lendemains
ldm
0170-3803
2941-0843
Narr Verlag Tübingen
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2014
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Petite comparaison caricaturale
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2014
Michel Delon
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32 DDossier Michel Delon Petite comparaison caricaturale Nous collaborons à des projets communs, de part et d’autre du Rhin. Nous parlons des mêmes écrivains, interrogeons les mêmes œuvres, exploitons les mêmes archives. Nous sollicitons les mêmes références, et pourtant, après plusieurs décennies de travail en commun, force est de constater la pesanteur ou la persistance de spécificités. La différence est déjà sensible dans la présentation, orale et écrite, de nos résultats. Présentation orale: la communication consiste pour la plupart des collègues allemands dans la lecture d’un ‚papier‘ rédigé, alors que la formation française, en particulier la préparation des concours, nécessite l’apprentissage d’une apparente improvisation. L’exposé lu est considéré comme scolaire et le fait d’un débutant. Pour des collègues allemands, la lecture d’une analyse fixée par la rédaction donne le sentiment du sérieux, la pseudo-improvisation peut être au contraire ressentie comme désinvolte. D’un côté, l’exposé fournit des thèses et une argumentation détaillée; de l’autre, il met en scène une recherche et fait participer les auditeurs à une quête. L’intervention orale est utilisée comme une extension de l’écrit ou comme une communication qui est différente de l’écriture. Présentation écrite: l’article savant en Allemagne est le plus souvent écrit dans une langue ostensiblement savante, un langage spécifique, fait de termes abstraits et de néologismes, fait de périodes longues et complexes selon la logique de l’allemand. L’article savant français relève parfois d’une langue similaire, mais cherche à s’exprimer dans un langage débarrassé de toute marque extérieure d’abstraction savante. L’article s’adresse à une communauté de spécialistes ou bien pourrait concerner tout un chacun. La différence concerne ensuite les objets. Le romaniste allemand à l’ancienne force le respect et l’admiration par l’ampleur de sa culture, par la maîtrise de plusieurs langues et la richesse des rapprochements qui sautent par-dessus les frontières et par-dessus les siècles. Le romaniste est par définition comparatiste, alors que les spécialistes de littérature française et de littérature comparée en France appartiennent à des corps universitaires différents. Le littéraire français est un spécialiste dont le domaine d’investigation est précis et même étroit jusqu’à la myopie dans certains cas. Il se confond souvent avec un auteur ou un genre à une époque. De la thèse à l’habilitation, l’enseignant-chercheur de France est censé élargir sa perspective, resituer son enquête première dans une problématique plus large. La réalité d’habilitations soutenues montre parfois un enfermement dans un champ particulier dont l’auteur s’estime l’expert et dont il s’éloigne avec difficulté. Le romaniste allemand est encouragé à pratiquer, dans son enseignement et dans sa recherche, au moins deux littératures différentes et deux époques différentes. Il arpente, de semestre en semestre et de séminaire en séminaire, des régions et 33 DDossier des siècles éloignés. Il pourrait publier ‚son‘ histoire de la littérature française, espagnole ou italienne. L’effet de sérieux et la suspicion de superficialité sont ici inversés. Le collègue allemand publiant des articles sur des sujets les plus divers peut apparaître comme peu sérieux, alors que le collègue français se croit assuré d’une compétence d’autant plus grande que son champ de recherche est étroit. On voit se multiplier en France des sociétés d’auteurs et des regroupements professionnels qui rassemblent les spécialistes d’un domaine point (sociétés d’étude par siècle, par auteur, par forme littéraire). Il n’est pour ainsi dire pas un auteur, ancien ou récent, qui n’ait sa société, son groupe d’amis, voire ses sociétés concurrentes, et son périodique ou ses périodiques rivaux. Les dix-huitiémistes possèdent ainsi deux sociétés et deux revues Voltaire, deux sociétés et deux revues Rousseau, deux sociétés et deux revues Diderot. Il y a une Société des poètes Roucher et André Chénier qui publie des Cahiers, une Société des Recherches sur l’épistolaire. La thèse constitue le premier domaine de recherche. La thèse française porte sur un auteur situé dans son temps, sur une forme ou sur une idée. Le plus souvent, le jeune chercheur est invité à s’immerger dans la diversité et le fouillis des publications d’une époque. Parfois la découverte d’un auteur mineur s’accompagne de la volonté de le réhabiliter et de le faire accéder au canon. Le premier travail est immanent. La thèse allemande se définit plutôt par la définition d’un objet théorique qui peut s’appliquer à un ou plusieurs textes. Son originalité est liée à l’agilité conceptuelle qui rapproche des textes qu’on n’avait pas a priori l’habitude de réunir. L’opération est surplombante. Les exercices pédagogiques pratiqués dans l’enseignement secondaire et dans le supérieur en France sont l’explication et le commentaire de texte: explication linéaire et commentaire synthétique. L’explication se présente souvent comme interne au texte et vaut comme une préparation du commentaire qui présente ses hypothèses de lecture. La part théorique, les outils de travail restent souvent implicites, alors que l’étude de textes en Allemagne est strictement subordonnée au préalable interprétatif et à l’exposé d’une méthode et d’une perspective. L’explication et le commentaire des textes littéraires peuvent apparaître en France comme les rituels d’un culte de la littérature nationale qui est postulée comme première. L’explicateur et le commentateur vérifient le bien-fondé de l’admiration nationale pour de grands textes. Le littéraire allemand est sommé de montrer son habileté d’interprète ou d’herméneute. Il illustre l’efficacité d’une méthode autant que la qualité d’une œuvre. Certains articles allemands se présentent comme un triptyque, composé d’une introduction théorique, d’une mise en œuvre des outils et concepts sur un texte et d’une conclusion qui réfléchit sur l’efficacité de la méthode. L’explication de texte française mime une lecture fermée pour introduire discrètement une information extérieure au texte et un outillage intellectuel. Elle met en valeur la richesse d’un texte qui appartient au patrimoine national. Le littéraire allemand fait exister des ensembles qui ne préexistent pas à son intervention 34 DDossier et à son analyse. La Romania est une construction théorique. L’analyse française semble à la gloire de la littérature française, plus ou moins élargie, l’analyse allemande à la gloire de l’herméneute ou de l’herméneutique. La différence renvoie peut-être à la distinction faite entre l’histoire littéraire, définie comme l’étude de l’ensemble de la production textuelle, et l’histoire de la littérature comme choix et sélection, voire hiérarchie entre les textes et les auteurs. Les grandes thèses d’Etat françaises jusque dans la décennie 1970, où s’impose progressivement un nouveau régime de thèse, immergeaient un écrivain dans son temps, dans un intertexte ou suivaient l’évolution d’une forme ou d’un genre ou encore la cristallisation d’une idée à travers la dispersion des textes. Elles offraient un panorama d’œuvres de premier et de second rang, les premières étaient étudiées en elles-mêmes dans la logique d’une argumentation ou d’une fiction, les secondes réduites à quelques citations. Elles mettaient au jour de nombreux essais et fictions qui restaient perdus dans l’ombre des bibliothèques et cet effort de restitution d’un pan de la production nationale constituait une part du mérite, de l’intérêt de ces thèses, tout autant que les hypothèses orientant l’étude et fondant les conclusions. L’histoire de la littérature est une suite de grands auteurs qui peuvent se suffire à eux-mêmes et dont l’étude conforte le statut exceptionnel. Le grand professeur allemand a tendance à se reconnaître dans la qualité de ses objets d’étude. Il tutoie les grands noms de la Romania, les fréquente, se les approprie. Dans ce face-à-face avec les plus grands, dans cette cohabitation avec les génies de la littérature, il peut avoir tendance à ne pas comprendre le défrichage de son collègue français sur les rayons les plus obscurs des bibliothèques, le temps perdu parmi les minores. La traversée d’une production suppose sans doute que tous les auteurs, grands et petits, complexes et simplistes, participent d’une même aventure qui serait la littérature française. Les frontières d’un tel ensemble national peuvent être discutées, doit-il être ouvert à la production francophone? N’est-il pas mis en cause par la problématique post-coloniale? Les centres qui le définissent dépendent de choix idéologiques, mais son existence est rarement mise en cause. Le romaniste valorise ses choix qui dépassent les littératures nationales, brouillent la conscience qu’en prennent les nations ellesmêmes, survolent les frontières et font exister des ensembles, parfois inattendus. Chaque grand auteur invente la littérature, chaque herméneute la réinvente à son tour. Ces deux figures du francisant français et du romaniste allemand sont bien sûr caricaturales et peut-être datées. Elles sont schématisées pour le plaisir de la confrontation. Les spécialistes de littérature français, francophones hors de l’hexagone, échappent à une telle simplification. On songe en particulier à l’École de Genève et aux collègues de Suisse francophone, proches de l’herméneutique de la Suisse alémanique, aux Québécois, nourris de théorie américaine autant qu’imprégnés de l’exemple français. Les études postcoloniales font également éclater le cadre de la tradition nationale française. Il faudrait donc nuancer. L’idéal ne se trouve en tout cas nullement dans une conciliation qui serait confusion ni dans un 35 DDossier rapprochement, décidé administrativement ou arbitrairement. Gardons nos habitudes, mais prenons une meilleure connaissance des pratiques voisines. Les travaux de chaque côté du Rhin ne circulent pas assez, les Français en particulier ne lisent et ne citent pas suffisamment les études parues en allemand. Plutôt que de communiquer dans la grisaille d’un anglais standard et d’une méthode passepartout, développons nos spécificités disciplinaires et notre multilinguisme.
