Kodikas/Code
kod
0171-0834
2941-0835
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2005
283-4
Le produit in situ: analyse (sémiotique) d'une photographie d'Andreas Gursky 99 cent
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2005
Andreas Rittau
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Le produit in situ : analyse (sémiotique) d’une photographie d’Andreas Gursky 99 cent Andreas Rittau Dans le sillage de l’exposition de Gursky au Centre Pompidou Andreas Gursky, le photographe allemand le plus célèbre actuellement 1 , est né à Leipzig en 1955 dans une famille de photographe. Il entreprend donc tout naturellement des études de photographie d’abord à la Folkwangschule d’Essen (berceau de la photographie artistique et expérimentale en Allemagne) puis à la Kunstakademie de Düsseldorf. Si Gursky est bien un représentant de la photo actuelle, il l’est surtout de la photographie allemande car il s’inscrit dans une lignée, celle de sa famille et celle de ses maîtres, Illa et Bernd Becher, couple d’artistes connu pour ses travaux d’inventaire photographique du patrimoine industriel (en noir et blanc) 2 . Gursky se découvre finalement par l’adoption de la couleur et du grand format pour faire de la photo un art à part entière. En effet, la photo, après avoir été dénigrée et reléguée à l’état de miroir du réel, réussit enfin à s’imposer sur la scène du monde comme un support visuel parmi les autres qui tend à évincer la peinture où l’on ne constate plus d’avant-garde créatrice. La photo s’impose partout : exposition, galeries plus nombreuses, musée, cotation, actualité (le mois de la photo à Paris en 2004). La photo n’est plus une doublure du monde, mais un lieu d’expression, un révélateur. La photo dans les dernières décennies a donc changé de statut. Regardée d’abord comme superficielle, facile, évidente, acceptable sur le moment de vision ou de lecture, elle est devenue un art avec son cortège de réglementations juridiques. Devenir artiste célèbre et côté n’engage pas que le juridique mais aussi le secteur de la critique : on discute de la photo, on s’identifie, on glose ! Une distance réflexive s’est imposée aussi tout à coup pour Andreas Gursky car il s’agit pour lui, en allant sur place photographier, « d’une réflexion sur l’identité des lieux » 3 , ce qu’ils révèlent, ce qu’ils fondent, ce qu’ils nous induisent à accepter et à penser. Si Gursky appartient bien au monde de la photo d’aujourd’hui, il appartient surtout au monde d’une lignée allemande 4 . En France qui dit photo dit Arles, en Allemagne, qui dit photo, dit Düsseldorf et objectivité devant les réalisations de l’homme ou de la nature. La tendance photographique allemande à l’objectivité s’accompagne de dépouillement de l’image réduite à des cadrages essentiels presque impersonnels (aéroport, supermarché). Le second aspect qui engage Gursky dans la culture allemande, c’est la double exigence de gigantisme (format) et de précision (recadrage, effacement, traitements divers appliqués, goût du détail). Il ressort de ces tiraillements une sorte d’impersonnalité qui semble agir par l’objet qui s’expose KODIKAS / CODE Ars Semeiotica Volume 28 (2005) • No. 3-4 Gunter Narr Verlag Tübingen 274 Andreas Rittau lui-même lucidement plutôt que par l’œil du photographe. L’objet s’installe et se traduit en s’exposant pleinement (format). Tout l’ensemble entraîne des niveaux de lecture non présents dans la perception réelle. La photo allemande semble dialoguer avec la mémoire visuelle et oblige à considérer cette nouvelle fenêtre ouverte sur le monde qui n’est plus une peinture. En combinant tous ces aspects - engouement sociétal pour la photo comme art, l’appartenance de Gursky au courant de la photo allemande documentaire - est tenté ici la démarche de prolonger le regard sur une photo précise, à savoir 99 cent en la soumettant à deux approches contrastées, de manière à comprendre un cliché cadré et recadré du monde comme un support imagé herméneutique : tout d’abord un commentaire personnel (la réaction au tableau sur place - Centre Pompidou) et ensuite une analyse technique sémiotique. Le succès d’une photo se traduit par le nombre de visiteurs et d’acheteurs. Que recherche-t-on à travers une vue photographique ? Si le silence de chaque spectateur entoure en quelque sorte la photo dans un consensus muet, le but ne peut être atteint. Toute image réussie, qui rencontre une approbation du public, entraîne une critique interprétative devant l’existant. Le premier commentaire est son titre, sa légende ou encore sa référenciation complète. Cependant vivre avec l’image engage maintenant plus qu’un avis rapide sur le tas ! La photo s’entoure et s’enrobe en quelque sorte de tous les commentaires suscités. Pour mieux saisir ‘les usages du monde’, il est judicieux de tenter à plusieurs reprises une approche à partir d’attitudes différentes face à la photo : la réaction personnelle participante, vivant en interaction avec l’image est une première manière de soulever le voile sur le sens présent/ absent de l’image. Ce qui frappe tout de suite à la perception, ce sont les couleurs. Par quels moyens faire signifier ces couleurs dans une culture interculturelle et une mémoire visuelle ? Ce sera donc la première approche d’une lecture personnelle ; ce commentaire personnel est une réponse possible à la perche tendue par la photo. Puis, le moment de réflexion s’impose et une autre attitude se dessine. Que m’a-t-il échappé de cette photo ? Pour jauger cette image, voici maintenant les ressources techniques bien rodées de la sémiotique graphique. Une nouvelle tentative s’échafaude donc, plus ordonnée, en cherchant ce que me transmet une photo aussi commune que celle d’un supermarché dont tout le monde a la pratique. Comment est créée par la photo l’attraction pour des produits sous emballages ? L’interrogation se recentre sur ce qui se découvre de l’espace du supermarché traduit dans l’espace photo (également de grande taille). 1. Commentaire personnel : la bigarrure, l’ampleur chamarrée s’est réfugiée dans la présentation des produits qui se cachent, se voilent sous des emballages ruisselants de couleurs (bleu, vert, jaune, rouge, blanc, noir). Andreas Gursky a su faire affleurer à la conscience les couleurs des produits rivalisant avec le multicolore des fleurs ! Seulement des lignes parallèles d’étalage imitant déjà un code barre coloré s’étagent au regard, du jaune au rouge, du vert au bleu, teinté de métallisé, du bleu au mauve des couvercles. Une palette moderne se distribue en arc-en-ciel géométrique étonnant que seuls les chiffres des prix viennent distinguer ; ces derniers étant bicolores : noir et rouge pour les centimes. Bleu pour les chiffres géants. Ce qui attire encore une fois, c’est l’ampleur du déploiement ; et soudain parmi ces rayonnages ordonnés et ruisselants de couleurs, quelques têtes passantes parmi les coloris ! Elles vont du jaune-soleil tournesol au bleu-horizon, au vert d’eau de mer. Le blanc innocent s’assure aussi un passage entre les rangées parallèles. Une tache de vert parmi le rose, rouge, Le produit in situ : analyse (sémiotique) d’une photographie d’Andreas Gursky 99 cent 275 276 Andreas Rittau rouille, un tapis de bleu-ancolie de juin, un miroir d’aluminium aux bords tantôt verts, tantôt bleus. Le regard s’y perd comme en forêt … L’écriture n’est pas distincte, elle s’efface devant la couleur des jus de fruits, des shampooings, des caramels. Et voilà une femme habillée en taches dalmatiennes qui s’avance vers le rayon où du noir et du bleu se succèdent, puis une longue surface de jaune paille. L’écriture se déplace aussi dans ce paysage circonscrit. Les vêtements des acheteurs sont le plus souvent monochromes puisque voilà la couleur réfugiée de préférence dans les pâtes, les olives, les sauces tomate, la lessive Ariel, les désodorisants au choix : lavande, pin, œillet ou lilas. Les éponges vertes et jaunes attendent longtemps sous les blancs néons. Des mains se tendent, hésitent du bleu pâle au bleu marine, du vert-mousse au vert-bouteille. Le mauve s’affiche à la mode et le café brille toujours sous l’emballage noir-doré ou mordoré. Le sel est éternellement bleu et blanc comme le lait, la tomate rouge-tomate immuable, l’eucalyptus désinfectant vert, l’eau de Javel Lacroix rouge et blanche. Les barres céréales jaunes, rouges et couleur Icetea. Au regard, le métallisé fait cligner les yeux, le rose indien repousse, le blanc est trop blanc. Grâce à ce photographe, on entre, avec lui, conscient dans le temple postmoderne de la consommation. Résultat historique des rêves ancestraux des affamés des âges passés appelant la nourriture du ciel (la manne) et voilà le rêve solidifié ou soldé sous forme de taches colorées comme des champignons. Emerveillement non pas du réel mais de l’œil photographique qui a choisi cette transformation éparpillée des couleurs. Et cela d’autant plus que le plafond se fait miroir où viennent se refléter encore les couleurs nacrées, inaccessibles d’où émerge, comme des yeux, le fameux double chiffre incantatoire 99. Cartons colorés des biscuits, plastique fluo, cellophane, brouillards teintés assemblés audessus des chiffres des prix haussés, baissés, stabilisés, offerts spécialement, labellisés, barrés, tous code-barrés seulement en noir et blanc. Et de choisir la boîte de sel cartonné rectangulaire bleue et blanche parce qu’elle comporte une photo de lagune ou marais et la beauté de l’entremêlement de terre, de sable, et d’eau de mer. La boîte ronde plastique reste au magasin mais l’alternance bleue et blanche domine dans tous les cas de figures. Aller à la caisse pour la faire vacciner au laser ! Sous la couleur apparente, d’autres images se révèlent encore… Ressortir de l’éblouissement des couleurs, des lumières d’Andreas Gursky. Et des quantités immenses aussi. Voilà le ruban de la rue du retour des courses : la rue terne, grise, sèche. Les acheteurs en cordée sur le revêtement lisse, uniforme couleur d’ardoise, parfois luisant, rentrent vers la maison avec l’estampille des cinq lettres bleues et jaunes EDEKA et remontent vers les étages où le blanc, le nuageux, l’ocre des toits, le bleuté de l’horizon sont maîtres. Les produits miroitent encore dans leur choix multicolore et rentrent au frigo blanc, une fois retiré leur tatouage comme l’a su révéler Andreas Gursky sur la large photo : elle est révélatrice des produits de tous les jours, ceux qui nous accompagnent au jour le jour de notre vie. 2. Approche sémiotique 5 : la photo est extraite du catalogue d’exposition Andreas Gursky (Centre Pompidou 2002, p. 44). L’identification du lieu (le supermarché) n’est pas spécifié. Cette photo n’est pas commentée dans le catalogue. Le titre de la photo est 99 Cent, 1999, 207 x 336 cm. La photographie se trouve au Musée d’art moderne du Centre Pompidou (acquise en 2002). Le produit in situ : analyse (sémiotique) d’une photographie d’Andreas Gursky 99 cent 277 Les grandes lignes se présentent en parallélismes horizontaux (environ 7 rangées repérables) et se réverbérant au plafond. Ce rythme est rompu par 3 colonnes verticales. Les grandes lignes très simples sont immédiatement perceptibles presque comme des lignes d’écriture. Les formants imitent les grandes lignes dans la mesure où les différents produits reproduisent des barres parallèles, des rectangles en parallélismes alignés. Des êtres humains apparaissent entre ou parmi les rayons, peu nombreux. La lumière ou luminosité semble venir du fond et du plafond. Elle est forte. Les couleurs sont l’élément important de cette photo puisqu’elles semblent pouvoir même effacer les formants dans une multitude de couleurs : jaune, orange, bleu, rouge, rose, vert, mauve, blanc, métallisé, bicolore aussi combinant toutes les couleurs énumérées. Toutes ces couleurs se mêlent dans une fête du regard tellement elles s’enchevêtrent. On joue sur la profusion. Le chiffre 99 se répète de couleur bleue (en gros) ou rouge. Un effet de multitude, d’ampleur, de puissance, de vue grandiose immense, en grande taille se dégage de ces alternances de couleurs et du cadrage. Le rapport texte/ image est important, mais seuls les grandes lettres apparaissent nothing, days, open, des mots en anglais. Des écritures sont devinées sur les produits sans être bien identifiables. L’écriture est présente à la manière d’un dessin parmi la couleur si variée. Mais ce sont surtout les chiffres qui s’imposent, un chiffre symbolique et chanceux : 99. Tantôt de grande taille, tantôt de plus petite taille et sans cesse répété, comme multiplié. Le prix est aussi dans le titre de la photo : 99, c’est un symbole équivalant à Amen (et que cela se fasse), un jeu facile pour la publicité. Une bonne fortune. La forme géométrique ovale est omniprésente devant chaque catégorie de produit, et tous les autres chiffres de différentes tailles sont bien lisibles, contrairement aux lettres. Les deux formes les plus présentes sont le parallélisme et l’ovale, elles impriment un ordre visuel, une logique de cohérence à cette image amalgamée et confuse à cause de la couleur. En conclusion, l’image propose un effet de grouillement d’où émergent des têtes humaines parmi une mer de couleurs chatoyantes. Les produits restent devinables, ceux de tout supermarché. Mais par l’ampleur du cadrage et de la prise de vue ils acquièrent une autre prise de conscience, celle d’Andreas Gursky qui se cachait derrière nos habitus (faire les courses). Ce paysage devient pour l’œil aussi un dépaysement malgré une insistance sur l’alignement rompu par la couleur et les humains dispersés mis sur le même plan que les produits. C’est la couleur qui donne la signification à l’image, sans quoi le cadrage serait trop rigide et apparaîtrait comme trop simplifié. Seule la couleur modifie le rapport à l’organisation stéréotypée de l’ensemble. Quant aux formants, ils ne fonctionnent pas comme référence au réel (l’huile, l’eau, le chocolat à repérer) mais comme éléments du spectre lumineux tout entier de la multiplicité. Culturellement, le rapport établi entre la puissance, la taille du supermarché et la minutie (les couleurs détaillées des produits) fait reconnaître Andreas Gursky comme une référence allemande, l’Allemagne qui culturellement a toujours combiné la grandeur (taille, échelle, proportions architecturales, gigantisme) et la minutie (application dans les détails, fioriture dans la peinture ancienne, miniature). Ce rapport dialectique perdure aujourd’hui, c’est seulement le déplacement du support culturel (peinture/ photographie) qui nous y rend à nouveau sensible mais « ce n’est donc pas pour eux-mêmes que Gursky photographie des immeubles, des sites, des intérieurs d’usines, des espaces de production, des champ de courses, 278 Andreas Rittau des aéroports, ou encore des espaces d’exposition et des vitrines. Il ne cherche pas à rendre le visible, mais à rendre visible que le monde peut être vu comme une série d’œuvres d’art, que l’art moderne a informé notre regard. A l’inverse de la posture réaliste ou documentaire qui croit pouvoir offrir un accès direct au réel, Gursky entrecroise la réalité matérielle avec celle de l’art moderne. Ses œuvres sont moins la reproduction des apparences que leur conversion en œuvres d’art 6 ». * Tous les théoriciens de la photographie aussi bien Roland Barthes 7 pour la France qu’Hans Belting 8 pour l’Allemagne sont d’accord pour donner à la photo une valeur de référence au réel d’une part et de double, dédoublement, miroir, copie d’autre part. Cependant, à la suite des lectures théoriques accomplies, si l’on se reporte encore une fois à la photo, elle n’apparaît pas attractive en raison de sa référence bien qu’il y ait immédiatement reconnaissance d’un supermarché (scène de supermarché). Ce qui frappe est en porte à faux avec la théorie parce qu’au-delà de la reconnaissance (expérience du quotidien) on constate soudain tout ce qui nous en échappe habituellement : d’abord une vue d’ensemble écrasante, l’architecture si fruste (des barres parallèles sans plus), puis l’harmonie des couleurs non révélée au regard du consommateur. La photo met à distance. En cadrant, elle fait signifier autrement par le plaisir de la vue et de la signification qui la traverse. La scène du supermarché se charge d’un sens qu’il n’avait pas eu auparavant. Andreas Gursky nous le fait voir autrement comme si, en fait, je ne l’avais jamais vraiment vu en soulignant que la culture ambiante a beaucoup évolué puisque les produits sont aujourd’hui sous des coques de couleurs que les designers ont su aussi mettre en scène. L’analyse sémiotique normée a-t-elle enrichi la compréhension ? Elle a rendu la prise de conscience plus stable, mais sans envol. Quelle approche vient le mieux couvrir de significations cette photographie offerte à nos yeux et un instant à notre réflexion ? Notes 1 cf. « Distanzierter Blick. Mit grossformatigen Fotografien feiert Andreas Gursky weltweit Erfolge », dans : Spiegel special ‘Die Deutschen’, n° 4, 2005, pp. 104-113 2 exposés au Centre Pompidou en hiver 2004/ 2005 3 Michel Guerrin, « Aux confins du formalisme décoratif », dans : Le Monde, 22 février 2002 4 on cite souvent à propos de Gursky le Bauhaus, Caspar David Friedrich et Gerhard Richter (cf. par exemple Jacinto Lageira, « Infime, immense, infime », dans : A. Gursky, Catalogue de l’exposition, Centre Pompidou, 2002, pp. 28-35). Mais ces références sont peut-être de trop. Le Bauhaus, recherche systématique, ne renierait pas Gursky, mais quelle appartenance cela représente-il ? Quant à Friedrich, ses vues sont toujours cerclées alors que celles de Gursky sont plates et droites. 5 La grille d’analyse suit l’ordre suivant : référenciation, repérage des grandes lignes de structuration, analyse des formants (ou repérage des formes principales), luminosité, couleurs, rapport image/ texte, symboles présents, signes géométriques. Jean-Marie Floch (Identités visuelles, Puf, 1995) comprend par formants des unités visuelles significatives de sens. 6 André Rouillé, La photographie, Entre document et art contemporain, Gallimard, 2005, p. 501 7 Roland Barthes, « La chambre claire », dans : Œuvres complètes, tome V, Paris, Editions du Seuil 2002, pp. 785-892. Barthes associe étroitement photo et référenciation. 8 Hans Belting, Bild-Anthropologie : Entwürfe für eine Bildwissenschaft, Wilhelm Fink, 2001. Belting associe la photo à la performance ou à l’instantané hors de l’habitus.
