses contraires, et surtout qu’elle ne cesse d’évoluer. Je ne citerai aucune référence, la magnifique synthèse de Dotoli et sa bibliographie les fournissant toutes, je crois, et me contenterai de rappeler la rapidité des évolutions et les différences de perception, d’abord entre la notion vague et subjective du XVI e siècle, celle du XVII e « baroque », où l’interférence avec le courtisan à l’italienne et l’homme de cour à l’espagnole est la plus sensible, sa complexification jusqu’aux 24 caractéristiques que dégage Goussault (Le portrait d’un honnête homme, 1693), qui sont tout sauf cohérentes, alors qu’à la même époque un penseur plus perspicace, La Bruyère, estime que la différence entre « honnête homme » et « habile homme » - celui qui cache ses passions, entend ses intérêts, sait acquérir et conserver du bien - est sur le point de disparaître. Ce qui revient à dire que l’« honnête homme » selon Faret (1630) appartient au passé. Au XVIII e siècle, comme le montre par exemple l’Encyclopédie, soit l’expression renvoie au passé, soit elle est revue dans un esprit critique, tandis que le mot et la notion d’« honneur » deviennent plus rares. Les mots se conservent, leur valeur évoluant, au rythme des siècles ; les élaborations idéologiques auxquelles ils renvoient le font au rythme plus rapide des générations et des révolutions d’idées, de mœurs, d’institutions. Seuls les textes écrits permettent de percevoir ce grand dynamisme de la pensée collective. Ainsi, l’adjectif honeste, en français, se lit à partir du milieu du XI e s., transmettant des contenus à la fois sociaux et moraux, puis psychologiques et de comportement ; l’usage du mot au féminin, pour « vertueuse, pudique », c’est-à-dire « chaste sauf dans le sacrement du mariage », apparaît au milieu du XV e siècle. L’évolution des mœurs rendra ce sens obsolète ou ridicule ; dans le Jean Santeuil de Proust : « les femmes dites honnêtes qui n’acceptent pas d’argent de leur amant, et leur coûtent vingt fois plus cher qu’une danseuse ». Le sémantisme est donc complexe pour honnête, qui vaut depuis la fin du XII e siècle pour « conforme à la vision dominante des rapports sociaux », puis spécifiquement, vers la fin du XV e siècle, pour « qui a du savoir-vivre, de la politesse ». Ce sont les emplois, qui apparaissent au XVI e siècle, où honnête qualifie homme, femme, gens - on se souvient que pour Molière, c’est « une étrange entreprise que de faire rire les honnêtes gens » - qui donnent une valeur nouvelle à honnêteté : elle consiste, selon Méré, à « exceller en tout ce qui regarde les agréments et les bienséances de la vie », ce qui est à la fois bien vague et trop spécifique. Alain Rey 26 Si l’on ajoute que l’usure sémantique, processus très général, affecte l’adjectif, qui dès lors ne signifie plus que « suffisant, acceptable, correct », et ceci dès le XII e siècle, on ne pourra qu’y voir ce que Paul Valéry appelle un « mot perroquet ». Par rapport à la famille de mots qui sont les signes de ces grandes idées d’honneur et d’honnêteté, celle du rapport harmonieux à laquelle renvoient bienséance et convenance est synchronique, alors que l’idée évolutive de la « courtoisie » se transforme au gré de l’histoire politique (la cour d’Aquitaine ou celle de Champagne, avec Aliénor et sa fille Marie de Champagne, avec le troubadour Guillaume IX, et, côté champenois, Chrétien de Troyes, sont bien différentes des cours princières de la Renaissance italienne et plus encore de celle de Louis XIV). L’usage, en français, marque ces transformations en passant de la « courtoisie » au « courtisan » à l’italienne, puis à l’« l’honnêteté ». Une continuité se manifeste cependant entre l’idée « courtoise », fondée sur divers types de fidélité, à Dieu selon le catholicisme, au suzerain à l’époque féodale, à la vérité (la « sagesse »), et celle d’« honnêteté », avec un jeu entre valeurs manifestes et de valeurs cachées. Ainsi l’idée qu’exprime Chrétien de Troyes dans une chanson : Nus (nul), s’il n’est courtois et sage Ne puet rien d’amors apprendre, pourra réapparaître au XVII e siècle sous l’étendard de l’« honnêteté », alors mêlée aux notions de fidélité, de loyauté, de franchise. Le sémantisme du mot amur, puis amour, est passé en France, vers la fin du XII e siècle, de la foi et de la fidélité de l’époque féodale aux pulsions sexuelles sublimées de la poésie occitane, ce fin amor rebaptisé amour courtois par le médiévisme du XIX e siècle. Quant à l’« honnête », la notion va flotter entre celles de « vertu » et de « sagesse », qui sont ontologiques, et les valeurs toutes sociales de la bonne gestion des apparences dans le souci de « plaire ». Avec le modèle de la société « de cour », exclusive, hiérarchiquement supérieure en toutes vertus, cette gestion des apparences se teinte d’hypocrisie, de dissimulation et donne lieu, surtout vers la fin du XVII e siècle, aux critiques de l’« honnêteté » que l’on trouve chez La Fontaine ou La Bruyère. Progressivement, le « courtisan » va s’opposer à l’« honnête homme » et la démarche idéale, bien illustrée dans le théâtre de Molière (le Misanthrope, notamment) sera de moraliser le courtisan et de policer la vertu du sage. Au cours du XVII e siècle français, l’idée d’« honnête homme » est hantée par celle de la religion, du « Dieu caché » (car c’est « peu de chose que d’être honnête homme selon le monde », écrit Goussault) et par celle de la « condition », attachée à la « naissance ». En 1642, l’honnête garçon définit son objectif : « l’art de bien élever la noblesse à la vertu, aux sciences et à tous les services convenables à sa condition ». Les voies de l’honnêteté 27 Le non-dit, c’est que les qualités sanctionnées par l’Eglise, les seules essentielles, sont entièrement étrangères aux personnes « sans qualité », de même que celles du chevalier « courtois » s’opposaient par nature à la « vilenie », au statut des gens du peuple et du pays (les « paysans »), c’est-àdire à 90 pour cent de l’humanité. Il est d’ailleurs exceptionnel que la qualité d’« honnête » soit accordée à des étrangers - Tavernier, dans ses voyages, le fait pour des Persans ; Jacques de Roure, dans son Abrégé de la philosophie accorde cette qualité à Socrate, la faisant synonymes de « sagesse » - et on a vu que les « honnêtes femmes » et « honnêtes filles », abondamment évoquées, ne le furent que dans des fictions peu naturelles. Socialement sélective, la notion interfère avec quantité d’autres, celle d’« homme de qualité », celles de « gentilhomme », passée en Angleterre pour construire le type social du « gentleman », celle même de « galant homme », comme le montre cette remarque de Vaugelas, en 1647, sur le mot alors archaïque galant, « un composé où il entroit du ie ne sais quoy, ou de la bonne grâce, de l’air de cour, de l’esprit, du iugement, de la civilité, de la courtoisie et de la gayeté, le tout sans contrainte, sans affectation et sans vice. Avec cela il y a de quoi faire un honnête homme à la vie de la Cour ». C’était reconnaître la plasticité de l’usage des mots et des manières de dire (les dictiones des dictionnaires) et en particulier celle de ce « je ne sais quoi » qu’est l’honnête homme. Mais du même coup, c’était reconnaître à ce faisceau incertain de valeurs positives, toujours adaptable à de nouvelles conditions sociales, un pouvoir moral, social, esthétique durable. Ce qui justifie entièrement l’idée d’un « honnête homme », fortement féminisé, disons plutôt d’une « honnêteté », pour la période contemporaine, idée que propose dans son livre à paraître Giovanni Dotoli, dans une optique spiritualiste et optimiste. Je me permettrai d’y ajouter une « honnêteté » humaniste, qu’elle soit croyante ou athée, éventuellement matérialiste, mais toujours éthique et esthétique, capable de remédier quelque peu aux horreurs de l’histoire récente. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle D OMINIQUE D ESCOTES (U NIVERSITÉ C LERMONT -F ERRAND II) I. Les mathématiciens et l’honnêteté mondaine Le monde des mathématiciens au XVII e siècle en France est principalement composé de juristes et de magistrats, comme Étienne Pascal et Pierre de Fermat, de professeurs comme Pierre Hérigone, Jacques Ozanam et Gilles Personne de Roberval, ou de religieux comme le P. Mersenne. Les juristes ont la science des langues nécessaires pour lire les anciens géomètres 1 . Les professeurs sont par devoir d’état capables d’exercer la recherche en mathématiques et physique naturelle. Enfin, certains religieux sont entretenus par leur ordre avec la mission d’enseigner la mathématique dans les collèges. Au moins avant la création de l’Académie des sciences, les savants français sont souvent des isolés. Tel est le cas de Fermat, qui à Toulouse ne pouvait fréquenter, en dehors du jésuite Lalouvère, qu’un milieu savant peu porté aux spéculations arithmétiques. Mais les petits groupes, les académies privées de Paris et de province, et les réseaux de correspondance comme celui qu’anime le P. Mersenne, leur permettent d’échanger et de comparer leurs travaux. D’autre part, la société mondaine s’ouvre progressivement aux sciences. Au début du siècle la géométrie n’est guère le fait de l’aristocratie. Mais certaines publications ont encouragé le mouvement, par exemple les Problèmes plaisants et délectables qui se font par les nombres, de Bachet de Méziriac destinés à divertir les gens du monde par des tours de passe-passe, de divination et de cartes variés, mais aussi à intéresser le public à son Diophante. Des conférenciers vulgarisateurs viennent parler dans certains salons de cordon bleu. Pascal lui-même, d’après la Muse historique, a envisagé 1 Conformément à l’usage du temps, j’emploie le mot géomètre pour désigner les mathématiciens en général. Un certain nombre de remarques du présent article sont présentées sous une forme plus technique dans l’étude « Aspects littéraires de la Géométrie de Descartes », Archives internationales d’histoire des sciences, Brepols, vol. 55, n° 154, juin 2005, p. 163-191. Dominique Descotes 30 de faire une carrière de conférencier dans les salons, pour présenter ses inventions de physique. Les conférences du Bureau d’adresse de Renaudot abordent certains sujets de mathématiques : l’une d’elles, portait sur le point géométrique 2 : le compte rendu avance quelques sottises sur la nature et la signification symbolique du point, mais il n’en s’agit pas moins d’un problème sur lequel Stevin, Mersenne et Pascal ont médité. Certains membres au moins de l’aristocratie participent au mouvement scientifique. C’est à tort que l’on se gausse aujourd’hui des erreurs du chevalier de Méré sur les jeux de cartes : c’étaient des erreurs savantes dans une science qui n’existait presque pas, et il n’était pas donné à tout le monde d’en déblayer l’entrée à Pascal et Fermat. Plus solidement, les ducs de Roannez et de Liancourt sont à leur manière des savants, et plus tard, le marquis de L’Hospital prendra une part active aux travaux mathématiques de l’Académie des sciences. La difficulté des mathématiques interdit à ceux qui les pratiquent de s’attirer autant de succès que les poètes dans les milieux mondains. Les dramaturges qui s’en vont lire leurs comédies dans les salons, les romanciers dont les ouvrages alimentent les discussions sur les questions d’amour se font plus facilement connaître. Parmi les mathématiciens, la reconnaissance ne peut guère venir que des pairs. Le cas de Pascal est de ce point de vue significatif : c’est lui, note Jean Mesnard, qui a fait la réputation de Sluse. Il ne faut pas chercher ailleurs la raison pour laquelle Fermat a recherché des correspondants, et lancé des défis sur des problèmes numériques. De même, lors de son séjour à Paris, Huygens cherche systématiquement à entrer en contact avec des savants réputés auxquels il distribue des exemplaires de ses travaux. Les jésuites sont à part, en raison de leur propension à offrir leurs ouvrages à des grands du royaume, sans trop se soucier de savoir si les dédicataires mettront ou non le nez dans les volumes qui leur sont adressés. Leur but est en fait d’asseoir le prestige scientifique de la Compagnie et de favoriser l’expansion du réseau de ses collèges. Le jésuite flamand Grégoire de Saint-Vincent dédicace ainsi les 1232 pages de son Opus geometricum quadraturae circuli et sectionum coni decem libris comprehensum 3 , à la Maison d’Autriche. La page de titre mérite d’en être considérée, car elle dit bien l’intention de la dédicace. Grégoire de Saint-Vincent s'y excuse humblement de son audace auprès des têtes couronnées dont il reprend la devise Plus ultra : 2 Recueil général des questions traitées dans les conférences du Bureau d’adresse sur toutes sortes de matières, par les plus beaux esprits de ce temps, Cinquante-deuxième conférence, résumée dans le t. 2, Paris, Loyson, 1666, p. 23 sq. 3 J. et J. Meursios, Antverpiae, 1647. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 31 Date veniam, Augusti Principes, si ad Voluminum meorum frontem Vestras columnas transferre, et meis lucubrationibus Vestrum PLUS ULTRA adscribere ausus sum. Non tamen sum arrogans ut arbitrer ad Matheseos apicem ita me pervenisse, quemadmodum Vos statutas Herculi metas praetergressi, extremos gloriae mundique terminos attigistis. Verùm cùm à benignitate Vestra tutelam, à nominis splendore lucem peterem, consilium fuit iis columnis, quae magnam mundi partem sustentant, operis mei limen fulcire, et scriptoribus stimulo esse, ut in sapientiae regno nullas sibi metas positas rati, scientiarum quam latissime fines propagent: quiq. Mathematicas colunt disciplinas, ut ultrà quàm meis ego vigiliis eniti potui, suis ipsi laboribus contendant. Au premier plan de la gravure figurent trois savants, Archimède, Euclide et sans doute un Aristote à lunettes qui s’interrogent sur la quadrature du cercle. Au second plan, le trident pointe vers un glorieux troisième plan. Plus ultra, c'est-à-dire au delà des colonnes d'Hercule torsadées, entre lesquelles une peau de lion (à coup sûr importée de Némée) tendue porte le titre : Problema austriacum Plus ultra Quadratura circuli Auctore P. Gregorio A Sto. Vincentio, Soc. Iesu Problema austriacum, comme l'explique la dédicace, c'est le nom que le jésuite a donné en gage d'allégeance à ce problème qu'il croit avoir résolu. Voilà la quadrature du cercle engagée en politique. Mais ce que Grégoire de Saint-Vincent apporte à ses maîtres, ce n’est pas un banal manuel de géométrie : c’est un exploit héroïque qu’aucun savant de l’antiquité n’a accompli, et que les modernes cherchent encore en vain, la comparaison exacte du cercle avec un rectangle. L'arrière-plan le confirme : au dessus de toute la scène plane un aigle qui tient entre ses serres des armes qui comportent un ovale et un rectangle. Enfin un quarteron d’angelots joue avec la lumière: l’un d'eux, voletant sous l’aigle, présente au rayon du soleil un cadre de forme carrée, qui projette sur le sol une tache de lumière circulaire, qu’un collègue mesure à l'aide d’un compas. Le rayon né du soleil porte l'inscription Mutat quadrata rotundis. Le commentaire de la dédicace associe à nouveau ce paradoxe géométrique à une leçon politique : « ita instabilem regnorum potentiam pietatis ac religionis studium firmat ». Dominique Descotes 32 Figure 1. Page de titre de l’Opus geometricum de Grégoire de Saint-Vincent On trouverait aisément d'autres exemples, comme la gravure des Cylindricorum et annularium libri IV et de la Dissertatio physico-mathematica de motu circuli et sphaerae du P. Tacquet : des angelots y roulent une sphère qui engendre une cycloïde, et taillent des onglets dans des colonnes cylindriques ; au dessus d'eux figure le titre du livre, enclos dans un grand L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 33 anneau surmonté d'un phylactère (Gemma annulus hic claudi nobiliore nequit), et enfermant la dédicace au duc de Schleswig Holstein 4 . Figure 2. Page de titre du livre du P. Tacquet sur les cylindres et les anneaux 4 Cylindricorum et annularium libri IV item de circulorum Volutione per planum Dissertatio physico-mathematica, apud Jacobum Meursium, Antverpiae, 1651. Dominique Descotes 34 En France, le père Étienne Noël, qui fut professeur de Descartes, dédicace en 1648 son ouvrage Le Plein du vide, ou le corps dont le vide apparent des Expériences Nouvelles est rempli 5 , au prince Armand de Bourbon, prince de Conti. Il faut croire qu’en 1660 encore, ce prince demeurait une cible favorite de la Compagnie de Jésus, puisque le P. Antoine de Lalouvère lui offre sa Veterum geometria promota in septem de cycloide libris 6 , ouvrage d’une laborieuse géométrie, destiné à effacer la honte qui avait atteint le jésuite dans sa polémique avec Pascal sur la cycloïde. Mais le P. Lalouvère avait déjà visé plus haut, en dédicaçant dès 1651 à Louis XIV, « rex christianissimus » de 13 ans, sa Quadratura circuli et hyperbolae segmentorum. Il arrive aussi aux jésuites d’essayer de s’imposer au public cultivé par des manifestations de prestige. En 1622, les mathématiciens du collège de Pont-à-Mousson organisent un défi aux géomètres de Paris, et publient les Selectae propositiones in tota sparsim mathematica Pulcherrimae 7 , qui posaient des problèmes extraordinaires d’un esprit tout baroque, dont le retentissement a été suffisant pour que le P. Mersenne en intègre quelquesuns à ses Questiones in Genesim et à sa Vérité des sciences. En revanche cette recherche de la publicité n’est guère le fait des mathématiciens magistrats et professeurs du groupe des Parisiens. Lorsque le P. Mersenne dédie ses ouvrages à quelques seigneurs, magistrats ou hauts officiers, c’est en général pour les remercier d’avoir soutenu la publication de l’ouvrage par une subvention. Mais on trouve peu des dédicaces mondaines dans les publications de Desargues, Descartes, ou Mydorge. Quant à Pascal, il adresse les Lettres de A. Dettonville à des amis : à Sluse, chanoine de Liège, qu’il a consulté sur des questions d’exégèse et dont il apprécie l’analyse, ou à Huygens. Ces dédicaces ne s’adressent du reste pas toujours à des savants brillants. Carcavy n’est pas un grand mathématicien. Quant à M. ADDS, Antoine Arnauld, docteur de Sorbonne, c’est pour Pascal le compagnon de la campagne des Provinciales et un théologien que son goût des mathématiques a conduit à composer des Nouveaux éléments de géométrie 8 . Des liens d’amitié se forment ainsi sans retentissement bruyant, en termes qui rappellent l’otium lettré de la Renaissance : les lignes que Fermat adresse à Pascal lors de leur recherche commune sur la géométrie du 5 Du Bray, Paris, 1648. 6 Veterum geometria promota in septem de cycloide libris, et in duabus adiectis Appendicibus, Autore Antonio Lalovera, Societatis Iesu, Tolosae, apud Arnaldum Colomerium, Regis et Academiae Tolosanae Typographum, 1660. 7 Paris, Cramoisy, 1622. 8 Les Nouveaux éléments de géométrie ne paraîtront qu’en 1667, mais le livre est en préparation depuis plusieurs années. Voir le recueil Géométries de Port-Royal, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2009, notamment, p. 20 sq. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 35 hasard sont significatives : « Je n’ai garde de faillir tandis que je rencontrerai de cette sorte, et je suis persuadé que le vrai moyen pour s’empêcher de faillir est celui de concourir avec vous. Mais si j’en disais davantage, la chose tiendrait du compliment, et nous avons banni cet ennemi des conversations douces et aisées » 9 . Et il poursuit, avant d’envoyer à Pascal quelques théorèmes numériques : « Ce serait maintenant à mon tour à vous débiter quelqu’une de mes inventions numériques, et j’ose espérer de votre bonté que vous m’accorderez un répit juste et quasi nécessaire ». Dans la même lettre, Fermat répond à l’envoi par Pascal de son Triangle arithmétique, dont il est apparemment le seul destinataire, d’une manière qui souligne le double aspect de collaboration et de concurrence : « Nos coups fourrés continuent toujours, et je suis aussi bien que vous dans l’admiration de quoi nos pensées s’ajustent si exactement qu’il semble qu’elles aient pris une même route et fait un même chemin. Vos derniers Traités du Triangle arithmétique et de son application en sont une preuve authentique ; et si mon calcul ne me trompe, votre douzième conséquence courait la poste de Paris à Toulouse, pendant que ma proposition des nombres figurés, qui en effet est la même, allait de Toulouse à Paris » 10 . Pascal a exprimé la même satisfaction dans sa lettre du 29 juillet, lorsqu’après un temps de contestation, il eut constaté l’accord de leurs recherches : « Je voudrais désormais vous ouvrir mon cœur, s’il se pouvait, tant j’ai de joie de voir notre rencontre. Je vois bien que la vérité est la même à Toulouse et à Paris » 11 . Dans ce genre de correspondance, consulter un collègue sur un point difficile de mathématique est un compliment. Dans le même échange, Pascal communique à Fermat la proposition suivante : « de deux cubes prochains quelconques, la différence, diminuée de l’unité, est sextuple de tous les nombres contenus dans la racine du plus petit », ce qui se traduirait en termes symboliques de la manière suivante : Cette proposition, qui nous paraît triviale, n’est pas envoyée sans intention 12 : Pascal, qui a subi au sein de l’académie Le Pailleur des 9 Lettre de Fermat à Pascal du 29 août 1654, PASCAL Blaise, Œuvres complètes (sigle : OC) II, éd. J. Mesnard, p. 1154. 10 Lettre de Fermat à Pascal du 29 août 1654, in OC II, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1970, p. 1153-1154. 11 OC II, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1970, p. 1137. 12 Triviale lorsqu’on la transcrit en symbolisme cartésien, elle l’est moins lorsqu’elle s’exprime en termes rhétoriques. n + 1 ( ) 3 − n 3 [ ] − 1 = 6. n. n + 1 2 ⎛ ⎝⎜ ⎞ ⎠⎟ Dominique Descotes 36 objections, demande ici son avis à celui qu’il sait être un connaisseur en nombres : « On ne m’a pas fait de difficulté là-dessus, mais on m’a dit qu’on ne m’en faisait pas par cette raison que tout le monde est accoutumé aujourd’hui à cette méthode ; et moi je prétends que, sans me faire grâce, on doit admettre cette démonstration comme d’un genre excellent ». A quoi il ajoute, avec respect pour un spécialiste des nombres aussi reconnu que Fermat : « J’en attends néanmoins votre avis avec toute soumission » 13 . Il ne faut pas croire que ce genre de sollicitation n’est que politesse pure : un peu plus bas, Pascal évoque une autre discussion à laquelle certains membres de l’académie Le Pailleur ont objecté son caractère non conventionnel : il a résolu certains problèmes géométriques plainement, en n’usant que de cercles et de droites, mais en employant en cours de démonstration des « lieux solides », paraboles et hyperboles ; or on admet que les lieux solides, étant d’élévation supérieure aux lieux plans, ne doivent pas servir à les résoudre 14 . Pascal estime que l’appui de Fermat serait utile sur cette question de méthode. Poser un problème est aussi une marque d’estime toujours bien reçue : elle suppose que le destinataire est assez compétent pour le résoudre. C’est une habitude chez Pascal, lorsqu’il entre en relations avec des correspondants, de leur envoyer un ou plusieurs problèmes qu’il a lui-même résolus. Entre correspondants courtois, les critiques ne doivent pas revêtir les aspects déplaisants des discussions entre Trissotin et Vadius. Il faut ménager l’estime de soi des correspondants. C’est ainsi par exemple, que Descartes ne communique à Mersenne des critiques sur les travaux de Fermat, qu’en remarquant qu’il ne le nomme pas, « afin qu'il ait moins de honte des fautes que j’y remarque » 15 . La lettre de Pascal à Fermat du 24 août 1654 fournit un exemple de la manière dont l’amitié et le respect peuvent s’exprimer lorsque l’on n’est pas d’accord. Après un échange épistolaire dans lequel les deux amis se sont réjouis de leur entente, Pascal croit un moment devoir déclarer à Fermat qu’il se trompe. Il le fait en termes délicats : Je ne pus vous ouvrir ma pensée entière touchant les partis de plusieurs joueurs par l’ordinaire passé, et même j’ai quelque répugnance à le faire, de peur qu’en ceci cette admirable convenance qui était entre nous et qui m’était si chère ne commence à se démentir, car je crains que nous ne soyons de différents avis sur ce sujet. Je vous veux ouvrir toutes mes raisons, et vous me ferez la grâce de me redresser si j’erre, ou de m’affermir 13 OC II, éd. J. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1970, p. 1143-1144. 14 OC II, éd. J. Mesnard, p. 1144. 15 Lettre de Descartes à Mersenne de janvier 1638, in MERSENNE, Correspondance, VII, p. 11. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 37 si j’ai bien rencontré. Je vous le demande tout de bon et sincèrement, car je ne me tiendrai pour certain que quand vous serez de mon côté 16 . Cette forme de politesse a surtout lieu dans des situations délicates. Comme on sait, Fermat a sollicité Carcavy dans une lettre du 9 août 1654, pour demander à Pascal d’assurer la publication de ses travaux arithmétiques. C’est un beau témoignage de l’estime que Fermat lui voue : il a dû se rendre compte que les aptitudes de Pascal pour la mise en forme des traités de mathématique étaient supérieures aux siennes 17 . Mais dans sa lettre du 27 octobre 1654, Pascal décline poliment l’invitation : « Monsieur, si j’ai concouru avec vous en cela, cherchez ailleurs qui vous suive dans vos inventions numériques, dont vous m’avez fait la grâce de m’envoyer les énonciations. Pour moi, je vous confesse que cela me passe de bien loin. Je ne suis capable que de les admirer, et vous supplie très humblement d’occuper votre premier loisir à les achever » 18 . Mais était-il raisonnable pour Pascal d’accepter ? Il ne pouvait croire que « tout pourra succéder et s’achever dans peu de temps 19 », car Fermat avoue qu’il n’a pas « couché » au long sur le papier toutes ses « inventions pour les nombres ». Il promet d’envoyer « succinctement à M. Pascal tous (ses) principes et (ses) premières démonstrations », mais non sans lui demander « d’éclaircir ou augmenter ce qui semble trop concis ». Il avertit même dans sa dernière lettre : « J’espère vous envoyer à la Saint-Martin un abrégé de tout ce que j’ai inventé de considérable aux nombres. Vous me permettrez d’être concis et de me faire entendre seulement à un homme qui comprend tout à demi mot » 20 . En fait, le travail de mise au point des démonstrations à partir de résumés succincts serait revenu à Pascal, qui connaît la propension de Fermat à la brièveté. D’autant plus que, comme Pascal traite les nombres tout autrement que Fermat, les éclaircissements et augmentations qu’il proposerait risquaient fort de ne pas satisfaire ce dernier. L’entreprise déboucherait infailliblement sur des malentendus et une brouille. Pascal a eu le bon sens de ne pas s’y engager. Le refus de la pédanterie en découle tout naturellement. Ni Pascal, ni Descartes ne tiennent à faire figure de doctes. Ils cherchent à atténuer la difficulté de leurs écrits par le ton de l’honnêteté. Descartes refuse de porter l’enseigne de mathématicien, et encore plus d’être pris pour un historien des mathématiques. Il souligne que la clarté de sa Géométrie contraste avec les 16 OC II, éd. J. Mesnard, p. 1147. 17 OC II, éd. J. Mesnard, p. 1146. 18 OC II, p. 1158. 19 C’est moi qui souligne. 20 OC II, éd. J. Mesnard, p. 1157. Dominique Descotes 38 notations cabalistiques et les fatras de règles de l'algèbre cossique qui encombrent la mémoire 21 . De son côté, Pascal se moque de ceux qui « suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu'ils ont résolu une question d'algèbre qu'on n'aurait pu trouver jusqu'ici » 22 , parce qu’il trouve l’algèbre passablement pénible, obscure et trop compliquée. L'expression dans leur cabinet est significative: l'algébriste travaille isolé, ce qui l'oppose à la manière communicative d'un Dettonville. La géométrie est selon lui bien plus formatrice pour l’esprit. C’est sans doute par contraste avec cette recherche d’un commerce d’honnêteté que Roberval, professeur réputé pour son caractère difficile, choque ses collègues par ses manières discourtoises. Un épisode de 1658 demeuré célèbre est l’algarade qu’il a infligée à Montmort, qui avait eu le tort à ses yeux d’approuver Descartes. Le récit se trouve dans une lettre de Boulliau à C. Huygens : « Monsieur de Roberval (…) a été si incivil que de lui dire dans sa maison, s'étant piqué sur une des opinions de Monsieur Descartes que Monsieur de Montmor approuvait, qu'il avait plus d'esprit que lui, et qu'il n'avait rien de moins que lui que le bien et la charge de Maître des Requêtes, qu'il vaudrait cent fois plus que lui. (…) Toute la compagnie trouva fort étrange la rusticité et pédanterie de Monsieur de Roberval » 23 . II. L’esprit aristocratique et militaire et l’héroïsme mathématique En théorie, les mathématiques sont un domaine d’où la force et a fortiori la violence sont proscrites. Aussi peut-il sembler surprenant de rapprocher l’esprit des géomètres de celui de l’aristocratie d’épée. Pourtant, à lire les correspondances et les ouvrages des mathématiciens de l’époque, le rapprochement saute aux yeux. Les mathématiciens pensent plus ou moins leur condition propre et la manière dont ils peuvent se présenter dans la société en suivant la maxime que Corneille prête à son Dorante du Menteur : « on s’introduit bien mieux à titre de vaillant » qu'en « homme à paragraphes », en homme d’épée qu’en docte poussiéreux. Sans prétendre évidemment jouer les bretteurs en société, les géomètres s’expriment en termes d’allure aristocratique, voire héroïque. 21 ISRAEL Giorgio, « Des Regulae à la Géométrie », Revue d’histoire des sciences, tome 51, avril-septembre 1998, p. 183-236 ; voir p. 209 ; et SERFATI Michel, « Descartes et la constitution de l'écriture symbolique mathématique », ibid., p. 237-289. 22 Pensées, Lafuma 136, Sellier 168. 23 Lettre de Boulliau à C. Huygens du 6 décembre 1658, in HUYGENS Christian, Œuvres complètes, II, La Haye, Nijhoff, 1889, p. 287. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 39 Le texte de Pascal sur les trois ordres souligne la disproportion qui existe entre l’ordre des corps, où règne la force, et l’ordre des esprits où elle ne peut rien. Le deuxième Discours sur la condition des Grands 24 en tire les conséquences sur la différence entre les grandeurs naturelles qui dépendent du mérite personnel, et les grandeurs d’établissement, qui résultent en général du hasard et de la force. Mais cette disproportion même fait apparaître, entre l’ordre des corps et l’ordres des esprits, un rapport d’analogie ou de figuration : « les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire et leur lustre » 25 . La même idée apparaissait déjà dans la lettre de Pascal à la reine Christine de Suède : Ceux qui sont élevés au suprême degré [...] de connaissance [...] peuvent, si je ne me trompe, [...], passer pour des souverains. Les mêmes degrés se rencontrent entre les génies qu'entre les conditions ; et le pouvoir des rois sur les sujets n'est, ce me semble, qu'une image du pouvoir des esprits sur les esprits qui leur sont inférieurs, sur lesquels ils exercent le droit de persuader, qui est parmi eux ce que le droit de commander est dans le gouvernement politique. Ce second empire me parait même d'un ordre d'autant plus élevé, que les esprits sont d'un ordre plus élevé que les corps, et d’autant plus équitable, qu’il ne peut être départi et conservé que par le mérite, au lieu que l’autre peut l’être par la naissance ou par la fortune 26 . Descartes use d’une image analogue dans le Discours de la méthode : les savants combattent les erreurs, d’une manière comparable aux soldats : « c’est véritablement donner des batailles, que de tâcher à vaincre toutes les difficultés et les erreurs, qui nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité, et c'est en perdre une, que de recevoir quelque fausse opinion, touchant une matière un peu générale et importante » 27 . Ce n’est pas sans un certain héroïsme intellectuel que, dans les Méditations, Descartes se représente en philosophe vainqueur du Dieu trompeur et du malin génie. Le début de la Géométrie semble composé pour présenter un savant qui veut montrer ce qu’il sait faire, et pourrait prendre pour lui la déclaration du Cid : Mes pareils à deux fois ne se font pas connaître Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître. Dans les brèves pages de sa Géométrie, Descartes fait un portrait en action héroïque du savant moderne. Il ne prétend pas user d’armes extraordinaires : il est muni seulement des cinq opérations élémentaires de 24 OC IV, éd. J. Mesnard, p. 1032-1033. 25 Pensées, Lafuma 308, Sellier 339. 26 OC II, éd. J. Mesnard, p. 924. 27 Discours de la méthode, VI, AT VI, p. Dominique Descotes 40 l’arithmétique, addition, soustraction, multiplication et division, ainsi que la racine carrée. Grâce à ces armes qui rappellent la fronde de David, il déclare que « tous les problèmes de géométrie se peuvent facilement réduire à tels termes qu’il n’est besoin par après que de connaître la longueur de quelques lignes droites pour les construire » 28 . On n’a, écrit-il, « autre chose à faire en géométrie touchant les lignes qu’on cherche, pour les préparer à être connues, que leur en ajouter d’autres, ou en ôter », ou trouver une quatrième proportionnelle. Et de déclarer tout nettement qu’il ne craindra pas d’introduire les termes de l’arithmétique dans la géométrie, « afin de me rendre plus intelligible ». Mais il proclame que ces faibles armes, à la portée de tous ceux qui ont une teinture de géométrie, lui suffiront pour venir à bout des problèmes sur lesquels les mathématiciens échouent depuis l’antiquité. Il en donnera la preuve en résolvant le célèbre problème de Pappus, et en proposant une méthode pour construire les tangentes aux courbes géométriques. Le souci de l’honneur géométrique est aussi un trait de mentalité propre à Descartes. Celui-ci présente la controverse avec Fermat sur la méthode de maximis et minimis, en des termes qui évoquent le monde chevaleresque. Dans la correspondance qu’il entretient avec le P. Mersenne, sa lettre du 17/ 27 mai 1638 le présente en aristocrate qui refuse de se battre contre un adversaire indigne de lui : « il y en a qui refusent le combat en duel contre ceux qui ne sont pas de leur qualité, ainsi je pense avoir quelque droit de ne me pas arrêter à leur répondre » 29 . Cependant il estime que son honneur lui commande de répondre publiquement à Fermat, qui a tenté de torpiller la méthode de construction des tangentes aux courbes de la Géométrie. Descartes emploie du reste en l’occurrence le terme de cartel 30 , qui signifie un défi en combat singulier. Et la comparaison de la méthode de Fermat avec la sienne revêt sous sa plume l’aspect d’un véritable duel, jusque dans les formes : jugeant que Fermat a trouvé des témoins en Roberval et Étienne Pascal, il sollicite l’appui de Mydorge et Hardy pour lui tenir lieu de seconds, comme dans un duel à l’épée 31 . Alors qu’il estime avoir efficacement réfuté les raisonnements de Fermat, qui sont en effet difficiles à suivre, il ironise sur son attitude : « il fait tout de même que, si, ayant été jeté à terre par quelqu’un, et n’ayant pas même encore pu se relever, il se vantait d'être plus fort et plus vaillant que celui qui le tiendrait renversé ». 28 Géométrie, I, AT VI, p. 369-370. 29 Lettre de Descartes à Mersenne du 17/ 27 mai 1638, in MERSENNE Marin, Correspondance, VII, p. 238. 30 Lettre de Descartes à Mersenne du 29 juin 1638, AT II, p. 175. 31 Lettre de Descartes à Mersenne du 1 er mars 1638, MERSENNE Marin, Correspondance, VII, p. 63. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 41 Cependant, Descartes tient à éviter le style de certains géomètres grossiers : il pose à l’adversaire généreux, qui veut bien donner à son adversaire « le temps de remonter à cheval, et de prendre toutes les meilleures (armes) qu'il eût pu choisir pour ce combat ». Il ne répond pas à un Beaugrand qu’il méprise, mais à l’égard de Fermat, il professe ne ressentir aucune animosité basse. Il affecte même des dispositions généreuses : « je les supplie de croire que, s'il y a quelque animosité particulière entre lui et moi, ainsi qu'ils disent, elle est tout entière de son côté ; car de ma part je pense n'avoir aucun sujet de savoir mauvais gré à ceux qui se veulent éprouver contre moi, en un combat où souvent on peut être vaincu sans infamie 32 ». Bien au contraire, Descartes professe une noble absence de rancune après le combat : « Vous pouvez assurer Messieurs de Fermat et de Roberval, et les autres, que je ne me pique nullement de ce qui s'écrit contre moi [...] ; mais que comme ceux qui disputent au jeu, lorsque la partie est achevée, je ne m'en souviens plus du tout, et ne laisse pas pour cela d'être tout prêt à me dire leur serviteur » 33 . Ces paroles sont d’autant plus significatives qu’elles viennent d’un philosophe dont on sait qu’il réprouve les passions tristes comme la haine. Les contemporains ont bien senti ce style aristocratique et héroïque de Descartes : Balzac écrivait qu’à lire l'histoire de son esprit, « il y aura plaisir… à considérer [ses] prouesses contre les Géants de l’École » 34 . D’autres ne l’ont pas pris en bonne part ; ce texte a attiré à Descartes les railleries de Beaugrand, qui le taxe d’être un philosophus miles, pour ajouter immédiatement qu’en fait de grand capitaine, Descartes est surtout un voleur et un plagiaire 35 . Tous les géomètres ne font pas preuve d’une mentalité militaire aussi nettement affirmée. Mais il faut bien voir que cette attitude contribue à sortir les savants de la catégorie poussiéreuse et dépréciée des doctes. III. L’esprit juriste Les situations de recherche créent aussi des conflits qui échappent à l’esprit militaire. Le combat convient lorsque l’adversaire est déclaré. Mais quand il ne l’est pas, un cercle vicieux de dissimulation ne tarde pas à se former. 32 Lettre de Descartes à Mersenne du 1 er mars 1638, AT. II, p. 13.w 33 Lettre de Descartes à Mersenne du 17/ 27 mai 1638, in MERSENNE Marin, Correspondance, VII, p. 236. 34 Lettre de Balzac à Descartes du 30 mars 1628, AT I, p. 750. 35 Second factum anonyme contre la Géométrie de Descartes, in TANNERY Paul, Mémoires, p. 213-214. Dominique Descotes 42 Dissimulation au sens ordinaire d’abord, dans le cas où un plagiaire parvient à dérober les inventions d’un collègue. La réputation d’un Beaugrand, par exemple, n’est pas enviable sur ce point. L’Histoire de la roulette soutient en effet qu’il a « ramassé les solutions du plan de la roulette, dont il avait plusieurs copies, avec une excellente méthode de maximis et minimis de M. de Fermat, il envoya l’une et l’autre à Galilée sans en nommer les auteurs : il est vrai qu’il ne dit pas précisément que cela fût de lui ; mais il écrivit de sorte qu’en n’y prenant pas garde de près, il semblait que ce n’était que par modestie qu’il n’y avait pas mis son nom ; et pour déguiser un peu les choses, il changea les premiers noms de roulette et trochoïde, en celui de cycloïde » 36 . Encore ne s’agit-il là que d’une indélicatesse, non d’un larcin caractérisé. Mais la même Histoire de la roulette reproche à Torricelli un véritable détournement au détriment de Galilée : Beaugrand et Galilée décédés, « Torricelli succéda à Galilée, et, tous ses papiers lui étant venus entre les mains, il y trouva entre autres ces solutions de la roulette sous le nom de cycloïde, écrites de la main de M. de Beaugrand, qui paraissait en être l’auteur : lequel étant mort, il crut qu’il y avait assez de temps passé pour faire que la mémoire en fût perdue, et ainsi il pensa à en profiter. Il fit donc imprimer son livre en 1644, dans lequel il attribue à Galilée ce qui est dû au P. Mersenne, d’avoir formé la question de la roulette ; et à soi-même ce qui est dû à M. de Roberval, d’en avoir le premier donné la résolution », forfait qui selon Pascal ne trompa personne 37 . Mais à dissimulation, dissimulation et demie : il est naturel que, dans une période fertile en inventions de méthodes, les mathématiciens usent d’une autre sorte de dissimulation, qui n’est pas de l’hypocrisie au sens vulgaire, mais une précaution contre les indélicatesses des collègues. Les géomètres français évitent de dévoiler leurs méthodes avant d’en avoir tiré les conséquences et publié les résultats. C’était la stratégie de Roberval, qui conservait jalousement par devers lui ses découvertes obtenues par la méthode des indivisibles, pour conserver une longueur d’avance par rapport à ses concurrents pour la chaire du Collège royal de France. Cette seconde forme de dissimulation n’a rien que de légitime, mais elle engendre un cycle de situations délicates. Dans ces cas-là, c’est plutôt l’esprit robin qui doit intervenir. Toute la querelle de maximis et minimis qui commence en 1637 provient du fait que Fermat voulait à la fois avertir le monde savant qu’il avait 36 Histoire de la roulette, OC IV, J. Mesnard, p. 216. J. Mesnard montre que ce passage suit de très près un écrit de Roberval. 37 OC IV, éd. J. Mesnard, p. 217. Voir p. 157 sq., la mise au point sur cette imputation. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 43 découvert une méthode extrêmement féconde qui s’appliquait à des problèmes divers, extrema des courbes, quadratures et centres de gravité, mais qu’il voulait aussi la protéger des plagiaires. Mais pour mettre son invention à l’abri de ces plagiaires, Fermat la justifie dans le Methodus ad disquirendam maximam et minimam, 38 de fin 1637-début 1638, à l’aide d’un algorithme douteux et dénué de justification satisfaisante. Le premier exemple qu’il fournit porte sur le fait qu’à périmètre égal, l’aire du carré est plus grande que celle tous les autres rectangles : si l’on place sur un segment AC un point B, le rectangle d’aire maximale que l’on peut construire sur les segments AB et BC est le carré AB.BC ; autrement dit pour AB = BC, l’aire (AB.BC) est maximale. Figure 3. Maximum d’un rectangle Il procède comme suit. Le produit dont on cherche le maximum est AB × BC. On pose donc AC = b AB = a BC = b - a Par suite : AB × BC = a × (b - a) = ab - a 2 Dans un second temps, on remplace a par (a + e) dans l’expression des deux termes AB et BC. On aura donc : AE = a + e BC = (b - a - e) AB × BC = (a + e) . (b - a - e) AB × BC = ab - a 2 - ae + eb - ae - e 2 AB × BC = ab - a 2 - 2ae + eb - e 2 On adégalise les deux expressions, c’est-à-dire qu’on considère comme égales les deux expressions, l’une en a, l’autre en (a + e) : ab - a 2 = ab + eb - a 2 - e 2 - 2ae eb = e 2 + 2ae 38 FERMAT Pierre, Œuvres, I, éd. Tannery et Henry, p. 133 sq., et III, p. 121 sq. Dominique Descotes 44 eb e = e 2 e + 2ae e On divise l’égalité par e, opération légitime, qui suppose que e ne soit pas nul, : b = e + 2a Enfin Fermat supprime le terme e sans plus de justification, ce qui aboutit à b = 2a, c’est-à-dire : AC = 2 AB Fermat n’explique rien de ces manipulations algébriques : ni d’où sort ce patibulaire terme e, ni ce qu’il représente, ni la signification de l’adégalisation des deux expressions du produit (AB × BC). Il n’explique nulle part pourquoi la construction de l’équation doit déterminer un maximum, ni comment, après avoir effectué une division par e, qui suppose e non nul, il se permet de supprimer pour finir des termes en e comme s’ils étaient nuls pour parvenir au résultat final. D’autres problèmes, comme celui de la tangente à la parabole, étaient plus complexes, mais pas mieux éclaircis. La critique la plus sévère fut celle de Descartes, qui prétendit montrer que la méthode appliquée aux tangentes aux sections coniques (ellipse, parabole et hyperbole) conduisait dans tous les cas à des résultats erronés : reprenant pas à pas le raisonnement de Fermat il conclut, « semper fallit ista methodus » 39 . Descartes n’a peut-être pas fait preuve d’une parfaite objectivité en cette occurrence. Mais Roberval, qui avait défendu cette méthode de maximis contre lui, a avoué tout net à Fermat qu’il ne la comprenait pas bien : « Mandez-moi quel est votre sentiment, car, n’ayant pas encore le loisir de considérer bien particulièrement le fond de votre méthode et sa démonstration, il se peut être qu’elle ne contienne des mystères qui me sont encore cachés » 40 . Il faudra de longues controverses pour que, dans une lettre à Bruslart de Saint-Martin de 1643, Fermat parvienne à éclaircir vraiment sa méthode 41 . La manie du secret chez Roberval prend un tour désagréable pour ses collègues, par la manière dont, ayant dissimulé ses inventions, dès lorsqu’un 39 Lettre de Descartes à Mydorge du 1 er mars 1638, in MERSENNE Marin, Correspondance, VII, p. 64 sq. 40 Fermat, Œuvres, éd. Tannery et Henry, II, Paris, Gauthier-Villars, 1894, p. 150. 41 MERSENNE, Correspondance, XII, p. 143 sq. propose la date du 31 mars 1643. Voir MAHONEY Michael, The mathematical career of Pierre de Fermat, p. 197. Voir aussi GIORELLO Giulio et SINIGAGLIA Corrado, Fermat. De défis en conjectures, Les génies de la science, Pour la science, 32, août-octobre 2007, p. 46, dont les explications sont très claires. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 45 autre en a trouvé une, Roberval tire le même résultat de sa poche, prétendant qu’il le détient depuis des années. C’est ainsi que, dans sa polémique avec Torricelli, il conteste, à juste titre mais en termes désagréables, sa priorité dans les mesures des solides de la roulette et sur le solide hyperbolique aigu 42 . Ses procédés inélégants atteignent parfois ses collègues proches : Pascal écrit, dans la Lettre à Sluse qu’à peine avait-il résolu la mesure du solide formé par « une spirale autour d’un cercle », Roberval s’est empressé d’annoncer qu’il « avait résolu ce problème depuis longtemps, mais qu’il n’en a jamais rien voulu communiquer à qui que ce soit, voulant le réserver pour s’en servir en cas de nécessité ». Après quoi Pascal ajoute qu’il est « obligé de reconnaître la sincérité de sa manière d’agir en ces rencontres : car aussitôt qu’il sut que je l’avais résolu, il déclara qu’il n’y prétendait plus, et qu’il n’en ferait jamais rien paraître, par cette raison que, ne l’ayant jamais produite, il la devait quitter à celui qui l’avait produite le premier » 43 . Roberval était-il d’une parfaite bonne foi en l’occurrence ? En déclarant qu’il ne montrerait rien de sa découverte, il évitait d’avoir à la montrer. Peut-être hésitait-il davantage à entrer en contestation avec Pascal, dont il avait vu par sa polémique avec le jésuite Lalouvère, qu’il savait se défendre face à un adversaire proche, qu’avec Torricelli, qui était mort quand lui parvint la lettre ouverte où Roberval exposait ses revendications. L’éloge de Roberval dans la Lettre à Sluse n’était peut-être pas exempt d’une discrète ironie. On sait que lorsqu’il a lancé le concours sur la roulette, Pascal a procédé en deux temps. Il a d’abord posé en juin 1658 des problèmes concernant essentiellement la roulette et les solides qu’elle engendrait en tournant autour de son axe d’une part, et de sa base de l’autre, ainsi que des problèmes relatifs à leurs centres de gravité. Ce n’est qu’en octobre 1658 qu’il proposa en supplément des problèmes hors concours, sur les surfaces courbes des solides en question. En fait, Pascal ne pouvait pas poser plus tôt cette seconde série de problèmes, parce qu’il lui manquait une donnée essentielle, la rectification de la ligne de la roulette, c’est-à-dire la mesure de la courbe. Il l’avait pas trouvée lorsque Wren la lui envoya 44 . Or à peine Pascal a-t-il fait état de cette découverte, que « M. de Roberval a témoigné que cette connaissance ne lui était pas nouvelle » 45 . Roberval ne pouvait pas ignorer que Pascal recherchait la mesure de la roulette pour pousser plus loin ses inventions, puisqu’il devait figurer parmi 42 DESCOTES Dominique, « Espaces infinis égaux au fini », in Le grand et le petit, CRDP, Clermont-Ferrand, 1990, p. 41-67. 43 Lettre à M. de Sluse, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 532. 44 Wren l’envoya sans démonstration. Mais Wallis nous l’a conservée. 45 Histoire de la roulette, in OC IV, éd. J. Mesnard, p. 221. Dominique Descotes 46 les membres du jury du concours. On ne sait pas comment Pascal a pu prendre la révélation que Roberval conservait soigneusement in petto une mesure qu’il cherchait fiévreusement. Quoi qu’il en soit, la réputation de Roberval était détestable. On lit, dans les marges de l’exemplaire de la Lettre de A. Dettonville à M. de Sluse dédicacé à Arnauld, ce commentaire écrit à l’encre : « Ce géomètre avait toujours des solutions in petto à ce qu’il voulait faire croire. Et de toutes ses brillantes inventions prétendues on n’a trouvé rien après sa mort. Il n’était rien moins que sincère. Il n’avait guère de solution, c’est la seule raison qui l’empêchait de la faire voir » 46 . Figure 4. La roulette Les attaques entre géomètres prennent parfois un tour haineux et violent. Descartes a été en butte à plusieurs Factums anonymes que Jean de Beaugrand a fait circuler contre celui qu’il appelle le méthodique impénitent. Parmi ces libelles sans nom d’auteur ni de destinataire, le premier soutient Qu'il est faux que les équations qui ne montent que jusques au carré soient toutes comprises en celles dont le Méthodique s'est servi en sa résolution prétendue du lieu ad quatuor lineas 47 . Beaugrand s’en prend à la résolution du problème de Pappus, que Descartes avait choisie pour illustrer la puissance de sa méthode. Si Beaugrand n’avait fait que montrer un paralogisme dans cette méthode, il n’y aurait pas eu sujet de plainte. Mais il tourne en dérision les procédés de la Géométrie de Descartes, notamment « sa distinction des 46 Ce commentaire se trouve sur l’exemplaire des Lettres de A. Dettonville de la Bibliothèque Universitaire de Montpellier, Section Médecine sous le numéro 46 726 ; voir OC I, éd. J. Mesnard, p. 278. Ce que l’on sait de l’histoire de cet exemplaire et le texte des notes manuscrites est résumé dans Géométries de Port- Royal, éd. D. Descotes, Paris, Champion, 2009, p. 787-798. Il ne semble guère possible d’attribuer ces notes à Arnauld, qui s’est pourtant montré sévère à l’égard de Roberval dans certains écrits. 47 Le texte appartient au manuscrit BN fr. n. a. 5161, formé avec les papiers de Roberval du fonds Libri, f° 11 : p. 204. Date vraisemblable, 1638 : p. 209. Problème à quatre lignes : il s’agit du problème de Pappus considéré dans le cas où il ne comprend que quatre lignes droites. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 47 racines en réelles et imaginaires [...] impertinente et ridicule 48 » ; il ajoute les reproches d’être un maladroit et un voleur, et de commettre des « larcins, manquements et erreurs ». Mersenne, à qui ces factums ont été communiqués, ne semble pas avoir osé les montrer à Descartes… Face à de pareilles attaques, l’esprit juriste réagit par les armes du droit. C’est un principe généralement admis que le plagiat, le vol, la tricherie et la falsification sont interdits. Pascal l’exprime avec sa netteté habituelle, à propos des accusations de plagiat sur Torricelli qu’a lancées contre lui le jésuite Médaille, en pleine assemblée chez le président de Ribeyre : Parmi toutes les personnes qui font profession de lettres, ce n’est pas un moindre crime de s’attribuer une invention étrangère qu’en la société civile d’usurper les possessions d’autrui ; et qu’encore que personne ne soit obligé d’être savant non plus que d’être riche, personne n’est dispensé d’être sincère : de sorte que le reproche de l’ignorance, non plus que celui de l’indigence, n’a rien d’injurieux que pour celui qui le profère ; mais celui du larcin est de telle nature qu’un homme d’honneur ne doit point souffrir de s’en voir accusé, sans s’exposer au péril que son silence tienne lieu de conviction 49 . Pascal avait lui-même fait dans ses Expériences nouvelles touchant le vide la déclaration suivante : Comme les honnêtes gens joignent à l’inclination générale qu’ont tous les hommes de se maintenir dans leurs justes possessions celle de refuser l’honneur qui ne leur est pas dû, vous approuverez sans doute que je me défende également, et de ceux qui voudraient m’ôter quelques-unes des expériences que je vous donne ici, et que je vous promets dans le Traité entier, puisqu’elles sont de mon invention ; et de ceux qui m’attribueraient celle d’Italie dont je vous ai parlé, puisqu’elle n’en est pas. De sorte qu’il conclut : « je n’en parlerai pas seulement dans ces écrits, parce que je n’en suis pas l’inventeur, n’ayant dessein de donner que celles qui me sont particulières et de mon propre génie 50 . Il arrivait que certaines disputes rendent nécessaire la création d’une sorte de tribunal, présidé par un arbitre sur lequel les contestants s’accordent. C’est ce qui s’est produit dans la controverse de maximis et 48 TANNERY, Mémoires scientifiques, VI, p. 221-228. 49 Réponse de M. Pascal le fils à Monsieur de Ribeyre, OC II, éd. J. Mesnard, p. 817. 50 Expériences nouvelles touchant le vide, OC II, éd. J. Mesnard, p. 501. L’expérience d’Italie est celle de Torricelli. Voir AKAGI Shôzô, « Pascal et le problème du vide », 1, Studies in the foreign languages and literature, Osaka University, 1967-1969, p. 190 sq., et TATON René, « L'annonce de l'expérience barométrique en France », Revue d'Histoire des sciences, XVI, 1963, p. 77-83. Dominique Descotes 48 minimis, où le géomètre lyonnais Girard Desargues a été appelé à donner son jugement sur les méthodes respectives de Descartes et Fermat pour les tangentes. Descartes parle d’un « petit procès de mathématiques » contre Fermat, à propos duquel les rivaux usent du vocabulaire du barreau : manœuvre dilatoire, formalités, procédure, chicanerie. Et Descartes parle de Roberval, soutien de Fermat, comme d’un avocat chicaneur qui, pour faire durer un procès, cherche à redire par des formalités qui n’apportent rien à la cause. Les plaideurs établissent eux-mêmes les règles de droit internes. Descartes impose à Mersenne les suivantes : qu'il n'accepte que les écrits dont l'auteur permet de les voir imprimer, afin que Fermat ne puisse pas contester a posteriori ses propres déclarations ; il recommande à Mersenne de prendre et de garder copie de toutes les pièces relatives à son procès contre Fermat, et d’écrire ces copies toutes en un même cahier, les unes après les autres pour que nul ne puisse glisser des pièces subreptices ; il recommande aussi de ne jamais mettre les originaux entre les mains de Fermat 51 . Celui-ci, de son côté, se donne les gants de trouver que Descartes impose des lois excessivement sévères à un commerce innocent, mais il refuse que ce qu'il a écrit soit imprimé. Dans ce procès, il arriva d’ailleurs ce que La Fontaine a imaginé dans Le chat, la belette et le petit lapin : Desargues a rendu aux deux plaignants un hommage appuyé : « je me fais fort de faire revenir MM. Roberval et Pascal, lesquels j’ai toujours connus gens qui traitent cette matière purement d’honneur et sans aucune passion que pour la vérité, de quelle part qu’elle reluise, et sans affectation de personne ». Puis, ayant déclaré qu’il « n’y a que du malentendu en la plupart de cette affaire », de sorte qu’il pense pouvoir aussi gagner Fermat, il proclame tel Salomon : « En attendant, vous saurez que premièrement Messieurs Pascal et Roberval m’ont chacun dit cidevant que M. Descartes s’était attaché par trop aux termes formels et serrés de la façon de parler de M. de Fermat en cette occasion » 52 . Et de remarquer que Descartes, lorsqu’il a appliqué la méthode de Fermat non seulement à la parabole, mais à l’hyperbole et à l’ellipse, a eu parfaitement raison de vouloir juger de la généralité de la méthode en montrant qu’elle devrait s’appliquer à toutes les sections coniques sans exception, mais qu’il fallait tenir compte des caractéristiques de chacune des courbes, et adapter la démarche de la méthode de Fermat aux propriétés caractéristiques de chaque courbe. Ce qui lui permet de conclure : « Par ainsi Monsieur 51 Lettre de Descartes à Mersenne du 1 er mars 1638, in MERSENNE, Correspondance, VII, p. 77-80. 52 Lettre de Desargues à Mersenne du 4 avril 1638, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1876- 187. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 49 Descartes a raison, et Monsieur Fermat n’a pas tort ». Mais ce n’est pas sans avoir croqué les deux plaideurs en leur apprenant qu’il possède aussi une méthode assez générale pour dépasser toutes les autres : « selon ma manière de procéder universelle, j’aurais raisonné de cette façon, tant au sujet de la parabole que des autres coupes de cône, comme étant une chose commune à toutes les coupes », autrement dit : ma méthode est véritablement universelle, et échappe aux défauts des deux autres. Plusieurs règles sont ainsi inspirées par la mentalité des magistrats. Voici les plus significatives. Principe formulé par Descartes : on ne pose pas des questions qu’on n’a pas résolues. Comme on l’a vu plus haut, les défis abondent dans le réseau international des géomètres. Présenter un problème est toujours un gage d’estime, voire d’amitié. Mais l’équité veut que l’on ne pose pas de problème que l’on ne sait pas résoudre, car c’est peut-être engager autrui dans une impasse honteuse, voire lui arracher la résolution d’un problème dont on a été incapable de venir à bout. C’est ce qui s’est passé dans l’échange épistolaire célèbre entre Pascal et Fermat qui a porté sur les partis. Le point de départ en est mal connu, mais bien vite, les problèmes fondamentaux apparaissent : Pascal commence le 29 juillet 1654 par exposer sa méthode de résolution des partis par remontée de cas en cas en commençant par les dernières parties, où l’on sait qu’un des joueurs doit gagner tout l’enjeu et l’autre tout perdre, jusqu’aux premières, où il est a priori impossible de savoir qui va gagner. Mais bientôt, Pascal écrit à Fermat qu’il craint que sa méthode ne soit vicieuse, et entreprend une discussion précise de la manière dont Fermat procède à l’aide des combinaisons, ce qui contraint Fermat à s’expliquer de manière plus claire. Bientôt les deux amis déterminent le point sur lequel leurs méthodes diffèrent, et constatent qu’elles mènent cependant au même résultat. Cette fois, la discussion ne produit pas de conflit : Fermat écrit le 29 août : « Nos coups fourrés continuent toujours et je suis aussi bien que vous dans l’admiration de quoi nos pensées s’ajustent si exactement qu’il semble qu’elles aient pris une même route et un même chemin » 53 . Puis le 25 septembre : « N’appréhendez pas que notre convenance se démente : vous l’avez confirmée vous-même en pensant la détruire, et il me semble qu’en répondant à M. de Roberval pour vous, vous avez aussi répondu pour moi » 54 . Naturellement, cette règle comporte sa casuistique : Fermat, par exemple, a lancé plusieurs défis sur des équations qui correspondaient à des 53 OC II, éd. J. Mesnard, p. 1153. 54 OC II, éd. J. Mesnard, p. 1155. Dominique Descotes 50 cas impossibles, de sorte qu’elles représentaient bien des cas qu’il n’avait pas résolus. Mais il est clair que saisir l’impossibilité d’un cas est bien une façon de le résoudre, et Fermat savait ce qu’il en était. Naturellement, il peut arriver que l’on signale que l’on croit une proposition vraie, mais que l’on n’a pas encore réussi à la démontrer pleinement parce qu’elle est fausse. C’est ce qui arrive à Fermat, lorsque dans sa lettre à Pascal, il lui indique « une propriété de la vérité de laquelle il répond », et que pourtant il n’a pas démontrée, et pour cause : « les puissances carrées de 2, augmentées de l’unité, sont toujours des nombres premiers » 55 . Pour éviter les conflits de priorité, une règle recueille en principe un accord général : la règle de première publication. Une invention n’appartient pas nécessairement au premier qui l’a énoncée, mais au premier qui l’a publiée et fait connaître aux autres savants. Nous avons vu que, dans la Lettre à Sluse, Pascal a ironiquement loué Roberval de la respecter scrupuleusement (après tout, c’est peut être un moyen de le ramener à l’honnêteté). Cette règle offre un critère simple et difficilement contestable pour l’attribution d’une invention. Cependant elle a aussi sa casuistique, et les objections ne sont que trop visibles. Car que signifie la première publication, en un temps où les revues scientifiques n’existent pas, où l’impression des livres est extrêmement coûteuse, et où les livres se répandent fort difficilement ? Les contemporains de Pascal préfèrent le mot production. La notification d’une invention ne peut se faire que par la voie des correspondances ou par le biais des groupes. C’est ainsi que Roberval et Fermat recommandent leur priorité sur certaines découvertes par le fait qu’ils les ont signalées par une lettre à l’académie Mersenne. Et c’est un argument qui ne manque pas de valeur, quand on connaît l’habitude du P. Mersenne de diffuser les inventions qui lui sont signalées aux quatre coins de l’Europe. Mais après tout, que vaut la garantie de l’académie Le Pailleur auprès des groupes anglais ? Les choses ne changeront que lorsque l’Académie des sciences aura été fondée. Cela dit, cette règle est beaucoup moins formaliste qu’il peut paraître. Elle tient compte d’une réalité connue de tout le monde, savoir que l’on trouve toujours un précédent à quelque découverte qui soit, mais que ce n’est pas toujours au premier qui a énoncé une proposition que l’on peut attribuer la gloire de la découverte. Pascal l’a dit sur un sujet qui ne relève pas des mathématiques, mais dont nous allons voir qu’il s’y étend aisément. Dans De l’esprit géométrique, Pascal rappelle que le Cogito a été énoncé bien avant le XVII e siècle par saint Augustin. Il n’en considère pas moins que la priorité en revient à un moderne, comme il l’indique dans un passage qui 55 Lettre de Fermat à Pascal 29 août 1654, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1154-1155. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 51 mérite d’être longuement cité : « Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte ; et c’est pour quoi l’incomparable auteur de l’Art de conférer s’arrête avec tant de soin à faire entendre qu’il ne faut pas juger de la capacité d’un homme par l’excellence d’un bon mot qu’on lui entend dire [...]. » Je voudrais demander à des personnes équitables si ce principe : La matière est dans une incapacité naturelle invincible de penser, et celui-ci : Je pense, donc je suis, soient en effet une même chose dans l’esprit de Descartes et dans l’esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant. En vérité je suis bien éloigné de dire que Descartes n’en soit pas le véritable auteur, quand même il ne l’aurait appris que dans la lecture de ce grand saint. Car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d’une physique entière, comme Descartes a prétendu faire. Car, sans examiner s’il a réussi efficacement dans sa prétention, je suppose qu’il l’ait fait, et c’est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi différent dans ses écrits d’avec le même mot dans les autres qui l’ont dit en passant, qu’un homme mort d’avec un homme plein de vie et de force. Tel dira une chose de soi-même sans en comprendre l’excellence, où un autre comprendra une suite merveilleuse de conséquences qui nous font dire hardiment que ce n’est plus le même mot, et qu’il ne le doit non plus à celui d’où il l’a appris, qu’un arbre admirable n’appartiendra pas à celui qui en aurait jeté la semence, sans y penser et sans la connaître, dans une terre abondante qui en aurait profité de la sorte par sa propre fertilité. Les mêmes pensées poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur : infertiles dans leur champ naturel, abondantes étant transplantées 56 . Pascal est d’ailleurs lui-même un excellent exemple de cette maxime, ne serait-ce que par l’invention du triangle arithmétique. Il n’en connaît probablement pas les précédents chinois et arabes. Mais il sait vraisemblablement que Jean Trenchant, Stifel, Tartaglia, Cardan, Hérigone et Albert Girard ont construit des tableaux numériques proches de son Triangle arithmétique 57 . Et il y a un auteur dont on est sûr qu’il l’a lu, c’est le P. 56 De l’esprit géométrique, II, De l’art de persuader, OC III, éd. J. Mesnard, p. 423-425. Pascal fait écho à MONTAIGNE, Essais, III, 8, De l’art de conférer, éd. Balsamo et alii, Pléiade, p. 981 sq. 57 M. Le Guern classe Maurolico parmi les auteurs qui ont inspiré Pascal, parce que Pascal le cite dans les Lettres de A. Dettonville. Mais ces Lettres sont de plusieurs Dominique Descotes 52 Mersenne, auteur du traité Des chants dans son Harmonie universelle, qui donne une table quasi identique pour la disposition. Pascal ne cite guère ces auteurs, parce qu’il ne veut pas passer pour un érudit, mais surtout parce que si ses prédécesseurs ont bien construit des tableaux de nombres figurés, il est le seul à avoir montré les Usages du Triangle arithmétique, c’est-à-dire son application aux ordres numériques, aux combinaisons, aux partis, et aux sommes de puissances. Reste qu’il a fallu élaborer dès cette époque une sorte de code pour régler la concurrence entre géomètres. C’est ce qui fait l’importance du concours sur la roulette lancé par Pascal en 1658, où Pascal crée une sorte de droit qui s’impose également aux concurrents et à l’organisateur responsable du concours. Le principe fondamental, qui commande tous les autres, est que l’organisateur d’un concours est obligé d’employer les moyens les moins dommageables, et doit autant que possible instituer les clauses les plus favorables aux concurrents 58 . Aussi Pascal donne-t-il les instructions suivantes. Primo, il a dû préciser certains points d’ordre purement mathématique. Il a dû répondre à une question technique : la première circulaire portait-elle sur la cycloïde ordinaire, ou fallait-il aussi traiter la cycloïde allongée et la cycloïde raccourcie ? Pascal répond que, comme lorsque l’on connaît la première courbe, il n’est pas difficile d’étendre les résultats aux autres, les concurrents peuvent se contenter de traiter la roulette simple: « quiconque aura résolu nos problèmes pour elle seule aura fait de quoi nous donner toute satisfaction » 59 . Une autre condition répondait à une question plus délicate : fallait-il considérer comme donnée la raison de la base de la cycloïde à sa hauteur, ou pouvait-on se dispenser de résoudre ce point ? Il suffit de regarder la figure pour que la réponse s’impose : Figure 5. La roulette années postérieures, et le tableau des nombres figurés construit par Maurolico n’a pas grand chose à voir avec le Triangle de Pascal. 58 PERELMAN Chaïm , Logique juridique, Nouvelle rhétorique, Paris, Dalloz, 1976, p. 92. 59 OC IV, éd. J. Mesnard, p. 195. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 53 Si l’on suppose que le cercle générateur roule sans glisser, la base AFD de la roulette est égale à la circonférence FCF du cercle générateur, et de même la demi-base AF à la demi-circonférence FC du cercle. D’autre part, la hauteur FC de la roulette est identique au diamètre CGF du cercle générateur. Or le rapport de la circonférence du cercle, soit 2πR, à son diamètre 2R, fait intervenir le nombre π 60 . Quant à la surface de la roulette elle-même, Roberval, Descartes et d’autres ont montré qu’elle est triple du cercle générateur, ce qui fait aussi intervenir π. En d’autres termes, il s’agit de la quadrature du cercle, dont on commençait à se douter qu’elle n’était pas possible. Pascal devait donc de toute nécessité confirmer aux concurrents qu’il considérait cette relation comme donnée, de peur qu’ils ne se découragent au seuil même de la recherche. D’autres règles visaient à faciliter la participation au concours. Sur les huit problèmes mis au concours au mois de juin 61 , Pascal restreint certaines demandes afin de faciliter le travail des concurrents : dans la première circulaire, il ne demande pas un calcul complet, mais seulement de montrer « que, pour les problèmes posés, les données sont réunies » 62 , ce qu’il fera d’ailleurs lui-même dans les Lettres de A. Dettonville. Il réitère cette demande dans sa seconde circulaire en invitant « les savants géomètres à traiter nos problèmes avec le souci de la commodité et de l’agrément : qu’ils écartent tout ce qui n’a rien à voir avec la pénétration de l’esprit, seule qualité dont nous faisons grand cas et que nous nous sommes proposé d’éprouver et de couronner : qu’ils écartent tant le calcul entier des nombreux cas demandés que la rédaction complète des solutions, toutes choses qui ne dépendent pas de la force de l’esprit, mais de circonstances étrangères ». Il demande même seulement, pour qu’un concurrent puisse 60 La notation π n’est pas connue de Pascal, ni le fait que c’est un nombre : il s’agit d’un rapport. Voir OC IV, éd. J. Mesnard, p. 195. Pascal y reviendra dans les Lettres de A. Dettonville. 61 Il s’agit de donner la quadrature de la cycloïde, son centre de gravité, et les dimensions des solides engendrés par la révolution de son espace autour d’une ordonnée parallèle à la base, et autour de l’axe, ainsi que les centres de gravité des solides. Enfin, on demande le centre de gravité des demi-solides coupés par un plan passant par l’axe. Voir OC IV, éd. J. Mesnard, p. 170. 62 OC IV, éd. J. Mesnard, p. 191. Dominique Descotes 54 prétendre au prix, qu’il donne le cas particulier le plus difficile, celui du centre de gravité des demi-solides 63 . Les circonstances du concours l’amèneront à préciser que les concurrents peuvent, s’il leur est possible, soumettre leur méthode avec les calculs correspondants, mais que le jury admettra l’envoi de la méthode sans le résultat, et même, sous réserve qu’il soit juste, le calcul seul du cas particulier. Le déroulement du concours a montré à Pascal qu’il fallait être plus précis encore, car certains concurrents trouvaient encore moyen de récriminer. Le jésuite Antoine de Lalouvère, qui s’était mis en marge du concours sous prétexte que son état religieux lui interdisait d’y participer, mais qui prétendait tout de même que sa contribution soit examinée par le jury, avait envoyé des résultats, mais sans vouloir révéler sa méthode. Il avait aussi reconnu que son calcul était faux, mais il prétendait avoir le véritable par devers lui. Comme il donnait aussi lieu de soupçonner qu’il avait eu connaissance de résultats dus à Roberval, on le somma de fournir ses calculs, au besoin cryptés ; mais il refusa et prétendit ne révéler sa méthode et ses calculs qu’après que Pascal eût dévoilé les siens. Aussi s’attira-t-il un jugement sévère : les calculs que Lalouvère avait produits étant faux, ils ne lui donnaient pas droit de prétendre qu’il possédait le vrai. Ceux qui ont produit des calculs faux, écrit Pascal, « ne l’ont fait que pour gagner par là le temps de chercher à loisir ce qu’ils n’avaient pas encore trouvé, et ce qu’ils veulent être réputés avoir trouvé depuis le jour qu’ils avaient envoyé leur fausseté, s’ils y peuvent arriver ensuite par quelque voie et en quelque temps que ce soit » 64 . Nous reviendrons plus bas sur la suite des événements. Une autre clause suscita une controverse plus douteuse. C’est un principe de droit difficilement contestable que qui favorise défavorise 65 . Pascal avait au départ tenté d’accorder aux concurrents les meilleures conditions de participation. En fait, certains participants, parmi lesquels il faut certainement compter John Wallis, se sont appuyés sur ce principe pour récriminer encore, non sans quelque raison à première vue. Ils se plaignaient du fait que les contributions devaient être enregistrées à l’arrivée du courrier à Paris, au domicile de Carcavy, et non plutôt au départ, sous prétexte qu’il était possible « que leurs lettres, quoique écrites avant le 1 er octobre, soient très longtemps en chemin, soit par les incommodités de la saison, soit par celles de la guerre, soit enfin par les tempêtes de mer qui peuvent arrêter, et même faire périr les vaisseaux qui 63 OC IV, éd. J. Mesnard, p. 196-197. 64 OC IV, éd. J. Mesnard, p. 203. 65 PERELMAN Charles, Logique juridique, Nouvelle rhétorique, Paris, Dalloz, 1976, p. 92. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 55 les portent, auquel cas ils seraient recevables d’envoyer de secondes lettres, pourvu qu’elles eussent de bonnes attestations de leurs officiers publics qu’elles fussent conformes aux premières » 66 . Pascal pourtant a réagi en sens contraire en vertu du même principe, en répondant que cette revendication rendait le concours quasi impossible et désavantagerait tout les concurrents. Le fondement de sa réponse est que l’on ne peut pas admettre des demandes qui n’ont pas de bornes 67 . Si Pascal avait répondu favorablement à la demande de Wallis, il aurait été « suspect d’avoir proposé une chimère en proposant les prix », puisqu’il aurait pu « ne les donner jamais, et que, quiconque se fut présenté au 1 er octobre avec ses solutions » pouvait être remis « dans l’attente de quelque vaisseau qui, ayant eu le vent favorable en portant mes écrits, pouvait l’avoir contraire, ou même être péri, en rapportant les réponses. Et même ceux qui auraient gagné les prix en se trouvant les premiers entre ceux dont on a reçu les solutions au 1 er octobre ne seraient jamais en assurance d’en pouvoir jouir, puisqu’ils leur pourraient être toujours contestés par d’autres solutions qui pourraient arriver tous les jours première en date, et qui les excluraient sur la foi des signatures des bourgmestres et officiers de quelque ville à peine connue du fond de la Moscovie, de la Tartarie, de la Cochinchine ou du Japon ». En d’autres termes, Pascal considère qu’accorder des délais supplémentaires aux concurrents éloignés rendrait la clôture du concours impossible, et défavoriserait tous les concurrents pour en favoriser quelques-uns. Il répond donc qu’il a voulu « agir avec bien plus de clarté, de sûreté et de promptitude » en établissant une date de clôture commune à tous, avec enregistrement à l’arrivée à Paris, chez Carcavy, et non à l’envoi. Pascal conclut ce plaidoyer sur ce point en invoquant le droit de l’organisateur souverain du concours, dont il est responsable sur ses propres biens : Je sais bien qu’en cela il y a quelque avantage pour les Français et surtout pour ceux de Paris ; mais, en faisant faveur aux uns, je n’ai pas fait d’injustice aux autres. [...] Je ne règle autre chose que la dispensation des prix, lesquels venant de ma pure libéralité, j’ai pu disposer des conditions avec une entière liberté. Je les ai établies de cette sorte ; personne n’a sujet de s’en plaindre ; je ne devais rien aux Allemands, ni aux Moscovites ; je pouvais ne les avoir offerts qu’aux seuls Français ; j’en puis proposer d’autres pour les seuls Flamands, ou pour qui je voudrai. 66 OC IV, éd. J. Mesnard, p. 198. 67 PERELMAN Chaïm, Logique juridique, Nouvelle rhétorique, p. 94. Dominique Descotes 56 Conclusion de ce remarquable plaidoyer : « J’y ai néanmoins agi le plus également que j’ai pu ; et si les conditions sont plus favorables aux Français qu’aux autres, ce n’a été que pour éviter de plus grandes difficultés et des injustices tout évidentes » 68 . Ceux qui ne seraient pas satisfaits des règles du jeu n’ont nulle obligation d’y participer. Comme tout contentieux engendre ses tricheurs, Pascal a dû réagir aux menées qui tendaient à tourner les règles du concours. Bientôt, les récriminations du P. Lalouvère devinrent excessives, exigeant d’être soumis au jury sans participer au concours et dissimulant toujours ses méthodes et ses résultats tant que Pascal n’aurait pas d’abord fourni les siens. Pascal avait de surcroît de bonnes raisons de penser que le jésuite avait reçu des aides de la part de Fermat. Pour fermer la bouche au P. Lalouvère, il attendit le moment de diffuser l’Histoire de la roulette, pour annoncer qu’il prolongeait le délai de clôture de trois mois, notant au passage que cette nouvelle devait être favorable à Lalouvère, puisqu’elle lui laissait un supplément pour achever ses recherches. Le jésuite persista au contraire dans ses exigences. Pascal communiqua alors l’introduction imprimée de ses traités avec l’un de ses résultats à différents mathématiciens ; Lalouvère constata que son résultat répondait avec celui de Pascal. Il referma le piège sur lui-même en publiant immédiatement tous les autres. Le malheur voulut qu’ils soient grossièrement faux, ce qui acheva de le couvrir de ridicule et de clore la contestation, comme Pascal l’écrivit avec sévérité dans la Suite de l’Histoire de la roulette et une brève Addition. Il arrive également que loin de se limiter à des simples disputes, certains conflits débouchent sur de véritables plaintes en justice et en démarches juridiques réelles. Girard Desargues avait pris l’habitude de proposer aux ouvriers des cours de perspective, avec les applications à l’architecture, la gnomonique, et la coupe des pierres, en langue vernaculaire, plutôt qu’en langage technique. Il se heurtait ainsi aux patrons et maîtres maçons, fâchés de voir leurs secrets divulgués à ceux qui pouvaient devenir des concurrents. Il se heurta non seulement aux pratiques du compagnonnage, mais aussi à certains géomètres qui estimaient que c’était avilir la géométrie que de l’exprimer dans un langage populaire. Dès 1640, Desargues dut faire face à des accusations de plagiat dans des pamphlets violents composés par Beaugrand, Vaulezard, et Jacques Curabelle. Des affiches furent placardées contre lui, et Desargues même envoya à Curabelle une sommation par 68 Troisième circulaire, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 198-199. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 57 sergents et une requête au Parlement pour lui faire rentrer ses insultes dans la gorge 69 . Du point de vue rhétorique, certains ouvrages s’apparentent de manière frappante à des factums ou à des plaidoyers. L’exemple le plus caractéristique, jusque dans ses excès, est la lettre ouverte que Roberval a envoyée à Torricelli en 1647, pour faire valoir ses droits sur les inventions qu’il revendiquait. Quoiqu’annoncée à plusieurs reprises en 1646 et 1647, elle ne fut jamais remise à Torricelli, qui mourut avant de la recevoir. Le ton en est, selon Jean Mesnard, solennel et moralisateur 70 . Roberval s’y défend, dates à l’appui, sur ses travaux relatifs à la trochoïde et sur la méthode des indivisibles qu’il lui a appliquée. Il cède à Cavalieri sur la date l’invention des indivisibles, mais il passe immédiatement à l’attaque, en remarquant que la méthode de l’Italien pèche contre les principes de la géométrie parce qu’elle procède par les hétérogènes, alors que la sienne est pleinement légitime parce qu’elle s’en tient aux homogènes 71 . Sont ensuite passés en revue tous les sujets sur lesquels Roberval revendique priorité et propriété : propositions sur la spirale, sur les sommes de puissances, sur les centres de gravité, la loxodromie et sur certaines constructions paradoxales comme le solide hyperbolique aigu et les courbes quadratrices dites robervaliennes, ce qui lui permet de signaler au passage certaines bourdes de Torricelli. Il lui arrive de rejeter la responsabilité d’une erreur sur le P. Mersenne, qui aurait selon lui été victime d’une hallucination, ce qui lui permet de transformer un différend en malentendu. Dans ce long plaidoyer, Roberval passe 69 DESCOTES Dominique, « La chicane chez les géomètres », in Justice et force. Politiques au temps de Pascal, Klincksieck, 1996, p. 141-159. Voir DESARGUES Girard, Œuvres, éd. Poudra, 2 vol., Paris, Leiber, 1864 ; et TATON René, L’œuvre mathématique de Girard Desargues, Paris, Presses Universitaires de France, 1951. DHOMBRES Jean et Joël SAKAROVITCH, Desargues en son temps, Blanchard, Paris, 1994. 70 OC IV, éd. J. Mesnard, p. 162. 71 JULLIEN Vincent, « Les indivisibles de Roberval, une « petite différence » de doctrine, une moisson de résultats », in FESTA E., JULLIEN V. et TORRINI M., Géométrie, atomisme et vide dans l’école de Galilée, Fontenay/ Saint-Cloud, ENS Editions, 1999, p. 55-77. On procède par les homogènes en comparant des corps géométriques de même nature, des lignes entre elles, des surfaces entre elles, ou des solides avec des solides. Mais on procède par les hétérogènes quand on prétend composer des grandeurs avec des grandeurs qui comportent une dimension de moins qu’elles, par exemple en présentant une surface comportant longueur et largeur, comme une somme de lignes qui ont une longueur, mais pas de largeur. Sur ce débat, voir BOYER Carl B., The History of the Calculus and its conceptual Development, Dover, New York, 1959, et JULLIEN Vincent (dir.), Seventeenth century indivisibles revisited, Heidelberg, Birkhäuser, 2015. Dominique Descotes 58 discrètement sur certains sujets sur lesquels il a peut-être été moins net qu’il ne le prétend. L’ensemble s’achève sur une proposition de conciliation, à laquelle Torricelli, n’a pas pu répondre. Il faudrait pour être complet souligner qu’en l’occurrence, l’Histoire de la roulette de Pascal, composée en latin, mais aussi en français, dépasse en intérêt littéraire la lettre de Roberval contre Torricelli, qui tout ouverte qu’elle soit, n’engageait aucune action, et que l’usage du latin réservait aux doctes. Le texte de Pascal, avec la Suite de l’Histoire de la roulette et l’Addition à la suite de l’Histoire de la roulette, se présentait comme un écrit à rebondissement, et dont le style rappelait les Provinciales : Les matières de géométrie sont si sérieuses d’elles-mêmes qu’il est avantageux qu’il s’offre quelque occasion pour les rendre un peu divertissantes. L’histoire de la roulette avait besoin de quelque chose de pareil, et fût devenue languissante si on n’y eût vu autre chose sinon que j’avais proposé des problèmes avec des prix, que personne ne les avait gagnés, et que j’en eusse ensuite donné moi-même les solutions, sans aucun incident qui égayât ce récit, comme est celui que l’on va voir dans ce discours 72 . La suspension d’intérêt de ce que Pascal présente comme un petit roman géométrique pouvait aisément toucher un public beaucoup plus large que le monde des doctes. IV. Les géomètres comme écrivains La production scientifique actuelle, marquée par le recours massif au langage symbolique a l’avantage de permettre une mise en commun générale des recherches, qui est un puissant instrument d’investigation, d’invention et d’avancée du savoir. On peut en revanche écrire sans paradoxe que la production mathématique des XVI e et XVII e siècles est au contraire marquée par une ambition proprement littéraire. Les traités de mathématiques du XVII e siècle ne sont pas seulement des ouvrages scientifiques : ce sont aussi des œuvres littéraires. Revenons un moment sur la nature de l’honnête homme. La notion de l’honnêteté découle d’une certaine conception de la nature humaine. « L’homme est plein de besoins », écrit Pascal : « il n’aime que ceux qui peuvent les remplir tous. C’est un bon mathématicien dira-t-on, mais je n’ai que faire de mathématique ; il me prendrait pour une proposition. C’est un bon guerrier : il me prendrait pour une place assiégée. Il faut donc un honnête homme qui puisse s’accommoder à tous mes besoins générale- 72 OC IV, éd. J. Mesnard, p. 238. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 59 ment 73 . » L’entreprise ne va pas de soi. On se rappelle la déception dont Pascal fait état dans les Pensées : « J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres à l’homme, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en l’ignorant 74 . » Cette honnêteté qui agrée au lecteur commence avec la présentation de soi. Les canons du style géométrique grec, réduisent la personne de l’auteur à une quasi-absence. Les modernes, eux, comme Pascal, Mydorge, Tacquet s’accordent plus de présence à l’aide des avertissements (monita) et scolies. Mais Descartes va beaucoup plus loin lorsqu’il compose une Géométrie à la première personne : associée aux Essais, elle présente un auteur qui a vécu et tiré de son éducation, de ses voyages et de ses méditations le projet d’une vie consacrée à la recherche scientifique 75 . C’est aussi, quoique avec moins d’art, le cas de certains ouvrages de Marin Mersenne. Son premier exploit, les 1000 pages en latin sur deux colonnes des Quaestiones celeberrimae in Genesim 76 ne pouvaient guère toucher le public. Ce sont probablement ses supérieurs qui ont eu le bon sens de lui commander d’en recycler certaines parties dans deux ouvrages apologétiques de dialogue en français, L’impiété des déistes et La vérité des sciences 77 . Mais Mersenne semble avoir conservé ensuite le souci 73 Pensées, Laf. 605, Sel. 502. 74 Pensées, Laf. 687, Sel. 566. 75 Voir DESCOTES Dominique, « Aspects littéraires de la Géométrie de Descartes », Archives internationales d’histoire des sciences, Brepols, vol. 55, n° 154, juin 2005 p. 163-191. 76 MERSENNE Marin, Quaestiones celeberrimae in Genesim, cum accurata textus explicatione. In hoc volumine athei, et deistae impugnantur, et expugnantur, et Vulgata editio ab haereticorum calumniis vindicatur. Graecorum, et Hebraeorum musica instauratur. Francisci Georgii Veneti cabalistica dogmata fuse refelluntur, quae passim in illius problematibus habentur. Opus theologis, philosophicis, medicis, jurisconsultis, mathematicis, musicis vero, et catoptricis praesertim utile. Cum indice... Lutetiae Parisiorum, sumptibus Sebastiani Cramoisy… 1623. 77 MERSENNE Marin, L’Impiété des déistes, athées et libertins de ce temps, combattue et renversée de point en point par raisons tirées de la philosophie, et de la théologie, ensemble la réfutation du Poème des Déistes, 2 tomes in-8°, Paris, Bilaine, 1624 ; L’impiété des déistes, édition et annotation par Dominique Descotes, Paris, Champion, 2005. MERSENNE Marin, La vérité des sciences, contre les sceptiques ou pyrrhonniens, Paris, Toussaint du Bray, 1625 ; La Vérité des sciences, contre les sceptiques ou pyrrhoniens, éd. Dominique Descotes, Paris, Champion, 2003. Dominique Descotes 60 du contact avec le monde. Les Questions de 1634 78 présentent des problèmes curieux, voire « inouïs » sous forme d’exposé bref, mais qui introduit à des prolongements scientifiques sérieux. On y trouve même des passages sur l’affaire Galilée, ce qui n’est pas insignifiant. Tout aussi significatif est, dans le gros volume français de L’harmonie universelle, qui n’est assurément pas un ouvrage de vulgarisation, la présence d’un livre intitulé De l’utilité de l’harmonie et des autres parties des mathématiques, où Mersenne tente d’amener les lecteurs à comprendre qu’il « n’y a quasi nul art, nulle science, ou profession, à qui l’harmonie et les livres précédents ne puissent servir » 79 . Les prédicateurs, les orateurs, les généraux de l’artillerie, les ingénieurs et même les rois et les plus grandes puissances de la terre peuvent, selon le minime, en tirer quelque utilité : instruction morale et politique, ou aide à la vie spirituelle et à l’oraison. On peut rester sceptique sur la manière dont Mersenne veut persuader les prédicateurs qu’ils trouvent dans Euclide, Apollonius et Archimède des sujets de sermons, mais le souci de l’utilité n’en est pas moins présent dans ce gros ouvrage. Ménager l’amour propre Ce projet suppose que l’on offre de l’auteur et de son lecteur une image réévaluée. Pascal s’inscrit contre l’habitude qui consiste à exagérer le prestige des anciens et à déprécier les modernes. Dans la Préface au traité du vide, il s’oppose dès 1651 à des géomètres qui, tel le P. Lalouvère, humaniste soucieux de ravaler les méthodes modernes sous l’autorité de la géométrie ancienne, et auteur d’un Veterum Geometria promota in septem de 78 MERSENNE Marin, Questions inouïes ou Récréation des savants. Qui contient beaucoup de choses concernant la Theotie, la Philosophie et les mathématiques, chez Jacques Villery, Paris, 1634 ; Questions harmoniques, dans lesquelles sont contenues plusieurs choses remarquables pour la physique, pour la morale et pour les autres sciences, Jacques Villery, Paris ; Questions théologiques, physiques, morales, et mathématiques. Où chacun trouvera du contentement, ou de l’exercice, A Paris, chez Henry Guénon, 1634 ; Les préludes de l’Harmonie universelle ou Questions curieuses utiles aux prédicateurs, aux théologiens, aux astrologues, aux médecins et aux philosophes. Composées par L. P. M. M., à Paris, chez Henri Guénon ; Questions inouïes, Questions harmoniques, Questions théologiques, Les Méchaniques de Galilée, Les préludes de l’Harmonie universelle, éd. André Pessel, Paris, Fayard, 1985. 79 Première proposition, p. 1. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 61 Cycloide Libris et in duabus adjectis Appendicibus 80 , accordent aux Grecs un prestige excessif et stérilisant. La Préface de Pascal au Traité du vide soutient au contraire que les anciens ne méritent pas une soumission servile. Ils doivent être imités, mais dans leur audace : « car qu’y a-t-il de plus injuste que de traiter nos anciens avec plus de retenue qu’ils n’ont fait ceux qui les ont précédés, et d’avoir pour eux ce respect inviolable qu’ils n’ont mérité de nous que parce qu’ils n’en ont pas eu un pareil pour ceux qui ont eu sur eux le même avantage ? » 81 Pascal regrette que les opinions « qu’on produit dans la physique, [...] semblent devoir être convaincues de fausseté dès qu’elles choquent tant soit peu les opinions reçues : comme si le respect qu’on a pour les anciens philosophes était de devoir ». Cette position aboutit à une sorte de lâcheté intellectuelle dans un domaine où l’entendement humain a la liberté de progresser de façon autonome. Il ne faudrait pas le pousser beaucoup pour dire que cette pusillanimité tourne en réalité l’autorité des anciens en une tyrannie sournoise. La Préface de Pascal tend à rendre au lecteur moderne la fierté de sa situation. « L’éclaircissement de cette différence nous doit faire plaindre l’aveuglement de ceux qui rapportent la seule autorité dans les matières physiques, au lieu du raisonnement et des expériences [...]. Il faut relever le courage de ces timides qui n’osent rien inventer en physique » comme en mathématique. On ne doit de l’admiration à Archimède que pour son ambition dans la recherche et pour ce qu’il y a accompli 82 . Mais les modernes peuvent contredire les anciens sans les mépriser, ce qui définit selon lui une forme d’honnêteté intellectuelle : C’est de cette façon que l’on peut aujourd’hui prendre d’autres sentiments et de nouvelles opinions sans mépris et [...] sans ingratitude, puisque les premières connaissances qu’ils nous ont données ont servi de degré aux nôtres, et que dans ces avantages nous leur sommes redevables de l’ascendant que nous avons sur eux [...]. Notre vue a plus d’étendue, et, quoiqu’ils connussent aussi bien que nous tout ce qu’ils pouvaient remarquer de la nature, ils n’en connaissaient pas tant néanmoins, et nous voyons plus qu’eux 83 . 80 Veterum Geometria promota in septem de Cycloide Libris et in duabus adjectis Appendicibus, Autore Antonio Lalovera, Societatis Jesu, Toulouse, apud Arnaldum Colomerium, 404 p., 1660. 81 Préface au traité du vide, OC II, éd. J. Mesnard, p. 780. 82 Préface au traité du vide, OC II, éd. J. Mesnard, p. 779-780. 83 Préface au traité du vide, OC II, éd. J. Mesnard, p. 781. Dominique Descotes 62 Veiller à l’intérêt des lecteurs A cet appel à la liberté de l’esprit répond du côté de l’auteur le souci d’écrire pour l’intérêt de ceux qui le lisent. Pascal l’affiche explicitement dans les Lettres de A. Dettonville à l’égard de ses correspondants. La Lettre à M. de Sluse, par exemple, traite du solide formé par le moyen d’une spirale autour d’un cône 84 . Pourquoi cet étrange solide ? « C’est une solution que j’aime », écrit Pascal à Sluse, « parce que j’y suis arrivé par le moyen de vos lignes en perle, et que tout ce qui vous regarde m’est cher » 85 . En appliquant ces lignes en perle au solide de la spirale, Pascal montre que non seulement l’invention en appartient à Sluse, mais qu’elle a des applications originales, ce qui n’a pas dû déplaire au chanoine. Le même Pascal-Dettonville consacre aussi sa Lettre à M. ADDS à la comparaison des portions de la spirale et de la parabole, menée à la manière des anciens pour répondre à certaines réserves d’Arnauld à l’égard des indivisibles. Figure 6. Spirale tournée autour d’un cône La volonté de plaire et d’être utile ne se borne pas du reste aux seuls contemporains. Elle s’étend à l’avenir : non sans humour, Descartes conclut sa Géométrie en ces termes : « J’espère que nos neveux me sauront gré, non seulement des choses que j’ai ici expliquées, mais aussi de celles que j’ai omises volontairement, afin de leur laisser le plaisir de les inventer » 86 . 84 OC IV, éd. J. Mesnard, p. 537-539. Voir l’étude de MERKER Claude, « Pascal et la Dimension d’un solide formé par le moyen d’une spirale autour d’un cône », Courrier du Centre International Blaise Pascal, n° 31, Clermont-Ferrand, 2009, p. 6- 16. 85 OC IV, éd. J. Mesnard, p. 532. 86 AT VI, p. 485. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 63 La recherche d’une rhétorique honnête Cette recherche de l’honnêteté mathématique passe aussi par des préoccupations stylistiques et rhétoriques. Il n’existe pas à l’époque de norme d’expression uniformément reçue ni de langage de travail standard. Le symbolisme de l’algèbre dite cossique, que nous avons aujourd’hui oublié parce que les notations cartésiennes l’ont frappé d’obsolescence, est né de la nécessité de ne pas rendre immédiatement lisibles certaines démonstrations, pour ne pas priver ceux qui les maîtrisaient du profit qu’ils en tiraient. Du reste, la dispersion des mathématiciens les réduisait à pratiquer des écritures symboliques personnelles, qui rendaient la communication difficile. On peut se faire une idée de la variété de ces symbolismes par le tableau que Wallis a inséré dans sa Mathesis universalis 87 . On y voit par exemple que ce que nous écrivons à la cartésienne a 7 se transcrit chez Viète Aqqc, mais aussi par différents autres signes cossiques. Figure 7. Signes cossiques selon Wallis 87 WALLIS John, Opera, I, Mathesis universalis, Cap. XI, De notatione algebrica, p. 55. Dominique Descotes 64 Figure 8. Une page du Cursus de Hérigone Un autre exemple est la tentative de Pierre Hérigone, dont le Cursus mathematicus présente les propositions en latin et en français, et en une expression symbolique propre, à l’intention des pays de langue étrangère. Ce symbolisme ne lui a d’ailleurs pas survécu : on n’use plus depuis longtemps de l’expression 2 ⏐ 2 comme symbole d’égalité. Même Pascal possède un système symbolique propre, mais il se garde bien de l’employer dans ses publications 88 . Ces symbolismes étaient toujours connus au XVII e siècle, mais celui de Descartes s’est substitué à eux, et rapidement imposé partout, essentiellement parce qu’il était le plus lisible 89 . Le symbolisme algébrique a ceci de commun avec le latin qu’il réserve les textes mathématiques à une élite savante. Le monde ne lit guère que le français. On a vu plus haut que Desargues s’adresse à la « société civile » et aux artisans, en son français particulier. Outre le vocabulaire inspiré par la botanique, troncs, branches et rameaux pour désigner une droite coupée par des sécantes, il forge des mots qui parlent plus que les termes anciens, mais suscitent souvent des moqueries de la part d’adversaires comme Beaugrand : égalation remplace chez Desargues parabole, outrepassement ou excédement remplace hyperbole et défaillement remplace ellipse. Descartes use du 88 DESCOTES Dominique, « An unknown mathematical manuscript by Blaise Pascal », Historia mathematica, vol. 37, 3, Elsevier, août 2010. p. 503-534. 89 Voir sur ce sujet le livre de SERFATI Michel, La révolution symbolique. La constitution de l’écriture symbolique mathématique, Paris, Petra, 2005. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 65 français aussi pour mettre la Géométrie en harmonie avec le Discours de la méthode, les Météores et la Dioptrique. Il sent cependant bien que ce choix pose un problème : « Jusqu’ici j’ai tâché de me rendre intelligible à tout le monde ; mais, pour ce traité, je crains qu’il ne pourra être lu que par ceux qui savent déjà ce qu’il y a dans les livres de géométrie » 90 . Adaptation du style Mais ce serait par une illusion d’optique que l’on croirait que seules des raisons sociales conduisent le français à grignoter sur le latin. A l’époque qui nous occupe, l’équilibre du latin et du français constitue plutôt un cas de double langage, dont les géomètres font usage selon les exigences techniques. La situation de Pascal sur ce point est significative. Il a traduit en français les parties les plus nouvelles de son Triangulus arithmeticus latin, celles qui présentent les principes de ses travaux sur les ordres numériques et les combinaisons, et surtout de la toute nouvelle géométrie du hasard qu’il a annoncée à l’Académie Le Pailleur. Dans sa correspondance avec Fermat et dans l’Usage du triangle arithmétique pour faire les partis entre deux joueurs, Pascal exprime en français des concepts pour lesquels il n’existait guère de terminologie. De même les Lettres de A. Dettonville sur la roulette sont entièrement en français, dans un langage techniquement remarquable pour une discipline aussi neuve que la « doctrine des indivisibles » 91 . Mais il ne faudrait pas pour autant prendre cette technique pour une volonté de transporter toutes les mathématiques du latin en français : une bonne moitié du Triangulus arithmeticus latin a été transportée dans le Traité du triangle arithmétique, grâce à un habile réemploi de quelques cahiers de la première impression. Au beau milieu de sa lettre à Fermat du 29 juillet, Pascal décide qu’il lui faut revenir un moment au latin parce que, pour les propositions relatives aux nombres, le français [ne] vaut rien 92 . Contrairement à la géométrie du hasard, la théorie des nombres dispose en effet depuis longtemps d’une nomenclature que son ancienneté a rendue à la fois efficace et familière à tout le monde. La nomenclature des raisons est complexe, et quelque peu revêche : raison alterne, composée, de nombre à 90 AT VI, p. 368. 91 Voir sur ce point MERKER Claude, Le chant du cygne des indivisibles. Le calcul intégral dans la dernière œuvre scientifique de Pascal, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2001, et DESCOTES Dominique, Blaise Pascal. Littérature et géométrie, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2001. 92 OC II, éd. J. Mesnard, p. 1140. Dominique Descotes 66 nombre, multiple, double sesquialtère, multiple surparticulière, multiple surpartiente, raison sesquiquinzième, sesquidixseptième, sesquioctave, sesquiquarte, sousmultiple surparticulière, et ainsi de suite 93 . L’usage du latin n’exclut d’ailleurs pas le renouvellement terminologique, comme en témoignent les expressions de Viète : isomeria, anastrophe, climactice paraplerosis, hypobibasmus, parabolismus, transmutatio prôton escaton, expurgatio per uncias, canonica transmutatio. Mais Kepler, par exemple, désigne les solides par des termes familiers moins cabalistiques comme pomme, olive, prune ou citron. Certains géomètres font un pas de plus en approchant du langage vernaculaire. Pascal n’emploie pas les mots savants trochoïde et cycloïde de Beaugrand et Roberval, il parle plus familièrement de roulette. Même souci de l’alignement sur un langage ordinaire et intelligible lorsqu’il définit l’onglet, traduit de l’ungula latin de Grégoire de Saint-Vincent : onglet désigne ordinairement un assemblage de menuiserie à 45° ; mais le mot provient aussi du grec onyx, qui désigne un sabot. Chez Dettonville, l’onglet est le solide formé par un triligne ABC, coupé à 45° par le plan CAK ; complété par son symétrique par rapport au plan ABC, il forme le double onglet. La construction paraît d’une simplicité élémentaire. Mais lorsque le lecteur apprend que cet onglet peut être considéré comme la somme triangulaire des ordonnées parallèles à CA du triligne BAC, et que le double onglet est la somme des triangles rectangles parallèles KAD, il comprend que cette construction géométrique simple cache une architecture arithmétique qui lui avait échappé au premier regard. Figure 9. Assemblage en onglet de menuiserie 93 On trouve encore ce langage des raisons chez le P. Mersenne. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 67 Figure 10. Onglet de Pascal Figure 11. Double onglet de Pascal La recherche d’un langage intuitif va parfois jusqu’à la galanterie. On a vu que Pascal a appelé ligne en perle la courbe étudiée par Sluse, complétée par sa partie symétrique. Figure 12. Lignes en perle Roberval a appelé une courbe étudiée par Descartes le galand, dont la figure ressemble à un ruban noué en boucles porté par les Mascarille du temps. Dominique Descotes 68 Figure 13. Folium de Descartes ou galand Certaines dénominations ont un caractère publicitaire, comme par exemple la machine arithmétique de Pascal : chacun sait qu’une machine ne peut pas penser. Cela devait infailliblement susciter l’intérêt des curieux. Il en va de même du terme triangle arithmétique, qui contamine les nombres et l’espace, plus brève et frappante que celle de Trenchant : « trigone semé de nombres s’imbolisant [sic] et s’engendrant les uns les autres par un ordre de grandissime considération » 94 . Brièveté Ce n’est pas pour autant du reste que toutes les formes des mathématiques classiques sont alors répudiées. Des qualités comme la brièveté sont au contraire recherchées, car elle favorise l’acquisition d’une vue d’ensemble sur la résolution d’un problème. Si Desargues vante sa méthode pour les coniques, c’est qu’elle permet de traiter en mêmes termes parabole, cercle, ellipse et hyperbole ; l’universalité va alors de pair avec la brièveté, car elle dispense de multiplier les démonstrations. Le Triangle arithmétique de Pascal a 11 pages, pour 19 propositions et un problème, la Lettre à M. ADDS 16 pages et la lettre à Sluse 8 seulement. Le premier livre de la Géométrie de Descartes en a 15. On est loin des 1200 pages de l’Opus geometricum de Grégoire de Saint-Vincent. C’est pourquoi d’ailleurs on évite de multiplier les démonstrations qui traitent une même proposition. Passe qu’un Torricelli propose une vingtaine de démonstrations à l’ancienne de la quadrature de la parabole 95 : la prouesse est impressionnante. Mais lorsque le jésuite André Tacquet s’impose dans ses Cylindrica et annularia de donner deux versions de ses démonstrations, l’une à l’ancienne par les inscriptions et circonscriptions, l’autre selon les « hétérogènes », c’est-à-dire par les indivisibles, parce que, 94 TRENCHANT Jean, Arithmétique, Tiers livre, ch. IV, p. 249, Doctrine générale pour extraire toutes racines, Paris, Jean Regnoul, 1617. 95 TORRICELLI Evangelista, Opera geometrica, Florence, 1644. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 69 malgré ses réserves à leur égard, il sait bien qu’ils sont plus brefs et faciles à comprendre, le doublon n’est pas nécessairement utile. Cette recherche de la brièveté n’est du reste pas toujours sans risque. Pascal a été victime de celle de Fermat dans l’explication de sa méthode pour faire les partis par les combinaisons. Devant les premières explications de Fermat, Pascal réagit en ces termes : « J’eusse eu peine à entendre ce discours-là, si je ne l’eusse su de moi-même auparavant » 96 . Il a fallu qu’à plusieurs reprises Fermat soit obligé de s’expliquer sur sa méthode pour qu’enfin elle devienne vraiment intelligible. Pour être compris entre honnêtes gens, il faut trouver un équilibre entre exactitude et refus de la précipitation. Pascal présente poliment ses objections à Fermat en prenant la précaution de dire « Je suis sûr que je me donnerai à entendre » (contrairement à vous), mais « il me faudra un peu de discours et à vous un peu de patience » (ce que vous n’avez pas fait). L’accord entre les deux amis est bientôt rétabli. Il a sans doute pensé à Fermat lorsqu’il a écrit dans les Pensées : « Trop de longueur et trop de brièveté de discours l’obscurcit » 97 . L’art d’agréer A l’esprit de géométrie, il faut ajouter la captatio benevolentiae et l’art d’agréer, afin que le lecteur sente qu’il y a avantage à suivre la voie qu’on lui propose, plutôt que s’en tenir paresseusement aux procédés anciens. Il suffit de relire la Géométrie pour y discerner les efforts de Descartes pour vanter la clarté et l’aisance que son analyse apporte dans les problèmes les plus difficiles. C’est aussi le cas lorsque Pascal, lorsqu’il entame l’explication des principes paradoxaux qui fondent l’Usage du triangle arithmétique pour faire les partis. Il s’agit pour lui de s’opposer aux idées fausses inspirées aux joueurs par leur amour propre sans pour autant les rebuter : les premières pages sont consacrées à un véritable plaidoyer destiné à persuader les lecteurs que le parti tel que le propose Pascal respecte leur intérêt. « Pour entendre la règle des partis », c’est-à-dire pour procéder à une juste répartition des gains en cas de rupture d’un jeu, « la première chose qu’il faut considérer est que l’argent que les joueurs ont mis au jeu ne leur appartient plus ». Mais comme il n’est pas du tout naturel d’admettre qu’ils « en ont quitté la propriété », Pascal doit expliquer que ces joueurs ont en réalité fait un achat, et qu’ils n’ont en réalité rien perdu : « ils ont reçu en revanche le droit d’attendre ce que le hasard leur en peut donner, suivant 96 OC II, éd. J. Mesnard, p. 1147. 97 Pensées, « Disproportion de l’homme », Laf. 199, Sel. 230. Dominique Descotes 70 les conditions dont ils sont convenus d’abord » 98 . Après quoi Pascal plaide qu’en cas de rupture du jeu, l’intérêt des joueurs demeure indemne : « le règlement de ce qui doit leur appartenir doit être tellement proportionné à ce qu’ils avaient droit d’espérer de la fortune que chacun d’eux trouve entièrement égal de prendre ce qu’on lui assigne ou de continuer l’aventure du jeu ». Et le plaidoyer n’est pas fini : il faut encore, quoique tout joueur soit intimement convaincu que c’est le nombre de parties qu’il a gagnées qui décide de son avantage, qu’il comprenne « qu’il ne faut proprement avoir égard qu’au nombre de parties qui restent à gagner à l’un et à l’autre, et non pas au nombre de celles qu’ils ont gagnées » 99 . La construction littéraire Naturellement, nombre de géomètres continuent à user des formes classiques depuis les Éléments d’Euclide, par définitions, axiomes, propositions, corollaires, etc. Ce ne sont pas nécessairement des rétrogrades. Pascal, par exemple, se sent très à l’aise dans ces formes, dont il sait faire un usage souple et expressif. Mais il sait aussi les adapter : dans la Lettre de Dettonville à Carcavy, par exemple, les démonstrations par propositions et corollaires sont entrelardées d’Avertissements qui expliquent les fondements des indivisibles et des sommes triangulaires et pyramidales. Ces avertissements, dit-il, peuvent être sautés par les connaisseurs, ou lus par ceux qui sont moins versés dans les indivisibles. Cela ne l’empêche pas de varier les rythmes de ces traités et d’y créer des effets de correspondances remarquables. C’est le cas des Lettres à M. ADDS et à Huygens : ces deux lettres ont en commun de traiter toutes deux de la comparaison d’une courbe algébrique, la parabole pour Arnauld, l’ellipse pour Huygens, et d’une courbe transcendante, la roulette pour Huygens et la spirale d’Archimède pour Arnauld. Mais elles sont opposées par leur rythme : la Lettre à M. ADDS use de la méthode des anciens qui n’omet même pas les axiomes les plus évidents, alors que la Lettre à Huygens est écrite tambour battant, accumulant les transformations à un rythme soutenu. Mais des textes comme la Géométrie de Descartes et le Brouillon projet d’une atteinte aux événements des rencontres du cône avec un plan de Desargues se passent de ces formes anciennes. Ces deux ouvrages, qui apportent l’un et l’autre des inventions d’avenir, sont rédigés en un texte continu, dénué de rubriques classiques. Dans les deux cas, ce choix s’explique : la rédaction par définitions, axiomes et propositions convient à un domaine dans lequel 98 L’idée est intuitive quand on pense à l’achat d’un billet de loterie. 99 OC II, éd. J. Mesnard, p. 1308-1310. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 71 un accord général s’est institué. Les Éléments d’Euclide ne sont pas un ouvrage de recherche, mais un manuel composé à partir de travaux antérieurs. Dans ce cas, les divisions classiques se laissent employer avec fruit, particulièrement par des étudiants qui ont besoin d’être solidement cadrés pour comprendre ce qu’est la méthode géométrique. Or dans le cas de Pascal et de Desargues, il s’agit non pas d’une méthode déjà instituée, mais d’une manière complètement différente de prendre les problèmes de la géométrie. Chez Desargues, il s’agit de l’unification des sections coniques, jusque-là étudiées séparément les unes des autres. Pour Descartes, il s’agit d’enseigner le chiffre algébrique d’une analyse nouvelle. Dans ce cas, les cadres rhétoriques classiques ne sont pas à leur place : il faut expliquer quels sont les outils à utiliser, la manière de les employer et leur raison d’être. La chose n’était pas si aisée dans le cas de Descartes, puisqu’il a fallu des commentaires de Schooten et de Florimond de Beaune pour parvenir à expliquer les avantages de la méthode. C’était encore plus difficile pour Desargues, dont le style pouvait gêner un lecteur habitué au lexique ancien : ni division en rubriques classiques, ni appels de figures dans le texte, ni aucune notation algébrique proche de quelque auteur contemporain. Le titre même de Brouillon projet d’une atteinte aux événements des rencontres du cône avec un plan apouvait prévenir défavorablement, quoique Desargues désigne par là un mode d'exposé souple, procédant avec rigueur, du plus simple au plus complexe, mais toujours soumis à révision selon les remarques des lecteurs 100 . On trouve aussi, dans la rédaction des démonstrations des traits qui sont caractéristiques de la recherche du « bon air » et de l’honnêteté, et font des traités de géométrie des ouvrages dont la lecture atteint l’intérêt que suscitent les péripéties d’un roman. On peut en prendre un exemple dans les Lettres de A. Dettonville de Pascal. Dans l’ensemble de la Lettre à Carcavy consacrée à l’étude de la roulette, sans user de fioritures démagogiques, Pascal parvient à éveiller l’intérêt du lecteur même non mathématicien. La polémique avec le P. Lalouvère a suffisamment informé le public que l’enjeu du concours consiste dans la connaissance de la roulette. Le premier traité, la Lettre à Carcavy, pose les fondements, savoir la théorie des sommes triangulaires dont Pascal est l’inventeur. Une somme triangulaire de grandeurs A, B, C, D, E, se construit en prenant A une fois, B 100 LE GOFF Jean-Pierre, « Desargues et la naissance de la géométrie projective », in Desargues en son temps, p. 163 ; MESNARD Jean, « Desargues et Pascal », in op. cit., p. 89. Dominique Descotes 72 deux fois, C trois fois, D quatre fois et E cinq fois, et se présente comme suit : O M N A B C D E A B C D E B C D E C D E D EE Ce qui revient à A + 2B + 3C + 4D + 5E Pascal imagine alors que ces lettres représentent des poids suspendus à un bras de balance MN fixé en O : si on suppose que ces poids sont suspendus à des distances égales, chacun d’eux exerce sur le bras OE une force proportionnelle à sa distance du centre O. Puis Pascal ayant établi ce point, transforme sans transition ce modèle numérique et physique, qui est discontinu, en une grandeur de nature géométrique et continue : un solide qu’il appelle onglet, dont il note que les ordonnées à l’axe AB 101 , parallèles à AC y sont prises comme dans une somme triangulaire. Et il dit sans difficulté que l’onglet ABCK est la somme triangulaire des ordonnées à l’axe AB. Figure 14. Onglet ABC 101 Ces ordonnées dans la méthode des indivisibles, ne sont pas des segments linéaires, mais des rectangles très fins qui, sur la figure 15, sont représentés par les portions (IK.KA), (GH.HK), (FE.EH) du triligne ABC. Chacun est pris un nombre de fois représenté par les hauteurs qui forment les différents étages du solide de l’onglet. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 73 Figure 15. L’onglet comme somme de portions du triligne ABC Pendant cette première partie du traité, le lecteur ne peut pas bien comprendre comment ce début peut amener aux mesures de la cycloïde. Celle-ci fait une brève apparition dans un corollaire, pour disparaître immédiatement, laissant place à une étude des rapports du double onglet avec un quart de cercle tourné autour de son axe. Le Traité des trilignes rectangles et de leurs onglets, qui suit immédiatement, porte sur ces solides. Il ne manque pas de surprendre le lecteur, dans la mesure où Pascal y traite des corps géométriques qui vont jusqu’à quatre, cinq ou six dimensions. Les démonstrations sont très claires, quoique d’une difficulté croissante. Au bout du compte, le lecteur saisit comment les propriétés dégagées permettent de donner les mesures des onglets, mais il ne voit toujours pas venir la cycloïde : il voit bien le chemin, mais il ne sait absolument pas par où il arrivera à la roulette. Les traités qui suivent, Traité des sinus du quart de cercle, Traité des arcs de cercle, Petit traité des solides circulaires continuent de l’instruire, mais toujours pas de roulette. Ce n’est que dans le dernier opuscule, le Traité général de la roulette qu’on en vient enfin à la cycloïde, mais seulement pour un instant : à peine Pascal a-t-il énoncé deux propriétés de cette courbe qu’il en réduit toute la connaissance à celles d’un cercle. Pascal déclare alors que tous les problèmes proposés sur la cycloïde sont à présent faciles à résoudre, à partir de la connaissance du cercle. Le lecteur comprend alors pourquoi il a dû passer par les sinus du quart de cercle et les arcs de cercle, mais il comprend aussi que Pascal ne lui fournit pas les résultats sur un plateau : « Il sera facile sur cela à tout le monde », dit-il, « de trouver les calculs de tous ces cas, par le moyen de ces méthodes », c’est-à-dire de faire tous les calculs qui, quoiqu’il en dise, ne Dominique Descotes 74 sont pas d’une extrême facilité 102 . Fin du suspense, mais on comprend que le travail concret reste à faire. La conclusion est analogue à celle de la Géométrie de Descartes : il faut laisser au lecteur un espace pour exercer ses talents, et ne pas le considérer comme une oie prête à être gavée de calculs sans lui laisser aucune initiative. Mais il ne faut pas croire que les Lettres de A. Dettonville apportent au lecteur un plaisir passager et peut-être stérile. La mesure de la roulette, qui a fait l’objet du concours de 1658, n’est pour Pascal qu’un but secondaire. L’essentiel est à ses yeux que sa méthode des sommes triangulaires, dont on a vu le caractère physique, permet de déterminer les centres de gravité des surfaces et des solides géométriques, et ouvre des perspectives d’avenir en mathématiques. En revanche, le lecteur découvre cette méthode nouvelle à travers une chasse à la roulette qui ne peut manquer d’évoquer au lecteur moderne, le déroulement d’un roman à énigme d’Agatha Christie ou d’Ellery Queen. Ce plaisir est explicitement évoqué par Christian Huygens à propos des Lettres de A. Dettonville : « Je trouve remarquable, entre autres choses, ce qu’il [Pascal] a trouvé sur la dimension des lignes cycloïdes ou sur leur métamorphose en ellipses. Ce que j’apprécie dans les découvertes géométriques, ce n’est pas seulement la difficulté (qui pourtant en la circonstance était assez grande), mais aussi le fait qu’elles portent sur des sujets où le plaisir accompagne la connaissance » 103 . Instruction de l’esprit des lecteurs La géométrie ne doit pas seulement être agréable, il faut que, comme on l’attend de toute œuvre d’art à l’époque, elle soit aussi instructive. Le Brouillon projet de Desargues en témoigne. Le titre même de son livre marque qu’il le propose comme un essai qu’il soumet au jugement des lecteurs, amateurs ou mathématiciens confirmés. Desargues ajoute d’ailleurs en tête de son ouvrage des paradoxes qui relèvent de la métaphysique et qui frappent l’esprit humain : Il ne sera pas malaisé de faire ici la distinction nécessaire d’entre les impositions de nom, autrement définitions, les propositions, les démonstrations, quand elles sont en suite et les autres espèces de discours non plus que de choisir entre les figures celle qui a rapport au période qu'on lit, ou de faire ces figures sur le discours. Chacun pensera ce qui lui semblera 102 OC IV, éd. J. Mesnard, p. 522. 103 Lettre de Huygens à Sluse de fin mai-début juin 1659, in OC IV, éd. J. Mesnard, p. 367-368. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 75 convenable ou de ce qui est ici déduit, ou de la manière de le déduire, et verra que la raison essaie à connaître des quantités infinies d'une part ensemble des si petites que leurs deux extrémités opposées sont unies entre elles, et que l'entendement s'y perd, non seulement à cause de leurs inimaginables grandeur et petitesse, mais encore à cause que le raisonnement ordinaire le conduit à en conclure des propriétés dont il est incapable de comprendre comment c’est quelles sont 104 . La contemplation de l’infini et du néant n’est pas très éloignée de la méditation sur la condition humaine et la mesure de l’homme. Ainsi l’opuscule De l’esprit géométrique s’achève sur les considérations suivantes, dont on retrouvera l’écho dans le texte Disproportion de l’homme des Pensées : « Ceux qui verront clairement ces vérités pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considération merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regardant placés entre une infinité et un néant d'étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi on peut apprendre à s'estimer son juste prix, et former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie » 105 . Cette dernière maxime n’est pas vide de sens : dès lors que l’on sort de la pure technique, la géométrie est peuplée de monstres qui étonnent et conduisent à une méditation. Pascal fait brièvement allusion, dans les Pensées, aux objets géométriques incompréhensibles, mais qui ne laissent pas d’être. Le solide hyperbolique aigu de Torricelli et Roberval, par exemple, engendré par la rotation d’une ligne hyperbolique autour de son asymptote, s’étend à l’infini vers le haut, mais son volume est fini et mesurable. L’escalier infini de la Logique de Port-Royal, est composé par un carré divisé en deux parties égales, puis de la moitié de cette moitié, et ainsi de suite : la totalité des portions est toujours égale au rectangle initial, mais la surface engendrée par les parties de hauteur décroissante s’étend à l’infini. On connaît aussi la spirale de Torricelli, qui s’enroule indéfiniment autour de son foyer sans jamais l’atteindre et qui pourtant est elle aussi finie et mesurable, et les quadratrices de Roberval, la loxodromie, et les solides de Dettonville à quatre, cinq, six dimensions et plus. 104 DESARGUES Girard, Brouillon projet..., in TATON René, L’œuvre mathématique de G. Desargues, Paris, Vrin, 1981, p. 99. 105 De l'Esprit géométrique, I, Réflexions sur la géométrie en général, § 39, OC III, éd. J. Mesnard, p. 411-412. Dominique Descotes 76 Figure 16. Solide hyperbolique aigu Figure 17. Escalier de la Logique Pascal apologiste projetait d’évoquer « le mouvement infini, le point qui remplit tout, le mouvement de repos. Infini sans quantité, indivisible et infini », et le nombre infini qui n’est ni pair ni impair, pour donner à son lecteur une idée des bornes de l’esprit humain 106 . Autant de constructions mathématiques par lesquelles « on peut apprendre à s’estimer son juste prix, et former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie » 107 . Pascal va même plus loin, en considérant que certaines réalités mathématiques peuvent servir de premières étapes dans le processus de la conversion. Pour s’anéantir devant Dieu, « ne pouvant former d’elle-même une idée assez basse, ni en concevoir une assez relevée de ce bien souverain, [l’âme] fait de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu’aux derniers abîmes du néant, et considérant Dieu dans des immensités qu’elle multiplie sans 106 Pensées, Laf. 418, Sellier 680, et Laf. 682, Sel. 561. Voir DESCOTES Dominique, « Espaces infinis égaux au fini », in A. Montandon (dir.), Le grand et le petit, Clermont-Ferrand, CRDP et CRCD, 1990, p. 41-67. 107 De l’esprit géométrique, I, OC III, éd. J. Mesnard, p. 411. L’honnêteté chez les géomètres du XVII e siècle 77 cesse, enfin dans cette conception qui épuise ses forces, elle l’adore en silence » 108 . Conclusion Pascal voit dans la mathématique une initiation aux valeurs de l’honnêteté. C’est pourquoi, écrit-il à Fermat, c’est le plus beau métier du monde 109 . Il faut relire les derniers mots qu’il lui adresse : Vous êtes le plus galant homme du monde, et je suis assurément un de ceux qui sais le mieux reconnaître ces qualités-là et les admirer infiniment, surtout quand elles sont jointes aux talents qui se trouvent singulièrement en vous. [...] Je vous dirai aussi que, quoique vous soyez celui de toute l'Europe que je tiens pour le plus grand géomètre, ce ne serait pas cette qualité-là qui m’aurait attiré; mais que je me figure tant d’esprit et d’honnêteté en votre conversation, que c’est pour cela que je vous rechercherais. Car pour vous parler franchement de la géométrie, je la trouve le plus haut exercice de l’esprit; mais en même temps je la connais pour si inutile, que je fais peu de différence entre un homme qui n’est que géomètre et un habile artisan. Aussi je l’appelle le plus beau métier du monde ; mais enfin ce n’est qu’un métier ; et j’ai dit souvent qu’elle est bonne pour faire l’essai, mais non pas l’emploi de notre force : de sorte que je ne ferais pas deux pas pour la géométrie, et je m’assure que vous êtes fort de mon humeur. Tout va se gâter à partir du moment où la mathématique devient entièrement symbolique, et où le rapport des lettres et des sciences tend à devenir de plus en plus lointain. 108 Écrit sur la conversion du pécheur, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 43. 109 Lettre de Pascal à Fermat du 10 août 1660, OC IV, éd. J. Mesnard, p. 922-923. L’héritage antique et italien Honnêteté et bienséance au fil des dictionnaires et de la vie. L’équilibre du pouvoir G IOVANNI D OTOLI (U NIVERSITÀ DI B ARI ) Pour le mot bienséance, j’ai recours au Dictionnaire historique de la langue française et au Dictionnaire culturel en langue française d’Alain Rey. Dans le premier, je le repère grâce à la suggestion d’Alain Rey lui-même : il est classé sous l’entrée seoir. En fait, je lis : Séant a fourni le composé BIENSÉANT, ANTE, adj., d’emploi littéraire, d’abord écrit en deux mots et appliqué (1080) à qqn d’avenant, de bien fait, acception disparue. Bienséant à (qqn) ‘qui convient’ (XIII e s.) est archaïque et littéraire. L’adjectif prend un sens moral et social à partir de l’époque classique. Il sert à former BIENSÉANCE n.f. qui désignait ce qui convient à qqn (1534) et s’employait dans la locution être à la bienséance de qqn (XVI e s.) ‘convenir’. Alain Rey poursuit : Le nom se dit (1559) aujourd’hui à propos de ce qu’il convient de dire ou faire selon les usages, dans une société donnée. Le sens de ‘qualité d’une œuvre qui répond aux critères du goût dominant’ (1622) ne s’emploie plus qu’en parlant du XVII e siècle. Je passe au Dictionnaire culturel en langue française. J’apprends que le mot bienséance est attesté en 1534, chez François Rabelais. Michel de Montaigne l’utilise pour indiquer le style soutenu et le « caractère de ce qu’il convient de dire, conduite en accord avec les usages et les coutumes reçues, dans une société, un milieu donné ». Ses synonymes sont : convenance, correction, décence, savoir-vivre. François de La Rochefoucauld affirme bel et bien que « la bienséance est la moindre de toutes les lois, et la plus suivie » 1 . 1 François de La Rochefoucauld, Maximes, sentences et réflexions diverses, édition par Jacques Truchet, Paris, Garnier, 1967, n. 447. Giovanni Dotoli 82 On emploie le mot bienséance, souvent au pluriel, pour désigner « les usages à respecter à une époque donnée », dont les synonymes seront : convenance, étiquette, protocole, usage. Ainsi, au XVII e siècle, en littérature, la bienséance désigne la « qualité par laquelle une œuvre respecte les formes canoniques particulières à son époque et répond exactement, dans son genre, aux critères du goût ». Par conséquent, l’adjectif correspondant, bienséant, signifie « ce qu’il convient de faire, de dire dans le domaine moral, social, et par extension, dans le domaine esthétique », avec les synonymes : convenable, correct, décent, délicat, honnête, poli, séant. Absent chez Jean Nicot, le mot bienséance est bien présent dans les trois dictionnaires qui sont mon point de repère pour ma recherche. Pierre Richelet donne, en utilisant un tiret entre les deux parties du mot 2 : BIEN-SÉANCE, s. f. Action qui quadre au tems, au lieu & aux personnes. […]. [Garder et conserver la bien-séance]. Bien-séance. Tout ce qui convient & qui est propre à quelque personne. [Rien n’est plus à la bien-séance du Roi que cette vile. Abl.]. Bien-séant, bien-séante, adj. Ce qui convient. [Cela n’est pas bien-séant à un homme de qualité]. Mots-clés de l’entrée de Richelet : cadrage par rapport au temps et règle de la convenance. Antoine Furetière est bien plus clair que Richelet 3 : BIENSEANCE s.f. Ce qui convient à une chose, qui luy donne de la grace, de l’agréement. Il est de la bienseance de se tenir decouvert & en une posture honneste devant les Grands et les Dames. La bienseance exige de nous plusieurs devoirs et civilitez. Il faut en toutes choses observer les bienseances. BIENSEANCE, se dit aussi de ce qui est commode, utile & avantageux. Il a acheté cette maison, cette terre, parce qu’elle étoit à sa bienséance, dans son voisinage, on a dans ce quartier toutes choses à sa bienséance, l’Église, le marché, la riviere, &c. les Princes occupent souvent des places par droit de bienseance, parce qu’elles sont à leur bienseance, qu’elles accommodent & arrondissent leurs frontieres. BIENSEANT, ANTE. adj. qui sied bien à quelque chose. Il est bienseant à une fille d’estre modeste, de rougir. 2 Pierre Richelet, Dictionnaire français contenant les Mots et les Choses, […],[…], Genève, Jean Herman Widerhold, 1680, 2 vol., I, p. 77. 3 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les Mots François tant vieux que modernes […], préface de Pierre Bayle, La Haye-Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690, 3 vol., I, p. 228. Honnêteté et bienséance au fil des dictionnaires et de la vie 83 Mots-clés chez Furetière, pour l’entrée bienséance : convenance, « grace », « agréement », « posture honneste », « devoirs », « civilitez », commodité, utilité, avantage. Enfin, le Dictionnaire de l’Académie française 4 : Bienseance. s. f. Convenance de ce qui se dit, de ce qui se fait par rapport aux personnes, à l’âge, au sexe, aux temps, aux lieux, &c. Cela choque la bienseance, n’est pas dans la bien-seance, est contre la bienseance. il sçait ce qui est de la bienseance. garder la bienseance, les bienseances. observer les bienseances. les regles, les loix de la bienseance. On dit, qu’Une chose est à la bienseance de quelqu’un, pour dire, qu'Il luy conviendroit de l'avoir à cause de quelque convenance particuliere. Cette charge, cette terre est à vostre bienseance à cause du voisinage. telle province est fort à la bienseance de ce Prince-là. On dit en raillant, qu’Un Prince, qu’un Seigneur s’est approprié un pays, une terre, un heritage par droit de bienseance, pour dire, qu’Il n’a eu d'autre droit de les prendre, que parce que ce pays, cette terre, cet heritage l’accommodoient. Le seul mot-clé de cette entrée est « convenance », « par rapport aux personnes, à l’âge, au sexe, aux temps, aux lieux ». En effet, ce mot résume tout, pour le champ lexical de la bienséance. L’Encyclopédie de Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert va tout confirmer, parfaitement 5 : BIENSEANCE, s. f. en Morale. La bienséance en général consiste dans la conformité d’une action avec le tems, les lieux, & les personnes. C’est l’usage qui rend sensible à cette conformité. Manquer à la bienséance, expose toûjours au ridicule, & marque quelquefois un vice. La crainte de la gêne fait souvent oublier les bienséances. Bienséance ne se prend pas seulement dans un sens moral : on dit encore dans un sens physique, cette piece de terre est à ma bienséance, quand son acquisition arrondit un domaine, embellit un jardin, &c. Malheur à un petit souverain dont les états sont à la bienséance d’un prince plus puissant. Il est intéressant de remarquer que l’Encyclopédie renvoie à convenance et à aspect. Bienséance signifie donc surtout commodité et convenance, c’est-àdire, en particulier, décence et conformité aux usages d’une société. Blaise Pascal confirme : « On peut rire des erreurs sans blesser la bienséance » 6 . La bienséance concerne les mœurs sociales, ce qui relègue l’effronterie et 4 Dictionnaire de l’Académie françoise dédié au Roy, Paris, Veuve de Jean Baptiste Coignard, Jean Baptiste Coignard, 1694, 2 vol., I, p. 463. 5 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une Société de gens de lettres […], Paris, Briasson etc., 1751-1772, 35 vol., II, p. 245. 6 Blaise Pascal, Provinciales, lettre XI, in Œuvres complètes, texte établi et annoté par Jacques Chevalier, Paris, Gallimard, 1962, p. 783. Giovanni Dotoli 84 l’obscénité dans le monde de la culpabilité, selon la philosophie de la vie du siècle imposée par la Contre-Réforme. Il faut être conforme, il ne faut pas s’éloigner de : convenance, correction, politesse, civilité, décorum, mesure, noblesse, décence et honnêteté. Les antonymes seront, par conséquent : cynisme, immodestie, impudeur, inconvenance, indécence, messéance, grossièreté, impertinence, impolitesse, insolence, sans-gêne. La langue elle-même prescrit la règle de la bienséance, c’est-à-dire les lois du genre, pour le sujet, les personnages, le goût. La morale prescrit la bienséance. Voici trois citations qui nous aident à mieux comprendre, de Molière, Jean de La Bruyère et Jean Racine : Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur. Serait-il à propos, et de la bienséance De dire à mille gens tout ce que d’eux, on pense ? Et quand on a quelqu’un qu’on hait, ou qui déplaît, Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ? Molière, Le Misanthrope, 1666 7 « Il faut faire comme les autres » : maxime suspecte, qui signifie presque toujours: « il faut mal faire » dès qu’on l’étend au-delà de ces choses purement extérieures, qui n’ont point de suite, qui dépendent de l’usage, de la mode ou des bienséances. Jean de La Bruyère, Les Caractères, 1688 8 Je crois qu’il est bon d’avertir ici que bien qu’il y ait dans Esther des personnages d’hommes, ces personnages n’ont pas laissé d’être représentés par des filles avec toute la bienséance de leur sexe. La chose leur a été d’autant plus aisée qu’anciennement les habits des Persans et des Juifs étaient de longues robes qui tombaient jusqu’à terre. Jean Racine, Esther, Préface, 1689 9 On est donc dans le monde de l’apparence, de la bonne tenue, du code de l’éducation, de la correction, de la courtoisie, de la délicatesse, de la discrétion, de la modestie, de la pudeur, de la réserve, de la retenue, du tact et de la pudicité. On comprend alors les correspondants, dans les autres langues latines : decoro, decencia et modales en espagnol, galateo, decoro, decenza, buona creanza en italien, decência, decoro et bom comportamento en portugais. 7 Molière, Œuvres complètes, texte établi […] par Robert Jouanny, Paris, Garnier, 1962, 2 vol., I, acte I, 1, v. 76-80, p. 819. 8 Jean de La Bruyère, Les caractères ou les Mœurs de ce siècle, édition par Robert Garapon, Paris, Garnier, 1962, p. 351, « Des jujements », 10 (1). 9 Jean Racine, Esther, édition présentée, établie et annotée par Georges Forestier, Paris, Gallimard, 2007, p. 38. Honnêteté et bienséance au fil des dictionnaires et de la vie 85 La bienséance appartient au code de la politesse mondaine. Il faut de la décence dans les sentiments et dans le langage. Le voyeurisme du monde baroque est banni, y compris toute violence, tout élément scabreux. Il faut une correspondance entre œuvre et public, société et être. La cohérence entre personnage et vraisemblance exigera une adhérence interne et externe. Il ne faut jamais sortir de son propre caractère, dans la vie et dans l’œuvre, ainsi que le souligne le père René Rapin. René Bray et Jacques Scherer consacrent des pages magistrales à la bienséance dans la doctrine et dans le théâtre classique 10 . Il faudrait les lire et relire, pour se rendre compte de l’importance essentielle de ce principe de la vie et de l’art. En effet, il n’est pas né au XVII e siècle, mais c’est ce siècle qui le rend indispensable dans la création et dans l’action quotidienne. Il faut remonter à Aristote, à Horace et aux théoriciens italiens de la Renaissance, pour le bien cadrer. À l’unisson avec la vraisemblance - le sens du vrai, le réel aussi bien que le possible -, la bienséance se lie à la circonstance, à la proportion, à la nature, à l’ordre. Le père René Rapin écrit 11 : On pêche d’ordinaire contre cette règle ou parce que l’on confond le sérieux avec le plaisant [...], ou qu’on donne des mœurs disproportionnées à la qualité des personnes [...], ou parce qu’on ne pense pas à rendre vraisemblables les aventures merveilleuses [...], ou qu’on ne prépare pas assez les grands événements par une conduite naturelle [...], ou qu’on n’a pas soin de soutenir le caractère des personnes [...], ou qu’on suit plutôt son génie que la nature [...], ou qu’on n’a pas de modestie [...], ou qu’on dit tout indifféremment sans pudeur [...]. Enfin tout ce qui est contre les règles du temps, des mœurs, du sentiment, de l’expression, est contraire à la bienséance. C’est une importance vague. Tout passe par la morale, les préceptes, les principes généraux. « Une chose est belle lorsqu’elle a de la convenance avec sa propre nature et avec la nôtre », observe Pierre Nicole 12 . On parle de bienséances externes et internes, pour une œuvre, par rapport au public, la 10 René Bray, Formation de la doctrine classique en France, Paris, A. G. Nizet, 1974, p. 215-230, et Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France, Paris, Libraire Nizet, 1997, p. 383-421. 11 René Rapin, Réflexions sur la Poétique d’Aristote et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, édition critique publiée par Elfrieda Theresa Dubois, Genève-Paris, Droz-Minard, 1970, XXXIX, p. 66. 12 Pierre Nicole, Traité de la vraie et de la fausse beauté dans les ouvrages de l’esprit et particulièrement dans l’épigramme, traduit par Pierre Richelet, in Nouveau recueil des épigrammatistes français, anciens et modernes, par Bruzen de La Martinière, Amsterdam, Frères Wetstein, 1720, 2 vol., II, p. 171. Giovanni Dotoli 86 première, et à l’œuvre, la seconde. Caractères, sentiments et gestes sont alignés d’après le sens de l’ordre, l’honnêteté, la philosophie de l’honnête homme. C’est de toute évidence : bienséance, honnête homme et honnêteté constituent un trinôme indissoluble des mentalités du XVII e siècle véhiculées par le pouvoir. René Bray commente 13 : « Ainsi, même réduite, la bienséance est une chose complexe : elle anime la théorie des mœurs, elle englobe la règle de la vraisemblance dans son application aux caractères, elle traduit dans la poétique les exclusions morales prononcées par l’honnêteté contre certaines situations, certains sentiments, certains spectacles. Elle mêle des éléments intellectuels à des éléments moraux. Si on cherche à lui donner une base unique, on ne la trouve que dans ce désir d’harmonie dont parlait [Pierre] Nicole, harmonie à l’intérieur de l’œuvre d’art, harmonie entre l’œuvre d’art et le public ». Nicolas Boileau-Despréaux écrit 14 : Il n’est point de serpent ni de monstre odieux, Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux. Dans le monde de l’honnête homme, tout peut aller vers le seoir (Dictionnaire de l’Académie française). La bienséance indique comment l’être seoit, face au monde. La convenance - et pour cause - et la conformité indiquent le chemin à suivre. Jean-Pierre Dens l’explique fort bien 15 . En plein resplendissement du soleil de Louis XIV, l’abbé Jean Pic est parfait 16 : « Ce n’est pas assez que la bienséance prenne part à toutes les vertus morales et civiles que nous sommes obligés de pratiquer en particulier les uns vers les autres ; elle veut que nous nous conformions aux mœurs, aux coutumes, et aux modes du pays qui nous a donné naissance ». Le code comportemental se fonde sur la conformité nécessaire - « nous sommes obligés de pratiquer ». Politesse et vraisemblance sont un hic et nunc, un choix mimétique. Primum vivere deinde philosophari, résume Thomas Hobbes, à partir d’Aristote et Sénèque. La morale mondaine est une mimesis. Roland Barthes le comprend parfaitement : « Les concetti classiques sont des 13 René Bray, Formation de la doctrine classique en France, cit., p. 216. 14 Nicolas Boileau-Despréaux, Œuvres complètes, introduction par Antoine Adam, édition établie et annotée par Françoise Escal, Paris, Gallimard, 1979, Art poétique, chant III, v. 1-2, p. 168. 15 Jean-Pierre Dens, L’honnête homme et la chronique du goût, Kentucki, French Forum, Publishers Lexington, 1981, p. 110-138. 16 Jean Pic, Discours sur la bienséance, avec des maximes et des réflexions très importantes pour réduire cette vertu en usage, Paris, Veuve S. Mabre-Cramoisy, 1688, p. 83. Honnêteté et bienséance au fil des dictionnaires et de la vie 87 concetti de rapports, non de mots : c’est un art de l’expression, non de l’invention » 17 . Aristote parle déjà ouvertement de convenance, de mœurs à respecter, d’égalité entre personnage et action 18 . Horace le reprend presque à la lettre 19 . Daniel Heinsius, Giulio Cesare Scaligero, dit le Scaliger, Jacques Pelletier du Mans, Jean Vauquelin de La Fresnaye, Pierre Corneille, Jean Chapelain, Georges de Scudéry, Jean-Louis Guez de Balzac, Jean Mairet, le père René Le Bossu, Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière, Charles de Marguetel de Saint-Denis, seigneur de Saint-Évremond, Honorat de Bueil marquis de Racan, Blaise Pascal, ne feront que se situer sur la lignée d’une très longue tradition. On ne peut pas comprendre la soi-disant Querelle du Cid, sans connaître l’histoire de la bienséance 20 . Le héros doit être un exemple pour la vie de tous les jours. Convenable et propre, il représente le monde, l’idéal à suivre, le prototype de la vraisemblance voulue par l’ordre établi. Jean Chapelain impose 21 : Tout écrivain qui invente une fable dont les actions humaines font le sujet, ne doit représenter ses personnages, ni les faire agir que conformément aux mœurs et à la créance de son siècle. Mœurs et créance sont à l’unisson. L’abbé François Hédelin d’Aubignac renchérit 22 : « Les raisons historiques ne sont jamais assez fortes pour vaincre la persuasion que l’on a puisée dans le lait de sa nourrice ». En ce sens, le texte doit être authentique et répondant au goût du public piloté par le pouvoir. Les mœurs soi-disant barbares sont bannies. L’honnêteté demande un accord entre texte et lecteur ou spectateur. Au fond, bienséances internes et bienséances externes se croisent et se complètent. Jean Racine écrit dans sa préface aux Plaideurs 23 : 17 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Éditions du Seuil, 1953, p. 78. 18 Aristote, La Poétique, avec traduction française et commentaire, par Émile Egger, Paris, Durand, 1849, p. 346-349. 19 Horace, Ars poetica (Épître aux Pisons), in Épîtres, texte établi et traduit par François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1934, v. 114-127 et 156-177. 20 Cf. René Bray, Formation de la doctrine classique en France, cit., p. 216 et suiv. 21 Jean Chapelain, De la lecture des vieux romans, publié pour la première fois avec des notes par Alphonse Feillet, Paris, A. Aubry, 1870, p. 12. 22 François Hédelin d’Aubignac, Dissertation concernant le poème dramatique, in Remarques sur la tragédie de M. Corneille intitulée Sophonisbe (1663), in François Granet, Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies de Corneille et de Racine, Paris, Gissey, 1739, 2 vol., I, p. 149. 23 Jean Racine, Œuvres complètes, texte établi, annoté et commenté par Raymond Picard, Paris, Gallimard, 1951-1952, 2 vol., I. p. 310. Giovanni Dotoli 88 Je me sais quelque gré d’avoir réjoui le monde, sans qu’il m’en ait coûté une seule de ces sales équivoques et de ces malhonnêtes plaisanteries qui coûtent maintenant si peu à la plupart de nos écrivains et qui font retomber le théâtre dans la turpitude d’où quelques auteurs plus modestes l’avaient tiré. Est-ce une façon de truquer le texte, ainsi que le pense Gustave Lanson 24 ? Je suis d’un avis opposé. C’est une concordance entre règles pilotées de la société et texte. Et aussi une grande forme de dissimulation. Jean Racine en est le maître absolu : il « pousse aux dernières limites l’art de dissimuler derrière le récit les événements tragiques dont l’exécution est condamnée par les bienséances », d’après René Bray 25 . Ce dernier conclut 26 : Ainsi cette règle des bienséances, qui, si elle n’a pas été inventée par le XVII e siècle, lui doit cependant son développement et la plupart de ses applications, met sa marque un peu partout. C’est qu’elle est peut-être la plus représentative de l’esprit classique. Elle en traduit à la fois l’aspect moralisateur et l’aspect rationaliste. C’est par elle que l’honnête homme pénètre en poésie avec ses exclusives ; c’est elle, avec la règle de la vraisemblance, qui régit les rapports de l’histoire et de la poésie ; c’est elle qui donne son sens idéaliste au dogme de l’imitation de la nature. On faisait de La Mesnardière le grand-maître des bienséances. On pourrait dire de la poétique classique que c’est la poétique des bienséances. On ne peut pas ne pas être en accord avec cette thèse. La bienséance est une forme d’adaptation, ainsi que le prouve Jacques Scherer 27 . Adaptation - convenance - d’idées et de mots. C’est une véritable « théorie des mœurs » 28 . Il faut bannir l’arbitraire, l’absurde, le révolutionnaire, d’après une « exigence morale » 29 . Jamais de conflit avec le « vrai ». Mais quel vrai ? C’est celui de la raison plutôt que celui de la fantaisie. C’est une sorte de purification. Sagesse et religion. Les saletés ne feraient pas partie de ce monde. Les impuretés non plus. À partir des dernières années du règne de Louis XIII, on s’accorde de plus en plus aux bienséances. L’honneur avant toute chose, et l’application naturelle de l’honnêteté. Bien sûr, l’auteur ne réussit pas à toujours respecter ces règles, en faisant parfois des vols inouïs, pour échapper au péché de bienséance non 24 Gustave Lanson, Esquisse d’une histoire de la tragédie en France, New York, Université Columbia, 1921, p. 57. 25 René Bray, Formation de la doctrine classique en France, cit., p. 230. 26 Ibid. 27 Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France, cit., p. 383 et suiv. 28 Ibid., p. 383. 29 Ibid. Honnêteté et bienséance au fil des dictionnaires et de la vie 89 respectée. Mais le vulgaire restera dans le burlesque et dans le carnavalesque, et dans une certaine littérature érotique 30 , tout le siècle durant. C’est le seul type de texte où il y est souvent question de cul, chatte, seins, etc.Jacques Scherer observe 31 : « La peinture de la vie quotidienne réelle des personnages est la première victime des bienséances ». Si durant la première partie du siècle, dans l’œuvre « on mange, on boit, on dort, on s’habille, on satisfait des besoins naturels » 32 , avec une verdeur de langage, à l’époque de la deuxième partie on bannit la vie, en restant dans le général. On ne peut pas vomir, s’écrier, pisser, chier, faire l’amour. On assiste à des propos aériens, par exemple dans les sentiments, la sensualité, la sexualité 33 . On sait que « l’honnêteté / S’accorde rarement avec la beauté », ainsi que le souligne Jean de Rotrou (La bague de l’oubli, 1635, I, 4), et toutefois on essaie de suivre la règle générale, que de temps à autre on viole bel et bien. Par exemple, Jean Mairet, dans sa comédie Les galanteries du duc d’Ossonne (1636), parle clairement d’adultère 34 . Par conséquent, il est rarement question de polygamie et de bigamie. Pour respecter la bienséance, on modifie les faits historiques, en essayant d’en présenter la raison dans toute sorte de préface et de texte liminaire. Le texte d’avant est toujours une justification de bienséance, et bien sûr de respect des lois de l’ordre établi. Les exemples de concubinage, de sentiments incestueux et de déclarations d’amour de la part d’une femme sont rarissimes. Le texte fuit l’effronterie. Durant la période classique, l’honnêteté et la bienséance font éviter les combats et les duels, la mort violente et le sang, et naturellement les batailles. Tout au plus, on les relate, d’où le rôle capital du personnage du messager. À lire le beau livre de l’abbé François Hédelin d’Aubignac, La pratique du théâtre (1657), pour retrouver toutes ces règles, avec des centaines d’exemples. Le goût classique est bienséant, par définition 35 . 30 Cf. mon Anthologie de la poésie érotique française du Moyen Âge à nos jours, Paris, Hermann, 2010. 31 Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France, cit., p. 388. 32 Ibid. 33 Ibid., p. 393 et suiv. 34 Cf. mon édition de cette comédie : Jean Mairet, Les Galanteries du Duc d’Ossonne vice-roy de Naples, texte établi, annoté et présenté par Giovanni Dotoli, Paris, A.-G. Nizet, 1972, passim. 35 Claude Chantalat, À la recherche du goût classique, Paris, Klincksieck, 1992. Giovanni Dotoli 90 Tout doit se présenter comme il doit arriver, d’après la règle de la bienséance, et d’après la conformité « à l’opinion et aux goûts dominants » 36 . Jean Rohou observe 37 - je suis en total accord avec lui : « Les années 1650- 1680 insistent plus que toute autre période sur la nécessité de la civilité, de la bienséance, de la complaisance. Dans cette société, il est plus important de conformer son apparence à l’attente des hommes que son cœur aux commandements de Dieu ». Ce critique souligne une donnée capitale : on publie 77 traités de savoir-vivre de 1551 à 1600, 76 de 1601 à 1650, et 159 de 1651 à 1700. Au XVIII e siècle, on en publiera 99 durant la première partie et 117 durant la deuxième 38 . À l’époque de Louis XIV, on double le nombre de traités de l’art de vivre, c’est-à-dire des bienséances et de l’honnêteté. Il ne s’agit pas de simples bonnes manières. La bienséance consiste « à se connaître soi-même, à connaître les autres, à observer les lieux et les temps », d’après Antoine de Courtin 39 . Antoine Gombaud, chevalier de Méré, prince d’honnêteté et de bienséance d’après Charles-Augustin de Sainte-Beuve 40 , écrit que la bienséance « ne préside pas seulement sur toutes les vertus […] ; elle contribue encore à les perfectionner » 41 . La bienséance-honnêteté est le principe capital d’une politique. Et ce qui est de toute évidence, ce principe doit être appliqué à toute classe de la société, du peuple à la noblesse de la cour. On commence par les salons de la première partie du siècle, dont celui de l’Hôtel de Rambouillet est le symbole par excellence, et on finit par le soleil foudroyant de la cour de Versailles. Toute la littérature sera civilité, politesse, galanterie et bienséance 42 . 36 Jean Rohou, Le XVII e siècle, une révolution de la condition humaine, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 226. 37 Ibid., p. 383. 38 Ibid. 39 Antoine de Courtin, Nouveau traité de civilité, qui se pratique en France et ailleurs parmi les honnêtes gens, Bruxelles, J. H. Widerholds, 1671, p. 17-18. 40 Charles-Augustin de Sainte-Beuve, « Le Chevalier de Méré ou De l’honnête homme au XVII e siècle », Revue des Deux Mondes, tome 21, 1848, p. 5-35, passim. Cf. aussi le livre de Pierre Viguié, L’honnête homme au XVII e siècle, le chevalier de Méré (1607-1684), Paris, R. Chiberre, 1922. 41 Antoine Gombaud, chevalier de Méré, Œuvres complètes, texte établi par Charles- Henri Boudhors, préface de Patrick Dandrey, Paris, Klincksieck, [1930, 3 vol.], 2008, III, p. 157. 42 Maurice Magendie, La politesse mondaine et les théories de l’honnêteté, en France au XVII e siècle, de 1600 à 1660, Genève, Slatkine, 1970, p. 599-729 et passim. Honnêteté et bienséance au fil des dictionnaires et de la vie 91 Honnêteté de mœurs et de langage. Goût dominant de la vraisemblance bienséante. Rhétorique de la tempérance. « Médiocrité dorée » 43 . Reflux de tout idéal de la vie. Tout doit être délicatesse et refoulement. La scatologie de François Rabelais va aux enfers, même si elle garde sa vie dans le secret de l’amour, et dans le burlesque et le carnaval. On attend que la littérature « devienne le laboratoire et l’instrument de l’honnêteté et du beau langage au sein du procès général de civilisation des mœurs toujours en cours » 44 . Mœurs convenables avant mœurs réelles, couleur de l’œuvre et du projet du pouvoir avant toute couleur locale. La nature sera une belle nature. Les mœurs seront convenables. La morale sera le principal des scrupules. Plaire signifie suivre la norme du goût classique. « Sans bienséance, pas de vraie civilité », observe précisément Alain Génetiot 45 . Le père René Rapin résume brillamment 46 : « Car ce n’est que par la bienséance que la vray-semblance a son effet : tout devient vray-semblable, dès que la bienséance garde son caractère dans toutes ses circonstances ». Le Dictionnaire de l’Académie française en fixera à jamais la règle 47 . Grâce et agrément avant toute chose. La bienséance est la mesure du monde où l’on vit 48 . C’est « la science du monde » 49 . La conversation se fondant sur cette norme essentielle le confirmera à toute occasion 50 . D’après Jean-Louis Guez de Balzac, « c’est la bienséance qui place les choses et qui donne rang au bien même » 51 . C’est en effet le principe essentiel de l’harmonie du texte, de ses proportions, de sa conformité au public. 43 Alain Génetiot, Le classicisme, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p. 304. 44 Ibid., p. 309. 45 François Bluche, sous la direction de, Dictionnaire du Grand Siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 199, entrée bienséances, par F. B. lui-même. 46 René Rapin, Réflexions sur la Poétique d’Aristote et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, cit., XXXIX, p. 66. 47 Colette Démaizière, « ‘Honneste’ et ses dérivés dans les dictionnaires français, de Robert Estienne à la fin du XVII e siècle », in La catégorie de l’honneste dans la culture du XVI e siècle, actes du colloque international de Sommières II, Saint-Étienne, Institut d’études de la Renaissance, 1985, p. 14-16. 48 Dominique Bouhours, Entretiens d’Ariste et Eugène, Paris, Sébastien Mabre- Cramoisy, 1671, p. 88. 49 Alain Montandon, sous la direction de, Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre : du Moyen âge à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 1995, p. 37. 50 Jacqueline Hellegouarc’h, L’art de la conversation. Anthologie, textes établis, avec présentation, bibliographie, notices, notes, choix de variantes et index par J. H., préface de Marc Fumaroli, Paris, Dunod, 1997, passim, et Benedetta Craveri, La civiltà della conversazione, Roma, Adelphi, 2006, passim. 51 Jean-Louis Guez de Balzac, Œuvres diverses, édition par Roger Zuber, Paris, Champion, 1995, p. 122, [1644], « Discours 4 ». Giovanni Dotoli 92 Je pense que la raison principale de la vision du monde en France durant la seconde moitié du XVII e siècle est d’ordre sociologique. Je reviens à mon ancienne méthode pluridisciplinaire et comparatiste, que j’ai eu la chance d’illustrer et de mettre en pratique en quatre volumes intitulés, Littérature et société en France au XVII e siècle 52 , en plusieurs articles et à l’occasion de nombreux colloques. Je confirme ma méthode. Il est impossible de comprendre ce qui se passe en France à l’époque de Louis XIV, sans un regard européen, comparatiste et sociologique. C’est une véritable philosophie de la vie qui apparaît et qui soutient tout mouvement, tout écrivain, tout projet, linguistique, philosophique et littéraire. Cette philosophie vient de loin. L’histoire trouve enfin une sorte d’entonnoir où elle se concentre et régit tous ses mouvements. C’est une culture qui avance, fondée sur l’histoire - le monde gréco-latin, l’Italie, surtout, l’Espagne. Ainsi que le souligne bien le regretté Louis Van Delft, la culture nationale se rencontre-t-elle avec d’autres cultures 53 , en créant une « manière de regarder le monde ». Une sorte de « pensée systématique » 54 se forme, « pour résoudre l’énigme de la vie et du monde » 55 . Bien sûr, cela n’est pas inédit dans le cours de l’histoire, mais la situation de cette période est exceptionnelle, ainsi que je l’ai prouvé dans mon petit livre Perspectives de la recherche sur le 17 e siècle français aujourd’hui 56 . La littérature de l’honnête homme, de l’honnêteté et de la bienséance, est une littérature moraliste. En ce sens, elle propose et réalise une philosophie de la vie. Les formes de l’art vont s’y intégrer et l’appliquer. La littérature devient un art de persuader par la philosophie de la vie. Sans que l’on parle de système, c’est en effet une sorte de système qui est sous notre regard, de mœurs et de langage. C’est une image du monde qui donne une accélération à l’histoire. Presque tous les noms de la deuxième partie du siècle, les François de La Rochefoucauld, Jean de La Bruyère, Jean de La Fontaine, Madame de Sévigné, Madame de La Fayette, et même Molière et Jean Racine, confirment une renaissance sociologique. L’homme de lettres devient un moraliste. Mais il n’a pas une morale définie. Il est en contexte de regard moral. Il suit et décrit le mouvement des choses. Il apparaît parfois comme pessimiste - c’est une forme de rébellion latente -, par exemple La Bruyère et Molière -, mais en réalité il se voit comme le 52 Cf. Giovanni Dotoli, Littérature et société en France au XVIIe siècle, Fasano-Paris, Schena-A.-G. Nizet, 1987-2004, 4 vol. 53 Louis Van Delft, Les moralistes. Une apologie, Paris, Gallimard, 2008, p. 94-95. 54 Ibid., p. 95. 55 Ibid. 56 Giovanni Dotoli, Perspectives de la recherche sur le 17e siècle français aujourd’hui. Fasano-Paris, Schena-A.-G. Nizet, 1994. Honnêteté et bienséance au fil des dictionnaires et de la vie 93 symbole et l’instrument obligé d’une situation, d’une crise, d’une polysémie d’ordre général. Esprit ouvert, maître de langue, connaisseur d’histoire, l’écrivain interroge et s’interroge, dialogue avec le monde par son regard, en un concert où il n’y a plus de différences entre les grands et les petits. On est tous des arbres en réseau, appartenant à la même forêt du sens. Les auteurs de maximes et sentences et les auteurs de théâtre le montrent plus ouvertement que les autres. La norme gouverne tout. Le spectacle du monde crée une philosophie de la vie. Bérangère Parmentier a tout à fait raison. Nous sommes « dans un vaste mouvement européen de réflexion sur les rapports du discours et de la vérité, qui remet en cause la capacité à établir le vrai, une fois pour toutes, dans un discours structuré, définitif, à clore le sujet, à refermer une question ». Toute démarche est une « interrogation fondamentale sur les contours de la vérité » 57 . Je rends le plus grand hommage à deux amis qui nous ont quittés : Louis Van Delft et Corrado Rosso. Leurs recherches nous ont ouvert les secrets de la vraie philosophie de la vie au XVII e siècle, en France et en Europe. C’est une curiosa felicitas - j’utilise l’expression de Pétrone pour Horace, rappelée par Charles-Augustin de Sainte-Beuve, dans son article sur Antoine Gombaud, chevalier de Méré 58 . L’écrivain construit ce que Paul Hazard appelle « le bonheur sur la terre » 59 . On peut répondre aux ombres de l’avenir - et de l’au-delà - par l’intelligence de la parole, la vision réelle de la planète, un optimisme spectaculaire - les spectacles du XVII e siècle - et un pessimisme voilé. La littérature sera tolérance, réelle ou forcée, lumière du spirituel et réflexion sur la vie. La savante aussi bien que celle pour le peuple, auront une sagesse, un parcours de vie à suivre. L’écrivain de la deuxième partie du XVII e siècle français est donc un moraliste. Son sens de l’honnêteté le place au centre de la vie, entre la cour, les salons et le monde. Il est attentif à l’âme de l’esprit, à la « persona », à une honnêteté sociale, morale et esthétique. C’est le « retour à l’ordre moral » 60 qui est l’application d’un système politique. « La morale comme 57 Bérangère Parmentier, Le siècle des moralistes. De Montaigne à La Bruyère, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 22 et 262-263. 58 Charles-Augustin de Sainte-Beuve, « Le Chevalier de Méré ou De l’honnête homme au XVII e siècle », cit., p. 5-35. 59 Paul Hazard, La crise de la conscience européenne. 1680-1715, cit., p. 277-287. 60 Alain Génetiot, Le classicisme, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p. 109. Giovanni Dotoli 94 structure », observe Aron Kibédi Varga 61 . Vraisemblance et merveilleux vont vivre à l’unisson, ainsi que l’illusion et la réalité 62 . La civilisation mondaine de Louis XIV a son sens et ses raisons précises. L’honnêteté, l’honnête homme et sa bienséance favorisent le développement de ce qu’on appelle l’« esprit français », fondé sur l’agrément et la sociabilité du loisir et des lois raffinées. L’imitation elle-même - le classicisme est une littérature qui se fonde sur l’imitation 63 - s’incorpore dans les motifs et les questionnements, dans la littérature savante aussi bien que dans la littérature pour le peuple. Clercs, doctes, hauts bourgeois et gens de cours s’unissent dans la civilisation mondaine. La res literaria se mondanise. La conversation inonde le texte, qui s’ouvre au public mondain. Théorie - les innombrables traités de poétique - et pratique - les textes de création littéraire et la vie elle-même - se marient, en ouvrant la littérature au monde. 61 Aron Kibédi Varga, Les poétiques du classicisme, Paris, Aux Amateurs du Livre, 1990, p. 31. 62 Ibid., p. 31-45. 63 Voir : Jean Balsamo, Vito Castiglione Minischetti, Giovanni Dotoli, Les traductions de l’italien en français au XVI e siècle, Fasano - Paris, Schena - Hermann, 2009 ; Giovanni Dotoli, Vito Castiglione Minischetti, Valeria Pompejano, Paola Placella Sommella, Les traductions de l’italien en français au XVII e siècle, Fasano - Paris, Schena - Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001. L'honnêteté des anciens : La Fontaine et la civilisation antique, de l'anthropologie à la poétique J ULIEN B ARDOT (U NIVERSITÉ P ARIS -S ORBONNE ) On connaît au moins depuis l'ouvrage de Werner Jaeger l'importance de la paideia dans la civilisation grecque 1 - paideia, que l'on pourrait traduire par les termes « éducation », « culture » ou encore « civilisation » au sens de processus dynamique que lui a donné Norbert Élias 2 : formation de l'homme à la vie en société et d'après Jaeger « poursuite consciente d'un idéal 3 » centré sur l'homme. C'est cette foi en la perfectibilité de l'être humain que redécouvrit l'Humanisme en replongeant aux sources de la paideia des anciens 4 , qui fournit encore aux Lumières des modèles de vertu et de civisme. À la charnière entre ces deux grandes époques, le Grand Siècle joua dans la longue histoire de la translatio studii un rôle décisif mais paradoxal. Emmanuel Bury a montré comment, dans un contexte de crise de l'admiration des anciens qui va conduire à la fameuse Querelle, le XVII e siècle inventa la figure de l'honnête homme 5 : nouvel avatar du kalos kagathos, pétri des idéaux d'humanitas et d'urbanitas des anciens, il en rejette pourtant l'influence. Héritier de la paideia, l'honnête homme se flatte en effet de ne point étudier, préférant le salon à la bibliothèque, la 1 Werner Jaeger, Paideia : la formation de l'homme grec, Paris, Gallimard, 1988. 2 Norbert Élias, Sur le processus de civilisation : recherches sociogénétique et psychogénétique ; traduit et paru en français en deux parties, sous les titres La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 et La dynamique de l'Occident, Calmann- Lévy, 1975. 3 Werner Jaeger, op. cit., p. 15. 4 Nous nous conformons ici à l’usage le plus répandu, qui consiste à utiliser une majuscule pour différencier les auteurs de l’Antiquité (les anciens) de leurs partisans à l’époque moderne (les Anciens). 5 Voir en particulier Littérature et politesse. L'invention de l'honnête homme, 1580-1750, Paris, Presses universitaires de France, 1996. Julien Bardot 96 conversation à la lecture et l'esprit à la science. Les Modernes, qui critiquaient par exemple la « barbarie » du monde d'Homère, achevèrent de contester la part de l'héritage antique dans la civilisation de l'honnêteté. Dans ce contexte de remise en cause de l'héritage antique et humaniste, Jean de La Fontaine joua un rôle aussi ambigu que révélateur. Loué par Jean Chapelain pour la « naïveté », la « pureté » et la « gaieté 6 », par Pierre Bayle pour la « finesse d'esprit », les « beautés naturelles » et les « charmes vifs et piquants 7 » qu'il a su mettre dans ses Contes, le poète fut à bien des égards le parangon de l'honnêteté dans les Belles Lettres - dans ses textes liminaires, il se montrait comme on sait soucieux de satisfaire le goût du public pour la « nouveauté » et la « gaieté » et donnait de lui-même une image de poète négligent qui ne pouvait que séduire un public d'honnêtes gens et de Modernes 8 . S'il se garda bien de prendre franchement parti dans la Querelle, il ne renia jamais son goût des anciens qu'il n'eut de cesse de lire, de traduire, d'adapter ou encore de pasticher, développant même dans l'intimité de son amitié avec Maucroix un véritable goût pour l'érudition et une pratique de latiniste averti. À la fois Ancien et Moderne, ami de grands humanistes et proche des milieux mondains mais aussi jansénistes 9 , « savant », voire même « pédant » et pourtant « galant 10 », La Fontaine s'avère parfaitement représentatif de cette époque où la prise en charge de 6 Jean Chapelain, Lettre à La Fontaine, 12 février 1666, cité dans Jean de La Fontaine, Œuvres, sources et postérité, d’Ésope à l’Oulipo, éd. André Versaille, Bruxelles, Éditions Complexe, 1995, p. 1458 ; Chapelain, qui est un Moderne, ajoute que La Fontaine a non seulement de l'érudition, mais aussi (et surtout) l'usage du monde. 7 Pierre Bayle, Nouvelles de la République des Lettres, avril 1685, ibid., p. 1459. 8 On se souvient en outre de la formule de la préface des Fables de 1668, si étonnante de sa part que l'on crut parfois à une coquille : « je n'ai entrepris la chose que sur l'exemple, je ne veux pas dire des Anciens, qui ne tire point à conséquence pour moi, mais sur celui des Modernes. » Le fabuliste met ensuite en avant des qualités susceptibles de plaire à un public d'honnêtes gens, dont il prouve qu'il entend parfaitement les goûts, mais encore faut-il noter qu'il cite cependant Horace pour légitimer ses choix poétiques. Cette ambiguïté permit à La Fontaine d'être loué aussi bien par Furetière (selon lequel le grand mérite du poète est d'avoir « fait honneur » aux fables anciennes) que par Perrault - l'abbé du Parallèle affirme ainsi que l'esprit de La Fontaine est absolument original, sans véritable modèle chez les Anciens. 9 Il traduisit en 1665 les citations poétiques de La Cité de Dieu et participa en 1671 à un recueil de poésie janséniste. 10 Roger Duchêne, « La Fontaine et Foucquet : un pédant parmi les galants », Le Fablier, n 5, 1993, pp. 31-36. L'honnêteté des anciens : La Fontaine et la civilisation antique 97 l'archivium antique 11 fut source de tensions et de paradoxes. C’est en quoi son œuvre fut le lieu d'une réconciliation entre l'honnêteté moderne et la paideia des anciens, ou mieux encore, d'un réinvestissement de l'honnêteté par la paideia. La Fontaine cherche rarement à rendre l'univers social et moral des anciens familier à son lecteur ; répugnant à « peindre Caton galant et Brutus dameret 12 », c'est-à-dire les anciens en honnêtes gens comme les Scudéry avaient réinterprété les grands hommes de l'Antiquité en héros de romans 13 , il assume au contraire leur étrangeté. Il trouve en revanche chez certains auteurs de prédilection des qualités transposables dans la sphère de l'honnête homme et les cultive, faisant ainsi des Belles Lettres l'espace d'une réconciliation avec les modèles anciens. En définitive, toute son œuvre repose sur une attention profonde aux goûts et aux besoins du public et postule qu'au-delà d'indéniables différences sociales et anthropologiques, la nature profonde de l'être humain le voue à travers les âges à une « civilisation » aux formes variées, mais aux principes invariables. * * * Les Essais de Montaigne et les Entretiens de Guez de Balzac, deux œuvres qui ont tout particulièrement influencé l'avènement de l'honnête homme, sont remplies de figures antiques, de gloses et de développements sur la civilisation romaine, tout particulièrement 14 . Pour promouvoir « la vertu des païens », La Mothe Le Vayer peint quant à lui un Socrate honnête homme avant l'heure 15 . Il en va tout autrement des diverses œuvres de La Fontaine - très rares sont celles dont le cadre serait antique (et non mythologique) ; même les Fables prennent rarement de telles couleurs. La seule œuvre de La Fontaine dont le cadre est celui de la Rome antique est L'Eunuque (1654), pièce adaptée de Térence ; pour des raisons de bienséance évidentes, il adapte cependant l'intrigue aux mœurs de son temps, transformant ainsi la 11 Expression de Pierre Magnard, Questions à l'Humanisme, Paris, Les Éditions du Cerf, 2011. 12 Célèbre vers de Nicolas Boileau dans l'Art poétique, III (Œuvres complètes, éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 171). 13 Sur ce type de phénomène, voir La Galanterie des anciens, Littératures classiques n° 77, 2012, sous la direction de Nathalie Grande et Claudine Nédelec. 14 Voir Jean Jehasse, Guez de Balzac et le génie romain, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1977. 15 Voir Emmanuel Bury, « Le sourire de Socrate ou peut-on être à la fois philosophe et honnête homme ? », dans Marc Fumaroli, Philippe-Joseph Salazar et Emmanuel Bury (éd.), Le loisir lettré à l'âge classique, Genève, Droz, 1996, pp. 197-212. Julien Bardot 98 courtisane en jeune veuve et prêtant à un personnage secondaire, qui chez Térence violait impunément une jeune fille avant de l'épouser, du respect pour la vertu de celle-ci et de la timidité à son égard 16 . Mais si les mœurs des personnages sont plus honnêtes, le seul à utiliser cet adjectif et l'expression « honnêtes gens » est le flatteur Gnaton, et c'est toujours dans une acception ironique ou dégradée qui vide le terme de sa substance. Gnaton s'écrit ainsi : Que le pouvoir est grand du bel art de flatter ! Qu’on voit d’honnêtes gens par cet art subsister ! 17 et un peu plus tard : Vivent les bons esprits ! Il n’est, à bien parler, que manière à tout faire. D’un travail de dix ans ce que le sot espère, L’honnête homme, d’un mot, le lui viendra ravir. 18 Dans les éloges paradoxaux que ce personnage cynique fait de l'honnêteté, celle-ci n'est plus synonyme que d'habileté opportuniste à servir ses propres intérêts, comme si la notion ne pouvait trouver son plein sens dans la société romaine. La familiarité que le poète semblait vouloir établir entre celle-ci et le monde de ses lecteurs reste donc toute relative. C'est bien plutôt pour leur étrangeté que les anciens plaisent en effet à La Fontaine, et il mise davantage sur leurs mœurs exotiques que sur une hypothétique ressemblance pour y intéresser ses contemporains. On le voit dans un ouvrage tardif dédié au prince de Conti, neveu du Grand Condé, la Comparaison d'Alexandre, de César et de M. le Prince (1684). La Fontaine s'y essaie au parallèle historique d'une manière tout à fait originale, puisque les analogies entre les trois grands chefs de guerre que sont Alexandre le Grand, Jules César et le Grand Condé sont sans cesse relativisées. L'entreprise, censément épidictique, semble destinée avant tout à divertir le lecteur en l'entretenant de figures célèbres et admirables, saisies sous un angle pittoresque 19 . La logique du palmarès prend en outre une tournure inattendue : le poète exploite les disparités biographiques (Alexandre est mort très jeune, seul Condé a atteint la vieillesse) pour attribuer à chacun 16 Pour une analyse de l'adaptation par La Fontaine de L'Eunuque, voir Julien Bardot, « La Fontaine et la comédie des anciens », Le Fablier, n° 27, 2016, pp. 47-52. 17 L'Eunuque, II, 1, Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 281. 18 Ibid., p. 297. 19 Pour une analyse de ce texte, voir Julien Bardot, « Des ‘exemples inimitables’ : le rapport de La Fontaine aux Anciens dans la Comparaison d’Alexandre, de César et de M. le Prince (1684) », Le Fablier n° 26, 2015, pp. 199-208. L'honnêteté des anciens : La Fontaine et la civilisation antique 99 des trois grands personnages un mérite particulier lié à un âge de la vie. C'est une manière sinon élégante, du moins commode d'évacuer une comparaison qui ne tournerait peut-être pas à l'avantage de Condé, mais cela reflète aussi une conception originale de l'Histoire, et tout particulièrement de la « civilisation des mœurs ». Tout se passe comme si pour La Fontaine, chaque époque avait son propre caractère : le génie de chacun serait alors de l'avoir à merveille incarné. Alexandre le Grand, celui des trois que le poète admire manifestement le plus, est le grand homme de temps héroïques où des exploits défiant l'imagination étaient encore possibles et pas encore condamnables - La Fontaine le compare ainsi à Achille, qui était en effet le modèle d'Alexandre selon ses premiers biographes. Jules César incarne aux yeux de La Fontaine une gloire moins éclatante - l'audace d'avoir franchi le Rubicon est ainsi présentée comme plus discutable que des manifestations d'hybris autrement plus graves chez Alexandre. Enfin, La Fontaine reconnaît à Condé, qui vivait alors retiré à Chantilly, une vieillesse empreinte de sagesse - préférant jeter un voile pudique sur une jeunesse brillante mais tumultueuse, car liée à la Fronde. Le poète y fait cependant allusion dans cette phrase : « Celui-ci [Alexandre] a entrepris beaucoup de choses qui semblaient au-dessus de son pouvoir, et en est venu à bout, et M. le Prince est louable de n'avoir pas toujours entrepris tout ce qu'il pouvait 20 . » À un Alexandre intrépide s'oppose un Condé plus prudent, louable davantage pour une certaine modération que pour ses exploits guerriers, ce qui fait de lui un héritier « honnête » des grands conquérants de l'Antiquité. Il est donc très clair qu'au-delà de certaines analogies, les temps changent : l'Antiquité ne saurait être comparée trop avant avec l'époque moderne, en particulier sur le plan des mœurs. Les temps où vivent le grand Condé et La Fontaine sont à la modération, à la sagesse et au souci de soi, bien loin des excès héroïques excédant les capacités humaines des grandes figures de l'Antiquité. Ce repli de l'individu correspond en effet à des contraintes politiques plus fortes, qui doivent inciter le grand homme à mieux peser les conséquences de ses actes sur l'ensemble du monde social. Ce texte montre que du point de vue anthropologique, La Fontaine ne cherche guère à familiariser son lecteur aux anciens en lui présentant une version modernisée de ceux-ci, bien au contraire. C'est sur un tout autre plan qu'il tente d'assurer les conditions d'une transmission de leur héritage au public moderne. * * * 20 Comparaison d'Alexandre, de César et de M. le Prince, Œuvres diverses, op. cit., p. 687. Julien Bardot 100 La Fontaine ne dépeint guère la société grecque ou romaine et les figures historiques sont assez rares sous sa plume, mais nombreux sont en revanche les poètes anciens qu'il nomme, souvent en des termes qui évoquent l'idéal de l'honnête homme. Le poète loue dans la préface de son adaptation de L'Eunuque des qualités esthétiques susceptibles de faire agréer Térence par les lecteurs épris d'honnêteté 21 : simplicité et économie des moyens, bienséance et médiocrité, pureté des expressions et délicatesse de la pensée, toutes beautés qui faisaient les délices de « l'ancienne Rome » et valaient à cette pièce, écrit-il, « les applaudissements des honnêtes gens et du peuple 22 » - ici, La Fontaine se risque à transposer directement les catégories sociales contemporaines dans l'Antiquité pour favoriser l'identification de son lecteur. Mais deux autres figures sont particulièrement intéressantes sous le rapport de l'honnêteté : Ésope et Platon, tous deux invoqués à l'orée des Fables de 1668. On sait que Mlle de Scudéry avait donné dans Le Grand Cyrus une vision d'Ésope pétrie d'idéaux galants : le fabuliste antique se montrait notamment l'adepte d'une honnête raillerie qui faisait de lui un parfait homme de Cour 23 - vision qui n'est pas si fantaisiste qu'il y paraît, car dans la Vie d'Ésope le personnage gravit assez vite les échelons de la société pour devenir à la fin de son existence un courtisan, fin diplomate, conseiller avisé, favori et ami intime du roi de Babylone. La Fontaine conserve une partie de ces attributs dans sa propre Vie d'Ésope le Phrygien : la figure tutélaire du genre apparaît non seulement comme un sage, mais aussi comme un homme plein de bon sens, d'esprit et d'agrément, capable de plaire en dépit de son physique disgracieux et toujours prêt à se mettre au service d'autrui, bien plus qu'il n'œuvre à sa propre émancipation. Ésope enseigne, écrit-il, « la véritable sagesse », c'est à dire la sagesse pratique, et ce « avec bien plus d'art que ceux qui en donnent des définitions et des règles 24 . » : cette apologie de l'humilité au détriment des doctes et des pédants a déjà tout pour plaire aux honnêtes gens. Au lieu de parler d'intelligence, La Fontaine loue ensuite le « bel esprit » d'Ésope, la « vivacité de son esprit 25 ». Spirituel, parfois enclin à la provocation mais plus souvent doué pour la conciliation et l'apaisement des tensions, face à des ennemis 21 Sur l'honnêteté comme style et valeur non seulement sociale mais aussi littéraire, voir Jean-Marc Châtelain, La Bibliothèque de l'honnête homme, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2000. 22 Avertissement au lecteur, Œuvres diverses, op. cit., p. 263. 23 Voir Corinne Jouanno, « Ésope au pays des Précieuses : avatars d'un héros picaresque », Dix-septième siècle, n° 245, 2009/ 4, pp. 749-765. 24 Vie d'Ésope le Phrygien, Œuvres complètes. Fables - Contes et nouvelles, éd. Jean- Pierre Collinet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 11. 25 Ibid., p. 12 et p. 15. L'honnêteté des anciens : La Fontaine et la civilisation antique 101 qui se caractérisent toujours par leur orgueil et leur caractère excessif, Ésope surmonte ses handicaps physiques et sociaux pour incarner les vertus de l'honnête homme par excellence. La Fontaine élude, raccourcit ou supprime en effet certains épisodes redondants de la Vie d'Ésope de Planude qui montrent Ésope comme un esclave insolent et un élément subversif, se plaisant à tourner son maître Xanthus en ridicule d'une manière parfois gratuite. Chacun des épisodes retenus par le poète révèle au contraire une visée morale certaine, un esprit d'honnête raillerie toujours orienté vers un enseignement de plus haute portée dont chacun admet finalement la valeur - alors que chez Planude, Ésope se faisait sans cesse de nouveaux ennemis et s'attirait par son esprit autant d'admiration que de ressentiment 26 . Toutes ces honnêtes qualités prêtées à un « personnage » qui remplit plutôt le rôle d'emblème du genre tiennent lieu de pacte de lecture, et annoncent un ouvrage qui ne dérogera pas aux bienséances. Cet Ésope presque sans aspérité est un double de Socrate, dont La Fontaine, en se fondant sur le témoignage de Platon, rappelle dans la préface des Fables de 1668 qu'il consacra ses derniers moments à mettre en vers celles d'Ésope. Il est intéressant que La Fontaine convoque ainsi la figure de Platon, qui fera de nouveau l'objet d'un éloge dans l'avertissement des Ouvrages de prose et de poésie : contrairement à Ésope et Socrate, le philosophe est moins un personnage qu'un ensemble de discours. Il parachève de la sorte les qualités humaines et sociales de l'un et l'autre sage dans le domaine des Belles Lettres, où elles acquièrent définitivement leur légitimité grâce à la poésie pleine de « grâces infinies 27 » de son écriture. Christine Noille a montré que cet éloge de Platon était conçu pour séduire les « dames » et les « cavaliers » du parti des Modernes : dans le contexte de la Querelle, les champions des Anciens que sont Maucroix et La Fontaine cherchent à rendre plaisant et honnête un legs humaniste dont ne veulent plus les lecteurs modernes, et c'est précisément sur la question des qualités poétiques et morales que se situe le débat 28 . La Fontaine tente ainsi d'excuser les « sophismes » des dialogues platoniciens, susceptibles d'indisposer le lecteur, pour deux 26 Pour une analyse approfondie de ce texte, voir Marie-Christine Bellosta, « La Vie d'Ésope le Phrygien de La Fontaine ou les ruses de la vérité », Revue d'Histoire littéraire de la France, 1979, n° 1, pp. 3-13. 27 Ouvrages de prose et de poésie des sieurs de Maucroix et de La Fontaine : avertissement, Œuvres diverses, op. cit., p. 654. 28 Christine Noille, « La Fontaine et les délices de Platon », Le Fablier n° 17, 2006, pp. 21-30 et L'Éloquence du Sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVII e siècle, Paris, Champion, « Lumière classique », 2004. Il est à noter que le « philosophe », et singulièrement Platon, était alors perçu comme une figure repoussoir pour l'honnête homme. Julien Bardot 102 raisons qui rattachent Platon à l'univers de l'honnête homme : modestie d'une quête de la vérité hésitante qui précède l'avènement de la science 29 et habileté pré-moliéresque du « père de l'ironie 30 » à confondre les ridicules par le dialogue - sont visés les « précieuses », « marquis » et « entêtés 31 », toutes sortes de gens qui sont de déplaisantes caricatures ou de véritables repoussoirs de l'honnêteté. De même, placées dans la lignée des dialogues platoniciens dont le poète rappelle l'esprit plaisant, vivant et délié, l'intelligence concrète et jamais pesante, les Fables seront elles aussi dignes d'être lues par les honnêtes gens. S'il est donc possible d'identifier chez des figures auctoriales fantasmées ou réelles de l'Antiquité des qualités compatibles avec un idéal d'honnêteté, encore faut-il traduire, ou plutôt adapter, et c'est dans ce travail de la langue que s'invente une poétique de l'honnêteté chez La Fontaine 32 . Ainsi présente-t-il modestement son premier ouvrage, L'Eunuque, comme une copie de la pièce de Térence - c'est en fait une véritable adaptation. Le poète loue chez le comique latin, qui figure parmi ses auteurs de prédilection, l'élégance, l'esprit et le sens de la mesure et s'ingénie à remettre au goût du jour ces qualités déjà « honnêtes ». On retrouve cette idée dans les différents textes liminaires au premier rang desquels figure la préface des Fables de 1668 déjà citée : La Fontaine se présente sans cesse comme une sorte de médiateur rendu apte, par sa parfaite maîtrise des codes de la civilité moderne, à identifier chez les anciens des beautés cachées mais bien faites pour plaire à d'honnêtes gens, pourvu qu'il les mette en vers et leur insuffle de la gaieté afin de « civiliser la doctrine », comme aurait dit Balzac. Mais est-ce bien là la vérité ? La Fontaine n'est-il pas plutôt, comme l'affirme Boileau dans sa Dissertation sur Joconde, un poète formé moins à l'air de la Cour qu'« au goût de Térence et de Virgile 33 », ses seuls maîtres en matière de naturel et d'agrément ? C'est alors des anciens eux-mêmes que le poète tiendrait l'art de plaire aux honnêtes gens et aux Modernes, devenant ainsi ce poète apprécié pour des raisons diamétralement opposées dans l'un et l'autre camp, non que les uns ou les 29 À en croire le poète, cette quête de la vérité était cependant plus ardente qu'à son époque : « Si on prétend que les entretiens du Lycée se devaient passer comme nos conversations ordinaires, on se trompe fort : nous ne cherchons qu'à nous amuser ; les Athéniens cherchaient aussi à s'instruire. », op. cit., p. 654. 30 Ibid. 31 Ibid. 32 Pour une analyse détaillée de la manière dont La Fontaine s'approprie ses sources, voir Patrick Dandrey, notamment La Fabrique des Fables, Paris, Klincksieck, 2010 (édition revue, corrigée et augmentée), en particulier pp. 125-131. 33 Nicolas Boileau, Dissertation sur Joconde, op. cit., p. 315. L'honnêteté des anciens : La Fontaine et la civilisation antique 103 autres se trompent mais parce qu'il est, comme l'écrit La Bruyère, un « homme unique dans son genre d'écrire, toujours original, soit qu'il invente, soit qu'il traduise, qui a été au-delà de ses modèles, modèle lui-même difficile à imiter 34 . » * * * Si le poète se fait médiateur et adaptateur, son entreprise n'est possible que si l'on admet tout de même la persistance de certains comportements et traits humains, une part d'universalité discernable à chaque époque et qui transcenderait l'Histoire, permettant donc de renouer l'honnêteté à la longue tradition de la paideia. « Le Pouvoir des fables », apologue célèbre pour sa portée méta-discursive, exploite justement cette idée. Après un long préambule en forme de dédicace, la fable proprement dite s'ouvre par le vers : « Dans Athène autrefois peuple vain et léger 35 ». On remarque ici la métonymie qui permet d'assimiler la cité aux citoyens : c'est en tant qu’espace socio-politique qu'Athènes intéresse La Fontaine, de même que les lieux mythologiques comme le Parnasse ou l'Olympe sont des périphrases exploitées pour leur charge symbolique. Or loin de représenter un modèle politique, la démocratie athénienne est aussitôt dénigrée par les deux adjectifs qui permettent de caractériser l'attitude des citoyens vis-à-vis de Démosthène - car c'est bien de lui qu'il s'agit, comme le confirme la suite du poème où il est question du danger que Philippe fait peser sur la cité. Le fabuliste met plaisamment en scène un orateur impuissant à captiver l'auditoire en dépit de toutes les ressources de la rhétorique, conformément aux témoignages amers laissés par le principal intéressé dans les Philippiques ; seul l'apologue lui permettra de susciter l'intérêt de « l'animal aux têtes frivoles ». Et La Fontaine de conclure : « Nous sommes tous d'Athènes en ce point 36 », formule qui modifie la portée d'une fable qui mettait initialement les anciens à distance mais finit par assimiler explicitement les lecteurs aux Athéniens. Toutes les Fables, présentées comme des adaptations modernisées des fables ésopiques, reposent en vérité sur cette idée simple selon laquelle l'un des traits caractéristiques de l'humanité est son goût du récit de fiction, dont les anciens eux-mêmes ont laissé de nombreux témoignages : la paideia peut dès lors sans se trahir 34 Jean de La Bruyère, Discours prononcé dans l'Académie française, Œuvres complètes, éd. Julien Benda, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 496. 35 Fables choisies mises en vers, VIII, 4, op. cit., p. 296. 36 Ibid., p. 296. Julien Bardot 104 emprunter les voies du badinage et de la légèreté. Les deux derniers vers constituent une pointe intéressante : Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant Il le faut amuser encor comme un enfant. 37 Or on connaît l'argument des Modernes : renversant l'appréciation traditionnelle des âges de l'humanité, le chevalier du Parallèle de Perrault affirme que les modernes sont en vérité des anciens, bien plus avancés en âge et donc en sagesse que les anciens qui vivaient dans l'enfance de l'humanité - il serait donc aussi absurde pour les modernes de se mettre à leur école que, pour des vieillards, d'écouter les leçons de la jeunesse 38 . La Fontaine semble anticiper sur l'argument de Perrault pour affirmer le caractère ontologique de cette puérilité humaine, qui rend précieuse et indispensable la paideia, et vaine l'idée selon laquelle les leçons des anciens seraient obsolètes. À travers cette « épopée aux cent actes divers » qui est aussi un traité d'éducation princière (le premier recueil est dédié au Dauphin et le livre XII au duc de Bourgogne) et un manifeste de civilité mondaine (le second recueil est dédié à Mme de Montespan), La Fontaine ne cherche pas seulement à séduire, charmer ou amuser un lecteur moderne épris de nouveauté par des voies originales : il rend au corpus ésopique, immémorial et transmis à travers les âges dans l'ensemble du monde occidental 39 , sa finalité de civilisation, c'est-à-dire de formation de l'homme à la vie en société. Les nombreux phénomènes de transposition et d'adaptation ne doivent pas faire oublier cette profonde persistance d'un esprit qui, plus que celui de l'honnêteté au sens moderne, est véritablement celui de la paideia, rendu accessible à un public d'honnêtes gens peu faits 37 Fables choisies mises en vers, VIII, 4, op. cit., p. 297. 38 « Je sçay un moyen bien facile et bien seur pour vous mettre d'accord, c'est de convenir comme il est tres-vray, que c'est nous qui sommes les Anciens. » (Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les arts et les sciences, Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. 28). L'idée était déjà présente dans le Novum Organum de Bacon, et Pascal écrivait dès 1651 dans la Préface sur le Traité du Vide : « Ceux que nous appelons Anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses et formaient l'enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances l'expérience des siècles qui ont suivi, c'est en nous que l'on peut trouver cette Antiquité que nous révérons dans les autres. » (Blaise Pascal, Œuvres complètes, tome I, éd. Michel Le Guern, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, pp. 456-457). 39 Sans même parler ici des influences extra-européennes dont on sait l’importance dans le second recueil. L'honnêteté des anciens : La Fontaine et la civilisation antique 105 pour goûter ce legs humaniste sans l'enchantement que La Fontaine a l'art de faire sourdre des Fables, ce « miracle de culture 40 ». Les rares fables où figurent des personnages de l'Antiquité sont l'occasion pour La Fontaine de mettre en scène cette universalité qui va plus loin qu'une simple analogie entre anciens et modernes, forcément approximative : dans « Démocrite et les Abdéritains », le fabuliste exprime d'emblée, en des termes qui évoquent les Satires d'Horace, son rejet du « vulgaire », condamné pour ses préjugés, manquant cruellement de modération, de discernement et de retenue, mais pratiquant au contraire une forme d'exclusion particulièrement violente. L'exemple de Démocrite, rejeté comme l'est Ésope dans les premiers épisodes de sa Vie pour de mauvaises raisons, est invoqué à titre universel, ce que confirment les derniers vers où de cette anecdote antique est tirée une leçon encore actuelle. En quel sens est donc véritable Ce que j'ai lu dans certain lieu, Que sa voix est celle de Dieu ? 41 se demande finalement le poète, évoquant l'adage « vox populi, vox Dei ». Non seulement l'analogie est parfaite et il ne semble y avoir aucune évolution entre le peuple des Abdéritains et la majorité des contemporains, dont se distinguent les honnêtes gens par leurs valeurs, mais en s'appuyant sur une anecdote tirée de l'univers païen La Fontaine en vient à s'interroger sur une représentation du peuple propre à l'ère chrétienne. L'idée d'une universalité et d'une persistance de certains phénomènes permet ainsi de promouvoir la sagesse des anciens, infusée dans les Fables, et de l'associer à l'honnêteté du public moderne, cependant que le peuple est constitué en figure de rejet ou en emblème de la nécessité d'une paideia. En figurant la sagesse à travers des anciens et en l'associant, fût-ce en négatif, aux valeurs des honnêtes gens, La Fontaine met en place les conditions d'une assimilation de la sagesse antique par le public de son temps. C'est en-dehors des Fables cependant que l'on trouve le parfait modèle du public lafontainien, lectorat d'honnêtes gens que ne rebute en rien la culture des anciens : il s'agit bien sûr de la société des quatre amis des Amours de Psyché, qui a pour ciment le plaisir, on s'en souvient 42 , mais se livre à divers 40 André Gide, Journal 1939-1949, Souvenirs, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, pp. 683-684. 41 Fables choisies mises en vers, VIII, 26, op. cit., p. 339. 42 « Quatre amis dont la connaissance avait commencé par le Parnasse lièrent une espèce de société que j'appellerais Académie si leur nombre eût été plus grand, et Julien Bardot 106 débats et remarques que suscite la lecture du conte antique. Boris Donné a montré comment dans ce texte le plaisir du récit, acclimaté à l'esthétique galante et que l'on pourrait penser vidé de sa portée néo-platonicienne, se nouait à son allégorèse, discrète mais bien présente 43 : le texte suscite ainsi à la fois émotion et réflexion, s'adresse à l'entendement tout en délectant les sens, ce qui revient donc à agréer à un public d'honnêtes gens qui peut ainsi faire son miel d'un récit millénaire 44 . La civilisation antique trouve grâce à La Fontaine des répercussions si profondes chez les honnêtes gens, qu'elle cimente un mode de sociabilité pourtant bien moderne. * * * Les Caractères de La Bruyère s'ouvrent sur cette célèbre phrase : « Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent. » Et le moraliste d'ajouter : « Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l'on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d'entre les modernes 45 . » Cette remarque lapidaire qui exprime de manière très désabusée le credo des Anciens est le corollaire d'une idée plus légère, plus gaie de La Fontaine selon laquelle l'humanité n'aura jamais fini d'être éduquée et civilisée, et que pour ce faire il ne suffit pas au moraliste de « glaner » : il lui faut adapter. Il n'est pas vain de redire ce qui a déjà été dit, et dire autrement n'est pas la même chose que répéter. Dans la plupart de ses œuvres, et tout particulièrement dans ses Fables, il a su adapter une sagesse ancienne dont il conserve tout le suc à une esthétique et une éthique des Belles Lettres complètement modernes et rompues aux codes de l'honnêteté. Dans le langage même des honnêtes qu'ils eussent autant regardé les Muses que le plaisir. » (Les Amours de Psyché et de Cupidon, Œuvres diverses, op. cit., p. 127). 43 Boris Donné, La Fontaine et la poétique du songe. Récit, rêverie et allégorie dans Les Amours de Psyché, Paris, Champion, 1995. Pour une lecture différente, moins allégorique de Psyché, voir Patrick Dandrey, « Les temples de Volupté. Régime de l'image et de la signification dans Adonis, Le Songe de vaux et Les Amours de Psyché », Littératures classiques, n° 29, 1997, pp. 181-210. 44 Emmanuel Bury évoque « une attitude féconde à l'égard de la tradition, qui n'est ni dévotion muette ni rejet aveugle, mais qui s'efforce au contraire de reconstruire constamment un discours ‘actuel’ à partir de la mémoire des discours passés, de dire et de comprendre l'homme présent à partir de l'ancienneté, de la profondeur et de la diversité des discours sur l'homme, en un mot, d'être sincère par le biais de l'immémoriale et anonyme parole poétique. » dans son article « ‘Fable’ et science de l'homme : la paradoxale paideia d'un moderne », Le Fablier, n° 8, 1996, p. 109. 45 Jean de La Bruyère, Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, « Des ouvrages de l'esprit », I, Œuvres complètes, op. cit., p. 65. L'honnêteté des anciens : La Fontaine et la civilisation antique 107 gens, le poète a l’art de leur rappeler avec le sourire qu'ils ne sont guère que des enfants auxquels les anciens, si éloignés puissent-ils leur paraître, ont bien des choses à apprendre. Enfin, il parvient à remettre en perspective toute la civilisation des mœurs tendue vers un horizon plus ambitieux de sagesse, et non plus seulement d'honnêteté. Tout est dit, c'est certain ; mais le poète sait conjurer le risque de l'« entreglose », bien vu par Montaigne 46 , pour créer une œuvre nouvelle quoique universelle, et qui en dépit de ses innombrables sources et modèles n'appartient qu'à lui seul. Bibliographie Sources Boileau, Nicolas. Œuvres complètes, éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966. Chapelain, Jean. Lettre à La Fontaine, 12 février 1666, cité dans Jean de La Fontaine, Œuvres, sources et postérité, d’Ésope à l’Oulipo, éd. André Versaille, Bruxelles, Éditions Complexe, 1995. La Bruyère, Jean de. Œuvres complètes, éd. Julien Benda, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » 1951. La Fontaine, Jean de. Œuvres complètes, tome I. Fables - Contes et nouvelles, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991. ———, Œuvres complètes, tome II. Œuvres diverses, éd. Pierre Clarac, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1958. Pascal, Blaise. Œuvres complètes, tome I, éd. Michel Le Guern, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998 Perrault, Charles. Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les arts et les sciences, Genève, Slatkine Reprints, 1979. Études Bardot, Julien. « Des ‘exemples inimitables’ : le rapport de La Fontaine aux Anciens dans la Comparaison d’Alexandre, de César et de M. le Prince (1684) », Le Fablier, n° 26, 2015, pp. 199-208. ———, « La Fontaine et la comédie des Anciens », Le Fablier, n° 27, 2016, pp. 47- 52. Bellosta, Marie-Christine. « La Vie d'Ésope le Phrygien de La Fontaine ou les ruses de la vérité », Revue d'Histoire littéraire de la France, 1979, n° 1, pp. 3-13. Bury, Emmanuel. Littérature et politesse. L'invention de l'honnête homme, 1580-1750, Paris, Presses universitaires de France, 1996. 46 Dans le chapitre 13 du livre III des Essais, intitulé « De l’interprétation ». Julien Bardot 108 ———. « Le sourire de Socrate ou peut-on être à la fois philosophe et honnête homme ? », dans Marc Fumaroli, Philippe-Joseph Salazar et Emmanuel Bury (éd.), Le loisir lettré à l'âge classique, Genève, Droz, 1996, pp. 197-212. ———. « ‘Fable’ et science de l'homme : la paradoxale paideia d'un moderne », Le Fablier, n° 8, 1996, pp. 103-109. Châtelain, Jean-Marc. La Bibliothèque de l'honnête homme, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2000. Dandrey, Patrick. « Les temples de Volupté. Régime de l'image et de la signification dans Adonis, Le Songe de vaux et Les Amours de Psyché », Littératures classiques, n° 29, 1997, pp. 181-210. Dandrey, Patrick. La Fabrique des Fables, Paris, Klincksieck, 2010 Donné, Boris. La Fontaine et la poétique du songe. Récit, rêverie et allégorie dans Les Amours de Psyché, Paris, Champion, 1995. Duchêne, Roger. « La Fontaine et Foucquet : un pédant parmi les galants », Le Fablier, n° 5, 1993, pp. 31-36. Élias, Norbert. Sur le processus de civilisation : recherches sociogénétique et psychogénétique ; traduit et paru en français en deux parties, sous les titres La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973 et La dynamique de l'Occident, Calmann-Lévy, 1975. Gide, André. Journal 1939-1949, Souvenirs, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1954. Jaeger, Werner. Paideia : la formation de l'homme grec, Paris, Gallimard, 1988. Jehasse, Jean. Guez de Balzac et le génie romain, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1977. Jouanno, Corinne. « Ésope au pays des Précieuses : avatars d’un héros picaresque », Dix-septième siècle, n° 245, 2009/ 4, pp. 749-765. Magnard, Pierre. Questions à l'Humanisme, Paris, Les Éditions du Cerf, 2011. Noille, Christine. L'Éloquence du Sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVII e siècle, Paris, Champion, « Lumière classique », 2004. ———. « La Fontaine et les délices de Platon », Le Fablier, n° 17, 2006, pp. 21-30. The Consumer-Courtier: The Material Culture of Honnêteté K ATHRYN A. H OFFMANN (U NIVERSITY OF H AWAI ‘ I ) “lasciarsi volgere alle usanze” In the Galateo, in Du Hamel’s 1666 French translation, Della Casa instructed courtiers: “Qu’il faut vous habiller selon votre condition [...] et comme l’on s’habille dans le païs où vous demeurez, car on ne peut en user autrement, sans témoigner du mépris aux habitants du païs où l’on est.... Il faut suivre les coutumes du temps 1 .” The original Italian was “lasciarsi volgere alle usanze 2 .” The art of the courtier included behaviors that were linguistic, social, and material. Passersby should not turn heads to see a courtier shockingly coiffed or dressed “à [sa] fantaisie” (“secondo l’appetito loro”). Furetière echoed: “On le dit premièrement de l’homme de bien, du galant homme, qui a pris l’air du monde, qui sçait vivre 3 .” Objects and physical contexts were important in the construction of the social and the physical spaces of honnêteté in France and Italy. Maintaining l’air du monde had elements that were conversational, philosophical, literary, moral and behavioral. It was also, however, a form of what might be called performative consumerism. “Lasciarsi volgere alle usanze” required the engagement in activities such as dinners, boating, menagerie visits, spa trips, garden walks and fashionable things that went along with 1 Giovanni Della Casa, Galatée, trad. Du Hamel, 1666, pp. 27-28. 2 “Ben vestito dèe andar ciascuno, secondo sua conditione e secondo sua età, perciò che, altrimenti facendo, pare che egli sprezzi la gente. E [...] si dèe l’uomo sforzare di ritrarsi più che può al costume degli altri cittadini, e lasciarsi volgere alle usanze.” Della Casa, Galateo, overo d’e’ costumi, Biblioteca dei Classici italiani, 1996, pt. VII. 3 ‘Honnête’, Antoine Furetière, Dictionnaire universel. 3 vols., La Haye et Rotterdam, 1690. Reprint: Paris: SNL-Le Robert, 1978, my emphasis. Kathryn A. Hoffmann 110 them: houses, furniture, food, carriages, cuisine, games, and pets. The honnête personne required staging 4 . No study of honnêteté will likely resolve Jean Corbinelli’s 1679 lament: Je ne puis souffrir qu’on dise qu’un tel est honnête homme, et que l’un conçoive sous ce terme une chose, et l’autre une autre; je vœux qu'on ait une idée particulière de ce qu’on nomme le galant homme, l’homme de bien, l’homme d’honneur, l’honnête homme. Qu’on sache ce que c’est que le goût, le bon sens, le jugement, le discernement, l’esprit, la raison, la delicatesse, l’honnêteté, la politesse et la civilité. 5 Bussy responded: “Je suis dans les mêmes sentiments que vous sur les définitions... L’honnête homme est un homme poli et qui sait vivre 6 .” There was of course no one kind of honnêteté and there were many different ways to be polite and to savoir vivre. There were honnêtes courtiers, and people trying to create polite societies around them while in exile. There were honnêtes gentleman who went to academies to learn French dancing and war and honnêtes literary types who wrote poetry for salons. There were honnêtes ladies who traveled or hunted, and honnêtes prudes who needed to buy the book Les Divertissements innocens to know if a popular game might lead them to perdition 7 . There were honnêtes curious people who engaged with science and medicine through visits to observatories, attending dissections or collecting natural history specimens. There were honnêtes gardeners growing fashionable fruits and flowers. Honnêteté was a phenomenon that was seen, heard, read, displayed, performed and purchased not in only dress, language, or social behavior, but also in architecture, home decor, travel modes and destinations, the culinary arts, games and pastimes, and many more. A social history of honnêteté — in the myriad of forms it took, in all of the social areas in which the concept can be seen at work — would take volumes. Yet whatever form of an honnête person one might be, one needed things. 4 I have opted to maintain the French honnête because the English “honest” does not carry the full charge of meanings. 5 “De M. de Corbinelli” included in “De Madame de Sévigné au Comte de Bussy” Paris, 27 février 1679 (#658) in Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, Lettres de madame de Sévigné, de sa famille et de ses amis, Paris, Ledentu, 1838, Vol. 2, p. 38. 6 “A Corbinelli” included in “De Bussy à Madame de Sévigné” Autun, 6 mars 1679 (#659), Sévigné, Vol. 2, p. 38. 7 Divertissemens innocens contenant les règles du jeu des échets, du billard, de la paume, du palle-mail, et du trictrac. La Haye, Moetjens, 1696. The Consumer-Courtier: The Material Culture of Honnêteté 111 Honnêteté “in small things”: a tabatière Tobacco was [yet] another item which helped transform social life in the 17th and 18th centuries.... People began to acquire ever more objects--things. James Walvin, Slavery in Small Things 8 A snuff box appears at the beginning of Molière’s Dom Juan, where Sganarelle, tabatière in hand, reflects on snuff, virtue, and honnêteté: SGANARELLE, tenant une tabatière.- Quoi que puisse dire Aristote, et toute la philosophie il n’est rien d’égal au tabac, c’est la passion des honnêtes gens ; et qui vit sans tabac, n’est pas digne de vivre ; non seulement il réjouit, et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. 9 Snuff boxes that can be attributed with any degree of certainty to the seventeenth century are rare. Colbert gave one decorated with his portrait to his librarian Etienne Baluze 10 . In an imaginary object-rich production Sganarelle might carry one with Dom Juan’s portrait on it that would make Sganarelle wince when he looks at it. Ivory or wood snuff boxes with naked Venuses might suit Don Juan 11 . All the noble characters in the play might carry snuff boxes or flasks, including Elivre. According to Madame d’Aulnoy, Spanish women sniffed, even in Church: “Elles sont assises dans l’Eglise sur leurs jambes, et prennent du Tabac à tous momens sans se barboüiller comme l’on fait d’ordinaire 12 .” By the banquet scene Dom Juan might carry one of the strange glass flasks in the shape of heads by Bernard 8 James Walvin, Slavery in Small Things. Wiley-Blackwell, 2016. 9 Molière, Dom Juan ou le Festin de Pierre I: 1, Œuvres complètes. La Pléiade, 1972. I analyzed the play from a different perspective in Society of Pleasures. New York, Saint Martin’s Press, 1997. 10 Portrait de Colbert, en buste. Miniature sur tabatière. Inv. RF30928-recto. https: / / www.photo.rmn.fr/ archive/ 76-000753-2C6NU0H0UI6E.html 11 Tabatière en forme de nef (Venus accroupie), Ecouen, musée national de la Renaissance, inv. ECL20502. https: / / www.photo.rmn.fr/ archive/ 09-506801- 2C6NU09Q471O.html. Snuff box, France, ivory c. 1700, Victoria and Albert Museum, inv. A. 79-1937. http: / / collections.vam.ac.uk/ item/ O310799/ snuff-boxsnuff-box-unknown/ 12 Marie-Catherine Le Jumel de Barneville (baronne d’)Aulnoy, Relation du voyage d’Espagne, tome premier. La Haye: Van Bulderen, 1705, p. 152. “C’est la mode ici de presenter du tabac, quand on veut temoigner de l’amitié” (p. 202). Kathryn A. Hoffmann 112 Perrot 13 . Accessories could visually mark the voyage on stage from snuff to Hell and reflect the type of objects in the pockets of seventeenth-century audiences. Snuff was prescribed as a remedy for ulcers and wounds and to purge the brain’s humidity. In letters to Madame de Sévigné, M. de Coulanges recounts his wife’s gift of an expensive gold snuff box to her “doctor” Carette, (Nicolò Cevoli del Carretto) and mentions her “commerce de tabac” with Charles de Lorraine 14 . In 2016-2017, the Palazzo Falson Museum in Malta’s Exhibition “Snuff Boxes” included eighteenth-century women portraited with their snuffboxes; the objects in the paintings reminders that the ladies in Malta were women with things 15 . Honnêtes persons disagreed on tobacco. The Duchesse d’Orléans deplored its use: C’est une affreuse chose que ce tabac! [...] cela me met hors de moi de voir arriver toutes les femmes d’ici avec leur nez sale, comme si elles l’avaient, sauf votre respect, frotté dans la boue, et fourrer leurs doigts dans les tabatières des hommes; il faut que je crache, de dégôut. 16 She suspected tobacco of having deformed Mlle de Valois’ nose: “il lui est venu un grand nez aquilin qui a tout gâté.... Je crois deviner d’où cela vient: on lui a permis de prendre du tabac; c’est ce qui a fait tellement pousser ce nez 17 .” Madame de Maintenon warned one of her demoiselles: 13 Bernard Perrot, Head-shaped flacon, Metropolitan Museum of Art (83.7.26). https: / / www.metmuseum.org/ art/ collection/ search/ 186317. See Christian de Valence et al. Bernard Perrot (1640-1709). Paris, Somogy Editions d’Art, 2010. 14 “Madame de Coulanges se porte assez joliment; elle a envoyé à son marquis une tabatière d’or, pesant deux cents écus, et coûtant dix louis de façon, sous prétexte qu’elle avait du tabac meilleur que le sien.” “De M. de Coulanges à Madame de Sévigné” Paris, 1er septembre, 1694 (#1210) and note 3, p. 629. On Lorraine, see the letter of 19 mars 1696, Sévigné, vol. 2. 15 “Snuff Boxes: From Accessories to Objets d’Art”. Exhibition 25 November 2016 - 26 February 2017, Palazzo Falson Historic House Museum, Mdina, Malta. http: / / www.palazzofalson.com/ content.aspx? id=408864 Several of the paintings of women and their snuff boxes can be seen in Charlene Vella, “A Microcosm of curiosities”, Times of Malta, February 26, 2017. 16 Charlotte Elisabeth de Bavière, duchesse d’Orléans, “A la duchesse de Hanovre [Sophie-Louise de Mecklembourg Grabow]”, Marly, 15 août 1713, in Correspondance de Madame, Duchesse d’Orléans, Vol. 2. Paris, A. Quantin, 1880. p. 131. 17 Charlotte Elisabeth de Bavière, Marly, le 18 juillet 1715, Correspondance, p. 165. The Consumer-Courtier: The Material Culture of Honnêteté 113 “fuyez tous les autres excès qui sont à présent ordinaires, même aux filles, comme le trop manger, le tabac 18 .” Snuff boxes, watches and other small items fall, for collectors, under the heading “objets de vertu.” The term vertu is often associated with virtuosity. These objects can also be read as part of the construction of vertu in the sense that any seventeenth-century honnête person would have understood. School for Gentlemen: Things a Gentleman Needed Nicolas Faret advised for the honnête homme: Qu’il entende la chasse, et qu’il soit adroit à la danse, à la paulme, à la lutte, à sauter, à nager, à tirer juste, et à tous ces autres passe-temps, qui ne sont pas si simplement honnestes, qu’ils ne deviennent bien souvent utiles. 19 He recommended that the honnête homme speak at least Italian, French, and Spanish 20 . From riding to dance, languages, fighting, swimming, shooting and fortifications, nobles had much to learn. Luckily, there were academies there to help. Montpensier recalled her words to the chevalier de Charny in 1656: vous êtes en âge de choisir la profession que vous voulez [suivre].... Si vous voulez être d’Eglise, il faut étudier en théologie; je vous enverrai en Sorbonne. Si vous voulez demeurer dans le monde, il est temps d’aller à l’Académie. 21 Noble academies were the outgrowth of the equestrian academies. Corinne Doucet notes equestrian academies in the sixteenth century in France in Rouen, Caen, Saumur, Tours, Nevers, Lyon, Brouage and Toulouse, with the number growing to 44 in the seventeenth and eighteenth centuries 22 . In the early seventeenth century one of the most famous was that of Antoine de Pluvinel, Louis XIII’s écuyer principal, who had himself 18 “Avis de Madame de Maintenon à une demoiselle qui sortait de Saint-Cyr”, in Théophile Lavallée, Histoire de la maison royale de Saint-Cyr (1686-1793), Paris, Furne et Cie, 1853, Appendice J, p. 334. 19 Nicolas Faret, L’Honneste-homme, ou L’art de plaire à la cour. Paris, T. du Bray, 1630, p. 27. 20 Faret, p. 65. 21 Anne-Marie-Louise-Henriette d’Orléans, Mémoires de Mlle de Montpensier, notes A. Chéruel. Paris, Charpentier, 1858-1859, p. 384. 22 Corinne Doucet, “Les académies équestres et l’éducation de la noblesse (XVI e - XVIII e siècle)”, Revue historique, vol. 628, no. 4, 2003, pp. 817-836. Kathryn A. Hoffmann 114 been trained in an academy in Naples. His work was published posthumously in 1623 as Maneige royal, où l’on peut remarquer le défaut et la perfection du chevalier en tous les exercices de cet art digne des princes, and in expanded form, with engravings in 1625 under the title Instruction du Roy, en l’exercice de monter à cheval. Another edition appeared in Amsterdam in 1666. The books were set as dialogue-lessons between Pluvinel and his royal student. Pluvinel stressed the imperative of becoming a “bel” rather than a bon horseman. A noble who looked good on his horse was the goal, with posture, dress, and demeanor so convincing that they would lead the onlooker — at least the untrained one — to attribute any flaws in performance to the horse rather than to its bel rider 23 . Pluvinel explained that becoming a bel homme de cheval began with dress, including the right hat: Je conseille à celuy qui y prendra plaisir, de ne porter jamais de chapeau pesant, ny qui aye le bord trop large, pour éviter le danger, qu’un cheval incommode en maniant ne le face tomber, ou l’oblige d’y porter souvent la main; lesquelles choses, contre la bienséance qui n’y seroit gardée, embroüillent le Chevalier. 24 A feather on the hat was de rigueur, and the bel homme should show off his thighs while riding. The 1666 edition added an engraving of recommended riding attire à la Pluvinelle 25 . The seventeenth-century gentleman needed more than to look good on a horse and maintain bienséance by keeping his hat on. While mornings in Pluvinel’s academy were spent on the equestrian arts, a variety of courses were offered afternoons: corre la bague, arms, dancing, exercises on the wooden horse 26 , and mathematics on Monday, Wednesday, Friday and 23 Antoine de Pluvinel, L’instruction du roy en l’exercice de monter à cheval, 1666, pp. 5-6. 24 Pluvinel, 1666 p. 6. 25 Figure de l’habit du chevalier à la Pluvinelle, Pluvinel, 1666, second unumbered page after p. 8. 26 I have translated voltiger as “exercises on the wooden horse.” Van Orden opts for “tumbling”. Furetière’s definition can perhaps allow for both notions: “faire les exercices sur le cheval de bois, pour apprendre à y monter à cheval et à en descendre legerement, ou à faire divers tours qui montrent l’agilité et la dexterité d’un cavalier” (“voltiger”, Dictionnaire universel). Certain forms of tumbling however, were proscribed for the honnête homme. Castiglione specified that the cortegiano should not engage in the type of tumbling or rope-walking that smacked of the fairground: “perso che debba lasciar gli altri da canto; come volteggiare in terra, andar in su la corda, e tal cose, che quasi hanno del gioucolare, e poco sono a gentiluomo convenient” (Cortegiano, p. 69). The Consumer-Courtier: The Material Culture of Honnêteté 115 Saturday; and lessons in “vertus morales”, politics and governance on Tuesday and Thursday 27 . Pluvinel’s contemporaray Alexandre de Pontaymeri also mentioned courses in painting and the lute and had high praise for the instruction leading gentlemen to the practice of bonnes mœurs: car à la vérité dire, il n’instruit pas seulement le Gentil-homme en la profession du maniage, mais en la pratique des bonnes mœurs, sans lesquelles toutes les sciences ne sont que vanité.... O heureuse Noblesse! pour qui le ciel a fait naistre un tant [s]ortable gouverneur: S’est on exercé au maniage? vous avez le voltigement, l’escrime et la danse, le tout sous des personnages que ledict sieur a sçeu heureusment choisir et qui sont hors de controverse les premiers en leur art. Vous y avez encore les Mathematiques, la peinture, et le lut sous les plus excellents maistres que l’on puisse desirer. 28 Academies for gentlemen, offering broader curricula and instruction by what were at least claimed to be specialists in their fields, were multiplying. In 1666 the marchese Riccardi mentioned eight noble academies in Paris each with 50 or more young gentlemen 29 . Jean Boutier notes that others opened in Brussels in 1671, Luneville in 1699, and Utrecht 1705 30 . The Accademia dei Nobili in Florence opened on May 15, 1689 in Piazza Strozzi with the function of imparting to the young nobles (gioventù nobilita) “many sciences and equestrian exercises” (molte scienze e esercizi cavallereschi). That education was presented as a “stimulus” “to apply oneself to the virtues with maximum ardor and profit” (“questa servisse ad ogn’uno di stimulo, per applicarsi con maggiore ardo e profitto alle virtù”) 31 . Jean Boutier describes the Florence academy as an idealized social space, a sort of utopia of aristocratic “civilità”, especially for a youthful nobility; 64% percent of the men were between 16 and 25 with 16-20 year- 27 Pluvinel, 1666, p. 155. 28 Alexandre de Pontaymeri [Pontaymery], Academie ou Institution de la Noblesse Françoise, in Œuvres. Paris: Jean Richer, 1599 fol. 3r, quoted in Kate van Orden, Music, Discipline and Arms. Chicago, University of Chicago Press, 2005, p. 43, note 23. I changed “fortable” to “sortable”. 29 Biblioteca Riccardiana Firenze, ms. 2295, cc. 13-14, lettera di Franceso Riccardi al gran principe Leopoldo de’ Medici, Parigi, 29 gen. 1666 (citazione: c. 13v). Quoted in Jean Boutier, “L’Accademia dei nobili di Firenze: Sociabilità ed educazione dei giovani nobili negli anni di Cosimo III” in La Toscana nell’Eta di Cosimo III. Firenze, Edifir-Edizione, 1993, p. 222. 30 Boutier discusses the Riccardi letter on p. 222. 31 ASF Casino dei Nobili, 14, ins. 2, cited in Boutier, note 7, p. 207. Kathryn A. Hoffmann 116 olds in the majority 32 . Over nine years, men from at least 120 of the around 400 Florentine noble families attended the academy. It was not the first noble academy in Italy nor was its success guaranteed. An academy had opened in Padua 1639 but had closed three years later, with debts. Others opened in Verona 1669 and Torino in 1678. Documents in the Archivio di Stato in Florence show curricula that varied by season and likely also due to the availability of instructors and the interests of the nobles, who could request courses 33 . A list dated July 11, 1690 indicates the offerings: riding, fencing, exercises with the pike and flags, equestrian airs above the ground, dancing in the Italian and the French styles, the French, German, and Tuscan languages, fortifications, civil architecture, mathematics, cosmography and history, morals 34 . On September 22 the same year the “cosmography and history” course was changed to “geography and history” although the change in name did not necessarily entail a change in content 35 . Architectural drawing [levar di pianta] had been added. Courses in Spanish and Law came later 36 . Course schedules and lists of duties or pay of the masters helps reconstruct the days of the young nobles. In 1691 “morning” [“ore della mattina”] courses included two dance courses offered concurrently, two fencing courses (one including pike and flags), mathematics, two language 32 All details in this paragraph are from Boutier. For the ages of young men see his tables 1 and 2, pp. 213-214. All translations of archival documents and of Boutier’s text are mine. 33 “E desiderandoso, altre li suddetti, alcun altro studio da [illegible] ne saranno provveduti.” ASF, Istituto dei nobili di Firenze, 13, unnumbered document inserted between fol. 263 and 264. 34 “Cavalerizza, scherma, esercizio di Picca e maneggio di Bandiera, saltar à Cavallo, ballar all’Italiana e alla Franzese [sic], lingua Franzese, lingua Tedesca, lingua Toscana; fortificazione, architettura civile; mattematiche; cosmografia e storia; morale.” Archivio di Stato di Firenze [henceforth ASF], Istituto dei nobili di Firenze, 18, A, 11 luglio 1690, fol. 17. Note on my translation of saltar a cavallo: the term can refer to exercises on the wooden horse, or to what in French were airs relevés to be performed by horses including voltes, lever le devant, caprioles, etc. In choosing “airs above the ground” I have followed Treva J. Tucker, “Early Modern French Noble Identity and the Equestrian ‘Airs above the Ground’”, in The Culture of the Horse: Status, Discipline and Identity in the Early Modern World. New York, Palgrave, 2005, pp. 273-310. See also Boutier’s dicussion of the courses. 35 “Geografia e storia”, ASF, Istituto dei nobili di Firenze, 18, A, 22 settembre 1690, fol. 40-41. On the overlap between cosmography and geography see M. Milanesi, “Geography and Cosmography in Italy from the XV th to the XVII th century,” Memorie della Società Astronomia Italiana, Vol. 65, pp. 443-468. 36 ASF, Istituto dei Nobili, piece 14, sec. 8, undated printed list. The Consumer-Courtier: The Material Culture of Honnêteté 117 courses (one offered by the French master and the other by the master of both French and Italian). 37 The “day” [“ore di giorno”] courses included civil and military architecture and architectural drawing, fencing, pike and flags (with the same instructor from the morning) and a language course, likely German 38 . Evening courses [“ore della sera”] were offered in the equestrian airs above the ground (an hour and a half); geography and history (two and a half hours); the French and Tuscan languages, a moral lesson, and sometimes another French dance course 39 . According to Riccardi, evenings at the Paris academies were spent on chess or other entertainment “altri divertimenti 40 .” *** Sganarelle with nothing but a snuff box in hand, is merely the imaginary of a servant. Real servants may have been quite loaded down for long days in which their masters were learning to be virtuous. The noble might need his rapier, pike, and in Italy, his flag. He needed shoes for French and Italian dancing with perhaps, after mid-century, a fashionable red heel 41 . One could certainly not French dance in riding boots. The gentleman off for a stroll might want his walking shoes 42 . Today the Galileo Museum in Florence maintains a collection of items that help give a sense of the object-intense practices of becoming--or simply 37 ASF, Istituto dei Nobili, 18 A, 55. These courses begin before “mezzo giorno”. 38 I have guessed German in this time slot, as there was only one master who taught both German and Tuscan, and Tuscan was offered in the evening. 39 ASF, Istituto dei Nobili, piece 14, sec. 8, an undated and unnumbered printed list shows French dance offered in winter (Nov. 1 through Carnival) at both “ore tre avanti mezzo giorno”) and again during the day. Presuming the academy was using Italian time, the evening courses listed as beginning at 24 hours [“ore 24”] would have begun at sunset. See Mario Arnaldi, “Le ore italiane”, Gnomonica italiana, anno IV, n. 12, 2007, pp. 2-10. Any additional clarification would be appreciated. 40 “Si consuma la veglia nel fare a scacchi, o in altri divertimenti.” Lettera di Franceso Riccardi, Parigi, 29 gen. 1666 (13v), quoted in Boutier, p. 222. 41 A red-heeled boy’s shoe, possibly from France, in the Bata Shoe Museum in Canada, was in the 2015 exhibition “Standing Tall: the Curious History of Men in Heels”. See Ron Wood’s photo of the shoe in Daniel Scheffler, “Inches Above: Men in Heels,” W. Magazine, May 6, 2015. https: / / www.wmagazine.com/ story/ men-heels-bata-shoe-museum 42 See the shoes in Etienne Allegrain’s “Promenade de Louis XIV en vue du parterre du Nord”, Versailles MV752. Detail in Hervé Pinoteau, “Insignes et vêtements royaux”, Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [En ligne], | 2005, mis en ligne le 05 janvier 2007. URL : http: / / journals.openedition.org/ crcv/ 99. Kathryn A. Hoffmann 118 appearing as--an educated honnête homme. The noble studying mathematics might want a portable set of brass mathematical instruments in a goldembossed box with tassels. For cosmography there were showy brass astrolabes and less expensive paper ones. As Madame de Sévigné, Madame de Sablière and Samuel Pepys all had telescopes, the young noble learning cosmography might want his own brought to class. Military learning was object-intense with books and various types of calipers for measuring projectiles and columns and topographic compasses, also with nice leather cases 43 . Nobles off to language classes might have wanted any of a wide variety of bilingual dictionaries and grammar books 44 . Attendance records in Florence show some nobles attended their French language classes more assiduously than others 45 . Servants would need to bring any of the regular things a man might need during a day; eyeglasses, bottles with scent or drink, a tobacco rasp, extra ribbons. Della Casa objected to nail clipping in public: “d’autres font encore quelque chose de plus incivil, ils prennent leurs ciseaux, et s’occupent à couper leurs ongles 46 .” Castiglione directed men not to put mirrors in their caps or combs in their sleeves to avoid affectation 47 . That suggests that men were in fact in the habit of clipping their nails, putting mirrors in their caps and combs in their sleeves. So now all those small objects, mirrors, combs, scissors in nécessaires need to go into a noble’s pockets or into those of his valet. Faret prescribed clean teeth and mouth to avoid bad breath 48 , so a toothpick might be among the nobleman’s items for the day. In sixteenth-century Italy, one wore one’s decorative toothpick/ earspoon, even for portraits 49 . In seventeenth-century France, there were silver and gold ones 50 . The 1667 Civilité nouvelle instructed gentleman what not to do with the new disposable toothpicks: “Un homme de bon ton ne le 43 See the Appendix for examples. 44 Books for language study by Pierre Canal, César and Antoine Oudin, Lorenzo Franciosini, Nathanaël Duez and others are too numerous to include here. 45 ASF Istituto dei Nobili, 14, file 8 (unbound, unnumbered sheet). 46 Della Casa, Galatée, pp. 25-26. 47 Castiglione, Parfait courtisan, p. 64. 48 Faret, L’Honneste-homme, pp. 233-234. 49 Lorenzo Lotto, Ritratto di Lucina Brembati, c. 1521-1523, Accademia Carrara. https: / / www.lacarrara.it/ en/ catalogo/ 58ac00068/ 50 Cure-dents et cure-oreille from the Musée de la Renaissance, attrib. 17th c. Musée du Louvre, depot 1936 E.Cl. 22267. The Consumer-Courtier: The Material Culture of Honnêteté 119 conservera ni dans la bouche ni sur l’oreille 51 .” The gentleman threw it under the table. Swimming seems to have been absent from Pluvinel’s academy and the Florence curriculum, although Castiglione, Faret, and Pasquier all recommended that nobles learn to swim 52 . For Pasquier swimming "est une science très utile à l’usage de la guerre, et dont on tire plusieurs commoditez si l’on veut faire diligences, en franchissant les rivières qui se rencontrent 53 . Ladies swam. Madame de Sévigné wrote “je sais parfaitment bien nager” and recounted how she had saved the mother of M. de Coulanges, when an overturned carriage ended up in the water 54 . In an imaginary production of Dom Juan, I would have a copy of Melchisédech Thévenot’s book L’Art de Nager, float by during the shipwreck scene 55 . Thevenot who described himself as an honnête homme writing for a public of curieux 56 , discussed swimming strokes, how to swim on one’s back with one leg up and why (one could tie a bundle to one’s big toe) 57 . In a production today, Sganarelle might swim by on his back during the shipwreck scene with Dom Juan’s bag attached to his big toe. Thévenot also discussed cutting toenails in chapter XXVIII 58 . A river is apparently where one should cut one’s toenails instead of in polite society. I will leave honnêtes persons attempting to construct themselves through dance, languages, looking good on a horse, fortifications, footwear, swimming, and toothpicks. Along with them are their servants laden with 51 “Après le repas, où l’on a eu toute latitude pour s’en servir, la civilité exige seulement que l’on jette son cure-dent sous la table: ‘Un homme de bon ton ne le conservera ni dans la bouche ni sur l’oreille.’” Frédéric Rouvillois, Dictionnaire nostalgique de la politesse, Flammarion, 2016. 52 “Convenient è ancora sapere nuotare, saltare, correre, gittar pietre,” Castiglione, Il Cortegiano, Libro primo, p. 68. 53 Pasquier, Nicolas. Le Gentilhomme. Paris, Honoré Champion, 2003. Livre 2, p. 183. 54 “Elle vous a conté son voyage de Dol, qui a été très-heureux, hors qu’elle a versé deux fois dans un étang, et moi avec elle; mais comme je sais parfaitement bien nager, je l’ai tirée d’affaire sans nulle accident.” Aux Rochers, mercredi 1 e août, 1685, Sévigné, Vol. 2, p. 295. 55 Melchisédech Thévenot, L’Art de nager, T. Moette, 1696, with plates attributed to Charles Moette, was adapted from Everard Digby, De Arte natandi (London, Thomas Dawson, 1587) and Nicolaus Winmann, Colymbetes (H. Steyner, 1538). 56 “Je souhaite que ce que j’en ay écrit en mon particular puisse se trouver du goût des Curieux, et c’est le seul but qu’un honnête homme doit se proposer dans ses ouvrages” (Préface, n.p.). 57 “Ce sera une facilité pour porter ce que l’on voudra d’un bord d’une riviere à l’autre, aprês l’avoir attaché au gros doigt du pied.” Thévenot, XXX, p. 36. 58 Thévenot, p. 34, with plate on facing page. Kathryn A. Hoffmann 120 shoes, ribbons, hats, books, and scissors. There are thousands of other facets of the construction of self for honnêtes men and women, and also for childen to be raised into honnêteté. There are texts, behaviors, practices, places to be, things to eat, and objects to buy and use that made honnêteté possible for these early-modern consumers. The physical world of honnêteté, the objects nobles bought and used to perform as honnête beings were the result of philosophy, literature and education but also of advances in architecture, hydraulics, marine and road transportation, urban design, fashion, gardening, and cuisine. Both honnêteté and modernity grew in the crossing paths of things 59 . Appendix Galileo Museum selected instruments mentioned above https: / / catalogo.museogalileo.it Mathematics Casette per strumenti matematici, Cristoph Schlisser, late 16th c., bought by Mattias de’ Medici, first half of 17th c., inv. 2532, 2541-2543, 3716 Boxes for mathematical instruments, Anon. 17th c., inv. 671 and 672. Cosmography (Astronomy and Time, Room II) Astrolabe, gilded brass, 17th c. inv. 660, 1092 Paper Astrolabe, inv. 1289bis Military instruments (Science of War, Room VI) Military calipers, Giovanni Macari, 1676, inv. 3540 Calipers for measuring projectiles and columns, inv. 652 and 3706 Topographic compass, inv. 2506 Military instrument bag, inv. 620 Acknowledgments: I thank Direttore Paolo Galluzzi, Dott. Andrea Gori and the librarians at the Galileo museum for access to studies and objects used in this essay, Ryota Iwasaki for bringing Thévenot’s book to my attention, and Brook Ellis for researching “Italian time” after a helpful reader’s query. 59 At NASSCFL 2018, I included travel and citrus fruits and their role in performed honnêteté for women. Another essay is in preparation. The Consumer-Courtier: The Material Culture of Honnêteté 121 Bibliography Primary Works Archivio di Stato di Firenze (ASF), Istituto dei nobili di Firenze, Pieces 13, 14, 18. 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It was mostly a defensive weapon that allowed the courtier to preserve his and his friends’ interests, and as such it should not be confused with lying. The best way to dissimulate is by keeping silence and thus avoiding the untruth. But sometimes silence can be more dangerous than words. In that case it would be better to come up with inconsequential complaints, or abruptly change the subject of the conversation. If these tactics will not work, there are other measures: [...] la responce en telles rencontres doibt estre semblable a la retraicte que l’on fait sans fuyr, & sans combattre: observant trois pointz. Le premier de n’entrer en denegation de la verité tout a faict. Le second de ne dire ce quel on ne doibt point, & qui peut nuyre. Le troisiesme est de laisser l’esprit de celuy auquel nous parlons en doubte par termes doubteux, & a double entente, & plus la responce sera retenuë & reservée plus sera elle loüable 3 . As Jon R. Snyder has pointed out, for the most part this analysis of dissimulation is taken word-for-word from Canonieri’s treatise, Il Perfetto 1 On the significance of Refuge’s book see Peter Burke, The Fortunes of the Courtier. The European Reception of Castiglione’s Cortegiano. London, Polity Press, 1995. p. 122. 2 According to Cotgrave it meant “circumspection, warinesse, heedfulnesse, discretion, aduisednesse, a great reach, or forecast, subtilitie of spirit, quicknesse of wit” (Randal Cotgrave, A dictionarie of the French and English Tongues. London, A. Islip, 1611. sig.Biiij v ). 3 Eustache de Refuge, Traicte de la cour ou Instruction des courtisans. S.l., 1617. p. 101. Maria Neklyudova 126 Cortegiano (1606) 4 . But no translation is completely faithful, and Refuge had made little changes and additions that, I think, bear witness to his own understanding of the issue. The most significant one involves the mention of double-entendre which is not found in the original text 5 . Indeed, various sixteenth and early seventeenth century sources confirm that a preference for puns and word plays was characteristic for the French court and (more or less) polite society - a preference which was severely criticized by language purists. It is possible that the idea to treat puns as a form of dissimulation was suggested to Refuge by writings of the purists. For instance, Henri Estienne used the expression “disguised language” in the title of his treatise published in 1578 6 . Later on, this image would evolve into the notion of linguistic mask, or “masque de la bouche” as the Jesuit poet Pierre Le Moyne put it in 1660s. 7 By that time it would refer only to the infamous insincerity of courtly discourse, where, to quote Racine, “tout ce qu’on dit est loin de ce qu’on pense” (Britannicus V, 1). Whereas Refuge’s advice to use double-entendres in potentially dangerous situations opens up a different venue of investigation which I would like to pursue. Let us start by clarifying the meaning of “double ententes”, which were also called “les propos en deux ententes”, or “les paroles à double entente”, etc. Nicot in his Thresor de la langue françoyse (1606) defines it as an ambiguous answer: “Respondre à deux ententes: Perplexe respondere, Respondere suspensa et ambigua, et vtroque flexibilia” 8 . Both Latin expressions are in fact quotations from different texts: the first one comes from Titus Livius (it was quoted in full in Robert Estienne’s Dictionarium sive Latinae linguae Thesaurus (1532)), the second is from Budé’s Consilarii Regii libellorumque magistri in Praetorio, Forensia (1548). Their contexts give us some idea in what kind of communications a double-entendre was expected to appear. Although the Roman historian referred to the Second Punic war and the negotiations between the Macedonians and the Romans 9 , while the French 4 Jon R. Snyder, Dissimulation and the Culture of Secrecy in Early Modern Europe. Berkeley, University of California Press, 2009. pp. 98-99. 5 Cf. “Non negare il vero. Non dir quello, che non si deve. E lasciare ne i suoi primi termini l’animo di chi domanda” (Pietro Andrea Canonihero, Il perfetto cortegiano, et dell’ufizio del prencipe verso’l cortegiano. Roma, B. Zannetti, 1609. p. 114) 6 Henri Estienne, Deux dialogues du nouveau langage françois, italianize et autrement desguize, principalement entre les courtisans de ce temps. Envers, G. Niergue, 1579. 7 Pierre Le Moyne, Entretiens et lettres poétiques. Paris, E. Loyson, 1665. p. 215. 8 Jean Nicot, Thresor de la langue francoyse tant ancienne que moderne. Revev & avgmenté. Paris, D. Douceur, 1606, p. 348. 9 “De his rebus interrogati Macedones, quum perplexe responderent ipsi, ante responsum tulerunt, Bellum quaerere regem, et, si pergat, propediem inventurum” Linguistic Duplicity and double-entendres 127 jurist reviewed contemporary legal practices 10 , they were both concerned with the interpretations of laws and customs, and with their consequences. Nicot’s evidence is supported by the fact that we find the same preoccupation with the legal system in the second book of Étienne Pasquier’s Des recherches de la France (1565), where this prominent jurist discussed the origins and the functions of the Parisian Parliament. In chapter 3 he mentioned an attempt made by some magistrates to circumvent the order of juridical procedures and to establish extraordinary lists which were also called “roolles de presents”: A cause le quoy plusieurs detestants ceste ambitieuse & peruerse coustume, appellerẽt vrayement telles manieres de roolles, roolles de presents: vsants toutesfois de ceste diction à leur auantage, par l’equiuoque & double entente qui est contenue dessouz ce mot de (presents) 11 . This is a perfect example of double-entendre: the word “present” is simultaneously read as an indication of presence and of gift (i.e. bribe) giving. The seemingly innocuous title “roolles de presents” reveals the hidden - and slightly despicable - truth to those who know how to listen. In that respect double-entendres have a certain affinity with allegorical narratives, such as fables, parables and enigmatic sayings, including oracles. But there is an important difference: their ‘secret’ meaning is usually at variance with the ‘public’ one. For instance, in the third part of Claude Fauchet’s compendium Les Antiquités gauloises et françoises (1602), which depicts the decline of the House of Charlemagne, there is a story about two brothers, Theodebert (Thibert) II, the king of Austrasia, and Theodoric (Thierry) II, the king of Burgundy. They were engaged in a fratricidal war, and when Thierry prevailed over his brother’s forces, the bishop of Metz offered him advice in the guise of a “fable à double entente”: Vn Loup [...] ayant ses Louueteaux si gr-ds qu’ils pouuoiẽt ia aller en queste par eux mesmes, les mena sur vne mõtaigne: & leur dit, qu’ils (Robert Estienne, Dictionarium sive Latinae linguae Thesaurus. t.II : L - Z. Lvtetiæ, R. Stephanus, 1536. p. 1194). 10 “Causae labanti subsidium ab aequitatis officina, an iniquitaris, mutuarí moris est. Id est Diplomate subuenire. Interrogatus in iure suspensa & ambigua respondit, & vtroque flexibilia” (Guillaume Budé, Consilarii Regii libellorumque magistri in Praetorio, Forensia. Lvtetiæ, R. Stephan, C. Badius, 1548. p. 205). 11 Estienne Pasquier, Le second livre des recherches de la France. Orleans, P. Trepperel, 1567. p. 21 v . Maria Neklyudova 128 regardassent au long & au large: car ils n’auoiẽt de toutes parts aucũ ami, fors vn petit nombre de leur race 12 . The message is seemingly clear and quite fitting for a godly man: make peace with your brother. Yet Thierry interprets it in the counter-sense, and hounds Thibert until the latter’s death. Interestingly enough, the historian also remains unsure; what did the bishop actually mean to accomplish by this parable, to warn the king of Burgundy or to spur him on? 13 Logically it should have been the former but the outcome and the bishop’s hatred of Thibert (specifically mentioned by Fauchet) suggest the latter. In other words, the allegory did not work as it was intended, that is why it is called a “fable à double entente”. The story of the wolf and its cubs should be read as ‘you have no friends except your family’ but it turns out to be ‘you have no friends in your family.’ It also brings up the specter of the Roman Empire, the fight between Remus and Romulus, and probably other historical and political allusions (was the kings’ grandmother, the notorious Brunhilda of Austasia, supposed to be that wolf? ) that shift the balances between the literal and the figurative meaning and provide an alternative answer to the riddle. The bishop’s fable has an excellent counterpart in the third volume of Nicolas Caussin’s La Cour sainte, where the reverend father confronts the libertines: Ils entrent en la bergerie comme des loups couuerts de la peau de mouton, & font entendre aux brebis qu’ils sont bien affectionnez à leur conseruation; mais qu’il faut oster ces chiens qui ne font qu’etourdir les oreilles en aboyant iour & nuit. Ce sont ceux-là qui sement des propositions à double entente, & qui ont tousiours vne arriére-boutique pour se cacher [...] 14 . A wolf in sheep’s clothing comes from the Bible 15 and is easily recognized. The fact that it is also attempting to become sheep’s guardian refers to the Latin saying, “Ovem lupo commitere” that by seventeenth century was transformed into French idiomatic expression “On a enfermé le loup dans la bergerie”. According to the Dictionnaire de l’Académie (1694), it meant that 12 Claude Fauchet, Les antiquitez gauloises et françoises: reueues et corrigées depuis les précédentes éditions. Paris, D. Le Clerc et I. de Hugueuille, 1610. t.I. p. 156. 13 “Laonise Euesque de Mayence [...] vint au deuant du Roy victorieux : & l’encouragea ou le voulut destourner par ceste fable [...]” (Fauchet 1610, p. 156). 14 Nicolas Caussin, La Cour Sainte. T.III: Les Maximes. Paris, S. Chapplet, 1632, p 735. 15 “Beware of false prophets, which come to you in sheep’s clothing, but inwardly they are ravening wolves” (Mathew 7: 15, KJB). Linguistic Duplicity and double-entendres 129 “on a confié la garde d’une chose à celuy dont on se devoit le plus deffier” 16 . But here is the point: as Furetière (1690) points out, it is also a medical term used by the surgeons “quand on laisse renfermer une playe, sans l’avoir bien fait suppurer, pour empȇcher qu’il ne s’y forme un sac qui obligeroit à la r’ouvrir” 17 . In other words, it is a double-entendre, and most likely it already existed in Caussin’s times. If so, his parable turns out to be slightly subversive, like most of the double-entendres, mixing the idea of harmful trust with seemingly dangerous but really beneficial medicinal practices. Before we move on from this menagerie, I want to put in relief another interesting feature of Caussin’s allegory, the parallel between a doubleentendre and “vne arriére-boutique”. Should the accusation of having a back-shop be taken literally? It is mildly insulting, both in terms of possessing a shop (i.e. belonging to the merchant class) and of displaying cowardice. In the literal sense it might have been directed against the printers and the booksellers who disseminated “ambiguous propositions”, because Caussin’s libertines are religious dissenters. At the same time “to have a back-shop” is also an idiom or, as Nicot says, a metaphor: Et parce que les marchants tiennent communement leur meilleure marchandise aux arriere-boutiques, on dit par metaphore, Il a une arriereboutique, ou, Il se reserve une arriere-boutique, de celuy qui ne monstre tout son sçavoir de premier front, ou, qui desguise son courage, et fait autrement en derriere qu’en presence des personnes, et, Il s’attend à son arriere-boutique, de celuy qui s’attend à la fin de desployer et estaller son eminent sçavoir 18 . In other words, “avoir une arrière-boutique” is a double-entendre in two senses: first, because it makes merchants’ habit of keeping the best merchandize in the back-shop as a pattern for personal behavior (you should not display all qualities that you possess). Second, because it is an illustration of how the double-entendre works: you start with ‘the shop’ (the first meaning), then you get to ‘the back-shop’ where all the best things are kept (the second meaning). Quite often it contains forbidden merchandise or the arrière-pensées that are not supposed to be aired in public. 16 Le dictionnaire de l’Académie françoise, dédié au Roy. Paris, J.B. Coignard, 1694. t.I. p. 666. 17 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes. La Haye & Rotterdam, A. & R. Leers, 1690. t.II. p. 491. 18 Nicot 1606, p. 47. Maria Neklyudova 130 As we have seen from the examples given above, the expression “double entente” often appears in conjunction with allegorical narratives, particularly if these narratives are interpreted in unexpected sense. Moreover, in some instances it signals the presence of word play which otherwise could have been overlooked (as in the case of “arrière-boutique”). Mentions of double-entendres tend to crop up in descriptions of conflicts, when the ‘correct’ meaning could become the point of contention. All these traits will be useful for our future discussion, but it is also necessary to stress the fact that there are other uses of this idiom which do not follow that pattern. One of the most intriguing is found in the ninth book of Amadis de Gaule where one of the main characters, Florisel, tries to assign another meaning in his lover’s words, “craignant (peut estre) d’auoir responce tout au contraire: comme auient souuent à ceux qui sont en telles passions, aussi pour ce que lon peut aysément tourner vn propos en deux ententes” 19 . This willingness to treat perfectly clear statements as a kind of doublespeak demonstrates both the power of self-delusion and the widespread use of double-entendres that were expected to appear in lovers’ conversation. But I will not follow this linguistic sidetrack to the gallant tradition, and for the sake of the argument keep to the path of political discourse. So far I have not differentiated between the rare occurrences when we have snatches of actual conversations (Pasquier’s “roolles de presents”) and more or less normative rhetorical exercises (Caussin’s “arrière-boutique”). This difference was not important because we were discussing lexical possibilities that were intrinsic to the sixteenth and the seventeenth-century French. But from now on I would like to focus on the former, particularly on ambiguous discourses held at (and about) the court. My first example comes from Sully’s Œcomonies royales (1638) where the narrator, in addition to many other things, describes events that agitated the court in the year 1602. Rumors about a possible Protestant uprising prompted Henri IV to have confidential discussions with some prominent courtiers, including the duke of Bouillon who soon would be implicated in Biron’s conspiracy. The subsequent circumstances definitely colored Sully’s recollections, still, his analysis of Bouillon’s attitude is quite informative. According to him, during that conversation with Henri, the duke displayed insufficient flexibility and a lack of sincerity (“ne pust il se rendre si souple qu’il ne fit paroistre que la franchise n’y estoit pas toute entiere”), and after taking refuge in covered and ambiguous words (“apres plusieurs desguise- 19 Le Nevfieme Livre d’Amadis de Gaule : Auquel sont contenuz les gestes de Dom Florisel de Niquée surnommé le chevalier de la Bergere, qui fut filz d’Amadis de Grece & de la belle Niquée. Paris, Longis, 1553. Sig. Biiii r . Linguistic Duplicity and double-entendres 131 ments & paroles à double entente 20 ”) had to reveal his dissatisfaction with the present state of things. Here, as in Refuge’s treatise, “paroles à double entente” were used as a verbal disguise to hide the courtier’s intent from the interlocutor. We do not know what words the duke was actually saying but Sully gives us some indications how their double meaning was revealed: it seems that Bouillon spoke woodenly and without proper feeling. Although there is no evidence that the memorialist was actually present during that conversation, his position at court stops us from dismissing his testimony out of hand, particularly given the fact that he described only Bouillon’s outer attitude. Sully’s observation reminds us of an important fact: double-entendres depend not only on multiple meanings that some words have possess - or, in the case of idioms, on the interplay between the literal and the figurative sense - but also on how they are delivered. The two cases that I would like to present in more detail capture some of these oral characteristics, thus bridging the gap between the spoken and the written word. One of them is taken from the Journal of Jean Héroard where he put not only the medical observations but also tried to transcribe the childish remarks of the future Louis XIII exactly as they were said. Another comes from the cardinal de Retz’ memoirs and involves the problem of mispronunciation. Among a fair number of ambiguous situations recorded by Héroard there is an episode when the seven year old dauphin goes around with a small font, offering holy water to his attendants. That action inspires the doctor’s seemingly redundant question: [...] Madame luy donne son petit benestier d’argent. Il y faict mettre de l’eaue beniste et va en donnant a chascun. Je luy demande: “Mr, est-ce de l’eaue beniste de cour? ” D. “Non Mousseu Eroua, c’est de la bonne” 21 . The query is in fact a double-entendre because “l’eaue beniste de cour” is a set expression which means ‘empty promises’ and/ or ‘flattery’. The child’s answer shows his firm grasp of idiomatic language: the holy water which he presents to the courtiers is not the court’s holy water. The former is “the good one”, it is genuine; the latter exists only as a metaphor. Indeed, in the second half of the sixteenth - beginning of the seventeenth century this 20 Maximilien de Béthune, duc de Sully, Memoires des sages et royalles oeconomies d’estate domestiques, politiques et militaires de Henry le Grand. Amsterdam, A. de Clearetimelee & G. de Pistariste, 1639. t.II. p. 72. 21 Madeleine Foisil (dir.), Journal de Jean Héroard, 1601-1608, publication du Centre de recherche sur la civilisation de l’Europe moderne, 2 vol. Paris, Fayard, 1989. t.I. p. 1381. Maria Neklyudova 132 idiom enjoyed sufficient popularity to get into Cotgrave’s dictionary 22 , and even has made a guest appearance in a Shakespeare play 23 . Henri Estienne used it in his Deux dialogues du nouveau langage françois, italianize et autrement desguize, where it formed a part of an enigmatic conversation between two protagonists, Celtophile and Philausone: Cel. Mais dite-moy, l’eau beniste est elle tousiours en la cour à aussi bon marché qu’elle souloit estre? Phil. A meilleur marché que iamais. Celt. Le poisson d’Auril y-est-il touiours de requeste? Phil. Il-y-est en plus grande recommendation que iamais. [...] Cel. Y ioue l’on touiours au boutehors? Phil. Plus que iamais 24 . This is definitely an excellent example of “disguised language” promised by the book’s title. Each phrase in this exchange is not so much a doubleentendre as a riddle. We already know about the holy water. “Poisson d’avril” sounds familiar, and that is another kind of linguistic trap, this time set for the modern reader, because in the seventeenth century it did not referred to April’s fool as it would later on. According to Furetière, it was really a common name for fish, mackerel, but because the word “maquereau” also designated “les entremetteurs des amours illicites, cela est cause qu’on nomme aussi gens-là Poissons d’Avril” 25 . The relevance of this specific usage can be illustrated by Noël du Fail’s Contes et Discours d’Eutrapel (1585) where one of the characters had “vn laquais & vn petit poisson d’Auril, qui luy tenoit le bureau, & espioit les allees & venues de son voisin”, and tried to procure for him the latter’s wife 26 . The case of “jouer au boutehors” (or, more often, “jouer à boute-hors”) is more straightforward and paradoxically less clear. Although it can be found both in the Academy and in Furetière’s dictionaries, as well as in many sixteenth-century texts 27 , its definitions tell us only of its figurative meaning (the struggle between competing parties or persons to oust each other) but keep silent about the literal one. The Dictionnaire de l’Académie 22 Cotgrave 1611. sig.K r . 23 Cf. “O nuncle, court holy water in a dry house is better than this rainwater out o’ door” (King Lear III, 2). 24 Estienne 1579. p. 219. 25 Furetière 1690. t.I. p. 196. 26 Noël du Fail, Les Contes et discours d’Eutrapel, reueus et augmentez. Rennes, N. Glamet, 1586. Sig. Cij r . 27 Cf. “[...] celuy est bien ébesté qui ne sçait la cour estre un theatre où l’on joue au boutehors à toute façon, le decroissement de l’un estant l’avancement de l’autre” (Bénigne Poissenot, L’Esté: 1583. Éd. établie, commentée et annotée par G.-A. Pérouse et M. Simonin. Genève, Droz, 1987. p. 98). Linguistic Duplicity and double-entendres 133 mentions that it was a name of a game which became obsolete 28 , Furetière does not say even that. Yet the metaphor depended on speakers’ knowledge of the game, which probably involved undignified jostling and pushing. It must have put in relief the difference between courtiers’ high status and their crude behavior. As Monluc remarked about the courtiers’ tendency to besmirch one another: “Ce sont choses ordinaires à la Cour des Princes. C’est là où faict profit, veu que le recullement d’vn sert d’avancement à l’autre, ils iouent aux boutehors” 29 . As we can see, Celtophile and Philausone used the doublespeak to discuss the courtiers’ typical vices: their propensity for the empty promises, their willingness to serve as procurers, their endless struggle to oust one another from important positions. And it comes as a surprise - why did they feel the need to stick to double-entendres if they were telling no secrets? All their accusations belong to the usual repertoire of moral censure aimed at the court since Piccolomini’s De Curialium Miseriis (1444), and repeating them was neither dangerous nor libelous 30 . Several possible explanations come to mind. The obvious one is that Henri Estienne imitated the actual speech patterns of the courtiers. And here Héroard’s journal provides invaluable evidence. While transcribing the dauphin’s ingenious repartees, he could not avoid reporting the situations in which they were delivered, thus giving us the proof that the expression “l’eau beniste de cour” was really used by courtiers. This sounds trivial but in fact it is a rare occasion when we can establish a firm correspondence between the written and the spoken word, between descriptions of the court, often done by authors who belonged to other social strata, and the linguistic idiosyncrasies of courtiers. Moreover, Héroard’s diary clarifies another important aspect of Estienne’s dialogue: the double-entendres could have been used among courtiers as a kind of inside joke, a facetious exchange which clashed with the often grim reality of court life. As we all know, La Bruyère would later claim that “la vie de la cour est un jeu sérieux, mélancolique, qui applique” 31 but before it became the game of chess the courtiers were engaged in more energetic and occasionally jovial jostling. However, Estienne’s dialogue underscores another characteristic trait of courtly double-entendres, not necessarily evident from Héroard’s transcrip- 28 “Espece de jeu qui n’est plus en usage” (Le dictionnaire de l’Académie. t.I. p. 124). 29 Blaise de Montluc, Commentaires, Diuisés en deux Tomes. Lyon, L. Clesinet, 1593. t.I. p. 214. 30 Cf. Pauline M. Smith, The Anti-Courtier Trend in Sixteenth Century French Literature. Geneve, Droz, 1966. 31 Jean de La Bruyère. Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle. Éd. Robert Garapon, Paris, Éditions Garnier, 1962. p. 242 (‘De la Cour’ 64). Maria Neklyudova 134 tions. Sometimes word play neither concealed nor divulged anything. Indeed, Celtophile and Philausone’s riddling exchange does not seem to have an ulterior purpose. But its very pointlessness and lack of guile put in relief the essential duplicity of courtly discourse. You just do not say what you mean to say even if you are talking about well-known drawbacks of court life. Doublespeak is part and parcel of the courtiers’ existence. In that respect the use of crude language - all these allusions to the market place (“bon marché”, “poisson d’Auril”) - is just as effective as the expected mellow politeness, often associated with the ‘court’s holy water’ 32 . The side benefit of rudeness is that it is more subversive. Thus, Héroard’s pun was less deferential than one could have expected from the royal medic talking to the future king. Beside the fact that he was making fun of the consecrated water, his question implied that Louis could act as a distributor of empty promises. Of course, the dauphin’s naïve response set the record straight, but there is that hint of covered confrontation between the subjugated courtiers and the royal authority. My last example is quite notorious and also related to the problem of subversion. In the beginning of the Fronde Jean-François-Paul de Gondi, the future cardinal de Retz, exchanged harsh words with the prime minister, cardinal Mazarin. The latter claimed that the former’s speech was insolent. As Retz subsequently explained in his memoirs, “comme il [Mazarin] ne sçavait encore que très médiocrement la force des mots français, il finit sa réponse en me disant que je lui avais parlé la veille fort insolemment” 33 . Retz was deeply offended but preferred to laugh it off. Later on there was a reconciliation, and Mazarin apologized for what he described as a literal lapsus linguae: “Il me fit un million d’excuses du terme insolemment. Il me dit, et il pouvait être vrai, qu’il avait cru qu’il signifiât insolito” 34 . Indeed, according to many contemporaries, particularly his enemies, Mazarin constantly mangled French idioms, for which he was much ridiculed. As we have seen Retz was inclined to agree with the cardinal’s detractors and to join in on the fun. Seventeenth-century dictionaries prove that Retz had good reason to feel affronted. According to Richelet, “insolence” is a “sorte d’insulte”, and the 32 For example, in the Mémoires de l’estat de France (1576) attributed to Genevian pastor Simon Goulard, “vn vray courtisan” was described as “hõme choisi & fort propre pour endormir ceux qui n’auoyẽt acoustumé d’ouir les amiellemens & receuoir de l’eau beniste de cour” (Mémoires de l’estat de France, Sous Charles Neufiesme, 3 vols. Meidelbourg, H. Wolf, 1577. t.I. p. 744). 33 Cardinal de Retz, Mémoires. Texte établi avec introduction, chronologie, notes, etc. par Simone Bertière. t.I. 1613-1649. Paris, Éd. Garnier, 1987. p. 275. 34 Retz 1987. p. 276. Linguistic Duplicity and double-entendres 135 adverb “insolenment” is often used in the phrase “parler insolenment à quelqu’un” 35 . Furetière and the Dictionnaire de l’Académie were more circumspect but confirmed the general meaning 36 . The evidence from other sources shows that insolent speech or behavior usually implied insubordination and demanded immediate reaction. For instance, when during the Neapolitan revolt the duke of Guise received a complaint from one of the local aristocrats that the duke’s man who was put in his household to provide security “luy perdoit le respect en toutes rencontres & vivoit avec luy fort insolemment”, the offender was promptly removed and imprisoned 37 . A similar scene can be found in the memoirs of Hortense Mancini when she describes the squabbles in her household 38 . In other words, when the cardinal Mazarin accused Retz of being insolent, it sounded as if he was speaking to a subordinate whom he intended to punish. That said a lot about the cardinal’s perception of their relative positions but obviously was quite impolitic. Therefore he had to retract his words, which he did falling back on his notorious inability to learn French. The problem is that Mazarini’s excuse is quite improbable. He claimed that he had taken French “insolemment” for Italian “insolito”. The words were close enough to justify the slip of tongue if each of them existed only in one language. But they were both present in the French and in the Italian. Furetière attests for the reality of “insolite”, which he defines as an outdated term that was still in use at the ‘Palais’ (the juridical court) to designate a procedure or request which is ‘contre l’usage et les regles’ 39 . And in Giloramo Vittori’s Tesoro de las tres lenguas francesa, italiana, y española there is “insolentemente” which corresponds directly to the French “insolemment” (and as the matter of fact, to the Spanish “insolenteménte”) 40 . Mazarin who spoke all three languages must have known that, and in any case his mistake should have been rooted in his native tongue 35 Pierre Richelet, Dictionnaire françois: contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue françoise. Geneve, J.-H. Widerhold, 1680. p. 432. 36 Cf. “manque de respect, imprudence, effronterie” (Furetière 1690. t.II, p. 356); “trop grande hardiesse, effronterie, manque de respect” (Le dictionnaire de l’Académie. p. 599). 37 Duc de Guise, Les Memoires De Feu Monsieur Le Duc De Guise. Seconde Éd. Paris, E. Martin & S. Mabre-Cramoisy, 1668. t.I. p. 341. 38 Two of her servants plotted against one of her noble companions, “l’accuserent d’avoir parlé fort insolemment de mon frère” (Hortense Mancini. Mémoires D. M. L. D. M. Cologne, P. du Marteau, 1675, p. 164). 39 Furetière 1690, t.II. p. 356. 40 Giloramo Vittori, Tesoro de las tres lenguas francesa, italiana, y española. Geneve, Ph. Albert & A. Pernet, 1609. sig.AAA3 v . Maria Neklyudova 136 which means that he managed to confuse “insolente” with “insolito”. He is lying through his teeth, and the question is why Retz who also was familiar with Italian does not call him out on that. The first and the most evident reason is a political one: at that point of conflict Retz might not have wanted to make things worse than they were, and thus was willing to overlook an insult. But it seems that he had really taken Mazarin’s apology at face value. The second is related to his perception of the prime minister who does not know France and therefore has little understanding of French. And, most importantly, he is familiar with the comic double-entendres that are based on the differences between the Italian and the French use of the same word. Such linguistic gaffes delighted Tallement des Réaux and he had transcribed many of them in his Historiettes 41 . It looks as if Mazarin was using this common and comic image of an Italian at the French court for his own purpose. His supposedly poor command of the French language allowed him to turn an offensive phrase into something ambiguous. And that is a wonderful example of duplicity on the structural level: he speaks a foreign language, claims that he mixed it with his native tongue, makes a stupid mistake which stands as such in both of them, and gets away with it. If this is not a brilliant demonstration of Refuge’s “accortise”, it would be difficult to name another one. In conclusion, I would like to suggest one more source of fascination with double-entendres, and thus to bring together the idea of reasonable deniability and of linguistic subversion used as a defensive weapon by courtiers. It is the image of metamorphosis that turns one thing into another without changing its name. Refuge’s contemporaries were familiar with the story of Iphys whose mother had to pretend that she was a boy in order to save her for her father’s murderous vow: Lygde [...] nomma l’enfant qui luy estoit nay, du nom de son grand pere, Iphys. La mere fut extremement contente d’vn tel nom, pource qu’il se pouuoit dõner aussi bien à vn fils qu’à vne fille & qu’ainsi le pieux mensonge, par lequel elle auoit sauué la vie à son enfant, ne tromperoit personne, & ne seroit as aisément descouuert 42 . Iphys is in fact a double-entendre turned flesh and blood, and her identity is misleading but not false. It is a ‘pious lie’ that does not harm anyone except for her, and it is her best defense against (paternal) authority. In the similar fashion courtiers have aspired to obscure the truth without lying, to get out 41 Cf. the stories about Roquelaure (Tallemant des Réaux, Historiettes. Éd. établie et annotée par Antoine Adam. Paris, Gallimard, 1960. t.I. p. 17 (Bibliothèque de la Pléiade)). 42 Ovide, Les Metamorphoses: De nouveau traduittes en françois. Paris, 1610. p. 464. Linguistic Duplicity and double-entendres 137 of difficult situations without outwardly offending their opponents or higher authorities. But it seems that they also regarded the doublespeak as a form of art, as a skillful shaping of language that helped them to transform an offence into a bit of ridiculous nonsense, and so on. Still it would be unfair to overlook the cost and the danger of such moral and linguistic gymnastics. Primary Sources Budé, Guillaume. Consilarii Regii libellorumque magistri in Praetorio, Forensia. Lvtetiæ, R. Stephan, C. Badius, 1548. Canonihero, Pietro Andrea. Il perfetto cortegiano, et dell’ufizio del prencipe verso’l cortegiano. Roma, B. Zannetti, 1609. Caussin, Nicolas. La Cour Sainte. t.III: Les Maximes. Paris, S. Chapplet, 1632. Cotgrave, Randal. A dictionarie of the French and English Tongues. London, A. 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The text represents a view of human nature and behavior remarkably different from that found in his Maxims, which was usually attributed to his selfdetermination in relation to different ideals of social behavior 1 . In recent studies, however, research moved away from previous academic views of the existence of strict dichotomy between the chivalrous idealism of Memoirs and the skepticism of Maxims; scholars have found considerable evidence of continuity between these texts 2 . Nevertheless, even taking this viewpoint into account, researchers generally analyze Memoirs as a text that expresses a uniform position despite visible changes in the style of narration, although the shift between firstand third-person narration 1 For example: Vivien Thweatt, La Rochefoucauld and the Seventeenth-Century Concept of the Self. Genève, Droz, 1980; Noemi Hepp, “Idéaliste chevaleresque et réalisme politique dans les Mémoires de La Rochefoucauld”, dans Jean Lafond et Jean Mesnard (dir.), Images de La Rochefoucauld: actes du tricentenaire, 1680-1980. Paris, Presses universitaires de France, 1984, pp. 125-140; Jean Lafond, L’homme et son image, morale et littérature de Montaigne à Mandeville. Paris, Honoré Champion, 1996. 2 For instance: Mildred Galland-Szymkowiak, La mérite chez La Rochefoucauld ou l’héroïsme de l’honnêteté, Revue d’Histoire littéraire de la France, 5 (2002), pp. 799- 811; Jean-Charles Darmon, “Moralistes en mouvement: L’Amitié entre morale et politique (La Rochefoucauld, Sorbière, Saint-Évremond)”, dans Jean-Charles Darmon (dir.), Le moraliste, la politique et l’histoire. Paris, Desjonquères, 2007, pp. 31-61; Kinga Wyrzykowska, “Action éclatante, action éclatée dans les Mémoires de La Rochefoucauld”, Ibid., pp. 69-79. Anna Stogova 140 attracted much attention 3 . The actual problem of Memoirs as a complex unity of various manuscripts and claimed first editions was only recently raised by Bruno Tribout 4 , who considered Memoirs as an open text that was repeatedly supplemented, edited and rewritten 5 . At the present time, it is accepted that the chapters on the Fronde (chapters III-VI) were the first parts of Memoirs to be written after La Rochefoucauld’s exile at the Verteuil country estate around 1659, and that fragments of them were published twice during 1662 in unauthorized editions 6 . Apparently, around the same time, he wrote another part about the years before the Fronde, namely 1643-1649, evidenced by the publication in one of those editions 7 . Afterwards, La Rochefoucauld edited these chapters, notably the beginning of the second part, and it is most likely that the corrections were triggered by a public scandal following one of the unauthorized editions. A few years after these publications (the date is difficult to establish), he wrote the last chapter about the years between 1624 and 1642, which we are used to reading first. Despite the incompleteness of the existing Memoirs manuscripts, they may give us the opportunity to trace changes in the author’s manner of selfrepresentation if we read the text not in the order of the years described but in sequence by his acts of writing. This research is based on the comparison of selected passages of Memoirs which enable a determination of the general transformation of the author’s self-representation. The manuscript of his 3 Denis Combet, Les mémoires du duc de La Rochefoucauld: autobiographie et tradition héroique. Thèse pour le doctorat de langue et littérature française. Université de Nancy II, 1998; André Bertière, Le Cardinal de Retz mémorialiste. Paris, Klincksieck, 1977; Marc Fumaroli, “Les mémoires du XVII e siècle au carrefour des genres en prose”, dans Marc Fumaroli, La diplomatie de l’esprit de Montaigne à la Fronde. Paris, Gallimard, 1998, pp. 183-215; Emmanuèle Lesne, La poétique des mémoires (1650-1685). Paris, Honoré Champion, 1996. 4 Bruno Tribout, Le livre à venir : le genèse des Mémoires de La Rochefoucauld, Revue d’histoire littéraire de la France, 3 (2017), pp. 549-566. Apart from this text it can be mentioned the study of stylistic evolution in memoirs of La Rochefoucauld by D. Secretan: Dominique Secretan, “Aspects stylistiques des Mémoires de La Rochefoucauld”, The Modern Language Review, 63, 2 (1968), pp. 352-360. 5 Bruno Tribout, Le livre à venir : le genèse des Mémoires de La Rochefoucauld, p. 552. 6 We know nearly nothing about one of them ([François de La Rochefoucauld.] Relation des guerres civiles de France depuis le mois d’août de l’année 1649 jusqu’à la fin de 1652. [Rouen, chez Berthelin], 1662[? ]) because the whole print run was destroyed. 7 In this case it is about the second of the editions in question: [François de La Rochefoucauld.] Mémoires de M. D. L. R. Sur les Brigues à la mort de Louys XIII [...]. Cologne, Chez Pierre van Dyck, 1662. Moralist and/ or honnête homme: the case of La Rochefoucauld 141 memoirs, known as manuscript A of La Roche-Guyon, which corresponds to the 1662 edition and includes the beginning of Chapter II and an early version of Chapter III, will be considered as the “first” redaction. We will compare it with the most complete version of the text of manuscript D of La Roche-Guyon, which includes, among other characteristics, the “second” version of the same passages and Chapter I, in order to trace three conditional stages in the transformation of the author’s approach to describing the political reality and his way of self-representation. The parts of the text that La Rochefoucauld wrote first are markedly different from parts written later due to the special manner of narration. La Rochefoucauld speaks about himself mainly in the third person, distinguishing between I of the subject and He of the object of writing 8 . This is in line with the purely political purpose of the text - t o prove that he has not been fooled and overreached by more capable politicians 9 : a competent, well-informed and unbiased storyteller represents the hidden part of baroque politics, using the words of Louis Marin, i.e., secret intentions and little-known facts. This impartial and passionless manner of narration is that of a wellinformed storyteller and allows the reader to create an image of the main character as a true and brave knight, so well described by Noemi Hepp 10 , and emphasizes the key role of the duke in the events of the Fronde, as well as his political experience and military heroism. However, such a picture could only be convincing if La Rochefoucauld had explained his decision to join the rebels. He had already done so once in the beginning of the Fronde in his Apology of the prince of Marcillac (1649), and now, while everybody was expecting the imminent death of his main enemy, Cardinal Mazarin, he had even more reason to justify the decision of a man known as a supporter of the Queen to fight against the royal army. It is not surprising, therefore, that very soon La Rochefoucauld wrote another part of his memoirs (Chapter II), in which he explained how the true knight of the Queen had come to participate in the military opposition. 8 La Rochefoucauld have not changed this mode of narration in the second redaction of the chapter III. 9 Georges Minois, “Retz et La Rochefoucauld: le duel des cyniques, ou deux facons de tuer le héros”, dans Nouveaux regards sur les Mémoires du Cardinal de Retz: actes du colloque organisé par l’Université de Nantes, Nantes, Chateau des Ducs de Bretagne, 17 et 18 janvier 2008, Biblio 17, 196 (2011), p. 135. 10 Noemi Hepp, “Idéaliste chevaleresque et réalisme politique dans les Mémoires de La Rochefoucauld”, pp. 125-140. Anna Stogova 142 The beginning of this part in the manuscript of A of La Roche-Guillon demonstrates that La Rochefoucauld decided to adopt the first-person narrative, which can be regarded as “the first hidden stage of La Rochefoucauld’s constant experiments with publicity 11 ”. This allowed him to express more explicitly all his thoughts, doubts, and feelings in order to explain his behavior: “il y avait apparence que”, “il me parut”, “j’ai cru” 12 replaced “le duc de La Rochefoucquld manda”, “le duc de La Rochefoucauld était à la barricade”, “le duc de La Rochefoucauld qui y mena les gardes” 13 . Dominique Secretan noted, in examining these changes, that “the observer has prevailed over the actor 14 ”. It is equally important to pay attention to the fact that the noble and unselfish hero of Memoirs has acquired competence and a clear understanding of the baroque policy of the narrator, but he has not inherited his impartiality. The new text is not in any way an objective description of the Duke’s participation in political events, but it clearly aims to justify this participation. We do not know what parts of the manuscripts were published in 1662 in the Rouen edition, which was destroyed after the appeal of La Rochefoucauld, but according to its title, Relation to the civil wars in France from May 1649 to the end of 1652, it can be assumed that only passages from Chapter III and perhaps other chapters about the Fronde were published. The second edition of 1662, however, contained also Chapter II written in a much different style. The author’s apparent intention to defend himself in one part of the text could not but call into question his impartiality in the other, so the publication that closely followed Mazarin’s death was perceived by his contemporaries as a way to regain the Queen’s favor. This publication provoked a great scandal well-known via the memoirs of the Duke of Saint-Simon, whose father likewise had taken part in the Fronde: M. de La Rochefoucauld, ruiné, en disgrâce profonde (dont la faveur de son heureux fils releva sa maison sans avoir pu relever son père), ne pouvait oublier l’entière différence que Blaye, assurée ou contraire, avait mise au succès du parti, et le vengea autant qu’il put et Mme de Longueville par ce narré. Mon père sentit si vivement l’atrocité de la calomnie, qu’il se jeta sur une plume et mit à la marge: “L’auteur en a menti”. Non content de ce qu’il venait de faire, il s’en alla chez le libraire qu’il découvrit, parce que cet ouvrage ne se débitait pas publiquement dans cette première nouveauté. Il 11 Bruno Tribout, Le livre à venir: le genèse des Mémoires de La Rochefoucauld, p. 556. 12 François de La Rochefoucauld, “Mémoires”, dans François de La Rochefoucauld, Œuvres complètes, éd. L. Martin-Chauffier. Paris, Gallimard, 1964, pp. 216-217. 13 Ibid., pp.232-235. 14 Dominique Secretan, “Aspects stylistiques des Mémoires de La Rochefoucauld”, p. 353. Moralist and/ or honnête homme: the case of La Rochefoucauld 143 voulut voir ses exemplaires, pria, promit, menaça et fit si bien qu’il se les fit montrer. Il prit aussitôt une plume et mit à tous la même note marginal 15 . The reaction of Saint-Simon-the-father, as it was presented by his son, makes it clear that the memoirs of La Rochefoucauld were read in the context of post-Machiavellian baroque politics, not only as a political text, but also as a political action with hidden agendas. The performative manner in which Saint-Simon’s public revenge, in turn, made the written word his main weapon, is highly significant. These events are also made clear that the parts of the memoirs of La Rochefoucauld written by 1662 had much in common despite the differences in the narrative style. Both were written from a purely political perspective meant to reflect the “right” point of view on baroque politics, revealing all its hidden mechanisms: Le cardinal Mazarin, M. de Chavigny et M. Des Noyers qui avait alors le plus part aux affaires, voulurent prévenir ce mal-là, et se servir du pouvoir qu’ils avaient sur l’esprit du Roi pour l’obliger à déclarer la Reine régente, pour se réconcilier avec elle par ce service-là, qui paraissait d’autant plus considérable à la Reine qu’elle croyait le Roi très éloigné de cette pensée […] M. Des Noyers fut le premier qui donna espérance à la Reine de pouvoir porter le Roi, par son confesseur, à l’établir régence, croyant par là faire une liaison étroite avec elle, à l’exclusion de M. de Chavigny, qu’elle avait considéré davantage du vivant du cardinal de Richelieu. Mais M. Des Noyers se trouva, peu de temps après, bien éloigné de ses desseins, car le confesseur eut ordre de se retirer, et lui-même fut chassé ensuite 16 . La Rochefoucauld subsequently revised the beginning of Chapter II (manuscript D of La Roche-Guyon), making substantial changes. In the new version of the same text, La Rochefoucauld moved towards the position of a moralist whose aim is to critically observe and expose political intrigues from a moral position 17 : Le cardinal Mazarin, M. de Chavigny et M. Des Noyers avait alors toute la part aux affaires et se trouvaient, par cette raison, exposés dans un changement. M. Des Noyers avait pensé le premier à se garantir, et il avait donné des éspérances à la Reine de disposer le Roi par le moyen de son 15 Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires, éd. par Gonzague Truc. Paris, Gallimard, 1959-1968, vol. I. (1959), pp. 83-84. 16 François de La Rochefoucauld, “Mémoires”, p. 216. 17 This anatomy of political intrigue can be seen as a movement from the baroque to the classical view of politics described by Louis Marin (Louis Marin, “Pour une théorie baroque de l’action politique”, dans Gabriel Naudé, Considérations politiques sur les coups d’État (éd. de 1639). Paris, Les Éditions de Paris, 1989, p. 37). Anna Stogova 144 confesseur, à l’établir régente. Le cardinal Mazarin et M. de Chavigny, qui avaient pris d’autres mesures pour plaire le Roi, et dans la vue qu’il pourrait guérir, lui avaient proposé de donner une déclaration qui établît un conseil nécessaire à la Reine pour borner l’autorité de sa régence et exclure des affaires toutes personnes suspectes. […] Cependant le cardinal le Mazarin et M. de Chavigny cachaient soigneusement ce projet à la Reine; mais l’ayant communiqué à M. Des Noyeres, il s’y opposa, et leur fit connaître qu’il ne pouvait jamais y consentir. Cette sincérité causa sa perte bientôt après: ils ne doutèrent point qu’il ne voulût s’établir, à leurs dépens, auprès de la Reine, et qu’il ne lui rendît compte de ce qu’ils lui avait proposé; ils résolurent de l’éloigner des affaires, de peur qu’il ne se mît en état de les éloigner eux-mêmes, quand la Reine serait régente 18 . The figure of the moralist appears in the text when it is no longer possible to make a distinction between political experience of the courtier and textual experience of the writer. The protagonist is not only aware of clandestine activities and secret intentions of his friends and enemies, but possesses the ability to understand the human nature, action, and effect of hidden passions and fears. In addition, La Rochefoucauld adopts a critical position and no longer claims to be an impartial chronicler. He changes the representation of not only the actions of particular politicians but of politics itself in this “second” version of Chapter II. The coexistence of exposed actions with hidden intentions is no longer considered a natural characteristic of the world of politics but is condemned as a means of deception and manipulation. The sequence of events, which in the “first” edition was seen as a result of natural rivalry between different political forces, depending on the abilities of the persons involved and the real circumstances, is now presented as a consequence of various reprehensible intrigues and conspiracies committed out of strictly personal interests. La Rochefoucauld’s thesis that he was not fooled or outsmarted by even his most insidious enemies, thanks to his deep knowledge of human nature, which determined his political decisions, is further emphasized by the inclusion in the narrative of several literary portraits of the main political figures, revealing their characters, strengths, and weaknesses. At the same time, he corrects the image of himself in order to support the idea that his own decision to participate in the Fronde was not motivated by selfishness or infidelity towards the Queen. Some excerpts from the “first” version, which presented the main character as a shrewd politician, created grounds for suspecting that he could manipulate the Queen in his own interest: 18 François de La Rochefoucauld, “Mémoires”, pp. 59-60. Moralist and/ or honnête homme: the case of La Rochefoucauld 145 Je demandai permission à la Reine d’aller au-devant de Mme de Chevreuse, et elle me l’accorda d’autant plus volontiers, qu’elle crut que je disposerais son esprit à souhaiter l’amitié du cardinal Mazarin, puisque je voyais bien que c’était une des choses que la Reine désirait le plus 19 . In the second version, La Rochefoucauld presents another explanation, emphasizing his difference from other politicians, as they are now exposed as selfish and unreliable conspirators. This rethinking of the text created the image of the martyr of the Queen and the illustrative distinction between chivalrous idealism (in relation to himself) and political realism (in relation to others), which were described by Noemi Hepp 20 : Elle [la Reine] me chargea même d’aller au-devant de Mme de Chevreuse, qui revenait de Flandre, pour lui faire prendre une conduite qui lui fût agréable. On gardait encore alors quelque sorte de hauteur avec le cardinal Mazarin. Il se forma un cabale de la plupart de ceux qui avaient été attachés à la Reine pendant la vie du feu Roi, qui fut nommée des Importants[…] Pour mon malheur, j’étais de leurs amis, sans approuver leur conduite. C’était un crime de voir le cardinal Mazarin; cependant, comme je dépendais entièrement de la Reine, elle m’avait déjà ordonné une fois de le voir: elle voulut que je le visse encore; mais, comme je voulais éviter la critique des Importants, je la suppliai d’approuver que les civilités qu’elle m’ordonnait de lui faire fussent limitées, et que je pusse lui déclarer que je serais son serviteur et son ami tant qu’il serait véritablement attaché au bien de l’État et au service de la Reine, mais que je cesserais de l’être s’il contrevenait à ce qu’on devait attendre d’un homme de bien et digne de l’emploi qu’elle lui avait confié 21 . However, this possibility of a transition between political analysis and anatomy of passions did not help to forget about the actual status of La Rochefoucauld as a defeated and exiled politician. If politics is based on intrigue and conspiracy, then there is no place for a noble and selfless hero other than the position of a fool. On the other hand, the tough opposition of the protagonist and other politicians shows that La Rochefoucauld, as the author, still pursues private political goals and, thus, only pretends to be chivalrous. J.-Ch. Darmon has noticed the first signs of this instability of political and ethical discourses in the Apology of the prince of Marcillac and has considered it to be a critical point for the “upcoming writing of the 19 Ibid., p. 222. 20 Noemi Hepp, “Idéaliste chevaleresque et réalisme politique dans les Mémoires de La Rochefoucauld”, pp. 125-140. 21 François de La Rochefoucauld, “Mémoires”, pp. 67-68. Anna Stogova 146 moralist 22 ”. The next step toward the “writing of the moralist” was made in the latest part of the Memoirs that constituted Chapter I. At first sight, the changes in part I are not as remarkable as a shift from third person to first-person narration; it looks merely like a story about the political failures of different figures - Richelieu, Marie de’ Medici, the duchess of Chevreuse, the marquis de Cinq-Mars and others. We can see here neither the representation of baroque politics nor images of policymakers experienced in the art of deception. Often both sides of the conflict faced fiascos rising from their political efforts: ... mais la timidité de Monsieur et faiblesse de Monsieur le Comte la rendirent vaine: le Cardinal connut le péril où il était; le trouble parut sur son visage, il laissa Monsieur et Monsieur le Comte ensemble et partit avec précipitation. J’étais présent, et bien que je ne susse rien de leurs desseins, je m’étonnai que le Cardinal, prévoyant et timide comme il était, se fût exposé à la merci de ses ennemis, et qu’eux aussi, qui avaient tant d’intérêt à sa perte, eussent laissé échapper une occasion si sûre et si difficile à retrouver 23 . The political logic of events, based on competing intentions and plots and their implementation, disappears in a moralistic perspective. Neither conspiracies nor precautions are effective, as even the most talented and fortunate politicians fail themselves with their passions and weaknesses. The private interests and intrigues, represented in Chapter II as the secret driving force of political action, in Chapter I are giving up this role to human passions and self-love. The acknowledgement of universality and selfishness of human nature has led La Rochefoucauld to new changes in his own image. Only with regard to this new way of presenting politics and politicians can we talk about the internalization of skepticism and claim that the irony directed at the author himself “already takes place in the Memoirs 24 ”: ... j’étais en un âge où on aime à faire des choses extraordinaires et éclatantes, et je ne trouvais pas que rien le fût davantage que d’enlever en même temps la Reine au Roi, son mari, et au cardinal de Richelieu, qui en était jaloux, et d’ôter Mlle de Hautefort au Roi, qui en était amoureux 25 . 22 Jean-Charles Darmon, “Moralistes en mouvement: L’Amitié entre morale et politique (La Rochefoucauld, Sorbière, Saint-Évremond)”, p. 36. 23 François de La Rochefoucauld, “Mémoires”, p. 49. 24 Kinga Wyrzykowska, “Action éclatante, action éclatée dans les Mémoires de La Rochefoucauld”, p. 78. 25 François de La Rochefoucauld, “Mémoires”, p. 50. Moralist and/ or honnête homme: the case of La Rochefoucauld 147 The similarities of his own political experience with that of other politicians became an object of observation of a moralist interested in the characteristics of human nature rather than the dark side of politics, though La Rochefoucauld still represents himself as an example of upright conduct. The main difference between the new and old images of the hero of the memoirs is that the idea of the honnête homme (honest man), who can restrain his love for himself and act against his own interests, replaces the knightly ideal of a selfless public figure: Nous étions dans une grande liaison d’amitié; mais comme j’avais déjà été mis en prison pour avoir fait passer Mme de Chevreuse en Espagne, il était périlleux vers le Cardinal de retomber dans une semblable faute, et même pour sauver un homme qui était déclaré criminel. Je m’exposais par là tout de nouveau à de plus grands embarras encore que ceux dont je venais de sortir. Ces raisons néanmoins cédèrent à l’amitié que j’avais pour le comte de Montrésor, et je lui donnai une barque et des gens qui le menèrent sûrement en Angleterre. J’avais préparé une pareille assistance au comte de Béthune, [...] et je m’attendais à ressentir les effets de la haine du cardinal de Richelieu, que je ne m’attirais cependant, par tant de rechutes, que par la nécessité indispensable de faire mon devoir 26 . Mildred Galland-Szymkowiak who studied the ideas of merit and honesty through the Maxims of La Rochefoucauld, has noted that the ideal of the honnête homme in this text implies continuous efforts to manage passions and bring the person’s actual behavior in line with the impression he was to create 27 . In Chapter I of Memoirs La Rochefoucauld attributed to himself these constant efforts of the honnête homme, stressing that he had always been acting against his own interests (which he has finally acknowledged). It is the knowledge of human nature that displays the character of the pathetic and egoistic men behind victorious enemies. This knowledge combined with the power of self-restraint provides the foundation for La Rochefoucauld’s sense of superiority. Thus, it is this new position of the narrator as an anthropologist and moralist, rather than politician, that has created the image of the main character as an honnête homme; in other words, the very idea of the honnête homme is closely linked to the critique of modern views on politics. However, Memoirs remained largely aimed at protecting La Rochefoucauld’s public interest and political reputation, and to find the best way to maintain them was the main reason for these changes. Alan Brunne 26 Ibid., p. 57. 27 Mildred Galland-Szymkowiak, “La mérite chez La Rochefoucauld ou l’héroïsme de l’honnêteté”, Revue d’Histoire littéraire de la France, 5 (2002), pp. 799-811, pp. 809- 810. Anna Stogova 148 determined that La Rochefoucauld had been editing Chapter II until at least August of 1675 28 , a few years after writing Chapter I, but as far as we know, he never tried to replace the image of a disinterested hero in Chapter II with a new way of self-representation. This could have been reasonable if, for La Rochefoucauld, the question was not so much about two different social ideals as about different ways of describing the same pattern of behavior, especially if both of these ways were causing problems for his reputation. When part I of the Memoirs was written, the first maxims had already been discussed, and La Rochefoucauld encountered once again the problems caused by the publicity of the author’s experience. Several studies show that the ideal of the honnête homme was the point of view from which the criticism of maxims was constructed. The public experience of La Rochefoucauld, a moralist who claims to be the honnête homme, was as complex as that of the memorialist who wanted to appear a knight without fear and without reproach. If we go back to Saint-Simon’s criticism, we can see that he attacks the position of La Rochefoucauld as the moralist as well as that of the memorialist. Saint-Simon concluded his exposure of Memoirs by labeling it a lie for personal proposes with an obviously moralistic statement: Mais il est vrai que jamais MM. de La Rochefoucauld ne l’ont pardonné à mon père, tant il est vrai qu’on oublie moins encore les injures qu’on fait que celles même qu’on reçoit 29 . Therefore, he did exactly the same thing La Rochefoucauld had done himself by taking the ethical point of view in relation to La Rochefoucauld as a politician, memorialist, and moralist at the same time. The person, who has lied to pass for an innocent martyr of the Queen, cannot be an honnête homme. Saint-Simon destroys this correlation of being and appearing, the equivalence of which is the major characteristic of the honnête homme, but in so doing he also discredits the identity of La Rochefoucauld as the moralist, which is, in his opinion, nothing more than the new mask of a man who has never learned to forgive. Therefore, although the honnête homme is a creature made by the moralist, the latter cannot exist without him. On the other hand, however, the link between the moralist’s role and the reputation of an honnête homme in relation to La Rochefoucauld was questioned by the first critics of his maxims, as reflected in the famous words of Madame de La Fayette: 28 François de La Rochefoucauld, Maximes. Mémoires. Œuvres diverses, éd. A. Brunne. Paris, Le Pochothèque, 2001, p. 833. 29 Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires, p. 84. Moralist and/ or honnête homme: the case of La Rochefoucauld 149 Ha! Madame, quelle corruption il faut avoir dans l’esprit et dans le cœur, pour être capable d’imaginer tout cela! J’en suis si épouvantée, que je vous assure que, si les plaisanteries étaient des choses sérieuses, de telles maximes gâteraient plus ses affaires que tous les potages qu’il mangea l’autre jour chez vous 30 . They overlap with the opinions of other people who frequented Parisian salons, which implies that La Rochefoucauld’s very desire to be a moralist and to describe and criticize human nature reveals the corrupted nature of his own personality 31 . For a person who has such pessimistic opinions, it is not possible to be an honnête homme. This statement reflects the problem of the Maxims as a kind of discourse that gives rise to that interpretation of the honnête homme of which Mildred Galland-Szymkowiak wrote. The Maxims as well as the Memoirs were circulated in the inner circles of readers for whom it was not easy to distinguish the real person from the author of his literary image. At least in the case of La Rochefoucauld, he always risked the reminder of his political failure and thus the conversion of ethical discourse to political one, which implies that “he judges everyone by himself 32 ” or that there was a hidden motivation that can ruin his reputation of the honnête homme as well as that of a moralist. Another example of these tensions can be found in brief letters that La Rochefoucauld wrote to the Marquise de Sablé during the writing and rewriting of the maxims. He submitted new aphorisms to the marquise in seeking her judgment. One of them was written in an ironic way and in the form of a courtesy, La Rochefoucauld presents there some new maxims, the first of which is the most interesting: Ce qui fait tout le mécompte que nous voyons dans la reconnaissance des hommes, c’est que l’orgueil de celui qui donne et l’orgueil de celui qui reçoit ne peuvent convenir du prix du bienfait 33 . Just after this set of maxims he ironically illustrated his moral philosophy: 30 Marie-Madeleine de La Fayette, “Madame de La Fayette à madame de Sablé”, dans François de La Rochefoucauld, Œuvres complètes, p. 712. 31 For example: Marie de Hautefort, duchesse de Schomberg, “Lettre adressée à Mme la duchesse de Schomberg sur les Maximes de La Rochefoucauld”, dans François de La Rochefoucauld, Œuvres complètes, p. 717. 32 Jeanne de Schomberg, duchesse de Liancourt. “Madame de Liancourt à madame de Sablé”, dans François de La Rochefoucauld, Œuvres complètes, p. 711. 33 François de La Rochefoucauld. “Lettre à la marquise de Sablé”, dans François de La Rochefoucauld, Œuvres complètes, p. 616. Anna Stogova 150 Voilà tout ce que j’ai de maximes que vous n’ayez point. Mais, comme on ne fait rien pour rien, je vous demande un potage aux carottes, un ragoût de mouton et un de bœuf, comme ceux que nous eûmes lorsque M. le commandeur de Souvré dîna chez vous, de la sauce verte, et un autre plat, soit un chapon aux pruneaux, ou telle autre chose que vous jugerez digne de votre choix. Si je pouvais espérer deux assiettes de ces confitures dont je ne méritais pas manger autrefois, je croirais vous être redevable toute ma vie 34 . Amusing as it is, this letter failed to please the marquise. She had quarreled with La Rochefoucauld and refused to receive him. Perhaps she had further reason for this, but it is worth noting that the duke never wrote again in such a way that questioned his relationship of selfless friendship and his reputation as an honnête homme. It is significant that the friendship that was challenged in this way by La Rochefoucauld was one of the main themes discussed in the Marquise de Sablé’s salon. In one of her letters to Robert Arnauld d’Andilly (who was himself the author of a treatise on friendship) she wrote: M. De La Rochefoucauld et moi parlâmes hier de vous fort longtemps; il m’a toujours reproché que j’avais donné autant de blâme à son cœur que de louange à son esprit. Mais comme ce n’est que sur l’amitié que je l’ai condamné, il me semble que je m’en dois dédire par celle qu’il fait paraître pour vous. Vous lui êtes si agréable et il fait une si bonne et si belle peinture de vous, que je suis persuadé que non seulement la vérité en fait une partie, mais que l’affection qu’il a pour vous lui donne le plaisir qu’il a d’en parler 35 . The distinction between the moral philosophy expressed in the Maxims and the author’s own mode of operation has been important in assessing each other and in ensuring the reputation of both the moralist and the honnête homme. And so, it can be said that a moralist and an honnête homme can only exist as inseparable but distinguished, but it is this tension that attracts attention to both. 34 Ibid., pp. 616-617. 35 Madeleine de Souvré, marquise de Sablé. “Lettre de la marquise de Sablé à Robert Arnauld d’Andilly”, dans François de La Rochefoucauld, Œuvres complètes, p. 688. Moralist and/ or honnête homme: the case of La Rochefoucauld 151 References Primary sources [La Rochefoucauld, François de.] Mémoires de M. D. L. R. Sur les Brigues à la mort de Louys XIII [...]. Cologne, Chez Pierre van Dyck, 1662. La Rochefoucauld, François de. Œuvres complètes, éd. L. Martin-Chauffier. Paris, Gallimard, 1964. La Rochefoucauld, François de. Maximes. Mémoires. Œuvres diverses, éd. par A. Brunne. Paris, Le Pochothèque, 2001. Saint-Simon, Louis de Rouvroy, duc de. Mémoires, éd. Gonzague Truc. Paris, Gallimard, 1959-1968. Vol. I. (1959). Studies Bertière, André. Le Cardinal de Retz mémorialiste. Paris, Klincksieck, 1977. 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Ensuite, parce que si le « mérite » concédé aux femmes peut sembler dérisoire à proportion de celui des hommes (beauté contre honnêteté), dans la compétition tacite qu’instaure le superlatif pour le prix d’excellence en « commerce », celles-là ne l’emportent pas moins sur ceux-ci. On se proposera donc de lire dans cette brève remarque une figure plutôt qu’un portrait (suivant la distinction posée par l’auteur lui-même dans la préface de son discours d’entrée à l’Académie), et d’en chercher par conséquent l’interprétation. À la lumière des lectures déjà produites de la figure de l’honnête homme dans les Caractères, le mérite féminin apparaît d’abord comme une actualisation de l’idéal d’honnêteté - actualisation dont il s’avère ensuite qu’elle la destitue justement comme idéal. Enfin, nous verrons que la déchéance de l’honnêteté dans le commerce, parce qu’elle est une chute morale, s’étend pour La Bruyère aux « ouvrages d’esprit » - le sien y compris. Le fond et la forme : l’honnêteté réformée Comme souvent, la fin de la remarque semble nous en donner la clef : à supposer qu’elle existe, la perfection d’une telle femme viendrait de ce que 1 La Bruyère, Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, III , 23. Raphaëlle Longuet 154 « l’on trouve en elle tout le mérite des deux sexes ». La composition du recueil nous invite ici à une lecture en ordre : d’abord le « mérite personnel » des hommes, puis celui « des femmes ». La Bruyère s'inscrit ici sur bien des points dans la veine d'un Faret : pour lui, le mérite est profondément lié à un emploi, et le moraliste se plaît à lui associer à plusieurs reprises son anagramme : le métier. Un homme de mérite, pour La Bruyère, est celui qui excelle à ce qu'il fait. Le mot de « talent » lui est dès la première remarque associé, et l’auteur se garde d'en particulariser la nature dans ce chapitre : les quelques exemples donnés relèvent aussi bien de la vaillance au combat (« l'homme de cœur ») que de la connaissance (« l’homme docte 2 »). Le moraliste suggère que si ce mérite peut être inné, il convient de s'employer à le cultiver par l'étude - on n'en attendait pas moins du précepteur du Duc de Bourbon. Le partisan des Anciens se donne également à lire dans la nostalgie discrète avec laquelle il évoque le mérite « chez les Romains », plus parfait en ce qu’il allait justement « plus loin » que le métier : « un Romain était tout ensemble et le soldat et l’homme de robe ». 3 Enfin, la précision apportée par le titre s’impose dans tout le chapitre : le mérite véritable pour La Bruyère ne peut être que « personnel ». Ainsi, « Un honnête homme se paie par ses mains de l’application qu’il a à son devoir par le plaisir qu’il sent à le faire, et se désintéresse sur les éloges, l’estime et la reconnaissance, qui lui manquent quelquefois. » 4 Le mérite n’appelle donc pas nécessairement la gloire, qui, elle, dépend du monde. Bien au contraire, l'une des caractéristiques essentielles de l’homme de mérite étant sa « grande modestie 5 », il lui est impossible de se faire valoir lui-même. Le mérite authentique souffre ainsi le plus souvent de sa confrontation avec celui qui n’en a que l’éclat, qu’il se manifeste dans les habits de Philémon ou les discours du « glorieux ». Il est donc voué à passer souvent inaperçu, comme l'illustre - entre autres - le triste exemple de ces « très beaux génies, qui sont morts sans qu'on en ait parlé 6 ». À l’inverse, le « mérite » du beau sexe est, par définition, visible. 7 À l’opposition, chez l’homme, entre le mérite authentique et son apparence creuse, correspond celle de la vraie beauté à la fausse : dès le second alinéa du chapitre qui leur est consacré, on distingue chez les femmes « une 2 Op. cit., II , 16 et 28. 3 Id. II , 29. 4 Id. II , 15. 5 Id. II , 14. 6 Id. II , 3. 7 Nous nous permettons d’évoquer superficiellement ici un point déjà approfondi par ailleurs (voir « Le bel œil et le fard », Studi di letteratura francese, 2018, n. XLIII ). « Une belle femme qui a les qualités d’un honnête homme » 155 grandeur artificielle attachée au mouvement des yeux, à un air de tête, aux façons de marcher, et qui ne va pas plus loin », et « une grandeur simple, naturelle, indépendante du geste et de la démarche, qui a sa source dans le cœur et qui est comme une suite de leur haute naissance. » Cependant, chez la femme, parce que son mérite consiste en la beauté, sa présence ou son absence sont également et immédiatement visibles. Les femmes ne requièrent pas, pour être devinées, d’herméneutique particulière : il faut et il suffit « d’avoir des yeux 8 ». Ce qui signale le mérite féminin consiste donc en un certain type de beauté, « simple, naturelle », qui s'oppose à l'artifice du fard, « espèce de menterie 9 ». La remarque qui nous intéresse se rattache ainsi à une série d’alinéas qui définissent la beauté authentique : Un beau visage est le plus beau de tous les spectacles, et l’harmonie la plus douce est le son de voix de celle que l’on aime. L’agrément est arbitraire : la beauté est quelque chose de plus réel et de plus indépendant du goût et de l’opinion. L’on peut être touché de certaines beautés si parfaites et d’un mérite si éclatant que l’on se borne à les voir et à leur parler. Une belle femme qui a les qualités d’un honnête homme est ce qu’il y a au monde d’un commerce plus délicieux ; l’on trouve en elle tout le mérite des deux sexes. Il échappe à une jeune personne de petites choses qui persuadent beaucoup et qui flattent sensiblement celui pour qui elles sont faites : il n’échappe presque rien aux hommes, leurs caresses sont volontaires ; ils parlent, ils agissent, ils sont empressés, et persuadent moins. 10 Le trait physique redouble et révèle le trait moral : comme paraît le mérite de la belle femme, « échappent » ses vertus. L’authenticité de la beauté est garantie par son caractère involontaire : sa naïveté. Tandis que la fausse belle se trahit malgré (et sans doute par) sa recherche de beauté, chez une femme de mérite celle-ci se manifeste évidemment, sans calcul et même malgré elle - elle est toujours une échappée belle. 8 Op. cit., III , 2 : « […] un mérite paisible, mais solide, accompagné de mille vertus qu’elles ne peuvent couvrir de toute leur modestie, qui échappent, et qui se montrent à ceux qui ont des yeux. » Le lecteur averti, qui sait, chez La Bruyère, ce qu’avoir des yeux veut dire, se gardera de lire ici une formule restrictive. 9 Id., III , 5 : « Chez les femmes se parer et se farder n’est pas, je l’avoue, parler contre sa pensée » : de la même manière, le « glorieux » du chapitre précédent « fait sa cour avec d’autant plus de confiance qu’il est incapable de s’imaginer que les grands dont il est vu pensent autrement de sa personne qu’il fait lui-même ». Tous deux trompent de bonne foi, puisqu’ils se trompent eux-mêmes. 10 Id., III , 10-14. Raphaëlle Longuet 156 Ces deux mérites se rencontrent parfois ensemble dans le recueil. De même que le goût de la parure est également fustigé chez les deux sexes (à Lise et Clarisse répondent Iphis et Narcisse), l’image de la « beauté négligée » vient plusieurs fois illustrer le mérite véritable. […] Un extérieur simple est l’habit des hommes vulgaires, il est taillé pour eux et sur mesure ; mais c’est une parure pour ceux qui ont rempli leur vie de grandes actions : je les compare à une beauté négligée, mais plus piquante. […] 11 Topos de l’esthétique classique aussi bien que de l’honnêteté, l’analogie se trouvait déjà sous la plume de Faret comme critique de l’affectation. 12 Cependant, dans L’Honnête homme, la femme était « parée », et « si dextrement que ceux qui la considèrent sont en doute si seulement elle a songé à s’ajuster » - tout l’inverse de la « grâce naïve ». En dépit de ces différences, chez les deux auteurs, l’analogie vise à illustrer un effet : la femme savamment fardée est « agréable » ; la « beauté négligée » est « piquante », il y a du « péril » à la voir. La beauté de la femme offre alors le modèle d’un mérite efficace - capable donc de surmonter l’humilité trop discrète du « mérite personnel ». L’union des deux mérites - ceux de l’honnête homme et de la belle femme - suggèrerait un idéal renouvelé de l’honnêteté, comprise comme une adéquation du fond et de la forme. En des termes plus propres à La Bruyère : « les manières polies donnent cours au mérite ». 13 On pourrait ainsi voir dans les cinq premiers livres des Caractères comme une propédeutique vers l'honnêteté : sur le mérite personnel des hommes, le commerce des femmes aurait greffé des manières polies, qui le rendent capable de toucher le cœur, donnant ainsi à l’honnête homme les clés de la société et de la conversation. 14 La Bruyère prendrait acte d'un fait des temps, et proposerait par sa remarque une mise à jour de cet idéal moral qu’est l’honnêteté, en idéal social - en ce qu’il est « de la société ». 11 Op. cit. ( II , 17) Voir aussi XII , 29 : « Une belle femme est aimable dans son naturel ; elle ne perd rien à être négligée […]. De même un homme de bien est respectable par lui-même […]. » 12 « Aussi ne peut-on nier qu’une Dame, qui après s’être parée, l’a su faire si dextrement, que ceux qui la considèrent sont en doute si seulement elle a songé à s’ajuster, ne soit plus agréable qu’une autre, qui non contente de se sentir accablée sous la pompe de ses habits, ose bien encore se montrer si plâtrée, qu’il semble qu’elle n’ait qu’un masque au lieu d’un visage, et qu’elle n’ose rire de peur d’en paraître deux. » (Faret, L’Honnête homme, pp. 39-40). 13 La Bruyère, op. cit., V , 32. 14 De ce que cette nouvelle honnêteté requiert des manières naturelles, Christian Biet va jusqu’à conclure qu’elle est plus accessible aux femmes : La Bruyère leur concèderait le privilège en la matière. « Une belle femme qui a les qualités d’un honnête homme » 157 L’uni et le disjoint : l’honnêteté dédoublée Ce « mérite » moderne n’apparaît toutefois que très rarement sous son nom véritable, et celui qui nous intéresse ici : l’honnêteté. 15 Un chapitre toutefois fait exception : celui des « Jugements », qui comporte non le portrait, mais la situation de l’honnête homme parmi ses presque semblables, l’habile homme et l’homme de bien. 16 L’honnête homme tient le milieu entre l’habile homme et l’homme de bien, quoique dans une distance inégale de ces deux extrêmes. La distance qu’il y a de l’honnête, homme à l’habile homme s’affaiblit de jour à autre, et est sur le point de disparaître. L’habile homme est celui qui cache ses passions, qui entend ses intérêts, qui y sacrifie beaucoup de choses, qui a su acquérir du bien ou en conserver. L’honnête homme est celui qui ne vole pas sur les grands chemins, et qui ne tue personne, dont les vices enfin ne sont pas scandaleux. On connaît assez qu’un homme de bien est honnête homme ; mais il est plaisant d’imaginer que tout honnête homme n’est pas homme de bien. L’homme de bien est celui qui n’est ni un saint ni un dévot, et qui s’est borné à n’avoir que de la vertu. 17 Dans les rudiments de cartographie morale qui nous sont ici livrés, l’honnête homme apparaît comme un milieu, un point à « distance » de « deux extrémités » : la formule frappe par sa ressemblance avec la définition aristotélicienne de la vertu comme mésotès - d’autant que La Bruyère précise que cette « mesure » ne se situe pas au milieu, mais se déplace. 18 Toutefois, l’examen attentif des « deux extrémités » ne laisse pas de surprendre. Chez Aristote, la vertu est bien un point mobile, qui selon les circonstances et le sujet se place à une distance variable des deux vices qui 15 De trois occurrences de l’adjectif dans le chapitre consacré au mérite (dont une seule caractérise l’honnête homme en propre, les deux autres ne servant que de contrepoint aux défauts soulignés), on passe à deux dans le chapitre des femmes - celle qui nous occupe, et une seconde désignant une « chose ». Aucune occurrence dans le chapitre « Du Cœur », et très peu dans les suivants - y compris, de manière étonnante, celui « De la Société et de la Conversation » - où l’adjectif qualifie généralement la naissance. 16 Pour une analyse de cette distinction au cours du siècle, voir la synthèse d’A. Lévêque, citée en bibliographie. 17 Op. cit., XII , 55. 18 La Bruyère rappelle lui-même que son modèle, Théophraste, avait puisé son inspiration « dans les Ethiques et les grandes Morales d’Aristote dont il fut le disciple ». (Discours sur Théophraste) Raphaëlle Longuet 158 lui correspondent (par excès et par défaut) - or il n’est ici question de vertu qu’à la dernière phrase de la remarque, qui s’achève sur ce mot. Toute la topographie est à revoir : La Bruyère opère une transformation, qui place la vertu comme un extrême - un excès. L’habile homme en serait le défaut contraire : dissimulateur, intéressé, peut-être immoral, il entend le « bien » selon une toute autre acception. L’honnête homme, milieu variant, se caractérise quant à lui par la négative : il « ne vole » pas, « ne tue personne » ; ni complètement vertueux ni complètement immoral, il se définit enfin par ses vices, qui « ne sont pas scandaleux ». La Bruyère s’amuse : « il est plaisant d’imaginer », derrière la discrétion suggestive de ses litotes, des réalités un peu bien scandaleuses en vérité : « l’honnête homme » ne vole pas - en tout cas « pas sur les grands chemins » ; il ne tue « personne », mais peut-être la morale n’en ressort-elle pas moins blessée. L’honnête homme n’est donc pas, pour La Bruyère, un mésotès vertueux : s’il est mobile, ce n’est pas parce qu’il sait s’adapter avec sagesse et prudence aux circonstances. Son mouvement ne tend qu’à une seule des deux extrémités, et il est irréversible : plus qu’un déplacement maîtrisé, c’est une lente érosion de la distance qui sépare « l’honnête » de « l’habile homme ». Certaines remarques du même chapitre tendent cependant à laisser croire au lecteur qu’il n’en a pas toujours été ainsi. « L’honnêteté, les égards et la politesse des personnes avancées en âge de l’un et l’autre sexe me donnent bonne opinion de ce qu’on appelle le vieux temps. » 19 L’alinéa témoigne des accents nostalgiques auxquels la voix des Caractères, réputée cruelle, se laisse pourtant aller parfois. 20 On a vu que l’auteur enviait le mérite accompli du citoyen romain : c’est dans un passé plus récent qu’il trouve son idéal d’honnêteté. L’on trouve en effet parmi les « jugements » le portrait d’un caractère féminin exemplaire : celui d’Arthénice 21 , dont le nom, pour ses contemporains, ne peut manquer d’évoquer une figure d’un autre règne, dont le salon fut le berceau de l’honnête entretien à la française. En acceptant de dépasser le portrait à clef, on y trouve cependant un personnage féminin bien différent de ceux qui peuplent les Caractères : à Arthénice, en effet, sont accordées sans concession la beauté, l’esprit et le savoir. Chez elle, les mérites « des deux sexes » ne sont pas distincts, mais constituent autant de traits qui composent sa personne sans toutefois s’exclure l’un l’autre. Pour avoir de l’esprit, Arthénice n’en est pas moins femme, et sa beauté n’empêche pas qu’elle puisse être savante ou vertueuse. Le mérite, ici, et l’honnêteté peut-être, tient en une communion de talents, 19 Id., XII , 83. 20 C’est sans doute la même qui, pour mieux fustiger ces codes de la société qui nous contraignent, le fait en pastiche Montaigne (op. cit., V , 30). 21 Id., XII , 28. Il s’agit du pseudonyme de la marquise de Rambouillet. « Une belle femme qui a les qualités d’un honnête homme » 159 un ensemble harmonieux de qualités qui mis ensemble forment ceux que Pascal nomme « gens universels ». En d’autres termes, ce qu’Arthénice n’est pas, c’est « une belle femme avec les qualités d’un honnête homme » : notre chimère initiale, loin de fantasmer l’union de mérites divers, en acte le divorce. Il ne serait donc pas tout-à-fait juste de dire qu’il n’y a pas, dans les Caractères, d’honnête femme : il y en a eu, il n’y en a plus. L’alinéa est d’ailleurs présenté par La Bruyère comme une citation tronquée : un tel portrait ne saurait être de lui, qui n’a pas connu ce temps, et qui ne peut écrire de la sorte. Succédant à Théophraste et à ceux de « l’ancien temps », il ne peut plus produire que des éclats du monde qui l’entoure, et dont il cherche à souligner la faille constitutive. Pour comprendre ce qui a causé cette dégradation progressive de l’honnêteté, il faut reprendre l’ordre du recueil. Alors que « la société et la conversation » semblaient appeler par bien des remarques la Cour et ses « manières », deux chapitres les séparent : « Les Biens de Fortune » et « la Ville » s’opposent au cours naturel des choses. Ils ouvrent en réalité la voie à une question jusqu’ici abordée de loin en loin seulement : celle de l’intérêt. Lorsqu’au terme de cet apparent détour on arrive à la Cour, elle est dès le premier abord dépouillée de ses attraits : « Le reproche en un sens le plus honorable que l’on puisse faire à un homme, c’est de lui dire qu’il ne sait pas la Cour ; il n’y a de sorte de vertus qu’on ne rassemble en lui par ce seul mot. » 22 Par contraste, cette première remarque introduit ce qui suit comme un catalogue de vices. Si, donc, « il faut qu’un honnête homme ait tâté de la Cour », c’est afin d’apprendre à y déterminer, par-delà le bien et le mal, ce qui peut lui être « utile ». 23 Ce mérite qui devait être au service d’un métier se voit détourné au profit de l’intérêt particulier. « L’esprit de politesse » qui règne à la Cour est ainsi « une certaine attention à faire que par nos paroles et par nos manières les autres soient contents de nous et d’eux-mêmes 24 » : dans ses entretiens, l’honnête homme flatte l’amour-propre d’autrui, et peutêtre, n’en est pas dénué lui-même. S’il se distingue encore de certains courtisans, en ce que ses manières sont un reflet plus fidèle de son mérite authentique 25 , il n’en est pas moins formé, poli par la Cour - or on n’entre 22 Op. cit., VIII , 1. 23 Id., VIII , 9. 24 Op. cit., V , 32. On trouvait déjà, à la remarque 16 du même chapitre : « L’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres […]. » 25 Op. cit, VIII , 13 : « Les gens fiers et superbes sont les plus défaits, car ils perdent plus du leur ; celui qui est honnête et modeste s’y soutient mieux : il n’a rien à réformer. » Raphaëlle Longuet 160 pas dans ce royaume de l’intérêt 26 sans y prendre un certain « air », ni peutêtre sans y perdre un peu de soi. Cette concession initiale de l’honnêteté aux « manières, que l’on néglige comme de petites choses » et qui, réformées, devaient « donner cours » au mérite, 27 par ce geste même qui devait la faire connaître, la fausse : elle est dénaturée, car intéressée. Cette perversion de l’honnêteté en habileté n’est pas sans rappeler certaines des Maximes - chez La Bruyère cependant, il s’agit moins de souligner une inversion des vertus en vices, qu’une fragmentation du monde, une rupture entre des valeurs jusqu’ici conjointes. Ainsi, les « manières » qui semblaient devoir déceler infailliblement le mérite 28 en ont été comme détachées par la politesse. Ce phénomène social fausse la cohérence du monde, qui perd sa lisibilité : les belles manières ne sont plus l’apanage de l’honnêteté, mais aussi bien, un masque dont on couvre sa vacuité morale. La nostalgie d’un temps passé, que l’auteur n’a pas connu, dit aussi le regret d’un état plus ancien : l’écart qui se creuse peu à peu entre les manières de l’honnêteté et sa vertu renvoie à une séparation originelle qui n’a fait que s’accentuer depuis la chute. Ouvrages d’esprit et commerce du cœur : l’honnêteté moralisée ? À mesure qu’il tend à l’habileté, cet honnête homme nouveau se rapporte bien moins à la « beauté naïve » des Caractères, qu’au « naturel » calculé que préconisait Nicolas Faret. À la dégradation des mœurs répond celle des ouvrages d’esprit, qui tendent à proposer des maximes plus « politiques » que « morales » 29 : la remarque ne vient pas du premier chapitre, mais de celui « du cœur », qui fait passer des femmes à la société et à la conversation. Au fil des alinéas s’esquisse finalement un art d’atteindre le cœur d’autrui qui étonne par ses accents tacticiens. La Bruyère y paraît moins moraliste qu’auteur de traité donnant conseil aux courtisans : il est question de bien choisir ses amis, de « briguer la faveur », de la manière dont il convient de chercher à s’élever. Faut-il croire que la morale des Caractères préconise, en société, une prudence calculée ? À les lire attentivement, toutes ces maximes politiques ne semblent abordées que pour être systématiquement renversées selon une optique morale. Couronnement de cette démonstration, la longue remarque 71, plusieurs fois 26 Id., VIII , 22 : « L’on se couche à la cour et l’on se lève sur l’intérêt ; c’est ce que l’on digère le matin et le soir, le jour et la nuit ; c’est ce qui fait que l’on pense, que l’on parle, que l’on se tait, que l’on agit […] » 27 Op. cit., V , 32. 28 Op. cit., II , 30 et IV , 37. 29 Op. cit., IV , 55. « Une belle femme qui a les qualités d’un honnête homme » 161 amendée, aborde la manière de bien gouverner un homme : sous couvert de recommandations, La Bruyère déconstruit peu à peu cette ambition, en montre la vanité et l’inanité. La première phrase se présente comme un refus apparemment catégorique de toute soumission à autrui : « Il y a bien autant de paresse que de faiblesse à se laisser gouverner. » On bascule ensuite dans un véritable art de gouverner : la minutie de l’analyse et la subtilité de la stratégie qui en découle n’ont rien à envier à l’Oráculo Manual. C’est pourtant cette attention portée à la complexité du cœur humain qui va en révéler le caractère ingouvernable : l’emboîtement paradoxal des motivations de chacun aboutit à la conclusion que certains « s’égarent volontairement par la crainte qu’ils ont d’être gouvernés. » L’optique du passage s’inverse alors, pour exhiber cette fois le ridicule de ceux qui cherchent à gouverner. Au paradoxe du courtisan pris entre l’ambition de diriger autrui et la crainte de l’être lui-même, il oppose la mesure du sage, qui « ni ne se laisse gouverner, ni ne cherche à gouverner les autres : il veut que la raison gouverne seule, et toujours. » Ce qui commençait comme un traité de cour s’achève sur une pensée morale : « Je ne haïrais pas d’être livré par la confiance à une personne raisonnable, et d’en être gouverné en toutes choses, et absolument, et toujours ; je serais sûr de bien faire sans avoir le soin de délibérer ; je jouirais de la tranquillité de celui qui est gouverné par la raison. » Conclusion surprenante, tant par la manière dont elle reprend et corrige l’affirmation initiale, que par son énonciation soudain personnelle. Aux maximes politiques des traités de cour, La Bruyère oppose une éthique, que les alinéas suivants achèvent de développer. « L’on est plus sociable et d’un meilleur commerce par le cœur que par l’esprit. » : sur le point d’entrer dans la société, l’ultime recommandation du moraliste va vers une conversation sincère, dénuée de calcul - tout comme il avait déjà préféré, à l’ « esprit éblouissant qui impose », la « grandeur simple, naturelle, indépendante du geste et de la démarche, qui a sa source dans le cœur ». Alors que « les qualités » sont irrémédiablement détachées de l’« honnête homme » dès lors que la Cour en impose un usage intéressé, chez la « belle femme », beauté et mérite ne font qu’un. La beauté demeure comme le seul signe fiable : contrairement à « l’arbitraire » de l’agrément, il y en elle « quelque chose de plus réel et de plus indépendant du goût et de l’opinion ». À l’inverse de la conversation courtisane, son effet est la garantie de son authenticité : elle ne peut mentir, elle ne peut flatter, elle nous touche toujours avec efficacité et vérité à la fois. La soudaineté de la beauté, et la certitude qui l’accompagne, suggèrent un ordre bien supérieur à celui du cœur amoureux - celui, peut-être, du cœur croyant. Le dédoublement du monde, où il ne se rencontre « point de vice qui n’ait une fausse Raphaëlle Longuet 162 ressemblance avec quelque vertu 30 », rejoint évidemment la vision augustinienne partagée par Mme de Sablé, La Rochefoucauld, Jacques Esprit… C’est pourtant l’influence de Pascal qui se fait plus nettement sentir dans cette méditation finale sur le cœur. Celui-ci, également sensible aux lectures pieuses et galantes, s’avère le lieu d’une possible articulation : « Oserai-je dire que le cœur seul concilie les choses contraires, et admet les incompatibles ? », s’interroge le moraliste. Comment comprendre ce cœur, qui scandalise ici la morale autant qu’il choque la raison ? Si l’on peut expliquer comment l’esprit, laissant nos interlocuteurs « contents d’euxmêmes et de nous », se fraye un chemin jusqu’au cœur en passant par l’amour-propre, la beauté témoigne chez La Bruyère d’un mystère comparable à celui de la « raison du cœur ». On la retrouvera face aux « esprits forts », dont le moraliste précise, non sans malice, « qu’on les appelle ainsi par ironie ». 31 […] L’ordre, la décoration, les effets de la nature sont populaires ; les causes, les principes ne le sont point. Demandez à une femme comment un bel œil n’a qu’à s’ouvrir pour voir, demandez-le à un homme docte. 32 Dans un chapitre marqué par l’influence pascalienne, le geste de la femme rappelle la foi du vulgaire : « populaire » en ce qu’il n’accède pas aux « principes », il produit sans le comprendre l’effet pourtant juste. Des femmes à la vertu, ce n’est donc pas une contradiction, mais une continuité qui se dessine : le cœur articule les effets d’un « trait de beauté » et d’un « moment » de grâce. 33 À l’opposé des traités de courtisan, les Caractères ne cherchent donc pas à gouverner par des maximes, mais se bornent à des remarques, et laissent le lecteur se diriger par lui-même. Pourtant, celui-ci ne risque-t-il pas de se perdre sur la route censée le mener des « ouvrages d’esprit » aux « esprits forts » ? En somme, le dilemme de l’honnête homme est aussi celui du moraliste : en refusant d’ajuster sa manière au goût du temps, il court le risque que son discours moral ne soit pas entendu. La Bruyère, comme nombre de ses contemporains, confesse dans sa préface quelques concessions. 34 En retrait du monde, il ne peut cependant s’en détacher tout à fait, pour les besoins de son observation ; spectateur à l’écart de la scène des 30 Id., 72. 31 Op. cit., XVI , 1. 32 Id., XVI , 46. 33 Op. cit., IV , 3. 34 Voir le Discours sur Théophraste : « Enfin dans l’esprit de contenter ceux qui reçoivent froidement tout ce qui appartient aux étrangers et aux anciens, et qui n’estiment que leurs mœurs, on les ajoute à cet ouvrage […] » « Une belle femme qui a les qualités d’un honnête homme » 163 hommes, il ambitionne cependant bien d’y jouer un rôle, puisqu’il écrit. Sa pratique le cantonne à une médiété dont il sent bien qu’elle n’a rien d’une perfection vertueuse. Elle va jusqu’à susciter des accès de fureur mélancolique : Qu’on ne me parle jamais d’encre, de papier, de plume, de style, d’imprimeur, d’imprimerie… […] sans parler que des gains licites, on paye au tuilier sa tuile, et à l’ouvrier son temps et son ouvrage ; paye-t-on à un auteur ce qu’il pense et ce qu’il écrit ? et s’il pense très bien, le paye-t-on très largement ? Se meuble-t-il, s’anoblit-il à force de penser et d’écrire juste ? 35 C’est que le moraliste, tout comme l’honnête homme, est condamné à l’hybridité : son mérite ne sera pas reconnu à force d’une plus grande conformité à la vertu, mais à condition d’une meilleure conformation aux manières et au goût du temps. Le problème ne se pose pas de la même façon pour « la chaire » : « Quel avantage n’a pas un discours prononcé sur un ouvrage qui est écrit ! » 36 Bien sûr, cet avantage vient de ce que « les hommes sont dupes de l’action et de la parole », comme ils le furent d’« un beau visage, une belle main » mais ce n’est pas tout. « Il me semble qu’on dit les choses encore plus finement qu’on ne peut les écrire. » 37 : dans la société, l’entretien l’emporte sur l’écrit. Il manque en vérité à la lecture de quoi toucher le cœur : le mérite d’une « belle femme », qui rend le commerce si délicieux. Ce cœur qui manque à « l’esprit fort » pour sentir la vérité (ou plutôt accepter une vérité qui ne peut être que sentie) ne fait-il pas aussi bien défaut, non sans doute à l’auteur lui-même, mais à « l’ouvrage d’esprit » ? La recherche de la beauté ne constitue certes pas un principe des éléments de poétique délivrés dans le premier chapitre : le « bel esprit » le cède à « l’esprit juste ». Cependant, La Bruyère reconnait deux moyens de plaire, dont un tient de l’esprit, et l’autre du cœur : c’est, si l’on peut dire, le dilemme du Cid : « Quelle prodigieuse distance entre un bel ouvrage et un ouvrage parfait ou régulier ! […] Le Cid, enfin, est l’un des plus beaux poèmes que l’on puisse faire, et l’une des meilleures critiques qui ait été faite sur aucun sujet est celle du Cid. » 38 Si le régulier est sans doute plus « difficile », le beau tient du « génie » et du « sublime ». Sans être exempt de « fautes », il dépasse les goûts et les inclinations de chacun en suscitant une universelle admiration. On se souvient de ce « quelque chose de plus réel » qui signalait la vraie beauté, ou d’un autre alinéa des « Jugements » : « L’air 35 Op. cit., XII , 21. 36 Op. cit., XV , 27. 37 Op. cit., V , 78. 38 Op. cit., I , 30. Raphaëlle Longuet 164 spirituel est dans les hommes ce que la régularité des traits est dans les femmes : c’est le genre de beauté où les plus vains puissent aspirer. » 39 Force est de le constater, « Le plaisir de la critique nous ôte celui d’être vivement touché de très belles choses. » 40 Si le moraliste semble avoir fait son choix, ce n’est pas sans regret. Or, ce que les auteurs des ouvrages d’esprit ne parviennent à réaliser, c’est précisément ce qui faisait, dans le commerce du cœur, la supériorité de cette « belle femme qui a les qualités d’un honnête homme » : la faculté d’unir ce qui apparemment ne pouvait l’être, de concilier les contraires, un art de la transition en somme, qui se trouve être le seul privilège que La Bruyère reconnaisse aux écrits des femmes. Dans cet autre commerce qu’est l’entretien épistolaire, celles-ci l’emportent même sur Voiture et Balzac : Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d’écrire ; elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l’effet que d’un long travail et d’une pénible recherche ; elles sont heureuses dans le choix des termes, qu’elles placent si juste que, tout connus qu’ils sont, ils ont le charme de la nouveauté et semblent être faits seulement pour l’usage où elles les mettent. Il n’appartient qu’à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment et de rendre délicatement une pensée qui est délicate ; elles ont un enchaînement de discours inimitable, qui se suit naturellement et qui n’est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j’oserais dire que les lettres de quelques-unes d’entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit. 41 Pas toujours « correctes », les femmes ont donc, dans le genre qui leur appartient, le même défaut que ces grands génies qui atteignent le sublime au prix de quelques « fautes ». Tout comme la femme éclaircissait de son « bel œil » le mystère de la création, ses lettres donnent à lire un discours suivi, dont l’enchaînement, bien qu’il ne soit « lié que par le sens », demeure « inimitable ». On reconnait avec un sourire le principal reproche qui fut fait à La Bruyère par ses contemporains, et qui l’est d’ailleurs encore quelquefois par la critique, qui avoue avec respect ne pas parvenir à déceler dans certains chapitres autre-chose qu’un « fourre-tout » dénué de méthode. 42 Comme l’homme docte, le moraliste se retrouve donc face à quelque chose 39 Op. cit., XII , 32. 40 Op. cit., I , 20. 41 Op. cit., I , 37. 42 R. Garapon, La Bruyère au travail, p. 159, cité par E. Bury dans son édition des Caractères (Le Livre de Poche, p. 500). La Bruyère confesse lui-même travailler « sans beaucoup de méthode ». « Une belle femme qui a les qualités d’un honnête homme » 165 qu’il ne peut s’expliquer, et qu’on ne peut qu’admirer, à la manière d’un « beau visage ». 43 L’honnêteté, comprise comme l’alliance d’une belle forme à un fond dont elle reflète le mérite authentique, est donc symboliquement l’apanage du féminin, en ce qu’elle tient d’une beauté désintéressée qui touche le cœur en se passant de mots. Il va de soi que la chimère d’une « belle femme qui a les qualités d’un honnête homme » n’est pas de ce monde : elle vient seulement figurer l’idéal d’honnêteté, en même temps qu’elle signale l’impossibilité de le réaliser, l’ordre du cœur n’étant pas celui des hommes. Un(e) spécialiste des gender studies aurait sans doute beaucoup à dire sur la difficulté de La Bruyère à faire transition ; n’en étant pas, nous nous bornerons à rappeler que les Caractères ont été soupçonnés à leur parution d’avoir été écrits au moins en partie par une femme - ce que l’intéressé rappelle dans la préface de son Discours de réception à l’Académie française. 44 C’est pourtant bien la capacité à concilier les incompatibles qui fait défaut à l’honnête homme comme au moraliste pour se confondre avec l’homme de bien. Situés chacun de part et d’autre de cet idéal, le premier du côté du commerce, et le second du côté de l’écrit, tous deux en sont réduits dans leurs discours à des concessions qui les éloignent malgré eux de la vertu. De là, la modestie de ce qui se présente comme une traduction des Caractères de Théophraste : du grec vers le français, mais également de l’Athènes hellénistique à la France de Louis XIV , le moraliste « s’est borné » à adapter une antique sagesse au public de son époque. « Né copiste », il conseille à son tour à l’auteur en mal de modèles de s’inspirer plutôt de « ces sortes d’ouvrages où il entre de l’esprit, de l’imagination ou même de l’érudition », et « au contraire, éviter comme un écueil de vouloir imiter ceux qui écrivent par humeur, que le cœur fait parler […] » : « en effet », conclut La Bruyère, « je rirais d’un homme qui voudrait sérieusement parler mon ton de voix ou me ressembler de visage. » 45 Honnête homme ou moraliste, il semble que 43 Op. cit., III , 10 et IV , 3. Il est frappant que La Bruyère, reprenant à propos de Rabelais le mot d’Horace sur ces sirènes que sont les ouvrages hétérogènes, écrive : « c’est une chimère, c’est le visage d’une belle femme avec des pieds et une queue de serpent ». ( I , 43) 44 « […] que s’ils étaient bons, je n’en étais pas l’auteur, mais qu’une femme de mes amies m’avait fourni ce qui en était le plus supportable. Ils prononcèrent aussi que je n’étais pas capable de faire rien de suivi […] tant ils estimaient impraticable à un homme même qui est dans l’habitude de penser, et d’écrire ce qu’il pense, l’art de lier ses pensées et de faire des transitions. » 45 Op. cit. I , 64. Raphaëlle Longuet 166 chez tous deux, l’usage de l’esprit a fait perdre de vue un naturel qu’il est par définition vain de chercher à retrouver, une authenticité qui ferait d’eux, plus qu’un caractère, une personne véritable. Peut-être l’irruption surprenante du « je », de nouveau, en fin de remarque, nous donne-t-elle l’indice de ce que serait pour le moraliste cette union harmonieuse du fond et de la forme, de l’esprit et du cœur, de l’écriture et de la voix, dont La Bruyère ne peut avoir que l’intuition, et qui est pour nous le visage du style. Références bibliographiques : Sources Faret, Nicolas. L’Honneste-homme. ou, l’art de plaire a la court, Paris, Toussaincts du Bray, 1630. La Bruyère, Jean de. Les Caractères ou les mœurs de ce siècle, éd. Marc Escola, Paris, H. Champion, 1999. Etudes Bertrand, Dominique. « Les femmes-poissons ( III , 5) : rhétorique du burlesque et ironie », dans J. Dagen, E. Bourguinat et M. Escola (dir.), La Bruyère. Le Métier du moraliste. Actes du colloque international pour le Tricentenaire de la mort de La Bruyère (Paris, 8-9 novembre 1996), Paris, H. Champion, 2001. Biet, Christian. « Du critère de la misogynie appliqué au XVII e siècle : le cas de La Bruyère », Les Cahiers du GRIF, 47 (1993), pp. 25-36. Bury, Emmanuel. Littérature et politesse. L’Invention de l’honnête homme (1580- 1750), Paris, P UF , 1996. Lévêque, André. « L’honnête homme et l’homme de bien au XVII e siècle », Publications of the Modern Language Association, 72 (1957), pp. 620-632. Siouffi, Gilles. « Parler, écrire : La Bruyère analyste d’une disproportion », dans J. Dagen, E. Bourguinat et M. Escola (dir.), La Bruyère. Le Métier du moraliste. (op. cit.). Van Delft, Louis. La Bruyère moraliste. Quatre études sur les Caractères. Genève, Droz, 1971. L’honnêteté selon Mme de Maintenon, une définition exigeante à rebours des évolutions de son temps A NNE B OIRON (U NIVERSITÉ DE N ANTES ) « On appelle la chasteté honnêteté, et la profession d’icelle honneur 1 » écrit François de Sales dans son Introduction à la Vie dévote. À l’autre extrémité du siècle, Furetière ne dit pas autre chose : « Honnête femme, se dit particulièrement de celle qui est chaste, prude et modeste ». Pour autant, si Furetière et ses contemporains tendent à réduire l’honnêteté féminine à la chasteté, l’Introduction à la vie dévote ne connaissait pas cette limite. Elle a au contraire joué un grand rôle dans la participation des femmes à la vie culturelle de la première moitié du siècle en leur offrant la possibilité de concilier accomplissement spirituel et devoirs sociaux, salut de l’âme et plaisirs mondains innocents, tels que la conversation 2 . De fait, pour Du Bosc et Grenaille comme pour Castiglione, l’honnête femme doit être cultivée et spirituelle. Néanmoins, vers 1660, Noémi Hepp note que les sexes sont de plus en plus « différenci[és] 3 », aboutissant à une conception de l’honnête femme réduite peu ou prou à la chasteté, comme le montre également Linda Timmermans 4 . En somme, la chasteté n’est plus la condition de l’honnêteté 1 François de Sales, Introduction à la vie dévote, dans Œuvres, éd. A. Ravier. Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 164. 2 Voir Marc Fumaroli, « L’empire des femmes ou l’esprit de joie », dans La Diplomatie de l’esprit. De Montaigne à La Fontaine. Paris, Gallimard, 1998, notamment p. 323- 327. 3 Noémi Hepp, « À la recherche du ‘mérite des dames’ », dans Yves-Marie Bercé, Norbert Dufourcq, Nicole Ferrier-Claverivière, Jean-Luc Gautier et Philippe Sellier (dir.), Destins et enjeux du XVII e siècle. Paris, PUF, 1985, p. 109-117. 4 Linda Timmermans, « Le féminisme mondain et la notion de ‘femme savante’ », dans L’Accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime. Paris, Honoré Champion, 2005, p. 319-338. Anne Boiron 168 des femmes, elle est cette honnêteté tout entière. Malgré une image de dévote austère, Mme de Maintenon ne semble pas touchée par cette évolution. Éducatrice passionnée, fondatrice de Saint-Cyr, école pour jeunes demoiselles désargentées, Mme de Maintenon est pourtant particulièrement concernée par la question de l’honnêteté, cet idéal civilisationnel soutenant alors toute éducation noble. À regarder ses lettres et son théâtre éducatif, la marquise se rapproche davantage d’un idéal, alors dépassé, de femme cultivée et experte dans l’art de la conversation. De fait, nous verrons que sa définition exigeante de l’honnêteté féminine est fondée sur une valorisation des devoirs des femmes et de leur rôle dans la société. Pour autant, Mme de Maintenon doit concilier cette mise en avant des femmes dans la société avec l’anéantissement de soi attendu de femmes pieuses. Nous nous demanderons donc quelles tensions habitent l’approche maintenonienne de l’honnêteté féminine et comment la marquise propose de les surmonter. En prônant un certain idéal de femme, Mme de Maintenon adopte en effet une position volontairement réactionnaire et nostalgique de l’âge des salons. C’est que la conception de l’honnête femme de l’épistolière est au carrefour de deux tendances de l’honnêteté féminine qui parcourent le dix-septième siècle. Afin de surmonter les contradictions de la participation au monde des femmes qui doivent, par ailleurs, être chastes et modestes, Mme de Maintenon doit ainsi faire appel au concept salésien de simplicité. Malhonnêteté féminine : « les femmes de ce temps-ci me sont insupportables » L’œuvre de Mme de Maintenon est marquée par une approche personnelle de l’honnêteté féminine. L’autrice est elle-même consciente de la particularité de sa pensée. Pour la marquise de Maintenon, la chasteté ne saurait être suffisante pour faire une honnête femme, comme on le lit dans le proverbe dramatique intitulé « Il n’aime point le bruit s’il ne le fait ». Dans ce texte, deux conceptions de l’honnêteté se font face : celle des contemporains de la marquise, représentés par Mme Dorfeuil, et celle de Mme de Maintenon, dont M. de Saint-Maur est ici le porte-parole : M. de Saint-Maur : Votre mari est bien fou de le souffrir [le jeu]. Mais, pour moi, je ne le souffrirai pas, et je ne veux plus que vous jouiez. Mme Dorfeuil : Que voulez-vous que je fasse depuis le matin jusqu’au soir ? M. de Saint-Maur : Que vous lisiez, que vous travailliez, que vous ayez soin de votre famille. Mme Dorfeuil : Ce n’est plus la mode, et vous parlez du temps passé. M. de Saint-Maur : Vous êtes une impertinente ! je parlerai à votre mari, et nous vous enfermerons plutôt que de consentir à la vie que vous faites. L’honnêteté selon Mme de Maintenon 169 Mme Dorfeuil : Je suis une honnête femme ! M. de Saint-Maur : Eh ! n’y a-t-il qu’une sorte d’honnêteté ? Apprenez, ma fille, que l’honnêteté consiste à s’acquitter de tous ses devoirs. 5 Ce bref extrait résume l’opinion de Mme de Maintenon sur le sujet. Il y a une nouvelle acception de l’honnêteté féminine, à laquelle se réfère Mme Dorfeuil, blessée par la réprobation M. de Saint-Maur. Elle renvoie explicitement les idées de son père, pour qui une femme doit lire, travailler et s’occuper de sa famille et non pas jouer, à un « temps passé ». De son côté, M. de Saint-Maur refuse d’accorder le qualificatif « honnête » pour si peu d’efforts et met en avant les devoirs de la femme mariée. Le texte peut paraître, somme toute, bien austère en ce qu’il prône le renfermement des femmes dans leur foyer. Mais, n’oublions pas que le proverbe s’adresse à des jeunes filles pauvres qui, élevées à quelques lieues de la Cour, partiront vraisemblablement vivre en province. Toujours est-il que Mme de Maintenon se réclame explicitement d’un idéal passé de l’honnête femme. Ainsi manifeste-t-elle souvent sa nostalgie à l’égard d’un autre temps, notamment dans les lettres écrites à la princesse des Ursins : les deux femmes sont en effet de la même génération, et ont fréquenté les mêmes salons du Marais pendant les années 1660. Elles en conservent un idéal de conversation amicale, enjouée et cultivée, en somme honnête, qui s’oppose à l’évolution de la notion d’honnêteté féminine. Aussi, les récriminations que l’épistolière adresse à Mme des Ursins contre les jeunes femmes de la Cour sont-elles nombreuses. Nous en sélectionnons deux : … je vous avoue, Madame, que les femmes de ce temps-ci me sont insupportables : leur habillement insensé et immodeste, leur tabac, leur vin, leur gourmandise, leur grossièreté, leur paresse, tout cela est si opposé à mon goût et, ce me semble, à la raison, que je ne puis le souffrir ; j’aime les femmes modestes, sobres, gaies, capables de sérieux et de badinage, polies, railleuses d’une raillerie qui enferme une louange, dont le cœur soit bon et la conversation éveillée, et assez simples pour m’avouer qu’elles se sont reconnues à ce portrait que j’ai fait sans dessein mais que je trouve très juste. 6 Et : 5 Mme de Maintenon, Proverbes dramatiques, « Proverbe 12 », éd. Perry Gethner et Theresa Varney Kennedy, Paris, Garnier Classiques, 2014, p. 130. 6 Mme de Maintenon, lettre du 12 juin 1707, IV, p. 146. Toutes les futures références à la correspondance de Mme de Maintenon proviennent de cette édition : Mme de Maintenon, Lettres, éd. Hans Bots et Eugénie Bots-Estourgie (dir.), Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux », volumes I à VII, 2009-2013 ; nous n’indiquerons plus que la date, le tome et la page des lettres citées. Anne Boiron 170 Elle [la duchesse de Berry] est extraordinairement grasse et débraillée, en personne qui est à la tête des débraillées et qui par conséquent le doit être plus que les autres. […] les hommes sont pires que les femmes, ce sont eux qui laissent ruiner leurs maisons, qui veulent que leurs femmes prennent du tabac, boivent, jouent, ne s’habillent plus […]. 7 De nouveaux divertissements ont donc remplacé la conversation : le jeu règne en maître et est environné par l’intempérance, l’absence de contrainte jusque dans l’habillement. « Paresseuses » et « débraillées », les jeunes femmes ne font alors plus l’effort de converser et ne maîtrisent pas cet art d’être « polie[s] » tout en « raill[ant] » honnêtement, d’être « sérieu[ses] » et « badin[es] » tout à la fois. À contre-courant, la marquise va jusqu’à rêver de recréer une « ruelle » : Je ne sais, Madame, si on vous rend compte de nos journées : on s’adonne dans la ruelle de Mme la duchesse de Bourgogne à avoir de l’esprit, on y a des conversations dont elle est très contente. On y parle de logique, de rhétorique, de physique ; elle apprenait hier à faire des arguments. On parle de faire une académie de femmes […]. 8 Dans cette lettre écrite à Mme de Dangeau, alors convalescente, l’épistolière rend compte à son amie des activités de leur petit cercle de femmes : à l’encontre des loisirs de la Cour, elles cherchent à convertir la duchesse de Bourgogne à l’ancienne civilité. La marquise détaille également cette « académie de femmes » à Mme des Ursins : Ne craignez point, Madame, notre Princesse ne sera jamais savante ni bel esprit, elle s’amuse à faire discourir devant elle et ne pousse pas son étude bien loin, elle écrivait pourtant, l’autre jour en latin à M. le duc de Bourgogne, et tout cela avec un agrément qui la rend charmante car, Madame, je me confirme tous les jours de plus en plus dans l’opinion qu’elle a beaucoup d’esprit, qu’elle est capable de choses sérieuses et qu’elle ne sera pas une femme ordinaire. Il me semble qu’une teinture légère de toutes les sciences est un aussi bon amusement que de jouer depuis le matin jusqu’au soir. 9 La critique des jeunes dames de la Cour par l’épistolière révèle clairement quelle est sa conception de l’honnêteté féminine. Celle-ci est notamment fondée sur la maîtrise de l’art de la conversation, laquelle se nourrit de politesse et de culture. Concernant les écolières de Saint-Cyr, Mme de Maintenon ne va pas jusqu’à leur apprendre à tenir un cercle mondain. Aussi n’auront-elles vraisemblablement jamais l’occasion d’y 7 Mme de Maintenon, lettre du 1 er janvier 1714, VI, p. 41-42. 8 Mme de Maintenon, lettre du 28 avril 1708, IV, p. 317. 9 Mme de Maintenon, lettre du 1 er juillet 1708, IV, p. 357-358. L’honnêteté selon Mme de Maintenon 171 pénétrer, à cause de leur pauvreté. Pour autant, malgré tout ce qui a pu être dit sur le revirement « noir » de Saint-Cyr et sur sa transformation en couvent, le discours de Mme de Maintenon sur la femme de Cour idéale nous invite à reconsidérer la place positive qu’avait le théâtre dans l’éducation de jeunes filles qu’on ne souhaitait manifestement pas voir rester muettes. L’honnête femme et la société Selon Mme de Maintenon, une honnête femme remplit avant tout les devoirs de son état. Cela implique notamment de s’occuper de sa famille. Ainsi, le proverbe « Qui compte sans son hôte compte deux fois » propose un résumé de la vie d’une honnête femme à travers le discours qu’un homme tient à sa jeune épouse : M. Daigrefeuil : […] Vous ne vous parerez point pour moi, puisque je vous déclare que j’en serais très fâché et même scandalisé. Vous dépenserez peu ; nous irons souvent seuls à la campagne pour épargner ; il vous viendra des enfants qui vous occuperont, et dont vous devrez être la gouvernante ; vous verrez madame votre mère tant que vous voudrez ; vous aurez soin de faire vivre dans l’ordre notre petit domestique ; vous travaillerez pour meubler votre maison : il me semble que voilà les règles d’une honnête femme, et je crois que vous voulez l’être. 10 La vocation pédagogique de ce texte le rend relativement austère, et Mme de Maintenon reprend à peu près le même discours lorsqu’elle écrit à une ancienne demoiselle qui va se marier : Il faut, ma chère fille, que votre bonne conduite fasse son bonheur [de son mari]. Vous avez été instruite pour tout ; soyez donc une excellente femme en remplissant tous vos devoirs, au-dessus des vanités du monde et des faiblesses de notre sexe, tout appliquée à plaire au mari, à élever les enfants, à bien traiter le domestique, à édifier le voisinage, à demeurer chez vous et à mettre votre plaisir dans l’accomplissement des obligations de l’état où Dieu vous a mise. 11 Mais par ailleurs, Mme de Maintenon ne pense pas qu’une honnête femme doive s’enfermer dans son foyer au point de pas voir « la bonne compagnie » : 10 Mme de Maintenon, Proverbes dramatiques, op. cit., p. 312. 11 Mme de Maintenon, lettre du 31 janvier 1712, V, p. 378. Anne Boiron 172 Ce sont d’honnêtes gens ; il ne manquera plus à cette femme 12 qu’un peu de commerce avec [la] bonne compagnie, ce qui est difficile quand elle s’enferme dans sa famille. 13 D’un côté, Mme de Maintenon paraît donc proche du courant de l’honnêteté chrétienne, exploré par Maurice Magendie 14 , qui, tout au long du siècle, valorise le rôle de la femme dans sa famille et pour qui l’honnête femme est avant tout chaste et dévouée à son mari. Mais de l’autre, elle évoque également le courant « mondain » de l’honnêteté qui promeut l’art de plaire en société et l’art de la conversation notamment. Que Mme de Maintenon se situe au carrefour de ces différentes influences n’est pas exceptionnel : le traité d’Antoine Courtin 15 , à peu près contemporain, cherche à concilier l’honnêteté avec le christianisme. Du Bosc et Grenaille, théoriciens de l’honnêteté féminine dont les ouvrages datent de la première moitié du siècle, valorisent à la fois l’intellect des femmes et leur piété. Ainsi, dans son traité, Du Bosc affirme que : … les Dames qui ont quelque science ou quelque lecture, donnent beaucoup de plaisir dans la conversation et n’en reçoivent pas moins dans la solitude, alors qu’elles s’entretiennent toutes seules. 16 Et plus loin : La pudeur est absolument nécessaire à l’un et l’autre sexe, mais particulièrement à celui des Dames. C’est la marque et la défense de la chasteté. 17 De même, Grenaille, tout en intégrant la « logique » et la « physique » 18 à son programme d’études pour l’honnête fille, loue avant tout la virginité de cette dernière 19 . Cependant, Linda Timmermans note un retour « à un idéal 12 Mme d’Aubigny. 13 Mme de Maintenon, lettre du 12 mars 1716, VI, p. 456. 14 Maurice Magendie, « La conception vertueuse et morale de l’honnêteté », dans La Politesse mondaine et les théories de l’honnêteté, en France au XVII e siècle, de 1600 à 1660. Genève, Slatkine Reprints, [1925] 1993. 15 Antoine de Courtin, Nouveau traité de la civilité. Saint-Étienne, Publications de l'Université de Saint-Étienne, [1671] 1998. 16 P. Du Bosc. L’Honnête femme, Paris, Henri Le Gras et Michel Bobin (4 e édition), [1632] 1658, p. 114. 17 Ibid., p. 167. 18 François de Grenaille, « Du soin Particulier que les honnêtes Filles doivent avoir de leur esprit », dans L’Honnête fille où dans le premier livre il est traité de l’esprit des filles, éd. Alain Vizier. Paris, Champion, [1639] 2003. 19 François de Grenaille, L’Honnête fille, Paris, Jean Pasle, 1634. L’honnêteté selon Mme de Maintenon 173 plus traditionnel de la femme 20 » à partir de la moitié du siècle concernant l’honnête femme chrétienne. Ainsi, à la fin du siècle, l’abbé Goussault, dans Le Portrait d’une femme honnête, raisonnable et véritablement chrétienne (1694) écrit : Une Femme raisonnable […] aime son Mari et ses Enfants ; elle se plaît dans son Domestique, et prend un soin particulier de son ménage. 21 Elle ne devrait donner à ses « amies » que « le temps que la complaisance semble […] exiger » et ce « sans se faire préjudice sur les heures, que demandent d’elle sa piété, et le soin de son Domestique 22 ». L’œuvre de Mme de Maintenon témoigne donc de ces tensions qui parcourent la notion d’honnête femme dans la seconde moitié du siècle. Tout en prônant des valeurs familiales, Mme de Maintenon ne perd jamais de vue l’implication des femmes dans la société. Alors que les traités sur les devoirs féminins tendent à cette époque à « oublie[r] [l]a condition sociale 23 » des femmes dont il est question, la marquise ne la perd jamais de vue. Les anciennes demoiselles de Saint-Cyr ne doivent donc pas seulement se renfermer dans leurs maisons, elles doivent être visibles de leur province afin de l’édifier, assumant pleinement leur rôle d’épouse de seigneur : Mlle de la Bourdeille devra ainsi « édifier le voisinage 24 », Mlle d’Osmont accomplir ses « devoirs de bonne Française envers le Roi 25 ». Les demoiselles de Saint-Cyr ont en effet un devoir civilisateur et participent, à l’échelle de leur province, à l’unité politico-culturelle du royaume. Leurs devoirs répondent donc à ceux des dames de la Cour, essentielles à la vie curiale : La Cour est solitaire : toutes les Princesses et la plupart des dames ont la fantaisie des petites maisons de plaisance où elles vont avec les personnes qui ont l’honneur d’être bien avec elles, ce qui ne rend pas notre Cour fort agréable. 26 Au contraire, à l’arrivée de la Dauphine Marie-Anne de Bavière, la Cour avait retrouvé de la vie : 20 Linda Timmermans, « L’intérêt porté à la "femme chrétienne" » dans op. cit., p. 423. 21 Jacques Goussault, Portrait d’une femme honnête, raisonnable et véritablement chrétienne. Paris, M. Brunet, 1694, non paginée. 22 Ibid., p. 106. 23 Linda Timmermans, op. cit., p. 424. 24 Mme de Maintenon, lettre du 31 janvier 1712, V, p 378. 25 Mme de Maintenon, lettre du 24 février 1705, III, p 581. 26 Mme de Maintenon, lettre du 30 mai 1712, V, p. 439-440. Anne Boiron 174 La Cour est fort gaie et fort belle ; Mme la Dauphine n’est plus enfermée, elle se donne au public, autant qu’on le veut. 27 Les femmes animent donc la vie de Cour selon Mme de Maintenon. L’épistolière reste ainsi fidèle à la vision de l’honnête femme civilisatrice telle que l’avaient conceptualisée les auteurs de traités de civilité italiens au XVI e siècle 28 . En étant attachée au rôle des femmes dans la société, Mme de Maintenon ne réduit pas l’honnête femme aux soins de son foyer. Vecteur de propagation de la religion comme de la culture, l’honnête femme maintenonienne est à la fois une chrétienne et une femme vivant dans le monde, malgré tous ses dangers. La problématique de ce croisement d’ambitions est alors celle de la contradiction entre les apparences, à ménager pour le monde, et le « fond du cœur 29 », cultivant les vertus, et toujours menacé par la dissipation mondaine. Être au monde sans se perdre : simplicité et civilité Les devoirs de l’honnêteté engagent la femme mariée à participer raisonnablement, c’est-à-dire modérément, au monde. Elle doit en outre y être exemplaire afin, à la fois, de protéger sa réputation et de susciter l’émulation. Il y a là une « tension entre l’intérieur et l’extérieur 30 », entre la vertu réelle et son apparence, qu’a notée Emmanuel Bury dans son ouvrage sur l’honnête homme. Cette tension est notamment visible dans les discours concernant la réputation de l’honnête femme. Ainsi, « puisque ce n’est pas assez d’être vertueuse » écrit Du Bosc, « il faut le persuader 31 ». Mme de Maintenon conseille également à une ancienne demoiselle de se soucier de l’opinion qu’on a d’elle : « remplissez bien tous vos devoirs, établissez bien votre réputation 32 ». L’épistolière résout l’apparente contradiction entre l’accomplissement des devoirs d’une chrétienne d’une part, et le souci de la réputation de l’autre - qui pourrait faire peser un soupçon d’hypocrisie sur l’honnêteté - en faisant appel à la notion salésienne de la simplicité. En effet, 27 Mme de Maintenon, lettre du 25 juin 1684, II, p. 533. 28 Voir notamment Baldassare Castiglione, Le Livre du courtisan. Paris, GF, [1528] 1999. 29 Benedetta Papasogli, Le « fond du cœur ». Figures de l’espace intérieur au XVII e siècle. Paris, Champion, 2000. 30 Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750). Paris, PUF, 1996, p. 188. 31 P. Du Bosc, op. cit., p. 67. 32 Mme de Maintenon, 24 février 1705, III, p. 581. L’honnêteté selon Mme de Maintenon 175 saint François veut que cette simplicité intérieure se traduise loyalement à l’extérieur, que tout l’extérieur soit comme le miroir limpide de l’intérieur. Il la veut dans l’habillement, il la veut aussi dans le maintien et les manières. 33 La simplicité salésienne rejoint donc la civilité. Elle permet une harmonie entre l’intérieur et l’extérieur de l’homme, résolvant pour le chrétien le dilemme d’« être ou ne pas être au monde 34 », pour reprendre une expression d’Emmanuel Bury. C’est ainsi que les deux tendances mondaine et chrétienne de l’honnêteté fusionnent chez François de Sales, comme l’explique Ruth Murphy : François de Sales se trouve […] en présence de deux tendances, l’une, séculière, tendant vers la politesse des mœurs, l’autre, spirituelle, tendant vers une dévotion extérieurement aimable. Chez notre auteur, les deux se rejoignent ; il en opère la fusion, car elles ne sont plus chez lui que deux aspects de la même chose, l’amabilité de la dévotion se manifestant dans la civilité, la civilité formant l’amabilité de la dévotion. 35 La dévotion - quand elle est bien comprise - doit, selon François de Sales, rendre doux et aimable, aussi n’y a-t-il pas de solution de continuité entre l’intérieur et l’extérieur. La civilité salésienne est un travail sur soi sincère où les belles manières ne déguisent pas une âme viciée, mais révèlent une âme dévote. Mme de Maintenon reprend à son compte cet idéal de simplicité, comme elle l’écrit à Mme des Ursins, elle « aime les femmes […] simples 36 ». La simplicité 37 , en tant qu’elle s’oppose à une complexité de l’être, tiraillé entre des tensions contradictoires, permet de sauvegarder l’unité de l’honnête femme, en conciliant l’idéal conversationnel de l’honnêteté et l’accomplissement des vertus chrétiennes d’anéantissement de soi. Prenons par exemple le cas de l’écriture, en ce qu’il reflète l’art de la conversation honnête. La simplicité est en effet une perfection du langage chez François de Sales, comme le note Ruth Murphy : le langage devrait refléter la pensée avec le plus d’exactitude possible, sans l’exagérer ni la dépasser. [...] C’est donc un idéal linguistique bien élevé que propose notre auteur, un idéal tout classique déjà : défense de la 33 Ruth Murphy, Saint François de Sales et la civilité chrétienne. Paris, Nizet, 1964, p. 125. 34 Emmanuel Bury, « Monde », dans Alain Montandon (dir.), Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre. Du Moyen Âge à nos jours. Paris, Seuil, 1995, p. 637. 35 Ibid., p. 89. 36 Mme de Maintenon, lettre du 12 juin 1707, IV, p. 146. 37 Furetière définit la simplicité comme la « Qualité de ce qui est peu composé ». Anne Boiron 176 moindre exagération, conformité la plus rigoureuse de l’expression à la pensée. 38 Marc Fumaroli a également commenté le rôle du traité de l’évêque de Genève dans la promotion de la fonction civilisatrice des femmes grâce au langage simple : Le rôle attribué à Philotée devient évident : rayonner autour d’elle et rendre contagieuse la « simple liberté, confiance et familière franchise » qui porte à la gaieté et au rire innocents. Ce qui suppose cette règle, énoncée au chapitre XXX : « Que votre langage soit doux, franc, sincère, rond, naïf et fidèle », éloigné à la fois de l’artifice et d’une franchise blessante. 39 À travers sa théorie du silence - silence de l’amour-propre dans les paroles et les écrits - Mme de Maintenon rejoint cet idéal linguistique ; on l’a ainsi vue recommander les « raillerie[s] qui enferme[nt] une louange » 40 . Ces railleries, elle les pratique avec ses amies et avec les dames de Saint- Cyr. Elle leur en écrit notamment pour leur récréation : Si la conscience de ma Sœur de Champigny est aussi nette que son caractère, Dieu est bien content d’elle […] Ma Sœur de Radouay trouve le moyen de louer, en dix lignes, toute la Communauté, au moins toutes celles qui ont été à l’infirmerie depuis qu’elle y est. La critique ne peut tenir contre leur docilité, obéissance et simplicité ; si tout cela continue, nous allons devenir bien fades. […] Pour ma Sœur de Berval, elle a trouvé moyen de faire une belle lettre, en me parlant de bâtiment, d’atelier, de charbonnier, de chaudronnier, […] et du héros de M. de La Place [architecte]. 41 Le style répond ici aux impératifs de la simplicité tels que les définit François de Sales : la raillerie est charitable car elle divertit les destinataires sans les blesser, elle est franche et sincère, et s’exprime dans un style attique qui, refusant les ornements du langage, traduit la pensée sans accommodements avec l’amour-propre. La chrétienne peut donc converser, écrire, participer à la vie sociale en somme, sans pour autant compromettre son âme ou devenir hypocrite. Mme de Maintenon apprécie ces effets de simplicité qui sont véritablement le propre de l’honnête homme, lui qui « ne se piqu[e] de rien 42 ». Ils sont le reflet écrit de la conversation des salons de sa jeunesse qu’elle regrette. Aussi amuse-t-elle sa vieillesse à renouer, tout 38 Ruth Murphy, op. cit., p. 127-128. 39 Marc Fumaroli, op. cit., p. 326-327. 40 Mme de Maintenon, lettre du 12 juin 1707, IV, p. 146. 41 Mme de Maintenon, lettre du 15 août 1711, V, p. 264-265. 42 François de La Rochefoucauld, Maximes. Mémoires. Œuvres diverses, Maxime 203, éd. Alain Brunn. Paris, Le Livre de Poche, 1992. L’honnêteté selon Mme de Maintenon 177 en simplicité, avec les jeux d’esprit des salons, comme dans cette petite poésie écrite pour Mme de Glapion, dame de Saint-Cyr, en 1718 : Une femme qui dans son temps Fit un assez grand personnage, Se voit disputer un potage Au milieu de ses enfants. 43 En conclusion, Mme de Maintenon propose dans ses différentes œuvres une conception personnelle de l’honnêteté qu’elle sait adapter pragmatiquement aux destinataires de ses textes. Oscillant entre les courants mondain et chrétien, l’honnêteté féminine selon Mme de Maintenon ne saurait se réduire à la chasteté, même si celle-ci lui semble évidemment nécessaire. En somme, l’idéal féminin de Mme de Maintenon est celui des années 1660, tel qu’on le retrouve aussi chez Madeleine de Scudéry : une femme cultivée mais ne se piquant de rien, chrétienne sans affectation, à la conversation agréable et polie. Le manque de raffinement de la Cour de sa vieillesse l’indispose, et elle cultive à Saint-Cyr l’idéal d’une femme intelligente, raisonnable, soumise à l’Église comme aux hommes, certes, mais au rôle actif dans son milieu social. Simple, l’honnête femme pourra concilier sans hypocrisie la dévotion intérieure avec les soins à donner au monde, avec la politesse. L’honnête femme maintenonienne est-elle fortement différente de l’honnête homme ? On est en droit de se le demander. Il n’est à ce propos pas inutile de rappeler que selon Mme de Maintenon, les défauts des femmes ne viennent que de leur mauvaise éducation. Dans la conversation « sur la réputation », une demoiselle demande d’où vient le mépris que les hommes ont pour les femmes : Placide : D’où vient ce mépris qu’ils ont pour nous ? Valérie : De notre faiblesse et de la pente que nous avons à n’aimer que les bagatelles. Placide : Si on nous élevait comme eux [les hommes], nous vaudrions autant qu’eux. Valérie : Je le crois comme vous […] 44 Finalement, pour la fervente institutrice, de l’honnête femme à l’honnête homme il n’y a peut-être qu’un pas, celui d’une bonne éducation des filles. 43 Mme de Maintenon, lettre de 1718, VI, p. 758. 44 Mme de Maintenon, Les Loisirs, op. cit., p. 325. Anne Boiron 178 Annexe : Nous proposons ici l’analyse sous forme graphique d’un relevé des termes « honnête », « honnêteté », et « honnêtement » effectué dans les lettres de Mme de Maintenon de 1699 à 1719. Cette étude sémantique et lexicale de sa correspondance permet de prolonger notre réflexion en offrant une approche de la façon dont l’épistolière envisage ce concept. Ces graphiques montrent en effet que la définition maintenonienne de l’honnêteté n’est pas particulièrement dévote ou austère : Répartition thématique des occurrences (148) des mots « honnêteté », « honnête » et « honnêtement » dans les lettres de Mme de Maintenon de 1699 à 1719 en pourcentage : Établi à partir d’un relevé de 148 occurrences réparties sur 20 ans, ce graphique nous permet de dégager trois principaux sens donnés à la notion d’honnêteté chez Mme de Maintenon : - un sens moral et religieux, somme toute assez peu présent - un sens moral et social, concernant les devoirs, le mérite et la fonction des honnêtes gens dans la société. Ce sens prédomine, d’une part à cause du fort pragmatisme de l’épistolière mais, d’autre part, parce que nombre de lettres dont nous disposons sont des recommandations pour placer des L’honnêteté selon Mme de Maintenon 179 jeunes hommes à certaines fonctions (et dans un cas une jeune femme). Le qualificatif d’« honnête » est alors la première raison avancée pour justifier la recommandation. - un sens mondain concernant la civilité, du langage comme des manières : on remarque qu’il est assez important pour l’épistolière, pour les hommes comme pour les femmes. Répartition des occurrences d’honnête et honnêteté selon les sexes en pourcentage Pour les raisons que nous venons d’avancer, le mérite masculin est davantage présent. Le mérite des honnêtes gens des deux sexes est toutefois fréquemment mentionné, invitant à reconsidérer l’importance du mérite féminin, qui n’est alors pas distingué de celui des hommes. On notera avec intérêt que Mme de Maintenon n’évoque pas davantage la chasteté féminine que la chasteté masculine : les deux font l’objet d’un nombre similaire de références. Quant à la politesse, malgré une légère prédominance des occurrences concernant les hommes, il n’y a pas de différence notable entre les deux sexes. Anne Boiron 180 Fréquence des thématiques de l’honnêteté selon les sexes 45 en pourcentage Sur ce graphique, le constat est de nouveau sans appel : l’honnêteté morale et religieuse n’est guère évoquée, même pour les femmes. Globalement, c’est la politesse qui est le plus mentionnée pour les femmes, alors que chez les hommes l’épistolière semble davantage valoriser le mérite. Mais il faut noter que c’est dans cette catégorie qu’on trouve le plus de références aux « honnêtes gens », sans distinction de sexe, nous invitant à dire que, pour Mme de Maintenon, il n’y a pas foncièrement de différence entre le mérite des hommes et celui des femmes : il s’agit dans tous les cas d’accomplir les devoirs de son état et de maintenir des relations empreintes de probité avec les autres membres de la société. 45 Honnêteté féminine : 25% des occurrences. Honnêteté masculine : 55% des occurrences. Honnêteté humaine en général : 20% des occurrences, autres : 5%. L’honnêteté selon Mme de Maintenon 181 Bibliographie : Sources : Du Bosc, Jacques. L’Honnête femme. Paris, Henri Le Gras et Michel Bobin, [1634] 1658. Castiglione, Baldassare. Le Livre du courtisan. Paris, GF, [1528] 1999. Courtin, Antoine de. Nouveau traité de la civilité. Saint-Étienne, Publications de l'Université de Saint-Étienne, [1671] 1998. Furetière, Antoine de. Dictionnaire universel, La Haye, A. et R. Leers, 1690. Grenaille, François de. L’Honnête fille, Paris, Jean Pasle, 1634. Grenaille, François de. L’Honnête fille où dans le premier livre il est traité de l’esprit des filles, éd. Alain Vizier. Paris, Champion, [1639] 2003. Goussault, Jacques. Portrait d’une femme honnête, raisonnable et véritablement chrétienne. Paris, M. Brunet, 1694. La Rochefoucauld, François de. Maximes. Mémoires. Œuvres diverses, éd. Alain Brunn. Paris, Le Livre de Poche, [1665] 1992. Madame de Maintenon. Lettres, éd. Hans Bots et Eugénie Bots-Estourgie (dir.). 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Hepp, Noémi. « À la recherche du ‘mérite des dames’ », dans Yves-Marie Bercé, Norbert Dufourcq, Nicole Ferrier-Claverivière, Jean-Luc Gautier et Philippe Sellier (dir.), Destins et enjeux du XVII e siècle. Paris, PUF, 1985, p. 109-117. Magendie, Maurice. La Politesse mondaine et les théories de l’honnêteté, en France au XVII e siècle, de 1600 à 1660. Genève, Slatkine Reprints, [1925] 1993. Murphy, Ruth. Saint François de Sales et la civilité chrétienne. Paris, Nizet, 1964. Papasogli, Benedetta. Le « fond du cœur ». Figures de l’espace intérieur au XVII e siècle. Paris, Honoré Champion, 2000. Timmermans, Linda. L’Accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime. Paris, Honoré Champion, 2005. Des plaisirs honnêtes ? Loisirs et plaisirs féminins selon François de Grenaille et Madeleine de Scudéry N ATHALIE G RANDE (U NIVERSITÉ DE N ANTES ) Au premier chapitre De la Connaissance des bons livres (1671), Charles Sorel constate dans le monde de la librairie l’apparition de phénomènes de mode, et choisit pour illustrer cette idée de prendre pour exemple les traités parus autour de la question de l’honnêteté. Observant que certains livres sont faits « à l’imitation les uns des autres, et sont semblables de Titre », il remarque : Le Livre de L’Honeste-Homme, a esté cause qu’on a fait celuy de L’Honeste- Femme, & que depuis on a veu l’Honeste-Garçon, l’Honeste Fille, l’Honeste Mariage, l’Honeste-Veuve ; les Sentimens de l’Honeste-Homme, la Philosophie de l’Honeste Homme ; le Licée, ou des connoissances, des actions, & des plaisirs d’un Honeste-Homme, & plusieurs autres Livres avec des Titres pareils 1 . Et c’est l’occasion pour cet observateur averti de la vie littéraire de noter incidemment une évolution de l’emploi, et peut-être du sens de l’adjectif : L’Epithete d’Honeste n’avoit force autrefois qu’en disant, Un Honeste- Homme, pour signifier un Homme accomply en toute sorte de perfections, et de vertus ; Et par l’Honeste-Femme, on entendoit seulement celle qui gardoit sa chasteté : mais depuis qu’il y a eu un Livre de ce nom, il a passé avec raison à des significations plus amples, la mesme force luy estant donnée pour les Femmes que pour les Hommes 2 . Mais peut-on croire Sorel quand il constate un élargissement du sens (« significations plus amples ») qui tendrait à assimiler honnêteté au féminin et honnêteté masculine ? Rien n’est moins sûr. En effet, d’un côté, en déclinant le modèle de L’Honnête homme (1630) de Faret en version féminine par 1 Charles Sorel, De la Connaissance des bons livres, Paris, André Pralard, 1671, p. 4. 2 Ibid., p. 5. Nathalie Grande 184 la publication de L’Honnête femme (1632-1636) puis de L’Honnête fille (1639), Jacques Du Bosc et François de Grenaille ont explicitement inclus les femmes dans le mouvement de transformation des mœurs alors en cours ; cependant, d’un autre côté, la critique a pu observer combien cette apparente « tentative d’égalisation des sexes 3 » s’accompagnait de limites restrictives, tendant à réduire pour les femmes l’honnêteté à la simple chasteté 4 . Ce sont précisément sur les limites de l’honnêteté au féminin que nous souhaitons revenir dans ce travail. Si l’honnête femme peut élever son esprit au-dessus de son ménage et user de son temps autrement qu’en dévotion, comment l’occuper ? quels sont les loisirs et les plaisirs « honnêtes » qui lui sont réellement permis ? Ce sont les réponses apportées par François de Grenaille que nous voulons en particulier interroger, dans la mesure où ce polygraphe a laissé d’autres écrits, moins connus, où il apporte des réponses concrètes à cette question. Dans un second temps, en mettant ses réponses en regard des représentations et des discours que Madeleine de Scudéry a construits dans son œuvre, nous tenterons de réfléchir à ce que peut nous apprendre cette confrontation sur l’élaboration et l’incarnation sociale de l’idée d’« honnête femme ». Moins connu que Jacques Du Bosc, François de Grenaille (1616-1680) a inscrit l’adjectif « honnête » dans plusieurs de ses titres : L’Honnête fille (1639-1640, en trois volumes), L’Honnête mariage (1640) suivi de L’Honnête veuve (1640), et enfin L’Honnête garçon (1642), sans doute chargé de répondre à L’Honnête fille. Quand on voit cette liste et son extension centrifuge, nul doute que Grenaille n’ait cherché à profiter du développement du commerce du livre pour composer des ouvrages répondant aux attentes d’un public mondain élargi, et à tirer ainsi profit d’effets de mode 5 . 3 L’expression est de Noémie Hepp, « À la recherche du Mérite des dames », dans Y. -M. Bercé, N. Dufourcq, N. Ferrier-Claverivière, J.-L. Gautier et Ph. Sellier (dir.), Destins et enjeux du XVII e siècle, 1985, pp. 107-117. 4 Voir ce débat dans Linda Timmermans, L’Accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime, Paris, Honoré Champion, 2005, pp. 319-324. 5 Autre exemple du talent de Grenaille pour repérer les sujets porteurs, son édition d’un Nouveau recueil de lettres des dames (Paris, Toussaint Quinet, 1642), qui décline au féminin le modèle des secrétaires, a lancé la mode des recueils épistolaires féminins. Il structure son ouvrage en quatre temps : lettres d’état (pp. 5-274), puis lettres chrétiennes (pp. 275-439), puis lettres d’amour (pp. 10- 264) et enfin lettres de compliment (pp. 265-436). C’est dans ce cadre que sont parues pour la première fois en français les lettres d’Isabella Andreini, dont on pense qu’elles ont pu influer sur les Lettres portugaises (1669). Voir Isabella Andreini, Lettres à mes amants, Paris, Alternatives, 2006. Pour une vision Des plaisirs honnêtes ? Loisirs et plaisirs féminins 185 Trois arguments plaident dans ce sens. D’abord, Grenaille est un polygraphe, auteur d’une tragédie (L'innocent Malheureux, ou la mort de Crispe, 1639) et de poésies de circonstances, mais aussi vulgarisateur (par exemple Le Théâtre de l'univers ou l'abrégé du monde, contenant les descriptions particulières de tous les états, empires, monarchies [...] avec les figures des souverains tirés au naturel, 1646) et encore traducteur (de l’italien ‒ Pétrarque par exemple ‒ et du portugais) : en multipliant les types d’écriture, il cherche à capter différents publics et potentialise ainsi sa réussite littéraire. De plus, la titrologie montre qu’il a cherché à profiter de la mode : il produit par diptyques (L’Honnête fille / L’Honnête garçon ; L’Honnête mariage / L’Honnête veuve) et crée des produits dérivés pour enrichir sa gamme commerciale et s’installer sur toutes les sections du marché (la femme mariée, la veuve, la célibataire : personne ne lui échappe). Ayant senti le filon commercial que pouvait susciter l’attente sociale autour de l’honnêteté, il use ad libitum de l’adjectif comme d’une accroche vendeuse. Enfin, il vise clairement un public peu sollicité par le commerce du livre, le public féminin. Quand il publie Les Plaisirs des dames en 1641, il parachève en effet une trilogie féminocentrique, commencée avec L’Honnête fille (1639) et poursuivie avec La Bibliothèque des dames (1640). Si l’on ajoute à ces trois ouvrages s’intéressant ‒ apparemment ‒ à la question des femmes et de leurs loisirs, la publication en 1642 par Grenaille d’un Nouveau recueil de lettres de dames et d’une Galerie des dames illustres 6 , ce ne sont pas moins au total de six ouvrages, et volumineux, où Grenaille prend pour sujet les femmes et s’adresse à elles. Cela semble inviter à voir en lui un défenseur de la cause des femmes au moins à un double titre, à la fois par cette attention continue qu’il porte à la question féminine, mais aussi en particulier par sa participation à la célébration des « Femmes fortes » en vogue dans les années 1640 7 (même si la motivation commerciale n’est là encore pas à d’ensemble de l’œuvre de Grenaille, voir l’introduction d’Alain Vizier à la première partie de L’Honnête fille (Paris, Honoré Champion, 2003). 6 François de Grenaille, La Galerie des dames illustres, Paris, Toussaint Quinet, 1642. Il s’agit cependant d’une traduction de La Galeria delle donne celebre de Francesco Pona (1641). À ce sujet, voir la thèse de Catherine Pascal, La Tradition des femmes illustres aux XVI e et XVII e siècles, dir. M.-M. Fragonard, U. de Montpellier, 2001. 7 Ajoutons qu’il dédie ses titres à des femmes de premier plan ; L’Honnête fille est dédiée à Mademoiselle, fille de Gaston d’Orléans ; La Bibliothèque des dames s’adresse à la toute-puissante duchesse d’Aiguillon, nièce de Richelieu, Les Plaisirs des dames sont pour la reine d’Angleterre, Henriette-Marie de Bourbon, sœur de Louis XIII. Le choix de ces dédicataires est habile, puisqu’on peut constater à chaque fois un rapport entre le titre et la dédicataire élue. Nathalie Grande 186 exclure). Or l’examen plus précis de ses ouvrages ne répond pas vraiment à cette attente 8 . S’agissant de L’Honnête fille en trois volumes, on peut passer vite sur le premier, très théorique, qui fait un éloge in abstracto de l’honnête fille et dit combien elle est « une des principales causes de la perfection de l’honnête homme 9 », ce qui en fait déjà un satellite au service de la perfection masculine. Quant au second volume, il est tout entier consacré à la question religieuse (l’indispensable dévotion de l’honnête fille) et morale, ce que Grenaille appelle l’honneur, qui consiste, pas exclusivement mais essentiellement, dans la chasteté 10 . C’est seulement dans le troisième volume consacré à l’esprit et au corps, qu’on peut trouver mention d’activités qui pourraient devenir des plaisirs honnêtes. Grenaille commence par des principes tout à fait attendus : le premier chapitre veut montrer combien « le soin de l’esprit est nécessaire aux honnêtes filles », et il ne manque pas de réfuter quelques pages plus loin, au chapitre 3, ceux qui sont persuadés, depuis le Péché Originel, « combien l’esprit des femmes et des filles est dangereux ». Pour lui, les « honnêtes filles doivent avoir de l’esprit quand ne serait-ce que pour résister aux artifices des amoureux 11 ». Cependant, quand il en vient dans le deuxième chapitre à expliquer en quoi doit consister l’éducation des filles, morale, politique et même théologie sont envisagées, et même un peu de poésie, de la « cosmographie » et quelques langues étrangères, tandis que les romans sont sévèrement réprouvés 12 . Même austérité dans la deuxième partie qui porte sur le corps : certes le soin du corps est accepté, mais la modestie est partout recommandée, tandis que la parure, le luxe des vêtements, le fard sont proscrits, les bains et les banquets jugés très dangereux, le livre se terminant par un vibrant éloge de la virginité. Comme on le constate, sans tomber dans la misogynie, les considé- 8 Nous ne reprenons pas ici les arguments développés par Alain Vizier dans sa présentation de L’Honnête fille, qui l’amène à envisager (mais aussi à critiquer) l’hypothèse selon laquelle l’ouvrage de Grenaille serait « en dernière analyse une tardive concession accordée aux femmes par une culture masculine, fondamentalement misogyne et impuissante à s’opposer davantage à leurs exigences » (op. cit., p. 30), voire un « monument d’hypocrisie » (ibid., p. 36). 9 François de Grenaille, L’Honnête fille, Paris, Jean Paslé, 1639, vol. I, p. 256. 10 François de Grenaille, L’Honnête fille, Paris, Antoine de Sommaville et Toussaint Quinet, 1640, vol. II, p. 254 : « bien qu’à parler proprement, cet avantage [l’honnêteté] des Filles consiste plutôt dans l’âme que dans la chair, si est-ce que le corps y contribue presque autant qu’une forte résolution de l’esprit ». 11 François de Grenaille, L’Honnête fille, Paris, Antoine de Sommaville et Toussaint Quinet, s.d., vol. III, n.p., titre de la dernière partie du chapitre premier dans la table des matières. 12 Ibid., p. 230 sq. Des plaisirs honnêtes ? Loisirs et plaisirs féminins 187 rations de Grenaille s’apparentent plutôt à un traité moral, consistant à poser des interdictions bien plus qu’à formuler des propositions. À rebours de la morale honnête, dont Emmanuel Bury a montré combien elle était une morale mondaine, où la recherche de l’agrément s’appuie sur des vertus sociales 13 , la vision de Grenaille se réduit pour les dames à des vertus morales, corsetées par une rigoureuse austérité : on est loin d’une équivalence de définition entre honnêteté au masculin et au féminin. Mais peut-être est-ce parce qu’il s’adresse au public des jeunes filles, n’ayant pas encore opté pour le mariage ou le célibat consacré, que Grenaille s’attache à un stricte et pieux moralisme, qui semble anticiper les très mesurées ambitions pédagogiques qu’aura Arnolphe dans L’École des femmes ? Pourtant, La Bibliothèque des dames, publiée l’année suivante, loin d’adoucir les choses en faveur des femmes mariées, semble en fait plutôt les renforcer. En effet, alors que le titre laisserait peut-être attendre des conseils de lecture (sur le modèle de ce qu’ont fait Sorel ou Naudé), c’est en fait une anthologie de textes que Grenaille publie. En quoi consiste-t-elle ? il s’agit en fait d’un compendium de traductions des Pères de l’Église : le traité de Tertullien sur les ornements, et quelques lettres de saint Paulin et saint Jérôme écrites à des femmes et leur donnant des conseils sur leur conduite. Voici comment Grenaille présente son projet dans son avis aux dames : Mesdames, Vous avez l’esprit trop bon pour ne devoir jamais rien lire, et les yeux trop beaux pour lire toujours. Je vous présente donc une petite Bibliothèque qui vous puisse désennuyer en vous instruisant, et vous profiter en vous faisant passer doucement quelques moments de votre vie. […] Quittez un peu les Romans pour trouver ici d’excellentes vérités, et ne faites pas plus d’état de votre satisfaction temporelle, que de votre salut éternel 14 . Pense-t-il vraiment pouvoir « désennuyer » les dames par des traités dont lui-même fait remarquer qu’il a été obligé de les adoucir pour rendre les idées dont ils témoignent moins « rigoureuses » (« Qu’on ne craigne pas la barbarie de son pays, je civilise un peu sa férocité », écrit-il à propos de Jérôme 15 ). Apparemment, il pensait que les dames apprécieraient ainsi de « passer doucement quelques moments de [leur] vie », au point d’annoncer qu’il leur préparait déjà une suite en cas de succès : un second volume 13 Vertus qu’Emmanuel Bury détaille comme suit : « l’exactitude (dans les promesses, les engagements et les secrets), la sincérité, la tolérance et la complaisance », dans Littérature et politesse. L’Invention de l’honnête homme 1580-1750, Paris, PUF, 1996, p. 99. 14 François de Grenaille, La Bibliothèque des dames, Paris, Antoine de Somaville, 1640, « Avis aux dames », n.p. 15 Ibid. Nathalie Grande 188 consacré aux Pères de l’Église (Jérôme encore, mais aussi Augustin, Jean Chrysostome, Grégoire de Naziance…), et un troisième avec des textes profanes (profanes, mais moraux : il cite en exemple des consolations de Sénèque). Une telle sélection témoigne certes d’un souci de donner au lectorat féminin accès à des textes de haute volée : il y a une vraie ambition intellectuelle dans cette entreprise éditoriale. Mais cette ambition s’apparente plus aux tactiques de la Contre-Réforme pour (re)conquérir les esprits qu’à un souci de donner aux femmes d’honnêtes divertissements. Même dans ses moments de détente, l’honnête femme doit rester une chrétienne pieuse, et même dévote. À cet égard, il est important de rappeler le parcours contrasté de François de Grenaille. Né en 1616, originaire du Limousin et issu d’une famille de robe, on sait qu’il est entré très jeune en religion, et qu’après quelques années de vie monastique, il a quitté l’habit vers 1638, à 22 ans 16 . C’est à ce moment-là qu’il se met à publier à un rythme soutenu (en six ans, plus d’une vingtaine de volumes 17 ), en tirant visiblement profit de la formation qu’il a reçue lors de ses années monastiques puisqu’il transcrit dans ses ouvrages les idées, voire les textes, issus du fond de la tradition patristique. De la même façon, on peut noter qu’il a le souci de faire approuver chacun de ses ouvrages par des autorités ecclésiastiques, et que les imprimatur figurent en bonne place dans les péritextes d’ouverture 18 . Cependant, malgré cet appareil, le succès n’est visiblement pas venu, 16 On doit ce qu’on sait sur lui principalement à Gustave Clément-Simon, François de Grenaille, sieur de Chateaunières : notice biographique et bibliographique, Paris, Honoré Champion, 1895. Voir également un mémoire de DEA de Paris IV- Sorbonne, en 1993 : F. Bouchet, La Vie de François de Grenaille, signalé par Emmanuel Bury, Littérature et politesse, p. 60). À compléter par l’introduction à l’édition récente par Alain Vizier de la première partie de L’Honnête fille (op. cit., pp. 7-10). 17 Il se fait ainsi remarquer et devient en 1644 historiographe de Gaston d’Orléans ; il est alors employé par ce dernier à des missions diplomatiques et politiques, qui lui valent de passer quelque temps à la Bastille en 1648-49. Il se retire alors près d’Uzerche où il finit sa vie dans une sage retraite. 18 Par exemple, La Bibliothèque des dames (Paris, Antoine de Sommaville, 1640) est accompagnée d’une approbation officielle de deux docteurs en théologie de la faculté de Paris, le régent des Carmes et celui du couvent des Augustins, ainsi que d’une approbation rédigée du Père François Suarez, prédicateur de la reine. Autre signe de cette sympathie conservée pour les combats de l’Église, quand Grenaille publie sa Galerie des dames illustres, il retient douze femmes en les rangeant successivement en trois « appartements » : quatre amoureuses, quatre chastes et quatre saintes pour finir : la sainteté est ainsi présentée comme le couronnement de la gloire féminine. Des plaisirs honnêtes ? Loisirs et plaisirs féminins 189 puisque les volumes annoncés pour compléter La Bibliothèque des dames ne sont pas parus. Qu’à cela ne tienne, Grenaille récidive l’année suivante, en 1641, avec Les Plaisirs des dames, nouvel ouvrage au titre aguicheur, mais qui cache une orientation moralisatrice. En effet, chacun des plaisirs évoqués est l’occasion d’une leçon morale : le « Bouquet » avertit que la beauté est corruptible ; le « Miroir » permet de méditer sur la vanité ; la « Promenade » est certes une « honnête oisiveté » mais pleine de dangers 19 ; la « Collation » invite à réfléchir à la tempérance et stigmatise la gourmandise « blâmable en la personne des hommes » mais « monstrueuse dans les femmes 20 » ; le « Concert » est plein d’agrément, mais il faut se méfier des chansons impudiques qu’il va favoriser ; la « Danse » plaît aux dames, mais si l’on se souvient que Dieu est immobile, il faut en conclure que l’agitation des corps a quelque chose de diabolique. Le discours de Grenaille s’affiche pour autant comme un discours honnête : « Je serai bien marri d’être ennemi du Beau sexe, mais je serais bien plus marri d’être ennemi de l’honnêteté » déclare-t-il dans son avertissement. Mais quand on le lit, on croit plutôt avoir affaire au sermon d’un prédicateur pétri des images topiques de la tradition chrétienne, qu’à un théoricien de l’honnêteté. Voici en effet comment Grenaille détaille les « plaisirs des dames » : Je vous offre d’abord un Bouquet qui est plus considérable par les mains qui le doivent recevoir que par celle qui le présente. Vous y verrez la beauté des fleurs avec leur fragilité, et la fraîcheur de votre sein qui le menace de pourriture. Vous entrerez après dans le Cours, où vous découvrirez la pompe et la vanité des grandeurs du Monde. Vous y paraîtrez comme des Soleils dans un char de gloire, mais comme des Soleils qui s’éclipseront. Vous vous regarderez ensuite dans un Miroir, dont la glace vous enflammera d’amour de vous-même : c’est là que vous reconnaîtrez que les Beautés les plus éclatantes ne sont que des ombres corporelles. Après vous être considérées à loisir, vous vous rendrez visibles aux autres par une belle Promenade, où la vive peinture des lieux répondra parfaitement aux attraits de votre visage. Les fleurs s’estimeront glorieuses pour ainsi dire de pouvoir croître sous vos pieds, mais elles vous avertiront aussi, que si vous foulez maintenant la terre, un jour la terre vous foulera. La Collation rafraîchira l’ardeur que la Promenade vous a causée et tous les éléments se rendant tributaires de votre délicatesse, elle se rendra nécessairement tributaire des vers qui vous rongeront. Le Concert vous fera trouver une espèce de Paradis 19 Pour une analyse détaillée de cette section, voir Laurent Turcot, « Les Plaisirs des Dames (1641) de François de Grenaille : du Cours à la promenade », Études françaises, vol. 47, n° 2, 2011, pp. 165-181. 20 François de Grenaille, Les Plaisirs des dames, Paris, Gervais Clousier, 1641, p. 248. Nathalie Grande 190 dans une vallée de larmes, mais sa fin vous apprendra que nous ne sommes pas dans un exil pour être dans une joie parfaite. Puisque nous pleurons en naissant, nous ne devons pas chanter toute notre vie. Enfin, le Bal vous fera voir qu’il faut éviter une trop grande légèreté, aux occasions où l’adresse se produit, et qu’en vous élevant sur la terre, mes Dames, vous devez prendre garde à ne pas descendre en Enfer. 21 Aussi bien par sa maîtrise du registre poétique que par sa rhétorique du renversement, caractéristique du discours homilétique, Grenaille s’inscrit bien plus dans un objectif de morale chrétienne 22 que dans une visée « honnête », au point qu’on pourrait même se demander s’il est très honnête de donner pour titre Les Plaisirs des dames à un tel livre : n’y a-t-il pas en effet tromperie sur la marchandise ? Et, au-delà du jeu de mot, n’y a-t-il pas quelque chose de peu honnête, voire de malhonnête, à vouloir ainsi réduire à néant toutes les activités mondaines féminines (la promenade, la collation, le concert, le bal), et à ne leur laisser comme unique distraction par rapport à leur devoir d’état que de pieuses lectures ? Pas de doute, pour François de Grenaille, selon l’adage mis en musique par Jean Ferrat naguère, « une femme honnête n’a pas de plaisir ». Il nous faut alors constater que l’idée que nous nous faisons de « l’honnête femme » ne correspond guère à ce programme 23 . En revanche, quand on examine les propositions en discours et en actes que formule « l’incomparable Sapho », on trouve cette équivalence entre honnêteté au féminin et honnêteté masculine qui fait si cruellement défaut à François de Grenaille. Dans les Conversations sur divers sujets, le premier des recueils de morale que Madeleine de Scudéry publie dans la dernière partie de sa carrière, elle consacre toute une conversation à la question des plaisirs 24 . Par rapport à Grenaille, on peut déjà observer que la situation d’énonciation est bien différente et beaucoup plus honnête : c’est dans le cadre d’une agréable conversation, lors d’une non moins agréable promenade dans une allée pleine d’orangers, que s’énonce la réflexion scudérienne. Loin de donner des leçons, de juger ou d’asséner des vérités à partir d’une position 21 Ibid., n.p., « L’auteur aux dames ». 22 Il déclare : « […] je n’écris pas pour des Dames simplement, mais pour des Dames Chrétiennes », ibid. 23 Ce qui n’empêche pas que Grenaille a d’abord bénéficié d’une réception très flatteuse. Voir la présentation d’Alain Vizier à L’Honnête fille, op. cit., pp. 19-29. 24 Madeleine de Scudéry, Conversations sur divers sujets, Paris, Claude Barbin, 1680. Elle reprend pour partie dans cette conversation « Les Jeux », texte qui avait servi de préface à sa nouvelle, Mathilde (1667, éd. N. Grande, Paris, Honoré Champion, 2001). Des plaisirs honnêtes ? Loisirs et plaisirs féminins 191 surplombante de savant ou de prédicateur, une conversation implique la confrontation d’idées variées, et comme on sait, la conversation à la manière scudérienne vise non pas à la mise en scène d’une joute verbale, mais à un échange harmonieux de vues, où chacun-e apporte sa contribution, sous la forme d’une réflexion générale, d’un aveu personnel, d’un exemple éventuellement savant, mais qui « ne se pique de rien », ou d’une relance malicieuse 25 . Dans cette polyphonie verbale, l’intérêt consiste non pas dans la victoire d’un point de vue sur un autre mais dans le déroulement même de l’échange. De plus, cette réflexion se fait dans un cadre mixte : femmes et hommes sont concernés conjointement par le propos, et la conversation n’oppose pas plaisirs des uns et plaisirs des autres : ils sont donnés en partage aux deux sexes. Par ailleurs, en quoi consistent ces plaisirs ? Le plaisir que donne le parfum des fleurs lance la conversation sur la diversité des goûts en matière de plaisir ; la lecture des « beaux ouvrages » fait l’objet d’un développement et on discute de savoir ce qui donne plus de plaisir entre « une Fable parfaitement bien inventée » et « une Histoire véritable » ; Parthénie explique ensuite que le plaisir est dans le changement, et que la comédie (i.e. le théâtre), la musique, le bal, la raillerie peuvent finir par ennuyer s’ils durent trop longtemps ; parmi les « plaisirs innocents 26 » sont encore évoquées la chasse et la pêche, même si certaines dames soulignent qu’on peut ne pas aimer ces plaisirs-là ; seul le jeu d’argent est exclu, car rangé au rang des passions 27 . Artémire souligne la liberté qui doit prévaloir en ce domaine : Croyez-moi, dit Artémire, ne nous amusons point à blâmer nul des Plaisirs, il n’y en saurait trop avoir. Laissez aimer la Chasse aux Chasseurs ; la Musique aux âmes tendres ; la Comédie à ceux qui aiment les belles choses ; la danse à ceux qui dansent bien ; la promenade et la conversation à ceux qui ont l’esprit galant ; les superbes Fêtes à ceux qui les peuvent donner ; les Carrousels, les Courses de bague, et les autres grands plaisirs aux grands Princes, et ne condamnez pas même ceux qui pourraient se divertir à jouer aux noisettes 28 . Enfin, la conversation roule sur les plaisirs qui ne sont pas des divertissements, et s’interroge sur les rapports entre vertu et plaisir. On trouve donc 25 Pour une étude approfondie de la conversation scudérienne, voir Delphine Denis, Poétique de la conversation dans l'œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Honoré Champion, 1997. 26 Madeleine de Scudéry, Conversations, vol. I, p. 61. Madeleine de Scudéry, en honnête femme, s’intéresse à « tous les plaisirs que la vertu ne défend pas ». 27 Ibid., pp. 67-68. 28 Ibid., pp. 68-69. Nathalie Grande 192 chez Madeleine de Scudéry une réflexion morale sur la nature et l’usage des plaisirs, mais la morale qu’en tire la romancière-moraliste, ne consiste pas à édicter des règles, ni à interdire les divertissements, mais à proposer une réflexion philosophique sur la valeur du plaisir dans le monde, sur sa définition précise et sur les usages en la matière. Et la conclusion qui porte la leçon finale chez Madeleine de Scudéry appartient de plein droit à une morale de l’honnêteté : Cependant on peut conclure en général, qu’on ne peut ni ne doit vivre sans plaisir ; et que la sagesse consiste à les régler 29 . Ainsi, la romancière, visiblement plus et mieux que le théoricien, a posé les termes des plaisirs honnêtes pour les femmes, qui sont de fait les mêmes que pour les hommes : les différences évoquées sont de l’ordre du goût personnel et non du genre des personnes. Or la liste qu’inventorie la conversation « Des plaisirs » correspond en fait aux divertissements et loisirs qu’on voyait déjà pratiqués par les héroïnes scudériennes dans les romans de l’autrice. Prenons l’exemple de Mathilde, nouvelle de 1667 qui condense d’une certaine façon l’esthétique des longs romans de l’autrice 30 . Alors qu’elle n’a que douze ans, l’héroïne éponyme participe à une fête que donne le comte de Provence : Cette fête se fit en une très belle maison au bord de la Durance, où tout ce qui peut contribuer au plaisir se trouva. Le lieu était charmant par sa situation, la maison était belle et bien meublée, et les jardins délicieux. Le repas fut magnifique et propre ; la musique excellente et le lieu où l'on mangea était parfumé de lui-même, car c'était un grand salon de myrte et de jasmin, environné de plusieurs fontaines, dont le doux murmure se mêlait à l'harmonie, sans la troubler 31 . Et les divertissements sont à l’unisson : courses de bague, promenades et conversations. Le lendemain, tout le monde s’en va pour une excursion sur la rivière Sorgue organisée par Pétrarque : deux barques les attendent, l’une chargée de musiciens, l’autre d’une collation « servie fort proprement dans des corbeilles ornées de fleurs 32 », tout cela sans compter les chansons et la poésie partout présente (jusque sur les voiles des bateaux ! ). Que conclut Madeleine de Scudéry ? non pas que l’enfer est promis à toutes les dames, mais que « la politesse se trouvait alors incomparablement plus grande en ce 29 Ibid., p. 79. 30 Voir notre introduction à Madeleine de Scudéry, Mathilde, pp. 24-30. 31 Ibid., p. 114. 32 Madeleine de Scudéry, Mathilde, p. 122. Des plaisirs honnêtes ? Loisirs et plaisirs féminins 193 lieu-là qu'en nul autre, particulièrement parmi les dames à qui seules on doit le bel usage du monde et la véritable galanterie 33 ». Quand on reprend la liste des plaisirs qu’envisageait Grenaille (le bouquet, le miroir, la promenade, la collation, le concert, le bal), on constate que Madeleine de Scudéry met en scène exactement les mêmes activités 34 ; mais loin de les réprouver et d’en faire des objets de mise en garde, elle se plaît à les célébrer et les propose en modèle à son public. Si Grenaille expose comment doivent s’occuper les femmes pour rester « honnêtes », en soulignant au passage comment elles ne doivent pas s’occuper, ce qu’elles ne doivent pas faire, les narrations et les conversations de Madeleine de Scudéry forgent des images et des situations appelées à devenir des paradigmes de l’honnêteté pour les deux sexes. Car son modèle correspond au modèle d’une honnêteté non pas spécifique aux femmes, mais destinée à toutes et à tous 35 . Comme le dit Mathilde : « Le lieu où je suis […] est si agréable qu'on peut l'appeler la patrie de tous les honnêtes gens 36 ». Quelles leçons peut-on tirer de cette confrontation ? Dans un premier temps, on peut remarquer que la vision portée sur « l’honnête femme » dépend peut-être du sexe de celui/ celle qui parle. L’honnête femme vue par un homme n’est visiblement pas la même que celle vue par une autre femme. Certes, avec un-e seul-e représentant-e de chacun des sexes envisagé-e dans ce bref travail, il est difficile de conclure à une loi en la matière. Il n’empêche que cela invite à interroger sérieusement le caractère genré des représentations proposées en modèle. D’autre part, et plus fondamentalement, on peut remarquer que dans l’approche scudérienne, sans nier les spécificités genrées, l’honnêteté est pensée et proposée comme un modèle unique s’adressant aux deux sexes, que la romancière et moraliste, loin de séparer et d’opposer, cherche continuellement à rapprocher : elle fait de cette qualité un objet commun donné en partage aux deux sexes, et dont une des vertus les pertinentes est sans doute de pouvoir mettre fin à la traditionnelle séparation des sexes. Enfin, notre démonstration met aussi en évidence, et de manière quasi caricaturale, combien la question de la nature des sources, leur genre litté- 33 Ibid., p. 108. 34 Sauf le miroir, même si la romancière n’hésite pas à signaler les riches parures et les vêtements galants de ses protagonistes…des deux sexes. 35 A. Vizier discute ce point de vue dans sa présentation de L’Honnête fille, op. cit. pp. 37-53 : « Théories des genres et dispositif de domination ». 36 Ibid., p. 116. Nathalie Grande 194 raire, influe sur les représentations proposées. On doit ainsi confirmer ce que suggérait déjà Emmanuel Bury dans Littérature et politesse, à savoir que le discours de la fiction a sans doute beaucoup plus contribué à l’élaboration et à la diffusion d’une proposition d’honnêteté au féminin que les discours des théoriciens souvent cités en référence (Du Bosc et Grenaille en particulier, puisqu’ils ont tous deux explicité dans leur titre leur projet de construire une proposition d’honnêteté au féminin 37 ). Par leur diffusion élargie, en particulier auprès du public féminin et mondain, les romans de Madeleine de Scudéry ont permis de répandre une idée de l’« honnête femme » teintée d’une coloration « précieuse », et même « galante », assez loin de la chrétienne dévote dont rêvait Grenaille : c’est cette vision qui l’a emporté dans les mœurs et c’est sur elle que s’est fondée la société « galante » que sera la société française du XVII e au XVIII e siècle. Cela doit sans doute inviter à redonner réciproquement aux textes de fiction toute leur place s’agissant aussi de l’honnêteté au masculin. Sources Andreini, Isabella. Lettres à mes amants, Paris, Alternatives, 2006. Grenaille, François de. L’Honnête fille, Paris, Jean Paslé, 1639, vol. I, Paris, Antoine de Sommaville et Toussaint Quinet, 1640, vol. II, Paris, Antoine de Sommaville et Toussaint Quinet, s.d., vol. III. Grenaille, François de. L’Honnête fille où dans le premier livre il est traité de l’esprit des filles, éd. A. Vizier, Paris, Honoré Champion, 2003. Grenaille, François de. La Bibliothèque des dames, Paris, Antoine de Sommaville, 1640. Grenaille, François de. Les Plaisirs des dames, Paris, Gervais Clousier, 1641. Grenaille, François de. La Galerie des dames illustres, Paris, Toussaint Quinet, 1642. Grenaille, François de. Nouveau recueil de lettres des dames, Paris, Toussaint Quinet, 1642. Scudéry, Madeleine de. Mathilde (1667), éd. N. Grande, Paris, Honoré Champion, 2001. Scudéry, Madeleine de. Conversations sur divers sujets, Paris, Claude Barbin, 1680. Sorel, Charles, De la Connaissance des bons livres, Paris, André Pralard, 1671. Études Bury, Emmanuel. Littérature et politesse. L’Invention de l’honnête homme 1580-1750, Paris, PUF, 1996. 37 Le titre choisi en 1632 par le père Jacques Du Bosc, L’Honnête femme, précède à cet égard celui de François de Grenaille : L’Honnête fille commence à paraître en 1639. Des plaisirs honnêtes ? Loisirs et plaisirs féminins 195 Clément-Simon, Gustave. François de Grenaille, sieur de Chateaunières : notice biographique et bibliographique, Paris, Honoré Champion, 1895. Denis, Delphine. Poétique de la conversation dans l'œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Honoré Champion, 1997. Hepp, Noémie. « À la recherche du Mérite des dames », dans Y.-M. Bercé, N. Dufourcq, N. Ferrier-Claverivière, J.-L. Gautier et Ph. Sellier (dir.), Destins et enjeux du XVII e siècle, 1985, pp. 107-117. Pascal, Catherine. La Tradition des femmes illustres aux XVI e et XVII e siècles, dir. M.- M. Fragonard, U. de Montpellier, 2001. Timmermans, Linda. L’Accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime, Paris, Honoré Champion, 2005. Turcot, Laurent. « Les Plaisirs des Dames (1641) de François de Grenaille : du Cours à la promenade », Études françaises, vol. 47, n° 2, 2011, pp. 165-181. Plaire aux honnêtes dames en défiant l’honnêteté : les ambiguïtés de la galanterie C LAUDINE N ÉDELEC (U NIVERSITÉ D ’A RTOIS ) Selon Alain Viala, « à travers le traitement littéraire de la galanterie et le traitement de la littérature galante, c’est bien une régulation des mœurs qui se joue 1 ». Les poésies galantes firent florès dès les beaux jours de l’hôtel de Rambouillet jusque vers 1670 2 ; pour mériter cette épithète, les poètes (invariablement masculins, à de rares exceptions près) se devaient - semblet-il - de réguler leurs discours de séduction et de conquête, de plaintes et de requêtes, selon un idéal d’honnêteté et d’urbanité, et d’observer « certains respects et une certaine politesse auprès des Dames », définitoires de la galanterie selon le Dictionnaire de l’Académie (1694). Ainsi, dans ses Préceptes galants, Louis Ferrier de La Martinière condamne-t-il la licence d’Ovide (celui de L’Art d’aimer) au nom d’une muse modeste : « Nos diferentes mœurs [par rapport à celles des Romains] demandent d’autres Loix./ Je te veux honeste et galant à la fois » dit-il à l’Amour, jadis « tout nu 3 ». Pourtant, dans la galerie des œuvres galantes, des contrastes frappent les yeux. Par exemple celui qui oppose les élégants méandres de la Carte de Tendre et les lignes brisées de La Galanterie urbaine, la rectiligne rue Saint-Denis scandée de chandelles verticales en attendant qu’on les culbute en horizontales, les putains que Robert Doisneau photographia. 4 Il y a donc deux galanteries, toutes deux liées au « plaisir », mais opposées, comme le montrait déjà cet extrait de l’article anonyme « galanterie » de l’Encyclopédie : 1 Alain Viala, La France galante, Paris, Puf, « Les littéraires », 2008, p. 208. 2 Voir Yoshio Fukui, Le Raffinement précieux dans la poésie française du XVII e siècle, Paris, Nizet, 1964, p. 267 sq. 3 Louis Ferrier de La Martinière, Préceptes galants, Paris, C. Barbin, 1678, p. 7-8. 4 La France galante, p. 19. Claudine Nédelec 198 C’est dans les hommes une attention marquée à dire aux femmes, d’une maniere fine & délicate, des choses qui leur plaisent, & qui leur donnent bonne opinion d’elles & de nous. Cet art qui pourroit les rendre meilleures & les consoler, ne sert que trop souvent à les corrompre. L’article de Jaucourt (s. v. « Amour, galanterie ») est plus sévère : « La galanterie est un vice, car c’est un libertinage de l’esprit, de l’imagination, & des sens 5 ». A. Viala quant à lui oppose la belle galanterie et la galanterie « licencieuse 6 » : à ladite Carte de Tendre, on peut en effet comparer sa parodie, la Carte du pays de Braquerie de Bussy-Rabutin 7 . Mais Bussy-Rabutin fut réputé « galant homme », et si l’envers de la galanterie peut provoquer quelque dégoût, il est aussi source de plaisir... De plus, et c’est à propos des « fêtes galantes » de Watteau, A. Viala souligne qu’en fait tout se joue plutôt dans le « glissement progressif du désir » : Certaines Fêtes dessinent une Carte de Tendre, bon nombre en jouent pour montrer les dangers du désir mais aussi, par là même, ses attraits, certaines donnent une part majeure à la sensualité, et si d’autres enfin franchissent la frontière entre scène galante et scène libertine, l’art de Watteau nimbe cela d’une aura indéfinissable. [...] L’esprit du spectateur reste indécis à conclure entre le sage, l’humour et le libertin. 8 Outre sa nature profondément « sexualisée », au sens où les relations hommes/ femmes y tiennent une place majeure, l’esprit de gaîté et d’enjouement, le goût de l’ingéniosité, de la désinvolture et de l’inattendu piquant propres à la galanterie tendaient à favoriser, dans la lyrique amoureuse, l’art d’aller audacieusement (un peu) trop loin, jouant des « termes galants » dans lesquels « ces choses-là sont mises 9 », ce qui permet de les dire « honnêtement ». Or à lire, page après page, les poésies galantes, publiées par tel ou tel auteur, ou en recueils collectifs, j’ai été frappée par le nombre de poèmes qui glissent, plus ou moins insidieusement et sous l’apparence de respecter les belles manières, de la galanterie à la grivoiserie, voire de la grivoiserie à 5 Édition Numérique Collaborative et Critique de l’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772), enccre.academiesciences.fr, s. v. « galanterie » et « amour, galanterie ». 6 La France galante, p. 204. 7 La France galante, p. 203. 8 La France galante, p. 354-355. 9 Molière, Le Misanthrope [1666], Œuvres complètes, Georges Forestier et Claude Bourqui éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, t. I, p. 661 (I, 2, v. 325). Plaire aux honnêtes dames en défiant l’honnêteté 199 la goujaterie, quittant « l’agréable et le fin 10 » et l’idéal d’honnêteté et d’urbanité pour des invites sexuelles aux limites du harcèlement et, parfois, de la pornographie. Et pourtant, ces recueils sont publiés avec privilège, chez les meilleurs éditeurs, et ils remportent un vif succès. Certes, ce sont en principe discours fictifs, adressés à des Cloris par des poètes que Sorel surnomme des « Chanteurs de Quand pour Philis 11 », par des muses dont l’image elle-même, bien fluctuante depuis la seconde moitié du XVI e siècle 12 , est parfois plus gaillarde que chaste. Mais cela pose nettement la question du lectorat féminin : comment des lectrices, qui, en tant qu’« honnêtes femmes » - et non femmes galantes, ce qu’à Dieu ne plaise - sont tenues à la pudeur, puisque « l’honnesteté des femmes, c’est la chasteté, la modestie, la pudeur, la retenue » selon Furetière, peuvent-elles accepter, admettre, autoriser, supporter, et même apprécier et juger favorablement, bref « agréer », ces poésies qui mettent en scène les stratégies de séduction de l’homme, ou plutôt de l’amant (car que faire d’un mari en l’occurrence ? ), stratégies assez peu voilées, et parfois même agressives ? Cela d’autant plus que les destinataires ne sont pas toujours aussi fictives qu’il semble : elles sont parfois désignées nommément, et on trouve assez souvent dans ces poèmes l’équivalent des textes romanesques à clés : ainsi Benserade a-t-il construit sa réputation d’auteur de poésies de ballet sur des allusions aussi transparentes que cryptées aux affaires galantes de la Cour. Or ces poésies ne sont pas seulement lues dans la solitude du cabinet, mais aussi récitées dans les compagnies. Après avoir donné quelques exemples des audaces auxquelles se laissent aller, ou se complaisent, ces poètes galants, j’aborderai quelques évocations de leur réception, qui posent assez clairement la question de leur « acceptabilité », ce qui permet de mieux comprendre certains discours moralistes contre la poésie « corruptrice », face à ce qui n’est pas seulement un jeu facile et profitable avec l’interdit, mais aussi une revendication épicurienne - pas forcément seulement masculine, d’ailleurs. 10 Nicolas Boileau, « L’Art poétique », Œuvres diverses du sieur D***, Paris, C. Barbin, 1674, chant III [v. 397]. 11 [Charles Sorel et Charles de Saint-Évremond], La Comedie des Academistes pour la reformation de la Langue Françoise. Piece comique. Avec le roole des presentations, faites aux grands Jours de ladite Academie. Imprimé l’An de la Reforme, s.l.n.d. [le texte de Sorel est daté de 1646 ; une première version avait paru en 1634], p. 69. 12 Voir Perrine Galand et Anne-Pascale Pouey-Mounou (dir.), La Muse s’amuse. Figures insolites de la Muse à la Renaissance, Genève, Droz, 2016. Claudine Nédelec 200 De l’art d’aller un peu trop loin Les exemples qui vont suivre forment un peu catalogue sans commentaire, mais c’est volontaire. Ils sont soigneusement « choisis », et présentés en ordre à peu près chronologique, parmi des poésies publiées entre 1620 et 1670, période dont on dit généralement qu’elle voit s’imposer progressivement l’exigence du respect des bienséances. À peu près chronologique, car les poésies de Voiture et de Sarasin ressortissent à deux datations, celle de leur écriture et de leur diffusion manuscrite (parfois difficile à déterminer) et celle de leur publication ; or, si on les publie tous deux post mortem, c’est qu’on pense qu’elles sont toujours au goût du jour... De plus, les poésies de Benserade ayant paru dans divers recueils collectifs (à partir de 1635 jusque vers 1680) avant d’être rassemblées à la toute fin du siècle (post mortem aussi), il est difficile de les dater, en l’absence d’édition scientifique récente. Quoi qu’il en soit, ce corpus témoigne-t-il vraiment de ladite évolution ? Ce n’est pas sûr... En tout cas, on peut penser que ces publications soit posthumes, soit dans des recueils collectifs, où les poèmes sont tantôt signés, tantôt pas (et cela parfois pour le même auteur), ont pu favoriser certaines transgressions : on ne peut guère s’en prendre à un auteur mort, ou anonyme, et tel ou tel poème un peu trop « libre » se trouve en quelque sorte « noyé », au milieu d’autres parfaitement convenables. J’ai privilégié les auteurs connus, et connus comme galants ; j’ai exclu les textes délibérément pornographiques 13 , et ceux qui n’ont circulé alors qu’en manuscrit, assez nombreux, comme le prouve le recueil Conrart (t. XVIII), qui contient des poèmes obscènes voisinant avec les poèmes galants. Si tout laisse à penser qu’il s’agit là aussi de poésies à destination d’un public cultivé et mondain, il n’empêche qu’il n’y a pas là de prétention à la galanterie, encore moins à l’honnêteté, et que le public sait ce qu’il vient y chercher, comme Mme de Sévigné quand elle dit avoir lu les poésies de Blot : « Segrais nous montra un recueil qu’il a fait des chansons de Blot ; elles ont le diable au corps, mais je n’ai jamais vu tant d’esprit 14 ». Michèle Rosellini montre que Claude Malleville se permet, dans des poèmes destinés à une circulation manuscrite, forcément restreinte, des audaces qu’elle 13 Pour exemples : Le Cabinet satyrique, ou Recueil parfaict des vers picquans et gaillards de ce temps [...], Paris, jouxte la copie imprimée à Rouen, 1634 ; Charles Dassoucy, Le Ravissement de Proserpine de Monsieur Dassoucy. Poeme burlesque. Enrichy de toutes ses figures, Paris, P. David et E. Pepingué, 1653 ; [Claude Le Petit], Le Bordel des Muses ou les neuf Pucelles putains, caprices satyriques de Théophile le Jeune, Leyde, 1663. 14 Madame de Sévigné, Correspondance, Roger Duchêne éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972-1978, 3 vol., t. I, p. 242 (1 er mai 1671). Plaire aux honnêtes dames en défiant l’honnêteté 201 interprète comme « impubliables 15 », et donc absentes de la circulation imprimée. Or je voudrais justement étudier les « audaces imprimées », les atteintes à la pudeur « sous privilège ». Dans quelle mesure les poètes qui ont eu la réputation d’être « galants », Voiture en tête, ou qui en ont cherché la réputation, tel François Colletet, sans vraiment y parvenir 16 , du moins selon la postérité, cherchent-ils et arrivent-ils à combiner l’audace qui fait tout le sel d’une poésie qui se veut certes amoureuse, mais aussi « enjouée » et « aisée », et le respect de la pudeur féminine, c’est-à-dire celle qu’on pense leur être propre et dont on exige d’elles les manifestations sociales ? Comment ont-ils, d’évidence, cherché à franchir les limites imposées par l’honnêteté ? Des poésies qui bravent l’honnêteté Voiture * Vers 1624, Voiture signe un poème intitulé « Pour Minerve en un ballet », dont voici la chute : Vous faites branler la Nature, Par le moyen de vos regars. Aussi faudra-t-il desormais Qu’elle [Circé] vous cede pour jamais ; Car plus docte Magicienne, Vous meritez le maniment D’une autre verge que la sienne, Et qui charme plus puissamment. 17 C’est l’occasion de rappeler que les ballets de Cour, surtout sous Louis XIII, mais encore pendant la jeunesse de Louis XIV, ne sont pas avares (c’est peu de le dire) en allusions sexuelles provocantes 18 . 15 Michèle Rosellini, « Le manteau de la pudeur : réflexion sur la double galanterie poétique au XVII e siècle », Littéraire. Pour Alain Viala, Marine Roussillon, Sylvaine Guyot, Dominic Glynn et Marie-Madeleine Fragonard (dir.), Arras, Artois Presses Université, « Études littéraires. Manières de critiquer », 2018, 2 vol., t. 1, p. 331- 338. 16 Je suis le conseil d’A. Viala, justement à propos de ce qu’il appelle les « frontières floues » entre la belle galanterie et la galanterie libertine : « il faut regarder tout ce qui s’est appelé galant » (La France galante, p. 222). 17 Vincent Voiture, Les Œuvres de M. de Voiture, Paris, A. Courbé, 1650, p. 35-36. Peut-être écrit pour le Ballet des dieux descendus en terre. Claudine Nédelec 202 * Les « Stances sur une Dame, dont la juppe fut retroussée en versant dans un carrosse, à la campagne » (vers 1630) furent un des grands succès du poète. Deux de ses onze stances : Philis, je suis dessous vos loix, Et sans remede à cette fois, Mon ame est vostre prisonniere : Mais sans justice et sans raison, Vous m’avez pris par le derriere, N’est-ce pas une trahison ? [...] Il est vray que je fus surpris, Le feu passa dans mes esprits : Et mon cœur autrefois superbe, Humble se rendit à l’Amour, Quand il vit vostre cu sur l’herbe, Faire honte aux rayons du jour. 19 * « Stances à la louange du soulier d’une Dame » (vers 1635) : chez elle, audessus du soulier, C’est un grand Temple d’yvoire : Plein de grace & de beauté, En quelques lieux marqueté D’une Ebène douce & noire ; Qui sert en ce lieu si beau, Comme d’ombre en un tableau. [...] Mais un personnage antique, Parent de Nostradamus, M’a dit en termes confus ; Que ce Temple magnifique, Pour estre plus exaucé, Sera bien-tost renversé. 20 * Un dernier exemple, dans un rondeau pour une dame qui a « tout beau » (après 1636) : Parmy tout ce qui m’engage, Est un certain petit passage, Qui vermeil & delicieux... Mais ce secret est pour les Dieux, 18 Voir Marie-Claude Canova-Green et Claudine Nédelec (éd.), Ballets burlesques pour Louis XIII. Danse et jeux de transgression (1622-1638), Toulouse, Société de Littératures Classiques, 2012. 19 Les Œuvres de M. de Voiture, p. 46 et 48. 20 Les Œuvres de M. de Voiture, p. 43 et 45. Plaire aux honnêtes dames en défiant l’honnêteté 203 Ma plume changeons de langage ; Tout beau. 21 Jean-François Sarasin * « Balade d’enlever en amour. Sur l’enlevement de Mlle de Bouteville, par M. de Coligny » : Je sçay bien que les premiers jours Que Becasse est bridee & prise, Elle invoque Dieu au secours Et ses parents à barbe grise : Mais si l’Amant qui l’a conquise Sçait bien la Rose cultiver, Elle chante à face d’Eglise Qu’il n’est rien tel qu’enlever. 22 * « À Mgr le Duc D***. Ode » : Tu les surpasses en valeur, Passe-les en galanterie. Viens donc hardiment attaquer Philis, comme tu fis Bavière, Tu la prendras sans y manquer, Fût-elle mille fois plus fière. 23 François Colletet * « Rondeau curieux » intitulé « Désirs Amoureux » : Je ne scay quoy, vous rend si fort aimable [...] Si vous estiez un peu plus charitable, Je vous prîrois par ce couple adorable [ses yeux] De faire voir à mon œil curieux Je ne sçay quoy. Ah que l’aspect de ce lieu desirable Appaiseroit l’ardeur d’un Miserable. Ma foy, mes Sens en sont tous envieux. N’achevons pas ce discours agreable, Je sens desja devenir furieux Je ne sçay quoi. 24 21 Les Œuvres de M. de Voiture, 2 ème partie, p. 112. 22 Jean-François Sarasin, Œuvres, Paris, A. Courbé, 1656, p. 60. L’enlèvement eut lieu en 1645. 23 Sarasin, p. 41. Claudine Nédelec 204 Scarron * Léandre et Héro (1656), poème galant galamment offert, dans une superbe édition calligraphiée par Nicolas Jarry, à Fouquet : Chacun cria tout éperdu La malepeste qu’elle est belle ! Plus d’un, en offrit sa chandelle, Ce fut autant de bien perdu. [...] Force Godelureaux à vendre, Devant Héro faisant les beaux, Tirèrent leur poudre aux moineaux, Ce que ne faisait pas Léandre. [...] La Vierge entendant débiter Au Jouvenceau tant de merveilles, Se mit à gratter ses oreilles ; Car elle en avait à gratter. 25 [...] Il fallait du temps profiter : Léandre entra chez la Pucelle ; L’épousa ; se coucha près d’elle : Le reste ne se peut conter. Il faut en semblable aventure, Pressé d’un semblable désir, Avoir eu semblable plaisir, Pour faire semblable peinture. 26 Benserade * Envoyant à Mlle de Guerchy sur sa demande « la copie d’une Joüissance », il souligne que ses vers n’ont pas été écrits pour elle, et ajoute : Les biens d’autruy ne sont pas vôtres ; Mais comme on est par fois jaloux, Je m’offre de bon cœur à vous en faire d’autres Sur le même sujet qui seront tous pour vous. Qu’est-ce que par vôtre priere Ne feroit un pauvre garçon ; Vous n’avez seulement qu’à fournir la matiere, Il vous en coûtera fort peu pour la façon. 27 24 François Colletet, La Muse coquette, ou recueil de diverses poesies d’amours et de galanteries, Paris, J. B. Loyson, 1651, p. 50. 25 L’expression « avoir la puce à l’oreille » a alors un sens sexuel. 26 Paul Scarron, Léandre et Héro. Ode burlesque, Paris, A. de Sommaville, 1656, p. 26, 28, 37 et 48. Plaire aux honnêtes dames en défiant l’honnêteté 205 * Dans un poème intitulé « Sur l’Amour d’Uranie avec Philis », qui évoque assez ouvertement des amours saphiques, Benserade tend à démontrer à Uranie qu’elle aurait davantage de plaisir à l’amour d’un homme : Quand l’Astre du matin sollicite la Rose D’un baiser amoureux, D’aise elle épanouït sa feüille à demi close À ses rais vigoureux. 28 Pour finir, une épigramme anonyme du Recueil Sercy, « à une dame malade » : Je suis contraire aux sentimens Du grand Medecin Du Laurens, Et maintien, quoy qu’il vous propose, Qu’il faut à vostre mal nouveau Quelqu’autre chose que de l’eau, Ou de l’eau de quelqu’autre chose. 29 Et pour conclure, une lettre en prosimètre du second recueil La Suze- Pellisson, qui met en évidence la procédure : Je m’imagine que l’hymen vous occupe presentement à quelque chose de plus agreable. Il faut icy de peur de quelque offense Observer le silence, Et laisser seulement l’imagination, Aller partout comme une vagabonde Jusqu’aux endroits où tout plaisir abonde Sans craindre la correction. Voyez, Madame, n’ay-je pas bien de la retenuë, & n’espargnay-je pas bien vostre pudeur. 30 « Tout y sera gazé » : une affaire de style Les poètes suivent ainsi les conseils de Sorel, ou du moins de son personnage, Francion. Selon lui, le problème en ce domaine n’est pas dans 27 Isaac de Benserade, Les Œuvres de Monsieur de Benserade [1697, t. I], Cambridge, Omnisys, [1990], p. 135-136. 28 Les Œuvres de Monsieur de Benserade, p. 324. 29 Poésies choisies de Messieurs [...] et plusieurs autres. Paris, C. de Sercy, 1653, p. 26. 30 Nouveau recueil de pièces choisies de Mme la comtesse de la Suze et de Monsieur Pellisson. Seconde partie. Paris, G. Quinet, 1664, p. 17. Claudine Nédelec 206 le faire, mais dans un dire qui doit se distinguer de celui des « Crocheteux, des Laquais et de tous les coquins du monde » : Pour moy j’enrage quand je voy quelquefois qu’un Poëte pense avoir fait un bon Sonnet, quand il a mis dedans, ces mots de foutre, de vit et de con. [...] Je desirerais que des hommes comme nous, parlassent d’une autre façon, pour se rendre differents du vulgaire, et qu’ils inventassent quelques noms mignards pour donner aux choses dont ils se plaisent si souvent à discourir. 31 Dans le roman, il vient justement d’en donner l’exemple par une ode improvisée, qui ressortit au genre de la jouissance, conseillant aux Dames les jeux amoureux : Il faut que l’on s’imagine, Alors qu’on fait l’Androgine, Qu’on ne gouste rien aux Cieux Qui soit plus delicieux. [...] Ha ! mon Dieu que j’ay d’envie, De pouvoir finir ma vie, Au fort de ce doux combat, Pour mourir avec esbat. 32 En 1671, soit presque cinquante ans plus tard, Sorel souligne en quelque sorte la réussite de sa prescription, à propos du théâtre de son temps : on n’y entend plus de ces Farces impudiques qui n’avaient que des railleries de crocheteurs, et dont les meilleurs mots n’étaient que des impertinentes Équivoques. Certainement on a bien fait de les condamner, mais si on ne se sert plus de ces pointes grossières où il n’y avait qu’un jeu de paroles sales proférées sans honte et sans respect, ne connaît-on pas qu’en ce temps-ci on en dit presque de semblables, mais plus finement et plus couvertement ? Autrefois toutes les femmes se retiraient lorsqu’on allait commencer la Farce ; aujourd’hui on leur veut donner le plaisir d’y demeurer, ayant caché la malice si agréablement, qu’elles la peuvent entendre sans rougir. 33 Quant à Chapelain, à la même époque, voici ce qu’il conseille à un dramaturge italien : 31 Charles Sorel, Histoire comique de Francion [VII e livre, 1623], Romanciers du XVII e siècle, Antoine Adam (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 320-321. Notons que dans la version de 1633 Sorel remplace les mots obscènes par « ces vilains mots » (p. 1315, variante a de la p. 320). 32 Histoire comique de Francion, p. 319 et 320. 33 Charles Sorel, De la manière de bien parler et de bien écrire. De la connaissance des bons livres [1671], Lucia Moretti Cenerini (éd.), Roma, Bulzoni, 1974, p. 218. Plaire aux honnêtes dames en défiant l’honnêteté 207 Les sales amours se traitent mesmes avec des paroles honnestes et l’on voile les turpitudes des pensées de termes qui les signifient bien, mais qui sont ou métaphoriques ou allegoriques, en sorte que l’auditeur, s’il veut, peut dissimuler de les entendre et que l’oreille les admet sans s’en scandalizer. Cela s’appelle en cette Cour envelopper les ordures, c’est-à-dire les desguiser sans les rendre mesconnoissables. 34 Cela permet à Michel Jeanneret de conclure : « L’érotisme assagi des salons repose sur une poétique de la tartufferie 35 ». Comme on le voit, il n’y a pas que dans les Contes de La Fontaine que, comme le dit Michel Jeanneret, « ellipses, litotes, prétéritions, réticences, toutes les figures qui font parler le silence sont mobilisées, comme celles qui disent une chose pour en signifier une autre - la métaphore, l’ironie, l’équivoque -, ou celle qui tourne autour du pot, la périphrase 36 ». La lecture de ces poésies galantes finit par laisser une impression de malaise : outre les allusions constantes au sexe féminin, si enrobées soient-elles, l’amant récrimine sans cesse, et ne cesse de réclamer, quasi comme un dû, au nom même de l’honnêteté (je souffre, donc je mérite, et il n’est pas honnête de me refuser ce à quoi j’ai droit) ce que la dame est « cruelle » (et malhonnête) de refuser, n’en eût-elle tout simplement pas envie, ou fût-elle mariée et fidèle... comble du ridicule, au fond ! Est-il si sûr que ce « dispositif nouveau qu’on peut appeler le dispositif d’élection, où les deux partenaires se choisissent mutuellement et dans le respect l’un de l’autre 37 », opposé aux représentations des femmes comme « objets », voire comme « proies », soit bien effectivement mis en place dans les représentations comme dans les pratiques ? Comme le dit Yoshio Fukui, « nous serions curieux de savoir sur quel ton le poète lisait ces vers, et de quelle façon Mlle de Vandy ou Mlle d’Aumalle [ou telle ou telle autre] les accueillaient 38 ». Qu’en disent les dames ? L’esthétisation installe-t-elle cette « distance sécurisante 39 » que mentionne A. Viala, en donnant à voir des « images refoulées [...], 34 Jean Chapelain, lettre à Graziani (7 mai 1670), citée par Michel Jeanneret, Éros rebelle. Littérature et dissidence à l’âge classique, Paris, Seuil, 2003, p. 138. 35 Éros rebelle, p. 138. 36 Éros rebelle, p. 139. 37 La France galante, p. 155. 38 Le Raffinement précieux, p. 282. 39 La France galante, p. 154. Claudine Nédelec 208 séduisantes et pourtant exorcisées 40 », dans un dialogue amoureux essentiellement fictif ? Ce n’est bien sûr pas ce que pensent ceux qui dénoncent la poésie (lyrique) comme corruptrice, tel ce critique cité par Bayle : « des ordures [appelées galanteries], pour être couvertes d’une équivoque spirituelle comme d’un voile transparent, n’en sont pas moins des ordures, ne blessent pas moins les oreilles chrétiennes, ne salissent pas moins l’imagination, ne corrompent pas moins le cœur 41 ». De plus, cette forme d’expression ne confronte-t-elle pas les femmes à des exigences contradictoires, dans un domaine (les mœurs sexuelles) de tension entre respect de l’autre féminin, socialement et littérairement préconisé, et désir masculin, socialement et littérairement admis ? Ne sontelles pas à la fois requises d’être des « honnêtes femmes », pudiques et chastes à ce titre, et condamnées (au moins au ridicule) si elles se montrent prudes, ou encore « cruelles » envers ces pauvres poètes ? Tout un discours fustige en effet comme « bégueules » et « façonnières » celles qui s’offusqueraient des grivoiseries des beaux esprits. Or il y a en fait un net contraste entre les exigences de comportement imposées aux honnêtes femmes et ces textes, dont la lecture dans les milieux mondains est pourtant plutôt valorisée, puisque l’art de la poésie est censé faire partie des moyens de former hommes et femmes aux conversations polies, et à cet « art savant du juste milieu entre les nécessaires délicatesse et bienséance de qui s’adresse aux dames, et l’enjouement d’un discours brusquement osé, qui sait bien qu’elles ne sont pas si prudes 42 », selon Alain Génetiot. Qui sait bien... ou qui exige d’elles qu’elles ne le soient pas autant que les moralistes, et même le corps social, le leur prescrivent ? On peut noter deux formes de réaction, et (par exception) une troisième. Madeleine de Scudéry, dans une conversation insérée dans Artamène ou le Grand Cyrus en 1653, et reprise sous le titre « De l’air galant » dans ses Conversations, semble bien réagir à ces publications, en s’en prenant à ceux qui « vont de ruelle en ruelle, distribuer leur galanterie enjouée ». Elle ajoute : C’est aux femmes à qui il se faut prendre de la mauvaise galanterie des hommes : car si elles savaient bien se servir de tous les privilèges de leur sexe ; elles leur apprendraient à être véritablement galants, et elles n’endureraient pas qu’ils perdissent jamais devant elles le respect qu’ils leur doivent. En effet elles ne leur souffriraient nullement cent familiarités 40 Éros rebelle, p. 13. 41 Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, s.v. « Éclaircissement sur les obscénités », Genève, Slatkine reprints, 1969 [1820-1824], t. 15, p. 344. 42 Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, H. Champion, 1997, p. 248. Plaire aux honnêtes dames en défiant l’honnêteté 209 inciviles, que la plupart des nouveaux galants veulent introduire dans le monde. 43 Il revient donc selon elle aux femmes d’« introduire dans le monde une galanterie si spirituelle, si agréable, et si innocente tout ensemble, qu’elle ne choquerait ni la prudence, ni la vertu 44 », car c’est « la scrupuleuse pudeur » qui fait tout « le charme de la belle galanterie 45 ». Ce qui fait dire à Méré que les femmes, « dont les grâces font penser aux bienséances, sont encore plus nécessaires [que le commerce des honnêtes gens] pour s’achever dans l’honnêteté 46 ». Mais les grâces des dames suggèrent en fait bien autre chose à nos auteurs que le respect des bienséances... Donc, à l’image de l’Elmire du Tartuffe ou de l’Uranie de La Critique de l’École des femmes, le mieux n’est-il pas, pour une honnête femme, de se rire « de sottises pareilles », de savoir se défendre, mais de ne pas s’offusquer ? Uranie fait ainsi la critique de celles qui par les mines qu’elles affectèrent durant toute la pièce [L’École des femmes] ; leurs détournements de tête ; leurs cachements de visage, firent dire de tous côtés cent sottises de leur conduite, que l’on n’aurait pas dites sans cela ; et quelqu’un même des Laquais cria tout haut, qu’elles étaient plus chastes des oreilles que de tout le reste de leur corps. 47 Si l’on réagit aux « équivoques grossières » (n’est-ce pas avoir l’esprit mal tourné ? ) et aux « mots de gueule » (pourquoi se gendarmer contre le mot, puisqu’on fait bien la chose ? ), on risque de passer pour folle, on dirait aujourd’hui nymphomane, telle Bélise dans Les Femmes savantes, ou pour ridicule, telle Climène, s’offusquant d’une « pièce qui tient sans cesse la pudeur en alarme 48 ». Tout cela ne serait que pruderie, et hypocrisie. La Fontaine décrit avec complaisance le (véritable) goût des dames pour les équivoques, pourvu qu’elles soient subtiles : On m’engage à conter d’une manière honnête Le sujet d’un de ces tableaux Sur lesquels on met des rideaux. 43 Madeleine de Scudéry, « De l’air galant », Conversations, Delphine Denis éd., Paris, H. Champion, 1998, p. 55. 44 Conversations, p. 56. 45 Conversations, p. 57. 46 Antoine Gombaud, chevalier de Méré, « De la vraie honnêteté », Œuvres complètes, Charles-Henri Boudhors (éd.), Paris, 1930, 3 vol., t. III, p. 75. 47 Molière, La Critique de l’École des femmes [1663], Œuvres complètes, t. I, p. 493 (s. 3). 48 La Critique de l’École des femmes, p. 491 (s. 3). Claudine Nédelec 210 Il me faut tirer de ma tête Nombre de traits nouveaux, piquants et délicats, Qui disent et ne disent pas, Et qui soient entendus sans notes Des Agnès même les plus sottes [...]. Tout y sera voilé, mais de gaze ; et si bien, Que je crois qu’on n’en perdra rien. Qui pense finement et s’exprime avec grâce, Fait tout passer ; car tout passe : Je l’ai cent fois éprouvé : Quand le mot est bien trouvé, Le sexe, en sa faveur, à la chose pardonne ; Ce n’est plus elle alors, c’est elle encor pourtant : Vous ne faites rougir personne, Et tout le monde vous entend. 49 Plus compréhensif, à la fin du siècle, Bayle souligne que « la crainte d’être raillées comme des prudes et des précieuses fait que les femmes n’osent se fâcher pendant qu’on ménage les expressions 50 ». Pour autant, Philaminte avait peut-être bien raison de condamner cet « amas d’équivoques infâmes/ Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes 51 », mais elle a tort d’oublier que Trissotin comme Vadius en sont parfaitement capables. Le mieux serait peut-être encore de battre ces messieurs sur leur propre terrain. Dans leurs lettres (privées), certaines femmes ne s’en sont pas fait faute ; mais la fameuse Jouissance, par laquelle Marie-Catherine Desjardins (autrice connue sous le nom de Mme de Villedieu, puisqu’elle prend plus tard le nom de son amant comme nom de plume) fit à 18 ans une entrée fracassante dans le monde littéraire, fut bel et bien imprimée : Ô vous, faibles esprits, qui ne connaissez pas Les plaisirs les plus doux que l’on goûte ici-bas, Apprenez les transports dont mon âme est ravie ! Une douce langueur m’ôte le sentiment, Je meurs entre les bras de mon fidèle Amant, Et c’est dans cette mort que je trouve la vie. 52 Car l’épanouissement dans la sexualité est (ou devrait être) aussi une caractéristique de l’honnêteté 53 , au féminin comme au masculin : « N’aimer 49 Jean de La Fontaine, « Le Tableau », Nouveaux contes [1674], dans Fables et Contes, André Versaille (éd.), Paris, R. Laffont, « Bouquins », 2017, p. 1001. 50 Dictionnaire historique et critique, p. 352. 51 Molière, Les Femmes savantes [1672], Œuvres complètes, t. II, p. 585 (III, 2, v. 917- 918). 52 Poésies choisies. Cinquième partie, Paris, C. de Sercy, 1660, p. 61. Plaire aux honnêtes dames en défiant l’honnêteté 211 point, c’est donc un grand crime ? 54 », interroge Psyché. Le théâtre de Molière contient nombre d’appels aux jouissances amoureuses réciproques. Dans Les Amants magnifiques, une femme, Caliste, proteste même contre la « sévère Loi de l’honneur », et argumente : Puisque le Ciel a voulu nous former Avec un cœur qu’Amour peut enflammer, Quelle rigueur impitoyable Contre des traits si doux nous force à nous armer, Et pourquoi sans être blâmable Ne peut-on pas aimer Ce que l’on trouve aimable ? Hélas ! que vous êtes heureux Innocents Animaux de vivre sans contrainte, Et de pouvoir suivre sans crainte Les doux emportements de vos cœurs amoureux [...]. 55 Il n’est pas question de contester que l’honnêteté ait constitué au XVII e siècle un idéal de comportement vers lequel tendre, dont la galanterie serait une sorte de réalisation affinée, ni qu’il ait produit un progrès dans la régulation des mœurs, et des rapports plus policés entre les hommes et les femmes (de la bonne société, entendons-nous bien). Cependant, il importe de rappeler que cet idéal est en fait décliné de façon différenciée pour l’homme et pour la femme, différenciation qui entraîne des contradictions internes, l’homme galant se devant de faire et de dire ce que la femme honnête se doit de rejeter. Dans le domaine des mœurs sexuelles, et de leur expression, en réalité ou en littérature, l’égalité et le respect d’autrui, quel que soit son sexe, restent en fait un idéal encore bien lointain au XVII e siècle... comme aujourd’hui. Bibliographie Sources Poésies choisies de Messieurs [...] et plusieurs autres. Paris, C. de Sercy, 1653. Poésies choisies. Cinquième partie. Paris, C. de Sercy, 1660. 53 Voir Roger Duchêne, « Honnêteté et sexualité », Destins et enjeux du XVII e siècle, Yves-Marie Bercé (dir.), Paris, Puf, 1985, p. 119-130, p. 120. 54 Molière, Psyché [1671], Œuvres complètes, t. II, p. 466 (III, 3, v. 1090). 55 Molière, Les Amants magnifiques [1670], Œuvres complètes, t. II, p. 971 (3 ème intermède, scène troisième). Claudine Nédelec 212 Nouveau recueil de pièces choisies de Mme la comtesse de la Suze et de Monsieur Pellisson. Seconde partie. Paris, G. Quinet, 1664. Bayle, Pierre. Dictionnaire historique et critique, « Éclaircissement sur les obscénités », Genève, Slatkine, 1969 [1820-1824], t. 15. Benserade, Isaac de. Les Œuvres de Monsieur de Benserade [1697, t. I], Cambridge, Omnisys, [1990]. Boileau, Nicolas. « L’Art poétique », Œuvres diverses du sieur D***, Paris, C. Barbin, 1674. Colletet, François. La Muse coquette, ou recueil de diverses poesies d’amours et de galanteries, Paris, J. B. Loyson, 1651. Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751- 1772), Édition Numérique Collaborative et Critique, l’enccre.academiesciences.fr Ferrier de La Martinière, Louis. Préceptes galants, Paris, C. Barbin, 1678. Gombaud, Antoine, chevalier de Méré. « De la vraie honnêteté », Œuvres complètes, Charles-Henri Boudhors éd., Paris, 1930, 3 vol., t. III. La Fontaine, Jean de. « Le Tableau », Nouveaux contes [1674], dans Fables et contes, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 2017. Molière. La Critique de l’École des femmes [1663], Œuvres complètes, Georges Forestier et Claude Bourqui éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, 2 vol., t. I. ———. Le Misanthrope [1666], Œuvres complètes, t. I. ———. Les Amants magnifiques [1670], Œuvres complètes, t. II. ———. Psyché [1671], Œuvres complètes, t. II. ———. Les Femmes savantes [1672], Œuvres complètes, t. II. Sarasin, Jean-François. Œuvres, Paris, A. Courbé, 1656. Scarron, Paul. Léandre et Héro. Ode burlesque, Paris, A. de Sommaville, 1656. Scudéry, Madeleine de. Conversations, Delphine Denis éd., Paris, H. Champion, 1998. Sévigné, Madame de. Correspondance, Roger Duchêne éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972-1978, 3 vol. Sorel, Charles. Histoire comique de Francion [1623], Romanciers du XVII e siècle, Antoine Adam éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958. [Sorel, Charles et Saint-Évremond, Charles de]. 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Grâce, bienséance et art de penser La grâce, entre théologie et esthétique H ÉLÈNE M ICHON (U NIVERSITÉ DE T OURS ) La notion de civilité des XVI e et XVII e siècles 1 peut s’appréhender, dans les manuels qui fleurissent à cette époque, à partir de trois notions qui recouvrent trois champs : la grâce pour la sphère esthétique, l’honnêteté pour la sphère morale et l’étiquette pour la sphère spécifiquement sociale. Cependant, Alain Pons, dans l’introduction de son édition du Courtisan de Castiglione, précise que la grâce peut être aussi considérée de manière plus large et se voit définie comme la quintessence de l’éthique du courtisan : Dans l’éloquence courtisane, le discours du corps a […] autant d’importance que le discours parlé. Ce qui compte, c’est le manifeste. Or, ce que le courtisan doit avant tout manifester dans tout ce qu’il dit et fait, dans toute sa forme de vie a un nom, la grâce 2 . La grâce désigne aussi bien le maintien du corps, une agilité et aisance gestuelle, qu’un maniement aisé de l’art du discours à travers une rhétorique parfaitement maîtrisée. Or, cette notion - contrairement aux notions connexes d’honnêteté ou de civilité - provient d’une toute autre sphère, celle de la théologie. Historiquement et étymologiquement, il y a une parenté, un fonds commun entre la grâce - entendue dans un sens esthé- 1 Celle-ci hérite certes de la conception antique de l’honnêteté, laquelle unit indissolublement, notamment depuis la description qu’en donne Cicéron dans le De Officiis, idéal moral et idéal esthétique. Celle-ci se voit ensuite doublée d’une forte dimension sociale dans le contexte de la Renaissance, où s’ébauche alors le concept de civilité, lié à la mise en place du modèle curial substituant au modèle du chevalier celui du courtisan. Nous revoyons à l’ouvrage de Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, 1973, puis Pocket, coll. Agora, 2002, traduction de Pierre Kamnitzer. En effet, selon Elias, la civilisation occidentale est le résultat d’un processus de domestication des pulsions. 2 Baldassar Castiglione, Le Livre du courtisan - Présentation et traduction d’Alain Pons (D’après la version de Gabriel Chappuis, 1580), Editions G. Lebovici, 1987, p. XVIII. Hélène Michon 218 tique et mondain - et la grâce théologique, laquelle peut, elle aussi, revêtir un caractère esthétique. Lorsque Thomas dans la Somme théologique se demande ce qu’est la grâce, il affirme : Nous lisons dans la Glose : « La grâce est la beauté de l'âme : c'est elle qui lui attire l'amour divin. » Or la beauté de l’âme est une qualité, comme la beauté du corps. La grâce est donc une qualité 3 . Cette étroite parenté avec la beauté - beauté du corps ou beauté de l’âme - semble alors justifier la tentative de comparaison entre les deux champs que nous allons mener. En effet, nous voudrions analyser brièvement les rapports de similitude ou dissimilitude entre les deux grâces, grâce naturelle ou esthétique et grâce surnaturelle ou théologique, pour aborder ensuite celui de la généalogie : dans quelle mesure et surtout dans quel sens l’influence de l’une sur l’autre a-t-elle pu se faire ? I. Des divergences notables Certes, il ne convient de comparer que des choses comparables et il peut sembler dans un premier temps que les deux notions aient peu à voir l’une avec l’autre puisque l’une imite la nature - la grâce esthétique se doit de devenir naturelle sous peine de ne pas exister : c’est son invisibilité qui la constitue - alors que la grâce théologique vise à transformer la nature, à la modifier, qu’il s’agisse d’une grâce qui guérit (sanans) ou d’une grâce qui élève (super-naturalis). Ainsi, dans un cas, le naturel s’oppose à l’artificiel, lequel ne doit donc pas apparaître, alors que dans l’autre cas, le naturel s’oppose au surnaturel, lequel peut se voir ; c’est toute l’ambiguïté du mot naturel qui est ici à l’œuvre. Y a-t-il un sens à comparer le rapport nature/ / art avec celui de nature/ / grâce, puisque dans un cas la grâce renvoie à l’assimilation de l’artifice, dans l’autre à un principe d’action ou d’opération supérieur à la nature ? S’il y a une réelle différence, ce qui peut cependant, croyons-nous, autoriser un rapprochement est le fait que, dans les deux cas, le naturel se voit perfectionné. Considérons les caractéristiques de leurs définitions respectives. Qu’elle soit, comme le dit Castiglione, « faveur du Ciel » ou vertu acquise, la grâce, proche du charme, se définit comme l’envers de l’affectation : la sprezzatura, néologisme forgé par ce dernier, participe de l’ineffable - du nescio quid latin du charme - et se voit cernée par la négative : Je trouve une règle générale qui me semble y devoir conduire mieux qu’aucune autre, et c’est d’éviter dans toutes les actions, comme un 3 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ière partie, question 110, a. 2. La grâce, entre théologie et esthétique 219 dangereux écueil, l’affectation mais usant au contraire d’un certain dédain qui cache l’artifice et qui fait paraître qu’on fait les choses presque sans y penser 4 . Deux principes sont à l’œuvre pour fuir l’affectation : la dissimulation de l’artifice et le refus de toute forme de réflexivité, sentiment profond d’une aisance naturelle. En premier lieu, il s’agit de la dissimulation de l’artifice. Pour ce faire, il importe de donner une impression d’immédiateté, de spontanéité : cette négligence doit en quelque sorte gommer l’effort qui a permis de l’atteindre, selon l’adage bien connu Ars est celare artem 5 . De ce point de vue, on peut la rapprocher de l’artifice rhétorique, du style : Aussi le travail du style doit-il rester caché ; le langage ne doit pas avoir l’air recherché, mais naturel, c’est là ce qui est persuasif ; l'autre style produit un effet contraire, car, pensant à un piège, les auditeurs sont prévenus 6 . Mais elle peut l’être aussi du travail du peintre : Dans la peinture un seul trait de pinceau hardiment tiré et d’une manière [modo] qu’il semble que la main, sans être conduite par aucune étude, aille d’elle-même au terme [termine] de l’intention [intenzion] du peintre ; cela marque évidemment son excellence 7 . L’idéal de cette nonchalance feinte repose sur la dissimulation des aspects « techniques » du comportement, conçu comme une ars, tout à la fois savoirfaire, habileté et métier : « On peut dire que le véritable art est celui qui ne 4 Baldassar Castiglione, Le Parfait courtisan et la Dame de Cour, trad. Jean-Baptiste Duhamel, Paris, chez Estienne Loyson, 1690, p. 61. Pour approfondir, nous renvoyons à l’ouvrage de Maria-Teresa Ricci, Du cortegiano au discreto : l'homme accompli chez Castiglione et Gracian : Pour une contribution à l'histoire de l'honnête homme, Champion, 2009. 5 Sur les origines et la fortune de ce topos, nous renvoyons à l’article de Paolo D’Angelo, « “Celare l’arte”. Per una storia del precetto Ars est celare artem », Intersezioni, VI, n° 2, 1986, p. 321-341. 6 Aristote, La Rhétorique, lib. III, 2, 1404b, Paris, Belles Lettres, 1973, trad. de Mérédic Dufour et André Wartell, p. 42. Cette affirmation trouve un écho dans une longue tradition dont ce vers, tiré de l’Art d’Aimer d'Ovide, témoigne à son tour : « si latet, ars prodest, adfert deprensa pudorem », Ovide, Ars amatoria, II, 313, (L’Art d’Aimer, Paris, Belles Lettres, 1967, éd. de Henri Bomecque, p. 43). Autrement dit, « l’art est utile s'il se cache, mais s’il est découvert, il apporte le déshonneur ». Comme le poème invite à le faire, la dissimulatio artis, c'est-à-dire la dissimulation de l’art, favorise la capacité du discours à persuader. 7 Baldassar Castiglione, Le Parfait courtisan, op. cit., p. 67. Hélène Michon 220 paraît pas être de l’art, et on doit par-dessus tout s’efforcer de le cacher » 8 . Le sommet de l’artifice consiste à dissimuler l’artifice, à donner à la civilité comme à l’œuvre d’art, l’apparence du naturel. En outre, parce qu’immédiate, la grâce doit donner une impression de facilité ou d’aisance : elle doit donc non seulement masquer le chemin qui conduit jusqu’à elle mais elle doit en outre ouvrir une porte vers l’infini par la deuxième qualité qu’elle exhibe, qui est donc celle de la facilité : Elle apporte encore cet avantage que se trouvant dans une action toute petite qu’elle soit, non seulement elle découvre à l’instant la capacité de celui qui la fait, mais imposant à l’opinion des gens, ils estiment qu’il en sait beaucoup plus qu’il ne fait paraître 9 . En effet, pourquoi admirer ce qui est fait avec facilité, au point d’ailleurs qu’il semble que ce soit davantage la facilité que l’activité même qui soit louée ? Certes, il y a là l’aspect nettement aristocratique de la grâce mondaine, supposant une répulsion instinctive vis-à-vis de l’effort (l’effort est condamnable dès lors qu’il est visible et renvoie à la souffrance endurée) mais encore, la facilité est louée en ce qu’elle donne une idée de l’infini : elle donne à comprendre que l’on ne montre pas la totalité de ses possibilités et ce faisant, elle laisse augurer un « toujours plus », c’est-à-dire une idée d’illimité, d’infini. Ainsi procurant une idée d’infini et ce, avec facilité, la grâce sprezzatura permet de jouir d’un avant-goût des plaisirs à venir, elle est le plaisir par anticipation. Aux antipodes de cette harmonie, le monde de la grâce théologique est un monde de contraste et de combat. Contraste en premier lieu car l’anthropologie chrétienne s’appuie sur une brisure originelle, une disharmonie fondamentale, une discontinuité inaugurée par le péché des origines ; ce contraste suppose alors un combat intérieur que la grâce ne vient en quelque sorte que renforcer. Elle contraste avec la nature et en est quelquefois le double inversé : Rentre en toi-même, tu y trouves le combat ; si tu as commencé à suivre Dieu, tu y trouves le combat. Quel est, dis-tu, le combat que je trouve ? La chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair (Gal. 5, 17) 10 . La spontanéité, dans ce cadre, devient suspecte et ne constitue en aucun cas un gage de légitimité ; tout au contraire, un processus d’éducation, fait de 8 Ibid., p. 61. 9 Ibid., p. 67. 10 Augustin, Homélies sur l’Evangile de saint Jean, 34, 10, Bibliothèque Augustinienne, Brepols, vol. 73a, par M.-F. Berrouard, 1988, p. 142-143. La grâce, entre théologie et esthétique 221 préceptes et de commandements, de contrainte, doit être convoqué, que vient ensuite parfaire et renforcer le mouvement dynamique de la grâce. Dès lors et tout à l’inverse, l’effort ou le dépassement est hautement valorisé car indice de la présence d’une autre force que celle de la nature, celle de la grâce : le contraste suppose donc le combat entre deux mouvements contradictoires. Quand bien même nous irions chercher un témoin non augustinien du point de vue de la grâce, le résultat est toujours semblable. Qu’est-ce que vivre selon la grâce ? [...] c’est vivre emmi le monde [...] par des ordinaires résignations, renoncements et abnégations de nous-mêmes, ce n’est pas vivre humainement, mais surhumainement ; ce n’est pas vivre en nous, mais hors de nous et au-dessus de nous : et parce que nul ne peut sortir en cette façon au dessus de soi-même si le Père éternel ne le tire, partant cette sorte de vie doit être un ravissement continuel et une extase perpétuelle d’action, et d’opération 11 . Ici, l’effort est tel, la tension entre le point de départ et le point d’arrivée si forte, que les termes utilisés sont ceux d’extase ou de ravissement pour dire la projection de soi, hors de son champ naturel : là où la grâce de la sprezzatura demande de ne pas sortir de ses limites en cherchant à donner une impression de déjà là ou, en tout état de cause, demande de masquer le déroulé de l’acquisition de ce qui n’était pas encore là, la grâce surnaturelle, elle, produit un dépassement de soi qui souligne la nécessité de sortir de soi, de franchir des limites. De deux mouvements opposés, nous sommes passés à deux lieux ou deux espaces différents, que justifie le terme d’ex-stase, de sortie d’un lieu vers un autre. Dans un cas, la facilité d’opération donne une idée de l’infini par ce qu’elle ne montre pas, dans l’autre cas, la difficulté d’opération donne, elle aussi, une idée de l’infini par la distance parcourue qu’elle exhibe. Pourtant ces divergences sont plus apparentes que réelles. II. Le don comme horizon commun En effet, la grâce/ charme ou grâce esthétique est un don reçu qui ne peut s’acquérir, de même que l’honnêteté ne s’apprend pas 12 et de même 11 François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, livre VII, ch. VI, in Œuvres, coll. la Pléiade, Gallimard, 1969, livre VII, ch. VI, p. 683. 12 « On n’apprend point aux hommes à être honnêtes hommes, et on leur apprend tout le reste et ils ne se piquent jamais tant de savoir rien du reste comme d’être honnêtes hommes. Ils ne se piquent de savoir que la seule chose qu’ils Hélène Michon 222 que la grâce théologique ne se mérite pas : elle, non plus, ne s’enseigne ni ne se gagne mais participe d’une forme d’innéité, qui relève du don. La grâce de Castiglione imite les caractéristiques du don, au double sens de ce qui est reçu et de ce qui est un bien ; en effet, ce peut être un don du ciel ou, si ce n’est pas le cas, la grâce doit être telle qu’on ne voit nulle trace du soin de l’acquisition : ce n’est peut-être pas tant l’effort qu’il faut masquer - ou pas seulement - mais tout indice laissant croire qu’il y a eu travail parce que la grâce ne peut être que donnée ; elle est le résultat d’une alchimie que l’on ne peut reproduire en suivant une recette ou une technique : on peut seulement en définir les contours. La bonne grâce est ordinairement un présent de la nature et des cieux et [que] lorsqu’ils ne la donnent qu’imparfaitement on peut, étant aidés de l’art et de l’exercice, achever de la perfectionner ; [je dis que] des hommes qui sont nés aussi avantagés que nous en voyons quelques uns, n’ont point besoin de cette instruction parce que cette douce faveur du ciel les conduit presque malgré eux plus haut qu’ils ne peuvent même désirer et les rend non seulement agréables mais admirables aux yeux de tout de le monde 13 . Ainsi alors que pour un Erasme, et tous ceux qui se préoccupent d’une éducation morale, c’est bien le résultat qui compte, le bien atteint par la personne, la vertu acquise, fidèle au principe aristotélicien que l’homme ne devient vertueux que par exercice : aux antipodes de cet apprentissage, se trouve donc la grâce reçue du bien-né, dont la caractéristique est précisément l’absence de laboriosité comme indice même de son authenticité. Or, la théologie, si elle reprend, d’un côté, la dimension d’acquisition laborieuse de la vertu, telle que le définit Erasme, reprend, d’un autre, la définition de la grâce telle que la formule Castiglione : La grâce peut s’entendre en deux sens : soit comme le don même de Dieu à l’état d'habitus ; soit comme un secours de Dieu qui meut l’âme au bien. Dans le premier sens, la grâce requiert une certaine préparation, car aucune forme ne peut exister dans une matière si celle-ci ne s’y trouve disposée. Mais si nous parlons de la grâce au sens de secours de Dieu portant au bien, sous ce rapport aucune préparation préalable au secours divin n’est requise de la part de l’homme ; bien plutôt toute préparation qui se trouve dans l’homme a nécessairement pour origine le secours de Dieu portant au bien 14 . n’apprennent point.», fr. 643, Pensées de Pascal, éd. Philippe Sellier, Classiques Garnier, 1991. 13 Baldassar Castiglione, Le Parfait courtisan, p. 57. 14 Thomas d’Aquin, Somme théologique, I ère partie de la II ème partie, q. 112, a. 2. La grâce, entre théologie et esthétique 223 En outre, Thomas dans la question 110 de la Somme définit celle-ci comme une « réalité surnaturelle communiquée par Dieu par amour » : la grâce désigne essentiellement un don de Dieu fait à l’homme et ce don manifeste une autre qualité décisive de la grâce, qui est celle de la gratuité ; Dieu donne par pure magnificence et manifeste sa grandeur dans ses dons : « Dire de quelqu’un qu’il a la grâce de Dieu c'est dire qu'il y a en lui un effet déterminé produit par l'amour gratuit de Dieu » 15 . Dans les deux cas, la dimension de gratuité souligne que nous ne sommes pas dans une logique d’échange ou de donnant/ / donnant mais dans une sorte d’au-delà de la réciprocité, où chacun donne sans espérer nécessairement en retour. De plus, cette dimension de plaisir sous-tend les deux réalités de la grâce esthétique et de la grâce théologique car les deux relèvent d’un art de plaire : la grâce naturelle relève d’un art de plaire aux hommes et la grâce théologique d’un art de plaire à Dieu. En effet, là où l’auteur de l’Art de persuader affirme l’instabilité des principes de plaisir 16 , Castiglione, de son côté, définit des règles : « Qui n’agrée pas l’adresse négligée de plusieurs hommes et femmes de Cour dans toutes leurs actions où ils veulent paraître sans application ? » 17 Il s’agit bien de mettre au point un art de plaire. De même, Thomas d’Aquin décrit bien la grâce comme ce qui rend l’homme agréable devant Dieu : il précise ainsi qu’existent deux types de grâce, l’une dite gratum faciens et l’autre gratis data : L’une unira l'homme à Dieu : c’est la grâce qui le lui rend agréable. L'autre permettra à un homme de coopérer au retour vers Dieu d’un autre homme : c’est la grâce gratuitement donnée 18 . La grâce naturelle, comme la grâce théologique, renvoie ainsi à ce qui plaît et donc au plaisir, bien avant l’optique développée par les théologiens de Port-Royal. Ce qui fait que l’homme doté de la grâce plaît est que le bon ou le bien est indissociable du beau. Si la théologie médiévale connaît bien le système des transcendantaux 19 qui repose sur la convertibilité des catégories, la 15 Ibid., q. 110, a. 2. 16 « Les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversité, qu’il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi même dans les divers temps. », Blaise Pascal, « De l’Art de persuader », in Œuvres complètes, éd. Louis Lafuma, Seuil, 1963, p. 356. 17 Baldassar Castiglione, Le Parfait courtisan, p. 62. 18 Thomas d’Aquin, Somme théologique, I ère partie de la II ème partie, q. 111, a.1. 19 L’invention des transcendantaux date du XIII e siècle et du tournant des XIII e et XIV e siècles. Les théologiens ont ainsi dénombré six termes - res et aliquid ayant Hélène Michon 224 perspective adoptée par Castiglione et de ses disciples hérite, sans le savoir, d’une conception du bon qui doit être beau et inversement : Il ne faut donc pas se contenter seulement de faire les choses bonnes, mais il faut s’appliquer aussi à les faire avec élégance. L’élégance n'est en quelque sorte rien d'autre qu'une certaine lumière qui se dégage de la convenance des choses qui sont bien composées et bien divisées les unes avec les autres et toutes ensemble : sans cette mesure le bien n'est pas beau, ni la beauté plaisante 20 . La grâce est ainsi un mélange de bon et de beau dont la savante alchimie plaît invariablement. III. La généalogie : de la grâce esthétique à la grâce théologique ou l’inverse ? La recherche de la civilité aura sans doute pour effet d’accentuer la séparation entre public et privé, entre ce qui doit se voir et ce qui ne doit pas se voir : par souci de ne pas imposer à autrui des spectacles désagréables, on masque l’effort pour ne donner que l’agrément du résultat dans les choses humaines : il s’agit bien de créer une société des apparences. De plus, l’on assiste, par le biais des manuels de civilité, à une sorte de démocratisation de celle-ci : si la grâce est un don et ne s’enseigne pas, l’étiquette ou les belles manières, elles, peuvent être enseignées et permettent ainsi de pallier le manque de naissance par une imitation des manières aristocratiques. Il en va de même pour la vie spirituelle ou la grâce devenue, notamment sous l’impulsion de François de Sales, accessible non plus seulement au cloître mais également au monde : c’est ainsi que se met en place la dévotion civile. Or, si la civilité et l’apprentissage des belles manières tendent à gommer la distance entre être et paraître en favorisant une intériorisation constante des codes mondains, la dévotion civile tend à masquer également la solution de continuité de la nature à la grâce. C’est que l’idéal esthétique comme spirituel est celui d’une certaine douceur qui rejoint plus tardivement unum, ens, verum et bonum - dits « transcendantaux », ainsi dénommés parce qu’ils transcendent les catégories aristotéliciennes, la caractéristique de ces termes étant leur convertibilité. L’enjeu médiéval de ces développements est la question de l’objet de la métaphysique et de la définition d’une telle science. 20 Giovanni Della Casa, Galatée, ou Des manières, présenté et trad. de l’italien d’après la version de Jean de Tournes (1598) par Alain Pons, Paris, Quai Voltaire, 1988, p. 102. La grâce, entre théologie et esthétique 225 lime les aspérités et efface les tensions. François de Sales propose ainsi une forme de tempérance ou de sacrifice propre à la vie civile, qui reste dès lors cachée ou invisible : C’est, comme je crois, une plus grande vertu de manger sans choix ce qu’on vous presente et en mesme ordre qu’on le vous presente, ou qu’il soit a vostre goust ou qu’il ne le soit pas, que de choisir tous-jours le pire. [Car encor que cette derniere façon de vivre semble plus austere, l’autre neanmoins a plus de resignation, car par icelle on ne renonce pas seulement a son goust, mais encor a son choix ; et si] ce n'est pas une petite austerité de tourner son goust a toute main et le tenir sujet aux rencontres, joint que cette sorte de mortification ne paroist point, n’incommode personne, et est uniquement propre pour la vie civile 21 . Des pénitences publiques qui se voient, on passe à des sacrifices privés qui ne se voient pas ; en ce sens, la civilité favorise le fait de cacher, de maintenir un art des apparences qui ne dévoile pas l’intimité ; elle a, de ce point de vue, influé sur la vie spirituelle et produit d’invisibles vertus, en occultant le sacrifice, la tension que celles-ci supposaient. Mais l’inverse est vrai. En effet, cet idéal de la négligence contient un principe esthétique très net : celui de l’effacement des limites, notamment celle de l’intérieur et de l’extérieur. Déjà gommée dans le domaine du savoir par les hommes de la Pléiade à travers le principe de l’innutrition, cette dialectique intérieur/ / extérieur l’est maintenant dans le domaine de la civilité, par celui de la sprezzatura qui prétend effacer la dimension laborieuse de l’apprentissage. Or, ce faisant, la grâce esthétique non seulement veut imiter le rythme de la vie, qui possède un dynamisme tout intérieur, mais encore elle imite la manière que Dieu a de gouverner les êtres 22 et rejoint ainsi la grâce. En 21 François de Sales, Introduction à la vie dévote, [1609], III ème partie, ch. XXIII, in Œuvres, op. cit., p. 197. 22 « Le parallèle entre la nature et l’art engagé dans le texte développe en définitive la notion du Deus artifex, qui s’avèrera centrale du Moyen Âge à la Renaissance et jusque chez un Voltaire. Dieu est semblable à l’artiste de génie qui, atteignant en quelque sorte l’asymptote de l’art, s’inscrirait dans la matière même de son œuvre : « On dit encore que le sculpteur Phidias, en érigeant la statue d’Athéna sur l’Acropole, grava ses propres traits au milieu du bouclier de la déesse, et, par un artifice caché, les rendit si étroitement solidaires de la statue que, si on avait voulu les enlever, on devait nécessairement détruire de fond en comble la statue tout entière. C’est de cette façon que Dieu se comporte dans le Monde, dit le Pseudo- Aristote. » Du Monde, 6, 398b 15-16, trad. J. Tricot in Aristote, Traité du Ciel, suivi du Traité Pseudo-Aristotélicien du Monde, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1990 (1ère éd. 1949) », Hervé Brunon, « Ars naturans, ou Hélène Michon 226 effet, ce qui vient de l’extérieur est toujours considéré comme une contrainte potentielle : il convient donc de souligner la parfaite symbiose entre extérieur et intérieur, cette harmonie a pour nom la douceur qui est également le terme adéquat qui définit, en théologie comme dans les Écritures, la manière dont Dieu gouverne les êtres libres : Quand il s'agit des simples créatures en effet, Dieu, dans sa providence, ne se contente pas de les mouvoir à leurs actes naturels ; mais encore il leur octroie des formes et des vertus qui sont les principes de leurs actes et les portent à agir en tel ou tel sens conformément à ce qu'elles sont ellesmêmes. C'est pourquoi les mouvements que Dieu imprime aux créatures leur sont connaturels et faciles, selon cette parole du livre de la Sagesse (VIII, 1) : « Il dispose toutes choses avec douceur » 23 . Certes, Aristote opposait déjà gouvernement despotique (contrainte extérieure) et gouvernement politique (prenant en compte le dynamisme interne de celui que l’on dirige) mais seul Dieu peut mouvoir la volonté ellemême : ainsi, lorsque Dieu impulse un mouvement, celui-ci n’est pas extérieur à la créature, il lui est intérieur puisque Dieu la meut par le biais de ses propres facultés : L’être mû par un autre n'est contraint que s’il est mû contre son inclination propre. Mais s’il est mû par un autre qui lui donne sa propre inclination, on ne peut dire qu’il soit contraint. Ainsi le corps lourd qui est mû par son engendrant et qui tombe, n'est pas contraint. C’est de cette manière que Dieu, en mouvant la volonté, ne la force pas, car il lui donne sa propre inclination 24 . C’est moins l’extériorité que l’altérité de la propre inclination qui cause donc l’impression de contrainte aux yeux de Thomas : en ce sens, impulser la propre inclination c’est aller dans le sens de la liberté. Ce mode d’agir, qualifié depuis la Bible de « douceur », est devenu, notamment sous la plume de François de Sales, le terme clef pour décrire l’action de la grâce : La grâce est si gracieuse et saisit si gracieusement nos cœurs pour les attirer, qu’elle ne gâte rien en la liberté de notre volonté ; elle touche puissamment, mais pourtant si délicatement, les ressorts de notre esprit, que notre franc arbitre n’en reçoit aucun forcement ; la grâce a des forces, l’immanence du principe : l’automate et la poétique de l’illusion au XVI e siècle », in Das Château de Maulnes und der Manierismus in Frankreich. Beiträge des Symposions am Lehrstuhl für Baugeschichte und Denkmalpflege der RWTH Aachen, dir. PIEPER, Munich-Berlin, Deutscher Kunstverlag, coll. « Aachener Bibliothek » (n o 5), 2006, p. 275-304. 23 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ière partie, q. 110, a. 2. 24 Ibid., q. 105, a. 4. La grâce, entre théologie et esthétique 227 non pour forcer, ains pour allécher le cœur ; elle a une sainte violence, non pour violer, mais pour rendre amoureuse notre liberté ; elle agit fortement, mais si suavement, que notre volonté ne demeure point accablée sous une si puissante action ; elle nous presse, mais elle n’oppresse pas notre franchise : si que nous pouvons, emmi ses forces, consentir ou résister à ses mouvements, selon qu’il nous plaît 25 . La grâce théologique est extérieure au sujet mais elle agit de l’intérieur, usant de la volonté même du sujet. Ce qui se produit pour la liberté - une contrainte devenue intérieure, se reproduit du point de vue de l’esthétique : l’artifice est devenu naturel. Douceur du gouvernement divin, douceur de la grâce qui meut la volonté, et douceur de la sprezzatura devenue l’inverse de l’effort concédé. La grâce esthétique imite la grâce théologique en ce qu’elle apparaît comme naturelle ; seulement là où la grâce esthétique vise à faire croire au naturel, la grâce théologique restitue un naturel que la brisure originelle avait aboli. Le naturel de la grâce esthétique est un artifice assimilé ; le naturel que vise la grâce théologique un naturel occulté. Concluons. Nous avons rapproché grâce naturelle et grâce surnaturelle : la première est un résultat de l’assimilation entre nature et art, la seconde est un principe d’action qui vient modifier la nature de l’intérieur. Pourtant, dans les deux cas, une profonde analogie peut s’établir, celle du don reçu qui abolit la distinction intérieur/ / extérieur : c’est alors la grâce surnaturelle qui modèle la grâce naturelle ; et celle de l’assimilation qui occulte la dimension laborieuse pour ne pas incommoder, c’est alors la grâce naturelle qui éclaire la grâce surnaturelle. Les deux plaisent car les deux correspondent à un art de plaire et c’est sans doute là le point focal d’où on peut les analyser. De fait, un disciple de Castiglione enjoint à la comparaison des deux grâces en les situant toutes deux dans un temps anté-lapsaire ; c’est alors la grâce esthétique qui, par sa facilité à bien agir rappelle, permet de retrouver le premier état de grâce théologique pour lequel agir bien se faisait en toute facilité. La chute, en rendant le bien ardu, l’a disjoint de l’esthétique : Veritablement je ne m’estonne pas si ceux qui sont capables de bien connoistre, & de bien gouster cette sorte d’hommes, que par un mot d'excellence on nomme aujourd’huy des Honestes-gens, les caressent, les cherissent, & les admirent, comme ils font : Puisque ce sont eux seuls, qui parmy la corruption & les ordures des vices que j'ay repris tout le long de ce discours, & parmi un nombre infiny d’autres [...] conservent comme une 25 François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, livre II, ch. XII, op. cit., p. 444-445. Hélène Michon 228 image entr’eux, de ces pures & innocentes mœurs, dont l’on dit qu’estoient composées les delices du Paradis de nos premiers Peres 26 . Remédier à la chute c’est réconcilier la grâce des belles manières et la grâce permettant une vie droite, c’est réunifier éthique et esthétique. Bibliographie Aristote. La Rhétorique, Paris, Belles Lettres, trad. de Mérédic Dufour et André Wartell, 1973. Augustin. Homélies sur l’Evangile de saint Jean, Bibliothèque Augustinienne, Brepols, vol. 73a, par M.-F. Berrouard, 1988. Castiglione, Baldassar. Le livre du courtisan - Présentation et traduction de Alain Pons (D'après la version de Gabriel Chappuis, 1580), Editions G. Lebovici, 1987. Castiglione, Baldassa., Le Parfait courtisan et la Dame de Cour, trad. De Jean- Baptiste Duhamel, Paris, chez Estienne Loyson, 1690. D’Angelo, Paolo. « “Celare l’arte”. Per una storia del precetto Ars est celare artem », Intersezioni, VI, n° 2, 1986, p. 321-341. Della Casa, Giovanni. Galatée, ou Des manières, présenté et trad. de l'italien d'après la version de Jean de Tournes (1598) par Alain Pons, Paris, Quai Voltaire, 1988. Elias, Norbert. La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973. Faret, Nicolas. L’honneste homme ou l'art de plaire à la Cour, Paris, Jean Brunet, 1639. Lelong, Frederic. « La métaphysique de la facilité chez Marsile Ficin et Baldassar Castiglione », Revue Philosophique de Louvain, 108(1), 1-29, 2010. Pascal, Blaise. « De l’Art de persuader », Œuvres complètes, éd. Louis Lafuma, Paris, Seuil, 1963. Ricci, Maria-Teresa. Du cortegiano au discreto : l'homme accompli chez Castiglione et Gracian : Pour une contribution à l'histoire de l'honnête homme, Paris, Champion, 2009. Sales, François de. Traité de l’Amour de Dieu, Introduction à la Vie dévote, in Œuvres, coll. La Pléiade, Paris, Gallimard, 1969. 26 Nicolas Faret, L’honneste homme ou l'art de plaire à la Cour, Paris, Jean Brunet, 1639, [1630, chez Toussaint Du Bray], p. 155-156. Plaire au public féminin : les bienséances dans le Roman comique de Scarron J OLENE V OS -C AMY (C ALVIN U NIVERSITY ) Dans son analyse de la doctrine classique en France, René Bray base sa discussion des bienséances sur le concept de la « convenance » formulé par Pierre Nicole en 1659 : « “La raison nous apprendra pour règle générale qu’une chose est belle lorsqu’elle a de la convenance avec sa propre nature et avec la nôtre.” Cette convenance, c’est la bienséance » (Bray 216). Bray y distingue deux sortes de bienséances : « les bienséances internes entre l’objet et sa propre nature, [et] les bienséances externes entre l’objet et le sujet, c’est-à-dire le public » (Bray 216). Bray explique que les premières sont motivées par un désir d’harmonie à l’intérieur de l’œuvre d’art alors que les deuxièmes sont motivées par un désir d’harmonie entre l’œuvre d’art et le public. On retrouve ces deux aspects dans la définition de la bienséance du Dictionnaire universel d’Antoine Furetière : « ce qui convient à une chose, qui luy donne de la grace, de l’agrément … il est de la bienséance de se tenir decouvert et en une posture honneste devant les Grands et les Dames » (Furetière « La bienséance » sans pag.). Les bienséances qui déterminent ce qui donne de la grâce à une chose sont les bienséances internes, alors que les bienséances externes comprennent l’attitude à tenir devant un certain public où les femmes sont aussi présentes. Dans notre analyse du Roman comique de Paul Scarron nous nous intéressons aux bienséances externes car le roman de Scarron fait preuve d’une sensibilité envers les lectrices, une sensibilité qui respecte les bienséances et qui cherche une harmonie avec un public à la fois masculin et féminin. Ce désir de plaire aux lectrices se trouve dans tous les registres narratifs, dans les nouvelles espagnoles et dans l’histoire du couple formé par les héros principaux, le Destin et Madame de l’Étoile, ainsi que dans le registre burlesque des comédiens de profession, hôteliers, et autres per- Jolene Vos-Camy 230 sonnages du Mans 1 . Les bienséances envers les lectrices forment un lien unificateur entre ces registres disparates, et elles sont encore plus apparentes quand on compare le Roman comique avec la suite d’Offray ou encore avec l’Histoire comique de Francion. Les femmes dans le Roman comique Le respect de l’auteur pour un public féminin se manifeste dans trois aspects de la représentation des femmes dans le Roman comique. Premièrement, les personnages féminins sont partout présents dans le roman, ce qui permet à un public féminin de se retrouver plus facilement dans l’histoire. Deuxièmement, Scarron crée des femmes capables d’amitié entre elles et avec les hommes, ce qui est un attribut positif. Troisièmement, Scarron écrit plusieurs scènes où des personnages féminins résistent aux contraintes imposées sur elles par la société, ce qui montre la sensibilité de l’écrivain envers la condition féminine. Cette représentation diverse et positive des femmes dans la fiction rend le roman sympathique aux lectrices. Femmes présentes dans le roman Le premier personnage que Scarron présente au lecteur dans la première scène du roman est une des comédiennes, Mademoiselle de la Caverne, accompagnée par le comédien principal de la troupe comique, le Destin. Dans cette première scène, les gens du Mans ridiculisent la Caverne à cause de son nom qu’ils trouvent bizarre. Mais le Destin défend sans hésitation la respectabilité du nom de la comédienne en disant qu’il n’est pas plus étrange que des noms comme « la Montagne, la Valée, la Roze ou l’Epine » (Scarron 533). Ce petit événement sans importance pour l’intrigue principale donne tout de même le ton du récit à suivre. Dans tout le roman les femmes seront présentes dans la narration, identifiées par leurs noms, et 1 « Le Roman Comique se présente donc comme une audacieuse et originale tentative de synthèse entre des données romanesques fort différentes, entre des univers distincts, mais complémentaires : d’un côté l’univers trivial et prosaïque où vivent quotidiennement les comédiens et la population du Mans, de l’autre l’univers lointain, poétique et un peu féerique qui est celui des nouvelles espagnoles, et, entre les deux, le monde à la fois noble et vulgaire où se déploient les aventures - racontées rétrospectivement à la première personne - de certains comédiens, notamment le Destin » (Jean-Pierre Chauveau, « Diversité et unité du Roman Comique », Mélanges historiques et littéraires sur le XVII e siècle, Paris : Société d’étude du XVII e siècle, 1974, p. 165). Les bienséances dans le Roman comique de Scarron 231 traitées respectueusement par les personnages principaux ou par le narrateur. Yves Giraud a montré qu’une des originalités de Scarron est de créer deux personnages féminins principaux avec « les traits de l’humanité moyenne,… ni princesses ni filles faciles, honnêtes simplement, humainement vertueuses et libérales sans laisser-aller, point trop lointaines et point trop familières » (Giraud 72). De plus, ce sont des femmes d’esprit : « L’Estoile et Angélique sont présentées comme deux figures apparentées et complémentaires : elles ont en commun l’esprit, la sagesse et la gaîté tout en étant d’humeur différente » (Giraud 71). Ainsi, Scarron met au centre de l’intrigue deux couples, Le Destin et Mlle de l’Étoile et Léandre et Angélique, couples dans lesquels les personnages féminins ont autant d’importance, de personnalité et d’humanité que les personnages masculins. Dans tous les registres du roman on trouve des femmes actives. Dans les nouvelles romanesques d’origine espagnole que Scarron insère dans le Roman comique, les femmes sont présentes avec des rôles clés. Les femmes sont narratrices dans le roman, comme Inès qui raconte une des nouvelles intercalées, ou Mademoiselle de la Caverne qui raconte l’histoire de son passé. Parfois, le public mis en scène par Scarron est entièrement féminin, comme quand le Destin raconte sa propre histoire. Même le vieux comédien la Rancune comprend l’importance d’inclure les femmes dans le récit car il promet de raconter la vie du poète de la troupe et précise que la vie de sa femme y sera comprise. Scarron fait remarquer dans le roman que les actrices jouent désormais les rôles féminins sur la scène du théâtre, ce qui est un phénomène relativement récent lors de la publication de la première partie du Roman comique 2 . Ainsi, le vieux comédien la Rancune, avant, jouait les petits rôles féminins et maintenant il joue les petits rôles masculins. Quand Scarron décrit la carrière de la Rancune, il fait comprendre que le fait que la Rancune ne joue plus les petits rôles féminins représente un progrès : Au temps qu’on estoit réduit aux pieces de Hardy, [la Rancune] jouoit en fausset, et, sous les masques, les rosles de nourrice : depuis qu’on commença à mieux faire la Comedie, il estoit le surveillant du portier, jouoit les rosles de Confidens, Ambassadeurs et Recors, quand il falloit accompagner un Roy, prendre ou assassiner quelqu’un, ou donner bataille. (Scarron 541). 2 Jean Serroy note que « les rôles de femmes furent longtemps tenus par les hommes, surtout avant 1630 » (« Notes », Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, Paris : Gallimard, 1985, p. 387). La première partie du Roman comique a été publiée en 1651 et la deuxième partie en 1654. Jolene Vos-Camy 232 D’ailleurs, quelques pages plus tard on apprend que « Madamoiselle de l’Estoile et la fille de Madamoiselle de la Caverne recitoient les premiers rôles » (Scarron 549-550) pour lesquels elles avaient beaucoup de succès 3 . Femmes amies Un deuxième aspect qui contribue à charmer les lectrices est le fait que les personnages féminins dans le Roman comique sont capables d’amitié et de solidarité entre elles. Ce n’est pas toujours le cas au dix-septième siècle comme le remarque Perry Gethner : « Female friendship is a topic explored far more often by women writers than by their male colleagues, most of whom in fact refused to believe in its possibility » (Gethner 31). Mais Scarron note souvent les relations amicales entre femmes. Par exemple, quand le lieutenant de Prévôt la Rappinière invite le Destin, la Rancune et Mademoiselle de la Caverne chez lui après leur arrivée au Mans, Scarron indique que Mademoiselle de la Rappinière, épouse du lieutenant de Prévôt, « receut la compagnie avec force complimens, comme elle estoit la femme du monde qui se plaisoit le plus a en faire. … En moins de rien les deux Dames [la Caverne et Mme la Rappinière] furent si grandes camarades qu’elles s’entr’appellerent ma chere et ma fidelle » (Scarron 538). Non seulement les femmes forment des amitiés entre elles, mais Scarron montre aussi des femmes solidaires qui s’entraident. Quand Mademoiselle de l’Étoile est séparée de la troupe des comédiens, le Destin et les autres apprennent d’un brancardier que « la femme du seigneur du village où Madamoiselle de l’Étoile s’estoit blessée, luy avoit rendu visite et l’avoit fait conduire au Mans avecque grand soing » (Scarron 549). Plus tard Mademoiselle de l’Étoile raconte ses aventures elle-même, et nous apprenons que dans deux occasions elle a reçu de l’aide de la part de deux femmes différentes : Mademoiselles de l’Estoille leur apprit aussi les assistances qu’elle avoit receuës d’une Dame de Tours… et comme par son moyen elle avoit esté conduicte jusqu’à un village proche de Bonnestable, où elle s’estoit demis un pied en tombant de cheval. Elle adjousta qu’ayant appris que la trouppe estoit au Mans, elle s’y estoit fait porter dans la littiere de la Dame du village qui la luy avoit liberalement prestée. (Scarron 576) 3 Des exemples de comédiennes admirées et admirables existaient en France à partir des années 1630. Selon Colette Scherer, « les femmes se taillaient une place nouvelle et que la société qui les applaudissaient devait estimer de bon aloi. Mademoiselle Lenoir, Mademoiselle Villiers, sont des comédiennes connues, estimées, et dont la vie privée ne prête pas à la critique » (Colette Scherer, Comédie et Société sous Louis XIII, Paris : Nizet, 1983, p. 22). Les bienséances dans le Roman comique de Scarron 233 Scarron ne limite pas ses personnages féminins à des amitiés entre femmes. Il montre aussi que les femmes sont capables d’amitié avec les hommes, sans que cette amitié devienne sexuelle. C’est le cas entre Mademoiselle de la Caverne, sa fille Angélique, et Mademoiselle de l’Étoile et le Destin : Aprés le souper, le Destin seul demeura dans la chambre des Dames. La Caverne l’aimoit comme son propre fils ; Mademoiselle de l’Estoille ne luy estoit pas moins chere ; et Angelique, sa fille et son unique heritiere, aimoit le Destin et l’Estoille comme son frere et sa sœur. … Si le Destin et l’Estoille étoient aimez de la Caverne et de sa fille, ils s’en rendoient dignes par une amitié reciproque qu’ils avoient pour elles ; et ils n’y avoient pas beaucoup de peine puisqu’elles meritoient d’estre aymées… (Scarron 576) Femmes battantes Un troisième aspect de la représentation des femmes dans le Roman comique qui plaît à un public féminin est que Scarron fait preuve de sensibilité par rapport aux contraintes imposées aux femmes par la société ainsi qu’aux violences qu’elles subissent aux mains des hommes 4 . Scarron décrit ces moments difficiles, même pour les personnages secondaires comme Mademoiselle de la Rappinière. Quand, par exemple, les comédiens passent la nuit chez la Rappinière, Scarron décrit comment la Rappinière soupçonne sa femme d’infidélité quand elle ne fait que se lever pour aller aux toilettes. Scarron souligne la rapidité du mauvais jugement que le mari porte sur sa femme : « avoir quelque soupçon, se mettre en colere, se lever de furie, ce ne fut qu’une mesme chose » (Scarron 539). La scène se termine quand la Rappinière se jette sur un objet poilu dans le couloir qu’il croit être sa femme : A ses cris, ses injures et ses juremens, toute la maison fut en rumeur et tout le monde vint à son ayde en mesme temps : la servante, avec une chandelle, la Rancune et le valet en chemises salles, la Caverne en jupe fort meschante, le Destin l’espée à la main, et Mademoiselle de la Rappiniere vint la derniere et fut bien estonnée, aussi bien que les autres, de trouver son mary tout furieux, luctant contre une chevre qui allaitoit, dans la maison, les petits d’une chienne morte en couche. (Scarron 540) 4 La même sensibilité envers la condition féminine se trouve aussi dans certaines pièces de théâtre de Scarron. Jonathan Carson trouve que cette sensibilité se manifeste plus dans ses deux dernières pièces, La Fausse apparence et Le Prince corsaire (Jonathan Carson. « Women in Scarron’s Theatre, the Good, the Bad and the Independent », Biblio 17, 144 (2002), p. 191). Jolene Vos-Camy 234 Les femmes et un animal femelle encadrent cette scène. C’est une servante qui arrive en premier sur la scène pour aider son maître, et c’est la femme de la Rappinière qui arrive en dernier pour observer le chaos créé par son mari : « sa femme, qui se douta bien de la pensée que [son mari] avoit eue, luy demanda s’il estoit fou » (Scarron 540). Et puis l’animal que la Rappinière attaque dans le noir est une simple chèvre qui prend la place d’une autre mère, une chienne morte en couches. Ce dernier détail rappelle le risque que court toute femme ou bête femelle qui donne naissance, un risque que les hommes ne connaissent pas. Alors que la Rappinière est obsédé par la pensée que sa femme lui est infidèle, les femmes sont occupées par d’autres soucis plus terre à terre. Ce n’est pas seulement les personnages féminins secondaires qui doivent faire face à des hommes importuns. Les deux comédiennes au centre de l’intrigue doivent gérer les attentions de leurs admirateurs. Quand les comédiens passent leur première nuit dans une hôtellerie du Mans, la chambre des comédiennes est envahie par plusieurs hommes de la ville, amateurs de théâtre et comédiennes : la chambre des Comediennes estoit desja pleine des plus eschauffez godelureaux de la ville dont quelques-uns estoient desja refroidis du maigre accueil qu’on leur avoit fait. Ils parloient tous ensemble de la Comedie, des bons vers, des Autheurs et des Romans. Jamais on n’ouït plus de bruit en une chambre, à moins que de s’y quereller. (Scarron 550) Le « maigre accueil » que les hommes avaient reçu chez les comédiennes s’explique quelques phrases plus tard : les comédiennes tentent de s’installer tranquillement dans leur chambre d’hôtel alors que ces hommes de la ville ne pensent qu’à les charmer à leur façon : Madamoiselle de la Caverne et Madamoiselle Angelique sa fille arrangeoient leurs hardes avecque une aussi grande tranquillité que s’il n’y eust eu personne dans la chambre. Les mains d’Angelique estoient quelquefois serrées ou baisées, car les provinciaux sont fort endemenez et patineurs ; mais un coup de pied dans l’os des jambes, un soufflet ou un coup de dent, selon qu’il estoit à propos, la delivroient bien tost de ces galans à toute outrance. Ce n’est pas qu’elle fût devergondée ; mais son humeur enjouée et libre l’empeschoit d’observer beaucoup de ceremonies ; d’ailleurs, elle avoit de l’esprit et estoit tres-honneste fille. (Scarron 550) Selon la description de Scarron, Angélique, une fille « tres-honneste », a raison de traiter les hommes trop entreprenants d’une façon surprenante et violente mais efficace. Les bienséances dans le Roman comique de Scarron 235 La Suite d’Offray Le respect des bienséances par le biais du traitement favorable des personnages féminins dans le Roman comique est encore plus frappant si on compare le roman de Scarron avec l’œuvre d’un auteur qui voulait l’imiter. A sa mort en 1660 Scarron a laissé le Roman comique inachevé, et en 1663 un libraire de Lyon, Offray, a publié une troisième partie écrite par un auteur anonyme pour terminer le roman (Adam 41). La suite d’Offray résout les fils de l’intrigue principale de l’œuvre de Scarron, parmi lesquels le mariage des deux couples au centre du roman, et elle utilise les mêmes procédés narratifs avec des récits et des histoires insérées dans le récit principal. Ainsi, juste après le mariage des couples du Destin et Mademoiselle de l’Étoile, et de Léandre et Angélique, les comédiens et leurs amis écoutent deux histoires racontées par un des leurs. La représentation des femmes dans ces histoires de la suite d’Offray est très différente de celle des nouvelles du Roman comique. Dans le Roman comique et en particulier dans les quatre nouvelles d’origine espagnole que Scarron a traduites et adaptées, on trouve des femmes fortes et vertueuses dans des rôles actifs : Portia dans L’amante invisible, Victoria dans A trompeur trompeur et demi, Sophie dans Le juge de sa propre cause, et Dorothée et Féliciane de Monsalve dans Les deux frères rivaux. Par contre, dans la suite d’Offray, dans les deux histoires racontées après le mariage des deux couples, le narrateur accuse les femmes d’être désagréables. La première histoire, intitulée « Histoire des deux jalouses », raconte le mariage de deux vieux gentilshommes qui tombent victimes des machinations de leurs femmes jalouses l’une de l’autre. La caractérisation de ces femmes est négative : le narrateur les décrit comme « deux Demons » (Scarron 883), et leur caractère est généralisé comme étant typique de toutes les femmes de l’époque. De plus, les deux femmes sont incapables d’amitié à cause de leur obsession avec les hommes : « [la jalousie] fut source de la rupture entre ces deux Dames, car auparavant elles se visitoient civilement, mais, comme j’ay dit tousjours avec une jalouse envie » (Scarron 883). Après plusieurs péripéties, l’histoire se termine avec deux maris morts par la faute de leurs épouses, la première épouse morte en prison, et la deuxième morte dans un monastère après avoir fait pénitence pendant de longues années. Le narrateur souligne la morale négative par rapport aux femmes en expliquant que l’histoire « justifie assez ce que l’on dit, qu’une femme hazarde tout quand il s’agit de se venger » (Scarron 884). La deuxième histoire, « Histoire de la capricieuse amante », illustre comme la première le mauvais caractère des femmes. Elle raconte toutes les souffrances du sieur de Saint-Germain aux mains de celle qu’il adore, « cette Jolene Vos-Camy 236 bizarre Marguerite » (Scarron 892), comme la désigne le narrateur. L’histoire finit avec un mariage qui rend tout le monde heureux, mais le lecteur n’oubliera pas toutes les injustices que le sieur de Saint-Germain a souffertes à cause de cette femme lunatique. Nous sommes loin des femmes mises en scène par Scarron. L’Histoire comique de Francion Il y a un grand contraste aussi entre les femmes du Roman comique et celles de l’Histoire comique de Francion, publiée par Charles Sorel en sa première version en 1623. Dans son Dictionnaire universel Furetière donne à la fois le Roman comique et l’Histoire comique de Francion comme exemple pour illustrer l’adjectif « comique » : « Comique, se dit aussi de tout ce qui est plaisant, recreatif. Cette adventure, cette querelle est comique. L’Histoire Comique de Francion escrite par Sorel. Le Roman Comique de Scarron » (Furetière sans pag.). Mais le comique de Francion n’est pas le même que celui de Scarron du point de vue de la représentation des femmes et donc des bienséances. Comme le dit Jean Serroy, le personnage de Francion est un homme, pas un héros romanesque, et ses rapports avec les femmes consistent surtout en des quêtes sexuelles : Francion est ridicule parfois, dur souvent, instable toujours. La cruauté ambiante du collège le rend « meschant et fripon » ; il est méprisant pour les faibles, cinglant pour les forts, sans pitié pour les sots ; il ne cherche dans les femmes de rencontre que l’assouvissement de son plaisir ; il est faible parfois, malgré son courage, et ne résiste pas toujours à l’appel des sirènes. Il a les faiblesses d’un homme, et il en a la complexité. (Serroy 152) De plus, toujours selon Serroy, « de tous les personnages du roman, Francion est le seul à intéresser vraiment son auteur » (Serroy 152). Alors tous les personnages secondaires, hommes et femmes, manquent d’une « véritable épaisseur romanesque » (Serroy 153) à l’exception d’Agathe : La seule femme à accéder véritablement au statut de personnage romanesque est celle qui, par sa vie et ses idées, confirme la philosophie du héros : la vieille Agathe, en effet, se voit, elle, déterminée, comme Francion, par un long récit à la première personne. (Serroy 159) Agathe fait son entrée dans l’Histoire comique quand elle passe la nuit dans une auberge dans la chambre de Francion. Cette vieille squelettique, ancienne prostituée, se lève dans la nuit pour regarder Francion de près, et c’est à ce moment-là que se passe une des scènes les plus connues du roman : Francion, qui rêvait de sa belle Laurette, prend la vieille Agathe Les bienséances dans le Roman comique de Scarron 237 pour la femme de ses rêves et commence à l’embrasser. Agathe répond avec enthousiasme : « Quant est de la vieille, elle embrassa Francion aussi estroictement qu’il l’embrassoit, et pour respondre à ses caresses le baisa de bon courage, estant bien aise de trouver une occasion qui ne s’estoit guere offerte à elle depuis la perte du pucellage de Venus » (Sorel 92). Par contre, dès que Francion se rend compte de sa méprise, il profère un torrent d’insultes envers Agathe que le narrateur raconte en détail 5 . La violence des insultes peut surprendre la lectrice ou le lecteur comme elle surprend le gentilhomme témoin de la scène qui demande à Francion de s’apaiser. Agathe, pour sa part, répond calmement à Francion en lui rappelant qu’ils se connaissaient déjà à Paris où elle lui avait toujours « faict plaisir » (Sorel 103), et pour cette raison il ne devrait pas lui dire tant d’injures. C’est à la suite de cette scène qu’Agathe raconte son long récit à la première personne auquel Serroy fait référence. S’il est vrai que le personnage d’Agathe est plus développé que la majorité des autres personnages secondaires, il est difficile de dire qu’elle est traitée de façon respectueuse par Francion ou le narrateur. Serroy pense qu’on peut trouver les débuts d’un féminisme dans l’Histoire comique de Francion et pense que Sorel lui-même est favorable à une telle évolution parce que, « si Francion s’intéresse tant aux femmes, c’est d’abord pour son plaisir, mais c’est aussi en ce qu’elles sont, plus encore que les hommes, l’objet des contraintes sociales, des interdits moraux et religieux » (Serroy 158). Mais Serroy admet que « Ce ne sont pas les aspirations profondes de l’âme féminine, en tant que telles, qui intéressent Sorel - ce qui explique la 5 « Ne t’en glorifie point de ce que j’ay faict, car apprens que je prenois ta bouche pour un retraict des plus salles, et qu’ayant envie de vomir j’ay voulu m’en approcher afin de ne gaster rien en ceste chambre, et de ne jetter mes ordures qu’en un lieu dont l’on ne peut accroistere l’extreme infection. J’y eusse possible après deschargé mes excremens en te tournant le derriere et si j’ay touché a ton corps, c’est que je le prenois pour quelque vieille peau de parchemin, que je treuvois bonne a torcher un trou où ton nez ne merite pas de fleurer. Ha ! monsieur, dit il, en se tournant vers le Gentil-homme, vous me voulez donc persuader que j’ay caressé cette guenuche embeguinée ? Ne cognoissez vous pas qu’elle n’a rien qui ne soit capable d’amortir l’affection, et de resusciter la hayne ? Ses cheveux serviroient plutost aux Demons pour entraîner les ames chez Pluton, qu’a l’Amour pour les conduire sous ses loix. Si elle subsiste encore au monde, c’est que l’on ne veut point d’elle en Enfer et que les tyrans qui y regnent ont peur qu’elle ne soit la furie des furies mesmes » (Charles Sorel. Histoire comique de Francion. Romanciers du XVII e Siècle, éd. Antoine Adam, Paris : Gallimard, 1958, p. 102). Jolene Vos-Camy 238 pauvreté psychologique de la plupart de ses personnages féminins » (Serroy 159). Gabrielle Verdier aussi explore l’idée d’une possible pensée féministe dans le roman de Charles Sorel mais elle trouve des contradictions dans la représentation des femmes dans l’Histoire comique de Francion : « Cette ambiguïté est rendue plus troublante encore par les commentaires des narrateurs masculins, Francion et le narrateur premier, amplifiés dans les éditions de 1626 et 1633, et souvent en contradiction avec les affirmations que l’on croit lire dans l’histoire » (Verdier 119). Pour Verdier, ces contradictions pourraient s’expliquer par une réalité observée par Sorel mais cette réalité reste « d’autant plus insaisissable qu’elle est perçue par un regard masculin » (Verdier 121). Elle semble induire qu’une des raisons pour lesquelles Sorel est incapable de créer des personnages féminins réalistes est parce que l’écrivain est un homme. Verdier confirme donc ce que Serroy finit par admettre. Sorel ne s’intéresse qu’à Francion, personnage masculin qui ne pense aux femmes que pour son propre plaisir. Par conséquent, le comique de l’Histoire comique de Francion ne s’aligne pas avec les bienséances envers un public féminin. On ne peut pas dire la même chose de Scarron même quand il s’agit d’une femme en quête d’une relation sexuelle. Dans le Roman comique on trouve, comme dans l’Histoire comique de Francion, un exemple d’une femme qui voudrait séduire le héros principal du roman : Madame Bouvillon, la mère d’un Gentil-homme de la province. C’est le personnage féminin le plus ridicule du roman mais le ton du narrateur envers elle reste badin, ce qui est en contraste avec le ton assez violent du narrateur de Francion. De plus, le narrateur de l’histoire finit même par s’identifier avec le personnage de Madame Bouvillon. Dans une digression inspirée par le fait que Madame Bouvillon était une grande bavarde, le narrateur explique comment il a réussi à comprendre la psychologie des personnes comme elle : « J’appuye cette reflexion-là sur plusieurs experiences et mesme je ne sçay si je ne suis point de ceux que je blâme (Scarron 712) ». Le narrateur masculin comprend alors la psychologie de ce personnage féminin dont les traits, d’ailleurs, ne sont pas associés qu’aux femmes, mais à toutes les personnes bavardes, qu’elles soient hommes ou femmes. La femme, même ridicule, n’est pas perçue comme « autre » mais comme « semblable à nous » puisque le narrateur s’identifie avec elle. Le contraste entre les scènes de séduction dans l’Histoire comique de Francion et le Roman comique est aussi saisissant. Alors que Francion se jette sur Agathe et l’oblige à l’embrasser, le Destin, comme le narrateur, reste respectueux envers Madame Bouvillon tout au long de la scène. C’est elle qui mène l’action de la séduction, à la différence d’Agathe. L’image la plus Les bienséances dans le Roman comique de Scarron 239 menaçante de Madame Bouvillon que nous présente le narrateur finit par une description comique de ses très gros seins - la violence potentielle disparaît dans la description burlesque : [la Bouvillon] s’approcha du Destin son gros visage fort enflammé et ses petits yeux forts étincelans, et luy donna bien à penser de quelle façon il se tireroit à son honneur de la bataille que vraysemblablement elle luy alloit presenter. La grosse sensuelle osta son mouchoir de col et étalla aux yeux du Destin, qui n’y prenoit pas grand plaisir, dix livres de tetons pour le moins, c’est-à-dire la troisiéme partie de son sein, le reste estant distribué à poids égale sous ses deux aisselles. (Scarron 713) En contraste avec Francion, le Destin ne pense jamais à son propre plaisir mais seulement à son honneur comme à celui de sa séductrice car il lui propose plusieurs fois d’aller ouvrir la porte de la chambre si elle le veut bien. De plus, le narrateur fait remarquer que Madame Bouvillon rougit de sa mauvaise intention, « car elles rougissent aussi les dévergondées » (Scarron 713). Comme l’indique Furetière dans la définition du mot « bienséant », le fait de rougir est une marque de la bienséance : « Il est bienséant à une fille d’estre modeste, de rougir » (Furetiere sans pag.). Cependant Scarron suggère que cette expression physique des bienséances peut tromper car il remarque que si le Destin rougissait de pudeur, « la Bouvillon, qui n’en avoit plus, rougissoit je vous laisse à penser de quoy » (Scarron 714). Mais en contraste avec Francion, le narrateur trouve ici tout le comique dans la situation. On pourrait croire que Scarron veut punir cette femme impudique à la fin de la scène de séduction manquée car elle reçoit une grosse bosse sur le front par l’action involontaire de Ragotin : La Bouvillon cependant, ayant repris son mouchoir à la haste, alla ouvrir à l’impetueux Ragotin qui, en mesme temps, poussant la porte de l’autre costé de toute sa force, la fit donner si rudement contre le visage de la pauvre Dame qu’elle en eut le nez écaché et de plus une bosse au front grosse comme le poing. Elle cria qu’elle estoit morte. (Scarron 714) Le ton du narrateur change néanmoins envers Madame Bouvillon quand elle devient une victime de violence car, à partir de ce moment, celui-ci l’appelle deux fois « la pauvre Dame » (Scarron 714). Aussi, la réaction du Destin est révélatrice : il appelle immédiatement pour qu’on vienne aider Madame Bouvillon et ne la quitte que quand il a fini de soigner ses blessures avec l’assistance d’une servante. Certains critiques trouvent Madame Bouvillon répugnante, comme Yves Giraud, qui estime qu’elle est le seul personnage féminin « actif » du roman à l’exception des héroïnes des nouvelles insérées. Giraud associe le caractère Jolene Vos-Camy 240 actif de Madame Bouvillon au fait qu’elle est le seul personnage féminin à être « présenté sous un jour nettement défavorable » (Giraud 78). Pour Giraud, la « sensualité impudique et grossière [de Madame Bouvillon] inspire la répulsion » (Giraud 78). Giraud la considère dangereuse et donc toute sa sympathie reste avec Le Destin : « c’est précisément le personnage le plus “noble” qu’elle tente vainement de séduire ou même de violer. Ainsi, les deux héros [Le Destin et L’Étoile] sont l’un et l’autre victimes d’agressions de la part des brutaux » (Giraud 78). Cependant, on ne peut pas mettre Madame Bouvillon dans la même catégorie avec les assaillants de Mlle de l’Étoile, Saldagne et Saint-Far. En contraste avec les représentations de Saldagne et Saint-Far, Scarron nous indique plusieurs fois que Madame Bouvillon est digne de notre sympathie, même si c’est avec le sourire. Conclusion En donnant aux personnages féminins de son roman une grande visibilité, une complexité de caractère, une capacité d’amitié et de solidarité, et une grande dignité malgré le ton parfois burlesque de la narration, Scarron fait preuve d’une attention aux bienséances par rapport à un public féminin. Il participe en effet à un plus grand projet pour l’élaboration d’une nouvelle civilité au dix-septième siècle où, selon Emmanuel Bury et d’autres, l’instance féminine est décisive (Bury 202). Scarron démontre dans le Roman comique que les écrivains participent aussi aux bienséances en faveur des femmes. Sources Furetière, Antoine. Le Dictionnaire Universel d’Antoine Furetière, The Hague, 1690, Paris : S.N.L.-le Robert, 1978. Scarron, Paul. Le Roman comique. Romanciers du XVII e Siècle : Sorel - Scarron - Furetière - Mme de La Fayette, éd. Antoine Adam, Paris : Gallimard, 1958, pp. 529-897. Sorel, Charles. Histoire comique de Francion. Romanciers du XVII e Siècle : Sorel - Scarron - Furetière - Mme de La Fayette, éd. Antoine Adam, Paris : Gallimard, 1958, pp. 59-527. Études Adam, Antoine. « Le roman français au XVII e siècle », Romanciers du XVII e siècle, éd. Antoine Adam, Paris : Gallimard : 1958, pp. 7-57. Bray, René. La formation de la doctrine classique en France, Paris : Nizet, 1951. Les bienséances dans le Roman comique de Scarron 241 Bury, Emmanuel. « À la recherche d’une synthèse française de la civilité : l’honnêteté et ses sources », Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, éd. Alain Montandon, Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Clermont- Ferrand, 1994, pp. 179-214. Carson, Jonathan. « Women in Scarron’s Theatre, the Good, the Bad and the Independent », Biblio 17, 144 (2002), pp. 175-191. Chauveau, Jean-Pierre. « Diversité et unité du Roman Comique », Mélanges historiques et littéraires sur le XVII e siècle, offerts à Georges Mongrédien par ses amis, Paris : Société d’Étude du XVII e siècle, 1974, pp. 163-176. Gethner, Perry. « Female Friendships in Plays by Women Writers », Cahiers du dixseptième XII.2 (2009), pp. 31-41. Giraud, Yves. « Image et rôle de la femme dans le ‘Roman comique’ de Scarron », Onze études sur l’image de la femme dans la littérature française du dix-septième siècle, éd. Wolfgang Leiner, Tübingen : TBL-Verlag Narr ; Paris : J.-M. Place, 1978, pp. 67-90. Scherer, Colette. Comédie et société sous Louis XIII, Corneille, Rotrou et les autres, Paris : Nizet, 1983. Serroy, Jean. Roman et réalité, Les histoires comiques aux XVII e siècle, Paris : Minard, 1981. ———. « Notes », Paul Scarron, Le Roman comique, éd. Jean Serroy, Paris : Gallimard, 1985, pp. 385-409. Verdier, Gabrielle. « ‘Femmes-objets’ ? Femmes de tête ? L’indécidable sexe féminin dans l’Histoire comique de Francion », Littératures classiques 41 (2001), pp. 109-121. Les Mémoires sur Anne d’Autriche et sa cour de Mme de Motteville, une écriture de l’honnêteté P ASCALE T HOUVENIN (U NIVERSITÉ DE B REST ) Depuis leur editio princeps parue trente-quatre ans après sa mort, les Mémoires de Mme de Motteville sur Anne d’Autriche et sa cour (1723) n’ont pas quitté le fonds de la culture des honnêtes gens 1 . La mémorialiste est distinguée par les meilleurs auteurs. Saint-Simon en fait l’éloge 2 , Voltaire qui loue sa « noble et sincère naïveté » et leur « grand air de vérité », fait grand cas de son jugement 3 . Stendhal en conseillait la lecture à sa sœur Pauline pour apprendre les règles de la société 4 , Balzac a offert quelques pages d’une copie à Mme Hanska. Mme de Motteville fait une apparition furtive dans Vingt ans après, Sainte-Beuve lui a consacré une « causerie 5 ». Chateaubriand, en lecteur très attentif de ses Mémoires, partage avec elle 1 Mémoires pour servir à l’histoire d’Anne d’Autriche épouse de Louis XIII roi de France par Mme de Motteville, une de ses favorites, Amsterdam, François Changuion, 1723, 5 vol. in-12. Nos références renvoient à cette édition, qui constituera le texte de base d’une édition critique en préparation pour les éditions Champion. 2 Saint-Simon, Mémoires, éd. Yves Coirault, Gallimard, « La Pléiade », 1984, t. III, p. 108 ; t. V, 1983, p. 200. 3 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, dans Œuvres historiques, éd. R. Pomeau, Gallimard, « La Pléiade », 1957, p. 649, 680 ; voir aussi p. 646, 687 ; Nouvelles considérations sur l’histoire, dans Œuvres historiques, ibid., p. 47. 4 Stendhal, Correspondance générale, tome 1, 1800-1809, édité sous la direction de V. Del Litto avec la collaboration d’E. Williamson, J. Houbert et de M.-E. Slatkine, Paris, Champion, « Textes des littératures modernes et contemporaines » n° 17, 1997, 22 août 1805. Voir aussi la lettre du 28 décembre 1805. 5 Sainte-Beuve, Causeries du lundi, Paris, Garnier frères, s.d. [1851], 3 e éd., t. V, p. 168-188. Pascale Thouvenin 244 une rêverie littéraire sur les Pyrénées 6 . Marcel Proust la nomme lorsqu’il évoque la pérennité poétique des grands noms dans les Mémoires 7 . Comme un grand nombre de ses contemporaines qui ont acquis un renom littéraire, Mme de Motteville a bénéficié de conditions de formation particulièrement avantageuses, dans une famille lettrée anoblie par le service du roi - elle est la nièce du poète Jean Bertaud, évêque de Sées, son père fut secrétaire des rois Henri IV et Louis XIII, son frère devint lecteur de Louis XIV - ; à un moment social, intellectuel et culturel où l’interaction entre vie mondaine et littérature atteignait l’épanouissement qu’on lui connaît. Elle vécut enfant à la cour auprès de sa mère au service d’Anne d’Autriche, y fut rappelée jeune femme par la Régente dont elle devint plus que la dame d’honneur, la confidente intime 8 . Ses contemporains lui attachaient une discrète réputation de précieuse. Sa présence fut remarquable dans les milieux littéraires les plus brillants : elle fréquentait le salon de Mme Du Plessis-Guénégaud, était l’amie d’écrivains de la mouvance augustinienne de Port-Royal comme Robert Arnauld d’Andilly, La Rochefoucauld, Mmes de Sévigné et de La Fayette, aussi bien que du jésuite René Rapin, une référence et un guide en matière de belles-lettres. La culture de Mme de Motteville et son œuvre paraissent procéder du programme d’éducation cultivée et de vie préconisé par Jacques Du Bosc, condensé dans le triptyque « la lecture, la conversation et la rêverie », dans L’Honnête femme (1632) 9 . Le cordelier enrichit la troisième édition (1639) de chapitres sur l’accès à une haute culture (« De la lecture » et « Des dames savantes »), et recommande à sa lectrice de consacrer son étude à « la vraie science d’une honnête femme : la morale 10 ». Il y expose le contraire d’un programme d’application de préceptes ou de prescriptions, mais une authentique activité de réflexion - au sens le plus élevé de la « rêverie » - sur la « science des mœurs », où, ditil en faisant écho à François de Sales, les femmes se distinguent : des 6 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, éd. M. Levaillant et G. Moulinier, Gallimard, « La Pléiade », 1951, t. II, p. 374-375 ; voir aussi une autre référence, II, 244. 7 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, « Le côté de Guermantes », éd. P. Clarac et A. Ferré, Gallimard, « La Pléiade », 1954, t. II, p. 542. 8 Voir Marc Fumaroli, « La confidente et la reine : Madame de Motteville et Anne d'Autriche », Revue des sciences humaines, juillet-septembre 1964, p. 265-278 ; repris dans Exercices de lecture, de Rabelais à Valéry, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2006. 9 Nos références renvoient à L’Honnête femme, divisée en trois parties, revue, corrigée et augmentée en cette 4 e édition, Paris, Henry Le Gras et Michel Bobin, 1658, 1 re partie, p. 1. L’editio princeps (1632) fut augmentée d’une 2 e (1634) puis d’une 3 e partie (1639). 10 Op. cit., 3 e partie, p. 1. Les Mémoires sur Anne d’Autriche et sa cour 245 « dames savantes », tant païennes, telle Cléobuline, la fille de Pythagore, que chrétiennes, Tècle, disciple de saint Paul ou Démétria, Flora et Eustochium, disciple de saint Jérôme, y ont excellé 11 . Ce dernier chapitre du traité constitue aussi une incitation à écrire. Mme de Motteville lit les auteurs recommandés par le cordelier, représentants de l’humanisme chrétien, les Pères de l’Église, Sénèque et Plutarque, François de Sales. Elle est l’auteur d’un recueil d’extraits commentés des Pères et de l’Écriture qui lui confère une place originale de femme experte en théologie 12 . On ne manque pas d’arguments pour soutenir l’hypothèse d’une corrélation tant éthique qu’esthétique entre l’honnêteté et le genre littéraire des Mémoires. Les considérations d’ordre poétique apparaissent les plus pertinentes pour notre sujet. L’absence de poétique réglée des Mémoires entre en coïncidence avec le refus de l’affectation, pierre de touche de l’honnêteté. Elle les fait accueillants à la variété littéraire, dans un esprit d’antipédantisme accordé avec le goût mondain pour les portraits, les réflexions morales, les conversations et les entretiens, les narrations historiques parées des grâces piquantes du romanesque. La méthode des auteurs des traités, qui fondent leur réflexion sur une connaissance par l’expérience des hommes et du monde et formulent leur conception de l’honnêteté au moyen d’exemples souvent généraux et de préceptes, ne manque pas d’analogie avec l’intention qui anime l’écriture de Mme de Motteville. La plupart des commentateurs ont remarqué la tendance à l’analyse morale qui s’y fait entendre comme un fond de basse continue 13 . Le mémorialiste classique ne se borne pas au récit anecdotique des comportements et des actions, mais tend de manière plus ou moins déclarée avec plus ou moins de talent vers l’analyse morale et l’ « espèce de dissection » du cœur de l’homme que les moralistes définissent comme leur étude principale. Le rapport des Mémoires avec l’histoire conduit de surcroît Mme de Motteville à suivre la recommandation du jésuite René Rapin, qui fut aussi son directeur spirituel, de « fouiller les cœurs 14 ». Ses Mémoires abondent en portraits, anecdotes, 11 Op. cit., 3 e partie, p. 26. 12 « Recueil de ce que j’ai trouvé dans la sainte Écriture et ailleurs qui peut nous prouver la Divinité de Jésus Chrit (sic) et la vérité de la Religion chrétienne », BnF, ms fr. 6265. Voir Jean-Pascal Gay, « Françoise de Motteville. Une expertise indéfinie ou comment ne pas être théologienne. Autour d’une ‘dissertation’ féminine sur la divinité du Christ », Source(s), n° 8-9, 2016, p. 39-73. 13 Selon Jacqueline Plantié, « Cette analyse morale finit par avoir plus d’importance que la personne qui en fournit l’occasion. » La Mode du portrait littéraire en France, 1641-1681, Paris, Champion, 1994, p. 626. 14 B. Guion, Du bon usage de l’histoire - Histoire, morale et politique à l’âge classique, Paris, Champion, « Lumière classique » n° 79, 2016, p. 294. Pascale Thouvenin 246 détails particuliers et autres petits faits vrais qui constituent le matériau discontinu et fragmenté d’une étude morale éparse. Il revient au lecteur de recueillir l’explicite et de sonder l’implicite, de réunir en un faisceau les fils dispersés d’une réflexion. La tendance bien connue des Mémoires à la polyphonie générique chez les meilleurs écrivains 15 s’épanouit chez Mme de Motteville en d’indéniables bonheurs de plume qui révèlent autant que l’enquête sur sa culture son assimilation des modèles littéraires contemporains les plus dévolus à l’analyse morale. Elle réussit moins cependant dans la maxime, souvent proche du lieu commun, que dans la formule moins dense de la réflexion morale et surtout dans la technique du portrait discontinu, si approprié à la poétique discontinue des Mémoires 16 . Les fréquents commentaires personnels qui font entendre la voix de la mémorialiste comme in praesentia suggèrent aussi l’empreinte de la conversation « sur divers sujets de morale », pour paraphraser Madeleine de Scudéry. Familière des cours et du monde, la mémorialiste acquiesce à l’acception sociale la plus consensuelle de l’honnêteté, contenue dans les qualités de politesse, de civilité et d’urbanité, sans jamais cependant se contenter de leur application purement mondaine. On perçoit la lectrice attentive des traités, où la notion se réfère aux vertus, et son adhésion à leur exigence morale élevée : pour Faret, l’équivalence entre honnête homme et homme de bien s’impose, tandis que pour Du Bosc, l’honnête femme est inspirée par les vertus chrétiennes. L’association de l’honnêteté avec la douceur témoigne de l’imprégnation salésienne que la mémorialiste partage avec ces auteurs. Elle use fréquemment des syntagmes « honnêteté et douceur », « femme honnête et douce ». Les Mémoires sont avares de précisions sur le contenu de l’honnêteté, ce qui semble confirmer un consensus autour de la notion, bien documenté par les travaux récents. Cependant, c’est à l’occasion de fines analyses des infractions commises à l’encontre de l’idéal que l’on peut en mesurer l’exigence. Le cas de Mlle de Montpensier, qui a entrepris des démarches pour se marier à l’insu de Gaston d’Orléans, fait réfléchir la mémorialiste sur la nature exacte de son acte : « …une fille n’est point blâmable de penser à son établissement ; mais il n’est pas honnête qu’on le sache, ni qu’elle paraisse y avoir travaillé ». Entre un manquement aux règles sociales ou à la vertu, la balance penche pour la première solution : la faute de la princesse n’est pas d’avoir manqué à la vertu - il est bien légitime, quand on 15 M. Fumaroli, « Les Mémoires du XVII e siècle au carrefour des genres en prose », Dix-septième siècle, n° 94-95, Paris, 1971, p. 7-37 ; repris dans La Diplomatie de l’esprit, Paris, Gallimard, coll. « TEL », 2002. 16 E. Lesne, La Poétique des Mémoires, 1650-1685, Paris, Champion, « Lumière classique » n° 10, 1996. Les Mémoires sur Anne d’Autriche et sa cour 247 est « fille », de vouloir se marier -, mais de ne pas avoir cherché à réaliser ses aspirations dans les formes prescrites. La mémorialiste invoque « certaines bienséances » que « les pères ont accoutumé, dans les propositions de mariage », de garder, « pour sauver la gloire des filles, qui semble être toujours blessée, en recherchant ce qui leur est loisible de souhaiter 17 . » En tant qu’art de plaire, l’honnêteté rehausse la vertu, naturellement un peu grave, d’une part d’éclat. Mlle de Montpensier, par exemple, « […] était fort aimée, et méritait de l'être, non seulement parce qu'elle avait de belles qualités, mais de plus par une manière obligeante et pleine d'honnêteté, qui jusques alors lui avait acquis l'estime des honnêtes gens 18 . » Il existe un art de plaire dénué de toute frivolité et même profondément vertueux lorsque l’honnêteté se fait l’auxiliaire d’authentiques vertus, comme la bonté. Comme Jacques Du Bosc, Mme de Motteville considère que le naturel comme critère de la sincérité des vertus est la marque de l’honnêteté chrétienne. On le voit dans ce fragment de portrait moral d’Anne d’Autriche : Cette Princesse avait l’esprit aisé, commode, et agréable. Sa conversation était sérieuse et libre tout ensemble ; et ceux pour qui elle avait de l’estime trouvaient en elle un bonheur qui se rencontre rarement avec les Grands. Elle entrait dans les intérêts et les sentiments de ceux qui lui ouvraient leur cœur, et ce bon traitement faisait une grande impression dans l’âme de ceux qui l’aimaient. J’ai parlé ailleurs de sa beauté : je dirai seulement qu’étant aimable de sa personne, douce et honnête dans son procédé, et familière avec ceux qui avaient l’honneur de l’approcher, elle n’avait qu’à suivre ses inclinations naturelles, et à se montrer telle qu’elle était, pour obliger et pour plaire. A l’instar de Madeleine de Scudéry, qui en traite sous la forme dialoguée et continue de la « conversation » dans ses romans ou les volumes qu’elle consacre à ce genre, Mme de Motteville détaille une casuistique de l’honnêteté, mais sous la forme discontinue et disséminée inhérente à la poétique des Mémoires. La raillerie figure parmi les « lieux » emblématiques de cette casuistique : tandis que Faret lui a consacré une section de son traité sur les bons mots 19 , Madeleine de Scudéry s’est attachée à définir les nuances d’un art verbal maîtrisé de l’enjouement. Faret recommande la « raillerie douce et honnête », réprouve « la raillerie opiniâtrée » et recommande d’« éviter la bouffonnerie », sauf à l’encontre des « glorieux » : on l’utilisera pour exercer une répréhension morale à leur mesure, « tant la présomption est odieuse 20 ». 17 T. 2. 18 T. 4. 19 L’Honnête homme ou l’Art de plaire à la Cour, publié par M. Magendie, Paris, Presses universitaires de France, 1925 ; Slatkine Reprints, 1970, p. 81-86. 20 Faret, op. cit., p. 84. Pascale Thouvenin 248 Mme de Motteville constate que, dans l’entourage de Mme de Longueville, si brillante et si célébrée, « la fine raillerie, dont elle et ses courtisans faisaient profession, tombait souvent sur ceux qui en lui voulant rendre leurs devoirs sentaient à leur dommage, que l’honnête sincérité, qui se doit observer dans la société civile, était apparemment bannie de la sienne 21 . » Elle interroge les limites du tolérable, au point précis où la bienséance ne procède pas seulement d’une codification sociale mais émane de la pratique des vertus. Plus tolérante que Faret, elle concède à la « bouffonnerie » un droit à l’existence acceptable en société, tant que le goût du piquant peut s’accorder avec une intention sincèrement innocente : celle de l’« honnête bouffon, qui avait l'esprit agréable, et de qui on pouvait souffrir les contes pour divertir le public 22 ». Cependant, la raillerie qui s’affranchit des bornes de la décence morale bafoue la charité : on reconnaît la limite chrétienne de la notion. Dans le contexte d’émeutes et d’effondrement moral de la capitale pendant la Fronde, Mme de Motteville commente la fuite de dames du monde déguisées pour échapper au péril : […] mais elles eurent quasi toutes de mauvaises aventures à conter à Saint- Germain quand elles y arrivèrent : et il eût mieux valu pour elles qu'elles fussent demeurées exposées à la famine, et à la guerre, que de se trouver le sujet de la gaieté des honnêtes bouffons de la Cour, qui faisaient de fâcheuses histoires, devant le Roi et la Reine, des accidents survenus aux Dames qui sortaient de Paris 23 . Malgré la discrétion du texte, la réticence de la mémorialiste n’est pas légère. Les faits étaient graves et le péril encouru réel : Mme de Motteville venait de rapporter une agression physique à laquelle elle échappa ellemême de justesse. Le défaut de charité des railleurs, flagrant pour une conscience droite, n’apparaît pas à une conscience morale anesthésiée par la tolérance et l’accoutumance mondaines à la raillerie : l’échec de la leçon de Faret et plus encore de Du Bosc, qui préconisait que l’honnête raillerie fût toujours accompagnée de douceur, est ici patent. Pour Mme de Motteville comme pour Du Bosc, ce n’est pas l’infraction au code social qui figure la pierre d’achoppement de l’honnêteté véritable mais la vertu morale : on reconnaît la tonalité moraliste chrétienne qui impose ses couleurs à son propos. Il n’est pas surprenant de rencontrer les références à l’honnêteté dans les portraits ou leurs fragments disséminés dans les Mémoires. Or c’est un constat de dévaluation et de dégradation morale qui s’impose, ce qui 21 T. 1. 22 T. 3. 23 T. 2. Les Mémoires sur Anne d’Autriche et sa cour 249 distingue Mme de Motteville de Faret et Du Bosc qui, tout en accordant une place aux contre-exemples, demeurent confiants dans l’efficience d’un modèle où les qualités mondaines figurent l’émanation de la valeur ou de vertus morales. Les Mémoires, par contraste, scrutent la relativité de l’idéal à l’épreuve de l’observation des mœurs. L’honnêteté y apparaît rarement fondée sur la valeur morale mais plus souvent réduite à une qualité superficielle, instable et précaire. Sa superficialité éclate lorsqu’une réputation d’honnête homme ou d’honnête femme s’accommode d’une absence de bonnes qualités ou de mérite ou encore de leur médiocrité : « La Maréchale de La Motte, honnête femme, et de bonne maison, fut mise Gouvernante de Monseigneur le Dauphin. Ce ne fut nullement pour ses éminentes qualités ; car, à dire le vrai, elles étaient médiocres en toutes choses 24 . » ; « Madame de Béthune, Dame d’Atour de la Reine » était quant à elle « femme honnête et sage, mais assez naturellement dépourvue de mérite 25 ». Pis encore, l’honnêteté s’avère impuissante à racheter une insuffisance de caractère et d’âme dont les conséquences peuvent se révéler exorbitantes. C’est le cas du favori de la reine Marie « qui, selon le dire du public avait quelque part aux malheurs d’Angleterre » et « était assez honnête homme et d’un esprit doux, mais qui parut fort borné et plus propre aux petites choses qu’aux grandes 26 . » Le pire sans doute consiste en ce qui ne peut que représenter aux yeux de la disciple de Du Bosc une contrefaçon d’honnêteté, un charme mondain irrésistible masquant le poison du libertinage : Ce n'était pas une chose déraisonnable, d'éloigner de la Cour, et de la ville de Paris, un homme 27 qui ne cherchait qu'à dire un bon mot, qui décriait le gouvernement, et qui empoisonnait d'athéisme l'âme de tous ceux qui le pratiquaient familièrement ; car, dès lors la Cour n'était déjà que trop infectée de ces sortes d'esprits libertins, qui sont toujours cause de beaucoup de maux. Celui-là avait de grands charmes pour la société : il était spirituel, généreux, honnête homme ; et, selon les maximes du monde, ces choses suffisent pour croire, que ses amis s'ennuyèrent de ne le point voir 28 . La restriction dévalorisante « selon les maximes du monde » ou « à la mode du monde » sanctionne une corruption. En dissonance avec l’optimisme de Faret, confiant dans un « art de plaire à la cour » qui ne renie pas les vertus, la mémorialiste s’associe sans restriction au double constat de rupture radicale entre l’honnête homme et l’homme de bien et de corruption 24 T. 5 25 T. 5 26 T. 1 27 Le marquis de Fontrailles, ami du marquis de Cinq-Mars, instigateur d’une fameuse conspiration contre Richelieu. 28 T. 2 Pascale Thouvenin 250 du monde, topos de la réflexion morale de la seconde moitié du XVII e siècle. En témoigne cette réflexion sur la réaction de la cour à la mort de François de Bassompierre et le discrédit dans le monde de l’ancien maréchal, « l’illustre Bassompierre, tant vanté dans le siècle passé pour sa galanterie… chéri du Roi Henri IV, si favorisé de la Reine Marie de Médicis, si admiré et si loué dans tous les temps de sa jeunesse 29 », dont Tallemant des Réaux relate que « le nom de Bassompierre était synonyme d’élégance et de perfection » : Outre les défauts qu’ils lui trouvaient, dont je demeure d’accord de quelques-uns, ils l’accusaient comme d’un grand crime, de ce qu’il aimait à plaire, de ce qu’il était magnifique, et de ce qu’étant d’une Cour où la civilité et le respect étaient en règne pour les Dames, il continuait à vivre dans les mêmes maximes, dans une où tout au contraire les hommes tenaient quasi pour honte de leur rendre quelque civilité ; et où l’ambition déréglée, et l’avarice, sont les plus belles vertus des plus grands Seigneurs et des plus honnêtes gens du siècle. Cette sévérité du règne du feu Roi, et l’humeur du Cardinal Mazarin avaient beaucoup contribué à cette rudesse ; car, outre son avarice, il méprisait les plus honnêtes femmes, les belleslettres, et tout ce qui peut contribuer à la politesse des hommes. La stérilité des grâces, le désir d’en recevoir, et l’impossibilité d’y arriver par le mérite, ont rendu les courtisans incapables d’y prétendre par les belles voies ; et comme leur ambition en était plus forte et plus déréglée, parce qu’elle triomphait entièrement de leur cœur, elle était cause qu’ils ne pouvaient souffrir un homme qui avait conservé les anciennes coutumes : en quoi certainement ils avaient tort, à mon gré. Les restes du Maréchal de Bassompierre valaient mieux que la jeunesse de quelques-uns des plus polis de ce temps-là 30 . Rudesse et mépris contre douceur et respect, on ne peut que constater l’échec de « l’amour-propre bien réglé » auquel veut croire le chevalier de Méré 31 . La mémorialiste lui oppose implicitement la leçon des moralistes les plus sévères, comme ceux de Port-Royal, à l’encontre de la corruption du monde : l’amour-propre et l’intérêt personnel corrompent intégralement la vie sociale, politesse et civilité échouent à endiguer le ravage des passions vicieuses 32 . L’analyse de la dégradation de l’honnêteté est servie par l’expression d’une lucidité assez corrosive tant dans le fonds (ruine de son 29 T. 1 30 T. 1 31 Œuvres complètes du Chevalier de Méré, texte établi et présenté par Charles H. Boudhors, Paris, éditions Fernand Roches, 1930. 32 Voir B. Guion, Pierre Nicole moraliste, Paris, Champion, « Moralia » n° 9, 2002, notamment p. 324-333. Les Mémoires sur Anne d’Autriche et sa cour 251 expression extérieure, politesse et civilité, renoncement à sa culture la plus noble, le respect des dames, les belles lettres, effondrement de ses fondements intérieurs) que dans la forme : l’ironie sur la versatilité arbitraire de l’honneur, l’imprégnation du style épigrammatique auquel tendent les moralistes coïncide avec l’implacable exercice de lucidité de leur propos. Mais la réflexion, qui s’ouvre avec une restriction personnelle modalisée, est dans son ensemble subtile et nuancée, bien dans l’esprit de l’« honnête sincérité » dont Mme de Motteville regrette l’effacement dans la civilité contemporaine. « L’honnête sincérité » anime l’effort d’une évaluation équitable, lucide mais aussi bienveillante que possible, dans ce portrait de la maréchale de La Meilleraye, mariée à un époux goutteux et disgracié par la maladie : Elle était sage ; mais, elle avait un trop grand désir qu'on le sût. Elle répandait sa vertu prétendue en mille petites façons extérieures : et ces façons, qui auraient été un grand défaut en une autre, étaient en elle moins blâmables ; parce qu'elles se mêlaient avec son agrément naturel, qui de toutes manières la faisaient paraître aimable. Elle avait si peur qu'on ne crût qu'elle n'aimait point son mari, à cause de ses maux, qu'elle allait disant à tout le monde qu'elle ne croyait pas qu'il y eût un homme exempt de ses incommodités. Elle assurait qu'elle le trouvait beau, et à son gré; et, quand elle en était séparée, elle tâchait de persuader par ses discours, qu'elle s'ennuyait de ne le point voir. Ce n'est pas une chose impossible à une honnête femme, d'aimer un mari goutteux et malade, qui avait du mérite et de belles qualités, et dont elle était aimée ; mais, cette affectation était cause qu'elle ne trouvait point de créance parmi ses auditeurs : et comme la vertu solide doit être sincère, et toute naturelle, ses artificieuses façons persuadaient d'ordinaire le contraire de ce qu'elle voulait établir 33 . Du Bosc consacre un important chapitre à l’affectation sous le titre de « La coquette ». Comme l’a suggéré Jean Mesnard, on pourrait y ajouter « les coquettes de vertu », « qui se proposent une morale trop haute, au risque de tomber dans l’hypocrisie 34 . » Substituons à l’imparfait du portrait singulier le présent qui chez La Bruyère fige le « caractère » dans une éternité littéraire : l’analogie esthétique et morale entre ce type de portrait enchâssé dans les Mémoires et l’œuvre discontinue de La Bruyère s’impose. La mémorialiste amasse les aperçus sévères qui colorent ses Mémoires d’une tonalité moraliste désenchantée et la rapprochent des auteurs marqués par l’augustinisme de Port-Royal. Le fonds religieux, voire théologique, 33 T. 3. 34 J. Mesnard, «Honnête homme et honnête femme dans la culture du XVII e siècle », La culture du XVII e siècle, Paris, P.U.F., 1992, p. 147. Pascale Thouvenin 252 y est rarement absent. Il peut s’y lire ouvertement comme dans la vigoureuse réflexion qui clôture un portrait acéré de Mme de Longueville, « Les vertus et les louables qualités des plus excellentes créatures sont mêlées des choses qui leur sont opposées : tous les hommes participent à cette boue dont ils tirent leur origine ; et Dieu seul est parfait 35 », ou s’y présenter finement inscrit en filigrane, de manière indirecte. En concentrant ses Mémoires sur le déchiffrement rétrospectif de la vie de la reine et sa cour, la mémorialiste rejoint l’ambition de dévoilement des moralistes classiques aussi bien dans les conclusions de l’analyse morale que dans l’usage des techniques littéraires les plus appropriés à la description des comportements. La dénonciation des vices associés à l’honnêteté, ou de sa perversion foncière, l’analyse des symptômes d’une érosion morale, de vertus en trompe-l’œil, bafouées ou ruinées, converge avec la critique de La Rochefoucauld et de Jacques Esprit qui entérine le passage, dans la seconde moitié du siècle, de l’idéal sur un versant plus critique de la dénonciation des fausses vertus dans l’ombre portée de l’augustinisme. Mme de Motteville se fait l’écho des Essais de morale de Pierre Nicole, écrits précisément à destination du monde afin d’y susciter une prise de conscience des faux-semblants de la politesse mondaine, minée en profondeur par l’amour-propre et l’intérêt : « Car qu’y découvre-t-on autre chose qu’intérêt, qu’injustice, que passions violentes et déraisonnables, qu’oppression de la vérité et de la justice, qu’aveuglement, qu’erreurs, que préventions, qu’artifices, que déguisement, que vanité 36 ? ». Il n’est pas rare dans les Mémoires que le portrait rencontre l’oraison funèbre. Mais les deux genres ne répondent pas à la même intention : si la rhétorique de l’éloge s’impose dans l’oraison funèbre, tel n’est pas le cas des Mémoires, déterminés par le pacte de sincérité qui les fonde : la vérité exige que l’on y distribue l’éloge aussi bien que le blâme. Un cas exemplaire est représenté par l’évocation du premier président au Parlement de Paris Pomponne de Bellièvre. Mme de Motteville n’est pas avare d’éloges : il s’est montré équitable et modéré dans les aspects mondains de sa fonction, renommé pour sa civilité et l’élégance de sa maison, « illustre par le poste qu'il tenait, par sa réputation, par ses amis, et par une habile modération accompagnée de fermeté, dont il usait avec beaucoup d'art et de finesse 37 ». 35 T. 1. 36 Essais de morale, « Des quatre dernières fins de l’homme », livre III, chapitre VI, 1678, quatrième volume, p. 254. 37 « […] À l'égard de ceux dont il était le chef, il donnait de la force au faible, et savait corriger l'emportement des esprits violents. Il était éloquent. Il aimait les plaisirs: sa maison était un lieu rempli de toutes sortes de délices pour les voluptueux; la magnificence, la bonne chère et la musique, y pouvaient accompagner gaiement les sérieux raisonnements de la politique: et toutes ces Les Mémoires sur Anne d’Autriche et sa cour 253 Mais le portrait, qui rejoint aussi l’esthétique de la brièveté et de la synthèse des vies des saints abrégées dont la lecture était recommandée aux personnes désireuses de s’inspirer d’exemples édifiants, délivre une leçon exactement inversée, convertit l’exemple en contre-exemple et l’imitation en aversion à l’encontre d’un homme purement selon le monde. La technique du retournement, du revers de la médaille ou de l’arrachage du masque, figure une exemplification de la maxime célèbre de La Rochefoucauld, « Nos vertus ne sont que des vices déguisés » : Ces mêmes qualités, selon les règles de la vertu, lui pouvaient avec justice attirer beaucoup de blâme ; car, la véritable occupation d'un bon juge est de rendre la justice à ceux qui la demandent. Celui-là étant rempli de la gloire et du faste du monde, n'était point laborieux : il n'était pas même estimé savant, et sa vie avait quelque chose de scandaleux. […] si bien qu'on peut dire de lui, qu'il a été peut-être plus loué qu'il ne le méritait en effet, mais qu'enfin il était, selon les fausses maximes des mondains, un honnête homme. Par ces mêmes raisons sa mort fut agréable à celui qui le craignait trop, pour le pouvoir regretter 38 . La clôture, quoique exempte de toute référence religieuse, à la manière des Maximes de La Rochefoucauld, énonce avec objectivité la logique vicieuse d’un monde absolument déserté par la charité. La condamnation de la fausse honnêteté du monde rappelle une topique de la prédication commune, comme par exemple chez Bossuet, mais l’accent porté sur la corruption du cœur de l’homme dénote l’ombre portée de l’augustinisme. C’est donc, plus gravement qu’un constat de déficit moral, le soupçon d’une carence spirituelle qui est porté sur l’honnêteté. La mémorialiste délaisse souvent la réflexion morale explicite pour la suggestion discrète, à lire entre les lignes, comme dans les portraits où elle évoque l’art de plaire des femmes les plus brillantes de la cour. Pour Mme de Montausier, la fameuse Julie d’Angennes, elle développe une courte biographie mondaine où elle célèbre la perfection de l’éducation reçue de sa mère, « l’illustre marquise de Rambouillet ». Mais la fausseté qui perce à travers un réseau lexical et stylistique subtilement dévalorisant donne un corps explicite à ce qui n’était encore qu’un parfum de suspicion. L’exquise honnêteté de l’exreine de la Chambre bleue s’y révèle un vernis hypocrite, un leurre, une contrefaçon de la vertu d’amitié : Elle traitait ses amis et ses amies d'une manière si honnête, qu’il était impossible de ne pas désirer de lui plaire ; et ceux qui ne cherchaient qu’un choses plaisaient à ceux qui avec les divertissements, y cherchaient de l'appui et du secours. » T. 4. 38 T. 4. Pascale Thouvenin 254 divertissement passager, se plaisaient chez elle, plutôt à cause qu’on y trouvait toujours d’honnêtes gens, que par le plaisir d'une confiance particulière, parce que la foule qui l’environnait en ôtait les moyens à ceux qui se disaient de ses amis. Les obligeantes démonstrations qu’elle donnait de son amitié flattaient toutes les personnes qui la voyaient, et par elles chacun croyait y trouver son compte 39 . Le portrait s’appuie ensuite sur une succession de témoignages (« on disait, on lui reprochait… »), un faisceau de points de vue extérieurs permettant d’approcher une vérité, technique dont La Bruyère utilise aussi l’efficacité dans ses Caractères. Mme de Montausier incarne, à un degré quasi allégorique, la perfection fallacieuse d’un art de plaire au service exclusif de la faveur. Sous la grâce des traits, la mémorialiste paraît discerner l’ossature brutale du désir effréné, que la théologie nomme concupiscence. Elle conclut : « Cette dame ne haïssait pas la Cour, elle désirait l'approbation générale, et plus ardemment encore de ceux qui avaient du crédit ; car naturellement elle avait de l'âpreté pour tout ce qui s'appelle la faveur.» Des réflexions de cette nature coïncident avec l’intérêt pour la théologie que Mme de Motteville manifeste dans son recueil commenté d’extraits des Pères de l’Église. La réflexion morale éparse dans les Mémoires atteint un point de concentration dans une conversation qui consiste en une réflexion collective dialoguée d’un petit groupe de cinq personnes, dont la mémorialiste et sa sœur surnommée Socratine par leurs amis, « à cause de sa sagesse » et future religieuse de la Visitation de Chaillot. Le petit groupe se reposait dans la fraîcheur du soir après avoir accompagné le zèle religieux extraordinaire de la reine, qui avait visité en une même journée de carême trente-sept églises. La conversation a la teneur d’un essai de morale, ce que dénote aussi la dénomination de « chapitres » donnée aux deux questions débattues, qui sont topiques : les devoirs envers Dieu opposés à l’amour du monde et à l’attraction pour les créatures. Une conclusion provisoire dans le style lapidaire, « nous trouvâmes que nous ne donnions rien à qui nous devions tout, et que nous donnions tout à qui nous ne devions rien », amorce un tour beaucoup plus personnel et religieux et c’est avec raison que la conversation est désignée ensuite avec une pointe d’humour - d’enjouement - comme une « confession générale », afin d’en suggérer la profondeur spirituelle et la sincérité, l’« ouverture de cœur ». Hommes et femmes y font successivement des « aveux » ; on ignore ceux des hommes, mais Mme de Motteville et les deux dames au service de la reine qui l’accompagnent avouent l’amour des louanges, de la flatterie, la sensibilité à « l’amour des 39 T. 5. Les Mémoires sur Anne d’Autriche et sa cour 255 créatures ». La réflexion pose en filigrane le problème d’une civilité chrétienne, dans la conviction que l’honnêteté excite un désir de plaire qui pousse à rechercher l’amour des créatures au préjudice de l’amour de Dieu : … nous conclûmes à notre honte, que la plus sage, et la plus honnête femme, dans l’âge qu’elle se plaît à elle-même, et qu’elle désire de plaire aux autres, a des moments où elle n’est ni chrétienne, ni sage : car, au lieu de rendre à Dieu l’hommage qu’elle lui doit, elle désire d’être adorée de tous, et voudrait avoir sur les hommes l’empire que le seul Créateur y doit avoir. Elle n’est pas sage non plus, parce que la véritable vertu procède du cœur et des sentiments de l’âme, et qu’il est plus facile de conserver le corps exempt de corruption, que l’âme sans dérèglement, sans vanité, et sans faiblesse. Enfin, nous jugeâmes le genre humain sur ce fondement, que les défauts de l’esprit sont pires de beaucoup que les fautes extérieures, qui paraissent aux yeux des hommes ; et qu’ainsi, les plus vertueux, tant hommes que femmes, qui s’appellent des sages mondains, ne le sont guère 40 . Dans ce point de vue sceptique porté sur la possibilité d’une civilité chrétienne dans le monde, Mme de Motteville paraît plus proche de la leçon de Port-Royal - qui, sans toutefois la nier absolument, voit dans le monde le lieu d’élection de la concupiscence et encourage à la sécession dans la retraite -, que de celle de François de Sales, relayée par Jacques Du Bosc, qui se montrent plus confiants sur la pratique des vertus chrétiennes dans le monde 41 . Toutefois, aux impasses et aux échecs d’une honnêteté corrompue dans le cœur et les mœurs des hommes, les Mémoires de Mme de Motteville opposent le démenti d’une morale de l’écriture fondée sur une « honnête sincérité » constituée en principe et mise en pratique. Dans les choix d’écriture qui relèvent de la dimension morale de son œuvre, Mme de Motteville privilégie la suggestion, l’éclairage indirect et les points de vue variés, une lucidité critique tempérée par une évaluation bienveillante, un refus général des jugements tranchants ou leur correction par d’autres points de vue, attitudes concrétisant la « douceur » qui qualifie l’honnêteté et prémunissent la sincérité contre le risque d’une rudesse injuste et blessante. La civilité interdit à la mémorialiste, qui évoque des personnes auxquelles elle fut liée dans le monde de la cour, les traits acérés, voire cinglants, du moraliste classique, qui traite de l’homme en général. Elle exige que la perspicacité aiguë de l’analyse soit tempérée par la modération 40 T. 5. 41 B. Guion, Pierre Nicole moraliste, Paris, Champion, 2002, p. 333-398, en particulier « II La civilité chrétienne ». Pascale Thouvenin 256 de l’expression. Comment ne pas évoquer la recommandation de François de Sales : « Que votre langage soit doux, franc, sincère, rond, naïf et fidèle 42 » ? 42 Introduction à la vie dévote, chap. 30. Les savants et l’honnêteté au XVII e siècle F RANCINE W ILD (U NIVERSITÉ DE C AEN - N ORMANDIE , LASLAR) Les travaux sur l’honnêteté se sont peu préoccupés des savants, ces hommes de culture et de savoir qu’Alain Viala a regroupés sous le vocable de « lettrés » 1 ; le plus souvent, on les considère implicitement comme appartenant au milieu mondain où se développe l’honnêteté, qui est leur milieu naturel puisque la plupart sont d’une origine sociale élevée. Or ils ont leurs cercles propres, où ils se retrouvent entre érudits fins connaisseurs des langues anciennes, pour approfondir et échanger des connaissances. Spécialisés ou non, ces cercles ont des caractéristiques communes peu favorables à l’honnêteté. D’abord, ils sont exclusivement masculins puisqu’il est indispensable pour y accéder d’avoir une solide culture classique qu’on n’acquiert que dans les collèges. Surtout, le débat savant n’est pas la conversation mondaine, ce qui rend inapplicables les définitions couramment reçues. On peut définir l’honnête homme, pour faire bref, à l’aide de la maxime bien connue de La Rochefoucauld, en disant qu’il « ne se pique de rien » 2 . Emmanuel Bury dans Littérature et politesse, va jusqu’à évoquer « une véritable amnésie maîtrisée » 3 . Les savants ne peuvent suivre une telle ligne de conduite, qui exclurait toute citation ou référence, toute discussion suivie et fortement argumentée. Étienne Pasquier nous montre l’écart dans une lettre à Pierre Ayrault 4 où il raconte un souper chez Mme de Retz en 1591 : 1 Alain Viala. Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, éd. De Minuit, 1985. 2 La Rochefoucauld. Réflexions ou sentences et maximes morales, éd. André-Alain Morello, dans Moralistes du XVII e siècle, dir. Jean Lafond, Paris, Robert Laffont « Bouquins », 1992, maxime 203, p. 152. 3 Emmanuel Bury. Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme. Paris, P.U.F., 1996, p. 65. 4 Jurisconsulte angevin (1536-1601), grand-père maternel de Gilles Ménage. Francine Wild 258 Toute la serée se passa sur une infinité de bons et beaux propos concernant la calamité de ce temps et sur les espoirs et désespoirs que chacun de nous appréhendait selon la diversité de ses opinions. Et comme c’est le privilège des banquets de sauter de propos à autres qui n’ont aucune liaison, sans savoir pourquoi ni comment, aussi fîmes-nous le semblable sans y penser, et discourûmes tantôt de nos ménages particuliers, tantôt du fait de la justice, puis de la commodité du labour. Jamais je ne vis pièces plus décousues que celles-là, ni de meilleure étoffe. Un habile homme en eût fait un livre tel qu’Athénée ou Macrobe dans ses Saturnales. Enfin, comme le discours de l’amour est l’assaisonnement des beaux esprits, aussi ne le pûmes-nous oublier 5 . L’honnêteté de la conversation de table autour d’une grande dame est parfaite dans ce récit et Pasquier semble heureux d’y avoir participé. Mais pour son correspondant il joint au récit un petit clin d’œil érudit, avec l’allusion à Athénée et à Macrobe. Il joue alors sur la complicité que crée une référence commune. S’il y a une honnêteté des savants, ce n’est certainement pas une honnêteté sans mémoire et sans culture visible, voire exhibée. Marc Fumaroli insiste sur la continuité de l’échange savant comme pratique conviviale depuis l’Antiquité. Il rappelle le caractère fondateur du dialogue platonicien, que tous ont en mémoire comme un modèle et un idéal à atteindre. L’échange entre savants a alors quelque chose d’une expérience mystique : S’entretenir entre lettrés, correspondre entre lettrés, c’est prolonger et amplifier de vive voix, dans le même climat de douceur et de bonheur, l’expérience du dialogue entre lecteur et « auteur » antique, expérience quasi idéale faite d’amitié, d’intimité, de confiance, de reconnaissance, sans autre fin que la connaissance désintéressée et une sorte de joie de l’âme : sortie et libération du temps 6 . L’honnêteté n’est pas mentionnée, mais c’est bien à cette idée que renvoient les termes employés par Marc Fumaroli, qui définissent un climat d’échange serein où les liens présents se nourrissent de ceux qu’on tisse ensemble avec les penseurs de jadis. Les Anciens imposent toute une éthique de modération et de prise en compte du partenaire qui fait partie des règles communes de l’honnêteté 7 . En revanche, l’idée, courante dans les théories 5 Étienne Pasquier. Lettres familières, éd. D. Thickett, Paris-Genève, Droz, 1974, p. 221. C’est moi qui souligne. 6 Marc Fumaroli. « Otium, convivium, sermo : la conversation comme ‘lieu commun’ des lettrés », dans M. Fumaroli, P.-J. Salazar et E. Bury (dir.), Le loisir lettré à l’âge classique, Genève, Droz, 1996, p. 29-52, ici p. 37. 7 Voir : Emmanuel Bury. Littérature et politesse, p. 73. Les savants et l’honnêteté au XVII e siècle 259 curiales de l’honnêteté, qu’on est en représentation et qu’il faut se montrer comme autrui désire nous voir, ainsi que la nécessité du secret, n’ont pas lieu d’être entre des hommes de savoir, tendus vers une connaissance partagée. L’idéal de l’honnêteté entre savants serait donc l’échange en toute transparence, où chacun ferait état de ses connaissances sans fausse honte, dans le respect mutuel et en vue de progresser sur les questions abordées. Il reste à voir comment les savants eux-mêmes se situent par rapport à cet idéal : leurs pratiques, comment ils les décrivent et comment ils définissent l’honnêteté dans leurs lettres, dans les ana savants et dans divers textes anecdotiques. L’enquête ne saurait être exhaustive, mais elle fournit des témoignages significatifs. L’inverse de l’honnêteté, le pédantisme, apparaît alors et doit être aussi pris en compte. Le comportement des savants Les témoignages sur des entretiens dignes du modèle antique ne manquent pas. Ainsi le président de Thou âgé évoque les réunions de savants de sa jeunesse comme un souvenir fondateur pour lui : M. Houlier était un très savant homme, […] il savait beaucoup de choses. Il était fort éloquent, savait bien l’histoire. Ils avaient étudié aux lois à Toulouse, M. Dupuy, Le Fèvre, et lui. […] Ils s’assemblaient tous les dimanches et fêtes aux Cordeliers, dans le cloître, depuis huit heures jusqu’à onze, MM. Pithou, Dupuy, Le Fèvre, de Thou, Houlier, Hotman, quelquefois Servin. […] Là ils communiquaient des lettres, et fallait être bien fondé pour être de leur compagnie : et pour moi, je ne faisais qu’écouter. Cette compagnie se trouvait chez moi les fêtes après dîner, où M. Scaliger était souvent. J’ai appris tout ce que je sais en leur compagnie 8 . Dans ces propos notés par ses jeunes cousins Dupuy 9 , Jacques-Auguste de Thou exprime une admiration sans réserve pour les savants qu’il écoutait discuter. Il se présente presque comme un écolier 10 . Le verbe savoir revient comme un leitmotiv. La qualité amicale des relations n’est pas même 8 Thuana. Éd. Des Maizeaux, Amsterdam, Covens et Mortier, 1740 [1669], p. 11-13. 9 Pierre et Jacques Dupuy sont très probablement les rédacteurs du Thuana : ils vivaient auprès de leur cousin, firent l’édition finale et complète de son ouvrage majeur (Historia temporis…), et furent après lui les gardiens de sa bibliothèque. 10 Né en 1553, c’est autour de 1575, d’après ses Mémoires (Vita) qu’il a participé à ces assemblées. Il avait déjà étudié (notamment à Valence où enseignait Cujas et où il a connu Joseph Scaliger, en 1572) et voyagé en Italie (1572-1574). Francine Wild 260 mentionnée : elle est évidente, tout en n’étant pas l’objectif premier des rencontres. Le contraire est pourtant fréquent. Le besoin de reconnaissance et la fierté de leur savoir rendent souvent les savants irritables, vindicatifs, impitoyables dans leurs jugements. Joseph Scaliger, qui écrit des lettres aimables et même affectueuses à Claude Dupuy, à Jacques-Auguste de Thou ou à Pierre Pithou, y fait la critique de livres récemment parus et celle-ci relève souvent de l’exécution en règle. La présente sera encore pour vous remercier bien humblement une autre fois du livre de Robertus Titius, lequel j’ai lu non sans grande admiration […] qu’un homme si ignorant et si présomptueux se soit trouvé en Italie qui ait voulu mettre en lumière un livre plein de tels fatras […]. Il peut y avoir demi-douzaine de chapitres tolérables en ce livre : comme il n’y a personne de si déplorée ignorance, auquel vérité ne lui échappe quelquefois. Mais quant au reste ce n’est qu’ignorance, vanité, vanterie, calomnie. Je vous l’aurais tôt déchiffré si j’étais près de vous. Ce n’est qu’un âne. Il en veut à moi plus qu’à autre […]. Je suis marri que je ne vous puis tracer maintenant en peu de papier ses folies, pour les montrer à ceux de sa nation qui peut-être l’admirent […] 11 . Vis-à-vis de son destinataire, Scaliger est extrêmement courtois : il remercie par deux fois pour l’envoi du livre, et à deux reprises excuse l’absence d’argumentation par la difficulté de s’expliquer de loin et par écrit, une forme de prétérition courante dans l’écriture épistolaire. Cette attitude amicale contraste avec le jugement virulent sur le livre reçu. Scaliger illustre une tendance répandue chez les savants dans leurs relations entre eux : sceller l’entente entre amis en définissant un adversaire commun ou en excluant celui qu’on juge indigne. Les savants sont prompts à s’affronter et à se dénigrer mutuellement lorsqu’ils se rencontrent. Une assemblée savante peut devenir rapidement houleuse, comme dans ce récit de Tallemant qui se situe en 1656 ou 1657, au plus fort de la querelle entre Ménage et Gilles Boileau : M. Nublé, avocat, homme de bon sens et de vertu, ami de Ménage de tout temps et qui ne peut pardonner à Boileau, dit chez M. Lefèvre Chantereau […] qu’il ne trouvait pas supportable ce qu’avait fait Boileau contre Ménage, et s’emporta terriblement. Sauvalle lui fit l’apologie de Boileau : Nublé lui dit que c’était être fou que de défendre une si méchante cause. 11 Joseph Scaliger. Lettre à Claude Dupuy, 18 décembre 1585, Lettres françaises inédites de Joseph Scaliger, éd. Ph. Tammizey de Laroque, Agen-Paris, Michel- Médan et A. Picard, 1879, p. 207. L’auteur qui fait l’objet du jugement est l’Italien Titius (Titi), et l’ouvrage, intitulé Locorum controversorum libri decem, est un ouvrage de controverse anti-protestant. Les savants et l’honnêteté au XVII e siècle 261 « Vous êtes fou vous-même, lui dit brusquement l’aîné Valois ; vous parlez bien haut ; il n’y a que trois jours que vous ne souffliez pas. Et vos Ménages et vos Costars ne m’envoient-ils pas tous les jours leur latin et leur grec à corriger ? et il y a souvent des barbarismes et des solécismes » 12 . Tous les participants à cette discussion, savants reconnus, s’emportent les uns contre les autres et très vite se lancent des propos blessants. Henri de Valois va plus loin en dénigrant des absents, Ménage et Costar, dont il parle comme d’écoliers. À cette date pourtant Ménage avait publié quantité de poèmes latins 13 . Cette agression gratuite surprend. Ces quelques exemples montrent que souvent le comportement des savants dans leurs relations entre eux est très éloigné de toute idée d’honnêteté. Un aspect de l’honnêteté surtout semble rester étranger au monde savant, même dans le cercle du galant et féministe Ménage : la courtoisie envers les femmes. Le dernier tiers du siècle voit quelques femmes assister - en général ponctuellement - à des réunions savantes, et leur irruption dans ce milieu masculin crée des problèmes nouveaux par rapport aux critères de l’honnêteté, comme en témoigne le médecin Jean Bernier à propos de Ménage (qu’il appelle « l’abbé ») : [Pour faire une saynète sur les assemblées chez Ménage], il ne faudrait pas manquer à faire monter sur la scène celle dont les discours et les importunités chagrinèrent tellement l’abbé, qu’il se sentit obligé à penser tout de bon comment il pourrait se défaire de cette actrice. Lui fermer la porte, cela ne paraissait ni honnête, ni facile ; dire des obscénités pour l’obliger à déserter, ce qui fut mis en question, c’était comme qui eût donné le démenti à un cheval, […] il y était bien embarrassé 14 . La solution la plus « honnête » que trouvent Ménage et ses amis pour se débarrasser d’une importune 15 semble consister à « dire des obscénités » en sa présence. En comparant cette visiteuse à un cheval, Bernier ajoute sa 12 Gédéon Tallemant des Réaux. Historiettes, éd. A. Adam, Paris, Gallimard, 1960- 1961, II, p. 336. G. Boileau avait publié l’Avis à Ménage sur l’églogue intitulée Christine en 1656. Louis Lefèvre-Chantereau réunissait chez Du Plessis Guénégaud une petite société de savants, dont les frères Henri et Adrien de Valois, d’Hozier, Sauval, Ménage et Perrot d’Ablancourt, ami de Tallemant, faisaient partie. 13 Notamment les pièces latines liées à la querelle contre Montmaur : Vita Gargilii Mamurrae, Metamorphosis parasitosophistae, et de nombreuses épigrammes. Il les a rassemblées dans ses Miscellanea de 1652. 14 Anti-Menagiana, Paris, L. d’Houry, S. Langronne, C. Osmont, 1693, p. 178. 15 Elle aurait aussi causé sa mort : « […] on prétend qu’ayant été longtemps sur le terrain de Notre-Dame pour éviter cette femme qui l’attendait dans la salle de son assemblée, il y fut si mal traité du serein que ce fut la cause externe de sa maladie » (Anti-Menagiana, p. 239). Francine Wild 262 note personnelle à l’aversion que cette femme semble avoir inspirée au cercle ménagien 16 . Un passage du Furetiriana, dont l’auteur, qui était médecin 17 , fréquentait l’académie de l’abbé Bourdelot, rend mieux compte encore des difficultés créées par la présence d’une femme dans une assemblée savante : L’incommode chose qu’un pédant ! M. de *** avait été souvent repris chez M. l’abbé Bourdelot de ce défaut, et même l’abbé lui avait dit qu’il ne vînt plus à sa conférence, s’il voulait continuer d’y parler avec aussi peu de mesure qu’il le faisait. L’académie de cet abbé était estimée, il y venait quelquefois des femmes. Il en vint une un jour de conférence, qu’on avait résolu d’y agiter des matières qui ne conviennent point du tout à une dame, ce qui fut cause que le commencement de la conférence fut languissant, parce que personne ne s’était pourvu de matière, croyant qu’on examinerait celle dont on était convenu ; cela n’empêcha pas que de si célèbres académiciens ne dissent de bonnes choses, qui firent un extrême plaisir à Madame H***, qui était savante. Le pédant qui s’impatientait qu’on ne parlât pas de cette matière indécente devant le sexe, dit tout haut à l’abbé : « Mais nous devons examiner aujourd’hui les parties génitales, et le plaisir qui accompagne l’acte de génération ». La dame rougit aussitôt et se leva pour s’en aller ; l’abbé au désespoir voulut en vain la retenir. Ce cuistre ajouta : « Il serait à propos, Monsieur, de retenir Madame ; si nous avions quelques difficultés, elle nous éclaircirait de plusieurs choses qui regardent son sexe, que nous ne pouvons pas savoir ». L’abbé reconduisit la dame qui était de qualité, et en rentrant dit à ce pédant de sortir, et de ne revenir jamais à son académie ; mais ce fut inutilement, car je l’ai toujours vu depuis 18 . Le comportement de ce savant anonyme est typique de ce qui peut être considéré comme déshonnête, y compris chez les savants. Incapable de tenir compte de circonstances imprévues et des exigences de la décence, il est à l’inverse exact de l’honnêteté qui s’adapte constamment à l’interlocuteur et à l’auditoire. Il est appelé « pédant » et « cuistre ». Voilà désigné l’antonyme de l’honnête homme, en accord parfait avec l’ensemble de la société. 16 D’après Bernier, Ménage « dès qu’il se sentit frappé à mort » aurait dit en plaisanterie : « Hélas, faudra-t-il que l’on dise qu’une P. a été la cause de ma mort » (Anti-Menagiana, p. 239), expression étonnamment crue de sa part. Il faudrait identifier la visiteuse pour pouvoir expliquer l’attitude discourtoise de Ménage. 17 Le Furetiriana n’a aucun rapport avec Furetière : voir F. Wild. Naissance du genre des Ana (1574-1712), Paris, Champion, 2001, p. 316-318. 18 Furetiriana. Paris, T. Guillain, 1696, p. 98-100. Les savants et l’honnêteté au XVII e siècle 263 Le discours des savants sur l’honnête et le déshonnête Pour parler d’honnêteté dans leurs écrits, les savants n’adoptent pas un discours différent de celui des gens du monde. Ils emploient tous les sens du terme. Souvent honnête homme prend un sens surtout moral ; il arrive aussi que le terme désigne un statut social. Une anecdote du Menagiana le montre utilisé dans les deux sens à la fois, ce qui entraîne un effet comique : Étant un jour chez M. de Bautru, on vint à parler des honnêtes gens. J’avançai que je ne connaissais personne qui fût honnête homme […] ; et le sujet que j’en avais, était qu’en ce temps-là quelques personnes que je croyais de mes amis, en avaient fort mal usé envers moi. Ceux qui étaient présents disaient que j’avais tort d’avoir une opinion si bizarre, et que je faisais outrage en quelque manière à la compagnie. M. de Bautru prit mon parti, en disant que mon sentiment n’était pas qu’il n’y eût point d’honnêtes gens, mais que je n’en connaissais pas. Quelque temps après, […] un […] laquais vint lui dire qu’un honnête homme demandait à lui parler. « Comment, coquin, un honnête homme, dit M. de Bautru en lui donnant un grand coup de canne sur la tête. Qui t’a dit que c’est un honnête homme ? M. Ménage qui est si savant dit qu’il n’en connaît point, et toi tu prétends en connaître ! » Le coup avait porté, et le laquais criait de toute sa force. M. de Bautru lui donna aussitôt un écu pour l’apaiser 19 . L’anecdote parle d’elle-même et confirme la polysémie des mots honnête homme et honnêteté. Le cas le plus courant est celui où honnêteté est synonyme de savoir-vivre : c’est le mot en vogue, une valeur universelle. Presque n’importe quel grand homme, même un Ancien, est ainsi qualifié, comme Cicéron dans cette remarque de Ménage : J’aurais eu un grand plaisir de m’entretenir avec Cicéron si j’avais vécu de son temps. Il fallait que ce fût un homme bien agréable dans la conversation, puisque César prenait soin d’en ramasser les bons mots. Cicéron s’est vanté des bonnes actions qu’il avait faites pour le bien de sa patrie comme il y était obligé en honnête homme ; mais il ne s’est point vanté d’être le plus éloquent de son temps, quoiqu’il le fût, parce qu’il est odieux de vanter les talents de l’esprit qu’on a par-dessus les autres 20 . Ménage met en avant le sens moral du mot : Cicéron est « honnête » parce qu’il a fait son devoir au service de la république. Mais il l’est au moins autant pour ses qualités d’esprit et pour la discrétion dont il sait les accompagner, et en cela on rejoint la définition mondaine de l’honnêteté. L’emploi du terme honnête fait ici de Cicéron un quasi contemporain de 19 Menagiana. Paris, F. et P. Delaulne, 1693, p. 101-103. 20 Menagiana. 1693, p. 85. Francine Wild 264 Ménage. Déjà Balzac a disserté sur l’« urbanité » des Romains, et Pellisson a vanté cette même urbanité chez Cicéron : Ainsi, l’inimitable dialogue que Cicéron nous a laissé de l’Orateur ne nous enseigne pas seulement la rhétorique du monde et des affaires, toute différente de celle du collège, mais nous montre en même temps toutes les grâces de la conversation des Romains, et de cette urbanité que les mots de civilité, de galanterie et de politesse n’expliquent qu’imparfaitement, et à qui notre langue n’a point encore trouvé de nom assez propre 21 . Tous ces savants reçoivent les leçons de Cicéron comme actuelles. Ils ont une conception de leur activité érudite qu’on peut qualifier d’anhistorique : les grands Anciens sont pour eux des partenaires, dans une vision qui transcende le temps, comme l’a remarqué Marc Fumaroli, cité plus haut. L’allusion de Pellisson au collège montre cependant que le savoir est pour lui associé à la sociabilité, et opposé au pédantisme. Ce savant est aussi ami de Mademoiselle de Scudéry qu’il fréquente assidument. Comment les savants comme lui ou comme Ménage peuvent-ils concilier l’idéal mondain d’honnêteté qu’ils partagent, et la vie savante, qui les éloigne de cet idéal ? Pédant et/ ou savant Le mot pédant a évolué considérablement. À l’origine il désignait - de façon péjorative déjà - une profession, dont nous avons des représentants littéraires avec l’Hortensius de l’Histoire comique de Francion et avec le Granger du Pédant joué de Cyrano. C’est encore dans ce sens que Tallemant des Réaux emploie le terme pour décrire le cortège accompagnant le coadjuteur aux eaux de Bourbon : Je me souviendrai toujours de la burlesque carrossée de gens que c’était. Sarasin, quoique grand et bien fait, était terriblement fagoté ce jour-là en auteur, et tous les autres en prêtres de village ; cela sentait la pédanterie à cent pas à la ronde 22 . Ce sont ici le costume et l’habitus physique qui déterminent l’appellation. On ne peut s’étonner que le terme soit appliqué par les mondains à tous ceux qui, même dans une situation sociale supérieure, montrent leur savoir, font des citations, et ne laissent pas la conversation se détourner du sujet où 21 Paul Pellisson. Discours sur les Œuvres de M. Sarasin, éd. A. Viala, Toulouse, SLC, 1989, p. 55-56. Ce Discours sert de préface à l’édition posthume des Œuvres de Sarasin préparée par son ami Ménage. 22 Tallemant. Historiettes, II, p. 352-353. C’est moi qui souligne. C’est entre 1644 et 1648 que Sarasin fut auprès du futur cardinal de Retz. Les savants et l’honnêteté au XVII e siècle 265 ils sont engagés : c’est-à-dire, qui ne font pas preuve de la politesse exigée par la vie mondaine, largement théorisée depuis l’humanisme ; c’est l’exact inverse de l’honnête homme. En conséquence, devient pédant tout personnage qui ne sait pas s’adapter, comme le remarque Emmanuel Bury à propos des personnages de comédie : Le pédant qui fait étalage de sa doctrine sera par excellence le personnage ridicule ; et dans ce cas il ne s’agit pas seulement du médecin ou du docteur de comédie, mais de tout personnage qui déborde de lieux communs et de vérités générales trop livresques et qui, à cause de cela, est inadapté au réel : Arnolphe dans L’École des femmes, ou Alceste dans Le Misanthrope 23 . C’est exactement ce que désigne dans l’anecdote du Furetiriana citée plus haut l’appellation de pédant : l’auteur ne qualifie pas ainsi son personnage parce qu’il étalerait son savoir, mais parce qu’il est obsédé par le programme prévu, et par là totalement « inadapté au réel ». Dès le milieu du siècle, le pédant est donc, soit un érudit qui ne se cache pas de l’être, soit simplement celui qui n’a pas l’usage du monde. Tallemant, mondain cultivé, rend bien compte de ces glissements du sens, lorsqu’il désigne froidement les deux frères de Valois, humanistes estimés, comme « MM. Valois (des pédants) » 24 . Il note ailleurs : « La comtesse de la Suze dit que Costar est le plus galant des pédants, et le plus pédant des galants » 25 . Ce double oxymore cruel rend compte des nuances qui dévalorisent un savant aux yeux d’une femme du monde. Costar est jugé plus positivement du point de vue du pédantisme par Segrais, qui dans ses vieux jours analyse ainsi la querelle autour des lettres de Voiture : « Girac qui prit le parti de Balzac était pédant, et Costar qui fit la défense de Voiture avait vu le monde ; c’est pour cela que la Défense qui est écrite agréablement fut très bien reçue » 26 . Le « plus galant des pédants » avait donc assez d’usage du monde pour l’emporter dans la querelle. Il y a des degrés dans le pédantisme, et on peut être jugé pédant par l’un et non par l’autre. 23 Emmanuel Bury. Littérature et politesse, p. 117. Le « médecin ou […] docteur de comédie » - Vadius ou Diafoirus chez Molière - reprend aussi le personnage traditionnel du Docteur, présent dans la farce française comme dans la comédie italienne. 24 Tallemant. Historiettes, II, p. 24. 25 Tallemant. Historiettes, II, p. 301. Dans le Menagiana de 1693 c’est de Conrart qu’on dit cela (p. 466) ; c’est une coquille. Le Menagiana de 1715 en rend l’honneur à Costar, mais d’après Bernard de la Monnoye qui fait l’édition, c’est Mme de Montauzier qui l’aurait dit. 26 Segraisiana. Paris, la Compagnie des Libraires, 1721, p. 5. Le Segraisiana est constitué de notes prises par Antoine Galland entre 1697 et 1701, date de la mort de Segrais. La Défense fut publiée en 1653. Francine Wild 266 Les savants eux-mêmes utilisent l’appellation de pédant pour s’injurier entre eux dans leurs querelles dès les années 1640 ; un sonnet de François Ogier contre Ménage écrit en 1644 finit ainsi : Mais je ne puis souffrir que le fameux Ménage Entreprenne un pédant bien moins pédant que lui 27 . Paradoxale lorsqu’elle vient d’un savant et en vise un autre, l’injure est imparable. Jean Bernier écrit ainsi à propos de Ménage, peu après sa mort : […] chacun a besoin d’amis qui nous soutiennent, […] et particulièrement ceux qui ont eu autant d’affaires […] qu’il en a eu, quand ce ne serait que d’avoir déplu à des gens qui n’estiment les sciences qu’autant qu’elles sont dégagées d’un certain air de pédanterie et les savants qu’autant qu’ils sont honnêtes et commodes, tant il est vrai que les lettres mal ménagées font encore plus d’affaires que les armes 28 . Ce savant rébarbatif, au style rugueux, estime que Ménage n’a pas su s’adapter au siècle. Il accuse de pédantisme son ancien ami, pourtant plus répandu dans le monde que lui-même, et lui donne une leçon posthume d’honnêteté alors qu’il n’est pas moins susceptible que lui et a sa part évidente de responsabilité dans leur brouille. C’est un témoignage de plus sur les relations orageuses des savants entre eux. Mais c’est surtout la confirmation qu’à la fin du siècle on insulte un savant autant qu’un mondain en lui reprochant son pédantisme. C’est que la conception qu’on a de la science et des savants a évolué. Il y a, après 1660, des académies voulues par le pouvoir royal, dont l’existence favorise la reconnaissance des activités savantes. Le Journal des Savants naît en 1665, les journaux savants se multiplient à partir de 1684. Les sciences progressent, se spécialisent et en même temps se font de plus en plus accessibles et intéressent un public élargi. La vogue du savoir envahit même la vie mondaine : le Mercure Galant publie des articles sur la science 29 . Les savants eux-mêmes adhèrent de plus en plus à l’idée que la science doit être aimable et savoir plaire pour instruire. Tout à la fin du siècle, Vigneul- Marville en donne un bon exemple. Jugeant le Second Scaligerana, il oppose le « pédant » Scaliger aux « honnêtes gens » qui sont les personnages de haut rang sur lesquels le grand savant s’exprime trop librement : 27 Écrit dans le cadre de la polémique lancée par Ménage et Feramus contre Montmaur, il fut publié en 1659 par Cotin avec la Ménagerie. 28 Anti-Menagiana, p. 126. C’est moi qui souligne. 29 Paul Hazard cite un article du Journal des savants du 4 mars 1686 qui raille cette mode : La crise de la conscience européenne, 1680-1715, Paris, Fayard, 1961 [1935], III, 6, p. 287-288. Les savants et l’honnêteté au XVII e siècle 267 Le Scaligerana ne fait guère d’honneur à Joseph Scaliger, ce prince des savants tant vanté de nos jours. Les Vassan n’y pensaient pas quand ils ont recueilli tant de mauvaises paroles de la bouche de ce grand homme. Il y en a de sales, de basses, de grossières, et même d’injurieuses à la réputation des honnêtes gens, sur lesquelles il fallait passer l’éponge, et n’en pas laisser la moindre trace dans la mémoire des hommes. […] L’orgueil, l’arrogance et le venin d’un pédant outré y règnent depuis la première feuille jusqu’à la dernière 30 . Cette remarque prend à rebours toute la tradition : aucun contemporain de Scaliger, aucun de ses lecteurs au cours du siècle - y compris parmi ses adversaires, notamment jésuites - n’aurait vu en ce grand savant aux idées hardies et à la parole très libre un « pédant ». Vigneul-Marville le juge avec la sensibilité de sa propre génération. Le même auteur, partisan résolu des Modernes, prône la lecture de la Gazette pour un jeune esprit qui doit découvrir le monde : « Je ne trouve rien qui puisse servir davantage à instruire les jeunes gens à qui l’on veut donner une belle éducation » 31 , écritil ; il estime aussi que l’apprentissage du latin n’est plus vraiment nécessaire 32 . L’idée de savoir n’est plus rattachée aux recherches minutieuses que menaient quelques hommes discrets dans le cabinet de l’un d’entre eux. On est dans un discours ouvert et vulgarisateur, tel celui de l’homme du monde enseignant à la marquise le mouvement des astres dans le dialogue de Fontenelle 33 . Cette grande mutation est progressive, elle se produit sur quelques décennies, et elle laisse des points aveugles chez les savants, surtout âgés : Ménage pouvait se demander comment écarter une visiteuse et fuir en même temps l’accusation de pédantisme. Lui et ses amis pouvaient parler d’honnêteté et simultanément se quereller, se brouiller ou faire les uns sur les autres des plaisanteries assez blessantes. Des milieux savants provinciaux, ou au Refuge, ont un double langage : ainsi David Ancillon 34 est évoqué par son fils avec des formules conformes au discours 30 Vigneul-Marville. Mélanges d’Histoire et de Littérature, 2 e édition, Paris, A. Besoigne, 1700-1701, III, p. 177-178. Je souligne. Vigneul-Marville est le pseudonyme d’un religieux chartreux, Dom Bonaventure d’Argonne. 31 Vigneul-Marville. Mélanges d’Histoire et de Littérature, II, p. 200-203. 32 « Nous sommes arrivés aujourd'hui à un point, que nous avons assez de livres en notre langue sur toutes sortes de sciences, pour former, je ne dis pas un régent ni un savant de collège ; mais un honnête homme qui sait bien parler de toutes choses, sans recourir au grec ni au latin » (Vigneul-Marville. Mélanges d’Histoire et de Littérature, II, p. 370). 33 Bernard Le Bouyer de Fontenelle. Entretiens sur la pluralité des mondes, Paris, Veuve C. Blageart, 1686. 34 David Ancillon (1617-1692), pasteur à Metz, s’installa à Berlin après la Révocation. Son fils Charles publia en 1698 Mélange critique de littérature recueilli Francine Wild 268 mondain sur l’honnêteté 35 , dans un livre bardé de citations et de références. Mais l’évolution est irrésistible : après la mort de Ménage, les jeunes savants qui le visitaient se retrouvent rapidement dans le salon de Mme de Lambert. De son petit cercle ils passent à un salon, prouvant que le savoir classique doit se faire accessible et aimable. Tous (y compris des correspondants provinciaux comme Bernard de la Monnoye) font de belles carrières, soit à l’Académie française soit à l’Académie des Inscriptions 36 . Conclusion L’honnêteté des savants n’est pas facile à cerner. Les témoignages prouvent abondamment que les discussions entre eux virent très facilement à l’aigreur. Presque tous sont très pointilleux sur la reconnaissance à laquelle ils pensent avoir droit pour leurs travaux. Bien des hommes qu’on pourrait croire paisibles s’emportent facilement, pour des raisons de conviction, d’amitié, d’inimitié aussi. Les correspondances nous les montrent sous un jour plus aimable du moins à l’égard de leur correspondant, avec qui ils pratiquent toutes les règles de l’honnête courtoisie ; les médisances ou moqueries sur un tiers nourrissent souvent la connivence des correspondants, et leur mordacité nous ramène à l’idée que les savants du XVII e siècle sont capables de haines tenaces, et même sans haine ne savent pas retenir un mot méchant. Dès 1660 mais bien plus nettement après 1680, on voit le rapport de la société au savoir et aux savants changer du tout au tout. Paul Hazard l’a montré dans La crise de la conscience européenne 37 . Les sciences et les Belles Lettres ne dépendent plus du latin et tout un public curieux souhaite y accéder. C’est la fin de la culture humaniste, la naissance progressive d’une des conversations de M. Ancillon, avec un discours sur sa vie… (Bâle, König, 3 vol.) : le vol. 1 est consacré aux propos d’Ancillon, le vol. 2 au Discours sur sa vie, le troisième au récit de ses dernières heures. 35 « C’était un homme qui, bien loin d’avoir aucun des caractères qui font le pédant, […] avait une aversion insurmontable et une espèce d’antipathie pour ces sortes de gens qu’il appelait […] des doctes ignorants » (Discours sur la vie de M. Ancillon, p. 282). « Il ne parlait jamais en bel esprit, mais en honnête homme » (ibid., p. 283). 36 Bernard de la Monnoye entre à l’Académie française en 1713, Boivin en 1720, l’abbé du Bos en 1721 ; Charles de Valois et Baudelot vont à l’Académie des Inscriptions. 37 Paul Hazard. La crise de la conscience européenne, 1680-1715, Paris, Fayard, 1961 [1935], partie III, chap. 6 « La science et le progrès ». Voir en particulier p. 285- 287. Les savants et l’honnêteté au XVII e siècle 269 autre façon d’échanger sur les connaissances qui sera le cadre de la pensée des Lumières. Le personnage-repoussoir est alors le pédant, c’est-à-dire l’homme que son savoir sépare de la vie. Les savants adhèrent de toute évidence à cette nouvelle façon de voir les choses, ils s’y adaptent plus ou moins bien et plus ou moins vite, selon des itinéraires qui leur sont personnels. Bibliographie Sources Ancillon, Charles. Mélange critique de littérature recueilli des conversations de M. Ancillon, avec un discours sur sa vie et ses dernières heures. Bâle, E. et J.G. König, 1698. [Bernier, Jean]. Anti-Menagiana, où l’on cherche… tout ce que l’affiche du Menagiana nous avait promis. Paris, Laurent d’Houry, Simon Langronne, Charles Osmont, 1693. Furetiriana, ou les bons mots… de M. Furetière. Paris, Thomas Guillain, 1696. Menagiana, sive excerpta ex ore Ægidii Menagii. Paris, Florentin et Pierre Delaulne, 1693. Menagiana. Troisième édition, plus ample de moitié et plus correcte que les précédentes. Paris, F. et P. Delaulne, 1715, 4 vol. Pasquier, Étienne. Lettres familières, éd. D. Thickett, Paris-Genève, Droz, 1974. Pellisson, Paul. Discours sur les Œuvres de M. Sarasin, éd. A. Viala, Toulouse, SLC, 1989 [1655]. Scaliger, Joseph. Lettres françaises inédites de Joseph Scaliger, éd. Ph. Tammizey de Laroque, Agen-Paris, Michel-Médan et A. Picard, 1879. Segraisiana, ou mélange d’histoire et de littérature recueilli des entretiens de M. Segrais. Paris, la Compagnie des libraires, 1721. Tallemant des Réaux, Gédéon. Historiettes, éd. A. Adam, Paris, Gallimard, 1960- 1961, 2 vol. Thuana [1669], dans Scaligerana, Thuana, Perroniana, Pithœana et Colomesiana, éd. Des Maizeaux, Amsterdam, Covens et Mortier, 1740, 2 vol. Vigneul-Marville [Bonaventure d’Argonne]. Mélanges d’histoire et de littérature, 2 e édition. Paris, A. Besoigne, 1700-1701, 3 vol. Études Bury, Emmanuel. Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme. Paris, PUF, 1996. Fumaroli, Marc. « Otium, convivium, sermo : la conversation comme ‘lieu commun’ des lettrés », dans M. Fumaroli, P.-J. Salazar et E. Bury (dir.), Le loisir lettré à l’âge classique. Genève, Droz, 1996, p. 29-52. Francine Wild 270 Hazard, Paul. La crise de la conscience européenne, 1680-1715. Paris, Fayard, 1961 [1935]. Viala, Alain. Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique. Paris, éditions de Minuit, 1985. Wild, Francine. Naissance du genre des Ana (1574-1712). Paris, Champion, 2001. Auteurs ridicules : normes mondaines et échec social L’envers de l’honnêteté : images d’auteurs gascons au début du XVII e siècle C ORALIE B IARD (U NIVERSITÉ DE N ANTERRE ) Introduction En 1595, Henri de Navarre, monarque béarnais 1 et descendant de la maison des Bourbons, accède définitivement au trône de France grâce à l’absolution du pape Clément VIII. La cour de France, investie par les fidèles seigneurs béarnais et leurs soldats, devient « gasconne 2 ». Pourtant, les Gascons ont mauvaise presse 3 et à la mort d’Henri IV, ceux qui s’étaient 1 D’un point de vue géographique et de façon simplifiée, au XVII e siècle, en France stricto sensu (Paris et sa région) est « gascon » tout ce qui est au Sud de la Loire et n’est pas « provençal ». Le terme équivaut aux désignations modernes de « méridional » et d’« occitan », sauf qu’il n’a jamais recouvert le domaine provençal. On est gascon si l’on se situe entre l’Océan, les Pyrénées et le Rhône. Cette définition extensive de la Gascogne prévaut au XVII e siècle. Pourtant, à Toulouse (centre occitan), d’autres distinctions géographiques opèrent : on distingue la Gascogne proprement dite (entre Pyrénées et Garonne) du Languedoc (entre Garonne et Rhône) et du Béarn (Pau et ses alentours). Robert Lafont, dans son essai consacré à la littérature occitane aux XVI e et XVII e siècles, n’enferme jamais la Gascogne dans des limites géographiques fixes. La Gascogne apparaît plutôt comme une aire naturelle, linguistique et culturelle que comme un territoire circonscrit bien précisément. Voir à ce sujet, Renaissance du sud. Essai sur la littérature occitane du temps de Henri IV. Paris, Gallimard, 1974. 2 Sur la « gasconisation » de la cour, voir notamment Pierre de L’Estoile. Mémoiresjournaux (1574-1611). Reproduction intégrale de l’édition Jouaust et Lemerre complétée des inédits découverts ultérieurement. Avec de nombreuses illustrations. Tallandier, 1982, t. 8. 3 La critique des Gascons n’est pas uniquement corrélée au règne d’Henri IV puisqu’elle commence avant l’arrivée du monarque à la cour. En effet, dès le XVI e siècle, la littérature regorge de caricatures de Gascons. Voir par exemple l’« Epître au Roi par Marot étant malade à Paris » où Marot fait la satire plaisante de son Coralie Biard 274 installés dans la capitale sont aussitôt rejetés : ils ne sont plus considérés comme les loyaux serviteurs du Roi mais comme des hommes rudes et grossiers 4 . D’ailleurs, Furetière définira le Gascon en termes péjoratifs dans son Dictionnaire universel : « GASCON - Fanfaron, hableur, querelleur 5 ». La définition de Furetière montre bien que le mépris à l’égard des Gascons est une construction discursive qui repose sur des présupposés culturels. Toute la province est ainsi largement stigmatisée au XVII e siècle. De nombreux historiens et critiques comme Alain Viala 6 , Alain Corbin 7 , Fausta Garavini 8 , ou encore Déborah Blocker 9 ont analysé les relations entre Paris et la province en relevant le caractère structurant de cette opposition dans le monde des lettres. Paris apparaît à la fois comme le centre politique et économique du pays, comme un modèle sociolinguistique, comme un haut lieu de sociabilité mondaine et comme un moteur esthétique alors que la « valet de Gascogne » ; voir également le personnage du rusé marchand de Gascogne, Bernard du Ha, dans la nouvelle vingt-huit de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre ; voir aussi la nouvelle cinquante des Nouvelles récréations et joyeux devis de Bonaventure Des Périers. On peut citer, pour finir, une courte pièce du XVI e siècle, reproduite par Charles Sorel dans le Recueil de Sercy en 1644 : La Ruelle mal assortie, ou Entretiens amoureux d’une Dame Eloquente avec un Cavalier gascon plus beau de corps que d’esprit, et qui a autant d’ignorance comme elle a de savoir ; Dialogue vulgairement appelé la Ruelle de la Reine Margot. Le XVII e siècle apparaît ensuite comme un siècle de cristallisation du type satirique du Gascon fanfaron : voir le personnage du baron de Faeneste, personnage éponyme d’Agrippa d’Aubigné ou encore le poète Roquebrune dans le Roman comique de Scarron. On peut penser également aux vers satiriques de La Fontaine sur les Gascons dans ses Contes et nouvelles en vers (« Le Gascon », « Le Gascon puni »). Voir aussi le personnage du Gascon extravagant, roman attribué à Onésime de Claireville ; ou encore le Dom Quixote gascon, personnage d’Adrien de Monluc dans Les Jeux de l’Inconnu. 4 Voir à ce sujet Véronique Larcade. Les Cadets de Gascogne. Une histoire turbulente. Toulouse, Sud-Ouest, « Références », 2005. 5 Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers ; rééd. SNL-Le Robert, 1978 (3 volumes), p. 943. 6 Voir Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique. Paris, Minuit, « Le sens commun », 1985. 7 Voir le chapitre « Paris - province », dans P. Nora (dir.), Les Lieux de Mémoire (1984-1992 pour l’édition originale). Paris, Gallimard, « Quarto », 1997, 3 vol., t. 2, p. 2862. 8 Voir Parigi e provincia. Scene della letteratura francese. Torino, Bollati Boringhieri, 1990. 9 Voir l’article « Une ‘muse de province’ négocie sa centralité : Corneille et ses lieux », Les Dossiers du Grihl, 2008. Images d’auteurs gascons au début du XVII e siècle 275 province, morcelée en zones diverses, est souvent décrédibilisée 10 . Le Dictionnaire de Furetière atteste encore de cette opposition puisqu’il définit la province par rapport à son éloignement de la capitale : « PROVINCE - se dit aussi des pays éloignés de la Cour, ou de la ville capitale 11 ». Ce mépris, parisien ou non 12 , contre la province s’inscrit dans un contexte de normalisation sociale et linguistique 13 et de productions d’arts de tous ordres 14 . Ainsi, la première moitié du XVII e siècle est caractérisée par la publication de manuels ou arts de bien dire et de savoir-vivre qui codifient les mœurs, la vie mondaine et érigent des modèles de comportement autour de la notion d’honnêteté 15 . Vaugelas publie par exemple ses Remarques sur la langue françoise qui mettent en garde le lecteur contre la « contagion des provinces 16 ». Nicolas Faret publie un traité intitulé L’Honnête homme ou l’art 10 Voir A. Corbin. « Paris - province », dans Les Lieux de Mémoire, ouvr. cit. 11 Voir le Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, éd. cit., p. 1691. 12 Certains provinciaux critiquent eux-mêmes la province : Maynard dans ses Lettres dénonce à de nombreuses reprises la rudesse de la vie et des hommes en province. 13 Voir Norbert Elias. La Civilisation des mœurs, trad. P. Kamnitzer. Paris, Calmann- Lévy Pocket, 1973. 14 Sur cette question, voir Bérengère Parmentier. « Arts de parler, arts de faire, arts de plaire. La publication des normes éthiques au XVII e siècle ». Communication au colloque « De l'Utilité de la littérature. Écrire, lire et instruire dans la France moderne », Paris, 10-11 octobre 1997, dans Littératures classiques, n° 37, juilletseptembre 1999. 15 L’honnête homme est un modèle mondain de comportement fondé sur la notion de savoir-vivre et de civilité. Ce modèle évolue au cours du XVII e siècle : de norme sociale (agrément en société) il devient aussi une norme morale (bonnes mœurs et probité). Le Dictionnaire de l’Académie française (1694) définira l’honnête homme comme l’homme « civil, courtois, poli » mais aussi comme « homme d’honneur, homme de probité ». L’humaniste Erasme définit la notion de civilité telle que nous l’entendons dans un petit traité intitulé De Civilitate morum puerilium, publié pour la première fois en 1530. Le modèle de l’honnête homme s’est élaboré à partir de cette définition de la civilité. Baldassar Castiglione théorise également le modèle du courtisan dans Il Libro del Cortegiano (1528). Il énumère les qualités que doit posséder le parfait courtisan et l’usage qu’il doit en faire. Il s’est inspiré des traités antiques (notamment du De Oratore de Cicéron) et des traités italiens du Quattrocento (du XV e siècle). Le livre de Castiglione paraît en France sous le titre abrégé Le Courtisan et connaît un franc succès. Il a servi de modèle à la multitude des traités qui codifient les manières de cour, les bons usages, l’art de la civilité et de la mondanité, les règles de la conversation jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. 16 Remarques sur la langue françoise utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire. Paris, Jean Camusat, 1647, voir la préface. Coralie Biard 276 de plaire à la cour 17 qui diffuse le modèle de l’honnête homme en France à la suite de Castiglione. En 1630, l’honnête homme désignerait l’homme poli, galant, cultivé sans être pédant, de bonne compagnie et de bonnes manières. Il est l’ennemi de tout excès. Sur le plan littéraire, cette fixation essentiellement parisienne à l’égard des provinciaux aboutit à la circulation de discours, à de nombreuses représentations satiriques et à la construction d’« ethnotypes 18 ». Ce qui semble faire défaut aux hommes de province, et par extension aux écrivains de province, c’est donc l’honnêteté et toutes les qualités qui s’y rattachent : bienséance, politesse, civilité. Furetière caractérise « l’homme de province » comme un homme qui n’a pas « l’air du beau monde », « qui n’a pas l’air et les manières de vivre que l’on a à la Cour et dans la Capitale 19 ». Si la définition de Furetière reste vague, sans préciser en quoi consiste « l’air du beau monde », elle signale et produit toutefois une polarisation entre vie provinciale, synonyme de rusticité, et scène parisienne (lieu de l’honnêteté, des arts, de la sociabilité). Dans ce contexte, on se demandera comment les auteurs gascons s’emparent de cette stigmatisation parisienne. Comment sont-ils vus par leurs contemporains ? Comment se voient-ils ? De quoi le Gascon est-il le nom ? Pourquoi insultet-il la notion d’honnêteté ? Et surtout, que gagnent les auteurs, parisiens ou non, à critiquer ceux de province ? En gardant à l’esprit le caractère factice de ces constructions, on interrogera la fonction de ces représentations. Que viennent-elles dire du statut d’auteur de province au XVII e siècle ? Ces images permettent-elles d’apprécier la place des auteurs gascons dans la vie littéraire de leur temps ? 17 L’Honnête homme ou l’art de plaire à la cour, éd. Maurice Magendie. Genève, Slatkine reprints, 2011 (réimpression de l’édition de Paris, 1925). 18 On entend par « ethnotype » (ou type ethnique) la représentation en littérature, sous forme simplifiée, d’une identité régionale. Cette notion d’ethnotype a été conceptualisée par R. Lafont dans les années 1970 dans Renaissance du sud, ouvr. cit. Voir également l’article de Gilles Couffignal. « Gascon, gasconisme et gasconnade », Littératures classiques, 2015/ 2, n° 87, pp. 287-299. 19 Voir Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, éd. cit., p. 1691. Images d’auteurs gascons au début du XVII e siècle 277 Images externes d’auteurs gascons : la notoriété négative de Marc de Mailliet, Antoine Nervèze et Jean Puget de La Serre Le poète Marc de Mailliet 20 , né à Bordeaux vers 1568 et mort à Paris vers 1628, est une figure très secondaire de l’histoire littéraire, un de ces « écrivains oubliés » dont parle Victor Fournel dans une étude parue en 1862 21 . Bien que Mailliet ait publié plusieurs volumes de son vivant (des Poésies, d’abord dédiées à la Reine Marguerite et des Épigrammes, d’abord dédiées au duc de Luynes), aucune édition critique de ses œuvres n’a vu le jour depuis. On ne dispose que de peu d’éléments biographiques sur le poète. La principale source documentaire sur Mailliet consiste en une « vie », établie par Guillaume Colletet (1598-1659), dans sa Vie des poètes bordelais et périgourdins 22 . La rareté des discours de l’histoire littéraire sur sa vie et son œuvre contraste pourtant avec l’abondance des représentations ridicules du poète qui ont circulé depuis le XVII e siècle. Mailliet est moins connu de ses contemporains et de la postérité pour ses œuvres que pour les critiques qu’il a engendrées. Il a déchaîné les hostilités de ses semblables qui ont déployé autour de lui un imaginaire ridicule. Le point de départ de cette guerre littéraire contre Mailliet est une querelle esthétique avec Vital d’Audiguier, poète normand, au sujet d’une ode 23 . Puis, au cours du XVII e siècle il est très souvent cité et désigné négativement par d’autres poètes comme Maynard, Saint-Amant, Guez de Balzac, ou le Chevalier d’Aceilly. Il bénéficie ainsi d’une notoriété négative qui aboutit à la construction d’une image quasi mythique et répulsive : celle du « poète crotté ». Le poète Saint- Amant lance l’attaque la plus célèbre contre Mailliet dans le texte du Poète crotté 24 paru en 1629 25 . Il imagine le départ de Mailliet de la capitale et se 20 L’orthographe de son nom est variable : on trouve « Mailliet », « Maillet » ou « Maliet ». Lui-même signe parfois « Mailliet » ou « Maliet » dans ses Poésies et ses Épigrammes. 21 Voir Victor Fournel. La littérature indépendante et les écrivains oubliés. Paris, Didier, 1862, pp. 142-143. 22 Colletet livre plutôt un portrait à charge du poète qu’une biographie bien documentée. Voir Guillaume Colletet. Vies des poètes bordelais et périgourdins (Reprod. en fac-sim.), publ. d'après le ms. autographe du Louvre avec notes et appendices par Philippe Tamizey de Larroque, 1873, voir le chapitre consacré à Marc de Maillet, pp. 75-96 qui constitue la base d’autres travaux sur le poète (V. Fournel, G. Vapereau, etc. reprennent tous cette vie de Colletet dans les quelques lignes qu’ils accordent au poète). 23 Voir à ce sujet Vies des poètes bordelais et périgourdins, éd. cit. 24 Voir les œuvres augmentées de Saint-Amant : Le Poète crotté, dans Les Œuvres du Sieur de Saint-Amant. Augmentées de nouveau du Soleil levant ; le Melon ; le Poëte Coralie Biard 278 livre à un long portrait-invective où Mailliet est vu comme le « Chardon du Parnasse », un « vain espouventail de Classe », un « pot pourry d’estranges mœurs », le « moine bourru des Rimeurs 26 ». Le terme « crotté » désigne celui qui est sali par la crotte, c’est-à-dire par la boue. On comprend aisément pourquoi Mailliet, poète provincial et pauvre, a été soumis à cette représentation : venant de province, il est associé à la saleté d’une vie rustique et étant pauvre, il est obligé de se déplacer à pied dans la boue des rues parisiennes (et non en carrosse). Dans les vers de Saint-Amant, Mailliet insulte à la fois l’idéal de l’honnête homme et l’idéal du poète. Il ne possède aucune des qualités qui caractérisent l’honnête homme : il est doté d’« estranges mœurs », il est « bourru », et son esprit n’a pas l’à-propos de l’honnête homme puisqu’il est « chaussé de travers ». En outre, Saint-Amant le décrit comme repoussant, sale et mal habillé dans la suite du texte. François Maynard, pourtant Gascon comme lui, le voit comme un gueux dans plusieurs épigrammes 27 et se moque de son indigence matérielle et poétique. Il réactive l’image du poète crotté et provincial qui perd ses bottes dans la fange : Maillet a souvent dans les crotes Perdu la semelle des botes Qu'il porte faute de souliers ; Et pour payer le pain qu'il mange, Ses fourchetes et ses cuillers Retournent sur le Pont au Change 28 . Mailliet est donc pris dans un double geste de désignation et de négation selon le paradoxe de l’exclusion qui rejette hors de la sphère des lettres l’auteur tout en reconnaissant son existence, à la marge. Le poète obtient paradoxalement une nouvelle identité négative permettant aux auteurs qui l’attaquent de se positionner du « bon » côté de la frontière symbolique qui sépare les bons poètes des mauvais. Mailliet devient la cible d’ennemis objectifs et de suiveurs, qui ne l’ont pas connu nécessairement, mais qui crotté ; la Crevaille ; Orgie ; le Tombeau de Marmousette ; le Paresseux ; les Goinfres. préface de Nicolas Faret, Rouen, Jean Boulley, 1642, pp. 244-246. 25 Mailliet est une cible récurrente de Saint-Amant. Dans Le Melon, il termine son hymne héroï-comique au fruit par une série d’hypothèses et imagine un monde paradoxal où « Maillet fera des vers aussi-bien que Malherbe ». Dans Les Cabarets, Saint-Amant associe Mailliet à une plaisanterie dès le début du texte. 26 Le Poëte crotté, dans Les Œuvres du sieur de Saint-Amant, éd. cit., p. 246. 27 Voir François Maynard. Œuvres poétiques de François de Maynard, tome 3, publiées avec notice et notes par Gaston Garrisson. Paris, 1885-1888, p. 102 et pp. 126- 127. 28 Ibid., pp. 126-127. Images d’auteurs gascons au début du XVII e siècle 279 profitent de sa célébrité négative pour faire parler d’eux et s’opposer en creux à cette version dégradée du poète. Sous la plume de Guez de Balzac, Mailliet devient même, par antonomase, un outil de classement et d’identification des mauvais auteurs : il y aurait d’un côté les « Malherbes » et de l’autre les « Mailliets » comme il l’écrit dans sa Correspondance 29 . Railler le mauvais poète, c’est définir une autre catégorie de poètes, c’est s’intégrer soi-même du bon côté du Parnasse en s’auto-légitimant. Comme le montrent Mathilde Bombart et Nicolas Schapira dans l’introduction de leur édition de la Nouvelle allégorique 30 , la littérature devient au XVII e siècle un lieu d’affrontement symbolique où la question de la valeur est interrogée. Le monde des lettres se constitue comme un espace social à part entière qui se codifie autour d’un système complexe de compétences érigées en valeurs et en lois. Mailliet est rejeté de cet espace littéraire, parce qu’il contrevient aux modèles mondains et à l’image idéale du poète, parce qu’il incarne l’envers de l’honnêteté. Il est donc moins rejeté pour sa poésie (pourtant gaillarde et agressive) que pour sa personne, perçue comme repoussante, provinciale, vulgaire 31 . D’autres auteurs gascons comme Antoine Nervèze 32 et Jean Puget de La Serre (né à Toulouse vers 1593-1594 33 et mort à Paris en juillet 1665) font l’objet d’une exclusion. Cette fois, l’exclusion repose essentiellement sur le 29 Voir la correspondance de Guez de Balzac dans les Œuvres. Genève, Slatkine reprints, 1971 [1665], lettre à Chapelain du 12 mai 1638, p. 777. Voir également la lettre du 5 janvier 1641 à Guillaume Colletet, p. 681. 30 Antoine Furetière. Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Éloquence, éd. M. Bombart et N. Schapira. Toulouse, Société de littératures classiques, 2004 [1658]. 31 La postérité continuera de voir en Mailliet une figure comique de « poète crotté » : il est présent dans le Capitaine Fracasse (1863) de Théophile Gautier, au chapitre XI. 32 Les origines de Nervèze ont donné lieu à des opinions très divergentes comme le signale Jean-Paul Barbier-Mueller dans son article « Antoine de Nervèze (v. 1558après 1622) : retour sur un dossier biographique », Seizième Siècle, n° 7, 2011, p. 299. 33 Tallemant des Réaux. Historiettes, éd. Antoine Adam. Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, t. 2, pp. 542-544. En note, A. Adam rappelle que la date de naissance de La Serre a été longtemps placée vers 1600 mais qu’il serait plutôt né en 1593 ou 1594. En effet, Gustave L. Van Roosbroeck (« The birthdate of Puget de La Serre », Modern Language Notes, XXXVI, 1921, pp. 440-441) tenait pour 1593, mais la date exacte est le 15 novembre 1594, comme l’a montré André Navelle (Recherches historiques du Midi, VIII, 1995, pp. 297-304). Coralie Biard 280 style. Dans le Parnasse réformé 34 , Gabriel Guéret imagine que, pour mettre fin à l’agitation littéraire, Apollon intervient et prend une « Ordonnance » organisant la réforme du Parnasse. Il bannit du Parnasse Scarron et le burlesque mais aussi le style ancien et amphigourique de « Nervèze et Des Escuteaux ». La Serre est aussi représenté parodiquement comme un mauvais faiseur de vers qui court après l’argent. D’ailleurs Sénèque, venu dénoncer à Apollon ses mauvais traducteurs, fait un portrait hostile de La Serre qui corrompt tout ce qu’il touche. De nombreux textes attaquent la prolixité et à la cupidité de La Serre. Saint-Amant le raille dans son Poète crotté 35 . De même, Boileau, dans Le Chapelain décoiffé 36 (1664), fait de La Serre un personnage ridicule et fat à l’inverse de l’honnête homme puisqu’il est sans cesse préoccupé par des soucis financiers. Dans les premiers vers de l’Épître IX (1675), dédiée au marquis de Seignelay, La Serre apparaît comme un polygraphe grossier et un vain flatteur qui vend sa plume. Dans la Satire III (1665), Boileau fait raconter à un de ses amis le repas ridicule et gargantuesque où il s’est rendu. Pendant le repas, la conversation s’engage sur la littérature et les auteurs à la mode avant de tourner à la dispute (v. 167-224) ce qui permet à Boileau d’attaquer les auteurs qu’il juge mauvais. La satire contre les mauvais auteurs fonctionne alors indirectement et ironiquement : c’est en faisant dire à un campagnard ridicule que La Serre est un bon auteur que Boileau le discrédite (v. 168-176). Une autre représentation d’un bannissement littéraire se joue dans la Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Éloquence, où Nervèze est représenté dans les troupes de Galimatias 37 . Mais ce n’est pas un hasard si Furetière condamne le style de Nervèze et La Serre. En effet, ils sont gascons et donc, dévoieraient la rhétorique : Il [ le prince Galimatias ] a méme quelquefois un certain fard qui le déguise et l’embellit ; particulierement quand il est entre les mains de quelques Gascons, qui sont d’indignes Faux-Monnoyeurs dans le Royaume de Rhétorique (p. 134). 34 Le Parnasse réformé. Paris, Thomas Jolly, 1668. Édition en ligne sur : http: / / www.parnassereforme.fr. 35 Le Poète crotté, éd. cit., p. 256 : « Et depuis peu mesme la Serre / Qui livres sur livres desserre, / Duppoit encore vos esprits / De ses impertinents escrits » (v. 285- 288). 36 Nicolas Boileau. Le Chapelain décoiffé dans Œuvres complètes, éd. Françoise Escal. Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966. 37 Nouvelle allégorique, éd. Pierre Lamy, 1658, p. 32. Images d’auteurs gascons au début du XVII e siècle 281 Furetière ne précise pas en quoi ces mauvais écrivains gascons corrompent la rhétorique : Est-ce parce qu’ils se livrent à des gasconismes 38 ? Où sont les traces de ce « style gascon » dans leurs œuvres ? De même, Saint-Amant, dans une épigramme intitulée « Sur un escrivain de Gascogne 39 » reprend les clichés sur les Gascons (vantardise) pour condamner, sans plus de précision, les écrivains gascons qui écrivent « mal » : Ce petit fanfaron à l’œillade eschapée, Qui fait le grand Autheur, et n’est qu’un Animal, Dit qu’il trenche sa Plume avecque son Espée, Je ne m’estonne pas s’il en escrit si mal. La satire confond les origines gasconnes de La Serre et de Nervèze avec leur prolixité et leur cupidité 40 . Ils écrivent trop et mal parce qu’ils sont gascons et donc archaïques, parce qu’ils utilisent des figures de style dépassées ou ampoulées. Comme Mailliet, ils renvoient à l’image d’une prostitution littéraire, et donc d’une mauvaise « littérature ». Ce retard est en lien avec leur identité provinciale mais on ne leur reproche jamais directement cette identité. Il serait intéressant d’analyser les carrières de ces auteurs gascons pour interroger le poids de ces satires dans leurs trajectoires d’écrivains. Si Mailliet fait figure d’écrivain raté, autrement dit d’écrivain qui n’a pas obtenu de reconnaissance sociale grâce à ses activités lettrées, qu’en est-il de La Serre et de Nervèze ? À la différence de Mailliet, ils ont obtenu la protection de nombreux personnages et ont fourni une œuvre abondante. Tallemant des Réaux 41 indique que La Serre a obtenu la protection de Richelieu et du Chancelier du Roi. De son vivant, c’est un écrivain à succès très prolifique. Quant à Nervèze, Yves Giraud souligne que le poète a bénéficié de nombreux appuis et de puissantes protections. Il a été soutenu notamment par Henri III et par le prince de Condé à qui il dédie ses Essais 38 Furetière dans son Dictionnaire universel définit le gasconisme comme « la façon de parler introduite par les Gascons ». Cette façon de parler dénature la langue française selon Malherbe : voir Gilles Couffignal. « Gascon, gasconisme et gasconnade », art. cit. 39 Dans Recueil des plus belles pièces des poëtes françois, tant Anciens que Modernes, avec l’histoire de leur vie Par l’Auteur des Mémoires & Voyage d’Espagne, Paris, Claude Barbin, au Palais, 1692, t. 3, p. 210 : https: / / books.google.fr/ books? hl=fr&out put=text&id=y5h9LPvwHnQC&q=theophile#v=snippet&q=fanfaron&f=false. 40 D’ailleurs, Gilles Banderier, en note de son article « Un faux roman à clef : Le Roman de la Cour de Bruxelles de Jean Puget de La Serre », rappelle que La Serre a confessé lui-même sa prolixité. 41 Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. A. Adam. Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », 1961, t. 2, pp. 542-544. Coralie Biard 282 poétiques. Comme le montre Isabelle Luciani 42 , la poésie au XVII e siècle s’inscrit dans de nombreuses pratiques sociales : on est poète par sa réputation, par son rattachement aux sociabilités poétiques, par des « signes extérieurs de poésie 43 ». La reconnaissance des pairs et l’intégration sociale sont nécessaires pour établir l’identité du poète. Nervèze et La Serre figurent des cas intéressants puisque leurs carrières mettent en lumière le hiatus entre le rejet littéraire par leurs semblables et l’intégration à des réseaux sociaux. Ils permettent de mieux comprendre la complexité des enjeux qui font la réussite littéraire ou l’échec : si les critères esthétiques ne prévalent pas, l’agrégation à un réseau apparaît comme un élément déterminant. Certains écrivains, comme Maynard, ont su jouer avec cette question de l’intégration sociale et intellectuelle. Images internes d’auteurs gascons : l’exclusion fantasmée de Maynard entre victimisation et opportunisme L’écrivain toulousain François Maynard met en scène une exclusion parisienne dans toutes ses Œuvres pour en tirer paradoxalement une contrepartie positive. Retiré en province entre 1636 et 1643, il reprend l’idée de barbarie provinciale comme un leitmotiv dans ses Lettres 44 et dans ses poésies. La distance avec Paris alimente le fantasme d’une persécution parisienne : ainsi, à la lettre CXLVII (147), « À Monsieur de Flotte », Maynard se dit victime des « dégousts de la Cour, qui ne font cas des Muses qui habitent au deça de Loire » (p. 414). À plusieurs reprises dans ses Poésies et dans ses Lettres, il insiste moins sur son identité gasconne que sur « l’indignité » qu’elle lui confèrerait aux yeux des hommes de lettres et de cour parisiens 45 . S’il est difficile de confirmer la réalité sociale et historique de ce mépris parisien, il est intéressant de voir comment le terme de « Gascon » fonctionne comme une insulte sous la plume de Maynard. Le Gascon incarne indistinctement l’envers de l’honnête homme et le mauvais écrivain. À la lettre CCXXIX (229), Maynard remercie Colletet de lui avoir 42 Isabelle Luciani. « ‘Les vrais favoris d'Apollon’ : l’identité poétique, compétence littéraire ou qualification sociale ? », Rives méditerranéennes [en ligne], Jeunes chercheurs, 2001. Disponible sur : http: / / rives.revues.org/ 71. 43 Isabelle Luciani, art. cit., p. 3. 44 François Maynard. Les Lettres du Président Maynard. Paris, Toussaint Quinet, 1652 (reprint avec une présentation de J.-P. Lassalle, Toulouse, 2 volumes, P. U., 1984), voir par exemple la lettre CXXIX (129) à Flotte. 45 D’ailleurs Maynard revendique une identité gasconne floue et substitue sans cesse un terme à l’autre : Gascon serait l’équivalent de provincial et signifie de façon large celui qui se situe en dehors de Paris. Images d’auteurs gascons au début du XVII e siècle 283 fait parvenir sa pièce, Ciminde et de ne pas le voir comme un « Gascon sauvage et ennemy des belles Muses » (p. 694). Dans « L’auteur à son livre » qui inaugure le tome 3 des Œuvres poétiques, Maynard met en garde son livre contre la « censure 46 » des esprits « rafinez » qui méprisent les vers nés d’une « plume provinciale ». En effet, Maynard, loin de Paris, ne respecterait pas les règles du bien-écrire comme il l’écrit à la lettre LXVIII (68), « À Monsieur Le President L’Archer 47 » : Vous y verrez des fautes de grammaire (= à propos d’une Ode commandée par le Pape) à chaque bout de champ, et connoistrez le besoin que j’ay de retourner à Paris pour y savonner ma Rhetorique crasseuse et Gasconne (p. 180). Mais, en se représentant comme exclu, Maynard contribue paradoxalement à construire la représentation de Paris comme centre culturel et mondain. Il est pris dans un geste contradictoire qui refuse et confirme l’hégémonie de Paris. Maynard utilise ses origines et ce soi-disant mépris parisien pour jouer avec différentes représentations de soi, pour produire des postures et des discours différents. Il se sert de ses origines provinciales essentiellement comme d’une excuse commode et plaisante. D’abord, l’excuse est littéraire puisqu’il justifie les fautes qu’il commet par son long séjour provincial à la lettre CLV (155), « À Monsieur de Lopes, lieutenant criminel de Thoulouse » : Pour ce qui est des Vers que j’ay envoyez à Monsieur de Flotte, je me persuade que vous excuserez mes fautes, et que vous ne trouverez pas estrange qu’un vieil homme qui est esloigné de la Cour, et qui ne peut consulter que des oreilles Provinciales, tombe dans des rudesses et des embarras qui choquent tout le monde (p. 445). De même, dans ses Œuvres poétiques, il se met en scène comme un « Horace de province », un « Rimeur vieux et gascon 48 ». Il se sert de sa naissance gasconne pour excuser ses vers et dit sa crainte d’être la risée des beaux esprits de Paris : Cher Flote, pourquoy veux-tu 46 Le terme revient de façon récurrente dans la correspondance de Maynard soit pour désigner la censure légitime de ses amis (autrement dit la critique) soit pour désigner la censure publique, c’est-à-dire celle illégitime (selon Maynard) du public parisien. 47 Michel Larcher (orth. Maynard : L’Archer), président à la Chambre des Comptes de 1626 à 1654. 48 « Ode à Flote », dans Œuvres poétiques de François de Maynard, éd. cit., t. 3, p. 200. Coralie Biard 284 Que je reprenne ma Lyre ? Tu devrois m'en dispenser : Ses accords pourroient blesser les oreilles raffinées. J'ay veu cinquante Moissons, Et le froid de mes années A passé dans mes Chansons. Crois-tu que les beaux Espris Qui suivent ton jeune Prince, Respectent les cheveux gris D'un Horace de Province ? Apres les Vers ajustez Des Plautes ressuscitez Que toute la Cour embrasse, Un Rimeur vieux et Gascon Ne sçauroit de bonne grace Paroistre sur Helicon. Maynard semble las de sa plume provinciale dans l’épigramme « Que pourrai-je écrire de rare ? 49 » et lie directement sa localisation provinciale avec son manque d’inspiration. La naissance gasconne devient également une excuse mondaine qui justifie le manque de politesse. À la lettre CCXXXIV (234), « À Monsieur de Flotte », Maynard affirme ne pas être à la hauteur pour complimenter Madame de Choisy : « Je lui ferois des complimens de si mauvaise grace, qu’elle auroit sujet de dire qu’ils viennent du païs d’Adieucias 50 » (p. 711). Si Maynard adopte parfois la posture du pauvre provincial en guise d’excuse, il se félicite pourtant à plusieurs reprises d’être parvenu à la gloire littéraire en dépit de sa naissance provinciale. Il utilise alors ses origines pour se glorifier, notamment dans l’épigramme « On me dit que j’ay trop dormy ». Il s’agit bien d’obtenir une compensation à sa marginalité supposée : Quel homme est plus heureux que moy ? Je passe dans l’Esprit du Roy Pour la trompette de sa Gloire, 49 Œuvres poétiques de François de Maynard, éd. cit., t. 3, p. 69. 50 Le pays d’Adieucias (ou Adieusias ou Adieu-siatz) désigne les terres méridionales, au sud de la Loire. Sur le pays d’Adieu-siatz et ses évocations dans la littérature du XVII e siècle, voir l’anthologie de Philippe Gardy. Histoire et anthologie de la littérature occitane. Montpellier, Les Presses du Languedoc, 1997, t. 2 : L’âge du baroque, 1520-1789, pp. 115-118. Images d’auteurs gascons au début du XVII e siècle 285 Et [je] fais voir que les bons autheurs peuvent naistre au deçà de Loire Au milieu des Gladiateurs 51 . Maynard retourne l’étiquette injurieuse de « provincial » en identité revendiquée mais sans jamais se présenter comme le représentant d’une littérature provinciale, sans jamais aller au bout se sa logique ni se mettre trop à la marge. Ce n’est pas un régionaliste mais un opportuniste qui joue sur les deux tableaux et tente de compenser la localisation provinciale, vécue comme un exil, en défiant le public raffiné (parisien) et en se construisant une figure d’auteur originale. Il aime à se moquer d’ennemis virtuels, désignés tour à tour sous les formules vagues de « censeurs », « polis du temps », « esprits raffinez », « delicats esprits ». Dans l’épigramme « Au goust des Polis du Temps 52 », il dénonce avec une lucidité désabusée la tyrannie du goût parisien dans une posture de défi : Au goust des Polis du Temps, Ma plume est vrayement Gasconne ; Et je resve si j'attens Que leur troupe me coronne. Ces nouveaux faiseurs de Lois, Pressac, veulent que je quitte Un Art qui sous les Valois Eut consacré mon merite. Mais je ry de mes Censeurs; Et veux donner aux neuf Sœurs Ce qui me reste de vie. Cher Amy, que dirois-tu, Si pour apaiser l'Ennui, j'abandonnois la Vertu ? Mais le lecteur ne saurait être dupe de ce dispositif auctorial : si Maynard se permet ce jeu littéraire, c’est parce qu’il a des appuis 53 . Cette distorsion entre ce qu’il dit d’une exclusion parisienne et la réalité biographique montre bien la part de jeu et la volonté d’exploiter ce qui apparaissait à l’origine comme un frein. Maynard, en se fantasmant en auteur rejeté, 51 Voir l’épigramme « On me dit que j’ay trop dormy » dans Œuvres poétiques de François de Maynard, éd. cit., t. 3, pp. 96-97. 52 Œuvres poétiques de François de Maynard, éd. cit., t. 3, p. 80. 53 Sur la carrière et les appuis de Maynard, voir A. Viala. Naissance de l’écrivain, p. XX. Coralie Biard 286 camoufle parfois ses réseaux (régionaux, parisiens) pour se présenter comme un self-made man et augmenter son mérite. Conclusion Au début du XVII e siècle, les représentations des auteurs gascons mobilisent un univers de clichés autour de la province et du provincial. Ces représentations satiriques permettent de mieux appréhender le fonctionnement du monde des lettres dans la première moitié du XVII e siècle. Il s’élabore comme un espace social autonome et complexe avec ses valeurs et ses lois. Sont rejetés symboliquement de cet espace ceux qui n’en maîtrisent pas les codes, qu’ils soient littéraires ou sociaux. Les auteurs gascons comme Puget de La Serre et Nervèze sont exclus pour des motifs essentiellement littéraires : ils pêchent par un style dépassé loin des innovations stylistiques véhiculées par la capitale. L’auteur bordelais Mailliet figure un cas intéressant parce qu’il est rejeté pour des raisons esthétiques puis surtout pour des raisons d’ordre social : son comportement inconvenant dérange et il est sans cesse ramené à son origine provinciale sous le masque du « poète crotté ». Mais s’il fait figure d’écrivain « raté », c’est moins pour son origine provinciale que pour son incapacité à se rattacher aux sociabilités mondaines et poétiques. Mailliet ne parvient pas à s’intégrer dans un réseau d’auteurs et de protecteurs. Sans la reconnaissance de ses pairs, il est condamné à l’oubli. Maynard a bien compris l’importance de l’intégration à sociabilités mondaines et littéraires. Il entre dans l’entourage de la Reine Marguerite et de Malherbe, il a des éditeurs bien implantés dans le monde du livre parisien, il bénéficie de l’appui de Valentin Conrart. Ainsi, lorsqu’il se retire en province pour affaires, il sait se rendre visible dans le champ littéraire en constitution : il s’empare indistinctement des clichés sur les Gascons et les provinciaux pour se construire une identité commode d’auteur de province dans ses Poésies et dans ses Lettres 54 . En se disant victime d’une persécution parisienne, il fait parler de lui et peut paradoxalement tirer profit de son éloignement avec la capitale en se construisant une image d’auteur plus valorisante. 54 Dispositif complexe des Lettres : posthumes et éditées par Flotte après la mort de Maynard. Images d’auteurs gascons au début du XVII e siècle 287 Bibliographie Sources Boileau, Nicolas. Œuvres complètes, éd. Françoise Escal. Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966. Faret, Nicolas. L’Honnête homme ou l’art de plaire à la cour, éd. Maurice Magendie. Genève, Slatkine reprints, 2011 [réimpression de l’édition de Paris, 1925]. Furetière, Antoine. 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Normes mondaines et dispositions d’écrivain : ce que l’imaginaire de l’auteur déshonnête dit des valeurs du premier champ littéraire M ATHILDE B OMBART (U NIVERSITÉ L YON 3) M ICHÈLE R OSELLINI (ENS L YON ) Il s’estoit advisé de se piquer de noblesse dès qu’il avoit eu le moyen d’atteler deux haridelles à une espece de carrosse toujours poudreux et crotté. […] il était toujours seul dans son carrosse ; ce n’est pas qu’il n’aimast beaucoup la compagnie, mais son nez demandait à estre solitaire, et on le laissoit volontiers faire bande à part. Quelque hardy que fust un homme à lui dire des injures, il n’osoit jamais les lui dire à son nez, tant ce nez estoit vindicatif et prompt à payer. Cependant il fouroit son nez par tout, et il n’y avoit gueres d’endroits dans Paris où il ne fust connu. 1 Qui désigne ce portrait-charge ? Non pas Cyrano de Bergerac - en dépit du complexe nasal attribué au personnage - mais Charles Sorel, caricaturé sous les traits de Charroselles par Antoine Furetière dans son Roman bourgeois. Or, une vingtaine d’années plus tard, Furetière se voit affublé du même piteux équipage par son adversaire de l’Académie française, François Charpentier : Après avoir esté chassé de sa charge estant à l’Academie […] voulant donc se remettre en honneur, il avoit, par quelque emprunt, un petit carosse sur pié, traîné par deux façons de chevaux. 2 Le contexte des deux opérations satiriques est fort différent, mais toutes deux reposent sur un même mécanisme représentatif : la relégation d’un auteur présenté comme non légitime par une instance énonciative qui, elle, 1 A. Furetière, Le Roman bourgeois [1666], dans Romanciers du XVII e siècle, A. Adam (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 1027. 2 Dialogue de Monsieur D., de l’Academie Françoise, et de Monsieur L.M., Avocat en Parlement, Recueil des Factums d’Antoine Furetière, Ch. Asselineau (éd.), Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1859, t. 2, p. 219. Le pamphlet se présente initialement comme un libelle d’une quarantaine de pages, publié sans lieu ni date. Mathilde Bombart et Michèle Rosellini 290 se donne comme détentrice du jugement sur ce qu’il faut faire et la manière de se comporter lorsqu’on est auteur. En effet, ici et là, la satire vise l’auteur tout autant que la personne et même plus précisément, l’auteur en tant que personne, c’est-à-dire l’individu dans son identité physique, morale et sociale. Les cotextes respectifs de nos extraits l’indiquent clairement. Charpentier poursuit en ces termes ses médisances : Il se donna une sorte de livrée grise avec un petit galon ginjolin [d’un rouge sombre], un petit laquais, et comme monsieur l’Archevêque de Paris fut fait, de ce temps-là, Archevêque de Paris [sic], il trouva moyen de faire consentir cet Illustre Prelat à luy donner un grenier chez luy, et à souffrir qu’il eût l’honneur de se dire de ses domestiques. 3 Ces portraits-charges de deux auteurs concurrents sont comme une rémanence dans la deuxième moitié du siècle de la figure du « poète crotté » en vigueur dans ses premières décennies : l’auteur satirisé ne se signale plus alors par sa malpropreté, mais par son incivilité. Cette mutation des représentations traduit le poids croissant des exigences sociales sur le comportement individuel dans le processus de civilisation des mœurs. Elle dit aussi quelque chose de la condition d’homme de lettres, tenu de donner des signes extérieurs de noblesse ou de protection nobiliaire, et de l’évolution des normes de la réussite dans ce premier champ littéraire 4 . Les formes de l’existence et les modalités du succès convergent vers une valeur commune : celle de l’honnêteté, dont les critères concourent à définir les normes de l’acceptabilité sociale. Les cas de Sorel et de Furetière constituent un dossier cohérent, qui nous conduira à observer premièrement la construction polémique de l’auteur déshonnête, afin d’y déceler, dans un second temps, une forme de projection satirique de dispositions littéraires vues comme périmées ou disconvenantes, pour considérer enfin les espaces de créativité non normés par l’idéologie de l’honnêteté qu’ils ont investis en tant qu’auteurs. L’auteur déshonnête : une construction polémique Le lecteur du Roman bourgeois découvre Charroselles dans le cadre de l’« Académie bourgeoise » dont il est un habitué. Dans cet environnement policé par une imitation des salons aristocratiques sérieusement assumée 3 Ibidem. 4 Notre analyse se situe ainsi dans la lignée des analyses opérées par Alain Viala à partir des concepts élaborés par Pierre Bourdieu sur la construction du premier champ littéraire au XVII e siècle : Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Les Editions de Minuit, « Sens commun », 1985. Normes mondaines et dispositions d’écrivain 291 par des bourgeoises cultivées ou aspirant à le devenir, il se distingue par sa grossièreté. Intervenant dans la conversation sur le mode de l’interruption ou de la surenchère, il est constamment désobligeant envers ses interlocuteurs et interlocutrices. Ainsi déclare-t-il aux dames qui réfléchissent aux moyens se faire publier : Et moy […], si je suis jamais roy, je feray faire deffences à toutes les jeunes filles de se mesler de faire des livres, ou, si je suis chancellier, je ne leur donneray point de privilege ; car, sous pretexte de quelques bagatelles de poësies ou de romans qu’elles nous donnent, elles épuisent tellement l’argent des libraires, qu’il ne leur en reste plus pour imprimer des livres d’histoire ou de philosophie des autheurs graves. C’est une chose qui me tient fort au cœur, et qui nuit grandement à tous les escrivains féconds, dont je puis parler comme sçavant. 5 C’est là un impair que le narrateur souligne par une constatation peu amène : « son humeur a esté toujours peu civile et peu complaisante ». L’incivilité du personnage éclate aussi quand il prétend infliger à la compagnie la lecture de ses œuvres 6 . Interlocuteur déshonnête, Charroselles révèle de surcroît par ses fanfaronnades qu’il est un auteur malhonnête. L’entretien porte alors sur la poésie - une forme littéraire qui intéresse d’autant plus les « académiciennes » bourgeoises qu’elle condense les prestiges de la sociabilité mondaine. Aussi sont-elles moins attentives à la qualité des œuvres qu’aux conditions de leur succès. Quand on en vient à parler de l’utilité des pièces liminaires, Charroselles révèle un secret de fabrique : la possibilité pour un auteur d’« emprunte[r] quelquefois le nom d’un amy, ou suppose[r] un nom de roman pour se louer librement luy-mesme » ; et il ajoute sans vergogne : Je puis dire icy entre nous que je l’ay pratiqué avec assez de succés, et que sous un nom emprunté de commentateur de mon propre ouvrage, je me suis donné de l’encens tout mon soul. 7 Il se vante ensuite d’autres stratagèmes, jugés tout aussi indignes dans le récit de Furetière, tels que vendre à un libraire en tant que recueil collectif un volume composé de ses seuls écrits 8 ; ou publier ses pièces en plaquettes individuelles, car le commerce de détail est plus rentable : 5 Le Roman bourgeois, éd. cit., p. 979. 6 Ibid., p. 982. 7 Ibid., p. 974. 8 « Je me suis déjà advisé de cette invention (répondit Charroselles avec un autre grand hélas ! ) ; mais elle ne m’a servi qu’une fois. Car il est vray qu’apres qu’on m’eut rebuté un livre entier, je le hachay en plusieurs petites pieces, episodes et fragments, et ainsi je fis presque imprimer un volume de moy seul, quoique sous le Mathilde Bombart et Michèle Rosellini 292 Pour moy (reprit Charroselles), je ne sçaurois condamner ceux qui taschent d’acquerir de la gloire par ce moyen : car en matiere de poësie (que vous sçavez que j’ay tousjours traitée de bagatelle) je trouve qu’il n’y a point de plus méchant trafic que d’en estre marchand grossier, c’est-à-dire de faire imprimer tout à la fois ses ouvrages, et en donner un juste volume ; la méthode est bien meilleure de les debiter en détail, et de les faire courir piece à piece, de la mesme maniere qu’on debite les moulinets et les poupées pour amuser les petits enfans. 9 Dans ce portrait polémique, le marqueur principal de l’incivilité est l’expression assumée par le personnage d’un rapport mercantile au métier d’auteur, envisagé non pas comme créateur, mais comme fin connaisseur du monde de la librairie et de ses enjeux symboliques et économiques. Or, une vingtaine d’années plus tard, Furetière sera à son tour l’objet de caricatures satiriques d’une tonalité similaire de la part de ses confrères de l’Académie française. Rappelons 10 que l’Académie avait obtenu pour vingt ans un privilège d’exclusivité couvrant l’édition à paraître de son dictionnaire. Furetière ayant, de son côté, obtenu de la chancellerie royale un privilège pour la publication de son propre Dictionnaire universel, il est accusé par ses confrères d’avoir volé les cahiers que Vaugelas avait confiés à la compagnie et détourné à son profit les travaux de leur commission. Il se voit en représailles privé de ses droits à la publication et finalement exclu de l’Académie le 22 janvier 1685 par l’intervention du roi, acte rarissime. Il rédige deux factums pour dénoncer cet abus et faire valoir ses droits. Ses confrères impliqués dans la fabrication du Dictionnaire - que Furetière nomme ironiquement les « jetonniers » - déchaînent alors contre lui une guerre de libelles et d’épigrammes. Ils ne se contentent pas de décrier son entreprise éditoriale : ils entendent stigmatiser sa personne. Les traits de la satire sont les même que ceux utilisés par Furetière lui-même dans les années 1660 : bassesse sociale, parasitisme, grossièreté doublée de malhonnêteté. François Charpentier, secrétaire perpétuel de l’Académie et principal adversaire de Furetière, fait imprimer anonymement un pamphlet titre de Recueil de pieces de divers autheurs. Mais malheureusement le libraire découvrit la chose, et me fit des reproches de ce qu’il ne le pouvoit debiter. » (Ibid., p. 977). 9 Ibid., p. 978 (nous soulignons). 10 Nous nous appuyons sur l’analyse éclairante et bienveillante de cet épisode crucial de la carrière de Furetière qu’a proposée Alain Rey dans son ouvrage paru chez Fayard en 2006 : Antoine Furetière, un précurseur des Lumières sous Louis XIV, ainsi que sur Marine Roy-Garibal, Le Parnasse et le palais, l’œuvre de Furetière et la genèse du premier dictionnaire encyclopédique en langue française, 1649-1690, Paris, Champion, « Lumières classiques », 2006. Normes mondaines et dispositions d’écrivain 293 intitulé Dialogue de Monsieur D., de l’Academie Françoise, et de Monsieur L. M., Avocat en Parlement. Il y fait dialoguer sur l’affaire Furetière, Boileau et Antoine Le Maistre, à peine dissimulés par les initiales de leurs noms : D. (pour Despréaux) et L. M. Celui-ci rappelle la bassesse de ses origines : Je le connois de jeunesse, et j’admire ce pauvre garçon qui parle de la naissance des autres, luy dont le pere avoit esté laquais et estoit devenu Clerc d’un Conseiller, et dont la mere estoit veuve d’un Apothicaire. N’estce pas là une belle origine pour reprocher la naissance des autres ? 11 D., quant à lui, ne s’est pas privé de mettre au compte de cette indignité sociale l’agressivité de son comportement à l’Académie : Furetière n’a rien à perdre ; c’est un homme sans honneur qui ne sçait que mordre, un homme petri de médisances et d’invectives, et qui n’a jamais connu de voyes pour acquerir de l’honneur qu’en attaquant celuy de l’Academie. Voulez-vous que des gens qui ont de la reputation s’aillent mesurer avec un homme qui n’en a point ? 12 Son parasitisme justifierait ainsi l’Académie de l’avoir expulsé, d’autant que, selon L. M., cette corruption s’était déjà révélée dans les emplois qu’il a occupés : c’est par abus de confiance qu’il aurait obtenu son abbaye de Saint-Germain, après avoir, en tant que procureur fiscal et avec la complicité du bailli - un certain « capitaine Beausoleil » -, vendu « la justice à beaux deniers contans ». Cette persona dégradée de Furetière soutient le jugement dégradant sur son œuvre. D. fournit un indice supplémentaire de son ignominie, son goût pour le langage bas : [aux séances du Dictionnaire] il ne proposoit jamais que des phrases basses et traînées dans les halles ; il ne haussoit un peu le ton que lorsqu’on proposoit quelque façon de parler de la Chicane la plus abstruse, ou de la Chimie, à laquelle il faut qu’il ait travaillé. 13 Tel est le langage du Roman bourgeois, si bien que, affirme D., « personne ne l’a jamais lu en entier », car « la matière est indigne des honnêtes gens ». L’affaire est entendue : du point de vue des porte-paroles autoproclamés de l’Académie, Furetière est un auteur déshonnête. Il rejoint ainsi, dans la même catégorie esthétique, morale et sociale, son frère-ennemi Charles Sorel. 11 Dialogue de Monsieur D., de l’Academie Françoise, et de Monsieur L. M., Avocat en Parlement, op. cit., p. 203. 12 Ibid., p. 201. 13 Ibid., p. 216-217. Mathilde Bombart et Michèle Rosellini 294 Le portrait satirique comme indicateur de la structuration symbolique du premier champ littéraire Ces derniers exemples révèlent une stratégie polémique : les ennemis de Furetière ont détourné des éléments de sa vie et de son œuvre pour les convertir en indices d’une prétendue infamie de l’homme. De même, Furetière avait nourri sa caricature de Charroselles de détails biographiques sur Sorel. Ainsi la marotte nobiliaire qui saisit le personnage de Charroselles au début de la seconde partie du Roman bourgeois, rappelle les efforts de Sorel pour se forger une ascendance noble dans la vieille aristocratie « angle-saxonne » dont il prétend hériter par la très fameuse favorite du roi Charles VII, Agnès Sorel. Et la remarque féroce du narrateur de la Seconde partie sur la ruine des libraires qui ont continué à le publier « après qu’il eu quitté le stile qui estoit selon son genie pour faire des écrits plus sérieux 14 » réfère très précisément au tournant de la carrière de Sorel, qui, dans les années 1630, a désavoué son best-seller, l’Histoire comique de Francion, pour entreprendre de faire imprimer sous son nom une monumentale et fastidieuse somme philosophique : La Science universelle. Quant à l’affaire du faux recueil collectif, elle a un référent attesté : le Recueil des pièces en prose les plus agréables de ce temps, publié chez Charles de Sercy entre 1658 et 1663, dont le premier des cinq volumes ne contient que des pièces écrites par Sorel lui-même 15 . Or, si l’on redresse la perspective distordue par la satire, on constate que ces traits polémiques dessinent une trajectoire qui révèle en creux l’évolution du champ littéraire et des conditions de la réussite comme auteur au cours du siècle. L’avènement de ce qu’on pourrait appeler le système des belles-lettres - qui valorise les formes mondaines de l’écrit et indexent la dynamique de promotion des auteurs sur les valeurs et les positions nobiliaires - fragilise la position d’un écrivain issu de la bourgeoisie, sans protecteur, et attaché à une pratique polygraphique issue de l’humanisme : tel est l’écueil auquel s’est heurté Sorel, et qu’il a tenté de contourner en se forgeant une identité factice, et en misant sur les profits de la librairie. Dans cette situation inconfortable, il a développé une vive clairvoyance sur les règles du jeu socio-économique à l’œuvre dans le monde social des auteurs. Furetière traduit cette posture singulière de Sorel 14 Le Roman bourgeois, éd. cit., p. 1029. 15 L’éditeur (ou l’auteur) y recycle les pièces du Nouveau recueil des pièces en prose les plus agréables de ce temps. En suite des Jeux de l’Inconnû, et de la Maison des Jeux publié anonyme chez Nicolas de Sercy en 1644. Normes mondaines et dispositions d’écrivain 295 en donnant à Charroselles le rôle d’initiateur aux secrets et recettes de la réussite littéraire : […] je tiens que la plus necessaire qualité à un poëte pour se mettre en reputation, c’est de hanter la cour, ou d’y avoir esté nourry : car un poëte bourgeois ou vivant bourgeoisement y est peu considéré. Je voudrois qu’il eust accés dans toutes les ruelles, reduits ou academies illustres ; qu’il eust un Mecenas de grande qualité qui le protegeast, et qui fist valoir ses ouvrages, jusques-là qu’on fust obligé d’en dire du bien malgré soy, et pour faire sa cour. Je voudrois qu’il ecrivist aux plus grands seigneurs ; qu’il fist des vers de commande pour les filles de la reyne, et sur toutes les avantures du cabinet ; qu’il en contrefist mesme l’amoureux, et qu’il escrivist encore ses amours sous quelque nom emprunté, ou dans une histoire fabuleuse. Le meilleur seroit qu’il eust assez de credit pour faire les vers d’un balet du roy ; car c’est une fortune que les poëtes doivent autant briguer que les peintres font le tableau du May qu’on presente à Nostre-Dame. 16 Le contexte de la sociabilité aristocratique s’affiche dans la topographie mondaine (ruelles, réduits, académies) et la topique curiale (grands seigneurs, filles de la reine, cabinet) ; les ouvrages favorables à la réussite doivent être adressés pour obtenir la reconnaissance des grands et de la cour, voire des gratifications financières. Et quand Charroselles apporte quelques éclaircissements d’ordre esthétique sur le type de poésie qu’il convient de pratiquer, il ne fait que confirmer l’entre-soi de la mondanité : Ce n’est pas tout […] que de faire de petites pieces ; il faut, pour les faire bien courir, que ce soient pieces du temps, c’est-à-dire à la mode, de sorte que ce sont tantost des sonnets, rondeaux, portraits, enigmes, metamorphoses, tantost triolets, ballades, chansons, et jusqu’à des bouts rimez. Encore, pour les faire courir plus viste, il faut choisir le sujet, et que ce soit sur la mort d’un petit chien ou d’un perroquet, ou de quelques autres grandes aventures arrivées dans le monde galant et poëtique. 17 L’esthétique galante domine la production poétique. Mais cela ne va pas sans ironie, puisque l’énoncé de ses sujets de prédilection la réduit à un engouement puéril pour des mièvreries. La satire est ainsi réversible, et l’attachement nostalgique de Charroselles alias Sorel à la culture humaniste des « bonnes lettres » désormais enterrée par les belles-lettres galantes, manifeste sa puissance critique dans ce contexte esthétique dégradé. Furetière laisse ici entrevoir une position ambiguë, qui affleurait dans les autres genres auxquels il s’était essayé depuis le début de sa carrière de polygraphe. Avec le recueil des Poésies diverses (1655), il semblait faire 16 Ibid., p. 975 (nous soulignons). 17 Ibid., p. 979 (nous soulignons). Mathilde Bombart et Michèle Rosellini 296 allégeance aux belles-lettres en raillant allusivement la manie bibliographique de Sorel promu alors historiographe du roi : Sans s’être autrement mis en vogue Qu’en apprenant le catalogue D’un grand amas de livres vieux, Obscurs, inconnus, curieux, Bouquins moisis, Chartres [sic], Chroniques, Et force manuscrits gothiques, Dont il [sic] n’auront le plus souvent Leu que la page de devant, Pour en voir les noms et les tiltres Avec la table des Chapitres. 18 Mais sous ce titre à la mode, il publiait principalement des satires, un genre que Boileau n’avait pas encore tiré de sa poussière antique. Trois ans plus tard (1658), la Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés au Royaume d’Eloquence 19 signalait l’allégeance de Furetière au régime des belles-lettres dont son récit proposait une vision allégorique associant étroitement le monde des productions légitimes aux valeurs sociales de l’aristocratie. La reine Rhétorique, souveraine du royaume d’Eloquence, défini comme l’art du discours clair et ordonné, l’emporte ainsi sur Galimatias, qui se révèle un imposteur de vile naissance - trait de l’identité déshonnête attachée à l’exclusion de l’espace littéraire légitime : La domination de ce pays a été usurpée par le Capitaine Galimatias, homme obscur, et né de la lie du peuple ; mais qui par la mauvaise intelligence qu’il a trouvée dans l’esprit des Magistrats, s’est rendu en peu de temps Maistre de tout le païs. 20 Celui-ci peine à ranger en ordre de bataille les hordes d’Équivoques et de Figures entassées qui peuplent son royaume de Pédanterie. Le discours qu’il leur adresse avant le combat est une parodie de harangue, ornée de formules pompeuses et surannées, tandis que son langage ordinaire est au 18 Poësies diverses du sieur Furetiere A. E. P., Paris, Guillaume de Luyne, 1655, Épître III, à Monsieur Cassandre, p. 191-192. 19 Nouvelle allégorique, ou histoire des derniers troubles arrivés au royaume d’éloquence, Paris, P. Lamy, 1658 ; Pierre Lamy ayant fait part de son privilège à Guillaume de Luyne, on trouve des exemplaires portant sur la page de titre le nom de ce dernier libraire. Nous citons cet ouvrage dans l’édition critique établie par Mathilde Bombart et Nicolas Schapira à partir de la première édition dans la version P. Lamy (Toulouse, Société de littératures classiques, 2004). 20 Nouvelle allégorique, éd. cit., p. 6. Normes mondaines et dispositions d’écrivain 297 contraire farci de formules proverbiales qui révèlent ses origines populaires 21 . En cartographiant le territoire des belles-lettres régi par l’éloquence moderne avec la précision imagée de l’allégorie, Furetière produit un point de vue fort sur les normes et les formes de la production littéraire dans cette période encore troublée qui succède à la Fronde, qui pourrait laisser croire qu’il y adhère sans distance. Mais la Nouvelle est pleine d’ambivalences, par la diversité des parlers qu’elle fait entendre (langue du Palais, langue juridique des traités, vocabulaire technique des fortifications, mais aussi jargon de la chancellerie et de l’art du blason), par la conflictualité qu’elle met en avant (le traité de pacification final laisse ainsi de larges pans de territoire à Galimatias) et par sa réflexivité même, où s’affirme le point de vue distancié de celui qui est capable d’observer et de décrire le jeu social plutôt que de s’y laisser prendre. Sorel a d’ailleurs trouvé matière à compléter ce panorama par le récit allégorique publié en réplique à celui de Furetière : la Relation véritable de ce qui s’est passé au royaume de Sophie depuis les troubles excitez par la rhétorique et l’éloquence, publié chez Charles de Sercy en 1659. Il y place la reine Rhétorique sous la tutelle d’une souveraine plus puissante, Sophie, garante du règne de la raison et du savoir sur les lettres 22 . Et le traité de paix qui clôt l’épisode de rébellion de la fausse Rhétorique établit une nouvelle cartographie des discours, Sophie « ayant conservé à l’ancienne Rhétorique tout ce qui estoit de sa Juridiction, sous le nom de Rhetorique Philosophique et Scientifique ». Au-delà de l’enjeu polémique qui se manifeste à nouveau entre les deux auteurs - puisque cette cartographie recomposée est une réaction de Sorel contre la place que lui avait assignée Furetière dans son récit en l’enrôlant sous la bannière de Rhétorique comme capitaine des Ironies 23 , alors qu’il aspirait à être reconnu 21 « Ils [les Impromptus envoyés en reconnaissance] rapportèrent que le Prince Galimatias s’avançoit à grandes journées, en résolution de donner bataille : et qu’il se fioit tant au nombre de ses troupes que, parlant de ses Ennemis, il disoit en sa langue, Qu’il n’y en avoit pas pour un déjeuner. » (Ibid., p. 24) 22 « Comme on ne l’a [la Rhétorique] pas crû capable de se conduire toute seule, on luy a cherché une Supérieure, qui est la Sagesse, ou Science suprême. L’Amour de cette véritable Reyne des Bons Esprits a fait écrire ici en sa faveur : “L’Art de bien dire est fort agreable et fort charmant, mais il est besoin d’empescher que les Esprits vulgaires ne s’y attachent trop, et ne veüillent plus reconnoistre autre que luy pour leur Maistre. Avec l’occasion de se divertir on en doit chercher une plus serieuse et plus utile.” » (Relation véritable de ce qui s’est passé au royaume de Sophie depuis les troubles excitez par la rhétorique et l’éloquence, Paris, Charles de Sercy, 1659 ; « Aux lecteurs », n. p. nous soulignons) 23 « Son Altesse Satyrique envoya aussi à la Reine plusieurs Ironies fort gayes, et de toute autre humeur que celle du party contraire. Elles étoient adroites à larder Mathilde Bombart et Michèle Rosellini 298 dans l’ordre du savoir - cette publication souligne leur même intérêt pour une mise en représentation panoramique des reconfigurations et des conflits qui caractériseraient le monde des lettres de leur temps. Tous deux partagent ainsi une commune ambition critique, qui les place en position de « censeurs des lettres », une fonction que revendiquait Sorel dès la préface du Berger extravagant en 1627. Cet ensemble de dispositions ne pouvait que les mettre en porte-à-faux avec l’évolution conjointe des modèles d’auctorialité et des normes du discours littéraire dans la seconde moitié du siècle en train de s’accomplir - esthétiquement et socialement - sous l’égide des valeurs de l’honnêteté, dans la culture dominante de la galanterie. C’est cette position, construite au fil de leurs œuvres, d’observateur et de connaisseur des modes de fonctionnement du monde des lettres comme univers de valeurs autant que comme marché (que montrait Furetière luimême dans la satire de Charroselles) que répercute la figure de l’auteur déshonnête telle qu’elle est utilisée tour à tour contre Sorel par Furetière et contre celui-ci par les académiciens. L’écriture satirique rend possible des amalgames symboliques où la distance vis-à-vis des jeux sociaux se traduit, par exemple, sous le trait de la bassesse sociale. Mais cette capacité à l’écart et la réflexivité vis-à-vis des modèles dominants ne recèle-t-elle pas une force créatrice capable de soutenir des entreprises littéraires singulières ? La réussite hors des normes de l’honnêteté Le regard critique de Furetière et Sorel a pour autre point commun le refus de la normalisation linguistique qui accompagne la structuration du champ littéraire de leur temps. Dans une certaine mesure ils croisent leurs expériences sur ces deux terrains. Sorel a prétendu faire entendre dans le Francion « la langue française tout entière » et il a contesté le projet académique d’épuration de la langue dans un Discours au titre éloquent : Discours sur l’Académie Françoise establie pour la correction et l’embellissement du langage, pour sçavoir si elle est de quelque utilité aux particuliers et au public et où l’on void les raisons de part et d’autre sans desguisement, paru chez leurs Ennemis, et à leur jetter certains traits acérez appellez Brocars, dont les playes saignoient jusqu’à la mort. Le Capitaine Sorel qui leur avoit commandé dans sa plus tendre jeunesse, prit soin de leur conduite ; ayant parmi elles acquis tant de crédit qu’il s’étoit rendu formidable même aux quarante Barons. » (Nouvelle allégorique, éd. cit., p. 14). Une note de la seconde édition précise : « C’est celui qui a fait, estant fort jeune Francion, le Berger extravagant, et autres excellens livres satyriques et comiques. » (Ibid., var. e). Normes mondaines et dispositions d’écrivain 299 Guillaume de Luyne en 1654. Le Roman bourgeois de Furetière a été critiqué au motif de la bassesse de sa langue, dans l’incompréhension totale de son ambition d’étendre le réalisme à la représentation de la diversité sociale des langages 24 . C’est dans cette même logique qu’on lui attribue après sa mort un Dictionnaire des Halles paru anonymement aux Pays-Bas 25 . Mais les ouvrages qui marquent l’aboutissement de leurs carrières respectives s’élaborent à front renversé : c’est Sorel qui publie, dans les éditions successives de la Bibliothèque françoise (1664, 1667), le catalogue de la production littéraire de son temps, puis, avec son dernier ouvrage, De la connoissance des bons livres (1671), un guide de lecture proposant des critères de jugement des œuvres ; et c’est Furetière qui s’emploie pendant des décennies à enregistrer la langue dans sa plus grande étendue, intégrant la diversité de son lexique et les variétés de ses usages dans son Dictionnaire universel. Ce sont là des œuvres « de combat 26 », assumées par leurs auteurs dans une position difficile. Furetière en fait l’expérience dans la lutte solitaire et harassante qu’il mène pour la publication de son Dictionnaire, qui ne paraîtra en Hollande que deux ans après sa mort. En contrepartie, ce sont ces deux entreprises savantes de longue haleine - bibliographique pour Sorel, lexicographique pour Furetière - qui ont transmis leurs noms à la postérité. Il y a là une étonnante survie dans la durée de carrières vouées en leur temps à l’échec, qui signale peut-être chez ces auteurs une capacité à trouver dans la résistance aux normes une forme d’accomplissement de leur singularité créatrice. 24 Tel est le jugement que fait entendre Gabriel Guéret dans le consensus des devisants de la Promenade de Saint-Cloud sur le roman de Furetière : « Il est vrai que ce roman est du dernier bourgeois, comme parlent les précieuses ; et au lieu de dire avec quelques-uns que c’est l’ouvrage de dix ans de conversations au second pilier, il vaut mieux tirer son origine des Halles, ou de la place Maubert qui en est la scène. Car où aurait-il pris ailleurs ces fréquentes équivoques, ces fades allusions, et généralement tous ces apophtegmes ridicules qui se rencontrent à chaque page ? Ces gens qui donnent si fort dans les desseins extraordinaires, ne plaisent que rarement. Ils égarent presque toujours le bon sens dans ces routes écartées qu’ils recherchent avec tant de curiosité ; et l’ambition qu’ils ont de dire des choses nouvelles, fait qu’ils en disent d’extravagantes. L’idée du Roman bourgeois est à peu près de cette nature. » (La promenade de Saint-Cloud. Dialogue sur les auteurs, dans François Bruys, Mémoires historiques, critiques et littéraires, Paris, Jean-Thomas Hérissant, 1751, t. 2, p. 175-242, p. 195). 25 Le Dictionnaire des Halles ou Extrait du Dictionnaire de l’Académie Françoise, Bruxelles, François Foppens, 1696. 26 Nous empruntons cette formule à la contribution de Dinah Ribard à notre édition critique collective de La Bibliothèque française (1667) de Charles Sorel, Paris, H. Champion, 2015, p. 465-486 (« Un manuel de combat »). Mathilde Bombart et Michèle Rosellini 300 Ce constat peut nous servir de conclusion. Si les portraits respectifs de Sorel et de Furetière en auteurs déshonnêtes relèvent de constructions polémiques liées aux vicissitudes de leur carrière, aux conflits engagés entre eux et avec leurs confrères, ils reflètent néanmoins les caractéristiques de leurs œuvres, et la place qu’elles leur ont assignée dans le champ littéraire. Ces personnages créés par la satire incarnent, par des traits de physionomie et de comportement, les jugements négatifs portés sur leurs œuvres : la pédanterie incivile pour Sorel, la grossièreté langagière pour Furetière. Leur exclusion symbolique de l’espace des belles-lettres conforte les valeurs de l’honnêteté accomplie en galanterie. Mais il faut souligner aussi que les images satiriques ne renvoient pas à des échecs effectifs de ces auteurs, qui ont chacun réussi à trouver des lieux de publication pour des œuvres prolixes et à faire de leur plume une ressource pour la réussite sociale 27 . Leur cas interroge ainsi la vision très restreinte de la littérature qu’a imposée une certaine historiographie qui s’est construite très tôt, en se faisant le relais sans distance des configurations satiriques du temps. Les valeurs de la littérature qui paraissent aujourd’hui dominantes pour cette époque (honnêteté, galanterie, mondanité) oblitèrent en partie la réalité du monde littéraire du temps. Dans cette perspective, nous aurions sans doute intérêt, comme le suggère Anne-Sophie Fournier-Plamondon 28 , à établir d’autres critères pour mesurer l’échec et la réussite d’une carrière d’auteur : exogène, via une interrogation sur la réelle réussite économique et sociale de ceux-ci, par exemple ; endogène, et prenant en compte le caractère novateur et la survie de l’œuvre, qui sont éclatants dans le cas du Dictionnaire universel. 27 Voir en particulier les analyses sur la carrière d’officier de justice de Furetière, dans l’introduction à l’édition citée de la Nouvelle allégorique, p. XXIII et suiv. 28 Nous renvoyons à la communication orale prononcée lors de ce colloque ainsi qu’à ses travaux en cours sur le sujet. Malhonnêteté vs honnêteté : mensonge, hypocrisie, équivoques, incivilité et obscénité D’Urfé, lecteur de Castiglione : le rôle du mensonge dans l’honnêteté pastorale M ELINDA A. C RO (K ANSAS S TATE U NIVERSITY ) L’importance de L’Astrée pour la construction et la formulation des mœurs de civilité le long du dix-septième ne peut être ignorée. Huet nomme le roman pastoral du début du dix-septième siècle l’ouvrage « le plus poli qui eût jamais paru en ce genre » (Magendie 169). Magendie affirme qu’elle « était un guide complet, varié et sûr, pour cette vie mondaine qui venait de renaître, et voulait s’épanouir, et qui était le rêve de tous les esprits d’élite » (169). Chariatte indique que le « vrai amant » de d’Urfé inspire l’honnête homme de La Rochefoucauld (87). Van Elslande note que l’intérêt dans la pastorale à cette époque coïncide avec un mouvement humaniste dévot qui cherche à civiliser la société mondaine tout en soulignant les similarités partagées entre les valeurs sociales exprimées par cet objectif civilisateur et celles chrétiennes (30). Wine affirme « Urfé offered the French public something far more potent than a courtesy manual ; he offered it a social and literary mythology » (17). Œuvre d’une richesse intertextuelle frappante, L’Astrée d’Honoré d’Urfé évoque de nombreuses variations pastorales précédentes tel que l’Arcadie de Sannazar, l’Aminte de Tasse et la Diane de Montemayor. Ainsi, la construction de l’honnêteté pastorale urféenne s’inscrit dans une tradition littéraire déjà bien établie lors de sa publication en 1607. Pourtant, c’est une construction problématique qui mérite analyse. La conception de l’honnêteté est à la fois plurielle et contradictoire dans le personnage de Céladon. Il est présenté comme l’avatar de la galanterie et de l’honnêteté associées avec les belles manières de l’époque et sera évoqué de cette manière dans plusieurs échos le long du siècle (Magendie 169 ; Chariatte 88). Céladon, toutefois, ne correspond pas aux attentes d’un honnête homme en tant que ses actions ; désespéré, il tente à se suicider dans cet incipit célèbre. Plus tard, il se déguise en femme (Alexis) et il ment à sa bien-aimée afin d’obéir à la lettre de ses commandements sinon l’esprit. Nous examinerons la nature de l’honnêteté dans L’Astrée qui semble per- Melinda A. Cro 304 mettre plusieurs transgressions de toute règle sociale et morale. On reconnaît dans les traités de l’honnêteté ce que Bury identifie comme un « vaste processus de ‘civilisation des mœurs’ » qui ont une « valeur pédagogique à l’usage des gens du monde » (« Les ‘Lieux’ de la sagesse humaine et la formation de l’honnête homme » 117). L’Astrée fonctionne de façon similaire en offrant une conceptualisation de l’honnêteté qui évoque la tradition pastorale, mais qui s’y distingue en particulier par rapport à l’emploi de la dissimulation et en offrant, au lieu d’un traité, une expérimentation où ces théories sont jouées et exemplifiées pour le lecteur 1 . Nous proposons que le mensonge ou la dissimulation joue un rôle inattendu mais essentiel dans la conception de « l’honnête Amitié » telle qu’elle est présentée dans L’Astrée. La nature parfois contradictoire de l’honnêteté souligne l’importance de l’intention comme étant centrale à la construction de l’honnêteté pastorale urféenne, ce qui permet un certain niveau de « menterie » si les motivations qui inspirent l’action restent sincères. L’emploi du mensonge signale une déstabilisation dans l’idée reçue de l’honnêteté. Sachant la compétence linguistique en italien de d’Urfé et sa préférence pour textes italiens dans sa propre bibliothèque (Ducimetière 757-58, 763, 767), il semble tout à fait possible que d’Urfé s’inspirât du Cortegiano (1528) de Baldassare Castiglione, œuvre de première importance dans la conception de l’honnêteté européenne à l’époque (Magendie 308, Gaume 276-83). Nous proposons que d’Urfé construise sa version de l’honnête berger à travers trois choix stylistiques qui évoque le traité italien : une structure polyphonique, un champ lexical antithétique illustré par une série d’oppositions binaires au niveau lexical et au niveau des personnages et l’adaptation de la conception de la « sprezzatura » (la nonchalance) dans le contexte de l’amour pastoral. 1 L’importance du roman comme exemplaire et modèle est attestée dans plusieurs sources. Delphine Denis, et. al., affirme dans leur introduction générale à la première partie du roman, « […] la lecture de L’Astrée n’a pas eu seulement une vertu civilisatrice pour les hommes du XVII e siècle, mais a aussi rempli une fonction sociale de qualification » (70). Tallemant des Réaux raconte les expériences des jeux de civilité à base d’une connaissance du roman dans ses Historiettes au XVII e . Denis et Françoise Lavocat examinent le rôle de l’allégorie et de la symbolisation dans le texte qui sollicitent une lecture immersive « qui a favorisé, peut-être même généré des jeux d’identification et d’appropriation de la part des lecteurs de L’Astrée » (273-4). Elles affirment que le jeu dans le roman « permet une éducation au sentiment et une intériorisation de la galanterie » (278). Cette fonction exemplaire du texte est soulignée également dans l’article de Camille Esmein-Sarrazin où elle souligne le fait que L’Astrée joue un rôle important dans la culture de l’époque, constituant un « savoir partagé » des lecteurs de romans au XVII e (302). D’Urfé, lecteur de Castiglione 305 Une étude de certains épisodes, en particulier ceux autour des figures de Céladon et Tircis de L’Astrée nous permettra de déchiffrer l’honnêteté pastorale comme l’envisage d’Urfé et de cerner comment il transpose la conception italienne de l’honnêteté dans un contexte français. C’est d’Urfé lui-même qui nous propose cette comparaison grâce à l’épisode de leur rencontre à la fin du premier volume (I, 12) où Céladon rencontre ce « Berger désolé » qui soupire et conte sa tristesse. Les deux contestent qui est le « plus misérable et plus affligé Berger de l’Univers » parmi eux, une comparaison qui invite également l’évaluation de ces deux bergers face à la conception de l’honnêteté dans le texte. D’ailleurs, la ressemblance entre Tircis et Céladon se souligne de nouveau dans la deuxième partie à travers Astrée qui « estimoit infiniment la vertu de ce Berger, outre qu’il luy sembloit que leurs fortunes avoient beaucoup de conformité » (II, 3, 160). En fait, pendant l’absence de Céladon, Tircis semble jouer le rôle du double. Il remplit le vide laissé par ce berger et offre une réalité alternative qui répond à la question hypothétique « et si ? » que le texte propose face à la mort supposée de Céladon. Que l’honnêteté soit de première importance dans la lecture du roman est évident dans le sous-titre de la première partie : « Où par plusieurs histoires et sous personnes de Bergers et d’autres sont deduits les divers effects de l’honneste Amitié ». Quand l’auteur affirme « sous personnes de Bergers » il révèle que les personnages sont « déguisés » ; c’est-à-dire, la figure pastorale dans L’Astrée n’est qu’un masque, une contestation affirmée dans le deuxième livre de la première partie où on apprend l’origine chevaleresque des bergers foréziens qui se sont retirés de la vie à la cour pour en mener une plus paisible vide de l’ambition destructrice de dominer qui a été responsable pour « tant de peines » (I, 2, 32 verso). 2 Cette affirmation nous rappelle inévitablement le prologue de l’Aminte du Tasse où Amore, en habit pastoral, s’adresse aux spectateurs : « Chi crederia che sotto umane forme / e sotto queste pastorali spoglie / fosse nascosto un dio ? non mica un dio / selvaggio, o de la plebe de gli dei, / ma tra’ grandi e celesti il più potente » (vv. 1-5). En fait, D’Urfé lui-même cite l’Aminte dans sa préface épistolaire dédiée à la bergère Astrée et les vers qu’il prend du même prologue de Tasse soulignent encore le topos du déguisement et le rôle qu’y joue l’amour : « Queste selve hoggi raggionar d'Amore / s’udranno in nova guisa […] » (vv. 76-77). La citation souligne l’affirmation de l’auteur lui-même que l’œuvre relève du noble et non pas du rustique. D’ailleurs, elle révèle que l’honnêteté est déjà déguisée, une fonction trans- 2 Nous employons l’édition numérique modernisée du roman établie par Eglal Henein à son site-web « Deux visages de L’Astrée » (astree.tufts.edu). Melinda A. Cro 306 formatrice qui dissimule l’attendue en soulignant un décalage entre vérité et apparence. En s’adressant à Astrée dans sa préface, « L’Auteur à la bergère Astrée », il lui explique : « […] tu n’es pas, ni celles aussi qui te suivent, de ces Bergères nécessiteuses qui, pour gagner leur vie, conduisent les troupeaux aux pâturages, […] vous n’avez toutes pris cette condition que pour vivre plus doucement et sans contrainte. » Cette déclaration évoque à la fois le mouvement de base du mode pastoral, décrit comme une poétique de la retraite et du retour dans la théorie du mode élaborée par Raymond Williams et plus tard Terry Gifford, et les origines urbaines et aristocrates de ces bergers. Cet héritage noble leur permet une vie de loisir (otium) galant en évoquant un certain mérite inné associé à la noblesse, attitude qui rappelle celle éprouvée par la noblesse en révolte entre 1559 et 1661, expliquée par Joanna Arlette : Il faut se garder de prendre à la légère le lieu commun qui revient sans cesse sous la plume des auteurs qui ont eu à parler de la noblesse : nobilitas est virtus, la noblesse est la vertu. [...] pour tous, la « vraie noblesse », ce n’était ni le pouvoir, ni la propriété, ni la richesse, ni la violence des armes ; c’était une qualité intérieure, une excellence humaine qui méritait d’être placée aux premiers rangs. L’ordre de la société n'exprimait pas un rapport de forces, mais une hiérarchie morale ; il devait être, au sens propre, une méritocratie. (40) Bref, l’œuvre pastorale privilégie un réseau transformatif où les chevaliers deviennent bergers, la cour est remplacée par le locus amœnus et le déguisement est valorisé au lieu d’être pénalisé. C’est-à-dire que l’honnêteté est construite au sein d’un processus théâtral qui prépare, encourage et même valorise le déguisement. Dès l’incipit, on participe à la dissimulation. 3 Castiglione examine cette même question de la vertu de la noblesse dans son premier livre du Cortegiano. L’un des interlocuteurs (Canossa) affirme que la noblesse de naissance donne une qualité innée qui n’existe pas parmi les autres classes (21-23). Lorsque Pallavicino réplique que la naissance noble ne garantit rien (23), le Comte Ludovico insiste que, afin de construire le courtisan parfait ou idéal, il faut reconnaître qu’il doit être noble (24). Dans cet échange dialogique on retrouve déjà l’instabilité de la notion de l’honneur qui est évaluée dans le Cortegiano et qui sera à la fois imitée et examinée dans l’œuvre urféenne. Pourtant, d’Urfé transpose une préoccupation politique à un contexte amoureux et civil. Dans son étude La distance pastorale, Giavarini examine le sens politique des textes pastoraux 3 Chatelain souligne le fait que le statut de berger est un choix privilégié par certains membres de la société forézienne (198). D’Urfé, lecteur de Castiglione 307 de l’Ancien Régime et y souligne que d’Urfé choisit d’écrire une pastorale au lieu d’un mémoire, donc l’acte d’écriture est à la fois commémoratif et une pratique sociale qui évoque action (144). À travers plusieurs aventures (ou histoires) contées par différents personnages, l’auteur examine les conséquences et effets de cette honnête amitié, mais il s’intéresse en particulier au protagoniste, Céladon, ce jeune berger qui aime éperdument la belle Astrée, et comment cette « honnêteté » fonctionne dans un milieu social, ou encore le défi qu’une telle poursuite représente. Bien que l’adjectif « honnête » et ses variations morphologiques soient souvent employés pour décrire Céladon, le berger lui-même présente aux lecteurs du roman un vrai défi interprétatif face à la définition de l’honnêteté offerte par Furetière (1690) : « Pureté de mœurs. […] les regles de l’honnesteté sont les regles de la bienseance, des bonnes mœurs, […]. L’honnesteté des hommes, est une manière d’agir juste, sincere, courtoise, obligeante, civile » (« Honnesteté » 1037). De plus, ce qui est « sincère » est quelqu’un qui est « de bonne foi : franc ; qui ne deguise rien, qui parle à cœur ouvert, sans feinte, ni dissimulation » (Furetière, « Sincere »). Pourtant le berger passe la majorité du roman déguisé et hésite à révéler la vérité de sa condition à sa bien-aimée. Il se travestit, il dissimule, il poursuit ses passions malgré et même parfois explicitement contre les règles sociales et la volonté de sa famille. Eglal Henein le résume encore plus précisément en analysant son premier travestissement quand il se déguise en Orithie et quand il entre dans le temple, lieu féminin sacré, pour professer son amour à Astrée : […] d’Urfé multiplie les tabous que son héros viole impunément. Le berger va à l’encontre de la volonté de son père en recherchant Astrée, il néglige les convenances sociales qui dissimulent à l’homme la nudité féminine, il désobéit au règlement religieux qui lui interdit l’entrée du temple, il enfreint les lois de la nature en endossant une robe de femme. (276) Elle conclut : « Céladon méritait la mort qui le menaçait. Il survit à son crime grâce à Astrée. L’amour lui fait mépriser la vie, l’amour le sauve » (276). Peut-être que l’amour le sauve, mais ses actions semblent contredire la qualification d’« honnête ». D’Urfé nous offre une figure qui ne correspond parfaitement ni à la définition de Furetière, ni aux qualités attendues de l’honnête homme proposées par Castiglione (la noblesse de naissance, la profession des armes, etc.). L’auteur évoque la nature problématique de la question de l’honnête homme pastoral à travers un dialogue entre les nymphes Galathée et Léonide. On y attribue à Céladon une classification typiquement réservée aux membres de la noblesse, malgré son statut de berger, problème sémiotique souligné par la nymphe Léonide en parlant avec la princesse Melinda A. Cro 308 Galathée : « - En fin, Madame, dit-elle, c’est un Berger, comme que vous le vueillez desguiser. - En fin, dit Galathée, c’est un honneste homme, comme que vous le puissiez qualifier » (I, 2, 24 verso). Il ne correspond pas à la conception typique de l’honnêteté selon Léonide parce qu’il lui manque le statut social qu’on associe d’habitude avec l’honnête homme, une distinction évoquée également dans le Cortegiano. Toutefois, Galathée propose, par contre, une extension de la classification de l’honnête homme car elle l’aime. Ce décalage entre l’honnête homme et l’honnête berger révèle que l’auteur joue avec la notion de l’honnêteté et ainsi nous signale que les attributs et les qualités typiquement associés avec l’honnêteté seront différents dans ce monde pastoral et ne correspondront pas nécessairement aux attentes des lecteurs courtois. Le début en medias res annonce tout de suite l’importance que jouera le dialogue dans le roman et ce que Neal et Rendall identifient comme la polyphonie du texte (300) 4 ; c’est-à-dire, la multiplicité des voix et, par extension, des points de vue qui, selon nous, évoquent la nature dialogique du Cortegiano de Castiglione. Le traité italien est composé d’une série de conversations qui ont lieu pendant quatre soirs entre les divers membres de la cour d’Urbin qui débattent les qualités du courtisan idéal et comment il devrait se comporter. Comme dans L’Astrée, il y a plusieurs interlocuteurs dans le Cortegiano (vingt) qui contribuent à la discussion du sujet et à la nature théâtrale du traité ce qui est notée par Peter Burke (loc. 553). Dès le premier livre du Cortegiano l’auteur souligne le fait que savoir la vérité est toujours très difficile, voire presqu’impossible, car il y a une variété d’opinions et de préférences personnelles et autant d’exemples pour une opinion que pour son antithèse ; toutefois, il est toujours possible de découvrir la vérité d’une chose qui est celée, il faut pour cela raisonner (Castiglione 21). La nature dialogique du Cortegiano est évoquée dans L’Astrée dans les conversations qui sont prépondérantes, ce qui nous rappelle l’observation d’Emmanuel Bury que la conversation est l’art « fondamental de la vie de société » (Littérature et politesse 91). La structure polyphonique du roman, basée sur le dialogue et la multiplicité de perspectives offertes par les histoires intercalées, évoque le Cortegiano de deux manières essentielles au 4 Plusieurs ont constaté une structure plurielle au sein du roman. Van Elslande note la nature double et théâtrale du roman (36-37). Horowitz affirme l’hybridation du roman, soulignant que le roman se produit dans le liminal (96). Giavarini, dans son article, « Une poétique du mélange dans L’Astrée ? Urfé lecteur de Guarini, » note l’influence possible de Guarini et son style « misto » (33) et que d’Urfé « interroge les valeurs du mélange à partir du dispositif narratif que construit son roman » (37). D’Urfé, lecteur de Castiglione 309 développement de la notion de l’honnêteté : le rôle exemplaire des récits insérés comme aspect pédagogique qui rappelle la fonction du traité et la construction plurielle de l’honnête berger à travers la polyphonie. 5 Cette structure se retrouve élaborée au sein du roman pastoral urféen où le dialogue est transformé en récits intercalaires, poèmes et plusieurs conversations qui évoquent les récits précédents comme moyen de réfléchir et offrir un jugement là-dessus. L’organisation narrative à plusieurs niveaux diégétiques, le désir de recueillir plusieurs formes de texte et genres à l’intérieur du roman, évoque l’observation de Bury que les lecteurs et écrivains modernes s’inspirent d’une tendance pédagogique qui exigeait un rassemblement et reconstitution des savoirs antiques dans des florilèges ou cahiers de lieux communs (Littérature et politesse 33-34). Ce reclassement méthodique « visait… à la fois pour en faciliter la mémorisation et pour en permettre l’imitation dans les premiers pas de l’apprentissage de l’élocution » (34). La polyphonie du roman est basée sur les histoires intercalaires qui fonctionnent comme exemples de l’amitié et de ses effets (Neal et Rendall 298), ce qui rappelle le rôle instructif ou illustratif du roman. Bury note que L’Astrée est un véritable « bréviaire pour l’honnête homme » (Littérature et politesse 93). Chaque histoire intercalaire est présentée pour des raisons illustratives liées au thème principal de l’œuvre, l’amitié et, en particulier, l’honnête amitié. De même, Castiglione insère des exemples précis de différentes qualités du courtisan afin d’illustrer la discussion (sans identifier toutes les personnes auxquelles il fait allusion). Ainsi, le Cortegiano enseigne en divertissant. C’est la même fonction qu’on retrouve dans L’Astrée - une collection de récits qui évoque l’exhortation d’Horace à tenir en équilibre l’utile et l’agréable (Ars poetica, v. 343). Comme le note Kozhanova, le traité italien souligne l’importance de plaire : « Les traités de savoir-vivre du XVI e siècle […] sont unanimes sur cette question : la nouvelle société se veut pudique, raffinée et intellectuelle. Mais elle se veut aussi plaisante : selon Castiglione, la qualité essentielle du parfait courtisan consiste en l’art de plaire (au prince, aux femmes, et aux autres membres de la cour), d’‘essere grato’ dans ses actions et dans ses paroles » (80). À travers la conversation courtoise, forme privilégiée de communication, le texte de Castiglione construit le courtisan parfait qui n’est pas présent mais qui est conçu à travers les idées présentées par les interlocuteurs, parfois fragmentaires, parfois contradictoires. De même, l’honnête berger (Céladon) est absent de la plaine où habitent Astrée et les autres bergers, 5 L’exemplarité rappelle la figure de roi-pasteur que Giavarini analyse dans La distance pastorale. Melinda A. Cro 310 mais il est parfois présenté dans les récits encadrés, ce qui permet l’étude de l’honnête amitié dans une variété d’exemplum (histoires intercalées). Grâce aux récits des autres personnages, le lecteur reçoit des informations sur la nature de l’amitié et il est invité à juger si l’exemple correspond à ses attentes. Les jugements du lecteur seront entremêlés de ceux des bergers qui les commentent, préparant un réseau polyphonique et polyvalent des signes de l’honnête amitié. Afin de mieux illustrer la conception problématique et la fonction de l’honnêteté dans L’Astrée, examinons de près quelques épisodes et procédés narratifs. D’Urfé commence le roman avec la description célèbre du Forez, lieu le plus doux, tempéré et agréable de toute la Gaulle où la Lignon va serpentant. Il se réfère dans le premier livre à la « tortueuse riviere de Lignon » (2 recto). Comme Genette l’a déjà constaté, cette figure du serpent annonce un dédoublement problématique et antithétique au sein de l’œuvre pastorale - la juxtaposition entre le spirituel et l’érotique (19-20). Ce désir mène à des peines considérables pour Céladon et, à travers le personnage de Tircis, on a un écho des peines de Céladon et l’évocation du topos de la présence de la mort en Arcadie, représentée dans l’iconographie chez le Guercino et Poussin (Panofsky). Le début du roman présente l’ordre naturel à travers un jeu d’images antithétiques. Il décrit ce beau paysage idyllique traversé par un fleuve « tortueux » ; il note l’affection réciproque entre Astrée et Céladon, mais souligne la nature inconstante du monde (« rien n’est constant que l’inconstance, durable même en son changement ») et caractérise l’Amour comme « flatteur » et tyrannique (I, 1, 2 recto). Il reconnaît la fortune des bergers qui y habitent, mais il affirme qu’ils ne reconnaissent point leur propre fortune. Finalement, il introduit la fonction de la ruse dans l’honnête amitié comme procédé dangereux. Pourquoi ? Parce qu’il exige que les bergers soient capables de lire et d’interpréter les signes de l’amour et souvent ils n’en sont pas capables. D’où le problème pour Céladon. Astrée veut faire croire aux autres bergers que la nature de la recherche de Céladon auprès d’elle est commune et non pas particulière ; elle veut qu’il fasse semblant d’aimer une autre bergère. Sémire, jaloux et amoureux d’Astrée, la convainc que Céladon ne l’aime plus, qu’il aime vraiment une autre et que la ruse est vérité. « Aveugle » du malheur qui l’attend, Céladon se présente à Astrée qui oublie son rôle dans la ruse et l’accuse de l’avoir trahie. Arbach affirme que ce type de ruse est essentiel : « Dans L’Astrée, toute relation amoureuse en péril doit avoir recours à la ruse ; cette même ruse qui a pour but de protéger l’amour est parfois une force destructrice aussi » (317). Bien qu’il y ait fort peu de mots qui révèlent la vraie nature de l’honnêteté, il y a une grande quantité de traits qui révèlent la nature de la D’Urfé, lecteur de Castiglione 311 malhonnêteté, plus clairement dans le dialogue entre Céladon et Astrée où cette dernière caractérise Céladon comme un exemple de la perfidie : […] perfide et déloyal Berger, d’être trompeur et méchant envers la personne qui le méritait le moins, si, continuant vos infidélités, vous ne tâchiez d’abuser celle qui vous a obligé à toute sorte de franchise. Donc vous avez bien la hardiesse de soutenir ma vue après m’avoir tant offensée? Donc vous m’osez présenter, sans rougir, ce visage dissimulé qui couvre une âme si double et si parjure ? Ah ! va, va tromper une autre, va, perfide, et t’adresse à quelqu’un de qui tes perfidies ne soient point encore reconnues, et ne pense plus de te pouvoir déguiser à moi qui ne reconnais que trop, à mes dépens, les effets de tes infidélités et trahisons. (I, 1, 3 verso-4 recto) Ce champ lexical antithétique nous permet à déduire ce que c’est que l’honnête berger : fidèle, loyal, gentil, sincère, franc, constant, vertueux, moral, incorruptible, etc. Il semble que, pour d’Urfé, la notion de l’honnêteté ne se définit qu’avec difficulté, donc il propose une inversion qui valorise le négatif, le contraire, ce qu’il ne l’est pas, afin de faire construire, à travers l’intervention du lecteur, ce qu’il devrait être. Céladon ne correspond pas au début à cette conception de l’honnête berger. Le roman est, à son cœur, l’histoire de son éducation sentimentale à la fin de laquelle, après toutes ses peines, il pourrait finalement se présenter véritablement comme honnête berger. C’est ainsi que la subjectivité de la conception de l’honnêteté est introduite. L’honnête amitié est difficile à déchiffrer et à reconnaître. Comme l’affirme Kozhanova, « La narration chez Urfé se construit sur le principe de contraste, et les épisodes plaisants s’insèrent librement dans le tissu dramatique de l’œuvre » (84). Le résultat est une série de sentiments contradictoires qui l’accompagnent. Par exemple, quand Astrée se rend compte du fait que Céladon lui était toujours fidèle, elle ressent, malgré tout, du bonheur : « Mais voyez quels sont les enchantements d’Amour : elle recevait un déplaisir extrême de la mort de Céladon, et toutefois elle n’était point sans quelque contentement, au milieu de tant d’ennuis, connaissant que, véritablement, il ne lui avait point été infidèle » (I, 1, 13 recto). Elle se rappelle des « plaisirs et contentements que l’honnêteté de [la] recherche [de Céladon] lui avait rapportés et quel commencement d’ennui elle ressentait déjà par sa perte » (I, 1, 13 recto) ce qui résulte dans un plus grand ressentiment, tourments et douleurs face à sa situation. Face à ce berger caractérisé de déloyal à tort se présente Tircis, le berger le plus fidèle. Tircis est accompagné, dans un autre exemple du jeu antithétique que d’Urfé privilégie, par Hylas, l’inconstant. La subjectivité et l’importance de perspective se consolident avec l’échange entre Hylas et Tircis vers la fin du premier livre de la première partie (I, 1) où chacun Melinda A. Cro 312 caractérise l’autre comme « misérable ». Dans cette scène, observée par le troupeau de bergers qui accompagne Astrée et la console après la perte de Céladon, on retrouve une discussion de ce que c’est que l’honneur. Trois bergers entrent en scène : Tircis, berger qui aime toujours la belle et morte Cléon, suivi par Laonice, bergère qui aime éperdument Tircis et veut que ce dernier oublie Cléon, suivi par Hylas, l’inconstant berger qui désire Laonice, au moins à ce moment. Laonice critique la volonté de Tircis de souffrir. Elle veut qu’il l’aime et qu’il rejette Cléon, mais Tircis affirme que tout est une question de perspective : « […] ce que vous nommez cruauté, je l’appelle fidélité, et ce que vous croyez digne de punition, je l’estime mériter une extrême louange » (I, 1, 15 recto). Où Tircis représente la fidélité et la constance, Hylas offre un point de comparaison frappante. Il est la figure de l’inconstant, l’hédoniste qui préfère et privilégie le plaisir personnel au-dessus de toute autre considération. Il poursuit à ce moment Laonice, mais il se demande cela vaut la peine puisqu’elle semble l’ignorer. Hylas, de sa part, critique les deux. Il caractérise l’honneur, particulièrement cette version soutenue par Tircis, comme « étouffant. » Selon Hylas, les « Amants fidèles » sont « toujours pleins de douleurs » (Chanson de l’inconstant Hylas, I, 1, 16 recto). Il énumère leurs souffrances : « les souspirs, les regrets, les pleurs » tout en affirmant, « Et semble que pour estre Amant / Il faille plaindre seulement » (I, 1, 16 recto). Cette caractérisation de la souffrance voulue des amants fidèles interrompt la scène entre Tircis et Laonice (rappel des insertions nombreuses dans le Cortegiano). L’auteur ne reviendra à leur histoire que dans le livre 7. Toutefois, l’emplacement de cette intervention est à remarquer. L’épisode se présente vers le début du roman et prépare la question centrale de ce que c’est que l’honnêteté pastorale, question dont la réponse sera plurielle, illustrée le long du texte. On se pose cette question avant de retrouver Céladon chez les nymphes et on reprendra la question vers le milieu de la première partie du roman avec l’histoire de Tircis et Laonice dans le livre 7. L’histoire de Tircis et Laonice (I, 7) offre un contrepoint utile à l’histoire de Céladon et d’Astrée. D’une perspective différente, nous observons les effets dangereux de la ruse employée pour l’honnête amitié. Cléon et Tircis veulent celer leur amour du troupeau, donc Tircis fait semblant d’aimer Laonice. Laonice tombe amoureuse de Tircis et ne reconnaît pas les signes qui l’auraient avertie du danger où elle se trouvait. Après la mort de Cléon, Tircis et Laonice sont venus dans le Forez à cause d’un oracle qui les a conseillés d’y aller afin d’avoir un jugement rendu par un juste berger qui s’y trouvera. Tircis et Laonice présentent leur histoire au troupeau et Silvandre est élu comme juge, Hylas comme celui qui représente le point de D’Urfé, lecteur de Castiglione 313 vue de Laonice et Phillis celle qui défendra le point de vue de Tircis dans un épisode qui rappelle une scène juridique et ainsi évoque la cour de Castiglione. Le long du récit, Laonice emploie le même champ lexical qu’évoque Astrée dans le premier livre : les paroles de Tircis sont « mensongères, » ; quant à lui il dissimule et agit de manière infidèle. Toutefois, à travers sa narration, on note la jalousie qui caractérise son expérience. De plus, l’effort que Tircis doit faire pour maintenir la ruse, la douleur personnelle qu’il éprouve en faisant semblant d’aimer une autre que Cléon, rappelle à la fois le même effort que Lycidas, frère de Céladon, note que son frère a éprouvé pour observer les commandements d’Astrée (I, 1). Néanmoins, on ne remarqua aucun signe de cet effort en public, ni de Tircis, ni de Céladon. Cette nonchalance étudiée évoque la notion de la « sprezzatura » proposée par Castiglione comme étant centrale à la construction du vrai courtisan (livre 1). Pour Castiglione, la nonchalance permet de dissimuler la difficulté d’un acte en feignant facilité, aisance et en évoquant le naturel. C’est-à-dire qu’en faisant semblant d’être sans difficulté, on réussit à plaire et à voiler l’artifice. Donc à base de l’art de plaire est l’art de dissimuler le difficile. Un tel comportement exige, toutefois, la capacité de déchiffrer les intentions et la vérité de la dissimulation du courtisan ou, le cas échéant, du berger. Après avoir entendu les histoires ainsi que les arguments de Phillis et Hylas, Silvandre offre son verdict. Il affirme que Tircis a raison : […] nous disons qu’une Amour périssable n’est pas vrai Amour, car il doit suivre le sujet qui lui a donné naissance. C’est pourquoi ceux qui ont aimé le corps seulement doivent enclore toutes les Amours du corps dans le même tombeau où il s’enserre, mais ceux qui outre cela ont aimé l’esprit doivent avec leur Amour voler après cet esprit aimé jusques au plus haut Ciel, sans que les distances les puissent séparer. Donc toutes ces choses bien considérées, nous ordonnons que Tircis aime toujours sa Cléon […]. (I, 7, 218 verso-219 recto) Le lecteur reçoit ainsi un modèle de l’honnête amitié et, par extension, un exemple de l’honnête berger, statut que Céladon recherchera tout au long du roman, modèle à qui le mensonge est permis pourvu que deux conditions existent : premièrement, l’intention est pure et provient de l’honnête amitié et deuxièmement, le berger est capable de déchiffrer les signes de cette vraie amitié. 6 Le long du roman, Céladon et Astrée auront du mal à 6 Il faut remarquer que Céladon et Astrée ont du mal à déchiffrer les signes. Comme Astrée ne réussit pas à comprendre la dissimulation de Céladon et la jalousie de Sémire, Céladon a du mal à interpréter les signes qui se présentent quand il se réveille au Palais d’Isoure (I, 2). Toutefois, Tircis se présente comme quelqu’un qui Melinda A. Cro 314 déchiffrer les signes de l’honnête amitié qui leur sont présentés, ce qui contribue au suspense narratif et permet la continuation du roman à travers plusieurs volumes. Ainsi, la recherche de l’honnête berger se présente comme préoccupation centrale du roman et explique, peut-être, au moins en partie, sa popularité avec les lecteurs du dix-septième qui, eux aussi, cherchent à définir l’honnêteté dans le contexte de la ruelle mondaine. En conclusion, le mensonge (et par extension le champ sémiotique négatif qui l’accompagne) à la fois évoque l’absence de l’honnête berger et prépare son arrivée. La ruse, la duplicité et la dissimulation permettent aux bergers, et aux lecteurs, de participer à cette construction, multiple, plurielle, polyphonique de l’honnêteté qui déstabilise les conventions du mode pastoral en y faisant entrer le monde de la cour dans un processus pédagogique. Bien que le Tasse ait voilé la cour sous l’habit pastoral, d’Urfé offre un processus d’intégration entre le loisir pastoral gracieux et le territoire mondain d’action qu’est la cour. Toutefois, c’est une intégration dangereuse car elle nécessite la ruse. Ce qui est de première importance, lors de cette entrée dans ce monde simultanément pastoral et curial, est de développer la capacité de lire et d’interpréter les nouveaux signes qu’on y retrouve afin de pouvoir distinguer entre le faux et le vrai, capacité qui sera indispensable plus tard dans le siècle pour la princesse de Clèves. Sources Castiglione, Baldassare. The Book of the Courtier. trad., Leonard Eckstein Opdycke, New York, Charles Scribner’s Sons, 1903. Furetière, Antoine. « Honnesteté. » Dictionnaire Universel, vol. 2, 1690, p. 1037, https: / / books.google.fr/ books. ———. « Sincere. » Dictionnaire universel, vol. IV, 1690. Horace. L’Art poétique, trad. Richard, François, Paris, Garnier, 1944. Réaux, Tallemant des. Historiettes. Antoine Adam (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1961. Tasso, Torquato. Aminta. Milan, BUR, 2009. Urfé, Honoré d’. L’Astrée. Eglal Henein (éd.), Edition numérique, Tufts University, https: / / astree.tufts.edu. réussit à déchiffrer les signes et à révéler la vérité. Il reçoit la confession de Laonice (IV, 3, 544) et décrit les portraits chez Adamas habilement (II, 12, 885 ; Henein 129). D’Urfé, lecteur de Castiglione 315 Études Arbach, Nadia. « L’amour et la tromperie : la ruse dans L’Astrée », dans Elzbieta Grodek (éd.), Ecriture de la ruse. Amsterdam, Rodopi, 2000, pp. 309-18. Arlette. Jouanna. Le devoir de révolte : la noblesse française et la gestation de l’Etat moderne, 1559-1661. Paris, Fayard, 1989. Burke, Peter. The Fortunes of the Courtier : The European Reception of Castiglione’s Cortegiano. Kindle Book, Polity Press, 1995. Bury, Emmanuel. « Les ‘Lieux’ de la sagesse humaine et la formation de l’honnête homme », dans Volker Kapp (éd.), Actes du 1 er Colloque du Centre international de rencontres sur le XVII e siècle, Keil, Germany, 1993, pp. 117-29. ———. 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On ne s’est guère penché sur les questions posées par la mixité du cercle formé par Bussy et ses amies, au moment où le discours des civilités insiste au contraire sur une prudente division des sexes en matière d’honnêteté. Une lecture croisée de la correspondance de Bussy et des manuels de civilité adressés spécifiquement à un public féminin permettra de mettre en évidence l’aporie que constitue, pour cette période, un espace de discussion mixte, a fortiori sous les auspices d’un libertin mal repenti. On a souvent éludé la question du soutien des femmes à la cause de Bussy en invoquant le contexte galant et ses conventions flexibles. Mais celles-ci ne suffisent pas à rendre compte d’une liberté de parole à la limite de la respectabilité, et qui prend à rebours le dispositif prescriptif. Les épistolières ont été suffisamment averties contre la contagion du vice libertin pour ne pas s’engager en toute connaissance de cause dans un échange avec un homme dont la disgrâce n’a fait qu’accentuer le regard désabusé sur les turpitudes du monde et la tendance à la satire et à la 1 Propos attribués à Ninon de Lenclos (Duchêne, Roger. « Honnêteté et sexualité », Destins et enjeux du XVII e siècle, éd. Yves-Marie Bercé et al. Paris, Puf, 1985, pp. 119-130 ; cit. p. 119). 2 Bussy-Rabutin, Roger de. Correspondance, éd. Ludovic Lalanne. Paris, Charpentier, 1857-1859, 6 vol. Pour toutes les citations tirées de cette édition, nous donnerons le nom du destinataire, suivi de la date, du n° du tome et du n° de la page. Nathalie Freidel 318 médisance. La correspondance de Bussy offre alors une illustration précieuse de la mutation opérée par le discours transgressif, à partir du moment où il intègre, non seulement un public mais des partenaires féminins. Nous constaterons enfin que, loin de renoncer à l’honnêteté, cette culture transgressive mixte s’y réfère comme à une indispensable plateforme de négociations. Il faut alors toute la subtilité de pensée et de plume d’une Sévigné pour résumer le paradoxe : « Je lui dis […] que c’était une vilaine trahison, et basse, et indigne d’un homme de qualité, et que même dans les choses malhonnêtes, il y avait de l’honnêteté à observer 3 ». 1 Une sociabilité mixte Une enquête menée par Aurora Wolfgang et Sharon Nell a montré les insuffisances de l’historiographie et les contradictions de la critique à l’égard des enjeux genrés de l’honnêteté 4 . Si chacun s’accorde pour assigner aux femmes le rôle satellite d’instances civilisatrices, grâce auxquelles les hommes apprennent à raffiner leurs manières et leur langage (Magendie 5 ), le débat se complique lorsqu’il s’agit de déterminer si l’honnêteté s’est établie parallèlement pour les hommes et les femmes, selon des modèles superposables (Mesnard 6 ) ou si au contraire on a affaire à une notion qui reproduit la division entre les sexes (Duchêne 7 ), bref à une construction genrée (Seifert 8 ). Aurora Wolfgang et Sharon Nell concluent ce panorama en constatant que de manière générale, la critique a résolu le problème en éludant la question d’une honnêteté féminine. 3 Remontrances adressées à Charles de Sévigné pour avoir trahi la confiance de sa maîtresse en livrant ses lettres. À Mme de Grignan, 22 avril 1671, Correspondance de Madame de Sévigné, éd. Roger Duchêne. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1973-1978, 3 vol., t. I, p. 228. 4 Wolfgang, Aurora et Nell, Sharon. « The Theory and Practice of Honnêteté in Jacques Du Bosc’s L’Honnête femme (1632-36) and Nouveau recueil de lettres des dames de ce temps (1635) », Cahiers du XVII e siècle, XIII, 2 (2011), pp. 56-91. 5 Magendie, Maurice. La Politesse mondaine et les théories de l’honnêteté en France au XVII e siècle, de 1600 à 1660. Genève, Slatkine Reprints, 1970, t. 1, p. 88. 6 Mesnard, Jean. « “Honnête homme” et “Honnête femme” dans la culture du XVII e siècle », Papers on French Seventeenth Century Literature, 36 (1987), pp. 15-46. 7 Duchêne, Roger. « Honnêteté et sexualité », art. cit., pp. 119-30. 8 Seifert, Lewis. Manning the Margins : Masculinity and Writing in Seventeenth Century France. Ann Arbor, U. of Michigan Press, 2009. Le réseau des correspondantes de Bussy-Rabutin 319 Les textes quant à eux semblent tenir un double discours : d’un côté, l’honnêteté tend vers un idéal unisexe 9 , de l’autre, elle ne fait qu’exaspérer un clivage comme celui qu’Hélène Merlin-Kajman observe par exemple dans les Maximes de La Rochefoucauld : Les femmes sont toujours l’autre : il n’est pas certain qu’elles soient englobées dans « les hommes ». L’exemple le plus frappant et le plus lourd d’enjeux concerne l’honnêteté. Les maximes qui lui sont consacrées distinguent soigneusement les hommes et les femmes dans une évidente dissymétrie de traitement et de sens donné au mot « honnêteté ». 10 Une dissociation similaire est opérée par les manuels de civilité : L’Honnête femme, de Du Bosc 11 , tout en proposant une réplique à L’Honnête homme, de Faret, accentue le fossé qui sépare la sociabilité de l’homme de cour et le programme proposé aux femmes, dans lequel il est surtout question de les garantir d’une alliance dangereuse avec des « esprits forts » qui cherchent à les séduire par leurs discours pernicieux. De fait, dans le manuel épistolaire qui vient compléter son manuel de civilité 12 , où Du Bosc propose des modèles de lettres correspondant à un modèle de femme accomplie, la mixité est soigneusement évitée. On a affaire à un groupe d’épistolières anonymes qui signent « Madame » ou « Mademoiselle », et s’adressent quasi exclusivement à des femmes - cinq lettres sur quatre-vingt-seize ont un homme pour destinataire. Loin de faire pénétrer les femmes dans la sphère publique par le biais du débat rationnel et critique, comme l’affirment Aurora Wolfgang et Sharon Nell 13 , les débats du pour au contre mis en scène dans ces échanges ne font que renvoyer les épistolières fictives aux limites et aux contraintes de leur condition - savoir, par exemple, s’il est convenable à un jeune homme d’épouser une femme plus âgée ou à une femme d’être éduquée. Sans parler des poncifs misogynes complaisamment ressassés : bêtise des provinciales, ridicule des savantes qualifiées d’« Icares de notre temps » ou de « Nains sur des patins » 14 . 9 « Une belle femme qui a les qualités d’un honnête homme est ce qu’il y a au monde d’un commerce plus délicieux : l’on trouve en elle tout le mérite des deux sexes » (La Bruyère, Les Caractères, précédés des Caractères de Théophraste. Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 118). 10 Merlin-Kajman, Hélène. L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps : passions et politique. Paris, H. Champion, 2000, p. 298. 11 Du Bosc, Jacques. L’Honneste femme. Chez Jean Jost. Rue Saint-Jacques au Saint- Esprit, 1633. 12 Du Bosc, Jacques. Nouveau recueil de lettres des dames de ce temps. Paris, Augustin Courbé, 1635. 13 A. Wolfgang et Sh. Nell. « The Theory and Practice… », art. cit., p. 86. 14 Du Bosc, Jacques. Nouveau recueil. op. cit., Lettre 53. Nathalie Freidel 320 Nous suivons donc Sophie Houdard lorsqu’elle souligne les limites des ouvrages de Du Bosc qui, malgré les affirmations portant sur l’égalité des hommes et des femmes, « donnent une image convenue de la femme et de la fille honnêtes 15 ». L’exemple de Ninon de Lenclos, qui s’exclut elle-même de la sociabilité des femmes honnêtes tout en s’entourant d’hommes de qualité, illustre parfaitement tout ce qu’a de scandaleux et provoquant la perspective d’une sociabilité mixte, « où les femmes jugent, autorisent, discutent et développent, avec les hommes 16 ». De fait, la réticence et les précautions qui accompagnent la mixité, dans le contexte de l’honnêteté, sont flagrantes dans les premières éditions de la correspondance de Bussy 17 , dont les tables des matières opèrent une stricte ségrégation des sexes. Dans l’idée des premiers éditeurs, il s’agissait, on s’en doute, de racheter par des œuvres posthumes au-dessus de tout soupçon la réputation de libertin qui n’a cessé de coller à la peau de l’auteur de l’Histoire amoureuse, malgré ses nombreuses tentatives de rachat. Or ils ne sont que trop conscients du caractère problématique de l’empressement des épistolières à entrer en correspondance avec Bussy malgré sa disgrâce. Dans l’édition de 1706, ces échanges de la première heure de l’exilé avec ses amies sont renvoyés au dernier volume, en dépit de la chronologie. C’est que nulle n’est alors censée ignorer les recommandations des théoriciens de l’honnêteté sur la nécessité de choisir prudemment ses interlocuteurs : « Quoi qu’on die, nous ne pouvons pas demeurer au milieu des vices sans nous en infecter 18 » ; « Mais pour ce qui est des vicieux et des libertins, il ne faut les approcher que le moins qu’on peut 19 » parce que « quand les libertins ne feroient pas de mal à la conscience, ils en font à la réputation 20 ». 15 Houdard, Sophie. « Ninon de Lenclos, esprit fort dans la compagnie des hommes, ou de la difficulté de concevoir la maître de philosophie ». Les Dossiers du Grihl [En ligne], 2010-01 | 2010, mis en ligne le 22 avril 2010, consulté le 24 novembre 2018. URL : http: / / journals.openedition.org/ dossiersgrihl/ 3913 ; DOI : 10.4000/ dossiersgrihl.3913, §13. 16 Ibid., §11. 17 Le premier recueil de la correspondance de Bussy, établi par les soins de sa fille, Madame de Coligny, et du Père Bouhours, paraît en 1697, quatre ans seulement après sa mort. Il est peu après suivi de rééditions chez le même imprimeur parisien, Delaulne. Celles de 1706 et 1709 opèrent toutes deux une division par sexe dans leurs tables de matières, les femmes succédant aux hommes. 18 Du Bosc, Jacques. L’Honnête femme. op. cit., pp. 70-71. 19 Ibid., p. 72. 20 Ibid., p. 84. Le réseau des correspondantes de Bussy-Rabutin 321 On pourrait certes objecter que certaines des interlocutrices de Bussy, comme la comtesse de Fiesque 21 ou Mme de Gouville 22 , ne paraissent guère s’embarrasser du souci de leur réputation. Mais on ne peut en dire autant d’une Mme de Scudéry, veuve de l’académicien, qui défend vaillamment des positions de précieuse non repentie face aux insinuations de Bussy. Comment donc expliquer qu’elles acceptent de se compromettre dans une entreprise à risque sinon pour le profit à tirer d’un échange exigeant avec un homme de lettres aux mérites reconnus ? Sans qu’on puisse bien sûr écarter totalement la logique du clientélisme et du réseau familial et amical, l’engagement des épistolières dans cette épreuve écrite, face à un écrivain de renom, évoque une autonomie de choix qui contraste avec les interdits qui pèsent sur les comportements féminins. Deuxième objection possible à l’hypothèse de la pratique d’une mixité émancipatoire, les échanges de Bussy avec ses amies s’inscrivent dans les bornes bien définies de la galanterie dont les codes sont respectés, moyennant les multiples variations décrites par Alain Viala 23 . Le florilège proposé par Daniel-Henri Vincent, « Les lettres galantes du premier temps de l’exil » 24 , va dans ce sens. Rodé à toutes les nuances d’une langue qu’il a si longtemps parlé qu’il ne la peut oublier 25 , Bussy adresse tantôt un quatrain « gaillard » à Mademoiselle Dupré 26 , tantôt des compliments un peu poussés à une veuve bourguignonne du voisinage 27 tantôt une langoureuse ballade à Mme de Scudéry 28 . Mais pour preuve que tout n’est pas qu’affaire de conventions, on assiste à des dérapages : l’épistolier se brouille avec Madame de Gouville, pourtant une de ses premières fidèles. Leurs échanges s’interrompent brutalement après 1670 et en 1672, Mme de Scudéry est la destinataire de commentaires malveillants sur la liaison 21 Gilonne d’Harcourt, dite « la Comtesse » ou encore « la reine Gillette », épouse en secondes noces du comte de Fiesque, maîtresse du chevalier de Gramont, de Vivonne et de Guitaut. Elle est Fésique dans l’Histoire amoureuse des Gaules. 22 Lucie de Cotentin de Tourville, épouse de Michel d’Argouges, marquis de Gouville. Les chansons et les chroniques lui attribuent une longue liste d’amants. 23 Viala, Alain. La France galante. Paris, PUF, 2008. 24 Bussy-Rabutin, Roger de. Dits et inédits, éds. Daniel-Henri Vincent et Vincenette Maigne. Éditions de l’Armançon, 1993, pp. 145-174. 25 Ibid., p. 161 (nous paraphrasons une lettre à Mme de Scudéry). 26 « Du temps que de Philis j’étais le seul mignard, / J’avais le plus souvent l’humeur d’un vrai Saturne ; / Et cela me venait de mon emploi nocturne, / Car auprès de Philis je me levais fort tard » (À Mademoiselle Dupré, Chaseu, le 6 février 1671, Dits et inédits. op. cit., p. 148). 27 « Lettres à Madame de La Roche », ibid., pp. 150-152. 28 « L’Amour pour ma liberté / Me promet un doux martyre […] », À Mme de Scudéry, Chaseu, 2 juillet 1671, ibid., p. 161. Nathalie Freidel 322 attribuée à Gouville avec l’archevêque de Paris 29 . De même l’échange avec Mme Bossuet tourne court, la belle ayant peut-être jugé cet ami trop « empressé ». On connaît la succession de brouilles et de réconciliations qui rythment la correspondance des cousins Rabutin, elle aussi amorcée sous les auspices de la galanterie. L’attitude de Sévigné à cet égard est exemplaire puisqu’elle a déjà vérifié à ses dépens la mise en garde de Du Bosc concernant la réputation, au moment de l’affaire du portrait. La colère de l’épistolière est alors à la hauteur de la gravité des soupçons que fait peser sur elle le persiflage du satiriste : « elle s’imagine qu’en faisant un peu de bien et un peu de mal, tout le pis que l’on pourrait dire, c’est que l’un portant l’autre, elle est honnête femme 30 ». Notons au passage que la charge vise autant la jeune et brillante Célimène que le souci factice de la réputation auquel les conventions de la société honnête réduisent les femmes. Ainsi les tensions qui parcourent les échanges de Bussy avec ses amies montrent que le recours au registre galant n’enlève rien au scandale potentiel d’un échange où les partenaires masculin et féminin sont à égalité transgressive : « Mais nous nous accommoderons bien tous deux. Vous me prédirez mes aventures et je vous prédirai les vôtres » 31 . Entouré de son équipe épistolaire féminine, Bussy offre un spectacle peut-être aussi incongru que le tableau qu’observe Sophie Houdard, représentant Ninon en figure féminine isolée au milieu d’une compagnie exclusivement masculine 32 . Le cas d’une conversation libre des femmes en présence d’un homme représente en fin de compte une transgression tout aussi significative que celui d’un discours libéré des hommes en présence d’une femme, dans le cadre d’une sociabilité qui se méfie de la mixité et s’applique à exclure les femmes de la sphère publique en les consignant à domicile, dans le huis-clos des salons où on leur concède une semi visibilité. 29 Mme de Gouville est aussi la cible de chansons composées par Bussy : « Dedans Paris la grand ville / On parle d’un grand malheur / Car on dit que la Gouville / En a poivré le pasteur. / La carogne n’est pas saine / Le prélat en a dans l’aine […] », Ibid., p. 243. 30 Bussy-Rabutin, Roger de. « Portrait de Mme de Cheneville », Histoire amoureuse des Gaules. op. cit., p. 155. 31 À la comtesse de Fiesque, Bussy, 3 mars 1667, Dits et inédits. op. cit., p. 149. 32 Le tableau de 1810, de Nicolas-André Monsiau, représentant Ninon au milieu d’un groupe d’hommes, est commenté par Sophie Houdard dans « Ninon de Lenclos, esprit fort dans la compagnie des hommes …», art. cit. Le réseau des correspondantes de Bussy-Rabutin 323 2 Un libertin en compagnie des femmes Quoique l’expérience de la prison et de l’exil aient conduit le Bussy libertin à faire amende honorable, il répond toujours au signalement de l’esprit fort, auquel François de Grenaille consacre une longue digression dans L’honnête fille 33 . Le traité dénonce en particulier l’alliance pernicieuse des « coquettes » et des « Athées », promue par les nouvelles tendances de la société mondaine au détriment des valeurs de l’honnêteté et de la religion. Selon Grenaille, les caprices de la mode et du paraître ont produit cette convergence des esprits forts et des esprits faibles, le libertinage des uns rejoignant la bigoterie superstitieuse des autres. À bien des égards, la conversation de Bussy avec ses amies vient illustrer le dangereux scénario d’un espace de discussion partagé par les libertins et les femmes. Ainsi l’épistolier encourage la comtesse de Fiesque à lui écrire pendant le carême « où l’on a plus de loisirs », étant donné qu’elle n’est pas « si occupée aux sermons » que son ancienne maîtresse, dont il raille l’accès de dévotion subite 34 . Dans la même veine, il fait remarquer à Sévigné que si elle lui écrit souvent du couvent de Sainte-Marie, c’est qu’elle est « bientôt lasse des matières qu’on traite en ces lieux-là ». « Ainsi, madame, tout ce que j’en puis juger, c’est que vous aimez mieux parler au monde qu’à moi, mais que vous aimez mieux me parler qu’à Dieu 35 ». À première vue, Bussy ne se montre pas plus prudent à l’égard d’interlocutrices comme Mme de Scudéry, qui affirme d’emblée la pureté de ses intentions et entreprend de neutraliser l’aura libertine de son correspondant : Cependant, il faut que je vous dise, tandis que je vous parle sérieusement, que vous me paroissez en certains endroits de votre lettre plus philosophe que chrétien. N’avez-vous point lu Pascal ? J’ai envie, si vous ne l’avez, de vous l’envoyer car outre qu’il y a bien de l’esprit dans son livre, c’est que je croirois bien que vous auriez besoin de fortifier un peu votre foi. 36 Par la remontrance, l’épistolière semble chercher des garanties contre le discours de l’esprit fort, qui, selon Du Bosc, s’exerce au détriment de la religion et des honnêtes gens. Cependant, le remède proposé, Pascal, est aussi une manière de signifier à son interlocuteur qu’il n’a pas affaire à un de ces faibles esprits féminins qui se laissent aisément dévoyer. Saisissant la perche du fortifiant qu’on lui propose, Bussy répond par un mot d’esprit 33 Grenaille, François de. L’Honneste fille où dans le premier livre il est traité de l’esprit des filles, éd. Alain Vizier. Paris, H. Champion, 2003. 34 À la comtesse de Fiesque, Bussy, 3 mars 1667, Dits et inédits. op. cit., p. 149. 35 À Mme de Sévigné, 23 janvier 1672, II, p. 72. 36 À Bussy, 4 juillet 1670, I, pp. 289-290. Nathalie Freidel 324 lourd de sous-entendus, qui revient à refuser les garanties d’honnêteté exigées tout en acceptant les termes de la confrontation d’idées entre gens de lettres à la pointe des débats : « J’ai Pascal céans, et je l’ai lu avec admiration ; mais comme vous savez, on n’imite pas tout ce qu’on admire 37 ». Et plus loin : « Quand la vie seroit plus courte qu’elle n’est et l’éternité plus longue, je n’en ferois ni plus ni moins que je fais 38 ». Si l’intention de Scudéry avait été de ramener son bouillant interlocuteur sur le terrain de la conversation honnête et dans le giron d’une stricte orthodoxie religieuse, elle est priée de revoir ses conditions, sous peine de subir le sort peu enviable des faiseuses de sermons : Quoique vous m’eussiez préparé aux exhortations de mademoiselle des Portes, je ne m’attendois pas au sérieux avec lequel elle me prêche. Elle me parle comme à un évêque qu’elle aurait attrapé en flagrant délit. 39 Bussy recherche le pardon du roi, pas l’absolution des dévotes dont le manuel de Du Bosc défendait la cause : « Quoy que disent les Libertins, la Devotion n’est pas contraire à la Civilité 40 ». Le cas de mademoiselle Desportes, dont les exhortations n’ont pas laissé de trace, Bussy ne se donnant pas la peine d’en prendre copie, fera donc jurisprudence, dissuadant le cercle de ses correspondantes de toute entreprise de conversion. Bien au contraire, les co-épistolières sont invitées à cultiver une liberté de parole aux antipodes de la retenue, de la décence, de la prudence et de la discrétion recommandées par Du Bosc. On sait que, sous l’impulsion de l’esthétique mondaine, le rire s’est intégré progressivement aux exigences de la civilité, sous la forme d’une raillerie moralement acceptable, qui finit par faire partie intégrante d’un art de converser 41 . Mais des bornes étroites sont fixées à ce rire galant, bornes que les épistoliers franchissent allègrement lorsqu’ils cèdent aux plaisirs coupables de la médisance et d’une satire gratuite, qui ne se propose pas d’éduquer ou de corriger : Enfin, nous voilà défaits de Mme de ***. Je m’attendois toujours bien que l’apoplexie nous feroit ce plaisir-là, mais je la trouvois bien lente à venir, après ce qu’elle nous avoit promis il y a si longtemps. 42 37 À Mme de Scudéry, 7 juillet, I, p. 293. 38 À Mme de Scudéry, 5 août 1670, I, p. 303. 39 À Mme de Scudéry, 17 juin 1674, II, p. 364. 40 Du Bosc. L’Honneste femme, op. cit., p. 161. 41 Voir Olivier Sticker-Metral. « Rire et faire rire. Tensions esthétiques et éthiques dans la seconde moitié du XVII e siècle français », Le Fablier, n° 27, 2016, pp. 33-38. 42 À Mlle d’Armentières, 29 juillet 1668, I, p. 113. Le réseau des correspondantes de Bussy-Rabutin 325 Je crois, Monsieur, que pour peu que vous soyez touché de la mort de madame de ***, c’est à moi de vous en consoler. Depuis qu’elle étoit devenue la chère tante de madame de ***, elle avoit cessé d’être la mienne. A cette nièce près, les larmes qu’on lui a données dans la famille ne noieraient pas un ciron. 43 En outre, plaisanteries, pointes, bons contes et bons mots font partie d’un répertoire homologué 44 , à condition de ne pas offenser la décence, comme le fait Mme de Montmorency, à propos de la lettre de madame de M*** à M. de R***, qui « n’a pas couru » mais que le mari a donné au roi et au Parlement : « Ainsi, n’étant point cocu de chronique, au moins le sera-t-il de registre 45 », ou Sévigné avec son invention des « corniches » qui « ne sont pas des diminutifs qui font mal à la tête de la plupart des maris […] 46 », ou encore Bussy qualifiant de « triumputat » l’amitié de d’Olonne, Montglas et Montmorency 47 . L’épouvantail de l’impudicité, brandi par les manuels, s’avère de peu d’effet face au plaisir visible du « partage de l’empire de la gaillardise 48 », dans des jeux langagiers où l’indécence n’a pas de sexe. Au réservoir des Métamorphoses, d’où Du Bosc tirait des exempla équivoques 49 pour avertir « l’honnête femme » contre « la complaisance », les amies de Bussy préfèrent les satires de Boileau et L’École des femmes. L’épistolier prend fait et cause pour « la petite Courcelles » qu’on a mise en prison : « je suis toujours contre les maris, et je dis avec Agnès : Pourquoi ne se font-ils pas aimer? 50 » et applaudit son évasion spectaculaire de la Conciergerie : Madame de Courcelles a mieux fait de se sauver en laquais que d’attendre d’être mise peut-être dans un couvent. Ce n’est pas qu’elle ne passe de méchantes heures pour n’être point reprise, mais enfin, elle est libre, et avec le temps, tout s’adoucit. Cependant, il n’y a guère de gens qui ne 43 De Mme de La Roche, 3 août 1668, I, p. 120. 44 Bertrand, Dominique. « Du bon usage du rire et de la raillerie », Alain Montandon (éd.), Savoir Vivre I. Mézieu, Césura Lyon éd., 1990, pp. 63-84. 45 De Mme de Montmorency, 27 août 1668, I, p. 125. 46 De Mme de Sévigné, 6 juin 1668, I, p. 98. 47 À Mme de Scudéry, 10 septembre 1675, III, p. 89. 48 Houdard, Sophie. « Ninon de Lenclos, esprit fort […] », art. cit., §20. 49 Le dieu Pan poursuit une nymphe ; alors qu’elle va se précipiter dans une rivière « pour sauver son honneur en perdant sa vie », « Il en eut pitié et la changea en Roseau, dont luy mesme se fit une flute pour honorer sa resistance, et pour l’avoir à tous momens entre ses mains et dans sa bouche » (L’Honneste femme. op. cit., pp. 177-178). 50 À Mme de Montmorency, 1 er mars 1669, I, p. 153. Nathalie Freidel 326 prennent volontiers ce petit laquais et qui ne lui donnent des chausses de page. 51 Le libertinage féminin est certes plus palpable dans ces profils séduisants d’aventurières tirés de l’actualité que lorsque Du Bosc en appelle à la déconvenue d’Europe pour asseoir l’autorité de son « honnête femme » 52 . Enfin, non seulement Bussy n’a pas renié les héroïnes sans foi ni loi de l’Histoire amoureuse, mais il encourage ses partenaires épistolaires à poursuivre la chronique de leurs aventures. La comtesse d’Olonne, l’Ardélise du roman satirique, fait ainsi plusieurs apparitions remarquées dans la correspondance. Le bruit court, rapporte Mme de Scudéry, que « Madame d’Olonne se plaint de [madame de Montglas] comme ayant voulu lui suborner son amant Fervaques 53 ». Le satiriste saisit au vol l’occasion de médire de son ancienne maîtresse, par un plaisant démenti : Je ne crois pas ce qu’on dit contre madame de Montglas, parce qu’il n’y a nulle apparence qu’on lui sacrifiât madame d’Olonne. Je ne sais si elle n’aimeroit pas mieux qu’on la crût coupable qu’innocente pour cette raison. 54 Mais l’affaire prend soudain des dimensions burlesques sous la plume de Mme de Senneville, qui rapporte que Fervaques, amant provisoire de Madame d’Olonne, « eut l’autre jour un grand démêlé avec elle : il lui donna un soufflet et elle un coup de pelle sur la tête qui faillit la lui casser. Il est fort blessé 55 ». Dans sa réponse, Bussy semble ne pas douter qu’un successeur reprenne le flambeau du roman satirique : « L’histoire de Fervaques m’a réjoui. Madame d’Olonne a donné de beaux sujets d’en faire de nouvelles à ceux qui auroient voulu marcher dans mes pas 56 ». Et dans cet objectif, il corrige celles qui seraient tentées par le commentaire moralisant de la chronique scandaleuse. Au persiflage vertueux de Mme de Scudéry - « Madame de Montmorency est plaisante : elle est le matin à la charité et l’après-dînée avec madame d’Olonne » 57 -, il oppose un constat désabusé, dans la droite ligne du chaos moral du roman scandaleux : « Madame de Montmorency ne fait non plus de mal chez madame d’Olonne qu’à la cha- 51 À Montmorency, 6 mai 1673, II, p. 247. 52 Europe « reconnut à ses despens que ce Taureau estoit un Dieu déguisé pour la surprendre. Voilà ce qui en arrive, quand on iouë avec les bestes […] » (L’Honneste femme. op. cit., p. 179). 53 De Mme de Scudéry, 23 août 1677, III, p. 339. 54 À Mme de Scudéry, III, p. 344. 55 De Mme de Senneville, 3 février 1678, IV, p. 26. 56 À Mme de Senneville, 11 février 1678, IV, p. 33. 57 De Mme de Scudéry, 7 février 1678, IV, p. 31. Le réseau des correspondantes de Bussy-Rabutin 327 rité ; tout ce qu’il y a à dire, c’est que le prochain n’en est pas si bien édifié 58 ». Alors que le discours prescriptif établissait de stricts rapports antithétiques (vice/ vertu ; gaieté/ mélancolie ; réputation/ scandale ; chasteté/ complaisance), le nouvellisme épistolaire pratique le brouillage des frontières, entre lieux de dévotion et lieux de perdition, bonnes œuvres et « friponneries ». Cette ambivalence caractérise encore le manège des maîtresses royales, observé de très près par les co-épistoliers et commenté sans précautions : S’il est vrai que madame de Montespan, dans les commencements de l’amour du roi pour elle n’ait pu faire éloigner madame de la Vallière, Sa Majesté n’aimoit bien ni l’une ni l’autre. Ce qu’il sentoit pour elles n’étoit pas de la passion, c’étoit de la débauche, et je crois qu’avec cela il y entroit bien de l’habitude. Ces dames-là n’étoient pas proprement des maîtresses ; ce sont des espèces de femmes avec lesquelles leur maître couche. Portonsnous bien, madame, et nous verrons la fin de cette faveur. 59 La question litigieuse du statut des concubines royales, point aveugle des théories de l’honnêteté, est ici abordée sans détours, dans un souci de définir et de distinguer (amour / passion / débauche), en opposant au voile des convenances la réalité crue de la scène sexuelle. Par l’emploi de « débauche » et « coucher avec », qui se substituent à « amour » et « passion », la rupture est consommée avec le langage des civilités. En s’exerçant à s’exprimer sans détour devant un public féminin, Bussy contribue, modestement mais sûrement, à la « réinvention de l’obscénité » que Joan Dejean situe à cette période, et caractérise entre autres par la participation décisive des femmes à une littérature licencieuse réservée jusque-là à un public à la fois confidentiel et masculin 60 . À partir du moment où il est adressé à des femmes et, plus encore exprimé par elles, le discours sexuel et transgressif change de nature. L’éradication par la censure de L’École des filles, brulôt érotique qui fait l’apologie du plaisir sexuel par le biais d’un dialogue entre deux femmes 61 , n’a pas suffi à en préserver le public puisque Bussy mentionne en 1687, dans une lettre à Sévigné, que Mme de Montchevreuil renonce à répondre des filles de la dauphine après en avoir trouvé un exemplaire dans leur chambre 62 . 58 À Mme de Scudéry, 10 février 1678, IV, p. 33 59 À Mme de Scudéry, 7 septembre 1677, III, p. 351-352. 60 DeJean, Joan. The Reinvention of obscenity. Sex, lies and tabloids in Early Modern France. Chicago, The University of Chicago Press, 2002. 61 Selon Joan Dejean, l’innovation majeure de cette scénographie d’initiation sexuelle consiste dans un dialogue où les femmes ont le monopole de la parole : « women do all the talking » (The Reinvention of Obscenity. op. cit., p. 72). 62 À Mme de Sévigné, 19 novembre 1687, VI, p. 110. Nathalie Freidel 328 3 Un lieu de négociations L’embarras visible des élites devant la participation inédite des femmes à une culture transgressive explique que, malgré les provocations, l’audace élocutoire et les licences verbales, l’honnêteté demeure une unité de référence indispensable, notamment pour juger et condamner la conduite des femmes : Au reste, mademoiselle [d’Armentières], j’ai appris que vous et notre cousine [Sévigné? ] étiez dernièrement toutes deux à la comédie d’Andromaque avec votre amie [Montglas]. Je croyais qu’il n’y eût plus que des femmes comme madame de [Gouville? ] qui osassent aller avec elle dans des lieux publics. Mais je vois bien que vous vous fiez à votre réputation, et en effet, votre amie a beau faire, elle ne sauroit non plus vous faire tort par sa fréquentation que vous corrompre. Vous êtes encore mieux établie sur la bonne conduite qu’elle sur la mauvaise. 63 On s’étonne un peu de voir Bussy se soucier des bonnes et des mauvaises fréquentations de ses partenaires épistolaires, même pour médire de son ancienne maîtresse, Mme de Montglas. Le format convenu du compliment, le recours massif aux préceptes de l’honnêteté (« réputation », « corrompre », « bonne et mauvaise conduite ») s’accordent mal avec le laxisme que nous venons d’observer. En réalité, la question soulevée dans ce passage n’est pas celle de la moralité des femmes mais de leur présence « dans des lieux publics » - en l’occurrence le théâtre et sa double scène, celle du spectacle et celle où les spectateurs s’exposent au regard d’autres spectateurs. En retraçant l’apparition et l’évolution de « l’honnêteté publique » dans le champ littéraire au XVII e siècle, Michèle Rosellini a montré à quel point la notion est dépendante des transformations relatives à l’intrusion des femmes dans des domaines traditionnellement réservés aux hommes et à la féminisation de l’image du public 64 . Comme l’œuvre d’un Molière ou d’un La Fontaine, la correspondance de Bussy, adressée à une majorité de destinataires féminins, se fait l’écho des contradictions et des tensions d’une sociabilité qui intègre les femmes tout en cherchant à restreindre leurs prérogatives. Lorsqu’il est question de les inclure à part égale dans l’honnêteté, c’est en invoquant leur vertu et leur chasteté, aussi bien chez Du Bosc que 63 À Mlle d’Armentières, 15 septembre 1670, I, p. 315. Nous restituons les noms. 64 Rosellini, Michèle. « Censure et “honnêteté publique” au XVII e siècle : la fabrique de la pudeur comme émotion publique dans le champ littéraire », Littératures Classiques, 2009, 68, pp. 71-88. Le réseau des correspondantes de Bussy-Rabutin 329 chez Furetière : « L’honnesteté des femmes, c’est la chasteté, la modestie, la pudeur, la retenue 65 ». Bussy joue de ces contradictions quand il encourage Mme de Montmorency à passer outre la pudeur quand les circonstances épistolaires l’exigent : À quoi me sert de savoir que M. de Gramont a dit quelque plaisanterie à madame de la Baume, si je ne sais ce que c’est ? Mais vous pourriez bien me le mander si vous vouliez prendre la peine d’envelopper la chose. Pour moi, je vous déclare qu’il n’y a ordure au monde que je ne vous dise, quand il s’en présentera occasion sans vous faire rougir. Paraphrasez donc un peu, madame, et me mandez le beau dit de M. de Gramont. 66 Non seulement une conversation libre est possible entre hommes et femmes mais la mixité la rend plus intéressante du fait de l’effort stylistique supplémentaire à fournir. C’est se moquer ouvertement des prescriptions de ceux qui, comme Furetière, prétendent appliquer au langage une division genrée - « Ordure se dit particulièrement des paroles impudiques. Il faut bien se garder de dire des ordures devant les femmes 67 » - et condamnent l’écriture unisexe pratiquée par un La Fontaine dans ses contes, qualifiée d’« art d’envelopper les ordures 68 ». Dans ce contexte, l’honnêteté devient, comme le souligne Michèle Rosellini, « l’alibi qui justifie un usage biaisé du langage » et procure « un supplément considérable de plaisir 69 ». Entre hommes, on se divertit à peu de frais et il n’y a pas grand mérite à échanger avec La Rivière des plaisanteries lestes sur les recettes de la Voisin pour « se faire venir de la gorge » : Dieu fasse miséricorde à feu Madame Voisin ! Elle avoit de grands vices, mais elle étoit toute pleine de petits secrets pour les femmes, dont les hommes lui savoient gré ; par exemple, elle grossissoit les tétons, rapetissoit les bouches et rajustoit les honnêtes filles à qui il étoit arrivé accident […]. 70 Mais lorsqu’il s’agit de négocier avec le duo Sévigné mère et fille la question périlleuse des mauvaises fréquentations philosophiques de Mme de Grignan, on franchit un cap dans l’échelle des valeurs transgressives. Quoique « la Belle Madelonne sent[e] un peu le fagot », Bussy se porte volontaire pour l’accompagner en enfer. S’ensuit un dialogue où se superposent l’hérésie cartésienne revendiquée par Mme de Grignan : 65 Furetière, Antoine. Dictionnaire universel. La Haye, Leers, 1690, art. « Honnêteté ». 66 À Mme de Montmorency, 1 er mars 1669, I, p. 153. 67 Furetière, Dictionnaire universel, op. cit., art. « Ordure ». 68 Les couches de l’Académie (1687), cité par Michèle Rosellini, art. cit., p. 85. 69 M. Rosellini, art. cit., p. 87. 70 De La Rivière, 5 février 1680, V, p. 52. Nous soulignons. Nathalie Freidel 330 Peut-être même que vos maîtresses n’ont jamais goûté le plaisir de vous entendre souhaiter d’aller en enfer avec elles ; et ce souhait est mille fois plus obligeant que d’y aller simplement avec les gens, sans songer où l’on va. Si Mme de Coligny avoit bien voulu aussi passer son éternité avec moi sans restriction, je trouve que partout nous aurions été une fort bonne compagnie, mais la prudence l’a retenue. 71 …et la vie passée de Bussy, qu’il qualifie volontiers de « libertine » 72 : Au reste, madame, il y a plaisir de faire quelque chose pour vous ; vous avez bien remarqué le souhait que j’ai fait de vous accompagner en enfer, et puisque je puis vous en reparler sans me faire trop de fête, je vous dirai qu’il est vrai que je ne me suis jamais fait valoir par là auprès de mes maîtresses, et que quand même je faisois ce voyage-là avec elles, j’étois payé pour cela ; mais pour vous, madame, vous ne savez que trop que mes offres ne sont que des offres, c’est-à-dire des avances. Madame de Coligny est comme mille gens à qui les chaudières bouillantes font peur et qui pourtant se fourvoient en voulant aller en paradis ; nous la laisserons dire, et nous la mènerons toujours. 73 Derrière le paravent de la rhétorique galante, cet échange serré opère un renversement radical des valeurs de l’honnêteté féminine. Au sommet, la partenaire idéale, femme à l’esprit fort que son partenaire accepte de « suivre » en enfer ; ensuite les maîtresses, qu’on accompagne contre rétribution ; enfin, en bas de l’échelle, les plus sages, que l’on « mène » malgré leurs scrupules. Dans tous les cas de figure, il s’agit, encore et toujours, d’établir les termes d’un partenariat avec les femmes, en dépit des contraintes imposées par l’honnêteté. Cette manière originale de détourner la casuistique galante est particulièrement intéressante à observer chez Mme de Scudéry, de toutes les correspondantes de Bussy la plus proche du modèle proposé par Du Bosc. Beaucoup de ses lettres se font l’écho des débats du pour au contre menés par les épistolières fictives du Nouveau Recueil de lettres des dames de ce temps et donnent d’elle-même une image assez fidèle au modèle de la femme vertueuse mais pas prude, éduquée mais modeste, accomplie mais désargentée. Le maintien d’une telle posture, face à un interlocuteur comme Bussy, contraint cependant l’épistolière à de constantes négociations. Ses 71 De Mme de Grignan, 24 novembre 1678, IV, p. 245. 72 « Ma vie passée a bien été aussi libertine que celles de mesdames de Mexkelbourg, de Montespan et d’Olonne. Cependant, elle n’a pas été aussi scandaleuse. Ce que j’ai fait s’est fait plus ordinairement par les hommes, que ce qu’elles ont fait par les femmes ; et elles sont même allées plus loin que moi par leurs divorces […] » (Au Père Rapin, 13 juillet 1675, III, p. 51). 73 À Mme de Grignan, 27 novembre 1678, IV, p. 251. Le réseau des correspondantes de Bussy-Rabutin 331 protestations, comme lorsqu’elle se défend de « bien entendre la langue de la galanterie 74 » sont débusquées par l’incrédulité : « […] et quand vous vous faites flatter sur ce chapitre par les gens de la cour, vous savez bien ce que vous faites, et vous ne dites pas tout ce que vous savez 75 ». Mais sur le terrain de l’insinuation et de l’esquive rhétorique, l’épistolière n’est pas en reste. S’emportant contre des coquettes et des débauchées dont « on devrait purger le monde », elle conclut : « Tout ce discours-là n’est que pour vous faire croire que j’entends ce que je n’entends pas 76 ». Et lorsqu’elle paraît s’avouer vaincue, c’est avec une assurance qui montre qu’elle n’a pas abandonné la prudence qui selon Du Bosc est « la vertu qui leur est plus necessaire et qui leur donne [aux femmes] plus d’Autorité 77 »: « depuis votre presque déclaration d’amour, je m’imagine que j’ai quelque droit de vous commander. Je vous assure que j’ai peur de n’être pas si honnête femme que je pensois 78 ». Le langage équivoque de la galanterie a, sur les modèles licencieux des périodes précédentes, l’avantage décisif de s’adresser aux femmes et de leur conférer, de facto, un droit de réplique. Si toutes n’ont pas le répondant et les ressources intellectuelles et langagières d’une Sévigné ou d’une Scudéry, les correspondantes de Bussy montrent qu’elles n’entendent pas lui laisser le monopole du double sens et du discours oblique. L’honnêteté apparaît bien comme un lieu de négociations et de débats, alors que les femmes sont amenées à lutter pied à pied pour conserver les positions acquises face aux attaques contre « l’honnêteté ridicule » des Précieuses ou les prétentions des Savantes. Pour conclure, les tensions qui animent ces échanges, autour de la question de l’honnêteté, nous sont apparues comme étroitement liées au changement de perspective entraîné par la féminisation de la scène culturelle et littéraire dans la deuxième moitié du XVII e siècle. La parité prônée en théorie par Du Bosc, mais tenue à distance en pratique par la méfiance envers une sociabilité mixte, est mise à l’épreuve dans la correspondance de Bussy, dont les femmes se révèlent les premières collaboratrices. En s’engageant dans une entreprise risquée, les épistolières se montrent déterminées à négocier pied à pied leur participation à des sphères où elles ne sont pas les bienvenues. Celle-ci prend la forme d’une conversation libre, dans laquelle on n’hésite pas à transgresser les limites de 74 De Mme de Scudéry, 8 décembre 72, II, p. 284. 75 À Mme de Scudéry, 15 décembre 1672, II, p. 187. 76 De Mme de Scudéry, 17 janvier 1673, II, p. 201. 77 Du Bosc, Jacques. L’Honneste femme. op. cit., pp. 237-238. Nous soulignons. 78 De Mme de Scudéry, 11 juin 1673, II, p. 264. Nathalie Freidel 332 la respectabilité. Sans renoncer aux garanties offertes par l’honnêteté, les coépistoliers en font un lieu stratégique de construction d’une sociabilité mixte. Bibliographie Sources Bussy-Rabutin, Roger de. Correspondance, éd. Ludovic Lalanne. Paris, Charpentier, 1857-1859, 6 vol. Bussy-Rabutin, Roger de. Histoire amoureuse des Gaules, éd. Jacqueline et Roger Duchêne. Paris, Gallimard, 1993. Bussy-Rabutin, Roger de. Dits et inédits, éds. Daniel-Henri Vincent et Vincenette Maigne. Précy-sous-Thil, Éditions de l’Armançon, 1993. Du Bosc, Jacques. L’Honneste femme. Paris, Chez Jean Jost, Rue Saint-Jacques au Saint-Esprit, 1633. Du Bosc, Jacques. Nouveau recueil de lettres des dames de ce temps. Paris, Augustin Courbé, 1635. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel. La Haye, Leers, 1690. Grenaille, François de. 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URL : http: / / journals.openedition.org/ dossiersgrihl/ 3913 ; DOI : 10.4000/ dossiersgrihl.3913, §13. Magendie, Maurice. La Politesse mondaine et les théories de l’honnêteté en France au XVII e siècle, de 1600 à 1660. Genève, Slatkine Reprints, 1970. Merlin-Kajman, Hélène. L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps : passions et politique. Paris, H. Champion, 2000. Mesnard, Jean. « ‘Honnête homme’ et ‘Honnête femme’ dans la culture du XVII e siècle », Papers on French Seventeenth Century Literature, 36 (1987), pp. 15-46. Le réseau des correspondantes de Bussy-Rabutin 333 Rosellini, Michèle. « Censure et “honnêteté publique” au XVII e siècle : la fabrique de la pudeur comme émotion publique dans le champ littéraire », Littératures Classiques n° 68, 2009, pp. 71-88. Seifert, Lewis. Manning the Margins: Masculinity and Writing in Seventeenth Century France. Ann Arbor, U. of Michigan Press, 2009. Sticker-Metral, Olivier. « Rire et faire rire. 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M ATHILDE M OUGIN (A IX M ARSEILLE U NIVERSITÉ ) L’honnêteté à l’épreuve du temps et du voyage « Tout cela ne va pas trop mal : mais quoy, ils ne portent point de haut de chausses », déclare ironiquement Montaigne dans le chapitre 31 du livre I des Essais, déclaration que Michel Bideaux considérait être une marque de « reconnaissance de l’honneste 1 de l’autre 2 », mais qui consigne également la difficulté des consciences européennes à parvenir à une prise en compte entière de l’altérité des cultures étrangères en dépit de la différence, stigmatisée ici par l’absence de port de haut de chausses, attribut vestimentaire de l’honnête homme d’alors. La relativisation des mœurs et des valeurs est inhérente à l’expérience du voyage, réel ou en chambre. Parmi la production pléthorique de la littérature viatique des XVI e et XVII e siècles, il apparaît que l’examen du Récit de voyage fait aux Indes orientales, publication, en 1721, du récit de voyage que Robert Challe a effectué en 1690 aux Indes et qui a donné lieu à une première version écrite, sous forme de journal de bord, restée inédite jusqu’à la fin du XX e siècle, est particulièrement intéressant du point de vue 1 « honneste », « convenable », « convenablement vêtu », « agréable » : en somme, bienséant, conformément aux valeurs alors en vigueur. « honnesteté » signifie par ailleurs « convenance ». Cf. Edmond Huguet. Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Paris, Librairie ancienne Édouard Champion, 1928 [1925], https: / / www-classiques-garnier-com.lama.univ-amu.fr/ numerique-bases/ index. php? module=App&action=FrameMain (consulté le 03/ 12/ 2018). 2 Michel Bideaux. « L’honneste des autres : voyageurs du XVI e siècle », dans La Catégorie de l’honneste dans la culture du XVI e siècle, Actes du colloque international de Sommieres, Saint-Étienne, Institut d’études de la Renaissance, 1985, p. 86. Mathilde Mougin 336 de l’étude de la notion plurielle et mouvante de l’honnêteté. En effet, l’honnêteté des haut de chausses que remarque Montaigne n’est pas équivalente, par exemple, à celle d’un homme du XVII e , ni à l’honnêteté spécifiquement féminine, assimilée à la chasteté - au XVII e siècle 3 . De même, si l’honnêteté de l’homme de cour du début du XVII e siècle est proche de celle du « courtisan » de Castiglione, elle diffère de celle de l’homme de la fin du XVII e siècle, dont les manières extérieures sont soupçonnées ne plus refléter l’honnêteté spirituelle, notamment sous l’influence de la pensée de Baltasar Gracián, qui critique la vanité du monde dans le Criticon 4 . L’honnêteté, comme la civilisation, « est assimilable à un processus sans fin, dont les différents états marquent les étapes 5 ». L’étude de la question de l’honnêteté dans la relation de voyage de Robert Challe recèle un intérêt multiple, tout d’abord chronologique. Robert Challe est un homme du XVII e siècle ayant voyagé en 1690, mais qui compose son récit à l’aube de ce que Paul Hazard nomme « la crise de conscience européenne », et le publie en 1721. Cette configuration particulière de production de l’œuvre - une élaboration parcourant une trentaine d’années, de l’élaboration de la première version à l’édition d’une version remaniée et complétée - laisse appréhender les mutations de la notion d’honnêteté à la fin du Grand Siècle. De plus, l’expérience du voyage et de découverte de sociétés étrangères permet d’examiner cette notion à l’épreuve de l’exotisme. Robert Challe, après des études de droit, participe entre 1682 et 1687 à trois campagnes en Acadie avant d’être nommé « écrivain extraordinaire » pour le compte de la Compagnie des Indes orientales, le 1 er janvier 1689 6 . Il embarque alors sur l’Ecueil, à bord duquel il accomplit un voyage de 18 mois, de février 1690 à août 1691. Cultivé, il parsème son récit de nombreuses références classiques (Ovide par exemple) et contemporaines 3 « HONNESTE FEMME, se dit particulierement de celle qui est chaste, prude et modeste » dans Antoine Furetière. Dictionaire Universel, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690, https: / / www-classiques-garnier-com.lama.univamu.fr/ numerique-bases/ index.php? module=App&action=FrameMain (consulté le 03/ 12/ 2018). 4 Ouvrage paru entre 1651 et 1657 en Espagne, et traduit en français à la fin du XVII e siècle : traduction de la première partie par Guillaume de Maunory. L’Homme détrompé ou le Criticon, Paris, J. Collombat, 1696. 5 Alain Pons. Article « civilité-urbanité », dans Alain Montandon (dir.). Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre, du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1995, p. 106. 6 Frédéric Deloffre, Jacques Popin. « Vie de Robert Challe », dans Robert Challe. Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 2002, p. 41. La déshonnêteté dans le Journal de voyage de Robert Challe 337 (Molière, Corneille, Pascal, Boileau, etc.), faisant ainsi figure de bel esprit. En outre, sa fonction dans le navire le distingue d’un simple matelot. Ainsi, Robert Challe semble réunir les critères - c’est-à-dire le statut, la culture, l’éthique - de l’honnête homme. Qu’en est-il cependant de cet ethos de l’honnêteté dans les conditions particulières du voyage hauturier ? L’expérience du manque et de la rudesse du climat, la promiscuité impliquée par l’exiguïté du navire, l’éloignement géographique et, partant, l’éloignement des mœurs françaises, toutes les conditions sont réunies pour que soient mises à mal les règles de civilité régissant les espaces de sociabilité tels que la cour ou les salons. Toutefois est recréé sur le navire un espace de sociabilité entre l’auteur et une compagnie choisie, exclusive de certains autres membres des gradés de l’équipage, notamment lors de repas et beuveries secrètes 7 , qui « conna[issent] bon nombre d’implications sociales et affectives, et constitue[nt] une période où les hommes se plaisent à se retrouver 8 ». Le navire n’est jamais qu’une extension de la société parisienne où le marin n’est jamais totalement affranchi des codes de civilité de sa société. Mais l’expérience du voyage conduit également à une licence prise avec les codes de l’honnêteté. Augustin Thierry, premier éditeur du Journal de voyage aux Indes livre d’ailleurs en 1933 une version amputée de moitié, imputant ses coupes à l’obscénité de certains propos de l’auteur 9 . Avant d’observer le traitement de l’honnêteté dans le récit de Challe, il convient de rappeler quelques traits définitionnels d’un terme au sémantisme fluctuant au cours des XVI e et XVII e siècles. L’honnêteté peut d’abord renvoyer au sens antique d’« honorable », « digne de considération 10 ». S’il s’agit du sens le plus ancien, il ne s’agit pas du plus fréquent. Dans le dictionnaire d’Antoine Furetière, honneste est défini comme ce qui est « raisonnable, selon les bonnes mœurs », et « se dit aussi de celuy qui fait simplement des civilitez 11 ». Le dictionnaire de l’Académie distingue de même un sens moral - « Vertueux, conforme à l’honneur et à la vertu » - et 7 Sylvain Menant. « Challe, solitude et communauté », dans Maria Susana Seguin. Robert Challe et la sociabilité de son temps, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2011, p. 23. 8 Gaëlle Fourès-Legrand. « La sociabilité à table, ou le savoir manger de Robert Challe », dans Maria Susana Seguin, op.cit., p. 106. 9 Frédéric Deloffre. « Robert Challe : profil d’une redécouverte », dans Jacques Cormier, Jan Herman et Paul Pelckmans. Robert Challe, Sources et héritages, Louvain / Paris / Dudley, Éditions Peeters, 2003, pp. 1-7. 10 Colette Demaiziere. « ‘‘honneste’’ et ses dérives dans les dictionnaires français, de Robert Estienne à la fin du XVII e siècle. », dans La Catégorie de l’honneste dans la culture du XVI e siècle, op.cit., p. 11. 11 Antoine Furetière. Article « honneste », op.cit. Mathilde Mougin 338 un sens éthique - « Civil, courtois, poly 12 ». Aussi, l’influence jésuite développe le sens moral du terme, particulièrement à l’endroit des femmes, se devant d’être « chaste[s], prude[s] et modeste[s] 13 ». Ainsi, deux sens principaux se distinguent : un sens moral, prenant notamment en compte la pudeur, et un sens civil, social, relatif aux bonnes manières. Il s’agira d’étudier le sort que Robert Challe réserve à l’honnêteté dans la relation de son voyage à bord de l’Ecueil et dans différents peuples d’Orient. Représente-t-il une honnêteté conforme aux critères de l’honnêteté française alors en usage dans la haute société, ou son expérience viatique le fait-il reconsidérer et redéfinir cette notion ? Si l’honnêteté au sens de civilité est fréquemment exprimée en même temps qu’elle est mise à l’épreuve dans la relation du voyage hauturier, c’est en revanche son sens moral qui transparaît dans les jugements avancés à l’endroit des peuples rencontrés. Il apparaît que les conditions particulières du voyage et de la confrontation avec l’altérité des pratiques et usages indiens transforment la norme d’honnêteté, commune au scripteur et à ses lecteurs, en l’assimilant, de plus en plus nettement au fil du récit, à l’exigence à la fois morale et sociale de pudeur. En outre, la consignation des attitudes dissidentes relativement à la conception française de l’honnêteté donne lieu à un exercice de style particulier, entre euphémisation et, au contraire, exhibition. La mise à l’épreuve de l’honnêteté morale semble permettre à Robert Challe d’introduire dans sa relation de voyage un discours émancipé de l’honnêteté morale française, voire libertin qui, en même temps qu’il se délecte à pointer la déshonnêteté 14 indienne, émet un discours dissident du point de vue religieux 15 . La société de l’Ecueil La galerie de portraits liminaire de l’œuvre illustre la conception contemporaine française de l’honnêteté. L’équipage semble se répartir entre les honnêtes hommes et ceux qui ne le sont pas - les matelots ne sont pas concernés par cette équation, l’honnêteté étant une notion socialement 12 Le Dictionnaire de l'Académie françoise dedié au Roy, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1694, https: / / www-classiques-garnier-com.lama.univ-amu.fr/ numerique-bases/ index.php? module=App&action=FrameMain (consulté le 03/ 12/ 2018). 13 Antoine Furetière. Article « honneste », op.cit. 14 Cf. infra pour la définition de ce terme. 15 Voir à ce propos la thèse de Mathilde Bedel. Mirabilia Indiae : Voyageurs français et Représentation de l’Inde au XVII e siècle, soutenue le 24 novembre 2017 à l’Université d’Aix-Marseille. La déshonnêteté dans le Journal de voyage de Robert Challe 339 discriminante, excluant les individus non nobles. Ainsi, le dénommé Du Quesne incarne un parangon d’honnêteté. Son « abord est tout gracieux », il « fait civilité & amitié à tout le monde », « Il passe […] pour très bon officier, très bon matelot, & fort brave homme » (JV I, p. 98). Affichant de bonnes manières, il est civil et illustre l’ancienne conception de l’honnêteté, l’honorabilité, par sa bravoure militaire. Son portrait moral est complété dans le deuxième tome du récit : il est, selon Challe, « honnête homme », car il n’est « point malfaisant » (JV II, p. 355). L’honnêteté du personnage est soulignée par la mise en perspective avec d’autres personnages, incarnant les deux versants de l’antithèse de l’honnêteté : la malhonnêteté, c’est-à-dire « ce qui est simplement contre la bienseance, et non pas contre la pureté. […] Ce qui est contre la civilité 16 », et la déshonnêteté, entendue comme « ce qui est contre les regles de l’honneur, de la bienseance, de la pudeur 17 », « Ce qui est contre la bienseance, la pureté, ou la chasteté 18 », alors synonyme d’obscène 19 . Ainsi, Mr Joyeux, dont le portrait figure dans le même paragraphe que celui de Du Quesne, déroge également à la civilité et à la moralité : « ses manières sont assez sèches » et « le bruit secret qu’il est remarié » court (JV I, p. 98). Mais l’incarnation de la malhonnêteté - civile, donc - est sans nul doute Bouchetière, qui s’illustre par de fréquents accès de colère, à rebours de l’éthique de l’honnête homme : […] si la concorde doit être troublée, ce ne pourra être que par un nommé M. de Bouchetière, qui se fait nommer le chevalier. Je ne sais de quel ordre, ne lui voyant ni croix de par Dieu, ni par le diable. Il n’y a que huit jours qu’il est revenu au Port-Louis, & qu’il a trouvé le secret de se faire haïr. Il est tout frais émoulu d’Espagne, où il a demeuré fort longtemps, & d’où il nous paraît avoir apporté toutes les mauvaises qualités du pays, sans en avoir contracté aucune bonne. Une taciturnité & une gravité inexprimables, une barbe en forme de garde de poignard, un orgueil & une morgue à faire peur aux vaches ou tout au plus aux petits enfants, un esprit de primatie qui ne lui permet pas de se communiquer à personne, & un amour-propre qui ne souffre aucun égal, & qui l’autorise à préférer son sentiment particulier à celui de tous les autres. Voilà son caractère, dont il a donné & donne encore journellement des marques ; & caractère qui ne convient nullement aux Français. (JV I, pp. 99-100) 16 Article « honneur », Le Dictionnaire de l’Académie, op.cit. 17 Article « Deshonneteté », Antoine Furetière, op.cit. 18 Article « honneur », Le Dictionnaire de l’Académie, op.cit. 19 « OBSCENE, adj. de tout genre. Deshonneste, sale, qui blesse la pudeur. » dans l’article « Obscene », Le Dictionnaire de l’Académie, op.cit. Mathilde Mougin 340 Dans ce portrait dont l’écriture est « bien proche » de celle de La Bruyère 20 dominent les défauts tels que l’amour-propre (« préfèr[e] son sentiment particulier »), la vantardise excessive (« orgueil », « morgue à faire peur aux vaches »), l’inaptitude à la conversation (« taciturnité »), un abord peu agréable le rendant peu enclin à la société (« gravité inexprimable », « barbe en forme de garde de poignard »). Dans une pièce de Molière, il serait un fâcheux. Ce personnage s’illustre par ailleurs par des accès de colère, trahissant son incapacité à contrôler ses passions comme le requiert l’éthique de l’honnête homme. Ainsi, offusqué de la manière qu’a de lui parler le valet de Challe, il esquisse le geste de le frapper de sa canne (JV I, p. 131), puis finit par « frapp[er] un matelot d’une grosse canne qu’il porte toujours » (JV I, p. 292). Certes, la dissymétrie de conditions des deux hommes peut autoriser un tel geste de violence, mais l’honnêteté n’autorise pas l’abandon à la colère. Enfin, ce personnage, qui « vit seul comme une bête fauve, sans société avec qui que ce soit » (JV I, p. 150), n’est pas invité aux soupers privés que Challe partage avec d’autres membres de l’Etatmajor. L’honnêteté en terre étrangère Mais ce récit consigne également les mœurs et coutumes des sociétés étrangères rencontrées par les voyageurs, occasion de l’expression de jugements de valeur qui renseignent moins sur la conception de l’honnêteté de l’étranger que sur celle du scripteur. Nombreuses sont les pratiques indiennes qui sont condamnées, notamment celle de l’immolation par le feu des femmes brahmanes, qui suscite l’indignation morale du narrateur, qualifiant cette coutume d’une « horreur ». (JV II, p. 21) Ce sont surtout les pratiques liées à la sexualité qui font l’objet d’une condamnation morale, et, partant, qui sont jugées déshonnêtes. Le crime de « bestialité et la sodomie » sont qualifiés de « crimes […] dignes du feu » (JV I, p. 349). Concernant les femmes, dont l’honnêteté est alors synonyme de chasteté, Robert Challe émet certains jugements dépréciatifs qui n’épargnent pas celles de son propre pays : une femme « portée au plaisir jusqu’à l’effronterie […] dégoûte en peu de temps un honnête homme » (JV II, p. 359) déclare l’auteur, à propos de l’épouse d’un procureur qu’il fréquente en France. Le « comble d’impureté et d’idolâtrie » (JV II, p. 33) est pour lui la défloration par des 20 Sylvie Requemora-Gros. « Regarder le monde ‘‘comme un véritable théâtre’’ : la théâtralisation du Journal d’un voyage fait aux Indes orientales de Robert Challe », dans Marie-Laure Girou Swiderski, Pierre Berthiaume (dir.). Challe et/ en son temps, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 276. La déshonnêteté dans le Journal de voyage de Robert Challe 341 idoles : des jeunes filles vierges sont obligées de « s’attacher jusqu’à pollution » à une idole, et ainsi perdre leur virginité pour un culte que l’auteur considère comme étant une superstition. Le terme de « barbarie » paraît alors, dans ce récit, conçu comme un antonyme - aux sens civil et moral - de l’honnêteté, ce qui, en même temps qu’il fustige l’immoralité et les mauvaises manières des nations étrangères, réserve le privilège de l’honnêteté à la nation française. Ainsi, un roi vendant aux Européens le pucelage d’une jeune fille est qualifié de « barbare » (JV II, p. 41). A contrario, le fils du roi de l’île de Moali « n’a rien de barbare » et a paru « au contraire […] très civil » (JV I, p. 386) à Robert Challe. Il déclare ensuite qu’ils se firent « toutes les honnêtetés dont ils s’avis[èrent] ». « On peut voir, par cet échantillon, [continue le narrateur] que cette nation n’est pas tout à fait barbare », le roi « [les] condui[sant], M. de la Chassée & [lui], dans un bourg, & [les] y retint avec honnnêteté […] et [les] accompagna à la chasse » (JV I, p. 387). Ce fils de prince est qualifié d’honnête pour son sens des civilités, accompagnant même les voyageurs à une activité prisée par les aristocrates : la chasse. Ainsi, si les infractions aux normes morales françaises condamnent l’étranger à la barbarie, il semble que seule la maîtrise des bonnes manières françaises leur permet d’accéder à l’honnêteté. Le plaisir de dire l’infraction aux bonnes mœurs Robert Challe témoigne d’un souci d’adéquation du style à son objet - rejoignant les impératifs de convenance et de bienséance -, ainsi que de sincérité, voulant « parler en sauvage », c’est-à-dire « sans flatterie ni déguisement » (JV II, p. 255). Toutefois, l’honnêteté ne le lui permet pas toujours, l’obligeant à adopter des précautions oratoires et à euphémiser son propos. Augustin-Thierry, qui publie en 1933 aux éditions Plon une version amputée du récit de Challe, fustige pourtant l’obscénité de la plume du voyageur : Ce n’est point parce que Challe a poussé le « souci de réel » jusqu’aux dernières crudités d’expression, en bon disciple qu’il était de maître Alcofribas Nasier […]. Mais ces indécences sont monotones jusqu’à l’ennui. C’est la pire de toutes les pornographies : la pornographie triste. (édition Plon, 1933) 21 21 A. Augustin-Thierry. Un colonial au temps de Colbert. Mémoires de RC, Écrivain du Roi, Paris, Plon, 1931, p. XXXI, cité par Surinder Jathaul. « Le désir et le dégoût chez Challe », dans Geneviève Artigas-Menant (dir.). Robert Challe et les passions, Paris, PUPS, 2008, pp. 221-227. Mathilde Mougin 342 Il qualifie par ailleurs le style de Robert Challe de « style rude et raboteux, […] robuste, heurtant tout, comme le sanglier qui charge 22 ». Pourtant, les stratégies d’euphémisation et les précautions oratoires abondent dans le récit, semblant traduire les scrupules qu’éprouve l’auteur à décrire des réalités contraires à l’honnêteté. Challe répugne, par exemple, à faire des remarques sur la sueur occasionnée par la chaleur : « Je ne dirai rien de la chaleur sinon qu’elle étouffe » (JV I, p. 417). Il déclare ensuite être empêché de faire une remarque de peu de conséquence pour d’honnêtes gens. C’est que les sueurs que cette chaleur excite, noie & fait mourir absolument toute la vermine qui s’engendre dans le corps humain. (JV I, p. 417) Malgré son empêchement - c’est-à-dire ses scrupules à évoquer une réalité prosaïque ne concernant pas les « honnêtes gens », dont le corps ne secrèterait pas de sueur -, il formule sa remarque, conformément à la figure de la prétérition. Le détour par la généralisation - avec le pluriel (« les sueurs ») et l’usage de présent de vérité générale - met à distance l’expérience de la chaleur faite par l’auteur, trop personnelle pour être décrite en respectant les limites de la bienséance. Par ailleurs, lors de la narration de la coutume indienne de défloration des vierges, l’auteur avoue sa difficulté à narrer ce qu’il a vu : « voici ce que j’ai vu, que je ne sais comment exprimer » (JVII, p. 34), exprimant ici sans doute un scrupule de nature morale. Pour décrire les réalités qu’il dit avoir des scrupules à mentionner, Robert Challe use de plusieurs stratégies d’euphémisation. Décrivant le supplice consistant, pour un homme, à lécher les parties génitales d’un bourreau, l’auteur adopte une périphrase : « un nommé M. Poquet […] est forcé, toutes les nuits, de lécher plus de vingt fois, avec sa langue, les parties d’un infâme bourreau que la bienséance défend de nommer » (JV II, p. 12). Par ailleurs, pour parler de castration, l’auteur crée un néologisme par le biais de la synecdoque : castrer devient « eunuquiser » (JV II, p. 11). C’est aussi l’aposiopèse qui peut être utilisée, quand l’auteur suggère le désir suscité par la vue de danseuses : « ces filles dansent d’une manière à n’inspirer que … » (JV II, p. 190), mais ce silence est suggestif, et permet sans peine de deviner que l’auteur parle ici de pulsion sexuelle. Il apparaît clairement que l’auteur n’a nullement l’intention de cacher ce qu’il prétend ne pouvoir décrire, et l’euphémisation, en disant moins pour faire imaginer plus, intensifie la force subversive des réalités évoquées. D’autres fois, l’auteur exhibe la déshonnêteté - c’est-à-dire l’infraction à l’honnêteté morale - de certaines pratiques étrangères. Ainsi, le récit de la 22 Ibid. La déshonnêteté dans le Journal de voyage de Robert Challe 343 coutume de défloration des vierges par une idole est annoncée à l’avance, de manière à aiguiser le désir du lecteur : « Préparez-vous à lire quelque chose qui va vous étonner, par l’horreur & l’indignation qu’elle inspirera au lecteur » (JV II, p. 28). Sylvie Requemora-Gros souligne à cet endroit le « ton très solennel, qui ressemble au style des auteurs d’histoires tragiques comme François de Rosset 23 » - mais ce registre revêt une autre signification chez Rosset, auteur dévot. Il s’agit plutôt ici d’aiguiser la curiosité des lecteurs libertins tout en se faisant passer pour un auteur bienséant. La création d’un ethos libertin : la subversion de l'idéal de l'honnête homme « Face aux multiples contraintes morales et sociales, il a des idées si subversives qu’il doit sans cesse les déguiser, les travestir 24 », déclare Surinder Jathaul dans un article sur le poids des contraintes morales et sociales influençant l’écriture de l’auteur. En effet, pour endosser un ethos d’honnête homme, Challe est forcé de dissimuler sa pensée. Et pour cause : ô combien subversive est la pensée de celui qui qualifie Saint Evremond d’« honnête homme » (JV I, p. 159). Apparaît ici un emploi d’ « honnête » à rebours de son sens de l’époque, cet adjectif qualifiant ici un homme à la pensée philosophiquement dissidente. Il semblerait que l’auteur s’emploie, de manière ténue, à livrer dans son œuvre une définition personnelle de l’honnêteté, libertine. Robert Challe multiplie les jugements subversifs dans son œuvre, notamment à l’égard des jésuites, qui apparaissent comme des hommes avides de profit, dépourvus de préoccupations religieuses et morales. Il raconte par exemple qu’ils se font fabriquer des souliers à talons creux dans lesquels ils peuvent cacher et transporter des diamants (JVII, p. 223). Mais l’auteur dissimule certains jugements religieusement subversifs dans l’apparente dénonciation des pratiques déshonnêtes des peuples rencontrés. Ainsi, dans l’épisode des idoles, l’auteur décrit précisément l’autel sur lequel sont déflorées les jeunes filles : […] au coin d’un étang, qui n’est pas à deux portées de canon du fort, il y a entre plusieurs arbres un morceau de bois élevé de huit pouces, qui représente au naturel la racine du genre humain. Il est posé sur un cube de deux pieds de hauteur, & s’en enlève avec la main ; &, puisqu’il faut le dire, c’est ce que les libertins nomment godemichi. Il est nu, & non pas couvert de 23 Sylvie Requemora-Gros, op.cit., p. 287. 24 Surinder Jathaul. « Contraintes morales et sociales au temps de Robert Challe », dans Maria Susana Seguin, op.cit., p. 37. Mathilde Mougin 344 satin ni d’autre chose douce à la friction, comme on dit que sont ceux dont se servent les filles & veuves chastes à contrecœur, & surtout les religieuses. Celui-ci est de bois, & rien dessus. (JV II, p. 34) La description de cette pratique scandaleuse est l’occasion pour l’auteur d’insérer une dénonciation de la lubricité du clergé, et en particulier des religieuses, qui utiliseraient des godemichés pour assouvir leurs pulsions sexuelles. Une étude comparative est faite entre les deux instruments de plaisir : celui des Indiennes est « de bois », sans « rien dessus », tandis que celui des religieuses et libertins est « couvert de satin » ou « autre chose douce à la friction », impliquant l’idée d’un surcroît de plaisir. L’absence de chasteté du clergé, et donc son hypocrisie, est ici soulignée. Il y a fort à parier que la gêne que l’auteur affiche avant la narration de cet épisode qu’il ne « sai[t] comment exprimer » (JV II, p. 34) est une posture libertine lui permettant de mieux brocarder les vices de sa propre société. Par association analogique, Challe évoque une autre pratique de par-delà, dans la région de Nantes : l’adoration du saint René de pierre, que les femmes allaient réclamer pour devenir grosses […]. Leur zèle de fécondité les porta jusqu’à se figurer que leurs prières seraient plus efficacement exaucées si elles pouvaient manger ou avaler quelque morceau du saint [dont] le bas ventre [était alors] tout mangé, & bien plat. (JV II, p. 35) La déshonnêteté est ici double : les femmes pêchent contre l’honnêteté par leur lubricité, et le clergé, en exploitant les passions charnelles de leurs fidèles. Les « expériences diverses du voyageur […] fournissent l’origine, ou la matière, d’une critique des religions établies, notamment du christianisme, et d’une réflexion sur les morales, les coutumes, les principes de la société civile 25 ». Cette attitude critique à l’égard des pratiques chrétiennes est accompagnée de la promotion d’une éthique et d’une morale conformes aux lois de la nature, ce qui se traduit sur le plan religieux par l’abandon de toute liturgie superflue. Challe, « ni sceptique ni matérialiste 26 », n’est pas un libertin hérétique et athée, et cherche une forme d’adoration positive de Dieu qui serait conforme à la raison humaine et à la nature, comme en 25 Geneviève Artigas-Menant. « Conclusion », dans Geneviève Artigas-Menant, Jacques Cormier, Driss Aïssaoui. Robert Challe au carrefour des continents et des cultures, Paris, Hermann, « République des Lettres », 2013, p. 268. 26 Maria Susana Seguin. « Challe et la pensée clandestine », dans Jacques Cormier, Jan Herman et Paul Pelckmans, op.cit., pp. 291-303. La déshonnêteté dans le Journal de voyage de Robert Challe 345 témoignent ses Difficultés sur la religion proposées au père Malebranche 27 . Il semblerait qu’il fonde, dans son expérience de voyage et de confrontation à d’autres cultures, une honnêteté naturelle qui vaudrait dans le domaine des manières et dans celui de la morale. Ainsi dans le Journal de voyage adressé à son oncle Pierre Raymond, le voyageur déplore l’observation du jeûne : […] nous nous conformons à nos bons missionnaires, et n’osons rien manger de gras les jours maigres de crainte de scandale. Pour moi franchement, si j’en étais cru, nous n’observerions point tant de dehors, et le dedans s’en trouverait mieux. Il est bon d’être catholique romain par toute terre […] mais je crois qu’à la mer nous n’offenserions point Dieu si, avec une âme toute romaine, nous avions le corps un peu calviniste. (JPR, pp. 107-108). Son attachement à la nourriture et à la vie le met en porte-à-faux avec le dogme religieux. Il revendique la « liberté de disposer de soi-même, de pouvoir manger ou boire quand on en a envie 28 ». Les lois du corps - l’impossibilité de jeûner en cas de traversée hauturière - seraient à privilégier à celles, parfois contre nature, du dogme religieux. Dans un passage de la version primitive de son Journal, Robert Challe distingue d’une part les « lois de la nature », et d’autre part « celles de la religion et de la loi » (JPR, p. 113). Ainsi, les lois naturelles ne correspondent pas nécessairement aux lois religieuses ni aux lois positives des Autorités, et sont pour l’auteur prioritaires à ces dernières. Un autre extrait illustre ce primat accordé aux lois naturelles. Le 1 er mai 1690, Robert Challe rapporte un désaccord qu’il a eu avec l’abbé de Choisy. Quand l’auteur déclare que les chaleurs lors du passage de la ligne équatoriale sont difficilement soutenables, ce dernier prétend que la chaleur « n’y fut point assez forte pour les obliger à quitter leurs habits de drap » (RC I, p. 310). Le narrateur s’indigne alors de la mauvaise foi du religieux : Que ne dit-il, comme Duval, que c’était la gravité de leur ministère […] les empêchait de se dépouiller ; qu’ils aimaient mieux suer que de donner à connaître qu’ils étaient des hommes pétris de la même pâte que les autres : qui, par respect pour eux, n’osaient paraître en leur présence qu’en habit décent ; mais qui se mettaient en chemise sitôt qu’ils les perdaient de vue, & qui avaient posé comme des sentinelles pour être avertis du moment 27 Première publication posthume en 1767 sous le titre de Militaire philosophe. Voir notamment François Moureau. « Robert Challe et le roman de la religion », Revue de l'histoire des religions, tome 203, n° 2, 1986. pp. 185-194. 28 Bronislava Cohut. « Robert Challe, un libertin en voyage », dans Geneviève Artigas-Menant, Jacques Cormier et Driss Aïssaoui, op.cit., p. 198. Mathilde Mougin 346 qu’ils allaient paraître, afin d’avoir le temps de reprendre, ou leurs vestes, ou leurs justaucorps. […] une petite pointe de vanité fait faire souvent des faux pas, quand nous voulons nous tirer de notre humanité & nous élever à l’héroïsme. (JV I, p. 311) Ce n’est pas uniquement le clergé qui est ici ciblé, mais la vanité qui consiste à privilégier l’apparence, et même l’apparat de vêtements inconfortables, même quand le port de ceux-ci est rendu impossible par des conditions climatiques extrêmes. Aux convenances, aux codifications sociales, et donc à l’honnêteté qui interdit de se montrer en chemise, Challe privilégie la voie de la nature, pour laquelle tous les hommes, quel que soit leur ministère, sont « pétris de la même pâte que les autres ». Le port de vêtements liturgiques dans ces conditions climatiques extrêmes est pour Challe une vaine mascarade. L’honnêteté challienne, fondée sur une philosophie naturelle, est incompatible avec les bonnes manières parfois contre nature. Forte est alors la tentation de considérer Challe comme libertin, la nature semblant, sous sa plume, triompher des superstitions religieuses, comme dans l’épisode de tempête du 1 er mars 1691 où le voyageur se moque de l’aumônier voulant que l’équipage se mette en prière, et que le commandant envoie prier seul 29 . « Cette liberté de ton, éloignée de la bienséance, met évidemment en relief une conduite maîtrisée, fondée sur les principes de la nature et de la raison et non sur ceux d’une morale religieuse 30 ». Il apparaît que l’expérience du voyage et la relativisation de l’honnêteté qui l’accompagne sont l’occasion pour le voyageur de « mûrir une révolte métaphysique et un véritable système philosophique que développe l’auteur des Difficultés sur la religion 31 ». Toutefois, jamais Challe ne remet en cause l’existence de Dieu et le bien-fondé de la religion, sa pensée annonçant celle du déisme voltairien, voire diderotien, rétif à « attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas 32 ». * 29 RC II, p. 277 : « M. de La Chassée, qui, sans rire comme moi, l’a envoyé prier Dieu lui seul, & songer à sa conscience ; que pour nous, qui l’avions nette, nous travaillions dans la nuit, & prierions Dieu demain. » 30 Bronislava Cohut, op.cit., p. 203. 31 Ibid., p. 209. 32 Voir le titre du Supplément : Denis Diderot. Supplément au voyage de Bougainville, ou Dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas, 1772. La déshonnêteté dans le Journal de voyage de Robert Challe 347 Il est indéniable que les conditions particulières du voyage hauturier sont propices à l’infraction à l’éthique de l’honnête homme. La vie dans le navire, la promiscuité et la précarité matérielle des navigateurs les conduisent bien souvent à déroger aux manières honnêtes des salons, à l’honnêteté comprise au sens des bonnes manières. L’honnêteté morale, elle, paraît prioritairement mise à mal au contact des populations étrangères, aux mœurs parfois hétérodoxes. Toutefois, la narration de ce Journal est complexe, et les propos scandalisés ne sauraient être toujours pris à la lettre. Robert Challe s’amuse et se joue de la potentielle pudibonderie de son lecteur, à la manière d’une Climène de la Critique de l’Ecole des femmes (1663), brocardant la déshonnêteté indienne, mais sa critique se fait réflexive : ce détour par l’autre lui permet de dénoncer l’hypocrisie et l’immoralité de certains groupes de la société française - les femmes et le clergé, par exemple -, dont le procès, fondu dans la dénonciation des pratiques de l’Autre, paraît atténué. Toutefois, ces propos subversifs ne font pas de Robert Challe un libertin matérialiste athée. Sa pensée, puisant son fondement dans la conformité à la nature et à la raison, ne remet pas en cause l’existence de Dieu ni le bien-fondé de la religion. L’expérience du voyage lui permet d’illustrer, en action, l’exercice d’une nouvelle honnêteté, naturelle, découlant de sa philosophie, et impliquant une libération de dogmes absurdes et contre-nature en matière de religion et des bienséances, lorsque celles-ci contreviennent à la loi, prioritaire, du corps. Son honnêteté, naturelle et corporelle, devient libertine tout en restant dans les limites de l’orthodoxie - ne versant jamais dans l’athéisme. Bibliographie Sources Challe, Robert. Journal d’un voyage fait aux Indes orientales I, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 2002. Abréviation : JV I ———. Journal d’un voyage fait aux Indes orientales II, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », 2002. Abréviation : JV II ———. Journal du voyage des Indes orientales. À Monsieur Pierre Raymond […]. Relation de ce qui est arrivé au royaume de Siam en 1688. Textes inédits publiés d’après le manuscrit olographe par Jacques Popin et Frédéric Deloffre, Genève, Droz, 1998. Abréviation : JPR Huguet, Edmond. Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Paris, Librairie ancienne Édouard Champion, 1928 [1925]. Furetière, Antoine. Dictionaire Universel, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690. Mathilde Mougin 348 Le Dictionnaire de l’Académie françoise dedié au Roy, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1694. Etudes Artigas-Menant, Geneviève, Jacques Cormier et Driss Aïssaoui. Robert Challe au carrefour des continents et des cultures, Paris, Hermann, « République des Lettres », 2013. Bedel, Mathilde. Mirabilia Indiae : Voyageurs français et Représentation de l’Inde au XVII e siècle, thèse soutenue à Aix-Marseille Université, 2017. 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Les critiques d’ordre moral qu’ils adressent à l’encontre du caractère des personnages et aux rapports psychologiques entre personnages et spectateurs, impliquent une remise en question des principes de bienséance interne et de bienséance externe. Afin de régler ce double problème, Corneille a recours à l’expression d’« honnête homme » en jouant pleinement des nuances sémantiques d’un terme que ses contemporains n’ont cessé de redessiner et d’exploiter de diverses façons. Le public et le héros, également définis comme « honnêtes gens », conduisent Corneille à formuler des principes de création dramatique qui puissent assurer les meilleures conditions de succès à une pièce. Notre premier objectif sera donc de vérifier si l’expression « honnête homme » s’applique aussi bien aux personnages qu’au public de théâtre chez Corneille. Il s’agira ensuite de révéler le décalage entre la façon dont la théorie conçoit les spectateurs et la réalité d’un public largement attaché aux tragédies du pathétique tendre à la mode dans la seconde moitié du XVII e siècle. Nous examinerons enfin comment le dramaturge se confronte à ce décalage, quitte à courir le risque de modifier sa dramaturgie. Tetsuo Chikawa 352 Héros et public, également définis comme « honnêtes gens » L’emploi du qualificatif « honnête » caractérise l’aspect moral des personnages chez Corneille, ainsi que l’illustre sa célèbre déclaration sur la nécessité du contrôle des passions : « l’Amour d’un honnête homme doit être toujours volontaire, […] on ne doit jamais aimer en un point qu’on ne puisse n’aimer pas 1 ». Être honnête désigne donc une conduite digne d’estime au sens courant, fidèle à l’étymologie latine honestus 2 , qui se conforme à l’ambiance aristocratique de la première moitié du XVII e siècle 3 . Cependant, Corneille ne conçoit pas l’honnête homme comme un type idéal rarement réalisé, car il se montre capable, dès la première période de sa carrière, de s’attirer les faveurs des spectateurs à travers leur ressemblance avec les personnages comiques qu’il fait « discourir en honnêtes gens, et non pas en Auteurs », afin que ceux-là puissent se voir « vraisemblablement » dans la société contemporaine (préface de La Veuve, O.C., I, p. 202). Il permet ainsi au public de s’identifier à l’honnête homme. Or c’est à l’occasion de la Querelle du Cid qu’apparaît une fissure entre les différentes strates du public, provoquant un désordre dans la « République des lettres », qu’Hélène Merlin a finement analysé 4 . Suivant le topos hérité de la Renaissance, qui consiste à diviser le public en deux catégories, les opposants à cette tragi-comédie s’évertuent à mettre de leur côté les honnêtes gens en les distanciant de l’acclamation injustifiée du peuple. Georges de Scudéry oppose notamment le jugement du « peuple » ignorant à 1 Épître dédicatoire de La Place royale, dans Pierre Corneille, Œuvres complètes, tome I, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980 (tome II, 1984, tome III, 1987), p. 469. Toutes nos références au texte de Corneille renverront à cette édition que nous désignerons dorénavant par O.C., suivi de chiffres romains indiquant le tome et de chiffres arabes indiquant la page. 2 Frédéric Godefroy, Lexique comparé de la langue de Corneille et de la langue du XVII e siècle en général, tome I, Paris, Didier et Compagnie, 1862, p. VIII. 3 Pour une étude poussée de la notion à partir d’un cas particulier comme l’honnêteté de Sévère dans Polyeucte, voir : Maurice Magendie, La Politesse mondaine et les théories de l’honnêteté, en France au XVII e siècle, de 1600 à 1660, Genève, Slatkine Reprints, 1970 (réimpression de l’édition de Paris, 1925), pp. 146-147. Pour l’usage de la notion d’honnête homme chez Corneille, voir aussi : Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’Invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, P.U.F., 1996, pp. 111-114, ou encore : Jean-Yves Vialleton, Poésie dramatique et prose du monde. Le comportement des personnages dans la tragédie en France au XVII e siècle, Paris, Honoré Champion, 2004, pp. 644-697. 4 En ce qui concerne la notion de public composé de strates, voir : Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, notamment la deuxième partie, chapitres V et VI (pp. 153-236). Le héros cornélien face aux « honnêtes gens » 353 celui des « honnestes gens » constitués des courtisans et des savants 5 . Claveret, et après la Querelle Chapelain, La Mesnardière et d’Aubignac abondent dans le même sens 6 : tous sont d’avis que le terme d’« honnête homme » ne s’applique dès lors qu’à une catégorie privilégiée du public. Corneille, fort de ses succès sur scène, s’oppose toutefois à une telle division du public et considère l’ensemble de ses spectateurs non seulement comme réels mais aussi comme objets d’une élaboration théorique. Il recourt au qualificatif « honnête », certes honorable mais utilisé de manière abusive par ses adversaires, afin de justifier une dramaturgie qui ne se fonde pas sur un tri parmi les honnêtes gens. Dans une lettre à Boisrobert rédigée après qu’il a fait part de son mécontentement envers l’Académie française, dont le jugement sur Le Cid tranchait avec le « reste de Paris », Corneille déclare en effet avoir fait cette tragi-comédie « pour le divertissement des honnêtes gens, qui se plaisent à la Comédie » (O.C., I, p. 805). En excluant les savants des « honnêtes gens », Corneille place ainsi l’expression, dans son acception la plus universelle, au centre de sa dramaturgie. Après avoir subi de vives critiques d’ordre moral lors de la Querelle du Cid, Corneille défend ses personnages en soulignant davantage leur honnêteté. Dans La Suite du Menteur, « Dorante y paraît beaucoup plus honnête homme [que dans Le Menteur], et donne des exemples de vertu à suivre, au lieu qu’en l’autre il ne donne que des imperfections à éviter » (Épître de La Suite du Menteur, O.C., II, p. 95). Il qualifie d’honnêtes hommes des héros tels que Sévère, Antiochus et Don Sanche. De plus, dans la mesure où il s’est réconcilié avec son frère, Thyeste, personnage principal de la tragédie éponyme de Sénèque, est apprécié comme « très homme de bien », et sa capacité à faire la paix avec ses ennemis se révèle « une qualité d’honnête homme » (Discours de la tragédie, O.C., III, p. 145). L’expression « honnête homme » s’avère ainsi être synonyme d’« homme de bien » : Corneille les utilise indifféremment, peut-être de façon délibérée. Cet usage indistinct de deux types idéaux du XVII e siècle rapproche Corneille des théoriciens de l’honnêteté de la première moitié du siècle, tel Nicolas Faret 5 La Querelle du Cid, éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, 2004, pp. 368- 369. 6 « Lettre du Sieur Claveret (l’attribution est mise en doute par l’éditeur) », dans La Querelle du Cid, p. 826. Chapelain, préface de La Pucelle (livres XIII à XXIV), dans Opuscules critiques, éd. Alfred C. Hunter, révision par Anne Duprat, Genève, Droz, p. 456. La Mesnardière, La Poétique, éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, 2015, p. 290. L’Abbé d’Aubignac, Première dissertation concernant le poème dramatique, dans Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter, University of Exeter Press, 1995, p. 6. Tetsuo Chikawa 354 qui affirme : « un Honneste-homme, que je ne distingue point de l’homme de bien 7 ». Chez Corneille, la notion d’honnête homme semble ainsi toujours imprégnée d’une disposition vertueuse. Les héros dits cornéliens ne sont pas les seuls à en être dignes : il en va de même pour les personnages des comédies ou le public. Une telle largeur de l’empan définitionnel de la notion d’honnête homme offre précisément à Corneille le moyen d’établir des liens entre public et personnages, mais aussi de polir une théorie dramatique qui lui permette de réfuter toute critique d’ordre moral. L’honnête homme dans la réflexion théorique de Corneille en 1660 Dans sa théorie dramatique formulée en 1660, Corneille s’impose la tâche de conformer ses pièces à l’autorité de la Poétique d’Aristote. Le héros cornélien tel que Nicomède voit son côté brillant exalté, suscitant l’admiration auprès d’un public composé de gens ordinaires. Mais dans la mesure où l’esthétique de l’admiration repose sur l’écart infranchissable entre héros et spectateurs, un héros trop distant des spectateurs les invite potentiellement à se détourner de lui. Un tel risque se doit d’être d’autant plus écarté que la Poétique recommande la médiocrité des personnages tragiques pour que la célèbre catharsis puisse s’établir. Corneille définit ainsi les spectateurs mais aussi les héros comme d’honnêtes gens afin d’en resserrer les liens. Prenons un exemple. En soutenant que Rodrigue du Cid a su gagner les faveurs du public grâce à sa « probité sujette aux passions », Corneille conçoit la probité comme une disposition morale qui se pose parfois aussi comme l’origine des fautes humaines, qu’il s’agisse des personnages ou du public. Sur quoi je suppose, ce qui est très véritable, que notre auditoire n’est composé ni de méchants, ni de saints, mais de gens d’une probité commune, et qui ne sont pas si sévèrement retranchés dans l’exacte vertu, qu’ils ne soient susceptibles des passions, et capables des périls où elles engagent ceux qui leur défèrent trop. (Discours de la tragédie, O.C., III, p. 144) Cette description d’un public homogène demeure une supposition (« je suppose ») fournissant une base à la théorie cornélienne qui rejoint la poétique aristotélicienne dont le personnage tragique se définissait comme 7 Nicolas Faret, L’Honneste homme ou l’art de plaire à la court, éd. M. Magendie, Paris, P.U.F., 1925, p. 39. Le héros cornélien face aux « honnêtes gens » 355 celui qui tombe dans le malheur à cause de ses fautes 8 . Corneille a consciemment déplacé le champ d’application du critère de la bonté médiocre du personnage tragique traditionnel vers son public afin de les rapprocher. Pareillement, si le héros est un honnête homme, il n’est pas non plus un saint impeccable : ses passions le poussent à faire de mauvaises actions, à la manière de Rodrigue. Un honnête homme ne va pas voler au coin d’un bois, ni faire un assassinat de sang-froid ; mais s’il est bien amoureux, il peut faire une supercherie à son rival, il peut s’emporter de colère, et tuer dans un premier mouvement, et l’ambition le peut engager dans un crime, ou dans une action blâmable. (Discours de la tragédie, O.C., III, p. 147) Dans la mesure où le public se laisse entraîner par ses passions, il doit sympathiser avec les héros. En revanche, le public ne saurait se reconnaître dans un personnage criminel tel que la mère d’Antiochus ni avoir pitié de ses malheurs éventuels, car il n’a pas une nature si corrompue qu’elle le rende capable de commettre un infanticide (O.C., III, p. 145). Ce raisonnement a sa source dans La Poetica d’Aristotele vulgarizzata et sposta de Lodovico Castelvetro (1570). Le théoricien italien y explique pourquoi Clytemnestre, meurtrière de son mari, n’inspire aucune pitié au public. C’est « parce que Clytemnestre avait bien mérité la mort, les hommes ordinaires ne semblent jamais avoir à faire une chose pour laquelle ils doivent mériter une telle punition 9 ». Il n’entre pas dans notre propos de nous demander si le public réel du XVII e siècle s’avérait à ce point éloigné des personnages criminels qu’il n’en ressentît aucune compassion à leur égard. Il suffit de prendre acte de la dimension théorique (davantage qu’empirique) du public. Chez Corneille la notion d’honnête homme désigne un type d’homme vertueux, fréquemment mis en scène dans ses tragédies, dont l’implication morale se répercute sur le public, en dehors de toute considération quant à sa condition sociale. Grâce au principe d’analogie morale, le public doit prendre plus d’intérêt au destin des héros. Corneille résume le sujet de sa première comédie héroïque Don Sanche d’Aragon comme « une peinture des puissantes impressions que les rares qualités d’un honnête homme font sur toutes sortes d’esprit » (À Monsieur de Zuylichem, épître dédicatoire de Don 8 Aristote, La Poétique, éd. et trad. par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980, chap. XIII, 53a7-12, pp. 76-77. 9 « […] percioché [Clitemnestra] se l’aveva ben meritata [la morte], parendo agli uomini communi di non avere ad operar mai cosa per la quale debbano essi meritare cotale punizione », Castelvetro, La Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta, tome I, éd. Werther Romani, Rome, Bari, Laterza, 1978, p. 303. Nous traduisons. Tetsuo Chikawa 356 Sanche d’Aragon, O.C., II, p. 552). De fait, Carlos n’est qu’un héros (du moins se considère-t-il comme tel au cours de l’intrigue) dont « les rares qualités » guerrières attisent cependant l’amour de deux princesses. Au-delà du monde théâtral, Corneille découvre dans l’honnêteté même la condition de s’assurer la faveur du public. En effet Corneille établit une correspondance entre vertu et capacité de se faire aimer : « [...] il est certain que nous ne saurions voir un honnête homme sur notre théâtre, sans lui souhaiter de la prospérité, et nous fâcher de ses infortunes » (Discours du poème dramatique, O.C., III, p. 122). Ici encore il suit Castelvetro selon qui « l’homme de bien éprouve beaucoup d’allégresse lorsqu’il voit le juste arriver au bonheur 10 ». Corneille prétend avoir élaboré sa dramaturgie à fin heureuse en tenant compte du goût moral des honnêtes gens pour le triomphe des héros, sans doute à l’instar de Castelvetro qui poursuit : « si donc au théâtre est représenté un personnage bon qui est heureux dans l’action, nous sentons secrètement naître dans notre cœur un plaisir qui nous rend heureux, pour nous-même et pour l’heureux personnage bon 11 ». Dans sa description du public favorable et semblable au héros, Corneille se réfère ainsi à « l’uomo da bene » et à « l’uomo commune » du public chez Castelvetro. En outre, les expériences théâtrales de Corneille, qui a connu le succès dans la plupart des cas, lui permettent elles aussi d’affirmer que ce sont les attentes et les préoccupations légitimes du public qui l’ont guidé dans l’élaboration de sa dramaturgie. Au-delà du monde théâtral, Corneille découvre dans l’honnêteté même la condition de s’assurer la faveur du public. Et c’est en profitant de l’étendue sémantique de la locution « honnête homme » qu’il arrive à justifier l’esthétique de l’admiration, esthétique mal assortie à la Poétique d’Aristote mais fondée sur un soutien global des honnêtes gens. 10 « [...] tanta alegrezza sente l’uomo da bene veggendo il giusto essaltato », Castelvetro, La Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta, tome I, p. 365. Nous traduisons. 11 « Se adunque ci è rappresentato un buono che operando sia felice, sentiamo un piacere tacitamente nascere in noi che ci fa lieti, e per rispetto di noi e per rispetto del buono felice », Castelvetro, La Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta, tome I, p. 166. Nous traduisons. Voir aussi Corneille : « C’est cet intérêt qu’on aime à prendre pour les vertueux qui a obligé d’en venir à cette autre manière de finir le poème dramatique par la punition des mauvaises actions et la récompense des bonnes » (Discours du poème dramatique, O.C., III, p. 122). Le héros cornélien face aux « honnêtes gens » 357 Le goût galant du public dans la seconde moitié du XVII e siècle Après avoir ainsi justifié sa pratique théâtrale dans sa réflexion théorique en 1660, Corneille semble être moins attiré par la notion d’honnête homme par la suite. Ses textes ultérieurs ne font guère référence à l’expression pour désigner le public ou un personnage : rarement dans son théâtre, jamais dans son paratexte théorique. Il s’avère difficile d’expliquer une telle inflexion. Prêter attention au changement dans les tendances des mœurs et des goûts de la seconde moitié du XVII e siècle permet toutefois d’en esquisser de possibles raisons. Il convient tout d’abord de tenir compte de la mode de la galanterie 12 . De 1652 à 1658, époque où Corneille se retire temporairement de la scène, ce sont les poètes dramatiques de la jeune génération, Quinault et Thomas Corneille notamment, qui s’imposent au théâtre. Parallèlement, influencé par la vie de salon tel que celui de Madelaine de Scudéry, le public mondain tient à la galanterie. Dans ses dernières pièces Corneille prendra en considération les exigences du public en présentant des héros galants plutôt que vertueux, l’esthétique de l’admiration perdant ainsi de la place au détriment de l’éthique de la générosité. L’attitude qui consiste à juger des pièces à l’aune de la galanterie se fait de plus en plus marquée, et Corneille n’y échappe pas, comme l’illustre la Querelle de Sophonisbe (1663). L’abbé d’Aubignac, chargé de rancune contre Corneille qui a ignoré les avis qu’il avait développés dans La Pratique du théâtre, et fort de nombreux adeptes dans la société mondaine, blâme le manque de docilité féminine de Sophonisbe. À la remise en question de la moralité du théâtre, Corneille réagit vivement, au point de défendre le caractère admirable de son héroïne au mépris des exigences d’un public acquis à la galanterie. […] j'aime mieux qu'on me reproche d'avoir fait mes femmes trop héroïnes, […] que de m'entendre louer d'avoir efféminé mes héros, par une docte et sublime complaisance au goût de nos délicats, qui veulent de l'amour partout. (Préface de Sophonisbe, O.C., III, p. 384) Cette contre-attaque dirigée vers le goût mondain est d’autant plus imprévue si l’on considère que trois ans auparavant, Corneille, dans l’Examen d’Œdipe, était fier d’avoir omis d’horribles descriptions par crainte de blesser « la délicatesse de nos dames, dont le dégoût attire aisément celui du reste de l’auditoire » (O.C., III, p. 20). Ce qui est en jeu, c’est l’efficacité de 12 Pour les influences de la galanterie sur le théâtre français de ce siècle, voir : Carine Barbafieri, Atrée et Céladon. La galanterie dans le théâtre tragique de la France classique (1634-1702), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006. Tetsuo Chikawa 358 deux esthétiques théâtrales en quête de succès : celle de l’amour mondain et celle de l’admiration reposant sur le public honnête. Sans doute a-t-il ici surgi un décalage entre le public réel des années 1660 et le public théorique et homogène de Corneille. Le dramaturge se voit désormais confronté à une division du public séparant ses anciens admirateurs et les mondains « doucereux » et « enjoués » (lettre datant de 1668 à Saint-Évremond, O.C., III, p. 726). L’honnêteté comme masque Face à l’apparition d’un nouveau public féru de galanterie, les héros cornéliens des dernières tragédies et comédies héroïques recourent davantage à la duplicité. Les vieillards amoureux tels que Sertorius et Martian n’osent pas pousser des propos d’amour en raison de leur âge. Massinisse, Othon, Agésilas, Tite et Suréna, par un manque de vigueur imputable à l’intériorisation de la nécessité politique ou des devoirs échus à leur rang, mais aussi par trop de sincérité envers les dames, sont tous enjoints de recourir à des propos fallacieux sans jamais y réussir. Othon est dans l’obligation de faire la cour à une dame qu’il n’aime pas, et un personnage témoigne du fait qu’« en Othon l’amour n’est que civilité » (Othon, II, 1, v. 427). Agésilas est surpris du fait que toute la cour a bien deviné l’amour, jamais exprimé pour Mandane, qui se cache derrière sa « civilité » (Agésilas, III, 4, v. 1243). Les « honnêtetés » (Suréna, IV, 4, v. 1287) du héros, qui refuse le mariage avec la fille de son souverain, conduisent le prince Pacorus à dénoncer son véritable amour envers une autre. Tout en conservant un comportement respectueux à l’égard des dames, les héros cornéliens, au niveau des paroles, apparaissent moins amoureux que ceux des tragédies dites galantes. C’est la raison pour laquelle, si l’amour ne se retrouve pas « partout » dans les pièces de Corneille, il demeure toutefois un motif central chez les héros qui s’avèrent toujours galants. Mineur dans la bouche, majeur dans le cœur, voici le double statut de l’amour. Mais une telle duplicité entre propos et sentiment finit par altérer l’honnêteté des héros. Après 1660, époque où la valeur intrinsèque des vertus est radicalement mise en doute par les moralistes tels que Pascal et La Rochefoucauld, l’accent est davantage mis sur une sociabilité liée à l’apparence. La maxime de La Rochefoucauld, « [i]l n’y a personne qui sache si un procédé net, sincère et honnête est plutôt un effet de probité que Le héros cornélien face aux « honnêtes gens » 359 d’habileté 13 », illustre le phénomène de « la démolition du héros 14 ». Dans Othon, pièce représentée en 1664, l’héroïne affiche un air désapprobateur envers Pison qui lui est présenté comme son futur époux : Sa probité [de Pison] est digne qu’on l’estime, Elle a tout ce qui fait un grand homme de bien ; Mais en un Souverain c’est peu de chose, ou rien, (II, 4, v. 638-640) D’une vertu sauvage on craint un dur Empire, Souvent on s’en dégoûte au moment qu’on l’admire, Et puisque ce grand choix me doit faire un époux, Il serait bon qu’il eût quelque chose de doux, (III, 3, v. 917-920) Les vertus permettront à Pison de devenir un homme de bien, digne d’admiration, sans toutefois lui permettre d’obtenir les faveurs de Camille. Un accord heureux entre la probité et l’agréable ne suffit plus à plaire au public, quand bien même la probité aimable de Rodrigue dans le Cid aurait pu attirer, au dire de Corneille, les faveurs du public. Mais quel est au juste cet Othon que Camille loue ingénieusement en rabaissant son rival Pison ? Mystérieux personnage, Othon a vécu dans la débauche sous le règne de Néron, apparaissant ensuite, dans sa fonction de gouverneur, comme un monarque. Ce passé pétri de contradiction offre une illustration de ses capacités à s’adapter à chaque situation et à remplir son rôle. D’après le chevalier de Méré, il suffit d’être juste pour se faire reconnaître comme homme de bien, mais l’honnête homme doit afficher plus de qualités afin de plaire, sans toutefois jamais chercher à se hausser au-dessus de tous 15 . Le héros et l’honnête homme ne se recouvrent plus entièrement et l’admiration n’est plus synonyme d’amour, encore moins de faveur. Une autre maxime de La Rochefoucauld illustre bien l’écart creusé entre amour et admiration : « Nous aimons toujours ceux qui nous 13 Maxime CLXXVIII du texte de 1665, La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales et réflexions diverses, éd. Laurence Plazenet, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 455. 14 Paul Bénichou, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948, pp. 97-111. 15 Chevalier de Méré, « Des Agrémens », Œuvres complètes, éd. Charles-Henri Boudhors, Paris, Klincksieck, 2008, fac-similé de l’édition de Paris, 1930, 3 vol., tome II, p. 15. Voir aussi la lettre CX à Monsieur *** indiquant une nette différence entre homme de bien et honnête homme : « Il ne faut qu’estre juste pour estre homme de bien, et pour estre honneste-homme il se faut connoistre à toutes sortes de bien-seance, et les sçavoir pratiquer ». Lettres de Monsieur le chevalier de Méré, suite de la première partie, Paris, Denis Thierry et Claude Barbin, 1682, p. 429. Tetsuo Chikawa 360 admirent ; et nous n’aimons pas toujours ceux que nous admirons 16 ». Le héros cornélien ne garantit plus le soutien du public à travers son côté extraordinaire jusqu’alors source d’admiration. D’un autre point de vue, Othon est d’avantage susceptible d’obtenir les faveurs du public à tendance galante : selon les moralistes mentionnés plus haut, Othon serait un honnête homme, civil et galant, accompli au niveau du comportement mondain. Cependant Corneille ne le qualifie jamais d’honnête homme, car Othon doit être moins héroïque que son rival Pison. La comparaison d’Othon avec Pison illustre le fait que ce n’est pas de l’expression elle-même dont il est question, mais de l’essence de l’honnête homme. Corneille témoigne de ce changement dans les tendances du public. Les décennies 1660-70 sont aussi marquées par une hostilité envers le théâtre dont le principe de condamnation énoncé par Pierre Nicole consiste en une dénonciation de l’« honnêteté apparente 17 » déguisant les passions vicieuses sous-jacentes qui s’insinuent dans l’âme du public à son insu. Au lieu de réfuter cette condamnation, Corneille préfère la détourner vers les tragédies du pathétique tendre en recourant au principe de la catharsis et de l’imitation dans la préface d’Attila en 1668, un an après la publication du Traité de la Comédie : [...] l’amour dans le malheur n’excite que la pitié, et est plus capable de purger en nous cette passion, que de nous en faire envie. Il n’y a point d’homme au sortir de la représentation du Cid qui voulût avoir tué comme lui le père de sa maîtresse, pour en recevoir de pareilles douceurs, […] Les tendresses de l’amour content sont d’une autre nature, et c’est ce qui m’oblige à les éviter. (O.C., III, p. 642) À travers ce raisonnement visant à renvoyer dos à dos ses « jeunes Rivaux » (Au Roi, O.C., III, p. 1313) et ses adversaires, Corneille suggère que l’amour contrarié, tel que mis en scène dans Le Cid, ne risque pas de provoquer une imitation chez le public. En revanche, les tragédies doucereuses présentent davantage un danger de contagion des passions, ainsi que l’a formulé Nicole, l’amour galant pouvant inviter à l’imitation, au risque d’en subir les conséquences funestes 18 . Il s’agit là d’un raisonnement périlleux car, 16 Maxime 294 du texte de 1666, La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales et réflexions diverses, p. 537. 17 Pierre Nicole, Traité de la comédie, éd. Laurent Thirouin, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 62. 18 Corneille critique les tragédies doucereuses de Quinault ou de Racine en vogue (O.C., III, p. 642, note 6). Par parenthèse, pour Corneille, le célèbre paradoxe de Nicole qui fait que « l’apparence vertueuse est d’autant plus dangereuse que la passion sous-jacente peut s’imprimer dans l’âme du spectateur » est digne d’être Le héros cornélien face aux « honnêtes gens » 361 conjointement avec son détracteur, Corneille semble acquiescer à une possible imitation des spectateurs, un argument diamétralement opposé à la façon dont il justifiait les comportements du premier personnage du Menteur plus de vingt ans auparavant : Et je m’assure que toutes les fois que Le Menteur a été représenté, bien qu’on l’ait vu sortir du théâtre pour aller épouser l’objet de ses derniers désirs, il n’y a eu personne qui se soit proposé son exemple pour acquérir une maîtresse, et qui n’ait pris toutes ses fourbes, quoique heureuses, pour des friponneries d’écolier, dont il faut qu’on se corrige avec soin, si l’on veut passer pour honnête homme. (Épître de La Suite du Menteur, O.C., II, p. 98) Le danger de l’imitation vicieuse du personnage par les spectateurs peut être écarté seulement s’ils sont d’honnêtes gens. Cependant Corneille, en partageant ici avec Nicole l’image d’un public perçu comme soumis aux passions représentées sur scène, ne croit plus désormais à l’honnêteté qui le protège contre une éventuelle influence de la scène. Conclusion Dès le commencement de sa carrière Corneille se montre trop sensible aux critiques lancées à son encontre pour les ignorer, il invoque donc le soutien d’un public qu’il affirme avoir mis de son côté. Il peut ainsi en former une image homogène dans ses écrits théoriques de 1660, dans lesquels un usage dans son sens le plus étendu de l’honnête homme permet de qualifier et d’englober à la fois héros et public. Mais l’ironie se situe dans le fait qu’au cours des années suivantes il ne sache plus recourir à ce public théorique, qui ne peut plus se définir à travers l’expression d’honnêtes gens. Finalement, dans un de ses derniers poèmes dédiés à Louis XIV, qui lui a fait l’honneur de faire représenter ses six tragédies à Versailles en 1676, Corneille s’excuse d’une perte de succès : « Le Peuple, je l’avoue, et la Cour les dégradent [les dernières tragédies et les comédies héroïques de Corneille] ». Il se prend à espérer que la bonté du roi « [r]amènerait bientôt et Peuple et Cour vers moi [Corneille] » (O.C., III, p. 1313). Le fait qu’il reprenne ici cette division traditionnelle entre cour et peuple nous semble indiquer qu’il se sent éloigné d’un public qu’il qualifiait d’assemblée des « honnêtes gens ». ignoré, car il s’estime avoir toujours essayé de distinguer le vice et la vertu dans la description (épître préfacière de Médée, O.C., I, pp. 535-536). Tetsuo Chikawa 362 Bibliographie Sources La Querelle du Cid (1637-1638), éd. Jean-Marc Civardi, Paris, Honoré Champion, 2004. Aristote. La Poétique, éd. et trad. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 1980. Aubignac, François Hédelin abbé d’. Dissertations contre Corneille, éd. Nicholas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter, University of Exeter Press, 1995. Aubignac, François Hédelin abbé d’. La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Honoré Champion, 2001. Castelvetro, Lodovico. La Poetica d’Aristotele vulgarizzata e sposta, tome I, éd. Werther Romani, Rome, Bari, Laterza, 1978. Chapelain, Jean. Opuscules critiques, éd. Alfred C. Hunter, Paris, Droz, 1936, révision par Anne Duprat, Genève, Droz, 2007. Corneille, Pierre. Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, tome I, 1980, tome II, 1984, tome III, 1987. Faret, Nicolas. L’Honneste homme ou l’art de plaire à la court, éd. M. Magendie, Paris, P.U.F., 1925. La Mesnardière, Hippolyte Jules Pilet de. 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Women’s Honesty in Molière’s Theater T HERESA V ARNEY K ENNEDY (B AYLOR U NIVERSITY ) In Molière’s Les Femmes savantes, Chrysale leans on the concept of honesty to substantiate his attack on female intellectuals when he states: Mon cœur n'a jamais pu, tant il est né sincère, Même dans votre sœur flatter leur caractère; Et les femmes docteurs ne sont point de mon goût. Je consens qu'une femme ait des clartés de tout, Mais je ne lui veux point la passion choquante De se rendre savante afin d'être savante; Et j'aime que souvent aux questions qu'on fait, Elle sache ignorer les choses qu'elle sait; De son étude enfin je veux qu'elle se cache, Et qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache. (1.3.215-224) Molière’s Chrysale admittedly perpetuates traditional attitudes towards highly-educated women (i.e., that they should refrain from showing off their knowledge). In short, Italian honesty, when transferred to polite society in France, required women to: at best, choose their words carefully; and, at worst, to veil their intelligence. Yet even proto-feminist writers of the day criticized women who violated honesty by flaunting knowledge, appearing pedantic, or even just speaking too much. For instance, in Madeleine de Scudéry’s conversation “De parler trop ou trop peu,” Césonie points out that women who dominate conversation in polite circles perpetuate a negative stereotype: “Une trop grande parleuse, est plus importune qu’un trop grand parleur” (Scudéry 168). Molière did however give his female characters a voice in one very important domain: matters of the heart. His heroines radically depart from traditionalist honesty by boldly declaring and/ or acting upon their romantic inclinations. Simone de Beauvoir makes a similar point about Molière in Le Deuxième Sexe: “Ce n’est pas cependant que Molière soit ennemi des femmes: il attaque vivement les Theresa Varney Kennedy 366 mariages imposés, il demande pour la jeune fille la liberté sentimentale, pour l’épouse le respect et l’indépendance” (184). Anachronistically judging Molière’s plays according to twenty-first century standards misses the subtle—but powerful—messages that France’s most decorated playwright delivered. In the end, Molière did not blindly accept wholesale honesty. He expropriated and transformed it: incorporating negative stereotypes that exaggerated obviously ridiculous behavior, but also including notions of agency and autonomy for women in love. This essay examines Molière’s adoption of, struggle with, and perhaps rejection of the implementation of female honesty. While contemporary analyses correctly point out his feminist/ progressive shortcomings with respect to his response to preciosity, the scholarly literature itself falls short insofar as situating Molière within his own milieu. Instead of highlighting Molière’s spoofs of précieuses, I propose that a broader analysis of his female protagonists reveals a deeper story. A close look at Molière through the lens of honesty reveals both the limits and opportunities imposed on seventeenth-century female characters—and indeed, on seventeenth-century women. In examining a wider selection of his plays, I find that characters of various ages and social classes, such as Agnès (L’École des femmes 1662), Angélique (George Dandin 1668), Dorine (Tartuffe 1664), and Elmire (Tartuffe 1664), reject oppressive female virtues such as chastity, modesty, prudishness, and reticence by outwardly affirming a woman’s right to assert her authority in matters of the heart. Their theatricality—or physical response (either through words or actions)—contests not only female honesty, but also male power. In direct response to Molière’s précieuses ridicules who systematically deny their own romantic interests, these heroines reject any prescribed code of conduct or cultural ideology that would force them to sacrifice their desires to the patriarchal values of chastity, prudishness, and restraint. That said, I do not suggest that Molière promoted a reversal of the patriarchal hierarchy. On the contrary, the conclusions of his plays always restore the patriarch to his role as head of the household. In this light, we certainly would not label Molière a proto-feminist by current (or early modern) standards. Nevertheless, seventeenth-century theater was a strictly conservative form, with much pressure placed on playwrights who wrote for the court. To wit, the conclusion is not always the most telling aspect of a dramatic work. As Friedrich Nietzsche says, “If the value of a drama lay solely in its conclusion, the drama itself would be merely the most wearisome and indirect way possible of reaching this goal” (92). To that end, perhaps we should pay more attention to the heroines’ conduct than to the dénouement. Departing from notions of honesty, Women’s Honesty in Molière’s Theater 367 Moliere’s heroines argue for a revised social order—one that allows women to express their opinions about the choice of their future husbands. In the seventeenth century, this was a radical view (one that was not readily accepted)—and an idea promoted by proto-feminists such as Madeleine de Scudéry (Shaw 34). Female Honesty and Preciosity in Seventeenth-Century France Honesty was associated with gender specific codes of conduct (Mesnard 142 − 159). In his Dictionnaire universel, Furetière directly correlates female honesty with the concepts of chastity, modesty, prudishness, and restraint: HONNESTETÉ. s.f. Pureté des mœurs…. les regles de l’honnesteté sont les regles de la bienseance, des bonnes mœurs, l’honnesteté des femmes, c’est la chasteté, la modestie, la pudeur, la retenuë. The rules of decorum required women to conduct themselves in public in accordance with the principals of honesty. Honest women were to “exemplify the beneficient Mother, a desexualized bestower of the Good, an object of gratitude and veneration who may be likened to Mary” (Stanton 126). In her article, “The Fiction of Préciosité and the Fear of Women,” Domna C. Stanton argues that the précieuse can be read as a negative pole of the ideal honnête femme: “The précieuse is her reversal; she represents the castrating female who denies man’s primacy; she resembles Eve who desires knowledge of the Logos, transgresses God’s law and causes Adam’s fall. To overcome this fearful threat, the satirist son exposes precious Eve as nothing but a fraud, a fool doomed by the sin of pride” (126). Clearly Molière intended to satirize précieuses ⎯ or at least some farcical version of them. Although he attempted to distinguish his précieuses ridicules from real-life women in his 1659 preface to Les Précieuses ridicules, urging the “véritables précieuses” to take no offense at his portrayal of the ridiculous creatures “qui les imitent mal,” he clearly contributed to the essential characterization of the précieuse as ridiculous (26). While the précieuses ridicules are indeed the anti-heroines in Molière’s plays, the heroines featured in Molière’s other plays are far from celebrated models of female honesty. On the contrary, Molière’s heroines Agnès, Angélique, Dorine, and Elmire reject the failures of an imbalanced society that denies women the right to pursue their most natural human instincts: romantic, and even erotic, desire. Their conduct defies the underlying principles of female honesty. While preciosity remained largely a mystified institution, honesty was a well-documented cultural practice that impacted Theresa Varney Kennedy 368 the lives of all women throughout the seventeenth century and beyond 1 . Molière questioned the practice of honesty and the negative impact it had on women’s lives through his mainstream heroines. As Robert Horville expresses, Molière’s comedy, in which characters (including women) express aloud their contradictory ideas about women in society, is where feminism naturally finds its place in seventeenth-century France (213). L’École des femmes L’École des femmes is about a man who seeks to avoid being cuckolded by intentionally raising a young girl, Agnès, in honest ignorance: ARNOLPHE. Héroïnes du temps, Mesdames les savantes, Pousseuses de tendresse et de beaux sentiments, Je défie à la fois tous vos vers, vos romans, Vos lettres, billets doux, toute votre science, De valoir cette honnête et pudique ignorance. (1.3.245-248) Yet Agnès’s discovery of her own ignorance and subsequent recognition of her female desire awakens her to her own potentiality. She does not control the outcome of events, but this willingness to engage her feelings and act on them gives her some amount of agency. She becomes more willing to challenge her traditional honest upbringing and the teachings that kept her from engaging with the world. Arnolphe, in L’École des femmes, intends to form his future wife to his own specifications that will suit his purposes. Arnolphe molds Agnès by systematically brainwashing her to believe that indulging female desire is bad, and that women who enjoy freedom and independence create societal disorder. Arnolphe alludes to these femmes habiles in order to warn Agnès of the pitfalls that await her should she indulge in unchaste or dishonest conduct: ARNOLPHE. Gardez-vous d’imiter ces coquettes vilaines Dont par toute la ville on chante les fredaines, Et de vous laisser prendre aux assauts du malin, C’est-à-dire d’ouïr aucun jeune blondin. (3.2.719-722) As Larry Riggs states, Arnolphe’s ideal woman seems to be an “evident parody of the Neo-platonic chaste and passive subordinate” (128). The kind of self-denial that Arnolphe advocates mirrors the sacrifice that Armande 1 Seventeenth-century texts make no mention of a précieux school or style. Préciosité is not listed in the seventeenth-century dictionaries of Richelet, Furetière, or the French Academy. Women’s Honesty in Molière’s Theater 369 imposes on herself in Les Femmes savantes. Arnolphe refuses Agnès the right to engage her feelings or to initiate courtship ⎯ impulses that the précieuses likewise denied themselves (Merchant 150). By directly violating the values of honesty her caretaker sought to instill in her, Agnès dares to acknowledge and act on her own desires. When Arnophe orders her to fend off her suitor Horace’s advances by slamming the door in his face (for honesty’s sake) and throwing a rock at him, Agnès does not follow his instructions. She directly disobeys him by writing a letter that she attaches to the rock. Although, as she fully recognizes, she has difficulty finding the words to verbalize her attraction to Horace (since Arnolphe has purposefully instructed her to deny it), she clearly communicates her intention to pursue the relationship. Reliance on her feelings allows her to openly question female honesty. Her narrative gives her a way to voice her desires. In his comedy, La guerre comique, ou La défense de l’Ecole des femmes, Molière’s contemporary Pierre de La Croix reveals the fact that critics found Agnes’s actions to be unconventional and in direct violation of female honesty. For instance, critics questioned the young girl’s ability to throw a rock out of a window: ALCIPE. Parbleu, son grez fait un effet fort plaisant! un grez dans une Comedie, bons dieux! Ma foy, cela est bon. Comment diable comprendre qu’une fille jette un grez? (32) Moreover, critics were equally surprised by Agnès’s ability to express her passions in such a direct manner. Her readiness to engage with her own emotions is unbecoming of a young girl who supposedly received an honest upbringing: PHILINTE. La lettre d’Agnès est-elle pas comme la feroit une fille qui auroit vescu comme elle sans voir le monde? Est-ce pas un tableau d’une belle âme pleine de simplicité? (28) Despite Agnès’s unconventionality and blatant violation of female honesty, the play’s ending undoubtedly reinforces conventional societal structure. One contemporary feminist scholar asks: “Has Molière truly saved Agnès or merely preserved her from the extremity of woman’s unenviable fate in a world that can promise her no better than marriage? ” (Gutwirth 355). Indeed, one may question to what extent Agnès controls her future, since Agnès marries the man her absentee father had always intended for her to marry. To that end, the play’s conclusion reinforces the authority of the patriarchal system. That said, clearly Molière makes a concerted effort to question the limitations that honesty placed on women in the seventeenth century. By Theresa Varney Kennedy 370 rejecting the values of chastity and self-restraint, Agnès discovers authentic love founded upon reciprocity and sincerity. While Agnès may not have truly impacted the outcome of events, her willingness to act upon her desire allows her to shed her ignorance, question the institutions that bind her, and initiate a romantic relationship. Furthermore, her willingness to assert herself against a tyrannical guardian questions a patriarchal system that suppresses the expression of female desire in order to perpetuate its own interests. George Dandin Like that of Agnès, Angélique’s honest education instructed her to deny her own inclination and cede to marital duty. In fact, when Dandin accuses Angélique of infidelity, her parents are quick to deny the possibility since they raised her to be an honest young woman: MADAME DE SOTENVILLE. Ma fille est d’une race trop pleine de vertu, pour se porter jamais à faire aucune chose dont l’honnêté soit blessée…. MONSIEUR DE SOTENVILLE. Corbleu! dans la maison de Sotenville on n’a jamais vu de coquette, et la bravoure n’y est pas plus héréditaire aux mâles, que la chasteté aux femelles. (1.4.78-85) While Dandin expects Angélique to adhere to her primary role as his wife, to please him, and to reject any potential lovers, Angélique violates honesty by reclaiming the right to engage her feelings and to seek pleasure in an affair: GEORGE DANDIN. Je veux que vous y fassiez ce que fait une femme qui ne veut plaire qu’à son mari…. les honnêtes femmes ont des manières qui les [les galants] savent chasser d’abord. ANGÉLIQUE…. je vous déclare que mon dessein n’est pas de renoncer au monde, et de m’enterrer toute vive dans un mari. Comment? Parce qu’un homme s’avise de nous épouser, il faut d’abord que toutes choses soient finies pour nous, et que nous rompions tout commerce avec les vivants? C’est une chose merveilleuse que cette tyrannie de messieurs les maris, et je les trouve bons de vouloir qu’on soit morte à tous les divertissements, et qu’on ne vive que pour eux. (2.2.41-63) Angélique’s defense of her right to pursue an affair is significant because we are made to sympathize with her case. With regards to Angélique, Rousseau later stated in Lettre à d’Alembert: “Quel est le plus criminel d’un paysan assez fou pour épouser une demoiselle, ou d’une femme qui cherche à déshonorer son époux? Que penser d’une pièce où le parterre applaudit à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de celle-ci, et rit de la bêtise du Women’s Honesty in Molière’s Theater 371 manant puni? ” (95) Clearly Molière offers Angélique an uncommon opportunity in this scene to voice some unfair practices that place women at a disadvantage. Angélique believes she is justified in her actions since she did not marry of her own volition, and her feelings were never considered: ANGÉLIQUE. Moi? Je ne vous l’ai [la foi] point donnée de bon cœur, et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous? Vous n’avez consulté, pour cela, que mon père et ma mère; ce sont eux proprement qui vous ont épousé, et c’est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l’on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi, et que vous avez prise sans consulter mes sentiments, je prétends n’être point obligée à me soumettre en esclave à vos volontés. (2.2.67-75) Angélique’s monologue not only criticizes the unfair practice of arranged marriage, but also affirms her natural right to be consulted in matters of lifetime commitments. Determined to assert her own authority, Angélique violates not only honesty, but also bienséance by refusing to act in accordance with her upbringing. Indeed, as opposed to Dandin (who controls nothing), it is Angélique who plays the role of metteur en scène, outsmarting her jealous husband at his every attempt to catch her in the act and expose her infidelity to her parents. Angélique drives the action and the plot in this play. Yet despite her clever staging, Angélique cannot change the outcome of her tragic situation. Even after her innovative ruse manages to convince her parents that George Dandin is an abusive, alcoholic husband who purposely locked her out of their home (when in fact she had been out gallivanting with her lover), they disappoint her by denying her the right to a séparation de biens and by forcing her to accept her husband’s apology: MONSIEUR DE SOTENVILLE. Ma fille, de semblables séparations ne se font point sans grand scandale, et vous devez vous montrer plus sage que lui, et patienter encore cette fois. ANGÉLIQUE. Comment patienter après de telles indignités? Non, mon père, c’est une chose où je ne puis consentir. MONSIEUR DE SOTENVILLE. Il le faut, ma fille, et c’est moi qui vous le commande. ANGÉLIQUE. Ce mot me ferme la bouche, et vous avez sur moi une puissance absolue. (3.7.72-80) The conclusion emphasizes the reality women faced in seventeenth-century France. The final scene in which her father assumes his authorial position is required by the rules of decorum. Angélique’s willingness to submit to her father’s decision is a sign of her virtue and her female honnêteté. While Theresa Varney Kennedy 372 Angélique assumes the right to respond to her own desires, she must bow to decorum in the end. The outcome points to patriarchal forces tragically beyond her control. Although Angélique does not change the outcome of events, she protests female honesty through her choreography throughout the play. Moreover, her ability to outsmart George Dandin in his every attempt to suppress her freedom of expression attests to not only her esprit, but also to her right to voice her opposition to a practice (i.e. arranged marriage) that is so damaging to her sex. At the same time, Molière’s conclusion emphasizes the tragedy within the comedy. As long as George Dandin continues to view Angélique as a commodity, he will never regard her as another human being. Angélique is not looking for sexual satisfaction as much as she is looking for an opportunity to express her true feelings. As Madame de Lambert said in Réflexions sur les femmes: Quelle est la tyrannie des hommes! Ils veulent que nous ne fassions aucun usage de notre esprit, ni de nos sentiments…. Ils veulent que la bien-séance soit aussi blessée quand nous ornons notre esprit que quand nous livrons notre cœur. C’est étendre trop loin leurs droits. (79) The practice of honesty obliged women to mask their true desires, and to lie, not only to themselves but to the world around them. Tartuffe In Molière’s Tartuffe, Orgon aspires to marry off his daughter Mariane— despite her feelings for Valère—to an ill-intentioned imposter (Tartuffe) who has wormed his way into Orgon’s good graces. To expose Tartuffe’s treachery and save her innocent daughter from having to marry him, Elmire organizes a ruse to make her husband see Tartuffe for the letch he truly is. Throughout the unfolding of the plot, no character is more vocally opposed to the virtues of honesty than Mariane’s servant, Dorine. Dorine directly questions Orgon’s plans to marry his daughter Mariane to Tartuffe without Mariane’s consent. In fact, her monologue was reassigned to Cléante in the 1667 edition of the play because it was too brazen coming from the mouth of a servant—and a female one at that. Having experienced the threat of an undesirable marriage in her own life, Madeleine Béjart, who played the role of Dorine in the original staging, perhaps spoke in her own voice when she uttered her lines to Mariane in the play (Scott 36). A satirical letter preceding Claude Deschamps Villiers’s Critique du Tartuffe confirms the public’s displeasure at Dorine’s unconventional outspokenness: Women’s Honesty in Molière’s Theater 373 Ensuite une servante y fait autant de bruit, A son maudit caquet donne libre carriere, Reprimande son maistre, et luy rompt en visiere, L’etourdit, l’interrompt, parle sans se lasser; Un bon coup suffiroit, pour la faire cesser, Mais on s’apperçoit bien que son maistre, par feinte, Attend pour la frapper qu’elle soit hors d’atteinte. (3) In Molière’s Tartuffe, Dorine, like Angélique, believes that a woman’s feelings must be considered before she is forced to enter into a lifelong commitment. If not, she will, quite naturally, challenge honesty and look to someone other than her husband to satisfy her heart’s desires: DORINE. Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse. Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d’ennui, D’une fille comme elle un homme comme lui? Et ne devez-vous pas songer aux bienséances Et de cette union prévoir les conséquences? Sachez que d’une fille on risque la vertu Lorsque dans son hymen son goût est combattu; Que le dessein d’y vivre en honnête personne Dépend des qualités du mari qu’on lui donne, Et que ceux dont partout on montre au doigt le front Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont. Il est bien difficile enfin d’être fidèle A de certains maris faits d’un certain modèle; Et qui donne à sa fille un homme qu’elle hait Est responsible au Ciel des fautes qu’elle fait. (2.2.502-516) However, convincing Mariane to speak out against her father’s wishes proves difficult for Dorine. Mariane, both innocent and dutiful, has been colonized in her own mind. Honesty (and decorum) dictates that she submit to her father’s demand and marry Tartuffe, despite her desire to marry Valère: MARIANE. Contre un pere absolu, que veux-tu que je fasse? DORINE. Lui dire qu'un cœur n'aime point par autrui; Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui; Qu'étant celle pour qui se fait toute l'affaire, C'est à vous, non à lui, que le mari doit plaire; Et que si son Tartuffe est pour lui si charmant, Il le peut épouser, sans nul empêchement. MARIANE. Un père, je l'avoue, a sur nous tant d'empire, Que je n'ai jamais eu la force de rien dire. (2.3.589-598) Theresa Varney Kennedy 374 In Dorine’s opinion, Mariane’s burning desire to be with Valère justifies insubordination. Yet Mariane is prevented by her extreme pudeur, imposed on her by societal norms associated with honesty: MARIANE. Mais, par un haut refus et d'éclatants mépris, Ferai-je dans mon choix voir un cœur trop épris? Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille, De la pudeur du sexe et du devoir de fille? (2.3.631-634) Mariane lacks the authority to act on her feelings. Powerless to question the duty forced upon her, she considers suicide as a solution. For Dorine, passion should inspire one to engage rather than resign to fate: “Mais l’amour dans un cœur veut de la fermeté” (2.3.624). Similar to Armande in Les Femmes savantes, Mariane represses her desire in response to what she perceives as her duty. Swayed by Dorine’s persistence, Mariane daringly appeals to her father, violating the code of female honesty that requires her to restrain herself. She begs him not to force her to go against her own inclination for Valère: MARIANE. Mon père, au nom du Ciel, qui connaît ma douleur, Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur, Relâchez-vous un peu des droits de la naissance, Et dispensez mes vœux de cette obéissance. (4.3.1279-1281) But her words fall on deaf ears. Mariane’s father, bound by Tartuffe’s dark influence, is not free himself to respond to Mariane’s appeal. Elmire, on the other hand, will stop at nothing to ensure that her stepdaughter Mariane does not have to marry Tartuffe. In direct contrast to Philaminte, who in Les Femmes savantes makes of her daughter’s body “an offering to a précieux god” (Riggs 136), Elmire represents a response to both the Molièresque précieux ethic and to female honesty. Unhindered by a sense of pudeur, Elmire is not at all like those “prudes sauvages / Dont l’honneur est armé de griffes et de dents” (3.4.1330-1331). She even exploits her skills in the art of seduction so that Tartuffe will acquiesce to her request to call off his engagement to Mariane. She designs a ruse to convince Tartuffe that she desires him and is willing to enter into a sexual relationship with him. The scheme, to which Julia Prest so justifiably refers as a “sexgame,” that Elmire presents to her husband (as a way to trap Tartuffe) is quite brazen for the standards of the day (136). Elmire describes to Orgon in great detail how she will attempt to seduce Tartuffe while her husband spies on them from underneath the table: ELMIRE. Au moins, je vais toucher une étrange matière; Ne vous scandalisez en aucune manière. Quoi que je puisse dire, il doit m’être permis, Women’s Honesty in Molière’s Theater 375 Et c’est pour vous convaincre, ainsi que j’ai promis. Je vais par des douceurs, puisque j’y suis réduite, Faire poser le masque à cette âme hypocrite, Flatter de son amour les désirs effrontés Et donner un champ libre à ses témérités. (4.4.1369-1376) In the Critique du Tartuffe, Elmire’s unconventional response to a male séducteur is hotly debated between Lise (the character portraying Molière’s Dorine) and Lidiane, her mistress (the character portraying Molière’s Mariane): LISE. Ouy, la femme d’Orgon n’est pas moins emportée! Ne la voyons-nous pas, oubliant sa pudeur, En faveur de Tartuffe expliquer son ardeur? Et courant au devant, bien loin d’estre severe, Ne luy fait-elle pas ce qu’il luy devroit faire? Prevenant ses desires par mille et mille aveux, Pour le faire descendre à l’endroit chatoüilleux, Ne conduit-elle pas, d’un infâme artifice, Son honneur imbecile au bord du precipice? Ne juge-t-on pas, en la voyant agir, Qu’elle passeroit bien plus outre sans rougir? (24) Lise (and Molière’s critics) call into question Elmire’s honest intentions. A woman who demonstrates such sexual prowess cannot claim to be an honest woman. In the eyes of the critics, Elmire is thus not an acceptable model for the ideal wife and mother. Despite their highly unusual efforts to save Mariane from her disastrous fate, neither Dorine nor Elmire successfully determine the outcome of events. A deus ex machina is what allows the father to regain order of his household. That said, neither Dorine nor Elmire resign themselves to honest expectation. They employ theatricality to oppose male power and the abusive system of arranged marriage. By actively trying to determine Mariane’s future spouse, both heroines question the unjust process that traditionally governed marital agreements. Furthermore, they reject female chastity and self-denial, in contrast to the précieuses in Molière’s other plays. Dorine and Elmire support a woman’s right to openly express her desire and defend herself against social tyranny. Conclusion It is clear that the conclusions of Molière’s plays almost always reinforce the patriarch as the authorial voice. For instance, serving “as a bridge between ideology, which advocates the absolute authority of the father, and Theresa Varney Kennedy 376 reality, which acknowledges his fallibility” (Cashman 286), Les Femmes savantes is much less a play about préciosité as it is about a father facing a difficult situation because he did not maintain control over his family (as is the message in many of Molière’s plays). Although Molière supports patriarchal conventions, he simultaneously questions the strict code of female honesty imposed on women through the theatricality of his female characters who dare to assume authority in matters of the heart. Agnès’s newfound female desire enables her to act and to question the lifestyle imposed on her by a male tyrant. Angélique, forced to endure an undesirable, arranged marriage, defends her right to seek pleasure in an affair, thereby questioning the practices that victimize her. The servant Dorine encourages Mariane to consult her heart and to resist her father’s authority. Elmire affirms a mother’s right to assert her own instincts and take matters into her own hands when her daughter’s future happiness is at stake. Molière’s précieuses ridicules, on the other hand, are the anti-heroines in Molière’s plays. Equally as dangerous as tyrannical fathers, they push women towards self-denial and self-sacrifice ⎯ the very same virtues associated with female honesty. Instead of resigning themselves to their oppressive state, Agnès, Angélique, Dorine, Mariane, and countless others speak and act out against the expectations (and double standards) that prevented women from pursuing their desires. Perhaps we underestimate Molière’s efforts to draw attention to the female condition in the early modern period. We need only examine the diversity of his mainstream heroines and the different ways they responded to honesty. While préciosité privileged the affluent, Molière’s heroines demonstrated that the battle for social equality is fought at all levels of society. Moreover, Molière’s heroines exposed the shortcomings of the précieuses (whether ridiculous or not), underscoring their inability to have real impact in a society that still denied the larger majority of women the right to openly express their desires. The duty of self-denial enforced by the virtues of honesty merely perpetuated patriarchal control. Molière’s heroines likewise operated within the confines of the patriarchy, yet their theatricality enabled them to make an appeal while they remained in the spotlight. Women’s Honesty in Molière’s Theater 377 Works cited Beauvoir, Simone de. Le Deuxième Sexe. Vol. 2. Paris, Éditions Gallimard, 1949. Cashman, Kimberly. “Les Femmes savantes, or How Not to Resist the Authority of the Father,” in Jennifer Perlmutter, Relations & Relationships in Seventeenth- Century French Literature. Tübingen, Gunter Narr, 2006, pp. 275 − 87. Furetière, Antoine. Dictionnaire universel. La Haye, A. et R. Leers, 1690. 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L’honnêteté se révèle ainsi une notion large et polysémique ; alors qu’il donne un sens essentiellement social au terme « honneste homme » le désignant comme « l’homme de bien, du galant homme, qui a pris l’air du monde, qui sçait vivre », Furetière définit « l’honneste femme » comme « celle qui est chaste, prude & modeste, qui ne donne aucune occasion de parler d’elle, ni même de la soupçonner ». L’honnêteté se définit d’emblée comme une qualité « genrée », qui diffère, voire s’oppose selon le sexe en question : si, elle se limite à un comportement sociétal chez l’homme, chez qui elle consiste en « une manière d’agir juste, sincère, courtoise, obligeante, civile 1 », elle se révèle plutôt d’ordre corporel et moral chez la femme où l’honnêteté a toujours partie liée avec « la chasteté, la modestie, la pudeur, la retenuë 2 ». Un grand nombre de traités de civilité s’efforcent alors de montrer les bonnes manières auxquelles doivent se conformer les honnêtes gens : l’on trouve ainsi et depuis le début du siècle, une grande variété d’écrits visant à régulariser les comportements des individus tels que L’honneste Femme 3 , 1 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, A. et R. Leers, La Haye, 1690. 2 Ibid. 3 Jacques Du Bosc, L’Honneste Femme, à Paris, chez Pierre Billaine, 1632. Anissa Jaziri 380 L’honneste Homme 4 et même L’honneste Fille 5 . S’ils s’adressent également aux hommes, ces traités restent, cependant, majoritairement destinés au « beau sexe » auquel on s’est efforcé de montrer le bon comportement et dont on a voulu régulariser les abus. Afin d’approcher la notion de l’honnêteté féminine au théâtre, nous prendrons en considération les aspects physiques et moraux de la question de l’honorabilité des femmes tels qu’ils sont envisagés par les moralisateurs et ecclésiastiques du XVII e siècle et nous étudierons la manière dont cette image de « l’honneste femme » est illustrée dans quelques comédies et tragicomédies caractéristiques à cet égard. Nous verrons d’abord que l’honnêteté féminine se confond essentiellement avec un honneur du corps ; nous examinerons ensuite dans quelle mesure elle tient à diverses composantes du paraître ; enfin nous l’envisagerons comme une beauté, dans une correspondance du dedans et du dehors. 1. L’honneur féminin : un honneur du corps ? Dans la classe aristocratique, l’honneur se donne en héritage et fait partie de ces valeurs essentielles inhérentes à la naissance noble ; il s’agit d’une exigence morale qui doit régir toutes les actions de l’honnête homme. Il constitue également une des qualités essentielles de la femme noble, or, l’honneur féminin acquiert une acception particulière au XVII e siècle ; il ne se limite pas à une qualité morale ou mondaine comme l’on peut croire, mais se trouve placé avant tout dans la dépendance d’un état physiologique. L’honneur d’une femme se confond, ainsi chez les moralistes de l’époque avec l’intégrité de son pucelage : Il n’est pas besoin de redire ici qu’une fille 6 perdant son nom quand elle perd son honneur, nous-dit Grenaille, il faut qu’elle change d’être et de qualité, ou qu’elle conserve soigneusement ce caractère. J’avoue donc en première instance que l’honneur étant l’âme de l’honnêteté, une fille 4 Nicolas Faret, L’Honneste-homme, ou L’art de plaire à la cour, Paris, T. Du Bray, 1630. 5 François de Grenaille, L’Honneste Fille, à Paris, J. Paslé, [puis] T. Quinet et A. de Sommaville, 1639-1640. 6 Le mot FILLE est défini par rapport au mariage et donc à la virginité. Furetière précise que ce mot « se dit absolument de l’état de celle qui n’à point été mariée ». Vers la fin de son article, il manifeste clairement la subordination de l’état de fille à la conservation du pucelage en donnant l’exemple des religieuses, seules à ne pas devenir vieilles filles (même quand elles ont dépassé l’âge de trente ans) car elles sont des personnes « consacrées à Dieu et qui ont fait vœu de virginité ». Honnêteté et corporalité 381 débauchée ne peut non plus y prétendre qu’un cadavre au droit des hommes vivants [….] [et que] celles qui, par une honteuse chute, se laissent dégrader en leur noblesse, ne peuvent plus passer pour honnêtes, s’étant elles-mêmes déshonorées 7 . Saint François de Sales, l’un des plus influents moralistes religieux du Grand Siècle qui ont prêché contre la liberté de la conduite et la dérive des mœurs, refuse tout ce qui relève de l’indécence et avertit son « honneste femme » de la nécessité de préserver son honneur et de bannir toute source de séduction, car « Il n’est jamais permis de tirer aucune impudique plaisir de nos corps, en quelque façon que ce soit, si non en un legitime mariage 8 ». La femme vertueuse doit ainsi faire attention à ne jamais tomber dans les pièges de l’amour sensuel et conserver précieusement sa chasteté, car « nul ne verra Dieu sans la chasteté 9 ». Le déshonneur est donc le péril le plus dangereux qui peut encourir la réputation d’une fille de bonne famille, un défaut qu’aucune qualité morale ne semble pouvoir compenser. Le théâtre reflète majoritairement cette image d’une honnêteté relative au corps et étroitement liée à l’état physiologique de la femme et l’on en veut pour preuve plusieurs héroïnes des comédies et tragi-comédies du XVII e siècle. Ainsi, dans Laure Persécutée 10 (1637), tragi-comédie de Rotrou, le roi manifeste son refus catégorique de l’union de son fils Orontée avec Laure, la considérant comme une femme facile et déshonnête : LE ROI. Tu poursuis lâchement un Hymen inégal, Aux tiens, à ton Estat, et à ton honneur fatal. Honteusement épris des impudiques flammes De la plus vicieuse, & plus vile de femmes. […] Sa Providence donc te destine une femme, Perdue, abandonnée, entre toutes, infâme, Qui de mille, assouvit les désirs dissolus, Et capable de tout, si ce n’est d’un refus ? (I, 10) 7 François de Grenaille, L’Honnête Fille (1639), cité par Roger Dûchene, Être femme au temps de Louis XIV, Paris, Perrin, 2004, p. 120-121. 8 Victor de Perrodil, Œuvres choisies de Saint François de Sales contenant L’Introduction à la vie dévote, un choix de ses Lettres Spirituelles et Le Traité de l’amour de Dieu, précédé D’une Notice sur sa vie et ses écrits, t. 1, Paris, A. Royer, Éditeur, 1843, Chap. XII, p. 108. 9 Victor de Perrodil, « Introduction à la vie dévote », in Œuvres choisies de Saint François de Sales […], ibid., Chap. XII, p. 111. 10 Jean de Rotrou, Laure Persécutée, à Paris, A. de Sommaville, 1639. Anissa Jaziri 382 Vu que l’honneur est la qualité la plus appréciée chez une femme, Orontée se montre très jaloux de la réputation de son amante qu’il défend hardiment contre les accusations du roi son père : ORONTÉE. Ce Dieu qui se dévore et se reproduit, Qui se cherche soi-même et soi-même se fuit, N’a vu, voit, ni verra, dans toute la Nature, De merveille passée, ou présente, ou futur, Riche du moindre éclat, ni des moindres trésors Qui parent son esprit, et son âme, et son corps. (I, 10) La juxtaposition directe, voire l’asyndète, met ici sur un pied d’égalité la beauté physique de Laure et sa vertu. Orontée ne manque, cependant, pas de mettre l’accent sur les « trésors » corporels de son amante, soulignant par-là sa chasteté : le mot « corps » est accentué doublement, par sa position à la rime, aussi bien que par le fait qu’il soit le mot avec lequel Orontée clôt son discours. Les relations prénuptiales sont alors d’autant plus prohibées qu’elles sont susceptibles de « forligner » l’honorabilité de la famille entière. Engrossée et délaissée par son amant, la Théodose de Deux Pucelles 11 du même Rotrou, pleure son honneur perdu et se considère comme indigne de porter le nom d’une famille aussi illustre que la sienne : THÉODOSE. Mon frère, (si ce nom doit sortir de ma bouche, Complice comme elle, d’un affront qui vous touche) Prenez, prenez ce fer, et le portez au sein, Où l’amour en conçut le damnable dessein ? Vous savez mon malheur, moi-même je m’accuse, Et dans mon repentir ne cherche point d’excuse, J’attends ce fer sans peur, le coup m’en sera doux, J’ai mon frère, en ma peine intérêt comme vous, Et la mort qui fera que ma honte s’efface, Ne me punira pas, elle me fera grâce. (II, 6) L’honneur des filles est ainsi, moins considéré dans leurs actes que dans leur état, et si jamais elles perdent « ce trésor », nous dit Grenaille, « dans tous leurs autres biens, elles n’ont plus de richesses 12 ». L’extrême valorisation idéologique de la virginité des filles conduit alors à lui donner une irrem- 11 Paris, A. de Sommaville et T. Quinet, 1639. 12 François de Grenaille, L’Honneste Fille. Partie 2, Paris, J. Paslé, [puis] Paris, T. Quinet et A. de Sommaville, 1639-1640, p. 197. Honnêteté et corporalité 383 plaçable valeur morale, et quasiment virile 13 , à suivre Saint Jérôme, mais également une valeur marchande, car le pucelage devient une condition essentielle dans les unions de mariages entres nobles et se trouve ainsi intégré dans le monde des échanges et de l’argent. Mélite, la servante avisée de La Bague de l’oubli 14 de Rotrou, met en garde Liliane contre les intentions illicites du roi qui risque de lui ravir l’honneur et de la délaisser par la suite toute « honteuse » sans conclure son union avec elle : MÉLITE. Et je crains bien pour vous qu’enfin il ne dérobe Ce qui ne ferait pas étrécir votre robe, Que ce jeune monarque à ces larcins instruit Ne vous ôte une fleur pour vous donner un fruit. Lors ses intentions ne seraient plus douteuses. Vous seriez reine alors, mais des filles honteuses. (III, 1) À cette époque, la fille déflorée, ne porte pas atteinte seulement à l’honneur de sa famille, mais également à celui de son futur mari : sous la plume de Molière, Monsieur de Pourceaugnac 15 a entendu des rumeurs sur la coquetterie et le peu d’honneur de Julie ; aussitôt il renonce à son mariage avec elle et déclare à son futur beau-père : Vous êtes-vous mis dans la tête que Léonard de Pourceaugnac soit un homme à acheter chat en poche ? Et qu’il n’ait pas là-dedans quelque morceau de judiciaire pour se conduire, pour se faire informer de l’histoire du monde, et voir en se mariant, si son honneur a bien toutes ses sûretés ? (II, 6) Quand il s’agit de défendre l’honneur des femmes de sa famille contre les suborneurs, l’homme noble se montre prêt à sacrifier jusqu’à sa vie : Ariste, dans La Folie du Sage 16 de Tristan L’Hermite, désobéit sans scrupules aux 13 Dans l’église orthodoxe, il a existé un courant religieux qui considérait que la femme vierge pouvait se sanctifier en se transformant spirituellement en homme ; la virginité équivalant à une élévation vers la perfection et la plénitude de l’âme virile. Jérôme interprète la renonciation à la chair par les femmes qui se vouent au Christ comme un degré d’élévation et un changement de statut : « Pour autant qu’une femme accepte de concevoir et de procréer, elle est aussi différente de l’homme que le corps l’est de l’âme. Mais qu’elle serve le Christ plus que le monde, alors elle cessera d’être une femme et sera appelée homme » (Comm.in epist.ad Ephes, III, 5, cité par Sylvie Steinberg, La Confusion des sexes : le travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001, p. 73.) 14 Paris, F. Targa, 1635. 15 Monsieur de Pourceaugnac, comédie faite à Chambord pour le divertissement du Roy, Paris, J. Ribou, 1670. 16 Paris, T. Quinet, 1645. Anissa Jaziri 384 ordres de son roi qui lui exprime ses intentions malhonnêtes envers sa fille Rosélie. Devant les menaces de mort, le vieux noble demeure inébranlable et déclare au roi : « Et bien, que je perisse. / Je rendray pour le moins l’esprit avec honneur » (I, 1). Le dialogue se poursuit ainsi : LE ROY. Quoy ! vous vous retirez avec un front severe ? Suis-je pas souverain ? ARISTE. Ouy, Sire, & je suis père. LE ROY. Mais Sujet. ARISTE. Mais d’un cœur & trop noble & trop franc Pour vous prostituer indignement mon sang. Esteignez, s’il vous plaist, cette illicite flame, Ma fille vaut trop peu pour estre vostre femme, Mais pour une Maistresse elle vaut trop aussi, Et je ne puis jamais l’abandonner ainsi. (I, 1) 2. L’honneur dans le paraître Outre son intégrité physiologique, l’honneur de la femme au XVII e siècle concerne aussi son aspect extérieur, sa façon de s’habiller, de se parer, de se comporter en société, de mettre ou non en valeur son corps, à une période où, plus qu’un vestitus, le vêtement devient un habitus et témoigne de la manière de vivre et de façons d’être dans un corps social donné. « Cette Dame porte toûjours des habits honnestes, modestes », nous dit Furetière (1690) dans son entrée du mot « HONNESTE ». Au XVII e siècle, la femme « honnête » et « véritablement chrétienne 17 » doit prendre garde à bien ajuster son habit selon les règles de la morale sans se laisser prendre dans les pièges de la mode et de ses caprices. Parce que l’engouement pour la parure et le fard peut nuire à son âme, et afin de garder celle-ci propre et saine, il faut prôner la mortification : l’on demandait alors aux dames de renoncer « à souiller et perdre [leur] ames par [leurs] habits desordonnez 18 ». L’habit sobre devient un signe extérieur, selon l’interprétation de 17 Voir l’Abbé Goussault, Le Portrait d’une femme honneste, raisonnable et véritablement chrétienne, Lyon, H. Baritel, 1694. 18 Le Blason des Basquines et Vertugalles, avec la belle remonstrance qu’ont faict quelques dames quand on leur a remonstré qu’il n’en falloit plus porter, Lyon, Ben. Rigaud, 1563, cité par Isabelle Paresys, Paraître et se vêtir au XVI e siècle, Actes du Colloque du Puy-en-Velay, [septembre 2005] organisé par l’Institut Claude Longeon Honnêteté et corporalité 385 l’auteur du Blason des basquines 19 , que le corps qui le porte est habité par Dieu et non par le diable 20 car la « superfluité d’habits » amène à donner son âme au diable. L’on se moque ainsi des habits « peu vertueux » qui découvrent le cou de la femme et ses seins. Aussi dans son Réveille- Matin des Dames, De La Serre s’indigne des habits peu pudiques des certaines femmes nobles : Quel jugement peut-on faire encore de cette eventée, qui n’ayant rien de beau que le sein, en fait parade effrontement, comme si le reste du corps estoit à loüer ou à vendre ? […] Il faut avoüer que la Pudeur a des appas qui ne se trouvent point ailleurs 21 . Dans une société du paraître, l’apparence vestimentaire devient alors le reflet de l’âme 22 , ou pour employer une expression moins chrétienne, le reflet de l’être profond et de ses valeurs morales. Le vêtement, écrivait Érasme « donne une idée de dispositions de l’esprit 23 », car « les choses extérieures portent témoignage des choses intérieures 24 », nous-dit Castiglione. Le Parement et triomphe des Dames d’Olivier de la Marche repose sur cette notion et établit une correspondance permanente entre les vêtements de la femme et ses qualités morales ; ainsi chaque pièce de la sobre vêture de la « Dame d’Honneur » exprime les vertus de celle-ci : humilité, honnêteté, chasteté, sobriété, charité et dévotion. Et c’est pour cela que De La Marche attribue un qualificatif à chaque élément de vêtir de la femme, on trouve ainsi une « pantoufle d’humilité », une « chemise Renaissance et Âge classique, études réunies et présentées par Marie Viallon, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2006, p. 29.) 19 Cité ibid., p. 29. 20 Isabelle Paresys, ibid., p. 29. 21 Jean Puget De La Serre, Le Reveille-Matin des Dames, à Bruxelles, chez Philippe Vleugart, 1671, p. 52. 22 Selon l’Académie, A ME , « Se dit particulierement en parlant de l’homme, & signifie, Ce qui est en luy, qui le rend capable de penser, de vouloir, & de raisonner. Ame raisonnable. L’ame est indivisible, spirituelle, immortelle. Par rapport à ses bonnes ou mauvaises qualitez. Ame belle, noble, grande, genereuse, élevée, royale, heroïque. Ame du premier ordre, c’est une ame bien née. Il a l’ame simple & candide. Ame foible, petite, lasche, basse, interessée. ame double. Ame de coquin. Ame de boüe. » Furetière, lui, consacre 9 entrées au substantif « âme » : « Elle se dit figurément en Morale. Une ame noble est celle qui a des grandes qualitez, des grands sentiments, une ame basse, venale, […] ame mercenaire est celle qui en a des mauvaises, une ame devote incapable de tromperie » 23 Érasme, L’Éloge de la folie, 1511, Chap. II, p. 257, cité par Isabelle Paresys, Paraître et se vêtir au XVIe siècle, op.cit., p. 27. 24 Baldassare Castiglione, Le Livre du courtisan, II-XXVII [1528, 1 ère édition française, 1537], Paris, Garnier-Flammarion, 1987, p. 141. Anissa Jaziri 386 d’honnesteté », un « cottre de chasteté », un « espinglier (aumonière) de patience ». 25 Dans quelques comédies aristocratiques, notamment les adaptations de la comedia, l’on peut rencontrer cet aspect austère dans le mode d’habillement féminin où un gardien de l’honneur se charge d’imposer à sa sœur, surtout quand elle est veuve, des règles vestimentaires bien strictes. Dans L’Esprit Follet 26 de d’Ouville, Angélique met des habits noirs et sans parure pour garder son honneur intact, contrairement à ces veuves « peu honnêtes » qui ornent « Par milles ajustements, leur mine et leur visage, » et « écoutent tout, et parmi leurs chalans, / Comptent ceux qu’elles ont acquis pour leurs galants » (L’Esprit Follet, I, 6). Le maquillage et les soins entrepris par les femmes ne sont, en fait, jamais pensés en dehors d’une certaine évaluation morale. Le fard est considéré comme un signe d’orgueil et son utilisation est un acte d’insoumission envers Dieu, constituant par conséquent, le signe d’une laideur morale et d’une proximité diabolique : La femme qui peint ses joues en rouge, qui change la couleur de ses cheveux, qui dissimule les marques de l’âge sous les fards et les perruques, est une créature qui à l’instar de Lucifer prétend améliorer - et donc conteste - l’apparence que le créateur lui a donné, finissant par se croire capable d’influer sur les lois du temps régies par Dieu seul. 27 Cette pratique qui va souvent vers l’excès est généralement critiquée et moquée par beaucoup des penseurs. Dans son Honneste Homme, Faret note que la grâce trop affectée et l’« envie déréglée » de la part des femmes de paraître belles « font que mêmes nos yeux souffrent en les regardant 28 ». La femme noble est alors appelée à se vêtir honnêtement et modestement afin de préserver la beauté de son âme. 25 Olivier De La Marche, Le Parement et Triomphe des Dames d’Honneur, Paris, J. Petit et M. Le Noir, 1510, chap. 10, cité par Isabelle Paresys, Paraître et se vêtir au XVI e siècle, ibid., p. 27. 26 Antoine Le Métel d’Ouville, L’Esprit Follet, à Paris, chez Toussainct Quinet, 1641. 27 Carla Casagrade, « La Femme gardée », in Histoire des femmes en Occident, t. 2, Moyen Âge, sous la direction de Christiane Klapisch-Zuber, Paris, Plon, 1991, p. 106. 28 Nicolas Faret, L’Honneste Homme ou L’art de plaire à la Cour, Paris au Palais, chez Piere Trabouillet S. Hubert & à la Fortune, proche le Greffe des Eaux & Fortes, avec permission, 1681, p. 27. Honnêteté et corporalité 387 3. Beauté de corps / beauté de l’âme : pour une dimension morale de l’honnêteté L’honneur féminin semble ainsi couvrir plusieurs aspects : physique, vestimentaire, mais également moral ; la femme « honneste » est certes chaste, mais doit également être discrète et pudique. L’idéal moral auquel toute femme de bonne naissance est censée se conformer semble être le même depuis la Renaissance jusqu’au XVII e siècle : elle est souvent appelée à être posée, sage et vertueuse. Si l’Église a joué un rôle primordial dans la campagne contre les égarements du corps au XVII e siècle, elle n’est pourtant pas la seule à l’avoir menée. Les traités de civilité et de bonnes manières ont largement contribué à ancrer cette tendance dans la société de l’époque... Savoir se conduire en société, apprendre à maîtriser ses instincts et sa gestuelle, ce sont les signes distinctifs entre les esprits raffinés et les gens vulgaires. Du Bosc annonce déjà et depuis l’Avertissement de la 3 ème partie de son Honneste Femme, que honnêteté et chrétienté sont indissociables et qu’« […] il est impossible absolument parmy nous de faire une honneste femme sans la Religion Chrestienne 29 ». Cette femme « véritablement chrétienne » est alors amenée à être pieuse et retenue, à maîtriser son corps, à étudier le moindre de ses gestes et à ajuster son « maintien » en société, car tous ces signes extérieurs ne sont que les reflets de son âme dont elle ne doit point laisser transparaître les agitations : Il faut prendre garde que l’extérieur ne nous descrie, & se representer, qu’il n’y a gueres des mouvemens du corps, qui ne soient un prejugé de ceux de l’ame. Le Sage […] doit avoir soin de son action & de son geste. La legereté de nostre esprit paroist en celle de nostre maintien, si peu qu’on prenne la peine de l’observer 30 . La femme surtout, ne doit jamais se montrer légère ni coquette, bannir les amours frivoles, car la débauche, nous dit Du Bosc, est un « péché » qui enlaidit le corps et le déforme ; ainsi la laideur morale de la « débauchée » finira par ternir sa beauté physique : […] si l’on avoit bien consideré plusieurs de ces infames pecheresses, & qu’on eut comparé les traits de leur Visage à ceux de leur Conscience, on y trouveroit assez souvent une laideur esgalle 31 . 29 Jacques Du Bosc, L’Honneste Femme, Partie III, Paris, A. Courbé, 1636. 30 Du Bosc, L’Honneste Femme, ibid., p. 92-93. 31 Jacques Du Bosc, L’Honneste Femme. Troisième édition, revue, corrigée & augmentée par L’Autheur, à Paris, Chez Pierre Billaine, 1635, p. 364. Anissa Jaziri 388 Du Bosc conseille ainsi à son « honneste femme » d’ajuster non seulement son visage et sa contenance extérieure selon les règles de la vertu, mais également sa conscience et son être intérieur : […] pour n’estre point coquette, ce n’est pas assez de reformer le visage, si l’on ne reforme premièrement la conscience. Puis que ce qui paroit de mauvais dans l’extérieur, n’est qu’un effect de ce qu’il y a de mauvais dans l’ame 32 . « L’honnête femme » est une femme sage et réticente aux avances des hommes et ne doit nullement se montrer facile et empressée. Silvanire 33 , héroïne éponyme de Mairet, s’abstient d’avouer son amour à Aglante pour qui elle brûle, car elle est destinée par ses parents à un autre époux. Elle pousse l’obéissance à un point tel qu’elle risque d’être interprétée comme une invraisemblance psychologique. Ce personnage, que Jacques Scherer qualifie de « martyre de la bienséance, et martyrisant autrui par bienséance 34 », préfigure le pouvoir du héros classique sur lui-même, qui par un idéal moral d’honnêteté, saurait faire violence à ses propres sentiments : SILVANIRE. Ce cœur qu’injustement tu nommes insensible, Voyant en mes froideurs et mes soupirs ardans Les glaces du dehors et les feux de dedans Tu sçaurois qu’il n’est point de torture si grande Que l’amour d’une fille à qui l’honneur commande. (II, 1) Rotrou donne également une image particulière de la femme noble amoureuse ; bien que tourmentée par un amour tendre et violent, elle fait preuve de retenue et d’une grande maîtrise de soi. Dans la plupart des cas, la jeune amoureuse contrôle sa parole, se défend de parler de ses désirs même dans ses moments les plus émouvants. Ainsi l’un de plus jolis passages de La Sœur 35 de Rotrou, est celui où, le poète exprime l’inquiétude et l’embarras d’une jeune fille qui, n’ayant pas vu son amant de tout le jour, et tourmentée du désir de le voir, envoie sa suivante recueillir de ses nouvelles en essayant dans la mesure de possible ne pas paraître faire des avances à ce dernier : Confesse-lui ma crainte et dis-lui mon martyre ; Que l’accès qu’un ami lui donne en sa maison Me rend, en un mot suspect de trahison : 32 Du Bosc, Jacques, L’Honneste Femme, Partie III, Paris, A. Courbé, 1636, p. 100. 33 Jean Mairet, La Silvanire, ou La Morte-vive, tragi-comédie pastorale avec les figures de Michel Lasne, Paris, F. Targa, 1633. 34 Jacques Scherer, Théâtre du XVII e siècle, t. I, Paris, Gallimard, 1975. p. 1256. 35 Jean de Rotrou, La Sœur, Paris, T. Quinet, 1647. Honnêteté et corporalité 389 Mais non, ne touche rien de ce jaloux ombrage ; C’est à sa vanité trop donner d’avantage. Dis-lui que, puisqu’il m’aime et qu’il sait qu’aux amants Une heure sans se voir est un an de tourments, Il m’afflige aujourd’hui d’une trop longue absence : Non ; il me voudrait voir avec trop de licence. Dis-lui que, dans le doute où me tient sa santé… Mais puisque tu l’as vu, puis-je en avoir douté ? […] Va, Lydie, et dis-lui ce que pour mon repos Tu crois de plus séant et de plus à propos : Va, rends-moi l’espérance ou fais que j’y renonce ; Ne dis rien, si tu veux ; mais j’attends ta réponse. (II, 3) Cléonice, dans L’Hypocondriaque 36 de Rotrou, fait ainsi preuve d’un défaut d’honnêteté en s’offrant en mariage à Cloridan à une époque où l’aveu d’une femme à son amant est considéré comme malséant et peu honorable. C’est ce qui explique que la jeune fille regrette ses propos si tôt proférés et en reconnaît la licence : CLÉONICE. Mais qu’icy mes transports usurpent de licence, Et qu’une offre si libre a chocqué la décence ; […] Toutefois, que le Ciel m’accuse ou me pardonne, Quoy qu’on doive aux parens, quoy que l’honneur ordonne, Et quoy que le respect oppose à ma raison, Contre Amour ses advis ne sont plus de saison. (II, 3) Dans L’Esprit Follet de D’Ouville, Lucidas reproche à sa sœur d’avoir imprudemment déclaré son amour à Florestan et considère cet aveu comme une vive atteinte à son honneur : LUCIDAS. Montre que je vois. As-tu bien l’imprudence D’oser ainsi parler meme en notre presence ? Insolente, effrontée, oses-tu présumer Qu’un cavalier d’honneur se résolve d’aimer Une qui lachement se produit elle-meme, Et qui peut sans rougir, lui dire qu’elle l’aime ? […] Avant que cela soit, tu mourras de ma main (V, 10) 36 Jean de Rotrou, L’Hypocondriaque, ou Le Mort amoureux, Paris, T. Du Bray, 1631. Anissa Jaziri 390 Les femmes qui répondent aux critères de « l’honnêteté » sont donc celles qui allient la beauté du corps à celle de l’âme, cette dernière s’assimilant à une maîtrise de soi qui n’empêche pas le rayonnement : « Il faut que cette Dame ait une qualité / Conforme au haut degré de sa rare beauté. » (III, 8), nous dit-on dans Les Apparences Trompeuses 37 . Le prince Orontée dans Laure Persécutée affirme que « Laure est l’achèvement de toutes les merveilles ; / Sa grâce est sans défauts, ses vertus sans pareilles ». (I, 10). La Léocadie de Deux Pucelles, a également la réputation d’être « […] une jeune merveille, / en vertu sans seconde, en beauté sans pareille » (III, 7). Lidament, dans La Folle Gageure de Boisrobert, avoue qu’il est séduit par la beauté physique de Diane, ainsi que par sa civilité et son rapport à autrui : « Ses grâces m’ont charmé, mais autant que les charmes / Son procédé civil m’a fait rendre les armes » (IV, 1). Carlos, dans Don Sanche D’Aragon 38 de Corneille, déclare son amour à la reine parce qu’il : « […] voi[t] en [elle] les célestes accords / Des grâces de l'esprit et des beautés du corps » (II, 2). Conclusion Au XVII e siècle, l’honnêteté féminine reste ainsi une notion large et bigarrée : si elle est liée essentiellement à la virginité dont elle constitue la condition sine qua non, elle couvre également un idéal moral censé être conforme à cette chasteté physique. La femme idéale est donc celle dont l’extérieur humble et modeste reflète une beauté intérieure latente, parce que les qualités du corps ne sont que la réflexion d’une âme noble et honnête. Création de Dieu, la beauté de la femme est une beauté également et avant tout morale, qui exclut tout désordre : impossible ainsi de « voir une personne belle qui néanmoins serait vicieuse 39 ». Saint Évremond, brosse le portrait de cette femme « honnête » joignant la beauté physique à la beauté spirituelle : […]. En toute sa personne vous voyez je ne sçay quoy de grand & de noble, qui s’en trouve par un secret rapport dans l’air de visage, dans les qualitez de l’esprit & dans celles de l’ame 40 . 37 Paris, de Luyne, 1656. 38 Pierre Corneille, Don Sanche D’Aragon, comédie héroïque, Jouxte la copie imprimée à Rouen, & se vend à Paris, chez Augustin Courbé, 1655. 39 Cité par Cham Oyabi, Les Forces spirituelles du corps, Éditions Publibook, 2005, p. 56. 40 Saint-Évremond, Œuvres Melées de Mr. De Saint-Évremond, publiées sur les Manuscrits de l’Auteur, Nouvelle édition revue, corrigée & argumentée de Honnêteté et corporalité 391 Noblesse au-dedans, noblesse au-dehors vont de pair, ce sont les deux aspects de la noblesse de l’être. Bibliographie Boisrobert, François Le Métel de. Les Apparences Trompeuses, Paris, de Luyne, 1656. Casagrade, Carla. « La Femme gardée », in Histoire des femmes en Occident, t. 2, Moyen Âge, sous la direction de Christiane Klapisch-Zuber, Paris, Plon, 1991, p. 106. Castiglione, Baldassare. Le Livre du courtisan, II-XXVII [1528, 1 ère édition française, 1537], Paris, Garnier-Flammarion, 1987. Corneille, Pierre. Don Sanche D’Aragon, comédie héroïque, Jouxte la copie imprimée à Rouen, & se vend à Paris, chez Augustin Courbé, 1655. D’Ouville, Antoine Le Métel de. L’Esprit Follet, à Paris, chez Toussainct Quinet, 1641. De La Marche, Olivier. Le Parement et Triomphe des Dames d’Honneur, Paris, J. Petit et M. Le Noir, 1510. De La Serre, Jean Puget. Le Reveille-Matin des Dames, à Bruxelles, chez Philippe Vleugart, 1671. Du Bosc, Jacques. L’Honneste Femme, Partie III, Paris, A. Courbé, 1636. Du Bosc, Jacques. L’Honneste Femme, à Paris, chez Pierre Billaine, 1632. Du Bosc, Jacques. L’Honneste Femme. Troisième édition, revue, corrigée & augmentée par L’Autheur, à Paris, Chez Pierre Billaine, 1635. Dûchene, Roger. Être femme au temps de Louis XIV, Paris, Perrin, 2004. Faret, Nicolas (1596 ? -1646). L’Honneste-homme, ou L’art de plaire à la cour, Paris, T. 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L’honnêteté dans l’œuvre racinienne montre combien le dramaturge connaissait intimement le goût de son public, et suggère une proximité peut-être paradoxale de l’esthétique de l’honnêteté et de la tragédie classique. La tragédie est a priori un spectacle mettant en scène la représentation de grands héros tourmentés par de grandes passions. Elle est donc bel et bien au-delà de l’idéalisation qu’exige l’honnêteté, à savoir une interaction harmonieuse entre des êtres égaux. Cette constatation fonde notre hypothèse paradoxale : Racine peut-il rendre la tragédie conforme aux exigences d’honnêteté de sa génération sans discréditer les grands codes tragiques ? Il va sans dire que les codes complexes de l’honnêteté comprennent une multiplicité d’agréments trop vaste pour les bien saisir dans l’espace d’un article. Je limiterai donc mon étude à trois aspects de l’honnêteté pris en compte par Racine pour accorder ses pièces au goût des « honnêtes gens » 3 . Le premier concerne certaines itérations théâtrales de l’art de plaire, cette « principale règle » dans l’esthétique de l’honnêteté ainsi que dans l’œuvre 1 Molière, La Critique de l’École des femmes, dans Œuvres Complètes, t. 1, éds. G. Forestier et C. Bourqui, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade, 2010. p. 505. 2 Emmanuel Bury, Littérature et politesse : L’Invention de l’honnête homme (1580- 1750), Paris, Puf, 1996. 3 Domna Stanton, The Aristocrat as Art : A Study of the Honnête Homme and the Dandy in Seventeenth and Nineteenth-Century French Literature, New York, Columbia University Press, 1980. Esther Van Dyke 394 racinienne. Le deuxième aspect de cette honnêteté a trait à l’effacement de soi. Cette vertu sociale de l’éthique honnête trouve une résonance dans la pratique littéraire du théâtre classique : l’impératif d’effacer le travail de l’écriture. L’auteur, comme l’honnête homme, est invité à masquer ses sources d’inspiration ainsi que l’effort coûteux de la création artistique pour arriver à une œuvre si vraisemblable, si naturelle, et si conforme aux bienséances, que ses spectateurs soient captivés par son art invisible. Finalement, Racine surprend ses spectateurs par des moments où ses personnages touchent et ravissent à cause d’un certain je ne sais quoi, qualité ineffable de l’honnêteté selon Père Bouhours et qui a un rapport esthétique avec le sublime envisagé par Racine 4 . Le succès de ses pièces auprès de ses spectateurs atteste que Racine a ciblé certaines règles de l’honnêteté, se garantissant ainsi la faveur publique 5 . L’art de plaire : esthétique racinienne, esthétique de l’honnêteté L’esthétique du XVII e siècle est bel et bien une esthétique hédoniste selon les prescriptions de Boileau dans l’Art Poétique, « N’offrez point au lecteur que ce qui peut lui plaire 6 ». Que Racine ait donc écrit : « La principale règle est de plaire et de toucher 7 » montre sa conformité aux exigences littéraires de son siècle 8 . L’art de plaire est également central dans l’esthétique de l’honnête homme 9 . Pour plaire, l’honnête homme doit prendre en compte le goût des personnes qui l’entourent, s’adaptant aux besoins et aux attentes d’autrui pour s’assurer d’une séduction complète. La Rochefoucauld écrit dans sa Réflexion IV, « …il faut choisir ce qui convient à 4 Dominique Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, éds. B. Beugnot et G. Declercq, Paris, Honoré Champion, 2003. 5 Alain Viala, Racine, la stratégie du caméléon, Paris, Seghers, 1990. 6 Nicolas Boileau, « Art Poétique », Œuvres complètes, Paris, Garnier Frères, 1870. p. 176. 7 Jean Racine, « Préface » de Bérénice, dans Œuvres Complètes, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, 1999. p. 452. Toute citation de Racine sera prise de cette édition, dorénavant présentée comme OC. 8 Quoique Alain Viala se méfie des préfaces comme sources de véritable poétique racinien, le fait que Racine y exprime une esthétique conforme à celle de certains de ses contemporains suggère qu’on doit reconsidérer les préfaces comme quelque chose de véritablement programmatique. 9 Voir particulièrement les études de Domna Stanton et Jean-Pierre Dens. Racine, dramaturge de l’honnêteté et du je-ne-sais-quoi 395 chacun 10 ». Le Chevalier de Méré atteste que la véritable honnêteté « sous quelque forme qu’elle se montre, […] plaît toujours 11 ». La connaissance du goût de son public et l’adaptation intime à ses préférences est un des traits particuliers de Racine. Les spectateurs de la deuxième moitié du XVII e siècle, en évoluant dans leurs goûts, en viennent à préférer le plaisir de l’honnêteté et de la galanterie à l’héroïsme cornélien 12 . Racine est homme du moment, car il utilise le langage de la galanterie, employant tout un lexique « des flammes, des fers et autres feux », lui donnant « son expressivité tragique et son pouvoir évocateur 13 ». Comme l’honnête homme le plus accompli, Racine sait plaire, et ce avec un style qui séduit ses spectateurs. Le plaisir des personnages : Alexandre honnête et Hippolyte galant Avant que Racine n’ait écrit son Alexandre, le roi macédonien était considéré comme un exemple d’honnête homme de l’Antiquité 14 . Dans sa préface, Racine affirme le désir de créer une pièce où le personnage principal ne manifeste pas un héroïsme cornélien (projet déjà essayé et manqué dans La Thébaïde), mais un héros galant qui se conforme au goût d’un public qui connaît la véritable règle du théâtre plutôt qu’aux attentes d’un de ces esprits malades qui, selon Racine, va « au Théâtre avec un ferme dessein de n’y point prendre de plaisir 15 ». Un des détracteurs d’Alexandre est Saint-Évremond, qui condamne Racine pour avoir oublié combien la France n’était pas la Perse 16 . Mais cet 10 François duc de La Rochefoucauld, Œuvres Complètes, éd. J. Marchand et R. Kanters, Paris, Gallimard, 1964. p. 510. 11 Antoine Gombaud, Chevalier de Méré, Œuvres Complètes, éd. C. Boudhours, Paris, Fernand Roches, 1930. p. 52. 12 Jean-Pierre Dens, L’Honnête Homme et la critique du goût : esthétique et société au XVII e siècle, Lexington, French Forum Publisher, 1981. p. 24. 13 Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Honoré Champion, 1997. p. 202. 14 « When viewed through the lens of honnêteté, Alexander and Caesar stood forth as models antithetical to the “barbarian princes” of old. » Stanton, op. cit., p. 65. 15 Racine, « Préface » d’Alexandre le Grand, dans OC, p. 125. 16 « Au lieu de nous transporter aux Indes, on l’amène en France, où il [Porus] s’accoutume si bien à notre humeur qu’il semble être né parmi nous, ou du moins y avoir vécu toute sa vie. » (Charles de Saint-Évremond, « Sur le Grand Alexandre », OC, p. 184). Voir aussi l’œuvre de Quentin M. Hope, Saint-Evremond : The Honnête Homme as Critic, Bloomington, Indiana University Press, 1962. Esther Van Dyke 396 « oubli » permet au dramaturge de diminuer la distance historique 17 , rendant Alexandre compréhensible à ses spectateurs français, et permettant une identification avec le personnage. D’autres détracteurs déclarent que Porus est plus grand qu’Alexandre, jugement conditionné par l’héroïsme cornélien. Ils ont oublié que les valeurs d’un honnête homme sont de soumettre son adversaire par d’autres moyens que la violence 18 . Ainsi, la magnanimité d’Alexandre est la véritable marque d’un homme qui, ayant conquis les terres de son ennemi, cherche à vaincre son estime. Racine le souligne dans sa préface, « Le véritable Sujet de la Pièce [est] la générosité de ce Conquérant 19 . » La réponse de Porus y fait écho, Seigneur, jusqu’à ce jour, l’Univers en alarmes Me forçait d’admirer le bonheur de vos Armes. […] Je me rends. Je vous cède une pleine Victoire. Vos vertus, je l’avoue, égalent votre gloire, (V, 4, 1597-1598, 1601-1602) L’honnêteté d’Alexandre tout en assurant la « pleine Victoire » sur le cœur de Porus, vise à conquérir au même moment les cœurs des spectateurs 20 . Le succès d’Alexandre est vérifié par « la plus grande partie du public [qui estimait] sans doute que c’était précisément ce qui convenait pour faire le portrait symbolique du “plus grand roi du monde”, le magnanime et galant roi de France 21 ». C’est à dire que les valeurs galantes du roi se retrouvent chez un empereur qui, quoique couvert de la gloire d’un héros militaire, serait principalement occupé à vaincre le cœur de sa maîtresse 22 . Les entretiens entre Alexandre et Cléofile ont toutes les marques d’une conversation galante où l’amant se bat pour une conquête amoureuse. Alexandre accuse Cléofile d’avoir le seul cœur qui résiste les avances d’un 17 C’est un renversement en quelque sorte de l’éloignement temporel dont parle Thomas Pavel dans L’Art de l’éloignement : Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard, 1996. 18 Carine Barbafieri, Atrée et Céladon : Galanterie dans le théâtre tragique de la France Classique, Renne, Presses universitaires de Rennes, 2006. p. 105. 19 Racine, « Préface » d’Alexandre le Grand, dans OC, p. 126. Je souligne. 20 « Le public est un terrain à gagner, à conquérir, à utiliser, avant d'être un destinataire à convaincre, ou à séduire, et c’est par là qu’il s'unifie et s’identifie comme destinataire. » Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994. p. 201. 21 George Forestier, « Notice » pour Alexandre le Grand, OC, p. 1292. Je souligne. 22 « L’idéal de l’honnêteté, s’il n’exclut pas la galanterie, le dépasse par son côté théorique et esthétique. La galanterie se limite à un type particulier d’activité - l’exploit amoureux - alors que l’honnêteté propose une vision générale de l’homme mondain. » Dens, op. cit., p. 17. Racine, dramaturge de l’honnêteté et du je-ne-sais-quoi 397 amant illustre 23 . Cléofile répond en amante judicieuse qui craint un déséquilibre entre les valeurs d’un véritable honnête homme et celles d’un prétendant qui ne cherche que la gloire 24 : On attend peu d’amour d’un Héros tel que vous. La Gloire fit toujours vos transports les plus doux. Et peut-être, au moment que ce grand Cœur soupire, La Gloire de me vaincre est tout ce qu’il désire (III, 6, 907-910) Racine crée un galant Hippolyte afin que ses spectateurs s’identifient au personnage. On lit dans la préface de Phèdre qu’Hippolyte a une « faiblesse qui le rendrait un peu coupable […], sans pourtant lui rien ôter de [la] grandeur d’âme 25 ». Un héros d’une « chasteté sauvage et misogyne, » tel que l’Hippolyte d’Euripide, serait incompréhensible au public du XVII e siècle 26 . La « faiblesse » d’être vulnérable aux charmes d’Aricie le transforme en jeune homme amoureux, galant, et donc familier au public racinien. Or, Racine fait plus ; il veut choquer son spectateur par le contraste entre l’amour galant d’Hippolyte et la passion incestueuse de Phèdre. Quoique Phèdre et Hippolyte soient tous les deux esclaves de l’amour, les liens d’Hippolyte amplifient le plaisir théâtral à cause de leur tendresse, tandis que les chaînes de la passion interdite de Phèdre font frémir par leur qualité meurtrière et tragique. Dès la première scène les amours d’Hippolyte engendrent des galanteries : expression discrète, « Si je la haïssais, je ne la fuirais pas » (I, 1, 56) ; ou métaphore de la conquête, « Aurais-je pour vainqueur dû choisir Aricie ? » (I, 1, 101). Pour emprunter le mot de Voltaire, Hippolyte est typique des héros raciniens qui « ont tous le même mérite, / Tendres, galants, doux et discrets ; / Et l’Amour, qui marche à leur suite, / Les croit des courtisans français 27 ». Or, la critique de Voltaire fait surgir le paradoxe du héros racinien ; il incarne à la fois des frivolités nontragiques, mais il reste néanmoins le héros d’une tragédie, propre à affirmer la grandeur des passions. 23 « Et lui seul pourrait-il échapper aujourd’hui / À l’ardeur d’un vainqueur qui ne cherche que lui ? » (III, 6, 891-892) 24 « The lie which can produce artistic truth, artifice must be wrought so deftly and delicately that it will allow us to “carry off” with an appealing air those things that come naturally to us. » Stanton, op. cit., p. 178. « L’homme apprend à dominer son discours, son maintien, et jusqu’à son regard afin de mieux dominer autrui. » Dens, op. cit., p. 24. 25 Racine, « Préface » de Phèdre, dans OC, p. 818. 26 Forestier, « Notice » pour Phèdre et Hippolyte, dans OC, p. 1632. 27 Voltaire, Le Temple du Goût, t. 8, Paris, Garnier, 1877. p. 578. Esther Van Dyke 398 Par contre, le langage de Phèdre est rempli de toute l’agonie et la torture d’une héroïne tragique de l’Antiquité. En effet, Longepierre rapproche le vers racinien si célèbre, « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue » (v. 273) avec une ode de Sapho traduite dans le Traité du Sublime par Boileau 28 . Pour les spectateurs plus accoutumés aux exclamations galantes telles que celles d’Hippolyte, les cris d’agonie de Phèdre seront d’autant plus choquants qu’ils sont quasi-démoniaques, voire des tourments qui consument et l’âme et le corps de l’héroïne par cette « flamme si noire 29 ». Racine entrelace l’esthétique de l’honnêteté avec celle de la tragédie pour créer cet effet inoubliable 30 . L’art de dissimuler l’art : la subtilité racinienne Une des caractéristiques essentielles de l’honnête homme est la capacité de rendre invisible l’art de ses manières. Pour Méré, la grâce inattendue et inexplicable d’un honnête homme, « semble avoir un peu de sorcellerie » qui est d’ailleurs naturelle et souple 31 . Pour La Rochefoucauld, l’honnête homme est une œuvre d’art imitant « les règles des grands peintres, pour nous donner des tableaux parfaits 32 » et, comme tout tableau accompli, d’après Roger Piles, le spectateur doit sentir les effets « sans en pénétrer la véritable cause 33 ». Cette gamme de métaphores indique que l’honnête homme possède un talent secret pour ensorceler et charmer ses cibles, tout en cachant la manière dont il y arrive 34 . 28 « Je sens de veine en veine une subtile flame / Courir par tout mon corps si tost que je te vois : / Et dans les doux transports où s’égare mon ame, / Je ne sçaurais trouve de langue ni de voix. / / Un nuage confus se répand sur ma vûë ; / Je n’entens plus ; je tombe en de douces langueurs ; / Et pâle, sans haleine, interdite, éperduë, / Un frisson me saisit je tremble, je me meurs. » Cité dans G. Forestier, « Notes et variantes, », dans OC, op. cit., p. 1648. Voir aussi le travail de Joan DeJean, Fictions of Sappho 1546-1937, Chicago, University of Chicago Press, 1989. 29 Boris Donné, « Dossier » de Phèdre par Jean Racine, Paris, Flammarion, 2000. p. 201. 30 Barbafieri, op. cit., p. 20. 31 Méré, op. cit., p. 19. 32 La Rochefoucauld, op. cit., p. 522. 33 Roger de Piles, Abrégé de la vie des peintres, Paris, J. Etienne, 1715. p. 10. 34 « A prudent, patient approach, understated to the point of imperceptibility, is the optimal means of “subduing” the intended victims. In particular, accommodation and self-effacement - the antithesis of one’s hidden, fundamental goals - will serve to captivate the other, bind him with handcuffs, carry off infallible victory. » Stanton, op. cit., p. 64. Racine, dramaturge de l’honnêteté et du je-ne-sais-quoi 399 La capacité de rendre invisible l’acte créatif n’est pas limitée aux arts sociaux. Les auteurs mondains, voire honnêtes, et les dramaturges classiques partageaient « le même souci du charme et de l’enjouement 35 ». Tout ce qui est simple et naturel et qui cache l’artifice augmente la performance de l’honnêteté et du théâtre. Boileau, dans l’Art Poétique, préconise, « soyez Simple avec art, / Sublime sans orgueil, agréable sans fard 36 », idée qu’il reprend dans le Traité du Sublime, « Le sublime se peut trouver dans une seule pensée » et encore, « Il faut toujours supposer [la Nature] comme […] le premier fondement [de notre art] 37 ». Racine, grand ami de Boileau et familier de l’œuvre du pseudo-Longin, savait combien il était nécessaire d’être simple et naturel pour convaincre les honnêtes gens de la vraisemblance de son œuvre. Racine tentait d’établir un équilibre entre la stylistique requise par la haute tragédie et l’importance de « prononcer la poésie comme prose », équilibre qui en théorie fondait la puissance de la poésie racinienne sur la simplicité du langage parlé 38 . L’enjouement de la tragédie pour Racine tend à faire surgir les émotions de ses spectateurs 39 . En effet Bérénice vise « cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la Tragédie 40 ». Mais comme, « il n’y a que le vraisemblable qui touche dans la Tragédie », Racine remplit cette tragédie avec une tristesse compréhensible, et donc vraisemblable, des amants contraints de se quitter. Les spectateurs connaissent la tristesse de Bérénice accablée par la trahison de Titus. Les larmes auxquelles Racine fait référence dans sa préface auront coulé lors de la réponse élégiaque de la reine à sa suivante qui veut réparer l’outrage de ses pleurs, « Laisse, laisse Phénice, il verra son ouvrage. / Et que m’importe, hélas ! de ces vains ornements ? / Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements ; / […] Si ma mort toute prête enfin ne le ramène. » (IV, 2, 972-974 ; 976) Selon Racine, sa tragédie a réussi à cause de l’« action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments, et de l’élégance de l’expression 41 ». L’insistance sur cette simplicité et cette beauté discursive rappelle la puissance du sublime 35 Génetiot, op. cit., p. 281. 36 Boileau, « Art Poétique », OC, p. 176. 37 Boileau, « Traité du Sublime », OC, p. 421. 38 David Maskell, Racine a Theatrical Reading, Oxford, Clarendon Press, 1991. p. 117. 39 « But for Racine the tragic pertained to a particular kind of effect that a play might have on a theatre audience. In order to be tragic a play had to stir the emotions of the spectators, and especially to touch them, to move them to pity. » Michael Hawcroft, Word as Action : Racine, Rhetoric, and Theatrical Language, Oxford, Clarendon Press, 1992. p. 250. 40 Racine, « Préface » de Bérénice, dans OC, p. 450. 41 Ibid., p. 451. Esther Van Dyke 400 prônée par Boileau, ainsi que l’esthétique naturelle de l’honnête homme. L’esthétique de la simplicité (si nécessaire chez les honnêtes gens) trouve un parallèle dans la rhétorique classique 42 . Dans Iphigénie, on constate encore que Racine choisit le tragique qui mène au plaisir des larmes, dont toute la beauté se trouve dans l’illusion théâtrale créée par le seul langage 43 . Dans la préface, Racine attaque l’opéra, au motif que Quinault et Lully ne mettent rien en œuvre pour dissimuler leur art. Ainsi le deus ex machina de l’opéra qui se doit d’étonner par le merveilleux d’un dieu tout puissant agissant dans le monde humain, risque de devenir ridicule si ce même dieu reste pendu à sa machine lorsqu’on tâche de le libérer des cordes enchevêtrées. L’illusion est détruite par une théâtralité trop ostentatoire. Racine, conscient que même la présence des dieux est problématique, veut effacer les traces de tout ce qui serait « trop absurde » aux yeux des spectateurs, et le remplacer par « ce merveilleux dans le discours » qu’est le sublime. Ainsi, le dénouement d’Iphigénie, « tiré du fond même de la Pièce » trouve dans « l’heureux Personnage d’Eriphile » une manière de détourner ce qui est « trop incroyable », et, si on peut croire la préface, a produit un grand plaisir parmi les spectateurs parisiens qui « ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce 44 ». L’art d’éblouir : la surprise théâtrale Paradoxalement, l’ars vivendi d’un honnête homme consiste à cultiver invisiblement ses traits de négligence et de charme pour devenir ultimement remarquable et inoubliable dans les esprits et les cœurs de ses familiers, à savoir créer une sorte de révélation de soi 45 . C’est le moment du je ne sais quoi dont parle Bouhours, « ce je ne scay quoy qui surprend et qui emporte le cœur à une première vue 46 ». Racine, exploitant l’idée cartésienne que la surprise et l’étonnement créent un déséquilibre dans l’esprit, se plaît à 42 Gilles Declercq, « La Rhétorique classique entre évidence et sublime (1650- 1675) », Histoire de la rhétorique dans l’Europe modern 1450-1950, éd. M. Fumaroli, Paris, Puf, 1999. 43 « The pleasure of a tragedy is closely related to the spectators’ being touched by what they see and hear. » Hawcroft, op. cit., p. 250. 44 Racine, « Préface » d’Iphigénie, dans OC, p. 699. 45 « The aristocrat’s self-reflexive goal “to be first…in the hearts and minds of those around” […] required the continual emission of almost imperceptible things. […but] we never forget them because they never lose their appeal. » Stanton, op. cit., p. 122. 46 Bouhours, op. cit., p. 267. Racine, dramaturge de l’honnêteté et du je-ne-sais-quoi 401 bouleverser ses spectateurs et les rendre plus vulnérables aux émotions de pitié et de terreur, censées assurer le plaisir théâtral 47 . Quoique Racine manipule les principes du théâtre et de la rhétorique antique pour leur effet maximum 48 , on pourrait dire qu’une des particularités de la surprise racinienne est le personnage inattendu. Le dramaturge crée ce type de personnage à partir d’un mélange paradoxal du vraisemblance et de défaut de bienséance. Que faire si les deux caractéristiques les plus appréciées des honnêtes gens s’opposent ? Prenons le cas particulier de Néron. Selon Racine, certains de ses critiques l’ont condamné, et ont « pris même le parti de Néron contre [lui]. Ils ont dit qu’ [il] le faisai[t] trop cruel », tandis que d’autres ont accusé le dramaturge de l’avoir fait « trop bon 49 ». Cet étrange désaccord des détracteurs de Racine trouve son origine dans la scission qu’il opère lui-même sur le caractère du personnage : Néron est à la fois « dans son particulier et dans sa famille » et ainsi devrait agir selon les bienséances, et en même temps il est le « monstre naissant » que demande la vraisemblance historique 50 . Lorsque Néron parle de Junie, ses vers éblouissent le spectateur par leur beauté et leur simplicité poétique, on dirait un amant qui fait l’éloge de son bien-aimée : Belle, sans ornement, dans le simple appareil D’une Beauté qu’on vient d’arracher au sommeil. Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence, Les ombres, les flambeaux, les cris, et le silence […] Relevaient de ses yeux les timides douceurs. (II, 2, 388-391 ; 393) Quoique Néron utilise le champ lexical de l’honnêteté pour décrire sa réaction envers la beauté et la simplicité de Junie, la cruauté qu’il manifeste en persécutant une jeune fille laisse présager le monstre à venir : « J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler » (II, ii, 402). Dans un même moment théâtral, Néron plaît aux honnêtes gens et les choque avec sa poésie et sa 47 « Et cette surprise a tant de pouvoir […] que tout le corps demeure immobile comme une statue & qu’on ne peut apercevoir de l’objet que la première face qui s’est présentée, ni par conséquent en acquérir une plus particulière connaissance. C’est cela qu’on nomme communément être étonné. Et l’étonnement est un excès d’admiration, qui ne peut jamais être que mauvais. » René Descartes, Passions de l’Âme, Paris, Henri le Gras, 1649. Article 73. 48 Nous y constatons le coup de théâtre et la péripétie d’Aristote, l’hypotypose quintilienne, et le sublime longinien. 49 Racine, « Préface » de Britannicus, dans OC, p. 372. 50 Ibid., p. 372. Esther Van Dyke 402 cruauté incompréhensible, ce qui introduit un contraste poétique puissant dans l’œuvre racinienne 51 . * * * Reste à évoquer le cas parallèle et également polémique d’un Pyrrhus cruel qui néanmoins meurt galamment pour la femme qu’il adore ; ou d’un Titus, empereur qui pleure pour la perte de son amante ; ou d’une reine comme Agrippine qui ose s’asseoir devant son fils l’empereur, posture d’autant plus frappante qu’elle est irrespectueuse ; ou d’un Agamemnon, roi des rois, qui cache son visage pour ne pas voir les derniers moments de sa fille ; ou d’une Esther qui trouve le courage politique de sauver son peuple et d’en massacrer un autre, mais qui impressionne tellement Assuérus qu’il dit, « Je ne trouve qu’en vous je ne sais quelle grâce / qui me charme toujours et ne me lasse » (II, 7, 699). Tous ces personnages ont choqué et surpris par leurs qualités inattendues. Qu’il utilise l’esthétique de l’honnêteté ou celle de la tragédie classique, Racine a su « connaître en toutes les choses les meilleurs moyens de plaire et de les savoir pratiquer 52 ». Sources : Boileau, Nicolas. Œuvres complètes. Paris, Garnier Frères, 1870. Bouhours, Dominique. Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène. éds. Bernard Beugnot et Gilles Declercq. Paris, Honoré Champion, 2003. Descartes, René. Passions de l’Âme. Paris, Henri le Gras, 1649. La Rochefoucauld, François duc de. Œuvres Complètes. éds. J. Marchand et R. Kanters. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964. Méré, Antoine Gombaud, Chevalier de. Œuvres Complètes. éd. C. Boudhours. Paris, Fernand Roches, 1930. Molière. « La Critique de l’École des femmes », dans Œuvres Complètes, t. 1. éds. Georges Forestier et Claude Bourqui. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010. Piles, Roger de. Abrégé de la vie des peintres. Paris, J. Etienne, 1715. Racine, Jean. Œuvres Complètes. éd. Georges Forestier. Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999. Saint-Évremond, Charles. « Sur le Grand Alexandre », dans Œuvres Complètes de Racine. éd. Georges Forestier. Paris, Garnier, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999. Voltaire. Le Temple du Goût. t. 8. Paris, Garnier, 1877. 51 Jennifer Tamas, Le Silence Trahi : Racine ou la déclaration tragique, Paris, Droz, 2018. 52 Méré, op. cit., p. 55. Racine, dramaturge de l’honnêteté et du je-ne-sais-quoi 403 Études : Barbafieri, Carine. Atrée et Céladon : La galanterie dans le théâtre tragique de la France classique (1634-1702). Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006. Bury, Emmanuel. Littérature et politesse : L’Invention de l’honnête homme (1580- 1750). Paris, Presses universitaires de France, 1996. Declercq, Gilles. « La Rhétorique classique entre évidence et sublime (1650- 1675) » dans Histoire de la rhétorique dans l’Europe modern 1450-1950. éd. M. Fumaroli. Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 629-706. DeJean, Joan. Fictions of Sappho 1546-1937. Chicago, University of Chicago Press, 1989. Dens, Jean-Pierre. L’Honnête Homme et la critique du goût : esthétique et société au XVII e siècle. Lexington, French Forum Publisher, 1981. Donné, Boris. « Dossier » de Phèdre par Jean Racine. Paris, Flammarion, 2000. Forestier, Georges. « Notices » dans Œuvres Complètes de Racine. Paris, Garnier, 1999. Génetiot, Alain. Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine. Paris, Honoré Champion, 1997. Hawcroft, Michael. Word as Action : Racine, Rhetoric, and Theatrical Language. Oxford, Clarenden Press, 1992. Hope, Quentin M. Saint-Evremond : The Honnête Homme as Critic. Bloomington, Indiana University Press, 1962. Kajman, Hélène. Public et littérature au XVII e siècle. Paris, Les Belles Lettres, 1994. Maskell, David. Racine a Theatrical Reading. Oxford, Clarendon Press, 1991. Pavel, Thomas. L’Art de l’éloignement : Essai sur l’imagination classique. Paris, Gallimard, 1996. Stanton, Domna. The Aristocrat as Art : A Study of the Honnête Homme and the Dandy in Seventeenth and Nineteenth-Century French Literature. New York, Columbia University Press, 1980. Tamas, Jennifer. Le Silence trahi : Racine ou la déclaration tragique. Paris, Droz, 2018. Viala, Alain. Racine, la stratégie du caméléon. Paris, Seghers, 1990. L’honnêteté dans les traités de musique au Grand Siècle G IULIA D’A NDREA (U NIVERSITÀ DEL S ALENTO - L ECCE ) Introduction Parmi les traités sur l’honnêteté qui s’inspirent du modèle italien du Cortegiano, l’Honnête homme de Nicolas Faret (1630) a remporté un succès remarquable dont témoignent ses nombreuses rééditions et sa traduction en langue espagnole. Dans cet ouvrage, devenu fondateur car il a inauguré toute une série de publications sur le sujet, l’auteur dessine un portrait qui semble coïncider avec celui du courtisan idéal. C’est dans cette perspective que nous nous situerons afin de vérifier si le discours sur la musique s’inspire de quelque manière des qualités du corps, de l’esprit et de l’âme décrites par Faret. Parmi ces qualités, il y a « une certaine negligence qui cache l’artifice 1 », une vertu qui n’est pas sans rappeler celle du parfait homme de cour décrit par Baldassarre Castiglione, dénommée sprezzatura 2 . Ce mot est attesté dans des ouvrages de musique italiens pour décrire la nouvelle manière de chanter adoptée à la suite de l’introduction de la monodie accompagnée. En l’occurrence, Giulio Caccini l’utilise dans sa préface à Le nuove musiche (1601), pour définir ce nouveau style de chant qui n’est pas soumis à une mesure régulière, où la durée des notes est souvent abrégée en fonction des concepts exprimés par les paroles 3 . C’est à partir de cet exemple que nous avons eu l’idée d’entamer une recherche sur les liens entre la notion d’honnêteté et le discours sur la 1 Nicolas Faret. L’Honneste-homme ou, l’Art de plaire à la court, Paris, T. du Bray, 1630, p. 35. 2 Baldassarre Castiglione. Il Cortigiano [1528], éd. Amedeo Quondam, Milano, Oscar Classici Mondadori, 2002, p. 48. 3 Voir Giulio Caccini. Le nuove musiche, Firenze, Marescotti, 1601, p. 11. Giulia D’Andrea 406 musique dans la France du Grand Siècle. Notre but est de démontrer de quelle manière le discours sur la musique s’est approprié la notion d’honnêteté. La lecture d’un certain nombre de textes théoriques sur la musique s’est révélée très féconde, car les points de contact entre ces textes et le discours sur l’honnêteté sont nombreux. Par exemple, le principe d’après lequel il vaut mieux que l’honnête homme soit « passablement imbu de plusieurs sciences, que solidement profond en une seule 4 » se retrouve aussi dans le discours sur la musique. Dans les Préludes de l’harmonie universelle, qui datent de la même époque, le Père Mersenne va jusqu’à dire que « le trop frequent usage de la Musique, […] rend les hommes lasches, & effeminez 5 ». Il est reconnu que le Grand Siècle accorde une place importante à la musique. Voici ce qu’écrit la Princesse Palatine, le 3 mars 1695 : Ici personne ne veut plus danser ; par contre ils apprennent tous la musique. C’est la très grande mode maintenant et elle est suivie par tous les jeunes gens de qualité, tant hommes que femmes. 6 La France du XVII e siècle connaît un véritable engouement pour la musique, dont témoigne aussi la satire des mœurs mise en scène par Molière : M ONSIEUR J OURDAIN . - Est-ce que les Gens de Qualité apprennent aussi la Musique ? M AISTRE DE MUSIQUE . - Oüy, Monsieur. M ONSIEUR J OURDAIN . - Je l’aprendray donc. 7 Ces deux extraits, appartenant respectivement au genre épistolaire et au genre dramatique, mettent en rapport le goût pour la musique et la condition sociale. Mais indépendamment des origines nobles des apprentis musiciens, la musique a joué un rôle de premier plan par rapport à ce modèle de comportement qu’est l’honnête homme. En effet, comme le souligne Emmanuel Bury, l’honnête homme se distingue en ce qu’il « est un “universel” par rapport à ces catégories sociales, car il efface les distinctions de naissance 8 ». Les auteurs des ouvrages de référence concernant la formation de l’honnête homme n’oublient pas de mentionner la musique : d’après Nicolas 4 N. Faret, op. cit., p. 49. 5 Marin Mersenne. Les Preludes de l’harmonie universelle, Paris, H. Guenon, 1634, p. 168. 6 Lettres de la Princesse Palatine (1672-1722), éd. Olivier Amiel, Paris, Mercure de France, 1981, p. 116. 7 Jean-Baptiste Poquelin Molière. Le Bourgeois Gentilhomme, Paris, C. Barbin, 1673, p. 10. 8 Emmanuel Bury. Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 178. L’honnêteté dans les traités de musique au Grand Siècle 407 Faret, il faut que l’honnête homme « sçache iouer du Luth & de la Guiterre, puis que nos Maistres & nos Maistresses s’y plaisent 9 » et qu’il « ait […] rendu son oreille capable de juger de la délicatesse des tons de musique 10 ». L’honnête garçon décrit par François de Grenaille doit savoir jouer des instruments, non seulement pour que son âme s’en réjouisse, mais aussi en raison du pouvoir communicatif et expressif de la musique, car « il n’y a pas peu de gloire à pouvoir faire parler ses mains dans le silence de la langue 11 ». L’honnête femme est également impliquée. Selon Jacques Du Bosc, il lui est plus convenable de s’appliquer à la musique qu’aux exercices d’une bonne ménagère 12 . Par ailleurs, les femmes sont explicitement mentionnées dans certains ouvrages sur la musique, notamment dans les deux premiers traités de clavecin : les Principes du clavecin de Saint Lambert (1702) et l’Art de toucher le clavecin de François Couperin (1716). Le clavecin y est décrit comme un instrument particulièrement adapté aux femmes en raison de la disposition de la main et notamment de la souplesse des nerfs, une caractéristique qui est propre aussi aux enfants, et qui donne aux doigts une certaine liberté de mouvement. Michel Corrette, dans sa méthode pour apprendre la basse continue, décrira le clavecin comme « une des parties de la belle éducation des demoiselles de condition 13 ». La présente étude ne concerne pas la musique en tant que domaine d’apprentissage dans l’éducation des honnêtes gens. La place accordée à la musique dans les traités de savoir-vivre français a été déjà analysée par Jean-Louis Jam, qui a souligné l’étroit lien entre la vie musicale et le pouvoir politique au Grand Siècle : Instrument potentiel de la concupiscence, redoutable perturbatrice du silence, […] obstacle enfin à la conversation civile comme aux manifestations les plus enjouées de la sociabilité mondaine, la musique ne s’imposa à la noblesse puis à la grande bourgeoisie qu’au travers de l’Imitatio Regis. 14 En revanche, notre étude vise à repérer la présence de l’honnêteté dans le discours sur la musique, notamment dans les ouvrages théoriques, afin de 9 N. Faret, op. cit., p. 27. 10 Ibid., p. 50. 11 [François] de Grenaille. L’Honneste Garçon, Paris, T. Quinet, 1642, II, p. 191. 12 Jacques Du Bosc. L’Honnête Femme, Paris, P. Billaine, 1632, p. 177. 13 Michel Corrette. Le Maitre de clavecin, Paris, l’Auteur, 1753, p. C. 14 Jean-Louis Jam. « La musique dans les traités de savoir-vivre français du XVII e siècle à nos jours », dans Alain Montandon (dir.), Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, Clairmont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1994, p. 349. Giulia D’Andrea 408 vérifier le bien-fondé de l’hypothèse selon laquelle l’idéal de l’honnête homme influencerait non seulement l’esthétique musicale, mais aussi la technique d’exécution vocale et instrumentale. Après avoir illustré brièvement les critères qui ont présidé à l’établissement du corpus, nous nous pencherons sur des aspects plus proprement linguistiques : dans le but d’étudier la manière dont le discours sur la musique renvoie à l’honnêteté, nous montrerons quelques analogies lexicales et, pour finir, nous analyserons la formation d’un terme de musique dont les racines peuvent être retrouvées dans le discours sur l’honnêteté. Constitution du corpus Dans le cadre du discours sur la musique, les méthodes et traités musicaux occupent une place non négligeable. Ces publications connaissent un véritable essor au Grand Siècle aussi bien pour des raisons pédagogiques que pour des raisons commerciales. Au fur et à mesure que l’étude de la musique se répand dans les différentes couches sociales, ce genre de textes remporte un succès dont témoignent les nombreuses méthodes imprimées ou gravées. Que ce soit dans le cadre des maîtrises ou auprès de l’Académie royale de musique, ou encore - pour les « gens de qualité » - avec des maîtres privés, tout élève est censé consulter ces méthodes 15 . Les genres textuels utilisés par les auteurs comprennent : - les introductions-méthodes, à savoir les préfaces ou les avertissements servant d’introduction à des pièces de musique où l’auteur donne des conseils pour bien exécuter sa propre musique ; - les véritables traités, ouvrages articulés en plusieurs chapitres ayant une structure assez organisée ; - les méthodes par demandes et par réponses. Nous avons constitué un corpus de dix-sept ouvrages sur la musique publiés en France entre 1660 et 1716. Les limites temporelles de ce corpus correspondent aux dates du règne personnel de Louis XIV. Elles n’ont pas été définies a priori, mais en cours de recherche : en effet, 1660 représente un tournant non seulement pour l’histoire, la culture et la société française, mais aussi pour les écrits sur la musique. À cette époque, on assiste à un changement significatif concernant la théorie musicale car un nouveau système de solfège, la méthode du si, s’impose en remplacement de l’an- 15 Philippe Lescat. Méthodes et traités musicaux en France 1660-1800, Paris, Institut de Pédagogie musicale et chorégraphique, 1991, p. 9. L’honnêteté dans les traités de musique au Grand Siècle 409 cienne méthode par muances 16 . Par ailleurs, à partir de 1660, le nombre de publications relatives à un seul instrument augmente sensiblement. Comme l’a fort bien souligné le musicologue Philippe Lescat, ces publications peuvent être divisées en deux groupes : d’une part, les ouvrages traitant de sujets tels que l’harmonie ou le plain-chant, à propos desquels il y avait déjà une littérature ; d’autre part, des ouvrages portant sur le chant ou sur des instruments qui n’avaient pas encore été pris en compte auparavant 17 . Le corpus ainsi établi est assez représentatif de la variété de sujets abordés : en effet, les textes choisis, tout en ayant en commun la visée didactique, traitent de plusieurs instruments de musique, sans négliger la voix et les techniques d’accompagnement. Dans le paragraphe suivant, nous chercherons à établir des points de contacts entre le discours sur l’honnêteté et celui sur la musique. En particulier, nous présenterons brièvement une méthode qui nous a permis de mieux réfléchir à des analogies lexicales entre ces deux types de discours. Une approche lexicologique : de la notion aux mots de l’honnêteté Dans sa Méthode en lexicologie, Georges Matoré s’emploie à étudier les faits de vocabulaire non pas selon des critères morphologiques mais en rapport aux faits de société. Il range honnête homme parmi les mots-clés, à savoir parmi des unités lexicologiques qui expriment de manière synthétique une société et qui commandent le vocabulaire d’une époque donnée 18 . Ceci est utile pour notre réflexion sur l’honnêteté. La définition de « mot-clé » donnée par Matoré s’inscrit dans une optique où le mot est considéré par rapport au groupe auquel il appartient ; à l’intérieur du champ notionnel ainsi dégagé, Matoré suggère d’identifier aussi des mots-témoins, à savoir des éléments dont l’importance est à mesurer non pas à leur fréquence mais à leur poids à l’intérieur d’une hiérarchie. Sans vouloir ici établir le champ notionnel de l’honnêteté, nous souhaitons apporter des éléments de réflexion sur les lexies suivantes : négligence ; bonne grâce ; 16 Voir ibid., p. 75-76. 17 Voir ibid., p. 11-12. 18 Georges Matoré. La méthode en lexicologie. Domaine français, Paris, Didier, 1953. Un autre exemple de mot-clé, d’après Matoré, serait le philosophe au XVIII e siècle. Giulia D’Andrea 410 bienséance ; agréable. Bien qu’il ne s’agisse pas de néologismes au sens strict du mot, il nous semble qu’au Grand Siècle chacune de ces lexies marque un tournant par la signification qu’elle acquiert dans le discours sur l’honnêteté, en jouant un rôle que l’on peut assimiler à celui du mot-témoin, manifestation d’un dynamisme et « symbole d’un changement 19 ». Suite à la lecture croisée du corpus de traités musicaux décrit au paragraphe précédent, nous avons remarqué que ces quatre mots, ainsi que les idées qui y sont associées, sont souvent présents dans le discours sur la musique. Dans ce qui suit, nous analyserons deux cas d’étude : le premier se focalise sur des mots du lexique commun, alors que le deuxième porte sur des termes de musique. Négligence et bonne grâce : la posture des musiciens Dans la section de son traité consacrée aux qualités de la disposition du corps de l’honnête homme, Faret conseille d’éviter « cette malheureuse & importune Affectation, qui ternit et soüille les plus belles choses 20 » et suggère d’adopter à sa place une attitude nonchalante, sans effort, qui soit utile à l’acquisition de la « bonne grâce ». Pour expliquer la mise en relation de la « négligence » et de la « bonne grâce », Faret mentionne aussi l’admiration suscitée par la facilité ou absence de contrainte par laquelle on est capable de faire des choses extraordinaires. Cette attitude qui refuse l’affectation est-elle en rapport avec celle du musicien du Grand Siècle envers la musique et, notamment, envers son instrument ? Par exemple, peut-on faire remonter à cet art de la nonchalance 21 la posture du musicien décrite en 1716 dans l’Art de toucher le clavecin ? Le claveciniste décrit par François Couperin doit « avoir un air aisé à son clavecin », « regarder la compagnie […] comme si on n’étoit point occupé d’ailleurs », jouer les préludes « d’une manière aisée, sans trop s’attacher à la précision des mouvemens 22 ». Bref, il doit faire preuve d’une grande aisance. Remarquons qu’au tout début de sa description, Couperin 19 Ibid., p. 66. 20 N. Faret, op. cit., p. 34-35. 21 Le mot négligence est justement défini par « Nonchalance, faute de soin & d’application » dans le Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, Coignard, 1694, t. 2, s. v. négligence. 22 François Couperin. L’Art de toucher le clavecin, Paris, l’Auteur, 1716, p. 5, 6 et 60. L’honnêteté dans les traités de musique au Grand Siècle 411 met en relation, d’une manière explicite, la position du corps du musicien et la « bonne grâce 23 ». Dans son portrait détaillé du parfait claveciniste, Couperin suggère aussi d’utiliser le miroir comme stratégie d’autocorrection pour éviter les grimaces du visage. S’agit-il d’un cas isolé ? Le dépouillement de notre corpus d’ouvrages sur la musique a mis en lumière que ce genre de commentaires représente une constante tout au long de la période analysée : on a même l’impression que certains conseils donnés à propos de la posture des musiciens font écho aux préceptes formulés dans le cadre du discours sur l’honnêteté. Nous allons en présenter ci-dessous quelques exemples. Michel de Saint Lambert, auteur du premier traité sur le clavecin, consacre un chapitre entier à la position des doigts ; il y affirme que « Chacun ne recherche en cela que sa commodité & la bonne grace 24 » : La commodité de celuy qui joüe est la premiére regle qu’il doit suivre ; la bonne grace est la seconde. Celle-cy consiste à tenir ses mains droites sur le Clavier ; c’est-à-dire, ne penchant ny en dedans ny en dehors. 25 Face à ces suggestions, nous faisons l’hypothèse que des principes tels que la commodité, la bonne grâce et la médiocrité (au sens de « juste milieu ») semblent acquérir ici une valeur supplémentaire par rapport à celle qu’ils revêtent dans le cadre du discours sur l’honnêteté, car en plus des connotations liées aux bienséances, ils permettent d’atteindre des objectifs esthétiques par des moyens techniques. La viole, instrument noble par excellence, n’en est pas exonérée : en 1687, Jean Rousseau publie son Traité de la viole, dédié à Monsieur de Sainte Colombe, où il vise à faire connaître la perfection de cet instrument. Après avoir donné les règles pour placer la viole, telles que la nécessité de choisir un siège commode qui ne soit ni trop haut ni trop bas, Rousseau aborde la manière de porter la main : la viole doit se tenir entre ses jambes, pour que la main soit « libre pour agir ». Il est cependant un cas où il faut se servir du pouce pour « avancer la Viole » : c’est lorsqu’il faut jouer sur les grosses cordes car, si on ne faisait pas comme cela, « on serait obligé de retirer le corps & de se gesner, outre que la posture serait desagreable 26 ». À propos de la manière de tenir et de conduire l’archet, Rousseau prône encore une fois l’absence de gêne et de contrainte : Il faut quand on jouë que le bois de l’Archet panche un peu en bas, afin que la main se porte naturellement & ne soit pas contrainte, & il faut aussi 23 Ibid., p. 3. 24 Michel de Saint Lambert. Les Principes du clavecin, Paris, Chr. Ballard, 1702, p. 40. 25 Ibid., p. 42. 26 Jean Rousseau. Traité de la viole, Paris, Chr. Ballard, 1687, p. 29. Giulia D’Andrea 412 prendre garde qu’il ne panche pas trop, de peur que touchant sur les chordes cela ne fasse un mauvais effet. 27 Encore une fois, les préceptes concernant la posture du musicien sont reliés à un jugement de valeur sur l’effet sonore qui en découle. Quant aux grimaces, associées par Faret à la « Fanfaronnerie 28 » et aux « gestes ridicules 29 », elles sont aussi proscrites dans le domaine de la musique. Par exemple, pour nous limiter aux instruments à vent, la nécessité d’éviter les grimaces est mentionnée aussi bien à propos de la manière dont il faut tenir le hautbois que dans un ouvrage dédié à la musette, instrument très à la mode dans la France du Grand Siècle. Dans le premier cas, Jean- Pierre Freillon-Ponceinre recommande de ne pas faire des grimaces et de n’agiter aucune partie du corps, ce qui serait « tres-desagreable aux personnes devant qui l’on joüerait 30 ». Quant à la musette, Charles-Emmanuel Borjon de Scellery consacre un chapitre entier de son traité à la description des différents types de grimaces, à leurs causes ainsi qu’aux possibles remèdes. Par ailleurs, il raconte comment l’ajout d’un soufflet à l’instrument, 40 ou 50 ans auparavant, avait pour but de le rendre « autant commode qu’agréable 31 » ainsi que d’éviter la très mauvaise grâce et la fatigue produites par la nécessité de souffler. Cette anecdote nous suggère que les grimaces peuvent avoir non seulement la conséquence de déplaire au public mais aussi des implications qui ressortissent de la facture des instruments. Bertrand de Bacilly mentionne les grimaces à propos des critères communément suivis pour choisir un bon maître de chant : sauf dans les cas où « ce défaut soit si grand qu’il soit inexcusable », Bacilly trouve que l’absence de grimaces n’est pas un critère essentiel, car les chanteurs sont souvent contraints, pour des raisons de prononciation, de « faire quelques figures de la bouche, qui passent souvent pour grimaces effectives, quoy qu’elles ne soient qu’imaginaires 32 ». Les données illustrées dans ce paragraphe montrent, donc, des liens saillants entre le discours sur la musique au Grand Siècle et les qualités de l’honnête homme telles qu’elles ont été notamment décrites par Nicolas 27 Ibid., p. 34. 28 N. Faret, op. cit., p. 23. 29 Ibid., p. 209. 30 Jean-Pierre Freillon-Poncein. La veritable maniere d’apprendre a jouer en perfection du haut-bois, de la flute et du flageolet, Paris, J. Collombat, 1700, p. 7-8. 31 Charles Emmanuel Borjon de Scellery. Traité de la musette, Lyon, J. Girin, & B. Riviere, 1672, p. 5. 32 Bertrand de Bacilly. Traité de la méthode ou Art de bien chanter, Paris, G. de Luyne, 1671, p. 74. L’honnêteté dans les traités de musique au Grand Siècle 413 Faret. Dans le paragraphe qui suit, nous nous focaliserons sur des aspects plus proprement lexicaux, pour vérifier si l’honnêteté influence aussi les termes de musique attestés dans notre corpus. L’honnêteté dans la terminologie musicale En partant des mots-témoins identifiés grâce à la méthode de Georges Matoré, nous avons repéré deux cas de termes de musique qui renvoient à l’honnêteté. Le premier exemple porte sur la distinction entre les « Tenuës de bienséance » et les « Tenuës d’Harmonie ». D’après Jean Rousseau, ces dernières sont indispensables pour respecter le lien harmonique, à savoir l’enchaînement des accords ; les tenues de bienséance, obligatoires dans tous les jeux de la viole, « consistent à ne lever jamais les doigts qui sont placez, sans necessité, & lors qu’on peut les tenir occupez sans forcer la main, parce que la figure la plus agreable sur la Viole, est d’avoir les doigts occupez 33 ». Dans ce cas, la mise en relation entre ce qui est agréable et l’absence de contrainte ne relève pas de critères musicaux car la position du corps est justifiée par des critères de convenance. Le deuxième exemple, beaucoup plus articulé, concerne le mot agrément, qui désigne la qualité de ce qui est agréable. Or, l’adjectif agréable est très attesté dès les premières pages de l’ouvrage de Faret, dont le « dessein est de représenter […] comme dans un petit tableau les qualitez les plus necessaires, soit de l’esprit, soit du corps, que doit posseder celuy qui se veut rendre agreable dans la cour 34 ». En musique, agrément est un terme utilisé encore aujourd’hui pour désigner les notes accessoires que l’on ajoute à la mélodie, notamment dans la musique vocale et instrumentale de la période baroque. Si l’on compare les définitions du mot agrément attestées dans les dictionnaires français du XVII e et du XVIII e siècles, on peut clairement observer comme il a évolué au fil du temps, d’une signification assez générique jusqu’à embrasser des significations plus techniques dans différents domaines, dont la musique. La première attestation lexicographique du mot agrément se trouve chez Richelet, qui indique, entre autres, la signification de « manière agréable, sorte de grace 35 ». Dans sa nouvelle édition (1706), Richelet amplifie sa définition comme suit : « bonne grace, air qui plait dans une personne, 33 J. Rousseau, op. cit., p. 56. 34 N. Faret, op. cit., p. 6. 35 Pierre Richelet. Dictionnaire françois, Geneve, J. H. Widerhold, 1680. Giulia D’Andrea 414 manieres qui agréent en quelcun » et ajoute qu’agrément est aussi un terme d’organiste, « une sorte de petite cadence ou de pincement qui se fait sur l’orgue 36 ». Il s’agit là de la première attestation lexicographique du terme agrément pris au sens technique dans le domaine de la musique. Cité sous la forme agreement, ce mot est défini par Furetière comme « Ce qui est agreable, ou ce qui contribuë à le rendre tel 37 ». Absent chez Thomas Corneille, agrément est recensé dans le Dictionnaire de l’Académie dès la première édition, mais la signification technique n’arrive que beaucoup plus tard. En parcourant les diverses éditions, il s’avère intéressant d’examiner de quelle manière s’est produit le changement sémantique : en 1694, agrément indique une « qualité par laquelle on plaist 38 » ; en 1740, les académiciens ajoutent qu’« [o]n appelle aussi Agrémens, certains divertissemens de Musique ou de danse, que l’on joint à des pièces de théatre 39 ». Bien que cette dernière définition demeure dans le domaine de la musique, il ne s’agit pas encore de l’acception qui fait l’objet de notre analyse 40 . En 1762, on retrouve aussi la glose suivante : « On appelle encore Agrémens, dans la musique, soit vocale, soit instrumentale, tout ce qui est capable de rendre un chant plus agréable » 41 . Cet ajout est d’une importance stratégique pour la reconstitution de l’historique du terme, car elle permet de mieux comprendre comment on est arrivé à la définition de 1798, à savoir : « On appelle encore Agrémens, dans la musique, soit vocale, soit instrumentale, Des sons accessoires ajoutés au chant pour le rendre plus agréable » 42 . À la lumière des données lexicographiques citées ci-dessus, nous pouvons mettre en évidence la métonymie par laquelle s’est produit le glissement de sens allant de la « qualité par laquelle on plaist » aux « sons accessoires ajoutés au chant pour le rendre plus agréable ». Passons maintenant à l’analyse des significations attestées dans le discours spécialisé. En ce qui concerne la lexicographie musicale, agrément est déjà recensé par Sébastien de Brossard, qui renvoie aux entrées figura et 36 Pierre Richelet. Dictionnaire françois, nouvelle édition, Amsterdam, J. Elzevir, 1706. 37 Antoine Furetière. Dictionnaire universel, La Haye / Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, t. 1. 38 Le Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, Coignard, 1694, t. 1. 39 Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, Coignard, 1740, t. 1. 40 Par ailleurs, il convient de signaler que cette acception est considérée comme vieillie dans le Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Firmin Didot Frères, 1835. 41 Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, Veuve Brunet, 1762, t. 1. 42 Dictionnaire de l’Académie française, Paris, J. J. Smits et Cie, 1798, t. 1. L’honnêteté dans les traités de musique au Grand Siècle 415 diminutione et, pour l’expression agrément du chant, au terme italien coloratura 43 . Le terme est évidemment attesté dans le dictionnaire spécialisé, beaucoup plus connu, de Jean-Jacques Rousseau, avec la définition suivante : Agréments du chant. On appelle ainsi dans la Musique Françoise certains tours de gosier et autres ornements affectés aux Notes qui sont dans telle ou telle position, selon les règles prescrites par le goût du Chant. 44 Il est bien connu que, par nature, les dictionnaires enregistrent les changements de la langue avec un certain retard. En effet, le dépouillement de notre corpus a montré que le mot agrément est attesté en 1671 dans l’Art de bien chanter de Bacilly, où il rivalise avec le mot ornement. Par exemple, lorsqu’il explique que la mesure n’est pas à confondre avec le « mouvement », c’est-à-dire avec « une certaine qualité qui donne l’ame au Chant 45 », Bacilly adopte les deux termes d’une manière interchangeable. La fonction des ornements dans la musique est clairement expliquée comme suit : dans le Chant, […] une Piece de Musique peut estre belle, & ne plaira pas, faute d’estre executée avec les ornemens necessaires, desquels ornemens la pluspart ne se marquent point d’ordinaire sur le papier. 46 Ici, Bacilly évoque un principe fondamental des pratiques d’exécution de la musique baroque : les ornements n’étant presque jamais écrits sur la partition, pour les utiliser à propos il faut en connaître non seulement les symboles avec leur explication, mais aussi les contextes d’emploi, ce qui contribue à rendre une pièce de musique agréable. Un quart de siècle plus tard, Étienne Loulié donne une définition qui évoque implicitement le glissement de sens déjà expliqué : « Agrément du chant est un, ou deux, ou plusieurs petits Sons, qu’on entremêle parmi les autres Sons ordinaires pour rendre le Chant plus agreable » 47 . Signalons, pour la petite histoire, qu’en 1787, Meude-Monpas définira l’agrément comme « de petites notes ajoutées, qui toujours défigurent la belle simplicité du chant 48 » et qu’un abus de cadences serait « ridicule et 43 Sébastien de Brossard. Dictionaire de musique, Paris, Chr. Ballard, 1703. 44 Jean-Jacques Rousseau. Dictionnaire de musique, Paris, Veuve Duchesne, 1768. 45 B. de Bacilly, op. cit., p. 200. 46 Ibid., p. 135. 47 Étienne Loulié. Elements ou principes de musique, Paris, Chr. Ballard et l’Auteur, 1696, p. 66. 48 Chevalier de Meude-Monpas. Dictionnaire de musique, Paris, Knapen et Fils, 1787, p. 7. Giulia D’Andrea 416 même insipide 49 ». Ce qui témoigne du changement d’esthétique survenu au cours du XVIII e siècle et de l’évolution du goût, malgré laquelle le terme agrément restera dans le lexique de la musique jusqu’à nos jours. Conclusions et perspectives Cette étude a mis en évidence des données intéressantes à propos des liens entre le discours sur l’honnêteté et celui sur la musique : à travers une approche fondée sur le lexique, nous avons montré comment les traits essentiels de la notion d’honnêteté se retrouvent dans les traités musicaux publiés en France au Grand Siècle. En l’occurrence, certaines qualités telles que l’absence d’affectation, la bonne grâce et la bienséance caractérisent aussi la description des postures des musiciens, dont la motivation relève tantôt de la technique instrumentale tantôt de critères esthétiques. Les conseils fournis par les auteurs à propos de l’aisance du corps et des grimaces du visage sous-tendent des paires antonymiques telles que commodité vs gêne ; liberté vs contrainte ; agréable vs désagréable. Après avoir évoqué les analogies entre la posture du musicien et la notion d’honnêteté prise au sens large, nous nous sommes penchée sur des aspects plus proprement linguistiques. Tout en tenant compte de ce qu’au XVII e siècle la langue spécialisée de la musique n’est pas encore fixée, nous nous sommes focalisée sur un terme musical issu du discours sur l’honnêteté et qui a encore aujourd’hui une signification technique dans le domaine de la musique : agrément. Nous en avons fait l’historique pour montrer comme son origine est liée au discours sur l’honnêteté. Pour résumer, le dépouillement d’un corpus de traités de musique publiés au Grand Siècle a révélé que l’honnêteté s’y manifeste dans plusieurs domaines et notamment sous forme de conseils concernant la posture du musicien, son attitude envers l’instrument, les pratiques d’exécution, l’esthétique, sans exclure les termes de musique. Il serait intéressant de compléter cette approche analytique et qualitative par une étude quantitative fondée sur l’exploitation des outils informatiques et de leurs potentialités, visant à repérer les mots et les expressions les plus utilisés. 49 Ibid., p. 26, s. v. cadence. L’honnêteté dans les traités de musique au Grand Siècle 417 Bibliographie Sources Bacilly, Bertrand de. Traité de la méthode ou Art de bien chanter. Paris, G. de Lvyne, 1671. Borjon de Scellery, Charles Emmanuel. Traité de la musette. Lyon, J. Girin & B. Riviere, 1672. Boyvin, Jacques. Traité abregé de l’accompagnement pour l’orgue et pour le clavecin. Paris, Chr. Ballard, 1705. Brossard, Sébastien de. Dictionaire de musique. Paris, Chr. Ballard, 1703. Caccini, Giulio. Le nuove musiche. Firenze, Marescotti, 1601. Campion, François. Traité d’accompagnement et de composition. Paris, Veuve G. Adam, l’Auteur, 1716. Castiglione, Baldassarre. Il cortigiano, éd. Amedeo Quondam. Milano, Oscar Classici Mondadori, 2002. 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With regard to literature, “honesty” did not concern only treatises about manners, but also poetry, involving the relationship between literature and power and concerning the pedagogical and formative practices of that time 1 . As a result, the man of letters also became an educator of powerful people: the centaur Chiron, preceptor of Achilles, was a figure dear to the Baroque taste for its hybrid and monstrous nature 2 . Many men of letters took care of the institutio principis. Yet, compared to the previous phase, emblematized by Baldassar Castiglione’s Cortegiano, the court scholar, in his role of teacher, educator, or secretary, was no longer bound to sincerity, but to honest dissimulation, that is, to fiction used for a good purpose (this modern development of the moralistic reflection takes place not only in 1 Quondam, Amedeo. « Magna & minima moralia. Qualche ricognizione intorno all’etica del Classicismo », Filologia e critica, XXV, 2-3 (2000), p. 179-221. 2 Morando, Simona. Il sogno di Chirone. Letteratura e potere nel primo Seicento. Lecce, Argo, 2012. Marco Leone 420 Italy, but also in France 3 ). Just like Chiron, who, although aware of the brevity of the existence of Achilles, still raised him as if he had to live forever, thus the teaching of honesty is preserved but, paradoxically, through insincere behavior: the way of “honest dissimulation”, to resume the well-known formula of Torquato Accetto, is the only one offered to the scholar in order to claim again the meaning and usefulness of the letters with regard to the prince. Between the Fifteenth and the Seventeenth century, specific treatises on the secretary, the courtier, and the intellectual at court (from Giovan Battista Guarini to Matteo Peregrini 4 ), updated, in light of new socialhistorical conditions, the archetype of Castiglione’s Cortegiano. It is the consequence of a peculiar and specific cultural climate, which is not entirely comparable, for example, to the French one, in which the dynamic between literature and power had different characteristics: the “Republic of Letters”, as Marc Fumaroli defined it in his recent book, 5 was a supranational entity, but this imaginary country took shape in Italy in an idiosyncratic way, linked to a specific historico-political contingency. This is also demonstrated by the tragicomedy The Trumpet of Ulysses, published in 1641 in Rome, which is a representation of honesty in the education of the prince (more precisely, of the prince’s sons), hidden under a mythological allegory and adapted to the Italian political and social context. Its author, Giulio Antonio Ridolfi, perhaps had Florentine origins and was affiliated with numerous Tuscan and Roman academies, but was close to the Neapolitan Academy of “Oziosi”, too, the most important one in southern Italy 6 . His poetic debut is The Crown of Adonis, 1633, a “heroic drama” conceived as a tribute to Giovan Battista Marino, because he integrated an episode of Adonis into the play. Ridolfi, thanks to his frequentation of the academies of the time (perhaps also that of the Humorists), soon approached the moralized poetry of Urbano VIII. Ridolfi’s tragicomedy is, in fact, dedicated to Carlo Barberini, a young greatgrandson of Urbano VIII, and has on the frontispiece the emblem of the Barberini family (the three bees). It attests the contact between the Barberini environment and the Neapolitan academy. It also contains a eulogy to Giovan Battista Manso, the prince of the “Oziosi”, who wanted to 3 Quondam, Amedeo. Forma del vivere : l’etica del gentiluomo e i moralisti italiani. Bologna, Il Mulino, 2010. 4 Peregrini, Matteo. Difesa del savio in corte, éd. Gian Luigi Betti et Sandra Saccone. Lecce, Argo, 2009. 5 Fumaroli, Marc. La Repubblica delle Lettere. Milano, Adelphi, 2018. 6 Riga, Pietro Giulio. Giovan Battista Manso e la cultura letteraria a Napoli nel primo Seicento. Tasso, Marino, gli Oziosi. Bologna, I Libri di Emil, 2015, p. 26. The Trumpet of Ulysses (1641) by Giulio Antonio Ridolfi 421 found in Rome, together with Tommaso Campanella and with the consent of Urbano VIII, a seminar on the model of the Collegio Barberini. The project failed because the Church had suspicions about a controversial personality like Campanella, but it remains perhaps in the praise that Ridolfi, in his work, addresses to Manso through the words of Ulysses 7 . Manso, the prince of the “Oziosi”, represents the stereotype of the perfect scholar, to whom also the young Carlo Barberini (considered in some ways as the heir of the pope-prince of Rome, Maffeo Barberini) should have looked with emulation, under the guidance of Ridolfi himself. The tragicomedy opens with a prologue recited by Chiron himself, impersonating the “mixed” nature of the tragicomedy genre and the topical figure of the literate-preceptor of the powerful men, a preceptor under whose guise it is possible to see Ridolfi’s face. For the rest, the tragicomedy develops around the concerns of two mothers, Venus and Thetis, for the fate of their children. Thetis hides Achilles in the gynoecium of the king of Sciro Licomede under a feminine disguise that protects him from the dangers of the war with the Trojans; she does not want Ulysses to reveal his Achilles’ real identity. Venus does not want her son Aeneas to fight in a duel against Achilles, if the latter turns out to be a warrior. The theme, taken from classical sources (Ovid and Statius), was used by Tasso 8 and Marino (in the nineteenth canto of Adonis); during the seventeenth century it had a great artistic and musical fortune. But Ridolfi complicates it with a series of additions, with didactic purposes. In 2012 Simona Morando published an important study about Ridolfi’s work 9 . She underlines the educational character of the tragicomedy, attested on the counter-reformist values of honor, decorum, honesty and prudence. In this interpretation, the antecedent of Ridolfi cannot be the Aminta of Tasso, but the Pastor fido of Guarini. There is also the figure of an antipreceptor, Euphorbo, in Ridolfi’s tragicomedy. He is an anti-preceptor, because he gives unfit precepts to the young student Glaucus, the son of Lycomedes: sensism, naturalism, Copernican and Galilean thought. They are incompatible knowledges with the statute of the counter-reformist gentle- 7 Ridolfi, Antonio Giulio. La Tromba d’Ulisse, overo Lo scoprimento d’Achille. Tragicommedia. Roma, Andrea Fei, 1641, pp. 255-257. 8 Corradini, Marco. « Rinaldo in Sciro. Tra Achilleide e Gerusalemme liberata », dans Enrico Lelli et Giuseppe Langella (dir.), Studi di letteratura italiana in onore di Francesco Mattesini. Milano, Vita e Pensiero, 2000, pp. 41-61. 9 Morando, Simona. « Una tragicommedia per la buona educazione: La tromba d’Ulisse (1641) di Giulio Antonio Ridolfi », dans Daria Perocco (dir.), Tra boschi e marine. Varietà della pastorale nel Rinascimento e nell’Età barocca. Bologna, Archetipo Libri, 2012, pp. 513-552. Marco Leone 422 man, who must be educated according to the values of tradition and conservation and not according to those of modernity. Modernity comes into play in the education of the prince only for behavioral strategies connected to the new age. At one point Xantippo, another character of the work, gives Glauco a singular precept: “Know how to pretend”, he says (do not forget that the tragicomedy comes out in the same year of the treatise on honest dissimulation of Torquato Accetto). Fiction thus becomes a legitimate practice in all respects without coming into conflict with honesty, as it is admitted by pedagogical and formative practices. Honest dissimulation is different from hypocrisy, which is a dishonest dissimulation and is therefore openly condemned. In The Trumpet of Ulysses, honesty returns according to different forms. “Honest pleasures” are defined as the typical entertainment of the prince: hunting, equestrian and military art, oratory, for example. But the whole erotic-sentimental dimension of the work is also “honest”. It concludes with the “just marriage” between Achilles, who returns to his masculine and warlike identity through the martial trumpet of Ulysses, and the daughter of Licandro, “the beautiful Deidamia”, until then attracted by the Greek hero in his androgynous form, but “always honestly”. The “just marriage” serves to drive away the initial and pseudo-sapphic ambiguity of the relationship between Achilles-Deiopea and Deidamia, reconverting it to regularity and orthodoxy. The theme of honesty is therefore combined with chastity and honor: Deidamia thinks of killing herself because she unconsciously loved Achilles when he was Deiopea. The corrective function of Ulysses also acts on Glauco, meanwhile transformed by a sorceress in a wild boar (probable quote of Marino’s Adonis), following the heterodox t