eJournals lendemains 33/132

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Narr Verlag Tübingen
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2008
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Les Belles Images: „Sottisier“, roman prémonitoire ou récit universel?

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2008
Martine Guyot-Bender
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70 Dossier Dossier Dossier Dossier Martine Guyot-Bender Les Belles Images: „Sottisier“, roman prémonitoire ou récit universel? Lorsqu’un écrivain - philosophe, romancier ou autre - de la notoriété et de la popularité de celles de Simone de Beauvoir dans les années Soixante déclare, comme celle-ci l’a fait au moment de la publication des Belles Images en 1966, 1 que son dernier roman est certainement son œuvre la plus littéraire, on peut s’attendre à ce que ce roman soit plébiscité par le public. 2 Cependant, l’écriture n’étant pas une science exacte, personne ne peut prédire l’avenir de tel ou tel livre. Une fois lancé, le texte, comme toute œuvre d’art, échappe forcément à son auteur. Il devient cette entité indépendante dotée d’une vie propre qui répond plus ou moins aux attentes de différents publics, celui à qui il est consciemment ou non destiné mais aussi aux publics successifs qui le suivront. La portée d’un livre dépend ainsi largement de combinaisons complexes et imprévisibles de goûts personnels, de mentalités ou, pour les livres qui s’inscrivent dans une conjoncture particulière comme ce fut le cas pour Les Belles Images, de réactions à l’actualité; et naturellement, toutes ces combinaisons peuvent changer voire s’inverser au fil du temps. C’est ainsi que le contexte dans lequel Les Belles Images paraît, douze ans après Les Mandarins, 3 le dernier en date des romans de Beauvoir, et après des milliers de pages autobiographiques exposant explicitement l’opinion de l’auteur sur la condition des femmes en Occident, a eu un impact déterminant sur sa réception et son avenir. Curieusement, bien ce quatrième roman soit resté sur la liste des best-sellers durant plusieurs semaines il a rapidement glissé hors de l’œuvre que l’on attribue spontanément à l’auteur du Deuxième Sexe. 4 Il n’a depuis fait l’objet que de rares travaux critiques et n’est quasiment jamais cité. Les Belles Images est sans doute LE roman le moins bien aimé de Simone de Beauvoir. 5 Ce destin a quelque chose de surprenant pour ses lecteurs plus tardifs - ceux du début des années 2000 par exemple - qui, dissociés du contexte social explicite qui l’a motivé, sont peut être plus à même que l’audience de 1966 d’observer l’envergure, voire le caractère universel, de ce texte dont les enjeux politiques et sociaux sont encore manifestement d’actualité au moment où l’on célèbre le centenaire de la naissance de son auteur. L’histoire se situe au début des années Soixante dans un milieu bourgeois technocratique aisé. La protagoniste, Laurence, qui travaille dans la publicité, ressent un malaise croissant envers l’égocentrisme de son entourage social et familial ainsi que, mais de manière plus abstraite, envers la spirale de la consommation et des relations de pouvoir dans les pays industrialisés. Catherine, sa fille de dix ans, 71 Dossier Dossier Dossier Dossier découvre par le biais d’une nouvelle amie plus âgée et plus mûre qu’elle (Brigitte), que beaucoup de gens souffrent par delà le monde et commence à poser des questions existentielles auxquelles Laurence ne parvient pas à répondre; le mari de Laurence perçoit cette amitié comme préjudiciable pour sa fille et veut éloigner Brigitte. Au même moment, Dominique, la mère de Laurence, cinquante et un ans, sûre d’elle mais aussi très vulnérable, est abandonnée par son compagnon de longue date pour une jeune femme de vingt ans. De son côté, pour préserver sa famille, Laurence rompt avec un amant de qui, pourtant, elle se sent intellectuellement et physiquement très proche. Pour couronner le tout, lors d’un voyage en Grèce, elle se rend compte que son père, un humaniste attaché à des vieilles valeurs et pour qui elle a une grande admiration, est aussi insensible aux injustices que sa mère imprégnée de mondanités: passionné par la Grèce antique, il se montre passablement indifférent à la pauvreté de la Grèce moderne. En fait, chaque fois que Laurence tourne la tête, c’est l’égoïsme de son milieu qui éclate un peu plus au grand jour, jusqu’au jour où, au réveil d’une crise d’anxiété particulièrement prononcée, elle décide que seul un engagement personnel, qu’aujourd’hui on appellerait humanitaire, tel que celui qu’envisagent sa fille et Brigitte peut réfréner la misère; contre l’avis de son mari, elle autorise Catherine à fréquenter Brigitte au risque que Catherine soit prématurément confrontée à la réalité. Récit introspectif et parcours initiatique donc, que les chapitres organisés autour d’une série de thèmes (cercles sociaux mondains; éducation; famille et travail pour les femmes; modernité et valeurs traditionnelles; science et religion; etc.) et les personnages type extrêmement prévisibles rapprochent du roman feuilleton, une forme qui semble avoir pris de court une partie du public qui, s’arrêtant à la dimension fictive et au niveau littéral du roman a d’une certaine manière devancé la désignation de „sottisier“ que Beauvoir a elle-même donné aux Belles Images quelques années plus tard. 6 De manière presque ironique, on peut aussi attribuer le peu de retentissement des Belles Images à l’engouement que suscitaient depuis de nombreuses années les positions féministes de Beauvoir, et dans un passé plus proche, ses séjours et déclarations politiques à l’étranger (URSS, Japon), sa défense de Jean-François Steiner, auteur de Treblinka (1966) accusé d’antisémitisme, ainsi que la publication de Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre (1966) de Francis Jeanson. Témoin du phénomène Simone de Beauvoir, l’abondant courrier que celle-ci reçoit de la part de lecteurs qui lui disent, jour après jour, leur fascination pour ses prises de position ainsi que pour sa personne privée: „vos luttes et les luttes de vos héroïnes m’ont aidée à me former et m’aideront encore“, „vos impressions de pays étrangers me guideront dans mes voyages […] maintenant, j’attends vos prochains livres“, ou plus révélatrice encore, cette carte de bon rétablissement (et d’avertissement) qu’elle reçoit après son accident de voiture en 1965: „il y a de par le monde des inconnus […] pour qui vos livres sont une raison de vivre: ne roulez pas trop vite.“ 72 Dossier Dossier Dossier Dossier Hyperbolisme flatteur pour un écrivain certes mais qui contient en corollaire l’avertissement suivant: „vous appartenez à vos lecteurs et n’êtes donc pas libre de faire ce que bon vous semble,“ suggérant une sorte de „co-production“ entre l’audience et l’auteur dans laquelle le public était „partie prenante autant qu’elle.“ 7 (Jeanson, 9) Beauvoir avait manifestement créé une telle attente chez son public que celui-ci ne lui permettait que peu d’écart d’écriture et qu’il n’a pas reconnu son auteur dans ce texte si différent de ses écrits précédents: „J’ai regardé vos ‘Belles Images’. Vous le dirais-je? sans doute avec moins de plaisir quant à tous vos ouvrages précédents. Sans doute parce que c’est une œuvre de fiction et que nous n’étions pas habitués ces derniers temps, nous, vos lecteurs, à feuilleter nos propres images.“ 8 Ou encore: „Je préfère vous dire franchement qu’après L’Invitée et Les Mandarins, je l’ai trouvé plutôt atténuée (sic) non seulement en longueur, mais en profondeur. Il m’a laissée inassouvie. […] Moi, j’attends le prochain volume de votre autobiographie! ! ! “ 9 C’était, Beauvoir le concèdera-t-elle plus tard, „comme si je leur avais frauduleusement refilé une marchandise différente de celle qu’annonçait le label“, 10 alors qu’il s’agissait pour elle d’„un livre sur la vérité“, sur le fait que „la presse, la télévision, la publicité, la mode, lancent des slogans, des mythes, que les gens intériorisent et qui leur masquent le monde réel.“ 11 En 1965, ce „monde réel“ a une forme bien particulière. Les technologies transforment le monde à grande vitesse: nous sommes quelques années après la construction du Pont de Tancarville, en pleine conquête de l’espace, et à la veille de la première transplantation cardiaque au Cap par le docteur Barnard. 12 Les Français veulent croire que la guerre est définitivement derrière eux. La frénésie de la consommation à l’américaine sert d’antidote au traumatisme des déportations, de Vichy, de la collaboration et aux conflits de la reconstruction nationale, tout en accentuant la disparité entre les riches et les pauvres. L’oscillation de la narration des Belles Images entre la première et troisième personne traduit l’ambiguïté des sentiments de Laurence envers son milieu privilégié pris dans le tourbillon du progrès, sûr de la valeur du capitalisme, et que n’émeut aucune tragédie humaine. 13 Satisfaite de vivre dans un „quartier riche [sans] clochards, ni mendiants“ 14 et de jouir, grâce à sa profession, d’une relative indépendance financière face à son mari (ce qui, en 1965, était un progrès considérable pour les femmes), Laurence, est, au départ, construite comme doublement complice de son milieu; professionnellement, elle doit susciter de nouveaux besoins de consommation - pour des panneaux de bois durant la durée du récit -, et au niveau familial puisqu’elle tente de protéger ses enfants d’images du monde qui pourraient les inquiéter - en leur limitant par exemple l’accès aux journaux et à la télévision. Dans ce contexte, les questions de Catherine telles que „pourquoi est-ce qu’on existe? “ 15 ou „pourquoi ne donne-t-on pas à manger à tout le monde? “ 16 provoquent une onde de choc chez Laurence, fissurent ce qu’elle appelle son cocon dans lequel s’infiltrent maintenant les manifestations de plus en plus évidentes des injustices sociales qui, mises bout à bout, dessinent les contours d’un portrait accablant de la période. 73 Dossier Dossier Dossier Dossier Sans s’interroger sur le fait que sa famille ait une employée de maison, Laurence ne supporte plus la mesquinerie de son mari envers Goya, leur bonne espagnole; tout en se raillant de la mythique prolétaire de Mona, son assistante, elle regrette que celle-ci n’ait pas le luxe, comme elle, de se reposer le week-end à la campagne. Bien que peu sûre de ses affirmations, lors d’une conversation entre architectes et avocats renommés, elle ose s’ingérer contre le phénomène des villes nouvelles telles que Brasilia, sans âme, et dont le luxe ne profite qu’aux riches. De même, elle semble la seule dans son „minuscule système clos“ 17 à remarquer l’hypocrisie de la course à l’armement sensée empêcher la guerre. Mentalement, elle récite les titres de reportages télévisés comme une litanie figurant l’inévitabilité des crises internationales et de leurs conséquences humaines - „La famine aux Indes? Des massacres au Viêtnam? Des bagarres racistes aux U.S.A? “ 18 -, bien consciente pourtant que „les horreurs du monde, on est obligé de s’y habituer.“ 19 Plus intolérable encore pour cette mère protectrice, la souffrance des enfants qu’elle découvre sur l’affiche de sensibilisation à la famine au Biafra ou dans le récit que fait Brigitte d’un reportage télévisé sur des fillettes qui posent des ronds de carottes sur des filets de harengs toute la journée. C’est avec le même cynisme que Laurence observe les effets de la mondialisation et de la modernisation qui ravissent son entourage mais dont elle pressent la perversité à long terme, les symptômes d’un mal de vivre collectif que la seule consommation ne suffit pas à enrayer et le développement du tourisme en pays en voie de développement, privilégié par sa mère qui „traverse l’océan pour prendre des bains de soleil“ 20 C’est en effet à cette époque que ce nouvel eldorado économique promu par le tout nouveau Club Méditerranée et les compagnies aériennes en pleine expansion commençait à transformer les régions pauvres du sud en produits de consommation: „Avec UTA on consomme son tout premier tour du monde comme un fruit délicieux, bouchée après bouchée, jour après jour, sans fatigue“, titre explicitement un encart publicitaire dans Le Monde du 14 décembre 1966. Sans réussir à mettre de termes exacts sur ce développement, Laurence pressent les dangers de cette nouvelle conquête néocolonialiste qui, constate-telle, fait perdurer au lieu de faire reculer les stigmatisations culturelles. Inconscient de ses propres contradictions, son mari peut soutenir, un jour, qu’en 1990 „la terre ne formera plus qu’un seul monde“ 21 et énoncer quelques jours plus tard les stéréotypes les plus rebattus qu’„il est bien connu que les enfants juifs sont d’une précocité inquiétante et d’une émotivité excessive.“ 22 Même contradiction entre ouverture et protectionnisme chez son père, qui d’un côté s’oppose à tout sectarisme mais de l’autre regrette que „la vision sur le monde et le caractère de sa nièce avaient été transformés lorsque celle-ci s’était liée d’amitié avec une jeune fille dont la mère était malgache.“ 23 Dans l’entourage de Laurence, la culture planétaire n’est acceptable que tant que l’autre se maintient dans les limites de son territoire. Ajoutons à cela sa critique de certains aspects des sciences et de la technologie qui en même temps qu’elles promettent d’éradiquer tous les maux dans le monde accroissent la dépendance et les besoins et favorisent l’effritement 74 Dossier Dossier Dossier Dossier des liens sociaux. D’autres misères moins publiques mais tout aussi tragiques l’assaillent: l’opposition entre un désir à jamais inassouvi de mieux vivre qui accentue le mal de vivre, la peur de la solitude et la tyrannie de la jeunesse dont sa mère, „la parfaite, l’idéale image d’une femme qui vieillit bien“, 24 est la première victime, la solution religieuse aux malaises existentiels et, finalement, le fait que toute une génération d’enfants juifs comme Brigitte vit avec l’ombre des camps d’extermination comme contexte familial. Un monde de la texture et de la fragilité d’un château de sable que les médias en pleine expansion exposent quotidiennement au point de banaliser les crises et d’anesthésier les sensibilités: pour Laurence, on n’a jamais autant parlé des misères du monde et si peu fait pour lutter contre elles. Laurence se méfie aussi des solutions hâtives que propose son entourage. Au rationalisme d’un Jean-Charles avide de lectures sociologiques et pour qui les technologies nouvelles sont des panacées -„Grâce aux protéines synthétiques, à la contraception, à l’automation, à l’énergie nucléaire, on peut considérer que vers 1990 sera instaurée la civilisation de l’abondance et des loisirs“ 25 - ou d’un Gilbert pour qui la croissance économique est l’unique moyen d’éviter la guerre - „Il n’y aura pas la guerre. La distance entre les pays capitalistes et les pays […] parce qu’à présent produire est plus important que posséder“ 26 -, s’ajoutent d’autres utopies, de type humaniste pour son père et religieux pour sa sœur Marthe - „et si tous les peuples consentaient ensemble à se désarmer“. 27 Si tout ne va pas pour le mieux aujourd’hui, l’information et la technologie vont forcément arranger les choses pour demain. C’est d’ailleurs à ce type de solutions irréalistes que Laurence elle-même recourt pour apaiser les angoisses de Catherine - „Si tu connais des gens malheureux, nous essayerons de faire quelque chose pour eux. On peut soigner les malades, donner de l’argent aux pauvres, on peut faire un tas de choses.“ 28 -, jusqu’au moment où, à la fin du livre, elle imagine déléguer la responsabilité de redresser le monde à la génération suivante, celle de Catherine et Brigitte. C’est sur ce fantasme que se termine l’impressionnant inventaire de drames par lesquels Beauvoir a choisi de représenter son époque. On peut avancer plusieurs hypothèses au fait que le paradigme politique des Belles Images, aussi considérable soit-il, ait été globalement ignoré par un public par ailleurs réceptif aux autres engagements de son auteur. D’une part, contrairement à ses autobiographies, plus linéaires, moins ambiguës, et exprimaient clairement ses positions, la veine politique des Belles Images a pu paraître presque incestueusement mêlée à une trame fictive quantitativement plus importante, trop terre à terre, à la limite du sordide, pour être perçue comme significative. D’autre part, la rapidité avec laquelle les injustices apparaissent dans le texte et disparaissent sans approfondissement donnait aux Belles Images l’aura d’un roman circonstanciel au premier niveau qui vieillirait mal. Finalement, dans une réaction d’autoprotection de la part d’un public embarrassé de voir ses propres comportements pris à partie par leur révérée Simone de Beauvoir, ce détachement pouvait n’avoir été que feint; alors que les autobiographies parlaient du passé et du triom- 75 Dossier Dossier Dossier Dossier phe d’une narratrice assurée de ses positions avec qui il était tentant de s’identifier, Les Belles Images peignait l’ambiguïté et l’échec d’une société qui était la leur: s’identifier à Laurence n’était certes ni valorisant ni encourageant. Cependant, pour autant qu’elles puissent expliquer la nature de la résistance du public aux Belles Images, ces hypothèses contredisent sensiblement le projet d’écriture qu’énonçait Simone de Beauvoir elle-même à ce moment particulier. L’hypothèse d’une trame fictive trop envahissante ne tient pas compte par exemple du fait que le mélange réel/ fictif constituait un choix déterminé pour Beauvoir, qui „en 1964, réaffirm[ait] les rapports de la littérature et de l’existence, et soulign[ait] le rapport grandissant de la littérature et de l’information […]“. 29 Se décrivant en tant que lectrice, elle déclarera d’ailleurs plus tard que „ce qui importe dans la littérature, c’est d’être fasciné par un monde singulier qui se recoupe avec le mien.“ 30 Que le personnage corresponde à une personne existante identifiable (comme dans l’autobiographie) ou soit une construction fictive (comme dans Les Belles Images), le roman peut (doit? ) fonctionner comme réflexion sur le global tout en faisant appel au monde présumé du lecteur. Comme ce fut le cas pour la levée de l’amnésie sur les camps de concentration, Beauvoir considérait la littérature comme moyen efficace de prendre possession de toutes sortes d’enjeux, y compris des enjeux politiques et sociaux. 31 Si, d’autre part, le public n’a pas été convaincu par la précipitation avec laquelle est évoqué le paysage social de l’époque, on ne peut nier que de ce survol, pour superficiel qu’il puisse paraître, émerge la complexité et l’interconnexion des crises importantes qui avaient fait dire à Beauvoir quelques années plus tôt qu’elle en était „ arrivée à cette conclusion sur la condition humaine: les deux tiers de l’humanité a faim,“ 32 paroles qu’elle attribue d’ailleurs à Laurence, créant ainsi un rapprochement indéniable entre la protagoniste et l’auteur qui mériterait d’être examiné plus en profondeur. 33 Les Belles Images invitait donc le public à réfléchir à la responsabilité collective comme le faisaient, au même moment, d’autres romans sur les ravages de l’industrialisation, et parmi lesquels Les Choses de Georges Perec et Le Procès- Verbal de Jean-Marie Le Clézio. 34 Les Belles Images s’inscrivait donc dans un paysage littéraire existant, destiné à un public large - populaire? - de romans engagés mais qui pouvaient se lire vite et avaient la capacité de mettre à nu les travers de la société tout comme l’avaient fait un siècle plus tôt Balzac et Zola. Finalement, bien que pour Beauvoir „demander aux lecteurs de lire entre les lignes [soit] dangereux,“ 35 il est clair que son projet, en tout cas tel qu’elle le décrit dans l’interview au Monde, était bien de confronter la rigidité et l’indifférence de la technocratie repliée sur elle-même, et de l’inviter à une autocritique: en refusant son invitation à se reconnaître, le public refusait de changer de comportement. Le recul historique et certaines caractéristiques narratives permettent, quarante ans plus tard, une nouvelle grille de lecture libérée de l’aura envahissante de l’auteur et d’un contexte dans lequel l’audience présumée était impliquée à des degrés plus ou moins grands, une grille de lecture dont émerge avec plus de netteté la centralité et l’ampleur de l’axe politique du roman. 76 Dossier Dossier Dossier Dossier Première caractéristique qui permet, en 2008, de reconnaître l’envergure plus large des Belles Images, sa temporalité. Malgré en effet la désignation à la première page du lieu (l’Ile de France), de la saison (octobre) et du temps du récit relativement défini (entre octobre et mars de l’année suivante), l’histoire baigne dans le flou temporel marqué entre autres par l’absence de date, de nom d’acteurs politiques et d’événements précis, absence qui permet au lecteur de 2008 de dissocier le récit de son contexte immédiat. Les nombreuses références qui ancrent l’histoire dans les années 1965-66, en pleine détente dans la Guerre froide, ne dépassent jamais le niveau d’évocations, de touches. Aucun détail par exemple sur l’enlisement des Etats-Unis au Viêtnam, ni sur la question des droits civils qui fait rage; ne sont mentionnés ni le schisme sino-soviétique, ni le retrait des troupes françaises de l’Otan, ni la décolonisation encore toute proche (l’indépendance de l’Algérie ne date que de trois années au moment où Beauvoir rédige Les Belles Images), ni même, puisque nous sommes en France, la réélection de justesse de De Gaulle en 1965. Dans un autre domaine: rien sur les Hippies, les YéYés et autres cultures populaires qui ont marqué les années avant Soixante-Huit. Les quelques repères géographiques et acronymes qui identifient la période sont faits sous forme d’interrogations reflétant l‘incapacité que se reconnaît Laurence à comprendre le monde mais aussi une certaine distance par rapports à l’actualité événementielle. Si pour un historien culturel Les Belles Images offre de précieuses informations sur les mentalités qui ont, rappelons-le, servi de préface aux événements de mai 1968, l’imprécision événementielle donne au lecteur de 2008, détaché du contexte immédiat, le loisir de transposer les situations et phénomènes d’alors sur des situations et phénomènes d’aujourd’hui qui sont encore, comme le dirait Laurence à propos des jardins élégants des amis de sa mère „tout à fait différents, exactement pareils“ 36 et qui n’ont cessé de remplir les journaux depuis 1966. Le monde des Belles Images ressemble encore étrangement au monde de 2008 - peut-être même ressemblera-t-il encore au monde de 2018, ou d’un futur encore plus éloigné? Un lecteur contemporain qui décoderait tous les événements et faits de société réels sur lesquels repose Les Belles Images constaterait en effet vite qu’aucune des solutions proposées par les différents personnages n’a eu d’effet positif durable. Comme l’anticipait silencieusement Laurence dans un pessimisme qui a pu paraître excessif et inutile aux lecteurs de 1966 mais dont la lucidité frappe le lecteur de 2008, chaque situation de crise (locale, internationale ou de société) semble avoir progressé selon ses prévisions, s’être amplifiée, métamorphosée sous d’autres formes ou déplacée dans d’autres régions ou sur d’autres secteurs de la société. Une liste de crises prise au hasard dans les journaux de 2008 tels que Rwanda, Iraq, conflit israélo-palestinien, Afghanistan, Tibet, Ethiopie, terrorisme international, affaiblissement du multilatéralisme, quartiers déshérités, RMI, rappel de milliers de tonnes de viande impropre à la consommation, etc., rend compte de la similitude entre l’état du monde en 1966 et celui de 2008, et de toutes les années entre ces deux dates. De même, si Simone de Beauvoir avait écrit Les Belles 77 Dossier Dossier Dossier Dossier Images durant les mois entourant le centenaire de sa naissance, elle aurait certainement trouvé autant - voire plus - de modèles plausibles pour ses personnages qu’elle aurait pu placer dans des situations semblables, avoir le même type de conversations, faire preuve de la même indifférence, et imaginer des solutions aussi aléatoires que celles que proposaient Jean-Charles, Gilbert et Marthe en 1966. Comme elle a pour créer ses personnages puisé dans les magazines de 1965, elle aurait pu s’inspirer, par exemple, du numéro spécial cadeaux daté de décembre 2007 de Libération, quotidien né justement des événements de 1968, qui stéréotype avec un humour cynique qui ressemble fort à celui de Laurence des habitudes de consommation des nouvelles classes sociales en France (symboliquement surnommées tribus): „bio chic (ou bobo verts), néoclassique, fashion, techno“; ses personnages auraient pu faire partie, comme ceux des Belles Images, du milieu technocrate, fiers de tenir entre leurs mains, finalement, le tout nouvel iphone tout en ressantant „l’angoisse [qui] risque de reprendre le dessus“ parce qu’ „il paraît qu’à Cupertino, siège de Apple, ils travaillent déjà sur une nouvelle version.“ 37 (Libération, 41) - ou encore chez les bio chic, „qui jouent à fond la ‘green attitude’ en réconciliant dandysme et éthique. Papa avec ses chaussons fourrés et maman […] avec son sac en chèvre. “ 38 Le scénario des Belles Images version 2008 pourrait donner ceci. Jetant un regard distrait à la une des journaux ou sur Internet, Laurence constaterait que le fossé entre les riches et les pauvres qu’elle observait entre elle et Mona s’est accentué et que des termes comme SDF, quart monde et banlieues enclavées, entrés dans le vocabulaire quotidien, choquent peu de monde. Elle se rendrait compte que le tourisme en pays en voie de développement est effectivement devenu un produit de consommation de masse qui a transmuté de nombreuses sociétés traditionnelles pour satisfaire les besoins d’exotisme occidentaux. Comment l’économie du Maroc, de la Grèce, de la Thaïlande, évoluerait-elle sans le tourisme? N’est-il pas plus rentable, au Népal, de travailler dans le tourisme que d’être médecin? La dépendance des pays pauvres envers les régions industrialisées et le processus d’uniformisation culturelle sur le mode occidental (combien de McDonald’s dans le monde? ) se poursuit sur fond de méfiance envers l’immigration en provenance des ces mêmes pays. (Combien de boat people morts en traversée? Combien de réfugiés à Sangatte? Que sous-entendent des termes comme ‘immigré de la deuxième génération’ ou ‘beurette’? ) La question de la religion qui l’agaçait chez sa sœur Marthe a pris les proportions que l’on sait. A son désarroi face à la surconsommation, Laurence ajouterait certainement de nouvelles inquiétudes sur le réchauffement de la planète maintenant clairement imputé aux activités humaines, et remarquerait silencieusement qu’au lieu de diminuer, la dépendance des pays industriels sur les carburants sert de modèle aux pays dits émergeants. En même temps qu’elle continuerait à appréhender les images de terreur et d’horreurs de la télévision dont elle essayait de protéger ses filles, elle redouterait plus encore Internet, la nouvelle version de l’illusion d’une culture planétaire mais qui donne accès à bien d’autres dysfonctionnements (sites pornogra- 78 Dossier Dossier Dossier Dossier phiques, promotion de l’anorexie) tout en déplorant aussi la TV réalité qui anesthésie le public et met au même niveau la détresse de personnes réelles (guerre, terrorisme) et celle choisie et mise en scène pour l’amusement des masses (Loft Story ou L’Ile de la tentation). Facebook, My Space et la culture Texto/ SMS feraient encore plus craindre à Laurence que „les choses lui échappent“ 39 dans l’éducation de ses enfants. Finalement, pour nous référer à une des guerres contemporaines dont on se demandera un jour comment elles ont pu commencer, elle exprimerait certainement le même cynisme envers les „Américains“ que, déjà en 1966 et en référence au Viêtnam, „en France personne n’approuv[ait]“. 40 Voiture électrique, biocarburants, démocratie imposée par la guerre, actions humanitaires tous azimuts, médicalisation des troubles de l’enfance, et autres propositions pour résoudre les maux actuels rencontreraient certainement chez Laurence le même cynisme. Trouver matière à réécrire Les Belles Images en 2008 se révèlerait peutêtre facile, car, si aujourd’hui le Biafra a disparu de l’actualité et que le matériel hi fi qui faisait la fierté de Gilbert est démodé, les enjeux que suggèrent ces deux conditions - l’une politique et humaine, l’autre technologique et sociologique - s’appliquent encore à la société contemporaine. Détachées de leur contexte d’hier, ces conditions posent aux lecteurs de 2008 des questions philosophiques identiques à celles que posait Beauvoir sur les rapports entre les êtres humains, sur leur nécessité de se positionner sur un axe dominé/ dominant, sur la course incontrôlée à la modernité, sur le fait qu’on parle tant de paix et qu’on fait tant de guerre, qu’on parle tant de mieux vivre mais que c’est l’anxiété qui règne. On peut se demander les motivations de Beauvoir quand elle définit son sujet de manière si étroite: „j’ai voulu peindre, et peindre seulement, une classe qui vit dans l’erreur et le mensonge, et qui ne peut ou ne veut découvrir le réel derrière le factice“, en se défendant d’avoir voulu donner à son roman „une résonance plus ample“. 41 En 1966 le public n’a manifestement pas accordé de grand crédit à cette critique ouverte des ses comportements: quel lecteur en effet accepte de bon grès un roman qui le prend si explicitement pour cible? Il ne lui a pas non plus donné cette résonance que l’auteur refusait de toutes façons à son propre texte. Pour le lecteur de 2008, il est plus facile de s’affranchir des portraits de Laurence, Jean- Charles, ou même du père qui sont d’un autre temps et avec qui il est plus difficile de s’identifier et de prendre conscience de l’ampleur de ce qui se trouvait sous le voile dont Simone de Beauvoir soulève un coin. Une constatation que suggère déjà Laurence qui regarde la rétrospective des événements de l’année à la télévision et se demande „ce qu’on pensera du film sur la France dans vingt ans“ (147) et que Mireille Rossello posait récemment dans les pages de ce périodique sous forme de question ouverte „que sommes nous aujourd’hui censés comprendre que le futur s’étonnera de nous avoir vu ignorer? “ 42 Qu’est-ce que les lecteurs des Belles Images en 1966 été censés voir que les lecteurs de 2008 voient maintenant distinctement mais qu’ils ne voient peut-être pas dans le contexte qui est le leur et dans lequel ils sont partie prenante? 79 Dossier Dossier Dossier Dossier La portée d’un texte sur la modernité, circonstanciel par nature, n’est-elle pas ainsi condamnée à n’émerger qu’une fois le texte en question envisagé en dehors de son contexte? C’est ainsi que seul l’avenir pourra dire si dans quarante ans 99 Francs d’un Beigdeber ou Plateforme d’un Michel Houellebecq, tous deux des romans à propos des développements contestables de la modernité, le premier sur la publicité, le second sur le tourisme sexuel, qui ont, comme Les Belles Images, simultanément fait l’événement littéraire et été raillés, seront encore perçus comme inutilement pessimistes. 43 Et si les théories du Deuxième Sexe et des Mémoires d’une jeune fille rangée, textes modernes et écoutés au moment où ils ont vu le jour, paraissent en 2008 quelque peu périmées et ceci même pour une partie de la critique féministe qui les traite comme textes historiques, Les Belles Images émerge en ce début de millénaire aux prises avec d’innombrables crises internationales, de problèmes de société et d’environnement, comme un livre actuel: moderne et digne de relecture. Malgré la résistance et l’indifférence de l’audience à qui il était destiné, pour Les Belles Images, en 1966, les jeux n’étaient pas faits. 1 Simone de Beauvoir, Les Belles Images, Paris, N.R.F., 1966. L’édition utilisée pour cet article est celle de Folio. 2 Pour détacher mon analyse d’une lecture féministe, j’ai délibérément choisi le masculin neutre pour parler de Simone de Beauvoir - auteur, écrivain - ainsi que des lecteurs. 3 Simone de Beauvoir; Les Mandarins, Paris, N.R.F., 1954. 4 Son interview dans Le Monde du 16 décembre 1966 fait maintenant image de plaidoyer pour encourager une meilleure appréciation des Belles Images. 5 Ce statut de roman mal aimé m’a été confirmé de nombreuses fois, par exemple, par la rareté avec laquelle le titre paraît dans les publications du Simone de Beauvoir Society, mais de manière encore plus frappante le jour où je vérifiais des citations pour cet article et où j’ai découvert que des trente cinq livres de et sur Beauvoir que possède la bibliothèque André Malraux à Paris, tous avaient été empruntés sauf Les Belles Images. Faisait-il pitié, ce livre „le plus littéraire“ de Simone de Beauvoir, tout seul entre L’Archéologue de Philippe de Beaussant et Un(e) de Béatrix Beck. 6 Simone de Beauvoir, Tout Compte fait, Paris, N.R.F., 1972. Dans son article du Monde, Beauvoir déclare s’être inspirée de The Lonely Crowd (1950) du sociologue américain David Riessman. 7 Francis Jeanson; Simone de Beauvoir ou l'entreprise de vivre. Paris: Seuil, 1966. 8 Signature illisible, lettre du 29 février 2007. 9 Lettre de Helen Wenk, 29 mars 1967. 10 Tout Compte Fait, 140. 11 Op. cit., 142. 12 J’ai repris ici la définition de cette évolution de Jean-Christophe Rufin dans Un Léopard sur le Garrot, Paris, Gallimard, 2008. 13 Voir l’étude détaillée de Terry Keefe sur la narration, dans Simone de Beauvoir: A Study of her Writings, 120-126. 14 Les Belles Images, 24. 15 Op. cit, 25. 16 Op. cit, 29. 80 Dossier Dossier Dossier Dossier 17 Op. cit, 26. 18 Op. cit., 79 19 Op. cit., 30. 20 Op. cit., 30. 21 Op. cit., 73. 22 Op. cit., 131. 23 Op. cit., 173. 24 Op. cit.,16. 25 Op. cit., 73. 26 Op. cit., 12. 27 Op. cit., 12. 28 Op. cit., 24. 29 Claude Francis et Fernande Gontier; Les écrits de Simone de Beauvoir. Paris: Gallimard, 1979, 215. 30 Tout Compte fait, 106. 31 D’où sa méfiance envers le Nouveau Roman. 32 Simone de Beauvoir, La Force des choses, Paris, N.R.F., 1963, 670. 33 Ce qui alimente la thèse selon laquelle Laurence aurait plus de rapports avec l’auteur que celle-ci ne voulait l’admettre. 34 Jean-Marie LeClézio; Le Procès-Verbal, Paris, Gallimard, 1963. Georges Perec; Les Choses, Paris, Julliard, 1965. 35 Tout Compte fait, 141. 36 Les Belles Images, 7. 37 Libération Next, n.5 (supplément au n. 8270, 8 décembre 2007), 41. 38 Op. cit., 22. 39 Les Belles Images, 39. 40 Op. cit., 74. 41 Le Monde. 42 Mireille Rossello; „Ces inconnus intimes sur le quai d’une gare: rassemblement ou fragmentation dans les récits français du mélange“, Lendemains, N. 121, 65. 43 Frédéric Beigbeder; 99 francs, Paris, Grasset, 2000; Michel Houellebecq; Plateforme, Paris, Flammarion, 2002. Resümee: Martine Guyot-Bender, „Les Belles Images: Eine Sammlung von Stilblüten, eine Warnung vor künftigen Entwicklungen oder ein Universalroman? “ In diesem Beitrag wird der gesellschaftliche Kontext des Jahres 1966, in dem Les Belles Images erschien, mit dem des Jahres 2008, in dem des 100. Geburtstags von Simone de Beauvoir gedacht wird, verglichen; die Verfasserin zeigt auf, dass dieser wenig erfolgreiche Roman eine universelle Botschaft enthält, die von der damaligen Leserschaft nicht hinreichend verstanden wurde. Die politischen Fragen, die am Rande der Handlung auftauchen oder von den Figuren diskutiert werden, beziehen sich nicht nur auf die internationalen Krisen der 60er Jahre, sondern sind von grundlegender philosophischer und soziologischer Relevanz und somit auch noch auf die Gegenwart anwendbar. Es ist sogar zu vermuten, dass Les Belles Images losgelöst von der allzu einseitigen Erwartungshaltung des Publikums der 60er Jahre, das von Simone de Beauvoir eine andere Art von literarischem Engagement gewohnt war, heutzutage endlich die verdiente Anerkennung finden kann.