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Jean Magnon. Théâtre complet

Édité par Bernard J. Bourque

1026
2020
978-3-8233-9463-1
978-3-8233-8463-2
Gunter Narr Verlag 
Bernard J. Bourque

Ce travail est la première édition critique du théâtre complet de Jean Magnon. De nos jours, on a tendance à considérer cet auteur comme un dramaturge mineur du dix-septième siècle qui était l'un des amis de Molière et qui mourut assassiné. Cette édition critique a pour fonction de rendre les huit pièces de Magnon plus facilement accessibles et d'offrir des explications et des commentaires afin de faciliter leur lecture. De plus, une meilleure connaissance de ces oeuvres éclaircira notre compréhension d'un homme qui jouit en son temps d'une solide réputation littéraire. Les pièces sont présentées par ordre chronologique selon la date de publication. L'édition comporte une introduction et près de sept cents notes.

BIBLIO 17 Jean Magnon. Théâtre complet Édité par Bernard J. Bourque BIBLIO 17 Volume 223 ∙ 2020 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Collection fondée par Wolfgang Leiner Directeur: Rainer Zaiser Biblio 17 est une série évaluée par un comité de lecture. Biblio 17 is a peer-reviewed series. Bernard J. Bourque Jean Magnon. Théâtre complet Image de couverture : Titus (estampe de Marcantonio Raimondi), Bibliothèque nationale de France, Département des Estampes et de la photographie : Réserve Eb-5 (+, 13)-boîte écu. Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.dnb.de abrufbar. © 2020 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Internet: www.narr.de eMail: info@narr.de CPI books GmbH, Leck ISSN 1434-6397 ISBN 978-3-8233-8463-2 (Print) ISBN 978-3-8233-9463-1 (ePDF) www.fsc.org MIX Papier aus verantwortungsvollen Quellen FSC ® C083411 ® TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS ...........................................................................7 INTRODUCTION................................................................................9 PRINCIPES ÉDITORIAUX .............................................................27 I. Éditions originales ................................................................27 II. Établissement du texte..........................................................31 ARTAXERXE ....................................................................................33 JOSAPHAT......................................................................................105 SÉJANUS.........................................................................................179 LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA .....................243 LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET.......................................329 JEANNE DE NAPLES....................................................................401 TITE .................................................................................................469 ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE.................................................551 BIBLIOGRAPHIE...........................................................................631 I. Ouvrages antiques ...................................................................631 II. Œuvres de Jean Magnon.......................................................631 III. Textes du XVIIe siècle .........................................................632 IV. Textes postérieurs à 1700.....................................................632 V. Outils de travail......................................................................635 INDEX DES NOMS CITÉS............................................................637 REMERCIEMENTS En préparant ce volume, j’ai pu me servir des notes fournies dans l’édition critique de Herman Bell de Tite, dans l’édition critique en ligne (Bibliothèque dramatique : Le CELLF) de Maud Vervueren du Grand Tamerlan et Bajazet et dans les éditions en ligne de Paul Fièvre (Théâtre classique) de Josaphat, de Séjanus et du Mariage d’Oroondate et de Statira. Merci aux bibliothécaires de la Bibliothèque nationale de France qui m’ont aidé dans mes recherches. Ce livre est dédié à la mémoire de mes grands-parents maternels, Amanda Cormier et Alphonse Léger. INTRODUCTION Comment présenter Jean Magnon, dit Jean de Magnon ? À peine connu de nos jours, ce dramaturge et poète du dix-septième siècle est « encore un de ces auteurs éclipsés dans les rayons de la gloire de Corneille » 1 . Malheureusement, c’est un personnage dont on se souvient surtout pour sa mort violente, plutôt que pour ses ouvrages littéraires. Toutefois, comme l’affirme Étienne Gros, il « était d’une manière auteur célèbre » 2 de son temps. Devenu l’un des vrais amis de Molière 3 , Magnon collabora avec l’Illustre Théâtre, troupe composée de dix comédiens, y compris le jeune Jean-Baptiste Poquelin 4 . La première pièce de Magnon, Artaxerxe, fut jouée à Paris par ce groupe de jeunes acteurs 5 . Il est possible que sa tragi-comédie Josaphat fût représentée en province par la troupe de Molière lorsque ce groupe théâtral était sous la protection du duc d’Épernon 6 . Selon les frères Parfaict, la tragédie Séjanus fut jouée au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne 7 . La dernière pièce de Magnon, Zénobie reine de Palmyre, fut représentée par la troupe de Molière, à Paris, sur le théâtre du Petit- Bourbon 8 . Quant aux quatre autres ouvrages dramatiques de Magnon, nous ignorons les détails de leur représentation. Les huit pièces 9 furent publiés à Paris par des libraires renommés : Besongne, Sommaville, Chamhoudry, 1 Bibliothèque dramatique de Monsieur de Soleinne, catalogue rédigé par P. L. Jacob, 6 volumes, Paris : Administration de l’alliance des arts, 1843-1845, t. I, p. 271. 2 Étienne Gros, « Avant Corneille et Racine : le Tite de Magnon (1660) », Revue d’histoire littéraire de la France, 28 (1921) : 229-240, p. 230. 3 Selon Paul Lacroix, les vrais amis de Molière sont faciles à compter : « […] son camarade de philosophie Chapelle, le poète Magnon, le graveur Chauveau, le peintre Mignard, le fils unique du savant Lamothe-Levayer, les deux Corneille, Boileau et Lafontaine », Paul Lacroix, La Jeunesse de Molière, Bruxelles : Kiessling,1856, p. 164. 4 Cette troupe de théâtre donna des représentations à Paris de janvier 1644 à mars 1645. Voir É. Meulien, Histoire de la ville et du canton de Tournus, Tournus : Miège, 1893, p. 228. 5 Pierre François Godard de Beauchamps, Recherches sur les théâtres de France, Paris : Prault, 1735, p. 175. 6 Voir René Bray, Molière, homme de théâtre, Paris : Mercure de France, 1954, p. 94. La troupe fut protégée par le duc d’Épernon de 1646 à 1653. 7 Claude et François Parfaict, Dictionnaire des théâtres de Paris : Lambert, 1756, t. V, p. 104. 8 Beauchamps, Recherches sur les théâtres de France, p. 177. 9 La pièce Oroondate ou Les Amants discrets (Paris : Sommaville, Courbé, Quinet et Sercy, 1645) est parfois attribuée à tort à Magnon. Voir, par exemple, Maupoint, Bibliothèque des théâtres, Paris : Prault, 1733, p. 15. L’auteur des Amants discrets est Guyon Guérin de Bouscal (mort en 1657). JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 10 Quinet et Journel 10 . Vers 1654, Magnon prit la qualité d’historiographe du roi. Notre auteur jouit donc en son temps d’une solide réputation littéraire. Le gazetier Jean Loret affirma en 1659 que Magnon « fait des Vers à merveille » et qu’il « écrit d’un style aussi savant, que pas un autre Auteur vivant » 11 . Dans La Muse royale, le gazetier Charles Robinet fit l’éloge de notre dramaturge, l’appelant « l’illustre Monsieur Magnon » et « auteur de renom » 12 . Parlant de Zénobie reine de Palmyre, Robinet affirma : Est un ouvrage de théâtre Bien digne que l’on l’idolâtre Et que notre cour fût ici Pour en être charmée aussi. Le brillant, le pompeux, le tendre, Et, bref, tout ce qu’on peut attendre Dans le dramatique parfait, C’est là qu’on le trouve en effet ; Si qu’on peut dire que sa Muse En aucun endroit ne s’abuse, Et que, sans faire un seul faux pas, Elle y paraît pleine d’appas. Ô qu’elle est délicate et forte ! Qu’elle pousse de belle sorte Les passions à mon avis ! Mais sans que plus je m’en explique, Quoi ? n’est-ce pas la voix publique Qu’il en est peu dans l’univers Qui tourne comme lui des vers ? 13 Toutefois, ces jugements favorables n’assurèrent pas à notre poète le succès continu, Magnon étant un des auteurs qu’on ne lisait guère plus en 1674, selon Boileau 14 . Les frère Parfaict se montrèrent très critiques à l’égard de la qualité des pièces de Magnon. Selon eux, Josaphat est « composée sur un sujet ingrat, peu propre au Théâtre, et qui n’est soutenu ni par la versification, ni par les pensées » 15 . Concernant Séjanus, « il n’y a rien de plus simple, et en même 10 Le seul exemplaire connu de la tragi-comédie Tite n’a pas de nom d’éditeur. Voir Gros, « Avant Corneille et Racine : le Tite de Magnon (1660) », p. 229. 11 Jean Loret, La Muse historique, 4 volumes, Paris : Daffis, t. III, 1878, le 13 décembre 1659, vers 252, 261 et 262, p. 140. 12 Charles Robinet, La Muse royale, le 22 décembre 1659, vers 290 et 291. 13 Ibid., vers 292-310. 14 « On ne lit guère plus Rampale et Mesnardière / Que Magnon, du Souhait, Corbin et la Morlière », Nicolas Boileau, Art poétique, Paris : Hachette, 1850, chant IV, vers 35 et 36, p. 50. 15 Claude et François Parfaict, Histoire du théâtre français, 9 volumes, Paris : Le Mercier et Saillant, 1746, t. VII, p. 16. INTRODUCTION 11 temps de plus faible et mal conduit que cette Tragédie » 16 . Le Grand Tamerlan a « peu de mérite » 17 . Le Mariage d’Oroondate et de Statira a un plan « mal construit, à peu près dans le goût des Pièces de Hardy, une versification très faible, pleine d’inutilités et d’expressions basses » 18 . Jeanne de Naples « ne mérite aucune réflexion » 19 . Zénobie reine de Palmyre est un poème faible qui « n’est presque qu’une répétition de celui de l’Abbé d’Aubignac » 20 . Artaxerxe fut jugée moins sévèrement que les autres pièces 21 par les frères Parfaict, l’œuvre étant « passablement conduite » et ayant « plus d’art, et une versification plus forte » que Le Couronnement de Darie de Boisrobert 22 . Pour sa part, l’historien du théâtre Beauchamps se moqua en quelque sorte de notre écrivain, déclarant en 1735 que « si une vanité sans bornes, et une extrême fécondité sont des titres suffisant pour mériter celui de bon auteur ; nul autre […] n’y peut mieux prétendre que Magnon. […] au reste c’était un homme de table, qu’on mettait volontiers de toutes les grandes parties de souper » 23 . Qui était donc cet auteur qui, selon Soleinne, « a écrit de belles scènes » et qui « a trouvé de beaux vers », mais qui est à peine connu ? 24 L’aperçu biographique qui suit s’appuie sur les témoignages des historiens de théâtre déjà cités et sur quelques allusions de contemporains. Jean Magnon naquit à Tournus, petite ville du Mâconnais, vers 1620 25 , du mariage de Claude Magnon 26 , marchand et échevin de Tournus, et de Marie Coinde. Il avait au moins trois frères : Gratien, Louis et Charles 27 . Après des études chez les Jésuites de Lyon, il devint avocat au présidial de cette même ville. Quelques années plus tard, il abandonna le barreau, s’installant à Paris où il se lia avec Jean-Baptiste Poquelin, le futur Molière, qui faisait partie de 16 Ibid., t. VII, p. 49. 17 Ibid., t. VII, p. 168. 18 Ibid., t. VII, p. 197. 19 Ibid., t. VIII, p. 109. 20 Ibid., t. VIII, p. 330. 21 La tragi-comédie Tite ne fut pas analysée par les frères Parfaict. 22 Parfaict, Histoire du théâtre français, t. VI, pp. 371 et 372. François le Métel de Boisrobert (1592-1662), membre fondateur de l’Académie française, est l’auteur de dix-huit pièces de théâtre. Sa tragi-comédie Le Couronnement de Darie fut publiée en 1642. 23 Beauchamps, Recherches sur les théâtres de France, pp. 177 et 178. 24 Bibliothèque dramatique de Monsieur de Soleinne, t. I, p. 271. 25 La date exacte de sa naissance est inconnue, mais l’acte de baptême est du 10 octobre 1620. 26 « […] Claude Magnon, bourgeois et échevin de Tournus, est cité par Machoud, l’historien, pour des services rendus pendant la peste de 1629 à 1631 », Meulien, Histoire de la ville et du canton de Tournus, p. 228. 27 Geneanet [en ligne], consulté le 6 juin 2020, ˂https: / / gw.geneanet.org/ operrusset? lang=fr&p=jean&n=magnon&oc=0˃. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 12 la troupe l’Illustre Théâtre. En 1644 ou en 1645, il fit représenter sa première pièce, la tragédie Artaxerxe (publiée par Cardin Besongne en 1645), par cette compagnie de jeunes acteurs 28 . Vinrent ensuite deux pièces publiées par Antoine de Sommaville en 1647 : la tragi-comédie Josaphat et la tragédie Séjanus. Comme nous l’avons déjà signalé, il est possible que la première pièce fût jouée en province en 1646 par la troupe de Molière 29 , puisque l’œuvre fut dédiée au duc d’Épernon. Selon les frères Parfaict, Séjanus fut représentée en 1646 au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne 30 . En 1648, la tragi-comédie Le Mariage d’Oroondate et de Statira et la tragédie Le Grand Tamerlan et Bajazet furent publiées par Toussaint Quinet. Dans l’épître dédicatoire de cette dernière pièce, Magnon ajouta un « de » pseudo-nobiliaire à son nom : « DE MA- GNON ». C’est à cette époque que Magnon décida de ne plus rien composer pour le théâtre. À quoi attribuer cette résolution ? Ironiquement, la réponse à cette question se trouve dans son « Avis au Lecteur » qui précède sa prochaine pièce, la tragédie Jeanne de Naples, publiée par Louis Chamhoudry en 1656 : Mon cher lecteur, si cette pièce n’avait été faite et représentée avant que j’eusse consacré ma plume à la gloire de celui qui nous fait agir, je n’aurais point rompu la résolution que j’ai prise de ne plus rien composer qui me fasse rougir devant les hommes de la licence de mon expression, ou repentir devant Dieu du mauvais usage de mes pensées 31 . Il eut résolu de « consacrer son travail et ses talents pour la Poésie, à la gloire de Dieu » 32 . On ne trouvera rien dans ses pièces de théâtre, déclara-t-il, qui nous persuade qu’il soit « hors du commun », ses ouvrages dramatiques étant tels qu’ils lui coutèrent moins de peine qu’on n’en peut prendre à les lire 33 . Renonçant aux pièces de théâtre, il annonça sa décision de consacrer sa plume à un projet plus relevé : la composition d’une encyclopédie, ou science universelle, de deux cent mille vers, en dix volumes, « mais si bien conçue, et si bien expliquée, que les Bibliothèques ne te serviront plus que d’un ornement inutile » 34 . Pour réaliser cette entreprise, il décida de « chercher quelque retraite, où vivant dans la compagnie des Maîtres de l’École Sacrée, et de l’École profane, je tirerai de leur commune substance, tout ce qui peut rendre un homme 28 La date de représentation, 1645, est donnée par Meulien dans son Histoire de la ville et du canton de Tournus (p. 228). 29 Voir supra la note 6. 30 Voir supra la note 7. 31 Jeanne de Naples, « Avis au Lecteur ». 32 Parfaict, Histoire du théâtre français, t. VI, p. 376. 33 Jeanne de Naples, « Avis au Lecteur ». 34 Ibid. INTRODUCTION 13 digne du nom qu’il porte » 35 . Ce projet monumental ne fut pas achevé ; nous en reparlerons plus loin. Alors, que fit Magnon entre 1648 et 1656 ? Nous ne pouvons qu’avancer des hypothèses sur les occupations de notre auteur à cette époque. Affaire de famille ? Préoccupations personnelles ? 36 Nous savons qu’en 1654, il publia Les Heures du Chrétien, ouvrage de piété en vers et en prose, « où sont compris tous les Offices, avec plusieurs prières, Avis, réflexions, & méditations, tirées des S tes Écritures, & des Pères de l’Église » 37 . L’auteur s’intitula « le Sieur Magnon, Historiographe de sa Majesté » 38 . En 1656, Magnon épousa Marie-Anne Poulain (1638-1711) à Paris. Elle n’avait que dix-huit ans. En 1657, Magnon publia un madrigal dans la préface de la première œuvre poétique de François-Mathieu Châtelet de Beauchâteau 39 , alors âgé de douze ans. L’ouvrage de Magnon s’intitule Pour le petit de Beauchâteau. Madrigal de Monsieur Magnon, gentilhomme lyonnais. Malgré sa décision de renoncer aux ouvrages dramatiques, Magnon donna, en 1659, deux autres pièces de théâtre : la tragi-comédie Tite (publiée en 35 Ibid. 36 « C’est à cette époque que Magnon hérita de la propriété de son père, à Farges. Il y fit faire des modifications qui eurent pour seules conséquences d’affaiblir les fondations de la demeure et de laisser les cultures aux fermiers environnants » (Maud Vervueren, « Introduction », édition critique du Grand Tamerlan et Bajazet par Jean Magnon, Bibliothèque dramatique : Le CELLF [en ligne], consulté le 8 juin 2020, ˂http: / / bibdramatique.huma-num.fr/ magnon_tamerlan˃). 37 Jean Magnon, Les Heures du chrétien, divisées en trois journées, qui sont la pénitence, la grâce et la gloire, Paris : Martin, 1654. 38 La charge d’historiographe du roi « ne s’est agi que d’un titre dont on a voulu honorer un certain nombre de personnages, dont la carrière et les origines sont les plus diverses. Bien souvent s’y trouvait attachée une pension, mais qui était entièrement à l’agrément du souverain, variait d’une personne à l’autre, était susceptible d’augmenter ou de diminuer (parfois même de disparaître), dans de telles proportions qu’il est impossible d’y voir autre chose que la marque d’une faveur circonstancielle », François Fossier, « À propos du titre d’historiographe sous l’Ancien Régime », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 32 (1985) : 361-417, p. 377. 39 Né à Paris en 1645, François-Mathieu Châtelet de Beauchâteau était fils du comédien de ce nom. « Le petit Beauchâteau parut comme un Phénomène, avec des talents si prodigieux et si précoces, que dès l’âge de sept à huit ans, il était plein d’érudition ; il parlait plusieurs Langues, et faisait des Vers presque sur le champs. La Reine, Mère de Louis XIV, le Cardinal Mazarin, le Chancelier Séguier, et les premières Personnes de la Cour, se faisaient un plaisir de l’enfermer dans leur cabinet, et de lui donner un Sujet qu’il mettait en Vers aussitôt, et à la satisfaction de tout le monde. […] Cromwell, pour lors Protecteur de l’Angleterre, retint le jeune Poète à sa Cour pendant quelques temps », Dictionnaire portatif des beaux-arts, éd. Jacques Lacombe, Paris : Étienne et Hérissant, 1752, pp. 67-68. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 14 1660) 40 et la tragédie Zénobie reine de Palmyre (publiée en 1660 par Christophle Journel). La dédicace de la première pièce est signée « De Magnon », et la page de titre comporte les mots « par le sieur de Magnon, Historiographe de Sa Majesté ». La même signature, « DE MAGNON », se retrouve dans la dédicace de la deuxième pièce ; la page de titre de cet ouvrage comporte les mots « Par le S r de MAGNON, Historiographe du Roi ». Il n’y a aucune indication que la tragi-comédie Tite fut représentée. Toutefois, il est probable que cette pièce a « connu les honneurs du théâtre » 41 . Comme nous l’avons déjà indiqué, Zénobie reine de Palmyre fut jouée par la troupe de Molière en 1659 sur le théâtre du Petit-Bourbon 42 . En 1660, Magnon fit publier L’Entrée du Roi et de la Reine en leur ville de Paris 43 , poème en vers héroïques fait à l’occasion du mariage de Louis XIV et de l’infante d’Espagne Marie-Thérèse. Le 12 août 1661, l’enfant unique de notre auteur naquit à Paris. René Magnon aura la même passion de son père pour le théâtre, devenant acteur, metteur en scène et directeur théâtral 44 . Vers la fin du mois d’avril 1662 45 , Jean Magnon fut poignardé mortellement à Paris sur le Pont-Neuf, vis-à-vis de la grande pompe à eau nommée la Samaritaine 46 . Dans sa lettre du 25 avril 1662 à l’abbé de Pure, Pierre Corneille écrivit : « J’appris hier que le pauvre Magnon est mort de ses blessures. Je le 40 Voir supra la note 10. 41 Gros, « Avant Corneille et Racine : le Tite de Magnon (1660) », p. 230. 42 Voir supra la note 8. Selon les frères Parfaict, la tragédie fut représentée le 10 ou le 11 décembre 1659 (Histoire du théâtre français, t. VIII, p. 32). Selon le Registre de la Grange, elle fut jouée pour la première fois le 12 décembre 1659 ; elle eut sept représentations (Charles Valet de la Grange, Registre de la Grange, publié par les soins de la Comédie-Française, Paris : Claye, 1876, p. 14). 43 Paris : Sommaville, 1660. 44 René Magnon (1661-1737) émigra en 1682 à Copenhague, prenant le nom de Magnon de Montaigu. Avec Étienne Capion, il fut le co-fondateur du premier théâtre privé de Danemark, le Grønnegadeteatret. Voir Geneanet [en ligne], consulté le 9 juin 2020, ˂https: / / gw.geneanet.org/ operrusset? lang=fr&pz=olivier+jean+francois&nz=perrusset&p=rene&n=magnon˃. 45 Selon les frères Parfaict, Magnon fut assassiné le 18 ou le 20 avril 1662 (Histoire du théâtre français, t. VI, p. 378). Selon l’historien Gabriel Jeanton, l’assassinat eut lieu le 17 avril 1662. Voir Gabriel Jeanton, Notes sur la vie et l’assassinat de Jean Magnon, de Tournus, poète et historiographe du roi, Mâcon : Protat frères, 1917. 46 Cette pompe, dont l’existence remontait à 1602, était la première machine d’élévatrice d’eau construite dans Paris. Il s’agissait d’un petit immeuble décoré d’une représentation de la rencontre entre Jésus et la Samaritaine au puits de Jacob. La pompe fut reconstruite entre 1712 et 1719. L’édifice fut détruit en 1813. INTRODUCTION 15 plains […] » 47 . La Muse historique annonça le meurtre le 29 avril 1662 : Un des forts auteurs de nos jours Un des favoris du Parnasse, Qui pouvait égaler un Tasse, Magnon, Esprit tout plein de feu, Fut assassiné depuis peu, C’est-à-dire, l’autre semaine, Vers, dit-on, la Samaritaine 48 . Selon Beauchamps, Magnon fut assassiné en sortant de souper d’une maison qu’il fréquentait 49 . Quant aux meurtriers, Loret laissa entendre dans sa Muse historique qu’il s’agissait « des filous, des brigands, des pestes » 50 de la ville de Paris. Comme Magnon l’eut prédit 51 , ce fut la mort qui l’empêcha de compléter La Science universelle. Un seul volume de l’ouvrage fut publié, à titre posthume, un an après le décès de l’auteur 52 . « L’imprimeur au Lecteur » qui précède l’ouvrage, commence par les phrases suivantes : Je ne prétends pas vous faire ici l’Éloge de feu Monsieur Magnon, puisqu’il y a peu de personnes qui n’aient connu son mérite, et que ses Ouvrages, tant pieux, que ceux qui ont paru sur le Théâtre, ont assez établi sa réputation. Seulement je vous donne avis que la mort l’ayant surpris, comme on achevait d’imprimer ce Volume de la Science Universelle, et ne lui ayant pas donné le temps de vous le présenter lui-même 53 . 47 Pierre Corneille, Lettre du 25 avril 1662 à l’abbé de Pure, in Corneille : Œuvres complètes, éd. Georges Couton, 3 volumes, Paris : Gallimard, 1980-1987, t. III, p. 10. 48 Loret, La Muse historique, t. III, le 29 avril 1662, vers 258-264, p. 496. 49 Beauchamps, Recherches sur les théâtres de France, p. 178. Charles de Fieux, chevalier de Mouhy (Tablettes dramatiques contenant l’abrégé de l’histoire du théâtre français, Paris : Jorry, 1752, p. 17) et Antoine de Léris (Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, Paris : Jombert, 1763, p. 630) répétèrent cette information. 50 Loret, La Muse historique, t. III, le 29 avril 1662, vers 255, p. 496. 51 « Cependant je te proteste que rien que la mort ne verra la fin de mon entreprise, qui est de te produire en dix volumes, chacun de vingt mille vers, une science universelle », Magnon, Jeanne de Naples, « Avis au Lecteur ». 52 La page de titre comporte les mots « COMPOSÉE PAR LE SIEUR MAGNON, Historiographe de Sa Majesté ». Se composant de dix livres et d’environ dix mille vers, le volume traite de la toute-puissance de Dieu, de l’unité de l’Être divin et de la création de l’homme. 53 « L’Imprimeur au Lecteur », La Science universelle, Paris : Martin, Roger et Quinet, 1663. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 16 Devenue veuve, Marie-Anne Poulain se remaria en 1664 avec Pierre Davy, marquis de Sertoville, son amant notoire. Très tôt, on soupçonna la marquise d’avoir perpétrer l’assassinat de son premier mari, en complicité avec le marquis. En janvier 1665, un mandement du roi ordonna son arrestation et son transfert au Châtelet. La marquise fut arrêtée au cours d’un voyage à Chalon. Le marquis fut, lui aussi, incarcéré. Faute de preuves suffisantes, l’affaire fut abandonnée 54 . Les auteurs du crime ne furent jamais identifiés 55 . En général, le dix-septième siècle eut de l’estime pour Jean Magnon. L’approbation de Loret et de Robinet témoigne de la bonne réputation qu’eut notre auteur dans le monde littéraire de son temps. Ami de Molière et de Pierre Corneille, Magnon fréquenta le grand monde. Loin d’être considérés comme des chefs-d’œuvre, ses ouvrages dramatiques furent reconnus, néanmoins, pour leur esprit et pour leur imagination. Magnon, lui-même, se voyait comme un dramaturge médiocre, avouant qu’il composait sans effort et qu’il aurait pu « faire de meilleures choses » avec plus d’application 56 . En même temps, il déclara que peu de personnes avaient « de plus belles dispositions » que lui pour les vers 57 . Pendant le dix-huitième siècle, Magnon devient ce dramaturge exécrable qui avait « une vanité sans bornes » 58 et « un orgueil insupportable » 59 . De surcroît, il était « menteur, et aussi libre dans ses discours que dans ses ouvrages » 60 . La critique des frères Parfaits de ses pièces de théâtre fut impitoyable : le plan de chaque ouvrage dramatique est mal construit, le sujet est mal conduit, la versification est faible et les pensées sont mal exprimées. Claude Brossette, annotateur de Boileau, affirma que les pièces étaient « fort impertinentes » 61 . 54 Voir Christophe Busti, « Affaires criminelles », in Le Journal du Saône-et-Loire, le 26 juin 2016. Voir aussi Jeanton, Notes sur la vie et l’assassinat de Jean Magnon. 55 Selon Busti, il est probable que la marquise et le marquis « avaient commandité l’exécution du mari gênant », « Affaires criminelles ». La marquise eut un enfant avec Pierre Davy : un fils, Bernardin Xavier Davy. Après la mort de Pierre Davy, elle épousa Julien de Vauborel, marquis de Digoville. Elle n’eut pas d’enfant avec ce troisième mari. Voir Geneanet [en ligne], consulté le 9 juin 2020, ˂https: / / gw.geneanet.org/ operrusset? lang=fr&pz=olivier+jean+francois&nz=perrusset&p=marie+anne&n=poulain˃. 56 Magnon, Jeanne de Naples, « Avis au Lecteur ». 57 Ibid. 58 Beauchamps, Recherches sur les théâtres de France, p. 177. 59 Léris, Dictionnaire portatif historique et littéraire des théâtres, p. 629. 60 Mouhy, Tablettes dramatiques, p. 17. 61 Claude Brossette, cité par P. V. Delaporte, L’Art poétique de Boileau, commenté par Boileau et par ses contemporains, 3 volumes, Lille, 1888, ; réimpr. Genève : Slatkine, 1970, t. III, p. 84. INTRODUCTION 17 L’idée que notre auteur fut plus connu par son amour-propre que par ses talents de dramaturge persista jusqu’au dix-neuvième siècle. Stéphanie Félicité, comtesse de Genlis, fit allusion à Magnon en parlant « d’un certain auteur dramatique, beaucoup moins célèbre pour ses talents que par l’excès de son amour-propre et de son orgueil » 62 . Joseph Boulmier décrivit Magnon comme un personnage excentrique, affirmant qu’il « n’y a peut-être pas, dans tout le théâtre de mon cher compatriote, une scène, une tirade, un vers même à citer » 63 . Le critique ajouta : « […] si Magnon ne nous eût laissé que son théâtre, il est fort douteux qu’un historien littéraire, même un compatriote aussi déterminé que celui qui écrit ces lignes, eût jamais songé à tenter en sa faveur la plus modeste réhabilitation » 64 . La première moitié du vingtième siècle témoigna un regain d’intérêt pour Jean Magnon. En 1913, Auguste Rondel annonça sa découverte d’un exemplaire de la tragi-comédie Tite, œuvre jusqu’alors ignorée par les historiens du théâtre : Avant la puissante Bérénice du comte Albert du Bois dont vous avez envoyé de Nîmes, il y a quinze jours, un compte rendu magistral, on ne connaissait sur le même sujet que les deux tragédies rivales de 1671, le Tite et Bérénice de Pierre Corneille et la divine Bérénice de Racine. […] Mais on ignore en général l’existence d’un Tite, tragi-comédie par le sieur de Magnon, historiographe de Sa Majesté très Chrétienne, à Paris MDCLX, qui ne figure, à ma connaissance, dans aucune bibliographie théâtrale et que ne possédait aucune des quatre célèbres bibliothèques dramatiques du duc de La Vallière, de MM. de Pont-de-Vesle et de Soleinne et du baron Taylor 65 . Dans un article publié un mois plus tard dans le Journal des débats politiques et littéraires, Henri Bidou fit l’analyse de cette pièce. Il décrivit l’œuvre 62 Stéphanie Félicité, La Religion considérée comme l’unique base du bonheur et de la véritable philosophie, Orléans : Villeneuve, 1787, p. 382. Dans sa lettre du 29 avril 1787, publiée dans le Journal de Paris, François Philippe Magnon se porta à la défense de son bisaïeul : « […] ni dans ses Préfaces, ni dans ses Épîtres, on ne trouve aucune trace de cet excès d’orgueil qu’on lui impute. En compulsant de vieux papiers de famille, j’ai trouvé deux lettres de lui, qui annoncent un bon homme, qui dit volontiers du bien de lui et ne dit du mal de personne, pas même de ses rivaux », François Philippe Magnon, lettre du 29 avril 1787, publiée dans Journal de Paris, le 5 mai 1778, numéro 125, Paris : Quillau, 1787, t. I, p. 542. 63 Joseph Boulmier, « Un Excentrique du XVII e siècle », in Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire, Paris : Leclerc, 1870, p. 435. 64 Ibid., p. 436. 65 Auguste Rondel, « À propos de Bérénice », in Comœdia, Paris, le 21 juillet 1913, p. 3. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 18 comme étant « folle, mais non point méprisable » : En plusieurs endroits elle est vraiment belle. […] Elle abonde en vers magnifiques, d’une frappe cornélienne 66 . En 1920, Henry Bordeaux se fit l’écho de ces remarques : Elle n’est pas sans mérite. […] C’est une sorte de drame romanesque dont les vers tantôt sont vigoureusement frappés, et l’on sent l’influence de Corneille […]. Les beaux vers abondent dans son œuvre, si l’expression des sentiments demeure quelque peu subtile et entortillée 67 . Un an plus tard, Étienne Gros publia un article dans la Revue d’Histoire littéraire de la France au sujet du Tite de Magnon. Son opinion de la tragi-comédie fut assez négative : L’œuvre de Magnon n’aurait peut-être pas par elle-même assez de valeur et d’intérêt pour qu’on fût tenté de la tirer d’un oubli plus de deux fois séculaire. Magnon se vantait d’écrire très vite, et l’on s’en aperçoit 68 . En 1936, Herman Bell publia une édition critique de cette tragi-comédie 69 . Dans son « Introduction », il compara la pièce de Magnon avec Tite et Bérénice (1671) de Pierre Corneille et avec Bérénice (1671) de Racine. Bien qu’il vît peu d’influence de notre auteur sur Racine, Bell fit ressortir les parallèles entre l’œuvre de Magnon et celle de Corneille 70 . L’ouvrage monumental de Henry Carrington Lancaster, A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century (1929-1942), discuta brièvement les pièces de Magnon. Plusieurs pages de La Dramaturgie Classique en France (1950) de Jacques Scherer furent consacrées à l’étude de Tite de notre auteur. De nos jours, cette modeste réhabilitation de Magnon se poursuit. La bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, Gallica, nous permet de consulter en ligne l’édition originale de six des huit pièces de notre 66 Henri Bidou, « À propos de Bérénice », in Journal des débats politiques et littéraires, Paris, le 25 août 1913, pp. 1 et 2. 67 Henry Bordeaux, « La Vie au théâtre », in Le Revue hebdomadaire : romans, histoires, voyages, Paris : Plon, le 3 janvier 1920, pp. 75 et 78. 68 Gros, « Avant Corneille et Racine : le Tite de Magnon (1660) », p. 232. 69 Jean Magnon, Tite. Tragi-comédie de Jean Magnon (1660), édition critique par Herman Bell, Baltimore : Johns Hopkins Press, 1936. 70 À l’égard de ces similarités, Colbert Searles affirme : « […] Dr. Bell quotes in the footnotes to the text many parallel passages from Corneille‘s play. While the resemblances do not seem to me very convincing, there is considerable similarity in the general thought and tone », Colbert Searles, compte rendu de l’édition critique par Herman Bell de Tite, in Modern Languages Notes, 51 (1936): 478-479, p. 479. INTRODUCTION 19 auteur, les deux œuvres qui manquent étant Jeanne de Naples et Tite. Le site Web Théâtre classique nous présente le texte de sept pièces en ligne 71 , la seule œuvre qui manque étant Tite. En 2004, Maud Vervueren présenta une édition critique de la tragédie Le Grand Tamerlan et Bajazet dans le cadre d’un mémoire de maîtrise sous la direction de Georges Forestier. Cet ouvrage est disponible sur le site Web du CELLF (Centre d’étude de la langue et des littératures françaises) 72 . En 2009, j’ai publié un article qui compare Zénobie reine de Palmyre de Magnon avec la Zénobie de l’abbé d’Aubignac 73 . * * * Parlons des œuvres qui sont présentées dans ce volume. Cinq des huit ouvrages dramatiques de Magnon portent le titre de tragédies ; deux œuvres sont appelées des tragi-comédies 74 . Josaphat a la distinction douteuse d’avoir les deux noms : tragi-comédie, sur la page de titre, et tragédie, au commencement de la pièce. À l’exception d’Artaxerxe, qui a une fin heureuse, les tragédies se terminent par la mort du héros ou de l’héroïne. Les deux tragi-comédies et Josaphat ont des dénouements heureux. Suivant le goût de son siècle, Magnon puise dans l’Antiquité pour choisir le sujet de six de ses huit pièces. Inspiré de la Rome antique, l’auteur traite du règne de trois empereurs : Tibère dans Séjanus, Aurélien dans Zénobie reine de Palmyre et Tite, héros éponyme de sa dernière tragi-comédie. L’Empire perse fournit le cadre d’Artaxerxe et du Mariage d’Oroondate et de Statira. La 71 Théâtre classique, ˂http: / / www.theatre-classique.fr/ pages/ programmes/ PageEdition.php˃. 72 Bibliothèque dramatique : Le CELLF [en ligne], ˂http: / / bibdramatique.humanum.fr/ magnon_tamerlan˃. 73 B. J. Bourque, « Deux Versions de Zénobie : imitation ou transformations ? », in French Seventeenth-Century Literature : Influences and Transformations, éd. Jane Southwood et Bernard Bourque, Oxford : Peter Lang, 2009 : 219-233. La pièce en vers est moins une imitation qu’une transformation de la tragédie en prose, l’auteur changeant l’œuvre originale sur plusieurs plans, comme l’affirma Magnon luimême dans l’avis au lecteur de son ouvrage : « […] si toutefois, elle est plus à moi, qu’au fameux Monsieur l’Abbé d’Aubignac, qui l’ayant autrefois mise en Prose avec un si beau succès, ne peut voir qu’avec confusion que j’en ai altéré les principales beautés », Jean Magnon, Zénobie reine de Palmyre, « Mon cher lecteur », Paris : Journel, 1660. 74 L’abbé d’Aubignac consacre le chapitre X du deuxième livre de sa Pratique du théâtre au sujet de la tragi-comédie. Il est contre l’utilisation de ce terme. S’inspirant des tragédies d’Euripide, d’Aubignac soutient qu’une pièce de théâtre dont les personnages sont héroïques est une tragédie quel que soit le dénouement. Voir La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris : Champion, 2001 ; réimpr. 2011, pp. 209-240. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 20 pièce Josaphat se déroule vers la fin de l’Antiquité ; elle se fonde sur la vie du saint chrétien légendaire qui aurait vécu en Inde au III e ou au IV e siècle. Les deux pièces de Magnon qui ne traitent pas du monde antique se situent pendant le Moyen Âge : Le Grand Tamerlan et Bajazet, dans le contexte de l’Empire Timouride, et Jeanne de Naples, à la fin du règne de Jeanne I re . Magnon n’est pas le seul dramaturge au dix-septième siècle à traiter de ces sujets. Nous avons, par exemple, les pièces suivantes : Artaxerxe (1683) de Claude Boyer, Tamerlan, ou la mort de Bajazet (1676) de Nicolas Pradon, Bajazet (1672) de Jean Racine, Statira (1680) de Pradon, Zénobie (1647) de l’abbé d’Aubignac, Tite et Bérénice (1670) de Pierre Corneille et Bérénice 75 (1671) de Jean Racine. Il convient de souligner qu’à l’exception de Zénobie reine de Palmyre, les pièces de Magnon furent les premières à être composées. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les œuvres de notre auteur furent imitées ou même qu’elles servirent de modèles à d’autres dramaturges français du dixseptième siècle. Il est fort probable, cependant, que les contemporains de Magnon connaissaient ses pièces et qu’ils furent inspirés, dans une certaine mesure, des sujets traités par notre auteur. Cela est sans doute le cas à l’égard de l’Artaxerxe de Boyer et du Tamerlan de Pradon 76 . D’ailleurs, comme nous l’avons déjà signalé, il y a des parallèles entre Tite et Bérénice du Grand Corneille et Tite de Magnon 77 . Quelles étaient les sources d’inspiration de Magnon ? Il va de soi que la nature historique de ses pièces nécessita l’emploi des récits des événements du passé 78 . Toutefois, Magnon n’hésita pas à faire des entorses à l’histoire pour accentuer l’aspect romanesque de ses œuvres. Dans Artaxerxe, le roi reconnaît l’innocence de son fils et le lui rend Aspazie. Dans La Reine de Naples, Magnon donna à l’héroïne un caractère qui est différent de celui de l’histoire, la reine de cette pièce étant innocente des crimes qu’on lui impute. Dans Zénobie reine de Palmyre, Magnon était moins attaché à l’Histoire auguste que d’Aubignac afin d’accentuer le thème de l’amour. En plus des sources historiques, certaines pièces de Magnon seraient aussi 75 « […] la Bérénice en prose de Du Ryer, en 1645, et la tragédie en vers de Thomas Corneille, en 1657, chantaient une toute autre Bérénice, Crétoise, sans aucun lien avec Titus », Rondel, « À propos de Bérénice », p. 3. 76 Voir Vervueren, édition critique du Grand Tamerlan et Bajazet par Jean Magnon, « Introduction ». 77 Voir supra la note 70. Toutefois, il n’y a pas de preuves que l’œuvre de Magnon influença la Bérénice de Racine. Voir Bell, Tite, « Introduction », pp. 31-34. Voir aussi les ouvrages suivants : H. Bibas, compte rendu de l’édition critique par Herman Bell de Tite, The Modern Language Review, 32 (1937) : 110-111, p. 110 ; Gustave Michaut, La Bérénice de Racine, Paris : Société française d’imprimerie et de librairie, 1907. 78 Une de ces sources serait l’Histoire romaine de Cassius Dion (10 volumes, trad. É. Gros et V. Boissée, Paris : Didot, 1845-1870). INTRODUCTION 21 influencées par des sources littéraires. Son Artaxerxe fut probablement inspiré du Couronnement de Darie (1642) de François Le Métel de Boisrobert, comme laissent entendre les frères Parfaict : Cette Tragédie est la même, pour le fonds du sujet, que le Couronnement de Darie, de M. de Boisrobert, avec cette différence que, quoique celle de M. Magnon ne soit pas sans défauts, on y trouve cependant plus d’art, et une versification plus forte que dans la première 79 . Nous savons que la tragi-comédie Le Mariage d’Oroondate et de Statira fut inspirée de Cassandre 80 (1642-1645), le premier roman de Gauthier de Costes, seigneur de La Calprenède. Beauchamps voit beaucoup de ressemblances entre Josaphat de Magnon et Polyeucte 81 (1643) de Pierre Corneille 82 . Les frères Parfaict ne sont pas du même avis : Quelle comparaison, l’Auteur des Recherches sur les Théâtres de France, peut-il trouver entre ce Poème et la Tragédie de Polyeucte de M. Corneille 83 . Il est vrai qu’il y a beaucoup de différences entre les œuvres : les pièces ne traitent pas du même personnage ; la pièce de Corneille est une tragédie, tandis que celle de Magnon est une tragi-comédie. Cependant, ces deux ouvrages à sujet religieux ont les thèmes du martyre chrétien et de la conversion en commun. Dans le cas de Polyeucte, le héros, nouvellement converti, est mis à mort ; sa femme, Pauline, et son beau-père, Félix (qui exécuta Polyeucte), décident de se convertir au christianisme. Dans Josaphat, la conversion du héros incite son père, le roi, à le menacer de mort. La pièce a une fin heureuse, le roi, reconnaissant la puissance du dieu chrétien, décide d’abdiquer en faveur de son fils et de se convertir. Il est donc possible que l’œuvre de Magnon fût inspirée de celle de Corneille. Une autre source littéraire — cette fois-ci dans le cas de Tite — est le roman Bérénice 84 de Jean Regnault de Segrais. Cette œuvre inachevée fut publiée en quatre volumes entre 1648 et 1651. Comme l’affirme Georges Forestier, l’amour est le ressort dramaturgique essentiel du théâtre classique : 79 Parfaict, Histoire du théâtre français, t. VI, p. 371. 80 Paris : Sommaville, Courbé, Quinet, Sercy, 1642-1645. Le sous-titre de la pièce de Magnon est « ou la conclusion de Cassandre ». 81 Paris : Sommaville, 1643. 82 Beauchamps, Recherches sur les théâtres de France, p. 176. 83 Parfaict, Histoire du théâtre français, t. VII, p. 16. 84 Paris : Quinet, 1648-1651. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 22 Dans la tragédie, l’amour est une passion néfaste qui conduit les personnages à leur perte. […] Pour qu’il triomphe, il faut que la tragédie soit une tragi-comédie 85 . À l’exception d’Artaxerxe, les pièces de Magnon adhèrent strictement à cette formule. La première tragédie de notre auteur se termine par un mariage, comme la plupart des tragi-comédies du siècle, le roi consentant à l’hymen de Darie et d’Aspasie. La pièce porte le titre de tragédie malgré son dénouement heureux 86 . Le thème de l’amour occupe une place prédominante dans tous les ouvrages dramatiques de Magnon. Dans Josaphat, le héros, devenu roi, assure le bonheur d’Amalazie en l’unissant avec Arache. Dans Le Mariage d’Oroondate et de Statira, les deux amants recouvrent la liberté malgré les efforts de Roxane, qui aime Oroondate, et de Perdicas, qui aime Statira. Dans Tite, l’empereur aime Bérénice, Mucie aime Tite, et Antoine aime Mucie. À la fin de la tragi-comédie, Bérénice accepte le trône. Dans les tragédies de Magnon (à l’exception d’Artaxerxe), l’amour conduit les personnages à leur perte. Dans Séjanus, le héros veut épouser Livie, veuve du fils de l’empereur, et il essaye de s’emparer du trône. Cependant, Livie aime Druze, fils de Germanicus, et elle avertit Tibère de la conjuration du héros. Celui-ci se suicide pour éviter le supplice du Sénat. Dans Le Grand Tamerlan et Bajazet, Tamerlan est amoureux de sa prisonnière, Orcazie, femme de Bajazet. Thémir, fils de Tamerlan, aime Roxalie, fille d’Orcazie. Elle aussi est prisonnière. Le traître Sélim, Grand Vizir de Bajazet, est amoureux de Roxalie, et il assassine Thémir. Tamerlan venge le meurtre de son fils par le supplice de Sélim. Orcazie se suicide en avalant du poison ; Bajazet se donne la mort en se poignardant. La pièce se termine par le désespoir de Tamerlan. Dans Jeanne de Naples, chacun des trois rivaux pour l’amour de la reine essaye d’éliminer les deux autres. Le roi d’Hongrie vient tirer vengeance de l’assassinat de son frère, premier mari de Jeanne de Naples. La reine est mise à mort. Le vrai assassin du prince se suicide afin d’éviter le supplice du roi d’Hongrie. Reconnaissant l’innocence de la reine, le roi de Naples déplore le sort de sa femme. La pièce se termine par l’aveu de la part du roi d’Hongrie qu’il a causé la mort d’une femme innocente. Dans Zénobie reine de Palmyre, Zabas est amoureux de la reine, tandis que Timagène aime Odénie, fille de Zénobie. L’empereur Aurélien, lui aussi, ressent de la passion pour la princesse. Après la défaite de Palmyre, la reine se poignarde et Zabas s’empoisonne. Aurélien songe à sa prochaine conquête et décide d’exhiber Odénie et Timagène au public dans son triomphe. Une analyse des pièces de Magnon ne serait pas complète sans parler des trois unités. Une des grandes préoccupations de l’époque classique est la notion 85 Georges Forestier, entretien, La Croix, le 9 février 2019 [en ligne], consulté le 22 juin 2020, ˂https: / / www.la-croix.com/ Culture/ Theatre/ theatre-classique-lamourressort-dramaturgique-essentiel-2019-02-09-1201001358˃. 86 Voir supra la note 74. INTRODUCTION 23 de l’unité d’action. Au dix-septième siècle, cette notion admet des épisodes pourvu que les actions secondaires soient subordonnées à l’action principale : […] la seconde histoire ne doit pas être égale en son sujet non plus qu’en sa nécessité, à celle qui sert de fondement à tout le Poème ; mais bien lui être subordonnée et en dépendre 87 . À l’évidence, cette théorie constitue ce que Jacques Scherer appelle « la conception préclassique de l’unité d’action » 88 . Or, la doctrine à laquelle obéissent les pièces classiques est l’inverse de la notion de subordination énoncée par d’Aubignac, c’est-à-dire que l’action principale dépend des actions épisodiques et non pas le contraire 89 . Chacune des pièces de Magnon comporte des actions épisodiques. L’unité d’action, selon la notion classique, y est respectée intégralement puisque l’action principale de chaque pièce dépend entièrement de tous ses épisodes. La conception de l’unité de temps dans le théâtre classique est soutenue par le respect de la vraisemblance. Selon d’Aubignac, elle comprend la notion du jour artificiel, c’est-à-dire le temps entre le lever et le coucher du soleil 90 . Toutes les œuvres de Magnon observent cette exigence, le dramaturge ouvrant chaque pièce au moment de la crise. Dans Zénobie reine de Palmyre, la durée de l’action est presque identique au temps réel, ce qui constitue, selon d’Aubignac, la forme idéale de l’unité de temps 91 . Magnon réalise cette coïncidence entre la durée de l’action représentée et le temps réel en diminuant sa dépendance à l’égard des intervalles des actes 92 . La troisième règle, celle de l’unité de lieu, provient de l’unité de temps grâce au principe de la vraisemblance. C’est d’Aubignac qui prescrit la règle dans sa forme la plus stricte, limitant le lieu de l’action de sa Zénobie à une seule chambre 93 . Dans chacune des pièces de Magnon, l’unité de lieu est 87 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, p. 152. 88 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris : Nizet, 1950 ; réimpr. 1964, p. 102. 89 Cette notion sera formulée au dix-huitième siècle par Jean-François Marmontel (Poétique française, Paris : Lesclapart, 1763, p. 142). 90 Abbé d’Aubignac, La Pratique du théâtre, pp. 180-183. 91 Ibid., pp. 185-186. 92 Par contraste avec la Zénobie de d’Aubignac, qui cache la conquête de Palmyre entre les actes I et II, la pièce de Magnon fait supposer cette bataille tout au long du deuxième acte. 93 Henry Carrington Lancaster fait remarquer que cette pièce fut peut-être la première à limiter le lieu si considérablement : « The place is a single room, a rare usage at this time. Indeed, d’Aubignac may have been the first to limit the location so greatly, but we cannot prove that this was the case unless we can show that Zénobie JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 24 respectée. Cependant, à l’exception du Grand Tamerlan et Bajazet, où l’étendue est la tente du grand khan, la règle n’est pas suivie aussi strictement que dans la tragédie de l’abbé. Le lieu de l’action d’Artaxerxe est l’appartement du roi. Celui de Josaphat, du Mariage d’Oroondate et de Statira, de Séjanus, de Zénobie reine de Palmyre et de Tite est le palais royal. Le lieu de l’action de Jeanne de Naples est le château de l’Œuf. Nous en concluons que les pièces de Magnon observent la règle des trois unités. Dans le cas de l’unité d’action, c’est la conception de la règle dans les œuvres classiques qui y est respectée. Commentons la versification de notre dramaturge. Comme nous l’avons déjà mentionné, Magnon se vanta d’écrire des vers avec facilité, et il avoua qu’il aurait pu composer de meilleurs ouvrages dramatiques avec plus d’application 94 . En 1656, il annonça son intention de renoncer aux pièces de théâtre, affirmant qu’il ne voulait plus « rougir devant les hommes de la licence de mon expression, ou repentir devant Dieu du mauvais usage de mes pensées » 95 . Il prit résolution de se consacrer à un travail plus relevé : sa Science universelle. Quelle est donc la qualité des vers dans les pièces de Magnon ? À l’en croire les frères Parfaict, elle est généralement mauvaise : le sujet de Josaphat « n’est soutenu ni par la versification, ni par les pensées » 96 ; la versification du Mariage d’Oroondate et de Statira est « très faible » 97 ; Zénobie reine de Palmyre est un poème « faible » 98 ; la qualité des vers de Jeanne de Naples est médiocre 99 . En revanche, la versification d’Artaxerxe est « plus forte » que celle du Couronnement de Darie de Boisrobert 100 , la scène du Grand Tamerlan et Bajazet où l’empereur se déguise en son ambassadeur « est mieux rendue de la part de Magnon, que la pareille qui se trouve dans la Tragédie de Porus de l’Abbé Boyer » 101 , et la versification de Séjanus est « plus forte que celle du Poème de Josaphat » 102 . À l’exception des jugements favorables de certains commentateurs au dix-septième siècle et de ceux de Bidou et de Bordeaux au début du vingtième siècle, la versification de Magnon fut perçue négativement par les critiques, opinion qui se perpétua jusqu’à nos jours. Malheureusement, la perception devient souvent la réalité. Dans le cas de Magnon, il s’agit du contraire de l’effet de halo, l’impression défavorable de sa versification étant was performed before Horace », A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, 5 parties en 9 volumes, Baltimore: John Hopkins Press, 1929-1942, t. II, vol. I, p. 339. 94 Voir supra les notes 56 et 57. 95 Magnon, Jeanne de Naples, « Avis au Lecteur ». 96 Parfaict, Histoire du théâtre français, t. VII, p. 16. 97 Ibid., t. VII, p. 197. 98 Ibid., t. VIII, p. 330. 99 Ibid., t. VIII, p. 110. 100 Ibid., t. VI, p. 371. 101 Ibid., t. VII, p. 168. 102 Ibid., t. VII, p. 51. INTRODUCTION 25 considérée comme acquise. Pour n’en fournir qu’un exemple, la Nouvelle Biographie Générale, publiée en 1860, répéta presque mot pour mot le jugement négatif des frères Parfaict à l’égard du Mariage d’Oroondate et de Statira, l’appliquant à toutes les pièces de Magnon : […] encore le plan en est-il mal construit, à peu près dans le goût des pièces de Hardy ; la versification en est faible, pleine d’inutilités et d’expressions basses 103 . Notre propre jugement en est moins sévère. En général, la versification de Magnon n’est pas faible. Nous découvrons de beaux vers dans chacune des huit pièces. En voici quelques exemples : Oroondate. Mais comme vous voulez cette preuve de foi J’ose vous imposer une semblable Loi, Puisque dans les regrets dont mon âme est saisie Elle conserve encore un peu de jalousie, Ma Princesse vivez non point pour Perdicas, Et toi lâche rival qui poursuis mon trépas, Je te veux pardonner si tu la veux défendre Tu vois dans Statira la femme d’Alexandre 104 . LA REINE. Pour le vôtre son droit est assez bien borné, Et c’est un peuple enfin qui vous a couronné. Vous lui prêtez la foi, le mien me rend hommage, Je suis Reine par moi, vous un Roi par suffrage. Si la nature et l’art faisant chacun leur trait, Vous êtes le crayon dont je suis le portrait 105 . ZÉNOBIE. Si conquérir l’Asie était un si grand crime, Conquérir tout le monde est-il plus légitime ? Et pourquoi nos exploits étant désavoués Condamnez-vous en nous ce qu’en vous vous louez. Un soldat le Censeur du Prince de Palmyre ; Vous blâmez Odénat, et moi je vous admire, Et j’aime à voir en vous qu’un fils de laboureur Soit venu par degrés jusqu’au rang d’Empereur 106 . 103 Nouvelle Biographie Générale : depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, éd. Ferdinand Hoefer, 37 volumes, Paris : Didot, 1854-1966, t. XXXII, p. 725. Voir supra la note 18. 104 Magnon, Le Mariage d’Oroondate et de Statira, III, 3 (vers 1054-1061). 105 Magnon, La Reine de Naples, IV. 3 (vers 955-960). 106 Magnon, Zénobie reine de Palmyre, IV, 4 (vers 1125-1132). JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 26 Ces alexandrins à rime plate sont bien construits. Il n’y a pas d’enjambements, chaque vers constituant une unité de sens. De surcroît, il y a des rimes riches (e.g., trait/ portrait, laboureur/ Empereur) et des rimes suffisantes (e.g., hommage/ suffrage, crime/ légitime). Il n’y a qu’un exemple de rimes pauvres (Perdicas/ trépas). Dans une de ses pièces, Le Mariage d’Oroondate et de Statira, Magnon emploie des stances, forme versifiée de monologue 107 , afin de créer un effet spécial. En revanche, de temps en temps dans ses œuvres, Magnon essaye de faire rimer des mots avec des terminaisons différentes (e.g., conquérants/ parents 108 , couvert/ perd 109 , emplette/ parfaite 110 ). Enfin, que penser de la déclaration des frères Parfaict que les vers de Magnon sont pleins d’inutilités et d’expressions basses ? Ce jugement ne devrait pas être pris au pied de la lettre. Même la versification du Grand Corneille ne fut pas exempte d’une telle critique, l’abbé d’Aubignac parlant des « taches », de « mauvais assemblage de paroles » 111 et des vers « méchants » et « rudes » 112 des tragédies Sertorius et Œdipe. * * * De nos jours, on a tendance à considérer Jean Magnon comme un dramaturge mineur du dix-septième siècle qui était l’un des amis de Molière et qui mourut assassiné. Cette édition critique a pour fonction de rendre les huit pièces de cet auteur plus facilement accessibles et d’offrir des explications et des commentaires afin de faciliter leur lecture. De plus, une meilleure connaissance de ces œuvres éclaircira notre compréhension d’un homme qui jouit en son temps d’une solide réputation littéraire. Les pièces sont présentées par ordre chronologique selon la date de publication. 107 Il s’agit des scènes IV, 3 (vers 1212-1240) et IV, 5 (vers 1255-1286). Dans chaque cas, c’est Roxane qui prononce le monologue. 108 Artaxerxe, IV, 1 (vers 1163 et 1164). Les deux mots sont écrits « conquerans » et « parens » dans l’édition originale. 109 Séjanus, III, 1 (vers 623 et 624) 110 Josaphat, II, 6 (vers 511 et 512). 111 Abbé d’Aubignac, Seconde Dissertation concernant le poème dramatique : en forme de remarques, sur la tragédie de Mr Corneille, intitulée Sertorius, in L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille, éd. Nicolas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter : University of Exeter Press, 1995, p. 57. 112 Abbé d’Aubignac, Troisième Dissertation concernant le poème dramatique : en forme de remarques, sur la tragédie de M. Corneille intitulée L’Œdipe, in L’Abbé d’Aubignac. Dissertations contre Corneille, p. 107. PRINCIPES ÉDITORIAUX I. Éditions originales 1. ARTAXERXE/ TRAGÉDIE./ REPRÉSENTÉE PAR/ L’ILLUSTRE THÉÂTRE./ À PARIS,/ Chez CARDIN BESONGNE, au Palais,/ au haut de la montée de la sainte Chapelle,/ aux Roses vermeilles./ M. DC. XLV./ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. Extrait du Privilège du Roi : PAR Grâce et Privilège du Roi, conné à Paris le 11 juillet 1645 signé par le Roi en son Conseil Renouard, il est permis à Cardin Besongne, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer, vendre et distribuer un livre intitulé, Artaxerxe, Tragédie, et défenses sont faites à toutes sortes de personnes que ce soit de l’imprimer ni faire imprimer, vendre ni débiter pendant le temps et espace de sept ans parfaits, finis et accomplis, sur peine de mille livres d’amende, et de tous dépens, dommages et intérêts : comme plus à plein est contenu édites Lettres de Privilège. Achevé d’imprimer pour la première fois le 20. Juillet 1645. 1 vol. in-4 o , 100 pages. Exemplaires consultés : Paris, Bibliothèque nationale de France : n o 1 : NUMM-70380 ; n o 2 : RES-YF-1297. 2. JOSAPHAT./ TRAGI-COMÉDIE./ De M r Magnon./ À PARIS,/ Chez AN- TOINE DE SOMMAVILLE, au Palais,/ dans la Salle des Merciers, à l’Écu de France./ M. DC. XLVII./ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. Extrait du Privilège du Roi : PAR grâce et Privilège du Roi : Donné à Paris le dernier Août 1646. Signé par le Roi en son Conseil, SYMON : Il est permis à ANTOINE DE SOMMA- VILLE, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer vendre et distribuer une pièce de Théâtre intitulée, Josaphat Tragi-Comédie, et ce durant le temps de cinq ans, à compter du jour que ladite pièce sera achevée d’imprimer, et défenses seront faites à tous Imprimeurs et Libraires d’en imprimer, vendre et distribuer d’autre impression que de celle dudit SOMMAVILLE, ou ses ayans causes, sur peine aux contrevenants de trois mille livres d’amende, confiscation des exemplaire, et de tous dépens, dommages et intérêts, ainsi qu’il est plus au long porté par lesdites Lettres. Et ledit SOMMAVILLE a consenti et consent, que TOUSSAINT QUI- NET, aussi Marchand Libraire, jouisse par moitié dudit Privilège, suivant JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 28 l’accord fait entre eux. Achevé d’imprimer pour la première fois le douzième Octobre 1646. Les exemplaires ont été fournis. 1 vol. in 4 o , 107 pages. Exemplaires consultés : Paris, Bibliothèque nationale de France : n o 1 : NUMM-72638 ; n o 2 : RES-YF-677. 3. SÉNAJUS,/ TRAGÉDIE./ De M r Magnon./ Chez ANTOINNE DE SOM- MAVILLE, au Palais,/ dans la Salle des Merciers, à l’Écu de France./ M. DC. XLVII./ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. Extrait du Privilège du Roi : PAR grâce et Privilège du Roi : Donné à Paris le dernier Août 1646. Signé par le Roi en son Conseil, SYMON : Il est permis à ANTOINE DE SOMMA- VILLE, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer vendre et distribuer une pièce de Théâtre intitulée, Séjanus, Tragédie, et ce durant le temps de cinq ans, à compter du jour que ladite pièce sera achevée d’imprimer, et défenses seront faites à tous Imprimeurs et Libraires d’en imprimer, vendre et distribuer d’autre impression que de celle dudit SOMMAVILLE, ou ses ayans causes, sur peine aux contrevenants de trois mille livres d’amende, confiscation des exemplaire, et de tous dépens, dommages et intérêts, ainsi qu’il est plus au long porté par lesdites Lettres. Et ledit SOMMAVILLE a consenti et consent, que TOUSSAINT QUI- NET, aussi Marchand Libraire, jouisse par moitié dudit Privilège, suivant l’accord fait entre eux. Achevé d’imprimer pour la première fois le douzième Octobre 1646. Les exemplaires ont été fournis. 1 vol. in 4 o , 92 pages. Exemplaires consultés : Paris, Bibliothèque nationale de France : n o 1 : NUMM-1510893 ; n o 2 : RES-YF-678. L’exemplaire n o 1 est le texte numérisé de l’ouvrage qui est « relié dans un recueil de cinq pièces de théâtre françaises publiées entre 1636 et 1647, avec une table manuscrite. Ex-libris gravé aux armes de la famille Brulart de Sillery » (Bibliothèque nationale de France). 4. LE/ MARIAGE/ D’OROONDATE 1 / ET DE/ STATIRA/ OU LA/ CON- CLUSION/ DE/ CASSANDRE./ TRAGI-COMÉDIE./ À PARIS,/ Chez 1 Nous avons remplacé « DOROONDATE » par « D’OROONDATE ». PRINCIPES ÉDITORIAUX 29 TOUSSAINT QUINET, au Palais, sous la/ Montée de la Cour des Aides./ M. DC. XLVIII./ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. EXTRAIT DU PRIVILÈGE/ du Roi : PAR grâce et Privilège du Roi, donné à Paris le vingtième Novembre mille six cent quarante-sept, signé par le Roi en son Conseil le Brun. Il est permis à TOUSSAINT QUINET, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer, une Comédie intitulée Le Mariage d’Oroondate et de Statira, ou la conclusion des Cassandre, et ce durant le temps et espace de sept ans entiers et accomplis, à compter du jour que ledit livre sera achevé d’imprimer, et défenses sont faites à tous autres, d’en vendre ni distribuer d’autre impression que de celle qu’aura fait ou fait faire ledit Quinet, à peine de trois mille livres d’amende. Ainsi qu’il est plus amplement porté par les lettres qui sont en vertu du présent Extrait : tenues pour bien et dûment signifiée, à ce qu’aucun n’en prétende 2 cause d’ignorance. Achevé d’imprimer pour la première fois, le dix-huitième Février. 1648. Les Exemplaires ont été fournis. 1 vol. in 4 o , 135 pages. Exemplaires consultés : Paris, Bibliothèque nationale de France : n o 1 : NUMM-72763 ; n o 2 : 8-RF-6483. 5. LE GRAND/ TAMERLAN/ ET/ BAJAZET./ TRAGÉDIE./ À PARIS,/ Chez TOUSSAINT QUINET, au Palais, sous la montée de la Cour des Aides./ M. DC. XLVIII./ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. Extrait du Privilège du Roi : PAR Grâce et Privilège du Roi, donné à Paris le 20 jour de Novembre 1647. Signé Par le Roi en son Conseil, LE BRUN, il est permis à TOUSSAINT QUINET, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer une pièce de Théâtre, intitulée, Tamerlan et Bajazet, Tragédie : et ce durant l’espace de sept ans, entiers et accomplis : et défenses sont faites à toutes personnes, de quelque qualité qu’elles soient, de l’imprimer ou faire imprimer, sur les peines portées par ledit Privilège. Ledit Quinet a associé avec lui, Antoine de Sommaville, aussi Marchand Libraire à Paris, suivant l’accord fait entre eux. Achevé d’imprimer pour la première fois, le 28. Mars 1648. Les Exemplaires ont été fournis. 1 vol. in 4 o , 108 pages. 2 Nous avons remplacé « prede » par « prétende ». JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 30 Exemplaires consultés : Paris, Bibliothèque nationale de France : n o 1 : NUMM-72094 ; n o 2 : 8-RF-6485. 6. JEANNE/ DE/ NAPLES./ TRAGÉDIE./ PAR M R MAGNON./ À PARIS,/ Chez LOUIS CHAMHOUDRY, au Palais, devant/ la Sainte Chapelle, à l’Image S. Louis./ M. DC. LVI./ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. Extrait du Privilège du Roi : PAR Grâce et Privilège du Roi donné à Paris, en date du 2. Jour de Mars 1665. Signé, DENIS : Il est permis au Sieur MAGNON Historiographe de sa Majesté, de faire imprimer par tel Imprimeur et Libraire, en tel volume, marges, caractères, et autant de fois que bon lui semblera, une Pièce de Théâtre, de sa composition, intitulée Jeanne de Naples, Tragédie ; et ce pendant le temps de neuf années consécutives, à commencer du jour qu’elle sera achevée d’imprimer. Et défenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires, et autres, d’imprimer ou faire imprimer ladite Tragédie, d’en vendre, ni débiter, à peine de confiscation des Exemplaires contrefaits, et de mille livres d’amende, comme il est plus amplement porté par ledit Privilège. Achevé d’imprimer pour la première fois le 5. Juillet 1656. Ledit Sieur Magnon a cédé son droit de Privilège à Louis Chamhoudry Marchand Libraire, pour en jouir suivant l’accord fait entre eux. 1 vol. in 4 o , 96 pages. Exemplaire consulté : Paris, Bibliothèque nationale de France : 8-RF- 6487. 7. TITE,/ TRAGI-COMÉDIE,/ Par le Sieur de Magnon,/ Historiographe de sa Majesté/ très Chrétienne./ À Paris,/ M. DC. LX./ Avec privilège du Roi. Le privilège manque. 1 vol. in 4 o , 116 pages. Exemplaire consulté : Paris, Bibliothèque nationale de France : 8-RF- 6489. 8. ZÉNOBIE/ REINE/ DE PALMYRE./ TRAGÉDIE./ Par le S r de MA- GNON, Historiographe/ du Roi./ À PARIS,/ Chez CHRISTOPHLE JOUR- NEL, rue vieille/ Bouclerie, au bout du Pont Saint-Michel, à l’Image Saint- Jean./ M. DC. LX./ AVEC PRIVILÈGE DU ROI. PRINCIPES ÉDITORIAUX 31 Extrait du Privilège du Roi : PAR Grâce et Privilège du Roi en date du 12. Janvier 1660. Signé FOU- CAULT. Et scellé. Il est permis au Sieur Magnon de faire imprimer en tels volumes et caractères que bon lui semblera une Tragédie intitulée Zénobie, pendant le temps et espace de cinq années ; et défenses sont faites à tous Imprimeurs, Libraires et autres de quelque qualité et condition qu’ils soient, de l’imprimer ou faire imprimer, vendre et débiter pendant ledit temps, aux peines portées par ledit Privilège. Et ledit Sieur Magnon a cédé et transporté son droit de Privilège à Claude Barbin 3 , pour en jouir selon le traité fait entre eux. Achevé d’imprimer le 18. Avril 1660. Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires, Imprimeurs et Relieurs 4 , le 15. Avril 1660. Signé JOSSE, Syndic. 1 vol. in 12 o , 77 pages. Exemplaire consulté : Paris, Bibliothèque nationale de France : NUMM- 1090186 (Document original : Bibliothèque Carré d’art / Nîmes). II. Établissement du texte La présente édition respecte le texte des éditions originales. L’orthographe du texte a été modernisée, y compris les conjugaisons et l’utilisation des accents. Lorsque l’usage actuel ne l’a pas fixée, nous avons respecté l’orthographe des noms propres. Le mot « Romme » n’a pas été remplacé par « Rome » pour des raisons de versification. L’emploi fréquent du mot « avecque », pour ajouter un pied au vers, a été respecté, ainsi que l’emploi des mots « jusques » et « encor ». L’usage des majuscules à certains noms communs et l’emploi de lettres minuscules au début de certaines phrases ont été respectés. De la même façon, aucune modification n’a été apportée aux temps verbaux et à l’ordre syntaxique. Partout dans le texte, nous avons remplacé « & » par « et ». Nous avons remplacé « à » par « a », lorsqu’il s’agit du verbe, et « a » par « à » lorsqu’il s’agit de la préposition. De la même façon, nous avons remplacé « ou » par « où » lorsqu’il s’agit du pronom relatif ou de l’adverbe interrogatif. 3 Pourtant, la pièce fut publiée par Christophle Journel. Claude Barbin (vers 1628- 1698) fut reçu libraire en mars 1654. Il s’établit en novembre 1656. Sa veuve lui succéda jusqu’en 1708. Voir Gervais E. Reed, Claude Barbin, libraire de Paris sous le règne de Louis XIV, Genève-Paris : Droz, 1974. 4 « Corporation instituée par lettres patentes de juin 1618 et réunissant à l’origine tous les maîtres libraires, imprimeurs et relieurs de Paris », Bibliothèque nationale de France. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 32 Nous avons utilisé des crochets pour signaler la pagination de l’édition originale. Les fautes d’impression qui ont été corrigés sont identifiées dans nos propres notes en bas de page. Nous avons respecté la ponctuation de l’édition originale afin de ne pas altérer l’intention possible de l’auteur. Pour des raisons de cohérence, nous avons ajouté une virgule immédiatement après chaque didascalie nominative lorsqu’elle est suivie d’une didascalie énonciative ou d’une didascalie kinésique, le tout suivi d’un point. Les sources et les références savantes, appelées par des chiffres, sont traitées dans nos propres notes en bas de page. À cause de leur longueur, les épîtres et les sonnets dédicatoires des pièces de Magnon ne font pas partie de cette édition critique ; les personnages en question sont identifiés dans nos propres notes en bas de page. En revanche, l’avis au lecteur de Jeanne de Naples et celui de Zénobie reine de Palmyre sont compris dans ce volume. ARTAXERXE ARTAXERXE 1 TRAGÉDIE. REPRÉSENTÉE PAR L’ILLUSTRE THÉÂTRE 2 . [fleuron] À PARIS, Chez CARDIN BESONGNE 3 , au Palais, au haut de la montée de la sainte Chapelle, aux Roses vermeilles. ___________________________ M. DC. XLV. AVEC PRIVILEGE DU ROI. 1 Le privilège de l’Artaxerxe est du 11 juillet 1645, et l’achevé d’imprimer du 20 juillet. La tragédie fut dédiée à Charles de Rochechouart de Champdeniers (1612- 1653), abbé de Tournus et de l’Aumône. 2 La pièce fut représentée pour la première fois en 1644, à Paris, par la troupe de l’Illustre Théâtre. « On peut conjecturer que l’illustre théâtre […] était celui qui fut élevé dans le jeu de paume de la croix blanche au faubourg S. Germain, par quelques Bourgeois de Paris, dont Molière était », Beauchamps, Recherches sur les théâtres de France, p. 175. La troupe donna des représentations à Paris de janvier 1644 à la fin de mars 1645. 3 Cardin Besongne (mort en 1671) fut reçu maître en 1627. Sa veuve, Louise Bourdon, lui succéda (Alain Riffaud, Répertoire du théâtre français entre 1630 et 1660, Genève : Droz, 2009, p. 411). JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 36 LES ACTEURS. ARTAXERXE, Roi des Perses. DARIE, son fils aîné. OCHUS, son second fils. AMESTRIS, sa fille. ASPAZIE, Princesse de Lydie. TIRIBAZE, Favori d’Artaxerxe. TISSAPHERNE, Capitaine des Gardes. Troupes des Gardes. La Scène est dans Pazagardes 4 dans l’appartement du Roi. 4 Il s’agit de Pasargades, cité antique bâtie par le roi Cyrus II et qui fut la première capitale historique de l’Empire perse. ARTAXERXE 37 ARTAXERXE, TRAGÉDIE. ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE. ARTAXERXE, AMESTRIS, ASPAZIE. ARTAXERXE 5 . Hé bien, chère Amestris, et vous belle Aspazie ; Mes fils briguent toujours le trône de l’Asie, Si ces impatients aspirent d’y monter, Une contraire ardeur me porte à le quitter. 5 La fortune des Rois n’est pas la plus heureuse, Quoiqu’un nom spécieux la rende si fameuse, Elle est de ces beautés qui ne plaisent qu’aux yeux : Je souhaite un Empire à tous mes envieux. [p. 2] AMESTRIS. Tous les Princes n’ont pas une même fortune, 10 Il est des rois heureux : ARTAXERXE. Leur disgrâce est commune, Un Prince n’est jamais sans l’un de ces dangers, Ou d’avoir guerre ouverte avec les étrangers, Ou de sentir chez soi des factions publiques, Ou de voir dans sa Cour des malheurs domestiques. 15 Dès mon couronnement jusqu’à l’âge où je suis J’ai vécu par coutume au milieu des ennuis, Et si mon mauvais sort eut cessé de me suivre, Manque de déplaisirs j’aurais cessé de vivre. Est-il un Prince au monde affligé comme moi, 20 Toujours persécuté, frère, fils, père, ou Roi ? La Couronne autrefois se donnait au courage, Mon père fut fait roi par un commun suffrage : La Perse me vit né dans le premier état, Mon frère vit le jour dans ce nouvel éclat, 5 Ce personnage est basé sur Artaxerxès II, roi de Perse de 404 à 358 avant l’ère chrétienne et le fils aîné de Darius II. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 38 25 Parisate 6 en tira l’avantage de Cire 7 , Qui sous cette couleur prétendit à l’Empire, Qu’il était fils de Roi, moi celui d’un sujet. Mes enfants aujourd’hui raniment ce projet, Si Darie étant né du vivant de mon père 30 Le voit renouvelé du côté de mon frère, Puisqu’Ochus qui m’est né depuis que je suis Roi [p. 3] Forme le différent que Cire eut contre moi : En fin de tous les maux ma vie est le théâtre, Ma constance du moins n’a plus rien à combattre, 35 Et je ne prévois pas que le ciel fasse pis Que de me susciter et frère, et mère et fils. AMESTRIS. Seigneur, au moindre arrêt cette brigue est détruite. ARTAXERXE. Non, non, ce différent prend une longue suite, La querelle d’un règne a d’aveugles débats, 40 Et deux frères rivaux ne se connaissent pas : La mort de Cire, ASPAZIE. Hélas ! ARTAXERXE. Que sa fortune est belle, Vous me rendez jaloux du sort de ce rebelle. ASPAZIE 8 . Traitez-le de rebelle, et d’ennemi des siens, Ce coupable à vos yeux est innocent aux miens, 45 Je ne recherche point le secret des affaires, Ni quel motif arma la mère et les deux frères, La retraite de Cire eut diverses couleurs, 6 Il s’agit de Parysatis, mère d’Artaxerxès II et demi-sœur de Darius II. 7 Il s’agit de Cyrus le Jeune, frère d’Artaxerxès II. Parysatis chercha à le faire couronner après la mort de Darius II. En 401 av. J.-C., Cyrus réunit ses armées contre son frère. Il fut tué à la bataille de Counaxa en cette même année. 8 Il s’agit de Milto, courtisane grecque de Phocée, en Ionie. Elle était l’amante de Cyrus le Jeune. Celui-ci la surnomma Aspasie en souvenir de la célèbre femme de Périclès. ARTAXERXE 39 Mon père à mon exemple ému de ses malheurs, [p. 4] Résolut une guerre en faveur de ce Prince, 50 Il lui permit l’entrée en toute sa Province, Et s’étant déclaré vit tout l’Empire uni S’armer au nom de Cire, et d’un Prince banni. J’appris par l’entretien du confident de Cire, Comment l’un de vos grands gouvernait votre Empire, 55 Comme ayant éloigné vos meilleurs serviteurs, Introduit dans la Cour un nombre de flatteurs, Ce Ministre animait le fils contre la mère, Et même avait causé la retraite du frère. Mon frère sur ce bruit le reçut dans sa Cour, 60 C’est-là que ses malheurs formèrent notre amour, J’aimai ce malheureux, je lui parus aimable, J’abandonnai les miens pour suivre un misérable, Heureuse ayant été compagne de son sort, Malheureuse en cela de survivre à sa mort. 65 Je ne repasse point cette triste journée Qui rompit ses projets comme notre Hyménée, Où ceux de son parti furent enveloppés, Où ceux qui le servaient furent même trompés. Ce grand secours des Grecs témoin de sa défaite, 70 Me laissa dans les fers en faisant sa retraite, Ainsi je porte seule un juste châtiment, Je vous venge des Grecs, d’un père et d’un Amant 9 . ARTAXERXE. Les Grecs ont bien appris à toutes leurs Provinces À ne se plus mêler du différent des Princes, [p. 5] 75 La mort de votre père enseigne à ses égaux Cette fidélité que doivent les vassaux : L’exemple de mon frère apprend aux mauvais frères À ne jamais former des desseins téméraires. Hélas ! c’est de ce sang d’où dérivent nos pleurs, 80 Et c’est de cette mort que naissent mes malheurs ! Jusqu’où va la fureur quand elle aveugle une âme ? Ma mère par vengeance empoisonna ma femme 10 , 9 Après la mort de Cyrus le Jeune, Aspasie fut placée dans le harem d’Artaxerxès II. 10 Il s’agit de Stateira, épouse principale d’Artaxerxès II. Selon Plutarque, elle fut empoisonnée par Parysatis avec l’aide d’une servante (Plutarque, Les Vies des hommes illustres, « Vie d’Artaxerxès », trad. Alexis Pierron, Paris : Charpentier, 1853, t. II, § 19). JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 40 Les manes 11 de mon frère étaient trop irrités, Elle les satisfit par mille cruautés. 85 Cette forte amitié qu’elle eut toujours pour Cire La fit après sa mort sortir de mon Empire, Elle porta partout l’ardeur de se venger, Et je lui vis choisir un séjour étranger, Où sa mort me vengea de celle de mon frère, 90 Par qui je fus vengé de celle de ma mère 12 . Le Ciel les a punis par un malheur pareil, L’un pour avoir trop cru, l’autre pour son conseil. AMESTRIS. Parisate était reine, elle fut mère et femme, Par-là plus susceptible aux passions de l’âme : 95 Elle fut trop facile à croire les flatteurs, Et trop bonne Maîtresse à ses faux serviteurs. L’avancement d’un fils fut toute son envie, Ces défauts n’ôtent rien aux vertus de sa vie. ARTAXERXE. L’Empire sur soi-même est le plus haut pouvoir, [p. 6] 100 En qualité de reine elle devait l’avoir : En qualité de femme elle a dû se connaître, En qualité de mère elle dut la paraître, Et les mères de Rois dans leurs mauvais projets Se doivent regarder au nombre des sujets, 105 Et voir de ce haut rang où les met la naissance Que leurs fils naissants rois sortent de leur puissance : Et que par un revers, qu’autorise la Loi, De mère on est sujette, et de fils l’on est Roi. AMESTRIS. Les malheurs de la Perse ont une autre origine, 110 Sans doute Tiribaze 13 en sera la ruine, 11 « Divinités des anciens, que l’on prenait tantôt pour les âmes séparées des corps, et tantôt pour les dieux infernaux, ou les dieux des morts », Le Grand Dictionnaire historique, ou Le Mélange curieux de l’histoire sacrée et profane, éd. Louis Moréri, 10 volumes, Paris : Les Libraires associés, 1759, t. VII, p. 156. 12 À la suite du meurtre de Stateira, Parysatis fut exilée de la cour. Cependant, le roi et sa mère se réconcilièrent peu après. 13 Ce personnage est basé sur Tiribazus, l’un des commandants de la garde royale. Il était l’un des favoris d’Artaxerxès II. ARTAXERXE 41 Il s’est facilité les moyens de régner, Il en sait la leçon de ne rien épargner Aux dépens de plusieurs il les met en pratique, Et je vois les desseins de ce grand Politique, 115 Il les a commencés par la perte des Grands, Il a sans cesse ému de nouveaux différends, Et par là s’est rendu si craint et nécessaire Qu’il vous coûte la mort d’un frère et d’une mère. De tant de bons appuis l’État est affaibli 120 Que l’on voit malgré vous son Empire établi. Votre trône est son port après de tels orages, La brigue de vos fils 14 est l’un de ses ouvrages, Et leur dissension est un secret pour lui : Ainsi se mêle un traître aux différends d’autrui, 125 Cet homme entreprenant se fonde sur leur perte, [p. 7] L’on se doit défier d’une âme si couverte. Les maximes qu’il donne ont des motifs secrets, Cet artificieux cache ses intérêts, Et son Prince lui-même aide à son artifice, 130 Vous-même contre vous devenez son complice. Contre vous il se sert de votre autorité, Votre absolu pouvoir semble être limité, Et dans ce grand crédit que fait son insolence Il commande en effet, et vous en apparence. 135 Cette haute faveur ne l’a pas satisfait, L’ambitieux joindra l’apparence à l’effet. Amestris manque seule à sa grande fortune, Et cet audacieux sans cesse m’importune : Si j’osais vous parler avecque liberté, 140 Seigneur, j’accuserais votre facilité De souffrir si longtemps que cet homme en abuse. ARTAXERXE. Ses grandes actions méritent qu’on l’excuse, Je me dois accuser de sa témérité, Je le portai moi-même à cette vanité 145 Qu’une fille de Roi payerait son mérite : Votre appréhension m’en fit prévoir la suite, J’arrêtai là le cours de cette passion, Et je mets cette borne à son ambition 15 . 14 Les deux fils cherchent à faire valoir leurs droits au trône. 15 Le roi avait promis Amestris à Tiribazus, mais il décida d’épouser sa propre fille. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 42 Si vous voulez savoir le secret de me plaire, 150 Et vous et tous mes fils, souffrez son ministère, Mon trône tremblerait sans un si ferme appui [p. 8] Si même mes enfants me sont moins chers que lui. AMESTRIS. Un esprit si rusé contrefait le fidèle, Au point qu’on veut trahir l’on monstre plus de zèle, 155 Il entre. ARTAXERXE. Je sais bien ce qui l’amène ici. AMESTRIS. Il témoigne toujours quelque nouveau souci, Nous vous laissons ensemble agiter cette affaire. ARTAXERXE. Non, non, votre présence y sera nécessaire. SCÈNE II. ARTAXERXE, AMESTRIS, ASPAZIE ET TIRIBAZE. TIRIBAZE. Oserais-je interrompre un si doux entretien ? ARTAXERXE. 160 Ton Roi sur ce rencontre 16 avait besoin du tien. [p. 9] TIRIBAZE. Vous êtes informé de la brigue des princes, Leur querelle, Seigneur, menace vos Provinces, Les plus Grands de l’Empire y sont intéressés, Le peuple va revoir les désordres passés, 165 Et sur le bruit qu’a fait la brigue de deux frères, Son appréhension rappelle ses misères. Abolissez enfin tant de prétentions Ordinaires sujets de nos dissensions, 16 « Quelques-uns le faisaient autrefois masculin, et il l’est toujours en cette phrase. En ce rencontre », Le Dictionnaire de l’Académie française, 1694, t. I. ARTAXERXE 43 Un lâche éviterait ce dangereux rencontre, 170 C’est dans l’occasion qu’un vrai sujet se montre, Et le crime est plus grand qui tait la vérité Que celui de parler avecque liberté. ARTAXERXE. J’aime dans mes sujets cette noble franchise, Je confondrai bientôt cette grande entreprise. 175 Qu’on les appelle. Et toi qui m’en as averti, Dans leur dissension prends-tu quelque parti ? TIRIBAZE. Je n’en épouse point, et si l’un m’intéresse Je me déclarerais en faveur de l’aînesse, Ma voix est en cela le sentiment de tous. ARTAXERXE. 180 Et pour quel intérêt vous déclareriez-vous ? [p. 10] ASPAZIE. Si j’osais incliner ou pour l’un ou pour l’autre Le parti de l’aîné. AMESTRIS. Le mien n’est pas le vôtre, Ochus. ARTAXERXE. Est conseillé par quelques mécontents, Ce sont hommes de Cour qui font valoir le temps, 185 Des esprits aveuglés dans leurs propres affaires Qui dans celles d’autrui se rendent nécessaires. Je veux qu’après ma mort ce droit soit arrêté, Et que ce vieil abus cesse d’être agité. TIRIBAZE. Vous auriez vu, Seigneur, tous vos États en guerre, 190 Tout l’Orient armé se jeter sur vos terres. Les Perses auraient vu des peuples triomphants Arracher à vos yeux le sceptre à vos enfants : Et les Grecs animez par cette jalousie Se seraient enrichis du débris de l’Asie, 195 Le peuple va jouir d’une éternelle paix. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 44 ARTAXERXE. Ni les Perses ni moi ne la verrons jamais : Un ancien Oracle a fait souvent paraître [p. 11] Que nous devons tomber aux mains d’un nouveau maître, L’on verra quelque jour mon Empire soumis, 200 Et les Mèdes 17 vengés par d’autres ennemis. Les personnes des Rois ne sont pas immortelles, Ni les Principautés ne sont pas éternelles. C’est une vérité qui touche les esprits De voir que toute chose approche du débris : 205 La Perse a dévoré tous les États du monde, Les Dieux ont ordonné que mon siècle en réponde, Et quelque autre verra nos superbes Tyrans Être donnés en proie à d’autres Conquérants. Ce désordre s’approche, on n’y voit point d’obstacle, 210 Tout incline au succès que nous prédit l’Oracle, Cette dissension va servir d’instrument, Et de fatale entrée à ce grand changement 18 . Ô Dieux, de mon vivant suspendez cet orage ! TIRIBAZE. L’Empire est éternel, malgré ce vain présage 215 Nous aurons cette paix. ARTAXERXE. Je la souhaite ainsi, Je ne la verrai pas ni mes fils. TIRIBAZE. Les voici. [p. 12] SCÈNE III. ARTAXERXE, DARIE, OCHUS, AME5TRIS, ASPAZIE, TIRIBAZE. ARTAXERXE. L’Empire n’a-t-il pas de quoi vous satisfaire ? Pourquoi le briguez-vous s’il est héréditaire ? La maxime qui dit qu’on fait tout pour régner 17 Ancien peuple iranien qui occupait une région du nord-ouest de l’Iran. 18 Le règne d’Artaxerxès II vit le commencement du déclin de l’empire achéménide. ARTAXERXE 45 220 Tient que l’ambition ne doit rien épargner. Sans plus considérer, ni père ni personne, Par de sanglants degrés montés à la couronne. DARIE. Je vous fais un aveu digne de votre fils, Que je mépriserais tout l’éclat des Sophis 19 , 225 Et toutes les grandeurs que le commun estime, Si leur possession s’acquerrait par un crime. Je vous demande en fils un Sceptre qui m’est dû, La Perse offre pour moi le sang qu’elle a perdu, Et rougissant encor des révoltes de Cire, 230 Semble s’intéresser pour l’aîné de l’Empire, Qu’on repasse les temps jusqu’au plus éloigné, L’aîné de siècle en siècle aura toujours régné, Les peuples sont d’accord que cette préférence, [p. 13] Fut toujours attachée aux droits de la naissance. 235 C’est par là que les Rois semblent Dieux en ce point, En ce que comme Dieux les rois ne meurent point. C’est l’éternel appui d’une race infinie, La chute des Tyrans, et de la tyrannie. Mon frère est fils de Roi, je le suis bien aussi, 240 Quelle inégalité trouve-t-il en ceci ? Que mon père était Roi quand il lui donna l’être, Qu’il n’était que sujet au temps qu’il me vit naître, Qu’ôte ce changement aux droits de premier né ? Mon droit est éternel, le Ciel me l’a donné. 245 Quoi, Seigneur, vos grandeurs feraient donc mes disgrâces, Et de tels changements en feraient-ils aux races ? Nous sommes même sang, vous est-il plus que moi ? Cessez-vous d’être père en devenant mon Roi ? Me méconnaissez-vous dessous un diadème, 250 Et quoi que vous changiez ne suis-je pas le même ? Qu’ai-je donc entrepris qui répugne au devoir Contre les sentiments qu’un vrai fils doit avoir, Et qui me puisse rendre indigne de ce titre ? Un Roi le doit juger, un père est mon arbitre, 255 J’ai suivi votre sort dans un état privé, J’aspire au même honneur qui vous est arrivé, J’attends de vos bontés cette reconnaissance. 19 Un titre ou une qualité qu’on donne au roi de Perse, signifiant prudent ou sage. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 46 OCHUS. Vous venez d’alléguer un vieux droit de naissance, [p. 14] Et vous vous prévalez d’une commune loi 260 Dont la suite a traîné des trônes après soi, La cause du débris des États Monarchiques, Et l’ordinaire erreur des plus grands Politiques. Abus pernicieux, lâche nécessité, Que d’établir des lois contre sa liberté. 265 L’élection d’un Roi doit être volontaire, Un État se détruit s’il est héréditaire, Et dès que nous perdons la liberté du choix Un Roi parle bien haut, et son peuple est sans voix. Il faut même adorer une puissance inique, 270 Demander la longueur d’un règne tyrannique, Et si de bons sujets se laissent asservir Il abuse d’un droit qu’on ne lui peut ravir : Le peuple en retenant une puissance égale Contre-pèse l’excès de la grandeur Royale : 275 Si le Prince Électif modère son pouvoir Son peuple en l’imitant se tient dans le devoir, Toutes leurs volontés n’ont qu’un même génie, Leur union observe une étroite harmonie, Par cet égal amour qui les unit aux lois 280 Un monde se compose à l’exemple des Rois. Je ne veux rien donner à ce noble avantage, Je l’ôte à la vertu pour le donner à l’âge, J’appelle les aînés à cet illustre rang, Mon aveu n’ôte rien aux vrais Princes du sang. 285 Les Dieux seuls sont sur nous dans le rang où nous sommes, [p. 15] Et de nous seuls dépend la fortune des hommes. Excusez, Monseigneur, mon indiscrétion De rechercher mes droits dans votre extraction, Je sors d’un rang Royal, un Monarque est mon père, 290 Et l’on a vu sujet le père de mon frère. Dépouillez-vous, Seigneur, de ces vieux mouvements, Un Roi doit épouser de nouveaux sentiments, Et des sujets faits Rois d’une tige commune Doivent changer de cœurs en changeant de fortune. ARTAXERXE. 295 Vous formez des partis moi vivant à mes yeux : Où va ce différent, esprits séditieux, Jusqu’à renouveler une vieille querelle ? ARTAXERXE 47 Songez moins aux desseins qu’à la mort d’un rebelle, Que de mêmes projets ont pareils accidents : 300 Vous Ochus, vous Darie, et vous fils imprudents, Puissiez-vous éprouver si le sceptre a des charmes OCHUS. Cire le contesta par la force des armes, Je ne le disputai que par celle des lois : Est-ce crime, Seigneur, de défendre ses droits ? DARIE. 305 Le Roi par mes raisons hérita de l’Empire, Pourquoi renouveler la querelle de Cire ? [p. 16] OCHUS. L’on trouve deux desseins dans un même intérêt, Un combat le jugea, je n’attends qu’un arrêt. ARTAXERXE. Mes fils, je me promets de votre obéissance 310 Que vous vous remettrez en bonne intelligence : C’est ton frère Darie, Ochus, voilà ton Roi 20 , Rendez nos Dieux témoins d’une éternelle foi. OCHUS. J’attache à ce serment mon honneur et ma vie. DARIE. De ma part j’exécute une si belle envie. ARTAXERXE. 315 Si vous la conservez tous mes vœux sont finis, Je mourrai trop heureux si vous vivez unis. Tu succèdes, mon fils, aux droits de nos Monarques, Et je t’en veux donner les nécessaires marques. Que la Cour se dispose à la solennité, 320 Et pour ne point troubler cette félicité Qu’un entretien suffise à réunir deux frères : Mes fils oublions tout. 20 Le roi décide en faveur de son fils aîné, Darie. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 48 DARIE. Nos aigreurs sont légères, Sans doute un entretien pourra tout réparer. [p. 17] SCÈNE IV. DARIE, OCHUS. OCHUS. Mon Prince. DARIE. Mon frère, un trône a pu nous séparer, 325 Évitez l’entretien d’une foule de traîtres, Hommes à profiter du malheur de leurs Maîtres, Qui dans les changements recherchent un appui Font servir à leur sort la fortune d’autrui, Qui dans l’âme des Grands inspirent des ombrages, 330 Et qui pour subsister élèvent mille orages. OCHUS. Vous employez un homme assez pernicieux, Fourbe, esprit remuant, ministre ambitieux : Le Roi préoccupé de ses belles maximes A cru s’éterniser par tant d’illustres crimes : 335 De là sont procédés ces éternels soupçons, Et les facilités à suivre ses leçons, Sans le noircir des noms d’âme double, et d’ingrate, Et sans lui reprocher la mort de Parisate, Suffit qu’à mes dépens il ait fait sa grandeur. [p. 18] DARIE. 340 Vous en parlez, mon frère, avecque trop d’ardeur, Vous vous imprimez trop tout ce qu’on vous inspire, Le Roi le croit utile au bien de son Empire, Même à ce que j’apprends vous vous servez de lui. OCHUS. Ma faveur ne dépend que du crédit d’autrui, 345 Au moins si je ne l’aime, il faut que je le craigne. DARIE. Souffrons sa tyrannie un jour viendra mon règne. ARTAXERXE 49 OCHUS. Si j’osais employer votre premier pouvoir. DARIE. Expliquez-vous, mon frère, oui faites-moi valoir, Employez mon crédit, exercez ma puissance, 350 Ou je suis impuissant dans votre défiance, Ou vous vous défiez des offres que je fais : Acceptez en cher frère et l’offre et les effets. OCHUS. Ha ! c’est trop me confondre. DARIE. Ha ! c’est trop me suspendre, [p. 19] S’il est dans mon pouvoir vous pouvez tout prétendre. OCHUS. 355 La Princesse Aspazie est l’objet de mes vœux, Et sa possession fait tout ce que je veux. DARIE. Vous voulez la Princesse ? OCHUS. Oui, je veux Aspazie, Avec cette faveur je renonce à l’Asie, Ma brigue est un effet de cette passion, 360 Et mon secret motif n’est pas l’ambition. Les lois vous appelaient à l’Empire des Perses, Je ne vous suscitai de si faibles traverses Que pour vous exciter à défendre vos droits, Et pour donner sujet à la faveur des lois ; 365 Vous savez leur pouvoir, vous savez ma demande, Procurez-moi de grâce une faveur si grande. DARIE. Arrêtons-là, mon frère, et suivons la douceur, Je ne me prévaux point des droits du successeur, Nous irritons le Roi par un tel artifice 370 Que l’un soit son rival, que l’autre le trahisse. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 50 OCHUS. Vous vous désavouez. [p. 20] DARIE. Oui, je tiendrai ma foi, Et je vais m’attirer la colère du Roi, La honte d’un refus. OCHUS. C’est moi seul qui hasarde. DARIE. Autant ou plus que vous ce refus me regarde, 375 Pour vous visiblement je m’expose au refus. OCHUS. Après cette faveur je m’en vais tout confus. SCÈNE V. DARIE, seul. En mêmes lieux que moi nouvelle jalousie, Nous vîmes du même œil Aspazie et l’Asie, Amant ambitieux, j’ai toujours un rival, 380 Que ce secret rapport me semble bien fatal. Trahir un imprudent est moins crime qu’adresse, Si près d’en avoir l’une ayons l’autre Maîtresse. Régner sans Aspazie, et l’aimer sans régner Sont deux biens imparfaits qu’on ne peut éloigner. 385 Je la préférerais même au choix de l’Empire. Ô lâche sentiment que l’intérêt m’inspire ! Tous deux ambitieux, et tous deux amoureux, Partout entreprenons un combat généreux. ARTAXERXE 51 [p. 21] ACTE SECOND. SCÈNE PREMIÈRE. ARTAXERXE, DARIE, OCHUS, AMESTRIS, TRIBAZE. ARTAXERXE Cette succession t’est enfin assurée, 390 Et que ma volonté soit partout déclarée, Tiribaze a ce soin. TIRIBAZE. Il reçoit cet emploi. ARTAXERXE. Mon fils, souffre avec cœur ce qu’ordonne la loi, Je te fais gouverneur des côtes de l’Empire, Gouvernement qui fut l’apanage de Cire, 395 Témoigne toi fidèle en ce gouvernement. Toi, mon cher successeur, demande librement, La Loi te le permet, la Coutume l’ordonne, [p. 22] Je ne refuse rien donnant une couronne J’accorde tout, demande, et j’engage ma foi, 400 La parole d’un père, et le serment d’un Roi. DARIE. Seigneur, sa passion vous demande Aspazie, Ce don réparerait la perte de l’Asie : C’est toute la faveur que j’ose demander. ARTAXERXE. Et c’est cette faveur qu’on ne peut accorder. OCHUS. 405 Seigneur, examinez ce que je me propose, Cire arma contre vous pour l’appui de sa cause, Et n’ayant pu forcer l’équité de nos lois, Il employa la force à rassurer ses droits ; Comme il avait choisi cette sanglante voie 410 Sa retraite exposa toute la Perse en proie, Il vint accompagné de nos vieux ennemis Qui se flattaient déjà de nous avoir soumis, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 52 De remplir notre Oracle, et dont la jalousie Dévorait par l’espoir la conquête d’Asie. 415 Un ordre plus puissant différa ce revers, Tout l’Empire aujourd’hui se verrait dans les fers Si le Ciel par sa mort n’en eut borné la suite : C’est ce vieux différent que mon amour suscite, Oui, Seigneur, mon motif n’était pas de régner, [p. 23] 420 Ma prompte déférence a dû le témoigner, Ce vieil abus mourait, si je l’ai fait renaître L’amour m’y porta plus que le vœu d’être maître, Et par ce même arrêt à qui j’ai dû céder, Seigneur, reconnaissez si je veux commander, 425 J’aurais imité Cire, et dans tous mes refuges J’aurais par l’intérêt ébranlé tous mes Juges, Par l’espoir du butin qui flatte les Tyrans Les Grecs viendraient juger de tous nos différents. Je n’ai point récusé le jugement d’un père, 430 Je contestais en frère, en fils je vous défère; Pour me récompenser d’un si grand intérêt Partagez vos faveurs par ce second arrêt, Que si vous condamnez ce nouveau stratagème, Que ne peut entreprendre un homme quand il aime ? 435 C’était le seul secret qui put me l’acquérir, Je m’en serais servi s’il eut fallu mourir. ARTAXERXE. Non ne te promets rien de ce rare artifice, Je me rendrai parjure avec trop de justice, Toi qui t’es honoré d’un si mauvais emploi, 440 Sais-tu jusqu’où s’étend la force de la loi Que même sa rigueur exprime la personne ? Et tu veux pour autrui ce que la loi te donne, Elle est en ta faveur, demande et fais un choix, Je suis prêt de vouloir ce que veulent les lois 21 . [p. 24] DARIE. 445 Après tant de faveurs que faut-il qu’un fils fasse ? 21 « C’est la coutume en Perse que celui qui vient d’être déclaré héritier de la couronne demande une grâce au roi qui l’a choisi ; et celui-ci ne peut la lui refuser, à moins qu’elle ne soit chose impossible », Plutarque, « Vie d’Artaxerxès », t. II, § 26. ARTAXERXE 53 Vous dois-je importuner d’une seconde grâce ? Non, non, plus de bienfaits, je suis déjà confus, Pour punir ma demande il lui faut un refus, Je me suis fait justice, et c’est par mon silence 450 Que je réparerai ce qu’a fait ma licence. Je ne demande rien. ARTAXERXE. Mon fils découvre-toi, Je te le jure encor par cette double foi, J’en jure par le jour, foi la plus adorable Que la religion a fait irrévocable. DARIE. 455 Je demande Aspazie, et vous dont tous les vœux Cherchent à s’opposer à tout ce que je veux, Condamnez un amant dans ce combat extrême Qui s’est pour vous servir armé contre soi-même, Et que le sentiment qui fait les généreux 460 Mettait dans un péril de se voir malheureux. Contre mon propre amour je servais votre flamme, Mon amour scrupuleux ne put souffrir le blâme, Et dans les mouvements dont j’étais combattu Je le fis amoureux d’une fausse vertu, 465 Et malgré cette erreur que l’on doit tout aux nôtres [p. 25] Contre mes intérêts je soutenais les vôtres. Souffrez que je me serve, et qu’agissant pour moi Je contente l’amour, satisfasse la foi, Que l’on puisse douter de ce que je préfère 470 Ou du frère à l’amour, ou de l’amour au frère, Et lequel je servais avec plus de regret. L’incident de l’Empire est donc notre secret, L’amour ne s’est servi du dessein sur l’Asie Que comme d’un moyen pour avoir Aspazie. 475 Régnez, régnez, mon frère, et ne me l’ôtez pas, Le Sceptre n’a pour moi que de faibles appas, Qu’on me réduise au choix ou d’elle ou de l’Empire, En elle j’ai trouvé tout ce que je désire. ARTAXERXE. Qu’on appelle Aspazie. Ha ! cruels, vos désirs 480 En veulent sans respect jusques à mes plaisirs ! Imprudence d’aveugle, ô serment téméraire ! JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 54 Insolente coutume, idole du vulgaire ! DARIE. Seigneur ! ARTAXERXE. Et vous encor, tous deux sont mes rivaux : Savant ordre qui fais la suite de mes maux 485 Que tu composes bien une fâcheuse vie, Insatiables fils, jusqu’où va votre envie, [p. 26] Dans cette avidité voulez-vous m’arracher Vous dirai-je la vie, ou ce qui m’est plus cher ? Régnez, régnez, ingrats, et partagez l’Asie. 490 Toi perfide, mon fils, rends-moi mon Aspazie 22 , Dispense-moi cruel du serment que j’ai fait Il est de ton pouvoir d’en suspendre l’effet. DARIE. C’est l’intérêt des Dieux, lui seul nous en dispense. ARTAXERXE. Non, je me servirai de ma propre puissance. DARIE. 495 Violes un serment, j’en appelle à la loi, Et violes nos lois j’en fais juge la foi, Que si vous évitez la justice des hommes Les Dieux en connaîtront au rencontre 23 où nous sommes. ARTAXERXE. Ce fantôme assemblé de loi, de foi, de Dieux, 500 Que l’on fait effroyable à l’âme comme aux yeux, N’est qu’un léger remord qui touche une faible âme, Chimère qui consiste en la crainte du blâme, Qui de soi produisant un scrupule d’honneur : Inspire dans un lâche un sentiment d’horreur. 505 Ce caprice en effet n’est qu’une aveugle estime Qui fait vertu le vice, et fait la vertu crime, [p. 27] Que s’il est quelques Dieux vengeurs des faux serments Ils contrefont les sourds sur celui des amants. 22 Le roi, lui aussi, éprouve de la passion pour Aspazie. 23 Voir supra la note 16. ARTAXERXE 55 DARIE. Seigneur, c’est faire aux Dieux une seconde injure. ARTAXERXE. 510 Voici ce bel objet pour qui je suis parjure, Et si de ses beaux yeux l’un ou l’autre est touché Qu’il donne au criminel le pardon du pêché 24 . SCÈNE II. ARTAXERXE, DARIE, OCHUS, AMESTRIS, ASPAZIE, TIRIBAZE. ARTAXERXE. Jugez du différent, équitable Princesse. Doit-on exécuter une aveugle promesse ? ASPAZIE. 515 L’imprudence à soi seule impute un accident, L’on n’est pas moins parjure en étant imprudent. ARTAXERXE. Le vulgaire a ses lois, les Grands ont leurs maximes. [p. 28] ASPAZIE. Cette diversité n’en met pas dans les crimes, Les rois peuvent faillir. ARTAXERXE. Du moins impunément. ASPAZIE. 520 Le Ciel s’est réservé ce juste châtiment, Quoiqu’un plus beau motif doive régler notre âme Nous conservons l’honneur par la honte du blâme, La crainte du supplice y traîne les sujets Un Roi s’y doit porter par de nobles objets, 525 Et rechercher en lui par une pure estime Ce que produit en eux le châtiment du crime. 24 Le roi déclare que Darie peut avoir Aspazie si la jeune fille choisit le prince. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 56 ARTAXERXE. Ô vertu trop contrainte ! ô trop sévère loi ! ASPAZIE. Qu’est-il de moins forcé que la prendre de soi ? La promesse en est libre. ARTAXERXE. Et l’effet nécessaire. ASPAZIE. 530 Par le consentement rendez le volontaire. [p. 29] Ne pouvant rappeler ce que vous avez fait D’une libre action, faites un libre effet. ARTAXERXE. C’est à vous d’accomplir ma promesse et la vôtre. ASPAZIE. La volonté d’autrui ne peut rien sur la nôtre, 535 C’est un droit que le Ciel ne s’est pas réservé, Et que mille secrets ont toujours conservé. ARTAXERXE. Vous en disposerez, votre soupçon m’offense, Je n’abuserai point de ma toute-puissance : C’est de vous que dépend l’effet de mon arrêt. ASPAZIE. 540 Puisque j’y prends, Seigneur, un si grand intérêt Vous devriez m’éclaircir d’un secret qui me touche. ARTAXERXE. Vos yeux ont déjà fait l’office de ma bouche, Je tiendrai ma parole, Amants unissez-vous 25 , J’usurpe sur votre âme un empire bien doux. 545 Que Darie est heureux, son bonheur est extrême ! ASPAZIE. Je ne rougirai point d’avouer que je l’aime, [p. 30] Et que pour lui l’amour trahit mon premier vœu, 25 Le roi cède Aspazie à son fils, la jeune fille préférant Darie. ARTAXERXE 57 La mémoire de l’oncle 26 agit pour le neveu. Si l’on croit que j’en veuille à l’éloge de Reine 550 Mes malheurs m’ont laissé le nom de Souveraine, Et grâce à vos bontés le rang qu’ici je tiens M’a dû faire oublier la fortune des miens. Seigneur, je suis ingrate, et les Dieux peu propices M’ont ôté les moyens d’égaler vos services, 555 Si ce n’est que les vœux approchent du bienfait, Les miens en ce rencontre ont déjà satisfait. S’il en faut de nouveaux que rien ne vous traverse, Mon amour prit parti dans les guerres de Perse, Et dans ce grand désordre où les peuples armés 560 Virent devant leurs rangs deux frères animés Avecque cette ardeur de se vouloir détruire : Lors, dis-je, que les Dieux décidaient de l’Empire, Et que pour satisfaire à leur sanglant courroux Leur arrêt exigea la mort de l’un de vous : 565 Je commençais à peine à répandre des larmes, À vouloir condamner l’aveuglement des armes, Que je me vis aimée et du père et du fils, L’amour voulut venger la perte que je fis, Et sembla disposer la beauté d’Aspazie 570 À servir d’instrument aux malheurs de l’Asie. Enfin j’aimai le fils, et nous voyons ce jour Que m’a toujours fait craindre un si fatal amour, Marqué par le destin pour un jour si funeste Qu’à ce commencement j’en présage le reste. [p. 31] 575 C’est ce que produiront ces secondes amours, Par mon éloignement arrêtez-en le cours, Seigneurs, considérez que je suis Étrangère, Et si mon peu d’appas avait de quoi vous plaire Que ce peu de beauté n’est pas de la valeur 580 À se voir acheter par un si grand malheur. Que si vous vous plaignez d’une si longue feinte Le respect a tenu nos amours en contrainte, Notre conseil était de ne rien découvrir Jusqu’à ce qu’un bonheur vînt lui-même s’offrir. ARTAXERXE. 585 Madame, il s’offre à vous, l’occasion est belle, Et je veux couronner une amour si fidèle, 26 Il s’agit de Cyrus le Jeune, frère d’Artaxerxès II. Voir supra la note 7. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 58 Tant d’entretiens secrets témoins de cet amour Ont prescrit des longtemps ce favorable jour. ASPAZIE. Seigneur, ARTAXERXE. Vivez heureux je n’y mets point d’obstacles, 590 Ochus même y consent. OCHUS. Vous êtes mes oracles, Aspazie, et mon Roi sont mes divinités, Seigneur, contribuons à leurs félicités, Pour moi je fais ces vœux avec un cœur de frère Qu’un bonheur éternel s’étudie à leur plaire. [p. 32] ARTAXERXE. 595 Princesse, vous perdez dans cet éloignement. AMESTRIS. Je donne ce malheur à leur contentement, Et ce sont en amour d’extrêmes tyrannies De vouloir séparer deux âmes bien unies. TIRIBAZE. Si c’est être tyran, juges-en Amestris. ARTAXERXE. 600 Mon pouvoir ne va pas jusques sur les esprits, Mon fils je vous la donne, emmenez votre épouse. AMESTRIS. Et votre Majesté n’est-elle point jalouse ? ARTAXERXE. L’on doit quitter un bien qu’on ne peut posséder, Je la donne à mon fils ne la pouvant garder, 605 Je fais une vertu d’une action forcée, Et l’ingrate Aspazie est hors de ma pensée. DARIE. Je suis seul criminel. ARTAXERXE 59 [p. 33] ARTAXERXE. Jouis de ton amour, Audacieux. TIRIBAZE. Seigneur, dans ce bienheureux jour, Dans ce jour de faveurs, puis-je en espérer une ? ARTAXERXE. 610 À moins que de régner que voudrait ta fortune ? Veut-elle mon Empire, et peut-il t’assouvir ? TIRIBAZE. Seigneur, je me connais, je suis né pour servir, Votre bonté m’a fait le plus grand de l’Empire, Et me fit aspirer à ce que je désire 615 La Princesse Amestris 27 . ARTAXERXE. Tu sais ma volonté, Enfin n’abuse point d’un excès de bonté, Amestris est ma fille, au moins que sa naissance Entre un sujet et moi mette une différence. [p. 34] SCÈNE III. AMESTRIS, TIRIBAZE. TIRIBAZE. Si c’est être tyran que de les désunir, 620 Juges-en Amestris. AMESTRIS. Perdons ce souvenir, Et si vous conservez quelque reste de flamme, Achevez d’effacer Amestris de votre âme. TIRIBAZE. Je suis trop prévenu de la foi d’Amestris, Et ce beau sentiment m’a jusque-là surpris, 27 Voir supra la note 15. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 60 625 Que loin de concevoir qu’elle fut criminelle J’engagerais ma foi pour une âme si belle : Si ma constance osait s’éclaircir sur sa foi L’amour à son secours s’armerait contre moi, Le reproche sied mal à des hommes vulgaires, 630 Et l’on doit mépriser des amours téméraires ; J’en porte malheureux un juste châtiment, Et mon respect me force à souffrir en amant. Ma naissance, Madame, était trop inégale, [p. 35] J’aurais déshonoré l’alliance Royale, 635 Le peuple aurait blâmé l’aveuglement du Roi De mettre dans l’éclat un homme tel que moi : Je me connaissais mieux, et bien loin d’y prétendre Je reçus un honneur que je n’osais attendre. Dans ce moment heureux je vis récompensés, 640 Je dois dire oubliés, mes services passés, Si le même moment me vit dans la disgrâce Je me vis foudroyé d’une prompte menace, Et du commandement de sortir de la Cour Moins criminel d’État, que criminel d’amour, 645 Même j’ignore encor la cause de ma chute, Dès ce fatal moment mon sort me persécute, Je suis bien aujourd’hui, demain je serai mal, Je suis heureux un jour, et l’autre m’est fatal, Je vois avec mépris ma fortune présente, 650 Je reçois ses faveurs comme d’une inconstante, Mon sort humilié me demande la paix, Que ce lâche démon ne l’attende jamais Qu’en rendant Amestris. AMESTRIS. Je souffre avec contrainte Ces reproches honteux, et cette injuste plainte : 655 Quel éclat auriez-vous sans la faveur du Roi ? Votre témérité jeta les yeux sur moi, Et sans considérer votre vile bassesse Vous crûtes mériter l’amour d’une Princesse. [p. 36] J’aurais mieux conservé la dignité du sang 660 Que de mettre le trône avec un si bas rang, Vous possédiez mon père, et vous crûtes peut-être Qu’un père exercerait l’autorité d’un Maître, Et qu’en votre faveur l’on changerait des droits Que la douceur exige, et garde tant de fois. ARTAXERXE 61 665 J’étais et fille et libre, on vit l’obéissance, L’on aurait vu l’effet de ma propre puissance, Et des marques en moi de cette liberté À qui l’on voit céder toute autre volonté, Tous vos grands coups d’État, l’exil de Parisate, 670 La retraite du fils, la mort de Mœsabate 28 , Et mille autres attentats qui nous sont odieux Étaient-ils des objets à divertir mes yeux ? La fortune d’un homme en est-elle éclatante Quand mille assassinats la font toute sanglante ? 675 Le rang où l’on s’élève en abaissant autrui Sur le débris d’un autre en a-t-il plus d’appui ? Êtes-vous en repos quand mille autres se plaignent ? Êtes-vous plus aimé quand les peuples vous craignent ? Qu’ils nomment votre empire un divin châtiment, 680 Qu’ils imputent aux Dieux votre gouvernement, Et moins au choix du Roi qu’à ses ordres sinistres Que le Ciel fait valoir par de pareils Ministres ? Vous les fléaux de la terre à qui tout est permis, La haine des mortels, les communs ennemis, 685 Qui ne voulez avoir qu’une grandeur profonde, Et voulez l’établir sur le débris du monde. [p. 37] Vous ressouvenez-vous des lieux d’où vous sortez, Que vous pouvez descendre au lieu que vous montez, Que la main qui vous fit a droit de vous détruire, 690 De remettre au néant le premier de l’Empire, Et vous osez prétendre à des filles de Roi ? 29 TIRIBAZE. Où te faut-il trouver inaccessible foi ? Qu’on me rende Amestris, qu’on m’ôte tout le reste, Ou qu’on me laisse vivre en ce pouvoir funeste 695 Jusqu’à ce qu’un malheur jaloux d’un si long sort Donne à mes envieux le plaisir de ma mort. 28 Il s’agit de Mésabatès, eunuque fidèle d’Artaxerxès II. Selon Plutarque, ce fut la reine mère, Parysatis, et non pas Tiribazus, qui ordonna l’exécution de l’eunuque, craignant l’influence qu’exerçait celui-ci sur le roi. « Elle le livra aux exécuteurs en leur ordonnant de l’écorcher vif, et ensuite d’étendre son corps en travers sur trois croix, et sa peau sur des pieux », Plutarque, « Vie d’Artaxerxès », t. II, § 17. 29 Selon Plutarque, Artaxerxès II avait ensuite promis à Tiribazus le plus jeune de ses filles, Atossamais. De nouveau, le roi ne lui tint pas sa parole et décida d’épouser la jeune fille lui-même (Plutarque, « Vie d’Artaxerxès », t. II, § 27). JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 62 Je vois bien que mon Roi m’ôte de sa mémoire, Qu’il ne se souvient plus de me devoir sa gloire, Qu’il se laisse conduire à de nouveaux flatteurs, 700 Qu’il va m’abandonner à mes persécuteurs, Qu’il donnera ma vie à la moindre imposture, Le Roi peut à son gré perdre sa créature, Du moins dans mes malheurs malgré ces mécontents Je me consolerai d’avoir régné longtemps : 705 Mais qu’à mes ennemis ma Princesse se donne, Est-il quelque assurance aux serments de personne ? AMESTRIS. Les vôtres sont gardés avec grande rigueur, Combien de fois la langue a démenti le cœur ? Combien a-t-elle fait d’inutiles promesses ? 710 Un esprit si rusé n’a pas manqué d’adresses, [p. 38] Et vous avez montré par ce secret courroux Qu’il était dangereux de s’attaquer à vous, Les miens ont essuyé vos premières maximes, Jouissez en repos du fruit de tant de crimes, 715 Il est de votre gloire à conserver ce rang, Pour vous y maintenir versez encor du sang : Mais ne vous fondez point dessus mon alliance Je vous ôte de moi jusques à l’espérance. Adieu, dites au Roi ce cruel traitement. SCÈNE IV. TIRIBAZE, seul. 720 Il est temps d’éclater, juste ressentiment, Pourrais-je résister contre tant de complices ? Mon Prince, Amour, État, rendez-moi mes services. Amants, sujets, voyez pour la dernière fois La suite des faveurs de ce sexe et des Rois. 725 Nous voyons tôt ou tard nos attentes détruites, Nos services chez eux perdent tous leurs mérites, Et notre âme est si lâche après tant de mépris Que de son infortune elle s’en fait un prix 30 . 30 Magnon conserve la vérité de l’histoire en accentuant le caractère ambition et étourdi de Tiribaze. « Tantôt traité à l’égal des premiers de la cour, tantôt précipité du comble des honneurs et méprisé de tous, il ne savait supporter ni l’une ni l’autre ARTAXERXE 63 Nous tramons auprès d’eux une fâcheuse vie, 730 De quelle indignité n’est-elle point suivie ? Cette ardeur de leur plaire a bien pu nous ravir Jusqu’à nommer nos fers l’honneur de les servir. [p. 39] Esclaves éternels, âmes de servitude, Qui souffrez par coutume un traitement si rude, 735 Vengez votre faiblesse, et sans plus lui céder Après avoir servi songez à commander 31 , Qu’un exemple si beau vous anime à me suivre, Lâches excitez-vous, quittez le soin de vivre : Si vous vous ressentez de tant d’affronts soufferts, 740 Vengez en les brisant la honte de vos fers, Montrez à vos tyrans que leur pouvoir ne dure, Et ne se fait souffrir qu’autant que l’on l’endure. Si vous ne pouvez prendre un si noble courroux Je m’en vais soutenir la querelle de tous. 745 Ambition, amour, je suivrai votre envie, Ennemis impuissants, considérez ma vie, Ma mort vous va montrer de l’air dont j’ai vécu, Et que même en mourant mon démon a vaincu. fortune avec sagesse : dans les honneurs, il se rendait odieux par son insolence ; et, dans la disgrâce, incapable qu’il était de s’humilier, il devenait plus hautain et plus intraitable encore », Plutarque, « Vie d’Artaxerxès », t. II, § 27. 31 Tiribaze a l’intention de désunir le roi et les princes afin de s’assurer de la couronne. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 64 [p. 40] ACTE TROISIÈME. SCÈNE PREMIÈRE. ARTAXERXE, TIRIBAZE. TIRIBAZE. Seigneur, son action me semble bien hardie, 750 Vous vous devriez venger de cette perfidie, Et vous montrer jaloux de votre autorité, Ce mépris fera naître une autre indignité. ARTAXERXE. J’excuse son amour, et par cette indulgence, TIRIBAZE. Un fils a-t-il pour vous la même complaisance, 755 L’exemple dans l’amour est moins comparaison Qu’il ne semble paraître une juste raison. ARTAXERXE. La raison de l’amour me semble illégitime, J’en veux une qui fasse une vertu d’un crime, [p. 41] Et puisque mon amour me veut voir criminel 760 Que l’apparence m’ôte un dépit éternel, Et la honte qui suit ces insignes faiblesses Qui contraignent les rois à rompre leurs promesses. TIRIBAZE. L’autorité des Grands se dispense des lois, Quand ils les veulent suivre ils font le meilleur choix, 765 La loi la plus inique est en eux la justice, Comme il est ordonné que tout leur obéisse, Il faut que cette loi qui prescrit d’obéir Soit sujette elle-même, et jusques à se trahir, Jusqu’à souffrir qu’un Prince à son plaisir l’explique, 770 Et jusqu’à recevoir le sens d’un Politique : Les lois vous engageaient de lui tout accorder, Les lois lui défendaient de vous tout demander, Ce respect bienséant qui veut que l’on préfère À ce que l’on pourrait ce que l’on devrait faire : 775 Nommez sa passion un nuisible attentat, Un amour dangereux au bien de votre État ARTAXERXE 65 L’alliance étrangère est défendue en Perse, Et les fils de nos Rois doivent fuir ce commerce Par un si beau prétexte on ôte tous soupçons. ARTAXERXE. 780 Je me lasse d’ouïr tes trompeuses leçons, Tes violents desseins m’ont mis dans l’infamie, J’ai rendu la nature à soi-même ennemie, [p. 42] Contre la voix du sang j’écoutai tes avis, Si je te dis l’effet de les avoir suivis, 785 Me voudras-tu nommer un conseil salutaire La perte de mon frère, et celle de ma mère, Sans cette défiance où tu les avais mis Se seraient-ils ligués avec mes ennemis ? Tu m’as perdu d’honneur pour avoir de la gloire, 790 Tu t’es fait 32 des combats pour gagner la victoire. TIRIBAZE. Ciel qui vois dans nos cœurs toutes nos actions Tu vis la pureté de mes intentions, Sans me justifier de la perte de Cire, Ni de tant de malheurs qu’on a vu dans l’Empire. 795 J’ai toujours cru le sang un utile appareil, Souvent la violence est le meilleur conseil, La force a ses raisons, la douceur a sa voie Selon les accidents que le Ciel nous envoie, Aux affaires d’État tout demande l’excès, 800 Et les extrémités ont un heureux succès. Darie est criminel, choisissez le remède, La force ou la douceur que l’un ou l’autre cède : Mais sitôt qu’à l’un d’eux l’âme a pu consentir, C’est une lâcheté que de se démentir. ARTAXERXE. 805 Quel est ton sentiment ? [p. 43] TIRIBAZE. Je choisirais la force. ARTAXERXE. Tes conseils, Tiribaze, ont une forte amorce, 32 Nous avons remplacé « fais » par « fait ». JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 66 Quelque doux sentiment qu’ait notre naturel, Qu’il est bien doux de suivre un mouvement cruel, Toutes nos passions joignent leurs violences, 810 Et semblent se confondre en autant de vengeances : L’amour se change en haine, et notre esprit léger Donne tous ses désirs aux soins de se venger : C’est ce ressentiment qui règne dans mon âme, Que mon peuple l’approuve, ou que ma Cour le blâme, 815 Mon repos en dépend, intérêt j’obéis, Quoi, seul m’être fidèle après être trahi. Je suivrai ton conseil 33 , j’approuve ta maxime, Un peu de violence est la terreur du crime, Et quand un Roi punit il nous donne à penser, 820 L’on n’est pas si souvent si prompt à l’offenser. Mon peuple te blâmait, j’ai voulu lui complaire, Je ne condamne plus ton juste Ministère, J’impose à tous silence, et je n’ai point de loi Que celle que tu crois nécessaire à ton Roi. TIRIBAZE. 825 Le peuple est ignorant, ne sait ce qu’il demande, Que le peuple obéisse, et que le Roi commande, [p. 44] C’est un abaissement de rendre à ses sujets Un compte rigoureux de ses moindres projets, C’est servir en régnant ; laissons-là son caprice, 830 Punissez votre fils par le même supplice, Ravissez-lui ce bien qu’il a pu vous ôter. ARTAXERXE. Que de peine à résoudre au point d’exécuter. TIRIBAZE. Le scrupule sied mal dans un pareil rencontre 34 , C’est là que la faiblesse ou la force se montre. ARTAXERXE. 835 Va la lui demander, qu’il épreuve à son tour Les déplaisirs qu’apporte un malheureux amour, C’est un allègement, s’il faut que je la cède, De pouvoir empêcher qu’un autre la possède. 33 Tiribaze réussit à réveiller la passion du roi pour Aspazie. 34 Voir supra la note 16. ARTAXERXE 67 Dis-lui. TIRIBAZE. Seigneur, Ochus est plus propre que moi, 840 Et verrait ses amours vengés par cet emploi 35 . ARTAXERXE. Je lui vais commander d’en porter la nouvelle, Cher Tiribaze, adieu, sois-moi toujours fidèle. [p. 45] TIRIBAZE. Au point que vos faveurs ont daigné me ravir Je voudrais ce seul bien pouvoir toujours servir. SCÈNE II. TIRIBAZE, seul. 845 Sois moi toujours fidèle, et toi-même infidèle En le reconnaissant égale au moins mon zèle : Te faut-il reprocher un nombre de bienfaits ? La défaite de Cire est l’un de mes effets, Mille autres actions te parlent de ma vie, 850 Et je me suis acquis une commune envie, La haine de ton peuple, et pour toi, Prince ingrat, N’en as-tu pas le fruit si j’ai fait le combat, Ton règne est assuré, j’ai calmé la tempête, Diverti les périls qui menaçaient ta tête, 855 Prince méconnaissant, infidèle Amestris, Méritais-je de vous un si sanglant mépris ? Que la vengeance est belle alors qu’elle est offerte. Périsse ce Tyran, qu’un fils aide à sa perte, Que si ce grand dessein ne répond à l’espoir 860 Montrons en nous perdant quel est notre pouvoir. Appelons tous les Grecs au débris de la Perse, [p. 46] Que ce fameux Colosse 36 à mes yeux se renverse, 35 Ochus, lui aussi, est amoureux d’Aspazie. 36 Une personne très puissante. Il se peut que Magnon (et non pas Tiribaze) fasse allusion au colosse de Rhodes, la statue du dieu soleil Hélios qui fut érigée sur l’île de Rhodes vers 292 av. J.-C. Cette gigantesque effigie fut renversée par un tremblement de terre soixante-cinq ans plus tard. Bien entendu, le colosse de Rhodes ne fut érigé sur l’île grecque qu’après le règne d’Artaxerxès II. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 68 Et si l’Oracle 37 est vrai qu’il doive succomber Au moins que ma main serve à le faire tomber : 865 Il faudra que ma chute entraîne tout l’Empire, Un homme qui se venge avec plaisir expire, Et se croit ranimé sur le point de mourir Quand il voit en mourant ses ennemis périr. SCÈNE III. TIRIBAZE, DARIE, ASPAZIE. DARIE. Hé bien, que dit le Roi ? Jusqu’où va sa colère ? TIRIBAZE. 870 Jusqu’où pourrait aller la colère d’un père ? Bien qu’elle soit extrême elle meurt en naissant, Seigneur, soyez heureux votre père y consent 38 . DARIE. Que je suis redevable à de si grands services, Que Darie est ingrat après de tels offices. TIRIBAZE. 875 Si le pouvoir du Ciel faisait ce que je veux Votre contentement satisferait mes vœux. [p. 47] SCÈNE IV. DARIE, ASPAZIE. ASPAZIE. Mon Prince, qui l’eut cru ? DARIE. Qui l’eut prévu, Madame ? ASPAZIE. Toujours quelque soupçon vient ressaisir mon âme. 37 Voir la scène I, 2 (vers 197-200). 38 Tiribaze ment à Darie, ayant convaincu le roi que c’est Ochus qui devrait rapporter la mauvaise nouvelle. ARTAXERXE 69 DARIE. S’il est encor amant la honte du jaloux 880 Rend l’amour plus parfait, et le plaisir plus doux : Mais vous m’aviez caché les amours de mon frère, Entre deux vrais amants est-il quelque mystère? ASPAZIE. Vous même informez-moi de ce même secret. DARIE. Il avait donc pour vous un amour bien discret, 885 Le Roi n’eut pas plutôt décidé de l’Empire [p. 48] Qu’il me vint découvrir ce qu’il n’osait vous dire, Nous fûmes imprudents, lui pour m’avoir trop dit, Moi pour m’être engagé d’employer mon crédit : Il me dit son secret, c’était notre artifice 890 Après avoir cent fois admiré ce caprice, Dans cette obscurité recherché quelque jour, Comme l’ambition avait servi l’amour Je l’ai voulu servir dedans cette entreprise, J’ai rendu mon amour jaloux de ma franchise. ASPAZIE. 895 La générosité sied bien entre ennemis, Mais entre les Amants l’artifice est permis, Souffrez ce doux reproche, Aspazie étant vôtre Pourquoi l’exposiez-vous aux demandes d’un autre ? DARIE. L’auriez-vous accepté ? ASPAZIE. Vous faites le jaloux, 900 Et conservez si mal un bien qui n’est qu’à vous. DARIE. Ô bien ! ASPAZIE. Qui quelque jour vous coûtera des larmes. [p. 49] DARIE. Mon âme, méprisons ces trompeuses alarmes, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 70 Du moins si nos malheurs pouvaient nous séparer, Jurez par nos amours comme je vais jurer, 905 Dieux, si vous prévoyez que j’y fasse une injure, Punissez un perfide avant qu’il soit parjure, Osai-je me flatter. ASPAZIE. Par ces mêmes amours. J’étais, je suis à vous, et j’y serai toujours. DARIE. Qui l’eut cru, ma Princesse, enfin je vous possède, 910 Mon bonheur est-il vrai. ASPAZIE. Le malheur lui succède, Et vous nommez un bien ce que j’appelle un mal. [p. 50] SCÈNE V. DARIE, ASPAZIE, OCHUS. OCHUS. Recevriez-vous, Seigneur, l’entretien d’un rival ? DARIE. Mon cher Ochus, des yeux dont je vous considère Je vois mes deux rivaux ne paraître qu’un frère. OCHUS. 915 Oui, je suis sans amour, et sans ambition : Mais comme l’on n’est pas sans quelque passion Celle de vous servir doit succéder aux autres. DARIE. Après ces sentiments je dois répondre aux vôtres : Ô générosité qui confond un jaloux ! 920 Je possède des biens qui n’étaient dus qu’à vous. OCHUS. Vous faites votre sort digne de jalousie, Ainsi les passions dont une âme est saisie Se figurent un bien qu’elles ne trouvent pas, ARTAXERXE 71 [p. 51] Et le font consister en quelques faux appas. 925 L’amour l’a rencontré dans les yeux d’Aspazie, L’ambition le trouve en régnant sur l’Asie. Ainsi des passions chacune a son objet, Et la félicité loge en ce seul sujet, De ce bien apparent une âme possédée 930 Le croit aussi réel qu’il est dans son idée : Que si de ce peu d’ombre on peut parfois jouir Cette possession le fait évanouir ; L’âme n’y trouvant pas le bonheur qu’elle y pense Apaise ses ardeurs après la jouissance : 935 Ainsi le goût s’en perd, et nos sens assouvis Méprisent des appas dont ils étaient ravis. DARIE. Je ne vois point de sort digne de mon envie, Je possède moi seul tous les biens de la vie, Et sans rien demander à mon ambition 940 Je mets le vrai bonheur dans sa possession. OCHUS. Le grand attachement qu’on a pour ce qu’on aime, Fait qu’en l’abandonnant l’on s’arrache à soi-même, L’on se doit acquérir par un digne mépris, Ce que l’on sait trop bien après l’avoir appris : 945 Si quelque grand revers vous mettait dans la chaîne, Si l’amour d’Aspazie était changée en haine, Et que vous vous vissiez souffrir également [p. 52] Comme Roi malheureux, et malheureux Amant, Ces malheurs imprévus vous seraient si sensibles 950 Que vos justes douleurs deviendraient invincibles, Vous ne consulteriez dans ces extrémités Que la grandeur des biens qu’on vous aurait ôtés. Il est de la prudence à ne se pas surprendre, Il est de la constance à ne se jamais rendre, 955 Et l’âme du Héros ne paraît jamais mieux Qu’en cette fermeté qui fait frémir les Dieux : Les Dieux à cet objet s’examinent eux-mêmes, Et croiraient succomber sous ces malheurs extrêmes. DARIE. Quelque bien que l’on trouve en celui de régner, 960 Si j’étais dans les fers je sais m’y résigner, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 72 Prendre des sentiments dignes de la rencontre. OCHUS. Dans ces divins efforts toute une âme se montre, Et c’est ce que l’on nomme un cœur vraiment égal, Peut-être nos leçons se pratiqueraient mal, 965 Et nous nous enseignons une haute science. DARIE. Que tous les accidents éprouvent ma constance, Je me suis préparé, j’y serai résolu. OCHUS. Qui sur ses mouvements se peut rendre absolu ? [p. 53] Ne vous animez plus d’un sentiment si ferme, 970 Je mets par ce malheur la constance à son terme, Si vous ne succombiez sous un si grand effort Je verrais à vous voir même pâlir la mort. DARIE. Le Roi veut-il m’ôter les marques de l’Empire ? OCHUS. Je vous ai réservé quelque chose de pire : 975 Le Roi veut Aspazie. DARIE. Ha ! ce coup me surprend, M’aurait-on pu toucher par un malheur plus grand ? M’arrive le premier je demeure insensible, Trop austère vertu mon faible t’est visible, Que tu me punis bien d’avoir trop présumé, 980 Oui, je serais égal si j’avais moins aimé. OCHUS. La constance. DARIE. Est faiblesse alors qu’elle est contrainte, Laissez-moi le plaisir qu’on reçoit dans la plainte, L’on console aisément, et quand il faut souffrir L’on refuse pour soi ce qu’on vient nous offrir. ARTAXERXE 73 [p. 54] OCHUS. 985 Si je vous avouais qu’il n’est point de remède En de tels déplaisirs dont la vertu ne cède, Voudriez-vous bien choisir un remède fatal, Et bien plus dangereux que la force du mal ? Je puis blâmer un père en m’ôtant ma maîtresse, 990 Et le ressentiment est alors sans faiblesse, L’on ose plus qu’un fils. DARIE. L’on fait moins qu’un amant, Accordez une grâce à mon ressentiment, Souffrez qu’il me combatte, et que par sa défaite Je rende en ce péril ma constance parfaite, 995 Et que l’ayant réduit jusqu’au dernier soupir Je donne à ma vertu ce sévère plaisir : Elle vaincra sans doute, et je sens sa victoire, Mais souffrez qu’à soi seule elle en doive la gloire, Que si dans ce danger je suis trop combattu 1000 Je souffre qu’Aspazie y joigne sa vertu. OCHUS. Je la dois emmener, mon ordre le commande. DARIE. Secret ressentiment, qu’est-ce que j’appréhende ? Mon soupçon est trop juste, et je n’en puis douter, [p. 55] Le Roi te l’a donnée, et tu viens me l’ôter, 1005 L’on m’enlève Aspazie et de la part d’un père, L’on m’enlève Aspazie et par la main d’un frère 39 . Exécute, perfide, un ordre si fatal, Des yeux dont je te vois je revois mon rival. OCHUS. Madame, voudriez-vous accepter ma conduite ? DARIE. 1010 Ha ! traître, à cet objet ma colère s’irrite, Lâche, n’éprouve point un dernier désespoir, Qu’Aspazie y consente, et je le pourrais voir, 39 Tiribaze réussit à semer la discorde entre les deux frères. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 74 Souffrirait-elle en moi le soupçon de ce crime ? ASPAZIE. Prince, par ce beau nom, par cette belle estime, 1015 Cédez à mon malheur, cherchez un meilleur sort, N’irritez pas le Roi, sauvez-vous par ma mort, Exposez Aspazie à sa triste fortune, Les Dieux ne veulent plus qu’elle vous soit commune. Montrez tout le respect que le Ciel veut de vous, 1020 Et laissez accomplir son éternel courroux. N’imputez point au Roi ce que les Dieux ordonnent, Les Dieux ont soin de nous, les Dieux nous abandonnent, Ils nous mènent souvent par des chemins cachés Comme l’on voit les biens et les maux attachés : 1025 Peut-être mon malheur cache une heureuse suite, [p. 56] Plus cet ordre est pressé moins il se précipite, Et semble s’obstiner contre notre désir, N’irritons point les Dieux, attendons leur loisir. DARIE. Ô lâche patience autant qu’elle est contrainte ! 1030 Dieux, Père, à qui de vous dois-je faire ma plainte ? Qui de vous est coupable, ou qui le plus cruel Étant le malheureux je suis le criminel ? C’est moi seul que j’accuse, et votre tyrannie Veut être légitime aussi bien qu’impunie. 1035 Et toi, lâche rival, jouis de ton conseil, Puisses-tu recevoir un traitement pareil, Perfide, irrite-toi, je n’ai plus rien à craindre, Si l’on ne me ravit le seul bien de me plaindre. OCHUS. Ma vertu m’est nuisible, et j’apprendrai que c’est 1040 De n’avoir pour motif que son seul intérêt. ASPAZIE. Seigneurs, unissez-vous par la mort d’Aspazie, Éteignez dans son sang le flambeau de l’Asie. Seigneurs elle n’est plus qu’un spectacle odieux, La haine de la terre aussi bien que des cieux : 1045 Son sang réunirait les fils avec le père, Sa mort réunirait le frère avec le frère, Aspazie en mourant serait votre lien, ARTAXERXE 75 [p. 57] Heureuse en ses malheurs de vous causer ce bien Vous qu’une forte amour attachait avec elle : 1050 C’est assez s’obstiner, vous m’êtes trop fidèle, Je suis trop malheureuse, et vous trop généreux, C’est presqu’un désespoir de suivre un malheureux, Les Dieux sont offensés du secours qu’on lui donne, Et leur juste rigueur veut que l’on abandonne, 1055 L’on les semble choquer quand on veut secourir Ceux que leur providence a voulu voir périr. SCÈNE VI. DARIE, ASPAZIE, AMESTRIS. DARIE. Ha ! ma sœur, notre amour s’accorde avec le vôtre. AMESTRIS. L’on est mal consolé par l’exemple d’un autre, Et malgré cette erreur qu’ont tous les malheureux 1060 L’infortune d’autrui n’est pas bonheur pour eux, Toutefois en ce point notre injure diffère Que la vôtre est sensible, et la mienne légère : Si vous considériez d’où vous vient votre mal, Et si vous connaissez quel est votre rival 1065 Ce grand ressentiment perdra sa violence, [p. 58] Et vous ne parlerez que par la patience, C’est l’unique remède au mal que vous souffrez, Votre douleur croîtra si vous ne l’endurez, C’est mettre au désespoir une chose possible, 1070 Pour le mieux émouvoir soyez-vous insensible, Reconnaissez l’Auteur. DARIE. Je n’ai plus de respect, Et pour dire mon faible un frère m’est suspect. AMESTRIS. Son ordre vient du Roi. DARIE. Et bien qu’il exécute, Je n’y résiste plus si tout me persécute, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 76 1075 C’est en votre constance où je mets mon espoir, Ai-je encore Aspazie ? ASPAZIE. Allons, allons, le voir, En vain il se promet de me pouvoir réduire, Ma liberté, Seigneur, n’est pas de son Empire, Je suis toujours Princesse, et ce nom m’est resté 1080 Je le conserverai dans ma captivité. DARIE. Ma Princesse. [p. 59] ASPAZIE. Mon Prince. AMESTRIS. Ô fermeté sensible ! Un père à cet objet serait-il invincible, Seigneur, allons tous trois nous mettre aux pieds du Roi. Cette belle constance assurerait sa foi. ASPAZIE. 1085 Seigneur, résignez-vous. DARIE. Ma sœur, je vous la laisse, Et j’appréhenderais d’y montrer ma faiblesse. SCÈNE VII. DARIE, seul. Désordre de mon âme où m’abandonnes-tu ? Dieux, venez au secours d’une faible vertu, Ce n’est qu’avec langueur que ma vertu s’excite, 1090 Je suis si délaissé qu’elle-même me quitte. À peine je ressens une secrète horreur Qu’un plus doux mouvement vient flatter ma fureur, [p. 60] Mon amour qui voudrait surprendre ma colère, Déguise en ennemis et mon père et mon frère. 1095 S’il faut, ma passion, que je perde l’un d’eux Suspens pour un moment cet arrêt hasardeux, Sépare l’innocent d’avecque le coupable. ARTAXERXE 77 Ô fureur aveuglée aussi bien qu’implacable ! Ne peux-tu discerner qui d’eux me la ravit ? 1100 Un double parricide à peine t’assouvit, Accorde à ma vertu l’une de ces victimes, Je ne me puis résoudre à faire tant de crimes, Je t’immole mon père, accepte cette mort : Te promettre son sang, ô rigoureux accort ! 1105 Il vivra, non, qu’il meure : il mourra, non, qu’il vive. Qui des deux, justes Dieux, voulez-vous que je suive ? C’est vous qui nous donnez de si cruels desseins, Et vos exécuteurs n’y prêtent que leurs mains, Digne corruption des siècles où nous sommes 1110 Qu’il me faille être fils, et qu’on cesse d’être hommes : Amour, réponds au sang, et réponds au devoir Qu’à des pères sans foi l’on n’en doit point avoir. Le moindre siècle a vu mille et mille perfides, Tous les siècles ensemble ont-ils des parricides ? 1115 Calme-toi ma fureur, arrête, je me rends, Plutôt, plutôt ma mort que ce que j’entreprends : Sans répandre du sang servons ma jalousie Aux yeux de mes rivaux enlevons Aspazie 40 . 40 Darie se déclare contre le régicide, décidant plutôt d’enlever Aspazie sans violence. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 78 [p. 61] ACTE QUATRIÈME. SCÈNE PREMIÈRE. TIRIBAZE, OCHUS. TIRIBAZE. J’approuverai toujours votre ressentiment, 1120 Et je ne prétends pas d’adoucir un amant La perte d’Aspazie est un sensible outrage 41 . OCHUS. Celle d’une Couronne afflige davantage, Si la perte de l’une a fait un malheureux Je le suis doublement en les perdant tous deux. 1125 Ô générosité trop mal récompensée ! Et qui ne peux souffrir une âme intéressée, En faveur d’un ingrat que me répondras-tu ? Quel fruit peux-tu nous rendre, infertile vertu ? De quelque prix caché dont ta gloire nous flatte 1130 Obligeant des ingrats tu nous deviens ingrate. La générosité sied mal aux malheureux, Et l’on nomme impuissants de pareils généreux : [p. 62] Je lui cède un Empire, et quitte une maîtresse, Ce rival insolent l’impute à ma faiblesse, 1135 Je ne me promets rien du meilleur traitement, Je suis sans récompense, et crains le châtiment. TIRIBAZE. Quel est votre dessein ? OCHUS. De vouloir Aspazie, Et de prétendre encore au trône de l’Asie : Je m’en vais chez les Grecs. TIRIBAZE. Chez un peuple étranger, 1140 Un ennemi juré, jaloux, traître et léger. 41 Tiribaze essaie d’enflammer le ressentiment d’Ochus. ARTAXERXE 79 OCHUS. Que cette Nation soit la plus infidèle, Qu’elle m’ôte la vie en vengeant ma querelle, Et que mes protecteurs deviennent mes tyrans, Ma mort seule est la fin de tous nos différends. TIRIBAZE. 1145 Vous facilitez mal cette belle entreprise, Ne vous gouvernez point que par mon entremise, Votre retraite en Grèce est un tardif secours Je veux vous couronner par des moyens plus cours, [p. 63] Par la perte du Roi. OCHUS. C’est là que je m’arrête, 1150 Et je n’attaque point une si chère tête. TIRIBAZE. Considérez un trône, et voyez ce haut rang, Avant que d’y monter l’on répand bien du sang. OCHUS. Un sang si précieux ferait rougir ma vie, Et s’il le faut verser c’est ma dernière envie. TIRIBAZE. 1155 La perte de Darie. OCHUS. Oui, mon amour la veut, L’ambition encore y joint ce qu’elle y peut, Un trône te plaît-il acquis par ces deux causes. TIRIBAZE. L’on n’y peut pas monter par des chemins de roses, Puisque vous y mettez votre félicité 1160 Le bonheur de régner est toujours acheté, Le sang en est le prix, le Ciel nous le veut vendre, Le sang ne coûte rien à qui l’ose répandre, [p. 64] C’est un Royal spectacle à plaire aux conquérants Qu’une Couronne teinte au sang de nos parents, 1165 Et quand l’ordre des Dieux dispose des Couronnes Ils ne discernent point quelles sont les personnes, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 80 Font pour ce changement toute sorte de choix. Le fils l’arrache au père, et les sujets aux Rois, Tout semble exécuter ces volontés suprêmes : 1170 Mais comme dans leurs Cours ces moyens sont extrêmes, L’on ne s’en doit servir que dans l’extrémité, Le Ciel a châtié cette témérité, A puni si souvent l’auteur et les complices Que si l’on voit un trône on voit cent précipices, 1175 Mille se sont perdus à ce que vous osez, Je sais pour y monter des chemins plus aisés. OCHUS. Quelle est donc ta conduite, et quelle est cette voie ? TIRIBAZE. Il semble à ce hasard que le Ciel nous l’envoie, La perte d’Aspazie est l’unique secret, 1180 Jugez de sa douleur par votre seul regret : Entre Artaxerxe et lui soulevons un orage, Vous a couvert du port regardez son naufrage, Ainsi vous vous vengez par sa propre douleur : C’est ainsi que l’on sait profiter d’un malheur, 1185 Et même sans soupçon. [p. 65] OCHUS. L’artifice est facile : Mais il n’est pas honnête. TIRIBAZE. Il en est plus utile, Toute action est belle à qui l’on offre un prix, Aspazie est le vôtre. OCHUS. Et le tien Amestris : Unissons-nous toujours au nom de nos Maîtresses, 1190 Et rendons ces beaux noms garants de nos promesses : Joignons nos intérêts. TIRIBAZE. C’est toute mon ardeur, Je ne respire plus que pour votre grandeur, Amestris pour ma part est un noble avantage, ARTAXERXE 81 Commençons aujourd’hui cet important ouvrage. 1195 Je gouverne à mon gré les volontés du Roi, Les plus Grands de la Cour prennent l’ordre de moi. Et vous, mettez le Roi dans quelque défiance, Un amant soupçonneux juge par l’apparence, Il perdra votre aîné sur le moindre soupçon 42 : 1200 Il entre, servez-vous d’une telle leçon. [p. 66] SCÈNE II. ARTAXERXE, OCHUS, TIRIBAZE. ARTAXERXE. Que dit notre insensé, je crois que sa colère N’aura pas respecté ni le Ciel ni son père, Je sais bien le pouvoir qu’elle prend sur les sens, Et comme un criminel choque mille innocents, 1205 Ce sont des mouvements que l’on ne peut contraindre. OCHUS. Croyez-vous qu’un grand cœur se consomme à se plaindre ? Enfin il détermine, et dans deux mouvements Éclate ou dissimule en ces ressentiments : Ces suites de raison où l’affligé s’engage 1210 Affaiblissent la plainte autant que le courage, En ce que se plaignant sans se vouloir venger Il n’a de ses malheurs qu’un sentiment léger. S’il ose se venger, c’est lorsque sa faiblesse Convertit en soupirs cette ardeur qui le presse, 1215 Et semble en soupirant attendre ce moment Qui lui fait oublier tout son ressentiment : Mais un impatient cherche de l’allégeance, [p. 67] Et trouve ce remède en la prompte vengeance : Que s’il peut modérer sa première fureur, 1220 S’il en perd la chaleur il en retient l’aigreur, Il vous regardera comme Amant d’Aspazie, Pourra-t-il raisonner contre sa jalousie ? Et dans ces grands efforts d’amant et de jaloux, Un fils si partagé pourra-t-il être à vous ? 1225 Sa prompte déférence est un mauvais augure, 42 Tiribaze réussit à convaincre Ochus de fomenter la discorde entre le roi et Darie. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 82 Et ce dissimulé vengera cette injure 43 . ARTAXERXE. Tu conserves ton fiel, et tu juges de lui Comme on juge par soi du naturel d’autrui. Toi, tu veux sa ruine, et lui celle d’un père, 1230 Je le crois meilleur fils, et te crois meilleur frère : Traitons ce malheureux avec quelque douceur. OCHUS. Nous devons sa défaite au secours de ma sœur. Voici votre Aspazie, elle-même l’amène. ARTAXERXE. Cet heureux a l’amour, nous n’aurons que la haine. [p. 68] SCÈNE III. ARTAXERXE, OCHUS, TIRIBAZE, AMESTRIS, ASPAZIE. AMESTRIS. 1235 Je vous remets, Seigneur, ce qu’on m’a confié, Tout nous semble suspect dès qu’on s’est défié, Il soupçonnait votre ordre entre les mains d’un frère, C’est assez au second qu’un amant se modère. ARTAXERXE. Madame, mon conseil me fait rompre ma foi. ASPAZIE. 1240 Seigneur, un Roi peut tout, son plaisir est sa loi, Son sceptre l’autorise, et c’est une maxime Qu’en faveur de l’État le Roi peut faire un crime. L’Hymen d’une Princesse est donc mal assorti, Et pour l’aîné de Perse un inégal parti, 1245 Mes parents sont sortis du sang de vos Monarques, La Maison de Lydie en porte encor les marques. ARTAXERXE. Je veux que nos aïeuls sortent d’un même sang 43 Ochus prévient le roi d’une conspiration menée par Darie. ARTAXERXE 83 [p. 69] L’Empire de tout temps s’est conservé son rang, La maison de Lydie en est un apanage, 1250 Et tous vos Souverains sont sujets à l’hommage. Votre père pour Cire arma contre son Roi, J’avais droit de punir ce manquement de foi, Et sans être blâmé d’aucune tyrannie D’entrer dans sa Province après sa félonie, 1255 Loin d’être ravagée, il l’eut en nouveau don, Il eut trois fois rebellé un général pardon, Ma bonté lui laissa les moyens de me nuire, Et votre père est mort ennemi de l’Empire. ASPAZIE. Punissez en sa fille un rebelle vassal, 1260 Donnez à vos voisins cet exemple fatal, Ruinez sa maison, perdez son héritière, Elle est votre sujette, et votre prisonnière : Montrez en la perdant le pouvoir d’un vainqueur. ARTAXERXE. Vous l’exercez, Madame, en captivant mon cœur, 1265 Au moins à mon exemple usez de la victoire, L’on trouve en cet usage une seconde gloire : Reprenez, reprenez, tout ce que j’ai conquis, Et conservez un cœur que vous avez acquis. ASPAZIE. Un hymen étranger nuirait à la couronne. [p. 70] ARTAXERXE. 1270 Cette cruelle loi réserve ma personne : Que s’il m’est ordonné de ne plus espérer J’aurai ce doux plaisir que de vous séparer. ASPAZIE. Seigneur, la tyrannie est-elle un privilège ? ARTAXERXE. En vous désunissant ma passion s’allège, 1275 Enfin vous choisirez ou d’Ochus ou de moi. OCHUS. Je ne nuirai jamais aux amours de mon Roi : JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 84 Oserai-je bâtir dessus cette ruine. ASPAZIE. Seigneur, ce n’est qu’en vain que votre amour s’obstine. Et vous, frère infidèle autant qu’un rival l’est, 1280 Dont le peu d’amitié le cède à l’intérêt : Donnez plus de prétexte à votre jalousie, Vous seriez satisfait en possédant l’Asie. OCHUS. Lui seul possède tout, rival ou généreux, Je suis dans mes souhaits coupable ou malheureux. 1285 Quoi, faudra-t-il qu’Ochus parle encor pour Darie ? [p. 71] Qu’en faveur d’un rival un autre rival prie, Qu’un malheureux travaille à faire son bonheur ? Oui, sur mon intérêt tu l’emportes honneur, Je vais vous faire voir à quel point je vous aime : 1290 Seigneur, l’empire est beau que l’on prend sur soi-même, C’est là le vrai pouvoir que de se commander Dans de pareils combats il est beau de céder, Surmontons notre amour, gagnons cette victoire, Comme au plus courageux je vous laisse la gloire, 1295 La part que j’y prétends est de lui témoigner Qu’Ochus sans un Empire avait de quoi régner, Et le triste plaisir qu’un amant en espère Qu’il rechercha toujours les moyens de lui plaire, Rejoignez à son tout cette chère moitié. AMESTRIS. 1300 Ô prodige d’amour autant que d’amitié ! Je joins mes vœux aux siens, exaucez nos prières, La vertu n’eut jamais de plus belles matières, La conquête d’un monde aurait bien moins d’éclat, Une gloire éternelle est le prix du combat, 1305 La Perse le regarde, elle en attend l’issue, Et sur cette action demeure suspendue, La victoire est facile à qui fait quelque effort. ARTAXERXE 85 [p. 72] SCÈNE IV. ARTAXERXE, OCHUS, AMESTRIS, ASPAZIE, DARIE, TIRIBAZE. DARIE. Je vous viens demander Aspazie, ou la mort, Que je meure, Seigneur, s’il faut que je la quitte 1310 Tout autre attachement a trop peu de mérite, L’assurance d’un règne a d’impuissants appas Sans elle vos grandeurs ne me charmeraient pas : Je n’ai plus de plaisirs si vous m’êtes ravie, Et rien en vous perdant ne m’attache à la vie. ASPAZIE. 1315 Le malheur d’Aspazie est trop contagieux, Avec un misérable on devient malheureux. DARIE. Tous les bonheurs sans vous me seraient des supplices, Les malheurs avec vous me seront des délices. ASPAZIE. Le Ciel veut que je souffre. [p. 73] DARIE. Et c’est sa volonté 1320 Que nous accomplissions cette nécessité, Le Ciel nous associe, et puisqu’il nous assemble, Couronnons nos malheurs, vivons, mourons ensemble, Que si vous refusez d’en souffrir la moitié Je n’exige de vous qu’une simple pitié, 1325 Telle qu’un malheureux l’attend du plus barbare. ASPAZIE. J’éprouve les douleurs de ceux que l’on sépare Si l’on peut diviser ce que l’amour unit. DARIE. Non, non, vivez heureuse, et mon malheur finit, Ma présence est funeste, il faut que l’on l’évite 1330 Fuyez un malheureux que tout le monde quitte. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 86 ASPAZIE. Seigneur, votre Aspazie est de votre côté. DARIE. Adorable constance ! ASPAZIE. Ha ! fatale beauté. [p. 74] AMESTRIS. Ha ! Seigneur, c’est ici qu’il faut rendre les armes, Et votre cœur n’est point à l’épreuve des larmes, 1335 Surmontez une amour dont vous seriez blâmé, C’est martyre d’aimer, et n’être point aimé, Que nos neveux un jour en nommant Artaxerxe L’appellent hautement le Héros de la Perse, Qu’en se représentant le modèle des Rois 1340 Cette belle action leur serve enfin de choix, Qu’après avoir tout vu leur siècle vous contemple Au nom de nos neveux donnez-leur cet exemple, Que votre passion le cède à leurs amours. OCHUS. Si vous vous obstinez je me joins au secours. ARTAXERXE. 1345 La mort de votre amant dépend de me déplaire, Adieu, vous résoudrez ce que vous devez faire, Conduisez-la ma fille en son appartement : Je te laisse éclater dans ton ressentiment. [p. 75] SCÈNE V. DARIE, TIRIBAZE. DARIE. Hélas ! TIRIBAZE. Sans Aspazie il n’est donc point de joie, 1350 Un Roi n’est pas heureux. ARTAXERXE 87 DARIE. De quel œil qu’on nous voie Les peuples à nous voir font de faux jugements Ils possèdent en eux les vrais contentements, Le repos bien souvent se trouve où l’on l’ignore, Et la félicité n’est pas où l’on l’adore, 1355 Comme on ne voit les grands que par les yeux du corps Ces faux estimateurs s’attachent au dehors, Le simple éclat des Rois leur donne dans la vue, Et nous sommes contents dans une 44 âme déçue, L’apparence et les yeux sont de mauvais témoins. TIRIBAZE. 1360 Si l’on les croit contents les Rois en souffrent moins, Les plus grands déplaisirs cessent d’être sensibles [p. 76] Lorsqu’un trône les cache ou les rends moins visibles, Et de quelques malheurs dont ils soient affligés Ce faux bonheur les rend à demi soulagés, 1365 L’ennui n’est plus ennui s’il ne se fait paraître, Et pour être content le paraître c’est l’être. DARIE. Qu’il m’est bien plus sensible en l’état où je suis De voir qu’un peuple heureux ignore mes ennuis. TIRIBAZE. C’est trop se consommer en d’inutiles plaintes, 1370 Vous montrez des douleurs ou légères ou feintes, Pour premier sentiment je donne aux affligés Un soupir, pour second celui d’être vengés, Je veux que cette ardeur possède sa pensée, À force de raisons notre âme est insensée, 1375 Trop de raisonnement empêche un beau dessein, Tel échappe aujourd’hui qui préviendra demain. DARIE. Et combien de projets par trop de promptitude. TIRIBAZE. Ce n’est que le moyen qui fait l’incertitude, Le seul moyen avance ou recule un effet. 44 Nous avons remplacé « un » par « une ». JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 88 DARIE. 1380 Que dit-on à la Cour de l’affront qu’on me fait ? [p. 77] TIRIBAZE. Qu’on vous traite en sujet. DARIE. Que veut-on qu’un fils fasse ? TIRIBAZE. Aux yeux de tous les fils venger votre disgrâce, La vengeance est soufferte entre deux ennemis, C’est un droit naturel que les Dieux ont permis, 1385 Une première loi qui veut qu’on se préfère, Et qui veut que le fils s’aime mieux que son père, Quand vous mettriez en eux une égale amitié Si l’un s’en rend indigne il arme sa moitié, Il oblige par-là l’autre de se défendre, 1390 Enfin par son exemple on peut tout entreprendre. Le crime, et non le sang se doit considérer, Et dans son propre père on le doit abhorrer. DARIE. Et non pas le punir, sa personne est sacrée, Et dans toutes nos lois elle est considérée 1395 Jusqu’à son injustice on doit tout révérer, Aux pères comme aux Rois l’on doit tout déférer, Se résigner en fils à toutes leurs colères ; Les pères sont nos Rois, et les Rois sont nos pères, Nous devons respecter tout ce qui part du sang, [p. 78] 1400 Nous devons adorer tous ceux de ce haut rang, Et quoique nous inspire un rebelle génie Souffrir de leur pouvoir jusqu’à la tyrannie, Le Ciel ne consent pas à ces hardis desseins, Lui qui tient les tyrans, et les Rois sous ses mains, 1405 Lui qui s’est réservé de châtier leurs crimes. TIRIBAZE. Vous vous en remettez à de lentes maximes. DARIE. Si l’on voit dans ce cours un tyran impuni ARTAXERXE 89 La mesure du crime approche à l’infini, Et le moment viendra que la bonté lassée 1410 Enfin verra régner la justice offensée, Un jour il doit répondre à mes ressentiments. TIRIBAZE. La colère du Ciel a divers instruments, Quand l’on le voit si lent au châtiment du vice C’est qu’il diffère encor de choisir son complice, 1415 Sa vengeance, et ses yeux cherchent partout des mains, Et des exécuteurs dignes de ses desseins, Il ne les remet point à quelques mains profanes Il se sait préparer de glorieux organes, Il destine des fils à punir les parents, 1420 Et les meilleurs sujets à perdre les tyrans. Le Ciel vous a choisi pour la commune injure [p. 79] Sans doute que les Dieux font naître ce parjure, Que c’est son dernier crime, et qu’un ordre caché Y tenait dès longtemps son supplice attaché, 1425 Ce moment est venu, le Ciel enfin s’irrite : Écoutez, et suivez la voix qui vous incite. DARIE. Détestable conseil. TIRIBAZE. Tout odieux qu’il est Il vous est nécessaire, DARIE. Et pour ton intérêt. Ma sœur n’est-elle point complice de ce crime ? TIRIBAZE. 1430 Votre seul intérêt est tout ce qui m’anime. DARIE. Comme nos intérêts ont eu quelque rapport Tu me veux engager dans ce commun effort, C’est de cette façon qu’elle prend part au crime, Et que mon intérêt est tout ce qui t’anime, 1435 Le tien avec le mien est par là confondu Que je perde mon père. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 90 [p. 80] TIRIBAZE. Ou vous êtes perdu, Le temps est précieux prévenez son envie, Sa vie est votre mort, sa mort est votre vie 45 . DARIE. Ô méchant, oses-tu m’inspirer ces soupçons, 1440 Va, je n’écoute plus tes tragiques leçons, S’il en faut déférer à tes fausses maximes Le Ciel m’aurait choisi pour châtier tes crimes, L’organe est trop illustre il lui faut d’autres mains, Et celle des bourreaux est propre à ses desseins, 1445 C’est le bras qu’il destine après ta perfidie, Tes pareils apprendraient de cette Tragédie. TIRIBAZE. Mes services, Seigneur. DARIE. Perdent tout leur éclat, Mon charme se dissipe après cet attentat, Je ne te saurais voir à travers cette envie, 1450 Et je juge par-là du reste de ta vie, Ce lâche procédé m’en instruit pleinement, Si je ne modérais ce grand ressentiment Que tu veux apaiser par le sang de mon père, Ta mort assouvirait ma première colère, [p. 81] 1455 Si les Dieux n’excusaient ce premier mouvement Ils m’auraient dû punir de t’entendre un moment, Pour m’en justifier, et pour te mieux confondre Je te refuse même un moment pour répondre 46 . SCÈNE VI. TIRIBAZE, seul. Ingrat, et lâche Prince, on verra qui de nous 1460 Se sait mieux faire craindre en son premier courroux, Si ne te vengeant pas de tes propres disgrâces Tu peux avoir le cœur d’achever tes menaces : 45 Tiribaze conseille à Darie que la meilleure solution serait de tuer le roi. 46 Darie rejette d’emblée le conseil de Tiribaze. ARTAXERXE 91 Il est temps ma vengeance, achevons mes malheurs, Et ne témoignons plus d’impuissantes douleurs 1465 Entre les sentiments dont l’âme est affligée Choisis ma passion celui d’être vengée : C’est peu pour mon amour que tout ce que je fis, Il faut que je m’immole et le père et le fils, Perdons l’un par la fourbe, et l’autre à force ouverte, 1470 Intéressons Ochus dans cette double perte, Un esprit remuant est capable de tout, Qui fait le premier pas doit aller jusqu’au bout. Ruinons même Ochus après cet artifice, Ainsi le criminel doit perdre son complice, 1475 Par ce fameux désordre autant qu’il est fatal, Voyons en eux la fin de tout le sang Royal 47 . 47 Non découragé, Tiribaze décide de persuader Ochus de prendre part à l’assassinat du roi et de Darie. Après la perte d’Ochus, Tiribaze lui-même pourra s’assurer de la couronne. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 92 [p. 82] ACTE CINQUIÈME. SCÈNE PREMIÈRE. DARIE, OCHUS. DARIE. Non, non, si je la perds c’est par mon imprudence, Si j’eusse différé j’aurais quelque espérance, Cet artifice, Ochus, était trop hasardeux, 1480 Regarde où ce secret nous a porté tous deux. OCHUS. Je vais faire un miracle en faisant l’impossible. DARIE. Tu te flattes, Ochus, en le croyant sensible. OCHUS. Je m’en vais hasarder un second entretien, J’en espère du fruit. DARIE. Je ne m’en promets rien, 1485 Je n’attends que la mort. [p. 83] SCÈNE II. DARIE, OCHUS, TISSSAPHERNE. TISSAPHERNE 48 . Seigneur, rendez l’épée. DARIE. Mon attente, grands Dieux, ne s’était pas trompée, Qu’est ceci Tissapherne ? TISSAPHERNE. Un ordre rigoureux. 48 Le capitaine des gardes. ARTAXERXE 93 DARIE. Parle, faut-il mourir ? et suis-je assez heureux ? Cette pitié stupide en est un témoignage, 1490 Faut-il qu’un malheureux te donne du courage ? Adieu, cher frère, Adieu, ta générosité Obtiendra quelque jour ce qu’elle a mérité. Je m’en vais à la mort, et ma mort va t’apprendre Quelles sont les grandeurs où tu voulais prétendre, 1495 Que ces grandeurs ne sont que vanités, que vent, Mon malheur t’en fait voir un exemple vivant. Et sans en consulter une histoire étrangère Tu profiteras mieux dans celle de ton frère : Si jamais le malheur accompagnait ton sort, [p. 84] 1500 Apprends par ma constance à défier la mort, L’exemple opère mieux que ne font les paroles, Et l’on devient savant dans ces tristes écoles, Que le plus heureux sache en sa félicité Que la mort jugera si nous l’avons été : 1505 Considère aujourd’hui quel est l’éclat d’un règne. OCHUS. Faut-il pour le savoir qu’un frère me l’enseigne, Et que son inconstance ait choisi ce sujet. DARIE. Tiens toujours à tes yeux ce déplorable objet, Ce sont-là des appas dont l’âme est possédée, 1510 Si les ambitieux s’en conservaient l’idée Ils se modéreraient dans cette aveugle ardeur Qu’ils ont à rechercher une fausse grandeur Souveraine grandeur que tout le monde envie Dont le goût ne se perd qu’au sortir de la vie. 1515 Malheureux est celui qui s’y laisse toucher, Heureux, vraiment heureux, qui s’en peut détacher, Qui par un beau mépris veut prévenir tes suites, Et qui te peut quitter avant que tu le quittes, Inconstance du sort tu me vois résigné, 1520 Juge par ce mépris qui de nous a régné ? Tu m’enlèves un bien que je te voulais rendre, Et je tombe d’un rang d’où je voulais descendre. Éclat trompeur qui fais l’aveuglement des Rois, Vérité d’inconstance, apprends-leur par ma voix [p. 85] 1525 Que leur félicité n’est pas la souveraine, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 94 Un même jour m’a vu sur le trône, en la chaîne, L’idole et le mépris de mes adorateurs, C’est jusques au danger que suivent les flatteurs. Insolente fortune, immortelle ennemie, 1530 Tu veux à mes malheurs joindre encor l’infamie : Infidèle, reprends ce dangereux bonheur, Je ne veux rien de toi, mais laisse-moi l’honneur, Tu te dois contenter que je sois misérable Sans être ingénieuse à me rendre coupable. 1535 Souffre, fatal amour, que je meure innocent, Et même sans me plaindre Aspazie y consent. OCHUS. Quoi, Seigneur, pourrait-on vous condamner sans crime ? DARIE. Puisque mon Roi la veut ma mort est légitime. SCÈNE III. DARIE, OCHUS, AMESTRIS, TISSAPHERNE. DARIE. Mon génie et vos yeux présagent mon malheur, 1540 Je ne méritais pas cette vive douleur, [p. 86] Ma chère sœur, adieu, la mort a quelques charmes, Puisque je suis pleuré par de si belles larmes. AMESTRIS. Le sujet en est grand, il est temps de pleurer. DARIE. Prononcez mon arrêt, je meurs sans soupirer : 1545 Console-toi, cher frère, adieu, que je t’embrasse, Adieu, ma sœur. AMESTRIS. Le sang nous promet votre grâce. DARIE. Je nomme ces pardons un foudre suspendu Au premier changement je me verrais perdu. ARTAXERXE 95 SCÈNE IV. ARTAXERXE, DARIE, OCHUS, AMESTRIS. ARTAXERXE. M’assassiner, perfide, et tu m’oses attendre 49 . [p. 87] OCHUS. 1550 Grâces, grâce, Seigneur. ARTAXERXE. Et tu l’oses défendre : Ciel, termine mes maux, c’est assez m’éprouver, Il y va de ta gloire à les voir achever, Nous approchons tous deux de cette fin dernière, Nous nous sommes lassés à faute de matière, 1555 Ma constance est au bout, ta rage est à sa fin, Consomme par ma mort ce malheureux destin : S’il faut que ta rigueur recommence à me suivre Redonne-moi des maux pour me faire revivre, Et je te veux apprendre à me faire souffrir 1560 Aux langueurs où je suis laisse-moi sans mourir. Ma vie est une chaîne où tous les maux se suivent, Grands Dieux, n’est-ce qu’aux Rois que ces malheurs arrivent ? Et si par leurs grands soins vous êtes soulagés Vous divertissez-vous à les voir affligés ? 1565 Ciel, que ta providence est sanglante et sévère, Le fils est-il le juge et le bourreau du père ? Je méritais la mort, juste persécuteur, Mais fallait-il qu’un fils fût ton exécuteur ? AMESTRIS. Que votre majesté s’en rende mieux instruite, [p. 88] 1570 La crédule vengeance est d’une longue suite, Et fut-il criminel j’implore vos bontés 50 , Les Dieux ARTAXERXE. Blâment en nous telles impunités, 49 Nous apprenons plus tard que c’est Tiribaze qui découvrit au roi la conspiration supposée. 50 Amestris se joint à Ochus pour implorer le roi de ne pas exécuter leur frère. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 96 Les Dieux en pardonnant peuvent changer les hommes, Et si nous pardonnons, impuissants que nous sommes, 1575 Nous sommes au péril d’un second attentat, D’un ennemi mortel nous faisons un ingrat. OCHUS. Le frère pour son frère, et le fils prie un père. AMESTRIS. La fille prie un père, et la sœur pour son frère, Et si ces noms sacrés ne touchent qu’à demi 1580 J’ose vous en prier par le nom d’ennemi, Par le ressentiment qui porte à la vengeance, C’est de ce grand effort que se fait la clémence, La victoire du sang n’a pas un tel éclat Si la gloire s’accroît d’autant plus qu’on combat. 1585 Nos neveux quelque jour. ARTAXERXE. Sauront que je préfère L’éloge de vrai Prince à celui de bon père, L’on paraît insensible à moins de s’animer, [p. 89] Les maximes d’un Roi sont de se faire aimer, Et celles d’un Tyran de faire qu’on le craigne, 1590 Que l’avenir approuve ou condamne mon règne, J’aime mieux approcher du Tyran que du Roi, Un Roi trop indulgent ne règne pas pour soi, La clémence usurpant les droits de la justice Sauvant un criminel s’en ferait protectrice, 1595 Cette seule vertu qui fait les rois des Dieux Par cette impunité les rendrait odieux, Sa mort. AMESTRIS. Votre bonté s’y peut-elle résoudre ? ARTAXERXE. La justice consiste à ne pouvoir absoudre, Point de pitié pour lui s’il en est convaincu. OCHUS. 1600 Ôtez ce seul moment il aura bien vécu, En accuseriez-vous une âme infortunée, ARTAXERXE 97 Nous sommes instruments de notre destinée, Nous nous portons au mal avec aveuglement, Et l’on ne se connaît qu’après l’événement. ARTAXERXE. 1605 Ce destin n’est en nous qu’un concours ordinaire, Notre action est libre, et toute volontaire, [p. 90] C’est faiblesse d’esprit d’avouer qu’on ne peut, La volonté se mène à tout ce qu’elle veut, Le Ciel est innocent de cette tyrannie, 1610 Ce n’est que liberté ce qu’on nomme génie, Et le mauvais démon qu’on appelle fatal N’est que la volonté qui s’abandonne au mal. OCHUS. Il est bien malaisé qu’une âme se possède. ARTAXERXE. Se vouloir posséder en est le seul remède : 1615 Perfide, tu te tais après un tel forfait, Parle dénaturé, réponds, que t’ai-je fait ? Oses-tu soutenir, ou n’oses-tu défendre L’éclatante action que tu viens d’entreprendre ? Traître, cruel, ingrat, peux-tu m’envisager, 1620 Je suis le même enfin que tu veux égorger ? Non, je ne le suis plus, il n’est pas trop étrange Qu’un père soit changé lorsque son fils se change : Ce n’est pas le remords qui te rend si pensif, Qui t’arrache de l’âme un sentiment si vif. 1625 Je perce plus avant dans une âme surprise, C’est d’avoir pu faillir cette illustre entreprise, Comme l’on se promet tout ce qu’on entreprend, Ton malheur t’étourdit, le succès te surprend, Avec trop de regret un repentir s’arrache, 1630 Et la honte du crime approche trop du lâche, [p. 91] C’est le dernier essai d’un traître malheureux De faire voir un cœur égal et généreux. Défends, défends ton crime avec cette constance, Ou si tu le pouvais montre ton innocence. DARIE. 1635 Seigneur. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 98 SCÈNE V. ARTAXERXE, DARIE, OCHUS, ASPAZIE, TIRIBAZE, ASPAZIE. ASPAZIE. Je viens mourir, accordez-moi ce don Que mon sang pour le sien impètre le pardon, Apaisez-vous l’État par la mort d’Aspazie, Et vengez-vous sur moi des malheurs de l’Asie, Le Ciel s’est moins servi d’un fils que d’un amant, 1640 Son amour n’est encor qu’un second instrument, J’en étais le premier, j’ai choisi ce complice, Ainsi je dois mourir avec plus de justice, De l’imputer aux Dieux leur juste volonté Se sait justifier par notre liberté, 1645 De condamner un fils son crime diminue. Ainsi j’ai tout le crime, et j’en attends l’issue [p. 92] Qui n’est que cette mort que je viens demander, Par vos mêmes rigueurs daignez me l’accorder, C’est tout ce que pourra le sang d’une Étrangère 1650 Que de pouvoir unir le fils avec le père 51 : Au moins s’il doit mourir, accordez-moi son sort, Unissez deux Amants par une même mort, En vivant, en mourant, nous jurons de nous suivre, Nous sommes trop unis pour nous pouvoir survivre, 1655 Mourir c’est la faveur que j’espère aujourd’hui, Et qu’il m’accordera de mourir avec lui. DARIE. Vivez belle innocente, et je mourrai coupable, Tout homme est criminel dès qu’il est misérable, Dès qu’un Roi le soupçonne il se doit défier, 1660 Et négliger les soins de se justifier : Mais puisque mon malheur me ravit Aspazie, Pourrai-je en disposer malgré ma jalousie ? J’ose la conjurer par cette même foi, Par un serment si beau d’être toujours à moi, 1665 De vouloir agréer l’amant que je lui donne, Les Dieux firent ce choix, et son bonheur l’ordonne 52 . Il se sert de ma mort comme d’un instrument 51 Aspazie se présente comme victime remplaçante de la colère du roi. 52 Darie refuse l’acte de générosité de la part d’Aspazie. ARTAXERXE 99 Trop heureux qu’elle serve à ce contentement. ARTAXERXE. L’innocent généreux, tu fais le magnanime, 1670 L’on verra de quel front tu soutiendras ton crime. [p. 93] Appelez Tiribaze. DARIE. Ô Dieux, quel imposteur ! ARTAXERXE. Tu répondras, perfide, à cet accusateur. DARIE. Tiribaze m’accuse, ô juste providence ! Dieux, montrez aux méchants quel est votre puissance, 1675 Et par la mort d’un traître étonnez ses pareils. Lui m’y persuadait par des sanglants conseils, Et ce séditieux qui s’offrait pour complice Invente pour me perdre un étrange artifice, Et ne pouvant sur vous exercer sa fureur 1680 Met pour perdre le fils le père dans l’erreur. Quoi, se laisser séduire au rapport d’un perfide, Sur un simple soupçon croire un fils parricide, Et que pourrait de plus le jugement des yeux, Un fils est-il moins cru qu’un esprit factieux ? 1685 Ha ! Seigneur, c’est ici que son zèle vous trompe, Votre facilité souffre qu’on la corrompe. Je complaisais au choix que vous en aviez fait, L’un et l’autre, Seigneur, nous en verrons l’effet. Je prévois que le Ciel va montrer l’artifice, 1690 Il veut que qui trahit lui-même se trahisse. OCHUS. Il commence par moi de se manifester, [p. 94] Et cette perfidie est au point d’éclater : Ô juste providence autant qu’épouvantable ! Un traître malgré soi se déclare coupable. 1695 Méchants qui ressentez ces secrets mouvements Reconnaissez les Dieux à de tels jugements. Dieux, j’adore en tremblant votre sainte justice, Perdez l’auteur du crime avant que le complice, Que j’apprenne en mourant qu’un traître est déjà mort. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 100 1700 Il est temps, justes Dieux, de se faire un effort, De retirer le fléau de cette Monarchie, Mes vœux sont écoutés, la Perse est affranchie, Tu vas servir d’exemple à ces grands criminels Qui pensent échapper à des yeux éternels : 1705 Enfin l’heure est venue où tu dois rendre compte, Le supplice pourra ce que n’a pu la honte. Cruel, songe au dessein de perdre encor le fils, Et repasse en mourant tous les maux que tu fis, Il n’est plus de détours ton âme va paraître, 1710 Le Ciel va découvrir tous les secrets d’un traître, Les Dieux n’auront pas eu l’aveuglement du Roi. TISSAPHERNE, de retour. Seigneur, ce traître est mort. ARTAXERXE. Dieux, éclaircissez-moi, Et si vous travaillez à révéler les crimes, [p. 95] Montrez si mes soupçons sont faux ou légitimes. TISSAPHERNE. 1715 Seigneur, cet accident vous ouvrira les yeux, L’on y voit la justice et la bonté des Dieux, Je l’ai trouvé mourant avec si peu de vie Qu’à peine il m’informa de sa damnable envie, Mille convulsions dont il fut excité 1720 Montraient sur le dehors le dedans agité Je reconnus le Ciel à ce triste spectacle, Lui-même fut forcé d’avouer ce miracle, Et contraignant son âme à quelque repentir, S’écria, Justes Dieux, vous vous faites sentir, 1725 Et me dit d’un accent à me rendre sensible : Par ma tragique fin mon crime t’est visible, En vain je voudrais taire un crime si connu, La mesure est comblée, et le moment venu, Ma vie était cachée elle se manifeste, 1730 J’emploie à cet effet tout le temps qui me reste, Puisque je suis forcé par un tourment nouveau D’être mon délateur, mon juge, et mon bourreau. Tu vois en moi l’auteur des malheurs de la Perse, Celui qui diffama le règne d’Artaxerxe, 1735 Et qui se prévalant du souverain emploi ARTAXERXE 101 Abusa si longtemps des faveurs de son Roi. Le même dont la vie est si pleine de crimes Qu’il fit autant de maux qu’il avait de maximes. Te redirai-je en fin les desseins que je fis [p. 96] 1740 De perdre et mère et frère, et le père et les fils, De vouloir ruiner toute cette famille, Et d’usurper l’Empire en épousant la fille. Celui qui si longtemps a vu régner son sort Sans obstacle en sa vie en trouve dans sa mort. 1745 Le Ciel par mon trépas soulage ma patrie, Et de ma violence a délivré Darie. Ochus m’a découvert, éclaircis-moi ce point, Tu ne le dis que trop en le disant point. Je sais sa perfidie avant même ta vue, 1750 Et ma mort avancée en est la juste issue. Je confirme en mourant tout ce qu’il aura dit, Il fallait que ma mort lui donnât du crédit. Je meurs, va dire au Roi que j’ai fait mon supplice, Que je vais rendre compte à quelque autre justice, 1755 Son fils est innocent : à ce mot indigné Que pour le proférer le Ciel l’eut épargné, Il cacha ce remords qui lui venait de naître, Et par un second coup voulut mourir en traître. Le Ciel ne permit pas qu’il en fut convaincu, 1760 Et voulait qu’il mourût comme il avait vécu 53 . OCHUS. La justice du Ciel connaîtra de son crime, Cette même équité vous laisse une victime, Sa providence ainsi ne vous dérobe rien, Et de deux criminels le Ciel choisit le sien. 1765 Il semble vous remettre en la mort du complice [p. 97] De quoi faire éclater une égale justice, Montrez à votre tour qu’on ne vous peut tromper, Qu’aux Rois non plus qu’aux Dieux rien ne peut échapper. Mettons, mettons au jour ce tragique mystère, 53 Tiribaze, expirant de sa propre main, avoua tous ses crimes et établit l’innocence de Darie. Le suicide du traître n’est pas présenté devant les spectateurs. La place éminente donnée au suicide dans le théâtre du dix-septième siècle est réservée pour les meurtres « généreux ». JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 102 1770 Qu’on apprenne qu’Ochus a voulu perdre un frère 54 : Ce traître avait prévu mon mécontentement, Il me vint confirmer dans ce ressentiment, Il m’offrit la Couronne au prix d’un parricide, Mon âme à ce dessein lui parut trop timide, 1775 Je vis sa défiance, il en vit le danger, Et sans montrer sa crainte offrit de me venger, La suite a témoigné quelle était sa malice. DARIE. Et ce qu’il attendait de ce double artifice, Ce traître me jugea plus propre à son dessein, 1780 Et voulait s’assurer d’une seconde main, Il trouva dedans moi la même répugnance, Enfin je fus l’objet de toute sa vengeance, Et j’attirai sur moi le châtiment de tous, Trop heureux en mourant d’être immolé pour vous. AMESTRIS. 1785 Ce grand aveuglement se dissipe et se lève, Seigneur, ouvrez les yeux l’enchantement s’achève : Ce traître que le Ciel n’eut pu faire tomber Sous sa propre ruine a voulu succomber. [p. 98] ARTAXERXE. Oui, le charme se lève, et je revois sa vie, 1790 Elle me paraît toute en sa dernière envie, Peine mal compensée, ha ! favorable sort, Ce traître m’assura que tu voulais ma mort, Et pour mieux appuyer ce funeste artifice Il osa soutenir qu’il était ton complice, 1795 Et que par sa prudence il était du dessein, Craignant que ta fureur ne prît une autre main, Je pris aveuglement la première apparence Comme Amant je te crus capable de vengeance. J’étais si prévenu de sa fidélité 1800 Que je m’étonne encore de t’avoir écouté. Mon généreux Darie, accorde-moi ma grâce, Ton innocence attend que je lui satisfasse : Nomme quelques faveurs qui valent ce pardon, 54 Ochus avoue qu’il fut persuadé par Tiribaze de fomenter la discorde entre le roi et Darie. ARTAXERXE 103 Que ne peut mériter la force de ce don, 1805 Je te rends Aspazie, elle doit satisfaire 55 . DARIE. C’est à moi d’implorer cette grâce d’un père. ARTAXERXE. Notre amour fut injuste en son commencement, Nous étions bien punis par cet événement, Tous deux nous méritons qu’on nous fît cette injure, 1810 Toi pour l’avoir aimée, et moi pour mon parjure : [p. 99] Mais le Ciel a fait voir qu’il agissait pour vous, Reprends ton Aspazie, et vous ce cher Époux. ASPAZIE. Seigneur, j’ai toujours cru que le Ciel en dispose, Et qu’il change à son gré ce que l’homme propose, 1815 Que c’était un Hymen que le Ciel avait fait, Et dont l’homme ne peut qu’en suspendre l’effet. ARTAXERXE. Ochus, je te pardonne, et vous faites-lui grâce. ASPAZIE. J’en conjure mon Prince. DARIE. Il faut que je l’embrasse. OCHUS. Ha ! de grâce, Seigneur, révoquez un tel don, 1820 La faute accable moins que ne fait le pardon. DARIE. Le Roi veut oublier l’intérêt de Darie. OCHUS. Ciel, après cette grâce il faut que je te prie, 55 À l’encontre de l’histoire, le roi reconnaît l’innocence de son fils et le lui rend Aspazie. La pièce a donc une fin heureuse. Selon Plutarque, Artaxerxès II condamna Darie à mort. L’exécuteur coupa la gorge du prince avec un rasoir (Plutarque, « Vie d’Artaxerxès », t. II, § 29). JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 104 Ordinaire secours de tous les impuissants, [p. 100] Qui prodigue tes biens pour quelque peu d’encens : 1825 Accorde à ces Amants la plus heureuse vie, Et de tant de plaisirs éloignes-en l’envie 56 . DARIE. Vous généreuse sœur, que pourrai-je pour vous ? AMESTRIS. Ochus a fait des vœux dont les miens sont jaloux, Si mes vœux s’attachaient à sa même prière, 1830 Et j’ose me flatter que j’étais la première : Si le Ciel doit répondre à mes seconds souhaits Qu’il jure à vos amours une éternelle paix. FIN. 56 Ochus promet de ne plus s’opposer à son frère . JOSAPHAT JOSAPHAT 1 , TRAGI-COMÉDIE. De M r Magnon. [fleuron] À PARIS, Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE 2 , au Palais, dans la Salle des Merciers, à l’Écu de France. ___________________________ M. DC. XLVII. AVEC PRIVILEGE DU ROY. 1 Le privilège de Josaphat est du 31 août 1646, et l’achevé d’imprimer du 12 octobre 1646. La tragédie fut dédiée à Bernard de Nogaret de La Valette (1592-1661), duc d’Épernon. La pièce aurait été représentée en 1646, en province, par la troupe de Molière qui, entre 1646 et 1653, fut protégé par le duc d’Épernon. Voir René Bray, Molière, homme de théâtre, p. 94. 2 Antoine III de Sommaville (1597-1664) fut reçu maître en 1620. Sa veuve, Jeanne Le Clerc, lui succéda. Voir Philippe Renouard, Répertoire des imprimeurs parisiens, Paris : Lettres Modernes, 1965, p. 401. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 108 PERSONNAGES. ABENNER, Roi des Indes. JOSAPHAT, son fils. ARACHE, Lieutenant général des Armées d’Abenner. AMALAZIE, prisonnière de guerre d’Abenner. BARLAAM, Courtisan d’Abenner, disgracié. NACOR, Courtisan d’Abenner. GARDES. La SCÈNE est dans Narsingue 3 , dans le Palais d’Abenner. 3 Royaume légendaire en Inde. JOSAPHAT 109 JOSAPHAT TRAGÉDIE 4 . ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE. AMALAZIE, ARACHE. ARACHE. Vous soupirez Madame, et vous versez des larmes, Dans un temps où la Cour étale tous ses charmes ; Le Prince Josaphat 5 a quitté son séjour, Et son père aujourd’hui le reçoit dans sa Cour ; 5 Vous seule par vos pleurs altérez notre joie, [p. 2] De quoi vous plaignez-vous, AMALAZIE. Faut-il que je vous voie, ARACHE. Que me peut reprocher votre ressouvenir. AMALAZIE. Ah ! cruel ? ma mémoire a de quoi vous punir ; Quoique vous le sachiez vous le voulez apprendre, 10 Cent fois je vous l’ai dit, lassez-vous de l’entendre : Ne vous souvient-il plus des maux que j’ai soufferts, Avez-vous oublié que je suis dans les fers, Que le Prince Abenner 6 me tient en sa puissance, Qu’il garde mes États par droit de bienséance : 15 Vous redirai-je encor que mes parents sont morts, Vous faut-il ajouter que c’est par vos efforts, Que sous votre conduite on entra dans mes terres Que la mort de mon père a terminé vos guerres, Et que la même main qui causa ma prison 4 La pièce porte le titre de tragi-comédie sur la page de titre. 5 Ce personnage est basé sur le saint chrétien légendaire Josaphat qui aurait vécu en Inde au III e ou au IV e siècle. 6 Ce personnage est basée sur le roi Abenner (ou Avenier) d’Inde qui au III e ou au IV e siècle aurait persécuté l’Église fondée dans son royaume par l’apôtre Thomas. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 110 20 Est une main fatale à toute ma maison 7 ; Mais dans le même temps que je vous rends coupable, L’amour me montre en vous quelque chose d’aimable ; Je ne puis vous absoudre et moins vous condamner, J’ignore à quel parti mon cœur doit incliner : 25 J’écoute les raisons et de l’un et de l’autre, J’épouse sa querelle et j’embrasse la vôtre : [p. 3] Et par des mouvements d’amour et de courroux, Je vous préfère à lui, je le préfère à vous : Mais il vous est aisé de vaincre ma colère, 30 J’aide à vous excuser de la mort de mon père, Dedans votre pardon je prends trop d’intérêt Je me fais à moi-même un favorable arrêt ? Prince défendez-vous j’incline à vous absoudre. ARACHE. Ce n’est qu’en ma faveur que vous pouvez résoudre : 35 J’entrai dans vos états par l’ordre de mon Roi Ce funeste armement dépendait-il de moi ; Au seul nom d’Abenner j’usurpai vos Provinces Par son commandement j’assujettis vos Princes 8 , Je leur donnai des lois qu’imposait un vainqueur, 40 Et je leur fis subir une juste rigueur ; Je soumis votre père à ce joug nécessaire, Et d’un simple hommager j’en fis un tributaire ; Il se précipita dans un second malheur, Il tenta derechef le sort et sa valeur ? 45 Mais malgré ses efforts il y laissa la vie Et par cet accident il remplit son envie, Il s’est conservé libre autant qu’il a vécu Et tout défait qu’il fût il ne fut point vaincu : D’un pas victorieux et d’une marche égale, 50 Je devais assiéger sa ville capitale ; Je dus prendre Érissa 9 le siège de vos Rois, Et soumettre par-là toute l’Inde à nos lois ; [p. 4] Je devais par sa prise achever notre guerre, Poussé de cet espoir ; j’y vins comme un tonnerre ; 55 J’y volai je vainquis, c’est là que je vous vis, 7 Amalazie est prisonnière de guerre du roi Abenner. 8 Arache est le lieutenant général des armées d’Abenner. 9 Il se peut que cet endroit soit basé sur Orissa (aujourd’hui Odisha), état indien situé au nord-est de la péninsule. JOSAPHAT 111 Et qu’à tant de beautés, le cœur me fut ravi, Ce fut là que vos pleurs m’arrachèrent des larmes, Que j’accusai le sort du bonheur de mes armes, Et qu’ayant détesté ce malheureux emploi, 60 Je me plaignis cent fois des Dieux et de mon Roi 10 . AMALAZIE. Le Ciel et vous mon Prince êtes d’intelligence, Vous vous justifiez avecque violence, L’un et l’autre rejette un si funeste effet Et renvoie au destin tout le mal qu’ils m’ont fait ? 65 Ah ! destin seul auteur, du trépas de mon père, N’est-ce donc que sur toi, qu’agira ma colère, Dans mon ressentiment n’aurai-je que le sort Que je puisse accuser d’avoir causé sa mort, Que n’a-t-il un complice ? ARACHE. Il en est seul coupable, AMALAZIE. 70 Prince je vous absous vous êtes pardonnable ; Des yeux dont je vous vois je ne puis vous haïr, Et mon faible courroux se plaît à me trahir : J’ai beau renouveler une vieille querelle, Mon cœur se rend à vous dès qu’il se fait rebelle, [p. 5] 75 Et ce séditieux qui me vient animer S’il m’émeut contre vous me force à vous aimer ; Tous les jours il vous donne une nouvelle grâce, ARACHE. Ah ! pour la mériter, que faut-il que je fasse. AMALAZIE. Mon âme a bien assez de ces vieilles douleurs 80 Sans qu’elle endure encor quelques nouveaux malheurs, Ne me hasardez point dedans votre personne, ARACHE. J’ai honte pour le Roi de vous voir sans Couronne Rends-moi donc Prince ingrat ce que je t’ai conquis 10 Arache devient amoureux de la princesse. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 112 Veux-tu garder des biens injustement acquis 85 Veux-tu déposséder une illustre héritière Et par raison d’État. AMALAZIE. Je suis sa prisonnière ? C’est la façon d’agir de tous les conquérants, ARACHE. L’on a souvent parlé de tous vos différends Il ne se peut résoudre à vous rendre vos terres 90 Il feint d’appréhender quelques nouvelles guerres ; Déjà les plus zélés redoutent son courroux Et personne au conseil n’ose parler pour vous, [p. 6] AMALAZIE. Hé bien jusqu’à la mort il faut porter ma chaîne, ARACHE. La force est raisonnable où la douleur est vaine : 95 Toi sévère vertu qui m’apprend mon devoir, Donne-lui les conseils que tu me fais avoir ? N’ose-je murmurer rigoureuse contrainte Ah ! que ne puis-je aller au-delà de la plainte. Je viendrais, AMALAZIE. Arrêtez, Prince, il est votre Roi, ARACHE. 100 Il sait donc bien user des droits qu’il a sur moi. Pour être son vassal manquai-je de courage. AMALAZIE. Mon Prince avec honneur, rompons mon esclavage ; Je n’en veux point sortir par une lâcheté 11 ARACHE. Il reste un seul moyen pour votre liberté ; 105 Consentez-y Madame ? 11 Amalazie refuse le secours d’Arache bien qu’elle soit persuadée de la sincérité du lieutenant général. JOSAPHAT 113 [p. 7] AMALAZIE. Oui s’il est légitime, Je dédaigne un Empire acheté par un crime. ARACHE. Voyez le jeune Prince 12 employez son pouvoir, AMALAZIE. Implorer sa faveur je ne le veux point voir ; Pour la fille d’un Roi ce langage est trop rude 110 Et cet abaissement sent trop la servitude. ARACHE. J’ai su de vos beautés jusques-là le ravir Qu’il se tient glorieux de vous pouvoir servir, Il désire vous voir avec impatience. SCÈNE II. AMALAZIE, ARACHE, UN GARDE. UN GARDE. Seigneur le Prince arrive avec magnificence, [p. 8] 115 Déjà toute la Cour s’en va le recevoir Il paraîtra bientôt. ARACHE. Madame il le faut voir. J’ose vous en prier, AMALAZIE. Il vous faut satisfaire, ARACHE. Un Empire vaut bien, AMALAZIE. Prince c’est pour vous plaire : Mais s’il vous arrivait ce que j’ose prévoir 120 Songez que malgré moi vous me le faites voir. 12 Allusion à Josaphat. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 114 ARACHE. Madame il m’a promis dedans sa solitude De s’employer pour vous avec beaucoup d’étude ; Il faut l’entretenir avant qu’il parle au Roi Allons le recevoir ? Madame je le vois. [p. 9] SCÈNE III. JOSAPHAT, AMALAZIE, ARACHE, Troupe de Courtisans. ARACHE. 125 Hé bien Seigneur le peuple a vu son jeune maître Enfin son Dieu visible a daigné lui paraître, Et tel que le Soleil quand il dore les cieux, L’éclat de votre vue éblouissait ses yeux ; La Cour de son côté ne s’est point épargnée 130 Et par ses compliments sa joie est témoignée ; En voici l’armement que je vous viens offrir : JOSAPHAT, bas. Que ce fatal objet me va faire souffrir, Mon cœur pressent ses maux avant qu’il les connaisse. ARACHE. Cette Cour est heureuse ayant cette Princesse, JOSAPHAT. [p. 10] 135 Quoi Prince, cette Cour a-t-elle tant d’appas ARACHE. Ayant cette beauté qu’est-ce qu’elle n’a pas ; Cet Auguste Palais enferme Amalazie, JOSAPHAT. Madame je le vois avecque jalousie, Et puisqu’il vous possède il semble que ce lieu 140 Soit moins la Cour d’un Roi que le palais d’un Dieu ; Arache me vanta ce merveilleux ouvrage Mais il ne m’en traça qu’une imparfaite image ; Il ne put concevoir ni bien moins exprimer, Ces amas de beautés qu’il me voulut former. JOSAPHAT 115 AMALAZIE. 145 Seigneur vous me louez, ainsi qu’il m’a loué Et de peu d’agréments ma personne est douée : Des yeux accoutumés à répandre des pleurs Une bouche employée à dire ses malheurs. ARACHE, l’interrompant. Seigneur incessamment la mort est son envie, JOSAPHAT. 150 Madame, quel ennui vous fait haïr la vie. [p. 11] AMALAZIE. J’en ai bien des raisons puisque mon père est mort, Je traîne en cette Cour un misérable sort ; Qui pour rendre Éternels tous les maux qu’il m’envoie Couvre mes déplaisirs d’une apparente joie : 155 Mes yeux sont amusés par mille passetemps, Et pendant que mes sens feignent d’être contents ; Mon âme incessamment fait des plaintes secrètes Et ne reçoit jamais d’allégresses parfaites, C’est un frein que le Ciel oppose à mes plaisirs, 160 Un sujet Éternel de pleurs et de soupirs : Vous aurez su d’Arache une part de nos guerres, JOSAPHAT. De lui-même j’ai su qu’il entra dans vos terres ; La prise d’Érissa 13 , comme il la 14 désola Et comme ayant conquis Circan 15 et Bengala 16 , 165 Ces Royaumes fameux que le gange 17 divise Il borna par vos fers cette longue entreprise, Vous aurez su de lui comme j’ai supporté, ARACHE. Elle en fut avertie ? 13 Voir supra la note 9. 14 Nous avons remplacé « l’a » par « la ». 15 Ancien royaume indien, situé aux environs de Diû dans l’ouest de l’Inde. 16 Il s’agit du Bengale. Aujourd’hui, le Bengale occidental est un état indien, tandis que le Bengale oriental est devenu Bangladesh. 17 Il s’agit du Gange, fleuve situé dans la plaine indo-gangétique, au nord de l’Inde. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 116 AMALAZIE. Il me l’a rapporté ? [p. 12] J’ai su jusqu’à quel point mon désastre vous touche, JOSAPHAT. 170 Vous avez dû savoir par cette même bouche : Que touchant ce sujet je parlerais au Roi Je l’ai promis au Prince, et je tiendrai ma foi. AMALAZIE. Seigneur je vous expose, et vous je vous hasarde Dans de divers périls mon âme vous regarde, 175 Je vois dessus tous deux descendre son courroux Et crains que mes malheurs n’aillent jusques à vous. JOSAPHAT. Je m’en vais le premier essuyer sa colère 18 . AMALAZIE. N’encourez point pour moi l’inimitié d’un père, ARACHE. Ah ! Seigneur, que plutôt elle éclate sur moi AMALAZIE. 180 Et vous n’attirez point la disgrâce du Roi ; Dure éternellement un si long Esclavage JOSAPHAT. Nous n’en sortirons point à mon désavantage : [p. 13] AMALAZIE. Je vais prier les Dieux de vous y seconder, JOSAPHAT. Quand il vous faut servir, j’ose tout hasarder. 18 Comme Arache, Josaphat est épris de la princesse et décide de demander sa grâce au roi. JOSAPHAT 117 SCÈNE IV. JOSAPHAST, ARACHE. JOSAPHAT. 185 Prince qu’elle est aimable. ARACHE. Oui Seigneur elle est belle. JOSAPHAT. Ô l’agréable objet. ARACHE. Tout est illustre en elle. [p. 14] Et jamais la beauté ne fut mieux dans son jour. JOSAPHAT. Vous êtes glorieux de vivre en cette Cour ; Le Roi m’a fait nourrir dans un lieu de plaisance 190 L’on ne m’entretenait que de magnificence : L’on donnait à mes yeux mille objets ravissants Et ma Cour s’occupait à divertir mes sens ; Mais rien de tout cela n’égale Amalazie Le Roi passe en bonheur tous les Rois de l’Asie : 195 Mais Prince à ce propos ôtes-moi de souci, Mon père à quel sujet m’éloignait-il d’ici. ARACHE. C’est une vieille loi que nous tenons des Perses, Entre le Peuple et vous il n’est point de commerces : Les enfants de nos Rois sont nourris hors du bruit, 200 Et pendant ce séjour un Prince les instruit ; Il leur doit enseigner la science des Princes, Et cet art glorieux de régir les Provinces : Il doit de temps en temps leur élever les yeux Et porter leurs esprits à connaître leurs Dieux, JOSAPHAT. 205 Arache, depuis peu mon âme est inquiète, Donne-moi de ces Dieux quelque preuve parfaite, Ces Dieux conversent-ils avecque les mortels Ont-ils les mêmes Corps qu’ils ont sur nos autels, [p. 15] Sur lequel de ces Dieux taille-t-on leurs images, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 118 ARACHE. 210 L’artifice de l’homme inventa ces ouvrages ; Conformément aux sens il les fit corporels JOSAPHAT. Auraient-ils avec nous les mêmes naturels, ARACHE. Ils nous montrent souvent leurs amours et leurs haines JOSAPHAT. Ils ne sont point exempts des faiblesses humaines : 215 D’ailleurs ce Jupiter 19 qui règle leurs conseils A des inférieurs et n’a point de pareils, S’ils sont Dieux comme lui s’y peuvent-ils résoudre, ARACHE. Il reçut en partage et le Ciel et la foudre 20 , Et dans ce grand traité qui mit Saturne 21 aux fers 220 Neptune 22 eut l’Océan et Pluton 23 les Enfers. JOSAPHAT. Qui n’a pas respecté les intérêts d’un père, Ne relâcherait rien en faveur de son frère ; [p. 16] Et cette ambition qui fit armer trois Dieux, Ferait renouveler le partage des Cieux. ARACHE. 225 Jupiter est en droit de garder son tonnerre Et lui prenant le Ciel vous a laissé la terre ; Mais Seigneur d’où vous naît ce désir curieux, Et pour quelle raison s’informer de nos Dieux : Ce sont secrets cachés à notre connaissance 19 Dieu romain qui gouverne la terre et le ciel. 20 Le maître des autres dieux, Jupiter a pour attributs l’aigle et la foudre. 21 Dieu romain qui préside la semaine avant le solstice d’hiver, Saturne est le père de Jupiter, Neptune et Pluton. Il fut détrôné par son fils Jupiter. Sa statue est liée par des bandelettes. 22 Dieu romain des eaux vives et des sources. 23 Dieu romain des enfers. JOSAPHAT 119 JOSAPHAT. 230 Je vous dirai tantôt ce que mon âme en pense ; Rompons cet entretien je vois venir le Roi ARACHE, bas. Dieux du Dieu des Chrétiens aurait-il su la loi. SCÈNE V. ABENNER, JOSAPHAT, ARACHE, Gardes. ABENNER. Vous avez vu Narsingue 24 . [p. 17] JOSAPHAT. Oui Seigneur je l’ai vue Et de quelle beauté dont ma Cour soit pourvue, 235 Le séjour m’en déplaît, Narsingue a trop d’appas Cette Ville a dans soi ce qu’un désert n’a pas, Au reste votre Cour est illustre et pompeuse Et l’âge qu’on y passe est une vie heureuse, Proche d’Amalazie un séjour est bien doux 240 Et je vois votre Cour avec un œil jaloux, Si j’osais vous prier ! ah je manque d’audace ABENNER. Je vous entends assez. JOSAPHAT. Faites-moi cette grâce, Elle a trop de pouvoir pour ne pas commander ARACHE. Seigneur encor un coup j’ose le demander. 245 Je vous en importune au nom de ma victoire ABENNER. Prince tous vos travaux sont dedans ma mémoire. ARACHE. Vous y verrez Seigneur les conquêtes de Cor, 24 Voir supra la note 3. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 120 De Sanga 25 , de Circan 26 , d’Érissa 27 , de Canor, [p. 18] De Malipur 28 , d’Oxir, de Bengala 29 , d’Ormasse 30 250 Et la réduction, de l’Indie haute et basse, L’Océan aujourd’hui sert de borne à l’État ABENNER. Si vous m’avez servi je ne suis point ingrat, D’un petit Souverain je vous ai fait grand Prince D’un grand nombre d’États j’accrus votre Province, 255 Vous me devez la foi, ses seuls droits réservés Vous approchez de près de qui vous relevez, L’insolent Sinanor 31 , me refusa l’hommage À mes Ambassadeurs il voulut faire outrage, Mes vassaux apprendront ce qu’il a su de moi 260 Qu’il ne se faut point prendre à plus puissant que soi, ARACHE. Mais sa fille Seigneur, n’en est point responsable ABENNER. Aussi dans mon conseil n’est-elle point coupable Prince en votre faveur je lui rends ses États. ARACHE. Monarque le plus grand de tous les Potentats. JOSAPHAT. 265 Seigneur cette action mérite des Empires, ABENNER. Tu me vois indulgent à ce que tu désires, [p. 19] Je veux aussi de toi ? 25 Il s’agit probablement de Ganga, ancien royaume du nord-est de l’Inde. 26 Voir supra la note 15. 27 Voir supra la note 9. 28 Il s’agit probablement de Manipur, ancien royaume du nord-est de l’Inde. 29 Voir supra la note 16. 30 Les anciens royaumes de Cor, de Canor, d’Oxir et d’Ormasse dont parle Arache nous sont inconnus. 31 Il s’agit du père d’Amalazie. Ce roi tributaire fut réduit à l’esclavage à cause de sa révolte contre Abenner. JOSAPHAT 121 JOSAPHAT. Que commanderez-vous, Je suis prêt d’obéir ABENNER. Que tu sois son époux, Y consens-tu mon fils ? JOSAPHAT. Ah ! que je vous embrasse 270 J’allais vous demander cette seconde grâce, Vous entrez dans mon cœur vous voyez mes souhaits ABENNER. Que ne puis-je exaucer tous les vœux que tu fais Vous Prince dont le Zèle agissait tant pour elle Allez lui rapporter cette heureuse nouvelle, ARACHE, bas. 275 Se peut-il rencontrer un esprit plus confus ABENNER. C’est la seule raison qui causa mes refus, Je la lui destinais et dans ma prévoyance J’assurai nos maisons d’une telle alliance, [p. 20] Si j’ai tu 32 jusqu’ici cet Hymen à ma Cour 280 C’est que pour l’achever j’attendais son retour. JOSAPHAT. Allez lui présenter une double Couronne Et par-là demander le cœur que l’on me donne, Je vous suis, recevez un si célèbre emploi ARACHE, bas. Faut-il que ma prière ait agi contre moi, 285 Je me charge Seigneur de cette confidence ABENNER. Qu’on déclare partout cette réjouissance, Que Narsingue à l’envi célèbre cet amour. 32 Participe passé du verbe taire. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 122 ARACHE, bas. Ah ! plutôt par ma mort solennisons ce jour 33 ; haut. Allons voir ma Princesse, allons lui tout redire 290 Et la soumettre au choix d’Arache ou d’un Empire. Fin du premier Acte. 33 La promesse de mariage entre Josaphat et Amalazie porte un coup terrible à Arache. JOSAPHAT 123 [p. 21] ACTE II. SCÈNE I. JOSAPHAT, seul. Je me vois bien déchu d’une haute espérance Je me vois rebuté contre toute apparence 34 : Avoir pu dédaigner le fils de son vainqueur L’amour, ni la grandeur n’ont pu fléchir son cœur, 295 C’est l’Âme d’une esclave elle aime trop ses chaînes Je ne puis concevoir cette sorte de haine, C’est se haïr soi-même et non pas me haïr Ce cœur impérieux veut toujours obéir, Puisqu’elle aime ses fers que l’ingrate y demeure 300 L’orgueilleuse y veut vivre il faudra qu’elle y meure, L’objet de sa prison a de quoi la ravir Amalazie aux fers, la verrai-je servir, Ciel, combien de pensées mon esprit se propose Mon âme a des langueurs dont j’ignore la cause, 305 Je me sens inquiet, et ne sais point pourquoi Les passions en foule agissent dessus moi. [p. 22] SCÈNE II. JOSAPHAT, UN GARDE. LE GARDE. Seigneur, un Joaillier 35 se présente à la porte Il n’est rien d’excellent que cet homme n’apporte : JOSAPHAT. Que l’on le fasse entrer mon œil il faut choisir 310 Et sur cent diamants deviner son désir, Éblouissons par-là les yeux d’Amalazie. 34 Josaphat est déçu par la froideur de la princesse. 35 Une personne qui fabrique des joyaux, qui en fait commerce. Nous avons remplacé « Jouaillier » par « Joaillier ». Il s’agit de Barlaam, ermite du désert de Sennaar en Mésopotamie et courtisan disgracié du roi Abenner. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 124 SCÈNE III. JOSAPHAT, BARLAAM, GARDES. JOSAPHAT. Hé bien, qu’as-tu de beau ? [p. 23] BARLAAM. J’ai parcouru l’Asie, Et de tous leurs trésors j’ai dépouillé les mers JOSAPHAT. Montre, que de beautés composent l’Univers, 315 Que la nature est riche et riche en belles choses Sa libéralité nous prodigue les roses, Les perles, les rubis, les diamants et l’or. BARLAAM. L’on trouve dans son sein un Éternel trésor, Rien ne peut épuiser cette source féconde 320 Et sa force entretien le commerce du monde, Jusques au fonds des mers elle fait le corail 36 Le lieu le plus stérile est le plus libéral, Que si par l’abondance il nous ressemble avare Par une rareté ce défaut se répare, 325 Le plus creux d’un rocher engendre un diamant Et nous fait étonner de son accouchement. JOSAPHAT. Comment se produit-il. BARLAAM. Il est dans la nature ? Des semences de sel, de soufre, et de mercure, [p. 24] La terre s’entretient par ces trois qualités 330 Et de là nous voyons mille diversités, De certaines humeurs par degrés s’épaississent Par un long cours de temps ces vapeurs s’endurcissent, D’une eau naît une glace il s’en fait des cailloux Et s’y forme une feuille et dessus et dessous, 335 Pour le rendre épuré nous enlevons l’écorce Et par notre industrie on amollit sa force, 36 Nous avons remplacé « coral » par « corail ». JOSAPHAT 125 Ces pierres à qui l’art donne tant de valeur Ne sont que des Cristaux 37 différents en couleur, La pierre prend son lustre ou du lieu qui l’enserre 340 Ou de cet aliment que lui donne la terre, D’autres sur ce rencontre en rapportent l’effet Aux diverses cuissons que le Soleil en fait. JOSAPHAT. Et comme naît la perle ? BARLAAM. Une conque exposée, Se tourne vers le Ciel en reçoit la rosée ; 345 Ramasse dans son sein la manne du matin Et se replonge en mer pleine de ce butin, Le Soleil y travaille il épaissit ces gouttes Et jusqu’au fonds des eaux il les échauffe toutes, Enfin par sa chaleur ou bien par ses rayons 350 Il crée et fait durer tout ce que nous voyons, [p. 25] Vos maîtres mieux que moi vous apprennent ces choses, Ils savent discourir dessus ces belles causes. JOSAPHAT. De combien ton trésor te semble-t-il valant, BARLAAM. Le moindre diamant est du prix du talent 38 , 355 Je vous en montrerai d’un prix inestimable, JOSAPHAT. Expose ta richesse, et mets-la sur ma table. BARLAAM. Je ne l’étale point devant vos courtisans, Qu’ils s’éloignent de nous que nuls n’y soient présents. JOSAPHAT. Tu me peux tout montrer, suivant qu’on se retire. 37 Nous avons remplacé « Cristals » par « Cristaux ». 38 Poids de vingt à vingt-sept kilogrammes, dans la Grèce antique. Il s’agit ici de la monnaie de compte équivalent à un talent d’or ou d’argent. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 126 [p. 26] SCÈNE IV. JOSAPHAT, BARLAAM. BARLAAM. 360 Ôtez ce que mon Dieu m’a forcé de vous dire, La perle que je porte a bien d’autres clartés Sa lumière pénètre en des lieux écartés : Ce visible Soleil que les gentils honorent, N’est qu’un rayon du Dieu que les Chrétiens adorent ? 365 L’Univers ne connaît qu’une Divinité 39 , Cent beaux raisonnements prouvent cette unité : Le Monde a presque en soi des choses infinies, Dans leurs diversités elles semblent unies ; Et comme à chaque corps ce grand Dieu donne un cours 370 Il semble que tout aille à ce premier secours. JOSAPHAT. Que veut dire ceci découvrons ce mystère, Je commence à trouver le secret de mon père. BARLAAM. L’on pourra moins douter de son Éternité, Puisqu’il comprend le monde avec immensité ; [p. 27] 375 Celui qui donne l’âme à toute la nature, Peut-il pas subsister sans cette créature : Ce Dieu qui donne tout qui ne prend que de lui, Ne peut-il pas durer sans le secours d’autrui ; Il tira du néant une si lourde masse, 380 Et mit dans un instant chaque corps en sa place ? Après avoir construit ce pompeux bâtiment, Ce premier architecte en vit tout l’ornement, Ayant considéré qu’il n’y fit point de fautes, Pour sa perfection il lui donna des hôtes : 385 Il voulut créer l’homme, il lui fit des États, Autant que de mortels il fit des Potentats, Cet ingrat hommager devint bientôt rebelle, Ses malheureux enfants suivirent sa querelle, Son crime s’étendit jusqu’à ses héritiers, 390 L’homme se fourvoya de ces premiers sentiers ; Son Dieu tout courroucé lui déclara la guerre, 39 La pierre précieuse dont parle Barlaam est donc la semence du christianisme. JOSAPHAT 127 Un grand débordement purgea toute la terre : À peine un innocent se sauva de ses mains, Qui put perpétuer la race des humains 40 ; 395 Ses enfants dispersés les restes d’un déluge, À qui le Ciel et l’eau déniaient un refuge, Contre qui l’Univers s’était tout conjuré, Trouvèrent sur la terre un asile assuré : Ces seconds habitants la peuplèrent de crimes, 400 Et tous leurs descendants suivirent leurs maximes ? La foudre qu’il tenait les allaient abîmer, Sans ces excès d’amour qu’on ne peut exprimer : [p. 28] Dieu descendit du Ciel pour regagner la terre, Son fils humanisé nous vint faire la guerre ; 405 Et ce doux conquérant qui dédaignait nos corps, Pour réduire nos cœurs tenta tous ces efforts : Il imposa silence à tous vos vieux Oracles, Il nous vint exposer sa vie et ses miracles ? Dans son propre pays il fut mis sur la Croix, 410 Et comme un imposteur mourut le Roi des Rois : Sa mort se fit sentir à chaque Créature, Une commune éclipse aveugla la Nature, Et quoique le Soleil eût caché sa clarté ; Un Dieu mourant parut par cette obscurité : 415 Ce Dieu trois jours après força sa sépulture, Et l’on vit violer l’ordre de la Nature ; Ce beau temps arrivé qu’il dût monter aux Cieux, Comme il avait prescrit il délaissa ses lieux : Son renom s’épandit de l’un à l’autre pôle, 420 Les deux bouts de la terre ont reçu sa parole, Votre Palais se ferme à sa divine voix Et vous seul écoutez des Dieux d’or et de bois ? Je viens vous retirer d’une longue ignorance : Et je vous viens donner une autre connaissance, 425 C’est là ce beau brillant que je tenais caché, JOSAPHAT. Et c’est là le secret que j’ai longtemps cherché. [p. 29] BARLAAM. Barlaam est mon nom, j’ai servi votre père, 40 Il s’agit de Noé qui, selon le récit biblique, bâtit une arche afin d’échapper au Déluge. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 128 Loin d’être reconnu l’exil fut mon salaire ? Seigneur, mon plus grand crime était d’être Chrétien, 430 J’abandonnai sa Cour, je délaissai mon bien, Là je vis demeurer mes timides complices, JOSAPHAT. Des Chrétiens dans la Cour ? BARLAAM. Ils craignent les supplices ? Et s’ils n’appréhendaient la colère du Roi, Aux yeux de cette Cour ils publieraient leur foi, 435 Le temps arrivera qu’ils se feront connaître Mon Dieu quand il lui plaît, se fait assez paraître. JOSAPHAT. Vaines précautions entendement humain, Tu vois visiblement que ton conseil est vain. BARLAAM. Votre père assembla les plus grands Astrologues 440 Dessus votre naissance on fit cent dialogues, L’ayant examiné ils furent tous d’accord Que l’aspect de votre astre influait un beau sort, [p. 30] Et que votre Planète avait un beau visage Mais qu’on y remarquait un sinistre présage, 445 Qu’un mal succéderait après un si grand bien Et qu’elle leur montrait que vous seriez Chrétien, Le Roi vous envoya dans une solitude En ayant arraché ce qu’elle avait de rude, Il crut rompre par-là ces dangereux avis 41 . JOSAPHAT. 450 S’ils ont été donnés, ils ont été suivis ? BARLAAM. Cet endroit aux Chrétiens était inaccessible Moi, voyant que ma perte y serait infaillible, Je n’osai rien tenter que jusques à ce jour 41 Selon la version chrétienne, le roi Abenner avait isolé son fils de tout contact extérieur en réponse à la prédiction des astrologues que Josaphat serait un jour chrétien. JOSAPHAT 129 Que j’ai su que le Roi vous appelait en Cour, JOSAPHAT. 455 En sais-tu la raison ? BARLAAM. Il en a cru ses Mages, Qui pensent que le temps ait rompu leurs présages ; À peine les Chrétiens ont su votre retour, À peine avais-je su votre nouvelle 42 amour ? [p. 31] Que nous avons formé ce nouveau stratagème, JOSAPHAT. 460 Mais tu t’es exposé dans un péril extrême ? BARLAAM. À l’envi les chrétiens ont brigué cet emploi, Tous le voulaient avoir je l’ai gardé pour moi ; S’il est quelque danger leur zèle le partage, Et pour prendre leur part d’un si bel avantage ? 465 Ils ont contribué de tous leurs diamants, JOSAPHAT. Ô parfaite union ! merveilleux sentiments ? Grand Dieu de Barlaam illumine mon âme, Éclaire mes esprits d’une céleste flamme, Et dispose mon cœur à recevoir ta Loi, BARLAAM. 470 Pour s’y bien préparer il suffit de la Foi ? JOSAPHAT. Oui, je me sens épris d’une divine audace, Et mes sens sont remplis des effets de sa grâce ; Je me sens détacher des choses d’ici-bas, Et quand je vois le Ciel la terre a peu d’appas : [p. 32] 475 Je recherchais en moi cette béatitude, Mon âme s’y portait avec inquiétude ? Elle a roulé longtemps de désirs en désirs, 42 « Amour n’avait, dans l’ancienne langue, que le genre féminin », Maurice Grevisse, Le Bon Usage, 4 e édition, Gembloux : J. Duculot, 1949, § 253. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 130 BARLAAM. L’on ne trouve qu’en dieu de solides plaisirs. JOSAPHAT. Arache, avec raison j’ai combattu tes fables, 480 Mon esprit trouve enfin des raisons véritables : Je vois tes faussetés mon œil n’est plus trompé, Et d’un voile confus il est développé ? Je te perds Barlaam ; BARLAAM. Ma prise est impossible, À cent pas du Palais je me rends invisible ; 485 Il est des lieux secrets et grand nombre de cours, Les déserts de Sennaar 43 ont dix mille détours ; Un pays souterrain nous cache à votre vue, Et de précautions ma sortie est pourvue, JOSAPHAT. Sors sors je t’y joindrai si je trouve ce lieu, 490 Et là tu m’instruiras des secrets de ton Dieu, De ta Religion. [p. 33] BARLAAM, sortant. Il est de votre gloire ; Mon Dieu, j’ai commencé poursuivez ma victoire. SCÈNE V. JOSAPHAT, seul. J’entre dans le combat, puissant Dieu défends-moi, De moi je ne puis rien je puis tout avec toi, 495 Fausses divinités que mon peuple idolâtre, Ma main vous encensait, ma main vous veut abattre ; J’adore le vrai Dieu 44 , vos honneurs lui sont dus, Et je me plains des soins que je vous ai rendus : Je parle à des métaux à des Dieux insensibles, 500 Qu’on fait si corporels et qu’on rend invisibles ? Mon Dieu ! que vois-je ici ce qui m’est le plus cher, Donne-moi les moyens de le pouvoir toucher. 43 Nous avons remplacé « Sennar » par « Sennaar ». 44 Josaphat se convertit au christianisme. JOSAPHAT 131 [p. 34] SCÈNE VI. JOSAPHAT, ABENNER. ABENNER. Hé bien tout se prépare à ce grand hyménée, Il va solenniser cette belle journée, 505 Tout le Peuple et la Cour dressent leur appareil, Narsingue jusqu’ici n’a rien vu de pareil ; Voici des diamants d’une grosseur extrême Il faut qu’elle les porte avec son diadème, Le front d’Amalazie éclairera ces lieux 510 Et joindra tout son lustre à l’éclat de ses yeux. JOSAPHAT. Seigneur, je viens de faire une plus belle emplette Je tiens en ma puissance une perle parfaite, Et vous la trouverez merveilleuse en ce point Que l’on la peut donner et qu’on ne la perd point, 515 Tous la peuvent avoir quoiqu’elle soit unique Sans être divisée elle se communique, Telle que le Soleil qui peut tout éclairer Et qui commun qu’il est ne se peut attirer. [p. 35] ABENNER. Fais-moi participer d’une chose si rare, JOSAPHAT. 520 Celui qui la reçoit ne doit point être avare, Il doit tout prodiguer ? ABENNER. J’offre tout mon trésor, Pourrait-il l’égaler. JOSAPHAT. C’est trop peu que de l’or ; Son prix est excessif, sa valeur est extrême Il faut que par échange on se donne soi-même. ABENNER. 525 Montre-moi cette perle ? JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 132 JOSAPHAT. Elle vous éblouit ? L’on ne la saurait voir que quand on en jouit, Et dès qu’on la possède il s’y forme une flamme Invisible à nos yeux et visible à notre âme, Elle, dont la lumière y trouve tant d’appas 530 Découvre apparemment ce que l’œil ne voit pas. [p. 36] ABENNER. Fais-moi donc concevoir ? JOSAPHAT. Vous pouvez m’entendre ? Et sans être Chrétien l’on ne me peut comprendre. ABENNER. Chrétien ! JOSAPHAT. Oui je le suis, Seigneur imitez-moi, Quoi vous vous étonnez ? ABENNER. Ah ! mon fils est-ce toi ? JOSAPHAT. 535 Oui, Seigneur 45 , je vous parle et puissiez-vous m’entendre, Je sais que ce rencontre a de quoi vous surprendre ; C’est c’est de Barlaam de qui mon Dieu se sert Que sa voix a tiré du milieu d’un désert, Que le Ciel a choisi pour remplir vos présages 46 540 Et qui pour mon salut a franchi cent passages, Il s’est ici glissé malgré mille témoins Et son déguisement a vaincu tous vos soins, Tous vos faux Dieux ? [p. 37] ABENNER. Tais-toi. 45 Nous avons remplacé « Seig. » par « Seigneur ». 46 Voir supra la note 41. JOSAPHAT 133 JOSAPHAT. Je n’ai plus de paroles Que pour vous reprocher l’abus de vos idoles ? ABENNER. 545 À tes impiétés je tremble et je frémis, Sors, je ne te vois plus qu’entre mes ennemis ? Sors sors, blasphémateur évite ma colère, JOSAPHAT. Hé bien sortons mon Dieu, je te laisse mon père. SCÈNE VII. ABENNER, seul. C’est donc toi Barlaam, âme lâche et sans foi, 550 Ayant trahi tes Dieux, viens-tu trahir ton Roi ? Tristes prédictions funestes conjonctures, Par qui nous prévoyons toutes nos aventures ? Esprits trop curieux qui cherchez vos malheurs Combien votre science a-t-elle de douleurs, [p. 38] 555 De ses folles erreurs nos âmes sont déçues, L’homme sans y penser travaille à leurs issues ; Il entre dans le piège en voulant l’éviter, Et la peur de tomber le fait précipiter ? Nous sommes malheureux devant le temps de l’être, 560 Et nos enfants le sont avant que de bien naître : Josaphat est Chrétien, l’on me l’a présagé, Grand avertissement t’avais-je négligé ; Je vois par cet objet redoubler ma tristesse, Te puis-je consoler, malheureuse princesse. SCÈNE VIII. ABENNER, AMALAZIE, ARACHE. ARACHE. 565 Seigneur Amalazie attend de nouveaux fers, AMALAZIE. Non ce n’est point assez des maux que j’ai soufferts ; Je me viens condamner à de nouvelles peines, Au trône à votre fils je préfère mes chaînes ; JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 134 Ne vous prévalez pas des droits de mon vainqueur, 570 Et ne présumer point de contraindre mon cœur : Le sort, en m’ôtant tout m’a laissé le courage, Le sang de Sinanor ne sent point l’esclavage ; [p. 39] Il n’éprouva jamais que c’est que d’obéir, Mais dans moi la fortune a voulu le trahir ? 575 Elle a cru par la fille assujettir le père, Gardons en dépit d’elle un Royal caractère : Oui, fameux Sinanor, je soutiendrai mon rang, Je saurai maintenir l’honneur d’un si beau sang ? Seigneur, n’alléguer point le droit de vos conquêtes, 580 Ses pareils n’ont point vu que des Dieux sur leurs têtes ; Et le fameux motif de tous vos différents, N’est qu’un commun prétexte entre des conquérants : Vous prétendiez de lui de plus grands avantages, Vous vouliez son Empire et non pas ses hommages ; 585 Sur un simple refus vous l’avez oppressé, Il vous dénia l’un, l’autre vous fut laissé ? Prenez tous ses États je vous les abandonne, Possédez-les Seigneur, la guerre vous les donne ; Le conseil de Narsingue autorise ses lois, 590 Et s’il faut mon aveu je vous cède mes droits : Épuisez épuisez tout le sang de mon père, Élevez sur son trône une race étrangère ? Laissez-moi consommer dedans une prison, Et jusques à son soutien abattez ma maison : 595 Mais délivrez mon cœur de cette servitude, L’esclavage du corps n’est-il pas assez rude ! Rien que ma liberté ne peut plaire à mes yeux, ABENNER. Haïssez Josaphat, il est trop odieux ? [p. 40] Votre possession est un don trop insigne ? 600 En se rendant chrétien il s’en est fait indigne 47 . ARACHE. Il est Chrétien ? ABENNER. Il l’est qu’on coure des déserts, Qu’on cherche Barlaam qu’on l’accable de fers ; 47 Le roi accepte le refus d’Amalazie d’épouser Josaphat. JOSAPHAT 135 Vous gardes imprudents, UN GARDE. Seigneur. ABENNER. Suivez ce lâche, Malgré tous leurs détours c’est en vain qu’il s’y cache. ARACHE. 605 Il sera malaisé de l’y pouvoir saisir, Et dès qu’on peut avoir un moment de loisir, Au sortir du Palais l’on s’abîme sous terre. ABENNER. Il y sera trouvé par l’éclat d’un Tonnerre ? Dieux ! s’il est de besoin que mon fils meure aussi, 610 Si vous le souhaitez je le désire ainsi, [p. 41] Oui qu’il meure ? AMALAZIE. Ah ! Seigneur. ARACHE. Tentez une autre voie, Servez-vous du moyen que le Ciel vous envoie : Je sais un beau secret dont vous devez usez, Le prince Josaphat s’y pourrait abuser ; 615 Nacor 48 et Barlaam ont tant de ressemblance, Que la Cour se trompait dedans cette apparence : L’on prenait l’un pour l’autre à leurs linéaments, Et l’on n’en fit jamais de vrais discernements ; Ils ont la même voix, ils ont même visage, 620 Ils ont les mêmes mœurs, ils semblent du même âge : L’on croit que la Nature y fit mêmes efforts, Enfin qu’une seule âme anime ces deux corps. ABENNER. Je vois ton artifice ? 48 Courtisan du roi Abenner. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 136 ARACHE. Il nous le faut instruire, Et devant votre fils, il le faut produire ; [p. 42] 625 Il feindra quelque temps de prendre son parti, Et d’abord que son cœur se sera démenti ; Il se laissera vaincre après sa résistance, ABENNER. Il faut que de son Dieu, Nacor ait connaissance ; ARACHE. Il sait parfaitement les erreurs d’un Chrétien. ABENNER. 630 Hé bien ! disposez-vous à ce grand entretien ? Rendez-vous-y Madame, et par votre présence, Vous donnerez du poids à cette conférence : Allons-y donc pourvoir, Dieux voici des arrêts, L’on y va décider de tous vos intérêts 49 . Fin du second Acte. 49 La ruse consiste à faire passer Nacor pour Barlaam afin de retirer Josaphat du christianisme. JOSAPHAT 137 [p. 43] ACTE III. SCÈNE I. ABENNER, NACOR. ABENNER. 635 Nacor, en ce rencontre il se faut bien conduire, Je te ferai puissant si tu le peux réduire : Je te veux accabler et de bien et d’honneur, NACOR. Et s’il ne me prenait que comme un suborneur ; S’il vient à découvrir ce mauvais artifice, ABENNER. 640 N’importe, en ce dessein je serai ton complice : D’ailleurs, étant pareils de visage et de voix, Il est bien malaisé qu’il ne se trompe au choix ; [p. 44] Qu’il discerne le faux d’avec le véritable, NACOR. Il est bien vrai qu’en tout je lui parais semblable : ABENNER. 645 Je crains qu’au vêtement il n’ait quelque soupçon, NACOR. Il en peut bien avoir de diverse façon ? Barlaam put avoir quelque ami dans la ville, Qui lui persuada ce changement utile ; Et de crainte qu’au sien il n’ait été surpris, 650 Il a pu dépouiller celui qu’il avait pris, Et d’ailleurs votre fils croit sa prise assurée, Sans s’en fier à vous ses yeux l’ont avérée ? Il me croit Barlaam, ABENNER. Il se doit rendre ici, La plupart de ma Cour s’y doit trouver aussi ? 655 Feins bien adroitement, contrefais le fidèle, Laisse emporter ton âme au courant de ton zèle ; Et laissant par degrés ralentir cette ardeur, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 138 Après tant de chaleur montre quelque froideur ? Quitte insensiblement le soin de te défendre, 660 Et par un désaveu force-toi de te rendre : [p. 45] Bientôt ce criminel me doit être amené, NACOR. Je saurai maintenir ? ABENNER. Voici cet obstiné : Nos Dieux dedans tes mains ont remis leur victoire, Et comme d’un dépôt réponds-leur de leur gloire : 665 Fais enfin triompher la loi que nous tenons. SCÈNE II. ABENNER, ARACHE, JOSAPHAT. AMALAZIE, NACOR, Courtisans. ARACHE. Seigneur, voici le Prince et nous vous l’amenons : [p. 46] ABENNER. Viens donc cœur endurci, viens écouter ton maître. JOSAPHAT. Ah ! mon cher Barlaam ? ABENNER. Viens seconder ce traître ? JOSAPHAT. Malgré ta prévoyance es-tu donc arrêté, 670 Et dedans ce péril comment t’es-tu jeté. NACOR. En sortant d’un danger j’ai rentré dans un autre, Et la garde du Roi moins proche que la vôtre ; À qui quelque rumeur donna ce grand loisir, Recouvra par hasard le temps de me saisir. ABENNER. 675 Hé bien mon fils, mes Dieux n’ont-ils point de justice, JOSAPHAT 139 En fuyant un abîme il trouve un précipice ; Et ce pressant remords quand il fut agité, Le ramène au péril qu’il avait évité ? Tu mourras suborneur, [p. 47] NACOR. Que l’on m’ôte la vie, ABENNER. 680 Je te contenterai si c’est là ton envie : J’avais cru te punir par un bannissement, Mais il faut t’ordonner un plus grand châtiment. Ton trépas, NACOR. Je l’attends. ABENNER. Avant que tu l’endures, Je te veux faire voir toutes tes impostures : 685 De mes Dieux et du tien faire comparaison, Et par ton propre aveu convaincre ta raison ? Défends en liberté ta trompeuse doctrine, Parle-moi de ton Dieu dis-nous son origine ; S’il a des qualités à régner dans les Cieux, 690 S’il est digne d’entrer au nombre de mes Dieux ; Et s’il a mérité qu’on lui bâtisse un Temple 50 , JOSAPHAT. C’est ici Barlaam que ton Dieu te contemple ? Tu te vois exposé dans un double danger, Tu ne t’en puis sauver, il s’y faut engager : [p. 48] 695 Loin d’éviter la mort qui s’offre à ta carrière, Regarder ton trépas qui te suit en arrière ? Avance, ou bien recule, il faut ici périr, Vois donc en quel péril il te plaît de mourir : Quel ennemi veux-tu, le fils ou bien le père, 700 Choisis de ma rigueur ou bien de sa colère : Même sans implorer un moment de loisir, Devant toute la Cour explique ton désir ; 50 Cette demande de la part du roi fait partie de la ruse de retirer Josaphat de la religion chrétienne. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 140 Je signe par mon sang la loi qui m’est apprise, La raison veut aussi que ta mort l’autorise ; 705 Puis donc que mon salut t’amenait en ce lieu, Défends avecque moi la gloire de ton Dieu. NACOR. Oui, je la maintiendrai puisqu’il me la confie, Et puisqu’il l’a commise à ma philosophie : Je m’offre à vous prouver toutes nos vérités, 710 Et vous réduire au long toutes ces qualités, Ce grand Dieu que j’adore est tout inconcevable, Et l’on le définit une essence ineffable : Il vit tout commencer, il verra tout finir, Il comprend le passé, le présent, l’avenir ; 715 Dans lui sont tous les temps il règle nos années, Et ce Maître absolu régit nos destinées : Vous donnez à vos Dieux un pouvoir limité, Vous les avez soumis à la fatalité ? Le mien ne reçoit point, ni d’égaux, ni de Maîtres, 720 Cet être indépendant est le premier des êtres ; [p. 49] Ce Dieu, quoiqu’il soit un, forme une Trinité, Et dans sa Trinité garde son unité : Le père en regardant sa très divine essence, Engendre son cher fils de cette connaissance ; 725 Ainsi que d’un miroir où frappe le Soleil, Il s’en peut réfléchir un rayon tout pareil : Par des relations et de fils et de père, L’entendement de l’homme a conçu ce mystère, Non que cette action ait eu quelques instants, 730 Qu’il soit intervenu priorité de temps : Le père est seulement premier par origine, D’une émanation adorable et divine ; Du mutuel amour 51 qu’ils se rendaient tous deux, Ils firent procéder un Dieu tout amoureux : 735 Un esprit tout de feux, un esprit tout aimable, Et cet élancement produisit leur semblable ; Ainsi quoiqu’ils soient trois, l’on n’en doit croire qu’un, Tout ce que l’on possède est aux autres commun ? Concevez-les ensemble ils ont même avantage, 740 Séparez leur personne ils ont même partage : Ils sont associés par un commerce étroit, 51 Ici, « amour » est masculin. Voir supra la note 42. JOSAPHAT 141 Et tous trois d’un accord s’approprient un droit ? Ce Dieu qui conçoit tout, se pouvait seul comprendre, Ce qui sortait de lui dans lui se venait rendre : 745 Par sa propre existence il logeait dedans lui, Et de son propre poids il était son appui : Ces mystères divins vous sont inconcevables, Et de si hauts discours sont à peine traitables, [p. 50] ABENNER. Qu’on arrache la langue à ce blasphémateur, 750 Comme toi suborneur, il fut un imposteur ; Ton Dieu, s’est vu mourir avec ignominie, NACOR. Il se soumit lui-même à cette tyrannie ? Il devait accomplir ce qu’il se prescrivait, Et selon ses souhaits toute chose arrivait. ABENNER. 755 Tombe-t-il sous les sens qu’un Dieu se soit fait homme, NACOR. L’amour qu’il a pour nous jusque-là le consomme ; Entre l’homme et le Ciel il fallait un milieu, Et pour votre pardon le sang d’un homme Dieu ? Vos Dieux ont bien paru sous diverses figures, 760 Ils ont bien avili leurs divines natures ; Doutez-vous que le mien n’ait pu ce qu’ils ont fait, Et qu’il n’ait pu le même en un contraire effet : Vos Dieux sous cette forme étaient ce que nous sommes, Ils étaient scandaleux aux yeux même des hommes ; 765 Les mortels rougissaient de les voir vicieux, Et de leur voir souiller, et la Terre et les Cieux : [p. 51] Et quoiqu’accoutumés à des crimes extrêmes, Ils méprisaient des Dieux qui s’offensaient eux-mêmes : Le mien, prit sur la Terre un plus noble projet, 770 Et le salut du monde était son seul objet, Il y vint habiter il en chassa le vice, Qui se vengeant d’un Dieu suscita son supplice ; Et qui par son abord se voyant abattu, Par un dernier effet fit punir la vertu ; 775 Enfin vos Dieux souffraient et commettaient le crime, Ma loi n’enseigne rien qui ne soit légitime. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 142 ABENNER. C’est trop ? NACOR. Amalazie, Arache, vous mon Roi, Pliez, pliez le col subissez cette loi ; Le joug de mon Sauveur, n’est pas insupportable, 780 Le servir c’est régner son Empire est aimable : Il nous entraîne à soi par de douces rigueurs, Et sans être Tyran il enlève nos cœurs ; Prenez, prenez mon Prince, une sainte furie, Par arrêt solennel chassez l’idolâtrie ; 785 Rappelez les Chrétiens que vous avez chassés, Relevez les Autels que l’on a renversés ? Faites à notre Dieu de nobles sacrifices, Et condamnez au feu vos Dieux et leurs complices. [p. 52] ABENNER. Barlaam ? NACOR. Périssez-vous qui les adorez, 790 Qui rendez des honneurs à des marbres dorés ? Qui n’ayant point de Dieux vous faites des images, Et qui vous soumettez à vos propres ouvrages ? Périssent tous les Dieux que vous idolâtrez, Tombe, tombe, les lieux dans lesquels vous entrez. ABENNER. 795 Traître ? NACOR. Je suis Chrétien, ABENNER. Cet adieu t’est funeste, NACOR. Je le suis et l’étais ma foi se manifeste ? C’est se trop déguiser, Seigneur je suis Chrétien, [p. 53] ARACHE. Il feint avec adresse ? JOSAPHAT 143 AMALAZIE. Il le contrefait bien ; NACOR. Vous en doutez encore ? ABENNER. Lâche, tu continues, NACOR. 800 Toutes vos faussetés doivent être connues ! ABENNER. Ah ! c’est trop Barlaam ? NACOR. Non, non, je suis Nacor, JOSAPHAT. Dieu tout miraculeux je te bénis encor ; [p. 54] Tes opérations, sont vraiment merveilleuses 52 , NACOR. Et nos façons d’agir sont bien souvent trompeuses : 805 Notre Dieu comme il veut détermine de tout, Quand l’homme a proposé ce Tout-Puissant résout ? Seigneur, l’on vous trompait dessus une apparence, Et votre œil s’est déçu par cette ressemblance : Barlaam n’est point pris, je me nomme Nacor, JOSAPHAT. 810 Puissant Dieu des Chrétiens je te bénis encor ! Il n’appartient qu’à toi de faire ces miracles, De l’âme de mon père arrache tous obstacles : Le mensonge tient-t-il contre tes vérités, Et son aveuglement contre tant de clartés ? 815 Amalazie, Arache adorez sa puissance, Et les rares effets de cette providence. 52 Nacor, lui aussi, est chrétien. Ses paroles ne servent qu’à renforcer la foi chrétienne de Josaphat. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 144 NACOR. Revenez, revenez de votre étonnement, Reconnaissez le Ciel à cet événement ? Mon Dieu, se joue ainsi de la prudence humaine, 820 Pouvez-vous résister, à l’esprit qui vous traîne ; [p. 55] Qui par tant de clartés vous décille les yeux, Et dont le saint courroux vous arrache à vos Dieux ; Il vous fait violence ? ABENNER. Ah ! tu mourras perfide, NACOR. Je suis fortifié je ne suis plus timide ; 825 Sachez que Barlaam, m’enseigna cette loi, Mon Dieu dans son absence a soutenu ma foi ; Mon cœur mieux affermi ne craint plus vos supplices, ABENNER. Je les redoublerai ? NACOR. J’aurai mille complices ; Et toute votre Cour est pleine de Chrétiens, 830 Ils me vont imiter. ABENNER. Être trahi des miens. [p. 56] NACOR. Loin de prêter la main à votre stratagème, ABENNER. Traître ? NACOR. J’ai concerté de vous tromper vous-même ; Et cette occasion s’étant offerte à moi, J’ai dû m’en prévaloir, j’ai dû Seigneur, ABENNER. Tais-toi ? JOSAPHAT 145 NACOR. 835 Puis donc qu’il se faut taire allons à mon martyre, Et tracer par mon sang ce que je ne puis dire : ABENNER. Qu’on le mène à la mort ? NACOR. Prince, je vais mourir. JOSAPHAT. Notre Dieu t’a montré l’exemple de souffrir ? [p. 57] Va, va je te vais suivre, et suivre un si grand Maître 840 Il est mort pour les siens, ABENNER. Veux-tu suivre ce traître. SCÈNE III. ABENNER, AMALAZIE, ARACHE, JOSAPHAT. JOSAPHAT. Seigneur, je suis Chrétien, je me fais mon arrêt, Je suis prêt de mourir pour le même intérêt. AMALAZIE. Ah ! Seigneur ? ARACHE. Ah ! mon Prince. JOSAPHAT. Arache et vous Princesse, Mon âme désavoue une telle faiblesse : [p. 58] 845 Apprenez que mon Dieu se sait faire louer, Qu’à la face de tous il le faut avouer ; D’une indigne pitié votre haine est suivie, Après tous vos mépris devrais-je aimer la vie : Vous feignez de souffrir ne faites point d’effort, 850 Je n’exige de vous qu’un soupir à ma mort, Vous Seigneur, ces faux Dieux ! JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 146 ABENNER. Ne crains-tu point la foudre, JOSAPHAT. Elle mettra plutôt tous vos Autels en poudre. ABENNER. Les Autels de ton Dieu ne sont pas établis, Et quand ils le seraient ils seraient démolis ; 855 J’en purgerais bientôt la face de la terre, Ma main épargnera cette peine au tonnerre : JOSAPHAT. Ah ! Seigneur, si mon Dieu n’arrêtait son courroux, Son indignation éclaterait sur vous ? Mon Dieu, suspens ta foudre et retiens ta colère, 860 Épargne en ma faveur la tête de mon père. [p. 59] SCÈNE IV. ABENNER, AMALAZIE, ARACHE. ABENNER. Il court à son malheur il lui faut résister, Et malgré sa vitesse il le faut arrêter : Sauvez-le, Amalazie, et daignez l’entreprendre, Ce sont vos seuls efforts qui me le pourront rendre, 865 Nous y perdons tous deux si mon fils est perdu, AMALAZIE. Attendez-le des Dieux, il vous sera rendu : Je ne puis rien sur lui ? ABENNER. De vous seule j’espère, Faites ce que n’ont pu ni les Dieux ni son père, Madame, sa défaite est en votre pouvoir, AMALAZIE. 870 Prenez d’autres moyens je ne le saurais voir ; [p. 60] ABENNER. Rendez-moi cet office et vous servez vous-même ; JOSAPHAT 147 AMALAZIE. Seigneur, je n’y puis rien ? ABENNER. Ma Princesse il vous aime, C’est trop se défier du pouvoir de vos yeux 53 , AMALAZIE. Qui peuvent mes raisons, laissez ce soin aux Dieux. ABENNER. 875 Enfin, enfin je prie et même je l’ordonne, J’ai quelque autorité dessus votre personne. AMALAZIE. Vous Seigneur ? ABENNER. Moi Madame, et vous l’éprouverez, Si vous n’obéissez vous la ressentirez ; Vous êtes mon esclave ? [p. 61] AMALAZIE. Et je puis ne pas l’être, 880 Bientôt par mon trépas je n’aurai point de Maître. ABENNER. Vous pourrez donc choisir de la mort ou de lui, Enfin de votre sort décidez aujourd’hui ; Entrez dedans vos fers ou dans mon alliance, Et de ces deux partis faites la différence : 885 De vos ressentiments il me souvient encor, Vous m’avez reproché la mort de Sinanor 54 ; Que je retiens ses biens par la loi de la guerre, Vous avez su les droits que j’avais sur sa terre : Et comme ce vassal força son Souverain, 890 De les lui maintenir les armes à la main ; 53 Le roi Abenner espère que les charmes d’Amalazie persuaderont Josaphat d’abandonner sa nouvelle religion. « Le Roi des Indes charge la Princesse de cet emploi, que l’Historien de la vie de Barlaam attribue à une vile Courtisane », Parfaict, Histoire du théâtre français, t. VII, p. 15. 54 Nous avons remplacé « Cinanor » par « Sinanor ». JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 148 Vous ne démentez point l’orgueil de votre père, Dedans votre famille il est héréditaire ; Mais, je saurai rabattre un orgueil qui vous perd, Adieu pensez-y bien. [p. 62] SCÈNE V. AMALAZIE, ARACHE. AMALAZIE. Il s’est enfin ouvert, 895 Et ce lion cache manifeste sa rage, ARACHE. Humiliez ce cœur abaissez ce courage. AMALAZIE. Ce tyran me l’ordonne il parle absolument, Moi, j’aimerais son fils après ce traitement ? Tyran, ton alliance a-t-elle tant de charmes, 900 Je n’y remarque rien que des sujets de larmes : Irai-je sur ce trône où tu me veux placer, Mon père en est tombé je l’ai vu renverser ; Et de quelque côté que je le considère, Il n’est point de chemin que le corps de mon père ? 905 C’est là le seul degré qui m’élève à son rang, Et toute cette place est rouge de son sang ; Rends-moi dans mes États par de plus belles voies, Regarde cet endroit par lequel tu m’envoies ; Tu me donnes en dot le vol que tu me fis, 910 Le père me le rend par la main de son fils : [p. 63] Et croyant lui remettre une part de son crime, Il pense d’un larcin faire un don légitime ? Garde, garde tyran ce que tu m’as volé, Vois à ton Empire un état désolé ; 915 Tyran, enrichis-toi du sac de mes Provinces, Et rends ton héritier le plus puissant des Princes, Contrains tes alliés d’être ses hommagers, Force à l’idolâtrer les peuples étrangers ! Mais ne te flatte point de me le rendre aimable, 920 Avec toute sa pompe il me semble effroyable ; Ce déplaisant objet m’est autant odieux, Qu’il est digne de l’être et qu’il l’est à nos Dieux, JOSAPHAT 149 ARACHE. De quoi l’accusez-vous ? AMALAZIE. Des crimes de son père, Par là je l’envisage et je le considère. ARACHE. 925 Voyez-le : AMALAZIE. Me forcer de voir, votre rival, ARACHE. Madame, allez le voir je sais qu’il m’est fatal : [p. 64] Mais quelque sentiment que mon amour me donne, Le malheur de ce Prince afflige ma personne ? Permettez que j’imite un amour généreux, 930 Qui préfère aux grandeurs un Prince malheureux ; Puisque j’admire en vous ces grandeurs de courage, Souffrez qu’en les louant je les mette en usage, Et que prenant de vous de si braves mouvements, Je pratique à mon tour ces nobles sentiments : 935 Allez, allez Madame, essayez sa défaite, Vous avez en partage une âme trop parfaite : Quelque premier soupçon que mon amour ait eu, Il a tort de douter de la même vertu : Je n’appréhende point de perdre Amalazie, 940 Elle a le cœur trop grand, tais-toi ma jalousie ; Tous tes raisonnements sont ici superflus, Laisse aller ma Princesse et ne la retient plus. AMALAZIE, seule. Ce que n’a pu le trône, Arache l’a pu faire, Il le peut il le veut, Amour il faut lui plaire. Fin du troisième Acte. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 150 [p. 65] ACTE IV. SCÈNE I. JOSAPHAT, seul. 945 Mon Dieu, tu vois des cieux les périls que je cours Parmi tant de dangers j’ai besoin d’un secours : Sans que mon cœur, contre eux hasarde sa défaite, Je les surmonterai par ma seule retraite ? Fermons à ma sortie et l’oreille et les yeux, 950 N’écoutons que mon Dieu ne voyons que les Cieux ; Rentrons dans ce Palais j’y laisse Amalazie, Mon Dieu, divin rival vois-la sans jalousie : Ne me possède pas avec tant de rigueur, Et souffre qu’elle prenne une place à mon cœur, 955 Mon amour pour tous deux sera toujours extrême, Tous deux vous m’êtes tout je t’adore et je l’aime ; Mais l’ingrate me hait et trompeur en ce point, Je te viens présenter ce qu’elle ne veut point : Mon cœur détache-toi de cette indigne flamme 960 Amour, profane amour sors enfin de mon âme ; [p. 66] Je ne te puis souffrir dedans ce lieu sacré, Il faut que tout en sorte étant pleine d’un Dieu : Mon Dieu je vois venir cette belle idolâtre. SCÈNE II. AMALAZIE, JOSAPHAT. JOSAPHAT. Madame à quel dessein me venez-vous combattre ? AMALAZIE. 965 Vous savez le sujet qui me conduit ici, JOSAPHAT. Certes vous m’étonnez par un si grand souci, Je ne puis découvrir d’où procède ce Zèle, Je ne l’attendais pas d’une âme si cruelle. À peine en vous voyant puis-je craindre mes yeux, AMALAZIE. 970 Me quittez-vous Seigneur délaissez-vous vos Dieux, JOSAPHAT 151 JOSAPHAT. Cet Éloge n’est dû qu’au Dieu de la nature Dont la grandeur éclate en chaque créature, Dont la profusion a paru dessus vous Et qui de son image est devenu jaloux, [p. 67] 975 S’il peut être troublé votre malheur le touche Écoutez son reproche il se plaint par ma bouche, Et vous dit qu’un objet qu’il a rempli d’appas, Est ingrat s’il ne l’aime et ne l’adore pas, C’est votre Souverain faites-lui donc hommage 980 Et révérez un Dieu dont vous êtes l’image, AMALAZIE. Le Dieu que vous servez ? JOSAPHAT. Est un amant jaloux, Il ne veut point entrer en partage avec vous, Il a mis entre nous un Éternel obstacle Et pour nous réunir il doit faire un miracle, 985 Mais si je l’ose dire avec quelque raison Et si j’ose avancer cette comparaison, Vous pouvez, s’il l’a fait, défaire cet obstacle Et contre lui tenter un contraire miracle, En nous désunissant sa force s’est fait voir 990 En nous réunissant montrez votre pouvoir, Votre Toute-Puissance égalera la sienne, Même vous la vaincrez en vous faisant Chrétienne, Vous me rendrez l’amour que l’on me vient d’ôter, AMALAZIE. Seigneur, à quel espoir vous laissez-vous flatter, 995 Un Prince comme vous né dans l’or et la soie Qui doit vivre et mourir au milieu de la joie, [p. 68] Dont l’âge doit passer dans les contentements Et dont les jours n’auront que d’aimables moments, Se doit-il figurer un bien imaginaire 1000 Souffrir toute sa vie un tourment volontaire, Et dédaignant ici de solides appas, Courir après un bien qui ne se trouve pas, Vous quittez pour cela, sujets, amis et père, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 152 JOSAPHAT. À père, amis, sujets, mon amour vous préfère, 1005 Si j’ai quelque regret c’est de vous délaisser AMALAZIE. Seigneur plus d’une fois vous y devez penser, JOSAPHAT. Il faut que je réponde à la voix qui m’appelle AMALAZIE. Devriez-vous écouter une voix infidèle, Et suivre un faux brillant qui vous mène au trépas JOSAPHAT. 1010 Madame imitez-moi, marchez dessus mes pas, Toi dont la forte voix a frappé mes oreilles Opère sur son cœur de semblables merveilles, [p. 69] Et l’élevant des sens fais-le monter à toi ? AMALAZIE. Votre félicité n’est donc que dans la foi, 1015 Faut-il pour être heureux s’imaginer de l’être Et peut-il accorder tout ce qui peut promettre, JOSAPHAT. Il nous donne encor plus il peut tout ce qu’il veut Et même en votre sort regardez ce qu’il peut, Vous êtes absolue et du nombre des Reines, 1020 Il a bien pu changer votre sceptre en chaînes, Il vous veut réserver un Empire Éternel Il vous ôte de l’âme un amour criminel, Ce désir des grandeurs l’instrument de vos pertes Et des calamités que vous avez souffertes, AMALAZIE. 1025 Est-ce là le secours que vous m’avez promis, JOSAPHAT. Vous voyez l’impuissance où le monde m’a mis ; Déjà ses partisans m’ont déclaré la guerre, Et je ne puis plus rien du côté de la terre, J’ai perdu mon crédit dans le conseil du Roi JOSAPHAT 153 1030 Mais dans celui du Ciel donnez-moi quelque emploi, [p. 70] Ordonnez que pour vous j’y fasse une prière Des bontés de mon Dieu vous l’aurez toute entière, Même vous aurez plus que vous ne demandez, AMALAZIE. Ô puissance secrète ? JOSAPHAT. Hé bien vous vous rendez ? 1035 Voyez si ma faveur n’a pas de l’efficace Puisque sans le prier il nous donne sa grâce, Nacor a commencé ce que vous avez fait 55 De ses raisonnements c’est la suite et l’effet, Vous avez achevé d’affermir ma croyance 1040 Et j’étais disposé à cette connaissance, AMALAZIE. Oui, je me rends au Dieu que vous nous enseignez. JOSAPHAT. Quelles sont les bontés que vous me témoignez, Il vous reste mon Dieu de nouvelles matières Sur Arache et mon père étendez vos lumières, 1045 Que de choses produit cet heureux changement En vous donnant au Ciel je vous rends votre amant, Je retourne à mes fers reprenez-moi Madame Et me restituez une place en votre âme, [p. 71] J’y puis bien compatir avecque notre Dieu, 1050 Donnez-lui le premier à moi le second lieu ; AMALAZIE. Je ne puis être à vous un autre me possède 56 , JOSAPHAT. Ô rival trop heureux ! faut-il que je te cède, Je ne demande plus d’où naissaient vos mépris. 55 Une note manuscrite dans l’édition originale indique que le locuteur devrait être Amalazie à partir du vers 1037, ce qui n’a pas de sens. Josaphat exprime sa joie que la princesse elle-même accepte la grâce de Dieu, affermissant sa propre croyance. 56 Il s’agit d’Arache. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 154 AMALAZIE. Ma conquête Seigneur n’est pas d’un si grand prix, 1055 Que vous puis-je apporter qu’une dot très funeste Je n’ai plus que des fers c’est tout ce qui me reste, Seigneur je vous dois tout et ne vous donne rien, Si ce n’est que les vœux ? JOSAPHAT. Ennemi de mon bien ? Amant trop glorieux, Amant trop téméraire, 1060 Quel était ton secret qu’avais-tu pour lui plaire, Donne-moi, donne-moi, l’art de me faire aimer Et vous Madame, au moins daignez me le nommer : AMALAZIE. Ignorez-le Seigneur : [p. 72] JOSAPHAT. Il faut que je le sache Il paraîtra bientôt c’est en vain qu’il se cache, 1065 Et de quelque respect qu’il force ses désirs Je le vais reconnaître au bruit de ses soupirs. SCÈNE III. AMALAZIE, JOSAPHAT, ARACHE. ARACHE Ah ! Seigneur, ah ! Madame, JOSAPHAT. Et quoi d’où naît ce trouble ? Arache qu’avez-vous ? ARACHE. Ma frayeur se redouble. JOSAPHAT. Prince retirez-nous de notre étonnement, ARACHE. 1070 Je le vais augmenter, JOSAPHAT 155 AMALAZIE. Quel est ce changement ? [p. 73] ARACHE. L’on a fait un théâtre au milieu de la place, Il est environné d’un tas de populace, Et ce monstre immobile autant que curieux, Dessus cet échafaud semble attacher ses yeux ? 1075 Là, Nacor aux tourments donne son corps en butte, Et contre ses douleurs toute son âme lutte ; Quelque appareil de mort que l’on lui vienne offrir, Dedans cet intervalle il s’anime à souffrir, Pendant que ses bourreaux reprennent leurs haleines, 1080 D’une espérance avide il dévore ses peines ? Il se plaint du délai qui les fait respirer Il est impatient de vouloir endurer, Et voyant leurs apprêts ainsi que des amorces, Il leur désire même une part de ses forces : 1085 En soi-même il se plaint contre cette langueur, Et pour les exciter il montre sa vigueur ? Eux, comme des lions que fait rugir la rage, D’un œil étincelant s’entredonnent courage, Et poussant dessus lui des regards furieux, 1090 Ils s’efforçaient de loin de l’achever des yeux ; D’un œil qui les bravait il accroît leur audace Ils joignent aussitôt l’effet à la menace, Ils s’arment et Nacor les attend au combat, Mais son corps tout percé visiblement s’abat ; 1095 Ils y font promener et le fer et la flamme, À force de fouir ils poursuivent son âme ? [p. 74] Ces cruels curieux lassés de la chercher Se vengent sur le corps qui la leur veut cacher, Ils font de tous côtés de profondes blessures 1100 Ils pensent la trouver à force d’ouvertures, Et croyant obliger cette hôtesse à partir Lui montrent cent endroits pour la faire sortir, Cette âme entière en tout et dans chaque partie Trouve encor que le cœur retarde sa sortie, 1105 Avec quelque espérance elle entre dans ce fort Mais ce dernier mourant ressent enfin sa mort, Tout le corps en frémit sa force diminue Elle lui reprochant qu’il l’a mal soutenue, Et dédaignant ce lâche après si peu d’efforts JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 156 1110 D’un soupir indigné laisse tomber son corps 57 . AMALAZIE. Ô bienheureux Nacor ? ARACHE. Votre cœur en soupire ; Le plaignez-vous Madame : AMALAZIE. Oui je sens son martyre ? JOSAPHAT. Il est heureux Madame, et je ne le suis pas. ARACHE. Seigneur innocemment vous causez son trépas, [p. 75] 1115 Avec étonnement j’ai vu tout ce spectacle Et l’ayant vu je viens vous dire ce miracle, JOSAPHAT. Je ressens son supplice et sens un second mal, Arache, mes malheurs me donnent un rival, Je souffre d’autant plus dedans ma jalousie, 1120 Que je ne puis trouver l’Amant d’Amalazie, Il ose bien l’aimer et n’ose l’avouer, AMALAZIE. Seigneur, c’est un respect dont on doit le louer ; JOSAPHAT. Mon rival m’appréhende, ô ! la faiblesse insigne Ôtez-lui votre amour il s’en est fait indigne, 1125 Arache, m’aimez-vous, ARACHE. Jusqu’à mourir pour vous JOSAPHAT. Cherchez donc mon rival contentez un jaloux, 57 Cette narration du martyre de Nacor permet au dramaturge de cacher une scène de violence. JOSAPHAT 157 Je vous donne un emploi que je prendrai moi-même, Travaillons-y tous deux. AMALAZIE. Est-ce ainsi que l’on m’aime : [p. 76] JOSAPHAT. Quelle preuve plus grande en voudriez-vous avoir. AMALAZIE. 1130 Prince, si vous m’aimiez vous me le feriez voir ; Quoi me traiter d’esclave et me vouloir contraindre, Quoi m’aimant me donner des sujets de me plaindre ? Et quoi, Prince, est-ce à vous à me donner la loi, C’est à vous, c’est à vous, à la prendre de moi ; 1135 N’usez point du pouvoir que la guerre vous donne, Vous m’avez fait régner dessus votre personne : Je saurai maintenir le droit qu’on m’a donné, JOSAPHAT. Prononcez mon arrêt, je m’y suis condamné ? Je vous redonne encore une entière puissance 1140 Mais avec la justice accordez la clémence ? Ne désespérez pas un malheureux Amant, AMALAZIE. Prince soumettez-vous à mon commandement, Je vous défends d’aimer ? JOSAPHAT. N’achevez point Madame, Je ne vous donne point ce pouvoir sur mon âme, 1145 Vous usurpez un droit que je n’ai point sur moi, AMALAZIE. Et vous me contraignez à révoquer ma foi ; [p. 77] Je serai toujours libre au milieu de mes chaînes, Et j’y saurai garder la Majesté des Reines. JOSAPHAT. Ah ! je ne prétends pas, de vous vouloir forcer, 1150 Mais aussi permettez, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 158 AMALAZIE. Ah ! c’est trop me presser ? Prince, je vous défends de m’aimer davantage, Après cette défense une plainte m’outrage. JOSAPHAT. Arrêt impérieux aussi bien que fatal, Que l’on m’apprenne au moins le nom de mon rival. ARACHE. 1155 Je le connais Seigneur, JOSAPHAT. Tu le connais Arache ? AMALAZIE. Prince, ARACHE. Non, non, Madame, il faut que l’on le sache, [p. 78] C’est AMALAZIE. Arache arrêtez, gardez de le nommer, ARACHE. Il fut trop criminel en vous osant aimer ; Il m’a dit son malheur je vous le vais redire 1160 Et vous aurez pitié d’un si cruel martyre, J’aimais Amalazie et j’en étais aimé M’a-t-il dit, et l’amour dans ses yeux s’est armé, Et de ses mêmes traits dont il perça mon âme Dedans le cœur du Prince il fit naître ma flamme, 1165 Nous fûmes embrasés pour la même beauté, AMALAZIE. N’achevez point Arache ? JOSAPHAT. Étrange cruauté ? Ah ! Madame, c’est trop, vous êtes inhumaine, JOSAPHAT 159 ARACHE. Madame encor ce mot il ajouta, ma peine Est un ressouvenir qui redoubla mon mal 1170 Je travaillai moi-même à me faire un rival. [p. 79] JOSAPHAT. Je reconnais le mien, c’est toi, c’est donc Arache ARACHE. Oui, Seigneur, je l’étais en vain l’amour se cache, Quoi Seigneur j’aimerais en même lieu que vous Et vous ne vengez pas ? JOSAPHAT. Te voir avec courroux, 1175 Ô trop discret Amant, ô ! rival trop aimable, AMALAZIE. Il n’est point criminel je suis seule coupable : Seigneurs, regardez-vous d’un esprit plus remis Faut-il que ma beauté vous ait faits ennemi, ARACHE. Oui, Seigneur, j’ai failli mais regarder mon crime 1180 Ai-je dû dédaigner ce que votre œil estime, Je vous vois dire en vous en voyant tant d’appas Il eut été coupable en ne l’adorant pas, Mais j’ai dû bien prévoir qu’elle avait quelques marques À se faire adorer du plus grand des Monarques, [p. 80] 1185 Je n’ai point dû séduire une telle beauté ? JOSAPHAT. Ah ! cruel rends-moi donc ce que tu m’as ôté ; ARACHE. Seigneur je vous la rends mon âme vous la cède, Mon cœur est tout rempli du Dieu qui me possède. AMALAZIE. Tu me cèdes cruel, dispose de ton bien. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 160 ARACHE. 1190 Vous n’êtes point Chrétienne, et moi je suis Chrétien 58 ; Je ne puis vous aimer, JOSAPHAT. Ô l’étrange surprise ? ARACHE. Acceptez cet amant et par mon entremise, JOSAPHAT. Toi Chrétien ? ARACHE. Je le suis, je sens croître ma foi, Et le sang de Nacor se fait sentir en moi. [p. 81] AMALAZIE. 1195 Me voudrais-tu quitter, ARACHE. Dieu quelle tyrannie, Diviser une amour 59 qu’on vit si bien unie. JOSAPHAT. Divine providence, ô ! puissance des Cieux, Dont le secret ressort agit en tant de lieux, La Princesse est Chrétienne ? ARACHE. Ô Dieu quelle rencontre, 1200 C’est ici puissant Dieu que ta grandeur se montre ? Je puis donc vous aimer et sans empêchement, Pardonnez-moi, Madame, un divin châtiment ; Tout autre que ce Dieu qui fait tant de miracles, Ne pouvait entre nous apporter des obstacles ? 1205 Non, non, notre bonheur ne paraît qu’à demi, Nous avons à combattre un second ennemi. 58 Arache ignore qu’Amalazie est aussi chrétienne. 59 Voir supra la note 42. JOSAPHAT 161 JOSAPHAT. Arache, point de guerre et point de jalousie, Dieu seul doit posséder le cœur d’Amalazie, [p. 82] Allons trouver le Roi mourons tous constamment ? ARACHE. 1210 Seigneur, en ce rencontre agissons prudemment, Il nous faut empêcher la mort de la Princesse, Ce sexe pour souffrir a beaucoup de faiblesse, Ne disons point au Roi que nous sommes Chrétiens 60 JOSAPHAT. Ce sont vos sentiments, ce ne sont pas les miens, ARACHE. 1215 Vous verrez le succès qu’aura cette prudence : SCÈNE IV. AMALAZIE, ARACHE, JOSAPHAT, ABENNER, BARLAAM. ABENNER. C’est par là que tu peux arrêter ma vengeance, BARLAAM. Souffrez que je le voie ? [p. 83] JOSAPHAT. Ah ! fidèle Nacor, Est-ce toi que je vois ; quoi donc tu vis encor, Ô ! prodige inouï ? AMALAZIE. Merveilleuse aventure ? ARACHE. 1220 C’est là l’étonnement de toute la nature, 60 Afin de protéger Amalazie, Arache ne veut pas révéler au roi leurs croyances chrétiennes. Les sentiments du lieutenant général reflètent-ils les opinions de Magnon concernant la supériorité de l’homme dont le rôle est de protéger « le sexe faible » ? JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 162 BARLAAM. Vous voyez Barlaam ? JOSAPHAT. Il ne peut être pris ? BARLAAM. C’est avec raison que votre œil est surpris, La caverne où je vis est si vaste et profonde Que j’étais invisible aux yeux de tout le monde 1225 Quelques hommes armés m’appelaient dans ces bois Je crus en les oyant entendre votre voix, J’allais vous recevoir avec beaucoup de joie Quand par ma propre erreur je me rendis leur proie, [p. 84] JOSAPHAT. Hé bien à quel sujet t’amène-t-on ici, BARLAAM. 1230 Seigneur, Nacor est mort je veux mourir aussi ; L’on m’a voulu tenter par l’aspect des délices, L’on m’a voulu toucher par l’objet des supplices ? Menaces, ni présents, ne m’ont point ébranlé, Et parmi ces faux pas je n’ai point chancelé, 1235 J’avais promis au Roi de vous venir séduire, Mais, ABENNER. Suis-je encor trahi ? BARLAAM. Je venais vous instruire 61 , Et par mon exemple à mourir constamment, Dessus l’esprit du Roi j’ai gagné ce moment ? Et vous Prince aveuglé vous vous trompez vous-même 1240 Vous vous enveloppez dans votre stratagème, Et de ces mêmes traits qu’on lance contre nous Et la honte et le coup retombent dessus vous ; Et vous qui recherchez les grandeurs de la terre, N’aspirez qu’à des biens que n’ôtent point la guerre ? 61 Barlaam fit croire au roi qu’il allait l’aider à retirer Josaphat de la religion chrétienne. JOSAPHAT 163 1245 Et vous Prince vassal votre heur 62 est décevant, Notre Maître est si grand qu’on règne en le servant ; [p. 85] Vous dont la passion excessive et profonde Retient encore votre âme aux attaches du monde ; L’on ne peut contenir dedans un même lieu, 1250 La terre avec le Ciel, ni 63 l’homme avecque 64 Dieu. AMALAZIE, bas à Arache. Prince découvrons-nous ce grand zèle m’enflamme, ARACHE. Ce zèle est dangereux, conservez-vous Madame ? BARLAAM. Qu’on me mène à la mort, ABENNER. Hé bien donc tu mourras ? JOSAPHAT. Je demande la mienne, ABENNER. Hé bien donc tu l’auras ? 1255 Traître fils, qui te rends indigne de ce titre, ARACHE. Regardez ce qu’il est, ABENNER. Vous serez notre arbitre, [p. 86] Amalazie, et vous le devez condamner 65 . AMALAZIE. Quel est ce triste emploi que l’on nous veut donner, Ah ! Seigneur ? 62 Bonne fortune. 63 Nous avons remplacé « n’y » par « ni ». 64 Nous avons remplacé « avec » par « avecque » afin d’ajouter un pied au vers. 65 Le roi confie à Arache et à Amalazie la tâche de condamner Josaphat. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 164 ABENNER. Je le veux. AMALAZIE. Commandement farouche, JOSAPHAT. 1260 L’arrêt m’en sera doux d’une si belle bouche. Fin du quatrième Acte. JOSAPHAT 165 [p. 87] ACTE V. SCÈNE I. ABENNER, BARLAAM. ABENNER. Écoute Barlaam, j’ai différé ta mort, Je puis tout. BARLAAM. Vous pouvez disposer de mon sort, Je l’avoue et suis prêt d’en ouïr la Sentence, ABENNER. L’on juge Josaphat et dessus l’apparence, [p. 88] 1265 L’on peut bien présumer qu’il sera condamné, BARLAAM. Il saura bien mourir, ABENNER. Ne sois point obstiné ? BARLAAM. Non comme j’ai vécu je veux mourir fidèle, ABENNER. Après cette chaleur tu blasphèmeras ton zèle ; Et tu désavoueras cette austère vertu, BARLAAM. 1270 En vain jusques ici j’aurai donc combattu, Et j’abandonnerais le fruit de ma victoire, ABENNER. Non je ne prétends pas de te ravir ta gloire ; Ni moins de t’empêcher de révérer ton Dieu, Même pour l’adorer je vous assigne un lieu, 1275 Et dussent mes sujets condamner cet exemple, Je permets aux Chrétiens de lui bâtir un Temple ; [p. 89] Pourvu que Josaphat, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 166 BARLAAM. Ne m’ajoutez donc rien, Point de milieu, Seigneur, idolâtre ou Chrétien. ABENNER. Suppose que ton Dieu soit le seul adorable, 1280 Ton obstination n’est-elle point blâmable ; Du refus que tu fais donne-moi quelque sens À des Dieux étrangers j’offrirais de l’encens : Puisqu’en les encensant ou louant leurs idoles, Mon cœur démentiraient mes mains et mes paroles ; 1285 Qu’importe que mon fils manifeste sa Loi, Suffit que dans son âme il conserve sa Foi ? Tâche à le disposer à cette complaisance 66 , BARLAAM. Nous ne pratiquons point cette fausse prudence, Nous publions son nom avec un front ouvert. ABENNER. 1290 Cette erreur t’est nuisible et ton zèle te perd ? BARLAAM. Prince, il faut recourir à d’autres artifices, Ordonnez contre moi les plus rudes supplices ; [p. 90] Et tout ce que la rage a jamais inventé, Comme pour m’éprouver soit dessus moi tenté : 1295 Faites sonder mon cœur employez-y la flamme, Et comme sur le corps qu’on agisse sur l’âme ? Tâchez de la saisir et par mille tourments, Essayez si l’esprit a quelques sentiments ; Il en aura Seigneur, et contre sa nature, 1300 De ne pouvoir souffrir ce que le corps endure : Vous le sentirez plaindre, et dans sa dureté Faire ce doux reproche à sa divinité ? Vous qui m’avez formé d’une essence impassible, Quand on souffre pour vous pourquoi suis-je insensible ; 1305 Accordez cette grâce à mes justes transports, Et me donnez ici la nature du corps : Le corps voudrait former une contraire envie, Il lui demanderait une plus longue vie ; 66 Abenner permettra que Josaphat pratique sa religion en privé. JOSAPHAT 167 Il voudrait pour souffrir être fait immortel, 1310 Mais malgré son ardeur je ne le veux point tel ; C’est trop me retarder sortons de cette vie ? ABENNER. Quoi tu ne veux donc pas, BARLAAM. C’est là ma seule envie ; En vain vous m’appelez pour quelque autre raison, ABENNER. Gardes, qu’on le remette au fonds de sa prison. [p. 91] SCÈNE II. ABENNER, seul. 1315 Trouve-t-on parmi nous de pareilles constances, Est-ce à nous cruels Dieux de prendre vos vengeances ? N’avez-vous pas un foudre, êtes-vous impuissants, Par un signe apparent confondez tous leurs sens ; De l’âme des Chrétiens levez tous leurs scrupules, 1320 Faites-vous voir des Dieux à tous ces incrédules, Et puisqu’on nous demande où sont logés nos Dieux, En vous représentant décillez-leur les yeux ; Que l’un de vous descende, et se rende visible, Qu’il donne de son être une preuve sensible 67 ; 1325 C’est que vous vous plaisez à nous voir incertains, Et vous aimez l’erreur dans l’âme des humains : Mais voici de retour le Prince et la Princesse, Je tremble, leur abord marque quelque tristesse. [p. 92] SCÈNE III. ABENNER, AMALAZIE, ARACHE. ABENNER. Qu’est devenu mon fils ? 67 Le roi Abenner implore les dieux de se manifester afin que les chrétiens puissent revenir de leurs erreurs. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 168 ARACHE. Nous l’avons condamné, ABENNER. 1330 Quoi donc jusqu’à l’Arrêt son cœur s’est obstiné ? Gardes, qu’on l’exécute, arrêtez, qu’on l’amène, Non, non, ce criminel est digne de ma haine ; Je ne le veux point voir, qu’on l’aille dépêcher, Différez ? AMALAZIE, bas. J’ai prévu qu’il se pourrait toucher. [p. 93] ABENNER. 1335 Pourquoi retarde-t-on la mort de ce rebelle, Votre compassion est ici criminelle ? Prince, je n’entends point quel est votre intérêt, Par sa punition achevez son Arrêt ; Quand je commande ici personne ne m’écoute, 1340 Madame, AMALAZIE. Nous voyons, toute votre âme en doute, L’on n’ose s’assurer dessus vos volontés. ABENNER. Ah ! c’est trop le défendre, ô ! Dieux vous l’emportez, Ce combat m’est honteux il est jugé qu’il meure, AMALAZIE. Enfin vous l’ordonnez ? ABENNER. Il dut périr sur l’heure ; 1345 Vous deviez sur le champ l’immoler à nos Dieux, AMALAZIE. Aussi l’avons-nous fait, il est mort à nos yeux, [p. 94] L’on l’a 68 décapité dans la salle prochaine, 68 Nous avons remplacé « l’a » par « la ». JOSAPHAT 169 ABENNER. Il est donc mort ? AMALAZIE, à Arache. Voyez comme se perd sa haine ; Comme insensiblement s’affaiblit sa rigueur, 1350 Et comme l’amitié reprend place en son cœur. ABENNER. Hé bien ! Dieux inhumains j’ai suivi vos maximes, Tigres non pas des Dieux vous voulez des victimes, Et vous voulez encore qu’on vous croie innocents, Vous exigez de nous du sang au lieu d’encens ? 1355 Traître Dieux, Dieux cruels, vrais partisans du vice, S’il fallait pour vous plaire un pareil sacrifice ; J’abhorre vos Autels, je veux être Chrétien, Le plus clément des Dieux est aujourd’hui le mien ? Et vous dont la Sentence et prompte et tyrannique, 1360 À mes commandements immole un fils unique ; Vous venez vous vanter de m’avoir obéi, ARACHE. Seigneur, ABENNER. Vous paraissez après m’avoir trahi ? [p. 95] Vous aviez écouté la voix de ma colère, Il vous fallait répondre à celle de son père ; 1365 L’une disait, perdez, l’autre sauvez mon fils, C’est ce qu’il fallait faire, ARACHE. Et c’est ce que je fis ; Nous vous dissuadions de nous faire ses Juges, En vain, Seigneur en vain, nous étions ses refuges ; Il fallait vous complaire, ABENNER. Il ne le fallait pas, ARACHE. 1370 Nous devions, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 170 ABENNER. Vous deviez l’arracher de mes bras ? Loin de le condamner il le fallait absoudre, Et me donner loisir de m’y pouvoir résoudre ; Après ce grand courroux que j’avais témoigné, En dépit de vos Dieux je l’aurais épargné ; 1375 Mais et vos Dieux et vous étiez d’intelligence, Sur tous également j’étendrai ma vengeance ? L’avenir en verra des effets éternels, ARACHE. Vous nous devez punir nous sommes criminels ; [p. 96] ABENNER. Ne me prescrivez point ce que je saurai faire, ARACHE. 1380 Il est temps de parler, ABENNER. Je vous force à vous taire, Vous n’avez que trop dit et n’avez que trop fait. ARACHE. De vos ressentiments nous prévîmes l’effet, Le Prince n’est point mort, ABENNER. Ce n’est qu’un artifice, De la mort de mon fils l’une et l’autre est complice, 1385 Je veux que l’on vous rende un arrêt solennel, Que ceux qui l’ont jugé suive le criminel, Et que par un trépas qui tous trois nous assemble, Les juges soient punis et la partie ensemble, Dedans ce jugement nous nous sommes unis, 1390 Et tous trois par raison devons être punis ? [p. 97] Moi du commandement, vous de l’obéissance, ARACHE. Le voici ? ABENNER. De mon faible, ils ont eu connaissance ; JOSAPHAT 171 De quel étonnement me trouvai-je surpris, Et combien de pensées agitent mes esprits. SCÈNE IV. ABENNER, AMALAZIE, ARACHE. JOSAPHAT. 1395 Seigneur je viens chercher un juge inexorable, J’appelle devant vous d’un arrêt favorable ; Mes juges m’ont fait grâce et je ne la veux pas, Ils m’ont donné la vie et je veux le trépas ? Ils m’ont été cruels vous me serez propice, ABENNER. 1400 Il le veut, il le veut, qu’on le mène au supplice ? [p. 98] Non mon fils repends-toi, je signe ton pardon, JOSAPHAT. Mon Dieu seul est en droit de nous faire ce don ? ABENNER. Cruel tu te prévaux des sentiments d’un père, Tu sais que ta présence apaise ma colère ; 1405 Qu’elle excite en mon âme une vive pitié, Et tu t’es reposé sur ma grande amitié ? Tu ne t’es point déçu je me trompai moi-même, C’est mon fils qui me hait. JOSAPHAT. Ah ! Seigneur je vous aime ; Et tout autre qu’un Dieu n’aurait rien dessus vous, 1410 Le rival est trop grand pour en être jaloux ; Plus que vous, plus que moi, je l’aime et je l’adore, Après lui plus que moi mon âme vous honore. ABENNER. Ah ! mon fils tu te perds je ne te puis sauver, En vain votre pitié l’a 69 voulu conserver ; 1415 Nos lois veulent sa mort ? 69 Nous avons remplacé « la » par « l’a ». JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 172 [p. 99] JOSAPHAT. Je leur offre ma vie, ABENNER. Cruels en le sauvant qu’elle était votre envie ? Je me saurai venger de votre trahison, Et bientôt mon conseil m’en va rendre raison ; Vous avez eu pour lui cette injuste clémence, 1420 L’on aura point pour vous cette même indulgence ? Mais enfin répondez pourquoi l’a-t-on absous, Madame, parlez-moi, Prince défendez-vous. AMALAZIE. Seigneur, par mon aveu j’attends même supplice, Le juge en ce beau crime est devenu complice ; 1425 Arache, qu’est ceci, vous ne m’imitez pas, Et quand je veux mourir vous craignez le trépas ; Vous dois-je soupçonner d’un sentiment si lâche, Ne vous déguisez point, je vous connais Arache ? Et puisque le péril fut toujours votre objet, 1430 Vous ne vous suspendez que pour le seul sujet ? Si mourir pour son Prince est un dessein auguste, Endurer pour son Dieu est un dessein plus juste, Et quand l’occasion vous propose ce choix, Servez-vous un vassal ou bien le Roi des Rois ; [p. 100] 1435 Tantôt je vous blâmais du progrès de vos armes, La mort de tous les miens m’arracha quelques larmes, Et je vous accusais avec quelque raison, Ou de la mort d’un père ou bien de ma prison ; Je ne me plaindrai plus je vous suis redevable, 1440 Vous fîtes mon bonheur me rendant misérable ? M’ôtant avec mon sceptre un amour criminel, Vous me faites donner un Empire Éternel ; Participez mon Prince à ce beau diadème, Et m’en donnant ma part gardez-en pour vous-même ? 1445 Vous Prince généreux dont j’appris cette loi, Vous me rendez bien plus que ne m’ôta le Roi ; Oui, Seigneur, à ce prix ma perte est bien légère, Le fils me donne plus que ne m’ôta le père. ABENNER. Ô ! Dieu j’entends ta voix, et ressens ta vertu, JOSAPHAT 173 1450 De me persécuter lasse-toi me dis-tu ; Te dois-je demander quelque nouveau miracle, Oui je t’ose tenter, ARACHE. Levons donc cet obstacle ? C’est trop se déguiser, Seigneur j’étais Chrétien, Et le Dieu des Chrétiens ? ABENNER. Est, et ce sera le mien ; [p, 101] 1455 Dieu de mon fils, d’Arache, et Dieu d’Amalazie, T’adorent, et l’Europe, et l’Afrique et l’Asie ; Scandale à tous les Dieux qu’ont formé les mortels, Je vais les immoler sur leurs propres autels ? Ces Dieux sont tous de corps que n’ont-ils eu des âmes, 1460 Ils ressentiraient mieux l’activité des flammes ? N’importe, allons détruire et leurs corps et leurs noms Et dessous leurs débris enfermons leurs renoms ; Je ne les connais plus : JOSAPHAT. Je reconnais mon père, ABENNER. Ah ! c’est visiblement que ton Sauveur opère ; 1465 Autre que notre Dieu n’eût pas eu ce pouvoir 70 . JOSAPHAT. Il se fait bien sentir s’il ne se fait pas voir, Il toucha par ma voix le cœur de la Princesse, Et ce Dieu qui travaille et partout et sans cesse ; Pendant notre entretien touchait Arache encor, 1470 Dont l’âme a ressenti la vertu de Nacor. ABENNER. Et bien cher Josaphat, tu me vois inutile, Et tu me vois réduit dans un âge débile ? [p. 102] Le sceptre que je tiens est un pesant fardeau, Et sans un poids si lourd j’incline à mon tombeau ? 70 Le roi Abenner renonce à la religion qu’il professait, reconnaissant la volonté du dieu chrétien. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 174 1475 Viens donc prendre les soins que me donne un Empire, Souffre que je le quitte et que je me retire. JOSAPHAT. Pensez-vous m’éblouir par l’éclat des grandeurs, Et d’échauffer mon âme avec si peu d’ardeurs ? Seigneur, jouissez seul d’un si triste avantage, 1480 Mon âme se réserve un plus noble partage ; La terre est votre but et le Ciel est le mien, Ici vous vous plaisez, là je trouve mon bien, Et parmi les transports dont mon âme est saisie, Mon œil ne descend plus sur ceux d’Amalazie : 1485 Je n’y rencontre plus ni d’amour, ni d’appas, Et quoiqu’ils en soient pleins je ne les y vois pas ? Jugez par ce mépris si je cherche un Empire, Souffrez que je le laisse et que je me retire. ABENNER. Goûte un peu ce que c’est que du commandement, JOSAPHAT. 1490 La souveraineté n’est point mon élément ; ABENNER. Enfin je te l’ordonne et te remets ces marques, Auxquelles nos sujets connaissent leurs monarques ; [p. 103] De pleine autorité je te cède mes droits, Et cette indépendance où me mettaient nos lois ? 1495 Ne me conteste point la chose est résolue 71 , JOSAPHAT. J’en puis donc disposer de puissance absolue ; ABENNER. Agis en souverain, tout relève de toi, Prince, au nom de l’État, connaissez votre Roi. JOSAPHAT. En pouvant donc jouir comme de mon bien même, 1500 Et par le plein pouvoir que donne un diadème ; J’élève sa personne entre les Potentats, 71 Le roi Abenner abdique en faveur de Josaphat. JOSAPHAT 175 Et lui remets les droits que j’ai sur vos États ; Entre tous nos vassaux il me plaît vous élire. ARACHE. À moi céder vos droits, retenez votre Empire ? 1505 Prince, quelle raison vous le fait refuser, Vous Seigneur quel motif vous le fait mépriser. [p. 104] ABENNER. Vous ferez le repos et de l’un et de l’autre, Je confirme ce choix ; ARACHE. Non, non, l’Empire est vôtre ? ABENNER. Puisqu’il m’appartenait j’ai pu le lui donner, JOSAPHAT. 1510 Étant maître à mon tour je puis vous couronner 72 ; ARACHE. Vous négligez le trône et moi je le dédaigne, Puisque vous l’évitez il faut que je le craigne ? Dois-je donc estimer ce que vous méprisez, Et dois-je recevoir ce que vous refusez ; 1515 L’offre que l’on me fait est un présent qui trompe, L’on pense m’éblouir par ne fausse pompe ? Si l’Empire vous plaît vous le devez garder, Et s’il ne vous plaît pas, pourquoi me le céder. [p. 105] ABENNER. Un trône avec le Ciel qu’a-t-il de comparable, ARACHE. 1520 Seigneurs votre raison n’est point considérable : Quelques divins qu’ils soient je blâme vos projets, Venez par votre exemple instruire vos sujets ? Quoi, traîner une vie oisive triste et rude, Et vous ensevelir dans une solitude ; 1525 Il faut vivre et mourir pour qui vous êtes né, 72 Josaphat veut abdiquer en faveur d’Arache. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 176 Le Ciel à leur salut vous avait destiné ; Venez vous acquitter de l’emploi qu’il vous donne, ABENNER. Hé bien, travaillons-y puisque le Ciel l’ordonne ! JOSAPHAT. Seigneur, je veux entrer dans le gouvernement, 1530 Pour le premier essai de mon commandement ; Et de l’autorité que vous m’avez donnée, Sans vous en consulter je fais un hyménée. ABENNER. Vous avez tout pouvoir ? [p. 106] JOSAPHAT. Vous rival généreux, Et que le seul mérite a fait le plus heureux ; 1535 Digne de posséder notre illustre maîtresse, Refusant mon Empire acceptez la Princesse, Et de ces deux présents retenez le plus beau 73 : ARACHE. Seigneur, ce sentiment ne vous est point nouveau ; La générosité vous est trop naturelle ; 1540 Vous la méritiez seule ? JOSAPHAT. Vous êtes digne d’elle ? Par ma confession autant que par son choix, ARACHE. Mon heur va surpasser tout le bonheur des Rois ; Le don de votre Empire est moins qu’Amalazie, JOSAPHAT. Et vous le digne objet de notre jalousie ? 1545 Recevez de ma main ce que vous désirez, Et ce parfait amant que vous me préférez ; Je vous rends vos États ? 73 La première mesure que prend Josaphat en devenant roi est d’unir Amalazie avec Arache. JOSAPHAT 177 [p. 107] AMALAZIE. Ô vertu sans seconde ! Et digne de prétendre à l’Empire du monde : JOSAPHAT. Par ce célèbre hymen achevons ce beau jour, 1550 Rendons par ce plaisir l’allégresse à la Cour ? Qu’elle quitte son deuil, qu’elle change de face, Et que tout y retourne à sa première grâce, Allons voir Barlaam, et que l’on dresse encor, Un superbe sépulcre aux mânes de Nacor. Fin de Josaphat. SÉJANUS SÉJANUS 1 , TRAGÉDIE. De M r Magnon. [fleuron] À PARIS, Chez ANTOINE DE SOMMAVILLE 2 , au Palais, dans la Salle des Merciers, à l’Écu de France. ___________________________ M. DC. XLVII. AVEC PRIVILEGE DU ROY. 1 Le privilège de Séjanus est du 31 juillet 1646, et l’achevé d’imprimer du 12 octobre 1646. La tragédie fut dédiée au comte Magnus Gabriel De la Gardie (1622-1686), le Grand sénéchal de Suède entre 1680 et 1684. La pièce fut représentée au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne en 1646 (Parfaict, Dictionnaire des théâtres de Paris, t. V, p. 104). 2 Voir la note 2 de Josaphat. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 182 PERSONNAGES. TIBÈRE, Empereur de Rome. DRUZE, fils de Germanicus, et neveu de Tibère LIVIE, veuve de Druze, fils de Tibère. FULVIE, Confidente de Livie. SÉJANUS, Favori de Tibère APICATA, Femme de Séjanus. VOLUZIE, Fille de Séjanus. TÉRENCE, Chevalier Romain, ami de Séjanus. MACRON, Colonel des Gardes de Tibère RÉGULUS, son Lieutenant. Troupe de Gardes. La SCÈNE est dans Rome, dans le Palais de Tibère. SÉJANUS 183 SÉJANUS, TRAGÉDIE. ACTE I SCÈNE PREMIÈRE. LIVIE, FULVIE. FULVIE. Notre unique remède, est de toujours souffrir, La douleur qu’on évente, est au point de s’aigrir. Que dira l’avenir de ce siècle où nous sommes ? LIVIE. Que mon sexe aura fait ce que n’ont pu des hommes, 5 Et que leur lâcheté me donna lieu d’agir. [p. 2] FULVIE. Ce noble sentiment les doit faire rougir ; Et nos Neveux verront l’impuissance de Romme, En ce que tous nos temps n’ont pu produire un homme. Qu’elle a dégénéré de ses premières mœurs, 10 Et qu’elle a contracté de contraires humeurs : C’est là l’impression que donna une habitude ; Rome, insensiblement goûte la servitude ; Elle, qui pour la fuir subjugua l’Univers, Chérit son esclavage, et s’aime dans ses fers. LIVIE. 15 Oui, cette lâcheté diffamera notre âge, De n’avoir pu produire un homme de courage ; Un Peuple belliqueux se soumet à Séjan 3 , Et l’ennemi des Rois souffre un petit tyran 4 . L’on immola Tarquin 5 à la haine commune, 3 Ce personnage est basé sur Séjanus (20 av. J.-C.-31), préfet de la garde prétorienne durant le principat de Tibère (42 av. J.-C.-37), empereur romain de 14 à 37. 4 Séjanus exerça beaucoup de pouvoir durant le principat de Tibère. 5 Il s’agit de Tarquin le Superbe (mort en 495 av. J.-C.), le dernier roi de Rome. Il fut assassiné à Gabies après avoir été chassé de Rome. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 184 20 Appius Décemvir 6 eut la même fortune : Enfin, de temps en temps, les Dieux ont suscité Quelque restaurateur de notre liberté ; En donnant des tyrans, ils nous offraient des aides, Et de la même main, les maux et les remèdes. 25 Que n’ont pu les Romains ? Que n’ont-ils pas osé ? Brute tua César 7 , Cinna 8 s’est exposé ; Et bien que leur grand zèle ait paru trop injuste, Le premier réussit, l’autre a fait craindre Auguste 9 ; [p. 3] À la honte de Rome, un simple favori, 30 Se conserve sans crainte, où César a péri. FULVIE. Sous ce malheureux règne où nous pouvons tout craindre, L’on ôte aux affligés le plaisir de se plaindre ; Les Romains, comme vous, ressentent leurs douleurs, Ils attendent du temps la fin de leurs malheurs. LIVIE. 35 Par tes comparaisons, ma douleur est bien pire, Sa mort peut rétablir le repos de l’Empire ; Et pour mes intérêts, fut-il cent fois péri, Ferais-je par sa mort revivre mon mari ? Je trouverais encore la victime imparfaite, 40 Et je me vengerais, sans être satisfaite 10 . 6 Il s’agit d’Appius Claudius Crassus Regillensis Sabinus, président des deux collèges de décemvir entre 451 av. J.-C. et 440 av. J.-C. Les décemvirs furent des membres d’un collège de dix personnes dans la Rome antique. Ces collèges avaient des rôles administratifs, religieux, législatifs ou judiciaires. Après la démission des décemvirs et le rétablissement du consulat en 449 av. J.- C., Appius se suicida en prison avant son procès. 7 Il s’agit de Marcus Junius Brutus Cæpio (85 av. J.-C.-42 av. J.-C.), sénateur romain qui poignarda Jules César (100 av. J.-C.-44 av. J.-C.), dictateur de Rome. 8 Il s’agit de Lucius Cornelius Cinna (mort en 84 av. J.-C.), consul romain de 87 av. J.-C. à 84 av. J.-C. Il fut tué au cours de la sédition de ses soldats. 9 Il s’agit de Caius Octavius Thurinus (63 av. J.-C.-14), le premier empereur romain. 10 Claudia Livia Julia (13 av. J.-C.-31) fut la femme de Nero Claudius Drusus (14 av. J.-C.-14), fils de Tibère. Nommé consul en 15, Drusus fut le favori pour la succession de son père. Il mourut empoisonné. Selon Tacite, Séjanus tua Drusus avec l’aide de Livia, avec qui il entretenait une relation. Séjanus choisit un poison lent dont l’effet imita les progrès d’une maladie naturelle. Voir Tacite, Annales, in Œuvres complètes de Tacite, trad. J. L. Burnouf, Paris : Hachette, 1859, IV, 3 et IV, 8. SÉJANUS 185 FULVIE. Laissez son châtiment à ses propres remords, Ces bourreaux de la vie apaisent mieux les morts ; Quelque indignation, quelque désir avide, Qu’on suppose en un mort contre son homicide, 45 Le sang de son meurtrier lui paraît odieux ; Et comme par mépris il le remet aux Dieux, Il semble abandonner le soin de sa vengeance ; Le Ciel qui l’intéresse, en prend la connaissance. [p. 4] LIVIE. Des remords dans Séjan ! il en pourrait former ! 50 Lui, qui dedans le crime a pu se consommer ! À qui les attentats sont plus que légitimes ! Rien que le châtiment n’arrêtera ses crimes : C’est seulement la mort qu’il lui faut opposer ; Sans cet empêchement, Séjan va tout oser ; 55 C’est un torrent d’orgueil qui roule avec furie, Dont le débordement inonde sa patrie, Et dont le cours est tel, qu’il entraîne aujourd’hui Tout ce qui se rencontre entre le Trône et lui, Purgeons Rome d’un monstre, et sauvons-la de blâme, 60 La perte de Séjan est l’œuvre d’une femme, Le salut de Tibère est même dans mes mains, Et je puis ordonner du bonheur des Romains. FULVIE. Et quoi, Séjan conspire ? LIVIE. Et quoi, cela t’étonne ? Ce monstre s’accoutume à n’épargner personne : 65 Tibère, agrandissant un tel ambitieux, Arma, sans y penser, le bras d’un furieux, Qui parmi tant d’horreurs ne s’étant pu connaître, Devait porter le fer dans le sein de son Maître ; [p. 5] Ainsi s’étant défait des Fils et des Neveux, 70 Cette mort l’élevait au comble de ses vœux ; Rien ne peut étancher la soif d’un sanguinaire, Ni rien ne peut remplir les vœux d’un téméraire. Apprends par ce parti qu’il a pu proposer, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 186 Et le dessein qu’il a de vouloir m’épouser 11 ; 75 Qu’il veut que notre amour soit comme l’entremise, Et le couronnement d’une telle entreprise ; Ainsi l’ambition se cacha sous l’amour, Et le même secret a mis son crime au jour ; Lui-même par sa bouche affermit ma croyance ; 80 Le Ciel qui l’aveuglait, permit cette imprudence ; Ce lâche empoisonneur 12 se vint lui-même offrir ; Ma joie aida beaucoup à le mieux découvrir : Cette altération que souffrit mon visage, Qu’il devait expliquer à son désavantage, 85 Qu’il dut attribuer à mon étonnement, Parut à ce crédule un vrai consentement : J’arrachai ses secrets, j’appris toute sa vie, Que mon Druse était mort pour l’amour de Livie, Que la mort de Tibère en serait un effet, 90 Et qu’elle avait causé tout ce qu’il avait fait. Vois l’inégalité des mouvements de l’âme, Des résolutions que se forme une femme ; Je le voulais connaître, et voulais éclater ; Et l’ayant reconnu, je le voulais flatter : [p. 6] 95 Indigne complaisance, où tu me vois forcée, Si ma langue est contrainte à trahir ma pensée ! FULVIE. La saison veut de vous de tels abaissements. LIVIE. N’ai-je point pratiqué tous ces déguisements ? Aurait-on pu défendre à plus de complaisance ? 100 Tant qu’il a fallu feindre, on a vu ma prudence ; Je me réputerais indigne de mon rang ; Et des grands sentiments que me donne un beau sang, Une Nièce d’Auguste 13 aurait cette bassesse ? Une bru de Tibère aurait cette faiblesse ? 105 Et la veuve de Druse un sentiment si bas ? 11 Séjan veut épouser Livie pour entrer dans la famille impériale. 12 Voir supra la note 10. 13 Le père de Livia, Nero Claudius Drusus Germanicus, fut le beau-fils d’Auguste. SÉJANUS 187 FULVIE. Le grand cœur d’Agrippine 14 a causé son trépas, Votre longue prudence est encore nécessaire. LIVIE. N’importe, entreprenons ce qu’elle n’a pu faire ; Ce téméraire Amant me demande aujourd’hui, 110 Épousons le trépas, avant que d’être à lui : Chacun de son côté va faire une requête ; Lui demande mon cœur, et moi je veux sa tête. [p. 7] Cher Druse, cher Époux, je t’offre ce présent, Et je t’immole après un cœur si complaisant ! 115 Oui, je le vais punir d’un délai si imide, Et d’avoir si longtemps souffert ton homicide. FULVIE. Votre Druse étant mort, je vous offre un Époux ; Un autre de ce nom est-il digne de vous ? Le reste précieux de la maison d’Auguste. LIVIE. 120 Pleurons ! FULVIE. Faiblesse insigne, autant qu’elle est injuste ! L’âme doit revenir de ces longues douleurs. LIVIE. Non pas quand notre perte a mérité nos pleurs. Me puis-je consoler d’une perte si chère ? Lui, n’est-il point touché de la mort de son père ? 125 Dis-lui, s’il a du cœur, autant qu’il a d’amour, Qu’il vienne avecque moi signaler ce beau jour ; Qu’il me secondera dans cette noble envie, Et que c’est le secret de mériter Livie. FULVIE, Séjan entrant. Séjan vous a surprise. 14 Il s’agit d’Agrippine l’Aînée (14 av. J.-C.-33), belle-sœur de Livia. Agrippine fut la mère de l’empereur Caligula (12-41). JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 188 [p. 8] LIVIE. Ô spectacle odieux ! 130 Ma bouche encore un coup, vas-tu trahir mes yeux ? Mon cœur, peux-tu souffrir cet indigne artifice ? Oui, trahissons un traître ! SCÈNE II. FULVIE à l’écart, SÉJAN, LIVIE. SÉJAN. Et bien, chère complice, La Fortune et les Dieux secondent nos désirs, Et je vais dans ce jour consommer mes plaisirs, 135 Par la possession des beautés de Livie ! Jouissance, où je mets le repos de ma vie ! Elle a toujours été le but de mes ardeurs ; Pour y mieux parvenir, j’y vais par les grandeurs : L’ambition me mène où mon amour aspire, 140 Ainsi vous m’élevez pour monter à l’Empire 15 ; Et le Trône me sert pour aller jusqu’à vous, Ainsi l’égalité sera mieux entre nous ; [p. 9] Le rang d’un favori n’est pas considérable, Si le moindre caprice en fait un misérable ; 145 La volonté du Prince a trop de changements, Et c’est mal s’établir, que sur ces fondements. Le pouvoir excessif que Tibère me donne, Les charges qu’il unit dans ma seule personne, Ce nombre de faveurs dont je me vois comblé, 150 Ce grand amas d’honneur dont je suis accablé, Ne composent enfin qu’une grandeur commune, Et ne sont que des dons que j’ai de la Fortune ; Présents, que je ne vois que d’un œil de mépris, Toujours prêt à les rendre, ainsi que je les pris ! 155 Je vous parais, sans doute, un téméraire insigne ; Mais pour vous posséder, je dus m’en rendre digne Je crus que ma grandeur aurait quelques appas, Et qu’elle aurait en soi, ce que je n’avais pas. 15 Séjan veut s’ouvrir un chemin au trône en épousant Livie. SÉJANUS 189 LIVIE. Quelque éclat étranger qu’apporte une Couronne, 160 Séjan lui donne plus, que ce qu’elle lui donne. SÉJAN. C’est vous dont le mérite honorerait un rang, Qui vous est déjà dû par la faveur du sang ; L’Empire vous attend, et le Ciel est trop juste, Pour ne vous point placer sur le Trône d’Auguste : [p. 10] 165 C’est un droit dont les Dieux ne vous sauraient priver, Et le Ciel par ma main vous y veut élever, Vous va restituer cette haute puissance, Et rendre à vos vertus un droit de la naissance ; Avec trop de Justice un Sceptre vous est dû ; 170 Mais bien souvent, sans crime, un droit n’est pas rendu : Il faut exterminer les enfants d’Agrippine 16 , À peine un rejeton reste de la racine ; Il faut jusqu’au dernier employer le poison, Et jusqu’aux fondements détruire la maison. LIVIE. 175 Séjan, n’attentez point contre le jeune Druse 17 ? SÉJAN. Quand un Sceptre est offert, votre main le refuse ? L’héritier d’Agrippine aura le même orgueil, Que sa mère a porté jusque dans son cercueil ? 18 LIVIE. Il faut entre vos coups mettre quelque intervalle ; 180 Des meurtres si fréquents causeraient un scandale ; Et déjà l’apparence a fait croire aux Romains, Que je participais dans vos moindres desseins 19 . 16 Agrippine eut six enfants survivants : Néron Caesar (6-29), Drusus Caesar (8-33), Caligula (12-41), Agrippine la Jeune (15-59), Julia Drusilla (16-38) et Julia Livilla (18-41). 17 Il s’agit de Drusus Caesar. Il fut adopté par l’empereur Tibère après la mort de son propre fils, Drusus. Accusé de complot contre l’empereur, il fut emprisonné en 30 et il mourut de faim trois ans plus tard. 18 Agrippine l’Aînée ne mourut qu’en 33, deux ans après la mort de Séjanus. Magnon fait donc une entorse à l’histoire. 19 Voir supra la note 10. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 190 SÉJAN. Madame, j’aurai soin de votre renommée ; Je le ferai périr au milieu d’une armée ; [p. 11] 185 Sous couleur d’employer le Neveu des Césars, Je vais l’abandonner au milieu des hasards. LIVIE. Le même expédient ne perdit pas son père 20 , Et contre votre espoir, son sort lui fut prospère. SÉJAN. Il n’a pu se soustraire aux ruses de Pison 21 ; 190 Qui se sauva du fer, mourut par le poison ; Si proche de régner, tout nous est légitime, Et je vais couronner votre tête et mon crime ; Le Trône est devant nous, et derrière un tombeau ; Quel spectacle des deux vous paraît le plus beau ? 195 Marchons vers le premier, la vue en est plus belle. LIVIE. La conjuration, en quel état est-elle ? SÉJAN. Tout m’obéit dans Rome, et ma profusion Range tous les soldats à ma dévotion ; Et pour former en eux un secours plus facile, 200 Je les ai réunis dans le cœur de la ville. De là, si je les porte à des soulèvements, Vous les verrez se rendre à mes commandements, [p. 12] Enfoncer avec moi le Palais de Tibère, Sacrifier sa vie à leur prompt colère ; 205 Et tous de cette voix, que pousse la fureur, À l’aspect des Romains, me créer Empereur. La charge de Tribun 22 m’est encore nécessaire, Elle ébranle à son gré tout l’état populaire ; Je me l’assujettis par cette autorité ; 210 Naturellement Rome aime la nouveauté ; 20 Le père de Drusus Caesar fut Germanicus (15 av. J.-C.-19), général romain et l’héritier présomptif de Tibère. 21 Il s’agit de Gnaeus Calpurnius Piso (44 av. J.-C.-20), consul en 7 av. J.-C. Avant de mourir, Germanicus exprima la conviction d’avoir été empoisonné par Piso. 22 Officier ou magistrat dans l’ancienne Rome. SÉJANUS 191 Elle, qui dès longtemps vit dans la servitude, Se promet en changeant un Empire moins rude ; Et d’ailleurs son humeur m’étonnerait bien peu ; Le naturel d’un Peuple agit comme le feu ; 215 S’il s’échauffe aisément à la première amorce, Après sa violence, il perd toute sa force : J’aime mieux m’assurer des premiers du Sénat, Et disposer les Grands à cet assassinat ; Ces petits Souverains traînent la populace ; 220 Et leur exemple abat ou soutient son audace ; Je n’agis point aussi comme ces imprudents, Qui sont faibles dehors, et puissants au-dedans ; J’aime le cabinet, mais je veux la campagne, Aidé des légions qui sont dans l’Allemagne ; 225 Et du puissant secours que leurs Chefs m’ont promis, Je maintiendrai le rang où je me serai mis. Que ne puis-je, assisté par ces troupes fidèles ? Par un Courrier exprès, j’en attends des nouvelles ; [p. 13] Jusqu’à son arrivée, on n’entreprendra rien ; 230 Son ordre étant venu, je donnerai le mien. LIVIE. Je ne sais qu’admirer dans un si grand ouvrage, Ou de votre prudence, ou de votre courage. SÉJAN. Mais comme mes desseins veulent quelque longueur, Ne me rejetez plus dedans cette langueur ? 235 Et dans ce long espoir qui menaçait ma vie, Que je règne à loisir, mais possédant Livie ! Dans l’attente d’un Sceptre on se peut consoler, Mais Madame, en amour l’on ne peut reculer ; Je ne puis différer un moment davantage. LIVIE. 240 Voyez donc l’Empereur, touchant ce mariage. SÉJAN. Il faut par un écrit savoir sa volonté ; C’est comme il faut traiter avec sa Majesté ; La loi ne permet pas dans de pareilles causes, Qu’on lui donne autrement connaissance des choses ; JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 192 245 Térence 23 de ma part ira lui présenter, Et sur cet hyménée, il le pourra tenter : [p. 14] Que ma femme en ceci me traite d’infidèle, Un divorce bientôt me va défaire d’elle 24 ; Et même après le cours de son ressentiment, 250 Je veux qu’elle autorise un si beau changement. Enfin nous te touchons, bienheureuse journée ; Qui te va célébrer par ce grand hyménée ! LIVIE. Je vais dedans ma chambre attendre un si beau jour ; Je veux voir, comme vous, la fin de cette 25 amour. SÉJAN. 255 J’aurai jusqu’à ce temps la même impatience. LIVIE en s’en allant, et bas. Tu l’as pour ton amour, et moi pour ma vengeance ; Il ne vient que trop tard. SÉJAN seul. Ô fortuné moment ! Je me sens approcher de mon contentement ! Ô l’incommode objet ! Ô l’importune approche ! Sa femme et 260 Fuyons cette jalouse ? Évitons son reproche. sa fille entrent. [p. 15] SCÈNE III. SÉJAN, APICATA, VOLUZIE. APICATA. Non, non, Séjan, arrête ? et ne crains rien de moi ? Je viens autoriser ton manquement de foi ; Je te cède à Livie, et lui quitte la place ; D’un esprit modéré je souffre ma disgrâce ; 265 Puisqu’elle contribue à ton contentement, Et qu’elle semble aider à ton avancement, Séjan n’était point né pour de basses fortunes, Ni moins pour s’allier à des maisons communes ; 23 Chevalier romain et ami de Séjan. 24 Il s’agit d’Apicata (mort en 31). Elle fut répudiée par Séjanus pour satisfaire Livia. 25 Voir la note 42 de Josaphat. SÉJANUS 193 Les Dieux lui réservaient la nièce des Césars, 270 Livie était acquise à ses moindres regards. Si c’est là ton motif, tu peux être infidèle ; Va, sans me regarder, où ton bonheur t’appelle ; Apaise, insatiable, une si vive ardeur, Et goûte, ambitieux, des fruits de ta grandeur : 275 Mais fais réflexion qu’elle est souvent fatale ; Prends-en, te défiant, la dot de ma rivale ; [p. 16] Et quelque grand crédit que tu t’en sois promis, Apprends à soupçonner le don des ennemis. As-tu d’autres sujets d’abandonner ta femme ? SÉJAN. 280 Hélas ! APICATA. Te repends-tu ? SÉJAN. Que ne vois-tu mon âme ! APICATA. Je ne la veux point voir, cache-la moi toujours ; Ne me découvre point tes nouvelles amours ; Le soupçon que j’en ai ne m’est que trop funeste ; Que dis-je, le soupçon ! ta flamme est manifeste ? 285 C’est d’un espoir trop vain que j’ose me flatter ; Le feu que tu cachais, va bientôt éclater. Cruel, éclaircis-nous d’un amour si visible ? VOLUZIE 26 . Seigneur, à tant de voix serez-vous insensible ; La Nature vous parle, et l’honneur, et la foi. SÉJAN. 290 Je sais bien mon devoir, et ce qu’il peut sur moi ; [p. 17] Je chéris mes enfants à l’égal de moi-même, Et Rome a pu connaître à quel point je les aime ; Tous les jours je travaille à votre avancement, Et cherche à procurer votre établissement. 295 À d’augustes partis je vous ai fait prétendre ; 26 Fille de Séjan. Le vrai nom de la fille de Séjanus fut Lunilla. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 194 Après un Claudius, un Térence est mon Gendre : Recevez de ma main un si célèbre Époux, Et reconnaissez mieux ce que je fais pour vous. Consolez-vous, Madame, Adieu, vivez contente. SCÈNE IV. APICATA, VOLUZIE. APICATA. 300 Cette 27 brutale amour est enfin évidente. VOLUZIE. Le puis-je concevoir ? APICATA. Tu n’en dois plus douter, Et même sans horreur tu ne peux m’écouter. [p. 18] Ah, sexe impérieux ! ah, puissance excessive ! Le mari prend des droits dont lui-même nous prive ! 305 Il décide à son gré de tous ses différends ! Il nous faut observer la loi de ces tyrans ! Ils usurpent sur nous la puissance d’un maître, Et nous mettent au joug, sans s’y vouloir soumettre ! VOLUZIE. Il vous dut dispenser d’une commune loi. APICATA. 310 Encor serait-ce peu de me manquer de foi ; Il est bien plus coupable, apprends ses autres crimes, Et vois si mes soupçons sont ici légitimes : Il établit son règne avec beaucoup de sang, Et la mort par son ordre alla de rang en rang ; 315 Sa main se fit hardie à force de grands crimes ; Il se fit immoler des augustes victimes ; Le grand Germanicus lui fut sacrifié ; Le Sénat soupçonneux s’en était défié : Mais malgré son ombrage, il se fallut contraindre ; 320 Rome, par habitude, avait appris à feindre ; Le Prince était mêlé dans ce grand attentat ; 27 Voir la note 42 de Josaphat. SÉJANUS 195 Séjan l’intéressait dans tous ces coups d’état : Il ne voit pas aussi que ce faux Politique, Se veut servir de lui contre la République ; [p. 19] 325 Et qu’il veut l’employer en tant de lâchetés, Comme un instrument propre à ces méchancetés. Ainsi par ce secret, l’un et l’autre se joue ; Il décharge Tibère, et Tibère l’avoue : Druse était un obstacle aux desseins qu’il avait ; 330 Avec avidité Séjan le poursuivait ; Il fut empoisonné par les mains de Livie, Qui fut d’intelligence avecque son envie, Et qui pour s’attirer l’amour d’un favori, Voulut contribuer à la mort d’un mari. VOLUZIE. 335 Quoi, Madame, Livie est donc si criminelle ! APICATA. C’est là le sentiment que les Romains ont d’elle ; Dans tous les cabinets ce grand bruit a couru, Et les moins scrupuleux, et l’ont dit, et l’ont cru ; Même le bruit est tel, qu’ils ont trompé Tibère, 340 Que leur bouche a rendu le fils suspect au père, Et que ce différend, surpris par leur rapport, Commit à ces Amants le genre de sa mort : Ce qui donna du poids à cette erreur publique, Fut qu’il ne pleura point la mort d’un fils unique, 345 Et que feignant dans l’âme un excès de douleurs, Ce cœur dissimulé lui refusa des pleurs. [p. 20] Ainsi, comme l’Amour, le meurtre les assemble ; Et de ces entretiens qu’ils ont toujours ensemble, L’on peut bien présumer qu’après cette fureur, 350 Ils ont pu concerter la mort de l’Empereur. Lâche et cruel Séjan. VOLUZIE. C’est votre Époux, Madame. APICATA. Ô Dieux ! A-t-il fallu que je fusse sa femme ! Puisqu’il m’est défendu d’offenser mon Époux, Contre mon ennemie, éclate mon courroux ? 355 Rigoureuse vertu, souffre que je la voie, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 196 Que j’aille par ma plainte interrompre sa joie, Et que sans violer ce que je dois à l’un, J’aille donner à l’autre un spectacle importun ? VOLUZIE. Madame, où courrez-vous ? APICATA. Je vais voir ma rivale ; 360 Je vais par elle-même apprendre ce scandale ; Et quoique ce secret, ne me soit plus douteux, Apprendre par sa bouche un hymen si honteux. Fin du Premier Acte. SÉJANUS 197 [p. 21] ACTE II. SCÈNE PREMIÈRE. DRUZE, FULVIE. DRUZE 28 . Pourquoi, chère Fulvie 29 , as-tu fait voir ma flamme ? Pourquoi lui montrais-tu les secrets de mon âme ? 365 Que n’a-t-elle point dit contre ma vanité ? N’a-t-elle point rougi de ma témérité ? FULVIE. Prenez-en quelque espoir, puisqu’elle l’a soufferte. DRUZE. N’as-tu point vu ses yeux qui présageaient ma perte ? Ses yeux tout indignés, tout remplis de courroux, 370 D’où la haine chassait ce qu’ils avaient de doux. Elle perdrait Séjan ! [p. 22] FULVIE. Vous vous troublez vous-même. DRUZE. Osai-je me flatter ? FULVIE. Sachez qu’elle vous aime. DRUZE. Téméraire soupçon qu’une ville a conçu ! Soupçon malicieux, que j’ai si bien reçu ! 375 Légère opinion, tu m’as fait faire un crime ! Mais quoi ? cette créance était trop légitime ; En ceci l’apparence était toute pour moi, Et le plus incrédule aurait donné sa foi. Livie est innocente ! Ô Dieux, qui l’eût pu croire ? 28 Il s’agit, bien entendu, de Drusus Caesar, fils de Germanicus et d’Agrippine l’Aînée. Dans cette pièce, il est amoureux de Livie. 29 Confidente de Livie. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 198 FULVIE. 380 Elle va recouvrer ce qu’elle a moins de gloire ; Et jusques à ce jour, tant de moments perdus, Lui seront par un seul heureusement rendus. DRUZE. Loin de la condamner, j’approuve sa prudence. Allons la voir, Fulvie. [p. 23] FULVIE. Elle-même s’avance. DRUZE. 385 Dieux ! par quel mouvement me vois-je arrêté ? Dans mon premier respect, je me sens rejeté. SCÈNE II. DRUZE, LIVIE, FULVIE. DRUZE. Que n’eus-tu, ma Fulvie, un peu de retenue, Ma passion encor lui serait inconnue, Et je n’attendrais pas de ma témérité, 390 L’arrêt qu’elle médite, et que j’ai mérité. Oui, Madame, éclatez contre ce téméraire ; Défendez de parler à qui n’a pu se taire. LIVIE. Druze, il se faut porter à de hauts sentiments, Et ne jamais descendre en ces bas compliments ; [p. 24] 395 Des termes si communs sentent trop leur faiblesse, Ce ne sont point amours de Prince et de Princesse ; Cette façon d’aimer sied bien aux Citoyens, Mais il faut m’acquérir par de nobles moyens. Enfin, si vous m’aimez, faites-le-moi paraître, 400 Montrez-vous aujourd’hui, ce que vous devez être, Et digne des parents dont vous tenez le jour. DRUZE. Vous souffriez par raison, j’endurais par amour. Osais-je conspirer contre une chère vie, SÉJANUS 199 Et pouvais-je attenter sur l’Amant 30 de Livie ? 405 Quoi ? dedans cette erreur qu’il fut aimé de vous, J’aurais percé son cœur de mille et mille coups ; Je l’eusse assassiné dedans cette croyance. Ah ! Madame, l’Amour désarmait ma vengeance ; Vous seule reteniez et suspendiez mon bras : 410 Oui, mille fois, sans vous, j’avançais son trépas ; Je l’aurais immolé dans le sein de Tibère, À l’ombre d’Agrippine, aux mânes de mon père ; Le fer ouvertement m’eut vengé du poison, Et du cruel auteur des maux de ma maison ; 415 Et pour rendre à mon gré ma vengeance plus pleine, Un peu de jalousie eut augmenté ma haine ; Je l’eusse redoublée à l’objet d’un rival. [p. 25] LIVIE. Ce premier mouvement vous eut été fatal ; Vous y pouviez périr avec un grand courage. DRUZE. 420 J’y tomberai du moins avec quelque avantage ; Et si les grands périls me doivent accabler, J’inspirerai la crainte à qui fait tout trembler ; Je le ferai pâlir au milieu de sa suite. LIVIE. C’est avoir un grand cœur avec peu de conduite ; 425 C’est n’être pas vengé, que de l’être à demi ; C’est faire un beau spectacle aux yeux d’un ennemi, Qui sans être en danger voit de loin notre perte. DRUZE. Il est beau de tenter une entreprise ouverte. LIVIE. Quoi ? forcer son Palais, les armes à la main ! 430 Oser ce que ne peut tout le peuple Romain ! La grandeur de Séjan est trop bien établie ; Il n’est rien de puissant, que son bras n’humilie ; Son joug s’est étendu par tout cet Univers ; Ce monstre de Fortune a tout mis dans ces fers : 30 Il s’agit de Séjan. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 200 [p. 26] 435 Si le pouvoir des Dieux n’entreprenait sa perte, Rome ne l’ose pas dedans la force ouverte ; Rome aujourd’hui domptée, et si fière autrefois, De qui le grand orgueil ne put souffrir des Rois, Est aujourd’hui soumise au caprice d’un homme, 440 Digne d’assujettir cette orgueilleuse Romme ! Le premier des Césars est pleinement vengé, Il voit avec plaisir le Sénat affligé, Et Rome soupirer dans cette servitude. DRUZE. Elle a reçu le prix de son ingratitude ; 445 La longueur du supplice amoindrit son péché. Ce spectacle m’émeut. LIVIE. Mon cœur n’est point touché ; Et si vos intérêts n’étaient en sa querelle, Je vous détournerais de travailler pour elle. DRUZE. Et les siens et les miens m’occuperont le moins ; 450 C’est à vos intérêts que je donne mes soins ; Je m’en vais épouser votre seule vengeance. LIVIE. L’on ne se peut conduire avec trop de prudence ; [p. 27] Nous sommes arrivés sur un pas dangereux, Et dedans un péril à nous perdre tous deux. DRUZE. 455 Si pour votre salut mon bonheur vous destine, D’un pas tout glorieux je marche à ma ruine ; À vous toute la gloire, à moi tout le danger. LIVIE. Le péril est trop grand, je le veux partager. Allez voir l’Empereur. DRUZE. Que produit cette vue ? SÉJANUS 201 LIVIE. 460 Dans deux heures d’ici vous en verrez l’issue ; Préparez son esprit à mes impressions, Son âme chaque instant change de passions ; C’est le plus inégal que l’Empire ait vu naître ; Séjan pénètre mal dans l’humeur de son maître ; 465 Et depuis quelque temps, j’y vois de la froideur ; Séjan lui fait ombrage avec tant de grandeur ; Tibère s’en défie, et n’ayant point d’affaire, Ne cherche qu’un prétexte à son pouvoir défaire. Avecque les soupçons, qu’il a déjà conçus, 470 Mes avertissements seront bientôt reçus 31 . [p. 28] DRUZE. Et si dans le succès vous vous trouvez surprise ! LIVIE. Si je ne réussis dedans mon entreprise, Je redonne à vos mains toutes leurs libertés ; Ces bras que je tenais ne sont plus arrêtés ; 475 S’il faut vous exciter par quelque récompense, Je ne suis point ingrate. DRUZE. Ô belle impatience ! Ardeur qui me saisis, et qui me promets tout, Est-il quelque péril dont je ne vienne à bout ? SCÈNE III. LIVIE, FULVIE. LIVIE. Et bien, chère Fulvie, à la honte des hommes, 480 Inutiles, sans charge, et faibles que nous sommes, [p. 29] Nous avons entrepris, ce qu’ils n’ont pas osé. FULVIE. Votre dessein, Madame, est trop bien proposé ; Le Ciel dans notre sexe a mis de grandes âmes, 31 Ayant fit part de sa conspiration à Livie, Séjan sera maintenant trahi par sa maîtresse. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 202 Et s’est souvent servi de la vertu des femmes ; 485 Ils vous ont destinée à ce fameux bonheur, Les hommes étaient peu, pour un si grand honneur ; Leur sexe a des Héros, et nous des Héroïnes. LIVIE. Non, non, dans notre siècle il est peu d’Agrippines. FULVIE. Une seule Livie, a mérité ce nom. LIVIE. 490 La femme de Séjan aspire à ce renom ; Et l’on peut dire d’eux, avec quelque justice, Que l’on vit s’allier les vertus et le vice. FULVIE. Dieux ! elle vient à nous ; quel est son mouvement ? LIVIE. C’est, sans doute, un effet de son ressentiment. [p. 30] SCÈNE IV. FULVIE, LIVIE, APICATA, VOLUZIE. APICATA. 495 Madame, mon abord a de quoi vous surprendre, Et je ne sais comment vous me pourrez entendre. Je vous viens supplier de me tirer d’erreur ; Séjan, pour vos amours, verra-t-il l’Empereur ? Ce bruit est si commun, qu’il a rempli la ville. LIVIE. 500 Vous avez pris, sans doute, une peine inutile ; Je vous assure encor de cette vérité. APICATA. C’est là le digne effet d’un énorme traité, Et l’éclaircissement de tant de conjectures ; L’on n’a qu’à ramasser toutes les conjonctures, 505 Et juger de la fin par le commencement ; Le passé se rappelle en cet événement ; SÉJANUS 203 Et les moins clairvoyants dedans l’ordre des choses, Trouvent de cet Hymen les véritables causes. [p. 31] N’est-ce point par mon sang, qu’il doit être signé ? 510 C’est là le dernier coup qu’on avait désigné ; Druze en avait formé les premiers caractères, Ma mort doit consommer des amours si légères ; Pendant qu’on méditait la mort de votre Époux, Vous dressiez contre moi la pointe de vos coups ; 515 Votre repos, Madame, exigeait ma ruine, Il n’est pas bien fondé sur celle d’Agrippine ; Cette pauvre Princesse affermit vos grandeurs, Et je dois établir vos nouvelles ardeurs. Assurez-vous encor par la mort de Tibère ; 520 Qui fit mourir le fils, peut bien tuer le père : Ce troisième attentat n’est pas encor assez, Dans mes prédictions, d’autres sont menacés ; Votre amour est fatale, et vous cachez sous elle, Ce que l’âme a de noir, de lâche, et d’infidèle ; 525 Vous charmez, vous flattez ce nouveau Favori, Et vous le traiterez comme votre mari : Il trouvera bientôt la fin de vos caresses, Et des faveurs que font de pareilles Maîtresses, Vengez, vengez, Madame, un si cruel affront ; 530 Vous me faites languir, que le coup en soit prompt. LIVIE. Vous savez qui je suis, et le peu que vous êtes, La foudre ne va point sur de si basses têtes, [p. 32] La Nièce des Césars 32 ne va pas jusqu’à vous, Et l’on voit moins tomber, que monter son courroux : 535 Je pardonne aux transports dont vous êtes troublée ; Et si je ne voyais une âme déréglée, Je vous aurais appris à manquer de respect. APICATA. Je ne déferre point à ce qui m’est suspect : Je parle à ma rivale. LIVIE. Aussi, c’est en jalouse. 32 Livia était la petite-nièce de l’empereur Auguste. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 204 APICATA. 540 Je ne vous ravis point la qualité d’Épouse ; C’est un nom glorieux à qui vous aspirez ; Vos plaisirs là-dessous seront mieux assurés ; Votre amour par l’Hymen deviendra légitime. LIVIE. Oui, je vais amoindrir la grandeur de mon crime ; 545 Je m’en vais réparer l’honneur que j’ai perdu. APICATA. C’est ce que Rome entière a toujours attendu ; Et dès que le remords souffre qu’on le surmonte, Qui pèche sans rougir, le divulgue sans honte. [p. 33] SCÈNE V. APICATA, VOLUZIE. APICATA. Ah ! scandaleuse amour ! déshonneur éternel ! 550 Qui d’elle, ou de Séjan, est le plus criminel ? Sur lequel de ces deux tombe plus d’infamie ? Et de qui suis-je, ô Dieux ! la plus juste ennemie ? Leur impudicité m’offense également, Et je vois d’un même œil la Maîtresse et l’Amant ; 555 L’une se prostitue, et l’autre m’abandonne. VOLUZIE. Madame, il faut souffrir, votre destin l’ordonne. APICATA. Non, il faut exposer cet adultère au jour, Il faut faire éclater ma peine et leur amour ; À la face de Rome, étalons ce mystère, 560 Et portons ce flambeau jusqu’aux yeux de Tibère. [p. 34] VOLUZIE. Sans penser à leur perte, il faut songer à vous. APICATA. Bien loin de reculer, je m’offre à leur courroux. SÉJANUS 205 VOLUZIE. Vous venez d’enflammer la fureur de Livie. APICATA. Vois par là le mépris que je fais de la vie. VOLUZIE. 565 C’en est bien une marque, et vraisemblablement, Vous serez immolée à son ressentiment. APICATA. Je ne lui ravis point sa dernière victime, Et je lui viens d’offrir la matière d’un crime ; J’ai voulu lui donner ce qu’elle demandait. VOLUZIE. 570 Elle voit arriver ce qu’elle en attendait. Pourquoi lui donniez-vous un si grand avantage ? Elle se préparait à souffrir cet outrage ; [p. 35] Et son impatience allait jusqu’à ce point, Que vous l’auriez surprise, en ne l’irritant point. 575 Déjà sur ce prétexte, et dans sa prévoyance, Cet esprit dangereux méditait sa vengeance ; Loin d’accroître sa rage, il la fallait flatter, Et ne la pas réduire en état d’éclater. APICATA. Que tu pénètres mal le fonds de ces pensées ! 580 Ses conspirations y sont toutes dressées, Ses crimes vont par ordre ; et leur terme arrivé, L’on voit l’un commencer, quand l’autre est achevé : Ma mort doit succéder à celle d’Agrippine, Et je vois approcher le jour de ma ruine. 585 Allons trouver César, décillons-lui les yeux. VOLUZIE. Remettez votre cause au jugement des Dieux. APICATA. Ah ! que son repentir est bien hors d’apparence ! VOLUZIE. Pour l’y mieux disposer, employons-y Térence ; JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 206 Il peut beaucoup sur lui. Mais, ô Dieux ! le voici ; 590 Et c’est notre bonheur qui nous l’adresse ici. [p. 36] SCÈNE VI. APICATA, VOLUZIE, TÉRENCE. TÉRENCE. Je vous viens affliger, par de tristes nouvelles. APICATA. J’y suis accoutumée, et même aux plus cruelles ; Et dans le triste état où ma mise le sort, J’attendrais, et l’arrêt, et le coup de ma mort. 595 Je sais bien que Séjan fait demander Livie. TÉRENCE. Je ne vous cèle point que c’est là son envie, Je vous tairai bien moins que j’ai pris cet emploi. APICATA. Vous, vous, son confident ! TÉRENCE. Il s’est servi de moi. [p. 37] Cette commission n’est pas si criminelle. APICATA. 600 Non, non, témoignez-lui quel est votre grand zèle, Et que vous préférez son intérêt au mien. TÉRENCE. Je mets au même rang, et le vôtre, et le sien ; J’honore l’un et l’autre, et j’aime votre fille ; Ainsi mon sort m’attache à toute la famille ; 605 L’amour et l’amitié m’y tiennent engagé, Et pour votre maison mon cœur est partagé. VOLUZIE. Ne parlons point d’amour dans un temps si contraire ; Si vous m’aimez encor, allez revoir mon père ; Tâchez de l’émouvoir ; et pour le mieux toucher, 610 Exposez à ses yeux ce qu’il a de plus cher, SÉJANUS 207 Son honneur, ses amis, et toute sa famille ; Et (s’il s’en souvenait) parlez-lui de sa fille. APICATA. Oui, par cette amitié que vous nous protestez, Et si vos sentiments ne sont point affectés, 615 Revoyez mon mari, persuadez son âme, Et rendez, s’il se peut, un Époux à sa femme ; [p. 38] Vous pouvez tout sur lui. TÉRENCE. J’y trouve peu d’espoir ; Mais par l’ordre du Prince, il me le faut revoir ; Lui dire de sa part qu’il peut venir lui-même, 620 Et sans craindre les Lois, demander ce qu’il aime. Fin du Second Acte. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 208 [p. 39] ACTE III. SCÈNE PREMIÈRE. TIBÈRE, DRUZE. TIBÈRE. Corrompre mes soldats, et traiter une ligue ! Dans Rome, moi présent, fomenter une brigue ! Dangereux serviteur ! Esprit lâche et couvert ! Ai-je pu caresser un homme 33 qui me perd ? 625 Le combler de faveurs, de dignités, de grâces, Et l’ingrat put avoir de pareilles audaces ! Qui ne s’étonnerait de ces hardis projets ? Jusqu’à quelle insolence ont monté nos Sujets ? Rome, jusques à quand produiras-tu des traîtres, 630 Et quand cesseras-tu d’attenter sur tes Maîtres ? L’on put justifier le meurtre de tes Rois ; Il te fallait venger le mépris de tes Lois, [p. 40] Te délivrer d’un joug que tu crus tyrannique, Et maintenir contre eux la liberté publique. 635 La mort des Décemvirs 34 se pouvait pardonner, Ils abusaient d’un droit que tu leur pus donner ; Le faux zèle de Brute 35 est encor excusable, Le prétexte qu’il prit, le faisait moins coupable : Mais que toi par ta main tu prennes des tyrans, 640 Tu trahisses ainsi les motifs que tu prends, Que dans ta répugnance à souffrir notre Empire, Tu veuilles retomber sous un règne bien pire, As-tu pu concevoir de semblables erreurs, Et préférer Séjan à tes vrais Empereurs ? 645 Druze, vois cet écrit, tu sauras ses menées, Et de quel artifice elles sont ordonnées. DRUZE, lisant cet avis. À Tibère, Empereur, Prince, il est de ma foi, De te faire avertir de bien songer à toi ; Garde de négliger l’avis que je te donne ; 650 L’on attente à l’Empire, et dessus ta Personne ; 33 Il s’agit de Séjan. 34 Voir supra la note 6. 35 Voir supra la note 7. SÉJANUS 209 Déjà tes légions sont prêtes de marcher, Et c’est un armement qu’on tâche de cacher. Quelque précaution qu’on prenne pour leur route, La mine qu’elles ont, éclaircit notre doute ; 655 Elles n’attendent plus que l’ordre de Séjan ; Et si tu ne préviens l’effort de ce tyran, [p. 41] Tu te verras bientôt assiégé dedans Romme, Et forcé par tes mains de couronner cet homme, Ou dedans, ou dehors, il a des partisans, 660 Qu’il entretient sans cesse à force de présents. Ton Général y mêle un peu de connivence, Et presque tous tes Chefs sont de l’intelligence. Mes compagnons, et moi, voulons sauver l’État, Et voulons t’informer d’un si grand attentat. 665 Je t’envoie un Courrier avec diligence 36 . TIBÈRE. Cher Druze, il est besoin d’une extrême prudence. DRUZE. Cette occurrence ici n’en demande pas tant ; Il faut précipiter un dessein important, Ne point faire languir une grande entreprise, 670 Et poursuivre une route, aussitôt qu’on l’a prise. TIBÈRE. Je vois mon précipice, il y faut trébucher ; N’importe, avec courage, il y faudra marcher, Et j’y vais conserver une audace Royale, Et cette fermeté qu’on voit partout égale, 675 Un front majestueux, un front, que le malheur N’aura point vu pâlir, ni changer de couleur. [p. 42] Empereur, dans les fers ! Prince, ou sans Diadème ! Jusqu’à l’extrémité, j’aurai vécu le même ! Je veux que mes vainqueurs le puissent témoigner, 680 Que Tibère en tous lieux a su l’art de régner : Cette démission qui ne m’est point honteuse, Pour ton seul intérêt, me deviendra fâcheuse ; Je la supporterais avec quelque douceur, Si je laissais l’Empire à mon vrai successeur : 685 Mais il faut que je souffre une entière disgrâce ; 36 L’auteur de l’avis est Livie. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 210 Et qu’un usurpateur le ravisse à ma race. Cher Druze, c’était toi que j’avais destiné, Et que je choisissais pour être couronné ; La cruauté des Dieux m’avait ravi mon frère 37 , 690 Cette même rigueur m’avait ôté ton père. Ô Ciel ! c’était trop peu des maux que tu me fis ! Ton inhumanité me priva de deux fils ! DRUZE. Seigneur, votre indulgence était trop excessive, Et par votre bonté tout ce désordre arrive. 695 Je ne veux point géhenner 38 l’affection des Rois, Le peuple doit juger des hommes par leurs choix ; Et quand de leurs faveurs ils ont cru quelqu’un digne, Il lui doit confirmer ce privilège insigne ; Et sans s’examiner s’il l’avait mérité, 700 S’imaginer qu’il l’ai avec quelque équité. [p. 43] Les Princes, de leur part, y doivent leur prudence, Prévenir leurs faveurs de quelque connaissance, Et ne les point verser sur d’indignes objets ; L’on s’attire autrement la haine des sujets, 705 Il se fait dans l’État un général murmure, Le Prince est plus blâmé, que n’est sa créature, Et la rage du Peuple, au moindre événement, En condamne la cause, et non pas l’instrument ; L’on rejette sur vous les désastres de Romme, 710 Tant vous avez accru la puissance d’un homme ; Vous avez dans lui seul ramassé les honneurs, Un homme sans mérite, a le prix de plusieurs, Les charges de l’Empire en lui seul sont unies ; Vous répandez sur lui des grâces infinies ; 715 Et par une faveur, qui fait mille jaloux, Vous avez fait Séjan un peu moindre que vous ; Encor abuse-t-il du crédit qu’on lui donne ; L’ingrat, et l’insolent, ne caresse personne ; Et sur ces hauts degrés, où son bonheur l’a mis, 720 Il dédaigne d’avoir de petits ennemis. C’est aux grandes maisons que ses desseins s’attachent, 37 Il s’agit de Nero Claudius Drusus (38 av. J.-C.-9 av. J.-C.), frère puîné de Tibère. Il mourut des suites d’une chute de cheval en Germanie après une campagne militaire. 38 Torturer. SÉJANUS 211 Mais ses précautions empêchent qu’ils se sachent ; Le poison sourdement, l’a rendu sans rivaux. TIBÈRE. Oui, Druze, je le crois l’auteur de tous mes maux, [p. 44] 725 J’ai travaillé moi-même à ma propre ruine, Et j’armai d’un poignard, le bras qui m’assassine : Oui, sur mon propre fils il porta sa fureur 39 . Ah ! ce cruel soupçon, me donne de l’horreur ! Ôtons-nous de l’esprit cette triste créance ? DRUZE. 730 Cette horrible action a de la vraisemblance ; Et quoique le poison ne fût pas avéré, Par une circonstance on se l’est figuré ; Il recherche sa veuve. TIBÈRE. Il veut de moi Livie ! Et dans le même temps qu’il attente à ma vie ! DRUZE. 735 Ah ! Seigneur, donnez-moi l’ordre de l’arrêter, Jusques dans son Palais, j’irai l’exécuter ; Il le faut prévenir, plutôt que de l’attendre, Et ne lui pas laisser le temps de nous surprendre. TIBÈRE. Mes gens le saisiront avec commodité. 740 Macron 40 , me réponds-tu de ta fidélité ? [p. 45] MACRON. Ah ! César, mille fois je te l’ai fait paraître, Et telle qu’un sujet la conserve à son Maître. TIBÈRE. Je puis avoir ici des sujets d’en douter. As-tu du cœur ? 39 Voir supra la note 10. 40 Colonel des gardes de Tibère. Ce personnage est basé sur Naevius Sutorius Macro (21 av. J.-C.-38) qui devint préfet du prétoire après la disgrâce de Séjanus. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 212 MACRON. Assez pour ne rien redouter. TIBÈRE. 745 Il faut saisir Séjan ? MACRON. Séjan ! TIBÈRE. Tu l’appréhendes ? MACRON. Non, j’exécuterai ce que tu me commandes, Avec quelque grand soin qu’il se fasse garder. TIBÈRE. Il n’est pas de besoin de se tant hasarder ; [p. 46] Ramasse tes soldats, et te rends à la porte ; 750 S’il est accompagné, fais ta garde plus forte ; Et surtout n’agis point que par un ordre exprès. Toi, Régulus 41 . RÉGULUS. Seigneur. TIBÈRE. Tenez-vous ici près. Druze, il nous faut ici composer nos visages, Et ne lui point donner de sinistres ombrages ; 755 Il doit venir bientôt. Mais le voici qui vient ; Sans se faire chercher, lui-même nous prévient. SCÈNE II. TIBÈRE, DRUZE, SÉJAN, RÉGULUS. SÉJAN. César, j’enfreins les lois ! 41 Lieutenant de Macron. SÉJANUS 213 TIBÈRE. Qu’un autre les observe, Je t’en veux dispenser. [p. 47] SÉJAN. Obligeante réserve ! TIBÈRE. Je ne te traite pas en homme du commun. SÉJAN. 760 Je ne me lasse point de vous être importun ; Je cherche à vos bontés de nouvelles matières, Et moins aux Dieux qu’à vous j’adresse mes prières. Auguste, et vous, César, m’avez comblé de biens, Mais de loin, vos bienfaits ont surpassé les siens ; 765 Vous m’avez accordé tous les honneurs de Romme, Et de quoi contenter tous les désirs d’un homme ; Le plus ambitieux s’en serait assouvi, Aussi par ce secret un Prince est mieux servi ; Et ces nobles sujets qui dédaignent la force, 770 Les cœurs se laissent prendre à cette douce amorce ; La libéralité fait d’aimables efforts, Et s’acquiert les esprits, comme l’autre les corps ; C’est avec passion qu’un sujet se hasarde : Mon père 42 avec ce cœur commanda votre garde ; 775 Et s’étant signalé dans mille occasions, Mérita votre estime et vos affections. À peine fut-il mort en ce noble exercice, Que l’on me confirma cet important office ; [p. 48] Tout jeune que j’étais, je me vis dans l’emploi, 780 Et j’eus de beaux moyens de vous montrer ma foi ; J’ai pleinement rempli cette belle espérance : Aussi, si j’ai servi, j’en eu la récompense, La charge de Préteur, celle de Consulat, Et successivement les honneurs du Sénat : 785 Je commande à ce corps qui régit cent Provinces, Et j’ordonne, après vous, de tous ces petits Princes ; Enfin vous m’avez fait le second des Romains, Et vous voyez, César, l’ouvrage de vos mains ; 42 Il s’agit de Lucius Seius Strabo (mort en 15), préfet du prétoire sous les empereurs Auguste et Tibère. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 214 Je puis sans vanité l’oser presque prétendre, 790 Et je puis aspirer au nom de votre gendre ; Si la veuve de Druze a besoin d’un mari. Seigneur, jetez les yeux sur votre favori : Déjà votre alliance illustra ma famille, Le fils de Clodius eut épousé ma fille ; 795 Ce glorieux Hymen se devait achever, Sans le grand accident qui vint nous l’enlever 43 , Et qui nous l’arrachant au plus beau de son âge, Détruisit votre espoir, avec ce mariage. Auguste, votre père 44 , a voulu s’allier, 800 Avecque la maison d’un simple Chevalier ; César, j’implore ici votre toute-puissance, Faites-moi mériter votre auguste alliance ; Et puisque votre sang vous éleva sur nous, Par votre abaissement, approchez-moi de vous ; [p. 49] 805 Il n’est rien jusque-là qui vaille mon envie ; C’est sa possession ! TIBÈRE. Qu’on appelle Livie ? SÉJAN. À quel excès d’honneur portez-vous un Sujet ! TIBÈRE. Tu te peux décevoir dans un si beau projet ; Et ne te flatte point, de penser que Livie, 810 Prenne à ton avantage une si basse envie, Qu’elle daigne épouser un simple Chevalier, Qu’elle se méconnaisse, et se veuille oublier ; Ce serait un opprobre aux familles Romaines, Qui virent ses parents aux charges Souveraines, 815 Qui ne pourraient souffrir ce mélange odieux, Ni voir ta maison jointe à la race des Dieux ; Je mettrais mes Neveux dans de longues querelles, Et verrais entre vous des haines immortelles. 43 En 20, il y eut une promesse de mariage entre la fille de Séjanus et Drusus (12-20), fils aîné du futur empereur Claude (10 av. J.-C.-54). Le mariage n’eut pas lieu, car Drusus mourut à l’âge de huit ans, étouffé par une poire qu’il était en train de manger. 44 Auguste était le père adoptif de Tibère. SÉJANUS 215 Où nous réduiriez-vous, si vous veniez aux mains, 820 Et si vos différends partageaient les Romains ? Mesure tes projets avecque ta puissance, Ou les proportions à ta seule naissance : Toute Rome m’haït pour t’avoir agrandi, Et j’en suis décrié, loin d’en être applaudi : [p. 50] 825 Dois-je encourir pour toi l’inimitié publique, Et mettre en ma maison un trouble domestique ? Vit-on jamais dans Rome un semblable parti, Qui fut tant inégal, et si mal assorti ? Pour l’exemple d’Auguste, il me donna sa fille 45 , 830 Tant il fut inquiet, changeant et difficile ; Agrippa 46 l’avait eue, il me la redonna ; Cette inégalité fit qu’on le soupçonna ; Il en prévit la suite ; et s’il faut ainsi dire, La souveraineté par-là se communique ; 835 À mesure qu’on monte, on dresse un nouveau plan, Et d’allié du Prince, on devient son tyran, Voici venir Livie ; apprenons de sa bouche, Ce qu’elle a concerté d’un amour qui me touche, Et ce qu’elle a conclu contre mon intérêt. SCÈNE III. TIBÈRE, DRUZE, SÉJAN, LIVIE, RÉGULUS. SÉJAN. 840 C’est à vous, ma Princesse, à faire mon arrêt ; Relevez-nous bientôt de l’attente où nous sommes ; Faites-moi le plus grand, ou le moindre des hommes. [p. 53=51] LIVIE. Et bien, présomptueux, l’on voit ta vanité, Et l’on connaît l’excès de ta témérité. 845 Un homme de néant a bien eu cette audace, D’oser faire régner sa personne et sa race ! Et le fils d’un Strabon 47 , le fils d’un Chevalier, 45 Il s’agit de Julia Caesaris Filia (39 av. J.-C.-14), fille unique de l’empereur Auguste. Elle épousa Tibère en 11 av. J.-C. 46 Il s’agit de Marcus Vipsanius Agrippa (63 av. J.-C.-12 av. J.-C.), l’un des très proches conseillers d’Auguste. Il épousa la fille d’Auguste en 21 av. J.-C. 47 Voir supra la note 42. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 216 Avecque les Césars, demande à s’allier ! Quoi, Seigneur, souffrez-vous cette haute insolence ? SÉJAN. 850 Ah ! Madame. LIVIE. Tais-toi ? Je t’impose silence. SÉJAN. Ma Princesse, est-ce ainsi que vous me trahissez ? N’avez-vous point aimé ce que vous haïssez ? LIVIE. Moi, je t’aurais aimé, le plus lâche des hommes ! Et le plus criminel de l’Empire où nous sommes ! 855 Tout le cours de ta vie est un débordement, Et de mille attentats, un seul enchaînement : Instruis-nous pleinement de toutes tes maximes ; S’ils ne sont infinis, nombre-moi tous tes crimes ; [p. 52] Étale-nous par ordre un amas de forfaits ; 860 Dis-nous pourquoi, comment, et quand ils furent faits ? Nul ne s’est diverti du cours de ta vengeance, Elle s’est étendue avec indifférence ; Tu t’immoles les Grands, comme les plus petits, Et tout sang assouvit tes brûlants appétits ; 865 Tes yeux se sont repus de différent carnage ; Trois têtes d’Empereurs te bouchaient un passage ; Et par ta tyrannie, on les a vu tomber ; Toute Rome, avec eux, s’en allait succomber ; La maison des Césars, que tu tenais en bute, 870 S’allait envelopper dans cette grande chute ; L’Empire, et l’Empereur, s’y seraient vus compris, Si le Ciel ne m’eut mise au-devant du débris : Oui, ce Ciel irrité, qui dedans sa colère, Souffrait l’aveuglement dans l’âme de Tibère, 875 Lui va montrer l’abîme où ta main le poussait ; Il ne veut plus de fléaux, ton règne le lassait, Tant de méchancetés sont à ce jour prescrites, Ta domination excédait ses limites ; Tu pris plus de crédit, qu’il ne t’en a donné, 880 Et plus exécuté, qu’il n’avait ordonné. SÉJANUS 217 TIBÈRE. Qu’entends-je ici, Séjan ? SÉJAN. Que vois-je ici, Madame ? [p. 53] LIVIE. Tu l’oses demander ! Consultes-en ton âme ? SÉJAN. Seigneur, elle est séduite, et Druze a concerté. DRUZE. Quoi, traître ! TIBÈRE. Qu’elle parle avecque liberté ? LIVIE. 885 Je ne veux point parler d’un million de crimes, Tu les as tous cachés ou rendus légitimes ; Quel que déguisement ; dont tu les aies couverts, Ils paraîtront un jour aux yeux de l’Univers ; Et cette vérité, qui va par les Provinces, 890 Qu’on n’introduit jamais aux cabinets des Princes, S’y viendra présenter avec sa netteté, Et sortira bientôt de son obscurité ; Ces belles vérités, qu’on avait obscurcies, Ces morts qu’on prétextait, s’y verront éclaircies ; [p. 56=54] 895 Pison 48 n’aura rien fait, qui n’ait eu tes avis, Et mourra criminel, pour les avoir suivis 49 . Là se découvrira ton horrible malice, L’on verra qu’un coupable a perdu son complice ; Et d’appréhension qu’on ne vit son péché, 900 Que ses précautions dans son sang l’ont caché : Oui, perfide, ce meurtre est bien plus vraisemblable, Que le grand désespoir, dont tu le fis capable ; Un lâche naturel, une humeur de Pison, Une main toujours prête à donner le poison, 905 N’aurait pas pu choisir une mort volontaire ; 48 Voir supra la note 21. 49 Piso se suicida après être accusé de plusieurs délits par le Sénat. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 218 Il aurait attendu qu’elle fut nécessaire ; Et cette âme si base, attachée à son corps, Ne l’eut abandonné que par de grands efforts. Germanicus à peine avait quitté la place, 910 Que ta témérité monta jusqu’à l’audace ; Tu te sacrifias le fils de l’Empereur ; Le fils de Claudius éprouva ta fureur ; Et par l’ambition la plus dénaturée, La perte de ton Prince est même conjurée. 915 C’est par tous ces degrés, que tu voulais monter, Et tant d’empêchements se devaient surmonter ; Mais tu laissais, aveugle, un obstacle en arrière ; Je m’oppose à ta course, au bout de ta carrière ; Tu croyais voir l’effet que tu t’es projeté, 920 Et si proche du Trône, on te voit arrêté. [p. 57=55] DRUZE. Rends-moi, Germanicus, et me rends Agrippine 50 , Toi destructeur des miens, cause de leur ruine, Abominable auteur des maux qu’ils ont soufferts, Détestable inventeur des poisons et des fers ? 925 Ah ! barbare ; quel crime avait commis ma mère Pour avoir recherché l’assassin de mon père ? Loin d’en avoir justice, et d’en tirer raison, Elle fut reléguée, et mourut en prison 51 . TIBÈRE. Que réponds-tu, Séjan ? DRUZE. Que pourrait-il répondre ? 930 Tous ses déportements ont de quoi le confondre. SÉJAN. Ce n’est pas d’aujourd’hui que Druze m’entreprend, Il ne peut supporter que vous m’ayez fait grand, Et garde une maxime aux Princes si commune, Qu’il faut choquer sans cesse un homme de fortune, 50 Il s’agit des parents de Druze. 51 Magnon fait une entorse à l’histoire. C’était Tibère qui bannit Agrippine l’Aînée dans l’île de Pandataria. En exil, elle refusa de manger et mourut de faim en 33, deux ans après la mort de Séjanus. SÉJANUS 219 935 Et qu’il n’est pas séant de mettre en même rang, Les simples Chevaliers, et les Princes du sang. Quant à Germanicus, sa mort fut naturelle, Et Druze injustement m’en forme une querelle. [p. 56] Pour celle d’Agrippine, elle la mérita ; 940 L’on sait à quel excès son orgueil se porta. DRUZE. C’est une illusion que forment tes semblables, Cette façon d’agir rend les Princes coupables ; Mais toi, reconnais-tu jusqu’où monte le tien ? Toi, dont la vanité n’avait point de soutien, 945 Et de qui l’insolence a pu jusque-là traître, Que d’oser demander la fille de ton Maître ? LIVIE. Quant à Druze 52 , méchant, tu l’as empoisonné. SÉJAN. Moi, je l’ai fait mourir ! LIVIE. Ah ! l’homme abandonné ! Tu te veux prévaloir du peu de témoignages ; 950 Oui, je n’en puis tracer que de légers ombrages ; Je ne te puis convaincre en manquant de témoins ; L’entreprise fut faite avec de trop grands soins ; Ta politique enseigne à détruire une preuve, Elle devait t’apprendre à perdre aussi la veuve : 955 Mais le Ciel qui confond tous les conseils humains, Qui rend, quand il lui plaît, nos raisonnements vains, [p. 57] T’a forcé, malgré toi, de te trahir toi-même, Et t’a fait découvrir ton propre stratagème ; Tu m’apportais en dot, la tête d’un mari ; 960 À ce sanglant objet, sa veuve t’eût chéri ; Tu t’en glorifiais, comme d’une victoire, Comme d’une action toute pleine de gloire ; Tes entretiens d’amour, avaient ce compliment, Et n’étaient embellis, que de cet ornement. 965 Je vous offre un Empire, acceptez-le, Madame ; Je vous montre par-là la grandeur de ma flamme ; 52 Il s’agit, bien entendu, du mari de Livie. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 220 Elle exigeait de moi la mort de votre Époux ; Quelle marque plus grande en désireriez-vous ? Druze a déjà péri, je vais perdre Tibère 970 À la perte du fils, joindre celle du père ; Il n’est rien de hardi, que je n’ose tenter, Et par ce seul motif, de vous mieux mériter. J’attends, pour ce grand coup, des forces d’Allemagne ; J’occupe également, la ville et la campagne ; 975 Toutes les légions suivront mes étendards ; Elles vont m’élever au Trône des Césars, Mettre dessous mes pieds cette illustre conquête, Et ceux que la naissance avait mis sur ma tête ; Perdons le jeune Druze. À tant de cruautés, 980 Je frémissais en moi de tes déloyautés : Malgré toute ma rage, il me fallait contraindre, Dévorer mes soupirs, m’empêcher de me plaindre ; [p. 58] Et par un vif tourment, qu’on ne peut exprimer, Dire à mon ennemi que je voulais l’aimer. 985 J’attendais ce moment, l’heure enfin est venue, Où ta méchanceté doit être reconnue ; Et déjà tes remords t’empêchent de parler, Ou te veulent contraindre à nous tout révéler. TIBÈRE. Séjan, que réponds-tu ? SÉJAN. Leur procédé m’étonne. TIBÈRE. 990 Lève les yeux, et vois cet avis qu’on me donne. Quoi, tu ne rougis pas ? ton front ne pâlit point ? Certes ton imprudence est dans son plus haut point. DRUZE. Plus il se veut cacher, plus il se fait paraître. LIVIE. Le cœur, malgré le front, se sait faire connaître. SÉJAN. 995 César, c’est un effet de leur invention, Et j’implore à genoux votre protection. SÉJANUS 221 [p. 59] Que le Ciel à vos pieds m’abîme d’un tonnerre, Ou que vif devant vous, m’engloutisse la terre, Où que je sois, mon Prince, éloigné de vos yeux ; 1000 Serment bien plus sacré, que celui de nos Dieux. TIBÈRE. Cesse de profaner un nom si redoutable ; L’on gardera ton droit, innocent ou coupable. Va te justifier de cet assassinat ; J’en commets l’examen au pouvoir du Sénat, 1005 Ta vie est dans ses mains, il jugera sans haine. Qu’on le fasse assembler : Macron, que l’on l’y mène. Vous Druze, et vous Livie, assister au procès, Et ne retournez point, sans en voir le succès. SÉJAN. Vous ressouvenez-vous de tant de bons offices, 1010 Et que votre salut est l’un de mes services. Seigneur, mon innocence ; TIBÈRE. Aura ses protecteurs ; La passion n’est point parmi des Sénateurs. Si tu reviens absous, mes bras sont tes refuges ; Sinon, je t’abandonne à l’arrêt de tes juges. Fin du Troisième Acte. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 222 [p. 60] ACTE IV. SCÈNE I. APICATA, VOLUZIE, TÉRENCE. VOLUZIE. 1015 Que tentez-vous, Madame, et qu’en espérez-vous ? Croyez-vous obtenir la mort de votre Époux ? Et quoi, vous vous flattez de trouver un refuge ? Séjan est criminel, et Tibère est son juge ; L’arbitre et le coupable, ont ici tout pouvoir, 1020 Ils ont autant de droit, qu’ils en veulent avoir ; Le divorce est permis dans les maisons de Romme. APICATA. Ô Dieux ! jusqu’où s’étend l’insolence d’un homme ! Ô Lois, qui permettez le divorce aux Romains, Faites part de ce trouble au reste des humains ? [p. 61] 1025 Et puisqu’on peut troubler des amours légitimes, Accordez un passage à tous les autres crimes ? Quoi ? je lui suis fidèle, et lui me veut trahir ! S’il cesse de m’aimer, dois-je pas le haïr ? Il brise le premier le nœud qui nous engage ; 1030 C’est un lâche, un ingrat, un perfide, un volage ; Puisque ce cœur léger me peut manquer de foi, Faut-il qu’un inconstant en attende de moi ? VOLUZIE. Ajoutez à ces mots, qu’il est époux et père, Que vous êtes ensemble, et sa femme, et ma mère, 1035 Que c’est le même, enfin, que vous avez chéri, Et que vous poursuivez la tête d’un mari. Voyez si ce combat vous acquiert de la gloire. TÉRENCE. Oui, Madame, jugez quelle est votre victoire. Qu’êtes-vous devenue ? APICATA. Et qu’est-il devenu ? 1040 Après ces lâchetés, Séjan m’est inconnu ; Qui diffame sa vie, est indigne de vivre. SÉJANUS 223 TÉRENCE. Séjan est votre Époux, le devez-vous poursuivre ? [p. 60=62] Êtes-vous sa partie ? APICATA. Êtes-vous son appui ? Quoi, Térence, et ma Fille, osent parler pour lui. 1045 Soyez ses délateurs, et non pas ses refuges. VOLUZIE. Madame, différez, les Dieux seront vos Juges. APICATA. Non, je veux voir Tibère il m’en fera raison ; Il est intéressé dedans leur trahison. TÉRENCE. Pour la troisième fois, je m’en vais l’entreprendre ; 1050 Je m’en vais le revoir. APICATA. Et qu’en faut-il attendre ? TÉRENCE. Madame, espérons mieux, Allons. Mais le voici. [p. 63] SCÈNE II. SÉJAN, APICATA, VOLUZIE, TÉRENCE. SÉJAN. Ah, ma fille ! ah, Térence ! et toi, ma femme aussi ! Macron suspends ton ordre, et souffre que j’embrasse Tous ceux que mon malheur engage en ma disgrâce. MACRON. 1055 Ces derniers entretiens sont de tous temps permis, L’on les peut espérer des plus grands ennemis. C’est avec déplaisir. SÉJAN. Ne le fais point paraître, Et suis joyeusement les ordres de ton Maître. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 224 Déplore, infortunée, un infidèle Époux, 1060 Qu’une divine main ramène à tes genoux, Et qui dedans le temps qu’il t’avait découverte, Par un sort plus fâcheux va réouvrir la perte ! Reçoit de mon péché, ce repentir contraint, Au moins, s’il est tardif, mon remords n’est pas feint. [p. 64] 1065 Tu me fuis ! Mon abord t’est-il donc si funeste ? APICATA. Ô de tous mes soupçons, preuve trop manifeste ! C’est un trait de Livie. SÉJAN. Oui, tu l’as pressenti, Et ton fidèle instinct m’en avait averti : Elle-même me perd, et l’ingrate m’accuse, 1070 D’avoir empoisonné Germanicus et Druse ; Par l’ordre de Tibère l’on me mène au Sénat, Pour me justifier de cet assassinat. Vois l’état déplorable où m’a mis l’imposture. VOLUZIE. Ô sensible spectacle ! TÉRENCE. Ô funeste aventure ! VOLUZIE. 1075 Où, le retrouvez-vous ? APICATA. Aux lieux où je le perds ; Aidons-lui, Voluzie, à supporter ses fers, [p. 65] Dans ce délaissement où la Cour l’abandonne, Où ce disgracié, n’est connu de personne. TÉRENCE. Est-il quelque spectacle égal à cet objet ? 1080 Ô sort ! pour t’exercer, as-tu pris ce sujet ? Séjan disgracié, cette grande inconstance, Est sans doute un effort de ta toute-puissance ; Et sa chute m’a mis dans un étonnement, Que n’aurait point causé tout autre changement, SÉJANUS 225 1085 Un Roi dépossédé que son peuple abandonne, En sa comparaison n’aura rien qui m’étonne, Tous les jours la fortune a de pareils revers Et mille souverains sont morts dedans les fers, Mais que cette barbare étende ses outrages 1090 Et porte sa fureur sur ses propres ouvrages, Quand elle anéantit ses plus grands favoris Qu’elle est lasse d’aimer ceux qu’elle a tant chéris, Qu’elle expose à nos yeux ces tristes décadences Nous devons déplorer de telles insolences, 1095 N’est-ce point une vue à fondre tout en pleurs Et qu’on puisse nommer le comble des malheurs 53 . SÉJAN. Oui, Rome m’honorait avec idolâtrie Et je suis le mépris de celui qui me prie, Ce Séjan en faveur, ce Dieu des courtisans 1100 Est lâchement trahi de tous ses partisans, [p. 66] Tous ses adorateurs lui manquent de parole Ils se vont prosterner aux pieds d’une autre idole, Allez la parfumer et de vœux et d’encens Lâches allez briguer le crédit des puissants, 1105 Et par une habitude à perdre tous vos maîtres Allez dire au Sénat que vous êtes des traîtres, Que vous m’avez servi corrompus par mes dons Et que vos repentirs méritent vos pardons. APICATA. Je l’avais bien prévu ? SÉJAN. Je vois mon précipice ; 1110 Puisque j’y suis réduit il faut que j’y périsse, Que toute ma maison s’ébranle avecque moi Et qu’un poids si pesant te traîne quand et soi, Si je suis condamné plusieurs me doivent suivre Le coup dont je mourrai les empêche de vivre, 53 Dans leur description de la pièce, les frères Parfaict affirment que Térence est le personnage « le plus passable du Poème » : « Ses sentiments sont généreux, après avoir tenté de vains efforts ; il ne peut se résoudre à survivre au funeste sort de sa maîtresse, et à la famille entière de son ami », Parfaict, Histoire du théâtre français, t. VII, p. 51. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 226 1115 Je vois mes oppresseurs pompeux et triomphants Accabler mes amis, ma femme et mes enfants, Comme s’ils poursuivaient une longue victoire D’écrier de Séjan jusques à sa mémoire, De tant d’indignités Rome les va louer 1120 Et la plupart des miens me va désavouer, D’une telle déroute horrible et générale Ils en vont élever tous ceux de leur cabale, [p. 67] Déjà sur ma ruine ils se dressent un plan Et dévorent entre eux les grands biens de Séjan, 1125 Le peuple s’y figure un monceau de richesses Que n’a point dissipé grand nombre de largesses, Un trésor composé de sang et de sueurs Un amas excessif formé de leurs labeurs, Mes papiers tous remplis de recettes et d’offres 1130 Et tout l’or de l’Empire enfermé dans mes coffres, Tibère pourra voir tout ce que j’ai laissé Et le nombre des biens que j’aurai ramassé, Je laisse trois enfants 54 à cette providence Qui contre les puissants protège l’innocence, 1135 Oui, vous êtes grands Dieux des tuteurs éternels Je commets mes enfants à vos soins paternels 55 ; Je te remets ma fille, ô conduite éternelle, Contre nos ennemis déclare-toi pour elle, Tu la verras bientôt le mépris d’un Préteur 1140 Le divertissement d’un fils d’un Sénateur, Ta sagesse infinie égale mieux les choses Et n’ordonne de rien que par de justes causes, S’il est expédient qu’elle doive mourir En fille de Séjan tu la feras périr, 1145 Loin qu’elle soit du peuple extermine ma race L’anéantissement sied mieux que la disgrâce, Je t’inspire ma fille un raisonnable orgueil Et s’il faut s’abaisser que ce soit au cercueil, Mon sang ne peut souffrir des bassesses insignes, 1150 Après des Empereurs tous partis sont indignes, [p. 68] Épouse le trépas et meurs avec honneur, Je te vais précéder ? 54 En réalité, Séjanus eut quatre enfants : trois fils (Strabo, Capito et Aelianus) et une fille (Lunilla). Voir Léon Homo, Histoire romaine, Paris : Presses Universitaires de France, 1941, t. III, p. 228. 55 Après la mort de Séjanus, on exécuta les enfants afin d’éliminer tous les héritiers. SÉJANUS 227 VOLUZIE. Je vous suivrai Seigneur, SÉJAN. Sans sa possession tu peux vivre Térence. Tu ne dois point briguer notre triste alliance, 1155 La maison de Séjan est prête à succomber, Et c’est un fondement qui te ferait tomber, Et toi ma chère femme où s’étend ton courage, Oses-tu bien te perdre en ce commun naufrage, Non, non, enfreins un droit que je n’ai point tenu 1160 Notre hymen de ma part fut mal entretenu, J’ai violé nos lois tu les pourrais enfreindre Par mon impunité tu dois cesser de craindre. APICATA. J’en vois le châtiment c’est moi qui l’ai causé Ô Dieux ! dans mes souhaits mon âme a trop osé, 1165 Un simple repentir eut contenté ma haine Et par ce grand surcroît vous ajoutez la peine, Vous m’avez exaucée au-delà de mes vœux Ce n’est point sa disgrâce, ou sa mort que je veux, Mais vous me l’accordez rigoureuse justice, 1170 Ordonnez donc pour moi la moitié du supplice. [p. 69] SÉJAN. Non le Ciel est content de la perte de l’un Je vais être immolé pour le salut commun, Je m’offre en sacrifice à ce courroux céleste Les Dieux de ma maison sauveront quelque reste, 1175 Ma tête est le seul but où tendra leur fureur Allez vous prosterner aux pieds de l’Empereur, D’un débris général garantissez vos têtes Mettez-vous par sa grâce à l’abri des tempêtes, À couvert de la main de vos persécuteurs 1180 L’innocence opprimée a peu de protecteurs, L’homme le plus content montre un divers visage Selon qu’il considère ou le calme ou l’orage, Et l’on voit ses esprits arrêtés ou flottants Par la diversité des hommes ou des temps, 1185 Voilà l’unique ami que le Ciel me conserve, L’un de ces généreux qui n’ont point de réserve, Qui ne savent que c’est de servir à demi, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 228 Et sans point de motif obligent un ami ; Présumons tout des Dieux, le Ciel n’est point barbare, 1190 Il l’est s’il fait périr une amitié si rare. TÉRENCE. Vous-même espérez mieux, vous reviendrez absous ; SÉJAN. Je me vois condamné par la bouche de tous, [p. 70] Sans que l’on m’examine, et sans qu’on en consulte, Un jugement si prompt, se doit faire en tumulte, 1195 Pour se justifier, le coup fut résolu ; Et dira le Sénat, le Prince l’a voulu ? Adieu, ma chère fille, adieu ma chère femme. TÉRENCE. Ah ! Seigneur, SÉJAN. Cachez-moi ces faiblesses de l’âme ; Retenez vos soupirs : APICATA. Cruel, qu’ordonnes-tu : SÉJAN. 1200 C’est dans l’extrémité que paraît la vertu, MACRON. Régulus vient à nous, le Prince le doit suivre. Ah ! Seigneur, dépêchons, SÉJAN. Oui, Macron, c’est trop vivre, [p. 71] Cher Térence, ma femme, et toi ma fille, adieu. SCÈNE III. APICATA, VOLUZIE, TÉRENCE, RÉGULUS. APICATA. Suivons le cher Térence ; SÉJANUS 229 TÉRENCE. Oui, délaissons ce lieu. RÉGULUS. 1205 Seigneur, arrêtez-vous, c’est l’ordre de Tibère ; Je ne fais qu’obéir. TÉRENCE. Ton offense est légère, Mène-nous à César. RÉGULUS. Lui-même vient à nous. [p. 72] SCÈNE IV. APICATA, VOLUZIE, TÉRENCE, RÉGULUS, TIBÈRE. APICATA. Seigneur, une affligée embrasse vos genoux. VOLUZIE. Je me jette à vos pieds, TIBÈRE. Je vous veux faire grâce, 1210 Quoiqu’en crime d’État l’on condamne une race 56 . APICATA. Moins pour nous que pour lui j’implore vos bontés. TIBÈRE. Non il s’est obstiné contre mes volontés, [p. 73] Je le voulais sauver il n’a rien voulu dire, Qu’il réponde ? APICATA. Ah ! César, 56 Voir supra la note 55. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 230 TIBÈRE. Résolvez-vous au pire ; 1215 Qu’on l’emmène chez elle : APICATA. Ah ! partout c’est la mort ? SCÈNE V. TIBÈRE, TÉRENCE. TIBÈRE. Toi que ta destinée attachait à son sort Par des présomptions j’ai commandé ta prise Et me suis figuré que tu sais l’entreprise, En ce que cet amour dont tu m’avais parlé 1220 M’a fait conjecturer qu’il ne t’a rien celé, Et puisqu’il t’honora de cette confidence Il est bien apparent qu’il t’en dit l’importance, [p. 74] Qu’il t’aura découvert l’état de ses desseins Qu’il t’aura révélé le nom des assassins 57 , 1225 Comme dans mon Empire il dressait ses parties Comme mes légions durent être averties, Et qu’au moindre courrier qu’on aurait ses avis Son ordre et ses drapeaux devaient être suivis, Que pendant que dans Rome il maintenait ses brigues 1230 Chez tous mes Généraux il suscitait des ligues, Qu’il avait répandu grand nombre de présents Qu’il s’acquérait par-là de puissants partisans, Qu’il avait corrompu, la Gaule et l’Allemagne Que son secours marchait la prochaine campagne, 1235 Qu’il viendrait m’assiéger jusques dans mon Palais Et qu’il me réduirait à demander la paix. Qu’un nombre de soldats, iraient de place en place À son élection porter la populace, Que moitié par suffrage, et moitié par terreur 1240 Rome l’honorerait du titre d’Empereur ; Qu’elle témoignerait de grandes complaisances Qu’elle mettrait ma mort dans ses magnificences, Et que par une pompe à dévorer son char Je servirais de marche à ce nouveau César, 57 Tibère accuse Térence d’être le complice de Séjan. SÉJANUS 231 1245 C’est ainsi que ce traître ordonnait ses pensées C’est dessus ce beau plan qu’elles furent dressées, L’entreprise est visible en tous ses procédés, Et dans ces attentats qui se sont succédés, Ne te pique donc point d’une constance extrême 1250 Et loin de le sauver garantis-toi toi-même ; [p. 75] Avoue ingénument qu’il ébranla ta foi Que de puissants motifs t’armèrent contre moi, Que cette passion qui fait tout méconnaître Que l’amour t’aveugla, jusqu’à trahir ton maître, 1255 Qu’en te montrant sa fille avec tous ses secrets Il te fit épouser ses moindres intérêts. TÉRENCE. Les grands sont dangereux dans toutes leurs créances Ils tirent leurs soupçons des moindres vraisemblances, Et des impressions que les Princes se font 1260 Les maux naissent plus grands ou moindres qu’ils ne sont, C’est à lui d’avouer ou de nier ce crime Et pour mes intérêts je défends mon estime, Les plus grands imposteurs ne la peuvent noircir Ma vie a des clartés qu’on ne peut obscurcir, 1265 Ma réputation n’est point ensevelie Et Térence est illustre aux yeux de l’Italie, La guerre m’éleva parmi tous ses hasards Et ma gloire s’est faite en servant trois Césars, La voix de vos soldats parle à mon avantage 1270 Vous seul m’en refusez un simple témoignage, Mon plus grand intérêt fut celui de l’honneur Le sort m’a contenté j’ai vécu sans bonheur, Sans dignité, sans biens, sans nulle récompense Et n’ai point excédé l’état de ma naissance, 1275 Il est vrai que Séjan m’a mis dans la faveur Qu’il parla de mon Zèle avec grande ferveur, [p. 76] Qu’il avait entrepris le soin de ma fortune Et qu’il me rejetait dans une heure opportune, Est-ce un crime d’État, que de l’avoir aimé 1280 Et par quelle raison en serais-je blâmé Mon amitié lui plût ! J’ai recherché la sienne Votre inclination a précédé la mienne, Nous honorions en lui l’ami de l’Empereur Votre exemple César excusait notre erreur, 1285 Vous êtes criminel si nous sommes coupables JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 232 Si vous vous absolvez nous sommes pardonnables, Le respect de nos lois est-il si rigoureux Seriez-vous l’innocent et moi le malheureux, Et le Sénat, Seigneur, nous rendrait-il justice 1290 S’il sauvait le coupable et perdait le complice, Il nous distribuait toutes les dignités, La Cour roulait au gré de ses prospérités, Vous l’aviez élevé sur toutes les puissances Je lui vis dispenser la guerre et les finances, 1295 La police et les lois étaient dedans ses mains Il était après vous l’Empereur des Romains, Ses amis étaient craints et rendus nécessaires Il leur communiquait une part des affaires, Les libéralités qu’il recevait de vous 1300 Comme par un canal s’épandaient jusqu’à nous, Nous honorions en lui l’une de vos Images Et dans lui votre peuple adorait vos ouvrages, Les Dieux vous ont remis la souveraineté Un pouvoir d’agrandir qui n’est point limité, [p. 77] 1305 Est-ce à nous de juger le secret de ses choses Ni quels vous élever, ni moins pour quelles causes, Ce sont des profondeurs que l’on ne peut trouver Et difficilement y peut-on arriver, L’on ne peut parvenir à cette connaissance 1310 La science du peuple est dans l’obéissance, Ne parlons point du jour de sa calamité Considérons le cours de sa félicité, Dans ce temps glorieux un homme de mérite Eut rendu des honneurs au moindre de sa suite, 1315 Des esclaves chez lui s’étaient tous enrichis Et nous faisions la Cour à tous ses affranchis, L’amitié de Séjan était avantageuse Favorable autrefois comme elle est malheureuse, Je la veux maintenir jusqu’au dernier arrêt 1320 Et s’il est convaincu quitter son intérêt, Comme je ne prends point le parti d’un coupable Je n’abandonne pas celui d’un misérable, Pour ses amours César, il ne m’en cela rien Je l’en dissuadai dedans un entretien, 1325 Pour ses autres projets s’il en était capable Lui seul de son complot, est complice et coupable, Nul ne sait ses desseins, il ne m’en parla point SÉJANUS 233 Et Séjan n’est ami que jusques à ce point 58 . TIBÈRE. Le Sénat jugera dessus les apparences 1330 Si l’accusation a quelques vraisemblances, [p. 78] Et s’il peut là-dessus appuyer son arrêt, Toi qui jusqu’au péril as pris son intérêt, Ta franchise m’a plu, j’y vois ton innocence Et cet aveu si noble a détruit mon errance, 1335 La foi peut compatir avecque l’amitié 59 . TÉRENCE. Seigneur son infortune, est digne de pitié. TIBÈRE. Ne crois point m’attendrir laisse agir la Justice J’ai remis au Sénat sa grâce ou son supplice, Va résoudre sa femme, adieu. TÉRENCE, seul. Voyons sa fin ? 1340 Allons, allons, apprendre un si triste destin, Et ce que le Sénat ordonnera d’un homme Qui pendant tant de temps a régné dedans Romme, S’il doit servir d’exemple aux grands de l’Univers Mourons et succombons d’un si fameux revers. 58 Térence nie qu’il ait eu connaissance des projets de Séjan. 59 Térence réussit à convaincre l’empereur de son innocence. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 234 [p. 79] ACTE V. SCÈNE I. TIBÈRE, suivi de RÉGULUS. TIBÈRE. 1345 Rome s’est révoltée est-elle assez hardie Dieux, prenez-vous parti dans cette perfidie, Et soutenant des miens les insolents projets Contre leurs Empereurs armez-vous des sujets, En faveur de Séjan mon peuple se rebelle 1350 Quel motif l’intéresse à prendre sa querelle, Peuple, qui dans ta haine es toujours obstiné Quel que pouvoir que j’aie ai-je mal gouverné Allons nous présenter à cette populace Et d’un front d’Empereur arrêtons son audace, 1355 La présence du Prince aura quelque pouvoir. RÉGULUS. César, ne sortez point vous pourriez l’émouvoir, [p. 80] De quartier en quartier toute Rome est en armes Ainsi de bouche en bouche on passe ces alarmes, L’air est battu de cris, de coups et de clameurs, 1360 Et l’on entend partout que de sourdes rumeurs, Rome ne vit jamais des émeutes pareilles, Ce bruit prodigieux a frappé mes oreilles, Et du seuil du Palais je l’avais entendu Quand votre Majesté m’y vit tout éperdu 60 . TIBÈRE. 1365 Honteux abaissement qu’il me faille l’attendre Et qu’un peuple me mette en état de me rendre, Dangereuse imprudence où me vois-je réduit Que n’avais-je ordonné qu’on m’en défît sans bruit, Que n’ai-je décidé d’un procès d’importance 1370 Et pourquoi le Sénat en eut-il connaissance, Grande raison d’État, je vous pratiquai mal Ce manque de prudence est un défaut fatal, Le soupçon doit suffire en un pareil rencontre Dans les points délicats le jugement se montre, 60 On croit que le peuple a pris des armes pour défendre Séjan. SÉJANUS 235 1375 L’on se doit éclaircir par un simple attentat Mais perdre sourdement un criminel d’État, Et pour peu de clartés qu’y voie un politique Paraître en apparence injuste et tyrannique, Ne se point attacher à la formalité 1380 Et se bien prévaloir de son autorité, J’en ai commis la faute et j’en porte la peine Tel est l’événement de la prudence humaine, [p. 81] Nous trouvons le remède après les accidents Et jusqu’aux châtiments nous sommes imprudents, 1385 C’est ici Régulus qu’il faut que je te blâme Tu devais retenir, et Térence et sa femme, Tu devais conserver ce dangereux dépôt Et ta main imprudent s’en dessaisit trop tôt, Ah ! rebelle Térence, en vain je le menace 1390 Il rit de ma colère ainsi que de ma grâce, Et ce séditieux n’est plus en mon pouvoir : C’est lui qui s’est armé ! RÉGULUS. Qui l’aurait pu prévoir ? TIBÈRE. Druze tout effrayé retourne avec Livie Parmi tant de périls a-t-il gardé sa vie, 1395 Il porte dans ses yeux l’image du danger. SCÈNE II. DRUZE, LIVIE, TIBÈRE, RÉGULUS. DRUZE. Seigneur figurez-vous un soldat étranger, [p. 82] Une armée ennemie un conquérant dans Romme Et jusqu’où peut monter la cruauté d’un homme, Joignez-y la fureur de tous les éléments 1400 Les tremblements, les feux, et les débordements, Il n’est rien de semblable à tant de barbaries Il semble que l’Enfer ait vomi ses furies, Un déluge de sang coule de bout en bout Et les corps entassés s’y rencontrent partout, 1405 L’on marche sur les morts ? JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 236 TIBÈRE. Désordre épouvantable ; DRUZE. La vengeance y fait voir ce qu’elle a d’effroyable, Des maisons qu’elle force elle en fait des tombeaux, Le corps d’un ennemi s’y déchire à lambeaux, Elle arrache son cœur avecque ses entrailles 1410 Et d’une main sanglante elle en bat les murailles, Elle porte les feux, les cordeaux et le fer L’on ne voit que brûler, massacrer, étouffer, Il se forme une voix dès qu’elle est entendue L’ordre qu’on a donné vole de rue en rue, 1415 Ses amis sont suivis jusques dans leurs maisons Et des siens l’on remplit le Tibre et les prisons, Meure, meure Séjan, crie un peuple en colère L’ennemi de l’Empire est celui de Tibère, [p. 83] Et d’un redoublement, d’un ton plus irrité 1420 Meure, meure, Séjan et sa postérité 61 . TIBÈRE. Rome dans mes transports je t’ai fait une injure Et je te rends ta gloire en cette conjoncture, Ô ! terreur bien panique, ô rapport trop léger ! J’ai cru que des sujets me venaient assiéger. DRUZE. 1425 Le parti de Séjan, n’était pas bien solide D’ailleurs la mort d’un chef, rend un parti timide. TIBÈRE. Il fut convaincu ? LIVIE. Non, et s’il fut condamné Par votre Colonel il nous fut emmené, Il parut au Sénat avecque tant d’audace 1430 Que dans son Impudence il demanda ma grâce, Il feignit devant nous un grand étonnement Il imputa sa prise à quelque enchantement, 61 L’empereur apprend que c’est contre Séjan que le peuple voulait exprimer sa colère. SÉJANUS 237 Et d’un œil innocent envisageant ses Juges Il rendit grâces aux Dieux qu’il les eut pour refuges, [p. 84] 1435 César m’a pu juger de pleine autorité Et m’a remis dit-il à votre intégrité, Il veut que l’on m’absolve à force de suffrages Et que mon innocence ait tous ses avantages, Loin que l’événement en puisse être douteux 1440 Je vais rendre à vos yeux mes ennemis honteux, Je suis prêt de répondre à ce dont l’on m’accuse Et quand aux incidents que m’a suscités Druze, Il est su que Pison 62 ne m’en accusa point Ainsi manque de preuve il éluda ce point, 1445 Votre avis lui fut lu sans nom et sans complices Il confondit bientôt de si faibles indices, Et comme Druze en moi fondait tout son crédit Il me désavoua tout ce qu’il m’avait dit, Pour mieux en affaiblir toutes les circonstances 1450 Il se justifia par d’autres apparences, Voyez, pères conscrits, dit-il, aux Sénateurs L’injuste procédé de mes accusateurs, Si leur délation peut être vraisemblable Et si mon imprudence est jusque-là croyable, 1455 Moi, je révélerais un crime que j’ai fait Cependant de la cause on jugea de l’effet ; L’amour prouva beaucoup ses Juges opinèrent Sur cette conjecture et tous le condamnèrent, Les uns délibéraient qu’il mourût en prison 1460 D’autres par le cordeau, d’autres par le poison, Lui, lisant sur leurs yeux qu’on faisait sa sentence D’un pas tout furieux vers un garde s’avance, [p. 85] Se jette à son côté se saisit d’un poignard Et dans son désespoir il se sert du hasard, 1465 Ainsi par son trépas il prévint la Justice Et lui-même a choisi le genre du supplice 63 , À sa chute le peuple accourt dans le Sénat L’ayant examiné dans cet horrible état, Il reproche à ce corps toutes ses tyrannies 62 Voir supra les notes 21 et 49. 63 Séjan s’est suicidé avec l’aide d’une épée qu’il avait arrachée de l’un de ses gardes. Selon les historiens, Séjanus fut condamné à la peine de mort par le Sénat. La sentence fut exécutée peu après. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 238 1470 Et ce peuple enragé l’entraîne aux gémonies 64 , Nous en sommes sortis avec étonnement Sans avoir eu le cœur d’en voir l’événement, Et nous avons pu voir dessus notre passage Les horribles effets de ce premier carnage, TIBÈRE. 1475 Cette fin l’attendait il méritait ce sort Telle qu’est notre vie, et telle est notre mort, Que tous ses partisans meurent sous les supplices Périssent ses amis avecque ses complices, Que le Sénat s’informe et se saisissent d’eux 65 . LIVIE. 1480 Cet éclaircissement serait trop hasardeux, Consultez cet arrêt il n’est pas équitable Il perd cent Innocents pour trouver un coupable. [p. 86] TIBÈRE. Cette réserve est juste, il les doit discerner Et c’est à sa prudence à les examiner. SCÈNE III. TIBÈRE, DRUZE, LIVIE, RÉGULUS, MACRON, TÉRENCE. TIBÈRE. 1485 Voici mon Colonel il amène Térence, Qu’est donc ceci Macron, s’est-il mis en défense. MACRON. En vain sans mon secours il aurait combattu. TÉRENCE. Injurieux ami pourquoi m’en tiras-tu, 64 L’endroit à Rome où l’on exposait les cadavres des condamnés après leur strangulation, avant de les jeter dans le Tibre. 65 Selon les historiens, la répression qui suivit l’exécution de Séjanus et de ces enfants fut féroce : « […] sur l’ordre de l’empereur, nombre des complices et des amis de Séjan périrent, mis à mort dans leur prison ou précipités du haut de la Roche Tarpéienne », Homo, t. III, p. 228. SÉJANUS 239 Viens-moi rendre à la mort redonne-lui sa proie 1490 Rome qui de mes pleurs prends des sujets de joie, Mes douleurs à l’envi combattent tes plaisirs Et moi seul je m’oppose à tes cruels désirs, [p. 87] La maison de Séjan est de tous diffamée Je l’aimerai, je l’aime, et l’ai toujours aimée, 1495 César reprends ta grâce et révoque un tel don D’un esprit criminel je te rends ton pardon, Je veux être coupable et mériter ma peine Je veux par ce refus me soumettre à ta haine, Et t’ayant irrité je te veux prévenir. 1500 Je te veux dérober l’honneur de me punir, Viens voir tes cruautés, admire ta vengeance Tu verras des objets dignes de ta présence, La vengeance d’un crime a fait mille forfaits Et l’on ne peut nombrer les meurtres qu’elle a faits, 1505 Viens voir ton favori traîné de place en place Viens le voir déchiré par une populace 66 , Viens-toi, viens-toi glisser parmi ses inhumains Et viens joindre à leurs bras le secours de tes mains, Non, ton esprit sanglant assiste à ce carnage 1510 De loin par tes souhaits tu prends part à leur rage, Et par des mouvements aussi grands que nouveaux, Ton cœur va seconder la main de ces bourreaux, Il s’exerce avec eux sur ce corps insensible Et ton barbare esprit se le dépeint horrible, 1515 Tu pousses jusques-là des regards furieux Et ton cœur qui s’altère y fait voler tes yeux, Puis donc que ce spectacle est dedans ta pensée Tu vois que sa maison est toute renversée, Qu’un peuple furieux s’en va de part en part 1520 Renversant et statue, effigie, étendard 67 , [p. 88] Et foulant sous les pieds ces restes de sa gloire Qu’il veut avec sa vie étouffer sa mémoire, Lui, par qui l’on jurait a perdu son renom 66 Selon l’historien Cassius Dion, la populace injuria le cadavre de Séjanus pendant trois jours avant de le jeter dans le Tibre (Cassius Dio, Roman History, trad. Earnest Cary, 9 volumes, Cambridge : Harvard University Press, 1914-1927, LVIII, 11). 67 Le Sénat ordonna la condamnation de la mémoire de Séjanus. Les statues de Séjanus furent détruites et son nom fut supprimé du dossier public (Cassius Dion, LVIII, 11). JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 240 C’est un crime d’État de proférer son nom, 1525 Dans cette cruauté le peuple est redoutable Il châtie un soupir, un mot est punissable ; Il t’a sacrifié cinquante mille morts, Rome à peine contient ce grand nombre de corps, Pour rendre à tous les tiens son passage plus libre, 1530 Il les va décharger au rivage du Tibre, Leur sang en abondance en fait rougir ses eaux Et le fait inonder à force de ruisseaux, Nos temples sont sujets à cette violence L’on ne semble immoler qu’au Dieu de la vengeance, 1535 Les autres Dieux sont sourds aux cris des innocents Il semble que le Ciel se plaise à cet encens, TIBÈRE. Et bien, en est-ce trop pour expier ses crimes TÉRENCE. Mais pour un seul forfait faut-il tant de victimes, La peine de bien loin surpasse l’attentat 1540 Et tu perds avec lui la moitié de l’État, Barbare fallait-il ce nombre de supplices Confondre ses amis avecque ses complices, [p. 89] Forcer même les yeux à le voir sans pitié Nous faire prendre part en ton inimitié, 1545 Et mettant dans nos cœurs un sentiment farouche Retenir nos soupirs au sortir de la bouche, Oui, cruel tes bourreaux, font voir cette vigueur Ils vont même cherchant jusques au fond du cœur, Et sans qu’ils soient trahis des yeux, ni du visage 1550 Ses amis sont tués, sur le premier ombrage. TIBÈRE. Qu’on cesse ce carnage ? TÉRENCE. Ah ! cruel, est-il temps : Tes yeux de tant de sang sont-ils enfin contents, Rome, Rome n’est plus qu’un vaste cimetière La main de tous les tiens y manque de matière, 1555 Et quand comme ton cœur leurs bras se sont lassés Après avoir trop fait, tu me dis c’est assez, Il ne nous reste rien de toute sa famille SÉJANUS 241 La mère en se tuant a précédé la fille 68 , Et par un triste instinct prévoyant son malheur 1560 Le coup qu’elle se fit, fit moins que sa douleur, Elle est morte cruel, elle a saoulé ta haine À tes exécuteurs elle en ôte la peine, Encor lui jetaient-ils des regards curieux Et s’efforçaient de loin, de l’achever des yeux ; [p. 90] 1565 Ces deux fils d’une mère effroyables reliques À leur tour ont senti des morts aussi tragiques, Le Bourreau les tenant en heurtait les cailloux Et ces deux innocents sont morts dessous les coups 69 , Apprends, apprends encor le sort de Voluzie, 1570 Par la fureur du peuple elle se vit saisie, Elle qu’on destinait au fils d’un Empereur Fut, Ah ! n’achevons point, je tremble encor d’horreur 70 , Je meurs, et je ne puis t’en dire davantage Que l’on me rende au peuple, allons finir sa rage, 1575 Macron, remmène-moi parmi ces inhumains Ou souffre que je meure avec mes propres mains, Vis, vis, cruel Tibère, TIBÈRE. Othon, que l’on le suive ? Et que l’on m’en réponde ; TÉRENCE. Ah ! tu veux que je vive ? Je mourrai malgré toi, TIBÈRE. Qu’on empêche sa mort, 1580 Un ami si parfait mérite un plus beau sort 71 . 68 Selon Cassius Dion, Apicata se suicida après avoir vu les cadavres de ses enfants sur l’escalier des Gémonies (Roman History, LVIII, 11). 69 Selon Tacite, les enfants de Séjanus furent étranglés (Annales, V, 9). 70 « Les auteurs de ce temps rapportent que l’usage semblant défendre qu’une vierge subît la peine des criminels, le bourreau la viola auprès du lacet fatal », Tacite, Annales, V, 9. 71 L’empereur décide d’épargner la vie de Térence. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 242 [p. 91] SCÈNE IV. TIBÈRE, DRUZE, LIVIE, Gardes. TIBÈRE. Ah ! Séjan, que de sang, combien coûtent tes crimes LIVIE. Votre salut voulait ce nombre de victimes, DRUZE. Seigneur, Rome vous aime ? TIBÈRE. Il s’en faut défier, Va travailler toi-même à la pacifier, DRUZE. 1585 Ses conjurations ne sont plus animées, TIBÈRE. Va voir mes légions, visite mes armées ? [p. 92] Assoupis ce désordre et remontre aux soldats Qu’ils ont suivi ton père en beaucoup de combats, Qu’ils ont dû te garder une amitié sincère, 1590 Et telle pour le fils qu’ils avaient pour le père, Je te promets Livie 72 , et jusqu’à ton retour Je prends confidemment, le soin de votre amour. Fin de Séjanus. 72 Avant son suicide, Apicata envoya une lettre à Tibère, accusant Livia d’avoir aidé Séjanus à empoissonner Drusus, fils de l’empereur. Après une enquête, Livia fut jugée coupable du crime et elle fut exécutée. Voir Cassius Dio, LVIII, 11. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA OU LA CONCLUSION DE CASSANDRE 1 . TRAGI-COMÉDIE. [fleuron] À PARIS, Chez TOUSSAINT QUINET 2 , au Palais, sous la montée de la Cour des Aides. ___________________________ M. DC. XLVIII. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. 1 Le privilège du Mariage d’Oroondate et de Statira est du 20 novembre 1647, et l’achevé d’imprimer du 18 février 1648. La pièce fut dédiée à Étienne Chabenat (mort en 1680), vicomte de Savigny, baron de Nouan et conseiller du roi. L’œuvre fut inspirée par Cassandre (10 volumes, 1642-1645), le premier roman de Gauthier de Costes, seigneur de La Calprenède (v. 1610-1663). 2 Toussaint Quinet (mort en 1652) fut reçu maître en 1625. « Quinet est l’un des trois premiers libraires pour le théâtre français. Il s’intéresse de près à l’actualité littéraire et édite en particulier les œuvres de Scarron », Riffaud, Répertoire du théâtre français entre 1630 et 1660, p. 411. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 246 ACTEURS. ROXANE, veuve d’Alexandre. STATIRA, veuve d’Alexandre. OROONDATE, Prince de Scythie. PERDICAS, successeur d’Alexandre. CASSANDER, successeur d’Alexandre. SÉLEUCUS, successeur d’Alexandre. ARBATE, confident de Roxane. HÉZIONNE, confidente de Roxane. GARDES. La scène est dans Babylone 3 , dans le Palais de Roxane. 3 Ville antique de Mésopotamie, située dans ce qui est aujourd’hui l’Irak. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 247 LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA. TRAGI-COMÉDIE. ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE. ROXANE, HÉZIONNE. ROXANE 4 . Hézionne mourrons. HÉZIONNE. Il faut vivre Madame. [p. 2] ROXANE. À combien de tyrans ai-je donné mon Âme Elle est à la vengeance, à la haine, à l’amour, Enfin tous ces bourreaux la géhennent 5 tour à tour 5 Elle est de cent remords l’effroyable refuge Et sans humanité la barbare se juge ; Elle offre à tout moment cent crimes à mes yeux Même par ses souhaits elle irrite les Dieux, Et loin dedans ses vœux d’implorer leur clémence 10 Cette lâche contre elle implore leur vengeance. Ô cœur le plus ingrat de tous mes ennemis Punis-tu des forfaits que toi-même as commis. Et cherchant contre toi des vengeances plus hautes Vas-tu prier les Dieux de châtier tes fautes, 4 Ce personnage est basé sur Roxane (v. 345 av. J.-C.-310 av. J.-C.), première femme d’Alexandre le Grand (356 av. J.-C.-323 av. J.-C.), roi de Macédoine, pharaon d’Égypte et roi de Perse. Roxane était la mère d’Alexandre IV. 5 Torturent. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 248 15 Non, non, ce n’est point d’eux que j’attendrai ma mort Leur décret éternel m’a fait un autre sort, Hézionne, en l’état où maintenant nous sommes Si je crains aujourd’hui c’est du côté des hommes, Toute la terre ensemble a juré mon trépas 20 Et contre elle le Ciel ne me sauverait pas, N’entends-tu point trembler les murs de Babylone Leur grand ébranlement fait chanceler mon Trône Ce Trône que sous moi mon bras sent succomber Se va briser du coup par qui je dois tomber. [p. 3] HÉZIONNE. 25 Les Dieux dessus ce rang vous ont bien affermie. ROXANE. Je dois tout redouter d’une armée ennemie Déjà Lysimachus 6 monte sur nos remparts Artaxerxe 7 y volant plante ses étendards, Et le fier Oroondate 8 entrouvrant nos murailles, 30 Prépare un grand sépulcre à tant de funérailles : Je le vois tout fumant du sang qu’il a versé Fouler un tas de corps à ses pieds terrassé, À force de grands coups se tracer un passage Et venant jusqu’à 9 moi me tenir ce langage : 35 Et bien monstre nourri parmi les cruautés Je viens enfin punir tes inhumanités, Et le Ciel exauçant des souhaits légitimes M’a remis cet honneur, de châtier tes crimes, Si tu te plais à vivre, implore ton pardon 40 Me rendant Statira 10 tu mérites ce don : Non, non, j’ose braver son offre et sa menace Et je ne veux de lui, ni supplice ni grâce, 6 Il s’agit de Lysimaque (v. 361 av. J.-C.-281 av. J.-C.), général macédonien et l’un des personnages qui luttèrent les uns contre les autres pour le contrôle de l’empire d’Alexandre le Grand après la mort de celui-ci. 7 Il s’agit probablement d’Artaxerxès IV (mort en 336 av. J.-C.), roi de Perse entre 338 av. J.-C. et 336 av. J.-C. 8 Prince de Scythie. Les Scythes étaient un peuple de l’Antiquité qui habitaient le sud de la Russie actuelle. L’Oroondate de la pièce n’est basé sur aucun personnage historique. 9 Nous avons remplacé “jusques à » par « jusqu’à » pour supprimer un pied du vers. 10 Il s’agit de Statira (v. 346 av. J.-C.-323 av. J.-C.), princesse perse qui devint la deuxième femme d’Alexandre le Grand. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 249 Délicate vertu qui me prêchez l’honneur À force d’attentats j’établis mon bonheur, 45 Que si par leurs secours je possède Oroondate Mon âme à leurs désirs ne sera point ingrate, [p. 4] Quelque puissant remords qu’ils nous fassent sentir L’on me verra pécher sans aucun repentir, Et voyant mes forfaits l’un et l’autre se suivre, 50 Je mourrai dans le crime ainsi que j’y veux vivre. SCÈNE II. ROXANE, HÉZIONNE, ARBATE. ARBATE. Ma Princesse Oroondate, ROXANE. À ce nom je frémis, Est-il victorieux, où sont nos ennemis, Ont-ils gagné la ville. ARBATE. Ils sont défaits Madame, ROXANE. Contre tant de frayeurs, rassure-toi mon âme. 55 Hé bien cet Oroondate. ARBATE. Est en votre pouvoir. [p. 5] ROXANE. Il est mon prisonnier. ARBATE. Désirez-vous le voir. ROXANE. À qui dois-je sa prise, à quels Dieux, à quels charmes. ARBATE. Je tairai la moitié de ce qu’ont fait nos Armes, Les assiégeants à peine approchent nos remparts JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 250 60 Qu’on fit tomber sur eux une grêle de dards, Ils ont longtemps souffert la descente des flèches, Mais voulant s’efforcer d’y faire quelques brèches, On a vu leurs Béliers 11 faciliter l’assaut Et leurs chefs de nos murs escalader le haut, 65 Le long de nos créneaux ils plantaient leurs échelles, Et l’ardeur d’y voler leur fournissait des ailes, Comme ils en approchaient on les a repoussés, Et d’un tas de mourants comblé tous nos fossés : Le divin Oroondate à qui ces grands obstacles [p. 6] 70 Comme pour le tenter demandaient des Miracles, S’est fait voir tout-puissant aux esprits curieux, Et nous a fait paraître un démon à nos yeux, Nos soldats effrayés de cette contenance Ont longtemps évité sa fatale présence, 75 Et Demeurant frappés d’un long étonnement, Ils le considéraient sans aucun mouvement ; Ils imputaient ses faits à la seule magie Quand ce Prince honteux de cette Léthargie Dissipa par ses coups leur assoupissement, 80 Et leur vint redonner leur premier sentiment, Tous ceux que cet objet avait rendus stupides Le voyant délaissé devinrent moins timides, Il reçut sur les bras un monde d’ennemis. ROXANE. Ah c’est trop me surprendre enfin fut-il soumis, ARBATE. 85 Par un grand accident sa valeur fut trompée, ROXANE. Quel. ARBATE. Son malheur voulut qu’il rompit son épée [p. 7] De ce tronçon sanglant qui restait en sa main Il fit des actions qui surpassent l’humain. Dans son grand désespoir il était formidable : 90 Mais se sentant pressé d’une foule innombrable 11 Machines de guerre qui servaient à enfoncer les portes ou à ouvrir une brèche dans les murailles. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 251 En vain il se raidit contre tout ce torrent Le grand nombre l’entoure il l’accable et le prend, Et désarmé qu’il est, le peuple l’environne Il admire en tremblant cette fière personne, 95 Lui sans s’épouvanter s’arrête à chaque pas Et donne des frayeurs qu’il ne recevait pas, Je m’approche de lui je reprends ces idées Que mon peu de mémoire avait si bien gardées, J’unis tous ces rapports, j’assemble tous ses traits 100 Et mon âme courant de portraits en portraits En le cherchant dans lui je rencontre Oroondate, Comme en me contemplant il se figure Arbate 12 , Il détourne en courroux les yeux de dessus moi Et trouve que ma vue est indigne de soi, 105 Je demande aux soldats tous fiers de cette proie Où l’ordre qu’ils ont eu le retient ou l’envoie, À Perdicas 13 dit l’un. ROXANE. Que l’on l’amène ici. Allez les conjurer. [p. 8] ARBATE. Je les en prie aussi, Je leur ai conseillé de venir chez la Reine : 110 Enfin sur mon avis, Néander 14 vous l’amène Il arrive bientôt désirez-vous le voir. Voulez-vous, ROXANE. Je le veux, et n’ai point ce pouvoir, Avecque des transports mon âme le désire, Elle recherche en soi quelque reste d’Empire, 115 Elle ose se permettre un peu de fermeté Et je sens dans mon cœur grossir ma vanité, Qu’on le fasse avancer mon âme est résolue, Hélas ! ma volonté contrefait l’absolue, 12 Confident de Roxane. 13 Ce personnage est basé sur Perdiccas (mort en 321 av. J.-C.), l’un des principaux généraux d’Alexandre le Grand et qui lutta pour le contrôle de l’empire après le décès de celui-ci. 14 Néander ne paraît pas sur scène. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 252 Esclave révoltée, ah ! Reine d’un moment 120 Ajoute donc la force à ton commandement, Et donnant un essai de ta toute-puissance Viens-moi fortifier pour cette obéissance, Non, non, ma volonté ne règne plus sur moi Cesse de me prescrire une impuissante Loi, 125 Et te rendant bientôt au devoir d’une esclave Obéissons tous deux au Tyran qui nous brave, Ne voyons point encor ce dangereux vainqueur Et tardons quelque temps à rassurer mon cœur, [p. 9] Arbate c’est vous seul que cet emploi regarde, 130 Prenez avecque vous la moitié de ma garde Et mettez Oroondate en cet appartement. ARBATE. Je m’en vais obéir à ce commandement. ROXANE. Arbate qu’on le traite ainsi que ma personne, Et surtout observez l’ordre que je vous donne, 135 Défendez-en l’entrée et même à Perdicas Allez le recevoir. ARBATE. J’obéis de ce pas. [p. 10] SCÈNE III. ROXANE, HÉZIONNE. ROXANE. Et bien ma confidente, as-tu vu ma faiblesse Dessus mes passions je suis bien peu maîtresse De pleine autorité je forme des projets, 140 Je commande je règne enfin j’ai des sujets Et ce droit souverain que donne un Diadème Agissant sur autrui s’affaiblit en moi-même. HÉZIONNE. Madame Perdicas ? ROXANE. Qu’a-t-il à m’annoncer. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 253 [p. 11] SCÈNE IV. ROXANE, HÉZIONNE, PERDICAS. PERDICAS. L’Arrêt n’est plus douteux je le viens prononcer, 145 Et dans l’événement que le Ciel nous expose, Il montre l’intérêt qu’il prend dans notre cause Nos heureux ennemis sont vaincus à leur tour, Ils n’ont pu conserver leur victoire qu’un jour, Ils ont été défaits et par cet avantage 150 Je viens de réparer notre premier outrage, De nos murs dans leur camp j’ai jeté mon malheur. ROXANE. Ne leur envoyez point votre rare valeur, Vous ne me dites point la prise d’Oroondate. PERDICAS. Oroondate est ici. ROXANE. Je l’ai su par Arbate. [p. 12] PERDICAS. 155 Ce Prince est prisonnier ? ROXANE. De plus il est le mien, Prince chacun de nous doit conserver le sien, Le sort nous en présente une même matière, Je ne prétendrai rien sur votre prisonnière, Mais dans nos intérêts le droit veut être égal, 160 J’aurai même pouvoir dessus votre rival, Que je vous ai donné dessus ma concurrente 15 . PERDICAS. J’ai pour vos volontés une âme complaisante ROXANE. Je vous défends sa vue il est des généreux, 15 Il s’agit de Statira. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 254 De ne point insulter au sort d’un malheureux. 165 Vous vous échapperiez contre un homme que j’aime, Il est votre rival. PERDICAS. Je me vaincrais moi-même, Toutefois je suivrai ce que vous résoudrez, [p. 13] Et je ne le verrai que quand vous le voudrez, Au reste l’ennemi s’est montré magnanime 170 Le présent qu’il nous fait surpasse notre estime, Il nous a redonné le grand Séleucus 16 . ROXANE. Il est dans Babylone. PERDICAS. Avec Néarchus 17 , Il vient pour vous parler. ROXANE. Qu’aura-t-il à me dire. PERDICAS. Son Conseil est utile au bien de votre Empire, 175 S’il vous donne un avis daignez le recevoir. ROXANE. Montrons-lui le plaisir que j’ai de le revoir, Descendons. PERDICAS. Le voici, Cassander 18 vous l’amène. 16 Il s’agit de Séleucus I er Nicator (v. 358 av. J.-C.-281 av. J.-C.), général d’Alexandre le Grand. Il devint roi de Syrie à la suite du partage de l’empire. 17 Néarchus ne paraît pas sur scène. Il s’agit de Néarque (né vers 360 av. J.-C.), compagnon d’Alexandre le Grand. Il devint navarque de la flotte royale en 325 av. J.- C. 18 Il s’agit de Cassandre (358 av. J.-C.-297 av. J.-C.), roi de Macédoine. Il participa aux guerres pour le partage de l’empire d’Alexandre le Grand. À la suite de la bataille d’Ipsos en 301 av. J.-C., il se maintint en Macédoine et en Grèce. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 255 [p. 14] SCÈNE V. ROXANE, HÉZIONNE, PERDICAS, CASSANDER, SÉLEUCUS. ROXANE. Hé bien Séleucus vous brisez votre chaîne. SÉLEUCUS. Madame je suis libre et grâce aux ennemis. ROXANE. 180 Vous savez l’impuissance où le sort nous a mis Nous avons fait des vœux pour votre délivrance. SÉLEUCUS. En effet les souhaits supposent l’impuissance Ces inutiles vœux dont vous vous prévalez Pendant notre prison nous ont mal consolés, 185 C’est par d’autres moyens que je vous ai servie, Je vous sers tous les jours en hasardant ma vie, J’ai prodigué mon sang dans le dernier combat. ROXANE. Quoi de mon bienfaiteur vous devenez ingrat, [p. 15] En méprisant les vœux avecque mon estime 190 Vous attirez sur vous la honte de mon crime, Sachez que le reproche affaiblit le bienfait. SÉLEUCUS. Madame j’ai raison d’être mal satisfait. ROXANE. Et bien Séleucus il faut vous satisfaire, Qu’avez-vous à traiter SÉLEUCUS. Un important affaire 19 . 19 Le nom « affaire » était autrefois masculin : « Le point d’un affaire », Jean Nicot, éd., Trésor de la langue française, Paris : Douceur, 1606, p. 18. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 256 ROXANE. 195 Prenons place et sachons ce que vous désirez Et que veut l’ennemi que vous nous préférez SÉLEUCUS. Je demande Oroondate et c’est ce qui m’amène, Cassander, Perdicas, disposez-y la Reine, Quoi tous deux étonnés est-ce ainsi qu’on me sert 200 Malgré tous vos détours votre cœur m’est ouvert ROXANE. Cruel Séleucus ? [p. 16] PERDICAS. Séleucus barbare. CASSANDER. Léger Séleucus. SÉLEUCUS. Enfin tout se déclare Perdicas de quels yeux vous dois-je regarder PERDICAS. Et vous Séleucus qu’osez-vous demander. SÉLEUCUS. 205 Je demande Oroondate. PERDICAS. Hé bien il le faut rendre Consentez-y Madame, ROXANE. Ah ! que viens-je d’entendre, Perdicas est-ce vous qui venez de parler. PERDICAS. Si j’ai quelque intérêt je lui veux immoler Cassander à ma voix joignez votre suffrage, [p. 17] 210 Rendons à notre ami ce cruel témoignage, Et lui faisant sentir quelle est notre amitié Exigeons d’un barbare un reste de pitié. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 257 ROXANE. Ah ! le faux généreux qui se veut contrefaire En qui ce sentiment n’était point volontaire, 215 Et dont l’âme forcée et double sur ce point Lui fait offre d’un bien qu’il ne lui donne point, Exercez vos vertus sur une autre matière, Faites le libéral de votre prisonnière, Tous les Princes ligués demandent Statira. PERDICAS. 220 Avant que l’accorder Perdicas périra. ROXANE. Avant que se résoudre à donner Oroondate, Roxane doit périr ? SÉLEUCUS. Ah Reine trop ingrate, Trop rusé Perdicas trop faible Cassander 20 . CASSANDER. Prince c’est un traité qu’on ne peut accorder, [p. 18] 225 Et si jusqu’à ce prix l’on porte votre échange, L’ennemi nous en donne un moyen bien étrange. ROXANE. Cassander Perdicas maintenez mon parti SÉLEUCUS. Ah ! de tels Conseillers conseil bien assorti, Ah digne Partisan des fureurs d’une femme, 230 Déguisé Perdicas elle a sondé votre âme, Elle a su pénétrer dedans vos sentiments, Mais vous avez tous deux les mêmes mouvements ; Et vous vous connaissez. PERDICAS. Votre erreur est insigne, Et j’ai fait un effort dont vous êtes indigne, 20 Statira est prisonnière de Perdicas, tandis qu’Oroondate est prisonnier de Roxane. Séleucus demande Oroondate, et Roxane demande Statira. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 258 SÉLEUCUS. 235 Je ne veux rien devoir à vos faibles Conseils Et j’estime bien peu la foi de vos pareils, Perdicas entre nous je romps toute franchise, Je vous rends l’amitié que vous m’aviez promise, Et jusqu’au souvenir je m’en suis dépouillé, [p. 19] PERDICAS. 240 Prince je la reprends comme un présent souillé, Depuis assez longtemps elle est interrompue, Et chez mes ennemis vous l’avez corrompue, Je ne profane plus un présent de ce prix, SÉLEUCUS. Je vous témoigne assez comme j’en fais mépris, 245 Dès que votre amitié se glisse dans une âme, Elle y traîne après soi quelque chose d’infâme. PERDICAS. C’est trop Séleucus, SÉLEUCUS. Ah ! ce n’est pas assez, Je me saurai venger ? CASSANDER. Quoi vous nous menacez, SÉLEUCUS. Tremblez-vous Cassander, [p. 20] CASSANDER. Quoi devant vos semblables SÉLEUCUS. 250 Mes pareils devant vous sont toujours redoutables, Les vôtres devant moi ne peuvent m’étonner Et dans l’occasion savent m’abandonner, Vous attendez la mort à l’abri des murailles Pendant que je la cherche au milieu des batailles 255 C’est vous mes déserteurs qui m’avez oublié, Avec qui mes malheurs m’aviez-vous allié. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 259 CASSANDER. Avec des successeurs dignes d’un Alexandre, SÉLEUCUS. Ni vous ni Perdicas n’y devez point prétendre. Et ce nom glorieux est au-dessus de vous, PERDICAS. 260 Sans le respect des yeux qui se portent sur nous, SÉLEUCUS. Ce prétexte vous plaît de redouter la Reine, [p. 21] ROXANE. De nos persécuteurs avez-vous pris la haine, Voulez-vous retourner parmi nos ennemis SÉLEUCUS. L’on me voit observer tout ce que j’ai promis, 265 Et si votre Conseil ne relâche Oroondate, ROXANE. En vain de son retour notre ennemi se flatte, Et le vôtre chez eux vous sera plus aisé, Que tout ce que par vous ils nous ont proposé, Vous pouvez donc rentrer dans votre servitude, SÉLEUCUS. 270 Elle n’a rien pour moi de honteux ni de rude ; Oui j’y veux retourner, mais bien accompagné, Vous vous repentirez de m’avoir dédaigné, Soldats que l’on me suive. [p. 22] SCÈNE VI. ROXANE, HÉZIONNE, PERDICAS, CASSANDER. ROXANE. Il nous le faut réduire, Lui secondé des siens est en état de nuire, 275 Nous nous affaiblissons en l’y laissant aller JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 260 PERDICAS. Il faudra qu’Alcétas 21 s’en aille lui parler. ROXANE. Vous m’avez bien surprise en prenant sa défense, PERDICAS. Pour ce que vous voulez, j’ai de la déférence, Et vous avez pu voir comme quoi j’agissais, 280 Il l’a bien remarqué ? ROXANE. Je le reconnaissais ? [p. 23] Et quoiqu’ouvertement l’on vit ce stratagème, J’étais ingénieuse à m’aveugler moi-même. PERDICAS. Contre un monde assemblé je voudrais vous servir. SCÈNE VII. ROXANE, CASSANDER. CASSANDER. Notre grande union a de quoi vous ravir, 285 Nous négligeons pour vous nos propres avantages, ROXANE. Vous tenez tous les jours de semblables langages. CASSANDER. C’est qu’il faut trop souvent vous en entretenir, Il faut persécuter votre ressouvenir, Je vois votre mémoire ou faible ou bien ingrate, 290 Suffit pour me chasser qu’elle loge Oroondate Il y refuse place on l’y veut retenir, [p. 24] J’y demande une entrée et l’on m’en veut bannir Malheureux Cassender trop heureux Oroondate Endure avec plaisir que ton rival te flatte, 295 Mêle dedans ta joie un peu de ma douleur Donne-moi ton bonheur et reçois mon malheur, 21 Général macédonien et frère de Perdiccas. Il mourut en 321 av. J.-C. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 261 Et par un changement qui n’aura rien d’étrange, Nous nous rendrons heureux par ce contraire échange, Nous deviendrons amis dedans le même temps, 300 De deux infortunés, nous ferons deux contents. Ah rival ! que je plains quel malheur est le nôtre Il n’est point au pouvoir ni de l’un ni de l’autre, Et même ton supplice est bien plus rigoureux, À force de bonheur tu deviens malheureux, 305 C’est à vous d’accorder deux rivaux déplorables, À tirer deux heureux de deux grands misérables, Et quittant un secret où vous vous obstinez À créer de nous deux deux amants fortunés 22 . ROXANE. Si vous persévérez à vouloir ma disgrâce, 310 Par d’éternels dédains il faut que je vous lasse, Que si vous les aimez je vous en veux combler, Et s’il hait mes faveurs je l’en veux accabler. [p. 25] CASSANDER. Persistez-vous vous-même, à m’être si cruelle, Votre inhumanité sera donc éternelle, 315 Pourquoi me traitez-vous avec indignité ? Trouvez-vous des défauts dedans mes qualités, Ne me méprisez point ma naissance est Royale 23 À la grandeur du sang j’ai la puissance égale, Et vous avez été la femme de mon Roi, 320 La Fille d’un Satrape est au-dessous de moi, À de plus haut partis elle ne peut prétendre Pense-t-elle trouver un second Alexandre, Le premier des humains n’a point laissé d’égal, Et s’il peut après soi recevoir un rival, 325 Parmi ses successeurs je suis considérable Et par mes grands respects je lui suis comparable Les Dieux à qui le monde élève des Autels Reçoivent moins d’honneur du côté des mortels, Que vous n’en recevez par mon idolâtrie 330 Avecque moins d’ardeur tout l’univers les prie Et vos parfaits rivaux sont aujourd’hui jaloux 22 Cassander veut se réconcilier avec Roxane. 23 De la dynastie des Antipatrides qui donna cinq rois à la Macédoine entre 305 av. J.-C. et 279 av. J.-C. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 262 De me voir prosterner à vos sacrés genoux, Je n’en partirai point que dans la connaissance Que celle qui leur semble aura pris leur clémence, 335 Et que son naturel changeant de volontés, Ayant pris leurs vertus emprunte leurs bontés. [p. 26] ROXANE. Allez prince indiscret vous rendre ailleurs aimable Sachez que devant moi vous êtes effroyable, Vous pensez m’agréer, quels charmes avez-vous, 340 Je vous vois tout souillé du sang de mon époux, Quand vous serez lavé de la mort d’Alexandre, Je pourrai Cassander vous voir et vous entendre, Jusque-là permettez que j’arrache à mes yeux Le plus noir des objets et le plus odieux. SCÈNE VIII. CASSANDER, seul. 345 Ah ! tu l’aimais trop peu, trop infidèle Reine, Pour trouver dans sa mort la cause de ta haine Mais si dans ce soupçon je te suis odieux Je m’en vais tout souiller d’un sang plus précieux Et par ce triste objet me rendant plus sensible 350 Je veux devant tes yeux devenir plus horrible, Tu mourras mon rival je cours à ton trépas Et toi mon désespoir ne m’abandonne pas. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 263 [p. 27] ACTE II. SCÈNE I. OROONDATE, HÉZIONNE, PERDICAS. OROONDATE. Où me conduisez-vous, vous Arbate, Hézionne, HÉZIONNE. Ici Seigneur, OROONDATE. Ici suis-je dans Babylone, 355 Ici tous les objets déplaisent à mes yeux Je deviens à moi-même un spectacle odieux Toi lâche confident des amours de ta Reine Parmi mes ennemis je te compte avec peine, [p. 28] Et quoique si souvent on t’ait vu me trahir 360 Je trouve de la honte à te pouvoir haïr, Mais aussi quand je songe à tous tes artifices, Que mon ressouvenir repasse tes malices, Et que tous mes malheurs reviennent m’animer J’en trouve également à te pouvoir aimer. 365 Ciel qui me choisissait d’Illustres adversaires Y devais-tu mêler des hommes populaires, Lui peut-il mériter le rang où tu l’as mis Et toi placer Arbate entre mes ennemis, Toi des Arrêts du sort exécuteur profane 370 Et comme de mes maux instrument de Roxane, Trouves-tu ton repos en cet infâme honneur Y fais-tu consister ton souverain bonheur, Tu l’oses avouer par ce honteux silence Quoi lâche tu te tais ôte-moi ta présence, 375 Et tu montres par-là la moitié de mes maux. il sort HÉZIONNE. Quoi Seigneur ? OROONDATE. Vous avez des sentiments égaux, Le naturel d’Arbate a passé dans ton âme, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 264 Et comme lui tu sers la rage d’une femme, Vous lui prêtez tous deux vos insolents Conseils 380 Enfin dans votre emploi je vous trouve pareils, [p. 29] Et comme il me déplaît ta présence m’irrite, HÉZIONNE. La Reine en un moment vous va rendre visite, SCÈNE II. OROONDATE, seul. Elle-même à son tour offenser à mes yeux, Rien que la seule horreur n’habite dans ces lieux, 385 C’est de ses attentats l’effroyable demeure Où mille messagers arrivent d’heure en heure, Et venant étaler les crimes qu’ils ont faits, Lui viennent demander le prix de leurs forfaits. Mais quoi de Scélérats 24 s’entretient ma pensée 390 Divine Statira vous êtes offensée, Ont-ils pu d’un moment me séparer de vous Ont-ils pu m’arracher d’un entretien si doux, Mon âme retournons à cette aimable idée Dont amoureusement tu te sens possédée, 395 Portrait que mon esprit a vivement formé Que l’art d’imaginer a si bien animé Idole de mes sens viens refrapper ma vue Avec ces mêmes traits dont je t’avais pourvue [p. 30] Tableau de mon amour inimitable effet 400 Rends encore cet office à ces yeux qui t’ont fait, Grande imaginative et divine artisane Chasse-moi Cassender, Perdicas, et Roxane, Et de tous les objets que mon œil t’enverra Conserve chèrement celui de Statira 25 . SCÈNE III. OROONDATE, CASSANDER. CASSANDER, le poignard à la main. 405 Soldats n’avancez point, qu’on se tienne à la porte, 24 Qui a commis ou est capable de commettre des crimes ou de mauvaises actions. 25 Oroondate est amoureux de Statira . LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 265 OROONDATE. Ah ! traître est-ce sur moi que ta fureur se porte, Tes esprits chancelants tes pas mal assurés Ta main toute tremblante et tes yeux égarés, M’éclaircissent assez du sujet qui t’amène. CASSANDER. 410 Je ne puis refuser ton trépas à ma haine, Elle a voulu ta mort je lui fais ce présent 26 , [p. 31] OROONDATE. Lâche à tes passions es-tu si complaisant, Âme dès ta naissance en du sang détrempé, CASSANDER. Prodigieux respect dont mon âme est frappée ; 415 Mon cœur sent un remords qui n’a jamais connu. OROONDATE. C’est qu’au comble du crime il était parvenu, Et dès lors qu’à ce point est monté l’habitude Il chasse du péché tout ce qu’il a de rude, Et venant à la fin dans l’assoupissement 420 Trouve moins le repos que l’endurcissement, Mais de ton repentir je découvre la feinte Et c’est moins un remords qu’un effet de ta crainte, CASSANDER. Non, non, c’est la pitié qui suspendait mon bras Enfin il va tomber tu mourras tu mourras. [p. 32] SCÈNE IV. OROONDATE, CASSANDER 27 . ROXANE. 425 Arrête-toi barbare et demeure immobile 28 Viens rendre par ma mort ton attentat facile, Quoi tu t’es partagé, tu ne sais que choisir 26 Cassander veut poignarder son rival. 27 Le nom de Roxane ne figure pas sur la liste des personnages de la scène. 28 Roxane arrête le bras de Cassander. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 266 Par un regard mortel explique ton désir : Mais pour l’exécuter manquerais-tu d’audace 430 Je te vois sur le point de demander ta grâce, Et la fuite des tiens te laissant dans nos mains À ta confusion a détruit tes desseins. CASSANDER. J’en saurai bien sortir. ROXANE. Il fuit, il fuit le lâche Et jusques à soi-même il faudra qu’il se cache, 435 Je veux que l’on le suive. [p. 33] OROONDATE. Il n’est que trop suivi À ses propres remords il ne s’est point ravi. SCÈNE V. ROXANE, OROONDATE. ROXANE. Hé bien mon ennemi je vous sauve la vie, OROONDATE. Le présent qu’on me fait n’est pas digne d’envie, Je m’efforce à périr non pas à me sauver, ROXANE. 440 Malgré ce désespoir je vous veux conserver, OROONDATE. C’est me rendre Madame un funeste service ROXANE. J’ai cru dans ce péril vous rendre un bon office, Apprenez-en la cause en blâmant son effet. [p. 34] OROONDATE. Elle pourrait partir d’un principe imparfait, 445 Si c’est le sentiment qu’ici l’on se propose, L’effet m’en plairait mieux que ne ferait la cause. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 267 ROXANE. Quoique vous y cherchiez un sens si délicat. De toutes les façons vous seriez un ingrat, OROONDATE. Il est injurieux et sensible à l’extrême, 450 De se voir redevable en dépit de soi-même, Et de tels bienfaiteurs il nous est moins fatal, D’en recevoir du bien que d’en avoir du mal, ROXANE. La honte qu’ils en ont leur semble bien plus rude De voir que leurs faveurs servent l’ingratitude, 455 Et je les trouve à plaindre entre les affligés, D’avoir pour ennemis leurs plus grands obligés, OROONDATE. Si les maux sont des biens je vous suis redevable, Votre profusion chaque jour m’en accable, [p. 35] Et de la quantité que vous me les versez 460 Je vous ai dit souvent Madame c’est assez. ROXANE. Cruel méconnaissant où va votre mémoire. OROONDATE. Hé bien de votre vie, entreprenons l’histoire : Elle est toute présente à mon ressouvenir Mais je ne sais par où commencer ou finir ; 465 Ne vous souvient-il pas de tous vos artifices Avez-vous oublié vos insignes malices, Et qu’ayant ruiné mes premières amours Vous m’avez fait des maux aussi longs que mes jours, À peine aviez-vous su le trépas d’Alexandre 470 Que votre premier soin fut de saisir Cassandre 29 , Et si son faux trépas n’eût abusé vos yeux Vous auriez de son sang vu rougir tous ces lieux. ROXANE. Prince cette action est à mon avantage Il la faut remarquer par son plus beau visage 29 Magnon écrit « Cassandre » au lieu de « Cassender » à cause du besoin de la rime. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 268 475 Cet illustre attentat a montré mon amour. Et par ce grand éclat je l’ai mis dans son jour. [p. 36] Aux yeux de l’univers je l’ai rendu visible 30 . OROONDATE. Était-ce le secret de me rendre sensible, ROXANE. Jugez de la grandeur de mon affection 480 Comparez-la mon Prince à son aversion, Quel amour eûtes-vous de cette âme infidèle, Quel est le traitement que vous reçûtes d’elle, Pour moi tous vos dédains n’ont fait que m’animer, Même armé contre moi j’ai voulu vous aimer. OROONDATE. 485 Si je fus exilé malgré mon innocence, Si me tenant coupable et dans ma longue absence Tirant de faux soupçons de mon éloignement Elle a pu se résoudre à ce grand changement, Elle a pu consentir aux amours d’Alexandre, 490 La générosité me force à la défendre C’est de votre malice et la suite et l’effet, Et je remets sur vous le mal qu’elle m’a fait. ROXANE. Quoi ne ferez-vous rien en faveur d’une Reine, [p. 37] À qui pour tant d’amour vous rendez de la haine 495 Songez que dans l’état où le sort vous a mis, Il vous a suscité deux puissants ennemis. Et que dans les transports dont leur âme est saisie, Ils feront choir sur vous toute leur jalousie, Servez-vous de mon bras pour retenir le leur. OROONDATE. 500 Puisque je suis tombé dans un double malheur, Il m’est indifférent dans lequel je périsse, Et plus d’eux que de vous j’agréerais mon supplice ROXANE. Que souffrez-vous ingrat. 30 Roxane est amoureuse d’Oroondate. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 269 OROONDATE. D’effroyables efforts. Ce que peuvent sentir et l’esprit et le corps, 505 Je souffre dans deux lieux, double chaîne me presse. J’endure ma prison, celle de ma Princesse, Et sentant tour à tour deux tourments différents Mon âme en deux endroits gémit sous deux tyrans, Elle sent sous votre ordre une double torture. [p. 38] ROXANE. 510 Que souffrez-vous sous moi. OROONDATE. Ce qu’ailleurs elle endure, J’entre dedans ses maux, elle prend part aux miens, Et par mes déplaisirs j’ose juger des siens. Perdicas vous ressemble. ROXANE. Ah ! ce mépris m’outrage. Conservez mon amour. OROONDATE. Quelle en est l’avantage, 515 Quelle en est la faveur, que j’en puis recevoir, En pourrai-je obtenir le plaisir de la voir. ROXANE. Souffrir un entretien qui me serait funeste, Vous y voir ruiner tout l’espoir qui me reste, Ah ! je verrai plutôt la mort de Statira 520 Ma cruelle rivale à mes yeux périra Et dans les mouvements que m’inspire la rage [p. 39] Déjà dedans son sang je sens mon cœur qui nage Et mon œil de sa mort à demi consolé Chercher dedans son cœur le cœur qu’il m’a volé 31 OROONDATE. 525 Roxane jusqu’au bout poussez votre furie, On a vu des effets de votre barbarie, Quand vous auriez foulé le sang de votre Roi 31 Puisqu’elle est amoureuse d’Oroondate, Roxane aimerait ôter la vie à Statira. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 270 Quand de vos sentiments vous feriez une loi, Quand répandant partout vos coupables maximes, 530 L’on vous verrait remplir tout l’Univers de crimes Et le feu dans la main courir tous vos États, Nul ne serait surpris de vos grands attentats, Le monde vous connaît pour une sanguinaire Toute la terre a su, ce que vous saviez faire. ROXANE. 535 C’est trop insolemment irriter mon amour Craignez que mon courroux ne commande à son tour, L’amour las de régner lui remet son empire, Et dans ce grand conseil qu’un nouveau Roi m’inspire Si je m’abandonnais à mes ressentiments 540 Si mon âme courrait après ses mouvements, [p. 40] De mille passions je vous rendrais la proie Mon cœur vous déchirant palpiterait de joie, Gardez de me réduire en ces extrémités Et par le souvenir de tant de cruautés, 545 Dont à chaque moment vous me rendez coupable Oroondate, jugez de quoi je suis capable, Voyez où peut s’étendre un absolu pouvoir. Quand il est mesuré par un grand désespoir. OROONDATE. De tout hors d’un seul point je vous croirai capable. ROXANE. 550 Ah ! que ne puis-je pas. OROONDATE. Me devenir aimable, Cherchez tous les moyens de plaire à Cassander Votre cœur est un bien que je lui veux céder, Madame il vous estime une conquête insigne, Donnez-lui votre amour il en est le seul digne 32 , 555 Qu’il ne redoute plus ni rivaux ni jaloux, Comme vous le valez il est digne de vous, 32 Selon les historiens, Roxane fut mise à mort en 310 av. J.-C. sur l’ordre de Cassandre. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 271 ROXANE. Ah ! c’est trop m’irriter Oroondate, Oroondate, [p. 41] Vous vous perdrez. OROONDATE. N’importe allons Arbate, ROXANE. Arbate, Que l’on le conduise en son appartement, SCÈNE VI. ROXANE, HÉZIONNE. ROXANE. 560 Que je sens dans mon âme un feu bien véhément Je sens de cette ardeur enflammer mon visage HÉZIONNE. Votre âme est-elle née à souffrir cet outrage. ROXANE. Non non c’est trop servir je vais rompre mes fers Prendre sur moi le droit que j’ai sur l’univers, 565 Et domptant un vainqueur que j’avais pu m’élire Assujettir mon Maître à ce nouvel Empire, [p. 42] Ah ! tyran orgueilleux tu ne sais pas régner Et cette occasion a su le témoigner, Tu ménages trop mal les forces d’un esclave ; 570 Il n’est pas toujours propre à souffrir qu’on le brave HÉZIONNE. Que cet effort est beau que vous faites sur vous ROXANE. Ainsi parle mon cœur quand il est en courroux, Mais je sens apaiser les troubles de mon âme. Et dans mes mouvements tout fait jour à ma flamme. 575 Ces rebelles domptés y viennent tour à tour Avecque ma raison se soumettre à l’amour, Mon âme est toute à lui, rien que lui n’y préside Il se fait de mon cœur un esclave timide, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 272 Et d’un serf échappé prêt à lui commander 580 Il le remet aux fers et les lui fait garder, Pour l’avoir menacé de redoubler ses peines, HÉZIONNE. Il vous est bien honteux de languir dans ces chaînes, ROXANE. Hélas mon Hézionne il est ainsi conclu [p. 43] C’est un funeste amour que les Dieux ont voulu, HÉZIONNE. 585 Perdicas entre ici composez-vous Madame N’envoyez point aux yeux l’émotion de l’âme. SCÈNE VII. ROXANE, HÉZIONE, PERDICAS. ROXANE. Perdicas suis-je Reine ai-je ici du pouvoir, PERDICAS. Madame vous l’avez si vous voulez l’avoir, Où vous vous rencontrez vous êtes souveraine ROXANE. 590 Si j’en porte le nom ma puissance est bien vaine, L’Insolent Cassander, PERDICAS. Je sais son attentat Et viens de le laisser dans un funeste état, [p. 44] ROXANE. Il a choisi son temps dans l’absence d’Arbate Et ce désespéré s’immolait Oroondate, 595 Au point que ma venue empêchant son dessein La crainte ou le respect a retenu ta main, D’ici tout furieux rappelant son courage Suivi de six soldats il s’est fait un passage. Il nous vient d’échapper LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 273 PERDICAS. Il est venu chez moi 600 Tout son visage en feu m’a donné de l’effroi. Perdicas me dit-il j’ai fait la Reine ingrate Je viens en sa faveur de sauver Oroondate, Mais si quelque respect a suspendu ma main Dites-lui que ce coup se peut faire demain, 605 Et qu’en continuant dans sa première envie Je tuerai mon rival ou je perdrai la vie, J’ai d’abord apaisé ce premier mouvement ROXANE. Je m’étonne fort peu de son ressentiment. PERDICAS. Ne le rebutez point il vous est nécessaire [p. 45] 610 Il est d’un naturel changeant et téméraire Comme il est violent son transport dure peu, Il suit dans sa fureur la nature du feu, ROXANE. Qu’avez-vous Perdicas que veut votre visage Mais avant qu’il s’explique on entend son langage, 615 De quoi m’entretient-il ? PERDICAS. Il vous dit mon malheur Mon cœur jusqu’à mes yeux fait monter ma douleur, Et de ces déplaisirs dont mon âme est émue Quiconque m’envisage en reçoit de ma vue. ROXANE. J’en ai bien pris ma part je m’y laisse émouvoir PERDICAS. 620 Ma Princesse, ROXANE. Achevez PERDICAS. Elle désire voir, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 274 [p. 46] ROXANE. Qui PERDICAS. L’heureux Oroondate elle en a ma promesse ROXANE. Ah ! rivale insolente orgueilleuse Princesse, Tu te flattes en vain de jouir de ce bien Et vous qui permettez ce fatal entretien, 625 En savez-vous la fin PERDICAS. J’en ai prévu l’issue Mais de cette façon que la chose est conçue, Aux yeux de cent témoins ils se pourraient parler ROXANE. L’amour sait-il que c’est que de dissimuler, Leurs yeux se parleront au défaut de leur langue 630 Ils entendront tous deux leur muette harangue, Et comme leurs deux cœurs sont égaux en désirs Ils sauront s’expliquer par l’aide des soupirs, Rompons cet entretien on nous y va détruire, Ils ne l’ont demandé qu’à dessein de nous nuire, [p. 47] PERDICAS. 635 Oroondate le veut, ROXANE. L’ingrat l’a désiré PERDICAS. Madame mon amour en a bien murmuré, Mais quoique j’y répugne il faut que j’y consente ROXANE. Hé bien dedans ce jour je la rendrai contente Où faut-il que ce coup le aille 33 s’entretenir, 33 Magnon écrit « le aille » au lieu de « l’aille » afin d’ajouter un pied au vers. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 275 PERDICAS. 640 Ici si vous voulez ROXANE. Faites l’y donc venir, PERDICAS. Elle arrive bientôt ROXANE. J’évite sa présence, [p. 48] Mon cœur de sa faiblesse a quelque connaissance, De peur de m’emporter je ne la veux point voir Elle entre Perdicas allez la recevoir. SCÈNE VIII. PERDICAS, STATIRA, HÉZIONNE. PERDICAS. 645 Hé bien impérieuse il faut vous satisfaire Enfin j’ai rencontré le secret de vous plaire Et de mille moyens que j’ai de vous servir Je n’en trouve qu’un seul qui vous puisse ravir Encor ne peut-il fuir votre méconnaissance 650 Et je n’en puis prétendre aucune récompense, STATIRA. Cherchez dans la vertu PERDICAS. Vous la portez trop haut Je me propose un but mon âme à ce défaut, STATIRA. Vous vous rebuterez j’y mettrai cent obstacles Et pour les surmonter je ferai cent miracles [p. 49] PERDICAS 34 . 655 Rien ne peut échapper à la longueur du temps Je pourrai parvenir au but où je prétends, 34 Cette didascalie est absente de l’édition originale. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 276 Que si le désespoir m’en ouvre le passage STATIRA. Lâche que ferez-vous ; PERDICAS. Je mets tout en usage, STATIRA. Pensez-vous effrayer celle qui sait mourir 660 Ce même désespoir me peut bien secourir, Et ce commun recours de tous les misérables Comme une belle issue aux choses déplorables, Je saurai par ma mort PERDICAS. Ah Madame vivez De leur plus ferme appui mes jours seraient privés, 665 Si j’avais projeté de vous ôter la vie Ma mort précéderait l’effet de mon envie, Et de mes propres bras j’irais jusqu’en mon sein, Dans les flots de mon sang étouffer mon dessein La donnant de ma honte une marque assez vraie [p. 50] 670 Pour vous ouvrir mon cœur j’élargirais ma plaie Là ce cœur moins rempli de sang que de courroux Dirait en palpitant qu’il le verse pour vous, Et pour expier l’horreur d’un demi-crime Avecque sa complice il se donne en victime, 675 Ce n’est point contre vous qu’il ose murmurer À peine contre vous ose-t-il soupirer, Mais en vous épargnant il veut perdre Oroondate Je ne puis empêcher que son courroux n’éclate, J’ai beau dire à ce cœur qu’il se laisse toucher 680 Qu’à vous comme à Roxane Oroondate est trop cher, Le cruel me répond que sa mort est ma vie, STATIRA. Ah ! lâche dessus moi détourne ton envie, Que t’a fait Oroondate PERDICAS. Il m’a volé mon bien, LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 277 Votre cœur ma Princesse 35 . STATIRA. Il ne fut jamais tien 685 Et si quelque rival avait droit d’y prétendre Perdicas n’est pas homme à l’être d’Alexandre [p. 51] PERDICAS. Oroondate l’est moins STATIRA. Il me peut mériter S’il était en état de te le disputer, Et si je me donnais des mains de la victoire 690 Il t’en saurait ravir et le prix et la gloire, Et pour te témoigner comme je vous connais, L’estime que j’en fais celle que j’ai de toi, Rends-lui la liberté va combattre en personne. PERDICAS. Je ne rends point au sort un présent qu’il me donne, STATIRA. 695 Tu crains avec raison de n’être pas vainqueur, PERDICAS. Il faut qu’avec sa vie il quitte votre cœur, STATIRA. Quand il aura quitté je le saurai reprendre Quand je l’aurai repris je le saurai défendre, [p. 52] Que s’il faut à demi contenter ton dessein 700 Tu me verras tirer ce cœur hors de mon sein, Que si l’âme après soi laisse quelque vengeance Tu pourras voir ce cœur trembler à ta présence, Et servant de Spectacle à tes yeux inhumains, S’émouvoir par l’horreur de tomber en tes mains 705 Oroondate c’est toi que Statira veut suivre Elle meurt avec toi ne pouvant pas y vivre. 35 Perdicas est amoureux de Statira, mais la veuve d’Alexandre est amoureuse d’Oroondate. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 278 PERDICAS. Vous le perdez Madame STATIRA. Hé bien il périra Au moins s’il doit mourir c’est avec Statira, Ne crois point par sa mort tirer autre avantage 710 Que celui de la mienne PERDICAS. Il mourra STATIRA. Suis ta rage, Au reste Perdicas conserve-moi ta foi Souviens-toi du serment que j’ai reçu de toi, N’espérez rien de moi qu’en gardant ta promesse [p. 53] PERDICAS. Hé bien vous la verrez inhumaine Princesse, 715 Vous verrez vous verrez ce fortuné rival Mais de cet entretien favorable ou fatal, Selon qu’il le va rendre ou propice ou funeste Sa grâce est apparente ou sa mort manifeste Je m’en vais de Roxane apprendre le dessein, 720 Et vous ayez soin d’elle STATIRA. Ô Dieux en quelle main Ah soin trop délicat toute main m’est égale Mourons chez Perdicas ou bien chez ma rivale Fin du Deuxième Acte. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 279 [p. 54] ACTE III. SCÈNE I. OROONDATE, HÉZIONNE. OROONDATE. Transports délicieux ravissements si doux Extases de l’amour qui m’entraînez à vous 725 Belles illusions aimables impostures De mon prochain plaisir agréables figures, Qui détachant mon cœur d’un état rigoureux M’avez mis un moment entre les bienheureux, Je ne puis supporter cette joie infinie 730 Toute leur vision est à mon âme unie, Dans l’assouvissement des plaisirs que je sens Ils viennent là à foule accabler tous mes sens, Si je ne puis souffrir cette première idée, [p, 55] Dont jusques là mon âme est pleine et possédée, 735 Si je sors de moi-même à de simples désirs Pourrai-je soutenir un amas de plaisirs, Que l’œil de Statira va verser dans mon âme À les imaginer je chancelle et je pâme, Et mon cœur tout grossi des plaisirs qu’il conçoit 740 Tout préparé qu’il est mourra s’il les reçoit, HÉZIONNE. Vous verrez Statira OROONDATE. Je verrai ma Princesse Ah ! mon âme conçoit une entière allégresse, Ne mêlez rien de triste à mon contentement Oublions tous nos maux en cet heureux moment 745 Et décevant mes sens par un si beau mensonge, Croyons-nous fortunés pendant le cours d’un songe, Quoi je la reverrai l’aimable Statira Je sens que vers mes yeux toute mon âme ira, Ou que par un excès du plaisir qui la noie, 750 Elle s’en va sortir par un soupir de joie, Quoi je lui parlerai j’aurai ce second bien J’aurai pour un moment son divin entretien, Mon âme en cet instant conçoit de belles choses JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 280 [p. 56] Esprit trop orgueilleux qu’est-ce que tu proposes, 755 Ah ! ne te vante pas de pouvoir t’exprimer, La grandeur du sujet aura beau t’animer De ma divinité l’adorable présence T’imposera bientôt un éternel silence, Si mes yeux prennent part dans ta témérité 760 Ils demanderont grâce avec humilité, Ces tristes criminels dénués de refuge N’oseront regarder la face de leur juge Ils n’en pourront souffrir un regard irrité 36 Ni l’indignation de leur divinité, 765 Tu les verras mourants attachés contre terre Se préparer sans force à l’éclat d’un tonnerre, Et mon cœur tout tremblant prêt à s’évanouir Écouter un Arrêt qu’il ne veut pas ouïr, Elle m’a déjà dit cette horrible sentence 770 Va traître me dit-elle ôte-moi ta présence, Ah ! ma Reine rompez ce cruel jugement Et daignez révoquer un long bannissement J’ai repris dans l’exil ma première innocence Donnez-moi le pardon après la pénitence, 775 Si les termes suivants m’en donnent un espoir Mets-toi m’avez-vous dit en état de me voir J’y suis de mon côté rendez-vous y du vôtre J’ai pleinement souffert pour les crimes d’un autre Votre Alexandre est mort et je suis innocent, [p. 57] 780 Perdicas y remet et Roxane y consent, Ainsi rien ne rompra notre belle entrevue HÉZIONNE. Voici la Reine. OROONDATE. Ô Dieux que mon âme est émue, Quoi Roxane à mes yeux. HÉZIONNE. C’est votre Statira. OROONDATE. Ah ! ma bouche ah ! mes yeux qui de vous parlera 36 Nous avons corrigé la répétition fautive du mot « pourront » dans ce vers. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 281 785 Qui de vous craindre moins de lui pouvoir déplaire, Répondez qui de vous fera le téméraire, Échappez-vous ensemble et mêlant vos désirs Confondez les regards avecque les soupirs, Tous deux en même temps faites votre harangue, 790 Mais las je sens d’accord et mon œil et ma langue, Et dans le triste accueil qu’ils pensent recevoir Si l’un ne parle point l’autre ne veut point voir, [p. 58] Et mon âme en ce point demeure suspendue. STATIRA, entrant sur le Théâtre. Comme il est interdit je demeure éperdue, 795 Comme quoi mon amour me faites-vous agir Ma vertu souffrez-vous qu’il me fasse rougir, Verse dans ta pratique austère et délicate, Ne puis-je point revoir le vivant Oroondate Toi que la destinée a rendu mon vainqueur 800 Qui même après ta mort j’ai conservé mon cœur, Il cesse d’être à toi je te l’ôte Alexandre Après l’avoir gardé je te force à le rendre, Et te le ravissant avec quelque douceur J’en veux récompenser son premier possesseur, SCÈNE II. OROONDATE, STATIRA, HÉZIONNE. STATIRA. 805 Approchez-vous OROONDATE. Hélas [p. 59] STATIRA. Oroondate OROONDATE. Madame STATIRA. Quelle altération ne ressent point mon âme, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 282 OROONDATE. Permettez qu’un coupable expire à vos genoux, Il vous offre sa tête. STATIRA. Ah Prince levez-vous Je ne vous puis souffrir en cette humble posture. OROONDATE. 810 Souffrez tous ces respects de votre créature, Et pardonnant ce zèle à ma témérité Que je retombe aux pieds de ma divinité, STATIRA. Levez-vous Oroondate et prenez cette place, [p. 60] Étant assise. Hé bien mes ennemis m’accordent une grâce, 815 Roxane et Perdicas m’ont permis de vous voir, C’est la seule faveur que j’en voulais avoir, Et comme ce bonheur m’est très considérable Je ne rougirai point d’être leur redevable, Et dit ce juste aveu vous être un peu fatal 820 Je m’en sens obligée à votre seul rival. OROONDATE. Quoiqu’il nous ait servi par une lâche cause Je ne regarde point le but qu’il se propose Et daignant convertir une injure en bienfait, Comme vous je rends grâce au mal qu’il nous a fait, 825 Ou du moins à celui qu’il nous a voulu faire, Puisque son sentiment était moins de vous plaire Que de vous procurer ce mortel entretien, STATIRA. Malgré sa volonté nous en tirons un bien, Et quoique sa malice y soit si manifeste, 830 Nous le rendrons fatal à qui le veut funeste. OROONDATE. Avec quelle bonté daignez-vous recevoir [p. 61] Celui qui tout tremblant n’osait point vous revoir, LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 283 Mon cœur se redisait l’effroyable sentence Par qui je fus puni d’une éternelle absence, 835 Et qui ayant ôté jusques au sentiment Joignit presque ma mort à mon bannissement, Vous en souvenez-vous. STATIRA. Ah ! fatale mémoire. OROONDATE. Dès lors j’abandonnai le soin de la victoire Et me croyant coupable aussitôt que puni, 840 Je délaissai des lieux dont vous m’aviez banni, STATIRA. Oui Prince Statira se fit voir infidèle. OROONDATE. Madame Statira ne fut point criminelle, Et mon soupçon irait jusqu’à l’impiété, D’imaginer un crime en ma divinité, 845 Je me justifiais sans vous rendre coupable, STATIRA. Dedans ce traitement je me crus raisonnable, [p. 62] Je vous avais banni vous tenant criminel. OROONDATE. Je méritai Madame un exil éternel, Je ne murmurai point contre votre ordonnance. STATIRA. 850 Avec quel déplaisir sus-je votre innocence, OROONDATE. Cruelle Statira quel fut ce sentiment. STATIRA. Je le trouvai bien juste en cet événement, Mon âme également se rendit haïssable Oroondate innocent Oroondate coupable, 855 Et mon cœur déchiré par un double désir Ne sut pour son repos lequel il dut choisir, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 284 L’amour ne put souffrir Oroondate coupable L’abord d’un criminel lui parut effroyable, Et mon honneur formant un parti plus puissant 860 Ne put point supporter Oroondate innocent, Ainsi mon cœur rempli par celui d’Alexandre Ne voulut point s’ouvrir à qui le vint surprendre Et qui d’un faux appas brillant et revêtu Avecque sa vertu séduisait ma vertu, [p. 63] 865 Mon Prince dites-moi pouvais-je vous entendre OROONDATE. Puisque l’on m’accusait je me devais défendre, STATIRA. Oui pour vous écouter j’altérai mon devoir Et pour vous mieux ouïr je désirai vous voir, J’obtins de mon honneur ce sensible avantage OROONDATE. 870 Et de votre rigueur le dernier témoignage, Puisque de cet honneur suivant les dures lois Vous m’osâtes bannir pour la seconde fois, STATIRA. Il fallait satisfaire à la voix d’Alexandre Qui disait à mon cœur lasse-toi de l’entendre, OROONDATE. 875 Fallut-il obéir. STATIRA. Je vous laissai l’espoir Et je me vis bientôt en état de vous voir, [p. 64] OROONDATE. Même après son trépas vous fuyez ma présence, STATIRA. Des raisons que j’en eus vous eûtes connaissance Mon Alexandre à peine était enseveli 880 L’espace de trois jours l’eût-il mis en oubli, Et vous pouvais-je voir dedans un temps d’alarmes, Où toute Babylone était fondue en larmes LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 285 Où l’horrible Roxane augmentant nos douleurs Mêlait impunément le sang avec les pleurs, 885 Encore en ces moments partagiez-vous mon âme OROONDATE. Ah ! pour tant de faveurs que vous rends-je Madame, Et qu’est-ce qu’un ingrat a pu vous reprocher Je consomme à me plaire un temps qui m’est si cher Passons dans les transports les moments qu’on nous laisse, STATIRA. 890 Nous n’en pouvons mon Prince arracher la tristesse [p. 65] Et dedans ce grand cours que prennent nos malheurs, Nous trouvons chaque instant des sujets de douleurs, Perdicas prend le soin de nous les faire naître. OROONDATE. Roxane contribue à nous les faire accroître, 895 Cet esprit amoureux ne se peut rebuter Et ne se lasse point de me persécuter, Encore en endurant agréerais-je ma peine Si le mal que je sens me venait de sa haine, Mais mon plus grand tourment me naît de son amour. STATIRA. 900 Comme elle Perdicas s’irrite chaque jour. OROONDATE. Roxane comme lui ne manque point d’audace 37 , J’ai ces frayeurs pour vous que vous avez pour moi, STATIRA. Que vous impose-t-elle. OROONDATE. Une effroyable loi, [p. 66] Que je puis appeler une loi digne d’elle 905 Et que de mon côté je puis nommer mortelle, La dirai-je elle veut que vous me haïssiez. 37 Magnon néglige de faire rimer ce vers. Nous avons décidé de ne pas tenir compte de ce fait en indiquant le nombre de vers. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 286 STATIRA. Perdicas veut aussi que vous me délaissiez OROONDATE. Madame votre mort suivra votre réponse. STATIRA. La vôtre suit aussi ce que je vous annonce, OROONDATE. 910 Je vous ai dit mon ordre. STATIRA. Et je vous dis le mien. OROONDATE. À ces conditions je dois votre entretien. STATIRA. Et je dois votre vue à la même promesse 38 , Prince résolvez-vous. OROONDATE. Résolvez-vous Princesse [p. 67] Ne m’aimerez-vous point. STATIRA. Me voudrez-vous haïr. OROONDATE. 915 Madame pensez-vous que je puisse obéir Et qu’aux lois de Roxane on me fasse complaire. STATIRA. Et vous qu’à Perdicas je puisse satisfaire Je puisse exécuter de tels commandements. OROONDATE. Vous êtes toute juste en tous vos sentiments, 920 Dedans vos actions vous êtes volontaire 38 L’entretient entre Oroondate et Statira fut accordé par Perdicas et Roxane à condition que les amants se délaissent. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 287 Et vous n’ignorez pas ce que vous devez faire, STATIRA. Vous le savez. OROONDATE. Jugeant de ce que vous devriez Je sais qu’avec raison vous m’abandonneriez Non point que Perdicas n’ait aucun avantage 925 Qu’il ait éminemment ou naissance ou courage, [p. 68] Non que j’en veuille faire un jugement jaloux Comme moi mon rival est indigne de vous, Mais la mort. STATIRA. Oroondate elle n’a rien d’horrible Quand dedans ce moment elle serait visible, 930 Qu’entre elle et Perdicas, il me faudrait choisir La mort proche de lui serait tout mon désir. OROONDATE. Quoique dans ces deux choix ma mort soit manifeste, Celui de Perdicas me parait moins funeste, Vivez, vivez. STATIRA. Cruel, est-ce votre désir. OROONDATE. 935 Oui si votre rigueur me permet de choisir, J’aimerais mieux ma Reine infidèle que morte. STATIRA. L’amour que j’ai pour vous ne paraît point si forte Elle fait sur mon âme un différent effort, [p. 69] J’aimerais moins mon Prince infidèle que mort, 940 Et je le souffrirais d’une âme plus égale Dans les bras de la mort qu’aux mains de ma rivale, Qu’il meurt l’inconstant ou qu’il vive pour moi. OROONDATE. Il veut vivre et mourir pour vous prouver sa foi. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 288 ARBATE, entrant. Seigneur il faut finir. OROONDATE. Ah ! le plus grand des traîtres. 945 Et digne exécuteur de l’ordre de tes maîtres, Mais je vois l’un et l’autre et dans ce fier abord Je lis dedans les yeux l’arrêt de notre mort. [p. 70] SCÈNE III. OROONDATE, STATIRA, ROXANE, PERDICAS, ARBATE, HÉZIONNE. ROXANE, à Statira. Madame vous saurez que je vis sans faiblesse, Les remords qu’on se fait tiennent de la bassesse, 950 Et quiconque renonce au bien qu’il a cherché Est indigne d’avoir le prix de son péché, N’attendez point de moi le désaveu d’un crime Que par mille raisons j’ai rendu légitime, Je ne viens point ici pour me justifier 955 C’est à mon propre sens que je m’en veux fier, Et ne voulant que moi pour mon dernier refuge Dans tous mes attentats je m’établis pour juge, Je ne sais point de loi que mon seul intérêt J’ai juré votre mort j’en ai conclu l’arrêt, 960 Que si j’ai suspendu cette juste sentence Et si j’ai retardé le cours de ma vengeance, C’est ma compassion qui m’a parlé pour vous Perdicas avec elle arrêta mon courroux Et tous deux m’empêchant de me pouvoir résoudre [p. 71] 965 Pour un temps de mes mains ont diverti la foudre, Aujourd’hui qu’Oroondate avec tous ses mépris Jusques au désespoir a porté mes esprits, Que vous-même obstinée au dessein de me nuire Travaillez avec zèle à vous vouloir détruire, 970 Je ne puis plus forcer tous ces grands mouvements Je n’ai plus de pouvoir sur mes ressentiments, Je ne puis empêcher que ma fureur n’éclate Si vous ne m’opposez la tête d’Oroondate, Et si par son amour suivi d’un repentir LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 289 975 L’ingrat à vous sauver ne me fait consentir. PERDICAS, à Oroondate. Et vous Prince apprenez jusqu’où va ma colère Jusques à ce moment elle a paru légère, Et tant qu’un désespoir a suspendu ma main J’ai toujours renvoyé ma rage au lendemain, 980 Aujourd’hui ma fureur s’est toute ramassée Et pour vous accabler elle s’est entassée, Tous mes ressentiments se sont multipliés Avec ceux de Roxane ils se sont alliés, Prince le seul secret de s’en pouvoir défendre 985 C’est de se disposer à me rendre Cassandre 39 , Si de votre refus dépend votre trépas. OROONDATE. Que me demandez-vous barbare Perdicas. [p. 72] STATIRA. Que voulez-vous de moi Roxane impitoyable. ROXANE. Vous-même m’avez fait une amante implacable 990 Vous me l’avez ravi mais vous me le rendrez. STATIRA. Je saurai conserver. ROXANE. Vous mourrez, vous mourrez. STATIRA. Parmi les cruautés vous vous êtes nourrie Vous mîtes tout en sang votre propre patrie, Et devant l’univers trahissant votre foi 995 Vous voulûtes verser le sang de votre Roi, Quand votre lâche amour pour s’ôter un obstacle Voulut saouler vos yeux par un sanglant spectacle Et vous faire goûter ce mets délicieux Dont l’abject si souvent avait repu vos yeux, 1000 Cet horrible habitude à le vouloir répandre, 39 Voir supra la note 29. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 290 Vous a fait prendre part à la mort d’Alexandre Votre âme y concourant dedans sa trahison [p. 73] Redoubla par ses vœux la force du poison 40 , Et son intelligence avec ces parricides 1005 Du sang qu’elle voulait les rendit plus avides, De la soif qu’elle avait, elle les altéra, Ensuite elle voulut celui de Statira, Quand son exécuteur qu’épouvantait ce crime Aux vœux d’une enragée ôta cette victime, 1010 Et plus barbare qu’elle en l’osant secourir La sauvant une fois la fit cent fois mourir, Voilà, voilà Roxane un grand apprentissage. ROXANE. Hé bien j’achèverai cet important ouvrage, Et mon âme suivant ses premiers mouvements 1015 Je m’en vais couronner de beaux commencements, Votre mort va sceller les crimes de ma vie. STATIRA. Hé bien exécuter votre dernière envie, Mais ne prétendez pas de m’ôter mon amour Je ne le perdrai point, même en perdant le jour. ROXANE. 1020 Et vous Prince assoupi dans ce honteux silence Que délibérez-vous ? OROONDATE. Tu prends toute licence, [p. 74] L’impuissance où je suis t’avait fortifié Dessus ce fondement tu t’étais confié, L’état où tu me vois t’a donné du courage, 1025 Et qui craignait mon bras ne craint point mon visage, Je revois dedans toi celui que j’ai fait fuir 40 Statira accuse Roxane d’avoir été complice de l’empoisonnement d’Alexandre le Grand. La plupart des historiens modernes estiment qu’Alexandre serait mort d’une maladie, telle la malaria ou la fièvre typhoïde. Voir, par exemple, Paul Faure, Alexandre, Paris : Fayard, 1985, p. 140. L’hypothèse de l’empoisonnement fut circulée à partir de 317 av. J.-C., mais Roxane n’était pas une des suspectes du crime. Voir, par exemple, Olivier Battistini, Alexandre le Grand : un philosophe en armes, Paris : Ellipses, 2018, p. 278. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 291 Et que sa lâcheté me força de haïr, Tiens voilà notre prix rendons-nous dignes d’elle Et décidons ici notre vieille querelle, 1030 Soyons de la victoire également épris Et tentons un combat dont ma Reine est le prix, Rends-moi la liberté je t’ai donné la vie Fais indigne rival que je te porte envie, Et dans ce sentiment que je me plaigne à moi 1035 D’avoir pour bienfaiteur un homme comme toi. PERDICAS. S’il t’était arrivé de me rendre service Mon cœur désavouerait un si mortel office, N’attends point que de toi j’exige aucun bienfait Et je démens le don que tu dis m’avoir fait. ROXANE. 1040 Enfin mon bras se lasse à suspendre une foudre Vous n’avez qu’un moment à vous pouvoir résoudre. [p. 75] OROONDATE, à Statira. Hé bien par vos regards expliquez votre loi Et ce que vous ferez et de vous et de moi. STATIRA. Je ne veux prononcer que ma seule sentence 1045 Et d’un si triste arrêt mon amour vous dispense, Oroondate vivra s’il peut vivre sans moi. Mais je mourrai pour lui OROONDATE. Je me fais même loi, Je périrai pour vous la loi doit être égale. STATIRA. Oroondate vivez non point pour ma rivale. OROONDATE. 1050 Je ne vis point pour elle et je mourrai pour vous. STATIRA. Donnez à mon amour ce sentiment jaloux, J’aime mieux vous voir mort que vous voir infidèle JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 292 OROONDATE. Je meurs pour vous Madame et ne vis point pour elle, [p. 76] Mais comme vous voulez cette preuve de foi 1055 J’ose vous imposer une semblable Loi, Puisque dans les regrets dont mon âme est saisie Elle conserve encore un peu de jalousie, Ma Princesse vivez non point pour Perdicas, Et toi lâche rival qui poursuis mon trépas, 1060 Je te veux pardonner si tu la veux défendre Tu vois dans Statira la femme d’Alexandre. STATIRA. Oroondate la vie a-t-elle tant d’appas Pour me rendre obligée aux soins de Perdicas, Mon prince c’est vous seul qui m’avez protégée 1065 À qui je suis ingrate aussi bien qu’obligée, Mais après cet aveu que mon âme vous fait Souffrez que par ma mort j’égale ce bienfait, Je puis sans offenser rompre avec Alexandre Le bien qu’il eut vivant son ombre le va rendre, 1070 Ne conservez donc plus un souvenir jaloux Et reprenez mon Prince un cœur qui fut à vous. PERDICAS. Ne reçoit point ce don il te serait funeste La vie est un présent. OROONDATE. Que de toi je déteste, [p. 77] Et je mourrais d’horreur si tu me la donnais 1075 C’est moi qui te la donne et toi tu la reçois. STATIRA. Qu’attends-tu Perdicas me voici toute prête Venge-toi d’Oroondate aux dépends de ma tête, Comme j’endure en lui fais-le souffrir en moi. OROONDATE. Ah plutôt, PERDICAS. Je consens de l’affliger en toi, 1080 Et que ton cœur ouvert devant cette inhumaine LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 293 Fasse entrer dans le sien une part de ta peine, Pour vous si votre amour vous la fait ressentir Par un autre secret je le ferai pâtir, Et confondant les maux et de l’un et de l’autre 1085 Je lui ferai souffrir et sa peine et la vôtre, Résolvez Statira. STATIRA. Tu ne m’étonnes pas C’est par ma seule mort. PERDICAS, tirant l’épée de son côté en la pointant contre Oroondate. Plutôt par son trépas, [p. 78] J’ai trouvé le secret par qui je vous sépare Je t’ai trop épargné meurs scythe meurs barbare, 1090 Et me rends le repos, que tu m’avais ôté. ROXANE, Prenant une javeline des mains d’un garde et la posant au sein de Statira. Arrête Perdicas regarde à ton côté, Quelle des passions est en toi la plus forte Ou voir vivre Oroondate ou voir la Reine morte 41 , Choisis. OROONDATE, à Perdicas. Ah ! Perdicas protège Statira, 1095 Après si tu le veux Oroondate mourra. STATIRA, à Roxane. Fille de Cohortan 42 perds dedans ta furie 41 Roxane arrête le bras de Perdicas en menaçant de tuer Statira. 42 Roxane était la fille de Cohortan, satrape de Bactriane. Dans sa pièce Statira (1680), Nicolas Pradon (1644-1698) utilise les mêmes mots : « Fille de Cohortan, achève tes desseins, / Dans le sang de tes Rois, ose tremper tes mains » (IV, 5). La source est le roman Cassandre de La Calprenède, publié entre 1642 et 1645 : « Frappe, fille de Cohortan, lui disait-elle, immole à ta jalouse rage la fille de Darius », Gautier de Costes, seigneur de La Calprenède, Cassandre, Paris : P. Du Mesnil, 1752, t. III, p. 435. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 294 La femme d’Alexandre et le sang de Darie 43 , Et portant dans ton sein ta dernière vigueur Viens frapper Oroondate au travers de mon cœur 1100 Et nous sacrifiant au démon de la rage Renverse tout ensemble et l’Autel et l’image OROONDATE, à Roxane. Viens femme furieuse achever ton dessein [p. 79] Et frapper ta rivale au travers de mon sein. ROXANE, se mettant devant lui. Non tu ne mourras point je défendrai ta vie. PERDICAS, au-devant de Statira. 1105 Et j’aurai pour la Reine une semblable envie, Contre tes cruautés je la veux protéger 44 . STATIRA. Perdicas est-ce ainsi que tu crois m’obliger, Roxane est moins barbare en sauvant ce que j’aime Sans sa protection j’aurais péri moi-même, 1110 Sauvant une partie en qui je veux mourir Tu pers une moitié que je veux secourir, Dans Statira je meurs et vis dans Oroondate. OROONDATE. Et toi femme enragée en vain ton bras se flatte, Et tu prétends en vain de m’avoir protégé 1115 Ce n’est qu’à Perdicas que je suis obligé, Puisqu’en abandonnant l’ardeur de me poursuivre Il sauve une partie en qui je voulais vivre, Et que ta barbarie en m’osant secourir Conserve une moitié dans qui je veux mourir, ROXANE. 1120 Malgré tous tes dédains je te saurai défendre [p. 80] Et contre un Perdicas je saurai l’entreprendre. 43 Nous avons remplacé « darie » par « Darie ». Statira était la fille de Darius III. 44 Roxane se place devant Oroondate, et Perdicas se place devant Statira. Ils sont dans l’impasse. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 295 PERDICAS. Malgré tous vos mépris je vous protégerai Et contre une Roxane ou bien je périrai. ROXANE. Perdicas je te compte entre mes adversaires. PERDICAS. 1125 Roxane tes soldats te seront nécessaires, Et je te compte aussi parmi mes ennemis, ARBATE. Ah ! considérez-vous d’un regard plus remis, Vos ennemis communs en prendront avantage. ROXANE. Oroondate rentrez. PERDICAS. Vous évitez sa rage. STATIRA. 1130 Cruel notre salut est partout hasardeux. OROONDATE. Même péril nous presse en la main de tous deux. [p. 81] ROXANE. Dans son appartement reconduisez-le Arbate. STATIRA. Roxane à Perdicas, dérobez Oroondate. OROONDATE. Perdicas à Roxane, arrachez Statira. ROXANE. 1135 Avant que donner l’un Roxane périra, PERDICAS. Avant qu’accorder l’autre on m’arrachera l’âme. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 296 OROONDATE. Et moi vous délaissant je vous jure Madame. Qu’avant qu’être à Roxane on me verra périr. Et vous à Perdicas ? STATIRA, en sortant. Plutôt cent fois mourir. ROXANE, à Perdicas. 1140 Tu te ressouviendras de trahir ta promesse. [p. 82] PERDICAS. Toi de porter le fer au cœur de ma Princesse. ROXANE. Et toi de l’avoir mis au sein de mon amant. PERDICAS. Redoute ma fureur. ROXANE. Toi mon ressentiment. Fin du Troisième 45 Acte. 45 Nous avons remplacé « Quatrième » par « Troisième ». LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 297 [p. 83] ACTE IV. SCÈNE I. ROXANE, HÉZIONNE, ARBATE. ROXANE. Hé bien mes confidents je suis abandonnée, 1145 Et ce grand changement ne m’a point étonnée, Mes ennemis et moi partagions l’univers Nous l’avions divisé dans deux partis divers, Et le donnant en proie aux fureurs de la guerre Chacun de nous a pris la moitié de la terre, 1150 Aujourd’hui ce traité me semble être fini Et je vois contre moi le monde réuni, La fortune en tous lieux m’ordonne des batailles Elle m’en fait dedans et dehors nos murailles, [p. 84] Aux portes Artaxerxe avec Lysimachus 46 1155 Dans nos murs Perdicas avec Séleucus 47 , Alcétas Cassander 48 avec tous nos complices Enfin je suis venue à d’affreux précipices, Où ces traîtres amis qui ne m’y suivaient pas Dans mon aveuglement me poussaient pas à pas, 1160 Ces lâches me rendant aux pieds de ces abîmes En m’y faisant tomber y 49 feront choir leurs crimes Et couvrant dessous moi les meurtres qu’ils ont faits, Ils vont dans mon sépulcre enterrer leurs forfaits Ô ! Ciel si tu résous la peine de nos crimes 1165 De tous ces criminels forme-toi des victimes, Dressant à ta justice un monument si beau De toute Babylone érige un grand tombeau, Quand pour les abîmer s’entrouvrira la terre Accablez-moi grands Dieux par un coup de tonnerre, 1170 Et dehors réservant ce revers à vos mains, Daignez ôter l’honneur de ma chute aux humains, 46 Voir supra les notes 6 et 7. 47 Voir supra les notes 13 et 16. 48 Voir supra les notes 18 et 21. 49 Nous avons remplacé « tomber i y feront » par « tomber y feront ». JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 298 ARBATE. Quel crime avez-vous fait à mériter la foudre. ROXANE. Assez pour le contraindre à me réduire en poudre [p. 85] Mais dans mon châtiment être rempli d’horreur, 1175 Et dut-il même aux Dieux donner de la terreur Mon crime était trop beau pour n’être point aimable, Et quiconque a des yeux en deviendrait capable, Arbate mes soldats sont-ils tous assemblés. ARBATE. Les Gardes du Palais sont partout redoublés, 1180 Et dix mille soldats qu’au besoin l’on conserve ROXANE. À quelque autre dessein mon ordre les réserve, Allez les avertir de se tenir tout prêts. ARBATE. J’obéis. SCÈNE II. ROXANE, HÉZIONNE. ROXANE. Toi qui vois le fonds de mes secrets, Ne peux-tu deviner ce que je délibère. [p. 86] HÉZIONNE. 1185 Pour moi comme pour lui cet ordre est un mystère ROXANE. Je veux à main armée entrer chez Perdicas M’immoler Statira jusque dedans ses bras, Et dans le même instant d’une fureur égale D’un bras fumant encor du sang de ma rivale 1190 Rompant de mes amours ce double empêchement Traverser de deux coups la maîtresse et l’amant 50 Là mes yeux à longs traits contemplant ma vengeance, 50 L’amant dont elle parle est Perdicas. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 299 Goûteront par leur mort quelque part d’allégeance, Et voyant le départ de leur dernier soupir 1195 Quand ils ne vivront plus je mourrai de plaisir. HÉZIONNE. Parlez-vous d’Oroondate ? ROXANE. Âme inhumaine arrête Ne porte point mon bras sur cette chère tête, Et plutôt qu’à Roxane imputer ce dessein Détourne ma fureur contre mon propre sein, 1200 C’est dessus Statira que je borne mes crimes [p. 87] Et mon ressentiment n’eût que deux victimes Perdicas en est l’une et doit être immolé, Mon cœur en quelque sorte en sera consolé, Va donc 51 voir Oroondate et de ma part lui dire 1205 Que Roxane ressent un éternel martyre, Qu’elle est dans un état plus triste que le sien Et qu’elle lui demande un dernier entretien, Qu’elle va le revoir. HÉZIONNE. N’attendez point de grâce Ne vous exposez plus. ROXANE. Hé bien prends donc ma place 1210 Et si ma passion te pouvait animer, Dis-lui tout ce qu’on dit quand on se fait aimer. [p. 88] SCÈNE III. ROXANE, seule. STANCES 52 . Passion envieillie amour presque éternelle, je t’ai dès le berceau. Et je crois qu’à dessein de se rendre immortelle, 51 Nous avons remplacé « doncque » par « donc » afin de supprimer un pied du vers. 52 Composées d’un nombre variable de strophes habituellement du même type, les stances au théâtre sont une forme versifiée de monologue. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 300 1215 tu me suis au tombeau. C’est de ma volonté qu’elle prend sa nature, je ne l’altère pas. Et loin de la finir je consens qu’elle dure, au-delà du trépas. 1220 Ce titre injurieux de veuve d’Alexandre, et de ce Dieu des Rois. Cet éloge imparfait que partagea Cassandre, est moindre que mon choix. D’un honneur plus entier ma passion se flatte, 1225 et mon cœur amoureux. Établit dans le nom de femme d’Oroondate, le nom le plus heureux. Et toi jaloux mari dont l’ombre me vient dire que j’ai trahi ma foi. 1230 Ne traite point ta veuve avecque tant d’Empire, [p. 89] je l’aimai devant toi 53 . Et quand l’ambition me fit être ta femme, l’amour t’ôta mon cœur. Et dès lors m’enlevant Alexandre de l’âme, 1235 il y mit mon vainqueur. Il y plaça si bien son adorable ouvrage, qu’il eut le premier lieu. Si bien qu’il faut détruire en détruisant l’image et l’autel et le Dieu. 1240 Arbate est de retour : hé bien tout se prépare. SCÈNE IV. ROXANE, ARBATE. ARBATE. J’ai fait tout assembler le Grec et le Barbare, Et comme aux grands emplois ils se laissent ravir Ils briguent à l’envie l’honneur de vous servir. ROXANE. Allons chez Perdicas enlever ma rivale. 53 Roxane révèle qu’elle était amoureuse d’Oroondate avant d’avoir épousé Alexandre. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 301 ARBATE. 1245 Il pourrait bien former une entreprise égale, [p. 90] ROXANE. De quelque trahison seriez-vous averti. ARBATE. J’ai vu sous les drapeaux tous ceux de son parti. ROXANE. Contre nos ennemis ils font quelque sortie Mais ici ma puissance est bien anéantie, 1250 Quoi choquant à mes yeux le conseil et sa foi De son caprice seul il recevait la loi, Arbate de ce pas va voir sa contenance Et me la vient redire avecque diligence, Je m’en vieux défier il peut venir ici. [p. 91] SCÈNE V. ROXANE, seule. STANCES. 1255 Ma conservation est mon moindre souci, Cruel auteur de ma souffrance, Tes yeux ne sont-ils pas témoins D’un nombre de maux et de soins, Que j’endure pour ta défense, 1260 Par des regards et des soupirs, Je t’ai découvert mes désirs, Et quoi que t’en ait dit ma bouche, Ton âme a tant de cruauté, Que le même mal qui me touche, 1265 Accroît ton inhumanité. Mais par degrés mon cœur se flatte, Il demande de la pitié. Il veut ensuite l’amitié, Et s’il l’obtenait d’Oroondate, 1270 Il pourrait bientôt s’emporter Puisqu’en pensant le mériter, [p. 92] Mon âme insatiable et vaine T’offrant des souhaits tour à tour JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 302 Demanderait contre ta haine, 1275 En dernier présent ton amour. Donne-moi ce que je te donne, Cruel si dedans ta rigueur Tu feins d’avoir perdu ton cœur, À le trouver je m’abandonne, 1280 Si ma rivale l’a caché, Dans le sien il sera cherché, Comme il faut que je le possède, Et qu’on contente mon dessein, Il faudra qu’elle me le cède 1285 Ou je le tire hors de son sein, Sachons ce qu’aura dit mon aimable insensible. [p. 93] SCÈNE VI. ROXANE, HZIONNE. ROXANE. Hézionne, Oroondate ? HÉZIONNE. Est toujours invincible, Au moins en votre endroit est-il toujours égal J’ai trouvé ce Héros qui dévorait son mal, 1290 Mais quelque fermeté qu’ait montré son visage J’ai vu sur lui des traits de tristesse et de rage, Ce cœur auparavant plus fort que ses malheurs Semblait s’humilier sous ses grandes douleurs, Son âme frémissant sous un si grand martyre 1295 Comme pour s’exhaler de temps en temps soupire. ROXANE. Toi mortelle douleur que pressent mes amours Meurs-tu par le silence ou bien par le discours, Et pour me soulager dans ce rude martyre Faut-il, ma passion, te celer ou te dire, 1300 Hélas tout m’est égal ou me taire ou parler [p. 94] Et je ne sais comment tu te dois exhaler. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 303 SCÈNE VII. ROXANE, HÉZIONNE, ARBATE. ARBATE. Madame ma frayeur avait quelque apparence. ROXANE. Arbate expliquez-vous. ARBATE. Votre ennemi s’avance. ROXANE. Quel si dans l’état où mon amour est mis 1305 Mon malheur s’est acquis cent sortes d’ennemis. ARBATE. Cassander Perdicas que leur amour emporte Ont saisi du Palais et l’enceinte et la porte, Et déjà par le sang que leurs coups ont versé Jusque dedans la Cour ils auront traversé, 1310 Ils viennent dans vos bras massacrer Oroondate 54 . [p. 95] ROXANE. Soutenez-moi ma fille, et me soutiens Arbate Je ne puis supporter un coup si véhément La douleur que je sens m’ôte le sentiment, Et l’horreur de ce coup par qui mon cœur se pâme 1315 Avant que sur son corps vient d’agir sur mon âme Ne me soutenez plus laissez-moi défaillir Mon œil comme mon cœur commence à s’affaiblir Hézionne je meurs, je meurs fidèle Arbate. ARBATE. Ah Madame songez. ROXANE. Va sauver Oroondate. 1320 C’est là mon plus grand soin. 54 Perdicas met sa menace d’enlever Statira à exécution. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 304 HÉZIONNE. Elle expire grands Dieux. ARBATE. Son cœur reprend sa force elle ouvre encor les yeux ROXANE. Que je passe aisément d’un mouvement à l’autre Toi douleur, vous amour, quel charme est donc vôtre, [p. 96] Et par quelle magie une âme en un moment 1325 D’insensible qu’elle est reprend le sentiment, Faut-il perdre Oroondate, ah ! perdons-nous nous-même, Mon âme est moins en moi que dans celui que j’aime, Exposons dans le corps pour conserver le cœur. Allons, allons défendre. ARBATE. Ah ! Craignez leur rigueur, 1330 Dedans l’aveuglement où les porte leur rage Ces amis révoltés vous feraient quelque outrage Ils ne verraient en vous ni mérite ni rang. ROXANE. À leur avidité j’offre donc tout mon sang, Qu’ils épargnent au moins le beau sang d’Oroondate. ARBATE. 1335 Ils le veulent avoir. ROXANE. L’un et l’autre se flatte, Et mon amant mourrait avec mes propres mains Avant que je le misse entre ses inhumains, [p. 97] Jusqu’au dernier soupir va défendre sa vie Arbate va combattre. ARBATE. Et c’est là mon envie, 1340 Dussé-je 55 rencontrer la mort dessus mes pas 55 L’inversion (première personne du singulier) du subjonctif imparfait du verbe « devoir ». LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 305 Puisqu’il faut vous servir je vole à mon trépas. ROXANE. Va quérir Oroondate et l’amène Hézionne 56 SCÈNE VIII. ROXANE, seule. Belle attache des sens ne parle point de trône En vain ambition viens-tu m’entretenir 1345 Grandeurs ce n’est point vous que je peux retenir Tu me pensais surprendre et m’échappe couronne Tu ne me quittes pas c’est moi qui t’abandonne, Indigne successeur du plus grand des humains Je vous rends cet état qui tomba dans mes mains 1350 Et malgré tous les droits que m’y donne Alexandre L’univers est à vous je n’y veux rien prétendre, Mais si quelque justice est mêlée dans vos vœux Oroondate, Oroondate est le bien que je veux, [p. 98] Et sa possession où mon orgueil aspire, 1355 Touche mieux mes désirs que celle d’un empire, Quoi vous me ravirez un bien que j’ai conquis Qu’avec tant de travaux mon amour s’est acquis Ah ! cruel Perdicas âme barbare ingrate Je laisse Statira qu’on me quitte Oroondate, 1360 Et quoique ce traité m’ait été si fatal Accepte une rivale en donnant un rival. Et quittant les transports dont son âme est saisie Laissons-nous les objets de notre jalousie, Et sans que nos fureurs leur ravissent le jour 1365 Contentons-nous d’avoir l’objet de notre amour Je vois venir le mien. SCÈNE IX. ROXANE, HÉZIONNE, OROONDATE. ROXANE. Hé bien votre tristesse N’est-elle pas changée. 56 Nous avons remplacé « Hezione » par « Hézionne ». JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 306 OROONDATE. Ah ! rends-moi ma Princesse. ROXANE. Je vous donne Roxane. [p. 99] OROONDATE. Ah reprends ton présent, N’attends point de ma bouche un aveu complaisant 1370 Et ne retombant point dans une conférence Par qui j’ai consommé toute ma patience, Non ne perds plus de temps en d’amoureux discours Plus d’oreilles plus d’yeux pour tes lâches amours L’horreur que j’ai de toi m’emporte hors de moi-même 57 . ROXANE. 1375 Ton âme en ce qu’elle haït est moins que ce qu’elle aime, Mais pourquoi n’ai-je point la même liberté Tu m’oses offenser avec impunité, Et mon âme avec peine ose aller au murmure Le dédain dedans moi prend une 58 autre nature, 1380 Et de ma flatterie empruntant tout son prix Je trouve des faveurs dans tes plus grands mépris OROONDATE. Roxane au nom des Dieux s’il est vrai que l’on m’aime. ROXANE. Oroondate est mon Dieu qu’il jure par lui-même, [p. 100] Qu’il daigne prononcer le nom de mon amant 1385 Je m’engage à l’ouïr sur un si beau Serment, OROONDATE. Ôte-moi de tes mains. ROXANE. Hé bien je t’abandonne Indigne de l’appui que mon amour te donne, 57 Roxane continue à exprimer son amour pour Oroondate sans arrêt. Pour sa part, le prince ne fait que lancer des insultes à la veuve d’Alexandre. 58 Nous avons remplacé « un » par « une ». LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 307 Va, va désespéré, va trouver Perdicas Et comme un furieux jette-toi dans ses bras, 1390 Aux portes du Palais tes ennemis t’attendent Pour te sacrifier tes rivaux te demandent, Va comme une victime aux pieds de leur autel Recevoir de leurs mains le dernier coup mortel. OROONDATE. J’y serais encor mieux que dessous ta puissance. ROXANE. 1395 Hé bien comme la leur ils prendront ma vengeance, Considère à quels Dieux tu vas être immolé. OROONDATE. Roxane je mourrai doublement consolé, Je ne me verrai plus dessous ta tyrannie [p. 101] Et voyant d’avec moi Statira désunie, 1400 Quoiqu’avant d’expirer ce coup me fut fatal Je na la verrai plus aux mains de mon rival. ROXANE. Tu l’y laisses cruel. OROONDATE. Laisse-moi la défendre. ROXANE. Je ne te retiens point. OROONDATE. Laisse-moi donc descendre Et me donne un poignard pour reculer ma mort. ROXANE. 1405 Que feras-tu contre eux qu’un impuissant effort Mon Oroondate épargne et ton sang et mes larmes. OROONDATE. Si tu veux m’obliger fais-moi rendre mes armes, Pourras-tu bien souffrir que ces deux inhumains [p. 102] Me viennent massacrer à tes yeux en tes mains 1410 Et que dedans ton cœur ils plongent cette épée JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 308 Qu’ils auront devant toi dedans mon sang trempée. ROXANE. L’un de ces deux malheurs m’afflige seulement Encor plus que la mort je crains l’éloignement, Tu fuiras mais n’importe. parlant à Hézionne. Allez quérir ses armes. 1415 Ah ? que ne puis-je amour y mettre quelque charmes, Et puisque qu’en son salut je prends tant d’intérêt Pour me le conserver que n’ai-je ce secret, Et s’il faut que sa mort me rende inconsolable Fais que ma volonté le rende invulnérable. OROONDATE. 1420 Roxane un malheureux ne veut point être tel S’il faut tenir de toi le don d’être immortel, Et s’il faut que tes vœux prolongent notre vie Peu d’hommes à l’accroitre étendraient leur envie, Et s’il faut que je vive en cette éternité 1425 La mort me plairait mieux que l’immortalité. [p. 103] ROXANE. Si Statira t’offrait une vie immortelle Ton âme l’agréerait bien moins des Dieux que d’elle, Et même entre ses bras un moment écoulé De nos longs entretiens t’aurait jà 59 consolé 1430 Ton âme de ses yeux pleine et rassasiée Parmi de doux transports se feindrait extasiée, Et quatre ou cinq instants dans ton cœur amoureux Vaudraient l’éternité de tous les bienheureux, Mais tes yeux la perdront. OROONDATE. J’en garderai l’idée 1435 Et de ces visions mon âme possédée, Portant avecque 60 soi son idole en tout lieu Jouira pleinement de l’objet de son Dieu, 59 Vieux mot qui signifie « maintenant ». 60 Nous avons remplacé « avec » par « avecque » afin d’ajouter un pied au vers. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 309 Là mes sens délivrés d’une si longue peine Et mes yeux détachés de l’objet de ma haine, 1440 Indignes le voyant d’avoir pu voir le jour Mon âme adorera celui de mon amour. ROXANE. Est-il des biens qu’on ne puisse corrompre Dedans tes visions je t’irais interrompre, [p. 104] Et rendant à ta vue un objet odieux 1445 Ton âme reverrait ce qu’abhorraient tes yeux, L’amour, mais Hézionne apporte ici tes armes. SCÈNE X. ROXANE, OROONDATE, HÉZIONNE. ROXANE. C’est de Statira que tu prendras tes charmes, Ton cœur fortifié par l’union du sien, Dédaigne en sa faveur l’assistance du mien, 1450 Avec ce beau secours tu te crois invincible, Et la mort d’un rival te parait infaillible, Reçois au moins cruel les vœux qu’on fait pour toi Qu’une part de l’honneur rejaillisse sur moi, Puisqu’à te conserver notre ardeur est égale 1455 Daigne-moi rendre grâce autant qu’à ma rivale Et quoique de nous deux en ce noble dessein L’une ait armé ton cœur et l’autre arme ta main Pesant de quel côté te viendra la victoire Regarde à qui de nous tu crois devoir ta gloire, 1460 Ah quel sensible objet se présente à mes yeux Où viens-tu cher Arbate. [p. 105] SCÈNE XI. ROXANE, OROONDATE, ARBATE, HÉZIONNE. ARBATE. Expirer à tes yeux, C’est de mes trahisons la digne récompense Et la fin de ma vie attendait ta présence, Puisses-tu ressentir mes remords à ton tour JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 310 1465 Après ton confident voir périr ton amour, Après ta passion te voir périr toi-même, Voir périr quand et toi celui que ton cœur aime, Ou par une rigueur pire que son trépas Reconnaître en mourant qu’il ne te suivra pas, 1470 Te faire un vif portrait de toutes leurs délices Des plaisirs qu’ils prendront te créer des supplices Et s’étant figuré tous leurs contentements Ne pouvoir plus choquer l’heure de ces deux amants Vous Prince puis-je avoir un pardon de mon maître. OROONDATE. 1475 Ce nom ne m’est plus doux dans la bouche d’un traître [p. 106] ARBATE. Vos furieux rivaux sont entrés dans la cour Où ces jaloux amants célèbrent leur amour, Je viens de leur servir de première victime, Le bras de Cassander vous venge de mon crime 61 , 1480 Je meurs et pour finir je cherche d’autres lieux Mon front sent de la honte à mourir à vos yeux, Et mon cœur de l’horreur à mourir devant elle. SCÈNE XII. ROXANE, OROONDATE. OROONDATE. Ah ! fin digne de lui, digne d’un infidèle, Roxane qu’attends-tu. ROXANE. Faut-il enfin céder 1485 Je ne puis te quitter et ne puis te garder, Fatale 62 extrémité. OROONDATE. Fais-moi rendre mes armes. 61 Nous avons corrigé la répétition fautive du mot « de » dans ce vers. 62 Nous avons remplacé « fatal » par « fatale ». LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 311 [p. 107] ROXANE. Permets qu’auparavant je les baigne de larmes, Et que dedans l’instant que me donne ton sort Je te donne en tremblant les après de ta mort, 1490 Mort je sens que ma main refuse cet office Hézionne rendez-lui ce funeste service. HÉZIONNE. Donnez-moi ma Princesse un plus sortable emploi. ROXANE. Hé bien l’événement n’en sera dû qu’à moi, S’il y meurt je n’en suis qu’une cause parfaite 1495 Puisque ses volontés auront fait sa défaite, Et si de ce combat il peut sortir vainqueur Ma main l’ayant armée en aura tout l’honneur, Tiens voilà ton épée : ah ! que je suis émue. OROONDATE. Roxane ce bienfait. ROXANE. Ôte-toi de ma vue 1500 Sans me montrer, ta fuite abandonne ce lieu Et ne me force point à te faire un adieu, Je le pense éternel si j’en crois mes alarmes. OROONDATE. Si les Dieux. [p. 108] ROXANE. Laisse agir mes soupirs et mes larmes. OROONDATE, sortant. Ô Dieux qui dans mon cœur mettez tant de pitié 1505 Puisqu’un autre a l’amour qu’elle ait mon amitié. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 312 SCÈNE XIII 63 . ROXANE, HÉZIONNE. ROXANE. Allons mon Hézionne enlever ma rivale. HÉZIONNE. Et des mains d’un amant. ROXANE. Notre force est égale, Allons faire assembler mes soldats et les leurs Voici l’instant fatal d’où pendent nos malheurs, 1510 Et nos dissensions font tomber sur nos têtes Tout ce que nos amours ont formé de tempêtes, Cassander me ruine et je le détruirai Perdicas m’a perdue et moi je le perdrai, [p. 109] Et joignant de tous trois et la peine et le crime 1515 Nous nous allons traîner tous trois dans un abîme Que si je puis garder quelque force en tombant Et sentir d’un moment ma chute en succombant, Dans ce funeste instant qu’il faut que je périsse J’entraîne ma rivale au même précipice, 1520 Ou cherchant à nous nuire un éternel appas Nous nous contesterons ce que nous n’aurons pas, Ou traitant notre amant et de nôtre et de nôtre Il ne sera le prix ni de l’un ni de l’autre, Et cependant nos cours et jaloux et cruels 1525 D’un cœur imaginaire en viendront aux réels Et renvoyant sur eux toute leur jalousie, Se verront déchirés avec tant de furie, Que nos courroux cessant faute d’avoir des cœurs Manque d’objets de haine ils perdront leurs rigueurs. HÉZIONNE. 1530 Mais de tous les côtés vous êtes assaillie Et de vos ennemis la cour étant remplie, Il sera malaisé de pouvoir échapper. ROXANE. Si peu de combattants ne peut m’envelopper 63 Nous avons remplacé « XII » par « XIII ». LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 313 Et d’ailleurs mes soldats sont encore en défense 1535 Pour les fortifier donnons-leur ma présence, Et si quelque chemin se présente à nos yeux Allons, allons porter la guerre en d’autres lieux. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 314 [p. 110] ACTE V. SCÈNE I. ROXANE, HÉZIONNE. ROXANE. Voir faire mon tombeau du lieu de mon asile, HÉZIONNE. À pas de conquérants ils marchent dans la ville. ROXANE. 1540 Mes ennemis y sont. HÉZIONNE. Ils en sont possesseurs, Artaxerxe 64 en courroux y demandent ses sœurs 65 , [p. 111] Et traînant à sa suite et le fer et la flamme Il porte en chaque lieu le trouble de son âme, Tel qu’un désespéré qu’irrite la pitié 1545 Il étale partout la sanglante amitié, Aussi Lysimachus 66 qu’entraîne sa colère Sans d’autres mouvements que ne sent point le frère Et de Parizatis 67 demandant le séjour Partout cet insensé fait sentir son amour, 1550 Oroondate en fureur vole de rue en rue Et jusqu’à tel excès sa rage s’est accrue, Que tel qui se rencontre au-devant de ses pas Semble à ce furieux un autre Perdicas. ROXANE. Sais-tu par quel secret ils ont gagné la ville. HÉZIONNE. 1555 Son entrée aux vainqueurs ne fut pas difficile, 64 Voir supra la note 7. 65 Artaxerxès IV n’avait qu’une sœur, Parysatis. 66 Voir supra la note 6. 67 Il s’agit de Parysatis, la plus jeune des filles du roi de Perse, Artaxerxès III (425 av. J.-C.-338 av. J.-C.), et la troisième femme d’Alexandre le Grand. Elle serait la cousine de Statira. On ignore le sort de Parysatis. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 315 Puisque Séleucus 68 dessus tous nos remparts Fit planter par les siens grand nombre d’étendards Au signal que donnaient ces troupes infidèles Les assiégeants aux murs joignirent leurs échelles, 1560 Les gens de Cassander les avaient tous quittés Et ceux de Perdicas les avaient imités, De façon que nos murs défendus par des traîtres Il leur fut bien aisé de s’en rendre les maîtres. [p. 112] ROXANE. Ah ! qu’une âme amoureuse agit imprudemment 1565 Laisser Séleucus dans son ressentiment, Réflexion mortelle aussi bien qu’inutile Il le fallait contraindre à sortir de la ville, Mais de quelque dépit dont il fut enflammé Sans nos divisions il n’aurait point armé. HÉZIONNE. 1570 Ainsi dans un instant sa trame fut hardie On vit son entreprise aussi prompte qu’hardie, Pendant que Cassander suivi de Perdicas Qu’avait accompagné le perfide Alcétas 69 , Et qu’entourait encore une troupe animée 1575 Jusqu’en votre Palais fondait à main armée, Nos ennemis sur l’heure en étaient avertis Et Néarchus 70 et lui joignant leurs deux partis, Au point que fut tué le malheureux Arbate Viendront heureusement au secours d’Oroondate, 1580 Perdicas tournant tête alla les affronter Cassander le suivant les pensa surmonter, Mais de nouveaux renforts vers eux se venant rendre, Ils prirent d’attaquants le soin de se défendre Cependant Artaxerxe avec Lysimachus [p. 106=113] 1585 S’étant saisi des murs joignit Séleucus, Là ces désespérés contestent la victoire Pour leur propre salut bien que pour leur gloire 71 , Et pensant là finir leurs grands et longs travaux 68 Voir supra la note 16. 69 Voir supra la note 21. 70 Voir supra la note 17. 71 Séleucus, Lysimachus et Artaxerxe se battent dans le camp d’Oroondate contre Cassender et Perdicas. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 316 Ils commencent ensemble, un combat de rivaux 1590 Et suivant les endroits où l’ardeur les emporte Ils quittent du Palais et l’enceinte et la porte. ROXANE. Tu sais qu’à ce moment nous sortîmes d’ici Que nous prîmes tous deux un différent souci, Toi de voir du combat l’épouvantable issue 1595 Et moi d’exécuter l’entreprise conçue, D’abord cinq cents soldats s’étant offerts à moi J’allai chez ma rivale y porter mon effroi, Et ne pouvant ravoir le tout de ce que j’aime Recouvrer pour le moins une part de lui-même, 1600 J’y commence un combat tel que voulait l’amour Après de grands efforts enfin tout m’y fait jour, Ma rivale montant sur une galerie, Regarde avec sa sœur d’où vient cette furie, Et me voyant entrer le flambeau dans la main 1605 Ces esprits effrayés devinent mon dessein, Je monte un escalier qui me rendait vers elle Quand un nombre de voix et l’étonne et m’appelle [p. 114] Elle va dans sa chambre attendre son trépas Et moi d’un pied tremblant je redescends en bas, 1610 Où je trouve d’abord toute la cour en armes Je vois Séleucus plus fort que mes gendarmes. Ainsi dans un moment je changeai de destin Et fus presque sa proie en quittant mon butin Je m’échappai pourtant et cherchant un asile 1615 J’ai presque traversé tous les lieux de la ville, Enfin ayant erré parmi tant de détours Dans mon premier Palais j’eus mon dernier recours Et puisqu’il plait au Ciel que j’aie pu te rejoindre Malgré tous ses excès ma douleur en est moindre. HÉZIONNE. 1620 Madame l’ennemi pourrait être forcé Et jusque dans son camp peut être repoussé. ROXANE. Du sort de Perdicas n’as-tu pu rien attendre 72 72 La pièce ne parle pas du sort de Perdicas. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 317 HÉZIONNE. Ni moins de Cassander. ROXANE. Roxane il se faut rendre. [p. 115] HÉZIONNE. À qui vous rendrez-vous. ROXANE. C’est à moi seulement 1625 Je suis encor la même après ce changement, Et quoique tu sois seule auprès de ma personne J’attends pour m’effrayer que l’amour m’abandonne, Roxane qu’attends-tu quel doit être ton sort Amour de quelle main dois-je attendre la mort, 1630 Si de quelque bonheur tu veux que je me flatte Fais-moi la recevoir de la main d’Oroondate, Plût aux Dieux que le sort l’amena dans ces lieux, Et qu’il fut le premier qui s’offrit à mes yeux, Ah ! de tous les objets le plus épouvantable. [p. 116] SCÈNE II. ROXANE, HÉZIONNE, CASSANDER, Gardes. CASSANDER. 1635 Soldats c’est mal traiter un Prince déplorable Vous avez seulement l’ordre de me garder 73 , Où me conduisez-vous ? ROXANE, du bout du Théâtre. Arrête Cassander Donne-moi le loisir de te voir misérable. CASSANDER. Cruelle mon malheur t’est-il donc agréable. 1640 Barbare ce spectacle est digne de tes yeux 73 Cassander est maintenant prisonnier de Roxane. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 318 ROXANE. Aussi si j’en jouis j’en rends grâces aux Dieux. CASSANDER. Ils ont mis dans ton corps une âme bien horrible Je pense qu’à toi-même ils t’aient faite 74 insensible, [p. 117] Et dans la dureté dont ton cœur est formé, 1645 Je ne sais par quel charme Oroondate est aimé, Mais à se voir chérir par une âme inhumaine Un amour de la sorte est pire que la haine, S’il était à son choix de m’en faire un retour, Il recevrait ta haine en donnant ton amour. ROXANE. 1650 Hé bien c’est mon destin il faut que je l’adore Que mon cœur l’idolâtre et que mon cœur t’abhorre Et de mes passions sans faire aucun retour, Que tu gardes la haine et qu’il garde l’amour. CASSANDER. Tu crois me le donner comme une grande peine 1655 Ton amour lui nuit plus que ne me nuit ta haine Quoiqu’en ta passion et ton ressentiment Tu ne puisses choquer l’ennemi ni l’amant, Et que dans cet état où chacun t’abandonne, Ils te laissent au point de ne nuire à personne. ROXANE. 1660 Je ne prends aucun droit dessus ta liberté C’est au vainqueur à voir comme tu l’as traité, Qu’ayant d’ici manqué ta première entreprise Ton amour a mêlé l’audace à la surprise, [p. 118] Que dans ta jalousie intéressant l’état 1665 On t’a vu retomber dans un autre attentat, Et s’étant obstiné dans ta première envie, Pour la seconde fois t’armer contre sa vie. CASSANDER. Dis qu’armant contre lui j’armai contre tes jours Ajoute-moi de là ce qu’ont fait tes amours, 1670 S’il faut que l’un de nous sur l’autre se contemple 74 Nous avons remplacé « fait » par « faite ». LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 319 Vois que nous nous réglions sur un pareil exemple Si tu sens de l’horreur à t’égaler à moi, J’en rencontre encor plus à m’égaler à toi. ROXANE. Quel crime ai-je commis que d’aimer Oroondate. CASSANDER. 1675 Et quel crime ai-je fait que d’aimer une ingrate Outre tes attentats je te charge des miens, Mon amour ROXANE. Je ne veux aucune part aux tiens, Mais suivant les raisons que ton amour propose De tous mes attentats Oroondate est la cause. CASSANDER. 1680 Et Roxane a causé les crimes que j’ai faits. ROXANE. [p. 119] De cette passion tu ressens les effets, CASSANDER. Et de la tienne aussi tu portes le supplice Et le regret de voir échapper ton complice. ROXANE. Aux peines de mon crime engager mon amant 1685 Ah qu’il en ait le blâme et non le châtiment. CASSANDER. Si mes vœux sont ouïs je désire en ma haine Que tu portes du mien et le blâme et la peine, Et pour tant de forfaits un supplice infini. ROXANE. L’on voit le criminel par le premier puni. CASSANDER. 1690 À de plus grands tourments tu te vois réservée Puisque de tout espoir je te veux voir privée. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 320 ROXANE. S’il ne m’en reste aucun oses-tu t’en flatter. CASSANDER. [p. 120] À quelque peu d’espoir je me laisse emporter. ROXANE. Crois-tu me devenir un second Oroondate. CASSANDER. 1695 D’un plaisir plus parfait ma vengeance se flatte. Parmi tous mes malheurs il m’en nait cet espoir De voir un jour tomber Roxane en mon pouvoir De lui faire souffrir de ma haine immortelle Tout ce que mon amour m’a fait endurer d’elle, 1700 Et par de grands mépris accroissant ses douleurs Quand elle pleurera sourire de ses pleurs, Où l’on doit me mener soldats qu’on me conduise. [p. 121] SCÈNE III. ROXANE, HÉZIONNE, UN GARDE. LE GARDE. Madame il ne se peut qu’on vous laisse en franchise, Souffrez pour vous garder que je demeure ici. ROXANE. 1705 Je n’y recule pas je n’ai point ce souci, Demeure à me garder, j’y consens quel outrage As-tu bien écouté cet horrible présage, Qu’a-t-il dit Hézionne avons-nous pu l’ouïr. HÉZIONNE. Ce sont des passetemps dont il ne peut jouir. ROXANE. 1710 Il ne me manque plus que de voir ma rivale Séleucus l’amène ô présence fatale Après un Cassander arrive Statira. LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 321 [p. 122] SCÈNE IV. ROXANE, HÉZIONNE, STATIRA, SÉLEUCUS, garde. SÉLEUCUS. Madame en un moment Oroondate viendra J’ai de vous retirer d’un séjour plein d’alarmes, 1715 Et rempli des excès où vivaient des gens d’armes, Avec plus de repos vous serez en ces lieux. STATIRA. L’un et l’autre Palais sont l’horreur de mes yeux L’un est à Perdicas l’autre à mon ennemie Chaque hôte à sa maison prête son infamie, 1720 Et bien loin que mes yeux trouvent des appas J’y crois toujours trouver Roxane ou Perdicas. ROXANE, paraissant, et du bout du Théâtre. Tu me vois, tu me vois, rivale trop heureuse Toujours infortunée et toujours amoureuse, Mais dans la passion que j’ai pour notre amant 1725 Te céder à regret tout mon contentement, Bien qu’à te le laisser ton cœur me sollicite [p. 123] Ce n’est qu’à la mort à qui le mien le quitte Au moins prends patience et dans tes prompts désirs, Avant que me l’ôter vois mes derniers soupirs, 1730 Et d’un œil attentif regardant leur sortie Attends que de mon corps mon âme soit partie, Et que moins indignée en délaissant le jour, Que dedans le regret de perdre notre amour Ne le pouvant garder elle te l’abandonne. STATIRA. 1735 Ah ! Reine malheureuse, ROXANE. Hé bien mon sort t’étonne, Est-il d’une nature à te faire pitié. STATIRA. Reine dépouillons-nous de notre inimitié, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 322 Et te traitant de sœur permets que je t’embrasse. ROXANE. Encor pleine d’amour je refuse ta grâce, 1740 Ta libéralité marque assez ta rigueur Ce n’est point sans secret que m’offres ton cœur, Puisque ne pensant pas que je te sois ingrate [p. 124] Tu prétends par ce don t’acquérir Oroondate Et forcer ta rivale à t’en faire un présent 1745 N’espère point de moi cet aveu complaisant, Quoique ton amitié me soit considérable À celui que tu veux tu n’es pas comparable, Bien que mon cœur qui suit ses moindres mouvements, Mette mes yeux d’accord avec ces sentiments, 1750 Et que leur arrachant un aveu légitime Il te juge avec eux digne de son estime. STATIRA. Je ne veux rien devoir à mon peu de beauté Elle n’a point agi dessus sa liberté, S’il croit trouver en moi les appas qu’il évite 1755 C’est son aveuglement et non pas mon mérite, Je ne suis point si vaine et je pense qu’en toi Il aurait rencontré ce qu’il recherche en moi. ROXANE. Non, non, jouis d’un bien que ma mort te procure. STATIRA. Ce serait un plaisir qui me ferait injure, 1760 Et s’il faut que ta mort m’acquière notre amant, [p. 125] Je le pense payer un peu trop chèrement. ROXANE. Non non par mon trépas il faut que je te laisse Et du monde et de lui la paisible maîtresse Règne donc ma rivale et donne à tous des fers, 1765 Prends Empire sur lui comme sur l’univers, De même qu’en amante en veuve d’Alexandre, Dispose de deux biens que je t’ai voulu rendre, Mais de ces deux présents gardant le plus parfait Daigne remercier celle qui te le fait, 1770 Et recevant de moi cette faveur insigne LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 323 Confesse qu’après toi j’en étais seule digne. STATIRA. Aussi de ces deux dons te rendant la moitié Mon Oroondate et moi t’offrons notre amitié. ROXANE. Ou l’amour ou la mort point de milieu Princesse 1775 Et comme d’un côté mon espérance cesse, Comme l’un de ces choix n’est que dans mon pouvoir, Reine ce n’est qu’à moi que je le veux devoir, J’en ferai par ma mort une perte éclatante Tiens Reine ce poignard te va rendre contente 75 . [p. 126] SÉLEUCUS. 1780 Ah je veux m’exposer. ROXANE. N’approche point de moi, Ou mon ressentiment agirait dessus toi, Ne force point mes yeux d’aller sur ta personne Et d’y considérer l’horreur qu’elle me donne. STATIRA. Amante furieuse où portes-tu tes coups 1785 Arrête ROXANE. Mais toi-même évite mon courroux, Veux-tu rendre mes yeux les témoins de ta joie Qu’avecque ton amant ta rivale te voie, Et que se figurant tous vos contentements Connus aux seuls jaloux ou bien aux seuls amants 1790 Elle ait le déplaisir d’être à votre hyménée Faut-il par ta rigueur qu’elle y soit condamnée, Qu’elle ajoute au regret qu’elle a de le savoir La seconde douleur qu’elle aurait de le voir, Prévenons par ma mort. 75 Roxane veut se poignarder. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 324 [p. 127] SCÈNE V. STATIRA, SÉLEUCUS, ROXANE, OROONDATE. OROONDATE, la saisissant. Que fais-tu furieuse ; 1795 Donne-moi ce poignard. ROXANE. Amante malheureuse, T’est-il donc ordonné de ne pouvoir mourir Et qui cause ta mort te vient-il secourir. OROONDATE. Je te rends la faveur que tu m’avais prêtée Et je crois qu’envers toi mon âme est acquittée. STATIRA. 1800 Madame dans l’excès de mon contentement Laissez dire à mes yeux mon premier compliment. ROXANE. Ah ! souffre que je meurs ou que je me retire. [p. 128] OROONDATE. Oui tu peux de ce pas rentrer dans ton Empire, La Grèce est toute à toi je t’y laisse régner. ROXANE. 1805 Adieu cruels ; OROONDATE. Soldats allez l’accompagner, Ne l’abandonnez point, combattez son envie, ROXANE. Oui pour te traverser je garderai la vie, Et puisque tu le veux je reverrai le jour À dessein que mon nom trouble encor ton amour, 1810 Que si ma passion me veut être fidèle Je vais prier les Dieux de me rendre immortelle, Et puisqu’à vous troubler je trouve mes appas LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 325 Je vous verrai mourir et je ne mourrai pas 76 . [p. 129] SCÈNE VI 77 . OROONDATE, SÉLEUCUS, STATIRA. OROONDATE. Que je rentre en l’extase où m’entraîne ma flamme, 1815 Et que par des transports où s’élève mon âme, Capables d’épuiser tous les discours humains Je semble en ce baiser la laisser sur vos mains. STATIRA. Le désordre où je suis cause votre licence Et mon âme en aveu convertit mon silence, 1820 Vous me ferez rougir, mon Prince levez-vous. OROONDATE, allant à Séleucus. Souffrez sans que vos yeux en deviennent jaloux Et sans que vos beautés en perdent leur hommage Qu’avec Séleucus mon âme se partage, Ah ! Prince généreux divin Séleucus 1825 Digne des sentiments qu’en eut Lysimachus Et de la liberté qu’il reçut d’Artaxerxe Vous sauvez le débris de la maison de Perse, [p. 130] Et votre bras l’ôtant des mains d’un ravisseur Oroondate à sa Reine, Artaxerxe à sa sœur, 1830 Permettez qu’à vos pieds je vous en rende grâce. SÉLEUCUS. Prince vous m’offensez. OROONDATE. Donc que je vous embrasse Et que mon cœur troublé pour la seconde fois Fasse faire à mes bras l’office de ma voix. SÉLEUCUS. Héros digne d’un cœur qu’eut le grand Alexandre 76 Roxane est combattive jusqu’à la fin. 77 Nous avons remplacé « VII » par « VI ». JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 326 1835 Que même devant vous il n’eut osé prétendre, En vain votre malheur vous donna des rivaux. OROONDATE. C’est par vous que je suis au bout de mes travaux. [p. 131] SÉLEUCUS. Je ne refuse point ma part de la victoire Néarchus comme moi prend part à cette gloire. OROONDATE. 1840 Ah confondons nos cœurs dans nos embrassements. SÉLEUCUS. Ah ! Prince employez mieux d’agréables moments Prince ces beaux instants veulent tout Oroondate. OROONDATE. Mon âme en ces moments se défie et se flatte, Et tous mes sens frappés par ce divin aspect 1845 Si prêts de tout oser conservent leur respect. STATIRA. Oroondate parlez. OROONDATE. L’oserai-je Madame. STATIRA. Je le veux. OROONDATE. Ah ! mes yeux faites-lui voir mon âme Il est mort de mes mains cet insolent rival Que sa présomption avait fait notre égal, 1850 Enfin de trois rivaux je suis le seul qui reste Donnez-moi, mais ma perte est ici manifeste, Je n’ose ; [p. 132] STATIRA. Achevez, que me demandez-vous, LE MARIAGE D’OROONDATE ET DE STATIRA 327 OROONDATE. Un pardon. STATIRA. Quoi de plus. OROONDATE. Je l’attends à genoux. STATIRA. De quel crime Seigneur voulez-vous votre grâce OROONDATE. 1855 De ma témérité. STATIRA. Je souffre votre audace. Et de cette façon que vous voulez agir Votre indiscrétion me ferait moins rougir. Parlez ? OROONDATE. Le voulez-vous. [p. 133] STATIRA. Oui je vous le commande. OROONDATE. Mais m’accorderez-vous le don que je demande. STATIRA. 1860 Oui mon Prince espérez. OROONDATE. Ah ! C’est trop hasarder. STATIRA. Cruel expliquez-vous. OROONDATE. Vous puis-je posséder. Hé bien serais-je heureux dites-le moi Madame. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 328 STATIRA. Oroondate à la fin rentre dedans mon âme, Mon Alexandre est mort enfin je suis à vous. OROONDATE. 1865 Ô Dieux de mon bonheur n’êtes-vous point jaloux Qu’on dise à Cassander de rentrer dans ses terres [p. 134] Et pour tous les États conquis durant nos guerres J’en laisse le partage au grand Séleucus. SÉLEUCUS. C’est vous ? OROONDATE. Consultez-vous avec Lysimachus. 1870 Et quand à ma fortune et celle d’Artaxerxe Nous renonçons tous deux à l’Empire de Perse, Et montant sur un rang qu’ont tenu mes aïeux Avec ma Statira je m’égale à nos Dieux. STATIRA. J’ai tout avecque vous. OROONDATE. Allons quitter les armes 1875 Et delà contemplant vos agréables charmes, Mourir dans des transports qu’on ne peut exprimer Et qui ne sont connus que de qui sait aimer. FIN. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 1 . TRAGÉDIE. [fleuron] À PARIS, Chez TOUSSAINT QUINET 2 , au Palais, sous la montée de la Cour des Aides. ___________________________ M. DC. XLVIII. AVEC PRIVILEGE DU ROY. 1 Le privilège du Grand Tamerlan et Bajazet est du 20 novembre 1647, et l’achevé d’imprimer du 28 mars 1648. La tragédie fut dédiée à Michel (IV) Le Tellier (1603- 1685), seigneur de Chaville, d’Étang et de Viroflay. Il était chancelier de France en 1677. 2 Voir la note 2 du Mariage d’Oroondate et de Statira. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 332 LES ACTEURS. TAMERLAN, grand Cham des Tartares. THÉMIR, fils de Tamerlan. INDARTHIZE, femme de Tamerlan. ZILIM, Lieutenant des Gardes de Tamerlan. MANSOR, Capitaine des Gardes du même. BAJAZET, grand Empereur des Turcs. ROXALIE, fille de Bajazet. ORCAZIE, femme de Bajazet. DORIZE, Confidente de Roxalie. SÉLIM, grand Vizir de Bajazet. Troupe de Soldats & de Gardes. La Scène est dans la Galatie 3 en la tente de Tamerlan. 3 Région historique de l’Aise Mineure. Les Galates étaient un peuple celte. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 333 LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET. TRAGEDIE. ACTE I. SCÈNE PREMIÈRE. ROXALIE, DORIZE. DORIZE. Au point que Bajazet 4 et Tamerlan 5 armés, Vont montrer la fureur dont ils sont animés 6 , Au lieu de soutenir la haine de vos pères, Vous négligez tous deux de servir leurs colères, [p. 2] 5 Vous vous formez, ce semble, un troisième parti, ROXALIE. Ni son cœur ni le mien ne s’est point démenti, Et malgré nos amours, nous prenons leurs querelles. DORIZE. Thémir 7 , & vous, Madame, êtes tous deux rebelles, Avez-vous bien prévue la fin de ces amours ? ROXALIE. 10 Hélas ! il n’est plus temps d’en arrêter le cours, Et cette passion que le Ciel m’a donnée, 4 Ce personnage est basé sur Bayezid I er (v. 1360-1403), sultan ottoman. Il se suicida en captivité à la suite de la bataille d’Ankara. 5 Ce personnage est basé sur Timour (1336-1405), plus connu sous le nom de Tamerlan, guerrier turco-mongul et le fondateur de l’Empire timouride. Sur la liste des personnages, Magnon lui donne le titre de « cham », c’est-à-dire « khan ». 6 La tragédie commence juste avant la bataille d’Ankara (1402) entre les forces de Bayezid I er et l’armée de Tamerlan. 7 Dans la pièce, il s’agit du fils de Tamerlan. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 334 Procède moins de moi, que de la destinée. Ce sont des coups du sort qu’on ne peut divertir, Quoique l’âme y répugne, elle y doit consentir : 15 Tu sais que Tamerlan nous assiégea dans Pruze, Et que l’ayant conquise, et par force et par ruse, Le sort nous réduisit au pouvoir d’un vainqueur ; Ce fut là que Thémir s’assujettit mon cœur 8 , Qu’il trouva dans mes yeux quelques malheureux charmes, 20 Que d’une main tremblante il essuya mes larmes, Et qu’il me protesta qu’il sentait mes douleurs : Je levai dessus lui des yeux chargés de pleurs ; Et j’allais lui lancer un regard de colère, Quand il me demanda le pardon de son père, [p. 3] 25 Je regardai longtemps le Prince à mes genoux, Je pris en sa faveur un sentiment plus doux : Nous nous vîmes tous deux avecque complaisance, Notre amour aussitôt en tira sa naissance : Nous sentîmes en nous des secrets mouvements, 30 Dès le premier aspect nous devînmes amants ; Dès ce charmant abord nos âmes se connurent. Toutes nos qualités en ce moment parurent ; Et nous envisageant d’un regard étonné, Chacun sentit en soi ce qu’il avait donné, 35 Nos yeux incessamment se renvoyaient nos flammes, Par notre propre effort l’amour gagnait nos âmes ; Dans un si doux combat nous trahissions nos cœurs, Nous étions tour à tour, et vaincus et vainqueurs. Et nos yeux à l’envie contestant la victoire, 40 Semblaient se reprocher, ou leur honte ou leur gloire. En me voyant rougir il m’en céda l’honneur, Son âme eut répugnance à croire ce bonheur ; Et refusant, ce semble, un si juste partage, Il me glorifia de tout cet avantage, 45 Quand mes yeux par des traits échappés par hasard, Allèrent dire aux siens qu’ils en avoient leur part. DORIZE. Il est fils d’un vainqueur qui vous tient dans ses chaînes. 8 Dans la pièce, Roxalie est la fille de Bajazet. Prisonnière de Tamerlan, elle tombe amoureuse du fils de celui-ci, Thémir. Selon les historiens, la femme et les filles de Bajazet furent transférées dans le harem de Tamerlan après la bataille d’Ankara. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 335 ROXALIE. [p. 4] Mais Prince dont les soins ont adouci nos peines. Mon cœur par ses respects comme presque forcé, 50 Achève ce que l’œil a si bien commencé, Et se sentant saisi d’une si douce flamme, S’arrache tout le fiel qu’il jetait dans mon âme. Que nos pères instruits de ce funeste amour, Projettent aussitôt de nous ravir le jour, 55 Nous irons au-devant de ces grands parricides, Recevoir en amants les titres de perfides ; Accepter un trépas qu’ils auront ordonné, Et leur rendre le jour qu’ils nous auront donné. Qu’ils ne nous blâment point de désobéissance, 60 Nous saurons maintenir les droits de la naissance, Et donnant à deux lois nos âmes tour à tour, Nous saurons contenter, et le sang et l’amour, Au moins ils souffriront que la mort nous assemble. DORIZE. Je vois venir Thémir. ROXALIE. Sors, & nous laisse ensemble. DORIZE. [p. 5] 65 Vous lui devriez parler pour la dernière fois, ROXALIE. Inutile conseil ! il n’est plus à mon choix. SCÈNE II. ROXALIE, THÉMIR. THÉMIR. Madame, il faut combattre, & déjà nos armées De même qu’au butin, à la gloire animées Aux yeux l’une de l’autre ébranlent leur grand corps, ROXALIE. 70 Serez-vous du combat ? JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 336 THÉMIR. J’y ferai mes efforts. ROXALIE. Sur qui porterez-vous la pointe de vos armes ? [p. 6] THÉMIR. Ô fatale rencontre et digne de nos larmes ! ROXALIE. Ennemis éternels ! THÉMIR. Ô pères sans pitié ! Faut-il que nous entrions dans votre inimitié, 75 Et devez-vous forcer vos enfants et vos femmes ! ROXALIE. Ils veulent mettre en nous une part de leurs âmes, Il leur faut ressembler, Seigneur, haïssons-nous, Portez, portez sur moi le premier de vos coups ; Et de ce même bras, de cette même épée, 80 Dedans le même temps que vous m’aurez frappée ; Courez vers Bajazet pour lui percer le flanc ; Et tarissez en lui la source de mon sang : Non, non, quoique ma voix vous porte à ce carnage, Mon œil qui la dément, tient un autre langage ; 85 Déjà vous vous pressiez de m’aller obéir, Sur ce commandement m’auriez-vous pu trahir ? Enfin déclarez-vous, combattrez-vous mon père ? [p. 7] THÉMIR. Je ne puis démêler qui des deux je préfère, J’écoute également l’amour et le devoir, 90 Et tous deux sur mon âme ont un même pouvoir ; Enseignez-moi, Madame, un moyen légitime, Donnez-moi le secret de combattre sans crime. ROXALIE. Vous ne le pouvez pas. THÉMIR. Quoi donc ? LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 337 ROXALIE. Il faut choisir, Et se refuser même un moment de loisir, 95 Ma mère à nos amours cesse d’être indulgente, Il n’est pas apparent que mon père y consente ; Je n’ai point balancé l’amour et le devoir, Et tous deux sur mon âme ont différent pouvoir ; De tant de passions dont l’ardeur nous emporte, 100 Sans que nous en doutions, l’amour est la plus forte ; Et vous m’osez montrer que c’est la moindre en vous, THÉMIR. S’il est de grands amants, je les surpasse tous ; [p. 8] Je pourrai contenter Bajazet & mon père, Je ne combattrai point. ROXALIE. La gloire est aussi chère, 105 Ainsi que l’un des deux il la faut conserver. THÉMIR. Entre ces deux partis la pourrai-je sauver ? ROXALIE. Ah ! c’est trop consulter ; m’aimez-vous ? THÉMIR. Je vous aime, Et m’obérez-vous ? ROXALIE. Répondez-moi. THÉMIR. De même, J’amoindrirai mon crime en vous obéissant, 110 Vos ordres me vont rendre un peu plus innocent ; J’en suis moins criminel, si je trouve un complice. ROXALIE. J’exige de votre âme un rigoureux service, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 338 [p. 9] THÉMIR. Commandez. ROXALIE. Bajazet nous voit chez son vainqueur, Et nous lui retenons une part de son cœur : 115 Votre père combat avec trop d’avantage, Allez donc vers le mail 9 lui rendre le courage ; Et là lui demandant l’aveu de vos amours, Pour le mieux obtenir, offrez-lui du secours, Servez-le de vos vœux & de votre personne. THÉMIR. 120 Moi ! ROXALIE. Vous en palissez. THÉMIR. Votre rigueur m’étonne. ROXALIE. Vous avez dû frémir de ce commandement, Et vous devriez rougir de votre étonnement. THÉMIR. Cruelle Roxalie ! [p. 10] ROXALIE. Et vous Prince timide ! THÉMIR. Quoi! pour vous acquérir commettre un parricide ! 125 Que me demandezvous ? ROXALIE. Je ne veux point la mort. De votre passion j’exige un moindre effort ; Mais puisqu’à ce combat vous avez répugnance, Je veux vous dispenser de votre obéissance. 9 Allée, promenade bordée d’arbres. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 339 Infidèle Thémir, que rien ne peut toucher ! 130 Je me trouve en état de vous tout reprocher ; En ceci ma vertu se pourra satisfaire, Votre reconnaissance aura de quoi lui plaire : Et dedans les remords qu’elle me fait sentir, Elle voit avecque joie un juste repentir. 135 Pourquoi lui donnez-vous ce mortel avantage ? Traitez-vous mon amour avecque cet outrage ? Qu’il faille que mon cœur envers vous animé, Sente quelque regret de vous avoir aimé. Adieu. THÉMIR seul. Cruel Adieu, mon âme l’a suivie, 140 Elle emporte avec soi la moitié de ma vie. Allons perdre le reste. [p. 11] SCÈNE III. THÉMIR, INDARTHIZE. INDARTHIZE 10 . Hé bien agirons-nous ? Dedans leurs libertés vous intéressez-vous ? Et n’entrerez-vous point dedans mon entreprise ? THÉMIR. Mon âme avec regret consent à leur franchise ; 145 N’importe, je veux suivre un conseil généreux, Et je vais par honneur me rendre malheureux ; Que la vertu m’impose un sentiment bien rude ! INDARTHIZE. Il les faut dégager de cette servitude. THÉMIR. Quoi les faire évader pendant notre combat, 150 Madame, on ne le peut. [p. 12] INDARTHIZE. Tout est en bon état, 10 Dans la pièce, Indarthize est la femme de Tamerlan. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 340 Et leur évasion est si bien conjurée, Que vraisemblablement je puis être assurée, Vos Gardes et vous seul avez su mon secret. THÉMIR. Mon cœur s’y porte encor avec quelque regret : 155 Vertu qui me combats, prends part à ma faiblesse, Je ne romps qu’en tremblant les fers de ma Princesse, Et mon amour timide au point de la sauver, Prévoit que pour jamais elle s’en va priver. INDARTHIZE. Faites-vous un effort. THÉMIR. Je le ressens, Madame, 160 Tel que sa violence émeut toute mon âme : Mais d’où vient cette ardeur que vous montrez ici? D’elle je vous vois prendre un éternel souci : Vous ne m’en discourez qu’avec inquiétude, Vous perdez le repos depuis leur servitude ; 165 Quand Bajazet tiendrait et vos enfants et vous, Quand dessous son pouvoir il aurait votre époux, [p. 13] Agiriez-vous pour tous avec un si grand zèle ? INDARTHIZE. La générosité m’est assez naturelle. THÉMIR. J’entre bien plus avant dedans vos sentiments, 170 Nulle des passions ne se cache aux Amants, Ils savent pénétrer jusqu’au fonds des pensées, Juger des actions présentes et passées, Et discerner au vrai ce qui semble à l’amour. INDARTHIZE. Enfin ma jalousie est mise dans son jour, 175 Je veux bien l’avouer, elle est trop légitime. THÉMIR. En effet tous ses soins ont surpassé l’estime, L’honneur dont il la traite, excède le respect, Enfin comme à vos yeux Tamerlan m’est suspect. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 341 INDARTHIZE. Il vous le peut bien être, et selon l’apparence, THÉMIR. 180 Qu’avez-vous présumé ? [p. 14] INDARTHIZE. Faut-il que je le pense, Et que je vous le dis ? THÉMIR. Enfin expliquez-vous : Mais sans que vous parliez vous me rendez jaloux : Caresse-t-il la fille ? INDARTHIZE. Aussi bien que la mère 11 . THÉMIR. Quoi, je rencontrerais mon rival dans mon père ! 185 Qu’aurait-il prétendu ? les veut-il épouser ? INDARTHIZE. Sans enfreindre nos lois il ne le peut oser, Je crains pour toutes deux un désastre bien pire, Que l’horreur que j’en ay m’empêche de vous dire. Son Sérail 12 : THÉMIR. Ah ! c’est trop : aurait-il des désirs 190 D’immoler ma Princesse à ses lâches plaisirs ? [p. 15] Se pourrait-il résoudre à cette jouissance ? Mon âme avec horreur prévoit sa violence, Et ma main agitée aussi bien que mon cœur, Ressent jusque dans elle écouler sa fureur : 195 Arrête ici mon bras, en vain mon cœur t’anime, 11 Indarthize révèle que son mari est amoureux et de Roxalie et de la mère de celleci, Orcazie. Avec sa fille, Orcazie est prisonnière de Tamerlan. 12 Vieux mot pour « harem ». JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 342 Laisse-lui dévorer le penser 13 de ce crime, Et refusant d’agir selon ses mouvements, Témoigne-lui ta crainte avec des tremblements. Garde de te commettre à ce dangereux guide, 200 Dédaigne avec honneur l’emploi d’un parricide, Et te tournant sur lui d’un effort courroucé, Viens frapper sans trembler celui qui t’a poussé. Roxalie au Sérail ! ah ma vertu me laisse, Et mon âme ressent sa première faiblesse : 205 Fut-il Père, Roi, Dieu, je ne le puis souffrir, Il faut que l’un de nous se résolue à mourir. Je ne l’épargne point s’il ne me considère, Et cesse d’être fils, s’il cesse d’être père : Roxalie au Sérail ! dégageons-la d’ici. 210 Et vous dont la vertu s’intéresse en ceci, Vous formez un projet, apprenez-en un autre, Et sachez mon dessein, puisque je sais le vôtre, Je vais de Bajazet me rendre prisonnier : INDARTHIZE. Quoi tenter ce moyen ? [p. 16] THÉMIR. Ce sera le dernier. INDARTHIZE. 215 Dans ses fers ! THÉMIR. Ce secret vous semble bien étrange, Il force Tamerlan de conclure un échange, Et de leurs libertés je deviens la rançon 14 . INDARTHIZE. Pourrez-vous réussir sans donner du soupçon ? Je vais de mon côté tenter leurs délivrances. 13 C’est-à-dire « la pensée », dans la langue littéraire et poétique. Voir Le Dictionnaire de l’Académie française, 2 volumes, Paris : Coignard, 1694, t. II. 14 Thémir veux se rendre prisonnier à Bajazet afin de forcer Tamerlan à négocier ensuite un échange. De cette manière, Roxalie et sa mère recouvreraient leur liberté. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 343 THÉMIR. 220 Et je saurai du mien sauver les apparences. [p. 17] SCÈNE DERNIÈRE. TAMERLAN, THÉMIR, INDARTHIZE. TAMERLAN. Thémir arrêtez-vous, et vous, Madame, aussi, Vos fréquents entretiens me donnent du souci : Ce que vous concertez, est de quelque importance. THÉMIR. Tout ce que nous traitons, est peu de conséquence. INDARTHIZE. 225 Seigneur, nous discourons de la captivité, Du désir que chaque homme a de sa liberté : Comme tous les plaisirs sont imparfaits sans elle, Et comme son amour nous est si naturelle. TAMERLAN. De là vous étendant sur les plus grands revers, 230 Et courant les malheurs qu’étale l’Univers ; [p. 18] Ces accidents fameux advenus par les armes, Au sort de Bajazet vous donnez quelques larmes. INDARTHIZE. En effet, son désastre est digne de nos pleurs, Roxalie et sa mère attiraient nos douleurs ; 235 Le cœur le plus barbare y deviendrait sensible. TAMERLAN. J’ai de votre tendresse une marque visible, Vous les voudriez sauver. INDARTHIZE. C’est un vœu que je fais. TAMERLAN. Vous allez bien encore au-delà des souhaits : Promettre récompense aux soldats qui les gardent, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 344 240 Et pendant le combat vouloir qu’elles évadent 15 . INDARTHIZE. Est-ce une volonté qui se borne à l’effet ? TARMERLAN. C’est un dessein, Seigneur, que vous-même avez fait, De votre autorité sauver mes prisonnières ; [p. 19] Employer le pouvoir, loin d’agir par prières, 245 Et vouloir entreprendre en ce double attentat, De choquer ma personne avecque mon état. La vertu n’est point seule à former ces pensées, Et quelque autre raison les peut avoir tracées : Je la devine assez, c’est un conseil jaloux ; 250 Mais encor déclarez. INDARTHIZE. Quoi ? TAMERLAN. Non, non, taisez-vous, Cachez votre motif, je prends une autre cause, La vôtre ne vaut pas que l’on se la propose ; J’aime mieux l’imputer à générosité, Je donne à la vertu votre infidélité ; 255 Cette fausse couleur couvrira votre crime. INDARTHIZE. Par vertu, par amour je le crois légitime ; Mon dessein est trop beau, je le veux avouer, Et mon Juge lui-même a droit de m’en louer : Leurs gardes m’ont trahie, & tous ces infidèles 260 Vous ont dit les projets que je formais pour elles ; Je veux donner du poids à ce qu’ils vous ont dit, [p. 20] Et par mon propre aveu leur donner du crédit ; Il n’est pas de besoin que l’on me les confronte. TAMERLAN. Au moins témoignez-moi quelque sorte de honte. 15 Tamerlan accuse sa femme de vouloir aider Roxalie et Orcazie à s’échapper. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 345 INDARTHIZE. 265 La vertu ne sait point ce que c’est que rougir, Elle seule en ceci me conseilla d’agir ; Et mon sexe et mon sang les voisant dans les chaînes, Souffraient d’y regarder des femmes et des Reines : Et quand ma jalousie y mêlerait du sien, 270 Il nous est naturel de chercher notre bien ; Avecque des respects qu’il faut que je soupçonne, Et que vous ne devez qu’à ma seule personne : Par les plus grands honneurs que l’on puisse inventer, Votre magnificence essaye à la tenter. TAMERLAN. 275 Je lui rend les honneurs qu’on doit à sa naissance, Vous qui vous excusez par ce profond silence ; Vous cherchez les moyens de vous justifier, De vous ainsi que d’elle on se doit défier ; Vous deviez partager la gloire de leur fuite. [p. 21] THÉMIR. 280 D’une action si noble elle a tout le mérite ; Et je serais injuste en le lui ravissant. TAMERLAN. Ma femme me trahit, & mon fils y consent ; Il ose par ses vœux se rendre son complice ! THÉMIR. Son âme malgré vous, vous rendait ce service ; 285 Elle a pris des desseins que vous deviez avoir. TAMERLAN. Quoi ! Thémir, de vous deux j’apprendrais mon devoir ? Je sais ce que la gloire enseigne à mes semblables. THÉMIR. Et ne la suivant pas ils en sont plus coupables. Rendez à Bajazet. TAMERLAN. D’où vous nait cette ardeur ? 290 Il semble que mon fils soit son ambassadeur : Quelqu’un doit arriver de la part de ce traitre, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 346 Nous apprendrons l’emploi qu’il aura de son maitre. [p. 22] Madame, il me suffit de savoir vos desseins, Je sais bien le secret de les rendre tous vains. INDARTHIZE. 295 Quoi, Seigneur ! TAMERLAN. De ce pas allez dans votre tente, Vous dans votre quartier répondre à notre attente ; Et d’une voix guerrière animant vos soldats, Allez les préparer au plus grand des combats. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 347 [p. 23] ACTE II. SCÈNE PREMIÈRE. BAJAZET, SÉLIM. BAJAZET. Où sommes-nous, Sélim 16 , tu me vois dans sa tente, 300 Tu vois un Empereur que l’on laisse en attente, Suis-je bien Bajazet en cet abaissement ? Et n’ai-je point changé par ce déguisement ? Pourra-t-on reconnaitre à ces indignes marques, Le Souverain des Rois, et le Dieu des Monarques ? 305 Effroyable misère où je suis parvenu ! Je deviens, comme à tous, à moi-même inconnu 17 . SÉLIM. Quoi ! Seigneur, cet habit ôte-il le courage ? BAJAZET. Tu me vois contrefaire un triste personnage ; [p. 24] Faut-il qu’en cet état j’abaisse ma grandeur ? 310 Que je sois devenu mon propre Ambassadeur ? Et par un motif lâche et mauvais stratagème, Que je sois député de la part de moi-même ? Regarde les dangers où mon amour m’a mis. SÉLIM. Vous êtes inconnu parmi vos ennemis. BAJAZET. 315 Dans quel étonnement laisse-je mon armée ? Elle que ma présence a toujours animée ? De pareils accidents ont produit de grands maux. SÉLIM. Manque-t-elle de Chefs ? elle a trois Généraux, Vos fils 18 en votre absence occupent votre place. 16 Grand vizir (premier ministre) de Bajazet. 17 Bajazet se déguise en son ambassadeur 18 Il s’agit probablement de Suleyman Bey v. 1370-1411), l’aîné des cinq fils de Bayezid I er . Il fut capturé à la bataille d’Ankara en 1402 et mourut l’année suivante. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 348 BAJAZET. 320 Le malheur qui me suit va poursuivre ma race, Ils soutiennent en vain un Empire penchant, La grandeur Othomane incline à son Couchant, Déjà de tous côté mon Empire succombe, Ils vont s’envelopper sous un trône qui tombe, 325 Et pensant retenir la pente qu’il a pris, Ils vont dessus leur tête attirer son débris. [p. 25] SÉLIM. Quoi, le grand Bajazet, le vainqueur de la terre, Et qu’on a surnommé le foudre 19 de la guerre, Se dément-il si tôt d’un si superbe nom ? BAJAZET. 330 Je saurai conserver cet auguste renom, Cessant de conquérir, je cesserai de vivre : Mais mon bonheur me quitte, il est las de me suivre, Et s’étant détaché d’avecque ma valeur, Ce lâche déserteur me livre à mon malheur. 335 Lui qui m’avait acquis tant de vastes Provinces, Qui m’avait enrichi des États de cent Princes ; Me dépouille aujourd’hui de ce qu’il m’a donné, Et rend par ce revers tout le monde étonné. SÉLIM. Quoi ! redouteriez-vous de perdre vos conquêtes ? BAJAZET. 340 Que n’ai-je le plaisir de couronner cent têtes ? De voir tout l’Univers du Couchant au Matin, S’ébranler & venir fondre sur ce butin ! Mais qu’un seul Tamerlan jouisse de ma proie, C’est le dernier fléau que mon malheur m’envoie ; [p. 26] 345 Il marche dans l’Asie en pas de Conquérant, Il prit et désola mes villes en courant ; Et tel qu’un fier torrent qu’ont grossi les tempêtes, Ce cœur impétueux s’enfla de ses conquêtes. Il s’est enorgueilli du gain de trois combats, 19 Le surnom de Bayezid I er , probablement à cause de son caractère irascible et la vitesse de ses décisions. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 349 350 Au premier Orthobule 20 a trouvé son trépas : Au second armement Sebaste 21 fut conquise, Dans nos derniers assauts ma famille fut prise. Jusque-là son bonher a suivi ses projets, Qu’il semble que le sort soit l’un de ses sujets : 355 Quoi donc, mon ennemi possèdera ma femme ! Combien de mouvements viennent saisir mon âme ? SÉLIM. Il vous la pourra rendre : BAJAZET. Ah ! que me promets-tu ? Ce lâche usurpateur a t’il tant de vertu? Peut-être que l’ingrate : SÉLIM. Ôtez-vous cet ombrage. BAJAZET. 360 Veux-tu que je me flatte ? elle est dans l’esclavage, [p. 27] Elle est belle. SÉLIM. Et par là, que redouteriez-vous ? BAJAZET. Une moindre apparence alarme un cœur jaloux, Tamerlan a des yeux, et ma femme a des charmes. SÉLIM. C’est une âme de sang, qui n’aime que les armes. BAJAZET. 365 L’Amour sait le secret d’adoucir ces cruels, Il sait l’art d’amollir de si fiers naturels, Et dans ces passions dont l’ardeur les consomme, Il rend à des brutaux le naturel des hommes. Depuis qu’il a ma femme, il a changé de cœur, 20 Il s’agit d’Ertuğrul, l’un des cinq fils de Bayezid I er . 21 Il s’agit de Sivas, anciennement Sébaste, ville située dans la région de l’Anatolie centrale. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 350 370 Ce monstre a dépouillé sa première rigueur, Et son âme quittant tout ce qu’elle a d’horrible, De dur et de barbare, est touchée et sensible ; Témoins les traitements que ce tyran lui fait, C’est de sa passion et la marque et l’effet : 375 Qu’en dois-je présumer, s’il ne la veut point rendre ? SÉLIM. Il doit venir bientôt. BAJAZET. Je suis las de l’attendre. [p. 28] SÉLIM. Zilim 22 de notre part ; il vient nous aborder. SCÈNE II. BAJAZET, ZILIM, SÉLIM. BAJAZET. Aurons-nous audience ? ZILIM. Il vient vous l’accorder, Il veut vous la donner dans cette même tente. BAJAZET. 380 Depuis assez longtemps nous étions en attente. ZILIM. Jusques à certaine heure on ne le saurait voir : Il marche sur mes pas, venez le recevoir ; Il entre, abaissez-vous devant ce Dieu visible. BAJAZET. Que cette humilité m’est honteuse et sensible ! 22 Lieutenant des gardes de Tamerlan. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 351 [p. 29] SCÈNE III. TAMERLAN, BAJAZET, SÉLIM, ZILIM, Gardes. TAMERLAN. 385 Exposez votre charge. BAJAZET. En voilà la teneur. TAMERLAN, à Zilim. Lisez. ZILIM. Le Chef des Chefs Bajazet grand Seigneur, Seigneur de Capadoce et de la Lycaonie, Prince de Cilicie, Attique, Bithinie, Grand Roi des Brysiens, des Sestes, Prigiens, 390 Des Tribales, de Pont, des Macedoniens, Des Traces, de Nicée, et de la Pamphilie, Souverain de Phocide, et de la Natolie 23 : À Tamerlan. [p. 30] TAMERLAN. Ton Maître a-t-il cru me braver ? Je le mettrai plus bas qu’il ne veut s’élever : 395 Les qualités qu’il prend montrent son arrogance Pense-t-il par des noms me prouver sa puissance ? Il me fait un détail de tous ses attentats, Et des titres des Rois dont il tient les États : S’il leur restituait ce nombre de Provinces, 400 Et s’il rendait le vol qu’il a fait à ces Princes, Sans se glorifier de ces noms différents, Il n’aurait que celui du plus grand des Tyrans. BAJAZET. Pourquoi vous rendez-vous le Juge de mon Maître ? 23 Il s’agit des territoires de l’Asie Mineure sous le contrôle de Bayezid I er . JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 352 TAMERLAN. Ne t’en informe point, j’ai le pouvoir de l’être. BAJAZET. 405 Par quel droit l’avez-vous ? TAMERLAN. Je suis le fléau de Dieu 24 , Qui pour le châtier me conduit en ce lieu ; [p. 31] Le Sacrificateur n’attend que la victime. BAJAZET. De quoi l’accusez-vous ? TAMERLAN. L’Univers sait son crime : À peine eut-il monté sur le trône Othoman, 410 Qu’il se fit immoler son aîné Solyman 25 ; C’est un traitre, un tyran, un monstre, un parricide, Du sang de ses sujets incessamment avide ; C’est un voleur d’États, témoins les Turcomans, Il a dépossédé les Princes Caramans, 415 Il a déshérité les Seigneurs d’Amasie, Et presque détrôné tous les Rois de l’Asie. Les Hongres et les Francs ont senti sa fureur, Jusqu’à Constantinople il porta la terreur ; Il mit dans l’Univers le flambeau de la guerre, 420 Et comme un incendie il embrasa la terre 26 ; Sa mort doit satisfaire aux peuples qu’il arma, Et son sang doit éteindre un feu qu’il alluma. BAJAZET. Croyant parler de lui, tu parles de toi-même, Tu ravis à ton Prince et vie et diadème ; 425 N’as-tu point usurpé les trônes de vingt Rois ? N’as-tu point soumis l’Inde et la Chine à tes lois ? 24 Personne qui semble être l’instrument de la colère divine. 25 Selon les historiens, il s’agit de Yakub Çelebi (v. 1539-1389), l’un des fils de Mourad I er . Après la mort du sultan à la bataille de Kosovo (1389), Bayezid I er s’empara du pouvoir et se débarrassa de son frère. 26 Bayezid I er engagea de nombreuses batailles pour étendre et pour consolider son empire. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 353 [p. 32] Quels maux n’as-tu point fait dans ta propre patrie ? N’as-tu point opprimé le Cham 27 de Tartarie ? Et prenant à ta solde un amas de bannis, 430 Qui sous tes étendards se voisaient impunis, N’as-tu point envahi l’une et l’autre Scitie 28 ? TAMERLAN. Insolent ! BAJAZET. L’on me force à cette repartie, N’offense point mon Maître. SÉLIM. Excusez son ardeur. TAMERLAN. Je pardonne ce zèle en un Ambassadeur. BAJAZET. 435 A-t-il jamais choqué les progrès de ta gloire ? Pourquoi donc t’opposer au cours de sa victoire ? Quel intérêts prends-tu dans tous ses différents ? TAMERLAN. L’intérêt de l’honneur est celui que j’y prends, [p. 33] Les Rois qu’il maltraita, m’ont demandé vengeance, 440 Je me suis engagé d’épouser leur défense : Que s’il voulait répondre aux offres que je fais, À ces conditions, je lui donne la paix : Qu’il remette en leurs droits les Princes qu’il opprime, Que je sois reconnu son Prince légitime, 445 Qu’il me vienne servir quand j’en aurai besoin, Qu’on batte en ses États sa monnaie à mon coin, Qu’il envoie en ma Cour ses enfants pour otage, Et qu’il paie en tribut. BAJAZET. N’en dis pas davantage ; 27 Voir supra la note 5. 28 C’est-à-dire « Scythie ». Voir la note 8 du Mariage d’Oroondate et de Statira. Bajazet parle des Scythes orientaux et des Scythes occidentaux. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 354 Si tu te veux soumettre aux lois que tu lui fais, 450 Je le conjurerai de te donner la paix. TAMERLAN. Insolent ! dis-moi donc le sujet qui t’amène. BAJAZET. Je vois qu’apparemment mon ambassade est vaine. TAMERLAN, à Zilim. Achevez cette lettre, & sachons ce qu’il dit. ZILIM. Celui que je t’envoie, a reçu tout crédit, [p. 34] 455 Il peut de plein pouvoir t’engager ma Couronne, Je le tiens aussi cher que ma propre personne, Et traitant avec lui, tu traites avec moi. TAMERLAN. Expose sa demande, il se confie à toi. BAJAZET. Tu lui retiens sa femme, et c’est ce qu’il désire ; 460 Il t’offre pour rançon le tiers de son Empire 29 . TAMERLAN. Je ne puis la lui rendre, il ne l’aura jamais. BAJAZET. Recevez de sa part l’offre que je vous fais ; Voyez en quel état je vous le fais paraitre, Et comme je démens la grandeur de mon Maître ; 465 Il rougit dedans moi de se voir à vos pieds, C’est en cette posture où vous le châtiez ; Et vous-même étonné d’un si honteux langage, Ne prendrez qu’à regret ce honteux avantage. TAMERLAN. Qu’on appelle sa femme. 29 Bajazet propose la paix à Tamerlan, demandant la liberté d’Orcazie en échange d’une partie de son empire. Il ne fait pas mention de sa fille, Roxalie. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 355 [p. 35] BAJAZET. Il s’est humilié : 470 Mais quoi que Bajazet se soit tant oublié, C’est un abaissement dont il n’est point capable, Et dont à l’Amour seul vous êtes redevable ; Il s’anéantirait pour la tirer des fers. TAMERLAN. Dispose Bajazet à souffrir ce revers. BAJAZET. 475 Puissiez-vous ressentir ce que ressent son âme, Aux mains de Bajazet voir tomber votre femme, Envoyer dans son camp, ou vous-même y venir ; Enfin la demander, & ne pas l’obtenir : Je forme des souhaits qui ne peuvent pas être, 480 Et j’offense en mes vœux la vertu de mon Maître ; Il vous la renverrait, et même sans rançon ; Mais tous n’agissent pas de la même façon. Au moins si sans soupçon vous le pouvez permettre, Souffrez que de sa part je lui donne une lettre ; 485 Pouvez-vous m’accorder l’heur de l’entretenir ? TAMERLAN. C’est pour cette raison que je la fais venir : [p. 36] Elle entre. Regarde à son maintien si la prison l’afflige ; Rapporte à Bajazet. BAJAZET. Votre bonté l’oblige, Je suis de vos faveurs un fidèle témoin, 490 Et je lui redirai que vous en avez soin. SCÈNE IV. TAMERLAN, BAJAZET, ORCAZIE, SÉLIM, ZILIM, Gardes. TAMERLAN. Madame, Bajazet m’envoie une Ambassade, L’offre qu’il fait pour vous en vain me persuade ; Je ne puis me résoudre à vous laisser partir, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 356 Et moins à ce départ pourriez-vous consentir. ORCAZIE. 495 Je veux bien avouer que l’on me traite en Reine : Mais malgré ce bonheur, ma chaîne est toujours chaîne. [p. 37] Mes fers, quoique dorés, ne sont pas moins pesants, Et mes maux adoucis n’en sont pas moins cuisants : Hors des yeux d’un époux je n’ay point d’allégresse, 500 Et ma joie en ce camp dégénère en tristesse ; J’ignore en ma prison le sort de mon époux. TAMERLAN. Vous pouvez remarquer le soin qu’il a de vous ; Voilà ses Députés. ORCAZIE, bas. C’est Bajazet lui-même, C’est Sélim, qu’est ceci ? BAJAZET, bas. N’en doutons plus, il l’aime. TAMERLAN. 505 Avecque confidence ils vous veulent parler, De la part d’un époux ils vous vont consoler, Je veux bien lui donner cette triste allégeance. Vous ses Ambassadeurs pressez sa diligence, Je l’attends au combat. BAJAZET. Il s’y prépare aussi. TAMERLAN. 510 Que l’on les laisse seuls, Gardes sortez d’ici. [p. 38] SCÈNE V. ORCAZIE, BAJAZET. ORCAZIE. Que notre étonnement le cède à nos caresses ! LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 357 BAJAZET. Oui donnons quelque trêve à toutes nos tristesses. ORCAZIE. Seigneur, il faut jouir du plaisir de nous voir, Et puisqu’il nous arrive, il le faut recevoir. BAJAZET. 515 Ayant voulu vous voir, faut-il que je vous voie ? Un secret déplaisir sert de frein à ma joie. ORCAZIE. Quelle est donc votre crainte, est-ce d’être connu ? BAJAZET. C’est ma moindre frayeur : Pourquoi suis-je venu ? [p. 39] Que je suis curieux ! quelle est mon imprudence ? 520 À l’éclaircissement préférons l’ignorance, C’est apprendre un secret qu’on ne veut point savoir, Et vouloir regarder ce qu’on ne veut pas voir. ORCAZIE. Vous m’informez assez de votre jalousie, Et du cruel soupçon dont votre âme est saisie. BAJAZET. 525 Mon âme que partage un divers mouvement, Tombe enfin malgré moi dans ce raisonnement : Ma femme est prisonnière, et son vainqueur barbare, Peut-elle résister aux efforts d’un Tartare ? De cruels traitements ont abattu son cœur, 530 Une longue prison a fléchi sa rigueur, Sa vertu dans les fers ne peut être invincible, Moins pour lui qu’à ses maux elle devint sensible : Elle eut de la pitié pour ses propres douleurs, Et crut par ce secret adoucir ses malheurs. 535 S’il est vrai, sans rougir avouez votre crime, Trop de nécessité le rendait légitime ; Votre Juge vous plaint, loin de vous condamner. ORCAZIE. Cruel! quel entretien me venez-vous donner ? [p. 40] Sa vertu me demande une reconnaissance. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 358 BAJAZET. 540 Du respect qu’il vous rend, que faut-il que j’en pense ? Un tyran vous honore. ORCAZIE. Et je dois l’estimer. BAJAZET. Madame, c’est trop peu, vous le devez aimer ; Dessous ces faux honneurs l’amour se manifeste, En ceci sa rigueur m’eut été moins funeste : 545 Qu’il vous traite en captive, et vous charge de fers, Qu’il redouble les maux que vous avez souffert, Ici sa cruauté me serait supportable. Ce tyran aujourd’hui vous serait effroyable, Vous le regarderiez avec des yeux d’horreur, 550 Vous ne le pourriez voir qu’avec quelque fureur ; Au lieu que ses bienfaits vous rendent plus traitable, Il trouve en ses faveurs l’art de se rendre aimable, Et négligeant la force, il crut que la douceur, Du cœur comme du corps le rendrait possesseur : 555 Ainsi de tous côtés je trouve lieu de craindre, Une longue souffrance aura pu vous contraindre, [p. 41] Et par des traitements qui vous ont pu charmer, Il sera parvenu jusqu’à se faire aimer. ORCAZIE. À quelque autre prétexte imputez-en la cause. BAJAZET. 560 Ce n’est pas la vertu qu’un tyran se propose : D’où naîtrait le respect dont il traite avec vous ? Honore-t-on la femme, en dédaignant l’époux ? Et sous quelles raisons que je ne puis comprendre, Cache-t-il le refus qu’il me fait de vous rendre ? ORCAZIE. 565 Je ne le connais pas. BAJAZET. Dites que c’est l’amour, Et que vous vous plaisez dans ce honteux séjour. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 359 ORCAZIE. Il a des qualités dignes de mon estime, Je ne puis le haïr sans espèce de crime, Et dussent vos soupçons s’accroitre de moitié, 570 Je chéris sa vertu. BAJAZET. C’est peu que l’amitié, [p. 42] Qu’il se contente donc de ce simple avantage. ORCAZIE. Je ne puis lui ravir ce juste témoignage, Ni moins priver son fils des honneurs qu’on lui doit, Ni le louer assez des biens qu’on en reçoit ; 575 Par un rare bonheur il aime votre fille. BAJAZET. Donc le père et le fils partage ma famille. Ô glorieux destin ! incomparable honneur ! Quoi ! dessus cet Amant vous fondez mon bonheur ? Ô sang de Bajazet ! ô race Impériale ! 580 Jusqu’à des inconnus ta grandeur se ravale ! Fille dénaturée, indigne de ton rang, Regarde en quelle source on confondra ton sang. Vous femme sans honneur, et vous mère imprudente, De cette passion unique confidente, 585 Allez participer à leur secret accord, Et dans ce double Hymen allez jurer ma mort : Je vais. [p. 43] SCÈNE DERNIÈRE. ZILIM, de surcroît 30 . ZILIM. Arrêtez-vous. BAJAZET. Moi ! ton ordre m’étonne, L’on choque Bajazet en choquant ma personne : Quoi les Ambassadeurs ne sont-ils point sacrés ? 30 En plus. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 360 ZILIM. 590 Vous avez mérité l’affront que vous souffrez. BAJAZET. Mon Maître va venger un si sensible outrage. ZILIM. Bajazet, reprenez votre vraie personnage, Ne vous déguisez plus. BAJAZET. Je suis donc reconnu ? Au camp des ennemis je me vois retenu : [p. 44] 595 Qui m’a trahi, Sélim, qui m’a trahi, Madame ? Est-ce vous, mon Vizir, ou si c’est vous, ma femme ? Enfin répondez-moi, qui de vous deux me perd ? ORCAZIE. Moi, Seigneur, et comment ? BAJAZET. Vos yeux m’ont découvert, On a vu qui j’étais dessus votre visage, 600 Et tantôt quelque signe a donné cet ombrage. ORCAZIE. Faites de votre femme un meilleur jugement. BAJAZET. D’où pourrait donc venir cet avertissement ? Est-ce de vous, Sélim ? ZILIM. Il vient de votre armée. BAJAZET. Mon ambassade au camp s’est-elle donc semée ? 605 Et qui de mes Bassas 31 m’aura pu découvrir ? N’importe, à Tamerlan il faut aller s’offrir, [p. 45] Avec un front ouvert se faire reconnaitre, 31 C’est-à-dire « bacha » ou « pacha », titre d’honneur qui se donne en Turquie à des personnes considérables. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 361 Et le faire rougir de se servir d’un traitre. ZILIM. Mon Maître vous remet en pleine liberté 32 . ORCAZIE. 610 Seigneur, reconnaissez sa générosité. BAJAZET. C’est que je vous nuirais, il a trop de prudence, Et cet adroit Amant redoute ma présence ; Je ne l’impute point à générosité : N’importe, servons-nous de cette liberté, 615 Employons contre lui le pouvoir qu’il me donne, Et fions au hasard le soin de ma personne ; J’abandonne son camp. Vous, Sélim, suivez-moi. ORCAZIE. Et vous, Prince abusé, qui doutez de ma foi, Ma mort vous fera voir si je vous suis fidèle. SÉLIM. 620 Et bientôt mon trépas vous prouvera mon zèle. BAJAZET. De tous également je me dois défier : Mais allons, le succès vous va justifier 33 . 32 Tamerlan laisse la liberté à Bajazet bien que celui-ci ait été reconnu. 33 La proposition de paix ayant été refusée, Bajazet va engager le combat avec Tamerlan dans une bataille décisive. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 362 [p. 46] ACTE III. SCÈNE PREMIÈRE. TAMERLAN, MANSOR. TAMERLAN. S’il est leur prisonnier, c’est par son imprudence, Avecque ses vainqueurs il fut d’intelligence. MANSOR 34 . 625 N’imputez à son âme aucune lâcheté, Sa prise est un malheur où son cœur l’a jeté. Douze mille chevaux qui venaient de la Thrace, Joignaient nos ennemis avecque tant d’audace, Que poussez de l’espoir dont ils étaient remplis, 630 Ils croyaient nous voisant, nous avoir affaiblis. [p. 47] Thémir dans son quartier se contraignait à peine, Et portant ses regards sur chaque Capitaine, Il leur communiquait cette ardeur qu’il avait, Au point qu’il la donnait, chacun la recevait ; 635 Tous d’un commun accord fondent avec furie, Ils viennent tous choquer cette Cavalerie : L’on voit de chaque part douze mille chevaux, Et de chaque côté douze mille rivaux Également épris et jaloux de leur gloire : 640 Leurs yeux avant leurs mains se donnaient la victoire ; Nos deux camps suspendus les animaient des yeux, Et chacun des partis poussaient des vœux aux Cieux. Ils appelaient entre eux ce premier témoignage Du combat général l’infaillible présage : 645 Alors on s’est heurté d’un choc si violent, Qu’on a vu dès l’abord chaque escadron tremblant ; L’on les a vu plier, et mêmes nos armées, D’un choc si furieux puissamment alarmées, Ont montré par leurs cris leur grand étonnement, 650 Et qu’elles prenaient part à cet ébranlement. Thémir tout indigné traverse ses Gendarmes, Découvre aux yeux de tous la beauté de ses armes : Il leur semble montrer sa naissance et son rang ; 34 Capitaine des gardes de Tamerlan. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 363 Et de là s’étant fait un passage de sang, 655 Tout honteux de celui qu’il venait de répandre, Ce courage hautain cherche avec qui se prendre ; [p. 48] Choisit un ennemi digne de sa valeur : Un fils de Bajazet se montre à son malheur : De si vaillants guerriers eurent de quoi se plaire, 660 Et chacun dedans soi loua son adversaire : Ils s’offrirent tous deux, et s’étant acceptés, L’on les vit au combat également portés ; Ils vinrent l’un sur l’autre à l’égal du tonnerre, Et chacun se lâchant un coup de cimeterre 35 , 665 Ils allaient par leur mort célébrer leur courroux, Quand dessus leurs chevaux descendirent leurs coups : Le cheval de Thémir ressentant sa blessure, Parmi nos ennemis se fit faire ouverture, Et réduisit son Maître au plus fort du danger. TAMERLAN. 670 Quoi ! ceux qui l’ont suivi n’ont peu le dégager ? MANSOR. Lui-même ne l’a pu, qui l’aurait donc pu faire ? Il tenta toutefois un combat téméraire ; Ziâmet 36 remonté sur un autre cheval, Avec un beau dessein poursuivit son rival ; 675 Et d’un pas qui marquait sa généreuse envie, Se hâta vers les siens pour lui sauver la vie : Thémir la disputa, mais malgré sa valeur, Il fallut que son cœur le cédât au malheur : [p. 49] Lors qu’étonné de voir sa vaillance trompée, 680 Au fils de Bajazet il rendit son épée 37 : Ses soldats consternés se renversant sur nous, Nous leur ouvrons nos rangs. TAMERLAN. Se cacher parmi vous ? Ah lâches ! 35 Sabre oriental, à lame large et recourbée. 36 Dans cette pièce, l’un des fils de Bajazet. Ziâmet ne paraît pas sur scène. 37 Thémir s’est fait prisonnier. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 364 MANSOR. Ziâmet content de leur défaite, Sans les vouloir poursuivre, ordonna la retraite. TAMERLAN. 685 Qu’on m’amène Orcazie, & bien secrètement. SCÈNE II. TAMERLAN, seul. Et bien qui doit régner, ou le père, ou l’Amant ? J’entends partout des voix, à qui dois-je répondre ? Où faut-il incliner ? mon âme où vas-tu fondre ? Aimables ennemis qui divisez mon cœur, 690 Apres un long combat, qui sera le vainqueur ? [p. 50] Soutenez mon honneur dedans votre victoire, Et dans vos sentiments prenez soin de ma gloire : Thémir, que l’amitié me force à racheter, Avec quelle rançon te puis-je mériter ? 695 S’il faut rendre Orcazie, en vain je délibère, Par ce prix infini ta personne est trop chère. SCÈNE III. INDARTHIZE, TAMERLAN. INDARTHIZE. Seigneur, je viens finir un combat si honteux, Que ne résolvez-vous, ce choix est-il douteux ? Pourquoi vous plaisez-vous dans cette incertitude ? 700 Laissez-vous votre fils dedans la servitude ? Et vous-même captif sous de divers liens, Pouvez-vous ressentir et vos fers et les siens ? TAMERLAN. Vous agissez, Madame, avec un trop grand zèle, Et votre piété vous rendra criminelle. [p. 51] INDARTHIZE. 705 L’amour, ni la vertu ne me font plus agir, De plus lâches motifs me forcent de rougir : Est-ce par l’intérêt qu’il faut toucher votre âme ? Craignez-vous de faillir par la honte du blâme ? LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 365 Et loin de vous régler sur de hauts sentiments, 710 Vous laissez-vous aller à de bas mouvements ? Seigneur, s’il est ainsi, revoyez Orcazie ; Non point pour contenter ma juste jalousie, Ni moins pour achever ma générosité ; Mais n’agissez ici que par utilité. TAMERLAN. 715 Ah, Thémir ! qu’as-tu fait ? INDARTHIZE. Je vois votre faiblesse ; Quelque reste d’honneur vous émeut et vous presse, La vertu dedans vous fait encor des efforts, Et de si grands soupirs partent de vos remords : Mais poussez avec eux cette honteuse flamme, 720 Et d’un poids si pesant affranchissez votre âme ; D’un indigne esclavage exemptez votre cœur, Délivrez votre fils des prisons d’un vainqueur ; [p. 52] Dégagez de vos fers et la fille et la mère 38 , Consolez tout ensemble et l’époux et le père, 725 Entrez dans sa douleur, ressentez son ennuie, Dedans cet accident jugez-vous par autrui, Et des tourments qu’endure une âme quand elle aime, Ou, sans le voir ailleurs, jugez-en par vous-même. TAMERLAN. Donnez-moi le repos dont mon âme a besoin, INDARTHIZE. 730 Rendez-moi donc mon fils. TAMERLAN. Sortez, j’en aurai soin, Je m’en vais méditer dessus quelque entreprise, Ou par mes Députes moyenner sa franchise. INDARTHIZE. Ma rivale à mes yeux ! vous la faites venir. 38 Indarthize insiste que son mari délivre leur fils de l’ennemi en échange de la libération de Roxalie et d’Orcazie. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 366 TAMERLAN. Demeurez. INDARTHIZE. Va cruel, tu peux l’entretenir, [p. 53] 735 Ma présence le choque ; ôtons-lui ce spectacle. TAMERLAN. Je te rend grâces, Amour, de m’ôter cet obstacle. Mansor, retire-toi, retourne en ton quartier. SCÈNE IV. TAMERLAN, ORCAZIE. TAMERLAN. Madame, en votre camp mon fils est prisonnier ; S’il est quelque douceur à trouver un semblable, 740 Par sa captivité vous êtes consolable. ORCAZIE. Le plaisir est bien faux, un vaincu n’est heureux Qu’au moment qu’il rencontre un vainqueur généreux, Que quand il doit servir, il rencontre un doux Maître, Et tel qu’est Bajazet. TAMERLAN. Ou tel que je puis être : [p. 54] 745 Mon fils dans votre camp a reçu moins d’honneur, Éminemment sur lui vous avez ce bonheur, Et si l’on le traitait ainsi que l’on vous traite, Il aurait quelque droit de louer sa défaite. ORCAZIE. Rien ne nous peut charmer hors de la liberté. TAMERLAN. 750 Madame, par quel prix doit-il être acheté ? Et quelle est la rançon que Bajazet désire ? En échange d’un fils je lui rend son Empire. ORCAZIE. Que lui proposez-vous ? votre offre a peu d’appas, LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 367 Vous lui voulez donner ce que vous n’avez pas ; TAMERLAN. 755 J’ai rendu Bajazet le plus humble des Princes, Du corps de son État détaché cent Provinces ; Et jusques à ce point ravalé son orgueil, Qu’à peine a-t-il un camp pour se faire un cercueil : Qu’il me rende Thémir : d’un Prince déplorable, 760 Je le rendrai des Rois le plus considérable : D’une part de l’Europe accroitrai ses États, Et le ferai marcher sur tous les Potentats : [p. 55] Je le relèverai d’une si haute chute : D’un Prince humilié que le sort persécute, 765 À cent peuples du trône il donnera la loi, Et j’irai l’y placer un peu plus bas que moi 39 . ORCAZIE. Attendez le combat. TAMERLAN. C’est là que je me fonde, Je veux être aujourd’hui le Monarque du monde, Et dans tout l’Univers faisant porter mes lois, 770 Contraindre à me servir les peuples et les Rois. Je vois les nations à mon pouvoir soumises, Par leurs Ambassadeurs m’envoyer leurs franchises : Mais quand le Ciel m’appelle à régir les humains, Il est dit que mon Sceptre ira dedans vos mains ; 775 Et que vous remettant mes marques souveraines, Je vous établirai la première des Reines. ORCAZIE. Bajazet, Bajazet ! Seigneur échangez-nous ; Rendez le fils au père, et la femme à l’époux ; La rançon de Thémir est le prix de la nôtre. TAMERLAN. 780 Je n’y puis consentir, qu’il en demande une autre. [p. 56] Un garde trop entier entoure ce séjour, Et mes mains ont fié vos chaînes à l’Amour ; 39 Amoureux d’Orcazie, Tamerlan refuse de la libérer, préférant offrir à Bajazet la restitution de son empire en échange de Thémir. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 368 Par toutes mes raisons je ne le puis corrompre, Vos fers sont trop serrés, je ne les saurais rompre, 785 Et quand pour les briser mon bras veut approcher, Je sens une autre main qui l’y veut attacher : J’ai beau m’en dégager, et secouer mes chaînes, Loin de les amoindrir, je redouble mes peines, Et me trouve puni de vous vouloir sauver. ORCAZIE. 790 Ô Ciel ! qu’entend-je ici ? TAMERLAN. Je vous veux conserver : Bajazet tient mon fils, quand il aurait ma femme, Il n’obtiendra jamais cet aveu de mon âme ; Et loin de consentir à votre liberté, Je prendrais part moi-même à ma captivité. ORCAZIE. 795 Quoi votre amour ! TAMERLAN. Souffrez que je vous le déclare : ORCAZIE. Honneur ! t’avais-je cru dans le cœur d’un barbare ? [p. 57] Je vous crus généreux : TAMERLAN. Croyez-moi donc Amant. ORCAZIE. À peine je reviens de mon étonnement ! Prince indigne d’honneur, rendez-moi mon estime ; 800 Si j’aime la vertu, je déteste le crime : Pendant que j’éprouvais vos générosités, J’admirais malgré moi vos belles qualités ; Et me plaignant au sort du malheur de nos armes, Quand le ressouvenir me faisait fondre en larmes, 805 Qu’il venait arracher des soupirs de mon cœur, Je pleurais la victoire, et louais le vainqueur : Aujourd’hui que vos soins partent d’une autre cause, Et qu’un indigne effet est ce qu’on se propose ; LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 369 Je ne veux rien devoir à l’honneur qu’on m’a fait, 810 Et blâme également sa cause & son effet. Ô Ciel ! en quel état trouve-je Roxalie ? Ah ma fille ! est-ce ainsi qu’une fille s’oublie ? [p. 58] SCÈNE V. TAMERLAN, ROXALIE, ORCAZIE. TAMERLAN. Et quoi ! que tentez-vous dessous ce vêtement ? Qu’avez-vous prétendu par ce déguisement ? ROXALIE. 815 Thémir est prisonnier, j’offre de vous le rendre. TAMERLAN. Cet offre avantageux a droit de me surprendre. ROXALIE. Voulez-vous en ceci vous confier à moi ? Répondez, voulez-vous vous remettre à ma foi ? Je rentrerai bientôt dedans mon esclavage, 820 Vous avez ma parole, et ma mère en otage 40 : Seigneur, je suis Princesse, & sais tenir mon rang, L’on ne reproche rien à celles de mon sang : [p. 59] Je vous blâme déjà de trop de défiance, Et d’un plus long délai votre vertu s’offense : 825 M’osez-vous soupçonner de quelque lâcheté ? TAMERLAN. Hé bien, combattons-nous de générosité. ORCAZIE. Ah ! ton père irrité d’une telle Ambassade : ROXALIE. En vain l’on me résiste, et l’on m’en dissuade ; 40 Roxalie se déguise afin d’aller libérer Thémir. Elle promet de revenir au camp de Tamerlan comme prisonnière. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 370 Je m’en vais moyenner 41 le retour de Thémir : 830 J’agis absolument proche du grand Vizir 42 , Il prend dessus son Maître une entière créance, Et dessus lui j’exerce une égale puissance ; Il m’aimait autrefois, et dès ce même jour Que mon père empêcha le cours de son amour, 835 Il me conserve encore quelque reste de flamme, Et cette longue amour 43 n’a point quitté son âme : Jugez de mon crédit, puisqu’il a tout pouvoir. TAMERLAN. Verrez-vous Bajazet ? ROXALIE. Je ne le veux point voir ; [p. 60] C’est pour cette raison qu’on me voit déguisée, 840 Je rends par ce moyen mon entreprise aisée ; Pour peu que la Fortune assiste à mes desseins, Bientôt ce prisonnier se verra dans vos mains. TAMERLAN. Et sous quelle rançon me le voulez-vous rendre ? ROXALIE. Je vous le veux donner, et non pas vous le vendre ; 845 Je satisfais au soin que l’on nous a rendu, Et montre qu’un bienfait ne peut être perdu : Si j’excède vos dons par ma reconnaissance, J’aime mieux qu’envers nous vous manquiez de puissance ; Le plaisir de bien faire a de si grands appas, 850 Qu’il est presque d’un Dieu de faire des ingrats. TAMERLAN. Les soins que l’on vous rend sont moins que sa personne, Je reçois en ceci bien plus que je ne donne, De vos profusions je me trouve surpris. ROXALIE. Je vous laisse à vous-même à juger de son prix ; 41 Procurer quelque chose en servant d’intermédiaire. 42 Voir supra la note 16. 43 Voir la note 42 de Josaphat. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 371 [p. 61] 855 Je ne vous prescris rien, vous êtes raisonnable ; Et si par votre aveu vous m’êtes redevable, Vous avez dans vos mains de quoi vous acquitter. TAMERLAN. Son prix est déjà prêt, s’il le faut acheter : Allez dans votre camp, je vous laisse à vous-même. ROXALIE. 860 Voyez de là, Thémir, à quel point je vous aime. Adieu, Madame : ORCAZIE. Adieu, tu te vas hasarder : Que n’ai-je le moyen de t’aller seconder ! SCÈNE VI. TAMERLAN, ORCAZIE. TAMERLAN. Hé bien toujours cruelle, et toujours insensible, Contre ma passion serez-vous invincible ? [p. 62] 865 Voyez comme l’Amour met au-dessous de vous, Celui que tant de Rois regardent à genoux, Et qui même en voyant l’éclat qui m’environne, N’osent porter les yeux jusques sur ma personne ; Je me suis dépouillé de tant de Majesté, 870 J’ai quitté loin de vous ma Souveraineté. Je tremble à votre approche, et tant votre œil me brave, Je me traîne à vos pieds en posture d’esclave. ORCAZIE. Tamerlan, levez-vous. SCÈNE DERNIÈRE. TAMERLAN, ORCAZIE, THÉMIR. TAMERLAN. Ah ! qu’est-ce que je vois ? JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 372 THÉMIR. Vous voyez votre fils. TAMERLAN. Quoi ! Thémir, est-ce toi ? [p. 63] 875 Je ne puis dissiper cette grande surprise : Quel favorable sort t’a rendu la franchise ? Comment es-tu sorti des mains des ennemis ? Et tes chaînes : THÉMIR. Mes fers sont rompus à demi, Jusque dans votre camp j’en porte une partie, 880 J’en traîne l’une ici, l’autre est à ma sortie, Je les dois réunir, je viens sur ma foi. TAMERLAN. Qu’est-ce que Bajazet ose exiger de moi ? Quelle est ton ambassade, et quel est ton office ? Mon fils à Bajazet a rendu ce service, 885 Il accepte l’emploi de son Ambassadeur, Et son propre ennemi travaille à sa grandeur. Voyons jusqu’où s’étend la charge qu’on te donne, Et sachons la rançon qu’on veut pour ta personne. THÉMIR. Il demande sa fille ; TAMERLAN. Elle s’en va le voir. [p. 64] THÉMIR. 890 Quoi Roxalie est libre ? TAMERLAN. Elle est en son pouvoir. Sa généreuse envie est pareille à la tienne, Et celle qui t’amène est conforme à la sienne ; Vous avez pris tous deux un semblable dessein, Ainsi votre travail ne peut pas être vain. 895 Je garderai mon fils, qu’il retienne sa fille. THÉMIR. Il veut aussi Madame, et toute sa famille, LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 373 Et telle que dans Pruze on a vu sa maison. TAMERLAN. Il ne peut l’obtenir. THÉMIR. Je rentre en ma prison, Il y faut retourner, ma parole me lie. TAMERLAN. 900 L’honneur t’engage moins que ne fait Roxalie ; Retourne dans son camp, va chez mes ennemis, Va, même contre moi, le combat t’est permis. [p. 65] THÉMIR. Ah, Seigneur, que plutôt ! TAMERLAN. Va trouver ta Princesse, Va la dissuader de tenir sa promesse, 905 Va rompre son serment, empêcher son retour, Et contre sa parole opposer ton amour. THÉMIR. Ah ! Seigneur, entendez : TAMERLAN. Quoi votre confidence, Que Roxalie et toi fûtes d’intelligence, Que vous avez formé ce dessein hasardeux, 910 Et trouvé ce secret de vous sauver tous deux : Vous aviez concerté cette double ambassade. THÉMIR. Consultez l’apparence : TAMERLAN. Elle me persuade ; [p. 66] Et beaucoup de raisons soutiennent mon soupçon, Vous devez de tous deux devenir la rançon : 915 Hé bien, en ta faveur je lui rend Roxalie ; Et puis qu’à le revoir ta parole te lie, Avecque liberté tu t’en peux dégager, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 374 Et porter Bajazet à vous voir échanger. THÉMIR. Redonnez-lui sa femme. TAMERLAN. On ne peut la lui rendre. ORCAZIE. 920 Accordez-lui ce bien : TAMERLAN. Il n’y doit plus prétendre : Va dire à Bajazet que je suis en état, Et qu’il s’y mette aussi d’avancer le combat. THÉMIR. Seigneur il est tout prêt. TAMERLAN. Allons à la victoire. THÉMIR. Au moins dans mes souhaits j’aurai part à sa gloire. [p. 67] TAMERLAN. 925 Sors, sors, voici la fin de ta captivité. THÉMIR, en sortant. Je fais même des vœux contre ma liberté. TAMERLAN. Madame, en peu de temps vous serez ma conquête, Et cet indigne époux : ORCAZIE. M’offrirez-vous sa tête ? Pensez-vous par ce prix vous acquérir mon cœur ? 930 Adieu cruel : TAMERLAN. Bientôt vous me verrez vainqueur. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 375 [p. 68] ACTE IV. SCÈNE PREMIÈRE. INDARTHIZE, ORCAZIE. INDARTHIZE. Sans cette trahison, je vous aurais sauvée. ORCAZIE. À bien plus d’accidents je me vois réservée : En vain de ma prison l’on m’eut fait échapper, La Fortune a trop d’yeux, on ne la peut tromper, 935 Elle m’aurait suivie aux deux bouts de la terre. INDARTHIZE. Madame, nos destins se lassent de la guerre, Et d’un consentement s’en vont déterminer, Ils sont prêts à conclure : ORCAZIE. Où vont-ils incliner ? [p. 69] Et ces deux grands Démons qui se choquent ensemble, 940 Que le malheur de l’un, ou bien de l’autre assemble ; Où doivent-ils porter l’effet de leurs accords ? INDARTHIZE. Ils arrivent enfin à leurs derniers efforts, Et s’étant suspendus dessus nos deux armées, Tenant les nations de ce choix alarmées, 945 Méditent un Arrêt qu’ils leur vont prononcer, Et que la Renommée ira leur annoncer. ORCAZIE. Le sort de Tamerlan reçoit tout l’avantage, Celui de Bajazet a le moindre suffrage ; Dans le dernier conseil qu’ils tiennent aujourd’hui, 950 Ce Prince abandonné n’a plus de voix pour lui. INDARTHIZE. Ce célèbre combat se donne à votre gloire, Et de quelque côté que tombe la victoire, Le destin le plus fort vous présente au vainqueur. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 376 ORCAZIE. Hélas ! INDARTHIZE. Quoi, des soupirs sortent de votre cœur ! [p. 70] 955 D’où part le déplaisir que vous faites paraître ? ORCAZIE. De ma captivité. INDARTHIZE. La vertu le fait naître ? ORCAZIE. Je ne vous puis celer ce que vous connaissez, Je n’en dirai pas plus : INDARTHIZE. Vous m’en dîtes assez ; Ce n’est plus qu’à lui seul que j’impute son crime, 960 Et votre procédé mérite mon estime ; J’entreprends votre fuite, ou bien je périrai ; Je me perdrai moi-même, ou je vous sauverai : Que si notre fortune avait changé de face, J’attends de vos bontés une pareille grâce ; 965 Et que si j’éprouvais un semblable revers, Que vos mains à leur tour viendraient rompre mes fers 44 . ORCAZIE. Veuille empêcher le Ciel ce favorable office, Et m’épargne le soin de vous rendre service ! [p. 71] Nous saurons notre sort devant la fin du jour. 970 Mais qu’est-ce que je vois ? ma fille de retour ! 44 La femme de Tamerlan déclare à Orcazie qu’elle va l’aider à se libérer, étant certaine que la femme de Bajazet ferait de même pour elle si la situation était inversée. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 377 SCÈNE II. ORCAZIE, ROXALIE, INDARTHIZE. ORCAZIE. Et bien ton ambassade eut-elle bonne issue ? ROXALIE. Vous l’avez présagé, le succès m’a déçue : Sélim est un perfide, et ce lâche Vizir, Loin de porter son Maître à délivrer Thémir, 975 L’en a dissuadé. ORCAZIE. Trahison trop insigne ! Ce fut un noble emploi, dont il était indigne. ROXALIE. À peine fus-je au camp, que j’allai le trouver, Il crut qu’en cet habit je m’étois pu sauver ; [p. 72] Je le désabusai d’une fausse créance, 980 Et de tous mes desseins lui donnai connaissance : Il me jura cent fois qu’il se sentait ravir Par l’excès de l’honneur qu’il trouve à me servir. Pendant qu’il me flattait, je vis entrer mon père ; À ce premier abord j’essuyai sa colère, 985 Tout ce qu’un grand transport nous peut faire sentir ; Il me traita cent fois d’Amante de Thémir : Et même il ne pouvait dans son impatience, Ni souffrir mon discours, ni souffrir mon silence. Pendant ces mouvements, Thémir s’offrit à nous ; 990 À ce nouvel objet il accrut son courroux, Et selon ses souhaits nous rencontrant ensemble : Je rends grâce, dit-il, au sort qui vous assemble ; La mort, ajouta-t-il, . . . Il ne put achever : Un combat dans son cœur commence à s’élever, 995 Et ce cœur endurci qu’attendrissent nos larmes, Cherche quelque prétexte à nous rendre les armes. Son œil presque changé nous dit, défendez-vous ; Thémir prenant son temps se jette à ses genoux : Bajazet, lui dit-il, j’adore Roxalie, 1000 C’est indifféremment que notre amour s’allie ; Il a pu s’écouler dans nos ressentiments, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 378 Et d’ennemis mortels il nous a fait Amants : Je remets même à vous le soin de nous défendre, Vous qui n’ignorez pas ce qu’il ose entreprendre ; [p. 73] 1005 Elle et moi choisissions un dessein hasardeux, Et cherchions à périr pour nous sauver tous deux : Vous pourrai-je ajouter, sans que je vous étonne Que ma prise est un bien que mon amour vous donne ? Je crus que cet amour me mettant en danger, 1010 Que bientôt l’amitié m’en viendrait dégager, Qu’elle m’échangerait contre votre famille, Et qu’elle vous rendrait Orcazie et sa fille : Je viens de l’éprouver une seconde fois ; Un père est insensible, et n’entend plus ma voix ; 1015 Je n’ai pu réussir dedans mon stratagème, Et loin de les sauver, me suis perdu moi-même. ORCAZIE. Effet prodigieux de générosité ! INDARTHIZE. Il s’est fait prisonnier pour votre liberté, J’avais su son secret : ORCAZIE. Merveilleuse entreprise ! ROXALIE. 1020 Bajazet admira cette haute franchise, Et se laissant aller à son vrai naturel, Son cœur se détacha d’un sentiment cruel ; [p. 74] Il quitta des rigueurs qui n’étaient qu’étrangères, Et reprit des douceurs naturelles aux pères ; 1025 Je le vis sur le point de renvoyer Thémir, Quand à ses volontés s’opposa son Vizir. ORCAZIE. Que je vois de desseins dans l’âme de ce traître, Et qu’un tel Général est fatal à son Maître ! ROXALIE. En effet Bajazet ne le voit qu’à demi, LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 379 1030 Il a dedans Sélim son plus grand ennemi 45 : Je laissai donc Thémir dans le camp de mon père. Tiens ta foi, me dit-il, et retourne à ta mère : Il me vint embrasser, et les larmes aux yeux, Il sembla se résoudre à d’éternels adieux : 1035 À peine son grand cœur eut fait cesser ses larmes, Qu’il commande à ses Chefs d’aller prendre les armes : Alors parmi les rangs un crie s’est élevé. ORCAZIE. Quoi ! le combat se donne ? ROXALIE. Il est presque achevé ; [p. 75] Par curiosité j’ai vu cette montagne 1040 Qui voit l’humilité d’une vaste campagne, Et dont le haut sommet semblant braver les Cieux, Ne penche qu’à regret devers de si bas lieux : L’on découvre de là toute la Galatie, Ses plaines dans leur sein semblent porter l’Asie, 1045 Et ses champs sont couverts de tant de pavillons, Que la terre y frémit dessous les bataillons ; J’ai vu de chaque part une armée innombrable, Que la confusion me rendait effroyable : Ici tout l’Orient s’était presque épuisé, 1050 Et pour être trop fort, il s’était divisé ; J’ai vu s’entrechoquer ces deux grosses tempêtes, Et marcher ces grands corps armés de leurs deux têtes : La flèche a commencé le combat dedans l’air, Une épaisse forêt me semblait y voler ; 1055 À peine l’air immense a contenu leur nombre, Et l’éclat du Soleil n’a pu percer cette ombre : De là le cimeterre allant de rang en rang, Noyait toute la plaine en un fleuve de sang ; Ils craignent que le jour leur manque de lumière, 1060 Et que las de les voir il borne sa carrière, Cette peur est si grande entre ces combattants, Que d’appréhension qu’ils n’aient besoin de temps, Loin de les ménager ils prodiguent leurs vies, Et pensent que trop tard elles leur sont ravies ; 45 Sélim a convaincu Bajazet de ne pas libérer Thémir. Le grand vizir veut séparer les jeunes amants, étant lui-même amoureux de Roxalie. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 380 [p. 76] 1065 Leur obstination m’a donné de l’effroi, J’ai quitté la montagne, et mon âme hors de soi, Toute pleine d’horreur encor toute tremblante, J’ai repris le chemin qui mène à cette tente 46 . Mais d’où vient ce grand bruit ? Dieu, des hommes armés ! SCÈNE III. THÉMIR, INDARTHIZE, ORCAZIE, ROXALIE. THÉMIR. 1070 Plus pour servir qu’à nuire ils se sont animés : Perdez cette frayeur, connaissez ce visage. INDARTHIZE. Thémir dedans ces lieux ! ORCAZIE. Infortuné présage ! Bajazet est vaincu 47 . ROXALIE. Que veut le sort de nous ? [p.77] Prince, faut-il mourir ? THÉMIR. Mesdames sauvez-vous, 1075 Le sort vous est propice, acceptez ma conduite. INDARTHIZE. Par quel heureux moyen causerez-vous leur fuite ? THÉMIR. Bajazet m’a fié quatre mille chevaux, Déjà par leur secours j’ai franchi cent travaux, J’ai passé comme un foudre à travers nos Gendarmes, 1080 J’ai laissé sur nos pas des marques de mes armes, J’ai percé jusqu’ici, partout l’on m’a fait jour, Rien n’a pu résister au cours de mon amour : 46 Cette narration de la bataille permet à Magnon de cacher une scène de violence. 47 Thémir annonce la défaite de Bajazet. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 381 Princesses, suivez-moi par le même passage, Que si vous différez un instant davantage, 1085 Je préviens le regret de faillir mon dessein, Et je m’en vais plonger mon épée en mon sein 48 . ROXALIE. Seigneur nous vous suivons. [p. 78] SCÈNE IV. UN SOLDAT DE BAJAZET, de surcroît. LE SOLDAT. Prince l’on suit vos traces, Et vous êtes perdu : THÉMIR. Inutiles menaces ! Crois-tu m’épouvanter ? mourons en gens de cœur. LE SOLDAT. 1090 Déjà mes compagnons adorent leur vainqueur, Et tous les armes bas implorent sa clémence. THÉMIR. Allons-nous opposer contre cette puissance : Ah lâche ! LE SOLDAT. Le grand nombre accable la vertu. THÉMIR. Je leur pardonnerais s’ils avoient combattu : 1095 Allons à ce vainqueur exposer notre tête : [p. 79] Que l’on me suive : ô Ciel ! 48 À cause de son amour pour Roxalie, Thémir semble avoir changé de camp. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 382 SCÈNE V. TAMERLAN, de surcroît, suivi de ses Lieutenants. TAMERLAN. Qui que tu sois, arrête : Mansor, qu’on le désarme. THÉMIR. Arrête ici ton bras, Ou cette même main te porte le trépas. Puisque mon entreprise est aujourd’hui trompée, 1100 Seigneur, ce n’est qu’à vous que je rends mon épée, Un père seul a droit de triompher d’un fils. TAMERLAN. Ah traître ! qu’as-tu fait, servir mes ennemis ? INDARTHIZE. Seigneur, considérez que vous êtes son père. ORCAZIE. Ah ! Seigneur, que sur moi tombe votre colère. [p. 80] ROXALIE. 1105 Que je sois exposée à vos ressentiments, Éclatez dessus moi vos premiers mouvements. TAMERLAN. Sortez toutes d’ici ; Mansor, qu’on les emmène. SCÈNE VI. TAMERLAN, THÉMIR. TAMERLAN. Toi fils dénaturé, si digne de ma haine. Crois-tu que je suis père à qui ne m’est pas fils, 1110 Contre ton propre sang sers-tu mes ennemis ? Et suivi d’un secours que Bajazet te donne, Viens-tu porter tes coups jusques sur ma personne ? Dans mon camp, contre moi, les armes à la main ! Je découvre à la fin quel était ton dessein, LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 383 1115 Je deviens clairvoyant, j’entre dans tes pensées, Et je vois sur quel ordre elles étaient dressées ; [p. 81] Je sais tous tes secrets en voyant le dernier, N’ayant pu les sauver, tu t’es fait prisonnier ; Et par un moyen lâche, autant qu’il fut étrange, 1120 Tu pensais me contraindre à résoudre un échange : Toi-même, traître fils ! en fus le député, Toi-même le briguas l’emploi de ce traité. N’ayant pu réussir dedans ton stratagème, Ton âme en ses transports se porta dans l’extrême, 1125 Voyant par la douceur que ton travail est vain, Tu viens me conjurer le poignard à la main. Frappe, frappe, cruel ! commets un parricide 49 ; Quoi donc, si près d’agir ton bras est-il timide ? Déjà dans ton esprit ce grand crime s’est fait, 1130 Le penser t’en plaisait, achèves-en l’effet, Cesse de t’étonner, c’est assez te confondre. THÉMIR. Pendant ces mouvements, je ne vous puis répondre, Je perdrais mes raisons : TAMERLAN. Ah, perfide ! en as-tu ? Chez tes pareils le crime a-t-il lieu de vertu ? 1135 Ah ! digne partisan d’un Bajazet, d’un lâche ! Veux-tu servir un traître au moment qu’il se cache ? [p. 82] Il fuit, le grand courage ! et te laisse en danger ; Ma main remet au Ciel le soin de m’en venger, Et je laisse la peine à l’éclat d’un tonnerre, 1140 De l’aller rechercher jusqu’au bout de la terre ; Je dédaigne de suivre un ennemi qui fuit, Et l’abandonne en proie au remords qui le suit. Quoi, Sélim dans mon camp ! SCÈNE VII. SÉLIM, de surcroît. SÉLIM. Je t’accepte pour Maître, 49 Dans ce cas, meurtre d’un père et, en même temps, d’un souverain. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 384 Et je me viens soustraire à l’Empire d’un traître ; 1145 Je me lasse d’un joug que j’ai longtemps porté. TAMERLAN. Tu recevras chez moi plus que tu n’as quitté ; Je te suis obligé : SÉLIM. C’est peu que ma personne, Juge en ce grand présent de ce que je te donne ; [p. 83] Je livre entre tes mains Bajazet enchaîné, 1150 Et je viens d’ordonner qu’il te fût amené 50 . SCÈNE DERNIÈRE. BAJAZET, de surcroît. TAMERLAN. Hé bien, grand criminel, que le Ciel me ramène, En vain tu te flattais d’échapper à ta peine ; Ce grand Maître des Rois renverse tes projets, Et te donne en opprobre à tes propres sujets : 1155 Tes soldats t’ont laissé, tout ton camp t’abandonne, Et d’un si grand débris tu n’as que ta personne. BAJAZET. Tu n’as donc pas vaincu, puisque je suis trahi. TAMERLAN. Tes crimes t’ont rendu d’un monde entier haï, Tes forfaits t’ont acquis la haine générale, 1160 Et chez les nations te donnent du scandale : [p. 84] Quand je te remettrais encore en liberté, Où peux-tu rencontrer quelque fidélité ? Pour toi le Ciel demande un 51 abîme à la terre, La terre semble au Ciel demander un tonnerre ; 1165 L’une et l’autre ennuyé de te plus soutenir, Se remet tour à tour le soin de te punir. 50 Sélim a trahi Bajazet et le remet entre les mains de Tamerlan. 51 Nous avons remplacé « une » par « un ». Le mot « abîme » était féminin au seizième siècle. Voir Dictionnaire de la langue française, par Émile Littré, 4 volumes, Paris : Hachette, 1873-1874, t. I, p. 12. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 385 Ciel, je prends ta vengeance, et vous mortels la vôtre, Et digne exécuteur et de l’un et de l’autre ; Je reçois un honneur qu’ils se sont déféré, 1170 Et qu’ils ont si longtemps à l’envie désiré. BAJAZET. Que ne prends-tu l’emploi de te punir toi-même, Et que ne préviens-tu la vengeance suprême ? Tu vis à la façon de ces grands criminels, Qui se pensent cacher à des yeux éternels ; 1175 Et qui se prévalant des droits que tu te donnes, Deviennent les bourreaux de leurs propres personnes. Des fléaux du genre humain ils deviennent les leurs, Ils se font instruments de leurs propres malheurs ; De Ministres sanglants du Dieu qui les emploie, 1180 Eux-mêmes à leurs mains s’abandonnent en proie, Et portant avec eux des remords infinis, Ils vengent par leur mort tous ceux qu’ils ont punis. Tu viens du bout du monde envahir mes Provinces, Contre leur Souverain tu protèges des Princes ; [p. 85] 1185 M’accusant de larcin tu voles mes États, Et tu te dis le fléau des mauvais Potentats ; Tyran, usurpateur ! TAMERLAN. Quoi, le vaincu me brave ! BAJAZET. N’attends pas que je prenne un naturel d’esclave. TAMERLAN. Ne me peux-tu parler avec humilité ? 1190 À l’objet de tes fers abaisse ta fierté, Et tâche à 52 réprimer cette langue insolente. BAJAZET. Ne considère point ma fortune présente, Et traite un malheureux avec moins de mépris. 52 « Un bon nombre de verbes ont pu admettre autrefois devant l’infinitif complément telle préposition que la langue actuelle n’admet plus ; on a pu dire par exemple : […] tâcher à », Grevisse, § 760. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 386 TAMERLAN. Je te vois consterné, ta chute t’a surpris, 1195 Tous tes crimes en foule assaillants ta mémoire, Lui tracent de ton règne une effroyable histoire, Et donnant cette idée à ton ressouvenir, Ton propre accusateur commence à te punir ; Après que ton remords aura fait son office, 1200 J’achèverai tes maux par un dernier supplice. [p. 86] BAJAZET. Si je l’ai mérité, ne le diffère pas. TAMERLAN. Pour châtier ta vie, il faut un long trépas, Je veux continuer, non pas finir tes peines. BAJAZET. Cruel, quel passe-temps de me voir dans les chaînes ! 1205 Comme un souverain bien, je demande la mort. TAMERLAN. Il fut en ton pouvoir de régler de ton sort, Il ne fallait pas fuir pour prolonger ta vie. BAJAZET. Sa conservation ne fut point mon envie, J’allais chez mes voisins me remettre en état, 1210 Et tenter le hasard par un dernier combat : L’infidèle Sélim a borné ma poursuite. SÉLIM. Avoue ingénument que j’empêchai ta fuite, Il fallait ou mourir, ou vaincre dans ces lieux. BAJAZET. Ah, perfide ! ta vue est fatale à mes yeux : [p. 87] 1215 Va te punir toi-même, ôte-moi ta présence. TAMERLAN. Non, non, son action mérite récompense. SÉLIM. Oui je l’ai méritée, & l’ose demander. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 387 TAMERLAN. Quelle faveur veux-tu ? je veux te l’accorder. SÉLIM. Je demande sa fille : TAMERLAN. Hé bien, je te la donne ; 1220 Ce n’est qu’utilement que l’on sert ma personne. THÉMIR. Ah, traitre ! TAMERLAN. Je connais que le don t’est fatal 53 . THÉMIR. Quoi, le récompenser ! TAMERLAN. Je te donne un rival. [p. 88] THÉMIR. Juste indignation dont mon âme est saisie ! TAMERLAN. J’empêcherai l’effet de cette jalousie. THÉMIR. 1225 N’attends pas de jouir des délices d’autrui : Ah, lâche ! tu mourras. TAMERLAN. Qu’on s’assure de lui. Ma prudence, Zilim, le remet sous ta garde, Et tu m’en répondras. ZILIM. Ce devoir me regarde. Je m’en acquitterai. 53 Sélim demande Roxalie pour le prix de sa trahison. Tamerlan accède à la demande, suscitant la colère de Thémir. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 388 THÉMIR. Père et Prince inhumain ! 1230 Je laisse aller mon cœur, si je retiens ma main, Et je pense former un souhait légitime, Quand j’implore la mort de qui soutient le crime, [p. 89] De qui te récompense, et qui te doit punir. BAJAZET. Hé bien, mon mauvais sort ne doit-il point finir ? 1235 Te viens-tu divertir à m’inventer des peines ? TAMERLAN. Je te l’ajoute encor, tu mourras dans les chaînes. BAJAZET. Cruel, dénaturé, monstre, opprobre des Rois, Homme que la Fortune éleva dans les bois ! Est-ce ainsi qu’un vainqueur sauve sa renommée ? TAMERLAN. 1240 Qu’on te donne en spectacle à toute mon armée. Je veux t’humilier. [p. 90] THÉMIR. Ah, Prince malheureux ! Ah, père trop barbare ! BAJAZET. Ah, fils trop généreux ! Verrez-vous Orcazie au pouvoir de ce traitre ? Adieu. THÉMIR. Plutôt ma mort ! TAMERLAN. Non, non, je suis leur Maître, 1245 Et je puis disposer d’un bien que j’ai conquis. Tu la posséderas, ce présent t’est acquis ; Même je te destine une autre récompense. SÉLIM. Vous verrez des effets de ma reconnaissance. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 389 [p. 91] ACTE V. SCÈNE PREMIÈRE. BAJAZET, suivi des Gardes de Tamerlan. BAJAZET. Me donnez-vous relâche, et puis-je soupirer ? 1250 Le pouvant, mes douleurs ! que ne puis-je expirer ! Pour me forcer à vivre êtes-vous éternelles ? Enfin expliquez-vous, n’êtes-vous point mortelles ? À peine de ma vie il me reste un moment, Et mon âme en ce corps a tant d’attachement. 1255 Ah ! cruel Tamerlan, par ce sanglant outrage, Tu trouves le secret d’abaisser mon courage : Tu m’as humilié, tyran, tu m’as vaincu ! Et de quelques instants je n’ai que trop vécu : [p. 92] Voici ce Bajazet qu’on a vu redoutable, 1260 Autrefois adoré, maintenant déplorable ! Et qui de tous les traits que lui lance le sort, Quelques mortels qu’ils soient, ne reçoit point la mort : Funeste souvenir qui viens m’offrir mes pertes, Et les calamités que mon âme a souffertes : 1265 Triste mémoire en vain viens-tu me secourir, Même avec ton secours je ne saurais mourir ; Je vois tous mes malheurs, et mon œil les assemble, Ils viennent tous en foule, et m’abordent ensemble ; Ces cruels messagers m’apportent le trépas, 1270 Et me le présentant ne me le donnent pas ; Je demande la mort, et l’on me la dénie. Bourreaux ! UN GARDE. Tu dois souffrir une peine infinie, Prend dedans ce délai de nouvelles vigueurs. BAJAZET. Inhumains, je suis prêt, redoublez vos rigueurs ! 1275 C’est assez respirer, je viens de prendre haleine, Et me trouve en état de ressentir ma peine : Quoi, vous êtes lassés de me persécuter ! Triste honneur que mon âme a pu vous disputer : JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 390 [p. 93] En vain je me défends, en vain je les surmonte, 1280 Puisque dans ce combat je n’ai que de la honte : Mourons ; mais quoi mourir ! en ai-je le pouvoir ? Que veux-tu que je fasse, impuissant désespoir ? Tamerlan semble avoir une contraire envie, Il avance ma mort, et prolonge ma vie ; 1285 Je ne puis me sauver, et je ne puis périr, Je ne puis, malheureux ! ni vivre, ni mourir : N’importe de nos maux retraçons-nous l’image, Peut-être cette idée aura cet avantage Que n’ayant pu mourir parmi tant de douleurs, 1290 Je mourrai de frayeur à revoir mes malheurs. Dans toute son armée un vainqueur me promène, Et parmi tout son camp cet insolent me traîne ; D’une étrange façon désirant triompher, Ce tyran me fait faire une cage de fer ; 1295 Et m’osant ordonner une prison si rude, Par ce triste instrument marque ma servitude : Il me lie en captif avec des fers dorés, Et pensant que mes bras en soient plus honorés, Il donne de ma prise une preuve évidente, 1300 Et de mon esclavage une marque éclatante ; J’entre dedans ce lieu le croyant mon tombeau, J’y reçois sans mourir un supplice nouveau, Je vois que l’on me brave, et cache mon visage : Mais j’ai beau refuser ma vue à cet outrage, [p. 94] 1305 Ce sont des passe-temps dont son camp veut jouir, Et que ne pouvant voir, je suis forcé d’ouïr ; Je quitte le cercueil et je rentre à la vie : Mais mon cruel vainqueur a bien une autre envie, Et je n’en suis sorti que pour y retourner. 1310 À quel funeste emploi m’a-t-il pu destiner ? Ô Ciel ! qui m’as fait Roi, naquis-je à cet usage ? Traites-tu Bajazet avecque cet outrage ? De tous les coups du sort, ô trait le plus fatal ! Lui servir de degré pour monter à cheval ! 1315 À ce ressouvenir je meurs. Quelle autre image, Tu t’offres à mes yeux, viens-tu voir ton ouvrage ? LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 391 SCÈNE II. BAJAZET, SÉLIM, ZILIM. BAJAZET. Je te vois enchaîné, le salaire t’est dû. SÉLIM. Je me perds, Bajazet, après t’avoir rendu. [p. 95] BAJAZET. Est-ce pour m’affliger qu’on m’envoie ce traître ? ZILIM. 1320 C’est ainsi qu’un perfide est puni par mon Maître : Ordonne contre lui le trépas qui te plaît, Prononces-en sur l’heure et le genre et l’arrêt ; Le choix t’en est permis, Tamerlan te l’envoie 54 . BAJAZET. Malgré mes déplaisirs, je ressens quelque joie, 1325 J’estime mon vainqueur de te manquer de foi, Et que juste, une fois, il te renvoie à moi ; Tu ne jouiras point de cette perfidie, Pourquoi m’as-tu trahi ? SÉLIM. Veux-tu qu’on te le die 55 ? Tu fuyais dans la Thrace avec mille chevaux, 1330 Au lieu de les finir, tu prolongeais tes maux ; Et le désir de vivre est si grand en ton âme, Que tu laissais tes Chefs, tes enfants, et ta femme ; M’était-il glorieux de t’avoir pour Seigneur, Et me fallait-il vivre avec ce déshonneur ? [p. 96] 1335 Ce n’est pas encor là le motif de mon crime, De plus fortes raisons le rendent légitime ; Ne te souvient-il plus des crimes que j’ai faits, Et que tu prends ta part dedans tous mes forfaits ? Que dis-je, ils sont les tiens, je ne suis que complice, 1340 Mes attentats chez toi s’imputent à service : 54 Sélim se trouve maintenant emprisonné avec Bajazet, celui-ci ayant le pouvoir d’ordonner le mode d’exécution de son vizir traître. 55 Ancien subjonctif de « dire ». Magnon l’emploie ici pour la rime. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 392 S’il est vrai, Prince ingrat, que je te l’ai rendu, Le juste souvenir s’en est bientôt perdu. J’étais déjà Vizir du vivant de ton père, Tu sais qu’à son trépas il me commit ton frère ; 1345 À ton ambition j’immolai cet aîné 56 , Du bras qui le tua, tu te vis couronné : Je fis dans le Divan ta ligue la plus forte, Mon crédit te gagna tous les Grands de la Porte ; Et tout fumant encor du sang que je versai, 1350 Tu montas sur un rang dont je le renversai. Lors tu me commandas d’entrer dans ta famille, Tu me fis espérer l’heur d’épouser ta fille ; Et sans aucun sujet, et contre ton serment, Ton âme à mon endroit changea de sentiment : 1355 Peut-être que ton cœur garde cette maxime, Qu’à celui qu’on immole il faut une victime, Qu’il faut que son meurtrier lui soit sacrifié ; Malgré tes faux-semblants je m’en suis défié, Que s’il faut à ton frère un sanglant sacrifice, 1360 Fais que tes propres mains lui rendent cet office ; [p. 97] Et loin que par ma mort ton crime soit caché, Aux yeux d’un monde entier expose ton péché ; Va laver dans ton sang mon offense et la tienne, Tu cherchais ta vengeance, et je cherchais la mienne. 1365 Nous la trouvons tous deux, je te perds, tu me perds, Tous deux sans y penser nous nous voisons aux fers : Il faut que sur ton sort chaque Prince contemple, Et qu’il daigne s’apprendre en voisant cet exemple, Qu’aux sujets qu’il irrite il ne doit rien fier. BAJAZET. 1370 Traître ! à d’autre qu’à moi va te justifier ; Ai-je pu t’écouter ? choisis un autre Juge. SÉLIM. Ne t’imagine point que je cherche un refuge, Prononce mon arrêt, je n’y recule pas : Et pour te faire voir que j’attends mon trépas, 1375 Sache que par mes mains ta Roxalie est morte, Je l’ai tuée. Et quoi, ta tristesse t’emporte ! Tu pâlis ! je sais bien que ce coup t’est fatal : 56 Voir supra la note 25. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 393 Quoi ! je l’aurais laissée aux mains de mon rival ? D’un mortel déshonneur j’ai sauvé ta famille, 1380 Des mains d’un ennemi j’ai dégagé ta fille ; Tu m’en es redevable, et tu vas m’en punir 57 : [p. 98] BAJAZET. Ah ! de quels attentats viens-tu m’entretenir ? Que ne puis-je moi-même exercer ma vengeance ! Chaînes, qui me mettrez dedans cette impuissance ! 1385 Que ne puis-je, mon bras, par un arrêt nouveau, De Juge et de partie, être encor son bourreau ? Non, mon front rougirait autant que mon épée, Si dans un sang abject ma main l’avait trempée : Par générosité l’on m’a remis ton sort ; 1390 Mais, indigne du jour, je ne veux point ta mort ; Pour un traître la vie est un supplice extrême, Pour te mieux châtier, je te laisse à toi-même ; Et puisque mon vainqueur te remet devers moi, J’ose le conjurer de se servir de toi : 1395 Puisse-t-il éprouver le service d’un traître ; Puisse un tel serviteur trahir son second Maître, Puisse-t-il le traiter avec même rigueur, Et le mettre à son tour au pouvoir d’un vainqueur. Sors, sors. SÉLIM. Je vais mourir, bientôt tu me vas suivre, 1400 Tu n’auras pas longtemps l’honneur de me survivre. ZILIM. Va devers Tamerlan apprendre ton arrêt. [p. 99] Que quelqu’un l’y conduise. SÉLIM. Oui, tout tyran qu’il est, J’aime mieux par lui-même apprendre ma sentence. 57 Sélim fait savoir qu’il a tué Roxalie, ne voulant pas la laisser aux mains de l’ennemi. Les frères Parfaict affirment erronément que c’est Thémir qui est assassiné : « Sélim, désespéré des mépris de Roxalie, assassine Thémir. Tamerlan venge la mort de son fils, par le supplice de Sélim », Histoire du théâtre français, t. VII, p. 167. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 394 SCÈNE III. ZILIM, BAJAZET. ZILIM. C’est ainsi, Bajazet, que l’on te récompense, 1405 Tu vois dedans mon Prince un vainqueur généreux, Et même avec regret il te voit malheureux, Il ne tiendra qu’à toi de sortir de tes chaînes. BAJAZET. Que ne ferais-je point pour abréger mes peines, Et pour finir enfin les maux que j’ai soufferts ? ZILIM. 1410 J’ai le commandement de t’ôter de ces fers. [p. 100] BAJAZET. Je ne suis plus captif. ZILIM. Jouis de ta franchise, Et venge dessus toi la honte de ta prise. BAJAZET. Comment ? ZILIM. Il faut mourir, Bajazet : tu fremis, Quoi, la mort t’épouvante ! BAJAZET. Obligeants ennemis ! 1415 Ô courtois Tamerlan ! ô nouvelle agréable ! La mort a des appas, loin de m’être effroyable : Puis-je être moins joyeux sortant de ma prison ? Mourons ; mais quoi ! ma main n’a ni fer, ni poison : A quel genre de mort destine-t-on ma vie ? ZILIM. 1420 Mon Maître en a laissé le choix à ton envie : Accepte ce poignard, dont il te fait présent ; Si tu veux du poison ? LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 395 [p. 101] BAJAZET. Cet objet m’est charmant, C’est le don que je veux, et qu’il me plaît élire ; Après cette faveur, qu’il garde mon Empire. 1425 Ne sais-tu point, Zilim, d’où vient ce changement ? L’esprit de Tamerlan tourne bien promptement : Il avait projeté de me conduire en pompe, Et par tout l’Orient. ZILIM. L’événement nous trompe, Le sort en a détruit le superbe appareil, 1430 Et le camp de mon Prince est tout rempli de deuil. Meurs, Bajazet. BAJAZET. Mourrons ; mais mourrons en Monarque, Zilim, de ma grandeur laisse-moi quelque marque, Permets à Bajazet de régner en mourant. ZILIM. Commande. BAJAZET. Ne vois point un Monarque expirant, 1435 Je ne te veux point voir, ni qu’aucun me regarde ; Que je meure en repos, ôte d’ici ta garde. ZILIM. Soldats qu’on le contente, éloignez-vous d’ici 58 . [p. 102] SCÈNE IV. BAJAZET, seul. BAJAZET. Hé bien, cruelle mort ! il me reste un souci, Pourquoi m’affliges-tu par cette inquiétude, 1440 Et me faut-il finir par un tourment si rude ? Ô trépas ! dont mon cœur ne peut venir à bout, 58 Tamerlan permet à Bajazet de mourir de sa propre main, lui envoyant un poignard. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 396 Faut-il qu’une moitié se dérobe à son tout ? Faut-il que je délaisse une part de moi-même ? Et puisque je revis dedans l’objet que j’aime, 1445 Faut-il après la mort souffrir d’un ennemi, Et quand l’on doit mourir, ne mourir qu’à demi ? Lâche & cruel vainqueur ! tu me fais voir ton âme ; Mon crime s’est trouvé dans les yeux de ma femme, Et de là vient ma mort, je la prends de sa part : 1450 Mourons. Mais je la vois, cachons-lui ce poignard, Suspendons quelque instant notre dernière envie, Et pour quelques moments revenons à la vie. [p. 103] SCÈNE V. BAJAZET, ORCAZIE. BAJAZET. Hé bien ! quel est ton sort ? ORCAZIE. Le vôtre. BAJAZET. Quoi, le mien ! Vis heureuse, Orcazie, et va jouir du tien, 1455 Je ne suis plus jaloux d’un si grand avantage : Mais je vois dans tes yeux quelque mortel présage ; Quel malheur ? ORCAZIE. Que de sang a répandu l’amour ! Et combien d’accidents se suivent dans un jour ? À peine Tamerlan eut gagné la victoire, 1460 Que venant devers nous il vint m’offrir sa gloire : Il me parla d’abord en termes de vainqueur, Ce tyran se nomma le maître de mon cœur ; [p. 104] Il ne me traita point que comme son esclave, Et d’un contraire à l’autre, il me prie, il me brave. 1465 En des termes égaux j’allais lui repartir, Quand l’un de ses soldats le força de sortir. Tout ton camp, lui dit-il, vient de prendre les armes : Il me quitte en fureur : À ces grandes alarmes, Mon cœur sent un instinct et triste et curieux ; LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 397 1470 Je le suis : Quel objet se présente à mes yeux ! Je reconnais sa femme au milieu d’une bande, Tantôt elle le prie, et tantôt lui commande ; Roxalie en soldat la secondait encor : Enfin toute l’armée aborde vers Mansor ; 1475 L’on lui ravit Thémir, même aux yeux de son père : Sélim tout indigné, tout rouge de colère, Et portant sur chacun un regard tout fatal, Il n’en vit pas aucun qu’il ne crut son rival : Il va de rang en rang, il cherche Roxalie, 1480 Et l’ayant rencontrée : Est-ce ainsi qu’on s’oublie ? Lui dit-il ; meurs infâme, et péris par ma main, Je sers au moins ton père, et mon coup n’est pas vain. Il cherche son rival ; mais tout le camp l’arrête : À ce débordement il dérobe sa tête, 1485 Il fuit vers Tamerlan, qui le fait enchaîner, Et qui du même pas vous le fait amener. Thémir ayant appris cette triste nouvelle, Aborde Roxalie, et se pâmant contre elle ; [p. 105] Met par ce faux trépas toute l’armée en deuil, 1490 Et d’un camp de bataille en fait presqu’un cercueil : Tous déplorent sa mort, leur grand crie le ranime, Il revit ; et pensant d’avoir commis un crime, Pour l’expier, il meurt une seconde fois, Et ressentant son âme à ces derniers abois : 1495 Princesse, lui dit-il, je vais bientôt te suivre, Leur clameur me déplait de m’avoir fait revivre ; Et de peur de tomber dans un second malheur, Je veux que ce poignard seconde ma douleur : Il s’en porta le coup avec tant de vitesse, 1500 Qu’on ne put l’empêcher 59 . BAJAZET. Trop fatale Princesse, Trop généreux Thémir, que vous causez de sang ! ORCAZIE. Un mortel déplaisir alla de rang en rang ; Tamerlan demeura dans un profond silence, Et pendant quelque temps médita sa vengeance ; 59 Cette narration permet à Magnon de relater deux scènes de violence : le meurtre de Roxalie et le suicide de Thémir. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 398 1505 Sa femme la première essuya ses transports, De là sur tous ses Chefs elle fit ses efforts ; Il vint jusques à moi, je ressentis sa rage, Et si rien ne s’oppose au cours de son passage : Je crains que jusqu’ici n’arrive son courroux, 1510 Et que tant de fureur ne tombe dessus vous. [p. 106] Voici de quoi parer le coup de la tempête ; Au bras d’un furieux dérobez votre tête, Recevez ce présent que la Reine m’a fait 60 : Acceptez ce poison : BAJAZET. Mon choix est déjà fait. ORCAZIE. 1515 Quoi ! vous pouvez mourir ? BAJAZET. Je vais cesser de vivre ; Je te vais précéder, mais il faudra me suivre ; Je t’enseigne un chemin qu’a tracé la vertu, Et que mille affligés avant nous ont battu : Sortons de ces malheurs par cette belle voie. ORCAZIE. 1520 J’entre dans ce sentier avec beaucoup de joie. BAJAZET. Servons-nous du poignard, dédaignons le poison, Une clef si sanglante ouvre mieux ma prison ; Tu m’as fait un présent, et je t’en fais un autre. ORCAZIE. Je veux, mon Bajazet, je veux user du vôtre. [p. 107] BAJAZET. 1525 Faut-il que je te fasse un présent si fatal ? ORCAZIE. C’est trop vivre. Voyez si ce coup m’a fait mal ? 60 Orcazie fait savoir qu’Indarthize lui a donné du poison pour qu’elle puisse se suicider. LE GRAND TAMERLAN ET BAJAZET 399 Je vous témoigne assez si mon amour est vraie, Et vous semble montrer tout mon cœur par ma plaie 61 . BAJAZET. Tu meurs donc, Orcazie, et je te vois mourir ? ORCAZIE. 1530 Le coup que j’ai reçu, ne m’a point fait souffrir, Celui qui vous tuera me sera plus sensible. Je meurs ! BAJAZET. De son amour témoignage visible ! Ne veux-je pas mourir ? rien ne peut m’arrêter, Il me reste la vie, il me la faut ôter. 1535 Toi poignard tout fumant du beau sang de ma femme, En vain dedans mon corps vas-tu chercher mon âme : Puisqu’Orcazie est morte, il n’est plus animé, Et mon âme vivait dedans l’objet aimé. [p. 108] SCÈNE DERNIÈRE. TAMERLAN, BAJAZET, ORCAZIE. TAMERLAN. Tu n’es pas encor mort, tardes-tu davantage ? BAJAZET. 1540 Viens-tu considérer une si triste image ? Voilà les premiers traits que je viens te tracer : Et si jusqu’à ton cœur mon bras pouvait passer, Il irait t’en donner la seconde peinture. En voilà la troisième 62 . 61 Orcazie se suicide en utilisant le poignard offert par son mari. Les frères Parfaict affirment erronément qu’elle s’empoisonne : « Orcazie obtient du poison de la femme de Tamerlan, le prend, et meurt », Histoire du théâtre français, t. VII, p. 167. 62 Bajazet vient de se blesser. Il menace de tuer Tamerlan avant de se donner le coup fatal. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 400 TAMERLAN. Ô sanglante aventure ! 1545 Ô Thémir trop vengé ! Qu’on les ôte d’ici : Qu’on les porte au cercueil, et qu’on m’y mène aussi 63 . FIN. 63 La pièce se termine par le suicide de Bajazet et par l’intention de la part de Tamerlan de suivre cet exemple. Selon les historiens, Bayezid I er mourut en captivité d’une embolie en 1403. Timour mourut deux ans plus tard des suites d’une maladie lors d’une expédition militaire contre la Chine. Voir Jean-Paul Roux, Tamerlan, Paris : Fayard, 1991. JEANNE DE NAPLES JEANNE DE NAPLES 1 . TRAGÉDIE. PAR M R MAGNON. [fleuron] À PARIS, Chez LOUIS CHAMHOUDRY 2 , au Palais, devant la Sainte Chapelle, à l’Image S. Louis. ___________________________ M. DC. LVI. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. 1 Le privilège de Jeanne de Naples est du 2 mars 1654, et l’achevé d’imprimer du 5 juillet 1656. La tragédie fut dédiée à mademoiselle de Maure, comtesse d’Artigues. Selon Henry Carrington Lancaster, la pièce fut probablement jouée pour la première fois en 1653 (A History of French Dramatic Literature in the Seventeenth Century, t, III, volume I, p. 175). 2 Louis Chamhoudry (mort en 1672), gendre du libraire parisien André Soubron (mort en 1684), fut reçu maître en 1648. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 404 AVIS AU LECTEUR. Mon cher Lecteur, si cette pièce n’avait été faite et représentée avant que j’eusse consacré ma plume à la gloire de celui qui nous fait agir, je n’aurais point rompu la résolution que j’ai prise de ne plus rien composer qui me fasse rougir devant les Hommes de la licence de mon expression, ou repentir devant Dieu du mauvais usage de mes pensées. Ce n’est pas que je veuille rien avancer à la confusion de la Comédie : bien loin de là, je soutiens que toutes les fois qu’il s’agira de pousser une belle passion, ou d’étaler une grande Politique ; le Conseil, le Barreau, et la Chaire même, n’auront jamais une éloquence ni plus douce ni plus forte que celle du Théâtre Français, quand il aura ses Oracles ordinaires. En effet, ce que je dis ne se doit entendre que des temps où les Oracles parlaient ; c'est-à-dire où l’inimitable Corneille, le pompeux de Scudéry, l’ingénieux Desmarets, le fécond Rotrou, le grave du Ryer, et le délicat Tristan 3 , jetaient dans l’âme de leurs Auditeurs une partie de cette fureur Divine qu’ils avaient reçue d’Apollon, je veux dire du grand Cardinal de Richelieu 4 . Il est vrai qu’à bien prendre la chose comme elle est, nos Auteurs modernes sont moins criminels que notre temps, qui semblable au Carnaval (où l’on quitte le visage pour le masque) a laissé le sérieux pour le ridicule ; et comme lassé de voir les Ovides 5 et les Virgiles 6 dans un habit digne de la Cour Romaine, a voulu les voir dans une posture peu sortable à leur mérite. Non que le subtil et l’enjoué Scarron 7 , et l’agréable de Boisrobert 8 , et tous les Écrivains de cette espèce, n’eussent pu satisfaire à des temps où l’on était amoureux des belles choses ; on voit bien que leurs génies en étaient capables : mais ils avaient bien reconnu que le goût du monde était dépravé, et qu’ils le devaient traité comme un malade, à qui l’on laisse manger ce qu’il veut. De moi, qui suis de l’avis d’Horace 9 , et qui ne saurais donner le nom de Poète qu’à ceux qui ont une conception comme surnaturelle, une invention encore plus Divine, et une bouche à soutenir les choses extraordinaires ; je déplore l’aveuglement de certains esprits, qui pour simplement et bassement vérifier, s’imaginent de 3 Il s’agit de Pierre Corneille (1606-1684), de Georges de Scudéry (1601-1667), de Jean Desmarets de Saint-Sorlin (1595-1676), de Jean Rotrou (1609-1650), de Pierre Du Ryer (1605-1658) et de Tristan l’Hermite (vers 1601-1655). 4 Il s’agit d’Armand Jean du Plessis de Richelieu (1585-1642), principal ministre du roi Louis XIII. 5 Il s’agit de Publius Ovidius Naso (43 av. J.-C.-vers 17), poète latin. 6 Il s’agit de Publius Vergilius Maro (vers 70 av. J.-C.-19 av. J.-C.), poète latin. 7 Il s’agit de Paul Scarron (1610-1660), écrivain français dont l’ouvrage le plus connu est Le Roman comique (première partie, 1651 ; seconde partie, 1657). 8 Il s’agit de François le Métel de Boisrobert (1589-1662), poète et dramaturge français. 9 Il s’agit de Quintus Horatius Flaccus (65 av. J.-C.-8 av. J.-C.), poète latin. JEANNE DE NAPLES 405 mériter un titre dont à peine l’incomparable Homère 10 me semble digne. Tu vois bien par-là que je n’y prétends non plus que ceux que je plains, témoin quelques Pièces de Théâtre que j’ai faites, où tu ne trouveras rien sans doute qui te persuade que je sois hors du commun, et où tu verras toutefois par quelque belle idée que je ne dois pas être dans la foule ; te pouvant bien protester au reste, que quand tu les condamnerais, tu ne condamnerais que des ouvrages dont la composition m’a coûté presque moins de peine que tu n’en prendras à les lire. Qu’avec plus d’application je n'aie pu faire de meilleures choses, je ne te le désavoue point : je te puis dire, sans orgueil, que peu de personnes y ont de plus belles dispositions que moi : Et pour te le faire voir, je veux bien t’avertir (dans un temps où l’on croit être épuisé dans la façon d'un Sonnet) que je projette un travail de deux cents mille Vers, et d’autant de Prose à proportion. Cela t’étonne sans doute, et m’étonne bien aussi : Cependant je te proteste que rien que la mort ne verra la fin de mon entreprise, qui est de te produire en dix Volumes, chacun de vingt mille Vers, une Science Universelle ; mais si bien conçue et si bien expliquée, que les Bibliothèques ne te serviront plus que d'un ornement inutile. Que si Lucrèce 11 , pour avoir fait quelques Vers sur les premiers principes de la nature, s’attribue une gloire comme Divine, quel applaudissement universel ne me promettrais-je pas de mon travail, s’il ne me suffisait de la satisfaction que j’y recevrai, et de cette récompense éternelle que j’en espère d'un Dieu à qui seul je serai redevable d’un Ouvrage si nouveau ? Cependant je vais chercher quelque retraite, où vivant dans la compagnie des Maîtres de l’École Sacrée et de l’École Profane, je tirerai de leur commune substance, tout ce qui peut rendre un Homme digne du Nom qu’il porte ; et sans en exclure un sexe, à qui faisant voir une Science Universelle hors des termes qui lui semblent trop barbares, je montrerai qu’il est aussi capable que le nôtre, de la connaissance de la Vérité. 10 Il s’agit du poète légendaire grec, Homère (VIII e siècle av. J.-C.). Les épopées l’Iliade et l’Odyssée lui sont attribuées. 11 Il s’agit de Titus Lucretius Carus (I er siècle av. J.-C.), poète philosophe latin. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 406 PERSONNAGES JEANNE, Reine de Naples. LE ROI, son Mari. LE ROI D’HONGRIE 12 , son Beau-frère. LE COMTE DE DURAS, grand Seigneur de Naples. LA CATANOISE, Favorite de la Reine. LE SÉNÉCHAL DE NAPLES, Fils de la Catanoise. GARDES. SOLDATS. La Scène est au Château de L’Œuf. 12 Partout dans la pièce, la lettre « h » du mot « Hongrie » est muette. « Henri, Hollande, Hongrie. Le mieux est d’aspirer toujours l’h de ces mots. Les exploits de Henri IV. Une ville de Hollande, la reine de Hongrie. Le Dict. de l’Acad. édition de 1762 dit : Du point de Hongrie, eau de la reine d’Hongrie, toile de Hollande ou d’Hollande, fromage de Hollande ; ainsi dans ces expressions on peut aspirer ou ne pas aspirer l’h », Noël François de Wailly, Principes généraux et particuliers de la langue française, 11 e édition, Paris : Libraires associés, 1790, p. 408. JEANNE DE NAPLES 407 JEANNE DE NAPLES. TRAGÉDIE. ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE. LA CATANOISE, ET LE SÉNÉCHAL. LA CATANOISE 13 . Mon fils, que mon amour me va causer de peine ! Toi, porter tes regards sur les yeux de ta Reine 14 , Qu’un légitime hymen a soumise à sa loi ! Toi, prétendre d’entrer dans le lit de ton Roi ! [p. 2] 5 Sais-tu que la vapeur qui s’élève en ta tête Se peut en un instant convertir en tempête ? Tu vois de ma pensée un exemple à tes yeux. Que profite la Terre, en s’attaquant aux Cieux, Si lorsque tout tonnant du crime de la Terre 10 Ils font jusqu’en ses flancs descendre le Tonnerre, Et semblent la punir de ce hardi dessein D’avoir poussé contre eux les vapeurs de son sein ? LE SÉNÉCHAL 15 . De ces exhalaisons que leur produit la Terre, Les Cieux incessamment n’en font pas un Tonnerre. 15 S’il fallait que la foudre en tombât si souvent, Nul homme de nos temps de se verrait vivant ; Et si l’ambition formait tant de tempêtes, Tous les ambitieux auraient perdu leurs têtes ; 13 Favorite de la reine de Naples. Ce personnage est basé sur Philippine Cabane (morte en 1345), dite la Catanoise, femme d’un pécheur de Catane, en Italie. Après la mort de son mari, elle épousa un jeune gentilhomme sarrasin, Raymond Cabane, et devint, peu après, la dame d’honneur à la cour de Catherine d’Autriche, épouse du fils du roi Robert de Naples. La Catanoise devint bientôt gouvernante au service de Jeanne, fille aînée de Catherine. 14 Il s’agit de Jeanne I re de Naples (v. 1326-1382). Elle hérita du royaume de Naples après la mort de son grand-père, le roi Robert, en 1343. 15 Fils de la Catanoise. Ce personnage est basé sur Robert Cabane (mort en 1345). Il hérita de la charge de sénéchal à la mort de son père, Raymond Cabane. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 408 Et des fronts de Sujets qu’ont couvert des bandeaux, 20 Avaient été frappés à grands coups de carreaux ; Votre tête elle-même eût attiré la foudre, Et j’aurais vu mêler votre cendre à ma poudre. LA CATANOISE. Aussi pour prévenir ma chute, et ton débris, Je me veux soutenir dans le vol que j’ai pris ; 25 Et sans plus m’essorer du côté du Tonnerre, Voler dans le milieu du Ciel et de la Terre. [p. 3] LE SÉNÉCHAL. Est-ce monter bien haut, ou descendre bien bas, Que de vous égaler au comte de Duras 16 ? Qu’à la Maison d’un Prince unir votre Famille ? LA CATANOISE. 30 Et quoi, j’empêcherais qu’il recherchât ma Fille 17 ? Nous n’allons pas à lui, lui-même vient à nous. LE SÉNÉCHAL. Connaissez-vous ; un Prince irait jusques à vous ! LA CATANOISE. Toi-même connais-toi, vois ton peu de lumière. Depuis quelques moments tu sors de la poussière ; 35 Et quoi que depuis peu tu sortes du néant, Un Nain dans ta faveur y tranche du Géant. N’est-ce pas trop pour toi que d’être redoutable ? Pour toi, que la Nature avait fait misérable, Et qu’elle avait rendu le plus vil des humains. LE SÉNÉCHAL. 40 Mais pour porter un Sceptre elle me fit des mains, Un front à Diadème, une tête à Couronne, Des yeux à commander. [p. 4] LA CATANOISE. Connais mieux ta personne ; 16 Ce personnage est basé sur Jean d’Anjou (1294-1336), dit Jean de Durazzo, fils de Charles II d’Anjou, roi de Naples. 17 La Catanoise veut marier sa fille au comte de Duras. JEANNE DE NAPLES 409 Tu ne possèdes rien des talents que tu dis. Superbe, souviens-toi d’avoir été mon Fils. LE SÉNÉCHAL. 45 Je ne veux plus revoir cette basse origine, Suffit que j’aie un cœur où la Grandeur domine. De peur que ce moment ne me rende confus, Je vois ce que je suis, non pas ce que je fus ; Et plus que le présent, ce que je devais être. LA CATANOISE. 50 J’ignore de quels dons le Ciel remplit ton être. Quand par lui du néant tu n’eusses point sorti, Ou qu’au point de ton être il t’eut anéanti, Qu’aurait perdu le monde en te voyant détruire ? LE SÉNÉCHAL. Le Ciel éteint un homme, ou la force de luire ; 55 Et dès que dans l’éclat se peut voir un mortel, Il est comme un flambeau placé sur un Autel : Il faut que jusqu’au bout il porte sa lumière, Et qu’un vainqueur qui court achève sa carrière ; La Victoire m’attend la Couronne à la main 18 . [p. 5] LA CATANOISE. 60 De quel sang as-tu pris un courage si vain ? LE SÉNÉCHAL. Ce ne fut point de vous dont je pris cette audace, De vous dont la bassesse 19 avilit votre Race, Qui n’avez rien de grand, que de m’avoir pour Fils. LA CATANOISE. J’ai beaucoup plus que toi, puisque je t’agrandis. 65 Ingrat à mes faveurs, me fais-tu cette injure ? Toi mon Fils par fortune, et mon Fils par nature, Est-ce là t’acquitter des biens que tu me dois, Et du double tourment de t’avoir fait deux fois ? 20 18 Le sénéchal est amoureux de la reine. 19 La Catanoise était blanchisseuse et femme d’un pêcheur. 20 Les deux fois sont sa naissance et son éducation politique. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 410 LE SÉNÉCHAL. Je crois que comme moi vous attendez la Reine ; 70 Pour complaire à tous deux, mon Rival nous l’amène. Que dis-je ? ce secret n’est pas connu de vous, Mais peut-il échapper aux regards d’un jaloux ? Quant à cet intérêt votre soin m’importune, Je ne veux point de tiers qui fasse ma fortune. 75 Ménagez vos desseins, et laissez-moi les miens. LA CATANOISE. Eh bien, méconnaissant, j’abandonne les tiens. [p. 6] SCÈNE II. LA REINE, LE COMTE DE DURAS, LE SÉNÉCHAL, LA CATANOISE. LA REINE. Quoi, toujours vous parler avecque violence, Et jusque dans ma chambre, et jusqu’à ma présence ? LE SÉNÉCHAL. C’est que s’entretenant du comte de Duras . . . LE COMTE. 80 Et quel droit, Sénéchal, m’engage en vos débats ? LE SÉNÉCHAL. Je n’enchérirai point sur l’orgueil de ma Mère. LA REINE. Elle n’a point d’envie à qui je ne défère 21 . Ne porte plus ta tête à travers tous les Cieux ; Sur ce qui t’éleva jette parfois les yeux, [p. 7] 85 Sans un si ferme appui ne vole point aux nues ; Revois de la faveur les tristes avenues ; Et comptant les degrés qui vont à ta grandeur, Par la hauteur des lieux vois-en la profondeur. LE SÉNÉCHAL. Je ne recherche point ces routes inconnues ; 21 La Catanoise est la favorite de la reine. JEANNE DE NAPLES 411 90 C’est elle dont la tête ose enfoncer les nues, Elle abaisse le Comte à l’hymen de ma Sœur. LE COMTE. bas. haut. Feignons 22 . Oui, je voudrais en être possesseur. LE SÉNÉCHAL. Non, non, vous êtes Prince, il vous faut une Reine. LE COMTE. Au gré d’un Souverain l’on devient Souveraine ; 95 Lorsque ma volonté l’associe à mon rang, L’amour que je lui porte a la force du sang ; Elle lui communique une vieille Noblesse ; Elle ente 23 dans son cœur le cœur d’une Princesse ; Et mon sang dans son sein s’écoulant par mes yeux, 100 La va purifier du sang de ses Aïeux. Partout où va le mien, il fait valoir sa source ; Le propre d’un grand fleuve, est d’anoblir sa course ; [p. 8] Et recevant en lui tant de petits ruisseaux, Les confondre en roulant dans l’amas de ses eaux. LE SÉNÉCHAL. 105 Mais ces petits torrents que les Fleuves dévorent, N’enflent pas l’Océan, comme ils le déshonorent. C’est donc honte aux Ruisseaux de se rendre à la Mer, Si loin de s’y grossir, ils s’y vont abîmer ; Le bruit qu’ils ont acquis incessamment s’oublie ; 110 La gloire de leur route est presque ensevelie ; Et dans le sein des Mers enfermant leur renom, Ces Torrents dépouillés perdent jusqu’à leur nom. LE COMTE. Sans que l’un de nos noms avec l’autre s’assemble, Dans la Mer des Grandeurs nous entrerons ensemble ; 115 Et sans que de vos droits vos seuls noms soient perdus, Nous roulerons unis, et non pas confondus. 22 C’est la reine dont le compte est amoureux. 23 Sens figuré du verbe « enter », greffer en insérant un scion. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 412 LE SÉNÉCHAL. C’est toujours s’exposer à deux sources mêlées Qu’un vent impétueux aurait bientôt troublées. Madame 24 , abandonnez de si hardis projets, 120 Le flanc qui m’a porté pût faire des sujets ; Mais comme la Nature y mit trop de bassesses, Vous n’avez pas un sein à porter des Princesses. [p. 9] LA CATANOISE. Puisqu’il a pu former un homme comme toi, Il put faire une Reine ayant produit un Roi. LE SÉNÉCHAL. 125 Moi ! toute mon audace est de servir la Reine. LA REINE. Ce débat éternel attirerait ma haine. Songe enfin, Sénéchal, que c’est là ton appui. LA CATANOISE. Je veux bien consentir qu’il tienne tout de lui. LA REINE. Non, je veux vous remettre en bonne intelligence ; 130 Donnez-moi vos deux mains. Quoi ? faire résistance ! Ses gants tombent, et le Comte en ramasse l’un, et lui dit. Que faites-vous, Madame ? où vous abaissez-vous ? Vous devant qui les Rois fléchiraient les genoux. Souffrez que je vous rendre un si léger service. LE SÉNÉCHAL, relevant l’autre. Madame, mon bonheur prend part à cet office, 135 Et je vous rends un gant digne de cette main. 24 Le sénéchal s’adresse à sa mère. JEANNE DE NAPLES 413 [p. 10] SCÈNE III. LA REINE, LE COMTE, LE ROI, LE SÉNÉCHAL, ET SA MÈRE. LE ROI 25 . Que devrait occuper tout le Sceptre Romain. Messieurs, je vous surprends dans vos cérémonies : Mais comme il en naîtrait des suites infinies, Souffrez que j’interrompe une civilité . . . LA REINE. 140 Ce rencontre, Seigneur, n’a rien de concerté. LE ROI. Je les veux informer d’un secret d’importance. LA REINE. Je ne m’oppose point à votre confidence, Je me veux retirer. LE ROI. Vous, Sénéchal, sortez. [p. 11] LE SÉNÉCHAL. S’il s’agit de l’État . . . LE ROI. Suivez mes volontés. 145 Qu’on l’amuse, soldats, dans la chambre prochaine. De là, dans quelque temps, que l’on me le ramène. Que tous sortent d’ici. Pour vous, Comte, arrêtez. LE COMTE. Je suivrai, comme lui, toutes vos volontés. 25 Ce personnage est basé sur Louis de Tarente (1320-1362), le deuxième des quatre maris de Jeanne I re . Il gouverna aux côtés de la reine comme roi de Naples. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 414 SCÈNE IV. LE ROI, LE COMTE. LE ROI. Enfin nous voici seuls, personne ne m’écoute. 150 Ah ! Comte de Duras, relevez-moi d’un doute. LE COMTE. En quoi, la vérité s’est cachée à vos yeux ? [p. 12] LE ROI. Je vois des ennemis me paraître en tous lieux. André, Prince d’Hongrie, et Mari de ma femme, Est mort depuis deux ans, et d’une mort infâme, 155 Par un cordon de soie étranglé sur son lit 26 . LE COMTE. Y pensez-vous ? le temps a couvert ce délit ; Et d’ailleurs ce trépas, dont votre âme s’étonne, Vous a mis sur la tête une double Couronne, Et vous introduisit dans la couche d’un Roi. LE ROI. 160 Ce lit, où j’ai monté, me donne de l’effroi ; Et lorsque le sommeil m’oblige de m’y rendre, Un réveil violent me force d’en descendre. Je ne sais quel spectacle, errant de toutes parts, Vient exiger de moi de timides regards ; 165 J’ai beau tenir ma vue ou fermée, ou baissée, Sans passer par mes yeux, il entre en ma pensée, Où gâtant chaque espèce introduite au cerveau, Il fait de leur amas un mélange nouveau. Quand de là retournant au-devant de ma vue, 170 Il m’y paraît d’abord comme une grosse nue 27 , [p. 13] D’où se formant un corps, par le secours de l’air, 26 Il s’agit d’André de Hongrie (1327-1345), fils de Charles Robert d’Anjou, roi de Hongrie, et Élizabeth de la Pologne. Il était le premier mari de Jeanne I re de Naples. Il fut assassiné par quelques nobles napolitains, étranglé dans sa chambre avec une corde. Le rôle de la reine dans cet assassinat est controversé. Voir Émile-Guillaume Léonard, Les Angevins de Naples, Paris : Presses universitaires de France, 1954, p. 347. 27 Vieux mot pour « nuage ». JEANNE DE NAPLES 415 Il tire de ses yeux je ne sais quel éclair, Dont ma vue aveuglée, au lieu d’être éblouie, Sent succéder au sien l’effroi de mon ouïe ; 175 Où ce spectre poussant une effroyable voix, Met l’âme qui me reste à ses derniers abois. Enfin, presque expirant, j’ouïs dire à ce fantôme ; Tyran, redonne-moi mon lit, et mon Royaume ; Peux-tu, sans injustice, et sans être troublé, 180 Reposer dans le lit d’un Monarque 28 étranglé ? LE COMTE. Faites réflexion que la Reine y repose, Et que de deux objets que votre œil s’y propose, Si l’un a de l’horreur, que l’autre a des appâts. LE ROI. Vous la voyez d’un œil dont je ne la vois pas. LE COMTE. 185 D’une horrible action la croiriez-vous capable ? LE ROI. Sa beauté trop fatale en peut être coupable ; Et quiconque d’un crime a de pareils butins, Se range sans remords entre les assassins. [p. 14] LE COMTE. Le Ciel aura réduit cet assassin en poudre. LE ROI. 190 Ni de Dieu, ni des Rois, il ne craint point la foudre. Ce scélérat caché dans son propre forfait, Jouit secrètement du meurtre qu’il a fait ; Il attend en repos et ce jour, et cette heure, Auquel sa barbarie ordonne que je meure ; 195 Et qu’à la fin défait de deux puissants Rivaux, Il jouisse en plein jour du fruit de ses travaux. Mais ne pouvant trouver cet homicide, 28 En réalité, André de Hongrie ne fut jamais monarque. Il mourut avant le couronnement officiel de la reine. Le pape Clément VI avait décidé de les faire couronner ensemble. Voir Dominique Paladilhe, La reine Jeanne, comtesse de Provence, Paris : Perrin, 1997, p. 48. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 416 Chaque homme que je vois me semble un parricide ; Et mes regards remplis d’un nuage éternel, 200 De tous mes Courtisans, ne font qu’un criminel ; Car dans le mouvement dont mon âme est guidée, L’idée émeut mon œil, et mon œil mon idée. Chaque sens à l’envi me tourmente en tous lieux, Et l’effroi de mon âme effarouche mes yeux ; 205 Même en vous regardant, mon âme est toute émue ; Le meurtrier, ce me semble, est sensible à ma vue. Si j’en crois mes regards, je crois que ce soit vous 29 . LE COMTE. En attendais-je moins d’un Mari si jaloux ? [p. 15] LE ROI. Pardonne à mon transport, mon âme est aveuglée, 210 Un désordre secret l’a toute déréglée. Je n’ai qu’un ennemi dont mon œil soit troublé ; Cependant son objet s’est partout redoublé, Et s’est multiplié jusques à tant d’images, Que je crois voir ses traits dessus tous les visages. 215 Je pensais, te parlant, parler au Sénéchal 30 ; C’est là cet assassin, et c’est là mon Rival ; Son amour, comme au Roi, me peut être funeste. Oui, Comte, son amour n’est que trop manifeste, Ce traître aime la Reine. En serait-il aimé ? LE COMTE. 220 Ce favorable aveu l’aurait trop animé ; Et s’il faut que la Reine écoute son envie, Son amour, comme au Roi, vous coûterait la vie. Voulez-vous que j’enfonce un poignard dans son sein ? LE ROI. Comment exécuter ce dangereux dessein ? 29 Le roi a peur d’être assassiné, soupçonnant chacun de ses courtisans d’être capable d’un parricide. 30 À la scène suivante, le roi joue le même tour au sénéchal : « De grâce, sénéchal, pardonne à mon erreur ; / Tel est ce grand transport où me met ma fureur. / Je pense, en te parlant, entretenir le comte ; / À ce nom odieux ma rage me surmonte », vers 279-282. JEANNE DE NAPLES 417 LE COMTE. 225 Votre Majesté c’est trop faire d’injure, Que la faire trembler sous cette créature. [p. 16] LE ROI. Hé bien, je vous reçois pour un si juste emploi. LE COMTE. De moi, je m’intéresse au parti de mon Roi. Seigneur, ayant votre ordre, il faut, il faut qu’il meure. LE ROI. 230 Allez-en projeter et les moyens, et l’heure. LE COMTE, bas en se retirant. Autant en toi, qu’en lui, je trouve un ennemi. Tremble aussi 31 . LE ROI, seul. Mon amour n’est content qu’à demi. UN GARDE. Seigneur, le Sénéchal . . . LE ROI. Gardes, qu’on me l’amène, J’ai déjà satisfait la moitié de ma haine ; 235 Armons l’un contre l’autre, et forçons ces deux mains, Du col des Potentats, à tomber dans leurs seins. [p. 17] Et puisque leur fureur s’en prend aux diadèmes, Que ces meurtriers de Rois soient les bourreaux d’eux-mêmes. SCÈNE V. LE ROI, LE SÉNÉCHAL. LE ROI. Enfin le Roi d’Hongrie 32 occupe mes États ; 240 Et ravi de l’aveu de tous les Potentats, 31 Comme l’écrivent les frères Parfaict, « ces trois rivaux cherchent l’occasion de s’ôter la vie », Histoire du théâtre français, t. VIII, p. 109. 32 Il s’agit de Louis I er de Hongrie (1326-1382). JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 418 Il se vient ressentir de la mort de son Frère 33 . Mais quoi, de ce rapport à ton visage s’altère ? LE SÉNÉCHAL. Je redoute, Seigneur, et redoute pour vous. LE ROI. Le Ciel a mis ma tête à couvert de ses coups. LE SÉNÉCHAL. 245 Et c’est pourtant sur vous que va choir la tempête ; Un orage si gros fondra sur votre tête ; [p. 18] Et ce vent qu’excita la voix des Potentats, D’une Mer tout de sang couvrira vos États. Il va vous immoler aux mânes de son Frère. 250 Il vous croit son meurtrier, la Reine une adultère. LE ROI. D’où naîtrait le soupçon que ce Prince en conçut ? LE SÉNÉCHAL. Dans la couche du mort sa Veuve vous reçut. C’en est là trop, Seigneur, pour prouver sa créance. LE ROI. J’en saurai bien lever la première apparence ; 255 J’ai joui par hasard de ces lâches beautés Où m’engagea l’objet de tant de cruautés. Cette Veuve en son lit m’appela par caprice. Que si cette coupable a trahi son complice, Ce fut un coup du Ciel, dont le traître abattu 260 A vu sur tout son crime élever ma vertu. LE SÉNÉCHAL. Mais vous avez toujours le salaire d’un crime, bas. Et que j’ai fait tout seul. LE ROI. C’est là ce qui m’opprime. [p. 19] Quiconque est criminel de cette lâcheté, 33 Le frère de Louis I er de Hongrie était André de Hongrie, premier mari de Jeanne I re de Naples. JEANNE DE NAPLES 419 Qu’il jouisse du prix qu’il avait mérité. 265 Traître ! qui que tu sois, parais à ma rencontre. Que dis-je ? il me paraît, tous les jours il se montre, Et d’un sanglant regard me disant son forfait, Me demande le prix du meurtre qu’il a fait. Viens, que je t’introduise au lit d’une lascive, 270 Et que je t’abandonne un cœur dont je me prive ; Je cède cette infâme à tes embrassements, Et l’expose moi-même aux vœux de ses Amants. Adultère ! suis-moi, son Mari te la livre. Tu ne me réponds rien ? Tu ne veux pas me suivre ? 275 Ton âme doute encor des offres que je te fais ? Viens donc à la parole ajouter les effets ; Viens, que j’aille te rendre aux mains de ta Princesse. LE SÉNÉCHAL. Ah ! Seigneur, est-ce à moi que ce discours s’adresse ? LE ROI. De grâce, Sénéchal, pardonne à mon erreur ; 280 Tel est ce grand transport où me met ma fureur. Je pense, en te parlant, entretenir le Comte ; À ce nom odieux ma rage me surmonte 34 ; Et quoique mon courroux semble attaquer autrui, Mon cœur, malgré ma voix, parle toujours à lui. [p. 20] 285 C’est ce meurtrier du Roi. LE SÉNÉCHAL. Je l’ai jugé moi-même. Ce lâche aime la Reine, et bien plus elle l’aime. J’ai pensé, comme vous, que ce secret amour, À qui vous déplorez, aurait ravi le jour ; Sa vie est votre mort, sa mort est votre vie ; 290 Prévenez d’un Rival la prompte et double envie ; Empêchez, par sa mort, qu’il n’attente à vos jours, Et jouisse du prix de ses lâches amours. LE ROI. Quelle main employer ? 34 Voir supra la note 30. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 420 LE SÉNÉCHAL. Point d’autre que la mienne ; Car pourvu que la vôtre en ce point me soutienne, 295 Qu’elle mette ma tête à couvert de la Loi, Je serai le meurtrier d’un assassin de Roi. LE ROI. Fais donc faire ce coup par les gens de ta suite. De tout autre succès laisse-moi la conduite. LE SÉNÉCHAL. Mais le Frère du mort étant dans vos États . . . [p. 21] LE ROI. 300 Je te justifierai de tous ces attentats ; Et sans qu’à lui rien dire il te puisse contraindre, Je mettrai mon complice au point de ne rien craindre. LE SÉNÉCHAL, bas en sortant. Et moi, dans cet amour qui me peut posséder, Je vous mettrai tous deux au point de me céder. JEANNE DE NAPLES 421 [p. 22] ACTE II. SCÈNE PREMIÈRE. LA REINE, LA CATANOISE. LA CATANOISE. 305 Madame, il serait temps d’assurer ma Famille. LA REINE. Tu veux, en l’élevant, précipiter ta Fille ; Quelques empêchements que tu puisses dompter, Ton sang peut bien descendre, et ne saurait monter ; Il ne peut que couler en des routes égales, 310 Et ne peut parvenir à des sources royales. Quoi, la Mer dans son sein tâche à se conserver ? LA CATANOISE. Un vent impétueux la peut bien soulever ; [p. 23] Ne pouvant par ses flots inonder ses rivages, Elle s’élève au Ciel sur le dos des orages. 315 Ainsi votre faveur plus vite que le vent . . . LA REINE. Le vent, et la faveur, n’ont rien que de mouvant ; Leurs infidélités nous sont assez connues ; L’un et l’autre trompeur, nous portent dans les nues 35 . Le vent souffle sur Mer une Montagne d’eau, 320 Par qui, jusques au Ciel, il élève un vaisseau ; Mais l’ayant balancé si proche des Étoiles, Ce fourbe furieux en déchire les voiles, Pilote ce Vaisseau de l’une à l’autre Mer, Et las de s’en jouer, le force d’abîmer. 325 Ainsi cette faveur, dont tu veux l’assistance, Élève un Courtisan avec véhémence ; Et l’ayant emporté jusqu’au Ciel des grandeurs, Lui fait revoir des Cours les vastes profondeurs. Si sa chute excédant la chute du Tonnerre, 330 Ce malheureux retombe au centre de la Terre, Où trouvant à sa course un éternel repos, Qui le mit sous ses pieds, voit un Mont sur son dos. 35 Voir supra la note 27. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 422 LA CATANOISE. Si ma félicité n’a point de consistance, Je crains de reculer au moment que j’avance : [p. 24] 335 Madame, il faut un but où tendent nos projets, Ou tout Terre, ou tout Ciel, tous Princes, ou sujets. Songez qu’un Favori qu’une foule environne, Parmi cent concurrents, garde mal sa personne : Il rencontre à sa tête un tas de fortunés, 340 Qu’un droit de la Nature avait fait ses aînés, Et dont le grand orgueil, fondé sur la naissance, Rebute ses projets, les traite d’insolence, Lui reproche du sang l’originel défaut, Et le pousse plus bas, qu’il ne s’élève en haut. 345 Il a sur ses côtés une foule importune, De qui la multitude étouffe sa fortune, Et par qui ses égaux, marchant autour de lui, Le feront trébucher sous prétexte d’appui. À d’autres prétendants il est encore en proie, 350 De nouveaux Courtisans cheminent sur sa voie ; Et dans leurs pas hâtés le talonnant de près, Sur le point de tout vaincre, arrêtent ses progrès. La Maison de Duras doit être mon asile. LA REINE. Point d’établissement éternel et tranquille. 355 Crois-tu les Rois exempts de soins et de travaux, Et qu’un Sceptre à la main divertisse nos maux ? Considère le gouffre où fondrait ta famille, La Maison de Duras mépriserait ta Fille, [p. 25] Et faisant d’avec elle un divorce éternel, 360 Rendrait, avec le temps, ton débris solennel. Recherche pour ta Fille un hymen plus sortable, Une main qui t’appuie, et non pas qui t’accable 36 . SCÈNE II. LA REINE, LE ROI, LA CATANOISE. LE ROI, les interrompant. Catanoise, apprenez que vous choquez mes yeux, 36 La reine refuse de donner son approbation au mariage proposé entre la fille de la Catanoise et le comte de Duras. JEANNE DE NAPLES 423 Que vous, et vos pareils, me nuisez en ces lieux ; 365 Votre bel art consiste à corrompre des Femmes, À pas de Conquérants vous entrez dans leurs âmes, Où faisant un dégât sur toutes leurs vertus, Vous ruinez des Forts que vous avez battus. Si d’un chaste ennemi, ramollissant les forces, 370 Vous surmontez l’honneur par ses propres amorces ; L’oreille étant gagnée, il faut descendre au cœur, Où l’Amant qu’on y mène entre comme un vainqueur. Il n’est pas étonnant qu’on l’y reçoive en Maître, Si celle qui commande a voulu s’y soumettre, [p. 26] 375 Et puisque la Vertu, qu’on prit à son défaut, Voulut livrer son Fort dès le premier assaut. Vous vous introduisez aux Cabinets des Reines, Où pour premier secret, vous produisez des haines ; Où pour insinuer l’amour d’un Favori, 380 Vous en faites glisser l’amitié d’un Mari. Un Époux, dites-vous, a trop de tyrannie, Et l’honneur n’est enfin qu’une lâche manie : Il faut luire partout, à l’exemple du jour ; Dans toute la Nature épancher son amour ; 385 Et comme le Soleil à chaque œil s’abandonne, Prostituer sa vue à la moindre personne ; Et se communiquant à ce que vous voyons, Départir sa chaleur, comme lui ses rayons. Ce sont là des conseils qu’on réduit en pratique, 390 Et le rare secret de faire une impudique 37 : Mais contre vos conseils la Reine a combattu. LA REINE. Un Mais de cet accent choque assez ma vertu, Et cet air languissant, dont votre cœur s’exprime, Montre bien qu’un jaloux blâme au point qu’il estime, 395 Et que sa passion, très sobre à nous louer, Dit des choses qu’en l’âme il ne peut avouer. [p. 27] LE ROI. Non, non, je vous estime autant que je vous aime, Et croirais, vous blâmant, blâmer la vertu même. 37 « Mais la Catanoise n’était pas belle seulement ; elle était née avec un esprit fin, délié, fait pour l’intrigue », Grand Dictionnaire universel du XIX e siècle, éd. Pierre Larousse, 15 volumes, Paris : Larousse, 1867-1890, t. III, partie I, p. 8. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 424 Je crois que si l’honneur devait choisir un corps, 400 Il ne nous paraîtrait que sous ce beau dehors : Aussi si son contraire avait dû nous paraître, Aux traits de cette infâme on le pourrait connaître. LA CATANOISE. Seigneur, si je vous suis un spectacle odieux, Je puis, en peu de temps, me soustraire à vos yeux. LE ROI. 405 Je saurai bien dompter cette vertu forcée, Qui fait valoir le front, et cache la pensée. J’irai t’illuminer jusques à ces détours Où ton art dresse un piège à de chastes amours. LA CATANOISE. Je ne répondrai plus à qui me déshonore. LE ROI. 410 Quoi, la lâche s’en va ? son remords la dévore ? Et son cœur, par mes yeux à demi découvert, Ne peut plus supporter un abord qui la perd ? [p. 28] SCÈNE III. LE ROI, LA REINE. LE ROI. Madame, il faut bannir cette âme déloyale, Et l’opprobre éternel de la Maison Royale. LA REINE. 415 Seigneur, je l’ai créé, et la veux conserver. Quoi, pour vous satisfaire, il faudrait m’en priver ? LE ROI. Un Dieu, quand il lui plaît, perd bien sa créature. LA REINE. Le droit que j’ai sur elle est de même nature. Je puis bien à mon gré révoquer mon bienfait, 420 Et perdre d’un clin d’œil l’ouvrage que j’ai fait. Mais qu’un autre que moi me force à la détruire . . . JEANNE DE NAPLES 425 LE ROI. Arrêtez, je me trouve hors d’état de lui nuire. [p. 29] Je sais que près de vous tout mon pouvoir est vain : Aussi ne viens-je pas le Tonnerre à la main, 425 Je n’exige, en priant, qu’une seule parole. Daignez, en ma faveur, abattre un tel Idole ; Aussi bien, par ses vœux, aurait-il mérité D’être si précieux à sa Divinité, Et le même néant vaut-il que l’on l’adore. LA REINE. 430 C’est pour l’amour de moi que je veux qu’on l’honore ; C’est moi que ce respect regarde en premier lieu ; Et révérant l’image, on fait honneur au Dieu. D’ailleurs, de ses Conseils vous tenez la Couronne. LE ROI. Moi, par elle régner ! cette faveur m’étonne. LA REINE. 435 On peut vous dispenser d’être son obligé. LE ROI. Et de l’avoir été puis-je être bien vengé ? Il est vrai que sa grâce était bien peu de chose, Et qu’à considérer ses effets et sa cause, On voit évidemment au don qu’elle m’a fait, 440 Que ce fut une injure, et non pas un bienfait. [p. 30] LA REINE. C’est que vous ignorez le prix d’une couronne. LE ROI. Je vois dans sa valeur la main qui me la donne, Et puisqu’elle, une couche, où l’on peut étrangler Tout autant de maris qu’il y en peut aller ; 445 Autour de qui la mort, par de pareils supplices, Empêche qu’un époux n’y trouve de délices, Et fait que celle-là qui tua son Mari Ne donne des plaisirs qu’à son seul Favori. Ce n’est qu’un sénéchal, ou qu’un Comte qu’on aime. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 426 LA REINE. 450 Lâche ! je te démens. LE ROI. Je te démens toi-même. Hors de toi, qui d’André put être le Bourreau ? Ne te souvient-il plus d’avoir fait son cordeau ? Un jour qu’il se trouva sur un pareil ouvrage, Et que ce malheureux t’en demanda l’usage, 455 Ne repartis-tu pas ? il n’est fait que pour vous, Et que pour étrangler un Mari si jaloux 38 . Deux jours après ce Roi, de qui la fin me touche, Ne se trouva-t-il pas étranglé sur sa Couche, [p. 31] Et du même cordeau que toi-même avais fait ? 460 N’est-ce point de ton crime un indice parfait ? Tu ne me réponds rien ? Ah ! Princesse impudique, Il faut que je détruise un abus tyrannique. Je ne veux plus souffrir, qu’à la honte des Rois, Une Femme, en ces lieux, nous impose des Lois ; 465 Je n’ai, sous ton aveu, que le nom de Monarque, Mais j’en veux posséder la véritable marque, Et te faire sentir que tout Époux est Roi. LA REINE. Moi, qu’une Femme ici donne aux Maris la Loi ; Je suis et Femme et Reine, et par ce double titre 470 De tous nos différends je me rendrai l’arbitre. LE ROI. Mais le frère du mort est dans mon intérêt, Il vient à main armée en prononcer l’Arrêt ; Même dès aujourd’hui nous verrons notre Juge, Nous verrons devant lui quel sera ton refuge ; 475 Ton Sénat assemblé par l’ordre de ce Roi, Te soumettra, peut-être, aux rigueurs de la Loi ; Et cherchant à vos maux de sortables supplices, Sa Sentence, avec toi, perdra tous tes complices. Du moins console-toi dans leur double trépas, 480 De voir que tes Amants ne te survivront pas. Il s’en va. 38 Le roi accuse la reine d’avoir tué son premier mari. Voir supra la note 26. JEANNE DE NAPLES 427 [p. 32] LA REINE, seule. Ah ! cruel traitement d’un mari que j’honore ! Peut se peut-il, honneur, que mon âme l’abhorre ? SCÈNE IV. LA REINE, LE COMTE. LA REINE. Ah ! Comte de Duras LE COMTE. Pour qui soupirez-vous ? LA REINE. J’ai droit de soupirer pour mon premier Époux ; 485 Tout barbare qu’il fut, le second le surpasse 39 . LE COMTE. Votre bonté, Madame, a causé son audace. LA REINE. Nommez-moi malheureuse, et rendez-le innocent. [p. 33] LE COMTE. J’entre dans tous les maux que votre cœur ressent : Mais comme de vos maux je prends quelque partie, 490 Votre âme aux mêmes Lois doit être assujettie ; Et de mes déplaisirs empruntant la moitié, Pour ma compassion, me rendre sa pitié. LA REINE. Et quels seraient ces maux ? LE COMTE. Vous le saurez, Madame ; L’ardeur que je ressens va sortir de mon âme. 39 Selon les historiens, Louis de Tarente était brutal et autoritaire. Voir D’Arcy Jonathan Dacre Boulton, The Knights of the Crown : The Monarchical Orders of Knighthood in Later Medieval Europe, 1325-1520, Suffolk : Boydell Press, 2000, p. 214. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 428 495 Si d’un feu dévorant qui me brûle en tous lieux, Vous en voyez déjà la lueur dans mes yeux, Ôtez à mes regards ce superbe avantage ; Faites taire mon front, et taire mon visage ; Réservez cette gloire aux discours des soupirs, 500 Il n’appartient qu’au cœur d’expliquer ses désirs. Si d’un cœur palpitant ces brusques Interprètes Ne sont que discoureurs, que langues indiscrètes, Qui dans leur faux langage étalent quelques appâts, Et qui montrent le mal, et ne le disent pas, 505 Par eux on voit qu’un cœur en est dans les alarmes : Ce cœur commande aux yeux de parler par leurs larmes, [p. 34] Ce cœur ordonne au front de montrer sa douleur ; Mais au lieu d’un discours, ce n’est qu’une couleur, Des désordres de l’âme une faible peinture, 510 Car il dit bien qu’il souffre, et non ce qu’il endure. Au moins si votre esprit m’avait pu concevoir Au défaut de m’ouïr, ou celui de me voir, Vous auriez su l’amour que je porte à ma Reine, Et comme en moi l’amour fît naître de la haine. LA REINE. 515 Ah trop funeste aveu ! Quoi, de l’amour pour moi ? LE COMTE. Oui l’amour est pour vous, la haine est pour le Roi 40 ; J’aime depuis deux ans, sans l’avoir osé dire ; À peine à mes soupirs fiais-je mon martyre ; Quand d’un cœur échauffé je les faisais sortir, 520 Avec timidité je les faisais partir. Aussi c’est en tremblant qu’ils achevaient leur course, Tant il leur déplaisait d’abandonner leur source, Et tant ils s’affligeaient au sortir de mon sein, De voir que vainement ils diraient mon dessein. 525 Ainsi donc sans passer dans une âme fermée, De si douces vapeurs se changeaient en fumée : Que dis-je ? mes soupirs s’étant anéantis, Périssaient presque aux lieux dont ils étaient partis. [p. 35] J’attendais bien l’effet de leur triste langage, 530 Mais ce n’est qu’à demi qu’ils faisaient leur message : 40 Le comte déclare à Jeanne non seulement son amour pour la reine, mais aussi sa haine pour le roi. JEANNE DE NAPLES 429 Ils allaient bien à vous, et n’en revenaient pas ; Mon cœur en renvoyait de nouveaux sur leurs pas ; Et les faisant aller les uns après les autres, Les forçait d’avancer pour rencontrer les vôtres, 535 D’aider leurs compagnons en de tels entretiens, Et de vous demander des nouvelles des miens. Aucun n’apprit de vous ce qu’il voulut apprendre ; Je sus qu’ils mouraient tous, et sans se faire entendre, Et le dernier soupir que j’avais député 540 Me redit en mourant qu’il était rebuté, Et qu’il fallait changer de sens ou de langage. Alors à mes regards je fiai ce message ; Mais comme mes soupirs, ils n’étaient point reçus : Je vis que ces regards n’étaient point aperçus ; 545 Au défaut de tous deux, ma voix parle elle-même ; Et fallut-il mourir, je dis que je vous aime. LA REINE. Tout est coupable en vous, soupirs, regards, et voix ; Votre cœur leur donna de dangereux emplois ; Trop soupirer, trop voir, et trop dire, est nuisible. 550 Songez que je suis Femme. LE COMTE. Ajoutez, insensible. [p. 36] LA REINE. Ô Dieu ! m’avez-vous fait dans la longueur d’un jour Un objet dissemblable et de haine, et d’amour ? Adieu, tout à loisir je saurai vous répondre. LE COMTE, seul. Est-ce pour me flatter, ou bien pour me confondre ? SCÈNE V. LE COMTE, LE SÉNÉCHAL. LE SÉNÉCHAL. 555 Et bien, Comte, la Reine a souffert votre aveu ; Elle a vu dans vos yeux briller votre beau feu ; Et sans point d’autre éclat que celui de la vue, Elle a connu l’ardeur dont votre âme est émue, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 430 Ou du moins vos soupirs. LE COMTE. C’était donc pour ta Sœur. 560 Quand de tous ses appâts serai-je possesseur ! [p. 37] Et quand viendra l’instant où mon âme ravie . . . LE SÉNÉCHAL. Vous feignez ; ce moment n’est pas dans votre vie. Ma Sœur et moi voyons d’un œil bien inégal ; Ses yeux sont de Maîtresse, et les miens de Rival ; 565 Mais des yeux si perçants, qu’ils entrent dans votre âme. Il est vrai que vos feux jettent assez de flamme, Et que le grand éclat qu’ils poussent en tous lieux Les fait bien remarquer à quiconque a des yeux. LE COMTE. Si je n’aime ta Sœur, que le Ciel me confonde, 570 Et que Dieu, par ma mort, étonne tout un monde. Pour te donner encor des matières de foi, Sache l’ordre inhumain que j’ai reçu du Roi ; Il connaît ton amour, il en veut à ta vie ; Sans l’amour de ta Sœur, je te l’aurais ravie ; 575 Ou si mon amitié n’eût retenu mon bras . . . LE SÉNÉCHAL. Cet avertissement ne me surprendrait pas ; Et sachez que l’auteur de ce grand stratagème, Au lieu de nous détruire, y périra lui-même. Il m’avait ordonné de vous faire égorger 41 . [p. 38] LE COMTE. 580 Nous nous saurons soustraire à ce trouble danger ; Dans nos deux intérêts, la Reine est engagée, Et d’un persécuteur se voudrait voir vengée. Apprends donc, Sénéchal, qu’il ne tiendra qu’à toi, Que Naples dans demain ne te couronne Roi. 585 La Reine, par ma voix, te promet sa Couronne : Oui, ta propre Princesse à tes vœux s’abandonne, Elle t’offre son Sceptre avecque son amour ; Tu sais que son Époux est indigne du jour. 41 Les deux rivaux sont maintenant au courant du stratagème du roi. JEANNE DE NAPLES 431 Si tu le veux tuer, tu possèdes la Reine 42 . LE SÉNÉCHAL. 590 Sous ces conditions sa perte est bien certaine. Comte, le Roi n’est plus. LE COMTE. Vous êtes donc mon Roi. Mais avant que sa mort m’expose à votre Loi, Avant que sa Couronne aille sur votre tête, D’un Prince, votre ami, recevez la Requête. 595 La Royauté, ce semble, est un fleuve d’oubli, Où tout homme nageant se trouve enseveli, Où d’un vieux souvenir, nos âmes délivrées, D’une boisson de Roi se sentent envirées : [p. 39] Cette douce liqueur qu’on avale à longs traits, 600 Envoie à nos esprits de si charmants portraits, Que le cerveau saisi des vapeurs de la gloire, De ce qu’on fut jadis, étouffe la mémoire. Donnez-moi votre Sœur. LE SÉNÉCHAL. Ah ! Comte, elle est à vous ; Un lien éternel doit durer entre nous ; 605 Et quelque éloignement que fassent nos naissances, Nous en devons souffrir les trop longues distances ; Et mettant notre amour entre deux volontés, Réunir de nos cœurs les deux extrémités. Mais, rival trop grossier, je connais ta malice ; seul. 610 Je te vais ruiner, par ton propre artifice ; Et malgré tes efforts, je veux jeter sur toi Tout le poids d’une mort que tu pousses sur moi 43 . 42 Le comte, lui aussi, essaye de triompher de ses deux rivaux par une ruse. 43 Chacun des trois rivaux est conscient du stratagème des deux autres. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 432 [p. 40] ACTE III. SCÈNE PREMIÈRE. LA REINE, seule. Que mon âme est confuse, et que ma vue est sombre ! Il croit que mon jaloux est devenu mon ombre ; 615 Comme ce défiant m’accompagne en tous lieux, Je le crois voir partout où j’arrête mes yeux. Retire-toi de moi, trop importune image ; Esprit d’obscurité, cherche ailleurs de l’ombrage, Cesse de m’épier, de me voir, de m’ouïr ; 620 D’un objet éloigné veux-tu même jouir ? Ne peux-tu point souffrir que je songe à moi-même ? Et ton bizarre amour voudra-t-il que je m’aime ? Trop sensible contrainte où me met mon malheur ! Je ne puis exprimer ma joie, ou ma douleur. 625 De tous mes sentiments, ce fâcheux Interprète, M’ose bien condamner, ou parlante, ou muette : [p. 41] Quand sans dessein ma vue erre de toutes parts, Il croit que sur quelqu’un j’attache mes regards ; Son âme penserait, tant elle est alarmée, 630 Qu’un soupir de mon feu ferait quelque fumée ; Et prenant de mon sens un injuste retour, Qu’un élan de douleur est un élan d’amour 44 ; Mais, ombre qu’un jaloux entretient à ma suite, Rends-moi libre un moment, ta présence m’irrite. 635 Me laissant seule ici, de qui peux-tu douter ? Si tu ne me vois pas, tu pourras m’écouter, Et redire au Tyran, qui te tient à ses gages, Que sans point de vapeurs il se fait de nuages, Et que les visions que se font des jaloux 640 Procèdent bien plus d’eux, qu’elles ne font de nous. Adieu, retire-toi, j’ai peur qu’il ne survienne, Et qu’il ne pense encor que quelqu’un m’entretienne ; Car son âme ombrageuse est si faite aux transports, Que son œil peut bien prendre une ombre pour un corps. 645 Tyran 45 trop soupçonneux, de qui l’ombre me garde, Rappelle mon témoin, ma vertu me regarde ; 44 L’esprit d’obscurité dont parle la reine représente sa sensibilité à la manière dont chacune de ses actions peut être mal interprétée par les trois rivaux. 45 Il s’agit du roi de Naples. JEANNE DE NAPLES 433 Et me suivant toujours dans tous mes entretiens, Je crains plus ses regards, que je ne crains les tiens. [p. 42] SCÈNE II. LA REINE, LE ROI, masqué et déguisé. LE ROI, le poignard à la main. Allons, mon désespoir, où la fureur m’entraîne. LA REINE. 650 Et quoi, lâche officier, attenter sur ta Reine ! Gardes . . . LE ROI. Si vous parlez, je vais vous poignarder. LA REINE. Par quel ordre ? LE ROI. Le Roi me l’a pu commander. Qui mérite la mort, la doit prendre avec joie, Et doit remercier qui l’offre, et qui l’envoie. [p. 43] LA REINE. 655 Enfin tes sentiments m’ont été découverts ; Je connais, à t’ouïr, le Maître que tu sers ; Son cœur paraît entier dans la bouche d’un traître. LE ROI. Ah ! gardez d’offenser votre Époux et mon Maître ; Je représente ici la Personne du Roi ; 660 Et vous parlez à lui, quand vous parlez à moi. LA REINE. Je vois qu’avec grand art tu fais son personnage, Puisque même ta voix contrefait son langage : Mais pour former de vous deux semblables portraits, La Nature en naissant t’en dût donner les traits. 665 Mais quoi ? diffères-tu de m’ôter une vie . . . JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 434 LE ROI. Hé bien, par son aveu, je suivrai votre envie. Voilà votre trépas que je porte à ma main, Par un coup de poignard j’ouvrirai votre sein ; Et sans cesse suivant les détours de votre âme, 670 J’irai dans vos esprits rechercher votre flamme, Et sondant par le fer jusques dans votre flanc, Éteindre votre feu par votre propre sang. [p. 44] Oui, bientôt par ta mort je vaincrai ton audace ; J’irai bientôt ôter ton cœur hors de sa place, 675 Y voir avecque soin ses secrets mouvements, Y rayer tous les noms de tes lâches Amants ; Et pendant que mes mains le tiendront sous la presse, Comment sous cette géhenne 46 il dira sa tristesse ; Et s’il conserve encore un reste de désirs, 680 Auquel il fera part de ses derniers soupirs. LA REINE. Il n’est pas malaisé de le faire connaître. Ce cœur qu’on veut percer n’est enfin qu’à ton Maître ; Dis-lui que pour lui seul j’ai d’innocents désirs, Et qu’il est seul l’objet de mes derniers soupirs. LE ROI. 685 C’est dans ce sentiment qu’il faut cesser de vivre, Un autre mouvement pourrait bientôt le suivre. Ainsi je veux t’ôter ce funeste loisir, Auquel en leur faveur paraîtrait ton désir. Meurs donc pour ton Époux ? LE SÉNÉCHAL, entrant. Ah ! malheureux, arrête, 690 Il y va de ta vie. [p. 45] LE ROI, sortant. Il y va de ta tête. Sais-tu que j’exécute un ordre de mon Roi ? Et qu’on s’attaque à lui, quand on s’attaque à moi ? 46 Souffrance intense, intolérable. JEANNE DE NAPLES 435 SCÈNE III. LA REINE, LE SÉNÉCHAL. LE SÉNÉCHAL. Par un rare honneur je vous sauve la vie. LA REINE. De quoi vous vantez-vous ? vous m’avez mal servie ; 695 Vous-même avec accru la rigueur de mon sort. S’il est vrai que ma vie est pire que ma mort, Tous les jours dans mes vœux je réclame cette heure ; Et quand ma destinée ordonne que je meure, Son soin injurieux me suscite un secours, 700 Dans le regret qu’elle a de voir finir mes jours. Faut-il en cet instant qu’il faut cesser de vivre, Que d’une prompte mort mon malheur me délivre ? [p. 46] Et par là me montrant du caprice et de l’art, Que je vive toujours par ordre, ou par hasard ? LE SÉNÉCHAL. 705 Ne vous souvient-il plus d’être encor Souveraine ? LA REINE. Je n’aurai que sur moi l’autorité de Reine ; En vain ma dignité me crie à haute voix, Que j’ai mis mon Mari dans le nombre des Rois, Qu’on le voit sous mes pieds de même que la Terre, 710 Que je puis l’accabler par un coup de Tonnerre, Et portant mon empire à d’horribles effets, Renverser, et l’Idole, et l’Autel que j’ai faits. La Vertu de sa part me présente une chaîne, Et si je ne la suis, elle-même m’entraîne. 715 Commande, me dit-elle, au Trône où tu t’assieds, Vois-y, comme absolue, un Monarque à tes pieds ; Mais voyant ton Époux, dépose ton audace, Abandonne le Trône, et cède-lui ta place ; Et d’un profond respect, adorant ton vainqueur, 720 Du rang où tu l’as mis, place-le dans ton cœur 47 . 47 Selon les historiens, Louis de Tarente fit tout pour s’emparer du pouvoir des mains de la reine. Voir Léonard, Les Angevins de Naples, pp. 360-362. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 436 LE SÉNÉCHAL. Mais si c’était le Roi, qui sous l’habit d’un traître . . . [p. 47] LA REINE. J’honore mon Époux, honorez votre Maître ; Je l’ai bien reconnu, mais l’ayant fait mon Roi . . . LE SÉNÉCHAL. Quoi, toujours vos vertus vous donneront la Loi ? 725 Je viens donc vous servir en dépit de vous-même, Et garder, malgré vous, l’honneur du Diadème. Oui, j’y suis obligé, j’agis comme sujet. LA REINE. Et comme tel quittez cet insolent projet ; Comme tel tenez-vous où vous met la naissance ; 730 Et comme tel enfin redoutez ma puissance. LE SÉNÉCHAL. Ah ! Madame, il est temps de dire mon secret ; Quelque effort que je fasse, il m’échappe à regret. J’aime, et ce grand amour tout pareil à la flamme . . . LA REINE. Taisez-vous, insolent. LE SÉNÉCHAL. J’en ai trop dit, Madame ; [p. 48] 735 Il serait malaisé de me mieux exprimer. Comment dire autrement que j’ai pu vous aimer ? Quoique j’eusse entrepris de vous cacher mon âme, Et d’ôter tout passage aux lueurs de ma flamme, Je n’ai pu m’empêcher de pousser un soupir ; 740 Ma passion a pris ce moment de loisir, Et sous ce triste son cachant son stratagème, Au lieu de respirer, j’ai dit que je vous aime. Si je pouvais reprendre un si subtil trompeur, Mon sein contraindrait mieux cette ardente vapeur ; 745 Et cet air amoureux, par lequel je respire, Ne ferait plus la voix dont s’entend mon martyre ; Le rendant à ce sein qui l’a fait soulever, Mon cœur lui prescrirait de s’y mieux conserver ; Et lui faisant sentir le péril de sa course, JEANNE DE NAPLES 437 750 Enfin l’obligerait de périr dans sa source. Si tel que meurt sous terre un grand vent enfermé, Ou si tel que s’éteint un brasier allumé, Ce soupir condamnant sa propre véhémence, S’étoufferait soi-même au lieu de sa naissance : 755 Mais, malgré moi, mon feu s’est à la fin montré, Mon amour est sorti, vous l’avez rencontré. Il est vrai que de honte il ne veut plus paraître ; Aussi bien feignez-vous de ne le pas connaître : Toutefois cet amour s’est si bien révélé, 760 Qu’il se pourra vanter de vous avoir parlé. [p. 49] LA REINE. Insolent ! ce discours te coûtera la vie. LE SÉNÉCHAL. Et quoi, Madame, au point que je sers votre envie, Que je vais par votre ordre assassiner le Roi . . . LA REINE. Et qui, sous mon aveu, t’a donné cet emploi ? LE SÉNÉCHAL. 765 Je l’ai reçu du Comte, et sous cette promesse Que vous m’épouseriez. LA REINE. Malheureuse Princesse ! SCÈNE IV. LA REINE, LE SÉNÉCHAL, LA CATANOISE. LA CATANOISE. Le Roi n’est plus, Madame, il est assassiné 48 ; L’assassin, je l’ignore. [p. 50] LA REINE. Et je l’ai deviné. Te crois-tu 49 délivré d’un mortel adversaire ? 48 En réalité, le roi n’est que blessé. 49 La reine s’adresse au sénéchal. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 438 770 Et d’un meurtre si grand attends-tu ton salaire ? D’un tel assassinat demandais-tu le prix ? Tu te fais, assassin, ton remords t’a surpris ; Et cet étonnement, sous qui ton cœur s’opprime, T’expose chaque instant la grandeur de ton crime. LE SÉNÉCHAL. 775 Moi, l’auteur de sa mort ! LA REINE. Je ne connais que toi. Tu portes tous les traits d’un assassin de Roi ; S’il en faut présumer sur l’air de ton visage, J’y vois quelques crayons de ton premier ouvrage 50 . Si tu veux te ravir à mon double courroux, 780 Assassin de deux Rois, rends-moi des deux Époux ? [p. 51] SCÈNE V. LE ROI, LA REINE, LE SÉNÉCHAL, LA CATANOISE. LE ROI, rentrant découvert. Ô Dieu ! je suis blessé, mais ma plaie est légère. LA REINE. Quelle est la main, Seigneur ? LE ROI. Évite ma colère, Et garde qu’en ton sein je ne porte la mort. LA CATANOISE. Dérobez-vous, Madame, au cours de son transport. 785 L’excès de sa douleur trouble sa fantaisie. LE ROI. Ne t’imagine pas que j’entre en frénésie ; Si ce n’est qu’avec l’affront qu’on fait à ma maison, M’ayant ravi l’honneur, m’ôte encor la raison. 50 La reine accuse le sénéchal d’avoir assassiné André de Hongrie, son premier mari. Voir supra la note 26. JEANNE DE NAPLES 439 [p. 52] Meurtrier, qui que tu sois, achève ici ta route, 790 Viens voir comme mon sang ne sort que goutte à goutte, Viens jusque dans sa source éteindre la chaleur, Par l’ombre de la mort en ternir la couleur ; Et s’il est vrai qu’au fiel notre colère habite, Perdre toute l’humeur dans mon âme s’irrite ; 795 Aussi bien ma fureur qui cherche à se nourrir, Ne se pourra saouler, qu’en te voyant périr. SCÈNE VI. LE ROI, LA REINE, LE SÉNÉCHAL, LE COMTE, LA CATANOISE. LE COMTE, entrant l’épée à la main. Où se cache un meurtrier soustrait à mon épée ? LE ROI. Ah ! mon lâche ennemi, ton attente est trompée ; Je vis, et tu mourras par la main de ton Roi. LE COMTE. 800 Ah ! Sire, dans mes yeux vous voyez mon effroi ; [p. 53] Le coup que j’ai tenté m’a paru légitime, Et tout autre à ma place aurait commis ce crime. Le poignard à la main, la fureur dans les yeux, Sous un déguisement vous sortiez de ces lieux ; 805 J’ai pensé qu’un meurtrier échappait au supplice, Et vous tuant, ôter ce soin à la Justice 51 . LA REINE. Et quoi, Seigneur, vous-même aviez fait ce dessein ? LE ROI. Oui, j’avais projeté de te percer le sein : Mais malgré ce délai, cette mort différée, 810 Pour être suspendue, en est plus assurée ; Chaque instant que ta vie a pris pour s’allonger, M’a fourni, pour ta mort, plus de temps à songer. 51 Le comte prétend qu’il n’avait pas reconnu le roi puisque celui-ci était déguisé. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 440 LE COMTE. Celle que vous bravez est ici Souveraine. LE SÉNÉCHAL. En effet, redoutez le pouvoir de la Reine ; 815 Si ses commandements . . . LA REINE. Ah ! Tout beau mes sujets, À vous l’obéissance, à moi sont les projets. [p. 54] Quand je voudrai régner, j’en saurai la pratique, Et bientôt ruiner un pouvoir tyrannique. Toi qui de ma vertu fais une lâcheté, 820 Garde de plus choquer ma souveraineté ; Et qu’à la fin mon bras, lassé de te défendre, D’où je t’ai fait monter, ne te fasse descendre. LE ROI. Ah ! surcroit pitoyable où vous portez mes maux ! Dieu ! m’avez-vous soumis au joug de mes Rivaux ? 825 Et faut-il qu’une Femme, avec sa tyrannie, Ait le droit de régner, pour vivre en impunie ? LA REINE. Respecte mon titre, et redoute ma Loi. LE ROI. Je renonce aux deux noms, et d’Époux, et de Roi ; Je n’ai pour le premier qu’une honteuse marque, 830 Et n’ai pour le second qu’un titre de Monarque. Je cède l’un et l’autre à tes deux Favoris : Femme, et Reine, voilà tes Rois et tes Maris. Et vous, mes fiers Rivaux, partagez votre proie ; C’est un triste butin que je quitte avec joie, 835 Si pour vos passions mon amour complaisant Vous acquitte envers moi d’un semblable présent. [p. 55] LA REINE. Enfin me portant de l’amour à la haine . . . LE ROI. Superbe ! ordonne donc qu’on me mette à la chaîne ; Mais sache que ma main tient encor un poignard, JEANNE DE NAPLES 441 840 Que je puis triompher sous ce triste étendard, Et que par toi souffrant le trépas d’un Esclave, Je puis percer le cœur de celle qui me brave. LE COMTE. Toute cette fureur que vous lui témoignez Montre votre impuissance. LE SÉNÉCHAL. Et qu’en vain vous régnez, 845 Seigneur, sans ce respect. LE ROI. Que feriez-vous, mes Maîtres, Qui de mes Confidents, vous êtes faits des traîtres ? Et qui vous noircissant, par un double délit, Avez mis en partage, et mon Trône, et mon Lit ? Je ne rencontre ici qu’une troupe ennemie, 850 Où d’un gros caractère on lit mon infâmie. [p. 56] Toi-même, intelligente, artisane d’amour, C’est par toi qu’un Démon peut désoler la Cour. LA CATANOISE. En vain votre courroux étale sa furie. LE SÉNÉCHAL. Nous nous saurons soustraire à votre barbarie. LE COMTE. 855 Et contre des Tyrans nous maintiendrons nos droits. Seigneur, nos lâchetés déshonorent les Rois ; Pourquoi m’ordonniez-vous la mort du Connétable 52 ? LE SÉNÉCHAL. À moi celle du Comte ? LE ROI. Ah couple détestable ! Je te veux dévouer à mon ressentiment, 860 Et perdre la Maîtresse aussi bien que l’Amant : Mais pour donner quelque ordre au cours de ma colère, 52 Grand officier de la Couronne. Le comte parle du sénéchal. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 442 Je veux perdre le Fils, ayant perdu la Mère, Sacrifier le Comte après le Sénéchal, Et m’immoler ainsi l’un et l’autre rival. 865 En vain vous liguez-vous pour me vouloir détruire ; Qui veut tromper autrui, pourra bien se séduire. [p. 57] Et toi qui sans frayeur vois périr tes Maris, Sache qu’on te peut perdre après tes Favoris. LA REINE, s’en allant. Ah qui peut résister à tant de barbarie ! 870 Hé bien je me soumets aux lois du Roi d’Hongrie 53 . Oui, lâche, ta fureur m’abandonne à ses Lois, Sur cet espoir que j’ai qu’il vous perdra tous trois. LE ROI, sortant. Je consens que ce Roi se fasse notre Arbitre. Du moins qu’on plaigne un Roi qui n’en a que le titre, 875 Et de qui l’impuissance, avec tous ses projets, L’a vu comme arrêté par ses propres sujets. 53 Voir supra les notes 31 et 32. JEANNE DE NAPLES 443 [p. 58] ACTE IV. SCÈNE PREMIÈRE. LA REINE, LA CATANOISE. LA REINE. Enfin le Roi d’Hongrie est entré dans la Ville ; Puis-je dans mon palais rencontrer quelque asile ? Quoi, le Comte, et ton Fils, se sont ici mes Rois, 880 Et pour un étranger ils m’y donnent des Lois ? Sans mon consentement introduire ce Prince. LA CATANOISE. Il en faut donc blâmer toute votre Province. Ce Prince, accompagné de dix mille Chevaux, Parmi tout le Royaume a passé sans travaux : 885 J’ai vu même ce Prince au milieu de la place, Applaudi comme un Dieu par votre populace, [p. 59] Avec ce nom fameux de son Libérateur. LA REINE. Vient-il dans mes États comme un usurpateur ? N’importe, je suis Reine, et malgré l’impuissance 890 Où de deux faux amis me met l’intelligence, Malgré cette révolte où montent mes sujets, D’un Monarque étranger je brave les projets. SCÈNE II. LA REINE, LA CATANOISE, LE COMTE, LE SÉNÉCHAL. LA REINE. Hé bien, mes Souverains 54 , cessé-je d’être Reine ? Venez-vous commander à votre Souveraine ? 895 Et tous deux m’imposant une honteuse Loi, Venez-vous me soumettre au joug d’un nouveau Roi ? LE COMTE. Le peuple l’a reçu comme un Dieu tutélaire ; 54 La reine s’adresse au comte et au sénéchal d’un ton sarcastique. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 444 Vous savez l’insolence où se porte un vulgaire, [p. 60] Qu’à l’égal des torrents un peuple entraîne tout, 900 Qu’un Souverain à peine y peut rester debout ; Que le Sceptre à la main, la Couronne à la tête, Y sont comme roseaux qu’agite une tempête, Et qu’un Trône y ressemble un grand corps de rocher Que de sa masse un vent a voulu détacher. 905 Ce Conquérant nous suit avecque cette audace Que lui peut inspirer un gros de populace ; Cet amas de mutins inonde en ce Palais. LA REINE. Sachez que mon esprit ne s’étonna jamais. LE COMTE. Il entre ; ses regards ne montrent que vengeance. LA REINE. 910 N’importe, nous verrons qui craindra sa présence. [p. 61] SCÈNE III. LA REINE, LE COMTE, LE SÉNÉCHAL, LA CATANOISE, LE ROI D’HONGRIE avec toute sa suite. LA REINE, abordant le Roi d’Hongrie. Seigneur, après le cours de nos inimitiés, Daignez considérer une Veuve à vos pieds ; Et d’un bruit imposteur détruisant tous les charmes, Croyez-en mes soupirs, aussi bien que mes larmes. LE ROI D’HONGRIE. 915 Lascive 55 , lève-toi, je ris de tes douleurs, Et brave également tes soupirs et tes pleurs ; Ton sexe est trop fertile en de si vains langages, Et des discours si mols 56 redoublent mes ombrages. N’attends pas que j’arrive avec cette douceur 55 Qui est empreint d’une grande sensualité. 56 Qui manque d’énergie, de vitalité. Dans la langue courante, on utilise « mou » et « mous ». L’adjectif « mol » est utilisé devant un nom masculin singulier commençant par une voyelle. JEANNE DE NAPLES 445 920 Que demandent des noms de Beau-frère et de Sœur 57 ; Que pour premier accueil je te traite de Reine ; Je n’ouvre dessus toi que les yeux de ma haine, [p. 62] Si regardant l’objet qui m’a déshonoré J’ose bien blasphémer où j’aurais adoré. LA REINE. 925 Roi, de quelque côté que votre œil me contemple, Je n’ai rien dont l’abord dût profaner un Temple ; Et sans prétendre ici de vous humilier, Vous méprisez l’Autel où vous devriez prier. LE ROI D’HONGRIE. Lâche Divinité qui veux qu’on t’idolâtre, 930 Qui prétends qu’à tes pieds un Roi se doive abattre, Pourquoi te figurer qu’un culte te soit dû ? Tu n’as sur tes Autels que du sang répandu ; À de pareils encens ton âme accoutumée En reçoit dans ta Cour l’odeur et la fumée. 935 Il est vrai que ses vœux me sont assez connus : On t’idolâtre ici comme une autre Vénus 58 . LA REINE. N’ayant pu vous porter à quelque révérence, De la Divinité j’ai la toute-puissance : Je puis vous témoigner que je règne en ce lieu, 940 Et de mes actions ne rends compte qu’à Dieu. Je n’ai pour Souverain que ce Maître du monde, C’est là la seule base où mon Trône se fonde. [p. 63] Les plus grands Potentats, tous ces fameux Rivaux, Quelques puissants qu’ils soient, ne sont que mes égaux ; 945 Encore en ces États, dont ils sont les Monarques, Ils ont en dépendance, et leur titre, et leurs marques. 57 Le premier mari de Jeanne était le frère du roi de Hongrie. 58 Dans la mythologie romaine, la déesse de l’amour, de la beauté féminine et de la séduction. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 446 Les Électeurs 59 , les Grands 60 , les Milords 61 , les Bassas 62 , Satrapes 63 , Palatins 64 , tous ces Chefs des États, Nous montrent que leurs Rois sont de vaines Idoles, 950 À qui des Conseillers limitent leurs paroles ; Et qu’à l’égal des Dieux, qu’on met sur des Autels, Ils donnent un spectacle aux regards des Mortels. Naples, dans sa grandeur, se règle sur la France ; L’un et l’autre Royaume est dans l’indépendance. 955 Pour le vôtre son droit est assez bien borné, Et c’est un peuple enfin qui vous a couronné. Vous lui prêtez la foi, le mien me rend hommage, Je suis Reine par moi, vous un Roi par suffrage 65 . Si la Nature et l’Art faisant chacun leur trait, 960 Vous êtes le crayon dont je suis le portrait. Ainsi craignez en moi ce qu’a fait la Nature, Et de l’art qui vous fit j’aimerais la figure. LE ROI D’HONGRIE. Superbe, ton pouvoir a pu se signaler ; Tout ce que peut le Trône a voulu s’étaler. 965 Tu feignis qu’on doutait de ta toute-puissance, Tu voulus démentir cette fausse créance, [p. 64] Et témoigner enfin que qui sait bien régner, À la maxime et l’art de ne rien épargner. La mort de ton Mari fut un coup d’absolue. LA REINE. 970 J’en ferais un aveu, si je l’avais voulue ; Je ne redouterais que mon seul repentir, Et que le bras d’un Dieu ne me le fît sentir. Au-delà de la main qui lance le Tonnerre, J’honore et ne crains point les Maîtres de la Terre ; 975 Tu viens accompagné de dix mille chevaux, 59 Les princes et les évêques qui avaient le droit d’élire l’empereur du Saint Empire germanique. 60 Personnes qui ont une importance sociale ou politique. 61 Titre donné en France aux lords et pairs d’Angleterre. 62 C’est-à-dire « bachas » ou « pachas », titre d’honneur qui se donne en Turquie à des personnes considérables. 63 Gouverneurs des provinces dans l’Empire perse. 64 Personnes revêtues d’un office dans le palais d’un souverain. 65 Louis I er était roi de Hongrie de 1342 à 1382 et roi de Pologne de 1370 à 1382. JEANNE DE NAPLES 447 Et de plus assisté par mes propres vassaux. Mais malgré l’union d’une double assistance, Puisque je puis mourir, je crains peu ta puissance. Oui, contre mes desseins unissez vos projets. 980 Je veux vous faire voir qu’on règne sans sujets ; Et quand un peuple ému nous ôte un Diadème, Qu’on reste pour le moins maîtresse de soi-même. LE ROI D’HONGRIE. Tous tes peuples lassés de ton gouvernement, D’un cœur impatient veulent ce changement ; 985 Tes sujets opprimés me demandent ta tête. LE COMTE. Et qui d’eux tous, Seigneur, t’a fait cette Requête ? [p. 65] Tout ce peuple assemblé, désire avecque toi, Qu’on recherche avec soin tous les meurtriers du Roi. Mais que nos habitants en veuillent à leur Reine, 990 As-tu bien présumé qu’elle ait causé leur haine ? Qu’un peuple répandant le beau sang de ses Rois, Soumette sa Princesse à la rigueur des Lois ? Qu’en ce cas, secondant une rage étrangère, Ils veuillent l’immoler aux mânes de ton Frère ? LE SÉNÉCHAL. 995 S’il lui faut une mort pour le pacifier, Cherche-lui d’autre sang pour lui sacrifier. LA REINE. Faut-il qu’un scélérat 66 vante mon innocence, Et que qui me trahit, épouse ma défense ? Ah ! tu portes ma vie à la hauteur d’un prix, 1000 Où, s’il faut atteindre, on la tient à mépris. S’il faut vivre par toi, je veux cesser de vivre ; Je ne veux rien devoir au traître qui me livre. Toi, m’arracher au piège où tu m’as pu jeter ! Ah ! ne me vendais-tu, que pour me racheter ? LE COMTE. 1005 Seigneur . . . 66 Qui a commis ou est capable de commettre des crimes ou de mauvaises actions. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 448 [p. 66] LA REINE. Je vous défends de prendre ma querelle, Votre fausse amitié n’est que trop infidèle ; Vous vous trompez tous deux, en me voulant tromper. LE ROI D’HONGRIE. En quelle obscurité vient-on m’envelopper ? LE COMTE. Seigneur, de ce forfait, la Reine est innocente. LE ROI D’HONGRIE. 1010 L’assassin ? SCÈNE IV. LA REINE, LE ROI D’HONGRIE, LE ROI DE NAPLES, LE COMTE, LE SÉNÉCHAL, LA CATANOISE. LE SÉNÉCHAL. Le voici qu’on vous le représente ; [p. 67] Par son propre malheur il est ici conduit 67 . LE ROI D’HONGRIE. Hé bien, meurtrier de Roi, ton supplice te suit, Puisque le Ciel t’amène au pouvoir de ton Juge. LE ROI DE NAPLES. Seigneur, entre vos mains je cherche mon refuge. LE ROI D’HONGRIE. 1015 Toi, l’opprobre du monde entre tous les humains, Qui sur un Sanctuaire osas poser tes mains ! Et cependant ton bras qu’armait quelque furie, Se promet un asile après sa barbarie ! Ah ! pour te mieux punir, pour garder même Loi, 1020 Que ne suis-je sujet ? et toi que n’es-tu Roi ? 67 Le sénéchal accuse le roi de Naples d’avoir assassiné le frère du roi de Hongrie. JEANNE DE NAPLES 449 LE ROI DE NAPLES. Je le suis, ou du moins rappelant ma mémoire, J’ai quelque souvenir de cette vieille gloire Rendu le triste objet d’un étrange attentat, Vous voyez un sujet jadis un Potentat. 1025 Je suis comme arrêté par l’ordre de la Reine. LE ROI D’HONGRIE. Ah ! grand Dieu, quelle Cour ! et quelle Souveraine ! [p. 68] Quels sujets ! quels États ! quelles enfin leurs Lois, D’y prendre, et d’y tuer des Maris et des Rois ! LE SÉNÉCHAL. Voilà votre ennemi ; que fait votre colère 1030 À l’objet d’un Époux qui tua votre Frère ? LE ROI D’HONGRIE, au Roi de Naples. Ah victime d’horreur qu’embrasse mon courroux ! L’apparence en dit trop qui te dit son Époux, Cette accusation n’est que trop légitime, Puisqu’elle te donna l’intérêt de ton crime ; 1035 Et que te rendant trop, pour si lâche emploi, D’un meurtrier de Monarque elle te fit un Roi. LE ROI DE NAPLES. Est-ce à moi que l’on parle ? LE ROI D’HONGRIE. À toi-même, à toi-même, Qui pour le prix de sa mort reçus le Diadème ; Et qui trop bien payé d’un énorme délit, 1040 Envahis de mon Frère, et le Trône, et le Lit. Tu n’avais point de don digne d’une Couronne ; Et d’ailleurs la Vertu n’élève ici personne, [p. 69] Ici les plus méchants sont les plus fortunés, Et des meurtriers de Rois s’y trouvent couronnés. LA REINE. 1045 On a beau discourir contre mon innocence, Ma gloire qu’on accuse affecte le silence ; Cette même vertu de qui tu veux douter, Ne veut plus te parler, ni même t’écouter. Pour celle d’un Mari qu’un insolent outrage, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 450 1050 Je me veux opposer au cours de son langage ; Et repoussant les traits sur un tel délateur, Au lieu de l’accusé, perdre l’accusateur. LE ROI DE NAPLES. Ah ! lâche Partisane, abandonne la mienne ; Et s’il te faut parler, n’embrasse que la tienne. 1055 L’emploi que tu perdras est assez délicat ; D’ailleurs le mendiant des mains d’une ennemie, Je recevrais ma gloire avec quelque infâmie ; Et je tiendrais à honte, aussi bien qu’à bonheur, Qu’une âme sans vertus me remît en honneur. 1060 Toi-même es criminelle, et voilà tes complices 68 . LE ROI D’HONGRIE. Ô Dieu ! pour une mort faut-il tant de supplices ? [p. 70] Assassins . . . LE COMTE. Jusqu’à nous votre erreur s’étendrait. Et quoi, sur sa parole, un jaloux nous perdrait ? Par quel raisonnement nous rendrait-il coupables ? 1065 Qu’avons-nous de pareil, pour être ses semblables ? LE ROI DE NAPLES. Serais-je criminel, pour porter un bandeau ? LE SÉNÉCHAL. Attendez-vous qu’un mort s’élève hors d’un tombeau ; Que sortant d’un séjour et sanglant et visible, Où l’entrée est facile, et l’issue impossible, 1070 Il vous vienne annoncer quelle main l’étouffa ? LE ROI D’HONGRIE. Sans voir les combattants, je vois qui triompha ; C’est toi qui remportas le fruit de la victoire, Qui reçus du combat la dépouille et la gloire, Et qui par ce grand meurtre achevant tes travaux, 1075 Eus cette jouissance où tendaient trois Rivaux. 68 Le roi de Naples accuse sa femme, le comte et le sénéchal d’avoir tué le frère du roi de Hongrie. JEANNE DE NAPLES 451 LE ROI DE NAPLES. Daigne donc regarder ce qu’un Sceptre me coûte, Si le gain que j’en fais t’a fait naître ce doute. [p. 71] En effet, malheureuse, où va ton amitié ? LE ROI D’HONGRIE. Je suis moi-même au point de me faire pitié. 1080 Frère, dont la vengeance est tout ce qui m’amène, Faudrait-il qu’à ma honte elle soit incertaine ? Et que m’étant chargé d’un reproche éternel, Je perde un innocent au lieu d’un criminel ? Du moins fais-moi sentir quel est ton homicide, 1085 Et ces Esprits de vie où la fureur préside, Et par lequel le sang s’étant pu recueillir, À l’abord d’un meurtrier s’efforce à rejaillir. Ô Reine ! est-ce à tes yeux que doit frémir mon âme ? Ô Monarque ! est-ce aux tiens qu’il faut que je m’enflamme, 1090 Et que contrefaisant celui qui me conduit, Je reconnaisse en vous le meurtrier qui nous fuit ? Sénéchal, est-ce aux tiens ? Comte, est-ce à votre vue Que mon âme doit être en ce moment émue ? Et qu’il faut que celui dont j’ai pris le courroux, 1095 Discerne un assassin, ou dans vous, ou dans vous ? Ah ! ma juste fureur, qui fais la déréglée, Malheureuse, est-il dit que tu sois aveuglée, Et que réduite au point de ne pouvoir choisir, Un sort capricieux te fasse réussir ? 1100 Mais, ô mon désespoir ! qui te plais à combattre, De crainte de manquer, entraîne-les tous les quatre ; [p. 72] Et pratiquant des Lois auxquelles je consens, Pour perdre un criminel, perdons quatre innocents. LA REINE, en se retirant. Le Ciel fasse agir avec plus de lumière. LE ROI D’HONGRIE. 1105 Gardes, que l’on la suive, elle est ma prisonnière 69 . LE ROI DE NAPLES, en se retirant. Et mon malheur encor m’a réduit sous ta Loi. N’est-il pas honteux d’y regarder un Roi ? 69 Le roi de Hongrie décide d’arrêter Jeanne. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 452 LE ROI D’HONGRIE. Non, il n’est point de Roi qui me paraisse auguste, Quand avec son titre il n’a rien que d’injuste. 1110 Vous Comte et Sénéchal, arrêtez. LE SÉNÉCHAL. Quoi, Seigneur, Attirer sur nous deux un mortel déshonneur ! Nous laisser notre Reine en cette servitude ! [p. 73] SCÈNE V. LE ROI D’HONGRIE, LE COMTE, LE SÉNÉCHAL. LE ROI D’HONGRIE. Cette captivité n’a rien en soi de rude. Quand cette passion me coûterait le jour, 1115 Il faut qu’à mes Rivaux je montre mon amour. L’aimez-vous ? LE SÉNÉCHAL. Moi, Seigneur, ma naissance est connue ; Je n’ai point projeté d’embrasser une nue ; Un orgueil d’Ixion 70 me deviendrait fatal. Peut-être dans le Comte auriez-vous un Rival. LE COMTE. 1120 En moi, son Concurrent, oses-tu bien le dire ? Sais-tu pas que ta Sœur me vaut plus qu’un Empire, Et que même la Reine auprès de tant d’appâts N’aurait que le regret de ne me plaire pas ? [p. 74] LE ROI D’HONGRIE. Protégez donc, amis, une flamme naissance. LE SÉNÉCHAL. 1125 Pour ne faire que naître, elle est bien véhémente. 70 Dans la mythologie grecque, Ixion était un prince de Lapithes en Thessalie. Il tua son beau-père. Zeus le purifia de ce crime et le convia à sa table. Après avoir essayé de séduire Héra, femme de Zeus, Ixion fut condamné à un châtiment éternel : il fut attaché à une roue enflammée qui tourne éternellement dans les airs. JEANNE DE NAPLES 453 LE ROI D’HONGRIE. Une simple étincelle, en moins que d’un moment, Peut produire en un cœur un grand embrasement. Elle est de ces ardeurs qui consument une âme. LE COMTE. Quoi, vous l’avez traitée à l’égal d’une infâme ! 1130 Et vous l’aimez ! LE ROI D’HONGRIE. L’amour a bien d’autres secrets ; Il est ingénieux dans tous ses intérêts ; Il a l’art de sauver les plus grands misérables, Et de justifier les plus fameux coupables ; Il défend à nos yeux de pénétrer trop loin, 1135 Il veut qu’un suborneur nous serve de témoin, Et que sans prendre au cœur un parfait témoignage, Ils fassent déposer les traits d’un beau visage ; Car l’esprit est absous par la grâce du corps, Et le dedans sauvé par l’éclat du dehors, [p. 75] 1140 Ainsi ma passion qui ne veut rien apprendre, Est bien aise en ceci de se laisser surprendre ; Et trouvant un flatteur qui la vient recevoir, De ne pas regarder plus qu’elle ne veut voir. LE SÉNÉCHAL. Mais vous l’avez haïe. LE ROI D’HONGRIE. Et maintenant je l’aime 71 . LE COMTE. 1145 Mais c’est trahir un Frère. LE ROI D’HONGRIE. Et se servir soi-même. Chère ombre de mon Frère accorde son pardon ? Mais pourquoi, mon amour, lui demander ce don ? Qui n’est pas criminel, n’a pas besoin de grâce. 71 Ce n’est qu’une ruse de la part du roi de Hongrie. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 454 LE COMTE. Et comment d’un Mari saisiriez-vous la place ? LE ROI D’HONGRIE. 1150 J’en saurai les moyens de ce même assassin ; À son lit, comme au Trône, il m’enseigne un chemin [p. 76] Que si le peuple en parle, un vulgaire s’arrête ; De peur qu’il ne s’élève, on abat quelque tête ; Le sang qu’on fait pleuvoir apaise en même temps 1155 Ces vents que dans l’État forment des mécontents. LE COMTE. Prévoyez-vous la fin d’une mort si tragique ? LE ROI D’HONGRIE. Jamais un Amoureux ne fut bon Politique ; Car dès qu’à ses ardeurs il peut s’abandonner, Il n’est plus en état de pouvoir raisonner. 1160 Adieu, songez à vous, j’épargne vos deux têtes. SCÈNE VI. LE COMTE, LE SÉNÉCHAL. LE COMTE. Et quoi, tu l’obtiendrais comme un droit de conquête ? Un tiers serait heureux entre deux combattants ? [p. 77] LE SÉNÉCHAL. Dites un tiers heureux entre deux mécontents ; Car enfin, cher Rival, notre perte est commune. LE COMTE. 1165 Ah ! lâche usurpateur qu’amène la Fortune ! T’a-t-elle suscité d’impuissants ennemis, Et crois-tu posséder ce qu’elle t’a promis ? Ce sort qui te conduit t’a-t-il dit ma défaite, Et s’il faut que ce Lit ou se donne, ou s’achète ? 1170 Sais-tu son prix ? ton Frère en a su la valeur 72 . Ne crois-tu point tomber dans un pareil malheur ? Viens tirer le rideau d’une si triste Couche, 72 Le comte fait allusion à André de Hongrie, premier mari de Jeanne. JEANNE DE NAPLES 455 Et tâche à t’effrayer d’une mort si farouche ; Peut-être que la main qui l’aura fait périr 1175 Est encor toute prête à te faire mourir. LE SÉNÉCHAL. Quoi, ce meurtre est à vous ? LE COMTE. Je n’en suis point coupable ; Toutefois d’un grand coup je me sens bien capable. Que si d’horreur ma main refuse à l’étouffer, Par un autre moyen je saurai triompher. [p. 78] 1180 Lui posséder la Reine ! et lui m’ôter la vie ! Je saurai bien borner et l’une et l’autre envie, Lui ravir son espoir, aussi bien que le jour, Et perdre ce qu’il sent et de haine et d’amour 73 . LE SÉNÉCHAL. D’où vient la passion dont votre âme s’anime ? 1185 N’est-ce point à vil prix vouloir commettre un crime ? Et sans nul intérêt, ravir et Sceptre et jour À qui n’a point pensé de choquer votre amour ? N’aimez-vous pas ma Sœur ? LE COMTE. Demander si je l’aime ! Dans ce premier transport je parlais pour toi-même, 1190 Et ne pouvais souffrir que de pareils Rivaux T’ôtassent à mes yeux le fruit de tes travaux. Tu vois par-là l’ardeur dont je sers un Beau-Frère. LE SÉNÉCHAL. Ce n’est point là la source où naît votre colère ; L’amour est le principe où se font ces fureurs. LE COMTE. 1195 Non, non, une amitié tombe dans ces erreurs ; Pour peu d’émotions l’Ami sort de soi-même, Et devient, en aimant, la personne qu’il aime. 73 Le comte parle de son intention de tuer le roi de Naples. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 456 [p. 79] LE SÉNÉCHAL. Certes votre amitié m’étonne en sa grandeur. LE COMTE, se retirant. Je vais par un grand coup te prouver cette ardeur ; 1200 Ton rival va mourir, cette main te l’assure. SCÈNE VII. LE SÉNÉCHAL, seul. En effet, il mourra, mon amour te le jure. Au reste n’attends point que je puisse trembler, La grandeur d’un péril ne me saurait troubler, Ni le plus grand forfait me donner de la honte ; 1205 Qui put tuer un Roi, peut bien tuer un Comte. Je t’avoue, ô Rival, que ce coup vient de moi. Comte, crains donc un bras qui fit mourir un Roi 74 . 74 Le sénéchal révèle qu’il est coupable du meurtre d’André de Hongrie. Il parle aussi de son intention de tuer le roi de Naples et le comte. JEANNE DE NAPLES 457 [p. 80] ACTE V. SCÈNE PREMIÈRE. LE ROI D’HONGRIE, LE ROI DE NAPLES. LE ROI D’HONGRIE. Vous devez quelque chose aux raisons de ma haine ; Elle vous attaqua, pour n’être point certaine ; 1210 Ne sachant où s’en prendre, elle s’en prit à vous ; Maintenant mon transport détermine ses coups. Après avoir couru de visage en visage, Dans celui de la Reine il trouve un témoignage, Où ses yeux où paraît une fière beauté 1215 Ne me montrent que trop quelle est sa cruauté : D’ailleurs tous ces esprits dont un Frère m’anime, Me font bien présumer qu’elle a commis ce crime ; [p. 81] Ou si leur témoignage est encore imparfait, Qu’au moins elle a causé ce qu’elle n’a pas fait. 1220 Ainsi je veux sa mort, mon Frère me l’ordonne ; Du reste, cet Arrêt n’a rien qui vous étonne. J’apprends que vos Rivaux vous font jaloux de moi, Mais ils manquent d’adresse aussi bien que de foi : Je feignis de l’aimer, et par cet artifice 1225 Je crus de leur parole emprunter quelque indice ; Mais comme ils m’ont trompé, les voulant éprouver, Par un autre moyen je veux les en priver. SCÈNE II. LE SÉNÉCHAL, LES DEUX ROIS. LE SÉNÉCHAL. Seigneurs, songez à vous, on en veut à vos têtes. LE ROI D’HONGRIE, au Roi de Naples. Voyez, infortuné, le péril où vous êtes, 1230 Et comment cette Cour, second en attentats, Cherche à se délivrer de tous ses Potentats. [p. 82] LE SÉNÉCHAL. Traversant par hasard la haute Galerie, J’ai vu marcher le Comte avec quelque furie, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 458 Et disant à la Reine, il faut finir vos maux, 1235 Et planter un poignard au sein de mes Rivaux. Sans doute il vient ici, puisqu’il conduit la Reine : Si vous vouliez entrer dans la chambre prochaine, Vous pourriez écouter un complot si maudit. LE ROI DE NAPLES. À ce fatal rapport je demeure interdit. LE ROI D’HONGRIE. 1240 Rien parmi des meurtriers ne me saurait surprendre ; Je consens toutefois à les aller entendre ; Devenus Espions par nos seuls intérêts, Allons de ces Amants découvrir les secrets. SCÈNE III. LA REINE, LE COMTE. LE COMTE. Madame, vos vertus se servent d’un langage 1245 Qu’il est bien malaisé de réduire en usage : [p. 83] La patience est propre à l’âme d’un Sujet, Et comme l’esclavage est son unique objet, Elle ne peut soumettre à tant de servitude Que des cœurs avilis par leur propre habitude. 1250 Je vous l’ai déjà dit, il faut finir vos maux, Et planter un poignard au sein de mes Rivaux. Un barbare venu du fonds de la Hongrie Verrait dans votre Cour triompher sa furie ! Et votre Époux gagné par ses propres erreurs 1255 De ce nouveau Tyran briguerait les fureurs ! Et votre peuple encor qui se laissa séduire S’obstinerait peut-être à vous laisser détruire ! Et je verrais ma Reine en ce tragique état Et ne pourrais oser le plus grand attentat ! 1260 Ah ! fière passion dont une âme est guidée, Mon coup te paraît-il une trop grande idée ? Et croyez-vous vous-même, en l’état où je suis, Que je puisse tenter moins que je ne poursuis ? Non, non, où je me vois, au péril où vous êtes, 1265 Mon amour furieux n’épargne point de têtes : Madame, une parole, ou du moins un clin d’œil, JEANNE DE NAPLES 459 De vos Tyrans ligués je vaincrai bien l’orgueil ; Quand vous vous haïriez jusqu’à me le défendre, Malgré vous, malgré vous, j’ose tout entreprendre, 1270 Et veux vous témoigner que c’est bien obéir Que de vous empêcher de vous pouvoir trahir. [p. 84] LA REINE. Je ne fais en ceci que ce que je dois faire, Et jamais mes regards n’ont fait un téméraire : Est-ce là de mes yeux l’inévitable sort, 1275 Qu’au point que je les ouvre ils causent une mort ? Ces yeux vous ont-ils dit de tuer un Monarque ? LE COMTE. Je veux vous avouer qu’ils n’ont point cette marque, Et que tant de vertus n’y parlent que trop bien Pour prendre avec le crime un pareil entretien : 1280 Toutefois vos regards n’ont que trop de puissances, Même sans y penser ils donnent des licences ; Si de cette façon que les voit un Rival, Il croit que vos beaux yeux lui commandent le mal, Il ne se peut promettre, avec toutes ses forces, 1285 Qu’on ne se prenne point à de belles amorces, Ni qu’un Amant vaincu par de premiers appâts Ne puisse imaginer ce qu’elle ne dit pas. LA REINE. Enfin vos passions ont trop de véhémence, Vous les devez réduire à plus d’obéissance ; 1290 Et pour vous y porter avec plus de plaisirs Sachez que votre amour m’a causé des désirs 75 . [p. 85] N’attendez point au reste un plus grand témoignage : Enfin, contentez-vous, voilà votre partage ; Suffit que ma vertu ne vous a point blâmé, 1295 Et qu’elle fait un aveu que je vous eusse aimé, Au cas que le malheur qui suivit ma personne Ne m’eut fait agréer ce Mari qu’il me donne. LE COMTE. Ôtons à mes Rivaux, périssant avec eux, 75 La reine avoue pour la première qu’elle éprouve des sentiments amoureux à l’égard du comte. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 460 Le plaisir qu’ils auraient à me voir malheureux. 1300 Apprenons que l’amour . . . SCÈNE IV. LE SÉNÉCHAL, LA REINE, LE COMTE, GARDES. LE SÉNÉCHAL. Comte, rendez l’épée. LE COMTE. Ah ! je te la rendrai de tout ton sang trempée. [p. 86] LE SÉNÉCHAL. Songez enfin à vous, j’en ai l’ordre du Roi. LA REINE. Quoi, rebelle Sujet, l’arrêter devant moi ! LE SÉNÉCHAL. C’est en vain résister. Soldats, qu’on obéisse. LE COMTE. 1305 Périssons, périssons, s’il faut que je périsse ; Du moins, il m’est bien doux de périr à vos yeux. LA REINE. Conservez le respect que l’on doit à ces lieux, Rendez-lui votre épée. LE COMTE. Et qui ! sans m’en défendre ? LA REINE. Rendez-la, je l’ordonne. LE COMTE. Et bien, il la faut rendre ; 1310 Disposez-en, Madame, elle était toute à vous, Mon cœur, par votre main, en aimerait les coups, [p. 87] Et vos yeux pourraient voir à travers de ma plaie Comment ma passion était et forte, et vraie, JEANNE DE NAPLES 461 Et comment, bien contraire au sens de mes Rivaux, 1315 Elle ne voulait rien qu’après de grands travaux. LA REINE. Lâche, prends cette épée, et la porte à ton Maître. LE COMTE. Quoi donc ! votre vertu favorise ce traître ? LA REINE, au sénéchal. Lâche, ceux que tu sors, ou plutôt tes Tyrans, Te récompensent-ils de l’emploi que tu prends ? SCÈNE V. LES ROIS, LA REINE, LE COMTE, LE SÉNÉCHAL. LE ROI D’HONGRIE, à la Reine. 1320 Au point où je t’ai mise apprends à te connaître, Et sache enfin de moi que ce Prince est ton maître. [p. 88] LA REINE. Il le fut par mon choix, non par aucune loi : Lui-même ignore-t-il que je l’ai fait mon Roi ? LE ROI D’HONGRIE. Puisque tu l’as créé, tu ne peux le détruire. 1325 Et toi que ses appâts peuvent si bien séduire, Redis-lui devant nous, il faut finir vos maux, Et planter un poignard au sein de mes Rivaux ; Un barbare venu du fonds de la Hongrie, Verrait dans votre Cour triompher sa furie ! 1330 Et votre Époux gagné par ses propres erreurs, De ce nouveau tyran briguerait les fureurs ! LE COMTE. C’est assez, mon Tyran, vous étiez aux écoutes ; S’il faut mourir, au reste, éclaircissons vos doutes ; Princesse, je vous aime, et leur en fais l’aveu, 1335 Mon amour en ce point tient de l’ardeur du feu ; Je l’ai voulu cacher jusqu’au fond de mon âme, Mais il s’est élancé de même que la flamme, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 462 Et ne pouvant souffrir de se voir enfermé, S’est porté jusqu’aux yeux dont il fut allumé : 1340 Enfin n’en doutez plus, vous le voyez paraître, Et vous voyez ces yeux dont il reçut son être. [p. 89] Mais toi que ses beautés pouvaient trop alarmer, Sa vertu trop sévère eut de quoi te calmer : De m’empêcher d’aimer, tu ne pouvais le faire. 1345 Veux-tu que la Beauté ne puisse pas me plaire ? Non, non, j’ai de la joie en voyant tant d’appâts, Mais aussi du regret de ne leur plaire pas. LE ROI D’HONGRIE. Enfin d’un tel Amant je me dois la justice ; Que sans plus consulter on le mène au supplice. LE COMTE, à la Reine. 1350 Je vais donc expirer, puisque c’est là mon sort ; Heureux, si vous devez quelque chose à ma mort, Et si bientôt mon sang, au sortir de mes veines, D’un incrédule Époux peut étouffer les haines ; Et détruisant en lui ce qu’il a de jaloux, 1355 L’enflammer du beau feu dont je brûlais pour vous. LE ROI DE NAPLES. Aussi bien que la Reine il faut perdre la vie. D’un aveugle vengeur ne sais-tu point l’envie ? Qu’il est bien éloigné de prendre son parti, Et du nouvel amour dont tu m’as averti ? 1360 Il feignait de l’aimer, et par cet artifice Il crut de ta réponse emprunter quelque indice. [p. 90] Le trépas de la Reine est par lui résolu. LE ROI D’HONGRIE. N’en doutez point, Amants, son trépas est conclu. Oui, j’ai trouvé cet art de vous rendre sensibles ; 1365 Nous verrons si la mort vous peut voir invincibles, Et comment trois Rivaux qui se sont déclarés, En la voyant périr, pourront être assurés. Madame, il faut mourir. LA REINE. Allons donc au supplice. JEANNE DE NAPLES 463 LE COMTE. Je suis le criminel, s’il faut qu’elle périsse. LE ROI D’HONGRIE. 1370 C’est en vain résister, qu’on la mène à la mort, Et que de son Époux cette infâme ait le sort. Soldats, qu’on l’on l’étouffe 76 . LA REINE, en sortant. Et bien suis ton envie ; Aussi bien que le Sceptre arrache-moi la vie : Mais quoique mon Tyran profite de mon trépas, 1375 Je jouirai d’un bien qu’on ne m’ôtera pas. [p. 91] Oui, tant que tu jouis d’une lâche vengeance, Je jouis à mon tour d’une vraie innocence 77 , Et regarde la mort que j’attends sans effroi, Autant belle pour moi, que honteuse pour toi. LE COMTE. 1380 Révoque ton Arrêt ; Arrête, impitoyable, La Reine est innocente. LE ROI D’HONGRIE. Où serait le coupable ? LE COMTE. Ah ! Roi, que sa vertu se pourrait bien prouver, Si ton ambition la voulait conserver ! LE ROI D’HONGRIE. Qu’il t’est bien glorieux de suivre ta Maîtresse ! LE COMTE. 1385 Oui, je fais vanité de suivre ma Princesse ; 76 Le roi de Hongrie condamne la reine de Naples à être étouffée. Selon les historiens, Jeanne I re fut étouffée sous des oreillers. Cependant, c’était Charles III de Duras (1345-1386), neveu de la reine, qui la fit assassiner. Voir Léonard, Les Angevins de Naples, p. 468. 77 Comme l’écrivent les frères Parfaict, le dramaturge donne à l’héroïne « un caractère tout différent de celui que l’Histoire lui attribue ; selon Magnon, cette Princesse est innocente des crimes qu’on lui impose », Histoire du théâtre français, t. VIII, p. 108. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 464 Je m’en vais à la mort avec plus de plaisir Que ne t’en peut donner un injuste désir. Cependant, Sénéchal, jouis de ta malice, La vie où je te vois vaut moins que mon supplice. 1390 Et toi, lâche Mari, dont je vois la douleur, Déplore ta disgrâce, et non pas mon malheur. [p. 92] SCÈNE VI. LE CAPITAINE DES GARDES, LES DEUX ROIS, LE COMTE, LE SÉNÉCHAL. LE CAPITAINE DES GARDES. Seigneur la Reine est morte, et morte en généreuse. LE ROI D’HONGRIE. Elle fut criminelle, et non point malheureuse. LE COMTE. Toi, tu n’es que tyran. LE ROI DE NAPLES. Elle ne vit donc plus ? LE ROI D’HONGRIE. 1395 C’est avoir de sa mort un regret superflu. LE CAPITAINE DES GARDES. Ce n’est pas tout, Seigneur, je m’en vais vous apprendre Une fin que votre âme aura peine à comprendre. [p. 93] Comme la Catanoise entrait dans le Palais, Le Peuple, plus aigri qu’il ne le fut jamais, 1400 A déchiré son corps avecque tant de rage, Que je ne puis d’horreur vous en faire l’image 78 , Et c’est en l’accusant de la mort du feu Roi, Du reste, la meurtrière est morte sans effroi. Il est vrai qu’en état d’achever son martyre, 1405 Et par l’ordre du Ciel contrainte de tout dire, Elle a dit, je t’adore, ô divin Jugement ! 78 C’est la première mention de la Catanoise depuis la scène IV, 1. Selon les historiens, la Catanoise fut torturée brutalement en prison. Elle mourut peu après avant d’arriver au lieu du supplice. Voir Le Grand Dictionnaire historique, t. III, p. 4. JEANNE DE NAPLES 465 Ô Ciel ! je méritais un plus grand châtiment : Sans doute c’est mon Fils qui fit mourir son Maître 79 , Mais aussi bien que moi fais déchirer ce traître, 1410 Et que de tout un Peuple éprouvant les fureurs, Il apprenne l’effet qu’ont produit ses erreurs. Tout le Peuple, à ces mots, redouble sa colère, Il vient tuer le Fils ayant tué la Mère ; Il me suit, et l’ardeur dont il est emporté 1415 Montre que c’est un coup de la Divinité. LE ROI D’HONGRIE, au sénéchal. Aussi ne pense point échapper à ta peine ; Que l’on le livre au Peuple ? LE SÉNÉCHAL, sortant. Et bien que l’on m’y mène. [p. 94] LE ROI D’HONGRIE, au Roi de Naples. Ah ! daignez pardonner à mon aveuglement. LE ROI DE NAPLES. Qui pourrait approuver votre ressentiment ? LE COMTE. 1420 Ah ! contre une innocente était-il légitime ? LE ROI D’HONGRIE. Ah ! tout autre à ma place eut poursuivi ce crime. Dieu ! quel funeste objet vient paraître en ces lieux ? SCÈNE DERNIÈRE. LE SÉNÉCHAL blessé à mort, LE CAPITAINE DES GARDES, LE COMTE, LES DEUX ROIS. LE SÉNÉCHAL. Enfin le criminel se présente à vos yeux. 79 La Catanoise de la pièce a confessé que son fils était coupable du meurtre d’André de Hongrie. Selon les historiens, elle fut torturée cruellement, « mais sans avoir faibli un seul instant », Grand Dictionnaire universel du XIX e siècle, t. III, partie I, p. 8. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 466 LE CAPITAINE DES GARDES. Seigneur, comme il sortait, s’étant fait une plaie 80 . . . [p. 95] LE SÉNÉCHAL. 1425 Qu’on me laisse parler, elle n’est que trop vraie. Que si je rentre ici dans un si triste état, C’est pour vous expliquer quel fut mon attentat ; Je le voulais cacher même dans mon martyre, Mais je veux ressentir le plaisir de le dire, 1430 Et joignant à ma main le secours de ma voix, Assassiner ton Frère une seconde fois : Roi, je l’ai fait mourir, et ma dernière envie Voulait qu’à toi, Tyran, j’arrachasse 81 la vie, Et que par un amour à moi-même fatal, 1435 J’eusse, j’eusse à tuer quiconque est mon Rival. Crois donc que le cordeau dont j’étranglai ton Frère, Servit ma passion autant que ma colère, Et que le surprenant en secret ennemi, J’osai l’en étrangler le trouvant endormi. 1440 La Reine l’avait fait, on crut sur l’apparence Que l’action se fit par son intelligence : Aussi me prévalant de ce qu’elle avait fait, Je pris sur moi la cause, et lui laissai l’effet. Grâce au Ciel elle est morte, et morte pour mon crime ; 1445 Si bien que qui la perd, croit sa mort légitime ; Et se voyant au point de voir finir ses maux, A la joie, en mourant d’affliger ses Rivaux. On l’emmène. [p. 96] LE COMTE. Ah ! ma Reine est donc morte. LE ROI DE NAPLES. Et moi je l’ai perdue. LE ROI D’HONGRIE. D’un si triste succès mon âme est confondue. 80 Le Sénéchal évite son supplice en se frappant avec un poignard. Selon les historiens, Robert de Cabane mourut dans les tortures (Grand Dictionnaire universel du XIX e siècle, t. III, partie I, p. 8). 81 Le subjonctif imparfait du verbe « arracher ». JEANNE DE NAPLES 467 1450 De grâce pardonnez à mon ressentiment. LE COMTE. Qui vous peut excuser de votre aveuglement ? Périssons cependant, il faut perdre la vie. La puis-je regarder avec un œil d’envie ? LE ROI DE NAPLES. Et de moi me livrant à mes propres remords, 1455 Je vais, pour mon supplice, essuyer mille morts. LE ROI D’HONGRIE. Nous, sortons d’un Royaume, où contre mon attente, Ma rage a fait mourir une Reine innocente 82 . FIN. 82 Voir supra la note 77. Le comte, le roi de Naples et le roi de Hongrie déplorent le sort de la reine. TITE TITE 1 , TRAGI-COMÉDIE. Par le Sieur de Magnon, Historiographe de sa Majesté très Chrétienne. [fleuron] À PARIS, ___________________________ M. DC. LX. Avec Privilège du Roi. 1 L’unique exemplaire connu de Tite est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France. Le nom d’éditeur et le privilège manquent. Il est probable que la pièce fut imprimée avant Zénobie reine de Palmyre. Voir Bell, Tite, « Introduction », p. 37. Il n’y a aucune indication que la tragi-comédie fut représentée. La pièce fut dédiée à Charles-Emmanuel II (1634-1675), duc de Savoie et prince de Piémont. Un sonnet, intitulé « À Son Altesse Royale de Savoie », s’adresse aussi à Charles-Emmanuel II. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 472 NOMS DES ACTEURS TITE, Empereur des Romains. ANTOINE, Parent de Tite. MUCIAN, Directeur de l’Empire. MUCIE, Fille de Mucian. FLAVIE, Confidente de Mucie. PIZON, Colonel des Gardes de Tite. BÉRÉNICE, Reine de Judée, et sous le nom de Cléobule, Favori de Tite. CLÉONTE, Confident de Bérénice. GARDES. La Scène est à Rome dans le Palais Impérial. TITE 473 TITE, TRAGI-COMÉDIE. ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE. CLÉONTE, BÉRÉNICE. CLÉONTE. La Reine Bérénice 2 est sous l’habit d’un homme. BÉRÉNICE. Tu sais, cher confident, ce qui m’amène à Romme ; Tu sais, comme en cachant mon sexe et ma grandeur, Je fis monter l’audace où régnait la pudeur. 5 Je pris malgré des lois que suit la bienséance Avec un habit d’homme une mâle assurance, Et voulus par des traits dont j’armai mes regards Assujettir chez lui le plus grand des Césars. [p. 2] CLÉONTE. De Reine des Hébreux, qu’êtes-vous devenue ? BÉRÉNICE. 10 Le Soleil luit toujours quoiqu’il soit sous la nue ; Ce double changement et d’habit et de rang, M’ôtant mes qualités, n’ôte rien à mon sang : Mon dessein, dira-t-on, est comme inimitable, N’importe, dans mon sort je n’ai point de semblable ; 15 Quelle gloire à vouloir ce qu’on peut imiter ? J’ai quitté mon Royaume, il me pouvait quitter. J’ai voulu rendre rare une chose commune 2 Ce personnage est basé sur Bérénice (née vers 28), fille du roi Agrippa I er de Judée. Elle se maria trois fois avant de revenir à Jérusalem pour remplir les fonction de reine auprès de son frère, Agrippa II. Elle devint la maîtresse de Titus, fils de l’empereur Vespasien, pendant qu’il essaya d’écraser la révolte juive. Elle attendait que Titus l’épouse, et elle se comportait comme si elle était sa femme. Quand Titus devint empereur en 79, il demanda à Bérénice de quitter Rome. Elle retourna en Galilée où elle mourut à une date inconnue. Voir Cassius Dion, Histoire romaine, LXVI, 15. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 474 Par un nouveau dédain surprendre la fortune, Et méprisant un rang par moi-même abattu 20 Donner au lieu d’un trône un Temple à ma vertu ; Le siècle a vu des Rois que le sort put surprendre, Et contraindre à tomber d’où j’ai voulu descendre : Ainsi j’ai mieux aimé m’épargnant leur douleur Descendre par vertu, que tomber par malheur. CLÉONTE. 25 Vous vous flattez, Madame. BÉRÉNICE. En effet tu peux croire Que je n’ai point agi par un motif de gloire. [p. 3] Faut-il qu’en lâche Reine abandonnant ma Cour J’impute à ma vertu ce qu’a fait mon amour ; Lui qui veut qu’aux grandeurs l’on préfère les chaînes 30 Ne m’a pu supporter dans le nombre des Reines : Il m’en a fait sortir, et ne m’y laissant rien, Il m’ôta mon bandeau pour me donner le sien. Ah ! cher Tite, du monde adorables délices, Toi qui fais ses plaisirs, et qui fais mes supplices, 35 Faut-il jusque chez toi rechercher mon vainqueur, Et rendre à mes regards le trouble de mon cœur. CLÉONTE. Vous vous flattez encor. BÉRÉNICE. Faut-il donc te redire Que mon Royaume est joint au corps de son Empire, Et que Tite autrefois ayant pris mes États 3 , 40 M’a lui-même arrachée au rang des Potentats ; Tu sais trop, qu’indigné de me voir sans puissance, Mon peuple me chassa des lieux de ma naissance : Que de mon malheur même il me voulut punir, Et qu’en haine de Tite il osa me bannir 4 . 45 Ah ! qu’il me valait mieux perdre cent fois la vie, 3 La première guerre judéo-romaine commença en 66 et s’acheva lorsque Titus détruisit Jérusalem et le temple d’Hérode en 70. 4 Les Juifs se révoltèrent malgré les efforts d’Agrippa II de réduire les révoltés par la force. Les palais royaux furent incendiés. TITE 475 Que de mille malheurs la revoir poursuivie, Et me représentant tant de sortes de maux, N’en voir point de passé dans en voir de nouveaux : [p. 4] Je me suis donc pu voir sur la terre et sur l’onde 50 Un portrait animé des désastres du monde ; Et forçant les rochers, les bancs, et les écueils, J’ai vu deux Éléments m’ouvrir mille cercueils, Toutefois échappant de l’onde et de la terre, Je me suis fait dans Romme une nouvelle guerre 55 Depuis trois mois entiers que m’y retient mon sort, J’ai trouvé la tempête, où je cherchais le port. CLÉONTE. Tite vaincu par vous en domptant la Judée, BÉRÉNICE. Ah ! dis que ma conquête fut trop mal gardée, Et que Romme et son Père ayant su son amour 60 Pour l’ôter de chez moi pressèrent son retour. CLÉONTE. Vespasien 5 est mort, BÉRÉNICE. Mais Romme est immortelle, Tite étant Empereur me peut être infidèle ; Sa Mère 6 , et Mucian 7 qui règleront son choix, Ne l’uniront jamais à des filles de Rois : 65 De leur intention je suis trop éclaircie, Tout le Conseil prétend qu’il épouse Mucie 8 ; [p. 5] Puis-je donc empêcher qu’un Ministre d’État Ne préfère son sang au sang d’un Potentat. Ah ! d’un père en faveur cette éclatante envie 70 M’enlève mes États, mon repos, et ma vie, Et par la nouveauté d’un double changement 5 Il s’agit du fondateur de la dynastie des Flaviens qui régnèrent de 69 à 96 sur l’Empire romain. Vespasien (9-79) fut succédé par son fils, Titus. 6 Il s’agit de Flavia Domitilla (2-69), femme de Vespasien. Elle mourut avant que son fils, Titus, ne devînt empereur. 7 Il s’agit de Gaius Licinius Crassus Mucianus (I er siècle), homme politique et général romain qui participa à l’établissement de la dynastie flavienne. 8 Fille de Mucian. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 476 M’amène en inconnue aux yeux de mon amant : J’y suis depuis trois mois, mais en vain, ô merveille ! Mes yeux frappent les siens, et ma voix son oreille. 75 Se peut-il bien, Amour, toi qui fais nos portraits Qu’un amant en un an méconnaisse mes traits ; Oui, c’est qu’on ne plaît plus en cessant de paraître, Et qui cesse d’aimer, cesse de reconnaître : Un amour par l’absence est bientôt affaibli, 80 Et l’abandonnement dégénère en oubli. L’oubli passe d’abord par l’indifférence, L’indifférence porte à la méconnaissance : Cette méconnaissance à l’infidélité, Et l’un et l’autre font l’insensibilité. CLÉONTE 9 . 85 Joignez à ces raisons les travaux d’un voyage, Un changement d’habit, et de cheveux, et d’âge, Même un déguisement d’actions et de voix, Et surtout que César ne vous vit qu’une fois. BÉRÉNICE 10 . Ne dis point que César ne soit point un volage, [p. 6] 90 Son cœur est plus changé que ne l’est mon visage ; Si j’ai changé de lieux, il a changé de Cour, Si j’ai changé d’habits, il a changé d’amour : Non qu’en me revoyant, toute son âme émue N’ait dès l’abord porté son désordre à ma vue ; 95 À peine l’inconstant me revit en ces lieux Que ses esprits troublés passèrent dans ses yeux : Je présumai d’abord qu’il m’avait reconnue, Mais son âme en ce point ne fut que prévenue ; Son cœur n’eut pas le temps de se déterminer, 100 Et sur un tel penchant il ne fit qu’incliner. En ce moment j’allai lui vouer mon service, Il en agréa l’offre au nom de Bérénice ; Et croyant voir en moi quelques-uns de ses traits, Il voulut faire grâce à l’un de ses portraits. 9 Nous avons remplacé « BÉRÉNICE » par « CLÉONTE ». 10 Nous avons remplacé « CLÉOBULE » par « BÉRÉNICE ». Déguisée en homme, Bérénice s’appelle Cléobule. TITE 477 CLÉONTE. 105 C’est prouver qu’il vous aime, BÉRÉNICE. En croirai-je ta lettre, CLÉONTE. Vous savez mieux que moi ce qu’il put vous promettre. BÉRÉNICE. La foi n’engage point de semblables Amants. [p. 7] Et qui force les lois, peut rompre les serments. CLÉONTE. Ce n’est qu’à vous Madame à juger s’il vous aime, 110 Le confident se tait où l’on voit l’amant même, Du jour que par votre ordre il me vit dans sa Cour, Il sait si j’ai servi votre commune amour ; Vous en savez le cours, ménagez-en l’issue. BÉRÉNICE. Je n’y puis réussir, ta lettre m’a déçue, 115 L’Empereur n’est point tel que tu me l’as mandé, CLÉONTE. Un cœur avec douceur doit être demandé. Ne précipitez rien, j’oubliais de vous dire D’attendre ici César, BÉRÉNICE. Je l’attends, quel martyre : CLÉONTE. Le regret vous sied mal, il faut enfin agir, 120 Il est temps d’entreprendre et non pas de rougir. BÉRÉNICE. Ma rivale 11 est à craindre, 11 Il s’agit de Mucie, fille de Mucian. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 478 [p. 8] CLÉONTE. On croit qu’Antoine 12 l’aime, BÉRÉNICE. Pense encor qu’elle croit que je l’aime elle-même 13 . CLÉONTE. N’importe, mais songez dans un si grand danger De paraître en ces lieux comme un Prince étranger. BÉRÉNICE. 125 Tu sais bien qu’on m’y traite en Prince d’Ibérie 14 ; Sors, voici ma rivale, SCÈNE SECONDE. MUCIE, BÉRÉNICE. MUCIE. Et bien Prince on vous prie : L’Empereur aujourd’hui ne jure que par vous, Et jamais sa faveur n’a moins fait de jaloux ; Si vous le possédez n’en ai-je rien à craindre, BÉRÉNICE. 130 Madame, un Empereur ne se doit pas contraindre. [p. 9] MUCIE. Mon secret confident ne me déguisez rien, Je veux voir votre cœur en vous montrant le mien Ne différez donc point de me rendre service Et de me protéger contre une Bérénice. BÉRÉNICE. 135 Contre une Bérénice, ah ! je suis tout surpris, Et de votre frayeur, et de votre mépris. On ne dédaigne pas ce qu’il faut que l’on craigne, 12 Parent de Tite. 13 Mucie pense que Cléobule, c’est-à-dire Bérénice déguisée en homme, est amoureux d’elle. 14 Le péninsule ibérique, comprenant l’Espagne, le Portugal, Gibraltar et Andorre. TITE 479 Comme l’on ne craint pas ce qu’il faut qu’on dédaigne. MUCIE. Elle m’ôte César, l’inhumaine qu’elle est, BÉRÉNICE. 140 Vous avez vos raisons, elle a son intérêt : Mais, Madame, César est-il le seul aimable ? MUCIE. C’est trop peu qu’être aimable, il me semble adorable, Soit que l’on considère, ou mon âme, ou son corps, La gloire est au-dedans et la grâce au dehors ; 145 La Majesté qu’il a, forçant son origine Voit par elle céder la naissance à la mine, [p. 10] Et frappant nos regards par un divin éclair Fait moins juger de lui par le sang que par l’air. En effet ce Héros dans le moindre rencontre 150 Montrant tout ce qu’il est, est tout ce qu’il se montre, Qu’il est bien surnommé par le peuple Romain, Le plaisir et l’amour de tout le genre humain ; On ne le doit placer qu’au-delà des Augustes 15 Des Grands, des Conquérants, des hardis et des justes : 155 Enfin étant le charme et de l’âme et des yeux Je puis bien ajouter qu’il fut donné des Dieux ; Joignez à ces raisons, qu’il possède un Empire. BÉRÉNICE. L’Empire quelquefois nuit à qui le désire, MUCIE. César, (je vous l’avoue) écoutant un flatteur 160 Peut être mon tyran de mon adorateur, Il ne faut en amour qu’une simple parole Pour y voir l’Idolâtre anéantir l’Idole, Et joindre après des vœux si zélés et pressants L’orgueil à la prière, et la foudre à l’encens : 165 N’importe, à cela près, on a ce qu’on désire, Je tiens qu’il est bien doux de goûter d’un Empire, Et que même aux dépens du plus grand des revers 15 Titre porté par les empereurs romains en l’honneur du premier d’entre eux, Auguste (63 av. J.-C.-14). JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 480 Il est beau d’acquérir César et l’Univers. [p. 11] BÉRÉNICE. Un peu moins que César ne vous peut-il suffire, MUCIE. 170 Au nom de ses rivaux que pourriez-vous me dire, BÉRÉNICE. Antoine vous adore, ou je suis dans l’erreur, MUCIE. Quoiqu’Antoine soit Prince il n’est pas Empereur ; Je connais bien qu’il m’aime et malgré sa contrainte, Que son amour pour moi paraît plus que sa crainte : 175 Mais je ne trouve en lui comme il est sans grandeur Que ce qui peut causer une commune ardeur ; L’amour est toujours beau pour les âmes communes, Mais pour moi mes ardeurs sont toujours importunes ; La seule ambition emporte mes désirs, 180 Et fournit de soi-même à d’éternels plaisirs. L’amant retourne en soi quand il a ce qu’il aime, L’ambitieux sans cesse est tout hors de soi-même, Et toujours obtenant, et toujours demandant De tout ce qu’il recherche il est tout dépendant. 185 J’aspire donc au trône, et quoique l’on prétende, Je veux que l’amour serve et non pas qu’il commande, Ou qu’à l’ambition unissant ses ardeurs [p. 12] Il nous aide à monter au faîte 16 des grandeurs. BÉRÉNICE. C’est un digne transport d’une âme généreuse, MUCIE. 190 Non, non, rien qu’un César ne me peut rendre heureuse, Selon mon sentiment l’amour n’est qu’une erreur, Il est cent mille Amants, il n’est qu’un Empereur. Mon père fut timide en refusant l’Empire, Moi j’en ressens dans l’âme un éternel martyre, 195 Et me persuadant qu’un trône m’était dû 16 Au plus haut degré. TITE 481 Je tâche à retrouver ce qu’un père a perdu 17 . BÉRÉNICE. Avec de si beaux droits craignez-vous Bérénice, Votre père est pour vous comme l’Impératrice 18 . MUCIE. Je cherche du secours contre mes ennemis. BÉRÉNICE. 200 Le même contre vous lui doit être permis. Si j’étais Bérénice, une semblable envie M’ôterais mes États, mon repos et ma vie, Et pour vous traverser en cet événement Je viendrais déguisée aux yeux de mon Amant 19 . [p. 13] 205 On aurait beau me dire en pareille occurrence, Que je démentirais mon sexe, et ma naissance : Quand on sait bien aimer on ne raisonne pas Surtout ce qu’est l’exil, la honte, ou le trépas. Sans voir ce qu’on doit craindre on cherche ce qu’on aime 210 Le bandeau de l’Amour sert plus qu’un Diadème 20 . L’un cache le danger, et l’autre le fait voir, Et montre trop de crainte avec trop de pouvoir. Mais la chose à mon sens qui me serait mortelle Serait si je l’étais d’aimer un infidèle, 215 Et lui voir préférer ne songeant plus à moi La Fortune à l’Amour, et l’Empire à sa foi. MUCIE. César n’est pas son Maître, BÉRÉNICE. Ah ! sachez quand on aime Que le cœur le moins libre est maître de soi-même : Les efforts des tyrans sont alors superflus, 220 Quiconque aime est sans crainte et qui craint n’aime plus : 17 Voir supra la note 7. 18 C’est-à dire la mère de Tite. Magnon fait une entorse à l’histoire, Flavia Domitilla étant morte avant que Titus ne devienne empereur. 19 C’est exactement ce que fait Bérénice, étant déguisée en homme. 20 Riche bandeau qui, dans l’Antiquité, était l’insigne du pouvoir monarchique. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 482 MUCIE. Adieu, je crains mon Père, il me pourrait surprendre, Lui, le Prince, et César, se doivent ici rendre, Si c’est pour mon Hymen, n’en soyez point jaloux [p. 14] Si vous parlez pour moi vous parlerez pour vous. 225 Oui, je suis généreuse, et c’est à vous de croire Que je dois toute chose à qui je dois ma gloire, Adieu, quelque ascendant que vous ayez sur lui, La femme d’un César n’est pas un faible appui. BÉRÉNICE, seule 21 . Superbe, ton amour te rendit trop crédule, 230 Mais voici l’Empereur, SCÈNE TROISIÈME. BÉRÉNICE, TITE, GARDES. TITE 22 . Arrête, Cléobule. Ah ! de ma passion unique confident, Un cœur peut-il brûler par un feu plus ardent : Je viens à pleins soupirs te découvrir mon âme. BÉRÉNICE. Vous vous contraignez trop, découvrez votre flamme 235 Ce qui doit l’irriter semble la ralentir Et qui doit l’animer cherche à l’anéantir Il faut que votre amour s’explique avec empire, [p. 15] TITE. Ah ! comme le moindre homme un Empereur soupire La fortune et l’amour changent souvent d’appas, 240 Et ce qu’on a plaît moins que ce que l’on n’a pas. BÉRÉNICE. L’univers est à vous, 21 Nous avons remplacé « seul » par « seule ». 22 Ce personnage est basé sur Titus Caesar Vespasianus Augustus (39-81), célèbre pour sa prise de Jérusalem en 70. Il devint empereur romain en 79 et ne régna que pendant deux ans. Il mourut de la peste le 13 septembre 81. TITE 483 TITE. Je n’ai pas Bérénice. Malgré ma passion, Romme a trop de caprice : L’intérêt de l’état traverse mes désirs, Et ma propre grandeur s’oppose à mes plaisirs. BÉRÉNICE. 245 Aimez-vous Bérénice ? TITE. Ah ! c’est peu, je l’adore, Je te l’ai dit cent fois, je te le dis encore, J’allai dans la Judée, et pour la conquérir, J’entrai dans ce Royaume, et je le fis périr ; J’en abolis les lois, j’en détruisis les marques, 250 Je mis des Gouverneurs où furent des Monarques ; Et cependant l’amour triomphant d’un vainqueur, Quand j’en changeai l’État me changea tout le cœur. [p. 16] C’est lorsque Bérénice en m’arrachant les armes Accabla mes regards sous un amas de charmes 255 Et remplissant le cœur d’un conquérant Romain M’ôta par un clin d’œil la foudre de la main, Je la mis à ses pieds, j’y mis mon Diadème, Et pour mieux l’adorer je m’y jetai moi-même. BÉRÉNICE. Et votre âme fut prise en un seul entretien. TITE. 260 Ah ! son étonnement put égaler le mien : Ainsi par notre abord nos deux âmes surprises Ne purent qu’un moment défendre leurs franchises, En vain en cet instant la raison combattit Les yeux furent forcés, le cœur se démentit. 265 L’amour voyant sa gloire en être moins douteuse, Voulut qu’aux deux partis elle fût moins honteuse, Et flattant nos regards, nos âmes, et nos cœurs Nous dit que nous étions et vaincus et vainqueurs : Nous le crûmes tous deux sans oser nous le dire ; 270 Toutes fois le repos y suivit le martyre, La honte et le respect firent place aux soupirs, Et les soupirs aux vœux et les vœux aux plaisirs ; Chacun eut de la joie à découvrir son âme, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 484 Mais un subit départ interrompit ma flamme, 275 Et l’éclat de ce feu qui semblait si perçant [p. 17] Ne parut qu’un éclair qui meurt presque en naissant, BÉRÉNICE. Romme vous rappela ? TITE. Puissance trop fatale, Cette Reine des Rois eut peur d’une rivale, Et par sa jalousie arrêtant mon amour 280 Elle força mon père à vouloir mon retour. Je quittai donc ma Reine, et lui dis, et fis dire Que je l’épouserais parvenant à l’Empire, Et qu’un délai d’un an m’allait mettre en état D’entreprendre la chose avecque plus d’éclat. 285 Cléonte 23 de sa main étant mis à ma suite, Du jour de mon départ a pu voir ma conduite : Il a dû lui mander le désordre où je suis, Et que ce que je veux n’est pas ce que je puis. J’appelle vainement ma franchise à mon aide, 290 Romme me géhenne 24 plus que je ne la possède, Et m’ordonnant encore une autre trahison Veut forcer ma mémoire en forçant ma raison : On veut que dans l’oubli j’étouffe enfin ma flamme 25 Je suis Maître du monde, et non pas de mon âme. BÉRÉNICE. 295 Et depuis votre absence [p. 18] TITE. Ah ! crois que de ce jour Un commerce de lettre entretient notre amour ; Cléonte de sa part soutient sa confidence, Toi-même tu te vois de notre intelligence, Garde donc de détruire un si fameux dessein, 300 Nous avons sur les bras tout l’Empire Romain : En vain j’aurais voulu qu’elle vînt en personne, 23 Confident de Bérénice. 24 Rome lui cause des douleurs morales. 25 De nombreux Romains étaient opposés à l’union de Titus avec Bérénice. Voir Christian-Georges Schwentzel, Hérode le Grand, Paris : Pygmalion, 2011, pp. 276-277. TITE 485 Romme dans ses transports s’aveugle et s’abandonne, Et si ma Bérénice arrivait en ces lieux Le peuple malgré moi la perdrait à me yeux. BÉRÉNICE. 305 Vous la conserveriez TITE. Moi, la sauver ? ah ! sache Qu’il est bien malaisé qu’une Reine se cache Et que nos deux transports éclatants tour à tour N’en découvrissent trop aux yeux de cette Cour. BÉRÉNICE. Il est vrai, mais l’aimer dès la première vue ! TITE. 310 Par mille et mille appas mon âme fut émue ; [p. 19] Non que j’eusse le temps de revoir tant d’attraits, Tout mon cœur à la hâte en attira les traits ; Si bien qu’étant frappé par tant de traits de flamme Il en porta l’ardeur jusqu’au fond de mon âme ; 315 Tant l’Amour dont les traits pénètrent en tous lieux En mit plus dans mon cœur qu’il n’en mit dans mes yeux. BÉRÉNICE. Vous n’en avez donc pris qu’une confuse idée ? TITE. Je la vis une fois dans sa Cour de Judée, Peut-on en un moment diviser tant d’appas ? 320 Non, non, sur un tel choix l’œil ne s’arrête pas, Ils viennent tous en foule, et l’âme en est saisie, Leur nombre comme l’œil surprend la fantaisie, Et leur force agissant sur qui peut l’endurer En fait plus ressentir qu’on n’en peut figurer. 325 Ce n’est pas qu’à te voir je n’en vois une image, Du moins à ton abord j’en formai quelque ombrage, Et mon cœur par tes traits aussitôt alarmé Sentit ce que l’on sent quand on a bien aimé. BÉRÉNICE. J’en ai bien quelques traits, mais c’est sans ressemblance, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 486 TITE. 330 Cependant ce rapport t’acquit ma bienveuillance, [p. 20] Je ne t’ai point celé pourquoi je t’ai chéri Ni quel prompt ascendant t’a fait mon favori. BÉRÉNICE. Ah ! Seigneur, je ne suis qu’un Prince d’Ibérie TITE. Je sais qu’on t’a chassé de ta propre patrie, 335 Qu’un tyran ton voisin t’a pris tous tes États : Mais je veux t’élever sur tous les Potentats, Tu t’y verras bientôt en épousant Mucie ; BÉRÉNICE. Moi ! TITE. Mon intention t’est assez éclaircie. UN GARDE, entrant. Antoine et Mucian, par votre ordre assemblés, TITE. 340 Que l’on les fasse entrer, BÉRÉNICE. Et quoi, vous vous troublez, TITE. Sors, nous nous reverrons, [p. 21] BÉRÉNICE. Songez à Bérénice. TITE. Songe donc à Mucie, BÉRÉNICE, sortant. Injuste Impératrice 26 . 26 La mère de Tite désire l’union entre l’empereur et Mucie. TITE 487 TITE. Non, non, Prince, espérons, s’il ne tient qu’à mes vœux, Je te rendrai content si tu me fais heureux ; 345 Savez-vous, Mucian, ce que je vous demande ? SCÈNE DERNIÈRE. MUCIAN, TITE, ANTOINE. MUCIAN. Vous Seigneur, demander ! un Empereur commande ; TITE. C’est vous, cher Mucian, dont l’éternelle ardeur Vous intéresse entier dans toute ma grandeur : Ce fut par vos refus, et par votre assistance, [p. 22] 350 Que mon Père parvint à la Toute-Puissance 27 , Et que tant de Tyrans l’un par l’autre abattus, L’heureux Vespasien couronna ses vertus. Si donc par vous l’Empire entra dans ma famille, Je dois par gratitude épouser votre fille ; 355 Et par un sentiment aussi juste que doux, Si vous n’êtes qu’à moi, me donner tout à vous ; L’Impératrice même à cet Hymen m’invite, Comme elle vous honore, elle m’en sollicite 28 , Dites-moi donc tous deux ce que vous en pensez ; MUCIAN. 360 Quoi, par là mes travaux sont-ils récompensés ? ANTOINE. Cet hymen m’est fatal ; Seigneur, quelle licence ? Quoi, Mucian aspire à la Toute-Puissance ; Et non content du rang, où deux Césars l’ont mis, Il veut voir à son sang tout l’Univers soumis. MUCIAN. 365 Prince vous vous trompez, je me sais mieux connaître, Ma fille, malgré moi, n’épouse point son maître ; Ma naissance et mon rang me permettent d’oser, 27 Voir supra la note 7. 28 Voir supra la note 26. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 488 Mais ma seule vertu s’y prétend opposer. On sait que dans le temps qu’Othon 29 et Vitellie 30 , 370 Décidaient de l’Empire au cœur de l’Italie ; [p. 23] Je refusai d’entrer au nombre des Césars. Me commettrais-je à de nouveaux hasards ? Si j’ai quitté ce droit, me le faut-il reprendre ? Faut-il qu’en vain motif me le fasse entreprendre ? 375 Non, je veux préférer mon zèle à mon pouvoir, Et moins fonder mon rang qu’affermir mon devoir : Quiconque avec honneur sait régir un Empire Sent ce qui le retient, et non ce qui l’attire, Et malgré des transports qu’il a dû surmonter, 380 Doit être au pied du Trône, et n’y jamais monter. ANTOINE. Et bien sur ce refus épousez Bérénice, MUCIAN. Et qui dans cet Hymen peut être son complice ? Quoi, Seigneur, votre Romme abolissant ses lois Voudra-t-elle à sa honte autoriser ce choix ? 385 Pensez-y mieux, Seigneur, nos lois sont éternelles, Être au-dessus des lois n’est pas être contre elles, Et l’instinct qui vous porte à d’infinis désirs S’il ne borne vos vœux, limite vos plaisirs. ANTOINE. Apprenez, Mucian, que quant à l’Hyménée 390 L’âme d’un Empereur n’y peut être géhennée : Quoi, le Maître du Monde aurait de vains désirs, [p. 24] Et le dernier du peuple aurait de vrais plaisirs. César doit obtenir au moment qu’il désire ; C’est trop assujettir l’Empereur à l’Empire, 395 Hors des points où l’État doit agir sans erreur, Il faut assujettir l’Empire à l’Empereur. 29 Il s’agit de Marcus Salvius Otho, empereur romain qui régna pendant trois mois en 69. Il se suicida après sa défaite contre Vitellius, chef de l’armée du Rhin. Voir Suétone, Vie des douze Césars, « Ohon », traduit par Henri Ailloud, Paris : Gallimard, 1990. 30 Il s’agit de Vitellius (15-69), empereur romain qui régna pendant huit mois en 69. Il fut usurpé par Vespasien. Vitellius fut lapidé par la foule romaine. Voir Suétone, Vie des douze Césars, « Vitellius ». TITE 489 Osant et faisant tout la grandeur se consomme, Tite peut en César tout ce qu’il veut en homme ; Et quoiqu’un tel Hymen soit un crime en ces lieux, 400 Il est beau que César n’en réponde qu’aux Dieux. TITE. Allons donc en résoudre avec l’Impératrice, ANTOINE, bas, et sortant. Espérons, mon amour, il penche à Bérénice 31 . TITE, sortant. Empire des Romains que tu m’es cher vendu, Mon bras a moins gagné que mon cœur n’a perdu. Fin du premier Acte. 31 Antoine est amoureux de Mucie. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 490 [p. 25] ACTE SECOND. SCÈNE PREMIÈRE. ANTOINE, MUCIAN. ANTOINE. 405 Non, nous ne sommes plus devant l’Impératrice, Dites-moi, Mucian, quel est votre artifice ? MUCIAN. L’Art le plus infaillible est de n’en point avoir : ANTOINE. Le vôtre, cependant, se fait bien concevoir, Aussi, quiconque aspire à la Grandeur Suprême, 410 S’immole toute chose, et soi-même à soi-même, Lorsque par un secret, et jaloux intérêt, Il voit ce qu’il veut être, et non plus ce qu’il est. De là vient qu’en suivant, et sa route, et sa course, Il ne remonte plus du côté de sa source, [p. 26] 415 Et cherchant sur le Trône un infaillible appui, Renverse ce qu’il trouve entre ses vœux et lui. MUCIAN. Prince, détrompez-vous, ANTOINE. Quittez ici la feinte, Je souffre vos grandeurs, souffrez aussi ma plainte, César est votre gendre, ou l’on veut qu’il le soit : 420 Mais l’âme produit-elle au point qu’elle conçoit ? Avant qu’aux yeux du monde un tel Hymen éclate, Il peut être fatal à celui qui s’en flatte, Si Cléobule même y prétend à son tour, Je saurai malgré vous confondre son amour. MUCIAN. 425 Prince, par le refus que j’ai fait de l’Empire : ANTOINE. Ce refus paraît beau ; mais que ne puis-je en dire ? Vous n’en avez quitté que les simples dehors, TITE 491 L’ombre en est à César, vous en avez le corps. MUCIAN. Dès longtemps j’abandonne, et ma gloire, et ma vie, 430 Ma vie aux attentats, et ma gloire à l’envie : Voilà comme j’agis, et mon plus grand censeur [p. 27] Ne me peut imputer qu’une insigne douceur : J’aurais pu me venger de mille et mille langues, Cependant, en muet, j’ai souffert leurs harangues, 435 Et n’ai vu les erreurs qu’un Vulgaire produit, Que comme des vapeurs que le Soleil détruit ; ANTOINE. Mais pour vous maintenir, vous perdez toute chose : MUCIAN. J’exécute sans peur ce que je me propose, L’intérêt de l’État est ma règle et mon but, 440 Et de mon propre honneur je tire mon tribut : Prince, par moi l’Empire est dans votre famille. ANTOINE. Si le père le quitte on le rend à la fille, Vous n’avez rien perdu, MUCIAN. J’ai perdu mes bienfaits, ANTOINE. Et qui sont donc ces biens ? MUCIAN. Ceux que je vous ai faits : 445 Mais je tiens qu’il est beau, quoiqu’on en puisse croire, [p. 28] D’avoir fait un ingrat aux dépens de ma gloire. ANTOINE. Je vous suis obligé, témoins mes grands emplois ; MUCIAN. Prince, souvenez-vous que l’Empire a ses lois, Comme le grand crédit fait la grande licence, 450 L’intérêt de l’État borne votre puissance ; JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 492 Et me semble imposer cette nécessité De ne pas tout donner à votre qualité. Confessez, cependant, que qui me persécute, M’impute des malheurs que le siècle s’impute ; 455 Et que la circonstance, et des lieux et des temps Ne me rend criminel que chez les mécontents. ANTOINE. On vous impute à tort les malheurs de l’Empire, MUCIAN. Auprès des temps passés qu’ont les nôtres de pire ? Rien ; le plus heureux siècle, a ses maux et ses biens ; 460 Mais c’est qu’en cas de maux chacun vante les siens : C’est un débordement aussi long qu’il est vaste, Le souvenir en plaît, on en parle par faste, Et par un vain regret qui fut, est, et sera, Le monde s’en est plaint, s’en plaint, et s’en plaindra. [p. 29] ANTOINE. 465 L’on voit bien le courant que prennent les affaires, MUCIAN. S’il emporte les Grands comme les populaires ; Devez-vous présumer ? qu’un secret différent Fasse prendre au Ministre un semblable courant : Et quand je le prendrais, et m’en verrais la cause, 470 Faudra-t-il ? qu’à ma course un mécontent s’oppose, Et qu’il vienne interrompre avec quelques mutins, Tout un État qui roule à ses heureuses fins ; Enfin, quoiqu’il en soit, ce débat m’importune, Je saurai bien régir l’Empire et ma fortune ; 475 En effet, ma grandeur ne va que pas à pas, Et si le sort me pousse, il ne m’entraîne pas. ANTOINE. Vouloir César pour gendre, en dit bien quelque chose : MUCIAN. Non, non c’est un Hymen où ma vertu s’oppose : ANTOINE. C’est un empêchement qui peut être abattu ; TITE 493 480 Le torrent des Grandeurs entraîne la vertu. [p. 30] MUCIAN. Vous me connaissez mal, ANTOINE. Qui vous pourrait connaître ? Vous faites tout ensemble et l’esclave, et le maître, Vous avez d’apparents, et de secrets ressorts, L’Impératrice et vous divisez vos efforts ; 485 Ou si de vos refus je puis savoir la cause, C’est qu’on craint que César ne répugne à la chose, Et que s’y soumettant par des raisons d’État, Il ne se venge un jour d’un pareil attentat. C’est ce qu’on craint ici, quoiqu’on y dissimule, 490 C’est ce qui vous oblige à choisir Cléobule ; Et qui par un Hymen que vous lui proposez, S’efforce à réunir deux pouvoirs divisés. MUCIAN. Au défaut d’un César Cléobule mon gendre, ANTOINE. Ah ! l’avis que j’en ai ne vous doit point surprendre, 495 Son rang à qui César sert de premier soutien 32 , Affermira le vôtre, et le vôtre le sien, Vous, tenant le Conseil, et lui le cœur de Tite ; [p. 31] MUCAN. J’y pense, le voici, souffrez que je vous quitte, Et que par un Hymen qui m’attache avec lui, 500 Contre mes ennemis je cherche de l’appui. SCÈNE SECONDE. BÉRÉNICE, ANTOINE. ANTOINE. Trop heureux Cléobule, 32 Cléobule (Bérénice déguisée) est le favori de Tite. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 494 BÉRÉNICE. Il faut qu’on se retire, César veut être seul, ANTOINE. Cléobule soupire ; Manque-t-il quelque chose à sa félicité ? BÉRÉNICE. La fortune me traite avec indignité ; 505 Mucie est à César, quel étrange Hyménée, Ah ! Prince, quelle triste, et cruelle journée, [p. 32] Un semblable malheur me touche autant que vous ; ANTOINE. Vous en découvrez trop à l’âme d’un jaloux. BÉRÉNICE. Pourquoi feignez-vous donc où votre long silence 510 Détruit votre repos comme votre puissance ; Seigneur, il en est temps, découvrez votre amour, Que craignez-vous ? un bruit du peuple et de la Cour : Cet Hymen vous importe, et si je l’ose dire, Il vous rend en effet des premiers de l’Empire : 515 Et joignant l’âme au sang, comme à l’éclat l’ardeur, Il change l’ombre en corps, et le faste en grandeur. Mucie a du mérite, elle a de la naissance, La pouvez-vous aimer avecque répugnance ? Supposé que son sang sortît d’un sang commun 520 Confondu dans le vôtre il ne peut être qu’un’ ; Ainsi si le Soleil s’attirant les nuages, S’en fait assez souvent d’éclatantes Images. Et de toutes vapeurs peut faire des Soleils, Un Prince de tout sang se forme des pareils : ANTOINE. 525 Vous êtes bien savant à découvrir une âme : BÉRÉNICE. Une flamme en amour découvre une flamme, [p. 33] On a beau déguiser ses secrets sentiments, Rien d’un amant n’échappe aux yeux des vrais Amants. TITE 495 ANTOINE. Ah ! l’amour est en moi d’une étrange nature, 530 Mon cœur se plaint, s’il souffre, et se plaint s’il n’endure, Et faisant de sa plainte un éternel secret N’intéresse personne â finir son regret ; Ainsi ma passion n’oserait bien paraître, César est mon rival, et mon rival mon Maître, 535 Et l’on voit trop d’orgueil en celle que je sers Pour ne pas préférer l’indépendance aux fers. Je n’ai pour la toucher qu’une vaine naissance, Le nom est inutile où manque la puissance ; Ce qu’est la flamme au feu, ce que l’air est au jour, 540 L’éclat de la grandeur le doit être â l’amour : Non que Tite d’un Trône ait son seul avantage, Il eut ce que le Ciel peut donner en partage : Mais la même nature inégale entre nous, Ne le fit accompli que pour m’en voir jaloux. BÉRÉNICE. 545 Il épouse Mucie, ANTOINE. Et c’est ce qui me tue : BÉRÉNICE. Mon âme avec la vôtre en est comme abattue, [p. 34] Et j’ignore à nous voir dans un si grand effroi, Qui doit le plus y perdre, ou de vous, ou de moi. ANTOINE. Ah ! de tous mes soupçons la cause est éclaircie, 550 J’avais bien présumé que vous aimiez Mucie, Ce politique avis que vous m’avez donné, Montre de quel force il est imaginé : Conseiller à César d’épouser Bérénice N’est pas d’un vrai rival un visible artifice, 555 Et quand avec Mucie on a des entretiens, Vos intérêts à part on y parle des miens ? BÉRÉNICE. Dès qu’un Amant jaloux s’inquiète et se trouble, Il tombe dans l’erreur, et cette erreur redouble ; Et dans l’aveuglement où lui-même s’est mis, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 496 560 Il prend pour ses rivaux ses plus parfaits amis. ANTOINE. Non, non, dans la fureur dont mon âme est saisie, Avecque deux rivaux j’ai double jalousie, Vous avoir pour rival, ou l’Empereur, ou moi, Vous connaissez-vous bien ? BÉRÉNICE. Non, je me méconnais : [p. 35] 565 Mais cette erreur vient de moi-même à moi-même De vous à moi sachez, ANTOINE. Ce rapport est extrême, La faveur de César est votre unique appui Et n’étant rien par vous, vous êtes tout par lui, Non, sans lui vous n’auriez qu’une gloire commune : BÉRÉNICE. 570 Bien souvent la vertu fait honte à la fortune ; Je ne me vante point d’avoir eu des États, N’y d’être descendu de quelques Potentats : Je tiens malgré l’éclat que pousse un Diadème Qu’il est plus beau d’avoir sa clarté par soi-même. ANTOINE. 575 Vous avez du mérite et de la Majesté ; BÉRÉNICE. Je n’ai que du malheur, et de la fermeté ; ANTOINE. Ce qui paraît de vous mérite qu’on le voit ; BÉRÉNICE. Ce qui n’en paraît pas mérite qu’on le croit : [p. 36] ANTOINE. Un Prince d’Ibérie était si peu connu, 580 Que son nom jusqu’à nous n’était point parvenu : TITE 497 BÉRÉNICE. Le vôtre a retenti jusqu’au bout de la terre ; Mais ce bruit, après tout, n’est qu’un coup de tonnerre, Ce bruit s’est dissipé, ANTOINE. La trace y suit l’éclat, Et j’en suis satisfait si Tite en est ingrat ; 585 Vous, n’en parlez jamais qu’avecque retenue, BÉRÉNICE. Prince, votre fierté nous est assez connue. ANTOINE. Vous me devez respect, BÉRÉNICE. Vous m’en devez aussi ; ANTOINE. C’est donc en Ibérie, BÉRÉNICE. Et beaucoup moins qu’ici ; [p. 37] Sachez que j’y suis moins que l’on ne m’y croit être ; ANTOINE. 590 Par votre prompt départ faites-moi le connaître, Choisissez de la mort, ou de quitter la Cour, BÉRÉNICE. Ah ! c’est la même chose aux yeux de mon amour, En effet, sans mourir, quitte-t-on ce qu’on aime ? C’est acheter sa vie au prix de la mort même, 595 S’il me faut éloigner, je suis votre rival ; ANTOINE. Ce téméraire aveu vous deviendra fatal. Pour un Prince étranger vous avez trop d’audace, BÉRÉNICE. Je me sens là-dessus, et plains qui me menace. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 498 ANTOINE, sortant. Eh bien nous l’allons voir, BÉRÉNICE, seule 33 . J’ai plus de fermeté 600 Que mes persécuteurs n’auront de lâcheté : Comment le détromper d’une erreur si mortelle ? Mais voici ma rivale, il faut rompre avec elle. [p. 38] SCÈNE TROISIÈME. MUCIE, BÉRÉNICE. MUCIE. Vous avez vu César, Prince, qu’avez-vous fait ? BÉRÉNICE. Pourrai-je vous redire un si bizarre effet, MUCIE. 605 Oui, ne me flattez point, Tite est-il infidèle ? BÉRÉNICE. Tite aime Bérénice, et Tite est aimé d’elle ; Comme je le pressais en lui parlant de vous De vous aimer plus qu’elle et d’être votre époux Ah ! Prince, m’a-t-il dit, par la même indulgence 610 Que tu parles pour elle entreprend ma défense, Et prépare Mucie à souffrir que mon cœur Lui laisse bientôt voir son seul et vrai vainqueur ; Sur elle, et sur les lois Bérénice l’emporte, Elle entre dans mon âme il faut que tout en sorte, 615 Ou bien de la façon qu’elle y peut pénétrer Mon ardeur en est si plein que rien n’y peut entrer 34 . [p. 39] MUCIE. Et c’est donc là l’effet de votre confidence ; 33 Ce court monologue sert surtout à annoncer l’arrivée de Mucie. 34 Bérénice est amoureuse de Tite et, déguisée en Cléobule, encourage l’empereur à la choisir comme épouse. TITE 499 BÉRÉNICE. J’ai fait ce que j’ai pu, MUCIE. Je sais ce que j’en pense Indigne confident, et plus indigne Amant ; BÉRÉNICE. 620 César, Madame, agit selon son mouvement : MUCIE. Dites selon le vôtre, et qu’en charmant son âme Vous n’y pouvez souffrir ni maîtresse ni femme 35 , Que par vous seul son cœur se sent trop affaiblir, Et que votre amitié s’efforce à le remplir. BÉRÉNICE. 625 Ce n’est pas mon dessein MUCIE. Et quoi donc infidèle Est-ce que pour Antoine on témoigne son zèle ? Et qu’en favorisant sa flamme et son erreur [p. 40] Vous voulez que je l’aime autant qu’un Empereur. BÉRÉNICE. Je n’entreprendrai point de vous le rendre aimable, MUCIE. 630 Et de quel artifice êtes-vous donc capable ? Quel est votre motif ? pourquoi me nuisez-vous ? Pourquoi de mon amour êtes-vous si jaloux ? Est-ce qu’en cette Cour vous serez ma rivale ? Ah ! si je le découvre, elle vous est fatale, 635 Que ne la tiens-je ici, ni vous, ni son Amant Ne l’arracheriez pas à mon ressentiment. Vous, si vous étiez tel que vous paraissez être Je vous ferais périr aux yeux de votre Maître, Et de son confident et de son favori ; 35 Nous avons remplacé « fame » par « femme ». JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 500 BÉRÉNICE. 640 Je voudrais qu’à vos yeux Cléobule eût péri : MUCIE. Vous ne mourrez que trop en servant Bérénice BÉRÉNICE. Si César est coupable, en suis-je le complice ? Du moins sans m’imputer son manquement de foi, Me condamneriez-vous si j’agissais pour moi ? [p. 41] 645 Ah ! si vous découvriez jusqu’au fond de mon âme Vous verriez, MUCIE. Insolent, cachez-moi votre flamme. BÉRÉNICE. Et que ne pouvez-vous expliquer ce soupir, MUCIE. J’y connais, indiscret, votre secret désir. J’ai feint jusques ici d’en ignorer la cause, 650 Mais enfin, votre audace a trop poussé la chose : Quoi, devez-vous penser, téméraire jaloux ? Qu’il faille quitter Tite et l’Empire pour vous : Cessez de soupirer, c’est en vain qu’on m’excite, Vos soupirs sont pour moi, tous les miens sont pour Tite, 655 Et je ne puis pour plaire à vos propres douleurs ; Que mettre votre amour au rang de vos malheurs 36 . BÉRÉNICE. Cruelle, au nom des Dieux donnez-moi ce que j’aime ; MUCIE. Puis-je donner un cœur qui n’est plus à moi-même. BÉRÉNICE. Vous ne m’entendez pas, 36 Cléobule (Bérénice) laisse entendre qu’il est amoureux de Mucie afin de décourager l’union entre l’empereur et la fille de Mucian. TITE 501 [p. 42] MUCIE. Je ne puis être à vous 660 Je dois être à César, BÉRÉNICE. Quoi, César votre Époux ; Antoine, et moi, Madame, en mourrons de tristesse ; MUCIE. Plus que vos passions la mienne m’intéresse, Est-ce ainsi qu’on me sert ? orgueilleux, imprudent, Vous, Amant téméraire, et lâche confident. 665 Qu’est-ce qu’un Favori ? ce n’est rien qu’une Idole Qu’on fait, et qu’on défait d’une seule parole, Et dont les Souverains contents, ou mécontents Tirent leurs déplaisirs comme leurs passe-temps. Vous, rival d’un César, jusques à moi prétendre, 670 Ah ! votre orgueil est tel qu’on ne peut le comprendre : Cette extrême insolence étonne au dernier point, Vous méconnaissez-vous ? BÉRÉNICE. Je ne me connais point. J’ai beau sur mon orgueil m’interroger moi-même, Mon cœur pour ses raisons me dit toujours qu’il aime, 675 Et ne peut présumer que votre âme à son tour Démente des raisons que produit mon amour. [p. 43] MUCIE. Un Prince d’Ibérie avoir cette assurance ! BÉRÉNICE. Ma seule passion a fait ma confiance. MUCIE. Non, je veux l’avouer, vous avez des appas, 680 Mais Tite est Empereur, et vous ne l’êtes pas. Vous qui venez ici par un peu de mérite Surprendre, et vous gagner la volonté de Tite ; Et d’un Prince inconnu chassé de ses États Devenez favori du Dieu des Potentats : 685 Vous donc, dont la faveur ne veut point de seconde JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 502 Êtes-vous pour m’aimer le seul maître du monde ? Enfin par votre amour pouvez-vous me porter, Sur un trône où mon Père avait droit de monter. BÉRÉNICE. Est-ce le seul objet où votre cœur aspire ? MUCIE, sortant. 690 Non, non, je prétends Tite aussi bien que l’Empire Je désire un Amant aussi bien qu’un vainqueur Point de cœur sans Empire, ou d’Empire sans cœur 37 . Vous de mes sentiments infidèle interprète, [p. 44] Sortez de cette Cour, je veux votre retraite, 695 Adieu, songez à vous. BÉRÉNICE, seule, et voulant sortir. Amour, que d’ennemis ! C’est à toi qui les fais de me les voir soumis. SCÈNE DERNIÈRE. TITE, BÉRÉNICE. TITE. Cléobule, écoutez. BÉRÉNICE. La faveur est extrême, TITE. Je n’ai plus de secrets pour un autre moi-même, Prince, l’Impératrice opposée à mes vœux, 700 Ne permettra jamais cet Hymen que je veux. BÉRÉNICE. Je suis perdu, Seigneur, TITE. Et qui te pourrait nuire ? [p. 45] Tout l’univers entier ne te saurait détruire : Quels Ennemis as-tu ? 37 Mucie est motivée par des ambitions politiques. TITE 503 BÉRÉNICE. J’en ai de différents Les uns sont déguisés 38 , les autres apparents, 705 Mais les plus dangereux se trouvent en moi-même, Et ne sont mes tyrans que d’autant plus que j’aime : En vain votre bonté s’oppose à leur rigueur, Ce qui plaît à mes yeux ne fait rien pour mon cœur, Hé, de grâce, Seigneur, agréez ma retraite, 710 Le mal se souffre mieux qu’une joie imparfaite ; Je ne comprends que trop au rang où l’on m’a mis, Que de tous vos Romains je fais mes ennemis. TITE. Je fais en ta faveur tout ce que je puis faire, BÉRÉNICE. À qui veut de l’amour l’amitié ne peut plaire ; TITE. 715 Ah ! ne t’afflige point, ce que je sens pour toi Condamne ce respect que ta flamme a pour moi, Mon âme de tes feux pleinement éclaircie Reconnaît que ton cœur n’en veut plus qu’à Mucie, Je vois ta passion, tâche à t’en faire aimer 720 Ton choix est trop parfait pour t’en pouvoir blâmer. [p. 46] Je ne m’étonne plus si te rendant justice, Tu m’as souvent pressé d’épouser Bérénice Et si sous le semblant de défendre mes droits, Ton âme adroitement y défendait ton choix ; BÉRÉNICE. 725 Par votre ordre, Seigneur, je vous ai parlé d’Elle TITE. Eh bien je reconnais ton amour, ou ton zèle, Aime donc, où j’aimais, ainsi sur mon aveu Aux yeux de l’Univers fais éclater ton feu. BÉRÉNICE. Quoi, jusqu’à moi Mucie aurait lieu de descendre ! 38 C’est la deuxième fois que Bérénice utilise cet adjectif. Voir supra la note 19. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 504 TITE. 730 Je t’ai mis en état de pouvoir tout prétendre, BÉRÉNICE. L’on a vu des États cédés par des vainqueurs, Mais aucun avant vous n’avait cédé des cœurs ; La conquête, Seigneur, vous en est bien aisée ; Puisque par vous la garde en est si méprisée. TITE. 735 Est-ce traiter Mucie avec trop de rigueur ? [p. 47] C’est le choix de l’État, non le choix de mon cœur, N’attends donc point de moi que je te la préfère, Elle aime en moi César, j’aime en elle son Père 39 : Tout ce que l’un pour l’autre on voit en nous d’ardeurs 740 N’est au fond qu’amour propre et qu’amour de grandeurs. BÉRÉNICE. Seigneur, je suis confus, autant qu’on le peut être J’épouserai Mucie ! TITE. Enfin, je suis son Maître, BÉRÉNICE. Que dites-vous, l’amour est le Maître des cœurs, TITE. On exerce sur moi les dernières rigueurs, 745 Romme m’ose empêcher d’épouser Bérénice Et pour géhenner autrui j’ai le même caprice. BÉRÉNICE. Mais, un Prince étranger porterait ses regards, TITE. Mais, je puis t’élever jusqu’au rang des Césars, [p. 48] BÉRÉNICE. Moi qui de votre Reine ai la seule apparence 750 Dois-je seul épuiser votre Toute-Puissance 39 Voir supra les notes 7 et 37. TITE 505 Et quand vous m’élevez sur tous les Potentats Ne vous souvient-il plus qu’elle n’a plus d’États ? TITE. Le temps n’est pas venu de rien tenter pour elle, BÉRÉNICE. On ne peut être ensemble Empereur et fidèle 755 Cependant en ce rang où les Dieux vous ont mis César devrait tenir ce que Tite a promis. TITE. Épouse donc Mucie, et je tiendrai parole ; BÉRÉNICE. Veut-on qu’en vous perdant mon amour la console, Non, elle a trop d’orgueil, Antoine est trop jaloux 760 Et je ne puis aimer en même lieu que vous. TITE. Ingrat, si tu m’aimais tu serais mon complice Tu me mettrais au point d’épouser Bérénice, Et par ce grand Hymen consommant tous mes vœux [p. 49] Je ferais le bonheur de qui m’a fait heureux 40 . BÉRÉNICE. 765 Seigneur, si je pouvais, TITE. Rien ne t’est impossible, Qui contre ton mérite a droit d’être invincible ? Tu peux tout sur mon cœur et ton âme à son tour Donnant de l’amitié peut donner de l’amour. BÉRÉNICE. Je voudrais le pouvoir, TITE. Tu le dois pour me plaire, 770 Résous-toi, cet Hymen m’est ici nécessaire, Ne crains rien cependant du côté des Romains, 40 Voir les vers 225 et 226, où Mucie exprime les mêmes sentiments. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 506 Mon cœur soutiendra bien l’Ouvrage de mes mains. BÉRÉNICE. Je ne le puis, Seigneur, j’y trouve trop d’obstacles, TITE. Espère, la Fortune a fait d’autres miracles, BÉRÉNICE. [p. 50] 775 Elle seule, Seigneur, n’en peut venir à bout TITE. Sortons, avec l’Amour la Fortune peut tout. Fin du second Acte. TITE 507 [p. 51] ACTE TROISIÈME. SCÈNE PREMIÈRE. TITE, MUCIAN, PIZON. TITE. Quoi, chasser Cléobule, on prétend m’y contraindre, Rappelez-le, Pizon 41 , je n’ai plus rien à craindre : MUCIAN. Pour vous l’Impératrice a d’autres sentiments, TITE. 780 Il en est temps, suivons nos propres mouvements, Ah ! Mucian, j’ai cru que vous sauriez me plaire ; MUCIAN. Quoi, dans mes actions voyez-vous le contraire ? L’amour que j’ai pour vous a fait tout mon devoir, J’ai quitté les grandeurs pour vous les faire avoir, 785 Et je suis devenu pour vous faire paraître Ministre d’un État dont je pus être Maître : [p. 52] Et vous, par un Hymen dont je suis si surpris Voulez traiter ma fille avec tant de mépris. TITE. Je lui donne avec lui la moitié de l’Empire 42 . MUCIAN. 790 Mais le pouvez-vous faire en pouvant me le dire, Quoi, ne l’ai-je conquis malgré tant de hasards ? Que pour voir qu’un seul mot nous donne des Césars : Et ne l’ai-je remis à votre seul mérite ? Que pour voir Cléobule à la place de Tite, 41 Colonel des gardes de Tite. 42 Tite veut que Cléobule épouse Mucie ; il promet d’accorder à son favori la moitié de l’Empire. Comme l’affirme Étienne Gros, la tragi-comédie « n’est qu’un long malentendu » : « Pour le spectateur qui sait tout, avouez que la situation ne manque pas de piquant : Tite abandonne Mucie parce qu’il veut épouser Bérénice, et en même temps, il veut unir Cléobule, c’est-à dire Bérénice, à cette même Mucie », Gros, « Avant Corneille et Racine, le Tite de Magnon (1660) », p. 231. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 508 795 Et méprisant un trône entre nous débattu : Donner à la faveur le prix de la vertu. TITE. Et bien vous êtes libre à vous choisir un gendre, MUCIAN. Mais toujours vos desseins ont de quoi me surprendre ; Ferez-vous un César d’un simple Favori ? TITE. 800 Est-ce inutilement que je l’aurais chéri ? MUCIAN. D’où vous peut procéder une amitié si rare ? [p. 53] TITE. Pour ne point l’estimer il faut être barbare, Je le veux protéger contre toute ma Cour ; MUCIAN. Votre amitié fait plus que n’a fait votre amour. TITE. 805 Quoi, jusqu’à l’amitié Romme trouve à redire Et sur les passions elle étend son Empire : Non, non, j’aime mieux être avec mes propres fers, Seul maître de mon cœur que de tout l’Univers ; Mais pourquoi renoncer à la Toute-Puissance, 810 Jamais un Empereur ne prend trop de licence, Quoiqu’en dise l’État je suis maître les lois, Et tel qu’il me faut être à maintenir mon choix : Je ne prétends tenir la Puissance suprême Que d’un Père, des Dieux, de Vous et de Moi-même 815 Mon épée est mon titre, et tel est mon plaisir De répondre une fois à mon propre désir. MUCIAN. Un Prince dont à peine on a la connaissance, Avec l’Impératrice entrer en concurrence ! Un Fils entre elle et lui se pourrait partager 820 Et son cœur partagé n’oserait les juger ! [p. 54] Vous ôtez-vous du cœur, comme de la mémoire TITE 509 Ce que vous lui devez de naissance et de gloire ; Vous faut-il préférer par un choix si jaloux Ce qu’on fait pour un autre à ce qu’on fit pour vous ? 825 Vous préférez au corps une simple figure L’apparence à la chose, et l’art à la nature, Et par un sentiment, ingrat et contrefait L’ouvrage de vos mains au sang qui vous a fait : Pensez donc mieux, Seigneur, aux droits de la naissance, 830 Immolez la faveur à la reconnaissance, Suivez ce que l’honneur a pu vous ordonner, Et rendez quelque chose avant que rien donner : TITE. Ah ! j’ai de la raison, et j’ai de la mémoire, Je dois tout à ma Mère, et vie, et trône, et gloire, 835 Je ne veux, ni ne dois, ni ne puis en douter ; Mais qui m’a tout donné prétend me tout ôter. MUCIAN. Quoi, l’accuserez-vous de quelque tyrannie, Elle qui vous conduit selon votre génie, Et qui n’a combattu vos premières ardeurs 840 Qu’autant qu’elles nuisaient au cours de vos grandeurs : On sait comment pour vous son amour s’intéresse, On n’a jamais vu Mère égaler sa tendresse, Si dans un doux transport, et de l’âme et des yeux [p. 55] Elle ne vous a vu que comme un don des Dieux. TITE. 845 Dieux ! quelle 43 impitoyable et nouvelle torture, Je sens deux passions d’une même nature, Si d’une violence à vous faire pitié L’amitié dans mon âme attaque l’amitié : Cléobule, et ma Mère y défendent leur place 44 , 850 L’une avec trop d’ardeur, l’autre avec trop d’audace, Et sans considérer ce que souffre mon cœur, Ne songent seulement qu’â qui sera vainqueur Cléobule vient-il ? 43 Nous avons remplacé « qu’elle » par « quelle ». 44 Tite reconnaît que Cléobule et l’impératrice agissent dans leur propre intérêt. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 510 UN GARDE. Seigneur, Pizon l’amène, TITE. Que ce cruel Arrêt me donnerait de peine, MUCIAN. 855 La nature sur vous fait de si beaux effets ; Qu’on ne peut qu’admirer des efforts si parfaits ; Aussi si l’on vous tient le meilleur Fils du monde, Vous avez une Mère à son tour sans seconde, Jamais sans n’a produit un couple mieux formé, 860 Ni plus digne à la fois d’aimer et d’être aimé 45 . [p. 56] TITE. Allez donc l’avertir que je m’en vais lui plaire Si toutefois mon cœur me permet de le faire 46 ; Mais voici Cléobule, ah ! trop cruel devoir Ne le verrais-je ici que pour ne le plus voir. SCÈNE SECONDE. BÉRÉNICE, TITE, PIZON. BÉRÉNICE. 865 Pizon m’a-t-il dit vrai ? TITE. Faut-il qu’on nous sépare ? Que malgré ma tendresse on me soit si barbare, Et que par un conseil que l’on préfère au tien Le repos de l’État l’emporte sur le mien : Ayant sacrifié Bérénice à mon Père, 870 Me faut-il immoler Cléobule à ma Mère ? Ah ! de l’air dont leur sort est en moi confondu, 45 Il se peut que Magnon fasse allusion à Louis XIV et à Anne d’Autriche. 46 L’impératrice veut que Cléobule soit expulsé de Rome. « Magnon a eu l’idée, qui ne se trouve pas dans les sources historiques et que ni Corneille ni Racine ne reprendront quand ils traiteront le même sujet, de faire de la mère de Tite un obstacle au mariage de ce dernier avec Bérénice », Scherer, La Dramaturgie classique en France, p. 32. TITE 511 Je ne sais où mon âme aurait le plus perdu : Si ce qu’en sent mon cœur m’en peut être un indice Je croirais te perdant perdre encor Bérénice, 875 Tant il est vrai qu’il sent ce qu’il sentit au jour Qu’on me vit de ma Reine abandonner la Cour. [p. 57] BÉRÉNICE. Est-ce là me porter à l’Hymen de Mucie ? Est-ce somme à ses droits un César m’associe ? Romme et l’Impératrice ont donc fait mon Arrêt 880 Quoi, vous abandonnez qui suit votre intérêt, Mon zèle est-il mon crime et doit-on ici croire Que vous laissiez tomber qui soutient votre gloire ? Et que par mes Conseils faisant valoir vos droits Vous ne les employez qu’à perdre votre choix ? 885 Ah ! dois-je m’étonner d’une telle injustice, Qui quitte Cléobule, a quitté Bérénice, Il était de la fin d’un si cruel rapport Que si j’en ai des traits j’en eusse aussi le sort : Mais de quoi dans ses jeux s’avisa la nature 890 De m’en avoir rendu la funeste peinture, Et causant un mélange, et propice, et fatal, De ce qui fut mon bien produire tout mon mal. TITE. Ah ! c’est trop me presser, BÉRÉNICE. Vous me pressez vous-même À dire qu’un César ne sait pas comme on aime, 895 Votre cœur en soi-même est trop tôt de retour, Et chez vous l’amitié passe comme l’Amour : [p. 58] N’importe, il faut servir quoiqu’elle ait fait ma peine La faveur que je dois aux traits de votre Reine ; De leur force l’oubli n’ôtant que la moitié, 900 Ils ont pour moi produit une belle amitié : Cléobule par eux a reçu ce service, Cléobule à son tour le rend à Bérénice, Et pour de l’amitié lui rendrait de l’amour, S’il vous pouvait fléchir en quittant votre Cour : 905 Mais comment vous toucher ? Si pour complaire à Romme En devenant César il faut cesser d’être homme, Et contraignant son cœur, aussi bien que ses yeux, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 512 Bannir de tous les deux ce qu’on aime le mieux. Ah ! Reine malheureuse, on nous bannit ensemble 910 Cléobule est chassé parce qu’il te ressemble ; Mais de votre grandeur vous semblez peu jaloux Si l’on me bannit que pour l’amour de vous ; Où donc aller, Seigneur ? Si César m’abandonne, Pour moi dans ma Patrie, il n’est plus de Couronne, 915 Je ne vois plus d’asile en mon malheureux sort Que le cœur de César, ou les bras de la mort. TITE. Que tu presses un cœur que ses soupirs oppressent, BÉRÉNICE. Ah ! dans vos passions tous mes vœux s’intéressent. Je ne puis plus souffrir que contre votre ardeur [p. 59] 920 On oppose sans cesse État, gloire, et grandeur, Vous m’avez honoré de votre confidence, Je dois donc animer votre toute puissance, Elle vous faire songer que Bérénice et moi Attendons qu’un César signale ici sa foi ; 925 Ne m’avez-vous pas dit ? que pour vous cette Reine, Des Juifs et des Romains s’est attiré la haine, Et que pour vous complaire irritant leur fureur Sans songer à l’Empire elle aima l’Empereur. Pourquoi soupirez-vous, n’êtes-vous pas le Maître ? 930 Son amour est public, le vôtre le doit être, Et votre passion doit montrer en ce jour Qu’un monde est à César, et César à l’Amour. TITE. Ah ! je me rends, l’Amour n’a point quitté mon âme, J’en ai senti l’ardeur, si j’ai caché sa flamme, 935 Et sans qu’un an d’absence ait pu le consumer Tes entretiens n’ont fait que le mieux rallumer. Qu’est ceci, mon Amour ? mon âme est possédée, Ce transport me vient-il de l’œil ou de l’Idée ? N’est-ce point de mes feux quelque reste enflammé ? 940 Ou le premier élan d’un brasier rallumé ? Mais au point que j’en doute, il commence à renaître, Quand je dis qu’il renaît, il commence à s’accroître, Quand je dis qu’il s’accroît, il commence à briller, Et quand je dis qu’il brille, il commence à brûler. TITE 513 [p. 60] 945 Du moins l’embrasement qui revient dans mon âme N’aura dans ses progrès qu’une innocente flamme ; Non, non, en vain l’Empire en interrompt le cours Mon amour perdra Romme, ou Romme nos amours Beauté de Bérénice, incomparable Image 950 Mon amour ranimé ranime mon courage, Je vais bientôt produire aux yeux de l’Univers Un esclave échappé qui rentre dans ses fers : Parlons mieux, mon ardeur se trouvant sans seconde Veut élever ma Reine à l’Empire du monde, 955 Et ne m’a fait penser de me le conquérir Que pour être en état de la mieux acquérir. BÉRÉNICE. Vous me retenez donc ? TITE. Moi souffrir ta retraite, Romme avant que la voir pourra voir ma défaite, Si plus que ton départ résolvant ton séjour 960 J’ai par mon amitié confirmé mon amour. BÉRÉNICE 47 . Seigneur, je me retire, et fais place à Mucie ; TITE. Sors, mon intention lui doit être éclaircie [p. 61] Va, laisse-moi le soin de la désabuser Et la lettre en état de pourvoir t’épouser. BÉRÉNICE 48 , bas. 965 Te faut-il ma rivale abandonner la place ? SCÈNE TROISIÈME. TITE, MUCIE, FLAVIE. MUCIE. Quoi, d’un Prince étranger souffrirez-vous l’audace ? Vous, avoir des Rivaux, je m’en viens plaindre à vous 47 Nous avons remplacé « CLÉOBULE » par « BÉRÉNICE ». 48 Nous avons remplacé « CLÉOBULE » par « BÉRÉNICE ». JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 514 TITE. Il est libre d’aimer, je n’en suis point jaloux MUCIE. C’est mal prendre, Seigneur, l’avis qu’on vous en donne TITE. 970 Qu’on ne me géhenne point, je ne contrains personne, Tite est à Bérénice, et Bérénice à moi, Et l’Univers entier ne peut rien sur ma foi. Quoi, séparerait-on par tant de tyrannies Deux âmes que l’Amour avait si bien unies : [p. 62] MUCIE. 975 Seigneur, votre inconstance a de quoi m’étonner, TITE. Je suis un mouvement qui me peut entraîner Ô vous ! juste Mucie, et généreuse Amante Déplorez un amour qui trahit votre attente, Mon cœur est de retour à sa première ardeur, 980 Et ne regarde plus ni repos ni grandeur. L’amour que j’eus pour vous ne parut à mon âme Qu’un reste mal formé de ma première flamme, Mes yeux plus que mon cœur couraient à vos appas, Je voulais vous aimer et ne le pouvais pas ; 985 Ce manque de pouvoir me tient-il lieu de crime ? MUCIE. Ne vous excusez point, tout vous est légitime. En vain vous déguisez ce manquement de foi, Votre cœur est à vous, et le mien est à moi : Vous imaginez-vous qu’un tel revers m’étonne 990 Non, j’abandonne mieux que l’on ne m’abandonne ; Loin qu’il m’échappe ici d’en venir aux soupirs J’ai jusqu’à vous sans honte élevé mes désirs, Je les rabaisserai sans aucune faiblesse, Et César me manquant je serai ma maîtresse ; 995 Vous, Seigneur, reportez à d’indignes regards [p. 63] Ce que ramasse en vous la gloire des Césars Allez, allez, languir aux genoux d’une Reine Et remettre à ses pieds le Majesté Romaine, Elle vous saura gré d’un si fameux retour TITE 515 1000 Et d’avoir à sa gloire immolé mon amour. Mon amour, je vous trompe, il n’y va rien du nôtre, Si vous m’ôtez un cœur, je vous en ôte un autre ; Et vous laisse en état de ne lui présenter, Que ce qui sans grandeur ne me saurait tenter, 1005 Vous aurez votre Reine aux dépens d’un Empire : Moi, je puis prendre en moi ce que mon cœur désire Et me vengeant ainsi de vos légèretés, Je vous quitte bien plus que vous ne me quittez. TITE. Si l’Empire vous plaît je puis vous le remettre. MUCIE. 1010 Mon Père y renonçant vous en a fait le Maître, Vous deviez avec vous m’en rendre la moitié Et faire par l’Amour ce qu’a fait l’amitié. TITE. Je veux vous témoigner comme César vous aime Vivez sans être à moi, pour un autre moi-même, 1015 Faites par un effort, et juste, et généreux Que Cléobule et moi soyons par vous heureux. [p. 64] Vous ne répondez pas ? MUCIE. J’ai honte de répondre, TITE. Si je le fais César, vous pourrait-il confondre ? MUCIE. Quand même au rang des Dieux vous pourriez l’élever 1020 Comme agrandi par vous j’oserais le braver, Il a beau d’un César se voir ici l’Image, Je brave également et l’ouvrier et l’ouvrage. TITE. Cet insigne dédain est un reste d’Amour, MUCIE. C’en doit être en effet un reste sans retour, 1025 Pour votre Cléobule, on le perdra sans peine JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 516 En cherchant mon amour il a trouvé ma haine, Et s’il peut échapper à mon inimitié Je le verrai m’aimer sans en avoir pitié, Le mépris quelquefois nous tient lieu de vengeance 1030 Et nous peut consoler d’un défaut de puissance, Vous seul donc que ma haine a dessein d’épargner, Tout grand que vous soyez, je puis vous dédaigner. [p. 65] Apprenez cependant que vous perdrez l’Empire Soutiendriez-vous les maux que votre amour s’attire ? 1035 Et quand l’un après l’autre, ils se seront rejoints Qu’est-ce que produiront ni vos vœux ni vos soins ? Le torrent va grossir, vaincrez-vous un déluge ? Le cœur de Bérénice est-il votre refuge ? Et si tout l’Univers s’en vient fondre sur vous 1040 Serez-vous à couvert pour être à ses genoux ? TITE. Non, non, ma passion me paraît légitime, C’est vertu que lui plaire et la choquer c’est crime, Contre tous ses efforts la raison ne peut rien, Je suis Maître du monde et l’Amour est le mien, 1045 Vous Pizon, de ce pas, cherchez-moi Cléobule, De crainte de la mort faut-il que je recule ? Non, quand toute la terre armerait contre moi Si je suis plein d’amour je serai sans effroi, On me menace en vain des attentats de Romme, 1050 Le sang m’a fait Romain, mais le cœur m’a fait homme, Et le cœur que le Ciel a par amour formé N’est fait que pour aimer comme pour être aimé. Que Romme en ses transports tonne, éclate et foudroie Expirer en aimant c’est mourir avec joie, 1055 Et c’est comme en extase abandonner le jour Quand le dernier soupir est un soupir d’amour. [p. 66] MUCIE, seule. Ah ! cruelle disgrâce et trop digne de plainte Mais Antoine paraît, TITE 517 SCÈNE DERNIÈRE. MUCIE, ANTOINE, FLAVIE. ANTOINE. Je viens ici sans crainte ; Je puis parler, Madame, ou César n’aime plus, MUCIE. 1060 Des aveux plus exprès vous seraient superflus Vous savez donc que Tite, ANTOINE. Il est Incomparable ; Mais est-il sans second s’il n’a point de semblable ? Et s’il vous abandonne au milieu de sa Cour, Ne puis-je point valoir un déserteur d’amour ? 1065 J’adore vos appas quand l’Empereur les brave Il vous traite en César, je vous sers en esclave Et sans vanter ici ni ses droits ni les miens Je resserre mes fers quand il brise les siens ; [p. 67] S’il revient toutefois, MUCIE. Me savez-vous connaître ? 1070 J’ai le cœur assez grand pour n’avoir point de maître L’amour sera toujours trop au-dessous de moi, Pour en prendre jamais ni l’avis ni la loi. ANTOINE. Ah ! Madame, quand l’âme est une fois surprise Elle a beau rappeler ses vœux et sa franchise, 1075 Le vaincu vit toujours pour son premier vainqueur Et la langue à son gré ne conduit pas le cœur. MUCIE. Non, non, le déplaisir de se voir méprisée S’imprime en un moment au fond de la pensée, Et ce soudain dépit a bientôt effacé 1080 Tous les traits que l’amour y peut avoir tracé. ANTOINE. C’est être trop injuste et contraire à soi-même D’aimer son ennemi, de haïr qui nous aime ; JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 518 Tite a donc beau paraître avecque tant d’appas Pourquoi l’aimeriez-vous s’il ne vous aime pas ; 1085 Cléobule en ceci peut mieux toucher votre âme, Il a des qualités qui font briller sa flamme, [p. 68] Enfin de la façon que les Dieux l’ont formé Il est aimable, il aime, il doit donc être aimé, Si toutefois, Madame, il est juste de dire 1090 Que l’amour veut l’amour, que lui seul se désire, Et que le plus aimable à l’âme comme aux yeux N’est autre que celui qui nous aime le mieux. L’ardeur que j’ai pour vous me rend incomparable Si je vous aime autant que vous êtes aimable, 1095 Et si d’un bel amour tout mon cœur enflammé Va plus à vous aimer qu’il ne veut être aimé. MUCIE. Ces termes languissants n’ont rien qui me console Je ne veux en amour ni soupir ni parole, Des effets plus touchants le doivent révéler 1100 Et l’Amant doit agir avant que de parler. ANTOINE. Je n’ai que trop agi, le peuple court aux armes 49 . MUCIE. Allez donc l’animer, la vengeance a des charmes, Votre amour à ce prix ne me déplaira pas, La vengeance et l’Empire ont pour moi même appas 1105 Je ne vous parle ici que contre Cléobule, ANTOINE. Sur un peu d’apparence on m’a vu trop crédule, [p. 69] Je suis pourtant ravi qu’en cet événement Votre courroux soit joint à mon ressentiment : Parlez, expliquez-vous, je suivrai votre envie, 1110 De tous vos ennemis je vous offre la vie, Et même si la mienne importe à vos amours Recevez-en la fin aussi bien que le cours ; Je vous l’immole entière, et vous présente en elle De quoi punir mon crime en agréant mon zèle, 1115 Et de quoi vous venger par un supplice égal 49 Antoine a excité les Romains contre Cléobule. TITE 519 D’un orgueil que je blâme en mon propre rival. MUCIE. En servant ma fureur vous pouvez tout prétendre Qui me sait bien aimer ose tout entreprendre, Voilà comment braver vos prétendus rivaux, 1120 Qui me venge le mieux a le moins de défauts 50 , Il importe à mon âme aussi bien qu’à la vôtre, Que la haine pour l’un fasse l’amour pour l’autre, Et qu’ainsi vos désirs s’accordant à mes vœux Vous trouviez le secret de devenir heureux. ANTOINE. 1125 Votre vengeance est prête et toutefois j’ai peine De devoir votre cœur à votre seule haine ; Hé ! de grâce, à vos vœux donnant un plus beau jour Faites-moi le devoir à votre seule amour. [p. 70] MUCIE, sortant. Prince, je vous l’ai dit, je veux être vengée, ANTOINE, sortant. 1130 Servons-nous du dépit d’une fille outragée, Allons donc achever comme Amant offensé Ce que mon intérêt a si bien commencé. Fin du troisième Acte. 50 Ayant été refusée par Tite, Mucie est motivée par la vengeance contre l’empereur. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 520 [p. 71] ACTE QUATRIÈME. SCÈNE PREMIÈRE. FLAVIE, MUCIE. FLAVIE 51 . Vous revoir l’Empereur, votre erreur est étrange, Mais que ne changez-vous quand votre Amant se change. MUCIE. 1135 En perdant un César n’ai-je pas tout perdu ? FLAVIE. Quelque reste de lui vous peut être rendu, MUCIE. Quand on perd un Empire on n’a rien à prétendre Antoine m’adorant me le pourrait-il rendre ? [p. 72] FLAVIE. L’Empire de son cœur, MUCIE. J’ai bien d’autres projets, 1140 Tous les cœurs des Amants sont de mauvais sujets, L’exemple des Césars nous doit partout conduire, L’amour dans leurs pareils ne s’efforce qu’à luire ; Ou du moins si leur feu monte jusqu’à l’ardeur Ils l’apaisent bientôt à l’air de leur grandeur ; 1145 Cet air éteint leur flamme, et ces fameux volages Ne lui font succéder que de fréquents Orages : Ou de l’air dont parfois leur amour est calmé, À peine l’on connaît s’ils ont jamais aimé ! Ainsi se prévalant de la grandeur suprême 1150 Un César croit toujours qu’il peut tout sur soi-même, Et que réglant la fin en formant le projet Il peut traiter l’amour comme il traite un sujet. FLAVIE. Faites la même chose 51 Confidente de Mucie. TITE 521 MUCIE. Ah ! conseil inutile, À tout autre qu’à lui la chose est peu facile : 1155 Cependant c’est en vain que j’en veux à son cœur. [p. 73] Ce cœur n’a plus pour moi que faiblesse et langueur, En vain par mes regards mon amour y pénètre Et si j’y mis l’ardeur je ne puis l’y remettre, Tant il est plus facile en l’art de faire aimer 1160 D’animer les désirs que de les ranimer : FLAVIE. Vous avez de l’esprit, employez sa puissance. MUCIE. À quoi sert en amour la haute intelligence, On ne sait dans l’ardeur qui nous vient enflammer Comment se faire aimer, ni s’empêcher d’aimer : 1165 Une ignorance heureuse est ici préférable, La savante en amour plaît bien moins que l’aimable, Et par une éclatante et douce trahison La grâce touche plus que ne fait la raison. Si donc César n’eût eu qu’un amour raisonnable, 1170 Près de moi ma rivale eût été méprisable, Et moi, si mon transport n’eût été plein d’erreur J’eusse, j’eusse aimé Tite autant que l’Empereur Orgueilleuse Mucie, aimable Bérénice, Tite, et César ont fait notre commun supplice, 1175 Et partageant si mal notre illustre vainqueur, Je ne pris que les yeux, lorsque tu pris le cœur. Ardente ambition qui m’as embrasé l’âme, Que m’aimais-je ; l’amour avait bien moins de flamme, [p. 74] Ah ! pourquoi contre moi ces vœux et ce courroux, 1180 Puisque nos passions nous viennent malgré nous : L’ambition ne vint du fond de ma naissance Et ne peut s’étouffer qu’au fond de ma vengeance ; Mais quel en est l’objet ? peut-être l’Empereur, Non, c’est trop près d’un Tite arrête ma fureur : 1185 C’est au seul Cléobule à qui mon cœur prépare Tout ce que ma fureur aura de plus barbare : C’est lui qui sans objet ose bien me trahir, Mais si c’est par amour, pourrai-je le haïr ? L’insolent m’aimerait ; en serait-il coupable ? 1190 Le moindre a droit d’aimer tout ce qu’il trouve aimable, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 522 Suffit que malgré lui par mes yeux animé, Pour sa peine en m’aimant il ne soit pas aimé ; Non, il faut que ma haine égale son audace Qui m’ose ôter l’Empire est indigne de grâce, 1195 Sa perte est résolue, et sans plus discourir Tous mes transports ne vont qu’à le faire périr : Mais que me veut Pizon ? PIZON. Ah ! je viens vous déplaire MUCIE. L’exil de Cléobule est donc imaginaire. PIZON. César l’a retenu, mais quoique votre Amant [p. 75] 1200 Il assure ses jours par votre éloignement, J’en ai l’ordre, Madame, et je viens vous le dire 52 , MUCIE. Quoi, comme de son cœur sortir de son Empire, PIZON. Vous n’avez que ce jour pour vous y préparer, MUCIE. Ah ! voici ce cruel qui m’en fait séparer. SCÈNE SECONDE. BÉRÉNICE, MUCIE, PIZON, FLAVIE. BÉRÉNICE. 1205 Si César m’a dit vrai, vous me voulez détruire, Et lui vous veut ôter les moyens de me nuire ; Cela n’empêche point qu’aux dépens de mes jours, Je ne vienne en ce lieu vous offrir mon secours. MUCIE. Quoi, César m’abandonne, ah ! fatale injustice, 52 L’empereur décide d’exiler Mucie de la cour afin de protéger Cléobule. TITE 523 BÉRÉNICE. 1210 Avant que vous aimer il aima Bérénice. [p. 76] MUCIE. Pourquoi la quitta-t-il ? BÉRÉNICE. Il fut Romain et fils. MUCIE. Il s’attire en l’aimant les mêmes ennemis, BÉRÉNICE. S’il les craignait alors il cesse de les craindre, MUCIE. S’il l’a toujours aimée il avait tort de feindre 53 ; 1215 Pourquoi donc abuser de ma facilité, Est-ce qu’il s’offensa de ma témérité ? Et que pour m’en punir cet illustre volage Voulut que ma disgrâce accablât mon courage : Il se trompe, mon cœur n’en est point abattu 1220 Si perdant son amour j’ai sauvé ma vertu ; Dites-lui cependant que quoiqu’on me ravale Je cède à mon Amant et non à ma Rivale, Et qu’en m’osant flatter de quelque peu d’appas Je me vois préférer ce qui ne me vaut pas. 1225 Elle a séduit César à force de caresses, [p. 77] BÉRÉNICE. La douleur fait tout dire, on souffre vos faiblesses Si vous la connaissiez vous en jugeriez mieux. MUCIE. Témoin les beaux rapports qu’on en fait en ces lieux, BÉRÉNICE. Le monde est son témoin et non pas son arbitre, MUCIE. 1230 Pour prétendre à César son amour est son titre, 53 C’est-à-dire que l’empereur n’aurait pas dû lui donner de faux espoirs. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 524 Et vous son partisan, votre témérité BÉRÉNICE. J’agis ici, Madame, avec autorité, La gloire de mon Maître étant trop outragée, Au péril de la vôtre y doit être vengée, 1235 Et ne peut supporter qu’aux mépris de ses droits Votre jalouse amour déshonore son choix. MUCIE. Était-il naturel ? qu’à la première vue, Sur quelque peu d’attraits son âme fût émue, Et qu’un César épris d’une si prompte ardeur 1240 Ait pour elle oublié sa gloire et sa grandeur : [p. 78] Un clin d’œil cause-t-il une si longue idée ? Il l’a prise par charme et par charme gardée ; Quelque secret esprit de mon bonheur jaloux Produit l’amour pour elle et l’amitié pour vous. BÉRÉNICE. 1245 Je ne dis rien pour moi ; mais quant à Bérénice Le peu d’attraits qu’elle a surprend sans artifice, MUCIE. Son charme est dans ses yeux et non dans sa vertu, BÉRÉNICE. Sa vertu s’est fait voir sur un trône abattu MUCIE. La chute de son trône est un mauvais ombrage, BÉRÉNICE. 1250 Ne jugeons point d’un Astre en voyant un nuage, Sans cesse la vertu produisant ses rayons, C’est notre seul défaut si nous ne la voyons. MUCIE. Qui n’a point de Royaume BÉRÉNICE. Ah ! laissez-moi vous dire [p. 79] Qu’elle a moins de malheur que qui n’a point d’Empire, TITE 525 1255 Ou que ne demandant selon ce qu’elle peut Que le cœur seul de Tite elle a ce qu’elle veut : MUCIE. Mais le cœur de César est dans la main de Romme BÉRÉNICE. Ah ! si Tite est César, César n’est-il pas homme ? MUCIE. Que pourra ma Rivale où ses efforts sont vains, BÉRÉNICE. 1260 Quoi, vous la menacez du pouvoir des Romains, Si César se ravit votre pouvoir l’étonne, Elle ne vous craint pas si l’on veut qu’il se donne : Elle a des qualités qui le peuvent charmer, C’est qu’étant bien aimée, elle sait bien aimer, 1265 Ce n’est qu’à Tite seul que son cœur s’abandonne Vous aimez la puissance, elle aime la personne, Et voulant préférer son choix à votre erreur, Si vous aimez l’Empire elle aime l’Empereur, N’a-t-elle pas encor la qualité de Reine ? MUCIE. 1270 Ce n’est qu’un vain portrait de la grandeur Romaine, [p. 80] Nos plus fameux Consuls 54 ont été mes aïeux, BÉRÉNICE. Tout leur éclat le cède à celui de vos yeux, MUCIE. Ils ont vaincu César, BÉRÉNICE. Toutefois ils le cèdent, MUCIE. Je le ferai bien rendre à ceux qui le possèdent ; 1275 Traître, votre faveur pourra bientôt finir, 54 À Rome, magistrats qui partageaient le pouvoir suprême. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 526 BÉRÉNICE. Je ne vous cherche pas pour me la maintenir, Mais quoi de Bérénice aller à Cléobule ? MUCIE. Votre injuste faveur vous a fait trop crédule Vous rival d’un César, ah ! quittez votre erreur BÉRÉNICE. 1280 Je sais que pour vous plaire il faut être Empereur, Vous cherchez un Empire, et non une Province, Vous voulez un César et méprisez un Prince, [p. 81] Je ne puis satisfaire un courage si haut, Et Cléobule enfin n’a pas ce qu’il vous faut, MUCIE. 1285 Non, lâche, tu n’as rien que ta faveur ne cause, BÉRÉNICE. Vous, si l’orgueil est cru, vous êtes toute chose, MUCIE. En effet je suis tout me comparant à toi, BÉRÉNICE. César seul peut juger et de vous et de moi, MUCIE. Rends-lui donc sa faveur, toi Monstre de fortune, BÉRÉNICE. 1290 Sa faveur n’a pour moi qu’une gloire importune ; MUCIE. Mais si j’aime César, as-tu droit de m’aimer ? BÉRÉNICE. Vous avez une erreur dont je vous dois blâmer, En vain vous avez cru que vous m’étiez aimable [p. 82] D’aucune amour pour vous je ne me sens coupable, 1295 Je ne puis vous offrir qu’une simple amitié : TITE 527 MUCIE. Et l’amant et l’ami ne me font que pitié, BÉRÉNICE. Pour qui me connaît bien je suis digne d’envie MUCIE. Ah ! bientôt ton orgueil te doit coûter la vie BÉRÉNICE. Et moi ; je crains si peu votre ressentiment 1300 Que je ne consens point à votre éloignement : Demeurez à la Cour et formez-y vos ligues, Cependant ma vertu détruira vos intrigues, Et l’Univers entier me fera peu d’effroi Si le cœur de César se déclare pour moi. MUCIE. 1305 Tu me chasses de l’un, éloigne-moi de l’autre BÉRÉNICE. Madame, mon humeur n’égale point la vôtre, Vous cherchez à me perdre et je viens vous sauver [p. 83] MUCIE, s’en allant. Toi-même audacieux tâche à te conserver BÉRÉNICE, seule 55 . Ma vie est en péril, mais danger peu funeste, 1310 La vie à Bérénice est un malheureux reste ; Qui peut me la ravir doit croire qu’en effet Il fait ce que sans lui mes douleurs auraient fait ; Suis-je donc de moi-même une sensible image ? Moi dont les longs ennuis désolent le visage, 1315 Et qui d’un cœur si triste et d’un œil si confus Cherche en ce que je suis à voir ce que je fus : Hélas ! quel changement, plus je prétends qu’il m’aime Plus par mes propres traits je me trahis moi-même ; Je veux porter l’amour jusqu’à la passion, 1320 Je le vois s’abaisser jusqu’à l’affection ; 55 Ce monologue sert à faire connaître les sentiments de l’héroïne. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 528 Quelle 56 est donc de mes traits la bizarre puissance ? Elle change l’amour en simple bienveuillance 57 , En cet amour réduit jusques à l’amitié Se doit voir aujourd’hui réduit à la pitié. [p. 84] SCÈNE TROISIÈME. BÉRÉNICE, MUCIAN, PIZON. MUCIAN. 1325 Quoi seul et si pensif, Prince je m’intéresse En tout ce qui vous touche, BÉRÉNICE. Et moi je vous confesse Que je mettrais ma gloire à vous pouvoir servir : MUCIAN. Votre offre généreuse a de quoi me ravir ; Je vous en dit autant, mais vous devez connaître 1330 Que la mienne consiste à bien servir mon Maître ; Et qu’il va de la vôtre à ne le point porter À plus que sa grandeur ne le doit inviter : Faisons donc de César un paisible partage, Retenant ses plaisirs laissez-moi son courage, 1335 Si vous obtenez plus j’ai droit d’être jaloux, Sa raison est à moi si ses sens sont à vous, Je la dois gouverner, les Dieux me l’ont soumise, Ce n’est qu’à son Conseil à régler sa franchise, Il dépend moins de soi qu’il ne dépend d’autrui, 1340 Il se doit à l’État comme l’État à lui, [p. 85] Le monde est son Esclave, il est celui du monde, Et je suis à ses sens ce qu’est le calme à l’onde : Toutefois le menant où tendent tous ses vœux Par son propre pouvoir je le veux rendre heureux, 1345 Sachez donc que l’État vous demande un service, Il faut que Cléobule amène Bérénice, Et qu’allant en Judée au nom d’Ambassadeur Il serve d’un César l’amour et la grandeur : Recevez cet emploi, lui-même vous le donne. 56 Nous avons remplacé « Quel » par « Quelle ». 57 Mot vieilli, c’est-à-dire bienveillance. TITE 529 BÉRÉNICE. 1350 Ce grand emploi m’honore aussi bien qu’il m’étonne, Mais apprenez le mien, César m’a témoigné Que Mucian pour lui ne s’est point épargné, Que d’un esprit Divin ayant l’intelligence Vous maintenez partout sa gloire et sa puissance, 1355 Et protégez ses droits avecque tant d’ardeur Qu’il vous est obligé de toute sa grandeur, Mais, dis-lui, m’a-t-il dit, comme je sais qu’il m’aime Qu’un peu plus qu’à l’État il s’attache à moi-même Et dans les passions que je sens tour à tour 1360 Qu’après l’ambition il serve en moi l’amour. MUCIAN. Ah ! pour mieux satisfaire à toutes ses envies Je mourrais mille fois si j’avais mille vies ; Si pour servir l’État j’ai bien voulu périr, [p. 86] Pour servir son amour je saurai bien mourir BÉRÉNICE. 1365 C’est s’acquérir ensemble et Tite et Bérénice. MUCIAN. Pour l’amour de lui seul je lui rends ce service, Je prévois cependant que lui, ni vous, ni moi Ne pourrons de l’Empire anéantir la loi : Romme de sa Coutume étant trop idolâtre 1370 Ne put souffrir qu’Antoine épousât Cléopâtre 58 , Et dans un Empereur ne pourra supporter Ce qu’en un Triumvir 59 elle ne put goûter. UN GARDE. Tout le peuple, Seigneur, à l’égal d’un orage Se vient de soulever : 58 Il s’agit des amants Marc Antoine (83 av. J.-C.-30 av. J.-C.), homme politique et militaire romain, et de Cléopâtre VII (vers 69 av. J.-C.-30 av. J.-C.), reine d’Égypte antique. Après la victoire d’Octave, Marc Antoine se suicida, croyant que Cléopâtre avait mis fin à ses jours. La reine se suicida quelques jours après la mort de son amant. 59 Magistrat romain chargé, conjointement avec deux autres magistrats, d’une branche de l’administration. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 530 BÉRÉNICE. Je connais cet ouvrage. LE GARDE. 1375 C’est à vous qu’il en veut, je crains que sa fureur Ne vous perde bientôt aux yeux de l’Empereur, On n’entend que crier périsse Cléobule ; Point, point de Bérénice, BÉRÉNICE. Ah ! Prince trop crédule, [p. 87] En vain ta passion soulève les Romains, 1380 Je ne saurais tomber en de meilleures mains, Le Conseil pour me perdre a différente idée, L’on me chasse d’ici, l’on m’envoie en Judée, Et par d’autres complots d’un Antoine sans foi On soulève, on irrite un peuple contre moi, 1385 N’importe, quelque effet que produise sa haine. Allons nous exposer à la fureur Romaine, Et montrons qu’en ce sort qui menace mes jours Je ne veux que moi seul pour mon dernier secours : Je suis de cet Empire un trop digne adversaire, 1390 Nous avons Romme et moi trop de combats à faire, Du moins dans mon malheur je puis faire le vain Si j’ai pour ennemi tout le peuple Romain. MUCIAN. Ah ! Pizon, qu’est ceci ? Romme a trop d’insolence, Antoine avec le peuple être d’intelligence, 1395 Ce Prince infortuné ne se peut plus sauver, Mais voici l’Empereur. [p. 88] SCÈNE DERNIÈRE. MUCIAN, PIZON, TITE, ANTOINE. TITE. Je le veux conserver. ANTOINE. Il n’est plus temps, Seigneur, qu’on vous le dissimule TITE 531 TITE. Le peuple, avez-vous dit, demande Cléobule ; Mais il ne peut l’avoir qu’en me faisant mourir, MUCIAN. 1400 Lui-même à ce danger a bien voulu courir : TITE. Je vais donc après lui, MUCIAN. Je ne le puis permettre ; Avec un peuple ému devez-vous vous commettre ? Jamais deux grands partis ne se poussent à bout, Si l’un croit tout pouvoir, l’autre croit qu’il peut tout ; [p. 89] 1405 Je connais vos Sujets, ils adorent leurs Maîtres Mais souvent les zélés sont pires que les traîtres ; Si vous restez ici je le vais secourir Sinon votre transport nous fera tous périr. TITE. Allez, en le sauvant on me sauve la vie ; ANTOINE. 1410 Du Peuple et du Sénat vous aurez su l’envie ; L’un et l’autre, Seigneur, vous conjurent par moi D’éloigner Cléobule, TITE. Ah ! généreux emploi, Vous, leur Ambassadeur demander sa retraite, Ah ! c’est le digne effort d’une haine secrète, 1415 Mais pour qui de nous deux, Prince ingrat et sans foi, Qui prétendez-vous perdre, ou Cléobule ou moi ? ANTOINE. Je réponds de ses jours TITE. Vous en pouvez répondre D’autant plus que votre offre a de quoi vous confondre, Celui dont la faveur vous a fait si jaloux [p. 90] 1420 Quoiqu’il puisse arriver doit moins craindre que vous : JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 532 ANTOINE. Je n’ai jamais rien craint, TITE. C’est trop de retenue, La grandeur d’un César vous doit être connue, Et vous devez sentir malgré tous vos projets Qu’ici tous nos parents ne sont que nos sujets. 1425 Vous vous laissez conduire à certains politiques Que je ne puis nommer que des pestes publiques, Leur intérêt les touche et non pas votre honneur, Quiconque flatte un Prince est un empoisonneur : Si bien que son venin prenant ailleurs sa course 1430 Corrompt tous les ruisseaux en altérant sa source, Et pénétrant d’abord au sein des Potentats, Infecte avec nos cœurs tous les corps des États. Faut-il que vos flatteurs vous rendent si crédule ? Que vous fait Mucian, que vous fait Cléobule ? 1435 Croyez-moi, leur grandeur n’ôte rien à vos droits, Est-ce que par caprice on censure mon choix ? Le Ciel qui nous plaça dans le rang où nous sommes Nous permit d’abaisser et d’élever les hommes, Et sur nos favoris imprimant tous nos traits 1440 De faire en eux de nous mille et mille portraits. [p. 91] ANTOINE. Ne me plaindrai-je pas si je suis sans puissance ? Si l’emploi ne la suit qu’est-ce que la naissance ? C’est un éclat trompeur, la lueur d’un faux jour, Et le vain ornement des pompes d’une Cour. 1445 Quel que soit le pouvoir de votre créature, Faut-il que la faveur surmonte la nature ? Et qu’un premier Ministre ou quelque Favori Soit plus considéré qu’un parent 60 n’est chéri. Non que je sois jaloux d’un si grand avantage, 1450 Mais chaque qualité doit avoir son partage, Et selon les degrés du mérite et du sang On doit accommoder la personne et le rang. Je veux que Mucian soit un aussi grand homme Qu’en ait jamais au monde et fait et produit Romme, 1455 Ses emplois et les miens qu’auront-ils de pareil ? 60 Antoine est le parent de Tite. TITE 533 S’il me laisse le cœur et s’il prend le conseil. Je n’y contraindrais point une amitié si belle Qu’autant qu’à mon amour elle serait cruelle, Et que d’un triste aveu lui déclarant mon mal 1460 Je me plaindrais à lui de l’avoir pour Rival. Je lui dirais, Seigneur, êtes-vous insensible ? Serait-ce que mon feu ne vous fût point visible ? Ou qu’ayant pour Mucie un amour trop ardant Je me rendisse injuste en vous la demandant ; 1465 Vous ne m’écoutez pas ? [p. 92] TITE. Je ne puis vous entendre, ANTOINE. Et moi de vos exploits ne dois-je rien attendre ? Si la force du sang jointe à celle des Lois Me fait considérer et vous et votre choix, Sachez, TITE. Vous, apprenez que c’est trop me contraindre, 1470 Vous n’êtes pas encore au point de ne rien craindre, Pensez bien cependant malgré votre fierté Que tout votre complot est en vain concerté ; Je veux que vous soyez le démon de la guerre, Mon trône tient trop bien pour être mis par terre, 1475 Vous avez le cœur grand, mais j’ai cent mille mains, Je puis contre un seul homme armer tous les humains ; Votre présomption se verra donc trompée, Puisqu’un Sceptre en ma main peut briser votre épée, Et puisqu’au moindre mot, ou qu’au moindre clin d’œil 1480 Je puis confondre en vous l’orgueilleux et l’orgueil 61 : Si c’est que ma grandeur vous soit insupportable, Malgré tous vos exploits je vous tiens déplorable, Une si basse envie en affaiblit l’éclat, Et dans un Conquérant ne montre qu’un ingrat. [p. 93] 1485 Enfin tous vos travaux ont eu leur récompense, La gloire, ou l’intérêt les suit, ou les devance, Et devant comme après ce qui vous était dû L’on vous a plus prêté que vous n’avez rendu. 61 Tite met Antoine en garde contre les conséquences d’un acte de trahison. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 534 Écoutez-moi, Pizon. PIZON. Une gloire si belle, TITE. 1490 Sachez qu’on est coupable en prenant sa querelle, Obéissez, PIZON. Seigneur, je sais bien obéir. TITE. Prince, vous apprendrez s’il fait bon me trahir ; ANTOINE. Je n’attendais pas moins de toutes mes Conquêtes, TITE, sortant. En perdant Cléobule, on abattra deux têtes, 1495 Oui, vous me répondrez de ces soulèvements, Puisqu’ils sont excités par vos seuls mouvements Faites votre devoir. [p. 94] PIZON. Seigneur, rendez l’épée. ANTOINE. Épée à le servir mille fois occupée, N’importe mon respect désarme ma valeur, 1500 Et mon cœur est plus grand que ne l’est mon malheur. Fin du quatrième Acte. TITE 535 [p. 95] ACTE CINQUIÈME. SCÈNE PREMIÈRE. MUCIE, MUCIAN, PIZON. MUCIAN. Tu soupires encore, ô fille téméraire ! MUCIE. Que voulez-vous, Seigneur, l’Empire m’a pu plaire, La perte que j’en fais vaut du moins un soupir, Et si j’en pers l’espoir j’en retiens le désir, 1505 Mais, Seigneur, apprenez ce que je viens d’apprendre, MUCIAN. Si Cléobule est mort, il est temps de nous rendre, MUCIE. Il est allé lui-même au milieu du Sénat, Où tous l’ont accusé d’avoir trahi l’État ; [p. 96] Ah ! Sénat, a-t-il dit, quelle est ton injustice ? 1510 J’ai conseillé, dit-on, l’Hymen de Bérénice, Oui, par mes seuls avis César l’a résolu, Prétends-tu l’empêcher s’il est par lui conclu ? Il est Maître du monde, e par quelle licence, Oses-tu t’opposer à sa toute-puissance, 1515 Je me présente à toi comme un grand criminel, Et pour en recevoir un Arrêt solennel ; Prononce donc, Sénat, condamne une personne Que toute ta fierté ne surprend, ni n’étonne, La force de mon sang va jusqu’à mes regards, 1520 Et j’ai le cœur plus grand que ne l’ont tes Césars, Je te ferais trembler si j’en avais le titre, Cependant juge-moi ; je t’ai fait mon arbitre, Du moins songe en prenant le droit de me punir Qu’un plus puissant que toi m’a fait ici venir : 1525 Le Sénat à ces mots méprisant sa menace A bien moins condamné qu’admiré son audace, Et ne l’a que pressé de changer de séjour Puisque tous ses conseils troublaient Romme et la Cour, Mais en entrant chez lui toute la populace 1530 L’a cru dans sa fureur trop indigne de grâce, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 536 Et du Prince à lui-même imputant la prison Est allé pour le perdre investir sa maison, Je pense qu’il est mort. MUCIAN. Attentat effroyable ! [p. 97] PIZON. De la prison du Prince on vous croit seul coupable, 1535 Et par là tout ce peuple irritant son courroux Comme chez Cléobule est inondé chez vous. MUCIAN. Je n’ai pu surmonter une telle insolence, PIZON. En vain l’Empereur même a choqué sa licence, Au défaut de tous deux le Prince 62 doit agir, 1540 Le péril le fit prendre, il le fait élargir ; MUCIAN. Appelez-le, Pizon ? MUCIE. Sauvez un si grand homme, Arrachez-le à César, qu’il vous arrache à Romme, Il faut qu’en détruisant votre commune erreur L’une apaise l’Empire, et l’autre l’Empereur : 1545 À faute de s’entendre on tâche à se détruire, Qui voudrait obliger songe aux moyens de nuire, Et par un but indigne autant que hasardeux L’un voulant perdre l’autre on se défait tous deux : Le voici. [p. 98] SCÈNE SECONDE. MUCIE, MUCIAN, PIZON, ANTOINE. MUCIAN. L’Empereur incline à votre perte, 62 C’est-à-dire Antoine. TITE 537 ANTOINE. 1550 Et par là, votre haine est comme découverte, Vous, de qui l’intérêt a causé ma prison D’un Père et d’un César me ferez-vous raison ? MUCIE. Nous ne songeons ici qu’à votre délivrance, ANTOINE. État que j’ai servi, voilà ma récompense, 1555 Vous, ennemi secret, MUCIAN. Votre erreur fait vos maux, César et moi savons et louons vos travaux, Vous en faites pourtant une mauvaise cause, Qui peut tout espérer doit craindre quelque chose, Et quelque grand bienfait dont un cœur soit touché, [p. 99] 1560 Penser qu’on lui doit peu quand il est reproché. ANTOINE. Le reproche sied bien avecque le mérite, MUCIAN. Devez-vous irriter le naturel de Tite ? Il se porte à l’honneur sans qu’il y soit contraint ; Mais vos fréquents transports ont fait que l’on vous craint 1565 César comme tout autre a craint votre courage, L’aigreur se change en fiel, et l’amertume en rage ; Un Prince bien ou mal par soi-même irrité Revient malaisément à la fidélité ; Aussi ne voit-on pas dans un tel téméraire 1570 Le bien qu’il aura fait, mais le mal qu’il peut faire : Ainsi votre débit que meut votre valeur S’il n’a fait votre crime a fait votre malheur. ANTOINE. Ah ! vos inimitiés, MUCIAN. Je n’en forme pas une, Je suis bon par nature et suis tel par fortune ; 1575 Et quoique mon pouvoir suive ma volonté, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 538 Mon plus juste courroux le cède à ma bonté ; C’est donc ici, Seigneur, que je prétends qu’on sache [p. 100] Qu’en pardonnant à tout je suis meilleur que lâche ; Je remets d’un grand cœur tout le mal qu’on m’a fait, 1580 Et tiens que le pardon est le plus grand bienfait ; Vous Prince pardonnez au sort qui vous opprime, César, ni Vous, ni Moi, n’en faisons pas un crime, Chacun de nous se trompe, et moins d’emportements Nous feraient voir plus clair dans nos ressentiments : 1585 Prenez donc de ma main cette éclatante épée, Et de l’État Romain l’invincible trophée : Du moins souvenez-vous dans un si beau revers Qu’au prix de ma disgrâce on vient rompre vos fers. ANTOINE. Je la prends, Mucian, et la prends avec rage, 1590 Un Prince impunément ne reçoit point d’outrage ; Et dès lors qu’un ingrat nous peut pousser à bout Un généreux outré projette et tente tout. Dites donc à celui de qui j’ai fait mon Maître Qu’un Empereur ingrat m’a fait parjure et traître ; 1595 Et qu’en cette fureur où ma prison m’a mis Je préfère à César ses plus grands ennemis : Je m’en vais les servir avec la même épée Que ma main dans leur sang a mille fois trempée : Et quitter une Cour où mes Adorateurs 1600 Ne sont à bien penser que mes persécuteurs : Adieu lâches suivants, adieu troupe importune, Vous qui sacrifiez la gloire à la fortune ; [p. 101] Et qui par un faux culte où tout zèle se perd, N’encensez la Vertu que quand elle vous sert ; 1605 Romme que mon amour et ma haine ont émue, MUCIAN. Pour vaincre sa fureur rendez-lui votre vue ANTOINE. Je ne la lui rendrai que pour mieux l’animer, MUCIE. La mort de Cléobule aura pu la calmer, TITE 539 ANTOINE. La mort de Cléobule, ah ! prison trop funeste ! 1610 Je n’en voulais pas tant, allons savoir le reste, Et vengeant mon amour, mes travaux et mes fers, Si mon cœur s’est troublé, troublons tout l’Univers. MUCIE. Vous savez bien à quoi je me suis engagée, ANTOINE. Je ne suis pas vengé, si je vous ai vengée, 1615 Je voulais d’un Rival le simple éloignement, Et le peuple enchérit sur mon ressentiment. Adieu, Madame, adieu, mon malheur m’est visible, [p. 102] Et rien que ma prison ne me trouve sensible, Du moins considérez en plaignant un jaloux 1620 Que j’ai fait peu pour moi si j’ai trop fait pour vous. MUCIAN. Ah ! lâche qu’est ceci ? quoi ta faveur l’anime, MUCIE. Plaignez un criminel dont l’amour fait le crime, Cependant sauvez-vous et m’épargnez l’horreur, De vous voir d’un tel peuple essuyer la fureur, 1625 C’est à votre prudence à gagner le rivage, Si comme par le calme on y va par l’orage, Bien souvent la tempête en changeant ses efforts, Des plus tristes écueils a fait les plus beaux ports. MUCIAN. Lâche fatalité de l’ignorance humaine, 1630 Un État souffre-t-il, nos soins causent sa haine, Et le fiel dont un peuple est sans cesse irrité, Surmonte nos douceurs par sa malignité : Moi qui traite l’Empire avec tant de tendresse N’ai-je pas vu sa rage égaler sa faiblesse ? 1635 Et ce corps qui contient tant de cœurs différents M’attribuer l’État où l’ont mis mes tyrans. MUCIE. C’est comme la fortune accable le mérite, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 540 [p. 103] MUCIAN. Ma vertu me suivra si ma grandeur me quitte, Mais Romme, qu’ai-je fait ? moi dont les soins ardents 1640 Te rendent si fameuse et dehors et dedans : J’ai soumis à tes lois des Provinces entières, Redoublé tes progrès, reculé tes frontières, Et si rien dans l’État n’eût trahi mon conseil Tes limites verraient l’un et l’autre Soleil : 1645 Du moins dans le renom qu’aurait eu ta puissance, Le monde devant toi s’imposerait silence, Et dissipant le bruit que font ses Potentats Tu te verrais en Paix la Reine des États : Mais je te plains ici, Prince trop déplorable, 1650 Faut-il que ta valeur te rende incomparable ? Et que la Renommée en t’élevant si haut Voie un excès de gloire avec un seul défaut ? Je te suis odieux, mais si je t’importune Ou tu hais ma personne, ou tu hais ma fortune, 1655 Que t’a fait l’une, ou l’autre, et pourquoi blâmes-tu ? Ou mon trop de malheur, ou mon trop de vertu, Non, non, un Mucian n’est ni lâche, ni traître, Comme je l’ai servi, je servirai mon Maître ; Je consacre à sa gloire un éternel effort, 1660 Et veux suivre César, vivant, mourant, ou mort : Dieux ! je le vois entrer, sa fureur le possède. [p. 104] SCÈNE TROISIÈME. TITE, MUCIE, MUCIAN, PIZON. TITE. La liberté du Prince est donc un faux remède, Quoi, Prince, te vengeant d’un prétendu départ, Ton amour à sa mort a voulu prendre part : 1665 Vous fille impitoyable, Âme trop inhumaine, Si votre amour peut tant, que pourra votre haine ? Et si celui que j’aime a pu périr par vous, Puis-je bien éviter votre dernier courroux ? MUCIAN. Quoi, ce trouble par elle, ah ! perfide, ta vie, TITE 541 TITE. 1670 Pardonnez-lui, de grâce, une si belle envie, Ce malheureux complot n’est qu’un crime imparfait, Et la cause en ceci favorise l’effet. MUCIE. Je n’ai voulu, Seigneur, qu’éloigner Cléobule, TITE. Voyez ce que produit un courroux si crédule, [p. 105] 1675 Romme par vos complots s’oppose à mon amour, Et par vous Cléobule a pu perdre le jour. MUCIAN. Hé ! de grâce, Seigneur, agréez ma retraite, TITE. Le Peuple la voulant demande ma défaite ; Non à quelque fureur qu’il se laisse emporter, 1680 Je quitterai l’Empire avant que vous quitter, Mucian, je vous aime, et je déclare au monde, Mais c’est d’une amitié qui n’a plus de seconde. MUCIAN. Souffrez qu’à vos genoux mon juste étonnement Me tienne lieu de voix et de remerciement ; TITE. 1685 Je vous dois ma grandeur, mais qu’en devez-vous croire ? Doit-on m’ôter la vie en procurant ma gloire ? Et par une faveur si pleine de rigueur M’acquérir un Empire aux dépens de mon cœur : Ah ! fatale puissance, à quoi bon me contraindre, 1690 Romme au moins m’a laissé le pouvoir de me plaindre, Malheureux par amour, comme par amitié, Je me puis regarder avec quelque pitié : Mais que je nomme mal le douleur qui me presse, [p. 106] Une simple pitié n’a pas tant de tendresse, 1695 Et s’il en faut juger d’un cœur si palpitant, L’estime et l’amitié n’en produisent pas tant. Je sens dans mon transport ce qu’on sent quand on aime, Et quand la passion nous arrache à nous-même : Trop barbares Romains, ce sort m’était-il dû JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 542 1700 En perdant l’Univers j’aurais bien moins perdu. MUCIAN. Un Prince d’Ibérie avoir cette puissance ! TITE. Si j’en crois ma douleur il est plus qu’on ne pense, Mais je n’ose écouter ce que m’en dit mon cœur, À force de tendresse il a trop de rigueur, 1705 Il s’émeut, il se trouble, il se presse, il s’irrite, Au nom de Cléobule, il frémit, il palpite, Et par de longs soupirs découvrant ses douleurs Il semble m’annoncer le plus grand des malheurs. Eh bien Cléonte, CLÉONTE, entrant. Hélas ! TITE. Ha ! soupir trop funeste, [p. 107] CLÉONTE. 1710 Mon silence, Seigneur, vous dira mieux le reste ; TITE. Parle, parle, Cléonte, achève un malheureux, CLÉONTE. Votre Romme, Seigneur, s’oppose à tous vos vœux, Bérénice n’est plus, elle a perdu la vie, TITE. Quoi la vie à ma Reine est donc aussi ravie ? 1715 Malheureuse amitié, plus malheureuse amour, CLÉONTE. Seigneur, dans Cléobule elle a perdu le jour 63 , TITE. Et quoi, Dieux ! Cléobule était ma Bérénice, 63 Cléonte révèle la vraie identité de Cléobule. TITE 543 CLÉONTE. Seigneur, après sa mort sachez son artifice, TITE. Ah ! Cléonte, elle et toi deviez-vous me trahir ? [p. 108] CLÉONTE. 1720 Elle se dut contraindre et je dus obéir, TITE. Dieux ! au point que j’apprends la mort de Bérénice, Mon cœur en fait son crime et son propre supplice, Et n’ayant pu sentir ce que j’aimais le mieux Il se venge sur soi du crime de mes yeux. 1725 De mes yeux, ah ! transport d’une âme possédée Qui punir ? ou les yeux, ou le cœur, ou l’idée ? Ah ! cœur, de ce trépas que toi seul tu ressens, Mon idée et mes yeux ne sont pas innocents, Ainsi méconnaissant partagez le supplice, 1730 Décidez du coupable et jugez du complice, Et jugeant qui de vous est le plus criminel, Faites-lui ressentir un tourment éternel. MUCIAN. Qu’est-ce que vos transports vous obligent à croire ? TITE. Ah ! j’en sens beaucoup plus que ne voudrait ma gloire, 1735 Vous cœur, regards, idée, arrêtez vos efforts, L’ombre vous touche-t-elle à la place du corps ? La connaissez-vous mieux parmi votre épouvante, Mourante, que sauvée, et morte, que vivante, [p. 109] Vous ses persécuteurs, ne l’entendez-vous pas, 1740 M’imputer comme à vous son injuste trépas. Ah ! dit-elle, César, songe à cette journée, Que pour plaire aux Romains tu m’as abandonnée ; Cependant mon amour plus ferme que le tien En ta comparaison ne considéra rien ; 1745 Je quittai tout pour toi par l’amour animée, Et comme je t’aimais je voulus être aimée ; Cette seule raison m’amena dans ta Cour, Et j’acquis ton estime au lieu de ton amour ; Toi ? dont la passion me dut âme pour âme, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 544 1750 Qu’ai-je reçu chez toi ? de l’air pour de la flamme ; Pour de rares effets, d’ordinaires désirs, Et de faibles regards pour d’innocents soupirs : Ah ! cesse d’en blâmer et ton cœur et ta vue, Ton âme en elle-même était bien moins émue, 1755 S’il est vrai que l’amour y forma ton portrait Elle en eut conservé jusques au moindre trait, Et dans l’impression qu’elle en aurait gardée Confronté tes regards avecque ton idée ; Il eut bien mieux valu les consultant alors 1760 En juger par amour qu’en juger par remord. [p. 110] SCÈNE QUATRIÈME. TITE, MUCIE, MUCIAN, ANTOINE, PIZON. ANTOINE. Qu’est devenu César ? TITE. Ah ! titre imaginaire, Si l’on m’avait fait tel, tel on m’a pu défaire ; Du moins dans mon malheur il me reste ce bien Que si j’ai tout perdu je ne devrai plus rien. ANTOINE. 1765 Seigneur, écoutez-moi, TITE. Je ne veux rien entendre, On ne m’a rien donné que je ne veuille rendre ; Qu’on ne me dise plus qu’on m’a fait Empereur, Un nom si profané me donne de l’horreur ; En vain l’on m’a traité de Maître des Monarques, 1770 Si je n’en ai le droit j’en dédaigne les marques, Et pour mieux abaisser l’audace des Romains, Je jette sous vos pieds ce qui fut dans mes mains : [p. 111] Je renonce avec joie à la grandeur suprême Si conquérant un monde on perd ce que l’on aime. ANTOINE. 1775 Bérénice bientôt va paraître à vos yeux, TITE 545 TITE. Bérénice vivante, et vivante en ces lieux ! ANTOINE. À peine Cléobule eût cru que tout asile Contre un peuple insolent lui serait inutile ; Et que son Palais même où l’on avait réduit 1780 Par tous ces furieux allait être détruit On l’en a vu sortir sous un habit de femme 64 , Chacun à cet objet a suspendu son âme, Comme si l’on eût vu quelque image des Dieux, Tous les cœurs ont senti l’étonnement des yeux ; 1785 Moi-même à ce spectacle étant comme insensible Je ne croyais pas voir ce qui m’était visible ; Je ne sais quel éclat roulant de toutes parts M’a fait sur son visage attacher mes regards, Quand démentant bientôt son premier artifice 1790 Cléobule en lui-même a fait voir Bérénice, Et d’un sexe adorable étalant les appas A fait aux plus cruels redouter son trépas. [p. 112] TITE. Ah ! surprise étonnante, ANTOINE. Entendez donc le reste ; Et voyez d’un bel œil le pouvoir manifeste ; 1795 Ce peuple dont les cris ne répandaient qu’horreur, En un profond silence a changé sa fureur ; Et comme étant ravi de voir tant de merveilles Leur a voulu prêter ses yeux et ses oreilles : Elle se prévalant d’un tel étonnement 1800 A rappelé ses maux dès leur commencement : Romains, a-t-elle dit, vous voyez une Reine Pour qui votre grandeur eut toujours tant de haine ; Plusieurs Rois par votre ordre ont été mis à mort, Jamais Reine avant moi n’aurait couru ce sort ; 1805 Ainsi votre bonheur s’en voit présenter une, Mais plus par mon amour, que par votre fortune, Il est vrai qu’ayant place entre les Potentats J’ai vu mon propre Amant m’enlever mes États, 64 Nous avons remplacé « fame » par « femme ». JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 546 En cela la fortune autorisant mes Maîtres, 1810 Pour un comble de maux m’a laissée à des traîtres ; Et pouvant enchérir sur son premier revers. Me rendit le mépris de tout cet Univers ; Le croyez-vous, Romains, par Tite délaissée, Je suis de mon pays par mes Sujets chassée ; [p. 113] 1815 Et tant mon mauvais sort me trait avec rigueur Je souffre des vaincus bien mieux que du vainqueur : Ainsi j’ai présumé que sous l’habit d’un homme Je pourrais rencontrer quelque asile dans Romme ; Et malgré les transports où vous vous êtes mis 1820 Que vous ne seriez pas mes plus grands ennemis ; À ces mots, des Romains l’étonnement redouble, Son sort et sa beauté font à l’ennui ce trouble, Et par un mouvement de culte et de pitié Leur tendresse succède à leur inimitié. 1825 Ces hommes indomptés mettent tous bas les armes, Eux qui voulaient son sang lui présentent des larmes, Et ce doux Sacrifice à la face des Dieux Punit leurs vœux sanglants par le sang de leurs yeux 65 . Enfin, Romme, Seigneur, cesse d’être si vaine, 1830 Cette Reine des Rois le cède à votre Reine, Et Bérénice a fait avec ses seuls regards Ce que n’a pu l’amour du plus grand des Césars. TITE. Quel amas de plaisirs, ah ! tout mon cœur s’y noie J’expliquais ma douleur, puis-je expliquer ma joie, 1835 Non, ni l’une ni l’autre, il ne faut qu’un soupir Pour l’extrême tristesse, ou l’extrême plaisir, Allons donc au-devant de celle que j’adore, Dieux ! la voici. 65 À cause de son courage et de sa beauté, Bérénice a réussi à conquérir le cœur et l’esprit du peuple romain. Dans Tite et Bérénice de Pierre Corneille, c’est le Sénat qui donne Bérénice à l’empereur. TITE 547 [p. 114] SCÈNE DERNIÈRE. TITE, ANTOINE, MUCIAN, MUCIE, FLAVIE, BÉRÉNICE, et suite. BÉRÉNICE. Seigneur, vous me voyez encore 66 , TITE. Quoi, Cléobule a mis Bérénice en mes mains. ANTOINE. 1840 Seigneur, prenez ce don que vous font les Romains, TITE. Madame, quel abord est comparable au nôtre ? BÉRÉNICE. Mon désordre, Seigneur, égale bien le vôtre, TITE. Du moins si mes transports furent trop imparfaits Pour l’amour de la cause agréez les effets. 1845 Souffrez qu’à vos genoux vous témoignant ma joie BÉRÉNICE. Se peut-il qu’à mes pieds mon Empereur se voie ? TITE. Ah ! j’y mets mon Empire et ma gloire et mon cœur, [p. 115] BÉRÉNICE. Comme Tite, et César, vous êtes mon vainqueur, Et vous tous les témoins d’une ardeur légitime, 1850 Sachez que ses vertus ont pu faire mon crime, Et que pour m’épargner un plus long entretien L’amour du genre humain put bien être le mien ; Vous Madame, voyez ma faute et mon excuse. 66 C’est la seule scène où Bérénice apparaît vêtue en femme. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 548 MUCIE. Du trouble des Romains moi seule je m’accuse, 1855 Et j’emploie à mon tour votre propre raison ; ANTOINE. Seigneur c’est l’amour seul qui fit ma trahison 67 ; TITE. Ne parlons plus d’un trouble où tout m’est favorable, Qui pèche par amour n’est jamais bien coupable, N’a-t-on pas vu que Romme osant choquer mon choix ? ANTOINE. 1860 Les yeux de votre Reine ont surmonté nos lois, Même l’Impératrice et sait et veut la chose 68 , MUCIAN. Qui ne l’approuverait-en en voyant la cause : ANTOINE. Moi qui vois vos plaisirs succéder à vos vœux, [p. 116] J’ose vous conjurer de rendre un Prince heureux ; 1865 Je le serai, Seigneur, en épousant Mucie, TITE. Enfin, selon mes vœux la chose est éclaircie, MUCIAN. Ce choix m’est glorieux, MUCIE. Je sais bien obéir, TITE. Vous voyez le sujet qui m’a fait vous trahir, Vous, mon cher Protecteur, allons apprendre à Romme 1870 Qu’un État bien souvent nous vaut moins qu’un seul homme, Et que de tous les nœuds dont les cœurs sont unis, Tout cède à l’union de la Mère et du Fils ; 67 Étant donné le sentiment du peuple, Mucie et Antoine reconnaissent leur culpabilité. Cependant, ils essayent de justifier leur comportement. 68 Même la mère de Tite a changé d’avis face au sentiment du public. TITE 549 Cependant donnons ordre à ce double Hyménée 69 , Célébrons à l’ennui cette illustre journée, 1875 Et d’un Prince que j’aime agréant le retour, Rendons la Paix à Romme et le calme à ma Cour 70 . Fin du cinquième Acte. 69 Au mépris de l’histoire, Magnon termine sa pièce par le mariage de l’empereur et de Bérénice. 70 Comme l’affirme Étienne Gros, le Tite de Magnon et celui de Corneille sont des êtres faibles : « Comme le Tite de Magnon, enfin, le Tite de Corneille, on le sait, est un être faible, jouet des événements, subissant les volontés des personnages qui l’entourent, mais capable pourtant d’un effort devant les prières de sa maîtresse », Gros, « Avant Corneille et Racine, le Tite de Magnon (1660) », p. 238. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 1 . TRAGÉDIE. Par le S r de MAGNON, Historiographe du Roi. [fleuron] À PARIS, Chez CHRISTOPHLE JOURNEL 2 , rue vieille Bouclerie, au bout du Pont Saint-Michel, à l’Image Saint-Jean. ___________________________ M. DC. LX. AVEC PRIVILÈGE DU ROI. 1 Le privilège de Zénobie reine de Palmire est du 12 janvier 1660, et l’achevé d’imprimer du 18 avril. La tragédie fut dédiée à Christine de France (1606-1663), duchesse de Savoie. Elle était la fille d’Henri IV, roi de France, et de Marie de Médicis. La pièce comprend aussi quatre sonnets : « Sonnet, À Madame Royale » (Christine de France), « À Madame la Princesse Louise-Marie de Savoie » (Louise-Christine de Savoie), « À Monseigneur le Marquis de Pianesse » (Charles- Emmanuel-Phillibert-Hyacinthe de Simiane) et « À Monseigneur le Duc de Navailles » (Philippe de Montaut-Bénac de Navailles). La pièce fut représentée sur le théâtre du Petit-Bourbon, par la troupe de Molière, les 12, 14 16 et 19 décembre 1659, puis, accompagnée des Précieuses ridicules de Molière, les 26, 27 et 28 décembre (Le Registre de La Grange, p. 14). 2 Christophe Journel (1628-1704) fut reçu maître en 1653. Il « n’intervint qu’à la fin des années 1650. Il effectue un travail très correct », Riffaud, Répertorie du théâtre français imprimé entre 1630 et 1660, p. 388. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 554 MON CHER LECTEUR, Tu peux croire sur mon rapport, qu’ayant été à Turin 3 pour y dédie Zénobie et Tite à Leurs Altesses Royales 4 ; J’ai trouvé dans la Mère et dans le Fils tout ce qui fait la véritable Souveraine et le véritable Souverain ; Tu dois croire encore que les Princesses Louise-Marie 5 , et Marguerite 6 , sont les Princesses très accomplies ; sur toute choses elle ont une admirable bonté, et la Princesse Louise-Marie a des yeux qui portent l’intelligence dans les âmes : Tu peux voir le Sonnet que j’ai fait pour Elle 7 : J’en ai fait un pour Monsieur le Marquis de Pianesse 8 , premier ministre de l’État de Savoie, c’est un Homme extraordinaire : Je t’en entretiendrai plus particulièrement au Traité des Hommes Illustres, entre lesquels et des premiers; je prétends mettre Monsieur le Duc de Navailles 9 plus par justice que par reconnaissance des faveurs qu’il m’a faites à Turin ; C'est l’Homme le plus généreux qui vive, et l'un des mieux faits, des plus sages, et des plus vaillants Hommes qui furent jamais : Lis le sonnet que j’ai fait pour lui. Au reste le temps approche que je veux tenir parole au Public, il aura bientôt mon premier Volume de la Science Universelle 10 , tu y trouveras sans doute des Vers incomparablement plus forts que ceux de ma Zénobie ; si 3 Ville italienne, chef-lieu de la région de Piémont. Turin était la capitale des États de Savoie de 1563 à 1713. 4 Il s’agit de Christine de France, duchesse de Savoie, parfois surnommée Chrestienne, et de son fils Charles-Emmanuel II de Savoie. Christine de France eut sept enfants avec Victor-Amédée I er , duc de Savoie et prince de Piémont. De 1638- 1647, elle prit la régence pour son fils après la mort de son mari. Elle était la sœur de Louis XIII. Voir supra la note 1. Voir aussi la note 1 de Tite. 5 Il s’agit de Louise-Christine de Savoie (1629-1692), fille de Victor-Amédée I er de Savoie et de Christine de France. Elle épousa son oncle Maurice de Savoie, mais elle n’eut pas d’enfants. 6 Il s’agit de Marguerite-Yolande de Savoie (1635-1663), fille de Victor-Amédée I er de Savoie et de Christine de France. Elle fut fiancée de Louis XIV, mais le mariage fut annulé. En 1660, elle épousa Ranuce II Farnèse, duc de Parme et duc de Plaisance. 7 Il n’y a pas de sonnet pour la princesse Marguerite. 8 Il s’agit de Charles-Emmanuel-Phillibert-Hyacinthe de Simiane (1608-1677), marquis de Pianezza. Il était le fondateur de la maison de Turin en 1655. Voir supra la note 1 . 9 Il s’agit de Philippe de Montaut-Bénac (1619-1684), vicomte puis duc de Navailles. En 1675, il fut créé maréchal de France. Il laissa des Mémoires couvrant les années 1630-1682. Voir supra la note 1. 10 Voir Jeanne de Naples, “Avis au Lecteur ». Le premier et l’unique volume de La Science universelle sera publié, à titre posthume, un an après l’assassinat de Magnon. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 555 toutefois elle est plus à moi, qu'au fameux Monsieur l’Abbé d'Aubignac 11 , qui l'ayant autrefois mise en Prose avec un si beau succès, ne peut voir qu’avec confusion que j’en aie altéré les principales beautés. 11 Il s’agit de François Hédelin, abbé d’Aubignac (1604-1676), auteur de La Pratique du théâtre (1657) et de trois pièces en prose, dont la tragédie Zénobie (1647). JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 556 LES NOMS des Acteurs. AVRELIAN. Empereur de Rome. ZÉNOBIE. Reine des Palmyréniens. ODÉNIE. Fille de Zénobie. RUTILE. ( Lieutenants Généraux d’Aurélien MARTIAN. ( ZABAS. ( Lieutenants Généraux de Zénobie. TIMAGÈNE. ( ILIONE. ( Suivantes. DIORÉE. ( GARDES. La Scène est à Palmyre 12 dans le Palais-Royal. 12 Partout dans la pièce nous avons remplacé « Palmire » par « Palmyre ». La ville de Palmyre se situe à deux cent trente kilomètres environ au nord-est de Damas sur les rives de l’Euphrate. Elle fit partie de l’ancienne route de commerce entre Émèse et Dura-Europos. De temps de Zénobie, Palmyre appartenait à la province syrienne de l’Empire romain depuis deux siècles. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 557 ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 13 . ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE. ZABAS, TIMAGÈNE, ET ODÉNIE. ZABAS 14 . Je soutiens mon emploi, soutenez bien le vôtre. ODÉNIE. N’êtes-vous point rivaux, et jaloux l’un de l’autre. TIMAGÈNE 15 . La gloire nous rend tels ; ODÉNIE. Princes, dites l’amour. ZABAS. J’aime en ces lieux, Princesse ; [p. 2] TIMAGÈNE. Et j’aime en cette Cour. ODÉNIE. 5 Peut-être en même endroit ; 13 Les frères Parfaict affirment que la pièce « n’est presque que celle de l’Abbé d’Aubignac mise en vers », Dictionnaire des théâtres de Paris, t. VI, p. 320. Bien qu’elle soit inspirée par la Zénobie (Paris : Courbé, 1647) de d’Aubignac, la pièce de Magnon n’est pas fidèle à l’intrigue de l’œuvre en prose. Voir mon article « Deux Versions de Zénobie : imitation ou transformation », in French Seventeenth Literature : Influences and Transformations : 219-233. 14 Ce personnage est base sur Septimius Zabdas (mort v. 272), général en chef de l’armée de Palmyre. 15 En 269, un Égyptien nommé Timagène invita la reine de Palmyre de prendre le pays. La reine envoya une armée de soixante-dix mille soldats sous le commandement de Zabdas. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 558 TIMAGÈNE. C’est enfin ma pensée. ZABAS. Notre longue amitié s’en verrait offensée. TIMAGÈNE. Que m’importe, Zabas, si vous m’êtes fatal. Je ne vous traite plus que comme mon Rival. En vain mille effets la vertu nous assemble ; 10 L’amour et l’amitié ne peuvent vivre ensemble. ZABAS. Timagène, on peut être en quelque événement, Aussi parfait ami qu’on est parfait amant. ODÉNIE. Ne pouvons-nous savoir où votre amour s’adresse ? ZABAS, bas. Hélas, j’aime la Reine. TIMAGÈNE, bas. Ah ! j’aime la Princesse 16 . ODÉNIE. 15 Quoi, vous ne dites rien ? ZABAS. Et quoi parlerions-nous, Où notre plus grand mal n’est pas d’être jaloux. Nos communs intérêts nous obligent feindre, Avant que le Rival la Maitresse est à craindre. TIMAGÈNE. Ah Prince ! ce que j’aime a beau frapper mes yeux, 20 Je l’adore en secret aussi bien que nos Dieux 16 Magnon nous apprend que Zabas est amoureux de Zénobie et que Timagène aime la princesse Odénie, alors que dans sa pièce en prose, d’Aubignac nous fait savoir que les deux généraux sont tous les deux amoureux de la reine. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 559 [p. 3] ODÉNIE. bas. haut. Ah ! s’il pouvait m’aimer, nommez-nous Timagène. ZABAS. Princesse, voudriez-vous qu’il vous nommât la Reine ? TIMAGÈNE. De crainte que la Cour ne connut mes désirs, Dès le fonds de mon cœur je changeai mes soupirs. 25 Ils partaient de l’amour, c’en étaient là la source ; Ma douleur les surpris comme ils faisaient leur course, Et de leur violence arrêtant la moitié, Ne les fit plus passer qu’au nom de la piété. En effet leur donnant une si douce géhenne 17 , 30 Je semble leur offrir aux malheurs de la Reine. ZABAS. Votre compassion ne les peut mettre au jour, Que comme des enfants qu’elle vole à l’amour. C’est un doux artifice à surprendre une femme ; L’amour par la pitié se glisse dans son âme, 35 Et son cœur attiré par des secrets appas Prend goût à des douceurs qu’elle ne connaît pas. ODÉNIE. La pitié, Timagène, en vain cache la chose, On peut forcer l’effet, et non jamais la cause. J’en sais qui comme vous veulent cacher leurs feux, 40 Mais qui vont par leurs yeux au-delà de leurs vœux ; Ils en découvrent plus qu’ils ne pensent en dire. C’est assez, comme vous ils souffrent le martyre, Et se donnant entiers à de vaines douleurs, Si vous sentez vos maux ils ressentent les leurs. TIMAGÈNE. 45 Souffrons donc, vous Zabas, qui me donnez la géhenne, Nuirais-je à votre amour quand j’aimerais la Reine ; 17 Souffrance intense, intolérable. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 560 Le grand Aurélien 18 étant notre rival Qui de nous deux à l’autre aurait été fatal [p. 4] Quel mal nous serions-nous, nous de qui l’impuissance 50 Ne voir que dans nos vœux une entière licence. En vain donc votre amour veut découvrir le mien ; Nous osons, nous parlons, et nous ne pouvons rien. ODÉNIE. Aimerait-il la Reine, où lui-même en personne Le 19 combat, le défait, la poursuit, l’environne, 55 Et la réduit au point de n’avoir en ces lieux Ou que votre assistance, ou le secours des Dieux. ZABAS. Ne vous y trompez pas, le dépit nous entraîne, Et l’amour prend parfois le chemin de la haine ; Du moins Aurélien se rendant son Vainqueur, 60 Comme dans ses États entrera dans son cœur, Il l’aime à la Romaine, et par droit de conquête, Il veut avoir son cœur en menaçant sa tête, Ou si son âme manque à ses derniers efforts, Se rendre malgré nous le tyran de son corps. 65 Ah ! donnons la bataille ; allons jusqu’en sa tente, Finir avec sa vie une si lâche attente, Et troublant les progrès d’un si fier conquérant, Par son sang ou le nôtre en borner le torrent. ODÉNIE. Vous donc, les protecteurs d’une Reine assiégée, 70 Vous les Amants secrets d’une Reine affligée, Vous enfin, Timagène, et vous aussi Zabas, Suspendez votre amour au milieu des combats, Seriez-vous jaloux d’elle, et jaloux l’un de l’autre, Dans un temps où son trouble égale bien le vôtre ? 75 Non, non, servez la Reine, et par votre retour Contentez votre gloire avant que votre amour. 18 Il s’agit de Lucius Domitius Aurelianus (v. 214-275) qui devint empereur romain en 270. Il se dévoua à la reconstruction du pouvoir et de l’autorité de Rome. Il fut assassiné en 275. 19 Nous avons remplacé « la » par « le ». ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 561 ZABAS. Ah ! quand je l’aimerais, j’aurais lieu de vous dire Qu’en vain pour Zénobie on endure, on soupire ; [p. 5] Et comme elle a le cœur plus grand que l’Univers, 80 Qu’à peine un Empereur est digne de ses fers ; En vain donc mon amour redoublerait mon zèle, L’Empereur qui l’assiège est le plus digne d’elle. Un Prince comme moi son naturel Vassal D’un grand Aurélien est l’indigne Rival. ODÉNIE. 85 Je dois vous avertir de la part de la Reine, Qu’elle a pour ce vainqueur moins d’amour que de haine. Et qu’ayant autrefois méprisé son ardeur, Elle en dédaigne encor jusques à la grandeur. ZABAS. Et c’est de Timagène animer l’espérance. TIMAGÈNE. 90 De tous mes ennemis, je crains peu la puissance. ZABAS. Nous verrons si César ne peut pas plus que vous. ODÉNIE. En généreux Rivaux cessez d’être jaloux. ZABAS. Vous qui nous retenez de la part de la Reine 20 , Dites-nous ; elle sort, quel air de Souveraine, 20 Zénobie (v. 241-272) naquit à Palmyre, son nom paraissant dans les inscriptions palmyréniennes comme Bat-Zabbai. Elle épousa le veuf Septimius Odénat (mort en 267) qui devint roi de Palmyre. Lorsque le roi et son fils Hérodien furent assassinés, le jeune Vaballathus, fils d’Odénat et de Zénobie, succéda au trône. Zénobie exerça la régence au nom de son fils. Désirant établir son indépendance de Rome, elle s’empara de toute la province syrienne et, en 269, elle envahit l’Égypte. Aurélien décida de réprimer la révolte palmyrénienne. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 562 95 Jamais Minerve 21 et Mars 22 n’eurent tant de fierté. [p. 6] SCÈNE II. ZÉNOBIE, ILIONE, DIORÉE, ODÉNIE, ZABAS, ET TIMAGÈNE. ZÉNOBIE. Princes, le sort me traite avec indignité, Ma fille de ma part aura pu vous apprendre, Que je perdrai la vie avant que de ma rendre ; Et quoi qu’Aurélien soit venu m’assiéger, 100 Que mon cœur tel qu’il est ne peut jamais changer. En vain je suis réduite aux seuls murs de Palmyre ; Mais, quoi, mes Généraux, chacun de vous soupire. C’est trop, votre courage étant comme abattu, Vos mutuels soupirs font honte à ma vertu. ZABAS. 105 Qui ne s’affligerait d’une telle infortune. ZÉNOBIE. Mon cœur n’est pas commun, ni mon âme commune, Vous donc, sans différent mes fameux défenseurs, Apprenez que la gloire a ses propres douceurs. Cependant si le sort m’a ravi ma couronne, 110 Jusqu’au dernier soupir défendez ma personne, Et comme votre zèle a servi ma grandeur, Ayez pour mon salut une pareille ardeur. Qui l’eut cru ? ma grandeur n’a plus rien que de sombre ; D’un si grand corps d’États, je n’ai presque que l’ombre ; 115 Parlons mieux, d’un Empire aussi grand que nouveau. À peine, il m’est resté de quoi faire un tombeau. [p. 7] ZABAS. Vous avez une armée à l’entour des murailles. 21 Déesse romaine identifiée à la déesse grecque Athéna, Minerve est à la fois déesse guerrière et déesse de la raison. Elle aida son père Zeus à vaincre les géants et, à cause de sa sagesse et de son ingéniosité, devint la conseillère des dieux et des mortels. Le caractère de Minerve ressemble de façon frappante à celui de Zénobie . 22 Dans la mythologie romaine, le dieu de la guerre. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 563 ZÉNOBIE. Contre un Aurélien j’ai perdu cinq batailles 23 , De l’un des tiers du Monde ayant tous les États, 120 J’ai pu donner des lois à mille Potentats. J’ai vu toute l’Asie à mes ordres soumise, Rien n’y régnait en paix que ma seule franchise, Et par un effroyable et peu juste revers, Je suis presque réduite à la honte des fers. 125 Ah ! De mon cher Époux 24 éclatante mémoire, J’ai pour venger ta mort anéanti ta gloire, Ou dans l’empressement d’achever des progrès, J’ai changé tes lauriers en autant de Cyprès. Vous les chers compagnons de toutes mes conquêtes, 130 Mes exploits n’ont été que de courtes tempêtes, Et toutes mes grandeurs qu’un vain amas d’éclairs Que la foudre entrouvrant dissipe dans les airs. Tel est l’État Romain dans sa vaste étendue Ma puissance aujourd’hui s’y trouve confondue, 135 De l’air dont mes grandeurs s’y viennent d’abîmer, Ce n’était qu’un torrent qui roulait dans la Mer. Hé bien ! écoulement de ma grandeur passée, Vous affligez mes yeux, et non pas ma pensée. Fortune, mes États te sont enfin rendus ; 140 Je les avais conquis, si je les ai perdus Du moins si je les perds, Fortune c’est ta faute ; Ma vertu les conquit, ton crime me les ôte, Et ton Aurélien ne prend que par bonheur Des biens que Zénobie acquit avec honneur. ODÉNIE. 145 Peut-être Aurélien les ravit pour les rendre. ZÉNOBIE. Quoi lui me redonner ce qu’il a pu me prendre ; [p. 8] Que vous connaissez mal ce superbe vainqueur ; Il en veut à ma gloire et non plus à mon cœur. ZABAS. Son envoyé, Madame, a-t-il votre réponse ? 23 Les forces romaines reprirent tous les territoires conquis par Zénobie, y compris l’Égypte. 24 Il s’agit de Septimius Odénat, roi de Palmyre. Il fut assassiné en 267. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 564 ZÉNOBIE. 150 Vous entendrez bientôt les malheurs qu’il m’annonce. UN GARDE. Rutile 25 est là, Madame, ZÉNOBIE. Il peut entrer ici, Demeurez, Timagène, et vous Zabas, aussi. SCÈNE III. ZÉNOBIE, ODÉNIE, ILIONE, DIORÉE, ZABAS, TIMAGÈNE ET RUTILE. ZÉNOBIE. Hé bien, Rutile ; hé bien, dois-je craindre ton maître. RUTILE. Après tant de malheurs vous vous devez soumettre, 155 C’est à vous maintenant d’implorer sa pitié. ZÉNOBIE. Que peut-il m’arriver de son intimité. Tout l’Univers a su par quel insigne outrage, Ne m’ayant jamais vue il tenta son veuvage, Et que n’étant encor que simple Gouverneur, 160 Il sut que je tenais sa flamme à déshonneur. En effet je trouvai sa recherche inégale, Et soutins contre lui la Majesté Royale. [p. 9] Depuis, ses Légions l’ayant fait Empereur Il croit me détrônant me montrer mon erreur. 165 Déjà son espérance avide et dévorante Croit me tenir captive au milieu de sa tente, Et d’un œil altier voyant le mien confus, À force de dédains punir tous mes refus. Mais quoi que sa fierté surpasse la Romaine, 170 J’ai bravé son amour 26 ; je brave encor sa haine, 25 Lieutenant général d’Aurélien. 26 L’existence d’un intérêt amoureux entre Zénobie et Aurélien est douteuse, en dépit de certaines sources littéraires. On raconte que Zénobie rêva d’épouser Aurélien ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 565 Et ne regarde en lui malgré leur double effort Que le honteux ouvrage et du crime et du sort. RUTILE. Ne l’ayant jamais vu vous ne voulez rien croire De ce qui peut servir son amour et sa gloire. 175 Ne vous étonnez pas s’il recherche à son tour Le plaisir de venger sa gloire et son amour ; Toutefois sa bonté vous offre votre grâce. ZÉNOBIE. Mais encor, à quel prix ? RUTILE. En quittant votre audace. ZABAS. Insolent, taisez-vous, ZÉNOBIE. Non laissez-le parler, 180 Par ma propre vertu je puis m’en consoler. Elle me met autant au-dessus des outrages Que l’est l’astre du jour au-dessus des nuages. RUTILE. Vos Généraux, Madame, ont un peu trop d’ardeur. TIMAGÈNE. Rutile, de ton maître on connaît la grandeur. RUTILE. 185 Si vous la connaissez, osez-vous vous défendre : C’est à lui d’ordonner comme à vous de vous rendre. [p. 10] ZABAS. Est-ce, là ton emploi de nous le commander. afin de partager la souveraineté de tout l’empire (Richard Stoneman, Palmyra and its Empires : Zenobia’s Revolt against Rome, Ann Arbor : University of Michigan Press, 1992, p. 118). Dans la pièce de Magnon, l’empereur, qui auparavant aimait la reine de Palmyre, devient amoureux de la princesse Odénie. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 566 RUTILE. Princes, c’est trop de faste, il faut enfin céder. Vous, Madame, il est temps d’assurer votre vie. ZÉNOBIE. 190 Est-ce de ton César la promesse et l’envie. RUTILE. Si vous vous rendez tous il vous laisse le jour. ZÉNOBIE. Sa faveur marque encor un beau reste d’amour. RUTILE. Si vous n’obéissez n’attendez point de grâce. ODÉNIE. Ah ! de ton empereur insupportable audace. RUTILE, sortant. 195 Vous vous allez tous perdre, ZÉNOBIE. Au moins avez éclat. Dis à ton Empereur que j’attends le combat. En effet hasardons, prévenons son envie ; Si j’ai perdu le sceptre, il faut perdre la vie, Non que je craigne ici de voir de mon trône à bas 200 Tant que le soutiendront Timagène et Zabas. C’est vous qui secondant le cœur de Zénobie, M’aidâtes à gagner l’Egypte et l’Arabie ; C’est vous dont la valeur m’eut conquis l’Univers Si le Démon Romain n’eut dû la mettre aux 27 fers. 205 C’était sa destinée, et c’est encor la mienne, De voir mon infortune enchérir sur la sienne. Ce lâche et nouveau sort qui me suit en tous lieux A ligué contre moi les hommes te les Dieux. Éprouvons si ce sort qui cherche à me détruire, 210 Si je cessais d’agir cesserait de ma nuire ; [p. 11] Ou si me témoignant un éternel courroux, 27 Nous avons remplacé « au » par « aux ». ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 567 L’horreur qu’il a pour moi passerait jusqu’à vous. Vous généreux Zabas, allez à mon armée, Par votre ordre au combat par avance animée ; 215 Et songez quelquefois en choquant les Romains, Que toutes mes grandeurs sont comme entre vos mains. Vous, zélé Timagène, au lieu d’un couronne, Défendez avec moi la ville et ma personne 28 , Et signalant tous deux votre fidélité, 220 Faites-en un exemple à la postérité. Voilà, mes Généraux, comme je vous partage ; L’un remplira son zèle, et l’autre son courage. Allez donc vrais Héros à la honte des Cieux, Soutenir un parti qu’abandonnent les Dieux. ZABAS. 225 C’est à nous d’accomplir ce que l’on nous ordonne. ZÉNOBIE. Voilà mon dernier ordre, hé quoi je vous étonne, Non, non, Princes régnez, donnez ici vos lois, S’il me faut obéir je veux choisir mes Rois ; Allez donc l’un et l’autre où l’honneur vous appelle. 230 Mais voyez en partant le prix de votre zèle : Et considérez bien sans en être surpris, Si du combat ma fille est un indigne prix. Qui donc d’Aurélien m’apportera la tête, Fera du trône et d’elle une double conquête. TIMAGÈNE. 235 Ah ! Madame, ces dons feraient trop de jaloux. ZABAS. Nous n’agissons ici que pour l’amour de vous, Vous dont le bel emploi ne me fait point envie, Si j’ai soin de sa gloire, ayez soin de sa vie, Je vous la recommande, adieu, Madame, adieu. [p. 12] TIMAGÈNE. 240 Madame, mon emploi me retient en ce lieu, Je vais donc donner ordre au salut de la ville ; Vous Madame, restez dans un état tranquille ; 28 À la scène II, 4, la Zénobie de d’Aubignac prend la même décision. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 568 Vous Princesse, songez que pour vous acquérir, Tout autre que Zabas pourrait vaincre ou mourir. SCÈNE DERNIÈRE. ZÉNOBIE, ODÉNIE, ILIONE ET DIORÉE. ZÉNOBIE. 245 Depuis dix ans entiers ces Princes m’ont servie ; Je leur dois mon Royaume et ma gloire et ma vie. Ainsi par leurs bienfaits étant poussée à bout. Ne leur rendrai-je rien lorsque je leur dois tout. Ô vous qui pour le moins me devez la naissance, 250 Travaillez pour vous même à ma reconnaissance. ODÉNIE. Madame votre esprit connaît si mal leurs feux, Que contre leur dessein vous expliquez leurs vœux. Non leur secret désir n’est point égal au vôtre ; Comment m’aimeraient-ils s’il en aiment une autre ? 255 Considérez, de grâce, où vous me réduisez ; Les cœurs qui sont offerts sont souvent méprisés. ZÉNOBIE. Princesse assurément, c’est vous seule qu’on aime. ODÉNIE. Détrompez-vous, Madame, ils n’aiment que vous-même, [p. 13] Nous les connaissons moins à ce qu’ils sont pour vous 260 Pour fidèles Sujets que pour amants jaloux. Voyez leurs actions, épiez leur conduite, Et vous découvrirez leur secrète poursuite. Leurs fréquents démêlés ont dû vous faire voir, Si c’est l’ambition ou pur zèle, ou devoir. 265 J’ai moi-même cent fois apaisé leur querelle ; Mais rien que leur amour ne la rend immortelle ; Le dernier entretien que j’avais avec eux Ne m’a que trop fait voir qu’ils vous aiment tous deux. ZÉNOBIE. Qu’on les rappelle donc, ah cruelle fortune, 270 Que ta faveur m’est dure, et ta grâce importune, ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 569 Quoi n’ont-ils pu sous moi m’acquérir tant d’États, Que pour changer les vœux en autant d’attentats. Vous lâches dont l’amour ma fait honte et m’outrage, Ne m’avez-vous pu voir que comme votre ouvrage ; 275 Et ne fus-je par vous élevée aux grandeurs, Que pour être immolée à vos propres ardeurs ? Non, c’est à mon Époux que je dois ma puissance, Comme c’est à cent Rois que je dois ma naissance ; En vain votre valeur a servi mes projets, 280 Avant tous vos exploits vous étiez mes Sujets ; J’étais Reine sans vous, que m’avez-vous donc faite ? Quoi de vos passions l’objet et la sujette, Ainsi faisant valoir votre manque de foi, Avez-vous prétendu de triompher de moi 29 . ODÉNIE. 285 Ils garderont peut-être un éternel silence. ZÉNOBIE. Qu’importe que leur feu se mette en évidence ; Ah, vous m’en dites trop, et vous m’ouvrez les yeux, Qu’ils montrent donc leur flamme aux hommes comme aux Dieux ; [p. 14] En vain leurs cœurs cachés leurs servent de refuges, 290 Il leur faut des témoins, aussi bien que des Juges ; Mais quand un tel secret ne serait su que d’eux, Ils seraient criminels jusqu’au fond de leurs vœux. Dès qu’une passion doit être illégitime, La former c’est faiblesse, et la dire c’est crime. 295 Ils devaient s’opposer à leurs premiers désirs, Où jusques dans leur source étouffer leurs soupirs. ODÉNIE. Ces malheureux amants n’auront pu s’en défendre, Votre œil en un moment les força de se rendre. Ainsi quand l’âme est prise, et prise en un moment, 300 Son désordre prévaut sur son raisonnement. 29 La réaction de Zénobie accentue son caractère vertueux, la reine de Palmyre étant connue pour sa chasteté. On raconte qu’elle ne se soumit aux rapports sexuels que dans le but de la conception (The Scriptores Historiae Augustae, trad. David Magie, 3 volumes, Londres : William Heinemann, 1932, t. III, Tyranni : 30.12). La Zénobie de d’Aubignac exprime les mêmes sentiments (I, 3). JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 570 ZÉNOBIE. Que n’y songeaient-ils mieux, leur honte fuit leur gloire. S’ils manquent de respect, je manque de mémoire. Vous, Princesse songez qu’il me faut obéir, Et m’ôter les moyens de les longtemps haïr. Fin du premier Acte. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 571 [p. 15] ACTE II. SCÈNE PREMIÈRE. ODÉNIE, RUTILE. ODÉNIE. 305 Rutile encore ici, quand le combat se donne. RUTILE. Ayant eu mon congé mon délai vous étonne. Mais me croyant fidèle aussi bien qu’imprudent Dans un simple envoyé voyez un confident. Je le suis de César, et n’ai plus qu’à vous dire 310 Qu’il vous offre son cœur, sa gloire et son Empire 30 , Et que tout ce qu’il a de puissance et d’ardeurs, N’est destiné par lui qu’à faire vos grandeurs. ODÉNIE. Vous m’étonnez Rutile, et j’ai peine à comprendre, Comme votre César revit tout pour tout rendre, 315 Et qu’ayant à la Reine enlevé tant d’États, Il me rende l’objet de tous ses attentats ; Quoi moi sa récompense, et par sa propre estime, La cause, le moyen et le prix de son crime ; Allez Rutile ; allez, je n’ai que de l’horreur 320 Pour un si traître amant, et plus lâche Empereur. [p. 16] RUTILE. Madame, il eut raison d’abandonner la Reine. ODÉNIE. Une infidèle amour me donne de la haine. RUTILE. Qui servit autrefois doit régner à son tour. ODÉNIE. Et son inimité suit-elle son amour ? 30 Voir supra la note 26. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 572 RUTILE. 325 Les mépris de la Reine ont rebuté son âme. ODÉNIE. Quoi ? Son cœur quand il veut conserve et perd sa flamme, C’est de ses passions se rendre le vainqueur. RUTILE. Ah ! plus que de la fierté la douceur gagne un cœur. ODÉNIE. Comment peut-il m’aimer, il ne m’a jamais vue. RUTILE. 330 Sur le renom une âme est bien souvent émue, S’il vous voyait vous-même il verrait dans vos yeux De quoi vaincre le monde, et le sort et les Dieux. ODÉNIE. Dites plutôt, flatteur, qu’en l’état où nous sommes, Je me vois en opprobre à ces Dieux comme aux hommes, 335 Et que vote César, si j’avais des appas, À travers mille horreurs ne m’adorerait pas. Tous ses agents et lui reconnaissant mes charmes Parleraient peu d’amour au milieu des alarmes, Et malgré leurs motifs jugeraient à propos 340 De ne point altérer ma gloire, et mon repos, S’il se peut toutefois que d’une âme tranquille Je puisse voir en trouble, et l’armée et la ville, Et que je puise ouïr qu’on me parle d’amour, Où le sort de la Reine émeut toute la Cour ; [p. 17] 345 Non de votre César confident téméraire, Dites-lui qu’un tyran ne peut jamais me plaire, Et que mon naturel qui penche à la douceur Ne veut dans un État qu’un juste possesseur. Votre maître est venu comme vont les tempêtes, 350 Mais les cœurs ne sont pas au rang de ses conquêtes : Du sort, et de l’amour, des deux divers vainqueurs L’un donne les États, l’autre donne les cœurs, Le mien est pris, Rutile, et vous devez connaître Que c’est par d’autres soins que ceux de votre maître ; 355 Il le devait gagner par ces soins différents, Et tout autre moyen que celui des tyrans ; ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 573 Mais quel est ce grand bruit ? quoi la Reine contente. SCÈNE II. ODÉNIE, ILIONE, DIORÉE, RUTILE ET ZÉNOBIE. ZÉNOBIE. Je retourne, Princesse, et reviens triomphante ; Mais Rutile en ces lieux, que faites-vous ici ? RUTILE. 360 Madame, mon abord vous donne du souci ; J’ai dû me retirer, mais vous devez apprendre Ce qu’un second emploi m’aura fait entreprendre. ZÉNOBIE. Quoi qu’il en soit, Princesse, apprenez un combat Où le sort m’a rendu ma gloire et mon État ; 365 Mon cœur contre Zabas et contre Timagène, Ne respirait qu’horreur, que colère et que haine, [p. 18] Quand pour ne rien devoir à ces faux généreux, J’ai voulu par mon bras remplir mes propres vœux, Je me suis donc armée, et sortant de la ville 370 J’ai cru que mon dépit me rendrait tout facile ; Je me suis d’abord mise à la tête des miens, Et le Tyran s’est mis comme au milieu des siens ; Le signal s’est donné, mais Dieux ! nos deux armées Ont été moins par lui que par nous animées : 375 Nos regards et nos voix ont causé plus de bruit, Que deux mers par leur choc n’en ont jamais produit ; La valeur de leur Chef leur a versé dans l’âme, Cette bouillante ardeur dont le soldat s’enflamme ; Et cette soif de gloire altérant tout leur sang 380 On eut pensé que Mars allait de rang en rang ; Ainsi que prévalant de cette ardeur guerrière Contre mes ennemis j’ai marché la première, Eux d’abord s’ébranlant, et marchant sans effroi Sont venus pas à pas comme au-devant de moi ; 385 Leur fierté m’a surprise et ne m’a point troublée, Si ce n’est quand la terre en parut ébranlée, Ce prodige m’a mise en quelque étonnement, Cependant à bon heur j’ai pris ce tremblement ; JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 574 Les Romains de leur part l’imputant à nos charmes, 390 En ont pris sur le champ de fatales alarmes, Mais ils n’ont pas laissé de combattre à nos yeux Comme si de leur Démon eut dû vaincre les Dieux ; Nous ! de notre côté comme des Dieux visibles, Nous avons fait des coups à tout autre impossibles, 395 Et l’on m’a vu combattre avec autant d’effort Que si mon seul génie eut dû vaincre le sort ; En effet j’ai vaincu, j’ai traîné la victoire, Et de deux champs d’horreur n’en ai fait qu’un de gloire ; Tout m’a cédé, Princesse, et de ma propre main, 400 J’ai fait un prisonnier d’un Empereur Romain 31 . [p. 19] RUTILE. Aurélien, Madame, est en votre puissance ? ZÉNOBIE. Oui, j’ai pris ton César malgré sa résistance, Ah ! Reine, m’a-t-il dit, je te cède à mon tour Comme ton prisonnier et de guerre et d’amour. 405 J’ai d’abord ordonné sans lui faire réponse, Qu’on le remît sur l’heure au pouvoir de Léonce, Et que par Timagène étant ici conduit Il y fût amené sans désordre et sans bruit ; J’ai dû l’y précéder pour lui faire connaître 410 De quel air Zénobie y doit voir un tel maître ; Mais pour ne laisser mes travaux imparfaits, Zabas poursuit encor tous que ceux j’ai défaits ; Tu sais, tu sais, Rutile, où montait son audace, Tu venais de sa part me présenter sa grâce, 415 Et tu vas bientôt voir ce superbe dompté, Les deux genoux en terre implorer sa bonté. RUTILE. Non, à moins que le voir je ne le saurais croire. ZÉNOBIE. La fortune devait ce miracle à ma gloire ; 31 Il s’agit d’un faux Aurélien. Le thème de l’erreur d’identité se retrouve aussi dans la Zénobie de d’Aubignac (II, 3). Dans l’œuvre de Magnon, c’est Zénobie ellemême qui le capture, tandis que dans la pièce en prose, c’est Cléade, capitaine palmyrénien, qui le fait prisonnier. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 575 Après ce coup fameux je n’ai rien à vouloir. RUTILE. 420 J’en serais convaincu si je pouvais le voir. ZÉNOBIE. Tu peux le voir, il entre avecque Timagène. bas. RUTILE. Dieux, qu’elle est abusée ! [p. 20] SCÈNE III. ZÉNOBIE, ODÉNIE, ILIONE, DIORÉE, TIMAGÈNE, RUTILE ET MARTIAN qui est un faux AURÉLIEN. TIMAGÈNE. Enfin je vous l’amène : Malgré tout son orgueil cet Empereur dompté Ne se repose plus que sur votre bonté. 425 Sa prison l’a défait de son humeur hautaine. Vous le voyez soumis. MARTIAN 32 . Auguste et grande Reine. ZÉNOBIE. Ah ! malgré ma victoire et nos inimités, J’ai honte, Aurélien, de vous voir à mes pieds. De grâce levez-vous, et faites-moi connaître 430 Ce qu’est un Empereur, ou ce qu’il devrait être, Quoi le maître du monde encore à mes genoux ? Ah ! certes mon plaisir modère mon courroux. Quelque fureur dont Rome ait irrité mon âme J’aime à la voir en vous aux genoux d’une femme 33 . 435 Qu’il est beau, mon captif, quand par de fiers regards On voit ramper sous soi tout l’orgueil des Césars ! Levez-vous cependant, Rome étant ma Rivale, 32 Lieutenant général d’Aurélien. 33 Nous avons remplacé « fame » par « femme ». JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 576 Je ne veux plus souffrir qu’un des siens la ravale, [p. 21] Ni que le nom Romain étant comme abattu, 440 La fortune à mes pieds réduise la vertu. Vous qui par un César conservez trop de l’homme, Dans un si grand revers, souvenez-vous de Romme, Et loin que d’une Reine elle prenne des lois, Que ses moindres arrêts font, et défont les Rois. MARTIAN. 445 Un César devant vous ne se peut connaître. ZÉNOBIE. Non, non, vous n’avez rien qui sente ici la maître. Je plains donc ma victoire et telle est sa rigueur, Que plus que du vaincu j’ai pitié du vainqueur. On m’avait dit cent fois que vous étiez un homme, 450 Dont l’orgueil naturel enchérissait sur Romme, Et loin de voir en vous le premier des Romains, J’y trouve en l’y cherchant le dernier des humains. Aussi vous n’avez eu qu’une basse naissance 34 ; Rarement la vertu vient avec la puissance, 455 Et la grandeur suprême avec tous ses appas Contraint le naturel et ne le détruit pas. Parlez, parlez Rutile, est-ce là votre maître ? bas. RUTILE. Je suis aussi troublé que je le pouvais être. Dieux ! Quelle s’est trompée, achevons son erreur. 460 haut. Quoi Seigneur ! MARTIAN. Dans ces lieux tu vois ton Empereur. RUTILE. Mais dites-moi Seigneur, comment on a pu vous prendre. 34 Aurélien n’était que soldat, tandis que Zénobie prétendait être descendante de la famille des Ptolémées et des Cléopâtres, les souverains macédoniens de l’Égypte (The Scriptores Historiae Augustae, t. III, Tyranni Triginta : 30.2). Selon Lucy Hughes-Hallett, la prétention d’un lien généalogique avec Cléopâtre était fausse (Cleopatra, Londres : Bloomsbursy, 1990, p. 297). ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 577 MARTIAN. Ah ! le moindre des siens le pouvait entreprendre ; Mes armes, mon bouclier, mes ordres et ma voix Les assureraient de tout ce que j’étois 35 . [p. 22] 465 Toutefois mon destin a modéré sa haine, En me faisant captif par les mains de la Reine. ZÉNOBIE. Et par ce même sort mon cœur est abusé Si je crois triompher d’un César supposé, Est-ce vous dont le nom plus craint que le tonnerre ? 470 A mis dans l’Univers tous les trônes par terre ? Vous qui vous élevant sur tous les Potentats Avez choqué ma gloire et détruit mes États ; Si ce peut-être vous que j’en sois convaincue, Je fus digne cinq fois d’être par vous vaincue. 475 Vous perdant votre honte, ou quittant votre effroi Soyez digne une fois d’être vaincu par moi. MARTIAN. Vous traitez votre maître avecque trop d’outrage. ZÉNOBIE. Quoi donc Aurélien reprend enfin courage, Et d’un ton orgueilleux condamnant mon erreur, 480 Qui commence en captif finit en Empereur. Mais ne savez-vous pas, vous qui faites mon maître, Qu’il faut pour être tel, être digne de l’être, Et qu’en vain la valeur vous élève à ce rang, S’il n’a pas tout l’éclat que lui donne un beau sang. 485 Le sang de Cléopâtre 36 est encor dans mes veines ; Je veux sceptre pour sceptre, et des Rois pour des Reines. Mais des Rois qui soient nés ce qu’ils sont en effet, Et tels qu’après le sang le mérite les fait. Vous donc qui n’avez rien ni de l’un ni de l’autre, 490 Dites-moi quel orgueil est comparable au vôtre ; Vous mon maître ! ah les Dieux seraient trop en courroux. S’ils m’osaient présenter un tel maître que vous. 35 Nous avons gardé la forme archaïque du verbe à cause de la rime. 36 Voir supra la note 34. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 578 [p. 23] MARTIAN. Je le suis de l’Empire ; ZÉNOBIE. Ah ! rebut de la terre, T’oses-tu prévaloir des fureurs de la guerre, 495 Va lâche tes pareils, et de tels conquérants Ne sont au fond du cœur que d’infâmes tyrans, Maintenant que l’Empire est donné comme en proie Le moindre survenant le déchire avec joie, Quand d’un de ses lambeaux s’étant tout revêtu 500 Le crime par sa main dépouille la vertu. Vous donc des vrais Césars trop indignes images, Vous faites de l’Empire un vrai champ de carnages, Et des titres d’Auguste 37 , et d’Empereur Romain Des noms de destructeurs de tout le genre humain. MARTIAN. 505 Madame votre audace est ici sans égale. ZÉNOBIE. Lâche persécuteur de la grandeur Royale Tu crois que Zénobie il ne soit pas permis D’enrichir de bien haut sur les Sémiramis 38 . Je vais bien au-delà de ces illustres femmes 510 Dont la gloire animait et les coups et les âmes ; Et qu’on vit par l’ardeur des cœurs qu’elles ont eus, De femmes par leur sexe, hommes par leurs vertus. Enfin, Sémiramis avait conquis l’Asie, Moi j’aurais tout conquis sans votre jalousie, 515 Et de tout l’Univers ; mais ! Vous voici Zabas ; Et bien notre victoire a mis l’Empire à bas : De moins sous mon pouvoir vous en voyez le maître. 37 Titre porté par les empereurs romains en l’honneur du premier d’entre eux, Auguste (63 av. J.-C.-14). 38 Reine guerrière d’Assyrie, ancienne région du nord de la Mésopotamie. À la mort de son mari, le roi Shamshi-Adad V, en 811 av. J.-C., elle exerça la régence pendant la minorité de son fils, Adad-Nirari III. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 579 [p. 24] SCÈNE VI. ZÉNOBIE, ODÉNIE, ILIONE, DIORÉE, ZABAS, TIMAGÈNE, RUTILE, MARTIAN et Gardes. ZABAS. Nous sommes tous trompés, vous ne tenez qu’un traître ; Celui que vous prenez pour être Aurélien 520 En est le Lieutenant et nommé Martian. ZÉNOBIE. Me dit-il vrai perfide ? ZABAS. En vain il se déguise. ZÉNOBIE. Et vous Rutile aussi, vous m’avez donc surprise. ZABAS. Nous crûmes comme vous que c’était l’Empereur, Mais peu de temps après nous vînmes notre erreur. 525 Vous étiez de retour avecque votre proie, Quand le Ciel en tristesse a changé notre joie, Et qu’un gros d’ennemis caché dans les vallons A fait de tous côtés couler des bataillons. Ces amples défilés s’épandant dans la plaine, 530 J’ai dès l’abord jugé notre perte certaine Mais je n’ai pas laissé que de fondre sur eux, Comme si la fortune eut dû suivre mes vœux. J’ai fait ce que j’ai pu, mais effort inutile J’ai perdu la bataille, et hasardé la Ville, [p. 25] 535 À peine accompagné de deux mille chevaux, Je me viens rendre ici. ZÉNOBIE. Dieux, est-ce assez de maux, Ah ! que vous m’éprouvez, mais grâce à mon courage, Mon sort sur ma vertu n’a pas tout l’avantage ; À quelques soupirs près qu’arrache ma douleur 540 La force de mon âme égale mon malheur. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 580 ZABAS. Aurélien a cru. ZÉNOBIE. Je vois son stratagème, Il a cru que j’irais et combattrais moi-même, Et qu’offrant Martian au cours de ma valeur Une prompte victoire en vaincrait la chaleur ; 545 Comme il pensait encor qu’étant trop animée, J’irais me l’immoler au cœur de son armée, Il voulut à sa tête immoler l’un des siens, Et par un vain triomphe ôter le cœur aux miens. Vous qu’il a pu choisir pour être son semblable 550 Ce dangereux emploi vous rend considérable, Et ses armes enfin qu’il vous a fait porter Vous font digne à mes yeux de la représenter ; Non, non, ce vain objet n’a plus pour moi de charmes, J’admire votre zèle et ne vois plus ses armes, 555 Et l’admiration l’emportant sur l’erreur Ne me permet pour vous ni mépris ni fureur. MARTIAN. Puis donc que de mon maître on découvre la ruse Je n’ai plus qu’à vous dire, ZÉNOBIE. Ah ! je me désabuse, Vos armes m’ont trompée, outre que mon erreur 560 Vient de n’avoir point vu vous lâche Empereur [p. 26] Adieu, quoique je trouve une vengeance aisée, Je ne vous punis point de m’avoir abusée, Et m’avoir tantôt dit, je te cède à mon tour Comme ton prisonnier et de guerre et d’amour. 565 C’est là de votre maître un indigne artifice, Et vous ne m’en semblez qu’un innocent complice. Je vous loue et le plains, dites-lui cependant Que malgré lui mon cœur se trouve indépendant. Adieu, sortez tous deux ; Nous, défendons la Ville ; 570 Qu’elle soit mon tombeau comme elle est mon asile, Et que malgré du sort l’impitoyable loi Ne pouvant vivre ailleurs, je meure au moins chez moi. ZABAS. En vain vous essuyez de nouvelles traverses, ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 581 Nous attendons encor l’assistance des Perses. TIMAGÈNE. 575 Nous sommes en état de tenir quelques jours Et de nos alliés recevoir le secours, Il est déjà tout prêt sur les bords de l’Euphrate. ZÉNOBIE. C’est là l’unique espoir dont ma gloire se flatte, Allons mes Généraux jusques sur nos remparts 580 Faire arborer partout nos derniers étendards. Allons, ma fille, allons, Odénat fut ton père, Et pour surcroît d’honneur Zénobie est ta mère. Suis-moi si je la suis. ODÉNIE. Mon âme est toute à vous. ZÉNOBIE. Bravons donc du Tyran la grâce et le courroux. 585 Sa haine ou son amour n’est fort indifférente Si tu veux m’imiter réponds à mon attente, Et montre par toi-même à de pareils vainqueurs Qu’on peut plutôt gagner nos États que nos cœurs. Fin du second Acte. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 582 [p. 27] ACTE III. SCÈNE PREMIÈRE. ZÉNOBIE, ODÉNIE, ILIONE, DIORÉE, ZABAS, TIMAGÈNE, et Gardes. ZÉNOBIE. Mon peuple se veut rendre, et par cette faiblesse 590 Veut livrer aux Romains sa Reine et sa Princesse, De haut de nos remparts il me vient d’enlever, Sous le prétexte feint de ma vouloir sauver. Quoi, grands Dieux ! les Romains deviendraient-ils mes maîtres ? ZABAS. Palmyre est tout rempli de blessés et de traîtres. ZÉNOBIE. 595 Parlez mieux, Adamas 39 en est le Gouverneur, Il a de la valeur comme il a de l’honneur ; Je reconnais sa foi, son zèle, et son courage. ZABAS. Qui pourrait résister contre un si grand orage ? [p. 28] Malgré tous ses efforts il pourra entraîner. ZÉNOBIE. 600 Je vois bien ce que c’est, on veut m’abandonner ; Mais pourquoi m’alarmer, ô la faiblesse extrême, Je n’ai pas tout perdu, si pour moi j’ai moi-même, Confesse-moi destin, si ma vie est à toi, Que l’instant de ma mort ne peut être qu’à moi. 605 En vain de ta grandeur le monde a tant de marques, La mort comme le sort sait faire des Monarques, Et quand une grande âme est lasse de souffrir, C’est être tout-puissant que de pouvoir mourir. ZABAS. Fuyez, nous vous suivrons, ayant donné cent marques. 39 Adamas ne paraît pas sur scène. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 583 ZÉNONIE. 610 Mes visibles sujets sont sujets sont mes secrets Monarques, Dites tout, mes tyrans, m’aimant dont tour à tour, Vous faites de mon cœur un trophée à l’amour, Vous à qui je fiais les restes de ma gloire, Perdez-vous la raison, perdez-vous la mémoire ; 615 Vous êtes mes sujets, vous m’avez tout promis, Et vous m’opprimez plus que tous mes ennemis. ODÉNIE, bas. Il faut qu’il se déclare, en vain il se déguise. ZABAS. Soit avis, ou soupçon mon âme en est surprise ; Mais Madame, en un mot quel que soit mon amour, 620 Il est plus pur cent fois que la source du jour. TIMAGÈNE. Ah ! Madame, il faut fuir, la bataille est perdue ; La ville malgré nous sera bientôt rendue, Et si vous ne fuyez de ces barbares lieux, Le dernier des malheurs va paraître à vos yeux ; 625 L’on vous attend à Rome. [p. 29] ZÉNOBIE. Effroyable menace, Mon honneur me retient, et ma crainte me chasse. Allons puisqu’il le faut, tel est enfin mon sort Qu’il faut fuir mon vainqueur, sans éviter la mort ; Mais avec qui de vous doit aller votre Reine. TIMAGÈNE. 630 C’est avecque Zabas ; ZABAS. C’est avec Timagène 40 . TIMAGÈNE. Consultons en Ami notre premier emploi, Vous avez eu l’armée, et la Ville est à moi ; 40 Zabas et Timagène se disputent l’honneur de rester à Palmyre pour défendre la ville jusqu’à la mort. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 584 Laissez-moi la défendre. ZABAS. Au point qu’on me surmonte, Donnez-moi les moyens de réparer ma honte. TIMAGÈNE. 635 Nous l’imputons au Sort plus qu’à votre Valeur. ZABAS. Si ce n’est pas mon crime, au moins c’est mon malheur. ZÉNOBIE. Quel étrange combat, quel dessein est le vôtre ? Quoi me servant tous deux, me céder l’un à l’autre, Ah ! qu’un pareil Spectacle a de quoi m’étonner 640 Si c’est une vertu que de m’abandonner 41 . ZABAS. Je vous défendrais mal, mais l’heureux Timagène. TIMAGÈNE. Je puis garder ici des restes de la Reine. ZÉNOBIE. Et bien sans intérêt, et sans autorité, Je prétends vous juger par la seule équité. [p. 30] 645 Zabas m’accompagnera dans ma première fuite, Timagène à son tour doit prendre ma conduite, Et penser toutefois quand tels seraient ses vœux, Que qui suivra mon sort n’est pas le plus heureux. ZABAS. Ayez soin de la Reine ; TIMAGÈNE. Et vous de la Princesse. 41 La Zénobie de d’Aubignac exprime les mêmes sentiments que l’héroïne de Magnon : « De quel nouveau zèle êtes-vous transportés l’un et l’autre, j’avais pensé que vous approcher de moi était le plus grand de vos souhaits, et la plus haute faveur où vous aspirez. Ah ! quel étrange sort est le mien, si c’est un acte de générosité que de m’abandonner », II, 4. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 585 ODÉNIE. 650 Adieu Prince ; Ah ! Madame, est-ce ainsi qu’on me laisse ? ZÉNOBIE. Reste ici, ta présence est utile en ces lieux. Adamas ou César respectera tes yeux ; Le traître, ou le vainqueur ne peut qu’en ta présence Rompre sa trahison, ou forcer sa puissance. ZABAS. 655 Je vais voir Adamas, et changeant ses desseins, Le faire renoncer aux offres des Romains. ZÉNOBIE. Allons donc voir la Perse, et chercher une armée 42 , Que le bruit de mon nom doit avoir animée, Nous reviendrons bientôt. ODÉNIE. Je vous suivrai du moins. ZÉNOBIE. 660 Demeure, nous craignons la suite, et les témoins, Je m’en vais déguiser, et m’étant travestie Cacher aux yeux de tous ma honte et ma sortie, Toi, commande à la ville, et d’un cœur résolu Vois tout ce que de nous le sort aura conclu, 665 Adieu, ma Fille adieu, quelle faiblesse indigne, Va, cache-moi tes pleurs, ma gloire s’en indigne, Et ne peut supporter que les larmes aux yeux, Tu donnes par ton deuil quelque avantage aux Dieux, [p. 31] S’ils nous traitent sans grâce, endurons sans murmure, 670 Soyons aussi forts qu’eux en souffrant leur injure ; Ou par notre constance enchérissant sur eux. Par eux infortunés soyons par nous heureux. 42 Cette fuite de Zénobie vers la Perse pour demander de l’aide à l’empereur Sapor est conforme à l’histoire. Ironiquement, c’était Sapor que le mari de Zénobie battit en 262, comme le souligne Violaine Vanoyeke : « Sapor n’aurait sans doute pas accepté d’aider Zénobie. Il ne pouvait oublier les prises de position d’Odénat. Il n’avait pas non plus autant de pouvoir qu’avant. En outre, il arrivait à la fin de sa vie », Violaine Vanoyeke, Zénobie : l’héritière de Cléopâtre, Neuilly-sur-Seine : Michel Lafon, 2002, p. 254. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 586 SCÈNE II. ODÉNIE, DIORÉE. ODÉNIE. Ah, depuis que le Sort fait des coups de sa haine Il n’a jamais produit une si triste scène. 675 Non, jamais la Fortune aux yeux de l’Univers N’étala par fureur un si fameux revers ; Après tant de grandeurs Zénobie est en fuite, Mais quoi, sa vertu propre en a pris la conduite; Elle n’est pas à plaindre, et c’est moi qui la suis, 680 Je sens tous mes malheurs, je ne veux ni ne puis. Cette âme que les Dieux ne firent pas commune Dompte tout à la fois amour, sang et fortune, Et moi sur qui le sens peut régner à son tour, Je souffre du destin, du sang et de l’amour, 685 Faut-il en ce moment que tous les trois m’oppressent ? Mes Dignités, Ma mère, et mon Amant me laissent, Et pour peu que les Dieux aident à leur effort Je ne vois plus pour moi que moi seule, ou la mort ; N’importe, le trépas est moins épouvantable 690 Que d’un palais désert le désordre effroyable, Dieux, quelle solitude, horribles ornements, Lamentable silence, affreux pressentiments, Holà, Gardes, à moi. [p. 32] DIORÉE. Vous n’avez plus personne. ODÉNIE. Infortunés, voilà comme on vous abandonne, 695 Le bonheur fait le foule, on le suit en tous lieux, Et les Romains l’ont mis au nombre de leurs Dieux. Vous lâches Courtisans, suivez ce doux mobile, Nous avons mis bon ordre à nous faire un asile ; Mais Zabas, qu’est-ceci, faut-il enfin mourir ? SCÈNE III. ODÉNIE, ZABAS, DIORÉE. ZABAS. 700 Rien contre Aurélien ne vous peut secourir, ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 587 Le perfide Adamas commandant nos cohortes, A de la ville aux siens ouvert l’une des portes. Les Romains sont entrés, tout le peuple en fureur Se fait tailler en pièce aux yeux de l’Empereur. ODÉNIE. 705 Nos tristes fugitifs sont-ils hors de la Ville ? ZABAS. Je ne sais, s’ils y sont, ils y sont sans asile. ODÉNIE. Où courir maintenant ? ZABAS. Vos soins sont superflus, Qui les rechercherais ne les trouverait plus ; C’est à vous à remplir la place de la Reine, 710 Soutenez comme il faut l’arrogance Romaine. [p. 33] Et faites qu’en bravant l’audace des Césars, Ce qu’a manqué mon bras soit fait par vos regards. ODÉNIE. Quoi l’épée à la main, venez-vous de combattre ? ZABAS. Aux portes du Palais le nombre a pu m’abattre, 715 De moins en combattant contre un gros des Romains, Ce fer, ce fer ingrat s’est brisé dans mes mains, Cependant c’est ici que je me viens défendre, Ou qu’il faut que ma mort m’empêche de me rendre. ODÉNIE. Que pouvez-vous tenter ? ZABAS. Je ne veux que périr 720 Mais ne puis-je, destin, ni vivre ni mourir. J’ai perdu malgré moi la bataille et la ville, Quoi ! vivre malgré moi m’est-il plus difficile, Ô Dieux ! dont l’injustice aime à me voir souffrir, Faut-il vivre pour vaincre, et vaincre pour mourir. 725 Je combats pour ma mort avec la même envie JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 588 Qu’un téméraire heureux combattrait pour sa vie, Et par trop d’infortune il ne m’est pas permis, De mourir ni par moi, ni par les ennemis. ODÉNIE. Votre épée est rompue ; ZABAS. Ah ! qu’on apprenne à Romme 730 Que toute sa grandeur n’a pu vaincre un seul homme. Et que tant que Zabas eut l’épée à la main, Il eut de quoi braver tout l’Empire Romain. Celle dont la valeur ne fut jamais commune Eut besoin contre moi de toute sa fortune 43 , 735 Et j’eusse sans les Dieux qu’elle arme à son secours Tôt ou tard de sa gloire interrompu le cours. [p. 34] Mais hélas ! est-il dit qu’étant hors de défense, Il faille pour mourir implorer sa clémence, Et qu’à mon impuissance étant abandonné, 740 On me refuse un bien que j’ai cent fois donné 44 . Ô ! de mon sort ingrate et cruelle complice, Faut-il que ma valeur me serve de supplice ? Et qu’une même épée en signalant ma foi Fasse tout pour autrui n ne fasse rien pour moi. 745 Ô d’un tronçon d’épée image trop funeste, J’en avais trop du tout, j’en ai trop peu du reste ; Trop du tout, pour mourir par les bras des Romains, Et du reste, trop peu pour mourir de mes mains 45 . ODÉNIE. Je puis vous empêcher ZABAS. Inutile tendresse ; 750 Mais vous lâches Romains, je vois votre faiblesse, Si j’en avais trop peu pour vous faire périr, 43 C’est-à-dire que les Romains eurent besoin de la bonne chance pour le vaincre. 44 Zabas envisage de se suicider, mais pour exécuter son plan il aura besoin d’une épée romaine puisque la sienne est rompue. 45 Les paroles de Zabas sont semblables dans la Zénobie de d’Aubignac : « J’avais trop d’une épée entière pour mourir par leurs mains, et je n’ai pas assez de ce qui m’en reste pour mourir de la mienne », III, 2. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 589 Il m’en restait assez pour vous faire frémir. Vous n’oseriez monter ; quoi ! par ma seule audace Ayant senti mes coups, vous craignez ma menace ; 755 Mais la force me manque et ma voix s’affaiblit. ODÉNIE. Quoi, votre sang se perd, et votre front pâlit. ZABAS. Ah ! mon bras est percé, je le sens bien, Madame, Ma force me venait du côté de ma flamme, Et l’amour à mon zèle unissant son effort 760 Contestait à l’envi ce triomphe à ma mort ; Mais l’ardeur du combat, mon amour et mon zèle, Quelques feux qu’ils aient eus feront toujours moins qu’elle 46 . Quoi mon cœur tu te rends ? [p. 35] ODÉNIE. Ah ! courons au secours. ZABAS. Cherchez-vous des Romains pour prolonger mes jours 765 Laissez-moi mourir libre et selon mon envie Consommer par ma mort la gloire de ma vie. Laissez-moi donc de grâce un bienheureux moment, Où le sujet mourant peut mourir en amant. ODÉNIE. Quoi donc mon assistance ! ZABAS. Elle est injuste et vaine 770 Je la refuserais de la main de la Reine, Vous qui vouliez tantôt connaître mes désirs, Découvrez mon ardeur dans mes derniers soupirs. J’aime, j’aime la Reine et l’ai toujours aimée, C’est ce feu dont mon âme est encore animée, 775 Tant je sens dans mon cœur par un divin retour Que l’amour y sert d’âme et l’âme y sert d’amour. Ainsi dans cette ardeur qu’ils avaient de ma suivre, 46 L’ignorance de Zabas concernant sa condition physique paraît, à première vue, invraisemblable. En réalité, cependant, c’est un phénomène qui n’est pas rare. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 590 Je vivais pour l’aimer, et je l’aimais pour vivre ; Et cependant la mort que rien ne peut charmer 780 Me fait cesser de vivre aussi bien que d’aimer. ODÉNIE. Ah ! Voici les Romains ; ZABAS. Ne craignez rien, Madame, Un beau reste de gloire anime encor mon âme. [p. 36] SCÈNE IV. ODÉNIE, ZABAS, AURÉLIEN. et ses Gardes. AURÉLIEN. Madame, pourquoi fuir, que craignez-vous de nous ! Retirez-vous Soldats, vous Zabas, rendez-vous. ZABAS. 785 En effet rendons nous, je ne m’en puis défendre ; Mais c’est à la nature à qui je dois me rendre, Et sans être vainqueur, ni vaincu à demi. Je cède à ma faiblesse et non à l’ennemi ; Je n’en puis plus, je tombe. AURÉLIEN. Allez, qu’on le soutienne ; 790 Ayez soin de sa vie autant que de la mienne, Elle importe à ma gloire. ZABAS, sortant. Ah ! triomphe trop vain. AURÉLIEN. Ce Prince méritait d’avoir été Romain. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 591 [p. 37] SCÈNE V. AURÉLIEN, ODÉNIE, et suite. AURÉLIEN. Je suis vainqueur, Madame, et telle est ma victoire Qu’il faut que tout le cède au courant de ma gloire. 795 Oui l’Univers entier relève de mes lois, Et j’ordonne à mon gré de la tête des Rois. ODÉNIE. Est-ce là d’un César le naturel langage ? AURÉLIEN. Princesse, si c’est vous, je vous rends mon hommage ; Je sais ce que je dois à ces divins attraits, 800 De qui la renommée a fait tant de portraits, Mais de quelques appas qu’elle vous ait pourvue, Ce qu’elle en fait penser le cède à votre vue. Cent bouches que pour vous elle emploie en tous lieux N’en ont jamais tant dit qu’en découvrent mes yeux. ODÉNIE. 805 Quittez ces faux respects, agissez en barbare, AURÉLIEN. Peut-on l’être en voyant une douceur si rare. ODÉNIE. Tyran, si ma douceur avait quelque appas Votre fier naturel ne l’irriterait pas. AURÉLIEN. Et ne voyez-vous pas qu’à l’objet de vos charmes, 810 Mes Soldats par mon ordre ont tous mis bas les armes. [p. 38] Et que toute ma garde attend en soupirant Ce que vous ordonnez du cœur d’un conquérant. ODÉNIE. Ah ! qu’un tyran feint mal, pourquoi cet artifice ? Pensez-vous m’éblouir au bord du précipice. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 592 AURÉLIEN. 815 Rutile vous a dit quelle était mon ardeur. ODÉNIE. Vous n’en eûtes jamais que pour votre grandeur ; Veillez ici pour elle, on peut vous y surprendre. AURÉLIEN. Votre cour de sa part ne peut rien entreprendre. ODÉNIE. Faut-il s’en étonner, c’est par la trahison, 820 Qu’Adamas vous conduit jusques dans ma maison. AURÉLIEN. Je vous y trouve seule, Ah ! c’est trop de disgrâce. ODÉNIE. Sachant votre venue, on vous quitte la place. AURÉLIEN. Le prudent suit toujours le parti du plus fort. ODÉNIE. La vertu quelquefois enchérit sur le sort. AURÉLIEN. 825 Cependant tout vous quitte, ODÉNIE. Et c’est par tyrannie ; Il suffit que mon cœur me tienne compagnie. AURÉLIEN. C’est un mauvais suivant qu’un cœur trop généreux. ODÉNIE. Je tiens pour les constants, AURÉLIEN. Et moi pour les heureux. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 593 [p. 39] ODÉNIE. Vous ne le ferez pas s’il faut que j’en ordonne. AURÉLIEN. 830 Votre malheur m’afflige, et votre cœur m’étonne. ODÉNIE. Je suis à Zénobie, en êtes-vous surpris, AURÉLIEN. N’étant que gouverneur j’ai souffert ses mépris. ODÉNIE. Quand on devient César, en est-on plus à craindre ? AURÉLIEN. En voyant mon pouvoir vous vous devriez contraindre. ODÉNIE. 835 Sans vous considérer je vois ce que je suis ; AURÉLIEN. Et quand vous l’ignorez je sais ce que je puis. ODÉNIE. La Reine vous connaît, je pourrai vous connaître. AURÉLIEN. Elle tarde longtemps à recevoir son maître. ODÉNIE. Son maître, c’est trop dire, elle n’en eut jamais. AURÉLIEN. 840 Je commande pourtant dans son propre palais. ODÉNIE. La fortune en fureur, vous a mis sur son trône. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 594 AURÉLIEN. Je la voudrais bien voir cette illustre Amazone 47 . ODÉNIE. Et pour ne vous point voir elle a fui de ces lieux. AURÉLIEN. Aussi bien qu’à mon bras, se soustraire à mes yeux ; [p. 40] 845 Ah ! destin considère où ma gloire est réduite; Cette Reine fuyant, ma fortune est en fuite. Quoi n’ai-je tant souffert ni surmonté de maux ? Que pour perdre en un jour le prix de mes travaux. Fortune, encore un coup, que tu m’es inhumaine, 850 Tu perds également mon amour et ma haine ; Et m’aidant également à me mettre au nombre des héros ; Tu fais tout pour ma gloire, et rien pour mon repos ; Mais d’où vient ce grand bruit, UN GARDE. Seigneur, voici la Reine, Qu’avec Diorée un soldat vous amène ; 855 Elle se retirait dans le fond d’une tour, Qu’à peine pénétrait la lumière du jour. SCÈNE DERNIÈRE. ODÉNIE, AURÉLIEN, et sa suite, DIORÉE, ILIONE, qui est une fausse 48 ZÉNOBIE. AURÉLIEN. Ouvrez les yeux, Madame, et quittez les ténèbres. ILIONE. Je ne revois partout que des couleurs funèbres ; Ma cour et mon palais n’offrent à mes regards 47 Les Amazones furent un peuple fabuleux de femmes qui vécurent de pillage. Elles tuaient leurs enfants mâles à la naissance ou les gardaient comme esclaves après les avoir mutilés. Selon la fable, elles vécurent dans le Caucase ou dans le nord de l’Asie Mineure ou encore en Scythie. 48 De nouveau, il s’agit du thème de l’erreur d’identité. Ilione, la suivante de Zénobie, fait semblant d’être la reine. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 595 860 Que l’indigne appareil du plus vain des Césars. AURÉLIEN. Jusqu’ici votre audace a pris trop de licence. ILIONE. La colère des Dieux m’a mise en ta puissance ? [p. 41] Garde d’en abuser trop superbe Empereur, Et cesse, si tu peux, d’irriter leur fureur. 865 Vous, ma fille, apprenez que l’amour d’un tel homme Sent l’orgueil d’un tyran et l’audace de Romme, Et qu’il le faut traiter avecque moins d’honneur, Que je n’ai dû souffrir l’amour d’un Gouverneur. bas. ODÉNIE. Il s’abuse à son tour, aidons à l’artifice. 870 haut. Quoi, Madame, les Dieux souffrent cette injustice, ILIONE. Vous me voyez, ma fille, au pouvoir des Romains. AURÉLIEN. En effet, elle et vous, vous tombez dans mes mains. ILIONE. Cesse de m’alarmer par ta toute puissance. ODÉNIE. C’est d’un usurpateur la dernière licence. AURÉLIEN. 875 Elle me montre en vain ces superbes regards, Dont elle a vu ramper tout l’orgueil des Césars. Est-ce vous ; dont l’audace à nulle autre seconde, A cru voir à ses pieds le seul maître du monde ; Et qui dans Martian, croyant parler à moi, 880 M’avez cent fois blâmé de bassesse et d’effroi ; C’est maintenant à moi d’abattre votre audace. ILIONE. D’un lâche, Martian je ne tiens pas la place ; Je veux remplir la mienne, et te faire avouer Que loin de m’en blâmer, il faudra m’en louer. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 596 AURÉLIEN. 885 Rutile ! qu’est ceci ? [p. 42] RUTILE, rentrant. La Reine est échappée ; AURÉLIEN. Quoi vous ne l’êtes pas ? ILIONE. Ton attente est trompée. RUTILE. Ce n’est que sa suivante, et qui vous avait dit Que c’était Zénobie ? AURÉLIEN. Ah ! je suis interdit, RUTILE. La Reine s’est sauvée avecque Timagène ; 890 Je viens de le savoir. AURÉLIEN. Ma victoire est donc vaine. RUTILE. Toutefois Martian court encore après eux. AURÉLIEN. Zénobie est en furie, ah ! vainqueur malheureux Vous qui dans ce dessein l’avez favorisée, Du moins avouez-moi qu’elle s’est déguisée ; 895 Autrement de Palmyre elle n’eut pu sortir. ILIONE. Elle est dans ce palais ; AURÉLIEN. Qu’on la fasse investir ; Que rien d’ici n’échappe, et qu’on mette à la géhenne 49 49 Torture. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 597 Quiconque a pu savoir le départ de la Reine. ILIONE. Pour le moins Ilione égale Martian, 900 L’un trompe Zénobie, et l’autre Aurélien. J’ai donc pu de ma Reine en dépit de ta suite, Et malgré tous tes soins faciliter la fuite, [p. 43] Et lui donnant le temps de se pouvoir sauver, La remettre en état de te venir braver. 905 Juge donc qui de nous montre plus de courage, Et qui vous imitant fait mieux son personnage. AURÉLIEN. Qu’on l’ôte de mes yeux ; ILIONE. Qu’on me mène à la mort ; AURÉLIEN. Qu’on attende à loisir je règlerai son sort. ODÉNIE. C’est là de Zénobie une digne peinture. AURÉLIEN. 910 Que trouvez-vous de grand dans sa lâche imposture ? ODÉNIE. Et que remarquez-vous d’illustre et de parfait En celui 50 dont la peur vous a mal contrefait. AURÉLIEN. Qui méconnaît la Reine ; ODÉNIE. On la devait connaître ; AURÉLIEN. On est plus obligé de connaître son maître. 50 C’est-à-dire Martian. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 598 ODÉNIE. 915 Dès longtemps il court d’elle, et cent et cent tableaux ; Mais, à n’en point mentir, les vôtres sont nouveaux. Depuis si peu de temps vous régissez l’Empire Qu’on en voit point encor dans la Cour de Palmyre ; Outre qu’à mieux parler nous voulons des portraits 920 Dont la seule vertu compose tous les traits ; Non pas de ces tableaux qui sentent le carnage. Où le crime paraît jusques sur le visage, Et qui tous détrempés et de sang et de pleurs Forment par leur objet les communes douleurs. [p. 44] 925 Avez-vous donc pensé ? Qu’au terme où nous sommes Nous eussions le portrait du plus cruel des hommes. N’était-ce pas assez que l’on sut vos rigueurs, Sans effrayer les yeux aussi bien que les cœurs. RUTILE. Seigneur, votre bonté s’attire cet outrage. AURÉLIEN. 930 Que veux-tu, mon amour anéantit ma rage. Orgueilleuse rentrez dans votre appartement ; Et là vos apprendrez quel est mon sentiment. ODÉNIE. Je suis toujours le mien. AURÉLIEN. Allons chercher la Reine, Avant que mon amour, satisfaisons ma haine, 935 Et comme aux yeux du monde, aux yeux de cette cour, Couronnons à l’envi ma haine et mon amour. Fin du troisième Acte. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 599 [p. 45] ACTE IV. SCÈNE PREMIÈRE. AURÉLIEN, GARDES ET RUTILE. AURÉLIEN. Conquête imaginaire, et victoire inutile. RUTILE. Nous avons parcouru le Palais et la Ville, Mille hommes en campagne ont suivi Martian. AURÉLIEN. 940 Qu’est-ce que tu prétends superbe Aurélien ? Zénobie est sauvée, et tu vois la Princesse Triompher à tes yeux de toute ta faiblesse ; Zabas même, dit-on, prêt à perdre le jour Condamne insolemment ma gloire et mon amour. RUTILE. 945 Zabas se porte mieux, et dans cette aventure Il semble que l’amour ranime la nature ; Son bras percé de coups en prend de la vigueur, Et semble se sentir des forces de son cœur. Je vous dirai bien plus, la colère l’enflamme, 950 Et répand dans ses yeux le trouble de son âme ; Rutile, m’a-t-il dit, dis à ton Empereur Qu’en maltraitant ma Reine, il craigne ma fureur ; [p. 46] Là-dessus se levant et marchant plein de rage Il nous a fait trembler avec son seul courage, 955 Et nous a fait paraître en un pareil transport Que quelquefois l’amour est plus fort que la mort. AURÉLIEN. Faut-il donc que l’amour ? qui me veut seul poursuivre, L’empêchant de mourir, m’empêche ici de vivre ; Qu’ai-je fait à l’amour pour être ainsi traité ! 960 Ah ! j’en vois la raison dans ma félicité ; On est malaisément par une loi commune Fortuné par amour, comme heureux par fortune ; Et tel est des faveurs le partage inégal Qu’il n’est ni mal sans bien, ni bien aussi sans mal. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 600 RUTILE. 965 N’être vous pas content, vous le Dieu de la terre. AURÉLIEN. Pour tout autre que moi j’ai terminé la guerre, Quelle douleur mêlée aux plaisir d’un vainqueur, Qui gagne l’Univers ne peut gagner un cœur ; Ne me vante donc plus tout ce qui n’est que pompe, 970 Sous des noms d’Empereurs la fortune nous trompe, Et par son vain spectacle et ses coups éclatants Elle fait les Césars, et non pas les contents ; J’en suis un grand exemple, et tu peux reconnaître Que le sort qui m’a fait à l’amour pour son maître, 975 Et que ce même amour sur moi seul se ressent De ce que son sujet m’a rendu si puissant ; Es-tu content d’amour ? tu m’as fait un esclave, Je bravais tout l’Empire, une fille me brave. Enfin malgré cet air dont j’ai toujours vécu 980 J’ai vaincu tout le monde, et l’amour m’a vaincu. [p. 47] RUTILE. Quoi Seigneur, Zénobie étant hors de votre âme, AURÉLIEN. Changeant de qualités, j’ai dû changer de flamme ; En effet par un prompt et secret différent L’amour naissant en moi détruit l’amour mourant ; 985 Je ne sais quelle ardeur qui vient de ma colère, Me fait aimer la fille ayant aimé la mère 51 ; Et pas un changement dont je suis si surpris, Donner haine pour haine, et mépris pour mépris ; Zénobie autrefois dédaigna ma poursuite, 990 Ma fortune aujourd’hui condamne la conduite, Et ma toute puissance irritée à son tour Me venge de l’affront qu’en reçut mon amour ; Mais ce qui me surprend dans mon ardeur nouvelle, Est de voir la Princesse aussi fière que belle, 995 Et mêlant le dédain avecque les appas Me donner un amour qu’elle ne reçoit pas ; L’ingrate doit venir, la voici l’insensible. 51 Aurélien révèle son amour pour Odénie. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 601 SCÈNE II. AURÉLIEN, RUTILE, ET ODÉNIE. AURÉLIEN. Votre audace, Madame, est donc toujours visible ? L’Empereur des Romains devant vous n’est-il rien ? ODÉNIE. 1000 Je vous rends, par votre ordre, un second entretien ; Je viens savoir de vous ce que j’en dois attendre. AURÉLIEN. Princesse, mon aveu ne vous doit plus surprendre, [p. 48] Vous avez vu ma flamme, et tel est mon amour Que sans peine et sans honte il s’est pu mettre au jour. 1005 Rien ne s’oppose au feu que je vous fais paraître, La force et la beauté l’ont voulu faire naître, Si pour justifier un amour si pressant, Vous êtes toute aimable, et je suis tout puissant. ODÉNIE. Quel amour ? qui se montre au milieu des alarmes ? AURÉLIEN. 1010 L’amour se déclarant a toujours quelques charmes. ODÉNIE. Ah ! par une douceur que pratiquent les Dieux, Qui veut gagner les cœurs se doit gagner les yeux. AURÉLIEN. Ne vous y trompez pas, je hais qui me dédaigne, Ne pouvant être aimé, je veux que l’on me craigne ; 1015 Qui vous parle en amant vous peut faire périr. ODÉNIE. Si vous savez régner, nous saurons bien mourir. AURÉLIEN. Quoi la mort plus que moi vous est-elle agréable ? ODÉNIE. Un tyran amoureux est rarement aimable. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 602 AURÉLIEN. Mon crime n’est vraiment qu’un innocent forfait, 1020 Et je ne suis tyran qu’autant qu’on me le fait, L’audace de la mère irrita mon courage, Le mépris de la fille en ce moment m’outrage, Et par le prompt excès de mon ressentiment Vous fait un ennemi dans le cœur d’un amant. ODÉNIE. 1025 Tel est le digne effort de la fierté Romaine, L’amour chez vos pareils est semblable à la haine, [p. 49] Et je ne saurais faire un jugement certain D’un ennemi mortel et d’un amant Romain. AURÉLIEN. Orgueilleuse, est-il dit ? que votre âme inhumaine 1030 N’ait jamais éprouvé ni l’amour ni la haine, Et qu’étant sans tendresse et sans inimitié, Je n’obtienne de vous ni peine, ni pitié. ODÉNIE. Pour de l’amour pour vous je m’en trouve incapable ; Et n’ai de la pitié que pour un misérable ; AURÉLIEN. 1035 Cruelle, je le suis, si je ne suis aimé ; Qu’importe à mon repos de me voir renommé. Les héros après tout ne sont que des idoles ; L’amour a des effets, la gloire a des paroles ; Si par un sentiment découvert ou caché 1040 On est flatté par l’un, ou par l’autre touché. Ce n’est pas que l’esprit n’ait de la peine à croire La gloire sans l’amour, ou l’amour sans la gloire ! Tous les deux à l’envi 52 se servent d’ornement, Et confondent en eux le vainqueur et l’amant ; 1045 Je suis et l’un et l’autre, et je veux être aimable : Cependant mes désirs me rendent haïssable, Et plus je puis aimer et prétends être aimé, Moins pour moi votre cœur se rencontre enflammé. De grâce en ma faveur animez mieux votre âme ; 1050 Vous allumez mes feux, prenez part à ma flamme, 52 À qui mieux mieux. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 603 Et ne permettez pas qu’en une même loi La froideur soit en vous quand l’ardeur est en moi. UN GARDE. Seigneur vous triomphez, enfin voici la Reine Que Martian conduit avecque Timagène 53 . AURÉLIEN. 1055 Hé quoi, Dieux ! dans un temps que j’y songeais le moins. [p. 50] SCÈNE III. ODÉNIE, AURÉLIEN, GARDES, RUTILES, MARTIAN, TIMAGÈNE, ET ZÉNOBIE. MARTIAN. À la fin la fortune a secondé mes soins. AURÉLIEN. Songez à vous Princesse, on va cesser de feindre. ODÉNIE. Je sais bien qu’un tyran ne se saurait contraindre. AURÉLIEN. Que ne te dois-je point, généreux Martian, MARTIAN. 1060 Seigneur, je suis encore une autre Aurélien, J’ai surpris hors des murs Timagène et la Reine ; Elle était travestie 54 , AURÉLIEN. Ah ! quelle Souveraine. ZÉNOBIE. Trop indigne Empereur, vrai tyran des humains, Que n’aurais-je pas fait pour sortir de tes mains. 53 Selon les historiens, Zénobie fut prise au bord de l’Euphrate en fuyant vers la Perse. 54 Le travestisme figure aussi dans la Zénobie de d’Aubignac. Voir la scène IV, 3. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 604 TIMAGÈNE. 1065 César, regarde-moi, ce spectacle est indigne AURÉLIEN. Comme votre valeur, votre audace est indigne, [p. 51] Il ne vous sied pas mal d’être chargé de fers. TIMAGÈNE. J’ai donc cet avantage avec tout l’univers ; Tout le monde par toi gémissant sous la chaîne, 1070 Comme par compagnie y doit voir Timagène ; Mais hélas ! par un coup dont je suis abattu, Dans une Zénobie il y voit la vertu. SCÈNE IV. AURÉLIEN, ZÉNOBIE, ODÉNIE, et suivants. AURÉLIEN. Madame, votre erreur s’est-elle dissipée ? ZÉNOBIE. Qui m’était inconnu me peut avoir trompée, AURÉLIEN. 1075 Vous vous connaissiez mal en Empereur Romain, ZÉNOBIE. Et vous en Zénobie, AURÉLIEN. On plaint un cœur si vain, Je suis maître du monde, ZÉNOBIE. Et je suis ma maîtresse, AURÉLIEN. Témoin, témoin vos fers ; ZÉNOBIE. C’est par votre faiblesse, ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 605 [p. 52] Je serais libre ici si l’on ne m’y craignait, AURÉLIEN. 1080 Autrefois dans l’orgueil Zénobie y régnait. ZÉNOBIE. Elle y commande encor par un droit légitime, Et tel que le vertu peut l’avoir sur le crime. AURÉLIEN. Vous me regardez donc comme un usurpateur. ZÉNOBIE. Qu’êtes-vous en effet que mon persécuteur ? AURÉLIEN. 1085 Je suis votre Empereur par le droit de la guerre, ZÉNOBIE. Et par le même droit le tyran de la terre, Mais ce n’est pas assez d’envahir tant d’États Si l’infidélité n’est jointe aux attentats. Oui, le lâche Adamas sachant mon entreprise 1090 Dedans une embuscade a trahi ma franchise, Et par lui Martian apprenant nos desseins, Et surpris et vivants nous met entre vos mains : Voilà de mon tyran le superbe avantage, AURÉLIEN. Condamnant vos projets je plains votre courage, ZÉNOBIE. 1095 J’eus toujours des desseins aussi justes que grands, AURÉLIEN. Jugeons par le succès de tous nos différends, ZÉNOBIE. Quoi par l’événement, c’est un mauvais arbitre, AURÉLIEN. Quoique vous en pensiez le bonheur est un titre. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 606 ZÉNOBIE. Il l’est chez les Romains, [p. 53] AURÉLIEN. Je m’en suis bien servi, ZÉNOBIE. 1100 Tout selon cette loi se voir par eux ravi, Ceux dont leur tyrannie opprime la puissance En perdant leurs États perdent leur innocence. AURÉLIEN. Ce n’est pas aux vaincus à blâmer les vainqueurs, ZÉNOBIE. Ni ce n’est pas au sort à triompher des cœurs, AURÉLIEN. 1105 Vous seriez en état de louer la fortune, Si, quand je vous aimai, ZÉNOBIE. Ce seul mot m’importune, Apprenez qu’un amant ne peut plaire à mes yeux Qu’autant que ses vertus le font pareil aux Dieux. AURÉLIEN. Toutefois votre époux ne fut qu’un téméraire, ZÉNOBIE. 1110 Comme à vous la fortune eut dessein de lui plaire, Et si son prompt trépas n’eut trahi ses projets, Vous, Romains, mes vainqueurs, vous seriez sujets. AURÉLIEN. Il entreprenait trop, il se devait connaître, ZÉNOBIE. Odénat était né pour être votre maître. 1115 Tout homme qui nait Prince a ce droit de son sang Qu’il peut jusqu’à sa mort enchérir sur son rang ; Il trouve avec éclat dans son indépendance Un titre suffisant pour la toute-puissance ; ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 607 Il se sent de sa source, et les droits du berceau 1120 Ne sont jamais bornés que par ceux du tombeau. [p. 54] Vous donc qui d’Odénat condamnez les conquêtes, En voyant ce qu’il fut, voyez ce que vous êtes. AURÉLIEN. Sachez que vous et lui conquîtes trop d’états 55 . ZÉNOBIE. Ne nous accusez-vous que de ces attentats, 1125 Si conquérir l’Asie était un si grand crime, Conquérir tout le monde est-il plus légitime ? Et pourquoi nos exploits étant désavoués Condamnez-vous en nous ce qu’en vous vous louez. Un soldat le Censeur du Prince de Palmyre ; 1130 Vous blâmez Odénat, et moi je vous admire, Et j’aime à voir en vous qu’un fils de laboureur 56 Soit venu par degrés jusqu’au rang d’Empereur. AURÉLIEN. Ma valeur répara ce défaut de naissance. ZÉNOBIE. La vertu d’Odénat fit valoir sa puissance. AURÉLIEN. 1135 Le courage qu’il eut le rendit plus hautain ; ZÉNOBIE. Il fut moins orgueilleux que le moindre Romain 55 Bien qu’Odénat fût allié de Rome, toutes ses actions pour défendre l’Empire romain furent faites pour renforcer son propre réseau d’influence. À partir de 267, Palmyre devint une puissance sans précédent dans l’Empire romain de l’est. Après la mort de son mari, Zénobie décida de revendiquer le droit d’exercer son pouvoir sur toute la région de l’Asie Mineure jusqu’à l’Égypte. 56 De nouveau, Zénobie fait allusion à la bassesse de la naissance d’Aurélien. Dans son propre cas, elle prétendit être descendante des souverains macédoniens de l’Égypte. Voir supra la note 34. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 608 AURÉLIEN. Il prit insolemment le grand surnom d’Auguste 57 ; ZÉNOBIE. Quelque autre le prenant me parut injuste, La vertu d’Odénat l’avait fait adorer, 1140 Et vingt de vos Césars l’ont fait déshonorer. AURÉLIEN. Tel est le jugement d’une illustre personne ; ZÉNOBIE. Est-ce qu’à votre sens ma gloire s’abandonne ? [p. 55] AURÉLIEN. Zénobie en s’armant a trahi sa vertu. ZÉNOBIE. Vingt fois avec honneur je vous ai combattu. AURÉLIEN. 1145 Le fer sied mal au sexe, et le métier des armes Est comme incompatible, avecque tant de charmes ; Vos yeux qui sont toujours nos naturels vainqueurs Ne devraient s’employer qu’à conquérir des cœurs 58 . ZÉNOBIE. Ne raillons point, le Ciel qui les y fit capables 1150 Arma comme les yeux les bras de nos semblables, Et nous communiqua cette même valeur De qui l’usage en nous vous fait tant de douleur ; La gloire est de tout sexe, et j’ose encor vous dire Que malgré vous, le mien était né pour l’Empire, 1155 Et que tous ces respects que vous lui faites voir Sont moins de votre amour que de votre devoir. 57 Magnon se trompe. Odénat ne reçut pas le titre d’Auguste, mais plutôt les titres de « dux Romanorum » et de « restitutor totius Orientis » de l’empereur Gallien. Il devint donc commandant en chef de toutes les forces de l’est et avait autorité sur les gouverneurs provinciaux de toute la région de l’Asie Mineure jusqu’à l’Égypte. 58 Aurélien juge malséante la conduit de la guerrière Zénobie. Nous retrouvons ce même thème dans la pièce de d’Aubignac (scène IV, 3). ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 609 AURÉLIEN. Vous vous deviez tenir dans les bornes du vôtre. ZÉNOBIE. Cent hommes en échange ont passé dans le nôtre. AURÉLIEN. Vous travestir sans cesse, ah ! cette lâche ardeur 1160 Vous fait de votre sexe outrager la pudeur, Rome en est offensée et ma propre victoire : ZÉNOBIE. Ah ! tyran de mon sexe, ennemi de ma gloire Est-ce un grand crime aux yeux de mes persécuteurs ? De les avoir défaits de trente usurpateurs. 1165 Claude 59 , un de vos Césars me laissa dans l’Asie Comme un objet de gloire et non de jalousie ; Et les Orientaux m’étant ainsi soumis J’y fus comme un vainqueur un rempart contre vos ennemis. [p. 56] AURÉLIEN. Vous avez abusé de cette confiance, ZÉNOBIE. 1170 Ingrat et faux César, quelle reconnaissance, AURÉLIEN. Rome en jugera mieux, ZÉNOBIE. Ah ! quittez votre erreur. AURÉLIEN. Votre captivité vaincra votre fureur ; Ces fers que je vous laisse assurent votre vie. ZÉNOBIE. Hors des fers, dans les fers, je brave votre envie. 59 Il s’agit de Claudius II Gothicus (219-270), empereur romain de 268 à 270. Successeur de Gallien, il fut préoccupé des guerres contre les Goths et donc ferma les yeux aux conquêtes de Zénobie en Syrie. Il mourut de la peste. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 610 AURÉLIEN. 1175 Qu’elle entre là-dedans, vous, cependant, Romains, Observez-la 60 de près, épiez ses desseins. ZÉNOBIE. Adieu lâche tyran d’une illustre famille, AURÉLIEN. Je tiens sous mon pouvoir et la mère et la fille : ZÉNOBIE, en sortant. Princesse, nous verrons si vous êtes à moi, ODÉNIE. 1180 Seigneur, ce traitement me donne de l’effroi, Je me jette à vos pieds et là je vous conjure, AURÉLIEN. La voix de la grandeur fait taire la nature, TIMAGÈNE. Que prétends-tu, tyran, que l’on fasse de moi, AURÉLIEN. Je veux qu’un prompt trépas récompense ta foi. [p. 57] ODÉNIE. 1185 Ah ! Seigneur, arrêtez, je demande sa grâce, AURÉLIEN. Même dans la prière aurez-vous de l’audace ? Vous voulez des faveurs et vous n’en faites pas, N’importe, en votre nom j’empêche son trépas. ODÉNIE. Délivrez donc Zabas, Timagène, et la Reine. AURÉLIEN. 1190 Quoi Zabas à mes yeux ! 60 Nous avons remplacé « là » par « la ». ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 611 SCÈNE V. ODÉNIE, AURÉLIEN, RUTILE, MARTIAN, ZABAS, ET TIMAGÈNE. ZABAS. J’y viens braver ta haine, La Reine est dans les fers, tyran, puis-je parler ? AURÉLIEN. Votre insigne valeur a pu se signaler, Les Dieux qui l’admiraient n’ont pas voulu permettre Que Rome ni la mort, aient pu se la soumettre : 1195 Ils s’en font un spectacle et d’un plus digne effort Il vous font triompher de Rome et de la mort ; Triomphez de vous-même et dans cette aventure Étonnez la fortune autant que la nature, Et sans injurier, ni braver un vainqueur, 1200 Au défaut d’un État possédez votre cœur. [p. 58] ZABAS. Dans le trouble où je suis me le puis-je promettre ! Si le sort et l’amour me font tous deux un maître, Tous deux m’ayant ôté du rang des potentats L’un m’enleva mon cœur et l’autre mes États. 1205 Il ne me restait plus qu’une funeste vie, Que les Dieux m’ont rendue aussitôt que ravie, Ou plutôt que l’amour dont je suis le martyr Ne me veut redonner que pour me voir partir. Vous voyez donc, Seigneur, qu’animé par lui-même 1210 Mon cœur plein de soupirs ne vit qu’autant qu’il aime, Et que par moi les Dieux ont fait voir en ce jour Que le corps cède à l’âme et la mort à l’amour, Mais que me servirait mon retour à la vie Si dans la Reine même elle m’était ravie, 1215 Sauvons-la donc de grâce, ou faites-moi mourir, Ou me faciliter les moyens de périr, Mes mains m’ont refusé ce pitoyable office, Ma douleur me dénie un semblable service, Et peut-être en l’état où mon amour m’a mis 1220 Je ne l’obtiendrai pas de tous mes ennemis. Cependant c’est à vous que mon malheur s’adresse, Accordez-moi la mort, par haine, ou par tendresse ; Que vous sert cet objet de deux bras abattus ? JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 612 Il peint votre fortune et non pas vos vertus. AURÉLIEN. 1225 Je fais grâce à tous deux, Prince je romps vos chaînes, Vous, illustre Zabas, je veux finir vos peines, Zénobie est à vous, je la cède à vos vœux Et mets toute ma gloire à faire un bienheureux, Princesse, vous voyez comme on tâche à vous plaire, 1230 Votre amour à ce prix 61 . ODÉNIE. L’amour est volontaire, [p. 59] AURÉLIEN. Il est en moi forcé, cessez de m’irriter, Non, non, ma passion ne vous peut plus flatter, Que l’on mène à la mort Zabas et Timagène Et qu’à ses propres yeux l’on poignarde la Reine. ODÉNIE. 1235 Arrêtez, si je puis ; AURÉLIEN. C’est assez m’abuser. Si vous aimez la Reine il me faut épouser, Êtes-vous résolue ? ODÉNIE. Ah ! Seigneur qui diffère De sauver à ce prix deux Princes et sa mère. AURÉLIEN. Je vous attends au temple. SCÈNE DERNIÈRE. ODÉNIE, ZABAS, ET TIMAGÈNE. TIMAGÈNE. Ah ! quel consentement, 61 Zénobie et Zabas ne seront pas exécutés pourvu qu’Odénie accepte d’épouser l’empereur. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 613 1240 Dieux ? rien n’est comparable à mon étonnement. ODÉNIE. Un tel ordre me géhenne et dans cette contrainte Je souffre pour amour et je souffre par crainte, Et par leurs mouvements tout mon cœur combattu Plus que de tous les deux souffre de sa vertu. [p. 60] TIMAGÈNE. 1245 Si l’on m’eut consulté. ODÉNIE. Quelle était votre envie ? TIMAGÈNE. De vous avoir, Princesse, ou de perdre la vie. ODÉNIE, sortant. Prince je vous entends, de grâce entendez moi, J’ai fait ce que j’ai pu, je fais ce que je dois, Disons tout, mon devoir à conserver la Reine, 1250 Mon amitié Zabas, mon amour Timagène, Et le dernier peut-être étant plus hasardeux A fait plus dans mon cœur que tous les autres deux. ZABAS. Prince, si vous l’aimez, quel bonheur est le nôtre De voir que son aveu peut prévenir le vôtre. TIMAGÈNE. 1255 Ah ! qu’il est bien aisé de produire un amour Quand on le fait mourir en le mettant au jour. ZABAS. Vous aimez la princesse, et moi j’aime la Reine 62 , 62 Trois actions secondaires s’entremêlent, c’est-à-dire l’amour de Zabas pour Zénobie, l’amour de Timagène pour Odénie et l’amour d’Aurélien d’abord pour la reine et ensuite pour la princesse. L’unité d’action, telle qu’elle se manifeste dans le théâtre classique, est respectée intégralement puisque l’action principale dépend entièrement de tous ces épisodes. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 614 TIMAGÈNE. Ainsi par votre amour ma jalousie est vaine, Mais hélas ! cher ami, qu’il m’eut être plus doux 1260 De n’avoir en aimant qu’à combattre que vous. Adieu, j’ai trop à dire, et plus encore à faire, ZABAS. Moi, je n’ai dans mes travaux qu’à souffrir et me taire, Et malgré leurs combats par un illustre effort Accommoder la gloire et l’amour et la mort. Fin du quatrième Acte. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 615 [p. 61] ACTE V SCÈNE PREMIÈRE. ZÉNOBIE, ILIONE, DIORÉE. ZÉNOBIE. 1265 Ah ! ma chère Ilione et ma parfaite Image On a vu ta constance égaler ton courage, Et le tyran ravi de ta fidélité Malgré tous ses transports te rend ta liberté. ILIONE. Ma vie était à vous. ZÉNOBIE. Va, je t’en remercie ; 1270 Mais quoi ! mon aventure est bien mal éclaircie ; Que prétend-on de moi ? l’on m’amène en ces lieux, Et rien que mes suivants ne s’offrent à mes yeux. ILIONE. Je ne sais, tout le monde accourt à notre temple. ZÉNOBIE. Quel que soit mon destin, c’est moi que je contemple; 1275 Je m’admire moi-même en ce fameux revers, Ce n’est pas que mes yeux ne souffrent de mes fers ; Mon cœur même gémit quand rien en moi ne marque Que je suis sœur et fille et veuve de Monarque ? [p. 62] Que le mal est cuisant quand on l’oppose au bien, 1280 Et qu’ayant tout été l’on ne se voit plus rien, Et voici la Princesse, hé bien ! votre puissance. SCÈNE II. ZÉNOBIE, ILIONE, DIORÉE, ET ODÉNIE. ODÉNIE. Je viens de travailler à votre délivrance L’Empereur vous rend libre, JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 616 ZÉNOBIE. Hé ! par quel mouvement, Était-il assuré de mon consentement, 1285 Quel amour excessif qu’on ait pour la franchise, Il faut selon mon sens que l’honneur l’autorise, Et que votre vertu par un insigne effort Nous arrache à des fers où nous a mis le sort. ODÉNIE. Ah ! Madame, une reine a toujours de la honte 1290 De se voir dans les fers, ZÉNOBIE. La faveur nous surmonte Mes fers pesaient beaucoup, mais sachez qu’en effet Ils pesaient beaucoup moins que ne pèse un bienfait, Et surtout quand il part d’une main ennemie, Plus il a de grandeur, plus il a d’infamie ; 1295 Le cœur gémit sous lui, notre gloire en pâtit Et l’âme avec horreur sous lui s’assujettit. [p. 63] ILIONE. Si le don d’un tyran n’est qu’un parfait ouvrage, De votre liberté faites un noble usage, Confondez ce barbare, et ne lui devant rien, 1300 Montrez-lui qu’un méchant ne peut faire du bien. ZÉNOBIE. Ce n’est pas là mon sens, vous, ôtez-moi de doute, Qu’est-ce qu’en ce moment ma liberté me coûte ? Parlez, sans me soumettre à quelque indigne loi Me rend on mes États en me laissant à moi ; ODÉNIE. 1305 César prétend de vous que Zabas vous épouse, ZÉNOBIE. Ah ! que d’un tel amant l’âme fut peu jalouse, Quoi ! L’Empereur me donne, et dépens-je de lui ? Vous Zabas, quel amour vous aveugle aujourd’hui ? Ah ! cruel généreux, votre bienfait m’offense, 1310 L’amour doit-il venir par la reconnaissance ; Ou faut-il qu’une simple et commune bonté ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 617 Incline à vous aimer toute ma volonté : Non, non quoi qu’indulgente, ou quoi que généreuse, Je suis Reine vaincue, et veuve malheureuse, 1315 Un lien éternel m’attache à mon époux, Et n’étant plus à moi, je ne puis être à vous 63 , Qu’on me rende que mes fers, ma liberté me géhenne, Est-ce en la captivant qu’on délivre sa Reine ? Qui prétend m’affranchir est pis que mon vainqueur ; 1320 Rome en veut à mes bras, et Zabas à mon cœur. ODÉNIE. Ce n’est pas tout, César me veut avoir pour femme, C’est le prix de vos fers, ZÉNOBIE. Quelle nouvelle flamme, [p. 64] Ah ! que je me trompai quand je crus n’avait rien, Si le prix de mes fers est encor de mon bien, 1325 S’il en est, prétend-il ? que mon cœur le lui cède, Ma fille est-elle un bien qu’il faille qu’il possède ? Et ce cruel amant pire qu’un ennemi, Prétendra-t-il par vous de me vaincre à demi ? Non, qu’il n’espère pas, soit qu’il règne ou qu’il aime 1330 De mettre en son pouvoir la moitié de moi-même, Ni mon cœur ni mon sang ne suivront bien sa loi, Je serai libre en vous, autant que libre en moi, Je suis et mère et Reine, et quoique prisonnière, J’ai sur mon propre bien une puissance entière, 1335 La nature et les Dieux sont plus forts que le sort, En tout cas, tous les trois le sont moins que la mort. ODÉNIE. César m’attend au temple, ZÉNOBIE. Apprenez à connaître Ce qu’est la passion d’un Romain et d’un maître, 63 Beaucoup moins attaché à l’Histoire Auguste que d’Aubignac, Magnon transforme l’œuvre en prose, accentuant partout dans son ouvrage le thème de l’amour. Alors que l’héroïne de d’Aubignac se donne la mort par souci d’honneur et de gloire, celle de Magnon préfère ses chaînes surtout par dévouement à la mémoire de son mari, Odénat. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 618 Comme il n’a que l’objet de son contentement, 1340 Un César amoureux n’est qu’un volage amant ; L’inconstance dans Rome est même si commune Qu’on y voit en public adorer la fortune ; Comment y maintenir son amour et son choix ? Si le divorce même est permis par les lois. [p. 65] SCÈNE III. ZÉNOBIE, ODÉNIE, ILIONE ET RUTILE. ZÉNOBIE. 1345 Mais Rutile paraît, qu’avez-vous à me dire ? RUTILE. Votre gloire m’est plus que l’honneur de l’Empire, Vous aurez su le prix de votre liberté, ZÉNOBIE. Quoique ce soit un bien, je l’ai trop acheté, RUTILE. C’est à vous d’en prévoir la triste conséquence. ZÉNOBIE. 1350 J’ai pour tous vos avis de la reconnaissance, RUTILE. J’ai pitié de vos maux, ZÉNOBIE. Vous êtes généreux. RUTILE. Savez-vous que César vous trompe toutes deux, bas. Sauvons en les trompant la gloire de mon maître, ZÉNOBIE. La passion qu’il a s’est assez fait connaître, RUTILE. 1355 Il vous attend au temple, au reste son ardeur ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 619 Le cèdera bientôt au cours de sa grandeur, [p. 66] Nous vous verrons bientôt, vous, Princesse, et vous Reine, Servir de passe-temps à la fierté Romaine, Cléopâtre, Madame, eut plus de cœur que vous, ZÉNOBIE. 1360 Pourquoi dois-je mourir si le sort m’est plus doux, bas. Cachons nos sentiments. RUTILE. La mort étant un aide, ZÉNOBIE. C’est le dernier des maux, en ferai-je un remède ? RUTILE. Vous l’avez recherchée au milieu des combats, ZÉNOBIE. Des mains d’un ennemi je ne le craignais pas, RUTILE. 1365 Quand la mort est un mal, recevons-la des autres, Mais quand elle est un bien, recevons-la des nôtres, Si dans le pas de gloire où le sort nous a mis Le coup nous en est dû plus qu’à nos ennemis. ZÉNOBIE. Quand la vie est un mal qui veut qu’on s’en délivre, 1370 Il faut moins de vertus pour mourir que pour vivre. RUTILE. Non, non, songez à vous ; adieu, ne souffrez pas Que quelque autre que vous vous donne le trépas 64 . 64 Rutile essaye de convaincre Zénobie que le suicide soit préférable au triomphe d’Aurélien. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 620 [p. 67] SCÈNE IV. ZÉNOBIE, ODÉNIE, ILIONE, ET DIORÉE. ZÉNOBIE. Il épiait mon cœur de la part de son maître, Mais malgré ses détours il n’a pu me connaître ; 1375 Toi vertu qui connais mes secrets sentiments Prévalons-nous par toi de mes déguisements, Que si je t’ai surprise, au moins tu t’en consoles, En ce que mes desseins démentent mes paroles, Voici l’heure, ma fille, où mourant sans effroi 1380 J’ôte à mon sort l’honneur de triompher de moi ; C’est par là que mon cœur triomphe de lui-même, Si je n’ai la grandeur j’ai la gloire suprême, Pendant qu’aux du sort mon trône est abattu, Si je sers par malheur, je règne par vertu, 1385 En cela la fortune heureusement trompée M’élève éminemment sur César et Pompée 65 , L’un et l’autre autrefois périrent par autrui 66 , Et de ma propre main je péris aujourd’hui, Je me vais mettre au rang de ces divines femmes, 1390 Qui de leurs corps captifs affranchirent leurs âmes, Et qui par les poignards et les charbons ardents Seurent braver la mort en bravant les tyrans. ODÉNIE. Que pensez-vous, Madame, avec tant de faiblesse ? ZÉNOBIE. Nous devons tout quitter au point que tous nous laisse, [p. 68] 1395 Ainsi, par le pouvoir que vous avez ici Délivrez ma vertu d’un étrange souci, Elle est toute inquiète et souffre moins de peine À se voir sans grandeur, qu’à se revoir sans chaîne, 65 Il s’agit de Jules César (100 av. J.-C.-44 av. J.-C.), dictateur de Rome, et de Pompée le Grand (106 av. J.-C.-48 av. J.-C.), général et homme d’État romain qui tenta d’éliminer César politiquement. 66 Pompée fut assassiné sur l’ordre du roi d’Égypte Ptolémée XIII de peur d’invasion par César. Celui-ci fut assassiné au milieu du Sénat par un groupe de civils qui l’accusaient de vouloir se faire roi. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 621 Tant qu’elle est dans les fers je ne puis l’accuser, 1400 Mais je sais hors de là comme elle en doit user ; Être libre un moment et selon mon envie, Ne finir pas ma honte aussi bien que ma vie, Ah ! lâche Zénobie, ou crédule, veux-tu Que ta vertu te trompe ou trahir ta vertu ; 1405 Non, mon honneur, mourons, plus de délais ma gloire, Je souffre par raison et souffre par mémoire ; Tous mes maux à l’envi venant s’entretenir Environnent ma vue, ou mon ressouvenir ; Mais comme de mon sort la mort est la complice 1410 Elle fuit à dessein d’allonger mon supplice, Sans perdre en moi le droit qu’elle a sur les humains Elle me laisse encore du pouvoir des Romains ; Ainsi me soumettant à souffrir leur outrage, Elle veut par avance abattre mon courage, 1415 Et d’un double triomphe étonnant ma valeur Faciliter le sien en permettant le leur. ODÉNIE. Madame, votre espoir ne vous peut rien permettre, ZÉNOBIE. Il est beau de jouir d’un bien dont on est maître ; La vie étant aux Dieux, et le grandeur au sort, 1420 J’ai du moins le pouvoir de me donner la mort ; Mais, hélas ! quelle étrange et fatale licence, Si le moyen m’en manque en ayant la puissance, Et si de quelque part que je porte mes pas Je la cherche sans cesse et ne la trouve pas ; 1425 Quoi, Dieux ! ni le poison, ni le fer, ni la flamme, Quoi ! rien de la prison n’affranchira mon âme, [p. 69] Ah ! faites qu’à vous seule obligée à mon tour Je doive mon trépas à qui me doit le jour. ODÉNIE. Je périrais cent fois avant qu’à cette envie ZÉNOBIE. 1430 Je n’ai qu’à me priver des soutiens de la vie 67 ; 67 Les paroles de Zénobie sont semblables dans la pièce de d’Aubignac : « Mais, ô JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 622 Mais, Dieux ! quand je mourais à faute d’aliment, Quoi que ce soit mourir; c’est mourir lentement ; Ces jours que j’emploierais dans un effort si rude Paraîtraient à mes yeux des jours de servitude ; 1435 Durant tous ces moments mon superbe vainqueur Jouirait en repos du trouble de mon cœur, Ma langueur lui plairait, et d’une âme contente Il pourrait triompher d’une Reine mourante ; Ne puis-je donc mourir ? Ô ! trépas que j’attends, 1440 Sans que pour mon honneur je vive trop longtemps ; J’en rencontre un moyen qui marque du courage, J’en ai fait d’aujourd’hui l’illustre apprentissage, Si du haut de mon trône on m’a bien fait tomber, Sous son propre débris cherchons à succomber ; 1445 Faisons chute sur chute, et périssant par l’une, Trébuchons par courage, en tombant par fortune, Et me précipitant du haut de mon Palais 68 , Montrons que la vertu ne s’étonne jamais. [p. 70] SCÈNE V. ZÉNOBIE, ODÉNIE, ILIONE, ET TIMAGÈNE. ZÉNOBIE. Mais que veut Timagène avec tant de furie ? TIMAGÈNE. 1450 J’ai vengé mon amour, ma gloire et ma patrie, J’étais dans notre temple auprès de l’Empereur De qui l’impatience irritait ma fureur ; Comme il vous attendait on eut dit que son âme Portait dans ses regards quelque éclat de sa flamme ; aveugles soins de mes Ennemis : je n’ai qu’à me priver de nourriture durant quelques jours », V, 4. Il se peut que d’Aubignac ait pris cette idée de Zosime (v. 460-v. 520), historien grec, ou de l’historien et du canoniste grec Jean Zonoras (1074-1130). Tous les deux racontent que Zénobie mourut en captivité à Rome, soit d’une maladie, soit d’inanition causée par une grève de faim. Voir Alaric Watson, Aurelian and the Third Century, Londres : Routledge, 1999, p. 83. 68 La Zénobie de d’Aubignac exprime les mêmes sentiments : « […] il me sera libre et facile de me précipiter du haut de mon Palais, et d’entraîner mes enfants avec moi : nous sommes déjà tombés du Trône, il faut qu’une autre chute ajoute à la perte de nos dignités de notre vie », V, 5. ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 623 1455 Il observait partout si vous ne veniez pas, Lorsque j’ai pris le temps de hâter son trépas ; Comme devers la porte il tournait le visage, En tirant un poignard j’ai fait valoir ma rage, De trois coups, l’un sur l’autre, ayant ouvert son sein, 1460 J’ai sans être aperçu poursuivi mon dessein ; Il est vrai qu’à l’abord il me semblait entendre, César, prends garde à toi l’on vient de te surprendre, L’Empereur se tournant tout blessé qu’il était Est aussitôt tombé des coups qu’on lui portait 69 . 1465 Moi jetant mon poignard et coulant dans la presse, Je m’en suis dégagé par force, et par adresse ; La foule étant si grande et le bruit était tel Qu’on ne sait point l’auteur d’un complot si mortel : Pour n’être point connu parmi ses capitaines 1470 J’avais exprès paru sous des armes Romaines, [p. 71] Je viens de les quitter, et reviens en ces lieux Pour s’il y faut mourir y mourir à vos yeux. ZÉNOBIE. Je vous avais bien dit d’épouser ma querelle, Mais faut-il par un crime autoriser son zèle ? 1475 Avez-vous dû penser que de vos attentats ? Je voulusse tenir ma gloire et mes États ; Il n’appartient qu’à lui de régner par le crime, Quoi moins en lui qu’en vous paraît-il légitime ? Pourquoi par cet endroit l’avez-vous combattu ? 1480 Il était fait au crime, et vous à la vertu, Vous, aimiez-vous mieux être au terme où nous en sommes ? Le tyran d’un tyran, que lui tyran des hommes, Ou vous appropriant les communs différents Être comme les Dieux le juge des tyrans. TIMAGÈNE. 1485 Ah ! c’est trop vous cacher une ardeur qui m’anime, Princesse, c’est à vous à juger de mon crime, C’est vous qui l’avez fait, ou pour le moins causé, Si j’avais moins aimé, j’aurais bien moins osé ; Puis donc que j’ai tant fait, consommons mon audace, 1490 Faisons que mon aveu soit indigne de grâce ; 69 L’amour de Timagène pour la princesse provoque le général à essayer d’assassiner l’empereur. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 624 Dût cet aveu, Madame, armer votre courroux, L’amour était pour elle, et le devoir pour vous. Pendant donc qu’un Zabas servait si bien sa Reine, La Princesse à son tour avait ton Timagène ; 1495 Quand vos deux Lieutenants de toutes deux épris Regardaient moins en vous leur gloire que leur prix ; Si donc d’Aurélien je vous offrais la tête, Ne ferais-je point d’elle une digne conquête ? Quoi ! devais-je à ce prix laisser vivre un rival 1500 Dont l’absolu pouvoir nous était si fatal. [p. 72] Un hymen si forcé m’étant comme un supplice, L’empêcher c’est me rendre un signalé service. SCÈNE VI. ODÉNIE, ZÉNOBIE, ZABAS, ET TIMAGÈNE. ZABAS. Madame, savez-vous que César n’est point mort ? TIMAGÈNE. Hé, quel démon visible aurait fait cet effort ? ZABAS. 1505 J’étais dans notre temple, où sans se reconnaître J’ai vu César surpris et frappé par un traître, Quand ému tout ensemble et de honte et d’effroi, Je me suis écrié, César, prend garde à toi ; César à cet avis se tournant de vitesse 1510 A surpris d’un faux pas sa force et son adresse ; On l’a vu chanceler tout ferme qu’il semblait, Et tomber aussitôt des coups qu’on redoublait ; Tout le monde à sa chute a mis la main aux armes, Il s’est fait un mélange et de sang et de larmes, 1515 On s’est entretué sans bien savoir le fait, Cependant l’assassin jouit de son forfait ; Il a fendu la foule avec tant de vitesse Qu’on eut dit qu’un éclair l’y précédait sans cesse ; Enfin il a tant fait qu’on ne la point connu 1520 Et qu’on ignore encor ce qu’il est devenu. [p. 73] Pour l’Empereur, au point qu’on le croyait sans vie, Tous les Dieux, a-t-il dit, ont trompé son envie, ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 625 Quel que soit l’assassin, son effort a manqué, Alors levant sa veste, il s’est mieux expliqué, 1525 Il était tout armé 70 ; par cette défiance Il venait dans le temple avec plus d’assurance, Un tyran craint toujours, mais pour moi, le poison Du fer et de mes maux m’a déjà fait raison. ZÉNOBIE. Quoi ! malheureux Zabas, ZABAS. Ce malheureux, Madame, 1530 Ni vivant, ni mourant ne peut fléchir votre âme, S’il n’a pu vous toucher vivant infortuné, Il vous touchera moins mourant empoisonné 71 ; Madame, je le suis, et le suis par moi-même, Je sais que j’étais moins à moi qu’à ce que j’aime ; 1535 Mais voyant vos rigueurs et votre trône à bas, Ni pour vous, ni pour lui qu’eut pu faire Zabas ? Il fit tout ce qu’il dut et tout ce qu’il put faire, Il alla plus avant s’il n’osa vous déplaire, Et si par un extrême et surprenant malheur 1540 Son amour détruisit ce que fit sa valeur. Faut-il donc ? qu’un amour que j’ai cru légitime ? Loué comme vertu soit puni comme crime, Et qu’en attribuant votre propre rigueur Le poison à son cour me dévore le cœur. ZÉNOBIE. 1545 Vous feriez plus heureux s’il m’eut été possible, Mais voici l’Empereur, sa fureur est visible. 70 Nous apprenons que l’empereur est toujours vivant, son armure l’ayant sauvé de la mort. 71 Zabas annonce qu’il a absorbé du poison afin de se suicider. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 626 [p. 74] SCÈNE DERNIÈRE. ZÉNOBIE, ODÉNIE, ZABAS, TIMAGÈNE, MARTIAN, AURÉLIEN, suivants et suivantes. AURÉLIEN. En dépit du danger où le sort m’avait mis Je me revois vivant parmi mes ennemis, Tremblez à votre tour mes mortels adversaires ; TIMAGÈNE. 1550 Les alarmes chez nous ne sont pas ordinaires, Aucun de nous ne craint, ni n’aime les tyrans. ZABAS. Moins que tout autre encor les malheureux mourants, Qui s’est empoisonné n’a pas lieu de te craindre, AURÉLIEN. Ah ! qui te doit louer a sujet de te plaindre ; ZABAS. 1555 Si je t’ai conservé je ne m’en repends pas, Du moins fais-moi valoir ta vie et mon trépas, Rend ma Reine contente, adieu Reine adorable, Détestant un amant, plaignez un misérable, La vertu peut souffrir ce que je veux de vous. ZÉNOBIE. 1560 Zabas a tous les vœux que n’eut pas mon époux. ZABAS. C’est peu pour mon amour, [p. 75] ZÉNOBIE. Et c’est trop pour ma gloire, ZABAS, sortant. Adieu, d’un malheureux ayez quelque mémoire, Songez que dans Zabas qui va perdre le jour ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 627 Le fer et le poison ont moins fait que l’amour 72 . RUTILE, entrant. 1565 Seigneur écoutez-moi, Timagène est un traître, TIMAGÈNE. J’ai mérité ce nom ayant manqué ton maître, RUTILE. On me vient d’avertir qu’il est votre Rival, Et par là son amour vous peut être fatal ; AURÉLIEN. Gardes que l’on l’arrête TIMAGÈNE. Ah ! telle est mon envie 1570 Qu’il faut que votre garde achète ici ma vie, AURÉLIEN. Qu’on le prenne vivant, TIMAGÈNE. Non, il ne se peut pas, ZÉNOBIE. bas. Ah ! servons-nous de lui pour causer mon trépas ! Quoi ! Prince, en ma présence osez-vous vous défendre ? Perdez-vous le respect ! TIMAGÈNE. Est-ce trop entreprendre ? AURÉLIEN. 1575 Rendez-vous donc perfide, 72 Les sources littéraires ne présentent aucun détail concernant la mort de Zabdas. Nous savons qu’il fut fait prisonnier par les Romains, avec Zénobie et le philosophe Longin, et qu’on le fit passer en jugement à Émèse. Il est probable qu’il fut exécuté, subissant le même sort que Longin. Dans la Zénobie de d’Aubignac, Zabas meurt de ses blessures de guerre (scène III, 6). JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 628 TIMAGÈNE. À qui, tyran ? [p. 76] AURÉLIEN. À moi 73 , TIMAGÈNE. De Rome, ni de vous je ne prends point la loi ; Vous, Madame, c’est vous, qu’en servant ma Princesse, De mon peu de valeur j’avais fait la maîtresse, Comme de mon épée ordonnez de mon bras. ZÉNOBIE, prenant l’épée et se sauvant. 1580 Heureuse Zénobie à la fin tu mourras 74 , AURÉLIEN. Rutile, sauvez-là, faut-il que ma victoire ODÉNIE. Ah ! lâche conquérant, tu déplores ta gloire, Déplore mon malheur, c’est toi qui l’as causé, AURÉLIEN. C’est vous, de qui l’amour n’avait que trop osé, 1585 Couple ingrat et perfide, à la fin ma vengeance Vous veut abandonner à ma toute puissance, N’ayant pu vous fléchir par offre, ni bienfait Je prétends vous dompter par un contraire effet, Rome vous pourra voir, TIMAGÈNE. Je n’y suis pas encore, 73 Après sa tentative infructueuse d’assassiner Aurélien, Timagène est fait prisonnier par l’ennemi. L’histoire est silencieuse au sujet de la mort du lieutenant général. Dans la pièce de d’Aubignac, Timagène succombe à ses blessures de guerre (scène IV, 2). 74 L’héroïne de d’Aubignac se frappe d’un coup de poignard devant les spectateurs, tandis que celle de Magnon prend l’épée de Timagène et se sauve, son suicide n’étant pas mis en scène. Selon l’Histoire Auguste, Aurélien permit à Zénobie de finir ses jours dans une villa à Tabur (Tivoli) à l’est de Rome (Scriptores, Tyranni : 30.27). ZÉNOBIE REINE DE PALMYRE 629 RUTILE, rentrant. 1590 Seigneur Zabas est mort, AURÉLIEN. C’est lui que je déplore, RUTILE. Comme il sortait d’ici, le poison qu’il a pris Tout lent qu’il le croyait l’a sur l’heure surpris, Il est tombé sans vie au moment que la Reine A rendu ma poursuite aussi triste que vaine ; 1595 Malgré ma diligence évitant son vainqueur D’un premier et seul coup elle a percé son cœur ; [p. 77] Elle n’a point parlé, mais on voit son visage D’une vive couleur retracer son courage, La joie est dans ses yeux, comme ne voulant pas 1600 Qu’aucun des assistants déplorait son trépas. AURÉLIEN. Qu’un même monument ait Zabas et la Reine, Vous gardez la Princesse, et vous son Timagène ; Je veux en triompher, et comme leur vainqueur, Triompher de leurs bras au défaut de leur cœur ; 1605 Qu’on les charge de fers, vous, allons voir les Perses, Essuyons pour mon nom de nouvelles traverses, Et bravant de l’amour la fière et vaine ardeur, Ne nous travaillons plus que pour notre grandeur 75 . Fin du cinquième et dernier Acte. 75 Aurélien songe à sa prochaine conquête et décide d’exhiber Odénie et Timagène au public dans son triomphe. Dans la pièce de d’Aubignac, l’empereur envisage de se donner la mort. BIBLIOGRAPHIE I. Ouvrages antiques Anonyme, The Scriptores Historiae Augustae, traduit par David Magie, 3 volumes, Londres : William Heinemann, 1932. Cassius Dion, Histoire romaine, 10 volumes, traduit par E. Gros et V. Boissée, Paris : Didot, 1845-1870. — Roman History, traduit par Earnest Cary, 9 volumes, Cambridge : Harvard University Press, 1914-1927. Plutarque, Les Vies des hommes illustres, « Vie d’Artaxerxès », traduit par Alexis Pierron, Paris : Charpentier, 1853, t. II. — Les Vies des hommes illustres de Plutarque, traduit par Alexis Pierron, 2 e édition, 4 volumes, Paris : Didier, 1844, t. III. Suétone, Vie des douze Césars, « Ohon », traduit par Henri Ailloud, Paris : Gallimard, 1990. Tacite, Annales, in Œuvres complètes de Tacite, traduit par J. L. 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Madrigal, in François-Mathieu Châtelet de Beauchâteau, La Lyre du jeune Apollon, Paris : Sercy et Luynes, 1657. — La Science universelle, Paris : Martin, Roger et Quinet, 1663. — Séjanus, tragédie, Paris : Sommaville, 1647. — Tite, tragi-comédie, Paris, 1660. JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 632 — Tite. Tragi-comédie de Jean Magnon (1660), édition critique par Herman Bell, Baltimore : Johns Hopkins Press, 1936. — Zénobie reine de Palmyre. Tragédie, Paris : Journel, 1660. III. Textes du XVII e siècle Aubignac, François Hédelin, abbé d’, Dissertations contre Corneille, éd. Nicolas Hammond et Michael Hawcroft, Exeter : University of Exeter Press, 1995. — Pièces en prose, éd. Bernard J. Bourque, Tübingen : Narr Verlag, 2012. — La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris : Champion, 2001 ; réimpr. 2011. — Zénobie, Paris : Courbé, 1647. Boileau, Nicolas, Art poétique, Paris : Hachette, 1850. Corneille, Pierre, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, 3 volumes, Paris : Gallimard, 1980-1987. 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Abenner, roi d’Inde, 109, 123, 128 Adad-Nirari III, 578 Aelianus (fils de Séjanus), 226 Agrippa I er de Judée, 473 Agrippa II de Judée, 473, 474 Agrippine l’Aînée, 187, 189, 197, 218 Agrippine la Jeune, 189 Alexandre IV, 247 Alexandre le Grand, 247, 248, 251, 254, 290, 314, 632 Amestris (fille d’Artaxerxès II), 41 André de Hongrie, 414, 415, 418 Anne d’Autriche, 510 Apicata (femme de Séjanus), 192, 241, 242 Appius Claudius Crassus, 184 Artaxerxès II, 37, 38, 39, 40, 44, 52, 57, 61, 63, 67, 103, 631 Artaxerxès III, 314 Artaxerxès IV, 248, 314 Atossa (fille d’Artaxerxès II), 61 Aubignac, François Hédelin, abbé d’, 11, 19, 20, 23, 26, 555, 557, 558, 567, 569, 574, 584, 588, 603, 608, 617, 621, 622, 627, 628, 629, 632 Auguste, empereur romain, 184, 186, 203, 213, 214, 215, 529 Aurélien, empereur romain, 19, 560, 561, 564, 576, 622, 628, 634 Bajazet, 334 Barbin, Claude, 31, 634 Barlaam (ermite), 123 Bayezid I er , 333, 347, 348, 349, 351, 352, 400 Beauchamps, Pierre François Godard de, 9, 11, 15, 16, 21, 35, 632 Bérénice, princesse de Judée, 473, 484 Besongne, Cardin, 9, 12, 27, 35, 631 Boileau-Despréaux, Nicolas, 9, 10, 16, 632, 633 Boisrobert, François le Métel de, 11, 21, 24, 404 Bourdon, Louise, 35 Boyer, Claude, 20, 24 Brutus, 184 Cabane, Philippine, 407, 409, 464, 465 Cabane, Raymond, 407 Cabane, Robert, 407, 466 Caligula, empereur romain, 187, 189 JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 638 Capion, Étienne, 14 Capito (fils de Séjanus), 226 Cassandre, roi de Macédonie, 254, 270 Cassius Dion, 20, 239, 241, 473, 631 Catherine d’Autriche, 407 Chabenat, Étienne, 245 Chamhoudry, Louis, 9, 12, 30, 403, 631 Chapelle (Claude-Emmanuel Luillier), 9 Charles II d’Anjou, roi de Naples, 408 Charles III de Duras, 463 Charles Robert d’Anjou, roi de Hongrie, 414 Charles-Emmanuel II, duc de Savoie, 471, 554 Charles-Emmanuel-Phillibert- Hyacinthe de Simiane, 553, 554 Chauveau, François, 9 Christine de France, duchesse de Savoie, 553, 554 Cinna, Lucius Cornelius, 184 Claude, empereur romain, 214 Claudia Livia Julia, 184, 186, 187, 192, 203, 242 Claudius II Gothicus, empereur romain, 609 Clément VI, pape, 415 Cléopâtre VII, reine d’Égypte, 529, 576, 633 Cohortan, satrape de Bactriane, 293 Coinde, Marie, 11 Corbin, Jacques, 10 Corneille, Pierre, 9, 10, 14, 15, 16, 17, 18, 20, 21, 26, 404, 546, 632, 633 Corneille, Thomas, 9, 20 Courbé, Augustin, 9, 21, 557, 632 Cyrus II, 36 Cyrus le Jeune, 38, 39, 57 Darie (fils d’Artaxerxès II), 103 Darius II, 37, 38 Darius III, 294 Davy, Bernardin Xavier, 16 Davy, Pierre (marquis de Sertoville), 16 De la Gardie, Magnus Gabriel, 181 De Maure, comtesse d’Artigues, 403 Desmarets de Saint-Sorlin, Jean, 404 Drusus (fils de l’empereur Claude), 214 Drusus (fils de Tibère), 242 Drusus Caesar, 189, 190, 197 Du Ryer, Pierre, 20, 404 Du Souhait, François, 10 Élizabeth de la Pologne, 414 Épernon, duc d’, 9, 12, 107 Ertuğrul (fils de Bayezid I er ), 349 Flavia Domitilla (femme de Vespasien), 475, 481 Gallien, empereur romain, 608, 609 Germanicus (beau-fils d’Auguste), 186, 190, 197 Guérin de Bouscal, Guyon, 9, 632 Hardy, Alexandre, 11, 25 INDEX DES NOMS CITÉS 639 Henri IV, roi de France, 553 Héra (femme de Zeus), 452 Hérodien (fils d’Odénat), 561 Homère, 405 Horace, 404 Ixion, prince de Lapithes (mythologie grecque), 452 Jacob (personnage biblique), 14 Jean d’Anjou, 408 Jeanne I re , 20, 407, 413, 414, 418, 463 Josaphat, 20, 109, 128 Journel, Christophle, 10, 14, 19, 30, 31, 553, 632 Jules César, 184, 620 Julia Caesaris Filia, 215 Julia Drusilla, 189 Julia Livilla, 189 Jupiter (dieu romain), 118 La Calprenède, Gauthier de Costes, seigneur de, 21, 245, 293, 632 La Grange (Charles Varlet), 14 La Mesnardière, Hippolyte- Jules Pilet de, 10 La Morlière, Jean de, 10 La Mothe Le Vayer, François de, 9 La Samaritaine (personnage biblique), 14 La Vallière, duc de, 17 Lafontaine, Jean de, 9 Le Clerc, Jeanne, 107 Léris, Antoine de, 15, 16, 633 Longin, 627 Loret, Jean, 10, 15, 16, 632 Louis de Tarente, 413, 427, 435 Louis I er , roi de Hongrie et de Pologne, 417, 446 Louis XIV, 14, 31, 510, 634 Lucius Seius Strabo, 213 Lucrèce, 405 Lunilla (fille de Séjanus), 193, 226 Lysimaque (général macédonien), 248 Magnon, Charles, 11 Magnon, Claude, 11 Magnon, Gratien, 11 Magnon, Louis, 11 Magnon, René, 14 Marc Antoine, 529 Marcus Vipsanius Agrippa, 215 Marguerite-Yolande de Savoie, 554 Marie de Médicis, 553 Marie-Thérèse, Infante d’Espagne, 14 Marmontel, Jean-François, 23 Mars (dieu romain), 562 Maupoint, 9, 633 Mésabatès (eunuque d’Artaxerxès II), 61 Michel (IV) Le Tellier, 331 Mignard, Pierre, 9 Milto (courtisane grecque), 38, 39 Minerve (déesse romaine), 562 Molière, 9, 11, 14, 16, 26, 35, 107, 553, 633 Mouhy, Charles de Fieux, chevalier de, 15 Mourad I er , 352 Mucianus (homme politique romain), 475 JEAN MAGNON : THÉÂTRE COMPLET 640 Naevius Sutorius Macro, 211 Néarque (compagnon d’Alexandre le Grand), 254 Neptune (dieu romain), 118 Nero Claudius Drusus (fils de Tibère), 184, 189, 210 Néron Caesar, 189 Nicot, Jean, 632 Noé (personnage biblique), 127 Othon, empereur romain, 488 Ovide, 404 Parfaict, Claude et François, 9, 10, 11, 12, 14, 21, 24, 25, 26, 147, 181, 225, 393, 399, 417, 463, 557, 634 Parysatis (femme d’Alexandre le Grand), 314 Parysatis (mère d’Artaxerxès II), 38, 39, 40, 61 Perdiccas (général macédonien), 251, 260 Périclès, 38 Piso, Gnaeus Calpurnius, 190, 217 Plutarque, 39, 52, 61, 63, 103, 631 Pluton (dieu romain), 118 Pompée le Grand, 620 Pont-de-Vesle, comte de, 17 Poulain, Marie-Anne, 13, 16 Pradon, Nicolas, 20, 293 Ptolémée XIII, 620 Pure, Michel de (abbé), 14, 15 Quinet, Toussaint, 9, 10, 12, 15, 21, 27, 28, 29, 245, 331, 631, 632 Racine, Jean, 9, 10, 14, 17, 18, 20, 633 Rampalle, Nicolas de, 10 Richelieu, cardinal de, 404 Robert, roi de Naples, 407 Robinet, Charles, 10, 16, 632 Rochechouart de Champdeniers, Charles de, 35 Rotrou, Jean, 404 Roxane (femme d’Alexandre le Grand), 247, 270, 290, 293 Sapor, empereur de Perse, 585 Saturne (dieu romain), 118 Scarron, Paul, 245, 404 Scudéry, Georges de, 404 Segrais, Jean Regnault de, 21, 632 Séjanus, 183, 184, 189, 192, 193, 211, 214, 218, 226, 238, 239, 241, 242 Séleucus I er Nicator, 254 Sémiramis, reine d’Assyrie, 578 Septimius Odénat, 561, 563, 607, 608 Septimius Zabdas, 557, 627 Sercy, Charles de, 21 Shamshi-Adad V, 578 Sinanor (roi tributaire), 120 Soleinne, Martineau de, 9, 11, 17, 633 Sommaville, Antoine de, 9, 12, 14, 21, 27, 28, 29, 107, 181, 631, 632 Soubron, André, 403 Stateira (femme d’Artaxerxès II), 39, 40 Statira (femme d’Alexandre le Grand), 248, 290, 294, 314 INDEX DES NOMS CITÉS 641 Strabo (fils de Séjanus), 226 Suétone, 488, 631 Suleyman Bey (fils de Bayezid I er ), 347 Tacite, 184, 241, 631 Tamerlan, 333, 334, 400, 634 Tarquin le Superbe, roi de Rome, 183 Taylor, baron, 17 Thomas (apôtre), 109 Tibère, empereur romain, 19, 183, 184, 189, 190, 210, 213, 214, 215, 216, 218, 222, 223, 229, 241, 242 Timagène, 557, 628 Tiribazus (favori d’Artaxerxès II), 40, 41, 61 Tite-Live, 631 Titus, empereur romain, 19, 20, 473, 474, 475, 481, 482, 484 Tristan l’Hermite, 404 Vaballathus (fils d’Odéat et de Zénobie), 561 Vauborel, Julien de (marquis de Digoville), 16 Vespasien, empereur romain, 473, 475, 488 Victor-Amédée I er de Savoie, 554 Virgile, 404 Vitellius, empereur romain, 488 Yakub Çelebi (fils de Mourad I er ), 352 Zénobie, 556, 561, 563, 564, 569, 576, 585, 603, 607, 609, 622, 627, 628, 634 Zeus (dieu grec), 452, 562 Zonoras, Jean, 622 Zosime, 622 Biblio 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature herausgegeben von Rainer Zaiser Aktuelle Bände: Frühere Bände finden Sie unter: www.narr-shop.de/ reihen/ b/ biblio-17.html Band 195 Benoît Bolduc / Henriette Goldwyn (éds.) Concordia Discors II Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature New York University, 20-23 May 2009 2011, 245 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6651-5 Band 196 Jean Garapon / Christian Zonza (éds.) Nouveaux regards sur les Mémoires du Cardinal de Retz Actes du colloque organisé par l’Université de Nantes, Château des Ducs de Bretagne, 17 et 18 janvier 2008 2011, 213 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6659-1 Band 197 Charlotte Trinquet Le conte de fées français (1690-1700) Traditions italiennes et origines aristocratiques 2012, 244 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6692-8 Band 198 Francis Assaf (éd.) Antoine Houdar de La Motte: Les Originaux, ou L’Italien 2012, 76 Seiten €[D] 39,- ISBN 978-3-8233-6717-8 Band 199 Francis Mathieu L’Art d’esthétiser le précepte: L’Exemplarité rhétorique dans le roman d’Ancien Régime 2012, 233 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6718-5 Band 200 François Lasserre Nicolas Gougenot, dramaturge, à l’aube du théâtre classique Etude biographique et littéraire, nouvel examen de l’attribution du ‹‹Discours à Cliton›› 2012, 200 Seiten €[D] 52,- ISBN 978-3-8233-6719-2 Band 201 Bernard J. Bourque (éd.) Abbé d’Aubignac: Pièces en prose Edition critique 2012, 333 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-6748-2 Band 202 Constant Venesoen Madame de Maintenon, sans retouches 2012, 122 Seiten €[D] 49,00 ISBN 978-3-8233-6749-9 Band 203 J.H. Mazaheri Lecture socio-politique de l’épicurisme chez Molière et La Fontaine 2012, 178 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6766-6 Band 204 Stephanie Bung Spiele und Ziele Französische Salonkulturen des 17. Jahrhunderts zwischen Elitendistinktion und belles lettres 2013, 419 Seiten €[D] 88,- ISBN 978-3-8233-6723-9 Band 205 Florence Boulerie (éd.) La médiatisation du littéraire dans l’Europe des XVII e et XVIII e siècles 2013, 305 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6794-9 Band 206 Eric Turcat La Rochefoucauld par quatre chemins Les Maximes et leurs ambivalences 2013, 221 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6803-8 Band 207 Raymond Baustert (éd.) Un Roi à Luxembourg Édition commentée du Journal du Voyage de sa Majesté à Luxembourg, Mercure Galant , Juin 1687, II (Seconde partie) 2015, 522 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6874-8 Band 208 Bernard J. Bourque (éd.) Jean Donneau de Visé et la querelle de Sophonisbe. Écrits contre l’abbé d’Aubignac Édition critique 2014, 188 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-6894-6 Band 209 Bernard J. Bourque All the Abbé’s Women Power and Misogyny in Seventeenth-Century France, through the Writings of Abbé d’Aubignac 2015, 224 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6974-5 Band 210 Ellen R. Welch / Michèle Longino (eds.) Networks, Interconnection, Connectivity Selected Essays from the 44th North American Society for Seventeenth-Century French Literature Conference University of North Carolina at Chapel Hill & Duke University, May 15-17, 2014 2015, 214 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-6970-7 Band 211 Sylvie Requemora-Gros Voyages, rencontres, échanges au XVII e siècle Marseille carrefour 2017, 578 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-6966-0 Band 212 Marie-Christine Pioffet / Anne-Élisabeth Spica (éd.) S’exprimer autrement : poétique et enjeux de l’allégorie à l’âge classique 2016, XIX, 301 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-6935-6 Band 213 Stephen Fleck L‘ultime Molière Vers un théâtre éclaté 2016, 141 Seiten €[D] 48,- ISBN 978-3-8233-8006-1 Band 214 Richard Maber (éd.) La France et l’Europe du Nord au XVII e siècle Actes du 12e colloque du CIR 17 (Durham Castle, Université de Durham, 27 - 29 mars 2012) 2017, 242 Seiten €[D] 64,- ISBN 978-3-8233-8054-2 Band 215 Stefan Wasserbäch Machtästhetik in Molières Ballettkomödien 2017, 332 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8115-0 Band 216 Lucie Desjardins, Professor Marie-Christine Pioffet, Roxanne Roy (éd.) L’errance au XVIIe siècle 45e Congrès de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Québec, 4 au 6 juin 2015 2017, 472 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8044-3 Band 217 Francis B. Assaf Quand les rois meurent Les journaux de Jacques Antoine et de Jean et François Antoine et autres documents sur la maladie et la mort de Louis XIII et de Louis XIV 2018, XII, 310 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8253-9 Band 218 Ioana Manea Politics and Scepticism in La Mothe Le Vayer The Two-Faced Philosopher? 2019, 203 Seiten €[D] 58,- ISBN 978-3-8233-8283-6 Band 219 Benjamin Balak / Charlotte Trinquet du Lys Creation, Re-creation, and Entertainment: Early Modernity and Postmodernity Selected Essays from the 46th Annual Conference of the North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Rollins College & The University of Central Florida, June 1-3, 2016 2019, 401 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8297-3 Band 220 Bernard J. Bourque Jean Chapelain et la querelle de La Pucelle Textes choisis et édités par Bernard J. Bourque 2019, 296 Seiten €[D] 68,- ISBN 978-3-8233-8370-3 Band 221 Marcella Leopizzi L’honnêteté au Grand Siècle : belles manières et Belles Lettres Articles sélectionnés du 48e Congrès de la North American Society for Seventeenth Century French Literature. Università del Salento, Lecce, du 27 au 30 juin 2018. Études éditées et présentées par Marcella Leopizzi, en collaboration avec Giovanni Dotoli, Christine McCall Probes, Rainer Zaiser 2020, 476 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8380-2 Band 222 Mathilde Bombart / Sylvain Cornic / Edwige Keller-Rahbé / Michèle Rosellini (éd.) « A qui lira »: Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle Actes du 47e congrès de la NASSCFL (Lyon, 21-24 juin 2017) 2020, ca. 650 Seiten €[D] 98,- ISBN 978-3-8233-8423-6 Band 223 Bernard J. Bourque Jean Magnon. Théâtre complet 2020, 644 Seiten €[D] 128,- ISBN 978-3-8233-8463-2 Band 224 Michael Taormina Amphion Orator How the Royal Odes of François de Malherbe Reimagine the French Nation 2021, ca. 350 Seiten €[D] 78,- ISBN 978-3-8233-8464-9 Ce travail est la première édition critique du théâtre complet de Jean Magnon. De nos jours, on a tendance à considérer cet auteur comme un dramaturge mineur du dix-septième siècle qui était l’un des amis de Molière et qui mourut assassiné. Cette édition critique a pour fonction de rendre les huit pièces de Magnon plus facilement accessibles et d’offrir des explications et des commentaires afin de faciliter leur lecture. De plus, une meilleure connaissance de ces oeuvres éclaircira notre compréhension d’un homme qui jouit en son temps d’une solide réputation littéraire. Les pièces sont présentées par ordre chronologique selon la date de publication. L’édition comporte une introduction et près de sept cents notes. BIBLIO 17 Suppléments aux Papers on French Seventeenth Century Literature Directeur de la publication: Rainer Zaiser www.narr.de ISBN 978-3-8233-8463-2