eJournals Kodikas/Code 27/1-2

Kodikas/Code
kod
0171-0834
2941-0835
Narr Verlag Tübingen
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2004
271-2

Le journal parisien de Wilhelm von Humboldt (1797-1799) ou la mise à l'épreuve de son anthropologie comparée

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2004
Elisabeth Beyer
Geprägt von der Aufklärung und von dem Wunsch beseelt, über den deutschen Idealismus hinaus Neues zu lernen, entscheidet sich Wilhelm von Humboldt, 1797 nach Paris zu gehen, wo er zunächst bis 1799 leben wird. Während dieser reichen und bewegten Zeit im postrevolutionären Frankreich führt er ein Tagebuch, in dem er seine Begegnungen mit verschiedenen Persönlichkeiten genau wiedergibt, die von ihm erlebten Sitzungen der Nationalversammlung und des "Institut de France" kommentiert sowie Theaterkritiken und Bemerkungen zu seinen Lektüren aufschriebt. So zeichnet er – nicht ohne Humor und mit einem ausgeprägten Gespür für das Pittoreske – ein genaues Porträt der französischen Gesellschaft zur Zeit des Direktoriums. Das Tagebuch ist dabei aber nicht literarischer Zeitvertreib oder eine gewohnheitsmäßige Übung: Vielmehr betrachtet Humboldt die Aufzeichnungen als ein "Repertorium von Materialien", das sein Projekt einer vergleichenden Anthropologie stützen soll. Im Sinne der im "Plan einer vergleichenden Anthropologie" (1795) formulierten neuen Fragestellung sucht Humboldt die zwei großen Denksysteme seiner Zeit, Metaphysik und Empirismus, synthetisch zusammenzuführen. Das Pariser Tagebuch ist daher nicht nur für Humboldts intellektuelle Entwicklung, sondern auch für die Genealogie der Humanwissenschaften von entscheidender Bedeutung.
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Le journal parisien de Wilhelm von Humboldt (1797-1799) ou la mise à l’épreuve de son anthropologie comparée Elisabeth Beyer Geprägt von der Aufklärung und von dem Wunsch beseelt, über den deutschen Idealismus hinaus Neues zu lernen, entscheidet sich Wilhelm von Humboldt, 1797 nach Paris zu gehen, wo er dann zunächst bis 1799 leben wird. Während dieser reichen und bewegten Zeit im postrevolutionären Frankreich führt er ein Tagebuch, in dem er seine Begegnungen mit verschiedenen Persönlichkeiten genau wiedergibt, die von ihm erlebten Sitzungen der Nationalversammlung und des Institut de France kommentiert sowie Theaterkritiken und Bemerkungen zu seinen Lektüren aufschreibt. So zeichnet er - nicht ohne Humor und mit einem ausgeprägten Gespür für das Pittoreske - ein genaues Porträt der französischen Gesellschaft zur Zeit des Direktoriums. Das Tagebuch ist dabei aber nicht literarischer Zeitvertreib oder eine gewohnheitsmäßige Übung: Vielmehr betrachtet Humboldt die Aufzeichnungen als ein Repertorium von Materialien, das sein Projekt einer vergleichenden Anthropologie stützen soll. Im Sinne der im Plan einer vergleichenden Anthropologie (1795) formulierten neuen Fragestellung sucht Humboldt die zwei großen Denksysteme seiner Zeit, Metaphysik und Empirismus, synthetisch zusammenzuführen. Das Pariser Tagebuch ist daher nicht nur für Humboldts intellektuelle Entwicklung, sondern auch für die Genealogie der Humanwissenschaften von entscheidender Bedeutung. Celui qui, au moment où il meurt, peut se dire: J’ai saisi autant du monde que je pouvais et l’ai changé en mon humanité, celui-là a atteint son but, il a fait ce qui s’appelle vivre dans le sens le plus élevé du terme. Wilhelm von Humboldt La postérité n’a longtemps retenu de Wilhelm von Humboldt (1767-1835) que le caractère inachevé et éclaté de son œuvre. Cette dernière, éparpillée sinon perdue, ne fut publiée dans son intégralité que bien après la mort de son auteur. 1 Le destin éditorial des écrits de Wilhelm von Humboldt, lié à leur nature même, a rendu la diffusion de sa pensée malaisée et toute traduction difficile. Pourtant, cette figure originale, appartenant encore au XVIIIe siècle par l’héritage direct de l’Aufklärung dont elle est porteuse et déjà annonciatrice du mouvement de pensée qui marquera l’émergence des sciences humaines au terme du siècle suivant, mérite pleinement que l’on s’y attarde. Le souci de lui rendre justice - alors que cette entreprise a notamment été engagée en France par les remarquables travaux de Jean Quillien (Quillien 1983, 1991) ou encore l’analyse que lui consacre Louis Dumont (Dumont 1991) - apparaît d’autant plus K O D I K A S / C O D E Ars Semeiotica Volume 27 (2004) No. 1 - 2 Gunter Narr Verlag Tübingen Elisabeth Beyer 30 légitime dans le cadre de recherches sur les transferts culturels franco-allemands que la confrontation entre les réalités propres à chacune des deux rives du Rhin s’avère décisive pour le cheminement intellectuel du penseur. Le journal parisien que Wilhelm von Humboldt a tenu lors de son séjour, entre décembre 1797 et août 1799, nous en offre un parfait témoignage. En définissant l’objet véritable de ce document et en analysant la portée précise de son contenu, nous pourrons ainsi rendre compte de la démarche humboldtienne et des éléments à partir desquels il élabore sa réponse à la question posée par Kant et laissée en suspens après lui: celle de la connaissance de l’homme et de la possibilité de toute anthropologie. Dès 1789, peu après la prise de la Bastille, Wilhelm von Humboldt, alors âgé de vingtdeux ans, décide de se rendre pour la première fois à Paris en compagnie de son précepteur Joachim Heinrich Campe. Précisons ici que la famille von Humboldt est prussienne de pure souche, mais que l’attachement de Wilhelm à la France lui vient paradoxalement de son père, en dépit de l’origine huguenote de sa mère, d’ascendance languedocienne. En effet, celui-ci, devenu chambellan du Kronprinz, futur Frédéric II, lui a laissé en héritage l’attachement frédéricien au voltairianisme et à la libre pensée. Lors des quelques semaines passées dans une capitale qu’il découvre en pleine effervescence révolutionnaire, Wilhelm von Humboldt consigne dans un journal ses premières observations (Schaub 1986). Cette ferme volonté d’assister aux événements qui sont en train de bouleverser l’Europe et d’en saisir la signification sans parti pris contient déjà en germe toute l’originalité de l’entreprise humboldtienne. Son deuxième séjour à Paris, huit ans plus tard, se déroule dans des conditions tout à fait différentes. La période intermédiaire a joué un rôle déterminant dans la formation intellectuelle de Humboldt et mérite, pour cette raison, d’être ici analysée de plus près. A la fin des années quatre-vingt, Humboldt prend ses distances vis-à-vis de l’Aufklärung berlinoise dont le dogmatisme, parfaitement incarné par Wolff, lui semble devenu stérile. A la recherche d’une réponse au scepticisme qu’engendre son refus du rationalisme, il se consacre à la lecture de Kant et de Jacobi, qu’il découvre à peu près à la même époque. C’est dans la synthèse de ces deux mouvements de pensée qu’il affermit ses propres positions philosophiques, entre raison critique et sentiment. Afin de nourrir sa réflexion et de poursuivre ses recherches, favorisé par sa situation matérielle, il renonce à toute activité professionnelle et démissionne en 1791 de son poste de référendaire au Kammergericht de Berlin. Ce choix traduit également son désaccord avec le système prussien qui traverse, depuis la mort de Frédéric II, une grave crise. La situation politique et sociale d’alors n’incitera que plus Humboldt à quitter l’Allemagne. Avant cette date, faisant preuve d’une intense activité, il parfait sa connaissance des trois Critiques, se consacre à l’étude de la politique, de la philologie, de la philosophie de l’histoire, de l’esthétique et du monde grec. A partir de février 1794, installé à Iéna, il poursuit sa réflexion dans un commerce quotidien avec Goethe et, surtout, Schiller. C’est à cette époque qu’il conçoit le projet d’une anthropologie comparée et celui d’une description du XVIIIe siècle. 2 Tous deux marquent une transition déterminante, révélant un même dessein: atteindre la connaissance de l’Homme (Menschenkenntnis), que ce soit par une approche diachronique, en comprenant l’évolution historique sur un siècle, ou synchronique, en confrontant les spécificités nationales. A l’analyse de l’Histoire, récente ou plus reculée (on pense ici au modèle grec auquel Humboldt s’est beaucoup attaché tout au long de son existence, lui consacrant un écrit en 1793, Über das Studium des Altertums und des Griechischen insbesondere) répond donc une anthropologie comparée. Cette dernière doit permettre à Humboldt de révéler les caractères nationaux (Nationalcharaktere) dans ce que chacun recèle Le journal parisien de Wilhelm von Humboldt (1797-1799) 31 d’individualité afin d’en dégager, en un second temps, une représentation de l’universel. Il est évident que cette étude ne peut s’accomplir que dans le dépassement du contingent tel qu’il se manifeste dans une culture circonscrite à un territoire national et à une langue. Ce projet comparatiste exige alors une réelle découverte de l’altérité, c’est-à-dire sa fréquentation active. Dans cette perspective, Humboldt choisit de retrouver Paris en novembre 1797. Il s’y installe avec Karoline, son épouse, et ses deux enfants, “rue de Verneuil, faubourg Saint-Germain, en face de la rue Sainte-Marie, n°824” 3 . Ces raisons ne sont pourtant pas les seules qui légitiment son départ; à la vérité, elles sont contenues dans un dessein plus général. Au-delà des arguments évoqués s’impose son désir de poursuivre ce qu’il considère comme étant le but ultime et qui constitue à ses yeux un impératif autour duquel toute existence doit s’organiser. Il attend, en effet, de son séjour qu’il soit source d’enrichissement et qu’il lui permette de poursuivre sa formation comprise comme l’éducation de soi par le libre développement de ses facultés. Il s’agit de Bildung, notion majeure dans la pensée allemande du XVIIIe siècle, mais qui prend chez Wilhelm von Humboldt une dimension prééminente puisque c’est à partir d’elle qu’il cherchera à résoudre la question du rapport entre une ambition personnelle et une visée universelle et du jeu d’action réciproque qui les lie. Quelques années plus tôt dans Ideen zu einem Versuch, die Grenzen der Wirksamkeit des Staates zu bestimmen alors qu’en 1792 l’intelligentsia allemande s’interrogeait sur le tour radical que prenait la Révolution française, 4 Wilhelm von Humboldt posait deux conditions comme sine qua non à toute Bildung: la liberté et la diversité de situations 5 auxquelles il subordonne l’activité de l’Etat qui n’a pour mission que de les garantir. En 1797, Paris se présente à ses yeux comme la ville idéale puisqu’elle semble lui offrir le contexte approprié à sa Bildung en même temps qu’elle l’éloigne de l’idéalisme allemand dont il souhaite s’affranchir. Aussi écrit-il à Gentz le 29 novembre 1797: “Mon séjour ici sera fort utile. L’esprit moderne, surtout dans ses extrêmes et ses extravagances, n’est nulle part ailleurs autant chez lui qu’ici. La France a donné son orientation à la manière de penser de la fin de notre siècle.” On comprend que son séjour parisien permette à Wilhelm von Humboldt d’accorder son projet à la fois personnel et anthropologique. Apparaît dans cette double intention l’idée qu’il n’y a pas de séparation primitive entre le sujet et l’objet: c’est à partir du sujet connaissant que s’observent les phénomènes humains dont il cherche à comprendre la nature pour en déterminer les règles et les fins. On retrouve ici une idée que développera quelques décennies plus tard, alors que deux générations les séparent, un autre Wilhelm, le philosophe Dilthey (dont le parcours académique s’est en partie déroulé à l’Université de Berlin fondée par Humboldt en 1810). Il y a chez l’un comme chez l’autre le désir de penser des sciences qui auraient l’homme pour objet en préservant la chance d’accéder à l’individuel et au concret que recèle toute expression humaine de la vie. Nous n’avons pas le loisir de développer ici la filiation qui lie les deux penseurs, mais cette parenté met à nouveau en évidence la valeur du Journal parisien: sa rédaction, telle qu’elle est justifiée par son auteur, peut être considérée a posteriori comme une étape décisive dans la généalogie des sciences humaines. 6 Ce document, destiné au premier chef à un usage personnel et ayant eu à subir les vicissitudes de l’Histoire, ne nous est malheureusement pas parvenu dans son intégralité. 7 A la suite du pillage de Tegel, résidence de la famille von Humboldt située à quelques kilomètres de Berlin, lors du passage de l’armée napoléonienne en 1806, un certain nombre de pages a disparu; cela explique les ruptures chronologiques de l’édition de 1916 -1918. En outre, les archives dont disposait encore Albert Leitzman, éditeur des œuvres complètes de Wilhelm Elisabeth Beyer 32 von Humboldt pour le compte de la Königlich Preussische Akademie der Wissenschaften de Berlin, n’ont plus été retrouvées après le passage de l’armée soviétique en 1945. Elles n’ont pas été recensées depuis lors et il y a tout lieu de croire qu’elles ont été détruites. Toutefois, les notes qui nous sont parvenues témoignent du souci constant de leur auteur de consigner par écrit ses observations; les données recueillies de la sorte devaient lui permettre, par la suite, de nourrir et de développer ses propres réflexions ainsi qu’il l’écrit dans une note préliminaire: Ces pages contiendront de brèves notes sur tout ce que, jour après jour, j’ai vu, appris, lu ou pensé et qui m’a semblé digne d’être conservé. Elles me serviront à constituer un répertoire de matériaux qui nourrira mes travaux sur la connaissance des hommes et des nations, dans la mesure où elles contiendront non seulement tous les faits nécessaires à étayer mes affirmations, mais également bon nombre d’idées qui seraient perdues si elles n’étaient ici fixées […]. Le seul objectif qui doive toujours prévaloir est de préparer mes véritables travaux sur la connaissance de l’homme et son éducation, ainsi que d’accomplir toujours mieux mon dessein dans ce domaine ou, du moins, de montrer ce que j’aurai fait pour cela et d’expliquer mon éventuel insuccès. (Humboldt 2001: 15 -16) L’étude anthropologique que Humboldt se propose donc de mener à bien dans ce journal nécessite une méthode qui lui soit appropriée. Ce fondement inédit à la connaissance de l’homme exige un nouveau moyen d’investigation capable de battre en brèche la métaphysique et l’empirisme afin de trouver une réponse médiane préservant l’originalité de chacun des courants de pensée. Pour ce faire, Humboldt conçoit l’idée d’un répertoire de matériaux qu’il va classer de manière chronologique et thématique (c’est d’ailleurs sous le titre de Repertorium von Materialen qu’Albert Leitzman décidera d’éditer ces manuscrits afin de précisément les distinguer des autres journaux tenus par l’auteur). Humboldt explique en ces termes l’organisation de son corpus: Le classement des notes sera simplement chronologique […]. A chaque sujet sera cependant attribué un numéro de paragraphe spécifique. Ces numéros émailleront l’ensemble - il sera ainsi plus commode de citer - et seront pourvus de suffisamment de notes marginales pour qu’elles soient aussi plus faciles à classer en fonction des sujets. (Humboldt 2001: 15) C’est ainsi qu’apparaissent, à titre d’exemples, différentes indications marginales: en plus des noms propres tels que “Bonaparte” ou “Sièyes”, on trouve de manière récurrente “Institut national”, “Physiognomonie”, “Théâtre”, “Poésie”, “Langue”, “Histoire” etc. De nombreuses notes rassemblées par Humboldt rendent compte des débats qui se déroulent aux Conseils des Cinq-Cents et des Anciens. Il va sans dire que Humboldt mesure pleinement la portée historique de cette période du Directoire qui succède aux troubles révolutionnaires et cherche les fondements politiques d’une société nouvelle. Paris, capitale d’une modernité qui s’élabore, se présente aussi comme un terrain d’observation privilégié pour saisir l’évolution de l’humanité dans sa primeur. De ce fait, Humboldt mène de front deux chronologies parallèles: l’une qui concerne les événements d’actualité auxquels lui-même assiste, à partir du 18 novembre donc; l’autre, ceux qui appartiennent déjà à l’Histoire. Rappelons ici que Humboldt arrive à Paris deux mois après le Coup d’Etat du 18 Fructidor an V (4 septembre 1797). Il nous semble évident qu’il consigne ces comptes rendus de séances pour mieux comprendre le passage du “premier” au “deuxième” Directoire. Il y ajoute ses commentaires et analyse, à la teneur des débats, la lutte entre l’exécutif, resté aux mains des républicains, et les Conseils, dominés par les contre-révolutionnaires. Ainsi fait-il mention de propositions concernant la police des Le journal parisien de Wilhelm von Humboldt (1797-1799) 33 cultes, le retour des émigrés, la suspension provisoire des sociétés populaires, la limite constitutionnelle du corps législatif ou encore de lois portant sur la décade républicaine, la loterie nationale, l’aménagement des musées, la mise en place d’un système métrique unifié, etc. Il est à ce point soucieux d’exactitude dans ces comptes rendus qu’il relève lui-même le manque de fiabilité des journaux, allant jusqu’à prendre en défaut Le Moniteur universel. Se lit en filigrane son souci permanent de trouver de quelles causes particulières et multiples les événements sont les conséquences, de s’attacher aux faits historiques pour mieux saisir la structure de l’Histoire. 8 On peut ici évoquer un texte de toute première importance dans l’œuvre de Humboldt: une communication de 1821 à l’Académie de Berlin, La Tâche de l’historien (Über die Aufgabe des Geschichtsschreibers). Il y distingue l’exposition des faits - qui correspond à une observation immédiate des événements - de la compréhension de ces mêmes faits. Ceux-ci constituent, par conséquent, la matière de l’Histoire, mais ne sont en aucun cas l’Histoire elle-même. L’historien, “l’écrivain de l’Histoire”, doit accéder à un niveau supérieur d’intelligibilité de cette matière afin d’en saisir la cohésion interne et d’en révéler le sens. La vérité repose sur cette partie invisible que l’historien doit déceler en une démarche active et créatrice, dont est bannie toute tentation mécaniste. C’est ainsi qu’on retrouve dans l’historiographie de Humboldt, dont le journal constitue l’étape liminaire, l’idée des sciences historiques telle que Dilthey l’a exprimée et que Raymond Aron la reprendra dans son Introduction à la philosophie de l’histoire. 9 Outre des observations d’ordre politique et institutionnel, Wilhelm von Humboldt complète ses archives personnelles par des remarques sur l’Institut National, inauguré deux ans plus tôt. Ainsi évoque-t-il, non sans humour parfois, les discussions qui animent les savants. De plus, l’Institut National constitue un lieu de sociabilité idéal pour l’érudit nouvellement arrivé qu’il est. Ces séances lui permettent non seulement d’étoffer ses relations à Paris, mais encore d’observer l’esprit scientifique français à l’œuvre. Investissant pleinement son objet d’étude, Wilhelm von Humboldt apparaît comme un modèle d’intégration. Il rencontre tout ce que le Directoire compte de personnalités marquantes: Bonaparte, Sieyès, Benjamin Constant, Madame de Staël, pour ne citer qu’eux. Il relate ses discussions avec les représentants politiques et les membres actifs des institutions ainsi que ses fréquents déjeuners avec le monde des lettres et des arts. Par Alexander, son frère, il complète son tour d’horizon de la société française en faisant la connaissance de mathématiciens, de biologistes, de physiciens qui consacrent leurs recherches aux sciences exactes. Humboldt rencontre aussi les sensualistes et les idéologues auprès desquels il retrouve une première intention qu’il partage avec eux: celle de faire du penseur un homme d’action, un médiateur entre la réflexion et le service public; de faire circuler le développement dans tout le corps social. N’est-ce pas ce que lui-même mettra en pratique, quand après ces années de formation, il reviendra au service de l’Etat et créera l’Université de Berlin? Avec Cabanis, Destutt de Tracy, Laromiguière, Perret, etc, s’organisent donc d’âpres débats sur la philosophie. Il n’est pas anodin que Humboldt ait jugé nécessaire de relever dans son journal cette remarque que lui fit Sièyes, en dépit des limites qu’il y perçoit: “Je vous dirai quelle est la différence entre la véritable métaphysique et la métaphysique allemande. […] [Celle-ci] au lieu de se rapprocher des objets, les éloigne et s’imagine pour lors être profonde.” (Humboldt 2001: 491). Cette confrontation marque une étape indéniablement décisive dans la propre orientation de Humboldt: Elle lui révèle le clivage qui sépare la philosophie française de la métaphysique spéculative allemande. Alors que celle-ci s’épuise en une réflexion sur la forme s’attachant au discours sur le discours, celle-là se perd dans le caractère trop analytique de son contenu. La question philosophique prend pour Humboldt Elisabeth Beyer 34 la forme d’un débat entre deux nations, ainsi que le formule Jean Quillien (1991: 576). En effet, Humboldt cherche alors la possibilité d’une philosophie dégagée de toute faiblesse dans la comparaison des deux modèles, dans la synthèse de leurs forces respectives. Alors que le projet anthropologique reste inachevé au regard de sa conception d’origine, son rôle déterminant nous est ici révélé: C’est sa mise en œuvre à Paris qui conduit Humboldt au langage. Il y conçoit que l’homme se définit en tout premier ordre par sa capacité à produire un acte langagier au travers duquel il exprime son individualité et par lequel se manifeste simultanément l’originalité spirituelle de la société à laquelle il appartient. Le langage offre à Humboldt l’articulation qu’il recherchait entre individualisme et holisme. Quant à la méthode qu’il appliquera, présentée dans le Kawi-Werk 10 , elle restera comparatiste, préservant ainsi le contenu humain et une visée qui le dépasse. Laissant poindre les prémices de cette nouvelle orientation, son journal contient de nombreuses remarques sur la langue française, ses usages et ses particularités. Citons à titre d’exemple la note 31 du 30 décembre 1797: De belles expressions et tournures propres à la langue française, ou intraduisibles, ou, du moins, inusitées chez nous: Tête en poésie. Racine dans Phèdre: J’ignore le destin d’une tête si chère. Superbe: qui a quelque chose de très particulier et poétique, aussi bien dans sa sonorité que dans sa signification, ce que rend très mal notre “stolz”. Racine, dans la même œuvre: Pourriez-vous n’être plus ce superbe Hippolyte? (Humboldt 2001: 37) En outre, Humboldt prend de nombreuses notes de lectures, notamment sur les œuvres philosophiques de Condillac ou encore sur les Mémoires du Cardinal de Retz. Son journal lui sert ainsi à consigner ses observations sur ce qu’il perçoit, au travers des ouvrages consultés, de l’esprit français. Il fréquente assidûment les théâtres, miroirs idéaux de toute représentation de la nature humaine. Force est de constater que la scène et l’art dramatique comptent au nombre des sujets les plus fréquemment abordés. 11 En écho à Lessing, il étudie scrupuleusement l’action des pièces et la vraisemblance des caractères à l’aune desquelles il juge de leur qualité. Ses critiques s’accompagnent de commentaires avisés sur le jeu des acteurs. Tout le contexte parisien est propice à l’observation et Humboldt prouve à chaque page du journal qu’il excelle dans cet exercice. Sachant toujours aller droit au trait saillant et faisant preuve d’une étonnante mémoire visuelle, souvenir des leçons de physiognomonie de Lavater, il saisit les particularités d’un visage. Ces dernières, au même titre que les paroles, les gestes, les actes, sont les manifestations sensibles et extérieures, modes d’apparition d’une réalité supérieure, sur lesquels s’appuie toute anthropologie. Parmi les magnifiques portraits brossés dans le journal, on peut considérer à juste titre celui de “Bonaparte”, rédigé en décembre 1797, comme une page d’anthologie. En voici un extrait: Il semble calme, réfléchi, modeste et en même temps d’une fierté ferme et légitime; libre, clairvoyant et extrêmement sincère, comme s’il était attaché uniquement à son métier, sans autre penchant ou intérêt […]. Son visage est entièrement moderne et, selon moi, plus français qu’italien. En raison de l’intellectualité de son expression, il pourrait concourir à l’idéal moderne. (Humboldt 2001: 28) Il serait fastidieux d’évoquer ici tous les sujets que Humboldt aborde au fil des pages de ce document, puisque précisément, son auteur choisit de n’en rien trier. Comme preuve de sa richesse, nous voudrions simplement faire encore référence à un fait, d’apparence anodine, mais que Humboldt considère comme suffisamment intéressant pour prendre la peine de le noter: Son jeune fils s’aperçoit qu’il manque des pièces à sa dînette. Et Humboldt de se Le journal parisien de Wilhelm von Humboldt (1797-1799) 35 demander “comment et par quel sens [il a] saisi ce nombre sans même savoir compter” (Humboldt 2001: 31). C’est la question que se poseront les sciences cognitives en cherchant à décrire et expliquer les dispositions et les capacités de l’esprit humain par le langage, le raisonnement et la perception. Pour ce faire, elles s’appuient sur ce type d’expérience. Enfin, pour ne rien perdre de cette Histoire en marche, Humboldt va parfois au plus vite. Son style est par conséquent dense, souvent elliptique et quelques fois même âpre. Cette écriture est en réalité à l’image de toute son œuvre: Il couche sur le papier une pensée avec laquelle il lutte encore, comme pour se la rendre claire tout en refusant de la figer dans un systématisme, 12 et se corrige parfois dans la proposition suivante. On pourrait parler, avec Jean Quillien, de la production d’une pensée plus que d’une pensée produite. En conclusion, Humboldt a gagné en maturité et n’est plus un visiteur anonyme ou un simple spectateur: Il devient un représentant de la culture allemande, de sa littérature et de sa philosophie qui, quoique en plein épanouissement, demeurent encore largement méconnues du public français. Wilhelm von Humboldt va véritablement œuvrer pour un solide rapprochement entre les deux nations. Comme en témoignent ses notes, sa correspondance et ainsi que nous venons de le rappeler, il rencontre toutes les figures du monde politique, littéraire et scientifique du Directoire. Ce réel souci d’intégration le distingue de ses compatriotes et révèle le dessein qui sous-tend son action et que nous avons tenté de présenter dans ces quelques pages. Il ne cherche aucunement à révéler les caractères nationaux pour les opposer, mais, en revanche, à les reconnaître pour en dégager une représentation de l’universel et parvenir ainsi à un meilleur équilibre entre tous en affirmant leur nécessaire complémentarité. Le journal parisien de Wilhelm von Humboldt n’est ni une simple distraction littéraire ni l’expression d’une convention sociale; conçu comme un répertoire de matériaux, il acquiert une valeur scientifique, à la fois prolongement pratique et mise à l’épreuve de l’écrit programmatique qui le précède, son projet d’anthropologie comparée. Quoique inachevé, il rend compte d’une démarche pionnière et de l’enjeu capital de la dialectique franco-allemande. Ainsi le journal parisien marque-t-il une étape charnière dans le cheminement intellectuel de son auteur et plus largement dans l’évolution des sciences humaines. Sa rédaction accompagne les réels débuts d’une entreprise ambitieuse qui s’inscrira par la suite dans un champ de recherche qui l’englobera, la linguistique. Humboldt se consacrera définitivement au langage dès qu’il aura quitté Paris, après avoir fait un court séjour au pays basque. Cet élément biographique achève de mettre en évidence l’influence décisive de ces années parisiennes et du témoignage qui nous en est parvenu sous la forme de ce journal. Notes 1 A une première édition de sept volumes établie entre 1841 et 1852 à Berlin par Carl Brandes sous le titre de Gesammelte Werke ont succédé les Gesammelte Schriften publiés en dix-sept volumes par la Königlich Preussische Akademie der Wissenschaften. Ces derniers constituent l’édition de référence à partir de laquelle la traduction française du journal a été établie (cf. Bibliographie). 2 Plan d’une anthropologie comparée et Le Dix-Huitième Siècle, restés inachevés, peuvent être respectivement datés de 1795 et 1797. Ils n’ont été publiés qu’au début du siècle par Albert Leitzmann dans les Gesammelte Schriften. Ces deux écrits ont été traduits aux Presses Universitaires de Lille (1995). 3 Lettre de Humboldt à Christian Körner, envoyée de Paris le 21 décembre 1797. 4 Voir à ce propos l’article d’Etienne François (1995). Voir aussi la contribution de Marianne Schaub (1988). 5 “Freiheit und Mannigfaltigkeit der Situationen” dans Über die Grenzen der Wirksamkeit des Staates (1793). 6 Cette idée est évoquée par Louis Dumont (1991). Elisabeth Beyer 36 7 La période qui couvre le séjour parisien de Wilhelm von Humboldt figure dans les tomes XIV (pp. 361- 643) et XV (pp. 1- 46) de cette édition, soient 328 pages. Les pages 25 à 48 et 73 à 96 ainsi que 217 à 259 ont disparu. 8 Humboldt développera ces idées dans La Tâche de l’historien (1821). 9 Voir à ce propos Mesure (1993). 10 Über die Kawi-Sprache auf der Insel Java, nebst einer Einleitung die Verschiendenheit des menschlichen Sprachbaues und ihren Einfluss auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts, écrit entre 1830 et 1835. Le premier livre est précédé d’une introduction. C’est celle-ci que l’on retient sous le titre de Kawi-Werk. 11 Il publiera à ce propos un court écrit: Über die gegenwärtige Französische Bühne (Humboldt 1800). 12 Cf. Meschonnic (1999: 343). Références bibliographiques Dumont, Louis (1991): Chapitre VI: Wilhelm von Humboldt ou la Bildung vécue. In: Homo Aequalis II. Paris: N.R.F. (Bibliothèque des Sciences Humaines). François, Etienne (1995): L’Allemagne et la Révolution française. In: Allemagne-France, lieux et mémoire d’une histoire commune. Paris: Albin Michel: 97-108. Quillien, Jean (1983): G. de Humboldt et la Grèce. Modèle et histoire. Lille: P.U.L. - (1991): L’Anthropologie philosophique de Guillaume de Humboldt. Lille: P.U.L. Humboldt, Wilhelm von (1903 -36): Gesammelte Schriften [GS] (Hg. Albert Leitzmann u.a.). 17 Bde. Berlin: Behr (Nachdruck Berlin: de Gruyter 1968). - (1792): Über die Grenzen der Wirksamkeit des Staates. GS I: 97-254. - (1795): Plan einer vergleichenden Anthropologie. GS I: 377- 410. - (1796 -97): Das 18. Jahrhundert. GS II: 1-112. - (1797-1799): Repertorium von Materialen (Pariser Tagebuch). GS XIV: 359-Ende u. GS XV: 1- 46. - (1800): Über die gegenwärtige Französische Bühne. In: Johann Wolfgang von Goethe (Hg.): Propyläen (III/ 2): 66 -109. - (1821): Die Aufgabe des Geschichtsschreibers. GS IV: 35 -56. (1830 -1835): Über die Kawi-Sprache auf der Insel Java, nebst einer Einleitung die Verschiendenheit des menschlichen Sprachbaues und ihren Einfluss auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts. GS: VII/ 1: 1-344. - (1995): Le Dix-huitième siècle, Plan d’une anthropologie comparée. Trad. par Christophe Losfeld. Introduction de Jean Quillien. Lille: P.U.L. - (2001): Journal parisien (1797-1799). Trad. par Elisabeth Beyer. Préface d’Alberto Manguel. Arles: Solin/ Actes Sud. Meschonnic, Henri (1999): Poétique du traduire. Lagrasse: Verdier. Mesure, Sylvie (1993): Sociologie allemande, sociologie française: la guerre a eu lieu … In: EspacesTemps 53 -54: 19 -27. Schaub, Marianne (1986): Edition du Nouveau Commerce. Cahier 64 (premier semestre). Paris. - (1988): La Révolution française et la philosophie allemande. In: Colloque international de Belfort (Numéro d’octobre).