Kodikas/Code
kod
0171-0834
2941-0835
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/61
2004
271-2
Les références à Humboldt dans la linguistique française contemporaine, leurs contextes d'apparition et leurs portées
61
2004
Anne-Marie Chabrolle-Cerretini
Der folgende Aufsatz versteht sich als Beitrag zur Geschichte der Humboldt-Rezeption in der französischen Sprachwissenschaft seit 1950. Ausgehend von einem Textkorpus, das sich vor allem aus sprachwissenschaftlichen Einführungs-, Überblickswerken und Spezialstudien zusammensetzt, versucht die vorliegende Studie herauszuarbeiten, was in den Texten gemeinhin über Humboldt, seine Person, seine Sprachtheorie, sein Programm des vergleichenden Sprachstudiums und seine Sprachbeschreibungen referiert wird. Die genaue Analyse der Verweise auf Humboldt lässt eine fragmentierte und partielle Rezeption erkennen, die sowohl Aussagen hinsichtlich des reellen Kenntnisstandes zu Humboldt in den Sekundärtexten als auch hinsichtlich der aktuellen Ausrichtung der französischen Sprachwissenschaft im Allgemeinen erlaubt.
kod271-20103
Les références à Humboldt dans la linguistique française contemporaine, leurs contextes d’apparition et leurs portées Anne-Marie Chabrolle-Cerretini Der folgende Aufsatz versteht sich als Beitrag zur Geschichte der Humboldt-Rezeption in der französischen Sprachwissenschaft seit 1950. Ausgehend von einem Textkorpus, das sich vor allem aus sprachwissenschaftlichen Einführungs-, Überblickswerken und Spezialstudien zusammensetzt, versucht die vorliegende Studie herauszuarbeiten, was in den Texten gemeinhin über Humboldt, seine Person, seine Sprachtheorie, sein Programm des vergleichenden Sprachstudiums und seine Sprachbeschreibungen referiert wird. Die genaue Analyse der Verweise auf Humboldt lässt eine fragmentierte und partielle Rezeption erkennen, die sowohl Aussagen hinsichtlich des reellen Kenntnisstandes zu Humboldt in den Sekundärtexten als auch hinsichtlich der aktuellen Ausrichtung der französischen Sprachwissenschaft im Allgemeinen erlaubt. Introduction Mon travail se voudrait un état des lieux de ce qui est dit à propos d’Humboldt aujourd’hui dans la linguistique française: comment réfère-t-on à l’homme, sa théorie du langage, son projet de recherche linguistique, ses descriptions de langues. Cette contribution à l’histoire de la réception d’Humboldt est motivée par cette situation singulière qu’avait déjà notée J. Trabant dans Humboldt ou le sens du langage (Trabant 1992: 8) à savoir qu’en dépit de l’apparente présence du linguiste, son esprit n’anime pas la linguistique moderne. A regarder en effet les index nominum des ouvrages de linguistique générale accessibles à un lectorat universitaire nous constatons qu’Humboldt est toujours référencé au moins une fois dans chacun d’eux. Derrière cette constance se cache une grande variété de références et de leur traitement. D’après une telle indexation, en cherchant légitimement un chapitre, voire un paragraphe clairement annoncé en lien avec le linguiste, nous découvrons que la référence va de la note bibliographique au chapitre entier, que le juste et le faux se côtoient allègrement et que la convocation d’Humboldt pour lui-même est statistiquement mise à mal par une référence au théoricien pour mettre en relief une rupture épistémologique ou pour inscrire dans une filiation honorable ou au contraire dégradante un autre linguiste plus récent. Pour autant, si certaines références à Humboldt frisent la caricature, l’ensemble s’avère plus nuancé et de toute façon fort instructif sur la réception complexe d’Humboldt dans la linguistique française d’aujourd’hui. Pour tenter une analyse de cette situation à première vue paradoxale il convenait de mener une étude systématique d’un maximum de textes. Mon corpus est celui qui s’est constitué au K O D I K A S / C O D E Ars Semeiotica Volume 27 (2004) No. 1 - 2 Gunter Narr Verlag Tübingen Anne-Marie Chabrolle-Cerretini 104 fil des années dans le cadre, d’une part de ma pratique d’enseignante en linguistique générale, en histoire de la description des langues et, d’autre part, dans le cadre de mes recherches en histoire des idées. En élargissant mes lectures pour aujourd’hui à plusieurs domaines disciplinaires, j’ai ainsi retenu les ouvrages et les articles qui depuis 1950 sont consacrés intégralement à Humboldt, les livres qui simplement le mentionnent, parmi lesquels des dictionnaires des sciences du langage, des ouvrages généraux ou de spécialité en linguistique, des ouvrages de vulgarisation publiés dans des collections universitaires qui constituent le quotidien des linguistes français. Dans ces textes, j’ai relevé tous les fragments qui convoquent Humboldt en m’intéressant aux contenus informatifs et critiques, à la prise en charge, par l’auteur secondaire de la pensée d’Humboldt et aussi le cas échéant en considérant le traitement de la citation du texte original. J’ai porté mon attention premièrement à l’environnement strictement textuel de la mention à Humboldt, c’est ma première acception de ce que j’appelle contexte d’apparition des références, j’ai recensé ensuite le contexte disciplinaire qui l’accueille, c’est ma deuxième acception du terme, puis j’ai considéré le contexte historique restreint qui peut alors fonctionner comme un révélateur de la particularité de la réception d’Humboldt. J’ai cherché aussi à rendre compte des concepts ou des aspects du projet linguistique qui ont démontré leur capacité à produire des effets dans la linguistique d’aujourd’hui, c’est ce que je désigne par la portée des références. Les réflexions que je vous propose aujourd’hui se distinguent donc d’une reconstruction d’une éventuelle filiation ou d’un courant humboldtien en France et s’apparentent davantage, par une étude de ce qui est dit, à un essai de réponse aux questions où, quand, comment, Humboldt dans la linguistique française d’aujourd’hui, pour terminer par quelques éléments de réponse à la question du pourquoi. Une remarque préliminaire sur le corpus s’impose. Le choix de présenter le corpus, en annexe, non pas par ordre alphabétique, mais chronologiquement, mêlant ainsi les œuvres d’Humboldt disponibles en français, les principaux travaux critiques français et les textes secondaires, permet d’anticiper sur ce qui pourrait être dit sur les possibles sources de référence pour les auteurs secondaires. Jusque dans les années 70, seuls les textes De l’origine des formes grammaticales et la Lettre à M. Abel Rémusat dans la traduction d’A. Tonnelé sont accessibles. Les auteurs comme L. Tesnière et G. Mounin citent d’après l’original et traduisent eux-mêmes. L. Tesnière cite également comme source un article de Vendryes de 1942 paru dans le Bulletin de la Société linguistique de Paris. Viennent ensuite en 1974 le travail critique de P. Caussat et les traductions de La tâche de l’historien, La recherche linguistique comparative, Le duel et l’Introduction à l’œuvre sur le kavi réunis dans Introduction à l’œuvre sur le kavi et autres essais. C’est le texte le plus cité. Nous trouvons ensuite dans un livre de 2003 l’unique référence à La révolution copernicienne du langage dans l’œuvre de W. de Humboldt (Hansen-Love 1972) et c’est tout pour les références affichées. Il y a de toute évidence deux types de textes qui ne se rencontrent pas: les textes critiques de spécialistes et les autres textes secondaires. Ce qui veut dire que peu de discours critiques soutenus et nouveaux sont réinjectés dans les ouvrages secondaires. Cette visualisation permet de ne pas accorder trop d’audience à une allégation souvent entendue, qu’en français, il n’y a pas beaucoup d’écrits sur le linguiste. Pour la période allant de 90 à aujourd’hui, c’est flagrant, les livres existent, mais ne sont pas recherchés. À ce bilan déconcertant, il faut tout de même apporter une exception. Celle de la collaboration de P. Caussat à de nombreux ouvrages généraux comme celui de Jacob en 1973 qui connurent une Les références à Humboldt dans la linguistique française contemporaine 105 diffusion plus importante que d’autres textes de spécialistes. Cette réalité m’a incitée à consulter en priorité les textes des non-spécialistes. Sachant que nous pouvions compter sur la fiabilité des textes des spécialistes, il s’imposait de chercher à rendre compte des idées circulant dans les discours secondaires. Ma première observation porte sur le fait que le projet humboldtien d’une “encyclopédie complette et universelle des langues connues” (GS III: 327) n’est que très rapidement cité et traité et cela uniquement dans les ouvrages ou articles consacrés exclusivement à l’auteur. Cette absence de référence à la mise en perspective de la théorie du langage d’Humboldt constitue une donnée assez déterminante de l’espace philosophique et linguistique dans lequel on pense Humboldt aujourd’hui en France. Son approche anthropologique de la linguistique est la grande absente, alors même qu’elle peut aujourd’hui constituer le champ de ressource pour notre discipline qui, comme le rappelle, dans un autre contexte C. Hagège (1985), a de beaux jours devant elle si c’est bien l’homme qu’à travers l’étude du langage elle prend pour objet véritable. Il est ainsi fait principalement référence à la théorie du langage et à l’essai typologique des langues comme seul apport à la description des langues. Si l’on est d’accord pour dire que la caractéristique et la richesse de l’écriture d’Humboldt résident dans le fait que tout se tient, qu’un concept en entraîne un autre, qu’un concept est relié à un principe méthodologique, à une perspective d’étude, il faut s’attendre à un jeu nouveau de mise en relief et de liens redistribués entre les différents concepts pour faire sens hors d’une linguistique humboldtienne. M’appuyant sur ce constat, je vais organiser mon propos en deux parties. La première sera consacrée aux références à la théorie du langage en linguistique générale et dans le champ disciplinaire connexe que constitue l’ethnolinguistique. La seconde partie plus rapide traitera de la réception de l’apport d’Humboldt à la description des langues. Les références à la théorie du langage Le processus dynamique du langage La principale caractéristique de la pensée d’Humboldt qui se voit traitée est l’idée que le langage est un processus dynamique. Celle-ci est exposée de façon plus ou moins approfondie selon le concept choisi pour la représenter et dans le cas d’un développement théorique important selon le concept placé au centre de cette construction. Trois concepts sont de loin les plus mentionnés, définis et parfois discutés. Il s’agit des concepts d’Energeia, d’Innere Sprachform et de Weltansicht. Ces concepts qui concourent à la formalisation du lien singulier entre une langue, une culture et la pensée sont pourtant souvent dissociés. Les deux concepts qui apparaissent isolément sont ceux d’Energeia et de Weltansicht. Le couple conceptuel Ergon/ Energeia peut être sous-entendu, comme dans ce paragraphe sur le romantisme allemand et les nouvelles manières de comprendre le langage “le langage n’est pas un tout achevé, figé, il est une énergie en activité constante” (Siouffi/ Van Raemonck 1999: 26) ou apparaître explicitement dans un texte soit en grec et en traduction, soit exclusivement en français. Il est en tout cas celui qui présente le plus d’occurrences. Est-ce sa formulation dichotomique qui en rappelle d’autres, sa puissance mnémotechnique, D. Thouard aura beau rappeler la fixation erronée de la pensée d’Humboldt dans ces deux concepts grecs (Thouard 2000, 2002), la formule a plu. Anne-Marie Chabrolle-Cerretini 106 L’opposition Ergon/ Energeia est ainsi exprimée en français: langue / parole Tesnière 1959 produit / force active Mounin 1967 ouvrage fait / activité en train de se faire Humboldt/ Caussat 1974 ouvrage réalisé / activité Malmberg 1991 produit ou œuvre / production ou activité Nef 1993 produit / production Paveau - Sarfati 2003 A partir de ces exemples, il est possible de déceler la place accordée à Humboldt dans la reconnaissance des deux objets. Le concept d’Energeia est parfois mis en avant pour le situer comme le précurseur de la dichotomie saussurienne langue / parole qui est d’ailleurs la première traduction qui sera donnée par L. Tesniere (Tesnière 1959: 16). Ensuite, sous l’influence sans doute du courant énonciatif, l’opposition insiste davantage sur l’idée d’activité. Le couple conceptuel est parfois également le seul représentant de l’apport théorique d’Humboldt et il est alors investi du pouvoir de signifier la rupture avec une vision antérieure statique de la langue. ergon / energeia ↓ ↓ organismus Le concept d’Energeia est parfois relié à celui d’organisme qui a l’insigne valeur de marquer l’époque, l’apport des sciences de la nature à la réflexion linguistique du début du XIX e siècle. La citation suivante est représentative de cette approche: “Humboldt adapte à l’analyse des langues un modèle de type ‘organique’ que Goethe avait développé à propos des plantes” (Siouffi/ Van Raemonck 1999: 19). pensée ↔ ↔ energeia ↔ ↔ réalité ↓ ↓ forme interne Le concept d’Energeia entre aussi dans une configuration plus complexe. L’activité du langage est alors présentée comme une médiation entre la pensée et la réalité. Ce processus continu alimente la forme interne du langage. En général le développement de l’idée que le langage est une activité ininterrompue abordée à partir du concept d’Energeia atteint sa limite d’exposition avec la citation du concept de forme interne (Innere Sprachform) qui est alors rarement donné en allemand, signe peut-être d’une difficulté à le cerner dans toute sa dimension. On peut trouver alors à la suite de l’exposé de cette première idée un développement du concept de vision du monde (Weltansicht) formalisant de façon toute aussi atomisée un lien diversement défini entre la langue et la culture. Il me semble que, dans ce genre de configuration, l’activité créative prêtée avec enthousiasme au langage n’est perçue que dans sa dimension synchronique, la langue en fonctionnement, et que les auteurs ne projettent pas dans le temps cette propriété qui permet aussi de comprendre l’évolution singulière d’une langue. C’est peut-être là une explication possible Les références à Humboldt dans la linguistique française contemporaine 107 à la réception confuse de la contribution typologique d’Humboldt que nous aborderons plus loin. L’idée de production active est également rapportée sans citation au risque, me semble-til, de tomber dans l’indifférenciation entre ce qui est désigné par l’Energeia c’est-à-dire le mode universel d’activité de l’esprit humain et la forme interne, l’essence de l’individualité de la langue, lieu d’interdépendance créatrice entre langue, pensée et peuple. Les développements sur le processus dynamique du langage à partir du concept de forme interne sont rares, mais parviennent à suggérer qu’Humboldt a proposé une façon nouvelle de penser le langage. Cette innovation n’a pas échappé à quelques auteurs qui introduisent par ce concept l’originalité d’Humboldt tout en rappelant que ce dernier ne crée pas le concept, mais qu’il ne lui donne pas forcément la même définition que ses contemporains. Tous, alors, reconnaissent qu’il en développe la richesse en le plaçant au cœur de sa théorie. Dans les ouvrages consultés, on remarque aisément la difficulté à exposer le concept de forme interne alors qu’il ne fait aucun doute que les auteurs ont bien saisi pourtant sa place centrale dans la théorie du langage. L’exemple de Paveau et Sarfati me semble témoigner de cette conscience que le concept de forme interne cherche à intégrer plusieurs dimensions de la langue reliées entre elles sans les confondre et de la complexité à faire apparaître les liens. Le paragraphe commence par une définition de la forme interne attribuée à Hansen-Love par rapport à laquelle les auteurs ne s’impliquent pas: La forme interne du langage La notion de “forme interne du langage” (Innere Sprachform) vise à qualifier, selon l’analyse de O. Hansen-Love (1972: 70), “la simple expression” de “l’unité d’un rapport”. (Paveau/ Sarfati 2003: 16) Ensuite la richesse du concept est traitée autour de trois principes: Le thème précédemment évoqué est au centre de la réflexion de Humboldt. Il donne lieu à une patiente élaboration dont le développement permet de reconnaître trois grands principes directeurs: - Le langage est un mode d’activité de l’esprit humain. Selon une distinction classique, héritée de la philosophie grecque, le langage est energeia (production) et pas seulement ergon (produit); - Le langage unifie une dimension spirituelle à une matière sonore sensible. A ce principe se rattache une notion originale de la spécificité du signe linguistique, appréhendé dans une perspective dynamique: “Chaque langue est déjà pourvue d’un substrat matériel travaillé par les générations antérieures depuis un passé lointain qui nous échappe; et […] l’activité spirituelle qui profère la pensée en l’incarnant dans l’expression a toujours affaire à un contenu déjà donné et opère une réorganisation plutôt qu’une production au sens rigoureux du terme” (cité par P. Caussat, 1974: 73) - La forme interne du langage détermine pour chaque idiome un mode d’organisation particulier. Cette économie distinctive gouverne un ensemble de rapports de dépendance entre les diverses unités qui la constituent: “[La langue] partage la nature de tout ce qui est organique dans la mesure où chaque élément n’existe que par l’autre et où leur somme ne subsiste que grâce à l’énergie unique qui sature l’ensemble […] la phrase la plus simple engage, pour autant qu’elle implique la forme grammaticale, l’unité de tout le système”(ibid.: 73)”. (Paveau/ Sarfati 2003: 16 -17) On le constate, les écueils d’une définition du concept sont suggérés, mais ne sont pas développés. Nous comprenons ainsi que la forme interne n’est pas l’équivalent de la structure chez Saussure et qu’elle se distingue de la matière et des manifestations linguistiques. La Anne-Marie Chabrolle-Cerretini 108 définition du concept est généralement tirée du côté de sa matérialité sonore, une existence extérieure et perceptible. C’est dans la syntaxe structurale de L. Tesnière conçue dans la perspective de l’enseignement du français puis d’autres langues parlées en Europe que nous lisons des références élogieuses aux concepts de forme interne et d’Energeia et surtout que nous allons les voir projetés comme fondement d’une étude syntaxique de la phrase, dans une dimension autonome à l’égard du sémantique et du morphologique. C’est la notion de connexion qui est à la base de toute la syntaxe structurale. Ainsi dans une phrase que nous inventons du type “Humboldt écrit”, Tesnière va au-delà d’une analyse superficielle, purement morphologique qui nous ferait dire qu’elle est constituée des deux éléments: 1 Il y a un homme qui s’appelle Humboldt 2 Quelqu’un écrit Pour Tesnière il faut rajouter la connexion, le lien syntaxique qui unie les deux premiers éléments, car, selon lui, quand nous produisons ou entendons la phrase “Humboldt écrit”, nous concevons aussi que Humboldt est acteur du procès “écrire” et que celui qui écrit est Humboldt. Pour Tesnière c’est la connexion qui donne à la phrase son caractère organique et vivant, et qui en est comme le principe vital. Les termes choisis sont sans équivoque sur l’affinité théorique de Tesnière par rapport à Humboldt: C’est d’ailleurs la notion de connexion qu’exprime le nom même de syntaxe, en grec “mise en ordre, disposition”. Et c’est également à cette notion, purement intérieure le plus souvent, que correspond la Innere Sprachform “forme intérieure de la langue” de Guillaume de Humboldt. (Tesnière 1959: 12-13) et encore Si depuis plus d’un siècle qu’a été conçue la notion féconde de Innere Sprachform, la linguistique n’en a encore rien tiré, c’est que, sous l’influence trop exclusive des “morphologistes” elle posait que seuls relevaient d’elle les faits de langue saisissables sous une forme matérielle, donc extérieure. C’était nier a priori la Innere Sprachform, qui est par définition intérieure. (Tesnière1959: 13) Il met en avant son exploitation de la notion de forme interne pour proposer une syntaxe dynamique ou fonctionnelle, comme il l’écrit en 1933, qui aura pour objet l’étude de l’organisation de la phrase vivante et qui se distinguera d’une syntaxe statique qui privilégie l’étude des catégories grammaticales. Pour Tesnière l’objet de la syntaxe est l’étude de la forme interne de la phrase ce qui la distingue de la morphologie qui s’occupe de la forme extérieure. L’étude de la structure d’une phrase est l’étude de la hiérarchie de ses connexions que visualise le stemma. Ce dernier exprime pour Tesnière l’activité parlante, l’Energeia d’Humboldt qu’il traduit, nous l’avons vu par parole en opposition au résultat de cette activité, l’Ergon. Pour Tesnière, l’activité du langage est de transformer les connexions de l’ordre structural en séquences de l’ordre linéaire qui prendra ensuite une enveloppe phonétique qui lui donnera sa forme extérieure. Le plan sémantique est parallèle au plan structural puisque ce dernier n’a d’autre objet que de rendre possible l’expression de la pensée, soit le plan sémantique. Les références à Humboldt dans la linguistique française contemporaine 109 La syntaxe de Tesnière est toujours pratiquée et discutée en Traitement Automatique des Langues et l’est aussi en syntaxe générale. Un ouvrage de 1991 dans la collection Premier cycle consacre un chapitre d’exercices de syntaxe de Tesnière sur la résolution de l’ambiguïté par l’application de la transformation de l’ordre structural en ordre linéaire. Il propose aussi des prolongements sur les notions d’actants et de circonstants. Deux particularités à signaler pour ce livre plutôt prisé, il n’est jamais fait mention d’Humboldt et un autre chapitre est consacré à la syntaxe de G. Guillaume qui, on le sait, place, lui, la syntaxe sous la dépendance de la morphologie. Nous en arrivons au troisième concept, régulièrement mentionné en linguistique générale, il s’agit de celui de Weltansicht. Comme celui d’Energeia, il peut constituer la seule mention à Humboldt. En ce cas, comme pour l’Energeia encore, les auteurs lui accordent un certain crédit et une certaine facilité à faire sens. Le rapprochement s’arrête là, car si la dichotomie Ergon/ Energeia est toujours correctement rapportée malgré des traductions ponctuelles des auteurs, il n’en est pas toujours de même pour le concept de vision du monde. La mention isolée à la vision du monde met en évidence l’absence de référence au projet d’anthropologie linguistique entièrement tourné vers la recherche des identités des langues. Malgré cette occultation qui banalise la portée du concept, le plus préjudiciable est que le concept sorti de ce plan de recherche et dégagé de l’appareil conceptuel dans lequel il prend place devient alors fort malléable jusqu’à prendre des acceptions plus ou moins erronées qui semblent avoir été reproduites par des auteurs pressés. Le contexte d’apparition de la référence est révélateur de la dimension théorique que l’auteur va accorder au concept, le concept est cité dans des paragraphes intitulés “langue et culture”, “relativité linguistique”, “langue et pensée” et “déterminisme linguistique”. Dans les paragraphes “langue et culture” et “langue et pensée”, la problématique des rapports entre langue/ culture/ pensée est abordée généralement dans une dimension historique et nous découvrons une courte liste de philosophes et linguistes ayant alimenté ce débat multiséculaire. À la suite des mentions de Locke, Herder, nous lisons par exemple que Humboldt reprend l’idée d’Herder selon laquelle une langue est l’expression du génie populaire, qu’il approfondit le lien d’interaction qui conditionne le rapport langue/ culture, nous lisons également que pour Humboldt chaque langue reflète sa propre vision du monde, le propos étant placé sous l’autorité du concept allemand donné entre parenthèse. Nous sommes loin de question de conceptualisations linguistiques, de découpage linguistique du réel, de saisie par l’esprit de la réalité extra-linguistique. Les assertions posent, en fait, plus de questions qu’elles n’apportent de lumière. Dans aucun texte un lien n’est fait avec la structure de la langue et la notion de caractère. Dans ce type de configuration nous passons généralement très vite à l’idée que cette formalisation sera “rediscutée”, “améliorée”, “trouvera son renforcement théorique dans le cadre de l’anthropologie linguistique américaine” grâce à F. Boas, à Sapir et Whorf ou encore “trouvera sa pleine expression dans l’hypothèse Sapir et Whorf”. C’est dans ces rappels que nous lisons qu’Humboldt conçoit la langue comme “un prisme ou une grille recouvrant la réalité extra-linguistique” (Delbecque 2002: 162). Par le jeu de réécritures, on a raccourcit un petit passage, me semble-t-il, de Stephan Ullman qui écrivait en 1952 à propos d’Humboldt: Cette philosophie refusait de voir dans la langue un outil passif de l’expression. Elle l’envisageait plutôt comme un principe actif qui impose à la pensée un ensemble organisé de distinctions et de valeurs. Tout système linguistique renferme une analyse du monde extérieur qui lui est propre et qui diffère de celle d’autres langues ou d’autres étapes de la même langue. Dépositaire de l’expérience accumulée des générations passées, il fournit à la génération future Anne-Marie Chabrolle-Cerretini 110 une façon de voir, une interprétation de l’univers, il lui lègue un prisme à travers lequel elle devra voir le monde non linguistique. (Ullman 1952: 300) La métaphore du prisme à laquelle on ajoute régulièrement l’adjectif “déformant” (Garric 2001: 27) est un réel succès. On la retrouvera chez Mounin qui est sans doute un des relais de ce condensé difficile à accepter. Quand le concept de vision du monde apparaît dans les paragraphes intitulés “relativité linguistique” ou “déterminisme linguistique”, c’est généralement l’interprétation forte du rapport langue/ pensée/ peuple qui est favorisée au point de parler de conception du monde, de Weltanschauung: “A la formule célèbre de Humboldt, selon qui une langue est une ‘vision du monde’ (Weltanschauung) répond dans la définition de Martinet des mots qui vont dans le même sens: la langue est qualifiée d’instrument de communication selon lequel l’expérience humaine s’analyse, différemment dans chaque communauté” (Baylon/ Mignot 1999: 36). Cette lecture fausse de la pensée d’Humboldt est très fréquente et démontre que les textes du linguiste sont méconnus. Si l’on prend l’unique exemple des textes de 1820, 1822 et de 1827 dans lesquels apparaissent les cinq premières occurrences de Weltansicht qui sont traduites par P. Caussat, J. Trabant et D. Thouard, on ne peut que constater le déficit de lecture de première main qui aurait évité pourtant des contre-sens navrants: - Première occurrence. Discours à l’Académie 1820: “Du fait de la dépendance réciproque de la pensée et du mot, il est clair que les langues ne sont pas à proprement parler des moyens pour présenter une vérité déjà connue, mais, au contraire, pour découvrir une vérité auparavant inconnue. Leur diversité n’est pas due aux sons et aux signes: elle est une diversité des visions du monde elles-mêmes.” (Thouard 2000: 101) “La dépendance mutuelle et complémentaire de la pensée et du mot a pour conséquence évidente que les langues sont moins des moyens destinés à représenter la vérité déjà connue, que des moyens promis à la découverte de la vérité jusque-là insoupçonnée. La diversité qu’elles révèlent ne portent pas sur les sons et sur les signes: elle concerne la manière même d’appréhender le monde.” (Caussat 1974: 88) “Par la dépendance mutuelle de la pensée et du mot il devient évident que les langues ne sont pas des moyens pour représenter la vérité déjà connue au préalable mais beaucoup plus des moyens pour découvrir la vérité encore inconnue. La diversité des langues n’est donc pas une diversité de sons et de signes mais une diversité des visions du monde.” (Trabant 2000: 82- 83) - Deuxième occurrence. Discours à l’Académie 1820: “S’il y a en effet dans les langues parvenues à une culture supérieure une vision du monde originale, il doit y avoir une proportion entre celles-ci, non seulement prises ensembles, mais également par rapport à la totalité de toutes les langues pensables.” (Thouard 2000: 109) “Car si, avec les langues qui sont parvenues aux élaborations les plus hautes, on a affaire à autant de perspectives originales sur le monde, il doit y avoir un réseau de relations qui les relie sans doute entre elles mais, surtout, à l’unité totalisante de toutes les perspectives possibles.” (Caussat 1974: 92) - Troisième occurrence. Ueber den Nationalcharakter der Sprachen 1822: “J’ai cherché, dans une de mes précédentes conférences académiques, à attirer l’attention sur le fait que la diversité des langues excède une simple diversité des signes, que les mots et la syntaxe forment et déterminent en même temps les concepts, et que, considérées dans leur contexte et leur influence sur la connaissance et la sensation, plusieurs langues sont en fait plusieurs visions du monde.” (Thouard 2000: 131) “Dans une de mes précédentes leçons, j’ai tenté d’attirer l’attention sur le fait que la différence outrepasse la simple différence des signes, que les termes et les emboîtements de termes forment et déterminent en même temps les concepts et que, eu égard à la connexion qu’elles présentent Les références à Humboldt dans la linguistique française contemporaine 111 et à l’influence qu’elles exercent sur la connaissance et l’affectivité, une pluralité de langues équivaut en fait à une pluralité de visions du monde.” (Caussat 1996: 434) - Quatrième occurrence. Ueber den Nationalcharakter der Sprachen 1822 “Mais en lui-même, le gain issu de l’influence de la langue se traduit de deux manières: par une capacité linguistique accrue et par une vision du monde originale.” (Thouard 2000: 149) - Cinquième occurrence. Ueber den Dualis 1827 “Mais le langage est tout autre chose qu’un simple instrument servant à opérer la compréhension; il est la réplique de l’esprit et des perspectives que les sujet parlants projettent sur le monde; l’échange social n’est que l’auxiliaire indispensable qui lui permet de se déployer.” (Caussat 1974: 119) De plus, la référence à Humboldt ne dépasse pas ces formules succintes. La curiosité n’est pas poussée vers ce qui alimente ces perspectives originales sur le monde, mêmes limitantes et contraignantes, ni vers quels plans de la langue ou du discours il faut se pencher pour les appréhender. En fait dans ces paragraphes Humboldt n’est pratiquement jamais cité pour luimême. Il est convoqué comme homme charnière dans la rupture avec une conception dualiste du langage. Il est celui qui pose le principe d’une relation constante et constructive entre la pensée et la langue. Celui qui dépasse la relation décalée chronologiquement entre la langue et la pensée formée pour envisager un rapport organique entre le linguistique et la pensée qui se forme. Les corollaires de cette conception du langage ne sont pas pour autant discutés, la question de l’origine du langage est traitée uniquement, par exemple chez Malmberg en 1991. L’exposé chronologique sur les fonctions que l’on a prêtées tour à tour au langage humain ramène résolument Humboldt au passé. Certes Humboldt est toujours présenté en rupture par rapport à ses prédecesseurs, les Grammaires Générales pour Ducrot, Condillac pour Bronckart. La fonction de synthèse humboldtienne permettant d’envisager non plus seulement une unique activité d’expression, mais aussi une activité de compréhension du monde encore inconnu et de l’expérience humaine est soulignée comme une avancée par rapport à la fonction d’analyse condillacienne. Par contre Humboldt est tenu éloigné du paradigme de la modernité incarné par les fonctions de représentation et fonction symbolique pour lesquelles on cite abondamment Sapir et, parfois, Piaget pour la fonction symbolique. Ce qui semble important dans les textes les plus récents, c’est de corriger la paternité de l’hypothèse de Sapir et Whorf et de reconnaître à Humboldt le génie de la première formalisation. Ce discours sera sensiblement inversé en ethnolinguistique où l’étude porte justement sur les corrélations susceptibles d’exister entre langue et culture. Nous trouvons ainsi des références du type: “L’ethnolinguistique est fondée comme on sait sur une conception humboldtienne du langage ‘energeia’ et non ‘ergon’ mise en évidence dans la fameuse hypothèse Sapir-Whorf” (Rabanales 1979: 97) ou “Il faudrait citer pour mémoire Humboldt qui est à juste titre le pionnier de l’ethnolinguistique” (Fribourg 1978: 104) ou encore Alvarez-Pereyre qui dans un article sur les questions de théorie dans la discipline cite le concept de vision du monde au même titre que ceux de langue et parole comme des concepts utilisés par elle (Alvarez-Pereyre 1980: 146). La portée du concept de vision du monde est visible particulièrement dans la théorie des champs lexicaux. Chez Drettas nous lisons: “Les linguistes du champ se présentent explicitement en rupture par rapport au passé, et c’est au moyen d’une double référence: celle à Saussure d’une part et à Humboldt d’autre part” (Drettas 1981: 9). En effet la théorie du champ lexical renvoie à l’idée que le lexique n’est plus conçu comme une nomenclature, un répertoire, mais bien comme une architecture de Anne-Marie Chabrolle-Cerretini 112 sous-systèmes dont les éléments, les mots n’ont de sens que par leurs relations d’opposition et de ressemblance. Le champ lexical est ainsi un ensemble de formes qui correspond à un domaine de sens. Cette organisation lexicale devait rendre compte d’un certain découpage conceptuel. Mounin dans Les problèmes théoriques de la traduction mettra en avant cette même notion de champ lexical (qu’il appelle champ sémantique) comme étant une application “de la vieille idée de Humboldt que la parole en réalité n’est pas composée par l’assemblage de mots prééxistants, mais qu’au contraire les mots résultent de la totalité de la parole” (Mounin 1963: 72). Humboldt et la description des langues Classification La contribution d’Humboldt au grand élan de classification des langues qui caractérise le début du XIX e siècle est diversement située méthodologiquement et théoriquement. Si la vox populi véhicule l’idée que Humboldt est le fondateur du comparatisme, cette paternité usurpée ne prend appui sur aucun texte secondaire étudié. Une lecture attentive montre qu’il est au contraire présenté comme le continuateur des frères Schlegel, qu’il est au même titre que Schleicher, l’auteur d’une des premières typologies. Si Mounin (1967: 174) souligne l’implication institutionnelle d’Humboldt dans le développement de la Grammaire comparée en Allemagne, en faisant en sorte que Bopp occupe la chaire de sanscrit à Berlin, il est bien clair pour le linguiste français que c’est Bopp qui est à l’origine de la linguistique indo-européenne. Une infime ambiguïté est peut-être à relever chez Sarfati qui, dans un paragraphe intitulé “La grammaire comparée”, présente en première occurrence Humboldt comme “l’artisan du domaine indo-européen”. Peut-être que la modalité de sa participation à l’édification de cette linguistique est insuffisamment précisée même si la suite nous indique clairement qu’il est le continuateur d’A. Schlegel (Paveau/ Sarfati 2003: 11). De même dans la présentation d’Humboldt comme “grammairien comparatiste” (Fuchs/ Le Goffic 1996: 15) il est possible d’hésiter sur l’appartenance d’Humboldt à ce grand mouvement indo-européen du XIX e siècle. Si cette association abusive d’Humboldt avec le début du comparatisme allemand nous est épargnée dans les textes de notre corpus, la référence à la typologie est plus problématique. D’une part la distinction entre le classement génétique, par définition historique, fondé sur une communauté d’origine et le classement typologique fondé sur une communauté de structure est rarement explicitée sauf chez Tesnière (1959: 30) et Martin (2003: 78 -79): “La linguistique générale développe une autre sorte de typologie, non plus génétique mais structurelle. […] Au XIX e siècle, le critère le plus utilisé (d’abord par les frères Schlegel, puis par W. von Humboldt, puis vulgarisé par A. Schleicher) était celui de l’intégration plus ou forte des éléments linguistiques les uns dans les autres […].” De cette absence de distinction naît sans doute le fait que l’on prête à Humboldt une participation à la Grammaire Comparée alors que son projet n’est pas orienté vers l’établissement des filiations et qu’il s’est défendu à plusieurs reprises d’un intérêt scientifique à fonder la recherche linguistique sur un tel objectif. D’autre part, la référence à la classification pêche par un manque de précisions. “Continuateur de la typologie d’A. Schlegel” (Paveau/ Sarfati 2003: 11) ou auteur d’une “classification à indice psychologique” (Hagège 1982: 5), Humboldt est enfermé dans un paradigme aujourd’hui contesté auquel il n’a jamais souscrit, en connais- Les références à Humboldt dans la linguistique française contemporaine 113 sance de cause. A. Schlegel présente dans Observations sur la langue et la littérature provençales sa distinction des langues en trois classes sur le principe de leur structure grammaticale: “les langues sans aucune structure grammaticale, les langues qui emploient des affixes et les langues à inflexions” (Coseriu 1973: 242). Humboldt a distingué, lui, trois procédés ou méthodes d’articulation de la phrase dont deux sont définis positivement et un troisième par défaut incluant l’incorporation. Quant à l’idée de perfection présente chez F. Schlegel servant l’établissement d’une hiérarchie entre les langues, Humboldt ne la suit pas. Là encore, le sujet est peu développé sur le fond. Aucune référence, par exemple, à l’article de Coseriu (1973) sur les mauvaises interprétations du travail d’Humboldt. Seul, Tesnière, bien plus tôt, s’engage dans des explications. La tendance est plutôt à la reconduction de lieux communs et au maintien de certaines équivoques à l’instar de l’expression d’Hagège déjà citée qui sans aucune explication relègue d’emblée Humboldt pour un lecteur d’aujourd’hui non averti, dans un passé pré-scientifique éminemment subjectif. L’anthropologie linguistique Ma dernière citation d’une référence à Humboldt, cette fois pour l’esprit de son anthropologie linguistique, sera celle de F. Rastier qui cherche à poser depuis quelques années les principes d’une sémiotique des cultures. Dans ce cadre, il tente une définition du texte comme “une suite linguistique empirique attestée, produite dans une pratique sociale déterminée, et fixée sur un support quelconque.” (Rastier 2001: 21) qui en tant que tel est susceptible de constituer l’objet d’une étude particulière se distinguant d’une étude de phrases ou d’énoncés. Il rejoint alors Humboldt sur son programme de caractérisation puisqu’”une sémiotique des cultures se doit d’être différentielle et comparée, car une culture ne peut être comprise que d’un point de vue cosmopolitique ou interculturel: pour chacune, c’est l’ensemble des autres cultures contemporaines et passées qui joue le rôle du corpus. En effet, une culture n’est pas une totalité: elle se forme, évolue et disparaît dans les échanges et les conflits avec les autres” (Rastier 2001: 281). Conclusion À mettre bout à bout les présentations d’Humboldt recueillies nous obtenons une représentation assez juste et complète de l’homme et de sa situation dans le monde des idées depuis le XIX e siècle. On note son érudition à la fois marquée par l’Allemagne et sa dimension universelle: “érudit et savant allemand” (Paveau/ Sarfati 2003), “esprit universel” (Mounin 1967), “homme hautement cultivé” (Mounin 1967), son savoir tant linguistique que philosophique, “philologue” (Mounin 1967, Delbecque 2002), “philosophe” (Siouffi/ Van Raemonck 1999), “philosophe-linguiste” (Habermas 2001), “linguiste et philosophe” (Habermas 2001), “linguiste de grande classe” (Tesnière 1959). C’est un homme de pouvoir, “homme influent” (Mounin 1967), façonné par le XVIII e siècle qui proposera une approche anthropologique du langage encore inégalée au XXI e siècle sur son aspect programmatique: “le maître” (Jacob 1973), “homme du XVIII” (Garric 2001), “penseur allemand du XIX e qui révolutionne la manière de concevoir le langage” (Siouffi/ Van Raemonck 1999), “homme marquant la transition des Lumières au XIX e ” (Nef 1993), “romantique” (Paveau/ Sarfati 2003). De même si nous rassemblons tous les linguistes et les philosophes cités pour signifier une différence avec Humboldt ou, au contraire, des liens théoriques, nous pouvons être plutôt Anne-Marie Chabrolle-Cerretini 114 satisfaits par le réseau qui se tisse autour de lui. Convoqué pour lui-même, Humboldt est alors présenté en rupture avec les penseurs du XVII e et XVIII e soit respectivement, les grammairiens de Port-Royal et Condillac. Il est associé à Goethe pour la métalangue, à Herder et Kant pour sa thèse philosophique sur le langage. Les linguistes contemporains que l’on met en relation avec Humboldt sont assez nombreux et le choix reflète la réalité des influences. Saussure et Hjelmslev sont les plus cités dans le contexte de la description de la structure des langues, Sapir, Whorf et Boas pour la poursuite américaine de l’étude de la vision du monde avec les excès interprétatifs que l’on sait. Cassirer est appelé pour pérenniser la dimension philosophique. Tesnière et Guillaume sont convoqués pour la définition des niveaux d’analyse syntaxique et le processus dynamique du langage. La référence d’une filiation humboldtienne de Chomsky est assez fréquente. Curieusement, la mention d’une affinité entre les deux théoriciens ne se trouve que dans les seuls chapitres consacrés au nordaméricain pour valoriser son inscription dans l’histoire des idées linguistiques. Ceci révèle sans doute que la grammaire générative bénéficie encore aujourd’hui d’un traitement à part et que ce rapprochement, démenti, textes à l’appui, notamment par J. Trabant (2000) et H. Meschonnic (1978) ne tombe pas systématiquement sous le sceau de l’évidence pour qui aborde Humboldt pour lui-même. En fait, la synthèse est trompeuse. En France, l’homme n’est pas perçu dans toute sa dimension historique et intellectuelle et la réception de son œuvre se caractérise par un éclatement théorique. Le premier constat est l’absence de références à la globalité du projet de recherche humboldtien qui s’articule autour d’une théorie complète du langage. On pourrait être tenté de dire que nous n’entrons jamais dans la linguistique d’Humboldt et que l’approche de la diversité n’est pas le moteur de la linguistique française. Pourtant quelques concepts et quelques aspects de sa pensée vont fonctionner dans une dimension qui n’est pas humboldtienne. Je ne voudrais pas avoir la responsabilité de terminer la journée par une note de pessimisme. En fait, nous savons bien que ce qui est dit fait sens autant que ce qui est passé sous silence. A regarder ce qui est dit d’Humboldt, à chercher les raisons, parfois, pour lesquelles il est convoqué nous pouvons nous interroger avec angoisse sur l’avenir de la linguistique française. Par contre, à mettre en relief ce qui n’est pas mentionné nous pouvons croire en effet, avec H. Meschonnic à un futur pour Humboldt et pour notre discipline (Meschonnic 1995, 1999). Nous remarquons tout d’abord l’absence d’une théorie du langage nourrie par l’ensemble des disciplines des sciences humaines et mise à l’épreuve des terrains d’application comme l’activité traduisante et l’enseignement des langues. C’est aussi la littérature qui n’est pas abordée dans sa dimension anthropologique alors qu’elle peut être pensée comme le porteparole privilégié de l’esprit humain, comme le témoin d’une approche du monde et de l’expérience mise en commun et constituer un accès à l’altérité incontournable. C’est également l’approche de la diversité des langues par leur caractérisation qui est tout à fait délaissée. Il nous faut donc compter sur une saturation des intérêts développés par la linguistique d’aujourd’hui et un travail sérieux sur les textes pour comprendre Humboldt et lui réserver l’accueil que la force de ses textes mérite et dont la réflexion sur le langage et les langues a grand besoin. Références bibliographiques Coseriu, Eugenio (1973): Sulla typologia linguistica di Wilhelm von Humboldt. Contributo alla critica della tradizione linguistica. In: Lingua e stile 8: 235 -266. 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