eJournals lendemains 33/132

lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2008
33132

Simone de Beauvoir et le mouvement féministe français et international

121
2008
Claudine Monteil
ldm331320028
28 Dossier Dossier Dossier Dossier Claudine Monteil Simone de Beauvoir et le mouvement féministe français et international C’est par le féminisme que j’ai rencontré, en 1970 à l’âge de vingt ans, Simone de Beauvoir. L’auteure du Deuxième Sexe en avait 62. Nous allions travailler ensemble pour la cause des femmes jusqu’à sa disparition, seize ans plus tard, en 1986. 1. Le long et sinueux chemin vers le féminisme A sa célèbre phrase „On ne naît pas femme, on le devient.“, Simone de Beauvoir aurait pu ajouter: „On ne naît pas féministe, on le devient.“ Son enfance catholique et aristocratique ne la prédisposait pas particulièrement à une remise en cause des fondements de la société. L’élève studieuse et appliquée était à mille lieues du combat des suffragettes. Le droit de vote des femmes ne la préoccupait pas vraiment. 1.1. L’oppression des femmes et la publication du Deuxième Sexe Lorsque Beauvoir entama la rédaction du Deuxième Sexe, en 1947, elle n’était pas féministe car elle se sentait considérée comme une égale par ses confrères écrivains et intellectuels. C’est en reprenant ses carnets pour écrire l’histoire de sa jeunesse qu’elle mesura combien l’éducation des filles diffère de celle des garçons et qu’elle s’attela au Deuxième Sexe. En mille pages argumentées elle démontra comment les femmes étaient tenues à l’écart de la marche du monde, privées d’une vie autonome par les hommes qui seuls se jugent capables de diriger la cité. Les mythes et les cultures justifient l’oppression des femmes, le mariage et la famille sont des enfermements, les tabous empêchent la femme de disposer de son corps et de choisir sa vie sexuelle. Elle dénonça l’interdiction de la contraception et les horribles conditions de l’avortement clandestin, sujets tabous à l’époque. „L’éternel féminin“ n’est qu’un leurre. Simone de Beauvoir s’en prit aux inégalités salariales, rappela les métiers interdits, les promotions impossibles, le contrôle des esprits et des corps. Alors que ces sujets allaient devenir les enjeux majeurs des années 1970, Simone de Beauvoir était seule à en formaliser les contours. Paru en 1949, Le Deuxième Sexe suscita un tollé parmi les hommes. Simone de Beauvoir se défendit: „La violence de ces réactions, dit-elle, et leur bassesse, m’ont laissée perplexe“. Albert Camus s’exclama: „Vous avez ridiculisé le mâle français“. Du côté des femmes, cet ouvrage fut ressenti comme une délivrance. Le livre sera l’un des plus traduit dans le monde. Plus tard on découvrit que des édi- 29 Dossier Dossier Dossier Dossier teurs étrangers avaient amputé les premières traductions de plus de cent pages évoquant la sexualité et l’avortement, y compris dans les pays nordiques et aux Etats-Unis. Il aura donc fallu cinquante ans pour que, à travers le monde, l’on puisse enfin avoir accès au texte intégral grâce à de nouvelles traductions. La chute du mur de Berlin permit à des intellectuelles des pays ex-communistes de pouvoir enfin lire cet ouvrage. Aucune traduction en arabe n’a pu à ce jour être réalisée. 1.2. L’influence féministe de Simone de Beauvoir en France et à l’étranger entre 1950 et 1968 Ses premières relations avec le féminisme international se résumaient d’abord à des échanges de courrier. „La lecture de votre ouvrage a changé ma vie“ lui répétait-on au début ou au bas des lettres. Aux Etats-Unis Betty Friedan publia en 1963 The Feminine Mystique (La Femme mystifiée) qui rencontra un succès considérable. Certains critiques notèrent cependant que les idées les plus en pointe ressemblaient fortement à celles évoquées dans Le Deuxième Sexe. Simone de Beauvoir n’entretenait pas de liens étroits avec celles-ci pour une raison majeure: les communistes rejetaient le féminisme, d’esprit „capitaliste“. Le Deuxième Sexe, comme ses autres livres, étaient interdits de l’autre côté du rideau de fer. Cet ouvrage était en effet considéré comme destiné aux „bourgeoises“, les ouvrières étant, grâce à la révolution bolchevique et communiste, „libérées“. Mais la morale communiste rejoignait dans sa rigidité et sa vision de la sexualité celle de l’Eglise, à tel point que Simone de Beauvoir, rencontrant avec Sartre en URSS le Secrétaire général du PC d’alors, Nikita Khrouchtchev, fut présentée comme „épouse de M. Sartre“. Jeannette Vermeerch, compagne de Maurice Thorez, déclarait dans les années 1950 devant les femmes du Parti communiste français: „Et surtout, pas de féminisme! “ 1.3. Soutien au Planning familial, pôle féministe français des années 1960 L’accès à la pilule et la contraception choisie par les femmes seules et sans autorisation préalable du père et du mari était un objectif aussi décrié que l’avortement. Le poids de la morale chrétienne empêchait les femmes d’avoir accès à une maternité choisie. Simone de Beauvoir s’impliqua dans ce combat au sein du Mouvement français pour le Planning familial, crée en 1960. En pionnière, elle appuya son action tant décriée ainsi que celle du Dr Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé pour obtenir l’autorisation de l’accès à la contraception et à la pilule pour les jeunes filles. 1.4. Mai 1968 et les exigences de justice Une nouvelle génération, celle à laquelle j’appartenais, parvenait à l’âge adulte et allait, en quelques années, bouleverser les priorités. Nous n’avions pas connu la guerre, avions soif de justice et de liberté, et découvrions pour la première fois 30 Dossier Dossier Dossier Dossier dans l’histoire de l’humanité, en direct, une guerre à la télévision. L’impact sur la jeunesse des images des enfants brûlés au napalm au Vietnam par des bombes américaines créa un choc sous-estimé par les politiques. L’injustice était partout, comme le montrait aussi l’envoi par l’URSS des tanks à Prague pendant l’été 1968. Simone de Beauvoir et Sartre réagirent aussitôt à Mai 1968. Ils apportèrent leur soutien au mouvement étudiant, et à la jeunesse. Bien que dirigé par des hommes, Alain Geismar, Jacques Sauvageot, Daniel Cohn-Bendit, les idées de mai 1968 préparaient le terrain du mouvement de libération des femmes qui allait être fondé deux ans plus tard. Malgré leur rejet des générations plus âgées, les étudiants acceptaient de s’entretenir avec Sartre. Beauvoir ne les intéressant pas, en dépit de sa célébrité internationale. Elle n’était qu’une femme. Le mouvement étudiant est dirigé exclusivement par des hommes, et les femmes n’eurent pas la parole. A la Sorbonne, dans l’amphithéâtre bondé et surchauffé, Sartre fut le seul invité à s’exprimer. Et pourtant, les effets de Mai 1968 se firent bientôt sentir. Nous ne voulions plus attendre une révolution hypothétique pour obtenir nos droits. 2. Une vieillesse au service d’un engagement féministe quotidien 2.1. Après la contraception, le combat pour le droit à l’IVG En 1970 nous fûmes quelques jeunes femmes engagées dans les mouvements étudiants lasses d’attendre la Révolution, et nous réclamant de son œuvre, à venir lui demander son soutien: Elle accepta. „Si j’ai pris part à ces manifestations, si je me suis engagée dans une action proprement féministe, c’est que mon attitude touchant la condition de la femme a évolué... Je pensais que la condition féminine évoluerait en même temps que la société... Maintenant j’entends par féminisme le fait de se battre pour des revendications féminines... et je me déclare féministe.“ 1 Commença une aventure qui lui offrit ce qu’elle n’espérait plus et que j’ai surnommé „une deuxième jeunesse“. En 1970 Simone avait soixante-deux ans. Simone nous recevait dans son petit appartement du 11 bis rue Schoelcher, face au cimetière Montparnasse chaque dimanche, à dix-sept heures précises. Harcelée par des demandes d’entretien, elle comme Sartre, se gardait de longs moments pour travailler à son œuvre d’écrivain. Pendant les réunions, elle s’exprimait d’une vois rêche à toute allure, discutait, avec ces jeunes femmes qui auraient pu être ses filles ou ses petites filles. A ses côtés, une dizaine des „filles“ du MLF, Anne Zelensky, Annie Sugier, Liliane Kandel, l’actrice de cinéma Delphine Seyrig, l’avocate Gisèle Halimi, Marie-Joe Bonnet, Maryse Lapergue et moi-même, échangions dans un dialogue vif des projets d’action. J’étais la benjamine du groupe, ayant quitté les groupes étudiants de mai 1968, trop machistes, mais où j’avais rencontré Jean-Paul Sartre et travaillé auprès de femmes ouvrières. 31 Dossier Dossier Dossier Dossier Anne Zelensky lui proposa de lancer une campagne sur la décriminalisation de l’avortement, sujet alors tabou. Sur le plan juridique l’avortement clandestin était alors un crime passible de Cour d’assises. Nous avions toutes en mémoire que sous l’Occupation, le gouvernement de Vichy avait fait guillotiner une femme complice d’un avortement clandestin. Personne en public n’osait prononcer ce mot. Moi-même, en dépit du contexte intellectuel de ma famille, je ne l’avais entendu murmurer que deux fois. Et pourtant, souligna quelques années plus tard Simone de Beauvoir dans Tout compte fait, il y avait alors huit cent mille avortements clandestins par an en France, accomplis dans des conditions d’hygiène et de souffrance dramatiques. Nous avons donc décidé de rédiger un manifeste dans lequel des femmes célèbres et inconnues déclareraient avoir eu un avortement dans les trois dernières années. Le risque d’aller en prison était réel. L’avortement alors était un crime et nous étions passibles des Cour d’assises. Plusieurs journaux refusaient d’imprimer notre manifeste, de peur d’être saisis par le Ministère de l’intérieur. Beauvoir insista auprès du Nouvel Observateur. Le 5 avril 1971, le manifeste des 343 sortit en première page de l’hebdomadaire. Je l’avais signé comme d’autres, bien que n’ayant pas eu d’avortement. A 21 ans j’en devenais la plus jeune signataire. Le scandale secoua le pays tout entier. La presse, les médias, s’emparèrent du sujet. „Grâce à nous le mot n’est plus tabou, le sujet devra être enfin abordé par la société française“ déclara Simone. Quelques jeunes femmes signataires furent menacées. Certaines perdirent leur emploi, d’autres furent rejetées par leurs familles. Simone de Beauvoir, soutenue par l’avocate Gisèle Halimi, les défendit. Le courage de femmes anonymes qui risquaient de perdre emploi et liens familiaux doit être rappelé. Ce fut le début d’un combat qu’avec Simone de Beauvoir nous avons mené côte à côte et qui allait durer des années. 2.2. Le sort exécrable des mères célibataires du Plessis Robinson Des jeunes mineures, lycéennes pour la plupart se retrouvaient enceintes. Certaines à la suite d’un viol. Chassées de chez elles par peur des voisins elles n’avaient nulle part où aller. Parias à la maison comme dans la société, elles s’entassaient dans des établissements prévus pour les „recevoir“. Leur avenir était bien sûr brisé. A l’issue de leur grossesse elles ne seraient pas autorisées à retourner au lycée, condamnées à vie dès leur plus jeune âge à ne pouvoir poursuivre leurs études. Cette situation devait, au cours hiver 1972, prendre un tour dramatique au Plessis Robinson dans la banlieue parisienne. Une d’entre elles, enceinte de son ami, avait essayé quelques jours auparavant de le voir. Moment tant attendu depuis des mois. Les filles du foyer, discrètement, les laissèrent seuls dans le dortoir. La directrice les surprit, appela les parents de la jeune fille aussitôt exclue de l’établissement, pour qu’ils viennent la chercher. A peine arrivé, le père gifla sa fille, la tira par terre par les cheveux, et la cogna alors qu’elle était à terre. Enceinte de 32 Dossier Dossier Dossier Dossier six mois, celle-ci subit les coups en gémissant. Une jeune pensionnaire, proche de nous, tenta de la défendre. D’un geste brutal, la directrice de l’établissement l’en empêcha: „On ne s’interpose pas entre un père et une fille! “ L’adolescente gisait alors inanimée, à même le sol, sous les regards terrorisés des autres jeunes enceintes. Cela en était trop. En signe de protestation, et en dépit de leur grossesse, elles entamèrent une grève de la faim et appelèrent au secours le MLF. Dans le brouillard épais d’un dimanche matin, avec Simone et quelques féministes nous nous sommes approchés discrètement du foyer perché en haut d’une colline, caché dans les arbres. Des journalistes des radios privées nous accompagnaient. Soudain nous avons surgi dans le hall, applaudies par les adolescentes affamées et épuisées qui nous embrassèrent. D’une main ferme Simone de Beauvoir saisit un des micros des journalistes, et interrogea en direct sur les ondes les adolescentes sur leur condition. Dans la France à peine éveillée de ce dimanche matin, on entendit à la radio les témoignages de ces jeunes filles. Entre deux récits, Simone de Beauvoir dénonçait l’hypocrisie de la société et exigeait un entretien avec le Recteur de Paris. Le lendemain, elle fut reçue par un responsable de l’Education Nationale. Elle reçut des garanties et donna une conférence de presse. Les jeunes filles pourraient retourner au lycée et effectuer des études. Elles ne seraient plus des parias. Leur statut de victime mineur était enfin reconnu. Devant l’injustice du traitement infligé à ces adolescentes, de nombreux Français furent bouleversés. L’opinion publique commença à nous tolérer. Aujourd’hui encore cette action demeure l’une des plus populaires du mouvement féministe français des années 1970. 2.3. Les journées de dénonciation des crimes contre les femmes La question de l’avortement n’avait pas été résolue par la publication du Manifeste des 343, loin de là. Nos manifestations amenaient de plus en plus de monde dans la rue, y compris des hommes, mais le pouvoir fermait les yeux et ne voulait pas aborder la question de front. L’Eglise catholique était encore très influente auprès de la majorité de la population. D’autres sujets demeuraient tabous. Le viol était considéré comme imputable aux femmes. L’inégalité salariale ne choquait personne Il s’agissait d’une simple „réalité économique“. Les violences conjugales contre les femmes étaient une „donnée“ aux proportions effrayantes mais normales. Avec Beauvoir nous avons évoqué le tribunal Russel-Sartre de 1966-1967 contre les crimes américains au Vietnam auquel elle avait participé. Pourquoi ne pas s’en inspirer pour parler des maltraitances quotidiennes? Nous décidâmes de consacrer deux journées ouvertes au public sur les différentes exploitations dont nous étions victimes. Le titre nous vint spontanément: „Journées de Dénonciation des crimes contre les femmes“. La société française avait besoin d’être secouée, et nous allions, une fois encore, nous y atteler. 33 Dossier Dossier Dossier Dossier Personne dans Paris n’acceptait de nous louer une salle. Finalement, avec l’aide et la générosité de Simone de Beauvoir, de l’actrice Delphine Seyrig et d’autres, nous réussîmes à louer la grande salle de la Mutualité. Mais nous étions inquiètes: le public allait-il se déplacer? Les 12 et le 13 mai 1972, à notre étonnement, nous avons vu en quelques minutes arriver plus de cinq mille personnes, dont beaucoup avec des enfants dans les bras et des poussettes. Ils assistèrent le samedi, dans cette salle surchauffée du Quartier Latin, aux témoignages de femmes brimées dans le monde du travail. Plus les heures passaient, plus les interventions devenaient intimes. Les radios rapportaient l’événement aux actualités. La rumeur s’enflait dans Paris. On pouvait enfin découvrir le visage des ces féministes tant critiquées! Simone était stupéfaite de notre succès, sans doute renforcé par la curiosité. Emue par l’affluence et les témoignages, Simone appréhendait le lendemain où elle devait jouer un rôle clef. Le dimanche 13 mai, la salle était surpeuplée. Alertés par les médias, les gens se pressaient et certains, faute de place, se tenaient debout ou à même le sol. Nous avons décidé d’éteindre les lumières. Dans le silence et la pénombre la foule retint son souffle lorsque Simone de Beauvoir surgit dans la lumière sur l’estrade, accompagnée d’une dizaine de femmes inconnues. L’une après l’autre, les larmes aux yeux, les voix brisées, celles-ci racontèrent leurs avortements clandestins, leurs souffrances, leurs mutilations, les insultes, la peur d’être arrêtées pour crime. Assise à leurs côtés, Beauvoir prit la parole après chaque intervention, dénonça l’hypocrisie de la société qui connaissait la condition dramatique de ces femmes mais ne voulait pas s’occuper de cette question trop sensible pour les politiques. Elle rappela le pouvoir que s’arrogent les religions sur l’esprit et les corps des citoyennes en les culpabilisant. Elle rappela les injustices et les souffrances infligées dans l’intimité et l’obscurité des foyers où les filles puis les mères sont cantonnées aux travaux domestiques. La salle se mit alors debout pour applaudir à tout rompre. Ce fut plus qu’un succès immense, nous déclara-t-elle ensuite, mais un moment important dans l’histoire des femmes françaises. Ces journées nous permirent de créer un lien avec la société civile, mais le monde politique refusait de considérer la réalité. La partie n’était pas gagnée. Comme les suffragettes nos aînées nous étions déterminées à poursuivre nos combats. 2.4. Le procès de Marie-Claire, coupable d’avortement clandestin Nous recevions avec Simone de Beauvoir des appels de femmes sollicitant notre aide. Quelques jeunes médecins pratiquèrent des avortements clandestins à leurs risques et périls. Simone prêtait son appartement quelques heures par semaine pour que ces praticiens puissent agir à l’abri de la police et de la justice. En réalité une voiture banalisée avec des inspecteurs en civil s’installait ostensiblement devant chez elle. Mais ils n’osaient pas intervenir, car ils auraient été obligés d’arrêter l’auteur du Deuxième Sexe sur-le-champ. 34 Dossier Dossier Dossier Dossier D’autres femmes agissaient en se cachant. Ce fut le cas de la jeune Marie Claire, dix-huit ans (la majorité était alors à 21 ans), fille d’une employée de la RATP. Elle découvrit qu’elle était enceinte de son ami dont elle se séparait. Avec l’aide de sa mère sans moyens financiers, elle avorta clandestinement. La vente de leur petite télévision, seul objet de luxe, servit à payer les frais. Jaloux et déçu, le jeune homme dénonça Marie Claire auprès de la police. Mère et fille furent arrêtées. Elles réussirent à alerter l’avocate Gisèle Halimi qui nous parla de ce cas à la réunion du dimanche chez Simone. Quelques jours avant l’ouverture du procès nous décidâmes d’organiser une manifestation place de l’Opéra. La police équipée de motos nous chargea et matraqua notre manifestation composée de femmes et d’enfants. Le lendemain le quotidien Le Monde dénonça dans un article encadré la brutalité démesurée des forces de l’ordre. La cause de Marie-Claire reçut ainsi un retentissement inattendu. Le jour du procès, nous étions toutes là entourant le tribunal de Bobigny, dénonçant la loi injuste sur l’avortement. Journalistes et télévisions du monde entier se bousculaient. Avec d'autres, je réussis à entrer. Simone de Beauvoir témoigna à la barre. Assise sur une chaise, le visage fermé, elle semblait petite face au tribunal surélevé où ne siégeaient que des hommes. Cela ne l’intimida pas. Le doigt tendu elle tança les juges, tous des hommes. Elle dénonça l’indifférence de la société à l’égard de la souffrance des femmes et l’hypocrisie des institutions: „On exalte la maternité parce que la maternité c’est la façon de garder la femme au foyer et de lui faire faire le ménage. Au lieu de dire à la petite fille quand elle a deux, trois ou quatre ans: „Tu seras vouée à laver la vaisselle, on lui dit: „tu seras vouée à être maman“. Obligés d’écouter le sermon, les juges rougirent comme des garçons en faute, les yeux baissés sur leur pupitre. Le procureur n’osa pas poser de questions à Beauvoir. Dans la salle nous étions quelques femmes du MLF à avoir réussi à prendre place auprès des policiers en civil. Notre émotion était vive. Des hommes de robe allaient décider de la condition de femmes de milieu social modeste. A l’audience, des peines symboliques furent prononcées sous les applaudissements du public. Le président du tribunal souligna le caractère dépassé et rétrograde de la loi. Pour la première fois l’avortement n’était plus qualifié de crime. La campagne présidentielle tourna autour du souhait de l’opinion publique de modifier cette loi injuste et archaïque. Le 16 janvier 1975, sur l’initiative du nouveau président de la République Valéry Giscard d’Estaing, Simone Veil, ministre de la Santé, fit voter à l’Assemblée Nationale, sous les insultes de plus de cinq cents députés, une loi autorisant l’accès à l’interruption volontaire de grossesse. Celle-ci compléta la loi Neuwirth qui en 1967 légalisait la contraception. En cinq ans de combat, nous avions réussi à transformer la société française, et étions décidées à la mettre à l’écoute d’autres injustices encore flagrantes à l’encontre des femmes. 35 Dossier Dossier Dossier Dossier 2.5. L’écriture au service des droits des femmes En juin 1974 nos actions suscitaient l’intérêt des médias et de l’opinion publique. Il était temps pour nous d’exprimer par écrit nos revendications. Hormis le Manifeste des 343 sur l’avortement publié dans Le Nouvel Observateur qui ne comprenait qu’un texte très court, nous avions envie de rédiger nos impressions, nos luttes, nos dénonciations des injustices, notre vision de ce monde masculin que nous voulions changer. Tout un programme. Mais quel éditeur accepterait de s’intéresser à nous? Timidement, un dimanche, nous avons tenté notre chance auprès de Simone de Beauvoir. Avec appréhension nous lui avons exprimé notre souhait de réaliser un numéro spécial des Temps Modernes. Aucune d’entre nous n’étant alors publiée, il s’agissait, nous en avions peur, d’une requête trop audacieuse. Nous attendîmes son verdict en silence. Sa réponse nous laissa stupéfaites: „C’est une excellente idée! Sartre et moi sommes d’accord! “ Puis, de sa voix sèche et rapide: „Nous avons aussi décidé de vous donner chaque mois une rubrique dans la revue pour dénoncer le sexisme.“ Beauvoir pensait avec Sartre, directeur de la revue, qu’il était temps de donner un lieu d’expression au mouvement féministe. Elle prit aussitôt la direction du comité de rédaction du numéro. Elle qui n’appréciait guère la poésie, accepta d’en publier. J’eus ainsi la chance qu’elle donnât son accord pour mon article sur l’image des femmes dans la presse féminine ainsi que pour quelques poèmes. Sa préface à ce numéro intitulé Les Femmes s’entêtent reste un texte de référence: „Perturbation ma sœur… C’est sous le signe de la perturbation que se présente ce numéro… Les voix que vous allez entendre souhaitent avant tout vous déranger… Accepter entre les deux sexes la moindre inégalité, c’est consentir à l’Inégalité… Le lecteur - homme ou femme - qui abordera ces textes avec bonne fois risque, au terme de sa lecture, de se sentir remis en question… Ne reculons pas devant cette contestation; par delà le déchirement qu’elle provoquera peut-être en nous, elle détruira certaines de nos entraves, elle nous ouvrira à de nouvelles vérités.“ 2 Le numéro spécial des Temps Modernes connut un succès inespéré. Très vite épuisé, il dut être réédité. Devant la demande, le numéro devint un livre dans une des collections de poche de Gallimard. Ce fut une belle victoire pour nous toutes. Le mouvement rayonnait, donnait de la force à d’autres femmes. Une fois de plus la revue Les Temps Modernes avait joué son rôle de catalyseur susceptible de moderniser la société française. Simone ouvrit une rubrique dénonçant chaque mois avec humour et vigueur Le sexisme ordinaire: „La notion d’injures sexistes n’existe pas... Nous exigeons que les injures sexistes soient-elles aussi considérées comme un délit.“ 3 L’ensemble des pamphlets décapants a été publié aux éditions du Seuil sous le même titre que la rubrique. Par ailleurs, elle appuya la revue Nouvelles Questions féministes. 36 Dossier Dossier Dossier Dossier 2.6. Simone de Beauvoir contre le code Napoléon Après l’homologation de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse en 1975, restait le Code civil, muraille inébranlable du pouvoir masculin. Avec Simone de Beauvoir nous voulions nous attaquer au code Napoléon datant de 1804 où la femme était assimilée aux fous et aux enfants. La lutte fut ardue. Exaspérée par l’indifférence de la Ligue des Droits de l’Homme, Simone créa avec Anne Zelensky en 1974 la Ligue du Droit des Femmes, sur le même modèle. Pour la première fois elle acceptait ainsi de présider une association. Il s’agit là d’un pas important: comme le souligne Anne Zelensky „La loi peut être un outil de libération: elle donne en effet une reconnaissance au fait de discrimination, qu’occulte la coutume - c’est la coutume qui fait qu’une femme porte le nom de son mari, pas la loi. Elle offre aux dominées les moyens de se défendre.“ 4 Simone milita aussi avec Gisèle Halimi dans l’association „Choisir“ qui partageait le même objectif. Il s’agissait de faire voter une loi antisexiste, inspirée de la loi antiraciste. Dans un article publié dans Le Monde le 19 mars 1979 sous le titre „L’urgence d’une loi antisexiste“, Simone de Beauvoir dénonça l’insupportable tolérance de la société à l’égard des violences conjugales. Elle s’insurgea contre les réflexes culturels et les pratiques commerciales qui avilissent l’image de la femme: affiches publicitaires, pornographie. En mai 1981, François Mitterrand, élu Président de la République, confia à Yvette Roudy les fonctions de Ministre aux droits de la femme de 1981 à 1986. En cinq ans, avec le soutien de Beauvoir, et en dépit des insultes, menaces, et pièges politiques, elle réussit à faire voter des textes en faveur des femmes. Le Code Napoléon était enfin ébranlé. En mars 1983 Yvette Roudy souligna à son tour qu’une loi antisexiste permettrait de dénoncer devant l’opinion publique chaque cas de discrimination: „…On créerait à terme un réflexe antisexiste… Il suffit d’ajouter à la loi antiraciste le mot ‘sexe’.“ Ce projet de loi, approuvé par le gouvernement, appuyé par le Président de la République, ne fut malheureusement jamais inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée Nationale. Il donna lieu à une campagne d’injures et de sarcasmes sans précédent déclenchée dans les médias. Simone de Beauvoir, scandalisée, se rendit à l’Elysée pour défendre la cause d’Yvette Roudy auprès de François Mitterrand. 3. Les relations avec les mouvements féministes étrangers de 1970 à 1986 Simone de Beauvoir a entretenu très tôt des relations avec des féministes de différents pays. Elle recevait volontiers des délégations étrangères. Ces échanges se sont accentués dans les années 1970 avec les mouvements féministes des différents pays. Il est difficile à ce stade de les recenser. Les exemples proposés ici sont soit les plus connus soit ceux que j’ai vécus auprès d’elle. 37 Dossier Dossier Dossier Dossier 3.1. L’Allemagne et l’Italie, une ouverture européenne Au sein du MLF militaient des femmes originaires de plusieurs pays, dont l’Allemagne. Alice Schwarzer, directrice depuis vingt ans du magazine féministe Emma, était de toutes nos actions et réalisa plusieurs entretiens avec Beauvoir parus dans Le Nouvel Observateur. Les séjours à Rome l’été avec Sartre et leurs amitiés avec de nombreux intellectuels italiens ont permis à Simone de Beauvoir d’être en contact direct avec certaines grandes figures romaines comme Maria-Antonietta Macciocchi. 5 Résistante communiste ayant manié le fusil contre le fascisme avec le réalisateur Luchino Visconti, puis députée de Naples et auteure de nombreux ouvrages sur l’Italie, la Chine et Gramsci, Macciocchi enseignait à Paris VIII-Vincennes l’histoire du fascisme. Elle nous présenta les films nazis en présence de Pasolini, et permit à notre génération, la première née après la deuxième guerre mondiale, de comprendre le fonctionnement de ces deux totalitarismes. Elle démontra le lien entre le fascisme et le machisme dans ses formes les plus perverses et les plus hostiles aux femmes. Ses analyses politiques furent déterminantes pour de nombreuses féministes françaises et elle inspira respect à Beauvoir qui considérait qu’une véritable connaissance de ces mouvements empreint de machisme, était indispensable pour notre génération qui n’avait pas connu l’Occupation. 3.2. Une relation privilégiée avec les Etats-Unis Ses contacts furent également très denses avec les féministes américaines tant son œuvre était lue et reconnue Outre-Atlantique. D’abord avec les écrivaines qui se réclamaient de son œuvre. En premier lieu, Kate Millett, inspirée par la lecture du Deuxième Sexe. Née en 1934, sa thèse, intitulée Sexual Politics (traduite par „La Politique du mâle“), devint un best-seller à sa publication en 1970. Ses écrits favorisèrent ainsi le développement des études et recherches féminines aux Etats- Unis au niveau universitaire, signe précurseur de la vague féministe qui allait saisir les universités à partir des années 1975. Son action au sein de NOW (National Organization for Women), fit d’elle une militante reconnue ce qui comptait pour Beauvoir, en plein MLF. Simone de Beauvoir et Kate Millett se rencontrèrent à plusieurs reprises, d’abord aux Etats-Unis puis en France. Dans le même temps, Shulamith Firestone, autre figure féministe emblématique des Etats-Unis, dédiait son ouvrage La Dialectique du Sexe 6 à Simone de Beauvoir et la citait comme référence incontournable sur la question des droits des femmes. C’est surtout sur la question de la santé des femmes, des droits à la contraception et à l’IVG qu’en 1974 Simone de Beauvoir apporta son soutien aux féministes américaines et en particulier à Carol Downer, fondatrice et présidente de l’association des Feminist Women’s Health Center, auteure de plusieurs ouvrages majeurs sur la santé des femmes. Ces centres de santé, ouverts aux femmes de toute condition sociale à Los Angeles, Boston, Atlanta, Tallahassee, Chico, San 38 Dossier Dossier Dossier Dossier Diego, procuraient pour un montant modeste des soins médicaux et des conseils en gynécologie. Ils dispensaient aussi avec des équipes de médecins des interruptions volontaires de grossesse (IVG, terme pour désigner les avortements) dans les conditions les plus humaines alors que la majorité des gynécologues américains ne transmettaient guère d’informations à leurs patientes sur cette question. Les féministes apprenaient aux femmes à mieux connaître leur corps, à palper elles-mêmes leurs seins, à utiliser un speculum en plastique pour découvrir leur propre intimité que les médecins, soucieux de conserver leur pouvoir ne leur commentaient pas. Carol Downer vint en France en 1974 pour exposer de manière concrète et visuelle les pratiques et les réalisations de ces centres de santé. Simone de Beauvoir les qualifia devant moi de „révolutionnaires“. Hélène de Beauvoir m’accompagna à la clinique de Los Angeles pour apporter le soutien de sa sœur à un moment où après l’élection de Ronald Reagan, les féministes furent l’objet de menaces. Des cliniques furent plastiquées. Simone de Beauvoir intervint à plusieurs reprises pour défendre ces Centres. L’influence politique des groupes de pression anti-avortement fut cependant la plus forte. Les médecins pratiquant l’IVG furent menacés physiquement. Il ne subsiste aujourd’hui que quelques cliniques à travers les Etats-Unis. L’avortement ne serait de facto plus pratiqué sur 80% de l’ensemble du territoire américain et la contraception commencerait à être remise par les groupes les plus conservateurs. 4. Rayonnement de Simone de Beauvoir dans le mouvement féministe international Le rayonnement de Simone de Beauvoir dans le mouvement féministe international fut immense. Ses ouvrages étaient traduits dans le monde entier, sa voix entendue dans les médias des cinq continents. Ses propos ont inspiré les militantes, y compris dans les pays en développement, où son combat avec Sartre pour la décolonisation l’avait rendue populaire et respectée. Elle fut reçue par les chefs d’Etat comme par les femmes des milieux les plus simples luttant pour leur survie. En Italie, au Québec, en France, pour n’en citer que quelques-uns uns, des instituts portent son nom. 1975 fut à cet égard une année charnière pour sa renommée. L’Académie Nobel envisagea de lui décerner cette année-là le prix de littérature, puis renonça, sous prétexte que cela eût été trop évident l’année internationale de la femme. Curieux argument, alors que Simone de Beauvoir survécut encore onze années durant lesquelles elle ne reçut pas la suprême distinction. Il convient ici d’avoir à l’esprit que 11% seulement des lauréats du Nobel sont des lauréates. Le rayonnement international de Simone de Beauvoir fut souvent indirect. Cette même année 1975, l’ONU organisa la première conférence internationale des Nations Unies sur les femmes à Mexico avec 5000 participants. 133 pays étaient représentés par leurs gouvernements. Une cinquantaine d’ONG purent y prendre la 39 Dossier Dossier Dossier Dossier parole. De nombreuses femmes se réclamèrent de l’influence de Simone de Beauvoir et reprirent dans leurs discours les revendications tant exposées dans Le Deuxième Sexe que dans les mouvements féministes. Le féminisme devenait, plus que jamais, mondial. Simone de Beauvoir suivit de près cette conférence, comme celle de Copenhague en 1980 et de Nairobi en 1985 sans y participer. En avril 1986, des milliers de femmes et d’hommes dont certains venus des différents continents, firent le déplacement pour l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure, le cimetière Montparnasse, de l’autre côté de la rue Schoelcher où elle habitait: „Encore une preuve de son influence“ me dit Hélène de Beauvoir avec laquelle je me trouvais dans le corbillard. Grâce à Simone de Beauvoir, les femmes commencèrent à avoir une histoire et remportèrent des combats. Mais comme elle me le rappelait souvent, „rien n’est définitivement acquis. Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Votre vie durant, vous devrez rester vigilantes“. Les droits des femmes sont si fragiles et si souvent bafoués en ce XXI e siècle que son exemple doit nous inspirer dans nos actes. 1 Simone de Beauvoir. Tout compte fait. Paris, Gallimard, 1972. 2 Simone de Beauvoir, préface au numéro 333-334 des Temps Modernes intitulé Les Femmes s’entêtent, Paris, avril 1974. 3 Simone de Beauvoir, „Le sexisme ordinaire“, dans Les Temps Modernes, n° 329, Paris, décembre 1973. 4 Anne Zelensky „Castor for ever“, discours lors de la célébration du cinquantenaire de la publication du Deuxième Sexe, centre culturel suédois, 1999. 5 Auteure, notamment de Lettres de l’intérieur du Parti: le Parti communiste, les masses et les forces révolutionnaires pendant la campagne électorale à Naples en mai 1968, Paris, Maspero, 1970; Eléments pour une analyse du fascisme, Séminaire de 1974-1975 à Paris VIII, Paris, „10/ 18“, 1976. 6 Shulamith Firestone: La Dialectique du Sexe, New York, Women’s Press, 1979. Resümee: Claudine Monteil, Simone de Beauvoir und die französische sowie weltweite Frauenbewegung. Claudine Monteil kämpfte als Mitglied der französischen Frauenbewegung in den 70er Jahren an der Seite von Simone de Beauvoir und war mit ihr und ihrer Schwester Hélène befreundet; der Beitrag beruht also in großen Teilen nicht auf nachträglich zusammengetragenen Informationen, sondern basiert auf eigenen Erlebnissen und unmittelbarer Mitwirkung, was ihm eine besondere Authentizität verleiht. Nachdem Simone de Beauvoir in den 50er Jahren zunächst nur über ihr Traktat Le Deuxième Sexe zur Frauenemanzipation beigetragen hatte, beteiligte sie sich in den 60er Jahren am Kampf der französischen Frauen für den Zugang zu Verhütungsmitteln und in den 70er Jahre unterstützte sie die Forderung nach einem neuen Abtreibungsgesetz. Auch des Problems der damals noch diskriminierten ledigen Mütter nahm Simone de Beauvoir sich an; durch Artikel in der Presse und andere Formen von öffentlichen Stellungnahmen kämpfte sie gegen jede Form von Sexismus, was in den 80er Jahren unter Mitterand zu mehreren Gesetzesänderungen führte. Auch Simone de Beauvoirs Kontakte zur internationalen Frauenbewegung, favorisiert durch ihre zahlreichen Reisen, kommen zur Sprache, wobei ihre Rezeption am stärksten in den USA nachweisbar ist.