lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
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2013
38152
Le Traité de l'Elysée: Annotations à une étrange commémoration
121
2013
Michael Nerlich
ldm381520127
127 DDiscussion Michael Nerlich Le Traité de l’Elysée: Annotations à une étrange commémoration Avec un post-scriptum sur les mémoires de Manfred Naumann 1. Pas de soucis pour les rapports franco-allemands, ou le remède de l’anglais Le 3 octobre 1990, l’Humanité m’avait questionné sur ce que moi, à l’époque professeur de littérature française à l’Université Technique de Berlin-Ouest, fondateur de la revue Lendemains. Etudes comparées sur la France, conçue en 1974 comme hommage à la Résistance Française, forum pour la recherche ouestet est-allemande ainsi que contre l’interdiction professionnelle, instaurée par le chancelier Willy Brandt en 1972 contre les membres du parti communiste ouest-allemand, je ressentais, espérais, craignais par rapport à l’unification des deux Allemagnes qui se fit officiellement ce jour-là. Souhaitant qu’elle se fasse „sans démolition de part et d’autre“ des valeurs acquises à l’Est et à l’Ouest, j’ai déclaré que - le centre géopolitique de l’Europe n’étant plus la France, mais l’Allemagne - „[d]ans le pire des cas, l’Allemagne pourrait oublier que son identité, c’est aussi ses rapports avec la France [ ] Ainsi, déjà, des projets culturels communs sont remis en cause. De ce point de vue, cela n’augure rien de bon.“ Interviewé sur les rapports franco-allemands par la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) à l’approche des 50 ans de la signature du Traité de l’Elysée, Pierre Nora constata le 16 février 2012 que l’unification avait entraîné une re-nationalisation de la politique de la France et de l’Allemagne et que, trahissant le patrimoine historique commun, les relations culturelles franco-allemandes, renouvelées après 1945, étaient arrivées depuis 1989 au point mort, fait dont l’abandon de l’enseignement du français dans les écoles allemandes ainsi que de l’allemand dans les françaises serait la preuve: „Sans rapprochement linguistique aucune proximité ou connaissance intime ne peut être renforcée, voire approchée sérieusement.“ Le 26 mars 2012, la FAZ publia une réplique de Frank Baasner, directeur de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg, fondé en 1958 dans le cadre de la réconciliation franco-allemande, destiné à propager la langue et la culture françaises dans l’Allemagne de l’après-guerre, ainsi que du président de l’Institut, Erwin Teufel, ancien ministre-président du land de Bade-Wurtemberg. Sans pouvoir nier que l’enseignement des langues des deux voisins diminuait constamment, ils déclarèrent que cela n’empêcherait pas la communication qui se ferait dans la „langue de la communication globale“, l’anglais, ce qui serait non seulement un „phénomène positif“, mais d’autant plus suffisant que „jusqu’aujourd’hui“, on ne 128 DDiscussion pourrait pas parler d’une „culture franco-allemande“, reléguée par les deux auteurs dans le domaine d’une „fixation“ malsaine. Vu la „densité des rapports économiques“ et le nombre de jumelages entre des villes françaises et allemandes, force serait plutôt de reconnaître qu’on était arrivé au maximum souhaitable des rapports entre les deux nations. Car „le regard“ que „le citoyen lambda“ porterait aujourd’hui sur l’autre pays serait „apaisé et bienveillant“ et „le voisin le plus proche“ ne serait plus ressenti comme „menace“: „Pour l’Europe qui développe son unité et dont l’expression la plus importante sont l’entente et la coopération franco-allemandes, il ne peut au fond pas y avoir de preuve plus belle.“ 2. L’appel impossible Consternés par cette réduction des rapports franco-allemands à un pragmatisme valable pour le commerce avec toute autre nation du monde entier par les deux responsables d’une institution créée après la guerre pour la reconstruction des rapports culturels entre nos deux pays et la propagation de l’enseignement du français en Allemagne, six experts ès matières franco-allemandes, Wolfgang Asholt, Henning Krauss, Dietmar Rieger, Evelyne Sinnassamy, Joachim Umlauf ainsi que l’auteur de ces lignes rédigèrent un appel Pour un renouveau dans les rapports franco-allemands. 1 Donnant raison à Pierre Nora, nous évoquâmes la vérité historique sur la culture franco-allemande remontant à l’époque de l’empereur Charlemagne et restée vivante - malgré les grandes crises dans les rapports franco-allemands à la suite des guerres napoléoniennes et celles de 1870/ 71 et de 1914-1918 - jusqu’à la victoire du nazisme en 1933: le français, enseigné depuis le XVIII e siècle comme première langue étrangère moderne, avait même gardé sa place devant l’anglais, ce qui explique pourquoi Hitler, vomissant dans Mein Kampf (1924-1927) sa haine contre la France, „éternel ennemi mortel“ du peuple allemand, et sa „culture enjuivée“, crachait aussi son venin contre l’enseignement de cette „langue stérile“ et trop difficile. Mais ce n’est qu’en 1936-1937 que le régime nazi réussit à placer le français derrière l’anglais dans l’enseignement scolaire avant de l’en éliminer de fait tout court en 1940. Evoquant ces faits historiques, nous nous sommes permis de rappeler également à la mémoire que la restauration de l’enseignement du français dans l’Allemagne de l’après-guerre ainsi que le retour au dialogue culturel franco-allemand avaient été décidés dans le Traité de l’Elysée, signé en 1963 par Adenauer et de Gaulle, mais que ces décisions étaient restées toujours plus lettres mortes et furent en grande partie définitivement abandonnées après l’unification malgré des déclarations d’initiatives à prendre, lancées de temps à autres par la Commision interministérielle franco-allemande. Rappelant l’importance qu’avait eue la reprise du dialogue culturel avec la France dans les deux Allemagnes de l’après-guerre, nous incitâmes donc les gouvernements français et allemand à accomplir enfin ce qui avait été décidé un demisiècle plus tôt et proposâmes en plus des projets de relance à réaliser dans les 129 DDiscussion plus brefs délais et notamment dans le contexte des commémorations du Traité de l’Elysée et de la Première Guerre mondiale en 2013 et 2014-2018. 3. Der Spiegel, Sloterdijk, ou le désintérêt nécessaire pour ce drôle de voisin Comme aucun mass media allemand - à commencer, bien sûr, par la FAZ - n’a voulu publier notre appel, nous le proposâmes au Monde qui le publia dans son édition internet du 28 juin 2012 provoquant - malgré tout - quelques réactions même en Allemagne. Ainsi la FAZ, par exemple, le mentionna au moins dans son édition du 11 juillet 2012, mais la plupart des mass media allemands préféra le passer sous silence. Apparemment la vérité historique sur la fin de l’enseignement du français dans les écoles allemandes, décidée par les nazis, gêne autant que celle sur la non-réalisation du Traité de l’Elysée ès matières. Et cette gêne atteint selon toute évidence un degré tel qu’on préfère non seulement nier l’existence d’une culture franco-allemande comme le font MM. Baasner et Teufel dans leur réplique à Pierre Nora, mais que les mass media plaident comme eux pour l’indifférence culturelle dans les rapports avec la France, plaidoyer pour lequel un philosophe - présenté comme le plus important penseur allemand d’aujourd’hui - leur fournit les arguments: Peter Sloterdijk. C’est ainsi que le 13 août 2012, Der Spiegel publia tout un dossier sur la France, imprégné de mépris et d’ironie pour le pays de Voltaire, passé plus ou moins inaperçu en France (le seul Canard enchaîné réagit vivement sur sa une du 22 août, mettant l’arrogance antifrançaise au pilori sous le titre „Le ‚Spiegel‘ hausse le Teuton“), mais hautement inspiré par Sloterdijk dont Der Spiegel rapporte (25): „In seinem Essay ‚Theorie der Nachkriegszeiten‘ hat Sloterdijk - neben Jürgen Habermas einer der wenigen in Frankreich beachteten deutschen Gegenwartsdenker - argumentiert, dass ‚der pragmatische Weg in eine wohlwollende und gewaltlose Koexistenz über eine gegenseitige Desinteressierung und Defaszination‘ führe. ‚Interessiert euch nicht zu sehr füreinander! ‘, empfahl er den Erbfeinden und Notfreunden.“ 2 On ne peut pas surestimer l’importance du Spiegel, fondé en 1947 et tirant de nos jours autour d’un million d’exemplaires, qui - faisant trembler la classe politique à tous les niveaux - est un magazine profondément antifrançais depuis ses débuts: il se signalait aussi et surtout par ses diatribes contre les rapports économiques, politiques et culturels entre la France et l’Allemagne de l’Est, la RDA, diatribes qui visaient surtout la gauche française avec le PCF en tête, mais qui n’épargnaient ni les gouvernements de de Gaulle, Pompidou et Giscard d’Estaing ni de Mitterrand et ressemblaient - par leur arrogance antifrançaise - étrangement au dossier de 2012 dans lequel Der Spiegel - qui connaissait évidemment notre appel publié par Le Monde - s’attaqua aussi au déclin de l’enseignement de l’allemand en France... sans mentionner avec un seul mot ni la suppression par les nazis de l’enseignement du français en Allemagne ni la non-réalisation de son complet rétablissement décidé par le Traité de l’Elysée dont il dénonçait en revan- 130 DDiscussion che la commémoration à Reims, par Angela Merkel et François Hollande, comme „dépourvue de toute imagination“ et „terriblement banale“. 4. La nullité des rapports France - RDA et la grandeur des rapports France - RFA Or le rejet de notre appel „Pour un renouveau dans les rapports franco-allemands“ par les mass media allemands avec la FAZ et Der Spiegel en tête trouva son explication à un endroit quelque peu étonnant. Car entre-temps nous avions publié notre appel aussi dans le double numéro 146/ 147 de la revue Lendemains, paru également au mois d’août 2012, accompagé d’un premier bilan non-prévenu et équitable des rapports entre la France, l’Allemagne vaincue, la RFA et la RDA, ainsi que l’Allemagne unifiée, depuis 1945 à aujourd’hui, mettant en évidence les acquis dans ces rapports aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est pour lesquels il suffirait de songer au retour de la plupart des écrivains expulsés par ou émigrés sous les nazis, de Anna Seghers à Arnold Zweig en passant par Bert Brecht sans qui le théâtre français de l’après-guerre ne serait tout simplement pas pensable et qui triompha à Berlin-Est où la littérature française de Louis Aragon à Sartre en passant par tous les Eluard et autres poètes de la Résistance, mais aussi des Genet, Ionesco, Merle, Saint-Exupéry, voire Georges Simenon, était éditée en traductions allemandes, fait dû entre autres (et pas en dernière instance) à la politique culturelle anti-dogmatique du PCF et des médias tels Les Lettres françaises, La Nouvelle Critique ou La Pensée. Eh bien, cette fois-ci, la réponse ne se fit pas attendre. A la hâte, son auteur Edward Reichel, chercheur ouest-allemand qui, né en 1940, avait obtenu - après l’unification - un poste de professeur de littérature française à l’Université Technique de Dresde, actualisa un texte qu’il avait déjà publié en 1997 et qu’il réédita pour l’occasion sous le titre „1945-1960. La culture française dans l’Allemagne de l’après-guerre est et ouest“ dans les Cahiers d’histoire des Littératures Romanes (2012, 3/ 4, 353-370). Pour résumer l’essentiel: Reichel qui commence sa nouvelle version par un éloge de Littérature Européenne et Moyen-Age latin, publié, en 1948, par Ernst Robert Curtius, professeur à l’Université de Bonn, et d’un morceau en prose de Gottfried Benn, chantre de la gloire des nazis, déclaré „un des romans allemands les plus importants du 20 e siècle“, prétend que comparée à la réception de la culture française en Allemagne de l’Ouest, celle de la RDA était plutôt insignifiante, et, quant à la recherche est-allemande sur la littérature française, que la fascination par „la culture Rococo“ aurait incité vers la fin des années 1940 les universitaires dans la zone soviétique à voler des livres français dans des châteaux de la noblesse brandebourgeoise et saxonne afin d’en recréer les bibliothèques „des universités de Berlin, Leipzig et ailleurs“ ayant perdu leurs fonds dans des bombardements, et Reichel d’ajouter que „même Werner Krauss, le spé- 131 DDiscussion cialiste des Lumières le plus connu de la RDA“ aurait approuvé cette „action juridiquement illégale“. 5. Werner Krauss et Victor Klemperer, ou les rapports France - RDA surgis de la terreur, de la mort et des ruines Le texte de Reichel, paru début 2013, s’affichant prise de position historiquement objective, jetons un regard sur la réalité de l’époque. Nous nous trouvons dans les ruines de l’Europe mise à feu et à sang par l’Allemagne nazie, elle-même dévastée. Il faut donc la remonter avec ses universités détruites, et ce aussi dans la zone soviétique où s’engage entre autres ce Werner Krauss, né à Stuttgart en 1900, qui a fait son doctorat sous la direction de Karl Vossler, avant de passer son habilitation chez Erich Auerbach, chassé comme ‚juif‘ en 1935 par les nazis. Chargé de la direction de l’Institut de Lettres Romanes à l’Université de Marburg, Krauss est incorporé, en 1940, dans la compagnie des traducteurs de l’armée nazie, à Berlin, où il fait la connaissance d’Ursula Goetze qui devient sa fiancée et de Harro Schulze-Boysen, et commence à travailler avec eux pour le réseau de résistance, l’Orchestre Rouge. Arrêtés en 1942, Goetze et Krauss seront condamnés à mort, mais tandis qu’elle sera décapitée le 5 août 1943, Krauss - qui, les mains liées, écrira deux livres dans la cellule du condamné à mort - verra, en 1944, sa condamnation commuée en 5 ans de travaux forcés. Libéré en 1945, il s’inscrit au parti communiste (ouest-)allemand KPD, interdit pour la première fois dans l’Allemagne nazie en 1933, et une seconde fois en 1956 en Allemagne de l’Ouest. Réinvesti dans sa fonction de professeur à l’Université de Marburg, fin 45, Krauss acceptera en 1947 la chaire de littérature française à l’Université de Leipzig pour contribuer à la création d’une nouvelle Allemagne socialiste. En 1948, il sera élu dans le comité central du parti communiste de l’Allemagne de l’Est (SED) qui le délèguera au Kulturbund où il siégera en compagnie d’Anna Seghers, d’Arnold Zweig et... d’un autre professeur de lettre romanes, Victor Klemperer, qui, né en 1881, avait passé sa thèse d’état sur Montesquieu chez Vossler, en 1914. Professeur à l’Université Technique de Dresde depuis 1919, Klemperer, protestant engagé, se tournera vers le roman français moderne sans abandonner ni le classicisme, ni les Lumières, avant d’être destitué par les nazis en tant que ‚juif‘ en 1935. Protégé par sa femme, il préparera l’histoire de la littérature française au XVIII e siècle qui paraîtra après 1945, en RDA, où il sera nommé d’abord à Greifswald et Halle, et puis, en 1951, à l’Université Humboldt de Berlin où il aura comme assistante Rita Schober, la plus tard célèbre spécialiste et éditrice de Zola. Mais ce sont surtout ses autres textes, écrits dans la clandestinité au temps des nazis, qui rendront Klemperer célèbre dans le monde entier: son L.T.I. (lingua tertii imperii = la langue du Troisième Reich), paru en 1947, ainsi que ses journaux qui paraîtront après sa mort, survenue en 1960. Devenu membre du parti communiste 132 DDiscussion tout comme Krauss en 1945, Klemperer siégera à la chambre des députés de la RDA et deviendra membre de l’Académie des Sciences de la RDA tout comme Werner Krauss qui y créera, en 1955, le „Groupe de travail sur l’Histoire des Lumières en France et en Allemagne“ auquel appartiendront des chercheurs de renom international tels que Karlheinz Barck, Martin Fontius, Hans Kortum, Walter Markov, Manfred Naumann, Ulrich Ricken, Helmut Schnelle, Monika Walter ou Wolfgang Thierse, le futur député SPD et président du Bundestag. Au moment de la mort de Krauss, en 1976, le groupe de travail aura déjà publié une quarantaine de volumes d’études sur les Lumières auxquels s’ajouteront non seulement bien d’autres après sa mort, mais aussi des éditions d’œuvres, éditées par Krauss ou d’autres chercheurs de la RDA, traduites en allemand et en partie jamais publiées auparavant, d’auteurs tels que Cartaud de la Villatte, Diderot, Helvétius, d’Holbach, Morelly, Voltaire etc., travail complété - depuis 1984 - par l’édition posthume des œuvres de Krauss lui-même en 8 gros volumes, réalisée d’abord par l’Académie des Sciences de la RDA et - après l’unification - par le Centre Européen de Recherches sur les Lumières, à l’Université de Potsdam, issu du centre créé par Krauss lui-même et doté entre autres de la bibliothèque et des archives de Werner Krauss... le tout liquidé dans le contexte de l’achèvement de l’unification en 2007. 6. Les rapports France - RFA après 1945, ou A l’Ouest, rien de nouveau Pourquoi le taire? Ce centre-là dérangea car pour n’aborder que cela: la recherche ouest-allemande sur la France n’avait rien produit de comparable en importance scientifique, culturelle et politique ce qui est - tout à fait involontairement - prouvé par M. Reichel qui commence son bilan à lui avec l’évocation hagiographique de l’opus magnum d’Ernst-Robert Curtius Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, et il est vrai que ce plaidoyer pour une conception topologique de la littérature européenne aussi anhistorique qu’abstraite de toute implication sociologique a profondément marqué l’Allemagne de l’Ouest après 1948 avec à sa tête une recherche sur la littérature française relancée presqu’exclusivement par d’exnazis (aucun émigré d’importance n’étant revenu de l’exil, et de résistants antinazis, l’université ouest-allemande était dépourvue). Sans entrer ici dans une discussion du livre sur Curtius dont un chercheur italien du nom d’Umberto Eco constata déjà en 1956 dans son doctorat sur l’esthétique de Thomas d’Aquin le manque de compétence, notons seulement que ce même Curtius avait lancé, en 1932, un an avant la victoire des nazis, un brûlot du titre „Esprit allemand en danger“ dans lequel il déclarait que la culture française n’offrait plus aucun intérêt pour l’esprit allemand, menacé par le socialisme en général et la pensée sociologique de „nos juifs“ en particulier, incitant à se tourner vers l’Italie fasciste de Mussolini qui - selon Curtius - était entrée dans une Renaissance latino-romaine. Faisant toute une légion d’adeptes de ses théorèmes d’une nouvelle Europe retournant à la culture latine avant et après 1945 (surtout dans les rangs de la 133 DDiscussion critique littéraire des mass media de Die Zeit à la FAZ), Curtius n’a pas connu de véritable contradiction dans les rangs de la recherche ouest-allemande jusque dans les années 1960 quand des auteurs tels que Sartre commencèrent à semer des doutes, et ce n’est qu’après 1968 que la recherche dans le domaine des lettres romanes et surtout françaises commença à s’orienter - sous la double pression de la jeunesse de 68 et de la recherche marxiste de la RDA autour notamment de l’école de Werner Krauss avec laquelle celle de Konstanz par exemple chercha même à établir un dialogue - doucement vers des dimensions plus sociologiques, voire marxistes de la réflexion sur la production esthétique et littéraire. 7. 1789, ou comment s’en débarrasser? Le salut par le „désintérêt“ Il va de soi que nombre de chercheurs ouest-allemands se sentirent plutôt menacés par ce développement qui prit fin plus ou moins rapidement après 1989, la recherche se détournant à nouveau de tout ce qui était réflexion idéologique, politique, sociologique pour se consacrer toujours plus exclusivement à la sémiotique abstraite (contre laquelle toujours le même Eco mit en garde avec ses Limites de l’interprétation, en 1990) et la théorie des textes et de la communication en général, perdant toujours plus de vue à quoi devraient servir la réflexion sur le monde et la communication sur cette réflexion, projet toujours poursuivi - dans un mouvement de continuité - par le Centre Européen de Recherches sur les Lumières avant sa fermeture en 2007, mettant une fin définitive à l’espoir d’un renouveau de l’Allemagne et de l’Europe dans l’esprit des Lumières que les mouvements fascistes en général et le nazisme allemand en particulier avaient déjà essayé d’éteindre. Enfin l’autre rêve de l’effacement du passé pouvait se réaliser par la négation de l’histoire et le „désintérêt“ au profit d’une communication indifférente en anglais, langue cosmopolite, dans cette nouvelle Europe où même l’évocation de la non-réalisation du Traité de l’Elysée est devenue tabou et où la tentative de reconstruire un espace pour la réflexion sur un avenir républicain dans les bibliothèques universitaires d’une Allemagne en ruines, après 1945, par la récupération d’ouvrages des Lumières dans les bibliothèques de châteaux et autres seigneuries brandebourgoises et saxonnes par des victimes du nazisme peut être qualifié d’„acte illégal“. 8. Surgie du nazisme, ou une autre continuité de l’Allemagne de l’Ouest triomphante Certes, il y a même eu des nobles allemands dans la résistance contre les nazis, mais avec son immense majorité et un Baldur von Schirach en tête, chef des jeunesses hitlériennes, la noblesse allemande s’était malheureusement livrée à la collaboration, et l’ironie de l’histoire veut que la nouvelle version de l’article du pro- 134 DDiscussion fesseur Reichel parut parallèlement à un dossier dans Der Spiegel dont le témoignage ne peut pas être taxé d’extrême-gauche. Dans le numéro 5 de 2013, publié le 28 janvier, il révéla que des 5 000 000 d’objets d’art, volés par les nazis pendant leur régime en Allemagne et pendant la Seconde Guerre mondiale aux ‚juifs‘ et opposants des pays occupés et dévastés, une grande partie avait été rendue (comme ce fut „la règle“ selon Der Spiegel) aux voleurs tels l’ancien chef des jeunesses hitlériennes, Baldur von Schirach, bien que condamné à 20 ans de prison en 1946. Mais cela peut-il encore surprendre après avoir appris - pour citer un autre témoin insoupçonnable - par Le Figaro du 12 mars 2013 qu’en 1966 le chef de la Philharmonie de Vienne de l’époque, collaborateur de la Gestapo entre 1941 et 1945, avait rendu à Schirach un „anneau d’honneur“ qu’on lui avait décerné en 1942, mais retiré en 1945? Quoi qu’il en soit et toujours selon Der Spiegel, des dizaines de milliers d’objets d’art volés par les nazis reposent encore dans les fonds des musées (ouest-)allemands, voire dans ceux du gouvernement (un tapis volé a quand même été retiré de la salle de réception de la chancelière après la publication du Spiegel comme son service online l’a révélé le 20 février 2013). Mais le gouvernement (ouest-)allemand a des excuses. Ce sont les moyens qui manquent, la recherche des héritiers des propriétaires, spoliés par les nazis, ne pouvant être confiée qu’à quatre personnes, et ce depuis cinq ans seulement, un manque de personnels spectaculaire dont ne souffre pas le célèbre Bundesnachrichtendienst (BND), fondé et dirigé après 1945 par des ex-nazis et regorgeant tellement d’autres ex-nazis que le gouvernement de Mme Merkel avait interdit à ses services d’en informer la presse allemande, interdiction pourtant annulée par le Tribunal Constitutionnel d’après les informations, donnée le même jour par le même Spiegel online qui rapporta le 10 mars 2013 qu’il y avait là tant d’anciens SS que dans les années 1960, ils ont même pu fonder un réseau d’informations à eux qui maintenait des contacts entre des terroristes d’extrême-droite en Autriche et... le BND. Or ce dernier se trouve actuellement - et quand même - au centre de l’intérêt public et partant des mass media allemands depuis qu’on a découvert qu’il a(vait) des collaborateurs dans le NPD, parti d’extrême-droite, présent dans plusieurs parlements régionaux, ainsi que dans des cercles terroristes néo-nazis tels le Nationalsozialistischer Untergrund (NSU), responsable d’attentats et d’assassinats de citoyens allemands d’origine turque depuis 2000, mais que le BND ne pouvait pas soupçonner parce que des milliers de documents avaient été détruits - par erreur - au cours des investigations. Heureusement les mass media ne sont plus ce qu’ils furent en Allemagne de l’Ouest après 1945 où - comme on vient de découvrir - la Süddeutsche Zeitung par exemple pouvait être fondée, avec licence américaine, par un dénommé Franz Josef Schöningh qui avait été chargé en 1942-1943 de la déportation-extermination de citoyens juifs à Tarnopol, en Pologne, aujourd’hui Ukraine. 3 135 DDiscussion 9. La véritable culpabilité se situait à l’est... bien sûr Mais à vrai dire (et pour ne mentionner que cela): qu’est tout cela par rapport au passé de Gregor Gysi, candidat du parti DIE LINKE aux prochaines élections fédérales? Né en 1948 d’un père d’ascendance juive qui avait déjà adhéré en 1931 au parti communiste, le KPD, interdit deux ans après par les nazis, il avait fait, lui-même membre du parti communiste est-allemand, le SED, depuis 1967, des études de droit pour devenir un des rares avocats indépendants dans l’ex- RDA. Indépendant? Voyons! Depuis des années déjà on essaie de prouver qu’il avait des contacts avec les services secrets de la RDA, la célèbre Stasi, essais qui se répètent régulièrement à la veille d’élections depuis 1998. A quoi ça sert que la Cour Fédérale de Justice (Bundesgerichtshof) ait constaté qu’il n’y a pas de preuve pour son travail supposé d’informateur de la Stasi? N’a-t-il pas eu des contacts avec elle? Bien sûr, puisqu’il était avocat et qu’il a défendu des accusés chargés par la Stasi. Mais à quoi ce constat sert-il? Aussi peu que les récentes recherches faites par Ilko-Sascha Kowalczuk, chercheur chargé de l’histoire de la Stasi par le gouvernement fédéral lui-même et qui vient de présenter une étude de plus de 400 pages qui prouve qu’on a „démonisé“ la Stasi et qu’on en a forgé une image „caricaturale“ qui n’aurait „rien à voir avec la réalité“, étude tellement sérieuse que Der Spiegel lui-même (service online du 21 février), voire même l’office chargé des archives de la Stasi, dirigé autrefois par M. Joachim Gauck, aujourd’hui président de la République Fédérale Allemande, la trouvent convaincante. Est-ce que cela va contribuer à plus d’équité et d’objectivité dans le bilan historique des deux Allemagnes antagonistes de l’après-guerre? Il y en a qui veillent à ce que cela ne se produise pas comme nous le prouve - afin de revenir aux rapports franco-allemands et l’appel inadmissible pour leur renouveau sur le fond d’un pareil bilan équitable - qu’en 2012-2013 on peut encore dénoncer un Werner Krauss, ancien membre de l’Orchestre Rouge, condamné à mort par les nazis, mais sauvé miraculeusement, pour l’accord „illégal“ 4 qu’il aurait donné vers 1948- 1949 pour la récupération de livres dans des bibliothèques de nobles (collaborateurs des nazis ou opportunistes) pour en doter des bibliothèques universitaires est-allemandes détruites pendant la guerre. A-t-il mérité - tout comme Victor Klemperer et tous les autres chercheurs de l’ex-RDA - qu’on ait effacé leur héritage intellectuel du passé républicain franco-allemand à tel point que pour commémorer dignement le Traité de l’Elysée on ait pu fêter l’oubli de la culture franco-allemande et chanter le triomphe du „désintérêt“ mutuel dans les rapports entre les deux pays qui pourraient et devraient recourir à l’anglais „langue de communication globale“ pour le dialogue entre la France et l’Allemagne? 136 DDiscussion 10. L’Europe anglophone et l’avenir sans histoire dans le „désintérêt“, ou le devoir de la Gauche en France et en Allemagne Certes, selon Spiegel online du 19 janvier, Mme Merkel s’est encore décidée à inciter à l’apprentissage du français, langue qu’elle trouve jolie et qu’elle apprendra peut-être encore, une fois à la retraite, selon n-tv.online du 21 janvier. Mais un mois plus tard, elle s’est fait corriger par M. Joachim Gauck qui - selon Zeit online du 22 février - a „déclaré dans sa première allocution européenne, attendue avec grand intérêt“ que les Allemands ne veulent pas d’un „diktat sur l’Europe“, mais qu’une „plus grande unification“ serait souhaitable et ne devrait pas se limiter à l’économie sinon s’étendre aussi à la „politique extérieure, sécuritaire et de défense“ pour laquelle on n’aurait pas seulement besoin des Anglais, mais aussi „de l’anglais comme langue commune de communication entre Européens qui - pourtant - devraient continuer à parler à côté de cela leurs langues maternelles.“ Alors Baasner et Teufel avaient-ils raison? Ou est-ce que ce n’est pas malgré tout Pierre Nora qui a raison en constatant que le temps des grandes idées de 1789 et celui des expériences faites sur les champs de bataille de la Première et de la Seconde Guerre mondiales serait révolu et que „l’échange culturel de la grande famille de gauche, marxiste ou libérale“ aurait cédé sa place au seul idéal de faire de l’argent, rendant passé et avenir sans valeur par rapport au présent, une évolution qu’il considère comme une catastrophe et qui l’effraie... et qui devrait nous effrayer tous. Car le problème est en effet qu’au temps de la commémoration du Traité de l’Elysée, il n’y a plus rien à proposer comme message pour l’avenir franco-allemand puisé dans le passé... si 1789 et ses idéaux sont oubliés. C’est ce que la France de la Résistance et de la liberté reconquise après 1945, mais aussi et malgré toutes les erreurs indéniablement commises par l’Allemagne de l’Est, la RDA avaient à proposer pour les rapports franco-allemands, l’Europe, voire le monde entier. Ce message perdu ou abandonné, c’est la banalité passagère d’une coexistence, régie par les hasards de l’économie bancaire, qui fait semblant de remplir le vide, tandis qu’en réalité c’est le néant qui menace de s’imposer sous les étiquettes de „désintérêt“, „normalisation“, „dé-fascination“, et avec la bénédiction ‚philosophique‘ d’intellectuels à la Sloterdijk et de mass media à la Spiegel. La liquidation des valeurs en question avait déjà entraîné la Seconde Guerre mondiale avec une grande partie du monde détruite de Londres à Hiroshima en passant par Oradour, Dresde et Stalingrad. Si on ne veut pas que cela se répète - et l’avancée des néo-fascistes en Europe de la Hongrie à la France, du Danemark à l’Italie prouve que le danger est imminent -, il faut entrer dans la Résistance des valeurs à sauver, et la France et l’Allemagne auraient à commencer le combat d’urgence. Sans son orientation vers les valeurs de 1789, la communication entre la France et l’Allemagne n’aura plus lieu, et il n’y a que la gauche française pour la relancer. En rappelant à la mémoire le travail éthique et culturel réalisé après 1945 dans la trajectoire de 1789 en France ainsi qu’en Allemagne de l’Ouest et surtout de l’Est. Mais est-ce qu’elle a encore la force de le faire? Une occasion pour don- 137 DDiscussion ner un signal serait une commémoration des 60 ans de la fondation du „Groupe de travail sur l’histoire des Lumières en Allemagne et en France“ par Werner Krauss et une initiative pour la réouverture du Centre Européen de Recherches sur les Lumières sous la forme d’un „Centre franco-allemand de Recherches sur les Lumières“. 5 Un projet irréaliste? Plus réalistes, nous mourons! 11. et un post-scriptum sur Zwischenräume, les mémoires de Manfred Naumann C’est sur l’arrière-fond de ce que j’ai esquissé sommairement ci-dessus qu’il faut lire les mémoires de Manfred Naumann, professeur universitaire de littérature française en RDA, publiées en 2012 à Leipzig dans la maison d’édition Lehmstedt, sous le titre de Zwischenräume (Interstices). Né en 1925 d’une liaison entre une ouvrière allemande et un étudiant italien qui rentra en Italie, abandonnant la mère et tout jeune enfant, Naumann fit partie comme la majorité des jeunes Allemands, dans les années 30, des jeunesses hitlériennes. Ayant passé le bac en 1943, il fut mobilisé la même année. Blessé un an plus tard sur le front de l’ouest, il fut nommé après la fin du régime nazi, en octobre 1945, instituteur dans une petite commune en Saxe où il adhéra, début 1946, au parti social-démocrate SPD, renommé un peu plus tard, après la fusion du parti avec le KPD, en SED, avant de pouvoir s’inscrire - fin 1946 déjà - comme étudiant d’anglais et de français à l’Université de Leipzig. C’est là qu’il fréquenta les cours de Walter Markov qui - après avoir passé douze ans dans les geôles nazies - initia les étudiants aux études des Lumières tout en leur apprenant que pour les nazis, la Révolution Française avait été le péché mortel commis par ‚l’ennemi héréditaire‘, et ceux de Werner Krauss qui „fascina“ Naumann et l’incita aussi bien aux études du marxisme qu’à celles de l’histoire des lettres romanes et notamment de la littérature des Lumières car - comme le déclare un texte qui résume une séance de travail sous la direction de Krauss que Naumann cite dans ses mémoires (78) - „[l]a connaissance de la littérature française des Lumières est indispensable aussi bien pour la compréhension de la littérature du classicisme allemand et de la philosophie classique que pour celle des fondements du matérialisme historique. C’est pour cela que le XVIII e siècle doit occuper un espace convenable dans le contexte de l’enseignement universitaire. On doit mettre une fin définitive à cette tendance existante depuis toujours dans l’Allemagne réactionnaire de minimiser l’importance des Lumières, voire de les ignorer entièrement. C’est pour cela qu’on doit constater que très souvent on ne trouve même pas d’éditions de Voltaire, d’Helvétius, de Diderot ou d’autres auteurs des Lumières dans les bibliothèques des instituts des lettres romanes dans les universités de la RDA.“ 6 Comme nous avons dû le constater ci-dessus, la tentative de remédier à cet état de choses est encore de nos jours considérée par des représentants de l’histoire des lettres romanes ouest-allemands comme „un acte illégal“, avis 138 DDiscussion toujours pas partagé ni par Manfred Naumann (cf. Zwischenräume, 128-129), ni par l’auteur de ces lignes qui - au contraire - sont toujours fiers de cette tentative de refonder la nation allemande sur des bases républicaines, inspirées par les Lumières auxquelles Naumann se consacra aussi dans son doctorat sur L’éducation nationale dans la littérature française des Lumières qu’il passa en 1952, soutenant deux ans plus tard déjà sa thèse d’habilitation sur Holbach et le matérialisme français. Certes, Naumann qui sera, en 1969, parmi les fondateurs de l’Institut central d’histoire littéraire à l’Académie des Sciences de la RDA dont il sera nommé directeur en 1981, travaillera aussi sur des auteurs français d’autres époques et notamment sur Stendhal, et sa contribution à la réflexion sur le rapport dialectique entre société, texte et lecteur sera internationalement reconnue et contribuera de manière importante au dialogue estet ouest-allemand et notamment avec l’„école de Constance“. Et il est également certain que les choses n’ont pas toujours été faciles pour Naumann en RDA où des bureaucrates et des dogmatiques-opportunistes de toutes sortes lui ont souvent compliqué la vie. Sans parler de l’impossibilité stupide pour les citoyens de la RDA (et dans le cas d’un professeur de lettres romanes particulièrement absurde) de voyager librement en Europe (ce qui empêchera Naumann pendant 13 ans de travailler dans des bibliothèques françaises par exemple ou de participer à des colloques scientifiques en dehors de la RDA): Naumann fut même temporairement exclu du SED, en 1958, dans le contexte des discussions sur la nécessité de réformes à la suite du XX e congrès du PC de l’URSS et de la révolte en Hongrie, et destitué pendant quelques années de son poste de professeur universitaire. Ses mémoires en sont en grande partie un témoignage amer. Mais ces mémoires - qui sont dans une très large mesure un hommage à Werner Krauss - prouvent aussi que Naumann n’a jamais renié ses convictions acquises auprès des auteurs des Lumières et auprès de Marx, Ernst Bloch, Hans Mayer, Walter Markov ou Georg Lukács dans l’école de Werner Krauss dont il éditera les œuvres en huit volumes dont le premier paraîtra en 1984 et le dernier... en 1997, neuf ans après l’unification des deux Allemagnes... et dix ans avant la fermeture du Forschungszentrum für Europäische Aufklärung (Centre de recherche sur les Lumières en Europe), à l’Université de Potsdam, issu en partie de l’Institut central d’histoire littéraire de l’Académie des Sciences de la RDA dont Naumann avait cédé la direction, à sa retraite en 1990, à Martin Fontius, élève de Naumann et - d’une certaine manière - aussi de Werner Krauss (cf. Zwischenräume, 129) ainsi qu’en partie d’un groupe de travail pour la fondation d’une Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften, un centre que Martin Fontius dirigea de 1996 à 1999 et qui administra aussi le Nachlass Werner Krauss, les archives et la bibliothèque de Werner Krauss qui avait œuvré, lui et ses élèves, ainsi que Victor Klemperer et les siens, pour la renaissance d’une Allemagne républicaine dans l’esprit des Lumières après la faillite morale de la nation allemande dans la catastrophe nazie, une œuvre dont 139 DDiscussion l’oubli constituerait une trahison de l’Allemagne de la Résistance et du Renouveau ainsi que de l’Europe de demain. Pour revenir encore une fois à l’arrière-fond historique esquissé ci-dessus: c’est lui qui explique ce qui pourrait surprendre, voire agacer des critiques inattentifs, oublieux ou tout simplement stupides de Zwischenräume: la quantité de renvois à des succès remportés par la recherche est-allemande - notamment sur les Lumières - à l’étranger et surtout en France, mais aussi en RFA. Il importe impérativement de le rappeler à la mémoire car - comme nous l’avions craint à la chute du mur - une armée de continuateurs de la guerre froide contre le socialisme a tout fait et fait toujours tout pour faire oublier ses acquis au lieu de les intégrer dans notre patrimoine commun, base de notre avenir avec les idéaux de 1789 en tête! 12. suivi d’un second post-scriptum concernant le retard de la publication Le texte précédent a été écrit en 2012/ 2013 et envoyé le 1er avril 2013 à l’éditeur de l’époque, Wolfgang Asholt. N’ayant pas compté avec cette longue attente de l’impression, due sans doute à la plus grande actualité des autres contributions publiées depuis dans lendemains, je n’avais pas doté les références aux citations des contributions online de la FAZ, du Monde, de la Zeit et surtout du Spiegel de l’indication de l’année 2013. Devant le choix de les ajouter maintenant ou de demander au lecteur de les ajouter dans son esprit, j’ai opté pour cette seconde solution afin de ne pas perturber la mise en page. Et comme malheur est toujours bon à quelque chose, le même lecteur peut se rendre compte de l’actualité en question et qui perdure, l’affaire Gurlitt s’étant ajoutée au scandale (entre-temps connu mondialement) des milliers d’objets d’art volés par les nazis et reposant encore aujourd’hui dans les réserves des musées de l’Allemagne réunifiée. Et mieux (ou pire) encore, comme le collègue Edward Reichel avait jugé bon de dénoncer, en 2012 encore, Werner Krauss, le seul résistant actif antifasciste parmi les romanistes allemands, condamné à mort par le régime nazi et sauvé miraculeusement, d’avoir donné son accord dans l’Allemagne en ruines de l’après-guerre pour qu’on équipe les bibliothèques universitaires bombardées de livres expropriés de hobereaux collaborateurs prussiens, je me permets de faire état du fait signalé par le Spiegel online du 18 mars 2014, à savoir que 76 ans après la „Pogromnacht de 1938“, la Bayerische Staatsbibliothek a dû rendre des „livres précieux“ aux héritiers d’une famille d’antiquaires juifs, déportés à Dachau. À propos: ce vol avait eu lieu en temps de paix dans une Allemagne, certes nazie, mais pas encore en ruines, et la restitution par une bibliothèque de l’Allemagne de l’Ouest a eu lieu 60 ans après l’accord donné par Werner Krauss, mentionné ci-dessus. Est-ce que cela fera réfléchir certaines personnes? Est-ce que cela les amènera à juger enfin impartialement de ce qui s’est passé après 1945 dans les deux Allemagnes séparées de l’époque? Hélas, je n’y crois guère. 140 DDiscussion 1 www.lemonde.fr/ idees/ article/ 2012/ 06/ 28/ pour-un-renouveau-dans-les-rapports-francoallemands_1725611_3232.html (dernière consultation: 29 décembre 2013); réimprimé dans Lendemains 146/ 147, 2012, version allemande 5-6, version française 7-9. 2 „Dans son essai ‚Théorie des après-guerres‘ Sloterdijk - un des rares penseurs contemporains avec Jürgen Habermas à qui on prête attention en France - avance que ‚le chemin qui mène vers une coexistence bienveillante et non-violente passe par un abandon mutuel de l’intérêt de l’un pour l’autre et par une défascination.‘ ‚N’ayez pas trop d’intérêt l’un pour l’autre‘, recommanda-t-il aux ennemis héréditaires et aux amis par détresse.“ 3 Voir service online de la Süddeutsche Zeitung du 6 mars 2013: http: / / www.sueddeutsche. de/ kultur/ ns-vergangenheit-von-sz-mitgruender-grosse-luege-der-grauen-maenner-1.1616664 (dernière consultation: 29 décembre 2013) 4 Reichel, art. cit., 357. 5 Le comité de rédaction de lendemains m’a demandé si le Interdisziplinäre Zentrum für die Erforschung der europäischen Aufklärung (IZEA) de la Martin-Luther-Universität Halle- Wittenberg ne serait pas déjà la réalisation de ce „Centre franco-allemand de Recherches sur les Lumières“ dont j’ai osé rêver. Tout en remerciant la rédaction de son attention, je me permets pourtant de constater que ma question - je l’avoue: plutôt rhétorique et sans grand espoir d’être écoutée - se référait à un centre (imaginé et probablement irréalisable) dans la tradition du „travail éthique et culturel réalisé après 1945 dans la trajectoire de 1789 en France ainsi qu’en Allemagne de l’Ouest et surtout de l’Est“ dont la recherche sur les Lumières en RDA et notamment de Werner Krauss et de ses élèves a été et restera exemplaire, un centre qui serait à créer pour renforcer un renouveau dans les rapports franco-allemands dont le déclin, dénoncé par Pierre Nora, est évident. Sans dénier pour rien au monde l’importance des travaux réalisés par le IZEA d’ordre surtout philologique sur des aspects philosophiques, théologiques et rhétoriques d’auteurs de la fin du 17 e et du 18 e siècle (en partie mal connus ou secondaires), ils n’ont que très peu de rapport ni avec l’école de Krauss, ni avec ce qui me semblerait souhaitable à part le fait que l’IZEA n’est ni un centre ‚franco-allemand‘ ni une institution centrée sur les Lumières françaises. Les travaux dix-huitiémistes de l’école de Werner Krauss, pour ne parler que d’elle comme de la plus importante qui ait jamais existé sur le sol allemand, étaient d’ordre philosophiqueidéologique et politique comme bilan de la réception allemande des Lumières et surtout comme critique et négation du fascisme allemand (qui avait combattu les Lumières) et comme critique et négation (utopique) d’un socialisme qui se prétendait dans la trajectoire des Lumières tout en le trahissant en permanence, une trahison qui fut définitivement parachevée (cette fois-là aux frais de ceux qui - notamment en RDA - s’étaient battus pour ces idéaux) par l’abandon des rapports idéologiques et philosophiques franco-allemands après 1989... ce qui était l’argument central de la prise de position de Pierre Nora le 16 février 2012. C’est cette situation analysée avec pertinence par Nora qui m’avait incité à évoquer ce rêve de la création d’un centre franco-allemand avec orientation politique éclairée dont la recherche serait centrée sur la réception ou non-réception des Lumières aux 19 e et (surtout) 20 e siècle, ouvrant des horizons sur une Europe éclairée de l’avenir, basée sur les rapports franco-allemands des Lumières, redécouverts après 1945. La non-existence de pareil centre, en revanche, est représentative, voire constitutive pour la perte de l’importance sociale et culturelle des sciences humaines en général et de la romanistique en particulier. 6 Manfred Naumann, Zwischenräume. Erinnerungen eines Romanisten, Leipzig, Lehmstedt, 2012, 78: „Die Kenntnis der französischen Aufklärungsliteratur ist unerlässlich sowohl für das Verständnis der nationalen deutschen klassischen Literatur, der klassischen Philosophie wie als Grundlage für die Kenntnis des historischen Materialismus. Dem 18. Jahr- 141 DDiscussion hundert muss deshalb auch im Vorlesungsbetrieb ein entsprechender Raum geschaffen werden. Es muss endlich mit der im reaktionären Deutschland seit jeher bestehenden Tendenz gebrochen werden, die Bedeutung der Aufklärung zu verkleinern oder sie völlig zu ignorieren. So kann man feststellen, dass in den Bibliotheken der Romanischen Seminare der Universitäten der DDR sehr oft nicht einmal Ausgaben von Voltaire, Helvétius, Diderot und anderen Aufklärern vorhanden sind.“