eJournals Kodikas/Code 27/1-2

Kodikas/Code
kod
0171-0834
2941-0835
Narr Verlag Tübingen
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2004
271-2

La confrontation entre Analyse et Synthèse: Humboldt avocat de la révolution kantienne face à la pensée héritée de Condillac

61
2004
Pierre Caussat
Sein zweiter Aufenthalt in Paris vom Herbst 1797 bis zum Herbst 1799 ist für Wilhelm von Humboldt die Gelegenheit einer umfassenden Begegnung mit dem französischen Nationalcharakter, dessen Schwächen er in seinem langen Brief an Jacobi vom 26. Oktober 1798 beklagt. Für Humboldt haben diese Schwächen einen wesentlichen Grund: die vorbehaltlose Anlehnung an die Philosophie Condillacs. Deren Fortführung erscheint ihm überholt, weil sie der "Analyse" eine vorrangige Bedeutung zuschreibt, was den Franzosen das Verständnis der aktiven Kraft der kantschen und fichteschen "Synthese" unmöglich mache. Humboldt macht sich in Paris zum Fürsprecher Kants und des synthetischen Denkens, wobei er unter anderem das Geheimnis poetischen Schaffens zu erforschen sucht – zunächst im Werk Goethes, dann in der spontanen Poesie der menschlichen Rede, die er unmittelbar nach dem Parisaufenthalt im Baskischen entdeckt. Paris wird damit zum Ort, an dem sich in der Auseinandersetzung mit dem französischen Gegenmodell in Humboldt die Überzeugung der Notwendigkeit herausbildet, die Vorstellung einer anderen, erfinderisch-kreativen Ausrichtung des menschlichen Verstehens stark zu machen.
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La confrontation entre Analyse et Synthèse: Humboldt avocat de la révolution kantienne face à la pensée héritée de Condillac Pierre Caussat Sein zweiter Aufenthalt in Paris vom Herbst 1797 bis zum Herbst 1799 ist für Wilhelm von Humboldt die Gelegenheit einer umfassenden Begegnung mit dem französischen Nationalcharakter, dessen Schwächen er in seinem langen Brief an Jacobi vom 26. Oktober 1798 beklagt. Für Humboldt haben diese Schwächen einen wesentlichen Grund: die vorbehaltlose Anlehnung an die Philosophie Condillacs. Deren Fortführung erscheint ihm überholt, weil sie der “Analyse” eine vorrangige Bedeutung zuschreibt, was den Franzosen das Verständnis der aktiven Kraft der kantschen und fichteschen “Synthese” unmöglich mache. Humboldt macht sich in Paris zum Fürsprecher Kants und des synthetischen Denkens, wobei er unter anderem das Geheimnis poetischen Schaffens zu erforschen sucht - zunächst im Werk Goethes, dann in der spontanen Poesie der menschlichen Rede, die er unmittelbar nach dem Parisaufenthalt im Baskischen entdeckt. Paris wird damit zum Ort, an dem sich in der Auseinandersetzung mit dem französischen Gegenmodell in Humboldt die Überzeugung der Notwendigkeit herausbildet, die Vorstellung einer anderen, erfinderisch-kreativen Ausrichtung des menschlichen Verstehens stark zu machen. Introduction Wilhelm von Humboldt accomplit son deuxième séjour à Paris où il réside sans discontinuer de novembre 1797 à novembre 1799, date à laquelle il part pour l’Espagne où il aura la révélation du peuple et de la langue basques, si déterminants pour sa “conversion linguistique”. Il ne reviendra à Paris que pour de brefs séjours en 1800 et en 1801. Mais ce sont les deux années, de 1797 à 1799, qui jouent le rôle décisif: elles constituent les années d’apprentissage par Humboldt de la pensée française en même temps que s’y forgent, de manière progressive et multiforme, les choix qui orienteront les intérêts et les labeurs des années à venir. Car il ne chôme pas pendant ces deux ans, comme en fait foi le journal qu’il tient régulièrement et où on peut lire le compte-rendu détaillé de ses multiples activités. Qu’on en juge: Il rencontre la plupart des acteurs politiques et culturels de la vie française (parisienne) de ce temps (le Directoire, après la Terreur et avant l’avènement de Bonaparte). L’index des noms atteste l’ampleur des rencontres: Madame Condorcet, Madame de Staël, B. Constant, Destutt de Tracy, Laromiguière, Sieyès, Roederer, Madame Helvetius, Cabanis, etc. Il participe à des débats soutenus sur la plupart des questions qui agitent la société française et notamment sur les questions philosophiques qui ont pour épicentre une confron- K O D I K A S / C O D E Ars Semeiotica Volume 27 (2004) No. 1 - 2 Gunter Narr Verlag Tübingen Pierre Caussat 52 tation entre les idées héritées de Condillac et les horizons nouveaux ouverts par la révolution kantienne. A ce titre, il prend l’initiative d’une rencontre métaphysique spécialement consacrée à la philosophie de Kant; elle a lieu le 27 mai 1798 et il en rend compte à Schiller dans une lettre du 23 juin 1798, pour noter que Kant ne trouve décidément pas d’écho chez les Français. Il lit beaucoup, en particulier les œuvres principales de Condillac, mais aussi Montaigne, le Cardinal de Retz et, naturellement, Rousseau. Spectateur assidu de la scène parisienne, il se montre juge acéré, exigeant, du jeu des acteurs et du rôle des œuvres dramatiques dans la vie culturelle. Il travaille à son œuvre propre, singulièrement au mémoire Ueber Goethes Hermann und Dorothea, dans lequel il développe une métaphysique de l’œuvre d’art, plus précisément poétique, qui vaut alors comme le contrepoint des idées dominantes dans la philosophie française, dont un des effets, entre autres, conduit à évacuer tout intérêt pour la poésie et le conforte dans la fécondité de la pensée allemande. Mais les rencontres, les conversations, les spectacles, les lectures sont portées par un projet précis: sonder, pénétrer et, autant que possible, comprendre le caractère national français, à la fois pour lui-même et dans une confrontation avec le caractère allemand, l’un et l’autre conçus comme pièce singulière d’une enquête anthropologique potentiellement élargie à une étude comparative des caractères nationaux. Il s’agit de se comprendre en tâchant de comprendre l’autre; et, au-delà, de traverser les aspects visibles pour atteindre, si possible, le socle qui les soutient, voire les fonde; de s’entraîner à une herméneutique des “caractères” dans leur situation historique concrète. La recherche anthropologique s’inscrit alors dans une “philosophie” de l’humanité associant l’exigence transcendantale et l’enquête empirique détaillée. On le pressent: attentif et passionné, le regard de Humboldt n’a rien d’une contemplation distante, moins encore condescendante, et tout de l’observation participante. Divergence radicale et déception profonde à l’égard des faiblesses françaises Le 26 octobre 1798, Humboldt écrit à Jacobi une longue lettre (Humboldt 1892: 59 -72) - si longue que, comme le note Kurt Müller-Vollmer, elle équivaut à un mémoire (Müller- Vollmer 1967: 80) - dans laquelle il dresse une sorte de bilan de la première année de ce second séjour à Paris. Ce qui frappe d’emblée, dans ces pages, c’est la tonalité pessimiste, voire négative des jugements portés sur le caractère français: “Die Erscheinung, die sich einem anitzt am häufigsten aufdrängt, ist Mattigkeit und Schwäche. Nirgends sieht man Energie, Feuer und Leben.” (Humboldt 1892: 61) Sans doute faut-il faire la part des événements (terreur, guerres), mais il ne s’agit là que de “Nebensachen eines ganz andern bei weitem schlimmern Übels, das die Revolution freilich nicht geheilt, aber auch wahrlich nicht hervorgebracht hat” (Humboldt 1892: 61). Le verbe qui revient le plus souvent est “vermissen” (noter l’absence): Man vermisst die tiefe Energie des Geistes, die, durch wahre aber innere Erfahrung bereichert, nicht bloss Verhältnisse von Begriffen, sondern wahres Dasein entdeckt […], den grossen bildenden Sinn [der Dichtung], […] das reine sittliche Gefühl […]. [Et dans la foulée]: tiefe Philosophie, echte Poesie, erhabene und idealische Sittlichkeit. (Humboldt 1892: 63) La confrontation entre Analyse et Synthèse 53 Pire encore: le mal vient de loin: “Die Richtung ihrer Cultur weist nicht bloss einen vom Ziel abführenden Weg an, sondern verunreinigt auch die Quellen, aus welchen sie entspringt.” (Humboldt 1892: 63) Cela fait beaucoup. Pourtant les “Naturkräfte” étaient riches de potentiel; mais tout se passe comme si elles avaient été perverties par une culture qui va à l’encontre de leurs dispositions natives, trop longtemps malmenées pour pouvoir irriguer et féconder la culture qui devrait leur correspondre et qui, dans les faits, les neutralise, voire leur tourne le dos. On songe ici aussitôt à l’adage classique: corruptio optimi pessima; le désastre est à la mesure des promesses initiales. Ce que confirme l’état des mœurs ambiantes, dans le domaine de la morale, par exemple, où les sentiments se voient refoulés au profit des habitudes (“créer des habitudes vertueuses” - en français - ist ihr Hauptziel), comme aussi dans le domaine religieux où “eine übertriebene Furcht vor Fanatismus und Aberglauben […] gegen jede religiöse Empfindung […] entweder Erbitterung und Hass [bringt], oder wenigstens eine bloss verachtende Toleranz” (Humboldt 1892: 65 - 66). (On notera au passage que ce trait a persisté et vient de reprendre vigueur ces derniers temps.) Bref, il y a chez les Français un déficit flagrant d’”innere[r] Bewegung”. Et tout le reste va de pair: “die Franz. Natur ist mehr gesund als derb, mehr leichtgestimmt als kraftvoll”. Les Français n’ont d’intérêt que pour les “Bilder, die uns täglich im bloss logisch Richtigen, Nützlichen und gefällig Harmonischen begegnen” (Humboldt 1892: 62). Tout doit être rendu visible, ce qui conduit à écarter, voire à nier les forces vives, tout phénomène doit être mis à plat dans un espace à une dimension, sans profondeur ni zones obscures. Tout est “explicable” et doit être expliqué, étalé, “aufgelöst”, réduit à des éléments simples qui ne recèlent rien de plus que ce que livre directement leur surface. “Auflösen” est ici le maître verbe qui commande les adjectifs concomitants: “auflösbar” (deux fois), “zurückführbar”: passion et pulsion de la “réduction” (on y reviendra). Tout ce qui en diffère ou s’y oppose, c’est-à-dire “das notwendige Setzen, die Abstraktion aller äusseren Erfahrung, das durchaus Bedingungslose” doit être balayé car il ne s’agit là que de “Scheinbilder der metaphysicirenden Vernuft” (Humboldt 1892: 65). On notera le caractère dépréciatif de la terminaison verbale. Tous ces arguments, condensés dans la lettre à Jacobi, se voient corroborés parfaitement par les Pariser Tagebücher. 1 Le 31 mai, suite à une discussion avec Sieyès, il note: Celui qui part trop du principe que, dans la métaphysique, tout doit être facile, clair, lumineux, sans subtilités inutiles, trahit par là même qu’une trop grande crainte de se perdre l’empêchera toujours d’atteindre le vrai chemin. (Humboldt 2001: 131) Ce qui est déjà énoncé dans la lettre à Schiller: Sie [die Franzosen] kennen keine andern Operationen als empfinden, analysiren und räsonieren. Wie die Empfindung selbst entsteht, daran denken sie nicht […]. (Humboldt 1962, Bd. 2: 154 -155) Par conséquent, halte à la métaphysique. C’est sur elle que se joue l’essentiel. Plus exactement sur l’idée de raison et sur son engagement dans le “métaphysique” ou son dégagement de tout “métaphysique”. Car, s’il y a à Paris “mehrere gute Köpfe, die sich mit Eifer mit Metaphysik beschäftigen”, le temps n’est pas encore venu - il s’en faut de beaucoup - d’une révolution en ce domaine. Et celle-ci ne pourra pas survenir aussi longtemps que les Français n’auront pas renoncé à ne jurer que par Condillac, à ne tenir pour vraie que la voie qu’il indique. Or cette voie, c’est celle de l’Analyse, précisément. “Sie wollen nichts als Analytiker sein” (Humboldt 1892: 65), c’est-à-dire réducteurs, simplificateurs, niveleurs. (Naturelle- Pierre Caussat 54 ment, il y a beaucoup à dire sur l’Analyse, j’y reviendrai plus loin.) Dans l’immédiat, je noterai seulement deux traits manifestes: L’Analyse, dans ce contexte, a toujours une connotation négative: domination d’un modèle mécanique, combinaison d’éléments qui s’agrègent sans affinité interne. Elle ruine donc la possibilité d’une véritable métaphysique qui, au demeurant, se développe en Allemagne au même moment en instaurant une révolution intellectuelle (philosophique) (dont on dira plus tard qu’elle fut le pendant de la révolution politique française). Cette révolution s’engage dans une direction inverse de la philosophie française, car elle mise sur “innere Geistesform, das Ich, das Ursprüngliche”, autrement dit, sur l’inversion de l’analyse: “die Synthesis […], die freie Zeugung des Geistes und Willens aus dem Nichts […], eine Tathandlung des Geistes oder Willens” (Humboldt 1892: 67- 68). Comme par un souci de mieux marquer l’opposition, Kant se trouve confirmé et renforcé par Fichte qui engage la “synthèse” kantienne dans un excès idéaliste où le souci de l’expérience concrète, incarnée, pourrait risquer de se voir compromis, et contre quoi Humboldt se protègera par l’élucidation de l’expérience langagière - simple anticipation pour le moment, encore problématique. Cette révolution est en tout cas inaudible pour l’heure par les Français, si bien que les deux nations sont dans l’impossibilité de s’entendre. “Notre métaphysique” - Humboldt note la déclaration, en français, qu’il fait à Sieyès le 27 mai - “n’est autre chose qu’un développement parfait des actions de ce que nous nommons notre Moi.” (Humboldt 2001: 124) Il conclut la discussion en donnant la clef de la discordance entre les deux “univers”: La raison pour laquelle nous ne parvenons pas à nous mettre d’accord est la suivante: toute philosophie a pour fondement la pure intuition du Moi hors de toute expérience, soit expressément, en partant d’elle directement ainsi que le fait Fichte, soit tacitement, en montrant que l’explication des phénomènes y conduit, comme chez Kant. Les Français ignorent absolument cela, ils en possèdent aussi peu le sens que l’idée et, de fait, nous sommes toujours restés dans deux mondes différents. (Humboldt 2001: 125 -126) Ce que la lettre à Schiller énonce de manière encore plus tranchée: Sich eigentlich zu verständigen ist unmöglich, und das aus einem sehr einfachen Grunde. Sie haben […] nicht den mindesten Sinn nur für etwas, das außerhalb der Erscheinungen liegt; der reine Wille, das eigentliche Gute, das Ich, das reine Selbstbewußtsein, alles dies ist für sie ganz und gar unverständlich. Wenn sie sich derselben Worte bedienen, so nehmen sie sie immer in einem andern Sinn. Ihre Vernunft ist nicht unsre, ihr Raum nicht unser Raum, ihre Einbildungskraft nicht die unsrige. […] Sinn, Geist und Gemüt [sind] für sie ganz leere Worte […]. (Humboldt 1962, Bd. 2: 154) Sans doute la dernière partie de la lettre à Jacobi témoigne-t-elle d’une relative indulgence envers les Français, indulgence ou tempérament que maints critiques (p. ex. Müller-Vollmer) ont été portés à majorer, comme pour disculper Humboldt d’une excessive sévérité, ou d’une charge trop négative dans la première partie de ladite lettre. Mais, à mon sens, la question ne se pose pas en termes de sévérité ou d’indulgence, positivité ou négativité. L’essentiel réside dans le refus de toute complaisance, à commencer par soi-même (ainsi, le caractère national allemand se voit-il épinglé, rapidement il est vrai, pour sa tendance à couper le monde de la réalité de celui de l’idéal, sacrifiant ainsi à une Schwärmerei dont les Français sont mieux protégés, argument qu’on retrouve à l’identique dans la lettre à Schiller) et dans le parti pris de la complexité du déchiffrage de tout caractère national qui, justement, ne se laisse pas réduire (auflösen) à des éléments simples. La déception profonde ne doit pas verrouiller l’horizon. Celui-ci reste ouvert pour les Français, même s’il s’agit, pour l’essentiel, d’un acte La confrontation entre Analyse et Synthèse 55 de foi ou d’un pari sur l’avenir (avenir sur lequel Rousseau et, aujourd’hui, Madame de Staël, donnent des gages et qui trouvera - mais plus tard - sa concrétisation avec Chateaubriand, entre autres). Reste que, pour l’heure, c’est la déception qui l’emporte, aggravée par le contraste entre ce que Humboldt détecte - ou vermisst - chez les Français et ce que lui-même s’emploie à théoriser au même moment: le “génie poétique” (dont le poème épique de Goethe Hermann und Dorothea lui fournit le sol nourricier) et la “fonction” qui s’y déploie, l’imagination créatrice, expression vivante de la puissance de l’esprit humain. La déception de Humboldt y prend une résonance concrète, pleinement vécue; les manques des Français ne sont alors au fond que l’envers - faut-il dire absence ou refus? - d’une puissance poétisante (Dichtung) dont nul caractère n’est propriétaire, même si, à tel moment historique, elle se déploie dans un sol singulier, qui plus est, proche et vibrant, mais où rien n’est d’emblée gagné. Contre le dogmatisme de l’analyse La source de tout le mal (français! ) est vite trouvée: Condillac, chez qui l’analyse est érigée en garant du rejet de toute métaphysique, au profit d’”une simple psychologie rationnelle à laquelle il manque encore fortement un véritable fondement métaphysique et même l’idée de celui-ci” (Humboldt 2001: 89). C’est ce jour-là, d’ailleurs, que commence dans le Journal l’exposé des thèses de Condillac dont Humboldt peut parler en connaissance de cause car il l’a lu plume en mains au cours de ce mois de mai et au début de juin (pour mémoire: Essai sur l’origine des connaissances humaines: 8 mai, Traité des systèmes: 24 mai, Traité des sensations: 4 juin, Traité des animaux: 8 juin). On perçoit sans peine chez lui la volonté de percer à ce jour ce système si présent dans la tête des Français. Ce qui n’est pas, à vrai dire, surhumain, en raison du parti pris de clarté du discours condillacien qui, résumé, donne, pour l’essentiel, ceci (on associera ici par commodité l’auteur et son lecteur critique): Il se prononce […] contre toute méthode qui procède de définitions préétablies, d’axiomes, de principes (ordinairement appelés synthétiques). (Humboldt 2001: 88) C’est la synthèse qui a amené la manie de définitions, cette méthode ténébreuse qui commence toujours par où il faut finir, et que cependant on appelle méthode de doctrine. (Condillac 1970, Bd. 15: 431) C’est par quoi les philosophes ont péché, en compliquant tout avec leurs définitions arbitraires, voire leurs idées absurdes, et en construisant des systèmes qui les ont éloignés de la nature. Il faut donc - et il suffit de - revenir à la nature qui est toute simple, comme nous le font voir les animaux et les enfants qui sont en ce sens nos premiers modèles; ils suivent en effet la nature qui procède par combinaison continuée d’impressions et d’images obtenues à partir des données élémentaires, c’est-à-dire les sensations. Le philosophe (véritable) ne fait alors que relayer la nature et c’est cela tout le secret de l’analyse: Analiser n’est donc pas autre chose qu’observer, dans un ordre successif, les qualités d’un objet, afin de leur donner dans l’esprit l’ordre simultané dans lequel elles existent. C’est ce que la nature nous fait faire à tous. L’analise […] est donc connue de tout le monde, et je n’ai rien appris au lecteur; je lui ai seulement fait remarquer ce qu’il fait continuellement. (Condillac 1970, Bd. 15: 335) Tout l’art de “bien conduire ses sens” se ramène donc à la faculté de reproduire docilement (composer et décomposer) les combinaisons données par la nature. En ce sens la méthode analytique est infaillible. Pierre Caussat 56 Il y a sans doute une différence entre les animaux et nous: c’est que les premiers ne font pas appel à des substituts, à des raccourcis des impressions, c’est-à-dire à des signes et, par extension, à une langue, qui est propre à l’homme. Mais avec le risque de laisser s’altérer cette capacité (comme le montrent les “langues vulgaires”). D’où l’importance de travailler à endiguer les défaillances toujours possibles en veillant à bien ordonner le réseau des analogies qui constituent la charpente, mieux, le système de toute langue. On en a le modèle avec l’algèbre, langue bien faite par excellence et sur le patron de laquelle il faut instituer toute autre langue possible. 2 Mais le paradoxe le plus voyant se fait jour dans l’idée - en fait dans la pratique - de l’analyse elle-même qui se contente de reproduire l’auto-analyse de la nature. On a donc une analyse sans analyste, ou analyseur: les moments se relient sans intervention active, par simple inertie. C’est ce que pointe Humboldt avec pertinence: Il (sc. Condillac) veut mesurer les limites de l’entendement, déterminer ses opérations, suivre la formation des idées, mais il n’atteint pas une seule fois leur véritable formation. (Humboldt 2001: 89) Car mesurer, c’est, en fait, ici arpenter, faire un relevé du terrain, sans ouvrir la voie à une géométrie, voire à une cartographie ordonnée. Laquelle suppose, exige une intervention résolue qui prend l’initiative, ce que Humboldt marque par le terme d’Erzeugung: production active. Au fond, chez Condillac, il n’y a rien à faire, voire il vaut mieux ne rien faire. Il ne s’agit donc pas d’imaginer un système pour savoir comment nous devons acquérir des connaissances: gardons-nous en bien. La nature a fait ce système elle-même; elle pouvait seule le faire: elle l’a bien fait, et il ne nous reste qu’à observer ce qu’elle nous apprend. (Condillac 1970, Bd. 15: 329) Transparence totale, quiétisme parfait, état édénique de l’animal ou de l’ange. Ce qui entraîne une totale dépossession, pire, une totale irresponsabilité. Au terme, il n’y a plus d’invention ni de spontanéité, “et c’est pourquoi tout ce qui en découle est pour ainsi dire rabaissé à un niveau inférieur” (Humboldt 2001: 90). Tout est étalé, aplati. “L’imagination n’est qu’une mémoire plus puissante.” (Humboldt 2001: 141) Adieu donc l’”imagination productive” et, de manière générale, l’invention. On ne manquera pas de noter, à cet égard, le passage qu’a retenu Cassirer (1974: 564 -565) et qui, au vrai, l’a scandalisé: Quand on sait chercher, on sait où l’on trouvera, et l’on trouve sans effort. [Or] nous avons la manie de vouloir qu’on nous croie de l’imagination. Un géomètre vous dira que Newton devait avoir autant d’imagination que Corneille, puisqu’il avait autant de génie; il ne voit pas que Corneille n’avait du génie lui-même que parce qu’il analisait aussi bien que Newton. L’analise fait les poètes comme elle fait les mathématiciens; […] elle est toujours la même méthode. En effet, le sujet d’un drame étant donné, trouver le plan, les caractères, leur langage, sont autant de problèmes à résoudre, et tout problème se résout par l’analise. (Condillac 1970, t. 16: 178) Question: se résout, ou se dissout? Il n’est pas difficile de voir ce qui est ici perdu: le trobar qui fait les troubadours et qui est à la racine de la poésie. Or le trobar, pris à sa racine, est le trobar d’amor, qui dit ce qui, justement, n’est pas donné, exige d’être inventé. “Le mouvement qui de l’amour mène à son dire, le trobar, est un mouvement de découverte. Par le trobar se dévoile la nature de l’amour.” (Roubaud 1994: 185 -186) Il importe alors de tenter de ressaisir les enjeux “ontologiques” de l’analyse. L’analyse comme méthode a un verbe de prédilection: c’est réduire (réduire les complexes au simple); en allemand auflösen dont on a noté la fréquence dans la lettre à Jacobi. Ces deux verbes, La confrontation entre Analyse et Synthèse 57 français et allemands, sont la traduction du latin “resolvere”, qui est lui-même la traduction du grec analuein (substantifs correspondants: resolutio et analusis). Or ces signifiants ont un premier signifié, concret, qui désigne le retour dans sa demeure du voyageur parti pour un long voyage. Est donc marquée l’idée d’un repli (reflux, remontée) qui ramène au point de départ. Dans le Lexique de Goclenius, est citée une précision, empruntée à Fonseca, qui introduit une bifurcation quand on passe au signifié abstrait; on aura, d’un côté, reductio qui stipule un ordo generationis (du tout à ses parties) et, de l’autre, revocatio qui renvoie à un ordo perfectionis où on va, à l’inverse, des parties au Tout, cette fois noté avec majuscule, car il s’agit du Tout de l’Etre, ou du Monde, concentré en Dieu (Goclenius 1980: 993). Nous sommes alors en pleine ontologie (et même en onto-théologie), ce qui nous renvoie du côté du néo-platonisme et, si on veut un garant attitré, vers Jean Scot Erigène: Analutikè a verbo analuo derivatur, id est resolvo vel redeo; […]. Inde nomen nascitur analusis, quod in resolutionem vel reditum similiter vertitur. […] Omnis vero recollectio veluti quidem reditus iterum a specialissimo inchoans, et usque ad generalissimum ascendens, analutikè vocatur. Est igitur reditus et resolutio individuorum in formas, formarum in genera, generum in ousias, ousiarum in sapientiam et prudentiam, in quibus omnis divisio oritur, in easdemque finitur. (Johannes Scotus (Erigena) 1999: 526 A) Ce texte combine en fait les deux ordres de la génération et de la perfection, car la génération (descendante, des “ousiai” aux individus) ne fait que manifester la puissance du principe fondateur qui exerce sans défaillance une capacité de récapitulation, de réintégration des moments dispersés dans l’unité englobante et fondatrice. Avec un équivalent d’ordre épistémologique: la réminiscence platonicienne qui vaut comme la forme idéaliste de l’analyse (anamnèsis/ analusis). Et voilà bien le paradoxe; sous couvert d’anti-métaphysique, Condillac nous livrerait ainsi une réminiscence inversée: remontée aux origines, cette fois la sensation, l’immanence du sensible. Condillac fait bien mention lui aussi d’une “réminiscence”, mais elle n’est chez lui qu’un synonyme de “mémoire”, au sens le plus trivial du terme. Les figurants du débat ont subi un changement complet, mais le cadre, la scène, la dramatique sont demeurés inchangés. Ce qui a deux implications: d’une part, on tient là sans doute la racine du dogmatisme condillacien qui n’est qu’un ontologisme inversé; d’autre part, on peut pressentir que le rejet de Condillac signifie moins peut-être le refus du sensualisme que la décision de rompre avec le modèle tenace du retour aux origines pour s’ancrer dans une puissance de production génératrice d’invention et, pourquoi pas, de création. Le parti pris des synthèses productives A sa manière, Humboldt est le témoin et l’acteur de la révolution introduite en philosophie par l’entreprise critique, laquelle est devenue en peu de temps la quaestio disputata sur la scène intellectuelle en Allemagne. Mais si l’Allemagne s’enflamme pour (ou contre) la Révolution politique française, la révolution philosophique qu’elle vit n’atteint pas le pays voisin, est à peine perçue et encore moins discutée, malgré quelques essais sans lendemains. Porte-parole improvisé de Kant, Humboldt est d’abord le témoin du fossé qui sépare les deux univers culturels. Condillac - et les condillaciens, c’est-à-dire pratiquement tous les Idéologues français - sont évidemment incapables de voir qu’ils se contentent d’inverser la métaphysique idéaliste dont ils ne retiennent, pour les rejeter, que les idées innées. Ce qui est une confirmation supplémentaire de leur proximité avec elle: Ils dénient en elle leur double inversé, tout se Pierre Caussat 58 ramenant à l’alternative simple: ou bien les idées innées, ou bien les impressions sensibles. Humboldt met un certain temps à le percevoir. Dans la lettre à Jacobi, curieusement, il ne paraît retenir, pour s’en scandaliser, que le rejet des idées innées: “Ein ungeheures Schreckbild: angeborene Ideen.” (Humboldt 1892: 65) Alors que le Journal de Paris, dès le premier article sur Condillac (8 mai) expose un jugement plus élaboré: Il s’en prend à toutes les idées innées; et en ceci […] réside son plus grand mérite: dans le renversement de ce qui, dans la métaphysique, n’est de fait plus en mesure de se maintenir. (Humboldt 2001: 88) Par ce rejet, les Français se protègent contre les dérives spiritualistes, ce qui leur est porté à crédit, face aux extravagances allemandes, dans la lettre à Schiller: Es ist mir am Ende immer noch lieber, einen Franzosen zu sehen, der von seinem eigentlichen Ich auch nicht einmal eine Ahndung hat, als einen Deutschen, der wie so mancher gutmütige Lehrling das reine Ich in allen Fingerspitzen zu fühlen glaubt. (Humboldt 1962, Bd. 2: 156) Mais, en s’enfermant dans une dichotomie raide (pour ou contre), ils s’interdisent d’entendre, ou même de soupçonner, la nouveauté révolutionnaire de l’a priori kantien. Car l’a priori n’a rien à voir avec l’inné. Et nous entrons là dans les arcanes de la révolution copernicienne qu’il n’est bien évidemment pas question d’exposer pour elle-même et dont on ne traitera que pour ce qui concerne la lecture qu’en fait l’Allemagne à ce moment-là, et singulièrement Humboldt. Ainsi, au premier chef, les concepts qu’elle remanie, et, plus particulièrement, ceux d’analyse et de synthèse, vieux vocables soumis par Kant à une refonte qui les rend presque méconnaissables. 3 Ressaisie dans ses moments centraux, un tel remaniement peut se condenser dans les traits suivants: Analyse et synthèse étaient associées en tant que méthodes (spécialement mathématiques, mais étendues à d’autres domaines au point de constituer un chapitre important dans l’inventaire des opérations de l’entendement). Avec Kant, la méthode est reléguée dans le passé, les deux opérations sont dissociées et c’est la synthèse qui se trouve investie du rôle principal. Tout commence toujours par la synthèse, et celle-ci est l’acte (Handlung ou Actus, termes équivalents) par lequel le donné sensible, reçu, se trouve d’emblée orienté, ordonné en fonction d’une règle émanant des puissances organisatrices du sujet. On tient là l’acte primaire, la condition originaire de toute représentation (c’est-à-dire de l’événement de connaissance qui est autre que la simple perception). Tellement primaire qu’en lui s’exerce une “fonction de l’âme aveugle (blind), bien qu’indispensable” (Kant 1968, Bd. 3: 117), non immédiatement lisible ou explicable. L’”explication” vient seulement après; ce sera le rôle de l’analyse ou décomposition (Auflösung). Rappelons le passage canonique: […] wir [können] uns nichts, als im Objekt verbunden, vorstellen […], ohne es vorher selbst verbunden zu haben, und unter allen Vorstellungen [ist] die Verbindung die einzige […], die nicht durch Objekte gegeben, sondern nur vom Subjekte selbst verrichtet werden kann, weil sie ein Actus seiner Selbsttätigkeit ist. […]; denn wo der Verstand vorher nichts verbunden hat, da kann er auch nichts auflösen, weil es nur durch ihn als verbunden der Vorstellungskraft hat gegeben werden können. (Kant 1968, Bd. 3: 135) Au commencement est donc l’acte, une spontanéité productrice de liaison qui introduit un facteur nouveau dans les éléments qu’elle relie: la fonction (Leistung) qui opère le passage réglé entre éléments et qui les transforme, de simple supports passifs, en moments coordonnés dans une suite continue. Autrement dit, une amplification, une dilatation (Erweiterung) La confrontation entre Analyse et Synthèse 59 qui les convertit en projet, ou en programme, d’invention. Le cas le plus parlant est fourni par les opérations de construction des objets mathématiques (nombres, figures) qui ne sont tels que par la vertu de cette construction même. En ce sens, face à l’analyse, opération “régressive”, Kant qualifie la synthèse d’opération “progressive”. (Kant 1968, Bd. 5: 137) Or cette progressivité vaut en tout domaine, et singulièrement dans le rapport aux objets de la nature qui, sans doute, ne sont pas construits comme les “objets” mathématiques mais requièrent une projection, une structuration qui les rend aptes à devenir objets de connaissance. On pourra parler ici de “com-position” - simple transcription de synthèse -, mais en l’entendant comme corrélation, coopération conjointe entre les fonctions irradiant du sujet et les ouvertures qu’elles rendent possibles dans le champ des objets. Est-il besoin de dire à quel point cette “composition” n’a rien à voir avec son homonyme chez Condillac? Cette corrélation est paradoxale, mais c’est justement le paradoxe qui fait ici la force de la synthèse: en ce qu’elle est auteur de l’expérience sans cesser de lui être immanente, de faire corps avec elle. Kaulbach dit justement: La fonction active du sujet ne crée pas le was (ce que) de la chose, mais seulement le wie (comment), et il ajoute cette remarque intéressante: “L’hypokeimenon aristotélicien se retraduit en position (Setzung) a priori.” (Kaulbach 1967: 69 -70). Tout se joue là: non plus un regard en surplomb (idéalisme) ou une fusion sans distance avec les impressions (sensualisme), mais une solidarité active, une complicité qui est en même temps régulation productive et qui surmonte la dualité classique entre subordination et coordination (au sens de liaison passive). C’est tout le paradoxe du “transcendantal”: proximité et distance, au profit d’un espace de jeu ouvert, inventif, appelé à se déplacer et à se développer. Si on tente de situer les enjeux métaphysiques de cette révolution, on aura: L’affirmation de la puissance de la mens, fonction intellective par excellence, délivrée des hypothèques de l’anima à relents néo-platoniciens et du sensus mis en avant par les empiristes modernes (Locke et Condillac). En termes kantiens, c’est la fonction du je pense qui “doit pouvoir accompagner (begleiten) toutes mes représentations” (Kant 1968, Bd. 3: 136) 4 . Ce correctif peut valoir comme la reprise (involontaire) de la notion médiévale de complicatio (Einfaltung, puissance formante simple) qui a son siège en Dieu, d’où elle passe à la mens humana en tant qu’imago viva Dei (Bredow 1971: 1026). Cette fonction doit reconnaître ses limites (c’est-à-dire sa relation à l’expérience), faute de quoi elle se perd dans les nuées. Mais cette restriction, ce cantonnement ont partie liée à sa puissance de production - par quoi elle fait bien autre chose que de recevoir des images ou de se donner des signes. Elle est puissance de formation (bilden, erzeugen), non simple répertoire de répliques (Abbild). Elle n’a et ne sait que ce qu’elle construit. 5 Cette puissance s’exerce par excellence dans le juger (urteilen). Juger, c’est construire un ordre à partir d’une capacité de “poser” (setzen) qui combine les opérations alternantes de Verbindung et de Trennung (conjonction et séparation). Où on retrouve la connexité d’analyse et de synthèse, mais toujours opérant sous couvert de la synthèse originaire. (On est fortement tenté de remettre en vigueur le vieux terme de “contraction”.) Le jugement se projette à partir d’un complexe de sens, antérieur aux, et fondateur des moments discrets qui le pluralisent. Une figure exemplaire: les lois de Kepler et, d’une manière générale, la loi scientifique comme invention d’un système singulier qui tient en réserve une pluralité d’aspects à inventorier. La révolution kantienne inaugure un nouveau style, une démarche nouvelle de la pensée, en retrait, voire en défiance de toute doctrine close sur elle-même. On a parlé plus haut d’espace de jeu ouvert. Le jeu est partout et il va même en s’amplifiant quand on sort de la Kritik der reinen Vernunft pour aller vers les autres Kritiken (mais y a-t-il vraiment sortie, et Pierre Caussat 60 non pas plutôt poursuite de l’aventure? ). Car la pensée critique implique une corrélation forte entre les exigences du sujet - qui ne doit pas se démettre - et la présence, la sollicitation de l’objet, sans lequel le sujet ne serait plus que livré à ses fantaisies. Mais entre les deux pôles le va-et-vient ne saurait s’interrompre sans renier la tension primaire qui le légitime. Et cette tension est elle-même soumise à pressions et tentations. Il y a une forte tentation de donner une assise à ce jeu, en le fondant sur les exigences internes absolues du sujet (court-circuitant en quelque sorte les plongées dans l’univers de l’expérience). On vise par là l’orientation prise par Fichte, soucieux de définir le code des opérations du sujet et le trouvant dans la radicalisation de l’acte constitutif du sujet (ce qui est marqué par le terme de Tathandlung qui redouble, plus exactement absolutise la puissance immanente du sujet). Cette tentation est très présente chez Humboldt, en raison sans doute de ce qu’elle lui fournit le contrepoint radical à Condillac et sûrement en liaison avec son travail parisien sur Hermann und Dorothea. La création poétique paraît exiger cet ancrage dans un sujet absolu. Mais c’est en même temps projeter le transcendantal vers un quasi-transcendant. Or la Kritik der Urteilskraft a mis en œuvre une reprise des fonctions actives du sujet dans un champ d’expérience caractérisé par des objets moins dociles aux injonctions du sujet et obligeant celui-ci à déployer une stratégie à effet double: La reconnaissance du caractère auto-organisé des objets (objet beau et surtout objet vivant) conduit le sujet à inventer une capacité d’évaluation réflexive (Beurteilung) qui pluralise et mobilise des énergies plus ouvertes, plus attentives à la spécificité de ces objets. S’instaure dès lors comme une sorte de dialogue entre partenaires appelés à se reconnaître mutuellement, dans une coopérationcompétition entre jeu (Spiel) et conflit (Streit). On soulignera alors trois pistes qui se dessinent ici: 1) La corrélation active entre Réflexion du côté du sujet et Régulation du côté de l’objet, l’une et l’autre engagées dans ce que j’ai envie de qualifier de “réflexivité réciproque” ou, mieux encore, du terme allemand de “Spiegelung”, relation spéculaire active dans laquelle chacun des pôles se fait le miroir de l’autre, les deux se renvoyant sans cesse leur pouvoir de rayonnement dans une réfraction mutuelle dynamique qui institue un perspectivisme actif (Kaulbach 1967: 72). 2) Du coup, le pôle du donné, si marqué dans la Kritik der reinen Vernunft, se voit complété (amplifié) par son corrélat, la tâche (Aufgabe) qu’il suscite et qui le transforme. Ce sur quoi les néo-kantiens ont tant insisté et qui n’est anachronique ici que dans sa lettre. Gegeben et aufgegeben se provoquent et se fécondent en se relançant indéfiniment. Ce qui confirme et amplifie la potentialité féconde de l’Urteilen, cette fois délivré de toute compromission avec l’Erklären et libre d’exercer sa fonction productive qui est la vérité cachée (enfouie et d’autant plus puissante) du Setzen. 3) La faculté de juger (Urteilskraft) conquiert sa légitimation au fil de ses interventions en s’affrontant aux structures complexes du monde. On tient là une métaphysique paradoxale qui borde l’expérience sans la surplomber, sans succomber aux mirages d’un méta préétabli - ou terminal. De là l’incitation à parler de dia-physique (pôle des figures du monde) couplée à une dia-logique (pôle des fonctions du sujet). Couplage opérant en effet dans une transversalité sans transcendance. 6 La confrontation entre Analyse et Synthèse 61 Le rebond humboldtien (Humboldt porte-parole de Kant et acteur pour son compte) Faisons le point. Au terme de cette première année à Paris, Humboldt entrelace trois orientations nettement définies: L’examen attentif des œuvres de Condillac lui révèle l’insuffisance criante de l’analyse qui sous-tend le système du philosophe-maître de la pensée française: […] so versteht man sich ewig unrecht, weil sie [die Franzosen] immer nur die logische [d.h.: analytische, P.C.] Bedeutung im Kopf haben und wir immer mehr hineinlegen. (Humboldt 1962, Bd. 2: 154) La résistance à Condillac trouve son expression dans la composition de l’essai Ueber Hermann und Dorothea auquel il travaille presque quotidiennement; cet essai s’alimente au discours fichtéen qui s’avoue sans fard dans le Journal de cette année 1798 et très nettement dans la lettre à Jacobi, lorsque, pour bien marquer la fonction de la synthèse, il parle de “Tathandlung des Geistes oder Willens” qu’il explicite en précisant: “die freie Zeugung des Geistes und Willens aus dem Nichts” (Humboldt 1892: 67). L’imagination productive doit être élevée au statut de créatrice. Ce dont témoigne avec éclat le texte français dédié à Madame de Staël, écrit au cours de l’année suivante, juste avant le départ pour l’Espagne. Comment résister alors à l’envie de soutenir que c’est à l’irruption du langage que Humboldt doit son réveil de la tentation dogmatique à la Fichte, si présente au cours de cette année? A l’automne 1799, on le sait, Humboldt part pour l’Espagne où il découvre le pays basque. C’est-à-dire un peuple dont la culture présente le contraste le plus tranché avec la culture française. Si le peuple français est “mehr gesund als derb” (Humboldt 1892: 64), c’est l’inverse qu’offre ce peuple, cantonné, restreint, mais d’autant plus vif, à l’image de sa langue, “rohe und ungebildete”, mais active et vibrante, l’inverse d’une langue bien faite, mais où les mots et les tournures ne sauraient se réduire à des signes. (Qui, d’ailleurs, ici est miroir? Langue et peuple ne sont-ils pas miroir l’un de l’autre? ) Mais c’est justement cette étroite conjonction qui dit ici l’essentiel, car, de peuplade qu’on serait tenté de le qualifier, le groupe devient peuple - et même nation - par le jeu des échanges qu’il entretient et vivifie dans son parler, sauvé alors du statut condescendant d’idiome. Idiome en un sens, car il est propre à ce peuple, mais, par là même s’érigeant en modèle, ou en commun dénominateur, de toute langue vivante. Comme il le dira un peu plus tard, en méditant cette découverte du basque: “Die Sprache […] ist die gesammte geistige Energie eines Volks, gleichsam durch ein Wunder in gewisse Töne gebannt[…].” (Humboldt 1981: 110) Mais cette puissance de la langue était déjà pressentie dans le texte français de présentation de Hermann und Dorothea, écrit quelques semaines avant le départ pour l’Espagne: […] il faut être élevé dans l’habitude d’une langue, avoir pensé et senti avec elle, pour que chaque phrase et chaque mot se présente à nous avec toutes ses nuances, qu’il réveille tous les souvenirs capables de renforcer l’idée qu’il nous offre. [Et il ajoute une précision résolument anti-condillacienne]: Les mots d’une langue étrangère ressemblent véritablement à des signes morts; au lieu que ceux de la nôtre sont vivants, pour ainsi dire, parce qu’ils se lient à tout ce qui respire autour de nous. (Humboldt 1967: 126) Deux remarques rapides sur ce court passage. Les “signes morts” renvoient, au-delà de Condillac, à tout essai de construire une caractéristique; et “habitude” s’oppose directement à son homonyme dans le français des Idéologues. Il faudrait le rendre par “habitus”, manière d’être et de vivre. Après tout ce qui précède, on peut bien dire qu’avec la langue nous tenons cet “acte de la spontanéité” qui fait tout le pouvoir de la “synthèse” originaire, mais cette fois à découvert, dans les entrelacements du discours, lien vivant de l’âme avec elle-même et avec Pierre Caussat 62 ses partenaires associés, les autres sujets, comme aussi les objets du monde. S’opère alors un déplacement du ich denke - ou du ich tue - au ich spreche; mais ce déplacement vaut renforcement et renouvellement, car on a, au vrai, wir sprechen, es wird gesprochen, wir reden miteinander: réseaux d’opérations dynamiques et alternantes, enchevêtrées, qui rappellent en un sens les organismes vivants, sauf qu’ici l’organisme signale, non un corps visible que je découvre hors de moi, mais un ensemble qui se déploie et s’articule à partir des opérations internes aux sujets parlants. La faculté de juger se voit ici mise au défi d’entendre ce que le sujet jugeant produit à partir d’une fonction sourde et intense; et la tâche n’en est pas simplifiée, au contraire; c’est toujours le plus proche qui est le plus difficile à appréhender. Cassirer fait ici une remarque pertinente: ce n’est pas dans les systèmes de Fichte, de Schelling, de Hegel qu’on trouvera la mise en œuvre de la “Revolution der Denkart” accomplie par Kant: Humboldts Werk erscheint auf den ersten Blick weniger geschlossen als [diese Systeme]. Je weiter er auf seinem Wege fortschreitet, um so mehr scheint er sich in die wissenschaftliche Einzelforschung und in Detailfragen dieser Forschung sich zu verlieren. Aber er durchdringt [Hervorh. P.C.] dies alles mit echtem philosophischen Geist und er lässt das Ganze, dem seine Untersuchung gilt, niemals aus den Augen. (Cassirer 1993: 249) Une Kritik der Sprachkraft prend le relais de la critique kantienne de l’Urteilskraft; c’est, ici comme là, mais amplifié, le même jeu/ conflit entre les évaluations du sujet (parlant) et les opérations de l’objet produit par la parole, et qui est aussi parlant en son genre. Cassirer note que la philosophie de Humboldt “steht […] im Zeichen Einer grossen Idee: im Zeichen eines allumfassenden Universalismus, der zugleich der reinste Individualismus sein und bleiben will” (ibid.). Mais c’est là une corrélation - soit, appelons-la grande idée - qui n’est que la forme la plus voyante - et spéculativement la plus reconnaissable - d’une suite continuée, peut-être même indéfinie, de corrélations: loi et liberté, matériau et forme, son et idée, réceptivité et spontanéité, empirie et philosophie, etc. Tout opère toujours chez Humboldt par collision d’opposés, sans coïncidence, ce qui annulerait le mouvement interne du jeu langagier. Celui-ci ne vit que de ses effervescences continuées, sans possibilité de se laisser réduire à un ordre linéaire. Le jeu de la langue ne se découvre qu’à l’intérieur de sa propre mise en œuvre; impossible, sauf à renoncer à l’entendre, de se mettre en surplomb audessus de lui. C’est là, au fond, la carence des discours philosophiques sur le langage: ils adoptent une posture qui interdit d’emblée la reconnaissance de leur objet (ou plutôt ils lui substituent un objet fantôme). Aussi faut-il revenir aux corrélations qui sont sa vie même et donc aucune n’est prioritaire. Mais s’il fallait désigner celle qui est au cœur de cette effervescence, on devrait en venir à la corrélation matricielle en quelque sorte: la relation je/ tu, c’està-dire au vrai l’interlocution scandée par la corrélation “Interpellation/ Réplique”, ou encore la rythmique des questions et réponses qui mettent en œuvre la dramatique des échanges parlants. On a risqué plusieurs fois déjà le terme de dialogique; il trouve ici son point d’application le plus saillant. C’est toute une scolastique du Logos qui est remise en question. 7 Avec Humboldt, le logos cesse de se donner d’un seul tenant. On a désormais un logos fendu, où la fissure signifie, non pas défaillance, mais invention, construction renouvelée. Ce qui revient à prendre, et à entendre, la langue tout autrement que Condillac. Rappelons: pour celui-ci, la langue repose, comme toute chose, sur la méthode analytique; elle est à l’image de son système: en elle se condensent les impressions fournies par la nature, simplement rassemblées en un réseau de signes qui sont analogues au réseau des impressions La confrontation entre Analyse et Synthèse 63 primaires. C’est là un ordre anonyme, impersonnel, sans sujet, qui fonctionne selon sa propre mécanique, ou grammaire, laquelle se laisse développer dans l’algèbre qu’elle porte virtuellement en elle. Aussi n’y a-t-il en droit qu’une langue qui tend spontanément à sa perfection (langue bien faite). Question: Comment pourrait-il y avoir des langues mal faites (“nos langues vulgaires”)? “Toutes les langues seraient également bien faites si on avait toujours su choisir” (Condillac 1970, Bd 16: 3 - 4); ne reste donc qu’un “mauvais choix” et comment l’expliquer puisque la nature se suffit? Il saute aux yeux que Humboldt se situe tout à fait ailleurs. Il ne saurait y avoir de langue bien faite, puisque toute langue n’est que ce qu’elle se fait, à partir de “choix” qui se produisent au sein de ses opérations; et c’est pourquoi il y a autant de langues que de choix, de stratégies singulières. Aussi n’y a-t-il pas de langue “vulgaire” qui serait encombrée d’arbitraire, de caprices ou de vices. Toutes les langues se valent en tant que projection et construction d’un monde. Les langues ne sont pas composées de signes; elles ne vivent que de sens incarnés dans les mots et les phrases. Bref, la linguistique de Humboldt a abandonné le sol arasé et stérile de la langue condillacienne. Elle explore le monde infiniment varié des langues dont chacune travaille à inventer son monde, participant ainsi à construire le monde. Hypothèse heuristique: Dans la langue (humboldtienne) se déploie le réseau articulé d’opérations contenues à l’état condensé dans la synthèse originaire kantienne. Elle est, en ce sens, une métaphysique autant qu’une poétique spontanée, grosse de potentialités appelées à se réaliser, mais sans garantie absolue, dans le milieu concret, singulier, de la nation qui vit d’elle tout en la faisant vivre. Entre la langue pour Condillac et la langue pour Humboldt il n’y a que pure homonymie; les significations sont radicalement inverses. Conclusion “L’Idéologie et la philosophie critique ne cesseront pas d’être de part et d’autre d’une frontière indépassable.” (Azouvi/ Bourel 1991: 112) Formule trop rigide? Mais comment la refuser, sous peine d’être infidèle et aveugle à tout ce qui se dit et se fait dans ces échanges parisiens de 1798? La courtoisie des échanges ne doit pas servir de prétexte à chercher à tout prix des conciliations introuvables. Et après tout est-ce un drame, si l’inconciliable suscite les examens et les interrogations qui portent en eux, beaucoup moins et beaucoup plus qu’une doctrine, la poursuite de l’aventure critique dont Humboldt apparaît, suivant en cela les suggestions de Cassirer, comme un acteur singulièrement inventif. Si Condillac y tient sa partie, c’est celle d’un interlocuteur, à la fois absent et présent, prétendument éclairé, et dont les lumières répandent une fausse clarté qu’il importe de démasquer en s’orientant dans une tout autre direction. Notes 1 Auxquels je n’ai pu avoir accès pour des raisons de pure contingence, ce qui me conduit à utiliser la traduction française d’Elisabeth Beyer (Humboldt 2001). 2 On notera ici un paradoxe dans la notion de langue bien faite où le fait ne renvoie à un faire que pour le défaire aussitôt au bénéfice d’un passif, d’un réseau qui se produit de lui-même, par sa propre inertie, en quelque sorte. 3 Cette refonte est au cœur des préoccupations de Kant pendant les longues années qui préparent l’élaboration de la Kritik der reinen Vernunft. Sur cette question, les travaux sont nombreux. J’ai retenu, pour faire bref, ceux de Friedrich Kaulbach. Pierre Caussat 64 4 Cassirer propose au passage un correctif: pénétrer, durchdringen (Cassirer 1993: 15). 5 “Das Wirkliche in ein Bild zu verwandeln” (Humboldt 1961: 137): il s’agit ici de l’art, mais celui-ci ne fait que renforcer une puissance de transformation, de métamorphose, par quoi l’image accède au statut d’œuvre parlante. 6 Selon le terme forgé par J. Cohn: “transgredient” (Cohn 1901: 43), transascendance intensive, transcendieren sans terme assigné. 7 Il serait intéressant de poursuivre dans cette voie en citant à comparaître le long passage de Kant sur la corrélation entre le “principe d’homogénéité” et celui de “spécification”, dans l’Appendice à la Dialectique transcendantale (Kant 1968, Bd. 4: 563 sq.), où il est permis de lire une des voies d’attaque du Logos “suffisant”, l’expression d’une logique de la complication opposée à celle de la subsomption (cf. Borsche 1992: 206). Références bibliographiques Azouvi, François / Bourel, Dominique (1991): De Königsberg à Paris. 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