eJournals lendemains 33/132

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0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2008
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Le skandalon d’être vieux

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2008
Susanne Gramatzki
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81 Dossier Dossier Dossier Dossier Susanne Gramatzki Le skandalon d’être vieux: Une relecture critique de La vieillesse de Simone de Beauvoir I. Introduction L’homme comme créature soumise à la maladie, la vieillesse et la mort est le fil conducteur de l’œuvre de Simone de Beauvoir. Ses romans et récits, ses tomes de mémoires et ses textes biographiques racontant la mort de sa mère (Une mort très douce, 1964) et les dernières années de Jean-Paul Sartre (La cérémonie des adieux, 1981) livrent un témoignage de sa réflexion intense sur la finitude de la vie humaine. Sa volumineuse étude La vieillesse (1970) constitue, à côté du Deuxième Sexe (1949), son œuvre théorique maîtresse. Cependant, ce livre qui aujourd’hui devrait être „non seulement un classique, mais un best-seller“, comme on pouvait le lire dans un article à l’occasion du centenaire de l’écrivaine, 1 reste toujours dans l’ombre de son ouvrage de référence féministe. Analogue au Deuxième Sexe, son étude sur la vieillesse est divisée en deux parties: Un synopsis des faits biologiques, historiques et ethnologiques est suivie d’une description de l’expérience de la vieillesse vécue individuellement. Dans cette dichotomie se reflète la vision du monde bipolaire de Beauvoir: Elle se penche sur le phénomène de la vieillesse selon la perspective du matérialisme historique et selon une perspective existentialiste ou ontologique, ce qui correspond à l’ambivalence de la vieillesse, qui est un fait autant social qu’individuel. 2 Beauvoir ressentait le vieillissement comme un scandale sur le plan de la vie individuelle au sens d’une offense narcissique et elle le dépeignait comme un scandale sur le plan de la vie sociale, se référant à l’appauvrissement et à l’exclusion sociale des personnes âgées. Dans les deux cas, on peut renvoyer le terme „scandale“ au mot hébraïque skandalon qui signifie „obstacle“: Le fait de vieillir et les restrictions croissantes - soit individuelles, soit socio-économiques - qu’il entraîne, s’opposent au projet d’un perpétuel épanouissement et d’un dépassement de soi. Environ quarante années après la parution de La vieillesse, il faut s’interroger sur l’importance - à partir de conditions démographiques différentes et d’une autre conjoncture discursive de la thématique dans la politique et les médias - à accorder aux thèses de Beauvoir aujourd’hui. 3 82 Dossier Dossier Dossier Dossier II. L’âge comme scandale de la société Dans l’introduction de La vieillesse, Beauvoir déclare qu’elle veut „briser la conspiration du silence“. 4 Assurément, aujourd’hui, la vieillesse n’apparaît plus comme „une sorte de secret honteux dont il est indécent de parler“ (V 7), tout au contraire, en raison de l’évolution démographique et de l’écroulement redouté des systèmes de sécurité sociale, elle semble être un sujet omniprésent dans le discours politique, économique et social. Mais cette rhétorique ne témoigne pas d’une discussion impartiale et approfondie sur la vieillesse dans la multiplicité de ses facettes: elle est presque exclusivement perçue sous un angle problématique. La baisse de la natalité et l’augmentation de la durée moyenne de vie dans les nations industrielles ont remis en question les fondements démographiques sur lesquels s’appuient les systèmes de sécurité sociale sans qu’on ait pu trouver jusqu’à présent une réponse convaincante. Ainsi s’est formé, d’une part, le scénario d’une menace d’une sclérose de la population, qui, d’autre part, se trouve en corrélation étroite avec une tendance à marginaliser les personnes âgées dans les médias. L’image de la vieillesse est souvent partiale, à savoir centrée sur les côtés négatifs: la dégénérescence physique et intellectuelle, l’appauvrissement, la solitude, le manque de soin et l’exploitation dans les maisons de retraite. La vie des aînés dans toute sa diversité n’est présentée que rarement; les émotions qui sont valorisées chez les autres tranches d’âge - avoir des espoirs, des désirs, des buts - semblent être moins importantes pour les personnes âgées de sorte qu’ils représentent encore au 21 e siècle surtout l’Autre comme l’a constaté Beauvoir en 1970. Ce qu’on a pu atteindre dans une large mesure pour les femmes, c’est-à-dire de n’être plus regardées comme des objets, reste-t-il encore à faire pour les aînés. 5 De la perception négative de la dernière période de la vie survient le paradoxe d’une présence discursive ubiquiste du vieillissement liée aux problèmes d’ordre démographique et économique, cela s’accordant en même temps avec une absence visuelle des personnes âgées dans la vie culturelle, les masse-médias et la publicité. 6 Beauvoir considère surtout la situation économique des vieux comme scandaleuse parce que ceux-ci sont affectés plus durement par la pénurie de ressources matérielles que les adultes plus jeunes: la pauvreté aggrave les problèmes de santé tout en renforçant l’isolation sociale. Cependant, Beauvoir ne tombe pas dans l’erreur de ne pas différencier les personnes privilégiées de celles qui le sont moins. Dans aucune perspective, on ne peut parler des personnes âgées en général, et ce surtout pas sur le plan économique puisqu’il y a des retraités qui disposent de moyens financiers considérables et d’autres qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté; c’est pourquoi les généralisations sont toujours difficiles. Néanmoins, il est évident que le problème de l’appauvrissement dans les classes d’âges supérieures, qui paraissait être résolu en Europe occidentale grâce à l’assurance vieillesse, se manifeste de nouveau: Le nombre des retraités indigents a augmenté, tout comme d’ailleurs le nombre d’enfants pauvres. Beaucoup de gens n’ont pas 83 Dossier Dossier Dossier Dossier joui d’un revenu assez élevé pendant leur vie active pour pouvoir vivre confortablement de leur retraite, problème plus pressant encore pour les générations qui suivront. Selon Beauvoir une raison importante de l’appauvrissement dans l’âge est le fait que même ceux des aînés qui se sentent en parfaite santé sont privés de la possibilité de continuer leur activité professionnelle. La discrimination liée à l’âge dans le monde du travail, que l’écrivaine dénonce, a été, dans la pratique, entre-temps interdit dans l’Union Européenne 7 mais existe encore dans les faits. En dépit de l’augmentation de la durée moyenne de la vie et du maintien des moyens physiques et cognitifs, à partir de 50 ans, les personnes rencontrent de grandes difficultés sur le marché du travail. L’analyse de Beauvoir selon laquelle la vieillesse a perdu de son prestige dans les technocraties, ces dernières n’estimant plus la valeur de l’expérience, et que celle-ci soit ressentie plutôt comme une disqualification (V 223) est encore - et toujours plus - vraie dans l’économie dynamisée et globalisée du 21 e siècle. Puisque le travail procure de la sécurité matérielle et qu’il sert à l’estime de soi, Beauvoir plaide pour une retraite graduelle au lieu de la „retraite guillotine“ (V 291) indiquant ainsi la solution qu’on avance aujourd’hui par égard à la pyramide des âges: Après qu’il y eut pendant de longues années une législation généreuse sur la préretraite, qui recommandait aux salariés de prendre leur retraite avant d’avoir atteint la limite d’âge - ce qui fortifiait le paradoxe des retraités „jeunes“ (V 290) - on assiste aujourd’hui à un tournant qui essaie de tenir compte du développement démographique, de la prolongation de la durée de la vie professionnelle et de la flexibilisation des horaires du travail et des champs d’activité. 8 Si des personnes plus âgées peuvent (ou doivent) continuer d’exercer une profession salariée, c’est à cause d’une pure nécessité socio-économique et pas à cause d’une nouvelle valorisation de l’âge. De ce point de vue se confirme à première vue l’opinion ‘scandaleuse’ de Beauvoir selon laquelle les soi-disants peuples primitifs et les sociétés industrielles modernes traitent leurs anciens de la même manière en leur donnant une position plutôt fortuite (V 87sq.). Les modifications de l’attitude des responsables politiques sur la durée de la vie professionnelle et l’âge du droit à une pension ne se fondent pas sur des impératifs moraux ou sur des conceptions humanistes; ce sont les données démographiques et économiques qui décident si les personnes plus âgées doivent se retirer du monde du travail ou pas. La place importante que Beauvoir accorde aux aspects socio-économiques de la vieillesse est vérifiée par la gériapsychatrie. Une vie digne et autodéterminée demande de la sécurité matérielle, d’autant plus qu’une image positive de soi dans l’âge avancé est menacée par de maintes restrictions physiques, mentales, émotionnelles et sociales. Une étude scientifique publiée en 1999 montre que les personnes âgées ont une expérience plus négative de leur propre corps que les autres tranches d’âge et qu’il y a une corrélation non-négligeable entre le montant du revenu et une perception plus positive de soi. 9 Quand Beauvoir fait appel aux aînés pour qu’ils restent actifs et se tournent vers des fins nouvelles (V 567), elle 84 Dossier Dossier Dossier Dossier se trouve aussi en accord avec la gériapsychatrie. Les recherches menées dans la direction de l’épanouissement de la personnalité montrent que la poursuite de la réalisation de soi, la recherche d’une existence plus intensive, sont des désirs toujours vivaces des personnes âgées, à condition que les besoins quotidiens soient satisfaits. 10 Beauvoir constate que les personnes âgées n’arrivent pas à se solidariser pour défendre communément leurs intérêts, bien qu’ils jouent un rôle quantitatif important (V 294). Déjà deux décennies auparavant, dans Le Deuxième Sexe, l’écrivaine avait regretté ce manque de solidarité d’un autre grand groupe de marginalisés, les femmes. Dans les années suivant la parution de La vieillesse, la part des personnes âgées dans la population totale a augmenté considérablement et on a pu noter quelques tentatives pour aboutir à une solidarisation institutionnalisée, par exemple la fondation de partis politiques pour les personnes âgées. Tout de même, on ne doit pas s’attendre à une gérontocratie, contrairement aux slogans diffusés dans les médias de masse, puisque différentes recherches ont démontré que les membres de toutes tranches d’âge prennent leurs décisions politiques et économiques après avoir mesuré les intérêts individuels et publics. 11 L’harmonisation nécessaire des besoins différents des générations ne peut avoir lieu que quand il y a un horizon de valeurs communes et que tous les groupes d’âge se sentent pareillement intégrés dans la société. 12 Il faudrait alors une politique d’intégration et surtout, conformément à l’analyse de Beauvoir, une nouvelle éthique de l’âge: comme pour la femme, le vieux ne doit pas être l’Autre. 13 L’opinion de Beauvoir, selon laquelle la situation déplorable de beaucoup de personnes âgées ne doit pas être réduite de manière simpliste à un dualisme essentialiste entre les jeunes et les vieux mais doit être expliquée à partir des valeurs sociales et économiques dominantes, est convaincante même si l’implication d’une critique idéologique a perdu de son actualité. Les classes traditionnelles ayant disparues, il n’y a plus de lutte idéologique des classes; l’antagonisme entre capitalisme et communisme s’est diffusé dans un système d’économie de marché quasi universel qui suit les principes de la croissance continuelle et de la maximalisation des profits. Si on adopte la définition de Beauvoir de la société comme une „totalité détotalisée“ (V 230), le moment de „détotalisation“ semble avoir la prépondérance aujourd’hui. Les processus de singularisation, d’anonymisation et de globalisation caractéristiques de notre époque soulèvent la question fondamentale de la cohérence de la société. Sur le plan économique, il y a toujours tendance à réifier les hommes même si on ne les regarde plus comme du „matériel“ (V 569), mais plutôt comme du „capital humain“. Le livre engagé de Beauvoir ne se dirige pas seulement contre le traitement scandaleux des personnes âgées, mais aussi contre celui infligé aux plus jeunes. La réponse qu’elle donne à la question „comment une société devrait être pour que, dans la vieillesse, un homme puisse demeurer un homme“ est aussi simple que radicale: „Il faudrait qu’il ait toujours été traité en homme“ (V 568). Beauvoir ne souhaite pas réécrire le mythe du conflit des générations, de la lutte éternelle entre 85 Dossier Dossier Dossier Dossier les jeunes et les vieux qui, comme tous les autres mythes, sert au bout du compte à remplacer la question gênante des relations causales par une narration palliative transhistorique. La personne âgée chez Beauvoir tient lieu d’une représentation métonymique de l’homme abusé en général; pour cette raison, il n’est plus seulement question d’un „relèvement des pensions“, de „logements sains“ ou de „loisirs organisés“ mais c’est „tout le système qui est en jeu“ (V 570). L’engagement de Beauvoir pour la cause des personnes âgées se laisse interpréter, et sous un angle marxiste, et sous un angle existentialiste comme postulat d’une vie autodéterminée permettant à l’homme de dépasser la pure existence de créature: „La revendication ne peut être que radicale: changer la vie“ (V 570). III. L’âge comme scandale individuelle Que „la vieillesse n’existerait pour ainsi dire pas“ (V 569) dans la société idéale ne change rien au fait que la vieillesse est non seulement une construction socioculturelle mais aussi une réalité biologique. Quoique Beauvoir - en accord avec la gérontologie - ait conscience du fait qu’on ne peut pas parler de la vieillesse (V 16sq.), elle ne peut s’empêcher de parler d’une manière générale de l’âge avancé afin de pouvoir formuler son point de vue sur ce phénomène. Dans le préambule de son livre, elle écrit de manière laconique et apodictique: „La loi de la vie, c’est de changer. C’est un certain type de changement qui caractérise le vieillissement: irréversible et défavorable, un déclin“ (V 17). Sur les centaines de pages qui suivent, elle décrit la vieillesse comme une lutte, souvent admirable mais la plupart du temps pénible et au bout du compte, toujours vaine, que l’individu doit mener pour compenser des pertes de toutes sortes: des pertes physiques, mentales, émotionnelles, sociales et matérielles. Malgré des exemples d’artistes, qui ont produit des efforts créateurs surprenants pour leur âge avancé - comme Michel-Ange ou Verdi -, elle dresse à la fin de son livre le bilan amer que la vieillesse est en opposition avec la vie, voire qu’elle en est la parodie (V 565). Derrière cette conclusion pessimiste, on peut lire le credo existentialiste de la situation particulière de l’homme qui se voit entouré d’un monde vide de sens. L’absurdité de l’existence ne se laisse surmonter que par l’exécution individuelle de la liberté humaine, par le dépassement de soi vers l’avenir. Or les maintes restrictions que la vieillesse entraîne limitent les possibilités d’agir et donc la liberté de l’individu: infirmités physiques, manque de ressources matérielles et surtout un espace de temps se réduisant de plus en plus sont de grands obstacles pour tous ceux qui, tout en étant vieux, désirent encore se projeter dans l’avenir. L’horizon de vie se restreignant de plus en plus et l’„à-venir“ se transformant en simple présent, le vieillissement est ressenti comme une offense narcissique, un skandalon personnel, d’autant plus que le procès de vieillir est vécu comme quelque chose d’étranger par rapport au moi: „En nous c’est l’autre qui est vieux“ (V 306). C’est le regard de l’autre qui nous contraint à prendre conscience de notre vieillissement. 86 Dossier Dossier Dossier Dossier La „contradiction indépassable entre l’évidence intime qui nous garantit notre permanence et la certitude objective de notre métamorphose“ (V 309) ne se laisse pas résoudre mais doit être supporté par tout à chacun. Cette divergence entre l’image intérieure et l’image extérieure est confirmée par les recherches de la gériapsychatrie qui, à ce propos, souligne aussi le danger que les personnes âgées renoncent aux expériences qu’ils aimeraient faire seulement pour répondre aux normes sociales. 14 Mais ce sont justement les activités et les projets qui selon Beauvoir aident à venir à bout de l’absurdité 15 de la vieillesse: „Pour que la vieillesse ne soit pas une dérisoire parodie de notre existence antérieure, il n’y a qu’une solution, c’est de continuer à poursuivre des fins qui donnent un sens à notre vie: dévouement à des individus, des collectivités, des causes, travail social ou politique, intellectuel, créateur“ (V 567). Avec ce plaidoyer pour une vieillesse active et engagée Beauvoir déconstruit un autre mythologème, le mythologème de la „belle vieillesse“ qui libère l’homme de ses passions, le remplissant de sagesse et de tranquillité: „[...] les ‘belles vieillesses’ ne vont pas de soi, jamais; elles représentent d’incessantes victoires et des défaites surmontées“ (V 336). Si l’écrivaine vise à „briser la conspiration du silence“ (V 8), elle brise ici un autre tabou en détruisant le cliché commode d’une vieillesse sereine: „Depuis l’Antiquité, l’adulte a tenté de voir sous un jour optimiste la condition humaine; il a attribué aux âges qui n’étaient pas le sien les vertus qu’il ne possédait pas: l’innocence à l’enfant, la sérénité aux vieillards“ (V 510). En déconstruisant le mythe de l’altérité essentielle de l’enfant et du vieillard, Beauvoir fait appel à la responsabilité de l’individu et de la société: la société doit apporter les conditions nécessaires afin que les personnes âgées aient la possibilité d’atteindre un état de sérénité et de tranquillité; chaque individu doit assumer luimême la responsabilité de pouvoir mener une vie pleine de sens dans l’âge avancé. Une vieillesse heureuse n’est pas l’accumulation simple des années et des expériences, mais un équilibre précaire qu’il faut garder chaque jour de nouveau: „La vieillesse n’est pas la ‘somme’ de notre vie. Le temps d’un même mouvement nous donne et nous vole le monde. Nous apprenons et nous oublions, nous nous enrichissons et nous nous dégradons“ (V 403). Le point de vue désillusionné de Beauvoir sur la vieillesse est sans doute douloureux mais aussi libérateur, parce que le désillusionnement, pris au pied de la lettre, écarte les idées fausses et donne libre espace pour une expérience authentique de soi dans la vieillesse. Là où les gérontologues tiennent fermement à l’image d’une vieillesse comme summa de la vie, ils le font dans le même sens que Beauvoir, dans le cadre d’une conception individualiste dans laquelle la dignité et la volonté de l’individu sont au premier plan. 16 Cependant la gérontologie et la gériapsychatrie contrarient l’image plutôt pessimiste de la vieillesse individuelle que l’écrivaine dresse dans la deuxième partie de son essai comme dans ses textes littéraires. A l’offense existentialiste, c’est-à-dire à la déception face à l’échec du projet de transcender le moi aux limites de la physis, la recherche scientifique oppose le concept de la plasticité. Par „plasticité“ on 87 Dossier Dossier Dossier Dossier entend la faculté d’un organisme à s’adapter aux conditions nouvelles du milieu. Cette variabilité se manifeste nettement à la plasticité étonnante de l’espérance de vie, 17 mais plasticité est aussi un mot-clé de la sociologie, de la psychologie et de la neurobiologie. Puisque l’homme n’est pas un être déterminé une fois pour toutes mais une individualité souple et changeante, le vieillard peut contrebalancer des pertes jusqu’à un certain degré. La conception d’une individualité biographique en relation avec la progression de l’espérance de vie et l’amélioration de l’état de santé désamorce ainsi le scénario catastrophe d’un „âge guillotine“ pour varier la notion de „retraite guillotine“ de Beauvoir. Aux pertes indéniables des capacités physiques et intellectuelles dans l’âge avancé, les gérontologues renvoient aux gains spécifiques, par exemple dans les domaines de l’intelligence émotionnelle, de l’expérience de la vie, de l’expérience historique et du savoir-faire artistique. 18 L’image de la vieillesse plus optimiste de la gérontologie se résume à la différentiation plus détaillée de la dernière phase de la vie qui, dans cette mesure, n’était pas encore prévisible pour Beauvoir. En dehors de la distinction entre l’âge chronologique et l’âge biologique - qu’on trouve aussi chez Beauvoir (V 280) - on s’est habitué aujourd’hui, eu égard à l’augmentation de la durée moyenne de la vie, de distinguer entre un troisième et un quatrième âge, ce qui amplifie le modèle traditionnel des trois phases de la vie. Les personnes âgées de 60-80 ans, dont beaucoup jouissent d’une vitalité physique et mentale excellente, passent dès lors pour des ‘jeunes vieux’; les personnes âgées de 80-100 ans, qui souffrent plus souvent des maladies et de débilité sénile, passent pour des ‘vieux vieux’. Si des facteurs génétiques, psychologiques et sociales concourent d’une manière favorable, des personnes qui ont 65 ans, et que Beauvoir appelle „vieux, vieillards, âgés“ (V 19, n. 1), 19 peuvent être en pleine possession de leurs moyens physiques et mentales et peuvent espérer un horizon de vie se mesurant non seulement en années mais aussi en décennies. Alors la vieillesse n’est pas forcément cette phase de la vie au cours de laquelle l’homme doit définitivement renoncer au projet existentialiste de l’épanouissement de soi. Tout en étant ‘vieux’ - au sens conventionnel du terme impliquant un seuil d’âge fixe de 60 ou de 65 ans - l’individu peut, sous réserve de bénéficier de conditions sociales et individuelles idéales, toujours dépasser la réalité de son existence et atteindre des possibilités nouvelles. Le vieillissement continue à être le destin biologique de l’homme mais il n’a plus l’air tant impitoyable puisque les hommes tiennent à leur disposition des stratégies multiples pour venir à bout du déclin des forces. L’équivalent de la conception antiphysique de Beauvoir faisant appel à la responsabilité de l’individu et de la société est du côté de la gérontologie formée par la notion de la plasticité: les deux démarches essaient de préserver à l’homme sa liberté d’action face à la contingence, de sorte que celle-ci tend à adopter la connotation sartrienne de la liberté humaine se frayant un chemin à travers les contrariétés de l’existence. Le terme „plasticité“ implique déjà ce potentiel de variabilité et de pouvoir de transgression que la philosophie existentialiste a mis au premier plan. 88 Dossier Dossier Dossier Dossier Dans son étude publiée en 1970, Simone de Beauvoir n’a pas pu prévoir la différenciation entre le troisième et le quatrième âge qui est devenue nécessaire aujourd’hui. Tout de même, elle semble avoir vécue elle-même l’expérience de deux vieillesses, l’une sereine et l’autre moins sereine. La lecture de ses deux derniers tomes de mémoires suggère cette conclusion: tandis que La force des choses (1963) se termine par une réflexion amère et mélancolique sur la vieillesse, on peut retirer de Tout compte fait (1972) une attitude plus calme et plus sûre de soi envers le processus de vieillissement. 20 On pourrait qualifier cette attitude d’un „optimisme défensif“ 21 qui permet à l’individu d’opposer les gains aux pertes essuyées et d’accepter des limites nouvelles sans perdre néanmoins la joie de vivre. IV. Conclusion A bien des points de vue, l’essai de Beauvoir n’a rien perdu de sa force explosive sur le plan politique et socio-économique: aujourd’hui encore, beaucoup d’aînés manquent de moyens matériels nécessaires; des maisons de retraite, où des personnes âgées sont négligées à cause d’un personnel insuffisant, ne semblent pas avoir tellement changées. Le thème de la sexualité des personnes âgées, auquel Beauvoir accorde une place importante dans son livre, persiste à être un tabou dans le discours social et paraît encore être sous-représenté dans la recherche gérontologique. D’un autre côté, il y aussi certaines considérations de Beauvoir qui sont devenues obsolètes à cause des changements sociopolitiques, démographiques et médicaux. Notamment le matériel statistique abondant et la focalisation des situations locales françaises semblent rendre caduque certains passages de la première partie du livre: l’impression qui pourrait s’en dégager est que la philosophe ne s’est pas attendue à un succès sur le long-terme et au-delà de la France. Mais le livre prend quand même part à l’évolution des mentalités qui a mené à une attitude modifiée envers les personnes âgées: la vieillesse n’est plus regardée comme un phénomène marginal de la société et l’on a commencé à fixer les droits des aînés. 22 Dans La vieillesse, Beauvoir intervient en faveur des personnes âgées comme elle l’a fait deux décennies auparavant pour les femmes. Il se peut que le temps n’était pas encore venu pour une revendication des droits des personnes âgées, d’autres sujets étant sur l’agenda politique en ce temps-là. 23 L’avenir nous montrera s’il faut ajouter un nouveau chapitre à l’histoire de la réception de l’œuvre. Néanmoins La vieillesse est, comme Le Deuxième Sexe, soumise à une certaine ambivalence: dans l’intention de libérer l’âge avancé des préjugés et des stéréotypes négatifs, Beauvoir reprend le mythe de la vieillesse. En définissant la sénescence comme contraire et comme parodie de la vie, elle la fixe comme étrangère, comme écart de la norme, comme l’Autre absolu. La relation étroite et quasi symbiotique que Beauvoir dresse entre la vie et la mort exclut la vieillesse comme un tiers incompatible: „La mort transforme la vie en destin; d’une certaine 89 Dossier Dossier Dossier Dossier manière elle la sauve en lui conférant la dimension de l’absolu“ (V 565). De telles phrases aphoristiques risquent de camoufler la recherche minutieuse et l’analyse lucide qui distinguent le livre. La vieillesse est comme toutes les autres œuvres de Beauvoir un texte disant au fond oui à la vie même face à l’inévitabilité de la souffrance et de la mort. Le ton dominant pessimiste qu’il faut attribuer en grande partie à l’échec des institutions politiques et socio-économiques est interrompu par des énoncés qui appellent à accepter et à aimer la vie malgré - ou à cause de - sa finalité: „La question n’est pas tant d’être jeune que de pouvoir rajeunir: échapper à ses limites, revivre la vie comme une aventure sans permettre qu’elle s’achève dans une impasse“ (V 204). 24 1 [...] „das Buch [La vieillesse] müsste heute nicht nur ein Klassiker, sondern ein Bestseller sein“. Voss, Julia: „Man kommt nicht als Frau zur Welt, man wird es“, dans: Frankfurter Allgemeine Zeitung, 7, 09.01.2008, 29. 2 Sur cette dichotomie du livre cf. aussi: Monique Streiff Moretti: „La vecchiaia secondo Simone de Beauvoir“, dans: Sergio Rufini, Clara Mucci (ed.): „O Sir! you are old ...“. Riflessioni sulla vecchiaia a partire da Shakespeare, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 1999, 135-145, 143 et Oliver Davis: Age Rage and Going Gently: Stories of Senescent Subject in Twentieth-Century French Writing, Amsterdam / New York, 2006, 33-61. 3 Sur la situation actuelle des personnes âgées en France cf. le dossier „Vieillir en France“ dans lendemains, 116, 2004. 4 Simone de Beauvoir: La vieillesse, Paris, Gallimard, 1970 [signalée V dans le texte], 8. 5 Cf. Bernard Ennuyer: „L’objet ‘personne âgée’“, dans: Bernadette Veysset-Puijalon (ed.), Être vieux, Paris, Autrement, 1992, 14-28. 6 Cf. dans ce contexte l’article de Patrice Bourdelais qui dénie la valeur heuristique de la notion de vieillissement et qui souligne que les discours actuels ne correspondent plus à la réalité de la vieillesse. Patrice Bourdelais: „Le Vieillissement de la population: question d’actualité ou notion obsolète? “, dans: Le Débat, 82, 1994, 173-192. Sur le discours fataliste sur le vieillissement démographique des populations européennes cf. aussi Anne- Marie Guillemard: „Faut-il avoir peur? “, dans: Bernadette Veysset-Puijalon, 1992, op. cit., 29-40. 7 Cf. la Directive 2000/ 78/ CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, Art. 25. 8 Cf. Susanne Wurm: „Gesundheitliche Potenziale und Grenzen älterer Erwerbspersonen“, dans: Deutsches Zentrum für Altersfragen (ed.): Förderung der Beschäftigung älterer Arbeitnehmer. Voraussetzungen und Möglichkeiten, Berlin, Lit Verlag, 2006, 7-97; Corinna Barkholdt: „Umgestaltung der Altersteilzeit von einem Ausgliederungszu einem Eingliederungsinstrument“, dans: ibid., 169-260. Dans la contribution de Barkholdt on trouve des tableaux qui montrent le développement de la politique des limites d’âge sur le plan européen, 253-260. Sur la relégation croissante des salariés vieillissants du monde du travail en France à partir des années 70 cf. Anne-Marie Guillemard, 1992, op. cit., 38sq. 9 Cf. Thomas Gunzelmann, Christa Brähler, Aike Hessel, Elmar Brähler: „Körpererleben im Alter“, dans: Zeitschrift für Gerontopsychologie und -psychiatrie, 12, 1999, 40-54. 10 Cf. Ursula Lehr: Psychologie des Alterns, Wiebelsheim, Quelle & Meyer, 2007 11 , 174-176. 90 Dossier Dossier Dossier Dossier 11 Cf. Wolfgang Streeck: „Politik in einer alternden Gesellschaft: Vom Generationenvertrag zum Generationenkonflikt? “, dans: Peter Gruss (ed.): Die Zukunft des Alterns. Die Antwort der Wissenschaft, München, Beck, 2007, 279-304. 12 Cf. ibid., 303sq. 13 Cette notion d’une altérité essentielle des vieux se trouve parfois même dans les contextes sensibilisés aux problèmes du vieillissement, cf. Mannarino qui au sujet des centenaires déclare qu’ils „rappresentano in un certo senso una razza a parte“, Elmo Mannarino: „La vecchiaia oggi: orgoglio e pregiudizi“, dans: Sergio Rufini, Clara Mucci, 1999, op. cit., 159-167, 161. L’altérité semble plutôt s’avérer dans une perspective diachronique à l’intérieur du groupe des vieux, cf. Patrice Bourdelais, 1994, op. cit., 182: „La comparaison de la proportion des personnes de 60 ans et plus à la fin du XVIII e , au début du XX e siècle et de nos jours n’a guère de sens car tout sépare ces personnes dites âgées: le caractère exceptionnel de leur destin, leur espoir de survie, leur position dans la succession des générations et leur état de santé.“ 14 Cf. Lehr, 2007 11 , op. cit., 202-204. Sur l’image ambivalente des personnes âgées et les attentes paradoxales de la société cf. Jacqueline Trincaz, Bernadette Puijalon: „Les injonctions paradoxales: de la difficulté d’être vieux“, dans: lendemains, 116, 2004, 78-92. 15 „La vieillesse n’est pas une conclusion nécessaire de l’existence humaine“ (V 565). 16 „[...] im Sinne einer individualistisch konstruierten Lebensform [sollte] der größtmögliche rechtliche Freiraum regieren, denn das Alter ist die Höchstform der persönlichen und nicht einer primär von ‘oben’ vorgegebenen Kultur. [...] Die für das Alter angemahnte Höchstform der persönlichen Kultur, die ‘Freiheit der Ältesten’, kann jeder auf seine Fasson errreichen.“ Paul B. Baltes: „Alter(n) als Balanceakt: Im Schnittpunkt von Fortschritt und Würde“, dans: Peter Gruss, 2007, op. cit., 15-34, 33sq. 17 Cf. James W. Vaupel, Kristín G. von Kistowski: „Die Plastizität menschlicher Lebenserwartung und ihre Konsequenzen“, dans: Peter Gruss, 2007, op. cit., 51-78. Bien entendu, il faut distinguer l’espérance de vie et la durée absolue de la vie. Sur les possibilités ainsi que sur les limites des facultés cognitives dans l’âge avancé voir Reinhold Kliegl: „Kognitive Plastizität und altersbedingte Grenzen am Beispiel des Erwerbs einer Gedächtnistechnik“, dans: Margret M. Baltes, Martin Kohli, Klaus Sames (ed.): Erfolgreiches Altern: Bedingungen und Variationen, Bern et al., Huber, 1989, 278-282. 18 Cf. Baltes, 2007, op. cit., 17sq. 19 Dans les années 1960, l’âge officiel de la retraite en France était encore de 65 ans; suite à l’avancement de l’âge de retraite à 60 ans, le seuil de 60 ans s’est établi. Dans L’âge de la vieillesse, Paris, Editions Odile Jacob, 1993, Patrice Bourdelais dénonce l’utilisation de seuils d’âge fixes, cf. en particulier 380. Sur l’évolution des catégories d’âge en France cf. Vincent Caradec: „La vieillesse française en catégories“, dans: lendemains, 116, 2004, 33-42. 20 Cf. Kathleen Woodward: „Simone de Beauvoir: Aging and its Discontents“, dans: Shari Benstock (ed.): The Private Self. Theory and Practice of Women’s Autobiographical Writings, London, Routledge, 1988, 90-113, 110sq. 21 J’emprunte ce terme à Baltes, 2007, op. cit., 29, qui caractérise ainsi la position de la gérontologie. 22 Cf. le Traité établissant une Constitution pour l’Europe, Art. II-85: „Droits des personnes âgées: L’Union reconnaît et respecte le droit des personnes âgées à mener une vie digne et indépendante et à participer à la vie sociale et culturelle“. 23 Toutefois la force explosive de La vieillesse fut déjà reconnue en 1970: „Even more than in her book on women, Simone de Beauvoir is concerned in La Vieillesse with the political 91 Dossier Dossier Dossier Dossier economy of her problem. Perhaps this book will also come to be seen as the tocsin of some new liberation mouvement, this time of the old.“ T. H. Adamowski: „Death, Old Age, and Femininity: Simone de Beauvoir and the Politics of La Vieillesse“, dans: Dalhousie Review, 50, 1970, 394-401, 394. 24 A juste titre la critique met l’accent sur l’image sombre de la vieillesse dans l’essai de Beauvoir - cf. Woodward, 1988, op. cit., 105; Betty Halpern-Guedj: Le temps et le transcendant dans l’œuvre de Simone de Beauvoir, Tübingen, Narr, 1998, 112; Bethany Ladimer: Colette, Beauvoir, and Duras: Age and Women Writers, Gainesville et al., University Press of Florida, 1999, 119 - toutefois il ne faut pas négliger cette nuance positive orientant le regard vers l’avenir. Resümee: Susanne Gramatzki, Das Skandalon des Alters: Eine kritische Relektüre von Simone de Beauvoirs Essay La vieillesse fragt vor dem Hintergrund der vorrangig problemorientierten diskursiven Konjunktur der Altersthematik in Politik und Publizistik nach der Gültigkeit der Thesen in Simone de Beauvoirs umfangreicher Studie La vieillesse (1970), die bis heute im Schatten ihres feministischen Standardwerks Le Deuxième Sexe steht. Leitender Gesichtspunkt hierbei ist Beauvoirs Perspektivierung des Alters als skandalon sowohl auf der individuellen als auch auf der gesellschaftlichen Ebene.