eJournals lendemains 37/146-147

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Narr Verlag Tübingen
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2012
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La „compréhension du point de vue de l’existant“. Le dernier Fondane et l’herméneutique existentielle

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2012
Dorin Ştefănescu
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211 Dossier Dorin tef nescu La „compréhension du point de vue de l’existant“. Le dernier Fondane et l’herméneutique existentielle Quelques mois avant de mourir dans des conditions tragiques à Birkenau (le 3 octobre 1944), en février Benjamin Fondane remet à Jean Grenier l’essai Le Lundi existentiel et le dimanche de l’histoire, en vue de sa publication dans un volume collectif intitulé L’Existence. Le volume paraîtra après la mort de Fondane, en 1945, chez Gallimard, les autres signataires étant A. Camus, E. Gilson, L. Lavelle, R. Le Senne, B. Parrain, M. de Gandillac et J. Grenier. L’essai de Fondane nous dévoile un penseur subtil, familiarisé avec les thèmes vivants de la philosophie de toujours, connecté - jusqu’à l’ardeur - au dialogue philosophique dominé à cette date par le débat autour de l’existentialisme à peine né (Sartre publie L’Etre et le Néant en 1943). La nouveauté qu’il apporte consiste dans la prééminence métaphysique de l’existant, pas seulement en ce qui concerne le rapport avec un connaître limité dans ses propres catégories, mais aussi avec la fausse exigence qui se subordonne le don de la vie promise, en élargissant l’horizon argumentatif vers la problématique religieuse. „Le Sabbat a été institué pour l’homme. Ce n’est pas l’homme qui est fait pour le Sabbat“ (Marc 2, 27). En reprenant ces propos de l’Evangile, Fondane les relie à leur contexte: „rapports médiats, extérieurs et formels dans la Loi, rapports immédiats, directs et intimes dans la Foi“. 1 Contexte peut-être trop divisé en lui-même, puisque la „sainteté“ de la Loi ne fut jamais mise en doute. Lorsque Pascal affirme que „le sabbat n’était qu’un signe, Exode XXXI, 13, et en mémoire de la sortie d’Egypte, Deutéronome, V, 15, donc il n’est plus nécessaire puisqu’il faut oublier l’Egypte“, 2 il souligne aussitôt le double sens (littéral et caché) de la Loi, qui est „réalité ou figure“. Jésus Christ „a levé le sceau. Il a rompu le voile et a découvert l’esprit“. 3 Comme tout signe, le sabbat renvoie à quelque chose de plus que lui, car garder le repos signifie - dans son sens spirituel - le garder vivant, actif et tendu vers ce qui le surplombe absolument, le sursignifié divin. Le garder, ce n’est pas le clore et l’interdire au changement, mais le faire transgresser et porter les fruits des semences qu’il contient. Ce n’est pas la lettre morte (cas où la Loi resterait celée dans l’obscurité de la stérilité), mais la lettre ranimée par l’Esprit. Miracle de la Vie qui brille au sein de la Loi et la fait briller. Or „les miracles sont pour la doctrine et non pas la doctrine pour les miracles“. 4 Bien que la Loi soit située audessus de la moralité et de la raison universelle, elle a été conçue pour servir l’homme, tout comme les miracles invoqués donnent vie à la doctrine et le sabbat humain se parachève dans le grand jour du repos divin. Aspect qui met des rapports non formels et intimes entre l’homme et Dieu. Le repos de Dieu où l’homme 212 Dossier vient se reposer n’est pas immobilité de l’interdit; bien au contraire, c’est le repos de Dieu en l’homme, car celui qui est entré dans le repos de Dieu s’est lui-même reposé de ses peines (voir Hébreux 4, 9-11): „Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau. Je vous donnerai des forces neuves! “ (Matthieu 11, 28). 5 Le sabbat conformément à la Loi n’est suspendu que dans la mesure où, son voile étant rompu, il est „symboliquement“ porté à l’éclosion par l’action fécondante de l’esprit qui transperce le sens littéral. 6 C’est un passé actif plus ancien que le temps historique ou un parce que toujours existant qui met en mouvement le présent, le renouvelle dans un repos de la Présence, créateur et pré-venant pour l’homme, où celui-ci puisse recevoir le don de la contemplation divine: un passé impassable (en pensée ou en vue), mais qui surpasse toute représentation possible. C’est, pour Fondane, „l’esprit dans lequel la Loi peut être transgressée: les disciples ont cueilli des épis le jour du Sabbat parce qu’ils avaient faim, Jésus l’avait transgressée pour guérir un paralytique. La Loi est sainte, mais elle a été faite pour l’homme; elle peut, par conséquent, être suspendue dès que les intérêts majeurs de l’homme risquent d’être meurtris plutôt que sauvegardés par elle. Le bien de l’homme commande non seulement le dessein de l’Histoire, mais aussi les desseins de Dieu“. 7 Comment s’explique ce processus par lequel le sens spirituel qui transperce la lettre de son apparition est en même temps sens existentiel, sens de l’homme ressuscité dans sa propre herméneutique? Ce qui se révèle est le sens dans lequel quelque chose arrive à sa représentation apparaissante, et en même temps le sens de l’apparition comme telle, la vérité du sens spirituel. „Les choses spirituelles, le sens intérieur - dit Henry Corbin -, demeurent absolument invisibles jusqu’à ce que les choses corporelles, les données extérieures du sens littéral, soient comme si elles étaient mortes“. 8 „La mort“ du sens littéral signifie un dénuement de soi, une vacuité créée faute de toute forme extérieure. Ce n’est pas le contenu qui disparaît, mais „le récipient“ matériel qui contient, de sorte que le dénuement est une libération, une propédeutique du remplissage spirituel. La Vie de la Parole spirituelle se trouve dans le sens intérieur - étant elle-même ce Sens - et elle „n’est manifestée que lorsque le sens littéral est en fait comme s’il était évanoui“. 9 Mais la disparition du littéral n’est qu’apparente, puisqu’il est l’apparence à travers laquelle perce le spirituel; ce n’est que l’apparence du sens littéral - son comme s’il n’était pas - qui rend possible l’apparition du sens spirituel: la vie qui se manifeste en tant que ce qui est. Par conséquent, d’une part, la Parole divine - toute parole investie de sens spirituel - naît là où son sens littéral meurt, en donnant naissance en même temps à la compréhension de celui qui l’entend ou la lit, celui qui renaît à une vie nouvelle. D’autre part, le sens littéral, bien qu’évanescent dans sa nature mortelle, est la forme manifestante de la Parole. La Parole se dit dans son sens littéral, mais ce qu’elle dit se donne comme sens spirituel, comme Vie voilée, brusquement dévoilée (c’est dans ce sens qu’on doit comprendre les paroles de Jésus nourries par la Parole divine de la Vie). 10 Même si la transmutation du sens naturel suppose sa nature diaphanéisée, illuminé comme il l’est jusqu’à la 213 Dossier transparence par l’esprit qui l’habite, il faut souligner sa simultanéité avec le sens spirituel, de l’exotérique et de l’ésotérique. „Nous avons à faire avec une herméneutique spirituelle rigoureuse, systématique et très complexe, en pleine possession de sa méthode et vivifiée par une spiritualité à laquelle on ne peut rester étranger, si l’on veut réellement comprendre et faire comprendre (car tel est le sens même du mot grec hermêneia, herméneutique)“. 11 Le projet herméneutique est en même temps phénoménologique et ontologique, puisque dans les modes du comprendre (modi intelligendi) s’expriment les modes de l’étant (modi essendi): le mode de comprendre est justement le mode d’être. Par conséquent, l’herméneutique est elle-même un modèle ontologique: comprendre le sens spirituel c’est être plus que propose le sens naturel; être et comprendre s’interpénètrent au cœur même de l’être qui (se) comprend. L’acte de comprendre, propre à l’herméneutique existentielle, „consiste à ramener, ‘reconduire’, le phénomène de la lettre, la chose visible et apparente, à sa source cachée, sa réalité suprasensible, ésotérique“. 12 Par conséquent, comprendre ne signifie pas pénétrer à l’aide du visible dans le caché de l’invisible, mais faire surgir à la lumière, appeler le visible à son existence invisible. La chose apparente, comprise de cette manière, perd sa visibilité apparente, devient événement compris existentiellement qui apparaît et dévoile sa lumière dans la propre existence de celui qui comprend. C’est pourquoi nous avons en vue „non plus seulement herméneutique d’un texte reconduisant celui-ci à son sens vrai, son sens intérieur, ésotérique, mais herméneutique de l’homme, reconduisant l’homme à son être vrai, à son origine, à son ‘Orient’“. 13 Cette herméneutique de l’individuel, pour laquelle à chaque homme qui comprend s’ouvre le sens de sa vie (et ceci à l’encontre de la dialectique limitée des concepts généralisateurs), comprend la personne humaine comme un „texte“ dont les lettres re-présentent le sens spirituel, le soi profond où le divin parle comme logos. La parole de la compréhension se manifeste à travers ce qui se dit dans ses lettres, par l’esprit manifesté dans la forme théophanique du „texte“ humain. Parole qui, en se comprenant en tant qu’objet de sa compréhension, est pour elle-même sa propre herméneutique. L’objet à connaître devient sujet connaissant; dans chaque objet apporté à la connaissance se reconnaît le sujet du connaître comme tel ou, plutôt, l’objet lui-même se subjectivise, se vivifie par tout le sens spirituel qui l’illumine. Cette compréhension est profondément existentielle parce qu’elle suppose „une eschatologie vécue sur son propre compte“, une renaissance de l’être dans le nouveau sens qui se montre. Or ce qui se montre c’est la connaissance „orientée“, acheminée vers le lever d’une présence autrement imprésentable. C’est justement l’Orient de toute apparition qui a du sens, le Sens lui-même qui nous ramène à la signification originelle, en levant notre vue à la hauteur lumineuse de l’invisible. Aujourd’hui, constate Fondane, à la suite de la thématisation hégélienne de la raison universelle et de l’esprit dialectique, l’homme ne pense plus que la Loi (et l’Histoire) ait été faite pour lui. C’est „une pensée qui a perdu confiance dans ses propres droits“; 14 les regagner serait, aux yeux de la dialectique post-hégélienne, 214 Dossier revenir à une pensée condamnée par l’Esprit du Temps, réduite à un discours vide et à des métaphores poétiques. S’il y a une nouvelle philosophie existentielle (qui continuerait „la vieille pensée que proclama Jésus“), il faut voir si cette seconde vague (après celle d’un Pascal, d’un Kierkegaard, d’un Nietzsche ou d’un Chestov) pense que l’homme est fait pour la Loi (quel que soit le contenu de cette Loi) ou, bien au contraire, que la Loi est faite pour l’homme. A la différence d’une philosophie de, portant sur l’existence (philosophie du général et de la paix, du repos satisfait), la tâche d’une philosophie authentiquement existentielle (philosophie de l’exception, de l’inquiétude et de la rupture) serait „d’éclairer ce qui est inconditionné, historique et par là non valable pour tous“. Une philosophie qui ne cherche pas de savoir (ce que la connaissance pense de l’existant), mais appelle l’existant à une autre pensée de la connaissance. 15 Il faut donc que l’existant soit un point de départ, c’est „celui-là même qui déclenche la question“. „C’est en cela, me semble-t-il - précise Fondane - que réside la nouveauté destinée à bouleverser de fond en comble la pensée spéculative; car l’existant, en questionnant, met en branle la métaphysique et met en cause la connaissance“. Il est à savoir quelles seraient les réponses de la connaissance aux questions de l’existant dont la manière de questionner trouble la paix du déjà connu. „La compréhension du point de vue de l’existant“ - et à partir du point de vue de celui-ci - renverse la logique d’un comprendre issu du connaître. En plus, quel est cet existant qui questionne? Et, s’il n’est pas causa sui, est-il un être? „C’est précisément à l’existant seul qu’il appartient de faire connaître son point de vue“, mais en le faisant connaître, ne le livre-t-il pas à une connaissance qui se le subordonne? Et si elle le subordonne à son propre exercice cognitif, elle le transforme en objet fini, en finitude. C’est une double perte: l’existant est réduit à ce qu’il n’est pas, à un concept vidé de vie, traité en tant que précipité abstrait d’une pensée; mais, en plus, il est dégradé ontologiquement, puisqu’on lui confère un statut secondaire par rapport à ce qui existe réellement. Si l’existant se fait connaître à la connaissance, est-ce vraiment celle-ci qui le connaît, ou bien s’épuise-t-elle devant quelque chose qui s’offre à sa compréhension mais qu’elle ne saurait comprendre? C’est la raison (universelle ou non) qui n’est pas capable de surmonter ce qui lui résiste, un existant qui ne lui ressemble pas, qui n’est pas à l’image de sa propre existence. Or c’est justement grâce à cette résistance que le rapport se renverse: c’est l’essence même de la raison qui s’offre à l’existant, le concept qui sombre dans le préconceptuel. Tout à coup, selon la perspective du nouveau paradigme existentiel, ce qui interrogeait est interrogé, accusé, mis en doute et à l’épreuve. C’est „l’interrogation passionnée de la connaissance par l’existant“. La raison qui questionne est la raison qui voile; ses questions font écran entre le point de vue de l’existant et ce qui est à voir à partir de l’existant même. Si Kierkegaard recourt à l’angoisse, c’est parce qu’elle nous révèle „le néant que la raison universelle nous dissimule“. Or l’angoisse n’entre pas dans les catégories du connaître; bien au contraire, elle les défie et les repousse dans le domaine de la 215 Dossier finitude. C’est la raison pour laquelle l’angoisse ne peut pas être voilée, apaisée, apprivoisée; c’est à elle de révéler le néant. „Mais le néant, souligne Fondane, n’est pas un néant de l’existant, mais un néant dans l’existant“, une fêlure dans l’existant ou une syncope de la liberté: le péché. 16 Si le néant prend les apparences de la raison universelle ou devient le principe (de l’Histoire, du Destin) qui persuade l’homme qu’il est „une passion inutile“, alors il reste non dévoilé. Si, par contre, le néant est dévoilé par l’angoisse, il rompt avec la raison et se montre tel qu’il est, révélation du péché. 17 C’est-à-dire la révélation de quelque chose qui se montre en nous-mêmes, qui nous ronge à la racine de notre être, et en même temps révélation de quelque chose qui nous manque. L’horizon du doxal, de tout contenu cogitatif, intentionnel, est brouillé par la révélation, saturé intuitivement par une donation (pré-) originelle, ouvert en arrière en tant qu’apparition incommensurable, paradoxale. Jean-Luc Marion décrit cette révélation, qui n’entre dans la phénoménalité que sous la figure du paradoxe, comme passage „de l’évidence de la doxa au paradoxon du révélé“. 18 Comme tout symbole, le néant est marque et manque à la fois: il démarque le lieu où quelque chose nous manque, une absence qui fait relief ou pli. Une absence qui désespère, 19 mais qui se fait voir. Cela ne veut pas dire que l’être de l’existant pourrait se réduire à une espèce de manque pur, siège exclusif du néant; si le néant est dans l’existant, c’est à l’existant de prendre la tâche de sa révélation, d’exister comme cadre révélateur. C’est là toute sa valeur, car ce n’est pas lui le néant (ce qui l’anéantirait comme tel), mais la seule „chambre obscure“ où le néant puisse se dévoiler et donc se dé-néantiser. Dévoilement qui passe pour absurde aux yeux de la raison qui ne donne pas son assentiment à un tel tour de force para-doxal. Or, dit Fondane, „il faut se passer de cet assentiment“, puisque, comme pour Kierkegaard ou pour Chestov, „l’Absurde n’est pas en deçà, mais au-delà de la Raison“. Cet au-delà pose l’existant non seulement comme transcendance, mais comme préexistant à toute logique („si l’angoisse en effet précède la logique, l’existant précède donc l’Existence et le singulier le général“). L’existant précède l’existence, dans le sens où - si l’être ne se dépose pas dans l’existant comme moi dominateur qui l’annexe et l’attire dans sa propre orbite, en lui donnant l’être mais en lui enlevant l’étant, en le transformant dans une chose inexistante par elle-même dans laquelle quelque chose existe - il sort de l’il y a en déposant l’être; il le dépose et le transpose, en le destituant et en le privant de souveraineté, en s’instituant comme lumière d’avant l’ombre d’un „il y a“ qui jaillit du non-sens de l’être. Dès que l’être se blottit dans l’il y a, il possède l’existant, car tout ce qui existe s’absorbe dans l’impersonnalité d’une existence anonyme qui ne regarde personne au propre. 20 Ce n’est que la destitution ou l’abdication de l’être qui institue réellement l’existant, puisque quelque chose ou quelqu’un existe non pas en vue de l’être ou dans la lumière de l’existence, mais comme lumière. Comme lumière d’au-delà de ce qui est porté à la vue, avant toute mise en vue. Le point de vue de l’existant précède l’horizon de la vue, pareillement à la lumière qui est à la source de ce qui est vu. Bien qu’elle ne soit pas vue, elle met en lumière tout le visible. Mais cette antériorité est en 216 Dossier même temps source d’inquiétude: quelle transcendance nous questionne et à laquelle notre raison se montre impuissante à répondre? D’ici la tendance „naturelle“ de poser „le rapport de notre impuissance à quelque chose qui peut“. 21 Tendance irrépressible, puisque les questions sont urgentes et ne supportent pas de délai. En effet, que répondre à une question qui, tout en se posant en nous-mêmes, se pose avant nous, avant même que nous puissions ouvrir la bouche? Nulle pensée n’a assez de temps pour répondre à des questions si pressantes, pour voir l’imprévisible qui déjà n’est plus. Mais c’est justement „de la pensée de l’existant pendant que, engagé dans un réel qui n’a encore ni forme ni structure, que la philosophie existentielle s’occupe“. C’est une pensée qui n’a pas le temps de s’étonner; bien plus, qui n’a pas le temps de penser, qui se laisse penser dans le „pendant que“ du réel où elle baigne. Cela ne veut pas dire que ce serait une pensée sans problèmes; son point de vue étant celui de l’existant, elle suit ce changement de perspective; sa problématique c’est l’existant et non pas la connaissance. 22 „Je pense que je pense“ ne tourne pas au „je pense, donc je suis“, mais au „je suis, donc je pense“. 23 Pensée qui est ainsi libérée de sous la contrainte de la volonté et de l’impératif de l’intention; pensée passive, non objectivante, qui dépend de l’existant d’un pur sujet, d’autant plus claire et vivante qu’elle est réduite jusqu’au „point ouvert“, selon Schelling, de la revigoration existentielle. C’est un éveil, dans la profondeur de la conscience malheureuse, de la compréhension du point de vue de l’existant, dans la perspective du commencement restauré de la pensée libre, marquant la crise aurorale qui pose l’existant nescient en tant que principe propédeutique - lieu absolu et moment originel - de l’entrée dans la connaissance. 24 La pensée existentielle authentique ne pose pas un divorce (comme le fait la philosophie dite positive) entre vivre dans une catégorie et penser dans une autre; elle vit et pense selon l’existant qui se donne comme expérience à vivre et à penser. 25 Expérience de l’angoisse révélatrice du néant et du péché, d’autant plus malheureuse qu’elle se confronte à la position d’un existant pendant que, mais qui l’oblige de s’ouvrir vers la pré-position d’un avant que. Or ce n’est pas le nominatif de l’existant pendant que (son nominal appellatif comme tel) qui la met en branle, mais surtout l’accusatif de l’avant que (ce qui ne peut pas être nommé et donc appelé), l’accusation anonyme mais incontournable du péché dévoilé. „Voilà enfin le philosophe aux prises avec la souffrance humaine“, avec la conscience malheureuse dont on ne peut tirer aucune satisfaction de l’esprit, pas même une paix qui serait offerte par le Dieu des philosophes. Et cela parce qu’„un Dieu (j’entends, un véritable! ), c’est le contraire de la rationalité absolue; il n’a rien d’apaisant; il ne peut donner nulle satisfaction à l’Esprit! “. C’est l’expérience inquiétante, et pour cela même inintelligible au philosophe, le discontinu de l’exception possible, désespérante pour l’homme, mais pleine d’espoir pour un Dieu à qui „tout est possible“. 26 Même si cette expérience semble interdite à la cogitation philosophique, „il ne s’agit nullement, avec la pensée existentielle, d’un abandon de la connaissance, d’un sacrifizio del intelleto, mais de la recherche enfin d’une connaissance 217 Dossier véritable qui ne se détournerait de rien de ce qui est“. De rien de ce qui est; c’està-dire une pensée qui n’évite que le non-être, et s’arrête sur le seuil des étants pour se laisser penser par ce qui est, y compris l’expérience du désespoir, pour laquelle les derniers confins de la compréhension, à la limite du possible et de l’impossible, font partie d’un existant qui se fait et se défait sans cesse, qui est et n’est pas, serait-ce le connaître qu’on ne connaît pas ou le non-savoir du mystique qui est un mode de savoir. Existant désintéressé envers l’existence extraite de la réalité et égalée - en vertu du principe de l’identité - par une pensée anonyme; mais existant intéressé (pré-occupé) par l’individuel du fait d’exister dans la réalité: „l’intérêt suprême de l’existant est d’exister, et cet intérêt qu’il porte à l’existence est la réalité“. 27 Un existant inter-esse, entre le risque de l’unification abstractive du cogito pur et la réalité incarnée in concreto. Est-ce donc d’une vérité que parle la philosophie, une vérité qui se donne à connaître telle que la raison veut la connaître („une vérité contraignante“, „la fille de notre soif de servitude“), ou bien s’agit-il d’une vérité qui se donne en tant qu’existante et par cela même révélatrice d’un tout autre type de connaissance? La pensée est-elle en mesure d’affirmer quoi que ce soit sans que dans son contenu ne s’affirme la possibilité même de cette affirmation? 28 Si ce n’est pas la vérité qui a été faite pour la pensée, mais la pensée pour la vérité, la vérité a été faite pour se montrer à l’homme, pour que la pensée puisse l’atteindre. Mais elle ne le pourrait si en elle-même ne s’affirmait ce qui rend toute affirmation affirmable: en soi, l’inaffirmable comme tel de tout principe inné. C’est la raison pour laquelle la philosophie existentielle se fonde sur l’autorité de la révélation du Livre, seul parmi les livres qui „craque sous la pression d’une possibilité infinie, ouverte à l’Homme“, fille ou parente de la pensée prophétique. Non pas un retour à la sécurité d’une foi perdue, à la quiétude des réponses toutes faites, 29 mais l’horreur du repos et de la certitude, le risque 30 de la question qui ramène la possibilité de la réponse. Crise philosophique ou religieuse? „Impertinente inquiétude“ qui est la méthode propre pour une métaphysique de la rupture et non pas à une métaphysique du clos. Méthode (met’hodos: voie et voyage) apparemment à la portée de la philosophie: „maintenir l’inquiétude dans l’existant“; c’est-à-dire maintenir celui-ci vivant, ouvert au paradoxe de la vie. 31 Mais pour que la pensée puisse comprendre cette inquiétude dans l’existant, elle devrait être elle-même inquiète, comme déconcertée et décentrée, affolée et angoissée, bref: détachée de la logique qui a beau être inébranlable. 32 C’est pourquoi „la philosophie existentielle ne commence pas avant mais seulement à partir de l’instant où tout enseignement finit, où le Savoir ne répond plus à nos questions“. 33 Les questions ne trouvent plus de réponses satisfaisantes pour l’Esprit; elles se posent dès que le savoir se tait car il ne sait pas davantage. Dans ce silence de la sagesse ignorante 34 surgit une question impossible, essentielle, qui met tout en question. 35 C’est l’exception inintelligible, non valable pour tous, qui vient au même instant que la révélation de l’existant, pendant que celui-ci met en crise et en accusation le repos (tout ce qui est 218 Dossier consentement et contentement), pour le déchirer jusqu’à la limite infranchissable, avant que le néant ne l’éclipse. „A partir de là - mais de là seulement - débute la philosophie inconditionnée, historique, non valable pour tous - qui, par le fait même d’être, institue la critique de la théorie de la connaissance telle que formulée par la philosophie positive et lui assigne ses limites“. Avant d’être liberté, l’existant est refus; mieux, sa liberté est refus au clos et aux fausses issues, à l’immanence et aux fausses transcendances. S’il s’agit d’une philosophie de la rupture et de l’exception, il pourrait y avoir le danger que cette exception devienne concept ou catégorie, dans la mesure où tous les existants seraient pris pour exceptionnels. Mais l’exception n’est pas n’importe quel existant; „une philosophie non valable pour tous, cela veut dire seulement, peut-être: non valable pour tout homme pendant que plongé dans les conditions ordinaires de la vie où, pour chaque question, il y a une réponse toute prête“. Ce n’est que l’existant imprévisible qui est exception, apparition soudaine qui fait de chacun l’unique, le nouvel être élu pour lui-même. 36 Non pas par luimême, car „l’expérience qui fera de nous une ‘exception’ et nous livrera aux problèmes existentiels ne dépend pas de nous“. 37 C’est à nous d’écouter la promesse d’un renouveau, qui ne s’adresse qu’à nous, mais elle résonne depuis toujours, avant que nous puissions en avoir l’expérience. Ne pas savoir l’écouter, c’est ignorer son avant que, refus qui rend impossible le pendant que de l’expérience existentielle. Ce serait rester (et „se reposer“) dans un Dimanche qui ne finira jamais. Mais la promesse donne ce qu’elle promet, c’est déjà le don d’un presquerien et d’un presque-tout, „la voix étrange du „grand Lundi” qui rend le Dimanche de l’Histoire si sombre, si anxieux, si long“. 38 Laisser l’existant aux prises avec le néant, c’est le laisser ravager par un „pouvoir magique“, révélation négative qui doit mûrir, c’est-à-dire se nier elle-même. Sinon, l’existant reste devant la porte d’une Loi close, pour laquelle l’homme croit être fait. La chute dans l’histoire, dans le sommeil „endimanché“ de l’extériorité et du non-sens, peut s’éterniser dans la pression ou même dans la terreur d’une histoire impersonnelle, où tout est encore sous l’emprise du monde objectif, événementiel, soumis au principe de la causalité. 39 Ce n’est qu’une compréhension profondément existentielle qui peut faire que l’événement dévoile sa lumière dans l’existence de celui qui comprend, 40 ce qui suppose une métahistoire ou „une histoire métahistorique“, selon l’expression d’Henry Corbin, une „histoire existentielle qui brise l’histoire et l’historicité dite objective“, où le principe de causalité est remplacé par „un principe d’arrachement“ (arrachement qui est la conversion même), „une eschatologie personnellement vécue“. 41 Or la promesse ne détruit pas la Loi, elle abroge son jugement; elle annonce que la porte de la Loi est ouverte (et l’a toujours été), mais elle ne l’est que pour chacun à part, pour une entrée d’exception et d’élection qui est le privilège de l’unique: de l’homme défait et refait, enfin seul. C’est le Commencement infini où le devenir du fini dans le fini prend fin. De même que la Loi est faite pour un tel homme, „cette porte n’était faite que pour toi“, dit le gardien dans Le Procès kafkaïen. Un toi qui singularise l’accès, le pas- 219 Dossier sage révélateur vers la lueur qui brille au cœur de la Loi. 42 C’est l’existant qui doit la questionner, mais - pareil à Perceval 43 - il doit poser la question juste et urgente, inconditionnée parce que vitale („une question qu’il n’avait jamais posée“), pour que la Loi mûrisse et soit suspendue. Non pas supprimée, mais gardée et surmontée d’elle-même, détachée de sa logique extérieure, ranimée - par une rupture radicale - dans la révélation de la Vie qui se promet. Car - selon Kafka, cité par Fondane - „la logique a beau être inébranlable. Elle ne peut résister à un homme qui veut vivre“. 44 On ne doit pas forcer des portes ouvertes, mais - sans connaître à proprement parler le don à venir, déjà venu - vivre dès l’instant cette ouverture même, franchir le seuil d’un grand lendemain. 1 Benjamin Fondane, Le Lundi existentiel et le dimanche de l’histoire suivi de La Philosophie vivante, Editions du Rocher, Monaco, 1990, 7-68. Toutes les citations sans autre mention envoient à ce texte et à cette édition. 2 Blaise Pascal, Pensées t. II, fr. 423, édition de Michel Le Guern, Paris, Gallimard, 1989, 40. Les deux passages bibliques mentionnés mettent l’accent sur le commandement de „garder le jour du Sabbat“, car c’est un signe entre Dieu et les hommes. 3 Id., t. I, fr. 243, ed. cit., 182. 4 Id., t. II, fr. 684, ed. cit., 188. „Jésus Christ guérit l’aveugle-né et fit quantité de miracles au jour du sabbat, par où il aveuglait les pharisiens, qui disaient qu’il fallait juger des miracles par la doctrine“ (id, 188). 5 Sur ce passage, voir l’ample commentaire de Kierkegaard dans L’école du christianisme, concernant la signification de „l’appel“. 6 Conformément à la célèbre définition que Paul Ricœur donne au symbole: „J’appelle symbole toute structure de signification où un sens direct, primaire, littéral, désigne par surcroît un autre sens indirect, secondaire, figuré, qui ne peut être appréhendé qu’à travers le premier“ (Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969, 16). Dans le contexte de notre discussion, il s’agit de „cette signification d’une éclosion de la Loi, qui donne naissance à un être nouveau, vivant, déconcertant“ (R.-L. Bruckberger, dans l’Evangile, traduction moderne par R.-L. Bruckberger, Paris, Albin Michel, 1976, 108). 7 Fondane fait référence à Marc 2, 1-12, en reprenant un thème cher à Kierkegaard, à savoir „si la guérison du paralytique ou la faim de l’homme passent avant les intérêts de l’Histoire et ceux de la raison universelle. Et tout cela du dedans de la philosophie, non du dehors“. Voir Kierkegaard, L’école du christianisme, chap. II. Puisque ce qu’on doit guérir est la vie, l’objet du renversement de la hiérarchie (qui met la loi au-dessus de l’homme) se dévoile dans toute sa clarté: ce qui est au-dessus de la loi est justement la vie (cf. Michel Henry, Paroles du Christ, Paris, Seuil, 2002). 8 „Herméneutique spirituelle comparée“, in Henry Corbin, Face de Dieu, face de l’homme. Herméneutique et soufisme, Paris, Flammarion, 1983, 67. 9 Id, 68. 10 „C’est l’Esprit qui vivifie; la chair ne sert à rien. Les paroles que je vous ai dites sont Esprit et vie“ (Jean 6, 63). 11 Corbin, op. cit., 45. 12 Id., 167. 13 Id., 180. 220 Dossier 14 Et l’audace de croire à ses droits: „Pourquoi aucuns des pharisiens disaient: cet homme n’est point de Dieu, car il ne garde point le sabbat“ (Jean 9, 16). 15 Pensée non objectivante qui tient à un type de connaissance qui n’existe qu’en existence, de sorte que, selon R. Bultmann, la compréhension existentielle n’est possible que dans les conditions d’une authentique rencontre existentielle: „il y a une compréhension existentielle qui ne peut toujours être que mienne“, dit-il, et dont ne découle jamais un savoir objectivant; „l’être personnel ne se dévoile pas au regard objectivant mais seulement dans la rencontre existentielle“, l’être personnel étant mon être spécifique, le propre de mon existence. Or „l’existence est toujours par définition mon existence sur laquelle je ne peux pas parler mais seulement à partir de laquelle je peux parler“ (Rudolf Bultmann, Foi et Compréhension. Eschatologie et démythologisation, Paris, Seuil, 1969, 138, 139, 143). 16 „Sur l’angoisse, présupposition du péché héréditaire“ (angoisse objective, de toute la création), voir Kierkegaard, Le concept d’angoisse, chap. I, 6. Quant à l’angoisse existante dans l’innocence de l’individu (angoisse subjective), elle est une défaillance „où la liberté tombe en syncope“ (id., chap. II, 2). 17 C’est justement la tâche de la pensée existentielle, celle de „développer“ la fonction de l’authenticité de l’existant et de dépasser de cette façon le néant: „la mission de l’authenticité - souligne Fondane - n’est pas d’édifier une science sur le néant; sa mission est de surmonter le néant“ (in Cahiers du Sud, 1939, XVIII, 603-606; La Philosophie vivante, in Benjamin Fondane, Le Lundi existentiel et le dimanche de l’histoire, op. cit., 153). 18 Paradoxon, c’est-à-dire „apparition qui contredit l’opinion, l’apparence, et surtout sature l’horizon“ (Jean-Luc Marion, Le possible et la révélation, trad. roum. Vizibilul i Revelatul, Sibiu, Deisis, 2007, 36). 19 C’est, selon Kierkegaard, le désespoir dans le fini ou le manque d’infini („manquer d’infini resserre et borne désespérément“) et aussi le désespoir dans la nécessité ou le manque de possible („manquer de possible signifie que tout nous est devenu nécessité ou banalité“) (Traité du désespoir, Paris, Gallimard, 1980, 89, 100). 20 C’est le problème de l’il y a, cette impersonnalité qui absorbe la conscience, dont parle E. Lévinas dans De l’existence à l’existant (Fontaine, 1947; Vrin, 1973). D’autre part, lorsque Louis Lavelle affirme (dans Introduction à l’ontologie, P.U.F., 1947, 26) que „l’existence, c’est ce qui surgit de l’être lui-même“, il comprend ce-qui-surgit comme intériorité absolue de l’être, le propre d’un sujet qui se découvre lui-même. Mais ce qu’il découvre n’est pas l’être total, englobant et aliénant (l’être de l’existence), mais l’individuel de l’existant, l’être existentiel qui peut dire „je“. Dans ce sens l’existence est intransitive, intériorité pure, monade sans fenêtre. 21 „L’homme peut. Il peut vaincre l’horizontale par la verticale“ („Bachelard apprivoise le rêve”, in Cahiers du Sud, 1944, XXI, 62-72; La Philosophie vivante, in Benjamin Fondane, op. cit., 201). 22 Ce serait commettre une méprise toute gratuite - dit Kierkegaard - si l’on prétend en tirer la conclusion „qu’un existant réellement existant ne pense pas du tout (…). Il pense, assurément, mais il pense de façon inverse, en ramenant tout à lui-même qui est infiniment intéressé à exister“ (Post-scriptum non scientifique et définitif aux Miettes philosophiques, II, 2, chap. 3, in Kierkegaard, L’Existence, Paris, P.U.F., 1981, 31-32). 23 „Car ce n’est pas parce qu’il y a une pensée qu’il y a un être, mais parce qu’un être est, il y a une pensée“ (F. W. J. Schelling, Philosophie de la Révélation, Livre Premier, Paris, P. U. F., 1989, 187, note). 221 Dossier 24 Dans l’Introduction aux Conférences d’Erlangen, Schelling souligne le caractère inexplorable de ce Prius absolu: „Ce qu’est le commencement absolu ne peut pas se savoir: transitant au savoir il cesse d’être le commencement et il doit par conséquent progresser jusqu’à ce qu’il se retrouve comme commencement. Le commencement rétabli comme commencement qui se sait est la fin de tout savoir“ (apud Xavier Tilliette, Schelling. Une philosophie en devenir. II La dernière philosophie, Paris, Vrin, 1992, 147). 25 Jusqu’à un certain point c’est l’expérience intérieure dont parle G. Bataille, un voyage extatique qui va au bout du possible („l’extrême du possible“), au-delà des limites du connaître. Arrivant à la fusion de l’objet et du sujet, „étant comme sujet non-savoir, comme objet l’inconnu“, elle saisit le sens du dedans, unissant ce que la pensée discursive doit séparer. En dernière instance, „la différence entre expérience intérieure et philosophie réside principalement en ce que, dans l’expérience, l’énoncé n’est rien, sinon un moyen et même, autant qu’un moyen, un obstacle; ce qui compte n’est plus l’énoncé du vent, c’est le vent“ (Georges Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 2001, 19-21, 25). 26 Pour l’homme, c’est l’expérience de la foi: „A Dieu tout est possible. Vérité de toujours, et donc de tout instant. C’est un refrain quotidien et dont on fait chaque jour un usage sans y penser, mais le mot n’est décisif que pour l’homme à bout de tout, et lorsqu’il ne subsiste nul autre possible humain. L’essentiel alors pour lui c’est s’il veut croire qu’à Dieu tout est possible, s’il a la volonté de croire“ (Kierkegaard, Traité du désespoir, op. cit., 97-98). 27 Kierkegaard, Post-scriptum…, in L’Existence, op.cit., 29. 28 L’éveil à l’horizon de la liberté affirme ce qu’on ne peut pas constater, mais seulement reconnaître comme quelque chose qui rend possible l’affirmation: „Cette reconnaissance - dit Gabriel Marcel - doit assurément pouvoir se traduire par une affirmation énonçable; toutefois prenons bien garde que cette affirmation doit présenter un caractère singulier: c’est d’être elle-même comme la racine de toute affirmation énonçable. Je dirais volontiers que c’est la racine mystérieuse du langage“ (Le Mystère de l’être, II. Foi et réalité, Paris, Aubier - Montaigne, 1967, 21). 29 Attitude spécifique à la philosophie „positive“ qui „écarte d’elle, avec tant de soin, l’incompréhensible, l’énigmatique et le mystérieux, et évite toujours les questions auxquelles elle n’a pas de réponses toutes prêtes“ (Léon Chestov, La Nuit de Gethsemani; trad. roum. Iasi, Polirom, 1995, 74). 30 „Aux yeux du monde le danger c’est de risquer, pour la bonne raison qu’on peut perdre. Point de risques, voilà la sagesse“ (Kierkegaard, Traité du désespoir, op. cit., 92). D’autre part, précise Fondane, (in Cahiers du Sud, 1939, XVIII, pp. 169-171), c’est aussi „le risque de ne comprendre une expérience que par la sienne propre, par une identification au vécu de cette pensée, acte vital et par conséquent indivisible, irréductible“ (La Philosophie vivante, in Le Lundi existentiel…, op. cit., 99). 31 Dans l’article intitulé La Conscience malheureuse (in Cahiers du Sud, 1935, XII, n° 171, 304-335) Fondane souligne que c’est la vertu de l’activité poétique dispensatrice de vie, puisqu’elle substantialise l’existence, dilate l’expérience vécue, au niveau d’un existant possible et par cela même réel, vivant: „Aussi les œuvres les plus hautes de la pensée existentielle ont-elles toujours non seulement revêtu, mais signifié, une grande activité lyrique [...]; toute dilatation de la pensée, toute passion ne peut, en dernier ressort, prendre d’autre figure que lyrique“ (nous renvoyons au fragment publié par Olivier Salazar-Ferrer dans: Dorin tef nescu, éd., B. Fundoianu sau încercarea paradoxului. Pentru o hermeneutic existen ial . Benjamin Fondane ou l’épreuve du paradoxe. Pour une herméneutique existentielle, Cluj-Napoca, Eikon, 2010, 309). 222 Dossier 32 Tout comme l’étant désolidarisé de l’Etre, l’existant „s’affole, parce qu’au lieu de marquer le sens, il devient lui-même libre de tout sens, insensé, aliéné à et par un sens non seulement inconnu, mais surtout inenvisageable, impensable“ (Jean-Luc Marion, Dieu sans l’être, Paris, Quadrige / P.U.F., 2002, 134). 33 C’est un autre type d’enseignement qui suit une voie particulière. En fait, selon Kierkegaard, „deux voies s’offrent à l’existant: ou bien il peut tout faire pour oublier qu’il est existant (…); ou bien il peut porter toute son attention sur le fait qu’il est existant“. Philosopher, c’est enseigner à des existants par un existant, ce qui suppose un effort continu vers la vérité. Or „l’effort continu, c’est la conscience d’être existant“ (Postscriptum…, II, 2, chap.2, in Kierkegaard, L’Existence, op. cit., 46, 48). 34 Comprise dans le sens cusanien, celui de la conversion de l’intellect par l’entremise de la foi maximale et de l’amour unificateur (cf. Nicolas de Cues, De Docta ignorantia, III, 11). Cf. „l’ignorance doctorale“ (Montaigne), „l’ignorance savante“ (Pascal) ou „la science nesciente“ (Schelling). 35 Mais, demande à juste titre E. Lévinas, „le non-repos, l’inquiétude où la sécurité de l’accompli et du fondé se met en question, doivent-ils toujours s’entendre à partir de la positivité de la réponse, de la trouvaille, de la satisfaction? “ (De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1998, 168). 36 Si la pensée objective (qui fait système) n’a aucune relation avec la subjectivité existante, l’être particulier, l’Individu, est plus que l’espèce, catégorie chrétienne décisive, selon Kierkegaard. C’est - dit-il - „l’exception énergique et résolue“ qui a la force d’assimiler le général, qu’elle pense „avec une énergie passionnée“ (La Répétition, in L’Existence, op. cit., 66). De telles arché-exceptions sont Abraham, Job, mais aussi Socrate („l’inappréciable mérite de Socrate est d’être un penseur existant, et non un spéculant qui oublie ce qu’est l’existence“, Post-scriptum…, II, 2, chap. 2, in L’Existence, op. cit., 70). 37 Elle n’est qu’un „accessoire, un moyen, l’instrument de la Providence“, „l’expérience affective“ entendue par Fondane comme „une révélation du réel“ par laquelle se manifeste „une réalité plus réelle que la positive“ (Baudelaire et l’expérience du gouffre, Paris, Seghers, 1972, 122, 175). 38 Fondane reprend une note de Kafka dans son Journal, qu’il emploie comme moto à son essai, d’où le titre Le Lundi existentielle et le dimanche de l’histoire: „Tu es réservé pour un grand Lundi! - Bien parlé! mais le Dimanche ne finira jamais“. Si l’on suit l’interprétation de Saint Maxime le Confesseur, c’est le huitième jour, la transformation réelle, selon la grâce, et en même temps le premier jour, unique et éternel, „l’arrivée surlumineuse de Dieu, qui aura lieu après la stabilisation de tout ce qui est en mouvement“ (Ambigua, II, 157). Ou, selon Schelling, le moment révélateur où „l’histoire supérieure, c’est-à-dire la véritable histoire intérieure, fait irruption dans l’histoire seulement extérieure“: „Combien sinistre, vide et morte - dépouillée de tout contenu divin - apparaît l’histoire, quand on la prive de connexion avec cette histoire intérieure, divine et transcendante, qui est seule à proprement parler la véritable histoire“ (Philosophie de la Révélation, Livre III, Paris, P. U. F., 1994, 238). 39 „L’histoire comme pouvoir anonyme“, dit C. Noica, qui réduit la conscience individuelle à la condition d’objet pris dans le piège du passé (De Caelo, Bucuresti, Humanitas, 1993, 83). 40 Reflet presque éteint mais irradiant, attestateur du „contact prolongé avec cette chose extrême, cet apeiron qui, jadis, au retour de la montagne, rayonnait si fort sur le visage du Prophète“ (Baudelaire et l’expérience du gouffre, op. cit., 383). 223 Dossier 41 Henry Corbin, Face de Dieu, face de l’homme. Herméneutique et soufisme, op. cit., 169, 171, 216. „L’histoire spirituelle ne peut être qu’une histoire antihistorique, parce que toute histoire spirituelle ressortit au ‘principe d’arrachement’ et non pas au principe de causalité“ (id., 214). N’est-ce pas justement le contenu de la Révélation que Schelling considère „historique“, du moment où il intervient dans un temps mondain déterminé, et à la fois „une histoire supérieure“, supra mondaine, „qui remonte au commencement des choses et s’étend jusqu’à leur fin“? (Philosophie de la Révélation, Livre III, op. cit., 51). 42 „Ici - précise Fondane - le singulier, le vivant, et même la singularité et le vif deviennent le centre d’un univers dont ils n’étaient que les accessoires“ (La Conscience malheureuse, article publié aux Cahiers du Sud, 1935, XII, n° 171, in op. cit. 308). 43 Occasion de préciser que l’accent mis sur l’acte eschatologique singulier ne signifie pas un arrêt dans une moralité strictement individuelle qui stérilise et aliène la vie. Loin de l’autosuffisance existentielle de l’individuel, dans le cadre de l’existence personnelle la vie peut se parachever universellement, de sorte qu’elle réverbère en horizon sur toute une communauté. Le fait qu’un seul homme véritable - un Perceval, un martyre ou un prophète - sauve l’authenticité de la vie est une réalité de salut pour nous tous; il s’y révèle la possibilité de récapituler le tout, le salut de tous dans la personne d’un seul. Dans le même sens, l’individualité du péché va de pair avec sa sur-individualité; aux deux bouts de notre humanité se trouve une seule personne; par l’une on chute tous dans le péché, par l’autre on se dirige tous vers le salut (cf. 1 Cor. 15, 21-22; Rom. 5, 17-19). 44 Franz Kafka, Procesul, Bucuresti, Minerva, 1977, 290.