lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/91
2011
36142-143
La ville invisible: des problèmes de représentation du réel dans le roman de l’âge classique
91
2011
Jean-Christophe Abramovici
ldm36142-1430129
127 Dossier 31 Daniel Defert: „Raum zum Hören“, in: Michel Foucault: Die Heterotopien. Les hétérotopies. Der utopische Körper. Le corps utopique. Zwei Radiovorträge, Frankfurt/ Main, Suhrkamp, 2005, 75. 32 Pizan: Cité, in: Curnow: op. cit., 622 (I, II). 33 Pizan: Cité, in: Curnow: op. cit., 627 (I, III). 34 Pizan: Cité, in: Curnow: op. cit., 630 (I, III). 35 Cf. Foucault 2005, op. cit. 36 Margarete Zimmermann: „Utopie et lieu de la mémoire féminine: La Cité des Dames“, in: Hicks, op. cit., 561-578, 565. 37 Pizan: Cité, in: Curnow, op. cit., 639 (I, VIII). 38 Cf. Pierre Nora: Les lieux de mémoire, 7 vol., Paris, Gallimard, 1984sqq. 39 Betsy McCormick: „Building the Ideal City: Female Memorial Praxis in Christine de Pizan’s Cité des Dames“, in: Studies in the Literary Imagination, 36, 1, 2003, 149-173, 152. 40 Cf. Judith L. Kellogg: „Le Livre de la Cité des dames. Reconfiguring Knowledge and Reimagining Gendered Space“, in: Altmann, op. cit., 129-146; Margarete Zimmermann: „Christine de Pizan. Memory’s Architect“, in: Altmann, op. cit., 57-77; McCormick, op. cit.; Liana De Girolami Cheney, „Christine de Pizan’s Collection of Art and Knowledge“, in: Kennedy, op. cit., Bd. 1, 257-286; Sarah Kay: „The Didactic Space. The City in Christine de Pizan, Augustine, and Irigaray“, in: Ursula Peters (ed.): Text und Kultur. Mittelalterliche Literatur 1150-1450, Stuttgart/ Weimar, Metzler, 2001, 438-466; Zimmermann 2000, op. cit. 41 Die in der antiken Rhetorik systematisierte Memorierkunst wurde von Frances A. Yates in The Art of Memory bereits 1966 aufgearbeitet (dt. Gedächtnis und Erinnern. Mnemonik von Aristoteles bis Shakespeare, Berlin, Akademie-Verlag, 3 1994). Griechische und römische Redner erlernen die Kunst des Memorierens langer Redepassagen mit Hilfe von „Erinnerungspalästen“. Real gekannte oder virtuelle Architekturen, die eine geordnete Reihe von Bauteilen besitzen, ermöglichen im virtuellen Passieren entlang architektonisch-piktoraler Merkmale wie Säulen, Architrave, Möbel oder Bilder - die sogenannten loci und imagines -, zugeordnete Redeteile zu memorieren. Als gängigstes mnemonisches System von loci präsentieren Cicero, der auctor ad Herennium und Quintilian, so Yates, ein geräumiges und komplexes Gebäude mit Vorhof, Empfangsräumen, Wohnräumen und Schlafgemächern, jeweils angefüllt mit Möbeln, Bildern und Accessoires (Yates 1994, 12). 42 Cf. Romagnoli, op. cit: Romagnoli klassifiziert Pizans Cité des dames als sichtbare Figur der memoria, als Medium der Einschreibung (bzw. bildgebendes Verfahren) in ein kulturelles Gedächtnis, das derart die glorreiche Vergangenheit des weiblichen Geschlechts auf Dauer stellen wird. Romagnoli nennt in diesem Zusammenhang den Boethius-Dialog De consolatione philosophiae als Referenztext der Pizan. 43 Cf. Lori J. Walters: „La réécriture de Saint Augustin par Christine de Pizan: De la Cité de Dieu à la Cité des Dames“, in: Hicks, op. cit., 197-215. 44 Cf. Margaret Wertheim: Die Himmelstür zum Cyberspace. Eine Geschichte des Raumes von Dante zum Internet, München, Piper, 2002; Tiller: op. cit. 45 In Pizans Zeitgenossenschaft hat insbesondere das ekphrastisch schematisierte Genre Städtelob Konjunktur, es begleitet den Aufstieg der italienischen Kommunen seit dem 13. Jahrhundert: zeitgleich zur Cité des Dames entsteht eines der berühmtesten Beispiele dieses Genres, Leonardo Bruni Aretinos 1403/ 1404 niedergeschriebene Laudatio Florentiae Urbis. Damit relativiert sich auch der Einfluss des Augustinischen Gottesstaates 128 Dossier etwas ins Säkulare: Stadttexte begleiten den humanistischen Umbruch und werden von Pizan auch in humanistischem Sinne rezipiert. 46 Cf. Diane Desrosiers-Bonin: „De l’exemplum antique à l’exemplum vivant dans La Cité des Dames de Christine de Pizan“, in: Sylvie Steinberg/ Jean-Claude Arnoul (eds.): Les femmes et l’écriture de l’histoire 1400-1800, Mont-Saint-Aignan, Publications des Univ. de Rouen et Du Havre, 2008, 299-309. 47 Pizan: Cité, in: Curnow: op. cit., 632, (I, IV). 48 Pizan: Cité, in: Curnow: op. cit., 634 (I, V). 49 Pizan: Cité, in: Curnow: op. cit., 814/ 815 (II, LXVIII). 50 Pizan: Cité, in: Curnow: op. cit., 815 (II, LXVIII). 51 Pizan: Cité, in: Curnow: op. cit., 1032 (III, XIX). 52 Pizan: Cité, in: Curnow: op. cit., 1031 (III, XVIII). 53 Aristoteles: Politik, Stuttgart, Reclam, 1989, 338 [1328a]. 54 Christine de Pizan: Le livre des Fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, ed. par Suzanne Solente, vol.1 : Paris, Champion, 1936; vol. 2: Paris, Champion, 1940; jüngst neu ediert als Christine de Pizan: Le livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V: texte original intégral du manuscrit Bnf.f.fr. 10153, Clermont-Ferrand, Paleo, 2009. 55 Pizan 1936: op. cit., 191. 56 Christine de Pizan: The Book of Fayttes of Armes and of Chyualrye, translated and printed by William Caxton from the French original by Christine de Pisan, edited by A.T.P. Byles, London 1932, Reprint Millwood, N.Y. 1988, 7/ 8 (der Prolog ist in dieser Ausgabe im französischen Original belassen). Abbildungsnachweis Die Illuminationen entstammen dem Harley MS 4431, British Library, London [http: / / www.pizan.lib.ed.ac.uk/ gallery/ index.html: 20.06.2011], dem umfassendsten erhaltenen Manuskript mit Werken der Pizan. Das Kompendium wurde unter Aufsicht der Autorin für Königin Isabeau de Bavière erstellt und ihr 1414 von Pizan überreicht. Résumé: Elisabeth Tiller, La construction de la ville chez Christine de Pizan, analyse la représentation du motif de la cité dans l’ouvrage de Pizan, le Livre de la Cité des Dames (1405). La cité est construite comme un lieu d’asile allégorique et utopique pour des femmes chrétiennes, une communauté riche de vertus, uchronique et néanmoins fermement politique. La construction textuelle d’une cité reproduite selon des aspects spatiaux et urbanistiques réels crée un cadre structurel pour une série d’exempla féminins, qui à leur tour fournissent les matériaux de construction d’une cité idéale suspendant la vie réelle. Ce lieu d’exception fortement stratégique est décrit par la narratrice Christine sous la forme d’une figure épistémique d’interprétation du monde, qui, à la foi manifeste antimisogyne et lieu de mémoire féminin, veut proposer non seulement des discours mais aussi des pratiques quotidiennes. 129 Dossier Jean-Christophe Abramovici La ville invisible: des problèmes de représentation du réel dans le roman de l’âge classique La ville, depuis des décennies, fascine et passionne les historiens comme laboratoire des mutations des sociétés et lieu d’émergence, sinon d’invention, de la modernité. Pour fondamentales qu’elles furent, les évolutions dont la ville fut à la fois le théâtre et le moteur n’eurent rien de linéaire, générèrent des tensions multiples et diverses qui ont modelé la civilisation mondialisée d’aujourd’hui. Les villes de la France de l’âge classique sont un lieu éminemment paradoxal. Les études des historiens 1 qui leur ont été consacrées ont démontré qu’elles perdirent progressivement l’autonomie juridique et administrative qu’elles avaient conquise depuis le Haut Moyen Age, passant sous la coupe d’un pouvoir royal centralisé qui prit le contrôle de leurs finances comme de leurs élections, leur imposa de nouvelles normes culturelles. Pourtant, dans le même temps, la ville conquit une forme d’autonomie symbolique qui ne résulta pas simplement du doublement de la population urbaine en France au cours des XVII e et XVIII e siècles. La valeur de l’éloge qu’Alexandre Le Maître dresse en 1682 des „villes Capitales“, dans sa célèbre Métropolitée, est au moins autant documentaire qu’assertive: les faits ou phénomènes dont il dit rendre compte sont sujets à caution; les métaphores et procédés littéraires qu’il mobilise pour ce faire sont directement parlants, comme cette comparaison filée des pouvoirs du Prince et de la métropole: „Ce que la tête est au Corps, le Prince envers les sujets, le Ciel envers la Terre, une ville Métropolitaine l’est envers les bourgs et les bourgades, les villages et les hameaux. La tête opère pour conserver toutes les autres membres et toutes les parties du corps concourent et agissent de concert, pour entretenir le Chef. Le Prince sacrifie son repos et ses soins, pour protéger l’honneur, la vie et les biens de ses Sujets, qui sont obligés d’immoler au besoin et leurs biens et leur sang pour la vie et la gloire de leur Prince, et sont autant de petites veines, qui découlent dans les trésors leur argent que le Prince fait regorger à gros bouillons sur toutes les parties de ses Etats. Si les revenus des Provinces s’amassent dans la Capitale, qui est le Magasin public et général, et que cette mère de famille en profite, n’est-ce pas pour faire valoir les biens de tous ses enfants? Elle reçoit, mais aussi elle redonne. Elle agit et en même temps elle souffre. Sans elle tout l’Etat serait sans gloire, sans Majesté, sans Pompe et sans Magnificence, à l’abandon, plein de désordre, d’injustice, de rapines, oisif et sombre.“ 2 La traditionnelle métaphore organique qui glisse ici du Prince à la Ville paraît accompagner une forme de transfert de pouvoir symbolique. D’une figure paternelle doublement discréditée par la violence guerrière et la rapine fiscale - dont la 130 Dossier brutalité est soulignée par la métaphore reliant le sang effectivement versé des soldats au contribuable identifié à une „petite veine“ alimentant les caisses du royaume - on passe à une allégorie de la ville capitale en mère aimante, soucieuse („Elle souffre“) et protectrice: on a peut-être là la première d’une longue série de figures féminines symboliques ayant accompagné en France la genèse de la démocratie moderne. Qu’importe ici que le pouvoir de la ville ait sans doute été exagéré au regard de la réalité: qu’une telle opinion ait pu être exprimée et étayée par Le Maître est en soi l’indice d’une idéologie bourgeoise nouvelle et conquérante. Si la ville s’accrût autant dans l’espace réel que mental, la question reste entière de la place effective qu’elle occupe dans la fiction romanesque des XVII e et XVIII e siècles. Parler de „ville invisible“ est certes une affirmation paradoxale quand à l’inverse, comme l’ont bien montré entre autres les études de Volker Klotz, 3 le développement de la littérature romanesque semble consubstantiel à celui de la France urbaine, que l’on considère l’identité socio-culturelle de l’écrivain, ou celle du lecteur: même si réservée à une très mince élite, l’étatisation du mécénat impose alors à tout homme de lettres de vivre en ville, où existait un marché du livre (imprimeurs, libraires-éditeurs) permettant à beaucoup de vivoter; les dépouillements des inventaires après décès laissent par ailleurs apparaître que le lectorat des romans se concentre pour la même période dans les villes, en particulier marchandes. Si l’on ajoute à cela que la majeure partie des intrigues se déroule dans un cadre urbain, nonobstant les rêves de „retraite“ et de „solitude“ campagnarde, la ville semblerait plutôt omniprésente qu’invisible. Il n’empêche. Jusque dans les plus urbains des romans de la période, dire la ville apparaît aux écrivains comme une gageure ou un défi. Témoin l’incipit d’un des plus fameux d’entre eux, Le Roman bourgeois d’Antoine Furetière. 4 Pour le lecteur de 1666, le titre du roman de Furetière a une portée parodique sans doute moins évidente à un regard moderne. Comme dans Le Roman comique de Scarron, 5 „bourgeois“ s’oppose à „Roman“, et annonce une esthétique héroï-comique. Quand le grand „roman“, de tradition chevaleresque ou baroque, mettait en scène des héros élevés socialement traversant campagnes et forêts à la recherche d’aventure, seront ici mis en scène, dans un cadre urbain, des personnages ordinaires. L’originalité du texte de Furetière tient aussi à ce que la narration elle-même peut être qualifiée d’héroï-comique, au sens où le narrateur enfile par moments un masque de poète épique tout en exhibant son absence de prétention esthétique. Et dans cette perspective, à un second niveau de lecture, le titre Roman bourgeois est à entendre „sérieusement“ comme promesse d’une sensibilité nouvelle et d’un regard plus simple et prosaïque porté sur le réel. A la différence des fictions „comiques“ et „critiques“ de Sorel 6 et Scarron, Furetière met la ville au centre de la fiction, dès l’enseigne du titre et la phrase d’ouverture: „Je chante les amours et les aventures de plusieurs bourgeois de Paris, de l’un et de l’autre sexe...“ 7 Ce pastiche de l’exorde de l’Enéide de Virgile sert en fait d’introduction à une charge contre la médiocrité des romanciers de son 131 Dossier temps, répétant les mêmes recettes supposées rentables, peinant à dissimuler une inculture que le narrateur du Roman bourgeois reconnaît pour lui-même et revendique presque. La nouvelle esthétique romanesque est comique en ce qu’elle dénonce les illusions de l’inspiration, met à nu les ficelles de la création littéraire, ébauche une forme nouvelle de captatio benevolentiae reposant non plus sur le partage élitiste de références savantes, mais sur l’exhibition d’une ignorance commune. Au-delà de ce qu’il y a de comique à annoncer vouloir mettre en scène „plusieurs bourgeois de Paris“, la „médiocrité“ sociale des personnages se trouve confortée par la simplicité de la narration: „je vous raconterai sincèrement et avec fidélité plusieurs historiettes ou galanteries arrivées entre des personnes qui ne seront ni héros ni héroïnes, qui ne dresseront point d’armées, ni ne renverseront point de royaumes, mais qui seront de ces bonnes gens de médiocre condition, qui vont tout doucement leur grand chemin.“ 8 „Aller tout doucement son grand chemin“, formule qui, au-delà encore de sa portée satirique - perceptible dans le „tout doucement“ du quotidien, s’opposant à la vitesse et aux ellipses du temps héroïque -, résume la morale et l’esthétique du roman moderne: le „chemin“ que suit le héros bourgeois est métaphorique, il n’a rien du „grand chemin“ sauvage qui fait les aventuriers et les voleurs. S’il peut être qualifié de „grand“, associé à de „bonnes gens“ arpentant chaque jour les mêmes ruelles d’un petit quartier, c’est qu’il est „leur“, symbolise un parcours de vie à la banalité non pas subie mais sereinement acceptée. Et, pour preuve que le narrateur partage bien la condition des personnages dont il va conter l’histoire, Furetière reprend la métaphore du chemin à la fin du paragraphe pour revendiquer une dernière fois son choix original d’un décor urbain: „Pour éviter encore davantage le chemin battu des autres, je veux que la scène de mon roman soit mobile, c’est-àdire tantôt en un quartier et tantôt en un autre de la ville; et je commencerai par celui qui est le plus bourgeois, qu’on appelle communément la place Maubert.“ 9 A l’écart des lieux topiques du roman traditionnel comme des décors uniques ou fonctionnels des scènes théâtrales, le roman nouveau se veut à la fois „réaliste“ - inscrit dans des lieux réels -, „mobile“ - cinématographique avant l’heure 10 -, et résolument urbain. Même si l’article défini qui régit ville („en un quartier et tantôt en un autre de la ville“) a une notoriété de type contextuelle (il reprend „Paris“ de la première phrase du roman), la relative distance avec le début du texte évoque une autre forme de notoriété, culturelle celle-là, suggérant l’association „naturelle“ du roman (nouveau) et de la ville. Après cet exorde qui de nouveau démentirait plutôt l’idée d’invisibilité, venonsen à ce décor urbain paradoxal planté théâtralement par Furetière: Un autre auteur moins sincère, et qui voudrait paraître éloquent, ne manquerait jamais de faire ici une description magnifique de cette place. Il commencerait son éloge par l’origine de son nom; il dirait qu’elle a été anoblie par ce fameux docteur Albert le Grand qui y tenait son école, et qu’elle fut appelée autrefois la place de M e Albert, et, par succession de temps, la place Maubert. Que si, par occasion, il écrivait la vie et les ouvrages de son illustre parrain, il ne serait pas le premier qui aurait fait une digression 132 Dossier aussi peu à propos. Après cela il la bâtirait superbement selon la dépense qu’y voudrait faire son imagination. Le dessin de la place Royale ne le contenterait pas; il faudrait du moins qu’elle fût aussi belle que celle où se faisaient les carrousels, dans la galante et romanesque ville de Grenade. N’ayez pas peur qu’il allât vous dire (comme il est vrai) que c’est une place triangulaire, entourée de maisons fort communes pour loger de la bourgeoisie; il se pendrait plutôt qu’il ne la fît quarrée, qu’il ne changeât toutes les boutiques en porches et galeries, tous les auvents en balcons, et toutes les chaînes de pierre de taille en beaux pilastres. Mais quand il viendrait à décrire l’église des Carmes, ce serait lors que l’architecture jouerait son jeu, et aurait peut-être beaucoup à souffrir. Il vous ferait voir un temple aussi beau que celui de Diane d’Ephèse; il le ferait soutenir par cent colonnes corinthiennes; il rempliroit les niches de statues faites de la main de Phidias ou de Praxitèle; il raconterait les histoires figurées dans les bas reliefs; il ferait l’autel de jaspe et de porphyre; et, s’il lui en prenait fantaisie, tout l’édifice: car, dans le pays des romans, les pierres précieuses ne coûtent pas plus que la brique et que le moellon. Encore il ne manquerait pas de barbouiller cette description de métopes, triglytphes, volutes, stylobates, et autres termes inconnus qu’il aurait trouvés dans les tables de Vitruve ou de Vignoles, pour faire accroire à beaucoup de gens qu’il serait fort expert en architecture. C’est aussi ce qui rend les auteurs si friands de telles descriptions, qu’ils ne laissent passer aucune occasion d’en faire; et ils les tirent tellement par les cheveux, que, même pour loger un corsaire qui est vagabond et qui porte tout son bien avec soi, ils lui bâtissent un palais plus beau que le Louvre, ni que le Sérail.11 A l’image des premières lignes du roman qui brocardaient les imitateurs de Virgile, la non-description de la Place Maubert prolonge, sur le mode de la prétérition, une charge métatextuelle contre les mauvais romanciers qui pratiquaient avant l’heure une forme de „copier-coller“, surchargeant leurs textes de digressions faussement érudites faute de rendre compte de ce qui „est vrai“. En résultaient nécessairement des descriptions non seulement indigestes, inesthétiques („barbouiller“), mais mensongères, qui repeignaient le réel aux couleurs de la romancie. A l’inverse, le narrateur du Roman bourgeois entend promouvoir une autre esthétique, plus morale („honnête“, „sincère“), plus fidèle à la vérité, et pour cette raison moins verbeuse, sans gonflements artificiels. Témoin, le peu de mots décrivant vraiment à l’échelle de notre extrait la vraie place Maubert: „une place triangulaire, entourée de maisons fort communes pour loger de la bourgeoisie“, „boutiques“, „auvents“, „chaînes de pierre de taille“. Dans un premier temps, cette sécheresse pourrait être envisagée comme une forme-sens, une manière elle aussi „fort commune“ de rendre compte d’un lieu modeste et sans prétention. Mais cette description qui frise l’aporie, cette frêle et schématique esquisse traduit aussi d’évidence la difficulté d’un écrivain du XVII e siècle à dire la ville, à s’y loger littérairement; ou, pour le dire autrement, son malaise, son inconfort à s’identifier avec cette „bourgeoisie“ qui est à la fois la cible et le sujet du Roman qui porte son nom. L’esthétique dite „réaliste“ des romans comiques est paradoxale au sens où elle reste dépendante des codes - d’abord ici théâtraux - même qu’elle dénonce. La charge contre le superflu du roman traditionnel passe elle-même ici par une di- 133 Dossier gression, dont la longueur est en partie un moyen de dissimuler la pauvreté de la description „honnête“ de la place Maubert. S’expriment certainement ici les doutes taraudant Furetière à l’égard de la possibilité même de produire un roman moderne, d’atteindre à une esthétique nouvelle reposant sur un rapport plus direct, moins spéculatif au réel, mais qui ne pouvait se passer de la même monnaie d’échange que l’ancienne, ces mots par essence mensongers et trompeurs; une esthétique où l’écrivain n’a d’autre garantie d’être davantage crédible aux yeux du lecteur que la promesse toute rhétorique qu’il lui a faite d’être plus „sincère“ et „vrai“. A la fin de la présentation de la place Maubert, le narrateur renonce d’ailleurs, moitié jeu, moitié aveu d’échec, à peindre l’église des Carmes, renvoyant le lecteur au réel faute d’avoir pu le transcrire en mots: „je ne veux pas même vous dire comment est faite cette église, quoiqu’assez célèbre: car ceux qui ne l’ont point vue la peuvent aller voir, si bon leur semble, ou la bâtir dans leur imagination comme il leur plaira.“ 12 L’incipit du Roman bourgeois d’Antoine Furetière peut être relu comme un témoignage esthétique d’une mauvaise conscience de l’écrivain bourgeois de la fin du XVII e siècle, tiraillé entre désir de reconnaissance et honte de la roture, encore hésitant sur la valeur intrinsèque de la médiocrité et du commun. Peut-être même que l’obsession monétaire du bourgeois trouverait un écho ici dans la conscience qu’a Furetière que toute poétique romanesque repose sur un rapport spéculatif au réel: „dans le pays des romans“ en effet, de Furetière à Zola, „les pierres précieuses ne coûtent pas plus que la brique et le moellon“ … C’est sans doute en partie cette „mauvaise conscience“ du bourgeois qui expliquerait qu’un des points de vue privilégié pour dire le réel demeurera jusqu’à la fin du XVIII e siècle et au-delà le mode picaresque, les voix de mendiants et de gueux de L’Indigent philosophe de Marivaux 13 ou du Neveu de Rameau de Diderot, 14 qu’on pourrait rapprocher, pour le XX e siècle, des grands romans urbains de Céline ou de Jean Cayrol. 15 L’hypothèse de l’„invisibilité“ de la ville demanderait à être confrontée à d’autres époques de l’histoire du roman. Elle se vérifierait pour tous les romans pourtant urbains du XVIII e siècle, du fait des formes narratives qui sont privilégiées alors, romans-mémoires puis romans épistolaires: dans ces récits du „je“, nul besoin réel de décrire la ville, qui est au mieux une toile de fond, un décor vu à hauteur d’homme, invisible pour le lecteur comme pour le citadin d’alors parce que trop familier: qu’on songe à la statue équestre d’Henri IV sur le Pont-Neuf, que le Parisien du XVIII e siècle comme le Paysan parvenu de Marivaux nommaient simplement „le cheval de Bronze“. 16 Pour que la ville se révèle vraiment au regard littéraire, il faudra attendre les voix s’assumant bourgeoises de Rétif et Mercier puis le retour, dans le roman du XIX e siècle, d’une narration hétéro-diégétique, sinon omnisciente, qui, à la différence des romans comiques du XVII e , assumera alors un pouvoir démiurgique, une capacité à dire et faire le vrai.
