lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
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2009
34134-135
Petit abécédaire algérien de l’œuvre d’Albert Camus
91
2009
Martine Mathieu-Job
ldm34134-1350169
169 Martine Mathieu-Job Petit abécédaire algérien de l’œuvre d’Albert Camus * Le prix Nobel décerné en 1957 à l’œuvre littéraire de Camus consacre sa qualité et surtout sa capacité à tendre à une universalité donnant aux lecteurs l’occasion d’y voir explorer les grandes questions existentielles. Pourtant, dans son discours de Suède même, Albert Camus tient à rappeler un trait constitutif de sa personnalité en déclarant que c’est un Français d’Algérie qu’on honore avec cette prestigieuse (et pour lui, à bien des égards, accablante) distinction. On a malgré tout pendant longtemps, surtout hors du Maghreb il est vrai, mis au second plan cette appartenance géographique et culturelle en considérant qu’elle était mineure dans l’élaboration et la résonance de l’œuvre. Mais, depuis les années quatre-vingt-dix, relancée en particulier par les analyses tranchantes d’Edward Said, 1 la critique s’est progressivement mise à interroger de plus près la matière algérienne de l’œuvre camusienne, ouvrant alors un champ d’investigations souvent encore exacerbé par les plus vives passions. En tentant de dénouer quelques tensions qui peuvent l’oblitérer, je proposerai à mon tour une analyse du rapport que les textes d’Albert Camus entretiennent avec l’Algérie en déclinant une manière d’abécédaire. A comme Arabes C’est d’abord sur la place et la représentation des Arabes dans les récits camusiens référant à l’Algérie que se concentrent les principaux griefs. C’est leur absence ou leur effacement de la trame dynamique de l’histoire, c’est leur silence qui sont stigmatisés comme marques d’une écriture adoptant un point de vue restrictif, exclusif: celui qu’E. Said qualifie d’impérialiste. Avant même de porter éventuellement un jugement sur ces modalités de représentation, essayons de remettre en perspective le contexte politique, idéologique et littéraire dans lequel elles se font jour. Comme je l’avais déjà fait lors d’un colloque célébrant le cinquantième anniversaire de La Peste, 2 je rappellerai qu’il faut d’abord comprendre que ce roman, de même que L’Etranger (publié en 1942, soit 5 ans auparavant), ou les nouvelles réunies dans L’Exil et le royaume, prévues dès 1952, publiées en1957 („La femme adultère“, „L’hôte“ en particulier), et même Le premier homme (publié de façon posthume en 1994 et dont la gestation commence dès la fin des années cinquante) sont effectivement écrits dans un contexte * Cet article reprend en les développant certains éléments de la notice „Algérie“ que j’ai rédigée pour le Dictionnaire Camus à paraître en 2009 aux éditions Robert Laffont sous la direction de Jeanyves Guérin. 170 historique précis, celui de l’Algérie coloniale. Celui-ci se caractérise dans les rapports sociaux par de profondes inégalités et une étanchéité symbolique et effective entre communautés: même si celles-ci sont plus diverses qu’on ne le dit généralement et se côtoient en bien des circonstances, on sait bien que la distinction la plus radicale se fait entre „Européens“ - appellation d’époque regroupant et les grands colons et les petites couches populaires mêlant au fonds français divers apports d’immigration de tout le bassin méditerranéen, mais encore les Juifs (ayant, depuis le décret Crémieux de 1870, obtenu la citoyenneté française) - et „Indigènes“ (regroupant les autochtones arabes et kabyles). La littérature coloniale française, là encore plus diverse et complexe qu’on ne le pense généralement, mais notamment illustrée en Algérie par des écrivains comme Louis Bertrand ou Robert Randau, 3 peut être grossièrement résumée au projet de justification de la domination française: Bertrand chantant l’antique latinité d’une terre destinée de ce fait à rejoindre le giron occidental, Randau exaltant l’énergie du peuple des colons venus la mettre en valeur et apte à régénérer la vieille nation française. Cette littérature, institutionnalisée par des manifestes, des organes de diffusion et de reconnaissance, des prix, se revendique d’une connaissance en profondeur du territoire à représenter; elle entend tirer ainsi sa légitimité d’une opposition marquée à une littérature exotique émise auparavant par des écrivains voyageurs. C’est pourquoi elle s’emploie à produire des textes nourris d’une connaissance historique et ethnographique certaine. Elle n’élude donc pas pour sa part la représentation de la population indigène, au contraire, elle s’en saisit pour manifester (au-delà même de la domination politique et économique effective) une emprise symbolique sur elle et la stigmatiser dans les rôles les plus négatifs, au mieux dans celui de peuple enfant à conduire dans la voie du progrès. Les écrivains de ce qu’on a pu appeler l’Ecole d’Alger, réunissant des esprits progressistes de la même génération 4 ne pouvaient que se démarquer résolument de cette écriture coloniale. Albert Camus le premier. Nul ne contestera qu’il connaît bien l’Algérie et qu’en dehors du milieu populaire algérois dont il est issu, il a suffisamment sillonné et observé le territoire, en particulier dans ses enquêtes journalistiques comme nous le verrons plus loin, pour être à même d’en décrire une très large part de la sociologie réelle. Mais il n’entend pas produire une littérature ethnographique ou sociologique, 5 et cela pour de multiples raisons. Sur le plan esthétique, il se défie du pseudo-réalisme - nous reviendrons sur ce point ultérieurement - et déborde toujours le substrat de l’expérience vécue par une écriture allégorique ou même mythique dont la symbolique peut d’ailleurs signifier plus fortement que ne le ferait le témoignage transparent. Par ailleurs, sur le plan humain, il connaît le risque d’artifice ou pire encore de paternalisme à parler de l’autre ou pour l’autre. 6 Il ne fait pas de doute qu’il s’abstient en grande partie par pudeur de mettre au premier plan de ses fictions des personnages d’indigènes, en partie aussi par honnêteté 7 parce qu’il n’a pas de leur univers une vision intime qui puisse donner sa vibration profonde à l’écriture. Sans les occulter tout à fait, il les laisse alors souvent à la marge du récit: présences nécessaires et silencieuses, 171 vigies d’une conscience taraudée par la perception des gouffres qui séparent Indigènes et Européens. Les nouvelles, par la concision due à leur genre, laissent souvent davantage que les longs récits percevoir la dialectique du désir de proximité et de l’irréversible séparation que la situation coloniale a instaurée entre communautés: Janine, l’héroïne de „La femme adultère“, n’échappe que fugitivement à l’étouffement d’une vie conjugale (qui peut se lire comme reflet de la rigidité coloniale que son mari incarne) en se fondant dans l’infini d’une nuit qui lui offre le sentiment fusionnel d’être à l’unisson d’un monde débarrassé de toute tension humaine. Daru, l’instituteur de „L’hôte“ éprouve la solitude à laquelle le condamne son aversion pour l’administration répressive coloniale, un respect sinon une certaine compréhension envers le militant algérien que les gendarmes lui demandent de livrer à la police, et l’impossibilité de lui donner la liberté au déni de sa propre appartenance communautaire: 8 il conduit donc l’Arabe à la croisée des chemins, laissant celui-ci assumer la responsabilité d’opter pour la direction de la prison ou pour celle des camps de nomades qui lui donneraient refuge. De fait, en toute responsabilité, l’Arabe choisit la prison, pour ne laisser à ce Français libéral ni le soulagement de la bonne conscience ni l’illusion d’une solution de compromis. Dans l’aiguisement perceptif que donne l’imaginaire, la nouvelle dépasse la position politique de conciliation à laquelle se raccroche encore le citoyen Camus pour exposer durement la radicalisation progressive et implacable des attitudes. Même une nouvelle plus ambiguë comme „Le renégat ou un esprit confus“ ne laisserait pas d’être interprétée comme une représentation de la violence des antagonismes intercommunautaires: le ralliement du prêtre chrétien à la cause des nomades qui le gardent captif au désert le conduisant à entrer en rébellion contre les siens, après que ses nouveaux maîtres lui ont coupé la langue… On ne saurait mieux figurer la violence que génère le ténu voire impossible croisement de voix et de références. Les romans, du fait de l’ampleur de leur déroulement narratif, modulent le traitement métaphorique en une allégorie dont la complexité peut opposer, au-delà de toute tentative d’interprétation, une part d’opacité. La Peste situe son intrigue dans la ville d’Oran, mais celle-ci étant destinée à représenter toute cité, la narration en dissout la spécificité pour développer une trame allégorique qui n’intègre aucun protagoniste indigène. 9 Seule la mention (en deux endroits) du reportage que le journaliste parisien Rambert doit effectuer sur la situation des Arabes montre (discrètement mais obstinément) comment dans la symbolique pandémie du Mal peuvent se lire bien des situations d’oppression et d’injustice. L’isotopie de la solidarité et du lent apprentissage de la connaissance de l’autre peut alors plaider, sans que cette signification soit appuyée ni exclusive dans un texte qui reste foncièrement polysémique, pour la rémission à laquelle l’écrivain aspire. 10 La polysémie de tels récits qui refusent le didactisme de l’écriture à thèse atteint un point d’orgue dans le premier grand récit camusien qu’est L’Etranger. Texte d’une ambiguïté fascinante qui a suscité encore plus d’interprétations que La Peste. Dans une lecture qui en privilégie la signifiance algérienne, Christiane Chaulet Achour établit une 172 distinction (qui ne dégage pas une dichotomie mais plutôt un emboîtement) 11 entre l’histoire qui „exalte l’absurde et le hasard climatique du geste de Meursault, celui de tuer“, et l’écriture qui „‘trahit’ la logique coloniale, l’échec de la cohabitation“; 12 entre la perspective de l’Absurde dont l’„objet est de s’innocenter face à un monde inauthentique“ et une perspective socio-historique dans laquelle la visée est „de supprimer l’Autre, l’Arabe“. 13 Tout en acquiesçant bien sûr à la reconnaissance de l’importance du soubassement colonial qui travaille le texte, j’infléchirai pour ma part différemment l’interprétation du meurtre de l’Arabe (sans prétendre en épuiser le sens, surtout dans la brièveté de ce propos). C’est un meurtre accompli sans haine personnelle ni à l’égard de l’individu tué ni à l’égard de sa communauté. Tout au plus peut-on dire que ce crime assume, dans une sorte de contamination, une haine qui n’est pas la sienne mais celle de Raymond Sintès, dans un climat - météorologique et social - qui génère et exacerbe la violence. Ce personnage de Raymond Sintès a beau être individualisé par une nomination, il n’apparaît guère sympathique au lecteur (dont le point de vue, malgré la focalisation interne du récit, diverge précisément de celui de Meursault du fait même que celui-ci se laisse entraîner dans cette relation sans résistance ni jugement, mais sans inclination profonde) tant il incarne un racisme et un machisme ordinaires et représentés sans complaisance. A l’inverse, la désignation générique d’Arabes (pour les personnages masculins) et de Mauresques (pour les personnages féminins) peuvent apparaître choquantes mais elles disent explicitement la distance symbolique éprouvée par un membre de la communauté française à leur endroit. La neutralité ostensible à laquelle elles s’en tiennent, alternant avec des reprises anaphoriques tout aussi extensives (l’homme; la fille ou - dans le parloir de la prison - la vieille femme, etc.) non seulement se démarquent de tout dénigrement suspect (souvent pratiqué dans la littérature coloniale au lexique bien plus étoffé dans ce registre), mais aussi construisent l’isotopie de l’isolement du principal protagoniste dans une „étrangèreté“ au monde qui l’entoure (et dans lequel finalement tout être constitue une „île“). Les procédés de désignation ne sont pas très différents lorsqu’ils référent par exemple aux pensionnaires de l’asile de Marengo („les femmes“/ „les hommes“, et diffèrent à peine d’ailleurs du code interne de l’établissement: le concierge dit exclusivement: „ils“, „les autres“, „et, plus rarement ‘les vieux’“). Il n’est pas jusqu’au silence impénétrable de ces personnages d’Arabes qui ne puisse être rapproché du silence de la mère (symbole du familier étrange tant de fois décliné dans les textes de Camus, à commencer par celui-ci dans lequel Meursault l’évoque passant „son temps à [l]e suivre des yeux en silence“). 14 C’est aussi cette fatale solitude, cette insupportable indifférence du monde environnant (solitude, séparation existentielles, crûment révélées et accentuées par le contexte colonial) que le crime cherche aveuglément à abolir. On peut lire, comme le fait Ch. Chaulet Achour, le meurtre de l’Arabe comme le symptôme symbolique d’une lutte pour le territoire. Remarquons cependant que cet acte conduit moins à la jouissance exclusive de ce territoire qu’à sa perte effective (puisque la réconciliation au monde ne se fait que dans l’exaltation intense et ful- 173 gurante de sa saisie au moment de le quitter définitivement): tuer, exclure l’autre détruit aussi le meurtrier. Si l’on veut donc pousser la lecture algérienne de la parabole, ce qui semble représenté par cette configuration fictionnelle c’est l’inextricable intrication des sorts des représentants symboliques des deux communautés. 15 Mais on ne peut enfermer le texte dans cette seule portée que la teneur mythique vient non pas masquer mais englober. Au-delà de l’actualisation au contexte algérien, le motif du meurtre relève, dans l’imaginaire de Camus nourri aussi de lectures prégnantes, 16 d’une récurrence qui oblige à interpréter celui de L’Etranger au regard du paradigme des meurtres représentés dans les autres textes de fiction (tant narratifs que dramatiques, en particulier lorsqu’ils relèvent du cycle de l’Absurde, tel Le Malentendu par exemple). Le regard porté sur l’homme, de façon intemporelle ou a fortiori en situation coloniale, est d’une constance certaine dans la pessimiste clairvoyance (le pessimisme que la clairvoyance permet de dépasser). Du fait même du caractère provisoire de l’état dans lequel l’écrivain l’a laissé (les notes qui surchargent le manuscrit ou en prévoient la suite ne tranchent même pas sur l’ordre du récit par exemple: tantôt envisagé comme devant être inversé, tantôt pensé comme plutôt chronologique), il est délicat de porter une analyse sur le dernier grand récit entrepris par Camus. Même si certaine note marquait le souhait de „se libérer de tout souci d’art et de forme“ pour „retrouver la grandeur des Grecs et des grands Russes par cette innocence au 2 e degré“, 17 on peut être sûr que le texte aurait largement été remis sur le métier par le romancier avant d’être proposé au public. Si nous sommes donc ainsi introduits de par la publication posthume dans la fabrique du texte, nous pouvons moins en apprécier l’écriture, non aboutie, que l’ossature thématique. De ce point de vue, on sait que le texte devait prendre place dans le troisième volet du triptyque de l’œuvre d’ensemble: après celui de l’Absurde, puis de la Révolte, celui de l’Amour. Quelle sorte d’amour le récit était-il destiné à chanter? Certes pas celui d’un peuple neuf et conquérant; non, même dans ce récit fresque envisageant l’histoire uniquement à compter de l’arrivée en terre algérienne d’une famille Cormery conçue à l’image de la propre famille de l’écrivain, le texte camusien ne peut se confondre avec celui d’une épopée coloniale. 18 Non seulement, la lucidité de l’écrivain sur le sort des Français en Algérie se fait jour pour envisager leur inéluctable départ 19 mais il s’agit surtout pour Camus d’écrire pour ceux qui, restés pauvres comme les siens, auraient pour seul destin de pauvres „de disparaître de l’histoire sans laisser de traces“ (293). Le point de vue privilégie encore le milieu des petites gens de la population européenne de façon compréhensible dans ce texte en grande partie autobiographique, mais ce qui frappe, c’est justement l’écart qu’opère ce récit par rapport aux précédents avec ses élargissements panoramiques programmés sur d’autres catégories et postures sociales. Sans viser à l’exhaustivité, on peut relever: celle des colons, possesseurs de grandes fermes (incarnés en ce Philippe Coulombel, 282); celle des militaires venus maintenir l’ordre et se dévoyant dans la torture (comme ce lieutenant de parachutistes, 285); celle des quelques Français engagés aux côtés des indépendantistes (comme le militant communiste Yveton, 281); celle des 174 manœuvres et ouvriers agricoles arabes - ici tout à fait individualisés par un nom: Abder (120), Kaddour (dont la sobre et digne présence double celle du père dans les premières pages du récit) -; celles des commissaires politiques du FLN, dont l’argumentation reste sans réplique. 20 Parmi les militants arabes indépendantistes, les „terroristes“, une figure revient de façon récurrente dans la trame du brouillon, celle de Saddok, ami de Jacques Cormery dont il se rapproche par une formation à l’occidentale, mais qui ne se trompe pas pour autant de constat et de cible politiques („Eux [les colonialistes] je peux les haïr, et je les rejoins dans la haine. Toi, tu es mon frère et nous sommes séparés.“ 279). 21 De façon troublante, Camus avait prévu que le texte dût rester inachevé, mais on regrettera qu’il n’ait pas eu le temps de développer ce que certaines notes esquissaient comme projet, à l’instar de celle-ci: „Jacques, qui s’était jusque là senti solidaire de toutes les victimes, reconnaît maintenant qu’il est aussi solidaire des bourreaux. Sa tristesse. Définition.“, 308. Même si certains passages tendent peutêtre encore à résoudre le conflit colonial dans un dépassement de la question arabe par l’avènement de „la civilisation créole“, 22 ou dans une mise à l’unisson fervente des sans-terres, „immense troupe des misérables la plupart arabes, et quelques-uns français“ (320), on ne peut nier qu’un décentrement du récit était à l’œuvre en direction des Arabes algériens. L comme Lyrisme La dernière note évoquée, il faut la citer plus longuement d’ailleurs pour en mesurer toute l’incandescence: „Rendez la terre. Donnez la terre aux pauvres […] donnez-leur la terre comme on donne ce qui est sacré à ceux qui sont sacrés, et moi alors, pauvre à nouveau et enfin, jeté dans le pire exil à la pointe du monde, je sourirai et je mourrai content, sachant que sont enfin réunis sous le soleil de ma naissance, la terre que j’ai tant aimée et ceux et celle que j’ai révérés.“ Des premiers textes de jeunesse à cette ultime et vibrante prière, la terre algérienne fait lien, lien entre chacun des hommes qui l’habitent et elle d’une part et d’autre part entre ces hommes les uns envers les autres.23 Elle porte assurément Albert Camus aux plus lyriques professions de foi. Le lyrisme camusien des premières œuvres se déploie quelquefois dans une rhétorique un peu solennelle et empruntée. 24 Il s’épure le plus souvent au fil du temps en une prose fluide qui laisse plus simplement affleurer moins l’effusion d’ailleurs que la tension vers une vérité intime. On mesure l’évolution entre les grandes orgues de „Noces à Tipasa“ (texte commencé en 1936, et vraiment rédigé en 37-38: „Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres.“) et la ligne mélodique infiniment plus personnelle de „Retour à Tipasa“ (écrit quelque 15 ans plus tard: „Et sous la lumière glorieuse de décembre, comme il arrive un ou deux fois seulement dans des vies qui, après cela, peuvent s’estimer 175 comblées, je retrouvais exactement ce que j’étais venu chercher et qui, malgré le temps et le monde, m’était offert, à moi seul vraiment, dans cette nature déserte.“). La vérité d’un être s’inscrivant à jamais pour lui dans le paysage de l’enfance et de l’éveil à la beauté du monde, cela justifie que seule la nature méditerranéenne, 25 et algérienne plus précisément, l’inspire. Eloignée d’elle, aucune autre nature n’arrêtera plus vraiment ses regards et ses mots. A l’inverse, les descriptions de la terre d’origine foisonnent, qu’elles s’inscrivent dans les pauses des grands récits ou se déploient en essais poétiques. Sous les formulations multiples, surprenant souvent par leur sensibilité aiguë, leur originalité fulgurante, se dessinent des réseaux métaphoriques récurrents, des motifs-clés. Parmi ceux-ci, bien sûr, celui des „Noces“ que le recueil publié en 1938 aux éditions Charlot a immortalisé. Cet axe thématique se déplie en deux postulations. La première, celle de la fête des sens („féeries des sensations“ dit Roger Quillot), sollicités par tous les éléments du paysage, du plus ténu au plus vaste, rend compte d’une jouissance exaltante qui s’exhausse au grandissement cosmique. La personnification constante des éléments primordiaux: la terre au „ventre mouillé d’une semence au parfum d’amande“ („L’Eté à Alger“); le soleil qu’on voit „tomber sur la baie tremblante de lumière, comme une lèvre humide“ („L’ironie“); „de petits sourires blancs“ qui descendent du ciel („L’Hôpital du quartier pauvre“); la mer à la „bouleversante odeur de vie“ (La Peste) qui s’offre „douce, tiède“ à de constantes épousailles („La mer au plus près“) marquent l’érotisation d’un paysage avec lequel l’écrivain fait corps dans un rapport immanent. La deuxième postulation pousse le désir fusionnel jusqu’à la dissolution de l’être: c’est alors le caractère éthéré d’un „rayon [de soleil] où [s]a cigarette se consume“ („Amour de vivre, L’Endroit et l’envers) ou d’un ciel (toujours posé comme analogon du paysage concret - chaque lieu, chaque ville possèdent un ciel approprié dans les représentations de Camus -) qui produisent leur irrésistible effet d’absorption: „Alger […] s’ouvre dans le ciel comme une bouche ou une blessure.“ („L’Eté à Alger“). La pierre (elle-même doublée d’„ciel minéral“), la pierre nue du désert (pris dans sa valeur symbolique) suscite elle aussi „l’invitation“ à la pétrification: „quelle tentation de s’identifier à ces pierres, de se confondre avec cet univers brûlant et impassible qui défie l’histoire et ses agitations! […] il y a dans chaque homme un instinct profond […] Il s’agit seulement de ne ressembler à rien.“ („Le Minotaure ou la halte d’Oran“). Elle motive cette tendresse pour les cimetières d’Algérie, surtout les cimetières musulmans, ouverts sur la baie comme „une offrande qui soupire avec la mer“ („La Mort dans l’âme“). Cette double postulation dit entre autres le heurt qu’opère une volonté d’enracinement en butte à la prescience d’un exil à venir. Le poids de l’histoire réelle et de ses douloureuses tensions est, on le voit bien dans la dernière citation mentionnée, volontairement contourné par la généralisation ontologique du discours lyrique, et même par son élargissement mythique: vouée au retour cyclique d’une jeunesse primitive, la terre algérienne, dans la représentation poétique d’Albert Camus, ne peut être qu’une terre sans passé où l’homme dépouillé de toute transmission, tel le premier homme, se retrouve au plus nu de sa condition humaine. 176 G comme guerre Exaltant, par exemple dans „L’exil d’Hélène“ écrit au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le rôle de l’artiste résolument opposé à „l’esprit historique“ qui perd de vue l’essentiel („l’histoire n’explique ni l’univers naturel qui était avant elle, ni la beauté qui est au-dessus d’elle“), Camus ne peut se borner à une représentation réaliste des événements historiques. Même si son théâtre se fait à l’occasion théâtre politique, par exemple dans Révolte dans les Asturies, explicitement inspiré de l’insurrection des mineurs asturiens d’octobre 1934, sa conception de la littérature le pousse à toujours déployer son œuvre dans l’empan de l’espace mythique. Les guerres ne sont donc pas évoquées en tant que telles mais par l’élargissement allégorique d’une épidémie provisoirement conjurée (La Peste), la périphrase intensive: „la tragédie de l’âme“ („L’exil d’Hélène“), la métonymie d’abstraction: „l’Europe encore toute pleine de son malheur“ („Les Amandiers“, 1940). C’est la même métonymie qui lui sert à évoquer, en dehors même de l’exercice littéraire à proprement parler puisque dans son discours de Suède, la guerre d’indépendance qui embrase l’Algérie: „[…] la terre où je suis né. C’est à elle et à son malheur que vont toutes mes pensées.“ Au-delà même des exigences esthétiques de l’écrivain, s’entend ici la volonté du Français d’Algérie d’exprimer le plus pudiquement possible le déchirement que provoque en lui cette guerre à laquelle on ne donne pas encore de nom. On se rappelle la véhémente interpellation d’un jeune Algérien qui s’en suivit, lors d’une rencontre avec des étudiants organisée deux jours après ce discours, à Stockholm même, et la troublante réponse, toute en implication affective, que l’écrivain lui fit. Souvent réduite à sa formule la plus frappante, mais aussi la plus équivoque, 26 cette réponse a fini par être comprise comme une fin de non recevoir arrogante à la demande de reconnaissance de la juste revendication du peuple algérien alors qu’elle s’insérait dans un rappel de la vigilante et douloureuse attention que Camus portait au conflit et à sa constante condamnation du terrorisme frappant les victimes civiles. De la signature du Manifeste des intellectuels d’Algérie en faveur du projet Violette en mai 1937 à l’appel à la trêve civile lancé à Alger en janvier 1956, Camus, dans sa conscience de citoyen progressiste (que Jeanyves Guérin a bien étudiée), ne cesse de croire à une solution législative et pacifique qui permettrait aux Indigènes et aux Européens de continuer à vivre ensemble en Algérie. Tantôt il argumente auprès des représentants du gouvernement et de l’administration coloniale, tantôt auprès des militants algériens (Dans la lettre à Aziz Kessous, déjà citée, il se rattache toujours à la possibilité de voir „Arabes et Français réconciliés dans la liberté et la justice“ pour fonder ensemble une patrie). En 1958 pourtant, lorsqu’il constate que sa voix n’est audible ni pour les uns ni pour les autres ou qu’elle ne fait qu’attiser les haines au lieu de les dissiper, il prend la décision de ne plus s’exprimer publiquement sur la question. 177 Si au fil du temps, on a pu rendre justice à Camus („contre“ Sartre) et réévaluer certaines de ses positions mal comprises en leur temps (par exemple à l’égard du totalitarisme soviétique), on ne peut sur ce point que constater son erreur politique. Son refus de croire à la légitimité d’une nation algérienne a bel et bien été contredit par l’histoire. Au-delà du jugement qu’il peut nous inspirer, si l’on veut comprendre ce refus obstiné, il nous faut revenir à cet attachement qu’il porte à sa terre d’origine, à cet attachement païen qui lui inspire la plus extrême défiance à l’égard de tous les discours et récupérations ancrés dans le religieux. De même qu’il dénonce „le christianisme qui a commencé de substituer à la contemplation du monde la tragédie de l’âme“ (L’exil d’Hélène“) et se démarque de ce fait radicalement d’un courant fort prégnant du discours colonialiste, de même il redoute le monolithisme ou le rattachement exclusif à un bloc oriental et musulman que certains discours indépendantistes lui font entrevoir. E comme écriture L’histoire lui inspire donc défiance et désillusion: „je ne crois pas assez à la raison pour souscrire au progrès ni à aucune philosophie de l’histoire“, écrit-t-il dans „Les amandiers“. D’où son refuge et sa foi, toujours réaffirmés, en la littérature. Pour Camus, la littérature est un art exigeant - et l’écrivain le plus souvent défini comme un artiste. Il le démontre dans ses critiques littéraires, à commencer par celles qu’il formule dans les tribunes des journaux algériens auxquels il collabore. Il abhorre le factice et le conformisme en littérature. En 1939, dans „Le salon de lecture“ d’Alger républicain, il fustige le pittoresque convenu des personnages d’un ouvrage d’Aimé Dupuy (Du bled à la côte) qui peuvent ni intéresser ni toucher, selon lui. Il se défie du réalisme et assigne à la littérature une tout autre tâche que celle de témoigner. Il prend ainsi le contre-pied de certaines réserves émises par d’autres envers Périple dans les îles tunisiennes, d’Armand Guibert: „On voit, par là, que c’est trahir l’artiste que d’aborder le problème social à propos de son œuvre“. Il ne concède au réalisme sociologique, dans le compte-rendu de lecture de Le long des oueds de l’Aurès de Claude-Maurice Robert, que l’intérêt d’une position de lisière: „les meilleures pages de l’ouvrage demeurent celles qui sont à égale distance du lyrisme et de l’information sociale“. C’est aussi en terme de juste distance qu’il définit sa propre recherche, dans la nouvelle préface à L’Envers et l’endroit, à la fois bilan et programme: „Le jour où l’équilibre s’établira entre ce que je suis et ce que je dis, ce jour-là peut-être, et j’ose à peine l’écrire, je pourrai bâtir l’œuvre dont je rêve“. Mais y a-t-il „une“ écriture de Camus? Sans doute discerne-t-on certaines inclinations: un lyrisme naturel, réfréné par la maturation (comme l’a souligné A. Abbou), le travail de sublimation ne tenant pas à la surcharge mais à l’épure („Pour écrire, être toujours en-deçà de l’expression plutôt qu’au-delà“, note-t-il dans ses 178 Carnets au moment où il travaille à L’Etranger; un goût pour la fermeté du style, forgé à la fréquentation des Classiques (Racine, Pascal…), comme il l’avoue luimême à Paul Mathieu, son ancien professeur d’hypokhâgne… en fait, ces tendances qui quelquefois s’entrechoquent produisent autant d’écritures qu’il y a de sujets tant ceux-ci conditionnent l’expression et non l’inverse. Du lyrisme méditatif de Noces à la distanciation classique de La Peste, en passant par l’étonnante „écriture blanche“ (pour reprendre trop rapidement la trop rapide caractérisation de Roland Barthes) d’un récit à la première personne, la variété des expressions est frappante comme l’est aussi le caractère indécidable du genre ou du registre dont relèvent ces textes (pour ne prendre que ces exemples) référant à un degré ou à un autre à l’Algérie. Ce qui subsumerait le mieux leurs différences et leurs originalités respectives, c’est ce que j’appellerai la construction allégorique, ou comme l’a vu Jacqueline Lévi-Valensi, la portée mythique que toujours elles proposent et qui les rend si vertigineusement complexes à commenter. On en juge à la disparité énorme des lectures dont la prolifération même n’empêche pas qu’on ressente un troublant sentiment d’incomplétude. R comme reportages A l’inverse de l’écriture littéraire, l’écriture journalistique de Camus vise à la clarté et à l’efficacité. Nulle ambiguïté dans le discours. Une fermeté, une audace inouïe même se font jour dans les grands reportages que, jeune journaliste, Camus rédige pour Alger républicain en 1939. 27 La série d’articles qu’il regroupe sous l’intitulé général „Misère de la Kabylie“ dévoile sans fards la famine, le dénuement, le scandale des bas salaires, le coup d’éclat de la construction d’un bâtiment de prestige masquant le manque cruel des écoles attendues pour tous les enfants (y compris les filles), bref l’incurie et l’iniquité dont l’administration coloniale fait preuve à l’égard de ces populations. Non seulement les papiers dénoncent, chiffres, exemples à l’appui, mais ils proposent des solutions, des progrès à mettre en œuvre et somment les responsables politiques de prendre leurs responsabilités. Pour faire réagir les lecteurs progressistes de ce journal où se regroupent socialistes et radicaux, et au-delà, les instances coloniales (qui, de fait suspendront le quotidien en janvier 1940), il recourt souvent à la raillerie, comme dans un article censé rendre compte des bonnes œuvres envers les Indigènes („Le couscous du Nouvel An“) avant de laisser éclater son indignation: „Je n’ai jamais vu une population européenne aussi misérable que cette population arabe. […] C’est à supprimer cet excès de pauvreté qu’il faut s’attacher.“ Son intérêt se porte aussi sur le sort des ouvriers nord-africains de Paris (article du 4 avril 1939). Ce ne sont pas seulement les questions sociales mais bien aussi les stratégies politiques qu’il discute: il prend fermement position contre la répression qui frappe Messali ou Cheikh Abdelaziz dans un article (du 10 mai 1939 intitulé „Il 179 faut libérer les détenus politiques“) en assénant qu’on ne peut traiter des militants comme des délinquants. Plus tard, ce sont les événements de 1945 (manifestations et répressions de Sétif et Guelma) que le journaliste de Combat qu’il est devenu vient couvrir en cherchant à les éclairer par une enquête de terrain. 28 Il en vient sans détours aux conclusions politiques. Il faut, selon lui, „rendre toute justice au peuple arabe d’Algérie et le libérer du système colonial. […] L’ère du colonialisme est terminée.“ Voilà qui ne laisse aucun doute sur son sens de la justice, même s’il se rallie toujours, comme on l’a dit, non à l’idée d’une nation indépendante, mais à celle d’une „Algérie nouvelle“ qui offrirait „l’exemple rarissime de populations différentes imbriquées sur le même territoire“, chacune restant liée à ses racines ancestrales. I comme ironie Si l’attitude anti-colonialiste est limpide et manifeste, le propos politique est à la recherche d’un équilibre improbable, au cœur de contradictions, comme l’est la conception de la société humaine dans son essence pour Camus. C’est pourquoi il ne fuit pas les contradictions, mais les accepte comme inhérentes à l’homme dans son rapport au monde. Il place même ce rapport sous le sceau emblématique de l’ironie. Figure à laquelle il donne un sens qui lui est personnel, on le mesure au projet de préface qu’il écrit pour „L’hôpital du quartier pauvre“: 29 „C’est vrai que les pays méditerranéens sont les seuls où je puisse vivre, que j’aime la vie et la lumière; mais c’est vrai aussi que le tragique de l’existence obsède l’homme et que le plus profond de luimême y reste attaché. Entre cet envers et cet endroit du monde et de moi-même, je me refuse à choisir. […] Ici l’ironie prend une valeur métaphysique sous le masque de la contradiction.“ Dans la préface qu’il propose à la nouvelle édition de L’Envers et l’endroit qu’il consent à faire en 1958 quelque vingt ans après la date initiale de rédaction des principaux textes (de 1935-1936), Camus use d’ironie (dans le sens habituel du terme - qui lui convient bien aussi) pour railler les maladresses stylistiques du jeune écrivain qu’il était alors: „‘Pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre’, aije écrit, non sans emphase.“. Mais il ne renie rien de la représentation du monde que le recueil élabore. Et significativement, le texte liminaire de l’ouvrage reste bien sûr „L’ironie“, qui décrit le tragique insoluble de destins humains où les vieux par exemple restent seuls face à l’angoisse de leur mort, sans que cette solitude puisse être imputée à la responsabilité des vieux qui ratiocinent pour eux-mêmes ni à celle des jeunes qui les oublient pour vivre. Ni innocence ni culpabilité dans cette vision, mais simplement mise au jour de l’absurde de la vie. Encore cette notion d’Absurde ne suffit-elle pas à Camus qui regrette qu’on fige trop souvent sa pensée à ce stade qui n’était pour lui qu’un point de départ: „Il est commode d’exploiter une formule plutôt qu’une nuance. On a choisi la formule: me voilà absurde comme devant.“, écrit-il dans L’Eté, dans un des textes les plus importants de ce recueil, qui s’intitule „L’énigme“. 180 E comme énigme Multipliant oxymores et associations antithétiques non exclusives, Camus y montre qu’on peut être, dans ce monde, à la fois désespéré et heureux, lucide et passionné, fasciné par le rien et en communion avec le tout, dans l’éphémère de la seconde et dans l’infini de l’éternité. Cette coexistence des contraires, le discours à thèse la combat ou la nie, le discours historique la méconnaît. Mais la littérature, telle qu’il l’aime et la pratique, lorsqu’elle se nourrit du mythe, vit de cette complexité. Loin de conduire au nihilisme, elle aide l’homme „à saluer la vie jusque dans la souffrance“ et finalement à aimer cet homme dans l’irrationalité de sa condition. A l’instar de l’œuvre d’Eschyle qui, dit-il, est „souvent désespérant“ et pourtant „rayonne et réchauffe“ car: „Au centre de son univers, ce n’est pas le maigre non-sens que nous trouvons, mais l’énigme, c’est-à-dire un sens que nous déchiffrons mal parce qu’il éblouit.“ Sans prétendre avoir percé l’énigme de l’œuvre de Camus, sous l’artifice commode de cette sorte d’acrostiche, je n’ai cherché qu’à souligner la complexité de son œuvre d’écrivain, surtout lorsqu’elle se rapporte à l’Algérie, microcosme particulier mais éclairant pour lui le monde, donc non réductible à une représentation rationnelle, source innervant tout son imaginaire et sa sensibilité d’artiste. Dans „L’énigme“ toujours, il généralise un propos qu’on entend comme aveu personnel: „Chaque artiste, sans doute est à la recherche de sa vérité. S’il est grand, chaque œuvre l’en rapproche, ou du moins, gravite près de ce centre […]“. Chaque lecture aussi, tente d’approcher ce centre insaisissable: si elle ne délivre aucune vérité exclusive, du fait même qu’elle évolue au fil du temps sans pourtant trouver l’aboutissement auquel elle était promise, l’œuvre de Camus rayonne de l’authenticité de sa quête. 1 Dans Culture and imperialism, chapitre III de la 7 ème partie, E. Said parle de l’inconscient colonial à l’œuvre dans les textes de Camus et classe sans nuances ceux-ci dans la logique de la production impérialiste visant à escamoter, voire nier la présence et les droits naturels des autochtones. Je renvoie pour l’analyse précise de cette lecture d’E. Said à l’article de Bernard Mouralis, „Edward W. Said et Albert Camus: un malentendu? “, in: Albert Camus et les écritures du XX e siècle, CRTH Cergys Pontoise, Artois Presses Université, 2003, 239-254. 2 „La réception et la postérité de La Peste côté algérien“, paru dans Il y a cinquante ans, La Peste de Camus, Cahiers de Malagar, Centre François Mauriac, 2000, 157-174. Je reprends ici certains des grands traits de ce que je développais dans cette communication. 3 Parmi les nombreuses œuvres de l’un et de l’autre, citons par exemple Le sang des races (1899) de Louis Bertrand et Les Colons (1907) de Robert Randau. 4 Ce partage d’opinions libérales réunissait, en particulier autour de la librairie et des éditions Charlot à Alger, des écrivains comme Emmanuel Roblès, Gabriel Audisio, René- Jean Clot, etc. mais aucun écrivain kabyle ou arabe: ni Mouloud Mammeri ni Kateb Yacine, par exemple, pourtant de la même génération et d’une formation scolaire en partie 181 similaire, ne se rattachèrent à ce mouvement. Preuve s’il en est de la force des séparations qui fractionnaient la société coloniale. 5 On peut évaluer la constance de sa vision du rôle de la littérature dans la réserve qu’il émet par exemple lors d’un compte-rendu de lecture rédigé pour „Le salon de lecture“ d’Alger républicain (du 21 janvier 1939) à propos d’une œuvre intitulée Le long des oueds de l’Aurès: „M. Claude-Maurice Robert a longtemps écrit en poète sur notre pays. Et ce qui est sensible dans sa dernière œuvre, c’est l’intérêt soudain qu’il porte aux questions sociales et administratives. De là peut-être le déséquilibre de l’ouvrage. On sent l’auteur empêché de choisir […]“. 6 Cela dit, comme le font d’autres intellectuels progressistes (Jean Grenier, Emmanuel Roblès, etc.), Camus ne cesse d’encourager les écrivains arabes, kabyles ou juifs à écrire en leur nom: Feraoun, par exemple, en témoigne, comme en témoigne aussi une préface de Camus pour la Statue de sel d’Albert Memmi. Sans parler d’incitation directe, il ne fait pas de doute aussi que certains textes pionniers de la littérature algérienne émergente s’écrivent pour partie en réponse, ou en réaction à ceux de Camus, pour en combler les parts de silence et d’ombre, pour en déplacer le point de vue, comme par exemple Nedjma de Kateb Yacine. Parce qu’il y voit une salutaire complémentarité, interviewé en 1957 après la réception du Nobel, sur les écrivains d’Algérie, Camus répond: „[…] nous avons construit, par la seule vertu d’un échange généreux et d’une vraie solidarité, une communauté d’écrivains algériens, français et arabes. Cette communauté est coupée en deux, provisoirement. Mais des hommes comme Feraoun, Mammeri, Chraïbi, Dib et tant d’autres ont pris place parmi les écrivains européens“. Idée reprise passim, comme par exemple dans un hommage à Roblès dans Simoun n°30, daté de 1959: „[…] la fameuse communauté algérienne, il y a vingt ans que nous autres écrivains algériens, arabes et français, l’avons créée, jour après jour, entre nous […] comme des frères de soleil.“ 7 Jamais Camus ne se prête au discours démagogique et ne galvaude le terme de fraternité lorsqu’il cherche à dire le rapport prévalant entre Arabes et Français: dans une lettre à Aziz Kessous, destinée à être publiée dans le premier numéro (du 1 er octobre 1955) du journal Communauté algérienne que ce socialiste algérien a fondé, il parle pudiquement, respectueusement, et au plus juste de cet amour partagé pour une même terre, qu’ils ne sauraient respectivement imaginer, lui dit-il, „sans vous et vos frères […] sans moi et ceux qui me ressemblent“. 8 Je renvoie pour une analyse des plus fouillées de cette nouvelle à l’article de Danielle Marx-Scouras, „‘on tue les instituteurs’: Camus et les impératifs pédagogiques“, in: Albert Camus et les écritures du XX e siècle, op. cit., 297-309. 9 Pas plus qu’il ne représente de protagoniste juif par exemple (alors que l’écrivain dira avoir cherché à symboliser dans l’épidémie le danger représenté par tous les totalitarismes, dont le nazisme avait donné dans la guerre toute proche une effroyable démesure). 10 Si un écrivain comme Kateb Yacine ne l’accorde pas et s’exaspèrera toujours, de façon on ne peut plus compréhensible, de la place dérisoire qu’occupe l’indigène dans les textes de Camus, un Mouloud Feraoun cherchera à y contribuer en réagissant au récit fort différemment au fil du temps: déploration dans un premier temps (lettre à Albert Camus datée du 27 mai 1951: „[…] j’ai lu La Peste et j’ai eu l’impression d’avoir compris votre livre comme je n’en avais jamais compris d’autres. J’ai regretté que parmi tous ces personnages il n’y eût aucun indigène et qu’Oran ne fût à vos yeux qu’une banale préfecture française[…]“; plus tard - alors qu’il a lui-même pris confiance en sa valeur d’écrivain - (dans une lettre du 6 avril 1959 adressée à Roblès) reconnaissance d’une incitation à une réciprocité salutaire: „Je n’avais jamais cru possible de faire véritablement entrer dans le roman un vrai bonhomme kabyle avant d’avoir connu le docteur Rieux et le jeune Smaïl. Vous nous avez dit […] voilà ce que nous sommes […]“. 182 11 C’est pour C.C. O’Brien (in Camus „Les Maîtres Modernes“, Seghers, 1970) qu’il y a dichotomie et déni „de la réalité coloniale“ pour lui „substituer sa fiction coloniale“, cité par Ch. Chaulet Achour, op. cit. infra, 40. 12 Dans Albert Camus, Alger, Biarritz, Atlantica, 1998, 36. Les mêmes analyses sont reprises dans son ouvrage plus récent: Albert Camus et l’Algérie, Alger, Barzakh, 2004. 13 Ibid., 38. 14 Prenons encore l’exemple d’un texte précoce (écrit entre 1935 et 1936) et nettement plus personnel: tel passage de „Entre oui et non“ inclus dans L’Envers et l’endroit. Non seulement, Camus évoque un personnage conçu à l’évidence d’après sa propre sa mère en ne la désignant que par la formule la plus distanciée et objective qui soit, mais encore il la caractérise par ce silence constant. „La mère de l’enfant restait aussi silencieuse. […] Si l’enfant entre à ce moment, […] il a du mal à pleurer devant ce silence animal. […] A se sentir étranger, il prend conscience de sa peine. […] L’indifférence de cette mère étrange! Il n’y a que cette immense solitude du monde qui m’en donne la mesure.“ Ed. Quillot de la Pléiade, tome Essais, 25-26. 15 Qu’on approuve ou non cette vision est une autre question, mais on admettra que cette lecture montre que l’„inconscient“ du texte ne diverge pas de ce que Camus exprimera longtemps en toute conscience en bien des endroits: le Français d’Algérie qu’il est ne peut imaginer le pays sans les Arabes et il veut croire que la réciproque est vraie (cf. lettre à Aziz Kessous citée plus haut). Au delà de l’affectif, son argumentation pousse la logique quelquefois jusqu’au cynisme provocateur dans les écrits journalistiques: ne pas partager la terre et les droits avec la communauté indigène, ne pas lui accorder justice et considération condamne à terme la communauté européenne, démontre-t-il souvent. Enfin, dans les essais poétiques, le peuplement de l’Algérie est toujours perçu sur le mode du multiethnique: „Et d’abord la jeunesse y est belle. Les Arabes naturellement, et puis les autres. Les Français sont une race bâtarde faite de mélanges imprévus: Espagnols et Alsaciens, Italiens, Maltais, Juifs, Grecs.“ („Petit guide pour les villes sans passé“) 16 Celles des grands mythes antiques, au premier rang desquels, on discerne nettement celui d’Œdipe (comme le héros éponyme de la tragédie grecque, Meursault est à la fois libre et déterminé, coupable et innocent…), ou celle de textes contemporains comme La Condition humaine de Malraux (qu’admire Camus, lecteur et critique littéraire) qui explorent le thème du meurtre comme expérience qui place l’homme aux limites de l’humanité. 17 Le premier homme, Gallimard, NRF, Cahiers Albert Camus n°7, 1994, 298. 18 Bernard Mouralis a raison de souligner, dans l’article déjà mentionné, que dans la deuxième édition de son essai, E. Said aurait pu tenir compte de ce texte qui remettait nombre de ses analyses en question. 19 „Ce devrait être en même temps l’histoire de la fin d’un monde - traversé du regret des années de lumière… […] Titre: Les Nomades. Commence par un déménagement et se termine par évacuation des terres algériennes.“ 20 „Oui, je commande, je tue, je vis dans les montagnes, sous le soleil et la pluie. Qu’est-ce que tu me proposais au mieux: manœuvre à Béthune.“, 321. 21 Lorsque l’Arabe représenté correspond de près à ceux qui ont pu être fréquentés par Camus dans le cadre d’amitiés, d’actions ou de discussions de proximité, il ne lui est pas difficile de les faire parler et de pénétrer dans les affres de leur personnalité divisée entre une culture occidentale acquise et une culture traditionnelle qui fonde aussi leur être: on peut se reporter ainsi à la conversation entre Jacques et Saddok autour du mariage et du rituel de la défloration de la jeune épousée, 312-313, par exemple. 22 Il s’agit d’une phrase mystérieusement lapidaire qui programme la fin: „Dans dernière partie, J. explique à sa mère la question arabe, la civilisation créole…“, 307. 183 23 Dans une des nombreuses notes en attente de développement de l’ultime récit, on peut lire cette mention, laconique mais éclairante, 278: „Rencontre avec l’Arabe à Saint- Etienne. Et cette fraternité des deux exilés en France.“ Echo constant à des rapprochements que dévoilent des écrits plus précoces - mentionnons par exemple, au cœurmême d’un article à portée informative (évoquant 57 relégués quittant le port d’Alger pour le bagne) publié dans Alger républicain le 1 er décembre 1938, cette attention au sort de trois Arabes parmi eux dont il comprend intimement la déchirure quand il les voit „suspendus à un hublot“: „C’est un peu d’eux-mêmes qu’ils cherchent à travers la pluie.“ 24 Dans les deux sens du terme, car au-delà d’une certaine surcharge linguistique (goût pour la période; vocabulaire soutenu; caractérisations „artistes“…), se retrouvent des réminiscences d’autres chants de gloire au paysage méditerranéen. On a souvent relevé l’influence de Valéry sur le jeune Camus: c’est une des lectures dont on est sûr. On a plus récemment invoqué le recoupement possible avec certaines pages de Louis Bertrand, que jamais Camus ne mentionne lui-même: il est possible que l’influence en ait été diffuse, et à vrai dire compréhensible vu la beauté de certains hymnes bertrandiens au paysage nord-africain (surtout lorsqu’on peut les extraire du discours idéologique qui les englobe). Pour les proches contemporains de Camus, il semble cependant que ce soit la nouveauté de la représentation qui ait surtout impressionné. Gabriel Audisio dit en effet de Noces: „On y découvre une sensibilité et un esprit de méditation qui ont des accents nouveaux dans les livres nord-africains.“, in: „L’Algérien“, Hommage à Albert Camus, Revue Simoun, 1960. 25 Le pays originel dont il se revendique, il le désigne souvent en fait dans la condensation d’une image, par exemple dans „Amour de vivre“, in L’Envers et l’Endroit, comme la Méditerranée elle-même („Jamais peut-être un pays, sinon la Méditerranée, ne m’a porté à la fois si loin et si près de moi-même.“); ou plus génériquement encore comme la mer („J’ai grandi dans la mer[…]“, in „La mer au plus près“); ou encore comme la lumière qui la caractérise („Fidélité instinctive à une lumière où je suis né“ („Prométhée aux enfers“). 26 „Je crois à la justice mais je défendrai ma mère avant la justice.“ 27 Ces reportages, Camus les réédite en 1958 dans ses Chroniques algériennes. 28 Séjour de 3 semaines, le menant sur 2500 km des côtes vers l’intérieur du pays, dans les villes et les douars, à la rencontre de divers interlocuteurs… 29 Texte fondateur, puisque parmi les plus précoces: Camus l’offre à son épouse en 1934. On le trouve en appendice à L’Envers et l’endroit, dans la nouvelle édition de 2006 des Œuvres complètes de La Pléiade, tome I, 73. Resümee: Martine Job, Kleines algerisches Alphabet von Albert Camus’ Werk. Dekliniert in der Art eines Akrostichons werden die Schlüsselelemente der Beziehung, die Camus mit seinem Geburtsland unterhält, nacheinander untersucht: A(rabes) (Arabisch), L(yrisme) (Lyrik), G(uerre) (Krieg), E(criture) (Schreibweise), R(eportages) (Berichte), I(ronie), E(nigme) (Enigmatisches). Diese Untersuchung erlaubt es, zu unterscheiden zwischen journalistischen Schriften der Aktualität und der Politik und den literarischen Werken, die sich darauf beziehen können, aber immer über sie hinausgehen. Die poetischen Essays und ihr lyrischer Elan, die Erzähltexte und ihre Erweiterung in Allegorien oder Mythen schöpfen aus der tiefen Quelle des algerischen Raums, gehen auf die Brüche seiner kolonialen Gesellschaft ein, machen aber auch eine existentielle Wahrheit bewusst, die nicht auf eine beliebige Aktualisierung reduzierbar ist. Sie strahlen somit in einer „schwarzen Flamme“, die die „dunkle Seite“ eines jeden Menschen beleuchtet.
