eJournals lendemains 38/150-151

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Narr Verlag Tübingen
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2013
38150-151

La Prose du Transsibérien, premier poème simultanéiste

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2013
Bruno Cany
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97 AArts & Lettres Bruno Cany La Prose du Transsibérien, premier poème simultanéiste 1 Octobre 1913 - 3 rue des Grands-Augustins, Paris 6 e . Atelier de Robert et de Sonia Delaunay. Tout est prêt: le livre-objet vertical est accroché au mur et, lui faisant face, plusieurs sièges sont alignés. Les trois hôtes attendent que tous les invités soient arrivés. Puis l’un ou l’une d’entre eux (la mémoire collective a malheureusement perdu le souvenir de qui) commence la diction-vision du poème simultané. Le moment est d’importance: le principe artistique de la simultanéité né, voici peu, des discussions du couple Delaunay, est appliqué, grâce à Cendrars, à la simultanéité des arts. Et, pour bien marquer l’universalité de ce principe, Sonia a tenu à ce que Féla Poznanska, la compagne traductrice du poète, soit habillée d’une robe bleu ciel et bleu nuit à larges rayures de toile à matelas. Dans le couple, c’est elle qui adapte les principes chromatiques de l’orphisme à l’usage quotidien, les fait entrer dans la vie: 1910, premiers tissus simultanés; 1913, elle crée la robe et le gilet simultanés, destinés, après-guerre, à une postérité des deux côtés de l’Atlantique Ainsi le principe de simultanéité est-il, ce soir-là, partout. Il se répercute d’un art à l’autre - sans aucune hiérarchie -, dans un jeu où chacun est l’écho de l’autre. Cendrars, le poète baroudeur, est au diapason de cette dimension politique de la nouvelle conception de l’art, lui qui a écrit: „La littérature fait partie de la vie. Ce n’est pas quelque chose ‚à part‘. Je n’écris pas par métier Toute vie n’est qu’un poème, un mouvement“. 2 L’œuvre (description): La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, couleurs simultanées de Mme Delaunay-Terk, Paris, Editions des Hommes nouveaux, 1913 (Déplié, 2000 x 359 mm). Chaque exemplaire fait donc, déplié, deux mètres de haut. Et comme il devait y avoir 150 exemplaires, la hauteur atteinte par l’édition de ce livre d’artiste devait être celle de la Tour Eiffel, le monument alors le plus haut du monde, l’œuvre phare de la modernité, construite pour l’Exposition Universelle de 1889. Cette „Tour unique“ apparaît au dernier vers du poème ainsi que dans le bas de la composition visuelle, comme la signature (en rouge) de la modernité. Cendrars aimait à se présenter comme le poète de la Tour Eiffel. 3 L’édition originale du „premier livre simultané“ était ainsi conçue: „Sur 150 exemplaires prévus (8 sur parchemin, 28 sur japon et 114 sur simili japon), il en a été produit seulement une soixantaine. La carte du Transsibérien et le titre sont imprimés en orange et bleu foncé et les 445 vers du texte de Cendrars en caractères typographiques de différentes tailles imprimés en orange, rose, vert ou bleu foncé. L’illustration à la gouache se déroule sur toute la hauteur; elle est faite à gauche de motifs circulaires, spiraloïdes et abstraits appliqués au pochoir et, sur la partie droite, de quelques aplats de lavis. 98 AArts & Lettres Formé de 4 feuilles collées bout à bout, l’ensemble mesure 2 mètres de haut et se plie d’abord en deux dans le sens de la hauteur puis dix fois à la japonaise jusqu’à former un livre de petites dimensions (180 x 108 mm)“. 4 C’est l’exemplaire n°11 qui nous est offert aujourd’hui par l’intermédiaire de ce fac-similé. C’est Sonia qui a eu l’idée de la verticalité de l’œuvre commune, et c’est elle qui s’est inspirée du texte pour cette harmonie de couleurs se déroulant parallèlement au texte du poème. Mais depuis quelques semaines, Blaise et Robert ne se quittent plus, absorbés qu’ils sont par leurs discussions. Pour Robert, ce pionnier de l’abstraction (il fait le saut avec sa série „Les fenêtres“ dès 1912), ce peintre de la couleur pure, qui donne forme par ses propres mouvements (rythmes circulaires, contrastes simultanés), pour Robert donc, l’aéronautique - l’aventure majeure en ce début de XX e siècle - bouleverse la relation de l’homme au monde, puisqu’elle offre au premier de regarder le second en le survolant. Ainsi l’homme, cet être immobile devant le monde, est-il toujours immobile. Sauf que cette fois c’est son corps qui circule à la surface de la terre, et non plus son âme, ses yeux balayant l’apparaître empirique de leur mouvement incessant. La vision moderne est donc celle de la recomposition continue de l’espace, selon les positions variables de l’observateur assis dans son mobile. Blaise comprend son ami, et il apprécie que l’abstraction s’enracine dans le réel à travers la substance des impressions visuelles, mais sa machine à lui, c’est le train, qui, s’il ne survole pas la planète, la traverse en tous sens selon une géométrie inconnue. S’essayant à la peinture, Blaise compose une hélice. Or, par l’énergie de sa vitesse, l’hélice en rotation creuse un couloir éphémère dans l’air, l’espace et le temps L’hélice est donc la figure du mode de circulation (le mouvement hélicoïdal) au sein de la simultanéité; car la simultanéité ne se limite pas à appréhender simultanément (en une fois et d’un même regard) l’œuvre, il faut encore (comme pour une composition picturale) circuler en elle. Or le principe de circulation dans (de lecture de) l’œuvre simultanée est justement hélicoïdal. Outre Amadeo Modigliani et Guillaume Apollinaire, on trouve parmi les invités plusieurs acteurs de premier plan de cette nouvelle étape dans la théorie du regard: Léopold Survage, tout d’abord, est là, lui qui théorise une conception musicale de la pensée visuelle cinématographique en même temps qu’il élabore un projet de film d’animation dramatique (qui restera inachevé), intitulé Rythme coloré, qui pense rythmiquement la couleur et pour qui les différentes visions correspondent aux différentes phases de son âme. 5 Fernand Léger est là également, lui qui introduit la vision de la simultanéité dans l’univers de la civilisation mécanique dont la machine est le symbole. Enfin, il y a là Marc Chagall, dont la toile allie, dans l’émotion chaude des couleurs, deux aspects de la réalité: le monde traditionnel, rustique et familier, survolé par les rêves d’une âme en quête d’elle-même. La vie factuelle et la vie psychique y sont indissociables et simultanées. 6 A la manière de la langue russe où le verbe être n’a pas d’indicatif présent, la peinture de Chagall 99 AArts & Lettres conjugue le passé et le futur au sein de cette suspension 7 on le voit, si la simultanéité est partagée par tous, la pensée de son mouvement fait encore l’objet d’âpres discussions. Le premier livre simultané est incontestablement une œuvre plastique et visuelle. On déplie l’ouvrage en accordéon verticalement d’abord, puis horizontalement. On l’accroche sur un mur blanc à deux mètres du sol: une rotation des couleurs dans la colonne Delaunay de gauche; un arc-en-ciel de couleurs pour les polices du poème de Cendrars de droite. On commence la lecture perché sur un tabouret et on l’achève à genoux sur le parquet, penché en avant. C’est l’œuvre magnifique - et inaugurale du XX e siècle - de la rencontre des couleurs de la peinture et des sons de la poésie. Pourquoi choisir de mentionner les sons de la poésie et non pas les images? Parce que les sons de la poésie comme les couleurs de la peinture relèvent de la présence de l’œuvre, alors que les images de la poésie relèvent, elles, de la représentation et sont sans correspondances dans la colonne Delaunay de gauche. Mais aussi parce que Cendrars (pour la poésie) et Delaunay (pour la peinture) ont une conception musicale implicite de l’œuvre d’art. Qu’est-ce que cela veut dire, „une conception musicale de l’œuvre“? Cela veut dire que l’artiste bicéphale pense musicalement la composition dynamique de l’œuvre. Que le principe même de sa composition est emprunté à la musique. Par exemple, les strophes sont formées d’images constituées par les vers, et elles forment des univers (des entités) visuels. Mais ces univers visuels ne sont pas des „visions“, ils ne donnent pas à voir concrètement une scène. Blaise Cendrars a reconnu ce point en dédiant, à partir de l’édition Gallimard de 1919, cette Prose „aux musiciens“. Et curieusement Sonia Delaunay fut étonnée de ce qu’elle considéra presque comme un changement de partenaire et un reniement de leur collaboration. 8 Voilà une audition-vision qui initie indiscutablement au voyage; mais à un voyage qui hésite entre les souvenirs et les rêves. Ces poèmes ne se cantonnent pas aux souvenirs d’une traversée de la Russie, mais ils englobent toutes sortes de souvenirs géographiques d’Europe et d’ailleurs (Paris et Berlin [294], Prague [311], Venise [305], les lignes Madrid-Stockholm [152] et Bâle-Tombouctou [148] aussi bien que New-York [150], Oufa et Grodno [296], le Japon [253], le Mexique [254] et la Patagonie [154], etc.). Ils ne concernent donc pas uniquement le Transsibérien, mais tous les trains - et tous les trains de sa mémoire. Car c’est un voyage, précise-t-il, dans le temps du souvenir de son adolescence qui ne se souvient plus de son enfance (1-2). Or un voyage n’est un voyage que s’il y a des notations de mouvements, de déplacements spatio-temporels (147 et 151, etc.). Et il n’est un voyage ferroviaire que si ces notations concernent effectivement les trains (147, 151, 171, 188, 314, 364, 269-370, 381, 387 ), avec ses locomotives (357) et ses wagons (423), que si ces notations concernent ses palpitations (171), ses scansions et rythmes (87, 100 AArts & Lettres 188, 400-404), ses paysages (43, 99, 168, 171), ses villes (204, 407 ) et les gares traversées (204), etc. Le mouvement narratif est violemment contrebalancé par le jeu discontinu des images et des sonorités des recherches prosodiques fonctionnant comme un collage de souvenirs et de rêves - nocturnes et diurnes -, de notations et d’images. Ou plutôt, si l’idée est empruntée au cinéma (il faudrait dire l’importance du cinématographe chez Cendrars: sa proximité avec Abel Gance, son attente du renouveau créateur initié par ce nouvel art ), il est plus exact de parler de montage de souvenirs et de rêves, de notations et d’images. Cela, de plus, permet de conserver la notion de collage pour Kodak (Documentaire), publié en 1924 chez Stock, dont les textes sont effectivement plus hiératiques et comme ‚arrêtés‘. Sans oublier l’éclectisme des éléments: de nombreux lieux, avons-nous dit, n’ont rien à voir avec la Russie et le voyage en Transsibérien, d’autres remontent loin dans la mémoire collective: de la Saint-Barthélemy (302) aux ruines d’un temple aztèque (266), jusqu’au temple d’Artémis à Ephèse (7) Blaise Cendrars affirme avoir passé son enfance „dans les gares à regarder les trains en partance“ (146-147). Dans Le Panama, ou les aventures de mes sept oncles (1918), le troisième des grands poèmes qui constituent Du monde entier (Gallimard, 1919), il précise même: „Je connaissais tous les horaires / Tous les trains et leurs correspondances / L’heure d’arrivée l’heure du départ / Tous les paquebots tous les tarifs et toutes les taxes“. 9 Tandis que dans Orient-Express, 10 Dos Passos se souvient que, du côté de la Tour Eiffel et du Trocadéro, à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1900, se trouvait exposé dans un hangar tout en longueur, dans lequel il faisait aussi sombre que dans une gare, un Transsibérien tout droit sorti de l’usine - et qui sentait bon le neuf -, avec sa locomotive, son tender, son fourgon à bagages, ses wagons-lits et son wagon-restaurant. On gravissait les marches de bois de l’énorme wagon verni. L’odeur froide du caoutchouc et l’odeur chaude du vernis vous accueillaient. Puis les robes froufroutantes des femmes passant dans le couloir. Dans les cabines, les lits étaient faits. Et glaces, lavabos et baignoires étincelaient. Le coup de sifflet de la locomotive soudain vous figeait: le train allait partir Mais non, notre billet était celui de ce transsibérien immobile dans son hangar. Transsibérien de cette enfance en cours d’oubli, de cette enfance de l’imagination pour les voyageurs immobiles du Tour du monde en 80 jours et de Michel Strogoff, regardant par la fenêtre se dérouler sans fin le panorama des fleuves, des mers et des montagnes Dos Passos ne le dit pas explicitement, mais il ne croit pas à la réalité de ce voyage. Il n’est pourtant pas discutable que Cendrars ait été à Moscou et à Saint- Pétersbourg en 1904-1905, ni qu’il soit retourné à Saint-Pétersbourg en 1911. 11 Mais cela ne fait pas une course folle à travers la Sibérie au rythme irrégulier des roues du Transsibérien à grand écartement. De la monotonie du „broun-roun-roun des roues / Chocs / Rebondissements “ (188-190). Dos Passos, cet écrivain si 101 AArts & Lettres spectaculairement visuel, comprend que de l’absence de matière visuelle naît le doute que le poète ait jamais entrepris ce voyage. Ce à quoi Cendrars répond par anticipation qu’il n’a pas pris de notes durant le voyage (345) et qu’ayant pris place au piano (388), il ne voyait rien d’autre (395)! Pour mieux percevoir la singularité de la construction de l’univers poétique de la Prose, il faut lire en regard les poèmes de Kodak (Documentaire), lesquels sont „conçus comme des photographies verbales“ formant un documentaire. 12 Cette notion de „photographie verbale“ est un oxymoron. Alors même que ces poèmes sont d’un prosaïsme à couper au couteau, il est indiscutable qu’ils n’ont rien de visuel. Ce qui prouve, encore une fois, que l’image littéraire n’est pas nécessairement visuelle. Et ce qui est intéressant, ici, c’est de pouvoir vérifier que l’image prosaïque - qui a pour elle la concrétude - n’est finalement pas plus visuelle que l’image lyrique, y compris dans la conception contemporaine qu’en ont les surréalistes. Francis Lacassin a établi que la plupart des poèmes (50 sur 63) ont été découpés dans Le mystérieux Docteur Cornélius de Gustave Le Rouge. 13 Et dans la dédicace d’un des exemplaires, Blaise Cendrars a écrit: „ cet album / de mauvaises photographies / où j’apparais à peine “ 14 Comprenons „mauvaises“ photographies car des images peu visuelles, et des images peu visuelles car l’auteur y apparaît peu. Non pas parce qu’elles sont des emprunts, des découpages, mais parce que dans ces emprunts la tension propre à l’auteur (l’emprunteur) n’est pas au rendez-vous. Donc les mauvaises photographies de Kodak sont comme les mauvais poèmes de la Prose, c’est-à-dire pas assez aboutis. Dans ces poèmes les exemples où la tension n’est pas tenue sont nombreux. La question est donc celle de la poétique du prosaïsme. Dans cette modernité naissante, Cendrars apporte à la poésie un prosaïsme ignoré d’Apollinaire. C’est son côté bourlingueur. Je rappelle la ligne de fuite de l’écrivain-Cendrars: poèteromancier-journaliste. La ligne de fuite n’est pas, comme chez Dos Passos, lui aussi romancier et grand reporter, une ligne de force: la ligne de fuite décline (dans les deux sens), tandis que la ligne de force combine. C’est son côté antilittérateur (réfractaire aux belles lettres), à mi-chemin entre Léautaud (né en 1872) et Artaud (né en 1896), les deux grands liquidateurs des fioritures fin de siècle qui encombraient l’art littéraire français. Mais, je l’ai dit, dans cette matière importée du roman, Cendrars ‚oublie‘ d’adapter rythmiquement le prosaïsme romanesque d’origine au prosaïsme poétique d’arrivée. Ainsi, si l’intelligence poétique de ce poème n’est pas à chercher du côté de la matière visuelle, c’est sans doute qu’elle l’est du côté de la matière sonore. Ce que confirme Cendrars, qui ne reconnaît pas les trains à leurs locomotives ou au design extérieur de leurs wagons, mais „au bruit qu’ils font“ (400), lui qui sait entendre „le bruit des portes des voix des essieux grinçant sur les rails congelés“ (89) et „le sifflement de la vapeur“ (95) lui qui sait „déchiffrer tous les textes confus des 102 AArts & Lettres roues“ (404) dans la perception globale d’une carte ferroviaire mondialisée perçue les yeux fermés. Cette carte est celle d’un monde de conflits sporadiques: guerre russo-japonaise de 1904-1905 (43), révolution de 1905 (36), etc. La violence est partout et la proximité de la Première Guerre mondiale partout prégnante. Et les trains qui traversent ce monde en ébullition sont eux-mêmes des trains qui „roulent en tourbillon“ (314). Et dans cette carte mondialisée des chemins de fer aux „réseaux enchevêtrés“ (314), les correspondances sont livrées au hasard et à la chance: les trains sont des bilboquets du diable (233, 315) dont certains „ne se rencontrent jamais“, „d’autres se perdent en route“ (316-317), tandis que „les chefs de gare jouent aux échecs / Tric-trac / Billard / Caramboles“ (318-321) autrement dit, un monde qui est à la recherche d’„une nouvelle géométrie“ (323). Quelle est cette géométrie? Cette logique pour la modernité naissante? La représentation synchrone (ou synchronisme) est le nom de cette nouvelle géométrie auditive, dont le nom artistique est le „simultanéisme“. Et sa logique est celle des mouvements circulaires de l’hélice, des motifs spiraloïdes de la peinture, de la répétition de certains ou de certaines propositions, dont il faudra un jour établir précisément la poétique. Le vers libre non rimé n’a pas la possibilité du mètre de créer une composition et une scansion sonores rigoureuses, et moins encore de faire tourner cette composition-scansion comme une hélice, ainsi que le fait la forme poétique de la Sextine. Mais voici, en première analyse, ce que nous pouvons dégager des techniques de répétition utilisées par Cendrars dans ce poème: - La réitération du vers - par exemple du vers „Blaise, dis, sommes-nous bien loin de Montmartre? “, qui revient six fois (161, 173, 192, 200, 220, 240), 15 et qui, à chaque occurrence, ouvre sur une réponse différente, ouvre de nouvelles perspectives narratives. - La variation de certains vers ou de certaines propositions - tel le vieux moine qui chante ou lit la légende de Novgorod (16 et 49) - qui fait faire retour à certains thèmes, leur donnant une importance thématique transversale. - La répétition en miroir (a, b : : b, a) de certains vers donne l’image phonique de la circularité: „Car je ne sais pas aller jusqu’au bout / Et j’ai peur / / J’ai peur / Je ne sais pas aller jusqu’au bout“ (340-343). 16 De plus, cette image phonique est renforcée par la thématique de la roue: „les roues des fiacres qui tournaient en tourbillon sur les mauvais pavés“ (31), „le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel“ (96), „les roues sont des moulins à vent au pays de Cocagne / Et les moulins à vent sont des béquilles qu’un mendiant fait tournoyer“ (227-228) sans oublier „la Roue“, le dernier mot du poème, qui renvoie à la Grande Roue de l’Exposition Universelle de 1900. Dans le bas de la composition de Delaunay, elle est le cercle orange qui auréole la Tour Eiffel en rouge. 103 AArts & Lettres - La reprise de thème, par exemple celui du „mauvais poète“, qui clôt la première strophe (10), ouvre la troisième strophe (24) et la cinquième (50), puis qui traverse le poème (337), est obsédant comme le bruit des roues du Transsibérien. Ou encore la présence récurrente d’un piano: entre le browning et les jurons des joueurs de cartes (91), le souvenir de celui de sa mère, à côté duquel était son berceau (144), celui, enfin, sur lequel il joue (388) dans ce train qui file dans la nuit, et qui lui fixe son horizon visuel (395), au point qu’il note que, lorsqu’on voyage, on devrait fermer les yeux (396), et que lui-même reconnaît les pays à leur odeur (396) et les trains, nous l’avons dit, au bruit qu’il font (399- 400). La modernité de cette nouvelle géométrie, c’est, par-delà l’exemplarité factuelle du transsibérien, celle de la technologie et de la vitesse qu’elle apporte. Dans un monde pour nous si spectaculairement en ébullition, le poète ne voit pas ce que nous savons rétrospectivement: l’usage des technologies nouvelles au service de la destruction de masse. Il perçoit pourtant combien les temps sont sombres: révolutions (36), guerres (43, 196), choléra (44, 195), charognes charriées par un fleuve (45), les tas puants de morts (198), irriguent le poème de leur sombre violence. Mais, porté malgré tout par l’espoir rationaliste que Robert Delaunay sans doute lui a transmis d’un avenir meilleur, auquel contribuent et contribueront les grandes inventions de la fin du XIX e siècle, Cendrars se fait le chantre de cette modernité machinique incarnée par les trains, les autobus (416), les bateaux (le Titanic coule le 14 avril 1912 [335]), les aéroplanes chers à Robert Delaunay (270), etc. Et sa poésie surfe sur la qualité première qu’offre cette modernité machinique: celle de la vitesse (236). La vitesse ouvre à une folie des transports: l’homme se transporte d’un bout à l’autre du monde, et dans tous les sens. La vitesse lui permet d’atteindre ces lointains jusque-là trop lointains (238), mais c’est pour y découvrir, terrible désillusion et premier désenchantement de la modernité, qu’à l’autre bout du monde rien n’est différent: les hommes sont des hommes et les femmes des femmes (239). Pourtant la vitesse, qui a le singulier pouvoir de l’immobilité apparente (Plus ça va vite, et plus ça reste en apparence sur place, disait en substance Marcel Duchamp), nous permet ici - plus singulier pouvoir encore - d’être présent à ce monde de la modernité naissante. C’est là, la vitesse propre aux grandes œuvres: nous faire partager, de quelque époque qu’elle soit, leur présent. 1 Blaise Cendrars et Sonia Delaunay, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, coffret contenant un fac-similé (90 % de l’original) et un livre de 88 p., Paris, PUF/ Fondation Bodmer, 2011 (coll. „Sources“). 2 Cité in Cendrars/ Delaunay, op. cit., 27. 104 AArts & Lettres 3 Blaise Cendrars, Du monde entier au cœur du monde. Poésies complètes, Paris, Gallimard, 2006, 362. 4 Cendrars/ Delaunay, op. cit., 79. 5 Cf. ibid., 20sq. 6 Cf. ibid., 22. 7 Cf. Dora Vallier, La peinture 1870-1940. Les mouvements d’avant-garde, Bruxelles, Ed. de la Connaissance, 1963, 83. 8 Cf. Cendrars, op. cit., 358. 9 Ibid., 73. 10 Traduction M.-C. Peugeot, Monaco, Ed. du Rocher, 1991, 257sq. 11 Voir la chronologie dans Cendrars, op. cit., 331sq. 12 Cendrars, op. cit., 384. 13 Réédité chez R. Laffont, coll. „Bouquins“, 1986, 1181-1247, cf. Cendrars, op. cit., 384. 14 Ibid., 385. 15 Avec, pour les occurrences 2 à 5, une variante: „Dis, Blaise “ 16 Sachant que le vers périphérique est également déjà présent sous forme de variation en 11 et 25.