eJournals lendemains 33/132

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Narr Verlag Tübingen
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2008
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Histoire(s) de famille sous le signe de la mondialisation

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2008
Margarete Zimmermann
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109 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Margarete Zimmermann Histoire(s) de famille sous le signe de la mondialisation: Marie Darrieussecq, Le Pays (2005) * I Constater que la mondialisation est l’une des préoccupations majeures de notre époque, frôle le truisme. Mais si l’on débat souvent du „malaise dans la mondialisation“ (Zaki Laïdi) dans les domaines de l’économie, de la politique et du social, ces discussions semblent moins intenses dans celui de la littérature. Ici, la mondialisation est présentée surtout comme affectant le domaine éditorial. 1 Mais n’y a-t-il pas des rapports plus profonds, voire ‘souterrains’ entre la littérature contemporaine et la mondialisation? De quelle manière la littérature est-elle traversée par des phénomènes renvoyant à ce nouveau monde restructuré sous le régime d’une virtualité sans limites, quel est son rôle à l’intérieur de ces processus? Est-elle une sorte d’arrière-garde des discussions des sciences humaines - ou les devance-telle plutôt? 2 Définissons ce que nous entendons par le fait de devenir „mondial“ et par cette forme d’internationalisation croissante. Selon le politologue Zaki Laïdi, „la mondialisation consacre l’entrée du monde dans l’intimité sociale et culturelle de chaque société, avec toutes les conséquences en chaîne que cette proximité souhaitée ou redoutée, effective ou amplifiée, entraîne sur notre manière de voir, d’entendre et d’éprouver le monde. […] La mondialisation relie l’ensemble des conséquences politiques, économiques, sociales et culturelles induites par l’appartenance réelle ou imaginée à un même monde. Elle sollicite donc d’emblée nos émotions et modifie nos manières de voir, de vivre et de penser. Elle bouleverse notre rapport au temps - qui s’accélère - et à l’espace qui, par certains côtés, se rétrécit. Elle s’apparente ainsi à un moment historique où les sociétés humaines renégocient leur rapport au temps et à l’espace sur le mode de la compression de l’espace et de l’accélération du temps. C’est le temps où tout semble se rejouer, avec pour seule certitude que rien ne sera plus comme avant.“ 3 Vu la portée de ces évolutions, il semble peu probable que la littérature contemporaine renonce à les interpréter à son tour; 4 elle le fait en effet, et sous plusieurs formes que l’on pourrait subsumer sous les rubriques suivantes. On trouve tout d’abord des textes qui mettent en scène un monde placé sous le signe de la mondialisation tout en leur opposant des forces de résistance: citons à titre d’exemple l’un des derniers ‘rompols’ de Fred Vargas, Sous les vents de Neptune (2004), qui célèbre la solidarité du groupe amical et un individualisme anarchique comme antidotes au „malaise dans la mondialisation“, pour reprendre le titre du livre de Zaki Laïdi. Il y a ensuite des écrivains qui imaginent un monde déjà complètement 110 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres transformé par la mondialisation: ceci est le cas, à des degrés différents, des romans Globalia (2004) de Jean-Christophe Rufin, 5 Acide sulfurique (2005) d’Amélie Nothomb, qui met en scène le sadisme de la société médiatique, et Possibilité d’une île (2005) de Michel Houellebecq qui va jusqu’au bout du clonage humain. Enfin, d’autres écrivains imaginent un univers ‘intermédiaire’, déjà fortement sous l’emprise de la mondialisation, mais où la mémoire de l’état antérieur est encore vive. C’est le cas du dernier roman de Marie Darrieussecq, Le Pays, paru en automne 2005. Cet état intermédiaire est peut-être le plus intéressant des trois parce qu’il montre le glissement d’un monde vers un autre et qu’il véhicule encore la mémoire du ‘vieux monde’ tout en étant déjà impliqué dans un présent bien différent. Aussi, je propose d’examiner plus attentivement ce roman et de le lire à la lumière de quelques réflexions sociologiques et philosophiques sur la mondialisation. Je commencerai cependant par une brève présentation de Marie Darrieussecq et de son évolution depuis son premier roman Truismes (1996). II „Je suis d’une lignée de sorcières basques. La légende familiale dit que mon arrière-grand-mère a fait tourner les tables, que ma grand-mère cache encore le secret des potions, que ma mère sait faire lever en elle les rêves prémonitoires. Moi, je les raconte. De nos jours, les sorcières sont des femmes qui écrivent. Mon premier manuscrit, envoyé aux éditions de Minuit en 1990, s’appelait ‘Sorguina’, la ‘sorcière’, en basque. Il ne sera fait usage ici de potions acides, ni de venins, ni d’aspics, ni de griffes. Il ne sera question ici que de littérature, et de la façon dont montent en moi les textes. Il y a l’air du temps. Il y a les jeunes femmes qui écrivent dans la zone du fantastique, pour mieux parler du réel. Il y a Kafka.“ 6 C’est ainsi que se présente, non sans ironie, l’écrivaine Marie Darrieussecq, née en 1969 et aujourd’hui l’un des auteurs majeurs de sa génération. Elle doit ce succès surtout à son premier roman Truismes, publié chez P.O.L. en 1996, traduit dans une trentaine de langues et vendu à plus d’un million d’exemplaires. 7 En dépit des éléments autofictionnels et des intertextualités multiples qui renvoient à la formation universitaire de Marie Darrieussecq et malgré l’ambiguïté profonde et consciemment construite de ce roman plurivocal, Truismes est tout d’abord la satire d’une certaine société occidentale des années 2000. Au premier plan: la France (Paris et sa banlieue) dans un futur proche, un pays qui baigne dans une atmosphère ‘fin de siècle‘ où tout se dégrade et est corrompu. La protagoniste sans nom qui se métamorphose en truie au fil du récit évolue également dans un pays où règnent avidité, corruption et racisme. C’est donc un récit de transformations et de métamorphoses à des niveaux divers: un corps féminin se métamorphose en corps de truie et parallèlement, une société se transforme en un corps social fasciste. 8 Tout cela est mêlé à des échos intertextuels faisant référence à Homère/ Ovide (les compagnons d‘Ulysse changés 111 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres en porcs par la magicienne Circé), à La Métamorphose (1915) de Franz Kafka ainsi qu’au roman Faim (Sult, 1890) de Knut Hamsun, dont une citation figure en exergue de Truismes. Mais il s’agit également et surtout de l’histoire de la libération d’une femme „engluée dans […] les clichés, les on-dit des journaux, tout ce qu’elle entend autour d’elle, y compris les clichés racistes, sexistes.“ 9 C’est le récit de „l’aventure d’une voix“, „de la prise de parole qui va vers plus de liberté.“ 10 Après Truismes, l’écrivaine se lance dans la recherche d’une écriture de plus en plus expérimentale, 11 tout en variant ses thèmes-clés: la métamorphose, les fantômes, la disparition (Claire dans la forêt, 1996; Naissance des fantômes, 1998; Le Mal de Mer, 1999). Dans toutes ces narrations, elle tend „à faire percevoir l’irréel dans une situation toutefois banale.“ 12 Par ailleurs, Marie Darrieussecq dialogue avec des artistes contemporaines telles que Louise Bourgeois et Annette Messager. 13 Dans son roman Le pays, elle semble renouer avec ses débuts, c’est-à-dire qu’elle y combine une réflexion sur l’état actuel de la société avec une recherche très poussée dans le domaine de la forme et de la plurivocalité. Son avant-dernière publication, un recueil de nouvelles intitulé Zoo (2006), regroupe quinze textes narratifs écrits dans les années 1987- 2006 et dont les protagonistes sont „ces animaux un peu hagards, ces spectres à la recherche d’un corps, ces mères problématiques, ces bords de mer, ces clones tristes ou joyeux.“ 14 Avec son roman Tom est mort, elle fait partie des „choyés de la rentrée“ 15 , mais ce livre suscite en même temps une controverse violente déclenchée par Camille Laurens. Cette dernière reproche à Marie Darrieussecq d’avoir „piraté“ certains de ses livres, et surtout le récit de la mort de son enfant, Philippe (2005). 16 III Commençons par un bref parcours du Pays, roman de réflexion auquel la critique a réservé un accueil favorable, 17 bien que teinté d’un certain malaise vis-à-vis de ce texte aussi ‘touffu’ qu’exigeant quant à son écriture. Celle-ci loue avant tout ses qualités stylistiques ; en revanche, elle a beaucoup moins apprécié sa réflexion sur l’état de la société actuelle pourtant inséparable de la forme. Le Pays porte un titre surprenant pour un roman contemporain. Il indique une polysémie prononcée en ce qu’il renvoie aux notions d’Etat, de nation ou de province, circonscription quelconque, à la patrie et à la notion de petite ville. Ces notions sont présentes dans ce texte subdivisé en cinq grandes séquences - „Le sol“, „L’état civil“, „La langue“, „Les morts“, „Naissances“; celles-ci „résument ce qui permet à l’être humain de se situer comme tel, ses fondamentaux“. 18 Une phraseleitmotiv, inlassablement variée par la voix de la narratrice, rythme tout le récit: „Il était temps de rentrer au pays…“, afin d’offrir au fils de la narratrice un terrain autrement attachant que celui d’un micro-quartier parisien: „Je voulais un paysage pour Tiot, est-ce que la porte d’Orléans est un paysage? Je voulais proposer un pays à Tiot, rentrer pour lui aussi.“ 19 Mais les motifs de cette fuite restent obscurs, 112 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres comme c’est souvent le cas dans les textes de cette auteure: “La narration ellemême, finalement, est rythmée par les ‘absences’. Le flux ininterrompu des mots passe sous silence l’essentiel, ce qui ne peut être dit: les raisons de la ‘fuite’, du choix du refuge, de la séparation à venir.“ 20 Par la suite, deux voix féminines, celle, intradiégétique de la narratrice-protagoniste et une autre voix, celle-ci extradiégétique et neutre, racontent le ‘retour au pays’ (basque) de Marion Rivière, une jeune écrivaine, accompagnée de son mari Diego Herzl, d’origine judéo-argentine, et de leur fils Tiot. Au cours de cette lente réinstallation dans son pays natal, la narratrice-protagoniste écrit un roman intitulé Le Pays et découvre qu’elle est enceinte d’une fille qu’elle nommera Epiphanie. C’est donc à la fois l’histoire d‘un retour en province, de la gestation d‘un roman, d’une grossesse et d‘une tentative d’“écriture moderne“. 21 Le Pays porte les traits d’un pays basque où se sont achevés les rêves d’indépendance des autonomistes, un pays qui est en train de faire vivre une utopie réactionnaire et où règne la posthistoire, un éternel présent sans futur 22 et sans perspective politique. La fin du roman - dont la genèse est aussi souvent évoquée que la lente croissance de l’enfant dans le ventre de la jeune mère-écrivaine-narratrice - coïncide avec la naissance de l’enfant. Tout le récit est marqué par un va-et-vient constant entre le présent du ‘retour au pays’ et un passé - Paris, le ‘monde ancien’ - qui s’efface de plus en plus. La phrase „il était temps de rentrer au pays“ ou „je rentre au pays“ revient de manière lancinante et structure toute la première séquence de ce roman. 23 Finalement, la narratrice-protagoniste constate: „Un jour [...] j’ouvris mon cahier et j’écrivis une phrase qui me tournait dans la tête, une phrase comme un air de chanson: ‘Il était temps de rentrer au pays.’ Ça faisait un programme, un rythme, un horizon, ça faisait une première phrase.“ 24 Ainsi, cette phrase-refrain finit par s’imposer comme la première phrase, l’incipit, du roman à venir, comme une phrase programmatique et apte à générer le récit suivant. A travers la réflexion de la narratrice sur le processus de la création romanesque, Le Pays entretient un rapport d’intertextualité avec le roman Les Faux-Monnayeurs (1926) d’André Gide, roman sur l’écriture d’un roman qui reflète, tout comme celui de Marie Darrieussecq, les tendances avancées de l’art narratif contemporain. 25 Avec cette intertextualité majeure, Marie Darrieussecq pratique une mise en abyme de son propre projet romanesque. Les noms propres des protagonistes renvoient au même procédé en ce qu’ils sont ‘parlants’ et se réfèrent à des mondes et des temporalités divers: - Marie/ Marion Rivière: „Marie“ n’évoque pas seulement le prénom de l’auteure, mais aussi la figure emblématique de la mère de Jésus et de la maternité en général; „Marion“, une dérivation et un diminutif de „Marie“, renvoie aux rapports mère-fille en ce qu’il permet un jeu de mots hautement révélateur pour les rapports entre la fille Marion et sa mère Miren Zabal: 26 cette dernière apostrophe sa fille comme „Marion, ma petite marionnette“. 27 Le prénom „Miren“ est une forme basque de „Marie“. Par conséquent, il s’agit ici d’une mise en abyme de la maternité. 113 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres - Le nom de famille „Rivière“ évoque le mouvement et la fluidité; „la vie est une rivière“. 28 - Le nom du mari Diego Herzl: Diego est la forme espagnole de „Jacob“, un des pères fondateurs du peuple d’Israël, et Herzl renvoie à l’un des fondateurs du sionisme, Theodor Herzl (1860-1904); Herzl signifie „petit cœur“ en allemand d’Autriche. - Les prénoms des enfants: - Tiot: une abréviation de „petiot“; esp. „tio“ („oncle“; „homosexuel“); 29 ou: anagramme de „toit“? - Epiphanie: du grec: apparition; apparition de J.C. aux trois rois mages venus pour l’adorer (le 6 janvier); cf. les scènes d’apparition de l’enfant à l’échographie dans Le Pays. La même hybridité s’observe au niveau du texte, hétérogène tout d’abord par sa mise en page. Deux types d’impression (gras/ non gras) y alternent et correspondent à deux modes de narration (Je/ elle). En outre, le roman est truffé d’expressions de langues étrangères comme l’anglais, l’espagnol, la „vieille langue“ ou du français hybride de Diego. 30 Cette diversité linguistique est renforcée par une foule de noms topographiques ‘exotiques’ comme ceux des fjords islandais. 31 Finalement, l’auteure intègre à son récit des sujets proprement linguistiques comme la traduction, la comparaison 32 et l’apprentissage des langues, 33 les relations entre langue et gender 34 ou la réflexion sur les langues en général et en particulier sur les langues minoritaires ou menacées de disparition. 35 Ainsi, le roman de Marie Darrieussecq témoigne d’une forte hybridité générique car il se situe à une intersection des discours littéraires et scientifiques (linguistiques et autres). Il participe ainsi à une discussion étroitement liée au phénomène de la mondialisation, sur la contradiction entre l’ouverture vers une infinité de mondes et la perte de la diversité linguistique. IV Cette impression de grande hétérogénéité qui est l’apanage du „monde ouvert“ 36 se poursuit dans les domaines topographique, historique et idéologique. Je me contente de citer quelques exemples que je résume sous les catégories „nouvelle accentuation du local ou glocalisation” (Ulrich Beck) et „présentisme” (François Hartog) ou „sacre du présent” (Zaki Laïdi), qui toutes les trois sont des composantes de la mondialisation culturelle. En ce qui concerne la mondialisation et la „glocalisation“, 37 donnons la parole au sociologue Ulrich Beck. Celui-ci critique la vision trop simple, mais fort répandue d’une „macdonaldisation du monde“. 38 En opposition à cette vision, il souligne (dans la formule „Le boudin blanc d’Hawaï“) la nouvelle importance du „local” et précise que dans „le processus de la mondialisation culturelle, les opposés sont possibles et deviennent simultanément réalité“: 39 „La mondialisation ne signifie 114 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres justement pas une mondialisation automatique, unilatérale et unidimensionnelle […]. Au contraire, une nouvelle accentuation du local se fait partout sentir. ” 40 Dans le contexte de la mondialisation, nous observons selon lui des processus de délocalisation et de relocalisation. 41 Il s’agit non pas d’une renaissance du local, mais de „[...] l’obligation de relocaliser les traditions détraditionnalisées dans le contexte global, dans l’échange, le dialogue ou le conflit translocal. ” 42 Il conclut que: „Le local et le global [...] ne s’excluent pas l’un l’autre. Au contraire: le local doit être appréhendé comme un aspect du global. La mondialisation signifie aussi: la fusion et l’affrontement des cultures locales, dont il faut redéfinir les contenus dans ce ‘clash of localities’.“ 43 Cette perspective et cette terminologie facilitent la lecture du roman de Darrieussecq du „retour au Pays” qu’accomplit la protagoniste sous le signe de la mondialisation. Le Pays met justement en scène une telle „glocalisation” où le local - le ‘pays natal’ - est très présent tout en étant de plus en plus traversé, voire submergé par les signes de la mondialisation. Un premier exemple: dans le domaine de la consommation et de la culture quotidienne, Ikea 44 , Starbucks et Coca Cola se fondent parfaitement au paysage local et à son traditionalisme, tout en opérant une ouverture vers des horizons ‘globaux’ (comme le montre la citation suivante): „Au Starbucks Café de B. Nord, devant mon double express serré (mauvais pour le bébé), j’écoute mes semblables parler la vieille langue. Dans les chaînes des grands hôtels, partout sur la planète, on retrouve la même chambre; de même, dans tous les Starbucks on se sent chez soi. Un chez-soi où d’autres clients lisent le journal, allongent les jambes, bavardent, téléphonent, tapent sur un clavier: un terminal d’aéroport.“ 45 Dans le domaine de la culture proprement dite, toute perspective historique fait défaut et l’hybridité règne: ainsi, dans le roman, Bourvil côtoie Marlon Brando et Pierre Loti Ernest Hemingway. De même, Madame de Sévigné se retrouve au même niveau que le Disney-Channel ou les séries télévisées américaines et l’évocation de Bill Viola, Ray Bradbury et Noam Chomsky se mêle à la poésie du poète local et „global“ Unama, vraisemblablement une sorte de personnage-collage - ou de clone - construit à partir de Jorge Semprún, Claude Simon, Unamuno et bien d’autres. La même hybridité s’observe dans la famille de Marie/ Marion Rivière. Le groupe familial se fonde sur une disparition - celle d’un frère - et une apparition, celle d’un enfant adoptif ainsi que sur un déséquilibre au sein du couple parental dû à la faiblesse du père et à la domination de la mère. Paul, le frère disparu, est remplacé par Pablo, un enfant adopté au Pérou. Privé de son nom péruvien („Angelito“) et de son identité, il essaie de compenser cette perte par une parenté inventée et se réclame: „le fils du général de Gaulle“. Chez Pablo, la fusion des cultures locales aboutit à un échec - la folie. Par contre, cette fusion réussit dans le personnage de la mère Miren Zabal, modelée d’après l’artiste franco-américaine Louise Bourgeois. 46 Elle aboutit ici à un personnage à la fois ‘globalisé’ et enraciné dans sa culture locale. 115 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Le style de vie du mari Diego Herzl et celui de la protagoniste-narratrice, 47 témoignent d’ailleurs d’une mobilité liée à la „polygamie géographique“. 48 Par ce phénomène qui indique une nouvelle manière de penser l’espace géographique, Beck désigne le fait d’„être ‘attaché’ à plusieurs endroits du monde“, de construire sa vie autour de plusieurs points d’attache avec des entourages spécifiques. 49 Pour terminer, je cite deux exemples qui illustrent un nouveau rapport à l’histoire et à la mémoire. Le premier exemple se rapporte à l’histoire individuelle et familiale et nous mène dans une cabine de la Maison des Morts. Marie Rivière y regarde sa grand-mère Amona en hologramme. Il en résulte un nouveau culte (virtuel) des morts, témoignant du „basculement d’un régime de mémoire dans un autre“. 50 La mémoire des morts finit par être remplacée par une éternelle présence virtuelle: „‘Voulez-vous voir votre grand-mère? ’ me demanda l’employé. […] Il m’ouvrit une cabine et me laissa seule. […] Je tapai mon nom […] Mon arbre généalogique se déploya, je cliquai sur Amona. […] Elle apparut, telle que nous l’avions voulue […], immobilisée sur sa jolie soixantaine comme dans mes premiers souvenirs. […] Nous lui avions accordé, dans l’éternité de la Maison des Morts, ses deux paquets de Marlboro par jour, et l’hologramme allumait impunément cigarette sur cigarette. Je démarrai le programme, elle s’anima, me vit, ouvrit les bras.“ 51 Le deuxième exemple met en lumière une modification majeure dans le domaine des idéologies. La narratrice enregistre que la chute du Mur de Berlin 52 marque une césure qui fait basculer les idéologies. Les conséquences en sont la grande fusion des oppositions et la lente disparition des idéologies, un processus résumé dans une image télévisée hautement symbolique: „[…] Raïssa Gorbatchev et Nancy Reagan buvaient leur thé en boucle.“ 53 Dans Le Pays, des fragments d’histoire contemporaine - la guerre civile en Espagne, la dictature de Franco, la Résistance, la guerre du Vietnam ou le 11 septembre - flottent encore dans les discours mais s’estompent déjà de plus en plus. Le seul événement historique qui perdure dans la mémoire est celui de l’explosion de la bombe atomique. Ce traumatisme engendre à son tour la peur d’une catastrophe nucléaire: Hiroshima et Nagasaki préparent en quelque sorte Tchernobyl. 54 A la différence d’autres auteurs contemporains, chez Darrieussecq le passage à un „présent vicinal, autarcique, autoréférentiel et inquiet” n’est pas encore tout à fait accompli, bien qu’elle montre déjà des individus „revenu[s] de toutes les utopies sociales [...].“ 55 La pensée de sa narratrice flotte dans une situation de transition où le présent commence à s’imposer mais où les résidus d’une pensée historique subsistent encore. VI Dans Le Pays, un texte „entre autofiction et politique fiction“, 56 Marie Darrieussecq bascule „le roman et ses lecteurs dans un XXI e siècle enfin tangible, palpable, délivré des scories du naturalisme, de la critique sociale positiviste, comme de la plupart des blocages inhérents aux expériences formalistes.” 57 En même temps, elle 116 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres joint sa voix aux discours contemporains sur la mondialisation et y réclame une place pour la littérature. Son écriture ‘hybride’ et mouvante correspond parfaitement à la modification permanente des catégories et des systèmes de valeur dans le monde actuel. 58 „Un pays natal, c‘est une parcelle d‘un sol, c‘est aussi une muqueuse utérine, c‘est une langue, c‘est la mémoire des morts, c‘est une histoire et une géographie. C‘est un roman d‘amour, et des cartes postales“, lit-on sur la quatrième couverture de l’édition originale. - Le Pays parle de tout cela, mais Marie Darrieussecq le fait d’une manière qui montre comment la littérature contemporaine peut penser la mondialisation et comment elle se positionne face à cette dernière. * Cet article est la version écrite et remaniée d’une conférence tenue le 10 mars 2006 à la Maison des Sciences de l’Homme. Je tiens à remercier ici tout particulièrement Karin Becker de m’y avoir invitée. 1 Je me permets de renvoyer ici aux publications d’André Schiffrin: Le contrôle de la parole. L’édition sans éditeurs, suite, Paris, La Fabrique éditions 2005 et de Laurence Santantonios: Tant qu’il y aura des livres, Paris, Bartillat 2005. 2 Cf. à ce sujet aussi Monika Schmitz-Emans: „Globalisierung im Spiegel literarischer Reaktionen, in: Manfred Schmeling/ Monika Schmitz-Emans/ Kerst Walstra (eds.): Literatur im Zeitalter der Globalisierung, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2000, 285-315. 3 Zaki Laïdi: Malaise dans la mondialisation. Entretien avec Philippe Petit, Paris, Les Editions Textuel, 1997. 4 Cf. à cet égard de nouveau Schmitz-Emans, 2000, 289: „Literarische Texte thematisieren jene Prozesse, die man als global bezeichnet, stellen sie dar, reflektieren sie, sei es kritisch oder affirmativ.“ 5 „[...] le monde de Globalia, n’est autre que celui d’une démocratie poussée aux limites de ses dangers“ (Jean-Christophe Rufin: Globalia, Paris, Folio, 2004, 499). 6 Libération, 10 mars 1998. 7 Dans l’entretien Marie Darrieussecq parle des Editions P.O.L., réalisé par Fanny Clouzeau et Karine La Bricquir (Paris, Presses Universitaires de Paris, 10, 2006), l’auteure précise l’importance de son premier roman pour cette maison d’édition ainsi que ses rapports avec son éditeur. Pour une analyse détaillée voir Colette Sarrey-Strack: Fictions contemporaines au féminin: Marie Darrieussecq, Marie NDiaye, Marie Nimier, Marie Redonnet, Paris, L’Harmattan, 2002. 8 Cf. Anat Pick: „Pigscripts The Indignities of Species in Marie Darrieussecq's Pig Tales“, in: Parallax, vol 12,1, january 2006, 43-56. 9 Jeannette Gaudet: „’Des livres sur la liberté’: conversation avec Marie Darrieussecq“, in: Dalhousie French Studies, 59, 2002, 108sq. 10 Gaudet, 2002, 109. 11 Cette tendance culmine dans White (2003), une variation sur le blanc. 12 Catherine Rodgers: „’Entrevoir l’absence des bords du monde’ dans les romans de Marie Darieussecq“, in: Nathalie Morello/ Catherine Rodgers (eds.): Nouvelles écrivaines, nouvelles voix, Amsterdam/ New York, Rodopi, 2003, 83-103: citation 99. 13 Voir son texte Dans la maison de Louise, Bordeaux, capMusée d’art contemporain de Bordeaux, 1998, et sa contribution au catalogue Annette Messager. Hors-jeu, Nantes/ Arles, Musée des Beaux-Arts de Nantes/ Actes Sud, 2002, 69-71. 14 Marie Darrieussecq: Zoo, Paris, P.O.L., 2006, 8. 15 Cf. l’article de même titre d’Alain Beuve-Méry dans Le Monde du 7 septembre 2007, 11. 117 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres 16 Pour cette controverse, cf. Le Monde des livres à partir du 24 août 2007 ainsi que Camille Laurens, „Marie Darrieussecq ou le syndrome du coucou“, disponible sur Internet (www.leoscheer.com). 17 Cf. les comptes-rendus de Serge Sanchez dans Le Magazine Littéraire, 445, septembre 2005, 71, et d’Agnès Vaquin dans La Quinzaine Littéraire 906, 1-15 septembre 2005, 9- 10. 18 Vaquin, 2005, 10. 19 Le Pays, 50. Ce „retour au pays“ renvoie également à une tendance actuelle dans la société française, à l’exode des familles d’un Paris devenu difficile à vivre et à la revalorisation des grandes villes de province ou de la province tout court. Mais là ne réside pas l’intérêt principal du roman. 20 Fieke Schoots: „Le bien et Le Mal de mer de Marie Darrieussecq“, in: Sjef Houppermans/ Christine Bosman Delzons/ Danièle de Ruyter-Tognotti (eds.): Territoires et terres d’histoires. Perspectives, horizons, jardins secrets dans la littérature française d’aujourd’hui, Amsterdam, Rodopi 2005, 205. 21 Cf. Le Pays, 257: „Les livres m’invitaient à continuer les livres, à chercher la nuance, le présent, à tenter l’écriture moderne.“ 22 Voir à ce sujet François Hartog: Régimes d’historicité, Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003. 23 Cf. Le Pays, 14, 17, 19 (“Elle était rentrée au pays“), 30 („Je suis venue lui dire que je rentre au pays“), 32 („Je rentre au pays“), 44 („Ils rentraient au pays pour échapper aux squares, à la torpeur des squares et des jardins publics.“). 24 Le Pays, 84sq. 25 Voir Le Pays, 78sq., et aussi: 100, 117, 178, 191, 224sq., 256sq. On peut également considérer Le Pays comme une forme d’écriture-palimpseste par rapport au roman d’André Gide ou comme une réécriture de ce texte. Pour une définition de ces deux termes, cf. le dictionnaire édité par Renate Kroll, Gender Studies. Geschlechterforschung, Stuttgart/ Weimar, Metzler 2002, art. „Palimpsest“ et „Ré-écriture/ ré-writing“. 26 „Zabal“ renvoie éventuellement à un village espagnol à population basque dans la région de Navarre. 27 Le Pays, 93. 28 Le Pays, 155. 29 Une des premières paroles de Tiot est en effet „ton-ton“ (Le Pays, 14). 30 Cf. Le Pays, 118. 31 Cf. Le Pays, 85: „Táalknafjördur, Bolungarvík, Ísafjördur, font une oreille à l’Islande [...].“ 32 Cf. Le Pays, 144sq. 33 Cf. Le Pays, 217. 34 Cf. Le Pays, 133. 35 Cf. Le Pays, 146: „Chaque jour une langue se perd dans le monde. Chaque jour meurt un vieux quelconque qui connaissait une dernière phrase de kek ou de nimiche.“ Sont mentionnés en outre l’indien (47), „le chinois, l’urdu ou le bambara“ (53), le galicien (74); à voir aussi dans ce contexte le passage suivant: „Quant à la langue, les Français sont des enfants“ (141); „l’espéranto de cinq cents mots anglo-saxons“ (147); à propos de „l’anglais international“: cf. 241. 36 Le Pays, 114. 37 Je me réfère ici à son livre Was ist Globalisierung? Munich 1997. Cf. également l’entretien d’Ulrich Beck avec Catherine Halpern: „Le nouveau visage du cosmopolitisme”, in: Sciences Humaines, 176, novembre 2006, 30-32. 38 Beck, 1997, 81: „Que ce soit en Basse-Bavière ou à Calcutta, à Singapour ou dans les favelas de Rio de Janeiro, on consomme partout la série télévisée Dallas, on porte des jeans et on fume des Marlboro, symboles d’une nature libre et sauvage. Bref, l’industrie 118 Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres Arts & Lettres culturelle globale est de plus en plus synonyme d’une convergence de symboles culturels et de modes de vie.“ [Traduction de Béatrice De March] 39 Beck, 1997, 85. 40 Beck, 1997, 86. 41 Beck, 1997, 87. 42 Beck, 1997, 87. 43 Beck, 1997, 90. 44 La narratrice constate combien les différences entre les régions géographiques s’estompent et que l’entreprise suédoise Ikéa conquiert également les marchés du Sud - „J/ étais venue […] pour revoir comment le soleil, le soir, transformait les chênes en bouleaux [...] et comment de pays du Sud devenait scandinave“ (Le Pays, 13). En même temps, elle souligne qu’Ikéa impose partout ses espaces normés qui invitent à des comportements standardisés: „Les magasins Ikéa sont tous conçus, je crois, de la même façon: une grande maison qui aurait plusieurs salons, plusieurs cuisines et salles de bain, sans parler des chambres et des bureaux. Au rez-de-chaussée, une salle de jeu pour enfants, une quincaillerie-bazar, un rayon plantes vertes et une cafétéria suédoise“ (Le Pays, 15). 45 Le Pays, 131. 46 Voir 92sq. (la description de la maison de la mère): „Dans le hall d’entrée, appelons ça un hall d’entrée, on passe sous une de ces araignées monumentales qui ont fait sa célébrité, paraît-il, dans le monde entier. [...] D’autres araignées sont dans le parc.“ 47 Elle partageait sa vie entre Londres, l’Argentine et l’Australie. 48 Beck, 1997, 129. 49 Beck, 1997, 129. Cf. à cet égard aussi les personnages hybrides dont les composantes indiquent une telle „polygamie géographique“: „Il portait un petit bonnet comme en portent les jeunes artistes partout en Europe, il était habillé à la mode de Reykjavík et de Paris, et il s’exprimait en espagnol; dans ce que je reconnus pour de l’espagnol, car il était lent, bègue, et précautionneux“ (Le Pays, 68); cf. aussi ibid.,137; 158; 254sq.; 255: „Où habiter, voilà leur conversation préférée avec Walid. Quelle ville peut remplacer le monde, puisqu’on ne peut habiter le monde entier? “. 50 Hartog, 2003, 204. 51 Le Pays, 199sq. 52 Cf. Le Pays, 114, 215, 227. 53 Le Pays, 127. 54 Cf. Le Pays, 67, 75,169, 192sqq., 199, 218sq., 227sq. 55 Laïdi, 2000, 7. 56 An., Spirit, octobre 2005. 57 An., Spirit, octobre 2005. 58 Cf. Schmitz-Emans, 2000, 285. Resümee: Margarete Zimmermann: Familiengeschichte(n) unter dem Zeichen der Globalisierung: Marie Darrieussecqs Roman Le Pays (2005). Wie verhält sich die französische Gegenwartsliteratur zur Globalisierung? Was setzt sie dem durch diese in Gang gesetzten radikalen Wandel von Lebensformen und Werten entgegen? Marie Darrieussecqs Roman Le Pays (2005) reagiert äußerst sensibel auf diese Probleme. Er wird deshalb hier im Lichte europäischer Globalisierungstheorien (Ulrich Beck, Zaki Laïdi) gelesen und als eine Form der Fiktionalisierung zeitgenössischer Globalisierungsdebatten verstanden. Die Besonderheit von Darrieussecqs Roman besteht darin, daß er eine elaborierte poetologische Reflexion über die Möglichkeiten aktueller Romanliteratur und eine spezifische Form der Plurivokalität verbindet mit der Darstellung einer Gesellschaft auf der Schwelle zur Globalisierung.