« A qui lira »: Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle
Articles sélectionnés du 47e Congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature. Lyon, du 21 au 24 juin 2017
0831
2020
978-3-8233-9423-5
978-3-8233-8423-6
Gunter Narr Verlag
Mathilde Bombart
Sylvain Cornic
Edwige Keller-Rahbé
Michèle Rosellini
<< À qui lira >>. Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle réunit les contributions de chercheurs et chercheuses en histoire du livre et de l'édition, d'une part, en histoire littéraire, de l'autre, afin de mettre en lumière, par le concours de leurs connaissances et de leurs méthodes spécifiques, les interactions politiques, économiques et culturelles entre le monde du livre et la création littéraire dans la France du XVIIe siècle, et d'interroger les représentations qui s'y attachent.
<?page no="0"?> BIBLIO 17 « À qui lira » Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle Mathilde Bombart / Sylvain Cornic / Edwige Keller-Rahbé / Michèle Rosellini (éds.) <?page no="1"?> BIBLIO 17 Volume 222 ∙ 2020 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. <?page no="2"?> « À qui lira » Littérature, livre et librairie en France au XVII e siècle Articles sélectionnés du 47 e Congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature Lyon, du 21 au 24 juin 2017 Études éditées et présentées par Mathilde Bombart, Sylvain Cornic, Edwige Keller-Rahbé, Michèle Rosellini <?page no="3"?> Ouvrage publié avec le soutien de l’IUT Jean Moulin-Lyon 3, de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, et de l’UMR 5317 - IHRIM (Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités), sous la tutelle du CNRS, de l’ENS de Lyon, des universités Lumière Lyon 2, Jean-Moulin-Lyon 3, Jean-Monnet-Saint-Etienne et Clermont Auvergne © 2020 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de CPI books GmbH, Leck ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-8423-6 (Print) ISBN 978-3-8233-9423-5 (ePDF) ISBN 978-3-8233-0228-5 (ePub) Image de couverture: Les Œuvres de Monsieur Mont-Fleury, t. II, La Haye, J. van den Kieboom, Gerard Block, Adrien van Dorsten, 1735. BnF, Ars. 8°-BL-12880 (2) Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® <?page no="4"?> 11 15 I 1. 31 43 55 65 81 2. 99 117 129 Sommaire Mathilde B O M B A R T Sylvain C O R N I C Edwige K E L L E R -R AH B É Michèle R O S E L LI N I AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jean-Dominique M E L L O T Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . LA FABRIQUE DU LIVRE Usages du manuscrit Dimitri A L B AN E S E Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit . . . . . . . . Yohann D E G U I N Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux . . . . . . . . Nathalie F R E I D E L Publier sans imprimer : le défi des épistolières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Anne R É G E N T -S U S I N I Le manuscrit, une leçon de style ? L’exemple du Sermon sur le Jugement dernier de Bossuet, genèse du style et style de genèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Samy B E N M E S S A O U D Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le livre illustré Céline B O H N E R T Les Métamorphoses illustrées au XVII ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Francine W I L D L’illustration des poèmes héroïques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Maxime C A R T R O N Condenser l’image : l’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . <?page no="5"?> 141 155 3. 175 185 197 207 217 227 237 247 259 271 281 Anthony S A U D R AI S Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe (1645-1654) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marie-Claire P LAN C H E François Chauveau, un illustrateur pour la littérature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pratiques éditoriales Véronique L O C H E R T La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jean-Luc R O B I N Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ? . . . . . . Bénédicte L O U VA T L’imprimé théâtral dans les provinces méridionales au XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . Benoît B O L D U C Les fonctions du texte dramatique dans le livre de fête . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Flavie K E R A U T R E T Imprimer des prologues théâtraux au début du XVII ᵉ siècle. Le cas des recueils du farceur Bruscambille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Julie M É NAN D Les stratégies éditoriales du père Garasse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Léo S T AM B U L Boileau 1674 : actualité d’une édition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Delphine R E G U I G De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens . . . Jérôme L E C O M P T E Stratégies éditoriales d’une contre-réforme épistémologique : la publication des œuvres savantes du P. Rapin (1668-1684) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sara H A R V E Y Les figures du critique dans la presse périodique littéraire : le cas du Mercure galant (1672-1721) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dominique V A R R Y , Marie V IA L L O N Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 Sommaire <?page no="6"?> II 1. 301 315 325 333 343 351 361 367 2. 385 401 413 423 435 L’IMPRIMÉ DANS LA SOCIÉTÉ Le livre à Lyon Élise R A J C H E N B A C H Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais . . . . . . . . . . . . . . . Sara P E T R E L LA Intermédiaires du livre entre Genève et Lyon au XVII ᵉ siècle : le cas de Jean de Montlyard Christine M C C A L L P R O B E S Le Livre d’emblèmes et le livre de devises : foisonnement et diversité de l’emblématique à Lyon au XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Perry G E T H N E R Deux tragi-comédies à machines imprimées à Lyon dans les années 1650 . . . . . . . . . . . Jérôme S I R D E Y L’imprimerie lyonnaise en 1682. Un regard sur la production licite . . . . . . . . . . . . . . . . Anne B É R O U J O N La littérature clandestine et les libraires lyonnais au XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Dominique V A R R Y Lyon capitale de la contrefaçon au XVII ᵉ siècle ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Helwi B L O M Une Bibliothèque bleue lyonnaise ? Romans chevaleresques et livres « populaires » à Lyon ( XVII ᵉ- XVIII ᵉ siècles) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Livres et pouvoirs Hervé B A U D R Y Les index de censure en France aux XVI ᵉ et XVII ᵉ siècles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pierre B O N N E T L’affaire Blégny (1688) : une « topographie générale » du livre interdit et de sa police dans le dernier tiers du XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Coralie B IA R D Censure « parisienne » et poésie « gasconne » : le cas de François Maynard . . . . . . . . Geneviève C L E R MI D Y -P A T A R D La circulation des écrits en situation d’exil : le rôle de Mme de Murat dans le champ littéraire en France à la fin du règne de Louis XIV . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jan C LA R K E The Dedication of Tragedies to Women (1659-1689) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Sommaire <?page no="7"?> 447 457 467 477 491 3. 501 511 519 527 541 549 Virginie C E R D E I R A Le Mercure François, un recueil périodique d’histoire politique du temps présent . . . . . Sabine J U R A T I C Des femmes aux commandes. Les veuves d’imprimeurs à Paris dans la seconde moitié du XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Maxime M A R T I G N O N Pratiques d’intermédiations et usages de livres dans la proximité du pouvoir : Cabart de Villermont (1628-1707) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Elena M U C E N I Un best-seller de l’imprimerie clandestine : l’histoire éditoriale des Provinciales . . . . . Sheza M O L E D I NA Le XVII ᵉ siècle, enjeu intellectuel crucial pour les jésuites de la Belle Époque : l’exemple d’Henri Chérot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Savoirs du livre, savoir par le livre Cécile L I G N E R E U X De la production épistolographique savante du XVI ᵉ siècle à sa vulgarisation au XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Laura B U R C H Le Livre aux lèvres. Apprendre à parler autrement dans les Conversations de Madeleine de Scudéry . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Violetta T R O F IM O V A Le rôle des lectrices dans la circulation des Conversations de morale de Madeleine de Scudéry . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Agnès C O U S S O N Construction d’un savoir littéraire et expression de soi : les mémoires et anecdotes de Segrais (Caen, 1624-1701) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Richard H O D G S O N Livre et diffusion des savoirs chez Charles Sorel : de la fiction narrative à la « Connoissance des bons Livres » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Servane L’H O P I T AL Un livre pour suivre la messe ? « L’Exercice spirituel durant la sainte Messe » des Heures de Port-Royal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 Sommaire <?page no="8"?> 563 571 III 585 597 605 617 625 633 643 655 663 675 685 François T R ÉM O L IÈ R E S Le directeur portatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Michał B A J E R De la librairie à la traduction dramatique : le livre de théâtre français en Prusse royale et en Pologne (1680-1730) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’IMAGINAIRE DU LIVRE Francis A S S A F Mythophylacte : un homme de papier, ou la dérision des livres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Julien B A R D O T Reconstituer la bibliothèque de Jean de La Fontaine : enjeux épistémologiques et esthétiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nicolas C O R R E A R D Visions allégoriques et satiriques de la bibliothèque au XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . Pierre R O N Z E A U D Entre « Mêmes » et « Autres » : les bibliothèques imaginées dans les récits utopiques de Foigny, Veiras, Fontenelle, Gilbert et Tyssot de Patot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Frédéric B R I O T Quel(s) imaginaire(s) pour les livres dans les romans et les nouvelles de Madeleine de Scudéry ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Adam H O R S L E Y “Mon livre, je ne puis m’empescher de te plaindre” - Reflections on the Compilation of François Maynard’s 1646 Œuvres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Claudine N É D E L E C La représentation de la « librairie » dans les mazarinades . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Laura B O R D E S Les mazarinades, de la production éphémère à la mise en recueil . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marie-Ange C R O F T Gazettes et périodiques dans le théâtre comique du XVII ᵉ siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mathilde F A U G È R E Nicolas-Claude Fabri de Peiresc et la lecture empêchée. La lecture comme nécessité vitale dans quelques lettres de l’année 1629 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mathilde V ANA C K E R E « Je voudrais bien en faire un bouillon et l’avaler » : consommation du livre, corps du lecteur et pratiques de la littérature dans la Correspondance de Sévigné . . . . . . . . . . . . . 9 Sommaire <?page no="9"?> IV 695 707 719 733 LECTURES NUMÉRIQUES Sergio P O L I , Chiara R O L LA , Simone T O R S AN I Le musée virtuel des Femmes illustres : nouvelles perspectives de recherche pour un renouvellement des formes de réception . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Miriam S P E Y E R La base de données comme chaînon entre bibliographie matérielle et interprétation esthétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marc D O U G U E T Fréquence comparée des entrées et des sorties dans le théâtre du XVII ᵉ siècle : l’édition numérique au service de l’analyse dramaturgique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Alicia C. M O N T O Y A , Rindert J A G E R S MA Les livres français dans les catalogues de vente aux enchères des bibliothèques privées (Provinces-Unies, 1670-1750) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10 Sommaire <?page no="10"?> 1 Principaux établissements et institutions autour du patrimoine écrit et imprimé à Lyon : Archives départementales et métropolitaines du Rhône ; Bibliothèque Diderot de Lyon (BDL ; département Patrimoine et conservation) ; Bibliothèque municipale de Lyon (BmL ; fonds ancien ; Collection jésuite des Fontaines) ; École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB ; Centre Gabriel Naudé) ; Musée de l’Imprimerie et de la Communication Graphique (MICG) ; Institut d’histoire du livre (IHL, regroupement de partenaires « ayant une tradition d’excellence dans le domaine du livre et de l’écrit » fondé en 2001 : BmL, MICG, université Lumière Lyon 2, ENSSIB ; École nationale des chartes, École normale supérieure de Lyon). Nous tenons à mentionner deux manifestations scientifiques internationales œuvrant annuellement au rayonnement du patrimoine écrit et imprimé, local ou autre : l’école de l’IHL (depuis 2001), dont l’objectif est de « promouvoir la diffusion des savoirs spécifiques au monde du patrimoine écrit et imprimé » ; Biblyon (depuis 2011), rencontres « autour du livre et de la création littéraire et artistique à Lyon au X V Ie siècle » (Michèle Clément, IHRIM-UMR 5317 ; Raphaële Mouren, The Warburg Institute). Parmi les grandes manifestations culturelles lyonnaises, citons trois expositions d’envergure : Lyon Renaissance. Arts et Humanisme (Musée des Beaux-Arts de Lyon, 23 octobre 2015-25 janvier 2016), qui rendait hommage à « Lyon, capitale européenne de l’imprimerie » ; Impressions premières. La page en révolution de Gutenberg à 1530 (BmL, 30 septembre 2016-21 janvier 2017) ; Un libraire dans l’Europe des Lumières - Marc Michel Rey (BmL, 6 mars 2018-28 mai 2018). Cette dernière exposition est le fruit d’un partenariat entre la BmL et l’IHRIM-UMR 5317. AVANT-PROPOS Mathilde B O M B A R T (Université Jean Moulin Lyon 3) Sylvain C O R N I C (Université Jean Moulin Lyon 3) Edwige K E L L E R -R A H B É (Université Lumière Lyon 2) Michèle R O S E L L I N I (IHRIM-ENS de Lyon) Le XVIIe siècle est marqué en France par une expansion sans précédent du marché du livre. Si certains auteurs s’inquiètent d’un développement qui multiplie les livres et élargit le lectorat en transformant en profondeur le rapport aux savoirs et à la culture écrite, la librairie gagne en légitimité en même temps que le monde des lettres se constitue en champ social. Cette expansion touche tous les centres de production et de diffusion. Lyon, notamment, qui s’est doté au siècle précédent d’imprimeries prestigieuses, joue à cet égard un rôle déterminant au point de s’imposer comme deuxième place éditoriale après Paris. Le cadre lyonnais, particulièrement riche en institutions et manifestations dédiées à l’histoire du livre, de l’imprimerie et de l’édition 1 , était ainsi tout indiqué pour accueillir un congrès international interrogeant les liens qui se nouent en France à cette période entre littérature, livre et librairie. Proposé à la North American Society for Seventeenth-Century French Literature (NASSCFL), société nord-américaine réunissant les spécialistes du XVIIe siècle français <?page no="11"?> 2 Le colloque NASSCFL 2017 a été organisé avec le soutien financier de la Fondation Florence Gould, de l’UMR 5317 - IHRIM (Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités), du labex COMOD, de l’ENS de Lyon, de l’université Lumière Lyon 2, de l’université Jean Moulin Lyon 3, de la région Auvergne Rhône-Alpes et de la métropole de Lyon. 3 Voir les travaux de : Michèle Clément (université Lumière Lyon 2) ; Martine Furno (université Grenoble Alpes); Raphaële Mouren (The Warburg Institute) ; Dominique Varry (ENSSIB) ; Catherine Volpilhac-Auger (ENS Lyon), sans oublier la série de films réalisés par Michel Jourde (ENS de Lyon) : Lyon, une Capitale du livre à la Renaissance (http: / / lyon-une-capitale-du-livre-a-la-renaissance.ens-l yon.fr), et le vaste projet de recherche consacré au libraire Marc Michel Rey mené par Christelle Bahier-Porte au sein de l’IHRIM (CNRS-UMR 5317) à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne (carnet de recherches Marc Michel Rey. Un libraire dans l’Europe des Lumières : https: / / mmrey.hypo theses.org/ ). 4 Nos remerciements vont aux directeur/ trices des trois sites du centre de recherche : Olivier Bara (IHRIM-Lyon 2), Marina Mestre-Zaragoza (IHRIM-ENSL), Isabelle Garnier (IHRIM-Lyon 3), mais aussi à Nedjima Kacidem, gestionnaire du CNRS qui a piloté avec autant de générosité que d’efficacité l’organisation de cet énorme congrès (4 journées, avec 3 ou 4 sessions parallèles), à Florence Poncet, assistante de communication et médiation scientifique de l’IHRIM, qui a conçu avec talent le matériel visuel destiné à la communication autour de l’événement, et à Élisabeth Baïsse-Macchi, assistante d’édition (CNRS), qui a patiemment œuvré à l’édition de ces actes. anglophones et francophones du monde entier, le projet a donné lieu à son 47 e congrès annuel dont sont ici rassemblés les actes 2 . Les questions que ce projet a permis d’ouvrir sont novatrices, à la fois dans les études dix-septiémistes, qui ont longtemps été curieusement réfractaires à l’approche des œuvres par le livre, et dans un contexte de recherche locale où des spécialistes des XVIIe et XVIIIe siècles œuvrent de longue date à l’exploration du domaine de l’écrit et de l’imprimé dans tous ses aspects, en prêtant une attention particulière au livre lyonnais 3 . Soutenu par l’Ins‐ titut d’Histoire des Représentations et des Idées dans les Modernités (IHRIM-UMR 5317), le congrès s’est tenu sur quatre sites différents : ENS de Lyon, Université Lumière Lyon 2, Université Jean Moulin Lyon 3, École Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques (ENSSIB) qui nous ont apporté une aide importante, tant financière que logistique 4 . L’objectif du congrès était d’observer les interactions politiques, économiques et cultu‐ relles entre le monde du livre et la création littéraire et d’interroger les représentations qui s’y attachent. Trois grands axes d’études ont structuré la réflexion et fédéré les questionnements des contributeurs et contributrices lors de ces quatre journées (21-24 juin 2017) : les supports de la publication, ses acteurs, et la législation sur le livre avec, plus largement, la question des rapports des livres aux pouvoirs civils et politiques du temps. Portées par l’accès direct au patrimoine écrit et imprimé de la ville de Lyon qu’elles ont favorisé, ces journées ont connu un succès qui a dépassé nos attentes et confirmé l’intérêt de notre communauté scientifique pour le domaine de recherche que la manifestation mettait en lumière : - un comité scientifique international de chercheurs et chercheuses mondialement reconnu.es ; - 127 intervenants et intervenantes, dont 53 internationaux en provenance d’Italie, d’Allemagne, de Suisse, de Hollande, du Royaume-Uni, de Pologne, de Russie, du Canada et des États-Unis ; 12 Mathilde Bombart, Sylvain Cornic, Edwige Keller-Rahbé, Michèle Rosellini <?page no="12"?> 5 R. Chartier, « Matérialité et mobilité des œuvres. L’exemple de Molière ». Prononcée le 22 juin 2017 dans le grand amphithéâtre de la Bibliothèque municipale de Lyon, cette conférence a fait l’objet d’une captation vidéo en libre accès sur le site de la BmL : www.bm-lyon.fr/ spip.php? page=video& id_video=972. 6 Prononcée le 24 juin 2017 dans l’auditorium des Archives départementales et métropolitaines du Rhône, où le congrès a généreusement été accueilli par Sophie Malavieille, conservatrice et directrice adjointe, cette conférence forme l’introduction du présent volume. - deux événements in situ destinés à faire découvrir la richesse du patrimoine du livre à Lyon : la présentation de livres anciens issus des fonds de la Bibliothèque Diderot de Lyon par Claire Giordanengo, responsable du département Patrimoine et conservation ; la visite du Musée de l’Imprimerie et de la Communication Graphique ; - deux conférences ouvertes au grand public dans des lieux d’accueil prestigieux impliqués dans le domaine, l’une prononcée par l’historien qui a ouvert en France la voie d’une histoire du livre au sens plein et large, incluant notamment celle des pratiques sociales qui lui sont associées, Roger Chartier, Professeur au Collège de France et à l’Université de Pennsylvanie (Bibliothèque municipale de Lyon, 22 juin 2017 5 ), l’autre par Jean-Dominique Mellot, historien du livre, conservateur général à la Bibliothèque nationale de France et chargé de conférences en histoire du livre à l’École pratique des hautes études (Archives départementales et métropolitaines du Rhône, 24 juin 2017 6 ). La prise en compte de la matérialité du livre, non seulement comme support configurant le sens des écrits, mais aussi comme ensemble signifiant en soi, est au cœur du renouvellement épistémologique qu’ambitionnait de promouvoir le congrès. Nous avons souhaité que soit manifesté ce parti pris à travers l’architecture du présent volume. Il s’y dessine un parcours nettement orienté : des modes de publication ancrés dans leur contexte d’origine (I. La fabrique du livre) aux modes de diffusion actuels par le numérique (IV. Lectures numériques). La fabrique du livre se prolonge par une enquête sur ses usages dans un contexte social historiquement situé (II. L’imprimé dans la société) où il produit aussi des formes d’imaginaire spécifiques (III. L’imaginaire du livre). L’objet de la première partie est le livre saisi dans son processus d’élaboration et de diffusion, de l’atelier aux différents circuits de la librairie. À cet égard, le livre mérite d’être envisagé à partir de son état manuscrit (1. Usages du manuscrit) et de son iconographie, très présente dans certains genres littéraires en raison d’enjeux culturels et politiques (2. Le livre illustré). De qui le livre porte-t-il la marque ? Dans la chaîne de fabrication, les stratégies d’appropriation des différents co-élaborateurs de l’œuvre peuvent se révéler complémentaires ou conflictuelles (3. Pratiques éditoriales). Ces fortes tensions autour du livre témoignent de son importance sociale : telle est la perspective de la deuxième partie. Le collectif ne pouvait négliger Lyon en tant que centre majeur de l’édition. Outre ce que l’imprimé lyonnais doit à sa floraison renaissante, quels sont les traits spécifiques de son évolution au XVIIe siècle ? Et quelles sont les modalités d’exercice des métiers du livre en cette période (1. Le livre à Lyon) ? Il faut conserver à l’esprit leur encadrement sous le contrôle des instances des pouvoirs civils et monarchiques, mais aussi le poids des luttes d’influence et des clientèles dans le monde de l’édition, qui se manifeste, par exemple, dans la production de l’actualité (2. Livres et pouvoirs) et les 13 AVANT-PROPOS <?page no="13"?> formes prises par le renouvellement des savoirs théoriques et pratiques (3. Savoirs du livre, savoir par le livre). L’expansion du marché de la librairie a pu susciter de l’adhésion ou, au contraire, de la résistance, déterminant un imaginaire du livre qu’explore la troisième partie. Les résistances s’expriment par des fictions critiques qui prennent l’allure de bibliothèques imaginaires et de représentations satiriques du monde de l’édition. Quant à la présence croissante dans la société des ouvrages imprimés, elle se manifeste par leur intense circulation dans les sphères mondaines et/ ou érudites, ainsi que par la pratique élargie du commentaire dont témoignent les correspondances, autre lieu d’appropriation imaginaire du livre. Tout autre est l’imagination qui dynamise les entreprises éditoriales « 2.0 » dont rend compte la quatrième et dernière partie. Cette partie ne restitue que très partiellement la richesse des apports du congrès dans le domaine des humanités numériques puisqu’il s’est agi, pour la plupart des contributeurs et contributrices, de présenter des sites et des bases de données, souvent en cours de construction. En s’emparant des corpus textuels du XVIIe siècle, ils apportaient la preuve de la vitalité de ces nouvelles pratiques éditoriales. Temps fort de la réflexion scientifique, ces approches numériques disent beaucoup d’une modification de nos rapports aux textes et de nos réflexes méthodologiques qui a animé l’ensemble du congrès. La priorité donnée au livre et à la librairie à cette occasion produit d’ores et déjà ses effets dans nos pratiques de littéraires tant sur le plan scientifique que pédagogique. Dans sa conférence, Jean-Dominique Mellot n’a pas hésité à qualifier le congrès de « moment historiographique » dans la mesure où le « postulat de symbiose » entre les historiens de la littérature et les historiens du livre était, selon lui, « proprement impensable il y a quelques décennies » encore. Ces propos formalisent une tendance de la recherche en vigueur depuis quelques années dans les études littéraires d’Ancien Régime. Ils désignent un nouveau courant de critique littéraire, ainsi que de nouvelles frontières, expansives, à la catégorie de « littérature » et aux objets, comme aux méthodes, dont les études littéraires peuvent se saisir. C’est à cette dynamique que ce volume d’actes, dans le sillage du congrès dont il est issu, entend donner visibilité, cohésion et légitimité. 14 Mathilde Bombart, Sylvain Cornic, Edwige Keller-Rahbé, Michèle Rosellini <?page no="14"?> 1 Issu de la conférence de clôture du 47 e congrès international de la North-American Society for Seventeenth-Century French Literature (NASSCFL) prononcée aux Archives départementales et métropolitaines du Rhône le 24 juin 2017, ce texte a été légèrement remanié pour former cette introduction. 2 Je tiens à adresser mes plus vifs remerciements aux valeureux participants qui sont restés jusqu’au bout malgré la canicule, aux organisateurs, au comité d’organisation, en particulier à Edwige Keller-Rahbé et Mathilde Bombart, qui m’ont fait l’amitié de m’inviter à prononcer la conférence de clôture. Je considère que c’est un vrai privilège - jeu de mots de circonstance compte tenu des deux beaux ouvrages sur les privilèges de librairie qui viennent de paraître (Edwige Keller-Rahbé (dir.), Privilèges de librairie en France et en Europe, X V Ie - X V I Ie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2017 ; Michèle Clément et Edwige Keller-Rahbé (dir.), Privilèges d’auteurs et d’autrices en France ( X V Ie - X V I Ie siècle). Anthologie critique, Paris, Classiques Garnier, 2017). Présentation 1 Jean-Dominique M E L L O T Bibliothèque nationale de France / École pratique des Hautes Études Je mesure d’autant plus l’honneur qui m’est fait d’ouvrir ce volume d’actes du 47 e congrès de la North-American Society for Seventeenth-Century French Literature (NASSCFL), que j’ai conscience de partir avec deux handicaps de taille pour m’acquitter de pareille mission 2 . Tout d’abord, appartenant à la « corporation » des historiens du livre et en même temps à celle des conservateurs de bibliothèque, je ne me considère pas moi-même comme un spécialiste de littérature, même si - mes publications peuvent en témoigner - la littérature au sens large, celle du XVIIe siècle notamment, a toujours figuré au premier rang de mes intérêts. Second handicap, au moins aussi lourd : je suis le contraire de ce qu’on appelle dans le langage du sport un « régional de l’étape ». Dans un colloque tenu à Lyon, et évoquant entre autres sujets l’importante histoire éditoriale de la ville, je suis plutôt l’incongru de service dont les travaux ont montré que l’édition provinciale au Grand Siècle, l’édition littéraire en particulier, est, à bien des égards, illustrée par Rouen davantage que par Lyon. Il faut croire néanmoins qu’aux yeux des organisateurs et organisatrices, ce plaisant paradoxe n’était nullement rédhibitoire et que nous pouvons très bien dépasser un tel handicap apparent, et même peut-être en faire un gage d’ouverture, de confluences (Lyon est un lieu tout indiqué en matière de confluences), mais aussi un gage de maturité de nos recherches. De fait, je suis particulièrement honoré de présenter un colloque aussi riche et divers - près de 130 communications et de 150 participants si j’ai bien compté -, aussi international, aussi bien articulé thématiquement, et qui témoigne d’un tel dynamisme de la recherche. Et puis, surtout peut-être, comment ne pas se réjouir qu’un congrès organisé par une association internationale pour la littérature française du XVIIe siècle s’intitule Littérature, livre et librairie en France au X V IIe siècle ? Le titre choisi lui-même atteste que nous atteignons <?page no="15"?> 3 Voir en particulier le volume collectif : Dominique Varry (dir.), 50 ans d’histoire du livre : 1958-2008, Lyon, Presses de l’ENSSIB, 2014, et la notice biographique très informée de Wallace Kirsop, « Henri-Jean Martin, 1924-2007 », Script & Print. Bulletin of the Bibliographical Society of Australia & New Zealand, vol. 30, n° 1, 2006 [i.e. 2007], p. 48-53. 4 H.-J. Martin, « L'édition parisienne au X V I Ie siècle : quelques aspects économiques », Annales. Economies, sociétés, civilisations, 7ᵉ année, n° 3, 1952, p. 303-318. Cette citation se trouve dans la première note de l’article, signée de L. Febvre, p. 303. 5 Interview d’H.-J. Martin par Anne-Marie Bertrand et Martine Poulain dans le Bulletin des bibliothè‐ ques de France, t. 49, n° 5, 2004, p. 31-33. 6 G. Lanson, « Histoire littéraire et sociologie », Revue de métaphysique et de morale, XII, 1904, p. 621-642 (publication d’une conférence donnée à la demande du sociologue Émile Durkheim). G. Lanson y proclame : « Toute œuvre littéraire est un phénomène social. C’est un acte individuel mais un acte social de l’individu […] l’œuvre [n’est pas seulement] un intermédiaire entre l’écrivain et le public […] elle contient déjà le public. » là un véritable moment historiographique, et il n’est pas indifférent que ce moment historiographique advienne dans un colloque consacré au XVIIe siècle. Cela échappera peut-être aux plus jeunes d’entre nous, mais pour quelqu’un de ma génération, un tel intitulé, un tel postulat de symbiose entre « littéraires » et « historiens », entre histoire du littéraire et histoire du livre, était proprement impensable il y a encore quelques décennies. Pour mesurer le chemin parcouru - et ce de façon tout à fait subjective, avec le regard d’un historien du livre -, je crois qu’il n’est pas inutile de remonter un peu le fil du temps, et d’évoquer d’abord ici ce que les historiens du livre, précisément, ont coutume d’appeler les « tensions fondatrices » qui ont marqué l’émergence de leur discipline. Avant même la publication en 1958 de L’Apparition du livre de Lucien Febvre (1878-1956) et Henri-Jean Martin (1924-2007), ouvrage reconnu comme fondateur de l’histoire du livre 3 , Febvre, dans un texte célèbre de 1952 introduisait un article de Martin sur l’édition parisienne au XVIIe siècle dans les Annales, en déplorant que l’histoire du livre soit encore « terra incognita ». Selon lui, des historiens « littéraires » [ceux qu’il surnommait péjorativement les « textuaires »], [pouvaient] disserter à longueur de journée sur « leurs » auteurs sans se poser les mille problèmes de l’impression, de la publication, de la rémunération, du tirage, de la clandestinité, etc., qui [auraient fait] descendre leurs travaux du ciel sur la terre. 4 Sous l’influence de l’école des Annales, l’histoire et les sciences humaines, « troisième culture » s’autonomisant entre les lettres et les sciences dites exactes, élargissaient alors leurs questionnements et leurs territoires. Elles posaient des exigences nouvelles vis-à-vis d’un domaine et d’un objet - le livre - dont Henri-Jean Martin a fort bien dit plus tard qu’il était perçu jusque-là comme « sans histoire » et « allant de soi 5 », comme un simple vecteur obligé de la littérature, des idées, des informations. Et le livre « allait de soi » même chez ceux qui, comme Gustave Lanson (1857-1934) sous la Troisième République, avaient tenté de lancer une approche sociologique de l’histoire littéraire 6 . Les nouvelles exigences de l’histoire du livre naissante, on les identifie bien en tout cas dans les travaux qui ont suivi L’Apparition du livre. H.-J. Martin, dans l’introduction de sa grande thèse, constatait en premier lieu « combien avait été négligé[e] [l’étude de] l’aspect matériel » de la production et de la vie même du livre. Et puis, ajoutait-il, 16 Jean-Dominique Mellot <?page no="16"?> 7 H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au X V I Ie siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1969, 2 vol., t. I, introduction, p. 2-3. 8 A. Dupront, « Postface », Livre et société dans la France du X V I I Ie siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1965-1970, 2 vol., t. I, p. 185-238, citation p. 207. 9 L’expression est employée pour la première fois par Charles Samaran (1879-1982), à propos de L’Apparition du livre dans « Sur quelques problèmes d’histoire du livre », Journal des savants, avril-juin 1958, p. 57-72. 10 J.-D. Mellot, « Histoire du livre - histoire littéraire et histoire du livre - bibliophilie : au-delà des tensions fondatrices », La Nouvelle Revue des livres anciens, n° 1, 2009, p. 30-35. 11 A. Dupront, « Postface », Livre et société, op. cit., p. 197. ayant feuilleté et classé des milliers de livres anciens à la Bibliothèque nationale, j’avais eu […] ample occasion de constater que la plupart des chercheurs consacraient leurs efforts à une même petite partie de la production conservée, comme si le reste ne représentait du passé rien ou presque [… Or] comment comprendre l’esprit d’un siècle sans posséder au moins quelques notions sur l’ensemble de la production imprimée de celui-ci [et non seulement sur] quelques auteurs ou […] quelques savants ? 7 Même constat d’insatisfaction devant les laborieuses tentatives de mise en contexte d’œuvres littéraires, qui abordaient avec maladresse ou ignoraient carrément la prise en compte des conditions éditoriales de l’époque. Dans les mêmes années, l’historien Alphonse Dupront (1905-1990) se faisait l’écho d’une insatisfaction analogue dans sa postface à la grande enquête Livre et société dans la France du X V IIIe siècle, en 1965, en appelant à combler une lacune alors majeure : le dénombrement des libraires, les déterminations approximatives de leurs spécialités, la fixation de leurs réseaux […] autant de clartés sur un monde secret que trop d’histoire purement littéraire a le plus souvent négligé et qui demeure l’une des forces maîtresses […] de la dynamique du livre […]. Composition et action des [corporations], rivalités entre les clans, conflits d’intérêts, tout cela importe à la vie du livre, non seulement pour la circulation mais aussi pour l’orientation à terme de l’édition. L’impression n’est risquée que si marché il y a. 8 Il est donc clair que l’histoire du livre, revendiquée comme « histoire sociale du livre 9 », se développait à cette époque en tournant le dos aux approches qui avaient été celles de la théorie littéraire et de l’histoire des idées. De même, d’ailleurs, l’histoire du livre émergeait en contraste avec une certaine bibliophilie et une certaine érudition bibliophilique, qui « [sacralisaient] un petit nombre d’objets dignes d’être collectionnés, tout en vouant à l’indifférence ou à l’oubli la masse de la production livresque, voire du patrimoine écrit 10 » - ce qui révoltait tout autant H.-J. Martin. Avec la nécessité de partir d’inventaires aussi complets que possible de la production imprimée, le livre devenu objet d’histoire devenait par là justiciable d’une mesure, au même titre que les séries de données tirées des archives. Les « grands défricheurs » de la discipline histoire du livre, tels Martin lui-même et ses disciples après lui, se sont donc largement appuyés sur la statistique bibliographique et les méthodes quantitatives. L’idée, louable, était de mettre en lumière « le silence des masses » et de montrer que « le livre est témoignage de plus qu’il ne contient », suivant la formule de Dupront 11 . Mais on conçoit que 17 Présentation <?page no="17"?> 12 Voir notamment sa Statistique bibliographique de la France sous la monarchie administrative au X V I I Ie siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1965, véritable manifeste d’histoire sociologisante quantitativiste où abondent les éloges de la « schématisation historique ». Cet auteur résumait sans ambages en conclusion : « L’histoire doit être une science et non une forme de littérature. » (p. 417) 13 F. Diaz, « Metodo quantitativo e storia delle idee », Rivista storica italiana, LXXVII (4), 1966, p. 932 sq. Voir le recueil d’écrits de Diaz, Per una storia illuministica, Naples, Guida, 1973, où se trouvent rassemblés dans la dernière partie certains des éléments de la controverse. 14 R. Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, avant-propos, p. 12. Voir aussi Robert Darnton, Le Grand Massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, trad. de l’américain par Marie-Alyx Revellat, Paris, Robert Laffont, 1985, conclusion, p. 240 : « Les objets culturels […] portent une signification et doivent être lus, pas simplement comptés. » 15 D. Roche, Les Républicains des lettres. Gens de culture et Lumières au X V I I Ie siècle, Paris, Fayard, 1988, p. 18-19. Voir aussi « Daniel Roche : dialogue avec Christophe Charle sur l’histoire du livre », Histoire et civilisation du livre, VII, 2011, p. 371-379. 16 R. Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du X V I Ie siècle, Paris, Boivin, 1943, 2 vol. (réimpression, Genève, Slatkine, 2000). l’emballement de certains pionniers comme Robert Estivals (1927-2016) 12 pour ces méthodes et leurs résultats - comme si toute approche qualitative était désormais dépassée - ait pu susciter de vives réactions. Celle notamment de l’historien italien des Lumières Furio Diaz (1916-2011) 13 , dès la seconde moitié des années 1960, relayé par d’autres spécialistes de l’histoire des idées et de la littérature, pour qui, suivant une formule restée célèbre, « les livres ne doivent pas être comptés mais lus ». On aboutissait de la sorte à une polémique assez réductrice qui n’avait en fait pas grand-chose à voir avec le projet porté à l’origine par Febvre et Martin, où il était certes question de « livre marchandise » susceptible d’être « compté », mais aussi de « livre objet » et de « livre ferment ». En réalité, il était évident pour les tenants d’une histoire sociale du livre que « l’approche statistique […] ne saurait suffire 14 ». Dans l’étude des livres et des lectures, rappellera plus tard Daniel Roche, la quantification a été un moyen essentiel et certainement pas une fin. Elle permettait [surtout] de passer du singulier au collectif […]. On y a vu un nouveau positivisme […]. [Mais en opposant] hiérarchie quantifiée et appropriation qualifiée, le débat se trompe d’objet […]. Textes, livres, images […] peuvent relever d’une mesure […] d’une économie sociale […]. C’est une manière de mener à bien des comparaisons et d’étudier les ruptures d’une façon foncièrement différente des habitudes intuitives de l’histoire des idées [et de l’histoire littéraire]. 15 Ce débat qui tournait plus ou moins au dialogue de sourds à la charnière des années 1960 et 1970 n’a cependant pas été inutile. Plutôt que de raidir les positions en présence, il a, je crois, contribué à leur dépassement de part et d’autre des cloisons disciplinaires et à un début de convergence, assumé ou non. Tout écrit n’est pas imprimé, tout imprimé n’est pas livre, et tout livre n’est pas littérature. Ainsi relativisé, en quelque sorte, par les dépouillements titanesques et les efforts de contextualisation de Martin et de ses émules, le domaine littéraire, celui du XVIIe siècle en particulier, s’est trouvé du même coup mieux identifié dans un paysage éditorial et intellectuel reconstitué et redéployé. La littérature, comme le livre, n’était plus une évidence, et cela ne pouvait que stimuler recherches et questionnements. En tout cas, pour l’excellent connaisseur du XVIIe siècle qu’était René Pintard (1903-2002), professeur de lettres et historien des idées, « découvreur » fameux du « libertinage érudit 16 », 18 Jean-Dominique Mellot <?page no="18"?> 17 Lettre datée de Paris, 31 juillet 1969, et adressée à Henri-Jean Martin, communiquée par madame Odile Martin. 18 Voir entre autres Roland Barthes, pour qui l’histoire n’est qu’une « élaboration idéologique » et pour qui « le fait n’a jamais qu’une existence linguistique » (voir « Le discours de l’histoire » [1967], dans Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 163-177). 19 R. Arbour, L’Ère baroque en France. Répertoire chronologique des éditions de textes littéraires, 1585-1643, Genève, Droz, 1977-1985, 5 vol. Sur Roméo Arbour, voir en particulier Réjean Robidoux, « Hommage à Roméo Arbour », dans Marie-Pier Luneau, Jean-Dominique Mellot, Sophie Montreuil, Josée Vincent (dir.), avec la collab. de Fanie Saint-Laurent, Passeurs d’histoire(s). Figures des relations France-Québec en histoire du livre, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, p. 23-29. 20 Juillet 1975, p. 87-141. 21 Lors d’un colloque publié sous le titre : Le X V I Ie siècle et la recherche : actes du 6 e colloque de Marseille, janvier 1976, organisé par le Centre méridional de rencontres sur le X V I Ie siècle (Marseille, CMR 17, 1977), organisé et préfacé par Roger Duchêne (1930-2006), où H.-J. Martin et A. Viala étaient présents. Renseignement aimablement communiqué par Pierre Ronzeaud à l’issue de la présente conférence. 22 A. Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1985. l’importance capitale, pour la recherche, de la thèse de Martin, ne faisait aucun doute. Les archives privées d’Henri-Jean et Odile Martin conservent une lettre du 31 juillet 1969 où Pintard écrit déjà : Je vous lis […] page après page, note après note, et je suis émerveillé de tout ce que vous apportez à l’histoire générale du X V I Ie siècle à partir de l’histoire du livre - de l’histoire du livre entendue, il est vrai, de la façon la plus large […]. J’espère [que ce travail…] contribuera à retenir sur la pente de la facilité les […] dix-septiémistes qui s’imaginent parfois qu’en littérature l’histoire n’a plus rien à leur apprendre ! 17 Il est vrai que la période, marquée par le structuralisme, achronique voire antihistorique par définition 18 , n’était pas particulièrement favorable à un rapprochement des perspectives entre histoire et littérature. Mais la jeune histoire du livre avait néanmoins posé quelques jalons pour une rencontre. On peut déjà discerner son influence du côté de la littérature dans les années 1970, avec notamment la monumentale entreprise de bibliographie littéraire du regretté chercheur canadien Roméo Arbour (1919-2005) 19 . Ce travail qui, pour l’essentiel, fait toujours référence prenait en compte les exigences, propres à l’histoire du livre, de recensements larges (en l’occurrence 75 bibliothèques européennes et nord-américaines). De plus, il avait été précédé par plusieurs articles remarqués se réclamant déjà de l’histoire du livre littéraire, dont le fameux « Raphaël Du Petit Val, de Rouen, et l’édition des textes littéraires en France » dans la Revue française d’histoire du livre 20 . Vient alors une phase de convergence que l’on peut qualifier de décisive, avec d’abord la parution des deux premiers volumes de l’Histoire de l’édition française (Paris, Promodis, 1982-1984), dirigée par Henri-Jean Martin et Roger Chartier, qui a été d’emblée reconnue comme le franchissement d’un cap de maturité pour l’histoire du livre en tant que discipline - laquelle intégrait déjà nombre de préoccupations de la sociologie de la littérature et de la lecture. Puis, précédée dès 1976 de rencontres directes 21 , c’est en 1985 la publication de la thèse d’Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique 22 , qui a été saluée à juste titre comme un tournant. C’était en tout cas évident pour les historiens 19 Présentation <?page no="19"?> 23 P. Bourdieu, « Champ intellectuel et projet créateur », Les Temps modernes, n° 246, nov.-déc. 1966, p. 865-906. 24 A. Viala, Naissance de l’écrivain, op. cit., p. 175. 25 Ibid., p. 14. 26 J.-Y. Mollier, L’Argent et les lettres : histoire du capitalisme d’édition, 1880-1920, Paris, Fayard, 1988. 27 J. Michon (dir.), Histoire de l’édition littéraire au Québec au X Xe siècle, Saint-Laurent (Québec), Fides, 1999-2010, 3 vol. 28 C. Jouhaud et A. Viala (dir.), De la Publication. Entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002. 29 N. Schapira, Un Professionnel des lettres au X V I Ie siècle : Valentin Conrart, une histoire sociale, Seyssel, Champ Vallon, 2003. du livre de ma génération. De fait, à la lumière du concept de « champ » formulé par Pierre Bourdieu 23 , mais aussi des apports des historiens du livre, notamment de la thèse de Martin sur Paris, Alain Viala éclairait l’histoire de l’autonomisation au XVIIe siècle du premier champ littéraire et les conditions d’émergence de la carrière et du statut d’écrivain - « innovation capitale dans la situation des auteurs 24 ». Étudiant la trajectoire de pas moins de 159 écrivains de l’âge classique, il mettait en évidence le fonctionnement de ce champ, avec ses instances de légitimation, son passage du clientélisme au mécénat et ultimement au mécénat royal - avec sa contrepartie censoriale -, son tropisme nobiliaire, ses stratégies d’écriture, mais aussi ses possibles stratégies de succès, grâce à la centralisation croissante des publics valorisants et des libraires en voie de spécialisation, la duplicité obligée découlant de l’existence de formes diverses de consécration, etc. En bref, tout ce qui était jusque-là perçu de façon plus ou moins intuitive et dispersée, lorsqu’on parlait, chez les historiens du livre, de « milieu littéraire », de « condition d’auteur », d’« académisme », de « direction des lettres » - pour reprendre le mot de Martin -, tout cela se replaçait pour le XVIIe siècle dans un ensemble caractérisé de façon convaincante grâce à la thèse de Viala. Et force est de reconnaître qu’ainsi étudié dans un processus historique, en relativisant l’autonomie de l’œuvre, l’objet littérature n’avait rien perdu de son intérêt. Alain Viala avait au contraire démontré - et je le cite - que « le champ littéraire [était…] devenu très tôt la partie la plus dynamique et la plus influente du domaine culturel 25 ». Impossible désormais de ne pas tenir compte d’un tel apport, surtout parmi les dix-septiémistes. La formation précoce du champ littéraire faisait nécessairement de la littérature un centre d’intérêt majeur pour l’histoire du livre et l’histoire en général. Cela devenait d’ailleurs évident aussi du côté des contemporanéistes, avec L’Argent et les lettres de Jean-Yves Mollier 26 et les travaux de Jacques Michon et de nos collègues québécois sur l’Histoire de l’édition littéraire 27 . Une sorte de cycle vertueux s’est donc enclenché, avec notamment la formation en 1996 du GRIHL (Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire) autour d’Alain Viala à l’Université Paris 3 et de Christian Jouhaud à l’EHESS. Création suivie notamment de la parution en 2000 des Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, de Christian Jouhaud, en 2002 du volume collectif De la Publication : entre Renaissance et Lumières 28 , puis des travaux de Nicolas Schapira sur la publication des privilèges et le rôle crucial de Valentin Conrart comme « secrétaire d’État des Belles-Lettres 29 ». Ainsi se sont trouvés éclairés d’un jour nouveau l’investissement du politique et l’encadrement institutionnel de l’édition et du champ littéraire, en complément des acquis pionniers de l’histoire du livre qui avait débroussaillé le fonctionnement de ces instances. Toutes ces 20 Jean-Dominique Mellot <?page no="20"?> 30 Voir supra n. 2. 31 Voir D. Varry, « La bibliographie matérielle : renaissance d’une discipline », 50 ans d’histoire du livre, op. cit., p. 96-109. 32 Ronald B. McKerrow, An Introduction to Bibliography for Literary Students, Oxford, Clarendon Press, 1927. 33 J.-D. Mellot, L’Édition rouennaise et ses marchés : dynamisme provincial et centralisme parisien (vers 1600 - vers 1730), Paris, École des chartes, 1998. 34 A. Riffaud, Répertoire du théâtre français imprimé entre 1630 et 1660, Genève, Droz, 2009. La couverture chronologique du X V I Ie siècle s’est poursuivie en ligne, sous le même titre, et atteint en 2020 l'année 1700 (repertoiretheatreimprime.yale.edu). 35 Id., « L’édition du théâtre français au X V I Ie siècle », Irish Journal of French Studies, 16, 2016, p. 5-21. recherches étaient essentielles pour appréhender le statut du livre et de la littérature à l’âge classique. Dans cette perspective, je me garderai bien d’oublier les tout récents volumes, Privilèges de librairie en France et en Europe, X V Ie - X V IIe siècle et Privilèges d’auteurs et d’autrices ( X V Ie - X V IIe siècle). Anthologie critique 30 . Depuis les années 1980 et 1990, on a donc vu nos apports pour ainsi dire se mutualiser. D’autres territoires, d’autres concepts ont en effet pu être partagés. Il en a été ainsi pour le paratexte, conceptualisé par Gérard Genette dans Seuils en 1987, dans une optique qui n’était aucunement historique au départ. D’une certaine façon, ce concept « doublonnait » d’ailleurs avec celui d’« état civil du livre » imaginé par Febvre et Martin pour caractériser tous types de liminaires imprimés dans L’Apparition du livre. Pourtant, les historiens du livre se sont très vite emparés des potentialités du paratexte, à l’image des littéraires, au point que la revue Histoire et civilisation du livre, principal organe de l’histoire du livre en France, lui a consacré un numéro thématique en 2010 sous la responsabilité de Françoise Waquet. Constat analogue, mais en sens inverse en quelque sorte, en ce qui concerne la bibliographie matérielle, cette archéologie du livre imprimé mise au point à l’origine par des spécialistes britanniques des incunables à la fin du XIXe siècle 31 . Mise ensuite explicitement au service des études littéraires dans le monde anglophone 32 , elle a été en France d’abord le fait des historiens du livre dans le sillage d’Henri-Jean Martin et de Jeanne Veyrin-Forrer (1919-2010) à l’École pratique des Hautes Études, dès la seconde moitié des années 1960. Je l’ai moi-même mise modestement en pratique, avec des moyens encore très artisanaux, à l’occasion de ma thèse sur l’édition rouennaise au XVIIe siècle 33 - ce qui était indispensable pour identifier les nombreuses et précoces impressions contrefaites et prohibées de la capitale normande. Mais, partant d’un corpus d’éditions théâtrales du XVIIe siècle sans cesse élargi 34 et se fondant sur la comparaison de photographies numériques, Alain Riffaud a, depuis les années 2000, apporté à cette science auxiliaire ses lettres de noblesse. Au point que son manuel, d’une grande clarté, Une Archéologie du livre français moderne (Genève, Droz, 2011), a été salué, y compris par les historiens du livre et les professionnels des bibliothèques, comme une référence internationale essentielle. La bibliographie matérielle, par ce qu’elle nous enseigne sur les conditions de production des œuvres, la construction de l’auctorialité, les stratégies éditoriales, est loin d’avoir dit son dernier mot. Elle a été jusqu’ici davantage cultivée par les dix-huitiémistes et les seiziémistes, historiens et littéraires, mais Alain Riffaud a montré tout ce qu’elle pouvait apporter dans ce domaine-clé du XVIIe siècle qu’est le théâtre 35 . En particulier, le fait que 21 Présentation <?page no="21"?> 36 Id., Répertoire du théâtre français imprimé, p. 8. 37 Ibid., p. 405. 38 P. Bourdieu, Les Règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 244. 39 A. Viala, Naissance de l’écrivain, op. cit., p. 278. 40 M. Furno (dir.), Qui écrit ? Figures de l’auteur et des co-élaborateurs du texte ( X Ve - X V I I Ie siècle), Lyon, Ens Éditions, 2009 (en particulier : M. Furno, « Robert Estienne, imprimeur des Forensia de Guillaume Budé, et la notion d’auctoritas », p. 193). « les imprimeurs du théâtre, confondus régulièrement avec les libraires, demeuraient les grands inconnus de l’histoire littéraire et bibliographique 36 ». Or la « méthode Riffaud » montre bien que, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, « la perfection d’un travail d’impression n’est pas en lien avec la notoriété de l’auteur, le succès d’une pièce ou encore le caractère licite ou non de l’édition. Seule l’officine requise pour le travail détermine la valeur typographique de la pièce imprimée 37 ». Ceci permet de comprendre par exemple pourquoi Pierre Corneille, tout en continuant à se faire publier par Augustin Courbé et les grands libraires parisiens du Palais de la Cité, a préféré à partir du début des années 1640 faire confier l’impression de ses pièces aux soins de l’imprimeur-libraire Laurent II Maurry de Rouen plutôt qu’aux petits imprimeurs sous-traitants et interchangeables de la Montagne Sainte-Geneviève à Paris. Cela vient aussi nous rappeler au passage, après Pierre Bourdieu, que, « en matière culturelle, l’objet fabriqué n’est rien sans la fabrication de la valeur de l’objet 38 ». Or cette « fabrication de la valeur » - concept largement exploité par les historiens de l’édition littéraire des XIXe et XXe siècles - est tributaire d’un champ littéraire complexe où, pour l’Ancien Régime, le rôle des libraires et des imprimeurs-libraires est utilement revisité par la recherche depuis le début des années 2000. De fait, il y a encore beaucoup à apprendre sur ces professionnels du livre, bien plus récurrents que les auteurs dans les collections de nos bibliothèques et pourtant longtemps négligés ou ignorés dans les catalogues de ces mêmes bibliothèques, tous ces professionnels qui peuplent plus ou moins discrètement les pages de titre et les achevés d’imprimer. Et là encore, un territoire qui était l’apanage des seuls historiens du livre ou des spécialistes de la littérature du XVIe siècle, a été réinvesti avec clairvoyance par les dix-septiémistes. Aucun livre imprimé ne se résume à l’œuvre qu’il contient. Aucun livre imprimé ne « va de soi » de l’auteur au lecteur. « Être auteur […] n’a pas de valeur sans l’acte de publication qui instaure la relation avec les lecteurs 39 . » À côté de la figure de l’auteur signant son œuvre se tient nécessairement celle de ce « publicateur », suivant le mot de Christian Jouhaud et Alain Viala dans leur introduction au volume De la Publication, ou de ce « co-élaborateur », comme le présente Martine Furno dans l’ouvrage collectif Qui écrit ? Figures de l’auteur et des co-élaborateurs du texte ( X Ve - X V IIIe siècle) 40 . Ne nous laissons donc pas abuser par la rhétorique de l’époque qui tend à contraster l’investissement intellectuel de l’imprimeur-libraire humaniste du XVIe siècle et le propos purement mercantile qui aurait été celui de son homologue du siècle suivant - même Henri-Jean Martin s’est parfois laissé prendre à ce topos dans Livre, pouvoirs et société. Si stratégie de succès il peut y avoir au XVIIe siècle, auprès d’un public en voie d’élargissement, c’est en grande partie du professionnel du livre, « représentant moral » d’un public qu’il connaît de près et de loin, que dépend la réussite de cette stratégie. Dans 22 Jean-Dominique Mellot <?page no="22"?> 41 E. Keller-Rahbé (dir.), Les Arrière-boutiques de la littérature. Auteurs et imprimeurs-libraires aux X V Ie et X V I Ie siècles, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2010, introduction, p. 7-20, citation p. 8. 42 R. Chartier, « Épilogue. De l’histoire du livre à l’histoire de la culture écrite », 50 ans d’histoire du livre, op. cit., p. 207-222, citation p. 219. 43 R. Mandrou, De la Culture populaire aux 17 e et 18 e siècles. La Bibliothèque bleue de Troyes, Paris, Stock, 1964. 44 Voir en guise d’illustration de ces pratiques M.-D. Leclerc, « Richard sans Peur dans la Bibliothèque bleue : X V I Ie - X I Xe siècle », et J.-D. Mellot, « Richard sans Peur imprimé en Normandie : enquête sur une logique éditoriale (fin X V Ie -début X I Xe siècle) », dans Richard sans Peur, duc de Normandie entre histoire et légende. Actes du colloque du Havre, 29 et 30 mars 2012, Annales de Normandie, 64 e année, n° 1, janvier-juin 2014, p. 229-253 et 189-214. son introduction au volume Les Arrière-boutiques de la littérature, Edwige Keller-Rahbé fait valoir ses compétences plurielles : Travail de prospection, de sollicitation et de commande ; travail d’intermédiaire […] ; travail de conseiller littéraire ; travail philologique ; travail promotionnel, et même travail censorial. La liste est longue de ces interventions professionnelles que divulguent les auteurs dans leurs écrits, qu’il s’agisse de correspondances, de Mémoires, de vers, de fictions en prose ou encore d’« Avis aux lecteurs ». 41 La mobilisation pour la collecte, le décodage et l’exploitation de tels textes n’est donc nullement épuisée. Elle est même plus utile que jamais. Cette mobilisation autour des textes, et particulièrement de ceux qui instaurent la relation auteur/ imprimeur-libraire, rejoint en effet le questionnement d’historiens comme Roger Chartier qui, partant de l’histoire du livre et de ses usages, ont en premier lieu abordé l’histoire des pratiques de lecture par une quête des traces de lecture et des témoignages de lecteurs et publics destinataires. Leurs recherches se sont ensuite dirigées, à la lumière de la sociologie des textes, vers les « premiers lecteurs », lecteurs de « l’amont » de l’œuvre publiée : imprimeurs-libraires, censeurs, traducteurs, intermédiaires, etc., « qui ont laissé des traces de leurs lectures dans les rapports de censure, les copies d’imprimerie, les catalogues des livres publiés ou le texte des traductions 42 ». On est donc loin d’avoir tout dit sur la chaîne des interventions de ceux et celles qui font les livres mais aussi les textes - interventions sur lesquelles l’étude du domaine littéraire, il faut y insister, est notre premier pourvoyeur d’information. Encore n’ai-je pas parlé de cette abondante littérature « sans auteurs », comme l’avait prétendu Robert Mandrou 43 , ou en tout cas en voie d’anonymisation, que véhicule la Bibliothèque bleue, autre innovation majeure du XVIIe siècle - même si elle a des racines plus anciennes - et de son édition provinciale. Là aussi, l’étude serrée des textes et des images de la Bibliothèque bleue et de leur filiation a été menée de façon convergente par les historiens du livre et par ceux du littéraire - je pense notamment aux travaux trans-séculaires de Marie-Dominique Leclerc et de Helwi Blom sur les romans de chevalerie et à ceux de Catherine Velay-Vallantin sur les contes et récits. Ce type d’étude a déjà levé un coin du voile sur le rôle capital tenu par les imprimeurs-libraires, notamment troyens et rouennais, dans le raccourcissement, le redécoupage, mais aussi la modernisation des textes 44 qui ont permis la pérennisation de romans de chevalerie pluriséculaires dans le répertoire des livrets bleus. 23 Présentation <?page no="23"?> 45 « Daniel Roche : dialogue avec Christophe Charle sur l’histoire du livre », art. cit., p. 373. Pourtant, ce qui reste à faire en ce domaine est immense et suppose de prendre pleinement la mesure d’un phénomène qui fait appel à la fois à l’histoire des textes, à celle des éditions et à celles des lectures et des pratiques culturelles en général. Or les ressources bibliographiques de base dont on dispose pour mener à bien de telles enquêtes sont encore loin d’être à la hauteur de l’enjeu - c’est le conservateur général de bibliothèque qui parle là -, malgré le nombre croissant de numérisations et l’amélioration progressive des données descriptives de nos catalogues en ligne. Mais il faut rappeler, à la décharge des professionnels des bibliothèques en poste aujourd’hui, que les normes bibliographiques en vigueur pour décrire les livres anciens sont restées longtemps « littéraires » dans le sens péjoratif du terme, autrement dit, s’attachaient principalement aux auteurs (bien connus de préférence) et aux œuvres (chefs-d’œuvre de préférence), et négligeaient ou minimisaient tout ce qui avait trait à l’édition, aux libraires, imprimeurs et éditeurs, aux ouvrages anonymes, aux publications non littéraires et aux réimpressions. Ce qui explique que les lacunes descriptives de la majorité de nos métadonnées sur les éditions anciennes soient encore énormes. Et ce malgré les efforts accomplis depuis les années 1980, malgré l’intégration à cette époque des acquis de l’histoire du livre et de la bibliographie matérielle, l’adoption d’une première norme de catalogage « livre ancien » en 1986, puis d’une seconde tout récemment, et la création et mise en ligne par la BnF de notices d’autorité de plus en plus nombreuses et substantielles pour identifier libraires et imprimeurs antérieurs à 1830 (environ 10 000 aujourd’hui). Les lacunes importantes qui subsistent ne facilitent certes pas la tâche des chercheurs, lesquels dépendent encore de repérages bibliographiques insuffisamment fiables, qu’une numérisation existe ou non. Mais un travail considérable de dédoublonnage, de correction, d’identification et de datation d’éditions a déjà été accompli, à l’échelle d’une génération, sur des collections richissimes - et ce sans que la recherche en prenne toujours la mesure. Comme le rappelait encore récemment Daniel Roche, le travail des conservateurs, des bibliothécaires, demeure fondamental, il élabore notre matériau et souvent en livre une analyse première dont on ne peut se passer. Le travail de la bibliographie mène à la sociologie des textes, et permet de faire converger la bibliographie matérielle et la théorie littéraire, l’analyse des formes expressives et celle des usages sociaux, culturels. 45 En tout état de cause, le moment historiographique dont je viens d’essayer de dégager quelques caractéristiques concerne quantité de domaines où nos approches sont déjà confluentes et viennent illustrer la complémentarité des trois termes de la problématique de ce congrès : Littérature, Livre et Librairie. Ces domaines de confluence, très actuels, souvent internationaux, j’en aperçois avec satisfaction un large échantillon parmi les sessions qui ont structuré la manifestation. Pour ne prendre que quelques exemples, je relèverai, avec bien sûr une part d’arbitraire et dans un ordre d’apparition approximatif : - Tout d’abord, les questionnements toujours pertinents sur une géographie de l’édition littéraire qui n’a pas encore livré tous ses ressorts. On l’a évoqué à propos de Pierre Corneille : la centralisation de l’influx politique et du champ littéraire ne s’est pas nécessairement accompagnée d’une centralisation éditoriale ; les cas de Rouen, 24 Jean-Dominique Mellot <?page no="24"?> 46 Michel Melot, « Histoire du livre et histoire de l’image : Henri-Jean Martin précurseur », 50 ans d’histoire du livre, op. cit., p. 110-119. 47 R. Arbour, Dictionnaire des femmes libraires en France (1470-1870), Genève, Droz, 2003 et Les Femmes et les métiers du livre en France, de 1600 à 1650, Chicago/ Paris, Garamond Press/ Didier érudition, 1997. 48 A. Béroujon, Les Écrits à Lyon au X V I Ie siècle : espaces, échanges, identités, Grenoble, PUG, 2009. 49 Daniel Roche observe à ce propos : « Hier comme aujourd’hui, le livre n’est jamais seul […]. Il prend place dans un système général d’information où [sous l’Ancien Régime] l’oralité demeure dominante. » « Le livre : un objet de consommation entre économie et lecture », dans Hans Erich Bödeker (dir.), Histoires du livre, nouvelles orientations : actes du colloque du 6 et 7 septembre 1990, Göttingen, Paris, IMEC - Maison des sciences de l’Homme, 1995, p. 225-240, citation p. 226-228. Voir aussi J.-D. Mellot, « Histoire du livre : points de vue sur l’évolution d’une discipline », Cultura. Revista de História e Teoria das Ideias, n° 21, 2005, p. 27-42, citation p. 34. de Lyon, de Troyes et d’autres centres sont, de ce point de vue, emblématiques du paysage éditorial du X VIIe siècle. L’intégration nationale de la production littéraire semble en fait avoir précédé la centralisation de cette même production. - Le témoignage ou le non-témoignage des bibliothèques du XVIIe siècle sur la montée en puissance de la littérature, française ou étrangère, dans les collections. - La Bibliothèque bleue et la contribution (limitée mais riche d’enseignement) que lui apporte l’édition lyonnaise au XVIIe siècle. - La place de l’image dans le livre du XVIIe siècle, une problématique que l’histoire du livre a placée au premier plan de ses préoccupations - Henri-Jean Martin ayant prêché d’exemple - ce qui a permis de bousculer la vision abstraite que proposait l’histoire de l’art en « isolant les images comme les tableaux d’une galerie 46 ». - Théâtre et librairie : cette thématique a suscité plusieurs sessions, à juste titre me semble-t-il, compte tenu, d’une part, de l’importance du genre théâtral dans la formation du champ littéraire au XVIIe siècle, et d’autre part, de la dynamique des recherches en ce domaine. - Les « intermédiaires de la publication » et leur rôle capital, eu égard aux contraintes matérielles, sociales, politiques et juridiques qui pèsent sur l’édition au XVIIe siècle en particulier. - Les modalités de la participation féminine à la vie du livre et de la littérature : femmes auteures (ou autrices), épistolières, salonnières, lectrices, mais aussi libraires et entrepreneuses - comme l’a bien montré Roméo Arbour en son temps 47 - et cela grâce au statut qui est le leur dans les corporations de métiers du livre. - La place et le statut du manuscrit, inédit ou non : le continent du manuscrit intéresse depuis longtemps les historiens du livre et s’intègre à la problématique plus large d’une histoire de la culture écrite, illustrée notamment dans le cas de Lyon au XVIIe siècle par le travail en profondeur d’Anne Béroujon 48 . Les historiens du livre n’ont-ils pas tous dit et redit que le livre imprimé n’avait jamais été en position de monopole médiatique dans aucune société 49 ? - Livre et religion : voilà une thématique qui réclame toute notre attention, car n’ou‐ blions pas qu’une grande part de la production littéraire du XVIIe siècle est religieuse, dévote et spirituelle en particulier, mais aussi pamphlétaire, voire romanesque (on pense à Jean-Pierre Camus) et, se situant dans l’élan de l’humanisme chrétien, a par conséquent une portée sociale grandissante. Entre autres jalons, la pionnière 25 Présentation <?page no="25"?> 50 H. Carrier, La Presse de la Fronde (1648-1653) : les mazarinades, Genève, Droz, 1989-1991, 2 vol. ; C. Jouhaud, Mazarinades : la Fronde des mots, Paris, Aubier, 1985. 51 I. Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014, p. 9-10. Histoire littéraire du sentiment religieux (Paris, Bloud et Gay, 1916-1936) de l’abbé Henri Bremond mérite d’être davantage revisitée et de profiter pleinement des avancées de l’histoire du livre comme de l’histoire du littéraire, sans que soit oubliée la problématique de la littérarisation du religieux. - Les périodiques, autre innovation majeure du XVIIe siècle, n’ont pas été oubliés. Leur enjeu n’est pas mince pour la représentation et la légitimation du littéraire puisque ce sont notamment des périodiques littéraires qui, dans la foulée de la Fronde, sont parvenus à entamer le monopole de la Gazette de Théophraste Renaudot. - La librairie en fiction : la collecte des figures de libraires et d’hommes ou de femmes du livre dans la littérature, déjà bien engagée, n’a pas encore épuisé le sujet. Mais le nuancier des discours des auteurs en dit long déjà sur le rôle central des professionnels du livre, devenus médiateurs obligés des auteurs vers le public et le succès. - Les mazarinades : on n’aura garde de les oublier non plus car elles correspondent, comme Christian Jouhaud et Hubert Carrier l’avaient démontré, chacun à sa manière dès les années 1980 50 , à un moment unique de mobilisation de toutes les formes disponibles de littérature et de publication au service du débat politique. - Le concept de police du livre, mis au point par les historiens du livre précisément à l’usage des X VIIe et XVIIIe siècles, se révèle également fructueux pour l’étude du littéraire. L’empilement des institutions centralisées qui ont au XVIIe siècle à faire avec le champ littéraire, de la Grande Chancellerie et de la censure royale à la lieutenance générale de police de Paris, doit être compris comme la contrepartie du mécénat royal exclusif sur les lettres mis en place par la monarchie absolue. Il faut se féliciter du fait que soit à présent engagée une histoire sociale de ces institutions qui régissent la vie du livre et de la littérature. - Enfin, et on ne l’oublie évidemment pas, la bibliographie matérielle, mise au service de toutes nos recherches attentives aux objets et aux supports de la vie du livre et de la littérature. Sans une maîtrise minimum de cette science auxiliaire, les textes auxquels on a accès restent pour nous comme abstraits, dépourvus des clefs qui permettent d’appréhender les conditions et processus de leur publication. Soit en définitive une moisson de questionnements et d’apports qui témoigne de la fécondité de nos rencontres et du dynamisme de nos confluences. Certes, on savait déjà, comme l’écrit Ivan Jablonka, que « l’histoire est plus littéraire qu’elle le veut, et la littérature plus historienne qu’elle le croit 51 ». Mais, au-delà d’une écriture et d’une méthode qui peuvent être proches, ce que ce colloque vient surtout nous rappeler, me semble-t-il, c’est à quel point les humanités qui sont les nôtres peuvent partager des centres d’intérêt et des préoccupations parentes. L’histoire du livre est née, nous l’avons rappelé, du constat bien simple, en somme, que le livre, et l’imprimé au premier chef, n’allaient pas de soi, qu’ils devaient être replacés dans 26 Jean-Dominique Mellot <?page no="26"?> 52 R. Chartier, « Épilogue… », art. cit., p. 221. 53 Voir à ce sujet le très éclairant article de Wallace Kirsop, « Bibliothèques numériques, catalogues en ligne et bibliographie matérielle », dans Réforme, Humanisme, Renaissance, 2019, 1, n° 88, p. 207-220, qui rejoint et complète notre propos : « [Pour les] personnes qui préparent des éditions critiques en se servant des méthodes de la bibliographie matérielle [...] l’existence de copies numériques [...] ne remplace pas les investigations qui doivent être faites ‘exemplaire en main’. L’examen matériel requiert l’original et ce en autant de manifestations que possible [...] Il est essentiel de ne pas revenir - par le biais de Gallica - aux vieux procédés qui consistaient à se fier au premier exemplaire venu de la rue de Richelieu [...] Le sort des textes doit être compris dans un contexte social et économique. C’est pour cette raison qu’il est indispensable d'examiner l’origine et la diffusion [...] des ouvrages à travers leur manufacture, leur reliure, leur provenance, leurs indices de lecture et d'usure et tout ce qui appartient à l’objet matériel. Il va de soi que cette tâche ne s’accomplira pas sans un accès direct aux collections » (citation p. 219). 54 La notion a été au centre de la conférence d’honneur donnée par Roger Chartier à l’occasion de ce colloque, sous le titre : « Matérialité et mobilité des œuvres. L’exemple de Molière ». Prononcée le une ample interrogation d’histoire sociale et d’histoire de la culture de l’écrit. De même, l’étude du littéraire, sans du tout renoncer à lire les textes, bien au contraire, a su ne pas se laisser enfermer dans le « textualisme » et questionner la littérature comme n’allant pas de soi. La présence au monde des textes, même, interrogeait et nécessitait d’être replacée dans une chaîne d’interventions tout à la fois intellectuelles et matérielles, de « mise en texte », de « mise en livre », qui contribuaient à construire la signification et la portée de ces textes. D’où, depuis plusieurs décennies, une vaste entreprise de relativisation et de recontextualisation du livre, de la littérature et de ceux et celles qui, à l’image des imprimeurs-libraires, les ont fait exister et évoluer. Le paradoxe n’est qu’apparent : tout ce travail de relativisation, de recontextualisation, de quête de représentativité, n’a fait que renforcer et élargir l’intérêt que peuvent susciter aujourd’hui, pour la recherche, les trois termes de notre intitulé : Littérature, Livre, Librairie. À nous à présent de capitaliser et d’avancer ensemble à partir de ces acquis de mieux en mieux partagés. Pour cela, toutefois, nous aurons à prendre garde au conditionne‐ ment et aux facilités que nous offrent aujourd’hui la recherche et la lecture de textes « dématérialisés », sur le continuum indifférencié de nos écrans : textes coupés de leurs supports d’origine et de leur identité matérielle (format, appartenance ou non à un recueil, encre, filigranes du papier, reliure, marques de provenance, annotations et traces de lecture, etc.), textes coupés de leurs corpus éditoriaux comme de leurs collections et catégorisations bibliothéconomiques - sans même évoquer ici la qualité déficiente de nombre de numérisations et surtout de leurs métadonnées… La commodité d’accès à des textes soustraits à leurs contextes et aux matérialités qui les ont vus naître et prendre sens ne doit pas nous laisser penser qu’il s’agit dès lors des « mêmes » textes, comme l’a rappelé à juste titre Roger Chartier 52 . Le matériau que l’on peut repérer et découvrir de nos jours commodément à distance grâce aux « re-productions » existantes, il est nécessaire de savoir aussi l’examiner et vérifier sur pièce 53 . Les bibliothèques doivent être à cet égard pleinement conscientes de leur responsabilité vis-à-vis de la recherche, en veillant bien sûr à la bonne conservation et au signalement pertinent, mais en préservant aussi l’accès aux exemplaires originaux d’éditions qu’elles ont numérisées ou fait numériser. Se laisser persuader de la pseudo-équivalence des textes inscrits dans leur environnement livresque d’origine et de leur version numérisée, ce serait d’une certaine façon démentir leur « mobilité 54 », voire 27 Présentation <?page no="27"?> 22 juin 2017 dans le grand amphithéâtre de la Bibliothèque municipale de Lyon, cette conférence a fait l’objet d’une capture vidéo en libre accès sur le site de la BmL : www.bm-lyon.fr/ spip.php? page =video&id_video=972. revenir insidieusement à une abstraction textualiste et à un antihistoricisme stérilisant. Ce serait en définitive tendre à défaire voire à nier les efforts et les avancées qui ont permis la confluence de nos recherches sur Littérature, livre et librairie en France au X V IIe siècle. Et il y aurait tout lieu de le regretter. 28 Jean-Dominique Mellot <?page no="28"?> I LA FABRIQUE DU LIVRE <?page no="29"?> 1. U SAGES DU MANUSCRIT <?page no="30"?> 1 Frédéric Lachèvre, Les Œuvres libertines de Claude Le Petit, 2 vol., Paris, Champion, 1918. 2 « Il fut assez fou, d’ailleurs, ou assez héroïque, pour se faire appeler Théophile le Jeune, pour s’identifier au prisonnier de la Conciergerie, comme si, ultime défi à la société, il avait programmé sa condamnation », Michel Jeanneret, « Envelopper les ordures ? Érotisme et libertinage au X V I Ie siècle », Littératures, n° 55, 2004, p. 157-168. On retrouve aussi cette idée chez F. Lachèvre et chez J. DeJean (The Reinvention of Obscenity : Sex, Lies, and Tabloids in Early Modern France, Chicago, University of Chicago Press, 2002). Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit Dimitri A L B A N E S E Université Paris-Sorbonne S’adressant dans un sonnet au « Grand Ministre » Mazarin, Claude Le Petit exprime, au moment de rentrer en France, son espoir d’atteindre à la gloire littéraire en donnant la parole à sa patrie : Si ce Héros Romain, dont l’âme peu commune, A pu faire ma paix avecque l’Espagnol, Il fera bien la tienne avecque la Fortune. 1 S’il est réducteur de ne lire Claude Le Petit qu’au prisme de sa figure de poète martyr, brûlé pour ses écrits à 23 ans (1662), il n’en demeure pas moins le symbole des excès de la police du livre. Jeune avocat, il s’adonne à l’écriture à corps perdu et connaît bien des difficultés pour financer son ambition. C’est sans doute une logique économique qui permet d’expliquer son empressement à publier en 1661 ses œuvres les plus sulfureuses, réunies en un recueil intitulé Le Bordel des Muses. Celui-ci contient entre autres un long poème destiné à vilipender la capitale de la monarchie française : La chronique scandaleuse ou Paris ridicule. Le projet de Claude Le Petit apparaît plus vaste dans sa table des matières, incluant la satire de plusieurs capitales européennes dans lesquelles il aurait séjourné. Seules les 132 strophes réservées à Paris sont conservées, ainsi que 47 autres qui constituent La Castillade ou Madrid ridicule. La référence est évidente : la Rome ridicule de Saint Amant, à ce point respectée que Claude Le Petit ne s’en prend qu’à Venise lorsqu’il aborde l’Italie dans sa table des matières. Ordinairement, on considère que le destin de ce poète et celui de son œuvre sont imbriqués 2 , tant le scandale de son Paris ridicule se confond avec la punition qui les frappera tous deux : ils finissent ensemble dans les flammes sur la place de Grève. Le guide du Paris ridicule nous fait justement passer par cette même place de Grève. Ce long poème se distingue des courtes pièces licencieuses, pour l’essentiel perdues, du Bordel des Muses. L’expression pornographique y est presque absente, au profit d’un registre satirique <?page no="31"?> 3 Le nombre des emprisonnements pour affaires de librairies en 1663 s’élève à 17 personnes, pour l’essentiel des arrestations politiques liées à des pamphlets favorables à Fouquet (R. Chartier et H.-J. Martin, Histoire de l’édition française, t. II, le livre triomphant, Paris, Fayard, 1989, p. 105.). Dans les années 1660, les livres interdits sont surtout marqués par la controverse politique et religieuse. Anne Sauvy établit sur cette période trois variétés de livres interdits : des textes de controverse religieuse, des libelles politiques et philosophiques, et la catégorie de « littérature diverse ». Cette « littérature diverse » recoupe une littérature d’évasion « jugée peu digne, ou franchement malsaine, par les divers pouvoirs royaux, parlementaire ou religieux » (« Livres contrefaits et livres interdits », ibid., p. 137). versant dans la critique politique, et soutenu par la scatologie et le blasphème. Outre cette divergence de ton, le Paris ridicule offre une trajectoire éditoriale distincte du reste du recueil, qui interroge l’efficacité de la condamnation « exemplaire » du poète et de son œuvre. Ce caprice poétique semble constituer un cas singulier de la confrontation entre police du livre et écriture libertine dans les années de reprise en main de la production imprimée par le pouvoir politique qui suivent la Fronde 3 . De plus, il s’agit de l’un des rares poèmes de Claude Le Petit à connaître de multiples rééditions au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. L’appellation de « police du livre » paraît acquérir une triple pertinence dans le cas du Paris ridicule. Si l’interaction principale affirme le pouvoir de l’État à travers l’activité de contrôle confiée à ses agents et les sanctions qui en découlent, la fortune du texte mobilise également la racine étymologique de ce terme, la politeia : la police renvoie alors à l’organisation politique, aux règles à suivre que l’on définit pour exercer sa citoyenneté. Le gouvernement de la cité rassemble à la fois ses instances autoritaires et l’organisation qu’elle adopte. Mais la capitale dépeinte par Claude Le Petit est un ramassis d’ordures - le consacrant lui-même en poète crotté - qui semblent incompatibles avec la rigueur de l’autorité policière. Plus encore, cette politeia doit représenter sa population, l’ensemble des citoyens-habitants de la ville. Or, le choix apparent des rééditions, du succès tout clandestin du Paris ridicule, marque une forme d’accueil pour cet ouvrage en dépit de sa censure par la « police » censée exprimer la volonté commune. Enfin, dans une forme d’anachronisme assumé, cette police n’est pas sans évoquer pour nous, depuis la fin du XIXe siècle, un terme d’imprimerie, un « assortiment de caractères » obéissant à des règles et visant à l’uniformisation des écrits imprimés. Or, Claude Le Petit n’aura cessé de s’opposer aux règles du dispositif de publication régi par l’imprimerie, en particulier dans ses rapports très cavaliers avec dédicataires, libraires et imprimeurs. Peut-être prenait-il là une revanche sur son défaut de célébrité, non sans créer de nouveaux obstacles à sa publication imprimée. Le double sens du verbe « policer » questionne également l’action menée à l’encontre du Paris ridicule. S’il s’agit d’établir une réglementation par la force, l’adoucissement des mœurs qui devrait en advenir est-il envisageable ? L’action violente de la condamnation peut-elle réglementer et adoucir en même temps ? Cet adoucissement n’est-il pas plus tardif et dépendant d’une « socialisation » de l’écriture libertine dont les bornes échapperaient au XVIIe siècle ? La question qui retiendra toutefois notre attention, pour nous limiter au cas du Paris ridicule, est la suivante : comment la trajectoire éditoriale de cette satire transcende-t-elle son sujet, la peinture d’une capitale régie par l’esprit de répression ? Dans une certaine mesure, cet esprit répressif, récurrent dans le long poème, trouve une réalisation concrète dans l’existence de Claude Le Petit à travers son instruction judiciaire. Mais le véritable 32 Dimitri Albanese <?page no="32"?> 4 F. Lachèvre évoque un ensemble de libertins gravitant autour du poète, mais sans preuves ; seuls Millot et l’Ange font œuvre commune avec Claude Le Petit. 5 F. Lachèvre, Les Œuvres libertines, op. cit., p. X V I I I . 6 Sur le déroulement de cette affaire, ibid., p. X V I I I - X X . 7 J. DeJean considère qu’il est « destiné » au bûcher : « The seventeen year old Claude Le Petit - who clearly learned nothing from the experience, since he was destined to be burned at the stake seven years later because of his own bad books » (The Reinvention of Obscenity, op. cit., p. 62). renversement des pratiques de sanction advient avec la célébrité dont le livre jouit du fait de sa condamnation et de son interdiction. L’instruction judiciaire : marquer les bornes de l’interdit En effet, cette audace obscène et blasphématoire ne reste pas impunie. Comme rattrapés par les pouvoirs politiques et judiciaires critiqués par sa plume, Le Petit et son œuvre passent sur le bûcher. Les agents de cette instruction judiciaire, le lieutenant civil d’Aubray et le chancelier Séguier se félicitent de cette prise dans un échange de lettres. Le contrôle du livre s’est illustré à toutes les étapes : de la saisie du texte à sa destruction, dans des conditions qui demeurent méconnues. La condamnation de l’œuvre Avant d’en venir au Paris ridicule, notons que la première contribution de Claude Le Petit à la publication imprimée laisse entrevoir des antécédents transgressifs. Ses seules fréquentations libertines assurées 4 , celles de Michel Millot et de Jean L’Ange, donnent lieu à un madrigal précédant le texte de L’École des filles - dont la virtuosité dans le maniement du mot obscène « foutre » se retrouvera dans le « Sonnet foutatif » du Bordel des Muses. Or, cette parution de 1655 est frappée par une censure similaire à celle qui visera directement Claude Le Petit en 1662. Parmi les contributeurs à L’École des filles, il sera le seul à ne pas être inquiété. Même François Chauveau, impliqué pour les gravures de cette édition 5 , est convoqué par la justice. Si aucune charge n’est retenue contre le graveur, l’auteur, Michel Millot, bien au contraire, est condamné par contumace au bûcher. Cette première apparition en littérature de Claude Le Petit se solde donc par une dérobade qui lui a fait néanmoins prendre conscience des menaces de la police du livre. La difficulté à comprendre l’intrépidité du jeune poète a frappé les critiques et historiens de la littérature, comme s’il avait oublié le bûcher où un mannequin à l’effigie de Millot fut brûlé 6 . Or, il semble plus probable que des considérations économiques l’aient conduit, bien que conscient du danger, à s’exposer à un semblable châtiment. L’audace inconsidérée que l’on prête à Claude Le Petit, couplée à cette « première expérience » du bûcher, a favorisé une lecture a posteriori de la trajectoire du poète 7 . Pourtant, ses allusions au bûcher ne limitent pas celui-ci au châtiment des auteurs et des livres : il semble concentrer la puissance et l’horreur de toute condamnation. Deux allusions majeures à des bûchers sont tirées de faits divers. L’un n’a jamais eu lieu, bien qu’il soit évoqué par Claude Le Petit dans le numéro de septembre 1657 de La Muse de la cour : il concerne deux voleurs de Notre-Dame ; l’autre, c’est celui de Jacques Chausson, condamné 33 Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit <?page no="33"?> 8 Si l’on peut nuancer la perspective de cette célébration, retenons l’empathie caractéristique du premier quatrain, entre commémoration et raillerie : « Amis, on a brûlé le malheureux Chausson, / Ce coquin si fameux, à la tête frisée ; / Sa vertu par sa mort s’est immortalisée : / Jamais on expira de plus noble façon. » 9 F. Lachèvre, Claude Le Petit et la Muse de la cour, Paris, Champion, 1922, p. 68. 10 On exclut les versions romanesques de Jean Rou, ami de Claude Le Petit, ou encore de Lefèvre de Saint-Marc, dramaturge du X V I I Ie siècle. F. Lachèvre entretient l’hypothèse d’une publicité excessive menée par un dénommé Chabat (Les Œuvres libertines, op. cit., p. X L V I I ). 11 R. Chartier et H.-J. Martin, Histoire de l’édition française, Le livre conquérant, op. cit.. Dans sa contribution (p. 128-146), A. Sauvy précise que les œuvres interdites sont plutôt imprimées dans Paris, à la différence des contrefaçons, et que la dénonciation de l’usage clandestin de presses autorisées est fréquente. C’est le cas lorsque Louis Piot, libraire, dénonce Michel Millot. 12 D’après la version retenue par F. Lachèvre, « La sentence […] condamnait Eustache Rebuffé à être fustigé et banni pour neuf années de la ville de Paris. Pierre Rebuffé en était quitte pour être admonesté et la Chambre du conseil avec défense de récidiver sous peine de punitions » (Les Œuvres libertines, op. cit.) 13 S’il en fut de même pour Th. de Viau et M. Millot, l’immense différence vient du fait qu’ils ne subiront pas physiquement la sentence proclamée. 14 C. Le Petit, Œuvres libertines, éd. Thomas Pogu, Paris, Cartouche, 2012, p. 38. pour rapt et viol, célébré 8 par le poète dans une « Epitaphe de Chausson » qui a été conservée parmi les pièces du Bordel des Muses. Paradoxalement, l’auteur porte un regard différent sur les condamnés ; si Chausson est un « malheureux », les voleurs attirent les foudres du poète : « Pour eux, c’est trop peu que la corde, / Il les faut jeter dans le feu, / Et je trouve encor que c’est peu 9 ». Cela suffit peut-être à suggérer une fascination morbide plutôt que les indices prophétiques de son propre bûcher - davantage un motif poétique qu’un élément biographique -, sans toutefois minimiser les craintes et la gravité de la menace qu’il cristallise mais que le rire ou l’excès cherchent à déjouer. Le Paris ridicule n’est qu’une pièce du recueil intitulé Le Bordel des Muses lorsque l’œuvre est saisie par la justice. Aucune autre piste que la délation ne semble vraisemblable 10 , c’est d’ailleurs la tendance dominante dans des affaires similaires comme le souligne Anne Sauvy 11 . En effet, l’imprimerie utilisée est celle de Rebuffé, usurpée par ses fils, qui sont mis en cause, tandis que l’entreprise elle-même ne l’est pas 12 . Pour la première fois, c’est uniquement le texte qui justifie la sanction 13 prise par les autorités juridiques, en l’occurrence le lieutenant civil d’Aubray et le chancelier Séguier. Un extrait de l’arrêt de la Cour du 31 août 1662 confirme qu’aucune cause « aggravante » n’appuie le choix du châtiment : ledit Le Petit accusé d’avoir fait le libelle intitulé Le Bordel des Muses ou les neuf pucelles putains, plusieurs feuilles écrites de sa main faites contre l’honneur de Dieu et de ses saints […] a été déclaré dûment atteint et convaincu du crime de lèse-majesté divine et humaine pour avoir composé, écrit et fait imprimer les écrits impies, détestables et abominables contre l’honneur de Dieu et de ses saints pour réparation de quoi ledit Le Petit serait […] brûlé vif avec son procès et les cendres jetées au vent. 14 Les mœurs du poète, ni même le meurtre du frère Augustin commis quelques années auparavant, ne sont invoqués par la justice. Or, les suppliciés au bûcher de la période ont tous pour point commun un « crime sexuel » : Jacques Chausson en 1661, Antoine 34 Dimitri Albanese <?page no="34"?> 15 Ibid. p. 35, extrait de la lettre d’Aubray du 26 août 1662. 16 « Anyone who ran afoul of the system during those years when Colbert was establishing his autority encountered a censorial machine that made up in brutality what it lacked in efficiency. Thus, on September 1, 1662, twenty-three-year-old Claude Le Petit became the first, and the last, writer to be ceremonially and publicly executed because of his publications and by official order of the civil authority in charge of censorship » ( J. DeJean, The Reinvention of Obscenity, op. cit., p. 90). 17 Dans la lettre du 24 août, d’Aubray écrit : « Je puis vous assurer que la pièce n’a point paru en public étant imparfaite. J’ai saisi tous les exemplaires et la minute est par-devers moi et ainsi ce monstre se trouvera aussitôt étouffé qu’éclos. » 18 Théophile de Viau, convaincu de crime de lèse-majesté divine, était condamné à faire amende honorable devant Notre-Dame et ensuite « estre de faict bruslé vif comme aussy ses livres bruslez. » Mazouer et Emery Ange Dugaton en 1666 brûlés pour sodomie, ou encore l’instituteur Vigeon convaincu de zoophilie en 1649. L’échec de la condamnation de Théophile de Viau au début du siècle, puis de Michel Millot, quelques années auparavant, a peut-être précipité cette décision. On remarque d’ailleurs que d’Aubray hâte la procédure : Cependant, comme le public a besoin d’exemple, et que de différer le jugement de Petit était chose inutile, le procès a été vu ce matin sur lequel est intervenue la sentence ci-jointe que j’ai cru devoir envoyer. 15 Mais il faut surtout noter l’empressement du lieutenant civil à faire un exemple parmi les écrivains. L’efficacité de la censure est ainsi envisagée lorsqu’il précise : « Je crois que cette punition contiendra la licence effrénée des impies et la témérité des imprimeurs. » Comme l’analyse J. DeJean, la censure choisit la force pour suppléer à son inefficacité 16 . À la différence de Théophile de Viau, Claude Le Petit n’a pas de protecteurs influents pour le tirer d’affaire et sa condamnation, rapide, se déroule presque à l’abri des regards 17 . Mais la première décision de justice est bien exprimée en des termes similaires pour les deux auteurs 18 et semble confirmer le surnom dont Claude Le Petit s’était affublé : Théophile le Jeune - autrement dit Théophile sans soutien et sans notoriété. Paris, capitale de la répression ? Au sein de son œuvre, le poète laisse planer l’ombre du châtiment et participe à l’élaboration des bornes de l’interdit, contredisant amplement la représentation d’un auteur inconscient du danger. Le sujet même de Paris ridicule fait appel aux instances de répression sans mentionner directement la police du livre. Des lieux sont déclinés comme « La Chapelle du Louvre », « Les Tuileries », « Le Palais Mazarin », « Le Parlement de Paris », « La Grève », « La Bastille », « Le Gibet de Montfaucon » qui sont autant d’incarnations topographiques de la persécution que le poète raille, non sans témoigner de son inquiétude réelle. Ces lieux, souvent personnifiés, « Auguste et grave Parlement », ne manquent pas d’inspirer des mises en garde par le poète : « Si l’on nous trouvait sur le fait / L’on jetterait sur ce portrait / De très dangereuses œillades ». À la satire corrosive de l’auteur qui menace chaque étape de la déambulation dans Paris, la plupart des espaces semblent répondre par une mise en garde plus menaçante encore. Certaines allusions sont moins évidentes que ne le sont « La Grève » ou « Le Parlement de Paris » ; c’est le cas de la strophe 40 consacrée à « La Croix du Tiroir ». Son caractère 35 Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit <?page no="35"?> 19 Le Petit, Œuvres libertines, éd. cit., p. 243. 20 Voir le Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, Paris, Librairie Fischbacher, 1853, p. 257. énigmatique, du fait de son rythme haché et de ses sous-entendus, est d’autant plus intéressant qu’il fait converger cette fois le bûcher et les « livres » : Muse, c’est ce qu’il me faut dire ; Autrement je crie aux voisins, Et nous ne serons pas cousins À la fin de cette satire Brûle comme magiciens Plutôt tes livres et les miens… Ah ! ma mémoire s’est refaite ; Savez-vous pourquoi c’est, badauds ? C’est qu’ici la reine Gilette Fut tirée par quatre chevaux. 19 Arrivé, dans la fiction poétique, sur la place de la Croix du Tiroir, le poète rappelle le supplice de Brunehaut, femme de Sigebert I er . Toutefois il ne parvient à cette réminiscence qu’au terme d’une digression qui convoque l’imaginaire des autodafés. Faut-il y voir une référence au martyre de plusieurs protestants, en 1535 20 , date bien lointaine, ou plus simplement à l’emploi de cette place pour des exécutions capitales jusqu’en 1698 ? Dans tous les cas, la menace du bûcher sur son œuvre - « Brûle […] tes livres et les miens… » - surgit pour suspendre sa parole. Le danger répressif ne se matérialise pas seulement par des lieux mais s’incarne aussi bien dans des figures, à commencer par celle du Roi. La strophe 11 qui lui est consacrée atteste l’existence d’un appareil de répression affecté à la création littéraire : Les monarques ont les mains longues, Ils nous attrapent sans courir, Et n’aiment pas à discourir Avec un peseur de diphtongues […] Derrière les « mains longues » du souverain, c’est sans doute la police du livre, à travers le régime des privilèges et les instances juridiques, qui est suggérée, à l’encontre du poète évoqué par la périphrase du quatrième vers. Les derniers vers de la strophe, « S’il prend les gens comme les villes, / Nous serions bientôt pris d’assaut », insistent sur le péril encouru, renchérissant sur l’inutilité de toute défense argumentée - « Et n’aiment pas à discourir ». Outre Paris ridicule, la crainte de la sanction affleure régulièrement dans Madrid ridicule, bien que ce soient davantage des individus, et non des édifices, qui figurent la condamnation. Une strophe met en scène la Sainte Inquisition : Oui, ce sont ces cruelles gens Qui font brûler tant d’innocents… Mais il vaut mieux nous taire ou changer de langage : Quiconque serait assez sot 36 Dimitri Albanese <?page no="36"?> 21 La Rome ridicule, caprice, 1643, [s.l.s.n.], p. 53. Pour pincer ces gens davantage Pourrait bien sentir le fagot. L’apparition convoque le motif du bûcher mais incite surtout à adopter une langue appropriée, qui exclut toute familiarité et tout blasphème. Si la menace se fonde sur la pratique orale de la langue, pour consonner avec la fiction itinérante du poète, on peut sans doute transposer cette auto-censure à l’écriture et compter, parmi les innocents injustement condamnés, les hérétiques comme les auteurs. La marque de la censure, une fortune littéraire Paris ridicule semble répondre à l’hypothèse posée par Saint-Amant au moment de clore sa Rome ridicule : Qu’on me deffende, on me lira Par cœur un chacun me sçaura, Si le Conclave me censure. 21 Devant les multiples rééditions du poème de Claude Le Petit, devenu de ce fait un ouvrage à part entière, la censure semble manquer son premier objectif : l’oblitération du texte. Compte tenu de la confusion qui entoure la conservation du texte, en dépit du bûcher, il est nécessaire d’éclairer le rapport du poète avec les normes éditoriales. Préambule : entre désinvolture et exigence éditoriale Sans préjuger d’un lien entre la destinée de Paris ridicule et les relations de Claude Le Petit avec le monde de l’édition, sa liberté d’action en la matière mérite d’être mentionnée. En jouant avec les conventions éditoriales, l’auteur s’en remet avant tout au jugement de son public. Il tourne en dérision les précautions, nombreuses, qu’il convenait de respecter dans les espaces liminaires d’un ouvrage. Néanmoins, il ne faut pas être dupe de cette attitude : Claude Le Petit avait obtenu le privilège indispensable à l’impression légale de ses écrits en prose - L’Heure du Berger et L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour. La désinvolture dont il fait preuve à l’égard de ses imprimeurs ou des convenances est en partie feinte puisqu’il investit avec force ces espaces réservés. Les textes liminaires de ces œuvres en prose lui servent de prétexte. Son refus d’avoir un dédicataire pour L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour provient sans doute de la difficulté à en trouver un. Qu’importe, en renversant artificieusement l’ordre hiérarchique il affirme son désir libertaire : Sixain pour servir de dédicace ou de tout ce qu’il plaira au lecteur On m’avait conseillé de bâtir une épître À quelque grand seigneur de magnifique titre ; Mais j’ai ri du conseil, et je n’en ai fait rien. Dieu m’a fait naître libre, et je veux toujours l’être ; Je considère plus ma liberté qu’un maître, 37 Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit <?page no="37"?> 22 Le Petit, Œuvres libertines, éd. cit., p. 55. 23 Ibid., p. 140. 24 R. Chartier et H.-J. Martin, Histoire de l’édition française, op. cit. ; voir l’art. de Bernard Barbiche, p. 457-471. 25 Ces « attaques » contre la Sainte Vierge seraient toutefois à nuancer à partir d’une analyse plus approfondie des « manifestations » religieuses de Le Petit. Juge, sage lecteur, si j’ai fait mal, ou bien. 22 Derrière la forfanterie de l’auteur, l’appel au lecteur, conventionnel, cherche à attirer sa sympathie. Mais, sous le pronom « on », ce sont bien les règles éditoriales qui sont mises en cause pour faire triompher un « je » omniprésent qui se revendique maître de soi. Ces (manquements aux) manières prennent un tour plus potache encore au début de L’Heure du Berger, Claude Le Petit s’invitant à deux reprises parmi les poèmes liminaires de ses amis. Estimant avec humour qu’ils ne sauraient mieux que lui faire la promotion de son livre, il se glorifie dans une strophe « À moi-même sur mon livre de L’Heure du Berger », puis dans un sonnet « À moi-même encore, en dépit des critiques sur mon Heure du Berger 23 ». Quoiqu’éloignées du Paris ridicule, ces considérations éditoriales témoignent d’un affranchissement des conventions que l’on retrouve dans les vestiges de son ouvrage interdit. Mais peut-être que pour Claude Le Petit la poésie doit être conservée secrètement, à l’image des vers du personnage anagrammatique de Pilette, dans L’Heure du Berger, enfermés dans un coffre et extirpés par le narrateur. Rééditions du Paris ridicule Le long poème consacré à la satire de Paris est le seul poème de Claude Le Petit à connaître des rééditions dès le XVIIe siècle. Si ce succès peut sembler paradoxal au vu de l’interdiction, il n’est pourtant pas si étonnant que le texte le plus sulfureux soit celui qui attise le plus les convoitises des imprimeurs et qui pique le plus la curiosité des lecteurs. En effet, les sanctions juridiques suscitent un vif attrait pour les textes incriminés 24 , dont Paris ridicule est un exemple parmi d’autres. Néanmoins ce poème est moins obscène - au sens pornographique - que ne le sont les rares poésies licencieuses encore conservées du Bordel des Muses, telles les stances « Sur mon bordel des muses » ou le sonnet « Aux Précieuses ». C’est le caractère blasphématoire, plus concentré dans les strophes satiriques sur la capitale, visant la famille royale, les ordres religieux et la Sainte Vierge 25 , qui devient le plus attractif. Si l’œuvre de Claude Le Petit ne tombe pas dans l’oubli, la censure oblige les imprimeurs à agir clandestinement. Les enjeux économiques sont probables dans les nombreuses éditions du Paris ridicule. La curiosité a fonctionné comme une publicité occulte et a rassemblé à coup sûr un cercle de lecteurs. Pour le seul XVIIe siècle, on compte trois éditions en 1668, puis une en 1672 et en 1693 (voir le tableau récapitulatif en annexe). Ces rééditions sont imprimées hors de France, sous de fausses adresses, telle la célèbre « À Cologne, chez Pierre Marteau » pour l’édition de 1693. Une première étape dans l’évolution de ces éditions est l’intégration de Paris ridicule dans un plus grand ensemble : Le Tableau de la vie et du gouvernement de messieurs les Cardinaux Richelieu et Mazarin et de M. Colbert, représenté en diverses Satyres & Poësies ingénieuses pour celle de 1693, comprenant aussi des œuvres d’autres auteurs. La seconde étape que l’on peut identifier consiste à affirmer une impression française, comme 38 Dimitri Albanese <?page no="38"?> 26 F. Lachèvre, Les Œuvres libertines, op. cit., p. 97. 27 En revanche au X I Xe siècle, le Tribunal correctionnel de la Seine censure une réédition des œuvres en prose : L’Escole de l’interest et l’université d’amour. Allégorie traduite de l’espagnol d’Antolinez de Piedrabuena par Claude Le Petit. Précédée d’un avant-propos par Philomneste Junior [i.e. Gustave Brunet], Paris, Jules Gay, 1862. Ce sont alors de larges passages qui sont supprimés. 28 Désigne les jésuites, en tant que successeurs d’Ignace de Loyola. c’est le cas à partir de l’édition de 1713 : Rome, Paris et Madrid ridicules, avec des remarques historiques et un recueil de poésies choisies par Mr. De B***, A Paris, chez Pierre le Grand. Si l’on suit F. Lachèvre, cette adresse est celle d’un « libraire imaginaire » et l’on ignore si le volume fut édité à Paris, en province ou en Hollande 26 . Paris ridicule n’apparaîtra plus que dans des recueils jusqu’à la compilation des œuvres de Claude Le Petit par F. Lachèvre en 1918. La censure semble avoir pour autre effet le changement du titre de l’œuvre. Plutôt que de reprendre le titre incriminé du Bordel des Muses, les imprimeurs se garantissent un semblant de protection en intitulant ces rééditions Paris ridicule. Il ne faudrait pas négliger l’éventuel gain économique qu’il y avait à ne produire qu’une partie du recueil, moins coûteux qu’un volume entier et plus facile à diffuser sous le manteau. Sans négliger l’hypothèse que certaines pièces n’étaient déjà plus accessibles, il semble peu probable que les imprimeurs d’alors n’aient pas eu connaissance de celles qui nous sont parvenues. L’intitulé peut varier, en intégrant des précisions : Paris ridicule par Petit où il y a 126 dizains (1672, sans lieu), ou pour éveiller un goût nouveau, comme c’est le cas du titre de l’édition de 1713, rapprochant l’œuvre de Claude Le Petit de celle de Saint-Amant. Dans les rééditions du XVIIe et du XVIIIe siècles, l’altération du texte ne paraît pas directement liée à la censure 27 . Ce sont davantage les aléas des variantes et de l’application des copistes - peut-être en partie dues aux entreprises clandestines - qui déforment le texte. Au vu de certaines évolutions, on pourrait émettre l’hypothèse d’un adoucissement des vers les plus virulents. Ainsi, dans les strophes 121 et 122 dédiées aux jésuites, une atténuation des attaques semble se fait jour : Mais que ses héritiers 28 sont rogues ! D’où vient qu’étant si triomphants, Ils sont devenus pédagogues, Et fouetteurs de petits enfants ? C’est ce que tout le monde explique Selon son animosité : L’un dit que c’est par vanité, L’autre que c’est par politique ; Pour moi qui suis sans passion, Je juge de cette action Avecque plus de prud’homie, Et soutiens plus probablement Que c’est par pure sodomie, Et ce n’est pas sans fondement. 39 Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit <?page no="39"?> 29 Ce terme semble être un hapax formé sur le verbe « solemniser » (Dictionnaire de l’Académie, 1694). Faut-il comprendre que c’est par excès de solennité que les jésuites sont arrogants aux yeux du poète ? Voilà une charge bien moins inconvenante. 30 Les Œuvres libertines, op. cit., p. 195. F. Lachèvre renvoie à sa collection personnelle, avec l’indication « (ex meis) ». 31 L’élision sur le mot à la rime, associé à la syntaxe contournée du vers, pose peut-être seulement un problème en apparence. Faut-il restituer un mot obscène de deux syllabes qui rime en [i] et, pour suivre la rime visuelle, s’écrit « ie » ? S’agit-il d’une erreur du copiste ? Les points de suspension traduisent-ils l’état illisible du manuscrit ? De plus, la structure logique des vers 3 et 4 de la strophe disparaît en effaçant le tour présentatif et le complément de manière. 32 Il faut sans doute comprendre dans ce « Mie » le forclusif de la négation, ce qui s’apparente à dire « Maître en Rien ». 33 Cette acquisition, faite à titre privé, est en cours d’exploitation. Elle pourrait servir de matériau à l’élaboration éventuelle d’une édition critique de l’œuvre de Le Petit. Il serait possible de l’utiliser dans le cadre d’un travail collaboratif avec toute personne intéressée. 34 Dans l’édition d’origine de 1668, toutes les strophes ne portent pas un titre. Au terme blasphématoire de « sodomie » employé dans la version de 1668, succède le syntagme « pure solemnie 29 » dans un autre exemplaire signalé par F. Lachèvre 30 , daté de la même année, puis s’y substitue l’énigmatique formulation « Qu’il l’est pour le certain M… 31 » dans l’édition de 1672, se changeant enfin, certainement dans la continuité de l’édition précédente, en « Que c’est pour certain Me en Mie 32 » (1693). L’accusation de sodomie s’affaiblit pour céder la place au reproche adressé aux jésuites de n’être maîtres en rien, c’est-à-dire d’être inutiles. Pourtant, en suivant en parallèle l’évolution de la périphrase désignant les jésuites, à la fin de la strophe 121, cette logique d’adoucissement laisse à désirer. « Fouetteurs d’enfants » dans l’édition originale de 1668, ils sont « fouteurs de petits enfants » dans la contrefaçon de 1668 et enfin « amoureux de petits enfants » dans la version de 1693. De la sorte, l’accusation de pédophilie demeure, déplacée un peu en amont. Un manuscrit « à faire passer sous le manteau » L’examen plus ample de ces variantes paraît nécessaire pour construire, peu à peu, des interprétations solides sur ces mutations. L’acquisition récente 33 d’une copie manuscrite du Paris ridicule, non encore datée, pourrait bien participer à ce dessein. Cet in quarto de 94 pages cousues, sans reliure, aux fils apparents et de pauvre qualité, nous permet d’illustrer l’hypothèse d’une transmission « sous le manteau » de cet ouvrage. En outre, au regard des premières variantes consignées et du format, cet exemplaire ne semble correspondre à aucune des rééditions connues. Elle est loin d’être complète : plusieurs des premières strophes sont retranchées à cette version, faisant disparaître le prologue du poète s’adressant à sa muse. Ce choix réduit en partie le nombre de pages et hâte la confrontation avec les lieux publics - on commence immédiatement par « Le Louvre ». C’est sans doute cette orientation qui explique également l’ajout massif de titres pour chaque strophe 34 , ce qui ajoute à la précision du trajet et accentue l’effet de promenade. Si l’argus l’authentifie bien comme datant du XVIIe siècle, ce manuscrit invite dans tous les cas à poursuivre l’enquête sur les inédits du jeune poète et nous montre comment la fortune littéraire d’une œuvre bannie se renouvelle dans le champ de la recherche. 40 Dimitri Albanese <?page no="40"?> 35 On en trouvera un repérage dans la base de données constituée par Henri Duranton, Poèmes satiriques du X V I I Ie siècle, université Saint-Étienne Jean Monnet https: / / satires18.univ-st-etienne.fr/ pr%C3%A9 sentation. Cette base de données commence en 1715, mais de nombreux textes que l’on y trouve circulaient déjà dans les années précédentes. La police du livre ayant pour fonction d’établir l’infraction et de la juger, son rôle fut rempli - et de manière radicale - dans la saisie du Bordel des Muses. Elle ne semble cependant pas empêcher la fortune littéraire du Paris ridicule de Claude Le Petit, appelé à se fondre dans la masse des satires portant sur une capitale - telles celles de François Berthod, de Maynard, ou Le Tracas de Paris par François Colletet. Loin d’entériner la suppression d’une œuvre, la censure, en créant une émulation, en fait paradoxalement la publicité. Toutefois, les formes et les lieux de production se déplacent. L’imprimé voit peut-être de moins en moins d’œuvres libertines (au point que certains historiens de la littérature ont affirmé qu’elles disparaissaient pour faire place au fameux « tournant dévot » du dernier tiers du siècle). Mais, en fait, la littérature de cet ordre explose sous la forme d’une poésie satirique/ satyrique de circonstance tournée vers la critique des mœurs des puissants qui, circulant de manière manuscrite, représente une masse considérable encore peu explorée 35 . À cela s’ajoute le marché considérable de la galanterie « noire » qu’emblématise la publication imprimée de l’Histoire amoureuse des Gaules (1665) et autres France Galante (1688), aux frontières de la France. Satire, satyre, écriture de l’obscène deviennent les outils privilégiés de la critique politique. À sa manière, et notamment par ses rééditions, l’œuvre de Le Petit en a ouvert la voie. A NNEXE Tableau récapitulatif des éditions des œuvres de Claude Le Petit du XVIIe siècle à nos jours Titre Lieu Date Format Manuscrit La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule de C. Le Petit A Cologne, chez Pierre de la Place 1668 In-12, 47 p. BnF : Y² 2838 La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule de C. Le Petit A Cologne, chez Pierre de da (sic) Place Probable contrefaçon réa‐ lisée à Bruxelles par Phi‐ lippe Vleugart 1668 In-12, 47 p. [Indication ex meis par F. Lachèvre] La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule de C. Le Petit A Cologne, chez Pierre de la Place. Autre contrefaçon, proba‐ blement réalisée à Bruxelles par François Foppens 1668 In-12, 50 p. x Paris ridicule par Petit Ou Il y a cent vint-six dixains, C’est-à-dire 1260 vers. Pièce Sa‐ tyrique Sans lieu 1672 In-12, 70 p. [Indication ex meis par F. Lachèvre ainsi que Bri‐ tish Mu‐ seum] 41 Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit <?page no="41"?> Le Tableau de la vie et du gou‐ vernement de messieurs les Car‐ dinaux Richelieu et Mazarin et de M. Colbert, representé en di‐ verses Satyres & Poësies ingé‐ nieuses […] A Cologne, chez Pierre Marteau 1693 In-8°, 432 p. X Rome, Paris et Madrid ridicules, avec des remarques historiques et un recueil de poésies choisies par Mr. de B*** A Paris, chez Pierre le Grand 1713 In-12, 224 p. BnF : 8° Y e 1220 Paris ridicule et burlesque au dix-septième siècle, par Claude Le Petit, Berthod, Scarron, Fran‐ çois Colletet, Boileau etc. Nou‐ velle édition revue et corrigée avec des notes par P. L. Jacob, bibliophile Paris, Adolphe Delahays 1859 In-16, 370 p. X Les Œuvres libertines de Claude Le Petit, Parisien brûlé le 1 er septembre 1662, précédées d’une notice biographique par Fré‐ déric Lachèvre Paris, Honoré Champion 1918 x X 42 Dimitri Albanese <?page no="42"?> 1 Si les Mémoires et la correspondance de Roger de Bussy-Rabutin n’ont plus été édités dans leur intégralité depuis le X I Xe siècle, ses Discours, son Histoire amoureuse des Gaules, ses chansons, cartes et autres maximes ont fait l’objet d’éditions modernes sérieuses. Voir Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires de Roger de Rabutin, comte de Bussy, éd. L. Lalanne, Paris, Charpentier, 1857, 2 vol. ; Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy, avec sa famille et ses amis. 1666-1693, éd. L. Lalanne, Paris, France, Charpentier, 1858, 6 vol. ; Correspondance avec le Père René Rapin, éd. César Rouben, Paris, Nizet, 1983 ; Correspondance avec le père Bouhours, éd. C. Rouben, Paris, Nizet, 1986 ; Dits et inédits, éd. Daniel-Henri Vincent et Vincenette Maigne, Précy-sous-Thil, L’Armançon, 1993 ; par les mêmes, l’édition du Discours à sa famille, Précy-sous-Thil, L’Armançon, 2000 ; Histoire amoureuse des Gaules, éd. Roger Duchêne et Jacqueline Duchêne, Paris, Gallimard, 2007. 2 Bussy-Rabutin, Correspondance, op. cit., 21 juillet 1675, éd. Lalanne, t. 3, p. 54. 3 Ibid., 3 août 1675, p. 60. 4 Les copies sont en revanche innombrables, souvent présentes au sein de recueils d’histoires galantes. 5 Voir Coralie Robin, « L’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin : cantique de la médisance ou machine de guerre ? », Littératures classiques, n° 59, 2006, p. 265-282 ; Michèle Rosellini, « Faut-il en “abreuver le vulgaire” ? Le Roi, le sexe et la connivence », Ariane Bayle, Mathilde Bombart et Isabelle Garnier (dir.), L’Âge de la connivence : lire entre les mots à l’époque moderne, Cahiers du GADGES, Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux Yohann D E G U I N Université Rennes 2 Un aristocrate du XVIIe siècle peut-il être auteur ? Bussy-Rabutin, dont les œuvres écrites sont pourtant nombreuses 1 , répondrait que non. Bouhours lui écrit en effet que « c’est grand’pitié […] que d’être auteur de profession, on a plus d’affaire que n’en a M. Colbert, et à peine peut-on trouver le temps d’écrire à ses meilleurs amis 2 ». La réponse de son correspondant apporte les éléments d’une définition de l’auteur : « Je comprends bien l’embarras des gens qui font imprimer, et ceux qui m’ont délivré de ces peines ont eu plus de bonté qu’on ne sauroit dire 3 . » L’auteur de profession est donc celui qui fait imprimer : il préside à la diffusion de ses textes. Bussy-Rabutin a certes beaucoup écrit, beaucoup copié, beaucoup corrigé, critiqué, mais jamais il n’a fait imprimer lui-même ses textes. L’Histoire amoureuse des Gaules, son œuvre la plus célèbre, est un hapax au sein de l’œuvre de Bussy-Rabutin : imprimé de son vivant, bien que Bussy ait toujours nié tout rôle dans cette diffusion, c’est le seul de ses écrits dont on ne trouve aucune trace autographe 4 . Cette dichotomie entre les textes personnels ou familiaux - Mémoires, lettres, discours à ses enfants - et ce roman illustre la double détente de sa pratique auctoriale. D’une part, on peut observer une stratégie d’écriture et de lecture contrôlée ; de l’autre, une propagation qui révèle une perte totale de contrôle sur l’objet écrit, parce qu’il est imprimé, puis copié par des tiers en raison de sa nature scandaleuse 5 . Cette tension entre deux modes de diffusion de l’écrit, <?page no="43"?> n o 13, 2016, p. 83-110 ; et Christophe Blanquie, « Bussy, aux frontières du libertinage politique », Rabutinages. Horizons libertins, n o 24, 2014, p. 88-100. 6 Il convient de rappeler que même si le manuscrit semble favoriser la plasticité d’un texte, l’imprimé ne signifie pas pour autant qu’il est définitivement fixé. Les rééditions successives de nombreux auteurs, à l’instar de Corneille, suffisent à prouver que l’imprimé n’a pas pour vocation de fixer un texte, de le soustraire à toute possibilité d’amendements. En revanche, le manuscrit permet de cibler une diffusion de l’écrit, et une adaptation plus directe à un public plus restreint ou, à tout le moins, plus défini. et le discours de Bussy-Rabutin à ce sujet, suggèrent chez lui la présence d’une posture d’auteur et d’une conscience de la destination des textes. On a ironiquement glosé sur la relative confidentialité de Bussy-Rabutin, comparée au succès de sa cousine de Sévigné. L’épistolière aurait atteint la postérité sans la programmer ; le mémorialiste y aurait échoué, alors qu’il l’espérait. On peut pourtant se demander dans quelle mesure cette postérité a pu être effectivement programmée, eu égard à ses réflexions sur le statut d’auteur, et à sa pratique du texte manuscrit. On constate, en effet, à l’étude de quelques autographes de Bussy-Rabutin, un jeu de composition et de recomposition des textes. Bussy-Rabutin se refuse à fixer l’œuvre dans l’imprimé 6 , parce qu’elle doit être plastique, en fonction des destinataires qu’on lui attribue, en fonction aussi d’un processus d’élection aristocratique. Après un sommaire état des lieux des manuscrits autographes de Bussy-Rabutin par‐ venus jusqu’à nous, on analysera les stratégies de destination qu’il revendique et le discours qu’il tient sur le manuscrit comme objet. On envisagera ensuite, chez lui, le manuscrit comme un texte dont la (re)copie tend à le rapprocher de l’imprimé par le passage vers une forme plus lisible, tout en lui conservant une grande plasticité, et vers des déclinaisons qui font le pari du morceau choisi offert au public, qui sont autant d’embryons de textes programmant une postérité. État des lieux Qui entreprend d’éditer les textes de Bussy-Rabutin est un chanceux : les manuscrits autographes de la plupart de ses œuvres sont connus et bien conservés. On a ainsi pu, ces dernières années, apprécier diverses éditions inédites, notamment de ses discours à ses enfants et de ses chansons. Seuls ses Mémoires et sa correspondance sont réputés en partie perdus. On ne dispose pour l’heure que de l’édition qu’en donna Ludovic Lalanne en 1854, sur des manuscrits disparus et des éditions encore antérieures. Ainsi, des dix tomes que composent les Mémoires, trois, intitulés Suitte des Mémoires du comte de Bussy-Rabutin, sont conservés au département des manuscrits (Richelieu) de la Bibliothèque nationale de France, sous les cotes 10334-10335-10336 : il s’agit des tomes VIII, IX et X. Reliés de maroquin rouge, ces in-quarto sont abondamment annotés et raturés, soit de la main même de Bussy-Rabutin, soit de celle de Bouhours, qui fut chargé de la première édition de ce texte par l’une des filles du mémorialiste, Louise-Françoise de Coligny. En 2008, Mireille Gérard « pens[ait] d’ailleurs que le manuscrit de l’Institut (n o 700), qui porte le même titre, [serait] sans doute le sixième volume de ces Mémoires qui mêlent récits et 44 Yohann Deguin <?page no="44"?> 7 M. Gérard, « Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : la broderie sur le cousinage », XVII e siècle, vol. 241, n° 4, 2008, p. 633-644. 8 Marie de Sévigné, Correspondance, éd. R. Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 3 vol., t. 1, p. 823. 9 Ce tome dispose également d’une copie autographe, semble-t-il, conservée au château de Chaumont. Voir R. Duchêne, « Note sur le texte », dans Sévigné, Correspondance, ibid.., t. 1, p. 821-825. Ces pages, consacrées aux sources de la correspondance de Sévigné donnent un aperçu de celles de la correspondance de Bussy-Rabutin et donc de ses Mémoires, puisqu’il y insère un grand nombre de lettres. Voir Myriam Tsimbidy, La Mémoire des lettres : la lettre dans les Mémoires du X V I Ie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2013. 10 Roger de Bussy-Rabutin, Histoire généalogique de la maison de Rabutin, Dijon, E. Rabutot, 1866. 11 Cette hypothèse fait l’objet d’une réflexion dans les pages qui suivent. lettres 7 ». Duchêne, lui, l’identifie comme une source « de qualité inférieure. [Une copie] établie à l’intention du Roi comme Bussy l’a expliqué à sa cousine en 1680. […] C’est en effet un abrégé, dans lequel Bussy a corrigé et choisi ce qui pourrait lui attirer la bienveillance du Roi ; les lettres s’en trouvent comme recomposées 8 ». Ce manuscrit, qui est certes une copie autographe, ne comporte pas de tomaison. Il n’est ni annoté, ni raturé. Le texte débute « au commencement de l’année 1673 » et s’achève sur une lettre du 7 octobre 1676. Le huitième tome conservé au département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu débute, lui, « au commencement de l’année 1677 9 ». Tout porte ainsi à croire qu’abrégé ou non le volume conservé à la bibliothèque de l’Institut correspond au septième tome des Mémoires, c’est-à-dire à un volume réputé perdu. Il nous semble s’agir ou bien d’un volume d’apparat, ou effectivement d’une partie des textes envoyés à Louis XIV, comme le suggère Duchêne. La concentration des événements des années 1673 à 1676 ne permet cependant pas d’envisager, comme il le suggérait, que cet unique volume soit un simple abrégé des Mémoires : l’intitulé, Suitte des Mémoires du comte de Bussy-Rabutin, autant que la construction de l’ensemble, similaire à celle des autographes du département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu, laisse penser que nous avons affaire à une série complète de textes, ou à l’extraction, parmi tous les volumes rédigés par Bussy-Rabutin, d’un septième, à l’intention du roi. En tout cas, ce manuscrit ne saurait constituer une « source de qualité inférieure », malgré l’absence de son double original. L’Histoire généalogique de la maison de Rabutin n’a pas été rééditée depuis 1866 10 . On a pu en dénombrer deux manuscrits autographes, l’un conservé au département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu, sous la cote Rothschild 3149 (Fig. 1) ; un autre à la bibliothèque de l’Arsenal, sous la cote Ms 4159 (Fig. 2). Ce dernier semble l’autographe original, quand l’autre est vraisemblablement une copie autographe destinée à être envoyée à la duchesse de Holstein, correspondante et cousine de Bussy-Rabutin 11 . Enfin, le Discours du comte de Bussy à sa famille sur le bon usage des prospérités est conservé au département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu sous la cote NAF 4208 ; le Discours du comte de Bussy à sa famille sur le bon usage des adversités est, lui, conservé à la bibliothèque Mazarine, sous la cote 2188. 45 Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux <?page no="45"?> 12 Bussy-Rabutin à Rapin, 18 août 1671, éd. Lalanne, t. 2, p. 13. 13 La posture de l’honnête homme est importante chez Bussy-Rabutin, qui la revendique dès le seuil de ses Mémoires : « Lorsque j’entrai dans le monde, ma première et ma plus forte inclination fut de devenir honnête homme » (Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., t. 1, p. 3). 14 « Un de mes amusements, c’est de recueillir tout ce que je puis trouver de nos pères, et d’en faire une petite histoire généalogique qui ne vous déplaira pas », Bussy-Rabutin à Sévigné, 12 décembre 1670, éd. Duchêne, t. 1, p. 139. Aristocratie et circulation Si Bussy-Rabutin parle en fait assez peu de la distinction à faire entre imprimé et manuscrit et ne commente pas de front sa propre pratique de l’écrit, quelques réflexions tirées de sa correspondance en révèlent une conception aristocratique : Vous me demandez mon sentiment sur votre livre de la Comparaison de Cicéron et de Démosthène, je vous déclare qu’il m’a charmé. […] Tout ce qui m’en déplaît, c’est qu’il soit imprimé : je voudrais que les seules personnes capables d’en connoître les beautés l’eussent en manuscrit ; car enfin, quand je songe que cent mille sottes gens peuvent le lire sans savoir ce qu’il vaut, cela me donne du chagrin. 12 La distinction entre le manuscrit et l’imprimé apparaît ici nettement. Le manuscrit est un objet aristocratique, qu’on présente à des élus, opposés aux « sottes gens ». Il circonscrit en outre la possibilité d’avoir accès au texte. Le texte manuscrit, pour Bussy-Rabutin, mobilise une communauté choisie. C’est en cela que Bussy-Rabutin se trouve à la jonction entre le statut d’auteur « de profession » et le statut d’amateur. Son rapport à l’écrit participe tout entier d’un ethos aristocratique : la mise à distance d’une écriture qui serait donnée au public permet de motiver la constitution d’une société mobile, virtuelle, fédérée par le texte et le rapport privilégié que la trace manuscrite peut nouer. En effet, ce qu’a l’impression de néfaste, c’est qu’elle atteint « mille […] gens » : elle dépasse tout exercice de sociabilité contrôlée, policée, qui correspondrait à un idéal d’honnête homme 13 . L’imprimé est une perte de contrôle sur le texte. Or, pour Bussy-Rabutin, exilé dix-sept ans dans ses terres bourguignonnes, le texte est l’unique medium qui le relie encore à la société mondaine, savante ou aristocratique : c’est pourquoi le contrôle de la circulation de ses textes lui est fondamental. Il crée, par la correspondance certes, mais aussi par une politique d’envoi et de renvoi de ses œuvres, une communauté dont il se fait le centre. En témoignent notamment la question des manuscrits de son Histoire généalogique et ceux de ses Mémoires. Bussy-Rabutin parle pour la première fois de son Histoire généalogique de la maison de Rabutin à Sévigné en 1670 14 . L’autographe conservé au département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu est pour nous d’un intérêt tout particulier, parce qu’il s’inscrit dans une tentative d’assurance de la solidarité familiale par le texte. Il semble s’agir d’un manuscrit d’apparat réalisé pour servir de don aristocratique entre membres d’une même 46 Yohann Deguin <?page no="46"?> 15 Cette forme particulière de don a pour modèle les offrandes de manuscrits faites au souverain, « avec la connotation d’allégeance ou de vassalité ». Voir Sylvie Lisiecki, « Dons et donateurs », Chroniques de la BnF, n° 45, 2008, p. 17-19. 16 Dorothée-Élisabeth de Holstein, fille de Philippe, duc de Holstein-Wissembourg et veuve de George-Louis, comte de Sintzendorf, épousa Jean-Louis, comte de Rabutin, en 1682. Cette même année, Bussy-Rabutin en fait une correspondante occasionnelle. 17 Les plats sont recouverts de petits sceaux sur lesquels les armes sont aujourd’hui illisibles. Henri Beaune affirme que « les armes placées sur la couverture sont celles de Mme de Coligny, fille de Bussy, et des Rabutin » (Bussy-Rabutin, Histoire généalogique, op. cit., p. IX). 18 Catalogue en ligne « Archives et Manuscrits » du site de la BnF : http: / / archivesetmanuscrits.bnf.fr/ ark: / 12148/ cc37618k. 19 Fig. 1. Couverture de l’Histoire généalogique de la maison de Rabutin, BnF, Département des manuscrits (Richelieu), Rothschild 3149. 20 Dès l’année du mariage de la duchesse de Holstein avec le comte de Rabutin, Bussy-Rabutin annonce son désir d’envoyer sa généalogie à sa cousine pour surpasser celle qu’elle a déjà reçue de son beau-père (lettre du 8 décembre 1682, t. 5, p. 323). Le 24 février 1683, la duchesse fait part de son impatience (t. 5, p. 336). Le 29 novembre 1684, « la généalogie est en état ; on la relie » (t. 5, p. 381). En 1686, il affirme qu’elle « a […] présentement la généalogie » (t. 5, p. 497), mais elle s’en défend le 17 juillet 1686 : « je ne l’ai pas encore reçu [un portrait], ni la généalogie » (t. 5, p. 571). En somme, annoncée dès 1682, la généalogie n’a toujours pas été remise à sa destinataire quatre ans plus tard. Il y a de fortes chances qu’elle ne soit jamais parvenue jusqu’à elle, en dépit des promesses de Bussy-Rabutin. maison 15 . La reliure porte les armes de Bussy-Rabutin, et celles de Holstein (Fig. 3) 16 . L’exemplaire de l’Arsenal, lui, porte sur les plats les armes de Louise-Françoise de Coligny, fille de Bussy, et celles des Rabutin, selon le témoignage de son éditeur du XIXe siècle 17 . On peut dès lors juger que cet exemplaire est celui qui est demeuré dans la famille du Bussy-Rabutin, puisqu’il a été transmis à sa descendante. Pour l’exemplaire de la bibliothèque Richelieu, la notice du catalogue des Manuscrits 18 indique que : Comme l’a fait observer le rédacteur du Catalogue de manuscrits publié par la librairie Techener en 1862 (n° 155), la duchesse de Holstein, n’appartenant pas à la branche de Chantal, ne pouvant porter que les armes de Holstein accompagnées des armes simples de Rabutin : cinq points d’or équipollés à quatre de gueules. On est donc fondé à croire que le volume a été relié pour Bussy lui-même, qui n’y aura joint les armes de Holstein que par vanité. 19 Cette appréciation est réductrice. D’une part, il semble que Bussy-Rabutin, et son entreprise généalogique en est la preuve, n’a pas besoin de rehausser son prestige en associant ses armes à celles de Holstein ; d’autre part, si l’on considère sa correspondance avec la duchesse de Holstein, on constate qu’un exemplaire lui est aussi dédié, et qu’il ne lui a vraisembla‐ blement jamais été délivré 20 , ce qui pourrait expliquer sa présence dans les collections françaises, et permettre d’identifier ce manuscrit comme celui que Bussy-Rabutin destinait à sa parente par alliance. Ce que dit la reliure d’une stratégie de diffusion fondée sur l’élection d’une famille, sur les honneurs rendus d’une branche à l’autre de la maison par-delà les frontières, doit être rapporté à l’importance revendiquée du caractère autographe de la copie : Je l’ai toute écrite de ma main, et pour cela, il m’a fallu beaucoup plus de temps que si je l’avais fait copier par des écrivains ; mais cela marque plus l’envie que j’ai eue de vous plaire. Je ne vous en 47 Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux <?page no="47"?> 21 Bussy-Rabutin à la duchesse de Holstein, 29 novembre 1685, éd. Lalanne, t. 5, p. 458. 22 F. Bouza, Hétérographies : formes de l’écrit au Siècle d’Or espagnol, Jean-Marie Saint-Lu (trad.), Madrid, Casa de Velázquez, 2010, p. 44-45. 23 Bussy-Rabutin, Histoire généalogique, éd. cit. p. 68. dirai rien davantage, car il y a une lettre pour vous à la tête de la branche que vous avez honorée de votre alliance. 21 Le commentaire s’intéresse à la pratique de la copie autographe, ici présentée comme le gage d’une affection particulière, rapport inscrit dans l’acte physique de la copie, qui institue une dialectique entre l’encre et le sang. La lettre, insérée dans les deux manuscrits, dont fait état Bussy-Rabutin se situe au commencement de l’histoire de la branche qu’a intégrée la duchesse de Holstein ; le texte d’ensemble, lui, débute sur une lettre à Sévigné. Si la généalogie offerte à la duchesse de Holstein peut permettre de l’intégrer à la communauté familiale, celle offerte à Sévigné sert à maintenir des liens d’amitié et à réactiver la relation familiale des deux épistoliers, l’une étant, du reste, reconnue comme chef de famille par l’autre. Cette composition particulière implique des lectures programmées en fonction du destinataire choisi : l’œuvre a un double commencement, selon qu’on est Sévigné, selon qu’on est Holstein, à partir de deux points déterminés du texte. La présence des deux lettres dans chacun des manuscrits suggère aussi la mise en évidence d’un lien indirect entre la duchesse de Holstein et la marquise de Sévigné, toutes deux appartenant à une même communauté dont l’élément central et moteur est le comte de Bussy-Rabutin, cousin des deux et garant, par sa pratique du manuscrit fait à l’attention de la parentèle, de la solidarité familiale. L’association de la pratique du manuscrit à la matière familiale n’est pas innocente. Certes, des effets de personnalisation à l’œuvre - une écriture réalisée soi-même pour l’autre - servent le rapport interpersonnel, mais le manuscrit s’accorde tout particulière‐ ment à des usages familiaux du texte, notamment par sa plasticité. Plasticité et familiarité « Ce qui arriva aux manuscrits à l’époque où l’on pouvait désormais en avoir des copies grâce à l’artifice de l’imprimerie fut que, loin de disparaître, ils se spécialisèrent dans la satisfaction de pratiques ou de fonctions déterminées que l’imprimerie ne remplissait pas de façon adéquate. Nous nous trouverions, alors, devant un exemple d’accomodatio, de plasticité circonstancielle, d’industrieuse capacité d’adaptation aux usages culturels qu’il fallait couvrir », pour reprendre les analyses de Fernando Bouza 22 . L’une des pratiques à laquelle on peut aisément associer le constat de F. Bouza est l’écriture familiale, qui se tient en équilibre entre identité individuelle et identité collective. Les manuscrits de Bussy-Rabutin révèlent qu’il n’écrit pas des îlots indépendants, mais un ensemble continu qui constitue un système d’écriture familiale : Si j’avois du mérite et des bonnes qualitez, je perdrois l’honneur d’un éloge en parlant moy môme de moy. Il est vray que mes Mémoires peindront assez mon cœur et mon esprit, et mes portraits feront voir comment étoit faitte ma personne. 23 48 Yohann Deguin <?page no="48"?> 24 Bussy-Rabutin à Sévigné, 23 février 1671, éd. Duchêne, t. 1, p. 167. 25 Fig. 2 (Manuscrit autographe de l’Histoire généalogique de la maison de Rabutin, BnF, Arsenal, Ms 4159, feuillet 287, r°) et Fig. 3 (Copie autographe de l’Histoire généalogique de la maison de Rabutin, BnF, Département des Manuscrits (Richelieu), Rothschild 3149, feuillet 70, r°). 26 Par ailleurs, le manuscrit de l’Arsenal, destiné à la descendance directe de Bussy-Rabutin, contient un grand nombre de feuillets vierges, qui suggèrent une poursuite potentielle du travail généalogique. Les notices des parents vivants sont toutes suspendues, et les espaces laissés pour les compléter corroborent cette idée. On voit ici à quel point les écrits de Bussy-Rabutin renvoient les uns aux autres. Ils sont écrits dans les mêmes conditions, pour les mêmes motifs : Pendant que j’étais dans la Bastille, je me mis dans la tête d’écrire mes campagnes ; il y a trois ans que je trouvai ce travail assez beau pour m’obliger à l’étendre davantage et faire ce qu’on appelle des Mémoires. […] Comme il y a un an que cela est achevé, il m’a pris fantaisie d’écrire la vie de mon père, dont j’ai vu la fin et dont j’ai appris le commencement par ses papiers. J’en suis venu à bout, et de celle de mon grand-père, de sorte que je remonte présentement jusqu’à mon aïeul, c’est-à-dire par la droite ligne, car pour les collatéraux, je ne les nommerai qu’en passant. Ce sera donc une Histoire généalogique de notre maison, qui sera aussi exacte, moins flatteuse et plus agréablement écrite que si les gens du métier l’avaient faite. 24 L’Histoire généalogique, en dépit de son apparente autonomie, appelle à un renvoi vers les Mémoires et les portraits. On voit ici comment un texte vient s’insérer dans l’autre. De la même façon que l’on peut se reporter aux Mémoires pour combler une lacune calculée de la généalogie, L’Histoire amoureuse des Gaules trouve un écho important dans les devises du château de Bussy. Chaque œuvre de Bussy-Rabutin est soutenue par une invitation à se servir des autres œuvres pour la compléter. En outre, Bussy-Rabutin laisse des blancs dans ses manuscrits. Ainsi, le manuscrit de L’Histoire généalogique conservé à la bibliothèque de l’Arsenal a été parfois complété par l’auteur lui-même, là où celui du fonds Rothschild demeure incomplet. La notice généalogique concernant Amé de Rabutin, fils du comte, présente ainsi sa situation en 1684 dans l’exemplaire de l’Arsenal, quand l’exemplaire du département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu s’arrête en 1683 25 . Le manuscrit destiné à circuler dans la famille - celui de l’Arsenal, l’autre étant, on l’a vu, un manuscrit d’apparat pour la duchesse de Holstein - invite les successeurs du généalogiste à poursuivre son entreprise. De la sorte, à l’instar d’un livre de raison, la généalogie devient une œuvre à potentiel collectif 26 . La forme manuscrite favorise cette plasticité : c’est uniquement sous la caution manusc‐ rite que le texte rejette une forme unique et peut appeler à être amendé au fur et à mesure des générations, sans neutraliser la fonction de solidarité familiale induite par la pratique de l’écriture de la main propre. On peut ainsi se permettre de reposer la question des lourdes modifications souvent apportées par les héritiers. Les discours de Bussy ont largement été corrigés par sa fille et par le père Bouhours ; il y a fort à penser que les manuscrits de Bussy-Rabutin sont conçus pour supporter ces passages de main en main et ces modifications. On se trouve en présence d’une même modalité d’écriture, qu’on pourrait qualifier d’auto-familiale. L’Histoire généalogique se présente en annexe des Mémoires ; eux-mêmes 49 Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux <?page no="49"?> 27 Sévigné à Bussy-Rabutin, 18 septembre 1676, éd. Duchêne, t. 2, p. 403 et ibid., 14 janvier 1678, t. 2, p. 594. sont redoublés par le Discours à ses enfants sur le bon usage des adversités, où Bussy-Rabutin écrit un abrégé de sa vie, intégrée à une lignée d’« illustres malheureux ». Tous ces textes participent d’un même mouvement d’écriture, sont considérés de la même manière par leur auteur, et jouissent d’une même stratégie de destination : ils sont adressés aux enfants ou à la famille proche, ils sont sujets de la correspondance, l’intègrent parfois - c’est le cas des Mémoires - ou y sont joints. Il y a un véritable continuum entre les œuvres de Bussy-Rabutin : tout est contenu dans tout. L’écriture manuscrite, qui consacre le processus d’élection aristocratique du texte et de ses lecteurs, sert alors pleinement de liant et apporte à l’ensemble une homogénéité manifeste. Cette homogénéité est largement favorisée par la plasticité qu’autorise la pratique manuscrite. La copie comme les modifications du texte - qui ne sont jamais tant des corrections que des enrichissements - permettent d’infléchir le texte en fonction de ses destinataires et de ses usages, entre lecture à plaisir ou volonté de transmission de la mémoire familiale. Cette idée du plaisir du texte nous invite par ailleurs à penser la plasticité du manuscrit comme le moyen de le mettre au profit de morceaux choisis. Dans la perspective d’une sociabilité littéraire soutenue par l’écriture familiale, la sélection de textes au sein du manuscrit et la pratique de la copie, permettent pleinement d’envisager une pratique d’écriture anthologique. De la même manière que la lecture de la généalogie peut débuter à des endroits variés du texte, les Mémoires peuvent subir des coupes et être lus, à l’instar des longs romans ou des recueils de nouvelles, au gré d’une sélection d’épisodes : Vous devriez m’envoyer quelques morceaux de vos mémoires. Je sais des gens qui en ont vu quelque chose, qui ne vous aiment pas tant que je fais, quoiqu’ils aient plus de mérite. Je vous prie seulement de m’envoyer quelque endroit de vos mémoires touchant la guerre, comme par exemple la campagne de Mardick. 27 Cette pratique est très courante dans les correspondances du XVIIe siècle. Elle est très représentée chez Bussy-Rabutin et Sévigné, qui s’envoient toutes sortes de pièces. L’aca‐ démicien y endosse son rôle de critique, et la marquise celui de médiatrice entre l’exilé et le monde. Dans le cadre des Mémoires comme dans celui de l’Histoire généalogique, il s’agit à la fois d’offrir des morceaux choisis à Sévigné, mais également de programmer une réception plus large à la cour. L’exemplaire des Mémoires conservé à la Bibliothèque de l’Institut, vraisemblablement destiné à Louis XIV, participe aussi d’une sélection d’épisodes et de lettres. Cette pratique nous permet d’envisager le texte dans ses dispositions à être fragmenté. L’œuvre de Bussy-Rabutin constitue un ensemble, certes, mais un ensemble que la pratique manuscrite permet de démonter et de remonter sans cesse au gré des copies et des envois. Le manuscrit est le gage de la vivacité de l’œuvre. Sans aller jusqu’à considérer que l’imprimé fixe irrémédiablement l’œuvre, il faut noter qu’il réduit considérablement sa capacité à s’adapter à une pluralité de publics sous une pluralité de formes. Le texte perd sa noblesse quand il est imprimé. Il n’y a pas, en définitive, chez Bussy-Rabutin, de prise en considération de l’œuvre finie en soi. Les manuscrits ne sont pas un avant-texte, et ne sont pas non plus le texte 50 Yohann Deguin <?page no="50"?> lui-même. L’œuvre est un chantier perpétuel, parce qu’elle est susceptible, même fixée par les copies, de modifications perpétuelles, conditionnées par une volonté de se servir de l’œuvre comme du creuset d’une solidarité familiale et d’une sociabilité mondaine. L’œuvre au long cours - Mémoires, généalogie, roman - est à envisager comme œuvres fragmentables. Le manuscrit est le gage de cette fragmentation potentielle, et vient offrir un contrepoids aux différents procédés qui servent la cohérence de l’ensemble des textes rédigés par Bussy-Rabutin. L’œuvre familiale, dans ses systèmes d’échos, dans ses effets de répartition, est à la fois un discours familial à grande échelle et un ensemble de morceaux choisis pour le plaisir des individus. Strictement située entre individualité et collectivité, cette forme d’écriture met en évidence une posture d’auteur ambiguë, entre dilettantisme revendiqué et contrôle quasi-professionnel d’une production littéraire. L’œuvre de Bussy-Rabutin soulève dès lors un grand nombre de questions quant à la pratique du manuscrit. La donnée familiale, nourrie de l’assurance d’une solidarité du sang réactivée par une considération aristocratique de l’encre, nous a semblé une hypothèse viable pour résoudre, chez Bussy-Rabutin, le paradoxe de l’écrivant qui se piquait de ne pas être écrivain. 51 Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux <?page no="51"?> ANNEXES BnF, Ms Rothschild 3149, f. 70 r. 52 Yohann Deguin <?page no="52"?> BnF, Arsenal, Ms 4159, f. 287 r. 53 Les manuscrits de Bussy-Rabutin : pratique aristocratique, usages familiaux <?page no="53"?> BnF Ms Rothschild 3149. 54 Yohann Deguin <?page no="54"?> 1 Lettres de femmes. Textes inédits et oubliés du X V Ie au X V I I Ie siècle, éd. Elizabeth Goldsmith et Colette Winn, Paris, Champion, 2005. 2 Lettres de Roger de Rabutin Comte de Bussy, Paris, De Laulne, 1697, 4 vol. in-12. 3 Le manuscrit intitulé Suite des mémoires du comte de Bussy (BnF 10334-10336) est la principale source ayant servi à l’établissement des premières éditions de la correspondance. Les originaux des lettres envoyées par les correspondantes de Bussy n’ont pas été conservés. 4 Les deux premiers volumes de cette première édition contiennent exclusivement la correspondance de Bussy et de Mme de Sévigné. 5 Correspondance de Roger de Rabutin Comte de Bussy avec sa famille et ses amis (1666-1693), Paris, Charpentier, 1857-1859, 6 volumes. Cette édition, d’où nous tirons nos citations, est loin d’être un outil de travail idéal, en particulier parce que Lalanne a compilé des sources multiples (rapidement mentionnées dans une notice introductive) sans mention en varia. 6 En cumulant correspondance active et passive, on a compté une soixantaine de correspondantes nommées et une dizaine de correspondantes demeurées dans l’anonymat. Publier sans imprimer : le défi des épistolières Nathalie F R E I D E L Université Wilfrid Laurier Les études récentes sur l’épistolarité féminine au XVIIe siècle l’ont amplement démontré : le consensus autour de la lettre comme « genre féminin » est en trompe-l’œil dans une période où très peu de correspondances de femmes sont publiées en réalité, où ce sont des épistoliers que l’on consacre et canonise (Balzac, Voiture, Bussy-Rabutin) et où, comme l’ont fait remarquer Elizabeth Goldsmith et Colette Winn 1 , l’art épistolaire, tel qu’il est défini et illustré par les manuels, est garanti exclusivement par une autorité masculine. Pourtant, lorsque la correspondance de Bussy est publiée en 1697, par les soins de sa fille, Louise-Françoise de Coligny, et de Bouhours 2 , on y découvre que ses correspondants sont pour beaucoup des correspondantes, dont les lettres sont incluses parmi celles de Bussy. Ce choix des premiers éditeurs, peu banal compte tenu de la réticence à imprimer qui caractérise la production épistolaire féminine, s’explique par la nature des manuscrits laissés par Bussy, qui prenait copie de sa correspondance (envoyée et reçue) pour composer la suite de ses mémoires 3 . Cette édition permet en particulier à ses contemporains de découvrir les premières lettres imprimées de Sévigné 4 . Certes, les épistolières demeurent dans l’anonymat car, comme le constate Ludovic Lalanne à propos des premières éditions françaises de cette correspondance : « on se borne presque partout à indiquer les noms propres par des initiales, qui même quelquefois sont fausses 5 ». Il faut donc attendre l’édition en 6 tomes établie par ce dernier au tournant du XIXe siècle pour que la contribution des femmes à ce corpus épistolaire apparaisse dans toute son ampleur 6 . Alors qu’on ne s’est penché jusqu’ici qu’isolément sur le cas de quelques contributrices jugées plus douées ou <?page no="55"?> 7 Signalons par exemple le choix de lettres de Mme de Scudéry à Bussy proposé et commenté par Nathalie Grande dans l’anthologie Lettres de femmes. Textes inédits et oubliés du X V Ie au X V I I Ie siècle, op. cit. 8 « C’est d’abord et surtout dans les toutes premières années de l’exil, une frivole conversation mon‐ daine avec quelques dames : Mesdemoiselles d’Armentières et Dupré, Mesdames de Montmorency, de Gouville et quelques autres. Bussy est fort fêté par ces dames, qui attendent ses lettres avec une bruyante joie ; elles semblent souhaiter son retour avec une folle impatience. L’intérêt de ces lettres ne va pas au-delà de l’élégant badinage. » (Claude Rouben, Bussy-Rabutin épistolier, Paris, Nizet, 1974, p. 39) 9 « In the seventeenth century, women’s epistolary art effectively went underground, but not in any simply clandestine or repressed way. It remained, so to speak, near the surface, cultivated in the private homes, salons, and convents that would contribute significantly to the development of a literary and political public sphere independent of the state. » ( Janet Gurkin Altman, « Women’s Letters in the Public Sphere », Going Public. Women and Publishing in Early Modern France, Elizabeth Goldsmith and Dena Goodman (dir.), Ithaca, Cornell University Press, 1995, p. 105-106) 10 Lalanne rappelle que « Bussy avait recueilli avec soin toute sa correspondance et transcrit de sa main presque jour par jour ses propres lettres ou celles qu’il recevait » (Correspondance, éd. cit., Notice, p. X ). La correspondance commence au moment où s’achèvent les Mémoires et couvrent la période de 26 ans qui va de la sortie de prison de Bussy en 1666 à sa mort en 1693. 11 Nous nous limiterons, dans le cadre de cette étude, aux collaboratrices de la première heure et aux années 1666-1671 qui ouvrent la correspondance. 12 Bussy-Rabutin, Histoire amoureuse des Gaules, éd. J. et R. Duchêne, Paris, Gallimard, 1993, p. 164-177. plus intéressantes 7 , nous nous proposons d’observer la dynamique à l’œuvre dans le groupe des épistolières recrutées par Bussy dès les débuts de son exil, à partir de 1666. Il s’agira tout d’abord de souligner l’importance d’un groupe féminin qui tend à s’organiser en réseau de soutien. Contrairement à une tradition critique qui a fait de ces échanges « une frivole conversation mondaine avec quelques dames 8 », nous voyons dans l’entreprise qui consiste à transmettre les nouvelles de Paris et de la cour, voire à œuvrer en sous-main pour le retour en grâce de Bussy, une intéressante formule collaborative et clandestine, venant illustrer l’intuition de Janet Altman selon laquelle le XVIIe siècle verrait la constitution d’un « underground » de l’épistolaire féminin 9 . Nous nous intéresserons ensuite à la prise en compte de la littérarité de l’épistolaire dans le contrat implicite qui se met en place entre Bussy et ses correspondantes. À côté de la dimension pragmatique et informative, la fréquence des remarques et des commentaires stylistiques, ainsi que l’échange de nombreuses pièces en prose et en vers, font du commerce de lettres un véritable atelier d’écriture. A priori, le partenariat avec un homme que sa réputation de libertin n’a pas empêché d’entrer à l’Académie, sert les ambitions d’écrivaines amateures, manifestement conscientes de participer au travail d’archivage et de catalogage, par Bussy, d’ego-documents à léguer à la postérité 10 . Mais non contentes de contribuer à l’entreprise apologétique, les épistolières 11 se montrent disposées à poursuivre l’œuvre de fiction scandaleuse, en donnant une suite au récit des amours malheureuses avec Mme de Montglas dont le premier épisode, « Histoire de Bussy et de Bélise », venait clore l’Histoire amoureuse des Gaules 12 . 56 Nathalie Freidel <?page no="56"?> 13 Gilonne d’Harcourt, dite « la Comtesse » ou encore « la reine Gillette », épouse en secondes noces du comte de Fiesque, maîtresse du chevalier de Gramont, de Vivonne et de Guitaut. 14 Marie-Madeleine du Moncel de Martinvast, née en 1627 dans une famille du Cotentin, veuve depuis le 17 mai 1667 de Georges de Scudéry. Pour de plus amples précisions, voir Jean Mesnard, « Le talent de Madame de Scudéry », Cahier des Annales de Normandie, 14, 1982, p. 91-101. 15 Lucie de Cotentin de Tourville, épouse de Michel d’Argouges, marquis de Gouville, successivement maîtresse du duc de Candale (le Candaule de l’Histoire amoureuse) et de Bartet - liste à laquelle Duchêne ajoute Boutteville, Luxembourg, du Lude. Les chansons lui attribuent bien d’autres conquêtes, dont celle de l’archevêque Harlay de Chauvalon : « Sire, par toute la ville / On parle d’un grand malheur / Cette impudique Gouville / a poivré notre pasteur » (chanson datée de 1662, Le Nouveau siècle de Louis XIV ou Choix de chansons historiques et satiriques, Paris, Garnier, 1857, p. 81). 16 M. Gérard, « Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : la broderie sur le cousinage », XVII e siècle, n° 241, 2008, p. 637. 17 Les portraits de Mme de Montglas, de la marquise de Gouville et de la comtesse de Fiesque figurent dans le Recueil des portraits et éloges en vers et en prose dédié à Mademoiselle (1659). 18 Myriam Tsimbidy, « Les lettres de Mademoiselle de Montpensier dans les Mémoires et la Correspon‐ dance de Bussy-Rabutin », Christian Zonza (dir.), Vérité de l’histoire et vérité du moi. Hommage à Jean Garapon, Paris, Champion, 2016, p. 527-539. Un comité de soutien féminin Qui sont ces esprits intrépides qui, à peine le libertin mal repenti tiré de la Bastille et réfugié sur ses terres bourguignonnes, s’engagent dans une correspondance qui, pour beaucoup, se poursuivra tout au long de l’exil et de la vie de Bussy ? À première vue, on a affaire à un groupe hétérogène qui réunit des femmes de la haute et de la petite noblesse provinciale, des personnalités en vue comme la comtesse de Fiesque 13 , et d’autres plus discrètes, comme Mme de Scudéry 14 , dont le talent nous serait demeuré inconnu sans cette correspondance. Plusieurs générations sont confondues : la comtesse de Fiesque est née en 1619, la comtesse de Guiche et Mlle d’Armentières ont vingt-deux ans. Le cercle des muses galantes à la réputation sulfureuse - Mme de Gouville 15 , la comtesse de Fiesque -, côtoie celui des muses savantes - Mme de Scudéry, veuve et dévote -, des précieuses qui militent contre l’amour - Mlle Dupré -, et des indépendantes, réfractaires aux catégories - Mme de Sévigné. On discerne toutefois des liens multiples et variés entre les correspondantes de la première heure. Liens familiaux d’abord : d’après Mireille Gérard, « la plupart des corres‐ pondants de Bussy en 1666 sont en fait de proches parents 16 ». Moyennant la conception extensible de la notion de cousinage, l’épistolier peut s’estimer apparenté à des degrés divers à Sévigné, Fiesque, Gouville, Guiche et jusqu’à la Grande Mademoiselle. Dans ce réseau familial entendu au sens large se dessinent également d’étroits liens politiques : plusieurs épistolières font partie de l’entourage de Mlle de Montpensier - c’est le cas de Fiesque et de Scudéry - et ont été mêlées, comme Gouville, aux intrigues de la Fronde 17 . Myriam Tsimbidy, qui s’est penchée sur la correspondance de Bussy avec Mademoiselle, montre que des liens d’estime, voire d’amitié existaient entre eux 18 . En 1662, alors que la princesse est exilée à Saint-Fargeau après le refus du mariage portugais, Bussy lui adresse de véritables gazettes sur tous les événements de la cour. En 1666, dans l’entourage de cette princesse, on s’empresse donc de retourner la faveur en permettant à l’exilé de demeurer en contact avec le centre des nouvelles et en jouant les intermédiaires : Fiesque s’offre pour faire pression sur ceux qui travaillent au retour en grâce, Scudéry est en relation étroite 57 Publier sans imprimer : le défi des épistolières <?page no="57"?> 19 Par exemple, en octobre 1673, elle effectue une entrée remarquée à Bourbilly (séjour bourguignon de Sévigné), « plus belle, plus fraîche, plus magnifique et plus gaie que vous ne l’ayez jamais vue », en compagnie de Guitaut, avec qui l’Histoire amoureuse lui attribuait une liaison, et de sa femme (À Mme de Grignan, 21 octobre 1673, t. I, p. 602). « J’ai trouvé le maître et la maîtresse du logis avec tout le mérite que vous leur connaissez, et la Comtesse, qui pare et donne de la joie à tout un pays » (À Mme de Grignan, 25 octobre 1673, t. I, p. 603). Les citations de la correspondance de Mme de Sévigné sont tirées de l’édition complète de Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972-1978, 3 tomes. 20 De Mme de Sévigné, 14 juillet 1655, I, p. 30. 21 À Mlle d’Armentières, 15 septembre 1670, p. 314. Les citations de la correspondance de Bussy sont tirées de l’édition de Lalanne, Paris, Charpentier, 1868, tome I. 22 De la comtesse de Fiesque, mai 1667, p. 29. 23 De Mme de Gouville, 30 juin, 1667, p. 42. « de Fiesque » est une interpolation erronée de Lalanne. 24 De Mme de Scudéry, 8 septembre 1670, p. 312. avec Saint-Aignan, principal soutien de Bussy auprès de Louvois, et Dupré assure la liaison avec des personnalités du milieu lettré comme Conrart, Bouhours et Rapin. Ensuite, la plupart des correspondantes sont liées d’amitié et se fréquentent assidûment. La « Comtesse » (de Fiesque) figure régulièrement dans les listes d’amis et de proches dont Sévigné transmet les compliments et les nouvelles à sa fille 19 . Bussy, quand il s’adresse à ce réseau amical, doit tenir compte du fait que ses interlocutrices se fréquentent au quotidien, sous peine de se faire gentiment moquer de lui : Je me trouvai hier chez Mme de Montglas, qui avait reçu une de vos lettres, et Mme de Gouville une autre ; je croyais en trouver une chez moi. Mais je fus trompée dans mon attente, et je jugeai que vous n’aviez pas voulu confondre tant de rares merveilles. 20 La plaisanterie, qui associe avec élégance le reproche et l’excuse, assure discrètement la promotion du groupe des correspondantes. Et tandis que Bussy doit fournir aux attentes de chacune, les épistolières s’associent aussi bien dans la lecture que dans l’écriture et l’expédition des lettres : Je vous dirais que je n’ai point reçu ce paquet de votre part, dans lequel vous me mandez qu’il y avoit deux lettres de vos amies. 21 Je vous assure, monsieur, que je vous ai écrit une grande lettre de l’hôtel de Sully : la duchesse vous fit même un compliment dans ma lettre et badinoit avec vous ; nous vous mandions toutes les nouvelles. 22 J’arrive de la campagne de mon côté et notre cousine [de Fiesque] du sien. La première chose à quoi nous pensons, c’est à vous écrire et à vous prier d’envoyer chez moi prendre nos deux portraits […]. La comtesse dit qu’elle ne vous écrit pas mais que vous n’en êtes pas moins persuadée de son amitié. Entre vous deux le débat. 23 Loin de n’être qu’une commodité postale, la tactique du tir groupé renforce l’avantage des épistolières, autorisant l’appel à témoin en cas de litige (lettres perdues, manque d’assiduité). Toute nouvelle recrue se recommande du groupe. Quand Mme de Scudéry prend l’initiative d’écrire à Bussy, elle met d’abord en avant la pression de ses amies - « Je crois qu’elles se sont imaginé que nous nous connoissions encore plus que nous faisons » -, puis déclare faire équipe avec Mlle Dupré, autre ennemie de la galanterie : « Nous sommes inséparables. C’est la meilleure amie que j’aie au monde 24 . » Enfin, son amitié pour Mme de 58 Nathalie Freidel <?page no="58"?> 25 « Plus je connois notre amie, madame de Montmorency, plus je l’aime ; il n’y a pas de meilleure amie ; elle est d’un fort bon commerce, et très-agréable ; et avec tout son enjouement, elle est fort solide », de Mme de Scudéry, 15 avril 1671, p. 392-393. 26 De Mme de Scudéry, 26 septembre 1670, p. 318. La participation indirecte de Mlle de Vandy (favorite de Mademoiselle, héroïne de La Princesse de Paphlagonie) n’est pas fortuite lorsqu’on se souvient qu’elle était la cible d’un des scandaleux Alleluias de Roissy : « La d’Orléans et la Vandy / Se servent de godemichis ; / De v… pour elles, il n’y a / Alleluia ! » (Histoire amoureuse des Gaules, op. cit., p. 192). D’où il faut conclure que toutes les victimes de la plume satirique de Bussy ne partageaient pas la rancœur de Sévigné. 27 N. Grande, « Lettres de Madame de Scudéry à Bussy-Rabutin (1670-1685) », dans Lettres de femmes, éd. cit., p. 312. 28 L. Depretto évoque par exemple la compétition qui oppose Sévigné et Mme d’Huxelles, laquelle envoie au marquis de Vardes, voisin des Grignan, des bulletins de nouvelles de Paris et de la cour (Informer et raconter dans la Correspondance de Mme de Sévigné, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 88). Dans le cas de Sévigné, un des grands plaisirs d’écriture réside assurément dans l’aisance avec laquelle elle se détache du peloton des nouvellistes dans la course à l’information. 29 Isabelle de Harville (1629-1712), fille d’Antoine de Harville, marquis de Palaiseau et gouverneur de Calais, épouse de François de Montmorency, marquis de Fosseux. Bussy ne la mentionne pas dans ses Mémoires et les éditeurs d’anthologies en ont profité pour renvoyer l’épistolière à un anonymat Montmorency 25 montre que des recoupements sont possibles entre le cercle des muses savantes et celui des muses galantes. Les lettres de Bussy doivent tenir compte de cette dynamique de groupe et du fait qu’une allocutaire peut en cacher une autre : Pour Mlle de Vandy, je lui ai lu l’endroit de votre lettre où vous me mandez la manière dont vous feriez galanterie si vous étiez une dame : elle en a extrêmement ri. Enfin elle m’a prié de vous le mander et qu’elle était toujours votre servante. 26 C’est donc bel et bien un réseau de soutien épistolaire féminin qui se forme et s’organise autour de l’exilé, dont il est d’abord question de conjurer la mort sociale. En retour, les épistolières aménagent habilement un régime de publicité acceptable car calqué sur des pratiques plébiscitées par la société honnête. Le groupe se porte garant de l’activité d’écriture individuelle, suspecte dans un domaine où les femmes ne sont pas les bienvenues. La circulation intense des lettres désigne un autre régime de publication, dont les produits sont privés certes du privilège officiel mais appréciés à leur juste valeur par une secte d’amateurs éclairés. Si Bussy est courtisé par les épistolières, c’est moins du fait de son aura galante que de sa capacité à « distribuer » leur production sous un label indépendant. Un atelier d’écriture Nathalie Grande note chez Mme de Scudéry, la correspondante la plus assidue de Bussy après Sévigné, la satisfaction visible de s’associer par lettres à « un homme recherché pour son esprit, son goût et son style 27 ». Toutefois, l’émulation entre des épistolières qui doivent compter avec la concurrence nous paraît tout aussi décisive pour la dynamique de l’échange. L’étude de Laure Depretto sur l’écriture de l’information dans la correspondance de Sévigné a mis en lumière les mécanismes de la lettre de nouvelle et la concurrence sourde entre les épistoliers qu’elle implique dans le régime de sociabilité qui caractérise cette période 28 . De telles rivalités sont aisément repérables parmi les amies de Bussy qui se font fort de le tenir informé des dernières nouvelles de la cour et de la ville. Ainsi, Mme de Montmorency 29 59 Publier sans imprimer : le défi des épistolières <?page no="59"?> d’où, selon eux, elle n’aurait jamais dû sortir : « Mme de Montmorenci ne se doutoit guère que ses lettres seroient un jour imprimées, et comme c’étoit le seul titre qu’elle pût avoir à une espèce de réputation, les recherches que nous avons faites sur la vie de cette femme, peu connue d’ailleurs, ont été infructueuses. » (Lettres de Mademoiselle de Montpensier, de Mesdames de Motteville et de Montmorency, de Mademoiselle Dupré et de Madame la marquise de Lambert, Paris, Léopold Collin, 1806, p. X X V ) 30 De Mme de Montmorency, 12 avril 1688, p. 95. 31 De la comtesse de Fiesque, 4 janvier 1668, p. 81. 32 De Mme Dupré, 25 février 1670, p. 243. 33 De Mlle d’Armentières, 7 avril 1668, p. 94. 34 À Mme de Gouville, 5 juillet 1667, p. 46. Nous soulignons. 35 De Mme de Montmorency, 25 février 1671, p. 380. 36 À Mme de Montmorency, sans date, p. 381. cultive un art consommé de la brève : « Le roi de Portugal a cédé sa femme et son royaume à son frère, ne sachant se servir ni de l’un ni de l’autre 30 . » Mais sur ce terrain, elle doit faire face à la concurrence de la comtesse de Fiesque : « il y a la plus grande gueuserie parmi les courtisans que vous ayez jamais vue. On parle fort de la paix, et on commence à la souhaiter, parce qu’on ne voit pas que la guerre serve de beaucoup 31 » ; de Mlle Dupré : « Saint-Pavin est tombé en apoplexie ; il n’est pas encore bien guéri. M. de Racan a fait pis : il est mort 32 » ; et de Mlle d’Armentières : « Le Tellier est inconsolable de la mort de sa fille. Il y a deux hommes ici qui sont morts de la peste. Si cela continue, je crois que j’irois en original dans votre galerie 33 ». Les compliments de Bussy viennent alors récompenser les efforts des co-épistolières et souligner les réussites : Au reste, Madame, vous me surprenez par les nouvelles que vous me mandez de la guerre : je suis assuré qu’il y a plus d’un officier général en France qui n’en parle ni qui n’en écrit pas si bien que vous […]. Je reçois encore des nouvelles d’ailleurs mais elles ne sont ni si bonnes ni si bien écrites que les vôtres. 34 Les nouvellistes sont non seulement jugées sur la qualité des informations fournies mais aussi sur leur savoir-faire et leurs dons d’écrivaines. En outre, la compétition s’intensifie quand l’actualité fournit des occasions en or. On voit ainsi revenir à la charge des épistolières dont les soins s’étaient relâchés, au moment où l’affaire Lauzun et le feuilleton La Vallière font la une des gazettes à la main. En 1671, Montmorency quitte le style percutant de la brève dans lequel elle s’est illustrée pour expédier une série de relations brillantes. Or ces morceaux de bravoure interviennent au moment où la brillante Scudéry menace de supplanter ses concurrentes dans la course à l’information : « je crois que vous avez quelque correspondant mieux informé que je ne le suis, et que vous voulez vous épargner la peine de m’écrire si souvent 35 ». Soupçons que Bussy s’efforce d’apaiser en redoublant d’éloges : « Il est vrai que j’ai d’autres correspondants que vous, mais personne ne me mande des nouvelles si sûres que les vôtres, et votre commerce m’est mille fois plus agréable que celui de qui que ce soit 36 . » Toutefois, la logique de la compétition n’est jamais poussée jusqu’à l’élimination de la concurrence car l’expérience de l’écriture collective exige de la part des participantes une mise en commun des compétences. Cette visée collaborative est particulièrement visible dans la mise en œuvre du dit satirique sur lequel Bussy a bâti sa réputation d’écrivain et 60 Nathalie Freidel <?page no="60"?> 37 À Mme de Montmorency, 6 mai 1670, p. 264. 38 De Mme de Sévigné, 6 juin 1668, I, 88. 39 De Mme de Montmorency, 27 août, p. 125. 40 À Mme de Montmorency, 1 er mars 1669, p. 153. 41 De Mme de Montmorency, 30 juin, p. 425 sq. qui constitue également un des pivots de sa correspondance. Tout comme pour la chaîne informationnelle, l’entreprise satirique bénéficie du système de relais mis en place dans le réseau épistolaire. Dans une lettre de Mme de Montmorency, il est question d’une corniche qui aurait blessé Mme de Lafayette à la tête. La réplique plaisante de Bussy - « Si l’on peut vous dire une turlupinade, ce n’est pas la plus illustre tête que les corniches, et même les cornes, n’aient pas respecté 37 » - recycle un bon mot de Sévigné dont il faisait les frais : « Mme d’Époisses m’a dit qu’il vous étoit tombé une corniche sur la tête qui vous avait extrêmement blessé. Si vous vous portiez bien et que l’on osât dire de méchantes plaisanteries, je vous dirais que ce ne sont pas des diminutifs qui font mal à la tête de la plupart des maris […] 38 . » La galanterie, dans sa version satirique aussi bien qu’honnête, est l’œuvre du groupe ; quand elle s’écrit, c’est collectivement ; d’où un effet de surenchère. La verve satirique des amies de Bussy étonne parfois par ses audaces, comme lorsque Montmorency commente la conduite du mari de Mme de M***, qui a donné au roi et au Parlement la lettre de sa femme à M. de R*** : « Ainsi, n’étant point cocu de chronique, au moins le sera-t-il de registre 39 . » Prenant le contre-pied des manuels épistolaires qui prônent la décence et la retenue, Bussy encourage ses troupes à passer outre : A quoi me sert de savoir que M. de Gramont a dit quelque plaisanterie à madame de la Baume, si je ne sais ce que c’est ? Mais vous pourriez bien me le mander si vous vouliez prendre la peine d’envelopper la chose. Pour moi, je vous déclare qu’il n’y a ordure au monde que je ne vous dise, quand il s’en présentera occasion sans vous faire rougir. Paraphrasez donc un peu, madame, et me mandez le beau dit de M. de Gramont. 40 Véritable atelier d’écriture satirique, la correspondance de Bussy constitue une occasion rare pour des femmes de s’exercer dans un genre dont elles sont plus souvent les cibles que les utilisatrices. Enfin, les amies de Bussy composent une satire au sens étymologique du terme en agrémentant leurs lettres de créations de leur plume qui empruntent à tous les genres. On pourrait composer un recueil de pièces diverses, dans le goût du temps, avec les bouts-rimés que Dupré produit à la chaîne, le chef-d’œuvre héroï-comique que Montmorency compose sur l’altercation entre Mme de la Baume et Mlle du Mény sur le porche de l’église des Grands-Jacobins 41 , l’élégant portrait de Rapin par Scudéry ainsi que ses réflexions sur le thème de l’amitié. En faisant de sa correspondance un lieu privilégié de circulation des écrits féminins, Bussy fournit aux épistolières un antidote précieux à l’obstacle des convenances. Ainsi, lorsqu’il donne son accord à Dupré, qui souhaite montrer à Conrart les bouts-rimés qu’ils ont composés ensemble, c’est en expliquant que la « réputation d’écrire », si elle ne convient pas à l’honnête homme, a fortiori à l’honnête femme, est parfaitement acceptable entre amis : 61 Publier sans imprimer : le défi des épistolières <?page no="61"?> 42 À Mlle Dupré, 10 mars 1670, p. 249. 43 Voir Michèle Rosellini, « Faut-il en abreuver le vulgaire ? Le Roi, le sexe et la connivence », A. Bayle, M. Bombart, I. Garnier (dir.), L’Âge de la connivence : lire entre les mots à l’époque moderne, Les Cahiers du Gadges, n° 13, 2015, p. 83-110. 44 De Mme de Montmorency, 3 juin 1667, p. 37. 45 De Mme de Fiesque, 20 juin 1667, p. 39. 46 À Mme de Fiesque, 25 juin, p. 41. 47 De Mme de Fiesque, 23 août 1667, p. 58. Je consens que vous montriez mes amusements à M. Conrart. Si j’étois avec lui, je lui montrerois des choses plus sérieuses, quelque délicatesse que j’aie sur la réputation d’écrire que la plupart du monde donne fortement à un homme de qualité qui écrit pour s’occuper, comme à un auteur qui écrit pour être imprimé ; mais on ne doit rien avoir de caché pour un ami comme M. Conrart, qui sait faire des distractions. 42 L’Histoire de Bussy et Bélise Cependant, les correspondantes de Bussy n’ignorent pas que le pacte de circulation restreinte auquel il se réfère a été sérieusement ébranlé par le régime de diffusion de son œuvre satirique 43 . Il ne leur a pas échappé non plus qu’elles doivent en partie leur « élection » aux liens qui les unit à l’ancienne amante de Bussy, qu’il accuse de l’avoir trahi pendant sa prison. C’est donc en toute connaissance de cause qu’elles acceptent la mission risquée qui consiste à composer la suite de l’« Histoire de Bussy et de Bélise », première « saison » des amours de Bussy et de Mme de Montglas, sur laquelle se clôt l’Histoire amoureuse des Gaules. Tout commence par un concert de médisances, qui peut laisser penser qu’on va avoir affaire à un lynchage épistolaire semblable à celui dont la comtesse de Marans, alias Mélusine, fait les frais dans le réseau sévignéen en 1671. Mme de Montmorency affirme que son amitié ne mérite pas d’être comparée « à celle de qui vous savez » et encourage Bussy à lui envoyer « tous les petits vers que vous feriez sur elle 44 ». La comtesse de Fiesque rapporte une retraite suspecte de Mme de Montglas « dans le plus misérable état du monde » et se vante d’avoir « dépétré » Bussy de sa « folle passion 45 ». Dans un premier temps, nulle ne songe à contester la version de l’amoureux trahi : « C’est comme la dame que vous savez : si elle ne m’avoit fait qu’une escapade, comme celle à quoi elle étoit sujette, je ne m’en serois jamais guéri, mais le tour qu’elle m’a fait m’a entièrement dégagé 46 . » Cependant, d’objet du discours médisant, l’incontournable Montglas ne tarde pas à s’imposer comme la véritable destinataire des récriminations de Bussy, en figurant en tiers dans ses échanges avec ses amies. La correspondance fonctionne alors comme un forum où les anciens amants communiquent par amies interposées : « Je n’ai pas eu de ses nouvelles il y a fort longtemps. Je vous envoyai une de ses lettres il y a six semaines. Vous ne me mandez point que vous l’ayez reçue : tout ce que je sais d’elle, c’est qu’elle fait une assez triste vie 47 . » Montmorency se prête volontiers à la manœuvre, en permettant à Bussy de s’adresser à son ancienne maîtresse par son intermédiaire, puis en donnant la parole à Mme de Montglas dans un chef-d’œuvre de lettre à quatre mains : Mon amie vient de lire ma missive et me prie de vous écrire encore quelque chose de plus impertinent ; mais cela m’est impossible, de la dernière impossibilité : c’est pourquoi je finis en 62 Nathalie Freidel <?page no="62"?> 48 De Mme de Montmorency, 6 avril 1670, p. 254-255. 49 Dans sa biographie, Jean Orieux souligne l’acharnement de Bussy qui, à soixante-seize ans, continue à rimailler contre son ancienne maîtresse : « Trente ans après le lâchage ! Trente ans de persévérance dans le dépit amoureux ! », Bussy-Rabutin. Le libertin galant homme, Paris, Flammarion, 1958, p. 251. 50 De Mme de Montmorency, 30 mars 1669, p. 157. 51 De Mme de Scudéry, 18 octobre 1670, p. 325. 52 À Mme de Scudéry, 23 octobre 1670, p. 327. 53 Nous renvoyons à notre article, « L’honnêteté à l’épreuve de la mixité : le réseau des correspondantes de Bussy », M. Leopizzi (éd.), L’honnêteté au Grand Siècle : belles manières et Belles Lettres, Tübingen, Narr Francke Attempto, 2020, p. 317-334. vous assurant que nous vous désirons, que nous aurions volontiers noyé Madame de *** si vous aviez pu prendre sa place, et que pour vous voir, nous ferions de bon cœur un péché mortel. N’allez pas prendre cela de travers, mon cher, et vous imaginer des choses à quoi nous ne pensons pas. 48 La réponse badine des épistolières aux invectives du « pauvre abandonné » nous incite à considérer avec précaution une posture qui n’a pas manqué de susciter l’étonnement des commentateurs 49 . Ne s’agit-il pas avant tout pour cet auteur à scandale de poursuivre, avec le concours des co-épistolières, la publication de ses amours malheureuses ? De fait, la riposte de la coalition féminine aux vers vengeurs de Bussy donne lieu à une sorte de concours poétique, chaque contributrice choisissant dans l’éventail des petits genres mondains celui qui lui convient le mieux : Vous êtes encore trop en colère contre votre ancienne maîtresse. Ne vous y trompez pas : On voit toujours l’amour dans le dépit / Et jamais dans l’indifférence ; / Et quoiqu’enfin l’on fasse tant de bruit, / On aime encore plus qu’on ne pense. Votre colère cependant me divertit fort. 50 Après avoir exprimé quelque réticence à traiter le sujet imposé, Scudéry se joint au concert en soulignant une fois de plus la dynamique de groupe et en composant un habile portrait de Bussy en héros de roman : Mon Dieu ! que je vous trouve encore amant ! Vous ne sauriez vous taire de cette dame : on ne parle pas tant de ce qu’on n’aime pas ; avouez-le donc ; mais il n’est pas vrai que vous n’en parliez qu’à moi ; vous en avez écrit à mademoiselle Dupré. Je pense même que vous en parlez aux bois, aux échos et aux rochers, selon la louable coutume des amants. 51 La clairvoyance de l’épistolière épingle ici la passion de Bussy moins pour son « Infidèle » que pour la publication de soi, qui préside à l’ensemble de son œuvre écrite. Elle s’attire alors un aveu révélateur des enjeux réels de l’affaire Montglas : Vous croyez, dites-vous, que j’aime toujours la dame dont je ne me saurais taire : j’y consens ; pourvu que j’en parle, je ne me soucie guère de ce qu’on en pensera ; mais j’en parlerai en prose et en vers, et j’ai même quelque envie d’apprendre les langues étrangères pour être entendu de tout le monde. 52 Loin de faire amende honorable après le scandale de l’Histoire amoureuse, Bussy renoue dans sa correspondance avec le registre mi-galant mi-satirique 53 et le régime de publication mi-privé mi-public qui lui ont valu l’exil : même si les lettres ne sont pas imprimées, elles sont forcément appelées, comme toute correspondance du temps, à circuler au-delà du 63 Publier sans imprimer : le défi des épistolières <?page no="63"?> premier cercle de leurs auteurs. Dans ce but, il s’adjoint une équipe de collaboratrices prêtes à en assumer les risques pour bénéficier d’une occasion rare de joindre leurs dons d’écrivaines à une collection de lettres susceptible de témoigner pour la postérité, au même titre que la collection de portraits édifiée par Bussy à la même période. La réticence des femmes face à l’impression, au XVIIe siècle, a fortiori dans un milieu aristocratique où de telles pratiques heurtent les convenances, n’implique pas qu’elles aient renoncé à l’ambition d’écrire. Dans ce contexte, l’épistolaire apparaît comme une voie d’accès privilégiée à l’écriture, moyennant un certain nombre de dispositifs : la formation en réseau, le partenariat avec un auteur masculin, le jeu de la concurrence, la dimension collaborative. C’est cet usage stratégique de l’épistolaire que l’on voit à l’œuvre dans le groupe d’écriture formé par les amies de Bussy et qui aboutit à la composition d’une œuvre collective. En exploitant un régime de circulation et de publication qui a fait le succès de l’Histoire amoureuse, les co-épistolières mettent leurs talents variés au service des amours malheureuses de l’exilé bourguignon en collaborant notamment à la création d’un Ovide travesti, réinterprétation satirique de la tradition des héroïdes. 64 Nathalie Freidel <?page no="64"?> 1 Jacques-Bénigne Bossuet, « Pour la Profession de Madame de La Vallière » (1675), dans Œuvres oratoires, éd. Urbain et Levesque, Paris, Desclée, 1914-1921, t. VI, p. 46. 2 Sur le projet d’œuvres complètes de Bossuet lancé à Paris par Claude Lequeux et Jean-Pierre Deforis à la fin du X V I I Ie siècle (vingt volumes in-4° de 1772 à 1790), qui entraîne la découverte des manuscrits de près de deux cents sermons et panégyriques mais complique aussi, du même coup, la figure de l’auteur-Bossuet, voir Cinthia Meli, Le Livre et la Chaire. Les pratiques d’écriture et de publication de Bossuet, Paris, Champion, 2014, p. 243 sq. Voir aussi François Lachat, « Remarques historiques », dans Œuvres complètes de Bossuet, Paris, Louis Vivès, 1862, t. VIII, p. X X V I : « On a dit souvent que Bossuet écrivoit ses discours à longs traits, rapidement, sans efforts de composition, suivant comme par entraînement l’inspiration du génie. Composition prompte, illumination soudaine ? Il faut s’entendre » - et Lachat de décrire (ou de postuler) à la fois l’acuité et la puissance de l’inspiration lorsque les circonstances l’imposaient, et la préparation, de plus en plus minutieuse, des discours. 3 Voir Almuth Grésillon, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994. Le manuscrit, une leçon de style ? L’exemple du Sermon sur le Jugement dernier de Bossuet, genèse du style et style de genèse Anne R É G E N T -S U S I N I Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 « L’homme », déclare Bossuet dans un passage maintes fois cité du Sermon pour la Profession de La Vallière, « ressemble à un édifice ruiné qui, dans ses masures renversées, conserve encore quelque chose de la beauté et de la grandeur de son premier plan. […] qu’on remue ces ruines, on trouvera dans les restes de ce bâtiment renversé, et les traces des fondations, et l’idée du premier dessein, et la marque de l’architecte 1 ». Le prédicateur se doutait-il qu’un tel passage pourrait servir de métaphore aux brouillons de ses sermons, dans lesquels les éditeurs successifs se sont efforcés de trouver, chacun à sa manière et avec ses présupposés, « et les traces des fondations, et l’idée du premier dessein, et la marque de l’architecte » ? Cependant, comme on sait, les ruines n’ont pas toujours suscité l’intérêt, moins encore l’admiration. Dans le cas de Bossuet, les Mémoires de son secrétaire et biographe l’abbé Ledieu avaient imposé l’idée que le prélat n’écrivait pas ses sermons, ou n’en rédigeait que des plans. Pourtant, lorsqu’à la fin du XVIIIe siècle une gigantesque campagne de collecte entreprise en vue de préparer les premières œuvres complètes de Bossuet aboutit à la découverte de près de deux cents sermons et panégyriques autographes, l’authenticité des manuscrits (autographes) est universellement admise, sans que disparaisse pour autant le mythe de l’improvisation qui prévalait jusqu’alors. Tout l’art des éditeurs successifs consistera désormais à concilier par une série d’ajustements l’évocation de Ledieu avec la réalité matérielle des manuscrits 2 , d’accorder, pour reprendre la terminologie d’Almuth Grésillon, la genèse externe avec la genèse interne 3 . <?page no="65"?> 4 J.-P. Deforis, « Préface », Œuvres de Messire Jacques-Bénigne Bossuet, t. VI, p. I I - I I I . 5 Voir C. Meli, Le Livre et la Chaire, op. cit., p. 256. 6 P.-M. de Biasi, « Le cas Flaubert. Essai de typologie fonctionnelle des documents de genèse », Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, éd. Michel Contat et Daniel Ferre, Paris, Éditions du CNRS, 1998, p. 35. Les problèmes, pourtant, ne s’arrêtaient pas là. La description des sermons que donne au début de sa préface leur premier éditeur, le bénédictin Deforis, est à cet égard éloquente : Jamais nous n’exprimerons assez exactement l’état informe où ces sermons étaient réduits, et la répugnance que l’on pouvait sentir en les examinant, à entreprendre de les transcrire. Tous étaient sur des feuilles volantes, fort confuses, dont le caractère, très-mauvais, demandait une étude particulière pour ne point se méprendre dans la lecture. Mais ce n’était là qu’une petite partie des difficultés qu’ils présentaient. Remplis de ratures, ils étaient chargés, dans les interlignes, d’une écriture extrêmement menue, beaucoup plus indéchiffrable que celle du corps du manuscrit ; et les mots, souvent ajoutés par-dessus pour servir de variantes, venaient encore augmenter la confusion et l’embarras. Une multitude de transpositions presque inintelligibles, des additions de toute espèce, dont il fallait en quelque sorte, deviner la place, pour trouver l’ordre et le fil du discours, étaient seules capables de décourager la meilleure volonté […]. 4 Il s’agit certes de se grandir soi-même en grandissant le défi, et de justifier au passage le retard pris par l’édition, mais le problème semble bien réel, puisqu’il sera de nouveau évoqué avec insistance par tous les éditeurs qui s’affronteront à leur tour aux manuscrits de Bossuet 5 . Cinthia Meli, même si elle n’utilise pas la notion de « genèse éditoriale », a parfaitement décrit les enjeux des éditions successives des œuvres oratoires de Bossuet, et l’action décisive, ou pour mieux dire, constitutive, des éditeurs successifs de ces textes appelés « œuvres oratoires de Bossuet », dont la gestation progressive fut ainsi, en un sens, collective. Mais le défi lancé par les « œuvres oratoires » à la génétique d’auteur ne s’arrête pas là : outre l’idée de genèse individuelle, c’est la notion même de dossier de genèse, devenue essentielle pour la démarche génétique, qu’elles semblent déstabiliser. Pierre-Marc de Biasi définit le dossier de genèse comme l’ensemble, classé et transcrit des manuscrits et documents de travail connus se rapportant à un texte dont la forme est parvenue, de l’avis de son auteur, à un état rédactionnel avancé, définitif ou quasi définitif. Lorsqu’il est assez complet, le dossier de genèse d’une œuvre publiée fait habituellement apparaître quatre grandes phases génétiques que j’ai intitulées : phases pré-rédactionnelle, rédactionnelle, pré-éditoriale, éditoriale. 6 Mais dans le cas de Bossuet, dont, sauf rares exceptions, les sermons n’étaient pas destinés à la publication, ces opérations d’écriture sont beaucoup plus difficiles à cerner : puisqu’il n’y a plus ni phase pré-éditoriale, ni phase éditoriale, les discours n’étant pas, sauf de très rares 66 Anne Régent-Susini <?page no="66"?> 7 On notera, cependant, que l’approche développée par P.-M. de Biasi ne parle pour le dossier de genèse que d’une « première mise en ordre sur l’axe chrono-génétique » : « C’est une sorte de rangement qui n’est pas encore un classement génétique (lequel implique une datation absolue ou relative de chaque pièce dans chaque ensemble et une représentation globale des liens), mais une première mise en ordre sur l’axe chrono-génétique : on redistribue les manuscrits selon les opérations d’écriture successives dont ils sont les produits et les traces » (« Correspondance et genèse. Indice épistolaire et lettre de travail : le cas Flaubert », Genèse et correspondances, éd. Françoise Leriche et Alain Pagès, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2012, p. 93). Pour une réflexion sur « le protocole menant à la sélection de la “version définitive” d’un discours oral » et sur « les entrelacs génétiques dans lesquels sont pris les avant-dire », voir la réflexion menée, à partir d’exemples du X Xe siècle, par Gilles Philippe (« Écrire pour parler. Quelques problématiques premières », Genesis, n° 39, 2014, p. 11-28). 8 Comme l’écrit P.-M. de Biasi, en toute rigueur génétique, « la notion de texte coïncide avec celle du texte imprimé publié : d’un point de vue génétique, le texte n’existe pas comme tel avant cette mutation qui fait passer l’écrit d’un statut autographique à un statut allographique. Sous la forme du manuscrit, même définitif, l’écrit est, du vivant de l’auteur, toujours susceptible de transformation avant-textuelle » (« Correspondance et genèse… », art. cit., n. 4, p. 42). 9 Voir Julie Le Blanc, « Présentation », Voix et images, n° 292, 2004, p. 9. exceptions, destinés à la publication écrite, l’axe chrono-génétique se dérobe inévitablement par endroits 7 . Alors, genèse de quoi ? Des discours prononcés ? Ils nous échappent à jamais. D’un texte définitif ? Sans texte publié, pas de texte définitif 8 . En d’autres termes, les manuscrits de Bossuet ne sauraient se prêter à une génétique de l’imprimé, mais seulement à une génétique des ébauches 9 - ce qui implique, pour ceux qui les éditent, de se défaire d’un certain nombre de présupposés (ou d’impensés) hérités des éditeurs du XIXe siècle. C’est sur ces questions que la présente étude se propose de jeter un éclairage, à partir d’un exemple précis, celui du Sermon sur le Jugement dernier de 1665, dont le manuscrit autographe fait en 1884 l’objet d’une publication, en fac-similé, par l’auteur catholique Joseph-Edouard Choussy (1824-1916). Il s’agit là à la fois d’un exemple parmi tant d’autres et d’un exemple particulier, et ce, à deux titres au moins. 1- À l’échelle des pratiques éditoriales du XIXe siècle, le geste de publication effectué par Choussy s’inscrit dans une double évolution caractéristique de son siècle : d’une part, l’in‐ térêt de plus en plus grand porté aux manuscrits autographes, voire la fétichisation dont ils font l’objet, en lien notamment avec toute une mythologie romantique de l’écrivain, et dont l’une des conséquences est le développement du marché correspondant (avec son inévitable lot d’escroqueries et de falsifications) ; d’autre part, la poursuite du développement de technologies permettant la reproduction et la diffusion de ces manuscrits autographes de plus en plus prisés, et en particulier de la lithographie. Ainsi publié, le manuscrit autographe se trouve désormais scruté en tant que tel : il s’ouvre à une réception propre. Cependant, l’exemple demeure assez atypique par l’ancrage chronologique du manuscrit publié : les cas de manuscrits autographes conservés du XVIIe siècle ne sont pas si fréquents, d’une part parce que les auteurs tendaient alors, comme on sait, à détruire les avant-textes ; d’autre part parce que l’emploi fréquent de secrétaire (Bossuet, du reste, en eut un à la fin de sa vie) diminuait d’autant la probabilité de manuscrits autographes. 2- À l’échelle de l’« œuvre » de Bossuet, le manuscrit ressemble, d’un côté, à d’innombrables manuscrits de Bossuet, mais il est pourtant à ma connaissance le seul sermon de l’auteur à 67 Le manuscrit, une leçon de style ? <?page no="67"?> 10 Fac-Simile du Sermon sur le Jugement dernier de Bossuet, plus le fac-simile de deux plans de sermons de s. Vincent de Paul et s. François de Sales, précédés d’une étude par J. E. Choussy, Paris/ Bruxelles, Société générale de librairie catholique, 1884. 11 Maire de la petite commune de Rongères dans l’Allier, Choussy est l’auteur d’ouvrages historiques catholiques tels qu’une Vie de Jeanne d’Arc, mais il se montre aussi intéressé par les questions linguistiques, comme en témoigne par exemple son livre intitulé Le Patois Bourbonnais précédé d’un simple essai étymologique, Moulin, Lamapet, 1908. 12 Des trois auteurs, Bossuet est cependant le seul dont est reproduit un sermon rédigé. 13 J.-P. Deforis, « Préface », Œuvres de Messire Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux, Paris, Antoine Boudet, 1772, t. IV, p. C . Deforis n’est pas le seul à conserver à Bossuet l’appellation de « Père de l’Église » déjà décernée par La Bruyère. Chateaubriand (Génie du christianisme, Paris, Garnier Frères, 1828, p. 331) et le Cardinal Louis-François de Bausset (Histoire de Bossuet, Besançon, Marquiset, 1839 [5 e éd.], t. I, p. 57 ; et « Notice », p. X ) font de même. 14 Jean-Sifrein Maury, « Discours préliminaire pour servir de préface à la première édition des sermons de Bossuet », dans Sermons choisis de Bossuet, Paris, Méquignon, 1829, p. 9. avoir fait l’objet d’une édition séparée en fac-similé 10 , accompagnée en outre d’un « Addenda à l’étude qui précède le fac-simile du sermon de Bossuet sur le Jugement dernier ». Or Choussy, d’ordinaire plutôt historien et politique 11 , se veut en l’occurrence philologue et stylisticien, dans une démarche qui, au-delà de sa singularité, paraît révélatrice d’une tendance propre au XIXe siècle à reconsidérer les grands auteurs du panthéon classique (Descartes, Pascal, Sévigné, Fénelon…) pour en faire des figures proprement littéraires. Certes, dans le cas de Bossuet, cette « littérarisation », qui est aussi une laïcisation, est loin d’être totale, et Choussy l’associe, dans son volume, à saint Vincent de Paul et saint François de Sales 12 . Cependant, c’est bien en écrivain, et non en théologien ou en homme d’Église, qu’il l’analyse et le prend pour modèle. Les éditeurs des œuvres oratoires au XIX e siècle Élaborant à la fin du X VIIIe siècle la première édition des sermons, le bénédictin Deforis, fondait sa recherche des manuscrits de Bossuet, non pas sur la conviction de leur valeur littéraire, mais sur la certitude de leur valeur spirituelle, avec, sous-jacente, l’idée que l’Aigle de Meaux méritait sur ce point exactement le même traitement que les Pères de l’Église, puisqu’au fond, il en était un : On sait que quand on a donné les éditions des Pères, on a publié tout ce qu’on a pu recueillir des monuments de ces illustres sermons et autres, quoique toutes les pièces ne fussent ni entières ni également parfaites […]. Or, nous l’avons dit, nous avons cru devoir témoigner à Bossuet le même respect : Un Écrivain aussi considérable mérite assurément cette distinction. 13 Cependant, dès la fin du XVIIIe siècle, la perspective d’une édition « littéraire » de Bossuet commence à se dessiner, défendue notamment par le cardinal Maury, à qui l’éditeur avait demandé d’assister Deforis, qui avait pris trop de retard dans la préparation des œuvres complètes. Maury ne tarda pas à se brouiller avec le bénédictin, tant leurs options éditoriales étaient divergentes, et ne manqua pas de dire tout le mal qu’il pensait de l’édition Deforis une fois qu’elle fut parue, accusant le bénédictin d’avoir « porté la superstition d’éditeur, comme on le lui a crûment reproché, au point de ramasser, dans sa collection beaucoup trop volumineuse, jusqu’au linge sale de Bossuet 14 ». 68 Anne Régent-Susini <?page no="68"?> 15 François Lachat, « Remarques historiques », Œuvres complètes de Bossuet, t. VIII, Paris, Louis Vivès, 1862, p. L V I I . 16 « Bossuet les avait élagués pour serrer son style et donner à son discours plus de force et de rapidité » (Victor Vaillant, Études sur les sermons de Bossuet, Paris, Plon, 1851, p. 8). Au siècle suivant, cette perspective s’affirme, et Vaillant et Lachat, à leur tour, désap‐ prouvent Deforis pour avoir maintenu dans son édition des passages pourtant condamnés par Bossuet dans le manuscrit, au nom de ce double principe de la maîtrise de l’auteur sur son manuscrit, et de son infaillibilité stylistique. C’est que Bossuet, désormais, n’est plus un Père de l’Église, mais une figure tutélaire de la littérature française, pleinement auteur : « L’écrivain les a pour ainsi dire marqués du signe de la réprobation ; il entendait les écarter de son œuvre, ils ne doivent pas y figurer », écrit Lachat 15 . Or, le terme « réprobation » étant un terme théologique qui désigne le jugement divin par lequel un pécheur se trouve exclu du bonheur éternel, il identifie ainsi l’écrivain au Dieu Créateur lui-même ; c’est le Bossuet souverainement stylistique qu’évoquera, entre bien d’autres, Vaillant soulignant la « force » et la « rapidité » dont il a doté tel discours 16 . Dans cette perspective, ces variantes sont donc moins considérées comme des petits morceaux de sens qu’il faudrait recueillir (comme c’était le cas chez bien d’autres éditeurs), que comme des versions indignes d’un discours, voire d’un texte (c’est le paradigme de l’écrit qui, paradoxalement, domine), admirable - dont elles donnent à voir l’accomplissement progressif. Dès lors, la question de la place à leur accorder dans l’édition se complique, et l’option qui va peu à peu s’imposer est celle, calquée sur l’édition de textes plus standards, d’une sélection de variantes signalées, en notes de bas de page de très petite taille, au bas du texte principal. Le projet de Choussy : éduquer le lecteur sous l’autorité de l’auteur C’est alors qu’intervient l’entreprise de Joseph-Édouard Choussy. Il se justifie longuement de ce projet, en prêtant à l’examen des manuscrits des vertus non seulement herméneuti‐ ques, mais proprement pédagogiques. Pour cela, il met en scène un Bossuet d’abord réduit au jeu de mots que faisaient sur son nom ses camarades de collège, Bos suetus aratro, « bœuf habitué à la charrue » : Oui, jeunes gens, nous tenons à vous présenter ce grand orateur, cet illustre écrivain tel que l’avaient dépeint ses camarades de séminaires traduisant son nom par Bos suetus aratro, et nous initiant ainsi à son genre de travail lent, rude, difficile, comme celui du bœuf courbé sous le joug et traçant péniblement, mais avec ténacité, un sillon rocailleux hérissé d’obstacles toujours renaissants. Et dans quel but vous dévoiler Bossuet sous ce nouveau jour, si ce n’est pour vous servir d’exemple et d’encouragement, et pour vous prouver que ce n’est que par la toute-puissance d’un travail opiniâtre, qu’après avoir rampé terre à terre il se redresse insensiblement, s’élève au-dessus de ses semblables et s’élance enfin d’un vol majestueux dans les hautes sphères de l’intelligence supérieure et de la gloire la plus pure ? 69 Le manuscrit, une leçon de style ? <?page no="69"?> 17 Joseph-Édouard Choussy, « Addenda à l’étude qui précède le fac-simile du sermon de Bossuet sur le Jugement dernier », dans Fac-Simile du Sermon sur le Jugement dernier de Bossuet, op. cit., n.p. 1- Mais pour y parvenir, n’oublions pas que Bossuet raturait, raturait sans cesse. 17 En passant du nom (Bossuet, bos suetus aratro) au sur-nom (l’Aigle de Meaux, implicitement au cœur de l’image finale), la figure de l’écrivain passe ainsi du bœuf, voire du ver de terre (ramper), à l’aigle, et de la terre au ciel. Or ce scénario d’élévation, voire d'apothéose, n’est pas seulement celui qui doit donner sens à l’ensemble de la carrière oratoire du prélat : il est censé se rejouer, en abrégé, dans chacun des manuscrits - mais bien sûr de manière plus ténue, au point que l’éditeur n’hésite pas, pour le rendre sensible, à le dramatiser à l’extrême : « Nous voulons vous le montrer, quoiqu’à l’apogée de sa gloire, composant des morceaux indignes d’un élève de seconde, soit comme pauvreté de pensées, soit comme extrême faiblesse dans le choix des épithètes. » Pour Choussy, l’édition du fac-similé d’un sermon isolé suffira à prendre la mesure de ce mouvement irrésistible du progrès stylistique, qui permet d’ordonner les variantes, non seulement sur un axe chronologique, mais sur un axe axiologique. Cet axe n’est plus, comme dans la tradition philologique dont se réclamait Deforis, celui du vrai et du faux, de la leçon authentique contre les versions apocryphes : c’est l’axe qui va du laid vers le beau, et qui dessine entre eux une édifiante et formatrice hiérarchie. Ainsi, là où pour d’autres éditeurs, ces variantes se résorbent de facto dans la dernière version, version sinon achevée du moins finale, sur laquelle l’auteur n’est plus intervenu et sur laquelle doit se concentrer l’attention du lecteur, pour un Choussy, les variantes, petits cailloux jetés sur le chemin invisible de la naissance du discours, méritent la plus grande attention, car elles jalonnent le développement du génie oratoire et le rendent visible au lecteur. Il ne s’agit pas tant de mieux connaître l’auteur, ou de mieux l’admirer (il n’y a peut-être pas de grand auteur pour le valet de chambre qu’est le généticien fouillant le « linge sale » des variantes) que de mieux former le lecteur, dans une perspective qui au fond est encore celle de la classe de rhétorique (lire pour apprendre à écrire), et non pas celle de la classe de littérature. Bref, l’objectif est moins d’élever l’auteur que d’élever le lecteur, cette instruction impliquât-elle que l’auteur tombe un peu de son piédestal afin de devenir un modèle plus accessible : Bossuet est à plusieurs reprises désigné comme un élève qui se trompe, et fait des « petits pâtés ». L’entreprise de Choussy constitue à ce titre une forme d’aboutissement un peu inattendu du mouvement bien connu qui s’est opéré au XIXe siècle sous l’égide des notions d’écrivain et de style (personnel). Une entreprise atypique ? Il ne faudrait pas exagérer son originalité cependant, et ce pour trois raisons au moins. D’abord, parce que la vertu pédagogique des brouillons continue à hanter les autres éditeurs, alors même qu’ils y renoncent. Juste après la citation assassine envers Deforis citée supra, Maury ajoutait en effet : « Cependant cet excédent même, qu’un goût plus sûr et plus officieux aurait mis à l’écart, peut éclairer encore les jeunes orateurs, sur la marche, les progrès, le secret de l’art oratoire, en suivant pas à pas le développement 70 Anne Régent-Susini <?page no="70"?> 18 F. Lachat, « Remarques historiques », op. cit., p. X X V I I . Quant à l'ouvrage d’Antoine Albalat, Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains (Paris, Colin, 1903), qui ne comporte certes pas de fac-similés, il connaîtra plus d’une dizaine de rééditions entre 1903 et 1927. 19 Il s’agit donc toujours de former le lecteur, mais, pour Deforis, sur le plan spirituel. 20 Voir C. Meli, Le Livre et la Chaire, op. cit., p. 247. 21 Victor Vaillant, Étude sur les sermons de Bossuet d’après les manuscrits, Paris, Plon, 1851, p. I X - X . 2- 3d’un si grand talent. » De même, Lachat concédait qu’un fac-similé « serait la meilleure leçon de style, car le lecteur pénétrerait en quelque sorte dans le cabinet du plus sublime génie, pour assister à l’élaboration de sa pensée 18 » - programme dont ne manquera pas de se réclamer Choussy. Lachat soulignait en outre qu’en un paradoxe qui n’est qu’apparent, les ratures sont d’autant plus nombreuses que les manuscrits sont tardifs : le jeune Bossuet, simple prêtre à Metz, se reprend peu, alors que le prédicateur de Cour, et plus encore l’évêque de Meaux, multiplient les variantes, signes d’une attention de plus en plus poussée à la précision du discours et à l’accomplissement de son style. La variante signale, certes, en elle-même un choix défectueux, mais son existence même atteste et assoit la maîtrise de l’écrivain sur son texte. Ensuite, tous ces éditeurs se fondent sur l’idée d’un progrès irrésistible du style, signe d’une maîtrise de plus en plus grande d’un auteur pleinement conscient. De fait, même les éditeurs qui minorent l’importance des variantes, non seulement ne renoncent pas à l’idée d’un progrès du style (au contraire, c’est elle qui fonde l’exclusion des variantes), ni même, contrairement à ce qu’on pourrait croire, au projet de rendre ce progrès perceptible pour le lecteur. Simplement, pour ceux qui éditent, non pas un sermon, mais des œuvres oratoires complètes (ou censées l’être), ce progrès devra se lire dans la progression d’un sermon à l’autre, dans la macrostructure, et non pas à l’échelle d’un seul sermon. C’est ainsi que l’ordre chronologique, imposé par Vaillant contre Deforis, qui organisait les œuvres oratoires selon un calendrier liturgique, dans le but avoué d’édifier les laïcs et de former les religieux 19 , est censé servir à une histoire du style de Bossuet, voire plus largement et plus ambitieusement, à une histoire de la littérature française 20 : « C’est dans une édition ainsi coordonnée que [le lecteur] pourra suivre les modifications de la langue, les progrès du style, les développements de l’art oratoire de l’époque la plus brillante de notre littérature, et apprécier le talent d’un de nos plus beaux génies 21 . » On notera cependant que pour ces éditeurs, le progrès stylistique ne s’organise pas selon une ligne ascendante comme chez Choussy, mais bien plutôt selon le schéma tripartite topique de tout devenir : naissance (sermons « de jeunesse » prêchés principalement à Metz) - apogée (sermons « de maturité » prêchés à la Cour, centre du Royaume et sommet de la carrière de Bossuet en tant que prédicateur) - décadence (sermons « de vieillesse » prêché durant l’épiscopat à Meaux). Mais quoi qu’il en soit, pour tous, les variantes sont des sous-produits, pour ne pas dire des déchets, de l’opération d’écriture. Choussy, en somme, les publie pour la raison même qui portait le cardinal Maury à ne pas vouloir les publier : la rature est un raté. Enfin, les divergences entre Choussy et les autres éditeurs s’expliquent avant tout par la différence de leurs démarches et n’impliquent nullement que leurs présupposés soient foncièrement contradictoires. Si Choussy est tourné vers le perfectionnement stylistique, mais aussi indissolublement moral, du lecteur, alors que les autres éditeurs 71 Le manuscrit, une leçon de style ? <?page no="71"?> 22 J’évite ici à dessein l’expression « dossier de genèse » et même celle de « dossier préparatoire » (qui supposent un objectif déterminé) - mais peut-être le terme « dossier » est-il lui-même problématique. On soulignera en tout cas qu’établir un « dossier de travail » ou un « dossier préparatoire » revient nécessairement à construire un objet qui n’existait pas avant l’intervention du chercheur, mettre en série certaines opérations d’écriture, qui en outre étaient en l’occurrence destinées à préparer une opération d’un autre type, opération de parole que nous devons renoncer à approcher directement : comme toujours, selon une règle épistémologique fondamentale, tout dispositif d’observation agit sur l’objet observé, et il importe de résister à l’effet d’objectivation que peut produire le terme « dossier ». 23 C’est une période (1642-1652) assez mal connue encore ; le texte qui nous reste date très probablement de 1643, et plus précisément, d’après le texte et le sujet [« C’est ce mystère, messieurs, que l’Église a dessein de nous faire aujourd’hui remarquer… »], du 1 er dimanche de l’Avent de cette année 1643. C’est sans doute le texte autographe le plus ancien qui nous reste de Bossuet. 24 Bossuet, Œuvres oratoires, éd. Ch. Urbain et E. Levesque, Paris, Desclée de Brouwer, 1926, t. I, p. 1-2. 25 Eugène Floquet, Études sur la vie de Bossuet, t. I : jusqu’à son entrée en fonctions en qualité de précepteur du dauphin (1627-1670), Paris, Didot, 1855, p. 11. 26 À moins que cet exorde ne soit un pur entraînement, déconnecté du calendrier liturgique - mais le cas est moins probable. sacrifient l’instruction du lecteur au portrait de l’auteur en majesté (comme en témoi‐ gnent, a contrario, les précautions oratoires prises par Choussy pensant commettre une sorte de crime de lèse-majesté), c’est que ces éditeurs publient des œuvres complètes (ou des œuvres oratoires complètes). Or le fac-similé est tout le contraire du monument textuel que constituent les œuvres complètes : c’est aussi pour cette raison que Choussy peut prendre plus de distance avec la pesante figure de l’auteur. Un « dossier de travail » complexe 22 Quoi qu’il en soit, chez Choussy comme chez ses collègues, les variantes sont presque toujours comprises comme perfectionnement : la dernière version enregistrée par le manuscrit est considérée comme, sinon achevée, du moins finale - selon la préférence traditionnellement donnée à la version ne varietur. Or, un « texte » comme le Sermon du Jugement dernier de 1665, à l’image du reste de la grande majorité des œuvres oratoires de Bossuet, est un défi à l’idée même de version finale. D’une part, il comporte bon nombre de variantes qui ne relèvent évidemment pas de cette logique, mais qui sont bien plutôt des marques du recyclage de tel ou tel passage. D’autre part, sans que cela apparaisse nécessairement sur le manuscrit, certains passages se trouveront réemployés ultérieurement, sous une forme certes très proche mais pas rigoureusement identique. Le « dossier préparatoire » de ce sermon contient donc plusieurs éléments : a) Un manuscrit appartenant aux textes rédigés par Bossuet au début de ses études au collège de Navarre à Paris 23 . À la suite de Lebarq, les éditeurs Urbain et Levesque 24 font l’hypothèse que cette composition fut écrite à la demande de l’influent Philippe Cospéan, docteur de Sorbonne et évêque de Lisieux, et prononcée à l’hôtel de Vendôme. Ils avancent même que l’évêque de Lisieux aurait été si enthousiasmé par le discours qui débutait ainsi, qu’il voulut présenter le jeune Bossuet à la reine Anne d’Autriche - projet qui ne put se réaliser 25 . Pourtant, il semble que cette hypothèse ne résiste pas aux dates 26 : comme d’autres prélats, Cospéan est 72 Anne Régent-Susini <?page no="72"?> 27 Voir Joseph Lebarq, Histoire critique de la prédication de Bossuet d’après les manuscrits autographes et des documents inédits, Paris, Desclée de Brouwer, 1888, p. 2. 28 Deforis, par une erreur de lecture ou de transcription sans doute, l’avait daté de 1669, erreur reproduite par plusieurs éditeurs après lui. renvoyé dans son diocèse par Mazarin début septembre 1643, et l’exorde, qui correspond à un sermon prononcé le 1 er dimanche de l’Avent, est postérieur de quelques mois à cette date 27 . Il s’agit donc plus probablement d’un discours prononcé à Navarre même, dans le cadre plus scolaire que mondain d’une sorte d’entraînement à la prédication, devant les maîtres et les condisciples du jeune Bossuet. b) Le Sermon sur le Jugement dernier daté, de la main de Bossuet, du « 1 er dimanche de l’Avent 1665 ». Sa date indique qu’il appartient à l’Avent du Louvre, donc à une station royale, contexte bien différent du précédent 28 . Or, si l’on admet l’hypothèse partagée par les éditeurs les plus récents, Bossuet réutilise directement pour ce sermon l’exorde composé en 1643, avec quelques modifications. Cette « tête » ne se promène donc pas sans corps, comme l’avaient initialement cru certains éditeurs : elle a été greffée sur un corps plus jeune, celui du sermon de 1665. De fait, le manuscrit de 1643 porte deux grandes strates de corrections : les unes qui lui sont contemporaines, encore proches de la première rédaction, dans une écriture serrée et rapide, les autres qui datent de 1665, au moment où Bossuet réutilise cet exorde dans le cadre d’un nouveau sermon. En dehors de quelques corrections ponctuelles, les modifications, correspondant pour la plupart à des ajouts pédagogiques valant explicitation, relèvent de l’adaptation d’un exorde probablement destiné à de jeunes théologiens à un exorde destiné au public plus mondain de la Cour, moins versé en théologie. C’est ainsi que dans le passage suivant, Bossuet ajoute la phrase surlignée, qui explicite le paradoxe fondateur du christianisme L’histoire de Jésus-Christ ne commence pas à la vérité d’une manière si pompeuse ; mais elle ne finit pas aussi par cette nécessaire décadence. Il est vrai qu’il y a des chutes. Il est comme tombé du sein de son Père dans celui d’une femme mortelle, de là dans une étable, et de là encore par divers degrés de bassesse jusqu’à l’infamie de la croix, jusqu’à l’obscurité du tombeau. J’avoue qu’on ne pouvait pas tomber plus bas ; aussi n’est-ce pas là le terme où il aboutit, mais celui d’où il commence à se relever. Il ressuscite, il monte aux cieux, il y entre en possession de sa gloire […]. 73 Le manuscrit, une leçon de style ? <?page no="73"?> 29 Ibid., p. 38 (je souligne). 30 Ms fr 12821, f ° 96-123 (in-4°, avec moitié de marge). Et alors qu’il poursuivait par « C’est ce mystère, Messieurs, que l’Église a dessein de nous faire aujourd’hui remarquer […] », il transforme ce segment en : « C’est cette suite mystérieuse des bassesses et des grandeurs de Jésus-Christ que l’Église a dessein de nous faire aujourd’hui remarquer […] 29 », explicitant ainsi le « mystère » tout en synthétisant ses propos antérieurs. c) Le Sermon « sur l’endurcissement » prononcé lui aussi un premier dimanche de l’Avent, quatre ans plus tard, en 1669, dans le cadre de l’Avent de Saint-Germain 30 . Il s’agit bien d’une autre station royale, mais le contexte politique a naturellement changé. Comme Bossuet a déjà prêché quatre ans plus tôt, devant la même Cour ou peu s’en faut, sur l’Évangile du jour (qui porte sur le Jugement dernier), il choisit cette fois de prêcher sur l’épître du jour, la lettre de Paul aux Romains, dont le passage du jour porte sur l’endurcissement. C’est le texte du sermon : Hora est jam nos de somno surgere. (« Déjà il est l’heure de sortir de notre assoupissement »). L’exorde rappelle explicitement les lectures du jour, et les associe dans une même direction de méditation - ce qui explique que le prédicateur puisse faire passer des développements de l’un à l’autre sermon : C’est l’intention de l’Église de les tirer [les pécheurs] de ce pernicieux assoupissement. C’est pourquoi elle nous lit dans les saints mystères de ce jour [l’Évangile] l’histoire du Jugement dernier, lorsque la nature étonnée de la majesté de Jésus-Christ rompra tout le concert de ses mouvements, et qu’on entendra un bruit tel qu’on peut se l’imaginer parmi de si effroyables ruines et dans un renversement si affreux. Quiconque ne s’éveille pas à ce bruit terrible est trop profondément assoupi, et il dort d’un sommeil de mort. Toutefois, si nous y sommes sourds, l’Église, pour nous exciter davantage, fait encore retentir à nos oreilles la parole de l’Apôtre [l’épître]. Le grand Paul même sa voix au bruit confus de l’univers nous dit d’un ton éclatant : Ô fidèles, l’heure est venue de vous éveiller : Hora est jam nos de somno surgere. Ainsi je ne crois pas quitter l’Évangile […]. Effectivement, entre le sermon de 1665 et celui de 1669, le premier point est à peu près identique, durant plusieurs pages ; mais les modifications apportées n’en sont pas moins significatives, et ne correspondent pas principalement, semble-t-il, à un perfectionnement stylistique. En 1669, Bossuet ajoute notamment trois passages beaucoup plus explicitement menaçants, relevant - le fait n’est pas si fréquent chez Bossuet - d’une pastorale de la peur, que le prédicateur s’emploie à justifier : comme l’annonçait déjà l’exorde, il s’agit non pas simplement d’utiliser la peur comme un simple moteur à l’action, mais de créer les conditions d’un mini trauma pour arracher à une torpeur qui est à la fois paresse pratique et aveuglement intellectuel, puisque nous croyons que « ce qui n’est pas sensible n’est pas réel ». C’est que la situation a changé : alors qu’en 1665 le prédicateur pouvait encore espérer prévenir le scandale ou en limiter la portée, c’est désormais chose impossible : non seulement le roi entretient une double liaison avec La Vallière et Mme de Montespan, mais après la légitimation de Mademoiselle de Blois, née des amours adultérines du roi avec La Vallière, en 1667, Louis de Bourbon, son frère cadet d’un an, vient tout juste d’être légitimé. Il pourrait donc bien s’agir, pour le prédicateur, de combattre plus ouvertement non pas 74 Anne Régent-Susini <?page no="74"?> 31 Voir Bossuet, « Sermon sur l’intégrité de la pénitence » (1662), dans Œuvres oratoires, op. cit., t. IV, p. 334 et 343 sq. 32 Sur la typologie des documents de genèse, voir P.-M. de Biasi, « What is a Literary Draft ? Towards a functional typology of genetic documentation », M. Contat, D. Hollier et J. Neefs (dir.), Draft, Yale French Studies, avril 1996, p. 26-58. 33 Les « pensées » de Pascal constituent à cet égard la spectaculaire exception que l’on sait, avec le surcroît de fascination qui lui est attachée. seulement le péché, la tentation, mais l’endurcissement dans le péché, qui n’est même plus dissimulé. De fait, l’année suivante, la liaison avec Mme de Montespan sera à son tour officialisée à l’occasion d’un voyage aux Pays-Bas. d) Un quatrième discours pourrait être inséré dans ce dossier : le Sermon sur l’intégrité de la pénitence du Carême du Louvre (1662), pourtant antérieur et très différent dans sa rédaction, mais dont les marges comportent de très nombreuses notes et additions s’avérant quant à elles des réminiscences directes du Sermon sur le Jugement dernier de 1665. Nullement destinées à être insérées dans le corps du discours, ces notes témoignent d’une utilisation bien postérieure du manuscrit de 1662 : plusieurs années plus tard, Bossuet devant de nouveau préparer un sermon sur la pénitence, relit son sermon de 1662 et se souvient de son sermon de 1665 31 . Autrement dit, si le corps principal du manuscrit du Sermon sur l’intégrité de la pénitence, comme la performance orale qu’il prépare, datent de 1662, ces notes sont postérieures, et se distribuent encore en deux strates : à partir d’analyses graphologiques principalement (argument certes parfois fragile, car toujours susceptible de tomber dans la circularité), les éditeurs considèrent que celles portées sur le premier point ont probablement été rédigées vers 1666, et celles qui concernent le deuxième point vers 1669. En ce sens, ces notes font partie aussi de l’histoire du Sermon sur le Jugement dernier de 1665 - même si elles figurent sur le manuscrit d’un sermon antérieur, dont le texte principal est tout à fait différent. Pour toutes ces raisons, le texte du sermon de 1665, même en en sélectionnant les variantes les plus tardives, ne saurait être considéré comme un texte stabilisé. De tout cela, Choussy ne parle pas - et il se montre si convaincu de la foncière autonomie insulaire du sermon, qu’il refuse l’hypothèse, pourtant déjà acceptée à son époque et confirmée ensuite, selon laquelle l’exorde de 1643 a été réutilisé pour le sermon de 1665. Venu d’une époque où les manuscrits autographes sont rares, le manuscrit de Bossuet apparaît à première vue comme un assez bon terrain d’investigation pour la critique génétique. Il représente en effet l’une des formes des « manuscrits de travail » qui nous restent du XVIIe siècle 32 , manuscrits non destinés à circuler, non destinés à être offerts, non destinés à la publication imprimée - mais manuscrits autographes tout de même, qui, comme tels, peuvent sembler se prêter à la quête de l’efflorescence du génie auctorial sur la page griffonnée, alors même que les pratiques d’écriture et de publication des auteurs de la première modernité (emploi de secrétaire(s), collaboration éventuelle avec l’imprimeur-libraire, destruction fréquente du manuscrit autographe 33 ) ne paraissent guère se prêter à une analyse de type génétique cherchant dans les brouillons les prémisses du génie. Pourtant, l’édition qu’en donne Choussy nous invite à questionner certains réflexes génétiques hérités, plus ou moins consciemment, des présupposés téléologiques des 75 Le manuscrit, une leçon de style ? <?page no="75"?> 34 Sur la modularité du discours sermonnaire, voir Christine Noille, « À la recherche du texte écrit : enquête rhétorique sur les Sermons de Bossuet », Guillaume Peureux (dir.), Lectures de Bossuet : Le Carême du Louvre, Rennes, PUR, 2002, p. 89-109. éditeurs du XIXe siècle, les premiers à valoriser, contre leurs prédécesseurs du siècle précédent, les ratures et autres marques d’élaboration, en tant que traces d’un travail conscient d’élaboration esthétique (dans le cadre d’une conception nouvelle du « style » d’auteur). Ceux-ci fondaient leur démarche sur une foi dans un progrès esthétique (ou littéraire) individuel, la succession des versions étant en elle-même porteuse de sens, voire porteuse d’une leçon. Ils confondaient dans un même mouvement quête esthétique et quête philologique, avec le présupposé plus ou moins assumé que l’auteur va toujours du moins beau vers le plus beau, du moins réussi vers le plus réussi. Car il s’agissait bien de retrouver l’auteur, figure en laquelle s’unissent les deux présupposés de cette approche éditoriale, le premier portant sur le progrès stylistique, et le second sur la non-publication des variantes : ce qui sous-tend en effet une telle approche, c’est l’idée que le développement du génie oratoire n’est pas seulement inéluctable, mais aussi conscient - ou plus exactement : qu’il est inéluctable parce qu’il est conscient. Or ce que manifeste le « cas Bossuet » - sans doute représentatif en cela d’autres écrivains de son temps -, c’est l’espèce de coup de force opéré par les éditeurs du XIXe siècle. Celui-ci se révèle d’autant plus flagrant qu’il s’exerce sur un auteur écrivant à une époque où les pratiques d’écriture et le rapport au manuscrit différaient considérablement de ceux qui s’affirmeront deux siècles plus tard. Car non seulement le manuscrit n’était nullement destiné à la publication, mais les réécritures qu’il comporte ne sauraient être envisagées comme un ensemble homogène. Au-delà même du questionnement auquel on peut soumettre la figure de l’auteur souverain, les variantes, chez Bossuet, se sédimentent en plusieurs strates, donc seule la ou les premières peuvent relever à proprement parler de la « correction » stylistique, les suivantes renvoyant bien plutôt à un remploi du manuscrit à d’autres fins, dans un autre cadre rhétorique (discours pour une autre occasion liturgique, devant un autre public, etc.). Dans cette perspective rhétorique, il n’y a plus de trajet linéaire, de progrès, mais des situations d’énonciation diverses, et des réponses diverses à ces situations. Les variantes reprennent leur sens premier, axiologiquement neutre : ce sont, non des états antérieurs, mais des états « autres » d’un même discours, variable, modulable 34 , dans une perspective non vectorielle. Le potentiel herméneutique des variantes ne s’épuise donc pas dans une problématique de type stylistique, même s’il peut indiscutablement la nourrir : les variantes traduisent la constante adaptation d’un discours à un projet toujours susceptible d’être reconfiguré, pour des raisons externes comme pour des raisons internes. Le fac-similé de Choisy ne permet donc pas seulement de faire justice du mythe du grand orateur improvisateur - que la première publication des manuscrits des sermons de Bossuet avait, de toute façon, déjà fortement ébranlé. Il nous invite à ajuster notre regard sur les pratiques d’écriture et de publication du XVIIe siècle, afin de mettre en œuvre une critique génétique moins tributaire des cadres d’analyse et d’appréciation élaborés au XIXe siècle. Mettant à distance la grande figure de l’auteur et, plus encore, la fascination pour le développement - lui-même conçu comme vectoriel - de son génie stylistique, une telle approche permet de dissocier la notion de « dossier de genèse » (ou celle, préférée ici, de dossier de travail) d’un terminus ad quem unique et identifié, voire 76 Anne Régent-Susini <?page no="76"?> 35 Pour une réflexion fondée sur l’analogie entre système chaotique et génétique textuelle (en particulier dans le cas du roman), voir Daniela Tononi, « Génétique des textes et système chaotique », Revue italienne d’études françaises, n° 6, 2016 (en ligne depuis le 15 décembre 2016. URL: http: / / journals.openedition.org/ rief/ 1347). Et sur la manière dont l’étude génétique, en s’attachant à « l’intentionnalité en acte », pulvérise la notion unifiée et stabilisée de « style d’auteur », voir Anne Herschberg Pierrot, « Style de genèse et style d’auteur », Romantisme, 2010/ 2 (n° 148), p. 103-113 (URL: https: / / www.cairn.info/ revue-romantisme-2010-2-page-103.htm, §24). Je voudrais pour finir remercier l’expert(e) anonyme de cet article pour les pistes qu’il/ elle m’a suggérées. identifiable - ouvrant ainsi la représentation vectorisée du processus de création (comme passage de l’entropie à l’ordre) à d’autres possibles 35 . 77 Le manuscrit, une leçon de style ? <?page no="78"?> portrait gravé : BmL Coste1340 <?page no="80"?> 1 Voir Panorama de la littérature française, éd. Michel Brix, Paris, Librairie Générale Française, 2004, p. 774. 2 Paris, R. Laffont, 2004, t. II, p. 278-279. 3 Œuvres complètes de Boileau-Despréaux, avec le commentaire historique de Brossette revu, Paris, Bureau de la Bibliothèque choisie, 1829, t. I, p. I - I I . 4 Barrillot à Brossette, 11 mai 1733, Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, éd. Paul Bonnefon, Paris, Cornély, 1910-1911, t. II, p. 149. 5 Jean-Dominique Mellot, Élisabeth Queval, Répertoire d’imprimeurs-libraires (vers 1500-vers 1810), Paris, BnF, 2004, p. 269. Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau Samy B E N M E S S A O U D IHRIM-Lyon 2 Sainte-Beuve avait une mauvaise opinion de Claude Brossette, avocat lyonnais, qualifié d’auteur subalterne et caudataire 1 . Toutefois, sa lecture attentive des Mémoires concernant la vie et les ouvrages de M. Boileau-Despréaux, un manuscrit encore inédit de Brossette conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon, s’avère utile pour son histoire de Port-Royal 2 , où Sainte-Beuve reprend plusieurs extraits des notes de Brossette sans mentionner sa source. Pour sa part, l’éditeur anonyme des Œuvres complètes de Boileau, publiées en 1829, observe dans son Avertissement aux lecteurs 3 : Il y a déjà longtemps qu’il est de mode de prendre l’ouvrage de Brossette, tout en traitant l’auteur avec un grand mépris […]. D’Alembert a donné (dans le tome III de ses Éloges) un demi-volume de notes en appendice à son Éloge de Boileau. Il y parle avec dédain de ce pauvre Brossette, qui lui a pourtant fourni, à très peu près, toutes ces anecdotes qu’il se plaît à conter. L’édition de Brossette des œuvres de Boileau, publiée en 1716, fut un best-seller : « Il est effectivement vendu plus de 20 000 de ces commentaires [de Brossette] 4 . » Revue et augmentée, la seconde édition de Brossette n’avait pas vu le jour. Pourtant, le manuscrit de cette édition fut remis au libraire Jacques Barrillot 5 . Brossette avait commencé ses travaux d’éditeur en compagnie de Boileau dans sa maison d’Auteuil, une enquête poursuivie ensuite auprès des proches et amis du poète satirique. Toutes ces informations sont consignées dans les Mémoires concernant la vie et les ouvrages de M. Boileau-Despréaux. Brossette y notait avec soin les explications reçues de la part de ses interlocuteurs, portant autant sur le poète satirique que sur ses contemporains, tels Racine, Molière, La Fontaine, Pierre Bayle, Fontenelle etc. L’ensemble forme un apparat critique bien informé dont les matériaux sont puisés auprès de Boileau ou de lecteurs avertis de ses œuvres, comme Jean Boivin, Bernard de La Monnoye, l’abbé d’Olivet, Jacques Boileau. <?page no="81"?> 6 Rousseau à Brossette, 29 juillet 1740, Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, éd. cit., t. II, p. 249. Voir F. Z. Collombet, Études sur les historiens du Lyonnais, Genève, Slatkine, 1969, t. I, p. X X V I : « Mes libraires vont travailler à une seconde édition des œuvres de feu M. Despréaux. Elle sera beaucoup plus parfaite que la première, et je serai en pouvoir de vous en offrir un exemplaire », écrit Brossette à François Gacon, 21 septembre 1717. 7 Brossette à Louis Racine, 20 août 1740, ibid., t. II, p. 251. La première partie de cette étude consiste dans un bref rappel des circonstances de la perte du manuscrit de la seconde édition des œuvres de Boileau. Elle est suivie d’éléments biographiques sur Brossette. Nous étudierons ensuite les principales caractéristiques de l’épistémologie adoptée par l’avocat lyonnais dans ses recherches d’éditeur : ainsi la conversation, les copies manuscrites et la collecte de documents auprès de philologues les plus réputés de la République des Lettres sont les principaux aspects des investigations menées par Brossette pendant plusieurs décennies. Perte d’une édition de Boileau Les travaux de la seconde édition des œuvres de Boileau, un parcours semé d’embûches de toutes sortes, avaient nécessité de longues années de labeur. Ce projet auquel Brossette avait consacré beaucoup d’énergie est sérieusement compromis par une subite dégradation de son état de santé. Victime d’un accident vasculaire cérébral survenu en 1738, Brossette souffrait de multiples infirmités physiques. Mais son invalidité n’avait pas entamé pour autant sa ferme volonté d’achever les derniers travaux de la seconde édition des œuvres de Boileau. Désormais, Brossette consacre toute son énergie, du moins ce qui lui en reste, à la rédaction de ses commentaires. La tâche s’avère physiquement ardue avec de si lourdes séquelles. Mais Brossette, lecteur des stoïciens, n’abdique pas pour autant. Il parvient, avec l’aide de son secrétaire, à mettre la dernière main à la seconde édition des œuvres de Boileau. La nouvelle est fort réjouissante pour ses correspondants : « Je [Rousseau] suis ravi de voir enfin votre Despréaux en train de s’imprimer 6 . » Bien que physiquement très amoindri, Brossette avait poursuivi ses travaux littéraires en dépit des recommandations de ses médecins : Maintenant que me voilà débarrassé de ma dernière édition de Boileau, j’ai commencé à travailler à mes notes sur Molière. Vous me demandez, monsieur, comment j’ai pu découvrir des éclaircisse‐ ments sur cet auteur. M. Rousseau m’ayant fait un jour la même question, je lui répondis que mes notes consistaient en faits historiques et en imitations. J’ai recueilli, lui disais-je, les unes et les autres avec un très grand soin. Les faits m’ont été indiqués non seulement par M. Despréaux, intime ami et grand admirateur de Molière, mais encore par le fameux Baron et par d’autres personnes qui ont vécu familièrement avec lui, parmi lesquelles je pourrais nommer un illustre maréchal de France [François de Villeroy], que nous avons perdu depuis dix années, dans un âge fort avancé, et qui n’a pas dédaigné d’entrer avec moi dans ces menus détails : ce qui forme une tradition que je puis appeler orale et vivante. À l’égard des imitations, je ne me suis pas contenté de celles qui sont tirées de Plaute et de Térence, connues de tout le monde ; j’ai porté mes recherches plus loin. J’ai lu, extrait et comparé toutes les pièces, tant imprimées que manuscrites, de l’ancien théâtre italien et du théâtre espagnol que Molière a imitées en tout ou en partie. Voilà l’idée générale de mes collections qui sont assez amples, comme vous pouvez juger. 7 82 Samy Ben Messaoud <?page no="82"?> 8 Brossette à L. Racine, 5 mars 1741, ibid., p. 264. 9 Brossette à L. Racine, 29 décembre 1740, ibid., p. 266-267. 10 Pierre Conlon, Le Siècle des Lumières : bibliographie chronologique, Genève, Droz, 1986, t. IV, p. 39, n° 637. 11 Georges Bonnant, Le Livre genevois sous l’Ancien Régime, Genève, Droz, 1999, ch. IV, p. 111, n° 60. 12 J.-D. Mellot, É. Queval, Répertoire d’imprimeurs-libraires, op. cit., p. 715. 13 L. Niepce, Les Manuscrits de Lyon, Lyon, H. Georg, 1879, p. 179. Cette description de sa méthode de travail est instructive à plus d’un titre. L’avocat lyonnais, éditeur méticuleux et précis, puisait ses informations in vivo auprès d’interlocuteurs tels que Fontenelle, Mathieu Marais, Jean Boivin, Louis Racine, Bernard de La Monnoye etc. Toutes ces indications historiques, toutes ces explications littéraires sont complétées par de longues et incessantes recherches, réalisées essentiellement à la Bibliothèque du roi ou à Lyon. Quant à la rédaction de sa monographie sur les œuvres de Molière, elle s’avère difficile vu la précarité de son état de santé. « Je reviens pour ainsi dire des portes de la mort 8 », explique Brossette. Le décès de Jean-Baptiste Rousseau, le 17 mars 1741, son fidèle correspondant et disciple de Boileau, l’avait profondément attristé. Les mauvaises nouvelles se succèdent pour Brossette. Son libraire, Jacques Barrillot, avait suspendu l’impression de la seconde édition des œuvres de Boileau : Pour commencer par ma nouvelle édition du Boileau, je vous [Racine] dirai, non sans chagrin, qu’elle est accrochée par une mauvaise entreprise que mon libraire a faite depuis plus d’une année et qui le tiendra encore quelque temps. C’est l’impression d’un ample commentaire sur Newton en trois volumes in-quarto, composé par deux religieux minimes français, qui sont professeurs de mathématiques à Rome. Il y en a déjà deux volumes d’imprimés et l’on m’assure que le troisième est bien avancé. […] Ainsi voilà mon ouvrage suspendu et l’impression s’en achèvera quand il plaira à Dieu. 9 Brossette, rongé par les maladies, était très affaibli. De plus il exprimait, plus qu’un sentiment d’abattement, son profond désespoir. Or il n’était pas au bout de ses peines car il ignorait les difficultés financières de Barrillot. L’impression de l’édition de Newton, Philosophiae naturalis principia mathematica 10 , commencée en 1739, ne fut achevée qu’en 1742, quelques mois seulement avant la faillite de Barrillot 11 . Ce dernier avait confié le manuscrit de Brossette, entre-temps décédé (17 juin 1743), à Marc-Michel Bousquet 12 . Le précieux et volumineux manuscrit de la seconde édition des œuvres de Boileau est désormais à l’abri. Et Bousquet annonce sa parution, désormais programmée pour 1745. Un faux espoir car l’annonce ne sera pas suivie d’effet. Manifestement, le libraire avait renoncé à ce projet. Comble de malchance, le manuscrit de cette édition comme celui des commentaires Brossette sur Molière sont perdus. Les papiers Brossette avaient subi le même sort : « Plusieurs manuscrits dont quelques-uns étaient prêts pour l’impression restèrent entre les mains de ses héritiers qui cherchèrent à en tirer le parti le plus avantageux 13 . » L’appât du gain avait sans doute amené ses enfants à vendre précipitamment la riche bibliothèque de leur défunt père. Il s’agit d’un concours de circonstances préjudiciable à notre connaissance de Boileau. Par ailleurs, l’acquisition d’une partie des papiers Brossette par la Bibliothèque munici‐ pale de Lyon avait ouvert de nouvelles perspectives de recherches sur Boileau. Quoique 83 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau <?page no="83"?> 14 Bibliothèque Municipale de Lyon, (dorénavant BmL), fonds général, ms. 6432, f ° 443. 15 Une édition critique de l’ensemble du corpus est en préparation. Voir S. Ben Messaoud, « Une nouvelle source d’étude de Boileau : les papiers Brossette », Studi Francesi, n° 134, 2001, p. 581-596. 16 BmL, ms. 6432, f ° 514. 17 Voir « Le rêveur de l’Oratoire, Jean de La Fontaine », Images de Port-Royal, Paris, Classiques Garnier, 2015, t. I, p. 383-411. fragmentaires, ces sources contiennent la transcription des entretiens de Brossette avec Boileau. Toutes ces archives, un amas de notes manuscrites, sont inédites : J’ai [Brossette] trouvé le P. [Gabriel] Daniel jésuite dans les jardins de Versailles. Nous nous sommes entretenus et promenés deux heures entières. Il est venu remercier le roi [Louis XIV] de la pension de 2000 £ que sa majesté lui a donnée avec le brevet d’historiographe, à cause de l’Histoire de France que ce jésuite a publiée depuis peu. 14 Les Mémoires concernant la vie et les ouvrages de M. Boileau-Despréaux 15 représentent une importante source d’information sur Boileau : ses relations avec Racine, Molière, La Fontaine, ses controverses… Quant à l’étude scientifique des papiers Brossette, elle nécessite un inventaire raisonné de l’ensemble des manuscrits préalable à l’examen critique de leur contenu, comme par exemple cette anecdote sur La Fontaine : La Fontaine avait été de l’Oratoire dans sa jeunesse, et on l’avait mis près du savant père Morin pour diriger ses études. Quand La Fontaine fut sorti de cette congrégation, quelqu’un lui demanda ce qu’il faisait avec le Père Morin : « Tout le jour il lisait sa Bible, répondit-il naïvement, et moi je lisais mon Astrée ». 16 Cette information fournie par Boileau est confirmée par l’enquête de Jean Lesaulnier 17 . En ce qui concerne la comparaison des lectures quotidiennes du P. Jean Morin (1591-1659), exégète de la Bible avec celles de La Fontaine, elle paraît réductrice voire caricaturale. Car l’Oratoire, congrégation enseignante novatrice, confère aux lettres françaises une place de choix dans ses programmes pédagogiques. Boileau, historiographe du roi, avait raconté à Brossette quelques souvenirs relatifs à l’époque où il se rendait à Versailles : Un jour le roi, se faisant botter pour aller à la chasse, s’entretenait avec sa cour de la comédie. Il adressa la parole à M. Despréaux et lui demanda depuis quel temps la comédie florissait en France. M. Despréaux répondit à sa majesté, que c’était Molière qui avait introduit la bonne comédie, et qu’avant lui les pièces que l’on jouait n’étaient que de misérables farces, entre autres celles de Scarron […] M. Despréaux n’eut pas plutôt lâché le mot de Scarron, qu’il s’aperçut bien de sa faute. Le roi (à cause de Madame de Maintenon) en fut déconcerté un moment. Toute la cour s’en aperçut, et M. Despréaux en fut honteux et interdit. Cependant sa majesté reprenant la parole, dit à M. Despréaux : « Vous estimez donc beaucoup Molière ». M. Despréaux pour détourner l’idée de sa méprise, se jeta bien fort sur les louanges de Molière, et continua jusqu’à ce que le roi étant prêt, se leva pour aller à la chasse. J’ai demandé à M. Despréaux s’il [avait] dit alors quelque chose pour 84 Samy Ben Messaoud <?page no="84"?> 18 BmL, ms. 6432, f ° 32. É. Magne (Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux, Paris, Giraud-Badin, 1929, t. I, p. 199) précise : « Le texte que nous conserve ce recueil [Le Retour des pièces choisies ou bigarrures curieuses] diffère grandement du texte définitif inséré dans les Œuvres de Boileau en 1713 par Brossette. Le personnage de Scarron, en particulier, dans ce texte définitif, est remplacé par le Français, probablement par déférence pour Mme de Maintenon. » BmL Ms 6432 f ° 532 raccommoder ce qu’il avait dit. Il m’a répondu ainsi : « Si je fus assez sot pour le dire, croyez-vous bien que je le fusse assez pour essayer de le raccommoder ? » 18 La transcription de la scène du dialogue de Louis XIV avec Boileau est une relation fidèle de leurs propos. Les vies parallèles de Claude Brossette Les historiens de la littérature française accordent peu d’intérêt aux travaux de Claude Brossette, réduit au statut d’admirateur zélé de Boileau. Cependant, Brossette, personnalité 85 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau <?page no="85"?> 19 Voir l’art. « Brossette, Claude », Dictionnaire Le Robert, Paris, 2016. Sur la biographie de l’avocat lyonnais, voir également S. Ben Messaoud, « Claude Brossette », Frédéric Bidouze (dir.), Les Parlementaires, les lettres et l’histoire au siècle des Lumières, Pau, Presses Universitaires de Pau, 2008, p. 357-369. 20 BmL, ms. 6432, f ° 268. Pierre Poulletier, 1680-1765, intendant de la généralité de Lyon de 1718 à 1738. 21 Stéphane Van Damme, Le Temple de la sagesse, Paris, Éd. de l’EHESS, 2005, ch. VII, p. 429. 22 Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, Bibliothèque, ms. 123 bis, f ° 34-35. 23 Extrait du testament de M. Brossette, BmL, fonds général, ms. 2392 : « Je lègue pour ladite Bibliothèque les portraits suivants, avec bordures qui sont dans ma salle d’entrée, savoir celui de Louis XIV, peint en grand d’après Rigaud, premier peintre de sa Majesté, ceux du grand Corneille et de M. Racine, de Mesdames Deshouilères, de La Suze, de Scudéry et Dacier, et ceux de Descartes, Molière, La Fontaine, Despréaux, Rousseau et les deux portraits de Rabelais. » lyonnaise de renom sous l’Ancien Régime, publia en 1716 les Œuvres de son ami Boileau (mort en 1711) et fonda l’académie de Lyon en 1724 19 . L’avocat lyonnais, élève de Jean Domat, célèbre juriste, était connu dans l’Europe savante. Avocat à la Cour de Lyon et au parlement de Paris, il menait une vie trépidante, partagée entre les deux villes. Administrateur de l’Hôtel-Dieu, recteur de l’hôpital de la Charité de Lyon, Brossette effectuait de longs séjours à Paris. Ses factums d’avocat comme sa correspondance administrative dénotent une intense activité judiciaire. En outre, il consultait à Paris le gouverneur et lieutenant général de Lyon, le maréchal François de Neufville de Villeroy, un interlocuteur institutionnel avec lequel il discutait de musique et de théâtre notamment : Un jour M. de Lully ayant aperçu M. Despréaux mal placé à l’Opéra, l’obligea de prendre une meilleure place : « Mettez-moi, lui dit M. Despréaux, en quelque endroit, où je puisse entendre la musique, et où je n’entende point les vers ». M. [Pierre] Poulletier, intendant à Lyon, me l’a dit, en présence de M. le maréchal de Villeroy, 12 février 1723. 20 Brossette partageait avec le maréchal de Villeroy sa passion pour le théâtre en général et pour Molière en particulier. La vie quotidienne de Brossette était distribuée entre l’instruction des dossiers juridiques et ses travaux littéraires. La correspondance occupe une place centrale autant dans la préparation des procès que pour ses enquêtes philologiques : « Brossette a développé des liens solides avec les principales capitales de l’érudition provinciale, et maintient des échanges forts avec Paris 21 . » La correspondance avec Boileau s’avère la plus importante et la plus régulière du poète satirique. Plusieurs lettres inédites sont publiées par Brossette dans son apparat critique des œuvres de Boileau. Pour sa part, l’abbé Joseph Coquier (1689-1748), académicien lyonnais, observe à propos de la vie de Brossette : Si d’un côté il [Brossette] était un jurisconsulte d’un jugement solide, un critique d’un discernement exquis, un philologue d’une lecture immense et pleine d’anecdotes curieuses sur la littérature ancienne et moderne ; c’était de l’autre un honnête homme, un chrétien humble, un bon citoyen, un ami fidèle et généreux. 22 Si Brossette possédait de solides connaissances dans le domaine des belles-lettres 23 , il était avant tout apprécié pour ses qualités humaines. 86 Samy Ben Messaoud <?page no="86"?> 24 « Les abeilles et les araignées », La Querelle des Anciens et des Modernes : X V I Ie - X V I I Ie siècles, éd. A.-M. Lecoq, Paris, Gallimard, 2001, p. 130. 25 Œuvres de M. Boileau-Despréaux avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même, Genève, Fabri et Barrillot, 1716, Avertissement, p. VI. 26 Voir Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, éd. cit., p. V I I : « Un recueil manuscrit [Mémoires de Brossette] qui contenait des conversations, des interviews, dirions-nous aujourd’hui, de Boileau soigneusement notées par Brossette. » 27 Les Mots français dans l’histoire et dans la vie, Paris, Picard, 1966, t. II, p. 249. 28 Voir Mathilde Bombart, « Le savoir des clés : note, érudition et lecture à clé. Un annotateur de Boileau au X V I I Ie siècle, Claude Brossette », Jean-Claude Arnould et Claudine Poulouin (dir.), Notes : études sur l’annotation en littérature, Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2008, p. 190-194. Le plaisir de la conversation Marc Fumaroli compare Brossette à Johann Peter Eckermann, ami et confident de Goethe : « Il [Boileau] vécut encore huit ans, le temps de préparer, avec Eckermann, Brossette, l’édition classique, abondamment annotée et commentée, de ses Œuvres complètes 24 . » Les entretiens de Brossette avec Boileau à Auteuil étaient fort réguliers et consacrés dans une large mesure à la nouvelle édition du poète satirique. Toutes ces conversations, de longues séances de travail étaient éprouvantes pour Boileau, car elles sollicitaient conjointement son attention et sa mémoire. Les questions de l’avocat lyonnais n’étaient pas improvisées, mais résultaient d’un sérieux travail de recherche. D’où l’étonnement de Boileau, enthousiasmé par la pertinence des investigations de Brossette : « À l’air dont vous [Brossette] allez, me dit-il [Boileau], vous saurez mieux votre Boileau que moi-même 25 . » Au-delà de l’aspect ironique et même facétieux de cette réplique, Boileau constate les limites objectives de sa mémoire. L’oral occupe une place de choix dans les recherches de Brossette. Pour Paul Bonnefon, les questions de Brossette relèvent d’une pratique journalistique, celle de l’interview 26 . Une lecture étayée par Georges Gougenheim : La personnalité de l’interviewer n’est pas moins attachante que celle de l’interviewé. Brossette questionne Boileau avec la ténacité d’un journaliste moderne. Il sait s’obstiner et, après avoir essuyé deux ou trois refus, il parvient à savoir que l’original du marquis né « commode et agréable » est le comte de Fiesque, un ami de l’auteur. Il sait tirer parti des occasions imprévues : rencontrant Boileau sur le quai des Orfèvres, il l’invite à monter dans son carrosse et, ô joie ! son compagnon lui montre, au coin de la rue du Harlay, la maison où demeurait le lieutenant criminel Tardieu dont il a rappelé dans ses vers la fin tragique. 27 Boileau avait participé à la rédaction des commentaires de Brossette. Aucunement évasif, le poète satirique retrace les faits, rappelle les dates, précise les noms, explique le contexte des poèmes, examine les notes de Brossette, dicte ses observations etc. De fait, Boileau était l’éditeur de ses œuvres, un projet qu’il avait entrepris en collaboration avec Brossette, comme l’atteste l’intitulé de cette édition : Œuvres de M. Boileau-Despréaux avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même 28 . Quoique posthume, la majeure partie de cette édition, scientifiquement meilleure que celle de 1701, « dite la favorite », est rédigée en présence et avec l’assentiment de Boileau. Si les informations contenues dans l’apparat 87 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau <?page no="87"?> 29 M. Fumaroli, La République des Lettres, Paris, Gallimard, 2015, p. 395. 30 Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux, op. cit., t. I, p. 200. 31 Voir S. Ben Messaoud, « Boileau et Mademoiselle Le Froid, ou l’amitié d’un librettiste avec une interprète de Lambert », Revue de Musicologie, t. 84, n° 1 (1998), p. 27-36. 32 Œuvres de M. Boileau Despréaux, op. cit., t. II, p. 465. 33 BmL, ms. 6432, f ° 8. 34 Voir S. Ben Messaoud, « Claude Brossette, éditeur de Boileau », Bulletin de la Société historique, archéologique et littéraire de Lyon, t. 36, 2011, p. 130-132. critique sont puisées dans ses notes manuscrites, issues de ses conversations avec Boileau, Brossette n’en avait publié qu’une infime partie. La relation du poète et « son confident Brossette 29 » s’est affermie au fil des années et de leurs rencontres. « Il est évident que Brossette détermina Boileau à écrire son Dialogue [des Héros de Roman] », observe Émile Magne 30 . Prolixe, le poète satirique semble se confier à son jeune interlocuteur. L’épisode de sa collaboration avec Mademoiselle Le Froid, interprète de Lambert, est à ce propos significatif. Boileau librettiste raconte avec force de détails les circonstances liées aux textes de ses chansons : Vers à mettre à chanter et Climène. Le fait le plus remarquable lors de cet entretien réside dans l’interprétation de l’air par Boileau. Mais Brossette ne s’était pas contenté d’apprécier le chant du poète 31 , il avait transcrit les notes ou l’air chanté : une sarabande. Dans son apparat critique de l’épigramme : Chanson faite à Bâville, Brossette note : « Le P. Bourdaloue avait pris d’abord très sérieusement cette plaisanterie et dans sa colère il dit au P. Rapin : “Si M. Despréaux me chante, je le prêcherai” 32 . » Brossette n’avait publié qu’une partie des informations consignées dans ses papiers : « M. Arnauld voulut apprendre cette chanson à cause des jansénistes. Il se fit dire l’air par M. Despréaux, et il prenait plaisir à la chanter 33 . » Les notes musicales de cette épigramme demeurent aussi inédites. Brossette n’hésitait pas à demander plus de détails à Boileau, à le questionner au risque de l’agacer ou même provoquer sa colère : les silences de la correspondance en sont l’une des illustrations les plus manifestes. Aussi l’avocat lyonnais ne se contentait pas d’une seule version des faits. Il examinait le pour et le contre en s’entretenant avec les adversaires de Boileau. Le cas de Fontenelle, partisan des Modernes, est à ce propos significatif. Sa discussion au sujet de l’Ode sur la prise de Namur est l’illustration de cette méthodologie exhaustive 34 . L’une des spécificités les plus intéressantes de la méthode suivie par Brossette consiste dans ses rencontres avec des interlocuteurs qui n’appartenaient pas à la République des Lettres. Dans sa Satire III, Boileau avait vilipendé le pâtissier Jacques Mignot, qualifié d’empoisonneur. Après des investigations dans les rues de Paris, Brossette avait réussi à repérer la boutique de Mignot. Il s’ensuit un récit, un véritable reportage journalistique, consigné dans les notes de Brossette. Il demeure aujourd’hui l’unique source d’information concernant Mignot. L’avocat lyonnais n’omet aucun détail y compris celui de la date de naissance du pâtissier. C’est également le cas à propos de l’échange savoureux de Brossette avec Planson, valet de Boileau : Planson, valet de chambre de M. Despréaux, m’a raconté, qu’un paysan d’Auteuil, qui possédait une pièce de terre joignant les fonds de M. Despréaux, se trouva avoir besoin d’argent, et s’adressa au jardinier pour le prier d’engager son maître à acheter son fonds. Le jardinier part faire sa cour 88 Samy Ben Messaoud <?page no="88"?> 35 BmL, ms. 6432, f ° 231-232. 36 Ibid., f ° 532. à M. Despréaux, lui dit que s’il voulait profiter de l’occasion il avait cette terre à fort bon marché. M. Despréaux se mit fort en colère contre son jardinier, disant qu’il ne voulait point se prévaloir de l’indigence de cet homme-là, et qu’il voulait payer la terre tout ce qu’elle pouvait valoir. Il donna en effet la somme que le paysan lui demanda. 35 Pour sa part, Mathieu Marais s’était entretenu avec Boileau le 12 décembre 1703. La transcription de cette conversation, un manuscrit inédit, fut communiquée à Brossette. Copiste Les papiers Brossette renferment une copie manuscrite du premier état de la première satire de Boileau, intitulée Contre les mœurs de la ville de Paris. « Cette satire est ici de la manière que l’auteur [Boileau] l’avait faite d’abord, et fort différente de celle qu’il a donnée au public », précise Brossette 36 . La particularité de cette copie manuscrite consiste dans l’ajout de notes et variantes. Dans son édition de 1716, Brossette avait limité sa présentation historique à la mention du nombre de vers supprimés par Boileau. 89 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau <?page no="89"?> 37 S. Ben Messaoud, « Lettre de Boileau à Antoine Arnauld, étude critique d’une copie inédite », XVII e siècle, n° 201, oct.-déc. 1998, p. 709-714. BmL Ms 6432 f ° 532 À l’affût d’informations manuscrites ou imprimées, Brossette copiait avec soin les docu‐ ments relatifs à ses enquêtes sur Boileau. Ainsi sa transcription de la lettre de Boileau à Antoine Arnauld forme également l’unique source manuscrite 37 . Mais Brossette ne se contentait pas de copier les manuscrits et d’amasser les documents, il menait aussi des recherches philologiques. De l’écriture du jeune avocat à la graphie hésitante du malade au soir de sa vie, l’avocat lyonnais n’avait pas cessé de copier et d’actualiser ses notes. Ses 90 Samy Ben Messaoud <?page no="90"?> 38 BmL, ms. 6432, f ° 611-612. 39 Continuation des mémoires littéraires et d’histoire de M. de Sallengre, Paris, Simart, 1726, in-8°, t. II, 1 re partie, p. 6-15. 40 Livraison de septembre 1726, in-4°, p. 507. 41 Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux, op. cit., t. I, p. 53. 42 BmL, ms 6432, f ° 232. 43 Ibid., f ° 232. 44 Ibid. 45 Brossette à L. Racine, 20 août 1740, Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, éd. cit., t. II, p. 252. papiers, chargés de ratures et corrections, en disent long sur la qualité scientifique de ses enquêtes. En outre, l’abbé Desmolets avait publié en 1726 une Épître inédite de Boileau à M. le Marquis de Termes 38 . Grand lecteur des périodiques, Brossette avait examiné ce poème attribué à Boileau : « Ceux qui la [épître] liront avec attention, et même avec beaucoup d’attention, conviendront qu’elle n’en est pas. […] Cette épître n’est point de M. Despréaux : on n’y reconnaît ni son génie, ni son style. C’est une imitation manquée et très manquée 39 . » L’avis de Brossette fut ensuite corroboré par le Journal des savants : « On croit avoir de bonnes raisons pour douter que cette épître pleine de lieux communs et d’endroits plats et bas soit de M. Despréaux, qui a conservé jusqu’à la fin de ses jours un esprit délicat et élevé 40 . » Plus de deux siècles plus tard, Émile Magne, savant bibliographe de Boileau, n’avait pas encore un avis arrêté sur ce sujet : « Cette épître, de tendance épicurienne, préconise de jouir de la vie et stigmatise l’avarice. L’auteur y parle de sa maison d’Auteuil et de la pension que lui sert Louis XIV. Excellente pièce qui paraît bien sortie de la plume de Boileau 41 . » L’enquête de Brossette sur l’épigramme, Contre Boyer et La Chapelle, offre une nouvelle illustration concernant sa méthode de travail : À la première page d’une ancienne édition de Boileau, j’ai trouvé une épigramme [manuscrite] qu’il me semble qu’on attribue communément à M. Racine, et qui pourtant, dans ce volume, est donnée à M. Despréaux, et accompagnée de la réponse de l’auteur intéressé [La Chapelle]. Voici l’une et l’autre. 42 Il s’agit d’une information factuelle notée par Brossette dans ses Mémoires. L’avocat lyonnais observe ensuite : « Cette réponse est très sûrement de M. La Chapelle, l’auteur des Amours de Catulle 43 . » Les remarques de Brossette, recueillies à la suite de son enquête, sont mentionnées par le biais d’astérisques. Autant d’ajouts, autant de surcharges qui expriment la permanence des recherches de l’avocat lyonnais : « L’Académie avait envie de faire le parallèle de Corneille et de Racine et de juger ce grand procès. Boileau voyant parmi eux des juges peu capables de décider fit cette épigramme 44 . » Brossette avait envisagé leur publication dans sa seconde édition des œuvres de Boileau 45 : J’ai inséré dans mon Boileau, l’épigramme que ce poète avait faite contre l’Académie : Je consens que chez vous, messieurs, on examine, etc. ; et je l’ai mise dans les mêmes termes que vous [L. Racine] me l’avez envoyée, car elle est beaucoup meilleure de cette façon que celle qu’on m’avait donnée. 91 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau <?page no="91"?> 46 Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 266. 47 Voir l’édition publiée à Amsterdam : Michel Charles Le Cene, 1727, t. I, p. 103-104. 48 BmL, ms. 6432, f ° 582. 49 Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux, op. cit., t. II, p. 110. 50 BmL, ms. 6432, f ° 447. 51 Brossette à J.-B. Rousseau, 25 octobre 1729, Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, éd. cit., t. I, p. 300. 52 BmL, ms. 6432, f ° 214. Françoise Escal, éditrice des Œuvres complètes de Boileau dans « La Bibliothèque de la Pléiade », n’avait publié qu’une épigramme 46 et avait renvoyé les autres versions en note. Quant à sa présentation historique de ces vers, elle s’avère à la fois incomplète et fautive. En effet, la première édition de cette épigramme ne fut pas publiée en 1735 par l’abbé Souchay dans son édition des Œuvres de Boileau, mais en 1726 dans les Saillies d’esprit 47 de François Gayot de Pitaval. Édition critique L’éditeur lyonnais fréquentait la Bibliothèque du roi depuis de longues années. Ses enquêtes portaient aussi sur les traductions des œuvres de Boileau. De passage à Lyon, l’abbé Jean-Antoine Mezzabarba lui avait communiqué des traductions italiennes : « C’est la copie originale du traducteur qui me l’a donnée à Lyon 48 », note Brossette sur le manuscrit de l’Ode sur la prise de Namur ; une traduction recherchée par Émile Magne : « Il nous a été impossible de rencontrer des renseignements sur cette traduction 49 . » Les papiers Brossette, fabrique de ses éditions de Boileau, contiennent la transcription de ses entretiens avec le poète satirique, son neveu l’abbé Dongois et les érudits qui avaient contribué à ses éditions critiques. Ainsi Bernard de La Monnoye et Jean Boivin avaient participé aux travaux de l’édition de 1716 : « mercredi 21 [juin 1713]. L’après-midi j’ai été avec M. de La Monnoye qui a commencé à me donner ses corrections par écrits, sur mon commentaire des œuvres de Boileau 50 . » L’aide de Bernard de La Monnoye fut constante et précieuse autant pour la première édition des œuvres de Boileau, publiée en 1716, que pour la seconde édition en préparation dès 1718. Si le manuscrit de cette édition est perdu, il reste cependant des éléments épars susceptibles de nous renseigner sur la méthode suivie par Brossette : Dans la nouvelle édition que je donnerai du Boileau, je me dispose à faire des augmentations et des retranchements considérables, et vous comprenez bien, que ces retranchements doivent tomber sur les pièces étrangères qui ont été insérées malgré moi dans les éditions précédentes. Je serai docile au conseil que vous me donnez sur ce qui concerne les Jésuites. 51 Pour sa part, Jean Boivin avait également collaboré aux travaux de Brossette. « M. Des‐ préaux a employé onze mois à composer cette Satire [XII], et trois ans à la corriger. C’est ce que M. Boivin m’a dit. Il voyait alors M. Despréaux presque tous les jours 52 . » Boivin s’était entretenu aussi avec Brossette à la Bibliothèque du roi au sujet de cette œuvre posthume de Boileau : « De jeudi 21 mai avant-midi. J’ai été à la Bibliothèque du roi voir M. Boivin bibliothécaire, à qui M. Despréaux avait confié sa Satire XIIsur l’équivoque, sur laquelle M. 92 Samy Ben Messaoud <?page no="92"?> 53 Ibid., f ° 194. 54 Correspondance de Jean-Baptiste Rousseau et de Brossette, éd. cit., t. II, p. 301. 55 BmL, ms. 6432, f ° 440. Boivin m’a donné les éclaircissements suivants 53 . » En réalité, la lecture critique de cette satire avait nécessité plusieurs séances de travail, puisque Boivin, garde de la Bibliothèque du roi, avait expliqué par le menu détail le contexte conflictuel de cette satire, Boileau aux prises avec les jésuites. Les matériaux de l’apparat critique de cette satire sont fournis par Boivin, professeur au Collège royal. Boivin, témoin de la fabrique de Boileau, avait retracé les faits avec des éclaircissements philologiques. Et Brossette ajoute 54 : À l’égard de la satire de l’Équivoque, je conviens que j’ai un peu excédé les droits du commentateur, non pas en expliquant les sentiments de M. Despréaux, car il est permis, ce me semble, à tout commentateur d’en user ainsi, mais en insinuant qu’il n’a pas eu dessein d’attaquer directement les jésuites, en quoi la répréhension est juste, quoiqu’il paraisse bien que je n’ai pas exigé que mes lecteurs prissent ma proposition au pied de la lettre. Enfin, Brossette avait rencontré les adversaires de Boileau : « Le P. de Tournemine ne m’a pas parlé si avantageusement de M. Despréaux. Il m’a raconté l’origine de la brouillerie de M. Despréaux avec les jésuites, au sujet de l’extrait que les journalistes de Trévoux donnèrent de ses ouvrages 55 . » Ses investigations lui avaient permis d’identifier l’identité des journalistes des Mémoires de Trévoux, auteurs des articles virulents contre Boileau. 93 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau <?page no="93"?> 56 Pierre Rétat, Le Dernier règne, Paris, Fayard, 1995, p. 10. BmL Ms 6432 f ° 26 La perte du manuscrit de la seconde édition des œuvres de Boileau n’est pas irrémédiable, puisque les papiers Brossette en conservent quelques bribes éparses. Ces notes manuscrites constituent la principale source de l’avocat lyonnais, il y puisait les informations publiées dans son apparat critique. Quant aux « archives du présent que sont les journaux 56 », elles nous renseignent sur l’Avertissement de Brossette, rédigé pour sa nouvelle édition des œuvres de Boileau : 94 Samy Ben Messaoud <?page no="94"?> 57 Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants de l’Europe, janvier-mars 1745, t. 34, 1 re partie, p. 235. Voir Continuation des mémoires littéraires et d’histoire, op. cit., 1749 (1 re éd. 1727), t. III, 1 re partie, p. 212 : « M. Brossette, connu par son commentaire sur Boileau, dont il a préparé une seconde édition corrigée, a presque fini un pareil ouvrage sur les Satires de Régnier », Journal des savants, février 1745, p. 123-124. 58 J. Demeure, « L’introuvable société des “quatre amis” (1664-1665) », Revue d’histoire littéraire de France, t. 36, 1929, p. 321. 59 Boileau, Épître V, v. 19. 60 BmL, ms. 6432, f ° 309-310. J’ai exactement corrigé mes anciennes remarques et j’en ai ajouté beaucoup de nouvelles, dont quelques-unes sont tirées ou des écrits mêmes de M. Despréaux, lesquels m’ont été remis par son ordre, après sa mort, ou d’autres sources équivalentes ; telles que sont, un projet de commentaire entrepris après le mien, et à mon exemple, par M. Le Verrier, ami particulier de l’auteur, et corrigé par lui en divers endroits ; un canevas de petites notes projetées par M. l’abbé Guéton, homme de lettres, et remplies par M. Despréaux ; un autre recueil de notes plus circonstanciées, que M. de La Chapelle, petit-neveu de M. Despréaux, avait écrites dans son exemplaire de Boileau. 57 Assurément, Brossette ne néglige aucune source pour ses investigations. Si les notes de Le Verrier et l’abbé Guéton sont retrouvées et publiées, celles de La Chapelle sont perdues. À l’évidence, Brossette avait bénéficié de l’aide des proches et amis de Boileau. Les papiers Brossette contiennent les explications de Boileau communiquées de vive voix à l’avocat lyonnais ; une enquête poursuivie par ce dernier auprès de savants philologues : Revillout, M. Lachèvre ont montré que Brossette ne mérite pas la défiance systématique que lui témoignait, avant Mesnard, Berriat-Saint-Prix. Il serait d’autant moins raisonnable de persévérer dans cette attitude réservée que nous ne sommes pas désarmés en face de Brossette. Sans doute, nous ne possédons pas les recueils manuscrits où il avait amassé les éléments de son commentaire ; cependant, la comparaison des renseignements consignés par lui dans le recueil que conserve la [Bibliothèque] Nationale, avec les notes de l’édition où ces renseignements ont été mis en œuvre, permet de se faire au moins une idée de la méthode de Brossette. 58 Les papiers Brossette avaient permis la découverte d’aspects inédits de la longue vie de Boileau, un parcours intellectuel ponctué de virulentes polémiques. Devenu « vieux lion 59 », Boileau partageait avec lui ses souvenirs, des faits souvent méconnus de ses éditeurs. Sa préface aux Œuvres posthumes de Gilles Boileau en est l’illustration : Mon frère a traduit le quatrième livre de L’Énéide, cela n’est pas bon, et cet indomptable public ne l’a point goûté. La versification en est rude, ce n’est point l’esprit de Virgile : M. de La Fontaine qui savait son Virgile mieux que personne le disait bien. Cet ouvrage fut lu à feue Madame et à M. Ogier, ce fameux prédicateur, qui l’approuvèrent. J’en fis la préface où je fis tout ce que je pus par de grandes phrases pour faire valoir ces approbations. Tout cela n’a rien gagné sur le public, qui s’est obstiné à le laisser chez le libraire, comme le Virgile de Segrais qui y est demeuré ; il n’y avait qu’à le demander à Billaine. 60 Brossette possédait dans sa bibliothèque un exemplaire annoté des œuvres de Gilles Boileau, une édition originale conservée à la Bm de Lyon sous la cote 317618. Brossette y avait noté 95 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau <?page no="95"?> 61 F. Escal, éditrice des Œuvrescomplètes de Boileau, op. cit., p. 1125, limite sa brève présentation de la préface de Boileau à cet élément factuel : « Boileau rédigea lui-même l’Avis du Libraire ». 62 Voir Boileau, Dialogues, Réflexions critiques, Œuvres diverses, éd. Ch.-H. Boudhors, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 354 : « Je ne sais qui est le prédicateur fameux, ni la grande et spirituelle princesse », observe l’éditeur. 63 Voir S. Ben Messaoud, « Un ami inconnu de Boileau », XVII e siècle, n° 190, janvier-mars 1996, p. 177-179. 64 Voir B. Gibert, La Rhétorique ou les règles de l’éloquence, éd. S. Ben Messaoud, Paris, Champion, 2004, p. 659 (index, passim). 65 Réponse de M. Gibert à la lettre de M. Rollin. Paris, F.-G. L’Hermitte, 1727, p. 21. à la suite de l’intitulé de cette préface : « Le libraire au lecteur 61 », « par M. Boileau-Des‐ préaux ». En conséquence, Claude Barbin n’était pas l’auteur de ce texte. Viennent ensuite deux notes manuscrites de Brossette, signalées par des astérisques : François Ogier et Madame Henriette d’Angleterre 62 . Toutes ces informations, communiquées de vive voix par Boileau à Brossette, figurent aussi dans les Mémoires de l’avocat lyonnais. La maison d’Auteuil, lieu de rencontres de Boileau avec Boivin, Rollin, Pourchot, abbé d’Olivet, Brossette, Gibert, Mathieu Marais, rassemblait de jeunes hommes de lettres créatifs. Plus d’une décennie de savantes conversations et d’échanges intellectuels sur la poésie, la rhétorique, l’histoire, les arts en général, entre Boileau et un groupe formé d’avocats et professeurs de l’Université de Paris demeure méconnu des historiens de la littérature. Ainsi Balthasar Gibert, ami intime de Boileau 63 , avait bénéficié de son érudition pour ses travaux sur la rhétorique française 64 . Et Gibert ajoute : « Feu M. Boileau ne s’offensa point, qu’on [Gibert] lui montrât dans ses ouvrages un solécisme, qui y était depuis trente ans. C’est lui-même qui l’a publié, parce qu’il cherchait à se rendre utile 65 . » Outre sa capacité d’écoute, Boileau avait bénéficié de la collaboration de ses interlocuteurs d’Auteuil. Avec Jean Boivin, auteur de remarques sur le Traité du sublime, Boileau avait travaillé à la composition de Satire XII. Quant à son projet d’une nouvelle édition de ses œuvres, initié par ses soins, il fut l’une des principales occupations de Boileau jusqu’à son décès. 96 Samy Ben Messaoud <?page no="96"?> 66 Y. Belaval, « Note sur Diderot et Leibniz », Revue des Sciences Humaines, 1963, p. 436. BmL Ms 6432 f ° 10 Les manuscrits de Brossette recèlent bien plus que des matériaux de notes critiques : une multitude d’informations les plus diverses. Tous ces textes inédits sont susceptibles de jeter une lumière neuve sur Boileau et son époque. Enfin, Brossette fin lettré figure parmi les plus fidèles interlocuteurs du poète satirique ; il incarne l’exemple parfait de l’érudit « pour qui la conversation non seulement représentait un talent de société, mais encore faisait un peu fonction de journalisme 66 ». 97 Quand les papiers Brossette révèlent un nouveau Boileau <?page no="97"?> 2. L E LIVRE ILLUSTRÉ <?page no="98"?> 1 Trung Tran, « Trahir Ovide ? Littéralisation du texte et (dé)figuration du sens : la fiction-figure au risque de son illustration », Pierre Guiliani et Olivier Leplatre (dir.), Les Détours de l’illustration sous l’Ancien Régime, Cahiers du Gadges, n° 12, 2014, p. 287-308, citation p. 291. Voir aussi le numéro de Réforme, Humanisme, Renaissance qu’il a dirigé : n° 77, déc. 2013, « Fable/ Figure : récit, fiction, allégorisation à la Renaissance ». 2 Ibid., p. 295. Les Métamorphoses illustrées au XVII ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes Céline B O H N E R T Université de Reims Champagne-Ardenne Les Métamorphoses illustrées en France à la Renaissance témoignent de la prégnance d’une pensée de la figure dans laquelle s’enracinent à la fois la lecture du poème d’Ovide et la conception des images qui l’accompagnent. Dans un très bel article, Trung Tran a exposé les enjeux liés à cette pensée de l’image (textuelle et iconique) comme figure lorsqu’elle s’applique au poème d’Ovide. Il montre que la lecture renaissante instaure une série de tensions entre la fiction et ses allégorèses, la littéralité de l’histoire et sa figurabilité (sa capacité ou sa nécessité - ou non - de faire figure). Une telle dialectique se reporte alors naturellement sur l’image, la valeur dont elle est investie et, partant, la lecture qui doit en être faite […]. 1 De fait, « [i]l va sans dire que le subtil dialogue qui se noue entre fiction, gloses et images confère à ces dernières autre chose qu’une seule et simple valeur ornementale et illustrative 2 ». Par principe, les humanistes admettent que l’image sensible fait sens, voire qu’elle mène vers un plus haut sens ; tout comme si, par sa seule présence, elle confirmait le pouvoir imageant du texte, la capacité des fictions mythologiques à renvoyer à des réalités historiques, cosmiques et morales. De même que le texte édité sans glose est comme dénaturé, proprement défiguré, l’image appelle une forme de déférence. Apposée au poème, elle en donne certes à voir le sens littéral et synthétise la fiction et ses suggestions par des effets sensibles. Mais il est admis qu’elle ne fait jamais que cela. A minima, elle est le support et l’occasion de discours sur les fables. Très souvent, elle devient un élément actif dans la fabrique du sens par le lecteur, invité à faire fonctionner un système de signes disposés dans et orchestrés par le livre. Ainsi, par exemple, certains dispositifs éditoriaux font-ils des séries gravées le pendant, au début de chaque segment narratif, des résumés ou des gloses qui le suivent. La profondeur de l’image relève, pour les acteurs du livre, de l’ordre de l’évidence. Pour autant, il est fort rare que les gravures fassent l’objet d’un commentaire explicite : si le principe de leur signifiance est admis, si leur seule présence contribue à <?page no="99"?> 3 Peter Sharrat, Bernard Salomon illustrateur lyonnais, Genève, Droz, 2005. 4 Gabriele Simeoni, La Vita et metamorfoseo d’Ovidio, Lyon, Jean de Tournes, 1559. Simeoni signale son imitation d’Ovide en regroupant sous le titre « Il testo d’Ovidio » les expressions qu’il s’approprie, p. 201-245. 5 Pub. Ovidii Nasonis Metamorphoseon Libri XV, Francfort sur le Main, Corvinus, Feyerabent & Gallus, 1563. 6 Johannes Posthius, Tetrasticha in Ovidii Metam. Lib. XV, Francfort sur le Main, Corvinus, Feyerabent & Gallus, 1563. 7 Johannes Spreng, Metamorphoses Ouidii argumentis, Francfort sur le Main, Corvinus, Feyerabent & Gallus, 1563. 8 Sur ces éditions voir Ann Moss, Ovid in Renaissance France. A Survey of the Latin Editions of Ovid and Commentaries printed in France before 1600, Londres, The Warburg Institute, 1982, III, B : « rhetorical editions ». 9 Picta poesis Ovidiana, Francfort sur le Main, Feyerabend, 1580. renforcer la croyance dans la nature figurale du texte ovidien, il revient au lecteur, guidé notamment par la disposition des éléments sur la page, de prêter sens à ce qu’il voit. Ce principe de figurabilité est à la fois servi et limité par la plasticité des images. On connaît la genèse de la première série française entièrement conçue pour les Métamorphoses, celle de Bernard Salomon. Dans la Métamorphose figurée de 1557, les images, composées d’après une paraphrase médiévale d’Ovide et des bois de diverses séries, sont glosées par des huitains attribués à Barthelémy Aneau : faites initialement pour accompagner une traduction nouvelle, qui n’a pas vu le jour, elles remplacent le texte d’Ovide, la traduction en image se substituant à la traduction vernaculaire 3 . Les gravures de Salomon, immédiatement copiées et largement diffusées, ont été insérées dans des dispositifs éditoriaux extrêmement variés. Deux ans après La Métamorphose figurée, ces bois tiennent le rôle de faire-valoir pour une réécriture du poème ovidien. Gabriele Simeoni change en effet la nature de l’entreprise, sous couvert d’une simple traduction du livre de Salomon : les poèmes qu’il compose pour La vita et metamorfoseo d’Ovidio, figurato & abbreviato in forma d’epigrammi, loin de traduire les ecphrases d’Aneau, affichent une dette directe envers Ovide. Ils mettent ainsi en valeur l’habileté de Simeoni. Ne dérivant plus des gravures, les textes entrent en concurrence avec elles et le livre offre au lecteur une double translation du poème, l’une poétique et l’autre imagée 4 . Les copies de Virgil Solis, elles, sont mises à profit de trois façons différentes par les mêmes éditeurs l’année de leur première publication : les bois de Solis illustrent une édition latine 5 , servent de support à des quatrains moraux 6 et trouvent place dans un kaléidoscope pédagogique qui diffracte le texte ovidien pour infuser dans l’esprit des jeunes lecteurs des leçons de sagesse 7 . Ces trois ouvrages, dus à des disciples de Philippe Melanchthon, signalent la fécondité du poème ovidien aux yeux des membres de son réseau. Plus prosaïquement, les figures occupent la fonction de support mémoriel dans les éditions rhétoriques sans glose publiées à Paris, où elles deviennent un avatar des arguments du pseudo-Lactance 8 . Dans la Picta poesis ovidiana éditée par Nicolas Reusner enfin, elles structurent le jeu épigrammatique en ouvrant chaque série de courts poèmes qui juxtaposent des variations en droit indéfinies autour des figures mythologiques 9 . S’est ainsi 100 Céline Bohnert <?page no="100"?> 10 Bodo Guthmüller, « Picta poesis ovidiana », Studien zur antiken Mythologie in der italienischen Renaissance, Weinheim, VCH, 1986 ; trad. : Mito, poesia, arte. Saggie sulla tradizione ovidiana nel Rinascimento, Rome, Bulzoni Editore, 1997, p. 213-236. Voir aussi l’article fondateur de Max D. Henkel, « Illustrierte Ausgaben von Ovids Metamorphosen im X V ., X V I . und X V I I . Jahrhundert », Vorträge der Bibliothek Warburg, n° 6, 1926-1927, p. 58-144. 11 M.-C. Chatelain, Ovide savant, Ovide galant. Ovide en France dans la seconde moitié du X V I Ie siècle, Paris, Champion, 2008. constituée à la Renaissance une collection d’ouvrages illustrés, petites galeries ovidiennes unifiées par la notion de figure 10 . La signifiance et la plasticité des images permettent cet éventail d’emplois qui orchestrent de manières variables le dialogue des signes iconiques et textuels. Mais cette plasticité signifie aussi que l’image résiste aux discours qui l’entourent, qu’elle s’y prête pour mieux y échapper : les gravures ne trouvent pas seulement leur fonction, elles acquièrent aussi une pluralité de sens dans leur articulation avec leur entourage textuel - d’autant que, comme au Moyen Âge, les formes du texte ovidien, de ses translations et de ses commentaires ne cessent de se modifier, dans le temps même où la philologie humaniste tend à stabiliser la leçon du poème. La circulation des images contribue à la ductilité des Métamorphoses. Même lorsque le contenu narratif ou exégétique reste globalement inchangé, les découpages typographiques se déplacent et ouvrent dans le texte un jeu propice à l’invention. Cette malléabilité est si grande que les notions de texte et d’œuvre telles que nous les concevons semblent imparfaitement appropriées au devenir des Métamorphoses au XVIe siècle : para‐ phrases, résumés et gloses forment un ensemble métamorphique placé sous le nom d’Ovide. Un ensemble mouvant et multiforme, à la fois accueillant - de nombreux mythes absents des Métamorphoses rejoignent ces corpus ovidiens - et rayonnant : des gravures quittent les terres ovidiennes pour entrer notamment dans le territoire des emblèmes où elles signifient encore autrement et souvent autre chose. Le livre apparaît ainsi comme l’appareil complexe qui organise les reconfigurations de cette constellation où circulent textes et images. La question que nous examinerons ici est celle du devenir des modèles éditoriaux établis à l’âge humaniste à l’heure où les Métamorphoses sont proposées au public des honnêtes gens : ce bouleversement s’accompagne d’évolutions esthétiques, culturelles et matérielles dont Marie-Claire Chatelain a analysé les conséquences sur la réception d’Ovide, d’auctoritas savante devenu poète galant 11 . Il s’agit bien du devenir au XVIIe siècle des formes éditoriales renaissantes car plusieurs éléments tissent une nette continuité. Le remploi et la copie des séries gravées à la fin du XVIe siècle, elles-mêmes inspirées des bois de Bernard Salomon et de Virgil Solis, en particulier, induisent une stabilité iconographique : la nouveauté provient de variations à l’intérieur du modèle, de réinterprétations des thèmes ou de l’organisation de nouveaux rapports entre l’image et ses entours. Nous identifions ainsi deux familles de Métamorphoses en images : l’album ovidien et la traduction illustrée, qui se décline elle-même en trois espèces. L’album ovidien : de la traduction en image au livre de gravures La forme de l’album illustré, dans lequel l’iconotexte est déséquilibré hiérarchiquement et typographiquement en faveur des images, remonte à la Métamorphose figurée de 101 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes <?page no="101"?> 12 Maxime Préaud, Inventaire du fonds français. Graveurs du X V I Ie siècle. Antoine Lepautre, Jacques Lepautre et Jean Lepautre (première partie), Paris, BnF, 1993, t. XI et Inventaire du fonds français. Graveurs du X V I Ie siècle. Jean Lepautre (seconde partie), Paris, BnF, 1998, t. XII. Les gravures d’un album de l’Université de Virginie sont numérisées : http: / / ovid.lib.virginia.edu/ lepautre/ index.html. 13 Johan Wilhelm Baur, [Ovidii Metamorphosis] (c. 1641), voir le site Ovid illustrated : http: / / ovid.lib.virginia.edu/ tempestabaurnew.html. 14 Ce sont les termes de l’inventaire après décès de Madeleine de Collemont : « Cinquante et un livres du Pautre de six planches chaque livre, et la Metamorphose en vingt planches dudit le Paultre », cités par M. Préaud, Inventaire, op. cit., t. XII, p. 18. 15 Crispin de Passe, Metamorphoseon Ovidianarum, Cologne, 1602-1604. Partiellement numérisé et commenté par Daniel Kinley : http: / / ovid.lib.virginia.edu/ dePasseNew.html. 16 Les exemplaires sont rares. La BnF possède les Metamorphoseon sive transformationum Ovidianarum libri quindecim, Anvers, Petrus de Jode, 1606 (numérisé : http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ btv1b54000 051z). 17 Sur ces gravures de Goltzius voir Eric Jan Sluijter, Seductress of Sight: Studies in Dutch Art of the Golden Age, Zwolle, Waanders, 2000. Jean de Tournes. Dans la production française du XVIIe siècle, on n’en a relevé pour l’instant qu’un petit nombre, dus à Jean Lepautre. Vers 1660, Lepautre grave quatre suites ovidiennes : la première, éditée chez Leblond, compte vingt gravures ; la seconde, parue chez Pierre II Mariette, en compte vingt-deux, auxquelles sont adjointes postérieurement quatre nouvelles planches ; s’y ajoutent deux suites de six gravures parues chez Langlois, ainsi que trois gravures burlesques 12 . Inspirées directement de J. W. Baur pour beaucoup d’entre elles 13 , ces images, complexes et profuses, comportent une dimension très théâtrale et font preuve d’un goût marqué pour l’architecture à l’antique et les grands volumes dans lesquels les personnages semblent jouer leur histoire. Parfois dotés de légendes latines accompagnant les images, ces ouvrages forment « La Métamorphose de Lepautre 14 ». Ils peuvent être perçus comme des avatars des albums, au format paysage et de dimensions restreintes, qui ont fleuri entre 1590 et 1610. En 1591, Plantin à Anvers éditait les P. Ovidii N. Metamorphoses argumentis brevioribus, ex Luctatio collectis expositae une cum vivis singularum Transformationum iconibus illustrées par P. van den Borcht et dédiées aux enfants de la famille Perez de Baron : tandis que les fables ovidiennes défilaient à droite, les pages de gauche comportaient les résumés du pseudo-Lactance qui accompagnaient la plupart des éditions rhétoriques d’Ovide depuis le début du siècle. La brève préface désignait les images comme des « paradeigmata Metamorphoseon ». En 1602-1604, c’était au tour de Crispin de Passe de graver une suite complète 15 , probablement imitée de celle d’Antonio Tempestà, dessinée dans les années 1580 mais imprimée seulement à partir de 1602 16 . Dans le cas de Tempestà, l’image n’est plus accompagnée que d’un titre qui explicite le sujet. Comme Salomon, ces trois graveurs traduisent les Métamorphoses en image : leur translation, voulue comme complète, suit l’ordre du poème. Il en va différemment pour la suite où Hendrick Goltzius livre, dès 1589-1590, une anthologie fabuleuse aux tendances franchement érotiques. Ordonnées suivant la fantaisie de l’artiste, les vingt planches n’offrent plus une traduction des Métamorphoses mais une libre interprétation du monde ovidien 17 . Comme celui de Goltzius, les albums de Lepautre sont des livres par commodité, des livres dont les feuilles sont susceptibles de se détacher. Ovide fournit des sujets : de la translation « paradigmatique » d’un texte source, on est passé à la constitution d’une 102 Céline Bohnert <?page no="102"?> 18 A été présenté à Drouot, dans une vente du 17-19 novembre 2010 organisée par J. J. Mathias, Baron Ribeyre & associés, Farrando Lemoine, un « exemplaire dans lequel on a relié au X V I I Ie siècle 66 gravures supplémentaires illustrant aussi le thème des Métamorphoses, certaines à pleine page, à double page ou plusieurs fois repliées. Elles sont dues à. A. Coypel, Ch. Coypel, Ph. Simonneau, L. Le Roux, F. Verdier, Fr. Boucher, Poussin, Ch. Le Brun, S. Le Clerc, Fr. Joullain, Jeaurat, La Fosse » (catalogue de la vente). 19 Tableaux du temple des muses, Paris, A. Sommaville, 1655. La démarche n’est pas sans rappeler celle de B. Aneau pour la Picta poesis et sa version française, l’Imagination poétique, Lyon, Macé Bonhomme, 1552. 20 Les Métamorphoses d’Ovide, Paris, veuve L’Angelier, 1617. 21 Les Métamorphoses d’Ovide, Paris, Antoine de Sommaville, 1660. collection dans laquelle la personnalité du graveur et celle du commanditaire, le cas échéant, ou du possesseur, prennent la même importance que celle du poète antique, dont le nom n’est plus mentionné. Les Métamorphoses se prêtaient à cet effeuillage du fait de leur composition : reçues comme un trésor mythographique, elles ont été traitées suivant le principe de libre usage. Avant de se réaliser dans la matérialité du livre, l’imaginaire de la collection informait déjà la lecture de l’œuvre. Ajoutons que la pratique de la collection se reporte plus tard dans certains exemplaires des Métamorphoses : une édition de 1732 reliée avec des gravures mythologiques s’est trouvée sur le marché du livre il y a quelques années 18 . La collection de gravures transforme dans ce cas le livre en un écrin. Ajoutons enfin que Michel de Marolles, lui-même détenteur d’une ample collection qu’il offrit au roi, a su exploiter ce qui est au départ une réalité pour en faire le modèle explicite d’un livre. Marolles renouvelle la littérature mythographique, dans sa forme sinon dans le fond, avec les Tableaux du Temple des Muses : les gravures de Nicolas Favereau, explique-t-il, lui ont donné occasion de développements savants dans un livre conçu comme une collection. Notons que la notion de poésie, incarnée dans la figure des Muses, remplace dans le titre le nom d’Ovide 19 . Ainsi le geste du collectionneur prépare-t-il, ou du moins précède-t-il une approche explicitement et résolument esthétique du texte, de même qu’il renouvelle l’appréhension des savoirs humanistes. La traduction illustrée (a) : du récit moralisant au récit à moralité Les deux traductions commentées parues au XVIIe siècle recyclent les savoirs humanistes, jusque-là transmis en latin, à destination des gens du monde. La première est celle de Nicolas Renouard, illustrée à partir de l’édition de 1617 20 . L'édition de 1619, qui nous intéresse ici, comporte des gravures de Jean Matheus, Isaac Briot et Firens, souvent copiées ou simplement inspirées d’Antonio Tempestà (1602). Le second jeu, qui illustre la traduction de Pierre Du Ryer 21 , copie, lui aussi, mais de plus près, la série de Tempestà ; ce jeu anonyme est composite : les gravures proviennent de deux artistes différents au moins. La mise en page des éditions de 1619 et de 1660 est sensiblement comparable : toutes deux relèvent 103 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes <?page no="103"?> 22 J.-M. Chatelain, « Formes et enjeux de l’illustration dans le livre d’apparat au 17 e siècle », CAIEF, n° 57, mai 2005, p. 77-98 ; id., « Pour la gloire de Dieu et du roi : le livre de prestige au X V I Ie siècle », H.-J. Martin (dir.), La Naissance du livre moderne ( X I Ve - X V I Ie siècles) : mise en page et mise en texte du livre français, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, 2000, p. 350-363. 23 Lettres et préfaces critiques, éd. R. Zuber, Paris, Didier, 1972, p. 68, cité par M.-C. Chatelain, Ovide savant, Ovide galant, op. cit., p. 91-92. 24 M.-C. Chatelain, Ovide savant, Ovide galant, op. cit., p. 171-172. du genre du livre d’apparat mis en évidence par Jean-Marc Chatelain 22 . Pour autant, leur approche des images diffère. Renouard donne son Ovide au temps des belles infidèles : le souci de la pureté de la langue guide l’ensemble de l’entreprise, jusque dans l’énoncé du commentaire. Celui-ci, rejeté après le poème et doté d’une pagination propre, prend la forme d’un dialogue de bon ton entre deux devisants : le lecteur est invité à goûter le poème ovidien avant de se plonger dans une compréhension approfondie des Fables - même si un système de renvois permet de circuler aisément des Métamorphoses à leur commentaire. La beauté du livre, celle des images singulièrement, rehausse la gloire du traducteur et proclame l’excellence du règne qui accueille son entreprise. D’où le succès de cet Ovide, parfaitement adapté à la culture des salons. Trop parfaitement même, aux yeux d’un Perrot d’Ablancourt. Lorsque le traducteur de Lucien vante les mérites de l’Honneste femme de Du Boscq (1633), il souligne la familiarité des dames avec les thèmes mythologiques et leur engouement pour les fables amoureuses, au détriment de leur sens moral : Mais comme il a veu que les dames prenoient tant de plaisir aux Metamorphoses, qu’il seroit comme impossible de les resoudre à les quitter, et par ce moyen qu’il estoit inutile de leur en defendre la lecture : d’ailleurs elles n’alloient point chercher à la fin du livre l’intelligence et le secret des fables, qu’elles ne se plaisoient qu’aux amours que le poëte a si bien dépeintes, et qu’elles pouvoient bien plustost y apprendre le vice que la vertu. 23 « [E]lles n’alloient point chercher à la fin du livre l’intelligence et le secret des fables » : on décèle ici la trace du succès de l’édition Renouard, et l’image d’une lecture des Métamorphoses comprise comme féminine, la lecture faite à plaisir. Aux yeux d’Ablancourt, le texte d’Ovide, accompagné de ses illustrations et placé trop loin de son commentaire, laissait trop de liberté au lecteur non autorisé. Marie-Claire Chatelain a montré que la traduction commentée donnée par Pierre Du Ryer constituait une réactivation textuelle de l’entreprise de Renouard 24 . Sur le plan du rapport aux images, elle est une réaction à la lecture sensible du poème permise par le dispositif établi chez L’Angelier. On observe un encadrement strict des figures, auxquelles sont adjoints des quatrains anonymes au contenu lourdement didactique. Les leçons enseignées sont théologiques autant que morales. Ainsi de la fable d’Andromède qui donne lieu aux vers suivants : Le Ciel nous fait sentir les faveurs de son ayde Quand toute autre faveur deffaut a nos besoins Et Persée survient quand on l’attend le moins Pour tirer du peril l’innocente Andromede. 104 Céline Bohnert <?page no="104"?> 25 Antonio Tempestà, « Perseus occisa bellua Andromedam liberat » dans l’édition d’Anvers, c. 1610, n° 40, disponible sur la MDZ (exemplaire numérisé : Calch. 250). Bernard Salomon, « Perseüs combattant pour Andromeda », La Métamorphose figurée [1557], Lyon, Jean de Tournes, 1564, fig. n°55 [BmL : Rés 357530] Alors qu’Isaac Briot, en 1619, gravait un Persée volant, conformément au texte d’Ovide, la gravure de 1660, au plus près de celle de Tempestà qui imitait lui-même Salomon, montre le héros chevauchant Pégase 25 . Dans ce nouveau contexte l’image est moralisée, quasiment au sens médiéval : le souvenir de saint Georges est suggéré au lecteur par le quatrain. 105 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes <?page no="105"?> Isaac Briot, figure illustrant la fable de Persée dans Les Métamorphoses d'Ovide, traduites en prose françoise… [1619], Paris, Pierre Billaine, 1637, p. 121 [BmL : Rés 23423] 106 Céline Bohnert <?page no="106"?> Anonyme, figure illustrant la fable de Persée dans Les Metamorphoses d'Ovide, divisées en XV. Livres…, Paris, A. de Sommaville, 1660, p. 183 [BmL-Silo Ancien : 23425] Les quatrains sont en général fortement articulés à l’image à laquelle ils sont apposés et avec laquelle ils ont été imprimés ; mais, à plusieurs reprises, ils forment aussi un enseignement suivi d’une image à l’autre, suggérant ainsi des cycles liés par le développement d’un thème moral et non par la geste d’un héros mythologique. Au livre III, les gravures numérotées 27 et 28 représentent Sémélé et Narcisse ; elles correspondent respectivement aux fables 3 et 5-6 de ce livre ; entre elles, s’intercale la fable de Jupiter et Junon consultant Tirésias (fable 107 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes <?page no="107"?> 26 Les Métamorphoses, Paris, Sommaville, 1660, p. 114 et 121, nous soulignons. 4), illustrée par un autre graveur. Les quatrains rapprochent Sémélé et Narcisse en un cycle consacré aux vices. Pour Sémélé : L’Ambition qui plus l’esprit humain bourrelle Est celle de se voir tousjours aux premiers rangs Et pouvoir parier avecques les plus grands Voyla le feu du Ciel qui devora Semele. Pour Narcisse : Un autre vice encor nous travaille a l’exstreme C’est que l’homme oubliant toute autre affection De soy mesme conçoit si bonne opinion Qu’il mesprise chascun pour n’aymer que soy mesme. 26 Tandis que la disposition des éléments paratextuels (mais faut-il encore parler de paratexte ? ) autour de chaque segment narratif tend à isoler fortement des moments du poème ovidien, les commentaires et les quatrains, chacun de leur côté, opèrent d’autres regroupements. Aussi le statut du poème nous semble-t-il modifié. Sa segmentation et la multiplication de ses entours diffractent la matière ovidienne en une multitude de discours, répondant à des formes variées et portant des messages divers. Les images en sont un, de même que les quatrains anonymes qui les accompagnent, souvent directement adressés au lecteur ; s’y ajoutent les résumés en prose issus du pseudo-Lactance qui précèdent les fables, les commentaires de Du Ryer qui les suivent et prennent la forme d’une conversation à bâtons rompus avec le lecteur - et, finalement les fables elles-mêmes, comme le signale la préface. Comme ses prédécesseurs, en effet, Du Ryer proclame l’utilité de la fable, mais le vocabulaire de la figure qui fondait l’argumentaire au XVIe siècle disparaît : l’idée d’une transcendance du signe fabuleux est perdue, remplacée par une nouvelle caractéristique, la généralité. C’est cette universalité qui approprie la fable à l’expression de la morale chrétienne. On ne trouve plus dans ce texte la notion de défiguration analysée par Trung Tran, l’idée que les fables seraient des figures de figures, des images dissimilaires employées pour représenter, indirectement, le divin. Le paradigme allégorique demeure mais dans un sens réduit qui hérite des débats renaissants sur l’allégorie comme procédé rhétorique, développés notamment dans le réseau melanchthonien. La fable embellit l’énoncé de la vérité : […] il me semble, que c’est la Sagesse mesme qui se depoüille pour quelque temps de ce qu’elle a d’austere et de serieux, pour se joüer avec les hommes, & les instruire en se jouant. (Préface, n.p.) Du Ryer emploie l’image habituelle du voile, mais il l’inverse : ici, c’est la sagesse qui se dépouille et se défait de ce qu’elle a de rebutant pour « se jouer avec les hommes ». La métaphore ne qualifie plus un être, mais un faire, elle ne renvoie plus à une essence mystérieuse mais à une activité temporaire. 108 Céline Bohnert <?page no="108"?> 27 Sur le passage de l’un à l’autre, déjà sensible à la Renaissance, voir Nora Viet, « Les pratiques de moralisation dans les recueils narratifs de la première Renaissance (1485-1530) » et Jean Lecointe, « Du récit moralisé au récit moralisant : les Angoisses douloureuses et l’Amant ressuscité », Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 77, déc. 2013, p. 113-129 et p. 153-179. 28 M.-C. Chatelain, Ovide savant, Ovide galant, op. cit., p. 365-406. Aussi tascherons-nous de les expliquer, & de faire au moins un essay si nous ne sommes pas capables de faire un Ouvrage achevé ; car je croirois ne les avoir traduites qu’à demy, si je ne m’efforçois d’en decouvrir & l’esprit & l’intention. (Ibid.) Le commentaire doit donc révéler l’« intention », « l’esprit » du texte, qui se trouve défini comme un discours adressé par une instance énonciatrice à un récepteur. Du Ryer entend rétablir le fil de l’un à l’autre, « traduire » le texte et par là rendre ce discours intelligible. On ne s’étonne pas, dès lors, que la lecture devienne un phénomène pluriel, le livre suggérant plusieurs entrées possibles dans le texte et comportant des rythmes et des architectures qui ne se recouvrent que partiellement : la page, le livre sont dans la traduction commentée et illustrée de 1660 un ensemble polyphonique, supports et structure d’une multiplicité de discours. Dans sa matérialité même, le livre répond à la préface de Du Ryer en reflétant une lecture des fables comme récits à moralité, et non plus comme récits moralisants 27 . Cette tendance sous-tend également l’écriture des Métamorphoses en rondeaux d’Isaac de Benserade (1676), comme l’a montré Marie-Claire Chatelain 28 , mais aussi, ce qui est nouveau dans le siècle, la conception de leurs figures gravées par François Chauveau, Jean Lepautre et Sébastien Leclerc. Ces images, où se perçoit l’influence de la série de 1619, montrent une attention fine des graveurs au texte qu’ils illustrent : dans notre corpus, c'est l'un des rares cas (avec l’Ovide burlesque de d’Assoucy) d’une série gravée spécifiquement pour le texte et d’après lui. 109 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes <?page no="109"?> 29 V. Meyer, « Les Illustrations de Chauveau, Lepautre et Leclerc pour Les Métamorphoses d’Ovide (1676) de Benserade », Print Culture in Early Modern France, Irish Journal of French Studies, n° 16, 2016, p. 133-164. Sébastien Leclerc, « Persée délivre Andromède », dans les Métamorphoses d'Ovide en rondeau, Paris, Imprimerie royale, 1676, p. 122. [BmL : Rés 106084] Dans un article très complet consacré à l’ouvrage, Véronique Meyer souligne que les gravures illustrent les moralités des fables bien plus que les fables elles-mêmes, moralités qui constituent de fait le fond sur lequel travaille Benserade, et qui offrent souvent leur pointe à ses poèmes 29 . 110 Céline Bohnert <?page no="110"?> François Ertinger, Les metamorphoses d'Ovide, avec des explications à la fin de chaque fable. Traduction nouvelle par M. l'abbé de Bellegarde, Paris, Michel David, 1701, t. I, p. 258 [BmL : 400543] Dernier avatar de cette série, la traduction de 1701 par Morvan de Bellegarde s’accom‐ pagne de copies de la série de 1676 par François Ertinger. Là encore, la suite gravée enregistre la lecture mondaine des fables, et l’ingéniosité est considérée comme leur qualité première : les mythes ovidiens s’avèrent très proches dans leur fonctionnement des fables ésopiques - l’ensemble des composantes du livre, texte et images, est sous-tendu par l’idée de bel esprit et par la forme de l’épigramme. La matière ovidienne, précédemment réputée mystérieuse parce que poétique, moralisable parce que 111 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes <?page no="111"?> 30 Paris, Charles de Sercy, 1650. Anonyme, frontispice, dans d’Assoucy, L'Ovide en belle humeur, Paris, Charles de Sercy, 1650 [BmL : 317797] fictive, est donnée à lire comme le livre de référence d’une mythologie assimilée par la galanterie. C’est dans cet esprit aussi que sont gravées les images de l’Ovide en belle humeur 30 . Volontairement très différentes des séries précédentes, ces gravures traduisent visuellement l’entreprise burlesque et désacralisatrice de d’Assoucy. Ovide est sommé de se contempler dans le miroir déformant mais véritable du burlesque. De même les images, encadrées de rideaux qui en exhibent le caractère de comédies au second degré, jouent avec la tradition visuelle de l’emblème et avec les lieux communs de la représentation mythologique. 112 Céline Bohnert <?page no="112"?> 31 C. Bohnert, « Un musée ovidien : autour des figures des Métamorphoses éditées par Wetstein et Smith (Amsterdam, 1732) », Les Détours de l’illustration sous l’Ancien Régime, op. cit., p. 309-347. La série est imitée dans Les Metamorphoses d’Ovide, Amsterdam, R. et J. Wetstein & G. Smith, 1732. Anonyme, Phébus et le serpent Python, dans d’Assoucy, L'Ovide en belle humeur, Paris, Charles de Sercy, 1650, p. 84. [BmL : 317797] La traduction illustrée (b) : le livre-musée Un deuxième modèle de traduction illustrée apparaît en 1677 avec Les Métamorphoses d’Ovide en latin et en françois, divisées en XV livres, avec de nouvelles explications Historiques Morales & Politiques, sur toutes les Fables, chacune selon son sujet, de la traduction de Mr Pierre Du Ryer parisien, de l’Académie françoise. Édition nouvelle, enrichie de tres-belles figures publiées à Bruxelles chez François Foppens. Si le texte est bien celui de 1660, accompagné de ses commentaires, l’édition signale une approche nouvelle des Métamorphoses. Nous avons eu l’occasion d’analyser l’importance qu’occupent les gravures dans cette édition, reprise à Amsterdam en 1702 chez Blaeu, Janssons a Waerberg, Boom et Goethals, et actualisée en 1732 31 . La fragmentation du texte, la multiplication des gravures et une iconographie plus 113 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes <?page no="113"?> 32 Les Metamorphoses d’Ovide, dans Les Œuvres d’Ovide, Lyon, Horace Molin, 1697, t. III et IV. Disponibles sur la MDZ (exemplaires numérisés : A.lat.a. 1052-3 et A.lat.a. 1052-4). 33 Pub. Ovidii Nasonis Metamorphoseon libri XV, Paris, Gilles Morel, 1637. Disponible sur la MDZ (exemplaire numérisé : Res/ 2 A.lat.a. 154 m). 34 Le Metamorfosi di Ovidio, Venise, B. Giunti, 1584. Des copies de ces gravures par Jaspar Isaac accompagnent la première édition illustrée de Nicolas Renouard, Paris, veuve l’Angelier, 1617. proche de la tradition picturale rapprochent ces livres d’une forme de musée mythologique : un rapport nouveau à l’Antiquité se laisse percevoir dans ces gravures, qui s’exhibent comme des artefacts, des rêveries parfois nostalgiques, souvent facétieuses, à partir d’une époque révolue. Cette mise en avant dans les images même de leur nature d’artefact est confirmée par la reproduction auprès du texte d’Ovide d’œuvres rares (les cartons de l’histoire de Méléagre peints par Le Brun) ou marquantes (la salle des Géants de Giulio Romano à Mantoue). Ces phénomènes additionnés tendent à transformer les fables d’Ovide en un ensemble de cartouches posés sous les figures du livre, objet de collectionneur et cabinet de curiosités mythologiques. La traduction illustrée (c) : rêverie du lecteur solitaire Un dernier modèle d’illustration, enfin, enregistre dans le livre l’existence de la lecture en liberté, faite à plaisir. Si celle-ci n’est certainement pas nouvelle - les récriminations de Perrot d’Ablancourt contre la lecture féminine l’attestent bien - elle se trouve ici légitimée et même programmée. La traduction, sans commentaire cette fois, donnée par Martignac en 1697 s’illustre de quinze planches disposées au début de chacun des quinze livres des Métamorphoses 32 . Il s’agit là d’un remploi de gravures dessinées par F. Klein et gravées par Salomon Savrii publiées en 1637 dans l’édition latine annotée par Thomas Farnaby 33 . Ces gravures avaient d’abord été employées pour la traduction anglaise de George Sandys parue à Oxford chez John Lichfield en 1632. Ces estampes sont elles-mêmes redevables des gravures de Giacomo Franco publiées en 1584 pour une réédition des Metamorfosi di Ovidio, ridotte da Giovanni Andrea dell’Anguillara in ottava rima 34 . Les gravures ordonnent dans la perspective les fables qui composent chacun des quinze livres, en retenant pour chacune un trait distinctif. L’édition latine de Thomas Farnaby propose le texte dans une typographie serrée, formant des blocs denses disposés en colonnes, afin visiblement d’économiser l’espace et de constituer sous les yeux de l’élève des unités signifiantes et mémorisables. Scandé par les quinze gravures qui distinguent clairement les grandes unités du poème, le livre isole nettement chaque fable, posant les segments narratifs les uns à côté des autres plus encore que les uns derrière les autres. Les images équilibrent cette fragmentation méthodique du poème pour en restituer le souffle et l’ampleur, et rendre ainsi justice à la poétique ovidienne. En cela, elles modifient le sens que prenait la répartition des fables dans l’espace dans la version renaissante : la galerie présentée par Giacomo Franco représentait les récits comme des situations types chargées d’une signification morale adéquatement figurées par les poses éloquentes des personnages - les amants lascifs sont toujours figurés de la même façon : nus, assis, les jambes entrelacées. La disposition dans l’espace constituait un parcours de mémoire dans lequel chaque fable marquait une étape instructive. La gravure 114 Céline Bohnert <?page no="114"?> de Klein et Savrij, elle, obéit à une approche moins rhétorique que pathétique des fables : les artistes, plus soucieux de formes et de détails qui évoquent l’Antiquité, dessinent un monde imaginaire habité par l’émotion. Dans la gravure du livre X, un temple en ruine décoré de guirlandes de fleurs signale la distance temporelle mais aussi ontologique qui sépare le lecteur de ce qu’il voit : les ruines renvoient l’Antiquité à un passé révolu et les fables au statut de pures fictions. De plus, à la rhétorique gestuelle de Giacomo Franco, qui découpe le discours des images en séquences éloquentes, répond ici le désir de saisir l’instant et de donner à voir la circulation merveilleuse des êtres et des récits. Les deux graveurs anglais s’attachent à lier les fables les unes avec les autres, très librement, en court-circuitant parfois la disposition ovidienne. Au livre X, par exemple, le corps de Myrrha semble faire écho à la statue de Pygmalion comme pour former un diptyque où s’opposent la pierre et le bois, tandis que les branches au-dessus de sa tête rapprochent la jeune femme d’Atys ; ces branches deviennent aussi une sorte de forêt où peut disparaître le sanglier qui vient de tuer Adonis. Le regard circule d’une scène à l’autre, établissant une suite de réseaux poétiques qui ne suivent plus l’ordre du poème. On voit par ailleurs Apollon, penché vers le corps de Hyacinthe, se retourner vers Cyparisse qui pleure son cerf favori. Le dieu, loin de sa majesté solaire, est pris entre deux deuils et ne sait plus où donner de la tête : cette vision de la Fable n’exclut pas une distance amusée. Les planches de Klein et Savrii trouvent un statut différent, nous semble-t-il, dans l’édition scolaire de Farnaby et dans la traduction française de Martignac: placées face à un texte dépourvu de commentaire et donné dans sa linéarité, elles modélisent la lecture comme une déambulation curieuse, en une approche sensible si ce n’est sensuelle des fables, laissant moins de place à une communauté interprétative (encore visée par l’édition latine de 1637) et plus à la rêverie individuelle. Se profilent ainsi des modes de lecture qui se développeront au cours du XVIIIe siècle. Pierre Du Ryer dans sa préface présentait la fable comme un être hybride, au corps « fan‐ tastique » et à « l’âme raisonnable ». Cette métaphore symbolise au fond les tiraillements entre plaisir de l’image et fidélité à l’esprit d’un texte encore réputé allégorique qui traverse les dispositifs éditoriaux des Ovide illustrés au XVIIe siècle. Au-delà des commentaires du texte, la fabrique du livre elle-même illustre le débat : le livre, dans les cas étudiés ici, fonctionne comme un dispositif qui assigne leur fonction aux gravures et tend à en orienter la lecture, sans pouvoir la circonvenir. D’un siècle à l’autre, les genres éditoriaux semblent se continuer, mais leurs variations signalent les transformations des attentes des lecteurs vis-à-vis des images. Si le XVIe siècle entend lire un plus haut sens à travers le texte et ses figures, les livres du XVIIe siècle jouent avec la matière ovidienne et constituent le poème en un Parnasse spirituel et plaisant à travers lequel les érudits entendent encore, parfois, livrer des leçons de comportement. Au crépuscule du siècle de Louis XIV, un nouveau tournant s’opère : les images, dans des livres-musées, en viennent à représenter la manière d’Ovide, son art, exhibé comme tel. Les séries gravées après les années 1580 semblent ainsi glisser d’une logique du parcours à une logique de la collection, en sorte que l’album ovidien, objet rare, est peut-être le modèle qui permet de comprendre les autres formes prises au XVIIe siècle par les Métamorphoses figurées. 115 Les Métamorphoses illustrées au X V I I ᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes <?page no="116"?> 1 Le P. Le Moyne avait publié une version partielle sous le titre Saint Louis ou le héros chrétien, en 1653 (environ 7 000 vers). Les discussions de poétique, en particulier à l’intérieur de son ordre, l’amenèrent à modifier son projet avant de publier Saint Louis ou la sainte couronne reconquise, en 18 000 vers, cinq ans plus tard. 2 La Pucelle et Alaric sont édités in-folio, Clovis en grand in-4°, tous avec un élégant caractère italique. 3 Bosse a fait les gravures de La Pucelle, sur des cartons de Claude Vignon, et quatre des illustrations de Clovis. Chauveau a illustré Alaric, Saint Louis, et a réalisé une majorité des planches de Clovis. Lepautre a aussi contribué à l’illustration de Clovis et a fait celles de Saint Louis pour la réédition de 1671. 4 Dans Alaric, c’est Christine de Suède, dans La Pucelle, le duc de Longueville ; dans Clovis on trouve un beau portrait du jeune roi Louis XIV. 5 Les « livres » contiennent environ un millier de vers dans Alaric, Saint Louis et La Pucelle, 450 seulement dans Clovis. L’illustration des poèmes héroïques Francine W I L D Université de Caen Normandie Quatre poèmes héroïques à sujet national paraissent en France dans les années 1650 : Alaric ou Rome vaincue, de Scudéry, en 1654, La Pucelle ou la France délivrée, de Chapelain, en 1656, Clovis ou la France chrétienne, de Desmarets, en 1657, Saint Louis ou la Sainte couronne reconquise 1 , du P. Le Moyne, en 1658. Ces ouvrages, préparés pendant de longues années par les poètes, tentaient de réaliser en France l’équivalent de ce qu’avait été en Italie la Jérusalem délivrée du Tasse : un grand poème équivalent des grandes épopées d’Homère ou Virgile, mais appuyé sur les vérités de la religion chrétienne. Pleins de cette noble ambition, les poètes les ont édités assez luxueusement 2 . Tous sont illustrés par les meilleurs graveurs du temps, Abraham Bosse, François Chauveau, Jean Lepautre 3 . Tous présentent un frontispice ou une page de titre illustrée, la plupart contiennent un portrait du monarque ou du mécène 4 , tous ont une planche gravée face à la première page de chacun des « livres 5 » : dix dans Alaric, douze dans La Pucelle, vingt-six dans Clovis, dix-huit dans Saint Louis. Dans les limites de cet article, je ne tiendrai compte que de ces planches directement liées aux étapes du récit, pour interroger le système d’illustration des poèmes. Au-delà de quelques questions matérielles et pratiques, on doit se demander ce qui est représenté en priorité : dans le millier de vers de chaque livre, plusieurs scènes sont susceptibles de devenir le sujet de la planche gravée. Les illustrations révèlent et renforcent les intentions du texte, parfois aussi elles le contredisent. <?page no="117"?> 6 G. Tallemant des Réaux, Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. I, p. 575. Au passage, on observe la concurrence et la réactivité des libraires : la contrefaçon hollandaise en préparation oblige le libraire, bien avant d’être rentré dans ses frais, à publier précipitamment une édition plus populaire, en petit format et petits caractères. 7 Cet exemplaire de l’édition de 1657 a été acquis par la Houghton Library au début du X Xe siècle. Il n’existe pas, semble-t-il, de documents sur les conditions dans lesquelles il serait parvenu aux mains du vendeur. Il m’a été signalé par Grégoire Menu, alors étudiant de PhD à Harvard. Notice : Typ 615.57.322 [This copy measures 30 cm. ; on paper watermarked : B. Colonbier ; the plates, borders, ornaments, chapter headings and initials are coloured, heightened with gold, illustrated half-title and equestrian portrait of Louis XIV with added illuminated borders ; the letterpress t.p. has been omitted ; full contemporary red morocco, with the arms of Louis XIV of France stamped in gilt on covers ; in half black morocco and linen case, 32 cm.]. Une de ces planches finement colorées est reproduite p. 125. 8 Cote SJ 220/ 13. Il est numérisé et visible sur le site Numelyo. Statut et fonctions de l’illustration Ces illustrations coûtent cher, si on en croit le témoignage de Tallemant des Réaux sur Chapelain et La Pucelle : Il a dit qu’il lui coûtait quatre mille livres pour les figures, qui, par parenthèse, ne valent rien ; […] le libraire lui a donné deux mille livres, et depuis, mille livres quand, pour empêcher la vente de l’édition de Hollande, il en fallut faire ici une en petit, parce que dans le traité il y a deux mille livres pour la première édition et mille pour la seconde. 6 Le texte est clair : le libraire, Courbé, rémunère le poète selon un contrat que Tallemant considère comme avantageux pour Chapelain, et prend les risques de l’édition. Mais c’est Chapelain qui a dû financer l’illustration. Si Chapelain dit vrai (on connaît son avarice, il pourrait avoir exagéré ses frais dans ses plaintes), les gravures lui auraient coûté plus cher que l’édition ne lui aurait rapporté. La présence des illustrations est donc un luxe, rendu nécessaire par le statut du poème héroïque dans l’imaginaire français de 1650 ; même l’édition étonnamment modeste de Saint Louis, in-12 en petits caractères, a des planches de Chauveau. L’acheteur d’un de ces livres coûteux, ou le grand personnage à qui le poète l’offre en hommage, apprécie l’image qui valorise ce bel objet. Il existe un exemplaire de Clovis, conservé à Harvard 7 , dont la reliure est marquée des armes du roi, et dont les planches ont été délicatement colorées à l’aquarelle. On peut supposer - prudemment, car les preuves manquent - que le poète est à l’origine de ce travail d’aquarelliste qui faisait du volume un hommage rare au jeune monarque de dix-huit ans, dédicataire du poème. À l’inverse, l’exemplaire de Clovis destiné à une distribution de prix dans un collège jésuite qui est conservé à Lyon 8 est, lui, relié sans les planches, preuve que les Pères étaient prêts à renoncer à l’illustration pour limiter le coût de leur cadeau. Placées en tête de chaque livre, les planches ont une fonction d’affichage : elles annoncent les événements qu’on va lire, elles en montrent par avance des aspects curieux ou attrayants, elles peuvent guider l’interprétation. Nous voyons, au livre 13 de Saint Louis, Lisamante lever son coutelas pour tuer le vieux sultan endormi, sous les ordres d’une femme divine dont nous avons à deviner qu’il s’agit de Judith : la guerrière venait d’être faite prisonnière, nous découvrons son futur exploit. 118 Francine Wild <?page no="118"?> Saint Louis, livre 13 : Lisamante tue le sultan Mélédin sous les ordres de Judith. [Bibliothèques de Nancy] Parfois l’image nous propose un événement en discontinuité totale avec ce que nous venons de lire : au livre 5 et au livre 10 de Clovis, par exemple. Dans les deux cas, un récit rétrospectif commence, et l’illustration renvoie à ce passé dont nous ne savons encore rien. Elle aiguise la curiosité plus qu’elle n’informe. Cet affichage de l’événement important qui vient - combat, rencontre décisive, miracle - empêche certains effets de surprise, mais en prépare d’autres en incitant le lecteur à prévoir et expliquer les faits. Le public du XVIIe siècle est habitué à ce type d’énigme, qu’il rencontre souvent dans la tragédie : on connaît d’avance l’issue de l’action, par l’histoire ou par la fable, les oracles ou prédictions nous y préparent, mais toute la mécanique fatale est à découvrir. Dans les poèmes héroïques, où le substrat historique est très mince, l’image est un repère utile. L’annonce ne détruit pas les principaux plaisirs du récit, qui se déroulent dans le temps de la lecture : nous ne savons pas comment l’événement va se produire, ni ses conséquences. L’illustration joue aussi un rôle de documentation. On attendrait une utilisation didac‐ tique importante de l’image dans Alaric, où Scudéry essaie d’introduire le plus possible de connaissances et d’indications techniques, mais en fin de compte c’est surtout dans Saint 119 L’illustration des poèmes héroïques <?page no="119"?> 9 V. Meyer, « L’illustration du Saint Louis du Père Le Moyne », CAIEF, 2005, p. 47-73, ici p. 71. Saint Louis, livre 2 : Alphonse sauve Lisamante attaquée par une panthère. [Bibliothèques de Nancy] Louis que cette fonction intervient. Les planches nous font connaître autant que possible le pays exotique où se déroule l’action, sa végétation et sa faune : dès le livre 2 nous voyons Lisamante, sous les palmiers, sauvée de la panthère qui allait la tuer. Au livre 3 nous voyons dans la ville de Damiette un monstrueux crocodile qui se nourrit d’enfants chrétiens, au livre 4 un éléphant, au livre 10 le cadre bucolique où vit la sainte ermite Alegonde. Deux planches nous montrent Bourbon pourfendant des monstres suscités par l’enfer. L’illustration nous initie à ce monde lointain, étrange et plein de surnaturel, qu’est l’Égypte. La gravure est bien, pour le poète, « un moyen supplémentaire de toucher et d’instruire son lecteur 9 ». 120 Francine Wild <?page no="120"?> 10 L’illustration a souvent plusieurs auteurs : le graveur n’est pas toujours le dessinateur du modèle, et souvent plusieurs graveurs différents se partagent les planches. La dimension de cet article ne permet pas de tenir compte de cet aspect. 11 Clotilde est représentée en prière à la cathédrale de Vienne, au L. 11 de Clovis, mais le sujet de l’image est le regard de Clovis et Aurèle, au premier plan, qui la contemplent avec admiration. 12 Saint Louis, L. 10. 13 V. Meyer, « L’Illustration du Saint Louis », art. cit., p. 54. Le choix de la scène et des personnages Comment l’illustrateur 10 - peut-être sous contrôle du poète - choisit-il dans chaque livre la scène dont il souhaite qu’elle représente l’essentiel des mille vers qui le constituent ? La préférence pour les scènes animées, et surtout à suspens ou pathétiques, est nette. On ne voit jamais un héros en prière 11 ; un seul des moments de prophétie, dont l’importance dans les poèmes est pourtant évidente, nous est montré 12 , et très peu de situations de parole (échanges verbaux, monologues). Quelquefois on a l’impression, surtout dans Clovis, que la scène choisie est celle qui tombe sous les yeux dès la page suivante : par exemple, le combat d’Yoland et de Clovis au début du livre 8 - alors qu’on s’attendrait à voir sainte Geneviève qui intervient longuement un peu plus loin -, ou l’oriflamme dévoilant les traîtres que cache une nuée au livre 14. Ce n’est pas une règle générale : le livre 15 commence par l’exécution publique de Clotilde arrêtée juste à temps par Sigismond, scène dramatique à souhait, que pourtant l’illustration ne retient pas. Chez tous les poètes l’action est riche, et on comprend les hésitations sur le choix du sujet à représenter. Pour Saint Louis, réédité avec de nouvelles illustrations en 1671, Véronique Meyer signale les cas où les choix ont divergé. Huit livres sur dix-huit voient illustrer soit une autre scène, soit un autre moment de la même scène 13 . Le choix était souvent difficile : au livre 15, la scène violente où sous les yeux de Zahide blessée l’archer qui l’a touchée par erreur se suicide pour s’en punir, est remplacée par la déploration sur le corps de la guerrière Bélinde, tombée dans la même bataille. Des sujets également pathétiques se trouvaient en concurrence. Le héros est représenté sur presque toutes les planches chez Scudéry et Chapelain, qui ont opté pour un récit linéaire, sans analepse, comme le Tasse ; mais alors que le Tasse répartit l’intérêt entre Godefroy, Renaud, Tancrède, et les suit dans des aventures et des lieux variés, eux ont tout centré sur la mission de leur héros. Celui-ci est donc constamment présent dans la narration, et par suite, dans l’illustration qui l’accompagne. Ces deux poètes ont aussi proposé leur poème à une lecture allégorique, à l’instar du Tasse qui avait fait de la conquête de Jérusalem l’allégorie de la recherche par l’âme du souverain bien. L’illustration porte ces intentions allégoriques et didactiques. À l’inverse, Desmarets et le P. Le Moyne ont une visée plus historique et nationale, qui n’a pas besoin de se réclamer de l’allégorie. Il s’agit pour eux de montrer la vocation particulière de la France dans les desseins de Dieu. Ils utilisent le principe du commencement in medias res, ce qui entraîne des récits rétrospectifs de divers personnages, et par là, multiplie les possibilités d’illustrations renvoyant à des temps, des lieux, des personnages divers. Les livres 5 et 10 dans Clovis, 2, 3 et 10 dans Saint Louis tirent leur illustration de ces récits. Des « épisodes », actions secondaires rattachées à l’action principale, nous amènent à suivre un autre héros : dans Saint Louis, les exploits de Bourbon, les aventures de Lisamante ou la 121 L’illustration des poèmes héroïques <?page no="121"?> 14 La Pucelle, dont la situation héroïque est particulière, est quelquefois représentée en guerrière au combat, mais on la voit davantage avec Dunois ou surtout avec le roi, qui apparaît dans six sur douze des planches et lui confère ainsi sa légitimité. Alaric, livre 7 : bataille au sommet d’un col des Alpes. [Bibliothèques de Nancy] mort de Robert d’Artois apparaissent sur les planches gravées. Par la pratique de l’analepse et par l’introduction de personnages et d’aventures multiples, les deux poètes ont fait le choix d’un récit en quelque sorte choral. L’illustration en rend nécessairement compte. L’image amplifie les intentions du poète Le héros est roi et chef de guerre. Il est systématiquement représenté au premier rang dans les batailles 14 , même lorsqu’il s’agit d’un combat désordonné comme celui où Alaric et ses soldats forcent le passage d’un col des Alpes. Dans l’exercice du pouvoir, Louis ou Clovis - qu’on voit assis sur leur trône - sont entourés d’une cour (princes du sang, chefs de l’armée, ecclésiastiques) qui préfigure la monarchie 122 Francine Wild <?page no="122"?> 15 Par exemple, Saint Louis, L. 1 ; Clovis, L. 23. Dans La Pucelle, Charles, au livre 1, est entouré de courtisans. 16 Clovis, L. 17. Cette conception bucolique et mythique de la royauté franque, qui valorise les Grands, a été souvent évoquée au moment de la Fronde. 17 Clovis ou la France chrétienne, éd. F. Wild, Paris, STFM, 2014, p. 270, v. 4509-4510. 18 La Pucelle, L. 12 ; Clovis, L. 9. 19 Agnès Sorel avait sept ans lors de la délivrance d’Orléans, et elle ne rencontra Charles VII qu’en 1443. Clotilde à l’inverse était mariée à Clovis bien avant le baptême de celui-ci. De telles distorsions chronologiques sont tout à fait admises au X V I Ie siècle au nom de la supériorité de la vérité poétique. 20 Surtout dans Saint Louis : Archambault, Béthune, Brenne s’expriment longuement sur leurs difficultés amoureuses. Dans Alaric, le départ du héros pour Rome s’accompagne de plaintes de sa part et de celle d’Amalasonthe qui reprennent celles d’Enée et de Didon, comme Amalasonthe elle-même le souligne. louis-quatorzienne 15 . Clovis sur quelques images est au milieu de ses compagnons, ren‐ voyant au mythe vivace du roi franc entouré de ses pairs dans la forêt des temps primitifs 16 . La dignité du roi et celle du poème épique ne permettent aucune intrusion dans l’intimité. Nous n’avons droit à aucune rencontre privée de Clovis et Clotilde après le bref épisode du livre 1 où l’orage déclenché par les démons les oblige à se réfugier chez Auberon. Sur l’illustration du livre 11, il la voit de loin en prière à la cathédrale de Vienne, alors que peu après dans le poème ils se fiancent en secret, en présence de saint Avite, évêque du lieu, moment où Un rouge étincelant au visage leur monte, À l’un par le transport, à l’autre par la honte. 17 Nous ne verrons pas cette scène. Au livre 16, Clovis retrouve Clotilde à demi-évanouie à la fin de la bataille et lui baise la main « d’un baiser amoureux, et long, et languissant » ; l’image ne représente nullement ce duo, mais, un peu plus tôt, le moment où Clotilde, pour arrêter le combat entre ses prétendants, descend vivement du char où elle était placée. L’illustrateur semble anticiper les possibles critiques au nom de la bienséance. Le héros n’est que très rarement représenté dans une situation de défaite ou d’humiliation : c’est seulement le cas de la Pucelle lorsque le roi la chasse et la maudit, et celui de Clovis lorsque la fausse Clotilde le quitte en l’humiliant publiquement 18 . La représentation du héros est conventionnelle, respectueuse et même conformiste, bien plus qu’elle ne l’est dans le poème lui-même. Les héroïnes sont des personnages essentiellement fictifs. Même celles qui ont un référent dans l’histoire, comme Agnès dans La Pucelle ou Clotilde dans Clovis, ne doivent rien ou presque à la vérité historique 19 . Elles ont surtout pour fonction de nourrir la part romanesque du poème héroïque : toutes, guerrières ou non, participent à une intrigue sentimentale. Les doutes et délibérations des héroïnes, mais aussi de leurs partenaires masculins 20 , donnent lieu à de longs monologues dont les planches gravées ne rendent pas compte. La discrétion des illustrations là aussi est flagrante, les sujets traités sont choisis avec bien plus de timidité que n’en montrent les poètes, et les planches laissent de côté tout un aspect du jeu passionnel pourtant important et significatif. Clovis est le poème où les personnages féminins apparaissent le plus fréquemment dans les images ; on peut supposer que c’est lié à la trame romanesque, qui leur donne des rôles marquants. Dans l’image plus encore que dans le poème, elles symbolisent presque toujours autre chose qu’elles-mêmes ; le traitement dans l’illustration met en jeu les passions ou les 123 L’illustration des poèmes héroïques <?page no="123"?> 21 Virgile, Énéide, 1, v. 586-593. La Pucelle, livre 6 : Agnès vient tenter de reconquérir Charles. [Bibliothèques de Nancy] valeurs qu’elles représentent. Albione quittant Clovis au livre 9 symbolise l’effronterie et la liberté sexuelle. Au livre 24, Yoland assistant au baptême de Clovis avec l’intention de l’assassiner devient la noire image de la haine impuissante : l’image nous la montre juste au moment où, obligée de reconnaître la force du bras divin flamboyant qui l’arrête, elle accède à l’évidence de la foi, qu’elle professe publiquement peu après. Dans La Pucelle, la rencontre entre Agnès et la Pucelle représente, bien au-delà de leur personnage, celle de l’appétit concupiscible et de la grâce divine rivalisant pour déterminer la volonté, représentée par le roi (selon les intentions expliquées par Chapelain). Agnès est la tentatrice et l’image des faiblesses charnelles dont la Pucelle protège le roi indécis. Comme dans la Jérusalem délivrée, le merveilleux chrétien est présent dans tous nos poèmes. Les illustrations en rendent compte inégalement. En cela, elles reflètent la façon dont les poètes intègrent le merveilleux dans leur œuvre. La Pucelle, qui est le poème le plus discret sur le merveilleux, en a aussi très peu dans les illustrations. Nous assistons à l’apparition inopinée de la Pucelle à Charles au livre 1 ; le modèle évident est l’Énéide, où Énée apparaît à Didon après être entré dans la ville de Carthage puis dans le temple de Junon caché par un nuage, au livre 1 21 . Une autre planche (livre 9) nous montre la 124 Francine Wild <?page no="124"?> 22 Au L. 11 aussi une lumière la nimbe, en arrière-plan, en train de combattre. Est-ce un artifice pour attirer l’attention sur elle ? Dunois et Marie occupent le premier plan. 23 La Pucelle, Avis, n.p. Clovis, livre 4 : La Vierge vient au secours de Clotilde évanouie dans un bois. [Harvard, Houghton Library] Pucelle étonnamment lumineuse : la lumière divine qui émane d’elle fait fuir les démons 22 . Chapelain, obsédé par la vraisemblance, minimise la part du merveilleux : Lorsque je dressai mon plan, et que je donnai la forme poétique à ce véritable événement, j’eus un soin particulier de le conduire de telle sorte, que tout ce que j’y fais faire, par la puissance divine, s’y puisse croire fait par la seule force humaine, élevée au plus haut point, où la nature est capable de monter. 23 Au fond, il refuse la logique épique, et cela explique en partie son échec. L’illustration ne fait qu’accentuer son choix : on ne voit jamais l’action des anges, pourtant bien affirmée dans les vers, ni les faits merveilleux dus aux démons, comme la réanimation par les démons du cadavre de Jean le Bon qui admoneste son fils Philippe de Bourgogne venu à son tombeau. Alaric prouve un imaginaire épique plus développé chez Scudéry : il nous montre dans deux illustrations sur dix un ange, au livre 1 celui qui vient donner l’ordre au héros de conquérir Rome, puis au livre 4 celui qui tient le gouvernail de la chaloupe dans laquelle vogue le héros. Au livre 6, la planche représente un chapitre des démons. Les forces au service du bien et du mal sont donc directement visibles. Le jeu des pouvoirs célestes ou démoniaques apparaît bien davantage encore dans les illustrations de Clovis, sur onze planches, soit 42 % du total. L’action des démons se manifeste notamment dans les visions des livres 6 et 15, mais nous voyons surtout de nombreux miracles : ainsi la Vierge, puis saint Denis, qui viennent en personne sauver Clotilde en péril. C’est pourtant dans Saint Louis qu’on tutoie le Ciel et l’Enfer dans les illustrations de la façon la plus fréquente : 11 sur 18 des planches gravées (61 %) nous mettent en présence du 125 L’illustration des poèmes héroïques <?page no="125"?> 24 Respectivement au L. 9 et au L. 14. 25 C’est au X V Ie siècle que les armures sont les plus complètes, en raison des progrès du travail des métaux. Au X V I Ie siècle, les progrès de l’artillerie rendent inutiles des protections très lourdes. 26 Une armure maléfique richement sculptée est offerte à saint Louis (L. 1) tandis qu’Alegonde remet à Archambault l’armure sainte d’Aimon de Bourbon (L. 11) ; une armure d’or détruisant les enchantements est envoyée par le Ciel à Clovis (L. 11). L’armure de la Pucelle est celle du roi, dont il la revêt lui-même. Toutes sont l’objet d’ekphrasis. 27 La célèbre gravure de Dürer, « le chevalier, la mort et le diable », date de 1513 et se trouve à la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe. surnaturel par des miracles, des anges en action, le Christ lui-même qui accueille saint Louis au paradis au livre 8, la Vierge qui vient se manifester à la païenne Zahide au livre 17. Une planche montre l’ange qui fouette les eaux du Nil pour mettre fin à l’inondation, une autre les anges qui portent le corps de Robert d’Artois dans son tombeau 24 . Ces représentations donnent le plus beau rôle aux forces du bien. Les démons n’apparaissent que vaincus ou chassés, plus clairement encore que dans Clovis. Saint Louis est aussi le seul des poèmes qui nous présente l’image d’une personnalité prophétique, Alegonde, sainte ermite qui interprète pour les croisés les signes donnés par le Ciel. Sainte Geneviève, qu’on s’attendrait à voir dans Clovis au livre 8 ou au livre 12, et la Sibylle de Cumes qui révèle à Alaric le futur de sa race, sont absentes des illustrations. Quant à Chapelain, il a réduit l’intervention prophétique à une voix mystérieuse entendue par la Pucelle, Charles et Dunois dans une crypte profonde, ce qui exclut toute représentation. Il est de ceux qui désenchantent le monde, contrairement aux autres poètes et surtout au P. Le Moyne, qui chante un univers harmonieux et pénétré du souffle divin. Les écarts entre l’illustration et le texte Les conventions représentatives s’imposent quelquefois à l’artiste contre le respect du texte. L’écart est manifeste en ce qui concerne l’équipement militaire : les poèmes héroïques évoquent des armures empruntées au romanzo italien, faites de nombreuses pièces très couvrantes 25 . Outre la cuirasse et l’armet dont la visière couvre le visage, brassards et gantelets, tassettes et jambières protègent les bras et les jambes. Nous le savons par les ekphrasis des armes des héros 26 , ainsi que par les récits de combats : la blessure intervient par les jointures, ou par le coup violent d’un adversaire trop fort. La représentation de tels héros devrait ressembler à celle du chevalier de la célèbre gravure de Dürer 27 . Les illustrations des poèmes héroïques, tout à l’inverse, nous montrent les combattants revêtus d’un casque qui laisse largement voir leur visage et d’une cuirasse « à l’antique ». Sous une tunique courte, ils montrent leurs bras, leurs cuisses et leurs genoux, comme les tableaux ou les statues équestres contemporains. L’habit des guerrières est très proche de celui des héros. Mais comme ceux-ci sont vêtus de tuniques courtes, la pudeur exige qu’elles portent une jupe avec la cuirasse, comme les déesses ou personnages allégoriques féminins de la statuaire et de la peinture : on le voit avec Yoland au livre 8 de Clovis, on le voit aussi avec Zahide et Almasonte lorsqu’elles combattent Mélédor et Alzir. 126 Francine Wild <?page no="126"?> 28 « […] épandant son poil qu’elle détache » (v. 3553) : l’image rend exactement compte du geste. Cette planche est reproduite dans l’article de Maxime Cartron ici-même. 29 Clovis, v. 3555-3556, p. 233. L’expression « une audace effrontée » est au v. 3557. Saint Louis, livre 11 : combat d’Almasonte et Zahide contre Alzir et Mélédor. [Bibliothèque de Nancy] Or l’aventure tragique de ce combat repose entièrement sur le fait que le harnois cache l’identité : les deux princesses, dont le casque masque le visage et dont les boucliers ne portent pas de blason, prennent les deux guerriers pour Bourbon et Culans dont ils ont pris les armes, et d’autre part Alzir et Mélédor ne peuvent savoir qu’ils ont affaire à des femmes, encore moins que ce sont les deux princesses dont ils sont amoureux. Le traitement par l’artiste rend le quiproquo totalement invraisemblable. Parmi les guerrières, une seule est rigoureusement habillée comme un homme, Albione, lorsqu’elle vient trouver puis lorsqu’elle quitte Clovis, sous l’apparence de Clotilde qu’elle a prise grâce à un charme ; cette tenue immodeste s’accorde avec la chevelure libre, signe de dévergondage 28 , et avec le discours qu’elle tient, d’« une audace effrontée » : Mon cœur ne peut deux mois aimer en même lieu. Je vais voir Sigismond, et je te dis adieu. 29 127 L’illustration des poèmes héroïques <?page no="127"?> 30 Comme Maxime Cartron le montre dans l’article qui suit. Sa tenue masculine convient bien à l’impudeur qu’elle montre par ailleurs. La blondeur serait-elle un signe de vertu ? Clotilde est représentée avec des cheveux clairs, sauf précisément sur cette image du livre 9 où elle semble sans pudeur (puisque c’est une autre sous son apparence). Or Clotilde est brune, le texte l’indique clairement : le poète voulait par-là rendre hommage à la beauté brune de la pieuse duchesse d’Aiguillon. Préjugé ou convention, la vertu semble aller avec les cheveux blonds dans l’esprit de l’illustrateur. Quant à la Pucelle, les illustrations donnent de ce personnage une image ambiguë. Son costume, son visage sont à peu près les mêmes que ceux du roi, et son expression résolue la fait souvent paraître plus virile que lui. Elle porte soit l’armure, soit un habit masculin, mais, peut-être pour rappeler sa féminité ou sa condition de bergère, son chapeau couvert de plumes est attaché sous son menton par un ruban, ce qui la tire bizarrement vers le genre pastoral. Elle a aussi sur l’image les cheveux épars, comme le roi. Pourtant le poème évoque à plusieurs reprises sa tresse brune : les saintes héroïnes, la Pucelle et Clotilde, ne portent pas les cheveux dénoués. Là encore l’illustration et le texte ne se correspondent pas. En tout cas le personnage, tel que le montre l’image, est intermédiaire entre le féminin et le masculin, entre l’épique et le pastoral ; comme dans le texte (où elle n’a ni nom ni prénom), elle apparaît indéterminée. Cela aussi peut expliquer l’échec du poème, pourvu d’une héroïne à laquelle nul ne pouvait s’identifier. Ce sont donc les traditions représentatives, quelques préjugés culturels bien ancrés et de légers glissements de style qui donnent quelquefois à l’illustration un sens divergent de celui que le poète a clairement signifié dans les vers. L’image règne à coup sûr là où le merveilleux et l’historique se croisent, parce qu’elle fait fusionner les différents niveaux de la réalité et de l’imaginaire. Sa présence dans le poème héroïque se justifie d’elle-même. L’illustration brise le rythme de la diégèse : elle ne rend compte que des passages les plus violents ou les plus décisifs, laissant dans l’ombre les moments de dialogue, de réflexion, de prière, essentiels dans le texte mais moins offerts à la représentation visuelle. Simultanément, elle offre au peintre et au graveur la possibilité de disposer la scène et même de regrouper dans un tableau unique des faits qui dans le récit se succèdent 30 . Les sens allégoriques sont ainsi mis en évidence. Elle joue un rôle de médiation en rapprochant de l’imaginaire du lecteur les scènes qui lui sont proposées. Dans nos poèmes, elle suit et renforce dans bien des cas les choix idéologiques et poétiques dont le texte témoigne, notamment pour le merveilleux. Au besoin elle les simplifie. La caractérisation des personnages, de toute façon peu variée dans un poème héroïque, se voit schématisée : tout héros a l’apparence d’un guerrier romain même si le poème le décrit en chevalier, tout paysage tend à devenir bucolique, quelle que soit la nature de l’événement ; l’image oppose l’héroïne chaste et blonde à l’aventurière brune, même si leur « poil » est également brun. Ce jeu de transposition nous ouvre aux codes et aux présupposés qui étaient ceux du lecteur du temps et complète donc utilement une accculturation par elle-même délicate pour bien des lecteurs aujourd’hui. 128 Francine Wild <?page no="128"?> 1 Pascal Quignard, Georges de La Tour, Paris, Flohic, 1993, p. 48. 2 Francine Wild, « Questions liées à l’édition de Clovis », Pascale Mougeolle (dir.), Donner corps et donner voix - éditer, traduire, Neuville-sur-Saône, Éditions Chemins de Tr@verse, 2019, p. 23-36. 3 Nous nous proposons donc d’aborder la question sous un angle différent de celui suggéré par Marine Roussillon, qui décèle dans l’illustration une dimension politique : « l’image visible fonctionne ici [] comme un indice : dans le jeu de ses différentes composantes, elle signale qu’elle renvoie à autre chose que ce qu’elle donne à voir. Elle n’est pas présence (iconique) - ni Dieu ni Richelieu ne sont représentés - mais indice d’une présence dont la vue échappe au lecteur-spectateur » (M. Roussillon, « Que voit-on dans les poèmes héroïques des années 1650 ? », Littératures classiques, n° 62, 2013 en ligne). 4 Jacques Carel de Sainte-Garde, Réflexions académiques sur les Orateurs et sur les Poètes, Les Poétiques de l’épopée en France, éd. Giorgetto Giorgi, Paris, Champion, 2016, p. 497. Condenser l’image : l’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) Maxime C A R T R O N Université Jean Moulin Lyon 3 « Les peintures ne racontent pas un récit : elles font silence en demeurant à son affût. Elles trans‐ forment la vie en son résumé. 1 » Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin est un poème épique qui se compose de vingt-six livres, chacun étant illustré par une gravure décrivant, comme le signale Francine Wild, « l’un des passages les plus mouvementés de ce livre 2 ». En ce sens, on peut considérer l’image comme une synecdoque : la scène décrite est potentiellement la plus importante du livre et/ ou la plus intéressante, du moins du point de vue de l’illustrateur 3 . Ces scènes rendent compte du texte en le reprenant pour le redire autrement. En 1676, dix-neuf ans après le Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin, Carel de Sainte-Garde écrivait : Le peintre ne peut représenter que l’instant d’une action. Par exemple, s’il veut donner le portrait d’une bataille, tous les personnages auront toujours la posture d’un certain instant. Celui qui lève l’épée pour frapper son ennemi la tiendra toujours levée. Celui qui tombe de son cheval demeurera toujours en cet état. Mais le poète décrit aisément l’action tout entière. Il décrit, dis-je, ce qui arrive aux premiers moments et d’un fil continu il va jusqu’aux derniers et en achève la suite. Joint que la peinture n’exprime point, ou n’exprime que faiblement, les pensées et les passions, elle n’a point de couleurs pour cela. Mais la poésie a des couleurs spirituelles qui la représentent d’une manière très noble. 4 <?page no="129"?> 5 Ibid. 6 Denis Diderot, Essai sur la peinture, cité par Jean Rousset dans Passages, échanges, transpositions, Paris, José Corti, 1990, p. 133. 7 Véronique Adam, « L’illustration dans la poésie baroque : du miroir de la poésie au reflet de la poétique », Lise Sabourin (dir.), Poésie et illustration, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2008, p. 73. 8 Ibid. 9 Voir aussi Michel Tardy, « Le paradoxe : l’image est fixe mais elle rend le temps. Rapports entre l’espace et le temps dans l’image isolée », L’image fixe. Espace de l’image et temps du discours, Paris, La Documentation française/ Centre Georges Pompidou, 1983, p. 23 : « Il n’y a pas d’image fixe qui ne soit réintroduite dans une épaisseur temporelle par les lecteurs. » Pour Carel de Sainte-Garde, « Les choses peintes n’ont ni mouvement ni parole 5 . » Ou, pour le redire avec Diderot : « Le peintre n’a qu’un instant ; et il ne lui est pas plus permis d’embrasser deux instants que deux actions 6 . » J’aimerais au contraire réfléchir à quelques illustrations de François Chauveau pour Clovis comme à une condensation d’instants et de micro-instants, qui réintroduit du mouvement dans l’estampe pour rendre compte de la narrativité de l’épopée de Desmarets. Le parcours que je propose s’appuiera sur les planches gravées qui ont vraisemblablement causé le plus de tracas à Chauveau pour rendre la narrativité, soit sur celles qui décrivent une scène a priori impossible à représenter du point de vue de la simultanéité et/ ou de la continuité de l’action, et qui révèlent l’habileté et le talent du graveur. Il s’agira pour ce faire de préciser certains aspects du style de Desmarets, qui suscitent tout naturellement l’illustration. On cherchera à voir comment l’image « manipule […] le temps de la narration poétique en faisant coïncider des moments distincts 7 » et comment « à l’instar de cette simultanéité temporelle, elle se complaît à convoquer des sens multiples, inscrits en filigrane dans les vers 8 », pour citer Véronique Adam à propos d’un autre corpus 9 . Illustration et prolepse : le moment de la requête Le texte correspondant à l’image (Fig. 1) du livre II est le suivant : Clovis perdant l’espoir arrête enfin sa course Alors qu’à ses regards, près d’une pure source, Sur le bord d’un ruisseau de frênes ombragé, Une nymphe paraît, dont le bras engagé Soutient le noble faix de sa tête superbe, Et dont l’aimable corps mollement presse l’herbe. Un doux vent fait voler ses plus libres cheveux. Ses beaux pieds sont serrés d’un cothurne à cent nœuds. Son épieu sur les fleurs près d’elle se repose. Sa fierté se dément par sa bouche de rose. Trois nymphes à l’écart, le carquois sur le dos, Sur la rive plus basse imitent son repos. De chiens chacune tient une laisse vaillante. L’un dort, l’autre s’étend, l’autre boit l’eau coulante. 130 Maxime Cartron <?page no="130"?> 10 Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Clovis ou la France chrétienne, éd. F. Wild, Paris, STFM, 2014, L. II, v. 841-870, p. 122-123 (désormais : Clovis). 11 Notons que ces postures mériteraient d’être comparées à celles, très codifiées, du théâtre et de l’opéra de l’époque, qu’elles prennent probablement pour modèle. 12 Ibid., v. 871-876, p. 123. 13 Ibid., v. 921-925, p. 125. Un sanglier aux longs poils, aux écumeuses dents, Semble dormir en paix près des limiers ardents ; Mais la rougeur du sang qui souille la verdure Fait reconnaître assez sa funeste aventure. […] Clovis en surmontant sa profonde tristesse : « Qui que tu sois, dit-il, soit nymphe, soit déesse, Favorable aux mortels de douleur consumés, N’as-tu point vu courir dix Bourguignons armés ? » Elle dresse son chef d’une façon hautaine. Sur le noble guerrier son regard se promène […]. 10 Et la scène s’arrête ici ; Chauveau ne va pas plus loin. Yoland entend la requête mais n’y répond pas encore, c’est la suite du texte. On pourrait donc dire que Chauveau a parfaitement figé la scène à l’aide de l’attention qu’il accorde aux détails, scrupuleusement reproduits (les chiens, le sanglier, le vent dans les cheveux de Yoland…). Néanmoins, le visage de la chasseresse semble exprimer l’admiration, ou du moins la curiosité, l’intérêt, rendus sensibles par la position de sa main droite, qui suggère une posture de contemplation, la main gauche étant librement et presque sensuellement posée sur la cuisse 11 . Ceci n’est pas dans la scène décrite par Desmarets, qui accentue au contraire aux vers suivants la morgue de la princesse : Puis elle abaisse l’œil, se lève avec froideur, Se tient muette un temps, d’orgueil ou de pudeur. A peine pour ces mots ses lèvres sont ouvertes : « Nul passant n’a paru dans ces forêts désertes ». Puis elle se détourne, avare de sa voix. Dédaigneuse elle laisse et Clovis et le bois. 12 On attendrait que Chauveau, anticipant l’instant de la réponse, rende compte de cette « froideur ». Il ne le fait pas. Pourtant, l’admiration et la curiosité de Yoland pour Clovis sont bien présentes dans ce livre, mais on l’apprend rétrospectivement, grâce au discours qu’elle tient à Aubéron et Albione aux vers 921-925 : Naguère, dit sa sœur, j’ai vu ce prince illustre : Au moins un qui n’atteint que son cinquième lustre, D’un port superbe et doux, d’un auguste regard, Et qui presse un coursier à poil de léopard. Il court, et des brigands il a perdu la piste. 13 Plus explicitement encore : 131 L’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) <?page no="131"?> 14 Ibid., v. 942-945, p. 125-126. 15 F. Wild, « L’apparition dans Clovis ou la France Chrétienne (1657) de Desmarets de Saint-Sorlin », Pascal Couté, Hélène Frazik et Camille Prunet (dir.), L’Apparition dans les œuvres d’art, Caen, Presses Universitaires de Caen, à paraître. 16 Je remercie Francine Wild d’avoir attiré mon attention sur cet aspect de l’image dans Clovis. Est-ce là ce grand roi dont partout le bruit vole ? Je brûle du désir d’apprendre ses exploits, Et quels peuples sa force a rangés sous ses lois, Et de savoir encore le sort de ses ancêtres […]. 14 Le livre II est important car il permet notamment de décrire l’amour naissant de Yoland et d’Albione pour Clovis, amour qui entraînera de nombreuses péripéties dans la chaîne épique. Chauveau se trouvait face à un problème de rendu narratif : fallait-il condenser rétrospectivement la scène - solution qu’il retient - en important de la suite du texte des sentiments qu’on peut lire ici « en avant-première » - ce qui rend bien compte de la fonction de résumé synecdochique de l’image -, ou se contenter de reproduire le comportement hautain de Yoland, qui est calculé et indexé sur son orgueil naturel, caractéristique constante du personnage tout au long de l’œuvre ? Le texte introduit en fait subtilement une alternative à cette explication : au vers 872, Yoland « se tient muette d’orgueil ou de pudeur ». Un choix est donc laissé à l’illustrateur. Chauveau s’engouffre dans la brèche pour dévoiler une interprétation de la scène : pour lui, si Yoland se montre aussi froide, c’est possiblement par « pudeur », ce qui en soi ne semble pas contredire l’orgueil (la hauteur de son rang et les règles qui en découlent exige qu’elle ne réponde pas à un inconnu avec familiarité), mais ce qui peut s’entendre de manière polysémique, comme l’illustration en témoigne. On voit en un instant, condensé, que Yoland est impressionnée par Clovis, ce que nous n’apprenons que plus tard dans le récit épique. L’illustration revêt ici une fonction proleptique. Asyndète et illustration : Gondebaut et les spectres Dans Clovis, Desmarets emploie souvent l’asyndète pour exacerber la vivacité du récit puisque, comme le rappelle Francine Wild, « une épopée, c’est d’abord un récit, et un récit haletant. Le temps du récit épique est le présent, et le récit bondit d’un épisode à l’autre 15 ». L’absence de transition (le marqueur « déjà » suffit) situe le texte dans une sorte de système cinématographique par séquence 16 . Mais Desmarets se sert également de cette figure pour rendre compte des sensations et sentiments des personnages, qui sont souvent mêlés, voire brouillés : l’asyndète est un moyen expressif qui vise simultanément à illustrer le récit, à le placer sous les yeux du lecteur, car l’asyndète participe évidemment de l’hypotypose, et à en augmenter l’expressivité. L’exemple du songe de Gondebaut au livre sixième est particulièrement éclairant. Voici le passage textuel que Chauveau choisit d’illustrer (Fig. 2) : Sa bouche alors lança deux infâmes serpents, Qui déjà sur son lit et par son sein rampant Le mordent, et déjà le percent jusqu’à l’âme. 132 Maxime Cartron <?page no="132"?> 17 Clovis, VI, v. 2367-2374, p. 187. 18 Ibid., v. 2375. 19 O. Leplatre, « Présentation : polarités tensives », Textimage-Le Conférencier, 2013, « Nouvelles approches de l’ekphrasis », https: / / www.revue-textimage.com/ conferencier/ 02_ekphrasis/ presenta tion.html. Il se trouble, il s’effraie, il frémit, il se pâme. Mais l’effroi le réveille. En vain il veut crier. Son impuissante voix s’attache à son gosier. Au défaut du parler, il se débat, il tremble. Il pousse des sanglots et gémit tout ensemble. 17 Conformément au texte, le graveur représente le roi dans son lit, épouvanté par l’apparition des fantômes de son frère et de sa belle-sœur qu’il fit assassiner pour prendre le pouvoir. Le premier, qui se trouve devant lui, le second étant positionné en retrait mais dans le même angle de perspective, lui lance par la bouche « deux infâmes serpents ». Dans le texte, la strate temporelle suivante narre l’apparition des serviteurs, alertés par les gémissements confus de leur maître, incapable de crier : « Tous les siens à son aide accourent à ce bruit 18 . » La gravure anticipe ce vers et condense la scène en les faisant apparaître à l’arrière-plan, à gauche, introduisant un clair-obscur par le rai de lumière que produisent leurs torches. Cette anticipation se justifie par la posture de Gondebaut, condensant elle aussi le cri, le gémissement, l’effroi, en un mot ses diverses gesticulations successives qui finissent par alerter les domestiques. L’asyndète du vers 2370 (« Il se trouble, il s’effraie, il frémit, il se pâme »), signalant cet enchaînement de sensations brouillées, est ainsi rendue par l’estampe, et insère un autre rapport au temps et à la continuité narrative : l’acmé de la scène, son point culminant en termes d’expressivité de l’image, est représentée, Chauveau condensant le temps pour en maximiser l’efficacité. La scène fait tableau et suscite l’effroi du lecteur, dont le regard converge sur Gondebaut. Là où Desmarets narre en continu, Chauveau condense, ramasse, résume et produit une scène de la scène, soit une véritable ekphrasis de l’hypotypose. Comme le suggère Olivier Leplatre, il s’agit par-là de « faire de l’ekphrasis plus qu’une forme : un mouvement. Par quoi elle se comporterait comme un lieu sans lieu assigné, une figure atopique refusant les codes fixes, les cloisonnements génériques et les cadres formels 19 . » L’ekphrasis ne se réduit pas à la stase, à l’image fixe : elle fait signe vers le texte via un mouvement insufflé par l’illustrateur. Enjambement de l’image La lutte d’Yoland et Clovis qui oriente la lecture du livre VIII commence en fait à la toute fin du livre VII, aux vers 3084-3090, et l’on retrouve cette continuité dans l’illustration (Fig. 3), Chauveau ayant choisi le moment où Clovis a arraché Yoland de son cheval : Le barbe impétueux, allégé de sa chargé, Fournit sa course entière, et dans l’espace large, D’un pied libre et léger, fait cent sauts et cent bonds. Le peuple épars le fuit, et se presse en arrière, 133 L’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) <?page no="133"?> 20 Clovis, VII, v. 3084-3090, p. 211. 21 Ibid, VIII, v. 3091-3094, p. 215. 22 Selon M. Tardy, « les rapports privilégiés ne sont pas nécessairement de consécution : il existe aussi des “sauts à pieds joints” par-dessus plusieurs images, des renvois en avant et en arrière », (« Succession et simultanéité », dans L’image fixe, op. cit., p. 71-72). 23 Sur ce point on lira Alain-Marie Bassy : « L’image a une profondeur ; la relation spatiale “devant-fond” peut s’articuler en relation temporelle “avant-après”. Mais cette relation est toujours réversible. Le temps de l’image n’est ni homogène, ni ordonné, ni irréversible. Il est “rythme”, “cadence”, ou, pour utiliser le vocabulaire de Bergson, il est “durée” et “temps de la conscience” », (« Le temps réversible », ibid. p. 27). 24 Voir Catherine Kintzler, « L’instant décisif dans la peinture : études sur Coypel, De Troy et David », http: / / www.mezetulle.net/ article-28231876.html. 25 Erich Auerbach, « La cicatrice d’Ulysse », Mimesis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1946], trad. Cornélius Heim Paris, NRF/ Gallimard, 1968, p. 13. Et d’une place vaste élargit la carrière. 20 Le Livre VIII débute quant à lui par ces vers : Dans les bras de Clovis Yoland se débat, Fait mille vains efforts, de ses poings le combat, Enfin du fort coursier prend la bride et la serre. Il se cabre […]. 21 L’illustration porte la marque du livre précédent (le cheval sans cavalier qui sème la panique à l’arrière-plan), tout en signalant le changement de livre en focalisant le regard sur le combat au premier plan 22 . L’enjambement produit par l’image fonctionne comme une condensation mémorielle : l’illustrateur agglutine les deux épisodes pour n’en former qu’un seul, tout en donnant à voir le changement de temporalité. Le jeu de l’espace (arrière-plan/ premier plan) crée cette temporalisation 23 : on passe clairement d’un instant à un autre. Là encore, le moment de la scène est en fait un composé de plusieurs instants, tout comme l’instant du combat est lui-même le produit de micro-instants : la narrativité est rendue par Chauveau en ce qu’il condense en une seule unité temporelle deux micros strates ; celle où Yoland donne des coups de poing à Clovis et celle où elle agrippe la bride du cheval. De plus, Chauveau choisit de s’arrêter juste avant l’instant fatidique 24 , celui de la chute, qui est déjà au demeurant suggéré ici par la posture en suspension que les éléments évoqués ci-dessus introduisent : « il se cabre » est le dernier micro-instant condensé dans cette illustration, mais il est naturellement suivi au vers 3094 par « et tous deux ils tombent sur la terre ». L’illustration invite le lecteur à imaginer la suite de l’épisode, sur laquelle la construction temporelle ouvre. L’image enjambe deux textes, qu’elle agglutine tout en en signalant la distinction, et elle fait référence simultanément à l’instant précédent et à l’instant suivant, par le biais de micro-instants condensés en instantanés : la temporalité de l’illustration est bien ici celle de l’épique en ce qu’elle relève de ce « continuel présent temporel et local » analysé par Auerbach dans une étude célèbre 25 . En somme, on peut dire avec Merleau-Ponty que Les seuls instantanés réussis d’un mouvement sont ceux qui approchent de cet arrangement paradoxal, quand par exemple l’homme marchant a été pris au moment où ses deux pieds 134 Maxime Cartron <?page no="134"?> 26 Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1960, p. 79. 27 Jacques Carel de Sainte-Garde, Réflexions académiques, op. cit., p. 497. 28 Rappelons que cette image décrit Albione (déguisée en Clotilde grâce à des charmes magiques) quittant avec mépris Clovis afin de rendre la princesse chrétienne odieuse à ce dernier. 29 Clovis, IX, v. 3574, p. 233. 30 Ibid., v. 3563. 31 Ibid., v. 3562. 32 Ibid., v. 3568. Sur ces « passions » voir notamment Charles Le Brun, « Conférence sur l’Expression des passions », dans Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture au X V I Ie siècle, éd. A. Mérot, Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2003. La subtilité de Chauveau est remarquable : Le Brun évoque en effet les « passions extrêmes », qui sont ici condensées en Clovis (la colère, l’étonnement…). Voir aussi René Bary, Méthode pour bien prononcer un discours et pour le bien animer (1679), dans Sept traités sur le jeu du comédien et autres textes, éd. Sabine Chaouche, Paris, Champion, 2001. touchaient le sol : car alors on a presque l’ubiquité temporelle du corps qui fait que l’homme enjambe l’espace. Le tableau fait voir le mouvement par sa discordance interne ; la position de chaque membre, justement par ce qu’elle a d’incompatible avec celle des autres selon la logique du corps, est autrement datée, et comme tous restent visiblement dans l’unité d’un corps, c’est lui qui se met à enjamber la durée. 26 « L’ubiquité temporelle du corps » provient d’un enjambement de l’espace qui est aussi enjambement de la temporalité, et pourrait révéler une poétique de l’illustration singulière, fondée sur l’éloquence du geste et du corps. Éloquence du geste et condensation du sentiment Carel de Sainte-Garde reconnaît lui-même que « les beaux traits de la peinture jettent dans l’esprit quelque idée du mouvement et des paroles 27 . » L’éloquence du corps et du geste pourrait figurer le mouvement, censé être absent en peinture. Si nous prenons l’illustration du livre IX (Fig. 4), nous nous apercevons du talent de Chauveau, qui réussit par leur expression conjointe à condenser plusieurs sentiments distincts en un seul 28 . Il semble que l’image donne à voir Clovis alors qu’il veut qu’« au moins devant tous lui-même il se surmonte 29 », ce qui est perceptible notamment par son geste des mains, qui met à distance les propos de ses hommes, étonnés et réprobateurs, suggérant peut-être de rattraper la fausse Clotilde. Ce geste arrête le temps du discours en un équivalent en image de l’intimation au silence : geste de maîtrise, qui semble concorder avec le vers 3574. Mais le visage de Clovis, encore tout interdit, exprime clairement la surprise, le dépit devant l’insulte, voire la colère et, plus encore, rend bien la juxtaposition contradictoire du vers 3563 : « Il pâlit, il rougit ; ses yeux sont pleins de feu 30 . » On peut deviner ou imaginer la rougeur sur la joue, la pâleur sur le reste du visage. Le regard semble hésiter, témoin de la douleur causée par ce départ offensant (« son âme éperdue en mille maux flottante 31 »), l’expression de la bouche marquant la surprise mais aussi l’indécision (« et sa bouche en suspens ne sait que prononcer 32 »). La scène est opérée par un « retour amont » : Chauveau efface le « il veut, il ne veut pas » en axant le regard du spectateur sur le geste de maîtrise : Clovis semble bien « surmonter » son dépit et sa douleur. Cependant, le détail du visage du roi réinsère les vers précédents dans la description, et donne à voir au spectateur un Clovis 135 L’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) <?page no="135"?> 33 Comme l’écrit M. Tardy, « j’ai replacé ce moment indécidable dans une séquence temporelle qui lui donne un sens » (« Le paradoxe… », art. cit., p. 23). 34 Clovis, XVIII, v. 7129-7134, p. 372-373 (nous soulignons). qui se contient devant ses hommes, tout en masquant au mieux sa souffrance. L’équivalent pictural du « il veut, il ne veut pas » - notons à nouveau l’intérêt de la juxtaposition asyndétique, qui permet à Chauveau de poser une assise, un ancrage dans le texte, qui l’invite à en donner l’équivalent en image - est représenté par l’expression de la bouche notamment, le geste de la main figurant le vers 3574, qui révèle également une manifestation de dépit, voire d’incrédulité. Chauveau réussit à rendre effectif le tiraillement du roi, mais il ne se contente pas de marquer la contradiction : il l’exhibe comme principe artistique d’une condensation du temps, qui augmente l’expressivité du texte. L’image est un supplément, mais un supplément qui interprète en reconfigurant 33 . Pallier la parole La peinture ne parle pas, c’est un fait. Mais elle peut pallier la parole car elle peut en représenter l’effet, et se montrer ainsi complémentaire du texte, on l’a vu avec la scène du retour de chasse, où Chauveau rend compte de l’adresse de Clovis par le geste et par le mouvement de la bouche, qui traduisent et transcrivent la requête. Au livre XVIII, un procédé encore plus ingénieux mérite d’être analysé. Myrrhine, la servante d’Yoland et Albione, vient trouver Lisois (amoureux d’Yoland) et un autre guerrier nommé Ardéric pour les piéger, c’est-à-dire, en l’occurrence, les attirer dans les rets de l’enchanteur Aubéron. Chauveau choisit de rendre compte de l’abord des deux Francs par Myrrhine, soit de la scène de la parole (Fig. 5) : « Magnanimes guerriers, dit-elle toute en larmes, Si jamais la pitié régna parmi les armes, Secourez de vos soins la princesse Yoland ». Du désir de la voir Lisois déjà brûlant Sent son cœur s’émouvoir, et veut qu’elle l’adresse En quelque lieu du monde où souffre sa princesse. 34 La parole de Lisois est représentée par son geste de compassion vive (passion chevaleresque par excellence), mais aussi d’impatience, qui semble signifier à Myrrhine qu’il est prêt à se rendre séance tenante à l’endroit qu’elle lui indique, ce que marque également le mouvement du cheval, s’élançant déjà sur le commandement de Lisois dans cette direction. Le geste de la servante désignant le lieu ainsi que sa posture se comprennent comme l’inquiétude et l’affolement (feints) transmis dans le texte uniquement par le langage : l’image complète celui-ci en ce qu’elle lui donne une interprétation rhétorique, via le corps qui lui manque : rien sur les sentiments de Myrrhine en effet, dans le poème de Desmarets, mais on sait au demeurant qu’ils sont feints, puisqu’on l’a appris avant. L’image apporte simplement au texte une théâtralité. Mais Chauveau va plus loin en agglutinant à ce passage le moment suivant : Myrrhine les conduit dans la sombre épaisseur 136 Maxime Cartron <?page no="136"?> 35 Ibid., v. 7135-7136, p. 373 (nous soulignons). 36 Ibid. 37 F. Wild, « L’apparition dans Clovis ou la France Chrétienne (1657) de Desmarets de Saint-Sorlin », art. cit. 38 La Scène de roman. Méthode d’analyse, Paris, Armand Colin, 2002, p. 5. Où paraît à leurs yeux Yoland et sa sœur. 35 Chauveau fait de deux scènes une seule, pour pallier la parole manquante, mais aussi pour l’interpréter. Le « désir de la voir » est quasi performatif ici ; les princesses sont dans l’ombre du bois, Lisois, Ardéric et Myrrhine dans la clarté d’une clairière, situation dans l’espace qui métaphorise le déroulé du texte : Lisois et Ardéric vont accéder bientôt aux princesses, qu’ils ne voient pas encore. La suite de l’épisode n’est donc pas encore tout à fait révélée par Chauveau, qui rend compte de la continuité narrative de cette manière. Le désir de voir est aussi celui du lecteur, qui en voit plus que Lisois et qui acquiert par-là un recul sur la scène. Car plus encore, la métaphore de la situation des personnages est évidente : ils accèderont aux princesses (Ardéric tombera pour sa part amoureux d’Albione), mais ce sera au prix de la perte de la lumière, puisqu’ils se retrouveront prisonniers d’Aubéron et de ses noirs sortilèges. D’ailleurs, on peut y voir aussi un rappel du vers 7128 : « Elle court, et les trouve égarés dans le bois 36 ». L’interprétation du texte par Chauveau est la suivante : la véritable situation d’égarement est celle introduite par Myrrhine agent du démon. En désaccord avec Carel de Sainte-Garde, j’aimerais conclure en disant que la grande habileté de Chauveau le conduit à inventer plusieurs manières de rendre compte de la narrativité du texte, par le biais d’une condensation du temps et de l’espace, qui pallie la parole absente, qui redouble le texte, à la fois pour le transposer, mais aussi pour l’interpréter, pour en donner une version, attentive au détail, fondée sur l’éloquence du geste et du corps. En somme, il conviendrait à présent, pour prolonger l’étude, de se demander si Chauveau et Desmarets ont échangé sur les illustrations, et sous quelles modalités. Quelles ont pu être leurs relations ? Y a-t-il eu un ou des intermédiaires entre le graveur et le poète ? La présence récurrente de l’asyndète semble en effet fournir au premier la base initiale de plusieurs images, exploitant par-là un stylème propre au genre, certes, mais aussi à l’auteur. Comme l’écrit F. Wild à propos de l’esthétique de Clovis : Cette esthétique de la surprise est aussi une esthétique visuelle : voir, c’est connaître, comprendre, ou parfois être confronté à une énigme. La mémoire collective - l’histoire du peuple franc - se décline en tableaux qu’on contemple ou qu’on commente, les moments importants de l’action sont racontés de façon à apparaître comme des scènes plus que comme des épisodes ; les ornements du récit sont surtout des comparaisons ou des métaphores, qui presque toujours font appel au registre visuel. 37 La scène, ce « cadre sémiologique fondamental de la peinture classique » selon Stéphane Lojkine 38 , c’est le texte lui-même, mais le texte en images, qui résume de manière synecdo‐ chique les plus beaux passages de l’épopée, ou plutôt les plus propres à représenter le style de cette dernière, fondé sur l’hypotypose, et sur une ekphrasis en mouvement, qui témoigne de la vitalité herméneutique du dialogue des arts à l’âge classique. 137 L’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) <?page no="137"?> ANNEXES 138 Maxime Cartron <?page no="138"?> 139 L’illustration de Clovis ou la France chrétienne de Desmarets de Saint-Sorlin (1657) <?page no="140"?> 1 Claude-François Ménestrier, « Préface », Des Représentations en musique anciennes et modernes, Paris, R. Guignard, 1681. Sur Ménestrier : Gérard Sabatier (dir.), Claude-François Ménestrier. Les jésuites et le monde des images, Grenoble, PUG, 2009. 2 Pour une synthèse de la vie et du travail de Torelli, avant et après son arrivée à Paris, Per Bjurström, Giacomo Torelli and Baroque Stage Design, Stockholm, Nationalmuseum, 1961. Sur le contexte dans lequel a grandi le machiniste : Hélène Leclerc, Venise et l’avènement de l’opéra public à l’âge baroque, Paris, Armand Colin, 1987. 3 Francesco Sacrati (1605-1650) était un musicien actif à Venise et composa de nombreux opéras parmi lesquels Bellérophon sur un livret de Vincenzo Nolfi, avec des machines de Torelli, au théâtre Novissimo de Venise, en 1642. C’est dans ce lieu que fut créé l’opéra la Finta Pazza en 1641, sur un livret de Giulio Strozzi, avant que le spectacle ne soit repris à Paris sous la demande de Mazarin. 4 En 1647 le théâtre du Marais entamait une réforme scénographique avec d’importants travaux d’aménagements techniques. Sur cette époque, Sophie Wilma Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre du Marais, t. II, Le Berceau de l’Opéra et de la Comédie-Française, Paris, Nizet, 1958. Lire également l’article de Sandrine Blondet, « Les Travaux et les Jours. Réfection et création des scènes parisiennes (1644-1647) », Georges Forestier et Lise Michel (dir.), La Scène et la coulisse dans le théâtre du X V I Ie siècle en France, actes du colloque de la Sorbonne (Paris, janvier 2006), Paris, PUPS, 2011, p. 57-70. Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe (1645-1654) Anthony S A U D R A I S Université Rennes 2 Pourquoi graver des spectacles ? Une esthétique figée du mouvement À la différence du spectacle, à ce tableau scénographique sujet au mouvement et à l’éphémère, aux aléas humains et matériels de la représentation, la gravure permettait de fixer, définitivement, un état idéal de ce que Ménestrier nommait des « images en actions 1 ». Le mouvement, figé dans la bidimensionnalité de l’image - elle est aujourd’hui dématérialisée par internet - se trouve comme arrêté, privé de sa nature fugitive. L’arrivée à la cour de France de Giacomo Torelli (1608-1678), machiniste italien venu à la demande de Mazarin 2 , allait amplifier, complexifier la technicité des machines de théâtre. Mais Torelli ne fut pas le seul artiste italien appelé par Mazarin pour réformer les spectacles de cour, la nouveauté que constituait l’opéra en France demandant d’inviter des musiciens parmi lesquels Francesco Sacrati 3 pour la représentation de la Finta Pazza dont la première eut lieu, le 14 décembre 1645, dans la salle du Petit-Bourbon, marquant le début d’une révolution scénographique en France, et d’abord à Paris 4 . En construisant des dessous et des dessus de scène, le machiniste permettait de changer les décors de théâtre par l’usage de châssis coulissants, la nouveauté technique résidant davantage encore dans l’aménagement de cintres pour l’exécution de vols jusqu’alors inédits en France. Pour les spectateurs <?page no="141"?> 5 « D’abord, l’aurore s’élevait de terre sur un char insensiblement et traversait ensuite le théâtre avec une vitesse merveilleuse. Quatre zéphyrs étaient enlevés du ciel de même ; quatre descendaient du ciel et remontaient avec la même vitesse. Ces machines méritaient d’être vues » (Olivier Le Fèvre d’Ormesson, Journal, éd. M. Chéruel, Paris, Imprimerie Impériale, 1860, t. I, p. 340-341). 6 Cette attribution est le fruit des travaux de Marc Bayard dans son ouvrage Feinte baroque : iconographie et esthétique de la variété au X V I Ie siècle, Paris, Somogy, 2010. 7 Benoît Bolduc, « Mirame, fête théâtrale dans un fauteuil ? », Revue d’histoire du théâtre, n° 245-246, I-II, 2010, p. 159-172. Id., La Fête imprimée. Spectacles et cérémonies politiques (1549-1662), Paris, Classiques Garnier, 2016. 8 Michel de Marolles, invité à la représentation par le Cardinal de Richelieu, ne trouva pas de grandes qualités à la scénographie et aux machines de Mirame, et témoigna en ces termes du succès médiocre de la pièce auprès du public : « Le reste n’est qu’un embarras inutile, qui donne même de faux jours, et qui fait paraître les personnages des géants, à cause des éloignements excessifs de la perspective, dont il faut que les espèces soient merveilleusement petits dans la proportion, pour tromper la vue. Au reste, si je ne me trompe pas, cette pièce ne réussit pas si bien que les autres de celui qui l’avait composée, auxquelles on n’avait pas apporté tant d’appareil. » (M. de Marolles, Mémoires, Paris, A. de Sommaville, 1656-1657, vol. 1, p. 125-126) 9 Marc Bayard, « Le roi au cœur du théâtre : Richelieu met en scène l’Autorité », L’image du roi de François I er à Louis XIV, Paris, Maison des Sciences et l’Homme, 2006, p. 191-208. 10 Giulio Strozzi, Feste theatrali per la Finta pazza, drama del sign Giulio Strozzi, rappresentate nel Piccolo Borbone in Parigi quest anno 1645 et da Giacomo Torelli da Fano Inventore, cum privilegio, 1645. 11 Alain Riffaud, « Privilèges imprimés dans le théâtre du X V I Ie siècle », Edwige Keller-Rahbé (dir.), Privilèges de librairie en France et en Europe, Paris, Classiques Garnier, 2017 ; id., Répertoire du théâtre français imprimé 1630-1660, Genève, Droz, 2009. 12 Sur la rivalité entre la France et l’Italie, voir Françoise Waquet, Le Modèle français et l’Italie savante (1660-1715), Paris, École française de Rome, 1989. 13 Françoise Hildesheimer, Richelieu, une certaine idée de l’État, Paris, Publisud, 1985. de 1645, c’était une révolution 5 . Balayant la scénographie médiévale fondée sur la fixité linéaire et le compartimentage des décors, comme en témoignent les dessins de Georges Buffequin pour le Mémoire de Mahelot 6 , Torelli ridiculisait quatre ans plus tard l’un des rares spectacles français à être gravé : Mirame (1641) 7 . Vitesse, changements de décors, variété des mouvements et des machines : sur le plan technique et scénographique, la Finta Pazza rendait désuète la tragi-comédie de Desmarets de Saint-Sorlin qui ne recueillit pas auprès des spectateurs le succès espéré 8 . Les goûts de Mazarin, que sa formation italienne avait familiarisé avec les spectacles à machines, n’avaient plus rien à voir avec ceux du défunt Cardinal de Richelieu 9 . Pour démontrer les prouesses de Torelli, oublier dans le même élan Mirame, un imprimé pour la Finta Pazza reçut le rare privilège d’être illustré de gravures de Noël Cochin représentant les différents tableaux de l’opéra 10 . Cette entreprise anticipait la future politique éditoriale et politique de Louis XIV, en particulier celle des privilèges de librairie 11 . Graver la Finta Pazza ne relevait donc pas d’une décision hasardeuse, l’image revêtant un rôle politique de première importance : celui d’inscrire dans la mémoire le souvenir d’un spectacle conçu pour disparaître, mais conservé par l’imprimé et ses estampes. Ces images, en plus d’illustrer le spectacle, servaient à prouver, pour ses contemporains comme pour la postérité, les talents d’un ingénieur que le pouvoir venait d’engager, Mazarin concurrençant sa terre natale dans son pays d’adoption en important la scénographie du changement à vue 12 . Pour glorifier la monarchie renforcée par Richelieu 13 et nouvellement transmise au jeune Louis XIV, la politique éditoriale menée pour illustrer les spectacles de Torelli - l’une 142 Anthony Saudrais <?page no="142"?> 14 Les spectacles comme le Ballet royal de la Nuit (1653) machiné par Torelli, mais également la peinture, ont permis de célébrer la victoire du pouvoir royal sur la Fronde, ce dont rend compte Alain Mérot dans un article sur les décors du Louvre : « Décors pour le Louvre de Louis XIV (1653-1660) : la mythologie politique à la fin de la Fronde », Pierre Vidal-Naquet, Chantal Grell et François Laplanche (dir.), La Monarchie absolutiste et l’histoire de France. Théories du pouvoir, propagandes monarchiques et mythologies nationales, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1987, p. 113-137. 15 Il n’est donc pas étonnant que les cinémas proposent aujourd’hui, en direct ou en différé, des pièces de théâtre ou des opéras, que l’on pense à la Comédie-Française, à l’Opéra de Paris ou encore au Metropolitan Opera. Les raisons sont nombreuses comme l’accès difficile à certaines salles de spectacle, sans compter le coût d’une place souvent élevé. Sur l’accessibilité de l’opéra en dehors du théâtre, Marie Auburtin, « Les premières années de l’opéra à la télévision (1956-1964) », Aude Ameille, Pascal Lécroat et Timothée Picard (dir.), Opéra et cinéma, Rennes, PUR, 2017, p. 183-193. Sur l’accessibilité de l’opéra « à domicile », David Christoffel, « Du DVD et opéra de Salon », Ibid., p. 193-203. Sur la fréquentation du théâtre sous l’Ancien Régime, Jeffrey S. Ravel, « Le théâtre et ses publics : pratiques et représentations du parterre à Paris au X V I I Ie siècle », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 49-3, n° 3, 2002, p. 89-118. 16 Ce fut le cas de Madame de Motteville, invitée par Mazarin le 2 mars 1647 pour le nouvel opéra machiné par Torelli, l’Orfeo : « Sur la fin des jours gras, le cardinal Mazarin donna un grand régal à la cour, qui fut beau et fortement loué par les adulateurs qui se rencontrent en tout temps. C’était une comédie à machines et en musique à la mode d’Italie, qui fut belle, et celle que nous avions déjà vue, qui nous parut une chose extraordinaire et royale. » (Madame de Motteville, Mémoires pour servir à l’histoire d’Anne d’Autriche, Amsterdam, F. Changuion, 1723, vol. 1, p. 423) 17 La salle du Petit-Bourbon était de configuration rectangulaire. des plus importantes dans sa production iconographique en France sous l’Ancien Régime - se donnait l’ambition de prouver, dans son pays d’origine comme à l’étranger, la suprématie d’un pouvoir dont il fallait encore prouver la légitimité, une légitimité remise en cause à cette époque par les épisodes de la Fronde 14 . Les enjeux politiques et historiographiques de l’image Si le lecteur a l’avantage, le temps et le confort de parcourir l’imprimé dans son fauteuil, le spectacle a l’inconvénient de son accessibilité difficile et limitée 15 . Ce constat était de mise en 1645 pour voir les machines de Torelli qui impliquaient de se rendre à Paris et d’être en possession de billets dont le coût était élevé, à moins d’y être invité, notamment par le pouvoir royal 16 . Bien qu’ayant la chance d’assister à l’une des représentations, les spectateurs ne bénéficiaient sans doute pas tous de places d’égale qualité pour profiter de l’illusion perspectiviste 17 . En revanche, les estampes insérées dans l’imprimé offraient une sécurité visuelle. Grâce aux images, le lecteur pouvait/ croyait devenir spectateur, assuré de bénéficier d’une totale tranquillité dans l’exercice de sa lecture. Idéalisées, ces gravures ont l’avantage de représenter avec une rare précision ce que les spectateurs les mieux placés et les plus attentifs n’avaient peut-être pas vu. Par exemple, pour le décor du cinquième acte d’Andromède dans l’édition de Laurent Maurry et Charles de Sercy, chaque piédestal - ils sont au nombre de sept par côté, soit quatorze au total pour la disposition latérale des châssis - bénéficiait d’une ornementation différente, imageant les didascalies qui faisaient valoir que « l’art du sieur Torelli est ici d’autant plus merveilleux, qu’il fait paraître une grande diversité en ces deux décorations, quoiqu’elles soient presque la même chose. 143 Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe <?page no="143"?> 18 P. Corneille, Andromède, Paris, Charles de Sercy, 1651, p. 98. 19 « L’œil du prince » est la position centrale, jugée comme idéale et parfaite, pour voir une réalité tridimensionnelle, Françoise Siguret rappelant que « Le roi ou le Prince, ainsi placé dans la salle au sommet de la pyramide visuelle se trouve encore le point de concours de tous les regards portés sur lui » (L’Œil surpris. Perception et représentation dans la première moitié du X V I Ie siècle, nouvelle édition, Paris, Klincksieck, 1993, p. 135). La salle des Machines construite par Gaspare Vigarani, inaugurée le 7 février 1662 avec l’Ercole Amante de Cavalli, conservera au centre de la salle une place centrale - « l’œil du prince » - pour Louis XIV. F. Chauveau, décor du cinquième acte d’Andromède (détail), Paris/ Rouen, Laurent Maurry et Charles de Sercy, 1651. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, RESERVE 4-BL-3523. Photo A. Saudrais, 2017. On voit encore en celle-ci deux rangs de colonnes comme en l’autre, mais d’un ordre si différent, qu’on y remarque aucun rapport 18 ». Lorsque nous tenons le livre entre nos mains, nous avons en effet le loisir d’admirer sereinement, paisiblement, avec tout le temps nécessaire, la qualité du dessin. Ce temps de lecture, étiré par fixation visuelle par rapport à la représentation, nous permet d’étudier le style du décorateur des châssis peints, notamment par le travail du dessin et de la gravure. Imager cet éphémère spectaculaire, c’était donner, dans le temps de la lecture, le détail de ce que la représentation limitait dans le temps comme dans les possibilités d’analyse. Les détails les plus finement représentés ont donc l’avantage, par rapport au spectacle, de montrer à travers une vue frontale et artificielle, communément appelée « l’œil du prince 19 », ce que le spectateur avait vu 144 Anthony Saudrais <?page no="144"?> 20 Andromède fut une commande de Mazarin adressée à la fois à Corneille et à Torelli. Sur l’élaboration de la pièce, lire l’introduction de Christian Delmas dans son édition critique d’Andromède, Paris, Marcel Didier, 1974. 21 Catherine Guillot, « Les illustrations de Mirame de Desmarets par S. Della Bella », Revue d’Histoire du théâtre, 2003, II, n° 218, p. 145-160. B. Bolduc, « Mirame, fête théâtrale dans un fauteuil ? », art. cit., p. 159-172. 22 Sabine du Crest, « Félibien et l’historiographie des fêtes de Louis XIV à Versailles : la parfaite ressemblance », Walter Baricchi et Jérôme de la Gorce (dir.), Gaspare & Carlo Vigarani. De la cour d’Este à celle de Louis XIV, Milan, Silvana Editoriale, 2009, p. 298-307. Sur Félibien, Jacques Thuillier, « Pour André Félibien », X V I Ie siècle, n° 138, Janvier-Mars 1983, p. 67-95. 23 On peut par exemple reprocher à Hélène Visentin d’accorder une place trop importante à Mirame dans sa thèse de doctorat - la pièce n’en demandant pas tant sur le plan scénographique - quand elle affirme que Mirame est la « première pièce française agencée selon la scénographie d’outre-monts », Le Théâtre à machines en France à l’âge classique : histoire et poétique d’un genre, Thèse de Doctorat, Paris IV, 1999, p. 227-228. 24 « Celles qui ont fait le plus grand bruit en France furent les pompeuses machines de la Toison d’or, dont un grand seigneur d’une des premières maisons du royaume, plein d’esprit et de générosité fit différemment selon sa place, sa capacité de concentration et la durée du spectacle. Dans l’Andromède illustrée, les décors nous sont donnés à voir à quelques centimètres alors que, pendant les représentations du Petit-Bourbon, la distance se comptait en mètres. Politiques, ces gravures flattaient simultanément l’ingénieur et le pouvoir commandi‐ taire des spectacles de Torelli 20 , ces imprimés circulant aussi bien en province qu’à Paris, en France et en Europe, pour démontrer la capacité de la monarchie française à se doter des plus grands machinistes. Pensés dans le cadre d’une politique éditoriale qui devait être diffusée au-delà de la capitale française, ces imprimés permettaient à la monarchie de diffuser - l’image servant alors de preuve - ce qu’une infime partie des spectateurs avaient pu voir réellement, voire très partiellement pour une partie d’entre eux. Par le pouvoir des estampes, plus fortes à animer et émouvoir la mémoire que le texte, la Régence utilisait un outil de diffusion efficace pour servir la propagande royale dont les spectacles de Torelli étaient la vitrine. Avec ces gravures se jouait un pari politique sur le long terme par son éventuel impact historiographique. En effet, si Mirame n’avait pas bénéficié de si belles illustrations, l’histoire des spectacles aurait-elle accordé tant d’importance à l’événement ? Non, sans nul doute, car ce sont bien les gravures de Stefano Della Bella 21 qui ont retenu l’attention des historiens, plus que la pièce écrite par l’auteur. Il en va de même pour les grandes fêtes de Versailles (1664, 1668 et 1674) dont l’écho n’aurait pu résonner autant sans la politique éditoriale menée par l’Imprimerie royale, soutenue de surcroît par la - très belle - plume de Félibien et sa politique de gravure 22 . Fortes de leurs pouvoirs, ces gravures ont parfois poussé les historiens à accorder une place exagérée à certains spectacles illustrés 23 , minorant la grande majorité des autres spectacles qui n’ont bénéficié d’aucune iconographie de leur vivant. Une pièce comme Mirame, qui ne fut jamais redonnée après les représentations du Palais-Cardinal, serait tombée dans l’anecdote historique sans la conception du livre de fête. Mais le fait qu’elle soit gravée a tout changé, les estampes ayant fait son histoire comme sa renommée. Inversement, un événement aussi extraordinaire que La Toison d’or de Corneille et Sourdéac - le machiniste - représenté d’abord au château du Neubourg pendant l’hiver 1660 puis au théâtre du Marais au début de l’année 1661, fut l’un des plus grands succès du répertoire à machines du XVIIe siècle 24 . Or le déficit d’images, non content d’avoir 145 Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe <?page no="145"?> seul la belle dépense pour en régaler dans son château toute la noblesse de la province. Depuis il voulut bien en gratifier la troupe du Marais, où le roi suivi de toute la Cour vint voir cette merveilleuse pièce. Tout Paris lui a donné ses admirations, et ce grand opéra qui n’est dû qu’à l’esprit et à la magnificence du seigneur dont j’ai parlé a servi de modèle pour d’autres qui ont suivi. » (François Chappuzeau, Le Théâtre François, Lyon, M. Mayer, 1674, p. 51-53). La troupe de la Comédie-Française offrit une reprise de la pièce au théâtre Guénégaud, de 1683 à 1684, avec de nouvelles machines de Dufort et un prologue de La Chapelle. La première représentation, le 9 juillet 1683, récolta 1 158 livres et 10 sols. Cette reprise engrangea les plus grosses recettes de la saison 1683-1684 (Archives de la Comédie-Française, Registres journaliers, 1683-1684, registre n° 15). 25 Armand Jardillier a rapproché une gravure de Jean Le Pautre, intitulée « La conquête de la Toison d’or par les Argonautes », de la tragédie à machines de Corneille, La Vie originale de Monsieur de Sourdéac, Le Neubourg, Imprimerie E. Dumont, 1961, p. 47. Cette attribution erronée - l’estampe ne représente pas explicitement une scène de théâtre comme les gravures de Mirame ou les spectacles des Torelli - a été reprise par Marie-France Wagner dans son édition critique de la pièce, La Conquête de la Toison d’or, Paris, Champion, 1998. Il n’a jamais été prouvé - aucune trace archivistique - que le marquis de Sourdéac, ni même le théâtre du Marais pour la reprise de la pièce à Paris au début de l’année 1661, commandèrent de graver le spectacle. Enfin, jamais une telle estampe n’a été mentionnée par les contemporains du spectacle qui, pourtant, fit grand bruit. L’estampe de « La conquête de la Toison d’or par les Argonautes » est visible à la Bibliothèque de l’Arsenal, Recueil d’Estampes n° 199, pièce 46. 26 Francis Haskell, L’Historien et les images, Paris, Gallimard, 1995. 27 Ralph Dekoninck, « Entre logica et caligo. La Philosophie des images de Claude-François Ménestrier », Frédéric Cousinié et Clélia Nau (dir.), L’Artiste et le philosophe. L’histoire de l’art à l’épreuve de la philosophie au X V I Ie siècle, Rennes, PUR, 2011, p. 199-211. 28 Claude-François Ménestrier, Des Ballets anciens et modernes selon les règles du Théâtre, Paris, R. Guignard, 1682, p. 247. réduit sa visibilité dans l’historiographie, poussa certains historiens à trouver « coûte que coûte » des gravures pour illustrer le spectacle, au risque d’attributions douteuses, abusives et erronées 25 . Véritable phénomène théâtral parisien en comparaison de Mirame, le déficit d’estampes pour illustrer La Toison d’or lui a été dommageable au point de réduire la pièce aux dimensions de l’anecdote dramatique et historique, condamnant, par effet de contamination, son machiniste - le si talentueux marquis de Sourdéac qui fut pourtant machiniste du premier opéra français, Pomone (1671) - aux oubliettes de l’Histoire. Graver les spectacles machinés par Torelli, c’était donc engager une politique éditoriale ambitieuse et onéreuse misant sur une potentielle postérité historiographique en faveur de la Régence et de la monarchie française. L’estampe devenait alors un extraordinaire outil de propagande politique, redoutable pour ses contemporains, et peut-être plus encore pour la postérité, l’historien accordant une grande valeur aux images 26 . Parmi ces premiers historiens du théâtre se trouve Claude-François Ménestrier, contemporain des spectacles du règne de Louis XIV. Pour construire sa « philosophie des images 27 », il eut certainement sous les yeux quelques-uns de ces imprimés gravés, notamment ceux de Torelli lorsqu’il mentionne Andromède ou le Ballet royal de la Nuit 28 . L’Histoire pouvait donc se construire - et à l’avantage des spectacles illustrés. Les enjeux éditoriaux. Du luxe éditorial aux feuillets éphémères Politiques, ces images engageaient d’importants enjeux éditoriaux, le luxe déployé par les mises en scène de Torelli demandant, par effet de miroir, des éditions dont la richesse devait 146 Anthony Saudrais <?page no="146"?> 29 Charles de Sercy a publié des ouvrages de différentes natures, le théâtre occupant une place non négligeable dans son travail de publication comme La mort d’Agrippine de Cyrano (1654) ou Les Ramoneurs de Villiers (1662). 30 L’ouvrage se trouve dans les réserves de la Bibliothèque de l’Arsenal, cote 3523. 31 Sophie Wilma Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre du Marais, t. II, Le Berceau de l’Opéra et de la Comédie-Française, Paris, Nizet, 1958, p. 69. égaler celle des spectacles eux-mêmes. Par exemple, lorsque nous découvrons l’édition d’Andromède de Laurent Maurry et de Charles de Sercy 29 publiée en 1651 30 , le lecteur comprend qu’il n’a pas affaire à un imprimé comme les autres. Imprimé à Rouen le 13 août 1651, l’ouvrage est postérieur d’un an aux représentations du Petit-Bourbon. Élégant objet de luxe et de collection, le livre se donnait l’ambition d’inscrire le spectacle dans la mémoire alors que les représentations étaient depuis longtemps terminées, même si la pièce eut quelques reprises au théâtre du Marais 31 . L’ouvrage, conçu comme un objet d’émerveillement à l’égal du spectacle, ouvre la réjouissance par un magnifique frontispice. F. Chauveau, frontispice d’Andromède, Paris/ Rouen, Laurent Maurry et Charles de Sercy, 1651. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, RESERVE 4-BL-3523. Photo A. Saudrais, 2017. L’estampe, qui ne représente pas explicitement un décor de théâtre, propose une porte d’entrée monumentale à la lecture, le frontispice étant défini par Furetière, en « terme d’architecture », comme « la face et principale entrée d’un grand bâtiment qui se présente 147 Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe <?page no="147"?> 32 Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots français, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et les arts, La Haye, A. et R. Leers, 1690. 33 Perrault accorde à Chauveau une place dans son panthéon des hommes illustres à côté de Claude Mellan où seuls deux graveurs ont la chance d’être présents. Charles Perrault, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, Paris, A. Dezallier, 1696-1700, vol. 2, p. 99-100. de front aux yeux des spectateurs 32 . » Invitant le lecteur à une expérience de lecture architecturale agrémentée par des gravures de Chauveau, l’un des meilleurs artistes du règne de Louis XIV 33 , le lecteur est invité à déplier de ses propres mains, avant de lire les premiers vers, l’image représentant le décor du prologue. F. Chauveau, illustration pliée du prologue d’Andromède, Paris/ Rouen, Laurent Maurry et Charles de Sercy, 1651. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, RESERVE 4-BL-3523. Photo A. Saudrais, 2017. Torelli y est mentionné comme « inv », c’est-à-dire comme maître de l’inventio. Une fois l’image contemplée, la lecture débute par ces vers de Melpomène : Melpomène. Arrête un peu ta course impétueuse, Mon théâtre, Soleil, mérite bien tes yeux, Tu n’en vis jamais en ces lieux La pompe plus majestueuse : J’ai réuni, pour la faire admirer, 148 Anthony Saudrais <?page no="148"?> 34 Pierre Corneille, Andromède, op. cit., p. 1-2. 35 L’expérience de lecture de l’imprimé de Charles de Sercy diffère de son rendu numérisé par Gallica, les gravures de Chauveau étant moins précises, donc plus difficilement lisibles. Tout ce qu’ont de plus beau la France, et l’Italie, De tous leurs Arts mes sœurs l’ont embellie, Prête-moi tes rayons pour la mieux éclairer. Daigne à tant de beautés par ta propre lumière Donner un parfait agrément, Et rends cette merveille encore, En lui servant toi-même d’ornement. 34 Tous ces mots déclamés par Melpomène trouvent, dans les gravures de Chauveau, une réalité picturale invitant le lecteur à devenir spectateur, cette édition luxueuse proposant un autre parcours de lecture - un spectacle de/ par la lecture - où les mots, confrontés aux illustrations, revêtent une autre signification. L’œil est influencé par l’iconographie qui complète, si elle ne commande pas directement, l’imaginaire textuel. Dans un ordre de lecture hiérarchique imposé par la construction du livre, forcé par la logique du tournoiement des pages, le lecteur découvre d’abord la description des décors ; ensuite, il regarde l’image ; enfin, il lit l’intégralité de l’acte. À la différence d’une lecture numérisée dont nous sommes aujourd’hui familiers 35 , les gravures de Chauveau demandent d’être dépliées minutieusement, cette manœuvre rappelant la fragilité de l’image. L’estampe, que nous déplions sur la gauche (Fig. 3), est un moment de découverte provoquant ce sentiment d’émerveillement comme la levée du rideau de scène. Seulement, l’opération est effectuée de nos propres mains. Les détails se découvrent petit à petit alors que certains d’entre eux, comme les fameux piédestaux du cinquième acte pour les premières paires de châssis, représentent ce que les didascalies ne prennent pas la peine de décrire. Sur un de ces piédestaux (Fig. 1), nous découvrons la représentation d’une scène de sacrifice avec un autel fumant où l’on distingue quatre personnages et un mouton. Derrière, on reconnaîtra également une scène de bacchanale agrémentée de danses alors que d’autres détails dans les différentes estampes font directement référence à la monarchie française, comme les fleurs de lys présentes dans l’architecture du décor du quatrième acte. Cette expérience de lecture, si différente des représentations du Petit-Bourbon, demeure un spectacle de/ par la lecture. C’est un sentiment bien étrange que celui de tourner les pages, de déplier et de replier soigneusement l’image pour découvrir le nouveau décor et oublier l’ancien. Comme l’illusion théâtrale, le lecteur devient maître du changement, pliant et dépliant les estampes comme bon lui semble alors que, pendant le spectacle, le public ne maîtrisait pas les changements de décors manœuvrés par les ouvriers disposés dans les dessous et les dessus de scène. En tenant Andromède entre ses mains, le lecteur assume, autant symboliquement que réellement, le rôle de machiniste, moteur de son émerveillement et de son statut ambigu de lecteur/ spectateur. Figée, la gravure n’en reste pas pour autant une agréable tromperie, une machine où seule l’imagination du lecteur projette dans son esprit les mouvements d’un spectacle inexistants dans la fixité de l’estampe. En 1650, Torelli trompait les yeux de son public. Un an plus tard, dans l’édition de Laurent Maurry et Charles de Sercy, le lecteur était encore trompé par les gravures de 149 Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe <?page no="149"?> 36 Furetière associe la « scénographie » à l’art de décrire et de montrer, rappelant qu’elle est « l’art de bien faire de telles descriptions » (A. Furetière, Dictionnaire universel, op. cit.). L’image entre, autant que le texte, dans cet art de la description scénographique. 37 Dessein de la tragédie d’Andromède, représentée sur le théâtre royal de Bourbon, Rouen, se vend à Paris chez A. Courbé, 1650. Un exemplaire est disponible à la BnF, à Tolbiac, sous la cote RES-YF-3866. 38 Corneille était un homme d’affaires avisé et acheta deux charges d’officier des Eaux et Forêts, une activité qui l’occupa vingt-trois ans jusqu’en 1650, date des représentations d’Andromède. « Introduction », P. Corneille, Œuvres complètes, établies, présentées et annotées par G. Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, vol. 1, p. XX. 39 Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, B. L. 3525. Chauveau pour trouver du plaisir dans ce qu’il convient peut-être d’appeler une lecture scénographique ou une scénographie de la lecture 36 . Or, si quelques ouvrages furent conçus pour accueillir des estampes, ce privilège éditorial restait un phénomène marginal, la grande majorité des imprimés ne possédant aucune estampe ni même un frontispice. Parmi ces livres se trouvent les programmes produits à bas coûts pour être immédiatement débités dans la capitale, à la porte du théâtre. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, à la suite de l’essor du répertoire à machines amorcé par Torelli, ces programmes étaient imprimés en grand nombre pour conserver la description des décors et des machines. Pour Andromède, cette tâche fut confiée à l’imprimeur parisien Augustin Courbé, ce dernier obtenant un droit d’impression le 3 mars 1650, soit pendant les représentations du Petit-Bourbon 37 . Cet écart de date avec l’édition luxueuse de Laurent Maurry et de Charles de Sercy suffit à prouver la nature divergente - l’éphémère contre le durable - entre les deux livres. Le fait que ce programme fut imprimé « aux dépens de l’auteur » comme le mentionne la page de titre implique une politique éditoriale menée par Corneille 38 qui s’arrogeait le droit de faire des bénéfices sur la vente de ces feuillets, la description des décors et des machines de Torelli ne bénéficiant d’aucune illustration dans cet imprimé. Ces livres étaient d’une qualité fragile, voire médiocre, et composés de feuillets comme en témoigne celui d’Andromède pour la pompeuse reprise de la Comédie-Française démarrée le 19 juillet 1682 39 , la veuve G. Adam ayant obtenu le permis d’impression le 14 juillet, soit cinq jours avant les premières représentations. 150 Anthony Saudrais <?page no="150"?> 40 Ibid., B. L. G. D. 43389. F. Chauveau, dépliement par la gauche de l’illustration du prologue d’Andromède, Paris/ Rouen, Laurent Maurry et Charles de Sercy, 1651. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, RESERVE 4-BL-3523. Photo A. Saudrais, 2017. Dans un état de conservation préoccupant, ce programme conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal contraste avec les luxueuses éditions gravées des spectacles de Torelli, la jouissance de l’estampe n’étant réservée qu’à quelques collectionneurs qui eurent le privilège, et surtout les moyens financiers, de pouvoir se la procurer. Cette politique éditoriale low cost pour les « desseins » et autres « sujets » de pièce à machines, à défaut de pouvoir graver le spectacle, misait tout sur l’écriture et la longueur des descriptions hyperboliques. C’est par exemple le cas d’un imprimé sans nom d’éditeur pour Les Noces de Pelée et de Thétis 40 . 151 Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe <?page no="151"?> 41 Pour l’Orfeo de Luigi Rossi machiné par Torelli en 1647, Olivier Le Fèvre d’Ormesson écrivait pour la représentation du 2 mars que « [l]es voix sont belles, mais la langue italienne, que l’on n’entendait pas aisément, était ennuyeuse. », Journal, op. cit., vol. 1, p. 378. Andromède, tragédie en machines, 1682. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, B. L. G. D. 43389. Photo A. Saudrais, 2017. Dépourvu d’estampes, ce petit livre était un programme distribué au public. Pensé pour le confort des spectateurs, il permettait de suivre le ballet pendant les représentations, l’imprimé comprenant la traduction française, située à gauche, des vers chantés en italien, disposés à droite de l’imprimé. À la différence d’un ouvrage comme l’Andromède de Laurent Maurry et Charles de Sercy, cet imprimé n’était pas destiné à la postérité. Produit pour l’éphémère des représentations, il avait une utilité immédiate pour suivre un spectacle dont on ne comprenait pas toujours les paroles 41 . Ainsi, graver cet imprimé s’avérait inutile, le public ayant devant les yeux les décors et les machines de Torelli. La gravure intervenait donc après la mort du spectacle lui-même. 152 Anthony Saudrais <?page no="152"?> 42 Par exemple, le Waddesdon Manor conserve un magnifique exemplaire du Ballet royal de la Nuit, imprimé par Robert Ballard, avec des dessins attribués à Henri Gissey. La présence de l’estampe dans les spectacles imprimés : l’éphémère et/ ou l’Histoire Recoupant des enjeux doublement politiques et éditoriaux, les estampes présentes dans certains imprimés des spectacles de Torelli résultent d’un phénomène assez unique dans la France du XVIIe siècle. De la Finta Pazza aux Noces de Pelée et de Thétis est apparue une iconographie jusqu’alors inédite, dans sa quantité comme dans sa qualité 42 , pour illustrer des spectacles, l’ampleur comme leur nombre répondant à la qualité artistique des dessins et du travail de gravure. Le Nozze di Peleo e di Theti, commedia. Les Noces de Pelée et de Thétis, comédie, 1654. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, B. L. G. D. 43389. Photo A. Saudrais, 2017. Mais ces estampes insérées dans quelques imprimés étaient un luxe réservé à une élite, propice à diffuser les talents d’un ingénieur et à célébrer le pouvoir monarchique. Or, cette politique iconographique et éditoriale au service de la mémoire et de l’Histoire fut très rapidement gagnante avec un impact historiographique quasi immédiat dans l’histoire des spectacles en France, que l’on pense à Ménestrier ou à Donneau de Visé, le fondateur du Mercure Galant se remémorant les décors et les machines de Torelli trente ans plus tard lors 153 Graver les spectacles de Torelli. Les enjeux politiques et éditoriaux de l’imprimé et de l’estampe <?page no="153"?> 43 Mercure Galant, juillet 1682, p. 358-359. 44 Né en 1638, il avait douze ans lors des représentations du Petit-Bourbon. Sur l’homme et son œuvre, Pierre Mélèse, Un homme de lettres au temps du Grand Roi. Donneau de Visé, fondateur du Mercure galant, Paris, Droz, 1937 ; ainsi que Christophe Schuwey, Jean Donneau de Visé, « fripier du Parnasse ». Pratique et stratégie d’un entrepreneur des lettres au X V I Ie siècle, Thèse de Doctorat, Paris-Sorbonne/ Fribourg, 2016. de la reprise de la pièce par la Comédie-Française. Le rôle des estampes fut déterminant pour la célébration d’un spectacle disparu mais réactualisé avec une nouvelle mise en scène du machiniste Dufort en 1682, Donneau de Visé ne tarissant pas d’éloges : Les comédiens Français ont commencé depuis quelques jours les représentations d’Andromède, tragédie en machines, de Mr Corneille l’aîné. Elle fut faite pour le divertissement du roi, dans les premières années de sa minorité. La reine mère qui n’entreprenait rien que de grand, y fit travailler dans la grande salle du Petit-Bourbon, où se représentaient les ballets du roi, lorsqu’ils étaient accompagnés de machines. Le théâtre était beau, élevé et profond, et l’on y a vu plusieurs grands ballets, où sa Majesté dansait, dignes de l’éclat et de la grandeur de la cour de France. Le sieur Torelli, pour lors machiniste du roi, travailla aux machines d’Andromède. Elles parurent si belles, aussi bien que les décorations, qu’elles furent gravées en taille-douce. 43 Donneau de Visé, qui n’assista pas aux représentations de 1650 44 , construisait déjà la notoriété d’un spectacle grâce aux gravures de Chauveau dont les estampes étaient insérées dans l’imprimé de Laurent Maurry et de Charles de Sercy, confirmant l’heureux pari d’une politique éditoriale entreprise par le pouvoir, pour la gloire du machiniste et le souvenir de Mazarin. 154 Anthony Saudrais <?page no="154"?> 1 Maxime Préaud, préface au catalogue d’exposition, Paris, galerie l’Atelier d’Artistes, 2013, François Chauveau et Baptiste Pellerin. Recueil de dessins inédits provenant de l’atelier de François Chauveau, Paris, Arsinopia, 2013, n.p. 2 Véronique Meyer, « Les Illustrations de Chauveau, Lepautre et Leclerc pour Les Métamorphoses d’Ovide (1676) de Benserade », Derval Conroy, Jean-Paul Pittion (dir.), Print Culture in Early Modern France, Irish Journal of French Studies, vol. 16, 2016. p. 133-164. Nous remercions V. Meyer et D. Conroy de nous avoir transmis cet article. Nous avons ainsi modifié notre dessein pour ne pas empiéter sur ce travail universitaire. François Chauveau, un illustrateur pour la littérature Marie-Claire P L A N C H E IHRIM-Lyon 3 Son œuvre tout entier est d’une décontraction de bon aloi, son propre portrait le laisse percevoir. 1 Les Fables de La Fontaine, les grands romans du siècle, le théâtre de Racine, mais aussi Virgile, sont autant de textes illustrés par François Chauveau (1613-1676), qui marque de son empreinte le livre à figures du XVIIe siècle en tant que dessinateur et graveur. Son œuvre fut appréciée, comme en atteste son admission aux côtés de quelques autres graveurs à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture en 1663, qui constitue une marque importante de reconnaissance. Dans ses compositions l’artiste s’adapte aux formats des différentes éditions et aux genres littéraires, se montrant capable pour Les Fables de saisir l’essentiel des apologues en quelques traits dans une petite vignette ou de proposer pour les romans une suite narrative qui se déploie au fil des pages. Lorsqu’il illustre les textes de son siècle il propose la toute première iconographie, contribuant parfois à en fixer les motifs. S’intéresser à l’œuvre de Chauveau c’est rappeler une fois encore la proximité que le texte et son illustration entretiennent, mais c’est aussi rappeler que le livre illustré continue de soulever des questions qui intéressent les conditions de la fabrique de l’image. En effet, si les liens entre les textes et les estampes sont pour une part physiques ils sont surtout intellectuels puisqu’ils relèvent du sens, de la perception des mots et d’une volonté de les transposer dans un autre art. Cependant le manque de documents d’archives rend encore aujourd’hui bien opaques les liens entre le dessinateur, le graveur, l’imprimeur voire aussi l’auteur. Le dessinateur prolixe que fut Chauveau lisait-il les œuvres qu’il illustrait ? Rien ne l’atteste et la légende entourant l’artiste pourrait renforcer l’idée d’un travail rapidement croqué au coin du feu et lié à une connaissance rapide des textes. Heureusement le très récent article de Véronique Meyer, entièrement consacré à l’édition des Métamorphoses en rondeaux de 1676 2 , apporte de nombreux éclairages liés à la carrière de Chauveau et aux <?page no="155"?> 3 André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, Paris, A. Trévoux, 1685, X e entretien, p. 330-331. 4 Ch. Perrault, Hommes Illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, Paris, Antoine Dezallier, 1697-1700, vol. 2, p. 99. Les suiveurs de Perrault prolongent ses éloges. Voir Pierre-Jean Mariette, Abecedario, manuscrit publié par Ph. de Chennevières et A. de Montaiglon, Paris, 1853 : « il ne s’est presque point fait de livre considérable de son temps où il n’y ait quelques planches de sa main », t. I, p. 366. Voir aussi : Jean-Michel Papillon, Mémoire sur la vie de François Chauveau peintre et graveur [1738], Paris, 1854. enjeux stylistiques de l’édition de Benserade. En outre, la renommée du personnage, les commandes reçues pour des éditions remarquables du XVIIe siècle semblent aussi nuancer cette légende. Comment en effet être capable de saisir les enjeux de l’écrit si la lecture est rapide ? Comment savoir proposer la nécessaire et séduisante variété en se tenant éloigné de sa table de travail ? Les dessins conservés sont le plus souvent exécutés à la plume avec un lavis d’encre, ils sont soignés et lorsqu’ils ne traduisent pas toujours la pensée définitive de l’artiste qui se lit dans l’estampe, ils mettent en évidence les modifications que Chauveau effectuait habilement en gravant le cuivre. Avant de s’intéresser à l’œuvre de cet artiste, il nous paraît opportun de nous attarder sur les mots que lui consacrent ses contemporains qui les premiers ont dessiné les contours d’un portrait. C’est tout d’abord André Félibien qui présente Chauveau, mentionnant son travail auprès du peintre Laurent de La Hyre puis son passage à l’art de la gravure : Il s’appliqua ensuite à graver à l’eau-forte, trouvant dans cette sorte de travail un moyen aisé pour se contenter lui-même, et mettre au jour en peu de temps une grande quantité d’ouvrages. […] Il aimait beaucoup la lecture, principalement celle des poètes, et même faisait des vers assez facilement. Il avait l’imagination vive, et une mémoire merveilleuse, qualités qui lui donnaient beaucoup d’ouverture d’esprit, et une si grande abondance de pensées que les sujets ne lui coûtaient rien à inventer, et à disposer en autant de manières qu’on pouvait désirer. 3 Les adjectifs mélioratifs associés au superlatif contribuent d’emblée à un éloge qui très vite participe au déploiement d’une légende mettant en valeur la capacité d’inventio de Chauveau et signant une reconnaissance précoce. Elle se trouve rapidement confortée par Charles Perrault qui, dans ses Hommes illustres, inscrit le portrait de l’artiste dans les pas de Félibien : Personne n’a peut-être jamais eu une imagination plus féconde pour trouver et disposer des sujets de tableaux ; tout y était heureux pour la beauté du Spectacle, tout y était ingénieux pour la satisfaction de l’esprit, et il entrait dans ses dessins, encore plus de Poésie que de Peinture. Cela se peut vérifier dans le nombre presque infini d’ouvrages qu’il nous a laissé et particulièrement dans les estampes qui représentent ce qui est contenu dans les livres où elles sont. Il n’y en a point qui n’explique admirablement la pensée de l’Auteur, et qui ne l’enrichisse agréablement et judicieusement par de certaines circonstances poétiques qu’il y ajoute […] il était l’Inventeur de la plupart des choses qu’il gravait […] Il est vrai que sa gravure n’a pas la douceur ni l’agrément de plusieurs autres Graveurs, qui ont porté cette délicatesse jusqu’au dernier point de perfection. Mais pour le feu, la force des expressions, la variété, et pour l’esprit qui s’y rencontre, je ne sais s’il y a eu quelqu’un qui l’ait surpassé dans cette partie. 4 156 Marie-Claire Planche <?page no="156"?> Louis Cossin d’après Claude Lefebvre, Portrait de Chauveau, 1668, estampe, 249x 206 mm. [© Nancy, Musée des beaux-arts, Lorraine, France. Ville de Nancy, P. Buren] Ce commentaire est un panégyrique qui, s’il obéit à l’intention de l’ouvrage, prend toute sa valeur dans la mesure où seuls quatre graveurs sont l’objet d’un éloge de Perrault ; Chauveau est ainsi célébré aux côtés de Jacques Callot, Robert Nanteuil et Claude Mellan. En outre, en établissant un lien avec la peinture, en célébrant le dialogue des arts, Perrault rappelle combien l’Ut Pictura Poesis d’Horace fait partie des débats théoriques du XVIIe siècle, notamment au sein de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture. Ces portraits littéraires doivent être complétés par les portraits gravés qui donnent à voir la physionomie de Chauveau, peinte par le portraitiste Claude Lefebvre en 1664. Le souvenir du tableau disparu se trouve conservé dans sa traduction en gravure par Louis Cossin en 1668, comme l’indique la lettre. Le dessinateur et graveur est figuré assis, de trois-quarts, devant une table sur laquelle les outils du graveur sont disposés tandis qu’il tient redressée une plaque de cuivre figurant une Minerve en pied. La posture du personnage, le soin du costume, l’élégance des plis fins de la chemise signent une forme d’aisance, celle d’un homme qui a acquis une certaine réputation que rappelle la lettre gravée. L’index discrètement tendu invite à contempler l’œuvre, comme si le modèle qui ne regarde pas le spectateur était en conversation avec un 157 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature <?page no="157"?> Gérard Edelinck d’après Claude Lefebvre, Portrait de Chauveau, estampe pour Charles Perrault, Les hommes illustres, 1699-1700, in-4, p. 98. [© MC Planche, Lyon, BmL 30798] interlocuteur non visible. Cette effigie a été reprise et gravée en sens inverse par Edelinck pour le volume de Perrault qui associe à chaque éloge un portrait en médaillon pleine page. Afin de répondre aux exigences du format le portrait a perdu en ampleur : l’homme drapé dans son manteau apparaît dans une posture plus académique qui s’affranchit de la plaque de cuivre et des outils du graveur. Nous souhaiterions envisager le travail de Chauveau en commençant par l’étude de deux dessins exécutés pour l’édition collective du théâtre de Racine en 1675-76 parue chez 158 Marie-Claire Planche <?page no="158"?> 5 C. Barbin et J. Ribou, en deux volumes et dans un petit format (in-12) ; il s’agit de la première édition illustrée des Œuvres de Racine. Cette publication regroupe les pièces de théâtre parues à cette date, elle ne contient donc pas les trois dernières : Phèdre (1677), Esther (1689) et Athalie (1691). Si on attribue à François Chauveau la composition des neuf frontispices placés en regard de la première page de chacune des pièces, il convient d’apporter une nuance. En effet, le frontispice de Bérénice n’est pas signé et ceux des Plaideurs et de Bajazet, s’ils ont bien été dessinés par Chauveau, auraient été gravés par Sébastien Leclerc. Voir E. Meaume, Étude bibliographique sur les livres illustrés par Sébastien Leclerc, Paris, 1877. 6 R. Picard, « Racine et Chauveau. Remarques sur l’inconsistance de la notion d’âge classique », De Racine au Parthénon, Paris, Gallimard, 1977, p. 227-247. L’article parut en anglais dans le Journal of the Warburg and Courtauld Institute en 1951. Voir également Michael Hawcroft, « Racine and Chauveau: A Poetics of Illustration », French Studies, 2007, n° 3, p. 280-297. 7 Nous renvoyons à notre ouvrage De l’iconographie racinienne, dessiner et peindre les passions, Turnhout, Brepols, 2011. Claude Barbin 5 . Raymond Picard 6 , dans un article fameux régulièrement cité, avait en son temps fermement critiqué la capacité de Chauveau à transposer les pièces de théâtre de Racine. Le travail que nous avons effectué sur l’illustration des tragédies raciniennes, nous invite à nuancer largement son propos pour plusieurs raisons 7 . Il convient tout d’abord de faire remarquer la nouveauté du travail du dessinateur qui dessina les premières vignettes raciniennes. En cherchant à figurer les instants les plus tragiques, souvent absents de la scène théâtrale, Chauveau s’est inscrit dans la continuité des éditions illustrées du théâtre de Pierre Corneille, tout en affirmant un principe iconographique dont ses suiveurs se sont largement inspirés. Illustrer les tragédies de Racine, c’est mettre en tension le texte et l’estampe, et ce notamment en raison de la place de la vignette dans l’édition, puisqu’elle précède les mots. Dans ces conditions, que doit-elle figurer ? Un épisode éminemment tragique, un condensé de l’action qui permette de saisir les enjeux et la psychologie des personnages ? Sans doute qu’une composition parvenant à concilier ces différents éléments serait la mieux venue. Il apparaît ainsi que si les frontispices des tragédies ne peuvent illustrer avec la même verve la force tragique du vers racinien, ils s’efforcent d’en saisir les tensions de l’action. Les dessins exécutés pour Andromaque sont à cet égard éclairants : deux compositions à la plume et lavis sont conservées. L’une d’elles servit à la gravure, tandis que l’autre fut abandonnée. Le dessin délaissé représente la captive de Pyrrhus accompagnée du jeune Astyanax à proximité du tombeau d’Hector. 159 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature <?page no="159"?> 8 J. Racine, Andromaque, III, 6, v. 993-994. 9 Ibid., v. 1048. 10 Virgile, Énéide, lib. III, voir première et seconde préface d’Andromaque. Par la voix d’Énée : « Libabat cineri Andromache, Manesque vocabat / Hectoreum ad tumulum, viridi quem cespite inanem, et geminas, causam lacrymis, sacaverat aras ». « Andromaque offrait un repas rituel et des présents funèbres ; elle versait une libation aux cendres d’Hector et invoquait ses Mânes près d’un tertre vide recouvert de gazon verdoyant, qu’elle avait consacré avec deux autels, pour y venir pleurer. » (Traduction Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet). François Chauveau, Andromaque, plume et encre brun-rouge, lavis, 131x78 mm. [© MC Planche Collection particulière] Andromaque, le visage tourné vers son enfant qui marque un mouvement de recul, désigne de la main gauche le majestueux cénotaphe rendant hommage au valeureux Troyen « privé de funérailles / Et traîné sans honneur autour de nos murailles 8 ». Le tombeau, mentionné deux fois à l’acte III, est un symbole fort de la présence d’Hector dans le cœur de sa veuve. La fidélité à l’époux est en effet l’enjeu de l’opposition à Pyrrhus qui la veut pour femme et menace de faire périr l’enfant en cas de refus. Après avoir dialogué avec sa confidente Céphise, alors qu’elle s’est presque résolue à sauver son fils, son dilemme s’exprime dans le vers qui clôt l’acte : « Allons, sur son tombeau consulter mon époux 9 . » Racine, dans sa préface, fait explicitement référence à l’Énéide de Virgile et au geste d’Andromaque qui, dans l’épopée, honore son défunt près d’un tumulus 10 . Ce dessin s’éloigne pleinement de la scène théâtrale et rappelle par la majesté du tombeau l’importance d’Hector pour Andromaque tout 160 Marie-Claire Planche <?page no="160"?> 11 Andromaque, op. cit., v. 900-901. François Chauveau, Andromaque, plume et encre brune, lavis gris. 131x78 mm. [© MC Planche Collection particulière] en soulignant une présence forte dans l’action de la tragédie. Il occupe pleinement les pensées de la jeune Troyenne qui retrouve dans les traits de son fils le souvenir de ceux d’Hector. Les reliefs du cénotaphe rendent ainsi hommage à la valeur guerrière du fils de Priam en figurant des trophées et un groupe de cavaliers en mouvement. L’espace du recueillement délimité par les végétaux ouvre sur une perspective avec une ville à l’arrière-plan tandis qu’au tout premier plan, de discrètes vagues sont figurées, rappelant le cadre de l’action. Enfin la présence d’Astyanax, qui ne paraît jamais sur la scène théâtrale, constitue l’expression d’une intelligence du texte puisque l’enfant est en effet au centre des dialogues. Le second dessin, destiné à être gravé, figure une supplique d’Andromaque ; la jeune captive se jette aux pieds du roi d’Épire dans un mouvement que les plis du vêtement traduisent. Pyrrhus semble proche d’agir et Andromaque gêne son départ : Pyrrhus Allons aux Grecs livrer le fils d’Hector. Andromaque Ah ! Seigneur, arrêtez ! Que prétendez-vous faire ? 11 161 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature <?page no="161"?> 12 Cette attitude évoque les vers 915-916 de la même scène : « Vous ne l’ignorez pas : Andromaque, sans vous, / N’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux. » L’expression est employée dans la scène suivante, v. 959 : « Faut-il qu’en sa faveur j’embrasse vos genoux ? » François Chauveau, Andromaque, estampe pour Jean Racine, Œuvres, 1675-76, in-12. [© MC Planche Collection particulière] Elle doit l’empêcher de livrer son fils en attirant sa compassion par une attitude humble et convaincante, Chauveau l’a ainsi figurée au pied de Pyrrhus, les bras ouverts au niveau des genoux, le visage levé, très implorante 12 . Sa supplique est redoublée par l’attitude de sa confidente Céphise qui se tient en arrière. Le roi quant à lui, par sa posture et le mouvement de ses bras est dans une dynamique que retient quelque peu l’action de la jeune femme alors qu’il s’apprêtait à suivre Phœnix. L’espace dans lequel les personnages sont représentés est ouvert sur l’extérieur, il apparaît comme un lieu de passage marqué par d’imposants piliers sur de hauts piédestaux. Ces derniers semblent délimiter l’aire dévolue aux femmes de celle dévolue aux hommes. La composition, par son expressivité qui expose le difficile dialogue entre le fils d’Achille et la veuve d’Hector, est séduisante. Chauveau fit donc le choix de graver ce dessin, comme l’indique la lettre de l’estampe près du trait carré : « F. Chauveau inv. et fecit ». Cependant il modifia son dessein en figurant Astyanax dans les bras de Phœnix. L’enfant se trouve sur une ligne diagonale marquée par le corps de sa mère à laquelle il fait face, bien qu’il soit en partie caché à ses yeux par le corps de Pyrrhus. Chauveau, parce qu’il est dessinateur et graveur témoigne en cet ajout d’une étape de la fabrique de l’illustration : il 162 Marie-Claire Planche <?page no="162"?> 13 Georges de Scudéry, Alaric ou la Rome vaincue, Paris, A. Courbé, 1654, L. II, p. 46-47, in-12. 14 Le combat du fils de l’Amazone face au monstre est connu par le récit de Théramène : « Cependant sur le dos de la plaine liquide / S’élève à gros bouillons une montagne humide ; / L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux, / Parmi des flots d’écume, un monstre furieux. / Son front large est armé de cornes menaçantes, / Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes, / Indomptable taureau, dragon impétueux, / Sa croupe se recourbe en replis tortueux. / Ses longs mugissements font trembler le rivage. / Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage / La terre s’en émeut, l’air en est infecté / Le flot qui l’apporta recule épouvanté. » V, 6, v. 1513-1524. montre cette volonté de parfaire un projet que ses deux compétences lui permettaient de mettre en œuvre. La présence de l’enfant explicite la scène en offrant au lecteur-spectateur une clé de lecture supplémentaire qui ne trahit en rien le texte de Racine : Astyanax a toute sa place dans l’action de la pièce et sa représentation s’en trouve aussitôt justifiée. Dans la mesure où l’estampe se départit de la scène théâtrale, elle affiche l’autonomie expressive des arts visuels tout en établissant un très fort lien avec le texte. L’expressivité de Chauveau se trouve contenue dans un dessin qui a retenu notre attention, destiné à illustrer le poème héroïque de Georges de Scudéry, Alaric ou Rome vaincue publié en 1654 13 . Dans la paisible forêt où résonne l’activité des « gens » d’Alaric, surgit un terrible ours blanc dont la force et la violence sont décrites avec une éloquence narrative relevant de l’hypotypose qui rend le portrait tout à fait terrifiant. La « Bête » ainsi nommée et mue par un démon annonce le monstre qui surgit des flots face à Hippolyte dans Phèdre de Racine 14 : Ses yeux sont fort petits, mais ses regards terribles ; Le feu semble en sortir, et briller à travers Le long poil hérissé, dont on les voit couverts. Ses ongles sont tranchants ; et ses dents fort tranchantes ; Son dos est élevé ; ses oreilles penchantes ; Cet Animal paraît énorme en sa grandeur, Et sa force en un mot égale sa laideur. Ce terrible portrait est suivi d’un combat particulièrement violent dans lequel l’ours triomphe d’adversaires peu capables de lutter face à un tel déchaînement jusqu’à ce qu’un personnage se distingue : Tout s’écarte ; tout fuit ; et dans un tel effroi, Tout songe à se sauver, et nul ne songe au Roi. Lui, dans ce grand péril, d’un courage intrépide Présente son Épée, à la Bête homicide ; […] Il s’avance à grands pas, vers la Bête en colère ; Elle s’avance aussi, faisant ce qu’il veut faire ; Elle saute, il esquive ; il la presse, elle fuit ; L’Art enseigne le Roi ; la Nature l’instruit ; […] Cet Ours tout de nouveau, prend et jette des Pierres Qui volent en bruyant, ainsi que des Tonnerres ; 163 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature <?page no="163"?> 15 Alaric ou la Rome Vaincue, éd. cit., p. 47-48. François Chauveau, Alaric combat un ours, sanguine, plume, encre brune, lavis encre de Chine, 265x200 mm. Paris, Ensba. Dessin pour Georges de Scudéry, Alaric ou Rome vaincue, 1654. [© Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-arts de Paris] Le Héros les évite, et comme il est levé, Le Fer victorieux, dans son sang est lavé. Il le choisit au ventre, où la peau n’est pas dure ; La Bête jette un cri, pour le mal qu’elle endure ; Elle bondit en l’air, où perdant sa vigueur, Elle retombe morte, aux pieds de son Vainqueur. 15 Le récit vivement mené est tout à fait séduisant non seulement par le jeu de contraste, mais aussi par la manière dont la « Bête homicide » périt, lancée en l’air comme un fétu de paille. Le dessin représente au premier plan l’action vaillante d’Alaric qui, épée à la main s’apprête à fondre sur l’animal en protégeant sa main droite de son manteau. La posture des jambes, le mouvement du corps soulignent la vivacité et la témérité du personnage très proche de l’ours qui se tient debout sur ses pattes arrière, la gueule ouverte prêt à engloutir l’étoffe du manteau, tandis que les griffes acérées de sa patte tentent de s’en emparer. Tout dans la composition vise à inspirer la terreur qui règne en ces lieux. Le corps 164 Marie-Claire Planche <?page no="164"?> gisant près du plantigrade rappelle combien l’animal est dangereux tandis que les bras levés et les bouches ouvertes des compagnons expriment la terreur extrême, prolongée par le mouvement ascendant de l’homme qui grimpe dans l’arbre au plus près des frondaisons et des limites de la composition. Ils participent ainsi à l’expression du sentiment du spectateur et en s’écartant de la scène figurent le désir de fuite devant le danger. Tout concourt de la sorte à mettre en valeur le duel opposant l’homme et la « Bête », rendant encore plus vaillante l’action d’Alaric. Chauveau a proposé un ensemble dans lequel l’intention narrative est sensible. Une temporalité se met en place, exposant au premier plan l’action la plus récente, celle qui doit être mise en valeur tant elle relève de la bravoure. Le passé, quant à lui, est figuré par l’homme à terre et la frayeur des personnages secondaires ; ils rappellent que l’ours a récemment agi. Deux personnages sont en grande partie dissimulés. Le corps de celui qui gît à terre est en effet masqué par l’ours, laissant au spectateur la possibilité d’imaginer son état physique : est-il mort, défiguré, en partie déchiqueté par les griffes ? Le refus d’exposer les blessures intensifie ainsi le tragique. De la même manière derrière l’homme de gauche, un autre représenté de dos est en train de fuir ; sa jambe et son pied traduisent un mouvement très vif. Enfin, la hache sur le sol à droite est un indice de l’activité d’Alaric et de ses compagnons, occupés à abattre des arbres avant que ne surgisse l’animal. Cette activité qui appartient au passé trouve son prolongement dans le groupe d’hommes, aux silhouettes seulement esquissées de l’arrière-plan. Si le passé et le présent sont bien mis en scène, qu’en est-il du futur ? Le dessinateur livre-t-il au spectateur l’issue du combat ? Il nous semble possible d’en deviner les contours : bien qu’effrayant, l’animal ne paraît pas « énorme » puisqu’il ne domine pas l’homme par sa stature. Il occupe en outre environ un tiers de la feuille, proche du bord gauche tandis que l’espace dévolu au roi donne de l’ampleur à son geste en laissant le mouvement des jambes se déployer. L’épée, enfin, est proche de frapper le « ventre, où la peau n’est pas dure ». Si la souplesse des traits du dessin est moins présente dans l’estampe gravée par Chauveau, l’illustration atteint cependant une force expressive servie par une intention narrative particulièrement adaptée au passage du poème. 165 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature <?page no="165"?> 16 Virgile, L’Énéide, en latin et en français, Paris, G. de Luyne 1662, in-8, traduction de Michel de Marolles. François Chauveau, Alaric combat un ours, estampe pour Georges de Scudéry, Alaric ou Rome vaincue, 1654, p. 42. [© MC Planche, BmL. Rés 23435] Avant d’accéder aux vignettes, la première illustration peut être contenue dans un titre-frontispice qui associe le texte et l’image dans un ensemble tout à la fois esthétique et informatif. Celui que Chauveau dessina pour L’Énéide de Virgile traduite par Michel de Marolles 16 propose une composition en registres. 166 Marie-Claire Planche <?page no="166"?> François Chauveau, estampe pour Virgile, L’Éneide, 1662, in-8, frontispice tome I. [© Nancy, Musée des beaux-arts, Lorraine, France. Ville de Nancy, P. Buren] Le registre inférieur renseigne sur l’édition dans un cartouche polylobé qui marque d’un axe de symétrie cet espace ; la mention du dessinateur et graveur est abrégée dans les lobes et encadre la date de parution. L’artiste recourt au vocabulaire ornemental pour offrir une mise en scène riche qui expose les figures masculines et féminines des Troyens vaincus fermement maintenus dans leurs positions par de vigoureux soldats. Les têtes baissées, les mains liées des personnages à terre, le poids du corps des vainqueurs reprennent une tradition iconographique issue de l’Antiquité et rappellent dans le modelé les liens avec l’art de la sculpture. L’évocation du combat se perçoit dans les armes amassées sous le cartouche au centre de la composition. Si les végétaux confirment l’intention ornementale, les flammes s’échappant des cornes de la partie sommitale du cartouche font le lien entre les deux registres. Elles viennent en effet lécher les franges de l’étoffe en trompe-l’œil sur laquelle l’épilogue de la guerre de Troie est représenté. L’incendie de la ville et la fuite d’Énée sont figurés sur un rideau épinglé en partie supérieure, illustrant ce que Virgile a 167 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature <?page no="167"?> 17 Nous renvoyons à notre article consacré à l’édition de 1642 d’Horace de Corneille, « Le frontispice de Charles Le Brun pour Horace : Un rideau de scène et sa mise en abîme », Olivier Leplatre et Pierre Giuliani (dir.), Les Détours de l’illustration sous l’Ancien Régime, Cahiers du GADGES, n° 12, 2015, p. 179-198. 18 Virgile, Énéide, Paris, Flammarion, « GF », 1965, trad. Maurice Rat (II, 695-742) : « Eh bien ! allons, cher père, place-toi sur mon cou : je te porterai sur mes épaules, et ce fardeau ne me pèsera pas. De quelque façon que tournent les choses il y aura pour nous deux un seul et commun péril, un seul salut : que le petit Iule m’accompagne, et que ma femme suive de loin mes pas. […] Ce disant j’étends sur mes larges épaules et sur mon cou que j’abaisse les plis de mon vêtement et la peau fauve d’un lion et je me courbe sous mon fardeau : le petit Iule s’est cramponné à ma main droite, et suit son père à pas inégaux, derrière marche mon épouse. » 19 Nous pouvons livrer deux exemples : Énée, Anchise et Iule, ca. 72. Pompéi, maison du Foulon Ululitremulus. À la Renaissance, dans la Chambre de l’incendie du Borgo au Vatican, Raphaël a peint une composition dans laquelle figure au premier plan à gauche cette scène de l’Énéide alors que le sujet de la lunette renvoie à un épisode du Moyen Âge à Rome. (www.museivaticani.va/ content/ museivaticani/ fr/ collezioni/ musei/ stanze-di-raffaello/ stanza-dell-i ncendio-di-borgo/ incendio-di-borgo.html#&gid=1&pid=1). 20 Virgile, Énéide traduite en vers français, Paris, veuve Moreau, 1648, in-4°, Traduction Pierre Perrin. narré au livre II. Le procédé n’est pas inédit 17 et l’on observe ce qu’il apporte en termes de volume et de chronologie : ces actions ainsi figurées ne peuvent qu’appartenir au passé. Un chemin sinueux mène au cœur de l’embrasement d’une ville de fantaisie dans laquelle le cheval d’Ulysse et la forme des flammes ne servent pas suffisamment le tragique malgré le départ des hommes et des femmes, la fumée et la lumière du feu qui se reflète dans l’eau de l’arrière-plan près de la flotte. La fuite d’Énée accompagné de son fils Ascagne ou Iule et portant son père Anchise sur son épaule est reliée à l’événement fondateur du texte de Virgile 18 . La femme qui se tient à gauche dans la maison embrasée, avec des flammes autour de sa tête apparaît comme la figuration de Créuse, l’épouse perdue pendant la fuite. Le mouvement du groupe, qui se détache nettement de la tragique scène par sa dynamique, indique au spectateur qu’il marque avec ce départ salutaire un renouvellement. Une telle représentation s’appuie là encore sur une tradition iconographique comme en attestent de nombreuses œuvres peintes, des fresques de Pompéi aux compositions des artistes de la Renaissance 19 . Enfin, il ne faut pas négliger la connaissance des lecteurs-spectateurs du XVIIe siècle, tout à fait familiers des épisodes de la guerre de Troie. Cette illustration établit ainsi un lien avec le texte de Virgile et les représentations que chacun a pu s’en fabriquer depuis que l’épopée a circulé. Elle est portée par la puissance du récit, qui s’affirme par ses images fortes et une expression sensible du tragique, en rappelle le pouvoir cathartique. Ce que le verbe a traduit si intensément, l’estampe peine quelque peu à le déployer. Ceci se retrouve dans la vignette qu’Abraham Bosse a gravée pour l’édition de 1648 20 : le spectacle l’emporte sur l’émotion tant les personnages sont petits par rapport au gigantisme des édifices. 168 Marie-Claire Planche <?page no="168"?> 21 Isaac de Benserade, Métamorphoses en rondeaux, Paris, Imprimerie royale, 1676, in-4°. Abraham Bosse, vignette pour Virgile, L’Eneide, 1648, in-4, p. 76. [© MC Planche, BmL. 104089] Quand A. Bosse illustre cet épisode par une vignette ouvrant le livre deux, Chauveau le retient pour le titre frontispice qui constitue la seule illustration du volume. Le caractère symbolique de cette élection s’en trouve grandi puisque nous sommes physiquement sur le seuil de l’ouvrage et au tout début du nouveau destin d’Énée dont le périple fait l’objet du récit. S’il faut encore exposer l’inventio de Chauveau, nous le ferons à partir de ce dessin destiné à être traduit en gravure pour les Métamorphoses en rondeaux 21 . Vénus, le sourire aux lèvres, sur une nue accompagnée de Cupidon désigne de ses deux index la statue féminine à laquelle elle a insufflé la vie et qui semble amorcer un mouvement. 169 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature <?page no="169"?> François Chauveau, Pygmalion, plume et lavis d’encre de Chine, 154x227 mm. Paris, Ensba. Dessin pour les Métamorphoses en rondeaux de Benserade, 1676. [© Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-arts de Paris] La ronde-bosse au modelé souple fixe Pygmalion qui, dans sa surprise affiche une posture et une gestuelle proche du Maniérisme. L’ensemble de la composition avec le travail du lavis, la figure de Vénus et le mouvement ample du sculpteur est souple et agréable dans un cadre architecturé soigné qui s’éloigne de l’atelier d’artiste. Pour l’estampe qui fait face au rondeau, Chauveau a rendu encore plus explicite la scène en modifiant les postures des personnages principaux. 170 Marie-Claire Planche <?page no="170"?> François Chauveau, estampe. Métamorphoses en rondeaux de Benserade, 1676, in-4, p. 342. [© MC Planche, BmL. Rés 106084] Pendant que Cupidon décoche sa flèche, Vénus s’adresse à Pygmalion et lui montre la statue qui déjà descend de son socle. Enfin le geste du sculpteur répond de manière plus conventionnelle à la figuration de la surprise. Qu’est-ce qui préside à un tel changement dans la mise en œuvre du sujet ? Seraient-ce les contraintes liées au format des vignettes, toutes de la même taille dans l’ensemble de l’édition, ou la volonté de proposer une meilleure lisibilité qui aussitôt offre au lecteur-spectateur des clés de lecture ? Quand le dessin atteint une ampleur proche d’une étude pour la peinture, l’estampe plus simple cherche une forme d’efficacité qui répond à la phrase imprimée en dessous : « Pygmalion avait toujours méprisé les femmes, et par punition Vénus le fit devenir amoureux d’une de ses statues, car il était sculpteur : elle l’anima, et il l’épousa. » Le dialogue rapide qui s’installe entre la vignette et sa légende donne le sentiment que le volume peut être feuilleté comme un livre d’images. Il est certain que l’iconographie de l’estampe répond pleinement à l’instant de la métamorphose, moins à la déception conjugale du sculpteur qu’exprime le rondeau. Ces quelques illustrations, qui nous ont permis d’envisager certains aspects des liens entre l’estampe et le texte littéraire, ne sont qu’une très infime part de l’œuvre de Chauveau 171 François Chauveau, un illustrateur pour la littérature <?page no="171"?> dont on peut dire qu’il marqua son siècle. En étant dans le même temps dessinateur et graveur, il évitait un écueil fréquemment rencontré : que son dessin au moment de sa transposition soit mal servi par un graveur peu habile ; dans l’histoire de l’estampe et du livre à figures les exemples ne manquent pas. Enfin, le nombre de commandes reçues par l’artiste constitue un exemple significatif du dynamisme de l’édition en ce XVIIe siècle qui recherche le dialogue des arts en réunissant textes et illustrations. La force des images littéraires répond à l’inventio des artistes dans un ensemble dont les enjeux esthétiques et expressifs sont souvent saisissants. Il serait bien sûr appréciable, précieux même, de pouvoir compléter ce regard sensible et théorique par des informations pratiques liées à la fabrique du livre. À défaut, nous continuerons d’envisager l’expressivité des textes et de leurs illustrations qui se font le reflet d’une histoire des sensibilités et des goûts. 172 Marie-Claire Planche <?page no="172"?> 3. P RATIQUES ÉDITORIALES <?page no="174"?> 1 Molière, Préface des Précieuses ridicules, Paris, G. de Luyne, 1660 , éd. G. Forestier et C. Fournial, site Les Idées du théâtre (désormais abrégé en « site IdT »), NP 3. 2 Raymond Poisson, Dédicace du Poète basque, Paris, T. Quinet, 1670, éd. C. Piot, site IdT, NP 7. 3 Élaborée dans le cadre d’un projet ANR coordonné par Marc Vuillermoz, la base est consultable à l’adresse suivante : www.idt.paris-sorbonne.fr. Le petit nombre de paratextes mentionnant le libraire peut s’expliquer par le fait que ceux qui sont édités sur le site ont été sélectionnés pour leur contenu théorique. J’ai complété mon enquête grâce au site d’Alain Riffaud, « Répertoire du théâtre français imprimé au X V I Ie siècle » (www.unifr.ch/ repertoiretheatre17/ ). 4 Les paratextes signés du libraire sont au nombre de 6 sur le site IdT et de 23 sur le site d’A. Riffaud. La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé Véronique L O C H E R T Université de Haute-Alsace/ Institut universitaire de France Le paratexte accompagne au XVIIe siècle le développement de l’édition théâtrale dont il constitue un outil publicitaire majeur. La préface s’inscrit en effet aussi bien dans la stratégie promotionnelle de « messieurs les auteurs 1 » que dans celle des libraires, qui la réclament aux auteurs « pour grossir le livre 2 » et vendre un texte qui a déjà connu une première publication sur la scène. La figure du libraire demeure assez discrète dans le discours paratextuel : elle n’apparaît que dans 7,5 % des paratextes édités sur la base de données « Les Idées du théâtre », qui rassemble un vaste corpus paratextuel français, espagnol et italien des XVIe et XVIIe siècles 3 . Mais les dédicaces, préfaces et avis qui la convoquent - composés soit par l’auteur, soit par le libraire lui-même 4 - mettent en lumière les enjeux de la commercialisation du théâtre imprimé. « Auteur » de la publication comme les comédiens ont été « auteurs » de la représenta‐ tion, le libraire invite à interroger la représentation de l’auctorialité ou, plus largement, de l’autorité dans la pièce imprimée. Les paratextes se caractérisent par une rhétorique stéréotypée et par la répétition infinie des mêmes lieux communs, à travers lesquels se construisent simultanément les figures de l’auteur et de l’éditeur. On voit s’y rejouer sous diverses formes un même scénario, qui confronte deux personnages principaux, l’auteur et le libraire, repose sur un contraste spatial entre la « boutique du libraire » d’une part et la scène du théâtre ou le cabinet du poète, d’autre part, et met principalement en scène deux actions : l’arrivée du texte « entre les mains » du libraire et sa transformation en objet de lecture. Ces personnages et ces histoires sont révélateurs des rapports entre poètes dramatiques et libraires-imprimeurs mais aussi, plus profondément, de la nature même du texte théâtral. <?page no="175"?> 5 L. C. D. [Discret], Préface des Noces de Vaugirard, Paris, J. Guignard, 1638, éd. C. Fenin, site IdT, NP 4. 6 Alexandre Hardy, Préface du quatrième tome du Théâtre, Rouen, D. du Petit Val, 1626, éd. F. Cavaillé, site IdT. 7 Simon Du Cros, Préface de La Fillis de Scire, Paris, A. Courbé et A. de Sommaville, 1630, n.p. 8 Raymond Poisson, Dédicace du Poète basque, éd. cit., NP 4. Le poète et le libraire : du conflit à la collaboration Dès 1637, Discret tourne en dérision les arguments avancés par les auteurs dans leurs préfaces pour s’excuser de publier et de proposer aux lecteurs un texte imparfait : Les autres diront que leur absence a causé le désordre et les fautes qui se rencontrent dans leurs livres, qu’ils ont été imprimés à leur insu sur des copies mal polies qui leur avaient été dérobées, ou qu’ils avaient données à l’un de leurs amis, mais qu’à la seconde édition ils seront vêtus des robes de la merveille et qu’on ne les reconnaîtra plus. 5 Le discours préfaciel est d’emblée perçu comme un discours de mauvaise foi, où l’auteur prend une posture, celle qui lui est la plus utile dans sa stratégie de promotion personnelle et qui consiste ici à se démarquer de la pose stéréotypée de l’auteur. Discret suggère aussi que le libraire peut jouer un rôle important dans la configuration de cette pose auctoriale. Les figures du libraire et de l’auteur se construisent en effet simultanément dans un certain nombre de préfaces, à travers une série de personnages-types. Du côté de l’éditeur, se trouvent opposés le mauvais imprimeur, caractérisé par son « avarice » et son « empressement » à publier tout ce qui lui passe dans les mains (c’est notamment celui que met en scène Alexandre Hardy 6 ), et le bon, celui qui met tout son « zèle » ou sa « diligence » à imprimer « correctement » les pièces qui lui sont confiées. Du côté de l’auteur, négligence et désinvolture sont des traits assez fréquents. Dans la préface de La Fillis de Scire de Simon Du Cros (1630), Augustin Courbé semble d’abord avoir recours au motif topique de l’absence de l’auteur et de l’attribution des fautes d’impression à l’éditeur, mais ne s’interdit pas quelques remontrances à l’auteur, qu’il n’a pu « assujettir à voir les épreuves qu’on tirait tous les jours, ni à tracer lui-même cet avertissement 7 ». Le scénario mettant en scène l’auteur et le libraire prend une ampleur inédite dans la dédicace du Poète basque de Poisson, en écho avec le sujet de la comédie et son personnage principal. Éminemment parodique, la saynète proposée par Poisson inverse les rapports habituels : l’auteur à succès poursuivi par un libraire cupide est ici remplacé par un auteur malchanceux publié malgré tout par un libraire amical et généreux. Le traditionnel topos humilitatis se voit ainsi réinvesti d’un fort potentiel comique, qui donne aussi à réfléchir sur le statut du poète. Poisson suggère en effet clairement que c’est le libraire qui fait l’auteur : « entendre son nom éclater dans le Palais par la bouche d’un libraire est quelque chose de bien glorieux ». Mais la gloire de l’auteur est évidemment peu de chose par rapport au nombre d’exemplaires vendus, ici réduit à zéro : « celle de se voir vendre est tout autre ; et c’est celle-là que je n’ai point encore sentie 8 ». Mettant aux prises auteurs et libraires, la préface met en scène des actions qui donnent une histoire au texte et font valoir sa nouveauté. Promettant au lecteur de « galantes 176 Véronique Lochert <?page no="176"?> 9 Formules empruntées à l’avis du libraire de La Cocue imaginaire de Jean Donneau de Visé (Paris, J. Ribou, 1660, n.p.) et des Intrigues d’Arlequin de Laurent Bordelon (dans Arlequin comédien aux Champs Elysées. Nouvelle historique, allégorique, et comique, Paris, A. Seneuze, 1691, n.p.). 10 François Targa, « Le libraire au lecteur », dans François Hédelin d’Aubignac, La Pucelle d’Orléans, Paris, F. Targa, 1641, éd. V. Lochert, site IdT, NP 1. 11 Jean Nicolas, « Le libraire au lecteur », dans Gabriel Gilbert, Le Courtisan parfait, Grenoble, J. Nicolas, 1668, n.p. 12 Antoine de Sommaville, « Le libraire au lecteur », dans Jean de Rotrou, Cléagénor et Doristée, Paris, A. de Sommaville, 1634 ; éd. H. Baby, dans Jean de Rotrou, Théâtre complet 5, Paris, STFM, p. 626. 13 H. Baby, Introduction à La Doristée, ibid., p. 420-422. 14 « Car cette pièce avec la Cyminde étant presque achevées d’imprimer, les exemplaires en furent saisis, et moi poursuivi sur la confiscation » (F. Targa, « Le libraire au lecteur », éd. cit., NP 6). 15 A. Hardy, Préface du quatrième tome du Théâtre, éd. cit., NP 1-2. 16 Arnoul Seneuze, « Le libraire au lecteur », dans Laurent Bordelon, Les Intrigues d’Arlequin, op. cit., n.p. nouveautés », des « livre[s] nouveau[x] 9 », le libraire cherche à valoriser l’acte de publication et à aiguiser la « curiosité » du public. Les préfaces qu’il rédige évoquent très fréquemment la manière inopinée dont le texte lui est parvenu : « elles me tombèrent l’une et l’autre entre les mains, sans en savoir l’auteur 10 » ; « voici une pièce que le hasard a mis entre mes mains 11 » ; « elle me fut mise ès mains naguère par un inconnu qui […] ne me voulut jamais nommer son auteur 12 ». En insistant sur le caractère accidentel de la découverte du texte, il s’agit évidemment de masquer toute intention éditoriale peu scrupuleuse, ainsi que les voies détournées empruntées par les textes pour parvenir à leur éditeur. Comme l’a montré Hélène Baby, le mensonge de Sommaville publiant anonymement la tragi-comédie de Rotrou n’est guère crédible vu la réputation du dramaturge, qui a d’ailleurs intenté un procès au libraire à la suite de cette publication pirate 13 . Si ce conflit entre Rotrou et Sommaville ne transparaît pas directement dans la pièce imprimée, de nombreuses préfaces mettent en scène le conflit opposant l’auteur et le libraire : François Targa, dans la préface de La Pucelle d’Orléans, évoque très concrètement la saisie des exemplaires et les poursuites dont il a fait l’objet 14 . Mais lors de la publication, et à moins qu’il ne s’agisse d’une édition pirate, ce conflit a généralement trouvé une résolution et fait place à une collaboration, beaucoup plus profitable à l’auteur comme à l’éditeur, ainsi que le suggère Alexandre Hardy, qui a trouvé à Rouen en David du Petit Val « un imprimeur digne de sa profession » dont « [l]a diligence contribu[e] à [s]on labeur 15 ». L’évocation du conflit passé se transforme alors en argument publicitaire, valorisant l’événement que constitue la publication. Elle contribue aussi à préciser la distribution des rôles à travers laquelle se configurent réciproquement la fonction-auteur et la fonction-éditeur. L’auteur prend la pose du poète désintéressé, qui pratique l’écriture comme un loisir et échappe ainsi aux soupçons de vanité et de vénalité attachés à la publication. À la fin du XVIIe siècle, le libraire Arnoul Seneuze utilise encore ce lieu commun dans sa préface à l’Arlequin comédien de Laurent Bordelon (1691) : L’auteur de cet ouvrage ne l’avait point fait pour le donner au public, mais seulement pour divertir honnêtement son esprit dans ses heures de récréation et de repos après ses études et ses occupations sérieuses : aussi ai-je eu bien de la peine à obtenir de lui la permission de le faire imprimer. 16 177 La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé <?page no="177"?> 17 On y trouve ainsi le vocabulaire du larcin et de l’ignorance : « Ainsi Lecteur, l’insupportable avarice de certains libraires faisant passer ce poème de l’Histoire éthiopique sous la presse, à mon déçu, tout incorrect, force ma résolution » (Hardy, préface des Chastes et Loyales Amours de Théagène et Chariclée, Paris, J. Quesnel, 1623 ; éd. F. Cavaillé, site IdT, NP 1) ; « je suis tombé dans la disgrâce de voir une copie dérobée de ma pièce entre les mains des libraires, accompagnée d’un privilège obtenu par surprise » (Molière, préface des Précieuses ridicules, éd. cit., NP 2). Je souligne. 18 Jean de Rotrou, Préface de Clarice, Paris, T. Quinet, 1643, éd. B. Louvat-Molozay, site IdT, NP 2. Sur les rapports de ce dramaturge avec les libraires, voir A. Riffaud, « “Je demeure à seize lieues de l’imprimerie”. Jean Rotrou et ses livres », Littératures classiques, n° 63, 2007, p. 11-32. 19 Sur les termes désignant la publication, voir Marine Souchier, « Publier », dans V. Lochert, M. Vuillermoz et E. Zanin (dir.), Le Théâtre au miroir des langues, Genève, Droz, 2018, p. 121-129. 20 Jean Nicolas, « Le libraire au lecteur », éd. cit., n.p. 21 Antoine de Sommaville, « Le libraire au lecteur », éd. cit., p. 626. 22 Pierre Baudoin, « Avis du libraire au lecteur », dans Chevalier, L’Intrigue des carrosses à cinq sous, Paris, P. Baudouin le fils, 1663, n.p. 23 Voir notamment les avis de Martin Collet dans Philine ou l’Amour contraire de La Morelle (Paris, M. Collet, 1630) et de Charles de Sercy dans La Mort d’Agrippine de Cyrano de Bergerac (Paris, Ch. de Sercy, 1654). 24 Pierre Corneille, La Galerie du Palais, Paris, A. Courbé et F. Targa, 1637, I, 6, v. 138. Les préfaces auctoriales développent également ce motif en évoquant le caractère forcé de la publication, à laquelle ils ont été contraints 17 , et en déléguant le souci des aspects matériels au libraire, comme le fait Rotrou : « le soin de te donner mes pièces correctes doit être celui de mes libraires 18 ». C’est donc au libraire que reviennent l’initiative de la publication et la transformation de l’œuvre poétique en un produit proposé à la vente. Le libraire apparaît d’abord comme celui qui rend le texte public, qui le met à la disposition du public 19 : comme la profession que je fais m’oblige de ne pas profiter seul d’un bien qui peut être utile et agréable à plusieurs ; aussitôt que j’en ai été le maître, j’ai cru que je le devais donner au public […]. 20 Puisque c’est la nature des belles choses, que pour être utiles, elles doivent être communiquées, j’ai cru qu’il serait dommage que cette pièce ne fût point mise au jour. 21 Deux champs lexicaux entrent ici en concurrence : d’un côté, celui du don, qui continue à entretenir la définition de la pratique des Belles-Lettres comme une activité noble et dés‐ intéressée (le libraire fait ainsi au public « un présent », qui appelle sa « reconnaissance »), et d’un autre côté, celui du commerce, qui introduit les enjeux économiques du marché éditorial. L’association de ces deux discours est particulièrement frappante dans l’avis de Pierre Baudouin à L’Intrigue des carrosses à cinq sous de Chevalier, où le libraire invite le lecteur à lui exprimer sa « reconnaissance pour le zèle qu[‘il] fait paraître pour [s]on contentement » en « précipit[ant] le débit de tous les exemplaires 22 ». Face au poète désintéressé, le libraire campe généralement l’homme d’affaires, qui fait le « compte » de ses « avances », de sa « dépense » et vise le « profit », et le technicien de la publication, comptant les « main[s] de papier » et prompt à « faire rouler la presse 23 ». Auteurs et libraires ne sont cependant pas les seuls personnages qui comptent sur cette scène éditoriale où « la mode est à présent des pièces de théâtre 24 ». La célèbre affirmation du libraire mis en scène par Corneille dans La Galerie du Palais suggère que le théâtre est devenu un marché en pleine expansion, qui répond à une demande croissante du public. Les préfaces composées par les libraires mettent aussi en scène cette autre instance essentielle qu’est le public : là où le poète prétend n’écrire que pour sa propre satisfaction, le libraire 178 Véronique Lochert <?page no="178"?> 25 Christophe David, « Le libraire au lecteur », dans P. Du Ryer, Scévole, Paris, C. David, 1688. Le libraire justifie ainsi la réédition de cette tragédie publiée pour la première fois en 1647. 26 Toussaint Quinet, Dédicace du Dépit amoureux de Molière [1663], dans Œuvres complètes, éd. Georges Forestier et Claude Bourqui, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, t. I, p. 299. 27 Pierre Baudoin, « Avis du libraire au lecteur », éd. cit., n.p. 28 « Par la présence des péritextes, le livre expose une situation de communication où les intermédiaires, loin d’être invisibles, participent à l’élaboration du sens. » (Anne Réach-Ngô, L’Écriture éditoriale à la Renaissance. Genèse et promotion du récit sentimental français (1530-1560), Genève, Droz, 2013, p. 85) 29 « J’aime mieux que mon livre sans autre circonspection, soit bien imprimé à Rouen, que mal à Paris, […] vu que nulle transposition notable, nul sens perverti, et nulles omissions d’importance ne démembreront le corps de l’ouvrage. » (A. Hardy, Préface du quatrième tome du Théâtre, éd. cit., NP 2) répond aux attentes du lecteur, qui est aussi un consommateur. La satisfaction de la demande du public apparaît ainsi comme la principale justification de la publication : Cette pièce ayant toujours reçu au théâtre beaucoup d’approbation, j’ai cru obliger sensiblement les personnes qui aiment ces ouvrages, de leur en donner une édition plus correcte que toutes celles qui l’ont précédées, et j’ai cru d’autant plus l’obliger que cette pièce est très rare, et qu’il s’en fait tous les jours une recherche très exacte […]. 25 J’ai cru, Monsieur, que je ne devais pas laisser échapper une occasion de satisfaire aux lois que je m’étais imposées, et que tous les gens d’esprit demandant tous les jours cette pièce, pour avoir le plaisir de la lecture comme ils ont eu celui de la représentation, ils seraient bien aises de rencontrer votre nom à la tête […]. 26 Quoique j’en sois maintenant possesseur, je ne me fusse point hâté de mettre cette comédie sous la presse sans la juste impatience que témoigne ce qu’il y a d’honnêtes gens dans Paris. 27 Comme les comédiens, qui doivent remplir le théâtre pour gagner leur vie, les libraires se montrent attentifs aux aspects matériels et économiques de la diffusion du théâtre et remplissent une fonction d’intermédiaire entre le poète et le public. Le paratexte dramatique invite ainsi à considérer la publication comme une seconde représentation. La publication imprimée, une seconde représentation La relation du texte dramatique avec son public est toujours médiatisée. Le paratexte théâtral met en relief la participation des intermédiaires à l’élaboration du sens 28 . La spécificité de l’œuvre dramatique est de s’offrir à deux médiatisations successives : d’abord représentée sur scène par les comédiens, elle est ensuite imprimée et vendue par le libraire. Contrairement à ce que suggèrent certains auteurs, la publication ne donne pas un accès direct à l’œuvre originale, mais constitue une autre forme de transposition, susceptible des mêmes défauts que la représentation. De nombreux auteurs se plaignent ainsi de la déformation, voire de la mutilation, que leur texte a subie lors de l’impression par des libraires peu scrupuleux. Les termes très forts employés par Alexandre Hardy, qui craint que son œuvre ne soit « démembrée » par les fautes d’impression 29 , ou par Corneille, qui se plaint que ces mêmes erreurs aient « changé » et « déguisé » L’Illusion comique au point qu’elle en 179 La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé <?page no="179"?> 30 « Je suis au désespoir de vous la présenter en si mauvais état, qu’elle en est méconnaissable : la quantité de fautes que l’imprimeur a ajoutées aux miennes la déguise, ou pour mieux dire, la change entièrement » (Corneille, épître dédicatoire de L’Illusion comique, Paris, F. Targa, 1639, éd. B. Louvat-Molozay, site IdT, NP 2). Si la figure du libraire est présente dans le texte et le paratexte de certaines comédies de Corneille, elle s’efface rapidement d’une œuvre dont le dramaturge contrôle très étroitement la publication. Il est ainsi le premier auteur à acquérir un privilège pour sa pièce, Horace, en 1640. Voir A. Riffaud, « Corneille et l’impression de ses livres : de l’indifférence à l’innovation », dans Myriam Dufour-Maître (dir.), Pratiques de Corneille, Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2012, p. 55-73. 31 « Encore est-il certain que La Pucelle d’Orléans fut tellement défigurée en la représentation que tu prendras plaisir à la considérer dans son état naturel et sous ses propres ornements. » (F. Targa, « Le libraire au lecteur », éd. cit., NP 2) 32 Jean Rotrou, Préface de La Bague de l’oubli, Paris, F. Targa, 1635 ; éd. M. Pavesio, site IdT, NP 1. 33 André Mareschal, Préface du Véritable Capitan Matamore, Paris, T. Quinet, 1640, éd. V. Lochert, site IdT, NP 2. 34 Charles Vion d’Alibray, Préface de La Pompe funèbre, Paris, P. Rocolet, 1634, éd. V. Lochert, site IdT, NP 15. soit devenue « méconnaissable 30 », ne sont pas sans faire écho aux termes tout aussi violents que l’abbé d’Aubignac inspire à Targa pour se plaindre du jeu des comédiens, accusés d’avoir « défiguré » La Pucelle d’Orléans, alors que l’édition prétend au contraire présenter le texte « dans son état naturel et sous ses propres ornements 31 ». Ces protestations font apparaître la fragilité de la figure auctoriale au théâtre, en concurrence avec l’autorité des comédiens à la scène et avec celle des libraires dans le livre. L’auteur court d’ailleurs le risque d’être tout simplement court-circuité par ces deux instances, comme Rotrou s’en inquiète dans la préface de La Bague de l’oubli : « tous les comédiens de la campagne en ont des copies, et beaucoup se sont vantés qu’ils en obligeraient un imprimeur 32 ». Comment la publication peut-elle transformer un texte ? Les préfaces livrent là encore des informations intéressantes sur les aspects concrets de la mise en texte du théâtre. Parmi les premiers éléments accrochant le regard sur l’étal du libraire, le titre constitue évidemment un lieu stratégique. Dans la préface du Véritable Capitan Matamore, André Mareschal commente ainsi cette « distinction de libraire » qui consiste à utiliser l’adjectif « vrai » ou « véritable » pour distinguer plusieurs pièces portant un titre similaire 33 . Vient ensuite le nom de l’auteur, qui joue un rôle croissant dans la publication, comme le suggère la remarque de Vion d’Alibray, qui sort de l’anonymat en 1634 avec La Pompe funèbre : Mais puisque je ne me cachais que pour le profit du libraire, et afin qu’il pût faire passer pour auteur de ce que je lui donnais un plus habile que moi, maintenant qu’il m’a témoigné que quelques-uns rebutaient comme mauvais les livres que personne n’avouait, n’impute pas à une vaine ambition si j’ai souffert qu’il contentât par là, quoique inutilement, son envie. 34 La marchandisation du nom d’auteur concerne particulièrement les auteurs à succès comme Molière. Si les libraires français ne vont pas jusqu’à attribuer massivement à Molière les pièces d’autres auteurs comme le font les éditeurs espagnols, publiant tout ce qui leur passe sous la main sous le nom du dramaturge le plus en vogue, ils exploitent néanmoins sa renommée. Toujours prompt à tirer profit de la conjoncture littéraire, Donneau de Visé publie en 1660 une Cocue imaginaire, présentée comme la version féminine de la pièce de Molière. Le libraire Jean Ribou, avec qui Donneau vient précisément de publier une édition 180 Véronique Lochert <?page no="180"?> 35 Jean Ribou, « Le libraire au lecteur », dans J. Donneau de Visé, La Cocue imaginaire, Paris, J. Ribou, 1660, n.p. 36 « Il n’a pas été en ma puissance de retirer la préface de cette pastorale de M. de Racan, encore qu’il me l’ait fait voir presque achevée. » (T. Du Bray, « Le libraire au lecteur », dans Honorat de Bueil de Racan, Les Bergeries, Paris, T. Du Bray, 1625, n.p.) 37 « L’imprimeur au lecteur », dans Eustache Le Noble de Tennelière, Ésope, Paris, G. de Luyne, G. Quinet, M. Jouvenel et J.-B. Langlois, 1691, n.p. 38 Les éditeurs d’Ésope proposent une « Lettre de Mr D.L.R. à Mr L.C.D.L. », qu’ils justifient ainsi : « j’ai cru devoir y suppléer par cette lettre qu’un fort honnête homme m’a remise entre les mains, et qui fut écrite par une personne de considération à un de ses amis qui lui avait demandé son sentiment touchant cette comédie. » (ibid.) 39 C’est le cas par exemple de Psyché, tragédie-ballet à laquelle collaborent Molière, Corneille et Quinault (Paris, P. Le Monnier, 1671) et de l’adaptation de La Célimène de Rotrou sous le titre d’Amarillis par Tristan l’Hermite (Paris, A. Courbé, 1653), toutes deux présentées par un avis du libraire. 40 En 1625, Racan n’a pas le temps de rédiger une préface pour Les Bergeries, « ayant été contraint d’en faire à la hâte l’argument, parce qu’un de ses amis qui lui avait promis de le faire est tombé malade sur le point qu’elle s’achevait d’imprimer » (T. Du Bray, « Le libraire au lecteur », éd. cit., n.p.). pirate du Cocu imaginaire, en fait la promotion en invitant le lecteur à acheter ensemble les deux pièces : L’une est la Cocue imaginaire, qui peut servir de regard au Cocu imaginaire, de l’Illustre Monsieur de Molière, puisque l’on voit dans l’une toutes les raisons qu’un homme a de se plaindre d’une femme infidèle, et dans l’autre, celles qu’une femme a de se plaindre d’un homme qui lui manque de foi ; qui vous divertira beaucoup lorsque vous les confronterez ; c’est pourquoi je vous conseille de ne pas les acheter l’une sans l’autre, afin d’avoir le mari et la femme. 35 C’est enfin le paratexte lui-même qui apparaît comme un élément important de la plus-value apportée au texte par la publication. Épîtres dédicatoires, préfaces, arguments permettent aux auteurs et aux libraires de construire une relation privilégiée avec leur nouveau public, celui des lecteurs, auxquels ils offrent des instruments permettant de renouveler leur perception du texte. La préface en particulier doit une partie de son développement aux libraires, qui la réclament aux auteurs. Toussaint du Bray regrette ainsi de n’avoir pu obtenir la préface de Racan pour ses Bergeries 36 , tandis que l’imprimeur d’Ésope regrette que Le Noble n’ait pas souhaité suivre l’usage de « mendier par une épître dédicatoire la protection de quelque homme de qualité, ni même prévenir ses lecteurs par aucune préface ou dissertation 37 ». Les libraires pallient l’absence de préface auctoriale par des « lettres » commentant la pièce 38 et par leurs propres « avertissements ». Témoignant souvent du statut problématique de la figure auctoriale, ils construisent une autorité de substitution, au service de la promotion de l’œuvre. Ils remplacent ainsi un auteur absent - qu’il soit mort au moment de la publication ou simplement en voyage - ou mal déterminé, lorsque la pièce est le fruit d’une collaboration entre plusieurs dramaturges 39 . Aux côtés de la préface, dont la pratique s’installe au cours du XVIIe siècle, malgré certaines critiques, l’argument se développe dans les années 1620 et 1630 40 , avant de décliner à partir des années 1640. L’avis du libraire Martin Collet dans La Philine de La Morelle souligne l’un de ses inconvénients. Si la destruction de la suspension par le récit complet de l’action a été dénoncée dès le XVIe siècle, les dommages causés par l’argument sont ici envisagés sur le plan matériel et financier : 181 La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé <?page no="181"?> 41 Martin Collet, « Le Libraire au Lecteur », dans La Morelle, Philine ou l’Amour contraire, Paris, M. Collet, 1630, éd. M. Douguet, site IdT, NP 1. 42 Robert Estienne, « Avertissement du libraire », dans Jean de Schelandre, Tyr et Sidon, Paris, R. Estienne, 1628, n.p. 43 M. Collet, « Le Libraire au Lecteur », éd. cit., NP 1. 44 Pierre Baudoin, « Avis du libraire au lecteur », éd. cit., n.p. […] s’il y fallait faire un argument il faudrait une main de papier entière, joint que la principale raison pourquoi on [n’]en fait point, c’est le peu de curiosité que beaucoup de personnes ont d’en acheter après que tout un matin ou une après-dînée ils en ont lu l’argument sur la boutique d’un libraire qui leur apprend pour rien ce qu’ils ne sauraient que pour de l’argent ; chacun aime son profit, ne t’en étonne pas. 41 Soucieux de leur profit, les libraires se montrent attentifs à adapter le texte à son nouveau public et à diversifier ses usages. Robert Estienne a ainsi demandé à Jean de Schelandre de « tracer un modèle retranché » de sa tragi-comédie Tyr et Sidon « pour la commodité de ceux qui voudraient s’en donner le plaisir en des maisons particulières » : « composée proprement à l’usage d’un théâtre public », l’œuvre se voit ainsi offerte à un nouvel usage, celui de la représentation privée 42 . Le principal usage reste néanmoins celui de la lecture, dont les préfaces vantent tous les mérites. « Le libraire », « la boutique du libraire », « la Galerie du Palais » deviennent alors autant de métonymies de la lecture. Là où les auteurs s’excusent souvent de l’infériorité du texte imprimé par rapport au texte incarné sur scène, les libraires développent plus volontiers le lieu commun de l’équivalence entre la représentation et la lecture : « tu ne recevras pas moins de contentement à la lecture qu’à la représentation », affirme Martin Collet dans l’avis liminaire de La Philine 43 . La rhétorique mise en œuvre dans l’« Avis du libraire au lecteur » de L’Intrigue des carrosses à cinq sous convoque tous les topoï utilisés pour articuler l’expérience de la lecture à celle de la représentation et la valoriser. Le libraire commence par garantir la valeur de l’œuvre par le succès qu’elle a rencontré sur scène, rappelant au lecteur qu’il a déjà été spectateur et qu’il ne peut se déjuger : L’Intrigue des Carrosses à cinq sous que je te donne, et que j’expose à toute ta censure a paru sur le Théâtre du Marais si avantageusement et a acquis tant de gloire à son auteur par les applaudissements que peut-être toi-même tu lui as donnés, que de peur de te faire tort dans l’inégalité de tes jugements je veux croire que tu lui rendras la même justice. La lecture est ainsi présentée comme le renouvellement du plaisir procuré par la représen‐ tation ou comme une expérience de remplacement pour ceux qui n’ont pu assister au spectacle : « Ceux qui l’ont vue aspirent à la voir encore pour goûter la même satisfaction qu’ils ont déjà reçue peut-être plus d’une fois. » Elle permet aussi de l’approfondir en offrant la possibilité de « digérer à loisir toutes les beautés qu’ils y ont remarqué[es] en peu de temps, pour y rencontrer tout le plaisir qu’ils y trouveront quand ils y appliqueront des réflexions nécessaires 44 ». Bien qu’elle soit relativement discrète dans la pièce imprimée, la présence du libraire rappelle que le texte dramatique ne doit pas être envisagé comme une œuvre poétique autonome, ni comme une simple partition livrée à l’interprétation des comédiens. Elle met 182 Véronique Lochert <?page no="182"?> 45 Michel Boiron, dit Baron, Préface de L’Homme à bonne fortune, Paris, T. Guillain, 1686, éd. B. Lovis, site IdT, NP 4. en lumière une autre facette du texte théâtral, qui est aussi un produit de librairie, une marchandise qui a un prix, qui doit s’adapter à divers usages et répondre aux attentes du public, friand à la fois de nouveautés et de valeurs sûres. Même s’il fait parfois mine de n’écrire que pour son propre plaisir, l’auteur dramatique doit trouver les moyens de collaborer avec les deux instances créatrices concurrentes que sont les acteurs et les éditeurs et de s’adapter aux attentes d’une instance réceptrice complexe, composée à la fois de spectateurs et de lecteurs. Cette triple dépendance est soulignée par Baron, dans la préface de tonalité ironique de L’Homme à bonne fortune : le dramaturge sait devoir compter pour le succès de sa pièce sur « des acteurs zélés pour la représenter, des auditeurs favorables à l’applaudir, et un libraire intéressé pour l’imprimer sans l’en avoir prié 45 ». 183 La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé <?page no="184"?> 1 Notice de Georges Forestier et Claude Bourqui dans Molière, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010 (dorénavant désigné par O.C.), t. 1, p. 1226. 2 Roger Duchêne, Molière, Paris, Fayard, 1998, p. 745. 3 Le Songe du resveur, satyre en vers, Paris, Guillaume de Luyne, 1660. Réimp., Genève, J. Gay et fils, 1867, p. 16. 4 Molière, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, t. 1, p. 294. Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ? Jean-Luc R O B I N The University of Alabama Pièce de Molière « la plus souvent représentée du vivant » de son auteur 1 , LeCocu imaginaire fait l’objet, durant sa carrière, de 123 représentations publiques et de 20 représentations privées 2 , ce qui élève cette courte comédie en alexandrins créée au Petit-Bourbon le 28 mai 1660 au rang d’incontestable championne de ces deux catégories. Pourtant, sa publication le 12 août 1660 a quelque chose d’un « étrange monstre », puisque, tout d’abord, elle n’est pas le fait de Molière, mais du libraire Jean Ribou assisté d’un complice. L’inélégance du procédé ne passe pas inaperçue : Moliere, nostre cher amy, Que nous n’aymons pas à demy, Depuis quelque temps a sçeu faire Un Cocu, mais imaginaire. Cependant un archigredin Qui n’a pas pour avoir du pain, De peur de passer la carriere De la saison d’hiver entiere, Avecque son habit d’esté, Fut pour lors assez effronté, Pour je ne sçay comment le prendre, Et de plus pour le faire vendre. Il a bien mesme esté plus loin, Car l’on dit qu’il a pris le soin De l’afficher à chaque ruë. 3 La publication pirate aurait ainsi été portée par une campagne commerciale par voie d’affiches, c’est-à-dire « avec toutes les ressources dont disposait alors la publicité 4 », ce <?page no="185"?> 5 Sylvie Chevalley, Molière, sa vie, son œuvre, Paris, F. Birr, 1984, p. 58. 6 Sganarelle ou Le Cocu imaginaire, Paris, Jean Ribou, 1660. Texte sur Gallica et description de toutes les éditions disponibles dans le Répertoire du théâtre français imprimé au X V I Ie siècle d’Alain Riffaud : http: / / www.unifr.ch/ repertoiretheatre17/ . 7 Voir en particulier les arguments des scènes 10 à 13 : O.C., t. 1, p. 57-61. 8 R. Chartier, Publishing drama in Early Modern Europe, Londres, British Library, 1999 ; C.E.J. Caldicott, La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1998 ; Michael Call, The Would-Be Author. Molière and the Comedy of Print, West Lafayette, Purdue UP, 2015. 9 Neuf-Villenaine dans l’extrait du privilège de l’édition de 1660, p. 60, ou Neufvillaine « dans le livre de la Communauté des libraires qui enregistra le privilège », O.C., t. 1, p. 1228. qui suppose un certain investissement plutôt inattendu de la part d’un « archigredin » sans habit d’hiver et donc impécunieux. Qui que soit l’ « effronté » du Songe du resveur, c’est le libraire Ribou que poursuit Molière, auteur publiquement dépossédé de sa comédie par ce larcin aussi impudent que spectaculaire. Sa comédie - que La Grange dans son Registre aussi bien que les responsables de cette édition pirate de 1660 dans ses pièces liminaires, les matériaux épitextuels du Songe du resveur ou des Nouvelles Nouvelles de Donneau de Visé, ou encore une affiche 5 datant peut-être du 16 novembre 1662 intitulent invariablement (Le) Cocu imaginaire - a désormais pour titre Sganarelle 6 . Ce qui est toutefois remarquable, et non mentionné par LeSonge du resveur, est que le texte piraté du Cocu imaginaire se trouve accompagné d’« Arguments » didascaliques précédant chaque scène. Or, loin de constituer une masse de scories dont il s’agirait de purifier les 657 alexandrins du Cocu imaginaire, ces « Arguments de chaque Scène » transforment la publication pirate en une sorte d’ovni : ovni de l’édition théâtrale française du XVIIe siècle en général, ovni dans la carrière d’auteur de Molière en particulier. Surtout, ces didascalies quelquefois plus étendues que les scènes qu’elles introduisent 7 ouvrent une fenêtre sur le jeu théâtral du comédien Molière, jeu jugé radicalement nouveau par le rédacteur des arguments. C’est à ce dernier aspect - la valeur imageante des arguments - que le présent essai se consacre, délaissant ce qui touche trop étroitement à la stratégie éditoriale et auctoriale de Molière, déjà objet des travaux de Roger Chartier, d’Edric Caldicott et de Michael Call 8 . La fonction très précise d’organon du Cocu imaginaire que remplissent les arguments explique-t-elle que Molière les retienne plusieurs années avant de les supprimer ? Ces arguments conservent-ils, en dépit de leur caractère provisoire, un intérêt critique et historique pour les moliéristes et pour qui souhaite appréhender le phénomène Molière dans toute sa richesse et sa complexité ? La question de l’attribution desdits « Arguments de chaque Scène » annoncés en page de titre sans nom d’auteur de Sganarelle ou Le Cocu imaginaire semble résolue. Il s’agirait de Donneau de Visé, sous le masque d’un certain « sieur » de Neuf-Villenaine 9 ou de Neufvillaine. De fait, Donneau de Visé fait grand cas de la pièce et plus encore de ces arguments dans un « abrégé de l’abrégé » de la vie de Molière inclus dans ses Nouvelles Nouvelles : Il fit, après Les Précieuses, Le Cocu imaginaire, qui est, à mon sentiment, et à celui de beaucoup d’autres, la meilleure de toutes ses pièces, et la mieux écrite. Je ne vous en entretiendrai pas davantage, et je me contenterai de vous faire savoir que vous en apprendrez beaucoup plus que je 186 Jean-Luc Robin <?page no="186"?> 10 O.C., t. 1, p. 1095. Les Nouvelles Nouvelles sont publiées anonymement en trois volumes en (ou à partir de) février 1663 à Paris par les trois libraires Pierre Bienfaict, Gabriel Quinet et… Jean Ribou. Voir en ligne l’édition du texte intégral dirigée par Claude Bourqui et Christophe Schuwey : http: / / www.unifr.ch/ nouvellesnouvelles/ index.html. 11 Et accessoirement coauteur de cette publication : « il y allait de votre gloire et de la mienne, […] à cause des Vers que vous avez faits, et de la Prose que j’y ai ajoutée » (O.C., t. 1, p. 36.) 12 Ibid., p. 35. 13 Ibid., p. 37. 14 Faute de « typologie » complète, Georges Zaragoza distingue les « didascalies de spectacle », qui « ont une influence directe sur le spectacle », des « didascalies de lecture », « qui n’ont pas une telle incidence » (Didier Souiller, Florence Fix, Sylvie Humbert-Mougin et Georges Zaragoza (dir.), Études théâtrales, Paris, PUF, 2005, p. 431-432). 15 Cette tentative constitue l’une des deux raisons pour lesquelles Molière aurait permis à Ribou d’écouler les exemplaires de l’édition piratée (G. Forestier, Molière, Paris, Gallimard, 2018, « Piraterie ne vous en pourrais dire, si vous voulez prendre la peine de lire la prose que vous trouverez dans l’imprimé au-dessus de chaque scène. 10 Le même mot de « prose » désigne les arguments dans l’édition pirate de Sganarelle ou Le Cocu imaginaire, notamment dans une épître dédicatoire à « Monsieur de Molier, chef de la troupe des comédiens de Monsieur, Frère unique du Roi 11 ». Dans cette dédicace, avant de ravir à Molière la moitié de la paternité de son Cocu imaginaire, Donneau de Visé, Neuf-Villenaine ou Neufvillaine, peu importe, essaie d’abord de faire croire que les arguments ont été innocemment rédigés à l’intention d’un ami « Gentilhomme de la Campagne » qui n’« avait point vu représenter » Le Cocu imaginaire « pour lui montrer que quoique cette Pièce fût admirable, l’Auteur en la représentant lui-même savait encore faire découvrir de nouvelles beautés 12 ». Dans la seconde pièce liminaire, adressée « À un ami » - cette lettre fournit un cadre unique au texte dialogique et au paratexte didascalique placé « au-dessus de chaque scène » -, le pirate précise la fonction des arguments : […] quelques beautés que cette Pièce vous fasse voir sur le papier, elle n’a pas encore tous les agréments que le Théâtre donne d’ordinaire à ces sortes d’Ouvrages. Je tâcherai toutefois de vous en faire voir quelque chose aux endroits où il sera nécessaire pour l’intelligence des Vers et du sujet, quoiqu’il soit assez difficile de bien exprimer sur le papier ce que les Poètes appellent Jeux de Théâtre, qui sont de certains endroits où il faut que le corps et le visage jouent beaucoup, et qui dépendent plus du Comédien que du Poète, consistant presque toujours dans l’action. 13 Autrement dit, les arguments se présentent comme des « didascalies de lecture » amplifiées, mais aussi comme des « didascalies de spectacle 14 » fournissant un compte rendu des représentations destiné à ceux qui n’ont pas pu y assister. Surtout, les arguments portent témoignage de l’art totalement inouï du comédien Molière au moment où il ne s’avance plus masqué en Mascarille : Comme les Précieuses, Le Cocu imaginaire reposait largement sur ce que Molière avait alors appelé « l’action », c’est-à-dire un jeu de gestes et de mimiques inédit dans le théâtre français ; or ce jeu, qu’il avait déploré dans la préface des Précieuses ne pouvoir faire passer dans l’imprimé, voici que l’édition procurée par Ribou tentait de le transcrire grâce aux « arguments de chaque scène » rédigés par Donneau de Visé. 15 187 Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ? <?page no="187"?> éditoriale et changement de titre », p. 145-149, p. 149). Ce jeu était « jusque-là l’apanage des comédiens italiens », O.C., t. 1, p. 1230. 16 « La figure du libraire dans les préfaces du théâtre imprimé », communication donnée à Lyon le 22 juin 2017 au colloque international « Littérature, livre et librairie en France au X V I Ie siècle » et publiée sous le même titre dans le présent volume d’actes. 17 Comme le montre d’entrée de jeu l’argument de la scène 1, ample explicitation ornée de sentences de l’action extra-scénique précédant l’action scénique, précisons que jamais les arguments ne cherchent à programmer une lecture strictement « scénique » de la pièce et que le référent de ces didascalies n’est pas moins « l’univers fictionnel » que « l’univers de la représentation ». Sur cette opposition, voir Jean de Guardia et Marie Parmentier, « Les yeux du théâtre. Pour une théorie de la lecture du texte dramatique », Poétique, nº 158, 2009/ 2, p. 131-147, p. 140. Leur essai ne contient nulle référence au Cocu imaginaire. 18 Ibid., en particulier p. 140-141 sur la distinction, pour ce qui concerne la lecture scénique, entre document (ou trace) et partition. 19 Créé le 14 septembre 1665 à Versailles sur commande du roi et publié en 1666. 20 J. de Guardia et M. Parmentier, « Les yeux du théâtre… », art. cit., p. 132. 21 Noël A. Peacock, Molière sous les feux de la rampe, Paris, Hermann, 2012, p. 9. Cette publication exceptionnelle réunit ainsi de multiples raisons de nous intéresser, que le pirate soit sincère ou non dans son argumentaire, lequel relève naturellement d’une stratégie éditoriale. Du fait de ses arguments didascaliques, cette publication se présente plus que jamais comme une « seconde représentation », selon l’expression de Véronique Lochert 16 , et même comme une sorte de mise en scène de papier capable - le pirate ne semble pas en douter - de restituer au lecteur au moins en partie « les agréments que le Théâtre donne » au poème dramatique ainsi que les « Jeux de Théâtre 17 ». Molière a-t-il lui-même pris conscience de la valeur documentaire 18 de cette mise en scène de papier que propose l’édition pirate de 1660 ? La deuxième édition de la pièce, contrôlée elle par Molière, maintient en 1662 ces arguments didascaliques, absolument uniques dans ses publications. Dans cette seconde édition, identique à l’édition pirate, seul le privilège se trouve modifié, non la page de titre, Molière devenant de jure - mais discrètement, par la petite porte - l’auteur du texte dialogique de Sganarelle ou le Cocu imaginaire et de son paratexte didascalique. Le fait que Molière laisse l’édition en l’état conduit à se demander si ces deux premières éditions didascaliques ne répondent pas par avance à un vœu que le comédien Molière exprime à travers ce conseil de l’avis « Au lecteur » de L’Amour médecin 19 : Il n’est pas nécessaire de vous avertir qu’il y a beaucoup de choses qui dépendent de l’action ; On sait bien que les Comédies ne sont faites que pour être jouées, et je ne conseille de lire celle-ci qu’aux personnes qui ont des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du Théâtre. Quoi qu’il en soit, l’énoncé « On sait bien que les Comédies ne sont faites que pour être jouées » a aussi valeur de slogan, voire de pons asinorum 20 . L’introduction du Molière sous les feux de la rampe de Noël Peacock, qui l’adopte pour titre, précise que cette lapalissade de Molière […] qui semblait s’être perdue durant trois siècles sous le poids de critiques qui ne cherchaient dans son œuvre qu’une substantifique moelle philosophique et moralisatrice, est devenue, depuis le travail de W. G. Moore et René Bray, le mot d’ordre pour la nouvelle orientation des études moliéresques. 21 188 Jean-Luc Robin <?page no="188"?> 22 O.C., t. 1, p. 3. 23 À première vue, le Répertoire du théâtre français imprimé au X V I Ie siècle ne recense nulle autre pièce comprenant les arguments de chaque scène. Des éditions disdascaliques presque aussi ambitieuses existent toutefois. La deuxième édition de La Mariane de Tristan L’Hermite paraît en 1637 avec un argument à chaque acte, alors que la première édition de la tragédie, publiée la même année, ne contenait que l’argument du premier acte. Autre exemple : la première édition d’Andromède de Pierre Corneille en 1651 mentionne la « décoration » du prologue et de chaque acte de la tragédie à machines. 24 Molière, Théâtre : De 1655 à 1660, éd. René Bray, Paris, Belles Lettres, 1951, p. 371-379 et 370. 25 www.toutmoliere.net/ notice,405495.html ; O.C., t. 1, p. 47 et 59. Disons sans entrer ici dans ce débat que le Molière de 1660, en tête de sa toute première publication dans la Préface des Précieuses ridicules, exprimait déjà au lecteur la même chose qu’en 1665 dans L’Amour médecin : « comme une grande partie des grâces, qu’on y a trouvées, dépendent de l’action, et du ton de voix, il m’importait, qu’on ne les dépouillât pas de ces ornements 22 ». L’insistance persistante de Molière dans ses textes liminaires constitue une sorte de signal d’alerte qui devrait inciter à prendre le paratexte didascalique du Cocu imaginaire au sérieux. Or ce signal n’est pas encore clairement reçu, y compris par la critique la plus réceptive. Par exemple, en dépit du titre de son introduction, Molière sous les feux de la rampe ne fait aucune mention de ces éditions didascaliques. Une telle tentative de mise en scène de papier fournit pourtant un document particulièrement précieux et n’est semble-t-il ni plus ni moins qu’un hapax éditorial 23 . Malgré le caractère assez exceptionnel de cette publication de 1660, que Molière reprend à son compte nolens volens en 1662, la valeur de ces arguments didascaliques ne fait nullement l’objet d’un consensus et ils se trouvent parfois supprimés ou - solution adoptée par Georges Couton dans son édition en 1971 - tout au moins relégués en variantes du texte du Cocu imaginaire. Dans son édition du Théâtre de Molière, René Bray retire déjà les arguments du texte tout en affirmant dans la Notice de la pièce : « Nous suivons le texte de l’édition de La Neufvillaine ». Notice qu’il conclut ainsi : « Nous donnons en appendice les arguments de La Neufvillaine, expression fort intéressante des sentiments des contemporains sur la pièce et surtout sur le jeu de Molière 24 ». Contrairement à toute attente, même l’édition procurée par l’auteur de Molière homme de théâtre écarte les arguments à l’arrière-plan. Est-il alors surprenant que les arguments soient retirés d’une des éditions de la pièce les plus accessibles au public, sur le site Tout Molière.net ? « Quand [sic] au comique “gestueux”, il est hélas à jamais perdu pour nous », déplore Gabriel Conesa dans sa Notice. Il poursuit pourtant en rappelant que « De ce jeu comique de l’acteur Molière, un contemporain, La Neufvillenaine, témoigne », et en citant deux extraits assez significatifs des arguments des scènes 6 et 12 : Il ne s’est jamais rien vu de si agréable que les postures de Sganarelle quand il est derrière sa femme : son visage et ses gestes expriment si bien la jalousie, qu’il ne serait pas nécessaire qu’il parlât pour paraître le plus jaloux de tous les hommes. […] Jamais personne ne sut si bien démonter son visage et l’on peut dire que dans cette scène, il en change plus de vingt fois. 25 Il semblerait donc que le « comique “gestueux” » de Molière ne soit pas « à jamais perdu pour nous », ou tout au moins, pas totalement. Il y a certes lieu de se demander si le caractère superlatif de ce témoignage est de pure convention et permet de faire l’économie d’une 189 Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ? <?page no="189"?> 26 Argument de la scène 6 ; O.C., t. 1, p. 48. 27 O.C., t. 1, p. 1230. 28 Molière, Théâtre complet, éd. Ch. Mazouer, Paris, Classiques Garnier, 2016, t. 1, p. 500. 29 « Much more interesting than the arguments, though, is the dedicatory epistle […] remarkable for its brazen hypocrisy » (M. Call, The Would-Be Author, op. cit., p. 87). M. Call note que Neufvillaine « suggests that his own prose descriptions of each scene invest him as the author of the success and correctness of the printed version » (ibid., p. 87-88). 30 « C’est une chose étrange, qu’on imprime les Gens, malgré eux » (Molière) devient « ces Messieurs, qui impriment les gens malgré qu’ils en aient » (Neufvillaine), O.C., t. 1, p. 3 et 36. 31 « Neuf-Villenaine has crafted his letter to correspond in almost every particular to Molière’s self-portrait […] From the perspective of the preface to Les Précieuses ridicules, Neuf-Villenaine gives Molière in his letter everything he could want: inordinate praise of his theatrical success, a convenient excuse for publication, and a correct version of the text. In many respects, Neuf-Villenaine (and by extension Jean Ribou) is calling Molière’s bluff, seeing if he will conform to his authorial image of disinterest in profits and “precautions” and allow an accurate edition of his play to be printed and sold that gives him all of the glory, and none of the money. » (M. Call, The Would-Be Author, op. cit., p. 88) description plus poussée du jeu grimaçant et « gestueux » du comédien Molière, ou si tout simplement un langage précis ne fait pas défaut à un témoin encore subjugué par la radicale nouveauté de ce comique quasi pantomimique : « cette dispute donne un agréable divertissement à l’auditeur, à quoi Sganarelle contribue beaucoup par des gestes qui sont inimitables et qui ne se peuvent exprimer sur le papier 26 ». Alors qu’ils adoptent pour référence l’édition autorisée de 1662 et ne suppriment donc pas les arguments conservés par Molière, auxquels ils ne sont nullement inattentifs, Georges Forestier et Claude Bourqui jugent toutefois les « péritextes de la pièce assez faibles en vérité 27 ». Suivant à son tour l’édition de 1662 dans sa présentation de la pièce, Charles Mazouer note simplement que les arguments ajoutés par lui [Neuf-Villenaine] tâcheront de rendre compte des jeux de théâtre [- « qui sont de certains endroits où il faut que le corps et le visage jouent beaucoup, et qui dépendent plus du comédien que du poète, consistant presque toujours dans l’action »]. De fait, les arguments donnent des analyses et des jugements qui ne sont pas sans intérêt, et s’efforcent de transcrire sur le papier des jeux de scène qui ne pouvaient qu’échapper aux seuls lecteurs 28 . Si l’apparat critique de cette dernière édition ne réserve aucun traitement particulier aux arguments, il y a toutefois lieu de se féliciter de leur maintien, en l’occurrence dans l’édition procurée par Charles Mazouer comme dans celle dirigée par Georges Forestier. La présence du paratexte didascalique dans les éditions du XXIe siècle forme la condition préalable à un aggiornamento de son approche par la critique. Focalisé sur les stratégies de Molière auteur, Molière and the Comedy of Print de Michael Call s’intéresse moins aux arguments didascaliques qu’à la lettre dédicatoire de Neufvillaine 29 , dont se trouve bien signalé le moment d’ironie suprême, la si plaisante paraphrase de la première phrase publiée par Molière dans la Préface des Précieuses ridicules 30 , ainsi que le fait que cette épître dédicatoire constitue un « écho textuel », une réponse à la Préface des Précieuses 31 . Prenant à la lettre le Molière préfacier des Précieuses, Neufvillaine sous-entend que sa publication du Cocu - ou plutôt, leur publication du Cocu, 190 Jean-Luc Robin <?page no="190"?> 32 Selon G. Couton (Molière, Œuvres complètes, éd. cit., t. 1, p. 293.) 33 O.C., t. 1, p. 36. 34 « Nowhere is there mention of the arguments, and the only real change to the text of Ribou’s edition that Molière seems to insist on is the substitution of his name for Neuf-Villenaine’s in the privilege. » (op. cit., p. 94) 35 O.C., t. 1, p. 48 et 54. 36 Marc Vuillermoz (dir.), Dictionnaire analytique des œuvres théâtrales françaises du X V I Ie siècle, Paris, Champion, 1998, p. 684 et 686. 37 G. Couton, Molière, Œuvres complètes, éd. cit., t. 1, p. 294. 38 M. Vuillermoz, Dictionnaire analytique, op. cit., p. 683. 39 J. de Guardia, Poétique de Molière. Comédie et répétition, Genève, Droz, 2007. 40 O.C., t. 1, p. 54 et 62 ; J. de Guardia, ibid., p. 35. Neufvillaine conclut l’argument de la scène 16 par une réflexion poéticienne - « l’Auteur sait parfaitement bien conduire un équivoque » (O.C., t. 1, p. 62) - dont les analyses par J. de Guardia de l’argument des scènes 3, 4, 6 et 9 illustrent immédiatement le bienfondé en mettant en évidence la préférence de Molière pour les séries de quiproquos de car il s’agit de ne pas oublier le si « charmant 32 » nous dans « c’était une nécessité que nous fussions imprimé 33 » - se conforme et répond au désir de Molière. Des arguments, il n’est nulle part fait mention dans la procédure entamée par Molière, comme le note Michael Call 34 . On ignore donc ce que pense Molière des arguments ou de cette édition si surprenante dans sa disposition, sinon que bon gré, mal gré, Molière consent à être considéré comme l’auteur aussi bien de ces didascalies que du texte du Cocu soi-disant mémorisé par Neufvillaine. Assez laudatif dans son analyse de la pièce pour le Dictionnaire analytique des œuvres théâtrales françaises du X V IIe siècle, Louis Marmin trouve « la “lecture” d’un Neuf-Villenaine […] fort pénétrante et exacte ». Il déduit notamment des arguments le « parallélisme » de certains jeux de scène, par exemple entre les scènes 6 (Sganarelle « regarde par-dessus l’épaule de sa femme, ce qu’elle considère » : le portrait de Lélie) et 9 (Lélie regarde le même portait « par-dessus [l’]épaule » de Sganarelle, qui « n’a pas le loisir de considérer ce portrait comme il le voudrait bien 35 »). Conformément à la fonction d’organon qui semble leur être attribuée par leur rédacteur, les arguments permettent par exemple de mettre à jour cet art du jeu de scène en « écho 36 » que ne dévoile pas le texte dialogique du Cocu imaginaire, parfois obscur sans commentaire. Louis Marmin doit baser son analyse sur l’édition de référence en 1998, l’édition Couton, qui comme vu précédemment ne donne qu’en variantes les arguments « subis par Molière, non pas voulus par lui 37 », mais admet d’emblée ne pas avoir « répugné à puiser des éléments pour [son] étude dans ces “arguments” à propos de telle ou telle indication de mise en scène ne figurant pas dans le texte ou les didascalies 38 ». Mais pourquoi faudrait-il après tout justifier un intérêt porté aux arguments du pirate Neufvillaine ? La seule étude, semble-t-il, à ne pas prononcer sur eux de jugement de valeur et à les prendre pour ce qu’ils sont objectivement, des documents à exploiter, est la Poétique de Molière 39 . Jean de Guardia semble même n’y avoir aucun doute sur la valeur poéticienne de ces arguments, qu’il est pour ainsi dire le premier à découvrir et qu’il met remarquablement en valeur. Les arguments de la scène 9 (« un agréable malentendu est ce qui fait la beauté de cette Scène ») et de la scène 16 (« l’équivoque divertit merveilleusement l’Auditeur ») confirment par exemple la « valeur esthétique du quiproquo 40 » et la « passion » qu’il suscite à l’âge classique. Du fait de leur teneur 191 Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ? <?page no="191"?> même nature, en l’occurrence la méprise de « l’apparence équivoque » du Cocu, et le passage d’une « poétique de la suite » à une « poétique de la répétition » (Poétique de Molière, op. cit., p. 40-42). 41 Ibid., p. 42. Sur le « ton soutenu » du Cocu, voir P. Dandrey, Molière ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992, p. 46. 42 www.toutmoliere.net/ notice,405495.html. 43 G. Conesa, Le Dialogue moliéresque, étude stylistique et dramaturgique, Paris, PUF, 1983. 44 Sganarelle ou Le Cocu imaginaire, p. 56. documentaire, les arguments présentent un nouveau faisceau de raisons de ne pas laisser indifférents, puisqu’on n’y aperçoit non seulement Molière metteur en scène, Molière comédien, mais aussi Molière poéticien. En parfaite cohérence avec les deux pièces liminaires de l’édition pirate de 1660, les arguments ne se bornent pas à fournir une mise en scène de papier, car ils célèbrent aussi et d’abord le poète Molière. Or il se trouve que les moliéristes se montrent de plus en plus attentifs à la valeur poétique du Cocu imaginaire, petite comédie en un acte servant de complément de spectacle, mais écrite en alexandrins. La similarité de registre non seulement thématique - la jalousie - mais aussi tonal entre Dom Garcie de Navarre ou Le Prince jaloux et LeCocu imaginaire est bien observée par Patrick Dandrey et, à sa suite, par Jean de Guardia, qui montre en outre que les deux pièces ont en commun la structure de la « série de méprises 41 ». Le rôle de Sganarelle n’est pas encore celui d’un « Prince jaloux », mais ce n’est déjà plus un emploi, remarque Gabriel Conesa : […] relativement individualisé, [le personnage de Sganarelle] n’est plus une marionnette comique comme le Mascarille de L’Étourdi, ou le Sganarelle du Médecin volant, qui n’étaient que des emplois ou des types traditionnels. Il se présente, en dépit de sa bonhomie, comme un jaloux aveuglé par une idée fixe : la crainte d’être trompé, obsession qui fait de lui le premier d’une longue lignée de héros monomaniaques à venir, dont certains seront bien plus inquiétants. 42 La parenté thématique avec Dom Garcie de Navarre à travers la jalousie est certes notée, mais pas la similarité de registre tonal ni de structure entre les deux pièces, Gabriel Conesa jugeant le ton du Prince jaloux « plus grave ». L’auteur du Dialogue moliéresque 43 met toutefois en évidence dans cette même notice un des « effets de symétrie comique » en ouverture de la scène 23, effet dont l’argument de Neufvillaine ne dit rien, mais que la mise en page de l’édition pirate de 1660 restitue parfaitement 44 : LÉLIE Monsieur, vous me voyez en ces lieux de retour, Brûlant des mêmes feux, et mon ardente amour Verra comme je crois la promesse accomplie Qui me donna l’espoir de l’hymen de Clélie. GORGIBUS Monsieur, que je revois en ces lieux de retour, Brûlant des mêmes feux, et dont l’ardente amour Verra que vous croyez la promesse accomplie 192 Jean-Luc Robin <?page no="192"?> 45 J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1951, p. 347. 46 Le Songe du resveur, p. 16. Il s’agit de la suite immédiate de l’extrait cité plus haut. 47 O.C., t. 1, p. 1229, et G. Couton, Molière, Œuvres complètes, éd. cit., t. 1, p. 293. Le paratexte didascalique n’est toutefois pas plagié, puisque La Cocue imaginaire est publiée sans argument. 48 J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, op. cit., p. 437-438. Qui vous donna l’espoir de l’hymen de Clélie, Très humble Serviteur à Votre Seigneurie. « Outre le fait qu’il traduise métaphoriquement l’attitude de Gorgibus, ce type d’effet d’identité dans la reprise des termes séduit le spectateur par sa dimension ludique », commente Gabriel Conesa. L’effet permet de confronter plaisamment deux niveaux de langage et deux tonalités en parodiant les poncifs du discours amoureux. Ce type de « répétition qui joint l’identité de la forme à la diversité du contenu », explique Jacques Scherer, peut mettre en relief l’attitude antithétique de deux personnages qui s’opposent sur un même problème en employant des termes identiques ou analogues, précisément pour mieux faire ressortir leur opposition. […] La grande scène entre Rodrigue et Chimène dans Le Cid de Corneille est pleine de répétitions de ce type. […] Rodrigue répète des vers entiers de Chimène. 45 À cet égard, changer les pronoms personnels et inverser les rôles, c’est ce que se contente de faire le « sot » mis à l’honneur dans Le Songe du resveur, Donneau de Visé, dans La Cocue imaginaire, publiée deux jours après le Sganarelle ou Le Cocu imaginaire piraté si l’on en croit l’achevé d’imprimer du 14 août 1660 : De plus, l’on a fait la Cocuë Imaginaire, dont un sot, A prix avec soin mot à mot, L’expression et la matiere Dans le Cocu du sieur Moliere, Dont chacun fut fort estonné, Et le retournant, cet infâme, Pour un homme a mis une femme. 46 Dans ce « parfait plagiat 47 » du Cocu, Donneau de Visé ne se livrerait-il pas à un exercice de « répétition moliéresque » avant la lettre mais à grande échelle ? L’attention que Jacques Scherer accorde à la « répétition moliéresque » dans La Dramaturgie classique en France est patente, Molière étant le seul auteur à l’honneur dans les « Quelques définitions » des « termes essentiels de la dramaturgie classique » des Appendices 48 . Le procédé de la « répétition qui joint l’identité de la forme à la diversité du contenu » reste courant chez Molière, qui y recourt avec succès même dans un registre soutenu et sait lui conférer une ampleur remarquable. Il structure par exemple sur plus de quatre-vingts vers l’affrontement de la coquette Célimène et de la fausse prude Arsinoé dans Le Misanthrope, affrontement construit sur l’échange d’un « avis profitable » dont Célimène emprunte le quatrain conclusif à celui que vient de lui infliger Arsinoé en n’en modifiant que deux mots : 193 Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ? <?page no="193"?> 49 Le Misanthrope, III. 4 ; O.C., t. 1, p. 689-691. 50 L’Avare, I. 4 ; O.C., t. 2, p. 17-18. 51 J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, op. cit., p. 348. 52 O.C., t. 1, p. 47. 53 Ibid., p. 1039. 54 Venceslas, V, 9, cité, analysé et souligné par J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, op. cit., p. 347. ARSINOÉ Madame, je vous crois l’Âme trop raisonnable, Pour ne pas prendre bien, cet avis profitable ; Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts. CÉLIMÈNE […] Madame, je vous crois, aussi, trop raisonnable, Pour ne pas prendre bien, cet avis profitable, Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets, D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts. 49 Pour ce qui concerne une pièce souvent jugée moins sérieuse, Jacques Scherer en analyse une occurrence montrant l’opposition entre Harpagon et sa fille Élise dans L’Avare 50 et note : Les répétitions verbales sont en outre accusées par les gestes symétriques des acteurs : sur ces dix couples de répliques, quatre sont accompagnées de révérences que fait Élise à son père, et qu’Harpagon lui rend ironiquement. Il était tentant, en effet, de souligner par des gestes l’opposition entre les idées que révèle cette forme de répétition. Mais l’usage de gestes dans ces circonstances ne pouvait guère sortir du domaine de la comédie. 51 Encore une fois, l’argument de la scène 23 de Sganarelle ne dit rien de l’échange symétrique entre Lélie et Gorgibus, comme si l’annotateur, pourtant attentif dans l’argument de la scène 6 aux « postures de Sganarelle 52 », n’avait pas jugé la gestuelle des personnages mémorable ou digne de mention. Une autre raison tient peut-être à ce que le caractère comique ne provient pas uniquement du couplage dialogue / gestuelle, mais de l’effet de sens produit par une sorte de dialogue voulu par Molière entre ses vers et ceux de certaines des pièces plus sérieuses et bien connues du public représentées en première partie de soirée. Selon le Registre de La Grange 53 , la création du Cocu imaginaire a lieu le vendredi 28 mai 1660 en seconde partie de la tragicomédie Venceslas de Rotrou, où le vieux roi Venceslas veut abdiquer pour sauver la vie de son fils Ladislas : Sans peine je descends de ce degré suprême : J’aime mieux conserver un fils qu’un diadème. Ladislas refuse, et dit à son père : Sans peine je renonce à ce degré suprême : Abandonnez plutôt un fils qu’un diadème. 54 194 Jean-Luc Robin <?page no="194"?> 55 Pour la liste des 35 pièces auxquelles Le Cocu est associé, voir Philippe Cornuaille, Les Décors de Molière, 1658-1674, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2015, p. 129-130. 56 Brice Parent, Variations comiques. Les réécritures de Molière par lui-même, Paris, Klincksieck, 2000, p. 165, citant G. Conesa, La Comédie de l’âge classique, op. cit., p. 176. L’effet comique généré par l’échange répétitif du Cocu s’explique aussi en partie par le jeu de concomitance entre le texte souvent tragique, tragicomique ou sérieux de la pièce de la première partie et celui de la petite comédie de la seconde partie, petite comédie qui parodie la tonalité sérieuse et, ce faisant, s’établit comme son égale avec une évidence aussi discrète que plaisante. Certes, le Cocu imaginaire ne suivra pas toujours une pièce de l’envergure de Venceslas ou bien de la tragédie Nicomède, comme à la deuxième représentation, car il est aussi par la suite associé à une autre comédie, y compris de Molière ou de Donneau de Visé, selon le Registre de La Grange 55 . Cela dit, l’exemple des répétitions contenues dans LeCocu imaginaire après celles de Venceslas permet d’entrevoir comment le comique de Molière pouvait tirer parti des exigences et des conditions matérielles de la programmation dans son théâtre pour instaurer une sorte de dynamique d’émulation entre ses textes et les grands textes du répertoire de l’époque, dynamique qui confère une subtile unité à la programmation. L’auteur Molière travaille pour le comédien Molière, mais aussi pour le directeur de théâtre Molière. En d’autres termes, Le Cocu imaginaire ne se distingue pas uniquement par son comique « gestueux », mais aussi par l’élégance d’un langage poétique qui ne déroge pas à celui des genres sérieux - ce qu’ont bien remarqué l’annotateur pirate et, plus récemment, Patrick Dandrey ou Jean de Guardia - et qui leur répond, se hissant de ce fait à leur niveau. L’hypothèse d’un tel phénomène d’écho entre les grands textes du répertoire et les élégants petits textes moliéresques converge avec celle, proposée dans Les Réécritures de Molière par lui-même, de l’élaboration d’un « méta-texte » scénique : […] l’auteur, en portant sur la scène sa propre œuvre, construirait un méta-texte, un commentaire destiné à faire étinceler le joyau tout juste taillé. Si l’on accepte de considérer Molière comme « l’inventeur de la mise en scène », [on] peut alors penser qu’une mise en scène achevée constituerait une explication de texte et se devrait de donner naissance à un nouveau texte fondé sur les précédents. 56 Si l’annotateur pirate ne dit rien de ce jeu d’émulation poétique entre les textes de Molière et les grands textes du répertoire, c’est peut-être parce que cet esprit de compétition tacite était simplement la norme dans les théâtres concurrents de l’époque et au cœur même de l’écriture et de la pratique théâtrales. Comme tout document, les arguments didascaliques de Sganarelle ou Le Cocu imaginaire importent tant pour ce qu’ils disent que pour ce qu’ils taisent, leur silence ne remettant nullement en question leur valeur d’organon de la pièce. En tant que didascalies de lecture, ils produisent un effet singulier : les arguments brisent la continuité de l’action et isolent chaque scène, transformant de facto presque chacune d’elles en spectacle autonome, autosuffisant, sui generis. Il conviendrait du coup d’apporter des éléments de réponses à cette autre question : pourquoi l’annotateur se sent-il obligé d’annoter aussi ce qui - il le signale lui-même - ne nécessite aucune annotation ? Pourquoi une telle systématicité ? Il y a en effet 24 scènes et donc 24 arguments, et même 25 intrusions, puisqu’un paragraphe 195 Les « Arguments de chaque Scène », organon du Cocu imaginaire de Molière ? <?page no="195"?> 57 O.C., t. 1, p. 81. 58 Ibid., p. 53, 61 et 69. 59 Une édition (une contrefaçon ? ) datée de 1664 « chez Jean Ribou » supprime déjà préface et arguments (nº 6428 dans le Répertoire du théâtre français imprimé au X V I Ie siècle). 60 Afin de contrer le « cartel des huit », Molière collabore à partir de 1666 avec Ribou, libraire « flibustier » pourtant à l’origine de la « carrière de Molière-éditeur » dès le « big bang de 1660, quand Ribou pilla ouvertement et avec impunité Les Précieuses ridicules et Sganarelle, contrefaisant hardiment le privilège de l’un et fabriquant une version commentée de l’autre » (C.E.J. Caldicott, La Carrière de Molière, op. cit., p. 123, 137 et 136). 61 O.C., t. 1, p. 1241. 62 Art poétique, III, 400. de l’annotateur boucle l’action et précède le mot fin, achevant véritablement la lettre « À un ami » qui sert de cadre au texte de Molière 57 . Or, si la quasi-totalité des arguments remplit sans conteste une fonction documentaire, ceux des scènes 8, 14 et 19 sont désolants d’indigence et nuls 58 . Tout semble se passer comme si l’annotateur pirate devait porter à tout prix ce « nous » si savoureux et faire coûte que coûte de Molière son collaborateur. Les arguments et les pièces liminaires disparaissent après 1666 des publications de la pièce 59 . Ils se trouvent encore dans Les Œuvres de Monsieur Molière de 1666 publiées en dépit de Molière par Thomas Jolly et sept autres libraires, alors qu’ils ont disparu toujours en 1666 dans une troisième édition séparée de la pièce par Ribou apparemment autorisée par Molière 60 . L’auteur Molière a en 1666 tranché en faveur de ses alexandrins, au détriment de la mise en scène imprimée que le comédien Molière n’avait pourtant pas supprimée en 1662. Dans la grande édition de 1682, la pièce est identique à la troisième publiée par Ribou, donc dénuée d’arguments, et le nombre de didascalies ne s’y voit même pas augmenté, « ce qui est exceptionnel dans cette édition », précisent Alain Riffaud, Edric Caldicott et Georges Forestier dans la « Note sur le texte » de l’édition Forestier 61 . Le Cocu imaginaire semble tomber dans l’excès inverse et passer de la surabondance didascalique, avec des arguments parfois plus longs que les scènes, à une étrange pénurie didascalique. Mais la mise en scène de papier proposée par les arguments a-t-elle encore lieu d’être, alors que LeCocu imaginaire devient la comédie de Molière la plus souvent représentée de son vivant et que tout un chacun peut de ce fait la voir, à la cour, à la ville ou en visite ? Les arguments disdascaliques, outre leur mission de restituer certains des « agréments que le Théâtre donne » au texte du Cocu imaginaire, ont notamment fourni une sorte d’écrin aux alexandrins de Molière, contribuant à faire de cette petite comédie bien plus qu’un simple complément de programme : une élégante figure de proue de son répertoire de comédien poète. Pour ses contemporains, « l’auteur du Misanthrope » est d’abord considéré comme l’auteur du Cocu imaginaire, sa pièce « la meilleure [et] la mieux écrite », proclame Donneau de Visé en 1663, n’en déplaise à Boileau 62 . Or, présentés en 1660 comme une sorte d’organon d’un Cocu imaginaire à la fois si galant et si naturel, et du même coup comme l’organon d’un théâtre absolument nouveau, les arguments peuvent-ils être encore de mise en 1666 en pleine affaire Tartuffe ? 196 Jean-Luc Robin <?page no="196"?> 1 Genève, Droz, 2009 et www.unifr.ch/ repertoiretheatre17/ . L’imprimé théâtral dans les provinces méridionales au XVII ᵉ siècle Bénédicte L O U V A T Université Toulouse - Jean Jaurès Rapporté à son étendue géographique - il est borné à l’est par Aix-en-Provence et Marseille, à l’ouest par Bordeaux, au nord par Limoges et au sud par Montpellier -, le nombre d’ouvrages de théâtre imprimés au XVIIe siècle sur le territoire méridional et plus spécifiquement occitanophone est singulièrement limité. La production en français Qu’on en juge, pour commencer, par les chiffres donnés par Alain Riffaud dans la rubrique « Les libraires du théâtre français 1630-1660 » de son Répertoire du théâtre français imprimé, 1630-1660 et son complément électronique, qui couvre les décennies antérieures et postérieures 1 . La rubrique est subdivisée en deux grandes sections où sont recensés d’une part les « principaux libraires parisiens du théâtre » (notamment Augustin Courbé, Guillaume de Luyne, son beau-père Toussaint Quinet, Antoine de Sommaville et François Targa), d’autre part les « autres libraires du théâtre ». Au sein de cette seconde catégorie sont à leur tour distingués les libraires parisiens qui n’ont à leur catalogue qu’entre un et une dizaine de titre(s), les libraires rouennais (23 pour les décennies 1630-1660), les libraires lyonnais (au nombre de 24) et les « autres libraires », dont le nombre s’élève à 40. Sur ces 40 libraires, neuf, soit près d’un quart -mais encore une fois, le territoire est vaste - appartiennent à la zone géographique que nous avons isolée et se répartissent entre cinq villes : Toulouse, Avignon, Bordeaux, Montpellier et Béziers. Pendant les 30 années étudiées par A. Riffaud dans son ouvrage - à peine un tiers du siècle, mais une période particulièrement riche pour le théâtre français -, 10 œuvres ont été éditées par ces libraires, 4 à Avignon, 2 à Bordeaux, 2 à Toulouse, 1 à Montpellier et 1 à Béziers. Si l’on complète cette première liste à partir des informations recueillies sur le site hébergé par l’université de Fribourg et que l’on étend la période étudiée à l’ensemble du siècle, on obtient les données suivantes : Avignon Théophile de Viau, Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, dans Les Œuvres du Sieur Theophile, Jacques Bramereau, 1633. <?page no="197"?> Sieur Corbassier, La Dorise, Jacques Bramereau, 1636. Arnaud, Agamemnon, Jacques Bramereau, 1642. Desfontaines, Les Galantes vertueuses. Histoire veritable & arrivée de ce temps pendant le Siege de Thurin, Jean Piot, 1642. Calotin, Amsterdam hydropique. Comédie burlesque à trois actes. Par M. P. A., Pierre Offray, 1672 puis réédition chez Antoine Duperier, 1673. Toulouse Jean Galaut, Phalante Tragédie, Vve Jacques Colomiez et R. Colomiez, 1611. D.L.T., Josaphat ou le triomphe de la foy sur les Chaldéens, François Boude, 1646. Desfontaines, Le Martyre de saint Eustache, Jean Brocour, Arnaud Colomiez et Bernard Fouchac, 1652. La Calprenède, La Mort des enfants d’Hérode, ou suite de la Mariane, Arnauld Colomiez et Jean Brocour, 1652. Scudéry, La Mort de César, Bernard Fouchac ou Arnaud Colomiez, 1652. Tristan L’Hermite, La Mariane, Bernard Fouchac ou A. Colomiez et J. Brocour, 1652. Tristan L’Hermite, La Mort de Chrispe, Bernard Fouchac ou A. Colomiez et J. Brocour, 1652. Molière, Les Œuvres de Monsieur de Molière, Jean Dupuy, Dominique Desclassan et Jean-François Caranove, 1697. Père Dumoret, Le Sacrifice d’Abraham. Tragédie. Par le P. Dumoret de la Doctrine Chrétienne, Professeur des Humanitez dans le premier Colège de Toulouse, Claude-Gilles Le Camus, 1699. Bordeaux Elie Garel, Sophonisbe, Arnauld du Brel, 1607. Antoine Verdié, Le Procès de Carnaval, ou les masques en insurrection ; comédie-folie en un acte et en vers, Vve JB Cavazza, 1617. Goefroy de Gay, La Simonie, Guillaume Millanges, 1636. Noguères, La Mort de Manlie, Guillaume Millanges, 1660. De La Poujade, Faramond, ou le triomphe des héros. Tragicomédie, Simon Boé, 1672. [anonyme] La Bourgeoise madame, comédie nouvelle, Matthieu Chappuis, 1685. Montpellier La Selve, Les Amours infortunées de Léandre et d’Héron, Jean Puech, 1633. Béziers Saint-André d’Ambrun, Histoire pastoriale, sur la naissance de nostre seigneur Jesus-Christ, Pierre Claverie, 1644. Aix-en-Provence Sérizanis de Cavaillon, Teofile ou la victoire de l’Amour divin sur le profane, tragédie sacrée, Vve de C. David et A. David, 1695. Les ouvrages imprimés relèvent de deux catégories distinctes : d’une part les rééditions de pièces parisiennes, d’autre part les éditions originales. La première catégorie est constituée de sept titres et concentrée essentiellement entre les mains de trois libraires toulousains, Arnaud Colomiez, Bernard Fouchac et Jean Brocour, qui publient la même année 1652 cinq pièces parisiennes des années 1630-1640 ayant connu des fortunes éditoriales diverses : si La Mariane a donné lieu à douze rééditions entre 1637 et 1678, dont deux lyonnaises, on ne 198 Bénédicte Louvat <?page no="198"?> 2 Ibid., p. 397. 3 Ibid., p. 428-431. 4 Informations recueillies par Georges Mongrédien (Dictionnaire biographique des comédiens français du X V I Ie siècle, Paris, Éditions du CNRS, 1961), confirmées par Madeleine Jurgens et Elizabeth Maxfield-Miller (Cent ans de recherches sur Molière, Paris, Imprimerie nationale, 1963) et reprises par Simone de Reyff et Claude Bourqui dans leur édition des Tragédies hagiographiques de Desfontaines (Paris, STFM, 2004, p. 550). compte que deux rééditions de La Mort de Chrispe et quatre de La Mort des enfants d’Hérode (dont les rééditions toulousaines) et c’est sans doute en pariant sur l’effet d’entraînement de La Mariane que les libraires les ont publiées en même temps que la pièce à succès de Tristan L’Hermite, La Mort de Chrispe, ayant le même auteur et La Mort des enfants d’Hérode étant conçue comme une suite de La Mariane. C’est à cette première catégorie qu’appartiennent également la réédition avignonnaise des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau, qui donne lieu à une quarantaine de réimpressions tout au long du siècle, seule ou au sein des Œuvres de Théophile, en province (outre Avignon, Rouen, Lyon et Grenoble) autant qu’à Paris, et la réédition toulousaine, à la fin du siècle, des Œuvres posthumes de Molière. Il conviendrait d’adjoindre à cette première catégorie la cinquantaine de contrefaçons avignonnaises recensée par A. Riffaud et qui émane des ateliers des imprimeurs Jacques Bramereau et Jean Piot, actifs entre 1600 et 1658 pour le premier, 1625 et 1675 pour le second. A. Riffaud considère que celui-ci est « le second contrefacteur du théâtre français », derrière Jacques et Eléazar Mangeant installés à Caen, dont la « production est surtout vouée au colportage à travers tout le royaume de France 2 ». Les ateliers de Bramereau et Piot imitent les motifs parisiens et les imprimeurs parviennent régulièrement à publier la même année que l’édition originale des contrefaçons qu’ils écoulent d’autant plus facilement que la vallée du Rhône est un axe de circulation important et qu’Avignon est une ville papale 3 . La seconde catégorie regroupe seize ouvrages et se subdivise elle-même en deux groupes : l’un n’est, jusqu’à plus ample informé, représenté que par un seul ouvrage, Les Galantes Vertueuses de Desfontaines, soit une œuvre composée par un comédien-poète qui n’est pas originaire du Midi, mais se trouve à Lyon en février 1640 et en février 1643 4 , avec la troupe de Charles Dufresne. La proximité géographique des villes de Lyon et d’Avignon et le fait que Jean Piot soit alors l’un des imprimeurs spécialisés dans l’édition théâtrale les plus actifs de la région peuvent expliquer que Desfontaines lui ait confié sa tragi-comédie. Quelle que soit l’origine de ce choix - l’auteur n’en dit mot dans l’appareil paratextuel des Galantes Vertueuses -, il s’agit là d’une publication conjoncturelle, bien distincte des circuits de production et de publication que l’on peut supposer à l’œuvre pour les quinze autres pièces de notre corpus, soit la production théâtrale véritablement locale. L’empan chronologique (1607-1699) et la diversité de ces pièces rend difficile, sinon impossible, une présentation unifiée. On peut d’ailleurs relever au préalable le caractère étique de l’ensemble : 16 pièces publiées en près d’un siècle dans un espace qui occupe près de la moitié du territoire national, voilà qui est fort peu. Mais comme l’observe encore A. Riffaud, la production théâtrale provinciale en général n’excède pas « quelques unités par an au maximum, et certaines années aucune ne voit le jour », les libraires parisiens devenant, à partir des années 1630, « quasiment les seuls à publier les pièces nouvelles qui sont créées 199 L’imprimé théâtral dans les provinces méridionales au X V I I ᵉ siècle <?page no="199"?> 5 A. Riffaud, « L’édition du théâtre français au dix-septième siècle : 1630-1690 », Derval Conroy, Jean-Paul Pittion (dir.), Print Culture in Early Modern France, Irish Journal of French Studies, vol. 16, 2016, p. 6. 6 Ibid., p. 7. 7 Les pages de titre d’Agamemnon et de La Simonie portent l’indication : « Du Sr Arnaud, Provençal » pour l’une, « Par Geofroy de Gay Bourdelois » pour l’autre ; Lapoujade se présente dans l’épître dédicatoire comme « un jeune Provincial » (Faramond, ou le triomphe des héros. Tragicomedie, Bordeaux, Simon Boé, 1672, n.p.). 8 Galaut, Phalante, éd. A. Howe, University of Exeter Press, 1995, p. X V I I I . à Paris avant d’enrichir la programmation des troupes de campagne 5 ». Et si l’on peut noter quelques exceptions à partir des années 1660, les dramaturges Gilbert, Rosimond, Brécourt, Hauteroche, Abeille, Chappuzeau, Dancourt ou Campistron publiant parfois leurs nouvelles pièces ailleurs qu’à Paris, ce phénomène ne touche pas le territoire méridional, mais les villes de Rouen, Grenoble, Lille et Lyon, et plus encore La Haye. Même le marché de la contrefaçon se déplace à partir des années 1660 et Avignon cède la place à Lyon et Grenoble 6 . Mais la poignée de pièces publiées dans quelques villes méridionales atteste de la permanence d’une activité théâtrale modeste mais réelle, qui se caractérise d’abord par sa variété : aux côtés de comédies (Le Procès de Carnaval, Amsterdam hydropique et La Bourgeoise madame) se trouvent des tragi-comédies et tragédies, et parmi ces dernières, des pièces à sujet mythologique (Léandre et Héron, Agamemnon), historique (Sophonisbe, La Mort de Manlius), biblique (Josaphat, Le Sacrifice d’Abraham), chrétien (Histoire pastoriale, sur la naissance de nostre seigneur Jesus-Christ, Teofile ou la victoire de l’Amour divin sur le profane, La Simonie) ou romanesque (Phalante, tirée de l’Arcadia de Sidney, Faramond du roman éponyme de La Calprenède). Certaines de ces pièces répondent à des occasions spécifiques : actualité nationale et même internationale pour Amsterdam hydropique, composée dans les premiers mois du conflit qui oppose la France à la Hollande, célébration de la Nativité pour l’Histoire pastoriale. Les pages de titre ou les paratextes fournissent parfois des informations sur leurs auteurs : comme sur le reste du territoire, on compte parmi eux des avocats (Galaut et La Selve l’indiquent explicitement), des hommes d’Église et des professeurs (Sérizanis de Cavaillon et le Père Dumoret). Les autres sont assurément aussi des notables, qui indiquent parfois leur origine provinciale 7 , généralement pour s’en excuser, et sont inscrits dans des réseaux ou aspirent à s’y inscrire, comme l’attestent les épîtres dédicatoires qui précèdent presque systématiquement le texte des pièces. Elles ont pour destinataires des représentants majeurs des institutions locales : archevêque de Bordeaux (Agamemnon d’Arnaud), archevêque d’Embrun (Histoire pastoriale de Saint-André d’Embrun) et surtout gouverneurs du Languedoc (Les Amours infortunées de Leandre et d’Heron de La Selve, dédiées au maréchal de Schomberg, duc d’Halluin) et de Guyenne (La Mort de Manlie de Noguères et Josaphat de D.L.T., dédiées au duc d’Épernon, Faramond de Lapoujade à son successeur, le maréchal d’Albret). Les caractéristiques dramaturgiques et stylistiques de ces œuvres sont extrêmement diverses. Comme l’a montré Alan Howe dans l’édition qu’il a donnée de la Phalante de Galaut 8 , l’une des toutes premières œuvres françaises inspirées d’un roman anglais, l’esthétique de cette tragédie probablement créée à la fin du siècle précédent mêle, comme celle des contemporains de Galaut et particulièrement de Hardy, des éléments hérités de 200 Bénédicte Louvat <?page no="200"?> 9 P. Pasquier, « Le théâtre de dévotion comme pratique locale : l’exemple des tragédies bourguignonnes relatives à sainte Reine d’Alise », P. Pasquier et B. Louvat-Molozay (dir.), Le théâtre provincial en France (XVI e -XVIII e siècle), Littératures classiques, n o 97 (2018). 10 S’adressant au duc d’Épernon, l’auteur indique : « je n’ay peu recevoir encore aucune satisfaction [de mon ouvrage], & quoy qu’il n’ait pas tout a fait depleu dans sa representation : La presence de V. A. y estant desirée, à qui seule j’avois eu dessein de plaire, j’ai pareu fort indiferent à quelque aplaudissement que luy peuvent avoir donné les personnes les plus considerables. » (Noguères, La Mort de Manlie, Guillaume Millanges, 1660, n.p.). 11 La Selve, Les Amours infortunées de Léandre et d’Héron, éd. J.-C. Brunon, Montpellier, L’Entente bibliophile, 1986, p. 9-15 et 21-26. 12 Description generale de l’Europe, quatriesme partie du monde, avec tous ses empires, royaumes, estats et republiques […] composé par F R A N Ç O I S R A N C H I N , natif d’Uzez en Languedoc, Advocat à Montpellier, t. II, Paris, Claude Sonnius et Denys Bechet, 1643, p. 21 ; cité par Henri Michel, « La production imprimée des villes du Bas-Languedoc au X V I Ie siècle », Colloque international d’études occitanes [Lunel, 25-28 août 1983], Montpellier, Centre d’estudis occitans, 1984, p. 33-34. la tragédie humaniste et des constituants modernes, la pièce toulousaine ne se distinguant en rien des pièces composées par Hardy et publiées à Rouen ou à Paris à la même période. On note cependant, dans les tragédies profanes produites à partir des années 1640, une influence assez massive du modèle cornélien, et de certaines des formes-sens de la tragédie cornélienne telles que le monologue délibératif, voire le plus célèbre d’entre eux, les stances de Rodrigue. Rien ne permet, cependant, de les taxer globalement d’« archaïques » : tout d’abord, le phénomène est alors national, et nombre de pièces parisiennes font place à une telle imitation ; surtout, comme l’a montré Pierre Pasquier 9 , le théâtre composé et publié en province est infiniment moins tributaire des modes et reprend aisément un procédé, un modèle rhétorique ou un motif qui a prouvé son efficacité. Ces pièces ont-elles été représentées, et leur publication vient-elle prolonger un succès à la scène ? En l’état actuel de nos connaissances, il est extrêmement difficile de le dire. Noguères évoque une représentation de sa Mort de Manlie 10 ; Jean-Claude Brunon, éditeur scientifique de la pièce de La Serre, fournit un certain nombre d’éléments qui plaident pour une représentation de cette tragi-comédie dans un contexte culturel alors très actif et encouragé par les goûts personnels du duc d’Halluin 11 . On peut en outre gager que des pièces composées par des enseignants ou destinées à célébrer la naissance du Christ aient été au moins destinées à la représentation. La production en occitan À ce premier groupe d’ouvrages, il faut maintenant ajouter celui des œuvres théâtrales en occitan, puisque les limites de notre territoire d’étude sont celles du très vaste domaine occitanophone. L’occitan constitue la langue maternelle d’une majorité de la population, et même de ses notables. Au début des années 1640, le médecin montpelliérain François Ranchin écrit ainsi : « partout les gens de lettres, les nobles et ceux de condition tant soit peu honneste, parlent français : à quoi ceux de Languedoc et de Provence s’accoutument plus difficilement et ne peuvent perdre leur mauvais accent, de même que les Gascons et ceux de la Guyenne 12 ». La production imprimée, tous types d’œuvres confondus, y est-elle, dès lors, plus importante en occitan qu’en français ? Il n’en est rien, comme l’a montré en 1984 Henri Michel dans une étude consacrée à la production imprimée des villes du Bas-Languedoc au 201 L’imprimé théâtral dans les provinces méridionales au X V I I ᵉ siècle <?page no="201"?> 13 H. Michel, ibid., p. 13-50. 14 Ibid., p. 34. 15 Bordeaux, Letras d’oc/ Tèxtes occitans, 2003. XVIIe siècle 13 : sur les 540 livres publiés en 1601 et 1700 sur ce territoire, une dizaine seulement peut être considérée comme des œuvres occitanes, contre plus de cent quarante rédigées en latin et le reste (390) en français : « au cours du XVIIe siècle, les imprimeurs éditent donc, en moyenne dans la région, un livre en occitan quand ils en produisent autour de quatorze en latin et trente-huit au moins en français 14 ». Mais il se trouve que cette production imprimée est, en Bas-Languedoc, presque exclusivement constituée d’œuvres théâtrales, en l’occurrence Les Folies du sieur le Sage d’Isaac Despuech dit le Sage de Montpellier, dont la première édition paraît à Montpellier en 1636 et la seconde, augmentée, en 1650, et le corpus du Théâtre de Béziers ou théâtre des Caritats, soit 24 pièces publiées à Béziers sous la forme de trois recueils collectifs (en 1628, 1644 et 1657) ainsi que d’éditions séparées. Que l’imprimé occitan soit, à Montpellier et Béziers, essentiellement de nature théâtrale, ne signifie pas que, réciproquement, tout le théâtre d’expression occitane s’imprime sur ce territoire. La cartographie des autres lieux de composition, de représentation et d’édition du théâtre d’expression occitane a été considérablement facilitée par la parution, en 2003, du Repertòri deu teatre occitan (1550-1800) réalisé par Jean Eygun 15 . Au foyer bas-languedocien, il faut ainsi ajouter le foyer provençal, et même plus spécifiquement aixois, ainsi que des publications sporadiques à Toulouse, Agen et Paris notamment. À partir de l’ensemble des données recueillies dans le répertoire de J. Eygun, on peut dresser la typologie suivante, qui regroupe les œuvres par ville d’édition et selon un ordre décroissant faisant apparaître les principaux foyers de l’édition théâtrale occitane : Béziers L’Antiquité du triomphe de Besiers, au jour de l’Ascension. Contenant les plus rares histoires qui ont esté representées au susdit jour ses dernieres Années, Jean Martel, 1628, contenant : François Bonnet, Histoire de Pepesuc, Le Jugement de Paris, Histoire de la rejouissance des chambrières de Beziers, [anonyme], Les Amours de la Guimbarde, Histoire de Dono Peirotouno, Plaintes d’un païsan […], Pastorale de Coridon & Clerice, Histoire du valet Guillaume, et de la Chambriere Antoine. Pastorale du berger Celidor et de Florimonde sa bergere, Jean Martel, 1629. Histoire du mauvais traitement fait par ceux de Villeneufve […], Jean Martel, 1632. Histoire pastoriale […], Jean Martel, 1633. La fausse magie descouverte […], Jean Martel, 1635. Historio de las Caritats de Besiés, Jean Martel, 1635. Seconde partie du triomphe de Beziers […], Béziers, J. Martel, 1644, contenant : La colère, ou furieuse indignation de Pepesuc, Histoire memorable sur le duel d’Isabels et Cloris, Las aventuros de Gazetto, dans Seconde partie du triomphe de Beziers, Boutade sur le coquinage et la pauvreté, Boutade de la mode, Las amours d’un sergent avec une villageoise. Michalhe, Les Mariages rabillez, J. Martel et P. Claverie, 1647. Michalhe, Pastorale del bergé Silvestre ambé la bergeyro Esquibo, J. Martel, 1650. Las amours de Damon et de Lucresso, Béziers, J. Martel, 1657. 202 Bénédicte Louvat <?page no="202"?> Aix-en-Provence Claude Brueys, Lou jardin deys musos provensalos, Estienne David, 1628, 2 parties, contenant : Comedie a onze personnagis ; Comedie a sept personnagis (I) ; Comedie a sept personnagis (II) ; Rencontre de Chambrieros ; Ordonansos de Caramantran a quatre personnagis ; Per un ballet de cridaires d’Aïgo ardent ; Per un ballet de Maquarellos ; Per un balet de fouols). Lou jardin deys musos provensalos, Estienne David, 1665, contenant Comedie de l’interez, ou de la ressemblanço. A huech persounagis et La farço de Juan dou Grau, à sieis persounagis. Ou l’assemblado dei paures mandians de Marseillo, per empacha de bastir la Charité. Lou Coucho-Lagno Prouvençau per esconjurar las melancouliés de ley gens. A Ays, aquo de Jean Roise, à la plaço deys Prescheurs, 1654, contenant Leys amours de Jobi, et de Madameysello Jano, Lou couguou voulountari a sa moüiller et Leys hounours de Couguëlon bagné dou Poüent-rout et de Tranliasso la bugadiero. Gaspard Zerbin, La Perlo dey musos et coumedies prouvensalos, Jean Roize, 1655, contenant : Coumedié prouvençalo a sieys persounagis (I), Coumedié prouvençalo a sept persounagis, Coumedié prouvençalo a cinq persounagis, Coumedié prouvençalo a sieys persounagis (II), Coumedié prouvençalo a sieys persounagis (III), Coumedié prouvençalo a huech persounagis. Montpellier Isaac Despuech-Sage, Les folies du sieur Le Sage, Montpellier, Jean Pech, 1636 et Las foulies dau Sage de Mounpelie, 1650, contenant Dialogue d’un fol et d’un sage, La preso d’au couguieu au bresc, La mort de l’Esperounat, Dialoguo de dos paysandos sur l’intrado de Madamo de Montmorancy, Dialogue des nimphes. Representé devant Monseigneur le Marechal de Schomberg, à son entrée à Montpelier. Toulouse Garros, Jean de, Pastourade gascoue sur la mort deu magnific e pouderous Anric quart deu nom rey de France e de Navarre, Jean Boude, 1611. Clarac, Arlequin gascou, ou Grapignan, Jean Boudo, 1685. Agen Cortète de Prades, François, Ramounet, T. Gayau, 1684. Cortète de Prades, François, La Miramondo, T. Gayau, 1685. Sarlat Rousset, Grizoulet, lou joloux otropat, et los omours de Floridor et Olimpo, J. Coulombet, 1694. Paris Rempnoux, François, Les amours de Colin et Alyson, 1641. Dialogué de trei bargié Perigourdi, nomna Françey, Guillaumé & Frontou […],Le Mercure galant, 1682, p. 54-63. Si l’on comptait un peu moins de vingt-cinq titres pour l’édition théâtrale en français, le chiffre s’élève à plus de cinquante pour la production en occitan. Et c’est sans compter la part, très importante, de pièces restées manuscrites. Car le théâtre occitan n’accède pas systématiquement à l’imprimé, et lorsqu’il est publié, il ne l’est pas toujours du vivant de ses auteurs. C’est ainsi que le théâtre de l’agenais Cortète de Prades, composé dans 203 L’imprimé théâtral dans les provinces méridionales au X V I I ᵉ siècle <?page no="203"?> 16 La première, Ramounet, ou lou paysan agenez, tournat de la guerro. Pastouralo, pièce publiée pour la première fois en 1684, connaît ensuite une fortune éditoriale considérable puisqu’elle donne lieu à 6 éditions entre 1679 et 1740, fait rarissime pour ce type d’œuvre. 17 H. Michel, « La production imprimée… », art. cit., p. 34. 18 Jardin deys musos provensalos. Divisat en quatre partidos. Par Claude Brueys, Aix, E. David, 1628, n.p. les années 1630-1650, ne paraît que vingt ans après sa mort 16 , et en partie seulement, puisque sa troisième pièce, Sancho Pança al palais dels Ducs est demeurée manuscrite. Plus surprenant, certains auteurs qui bâtissent une véritable œuvre théâtrale, ne publient aucune de leurs pièces. C’est le cas notamment du « bourgeois de Tarascon » Seguin, auteur de six comédies dont l’une est datée de 1646, du montpelliérain Roudil, contemporain de Despuech-Sage et auteur d’une œuvre comparable, par les genres pratiqués autant que par la période où elle a été composée, à celle de son compatriote, ou encore de l’auteur aixois Jean de Cabanes, actif à l’extrême fin du siècle, considéré par ses contemporains comme l’un des plus importants auteurs d’expression occitane, et qui ne publie ni ses textes narratifs ni ses cinq textes dramatiques. Mais, comme le rappelle encore Henri Michel, « il faut des conditions exceptionnelles pour que des œuvres en occitan soient imprimées en Bas-Languedoc à cette époque : celles nées des encouragements d’un milieu, soit convaincu de la qualité de l’un des leurs, soit conscient de la nécessité de défendre des créations anciennes menacées 17 ». Ce constat peut assurément être élargi à l’ensemble du territoire. Il est particulièrement remarquable, en effet, qu’une majorité des œuvres s’inscrivent dans des ensembles, attachés à un nom d’auteur (Claude Brueys, dont les œuvres sont réunies à Aix en 1628 dans un recueil intitulé Jardin dey musos provençalos ou Gaspard Zerbin, dont La Perlo dey musos e coumedies prouvensalos, paraît également à Aix 1654) et/ ou à une tradition théâtrale ou festive ancienne et très ancrée localement, ce que sont tout à la fois la tradition carnavalesque aixoise dont relèvent les deux œuvres précédentes et les fêtes des Caritats, cadre dans lequel sont représentées, le jeudi de l’Ascension, les pièces du Théâtre de Béziers. Les publications aixoises, et surtout la première d’entre elles, le recueil de Brueys, ont sans doute un effet d’entraînement, qui explique la parution, également chez l’éditeur Estienne David, d’autres pièces sous le titre du Jardin deys musos, mais aussi celle d’un recueil de pièces rassemblées par Jean Roize sous le titre évocateur du Coucho-lagno [Chasse-chagrin] Prouvençau per esconjurar las melancouliés de ley gens. Dans le cas de Brueys ainsi que du Théâtre de Béziers, ce sont, assurément, « les encouragements d’un milieu » ainsi que la volonté d’un imprimeur-libraire de « défendre des créations anciennes menacées » autant que de faire un coup éditorial et de se faire une place dans le champ qui expliquent l’accès à l’imprimé. Dans l’avis « Au Lecteur » du Jardin deys musos provensalos, Brueys explique : « La prière de quelques-uns de mes amis a tiré cet ouvrage de la poussière, où il était depuis vingt-cinq ou trente ans, que la fougue de la jeunesse me donnait du temps, et l’humeur pour m’y appliquer 18 ». Dans le premier recueil du Théâtre de Béziers, le texte des huit pièces est précédé d’un important paratexte où l’imprimeur-libraire Jean Martel justifie son projet éditorial par le désir de rendre éternel le nom de la ville de Béziers et de sauver de l’oubli ses traditions, geste qu’il reproduira en 1644 en tête du second recueil collectif. Quels sont, dès lors, les traits caractéristiques de ce théâtre imprimé ? En partie anonyme (sur les vingt-quatre pièces du Théâtre de Béziers, cinq seulement sont pourvues de noms 204 Bénédicte Louvat <?page no="204"?> 19 Est-ce cette homonymie qui explique que deux œuvres aussi différentes, dont l’une a été composée, de surcroît, dans une région fort éloignée de Béziers, aient été publiées dans la même ville ? d’auteurs et deux des recueils aixois rassemblent des œuvres anonymes), ce théâtre est très souvent lié à des circonstances particulières, lesquelles se regroupent en deux grandes catégories qui peuvent communiquer : la production carnavalesque et plus généralement festive, représentée essentiellement par les recueils aixois, qui font apparaître le personnage emblématique de Caramentrant, et le Théâtre de Béziers, joué pendant les Caritats et dans lequel s’invitent, ponctuellement, les figures tutélaires de Pepesuc et du Camel (chameau) ; les vers de ballets ou les pièces composées à l’occasion de l’entrée de grands, telle que celle du maréchal de Schomberg à Montpellier en 1632, pour laquelle Isaac Despuech-Sage compose un dialogue bilingue, sur le modèle de celui, trilingue, de Du Bartas, composé en 1579 pour l’entrée de Marguerite de Navarre à Nérac. Bien sûr, une partie de la production occitane échappe à cette typologie et semble émaner de gestes plus individuels, sans liens avec des sollicitations ou cadres extérieurs. Traits communs et singularités des deux productions Si l’on fusionne désormais nos deux relevés et que l’on tente une synthèse et une comparaison des deux ensembles dégagés, on note tout d’abord un déséquilibre très net, quantitativement, entre la production en français et la production en occitan, a fortiori si l’on ne compare que les œuvres originales et que l’on ne comptabilise pas les rééditions de pièces : on publie entre deux et trois fois plus de pièces en occitan que de pièces en français sur le territoire considéré. Par ailleurs, et c’est peut-être le plus surprenant, les foyers d’édition ne se recouvrent pas : au trio que forment Avignon, Toulouse et Bordeaux pour le théâtre en français s’oppose celui de Béziers, Aix et Montpellier pour les pièces occitanes. Si certaines villes se spécialisent de manière exclusive dans la publication de l’une ou de l’autre production (Avignon ou Aix), dans d’autres (Toulouse, Béziers ou Montpellier), on publie des œuvres en français et d’autres en occitan. On relève ainsi quelques points de contact : le même imprimeur (ou imprimeur-libraire), Pierre Claverie, publie à Béziers l’Histoire pastoriale (1644) de Saint-André d’Embrun et Les Mariages rabillez (1647) de Michalhe, ce à quoi s’ajoutent d’ailleurs des effets de titre : l’Histoire pastoriale est aussi le titre d’une pièce du Théâtre de Béziers parue en 1633 19 . De même, l’imprimeur montpelliérain Jean Pech publie en 1633 la tragi-comédie de La Selve et en 1636 le recueil des œuvres d’Isaac Despuech-Sage, dont le titre est d’abord en français, comme celui d’un nombre significatif d’œuvres occitanes. La distribution par genres fait cependant apparaître des pratiques assez distinctes : alors que le théâtre en français compte un nombre significatif de pièces relevant du registre grave (tragédies, tragi-comédies et pièces de dévotion), la production en occitan ressortit presque exclusivement au registre moyen ou bas. On ne compte, pour le théâtre imprimé au XVIIe siècle, aucune pièce religieuse et aucune tragédie occitanes - ce qui ne signifie pas qu’on n’y parle pas de mort, comme l’atteste la Pastorade gascoue de Jean de Garros, pièce de circonstance où des bergers déplorent la mort d’Henri IV, ni même qu’on n’y meurt pas. 205 L’imprimé théâtral dans les provinces méridionales au X V I I ᵉ siècle <?page no="205"?> 20 Gilles Siouffi, « Le théâtre des langues : parole et imaginaire des parlers dans le théâtre et les entrées royales entre 1550 et 1650 », Bénédicte Louvat-Molozay (dir.), Français et langues de France dans le théâtre du X V I Ie siècle, Littératures classiques, n° 87, 2015, p. 17-30, p. 21. 21 Philippe Gardy, « Une scène linguistique : le théâtre d’oc en Provence au X V I I Ie siècle », Lengas, n°10, 1981, p. 63-84 et « Un théâtre traversé par deux langues », Jean-François Courouau (dir.), La Langue partagée. Écrits et paroles d’oc 1700-1789, Genève, Droz, 2015, p. 145-195. Gilles Siouffi voit, sans doute à juste titre, dans la promotion massive du plaisant et du facétieux dans la littérature en « langue régionale » du XVIIe siècle le « signe d’un glissement inéluctable vers les fonctions inférieures de la littérature 20 ». Et ce qui caractérise le mieux la production occitane est sans doute la notion de « théâtre d’occasions » (occasions fournies par le Carnaval, par les traditions festives, par les entrées…) proposée par Philippe Gardy 21 . Mais n’est-ce pas également le cas pour une partie au moins de la production en français ? C’est ce qu’un examen plus précis des pièces et de leurs conditions de composition voire de représentation permettrait d’établir avec plus de précision, d’autant que les pièces en occitan et en français ont parfois les mêmes dédicataires, à l’instar de la pièce de La Selve et de La Fausse magie descouverte, pièce anonyme du Théâtre de Béziers, dédiées, à un an d’intervalle, au duc d’Halluyn. Cet exemple fait apparaître un dernier point de contact possible : en dépit, en effet, de leurs différences esthétiques, ces deux pièces, et bien d’autres avec elles, manifestent une réappropriation des modèles parisiens, en l’occurrence les succès comiques et tragi-comi‐ ques des années 1630. Dans bien des cas, la relation locale entre production occitane et production française dut intégrer un troisième terme : les œuvres parisiennes, diffusées par l’impression mais aussi, quoique plus ponctuellement, par la représentation. Il y a là, assurément, une longue et minutieuse enquête à poursuivre, laquelle devrait permettre à terme la mise au jour d’une histoire « inclusive » du théâtre provincial et de sa production par nature plurilingue. 206 Bénédicte Louvat <?page no="206"?> 1 Voir, par exemple, Michael Call, The Would-Be Author. Moliere and the Comedy of Print, West Lafayette, Purdue UP, 2015 ; R. Chartier, La Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur : X V Ie - X V I I Ie siècle, Paris, Gallimard, 2015 ; Ariane Ferry et Florence Naugrette (dir.), « Le Texte de théâtre et ses publics », Revue d’Histoire du Théâtre, n° 1-2, 2010 ; Georges Forestier, Edric Caldicott, Claude Bourqui (dir.), Le Parnasse du théâtre. Les recueils d’œuvres complètes de théâtre au X V I Ie siècle, Paris, PUPS, 2007 ; Alain Riffaud, La Ponctuation du théâtre imprimé au X V I Ie siècle, Genève, Droz, 2007 ; Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ? , Paris, Gallimard, 2006 ; Larry F. Norman, Philippe Desan et Richard Strier (dir.), Du spectateur au lecteur. Imprimer la scène aux X V Ie et X V I Ie siècles, Fasano-Paris, Schena-PU Paris Sorbonne, 2002 ; Julie Stone Peters, Theatre of the Book 1480-1880, Oxford UP, 2000. Les fonctions du texte dramatique dans le livre de fête Benoît B O L D U C New York University Le développement de l’imprimé joue un rôle déterminant dans la formation et la légitima‐ tion de la culture théâtrale dans la France des XVIe et XVIIe siècles, comme dans le reste de l’Europe. Grâce aux travaux de nombreux chercheurs, nous savons que l’impression des textes dramatiques contribue, par exemple, à l’institution du théâtre, à la constitution de répertoires nationaux, à la transformation des publics, au contrôle des acteurs qu’on peut désormais contraindre à la juste interprétation d’un texte rendu plus stable, ainsi qu’à l’établissement de normes d’écriture qui propulsent le texte dramatique au sommet des genres littéraires. Nous comprenons mieux les enjeux liés à la publication des œuvres complètes d’un auteur dramatique, pratique qui tend à éloigner les pièces de la scène et à favoriser leur entrée au panthéon des belles-lettres. Nous savons, enfin, que le marché du texte dramatique imprimé, en proposant des pièces à lire et à jouer, met en jeu la propriété intellectuelle et les intérêts financiers des libraires, des auteurs dramatiques et des troupes de comédiens 1 . La présente communication n’apportera qu’une modeste contribution à ce vaste champ d’études en présentant quelques réflexions sur les fonctions du texte dramatique dans les premiers livres de fêtes publiés en France entre le milieu du XVIe siècle et le milieu du XVIIe siècle. Force est de constater que durant cette période en France, la publication d’un texte dramatique joué à l’occasion d’une fête ou d’une cérémonie politique est plutôt l’exception que la norme. Ces textes sont bien connus des spécialistes des arts du spectacle : les vers composés par Nicolas Filleul pour le Balet comique de la Royne donné par la reine Louise de Lorraine à l’occasion du mariage du duc de Joyeuse le 15 octobre 1581 ; l’Arimène de Nicolas de Montreux, grande pastorale à intermèdes jouée à la cour de Nantes pour le carnaval de 1596, imprimée avec une description détaillée de sa mise en scène ; Mirame, tragi-comédie de Jean Desmarets jouée à l’occasion de l’inauguration de la grande salle de spectacle du Palais Cardinal le 14 janvier 1641 ; et quatre des pièces en ou avec musique et machines <?page no="207"?> 2 « […] premièrement parce qu’elle est très agréable, remplie de traits divertissants et qu’elle a toujours été louée et appréciée des personnes les plus doctes, ensuite parce qu’elle est née dans leur patrie de Toscane renommée pour ses personnes illustres et exercées aux belles-lettres, une patrie entretenue et élevée aux plus grands honneurs grâce à la Très Glorieuse maison dont est issue la Majesté Très Chrétienne de la Reine, son épouse […] », La Magnifica et triumphale entrata del christianissimo Re di Francia Henrico Secondo di questo nome fatta nella nobile et antiqua città di Lyone à luy et à la sua serenissima consorte Chaterina alli 21 di Septemb. 1548, Colla particulare descritione della Comedia che fece recitare la Natione Fiorentina à richiesta di sua Maesta Christianissima, Lyon, Rouillé, 1549, n.p. 3 Roy Strong, Art and Power: Renaissance Festivals, 1450-1650, Woodbridge, Boydell, 1984 ; Jean-Yves Vialleton, « Une catégorie “mineure” de l’esthétique théâtrale au X V I Ie siècle : la magnificence », commanditées par Anne d’Autriche et Mazarin : La Folle supposée (La Finta pazza) de Giulio Strozzi, jouée en décembre 1645, l’Andromède de Pierre Corneille, créée en janvier 1650, Les Noces de Pélée et de Thétis (LeNozze di Peleo e di Theti) de Francesco Buti jouée en avril et en mai 1654, et l’Hercule Amoureux (Ercole Amante), toujours de Buti, créée en février 1662. Il est vrai que la fête théâtrale n’est pas aussi appréciée chez nous qu’elle ne l’est par exemple à la même époque à Florence, à Rome ou à Ferrare, où les textes dramatiques sont non seulement publiés sous forme de livrets pour faciliter la compréhension du spectacle, mais souvent reproduits dans de magnifiques livres commémoratifs. Or, les quelques pièces représentées lors de spectacles ou de cérémonies, notamment à l’occasion d’entrées solennelles, ne sont pas non plus imprimées comme en témoigne, par exemple, le livre qui commémore l’entrée d’Henri II et de Catherine de Médicis à Lyon en 1548. À l’occasion de cette entrée fastueuse, l’archevêque de Lyon, ainsi que les artisans, marchands, et banquiers représentant la nation florentine, financèrent une représentation de La Calandria, comédie de Bernardo Dovizi da Bibbiena imitée des Ménechmes, farcie d’intermèdes allégoriques joués dans un décor fastueux. Ce spectacle n’est que sommairement décrit dans la relation officielle imprimée chez Guillaume Rouillé. C’est dans un opuscule de vingt-sept pages imprimé à la suite de la traduction italienne du livre de l’entrée lyonnaise que la nation florentine fait valoir sa contribution à la magnificence préparée en l’honneur des souverains. Cette Particulare descritione della Comedia che fece recitare la Natione Fiorentina à richiesta di sua Maesta Christianissima donne une description détaillée du décor de la salle de spectacle, le récit du déroulement de la représentation et les vers des intermèdes allégoriques ; mais la comédie, elle, n’est ni reproduite, ni décrite. Elle n’est annoncée que par les propos du personnage jouant le prologue, rapportés dans la relation, qui explique qu’elle est imitée de Plaute et qu’elle a été choisie : […] primieramente per cio che piacevolissima era et di sollazzevoli motti piena et da i piu intendenti stata sempre lodata e pregiata molto, e appresso per cio che era nata nella patria loro di Toscana e fattura di persona illustre et nelle buone lettere essercitata, e nutrita poi, e con sommo honore alzata dalla Chiarissima casa della Maestà Christianissima della Regina sua Consorte. 2 C’était tout ce qu’il y avait à dire d’un divertissement dont les vers, contrairement aux intermèdes, ne pouvaient contribuer à la louange des souverains. En effet, dans le contexte d’une fête ou d’une cérémonie officielle, un texte dramatique n’est imprimé que s’il participe de la magnificence de l’événement commémoré, qualité essentielle de la fête dont Roy Strong a bien montré la centralité, et que Jean-Yves Vialleton nous invite à considérer, à côté des notions d’honnêteté et de galanterie, comme une catégorie esthétique à part entière 3 . Un 208 Benoît Bolduc <?page no="208"?> Littératures classiques, n° 51, automne 2004, p. 233-251. Voir également le mémoire d’HDR d’Anne-Ma‐ deleine Goulet, Les Coulisses de la magnificence princière : la princesse des Ursins et sa sœur, duchesses romaines, 1675-1686, à paraître. 4 Ce que Laurence Giavarini a déjà remarqué dans « Lieu théâtral, lieu auctorial et lieu culturel », Du spectateur au lecteur, op. cit., p. 253. 5 Nicolas de Montreux, L’Arimene, ou Berger desespere, Paris, Saugrain, 1597, f. A ijv -A iij . 6 Voir Rose-Marie Daele, Nicolas de Montreulx (Ollenix du Mont-sacré). Arbiter of European Literary Vogues of the Late Renaissance, New York, Moretus Press, 1946. texte dramatique joué à l’occasion d’une fête ne paraîtra dans un livre commémoratif qu’à condition que son sujet, ses personnages et son style répondent aux critères de noblesse, de gravité et de sérieux convenables à la célébration de son hôte ou de son commanditaire. La publication de L’Arimène de Nicolas de Montreux illustre parfaitement cette volonté de traduire et de pérenniser la magnificence d’un spectacle 4 . L’épître dédicatoire du livre commémorant la représentation de cette pastorale à intermèdes et à machines donnée à grands frais à la cour de Nantes durant le carnaval 1596 accorde explicitement au texte dramatique imprimé une fonction encomiastique. Montreux attribue en effet à son maître, Philippe-Emmanuel, duc de Mercœur, la paternité d’une œuvre qui n’a peu naistre autrement de [lui], puis que la vertu qui [le] recommande, ne souffre point l’imparfaict. Les paroles ne sont point trop basses, les inventions qui ont formé les corps des intermedes, ont ravy les ames des spectateurs, en leur objects, et la naïfve prononciation des vers, esmeut à les entendre. Aussi ont ils esté honorez par le voeu des plus belles ames de ceste province, qui ont servy [sa] louäble intention en ce labeur : ils ont partagé justement la gloire qui l’a suivy, dont comme [lui, Montreux], ils [lui, Mercœur] recognoissent la cause. 5 Ce lieu commun des épîtres dédicatoires, qui prétend faire du commanditaire le véritable auteur du texte imprimé, s’exprime ici en des termes qui confondent les forces en jeu dans une relation de clientèle où le public est pris à partie. Les qualités morales du duc de Mercœur, commanditaire d’un spectacle dont il aurait été l’inventeur, ne peuvent produire autre chose que la perfection du style. Cette perfection est source de ravissement pour des spectateurs qui voient avec délice le mouvement harmonieux des machines des intermèdes, alors que la justesse de la déclamation permet aux vers de les émouvoir. Nul doute que la commémoration de ce spectacle ne procurât au duc de Mercœur la satisfaction de se voir représenter en seigneur magnifique dispensateur de divertissements raffinés comme l’avaient été les Médicis et les Valois, et ce en dépit de la révocation récente de son poste de gouverneur de Bretagne par Henri IV. Or, la magnificence du prince renvoyant au poète, comme dans un miroir, une image magnifiée de son art, la représentation exceptionnellement fastueuse de L’Arimène sert aussi les ambitions d’un auteur engagé dans la publication de l’ensemble de son œuvre 6 . En plus de traduire la magnificence du spectacle et de contribuer à la réputation de son commanditaire et de ses inventeurs, la publication du texte dramatique d’une fête théâtrale peut aussi se substituer, de façon métonymique, à une relation détaillée de l’ensemble des activités associées à la célébration d’un événement politique. Comme je l’ai montré dans 209 Les fonctions du texte dramatique dans le livre de fête <?page no="209"?> 7 B. Bolduc, La Fête imprimée. Spectacles et cérémonies politiques 1549-1662, Paris, Classiques Garnier, 2016. La Fête imprimée 7 , c’est le cas, par exemple, du livre qui commémore les fêtes données en l’honneur du mariage du duc de Joyeuse et de Marguerite de Lorraine en octobre 1581. Parmi les nombreux tournois, bals et banquets donnés à cette occasion, auxquels avaient pourtant contribué les plus grands artistes de l’époque, seul le ballet de Circé donné par la reine Louise a été imprimé, assurant la gloire à son inventeur, Balthazar de Beaujoyeux. Ce spectacle, où le chant, la déclamation, la danse, les chars et les machines concourent à éblouir la cour, était pour la première fois structuré de manière à représenter une intrigue suivie. Les vers chantés et déclamés représentent une action simple qui consiste à engager le roi de France, aux côtés de la reine et de nymphes qui se révoltent contre la tyrannie de Circé, à vaincre les charmes de la magicienne grâce au soutien de Pan, des quatre Vertus Cardinales, de Minerve et de Jupiter. En plus de se prêter à plusieurs interprétations allégoriques célébrant le pouvoir universel et pacificateur d’Henri III, le poème dramatique est farci d’éloges directs aux souverains. Dès le début du spectacle, par exemple, un gentilhomme qui a réussi à s’échapper de l’emprise de Circé et qui accourt auprès du roi pour implorer son soutien, ne manque pas de rappeler à Henri III la récompense que la postérité réserve aux héros : Ne veux-tu pas grand Roy tant de dieux secourir ? Tu le feras, HENRY, plus valeureux qu’Alcide Ou celui qui tua la chimère homicide : Et pour tant de mortelz et dieux que tireras Des liens de la Fee, immortel te feras Et la postérité qui te feras des temples, De verdissant laurier couronnera tes temples. Plus loin, un chœur de sirènes renchérit en rappelant que Jupiter n’est seul aux cieux, La mer loge mille Dieux : Un Roy seul en France habite, HENRY, grand Roy des François, En peuple, en justice, en loix Rien aux autres dieux ne quitte. Autre qualité du poème dramatique de Nicolas Filleul, les répliques sont émaillées de ces sentences qui font le prix des tragédies de l’époque, et que des guillemets distinguent dans les marges du livre : Il fasche d’estre serf, mais cette servitude Qu’on rend a un indigne est plus vile et plus rude. Souvent l’opinion, que le vulgaire bruit, Seme un brave renom ou du tout le détruit. Les actes violents d’une chaude jeunesse 210 Benoît Bolduc <?page no="210"?> 8 Voir Yvonne Roberts, « Le rôle de l’Académie de Poésie et de Musique dans la lutte d’Henri III contre les ambitions des Guises », Marc Deramaix, Perrine Galand-Hallyn, Ginette Vagenheim et Jean Vignes (dir.), Les Académies dans l’Europe humaniste. Idéaux et pratiques, Genève, Droz, 2008, p. 594. 9 Théophraste Renaudot, Recueil des gazettes, nouvelles, relations extraordinaires, et autres recits des choses avenues toute l’année 1641, Paris, Bureau d’Adresse, 1642, p. 34. 10 Ouverture du theatre de la grande salle du Palais Cardinal. Mirame, tragicomedie, Paris, Le Gras, 1641. Ne sont point estimez pour vertus ni prouesse ; C’est du temps advenir l’espoir verd qui fleurit, Et fletrit si le temps en fruit ne le meurit. Mais pour mal conseillé cestuy-là on estime Qui se hasarde en vain. Ces sentences font écho aux devises représentées sur les médailles que des dames de la cour présentent, à la fin du spectacle, aux seigneurs de la maison de Lorraine, aux favoris et à d’autres dignitaires. Elles constituent autant de mises en garde contre le mauvais usage des passions et rappellent que ce mariage entre une princesse de Lorraine et un favori du roi visait, du moins en apparence à rétablir la paix du royaume 8 . La publication de Mirame, tragicomédie de Jean Desmarets, représente un autre cas intér‐ essant de substitution métonymique. Imprimée chez Henri Le Gras en format in-folio avec six belles estampes réalisées par Stefano della Bella, le texte dramatique de Mirame remplit seul la fonction de commémorer la grande fête donnée par Richelieu le 14 janvier 1641 en l’honneur de la reine avec qui le ministre souhaitait se raccommoder publiquement. Un compte rendu de la Gazette nous apprend en effet que cette soirée de gala, qui inaugurait la nouvelle salle de spectacle du Palais Cardinal, comportait également une collation et un bal magnifiques 9 . En limitant la commémoration de la fête à la fable dramatique jouée à son occasion, le livre qui paraît chez Le Gras conserve la mémoire d’un événement inimitable en lui associant les qualités poétiques de la tragicomédie réglée telle qu’elle est théorisée à l’époque dans l’entourage de Richelieu 10 . Il est probable que, derrière l’intention que proclame pompeusement le titre du livre -Ouverture du théâtre de la grande salle du Palais Cardinal -, Richelieu ait également voulu célébrer, par anticipation, un mariage qui rehaussait le prestige de sa maison et qui allait être conclu un mois plus tard : celui de sa nièce, Claire-Clémence de Maillé-Brézé, avec Louis II de Bourbon, duc d’Enghien, le futur Grand Condé. Bien que cette fonction épithalamique ne semble pas avoir été relevée par les premiers publics de Mirame, l’intrigue qui est peut-être de l’invention de Richelieu, où il est question d’une princesse qui obtient d’épouser, contre toute attente, le prince étranger et rebelle dont elle est amoureuse, se prête tout à fait bien à la célébration d’une telle union. En revanche, la volonté de rendre public, grâce à ce spectacle, un rapprochement politique entre la reine et le ministre n’échappa pas aux ennemis de Richelieu qui firent courir le bruit que la pièce avait été choisie non pas pour rendre hommage, mais pour humilier Anne d’Autriche. Tallemant des Réaux et l’abbé Arnaud rapportent en effet une clé selon laquelle l’entretien secret que l’héroïne accorde de nuit à son amant évoquait l’idylle scandaleuse impliquant la reine avec un « prince étranger », le duc de Buckingham, 211 Les fonctions du texte dramatique dans le livre de fête <?page no="211"?> 11 Voir Léopold Lacour, Richelieu dramaturge et ses collaborateurs, Paris, Ollendorff, 1926, p. 124-125, 134. 12 Sur les rapports entre la lecture à clé et la lecture allégorique, voir Mathilde Bombart, Le Savoir des clefs, ouvrage à paraître. 13 Explication des décorations du théâtre, et les argumens de la pièce qui a pour tiltre La Folle supposée, ouvrage du Seigneur Giulio Strozzi, Paris, René Baudry, 1645 ; Feste theatrali per la Finta pazza, Paris, René Baudry, 1645. Le matériel typographique utilisé pour l’impression du livre commémoratif est le même qui a servi à la publication de l’argument chez René Baudry. Baudry imprimera par la suite un argument-réclame pour l’Orphée à machines que les comédiens du Marais mettent à l’affiche en décembre 1647, ainsi que le livret de l’Alceste (1674) de Quinault mis en musique par Lully. Le texte de l’explication des décorations et des arguments est signé d’un certain Giulio Cesare Bianqui « de Turin » qui écrit à un certain Cintio Tandelli à Orléans pour lui faire part de ce qu’il a vu et entendu lors d’une répétition du spectacle. Après avoir été imprimé en français, il est reproduit, dans son italien d’origine, dans le livre commémoratif au côté du texte dramatique et de cinq estampes de Noël Cochin. une quinzaine d’années auparavant. Cette clé, qui en toute probabilité ne traduit pas une intention de Richelieu 11 , atteste néanmoins qu’un texte dramatique joué à l’occasion d’une fête de cour se prête nécessairement à ce type de lecture et que sa publication permet à un plus large public de juger de la valeur de telles interprétations 12 . La dernière fonction qu’il est nécessaire de relever dans le cadre restreint de cette analyse, est sans doute celle qui a le plus intéressé les premières générations de chercheurs qui se sont penchés sur les fêtes politiques des cours européennes. Plus que la lecture à clé, c’est l’interprétation allégorique des fables historiques ou mythologiques qui justifie le plus souvent leur sélection et leur représentation. La publication d’un texte dramatique joué dans le contexte d’une fête, surtout si le texte est accompagné d’un prologue ou de discours qui en explicitent les significations, comme c’est le cas notamment dans le livre du Balet comique de la Royne, intensifie ce type de réception. Or c’est précisément à cette lecture que résistent trois des quatre grandes fêtes théâtrales commanditées par Anne d’Autriche et Mazarin dont le texte dramatique a été imprimé. La première est donnée dans la salle du Petit-Bourbon à l’occasion du carnaval de 1645. Pour offrir au jeune roi et à la cour un spectacle fastueux dans le goût de ceux qui faisaient la réputation de Rome, de Florence et, depuis peu, de Venise, Anne d’Autriche fait venir de la Sérénissime le célèbre architecte-ingénieur Giacomo Torelli, accompagné du chorégraphe Giovan Battista Balbi. Les deux artistes sont chargés de préparer avec les comédiens italiens de la troupe de Giuseppe Bianchi, installée à Paris, une mise en scène à grand spectacle de la Finta pazza de Giulio Strozzi. Torelli, qui avait conçu les décors et les machines pour la création de cet opéra au Teatro Novissimo de Venise en 1641, reproduit à Paris non seulement sa scénographie, mais aussi la stratégie éditoriale qu’il avait développée avec Strozzi et les membres de l’Académie des Incogniti, et qui avait assuré le succès et la renommée de leur entreprise. Il obtient, en effet, un privilège pour imprimer un argument avant la représentation afin d’attiser la curiosité du public, et surtout, il publie le texte de la pièce avant que ne débutent les représentations 13 . Contrairement aux petits livrets publiés à Venise, cet in-folio n’est pas principalement destiné à être emporté au théâtre pour faciliter la compréhension du spectacle, bien que l’intrigue de la Finta pazza, qui raconte les aventures d’Achille dans l’île de Scyros, ne soit pas facile à suivre. Il s’agit bien plutôt d’un livre commémoratif qui contient une dédicace et 212 Benoît Bolduc <?page no="212"?> 14 Nous savons, grâce à la découverte par Barbara Nestola d’une partition manuscrite conservée à la BnF, que ce n’est pas l’Egisto de Cavalli qui fut joué à Paris en 1646, mais le livret de Rospigliosi mis en musique par Marazzoli et Mazzocchi. Voir Barbara Nestola, « L’Egisto fantasma di Cavalli: una fonte per la rappresentazione parigina dell’Egisto ovvero Chi soffre speri di Mazzocchi e Marazzoli (1646) », Recercare, vol XIX (1-2), 2007, p. 125-146. 15 Voir Christian Dupavillon, Naissance de l’opéra en France. Orfeo, 2 mars 1647, Paris, Fayard, 2010. 16 Ceci n’empêcha pas les auteurs de mazarinades de fustiger un cardinal « grand faiseur de machines » (L’Adieu de Mazarin, Paris, Huot, 1649) et de proposer des clés pour l’Orfeo de Buti. Pour l’auteur de l’Apologie pour le Cardinal Mazarin (Paris, Preuverray, 1649), par exemple, le pouvoir d’Orphée sur les bêtes représenterait celui de Mazarin charmant le peuple français (p. 20). une adresse du scénographe au lecteur, une relation circonstanciée du spectacle, ainsi que cinq planches gravées représentant les décors et les machines. Le titre de l’ouvrage, Feste theatrali per la Finta pazza, drama del sigr Giulio Strozzi, rappresentate nel Piccolo Borbone in Parigi quest anno 1645 et da Giacomo Torelli da Fano Inventore dedicate ad Anna d’Austria Regina di Francia, met d’ailleurs bien en évidence le rôle que s’approprie Torelli dans cette affaire. Le titre promet des « fêtes théâtrales » dédiées à la reine mère par leur inventeur et données à l’occasion non pas d’un événement heureux, mais pour servir à la représentation de la Finta pazza. En remplaçant la préposition articulée « della » appelée normalement par le contexte, par la préposition et l’article « per la », le livre commémoratif place le service rendu par Torelli à la reine au rang des événements dignes de commémoration, reléguant le texte dramatique au statut de faire-valoir du spectacle. Les personnages de Strozzi, la vivacité de leurs répliques et la complexité de l’intrigue comique ayant été conçus pour répondre aux goûts du public bigarré qui s’attroupait dans les théâtres de Venise durant le carnaval, le texte dramatique de la Finta pazza, imprimé à Paris, ne pouvait guère que flatter le goût de la reine pour la comédie italienne. À la rigueur, il pouvait aussi donner une certaine visibilité aux comédiens italiens, qui avaient été à l’initiative de ce spectacle, en conservant la mémoire de leur ingéniosité et de leur talent. Les opéras italiens donnés à la cour lors des carnavals de 1646 et 1647 - l’Egisto (Chi soffre speri) de Giulio Rospigliosi 14 et l’Orfeo de Francesco Buti - n’ont pas fait l’objet d’une publication. Si le spectacle de 1646 qui, selon le témoignage de Mme de Motteville et du résident de Toscane, fut présenté sobrement devant un public restreint dans le petit théâtre du Palais Royal, ne méritait guère d’être imprimé, il est permis de croire que la création fastueuse de l’opéra à machines et intermèdes de l’abbé Buti 15 aurait dû, en revanche, donner lieu à l’impression d’un livre à figures. Son sujet - l’apothéose d’Orphée - se prêtait aisément à une interprétation allégorique comme le suggère le personnage de la Victoire qui célèbre, dans le prologue, le triomphe de la France sur le Mal, mais les récriminations contre la politique et les dépenses excessives de Mazarin, qui allaient mener aux emportements xénophobes de la Fronde, découragèrent sans doute le ministre de faire publier le livret italien qu’il avait commandité 16 . C’est le texte dramatique français de l’Andromède de Corneille, créé presque trois ans plus tard dans la salle du Petit Bourbon avec les machines que Torelli avait conçues pour Orfeo, qui aura droit à une édition de prestige. Jouée en pleine Fronde à partir du début du mois de janvier 1650, durant la fragile trêve qui précède l’arrestation de Condé, Conti et Longueville, cette tragédie à machines et avec musique marque le début d’une nouvelle ère pour la fête théâtrale. En effet, tout se passe comme si la participation de Corneille révélait, pour la 213 Les fonctions du texte dramatique dans le livre de fête <?page no="213"?> 17 [T. Renaudot], « L’Andromède représentée par la Troupe Royale au petit Bourbon : avec l’explication de ses machines » (Extraordinaire n° 27), dans Recueil des gazettes, nouvelles ordinaires et extraordi‐ naires, relations et autres récits des choses avenues toute l’année mil six cens cinquante, Paris, Bureau d’Adresse, 1650, p. 246. 18 Voir Françoise Siguret et Alain La Framboise (dir.), Andromède, ou le héros à l’épreuve de la beauté, Paris, Klincksieck, 1996 ; et B. Bolduc, Andromède au rocher, Florence, Olschki, 2002. 19 Voir Hélène Visentin, « Oracle et allégorie dans l’Andromède de Pierre Corneille », Marlies Kronegger et Anna-Teresa Tymieniecka (dir.), Analecta Husserliana, XLII, 1994, p. 49-60. 20 Signe, comme l’a relevé Alain Riffaud, que Corneille commence à porter plus d’attention à l’impres‐ sion de ses pièces : A. Riffaud, « L’aventure éditoriale du théâtre imprimé entre 1630 et 1660 », Le Parnasse du théâtre, op. cit., p. 59-86. première fois en France, toute la force de la composante dramatique d’une représentation à grand spectacle - douce revanche pour l’auteur du Cid dont Desmarets avait eu l’ambition de corriger les défauts en donnant à Richelieu la magnifique, mais exsangue tragicomédie de Mirame. Aussi les vers de Corneille inspirent-ils à Théophraste Renaudot, dans un extraordinaire de la très officielle Gazette de France, des pages dithyrambiques où perce l’espoir d’une réconciliation du royaume. Cet espoir, c’est le texte lui-même qui le porte : « venu au comble de la perfection : et pour parler avec les Astrologues, en son apogée », le poème dramatique, observe Renaudot, retrouve le pouvoir « d’apprivoiser » et de « rendre plus traitables » les esprits de ce temps 17 . Inspiré des Métamorphoses, le sujet d’Andromède s’était déjà prêté, au moment où Corneille s’en empare, à de nombreux usages politiques 18 . La libération, par le fils de Jupiter, de l’héritière du trône d’Éthiopie offerte en sacrifice à un monstre marin en raison de l’hybris de sa mère convient parfaitement à la célébration des vertus des princes chrétiens pourfendeurs d’hérésies et protecteurs de la vertu. En développant les caractères de Persée et de son rival, le prince Phinée auquel est d’abord promise Andromède, Corneille offre au jeune Louis XIV le portrait du « plus jeune et [du] plus grand des rois » comme l’entonne le chœur du prologue. Le texte imprimé permet de prendre la pleine mesure du discours moral et politique qui se déploie dans Andromède sous la forme d’un discours dramatique soutenu 19 . Ce n’est plus Torelli dont les décors et les machines sont pourtant à l’origine du spectacle, mais Corneille qui obtient les privilèges et contrôle l’impression de la magnifique mise en scène de son texte dramatique. Un « dessein […] contenant l’ordre des scènes, la description des théâtres et des machines et les paroles qui se chantent en musique », imprimé à Rouen « aux dépens de l’auteur », se vend à Paris chez Antoine Courbé dès le mois de mars 1650. Comme pour l’argument de la Finta pazza, il attise la curiosité du public qui n’a pas encore pu assister aux représentations, mais peut aussi servir de livret pour suivre les paroles chantées durant le spectacle car, en dépit de la déclaration que Corneille place à la fin de l’argument de sa tragédie - « cette pièce n’est que pour les yeux » -, l’auteur dramatique est particulièrement soucieux que ses vers soient entendus et compris. La première édition du texte, un in-12° imprimé à Rouen chez Laurens Maurry et vendu à Paris chez Charles de Sercy, ne diffère en rien des publications des autres pièces de théâtre de l’époque, sinon que sa mise en page est particulièrement soignée 20 et inclut une description circonstanciée des décors. C’est un an plus tard que paraît, grâce aux soins du même Maurry, le livre 214 Benoît Bolduc <?page no="214"?> 21 Ces deux textes dramatiques sont publiés chez Robert Ballard, avec les vers composés par Benserade pour les entrées de ballet, d’abord en format in-4°, puis en format in-folio. Pour une description complète des éditions, voir Laurent Guillo, Pierre I Ballard et Robert III Ballard, imprimeurs du roy pour la musique (1599-1673), Sprimont-Versailles, Mardaga-Centre de Musique Baroque de Versailles, 2003, vol. 2. Torelli a fait paraître, à part et peut-être à compte d’auteur, une description de ses décors accompagnée de dix planches d’Israël Silvestre sur des dessins de François Francart : Décorations et machines aprestées aux Noces de Tétis, ballet royal ; représentées en la salle du Petit-Bourbon, par Jacques Torelli, inventeur, Paris [s.n., 1654]. Il n’existe aucune gravure représentant les décors de Vigarani pour Ercole amante. La mort de Mazarin, son principal commanditaire, avant même que cette fête théâtrale n’ait pu être donnée, explique peut-être cette absence. 22 Voir Georges Duval-Wirth, « Accueil et répercussions des livrets italiens à la cour de France de la minorité à la majorité de Louis XIV », Christian Bec et Irène Mamczarz (dir.), Le Théâtre italien et l’Europe : X Ve - X V I Ie siècles, Paris, PUF, 1983, p. 143-170 ; K. Piechocki, « Dall’Ercole amante all’Hercule amoureux: verso una rivalutazione della “mauvaise traduction” del libretto di Francesco Buti », Francesco Luisi (dir.), Francesco Buti tra Roma e Parigi: diplomazia, poesia, teatro, Rome, Torre d’Orfeo, 2009, vol. II, p. 837-860 ; M. Klapper, « Ercole amante sconosciuto: Reconstructing the Revised Version of Cavalli’s Parisian Opera », Ellen Rosand (dir.), Readying Cavalli’s Operas for the Stage, Farnham-Burlington, Ashgate, 2013, p. 333-347. 23 [F. Buti,] Ercole amante. Tragedia. Representata per le nozze delle Maestà christianissime, Paris, R. Ballard, 1662, p. 15-16. Cf. cette traduction calquée sur l’original : « Et qu’ainsi chacun puisse voir / commémorant ce spectacle magnifique : un in-4° enrichi de six planches gravées par François Chauveau. C’est à l’aune de la tragédie de Corneille que durent se mesurer les dernières fêtes théâtrales farcies d’entrées de ballet composées par l’abbé Buti. Le texte dramatique italien du ballet des Nozze di Peleo e di Teti, chanté à l’occasion du carnaval de 1654, et celui d’Ercole amante, qui devait être prêt pour le mariage de Louis XIV et de Marie-Thérèse mais ne sera créé qu’en 1662, représentent les dernières tentatives d’adaptation des spectacles transalpins au goût français avant que Molière, Quinault et Lully ne développent pleinement les formes hybrides et originales que sont la comédie-ballet et la tragédie en musique 21 . Ces textes sont publiés avec des traductions françaises qui ne sont pas seulement infidèles, comme on l’a remarqué, mais cherchent précisément à reproduire la grandeur des vers que Corneille avait su faire entendre sur la scène du théâtre du Petit Bourbon. Imprimées en regard du texte original italien sur les pages de gauche, ces traductions restées anonymes prêtent aux personnages des pensées et un langage plus honnêtes et bienséants 22 . En dépit de leur prologue encomiastique, les textes dramatiques de l’abbé Buti résistent à la lecture allégorique, et les clés que l’on a essayé de leur appliquer ne produisent que de bien insatisfaisantes interprétations. Comme l’expliquent Thétis, Pélée et Prométhée à la toute fin des Nozze di Peleo e di Theti, la leçon morale qu’on pourrait tirer de l’intrigue se résume au principe suivant lequel les épreuves imposées par la vertu conduisent à la félicité. La fonction épithalamique d’Ercole amante est évoquée une première fois dans le prologue par le personnage de Diane (Cynthie) : E veda ogn’un che desiar non sa Car le prix le plus noble et le plus magnifique Un eroico valore, Dont se puisse payer la valeur heroïque, Qui giù premio maggiore C’est de pouvoir enfin avec tranquillité Che di goder in pace alta beltà. Posséder plainement une rare Beauté. 23 215 Les fonctions du texte dramatique dans le livre de fête <?page no="215"?> que la valeur d’un héros ne saurait désirer, / ici-bas, de plus superbe récompense / que celle de jouir en paix d’une noble beauté. » 24 Ibid., p. 116-117. Cf. cette traduction calquée sur l’original : « Ainsi un jour adviendra, où, avec plus de délice, / sur les rives altières de la Seine, / un autre Alcide gaulois, enflammé par la passion, / parviendra à jouir en paix d’une beauté ibérique. / Mais nous, nous avons obtenu du ciel de pouvoir vivre heureux / et, pour un tel couple, que le monde soit béni. » 25 Kristian P. Aercke, Gods of Play. Baroque Festive Performance As Rhetorical Discourse, New York, SUNY P, 1994, p. 165-220. 26 À ce sujet, voir les remarques de Jérôme de la Gorce, « Les Noces de Pélée et de Thétis d’après les relations des contemporains » et celle de Pierre Bonniffet, « Benserade, fou du roi », Marie-Thérèse Bouquet-Boyer (dir.), Les Noces de Pélée et de Thétis. Venise, 1639 - Paris, 1654, Bern, Peter Lang, 2001, respectivement p. 33-49 et p. 76. Il est ensuite repris par le chœur dans l’apothéose qui clôt la représentation : Così un giorno avverà con più diletto Ainsi sur son pompeux et triomphant rivage, Che della senna in sù la riva altera La Seine quelque jour doit voir le mariage, Altro Gallico Alcide arso d’affetto Dont saintement estreint, un Hercule François Giunga in pace à goder bellezza Ibera. De l’Ibere Beauté suivra les douces loix : Mà noi dal Ciel traem viver giocondo Mais au lieu qu’en l’Hymen où le Ciel nous engage E per tal coppia sia beato il mondo. Nous seuls favorisez, trouvons nostre advantage Ce couple glorieux dans les justes plaisirs Verra du monde entier accomplir les désirs. 24 Comme l’a montré Kristiaan Aercke, cette allégorie ne fonctionne que si l’on fait abstraction des cinq actes de la « tragédie » de Buti, où le comportement d’Hercule est loin d’être exemplaire 25 . Or, un relevé des changements apportés au texte original italien dans la traduction anonyme (soulignés ci-dessus), fait voir aisément que le traducteur, pour remplir les douze syllabes de l’alexandrin, fait appel à des adjectifs et des adverbes mélioratifs qui tirent l’original vers le haut et le rendent plus convenable aux circonstances de sa représentation. Tout se passe comme si, dans le livre des Nozze di Peleo et dans celui d’Ercole Amante, la traduction tâchait de corriger non pas le sens, mais le registre du texte dramatique. La publication de ce dernier aurait alors pour fonction de procurer à ces spectacles, dans la durée du souvenir fixé par le livre commémoratif, quelque chose de la noblesse de la tragédie chantée, telle qu’on était capable alors de la rêver après Andromède. Et comme, à la différence de la fête théâtrale de 1650, le message politique des fêtes de 1654 et 1662 était entièrement porté par les entrées de ballets et les vers que Benserade avait composés à leur effet, le texte dramatique pouvait se contenter de suggérer superficiellement le décorum d’une fête royale 26 . Les concessions faites au goût de l’enfant-roi (ballet d’animaux de la Finta pazza) et aux habitudes de la cour (multiplication des apothéoses et des entrées de ballet dans les Nozze di Peleo et Ercole amante), le faste des décors, des costumes et des effectifs musicaux, communiquèrent plus efficacement la magnificence de la cour de France sous la régence et le début du règne de Louis XIV, que les vers imprimés de l’abbé Buti ; mais une voie était désormais ouverte, où s’engageraient Molière et Quinault, dont les poèmes dramatiques seront parfois, mais pas toujours, imprimés dans les relations officielles des fêtes de cour de Louis XIV. 216 Benoît Bolduc <?page no="216"?> 1 Sur Bruscambille, nous renvoyons à l’introduction et à la bibliographie de ses Œuvres complètes éditées par Hugh Roberts et Annette Tomarken, Paris, Champion, 2012. Nous utilisons cet ouvrage comme édition de référence, à présent mentionnée par l’abréviation OC. Voir aussi les travaux d’Alan Howe : « Bruscambille, qui était-il ? », XVII e siècle, n° 153, 1986, p. 390-396 et Le Théâtre professionnel à Paris 1600-1649, Paris, Centre historique des archives nationales, 2000. 2 Les Fantaisies de Bruscambille. Contenant plusieurs Discours, Paradoxes, Harangues & Prologues facecieux. Faits par le Sieur des Lauriers, comedien, Paris, Jean de Bordeaux, 1612. 3 Les prologues commencent ainsi souvent par une adresse aux « Messieurs » qui mime l’interpellation des spectateurs (OC, p. 151, 167, 184, etc.) et peuvent se terminer avec la mention de l’entrée en scène Imprimer des prologues théâtraux au début du XVII ᵉ siècle. Le cas des recueils du farceur Bruscambille Flavie K E R A U T R E T Université Paris Nanterre Dans le premier tiers du XVII ᵉ siècle, alors que l’essor de la publication imprimée du théâtre en est encore à ses prémices, que le statut des écrivains n’est pas stable ni reconnu - et qui plus est celui des dramaturges, contraints de céder temporairement l’exclusivité de leurs pièces à la troupe qui les interprétait -, sont édités massivement les prologues du comédien Jean Gracieux. Ces discours sont rapidement regroupés sous le pseudonyme de Bruscambille, un nom de scène qui va peu à peu envahir les pages de titre de ses ouvrages. Nous connaissons peu de choses de ce farceur qui apparaît par intermittence comme membre des « comédiens ordinaires du roi » dans certaines minutes notariales 1 . Ses recueils de monologues, qui restent les traces les plus importantes de son activité, le présentent comme un « comédien » adoptant le surnom de « Des Lauriers » pour les rôles sérieux 2 . Ces prologues se présentent comme des discours destinés aux planches du théâtre, comme des tirades visant à être prononcées pour capter l’intérêt des spectateurs, notamment ceux de l’Hôtel de Bourgogne, avant la représentation de pièces plus longues. Mis en série, sans les pièces qu’ils introduisaient à l’origine, ces monologues sont édités avec succès puisque l’on compte 43 éditions entre 1609 et 1635, date à partir de laquelle les réimpressions se tarissent. Ces harangues aux sujets et tonalités variés abordent volontiers des thématiques telles que le cocuage, l’avarice, la folie…, auxquelles elles réservent un traitement souvent comique, et se nourrissent entre autres des codes de l’éloge paradoxal, du galimatias ou du plaidoyer satirique. Ce succès de librairie prétend trouver ses racines sur scène en portant encore la marque de ce cadre de production au sein des titres mais aussi des textes eux-mêmes avec les annonces de l’entrée en scène des acteurs de la pièce suivante et surtout à travers l’allure orale et spectaculaire de ces prises de parole couchées sur le papier 3 . Pouvons-nous, dès <?page no="217"?> des acteurs (par exemple à la fin du « Prologue de la Fortune » : « Voicy desjà l’un de nos acteurs », p. 193). 4 Entre autres : R. Chartier, Pratiques de la lecture, Paris, Payot, 2003. 5 Ces dernières années, le paratexte dramatique a fait l’objet d’une attention particulière. Citons notamment L’Art de la préface, Philippe Forest (dir.), Nantes, Cécile Defaut, 2006 ; Véronique Lochert, « Prologhi, préfaces, prólogos : des lieux de théorisation alternatifs dans le théâtre européen des X V I ᵉ et X V I I ᵉ siècles », Littératures classiques, n° 83, 2014, p. 17-34 ; base de données « Les Idées du théâtre » : www.idt.paris-sorbonne.fr/ . Les préambules de Bruscambille, qui ne sont pas explicitement théoriques, n’y sont guère envisagés. 6 “All texts, like all other things human, are embodied phenomena, and the body of the text is not exclusively linguistic” ( Jerome McGann, The Textual Condition, Princetown, Princetown University Press, 1991, p. 15). 7 Seuls deux prologues, « En faveur de la cuisine » et « En faveur de la félicité chiatique », sont postérieurs à 1615 et paraissent dans une réédition des Plaisants paradoxes (1617). 8 H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au X V I I ᵉ siècle [1969], Genève, Droz, 1999, p. 1076. lors, considérer ces prologues comme des productions théâtrales, compte tenu de leur formidable réussite dans le domaine de l’imprimé ? Ces écrits cherchent-ils à programmer une consommation et une réception similaire à celle du théâtre imprimé à l’époque ? Si nous considérons, avec Roger Chartier 4 , que les choix de formats et de mise en page tendent à caractériser les écrits et à programmer leur lecture, la piste de la matérialité est susceptible de nous éclairer sur ce point. Nous pouvons tenter de rapprocher les ouvrages du farceur de ceux que l’on classe communément parmi le théâtre imprimé pour voir s’ils correspondent à ces modèles. Il s’agit ici de reconsidérer les productions de Bruscambille et de se pencher sur le phénomène éditorial qu’ils ont constitué en le replaçant dans une histoire culturelle et dans une histoire du théâtre imprimé 5 . Pour ce faire, nous comparerons le théâtre et les recueils de prologues de Bruscambille en tant que « phénomènes incarnés 6 » et nous tâcherons de voir si ces ouvrages disposent des mêmes réseaux de diffusion. Les observations effectuées permettront sans doute de repenser les classifications et les hiérarchies dans lesquelles sont pris les prologues de Jean Gracieux. L’objectif n’est donc pas de traquer ici une intention auctoriale mais d’analyser un geste éditorial pour le situer dans la sphère de l’imprimé, théâtral peut-être. Les prologues de Bruscambille et le théâtre imprimé entre 1609 et 1615 : échantillon d’observation Comment se présente le théâtre imprimé dans le premier tiers du X VII ᵉ siècle et les recueils de Bruscambille correspondent-ils à ce modèle de publication ? Pour répondre à cette question, nous adopterons une optique comparative que nous bornerons de deux manières : géographiquement, en ne nous préoccupant que du domaine français, et temporellement, en nous focalisant sur une période très brève, 1609-1615. Cet empan chronologique restreint a donc valeur d’observatoire pour un cas spécifique. Il permettra de proposer une photographie précise des années correspondant à la parution des nouveautés de Bruscambille 7 . Malgré un contexte d’expansion généralisée de l’imprimé, l’essor du théâtre dans ce domaine est encore très relatif et ne se développera réellement que dans les années 1630, ce qui explique le caractère modeste des chiffres sur lesquels nous allons nous appuyer 8 . 218 Flavie Kerautret <?page no="218"?> 9 www.unifr.ch/ repertoiretheatre17/ . 10 La recension des parutions du farceur est effectuée à partir de la « Bibliographie des œuvres de Bruscambille » (OC, p. 79-124). 11 Entre 1601 et 1621, environ 70 à 80 % des ouvrages imprimés sont des « petits formats », c’est-à-dire en-dessous de l’in-4° : H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société, op. cit., p. 1064. 12 Par exemple, le prologue de la Mort dans la tragédie Philis de Guillaume Chevalier (1609) ; ou celui de la Jalousie dans Sidere, Pastorelle de René Boucher d’Ambillou (1609). Le « Répertoire du théâtre imprimé au XVII ᵉ siècle 9 », base de données réalisée par Alain Riffaud, permet de lister les pièces imprimées entre 1609 et 1615, dates entre lesquelles nous comptons seulement 68 notices (dont 45 nouveautés), ce qui est peu à l’échelle de la France et pour une période de six ans. À l’inverse, nous dénombrons dans les mêmes conditions 16 éditions des discours de Bruscambille, ce qui est considérable pour un seul et même auteur 10 . À première vue, les publications du farceur et le théâtre imprimé se présentent de manière analogue puisque l’on a dans les deux cas exclusivement des petits formats (principalement in-12 et in-8°), conformément à la tendance générale de l’imprimé à cette époque 11 . Ces deux types de production doivent être peu coûteux, maniables et accessibles au plus grand nombre. Parmi les comédies répertoriées, nous rencontrons encore beaucoup d’ouvrages où le texte apparaît de façon continue, la présentation typographique dramatique n’étant pas encore unifiée. Nombre de ces pièces sont presque dépourvues de blancs typographiques, seules les initiales des personnages placées en début de ligne permettent de distinguer les tours de paroles. En fonction, notamment, des exigences d’économie de papier, les lecteurs sont confrontés à des pages denses aux marges généralement serrées parce qu’elles ont été rognées, des pages similaires à celles qu’ils rencontrent en abordant les ouvrages de Bruscambille. Cet effet visuel est particulièrement flagrant lorsque l’on compare ces discours avec les prologues d’autres pièces, qui sont en majorité des monologues. Seule la disposition diffère alors, en raison de l’opposition formelle entre la prose maniée par le farceur et les vers adoptés par la plupart des prologues dramatiques. À la charnière de ce qui rapproche et éloigne les ouvrages de Bruscambille et le théâtre imprimé se trouvent les paratextes de ces livres que nous pouvons classer en deux types. D’un côté se situent les paratextes non spécifiques au théâtre, présents dans les deux sortes d’ouvrages : pages de titre, dédicaces, avis aux lecteurs et poèmes d’hommage sont autant d’éléments qui interviennent dans la présentation ou la légitimation des textes concernés. De l’autre côté, nous observons des paratextes spécifiques à ces imprimés dramatiques. La liste des personnages, parfois nommée liste des « acteurs » ou des « entreparleurs », est le type le plus fréquent de ces paratextes spécifiques, présent dans la quasi-totalité des pièces répertoriées. L’argument, qui appartient également à cet ensemble liminaire dramatique, est encore très courant au début du siècle (présent dans 32 notices de notre échantillon). Ces pièces imprimées comportent très peu d’épilogues (seulement 3 notices), tandis que les prologues sont plutôt en vogue quand bien même ces introductions redoublent l’argument (19 notices). Ces prologues imprimés précédant des pièces particulières sont bien différents, du point de vue du contenu, de ceux publiés sous le nom de Bruscambille. En effet, ils sont le plus souvent allégoriques pour les tragédies ou les pièces sérieuses (un personnage symbolique prononce un discours général contenant parfois une présentation des personnages ou une esquisse de l’intrigue 12 ) ; ou bien, pour des comédies comme 219 Imprimer des prologues théâtraux au début du X V I I ᵉ siècle. Le cas des recueils du farceur Bruscambille <?page no="219"?> 13 Par exemple, le prologue de La Constance ou celui du Fidelle (1611). 14 Voir notamment la série des « prologues galimatias » dans Les Fantaisies de Bruscambille (OC, p. 305-316). Sur le style du galimatias, voir les travaux de H. Roberts et en particulier les articles suivants : « Performing Nonsense in Early Seventeenth-Century France : Bruscambille’s Galimatias », Nonsense and Other Senses : Dysfunctional Communication and Regulated Absurdity in Literature, E. Tarantino (éd.), Newcastle, Cambridge Scholars Press, 2009, p. 127-145 ; et « Comparative nonsense : French galimatias and English fustian », Renaissance Studies, vol. 30, n°1 « Gossip and Nonsense », H. Roberts and E. Butterworth (éd.), 2016, p. 102-119. 15 « Dans le premier tiers du X V I I ᵉ siècle, la production des éditions illustrées d’œuvres théâtrales grou‐ pées ou complètes se résume à quelques volumes, dont les tragédies de Garnier et de Montchrestien publiées en 1604, les t. I, IV, et V d’Alexandre Hardy (publiés respectivement en 1624, 1626 et 1628), ou encore les tragédies de Borée publiées en un volume sous le titre collectif Les Princes victorieux (1627) » (Catherine Guillot, « Les éditions illustrées d’œuvres dramatiques groupées ou composites dans la première moitié du X V I I ᵉ siècle », Le Parnasse du théâtre, op. cit., p. 152). 16 Par exemple, La Mort de Roger, tragédie (1613). celles de Pierre de Larivey, ils se rapprochent de ceux du farceur mais cherchent surtout à faire valoir la pièce qui va suivre et parfois son auteur 13 . Dans les éditions des discours de Bruscambille, la forme même du prologue entraîne une disparition de ces paratextes spécifiques au théâtre : pas de liste de personnages puisqu’il s’agit de monologues, pas d’argument puisqu’il s’agit de brefs discours probablement destinés à faire patienter les spectateurs (certains discours n’ont d’ailleurs pas de trame et les propos se présentent comme volontairement embrouillés) 14 . Peut-être en signe de leur succès, certains recueils de Bruscambille bénéficient d’un frontispice gravé, ce qui les distingue encore un peu plus des comédies imprimées à la même période puisque ces pages de titres illustrées sont rares avant 1630 dans les livres dramatiques. En effet, ces ornements sont réservés à quelques cas exceptionnels 15 ou utilisés chez des éditeurs ayant choisi de développer l’illustration. C’est par exemple le cas d’Abraham Couturier à Rouen, un marchand libraire qui fait paraître des pièces religieuses avec des gravures sur bois, les images ayant alors avant tout une fonction d’édification 16 . Cette brève description comparative fait principalement apparaître des dissemblances d’un point de vue matériel entre les recueils de Bruscambille et les livres dramatiques parus au cours de la même période. Au-delà de la similitude des formats, qui n’est guère distinctive, ces ouvrages se différencient par leurs présentations typographiques et leurs paratextes (y compris les frontispices), et pas uniquement en raison de l’opposition entre vers et prose. Reste à observer si les réseaux de diffusion de ces différents ouvrages les dissocient également ou non. Essai de cartographie : diffusion des recueils de Bruscambille et du théâtre imprimé La comparaison matérielle entre les recueils du comédien Jean Gracieux et les pièces de théâtre imprimées à la même période en France doit être complétée par la prise en compte de leurs réseaux de diffusion respectifs. Ces réseaux sont repérables, à un premier niveau, à 220 Flavie Kerautret <?page no="220"?> 17 Les graphiques proposés ont été réalisés à partir des données du « Répertoire » en ligne d’A. Riffaud, voir supra. 18 J.-D. Mellot, L’Édition rouennaise et ses marchés (vers 1600-vers 1730). Dynamisme provincial et centralisme parisien, Paris, École des Chartes, 1998. 19 A. Riffaud, « L’aventure éditoriale du théâtre imprimé entre 1630 et 1660 », Le Parnasse du théâtre, op. cit., p. 59-86. travers les villes d’édition. Les lieux de publication du théâtre imprimé en France entre 1609 et 1615 peuvent être rendus par le graphique suivant 17 : Ce schéma met en valeur la ville de Rouen qui se positionne devant la capitale et apparaît comme une plaque tournante pour l’imprimerie du théâtre en France au début du XVII ᵉ siècle, ce qui corrobore les analyses réalisées par Jean-Dominique Mellot 18 . Les pièces imprimées s’écoulent dans une région qui constitue une sorte de terroir dramatique, un espace où les pratiques comiques sont intenses et variées puisqu’elles se déploient à la fois dans les collèges et dans la ville. Les recueils de Bruscambille ne sont pas en reste dans cette cité normande puisque l’on compte, dans les années en question, autant d’éditions rouennaises que d’éditions parisiennes. Ainsi, les lieux d’édition du théâtre et des productions du farceur se recouvrent mais ils correspondent aussi aux principaux centres de diffusion de cette période. L’observation de ces réseaux à l’échelle humaine invite toutefois à nuancer ces conver‐ gences éditoriales. Au niveau des marchands libraires qui produisent et commercialisent ces ouvrages, l’échantillon observé ne fait pas apparaître de monopole d’un ou plusieurs éditeurs pour le théâtre imprimé. Ce marché, comme le note Alain Riffaud, ne connaît pas encore la concentration qui sera la sienne à partir de 1635 19 . Nous décomptons ainsi 43 marchands libraires différents pour les titres répertoriés comme du théâtre imprimé pour les années 1609-1615. Malgré cette dispersion, certains marchands rouennais se détachent comme particulièrement actifs dans le domaine de l’édition théâtrale avec à leur tête Raphaël du Petit Val, libraire et imprimeur ordinaire du Roi depuis 1596, chez qui l’on dénombre 16 titres et, derrière lui, Abraham Cousturier avec 6 titres parus aux mêmes 221 Imprimer des prologues théâtraux au début du X V I I ᵉ siècle. Le cas des recueils du farceur Bruscambille <?page no="221"?> 20 Les Nouvelles et plaisantes imaginations de Bruscambille, en suitte de ses Fantaisies. A Monseigneur le Prince. Par le S. D. L. Champ., Bergerac, Martin La Babille, 1615. 21 R. Arbour, Répertoire chronologique des éditions de textes littéraires : l’ère baroque en France, Genève, Droz, 1977-1985. 22 Les Œuvres poétiques de François Ménard, dédiées à Monseigneur le marquis d’Ancre, Paris, Pierre Rocolet, 1613. dates. Ces noms ne figurent pas parmi les éditeurs de Bruscambille qui sont de leur côté assez peu nombreux entre 1609 et 1615. En effet, plusieurs de ses éditions n’indiquent aucun nom dans les informations éditoriales et les libraires qui sont mentionnés distribuent souvent plusieurs éditions du farceur. Nous identifions ainsi les éditeurs Jean Millot, Jean de Bordeaux et François Huby pour Paris, Jean Petit et Thomas Maillard pour Rouen, et un nom supposé, « Martin La Babille 20 », associé à Bergerac. Nous avons tâché de reconstituer les catalogues de ces éditeurs à partir du Répertoire de Roméo Arbour 21 pour essayer de cerner les orientations de leurs publications et voir dans quelles proportions le théâtre y figure. La plupart de ces marchands libraires ne sont pas spécialisés dans un genre précis, ce qui se traduit par une accumulation de titres assez disparates : le théâtre imprimé trouve alors sa place aux côtés d’écrits de circonstance, romans, recueils poétiques, récits de voyage, sermons etc. Parmi ces éditeurs de Bruscambille, certains font également paraître du théâtre mais ces titres restent plutôt isolés. C’est le cas de Jean Millot qui publie en 1609 la Lydie, Fable champestre du Sieur Du Mas, ou celui de François Huby qui édite les Tragédies de Claude Billard en 1612 et 1613. Aucun de ces marchands libraires publiant les ouvrages de Bruscambille n’apparaît comme réellement spécialisé dans le théâtre mais ces conclusions tiennent aussi à la disparité des catalogues des libraires de cette période. Du point de vue de la diffusion comme d’un point de vue matériel, sans emprunter des canaux radicalement dissemblables de ceux du théâtre imprimé, les recueils de prologues de Bruscambille se dissocient tout de même de la littérature dramatique alors même qu’ils prétendent y prendre part en se présentant comme des prologues théâtraux. Pour affiner ces données, il faut spécifier que les ouvrages listés dans cet échantillon ne forment pas un bloc unifié. Deux précisions paraissent essentielles à apporter : d’une part, la diversité de la construction interne de ces ouvrages et, d’autre part, leur hétérogénéité générique. Structures et genres des pièces imprimées La majorité des pièces de théâtre publiées entre 1609 et 1615 le sont individuellement (46 notices sur 68 répertoriées) et ces ouvrages ont de fait un fonctionnement livresque différent de celui des ouvrages du farceur qui rassemblent plusieurs prologues. Lorsque les pièces de théâtre sont imprimées en recueils, et s’avèrent ainsi plus proches des éditions du farceur, nous observons des configurations multiples : recueils anonymes, collectifs ou personnels. À l’aune de l’échantillon proposé, le théâtre imprimé trouve visiblement sa place, dans les premières années du XVII ᵉ siècle, grâce au rassemblement auctorial qui détermine le système de l’imprimé. En d’autres termes, une partie des pièces imprimées le sont parce qu’elles viennent compléter les travaux d’auteurs qui ne publient pas seulement du théâtre, à l’image de l’édition des Œuvres poétiques de François Ménard parues en 1613 qui comprennent notamment une pastorale de cet auteur 22 . Les livres de Bruscambille relèvent 222 Flavie Kerautret <?page no="222"?> 23 Les Chansons folastres et prologues tant superlifiques que drolatiques des Comediens François […], Rouen, Jean Petit, 1610 (éd. rééditée et augmentée en 1612) ; Discours facecieux et tres-recreatifs […], Rouen, 1610 ; Regrets facetieux et plaisantes harangues funebres […], Rouen, David Ferrand, 1632. 24 Comprenant nouveautés, éditions augmentées ou copiées. 25 A. Howe, Le Théâtre professionnel à Paris. 1600-1649, op. cit. ; voir les minutes notariales 122 (9 août 1611), 124 (2 septembre 1611) et 133 (14 avril 1612). 26 A. Howe, « L’entrée au Parnasse d’un dramaturge professionnel : le cas d’Alexandre Hardy », Le Parnasse du théâtre, op. cit., p. 227-244. La première publication imprimée conservée d’A. Hardy date de 1623 (Théagène et Chariclée) et le 1 er volume de son Théâtre est de 1624. 27 La Melize, pastorale comique. Par le Sieur Du Rocher. Avec un Prologue Facecieux, Paris, Jean Corrozet, 1639. La première édition de cette pièce, datée de 1634, ne contient pas le « Prologue de rien ». de ces divers systèmes de recueils puisque ses prologues sont parfois publiés avec d’autres écrits (chansons, histoires facétieuses) dont il n’est probablement pas l’auteur 23 , mais ce sont chez lui les recueils personnels qui dominent. Avec ses 16 éditions entre 1609 et 1615 24 , et des éditions qui se dotent rapidement, dès 1612, du nom unificateur de « Bruscambille », ces ouvrages représentent un cas assez marginal d’un point de vue éditorial. En effet, à la même période en France, il n’y a pas d’auteur dramatique qui connaisse un succès imprimé similaire et, à titre de comparaison, nous ne comptons dans les mêmes années que 6 éditions des pièces de Robert Garnier ou 5 éditions de Pierre de Larivey. Dans ce cadre, nous pouvons faire l’hypothèse que l’impression massive des recueils de Bruscambille, qui gardent des liens avec le théâtre même s’ils s’en détachent en partie matériellement, participe à l’essor de la publication imprimée de ce genre tout en faisant émerger une figure de comédien-auteur. Il reste pourtant difficile d’assimiler totalement Bruscambille aux auteurs dramatiques de son temps, notamment parce qu’il ne semble pas considéré comme tel par les troupes de comédiens. La différence de traitement est flagrante entre les publications imprimées de Bruscambille et celles d’Alexandre Hardy par exemple, alors même que les deux hommes ont appartenu à la même troupe, celle de Valleran Le Conte, dans les années 1610 25 . Ainsi, nous ne trouvons pas trace de restrictions concernant la production du farceur tandis qu’un auteur prolifique comme Hardy ne peut imprimer ses pièces que difficilement et tardivement, les compagnies étant momentanément propriétaires des pièces 26 . Cet écart peut s’expliquer de plusieurs manières non exclusives les unes des autres : soit les discours du farceur sont trop attachés à sa performance personnelle pour être repris par d’autres, soit ils occupent une place moindre dans le déroulement de la séance et cela ne met pas en péril la poursuite du travail de la troupe, soit ils ne sont déjà plus considérés comme du théâtre lorsqu’ils sont imprimés et les lecteurs en ont des usages différents. Concernant ces usages, nous remarquons que les ouvrages de Bruscambille, qui se pré‐ sentent comme des suites de brefs discours, se prêtent volontiers à une lecture discontinue et à voix haute. Cela devait faciliter leur circulation, par exemple en offrant la possibilité à d’autres comédiens de reprendre ces prologues pour d’autres spectacles que ceux auxquels ils étaient initialement destinés, mais il ne reste aucune trace de ces réemplois. Dans le domaine écrit, un seul exemple d’une pièce dramatique imprimée précédée d’un prologue du farceur nous est parvenu. Il s’agit du « Prologue de rien », placé en tête de La Melize, pastorale comique du Sieur du Rocher en 1639 27 . Ce prologue est utilisé comme ornement paratextuel, il est épuré pour l’occasion en étant abrégé, privé de ses références politico-historiques et littéraires ainsi que d’une plaisanterie scatologique. Nulle mention 223 Imprimer des prologues théâtraux au début du X V I I ᵉ siècle. Le cas des recueils du farceur Bruscambille <?page no="223"?> 28 A. Howe, « La place de la tragédie dans le répertoire des comédiens français à la fin du X V I ᵉ et au début du X V I I ᵉ siècle », Seventeenth-Century French Studies, vol. XXVIII, 2006, p. 33-48 ; Bénédicte Louvat-Molozay, L’« Enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2014. 29 Charles Mazouer, Farces du Grand Siècle. De Tabarin à Molière : farces et petites comédies du X V I I ᵉ siècle [1992], Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2008. de son auteur n’apparaît et ce préambule devient visiblement un argument de vente pour la réédition de la pièce en 1639, d’où une mention de cet ajout dès la page de titre. Compte tenu de la rareté des sources à cette période, ce cas unique est peut-être un signe du fait que les recueils de Bruscambille sont employés comme des catalogues de prologues par des éditeurs ou auteurs désireux d’introduire les pièces qu’ils font imprimer. Si le théâtre imprimé n’est que très exceptionnellement un co-texte pour les prologues de Bruscambille qui sont plus facilement alliés à des chansons ou des histoires licencieuses qu’à des pièces de théâtre, il reste un contexte éditorial qui nous permet de mieux comprendre la position marginale qu’il y occupe et qui apparaît bien à travers la question générique. Un autre élément de distinction essentiel entre les recueils de prologues et le théâtre imprimé rejoint des considérations génériques. Le graphique suivant rend compte du genre des pièces imprimées en France entre 1609 et 1615 : Ce diagramme illustre la part écrasante de la tragédie dans les pièces alors mises sous presse et témoigne du caractère opérationnel de la hiérarchie des genres dans le champ de l’imprimé. Pourtant, cette domination n’est pas équivalente sur la scène française et le cas d’Alexandre Hardy peut encore nous servir de référent afin de mettre en valeur cet écart. Comme l’a montré A. Howe, il existe une forte disproportion entre les pièces, majoritairement tragiques, que ce dramaturge faisait imprimer et la variété générique des pièces qui pouvaient être interprétées sur scène 28 . C’est le phénomène inverse qui caractérise les recueils de Bruscambille : des discours comiques à tendance farcesque sont édités massivement alors que cette forme s’imprimait très peu à l’époque 29 . Cet intervalle fait apparaître une distorsion entre les imprimés dramatiques et ces prologues : si les recueils du farceur sont des publications théâtrales, elles se présentent comme des éditions 224 Flavie Kerautret <?page no="224"?> 30 A. Mercier, Le Tombeau de la mélancolie. Littérature et facétie sous Louis XIII. Avec une bibliographie critique des éditions facétieuses parues de 1610 à 1643, Paris, Champion, 2005. 31 Ibid., p. 51-76. 32 Sur les livres facétieux avec frontispices, voir ibid., p. 66-75. 33 Prologues tant serieux que facecieux […], Paris, J. Millot, 1612 ; Les Fantaisies de Bruscambille […], Paris, J. Millot, 1615. 34 En plus des frontispices contenus dans les éditions de Millot, on peut consulter : Paradoxes et facecieuses fantaisies de Bruscambille […], Rouen, Jacques Cailloué, 1620 ; Les Plaisants paradoxes de Bruscambille & autres discours comiques […], Troyes, Nicolas Oudot, 1631. Certaines éditions comportent un frontispice qui ne représente manifestement pas Bruscambille mais plutôt son camarade Gaultier-Garguille (Pensees facetieuses, et bons mots de Bruscambille […], Cologne, Charles Savoret, 1709), ou un saltimbanque semblable à Tabarin (Les Fantaisies de Bruscambille […], Rouen, David Ferrand, 1630), mais ces divers frontispices illustrent toujours une scène de représentation. 35 Inventaire universel des œuvres de Tabarin, Paris, Pierre Rocollet et Antoine Estoc, 1622 ; Nouvelles Chansons de Gaultier Garguille, Paris, François Targa, 1632. à contre-courant et c’est peut-être en partie pour cette raison qu’elles sont plus volontiers associées au domaine de la « facétie » et que leur catégorisation reste flottante. Prologues théâtraux ou monologues « facétieux » ? Catégories et hiérarchies Le terme de « facétie » peut être utilisé pour désigner un ensemble varié d’écrits plaisants (monologues ou dialogues, nouvelles, chansons, etc.), produits en masse à la fin du XVI ᵉ et au début du XVII ᵉ siècle grâce à l’expansion de l’imprimé 30 . Ces ouvrages, qu’il paraît impossible de circonscrire avec précision et efficacité, sont essentiellement identifiables par leur aspect matériel. La plupart des « facéties », selon Alain Mercier, sont des in-8° de moins de 24 pages, alors que les recueils de Bruscambille font souvent plus d’une centaine de pages et ne cadrent pas avec cette littérature éphémère 31 . Sans doute en partie en raison de leur épaisseur, les recueils de Bruscambille peuvent disposer d’un frontispice. Les pages de titres illustrées, on l’a vu, sont peu communes pour le théâtre mais elles sont encore plus inhabituelles dans le champ des facéties imprimées. Il s’agit donc d’un élément distinctif et d’une marque de dignité accordée à ces écrits, même si cela entre sans doute d’abord dans une logique commerciale 32 . Nous observons ainsi que Jean Millot, premier éditeur des prologues de Bruscambille, investit en quelque sorte sur le farceur en prenant la décision d’illustrer ses recueils à deux reprises 33 . Ces frontispices représentent, non pas le contenu des prologues, mais leur prétendu cadre de création à savoir les planches du théâtre. Bien souvent, le farceur y déambule, débitant ses prologues devant une foule compacte de spectateurs 34 . Qu’ils aient effectivement été interprétés sur scène ou non, les frontispices accolés aux éditions du farceur dessinent un cadre de production scénique et programment aussi, de fait, un cadre de réception théâtral. Ces illustrations assurent ainsi conjointement la promotion de l’ouvrage et la vedettisation d’un acteur-auteur. En plaçant l’énonciateur des discours en tête d’affiche, ces recueils de prologues participent au regain des performances farcesques dans les années 1620-1630 et annoncent le succès de livres construits sur le même modèle, également attribués à des célébrités de tréteaux, tels que les recueils de Tabarin ou de Gaultier Garguille 35 . Comme pour le théâtre imprimé, la catégorie de « facétie » s’avère trop vague pour désigner les recueils de Bruscambille qui paraissent sous la forme de petits livres, que 225 Imprimer des prologues théâtraux au début du X V I I ᵉ siècle. Le cas des recueils du farceur Bruscambille <?page no="225"?> 36 A. Riffaud, L’Aventure éditoriale du théâtre français au X V I I ᵉ siècle, Paris, Presses universitaires Paris-Sorbonne, 2018. 37 Jacques Scherer par exemple, dans La Dramaturgie classique (Paris, Nizet, 1970), met de côté les recueils de chansons et les discours divers destinés à la scène, les farces (sous prétexte qu’elles sont trop peu nombreuses), ou les comédies en un acte (sous prétexte qu’elles sont trop nombreuses). Une telle sélection permet d’obtenir une vision, certes plus épurée et plus « classique » de ce qui se jouait et s’imprimait comme théâtral à l’époque, mais aussi une image plus partielle et canonique. les éditeurs prennent la peine d’habiller d’un frontispice et que les lecteurs achètent plus cher que des minces plaquettes « facétieuses ». La porosité des frontières génériques, la polygraphie des auteurs et le rassemblement des textes de différentes natures sont autant de critères qui laissent ouverte une large fenêtre éditoriale pour ces textes indéterminés. Le farceur et/ ou ses éditeurs mobilisent à la fois les propriétés du théâtre et celles des « facéties » pour faire de ces recueils de prologues des objets hybrides qui s’apparentent volontiers à l’un et l’autre. En cela, le succès de librairie de ces prologues recueillis peut être considéré comme un signe de l’intérêt croissant des contemporains pour l’art dramatique : il contribue à la diffusion de cet art alors même que son expansion ne se limitera bientôt plus à la scène mais gagnera aussi progressivement l’univers du papier 36 . Plusieurs déplacements s’opèrent si nous envisageons les livres de Bruscambille, et donc leur succès éditorial, comme des éléments, même marginaux, du théâtre imprimé. Cela implique un élargissement du lectorat potentiel du farceur mais surtout, cela modifie l’échiquier des genres et bouscule les hiérarchies structurant les écrits dramatiques. Nous retrouverions ainsi dans le champ de l’imprimé le rôle essentiel que jouent les courtes pièces et les discours de transition sur scène qu’il s’agisse des prologues, des épilogues, des intermèdes musicaux ou encore des chansons. Ces morceaux plus ou moins spectaculaires, loin d’être uniquement des contrepoints plaisants, occupaient une place clé dans l’articulation des séances théâtrales et dans le champ de ce nous pourrions nommer plus largement le spectacle imprimé. Par la prise en compte de ces écrits, nous éviterions une forme de « discrimination générique » qui infléchit souvent l’historiographie et nous disposerions d’une cartographie bien différente du théâtre imprimé, sans doute plus proche de l’état de ce qui se jouait au cours de cette période 37 . Apparentés à la scène et pris comme phénomène éditorial, les recueils de Bruscambille viennent grossir les rangs du théâtre imprimé dans le premier tiers du XVII ᵉ siècle, agissent dans la dynamique croissante de ce genre et modifient la physionomie de son domaine imprimé, notamment en contrebalançant l’importance accordée à la tragédie. 226 Flavie Kerautret <?page no="226"?> 1 François Garasse, Elegiarum de tristi morte Henrici Magni. Ad Ludovicum filium Galliæ et Navarræ regem Christianissimum. Eiusdem Francisci Garassi Engolismensis, ex Societate Iesu. Liber Singularis, Poitiers, Antoine Mesnier, 1611. Et Ludovico XIII. Galliarum et Navarræ Regi Christianissimo feliciter inaugurato. Sacra Rhemensia nomine collegii Pictavensis Societatis Iesu. Franciscus Garassus Engolis‐ mensis. Ex eadem Societate, Poitiers, Antoine Mesnier, 1611. 2 Id., Carthusia ab Illust. Cardinale de Sourdis ædificata et dotata, authore Franc. Garasse, S.J, Bordeaux, Simon Millanges, 1620. 3 Id., Rapport d’un Parlement au ciel, et d’un premier president au soleil. A Monseigneur de Nesmond, Chevalier, Conseiller du Roy en ses Conseils d’Estat & Privé, & premier President au Parlement de Guyenne, A l’occasion d’une belle harangue faicte par ledict Seigneur à Bourdeaus, à l’ouuerture du Parlement, le 12. de Nouembre 1611, Bordeaux, S. Millanges, 1612. 4 Id., La Royalle reception de leurs maiestez tres-chrestiennes en la ville de Bourdeaus, ou Le Siècle d’or ramené par les Alliances de France et d’Espaigne. Recueilli par le commandement du Roy, Bordeaux, S. Millanges, 1615. 5 Id., « Oraison funebre de feu monsieur André de Nesmond seigneur de Chezac, premier President au Parlement de Bordeaux faicte & prononcée par François Garassus de la compagnie de Jesus, le VIIe de Janvier 1616 en la nef de S. André de Bordeaux », Remontrances, ouvertures de Palais, et arrets prononcez en Robes Rouges. Par Messire André de Nesmond Seigneur de Chezac, Premier President au Parlement de Bourdeaux, Poitiers, A. Mesnier, 1617, p. 1-27. Les stratégies éditoriales du père Garasse Julie M É N A N D IHRIM-Lyon 2 (UMR 5317) Le père Garasse (1585-1631) est un écrivain jésuite spécialisé dans l’écriture de combat. Le contexte dans lequel il prend la plume est en effet propice à la polémique. Les difficultés que rencontre la Compagnie de Jésus depuis son rétablissement en France (1604), l’arrière-plan des dernières guerres de religion ou encore la montée de l’incroyance dénoncée par les apologistes constituent autant de lignes de front. Le père Garasse s’engage donc en s’inscrivant dans une dynamique propre à son Ordre. Son œuvre est ainsi marquée par le foisonnement polémique qui caractérise le début du siècle. La critique s’est essentiellement intéressée à ses écrits de combat, ce qui tend à occulter le fait qu’il est l’auteur d’une œuvre protéiforme. Entre 1611 et 1620, il rédige des vers latins de circonstance liés à des enjeux nationaux, comme la mort d’Henri IV et le sacre de Louis XIII 1 , ou régionaux, comme l’édification à Bordeaux de la Chartreuse Notre-Dame de Miséricorde 2 . Le père Garasse rédige également des textes français en prose, à l’instar du Rapport d’un Parlement au Ciel et d’un premier Président au Soleil 3 , adressé au président du parlement de Bordeaux André de Nesmond, ou en prose et vers mêlés, comme La Royalle Reception 4 , qui rend compte des festivités dans la ville de Bordeaux lors du mariage de Louis XIII. Il est enfin l’auteur de l’oraison funèbre d’André de Nesmond 5 , publiée en 1617. <?page no="227"?> 6 Id., Horoscopus Anticotonis eiusq. Germanorum, Martillerii et Hardivilleri, Vita, Mors, Cenotaphium, Apotheosis, Antiiesuitis, et omnibus Calvini Catulis Ministris, Vigilantiis, Dormitantijs. Antiquis. Novis. Novantiquis. Informibus. Reformatis. Mustricolariis, Cerdonibus, Hortulanis, Vespillonibus et toti Excucullatorum gregi. Auctore Andrea Schippio, Gasparis fratre, Anvers, Jérôme Verdussen, 1614. Et Elixir calvinisticum seu lapis philosophiæ reformatæ, a Calvino Genevæ primum effosus, dein ab Isaaco Casaubono Londini politus. Cum Testamentario Anticotonis Codice nuper invento, & ad fidem M. S. membranæ castigato, reformatoq. Ad Anglicogallicanos præsumptæ Reformationis fratres. Auctore Andrea Schioppio Gasparis fratre, Charenton-le-Pont, Jean Meunier [apud Ioannem Molitorem], 1614. 7 Id., Le Banquet des Sages dressé au logis et aux despens de Me. Louys Servin. Auquel est porté jugement, tant de ses humeurs que de ses plaidoyers, pour servir d’avangoust à l’inventaire de quatre mille großiers ignorans & fautes notables y remarquees. Par le sieur Charles de L’espinœil, Gentilhomme Picard, s. l., s. n., 1617. 8 Id., Le Rabelais reformé par les ministres, et nommément par Pierre du Moulin ministre de Charanton, pour response aux bouffonneries inserées en son liure de la vocation des Pasteurs, Bruxelles, Christophe Girard, 1619. Et Les Recherches des Recherches & autres Œuvres de Me Estienne Pasquier, Pour la defense de nos Roys, Contre les outrages, calomnies, & autres impertinences dudit Autheur, Paris, Sébastien Chappelet, 1622. 9 Id., La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou prétendus tels. Contenant plusieurs maximes pernicieuses à l’Estat, à la Religion et aux bonnes Mœurs. Combattue et renversee par le P. François Garassus de la Compagnie de Jesus, Paris, Sébastien Chappelet, 1623. 10 Id., La Somme theologique des veritez capitales de la religion chrestienne, Paris, Sébastien Chappelet, 1625. 11 Id., Apologie du Pere François Garassus, de la Compagnie de Jésus, pour son Livre contre les Atheistes & Libertins de nostre siecle. Et response aux censures et calomnies de l’Autheur Anonyme, Paris, Sébastien Chappelet, 1624. 12 F. Lachèvre, « Un mémoire inédit de François Garassus adressé à Mathieu Molé pendant le procès de Théophile (6 nov. 1623) », Revue d’histoire littéraire de la France, oct.-déc. 1911, tiré à part BnF LN27 56519. 13 F. Garasse, Histoire des Jésuites de Paris pendant trois années (1624-1626) écrite par le P. François Garasse de la Compagnie de Jésus et publiée par le P. Auguste Carayon de la même compagnie, Paris, L’Écureux, 1864. Progressivement, le père Garasse laisse de côté le genre épidictique pour aborder ses premiers combats. Là encore, sa pratique est diversifiée. Il commence par de courtes satires latines en prose et vers mêlés (1614-1616) 6 et poursuit avec une brève satire française en prose et vers mêlés également (1617) 7 , visant des adversaires gallicans et protestants. Suivent deux ouvrages plus volumineux parus entre 1619 et 1622, qui tiennent tout à la fois de l’ouvrage de réfutation et du libelle 8 . La Doctrine curieuse (1623) 9 , pamphlet satirique destiné à combattre les libertins et plus spécifiquement le poète Théophile de Viau, trouve un pendant doctrinal en la Somme théologique (1625) 10 , genre religieux que le père Garasse tente de faire entrer dans le champ des belles-lettres. Dans le but de se défendre, il rédige enfin, entre autres, une Apologie 11 , un Mémoire justificatif 12 , et des mémoires non publiés de son vivant couvrant l’histoire des jésuites parisiens entre 1624 et 1626 13 . L’œuvre du père Garasse, sous ses formes multiples, est tout entière consacrée à l’illustration et à la défense de son Ordre, et à la lutte pour la Réforme catholique. Le jésuite, pragmatique, adapte ses stratégies de publication à l’adversaire, au destinataire et au contexte. L’objectif de cette étude sera d’examiner ses différentes stratégies de publication, stratégies qui aident à percevoir la diversité de son œuvre et de ses enjeux. 228 Julie Menand <?page no="228"?> 14 Id., Elegiarum de tristi morte Henrici Magni, op. cit., et Ludovico XIII. Galliarum et Navarræ Regi Christianissimo feliciter inaugurato, op. cit. 15 Id., Colossus Henrico Magno in Ponte Novo positus, Ad Illustrissimum virum Nicolaum Verdunum, Senatus principem. Kalendæ Januariæ anni M.DCXVII, Paris, Sébastien Chappelet, 1617. 16 Ibid., p. 4. 17 F. Garasse, Rapport d’un Parlement au ciel, et d’un premier president au soleil, op. cit., p. 23. 18 Au terme d’un texte latin adressé à André de Nesmond et qui suit le Rapport, il signe en son nom et celui de societatem nostram, quam amas, op. cit., p. 2. 19 Le titre de ce poème est In sæculum aureum & campos Elysios Clarissimi doctissimique V. P. F. G. Les champs Elyziens, ou la Reception du Roy tres-Chrestien Louys XIII au College de Bourdeaus de la Comp. de Jesus, le huictiesme de Novembre 1615, op. cit., p. 211. 20 F. Garasse, La Royalle reception de leurs maiestez tres-chrestiennes en la ville de Bourdeaus, op. cit., p. 125. Au début de sa carrière (1611-1620), le père Garasse produit des écrits de célébration, tantôt liés à la ville de Bordeaux, où il a résidé pendant sa formation, tantôt liés à des enjeux nationaux. Ces écrits peuvent être rédigés en vers ou en prose, en français ou en latin. Ils sont publiés de façon régulière et, pour la plupart, sous son nom et titre de jésuite. En 1611 paraissent ainsi des élégies latines adressées à Louis XIII à la mort de son père et d’autres élégies consacrées au sacre du jeune roi : sur leurs pages de titre figurent la mention du nom de l’auteur, de sa ville d’origine, Angoulême, et de sa qualité de jésuite : Franciscus Garassus Engolimensis, ex Societate Iesu 14 . Dans le cas du recueil collectif de vers latins relatifs à la consécration de la Chartreuse Notre-Dame de Miséricorde (1617), ou des vers latins célébrant la statue d’Henri IV érigée sur le Pont-Neuf 15 , le nom de l’auteur et son statut n’apparaissent pas dès la page de titre. En revanche, l’auteur signe les pièces liminaires adressées à des destinataires prestigieux, respectivement le cardinal de Sourdis et le Premier président du parlement de Paris Nicolas de Verdun, « Franciscus Garassus S.I.T. 16 ». L’identification de l’auteur en début d’ouvrage n’est pas systématique pour les écrits de célébration en langue française. Le Rapport d’un Parlement au Ciel, et d’un premier President au Soleil, adressé pour ses étrennes à André de Nesmond, ne donne pas le nom de l’auteur. Son identité est donnée en fin d’ouvrage, sous forme de signature : « Vostre tres-humble & obeissant serviteur, François Garassus de la Compagnie de Jesus 17 ». Peut-être s’agit-il d’un choix tendant à afficher une posture de modestie dans le cadre d’une publication qui n’est pas collective ou n’émane pas de l’Ordre - même si les bonnes relations entre André de Nesmond et la Compagnie sont soulignées par le jésuite 18 . La page de titre peut comporter, comme c’est le cas pour les élégies célébrant le sacre de Louis XIII, la formule « nomine collegii Pictavensis Societatis Iesu » avant la mention du nom de l’auteur : il s’agit de montrer que la publication se fait au nom de l’Ordre et prend place aux côtés des autres productions jésuites visant à célébrer la dynastie royale française. De même, dans La Royalle reception (1615), celui qui prend en charge le discours s’efface : la publication se fait sous le signe de la collectivité, comme en témoigne l’adresse finale au roi, qui le prie d’accepter cet ouvrage au nom de ses « tres-humbles & tres-fidelles sujets & serviteurs, les Peres de la Compagnie de Jesus, du College de Bordeaux 19 ». Seul un poème liminaire des ChampsElyziens, signé Sammartinus, cite l’auteur, mais seulement par ses initiales 20 . 229 Les stratégies éditoriales du père Garasse <?page no="229"?> 21 Id., Apologie, op. cit., p. 282 : « J’ay fait il y a plus de douze ans des discours Panegyriques, qui ne ressentent rien de la Satyre, j’ay eu l’honneur de travailler des premiers au Sacre du Roy, & aux obseques de Henry le grand, j’ay fait voir à Monseigneur de Verdun que je n’ay pas l’esprit Satyrique, par la poësie de l’inscription du feu Roy que je luy dediay il y a plus de huict ans & qu’il me fit l’honneur d’agréer de ma main : J’ay dans Bourdeaux monstré par la reception Royalle faicte de ma main & couchée par ma plume, que je n’avois l’esprit porté à rien moins qu’à la Satyre. » 22 L. Richeome, Advis et notes données sur quelques plaidoyez de maistre Louys Servin,cy devant publiez en France, au prejudice de la religion catholique, de l’honneur du Roy tres chrestien & de la paix de son royaume […]. Agen, Georges de la Mariniere, 1615. Ce texte reparaît en 1617 chez Claude Michel à Tournon. Les écrits de célébration paraissent en outre avec une adresse typographique réelle, conformément aux lois qui régissent l’imprimerie. Certains d’entre eux possèdent un privilège, comme la Royalle reception. À l’exception du Colossus Henrico Magno in Ponte Novo positus, publié en 1617 chez le libraire-imprimeur parisien Sébastien Chappelet, tous les textes du père Garasse relevant du genre épidictique sont publiés soit chez Simon Millanges à Bordeaux, soit chez Antoine Mesnier à Poitiers. Le choix de ces lieux s’explique par les déplacements du père Garasse, liés à l’évolution de sa carrière. Il s’explique aussi par les sujets traités - les vers latins du jésuite célébrant l’édification de la Chartreuse Notre-Dame de Miséricorde paraissent en 1620 à Bordeaux, en même temps que d’autres textes similaires. L’adresse de ces deux imprimeurs ordinaires du roi, qui figure sur chacune des pages de titre, confère à ces publications un statut régulier. Ces écrits sont donc assumés par le père Garasse, qui contribue ainsi à la vie de son Ordre, tout en se forgeant une identité d’auteur. Ces textes, essentiellement produits en début de carrière et témoignant de ses talents, peuvent également être utilisés à des fins personnelles afin de construire sa carrière au sein de la Compagnie. Dans le cadre de polémiques ultérieures autour de la Doctrine curieuse (1623), le jésuite revendique en outre ces écrits pour mettre en valeur ses qualités d’écrivain, qui lui sont niées, et pour se défendre d’avoir l’esprit porté à la satire 21 . Écrits épidictiques et satiriques sont liés. Tout comme les seconds, les premiers partici‐ pent du combat pour le rétablissement des positions jésuites en France. Il ne s’agit pas que de contribuer au prestige de l’Ordre par le biais de poèmes virtuoses en latin. Il s’agit également de donner des gages de loyauté au pouvoir royal dans un contexte troublé, en produisant des textes patriotiques. Les écrits du père Garasse s’inscrivent donc dans l’ensemble des publications jésuites du temps, et reflètent l’état des relations entre la royauté et la Compagnie suite à la mort d’Henri IV. Ils tendent à réaffirmer la fidélité des jésuites au souverain alors qu’ils sont mis en cause. Les écrits épidictiques sont donc le pendant d’un autre type de productions jésuites, qui combattent les accusations portées contre la Compagnie. Dans le cadre de sa production satirique (1614-1620), le père Garasse publie soit sous l’anonymat, soit sous pseudonyme. Quant aux adresses, lorsqu’il y en a, elles sont souvent fictives. Ses écrits satiriques n’émanent pas officiellement de la Compagnie, même s’ils sont souvent en lien avec d’autres textes jésuites de facture plus sérieuse, parus dans le même temps et portant sur un même sujet. On peut noter par exemple que Le Banquet des sages est publié en 1617, parallèlement à la réédition d’un texte du jésuite Louis Richeome prenant également pour cible les plaidoyers de Louis Servin 22 . Si le texte du père Richeome paraît 230 Julie Menand <?page no="230"?> 23 Id., Plaincte justificative de Louis de Beaumanoir pour les peres Jesuites. Contre la remonstrance & plaincte de Mre. Louys Seruin Advocat du Roy. Adressee à la Cour de Parlement de Paris, 1615, p. 8. 24 Charles Nisard consacre à Schoppe un chapitre dans le second volume de ses Gladiateurs de la République des lettres au X V e, X V I e et X V I I e siècles, Paris, Michel Lévy frères, 1860. Nous nous appuyons ici sur son propos. 25 Marc Fumaroli écrit ainsi : « ce curieux personnage ayant combattu sur deux fronts, contre les “hérétiques” et contre les Jésuites, il est difficile de savoir si le P. Garasse lui emprunta son nom pour lui faire pièce ou pour lui rendre hommage », L’Âge de l’éloquence, Rhétorique et res literaria, de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 2009, p. 328, n. 258. 26 F. Garasse, Apologie, éd. cit., p. 161. avec privilège et approbation, et porte sur la page de titre le nom de son auteur, la satire du père Garasse demeure quant à elle anonyme. L’Ordre ne peut en effet revendiquer des textes de cette nature. Le Parlement exige, suite à la mort d’Henri IV, « qu’aucun escrit ne sorte des Jesuites qui puisse troubler la paix ou justement offenser le prochain 23 ». En s’attaquant à de hautes figures gallicanes ou protestantes, et en le faisant sur un mode satirique qui lui fait encourir des accusations de diffamation ou de médisance, le père Garasse adopte donc par prudence une stratégie de publication différente, tendant à masquer son identité. Les satires latines qui paraissent entre 1614 et 1616, l’Horoscopus anticotonis, l’Elixir calvinisticum et l’Horoscopus anticotonis auctior et pene novus sont publiées sous le même pseudonyme d’Andrea [Schioppius], Gasparis [frater], soit « André Schoppe, frère de Kaspar ». La revendication d’une telle parenté fonctionne pour le lecteur comme un marqueur de genre et de contenu. Le père Garasse endosse en effet une identité fictive qui l’inscrit dans une filiation précise. Kaspar Schoppe est né en Allemagne en 1576 ou 1577 et il meurt en 1649 24 . Il s’agit donc d’un contemporain du jésuite. Il a abjuré le protestantisme en 1599. Il est l’auteur de nombreux libelles et s’est distingué par la violence de ses écrits contre les protestants. On a souvent souligné le caractère étrange de cette filiation 25 . D’une part, Schoppe est l’auteur de pamphlets contre les jésuites (mais écrits après 1630, alors que le père Garasse a renoncé à sa carrière littéraire). D’autre part, la sincérité de sa conversion a d’emblée été mise en doute. Il semble néanmoins constituer pour Garasse un modèle et une référence. Le jésuite le cite de façon récurrente dans ses ouvrages ultérieurs et le présente comme « bon catholique, & homme connu en toute l’Europe pour ses bonnes mœurs & son excellent esprit », ou encore comme « homme riche & facond en tres-bonnes reparties 26 ». On peut en outre noter qu’en 1615-1616, Schoppe séjourne à Ingolstadt - adresse sous laquelle paraît, en 1616, l’édition augmentée de l’Horoscopus Anticotonis. Entre 1611 et 1612, Schoppe fait publier plusieurs pamphlets dirigés contre Jacques I er d’Angleterre, acteur important dans les débats théologico-politiques qui se tiennent en Europe ; en 1615, sous pseudonyme, il compose encore un violent libelle contre Isaac Casaubon (parti en Angleterre à la mort d’Henri IV) et le souverain britannique. Le choix du pseudonyme ancre donc l’écrit du père Garasse dans une actualité et un combat communs. Il indique au lecteur qu’il a affaire à un libelle catholique, dirigé contre les protestants, et à travers lui le jésuite reprend à son compte une esthétique satirique marquée par la violence. Le Banquet des sages (1617), satire en français, est pour sa part publié sans adresse mais sous le pseudonyme de « Charles de L’Espinœil ». On entend dans ce nom l’œil acéré, la pointe cinglante. Là encore, le choix du pseudonyme fonctionne comme un marqueur de genre. 231 Les stratégies éditoriales du père Garasse <?page no="231"?> 27 Sur la famille Verdussen, l’essor d’Anvers et son lien avec les progrès de la Réforme catholique, voir H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au X V I I e siècle (1598-1701) [1969], Genève, Droz, 1999, t. I., p. 307. 28 Ibid., p. 170. 29 G. Harm Wagenvoort, Le Rabelais réformé (1620) du P. François Garasse, S.J., une réaction au traité de Pierre du Moulin, De la Vocation des Pasteurs (Style, mentalité, controverse religieuse et emploi des sources), mémoire de maîtrise d’histoire moderne, sous la direction de R. Sauzet et J.A.N. Rietbergen, Université Catholique de Nimègue, 15 septembre 1992, Introduction, p. V I I . 30 F. Garasse, Le Rabelais réformé, op. cit., p. 5-8. Les adresses de ces satires sont significatives. L’Horoscopus anticotonis porte celle, réelle, de Jérôme Verdussen à Anvers, haut lieu de publication de la Réforme catholique 27 . L’Elixir calvinisticum, satire contre les protestants, paraît « In Ponte Charentonio, Apud Ioannem Molitorem », soit « A Charenton-le-Pont, chez Jean Meunier ». L’adresse de Charenton est caractéristique des ouvrages réformés 28 . La satire, dirigée contre de grandes figures protestantes, paraît ainsi sous une fausse adresse qui renvoie ironiquement à une pratique éditoriale connue du lecteur. L’imprimeur est « Jean Meunier », renvoi ludique au nom de Pierre Du Moulin, pasteur et cible récurrente de Garasse. L’Horoscopus auctioret pene novus paraît pour sa part en 1616, sous l’adresse d’Ingolstadt, en lien avec les publications de Schoppe. Une même stratégie est appliquée aux deux écrits ultérieurs du père Garasse que sont le Rabelais réformé (1619) et les Recherches des Recherches (1621). Ces textes aux ambitions plus vastes, puisqu’ils constituent dans les deux cas la réfutation d’un ouvrage précis - respectivement La Vocation des Pasteurs de Pierre du Moulin et Les Recherches de la France d’Étienne Pasquier - sans pour autant se départir d’une dimension satirique, sont également publiés sous l’anonymat. Le Rabelais réformé paraît sans nom d’auteur, sans privilège ni approbation et sous fausse adresse : Christophle [sic] Girard à Bruxelles, et Firmin Ruffin à Doué-la-Fontaine. D’autres libraires-imprimeurs réels, comme Simon Martel à Toul, et Simon Rigaud à Lyon, proposent également des éditions du texte en 1620. Le choix de l’anonymat et du recours à des imprimeurs fictifs ou peu connus et situés dans des régions différentes est à interroger - s’il s’agit bien d’un choix et non de copies diffusées sans le consentement de l’auteur. Du Moulin avait signé son traité et l’avait fait paraître à Sedan. Pourquoi une telle stratégie de la part du père Garasse ? L’anonymat peut se justifier par le fait que le texte du jésuite, qui traite de matières religieuses, ne comporte aucun privilège ni approbation. En outre, son contenu peut être perçu comme diffamatoire. Le choix de la dispersion et du recours aux fausses adresses s’explique peut-être par la crainte de la censure ou par la volonté d’assurer une diffusion large. Gerrit Harm Wagen‐ voort suggère qu’il s’agit peut-être d’une stratégie pour atteindre un public protestant 29 . Bruxelles et Toul sont proches des Provinces-Unies et de Sedan, et Doué-La-Fontaine de Saumur. Lyon est le lieu de résidence de nombreux protestants. Cette hypothèse peut sembler pertinente, dans la mesure où le père Garasse, écrivant en tant que catholique, s’adresse dans une épître liminaire « Aux ministres des Eglises pretendues de France 30 ». En les interpellant ainsi, il reprend le geste de son adversaire qui s’adressait à eux dans son épître dédicatoire. La stratégie éditoriale, à supposer que c’en soit une, cherche donc, peut-être, à appuyer le choix du destinataire. 232 Julie Menand <?page no="232"?> 31 H.-J. Martin, Livre, Pouvoirs et société, op. cit., t. 1, p. 460. 32 F. Ogier, Jugement et censure du livre de la Doctrine curieuse de François Garasse, op. cit., ch. III, « Bibliotheque de Garasse », n.p. 33 F. Garasse, Apologie, op. cit., p. 198. 34 Ibid., p. 202-203. 35 Ch. Nisard, Les Gladiateurs de la république des Lettres, op. cit., p. 251. 36 Ibid., p. 252. 37 Antoine Rémy, Deffence pour Estienne Pasquier, vivant conseiller du roy, et son advocat General en la Chambre des Comptes de Paris. Contre les impostures et les Calomnies de François Garasse, Paris, 1624, p. 133. Les Recherches des Recherches paraissent chez Sébastien Chappelet à Paris. Il s’agit du fils de Claude Chappelet, l’un des imprimeurs officiels de la Compagnie 31 . Le père Garasse se conforme donc aux pratiques de son Ordre. La parution n’est toutefois pas prise en charge par Claude lui-même, signe peut-être du statut singulier du texte. On peut noter que c’est la première fois que l’un des textes de combat du jésuite paraît muni d’un privilège, avec une adresse non fictive. On peut s’interroger sur les raisons d’un tel changement, qui marque peut-être un désir d’entrer dans une forme plus sérieuse de polémique. Les Recherches des Recherches, par la stratégie éditoriale employée, apparaît comme un pamphlet plus ambitieux et possède un statut intermédiaire entre les premiers écrits satiriques et les deux derniers textes assumés du père Garasse, la Doctrine curieuse et la Somme théologique. Le père Garasse ne revendique donc pas ses publications satiriques et se défend même d’en être l’auteur dans le cadre de la polémique autour de la Doctrine curieuse. Ses adversaires lui reprochent ainsi d’être à l’origine du Banquet des Sages, du Rabelais réformé ou encore des Recherches des Recherches. Toutefois, sa défense reste ambivalente. Ainsi, lorsque Ogier, notant une proximité de style entre LeBanquet et ses autres ouvrages, l’accuse d’en être l’auteur 32 , le jésuite répond qu’« il est faux […qu’il ait] jamais fait des satyres contre [les magistrats] 33 , et que s’“il y a des hommes qui se glorifient[de l’avoir] faict”, lui “ne [s’en venta] jamais” 34 ». Littéralement, ainsi que l’analyse Charles Nisard 35 , le jésuite ne ment pas : le Banquet n’est pas une satire contre les magistrats, mais contre un magistrat. Nisard suggère qu’il ne s’agit pas là d’une manœuvre vouée à déguiser la vérité 36 , et que le père Garasse voulant s’amuser, propose une énigme transparente au lecteur. On peut noter qu’Antoine Rémy, le défenseur des enfants Pasquier, interprète lui aussi ces propos de la sorte 37 . Le verbe « se vanter » peut en effet signifier soit que le père Garasse n’a jamais revendiqué cet écrit, n’en étant pas l’auteur, soit qu’il s’est toujours montré discret quant à sa responsabilité. Rémy, pour des raisons polémiques, privilégie le deuxième sens. Le jésuite récusera de même l’accusation d’être l’auteur des Recherches des Recherches dans son Mémoire adressé au Procureur Général Molé en 1623. Évoquant les adversaires qui s’en prennent à lui, il écrit : [Les enfants de Pasquier], lesquels ayant succédé […] à l’animosité inveterée qu’il a porté dans le tombeau contre tout le corps de nostre Compagnie, se sont pris et attaqués à moy nommément sur je ne sçay quelle présomption, bien fondée à leur avis, car voyant que leur père est decrédité parmy tous les François comm’un escrivain de très foible esprit et plein de ravauderies, ils s’en prenent à moy privativement à tout autre, et me font plus d’honneur que je ne demande d’eux, imprimant 233 Les stratégies éditoriales du père Garasse <?page no="233"?> 38 F. Lachèvre, « Un mémoire inédit de François Garassus adressé à Mathieu Molé pendant le procès de Théophile (6 nov. 1623) », art. cit., p. 13. 39 Le P. Fouqueray retrace la chronologie de la parution précipitée de la Doctrine dans son Histoire de la Compagnie de Jésus en France des origines à la suppression (1528-1762), t. III. Paris, Bureaux des Études, 1922, p. 567 sq. 40 Voir sur ce point les analyses de Christian Jouhaud dans Les Pouvoirs de la littérature, histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000, p. 51 sq. dans les espritz par leur pleintes journalières, l’opinion que je suis autheur des Recherches tant luës et recherchées par toute la France. 38 Il ne s’agit pas là d’une négation de paternité, dans la mesure où le père Garasse se borne à faire un simple constat : les fils d’Étienne Pasquier le mettent en cause sans preuve. C’est l’occasion d’égratigner à nouveau l’image de l’avocat gallican en faisant de « tous les François », qui le mépriseraient, les auteurs potentiels de cet écrit. Il loue même le texte en fin d’extrait, risquant un jeu de mot sur le titre. L’anonymat n’est donc pas complet. À notre connaissance, nulle mention n’est faite, en revanche, des satires latines. S’agit-il là d’un indice de la réception de ces textes ? On ne peut douter que, s’ils en avaient eu connaissance, ses adversaires les auraient utilisés contre lui. Il semble donc que pour ses contemporains, les textes satiriques de langue française fondent pour l’essentiel son profil d’auteur. La Doctrine curieuse et la Somme théologique (1623-1625) constituent des cas particuliers dans la production satirique du père Garasse. Ces deux ouvrages, conçus comme complé‐ mentaires, sont les deux premiers textes du père Garasse relevant du registre polémique à paraître sous son nom et son titre. Le jésuite abandonne la lutte clandestine pour combattre cette fois à visage découvert les athées et les libertins. Diffusant, surtout dans la deuxième partie de son œuvre, un savoir théologique, il met en avant son appartenance à son Ordre pour donner une caution théologique, philosophique et morale à son discours. La Doctrine curieuse comme la Somme théologique paraissent avec approbations et privilèges, conformément aux lois qui régissent l’imprimerie en ce qui concerne les écrits abordant des matières religieuses. On peut toutefois noter que la Doctrine ne comporte pas d’approbation émanant de l’un des supérieurs du père Garasse, ce qui est plutôt surprenant. Cela reflète le fait que ce texte suscite des tensions au sein de l’Ordre même, et paraît de façon précipitée 39 . Ces deux ouvrages revêtent pour le jésuite une importance toute particulière, comme en témoigne la stratégie de publication mise en œuvre : choix du français, pages de titre soignées, organisation maîtrisée, dédicataires et cautions prestigieux pour la Somme 40 , entre autres. L’imprimeur qui se charge de ces parutions - et qui se chargera de la plupart des publications du père Garasse relatives aux querelles que ces textes susciteront, est encore Sébastien Chappelet. On assiste donc, au cours de la carrière du jésuite, à une évolution des stratégies, évolution qui s’adapte aux ambitions de ses productions, comme à leur genre. Pour terminer cette étude, nous montrerons que le père Garasse instrumentalise privi‐ lèges et approbations dans le cadre de ses combats, que ce soit pour légitimer son texte ou discréditer un adversaire. Deux exemples sont, à cet égard, frappants. 234 Julie Menand <?page no="234"?> 41 C. Lévy-Lelouch, « Quand le privilège de librairie publie le roi », C. Jouhaud et A. Viala (dir.), De la Publication. Entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002, p. 139-159. 42 F. Garasse, Les Recherches des Recherches, éd. cit., n.p. 43 Ibid. Les Recherches des Recherches est le premier texte polémique du père Garasse à bénéficier d’un privilège. Le jésuite le place en tête d’ouvrage, après l’épître dédicatoire adressée à Pasquier, « l’Avis au Lecteur » et la table des matières, et juste avant le début du premier chapitre : le privilège est donc valorisé par sa place. Sans rechercher l’économie, le père Garasse le reproduit dans son intégralité et le fait suivre de l’« Extraict des Registres des Requestes ordinaires de l’Hostel du Roy », texte qui confirme qu’il a bien été enregistré. Jusqu’en 1701, la législation précise que le privilège peut être donné en entier ou en extrait. Le choix que fait le jésuite suggère donc une volonté d’attirer l’attention du lecteur. Son privilège est encore valorisé typographiquement par l’usage d’une lettre ornée. Cela n’est pas rare au XVIIe siècle, mais, comme le souligne Claire Lévy-Lelouch, la lettre ornée est normalement réservée aux épîtres dédicatoires, préfaces et éloges, soit au péritexte, tandis que la lettre de deux points est dévolue aux sommaires ou aux avertissements 41 . Ce privilège est instrumentalisé par le père Garasse. Outil de communication pour le roi, témoignant de sa toute-puissance et de la suprématie économique et idéologique de l’État, le privilège comporte une finalité économique et politique, mais aussi un enjeu éditorial : il atteste la valeur du livre, le légitime, et constitue une garantie pour l’auteur et son œuvre. Il est important pour le jésuite de l’exhiber, alors qu’il attaque anonymement un haut membre de la magistrature. Le privilège des RecherchesdesRecherches est « donné à Picquocos 42 », une commune de Tarn-et-Garonne. Cette mention de lieu, inhabituelle, peut être mise en lien avec la stratégie éditoriale élaborée par le père Garasse. Dans l’« Epistre au lecteur », le jésuite - qui dissimule son statut et se présente sous les traits d’un lecteur a priori bienveillant et de bonne foi - met l’accent sur le fait que son livre ne relève pas de l’attaque personnelle. Selon lui, son adversaire s’est rendu coupable envers le Roi et l’Église, l’obligeant à prendre la plume : Je recognus à la lecture [du livre de Pasquier], que Dieu ne m’a point tant donné de patience, que de pouvoir dissimuler un si grand nombre d’indignités, contre les Papes, les Roys, les Chanceliers & Cardinaux : & proteste neantmoins, que ce que j’entreprens maintenant n’est par aucune hayne particuliere que j’aye contre feu Maistre Estienne Pasquier ny aucun de sa famille, mais seulement & purement pour satisfaire à l’obligation de ma conscience […]. 43 L’exhibition du privilège, qui vient compléter la mise en scène de la parole indignée, semble alors destinée à montrer que l’auteur a le soutien du pouvoir pour lequel il prétend écrire. Le fait que le privilège soit donné à « Picquocos » en septembre 1621 a son importance. Piquecos se situe près de Montauban. À cette date, Louis XIII fait le siège de la ville, haut lieu du protestantisme, et est logé au château de Piquecos, d’où le lieu d’émission. Le privilège évoque donc un contexte de guerre, auquel renvoie également le début de l’« Epistre au lecteur ». Il appuie ainsi la démarche de l’auteur : non seulement le père Garasse est soutenu par le roi, mais tous deux mènent un combat commun contre l’hérétique - le jésuite 235 Les stratégies éditoriales du père Garasse <?page no="235"?> 44 Ibid. 45 A. Adam, Théophile de Viau et la libre pensée française en 1620, Genève, Slatkine reprints, 2008, p. 380. affirmant de son adversaire dans son « Epistre au lecteur » qu’il a la « liberté d’Huguenot 44 ». Le privilège constitue donc un instrument de légitimation dans le cadre de la polémique et justifie ici la démarche comme le contenu. Un autre exemple montre que le jésuite instrumentalise les circonstances de la publica‐ tion. La première attaque menée contre la Doctrinecurieuse est le fait du prieur François Ogier, qui fait paraître anonymement un ouvrage intitulé Jugement et censure du livre de laDoctrinecurieuse. Le 14 novembre 1623, le père Garasse fait parvenir au Procureur général au parlement de Paris, Molé, un Mémoireapologétique dans lequel il réfute les accusations portées contre lui par différents adversaires, dont Ogier. Le 28 novembre, une saisie a lieu chez l’imprimeur Leblanc, sur ordonnance du Lieutenant civil. Cet imprimeur participait, avec d’autres, à une réimpression du Jugement et Censure. Ses formes sont brisées, et deux cent cinquante feuilles imprimées lui sont confisquées. Officiellement, cette saisie a été réalisée à la demande de l’auteur, Ogier. La raison avancée est que l’édition de Leblanc serait une contrefaçon. Pourtant, la version de l’imprimeur diffère. Il affirme avoir été chargé d’une partie de l’impression avec le consentement de l’auteur. Pour Antoine Adam 45 , la raison véritable de la saisie serait une intervention de Molé, qui aurait demandé à Ogier de mettre fin à sa querelle avec le père Garasse ; le prieur aurait obtempéré en arrêtant cette seconde édition. Le jésuite utilise les circonstances troubles qui entourent la parution de cette seconde édition pour tenter de discréditer le livre et son auteur, jusque-là anonyme : dans les pièces liminaires de son Apologie, il fait en effet figurer, juste avant de présenter son propre privilège et ses approbations, une « Copie de l’extraict des Registres de la Chambre Civile du Chastellet de Paris, du Mercredy 29. Novembre, mil six cens vingt-trois ». Ce document juridique retrace l’affaire, depuis la saisie faite à la demande d’Ogier chez Leblanc jusqu’à l’interdiction faite aux imprimeurs d’imprimer son ouvrage sans le consentement et la permission de l’auteur, sous peine d’amende. Il est également interdit « audit Ogier [d’] exposer [son livre] ny [le] faire exposer en vente sans [la] permission » du Lieutenant civil. Dans le cadre de la polémique, le père Garasse se sert donc de ce document juridique, élevé au rang de pièce liminaire, et instrumentalise le statut légal de son propre texte en exhibant ses approbations et son privilège, pour renvoyer l’écrit anonyme de son adversaire au rang de libelle diffamatoire. Ces différents exemples, ainsi que les nombreuses variations de stratégies au fil de sa carrière, montrent bien que le père Garasse connaît les pratiques éditoriales de son temps. Il les utilise en fonction des enjeux de ses textes, en joue parfois avec humour et sait les instrumentaliser dans un cadre polémique. Il adapte ainsi de façon pragmatique ses façons de publier, de manière à préserver son Ordre tout en œuvrant pour lui. 236 Julie Menand <?page no="236"?> 1 Nous remercions chaleureusement Delphine Reguig, qui a été à l’initiative de cet article et qui a collaboré activement à la première version de ce travail de recherche. 2 Nicolas Boileau, Œuvres Complètes, éd. F. Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966 (dorénavant abrégé en O.C.). Boileau 1674 : actualité d’une édition 1 Léo S T A M B U L Université Paul Valéry - Montpellier 3 Le lecteur qui, d’aventure, souhaiterait de nos jours se procurer une édition de Boileau en librairie serait confronté à une étonnante pénurie. Après avoir constaté que l’édition des Œuvres complètes de Françoise Escal en Pléiade (1966) est épuisée 2 , il se trouverait devant le choix entre deux éditions partielles de poche : celle de Jean-Pierre Collinet (Satires, Épîtres, Art poétique), chez Gallimard (1985), et le second volume de celle de Sylvain Menant (Épîtres, Art poétique, Odes, poésies diverses et épigrammes), chez Flammarion (1969). Chacune de ces éditions témoigne des doutes que le XXe siècle a nourris sur l’opportunité d’une édition de Boileau : la quatrième de couverture de S. Menant s’excuse presque de donner une œuvre qui pourrait passer pour un « catéchisme » et qui « se heurte souvent à notre incompréhension ». Antoine Adam ouvre quant à lui le volume de la Pléiade par une préface qui commence par une phrase édifiante : « Nous ne songerions plus à voir en Boileau l’un des très grands noms de notre littérature. » Que s’est-il donc passé ? Parce qu’ils partaient du principe que les œuvres de Boileau qu’ils éditaient n’avaient plus aucune actualité, mais tout en continuant pourtant d’éditer ces textes sur des principes anhistoriques, les derniers éditeurs du poète sont entrés dans une certaine impasse lectrice. Ni actuelles, ni historiques, les différentes éditions des œuvres de Boileau ont depuis conduit à une impasse éditoriale : s’il paraît difficile de lire Boileau aujourd’hui, est-il encore possible de l’éditer ? Notre projet est de montrer que l’une des façons de rendre à nouveau Boileau lisible et actuel est de replacer son œuvre dans le contexte historique de son action, par l’étude du volume de 1674 qui constitue la seule véritable charnière dans l’histoire éditoriale de son œuvre, puisque c’est à cette date que son livre acquiert son titre définitif et son architecture globale. On se propose dès lors d’étudier l’actualité de cette édition d’un point de vue pratique et théorique, en resituant dans son contexte l’action concrète que sa publication provoqua, puis en évaluant les effets potentiels que ses variantes d’impression pouvaient engendrer. L’édition comme action La parution de l’in-quarto des Œuvres diverses du Sieur D*** chez Denys Thierry le 10 juillet 1674 est considérée comme une étape importante du point de vue de l’histoire <?page no="237"?> 3 Voir Emmanuel Bury, « Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 : un “manifeste du classicisme” ? », Œuvres et critiques, vol. XXXVII-1, 2012, p. 75-86. 4 Nous tâchons de suivre ici la méthodologie élaborée au sein du GRIHL (Groupe de Recherche Interdisciplinaire sur l’Histoire du Littéraire) dans Écriture et action, X V I Ie - X I Xe siècle (une enquête collective), Paris, Éditions de l’EHESS, 2016, p. 12 : « Lisant aujourd’hui des écrits qui nous viennent du passé, nous avons bien affaire à des objets, et non à des actions. Mais nous nous efforçons de les regarder ici comme les actions qu’ils ont été dans le temps de leur production : en tant qu’ils portent ou transmettent l’action qu’avait été leur production […], si bien qu’à chaque fois qu’un écrit est employé ou réemployé, transformé, par exemple republié en tout ou en partie, ou sous une autre forme, c’est une autre action qui a lieu. » 5 [N. Boileau], Satires du Sieur D***, Paris, Claude Barbin, 1666, avec privilège, in-8 o . 6 Voir la lettre de Chapelain à Colbert du 4 avril 1672 (Lettres, éd. Ph. Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, 1883, t. 2, p. 774). Dans l’état actuel de la recherche et en l’absence d’autres preuves positives, nous ne pouvons que supposer la suspension de ce privilège avant son terme naturel, en mars 1673. Cela dit, une telle hypothèse expliquerait pourquoi Boileau a publié en 1672 son Epistre au Roi avec une simple permission d’imprimer, fait inédit chez un auteur dont tous les textes, y compris les plus courts, sont toujours édités sous le sceau du privilège du roi (Epistre au Roi du Sieur D***, Paris, D. Thierry, 1672, avec permission, in-4 o ). 7 [N. Boileau], Œuvres diverses du Sieur D*** avec le Traité du sublime ou du merveilleux dans le discours, traduit du grec de Longin, Paris, D. Thierry, 1674, avec privilège du roi, in-4 o , t. 1, n.p. littéraire, comme un « manifeste du classicisme 3 ». Il est aussi possible de considérer cette publication comme une action à part entière dans la trajectoire d’écrivain que dessine Boileau à cette époque, parmi d’autres actions 4 . Une telle action de publication ne prend alors sens que si elle est replacée dans son actualité, que l’on prendra également au sens propre de capacité à se traduire par des actes concrets. Il s’agit donc d’abord de rendre à nouveau sensible la puissance agissante de cet acte éditorial, en laissant de côté l’image figée et désactivée qui fut produite après que l’action fut terminée. Dans l’histoire littéraire, l’édition des Œuvres diverses de 1674 est volontiers présentée comme une édition d’apaisement, par laquelle Boileau aurait abandonné les polémiques déclenchées par les attaques nominales de ses Satires diffusées depuis 1666. Alors même que de nombreux contemporains les considéraient comme de vrais libelles diffamatoires, les Satires du Sieur D*** avaient été publiées avec un privilège du roi 5 . À l’époque, Jean Chapelain, auteur copieusement attaqué par Boileau, avait entamé une procédure auprès de Colbert par l’intermédiaire de Perrault afin d’obtenir la suspension de ce privilège, ce dont il se félicitait de fait en 1672 6 . Cependant, Boileau, après avoir adressé une épître de louange au roi, après lui avoir été même présenté et enfin après la mort de Chapelain en février 1674, obtint un nouveau privilège d’impression en mars 1674 : Nostre cher & bien Amé le Sieur D*** nous a tres-humblement remonstré qu’il auroit fait divers Ouvrages ; sçavoir l’Art Poëtique en vers, un Poëme intitulé le Lutrin, plusieurs Dialogues, Discours & Epistres en vers, & la Traduction de Longin, lesquels il desireroit faire imprimer, & reimprimer une seconde fois ses Satyres dont le privilege est expiré, s’il nous plaisoit lui accorder nos Lettres de permission sur ce necessaires : A ces causes, desirant favorablement traiter ledit Sieur D*** & donner au Public par la lecture de ses Ouvrages la mesme satisfaction que Nous en avons receue ; Nous lui avons permis & permettons par ces presentes signées de nostre main de faire imprimer lesdits Ouvrages […]. 7 238 Léo Stambul <?page no="238"?> 8 Les Bolæana citent une hypothétique lettre de Boileau à Colbert : « Je vois bien que c’est à vos bons offices que je suis redevable du Privilége que Sa Majesté veut bien avoir la bonté de m’accorder. J’étois tout consolé du refus qu’on en avoit fait à mon Libraire. » (Bolæana ou entretiens de M. de Monchesnay avec l’auteur, [éd. J.-B. Souchay], Les Œuvres de M. Boileau-Despréaux, Paris, Veuve Alix, 1740, t. 1, p. XX). Quoique sans réalité matérielle fiable, cette lettre a depuis été reprise par les éditeurs dans la correspondance de Boileau (O.C., p. 775-776) et celle de Colbert. 9 Pierre Des Maizeaux. La Vie de monsieur Boileau Despreaux, Amsterdam, Henri Schelte, 1712, p. 96-97 : « [Le Roi] avoit voulu qu’on lui fît la Lecture des Ouvrages de Mr. Despreaux, à mesure qu’il les composoit : mais il ne se contenta pas de l’approbation qu’il leur donnoit en particulier, il voulut la rendre publique ; car Mr. Despreaux ayant suplié Sa Majesté de lui accorder un Privilege pour imprimer les premieres Pieces, & en publier de nouvelles, Elle ordonna qu’on feroit connoitre dans le Privilege le plaisir qu’Elle avoit pris à la Lecture de ces Ouvrages ». Le texte du privilège, tel qu’il est conservé dans le registre de la communauté des libraires reste plus laconique et n’évoque aucune séance de lecture (Registre des privilèges accordés aux auteurs et libraires, 1653-1790, t. 3, 1673-1687, BnF : ms. fr. 21946, f o 8r, en date du 12 juin 1674). 10 Claude Gros de Boze, « Éloge de M. Despreaux » [prononcé à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le 14 avril 1711], dans Histoire de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris, Imprimerie royale, 1723, t. 3, p. IX. On trouve la trace de l’envoi d’une permission d’imprimer signée en commandement par Colbert, alors secrétaire de la maison du roi (Archives nationales : O 1 18, f o 33). La présence, rare à notre connaissance, de ce genre d’ordres en faveur d’un simple auteur particulier à l’intérieur d’un registre consignant ordinairement des privilèges pour des corps d’artisans ou des académies, pourrait corroborer la version donnée par Gros de Boze au sujet d’une intervention exceptionnelle du roi. Alors que Barbin, le premier libraire de Boileau, avait été accusé d’avoir surpris le privilège de 1666, la mention explicite de la « satisfaction » du roi dans le privilège de 1674 ôterait le soupçon de fraude administrative et placerait expressément Boileau sous la protection du roi ou de Colbert 8 . Quarante ans plus tard, les premiers biographes de Boileau, soucieux de mettre en avant la dignité de leur héros, reviendront sur le texte de ce second privilège 9 . Ainsi, Claude Gros de Boze, directeur de l’Académie des Inscriptions, chargé de prononcer l’éloge funèbre de Boileau sans avoir été l’intime du poète, insistera sur la dimension exceptionnelle de la formule publiée dans le privilège de 1674, afin de faire de Boileau le bénéficiaire d’un lien privilégié avec le pouvoir royal, émancipé des règles ordinaires des belles-lettres : Sa Majesté lui donna une pension considérable, & lui fit en même temps expédier un privilége en commandement pour l’impression de toutes ses piéces, avec cette clause à jamais remarquable, qu’Elle vouloit procurer au Public, par la lecture de ces Ouvrages, la même satisfaction qu’Elle avoit reçûë. 10 L’obtention de ce second privilège, qui renversait radicalement la position politique de Boileau, scandalisa de nombreux contemporains, car elle permettait de republier avec le sceau du roi des écrits violents et violemment critiqués que l’on croyait définitivement condamnés. Si le privilège du nouveau volume citait en premier L’Art poétique, annonçant le poids que ce dernier occupera dans toute l’œuvre du poète, il ajoutait également l’autorisation explicite de « reimprimer une seconde fois ses Satyres dont le privilege est expiré ». La cabale de Chapelain contre le premier privilège, et son hypothétique suspension, était ainsi entièrement effacée, pour n’évoquer qu’une simple expiration, ce qui n’est ni vrai ni faux en 1674. Ce coup d’éclat de la republication officielle des Satires fut 239 Boileau 1674 : actualité d’une édition <?page no="239"?> 11 Mémoires de Brossette sur ses relations avec Boileau-Despréaux, [1702], BnF : ms. fr. 15275, f o 163, repris sans la rature dans Correspondance entre Boileau Despréaux et Claude Brossette, éd. A. Laverdet, Paris, Techener, 1858, p. 552. La version non raturée par Brossette servit de base au long récit qu’il insère dans la note du vers 187 de l’Épître I de son édition des Œuvres de M r . Boileau-Despréaux avec des éclaircissemens historiques donnés par Lui-même, Genève, J. Fabri & J. Barillot, 1716, t. 1, p. 192. 12 A. Adam, Histoire de la littérature française au X V I Ie siècle, Paris, Albin Michel, t. 2, 1997 (1952), p. 506-507 : « Mais il faut croire que les contemporains avaient quelque raison de voir en Despréaux un imprudent, car aucune de ces suppressions ne modifiaient vraiment l’allure du volume. S’il rayait les vers contre Séguier, il les remplaçait par d’autres, très vifs contre l’archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe. […] Despréaux témoignait d’une belle naïveté s’il ne voyait pas que son livre restait scandaleux. » cependant gommé dans l’histoire littéraire et l’entrée dans le giron du pouvoir royal fut le plus souvent lue par certains historiens comme un abandon de la violence polémique des Satires de 1666 au profit de la réflexion poétique, puisque le volume des Œuvres diverses contenait désormais L’Art poétique et le Traité du sublime. Dès la mort de Boileau, certains éditeurs réinterprétèrent en ce sens la portée de l’édition de 1674, à l’image de Claude Brossette dans ses notes préparatoires pour l’édition posthume des œuvres complètes du poète. Au moment de commenter l’obtention du privilège de 1674, celui-ci avait commencé par signaler la republication des Satires, avant de raturer son manuscrit pour ne mettre en avant que les nouvelles « pieces » : Quand le Roy eut accordé à mr despr. le privilege de ses satires, et que Sa majes. Le Roy aiant ouy reciter par M r Despr. quelques unes de ses pieces, Sa Majesté en fut si contente qu’elle acorda à M r Despr. le privilege pour l’impression de ses œuvres et lui donna en même tems une pension de 2000. l[ivres]. 11 En mettant en avant les pièces nouvelles, liées à la théorie poétique, au détriment de la republication des pièces anciennes, certains historiens de la littérature ont tiré un trait sur l’action produite par la réédition des Satires en 1674. Cette interprétation était corroborée par l’effacement de certains noms, comme celui de Lignières, ôté de l’Épître II (v. 8) et de L’Art poétique (chant II, v. 194). Cependant, comme cela fut remarqué depuis, Boileau republiait encore en 1674 la plupart des attaques de 1666, voire flétrissait de nouveaux noms, de sorte que les menues corrections apportées étaient loin de diminuer la portée scandaleuse de ses écrits 12 . De fait, outre les Satires, les nouvelles pièces ajoutées dans le volume de 1674 ne cessèrent de pratiquer la diffamation nominale, et le nom de Scudéry, mort en 1667, apparut même ostensiblement dans les notes que Boileau insérait dans les marges de L’Art poétique (chant I, v. 56). Ainsi, la dimension polémique du premier volume, 240 Léo Stambul <?page no="240"?> 13 Le détail de l’analyse a été donné par Émile Magne, Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux et de Gilles et Jacques Boileau, suivie des Luttes de Boileau. Documents inédits, reproductions de titres et fac-similés d’autographes, Paris, Giraud-Badin, 1929, t. 2, p. 232. 14 Sur l’exhibition de la dissimulation dans les pratiques d’écriture, notamment libertines, voir Jean-Pierre Cavaillé, Dis/ simulations. Religion, morale et politique au X V I Ie siècle, Paris, Champion, 2002. non seulement perdurait dans les Œuvres diverses, mais se renouvelait, dans la mesure où le nouveau contexte réactivait de façon durable la tolérance exceptionnelle du pouvoir à l’égard de la diffamation nominale que Boileau pratiquait dès ses débuts. L’édition comme actualisation Si l’étude de l’action produite par une édition implique de tenir compte en diachronie des éditions antérieures dont elle récupère les matériaux, il faut également prendre en considération en synchronie toutes les formes alternatives du volume diffusées en parallèle. Les moindres variations présentes dans ces doublons entrent en effet potentiellement en interférence avec la prudence du volume étudié. Dans cette perspective, on peut par exemple repérer un certain flottement entre les versions in-quarto et in-octavo de l’édition officielle de 1674 autour de l’évocation du nom honni de Quinault (Satire IX, v. 288), tantôt imprimé, tantôt effacé, au gré des différents états du volume 13 . Mais ces variations sont évidemment bien plus significatives dans les volumes pirates, lesquels se vendent d’ailleurs d’autant plus qu’ils sont plus explicites. Sans qu’il soit jamais possible d’attester résolument les effets produits par ce genre de dispositifs dédoublés, rien n’empêche de penser que l’explicitation clandestine des non-dits contamine en puissance l’interprétation du texte officiel. Dans le cas de Boileau, tout porte à croire que le satirique a volontiers exploité l’opportunité qu’offraient ces dispositifs d’actualisation, lesquels pourtant devaient parfois lui échapper. Cela s’observe notamment pour les cas de suppression de noms, puisqu’au lieu de modifier vraiment la forme de ses vers pour supprimer toutes traces des noms de ceux qu’il attaquait, le satirique exhibait le manque par des astérisques ou des blancs typographiques ostentatoires. Par ce moyen, l’édition de 1674 ne perdait guère de sa puissance d’action et pouvait encore agir implicitement dans les silences affichés, à l’intérieur même des procédures d’autocensure. Ces stratégies d’écriture obliques tendent à montrer que certaines des corrections apportées au volume de 1674 ne visaient pas toujours à se conformer à une véritable censure, mais plutôt à exploiter avec plus d’ironie le nouveau soutien accordé par le pouvoir, en montrant au fond la superficialité de la censure elle-même. Loin d’être dissimulée, la diffamation se montre en train de se dissimuler, par des mécanismes matériels qui semblent plus malicieux qu’étourdis 14 . L’exemple du Lutrin illustre particulièrement ce genre de dispositif. Ce poème héroï-co‐ mique, qui s’inspire d’un conflit entre les religieux de la Sainte Chapelle de Paris qui eut lieu en 1667 et qui fut arbitré par le premier président du parlement de Paris, Guillaume de Lamoignon, circulait dès 1673. Le poème semblait alors avoir déjà la réputation d’être une satire féroce des mœurs religieuses, comme en témoigne le prétexte avancé par Boileau pour justifier ses hésitations à publier son poème : 241 Boileau 1674 : actualité d’une édition <?page no="241"?> 15 Lettre de Boileau à Monsieur *** [La Fontaine ? ] [1673 ? ], O.C., p. 773. Voir également un fragment de lettre de Maucroix de juillet [1674 ? ] : « Dans le Lutrin il parle mal des bons chanoines ; il les accuse d’aimer à dormir tard et de trop manger ! Vous reconnoissez-vous à cela ? En vérité j’ai peur que Dieu ne punisse l’auteur d’avoir ainsi pris plaisir à diffamer les gens de bien […]. » (François de Maucroix, Œuvres diverses, éd. L. Paris, Reims, Brissart-Binet, 1854, t. 2, p. 181). 16 [N. Boileau,] « Sur le Lutrin de la Sainte Chapelle », dans Le Pain bénit de Monsieur l’abbé de Marigny, s.l., 1673, p. 14, v. 3 et 5. 17 Marius Gerin, Jacques Carpentier de Marigny. Chansonnier de la Fronde. Poète et prosateur nivernais. 1615-1673, dans Mémoires de la société académique du Nivernais, Nevers-Paris, Fortin et C ie , 1920, t. 8, p. 1-114. 18 [ Jacques Carel de Sainte-Garde], La Defense des beaux esprits de ce temps. Contre Un Satyrique. Dediée à Messieurs de l’Academie françoise, Paris, G. Adam, 1675, avec privilège, art. 18, p. 62 : « Avez-vous du jugement, illustre Censeur ? un Catholique, né de parens Catholiques, s’en va ternir de gayeté de cœur par de basses railleries, un Corps auguste, que Saint Louis & tous nos Rois à son exemple ont choisi pour estre le depositaire du plus Sacré Thresor qui soit en la Chrestienté. […] Quels blasphemes ne vomissez-vous pas ! A la table bien mise, dites-vous, l’on reconnoist l’Eglise [Le Lutrin, chant I, v. 69-70]. Et que le style de l’Eglise est de ne pardonner point, & de perdre tout pour se venger. Abysme tout plustost : c’est l’esprit de l’Eglise. [Le Lutrin, chant I, v. 186]. » Reprenant le motif médiéval et renaissant de la gloutonnerie des moines, Boileau avait tout de même remplacé le mot « Eglise » de la première occurrence par des astérisques, mais l’écho rimique et le contexte ôtaient malicieusement l’ambiguïté. 19 [N. Boileau], Premier « Avis au lecteur » du Lutrin, 1674 (O.C., p. 1005-1006). Ainsi, c’est vainement que vostre berger en soutane, je veux dire M. de Maucroix, déplore la perte du Lutrin dans l’églogue dont vous me parlés. Je le récitai encore hier chés M. le premier président [de Lamoignon] ; et si quelque raison me le faict jamais déchirer, ce ne sera point la dévotion, qu’il ne choque en aucune manière, mais le peu d’estime que j’en fais […]. 15 Le poème fut cependant publié clandestinement par morceaux dès 1673, sans nom d’auteur, mais désignant explicitement la « Sainte Chapelle » de Paris et l’« Illustre Lamoignon 16 ». Le petit opuscule associait alors le poème de Boileau à une satire des religieux parisiens, intitulée Le pain bénit, attribuée de façon posthume à Marigny, auteur de libelles et de mazarinades qui fut accusé d’avoir écrit des vers contre le roi et fut embastillé en 1662 17 . Malgré les allégations de Boileau, le Lutrin fut ainsi perçu par l’éditeur clandestin comme un possible pamphlet religieux, ce que n’ont pas manqué de souligner certains adversaires de Boileau, comme Jacques Carel de Sainte-Garde, auteur d’épopées raillées dans L’Art poétique 18 . En 1674, Boileau publia alors seulement les quatre premiers chants du Lutrin pour désavouer Le pain bénit, laissant le poème explicitement inachevé, comme il le précisait dans l’avis au lecteur : Pour moi, je déclare franchement que tout le Poëme du Lutrin n’est qu’une pure fiction, et que tout y est inventé, jusqu’au nom mesme du lieu où l’action se passe. Je l’ai appelé Pourges, du nom d’une petite Chappelle qui estoit autrefois proche de Monlhery. C’est pourquoy le Lecteur ne doit pas s’étonner que pour y arriver de Bourgogne la Nuit prenne le chemin de Paris et de Monlhery. […] J’aurois bien voulu la lui donner achevée ; Mais des raisons tres-secrettes, et dont le Lecteur trouvera bon que je ne l’instruise pas, m’en ont empesché. Je ne me serois pourtant pas pressé de le donner imparfait comme il est, n’eust esté les miserables fragmens qui en ont couru. 19 Dans le souci de maintenir le poème dans le champ de la « fiction », Boileau avait évité de mentionner en toutes lettres le nom de Claude Auvry, le trésorier de la Sainte-Chapelle 242 Léo Stambul <?page no="242"?> 20 [ Jean Desmarets de Saint-Sorlin], La Défense du poème héroïque avec quelques remarques sur les œuvres satyriques du sieur D***. Dialogue en vers & en prose, Paris, J. Le Gras, N. Le Gras, A. Besoigne & Cl. Audinet, 1674, avec privilège, p. 108 : « L’Autheur, pour déguiser la matiere en publiant son ouvrage, & pour reparer en quelque sorte l’outrage qu’il avoit fait à un lieu si auguste & si Saint comme est la Sainte Chapelle de Paris, d’avoir voulu rendre tous ses Officiers & ses Chanoines ridicules ; a pris le nom de Pourges, qui est un village prés de Montlehery, où il feint qu’il y a une chapelle ; & il a esperé qu’il se mettroit ainsi à couvert : mais il devoit aussi changer beaucoup de particularitez, qui convenoient à la ville de Paris, au Palais, & à la Sainte Chapelle, & qui ne conviennent nullement à ce village. […] l’imagination ne peut souffrir que l’Autheur transporte tout cela à Pourges. » 21 Une lettre de Pierre Bayle à Vincent Minutoli datée 4 d’octobre 1676 annonce la publication imminente d’une nouvelle édition complète des Œuvres diverses de Boileau : « Je viens de m’entretenir avec un ami de Despréaux, et m’a appris que ce fameux satyrique fera imprimer cet hiver deux nouveaux chants de son Lutrin, une Epitre au Roi, et une autre au marquis de Seignelai […]. Outre cela, il fera imprimer deux lettres à Mr de Vivonne, d’un stile imité de Balsac et de Voiture, sur les victoires de Sicile, et un dialogue sur les poëmes latins […]. » (Correspondance, t. 2, lettre 132, éd. É. Labrousse, A. McKenna, et al., Oxford, Voltaire Foundation, 1999). 22 C. Brossette, Œuvres de M r . Boileau-Despréaux, op. cit., t. 1, p. 358, note du v. 3. de Paris. Le satirique prenait en effet soin de n’utiliser que des périphrases pour désigner ce « Prélat terrible », ou Guillaume de Lamoignon, le « fameux Héros » à qui est dédiée cette épopée. Néanmoins, Boileau n’appliquait pas cette précaution aux toponymes, pour lesquels il recourait explicitement au pseudonyme de « Pourges ». Or, à la différence des périphrases topiques, le pseudonyme reste un nom propre particularisant qui attire davantage l’attention du lecteur sur la possibilité d’identifier de telles singularités. Ainsi, même éloigné de Paris et de la Sainte-Chapelle, la localisation du Lutrin ne faisait guère illusion et la grossièreté du procédé fut dénoncée dès la parution 20 . La supercherie sera révélée par Boileau lui-même dans la nouvelle édition des Œuvres diverses de 1683, après la mort de Lamoignon, ce qui a fait dire que Boileau s’était censuré pour des raisons sociales, par égard pour la dignité du premier président. Cependant, une telle interprétation achoppe sur le fait que Boileau avait achevé sa nouvelle édition avec les deux chants manquants du Lutrin dès l’automne 1676, du vivant de Lamoignon qui mourra subitement en décembre seulement 21 . Les raisons pour lesquelles Le Lutrin fut tronqué et celles pour lesquelles il fut finalement publié en entier demeurent, de ce fait, difficiles à éclaircir. Il semble en tout cas que Boileau prenait davantage de précaution pour maquiller la dimension sociale que la dimension politique de son poème. Pourtant, l’étude des procédures de déguisement révèle des jeux encore plus subtils, comme le montre la remarque de Brossette dans son édition des Œuvres de Boileau : L’Auteur ne voulant pas nommer la Sainte Chapelle de Paris, avoit mis, Dans Bourges autrefois, &c. parce qu’il y a aussi une Sainte Chapelle dans la ville de Bourges. Mais après l’impression, il fit effacer avec la pointe du canif une partie du B qui est dans le mot Bourges, & de cette lettre on fit un P. Ainsi, Bourges fut changé en Pourges : comme on le peut voir dans les exemplaires de l’édition in quarto de l’année 1674. Dans celle de 1675. on ne mit qu’un P. . . suivi de quatre points. 22 La comparaison des graphies confirme la remarque de Brossette : 243 Boileau 1674 : actualité d’une édition <?page no="243"?> 23 Guillaume de Lamoignon était seigneur engagiste de Montlhéry depuis 1672 (Victor-Adolphe Malte-Brun, Montlhéry, son château et ses seigneurs. Notice historique et archéologique, Paris, A. Aubry, 1870). Chant I, v. 3 : Chant I, v. 18 : « B » ordinaire : « P » ordinaire : « B » modifié en « P » : Le premier changement de « Paris » en « Bourges », qui eut lieu entre la publication du Pain bénit et la préparation de l’édition de 1674, était suffisant et vraisemblable du point de vue de la narration pour se distinguer explicitement de la version clandestine. Le second changement en « Pourges », qui eut lieu entre l’impression et la diffusion, évitait peut-être de faire entrer le trésorier de la Sainte-Chapelle de Bourges dans la querelle et faisait gagner le récit en vraisemblance. Boileau insistait en effet dans son « Avis au lecteur » de 1674 sur la rationalité de la topographie du Lutrin, dont le chant III ne pouvait avoir lieu que dans un lieu situé entre la Bourgogne et Paris. Cependant la lourdeur de l’explication géographique de Boileau rappelle du même coup le caractère insolite du nom de Pourges, nom inconnu pour le lecteur d’alors et d’aujourd’hui et qui nécessite toujours d’être glosé. Or cette glose de Boileau attirait l’attention du lecteur sur la ville de Montlhéry, dont Lamoignon était le seigneur, en tant que marquis de Bâville, lieu de villégiature où Boileau fut souvent invité et où il aurait justement commencé Le Lutrin 23 . La glose géographique du poète permettait ainsi de faire « tiquer » le lecteur et de rendre hommage à Lamoignon sans le nommer, dans un jeu social de connivence. Le troisième changement de « Pourges » en « P… », qui eut lieu un an après la première publication, donnait lieu finalement à une équivoque entre les deux actualisations concurrentes de « Paris » et de « Pourges ». Si les « quatre points » dénombrés par Brossette rappelaient le nombre de lettres manquantes au nom de « Paris », le seul « P » permettait à Boileau de faire revenir une action politique à l’intérieur de l’action sociale que son poème avait produite. En fin de compte, ce dernier changement montre que, dès 1675, la façon dont Boileau appréciait sa marge de manœuvre avait changé et que la provocation lui semblait de nouveau tolérée. Plus que le pseudonyme ou la périphrase, la pratique de l’astéronyme illustre bien que les enjeux politiques de la satire nominale et les enjeux sociaux du réseau clientéliste ne doivent pas être considérés comme nécessairement incompatibles. Pour un même support matériel, habilement équivoque, seules les actualisations du sens demeurent contradictoires. De cette manière, la dimension polémique transparaît dans la « pure fiction » et continue de se faire sentir en puissance à travers elle. Ainsi, loin de disparaître à partir de l’édition de 1674, la violence de la satire s’est incorporée à la fiction littéraire, à la poésie mondaine et même à la poésie d’éloge courtisane grâce au second privilège explicite du roi. 244 Léo Stambul <?page no="244"?> La grande hétérogénéité des actualisations de cet ensemble éditorial n’a été rendue visible que par la coprésence dans le marché du livre à un instant donné de variantes, licites et pirates, qui ont augmenté les potentialités d’action du livre imprimé au-delà de sa seule matérialité. Outre la simple faculté de lire littéralement le texte, la force d’un écrit dépend donc de la capacité d’actualisation du lecteur de l’époque, plus ou moins informé de l’histoire éditoriale complexe de l’objet qu’il tient entre ses mains. De la même manière, seul l’accès au fonds d’archives des autres textes possibles effectivement publiés à l’époque permet à l’historien d’aujourd’hui de faire l’hypothèse d’un accroissement de la puissance d’un texte. En d’autres termes, l’étude de l’actualité d’une édition nécessite une véritable démarche herméneutique par laquelle l’historien du livre doit formuler des hypothèses sur ce que savaient ou pouvaient savoir les acteurs de l’époque, en mesurant le degré de diffusion matérielle des différents volumes au niveau local et le niveau d’intégration du marché du livre au niveau global. Lire le recueil de 1674 comme un état à part entière du texte, c’est ainsi cesser de suivre ce que Boileau semblait projeter, c’est donc rompre avec un horizon absolutisé par la réception de Boileau. Une telle réception n’a de fait jamais objectivé ce qui s’est réellement fait dans les éditions préparées par un poète très conscient de ses choix. Un retour à 1674 nous l’autoriserait enfin, et rendrait sa vitalité à un poète enseveli dans son propre monument. 245 Boileau 1674 : actualité d’une édition <?page no="246"?> 1 Recueil contenant plusieurs discours libres et moraux en vers et un Jugement en prose sur les sciences où un honnête homme peut s’occuper, s. l., 1666. Le Jugement en prose est l’œuvre de Saint-Évremond. Antoine Adam dresse la liste des manuscrits et imprimés qui permettent de retracer les états pré-originaux des Satires, Les Premières Satires de Boileau, I-IX, édition critique et commentaire [Lille, 1941], Genève, Slatkine Reprints, 2010, p. 13-15. 2 Voir sur ce point Léo Stambul, « La querelle des Satires de Boileau et les frontières du polémique », Le Temps des querelles, Jeanne-Marie Houstiou et Alain Viala (dir.), Littératures classiques, n° 81, 2013, p. 79-90. De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens Delphine R E G U I G Université de Lyon - Université Jean Monnet Saint-Étienne IHRIM UMR 5317 L’histoire éditoriale des Satires de Boileau apparaît comme une succession d’événements polémiques. La force transgressive de ces pièces semble résister à la publication qui se présente continuellement comme un effort pour faire admettre à ses lecteurs une pratique littéraire problématique. En 1666, les Satires ouvrent une scène littéraire sur laquelle Boileau va se produire plusieurs décennies durant. L’édition prend une tournure accidentelle avec la publication subreptice - dont on ne saura jamais si elle a été ou non encouragée par le poète lui-même -, d’un recueil connu comme paru à Rouen 1 . Puis ce premier ensemble, repris, amendé et avoué par Boileau dans l’édition parisienne de 1666, joue le rôle de pierre angulaire sur laquelle s’appuie le développement ultérieur de l’œuvre éditée du poète. Tous les recueils suivants s’ordonnent en effet à partir du Discours au roi et des sept premières Satires. Épîtres, Art poétique, Lutrin, épigrammes, Traité du sublime, Réflexions diverses : l’ensemble de l’œuvre, au fur et à mesure qu’elle s’accroît et s’organise en successions instables, se mesure à la fondation originelle des Satires. L’histoire se clôt, ou plutôt ne se clôt pas, avec l’éventualité de la publication de la Satire XII sur l’équivoque, une nouvelle fois prise dans la polémique, sans cesse repoussée, péniblement différée, finalement publiée posthume en 1711, comme si la pratique satirique de Boileau impliquait un horizon éditorial indéfiniment ouvert, impossible à restreindre à l’entité livresque objet de la publication. La satire survit à Boileau et n’obéit finalement pas à la clôture manipulée par l’imprimeur libraire que le genre contraint à la constante métamorphose. Une telle centralité dynamique des satires dans l’histoire éditoriale de l’œuvre bolévienne tient à la gravité du geste satirique qui empêche l’édition de tels textes d’être neutre 2 . Cette gravité se joue dans la dramatisation qui accompagne l’édition des Satires selon le scénario récurrent fixé en 1666. Boileau délègue - ou feint de déléguer - à la figure du « libraire » l’écriture du scénario originel du passage à l’acte éditorial. L’« avis au lecteur » <?page no="247"?> 3 n.p. Nous modernisons l’orthographe de toutes nos citations. 4 n.p. de l’édition des Satires du Sieur D***, à Paris, chez Claude Barbin développe une mise en scène topique qui semble éloigner le poète de l’œuvre imprimée : « Ces Satires dont on fait part au Public, n’auraient jamais couru le hasard de l’Impression, si l’on eut laissé faire leur Auteur. » Malgré le succès de ses pièces satiriques, Boileau n’aurait pas souhaité les publier par « modestie », scrupule et souci d’éviter une querelle publique. La publication serait contrainte et circonstancielle : C’est ce qui lui a fait souffrir fort longtemps, avec une patience qui tient quelque chose de l’Héroïque dans un Auteur, les mauvaises Copies qui ont couru de ses Ouvrages, sans être tenté pour cela de les faire mettre sous la presse. Mais enfin, toute sa constance l’a abandonné à la vue de cette monstrueuse Édition qui en a paru depuis peu. Sa tendresse de père s’est réveillée à l’aspect de ses enfants, ainsi défigurés et mis en pièces. Surtout lorsqu’il les a vus accompagnés de cette Prose fade et insipide, que tout le sel de ses vers ne pourrait pas relever : Je veux dire de ce Jugement sur les Sciences, qu’on a cousu si peu judicieusement à la fin de son Livre. Il a eu peur que ses Satires n’achevassent de se gâter en une si méchante compagnie : Et il a cru enfin, que puisqu’un Ouvrage, tôt ou tard, doit passer par les mains de l’Imprimeur, il valait mieux subir le joug de bonne grâce, et faire de lui-même ce qu’on avait fait malgré lui. 3 La voix du libraire ajoute, en nom propre : « Toutes ces considérations, dis-je, l’ont obligé à me confier les véritables Originaux de ses pièces, augmentées encore de deux autres, pour lesquelles il appréhendait le même sort. » Le texte fonde la publication de l’œuvre sur la relation directe entre éditeur et édité, gage de confiance et d’authenticité. À la faveur de cette confusion originelle entre intimité et véracité, une étrange polyphonie énonciative, où la voix du poète se fait entendre derrière celle du libraire, réintroduit ensuite la dimension polémique qui devait être évitée et dont « la charge » est « laissée » au libraire : Mais en même temps il m’a laissé la charge de faire ses excuses aux Auteurs qui pourront être choqués de la liberté qu’il s’est donnée, de parler de leurs Ouvrages, en quelques endroits de ses Écrits. Il les prie donc de considérer, que le Parnasse fut de tout temps un pays de liberté : que le plus habile y est tous les jours exposé à la censure du plus ignorant : que le sentiment d’un seul homme ne fait point de loi ; et qu’au pis-aller, s’ils se persuadent qu’il ait fait du tort à leurs Ouvrages, ils s’en peuvent venger sur les siens, dont il leur abandonne jusqu’aux points et aux virgules. Que si cela ne les satisfait pas encore ; il leur conseille d’avoir recours à cette bienheureuse tranquillité des grands Hommes, comme eux, qui ne manquent jamais de se consoler d’une semblable disgrâce, par quelque exemple fameux pris des plus célèbres Auteurs de l’Antiquité, dont ils se font l’application tous seuls. En un mot, il les supplie de faire réflexion ; que si leurs Ouvrages sont mauvais, ils méritent d’être censurés : et que s’ils sont bons, tout ce qu’on dira contre eux ne les fera pas trouver mauvais. 4 Si la publication des Satires s’accompagne, dès l’origine, d’un tel paratexte déterminant, c’est précisément parce qu’il est nécessaire d’escorter le surgissement auctorial impliqué par le genre tel que le pratique Boileau. L’argumentation ici développée anticipe en outre, en des termes très proches, sur les développements auxquels le Discours sur la Satire procédera 248 Delphine Reguig <?page no="248"?> 5 Œuvres complètes de Boileau, éd. F. Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 4. deux ans après, en 1668, pour légitimer la pratique satirique bolévienne : il n’y a donc pas un paratexte mais une intertextualité paratextuelle concertée qui tend à tisser une histoire scénarisée accompagnant chaque jalon du développement éditorial d’une œuvre en accroissement constant. Plus le passage à l’édition paraît arbitraire, plus le paratexte le justifie par une forme de nécessité. C’est ainsi que le poète contribue à installer, dès ses débuts, un imaginaire éditorial dont on cherchera à voir ici comment il a été légué à ses éditeurs postérieurs, informant une représentation de l’œuvre de Boileau dont nous ne sommes peut-être pas encore sortis. À partir du mythe de l’œuvre-moi créé par le poète-éditeur en ses premiers recueils, se fixe en effet, en dépit de la grande malléabilité des objets éditoriaux parus et préparés sous le titre Œuvres diverses jusqu’à la mort de Boileau en 1711, une expérience de lecture bolévienne unifiant un corpus pourtant instable. La variabilité de la place du Discours sur la Satire dans ce dispositif et dans cette histoire éditoriale éclaire de façon exemplaire la substitution d’un imaginaire de l’œuvre à la réalité d’une Œuvre. Le parcours sommaire de trois siècles d’édition des Œuvres de Boileau pourra contribuer à montrer comment s’est construit un éthos d’éditeur adossé à l’auctorialité de Boileau - et dont il s’agit peut-être aujourd’hui de se désolidariser pour espérer éditer à nouveau le poète. En 1666, la publication des Satires construit un objet de lecture que le scénario éditorial présente comme un contact avec l’intimité de l’auteur comme personne. Depuis lors, les éditions successives reconduisent et enrichissent le mythe de l’œuvre-moi nourri de l’autorité de Boileau certes comme auteur mais aussi comme éditeur de ses propres œuvres, témoignant d’un souci d’authenticité textuelle apparenté à une transparence de soi à soi. Le souci philologique donnerait accès autant à l’œuvre qu’à l’auteur : la superposition entre un corpus et une signature décèlerait un geste simultanément poétique et éditorial. Boileau le dit dans la préface de l’édition « favorite » de 1701 où il renonce à la « modestie » mise en avant en 1666 et dépourvue d’actualité au moment de signer la dernière édition contrôlée par le poète de son vivant : Je n’ai donc point de regret d’avoir encore employé quelques-unes de mes veilles à rectifier mes écrits dans cette nouvelle édition, qui est pour ainsi dire, mon édition favorite. Aussi y ai-je mis mon nom, que je m’étais abstenu de mettre à toutes les autres. J’en avais ainsi usé par pure modestie : mais aujourd’hui que mes ouvrages sont entre les mains de tout le monde, il m’a paru que cette modestie pourrait avoir quelque chose d’affecté. D’ailleurs, j’ai été bien aise, en le mettant à la tête de mon livre, de faire voir par là quels sont précisément les ouvrages que j’avoue, et d’arrêter, s’il est possible, le cours d’un nombre infini de méchantes pièces qu’on répand partout sous mon nom, et principalement dans les Provinces et dans les Pays étrangers. J’ai même, pour mieux prévenir cet inconvénient, fait mettre au commencement de ce volume une liste exacte et détaillée de tous mes écrits, et on la trouvera immédiatement après cette préface. 5 La confusion entre « je » d’auteur et « je » d’éditeur n’était pas une fatalité. Par la suite, elle devient pourtant un destin pour l’œuvre de Boileau telle qu’elle se trouve éditée par ceux qui se présentent comme les héritiers du poète. C’est le cas dès 1713 où les 249 De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens <?page no="249"?> 6 n.p. 7 Valincour note : « Ami dès mon enfance, et ami intime des deux des plus grands Personnages, qui jamais aient été parmi vous, je les ai perdus tous deux dans un petit nombre d’années [Racine et Despréaux en marge]. » éditeurs des Œuvres de Boileau, probablement Valincour et Renaudot - peut-être Le Verrier d’après Jean-Baptiste Racine -, à Paris chez Esprit Billiot, exécuteur testamentaire du poète, joignent aux textes du poète un tableau des « Œuvres de M. Despréaux, selon l’ordre où elles sont ici imprimées, selon l’âge auquel il les a composées, et selon l’année où il les a publiées ». Le document, erroné et peu fiable, est suivi d’un développement reproduit à partir d’un manuscrit autographe de Boileau retrouvé dans les papiers de Brossette ; on y lit une déclaration conforme aux préoccupations obsédantes exprimées dans les préfaces boléviennes comme dans la correspondance du poète concernant l’établissement d’un corpus textuel authentique : Voilà au vrai, dit M. Despréaux dans un Écrit que l’on a trouvé après sa mort, tous les Ouvrages que j’ai faits. Car pour tous les autres Ouvrages qu’on m’attribue, et qu’on s’opiniâtre de mettre dans les Éditions étrangères, il n’y a que des Ridicules qui m’en puissent soupçonner l’Auteur. Dans ce rang on doit mettre une Satire très fade contre les frais des Enterrements ; une encore plus plate contre le Mariage, qui commence par ce Vers, On me veut marier, et je n’en ferai rien. Celle contre les Jésuites ; et quantité d’autres aussi impertinentes. J’avoue pourtant que dans la Parodie des Vers du Cid, faite sur la perruque de Chapelain, qu’on m’attribue encore, il y a quelques traits qui nous échappèrent à Monsieur Racine et à moi, dans un repas que nous fîmes chez Furetière, Auteur du Dictionnaire ; mais dont nous n’écrivîmes jamais rien ni l’un ni l’autre. De sorte que c’est Furetière qui est proprement le vrai et l’unique Auteur de cette parodie, comme il ne s’en cachait pas lui-même. 6 La citation du texte vaut garantie ; elle affiche la conviction selon laquelle une édition de Boileau suppose un respect scrupuleux de l’inventaire auctorial dans lequel le poète a inscrit sa volonté. Ce respect lui-même est lié au tour hagiographique que prend la démarche éditoriale dès qu’elle s’adosse à la personne de l’auteur. C’est ainsi que, après avoir corrélé la vie de l’œuvre à la vie du poète dans le tableau évoqué, une fois ce tableau en outre confirmé par la parole authentique de l’auteur, l’édition de 1713 propose le discours que Valincour prononça à la réception de Monsieur l’Abbé d’Estrées à l’Académie française. La succession est éloquente puisque ce dernier discours est le lieu d’un éloge de Boileau. Pour le prononcer, Valincour reprend le topos de l’intimité avec le poète 7 dans une sorte de biographie intellectuelle fondée sur le rappel des grandes notions puisées dans l’œuvre quoiqu’outrageusement simplifiées (le vrai, la raison, la nature). L’académicien loue en Boileau le satirique exerçant avec sagesse et en toute légitimité un genre qui sert la censure des mauvais livres. Légitimer cet éthos satirique permet d’acheminer naturellement le lecteur vers une confusion entre les caractéristiques de l’œuvre et celles de leur auteur : « Comme il ne trouve dans la Nature, ou pour mieux dire, comme il n’est autre chose que la Nature même, Monsieur Despréaux en avait fait sa principale étude. » Entre l’objet et le sujet de l’œuvre, sur le fondement d’une assimilation aussi rapide qu’orientée, s’instaure une réversibilité dont le texte même de l’œuvre ne pourra plus s’abstraire par la suite. 250 Delphine Reguig <?page no="250"?> 8 Œuvres de Mr Despréaux, éd. cit., p. V . 9 Ibid. 10 Ibid., p. V et V I . 11 Ibid. De l’admiration pour l’œuvre, scrupuleusement attestée et restituée dans son exactitude et son exhaustivité prétendues, les premiers « amis » de Boileau, Brossette et Le Verrier, en sont aussi immédiatement passés au culte de la personne de l’auteur. L’édition des Œuvres de Mr Despréaux, avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même, à Genève, chez Fabri et Barrillot, en 1716 par Brossette, témoigne du principal effet de cette réversibilité entre l’œuvre et le poète : la revendication d’une philologie fétichiste qui revêt une dimension hagiographique voire mythique. Se disputant l’héritage du poète avec Le Verrier, Brossette annonce dans son « avertissement » d’éditeur qu’il a eu « dessein de donner une édition du Texte, plus parfaite que toutes celles qui ont paru 8 ». « Pour la rendre telle », son travail a consisté à rassembler « avec soin tout ce qui est sorti de la plume de cet illustre Écrivain », y compris et surtout des pièces inédites : « jusqu’aux moindres fragments, tout se trouve ici, revu plus exactement que jamais 9 ». Mais le texte ne se suffit pas à lui-même : il lui faut toujours la caution de son propre créateur, premier éditeur et premier commentateur du corpus avec lequel il fait corps. Cette forme de « consubstantialité » de l’œuvre au poète détermine l’expérience de la lecture de telle sorte qu’elle trouve un prolongement naturel dans la fréquentation de la personne du poète : J’ajoute des Éclaircissements historiques au Texte de l’Auteur ; et je n’impose point quand j’annonce dans mon titre, qu’ils m’ont été donnés par l’Auteur lui-même : car je n’avance presque rien qui ne soit tiré, ou des conversations que j’ai eues avec lui, ou des lettres qu’il m’a écrites. La haute idée que j’avais de ses Ouvrages, m’ayant fait souhaiter de le connaître, je ne trouvai en lui ni cette fausse modestie, ni cette vaine ostentation, si ordinaires aux personnes qui ont acquis une réputation éclatante : et, bien différent de ces Auteurs renommés qui perdent à être vus de près, il me parut encore plus grand dans sa Conversation que dans ses Écrits. Cette première entrevue donna naissance à un commerce intime qui a duré plus de douze années. La grande inégalité de son âge et du mien, ne l’empêcha point de prendre confiance en moi : il m’ouvrit entièrement son cœur ; et quand je donne ce Commentaire, je ne fais proprement que rendre au Public le dépôt que cet illustre Ami m’avait confié. 10 Le commentaire consiste donc, pour Brossette, à revivre, dans l’expérience de la lecture, la fusion du poète et de son œuvre. Les enjeux de l’exhaustivité de l’édition débordent donc largement le texte avoué et contrôlé par l’auteur ; le mérite de l’éditeur consiste à maîtriser une entité imaginaire qui déborde le livre, une entité que le nom du poète concentre dans une formule identificatoire : S’il eut la complaisance de m’apprendre toutes les particularités de ses Ouvrages, je puis dire que de mon côté je ne négligeai rien de ce qui pouvait me donner d’ailleurs une connaissance exacte de certains faits, qu’il touche légèrement, et dont il m’avouait qu’il ne savait pas trop bien le détail. Mes recherches ne lui déplaisaient pas ; de sorte qu’un jour, comme je lui rendais compte de mes découvertes : À l’air dont vous y allez, me dit-il, vous saurez mieux votre Boileau que moi-même. 11 251 De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens <?page no="251"?> 12 Ibidem. 13 Ibid., p. X . 14 Ibidem. 15 Voir sur ce point Mathilde Bombart, « Le savoir des clés : note, érudition et lecture à clé. Claude Brossette, un annotateur de Boileau au X V I I Ie siècle », Jean-Claude Arnould et Claudine Poulouin (dir.), Notes. Études sur l’annotation en littérature, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2008, p. 185-202. 16 Avant-propos de Brossette, ibid., p. I X . 17 Les Satires de Boileau commentées par lui-même et publiées avec des notes par Frédéric Lachèvre, reproduction du commentaire inédit de Pierre Le Verrier, avec les corrections autographes de Despréaux, Le Vésinet, Courmenil, 1906. Plus le fantasme prend forme, plus les formules se font radicales : l’éditeur s’assimile à un « historien » et atteste son scrupule éditorial par l’immédiateté du rapport qui le lie à la source charnelle de l’œuvre : Ce n’est donc pas ici un tissu de conjectures, hasardées par un Commentateur qui devine : c’est le simple récit d’un Historien qui raconte, fidèlement, et souvent dans les mêmes termes, ce qu’il a appris de la bouche de l’Auteur original. En un mot, c’est l’Histoire secrète des Ouvrages de Mr. Despréaux. 12 L’éditeur est un initié qui, passé par l’épreuve de l’identification cultuelle au Poète, peut à son tour initier le lecteur à l’expérience intense de la rencontre intime avec un Auteur : « Un Lecteur s’applaudit de devenir en quelque manière, le Confident d’un Écrivain célèbre, et d’être admis dans le secret de ses pensées. Il entre dans cette espèce de confidence, un air de mystère qui flatte également la curiosité et l’amour-propre 13 . » Quoique Brossette s’en défende - « J’ai cru, qu’à l’égard de mes Lecteurs, je devais moins me regarder comme l’Ami de sa Personne, que comme l’Interprète et l’Historien de ses Écrits 14 », prend-il la peine de préciser -, sa démarche se développe dans une ambition de vérité qui, paradoxalement, obéit à la logique du mythe, enserrant le texte bolévien dans un récit-cadre construit pour l’expliquer dans sa lettre et dans son esprit. Le commentaire de Brossette 15 se dévoue à un travail d’érudition informative éclairant les allusions, détaillant notamment les personnalités nommées dans les Satires ancrées dans une actualité éphémère et soumises à des variantes récurrentes afin de prévenir la disparition d’une lecture contextualisante. Ce commentaire se fait, précise l’éditeur, avec l’Auteur, comme si, conformément aux attitudes originelles de Boileau en 1666, l’édition était une autre étape de la création poétique. Ce n’est pas un hasard si, pour évoquer cette solidarité, Brossette mobilise l’image picturale ; éditer c’est encore faire œuvre : Un Commentateur tâche, pour ainsi dire, d’enlever la poussière qui couvrait son Auteur, de faire revivre les couleurs du tableau. Mais celui qui prépare un Commentaire sous les yeux de l’Auteur même, et de concert avec lui, prévient toute obscurité, et conserve jusques aux moindres traits, ces traits délicats et presque imperceptibles qui l’effacent si aisément, et qu’il est impossible de rappeler quand une fois ils sont effacés. 16 En éditant « intégralement » le commentaire inédit de Le Verrier aux Satires de Boileau en 1906 17 , Lachèvre ajoute une pierre à cette « édition définitive » qui permettrait de revenir à Boileau lui-même tout en lui donnant une place dans « cette admirable collection de nos 252 Delphine Reguig <?page no="252"?> 18 Ibid., Avant-propos, p. V I I . 19 Ibidem. 20 Ibid., p. I X . 21 Ibidem. 22 L’exemplaire de 1837 consulté se présente ainsi : « Nouvelle édition ornée du fac simile de l’écriture de Boileau, et d’un tableau généalogique de sa famille, contenant plus de 500 parents ou alliés de ce poète. » grands écrivains français 18 ». Tout l’enjeu de l’édition, qui donne à voir l’entrelacement de l’écriture de Boileau et de celle de Le Verrier, de l’auteur et du lecteur, est, aux yeux de Lachèvre, qu’elle contient « les corrections de Boileau lui-même » et « permettent, soit d’interpréter exactement sa pensée, soit de saisir sur le vif quelques traits de son caractère 19 ». La proximité avec le rêve de Brossette est patente. Car ces corrections écrites en 1701, révélant le « soin qu[e Le Verrier] apportait à recueillir et à contrôler les moindres explications de Boileau » relève du même scrupule zélé que les annotations qui constituent le commentaire de Brossette. Cet aspect n’échappe pas à Lachèvre qui utilise un lexique religieux pour évoquer le travail de l’amateur de belles-lettres, riche financier aux prétentions intellectuelles maladroites : « Le Verrier en recueillant pieusement les explications qu’il provoquait, croyait ingénument s’être substitué à Boileau, parler pour ainsi dire par sa bouche, et, le plus souvent, il avait compris en quelque sorte “tout de travers” ! 20 » Le lien avec l’imaginaire philologique de Brossette est net : le commentaire constitue « un document précieux » et « On peut […] pardonner [à Le Verrier] ces petits travers en présence de son culte désintéressé pour Boileau, culte presque touchant dans sa naïveté. 21 » Plus d’un siècle après l’édition Brossette, parallèlement à un détournement quasi exclu‐ sivement scolaire de l’usage de l’œuvre bolévienne au XIXe siècle, Berriat-Saint-Prix donne à l’ambition d’exhaustivité qui était celle de ses prédécesseurs un nouveau titre en publiant les Œuvres de Boileau collationnées sur les anciennes éditions et sur les manuscrits, avec des notes historiques et littéraires et de recherches sur sa vie, sa famille et ses ouvrages (Paris, C. H. Langlois, 1830) 22 . Comme les précédentes, l’entreprise présuppose la perfectibilité paradoxale de celles qui l’ont précédée dans l’affirmation d’un achèvement fantasmé. L’édition inclut désormais, dans un premier tome où l’œuvre de l’auteur disparaît au profit de documents historiques, un essai biographique sur Boileau, des notices bibliographiques, la reproduction des préfaces de Boileau pour chacune des éditions de ses ouvrages, des jugements critiques sur le poète, un catalogue corrigé de ses œuvres ainsi qu’une table chronologique approfondie des pièces. Quoiqu’elle témoigne d’une volonté de scientificité positiviste, cette édition ne rejette pourtant pas dans ses marges le rapport affectif à la personne du poète. Car ce rapport est essentiel pour fixer une expérience de lecture tangible à laquelle l’œuvre de Boileau se trouve identifiée mais qui est en passe de changer de valeur. Dans l’avant-propos à l’édition qu’il procure entre 1932 et 1943, Boudhors justifie un nouveau dispositif éditorial sous le titre explicite d’Œuvres complètes de Boileau (Paris, Belles-Lettres), cent ans après Berriat-Saint-Prix, par la prise en compte de nouveaux inédits et la nécessité de corrections. Il ajoute en outre qu’il est devenu indispensable de rectifier les représentations construites par les lectures précédentes et qui se font désormais à charge contre l’auteur : « Parler de Boileau aujourd’hui, c’est plaider dans un procès où, par 253 De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens <?page no="253"?> 23 Satires, op. cit., avant-propos, t. I, p. X I . 24 Ibidem. 25 Ibid., p. X X I V . 26 Ibid., p. L X I V . 27 Ibid., p. L X I V - L X V . 28 Ibid., p. L X V . extraordinaire, la défense rencontre moins de sympathies que le réquisitoire. 23 » C’est par rapport à cette construction imaginaire que l’éditeur doit désormais se situer : il s’agit pour lui d’« écarter toute arrière-pensée d’accusation ou d’apologie. Sans savoir même si on rend service à Boileau ou si on lui fait tort, on peut chercher à le voir vivant, en bataille, au travail, sous le règne de Louis XIV, avant que l’histoire littéraire fixe ses traits en interprétant son œuvre 24 ». L’enjeu est de se démarquer de la « Légende » de Boileau, poète polémiste à qui l’institution scolaire a imposé un « masque de pédagogue » ; il s’agit de revenir à la satire, c’est-à-dire à la poésie de Boileau : « Oserait-on dire que la gloire fait d’étranges contresens ? Mais enfin il est bien vrai que Voltaire n’admire Boileau qu’en le séparant de toute son œuvre satirique. 25 » Boudhors expose en détail ses principes d’édition conformes à cette lecture actualisée : comme texte de base, il choisit la dernière édition revue par l’auteur et donc l’édition in-4° de 1701 (face à la concurrence de l’in-12 de 1701 et l’in-4° de 1713), dernière édition revue par Boileau et première qu’il ait signée de son nom. Cependant, dans sa volonté de moderniser l’approche du texte de Boileau, l’éditeur bute sur la question des « habitudes » de lecture qui contribuent au sentiment de perfection attaché à l’œuvre de Boileau. Car la définition de cette expérience de lecture est essentielle à défaut de trouver un corpus de textes fixé ainsi qu’un protocole éditorial invariablement nécessaire. Si chacune des éditions précédemment évoquées adjoint au texte de Boileau des listes et des tables, c’est parce qu’il est indispensable de compenser, par un apparat critique conséquent, l’instabilité du corpus bolévien. Ce dernier, on l’a vu, s’est accru avec les éditions, et l’inflation n’a pas toujours pris le tour rassurant d’une édition en recueil, certaines pièces paraissant de manière isolée, d’autres venant s’ajouter à la suite des Œuvres diverses à la faveur des diverses - précisément - rééditions qui jalonnent la carrière de Boileau. Il est notamment remarquable que les éditeurs, chacun à son tour, discutent, corrigent, remettent en doute, certes l’authenticité de certains textes (dont le Chapelain décoiffé par exemple) mais surtout l’ordre des pièces qui fait débat. Or Boudhors souligne que le strict scrupule méthodologique de restitution du texte bolévien comme texte aurait dû le conduire à adopter, dans la présentation des pièces, « l’ordre strictement chronologique 26 ». Il cite à ce propos l’exemple de Ch.-M. Des Granges qui, dans son édition de 1914 chez Hatier, a été le premier à oser « s’écarter de la tradition éditoriale dont l’origine remonte, il faut le reconnaître, à Boileau et à son explicite volonté. Car c’est précisément en 1701 qu’il a fait un bloc de ses onze Satires, un bloc de ses douze Épîtres, un bloc de toutes ses poésies, un bloc de toutes ses proses 27 ». Boudhors, quant à lui, s’abstient de « déconcerter les habitudes du “Public” systématiquement » tout en affirmant : « Je crois fermement que cet ordre artificiel et didactique n’a pas facilité le contact animé, entraînant, du lecteur avec l’auteur. 28 » Antoine Adam, malgré son ambition de procurer une édition permettant de retrouver l’état des satires « avant la première édition contrôlée par l’auteur, lorsqu’elles sont « œuvres de combat » et pas encore « œuvres d’art », se montre 254 Delphine Reguig <?page no="254"?> 29 Les Premières Satires de Boileau, I-IX, op. cit., Avant-propos, p. 9. 30 Ibid., p. 11. 31 Ibidem. 32 Œuvres complètes de Boileau, éd. cit., p. 855. pris dans la même problématique éditoriale en 1941 29 . Alors qu’il annonce vouloir suivre un ordre nouveau, historique (avec des choix discutables), fidèle au manuscrit d’un recueil conservé à l’Arsenal, l’éditeur souligne « l’inconvénient d’une édition trop différente des éditions antérieures » qui serait « pour le lecteur, d’un maniement difficile 30 ». Comme si, après des siècles de sédimentation éditoriale, il fallait renoncer à l’œuvre attestée pour pouvoir continuer à lire Boileau. « Du moins le lecteur pourra-t-il toujours retrouver dans notre édition le texte définitif auquel il est habitué 31 », assure Adam qui instaure un système de concordance entre « les vers de la vulgate » et ceux du texte qu’il présente pour pallier la difficulté. Le retour du vocabulaire religieux est éloquent : les satires originelles sont assimilées à un texte fondateur qui fait foi mais dont on ne pourrait pourtant plus restituer la réalité, devenue illisible sous la représentation construite. L’examen de la place du Discours sur la Satire dans les différents dispositifs éditoriaux est révélateur de ce paradoxe puisque la manipulation de cette pièce, visiblement stratégique, modifie la perspective éditoriale selon sa situation dans le recueil. On a vu à quel point Boileau, de son vivant, soignait le paratexte des éditions qu’il procurait : la solidarité entre ses textes et leur discours d’escorte est d’ailleurs sentie par tous ses éditeurs successifs qui reproduisent ce paratexte parfois comme un corpus en lui-même. À partir du noyau initial des Satires immédiatement accompagné du Discours au Roi, lui-même parfois assimilé à un texte satirique, l’œuvre s’étoile et rythme ce développement d’ajouts de pièces métatextuelles dont le Discours sur la satire est exemplaire. Le texte se joint à la Satire IX, éditée séparément en 1668. Il s’agit d’une réponse défensive aux attaques virulentes que suscita la publication du premier recueil des Satires et notamment à la Critique désintéressée sur les Satires du temps de Cotin. Le couple Satire IX-Discours sur la Satire est précédé d’un avis du « Libraire au Lecteur » qui reconduit le scénario de 1666 : Il y a déjà du temps qu’elle est faite : l’Auteur s’était en quelque sorte résolu de ne la jamais publier. Il voulait bien épargner ce chagrin aux Auteurs qui s’en pourront choquer. […] Mais une copie de cette Satire étant tombée, par une fatalité inévitable, entre les mains des Libraires, ils ont réduit l’Auteur à recevoir encore la loi d’eux. C’est donc à moi qu’il a confié l’original de sa pièce, et il l’a accompagné d’un petit Discours en prose, où il justifie par l’autorité des Poètes anciens et modernes la liberté qu’il s’est donnée dans ses Satires. 32 Dans les éditions suivantes, jusqu’en 1685, le Discours sur la Satire conserve sa place après la Satire IX et clôt la série des Satires sur le ton du plaidoyer pro domo avant la série des épîtres. Mais en 1694, Boileau déplace le texte pour le mettre en tête d’une série hétéroclite d’œuvres en prose - avant de le décaler encore ultérieurement pour le rétrograder à la deuxième place de cette série de textes identifiée par un critère formel très lâche. Ce choix affectant un texte essentiel à la poétique bolévienne se comprend à la lumière de l’avertissement des Œuvres diverses de 1694 qui fait suite à une préface où Boileau atténue les critiques formulées à l’égard des auteurs « nichés » dans les vers des Satires en 1666 ; le poète renchérit sur la question mais, poussé par les circonstances, réoriente le propos dans un sens satirique : 255 De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens <?page no="255"?> 33 Œuvres diverses, op. cit., Paris, Barbin, Avis au lecteur, n.p. 34 Œuvres complètes de Boileau, éd. Boudhors, Avant-propos, p. L X V . J’ai laissé ici la même Préface qui était dans les deux éditions précédentes : à cause de la justice que j’y rends à beaucoup d’Auteurs que j’ai attaqués. Je croyais avoir assez fait connaître par cette démarche, où personne ne m’obligeait, que ce n’est point un esprit de malignité qui m’a fait écrire contre ces Auteurs ; et que j’ai été plutôt sincère à leur égard, que médisant. Monsieur P. néanmoins n’en a pas jugé de la sorte. Ce galant Homme, au bout de vingt-cinq ans qu’il y a que mes Satires ont été imprimées la première fois, est venu tout à coup, et dans le temps qu’il se disait de mes Amis, réveiller des querelles entièrement oubliées, et me faire sur mes Ouvrages un procès que mes Ennemis ne me faisaient plus. Il a compté pour rien les bonnes raisons que j’ai mises en rimes, pour montrer qu’il n’y a point de médisance à se moquer des méchants écrits ; et sans prendre la peine de réfuter ces raisons, a jugé à propos de me traiter dans un Livre, en termes assez peu obscurs, de Médisant, d’Envieux, de Calomniateur, d’Homme qui n’a songé qu’à établir sa réputation sur la ruine de celle des autres. Et cela fondé principalement sur ce que j’ai dit dans mes Satires, que Chapelain avait fait des vers durs, et qu’on était à l’aise aux sermons de l’Abbé Cotin. 33 Boileau n’a fait que changer de cible en visant cette fois Charles Perrault qui, au tome III du Parallèle des Anciens et des Modernes paru en 1692, s’en prend longuement à la pratique satirique du sieur D***. Manifestement, en déplaçant le Discours sur la Satire, Boileau prend acte de la substitution d’une querelle à l’autre et du changement d’époque qui fait place à la Querelle des Anciens et des Modernes en laquelle se métamorphose l’ancienne Querelle des Satires. Le Discours sur la Satire, détaché de l’unité qu’il constituait avec la Satire IX, vient donc rejoindre et renforcer la série des neuf premières Réflexions critiques sur Longin publiées pour la première fois dans les Œuvres diverses de 1694. Cette publication inédite, où Boileau polémique ouvertement contre Perrault, s’adjoint donc la force du premier Discours : le tome II de l’édition de 1694 gagne ainsi en cohérence en rassemblant et en amplifiant le propos polémique de Boileau. Par la suite, toutes les éditions reproduiront religieusement ce choix dicté par les circonstances comme s’il était le fruit d’une nécessité poétique absolue. En 1713, les éditeurs des Œuvres de Nicolas Boileau Despréaux, s’ils adoptent un plan assez curieux et sans doute publicitaire - en ouvrant l’ensemble sur la persécution de la Satire XII par les menées jésuites et sur le Discours de l’auteur pour servir d’Apologie à la Satire XII sur l’Équivoque -, rejettent bien le Discours sur la Satire parmi la section des « Œuvres en prose ». Brossette, de même, fait apparaître le Discours sur la satire dans un tome II rassemblant, entre autres, la traduction du Traité du sublime de Longin et les Réflexions critiques. Il faut attendre Boudhors pour que le Discours sur la satire retrouve sa place originelle. L’éditeur présente son choix comme la seule entorse qu’il se soit permise à l’égard des habitudes de lecture : « Le Discours sur la Satire, renvoyé par Boileau lui-même au tardif défilé des Œuvres en prose, perd ainsi sa couleur, son sel et son sens. En la replaçant à sa date et la rendant à son rôle on restitue son caractère vrai à cette Satire en prose. 34 » La pertinence de l’éditeur est ici remarquable : elle rend à la satire son actualité et sa force poétique en limitant les effets d’une instrumentalisation circonstancielle. Elle ne peut le faire que parce qu’elle détache enfin le geste de l’éditeur de celui de l’auteur ; elle restitue une possible lecture du texte libérée du mythe de l’autorité de son auteur comme de celui de l’achèvement de l’œuvre à laquelle le texte pourrait appartenir. 256 Delphine Reguig <?page no="256"?> 35 Ibid., p. 3. En compensant, par une série de gestes éditoriaux forts, l’instabilité du corpus textuel agrégé autour du noyau des Satires, Boileau a préservé sa liberté transgressive originelle tout en s’arrogeant une ferme souveraineté sur un corpus qui pouvait se « diversifier » et demeurer parfaitement identifié dans un effet de clôture. Sa postérité, instituée en héritière, a longtemps suivi cette stratégie d’assimilation de la démarche éditoriale à celle du poète dont la force d’attraction impliquait un mimétisme fasciné. Ainsi s’est durcie la rigidité d’une lecture close d’un corpus pourtant ouvert, le fétichisme de la liste exhaustive se substituant à l’authenticité du contact vivant avec l’œuvre comme texte. « Parlons maintenant de mon édition nouvelle 35 » : il est temps sans doute de nous distancier de la déclaration de Boileau dans la préface de 1701. Dans le cas de Boileau, la philologie est plus que jamais fille de la distance à l’égard de toute tentation d’identification. Défaire le possessif, détacher l’éditeur de l’édité, constitue aujourd’hui un défi certain pour parler maintenant d’une édition de Boileau, en usant d’un génitif objectif et non plus subjectif. Oserons-nous nous libérer de Boileau ? 257 De la transgression au contrôle éditorial : les imaginaires philologiques boléviens <?page no="258"?> 1 Renati Rapini Societatis Jesu Hortorum libri IV (in-4°, 1665 ; in-12°, 1666), Renati Rapini Societ. Jesu Carminum t. I-II (in-12°, 1681). Stratégies éditoriales d’une contre-réforme épistémologique : la publication des œuvres savantes du P. Rapin (1668-1684) Jérôme L E C O M P T E Sorbonne nouvelle - Paris 3 Parmi les œuvres poétiques du P. Rapin, les plus importants recueils comportent un frontispice gravé où figurent le titre et le nom l’auteur, son portrait en médaillon, ainsi que le blason de son protecteur, Guillaume de Lamoignon 1 : <?page no="259"?> Renati Rapini Hortorum libri IV, cum disputatione de cultura hortensi. Parisiis : e typographia regia, 1665 [BmL 158285] Mais les œuvres critiques surprennent par leur sobriété. De 1668 à 1684, Rapin couvre tout le champ de l’épistémè sous le nom des belles-lettres ; dans un volume in-4° sans nom d’auteur, et sans autre ornement que des vignettes des fleurons, il réunit des parallèles sur les anciens auxquels répondent des réflexions sur la poésie, l’éloquence, la philosophie et l’histoire. 260 Jérôme Lecompte <?page no="260"?> 2 Les œuvres de Rapin sont citées d’après l’éd. 1684 décrite infra : CHV (Comparaison d’Homère et de Virgile), CDC (Comparaison de Démosthène et de Cicéron), CTTL (Comparaison de Thucydide et de Tite-Live), CPA (Comparaison de Platon et d’Aristote), RUE (Réflexions sur l’usage de l’éloquence), RP (Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, éd. P. Thouvenin, Champion, 2011), IH (Instructions pour l’histoire, éd. B. Guion, Traités sur l’histoire (1638-1677), G. Ferreyrolles (dir.), Paris, Champion, 2013), RPh (Réflexions sur la philosophie). 3 Voir RPh, p. 374-375, et J. Lecompte, L’Assemblée du monde. Rhétorique et philosophie dans la pensée de René Rapin, Paris, Champion, 2015, p. 68-71. 4 S. Icard, « Jansénius lecteur de saint Augustin. Autour des cinq propositions condamnées », Annuaire de l’École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses, n° 120, 2013, p. 187-192 (en ligne : http: / / asr.revues.org/ 1173). 5 Bussy-Rabutin, Lettres, Paris, Delaulne, 1697, t. III, lettre CCXXII, de Madame de Sc[udéry] au comte de Bussy, Paris, 27 juin 1671, p. 411-413. 6 La correspondance de Rapin avec Bussy-Rabutin est citée d’après l’édition C. Rouben, Paris, Nizet, 1983 (orthographe modernisée). La correspondance de Rapin avec Huet est conservée à la Biblioteca Medicea Laurenziana de Florence (voir L’Assemblée du monde, op. cit., p. 158, 308, 312, 468, et p. 277-279 sur la querelle du Fiat lux). 7 Lettre de Rapin à Huet, n° 118, s.l.s.d., Biblioteca Medicea Laurenziana, fonds Ashburnham 1866, carteggio Huet, ins. 2112. L’ouvrage n’a pu être identifié. Le statut auctorial s’accompagne de réserves qui répondent à une règle de dissimulation honnête ; l’entreprise savante ne s’appuie pas seulement sur un ethos modeste, elle érige la modestie en vertu épistémique. Dans L’Assemblée du monde. Rhétorique et philosophie dans la pensée de René Rapin (2015), nous avons étudié ce versant intellectuel de la stratégie dans les œuvres critiques 2 . Nous les aborderons ici à partir d’indices matériels en privilégiant le recueil de 1684, les ouvrages sur l’histoire, et enfin les traductions anglaises. Les choix de leur diffusion relèvent-ils d’une seule stratégie éditoriale ? Le goût du siècle L’entreprise critique achevée en 1684 met en œuvre une véritable contre-réformeépistémologique. Selon le jésuite, en effet, la nouveauté de Descartes a été bien accueillie au Danemark et en Suède parce qu’on y est calviniste 3 ; l’homme n’agirait alors que « par l’impulsion du Créateur », selon une nécessité qui restreindrait le libre-arbitre 4 et justifierait une capacité critique non plus collective mais individuelle. Autrement dit, la tradition et le consentement unanime ne suffiraient plus à faire valoir une opinion. Rapin cherche à maintenir un édifice épistémologique menacé. Réputé pour sa conversation 5 , ce jésuite mondain défend la place centrale de l’éloquence dans l’épistémè en réactivant une urbanité cicéronienne. Son style ferme et poli apparaît comme l’un des modèles de l’atticisme classique. Il adresse à l’honnête homme une série de synthèses érudites qui donnent à relire les anciens pour approfondir le sillon de la mémoire et assurer une continuité entre savoir scolaire et connaissance mondaine. Quoique Rapin n’adopte pas le genre du dialogue, comme Bouhours, il utilise les avis de ses amis, comme on le sait par sa correspondance avec Bussy-Rabutin et avec Huet 6 . À celui-ci, il demande de lui renvoyer au plus vite un ouvrage qu’il doit laisser à l’imprimeur avant de partir prendre les eaux à Vichy : « Si vous aviez trouvé quelque chose d’essentiel à corriger nécessairement il est encore temps d’y remédier par un carton ou dans l’errata. Mais remettons la bienséance à une autre édition […] 7 . » Rapin préfère publier vite, et 261 Stratégies éditoriales d’une contre-réforme épistémologique <?page no="261"?> 8 Voir L’Assemblée du monde, op. cit., p. 308. L’achevé d’imprimer des RP est daté du 29 novembre 1673, celui de l’Art poétique de Boileau du 10 juillet 1674. 9 Discours académique sur la comparaison entre Virgile et Homère, prononcé le XIX août 1667, Paris, Jolly, 1668, in-4°. 10 RP, p. 332. 11 CHV, Paris, C. Barbin, [1674], [- iij v°]. Ce texte est conforme pour l’essentiel à l’édition 1669 ; les modifications apportées au style et à la ponctuation pour améliorer le rythme de la phrase nous font préférer cette version. 12 L’avertissement comporte à ce titre une réflexion éclairante : « pour ne pas me faire honneur d’une fausse modestie, en supprimant mon nom, j’avoue que c’est un peu par vanité que je me cache : car je suis trop fier pour me montrer, connaissant, comme je fais, que dans un siècle aussi éclairé, et aussi critique qu’est le nôtre, on s’humilie dès qu’on se déclare auteur. En effet, la rigueur est si grande, qu’il n’y a point de mérite, quelque établi qu’il soit, qui s’en sauve ; et il semble qu’il y ait de la présomption à se commettre ouvertement au jugement du public, qui devient de jour en jour plus délicat, et dans un temps où la censure ne fait de grâce à personne » (IH, p. 585). remanier au besoin, ce que confirme le rythme des éditions : pour huit œuvres critiques, on en dénombre quatorze entre 1668 et 1681. Si les corrections de style, rectifications, nouvelles remarques l’emportent largement sur les suppressions, le plan ne varie jamais. Dans la seconde édition des Instructions pour l’histoire, Rapin ajoute ainsi des références aux œuvres de Jules César et de Velleius Paterculus, preuves d’une lecture récente. Mais il paraît souvent pressé par les circonstances. Une lettre à Huet nous apprend qu’il a voulu hâter la parution des Réflexions sur la poétique, « pour prévenir » l’Art poétique de Boileau, mais, hélas, il a confié la relecture des épreuves « à des gens qui ne furent pas exacts 8 », ce qui en expliquerait les erreurs… La première édition de la Comparaison d’Homère et de Virgile est parue sans son aveu, mais pendant son séjour à Rome, si l’on en croit l’épître anonyme, que terminent les mots « Votre très humble, et très obéissant serviteur 9 ». Par la suite, cette formule topique vient clore les épîtres paraphées par les initiales fautives « R. I » puis « R. J. », mais on la retrouve à l’identique dans l’épître au Dauphin des Réflexions sur la poétique de 1674, où le courtisan affiche son humilité : « souffrez que je me cache 10 ». Pour en revenir à la Comparaison, les éditions suivantes rétablissent l’anonymat : mentionné dans le privilège complet en date du 20 janvier 1668, le nom de Rapin n’apparaît plus dans les extraits des éditions Jolly, 1669 et Barbin, 1674 (faussement 1664). Cette stratégie de la discrétion va de pair avec la modestie de l’érudit mondain : Et j’avoue qu’après l’avoir revu avec assez d’application, je ne puis vous le présenter qu’avec cette timidité, qui m’est, vous savez, si ordinaire, à dire mes sentiments, et que je n’ai pu encore surmonter : ni je n’ai pu même m’accoutumer à cet air affirmatif, qui règne en ce siècle, le plus hardi à décider, qui fut jamais : où les esprits les plus superficiels, sont ceux qui montent sur le tribunal avec plus d’autorité, et qui jugent le plus souverainement de toutes choses. 11 Une réputation de modestie dans le monde empêche-t-elle de publier ? Il semble que le voyage d’Italie fournisse l’occasion de répondre à ce cas moral. Or le rythme rapide de publication des œuvres savantes et le nombre d’éditions revues et augmentées accréditent un certain succès 12 . Sans être un vulgarisateur, Rapin vise le public mondain, dans lequel se répand la vogue du cartésianisme. Et il lutte avec les armes propres à lui plaire. Remarquable par sa netteté et son élégance, sa prose évite le pédantisme par l’unité et la simplicité de sa terminologie ; 262 Jérôme Lecompte <?page no="262"?> 13 CTTL, « Avertissement », p. 84-85. 14 IH, « Dessein de l’ouvrage », p. 587. 15 « Dessein de cet ouvrage », éd. 1684, p. VII. 16 Ibidem. 17 Bussy-Rabutin, Correspondance, éd. cit., lettre 2, à Rapin, 23 août 1671, p. 45. 18 Ibid., à Bussy, lettre 1, 24 juillet 1671, p. 44. À ce moment, Rapin pensait à une publication collective dès l’automne (lettre 3, 6 sept. 1671, p. 48). 19 Ibid., lettre 13, 13 août 1672, p. 65-66. les nombreuses manchettes en latin et grec sont souvent traduites ou paraphrasées ; enfin, il procure de petits in-12° synthétiques, bien loin des sommes érudites. C’est que, selon lui, il faut surtout donner à penser, comme il y insiste dans un avertissement, où il éreinte l’édition savante de Tite-Live procurée en 1665 par Gronovius : On ne trouvera point dans tous les secours qu’il fournit, pour l’intelligence de cet historien, ni dans tous ses autres commentateurs, une connaissance si exacte de son esprit, que celle que je donne en ce volume, tout petit qu’il est. Au moins je ne gâterai point le goût exquis, qu’on commence à avoir pour le bon sens, depuis que la raison s’est fait sentir aux savants, dans toute l’étendue de la solidité et de la délicatesse. 13 Rapin choisit donc de s’adresser à l’honnête homme, au lecteur de « bon sens », parce que c’est bien ainsi qu’il perçoit ce qu’il appelle « le goût du siècle 14 ». En réglant l’ethos par un juste tempérament entre la modestie et le ton décisif, il cherche à donner au lecteur l’assurance de sa liberté. C’est donc une rhétorique subtile, non pas ouverte, mais insensible, et qui cherche à modeler la culture classique sur fond d’urbanité. Rapin veut contribuer à la formation du goût en donnant au public les meilleurs modèles et les meilleurs préceptes. En 1684, le « Dessein de cet ouvrage » présente le recueil complet des œuvres comme « une espèce de méthode de devenir savant pour les gens de qualité, sans les obliger à descendre dans un détail trop mécanique de préceptes, et sans tomber dans les minuties de la construction et de la grammaire, qui est toujours désagréable aux gens d’un esprit déjà avancé 15 ». Il ne faut surtout pas rebuter : Rapin se souvient là d’un consul qui donna aux Romains le goût des arts en exposant des tableaux et des statues rapportés de Syracuse 16 . La constitution du projet éditorial Un compliment de Bussy confirme d’ailleurs cette intention, sinon sa réussite ; à la lecture d’un ouvrage de Rapin, il lui avoue en bonne politesse que Cicéron lui est apparu comme un honnête homme 17 . Nous savons par sa correspondance avec l’exilé qu’un recueil des trois comparaisons est envisagé en 1671 « pour faire dans un même volume, une Philosophie, une Rhétorique, une Poétique historique 18 ». Mais bientôt le projet s’accroît du double : J’ai fait trois comparaisons, la première d’Homère et de Virgile, la seconde de Démosthène et de Cicéron, la troisième de Platon et d’Aristote. J’ai envie de faire imprimer ces trois comparaisons ensemble avec des réflexions en forme de préceptes sur chacune, c’est-à-dire des réflexions sur l’usage de la philosophie et de la poésie de ce temps, comme celles que j’ai faites sur l’usage de l’éloquence. 19 263 Stratégies éditoriales d’une contre-réforme épistémologique <?page no="263"?> 20 RPh, 1676, - ij-[- ij v°]. 21 CDC, p. XVIII ; CHV p. 8 ; CTTL, p. 82 ; CPA, p. 169 ; RUE, [B I I ] ; RP, p. 81 ; RH, p. 180 ; RPh, p. 260. [René Rapin], Les Comparaisons des grands hommes de l’antiquité qui ont le plus excellé dans les belles-lettres, suivies par Les Réflexions sur l’éloquence, la poétique, l’histoire et la philosophie […]. Paris, François Muguet, 1684. © CESR-Université de Tours [SR 59A-1] Ce plan est suivi à la lettre, de sorte qu’en 1676 il passe pour accompli : « Voici le sixième volume des ouvrages, dont j’ai pris l’idée, dans ces conférences de savants, qui se tiennent chez vous toutes les semaines : et dont votre nom a été un des principaux ornements 20 . » Les rééditions puis l’ajout de réflexions et d’une comparaison sur l’histoire (1677 et 1681) ont retardé la constitution du recueil : Les Comparaisons des grands hommes de l’antiquité qui ont le plus excellé dans les belles-lettres, et Les Réflexions sur l’éloquence, la poétique, l’histoire et la philosophie, avec le jugement qu’on doit faire des auteurs qui se sont signalés, dans ces quatre parties des belles-lettres, Paris, François Muguet, Imprimeur du roi, et de M. l’Archevêque, rue de la Harpe, aux trois Rois, 1684. Particularités de l’édition 1684 On voit que le nom de l’auteur n’apparaît toujours pas sur la page de titre mais il apparaît désormais à la fin des épîtres 21 et dans les deux achevés d’imprimer. L’ordre choisi ne reproduit pas l’ordre de parution : l’éloquence et la philosophie encadrent maintenant la poétique et l’histoire. Les deux tomes comportent 407 et 406 pages, des tables des matières distinctes, et deux achevés d’imprimer respectivement en date du 1 er février et du 8 juillet 264 Jérôme Lecompte <?page no="264"?> 22 La page de titre du t. I et la préface font défaut, ce qui suggère une reliure postérieure. 23 L’Assemblée du monde, op. cit., p. 219. 1684. Ils ont pu être reliés séparément, comme en témoigne peut-être un rare exemplaire, celui de la bibliothèque de Lyon (A 492675) 22 , ce qui inciterait à penser que la décision de les réunir en un volume a été postérieure à l’impression. Le privilège remonte au 10 avril 1681 : il autorise à publier la Comparaison de Thucydide et de Tite-Live, le dernier des huit ouvrages, et à le réimprimer avec les autres, mais ne figure en entier que dans l’édition 1684 ; la Comparaison n’en comportait qu’un extrait, sans référence à un projet d’édition collective des œuvres. La pagination du premier tome comporte des anomalies. Composition hâtive ou hésita‐ tion dans l’ordre de succession ? Les tables apparaissent à une place incongrue, après les pièces liminaires de la Comparaison de Démosthène et de Cicéron : Contenu Signature des cahiers Pagination Dessein de cet ouvrage Page de titre de la Comparaison de Démosthène et de Cicéron Épître dédicatoire au cardinal de Buillon et avertissement de la Comparaison de Démosthène et de Cicéron Tables du tome premier -, ẽ, ĩ, õ (4 feuillets) i à x X V I I i Comparaison de Démosthène et de Cicéron A, B, C, D, E, F, G, H, I, début K (4 p.) 1-76 (76 p.) Comparaison d’Homère et de Vir‐ gile [fin K] (4 p.), A, B, C, D, E, F, G, H-H ij [v°] (4 p.) [1]-64 Comparaison de Thucydide et de Tite-Live [Hiij-] (4 p.), I, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, début V (6 p.) [65]-162 Comparaison de Platon et d’Aris‐ tote [fin V] (2 p.), X, Y, Z, Aa, Bb, Cc, Dd, Ee, Ff, Gg, Hh, Ii, Kk, Ll, Mm, Nn, Oo, Pp (5 p. + extrait du privilège) [163]-305 Le début en page 1 des deux premières Comparaisons nous avait amené à supposer une inversion de leur ordre au moment de la composition 23 . Mais le cahier K montre au contraire que l’ordre de succession traduit celui de la composition, et ce malgré la reprise anormale au cahier A pour la Comparaison d’Homère et de Virgile. En revanche, il apparaît que le premier ensemble de pièces, paginé en chiffres romains, a connu une composition postérieure à l’ensemble du tome, car les renvois des tables sont exacts, au point de reproduire l’anomalie constatée du redémarrage en page [1] pour la Comparaison d’Homère et de Virgile. Quand l’impression de l’ouvrage a débuté, Rapin n’avait donc achevé ni la composition du « Dessein de cet ouvrage », préface du recueil, ni la refonte de l’épître dédicatoire de la Comparaison de Démosthène et de Cicéron, ce qui permet de les dater de janvier 1684. 265 Stratégies éditoriales d’une contre-réforme épistémologique <?page no="265"?> 24 H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au X V I Ie siècle (1598-1701) [1969], Genève, Droz, 3 e éd., 1999, p. 341. Sur Sébastien Mabre-Cramoisy, son petit-fils, voir p. 422 et 715-717. 25 Sur Barbin, ibid., p. 710. 26 Voir supra la marque de l’imprimeur (fig. 2). 27 François Muguet est imprimeur ordinaire du roi en 1661, du diocèse de Paris en 1664, du Parlement vers 1683 ( J.-D. Mellot, É. Queval, Répertoire d’imprimeurs-libraires (v. 1500 - v. 1810), Paris, Bibliothèque nationale de France, 2004, n° 3696). 28 Georges Forestier, Jean Racine, Gallimard, 2006, p. 589. Le choix des imprimeurs On observe dans le choix des imprimeurs une partition assez nette. D’une part, l’œuvre poétique et religieuse est publiée chez l’un des libraires attitrés de la Compagnie 24 , Sébastien Cramoisy, avec un total de 28 éditions pour 17 ouvrages, en comptant ceux imprimés par son petit-fils Sébastien Mabre-Cramoisy et la veuve de celui-ci. D’autre part, l’œuvre critique paraît chez Thomas Jolly, de 1668 à 1670, puis Denis Thierry en 1670, et surtout Claude Barbin, de 1670 à 1679, et de 1671 à 1684 chez François Muguet, avec huit éditions dont cinq en privilège exclusif et trois en partage avec Barbin, d’où le chevauchement de dates. On peut voir là l’essor d’un auteur, qui passe d’imprimeurs assez ordinaires à celui des « gens de goût 25 » - c’est Barbin - mais qui se tourne à partir de 1671 vers François Muguet, imprimeur ordinaire du roi 26 . La répartition de l’œuvre chrétienne et de la production savante entre ces éditeurs doit tenir pour beaucoup à la spécialisation de leurs catalogues. Pourtant, Muguet ne publie pas d’ouvrages savants en français comparables à ceux de Rapin, et l’on retiendra cette séparation entre les ouvrages de piété et les synthèses érudites. Publier chez Barbin est un signe : ces œuvres reflètent le goût de l’époque. Mais publier chez Muguet en est un autre : le choix d’un éditeur doté d’une solide position institutionnelle évite d’apparaître comme trop mondain 27 . Mesures de prudence : l’édition des œuvres sur l’histoire Toutefois, les Réflexions sur l’histoire sont d’abord publiées en 1677 chez Mabre-Cramoisy sous le titre d’Instructions sur l’histoire, sans nom d’auteur ni épître dédicatoire. Dans cette œuvre de circonstance, tout semble fait pour brouiller les pistes : on se demande alors comment écrire l’histoire de Louis XIV. Nommé administrateur de la Caisse des conversions, Pellisson demeure historiographe, tandis que Racine et Boileau sont choisis pour être les historiens du roi à la fin de l’été 1677, ce que confirme une ordonnance royale de paiement du 11 septembre 28 . En l’absence d’achevé d’imprimer, il faut supposer que les Instructions surviennent à ce moment opportun ; le privilège est accordé le 22 juillet, puis registré le 11 août. Dans une lettre du 2 novembre, Rapin s’excuse de répondre avec retard à Bussy-Rabutin, qui avait directement reçu le livre de la part de Sébastien Mabre-Cramoisy. Il se défend pourtant d’en être l’auteur : Vous me faites une libéralité dans votre lettre que le public m’avait déjà faite d’un livre qu’il m’a attribué ; quoi qu’il en soit, l’auteur vous en doit être obligé quel qu’il soit, car vous lui faites bien de l’honneur. Je vous en remercie pour lui ; il vous demande du temps pour déclarer son secret. Il ne le peut faire présentement pour des raisons particulières d’en user ainsi ; il croit même qu’après 266 Jérôme Lecompte <?page no="266"?> 29 Bussy-Rabutin, Correspondance, éd. cit., lettre 64, de Rapin à Bussy, 2 novembre 1677, p. 151. 30 IH, p. 585. Voir supra, note 11. 31 Sur la modestie, voir L’Assemblée du monde. 32 IH, IX, p. 609-610. 33 IH, XXV, p. 657. 34 IH, XVII, p. 636. 35 Emmanuel Bury, « Racine historiographe : théorie et pratique de l’écriture historique », Racine et/ ou le classicisme, R. W. Tobin (dir.), Tübingen, G. Narr, 2001, p. 157. Voir G. Forestier, Jean Racine, op. cit., p. 596-597. la déclaration qu’il a faite dans sa préface, il ne serait pas sage de dire son nom. Vous ne devez pas trouver mauvais s’il en use de la sorte avec vous ; ce n’est pas manque de confiance, mais c’est une conduite qu’il est obligé de tenir, que vous lui pardonnerez quand vous saurez ce qui l’a obligé à cela. 29 L’énallage de bienséance lève le voile tout en contraignant à la discrétion. Dans son avis au lecteur, les marques de prudence et de modestie se multiplient : Ce ne sont point des lois que j’impose, n’ayant ni autorité, ni juridiction pour cela ; ce sont tout au plus de simples avis que chacun peut prendre comme il lui plaira ; et bien loin de prétendre donner des instructions à personne, par un titre qui paraîtra vain aux gens modestes, je voudrais qu’on crût que je fais état de recevoir des leçons de tout le monde. Car si je n’ai pas assez d’esprit pour être aussi exact que le demande un si important dessein, j’ai assez de jugement pour être timide, et pour me défier de moi. 30 Et « malheur à celui qui décide », ajoute-t-il. Sa position l’oblige : la modestie apparaît bien ici comme une vertu socio-épistémique, honnête retenue dans l’assertion, moyen de pondérer aussi certains avertissements 31 . Le premier d’entre eux touche au risque de la flatterie et à la difficulté de la vérité en histoire, « la plupart des historiens étant d’ordinaire des pensionnaires des cours 32 ». Deux autres endroits insistent sur la différence entre la poésie et l’histoire 33 . Retenons l’un d’eux, sur les passions : À la vérité elles ne demandent pas cette chaleur, qui doit les accompagner au théâtre : on doit leur donner un autre air ; car on ne les joue pas, on les raconte. Un historien peut passionner son discours, mais il ne doit pas se passionner lui-même. 34 La rhétorique des passions n’est pas la même ; Thucydide, Xénophon et surtout Tite-Live en fournissent les meilleurs modèles. Tout porte à croire que les Instructions ne sont pas restées lettre morte : après sa nomination, Racine procède à une lecture attentive des traités de Lucien de Samosate et Denys d’Halicarnasse que sollicitait Rapin. Sans doute y est-il invité, comme l’a souligné Emmanuel Bury, par ce soupçon que l’on trouve chez Mme de Sévigné et Bussy-Rabutin : « il est évident que les préceptes de Lucien prennent d’autant plus de poids sous la plume de Racine que celui-ci encourait, plus que tout autre, le risque de “poétiser” là où lui demandait une historia, au sens étymologique, c’est-à-dire une enquête véridique et de première main sur les hauts faits de la monarchie contemporaine » ; le modèle antique apparaissait donc des plus « judicieux 35 ». 267 Stratégies éditoriales d’une contre-réforme épistémologique <?page no="267"?> 36 IH, p. 676. Selon B. Guion, il faudrait aussi penser à Gabriel Daniel, qui publiera une Histoire de France à partir de 1696. Mais son premier livre, Le Voyage du monde de Descartes, n’a paru qu’en 1690 ; son « approbation » reste donc à venir. 37 G. Forestier, Jean Racine, op. cit., p. 591-596. 38 Le fonds Ashburnham conserve une copie de la demande de pension pour Huet adressée à Colbert par Rapin (ins. 2129), qui en donne plusieurs fois des nouvelles à l’intéressé (ins. 2075, 2079) ; il lui apprend ainsi qu’il a eu un troisième entretien avec le ministre à ce propos (ins. 2073), qu’il est enfin couché sur le registre des pensions (ins. 1999, 2002), et qu’il devrait en remercier le roi (ins. 2005). 39 CTTL, p. 75. Cependant, la dernière phrase du livre semble une allusion assez plausible à Racine et Boileau, peut-être ajoutée in extremis : « Il commence à paraître parmi nous des rayons d’espérance de quelque historien accompli, par l’approbation que le public donne à ceux qui écrivent aujourd’hui 36 . » Bussy pouvait encore penser à lui-même, mais le succès des deux poètes les désigne bien mieux au lecteur 37 . La prudence de Rapin ménageait ses relations, et peut-être avant tout Racine et Boileau. La Comparaison de Thucydide et de Tite-Live aurait probablement été publiée plus tôt sans la disparition de Guillaume de Lamoignon, car l’épître restera expressément datée du 16 septembre 1677. Pourquoi différer, et pourquoi dissimuler l’identité du dédicataire, révélée seulement en 1684 ? La modification intrigue : CTTL, épître dédicatoire 1681 1684, p. 69 Car, ce que je traite aujourd’hui de mystère, ne le sera peut-être pas demain : et quand le temps de parler sera venu, nous déclarerons qui vous êtes, sans choquer le public, qui s’offense de tout ce qui est extraordinaire. Car, ce que j’ai traité autrefois de mystère, ne doit pas l’être toujours : et puisque le temps de parler est venu, on peut déclarer qui vous êtes, sans choquer le public, qui s’offense de tout ce qui est extraordinaire. Quatrième épître des œuvres savantes à être dédiée à Lamoignon, elle est pourtant la seule à taire son identité. La mort de Colbert, grand adversaire du Premier président, suffit-elle à expliquer la prudence de ce nouveau dispositif ? Rapin a été en relation avec le ministre, obtenant de lui une pension pour Huet 38 . Cette nouvelle épître n’est rien d’autre qu’un modèle de panégyrique. Et les tensions se multiplient. Certes, l’identification d’un grand serviteur de l’État, fidèle à la couronne jusque dans la Fronde 39 n’était pas une énigme difficile. Mais rendre ce nom public devenait un acte politique. Soulignons enfin le paradoxe qui amène Rapin à placer en tête du parallèle de Thucydide et Tite-Live un panégyrique de Lamoignon pour la postérité, après avoir dûment marqué la différence entre l’éloge et l’histoire dans les Instructions. La diffusion des œuvres critiques en Angleterre Mort en 1687, Rapin n’a contrôlé aucune des rééditions de ses œuvres critiques. On en compte quatre en français, de 1686 à 1725, à Paris, Amsterdam, La Haye. Ce sont des copies in-12 de l’édition 1684, sans préface ni appareil critique. Plus intéressantes en revanche sont les éditions anglaises : douze éditions séparées ont été publiées à Oxford et 268 Jérôme Lecompte <?page no="268"?> 40 J. Dryden, The State of Innocence, and Fall of Man : An Opera, London, T. N., 1677, p. [b 2 v°]. 41 Gilles Declercq, « La rhétorique classique entre évidence et sublime (1650-1675) », Marc Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), PUF, 1990, p. 659-660. 42 Édité de 1699 à 1756, le livre de Baker paraît en 1714 à Paris sous le titre Traité de l’incertitude des sciences. L’auteur possédait une sinon deux éditions des œuvres de Rapin (L’Assemblée du monde, op. cit., p. 426). à Londres entre 1672 et 1694, dont huit du vivant de l’auteur, auxquelles s’ajoute en 1706 une édition des œuvres complètes, dans une traduction presque entièrement nouvelle, qui sera réimprimée en 1716 et 1731. La réputation croissante de Rapin outre-Manche est couronnée dès 1674 par la traduction de ses Réflexions sur la Poétique, la cinquième en date de ses œuvres critiques, mais elle est immédiate, et son nom apparaît sur la page de titre, ce qui n’était pas le cas en France. Il devient alors le critique français majeur : en 1677, dans la préface d’un livret d’opéra, John Dryden associe Rapin à Boileau, mais le premier est « alone sufficient » pour enseigner les règles de l’écriture 40 . C’est ce qui explique la traduction systématique des œuvres dès leur publication, puis leur retraduction. Mais pas seulement, car en 1706, la préface de Basil Kennett s’inscrit dans la lignée de la Royal Society, et en particulier de son histoire, publiée par Thomas Sprat en 1667. Gilles Declercq a montré que ce dernier s’inspirait de Pellisson : la Royal Society veut rivaliser avec les académies françaises et italiennes, d’où les « professions de foi nationalistes » de son livre 41 . On trouve donc dans cette préface les éloges de Boyle, Locke, Newton, mais aussi de Thomas Baker et de ses Reflections upon learning 42 . Or Baker autorise sa réfutation sceptique en citant une anecdote sur Descartes rapportée par Rapin : à son tour il met en garde contre une confiance excessive dans la physique newtonienne. Comme Rapin, il montre ainsi que la science ne doit pas être détachée de la religion. Il y a donc lieu de s’interroger sur l’influence de Rapin sur la philosophie anglaise et sur la philosophie écossaise du sens commun, à partir d’une convergence autour d’une conception civile de la science. Dès la deuxième édition de la Comparaison d’Homère et de Virgile, il apparaît que la stratégie de publication des œuvres critiques repose sur une dissimulation honnête. Cette négociation de l’autorité du jésuite façonne l’ethos modeste pour accroître le poids du discours érudit tout en donnant les meilleurs gages d’une probité mondaine : nous l’avons reliée à une contre-réforme épistémologique. Mais la notoriété croissante de Rapin la complique. En effet, plus il en vient à passer pour l’arbitre des lettres, au fil des œuvres, et plus il se cache, non sans les publier à un rythme soutenu ni les reprendre inlassablement. Si les œuvres sur l’histoire confirment cette stratégie de publication / dissimulation, les intérêts politiques entrevus dans ces pages montrent que des enjeux supplémentaires peuvent la justifier. Hugh M. Davidson estimait en 1965 que Rapin avait réalisé ce que l’Académie française avait projeté de faire à sa création. De fait, le jésuite donne les règles pour apprécier et pour écrire dans tous les domaines des belles-lettres. Mais les enjeux épistémologiques dépassent ce cadre, comme le suggèrent les traductions anglaises. Derrière l’enjeu nationaliste, la civilité apparaît nécessaire : pas d’esprit de géométrie sans esprit de finesse. Rapin est donc bien comme ce consul qui a rapporté des tableaux et des statues de Syracuse pour habituer 269 Stratégies éditoriales d’une contre-réforme épistémologique <?page no="269"?> les Romains à l’art grec. Sans forcer son lecteur, il souhaite former le goût en se fondant sur celui du siècle pour le bon sens. Il ne conçoit pas la raison comme un pur logos, sans l’ethos ni le pathos : son jugement s’enracine dans le goût. 270 Jérôme Lecompte <?page no="270"?> 1 « Madame », Le Mercure Galant, tome I, janvier-avril, 1672, p. 13. 2 Les études portant sur le premier Mercure galant de Donneau de Visé sont aujourd’hui assez nombreuses. Depuis les travaux fondateurs de Monique Vincent qui a produit un ouvrage généraliste et un premier inventaire thématique pour débroussailler l’entreprise du polygraphe De Visé (Le Mercure galant. Présentation de la première revue féminine d’information et de culture 1672-1710, Paris, Champion, 2005 ; Mercure Galant. Extraordinaire, Affaires du temps. Table analytique contenant l’inventaire de tous les articles publiés (1672-1710), Paris, Champion, 1998), une production d’articles assez régulière témoigne de l’intérêt de ce mensuel pour l’histoire des arts (littérature, arts visuels, musique et théâtre) et des pratiques médiatiques émergentes. À titre indicatif, mentionnons le numéro de revue consacré à la recherche actuelle sur le périodique et dirigé par Anne Piéjus et Déborah Blocker, Auctorialité, voix et publics dans le Mercure galant. Lire et interpréter l’écriture de presse à l’époque moderne, X V I Ie siècle, n° 270, 2016, et quelques articles dont je suis l’auteure : « Commerces et auctorialités dans les Extraordinaires du Mercure galant (1678-1680) », Auctorialité, voix et publics, op. cit., p. 81-96 ; « La critique des arts dans le Mercure galant de Donneau de Visé (1672-1710) : lorsque la galanterie rencontre les exigences d’une politique culturelle », La Médiatisation du littéraire dans l’Europe des X V I Ie et X V I I Ie siècles, Florence Boulerie, Charles Mazouer (dir), Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Biblio 17 », 2013, p. 131-141. Les figures du critique dans la presse périodique littéraire : le cas du Mercure galant (1672-1721) Sara H A R V E Y The University of Victoria, British Columbia Les différents Mercure galant apparaissent comme une entreprise éditoriale fondée, dès l’origine en 1672, sur une triple singularité : proposer des « mémoires aux curieux 1 » devant satisfaire la pluralité des intérêts du public, servir de plate-forme éditoriale à des productions littéraires d’actualités et commenter divers aspects de la vie parisienne 2 . Oscillant entre presse d’information générale, support de publication et œuvre critique, les Mercure galant apparaissent à la fois comme une pratique d’écriture et une activité éditoriale. Aussi les directeurs doivent-ils non seulement défendre leur position, préciser leurs intentions, décrire et détailler leur projet d’édition, ils doivent également dessiner la figure d’auteur qu’ils souhaitent incarner au sein du mensuel. Les nombreux avis et préfaces du fondateur, Donneau de Visé et de ses successeurs, Charles Du Fresny principalement, mais aussi Hardouin Le Fèvre du Fontenay, François Buchet, Louis Fuzelier et Antoine de la Roque portent témoignage de cette exigence qui consiste à défendre une figuration auctoriale liée à une pratique d’écriture émergente et, par conséquent, sans véritable modèle. Il s’agira dans cet article d’observer les postures d’auteur des deux premiers responsables du Mercure Galant entre 1672 et 1714 et de commenter l’orientation prise par les rédacteurs de la dernière vague des Mercure, celle allant de 1714 à 1724, période pendant laquelle le <?page no="271"?> 3 Le Mercure de France cesse de paraître en 1825, mais en 1890, une revue littéraire d’avant-garde reprend cet intitulé. Une maison d’édition est rapidement fondée autour du fonds de ce nouveau Mercure. La maison d’édition existe toujours et fait partie des éditions Gallimard. 4 Notez que Donneau de Visé va interrompre son entreprise de 1674 à 1677 et que les premiers tomes sont trimestriels. 5 Sur Donneau de Visé voir Christophe Schuwey, Un entrepreneur des lettres. Donneau de Visé, du Cocu imaginaire au Mercure galant (1660-1678) Paris, Garnier, 2020. 6 Nous avons discuté de cet argument précédemment. Voir, « Le Paris galant de Donneau de Visé : modèle urbain et politique louis-quatorzienne dans le Mercure galant (1672-1678) », LesHistoires de Paris, Thierry Belleguic et Laurent Turcot (dir.), Actes du colloque tenu à Québec du 22 au 25 septembre 2010, Paris, Hermann, 2012, p. 317-329. mensuel prend durablement le titre de Mercure de France 3 et dernière étape d’une rupture de filiation avec l’entreprise fondatrice de Donneau de Visé. La manière dont les auteurs vont négocier avec la logique médiatique du périodique va servir de balise à notre réflexion et permettre d’interroger la construction des représentations de la figure du journaliste en régime monarchique : celui-ci impose-t-il une attitude spécifique concernant à la fois l’engagement de la figure de l’auteur au sein d’une entreprise à vocation publique ? Le modèle politique empêche-t-il l'émergence d’une autorité critique assumée comme telle au sein de la presse périodique ? Donneau de Visé : portrait d’un laudateur professionnel L’on associe généralement l’histoire du Mercure galant à Donneau de Visé en raison du fait qu’il en est le fondateur et qu’il en assure la direction pendant près de 35 ans (1672-1710) 4 . Infatigable et prolifique, Donneau De Visé 5 impose durablement sa signature à un tel point que sa présence détermine le positionnement de ses successeurs et la manière dont ils vont légitimer leur position de rédacteurs. À la lecture des nombreuses préfaces et avis du fondateur, les normes de la galanterie en matière de contenu, de style et de ton apparaissent comme un enjeu constitutif pour légitimer l’entreprise périodique. Le rédacteur propose en effet un contenu sous le signe de la diversité, alliant le sérieux des nouvelles militaires et de l’actualité curiale, urbaine et académique à la légèreté des histoires, poésies et jeux galants. Il défend un style naturel et conversationnel, ce dont témoigne notamment la lettre familière, cadre fictionnel qui permet d’introduire et de lier les différentes sections du périodique qui ne suit pas la logique d’une lecture tabulaire et ne se divise pas encore en rubriques à cette époque. Enfin, Donneau de Visé valorise un ton élogieux et enjoué lorsqu’il donne son avis sur un événement, une personne ou une œuvre. La diversité de matière, la simplicité stylistique et le ton plaisant sont autant d’éléments qui doivent garantir l’accessibilité et le plaisir de la lecture du mensuel et l’adhésion du plus grand nombre. La figure naissante du journaliste littéraire paraît ainsi surdéterminée par l’intérêt personnel et la finalité pragmatique de l’entreprise éditoriale, laquelle repose sur la fidélité des lecteurs et les bénéfices qui en découlent. Or, cet enjeu commercial ne s’oppose pas à l’idéal symbolique de cette presse littéraire galante et répond à un impératif politique, puisque la finalité du mensuel telle qu’elle est défendue par Donneau de Visé participe à la mise en œuvre de la politique culturelle du règne de Louis XIV6 . L’objectif du polygraphe n’est pas de transmettre des informations et de partager du contenu avec objectivité et 272 Sara Harvey <?page no="272"?> 7 Comme l’explique Patrick Charaudeau, la stratégie de crédibilité en analyse du discours peut reposer sur une position d’engagement « ce qui amènera le sujet […] à opter (de façon plus moins consciente) pour une prise de position dans le choix des arguments et dans le choix des mots, ou par une modalisation évaluative apportée à son discours » (Dictionnaire d’analyse du discours, P. Charaudeau, D. Maingueneau (dir.), Paris, Seuil, 2002, p. 154). 8 Voir à ce sujet, Mathilde Bombart, « La production d’une légitimité littéraire. Classements et hiérar‐ chisation des auteurs dans la fiction allégorique critique (“La Nouvelle allégorique” de Furetière) », Littératures classiques « les minores », n° 31, automne 1997, p. 99-114 ; Delphine Denis, « Manière de critiquer : les fictions allégoriques », La Critique au présent. Émergence du commentaire sur les arts ( X V Ie - X V I I Ie siècle) et reflets d’actualité ( X X Ie siècle), Paris, Classiques Garnier, 2019 (sous presse) ; M. Fumaroli, « L’allégorie du Parnasse dans la Querelle des Anciens et des Modernes », dans Correspondances : mélanges offerts à Roger Duchêne, Tübingen, G. Narr, 1992, p. 523-534 ; A. Viala, Naissance de l’écrivain, Paris, Éditions de minuit, 1985. 9 « C’estoit un Prince qui menoit une vie fort retirée dans ses Terres du Chagrin. Son humeur critique qui ne luy laissoit presque estimer personne, fit croire à la Satyre qu’il se déclareroit contre la Loüange de son costé qui estoit fort persuadée que la severité de cet Arbitre ne l’empeschoit point d’estre équitable, consentit à le faire Juge absolu de son Diférend. » (Mercure galant, février 1678, p. 304) distance critique : il entend produire un discours de conviction à connotation politique. Le rédacteur doit poser les bases d’un discours consensuel qui touche l’identité et la confiance du lectorat. L’importance accordée à une réception fondée sur le plaisir et la proximité paraît ainsi défendre une « stratégie de crédibilité » fondée sur l’engagement 7 . Bien qu’il se réclame à plusieurs reprises de la figure de l’historien et du critique, Donneau de Visé suit une ligne éditoriale qui repose sans conteste sur le discours épidictique. Nous avons affaire à un panégyriste comme en témoigne « l’allégorie du Parnasse » qui paraît au moment de la reprise du périodique en 1678. Lorsqu’en 1678, le Mercure galant reprend après trois ans d’absence, un conflit allégo‐ rique est publié dans le second numéro, celui de février. Cette relation décrit le combat des troupes du général Satire contre celles du général Louange. Le choix de faire paraître une guerre allégorique à la reprise du périodique n’est pas anodin. Le conflit allégorique connaît en cette période une vogue importante et occupe une place de premier plan dans le processus d’institutionnalisation du littéraire 8 . L’allégorie de février 1678 joue sans surprise un rôle central en regard du positionnement singulier du Mercure galant et de la voix adoptée par le rédacteur principal. La troupe dirigée par le général Satire perd dès le premier combat ; le perdant cherche immédiatement à trouver un terrain d’entente et un arbitre est alors désigné : le duc Misanthrope choisi pour sa capacité à résoudre le conflit de manière impartiale en raison de son excentricité 9 . L’allégorie se termine ainsi par la parution de cinq articles rédigés par le duc Misanthrope. Le général Louange se voit attribuer deux pouvoirs indissociables de la presse littéraire telle que pratiquée par Donneau de Visé : Que la Loüange, comme tres-utile & necessaire à faire valoir les Armes, les Lettres, & les Beaux Arts, seroit remise dans tous ses droits, honneurs, privileges, & prérogatives, à condition qu’elle abandonneroit entierement le Party de la Flaterie, avec laquelle, directement ou indirectement, elle n’entretiendroit jamais aucune alliance. II Que le Fort de la Verité seroit mis au pouvoir de la Loüange, avec tout le Territoire qui en dépend, pour en joüir comme de son propre, sans que la Satyre y pust rien prétendre, parce qu’encor que la Satyre dist souvent des veritez, il ne devoit pas estre permis de découvrir tout le mal qu’elle 273 Les figures du critique dans la presse périodique littéraire : le cas du Mercure galant (1672-1721) <?page no="273"?> 10 Ibid., p. 306-307. 11 Sur cette question, voir les travaux anciens mais toujours pertinents de Jean Jehasse, La Renaissance de la critique : l’essor de l’Humanisme érudit, Saint Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1976 ; « Sens et emplois du mot critique au X V I Ie siècle », dans Guez de Balzac et le génie romain : 1597-1654, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1977 ; « Comment les français voyaient-ils la critique au X V I Ie siècle ? », Travaux récents sur le X V I Ie siècle, Actes du 8 e colloque du CMR 17, Marseille, 1979. Très récemment, Marie-Madeleine Fragonard a proposé une importante synthèse sur cette question : « Glissements de lexique, changements de pratiques », La Critique au présent. Émergence du commentaire sur les arts ( X V Ie - X V I I Ie siècle) et reflets d’actualité ( X X Ie siècle), Paris, Classiques Garnier, 2019. 12 Extraordinaire du Mercure galant, quartier de janvier 1678, Paris, Palais, p. 95-97. 13 Les quelques traités de ce dernier sont publiés dans le Mercure galant en 1678-1679 et semblent devoir légitimer les rubriques du journal : il est notamment responsable d’une lettre sur les énigmes, d’une sçavoit ; qu’elle pouvoit faire réflexion que cette liberté à dire les choses, servoit moins à y remedier qu’à les aigrir ; & qu’elle avoit naturellement assez d’Ennemis, sans qu’elle s’en fist encor par là de nouveaux. 10 Mise en relation avec l’utilité, la nécessité, la modération et la vérité, la louange apparaît comme un moyen de qualifier le type d’activité périodique qu’entend représenter le Mercure galant. La résolution du conflit permet en outre d’exposer que la vérité ne s’envisage pas en regard d’une neutralité garante de la crédibilité. Au contraire, elle est plutôt liée à la spécificité du discours, c’est-à-dire à l’expression et à la manière de dire. C’est bien le style qui s’impose au détriment du contenu. À travers cette narration allégorique, Donneau de Visé indique sans ambiguïté que le type de discours qu’il défend est celui de l’épidictique. Et la figure de l’auteur publiciste qui assume la responsabilité de ce discours n’est évidemment pas sans lien avec la promotion du pouvoir politique : la célébration des arts, des faits militaires et des personnes répond à un désir de créer, au sein du Mercure galant, un espace consensuel célébrant une vision du monde, des comportements et des valeurs partagées avec les lecteurs. Ceux-ci représentent moins une forme émergente d’opinion publique et critique qu’une société civile unifiée autour d’un projet général de glorification du pouvoir à travers l’histoire de l’actualité. C’est donc en toute logique que le conflit allégorique oppose à l’image du lecteur, juge et partie du projet de glorification, celle du censeur. Associé à une image archétypale circulant depuis l’émergence même du terme critique en français 11 , le censeur - à rapprocher du satiriste - joue le rôle de contre-modèle du critique tel qu’il est dessiné dans le périodique. Faisant figure de repoussoir, il n’a pas sa place au sein de l’espace social que constitue symboliquement le Mercure galant. Dans le premier Extraordinaire du Mercure galant en 1678, une lettre de lecteur oppose le censeur à un auteur au comportement généreux et plaisant, comportement qu’il articule à la question du style : Ce style obligeant qui engage, & qui plaist à ceux qui se trouvent marquez dans cette Histoire, est capable de faire plus de fruit dans le monde que les censures bilieuses & les virulentes Satires des autres qui irritent ceux qu’elles reprennent, & ne les corrigent presque jamais. 12 Un an plus tard, l’image du censeur est placée au cœur d’un essai sur la contestation. Publié par l’un des premiers et principaux collaborateurs de Donneau de Visé, l’abbé de Valt 13 , le 274 Sara Harvey <?page no="274"?> lettre sur la fiction, deux principales formes littéraires promues par le Mercure galant aux côtés des poésies de circonstance. 14 Extraordinaire du Mercure galant, quartier d’avril 1679, Paris, Palais, p. 112. texte fait l’apologie de l’esprit de modération et de mesure adopté dans le Mercure galant. Dans cet essai, l’apparition de la figure du censeur permet de comprendre comment se constitue la relation entre la concorde civile et le style : Ils (les censeurs) font consister leur plaisir à troubler mal à propos la tranquillité du commerce de la vie […]. Mais il n’y a rien qui découvre mieux ces Gens-là que leur stile, si neantmoins on peut juger qu’ils en ayent un, tant leurs manieres sont inégales. On n’y voit rien de reglé. C’est un amas d’expressions confuses, une abondance de paroles superfluës, un désordre mesme de confusions. C’est un mélange de bien & de mal, & une vraye image de ce Chaos, dont parle un Poëte, où l’on trouve de toutes choses, mais où toutes ces choses assemblées ne peuvent former aucune beauté. 14 Agitateur public, le censeur met en péril l’ordre civil tant son comportement est inadapté et grossier. Un style inapproprié au « commerce de la vie » risque de déstructurer l’ordre et la beauté du corps social. De Valt utilise l’image du Chaos et de la laideur qui naissent d’un assemblage et d’un usage disgracieux du discours. Il aborde par ailleurs la question de la recherche de la vérité qui constitue un des enjeux de fond de ce discours sur la contestation. De Valt borne le territoire du vrai à celui des savants et académiciens. Ainsi, seul le domaine de la science est en droit de subordonner au contenu du discours la dimension stylistique. C’est dire que seuls les scientifiques peuvent assumer la dimension critique du discours d’opposition sans risquer de fracturer l’ordre social. Entre le lecteur juge et partie qui agit comme un miroir de l’auteur et fondateur du périodique qu’est Donneau de Visé et le censeur qui en est le parfait opposé, la question de la représentativité de l’auctorialité critique dans la presse est posée sur le mode du « comment ». Déterminé par le style, le critique incarne un comportement et des valeurs qui contribuent à maintenir la cohésion sociale et politique. La figure du critique dans le Mercure galant ne s’apparente pas à celle du juge et ne s’élabore pas selon les critères du jugement (sentiments, observations, corrections, examens) : elle correspond plutôt à l’image du conciliateur, qui est gouverné par le discernement et la délicatesse. Pour reprendre des termes qui nous sont aujourd’hui familiers et sans, me semble-t-il, déformer l’idée du périodique, Donneau de Visé dessine l’image du stratège en communication et paraît faire coïncider le style avec une modalité d’existence sociale : un être dont le comportement reflète un idéal civil. Aux côtés du compilateur et de l’éditeur de contenus, le commentateur, tel qu’il se définit initialement dans le Mercure galant, occupe un rôle aussi central que problématique. L’auteur se présente comme un laudateur de profession. Il subordonne à la faculté de jugement, l’adoption d’un style réglé à l’image d’un comportement agréable et docile. S’esquisse ainsi un ethos exemplaire au service d’un système de valeurs adapté à la propagande de la monarchie louis-quatorzienne. Celle-ci repose sur une politique intérieure définissant une civilisation moralement et esthétiquement vouée à des plaisirs normatifs, inoffensifs et rassembleurs, et donc capables de fixer une image culturelle hors des frontières du royaume, mais aussi de contrebalancer la martialité de la politique extérieure. 275 Les figures du critique dans la presse périodique littéraire : le cas du Mercure galant (1672-1721) <?page no="275"?> 15 Mercure galantpar le sieur DU F*** Mois de Juin, Juillet & Aoust, Paris, Jollet, Ribou, Lamesle, 1710. 16 « Il faut pourtant caractériser une Preface, elle doit annoncer par son caractere celuy du Livre et de l’Autheur ; c’est ce qui me fait trembler » (« Preface », Mercure galant, éd. cit., 1710, n.p.). 17 Ibid., n.p. Du Fresny : produire avec enjouement une première rupture de filiation En juillet 1710, Donneau de Visé s’éteint à Paris. Le premier numéro du Mercure galant de Charles Du Fresny circule dès septembre et regroupe les mois de juin, juillet et août. Le nouveau directeur s’inscrit à première vue dans la continuité de son prédécesseur : la périodicité n’est pas rompue - le premier numéro couvre un trimestre - et le titre est conservé à l’identique. Le choix de Du Fresny paraît en outre motivé par la ressemblance professionnelle entre les deux personnalités littéraires puisqu’ils sont tous deux des poly‐ graphes de profession dont les pratiques d’écriture privilégient les nouvelles divertissantes et les comédies. Du Fresny possède un profil susceptible de répondre à l’une des ambitions fondatrices du Mercure galant qui est de proposer une diversité de nouvelles. Le privilège confirme que la publication de ce nouvel opus s’inscrit dans la continuité : Ayant choisi Nôtre tres-cher CHARLES DU FRESNY, Nôtre Valet de Chambre ordinaire ; pour continuer de faire le Recüeil, de plusieurs nouvelles, Relations et Histoires ; & le faire Imprimer sous le titre du Mercure galant. 15 Changement matériel notable cependant, la page couverture est modifiée : la gravure aux armes du Dauphin, Louis de France, et l’adresse à ce dernier sont supprimées pour être remplacées par une gravure de facture modeste représentant le dieu Mercure face à Cupidon. Premier indice d’une nouvelle orientation du périodique - ou à tout au moins d’un positionnement différent en regard du pouvoir central -, cette modification annonce un changement de ligne éditoriale liée à la position du nouveau directeur. Du Fresny va en effet défendre un Mercure plus littéraire, dimension qui se serait perdue au fil du temps au profit de la célébration ostentatoire de la vie politique et parisienne. La préface inaugurale témoigne ainsi d’une prise de distance vis-à-vis de ce que représentait Donneau de Visé en tant qu’autorité. C’est par l’élaboration d’un « paradoxe affecté » - l’expression est de Du Fresny lui-même - que s’exprime cette prise de distance. Ce paradoxe consiste à utiliser le discours préfaciel pour expliquer son refus d’écrire une préface d’auteur. Pièce liminaire « méta-préfacielle », ce texte décrit ainsi la situation de l’auteur au sein d’une pratique périodique. Du Fresny affirme d’abord que la préface traditionnelle sert à dessiner le caractère du livre et de l’auteur et qu’elle constitue à ce titre une importante prise de risque 16 . Il précise ensuite que sa nouvelle position de rédacteur du Mercure galant le contraint à se soumettre à cette exigence, mais que c’est en tant que responsable d’« une espece de charge publique 17 » qu’il doit satisfaire la volonté des lecteurs. Cette expression clef « de charge publique » détermine la prise de parole, mais aussi la fonction spécifique du responsable du périodique. La suite permet de distinguer Du Fresny-auteur, de Du Fresny-directeur du mensuel littéraire. Le premier, l’auteur, vient de publier et assume en son nom propre les Amusements sérieux et comiques dont il cite la préface dans laquelle il badine sur les convenances des préfaces et l’image de l’auteur, toujours artificielle et trompeuse, qui s’en dégage. Il affirme ensuite que l’originalité et la nouveauté qui sont des 276 Sara Harvey <?page no="276"?> 18 Ibid., n.p. 19 Ibid., p. 145. 20 Mercure galant Par le sieur Du F*** Mois de novembre 1710, Paris, Jollet, Ribou, Lamesle, p. 252-253. facteurs importants lorsqu’il écrit ses propres livres, ne peuvent régir l’écriture du Mercure galant. Il se propose par conséquent d’adopter une attitude différente dans le périodique, celle d’« un compilateur de bons ou de mauvais matériaux, tels que l’on les [lui] fournira. On ne doit attendre de [lui] que le choix et l’arrangement 18 ». Il ajoute que l’adoption de cette position de retrait est une question de « bon sens ». Cette expression fait référence au jugement et à la raison et participe d’une série d’expressions similaires dont se sert Du Fresny pour exprimer cette volonté de prise de distance vis-à-vis de l’autorité auctoriale et de signature personnelle au sein du Mercure galant. La préface inaugurale du Mercure de Du Fresny, qui repose sur la virtuosité littéraire, met en valeur l’esprit enjoué et badin de l’auteur et dessine un caractère fantaisiste et désinvolte qui tranche avec celui de son prédécesseur. Dans la seconde livraison, les propos du rédacteur au sujet de l’image du critique confirment que la voix imposée auparavant par Donneau de Visé ne correspond plus aux ambitions du nouveau directeur : Plût au Ciel que je fusse toûjours en humeur de me réjoüir, car il faut être réjouy le premier pour pouvoir réjoüir les autres. Ouy, je souhaiterois pouvoir joindre à mon stile celuy des Lettres Provinciales, de Rabelais, de Moliere. En un mot, je souhaite de réjoüir tout le monde, excepté ceux qui sont malignement chagrins de voir que les autres se réjoüissent. […] Le serieux instruit j’en conviens ; mais le badinage peut instruire & réjouïr : je le prefere, & je ne prétens pas mesme m’abstenir absolument de cette espece de plaisanterie qui ne fait que réjoüir sans instruire ; n’est-ce donc rien que de réjouir. 19 Cet esprit de joie rappelle certes l’un des enjeux de la galanterie qui est le modèle esthétique et éthique fondateur du périodique, mais en insistant ici sur une forme d’adhésion de pur plaisir, Du Fresny paraît assumer une pratique visant uniquement à la joie, au point d’afficher une forme d’indifférence en regard de tout autre objectif - moral, pédagogique et politique. De 1710 à 1714, le rédacteur cherche en effet à s’extraire de la prise de parti et, par conséquent, de l’éloge. Il défend plutôt un art du plaisir et du rire. À l’exception d’observations autoréflexives susceptibles de faire sourire le lecteur, il n’assume pas frontalement le discours critique et il tourne le dos à la louange. Par exemple, il accepte de formuler des critiques aux lecteurs qui proposent des publications dans le mensuel, à la condition que ceux-ci conservent l’anonymat. Le bon sens et la prudence constituent ainsi les seuls critères adoptés par le rédacteur. Au surplus, les sujets qui ne relèvent pas de la sphère du pur divertissement littéraire ou ceux qui peuvent blesser l’amour-propre des auteurs sont évités. Il en résulte une forme de pudeur voire de refus du discours critique assumé et signé. C’est ce qu’illustrent ces deux citations, l’une portant sur la critique des spectacles et l’autre sur la politique : Je voudrois bien donner au Public de petites Dissertations sur les nouveautez de nos Theatres, mais je crains de blesser la sincérité, ou les Auteurs. S’ils vouloient m’envoyer eux-mesmes un nota (sic) des deffauts de leurs pieces, dont ils me permettroient de parler, je fournirois moy mes remarques sur les beautez qu’elles contiennent, & cela feroit une vraye critique. 20 277 Les figures du critique dans la presse périodique littéraire : le cas du Mercure galant (1672-1721) <?page no="277"?> 21 Ibid., p. 110-111. 22 Nouveau Mercure galant, Paris, 1714, p. 3-4. On s’est plaint que mes Nouvelles estoient seiches & avortées, qu’on les vouloit étoffées, nourries, &. J’ay déjà profité de cet avis, & dans la suite je les nourriray encore plus de détails & de circonstances ; mais jamais de reflexions ni de raisonnemens politiques. Un particulier qui ne voit le dehors de la machine politique sans en connoistre les ressorts cachez, ne peut jamais raisonner solidement. 21 À la différence du directeur précédent qui défendait la politique du royaume à travers son activité, Du Fresny cherche à se soustraire à cette dynamique de médiatisation du politique liée, je le rappelle, à la célébration de la civilisation galante. Il en appelle ainsi, pour la critique des arts à tout de moins, à un partage de l’autorité de la parole. Désengagé mais souriant, Du Fresny trace une frontière entre l’art d’écrire et de produire des divertissements littéraires et l’activité consistant à informer, à commenter et à publier une histoire de l’actualité politique, urbaine et culturelle. Se dessine en creux, pendant les quelques années de sa direction, une interrogation quant à la possibilité d’assumer une autorité scripturale unique et singulière qui puisse être garante d’une quelconque vérité. Du Mercure galant au Mercure : rompre avec un style, un idéal et une mission Fevre de Fontenay (1714-1717), puis François Buchet (1717-1721), et Louis Fuzelier, Antoine de La Roque et à nouveau Du Fresny (1721-1724) poursuivent et approfondissent le chan‐ gement de perspective lié à la figure du critique journalistique et à la mission du périodique. D’abord, Le Fèvre de Fontenay prend la direction du Mercure galant en tant que grainetier de profession, ce qui lui permet de développer un réseau de correspondances à l’étranger. Ce métier détermine, on s’en doute, la posture d’auteur de ce nouveau responsable qui rompt explicitement avec ces deux prédécesseurs, littérateurs professionnels. Dès la première préface, le nouveau rédacteur oppose l’image de l’auteur à celle du voyageur pour tenter de se positionner vis-à-vis des précédents directeurs du Mercure galant : Je ne prétens pas m’ériger en auteur pour m’estre rendu garant de l’exactitude & de l’arrangement des faits, qui doivent remplir le Mercure Galant, je connois trop les difficultez qui se trouvent à soustenir le titre de bon autheur, d’ailleurs comme j’ay tousjours esté plus voyageur qu’écrivain, je promets de bonnes relations, & pour ainsi dire, l’Histoire présente, tant galante que politique de toutes les Cours de l’Europe, & mesme des autres parties du monde ou, je me suis fait des correspondances. 22 Figure de rassembleur, mais aussi de promeneur et de semeur d’informations, Le Fèvre de Fontenay abandonne symptomatiquement les paragraphes de liaison entre les articles, passages qui avaient jusqu’alors permis de préciser la ligne directrice du mensuel et de reconnaître la marque stylistique des rédacteurs principaux. Cette rupture structurelle s’accompagne d’un changement d’intitulé : c’est sous le titre de nouveau Mercure galant que Le Fèvre de Fontenay impose une distance franche d’avec les premiers Mercure. En 1717, Buchet, nouveau responsable, abandonne quant à lui le qualificatif « galant ». L’idéal civil et implicitement politique que ce terme incarnait est mis à distance. Avec Le Fèvre 278 Sara Harvey <?page no="278"?> 23 Une analyse des rubriques témoigne cependant du fait que la soumission du périodique au pouvoir politique reste absolument effective. Parmi les nombreux exemples, notons l’apparition de rubriques législatives exigées par le pouvoir au moment de la crise du système de Law. Celles-ci prouvent clairement que le pouvoir a bien la main mise sur le mensuel et en détermine le contenu. de Fontenay et Buchet, le modèle de la République des lettres paraît esquisser un nouvel imaginaire social au sein du périodique. Pour autant, l’allégeance au pouvoir monarchique reste à cette période tout à fait sensible. L’imaginaire de la figure d’auteur qui se transforme en une entité collective semble en effet permettre de communiquer plus subtilement sur le plan politique 23 . En 1721, la fracture avec le Mercure galant de Donneau de Visé est complètement assumée, puisque disparaît alors l’image d’un nom unique, d’une ligne éditoriale et d’un style. La préface habituelle est remplacée par un simple avertissement énoncé par une instance collective : Il n’est pas de ces Livres qui ne doivent absolument être rédigés que par la même plume : il peut rassembler autant d’Ecrivains qu’il rassemble de matieres : elles sont si indépendantes les unes des autres & si opposées, que loin d’exiger de l’égalité dans le stile, elles y demandent un contraste perpétuel […] Le choix des transitions souvent absurdes, presque toujours forcées dans un ouvrage qu’on n’a jamais loisir de limer, n’est qu’une delicatesse inutile qu’il faudrait rejetter entierement du Mercure, aussi bien que le stile épistolaire qu’il a si longtems affecté. Ce stile répandroit trop d’uniformité dans Journal & y ameneroit infailliblement ce que le compliment traîne à sa suite. En mettant au premier plan la dimension collective des rédacteurs et en critiquant les passages de liaison entre les rubriques - qui étaient pourtant déjà supprimés depuis Le Fèvre de Fontenay -, les nouveaux directeurs, Fuzelier, Du Fresny et La Roque officialisent l’orientation prise progressivement par les directions successives. À cette date, la scission entre le Mercure galant et ce qui est alors devenu le Mercure est définitive et c’est bien à travers la présence d’une auctorialité officiellement collective et anonymée que le média invente sa nouvelle identité. François Camuzat en 1732 affirme dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de la presse que la figure du journaliste du premier Mercure galant est indissociable de la politique et que cet élément concerne à la fois la société civile, le public, et le Monarque : Rien ne peut excuser De Vizé que la crainte et la politique. Il écrivoit dans un tems ou la délicatesse & le bon gout étoient encore dans toute leur force […]. De Visé essaia de prévenir les jugements qu’il avoit à craindre par des louanges données au hazard & qui n’honoroient cependant ni celui qui les donnoit, ni celui qui les recevoit. Il valoit mieux se taire, mais le silence étoit nuisible. Les qualitez équivoques de l’ouvrage périodique avoient besoin d’indulgence : il falloit la demander à ce qu’il y avoit alors de plus distingué dans le public, & l’on sait que parmi ces personnes il s’en trouve toujours un grand nombre qui n’ont pas assez de force d’esprit pour resister à de mauvaises louanges […]. Les Auteurs nouvellistes ont souvent des ordres superieurs, qui les forçent à supprimer, ou de deguiser bien des choses. L’interet & la politique des Souverains le veulent ainsi. De Visé ne pouvoit faire autrement sous le Regne de Louis X I V . Ce monarque étoit accoutumé 279 Les figures du critique dans la presse périodique littéraire : le cas du Mercure galant (1672-1721) <?page no="279"?> 24 F. Camuzat, Histoire critique des journaux. Tome second, Amsterdam, 1732, p. 206-207, p. 213. 25 Ibid., p. 207. 26 Dans les limites de cet article, il ne nous est malheureusement pas possible de comparer les postures d’auteurs qui se développent dans d’autres périodiques, et notamment dans la presse d’expression française qui est publiée dans les Pays-Bas et qui échappe à la censure. Sur cette question, voir Marion Brétéché, Les Compagnons de Mercure : journalisme et politique dans l’Europe de Louis XIV, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2015. à une longue prospérité, & nos François ne l’étoient pas moins. Tous les beaux esprits s’étoient ligués pour célébrer une prospérité si marquée. 24 Si l’on suit le propos de Camuzat, la célébration du public et celle du Monarque répondaient toutes deux à la nécessité à la fin du XVIIe siècle : la première, pragmatique, consistait à gagner les faveurs du public, la seconde, symbolique, à répondre à l’habitude de la prospérité, finalité prise en charge par l’expression « accoutumé à ». Autrement dit, poser comme impératif que l’habitude ou l’usage détermine la mission informative, éditoriale et critique de la presse. Camuzat reconnaît pourtant que cette manière de faire et de dire empêche toute forme de mise à distance critique et rend stérile l’image de l’auteur « complimenteur de profession », « qui n’avait pas assez de génie pour s’ériger en juge et en critique 25 ». Les successeurs du Mercure galant chercheront à sortir de cette impasse par une distance de plus en plus évidente à l’égard de l’auctorialité littéraire associée à la signature personnelle. Valorisant d’abord la figuration d’un rédacteur à l’identité forte et consensuelle et évoluant vers le multiple, les programmes des Mercure transforment petit à petit l’image de l’auteur et l’imaginaire du lien social qui est au cœur du dispositif médiatique : la mise à distance d’une voix unique et laudative liée à la société galante du XVIIe siècle aboutit à une collectivité de rédacteurs anonymes inspirés de la république européenne des Lettres. Cette nouvelle collectivité, non uniforme et sans autorité régulatrice, laisse imaginer un horizon désormais susceptible de prendre en compte et en charge des discours critiques dissensuels. En ce début du XVIIIe siècle, la création de cet espace ouvert à l’hétérogénéité paraît d’abord viser une communication médiatique plus subtile, mais non moins orientée en faveur du pouvoir qui est, rappelons-le, un acteur économique de premier ordre pour la presse institutionnelle française de cette période 26 . Il reste que cette reconfiguration progressive du Mercure paraît alors impensable sans le partage anonyme du pouvoir de l’écriture et de la publication. Cela témoigne peut-être aussi d’une volonté de transformation de la presse littéraire après l’absolutisme louis-quatorzien, et du fait que cette reconfiguration repose sur une forme d’anonymat capable d’assurer à long terme la protection des individualités et d’ouvrir à une prise de risque collective. 280 Sara Harvey <?page no="280"?> 1 Frank Lestringant et Daniel Ménager, Études sur la « Satyre ménippée », Genève, Droz, 1987 ; Jean-Paul Barbier-Mueller, « Pour une chronologie des premières éditions de la “Satyre ménippée” (1593-94) », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, LXVII-2, 2005, p. 373-394. 2 Y. Cazaux, « Essai de bibliographie des éditions de la Satyre ménippée », Revue française d’histoire du livre, 34 (1982), p. 3-40. 3 L’expression a été « volée » à Alain Dubois : « Jacob Stoer (1542-1610), un éditeur et ses auteurs », L’Écrivain et l’imprimeur, A. Riffaud (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 75-93. Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas Dominique V A R R Y , (ENSSIB) Marie V I A L L O N (Université Jean Moulin Lyon 3) La Satyre ménippée est un libelle politique de la fin du XVIe siècle qui a connu une multitude d’éditions pendant la période de l’âge classique, d’où un maquis de fausses adresses et de pages de titre anonymes, voire mensongères. En outre, c’est un texte difficile à cerner car il a été en constante crise de croissance au fil des éditions pour ne se stabiliser qu’à la fin du XVIIIe siècle. Face à ce foisonnement bouillonnant, les tentatives de bibliographie 1 - dont celle d’Yves Cazaux 2 - laissent de nombreux points d’interrogation. Notre propos est de reprendre ce dossier sur la base de l’examen des éditions conservées à Lyon et quelques autres villes (Tours, Venise, Londres) et à la lumière de la bibliographie matérielle. Nous avons fait le double constat que, d’une part, cet ouvrage - qui narre des événements survenus en 1593 - est régulièrement publié pendant deux siècles et, d’autre part, que cette production présente un ensemble constitué, toujours imprimé à Ratisbon[n]e, chez Mathias Kerner puis chez les Héritiers de Mathias Kerner, entre 1664 et 1752. Un siècle de production qui nous a conduits à nous poser la question : Qui est Mathias Kerner ? La Satyre ménippée, une littérature de combat 3 (1593-1649 ; 1664-1752) Partant des recensements des nombreuses éditions de la Satyre ménippée, nous nous sommes interrogés sur le contexte historique de ces rééditions afin de déterminer ce qui aurait pu motiver politiquement et justifier intellectuellement de telles publications et en si grand nombre, en France et à l’étranger. Ce panorama historique comprendra deux moments : un premier temps où la Satyre est un outil de lutte contre la puissance espagnole puis, à partir de 1664, un second temps où cette Satyre devient un instrument anti-jésuite. Entre 1593 et 1649, la Satyre peut être considérée comme un Catholicon anti-espagnol. À défaut de pouvoir développer ce point, nous nous contenterons de souligner que pendant cette période, la Satyre ménippée a été publiée à chaque fois pour appuyer, soutenir et <?page no="281"?> 4 Y. Cazaux, « Essai de bibliographie », art. cit., n° 35 et 36. - Pour le 35 (avec errata) : BmL 321 721 et pour le 36 (errata corrigés) : BmL 321 729, BmL 810 335 et BmL SJ B 205/ 5. Alphonse Willems, Les Elzeviers, histoire et annales typographiques, Bruxelles : G. A. van Trigt, 1880, p. 541, n° 2007, Catalogue Cigongne, n° 2512. 5 M.-L. Demonet, « Un aspect du discours polémique avant les Provinciales : du bon sens des mots dans la Satyre Ménippée », Clermont-Ferrand, Courrier du centre International Blaise Pascal, 18, 1996, p. 43-50. défendre un souverain ou un candidat au trône en difficultés successorales face aux prétentions espagnoles. Dans une seconde période - très exactement entre 1664 et 1752 - la Satyre ménippée se spécialise dans l’attaque contre les jésuites. Alors que le royaume de France et la maison de Bourbon s’installent finalement dans une certaine stabilité institutionnelle grâce au mariage du jeune Louis XIV avec Marie-Thérèse d’Autriche (9 juin 1660), au début de son règne personnel dès la mort de Mazarin (9 mars 1661) et à la naissance du Grand Dauphin (1 er novembre 1661), on pourrait croire que l’utilité de la Satyre ménippée est parvenue à son terme puisque la légitimité du roi n’a plus besoin d’être défendue et que l’ennemi espagnol semble maîtrisé. Tout au contraire ! C’est alors qu’un nouveau personnage entre en scène : Mathias Kerner, éditeur-imprimeur, qui publie d’entrée de jeu, en 1664, deux éditions de cette Satyre 4 , dans la bonne cité épiscopale de Ratisbonne où vient de s’installer définitivement la diète perpétuelle d’Empire (immerwährender Reichstag). En fait, la France traverse une période troublée sur le plan religieux avec la politique royale de lent étouffement du protestantisme (1664 est l’année de publication d’un très grand nombre d’arrêts du conseil d’état contre les libertés civiles et religieuses de ceux de la RPR) et avec la querelle janséniste autour de la notion de salut. Si le point de départ est théologique - c’est la reprise du conflit entre Augustin et Pélage, entre la grâce efficace de Dieu contre la liberté impuissante de l’homme - la crise prend vite un tour politique. En effet, le monde des parlementaires, et surtout du parlement de Paris, voit la résistance des jansénistes à l’absolutisme royal d’un œil plutôt favorable ; ils partagent leur refus d’enregistrer les bulles et les formulaires pontificaux même si c’est au nom du gallicanisme et ils ont en commun la haine des jésuites, critiqués pour leurs mœurs, pour leur laxisme dans la collation des sacrements et pour leur perpétuelle aspiration au complot. On comprend que Molière ait représenté pour la première fois son Tartuffe, le 12 mai 1664 ! Comme l’a affirmé Marie-Luce Demonet : La Satyre ménippée […] joue à la fois sur la force de la réalité historique et sur la vérité intemporelle du point de vue défendu. Même si les principaux acteurs sont morts et la guerre terminée, les valeurs de la monarchie absolue et du gallicanisme restent à soutenir. La lutte contre l’Espagne et contre les jésuites n’est pas achevée. L’histoire spécifique des états généraux prend alors la valeur d’un exemplum historique : elle devient tableau et « tapisserie » à garder en mémoire comme les anciennes jacqueries et rébellion contre le roi. 5 Dans ce contexte, les deux publications de la Satyre répondent parfaitement à cette fonction d’instrument mémoriel qui veut peser dans le conflit et sa résolution tout en maintenant la pression anti-jésuite. L’intervention de Kerner est une prise de position claire. 282 Dominique Varry <?page no="282"?> 6 Y. Cazaux, « Essai de bibliographie… », art. cit., n° 37. 7 Texte du préambule du traité de Nimègue du 17 septembre 1678. Consultable sur http: / / mjp.univ-p erp.fr/ traites/ 1678nimegue.htm 8 Y. Cazaux, « Essai de bibliographie… », art. cit., n° 38. 9 Cité par Baptiste-Honoré Capefigue, Louis XIV : son gouvernement et ses relations diplomatiques avec l’Europe, Bruxelles, Wouters, 1842, t. IV, p. 25-27. 10 Il s’agit en fait du Miroir historique de la Ligue de 1464 où peut se reconnaître la Ligue de l’an de 1694, pour y découvrir ce qu’elle a à craindre des propositions de paix que la France lui fait ; par l’auteur du Salut de l’Europe, Cologne, Felix Constant [Paris], 1694, in-12. La participation de l’éditeur-imprimeur à la publication de la Satyre ne se limite pas à ce coup d’éclat éditorial de 1664. Dès 1677, il propose une nouvelle édition de la Satyre ménippée 6 alors que la fine fleur de la diplomatie européenne est occupée au congrès de Nimègue afin d’établir bonne, ferme et durable paix, confédération et perpétuelle alliance et amitié entre les roys très-chrétien et catholique, leurs enfants, leurs royaumes, Estats, païs et sujets 7 . Finalement, les divers traités font de l’Espagne la grande perdante face au petit-fils d’Henri IV tandis que la Lorraine reste un territoire occupé par le roi de France ; deux des ennemis de la France, stigmatisés par la Satyre, sont écrasés et la parution de la Satyre vient souligner le triomphe royal. En dignes héritiers de Politiques, les promoteurs de la Satyre marquent leur attachement à la figure royale mais ils s’opposent à l’absolutisme derrière lequel ils voient le danger sournois représenté par les jésuites, toujours plus proches du pouvoir par le bras armé des confesseurs et des enseignants qui forment la classe dirigeante du royaume. 1696. Il serait aisé de contrer notre exposé en l’accusant de forcer les choses, de faire dire aux parutions éditoriales ce qu’elles n’ont peut-être pas l’intention de raconter. Mais Monsieur le comte d’Avaux, plénipotentiaire au congrès de Nimègue puis ambassadeur de France en Hollande, vient appuyer notre raisonnement. En effet, la Satyre ménippée est de nouveau publiée par Mathias Kerner en 1696, toujours à Ratisbonne 8 ; c’est la période où l’Europe tente de négocier la fin de la guerre de Neuf Ans, mais les pourparlers de paix traînent en longueur car les discussions butent sur la succession de Charles II Stuart, mort sans héritier, le 6 février 1685. Les prétendants au trône anglais sont son frère Jacques II (1633-1701), francophile, catholique de cœur et absolutiste, et Guillaume III d’Orange-Nassau (1650-1702), époux de Mary Stuart, fille de Jacques, soutenu par le parlement et les anglicans. Dans ses Négociations, Monsieur d’Avaux note : « Pendant qu’on cherchait ainsi à se rapprocher par des traités, l’Europe fut inondée d’une multitude d’écrits politiques. Jamais à aucune époque, la presse ne jeta de plus nombreux pamphlets. J’en ai recueilli plus de soixante avec des titres curieux… 9 », et l’auteur de citer, en seconde place le Mémoire historique de la Ligue de 1464 où peut se reconnaître celle de 1694 10 ; sa liste n’est pas exhaustive et ne cite pas notre Satyre mais elle se conclut par des points de suspension qui laissent tout espérer. On voit clairement que ceux qui publient ces pamphlets veulent influer sur les négociations européennes en rappelant les difficultés et les risques encourus par le royaume de France, un siècle plus tôt, dans une situation comparable. 283 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas <?page no="283"?> 11 Y. Cazaux, « Essai de bibliographie… », art. cit., n° 39 ; BmL SJ B 205/ 6. 12 P. Bayle, Lettres choisies, Rotterdam, Fritsch & Böhm, 1714, lettre C X X I X à M. Le Duchat depuis Rotterdam le 9 janvier 1696, p. 492-496. 13 Louis de Rouvroy de Saint-Simon, Mémoires, vol. 4 (1708-1709), version numérique présentée par Denis Hallépée, p. 581. 14 Y. Cazaux, « Essai de bibliographie… », art. cit., n° 40 ; BmL 325 350, BmL 390 525, BmL 810 283 et BmL SJ B 205/ 7-9, en trois volumes. 15 Y. Cazaux, ibid., n° 41 ; BmL 809 624, BmL SJ B 205/ 21-23 ; 3 volumes avec 3 marques différentes. 16 Y. Cazaux, ibid., n° 42 qui évoque un seul exemplaire à la bibliothèque Sainte-Geneviève, identique à l’édition de 1711. 17 Ibid., n° 43. 18 Cazaux, ibid., n° 45 ; BmL 325 351 et bibliothèque des auteurs, t. 1. 19 Cazaux, ibid., n° 46 ; BmL SJ B 205/ 10-12 et bibliothèque des auteurs, t. 2 et 3. En 1699 11 , Mathias Kerner publie une dernière édition de la Satyre ménippée établie sur l’édition de 1696 afin d’y insérer les Remarques de Jacob Le Duchat 12 . On sait bien peu de choses sur la biographie de Mathias Kerner mais on peut estimer que sa mort est survenue à la charnière entre les XVIIe et le XVIIIe siècles puisqu’en 1709 paraît la première édition imprimée par les Héritiers de Mathias Kerner. S’engage alors une seconde phase de publications du texte. 1709-1714. C’est la fin de l’affaire de Port-Royal-des-Champs qui a mobilisé les esprits en cet automne de 1709 jusqu’à l’exhumation des morts et la démolition à la poudre des bâtiments abbatiaux, en 1713. Pour tenter de contrer « l’aigreur et la haine [des jésuites qui] continuèrent et la guerre [qui] se perpétua par les écrits » (Saint-Simon 13 ), la Satyre ménippée est publiée à plusieurs reprises en 1709 14 , 1711 15 , 1712 16 et 1714 17 . Ces quatre parutions si proches par leurs dates et si identiques dans leur présentation matérielle scandent les étapes de l’anéantissement de Port-Royal comme autant de coups jésuites dans cette France sclérosée et dévote de la fin du règne de Louis XIV. 1726. L’Espagne de Philippe V de Bourbon s’allie à l’Autriche des Habsbourg contre l’« alliance des maisons régnantes » où figure la France. Cette crise des équilibres politiques en Europe ne débouche finalement pas sur un véritable conflit armé mais, en 1726, les tensions sont avivées par le réarmement général et par le projet de dépeçage de la France. Nombreux en France sont ceux qui n’oublient pas que la politique étrangère espagnole a - jusqu’en 1723 - été pilotée par le confesseur du roi, le jésuite français Guillaume Daubenton (1648-1723) dont le plus haut fait a été de rédiger avec le cardinal Fabroni la bulle Unigenitus. Le péril de l’union de l’Espagne et des jésuites est ranimé, la drogue maléfique du catholicon reste dangereuse ; en conséquence, la Satyre ménippée est de nouveau publiée pour le marché français par les héritiers de Mathias Kerner 18 . 1752. écrit en octobre 1750 mais daté de 1751, paraît le prospectus de lancement de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, sous la direction de Diderot et D’Alembert. D’entrée de jeu, les jésuites font pression sur le conseil d’état pour en obtenir la condamnation et suspendre la publication. C’est en novembre 1753 que Malesherbes, directeur de la Librairie, obtient que la publication puisse reprendre. L’édition de la Satyre ménippée 19 est une publication anti-jésuite des héritiers de Mathias Kerner qui veulent peser en faveur de la reprise de l’édition. 284 Dominique Varry <?page no="284"?> 20 Cazaux, ibid., n° 47. Publiée dans les Mémoires de la Ligue, à Amsterdam, chez Arkstee et Merkus t. V, cette Satyre ménippée est identique à celle de 1598, p. 470-662. 21 Charles Motteley, Aperçu sur les erreurs de la bibliographie spéciale des Elzevirs et de leurs annexes, Bruxelles, Imprimerie de la Société des Beaux-Arts, 1848, p. 37. 22 BmL 321729 ; BmL 810335 ; BmL SJ B 205/ 5. Sans qu’il nous soit possible d’appuyer nos dires sur aucun détail biographique ou document économique de l’entreprise, on peut tout de même constater que l’activité des héritiers de Mathias Kerner cesse avec cette publication de 1752 et que les jésuites sont chassés de France en novembre 1764 par un édit de Louis XV, soutenu par le parlement de Paris qui considère que la Compagnie nuit à l’ordre civil. La Satyre ménippée a perdu sa raison d’exister à titre de pamphlet politique ; elle devient désormais un objet d’études historico-littéraires ou de collection. La dernière édition de l’âge classique, en 1798, est une production « calviniste » qui s’annonce comme amstelodamoise 20 et utilise l’identité des deux demi-frères Hans Kasper Arkstee et Hendrick Merkus. Après l’évocation du contexte historique, il est temps d’examiner les productions parues sous le nom de Mathias Kerner et de ses héritiers. Les apports de la bibliographie matérielle La première édition publiée aux Pays-Bas est celle de 1649 (Cazaux, n° 34), sans lieu ni nom. Elle est de format in-octavo, imprimée en petits caractères qui lui donnent l’aspect d’une édition elzévirienne. Elle a longtemps été considérée comme telle. Pourtant, Charles Motteley 21 relève qu’elle n’a pas les vignettes caractéristiques des éditions elzéviriennes, et qu’elle est sortie des presses de Guillaume de Hoeva, de Gouda, ainsi que l’attestent ses caractères typographiques. Si on en croit Cazaux, la Satyre ménippée aurait connu douze éditions de 1664 à 1752. Les cinq premières, publiées de 1664 à 1699 en un volume de format in-12, portent l’adresse de Ratisbonne : chez Mathias Kerner. Les sept suivantes, portant des dates qui s’échelonnent de 1709 à 1752, comportent trois volumes in-octavo dont les titres annoncent l’adresse A Ratisbone [sic] : chez les héritiers de Mathias Kerner. L’une d’elles est hypothétique, puisqu’aucun exemplaire de l’édition de 1720 (Cazaux, n° 44) mentionnée dans les Ducatiana I de 1738, n’a été jusqu’ici retrouvé. Sur ces douze éditions, la dernière, celle de 1752, doit à notre avis être traitée à part, parce que française. Les autres sont, pour nous, sorties d’un même atelier des Pays-Bas méridionaux. Les onze éditions de 1664 à 1726 présentent, en effet, un certain nombre de caractéristi‐ ques des pratiques d’ateliers des Pays-Bas : réclames de page à page, signatures en chiffres arabes, en milieu de page, au-dessus des notes, et titre en rouge et noir à partir de l’édition de 1696. Les deux éditions de 1664 22 (Cazaux, n° 35 et 36) ne diffèrent l’une de l’autre que par la présence ou l’absence d’un erratum à la page 8, et l’existence d’un bandeau à tête de buffle ou d’un bandeau représentant une sirène à l’avis au lecteur. Elles portent toutes deux au titre la marque à la sphère armillaire M 33, dérivée de celle des Huguetan de Lyon, et arborent les 285 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas <?page no="285"?> 23 Édouard Rahir, Catalogue d’une collection unique de volumes imprimés par les Elzevier et divers typographes hollandais du X V I Ie siècle, Nieuwkoop, B. de Graaf, 1965. 24 Nicolas Lenglet Dufresnoy, Méthode pour étudier l’histoire, t. XII, Paris, Debure, 1772, p. 226. 25 Calalogue Cholier de Cibeins, Lyon, Duplain, 1758, n° 749 ; Catalogue Clapeyron, Lyon, Duplain, 1761, n° 649. 26 Ch. Motteley, Aperçu sur les erreurs de la bibliographie, op. cit., p. 38. bandeaux 135 et 138 de Rahir 23 , matériel caractéristique de l’imprimeur bruxellois François I Foppens. Leur collation est : 8-336 p. Signatures : * 4 A-0 12 [$3$6 arab. sign.]. Ces éditions seraient les premières à avoir été annotées par Dupuy qui en aurait rédigé la préface, selon Lenglet Dufresnoy 24 et selon plusieurs catalogues de vente lyonnais, qui précisent leur description de la mention Elzevir 25 . L’édition de 1677 (Cazaux, n° 37) reprend celles de 1664 : même sphère au titre, même bandeau à tête de buffle, même format, même collation et mêmes signatures. Elle aussi est manifestement sortie du même atelier bruxellois. Charles Motteley considère d’ailleurs les éditions de 1664 et 1677 comme sorties de l’atelier de François I Foppens 26 . Celle de 1696 (Cazaux, n° 38) est attribuée par le Dictionnaire des anonymes de Barbier à l’atelier amstellodamois de Desbordes. 286 Dominique Varry <?page no="286"?> 27 BmL SJ B 205/ 6. 28 Jacob Le Duchat, Ducatiana ou Remarques de feu M. Le Duchat sur divers sujets d’histoire et de littérature, Amsterdam, Pierre Humbert, 1738, t. 1, f ° *4 v° à f ° **1 v°. 29 BmL 810283 t. 1 à 3 ; BmL 390525 t. 1 à 3 ; BmL 325350 t. 1 à 3 ; BmL SJ B 205/ 7 à 9. 30 Catalogue des livres rares et précieux de la bibliothèque de feu M. le Comte de Mac-Carthy Reagh, Paris, De Bure frères, 1815, t. 2, p. 127, n° 4627 ; BmL 371203. 31 BmL 809624 t. 1 à 3 ; BmL SJ B 205/ 21 pour le t. 1, BmL SJ B 205/ 22 pour le t. 2, BmL SJB 205/ 23 pour le t. 3. 32 J. Le Duchat, Ducatiana, op. cit., t. 1, f ° **1 v°. Pour sa part, le catalogue de la British Library la considère comme bruxelloise. Comme nous l’avons signalé, elle est la première à présenter un titre en rouge et noir, pratique courante des imprimeurs des Pays-Bas. L’édition de 1699 27 (Cazaux, n° 39), toujours à la même adresse, porte au titre un petit bois gravé en forme de panier. Sa collation est : [1-1bl.-4-2bl.]-735-[1bl.] p. Signatures : π 4 (= Hh 9-12) A-Z 12 Aa-Hh 12 (-Hh 9-12) [$6 arab. sign.]. Les Ducatiana 28 affirment que cette édition est sortie de l’atelier Foppens. Avec elle se termine la série des éditions in-12 à l’adresse A Ratisbonne, chez Mathias Kerner. Les éditions suivantes, jusqu’à celle de 1752 incluse, sont en trois volumes in-octavo, à l’adresse A Ratisbone [sic], chez les héritiers de Mathias Kerner. L’édition de 1709 29 (Cazaux, n° 40) arbore pour la première fois une tête de Janus, en guise de marque, au titre des trois tomes. Seul celui du tome un est en rouge et noir. Avec cette édition apparaît un matériel ornemental de bois qu’on retrouvera dans les éditions postérieures. Les collations sont : T1 : [1-1bl.-8]-XXXVI-464-[27-1bl.] p. Signatures : *-*** 8 A-Z 8 Aa-GG 8 Hh 6 [$4$3 arab. sign.] T2 : [1-1bl.-4]-522-[38] p. Signatures : * 4 (-*4) A-Z 8 Aa-Mm 8 [$2$4 arab. sign.] T3 : [1-1bl.-2]-585-[35] p. Signatures : π 2 A-Z 8 Aa-Pp 8 Qq 4 [$4 arab.sign.] Sa provenance bruxelloise est confirmée par le catalogue de la vente, en 1815, de la bibliothèque Mac-Carthy Reagh 30 . L’édition de 1711 31 (Cazaux, n° 41) est elle aussi une édition in-octavo en trois volumes dont les pages de titre sont en rouge et noir. Le tome 1 porte le fleuron à tête de Janus, le tome 2 arbore un centaure et le phylactère ungenda viribus sapientia, le tome 3 porte la marque typographique de l’imprimeur lyonnais Simon Vincent (vers 1470-1532). Le Duchat l’attribue à Foppens 32 . Cette édition est rigoureusement similaire à celle de 1709. Au tome 1, on retrouve à la page 60 le même g mal frappé, et la même vignette pâle dans le bandeau de la table des matières. 287 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas <?page no="287"?> Édition 1709 tome 1 p. 60 (BmL 810283) Édition 1711 tome 1 p. 60 (BmL 809624) Édition 1709 tome 1 f ° Gg 1 r° (BmL 390525) Édition 1711 tome 1 f ° Gg 1 r° (BmL 809624) Les collations et les signatures des trois volumes sont les mêmes que celles de l’édition de 1709, dont on aurait « rafraîchi » les pages de titre pour cette émission. L’édition de 1712 (Cazaux, n° 42) est décrite par cet auteur comme similaire en tout point à celle de 1711. Il n’en connaît qu’un exemplaire, que nous n’avons pas vu, portant l’ex-libris 288 Dominique Varry <?page no="288"?> 33 Bibliothèque Sainte Geneviève, Réserve Δ 65594 (1 à 3). 34 Librairie Florian Houssin Thierry à Sceaux (consulté le 9 juin 2017). 35 Librairie Douin à La Celle Saint-Cloud (consulté le 9 juin 2017). 36 J. Le Duchat, Ducatiana, op. cit., t. 1, f ° **1 v°. 37 Collection privée pour le t. 1. 38 Marie-Jacques Barrois, Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. de Selle, Paris, Barrois et Davitz, 1761, 8°, p. 197, n° 2053 ; BmL 809451 et BmL 371179. 39 Artus Thomas, sieur d’Embry, Description de l’isle des hermaphrodites, Cologne, Héritiers de Herman Demen, 1724, 8° ; BmL 325456. du séminaire Saint Sulpice, et aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Sainte Geneviève 33 . Un exemplaire hybride, proposé naguère sur ebay, composé du tome 1 de l’édition de 1712 et des tomes 2 et 3 de l’édition de 1714, nous permet de vérifier que le tome 1, au moins, a les mêmes caractéristiques et collations que les éditions de 1709 et 1711. L’édition de 1714 (Cazaux, n° 43) est présentée comme similaire aux deux précédentes. Nous en avons trouvé deux en vente, l’un sur ebay 34 , l’autre sur Abebooks 35 , dont seule une photo de la page de titre du tome 1 était en ligne. Si ces deux titres sont en rouge et noir, nous avons constaté qu’ils arborent chacun un fleuron différent, et non pas la tête de Janus. Contrairement à ce qu’affirme Cazaux, cette édition diffère donc de celles de 1709, 1711 et 1726. Elle comporte au moins deux états avec interversion de fleurons aux titres, et présente une justification différente des cinq lignes qui précèdent la mention de tomaison. Les collations sont : T1 : [1-1bl.-1-1 bl.-8]-XXXII-418-[24] ; 4 f. g.s.c. + 2 f. de dépl. g.s.c. Signatures : π 2 * 4 **-*** 8 A-Z 8 Aa-Ee 8 Ff 2 [$1$4$3$4$3$4$1 arab. sign. A4 et E4 non sign. Aa2 sign. A2] T2 : [1-1bl.-4]-474-[33-1 bl.] p. Signatures : π 2 A 4 B-Z 8 Aa-Kk 8 Ll 4 [$4$3 arab. sign. A4 sign. A3 C3 non sign.] T3 : [1-1 bl.-2]-536-[24 ? ] p. Signatures : * 2 A-Z 8 Aa-Mm 8 [$4 arab. sign.] Ces investigations doivent donc être poursuivies. Quant à l’hypothétique édition de 1720 (Cazaux, n° 44), elle n’est signalée que par une allusion des Ducatiana 36 . La dernière édition de ce groupe est celle de 1726 37 (Cazaux, n° 45) en trois volumes in-octavo. Elle est annoncée, aux dires de Cazaux, par le Journal de Paris et les Mémoires de Trévoux comme sortie des presses de Foppens à Bruxelles. Cette attribution est reprise par Barbier et par les catalogues de la BnF et de la Mazarine. Seul celui de la bibliothèque Sainte Geneviève y voit une impression parisienne. Il s’agit pour nous d’une erreur manifeste. Le tome 1, le seul que nous ayons pu examiner, présente pourtant des caractères propres aux éditions des Pays-Bas : titre en rouge et noir au fleuron à tête de Janus, réclames de page à page, signatures en milieu de page au-dessus des notes, utilisation des étoiles pour signer les pièces liminaires. La collation de ce tome 1 est la suivante : [1-1 bl.-8]-XXXVI-464-[27-1 bl.] p. Signatures : * 3 ** 8 *** 8 **** 4 A-Gg 8 Hh 6 [$2$4$2$4$3 arab. sign.]. Cette édition est, pour nous une production de l’atelier Foppens. Sa provenance bruxelloise est dévoilée par le Catalogue des livres de la bibliothèque de feu M. de Selle, trésorier général de la Marine, donné par Barrois en 1761 38 , qui propose un exemplaire de l’édition de Ratisbonne (Bruxelles) 1726. Sa facture est très proche de l’édition de 1724 de l’ouvrage in octavo attribué à Thomas Artus sieur d’Embry, intitulé : Description de l’isle des Hermaphrodites… et publié à l’adresse de Cologne : chez les Heritiers de Herman Demen 39 . 289 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas <?page no="289"?> 290 Dominique Varry <?page no="290"?> 40 http: / / catalogue.bnf.fr/ ark: / 12148/ cb122294145. 41 Philippe de Commynes, Les Mémoires, Bruxelles, François Foppens, 1723, 5 vol. 8° ; BmL 396941 t. 1 à 5 et BmL 809069 t. 3 et 5. Or cet ouvrage, qu’on a parfois comparé à la Satyre ménippée, arbore la tête de Janus au titre en rouge et noir, et est attribué par la plupart des catalogues à l’atelier Foppens de Bruxelles. Ici Foppens ne se cache pas mais reprend le nom d’un imprimeur-libraire ayant effectivement exercé à Cologne : Hermann Demen (1636-1710) actif à partir de 1665 40 . Les éditions de la Satyre ménippée de 1709, 1711, 1726 présentent comme la Description de l’isle des Hermaphrodites… un certain nombre d’ornements sur bois similaires. Or, ces ornements apparaissent aussi sur des éditions de la même époque imprimées par l’atelier Foppens sous sa véritable adresse, en particulier Les Mémoires de messire Philippe de Comines, publiés en cinq volumes in-octavo en 1723 41 . 291 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas <?page no="291"?> Ces constatations sont résumées dans le tableau suivant : 292 Dominique Varry <?page no="292"?> 42 Seul ornement utilisable d’après la description ebay. Ornements Satyre ménippée / Kerner (1709, 1711, 1712, 1726) Isle des Her‐ maphro‐ dites / Demen (1724) Mémoires de Philippe de Comines / Foppens (1723) 1709 tome 1 : f ° **2r°, f ° Q1r° tome 1 : f ° **2r°, f ° Q1 r° 1712 tome 1 : f ° **2r° 42 1726 tome 1 : f ° A1r° f1711° A1r° Tome 1 : f ° *2r°, f ° A1r°, f ° E6r° Tome 3 : f ° A1r°, f ° L5v° Tome 4 : f ° A1r° Tome 5 : f ° *2r°, f ° E5v°, f ° Bb1r°, f ° Ii1r° 1709 tome 1 : f ° *2r° 1711 tome 1 : f ° *2r° 1726 tome 1 : f ° *2r° Tome 2 : f ° A1r° Avec le même accident (bordure droite) ! 1709 tome 1 : f ° *7r° 1711 tome 1 : f ° *7r° 1726 tome 1 : f ° *7r° Tome 1 : f ° A3r°, f ° N7r° Tome 2 : f ° A2r° (variante sans cadre ! ), f ° F1v° idem, f ° P2r° idem 1726 tome 1 : f ° **3 r° Tome 2 : f ° A2r°, f ° F1v°, f ° P2r° 1709 tome 2 : f ° A1r° 1711 tome 2 : f ° A1r° 1726 tome 2 : f ° A1r° f ° K6v° Tome 2 : f ° *2r° Tome 4 : f ° M4v°, f ° V3r°, f ° Dd7v° 293 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas <?page no="293"?> 43 Emmanuel Bénézit, Dictionnaire critique et documentaire des peintres, Paris, Gründ, 1999, t. 6, p. 765. 44 Sur les Foppens, voir : Auguste Vincent, « La typographie bruxelloise aux X V I Ie et X V I I Ie siècles », dans Histoire du livre et de l’imprimerie en Belgique des origines à nos jours, tome IV, Bruxelles, Musée du livre, 1924, p. 9-41 ; et Le livre, l’estampe, l’édition en Brabant du X Ve au X I Xe siècle, Bruxelles, Gembloux, 1935. 45 Catalogus librorum in quavis facultate, materia et lingua Francisci Foppens, [Bruxelles] Sub signo Sancti Spiritûs, 1688, 8° ; BnF : Δ 1571 (3). 1709 tome 3 : f ° A1r° 1711 tome 3 : f ° A1r° 1726 tome 3 : f ° A1r° f ° *2r° Tome 1 : f ° I6v° Tome 3 : f ° *2r° Tome 4 : f ° *2r° Tome 5 : f ° *2r° 1709 tome 1 : f ° A5v° 1711 tome 1 : f ° A5v° 1726 tome 1 : f ° A5v° Tome 4 : f ° ***4r°, f ° Dd7r° Tome 5 : f ° *6v°, f ° Oo2v° Un autre élément nous semble devoir confirmer cette attribution : la signature Harrewijn des gravures sur cuivre des éditions publiées de 1709 à 1726. L’amstellodamois Jacobus Harrewijn (1660-1727) a été reçu maître à Anvers en 1688, et est connu pour avoir longtemps exercé à Bruxelles 43 . Mathias Kerner est donc le pseudonyme de François I Foppens 44 . Né à Malines, il a été actif à Bruxelles de 1637 à sa mort (1685 ou 1686 ? ). Il est connu pour avoir utilisé de nombreuses fausses adresses et de non moins nombreux pseudonymes parmi lesquels on citera : à Amsterdam, Jean Garrel, Antoine Michiels, Jean Verhoeven, Isaac Van Dyck ; à Charle-Ville, Louis François ; à Charleville, Denis François ; à Cologne, Pierre et Antoine Van Dyck, Jean Sambix, Jean Du Castel, Pierre de La Place, Jacques Fontaine, Henry Mathieu, Pierre Masonier ; à Leyde, Jean Sambix et Jean Sambix le jeune, Jean et Antoine Du Val, Batt. Vero, Henri et Pierre De Lorme, Jean Pauwels ; à Liège ; à Mons, Gaspard Migeot, la veuve Waudret ; à Ratisbonne, Mathias Kerner ; à Ville-Franche, Charles de la Vérité. Selon la BnF, ses héritiers sont attestés dès 1685 et continuent d’imprimer sous son nom jusqu’en 1688. Son fils François II est établi le 3 août 1689, mais la succession n’est liquidée qu’en 1693. En juin 1688 a eu lieu une vente après décès de ses livres 45 . Nous n’avons pas encore pu y vérifier la présence de ses éditions de la Satyre Ménipée. François II est 294 Dominique Varry <?page no="294"?> 46 Catalogus librorum Francisci Foppens, Bruxelles, [Foppens], 1730, 8° ; BnF : Δ 1537. 47 Félix Victor Goethals, Histoire des lettres, des sciences et des arts en Belgique, Bruxelles, Société nationale pour la propagation des bons livres, 1840, p. 350-370. 48 Catalogus librorum bibliopolii Petri Foppens, Bruxelles, Foppens, 1752, 12°, p. 323, n° 3297 ; BnF : Δ 1821 et Q 2483. 49 Catalogue de livres de feu Pierre Foppens qui se vendront lundi le 24 août 1761, Bruxelles, Antoine d’Ours, [1761], 12°, p. 69, n° 1057 ; BnF : Δ 1571. 50 BmL SJ B 205/ 10-12 et bibliothèque des auteurs, t. 2 et 3. mort peu avant le 31 mai 1730 46 . Ses dernières éditions sont parues en 1727. Sa veuve a continué d’exercer sous son nom jusqu’en 1732 au moins, et a été active jusqu’en 1743. Son fils, François III Foppens lui a succédé de 1733 à 1781. Un autre fils né de son union avec Jeanne de Surmont, Jean-François (1689-1761), est entré dans la Compagnie de Jésus et a fait une carrière de professeur de philosophie à Louvain. Il est connu comme biographe et historien 47 . Mais pour nous, la mort, à quelques mois de distance de Jacobus Harrewijn et de François II Foppens marque bien la fin des éditions bruxelloises de la Satyre ménippée, avec celle de 1726. Elle est la seule à être mentionnée aux deux catalogues de 1752 48 et 1761 49 de Pierre-Ignace Foppens postérieurs à la dernière édition de 1752. Une question demeure cependant non résolue : celle de la date du passage de Mathias Kerner à ses héritiers. On aurait pu penser qu’elle correspondrait au décès de François I. Les difficultés de la succession avec la coexistence de deux ateliers (la veuve et François II) en constituent peut-être la clef. L’édition de 1752 50 en trois volumes in-octavo à l’adresse de « Ratisbone [sic] chez les héritiers de Mathias Kerner » est, au contraire, de facture française. Elle présente des réclames de cahier à cahier, et des signatures à droite aux deux tiers de la page… Même si elle essaie de se faire passer pour hollandaise, en signant les pièces liminaires avec des étoiles et en utilisant des chiffres arabes, elle numérote par inattention en chiffres romains certains feuillets ! Les collations sont : T1 : [1-1bl.-8]-XXXVI-464-[27-1 bl.] p. La p. 341 est paginée 241. Signatures : π 1 a 2 ** 8 *** 8 A-Z 8 Aa-Ff 8 Gg-Ii 4 Kk 2 [$1$4$2$4$3 arab.sign. Hh$2 rom. sign. Kk$1 Q2 non signé Dd3 signé D] T2 : [1-1 bl.-4]-522-[38-lac. 2 bl. ? ] p. Signatures : π 2 * 2 A-Kk 8 Ll 4 Mm 4 Nn 4 Oo 4 (-Oo4) [$1$4$2$3$3$2 arab. sign. E2 non signé Pp3 rom. sign.] T3 : [1-1bl.-2]-598-[34-2 bl.] p. Signatures : π 2 A-Oo 8 Pp-Tt 4 [$4$2 arab. sign. Qq2 Rr2 Ss2 Tt2 rom. sign.] Les gravures, non signées, et inversées par rapport aux éditions précédentes, le frontispice dépourvu de la citation, sont des preuves manifestes de ce qu’elles ont été re-gravées. Les trois pages de titre sont en noir, et arborent une sphère armillaire encore inconnue. 295 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas <?page no="295"?> 51 Jean-François de Los Rios, Catalogue de la bibliothèque de feu Mgneur de Malvin de Montazet, [Lyon, J.-F. de Los Rios], 1788, p. 24, n° 370 ; BmL : 371371 t. 19. 52 BnF : ms fr 21994, n° 94. 53 BnF : ms fr 22158, Journal de la librairie. 54 http: / / catalogue.bnf.fr/ ark: / 12148/ cb12397287z. 55 Raymond Gaudriault, Filigranes et autres caractéristiques des papiers fabriqués en France aux X V I Ie et X V I I Ie siècles, Paris, CNRS Éditions et J. Telford, 1995, p. 194. L’ouvrage n’est documenté ni par les catalogues de nouveautés, ni par les catalogues de vente consultés. À Lyon, il apparaît pour la première fois au catalogue de la vente Malvin de Montazet, en 1788 51 . Son matériel ornemental est, pour le moment inconnu des bases Fleuron, Maguelonne et Môriane, pourtant, nous savons qu’une permission tacite a été attribuée pour cet ouvrage en 1751 au libraire parisien Laurent Durand 52 . Il est donc paru avec une permission du sceau, c’est-à-dire une approbation royale officielle, même déguisée. Nous savons aussi que l’inspecteur de la police de la Librairie Joseph d’Hémery note dans son Journal de la Librairie, sous la rubrique « Livres nouveaux », à la date du 29 mars 1753 : « Durand vient aussi de faire une édition de la Satire ménippée en 3 vol. in-8° 53 . » Laurent Durand fils 54 (1712-1763) est un libraire parisien actif de 1738 à 1763, rue Saint-Jacques et rue du Foin. Il a d’abord été alloué en 1730, puis est entré en apprentissage en janvier 1738 chez Jacques Chardon. Il a été reçu libraire en juin 1738. À sa mort il était en faillite avec plus de cinquante créanciers. Son fonds a fait l’objet d’une vente après-décès le 7 mai 1764. Laurent a été l’un des quatre éditeurs de L’Encyclopédie et le principal éditeur de Diderot et d’ouvrages clandestins. Il a participé à la publication de l’édition parisienne de 1752 du Dictionnaire de Trévoux. Laurent Durand était libraire, mais pas imprimeur. Il faisait généralement imprimer ses ouvrages à Paris chez Chardon, Moreau ou Le Breton. Certains auteurs ont voulu voir dans cette édition une impression rouennaise. Jean-Dominique Mellot et le catalogue de la BnF affirment que son matériel typographique n’est pas rouennais. Nous ajouterons que des imprimeurs de Rouen auraient vraisemblablement, comme ils en avaient l’habitude, utilisé du papier de la généralité de Rouen. Or, il n’en est rien. L’ouvrage est imprimé sur du papier d’Auvergne qui porte des contremarques P fleur de lys Cusson de Thiers 55 . 296 Dominique Varry <?page no="296"?> 56 Louis André, « Du papier pour l’imprimerie de Trévoux », Quand le Dictionnaire de Trévoux rayonne sur l’Europe des Lumières, Isabelle Turcan (dir.), Paris, L’Harmattan, 2009, p. 45-50. 57 Françoise Weil, « L’impression des tomes VIII à XVII de l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, 1986, n° 1, p. 85-93. Nous supposons que cette édition a été imprimée discrètement à Trévoux, atelier qui utilisait massivement des papiers d’Auvergne 56 . Laurent Durand était, avec une dizaine d’autres confrères parisiens, membre de la Compagnie de Trévoux jusqu’au rachat des parts des associés, le 18 février 1760, par Louis Étienne Ganeau… qui les revendit le 7 juin suivant à… Le Breton, Durand, David et Briasson, à l’occasion d’une manœuvre liée aux péripéties de l’impression de l’Encyclopédie 57 . Au terme de notre étude, on peut établir qu’il y a bien, à partir de 1664 et jusqu’en 1726, toute une série d’éditions de la Satyre ménippée, réalisées aux Pays-Bas méridionaux, malgré l’adresse explicite de Ratisbonne. La fin correspond à la mort de l’imprimeur François II Foppens et à celle du graveur Herrewijn. La publication française de 1752 - sous permission tacite ce qui l’oblige à prendre une adresse étrangère - se place tout naturellement dans la continuité de la fiction Mathias Kerner et fils. Pourquoi avoir choisi d’élire domicile à Ratisbonne ? Il semble que cette ville réputée bonne catholique a été considérée comme le lieu idéal pour établir l’imprimeur de la Satyre. Il ne faut pas oublier que l’honorabilité et l’importance de cette cité sont renforcées depuis 1594 (année de parution de la première édition de la Satyre) par l’installation définitive de la diète impériale dans ses murailles. Dès lors que la fiction de Ratisbonne est adoptée, les Foppens se forgent un pseudonyme à consonance germanique, tout aussi hypothétique que les nombreux noms déjà inventés pour d’autres ouvrages. Peut-être que la racine kern- - qui évoque le noyau, le centre, le cœur - a été utilisée pour signifier la solidité du projet. 297 Mattias Kerner, l’imprimeur qui n’existe pas <?page no="298"?> II L’IMPRIMÉ DANS LA SOCIÉTÉ <?page no="299"?> 1. Le livre à Lyon <?page no="300"?> 1 H. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, Lyon, Brun ; Paris, Picard, 1897, t. III, p. 175. Sur Rigaud, voir également Louise Amazan, Remettre en lumière le catalogue d’un libraire à ses débuts : Benoît Rigaud, 1555-1570, de l’état au virtuel, mémoire d’étude de l’ENSSIB, sous la direction de Raphaële Mouren, janvier 2017 et, sur un aspect particulier de la politique éditoriale du libraire, Francesco Montorsi, « La production éditoriale de Benoît Rigaud et son catalogue chevaleresque », Carte romanze, n° 2, décembre 2014. 2 Natalie Zemon Davis, « Le monde de l’imprimerie humaniste : Lyon », Histoire de l’édition française, H.-J. Martin et R. Chartier (dir.), Paris, Promodis, 1988, t. I, p. 177. 3 Un quatrième fils, Benoist, meurt en 1601. Voir H. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, op. cit., p. 183. 4 Annexe 1. 5 Pour cette enquête, nous nous fondons sur les outils précieux que sont l’ouvrage de Baudrier, la Biblioteca Bibliographica Aureliana (désormais abrégée en BBA) et l’USTC (consultée en juin 2017). Dans la mesure du possible, nous avons consulté et ouvert les ouvrages étudiés. Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais Élise R A J C H E N B A C H Université de Lyon - Université de Saint-Étienne, IHRIM-UMR 5317 Libraire central de la place lyonnaise dans la seconde moitié du XVIe siècle, Benoist Rigaud a contribué à diffuser largement l’objet livre. Baudrier souligne ainsi qu’il « créa ou plutôt développa à Lyon le commerce des livres à bon marché 1 ». Il ajoute qu’« il s’est appliqué surtout à publier les œuvres poétiques et historiques françaises et à vulgariser les recherches sur le droit, la médecine, œuvres de ses contemporains ». Imprimeur du gouvernement lyonnais pendant quelques années, il acquiert une grande fortune en publiant ses ouvrages ainsi que des pamphlets et des édits royaux 2 , se hissant à une place de premier ordre dans la cité lyonnaise. Lorsqu’il meurt le 23 mars 1597, il laisse trois fils qui font également carrière dans la librairie : Pierre, qui administre et prend la direction de la librairie sous la raison sociale « héritiers de Benoist Rigaud », Claude, qui part rapidement à Paris avant de revenir à Lyon, et Simon 3 . Si Pierre joue le premier rôle sur la scène lyonnaise 4 , il nous importe d’étudier ici une fratrie, en ce qu’elle présente les enjeux d’une succession mais également en ce qu’elle éclaire la manière dont les relations familiales influent sur les orientations du commerce de la librairie. L’enquête porte sur les trente années qui s’étendent de la mort de Benoist en 1597 à celle de Pierre en 1627 5 . Cette période se situe à un moment charnière de l’imprimerie et de la librairie lyonnaises, à la fin de ce qu’on considère comme son « âge d’or », mis à mal par les guerres de religion et les difficultés économiques qui s’ensuivent, qui correspond <?page no="301"?> 6 Effectué en juin 2017. 7 Baudrier relève 27 titres, dont 3 sans dates. L’un d’entre eux, Les Prophéties de Nostradamus (« Abbé Rigaux »), correspond peut-être à l’édition de 1587 relevée dans l’USTC. L’Almanach pour l’année 1600, cité par Baudrier à partir du Catalogue Borghese, n’apparaît pas dans l’USTC. L’Histoire universelle des poissons et monstres aquatiques avec leurs pourtraits, qui figure dans le Catalogue Potin de 1872 (n o 114), est peut-être l’édition de 1600. L’USTC ajoute : Almanach des almanachs pour l’an 1598, 1597, in-16 ; P. Crespet, Le Jardin de plaisir et recreation spirituelle, tome II, 1598, in-16 (Baudrier ne relève que le tome I) ; Règlement que le Roy veut et entend estre faict et estably par les Commissaires deputés par sa Majesté. Pour la reformation de ses gabelles és pays de Languedoc, Provence, Daulphiné, et la part du Royaume […], 1598, in-8 o ; F. Vásquez / G. Chappuys, Le troisième livre de Primaleon de Grece, 1597, in-12 ; Guy du Faur de Pibrac, Recueil des poincts principaux de la remonstrance faicte en la Cour de Parlement à Paris, 1598, in-16. Par ailleurs, certains titres relevés par Baudrier n’apparaissent pas dans l’USTC : l’Almanach pour l’année 1600 ; Advis veritable envoyé de Rome (une édition parisienne, imprimée sur l’édition héritiers de B. Rigaud, en garde la trace) ; le quatrième livre de Primaleon de Grece ; Ogier le Danois, 1599. 8 Pour ces occasionnels, la marque 47 de Baudrier (tome III, p. 464), présentant fleurs de lys, et la lettre H couronnée, est employée et signale une publication officielle. Cette marque était aussi utilisée par Benoist. Par exemple, dans les dernières années de son activité : Discours de la verité des causes et effects des decadences, mutations, changements, conversions, et ruines des Monarchies, Empires, Royaumes, et Republiques […]. Par Claude Duret […] (1595, avec permission) ; Exhortation de prier Dieu eternel pour nostre Roy treschrestien Henri IIII […]. Par René Benoist […] (1595, avec permission) ; Les Estats, esquels il est discouru du Prince, du Noble et du tiers Estat, conformément à nostre temps […]. Par Dd. R. de Flurance (1595 et 1596, avec permission). La marque a été employée pour un autre ouvrage auquel C. Duret a contribué comme commentateur : L’Eden ou Paradis terrestre de la Seconde Semaine de Guillaume de Saluste, Seigneur du Bartas […] (1594, avec permission). Duret adresse son ouvrage au Roi. 9 Les titres sont légèrement différents. également à un moment de transition historique et religieux, entre l’édit de Nantes (1598) et le siège de La Rochelle (1627). 1. Les « Héritiers de Benoist Rigaud » À la mort de Benoist, la librairie poursuit ses activités jusqu’en 1601 sous la raison sociale « Héritiers de Benoist Rigaud », derrière laquelle la BBA propose d’identifier Pierre. Ses deux autres frères semblent en effet jeunes à cette date mais ils ont pu, dans les premiers temps, travailler avec leur frère aîné. Le recoupement du catalogue Baudrier, de la BBA et de l’USTC 6 donne trente-huit titres sur quatre années (mais d’autres, comme les plaquettes éphémères, ont certainement été perdus 7 ). L’étude de ces publications montre la poursuite logique des activités du père. On trouve des ouvrages de consommation à court terme, comme les almanachs ainsi que des occasionnels qui sont autant de créneaux qu’a occupés Benoist 8 . À côté de ces ouvrages bon marché, figurent des ouvrages pratiques, comme L’Arithmetique de Pierre de Savonne d’Avignon, dont les héritiers donnent en 1597 une « derniere et cinquiesme edition enrichie d’une Instruction et maniere de trouver le compte faict au toisage de Lyon ». L’ouvrage, déjà donné en 1571 et 1588 par Benoist 9 , est complété d’un traité imprimé dans les années 1580 chez Jean II de Tournes ; il est réédité par Pierre en 1604. La librairie semble également accueillir des publications financées par l’auteur. C’est probablement le cas des Pourtraicts des chastes dames de François du Souhait, publié à la fois à Lyon, chez les héritiers de 302 Élise Rajchenbach <?page no="302"?> 10 Permis d’imprimer daté du 19 janvier 1600. 11 A. Parent-Charon, Les Métiers du livre à Paris au X V Ie siècle (1535-1560), Genève, Droz, 1974, p. 97-106. 12 Institutiones absolutissimæ in linguam Græcam, Lyon, héritiers B. Rigaud, 1600. Déjà publié par S. Vincent en 1540, par S. Gryphe en 1552, puis par ses héritiers en 1558 et 1559, par Jean I de Tournes et G. Gazeau en 1557, par T. Payen en 1545 (? ) puis 1558. Encore plus tôt à Paris, chez M. de Vascosan en 1533 et 1536 et chez C. Wechel en 1533, 1534, 1536, 1538, 1540 et 1543, chez J. de Roigny en 1536, chez F. Gryphe, J. Loys et A. Girault en 1538, chez J. Petit en 1539, chez J. Loys en 1544, chez R. Estienne en 1546, 1549, 1551, chez G. Morel en 1560 et au-delà… (Source : USTC). 13 Nicolas Cleynaert. 14 Hortulus puerorum, pergratus et perutilis Latine discentibus, Lyon, héritiers B. Rigaud, 1598. 15 A. Dubois, « Imprimerie et librairie entre Lyon et Genève (1560-1610). L’exemple de Jacob Stoer », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 168, 2010, p. 480-481. À partir des cahiers des foires de Francfort conservés au musée Plantin-Moretus, Archif 992, fol. 48. B. Rigaud et à Paris chez G. Robinot : l’édition parisienne est dédiée à la Comtesse de Torigny et de Mortemart, Louise de Maure, et la lyonnaise à mademoiselle de Clapisson, Marguerite D’Ulin, mariée à François de Clapisson, procureur du roi qui octroie précisément le privilège à Lyon 10 . Par ces exemples, on voit que la librairie, conformément aux pratiques de l’époque, assure ses arrières en faisant participer financièrement l’auteur et en investissant dans des ouvrages qui ont déjà fait leurs preuves 11 . La prise de risques du côté libraire paraît très faible ici. Les « héritiers de Benoist Rigaud » poursuivent par ailleurs la veine littéraire dans des petits formats abordables que pratiquait le père : des romans de chevalerie tels que Primaleon (1597, 1600) et Ogier (1599) ; des œuvres littéraires contemporaines à succès, même si elles ne faisaient pas toujours partie, initialement, du catalogue du père, comme celles de Desportes (1599), Yver (1600) ou Tabourot (1599) ; les prophéties de Nostradamus (1597) ; une édition complète du théâtre de Garnier (1600). Dans le domaine scientifique, on remarque l’Histoire universelle des poissons de Pierre Belon (1600). Enfin, signalons des rééditions d’ouvrages à caractère pédagogique, comme les Institutiones absolussimæ in linguam græcam 12 de Nicolaus Clenardus 13 , véritable best-seller en France et en Europe. À ses côtés, sur l’étal de la librairie, s’inscrit à partir de 1598 l’Hortulus puerorum, le Petit Jardin pour les enfants de Jean Fontaine 14 , autre succès lyonnais, d’abord publié par L. et C. Pesnot. Comme pour la plupart des grandes librairies lyonnaises et malgré la phase délicate de succession, les « Héritiers » s’efforcent d’être présents sur un vaste marché, bien au-delà de la seule diffusion locale. La maison est en association avec le libraire genevois Stoer qui leur ouvre le marché de l’Empire et à qui elle offre probablement sous adresse lyonnaise l’accès au marché du sud de l’Europe, en particulier Medina del Campo. Aux foires de Francfort de l’automne 1601, Stoer écoule ainsi au moins un ouvrage pour le compte de la librairie lyonnaise, L’Arithmetique de Pierre de Savone dans l’édition de 1597, pratique réservée aux confrères qui collaborent ou ont collaboré avec lui 15 . Ce contact laisse supposer d’autres réseaux pour les enfants d’un libraire qui a acquis sa fortune en fondant sa politique éditoriale sur des petits formats vendeurs, des œuvres contemporaines et les publications officielles, et qui a dû trouver de nombreux débouchés sur l’ensemble du Royaume et au-delà. 303 Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais <?page no="303"?> 16 D’après la BBA et conformément à la date des débuts de l’activité de C. Rigaud à Lyon (Data BnF donne 1631, ce qui est moins cohérent). 17 Data BnF. 18 BBA, t. XXVIII, p. 206. 19 Ces associés n’ont pour le moment pas été identifiés. 20 Voir graphique typologique des publications. 21 Annexe 2. 22 À Paris chez M. Boursette en 1554 ou à Lyon chez B. Rigaud en 1556, sans les gravures, puis chez J. d’Ogerolles en 1561 et en 1568 ou chez B. Rigaud en 1586, avec des gravures. 23 BBA, n o 111. 3 tomes en 1 volume, in-8 o . Nouvelle édition en 1616. 24 Il serait pertinent d’étudier la provenance des gravures employées par Pierre dans ses autres ouvrages illustrés. Pierre Rigaud (mort en 1627 16 ) Fils aîné de Benoist, Pierre, qui commence à publier sous son nom à partir de 1600, est marié à Geneviève Panse 17 . C’est sous son nom que se développe le plus la librairie, située au coin de la rue Mercière et de la rue Ferrandière, « à l’Horloge », puis, à partir de 1612, « à la Fortune 18 ». À partir de 1621 ou 1622, on le trouve à l’adresse : « Pierre Rigaud et associés 19 ». Entre 1601 et 1626, 451 éditions sorties de ses presses sont répertoriées par la BBA. Pierre est, de loin, le plus productif des trois frères. Prolongeant la politique éditoriale de son père fondée sur la production de livres de petit format à bon marché, il s’inscrit comme acteur privilégié de la production de livre religieux sur la place lyonnaise 20 . Pierre poursuit le catalogue de son père, tant dans son contenu que dans son esprit, en particulier par le choix des formats 21 . On retrouve chez Pierre les Decades de la description des animaux d’Aneau, sous le titre Premier livre de la nature des animaux, initialement publié à Lyon par B. Arnoullet en 1549 et en 1552 avec le Second livre de la description des animaux de Guéroult, et ayant connu de multiples rééditions 22 . Toujours en 1604, Pierre imprime La Proprieté et nature des oiseaux de Guéroult, réunissant, comme l’avait fait Arnoullet, les ouvrages des deux humanistes. Pour l’ouvrage d’Aneau, Pierre reprend les gravures que son père a fait réaliser sur le modèle de l’édition originale. Il propose un joli petit in-16, comme son père, avec des bois au coût rentabilisé, qui a déjà fait ses preuves. Pierre utilise également une partie du matériel de feu G. Rouillé (associé à M. Bonhomme) : dans son édition du Roland furieux dans la traduction de G. Chappuys publiée en 1608, on trouve les gravures qu’Eskrich avait composées pour illustrer la traduction espagnole de 1550 de l’Orlando furioso 23 , constamment réédité jusqu’à la fin de l’activité de Rouillé 24 . Pierre cherche ainsi à publier des livres illustrés qui ne seront guère onéreux à la production comme à l’achat. Pour les romans de chevalerie, qu’Helwi Blom étudie dans le présent volume, Pierre poursuit le chemin tracé par son père, comme pour le reste de la littérature vernaculaire, c’est-à-dire des ouvrages généralement déjà édités au succès confirmé : Les Bigarrures de Tabourot (1603, 1606), les œuvres de Du Bartas (1605, 1608), les Tragédies de Garnier (1607, 1615, déjà éditées par les « héritiers), les Serées de Bouchet (1614, 1618), les quatrains 304 Élise Rajchenbach <?page no="304"?> 25 On trouve par ailleurs une édition princeps, dans un format différent, l’in-4 o , qui présente cinq livres d’hymnes d’Anne d’Urfé (dont le reste des écrits est resté manuscrit) : s’agit-il d’une commande spéciale d’Anne d’Urfé ? Chaque livre est dédié à un membre de la famille royale (privilège au nom de L. Garon, imprimeur lyonnais, cédé à P. Rigaud : accord de collaboration entre les deux hommes imprimé en fin de volume). 26 Claude de Mermet, La Praticque de l’orthographe françoise. Avec la manière de tenir livre de raison […] Troisiesme edition, Lyon, P. Rigaud, 1602, in-16. 27 Lyon, P. Rigaud, 1603, in-16 : « Traduite de Latin en François, et succinctement adaptée aux Ordonnances Royaux, par Pardoux Du Prat ». 28 Annexe 2. 29 Annexe 3. 30 Lettres consolatoires d’un excellent et tres-venerable Prelat, sur l’inopinée mort de ce grand Henry IIII. Addressée au Sieur du Villars, Bailly de Gex, son cher Amy […], Lyon, B. Rigaud, in-8 o ; Louis Richeome, Consolation a la Royne mere du Roy, et regente en France, sur la mort deplorable du feu Roy […] Henry IV, Lyon, P. Rigaud, 1610 et 1611, in-8 o ; Jacques George, Le Mausolée royal dressé pour l’immortelle memoire d’Henry IIII, Lyon, P. Rigaud, 1610, in-8 o . 31 L. Richeome, Le Pantheon huguenot decouvert et ruiné contre l’aucteur de l’Idolatrie papistique, Lyon, P. Rigaud, 1610, in-8 o ; J. Gontery, Les Consequences ausquelles a esté reduite la Religion pretenduë Reformée […] sur la conference permise par le Roy entre ledit Pere et les ministres de Dieppe […] en faveur de Monsieur de Sainct Ceré, Lyon, P. Rigaud, 1610, in-12. 32 Lyon, P. Rigaud, 1620, in-12. 33 Unicum conservé à la Bibliothèque bénédictine de Saint-Mihiel, Section Patrimoine Saint Mihiel, cote K 105. Le catalogue figure dans le premier cahier, après la table des matières. Nous remercions Mme Brigitte Vast, bibliothécaire de Saint-Mihiel, qui a eu l’extrême gentillesse de photographier pour nous ce catalogue et de répondre à nos questions. de Pibrac (1614), L’Arioste (1604), C. Marot (1604), les Histoires tragiques de Bandello, les Dialogues de Tahureau (1602) 25 . Toujours dans la quête d’ouvrages bon marché susceptibles de connaître un bon débit, Pierre publie de nombreux livres « pratiques » : cuisine, orthographe 26 , agriculture, arith‐ métique appliquée, rédaction de lettres… L’apprenti notaire, par l’achat et la fréquentation assidue de La Pratique de l’Art des Notaires, contenant les formes de minuter et grossoyer toutes sortes de Contracts 27 , saura ainsi composer d’aussi beaux contrats que Bredin le cocu, qui figure également au catalogue du libraire (1605, 1610, 1618). Si Pierre n’innove guère par son catalogue, il s’assure des revenus réguliers par des choix stratégiques conjuguant un faible investissement de départ ainsi que le choix du format et de la langue, tant dans le domaine littéraire que pratique. Le domaine politico-religieux représente quant à lui une part très importante de la production (43 %), surtout à partir de 1609 28 . L’année 1610, l’un des pics de la production générale de Pierre (33 éditions sorties sous son nom) semble marquer une bascule, et est à cet égard éclairante 29 . On trouve des publications en réaction à l’assassinat d’Henri IV 30 tout en s’inscrivant en faux contre les huguenots 31 . C’est un catalogue profondément catholique, plutôt d’inspiration jésuite : vie et enseignement d’Augustin, catéchisme selon le concile de Trente dans la traduction de J. Gillot, vies de saints, Guide des curez, vicaires et confesseurs, Thresor de l’Église catholique de N. Taillepied, controverse entre catholiques et protestants, publications du jésuite anti-ligueur L. Richeome, puis des jésuites espagnols. Dans ce massif de publications religieuses, qui correspond au mouvement propre à l’édition religieuse du XVIIe siècle, signalons L’Amoureux de Jesus de Bartolomeo Cambi da Saluzzo, dans la traduction de Charles Jouye 32 , dont l’édition de 1619 33 contient après la table des matières 305 Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais <?page no="305"?> 34 Ce catalogue ne figure pas dans l’éd. de 1623 dont un exemplaire est conservé la BnF (D-52477). 35 H.-J. Martin, « Renouvellements et concurrences », dans Histoire de l’édition française, op. cit, t. I, p. 401. 36 H.-J. Martin (Livre, pouvoirs et société à Paris au X V I Ie siècle [1969], Genève, Droz, 1999, t. I, p. 145-146) souligne que le but de François de Sales est d’amener les protestants à se reconvertir au catholicisme ainsi que de convaincre les fidèles que, même sans entrer au couvent/ monastère, on doit dédier sa vie à Dieu. 37 On en compte plus de 40 éditions avant 1620. 38 Ordonnance pour la residence des curez du diocese de Lyon. Faicte par […] le Reverendissime Archevesque, Comte de Lyon, et publiée au Synode tenu le 16. Avril 1614. Lyon, P. Rigaud, 1614, in-8 o ; Ordonnances et instructions aux curez du diocese de Lyon, faictes par […] le Reverendissime Archevesque, comte de Lyon, et publiée [sic] au Synode tenu le 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1614, in-8 o ; Advertissement de Monseigneur le Reverendissime Archevesque, comte de Lyon […] au clergé de son diocese. Touchant la promotion aux ordres et provisions des cures et autres benefices. Publié au Synode de Lyon le 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1614, in-8 o ; Ordonnance touchant les prebendes et commissions des Messes. Et aussi touchant ceux qui detiennent des biens ou Titres appartenans aux Eglises et Prebendes. Facite par […] le Reverendissime Archevesque, Comte de Lyon au Synode tenu le Mercredi 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1614, in-8 o ; Ordonnance touchant les cas reservez, faicte par […] le Reverendissime Archevesque, comte de Lyon, et publiée au Synode tenu le 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1614, in-8 o . 39 D. Simon de Marquemont a été nommé archevêque de Lyon en 1612 à la suite de la mort de Claude II de Bellièvre et a pris possession de son siège l’année suivante, en 1613. 40 Entre-temps, Marquemont a séjourné à Rome, au moins de 1617 à 1619, comme ambassadeur du Royaume de France auprès du Saint-Siège. Il retourne à Rome à la fin de l’année 1622. 41 Ordonnance pour la residence des curez du diocese de Lyon. Faicte par […] le Reverendissime Archevesque, Comte de Lyon et publiée au Synode tenu le 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1621, in-8 o ; Ordonnance touchant la publication du decret du S. Concile de Trente, contre les mariages clandestins. Faicte par […] l’Illustrissime […] Archevesque, Comte de Lyon […] au Synode tenu le Mercredi 28. Avril 1621, Lyon, P. Rigaud, 1621, in-8 o ; Ordonnance touchant les cas reservez facite par […] le Reverendissime Archevesque, Comte de Lyon, au Synode tenu le Mercredy 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1621, in-8 o ; Ordonnance touchant les prebendes et commissions des messes […] Faicte par […] le Reverendissime Archevesque, Comte de Lyon au Synode tenu le Mercredy 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1621, in-8 o ; Ordonnances et instructions aux curez du diocese de Lyon, faictes par […] le Reverrendissime Archevesque, comte de Lyon, et publiée au Synode tenu le 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1621, in-8 o . Voir aussi : Advertissement de Monseigneur le Reverendissime Archevesque, comte de Lyon […] touchant la promotion aux ordres et provisions des cures et autres benefices. Publié au Synode de Lyon le 16. Avril 1614, Lyon, P. Rigaud, 1621, in-8 o . au début de l’ouvrage un « Catalogue des bons livres spirituels qui se trouvent chez Pierre Rigaud » alignant 131 titres 34 . H.- J. Martin souligne à cet égard que Pierre joue « un rôle non négligeable dans l’introduction en France des textes spirituels italiens ou espagnols 35 ». Notons également que, plus tôt déjà, en 1609, il donnait la première édition de l’Introduction à la vie dévote de François de Sales 36 , édition au succès immédiat, suivie d’une deuxième et d’une troisième dans les deux années qui suivent 37 . Surtout, Pierre imprime des textes qui émanent directement des autorités ecclésiastiques lyonnaises. En 1614, il fait paraître une série d’ordonnances et d’avertissements portant sur la page de titre les armes de l’archevêque de Lyon, Denis Simon de Marquemont 38 , qui vient de prendre possession de son siège l’année précédente 39 et dont la nomination s’inscrit dans le contexte de restauration catholique dans le Royaume. De même, en 1621 40 paraît une série de quatre ordonnances ecclésiastiques, qui émanent encore de l’archevêque de Lyon 41 . Ces deux séries initiées par Simon de Marquemont interviennent à deux moments clefs de l’histoire de l’Église et de la carrière de l’ecclésiastique en tant que primat des Gaules : en 306 Élise Rajchenbach <?page no="306"?> 42 Il est chargé de négocier avec Louis XIII l’octroi d’un don gratuit destiné à financer la guerre contre les protestants - négociation dans laquelle il échoue. Voir Cécile Pozzo di Borgo-Mouton-Brady, « Denis Simon de Marquemont archevêque de Lyon et cardinal (1572-1626) », Archivum Historiæ Pontificæ, vol. 15, 1977, p. 271-272. 43 On compte nombre d’ouvrages d’institutions jésuites, comme la célèbre Bien-seance de la Conversa‐ tion entre les Hommes […]. Lyon, P. Rigaud, 1621, in-32. 44 H.-J. Martin, « L’édition parisienne au X V I Ie siècle. Quelques aspects économiques », dans Le Livre français sous l’Ancien régime, op. cit., p. 44. 45 BBA, t. XXVIII, p. 194. 46 USTC : J. de la Taille De Bondaroy, Discours notable des duels, de leur origine en France et du malheur qui en arrive tous les jours au grand interest du public […] (1607, in-12) ; M. de Montaigne, Essais (1608, in-8 o ), Abbregé de la vie de Henry Auguste, III […] (1609, in-12) ; H. de Montagu, La decente genealogie depuis St Louys de la royale maison de Bourbon, enrichie de l’histoire sommaire des faits vie et mort de tous les descendants Jusques a present […] (1609, privilège du roi, in-12) ; Les œuvres de Guillaume Saluste, Sr Du Bartas […] (1611) ; M. de Montaigne, Essais (1611, in-8 o ) ; F. de Sales, Panthologie ou thresor precieux de la saincte croix […] (1613, in-8 o ) ; N. Machiavel, L’art de la guerre […] (1614) ; Amadis, tomes 22 et 24 (1615, in-8 o ) ; Epitome de l’histoire particuliere des familles romaines, omise par les anciens, en l’histoire universeile [sic]des romains : et neantmoins recueillie des anciens […]. Par J. C. Cœur-Blondel (1613). 47 Minutes et répertoires du notaire R. Bontemps, 29 août 1569-juillet 1617 (MC/ ET/ XXIII/ 34-MC/ ET/ XXIII/ 223-MC/ ET/ XXIII/ 123. 48 M. Nivelle, J. Petit-Pas, la veuve D. Salis et Ch. Sevestre. 49 Philippe Desan, « Éditer les Essais au X V I Ie siècle », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1999, vol. 51, n o 1, p. 208-209. 1614, il est l’orateur du clergé aux états généraux et, en 1621, il préside avec le cardinal de la Valette l’Assemblée du clergé, transférée à Bordeaux 42 . Ces publications religieuses officielles prennent le dessus sur les publications laïques officielles qu’a effectuées Pierre au début de sa carrière en son nom, à la suite de son père, pour les autorités lyonnaises. Surtout, il ressort de ce survol que Pierre inscrit nettement ses publications dans la mouvance de la reconquête jésuite, certainement sous l’influence du collège de La Trinité 43 . On peut voir en cela un équivalent de ce que H.-J. Martin soulignait pour la librairie parisienne, à savoir que « les ordres religieux prirent […] l’habitude d’avoir leurs fournisseurs attitrés. Ils les chargeaient d’éditer les ouvrages dont ils avaient besoin […] ; les religieux qui avaient écrit un ouvrage demandaient à l’éditeur de leur ordre d’en assurer la publication 44 ». Claude Rigaud : un libraire entre Paris et Lyon Né en 1583 45 , Claude exerce à Paris jusqu’en 1626. C’est alors qu’il reprend, jusqu’à sa mort en 1629, le fonds de son frère, en association avec Claude Obert. Faute de catalogue de ses publications à Paris, il est difficile d’évaluer à l’heure actuelle son activité parisienne : Claude est le frère sur lequel on possède le moins de données. L’USTC ne recense que dix ouvrages édités, entre 1607 et 1613, ce qui est très probablement incomplet 46 . Son nom figure également dans les archives en 1611 comme libraire juré de l’Université qui nomme les arbitres pour trancher les différents procès et différends entre libraires parisiens 47 . L’étude de ces bribes de productions dessine le portrait d’un libraire averti, qui fait le choix de rééditer des succès du XVIe siècle. À Paris, il s’associe avec un groupe de libraires 48 pour publier en 1608 les Essais de Montaigne 49 . Cette entreprise commerciale 307 Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais <?page no="307"?> 50 Ibid., p. 210. 51 Ibid. 52 Ibid., p. 209. Il existe au moins deux émissions (ou éditions ? ) de 1608. L’exemplaire Z-PAYEN-41 de la BnF, portant le nom de C. Rigaud, présente sur le privilège les seuls noms de Rigaud et de Nivelle. Les exemplaires Z-PAYEN-42 et 43, portant le nom de la Vve Salis, présente un privilège avec les noms de Rigaud, Nivelle et Sevestre. On peut supposer que Sevestre s’est adjoint à l’association en cours de route. 53 L’équipe récidive en 1617, pour une version plus luxueuse. L’édition de Claude est domiciliée à Lyon. 54 Privilège royal signé Sangui, du 30 septembre 1608 à Paris. 55 Abbregé de la vie de Henry Auguste, III. du nom […], Paris, C. Rigaud, 1609. L’état déplorable de l’exemplaire de la BnF interdit toute collation et tout travail de bibliographie matérielle. 56 Abbregé de la vie de Henry Auguste Quatriesme du nom […], Paris, R. Estienne, 1609 (privilège royal). 57 A. Parent-Charon, Les Métiers du livre à Paris, op. cit., p. 145. 58 Ibid., p. 151. Il s’agit d’une pratique courante des libraires lyonnais. 59 D’après la BBA, la veuve de P. Rigaud n’apparaît qu’en 1630, pour un titre (t. XXVIII, p. 290). est un « montage de libraires 50 » qui propose un « “patchwork” d’éléments déjà présents dans les éditions antérieures mais rassemblés pour la première fois 51 » : le texte de l’édition de 1600, l’index de celle de 1602, un Sommaire discours sur la vie de Michel, seigneur de Montaigne, élaboré à partir de l’index de la vie de l’auteur de 1602. Cette édition in-8 o , qui est une des premières à proposer un portrait de l’auteur, par Thomas de Leu, accompagné d’un quatrain attribué à Malherbe, passe outre le privilège de L’Angelier qui court encore à cette date et obtient singulièrement un privilège propre, pour sept ans, aux noms de Ch. Sevestre, M. Nivelle et C. Rigaud 52 . Ce groupe de libraires s’attache ainsi à un livre à succès, qu’il remanie pour le faire correspondre aux goûts d’un nouveau public qui ne reçoit pas l’ouvrage comme dix à quinze ans plus tôt. L’entreprise a de fortes chances d’être rentable, comme le montre la réédition de l’ouvrage à peine trois ans plus tard, en 1611 53 . C’est à une entreprise similaire que l’on peut rattacher la participation de Claude, en collaboration avec G. Robinot et O. de Varenne, à la publication des livres XXI à XXIV des Amadis en 1615 - Claude signe la préface du tome XXII - ; à L’art de la guerre et au Discours de l’art de paix et de guerre de Machiavel en 1614, en collaboration avec Ch. Chappellain (au nom duquel est rédigé le privilège), M. Gobert, G. Robinet et J. Houzé ; et surtout à la magnifique édition in-folio des œuvres de Du Bartas, partagée avec T. du Bray et J. de Bordeaux (1611). Au-delà de ces grandes entreprises collectives, qui associent des libraires entrepreneurs, on trouve également deux publications qui soutiennent vigoureusement la figure royale : La decente genealogie depuis St Louys d’Henry de Montagu, qui vise à réaffirmer la légitimité de la branche des Bourbons sur le trône de France 54 , et l’Abbregé de la vie de Henry Auguste, IIII 55 , également imprimé la même année par R. Estienne qui en possède le privilège 56 . Enfin, pour conclure ce panorama de l’activité parisienne de Claude, on peut supposer que les officines des deux frères entretenaient des rapports réguliers, voire étroits, de dépôt de livres, chacun jouant pour l’autre le rôle de « correspondant 57 », ou, plus probablement, on peut supposer que les fils Rigaud ont ouvert une succursale à Paris, tenue par Claude 58 . Quand Claude arrive à Lyon pour prendre la succession de son frère « à l’enseigne de la Fortune », il contracte alors une nouvelle et brève association, avec Claude Obert, rue Mercière, et il reprend le fonds de son frère décédé 59 , ce qui explique certainement 308 Élise Rajchenbach <?page no="308"?> 60 Catalogue des livres de Pierre Rigaud et qui se trouvent […] chez Claude Rigaud et Claude Obert, Lyon, C. Rigaud et C. Obert, 1627. 61 Annexe 4. 62 Notice IdRef de Simon Rigaud (identifiant : 070960089). 63 BBA, t. XXVIII, p. 300. 64 Annexe 5. 65 Mais les recensements ne sont pas nécessairement complets. 66 J.-D. Mellot, « Le régime des privilèges et les libraires de L’Astrée », XVII e siècle, n o 235, 2007/ 2, p. 25. 67 Annexe 6. l’existence d’un Catalogue des livres de Pierre Rigaud et qui se trouvent […] chez Claude Rigaud et Claude Obert 60 . L’essentiel de ses publications lyonnaises consiste en des publications religieuses (56 %) 61 , liées à la reconquête catholique, plus particulièrement dans la mouvance jésuite. On trouve également une part non négligeable de publications plus ou moins étroitement liées à la médecine (22 %). Il ne s’inscrit pas dans de grandes entreprises collectives comme à Paris. En revanche, il s’investit dans une association régulière qui n’a peut-être pas eu le temps de se développer, ce qui expliquerait le caractère plus modeste de ses activités, le peu de temps qu’il officie à Lyon. Claude apparaît comme un entrepreneur du livre, d’abord en tête de la succursale parisienne, qui se lance dans des associations souvent conséquentes pour publier des ouvrages qui ont fait leurs preuves et dont il retire probablement un bénéfice satisfaisant. À Lyon, il semble plutôt qu’il soit interrompu dans sa lancée après avoir tenté de prendre la suite de son frère aîné. Simon Rigaud Imprimeur et libraire, Simon, le plus jeune de la fratrie, se marie le 23 août 1629 avec Hélène Croix et meurt le 1 er janvier 1656. On sait qu’il est délégué aux élections consulaires en 1613, 1621 et 1623 62 . Son enseigne est dans un premier temps « au soufflet d’or », avant de se déplacer en 1614 rue Mercière, « devant saint-Anthoine », puis, à partir de 1635, « à l’écu de Venise 63 ». Si sa production en son nom est très faible dans les premières années (on ne répertorie pas plus de deux éditions annuelles jusqu’en 1610), elle se développe un peu plus les années suivantes, sans jamais atteindre le niveau de celle de Pierre pour notre période. Le pic de production des éditions recensées se situe en 1620 (treize éditions), avec une moyenne de quatre ouvrages par an 64 , sans compter les années blanches (1604, 1607) 65 . Outre les éditions à son nom, la BBA signale qu’il a imprimé pour d’autres libraires, comme J. Pillehotte. Par ailleurs, il s’associe occasionnellement avec son beau-frère C. Morillon 66 . Ici encore, pour la période qui nous intéresse, la part du domaine religieux est écrasante (42 %) 67 . Les publications spirituelles suivent la même ligne de reconquête jésuite que celles de Pierre. À cet égard, Simon publie la même année que Pierre, en 1620, L’Amoureux de Jesus, mais dans une composition différente et sans le catalogue des livres spirituels de Pierre, au nom duquel a été établie la permission en 1619. Y a-t-il accord entre les deux frères, sans partage des éditions ? Par ailleurs Simon publie en 1621 un ouvrage issu du cercle de l’archevêque : La somme de toutes les excommunications et des cas reservez, 309 Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais <?page no="309"?> 68 La somme de toutes les excommunications et des cas reservez, tant de l’absolution papale, que de l’episcopale […]. Par M. Jacques Severt […], Lyon, S. Rigaud, 1621. 69 De Atheismo et hæresibus recentiores controversiæ generales […] (1621, in-8 o ) ; La Somme generale de toutes les excommunications et des cas reservez tant de l’absolution papale que de l’episcopale (1621, in-8 o ) ; L’Antimartyrologue, ou Verité manifestée contre les histoires des supposés martyrs de la religion pretenduë reformée (1622) ; L’Anacrise des Bibles, c’est à dire examens judiciels et espreuves speciales […] sur chacun des livres du texte sacré, pour discerner les bibles françaises fauses […] d’entre les Bibles orthodoxes et catholiques (1623, achevé d’imprimer le 29 nov. 1621 pour le t. I, 31 déc. 1622 pour le t. III, avec une préface du 1 er janvier 1623) ; Inventaires generaux, ou Lieux communs sur chacunes des vies excellentes des saincts de l’un et l’autre sexe exactement ramassés d’un grand nombre d’autheurs […] faicts […] et establis en bon ordre (1624) ; Chronologica historica successionis hierarchicæ archiantistitum Lugdunensis archiepiscopatus illustrissimorum Galliarum primatus […] Secunda editio multo auctior (1628). 70 S. Clark, Thinking with Demons: the Ideas of Witchcraft in Early Modern Europe, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 230, n. 73 (cite Thorndike, History of Magic, V I I . 380-3 et Godefridus Chassinus, De natura sive de mundo, p. 351-356). 71 Par exemple Nicolaus Clenardus ou Scipion Dupleix en 1620 et 1622. tant de l’absolution papale, que de l’episcopale de J. Severt, chanoine théologal à Lyon 68 . L’ouvrage est dédié à Simon de Marquemont et comporte des vers de Claude Delavarene à l’archevêque. La collaboration entre le théologal et l’imprimeur-libraire, qui détient souvent le privilège pour les ouvrages publiés, est récurrente dans les années 1620 69 . Comme son frère Pierre, Simon est visiblement lié aux jésuites lyonnais : il publie également le De Natura sive de mundo de Godefredus Chassinus, qui lui a cédé son privilège d’auteur après avoir fait revoir ses corrections d’Aristote par le collège jésuite de La Trinité 70 . Cette affiliation aux forces de reconquête jésuite ne l’empêche pas de collaborer au moins ponctuellement avec l’imprimerie genevoise : Simon imprime en 1614 pour la société caldorienne L’Histoire et chronique de Provence de César de Nostredame, partageant le privilège avec Pyrame de Candole. Il se peut que des imprimeurs genevois aient imprimé des ouvrages pour Simon, à une adresse lyonnaise, comme c’était la pratique, pour des raisons économiques : une enquête matérielle plus poussée sur les publications de Simon Rigaud serait nécessaire. Une bonne partie des activités de Simon se font ainsi l’écho assourdi des publications de Pierre : ouvrages spirituels d’inspiration jésuite, parfois communes avec le catalogue du frère aîné, ou ouvrages pédagogiques 71 , avec des titres communs là encore. La partie littéraire, en revanche, se fait nettement moins ambitieuse en proportion : on trouve L’Astrée, pour laquelle il obtient une permission en 1616 - en association, pour la deuxième partie en 1619, avec C. Morillon. C’est également à ce dernier qu’il s’associe ainsi qu’à L. Savigne, en 1614, pour l’Histoire de Roland l’Amoureux de Boiardo. De même, l’édition des Serées de Bouchet (1615), données par Pierre l’année précédente, est visiblement peu risquée. Reste à souligner que Simon collabore avec des graveurs sur cuivre, dont certains de renom. On trouve ainsi des gravures de C. Audran dans les publications de Simon entre 1617 et 1623, de J. Culot de 1616 à 1622. Moins fréquentes et souvent pour des gravures sur cuivre au titre, des œuvres de J. Dubrayet figurent sur les publications de Simon en 1617 et en 1624 ; de J. de Loysi en 1626 et de C. Le Roy en 1627. Ces collaborations suggèrent la volonté de proposer des publications soignées qui sauront attirer l’œil du chaland. 310 Élise Rajchenbach <?page no="310"?> Que nous apprennent ces sondages dans les choix éditoriaux de nos trois libraires ? Même si la silhouette de Pierre se détache nettement, les deux autres frères Rigaud ne sont pas en reste. On voit s’esquisser les portraits de véritables entrepreneurs du livre qui font fortune et qui finissent par exercer, comme Simon, des fonctions officielles dans la cité. Se dessinent pour notre période les choix éditoriaux qui font de la famille Rigaud l’une des principales familles de libraires de Lyon au XVIIe siècle : reprenant le créneau du petit livre bon marché, généralement en vernaculaire, qui s’écoule ainsi assez facilement, Pierre, qui hérite directement de l’entreprise paternelle, confirme la validité de ce choix au tournant du siècle, après une période de difficultés de la librairie lyonnaise du fait des guerres de religion. Ces choix éditoriaux sont toutefois partiellement réorientés : conformément à l’évolution de l’édition au XVIIe siècle, la part religieuse, liée au contexte de la Contre-Réforme, prend le pas sur les autres domaines à partir de 1610. Les trois frères participent activement à la diffusion des textes jésuites italiens et espagnols. Plus particulièrement, si Pierre commence, comme son père, par diffuser les textes officiels des autorités, en revanche, il devient, en particulier à partir de 1614, le relais officiel de l’archevêché. Par ailleurs, l’augmentation régulière des publications religieuses, qui se crispent à nouveau dans une dynamique anti-protestante et opposée à la Ligue, épouse nettement l’évolution politico-religieuse du royaume. Enfin, si les données sont pour le moment plus ténues, il semble que les frères Rigaud s’inscrivent dans divers réseaux de commerciaux, qui leur permettent d’être présents dans tout le royaume et surtout dans les différents centres de diffusion européens, de Francfort à Medina del Campo. Annexe 1 : publications des héritiers de Benoist Rigaud (1597-1627) données en nombre de volumes (et non en nombres de pages). 311 Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais <?page no="311"?> Annexe 2 : Formats des publications de Pierre Rigaud (en nombre par année) Annexe 3 : Typologie des publications de Pierre Rigaud (en pourcentages) 312 Élise Rajchenbach <?page no="312"?> Annexe 4 : Typologie des publications de Claude Rigaud (en pourcentages) Annexe 5 : production de Simon Rigaud par année en nombre de volumes 313 Les trois fils Rigaud : les débuts d’une lignée d’imprimeurs lyonnais <?page no="313"?> Annexe 6 : Typologie des publications de Simon Rigaud (en pourcentages) 314 Élise Rajchenbach <?page no="314"?> 1 Prosper Marchand, Dictionnaire historique ou Mémoires critiques et littéraires, concernant la vie et les ouvrages de divers personnages distingués, particulièrement dans la République des Lettres, La Haye, P. de Hondt, 1759, II, p. 66-75 ; Eugène et Émile Haag, La France protestante ou Vies des protestants français qui se sont fait un nom dans l’histoire depuis les premiers temps de la Réformation jusqu’à la reconnaissance du principe de liberté des cultes de l’Assemblée nationale, Paris-Genève, J. Cherbuliez, 1857, VII, p. 490-491 ; Charles Dardier, « Jean de Serres, historiographe du roi : sa vie et ses écrits d’après des documents inédits 1540-1598 », Revue historique, 22, 2, (1883), p. 291- 328. 2 Henri Heyer, L’Église de Genève, esquisse historique de son organisation, suivie de ses diverses constitutions, Genève, A. Jullien, 1909, p. 494 ; Jean Calvin, Joannis Calvini opera quae supersunt omnia, éd. A. Schwetschke, G. Baum, E. Cunitz, E. Reuss, Brunsvigae, apud C., 21, t. XII (1879), p. 574. 3 Registres de la Compagnie des pasteurs du temps de Calvin, Archives d’État de Genève (dir.), Genève, Droz, 1962, p. 101 ; Robert Marichal, « Les compagnons de Roberval », Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, I, (1934), p. 65-104. 4 J. de Montlyard n’est pas mentionné dans Le livre du recteur de l’Académie de Genève (Genève, Droz, 1959-1980), mais sa mère paya 100 écus à Gervais Hesnault, gérant du Collège : voir l’extrait du notaire Ragueau partiellement retranscrit par Théophile Heyer, « Notice sur Laurent de Normandie », Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, 16, (1867), p. 416-417. Le Livre des bourgeois de l’ancienne République de Genève. A. L. Covelle (éd.), Genève, J. Jullien, 1897, p. 265. 5 Hans Joachim Bremme, Buchdrucker und Buchhändler zur Zeit der Glaubenskämpfe, Genève, Droz, 1969, p. 209. Intermédiaires du livre entre Genève et Lyon au XVII ᵉ siècle : le cas de Jean de Montlyard Sara P E T R E L L A CIÉRA-MTL, Université du Québec à Montréal L’auteur et ses sales petites mains Jean de Montlyard figure parmi les oubliés de l’histoire et rares sont ceux qui se sont arrêtés sur l’étude de sa vie et de son œuvre, en dépit du fait que son nom sonne familièrement aux oreilles de nombreux érudits et chercheurs de la littérature du XVIIe siècle 1 . Son père, également nommé Jean de Montlyard, a été confondu avec son fils par les historiens anciens et modernes : Montlyard père était originaire de Montélimar et se maria avec Péronelle Roussard en 1551, fille d’un faux-monnayeur de Bourges, avant de quitter la France en 1554 à la demande de Jean Calvin pour exercer les fonctions de ministre à Céligny et à Draillans 2 . Il mourut en 1563 3 . Le petit Jean, né vers 1550, grandit quant à lui dans la République de Genève où il fréquenta le Collège et fut nommé bourgeois en 1559 4 . Surtout, dans le registre du notaire Cornillaud, à la date du 23 octobre 1576, Jean de Montlyard est attesté comme correcteur d’imprimerie à Genève auprès du libraire Henri II Estienne 5 . <?page no="315"?> 6 A. Grafton, Humanists with Inky Fingers. The Culture of Correction in Renaissance Europe, Florence, Leo Olschki, 2011. 7 Cité dans plusieurs articles, parmi lesquels : « Correctores corruptores? : Notes on the Social History of Editing », Editing Texts/ Texte edieren, G. W. Most (dir.), Göttingen, Vamdenhoeck and Ruprecht, 1998, p. 54-76. 8 Scipion Dupleix, Inventaire des erreurs, fables et desguisemens remarquables en l’Inventaire general de l’histoire de France de Ian de Serres [1625], Paris, Laurent Sonnius, 1630, p. 13, passage commenté par Christophe Angebault, « L’historiographie officielle des guerres de religion sous Richelieu entre censure et droit d’inventaire. Jean de Serres par Scipion Dupleix », La mémoire des guerres de religion ( X V Ie - X V I I Ie s.), J. Berchtold et M.-M. Fragonard (dir.), Genève, Droz, 2007, p. 161. 9 Archives municipales de Lyon, Registres paroissiaux et d’état civil, Protestants (Baptêmes, Mariages, sépultures), 1596-1612, f. 311, 1GG774 ; Archives du département du Rhône et de la métropole de Lyon, Inventaire après décès, BP 1887. 10 Francis Higman, « Le levain de l’évangile », Histoire de l’édition française, t. 1, Le Livre conquérant. Du Moyen Âge au milieu du X V I Ie siècle, Paris, Fayard, Promodis, 1989, p. 314. Durant l’Ancien Régime, les livres pouvaient être produits d’un côté par des personnages publics, comme l’auteur ou le libraire dont les noms étaient souvent mentionnés dans les privilèges, et de l’autre par des travailleurs de l’ombre, comme les correcteurs d’imprimeurs. Les sources à leur sujet étant rares, il est difficile de savoir avec exactitude quelles étaient leurs tâches et responsabilités. On doit à Anthony Grafton une étude de référence sur ces « humanistes aux mains tachées d’encre » (« humanists with inky fingers 6 »). Il explique comment, dans les ateliers des imprimeurs, une distinction était opérée entre le travail des mécaniciens et celui des théoriciens. Parmi les théoriciens, il y avait les lecteurs et les correcteurs qui avaient pour tâches de comparer les épreuves aux textes originaux. Mais Grafton a montré que ces correcteurs pouvaient trouver une place en amont du travail de composition, en relisant les cahiers, voire en améliorant le texte. C’est ce qu’il appelle les « intermédiaires experts ». Il n’est pas possible de savoir quel type de correcteur Montlyard était. Ce qui est certain, c’est qu’il n’aurait jamais confondu procos (amants en latin) et porcos (cochons), comme les correcteurs d’imprimerie condamnés par Henri Estienne dans un passage analysé par Grafton 7 . Car Montlyard avait une culture classique. Il y a de fortes raisons de penser qu’après avoir travaillé dans l’officine d’Henri II Estienne à Genève, Montlyard poursuivit ses fonctions de correcteur d’imprimerie à Paris. Après sa mort, l’un de ses détracteurs le désigna comme « correcteur d’imprimerie hérétique » à Paris, mais cette information (diffamatoire) n’a pas encore pu être confirmée 8 . Il exerça ensuite les fonctions de « secrétaire du prince de Condé », vers 1599, avant de s’installer à Lyon. À partir des années 1600, Montlyard fut actif dans le monde de l’édition lyonnaise et travailla en particulier pour le libraire Paul Frellon. Il est l’auteur de traductions célèbres de première ou de seconde main, comme L’asne d’or ou les Métamorphoses de Luce Apulée philosophe platonique (chez Abel Langelier, 1602), la Mythologie, c’est-à-dire Explication des Fables (chez P. Frellon, 1604) et Les Hiéroglyphes de Ian-Pierre Valerian Platonique (chez P. Frellon, 1615). On sait par ailleurs qu’il se maria à Lyon avec Jeanne Chappuis (peut-être une proche parente du traducteur Gabriel) et qu’il y mourut quelques années plus tard, en 1612 9 . Dès ses débuts, le protestantisme avait su tirer profit de l’imprimerie et Genève en particulier s’était imposée comme un « centre de propagande réformée 10 ». À Lyon, des 316 Sara Petrella <?page no="316"?> 11 Sur l’édition et la concentration du pouvoir royal en France, voir l’article de référence de Bernard Barbiche, « Le régime de l’édition », Histoire de l’édition, ibid., p. 367-378 et sur le raidissement dogmatique des partis protestants Corrado Vivanti, Lotta politica e pace religiosa in Francia tra Cinque e Seicento, Torino, Giulio Einaudi Editore, 1963. 12 Sur l’édition et la censure, voir B. Barbiche, art. cit., p. 367-378. 13 Voir Georges Huppert, L’Idée d’une histoire parfaite [1973], F. et P. Braudel (trad. fr.), Paris, Flammarion, 1976 et Myriam Yardeni, Repenser l’histoire. Aspects de l’historiographie huguenote des Guerres de religion à la révolution française, Paris, Honoré Champion, 2000. partisans d’un catholicisme radical s’imposèrent dès les années 1589, ce qui entraîna une forte migration d’imprimeurs et libraires huguenots à Genève, à l’image de Robert Estienne - le père d’Henri II. La présente étude permettra de mettre en lumière les liens et les associations cachées entre deux centres éditoriaux apparemment opposés en partant du cas de Montlyard. Deux ouvrages, l’un d’histoire et l’autre de fiction, serviront de base à cette enquête : l’Inventaire général de l’histoire de France et la Mythologie, c’est-à-dire Explication des Fables. En s’arrêtant sur des pratiques d’écritures intermédiaires, de la correction d’imprimerie à la traduction, il sera question d’interroger quelques moyens que trouva le correcteur d’Henri II Estienne pour contourner les interdits, entre l’affermissement de l’absolutisme en France et celui d’une orthodoxie calviniste à Genève 11 . L’exemple de Montlyard permet ainsi de s’interroger sur le rôle des figures intermédiaires d’écriture. Le contexte - l’édition lyonnaise - et la période - l’affirmation de l’absolutisme et la concentration du pouvoir royal après les Guerres de religion - apparaissent comme des facteurs principaux dans la mise en avant ou, au contraire, l’effacement de leur nom 12 . Correction, continuation et hérésie Dans une épître dédiée au baron de Vignolles la Hire pour la réédition de la Mythologie, c’est-à-dire Explication des Fables de 1604, Jean de Montlyard affirmait avoir travaillé sur un livre intitulé l’Inventaire général de l’histoire de France : La demonstration que vous m’avez faict d’un desir de voir tout ce qui procederoit de moi, m’invite à premettre ici vostre tres illustre nom, esperant qu’à la prochaine impression de nostre inventaire general de l’histoire de France (je dis nostre, parce que vous sçavez qu’à l’impulsion de feu monsieur de Serres par une lettre qu’il m’escripvit peu devant sa mort, duquel la mémoire me sera tousjours tresheureuse, et de nos amis communs apres son decez, j’ai continué ce qui restoit imparfaict depuis le regne de Charles VII). Le premier volume de l’Inventaire de l’histoire de France parut à Paris, d’abord chez les libraires Abraham Saugrain et Guillaume Des Rues dès 1599, puis chez Mathieu Guillemot et Pierre Mettayer dès 1600. Cet ouvrage en plusieurs volumes avait pour ambition de présenter l’histoire des rois de France « de Pharamond jusqu’au règne de Henri IV ». Conçu sur le mode de l’hagiographie, il a longtemps été rangé sous la catégorie discréditée des historiographies officielles et n’a été réévalué par les chercheurs que récemment dans la veine des études historiographiques 13 . L’ouvrage est en effet un cas original et précoce de tentative d’écriture de l’histoire nationale française, passée et présente, à travers la présentation des vies des monarques jugés les plus importants. 317 Intermédiaires du livre entre Genève et Lyon au X V I I ᵉ siècle : le cas de Jean de Montlyard <?page no="317"?> 14 L’arrêt du 14 janvier 1600 condamnait cet ouvrage dans lequel « sont coullez plusieurs motz contre l’honneur du deffunct roy henry troisiesme de tres bonne et louable memoyre », Arch. nat., X 1A 1766, fol. 308v-309 et 15 janvier 1600, Arch. de la Préfecture de police, A b 14, fol. 88v, documents découverts et présentés par Alfred Soman dans Histoire des idées au X V I Ie siècle, Paul Dibon, Elisabeth Labrousse et Alfred Soman (dir.), École pratique des hautes études, 4 e section, Sciences historiques et philologiques, Annuaire 1975-1976, (1976), p. 769-770. 15 Pour ce faire, je me suis fondée sur C. Angebault, « L’historiographie officielle des guerres de religion… », art. cit. 16 V. Palma Cayet, Chronologie novenaire [1606], Paris, J. Richler, 1608 et Chronologie septenaire, Paris, J. Richler, 1606 ; P. Bayle, Johann Deckherr, Paul Viding, Ysbrandus Haring, Johannis Deckherri […] De scriptis adespotis, Amsterdam, I. Haring, 1686, p. 379. 17 S. Dupleix, Inventaire des erreurs, fables et desguisements remarquables en l’inventaire general de l’histoire de Ian de Serres, Paris, L. Sonnius, 1625, p. 10. Sur la page de titre typographique de toutes les éditions de l’Inventaire figure le nom de Jean de Serres et, fait étrange, celui de Montlyard n’est jamais mentionné. Dans son épître, Montlyard affirmait avoir été contacté par Serres peu avant sa mort, advenue en 1598, et avoir « continué ce qui restoit imparfaict ». Que signifie exactement cette expression ? Montlyard laisse entendre qu’il pourrait avoir été le correcteur du manuscrit (ce qui expliquerait l’allusion aux imperfections du texte soumis par Serres) tout en s’appropriant une partie de la paternité du texte (« nostre inventaire »). Il s’inscrirait dès lors entre la figure de l’auteur et du correcteur. Il y a de fortes raisons de penser que Montlyard accomplit effectivement des tâches intermédiaires. Sans pouvoir entrer dans le détail, l’état des recherches actuelles laisse penser que le projet de l’ensemble de l’Inventaire incomba à Serres, mais que la propriété du contenu était partagée avec Montlyard. Ce dernier fut en effet condamné par la Préfecture de police à Paris en 1600 à cause des propos proférés contre la figure du roi dans l’Inventaire. Ainsi, Montlyard était responsable du contenu - et donc de l’écriture du texte - de l’Inventaire 14 . Dans le cadre de mes recherches, j’ai pu mettre au jour une polémique en partie inédite qui dura du XVIIe au XVIIIe siècle autour du « continuateur hérétique » de l’Inventaire, Jean de Montlyard 15 . De Pierre Victor Cayet à Pierre Bayle, on estima que Serres était l’auteur de la première partie de l’Inventaire et que Montlyard en aurait poursuivi la rédaction après sa mort, mais de manière infidèle et pernicieuse : il aurait, selon les uns, ajouté des attaques contre le roi Henri III et, selon les autres, des piques contre les catholiques 16 . Dans la plupart des cas, Montlyard était accusé d’être un historiographe de mauvaise foi et d’avoir cherché à corrompre les esprits des Français catholiques. Afin d’éviter ce danger, certains auteurs comme l’historiographe de Louis XIII, Scipion Dupleix, coupèrent la partie de l’Inventaire attribuée à Montlyard : Il [Jean de Serres] n’a continué son inventaire que jusqu’au règne de Charles VIII [sic] inclusive‐ ment. La suite d’un nommé Montliard (lequel j’ay veu correcteur d’imprimerie à Paris) heretique obstiné, grandement inférieur en doctrine à Serres : mais qui le surpassoit beaucoup en malice. Cetuy-ci a affecté le style du Ministre, et infecté de la puanteur de nouvelles impostures la suite de l’histoire : à laquelle il a laissé le titre d’Inventaire de Serres : […] Neantmoins puis-que supprimant son nom il a voulu publier son œuvre soubs celuy de Serres, je la refuteray aussi en cete qualité. 17 318 Sara Petrella <?page no="318"?> 18 C. Angebault, « L’historiographie officielle… », art. cit., p. 16. 19 Sur ce sujet, je me permets de renvoyer à mon article « Enquête autour d’un livre hybride. La première édition illustrée de la Mythologie de Natale Conti », Péristyle. Référentiel thématique (Histoire de l’art, patrimoine bâti et art décoratif), copyright @ 2013 by GSK, SHAS, SSAS, 27 mai 2013. En distinguant deux auteurs, Serres et Montlyard, en fonction de leur confession présumée et en choisissant de supprimer les propos du second, Dupleix pratique une « censure à proprement parler qui vise le symbole de l’histoire protestante 18 ». Il est à noter qu’en même temps que la pratique de censure et de contrôle de la production des livres se faisait plus systématique en France, se répandait au XVIIe siècle la peur du mal caché, de la parole dangereuse glissée dans un texte aux apparences anodines. L’Inventaire ne fut pas condamné et, comme il sera vu plus tard, il fut au contraire réédité. Or, Montlyard dont le nom n’apparut sur aucune réédition fut mis de côté par les historiographes catholiques et finit dans les oubliettes de l’histoire. La disparition du nom de certaines figures intermédiaires de l’édition, comme Montlyard, est le résultat d’une politique de contrôle de l’édition française. La traduction comme corruption La peur du texte confus et emmêlé, de l’équivoque, sans cesse évoquée par Dupleix, ne peut être comprise si l’on fait l’impasse sur l’analyse des pratiques d’écriture cachée. Il en est un exemple extraordinaire, inconnu aussi bien des historiographes anciens que des historiens contemporains, dans la plus célèbre traduction de Montlyard qu’il tira d’un best-seller du XVIe siècle : la Mythologie, c’est-à-dire Explication des fables, une somme érudite de récits sur les dieux de l’Antiquité gréco-romaine, tirée du latin de Natale Conti. P. Frellon réédita à trois reprises la traduction de Montlyard, en 1604, 1607 et 1612 : cette dernière réédition, illustrée de planches gravées, servit à réaliser la réédition parisienne de la Mythologie de Conti (Paris, 1627), un ouvrage qui allait figurer parmi les « classiques » des bibliothèques jusqu’au XVIIIe siècle 19 . Le texte original latin de Conti n’avait pas pour but de commenter l’actualité, mais plutôt de donner des clés d’interprétation des fables des Anciens. Or, il fit une fois allusion aux Guerres de religion (dont il était contemporain) en rapportant les propos d’un inquisiteur italien, Valerio Faenzo, à l’encontre des protestants. Sur près de cent vers, l’inquisiteur s’attaque aux « Lutheri soboles » qui ne respectent pas les enseignements du Christ et les lois de nature. Dans les dernières lignes du passage retranscrit par Conti, Faenzo met en garde ces fous (« persistes in eadem mentis iniquae stultitia ») qui ont refusé les enseignements du Christ ainsi que l’autorité du pape et du saint concile (« si denique Christi Dogmata, Pontificis si spernas iusia, piumque Consilium ») et qui ont répandu le sang dans le Nord, en territoire « teutonique » (« quanto spargetur sanguine campus Teutonicus »). Montlyard - on pouvait s’en douter de la part d’un fils de pasteur calviniste - coupe entièrement ce passage, qui n’apparaît donc dans aucune des éditions lyonnaises de la Mythologie c’est-à-dire Explication des fables. Il n’en préserve qu’une infime partie : Haec una contentio multas fecit haeres : atque si avaritia et spes divitiarum privatorumque commo‐ dorum de medio tollatur, collabentur omnes haeres facillime, eritque omnibus gentibus unus Deus, 319 Intermédiaires du livre entre Genève et Lyon au X V I I ᵉ siècle : le cas de Jean de Montlyard <?page no="319"?> 20 La première édition de la Mythologiae sive Explicationis Fabularum Libri decem parut en 1567, mais il semblerait que Montlyard se soit plutôt basé sur celle de 1581 (Venise, Comin da Trino). 21 Sur la traduction au X V I Ie siècle, voir les ouvrages de références de Georges Mounin, Les belles infidèles, Paris, Cahiers du Sud, 1955 et Jean Balsamo, Les rencontres des muses (Italianisme et anti-italianisme dans les Lettres françaises de la fin du X V Ie siècle, Genève-Paris, Slatkine, 1992. 22 Mythologie (1604), p. 298. 23 Hymne de l’Automne, 1564. 24 Dictionnaire universel françois et latin [Dictionnaire de Trévoux], 2, (1704), p. 370 (voir les rubriques « Paraphraste » et « Metaphraste »). Cette définition a été mise en exergue et analysée par Laurence Plazenet, « Introduction » à Héliodore, L’Histoire aethiopique, éd. L. Plazenet, Jacques Amyot (trad.), Paris-Genève, Champion-Slatkine, 2008, p. 53 sq. una religio, unus ritus, unus pastor, unum ouile. Verum ob has fallacias sub forma religionis latentes et bella intestina, et caedes, et calamitates è caelum et perpetua animorum curae oriuntur, et orientur in posterum, donec hae avaritiae radices in animis hominum infidebunt. 20 Cependant, il n’en donne pas une traduction fidèle 21 : Ce pourchas tant affecté cause plusieurs hérésies ; et si l’on oste d’entre les hommes l’avarice et l’espérance de richesses et particulieres commoditez, toutes heresies deviendront bien-tost à neant, et toutes nations n’auront qu’un Dieu, qu’une religion, qu’une mesme façon pour le servir, qu’un pasteur, qu’un troupeau. Mais à cause des tromperies et fallaces qui se couvrent du manteau de religion, s’ensuivent des guerres civiles, des meurtres et massacres, des calamitez du ciel, et des solicitudes qui perpetuellement assiegent l’esprit, et dureront tandis que cette maudite avarice sera enracinée és cœurs des hommes. 22 En supprimant le nom de l’inquisiteur, en coupant l’allusion aux Guerres de religion et aux méfaits des protestants et en isolant les dernières lignes sur la supériorité de la seule et vraie religion (que Faenzo entendait évidemment comme catholique), Montlyard pervertit le sens premier du texte. Tout d’abord, il joue avec les mots et, tandis que Conti parlait de religions cachées (latentes), il emploie quant à lui l’expression « le manteau de religion ». Montlyard se sert ainsi de la poésie française pour traduire l’italien en reprenant librement le célèbre passage où Pierre de Ronsard décrit la « vérité des choses » voilée par « un fabuleux manteau 23 ». Ensuite, Montlyard retourne l’attaque portée contre les protestants : la phrase préservée de l’original, celle mettant en « cause [les] tromperies et fallaces » déguisés, l’avarice et « les commoditez » en faveur d’une religion qui réunirait tous les hommes, d’un « pasteur » et d’un « troupeau », fait écho à la vulgate protestante. Le texte de l’édition lyonnaise prend alors les allures d’une véritable anti-traduction. Les attaques portées à l’encontre des protestants sont effacées et l’arme est retournée contre son auteur, Conti le catholique. C’est que le traducteur n’était pas seulement correcteur, mais aussi adaptateur et parfois même vulgarisateur. La traduction de Montlyard est très infidèle ; c’est la raison pour laquelle il conviendrait de définir son entreprise comme une métaphrase. Aujourd’hui tombé en désuétude, la « métaphrase » était définie dans le Dictionnaire Trévoux comme « quelque chose de plus que paraphrâse et traduction. Ainsi Métaphraste veut dire Traducteur, Glossateur, et Intèrpolateur 24 ». 320 Sara Petrella <?page no="320"?> 25 Inventaire (1603), p. 732. 26 Plusieurs de ces exemplaires ont été consultés à la Bibliothèque de Genève, parmi lesquels celui publié à Genève, chez les héritiers d’Eustache Vignon, 1603 ; à Cologny, chez Pierre Aubert, 1615 et à Genève, chez Jacques Stoer, 1645. 27 Voir F. Higman, « Le levain et l’argile », Histoire de l’édition française, op. cit., p. 305-326. 28 Alain Dubois, « Imprimerie et librairie entre Lyon et Genève (1560-1610) : l’exemple de Jacob Stoer », Paris, Bibl. de l’École des chartes (2010), p. 447-448. Sur ce sujet, voir aussi Aimé Vingtrinier, Histoire de l’imprimerie à Lyon jusqu’à la fin du X V Ie siècle, Lyon, A. Storck, 1894, et Henri Baudrier, Bibliographie lyonnaise : recherches sur les imprimeurs, libraires, relieurs et fondeurs de lettres à Lyon au X V Ie siècle, Lyon-Paris, L. Brun et A. Picard, VI, p. 385. Le marché du livre religieux à Genève connut une crise à la fin des années 1560 qui eut pour conséquence la baisse du prix de la main d’œuvre qui allait attirer les investisseurs lyonnais, voir A. Dubois, « Jacob Stoer (1542-1610). Un éditeur et ses auteurs », L’écrivain et l’imprimeur, A. Riffaud (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 3, et Ingeborg Jostock, La Censure négociée. Le contrôle du livre à Genève 1560-1625, Genève, Droz, 2007, p. 28-30. 29 F. Higman, « Le levain et l’argile », art. cit., p. 317. L’exemple du passage sur le « manteau de religion » permet de montrer un cas où la traduction, ou mieux la métaphrase, s’offre comme un moyen de reconduire le sens du discours à l’encontre des intentions de l’auteur premier. Il y a polémique religieuse, mais sous le manteau. Affaires de religion L’expression le « manteau de religion » se retrouve non seulement dans la Mythologie, comme nous venons de le voir, mais encore dans l’Inventaire de l’histoire de France 25 . La piste mérite d’être creusée car, en dépit de leur modalité d’écriture a priori fort différente (l’interprétation des fables des Anciens d’un côté et l’histoire officielle de l’autre), il existe plusieurs parallèles entre ces deux entreprises éditoriales. Le premier concerne leur production. Les deux livres s’inscrivent dans le contexte d’échanges franco-genevois. Paul Frellon, l’éditeur de la Mythologie, c’est-à-dire Explication des Fables (la métaphrase de Montlyard), hérita de son oncle, Antoine de Harsy, des collaborations avec des imprimeurs genevois, en premier lieu Jacob Stoer et il fut impliqué dans de nombreuses éditions partagées. Pour ce qui concerne l’Inventaire, plusieurs rééditions se firent à Cologny ou à Genève, et on retrouve (peut-il vraiment s’agir d’une coïncidence ? ) une réédition tardive à la charge des descendants de Jacob Stoer 26 . Genève et Lyon étaient deux centres en compétition en ce début de XVIIe siècle. Après l’avènement du calvinisme, Genève s’était affirmée comme l’une des capitales éditoriales du protestantisme, courant qui avait depuis ses débuts tiré profit de l’imprimerie 27 . Toutefois, on sait que certains libraires lyonnais cherchèrent à imprimer leurs livres à Genève parce que la République calviniste permettait alors une production à moindres frais 28 . Pour pallier ce problème, on chercha à limiter le phénomène des deux côtés de la frontière : le Conseil de Genève décida en 1563 de réduire le nombre de presses de 24 à 3 (entre les libraires Crespin, Vincent et Estienne) et l’édit de Gaillon de 1571 rendait illégal l’impression partagée entre Genève et la France 29 . Loin de disparaître, les associations franco-genevoises semblent augmenter à partir de la fin du XVIe siècle et les livres issus de ce marché indiquaient le 321 Intermédiaires du livre entre Genève et Lyon au X V I I ᵉ siècle : le cas de Jean de Montlyard <?page no="321"?> 30 Voir les articles de Dardier, qui a trouvé une édition imprimée dans laquelle l’Advis de Jean de Serres a été entièrement retranscrit : Opuscules des Hotmans, Paris, M. Guillemot, 1616, p. 192-193. 31 De fide catholica sive principiis religionis christianae, communi omnium christianae, communi om‐ nium christianorum consensu semper et ubique ratis, Joannes Serranus e sacrosanctae scripturae, patrum orthodoxorum, sacrorum auxiliorum et canonum monumentis coeterisque ecclesiae catholicae commentariis, hoc opus summa fide et cura recensuit, certo quidem veritatis illustrandae concordiaeque promovendae institutio […], Lutetiae, apud Jamelium Metaerium et Petrum Huilerium, typographos regios, 1597, cum privilegio reg. majestatis (in fol. de 32 ff.). 32 Sur l’irénisme gallican, voir C. Vivanti, Lotta politica e pace religiosa, op. cit. ; sur la question plus large des mouvements confessionnels fondés sur la concorde religieuse, voir l’étude de Carlo Ginzburg, Il Nicodemismo : Simulazione e dissimulazione religiosa nell’Europa del ’500, Turin, Einaudi, 1970. 33 Voir les recherches menées par Monica Martinat, notamment « Conversions religieuses et mobilité sociale. Quelques cas entre Genève et Lyon au X V I Ie siècle », A. Bellavitis, L. Croq, M. Marinat (dir.), Mobilité et transmission, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 139-157 ; le numéro spécial de la Revue de l’histoire des religions : Genève, refuge et migrations ( X V Ie - X V I Ie siècle), 232, 1, février-mars 2015 ainsi que l’article de Nicolas Fornerod, « La conversion des gens d’Église entre controverse et discipline ecclésiastique : les cas de Gaspard Martin et d’Antoine Fuzy (France et Genève 1615-1619) », Les modes de la conversion confessionnelle à l’époque moderne : autobiographie, altérité et construction des identités religieuses, M.-C. Pitassi, D. Solfaroli Camillocci (dir.), Florence, Leo Olschki, 2010, p. 109-134. 34 Sermons de caresme par tres-reverand père, Messire François Panigarole, evesque d’Asti, de l’Ordre de Saint François des Mineurs observantins (Lyon, P. Frellon, 1599). 35 Nous nous référons ici aux préfaces des deux ouvrages de Teixeira traduits par Montlyard : Explication de la généalogie de Henry de Bourbon Prince de Condé (Paris, 1595) et, sous le pseudonyme de I. D. Dralymont sieur de Yarleme, Traité paraenetique (Aux, 1597). plus souvent une fausse adresse à Lyon. Il existait donc entre Genève et Lyon un canal bien fréquenté, quoique parfaitement illégal. Il ne s’agissait pas seulement d’enjeux économiques : l’histoire de Montlyard semble également esquisser les contours d’un réseau interfrontière et interreligieux. Entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle, des courants cherchaient en effet à concilier le catholicisme et le protestantisme sous l’étendard fédérateur de la fleur de lys. Jean de Serres, l’auteur officiel de l’Inventaire, était un fidèle partisan de l’irénisme gallican, qu’il tenta de théoriser dans son Advis pour souhait, pour la Paix de l’Église et du royaume 30 ou encore dans son Apparatus ad fidem catholicam (traduit en français comme Harmonie 31 ). L’irénisme, soit la tentative de conciliation du protestantisme et du catholicisme 32 , permet de rappeler qu’au XVIe siècle et encore en ce début de XVIIe siècle, Genève et Lyon n’étaient en fait pas les pires ennemis. De nombreuses femmes et hommes passaient d’une ville à l’autre, pour des raisons de travail ou de religion, et se reconvertissaient, même plusieurs fois, au gré de leurs déplacements 33 . Non seulement Montlyard, qui avait grandi à Genève, s’installa à Lyon, mais il y a des raisons de penser qu’il adhéra lui aussi à l’irénisme gallican. Tout d’abord, la production littéraire de Montlyard ne reflète pas un anti-catholicisme radical puisqu’il travailla avec et pour des catholiques, comme, le libraire Paul Frellon pour la traduction de Sermons de caresme 34 et l’auteur Joseph Texeira, un dominicain portugais 35 . Surtout, dans l’épître à la Mythologie citée au début de cette recherche, il revendique son amitié avec Jean de Serres, un iréniste notoire, en faisant allusion à un réseau commun (« je dis nostre, parce que vous sçavez qu’à l’impulsion de feu monsieur de Serres par une lettre qu’il m’escripvit peu devant sa mort, duquel la mémoire me sera tousjours tresheureuse, et de nos amis communs 322 Sara Petrella <?page no="322"?> 36 Ch. Dardier, « Jean de Serres… », art. cit., p. 30. 37 Ch. Dardier, art. cit., p. 74. 38 Voir l’ouvrage de R. Chartier, La Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, Paris, Gallimard, 2015. apres son decez… »). Le lien affectif évoqué par Montlyard pourrait ainsi laisser penser qu’il adhéra aux idées irénistes de Serres. Cette hypothèse se voit renforcée par l’étude du texte : le cas de l’anti-traduction de la Mythologie étudié plus haut contient un passage, « toutes nations n’auront qu’un Dieu, qu’une religion, qu’une mesme façon pour le servir, qu’un pasteur, qu’un troupeau » se révèle être une citation au mot à mot du programme (iréniste) de Serres, comme on le trouve par exemple dans le deuxième chapitre d’un manuscrit, intitulé Unus deus, una veritas, una fides 36 . En conclusion, un parallèle peut être dressé entre le métaphraste, Montlyard, qui se cache derrière l’auteur pour en détourner les propos, et les imprimeurs genevois qui se sont bien gardés d’inscrire leur nom sur leurs éditions partagées avec la France et Lyon en particulier. Quant à Serres, il a été longtemps oublié, non pas parce que son nom a été caché, mais parce que ses écrits irénistes ont fait les frais des premiers discours virulents en faveur de la censure, aussi bien d’un côté de la frontière que de l’autre. En juin 1598, juste après la mort de Serres, le synode (huguenot) de Montpellier interdit la publication de ses deux traités irénistes, l’Apparatus et de l’Advis, et, pour éviter que ses écrits jugés hérétiques ne se diffusent quand même, on alla jusqu’à confisquer ceux restés en possession de ses héritiers 37 . Entre « la main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur 38 », il ne faut pas oublier les intermédiaires cachés de l’édition, ni les associations transfrontières. Entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle, l’Église et le roi ne chassaient pas seulement les sorcières, mais aussi les « monstres d’hérésie » (selon les mots de Dupleix), parmi lesquels les irénistes, qui subvertissaient des textes aux apparences anodines. Dans ce contexte, les pratiques d’écriture intermédiaires, la correction et la métaphrase, apparaissent comme des moyens de se frayer un chemin parmi les choses qui ne peuvent être ni dites ni pensées. Trop souvent, entre Lyon et Genève catholicisme et protestantisme ont été opposés de façon radicale. Or, cette enquête a permis de montrer comment les deux franges les plus conservatrices de ces courants religieux s’opposèrent toutes deux aux irénistes gallicans dans les années 1600 et pratiquèrent, chacune de son côté, une politique de censure et de contrôle éditorial. Surtout, les associations entre imprimeurs genevois et libraires lyonnais, bien qu’illégales, furent lucratives et fort répandues au XVIIe siècle. Le marché du livre sut dès ses débuts tirer profit des Guerres de religion et le cas de Montlyard a permis de montrer comment des intermédiaires d’écriture cherchèrent des moyens de contourner des interdits par des modalités d’écriture comme la correction et la métaphrase. Cependant, ils firent rapidement les frais d’une politique de contrôle de l’écriture de l’histoire à travers ceux qui, dans le but d’éradiquer l’hérésie, en effacèrent le nom. 323 Intermédiaires du livre entre Genève et Lyon au X V I I ᵉ siècle : le cas de Jean de Montlyard <?page no="324"?> 1 Lorenzo Ortiz, Lyon, 1688. 2 CNRTL : « foisonnement » (www.cnrtl.fr). Je suis reconnaissante à François Pichette pour ses précieux conseils linguistiques. 3 Ibid. « foison ». 4 H.-J. Martin, « L’Apparition du livre à Lyon », Le Siècle d’or de l’imprimerie lyonnaise, Paris, Éditions du Chêne, 1972, p. 31-111 ; J.-M. Chatelain, Livres d’emblèmes et de devises : une anthologie (1531-1735), Paris, Klincksieck, 1993 ; Natalie Zemon Davis, « Le Monde de l’imprimerie humaniste : Lyon », dans Histoire de l’édition française, Paris, Promodis, 1982, I, p. 255-277. 5 Histoire et civilisation du livre II, Genève, Droz, 2006, p. 21. Le Livre d’emblèmes et le livre de devises : foisonnement et diversité de l’emblématique à Lyon au XVII ᵉ siècle Christine M C C A L L P R O B E S University of South Florida Depuis les premières rééditions au XVIIe siècle de l’ouvrage de référence du livre d’emblèmes, les Emblemata d’Alciat, dont la première édition lyonnaise date de 1540, jusqu’aux publi‐ cations remarquées de Claude-François Ménestrier sur l’art de la devise et de l’emblème comprenant son Histoire du regne de Louis le Grand (Lyon, 1700) et sa Philosophie des images énigmatiques (Lyon, 1694), en passant par de multiples parutions moins célèbres et, parfois, plus spécialisées - entre autres le traité Ver, oir, oler, gustar, tocar : empresas 1 ou le livre de poésie et devises Billets galants, et amoureux en vers (Saint-Glas, Lyon, 1696) -, les imprimeurs et les libraires de Lyon contribuèrent d’une manière capitale à la compréhension comme à la diffusion de l’emblématique au Grand Siècle. Mon étude explorera la diversité et l’éventail impressionnants de cette production ainsi que le rôle varié de l’image dans son rapport au texte dans le cadre précis de l’ouvrage (quelques livres jugés emblématiques ne possèdent pas d’illustrations). Enfin, j’analyserai certains exemples représentatifs de la production pour mettre en évidence les qualités d’adresse au lecteur/ spectateur, une adresse qui veille à instruire (docere) autant qu’à plaire (delectare). La présence de l’emblématique à Lyon au XVIIe siècle justifie l’emploi du mot « foison‐ nement » dans le titre de mon étude. Je l’emploie dans le sens d’« abondance 2 », tout en gardant à l’esprit la signification de la racine fusio en latin classique : « action de répandre, diffusion 3 ». Mon objectif n’est aucunement de suggérer une comparaison de la production emblématique lyonnaise du XVIIe siècle avec celle du XVIe siècle, au détriment de celui-ci, dont l’héritage a été établi par de nombreux érudits tels Henri-Jean Martin, Jean-Marc Chatelain et Natalie Zemon Davis, pour ne citer qu’eux 4 . Mon étude prend appui sur la déclaration de Dominique Varry dans « Lyon et les livres » : « Le “beau XVIe siècle” et l’aura qui l’entoure ne doivent pas nous faire oublier ces autres réalités […] 5 . » <?page no="325"?> 6 Pour une discussion sur le sujet, voir entre autres : Daniel Russell, Emblematic Structures in Renaissance French Culture, Toronto, University of Toronto Press, 1995, p. 12. Ménestrier invoque comme devanciers de la forme de livre d’emblème, les Hieroglyphica d’Horapollon ou les Imagines de Philostrate et Russell cite comme proto-emblématique « a long indigenous tradition of didactic and inspirational book illustration that dated from the Carolingian renaissance of the ninth century » (ibid.). 7 Pour des descriptions détaillées et illustrées des éditions d’Alciat en France et ailleurs, voir A Bibliography of French Emblem Books, éd. Alison Adams, Stephen Rawles et Alison Saunders, Genève, Droz, I, 1999, p. 1-117. 8 Rouillé en 1549 inclut un commentaire par Aneau repris en 1600 et en 1626 ; les héritiers de Rouillé incluent en 1600 un commentaire par Mignault, repris en 1614 (ibid., p. 101-103, 109-113, 115-116). 9 Ibid., p. 129-131. Voir aussi J.-M. Chatelain, Livres d’emblèmes, op. cit., p. 121-122 et archiv.org. 10 A Bibliography of French Emblem Books, op. cit., II, 2002, p. 133. 11 Les devises de chaque personne de la Trinité sont accompagnées d’une exposition de longueur variable. Pour l’image de Christus doctor, une lune avec le visage d’un homme dans un ciel étoilé est associée à l’inscription In tenebris lucet, l’exposition se limitant à un mot, Luna, tandis que pour Christus reparator, Ménestrier envoie son lecteur à l’Épître de Paul aux Philippiens 3.21 qu’il cite en latin : Qui reformabit corpus humilitatis nostrae configuratum corpori claritatis suae. Les Emblemata d’Alciat, généralement tenu pour le premier livre d’emblèmes - opinion contestée par Claude-François Ménestrier qui le considérait plutôt comme une revitalisa‐ tion du livre illustré 6 - a connu une impressionnante histoire de publication lyonnaise au XVIe siècle, en latin, en français, en italien (Diverse imprese) et en espagnol (Los emblemas), notamment par le marchand-imprimeur Jean de Tournes et le marchand-libraire Guillaume Rouillé ou son imprimeur, Macé Bonhomme. Les héritiers de ces deux familles continuent de publier Alciat au XVIIe siècle, Jean II et Jean III de Tournes à Genève/ Cologny et les Rouillé à Lyon. Les éditions dix-septiémistes d’Alciat à Lyon sont en très grande majorité en latin et dotées de gravures sur bois et de commentaires, ces derniers soit par Claude Mignault soit par Barthélemy Aneau, lui-même emblématiste 7 . Si les publications d’Alciat à Lyon se distinguent par l’incorporation de commentaires 8 , celles de Ménestrier, né à Lyon et professeur de rhétorique au collège jésuite de La Trinité à Lyon, se font remarquer et par leur apport théorique et par leur grande variété de sujets. La distinction entre théorie et pratique peut en effet être illusoire : L’Art des emblèmes, publié chez Benoist Coral en 1662, joint un traité théorique en prose, dans lequel dix gravures sont insérées, à un recueil d’emblèmes dont les neuf gravures sont empruntées (avec des modifications) à un album paru deux ans auparavant, également chez Coral : Les Réjouissances de la paix, dédié à Messieurs les Prévost [sic] des Marchands & Eschevins de la ville de Lyon 9 . Vers la même époque, le collège où enseigne Ménestrier a publié un autre ouvrage théorique, une première version 10 de sa Philosophie des images qui paraîtra en 1694 chez Hilaire Baritel, Ja[c]ques Guerrier et Ja[c]ques Lions. Le premier livre, Novae et veteris eloquentiae placita, ex antiquis recentioribusque rhetoribus deprompta, qui a pour sous-titre : et nova methodo unum in corpus digesta, est un ouvrage d’exposition de devises, notamment de celles de La Trinité 11 , et pourrait aussi être envisagé comme un éloge de son collège - « Le Collège de la très saincte Trinité ». La même année le collège est assimilé à un « temple de la sagesse » dans un livre ainsi intitulé (Le Temple de la sagesse, Lyon, Antoine Molin, 1663), qui, bien que sans illustrations, inclut des descriptions des emblèmes et devises de la grande cour du collège, accompagnées d’un commentaire en français. L’emploi du vernaculaire 326 Christine McCall Probes <?page no="326"?> 12 Pour une histoire des publications de Ménestrier, voir A Bibliography of Claude-François Ménestrier, éd. Alison Adams, Stephen Rawles, A. M. Saunders, Genève, Droz, 2012. 13 Gaspar Joseph Charonier, Lyon rebati ou le destin forcé, tragédie, Lyon, Jacques Canier, 1667. 14 La copie numérisée sur https: / / books.google.com n’indique pas de numéro de page. n’est-il pas une façon de mettre en relief le sous-titre de l’ouvrage ? Le temple se veut en effet « ouvert à tous les peuples ». L’immense production de Ménestrier, dont une partie considérable est publiée à Lyon, comprend des ouvrages de théorie sur des sujets et des pratiques fort divers, pourtant liés à l’emblématique par l’aspect hermétique comme par le double objectif de plaire et d’instruire. Coral, par exemple, publie un Advis necessaire pour la conduite des feux d’artifice (1660) ; Jacques Muguet et Michel Mayer, publient séparément en 1669 et en 1674 un Traité des tournois ; Coral en 1659 et Thomas Amaulry en 1692 et 1696, ses ouvrages sur le blason. La page de titre d’un ouvrage de Ménestrier publié à Lyon en 1694 par trois libraires - Hilaire Baritel, Ja[c]ques Guerrier et Ja[c]ques Lions -, La Philosophie des images énigmatiques, ou il est traité des Enigmes, Hieroglyphiques, Oracles, Propheties, Sorts, Divinations, Loteries, Talismans, Songes, Centurie de Nostradamus, De la Baguette, signale la passion permanente de l’auteur pour la théorie, les fondements et les principes des arts qui associent l’image avec la parole. Le livre témoigne de la grande diversité d’intérêts de ce Lyonnais qui, malgré ses voyages et ses séjours en d’autres lieux, ne cesse d’être publié dans sa ville natale. En lisant l’inventaire des matières contenues dans cet ouvrage, on peut supposer que Ménestrier avait épuisé le sujet des « images énigmatiques » ou emblématiques 12 . La production emblématique lyonnaise comprend cependant des textes d’anagrammes, de billets galants, de rébus et de bigarrures, un traité sur les aspects emblématiques des cinq sens, de nombreux livres de dévotion et, parmi d’autres jalons historiques, le résumé d’une pièce de théâtre dont l’argument consiste en « Lyon rebati après son brûlement 13 ». Tout en explorant brièvement cette impressionnante diversité, je m’intéresserai aussi au rôle de l’image par rapport au texte et à l’adresse au lecteur/ spectateur. Publié en 1675 aux frais de l’auteur, le volume Anagrammata emblematica par René Gros de Saint-Joyre consiste en des emblèmes dont les images sont autant de médailles avec des motti formés par l’anagramme du nom de la personne célébrée accompagnée de quatre ou six vers en français ou en latin. Les personnages incluent des figures religieuses telles que saint Ignace de Loyola et le pape Urbain ainsi que d’autres personnes politiques comme Christine de France, fille d’Henri IV et duchesse de Savoie, et Richelieu dont le prénom Armandus se transforme en Ars Munda. Plusieurs images sont suivies de lettres de remerciement. La princesse Christine, par exemple, témoigne des « marques d’esprit & de bonne volonté » dans les paroles et les images du Chevalier de S. Joyre, et Richelieu commande à son secrétaire de transmettre son appréciation à l’auteur avec sa promesse « qu’il la [la médaille] feroit mettre en tous les plus beaux lieux de son Palais Cardinal ». L’un des paratextes de l’ouvrage offre en latin une courte Explicatio operis qui fait valoir l’avantage de « l’âme » (le texte) jointe au « corps » (l’image) ainsi que les qualités peu communes et ingénieuses de l’anagramme emblématique 14 . Un bon nombre de livres jugés emblématiques publiés à Lyon et ailleurs ne possèdent pas d’images, ou très peu. Tel est le cas de l’ouvrage en français et en latin paru en 1696 chez Horace Molin : Billets en vers ou Billets galants et amoureux en vers par Monsieur de 327 Le Livre d’emblèmes et le livre de devises <?page no="327"?> 15 Une version du livre est disponible sur le site de la MDZ (Münchener DigitalisierungsZentrum Digitale Bibliothek), mais les numéros de page sont obscurcis. 16 D’après Francis Goyet, nombre d’éditions des Bigarrures prétendument publiées à Poitiers et Rouen le seraient en fait à Lyon (Étienne Tabourot, Les Bigarrures du Seigneur des Accords : fac-similé de l’édition de 1588, éd. Francis Goyet, Genève, Droz, 1986). Les références que nous mentionnons sont tirées de la Bibliography of French Emblem Books, op. cit., II, p. 426-464. 17 Ibid., p. 425. Saint Ussans [Pierre de Saint-Glas]. Les vers dont certains des destinataires sont identifiés - comme Racine, Boileau et la princesse de Soubise - sont des plus variés par la forme, le ton et les thèmes. Les douze octosyllabes « A Messieurs Racine et Despreaux » déplorent de façon humoristique la difficulté de leur « voler […] / Un quart d’heure d’entretien ». Le poète aurait incommodé les académiciens : « Dieu ! quel bonheur est le vostre ! / Et quel malheur est le mien ! ». Le sonnet à la princesse de Soubise sur la naissance de Mademoiselle de Rohan, sa troisième fille, fait l’éloge de la mère par une comparaison avec « la Reine d’Amour ». D’autres vers sont écrits sur des tablettes et envoyés en étrennes aux destinataires. D’autres encore sont des blasons pour accompagner des cadeaux : des vers sur les très belles dents d’une dame, par exemple, à qui le poète envoie des cure-dents d’or et d’argent. D’autres vers sont censés accompagner des fleurs, par exemple un bouquet de tubéreuses destiné à un homme sur le point de se marier. Comme dans le célèbre poème de Mademoiselle de Scudéry, « La Tubéreuse à Célie, le jour de sa fête », ces tubéreuses, personnifiées, parlent au destinataire : « Nous sommes un bouquet de jeunes Tubéreuses / Qui […] / Venons vous souhaiter toutes choses heureuses ». Mais les billets en vers peuvent mêler aux compliments des traits de satire, tel un huitain à une Mademoiselle « qui s’estoit masquée en Garçon ». Les cinq premiers vers de flatterie semblent se résumer dans le sixième vers : « Tout paroissoit en vous de galante façon », avant de conclure sur des vers mordants : « En un mot, vous étiez aussi belle en Garçon / Comme vous estes laide en Fille 15 . » Plusieurs des éditions des Bigarrures d’Étienne Tabourot, autre recueil riche en jeux de langage, notamment des rébus, sont ou seraient parues à Lyon 16 : Barthélemy Fermier (Rouen [i.e. Lyon], 1584) ; Jean Bauchu (Rouen [i.e. Lyon, Pierre Chastelain], 1591) ; Jean Bauchu (Rouen [i.e. Lyon], 1595 ; Poitiers [i.e. Lyon] : 1606, 1609, 1615) ; les héritiers de Benoît Rigaud (1600) ; Pierre Rigaud (1603), ainsi qu’à Paris et Rouen. Selon Alison Adams, l’ouvrage est « a work on the boundaries of the emblematic » inclus dans sa bibliographie à cause des rébus ou, selon la définition de Tabourot, « peinctures de diverses choses ordinairement cognuës, lesquelles proferees de suite sans article, font un certain langage : ou plus briefvement, Que ce sont equivoques de la peincture à la parole 17 ». Une dédicace par T. Theodecte loue « le labeur, le profit & la douceur » des Bigarrures, les qualifiant de « pourtraitures des paysages plaisans », et l’avant-propos annonce l’ordre « fantaisiste », comparant l’ouvrage « aux tapis Turquois, qui se font à points contez, & avec un ordre, sans ordre ». L’avertissement « Au lecteur » par André Pasquet offre une justification du traitement de matières frivoles en se référant à une longue liste de grands auteurs tels Homère, Virgile, Ovide et Rabelais, réputés pour leur invention tant humoristique que sérieuse. Le lecteur qui contemple, par exemple, l’image d’une « Sphere & une anse de pot, au ciel, avec les pennes sur la terre » s’amusera des homophonies avec le motto que l’auteur 328 Christine McCall Probes <?page no="328"?> 18 Les Bigarrures, v. 12 ; version numérisée sur le site de gallica.bnf.fr. 19 Ibid., v. 8 et 9. 20 A. Saunders, The Seventeenth-Century French Emblem: A Study in Diversity, Genève, Droz, 2000. p. 1-7. 21 Mario Praz, Studies in Seventeenth-Century Imagery, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1964, p. 441. 22 Confessions, Paris, Les Belles Lettres, 1994, II, 10.17. 23 La Doctrine chrétienne, dans Œuvres de saint Augustin, I, I V , 4, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1977, p. 80. 24 L. Ortiz, op. cit., p. 127, 298. 25 Pour l’ouïe, il écrit : Es el oir instrumento del saber ; Ministro del entendimiento, p. 74. 26 Pour un développement de ce concept dans le contexte du livre d’emblèmes, voir J.-M. Chatelain, Livres d’emblèmes, op. cit., p. 25-37. lui-même juge « le plus fade & badin qu’on sçauroit excogiter » : « Esperance au ciel, & peines en terre 18 ». Les couleurs peuvent également jouer un rôle dans les inventions, un I vert, par exemple, porté par un homme agenouillé. L’image demande une contemplation plus attentive de la part du lecteur/ spectateur sur telle figure où le motto qui encercle le dessin : « Un grand yver maint domage nous porte », est glosé à la page précédente par une description de la figure sous forme de rébus : « Un grand I vert main d’homme à genouil porte 19 ». La diversité dont nous avons témoigné jusqu’ici dans notre échantillon de la publication emblématique lyonnaise est considérée comme une qualité générale de la production emblématique globale par A. Saunders qui y voit « une évolution », et précise : « all three of the […] sixteenth-century trends - generalist, Christian and polyglot [or cross-fertilized] - continue to develop in the seventeenth century 20 ». Un livre publié à Lyon en 1686 et 1687 par Jean et Jacques Anisson, Jean Posuel et Claude Rigaud après une première publication à Séville ( Juan Francesco de Blas, 1677) 21 , Ver, Oir, Oler, Gustar, Tocar. Empresas que enseñan y persuaden su buen uso par Lorenzo Ortiz semble, par son objectif et sa structure, représenter les trois catégories de Saunders tout en illustrant la diversité de l’adresse au lecteur/ spectateur. Un premier livre emblématique d’Ortiz avait rappelé par le premier mot de son titre, memoria, le rôle primordial de cette faculté dans l’action de conserver des informations et des impressions : Memoria, Entendimiento, y Voluntad (Sevilla, Juan Francesco de Blas, 1677). Son deuxième livre d’emblèmes développe le rôle essentiel des cinq sens pour la mémoire dans la lignée de saint Augustin qui avait désigné les sens comme autant de « portes de la chair 22 ». Toujours conformément à l’interprétation augustinienne du texte de l’épître de saint Paul aux Romains (1. 20) 23 , chaque sens, pour Ortiz, nous apporte des images de ce monde comme « preuves » pour nous instruire de la vérité et pour nous prémunir contre l’erreur. Pour l’odorat, par exemple, l’image dépeint une main tendue pour cueillir une belle rose dont la tige porte des épines et des serpents. Le motto A ser feliz te enseñan tus errores apporte un avertissement aussi spirituel que pratique, ce que l’auteur confirme dans le poème qui clôt l’ouvrage, dont dix vers sont consacrés à chaque sens. Le poète s’adresse, par exemple, au sens olfactif, l’implorant de fermer les portes aux odeurs profanes et de les tenir ouvertes a los divinos aromas, / De tu dulce Redentor 24 . Le savoir et l’entendement 25 sont capitaux dans l’ouvrage d’Ortiz qui s’inscrit dans la tradition du livre qui se veut une contribution - si imparfaite soit-elle - à la « lisibilité du monde 26 ». L’adresse au lecteur/ spectateur du livre d’Ortiz est polyvalente. L’auteur joint à l’image un texte dont 329 Le Livre d’emblèmes et le livre de devises <?page no="329"?> 27 A Bibliography., op. cit., I, p. 340-341 et II, p. 101-102. 28 Je me réfère à la version numérisée sur le site Archive.org (Internet Archive), p. 5. 29 Une liste de tous les personnages (Apollon, Pallas, Uranie, Mercure, L’Art, Le Dieu du Rhone, La Nymphe de la Saone, Le Genie de Lyon, Le Genie des Celtes, Le Genie de l’Empire Romain, Le Destin, Bacchus, Ceres, Le Genie d’Acquitaine, Le Genie de La Belgique) avec les noms des acteurs est donnée p. 6. 30 Ibid., p. 13. 31 Ibid., p. 14. 32 Ibid., p. 18. 33 Ibid., p. 29. 34 Ibid., p. 31. la diversité de références est remarquable : auteurs de l’Antiquité tels que Plutarque et Pline, Bible, auteurs religieux tels que Thomas à Kempis et sainte Thérèse d’Avila, poètes contemporains etc. L’exposé sur la vue, par exemple, comprend cinquante-neuf références ; une table est fournie en appendice pour le lecteur curieux. La ville de Lyon elle-même est le sujet d’une pièce de théâtre représentée en 1667 au Collège de la Très-Sainte Trinité : Lyon rebati ou le destin forcé. La même année Jacques Canier, imprimeur-libraire, publie un synopsis de la pièce, édité par Gaspar Joseph Charonier, lui-même auteur de devises 27 . Une épître de remerciements, adressée principalement à « Messieurs les Prevost [sic] des Marchands, et Échevins de la ville par les Rhetoriciens de Lyon », loue la libéralité et la protection des dédicataires, justifiant ainsi le choix de langue en témoignage de reconnaissance : « Nous nous servons […] de la langue que nous avons apprise dès le berceau […] pour vous donner une marque évidente, que notre cœur est aussi sincere que nos paroles 28 . » Un Argument de dix pages, qui présente comme sujet de la tragédie l’histoire de l’incendie de Lyon sous l’empire de Néron d’après l’épître 91 de Sénèque, justifie les rôles des personnages, dont celui d’Apollon - ce qui permet de louer Louis XIV 29 -, et autorise le genre par « le changement de fortune […] & par les passions vehementes & serieuses 30 ». L’Argument se termine par une médaille où l’Éternité est représentée assise sur un globe, tenant dans la main droite un phénix, symbole d’« une ville qui sort plus belle de son embrasement » et, dans la main gauche, une javeline, symbole de la Providence 31 . Une série de cinq prologues résume chacun des cinq actes, scène par scène, en fournissant au lecteur/ spectateur maintes informations, tant mythologiques (la médaille de l’Éternité est créée par Vulcain) qu’historiques (la signification du nom de la ville, Lugdunum, « en l’ancienne langue des Celtes Montagne de Lumière 32 »). Douze devises accompagnent le synopsis de la pièce, ainsi qu’une « Explication de l’Allégorie » dont les quatre pages fournissent encore une occasion de louer le roi et son gouvernement, de constater « le bonheur d’estre François », et de louer l’Église de Lyon comme « la plus Noble & la plus Catholique apres celle de Rome 33 ». Chaque personnage, chaque fleuve, par exemple, est associé allégoriquement au roi : « La Saone est le Symbole de la maturité, avec laquelle le Roy prend toutes ses resolutions ; comme le Rhône est la figure de [son] admirable promptitude 34 . » Les devises de Lyon rebati remplissent les conditions formulées par Paul Jove dans son Dialogue des devises et amours, notamment : « [une] juste proportion d’âme et de corps », qui ne doit être ni trop obscure ni « tant clere que toute basse personne l’entende », une belle « prospective […] moult allaigre » sans « aucune forme humaine », et un « mot qui est l’âme du corps […] d’une autre langue diverse au parler de 330 Christine McCall Probes <?page no="330"?> 35 Trad. Vasquin Philieul, Lyon, G. Rouillé, 1561, p. 9-10. 36 Lyon rebati, op. cit., p. 39. 37 Ibid., p. 36. 38 Par exemple : Guillaume Barbier, Benoist Coral, Antoine Molin, Pierre Guillimin, Jacques Muguet, Michel Mayer, Jean Baptiste et Nicolas de Ville, Hilaire Baritel, Ja[c]ques Guerrier, et Ja[c]ques Lions. Voir Adams, A Bibliography, op. cit., II, p. 124-174 et P.C. Sommervogel, S.-J., Catalogue des œuvres imprimées de Claude-François Ménestrier, par J. Renard (Ouvrage posthume), Lyon, Pitrat Ainé, 1883. 39 Anagrammata emblematica, René Gros de Saint Joyre, Lyon, aux frais de l’auteur, 1675. celuy qui faict la devise [… et] brief, mais non pas tant qu’il se rende doubteux 35 ». Dans notre recueil, chaque image, sauf une exception, s’accompagne, en sus d’un motto en latin, d’une épigramme elle aussi en latin dont la longueur varie de quatre à six vers. L’exception est la devise III à la reine, laquelle est assortie d’un madrigal de dix vers en français dans lesquels la rose de l’image, personnifiée dans le texte, parle de sa « douceur » comme de « la force de [ses] charmes 36 ». Une page de prose précède chaque devise, sert de justification du mot et de l’image et, plus rarement, peut livrer une traduction du motto. Ainsi, la page de prose qui précède la seconde devise au roi répète le motto : Praeunt venientque minores, avant de montrer le bien-fondé de l’application à Louis XIV, en mettant dans sa bouche une traduction : « Tous ceux qui m’ont précédé, & tous ceux qui me suivront, sont moindres que moy 37 . » Deux devises sont dédiées à Louis, trois au Dauphin figuré par un emblème semblable à celui de son père - un Soleil ; les autres honorent des personnages influents, politiques ou religieux. La production lyonnaise du livre emblématique au Grand Siècle comprend des rééditions d’ouvrages publiés à Lyon au siècle précédent, souvent par les mêmes maisons (Rouillé et de Tournes, par exemple, pour Alciat). La situation des publications soit théoriques soit pratiques de Ménestrier est bien différente ; au moins dix imprimeurs lyonnais en sont responsables même après que ses œuvres ont commencé à être publiées à Paris et à Amsterdam 38 . Le nombre et la diversité des imprimeurs de Ménestrier semblent refléter celle des sujets à facettes multiples auxquels l’auteur se consacre. Notre exploration d’autres ouvrages représentatifs du livre emblématique à Lyon a mis en lumière certains exemples ingénieux et hermétiques mais qui offrent au lecteur/ spectateur persévérant le plaisir supérieur du déchiffrement. Dans un cas, le lecteur moderne peut expérimenter le plaisir du premier lecteur grâce à une lettre de remerciement qui suit l’emblème 39 . Le livre sans illustration ou n’en comprenant que très peu, offre un défi agréable au lecteur. Le livre de Pierre de Saint-Glas, Billets en vers ou billets galants et amoureux, ne comporte que six devises ; le lecteur des vers non illustrés doit imaginer les tablettes pour étrennes sur lesquelles la poésie sera écrite, les cadeaux assortis aux blasons, ou les bouquets de fleurs qui seront envoyés avec des vers. Le plaisir de deviner et de décoder est offert au lecteur/ spectateur des Bigarrures de Tabourot, ouvrage qui - comme nous l’avons vu - a connu plusieurs éditions à Lyon vers la même époque que celles de Paris et de Rouen. Non seulement les rébus sont extrêmement divers, mais leur auteur reconnaît que son ordre est « fantaisiste » et sa matière frivole. Le lecteur devrait se rappeler que le « grand Ronsard s’est bien amusé aux louanges de la Fourmy, de la Grenouille, & du Frelon » (Au lecteur). 331 Le Livre d’emblèmes et le livre de devises <?page no="331"?> 40 Les Sonnets franc-comtois, éd. Théodore Courtaux, Genève, Slatkine, 1969, réimpression de l’édition de Paris, 1892. Les gravures par de Loysi se trouvent dans le projet de numérisation « Mémoire vive » de la Bibliothèque de Besançon : http: / / memoirevive.besancon.fr. Les cinq sens sont essentiels au plaisir comme à l’instruction du lecteur/ spectateur du livre emblématique. L’adresse peut être directe comme dans le sonnet LXXXI de Jean-Bap‐ tiste Chassignet qui associe ces vers à la gravure de Pierre de Loysi, une représentation de la Renommée qui souffle dans deux trompettes, « l’une tendant en hault, l’autre en bas deprimée » ; le poète invite alors le lecteur à suivre ses yeux et à écouter avec lui la voix de la Renommée : « Qu’est-ce que je voy là si haultement voler ? / […] Mais que dict-elle au ciel, qu’annonce-t-elle en terre 40 ? » Dans le cas des livres emblématiques sans illustrations, les descriptions parfois très détaillées apportent une aide précieuse à l’imagination du lecteur dans son effort de compréhension du texte. En revanche, tout est fourni au lecteur/ spectateur dans le livre de Lorenzo Ortiz, qui célèbre par les images et par un texte étendu le rôle de chaque sens pour l’entendement, pour la mémoire et pour l’application à la vie. Finalement, les passions s’unissent aux devises et aux paroles d’exposition et de justification dans Lyon rebati, célébrant ainsi la ville et illustrant les pouvoirs multiples et divers du dispositif emblématique qui se doit de persuader (movere), d’instruire (docere) et de plaire (delectare). 332 Christine McCall Probes <?page no="332"?> 1 Toutes ces pièces utilisaient de la musique, mais la quantité de chants et de danses était très variable. Voir mon article, « On the Use of Music and Dance in the Machine Tragedies », Papers on French Seventeenth Century Literature, n° 29, p. 463-476). Les pièces qui nous concernent ici n’en font qu’un emploi minimal : celle de F. Pascal comporte deux chansons et pas de danses ; celle de Dorimond a une danse mais aucun passage chanté. 2 Sur Dorimond, voir Alice Pianfetti, The Theatre of Nicolas Drouin dit Dorimon: A Contemporary of Molière (thèse de doctorat, Fordham University, 1975). Sur F. Pascal, voir Fernand Baldensperger, « Françoise Pascal, fille lyonnaise », Études d’histoire littéraire, Paris, Droz, 1939, p. 1-31. Voir aussi l’édition de son recueil épistolaire, Le Commerce du Parnasse, éd. Deborah Steinberger, Exeter, University of Exeter Press, 2001. 3 Sur l’histoire de la troupe des Comédiens de Mademoiselle, et sur les troupes de province en général, voir Henri Chardon, La Troupe du Roman comique dévoilée et les comédiens de campagne au X V I Ie siècle, Le Mans, Edmond Monnoyer, 1876 ; Georges Mongrédien, La Vie quotidienne des comédiens au temps de Molière, Paris, Hachette, 1966. Deux tragi-comédies à machines imprimées à Lyon dans les années 1650 Perry G E T H N E R Oklahoma State University Au milieu du XVIIe siècle les Français développent un genre hybride : la pièce à machines. Il est vrai qu’on avait déjà, depuis quelques décennies, écrit des pièces comportant des machines, en incorporant des raffinements technologiques importés d’Italie. Mais c’est l’opposition à l’introduction de l’opéra italien à la fin des années 1640 qui suscite une alternative proprement française aux pièces entièrement chantées : des ouvrages dramatiques presque entièrement parlés et destinés à faire valoir les machines 1 . Presque toutes les pièces à machines jouées pendant la deuxième moitié du siècle sont des tragédies, mais à Lyon on crée, pendant une période de deux ans, deux des rares pièces à machines qualifiées de tragi-comédies : Endymion de Françoise Pascal, publié en 1657 par Clément Petit, et Le Festin de pierre de Dorimond, publié en 1659 par Antoine Offray. Il n’y a pas eu, que je sache, d’analyse comparée de ces deux ouvrages. Je me propose d’examiner ce qu’ils ont en commun et dans quelle mesure ils reflètent, surtout dans leur thématique et dans leur dénouement, les goûts du public lyonnais. Parlons brièvement des deux dramaturges, qui restent peu connus 2 . Nicolas Drouin, dit Dorimond (ou Dorimon), né vers 1628, fut la vedette et le chef d’une troupe active au cours des années 1650-1660, patronnée par Mademoiselle, c’est-à-dire la princesse de Montpensier, cousine germaine du roi 3 . Il écrit sa première pièce, et sa seule tragi-comédie, Le Festin de pierre, ou le Fils criminel, en novembre 1658 pour profiter d’un séjour de la Cour <?page no="333"?> 4 La cour séjourna à Lyon vers la fin de 1658 pour accompagner Louis XIV lors d’une rencontre avec la princesse de Savoie (arrivée le 28 novembre, départ en janvier 1659). Mazarin avait proposé un mariage entre les deux jeunes cousins, mais il s’agissait sans doute d’un stratagème pour obliger le gouvernement espagnol à proposer plutôt un mariage avec l’infante Marie-Thérèse, qui aura effectivement lieu en 1660. 5 Les citations sont tirées de l’édition de 1906 de Georges Gendarme de Bévotte dans sa collection Le Festin de Pierre avant Molière (nouvelle édition de Roger Guichemerre, Paris, Nizet, 1988). à Lyon, auquel participe sa bienfaitrice 4 . La troupe reste dans cette ville jusqu’au début de l’année suivante, et c’est là que Dorimond fait publier sa pièce. Il écrit par la suite une série de petites comédies, toutes publiées en 1661, et puis plus rien. Il meurt vers 1664. Françoise Pascal, jeune poétesse lyonnaise née en 1632, publie entre 1655 et 1662 trois petites comédies en un acte et trois tragi-comédies en cinq actes. La dernière au moins de ses tragi-comédies est jouée à Lyon, et il est probable que la dernière de ses comédies est représentée à Paris. Plus tard elle s’installe à Paris, où elle se consacre à la composition de poésies religieuses. La date de sa mort est inconnue, mais elle est toujours vivante en 1698. Pour en arriver à une définition de la tragi-comédie à machines, je me propose d’examiner séparément chacune de ses composantes. Il va sans dire que l’emploi des machines est indispensable au sous-genre, et dans ce domaine les deux dramaturges suivent les conventions déjà goûtées du public, sans tenter d’innover. Dans le cas d’Endymion le texte imprimé précise tous les effets spectaculaires : changement de décor instantané entre chaque acte, deux chars volants qui effectuent un voyage horizontal aussi bien que deux descentes et une ascension, personnages (humains ou monstres) qui apparaissent et/ ou disparaissent rapidement, orage rapide mais violent. Fait curieux, la métamorphose d’un personnage humain en arbre, au lieu d’être exposée aux yeux du public, est reléguée dans un récit. Les changements de décor permettent l’utilisation de plusieurs lieux souvent associés à la tragi-comédie : temple, palais, bois sauvage, montagne. Mais la dramaturge crée une unité thématique entre ces espaces disparates en faisant voyager son protagoniste à travers une série de lieux liés à la déesse Diane, dont Endymion est amoureux : ses temples situés dans plusieurs pays, une forêt qui lui est consacrée, les cieux où elle conduit le char lunaire. Françoise Pascal a certainement conçu sa seule pièce à machines dans l’intention d’une représentation, bien que nous ignorions si Endymion fut jamais joué. Dorimond a, bien sûr, gardé l’élément spectaculaire le plus attendu du public, c’est-à-dire la statue animée, qui paraît à trois reprises et qui cause finalement la chute du protagoniste dans les enfers. La confrontation décisive entre le séducteur et la statue a lieu dans une grotte, qui s’ouvre pour l’accueillir et disparaît juste après la chute. La pièce comporte dix décors différents, et dans quatre actes sur cinq il y a, à chaque fois, un ou plusieurs changements de décor. Il est probable que la troupe disposait aussi du type de machine qui change le décor de façon instantanée, comme dans Endymion, même si cela n’est pas précisé dans le texte imprimé. Quant à la scène du naufrage, l’orage ne s’accomplit pas sous nos yeux, mais la didascalie : « Briguelle sur le port de la Mer sortant de faire naufrage » (IV, 2), laisse supposer qu’on montrait une toile peinte figurant la mer avec les débris du navire 5 . Dorimond, en écrivant une pièce qui devait se jouer devant la cour et qui montrait l’intervention de la justice divine, voulait sans doute y concentrer un grand nombre d’effets visuels saisissants. 334 Perry Gethner <?page no="334"?> 6 La dramaturge ne précise pas la source de sa pièce dans son « Avis au lecteur » ; c’est l’historien Henry Carrington Lancaster qui l’a découverte : A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1929-1942, t. 3, p. 501. Pour une comparaison détaillée entre la pièce et le roman, voir l’introduction dans mon édition de la pièce. Les intrigues de ses autres tragi-comédies sont tirées de romans de Jean-Pierre Camus et de Madeleine de Scudéry. 7 G. Gendarme de Bévotte, La Légende de Don Juan. Son évolution dans la littérature des origines au Romantisme, Paris, Hachette, 1906 ; Oscar Mandel, The Theatre of Don Juan. A Collection of Plays and Views, 1630-1963, Lincoln, University of Nebraska Press, 1963 ; Claude Bourqui, Les Sources de Molière. Répertoire critique des sources littéraires et dramatiques de Molière, Paris, SEDES, 1999. En fait, Gendarme de Bévotte, dans la deuxième édition de son ouvrage (Paris, Hachette, 1911), a changé d’avis, émettant des doutes sur l’identification de la pièce de Giliberto comme source principale de Dorimond et de Villiers et suggérant que la pièce jouée en France par des comédiens italiens vers 1658 était probablement un mélange de plusieurs ouvrages antérieurs (p. 63). 8 Éd. cit., p. 19. Il reste à savoir pourquoi les deux dramaturges ont choisi l’étiquette de tragi-comédie pour leurs ouvrages. Pour répondre à cette question, il faut surtout examiner le choix de sujet, les types de personnages et le dénouement. Pour le premier point, il est important de noter que, à la différence de la plupart des tragédies à machines qui tirent leur intrigue de la mythologie classique ou des romans chevaleresques, nos dramaturges préfèrent tirer les leurs de sources récentes. Françoise Pascal fonde toutes ses tragi-comédies sur des romans français contemporains. Même si les personnages d’Endymion ont leur origine dans la mythologie, l’intrigue est une adaptation du roman du même nom publié par Jean Ogier de Gombauld en 1624 6 . Dorimond a trouvé son sujet dans les pièces italiennes sur Dom Juan jouées en France par des troupes ambulantes récemment venues d’Italie. Le chef de la troupe de Mademoiselle connaissait du moins l’un des scénarios italiens, et il est possible qu’il ait lu aussi la pièce de Giacinto Cicognini, Il Convitato di pietra, qui circulait apparemment en manuscrit avant d’être publiée en 1671. Selon les historiens du mythe de Dom Juan, Dorimond avait comme source principale une pièce perdue du même nom d’un autre dramaturge italien, Onofrio Giliberto, publiée, dit-on, en 1652. Certains pensent que cette pièce n’a jamais existé, mais, même si elle était réelle, on n’a aucune preuve qu’elle ait circulé en France ni qu’elle y ait été jouée 7 . Quant aux types de personnages, la présence obligatoire des machines nécessite le recours au monde surnaturel. Endymion traite des amours entre un homme mortel et une déesse, alors que Le Festin de pierre montre une statue animée exerçant la vengeance divine. La plupart du temps nous sommes dans un monde purement humain, mais les personnages suprahumains surveillent les hommes et n’hésitent pas à intervenir. Il est significatif que l’histoire de Dom Juan utilise une forme de merveilleux chrétien et que le traitement du mythe d’Endymion christianise dans une certaine mesure un mythe païen : les éléments les plus troublants du paganisme s’y estompent ou disparaissent entièrement. Quant au dénouement, il est presque obligatoire qu’une tragi-comédie finisse bien, bien que la fin heureuse soit acceptable aussi dans une tragédie. Mais c’est surtout dans la tragi-comédie que les dramaturges insistent sur une fin moralisatrice, où les personnages vertueux triomphent alors que les méchants sont punis. En effet, Dorimond déclare, dans sa dédicace au duc de Roquelaure : « mon but principal estoit d’y faire paroistre la vertu opposée au vice : j’y fais tous mes efforts pour abbaisser ce monstre sous les pieds de cette deesse 8 ». Dorimond avait deux autres raisons pour choisir son étiquette. Celle de comédie 335 Deux tragi-comédies à machines imprimées à Lyon dans les années 1650 <?page no="335"?> 9 Il n’y a aucune preuve pour appuyer cette hypothèse. Cependant, on sait que la troupe du Marais, qui faisait des pièces à machines sa grande spécialité dans les années 1650-1660, ne pouvait pas regarder d’un bon œil les efforts de la troupe rivale pour monter des pièces dans le nouveau sous-genre. La première tentative à l’Hôtel de Bourgogne, Le Grand Astyanax (pièce perdue d’un auteur inconnu) en 1656, remporte un si grand succès qu’on monte la pièce de Gilbert l’année suivante. Il n’est donc pas impensable que la troupe du Marais ait voulu, au début de 1657, monter une pièce sur le même sujet. Après tout, la pratique des pièces rivales existait depuis les années 1620. Mais en fin de compte la création d’une pièce concurrente ne sera pas nécessaire, car le Marais aura à ce moment-là l’un des plus grands succès du siècle : le Timocrate de Thomas Corneille. Donc, même si le Marais a commandé la pièce de F. Pascal, ce qui est loin d’être certain, la troupe aurait pu décider de ne pas la jouer. Voir S. Wilma Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, Nizet, 1968-1970, t. 2, p. 80-85. 10 Ajoutons que Gilbert n’était pas novice dans la pratique des pièces rivales. Dans la décennie précédente il avait composé une Sémiramis (en concurrence avec Desfontaines) et une Rodogune (en concurrence avec Corneille). Voir Sandrine Blondet, Les Pièces rivales des répertoires de l’Hôtel de Bourgogne, du Théâtre du Marais et de l’Illustre Théâtre. Deux décennies de concurrence théâtrale parisienne (1629-1647), Champion, 2017. 11 Voir notamment Hélène Baby, La Tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001. pour une pièce où le personnage central meurt à la fin (audace que pratiquera Molière six ans plus tard dans sa propre pièce sur le même sujet, également intitulée Le Festin de pierre) serait quelque chose d’exceptionnel. Et Dorimond est le seul dramaturge du XVIIe siècle à terminer une pièce sur Dom Juan par le mariage d’un couple innocent et généreux, libéré enfin de la persécution du protagoniste méchant. Françoise Pascal, elle aussi, associe le dénouement heureux au genre tragi-comique, même si dans certains cas le bonheur est réservé pour la vie future - sa première grande pièce, Agathonphile martyr, se termine par la condamnation à mort de sept personnages en tant que martyrs chrétiens. Dans Endymion le bonheur du protagoniste est de nouveau situé dans une vie céleste, mais du moins la déesse l’empêche-t-elle de se donner la mort et l’entraîne au ciel pour l’épouser en secret. Le choix de ce dénouement heureux paraîtra encore plus significatif si l’on accepte ma conjecture selon laquelle la dramaturge a reçu la commande de composer une pièce à machines sur ce sujet pour rivaliser avec la tragédie à machines de Gabriel Gilbert, Les Amours de Diane et d’Endimion, publiée la même année et jouée par la troupe de l’Hôtel de Bourgogne 9 . La fin de la pièce de Gilbert est sans aucun doute tragique : Apollon, rival méprisé du protagoniste, l’assassine, et Diane, pour fuir la persécution des autres dieux et pour se rapprocher de son bien-aimé mort, décide de résider désormais dans les enfers. Mais en l’absence de preuves qui soutiennent la thèse d’une commande parisienne passée à la dramaturge lyonnaise, la parution presque simultanée de deux pièces sur un sujet analogue n’est peut-être qu’une coïncidence 10 . Une autre approche pour déterminer la validité de l’étiquette de tragi-comédie est d’ordre thématique. Le dénouement heureux ne suffit pas : le genre intermédiaire privilégie le rôle du hasard, lié à la présence de la providence divine, qui permet la multiplication des obstacles et la réversibilité des événements 11 . Les deux auteurs utilisent constamment le hasard dans leurs tragi-comédies, quoique de façon différente. Chez Dorimond toutes les aventures du protagoniste relèvent de la coïncidence, même si l’enchaînement des événements n’est pas entièrement fortuit : quelque chose d’imprévu arrive, le protagoniste en profite pour commettre un acte mauvais, dont les conséquences le mèneront éventuel‐ 336 Perry Gethner <?page no="336"?> 12 Les citations sont tirées de mon édition de la pièce, dans la collection Femmes dramaturges en France (1650-1750), Pièces choisies, t. 2, Tübingen, Gunter Narr, 2002. lement à sa perte. Cela commence tout au début de la pièce. Dom Jouan (et Dorimond est le seul dramaturge français à utiliser cette graphie insolite) entend une conversation privée entre une dame noble, Amarille, et son fiancé, Dom Philippe, au cours de laquelle elle lui donne un rendez-vous nocturne sous son balcon. Dom Jouan arrive au rendez-vous avant l’amant, tente de violer la jeune femme, et tue en duel le père de celle-ci qui survient pour la défendre. Dans l’acte III il rencontre par hasard un pèlerin, avec qui il fait un échange de vêtements tout à fait salutaire puisqu’il est poursuivi par la police et par Dom Philippe. À l’acte IV, il s’embarque sur un bateau pour s’enfuir d’Espagne, mais un naufrage le ramène presque à son point de départ, ce qui lui fournit l’occasion de séduire une paysanne qu’il rencontre sur le rivage. Ensuite, quand Dom Jouan découvre par hasard dans un bois le tombeau du commandeur qu’il a récemment tué, il le nargue et l’invite à dîner. Puis le commandeur l’invite en retour à dîner avec lui et le fait foudroyer. L’accumulation des crimes, bien que les épisodes singuliers semblent peu liés, contribue donc au châtiment final du protagoniste. L’intrigue d’Endymion est entièrement dominée par la mutabilité et la coïncidence, mais paradoxalement tout arrive selon un dessein providentiel. Dans les premiers moments de la pièce, la prophétesse Parthénopée annonce au protagoniste qu’il va être manipulé par « Les Dieux sujets au changement » et que ceux-ci se serviront de sa faiblesse (v. 45-47). Endymion, resté seul, exprimera son effarement à l’idée du désordre dans l’ordre cosmique : Elle nous a dit que les Dieux Sont aussi changeants que les hommes ; Que même en le siècle où nous sommes, L’on voit régner dedans les Cieux, Aussi bien qu’ici-bas, l’abus et l’inconstance. (v. 79-83) 12 Les spectateurs, aussi bien qu’Endymion lui-même, ont l’impression que tout ce qui lui arrive par la suite est une série de coïncidences bizarres. Par exemple, au cours du deuxième acte, il trouve, par hasard, Diane en conversation avec quelques-unes de ses nymphes et elle lui tire des flèches, annonçant qu’elle le fait pour le punir ; puis une autre suivante de Diane, cherchant son chien perdu, trouve le protagoniste et le guérit de l’apparente blessure aux yeux qu’il vient de recevoir ; puis il rencontre la jeune et belle prêtresse Sthénobée, dont il avait déjà fait la connaissance, et qui lui demande de couper une branche d’un arbre sacré pour elle ; puis des gens du pays l’arrêtent et le condamnent à mort parce qu’on déclare que l’acte qu’il vient de commettre est un crime. Nous découvrirons plus tard que rien de tout cela n’est le fruit d’un véritable hasard : tout a été prévu selon un dessein concerté entre la déesse et la magicienne Ismène pour éprouver la valeur d’Endymion. Passons à ma dernière question : le choix du genre tragi-comique indique-t-il le désir de satisfaire le goût de la société lyonnaise cultivée ? Même si nous avons peu de renseignements détaillés sur les salons et sur la vie théâtrale en province, nous savons que des cercles lettrés fleurissaient à Lyon et que ceux-ci accueillaient Françoise Pascal. Cette poétesse était associée à la famille des Villeroy, gouverneurs de Lyon, et les préfaces et 337 Deux tragi-comédies à machines imprimées à Lyon dans les années 1650 <?page no="337"?> 13 Les choix de dédicataires sont révélateurs : le prévôt des marchands et échevins de la ville pour Agathonphile martyr (1655), M lle de Villeroy (la fille, sans doute aînée, du gouverneur) pour Endymion, la marquise de la Baume (la nièce du gouverneur) pour Sésostris (1661), Charles Grolier, nouveau prévôt des marchands, pour Le Vieillard amoureux (1662). De plus, sur la page de titre de ses deux premières tragi-comédies elle se qualifie de « fille lyonnaise ». 14 La source principale pour la vie théâtrale lyonnaise de l’époque est Claude Brouchoud, Les Origines du théâtre de Lyon, Lyon, N. Scheuring, 1865. Pour la décennie de 1650, on a recensé, en plus des premières pièces de F. Pascal, la première comédie en cinq actes de Molière (L’Étourdi, composé pendant un séjour de sa troupe à Lyon), la première pièce de Chappuzeau (Le Cercle des femmes, petite comédie composée pendant un bref séjour à Lyon), et trois ouvrages composés par des auteurs locaux peu connus : une tragédie historique, une tragi-comédie biblique, et une comédie satirique. La vie théâtrale à Lyon était active, car les Villeroy encourageaient la visite de troupes ambulantes (quelquefois deux troupes y séjournaient en même temps), et ils allaient même patronner une troupe à partir de 1663. 15 Si les phénomènes de la galanterie et de la préciosité ont bénéficié récemment d’études magistrales, on a peu de renseignements détaillés sur les salons de province. Voir Myriam Dufour-Maître, Les précieuses : naissance des femmes de lettres en France au X V I Ie siècle [1999], Paris, Champion, 2008 ; Alain Viala, La France galante, Paris, Presses Universitaires de France, 2008. F. Pascal est identifiée comme une précieuse, d’abord par Antoine Somaize : Le Dictionnaire des Précieuses, 1660-1661, éd. Ch.-L. Livet, Paris, P. Jannet, 1850, et ensuite par M. Dufour-Maître (p. 715). dédicaces de ses ouvrages publiés dans sa ville natale contiennent mainte louange de la vie culturelle 13 . Les types de sujets choisis par elle et par le petit nombre de dramaturges dont les ouvrages ont survécu donnent quelques indications sur le goût de ces cercles lettrés 14 . La faveur dont jouissait la plus prolifique des dramaturges locaux qu’était Françoise Pascal témoigne de la pénétration de la nouvelle esthétique galante, avec la promotion des valeurs chevaleresques et le respect accordé au rôle de la femme dans la vie culturelle. Il n’est donc pas surprenant de voir que cette autrice fut qualifiée de Précieuse par Antoine Somaize, détracteur des femmes lettrées mais qui publia un dictionnaire dans lequel il en identifie un grand nombre 15 . À mon avis, ce n’est guère un hasard si, parmi les changements que les deux dramaturges opèrent à l’égard de leurs sources, le plus significatif est l’invention d’un dénouement heureux motivé par le désir de récompenser le dévouement d’un chevalier parfait et de l’unir à la dame aimée - thème favori de la littérature romanesque de cette génération. Il est surprenant de voir, dans Le Festin de pierre, tant de place accordée à l’amour galant, car le protagoniste est un séducteur des plus anti-galants. Et pourtant, la pièce de Dorimond commence et finit sur des passages où l’amour entre deux amants vertueux, Amarille et Dom Philippe, s’exprime longuement et se voit enfin récompensé, alors que le personnage éponyme, qui bafoue toutes les valeurs sociales et morales, reçoit une punition bien méritée. Aucune des versions italiennes connues ne propose un dispositif similaire. Le scénario représenté, selon toute vraisemblance, par la troupe italienne installée en France en 1658 (sauvegardé par le comédien Biancolelli, traduit en français au siècle suivant par Gueullette, et publié par Gendarme de Bévotte), ne montre jamais les amants nobles, Octavio et Anna, ensemble sur scène ; de plus, la pièce commence et finit sur les rapports du valet de Dom Juan au roi. Cicognini, lui non plus, ne montre jamais Ottavio en présence de sa fiancée (et il aura successivement deux fiancées : Isabella à Naples, puis Anna à Séville). Quand le roi arrive au cimetière pour arrêter Don Giovanni, et y rencontre le valet éperdu qui raconte la mort de son maître, il n’est accompagné que par Ottavio et par le mari et le père de la paysanne 338 Perry Gethner <?page no="338"?> 16 L’édition princeps comporte deux petits documents délivrés par les autorités lyonnaises, un Consen‐ tement et une Permission, les deux datés du 11 janvier 1659, mais il n’y a ni Privilège ni Achevé séduite ; aucune femme n’est présente. Ensuite il y a un épilogue où le séducteur subit les tourments mérités en enfer. Il est donc clair que les premières et dernières parties de la pièce de Dorimond sont originales, et que ce dramaturge a tenu à mettre en relief les amours du couple vertueux composé d’Amarille et de Dom Philippe, qui jouent un rôle important pendant toute la pièce. Dans la version de Dorimond, après la mort du commandeur, le fiancé jure de tirer vengeance de Dom Jouan, car Amarille l’a tout de suite identifié comme le coupable. Malheureusement, quand Dom Philippe retrouve son adversaire, celui-ci s’est déjà déguisé en pèlerin et le vengeur ne le reconnaît pas. Contrefaisant le saint, le faux pèlerin demande à Dom Philippe de prier avec lui et insiste pour que l’autre ôte son épée avant de commencer la prière. Dom Jouan se saisit promptement de l’épée, révèle son identité, et menace son ennemi. Mais il refuse de lui faire du mal, déclarant que c’est un adversaire indigne de lui. Dom Philippe, honteux de cette mésaventure et ne sachant plus comment poursuivre Dom Jouan, retourne vers Amarille pour avouer son échec et lui déclare qu’il est désormais indigne d’elle ; il lui offre même sa propre vie pour châtiment d’avoir failli à sa mission. Si je viens m’exposer à vos divins appas, C’est afin d’exciter et mon cœur, et mon bras, […] J’ai crû [sic dans l’original] que je devois pour ne pas faire un crime, Vous apporter mon cœur, ainsi qu’une victime, C’est là ce que je veux, et n’ai pas mérité Que vous songiez encor à ma fidélité. (v. 1687-1700) Bien entendu, après une telle déclaration de soumission et d’auto-sacrifice, Amarille lui pardonne volontiers son échec, avouant qu’elle l’aime toujours et qu’elle est ravie qu’il ait eu la vie sauve. Elle ajoute que le stratagème de Dom Jouan constitue une telle dérogeance que le traître ne mérite plus de se battre avec un noble ; il faut plutôt qu’il soit arrêté et puni par la police. Et en fait, les archers sévillans vont coopérer avec Dom Philippe pour retrouver Dom Jouan, revenu à la ville en secret. Mais ils arrivent un moment trop tard, car la statue vient d’exercer la vengeance divine sur le protagoniste. Dans une autre scène inventée par Dorimond, Lucie, cousine d’Amarille qui lui sert de tutrice après la mort de son père, l’encourage fortement à épouser Dom Philippe au plus vite sans prolonger la période du deuil - conseil qu’elle répète dans la toute dernière scène, qui se situe apparemment chez l’héroïne. Amarille accepte l’offre du mariage aussitôt qu’elle apprend que son père a été vengé, et la pièce se termine par le mariage du couple vertueux, comme dans une tragi-comédie typique. Et pour rendre la conclusion encore plus réjouissante, Dom Philippe étend le pardon au valet repenti du séducteur et le prend à son service, ce qui n’arrive dans aucune autre version. Bien entendu, on ne peut pas prouver que Dorimond ait mis en relief le couple vertueux et arrangé un dénouement optimiste seulement pour satisfaire le goût lyonnais. Néanmoins, deux choses sont certaines : Dorimond aurait pu attendre quelques mois avant de faire publier sa pièce, afin qu’elle paraisse à Paris, mais il a préféré arranger une publication immédiate en se servant d’un éditeur lyonnais 16 . De plus, ses 339 Deux tragi-comédies à machines imprimées à Lyon dans les années 1650 <?page no="339"?> d’imprimer, ce qui est souvent le cas pour les éditions parues hors de Paris. La deuxième édition (Paris, Étienne Loyson, 1665), donne l’Extrait du Privilège, daté du 12 avril 1661. Ce privilège comprend, en plus du Festin de pierre, deux pièces postérieures du dramaturge. 17 Sur la tradition des farces françaises et de leurs interprètes, voir Céline Candiard, Esclaves et valets vedettes dans les comédies de la Rome antique et de la France d’Ancien Régime, Champion, 2017. Charles Mazouer a inclus deux des petites comédies de Dorimond, L’École des cocus et La Femme industrieuse, dans sa collection Farces du Grand Siècle, Livre de Poche, 1992. 18 L’historien accepte sans contestation la déclaration liminaire de Villiers selon laquelle il aurait suivi sa source italienne avec plus de fidélité que tous ses devanciers ; Villiers ne nomme pas cette source, et c’est Gendarme de Bévotte qui l’identifie avec Giliberto. pièces ultérieures, toutes publiées à Paris, sont des comédies libres, et souvent farcesques. Il pouvait penser que ses comédies seraient mieux accueillies à Paris, où le public était plus nombreux et plus diversifié, et où il avait plusieurs troupes professionnelles établies en permanence ; l’influence des milieux lettrés y était peut-être moins forte, et la tradition des farceurs populaires n’avait pas disparu 17 . En revanche, à Lyon, où le nombre de spectateurs était assez limité et où il n’y avait que des troupes ambulantes, l’influence des cercles raffinés était sans doute plus déterminante. Cette hypothèse est d’autant plus vraisemblable que Lyon ne disposait à cette époque-là que d’une seule salle de théâtre, située dans le palais des gouverneurs ; la famille des Villeroy, qui comprenait un archevêque, pouvait sans doute décider du choix des pièces représentées sur leur propre territoire. Si l’on accepte l’hypothèse de Gendarme de Bévotte, la pièce perdue de Giliberto constitue la source principale non seulement de Dorimond, mais aussi de la pièce de Villiers sur le même sujet composée un an après, et la version de Villiers correspond plus fidèlement à la pièce italienne. Selon lui, les divergences entre les versions de Dorimond et de Villiers témoigneraient de la volonté du premier de se démarquer de la source commune 18 . Or, les divergences principales entre les versions de Dorimond et de Villiers commencent avec la confrontation entre le séducteur et Dom Philippe, ce qui affecte le dénouement. Dans l’acte III de la pièce de Villiers, Dom Juan déguisé en pèlerin, au lieu d’épargner son adversaire, utilise l’épée du jeune homme pour l’assassiner. Ainsi disparaît la possibilité d’un dénouement heureux pour le couple vertueux. Puis Dom Juan enlève une jeune mariée au milieu de la fête des noces, et les parents de la fille déshonorée décident de porter plainte devant le gouverneur ; dans la dernière scène de la pièce, on les voit qui reviennent du palais, et en chemin ils rencontrent le valet Philipin, qui leur raconte la mort de son maître. La mère de la mariée exprime très brièvement sa joie, et le valet s’adresse au public pour énoncer la leçon morale. Mais aucun mariage ne s’arrange, et les victimes précédentes du séducteur ne sont même pas averties de sa punition. L’amour galant a donc une présence beaucoup moins visible chez Villiers, qui réduit les amants exemplaires au rôle de pures victimes. Et Villiers, comédien dans la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, choisit naturellement de faire publier sa tragi-comédie à Paris. La modification du dénouement est encore plus radicale dans Endymion. Dans le roman de Gombauld, le personnage éponyme, amoureux de la déesse Diane, subit une série d’épreuves que celle-ci lui impose, qui culmine avec son auto-sacrifice sur l’autel de la déesse. Mais en arrivant aux enfers, il découvre qu’il n’est pas vraiment mort, s’évanouit de nouveau, et se réveille dans la grotte où ses aventures ont commencé. C’est là qu’il rencontre son meilleur ami Pizandre et lui raconte ses aventures. Endymion déclare que 340 Perry Gethner <?page no="340"?> tout a eu lieu dans la vie réelle et se plaint d’être la victime de Diane, qui s’est jouée cruellement de sa passion pour elle. Mais Pizandre croit plutôt que tout s’est passé dans un songe, et le romancier donne raison à cette dernière interprétation. Dans la pièce, en revanche, les aventures du protagoniste se passent dans un songe, mais ce songe, loin d’être une illusion, est créé par magie et sur l’ordre exprès de Diane. La déesse aime Endymion en retour, mais elle veut s’assurer qu’il est digne d’elle avant de s’unir à lui. Les épreuves sont tantôt physiques (il doit affronter des monstres et prouver qu’il ne craint pas la mort), tantôt psychologiques (il doit résister à l’amour de la belle prêtresse Sthénobée et accepter une condamnation injuste sans blâmer Diane). À la fin de la pièce Diane descend dans son char pour empêcher Endymion de se suicider pour de bon, et le transporte dans les cieux, en lui expliquant que c’est elle qui a tout organisé, tout observé et tout approuvé. Il y a donc une conclusion heureuse : le héros est récompensé pour ses vertus, en particulier son dévouement aveugle et sans bornes envers la dame, qui est littéralement au-dessus de lui. L’abnégation du héros atteint son comble au moment où les prêtres de Diane lui annoncent que c’est la déesse qui a ordonné sa mort, et il parvient à un état d’extase où l’ivresse du martyre s’allie à la passion amoureuse galante : O! l’agréable arrêt, la souhaitable mort ! Ne dois-je pas bénir la douceur de mon sort ? Enfin c’est pour Diane, mort chère et glorieuse, Qui sur toutes les morts sera victorieuse : C’est donc pour ma Déesse ? est-il rien de si doux Que de mourir pour elle, et d’en sentir les coups ? […] Loin de l’appréhender, j’en adore l’auteur. (v. 1030-1038) En prouvant qu’il est prêt à tout subir pour sa bien-aimée, y compris se sacrifier littéra‐ lement pour elle, Endymion réalise l’idéal du héros soumis, suivant une tradition qui remonte au moins à Céladon. Mais c’est surtout la représentation de Diane qui rattache la pièce à la littérature précieuse. Comme je l’ai soutenu dans mon édition de cette pièce, le message de Françoise Pascal peut se lire comme proto-féministe : dans un monde soi-disant polythéiste, Diane est la divinité principale et la seule à disposer de temples et de prêtres ; elle a pleine liberté de choisir son partenaire ; elle forme une alliance avec une magicienne toute-puissante pour manipuler les actions de tous les personnages humains qui l’intéressent, en se servant d’une gamme d’illusions et de métamorphoses qui en fin de compte ne font réellement de mal à personne ; elle est la source ultime du bonheur psychologique et spirituel. Ainsi ces deux ouvrages peu connus semblent bien refléter le goût de leur époque et notamment celui des cercles lettrés au milieu du siècle, dans un moment de transition générique qui mènera éventuellement à la création de l’opéra français. Et puisque le public théâtral à Lyon semblait dominé par les préférences de la famille des gouverneurs et de leurs amis cultivés, les dramaturges qui y travaillaient comprenaient la nécessité de refléter la nouvelle esthétique galante qu’on y prisait. Ce phénomène, ponctuel chez Dorimond mais permanent chez Françoise Pascal, semble avoir contribué à l’établissement de leur réputation littéraire. 341 Deux tragi-comédies à machines imprimées à Lyon dans les années 1650 <?page no="342"?> 1 Dans un article de 1966, Jacqueline Roubert avait pointé l’intérêt de ces documents et en avait proposé une analyse ( J. Roubert, H.-J. Martin (dir.), « La situation de l’imprimerie lyonnaise à la fin du X V I Ie siècle », Cinq études lyonnaises, Genève-Paris, Droz, 1966, p. 77-111 (« Histoire et civilisation du livre », n° 1). L’imprimerie lyonnaise en 1682. Un regard sur la production licite Jérôme S I R D E Y Bibliothèque municipale de Lyon Préalablement à la conférence de Roger Chartier, les organisateurs du colloque m’ont invité à dire quelques mots d’introduction en lien avec l’histoire du livre et les collections conservées à la Bibliothèque municipale de Lyon (BmL). Il m’a paru intéressant d’évoquer succinctement la situation de l’imprimerie lyonnaise à la fin du XVIIe siècle. Je le ferai en m’appuyant sur une source bien connue des historiens du livre lyonnais : les procès-verbaux des visites des imprimeurs, conservés aux Archives du département du Rhône et de la Métropole de Lyon sous la cote BP 3615 1 . Le fonds du siège présidial et de la sénéchaussée de Lyon comprend les procès-verbaux de trois visites effectuées en 1670, 1682 et 1687 par les officiers de cette juridiction en exécution d’arrêts royaux. Il s’agit avant tout pour l’autorité monarchique de vérifier que les imprimeurs respectent la législation et la réglementation en vigueur, d’où le soin apporté au contrôle des privilèges octroyés pour l’édition d’un livre. Les procès-verbaux fournissent des informations plus ou moins détaillées sur les ateliers - les « ouvroirs » - des imprimeurs et sur les ouvrages qui en sortent. La visite de 1670 indique ainsi le nombre de compagnons et d’apprentis employés par chaque imprimeur, ce qui n’est pas le cas dans la visite de 1682. Celle-ci, en revanche, donne davantage d’éléments sur les presses et les livres produits. La visite de 1687 fourmille d’informations très précieuses : elle est malheureusement incomplète (seuls 11 imprimeurs sont cités). De par leur nature, ces visites offrent un panorama incomplet des activités des impri‐ meurs lyonnais : elles passent à côté des nombreuses contrefaçons et éditions clandestines, soigneusement cachées lors du passage des officiers de la sénéchaussée. Il est rare que les visites permettent de les repérer. Le procès-verbal de 1682 signale un livre suspect, trouvé non pas chez un imprimeur mais chez un relieur : l’Histoire de l’Église et de l’Empire du pasteur et historien Jean Le Sueur. En dépit de leurs limites, les visites réalisées par les officiers de la sénéchaussée permettent néanmoins de dresser un état des imprimeurs lyonnais à la fin du XVIIe siècle et de mesurer l’ampleur du marché licite, la part visible et <?page no="343"?> 2 Voir les contributions de ces deux auteurs dans ces Actes. L’on se réfèrera également à l’étude d’A. Béroujon, Les Écrits à Lyon au X V I Ie siècle : espaces, échanges, identités, Grenoble, PUG, 2009. 3 Nous n’avons pas compté la seconde presse de Marcelin Gautherin, qui n’était pas en état de travailler lors de la visite. librement affichée de l’activité éditoriale, que l’on pourra mettre en regard avec le marché illicite présenté par Dominique Varry et Anne Béroujon 2 . Dans cette courte présentation, je prendrai plus particulièrement appui sur la visite de 1682, effectuée en avril par Mathieu de Sève, lieutenant général de la sénéchaussée de Lyon, en exécution d’un arrêt du conseil d’État du 27 février 1682. Fig. 1. Localisation des imprimeries lyonnaises en 1682 (les chiffres indiquent le nombre d’ateliers par rues et places). Figure réalisée à partir du plan suivant : Lion, ville très considérable du royaume de France, Paris, de Fer, 1700. Consultable dans Gallica : http: / / gallica.bnf.fr/ ark: / 12148/ btv1b8442704v/ f1.item.zoom Lyon compte alors 30 imprimeurs. Ils sont installés là où s’est développée l’imprimerie dès la fin du xv e siècle : sur la presqu’île entre la place Bellecour, le couvent des Cordeliers et l’église Saint-Nizier (Fig. 1). Ils se concentrent sur la place Bellecour, dans la rue Confort, la rue de l’Hôpital, la rue Mercière et la rue de la Belle Cordière qui, à elles cinq, rassemblent plus de la moitié des ateliers lyonnais. La majorité des imprimeurs possède deux ou trois presses, les ateliers les plus importants en abritant 4, 5, voire 6 dans le cas unique de l’imprimeur libraire Pierre Guillimin. Au total, l’imprimerie lyonnaise dispose de 89 presses 3 . Toutefois, lorsque Mathieu de Sève effectue sa visite, beaucoup ne sont pas en service : seules 52 presses sont mobilisées en ce mois d’avril 1682, soit à peine 60 % de l’équipement. Six imprimeurs seulement font alors tourner 344 Jérôme Sirdey <?page no="344"?> 4 Jean Barbier d’Aucour, Manifeste, ou La préconisation en vers burlesques d’un nouveau livre, intitulé : Réflexions sur les veritez évangéliques, contre la traduction et les traducteurs de Mons. Par les R.-P. Capucins de Provence. L’ouvrage a connu plusieurs éditions. Jean Barbier d’Aucour (1641-1694) était un auteur satirique, favorable aux jansénistes. 5 Pour être tout à fait complet, il faut préciser qu’Antoine Laurent utilisait alors une presse pour imprimer des billets à l’usage des congréganistes et que François Barbier en faisait fonctionner deux pour le papier timbré. Nous n’avons pas pris en compte La Conduite à la confession, dont l’impression, réalisée par Marcelin Gautherin, était achevée au moment de la visite. Fig. 2. Livres en cours d’impression ou de préparation (Lyon, avril 1682) : classement par genres l’ensemble de leurs presses et cinq n’ont aucun ouvrage en cours d’impression. Charles Amy possède ainsi cinq presses « sur lesquelles on imprimoit aucune chose ». Il déclarait « n’avoir aucun travail despuis quelq[ues] temps et qu’il attendoit les privillèges d’un livre in folio […] pour leq[ue]l il commançoit à ranger quelq[ues] caractères ». De même, les deux presses de Jean Goy sont « sans ouvriers ny ouvrages ». Le cas de Jean Molin est différent : si ses activités sont à l’arrêt, c’est qu’il est en prison et qu’il a l’interdiction de faire imprimer « jusques à ce qu’il ayt payé l’admende en laq[ue]lle il a esté condamné pour avoir […] imprimé en Dombes le livre intitullé Les vérités évangélicques contre la version du testament de Mons 4 ». Avant de tirer des conclusions sur la base de ces chiffres, examinons la nature des livres imprimés au début du printemps 1682 : 48 ouvrages sont alors sous presse ou en cours de composition. Il faut ajouter les actes royaux imprimés à la demande de la sénéchaussée par Antoine Jullieron en sa qualité d’im‐ primeur et libraire du roi à Lyon. Ces documents particuliers, sur lesquels le procès-verbal de la visite ne fournit pas de détails, n’ont pu être comptabilisés 5 . Les livres religieux dominent très largement la production, à hauteur des 2/ 3 (Fig. 2). Ce sont avant tout des livres de piété et de morale. L’on trouve beaucoup d’ouvrages 345 L’imprimerie lyonnaise en 1682. Un regard sur la production licite <?page no="345"?> Fig. 3. Alexandre Piny, Etat du pur amour ou conduite pour bientôt arriver à la perfection… Lyon, François Barbier, 1682, in-12, page de titre (BmL, 802779) traditionnels comme les livres d’heures ou ce « livre antien intitullé Vita Christi […] pour les petits enfans », mais l’on rencontre également quelques traités du temps à l’exemple de L’Etat du pur amour ou conduite pour bientôt arriver à la perfection du dominicain Alexandre Piny (Fig. 3). Textes et commentaires bibliques tiennent une place notable. Les presses lyonnaises fournissent notamment des traductions françaises de la Genèse et du Livre d’Isaïe, accompagnées d’explications, et une édition des commentaires sur l’écriture sainte du jésuite anversois Jacques Tirinus. L’impression du Catechismus ad parrochos et de la Doctrina concilii tridentini de Giovanni Bellarini accompagnent la réforme tridentine. L’on relève encore des livres liturgiques - un missel et un bréviaire -, des manuels à l’usage des ecclésiastiques, notamment des instructions pour les confesseurs, et des œuvres majeures et classiques de la pensée chrétienne comme les Conférences, de Jean Cassien, ou les Acta Ecclesiae Mediolanensis, de Charles Borromée. En dehors de la religion, ce sont les livres scolaires et les ouvrages historiques qui sont les mieux représentés. Dans ce dernier domaine, l’on rencontre aussi bien des auteurs antiques - Mathieu Libéral imprime ainsi un « Quinte Curse en lattin » - que des historiens contemporains comme Louis Moreri, décédé deux ans plus tôt, ou l’antiquaire lyonnais Jacob Spon. Les lecteurs se voient en outre proposer des dictionnaires de langue et des 346 Jérôme Sirdey <?page no="346"?> 6 Les Empresas sacras de Francisco Núñez de Cepeda ont reçu les approbations ecclésiastiques mais ne disposent pas de privilège, sans doute parce que l’ouvrage était destiné à n’être vendu qu’en Espagne. 7 Antoine Jullieron imprime la Gazette de Paris en vertu des lettres patentes du 25 mai 1668. Fig. 4. Jean Jourdin, Le Grand maréchal expert et françois, où il est traité de la connoissance des chevaux, de leurs maladies, & de leur guérison. Lyon, Jean Aymé Ollier, 1682, in-12, p. 238-239 (BmL, 811499) manuels techniques comme Le Grand maréchal expert et françois, où il est traité de la connoissance des chevaux, de leurs maladies, & de leur guérison, ouvrage agrémenté de quelques planches d’anatomie (Fig. 4). Le droit, qui occupe une place non négligeable dans la production imprimée lyonnaise, n’apparaît ici qu’à travers un traité du jurisconsulte espagnol Francisco Samalgo de Sodoza. Il faut enfin signaler deux titres de la presse nationale, réimprimés localement à partir des éditions parisiennes : la Gazette de Paris et le Mercure galant, Pierre Guillimin travaillant alors au numéro de mars 1682. Dans cette production du début de l’année 1682, les nouveautés se révèlent très minoritaires. 27 des 48 livres imprimés ne possèdent ni privilège, ni approbation 6 , ni lettres patentes 7 : il s’agit d’ouvrages usuels qui peuvent être reproduits librement, comme les 347 L’imprimerie lyonnaise en 1682. Un regard sur la production licite <?page no="347"?> alphabets à l’usage des enfants, ou de livres dont les privilèges ont expiré et qui ont donc déjà été diffusés, telle la Forma Cleri de Louis Tronson, publiée pour la première fois à Paris en 1669. Parmi les 19 ouvrages bénéficiant d’un privilège, beaucoup sont des rééditions d’œuvres déjà connues, parfois fort anciennes comme les concordances bibliques d’Hugues de Saint-Cher. Dans ce cas, le privilège est justifié par le fait que la nouvelle édition est revue et/ ou augmentée ou bien qu’elle propose une traduction nouvelle. Les nouveautés ne sont toutefois pas totalement absentes. Nous avons ainsi repéré trois éditions originales : - les Empresas sacras du jésuite Francisco Núñez de Cepeda, un livre d’emblèmes destiné au marché espagnol, publié par Anisson et Posuel, imprimé par François Roux et illustré par le graveur lyonnais Mathieu Ogier (Fig. 5) ; - la Dissertatio hypatica d’Antoine Pagi, qui étudie la chronologie des consulats dans la Rome antique ; - les Miscellanea eruditae antiquitatis de Jacob Spon, un ouvrage d’archéologie et d’épigraphie, qui présente le résultat des voyages et des relevés effectués par l’auteur. Fig. 5. Francisco Núñez de Cepeda, Idea de el buen pastor [] representada en empresas sacras. Lyon, Anisson et Posuel, 1682, in-4°, p. 638-639 (BmL, 338708) Les presses lyonnaises assurent également la réimpression de quelques ouvrages récents : l’Etat du pur amour d’Alexandre Piny, que nous avons déjà cité, et le Grand dictionnaire 348 Jérôme Sirdey <?page no="348"?> historique de Louis Moreri dont l’édition originale avait été donnée huit ans plus tôt à Lyon par les mêmes libraires Girin et Rivière. En outre, l’on peut mentionner la préparation de l’Almanach de 1683. Les éditeurs lyonnais réussissent donc à capter quelques nouveautés et à obtenir les privilèges qui permettent de les diffuser. Toutefois, en ce domaine, l’essentiel leur échappe. À la fin du XVIIe siècle, l’imprimerie lyonnaise pâtit en effet de la politique royale qui, dans le cadre d’un contrôle renforcé de la production livresque, favorise les imprimeurs et libraires parisiens. Privés des indispensables privilèges, les Lyonnais manquent de livres à imprimer comme l’indique le nombre élevé de presses inutilisées. Dans ce contexte, l’on comprend pourquoi Lyon est devenue l’une des capitales de la contrefaçon. Les acteurs du livre se sont adaptés à une conjoncture qui leur était devenue défavorable en contournant les règles et en faisant passer une large partie de leur activité dans l’économie souterraine. Dans les mêmes temps, l’imprimerie lyonnaise subit la concurrence accrue d’autres centres de production - les Pays-Bas, l’Allemagne, Genève ou encore Avignon - et voit son horizon commercial se réduire considérablement. Si le marché espagnol n’a pas totalement fermé ses portes, comme en témoigne la réalisation des Empresas sacras de Núñez de Cepeda, celui-ci ne constitue plus le débouché qui avait fait la fortune de certains éditeurs lyonnais dans la première moitié du siècle. Un dernier point mérite d’être évoqué : pour qui les imprimeurs lyonnais de la fin du Grand Siècle travaillent-ils ? Ils assurent parfois eux-mêmes l’édition des livres qu’ils réalisent. Claude Carteron donne ainsi une édition des Nouvelles fleurs des vies des saints, ouvrage en deux volumes in-folio, pour lequel il a obtenu un privilège. Hugues Denoüally réédite le dictionnaire latin, grec et français de Frédéric Morel. Mais les imprimeurs travaillent le plus souvent pour les libraires lyonnais et presque exclusivement lorsqu’il s’agit de livres bénéficiant de privilèges. Parmi ces libraires, les plus actifs sont Laurent Anisson et Jean-Baptiste Deville, qui détiennent, 8 des 19 privilèges cités dans la visite de 1682 (Fig. 6). 349 L’imprimerie lyonnaise en 1682. Un regard sur la production licite <?page no="349"?> 8 Le libraire lyonnais Jean-Baptiste Deville confia l’impression de cet ouvrage à Jacques Faëton qui mentionna son nom à la dernière page du livre. Le plus souvent, le nom de l’imprimeur n’apparaît pas lorsqu’il s’agit d’un travail fait à la demande d’un libraire (BmL, A 508077). Fig. 6. Hugues de Saint-Cher. Sacrorum bibliorum vulgatae editionis concordantiae… Lyon, Jean-Bap‐ tiste Deville, 1677, in-4°, f. LLll8r 8 . Quoique rapide, partiel et ponctuel, ce panorama a néanmoins permis, je l’espère, de dégager quelques traits intéressants sur l’état de l’imprimerie lyonnaise à la fin du XVIIe siècle. 350 Jérôme Sirdey <?page no="350"?> 1 Une trentaine de libraires parisiens occupe alors tout le marché. Voir H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au X V I Ie siècle, Genève, Droz, 1969. Pour Lyon, voir les travaux de D. Varry, notamment « Le livre clandestin à Lyon au X V I I Ie siècle », La Lettre clandestine, n° 6, 1997, p. 243-252. 2 Sur les problèmes de définition des livres contrefaits et interdits, voir Anne Sauvy, « Livres contrefaits et livres interdits », Histoire de l’édition française, R. Chartier et H.-J. Martin (dir.), t. II, Paris, Promodis, 1984, p. 104-119. 3 A. Béroujon, « Les réseaux de la contrefaçon de livres à Lyon dans la seconde moitié du X V I Ie siècle », Histoire et Civilisation du livre, Lyon et les livres, II (2006), p. 85-111. 4 Ces procès se trouvent aux Archives Départementales du Rhône (ADR) sous les cotes BP 3615, BP 3616, BP 3617, BP 3618 et BP 3630. Quelques autres affaires figurent dans les cotes BP 2917, BP 2942 et BP 2951 et dans la collection Anisson, à la BnF (manuscrits français 22061-22193). Pour les arrêts concernant libraires et imprimeurs lyonnais, voir Georges Lepreux, Gallia typographica ou Répertoire biographique et chronologique de tous les imprimeurs de France, t. 1, Livre d’or des imprimeurs du roi, Paris, Champion, 1991. La littérature clandestine et les libraires lyonnais au XVII ᵉ siècle Anne B É R O U J O N Université Grenoble Alpes - LARHRA Au XVIIe siècle, la ville de Lyon, pour faire face à l’assèchement éditorial qui touche la province 1 , devient capitale du livre clandestin. Les libraires s’y emploient massivement à contourner le régime des privilèges, le privilège étant à la fois l’autorisation d’imprimer que délivre la Chancellerie et le monopole éditorial qu’elle confère au libraire ou à l’imprimeur, pour une certaine durée (de 5 à 50 ans). En témoigne l’importance des procès pour contrefaçon (livre publié au détriment du libraire qui a le privilège) et pour livre interdit (livre publié sans privilège 2 ) : en augmentation à partir de 1650, les procès se multiplient par la suite. L’explosion a lieu dans la décennie 1690, où l’on assiste à des saisies spectaculaires, comme en 1694, où la police du livre retrouve aux Cordeliers et aux Jacobins, les deux couvents qui bornent l’espace des imprimeurs et des libraires de Lyon, respectivement 14 000 et 6 700 exemplaires clandestins, sans compter les livres en feuilles (non reliés) et les parties séparées des ouvrages 3 . Entre 1650 et 1700, 110 procédures sont engagées, qui ont laissé derrière elles des milliers d’actes puisque la plus petite affaire produit a minima 2 actes et la plus grosse en a généré plus de 100 4 . On peut considérer que le monde des gens du livre est indistinctement impliqué dans la fraude. D’après la liste qui les recense en 1682, en effet, plus d’un libraire sur deux, un imprimeur sur deux et un relieur sur quatre sont accusés durant ce second XVIIe siècle, sachant qu’on n’a là que ceux que la justice a retrouvés. Mais si l’on se concentre sur les pratiques les plus dangereuses, c’est un petit groupe qui émerge, réduit aux quelques multi-récidivistes de la contrefaçon et à ceux qui ont bravé la censure. C’est à ces acteurs <?page no="351"?> 5 Marie-Anne Merland, Guy Parguez (collab.), Répertoire bibliographique des livres imprimés en France au X V I Ie siècle, Lyon, tomes 16, 18, 22, 25, 26, 28, 29, Baden-Baden, Valentin Koerner, 1989-2010. 6 A. Sauvy, Livres saisis à Paris entre 1678 et 1701, La Haye, Martinus Nijhoff, 1972. du livre clandestin et à leur trajectoire que l’on entend ici s’intéresser, afin de mesurer leur prise de risque et la portée de leur entreprise. Le pari du livre interdit Sur les 96 libraires et imprimeurs impliqués dans un procès pour contravention au régime des privilèges, un petit nombre seulement s’est adonné à l’impression et/ ou au commerce du livre interdit : 31 professionnels sont cités dans les procès. Un tiers des gens du livre a donc pris le risque de lourdes peines, allant jusqu’à la condamnation à mort. Ils ont rarement pratiqué le seul livre interdit, mais, plus souvent, ont mêlé la contrefaçon et le livre interdit, selon la distinction opérée après coup par les experts appelés à faire la répartition entre production légale (rendue au libraire ou confisquée à titre de dommages et intérêts) / contrefaite (confisquée pour être attribuée au libraire détenteur du privilège) / défendue (déchirée et mise au pilon). Le livre interdit ne constitue ainsi qu’une activité minoritaire, tant par le nombre d’imprimeurs-libraires impliqués, que par le nombre de titres saisis, 130 titres sur environ 1 200 cités dans les procès-verbaux du second XVIIe siècle lyonnais, soit 10 % de la totalité de la production illégale. Si l’on resserre l’étau autour des récidivistes, ils sont dix à être jugés dans plusieurs procès pour production illégale dont un, au moins, pour livre interdit. Ces dix professionnels pris plusieurs fois en fraude, dont au moins une fois dans le livre défendu, se singularisent par le fait que la part de leur production illégale (contrefaite et défendue) est à peu près équivalente à celle de leur production légale, une production légale que l’on peut établir grâce au Répertoire des livres imprimés à Lyon au X V IIe siècle 5 . Avec eux, le ratio est de 0,9 (soit environ un livre illégal sur deux livres publiés), quand il s’établit à 0,3 pour l’ensemble des fraudeurs. Mais cette moyenne peut être allègrement dépassée. C’est le cas, par exemple, de César Chappuis surpris avec 31 ouvrages contrefaits et défendus pour 11 titres imprimés légalement, de Jean Coutavoz (28 ouvrages illégaux pour 11 légaux), et plus encore de Philibert Drevon (110 ouvrages illégaux pour 11 dont il a obtenu le privilège). Pour quels livres tombent-ils dans les rets de la justice ? Les best-sellers qui émergent des saisies réalisées par la police du livre à Lyon sont remarquablement similaires à ceux de Paris à la même époque 6 . 352 Anne Béroujon <?page no="352"?> 7 R. Darnton, Édition et sédition. L’univers de la littérature clandestine au X V I I Ie siècle, Paris, Gallimard, 1991. 8 Bien que L’École des filles (1655) soit souvent rattachée à la littérature politique subversive, du fait du contexte de sa saisie. Voir Joan DeJean, « The politics of pornography: l’École des Filles », Lynn Hunt (dir.), The Invention of Pornography. Obscenity and the Origins of Modernity, 1500-1800, New-York, Zone Books, 1993, p. 109-125. 9 Voir l’édition commentée qu’en a donnée Jean Sgard : François de Chavigny de la Bretonnière, La Religieuse en chemise et Le cochon mitré, St-Etienne, Presses Universitaires de St-Etienne, 2009. On ne trouve dans cette liste ni la littérature la plus anti-royaliste, ni la pornographie la plus crue, non plus qu’une combinaison des deux, littérature hybride qui sera classée un siècle plus tard sous l’étiquette « philosophique 7 » : pas les Soupirs de la France esclave sur la tyrannie de Louis XIV, pas la licencieuse École des filles 8 , pas le dialogue scabreux visant M me de Maintenon et l’archevêque Le Tellier du Cochon mitré 9 . Mais en tout premier lieu Les mémoires de Mr LCDR attribué à Courtilz de Sandras (1687), fiction historique où le héros, le comte de Rochefort, participe à toutes sortes d’intrigues et de complots, comme agent secret au service d’abord de Richelieu, puis de Mazarin. À grand renfort d’anecdotes, ces pseudo-mémoires font revivre nombre de mazarinades et de romans historiques, dans une 353 La littérature clandestine et les libraires lyonnais au X V I I ᵉ siècle <?page no="353"?> 10 Bruno Tribout, « Une mémoire critique de la Fronde : formes et fonctions du pastiche dans les Mémoires apocryphes de Courtilz de Sandras », French Studies, vol. 71, avril 2017, p. 163-178. 11 ADR, BP3618, 22 septembre 1694, saisie aux Cordeliers, 10 feuilles imprimées et non assemblées tirées au nombre de 2000 des Satires contre les quatre ministres, Fouquet, Richelieu, Mazarin, et Colbert, in-12. 12 Les trônes chancelants, ou Dialogue curieux et politique entre le comte Tekeli et Guillaume de Nassau, imprimé en 1691 chez Jacques Guerrier sous la fausse adresse de Mons (ADR, BP 3617, 14 juillet 1691). 13 ADR, BP 3617, 3 août 1691, saisie dans une tour des religieuses de la Déserte, louée par l’imprimeur Drevon. 14 Tableau de l’amour considéré dans l’état du mariage du chirurgien Nicolas Venette. Saisie massive en 1691 dans la tour de la Déserte (ADR, BP3617, 3 août 1691) : 317 exemplaires soit 634 volumes in-12° ; et en 1695 chez Jacques Canier imprimeur rue Bourchanin (ADR, BP 3617, 19 avril 1695) : 24 rames de feuilles non encore pliées, in-12 (adresse indiquée : à La Haye chez Pierre Brunet au Cupidon). 15 ADR, BP 3617, 3 août 1691. 16 ADR, BP 3617, sentence du 28 septembre 1691. 17 Les experts disent qu’ils ne peuvent savoir s’il s'agit des mémoires de Richelieu, de Rochefort ou de la Rochefoucault (ADR, BP 3617, 2 novembre 1689, procès-verbal de visite de l’atelier). optique moins idéologique que ludique, en un mode d’analyse critique du passé 10 . Le reste des titres à succès se partage entre littérature politique, littérature protestante, littérature janséniste et littérature de libertinage. Un certain nombre de ces livres doit avoir été imprimé à Lyon, la police saisit maintes fois des parties séparées d’ouvrages, des parties qui attendent leur suite (Mémoires de Mr LCDR,Mémoires de M.L.M.D.B., i. e. le Marquis de Beauvau). Elle peut également mettre la main sur des exemplaires entiers dont le nombre semble bien attester l’origine lyonnaise de la production : tirage de 2 000 exemplaires pour la Satire contre les quatre ministres, Fouquet, Richelieu, Mazarin, Colbert 11 , trois rames pour les Trônes chancelants 12 , des paquets de la Pierre de touche 13 , des centaines d’exemplaires et des dizaines de rames du Tableau de l’amour 14 , 500 volumes de la Vie du vicomte de Turenne 15 , etc. Les imprimeurs sont pourtant rarement confondus. La justice bute sur l’omerta qui protège les fraudeurs : la plupart des saisies sont effectuées non pas dans les ateliers typographiques, mais dans des magasins tenus en location par des bailleurs qui ne connaissent jamais le nom de leur locataire. Les juges eux-mêmes ne sont pas toujours exempts de parti-pris en faveur des libraires de leur ville. Hormis des amendes (néanmoins conséquentes, entre 300 et 3 500 l.) et la destruction des livres interdits, ils ne décrètent qu’un bannissement d’un an (par contumace) à l’encontre de l’imprimeur Benoît Vignieu, en 1691 : et encore est-ce pour les « livres contrefaits 16 » qu’on a découverts, et non pour le livre défendu qui se trouvait parmi eux, les Mémoires de Richelieu 17 dont le tribunal semble avoir oublié l’existence au moment de rendre son jugement. Les condamnations pour livre contrefait sont plus lourdes, à Lyon, que celles prononcées pour le livre interdit. De là à penser que le commerce du livre interdit est une affaire lucrative et paisible, il y a un pas. Un pas difficile à franchir si l’on en croit la trajectoire du libraire Adam Demen. 354 Anne Béroujon <?page no="354"?> 18 ADR, 3E 3500, 18 février 1678, f ° 180 v°-f °1 81 v° : son père était libraire de Cologne, où il a encore un cousin. 19 Simone Legay, Un milieu socio-professionnel, les libraires lyonnais au X V I Ie siècle, thèse dactylographiée, université Lyon 2, 2 vol., 1995, p. 111. 20 ADR, BP 3615, 1 er avril 1682, PV de visite des imprimeurs, libraires, relieurs. Les libraires sont alors au nombre de 45, établis non seulement rue Mercière mais encore place Confort, rue Tupin, près les jésuites du Grand et du Petit Collège, rue Bellecordière et rue Dubois. 21 ADR, BP 3615, 5 août 1683, déposition de Jean-Pierre de Ruolz. 22 S. Legay, Un milieu socio-professionnel, op. cit., p. 137. 23 ADR, BP 3630, 2 juin 1674, saisie au bureau du coche d’eau de livres sur Antoine Baudrand, libraire de Châlons. 24 ADR, BP 3615, 5 août 1683, déposition de Jean-Pierre de Ruolz. Le cas du libraire Adam Demen L’homme a un parcours singulier. Il est le seul à Lyon à n’avoir jamais trempé que dans le livre interdit, en 1674 d’abord, en 1683 ensuite. Natif d’une famille de libraires de Cologne 18 , il est l’un des rares libraires étrangers de la place lyonnaise 19 . Il s’y est installé en 1661, à l’enseigne de la Fortune, rue Mercière. Vingt ans plus tard, il figure encore parmi les 35 libraires de la grande rue des libraires de Lyon 20 . Un particulier le décrit comme un homme de petite taille, au visage couperosé, occupant deux pièces au rez-de-chaussée d’un immeuble de la rue, boutique et arrière-boutique 21 . Son activité d’imprimeur est modeste, au regard de sa production déclarée : il a publié 16 livres jusqu’en 1678, essentiellement des livres religieux, surtout d’auteurs jésuites. Il doit être plus actif en tant que libraire. Étienne Michallet, son beau-frère, relieur, lui a vendu son fonds en 1661 22 . Son beau-père lui en cède aussi une partie. Il est en lien avec les libraires allemands ainsi qu’avec ceux de Genève, ainsi qu’on l’apprend lors d’un de ses interrogatoires. Son nom a été cité une première fois dans une affaire de vente de livres jansénistes, en 1674, mais c’est sur l’un de ses acolytes, André Olier, que l’accusation s’est vraiment portée 23 . Dix ans plus tard, alors qu’il n’a plus d’activité d’imprimeur depuis plusieurs années, il est de nouveau accusé. C’est alors qu’il est réellement inquiété. L’affaire se présente mal pour lui. Elle est instruite par le juge du présidial Mathieu Desève, le premier homme de la plus haute juridiction lyonnaise. Desève a reçu le 5 août 1683 la déposition de Jean-Pierre de Ruolz, qui lui a rapporté avoir acheté chez le libraire Adam Demen deux livres interdits, le Jésuite sécularisé et Vénus dans le cloître ou la religieuse en chemise, deux livres parus sous fausse adresse, à Cologne : mardy passé huit jours […] passant dans la rue mercière suivy de son vallet [ Jean-Pierre de Ruolz] s’arresta dans une boutique de libraire vis-à-vis rue tupin appartenant au nommé Demen ainsy qu’il a ouy nommer […] auquel ayant demandé s’il ne vendoit point un livre intitullé Venus dans le cloistre ou la religieuse en chemise et un autre intitullé le Jésuiste sécularisé luy demen fit d’habord quelque difficulté questionna le deposant sur quelques circonstances et enfin s’estant desterminé à vendre sa marchandise il entra dans son arriesre boutique […] et dans ladite arrierre boutique dans un endroit à main droitte en entrant qui est fort obscur il y prist lesdits deux livres et les donna au deposant le prix estant fait à trente solz pour chascun qu’il paya et se retira faisant voir à son valet dans la rue les deux livres qu’il venoit d’achepter. 24 355 La littérature clandestine et les libraires lyonnais au X V I I ᵉ siècle <?page no="355"?> 25 Peter Bietenholz, « Tolérance, Socinianisme and the Puzzles of Le Jesuite sécularisé », La Formazione storica della alterità, t. 2, secolo X V I I , Florence, Olschki, 2001, p. 617-636. 26 La Religieuse en chemise, Cologne, Jacques Durand, 1685, p. 36. 27 La Religieuse fait l’objet de nombreuses rééditions et ajouts, ainsi que l'a montré J. Sgard (La Religieuse en chemise, éd. cit., p. 50). En 1685, le 4 e entretien comporte deux passages contre la politique dite « de rattachement » de Louis XIV, « Les dix commandements du Roy de France aux Pays-Bas espagnols » et le Notre Père qui suit (Abbé Duprat, Vénus dans le cloître ou la Religieuse en chemise, Cologne, Jacques Durand, 1685, p. 209-211). En 1719, l’ajout d’un sixième entretien voit deux nouvelles héroïnes décider de fuir vers le refuge huguenot (Abbé Duprat, Vénus dans le cloître ou la Religieuse en chemise, Cologne, Pierre Marteau, 1719, sixième entretien). 28 Catherine Martin, Les Compagnies de la propagation de la foi (1632-1685), Genève, Droz, 2000. 29 ADR, 45H11, 19 juillet 1683, p. 129 : « Mrs Desreols, Germain et Coudere se sont chargez d’aller demander de fort meschants livres chez un libraire de ceste ville pour le surprendre et en empescher la debite, il y en a mesme contre la Religion ». 30 ADR, BP 3615, 7 août 1683, procès-verbal de perquisition chez Adam Demen. 31 ADR, BP 3615, 23 octobre 1683. 32 Pour la contrefaçon de l’Histoire du calvinisme, dont le privilège est détenu par le parisien Sébastien Marbre-Cramoisy (ADR, BP 3616, remontrances de Laurens). Deux livres dont le titre ne laisse guère planer de doute quant à leur contenu : de la littérature anti-jésuite ou « jesuit bashing 25 » pour le premier, dialogue entre le Père Maimbourg et un de ses amis qui à eux deux pointent tous les travers de la Compagnie de Jésus, et de la littérature de libertinage pour le second, d’autant plus risquée pour ceux qui font le commerce du livre que l’histoire se situe au cœur d’un couvent. Une religieuse sans vocation y est initiée aux plaisirs de la chair par une autre, et le vade-mecum de l’ouvrage est clair : « les cloîtres sont les lieux communs, où la politique se décharge de ces ordures 26 » ; la condition de moniale est intenable ; le seul moyen de la rendre agréable est le plaisir charnel. La charge est portée contre les jésuites et l’ultramontanisme romain, et contre les couvents catholiques, décrits comme des lieux de perdition pour la jeunesse. En 1685 et plus encore en 1719, lors de la deuxième et de la neuvième édition de la Religieuse, cette charge sera clairement rattachée au protestantisme : des ajouts opportunistes d’entretiens, faits au gré des rééditions, le montrent 27 . Et ce sont bien les catholiques les plus engagés qui entendent stopper la diffusion des deux volumes. Derrière le témoignage de Jean-Pierre de Ruolz, il faut voir l’action des dévots de la Compagnie de la propagation de la foi, un puissant groupe de pression catholique établi à Lyon depuis 1659 et placé sous la protection de l’archevêque de Lyon 28 . Ruolz en est en effet l’un des confrères de la Compagnie de la Propagation de la foi, et il a été mandaté par elle pour faire recherche des mauvais livres qui se vendent à Lyon, ainsi qu’on l’apprend par le registre tenu par les confrères 29 . Le libraire Adam Demen est donc en mauvaise posture. Cependant, la perquisition du juge, qui a lieu deux jours après le témoignage, ne donne rien 30 . On ne trouve pas les livres défendus chez lui. Durant le mois d’août 1683, Demen est interrogé. Il nie tout. Il est relâché, puis son affaire définitivement close en octobre 1683, sur un non-lieu 31 . A priori la procédure se termine vite et bien pour le libraire : il est relâché une semaine après son interrogatoire, alors que certains de ses confrères croupissent depuis 18 mois dans les prisons de Lyon 32 . Et il n’a connu que les geôles lyonnaises, quand plusieurs d’entre 356 Anne Béroujon <?page no="356"?> 33 Pour la même Histoire du calvinisme : BnF, ms fr. 22 074, p. 52, 17 août 1682, arrêt du Conseil d’État, transfert de prisonniers. 34 ADR, BP 1623, 7 septembre 1683. 35 ADR, BP 1982. 36 ADR, BP 3542, 12 octobre 1686, plainte d’Adam Demen contre Barthelemy Caron. 37 Ainsi pour l’édition des Lettres de Guy Patin, où il joue les intercesseurs pour Jacob Spon : « Monsr de Fléchères me dit encore hier qu’il n’avoit rien receu de vous, et en ayant demandé à la douane des nouvelles, on ne m’en fit point donné. Si vous avez envoyé cet exemplaire pour luy par la chassemarée il devroit estre arrivé. J’ay jusqu’à N mais il me manque M. Si vous pouvés m’envoyer cette suite par un courrier comme le précédent je vous prie de luy recommander » (ADR, BP 3994, 7 mars 1683, lettre de Jacob Spon à Jean-Louis Dufour). 38 M.-A. Merland, Répertoire bibliographique, op. cit., t. 22. 39 ADR, BP 3994, 7 mars 1683, lettre de J. Spon à Dufour : « Mr Adam Demen qui a eu du commencement des lettres de M. Patin en pourra faire venir, car je say qu’il a des moyens pour faire venir des livres de contrebande et qu’il en débite. » 40 J. Sgard propose comme auteur, plutôt que Jean Barrin, François Chavigny de la Bretonnière, un ancien moine enfui en Hollande d’où il produit des romans et des « lardons » contre la France avant d’être rattrapé par la police de Louis XIV ( J. Sgard, La Religieuse en chemise, éd. cit., Introduction). Chavigny aurait-il pu écrire le Jésuite ? C’est une piste possible mais il est également possible d’imaginer des auteurs en réseau. eux sont déjà passés par le For-l’Evêque, à Paris 33 . Cependant, en dépouillant l’intégralité des actes de justice de l’année 1683, on se rend compte que Demen, loin d’avoir bénéficié de la mansuétude du juge, a été très rudement traité. Une semaine après la perquisition manquée chez lui, Desève est retourné rue Mercière, la rue des libraires, avec le procureur du roi, pour tenter de convertir une protestante sur son lit de mort : les deux hommes les plus puissants du tribunal de Lyon se sont spécialement déplacés pour faire la chasse aux protestants de la rue Mercière. Intimidation ? Au début du mois de septembre 1683, la charge a porté spécifiquement, cette fois-ci, sur la famille de Demen. La justice rend une décision selon laquelle Antoine Michallet, le beau-père de Demen, est condamné à payer une vieille dette qui date de 20 ans 34 . Il semble que la femme de Demen meure dans les mois qui suivent 35 . Trois ans plus tard, on retrouve Demen en triste posture 36 : il porte plainte contre le séducteur de sa fille Élisabeth, 19 ans, enceinte hors mariage. La déchéance du libraire se dévoile au gré des dépositions et des interrogatoires : il est sans doute devenu vendeur de vin, il a déménagé dans l’année de l’appartement qu’il louait rue Mercière. Pour aller où ? Il ne se domicilie pas. Demen semble bien avoir joué son va-tout en débitant deux livres dangereux en 1683 et avoir tout perdu. La justice avait été plutôt clémente avec lui jusque-là : le juge Desève, collectionneur et assez libéral avec certains érudits, comme Jacob Spon 37 , avait, semble-t-il, distribué une permission à Demen en 1675 pour l’impression des Pensées de Pascal 38 . Et ce, alors même que tous les savants lyonnais connaissaient Demen pour le libraire par excellence de la contrebande 39 . Mais en 1683, le contexte politique s’est durci : publier du libertinage avec Vénus dans le cloître, une sorte de Religieuse de Diderot avant Diderot, publier un appel à la tolérance religieuse, comme c’est le cas dans le Jésuite sécularisé, coûte cher. Le problème vient sans doute aussi du fait que la charge anticatholique est orchestrée. Les deux ouvrages sont ciblés en même temps, et ils sont en étroite correspondance. Si la tonalité en est différente, persiflage léger d’un côté, pesanteur érudite de l’autre, il n’empêche qu’ils sont publiés la même année, soit par le même auteur 40 , soit par deux 357 La littérature clandestine et les libraires lyonnais au X V I I ᵉ siècle <?page no="357"?> 41 La Religieuse a été attribuée jusqu’à présent à deux auteurs : Jean Barin et Chavigny de la Bretonnière (voir J. Sgard, ibid.). 42 Dans l’édition numérisée de 1685 du Niedersächsische Staats- und Universitätsbibliothek de Göt‐ tingen. 43 Peter Bietenholz a fait l’hypothèse, sans grande conviction, de Rouxel de Medavi pour Roxelias Umeau mais des lettres manquent pour former l’anagramme (« Tolérance, Socinianisme and the Puzzles… », op. cit., p. 618). 44 Je tiens à remercier Elena Muceni pour cette information. 45 BP 3615, 19 août 1683, interrogatoire d’Adam Demen. 46 E. Muceni, « John/ Jean Nourse. Un masque anglais au service de la littérature clandestine franco‐ phone », La Lettre clandestine, n° 24, 2016, p. 203-219. 47 Edouard Rahir, Catalogue d’une collection unique de volumes imprimés par les Elzevier et divers typographes, 1896, n° 2901. 48 D’après l’étude des deux marqu