eJournals

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2007
322
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Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax: +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail: <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Sommaire D OROTHEA S CHOLL Introduction : Repenser le baroque. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 Concepts et significations J EAN -C LAUDE V UILLEMIN Baroque : Le mot et la chose . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 V OLKER K APP Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 C ECILIA R IZZA Les études sur le baroque dans la revue Studi francesi . . . . . . . . . . . . . . . 37 D OROTHEA S CHOLL Baroque, arabesque, grotesque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 Écriture et représentation F RANCIS A SSAF Francion : écriture moderne, écriture baroque. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 A NNE S URGERS Du théâtre au Théâtre du Monde : fragmentation et bigarrure. Contribution à une définition de l’espace de la représentation baroque 109 M AGALI B RUNEL L’évolution de la pratique des stances théâtrales : un chemin de traverse du baroque vers le classicisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 2 Sommaire Entre modernité et postmodernité W LADIMIR K RYSINSKI Les baroquismes de la modernité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 R AINER Z AISER Le pli : Deleuze et le baroque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155 M ICHEL P ETERSON La galaxie baroque de Lacan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171 A NNIKA K RÜGER La Marge d’André Pieyre de Mandiargues : une poétique néobaroque . . . 189 Livres reçus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205 Adresses des auteurs de ce numéro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207 Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Introduction : Repenser le baroque Dorothea Scholl une œuvre baroque est à la fois œuvre et la création de cette œuvre Jean Rousset 1 Lorsqu’on suit l’histoire du concept de baroque et de son application à l’architecture et les arts figuratifs, la musique et la littérature, la mode et les modes de vie, la société et la politique, la religion et la philosophie, la science, la civilisation et la mentalité, on ne peut que conclure : Le concept de baroque est un concept baroque ! Le baroque a été compris de manières si différentes et si contradictoires qu’on ne sait plus où s’en tenir. Pour les uns, il est l’expression de l’esprit de la Contre-Réforme et de la culture jésuitique. Pour les autres, il est lié aux formes de représentation des cours des XVII e et XVIII e siècles. Les uns le considèrent comme une période historique délimitée, d’autres en font un concept transhistorique. La fréquence de pointes dans la poésie de la Renaissance a pu conduire à qualifier de « baroque » le style conceptiste à l’intérieur de la Renaissance. 2 La dramaturgie de Picasso a amené Henri Béhar à surnommer ce grand peintre un « surréaliste baroque ». 3 Et Roland Barthes associait la violence, la terreur et la mort dans l’œuvre de Tacite au baroque. 4 Certains définissent le baroque à partir de thèmes et d’images, d’autres à partir de figures de style comme l’antithèse ou le concetto, encore d’autres à partir de concepts comme le nœud, la spirale, la boucle ou le pli. Quelquesuns l’identifient au maniérisme, d’autres parlent d’un « classicisme baroque », ce qui pour d’autres encore est un oxymore qui réunit des contraires incom- 1 Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le Paon, Paris, Corti, 1954, p. 232. 2 Voir Ulrich Schulz-Buschhaus, « Positionen Ronsards im ‹Barock› der europäischen Renaissancelyrik am Beispiel von zwei Ikarus-Sonetten », dans Romanistisches Jahrbuch 48 (1997), pp. 69-83. 3 Voir Henri Béhar, « Picasso, surréaliste baroque », dans Le Théâtre dada et surréaliste, Paris, Gallimard, 1979, pp. 353-363. 4 Roland Barthes, « Tacite et le baroque funèbre », dans Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, pp. 108-111. 4 Dorothea Scholl patibles. Certains conçoivent le baroque comme un archétype universel complémentaire d’un autre archétype universel, celui du classicisme. 5 Une grande partie de chercheurs allemands subsument le classicisme français au baroque. Dans d’autres cercles, il est devenu normal de situer les auteurs « baroques » du côté des « Modernes » et les auteurs « classiques » du côté des « Anciens », tandis qu’encore d’autres découvrent dans les « classiques » l’avant-garde et dans les « baroques » un esprit rétrograde. Pour les uns, le baroque est partout, pour les autres, il n’existe pas. Le concept de baroque est polysémique. Dans les différents pays et chez les différents critiques de différentes disciplines, la notion de baroque déclenche de multiples associations souvent divergentes. Rien d’étonnant alors que de temps en temps on met en question le baroque. Dans la dernière partie de son recueil d’études L’Intérieur et l’Extérieur, intitulée « Le baroque en question », Jean Rousset, se référant au « sottisier » dressé par Pierre Charpentrat dans Le mirage baroque (Paris, Minuit, 1967), s’interroge sur la pertinence du concept et constate avec résignation que « ce qui reçoit trop de sens court le risque de n’en avoir plus aucun ». 6 Cependant, malgré son envahissement dans tous les domaines, la notion de baroque reste valable aux yeux de Rousset comme « instrument critique d’exploration et de sondage ». 7 Dans toutes les études qui posent la question du baroque, la valeur exploratrice de la notion a été soulignée. 8 N’oublions pas que c’est grâce à 5 « Il reste que nous expérimentons dans le fonctionnement même de notre esprit et les rythmes de notre sensibilité un double mouvement, correspondant à l’opposition des arts classique et baroque. L’âme a besoin tour à tour de la clarté de Versailles et du ruissellement d’Angkor, du jardin à la française et des taillis à la Crusoë, de la ligne droite et de la volute, de Descartes et de Pascal, de Valéry et de Claudel, du classique et du baroque. Et l’esprit a besoin de savoir que chaque forme a sa fonction, que celles-ci se complètent. » Claude Roy, Arts baroques, Paris, Robert Delpire, 1963, p. 117. 6 Jean Rousset, L’Intérieur et l’Extérieur. Essais sur la poésie et sur le théâtre au XVII e siècle, Paris, Corti, 1968, p. 239. 7 Ibid., p. 248. 8 Didier Souiller, « Le baroque en question(s) », dans D. Souiller (dir.), Le baroque en question(s), Paris, Champion, 1999 (Littératures classiques ; N° 36), p. 5. Dans cet ouvrage, on trouve des études à propos de la conceptualisation du baroque en général et dans les différentes nations européennes ainsi que des études qui traitent de figures de style et de genres. Une autre étude qui pose la question du baroque est l’ouvrage collectif Questionnement du baroque. Études présentées et réunies par Alphonse Vermeylen, Louvain-La-Neuve, Collège Érasme ; Bruxelles, Éditions Nauwelaerts, 1986 (Université de Louvain, Recueil de travaux d’histoire et de philologie, 6 e série, fascicule 31). Dans cet ouvrage, on trouve des études qui traitent du style « baroque » dans l’antiquité et des approches d’orientation terminologique, rhétorique, thématique, socioculturelle et anthropologique. Repenser le baroque 5 cette force investigatrice que non seulement toute une littérature a resurgi et a été revalorisée, mais aussi les littératures dites « classiques » ainsi que les littératures dites « modernes » ont été revues dans un éclairage nouveau. La polysémie s’explique autant par les différents regards jetés sur les phénomènes dits baroques que par la polyvalence inhérente à ces phénomènes. Citons à ce propos Jüri Talvet : The most fundamental characteristic feature of the Baroque literature is the coexistence of multiple planes, its plurality of vision (NB ! here the great literature of the Baroque should be meant, and not mass literature, which in the Baroque, as well as in Mannerism, can be both one-sided and flat). Different planes usually contradict each other, and to a certain extent, are dialogistic. […] Calderón’s drama is extremely intellectual ; almost mathematical calculation has been detected in his system of images, but this does not exclude a lyrical quality and dramatic tensions from his plays. Even in serious dramas, where problems are always philosophical and religious, Calderón is able, at a proper moment, to reduce pathos by some comical or trivializing action. Hence it would be erraneous to consider monumentality and heroism typical features of the Baroque as in almost every masterpiece they are matched by contrasting traits, such as comical trivialization, absurdist grotesque, playful irony. There is irregularity and asymmetry, but alongside them, also order and symmetry. What on one plane is disunited and unclear, can appear as united and explicit on another. Quevedo observes the world’s decaying process now with a malicious grin, now painfully suffering for it ; correspondingly alternating is the author’s position in created reality : distance is reduced to the absence of distance ; the latter, in turn, is transformed into distance, allowing caricature and deformation. 9 C’est à partir de sa réflexion sur Calderón et Quevedo que Jüri Talvet arrive à ces remarques pertinentes. L’approche de Jüri Talvet nous semble exemplaire. Nous pensons que toute la richesse des contributions critiques au baroque peut servir à éclairer les ouvrages dans leurs dimensions multiples, mais la valeur des définitions se mesure toujours à l’échelle des œuvres et de leurs créateurs. Ce sont les œuvres elles-mêmes qui élargissent et approfondissent notre perspective sur « le baroque », qu’il s’agisse du baroque situé dans l’histoire ou du baroquisme ancien, moderne ou postmoderne. 10 9 Jüri Talvet, « Immobility and Dynamics of the Baroque », dans Poeetiliste süsteemide dünaamika - Dinamika poeticeskich sistem. Studia metrica et poetica - Trudi po metrike i poetike, Tartu, Tartu Ülikooli Toimetised, 1987, pp. 22-23. 10 Nous pensons qu’il est plus approprié de recourir aux termes de « baroquisme » ou de « néobaroque » pour désigner des auteurs ou des œuvres détachés de l’époque baroque proprement dite mais montrant des affinités dans leur vision du monde et dans leurs moyens d’expression. 6 Dorothea Scholl Dans notre entreprise, nous partons de l’idée qu’on ne peut parler du baroque sans le repenser et que la critique littéraire doit être accompagnée par la réflexion des paramètres opérationnels dont elle se sert. Cela posé, nous avons accueilli des approches diverses réunissant des chercheurs d’orientations différentes et adoptant des perspectives différentes. Disons-le d’emblée : certaines de ces approches peuvent paraître osées. Mais sans audace, la science n’avance pas. La provocation prend le risque de la contradiction et incite à la réflexion. Dans notre première partie, le baroque est repensé sous l’aspect de ses conceptualisations. Nouveau plaidoyer en faveur de la pertinence heuristique de la notion de baroque, l’article de Jean-Claude Vuillemin, après avoir revisité les principales raisons qui ont entravé la réception du concept en France, dans le cadre de l’histoire littéraire et culturelle, défend la perspective d’un baroque non seulement inscrit dans une épistémè particulière (d’où le titre foucaldien de l’intitulé), mais encore et surtout, d’un baroque qui serait bien plus idéologique qu’esthétique. Ainsi, davantage que répertoire de traits formels spécifiques, le baroque serait la forme visible, et multiple, des interrogations d’une époque en proie à une extraordinaire mutation du savoir et qui découvre la « science moderne ». Dans cette perspective, le prétendu classicisme ne serait plus qu’un baroque qui s’ignore, ou plus précisément que l’on s’est ingénié à ignorer … Volker Kapp, prenant la perspective de la rhétorique, examine le discours critique sur la « rhétorique baroque » à la lumière des doctrines oratoires du XVII e siècle. S’appuyant sur les débats autour du sublime, du merveilleux, du naturel et de la simplicité ainsi que sur les querelles entre asianistes et atticistes autour de la métaphore, du concetto, du « style fleuri » et de l’ornement, il relativise lui aussi les antagonismes entre baroque et classicisme en dévoilant la complexité de la théorie et de la pratique littéraires au niveau philosophique, religieux et social. À la lumière de cette complexité, le concept de « rhétorique baroque » semble dépassé. Cecilia Rizza retrace le riche panorama des études consacrées au baroque dans la revue Studi francesi fondée en 1957 par Franco Simone. C’est en particulier grâce à la perspective comparatiste des contributeurs de la revue que l’« italianisme » du baroque français a été découvert (cet italianisme que Boileau voulait dénigrer et éliminer pour créer une littérature nationale, exempte du « clinquant du Tasse »). L’influence de l’Italie sur la France fait l’objet de ma propre contribution. Partant des théories du grotesque et de l’arabesque élaborées au XVI e siècle en Italie, je m’interroge sur le rôle que ces concepts jouent dans la création et la réception du baroque. Repenser le baroque 7 Dans notre deuxième partie, le baroque est repensé à la lumière des écritures et modes de représentation caractéristiques du XVII e siècle baroque en France. Francis Assaf examine l’esthétique de l’écriture romanesque de Charles Sorel au niveau des structures de l’imaginaire et dans son rapport à la « modernité baroque », tout en discutant dans un parfait équilibre entre la révision de théories et le plaisir du texte de Francion (voyez les citations ! ) les apports et la valeur heuristique d’un grand nombre de critiques baroquistes anciens et contemporains, entre autres Heinrich Wölfflin, Eugenio d’Ors, les critiques de l’École de Genève, Didier Souiller, Claude-Gilbert Dubois, Jean- Jacques Wunenburger, Gisèle Mathieu-Castellani et Wolfgang Leiner. Au niveau de la structure du récit et de son imaginaire, Francis Assaf constate une « dynamique disséminatoire » qui synthétise les contraires et qui détermine la polysémie du texte baroque. Anne Surgers, prenant en considération la scénographie, révèle la polysémie de l’esthétique baroque sur le plan de l’organisation de l’espace dans les spectacles théâtraux. Rapprochant la construction des décors simultanés et superposés à l’art des emblèmes, elle suggère que dans les deux modes de représentation allégorique, la « polysémie du visible » invite à remettre en cause nos propres habitudes de voir et à repenser nos habitudes de lire les textes baroques en tenant compte de cette hybridité méconnue par une tradition privilégiant un point de vue unique. La contribution de Magali Brunel, consacrée à la fonction dramaturgique des stances, montre qu’à partir du milieu du XVII e siècle, le point de vue unique est de plus en plus imposé et que la liberté d’expression est de plus en plus restreinte. Le phénomène d’insertion de stances à l’intérieur du texte théâtral est significatif à cet égard. Le débat autour de ce mode d’écriture poétique mettant en scène les passions, les désirs, le pathos, la tension intérieure, puis la disparition totale de ces moments d’ostentation et d’expansion lyrique à l’intérieur du genre dramatique, révèlent un changement de mentalité qui marque la transition à la « sensibilité classique » qui conçoit les stances comme artificielles et finit par les éliminer de la dramaturgie. Dans notre troisième partie, le baroque est repensé à la lumière de sa réception dans la modernité et la postmodernité. Wladimir Krysinski problématise l’envahissement de la notion de baroque dans le discours critique contemporain qui porte sur les phénomènes artistiques modernes. Selon lui, cette « baroquisation de la modernité » réduit le sens de l’œuvre moderne. La chasse au baroque risque d’enfermer les œuvres dans une classification fixe. Prenant en considération les théories universalistes comme celles de Calabrese, Scarpetta et Deleuze et les auteurs qualifiés de « baroques » comme Gombrowicz, Gadda et Mallarmé, Wladimir Krysinski constate un manque de différenciation analytique dans les discours 8 Dorothea Scholl critiques qui ne distinguent pas entre la fonction et le sens historique et actuel du baroque. « Emprisonnés dans le raisonnement identificatoire, nous ne pourrons pas sortir du cercle vicieux tant et aussi longtemps que les catégories esthétiques ne seront pas relativisées par un autre rapport à l’œuvre, un rapport explicatif, herméneutique, comparatif, relationnel et esthétique, opposé à l’idéologie de l’identification par le générique. » Analysant la poésie de Pablo de Rokha et de Haroldo de Campos, il montre comment le baroquisme s’inscrit dans la modernité de ces deux auteurs et dans la singularité de leur œuvre. Rainer Zaiser prend en considération les baroquismes de la postmodernité, y compris le néobaroque en Amérique latine et le recyclage du baroque chez un écrivain comme Umberto Eco. Au centre de ses réflexions est l’interrogation sur la validité heuristique du concept de pli créé par Deleuze à partir de la philosophie de Leibniz. En tant que « concept transhistorique du baroque », Deleuze applique le concept à toutes sortes de manifestations culturelles modernes et contemporaines, mais dans le domaine du baroque historique, sa théorie, tout en bénéficiant des idées de Jean Rousset, « attend encore son application ». Avec Michel Peterson, nous entrons dans la sphère des plis de l’âme et de la jouissance du corps. Examinant la leçon consacrée par Lacan au baroque dans son Séminaire et repensant la déconstruction de Forme et signification de Rousset par Derrida dans « Force et signification » - selon lequel la force « ne peut se dire dans le langage de la forme » -, Michel Peterson attire l’attention sur la dimension psychique et somatique du baroque et sur ce que Lacan - dont l’hermétisme a été rapproché au gongorisme - appelle « lalangue ». Cette relecture du baroque dans la perspective de la psychanalyse et de la déconstruction force à repenser le rapport entre le baroque et ses moyens d’extérioriser l’intérieur. Annika Krüger réexamine des concepts historiques et transhistoriques du baroque pour situer le baroquisme d’André Pieyre de Mandiargues dans une perspective comparatiste. Considérant La Marge de Mandiargues en fonction du jeu intertextuel avec La vida es sueño de Calderón, elle peut montrer comment l’auteur moderne utilise son modèle baroque pour le transformer sur un mode surréaliste, sans pour autant abandonner les procédés de composition relevant du baroque historique. L’analyse détaillée des procédés métaphoriques et métonymiques qui structurent le texte dans le contexte de la perception du sujet révèle la transformation du baroque en « néobaroque ». Ainsi, la mise en rapport entre baroque et surréalisme force à une révision du surréalisme et de son rapport à la tradition et révèle la valeur heuristique d’une approche transhistorique du baroque dans la mesure où celle-ci permet de mettre en corrélation l’ancien et le nouveau et de saisir les différences. Repenser le baroque 9 Je ne voudrais pas terminer cette préface sans une pensée de gratitude à Wolfgang Leiner, ce grand initiateur des études sur le baroque et fondateur et directeur des revues Papers on French Seventeenth Century Literature (PFSCL), Biblio 17 et Œuvres et Critiques, et à Rainer Zaiser son successeur. C’est grâce à leur rayonnement que ce numéro sur le baroque a été rendu possible. J’adresse mes remerciements aussi à Annika Krüger et à Laurent Bréchaud pour la révision des textes. Concepts et significations Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Baroque : le mot et la chose Jean-Claude Vuillemin « […] il importe indiciblement plus de savoir comment se nomment les choses que ce qu’elles sont. » Friedrich Nietzsche, Le gai savoir. « […] les concepts viennent des luttes et doivent retourner aux luttes. » Pierre Bourdieu, L’Infréquentable Michel Foucault. Un poids deux mesures. De la verrue latine (verruca) à la perle irrégulière importée des Indes par les Portugais (barroco ou berrueco), de la fraude fiscale italienne (barochio) à la roche granitique espagnole (berrueco) des déserts de la péninsule (berrocales), en passant par le cocasse baroco favorisant l’anamnèse de certaines formes de syllogismes de la scolastique médiévale, l’on connaît les étymologiques alléguées de « baroque ». On sait moins que « classique », comme l’attestent les dictionnaires du temps, se disait alors « des Auteurs qu’on lit dans les classes, dans les écoles, ou qui y ont grande autorité » (Furetière). On ignore surtout que cette définition donnait au terme une connotation péjorative résultant du ridicule attaché alors au monde des collèges. D’autre part, alors que le néologisme « classicisme », inconnu au XVII e siècle, ne souleva aucune objection d’anachronisme lors de son adoption au XIX e siècle, au moment des polémiques autour du Romantisme, il n’en fut pas de même de « baroque » lorsque, dans les années cinquante, il eut la prétention de s’imposer non seulement comme catégorie esthétique mais aussi - et c’est là surtout qu’allait résider l’hérésie pour les Français - comme nomenclature littéraire en mesure de déconstruire le rassérénant panthéon classique. Rançon pourtant d’un engouement impromptu pour un « baroque » en mesure de redessiner le paysage littéraire d’un siècle inféodé au présupposé - préjugé - classique, il s’ensuivit bientôt une inflation sémantique qui dévalua la portée théorique du concept. Si, à l’aune d’un tic de langage, tout s’avérait désormais baroque, plus rien ne l’était … mirage baroque, pour reprendre l’intitulé de l’ouvrage de Pierre Charpentrat (1967). Dans la vulgarité de son emploi, le qualificatif habilla très large et, à la notable exception de la musique ancienne qui allait profiter de cet effet de mode, le « baroque » peina à se distinguer du maniérisme, du rococo, pour ne pas dire du kitsch, 14 Jean-Claude Vuillemin un concept à l’étymologie fluctuante et lui aussi de récente adoption. Et les catégories absconses d’Eugenio d’Ors n’étaient pas faites pour faciliter la distinction. Selon l’auteur de Lo Barroco (1933), alors que Corneille et Pascal relèveraient du barocchus tridentinus, Poussin et Racine appartiendraient au barocchus maniera, et Montesquieu et Voltaire seraient à ranger sous le barocchus rococo. Classification à la Diaforus qui contribua à faire du Baroque un « étrange monstre » dont l’invention, comme celle de L’Illusion comique de Corneille, ne pouvait être que « bizarre et extravagante ». « Outré », « incongru », telles sont encore aujourd’hui les connotations qui pèsent sur une notion incapable, semble-t-il, de s’affranchir de l’acception peu glorieuse de « nuance du bizarre » que lui octroyèrent les dictionnaires artistiques des XVIII e et XIX e siècles. Quant aux gardiens barocophobes du temple littéraire, ils profitèrent de l’explosion sémantique du concept honni pour, au prétexte spécieux qu’il avait perdu en précision ce qu’il avait indubitablement gagné en extension, dénoncer sa pertinence. La notion de « classicisme », en revanche, ne fut jamais véritablement remise en question, comme l’atteste la référence pérenne à un « âge classique », toujours peu ou prou synonyme de XVII e siècle français, et en tout cas de son apogée prétendu. L’odeur malséante du professeur de rhétorique à laquelle renvoyait originellement le terme s’est dissipée. De la salle de classe il ne reste plus que … la classe, i.e. le chic et l’élégance. Subrepticement émancipé de ses fâcheuses origines, lavé de toute trace de manipulation partisane, le « classicisme » fait figure de concept neutre et aseptisé, et c’est à lui qu’incombe la tâche d’énoncer la ‹vérité› de cette présumée réalité française. « L’Europe du XVII e siècle est baroque », concède l’Histoire de la littérature européenne d’Annick Benoit-Dusausoy et de Guy Fontaine, « mais la France de Louis XIV est classique. » Péremptoire, ce propos faisant office de légende à deux toiles du Caravage et à la Rotonde de Palladio à Vicence s’affiche dans une collection estampillée « Éducation » (Hachette, 1992). La seconde partie de la légende précise que « L’outrance européenne se heurte à la rigueur française et explose dans la musique où Monteverdi, Couperin, Purcell, Lulli, créent moult opéras et ballets. » Anodin, cet exemple qu’il serait aisé de multiplier n’en est pas moins représentatif d’un mode de penser aussi pernicieux que persistant. Cette manière de présenter les choses oublie, ou feint d’oublier, que l’on ne peut accéder au passé, et notamment au passé littéraire et culturel, que par une médiation forcément infidèle et partisane. La production de ce passé est le fruit d’une mémoire sélective qui, dans la nuit des souvenirs oubliés, à partir d’éléments ou de concepts disponibles ou possibles, en retient certains, en disqualifie beaucoup et, à l’instar des étiquettes « baroque » et « classicisme », en construit plusieurs. Mais, s’il est théoriquement impossible de revenir sur le passé sans nécessairement le retoucher, sans transformer le document(aire) en monument(al), Baroque : le mot et la chose 15 rien n’oblige à occulter ce travail d’intervention et de reconstruction. Ce ne sont pas les partis-pris et les préjugés qui sont pernicieux à l’analyse, c’est le refus ou l’incapacité de les dévoiler. Confronté à l’impossibilité de se soustraire à la double contingence historique de l’objet observé et à celle de son observateur, il importe par conséquent de revendiquer haut et fort les procédures indispensables d’investigation et de les définir à travers une exigence de réflexivité critique qui, seule, sera en mesure de valider l’analyse. Concept anachronique nourrissant la prétention d’être à la fois instrument et objet de recherche, le « baroque » vise la délimitation du champ d’une analyse qui en est elle-même l’artefact. Doit-on s’en offusquer ? Absolument pas, si d’une part l’on considère que l’utilisation de la notion de « classicisme » procède de même mais en faisant souvent l’économie de sa propre critique et, d’autre part, si l’on reconnaît que l’histoire littéraire, et donc le canon littéraire et culturel qu’elle institue, est moins une compréhension définitive du passé qu’une construction stratégique, une fiction dont le but rarement avoué est généralement la compréhension du présent. Faire de l’histoire (littéraire) - « l’Histoire avec sa grande hache », comme disait Georges Perec - revient, sinon à faire exclusivement l’histoire (littéraire) de notre présent, du moins à souligner les modalités de compréhension actuelle qui nous mettent en rapport avec un passé irrémédiablement disparu. D’où la nécessité de ce « double regard » que revendiquait Jean Rousset dans son Dernier regard sur le baroque (1998). Pour le regard prétendument historique, qui rêve de revenir au temps d’émergence de son objet, l’estampille « baroque » n’a peut-être aucun sens mais, au contraire, pour le regard actuel, l’hypothèse « baroque », en tant qu’outil heuristique forgé au présent pour appréhender le XVII e , a toutes les chances de se révéler éminemment fructueuse. Du point de vue historique, je le répète, « classicisme » n’a pas davantage de légitimité que « baroque ». Une certaine pratique de la raison du regard actuel a cependant souvent masqué les raisons de son élaboration conceptuelle. Michel Foucault l’a souligné, la constitution d’un savoir est inséparable de pratiques stratégiquement déployées par un pouvoir méticuleux, savamment hiérarchisé. Et ce n’est certainement pas parce que la connaissance se donne généralement comme sereine et spéculative qu’elle peut fonctionner sans mettre en jeu un certain pouvoir, une certaine forme de domination. Absolument indissociable d’une relation savoir-pouvoir, tout objet de connaissance n’apparaît tel que s’il a été au préalable filtré et soumis à une forme de coercition. Pas davantage que le pouvoir ne peut faire l’économie d’un discours qui le légitime, Foucault a clairement montré qu’il n’est pas nécessaire de penser d’abord une réalité pour ensuite la soumettre, que la ‹vérité› ne saurait être la norme constituante du discours scientifique et de son analyse. Loin d’être la caractéristique d’un savoir, la ‹vérité› est la 16 Jean-Claude Vuillemin production d’un pouvoir. Rompant avec la phénoménologie, qui privilégie les données immédiates, et avec l’épistémologie kantienne, qui donne la préséance au regard porté sur les choses et qui les transforme en objet de savoir, Foucault pense cette ‹vérité› à la jonction de l’objectif et du subjectif : dans un lieu de rencontre entre les choses perçues et les mots pour les dire. De façon convaincante, il établit que ce sont avant tout des pratiques obéissant à des règles institutionnelles et/ ou culturelles précises - « discontinuités discursives » ou « positivités de savoir » - qui dessinent systématiquement les choses dont elles parlent. À l’inverse de ce qu’on pourrait penser, l’objet de savoir n’est jamais ce par rapport à quoi on définit un ensemble de discours, mais il se trouve au contraire constitué par l’ensemble des discours qui le nomment, l’expliquent et le découpent. Conjointement, c’est en nommant, en expliquant et en façonnant leur objet que ces discours, qui ne prennent sens que par référence aux pouvoirs qui les traversent, s’assurent leur légitimité. Confondant hauteur de pensée et hauteur de ton, l’historiographie « classique » s’est ainsi édifiée dans et par la synthèse cohérente d’énoncés, de concepts et de méthodes, et a toujours su résister à ce qui pouvait la contester. Les jeux et les enjeux de ce savoir se sont inscrits dans des relations de pouvoir et, réciproquement, ces relations de pouvoir se sont nouées, ou dénouées, au sein même de ces jeux de savoir. Mais, là où il y a pouvoir, il y a forcément résistance. Surgie de l’étranger, dans les marges des relations de pouvoir de l’université française, la contestation de l’orthodoxie classique s’est incarnée chez, pour ne citer que les précurseurs de l’intuition baroque, Wölfflin, Spitzer, Hatzfeld, Boase, d’Ors et, last but certainly not least, Jean Rousset, « maître pilote en Baroquie », comme l’a opportunément qualifié son disciple Marcel Raymond dans la dédicace de son Baroque et renaissance poétique (1955). Exclus de la doxa, ces points de vue dissidents ont été minimisés, voire récusés d’avance, leurs adeptes français marginalisés dans, au mieux, des chaires de province. C’est que, consciemment ou inconsciemment, il importait fort de maintenir intact, avec son pouvoir et ses privilèges, le patrimoine national culturel voulu par la Troisième République et qui, par l’entremise efficace d’une École obligatoire et majoritairement laïque, dépendait en grande partie des admirations littéraires consacrées par l’idéologie franco-française du « classicisme ». Outre l’attaque contre son flou conceptuel, un autre grief, mais celui-ci beaucoup moins complaisamment étalé, contribua également à dénaturer en France la réception équitable et sereine du « baroque » : l’idée reçue et trop rapidement entérinée qu’il était l’expression directe de l’expérience culturelle et idéologique de la Contre-Réforme, et plus particulièrement de l’ordre exécré des Jésuites. Si les historiens de l’art savent aujourd’hui que le « style jésuite » est une fiction, il n’en va pas de même pour le grand Baroque : le mot et la chose 17 public. Pour lui, il y aurait bel et bien un style jésuite et ce style serait le baroque. Connaissant d’autre part, les sentiments anti-jésuites nourris dès le XVII e siècle par Le Catéchisme des jésuites d’Étienne Pasquier, puis, bien sûr, Les Lettres Provinciales de Pascal, et relayés au XIX e par ce feuilleton de la jésuitophobie que constituèrent les quelque cent soixante-dix épisodes du Juif errant d’Eugène Sue (1844-1845), et les leçons qui l’inspirèrent de Jules Michelet et d’Edgar Quinet professées en 1843 au Collège de France, et abondamment citées et commentées dans les plus grands journaux de l’époque, on ne sera pas surpris que l’amalgame ait conduit à une détestation quasi obligée de la chose baroque. Dignus, sed jesuita. À l’instar du Jésuite, le Baroque viendrait de l’étranger, son affinité avec le théâtre serait à mettre au compte de la duplicité qui, Pascal entre autres l’a démontré, est l’une des tares rédhibitoires des disciples de Loyola ; « Ignare de Loy-Holà », comme le brocardait Pasquier. De Gambetta à Jules Ferry, l’une des marques de la politique française fut un antijésuitisme virulent et, contre les « hommes noirs » de la Société de Jésus, l’on mobilisa ceux que Péguy appellera les « hussards noirs de la République ». Dans ces conditions, l’on comprend aisément qu’il était exclu que l’enseignement laïque et républicain accordât une quelconque reconnaissance à ce « baroque » qui passait alors, et passe souvent encore, pour émaner d’un ordre cosmopolite, réactionnaire et en outre mortifère. Art de ruser avec la morale, la nature profonde du jésuitisme, enseignait Michelet, est de substituer le mécanique à l’organique, l’esprit de mort à l’esprit de vie. Après la captation des héritages, la captation des esprits. Cette manière de voir les choses ne contribua certainement pas à la réception sereine d’un phénomène présenté comme inféodé non seulement à l’Église, mais encore à ces Jésuites capables, selon Quinet, de menacer « l’existence même de l’esprit de la France ». Esthétiquement incorrect parce qu’idéologiquement marqué au sceau de la cléricalisation de l’Occident, le « baroque » était d’entrée de jeu disqualifié. Pourtant, même si elle fut abondamment et efficacement instrumentalisée par l’idéologie de la Réforme catholique, qui favorisa un mode de communication sensible pour ne pas dire sensuel, puis par la monarchie absolue louis-quatorzienne, qui trouva en elle une excellente manière de se mettre en scène, l’esthétique baroque, pas davantage qu’elle ne doit être tout entière circonscrite dans ces deux domaines, ne saurait à plus forte raison en être l’émanation. C’est à l’efficacité de l’esthétique baroque de surprendre, de donner à voir pour émouvoir, que sera particulièrement sensible l’esprit de reconquête de la Contre-Réforme comme le sera celui de la monarchie absolue. Ce ne sont certainement pas l’Église et l’Absolutisme qui inventèrent cette esthétique. Ainsi, c’est sans nul paradoxe que l’on pourrait, à l’instar de Cécile de La Modification de Michel Butor, nourrir une aversion générale pour la religion, détester les papes et les prêtres, et goûter au plus 18 Jean-Claude Vuillemin haut point les fontaines, les coupoles et les façades des églises baroques de Rome ou d’ailleurs. Pour l’École de la République, affirmer haut et fort l’excellence des auteurs et des œuvres dûment sélectionnés équivalait à postuler la grandeur de la France, la « gloire de notre patrie », comme disait Voltaire, et relevait ainsi d’un véritable patriotisme culturel. À cet égard, l’on remarquera une fois de plus ce malencontreux repli de la culture sur le patrimoine, et cela au détriment d’un renouvellement artistique et conceptuel. Contre ce ressassement patrimonial, il est éminemment salutaire de suivre l’injonction foucaldienne de n’accepter les ensembles que l’histoire impose que « pour les mettre aussitôt à la question » dans le but avoué d’en reconstituer d’autres. Entreprise aussi indispensable que délicate puisqu’il est clair qu’hier comme aujourd’hui la volonté du savoir double toujours et partout cette volonté du pouvoir, dénoncée par Nietzsche, qui tend à nier ce qui lui résiste, à refouler ce qui la contredit. Inscrite et validée dans et par l’institution scolaire qui la contrôle et en oriente les différentes formes, la ‹vérité› de l’histoire littéraire française s’est traduite par une purification esthético-idéologique qui prouve, une fois encore, que pour faire école il faut d’abord s’emparer de l’École. Si cette éventualité nous était offerte, je proposerais d’endiguer la prolifération sémantique du vocable pour faire du « baroque » un concept heuristique et indéniablement historique. Consubstantiel à l’épistémè marquée par un nouvel ordre des choses soumis à la discursivité de la science et de l’État dits « modernes », le « baroque » accompagne l’émergence d’un point de vue d’un sujet qui vient concurrencer un jugement universaliste de compréhension du monde. De l’assujettissement dans lequel il se trouvait pris par tout ce qui le dépassait, l’individu baroque accède à la subjectivation en rendant irrémédiablement inacceptable toute forme de souveraineté qui lui serait hétérogène. Ce gain de responsabilité se paiera néanmoins d’un profond malaise existentiel. Devant ce qu’Alexandre Koyré a appréhendé comme le passage du « monde clos » à l’univers infini, l’individu prend conscience, pour la première fois de son histoire, de sa propre finitude dans une immensité où la raison se perd et l’imagination s’exténue. Sa place dans le monde ne va plus de soi. Même s’il ne touche que différemment et parcimonieusement, l’événement n’en est pas moins un avènement. Si le Chrétien peut surmonter cet effroi initial, c’est au prix d’une foi radicalement différente parce que coupée de toute évidence cosmologique. Une foi en un Dieu absent, « absconditus » selon la formule augustinienne de Pascal, que ni le Cosmos ni la Nature ne manifestent. Si, en ce début de XXI e siècle, funeste à toute certitude, en proie à une crise de conscience identitaire et philosophiquement réfractaire à tout esprit de système, il peut être tentant de parler de « baroque contemporain » ou de « néo-baroque », il faut cependant dénoncer cette illusoire symétrie avec un baroque épistémologiquement défini. Ce Baroque : le mot et la chose 19 n’est que par réflexe métaphorique et vaguement analogique que l’on peut établir un quelconque rapprochement. Entre baroquisme et postmodernisme, si à la rigueur il y a analogie il ne saurait y avoir homologie. Par ailleurs, je considère comme axiomatique que l’œuvre d’art, appartenant à la fois à l’histoire et à l’art, à la fois donc « document » et « monument », est inéluctablement solidaire du milieu dans lequel elle prend naissance, mais qu’elle échappe non moins inéluctablement à l’ordre prévisible ou imposé de ses déterminations les plus immédiates. L’esthétique a partie liée avec la manière dont la pensée non seulement assigne un sens formel au réel mais, également, se formalise elle-même. Lorsqu’un paradigme est remplacé par un autre, un langage nouveau se met en place qui donne à voir un monde nouveau. Ce qui explique qu’entre paradigmes successifs il n’y ait pas continuité mais, comme le postule Foucault à propos des épistémès, il y ait rupture. Dans cette perspective, l’épistémè baroque pourrait s’inscrire entre la publication du De revolutionibus de Copernic en 1543 et, sinon celle de l’Opticks de Newton en 1704, du moins celle de son grand ouvrage de 1687-1688 sur le système du monde, les Philosophiae naturalis principia mathematica. D’autre part, plutôt que circonscrire le « baroque » à un répertoire de traits formels spécifiques, à une liste de critères stylistiques et thématiques, je propose de le concevoir comme l’expression d’une certaine manière de (se) représenter le monde. Je prétends en effet que le « baroque » trahit moins une certaine manière (formelle) qu’une manière certaine (philosophique) de penser non seulement le monde mais aussi ses rapports avec l’individu qui l’habite. Désormais seul et dépourvu de repères assurés, celui-ci devra réinventer le monde et en assumer l’entière responsabilité. Le premier comme le second est inconstant et inconsistant. Tout se meut, tout se meurt, l’homme et le monde ; les mots et les choses. Le « baroque » est la forme visible des interrogations de cette époque en proie à une extraordinaire mutation du savoir, prise entre des certitudes passées qui se délitent et un avenir imprévisible ouvert sur tous les possibles. Marqueur épistémologique, le « baroque » - mon baroque - relève de la sorte beaucoup moins de l’esthétique que de la philosophie. Ainsi, si l’on est en droit d’affirmer le baroquisme du théâtre de Rotrou et de l’ensemble de l’époque Louis XIII, c’est beaucoup moins du fait de sa stylistique, de sa thématique, ou encore de son ambiguïté, qu’à cause des profondes affinités que cette dramaturgie entretient avec l’une des prémisses essentielles de la science moderne pour laquelle voir ne rime plus avec savoir. De même, les subtilités de l’antithèse et de l’oxymore, la frivolité apparente d’un style « outrageusement » fleuri, la fréquente gratuité des jeux de masque du théâtre, l’indiscipline narrative du roman, la fantaisie des pièces à machine et le délire de l’opéra, tous ces traits formels régulièrement qualifiés de « baroques » dévoilent des préoccupations plus essentielles qu’on 20 Jean-Claude Vuillemin ne le dit. Dans la multiplicité de ses manifestations esthétiques, le « baroque » trahit une mentalité, dessine l’image anamorphique d’une sensibilité. Ou, pour le dire en des termes qui rappelleront l’analyse sartrienne des images, si le « baroque » ne reflète pas directement son époque, il en projette en tout cas l’imaginaire. Au cours de l’« âge » ou, pour mieux dire, de l’épistémè baroque, le passé et la tradition sont toujours sensibles, mais ils ont subi tellement de dommages qu’ils ne parviennent plus à rassurer. C’est désormais de l’avenir et de l’individu, mais d’un avenir et d’un individu aléatoires parce que pleins de mystères et de questions, que l’on doit attendre les promesses d’un problématique renouveau salvateur. La présence du déterminant « novus » dans le titre de nombreux ouvrages scientifiques relève peut-être de l’obsession, comme le suggère l’historien des sciences Paolo Rossi, mais il témoigne surtout d’un renouveau épistémologique en mesure de susciter dans les esprits stupeur et désarroi, mais aussi exaltation et enthousiasme. En effet, du moins en ce qui concerne l’individu baroque, la nouvelle donne de la physique céleste, qui décentre l’homme en le spoliant de sa place mythique au centre d’un univers désormais soupçonné d’infinitude, n’est pas source de nostalgie, mais au contraire prétexte à de nouvelles aventures. De l’appréhension d’un monde désenchanté, all in pieces, dira John Donne, naîtra une illusion enchantée. L’homo barrochus, refusant le nihilisme qui aurait pu naître du constat de ce nouvel univers désespéré et désespérant, va se nourrir de ce qu’il n’a plus : non en suppléant à ce manque par un rêve d’idéal - ce qui sera pour une bonne part la stratégie romantique de ré-enchantement du monde avec laquelle on a parfois tort de confondre le baroque - mais en puisant au cœur même de cette absence l’énergie capable d’en pallier le manque. En ce sens, l’épistémè baroque correspond très précisément à la première étape de la modernité, si l’on conçoit celle-ci comme une prise de conscience du problème de la maîtrise. Au lieu de le paralyser, la perplexité existentielle à laquelle se trouve confronté l’individu baroque sera un formidable vecteur d’action ; le point de départ d’une stratégie de mise en ordre des choses. Sans jamais renoncer à dépasser ce qui à première vue le dépasse, l’individu baroque, à l’instar de la fière et belle Alphrède de Rotrou déclarant à trois reprises la guerre aux aléas de la Fortune : « Je forcerai mon sort, et vaincrai tes rigueurs » (La Belle Alphrède, II, 6 ; III, 8 ; IV, 6), n’a de cesse que d’organiser à son avantage la grande scène du théâtre du monde. Parmi de nombreuses autres illustrations du phénomène, pensons à Versailles, ce prétendu modèle de « classicisme ». Faute de pouvoir dominer entièrement la France, ou même sa capitale, Louis le Grand, à partir du pavillon de chasse de Louis le Juste, s’assure la maîtrise de la Nature dans un théâtre aux dimensions majestueuses. Avec toute la force de l’évidence, Versailles manifeste la maîtrise et la puissance de l’ordre baroque qu’un royal metteur-en-scène - metteur Baroque : le mot et la chose 21 en signes - prescrit non seulement à ses sujets mais impose également aux pierres, aux plantes et aux eaux. Dans cette perspective, la notion de « classicisme » n’est peut-être pas à jeter aux orties, elle traduit simplement l’effort baroque pour imposer un schéma fixe et sécurisant au dynamisme irrépressible de cette « branloire pérenne » constatée par Montaigne (Essais, III, 2). Louis Marin a suffisamment souligné la congruence entre l’édification de Versailles et celle d’un Monarque « archi-architecte » pour que nous n’insistions pas sur ce point. Mais Versailles est aussi emblématique de ce moment où l’individu s’arrache aux forces d’une Nature hiérarchisée et considérée jusqu’alors comme un organisme vivant et enchanté - pouvant être éventuellement manipulé par la magie ou l’alchimie - et s’intéresse désormais à un monde de matière homogène, fait d’objets observables et obéissant à des lois universelles. De Galilée à Descartes en passant par Mersenne, Gassendi, Boulliau, Hobbes, Roberval, tous ces « mécanistes » n’ont qu’un but : sortir de la confusion animiste et en finir avec l’esprit magique. Faisant retour sur soi de façon spéculaire et spéculative, l’individu se posera d’autre part en tant que créateur des structures dans lesquelles il s’insère et se proclamera instigateur d’analyse et de ‹vérité›. Davantage que simple « habitant du monde », comme l’entendaient les Anciens, l’homme baroque, individu prométhéen s’il en fut, se targuera d’en devenir avec Descartes « maître et possesseur ». Et cela, pour le meilleur comme pour le pire. Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe Volker Kapp La fortune du concept de baroque affecte le terrain de l’art oratoire puisqu’on parle aussi bien de la rhétorique que de la musique, de la littérature, de la peinture ou de l’architecture baroques. Tout se passe comme si la catégorie de baroque se rangeait à un niveau supérieur par rapport aux autres catégories. L’historien de la rhétorique se rend facilement compte que ceux qui utilisent la notion de « rhétorique baroque » tendent à la mettre globalement au même niveau que l’asianisme ou qu’une des variantes de la sophistique sans s’efforcer de prendre en considération les différenciations que les rhétoriciens de l’époque dite baroque retiennent et discutent avec insistance. L’essor des études rhétoriques au cours des dernières décennies nécessite donc un examen attentif des rapports entre le concept de baroque et les doctrines oratoires de la fin du XVI e et surtout du XVII e siècle. Une chose semble certaine dès qu’on aborde cette problématique, c’est qu’il faudra préciser ce concept à moins de le remplacer complètement par la terminologie rhétorique. Les arguments les plus forts contre la pertinence du concept de baroque viennent d’un des maîtres à penser du renouveau des études oratoires en France. Invité en 2002 à inaugurer le colloque sur l’esthétique baroque organisé par deux institutions prestigieuses italienne et allemande à Rome, la Bibliotheca Hertziana et l’Accademia Nazionale dei Lincei, dont il est un membre, Marc Fumaroli commença son discours inaugural en évoquant ses doutes sur la pertinence du concept dont s’inspiraient les organisateurs du congrès pour rassembler des spécialistes du monde entier. Il rappelle l’origine du terme : Le concept de « baroque » est de ceux qui ont été conçus après coup pour caractériser les arts et même les lettres du XVII e siècle. Il est frappé de la même maladie infantile que les étiquettes de « classicisme », ou de « néoclassicisme ». C’est une construction abstraite et rétrospective qui n’a aucun répondant dans le langage des artistes, des écrivains et des critiques de l’époque. 1 1 Retorica sacra, retorica divina : les souches-mères de l’art dit Baroque, dans Sebastian Schütze (éd.), Estetica barocca, Rome, Campisano, 2004, p. 15. 24 Volker Kapp Le spécialiste français de l’art oratoire explique alors des tableaux dits baroques en recourant à ce qu’il qualifie de « retorica divina » tout en avançant la thèse que l’essor des études baroques profite du déclin de la rhétorique à la fin du XIX e siècle. Son avertissement contre le concept de baroque se base sur deux facteurs que les partisans du baroque littéraire n’avaient pas forcément pris en considération : les doctrines oratoires et la spiritualité religieuse. Le rang des travaux de ce critique invite à réfléchir sur l’impact de ces deux domaines. La mise en garde contre la séduction du « Barockbegriff » marquait déjà la préface à la réédition (1980) du livre Baroque et classicisme de Victor L. Tapié, où Fumaroli souligne l’importance de l’éloquence sacrée, sous-estimée ou même méprisée par la critique littéraire aussi bien que par les historiens de l’art. Jugeant nécessaire de protéger sa patrie de l’« offensive baroque », le préfacier de 1980 évoque même le passé douloureux des relations francoallemandes en fustigeant « l’allure impérieuse et tranchante que l’Allemagne wilhelminienne et hitlérienne […] avait conférée » 2 au concept de baroque. Le terme, qui doit sa fortune à un Suisse, l’historien de l’art Heinrich Wölfflin, est utilisé largement par la critique littéraire allemande. Il semble incontournable en Italie, mais, à en croire Fumaroli, il n’est accepté en France que grâce à Eugenio d’Ors. La campagne de Jean Rousset en faveur du baroque littéraire et artistique en France vient d’être contrebalancée par le spécialiste de la rhétorique du XVI e et XVII e siècle dont il évoque les doctrines pour expliquer un grand nombre des phénomènes réclamés pour le domaine du baroque. Aussi le recours au concept de baroque lui semble-t-il superflu. Ce concept se maintient pourtant toujours, même chez ceux dont les recherches s’inscrivent dans l’essor des études de la rhétorique. Aussi n’est-il peut-être pas tout à fait superflu d’évaluer la pertinence du concept de baroque. Les théories du professeur de rhétorique au Collège de France ne sont pas restées sans écho dans la critique littéraire puisqu’elles ont fait redécouvrir tout un ensemble de la production littéraire française du XVII e siècle qui était exclu du domaine du « classicisme à la française » 3 . Le jésuite Pierre Le Moyne, vivement pris à partie dans les Lettres provinciales de Pascal, se situe évidemment aux antipodes de Port-Royal 4 , et cet antagonisme entre aisément dans l’opposition entre baroque et classicisme. Mais ses Peintures morales et toute sa poésie dévote tiennent compte « du goût de Cour, et ses 2 Victor L. Tapié, Baroque et classicisme, Paris, Librairie Générale Française, 1980, p. 26. 3 Alain Génetiot, Le classicisme, Paris, PUF, 2005, p. 3. 4 Cf. Tony Gheeraert, Le chant de la grâce. Port-Royal et la poésie d’Arnauld d’Andilly à Racine, Paris, Champion, 2003. Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe 25 recherches de musicalité s’adressent autant à l’oreille que celles de Balzac dont il s’inspire » 5 . Or, Guez de Balzac « est la cible privilégiée » du jésuite Dominique Bouhours 6 , un des grands théoriciens du « classicisme à la française ». Le goût littéraire se modifie dans la France du XVII e siècle, mais des solutions de continuité existent même de Balzac à Boileau qui « ne semble pas reconnaître tout ce qu’il doit à Balzac » 7 . Dans ce contexte, « les intuitions fertiles qui ont pu surgir sur les chemins de la quête savante du Baroque » 8 s’avèrent pertinentes, mais Fumaroli insiste sur le fait que « les arts et les lettres de cette époque demandent pour être lues à leur propre lumière un peu de théologie, et beaucoup de rhétorique » 9 . Il laisse de côté « le concept de ‹classicisme› qui a donné lieu à une immense bibliographie quelque peu tombée en désuétude aujourd’hui » 10 et avoue ainsi que l’essor des études de rhétorique a modifié sensiblement les deux volets de l’antagonisme maintenant dépassé entre baroque et classicisme. Les temps sont passés où les Français opposaient globalement le classicisme du « Grand Siècle » au baroque européen. Il est vrai qu’un certain nombre des communications au colloque de Rome sur l’esthétique baroque subsument toujours l’art et la littérature du XVII e siècle en France au baroque européen sans nier toutefois les divergences entre le classicisme français et le baroque européen. Ceux qui récusent ces divergences (surtout hors de la France) ne cessent de soupçonner le concept français de classicisme d’un certain chauvinisme. Une analyse impartiale évite toutefois ce piège (s’il existe véritablement de nos jours). C’est ainsi qu’une synthèse récente admet que la définition du « classicisme à la française » peut être piégée « entre évaluation d’un canon et description d’un moment d’histoire littéraire » 11 . Selon Alain Génetiot, la présentation d’un classicisme homogène, incarnation d’une essence à un moment de grâce de la civilisation française, est une invention de l’histoire littéraire des Modernes et du XVIII e siècle relayée par l’enseignement scolaire au XIX e siècle dans un projet de définition culturelle de l’identité nationale, là où la réalité historique, faite de querelles, de 5 Marc Fumaroli, L’Age de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 1980, p. 384. 6 Gilles Declercq, « Bouhours lecteur de Balzac ou du naturel », dans Fortunes de Guez de Balzac. Littératures classiques 33 (1998), p. 98. 7 Emmanuel Bury, Balzac et Boileau, dans Fortunes de Guez de Balzac, p. 89. 8 Fumaroli dans Estetica Barocca, p. 18. 9 Ibid., p. 19. 10 Ibid., p. 15. 11 Alain Génetiot, Le classicisme, p. 3. 26 Volker Kapp tensions esthétiques et de virtualités inabouties, est infiniment plus complexe. 12 Cette complexité provoque les querelles rhétoriques et théologiques de cette époque. Elle se manifeste, entre autres, dans la permanence du « goût italianisant des opéras à machines […] et des grands spectacles de cour avec leurs décors en trompe-l’œil », que Génetiot n’hésite pas à rattacher au « goût baroque » 13 . Le terme de baroque est révélateur dans ce contexte. Le grand monde ne partage ni la réticence de Boileau vis-à-vis de la tragédie lyrique ni son mépris du « clinquant du Tasse » 14 . Dominique Bouhours enchâsse ses réflexions sur l’art oratoire et la poétique dans des allégations tirées d’auteurs italiens taxés de nos jours de baroques. Il atteste ainsi leur présence parmi les références intertextuelles du monde littéraire en France. C’est justement pour cette raison que ce jésuite doit les récuser résolument. Sa polémique serait sans importance si les poètes censurés n’avaient pas d’impact sur la civilisation littéraire et le goût des lecteurs en France. Il est souvent difficile de délimiter le classicisme français du baroque européen. August Buck érige le merveilleux en ligne de démarcation 15 et s’autorise de la censure que le père Bouhours fait de la poésie italienne pour le qualifier « d’un des derniers théoriciens du baroque littéraire » 16 . Alain Génetiot interprète en revanche le merveilleux en tant que « renversement de l’esthétique de la grâce » et établit une relation entre le concept du sublime propagé par Boileau et « une nouvelle esthétique de l’enthousiasme et du ravissement par le charme » 17 . À l’opposé de la poésie mélancolique dite baroque, ce sublime accuse une dimension oratoire « qui est l’effet de l’atticisme et de l’art caché » s’il ne provient d’« un effet moral sur l’auditeur en tant qu’il élève son âme conformément à sa vocation à la perfection de la hauteur et de la quintessence » 18 . Le merveilleux joue un rôle à préciser dans 12 Ibid., p. 4. 13 Ibid., p. 436. 14 Boileau, Œuvres, Paris, Garnier, 1952, p. 63. 15 Forschungen zur romanischen Barockliteratur, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1980, p. 53. Selon Buck, la théorie baroque de la littérature identifie largement le merveilleux avec la rhétorique (ibid.). Klaus Herding se distancie de Fumaroli en utilisant la catégorie de « rhétorique baroque » pour établir un parallèle entre les fables de La Fontaine et l’œuvre du sculpteur Pierre Puget (« Pugets ‹Milon von Kroton› als Fallstudie einer Krise des Heroismus im absolutistischen Zeitalter (mit Überlegungen zu Thesen von Marc Fumaroli »), dans Estetica barocca, pp. 379-414, surtout pp. 380-383). 16 « […] einen der letzten Theoretiker des Literaturbarocks » (Forschungen zur romanischen Barockliteratur, p. 60). 17 Le classicisme, p. 425. 18 Ibid., p. 425. Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe 27 beaucoup de domaines : celui de l’héroïsme, du vraisemblable, de l’imaginaire chrétien ou païen, du conte de fée s’il ne s’oppose pas simplement à la raison, et les doctrines oratoires amènent une vision plus nuancée de sa signification qui ne s’explique pourtant pas uniquement par les catégories rhétoriques. Le concept du merveilleux s’enracine également dans le domaine de la théologie. La querelle du merveilleux chrétien est terminée par l’Art poétique de Boileau, publiée en 1674 « dans le même volume d’Œuvres diverses » que le Traité du sublime que l’auteur avait traduit 19 . Desmarets de Saint-Sorlin a beau répliquer cinq semaines plus tard par une Défense du poème épique, son Discours pour prouver que les sujets chrétiens sont seuls propres à la poésie héroïque qui précède en 1673 la réédition de son épopée Clovis ou la France chrétienne ne pourra plus s’imposer et le débat des années cinquante est tranché par le troisième chant de l’Art poétique 20 . D’après Anne Mantero, « les éditions posthumes des Décades et des Poésies sacrées de l’Amour divin de Labadie [signalent] le tarissement effectif de l’inspiration religieuse » 21 dans la poésie française du XVII e siècle. Leibniz dénonce dans le chapitre « De l’enthousiasme » des Nouveaux Essais sur l’entendement humain cette « mélancolie mêlée à la dévotion » d’illusion et de fanatisme 22 . La condamnation des Maximes des saints de Fénelon par le pape Innocent XII en 1699 fait tarir en France la production littéraire basée sur la « science des saints » 23 . Ces données historiques n’entrent pas uniquement dans le domaine, de nos jours jugé souvent restreint ou même marginal, du religieux, elles font partie intégrante de toute la civilisation du XVII e siècle. La rhétorique fournit un cadre global pour évaluer et analyser leur importance. Elle permet donc de mieux discerner certains éléments subsumés indistinctement sous la catégorie de baroque. Bien des chercheurs se réfèrent ces derniers temps à une publication où Fumaroli discute la problématique du « Barockbegriff » au sein des débats entre atticistes et asianistes au XVII e siècle. Dans son article, repris dans L’école du silence, sur l’Imago primi saeculi Societatis Jesu, œuvre collective in-folio publiée en 1640 à Anvers pour célébrer le centenaire de la fondation 19 Roger Zuber, Les émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du XVII e siècle français, Paris, Klincksieck, 1997, p. 232. Zuber insiste à juste titre sur ce fait négligé par la plupart des interprètes de Boileau. 20 Cf. III, vv. 193-204. 21 La Muse théologienne. Poésie et théologie en France de 1629 à 1680, Berlin, Duncker & Humblot, 1995, p. 21. 22 Cf. Jacques Le Brun, La jouissance et le trouble. Recherches sur la littérature chrétienne de l’âge classique, Genève, Droz, 2004, p. 441. 23 Cf. Robert Spaemann, Fénelon. Reflexion und Spontaneität. Studien über Fénelon, Stuttgart, Klett-Cotta, 2 1990, p. 17. 28 Volker Kapp de la Compagnie de Jésus, Fumaroli privilégie les anciennes catégories rhétoriques d’atticisme et d’asianisme pour caractériser les phénomènes désignés par le « Barockbegriff » parce que « leur ancrage dans la conscience littéraire de l’époque » révèle les « partis pris, moraux, voire théologiques » et permet « de comprendre les textes littéraires dans leur rapport intime avec l’histoire des idées et avec l’histoire de la société » 24 . Il s’autorise de cette démarche en rappelant que la polémique en France contre les Lettres de Guez de Balzac se sert d’arguments déjà avancés pendant l’Antiquité par les atticistes contre les asianistes. À l’inverse, la préface écrite par Chapelain à l’Adone de Marino accuse des similitudes avec l’asianisme ovidien. Prenons un exemple pour illustrer les conséquences que les critiques tirent de ce constat. Christophe Bourgeois reconnaît le même antagonisme entre asianisme et atticisme dans les divergences qui opposent les définitions de la poésie chrétienne de Pierre Le Moyne et d’Antoine Godeau 25 . Il situe leurs « théologies poétiques […] au cœur d’une tension entre langage sacré et langage profane » et souligne que « le geste de rupture par rapport à la littérature profane ‹implique› une réflexion sur l’identité et le statut de la parole poétique, investie de valeurs contradictoires ». La conclusion qu’il en tire est que « l’âge baroque » constitue « un moment privilégié dans l’histoire des conceptions de la littérature » 26 . L’asianisme est en effet vilipendé dans le dernier quart du XVII e siècle qui marque l’apogée de l’atticisme français 27 . À cette époque le jésuite Marc-Antoine Foix s’indigne contre les prédicateurs « qui ne laissent pas de prêcher des extravagances, que l’on appelle concetti » 28 . Selon Foix, les hyperboles « avancées avec du sang froid, donnent toûjours de la défiance de la vérité ; dans le feu de l’action, les hyperboles paroissent plus naturelles, & sont mieux receues » 29 . Ce jésuite bannit les métaphores, même celles tirées de l’Ecriture sainte, du sermon parce que « le bon sens ne peut souffrir que l’on entreprenne de prouver dans tout un sermon ce qui ne peut être vray que dans un sens métaphorique » 30 . La catégorie du bon sens jouit d’un 24 Marc Fumaroli, L’école du silence. Le sentiment des images au XVII e siècle, Paris, Flammarion, 1994, p. 345. 25 Théologies poétiques de l’âge baroque. La Muse chrétienne (1570-1639), Paris, Champion, 2006, pp. 748-761. 26 Ibid., p. 32. 27 Cf. Volker Kapp, L’apogée de l’atticisme français ou l’éloquence qui ses moque de la rhétorique (1675-1700), dans Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne 1450-1950 publiée sous la direction de Marc Fumaroli, Paris, PUF, 1999, pp. 707-786. 28 L’Art de prêcher la parole de Dieu contenant les règles de l’éloquence chrétienne, Paris, Pralard, 1687, pp. 160. 29 Ibid., p. 161-162. 30 Ibid., p. 288. Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe 29 grand prestige à cette époque. Les passions et le pathétique provenant des artifices de la grande éloquence lui semblent en revanche artificiels et froids, à moins que les affections soient exprimées d’une manière « naturelle ». Voici une autre catégorie rhétorique prestigieuse dans la seconde moitié du XVII e siècle 31 . Le père jésuite ne se rend évidemment pas coupable de sympathies mondaines quand il renvoie à un idéal de société, à savoir la conversation qui fournit le cadre dans lequel les expressions restent « naturelles » parce qu’elles « se présentent sans préméditation ». Dans le feu d’une conversation animée, on ne les cherche pas soigneusement ; aussi faut-il « se demander en composant, quel tour [on] donneroit à la pensée, & à l’affection qu’il veut exprimer, dans une conversation, où [on] tâcheroit avec ardeur, de porter un autre à prendre quelque importante résolution » 32 . L’art de la conversation qui n’est qu’un « cas particulier de ce naturel de la parole auquel prépare l’entraînement oratoire » 33 s’impose même au prédicateur qui se propose de toucher la bonne société 34 . Foix propage le style moyen et le modèle de la conversation qui sont bien en vogue dans l’atticisme français sans que ces principes oratoires soient une invention de la seconde moitié du XVII e siècle puisqu’on les trouve déjà dans la « petite méthode » de saint Vincent de Paul qui les invoque pour exiger « un style accomodant à la portée et au plus grand profit » 35 des auditeurs. Le recours à l’artifice oratoire s’explique d’après ce saint par « la grande perversité du monde » qui « a contraint les prédicateurs, pour leur débiter l’utile avec l’agréable, de se servir de belles paroles et de 31 Cf. Bernard Tocanne, L’idée de nature en France dans la seconde moitié du XVII e siècle. Contribution à l’histoire de la pensée classique, Paris, Klincksieck, 1978. 32 L’Art de prêcher, p. 463-464. 33 Marc Fumaroli, La diplomatie de l’esprit. De Montaigne à La Fontaine, Paris, Hermann, 1994, p. 298. 34 Il me semble pourtant erroné de reprocher aux prédicateurs d’exalter le style de vie du beau monde au lieu de fortifier la foi (Albert Biesinger - Heinz-Günther Schöttler, art. Predigt, dans Gert Ueding (éd.), Historisches Wörterbuch der Rhetorik, vol. VII, Tübingen, Niemeyer, 2005, col. 87). Les deux auteurs citent l’article Katholische Predigt der Neuzeit de la Theologische Realenzyklopädie (Berlin-New York, De Gruyter, vol. XXVII), 1997 où R. Bitter soutient que les auditeurs ressentent dans la France du XVII e siècle la prédication « comme un événement culturel plutôt que comme une action liturgique » (« eher als ein Kulturereignis denn als ein gottesdienstlicher Vollzug » (col. 87)). 35 Entretiens spirituels aux missionnaires. Textes réunis et présentés par André Dodin, Paris, Seuil, 1960, p. 230. Cf. Volker Kapp, « Prêcher selon la ‹petite méthode›. Vincent de Paul et l’éloquence de la chaire au XVII e siècle », dans Vincent de Paul. Actes du Colloque International d’Études Vincentiennes Paris 25-26 septembre 1981, Rome, Edizioni Vincenziane, 1983, pp. 206-216. 30 Volker Kapp conceptions subtiles » 36 . Il faut pourtant « prêcher tout simplement » 37 , règle que le saint n’envisage pas seulement pour le sermon destiné aux simples fidèles, puisque, selon son expérience, « dans Paris et à la cour […] il n’y a point de meilleure méthode » 38 . Vincent de Paul admet que Nicolas Pavillon, évêque d’Alet, dut affronter « beaucoup de contradictions » et « de grandes oppositions » 39 quand il pratiqua pour la première fois la « petite méthode » à la cour, ce qui prouve que les auditeurs étaient habitués aux prêches inspirés d’une rhétorique asianiste. La méthode de saint Vincent s’inscrit dans un mouvement plus vaste qui relève « d’une redécouverte de la Parole de Dieu, si caractéristique du renouveau catholique au XVII e siècle » 40 . S’autoriser de la Parole de Dieu, c’est récuser l’artifice oratoire et adhérer à un programme qui propage le style moyen, la clarté et la simplicité, règles qui se justifient tant dans le cadre d’une rhétorique atticiste marquée par le sublime selon Longin, interprété par Boileau, que dans le cadre d’un calvinisme ou du retour catholique à la simplicité du monde biblique. Le concept de simplicité, qui implique pour le saint l’humilité évangélique, est pourtant un terme technique complexe, ressortant aussi bien d’une théorie implicite ou explicite, que celui de naturel dont se sert le jésuite Foix. Ce sont des catégories qu’il faut par conséquent expliquer dans le cadre plus général de la rhétorique et de la théologie de l’époque. Le discours critique du XIX e siècle est hanté par la représentation de la simplicité, rattachée au XVII e siècle 41 , mais il associe la prédication devant la cour avec le triomphe du grand style dont Bossuet est censé être le virtuose 42 . N’est-ce pas un argument qui donne raison à ceux qui voudraient ranger Bossuet parmi les prédicateurs baroques ? L’article de Fumaroli sur l’Imago primi saeculi Societatis Jesu propose une vision plus nuancée. Au niveau des généralités, Fumaroli range l’ensemble de la catholicité post-tridentine entre 1600 et 1640 du côté de l’asianisme parce que ce type de rhétorique se propose de bouleverser et d’émerveiller les foules. Christian Mouchel justifie dans cette perspective le programme rhétorique 36 Entretiens spirituels aux missionnaires, p. 215. 37 Ibid., p. 436. 38 Ibid., p. 238sq. 39 Ibid., p. 238. 40 Emmanuel Bury, « Situation de l’éloquence sacrée durant les années de formation de Bossuet », dans Lectures de Bossuet. Le Carême du Louvre. Textes réunis par Guillaume Peureux, Rennes, PUR, 2001, p. 34. 41 Cf. Mariane Bury, La nostalgie du simple. Essai sur les représentations de la simplicité au XIX e siècle, Paris, Champion, 2004. 42 Cf. Anne Régent, « Le ‹grand style› dans le Carême du Louvre », dans Lectures de Bossuet, pp. 43-60. Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe 31 et catéchétique de Francesco Panigarola, prédicateur italien asianiste célèbre à son époque, par son inimitié contre « l’affectation rugueuse, parce qu’elle retrouve secrètement l’anti-romanisme de Luther et de Calvin » 43 . Fumaroli oppose de même « l’asianisme catholique » à l’atticisme protestant. Cette dimension confessionnelle saute aux yeux dès qu’on visite de nos jours les pays dominés autrefois par le catholicisme puisque la civilisation dite baroque est beaucoup plus visible dans les premiers que dans les régions dominées autrefois par le protestantisme. La France fournit également un terrain fertile à l’asianisme, terrain que Peter Bayley a exploré dans une anthologie de prédicateurs catholiques dits baroques (Jean Bertaut, Gaspar de Seguiran, Jean-Pierre Camus, Etienne Molinier) auxquels il associe toutefois les réformés Moïse Amyraut, Pierre du Moulin et Jean Daillé 44 . Les frontières entre les ouvrages littéraires des deux camps sont également assez floues. Les travaux récents invitent à distinguer entre l’attitude des controversistes confessionnels et celle des orateurs ou des poètes. Christophe Bourgeois distingue dans le domaine de la poésie religieuse des années 1570-1630, qu’il qualifie d’« âge baroque », les poètes catholiques et les poètes calvinistes, mais il aboutit à la conclusion « qu’une théologie ne saurait commander une stylistique » 45 . Quoiqu’il existe dans la poésie religieuse de cette époque « une convergence fondamentale entre poétique et théologie » 46 , La Ceppède se propose moins de faire « le récit d’une expérience intérieure individuelle » que d’élaborer dans Les Théorèmes « un poème méditant » 47 que certains spécialistes qualifient de baroque. Ce baroque catholique possède toutefois une affinité avec une certaine poésie religieuse des réformés. En bon calviniste, Du Plessis-Mornay recommande un style simple et négligeant 48 , tandis que le style de Du Bartas, qui partage ses convictions religieuses, s’en distingue étant donné qu’il « ne se dépouille jamais d’ornements » 49 . Les doctrines dans le domaine de la rhétorique traversent donc les frontières nettes 43 Rome franciscaine. Essai sur l’histoire de l’éloquence dans l’Ordre des Frères Mineurs au XVI e siècle, Paris, Champion, 2001, p. 423. 44 Selected Sermons of the French Baroque (1600-1650), ed. by Peter Bayley, New York - London, Garland, 1983. 45 Théologies poétiques de l’âge baroque, p. 638. 46 Ibid., p. 407. 47 Ibid., p. 423. 48 Cf. Michel Jeanneret, Poésie et tradition biblique au XVI e siècle. Recherches stylistiques sur les paraphrases des Psaumes de Marot à Malherbe, Paris, Corti, 1969, p. 168. 49 Yvonne Bellenger, « Les poèmes posthumes de Du Bartas et la Bible », dans Poésie et Bible de la Renaissance à l’âge classique 1550-1680. Actes réunis par Pascale Blum et Anne Mantero, Paris, Champion, 1999, p. 30. 32 Volker Kapp entre les confessions sans que le principe général énoncé par Fumaroli soit annihilé. Une complexité analogue se rencontre au niveau social. L’atticisme français se développe dans un milieu dont une partie du moins a lu les poésies du cavalier Marin 50 et l’a accueilli avec enthousiasme lors de son voyage en France : « le milieu de l’élite de la cour, soucieux de se distinguer de la plèbe par la pureté de la langue et l’économie élégante de l’expression » 51 . L’atticisme est un « choix stylistique ‹élitiste› » dont les foyers sont « les milieux érudits de la République des Lettres » et les « doctes magistrats comme ceux que rassemble le cabinet Dupuy à Paris » 52 . La situation en France est déterminée par le fait que le jansénisme est, selon Fumaroli, « un mouvement de réforme intellectuelle et morale dans la ligne du concile de Trente, mais s’adressant avant tout à une élite érudite et à une élite mondaine » 53 . L’ancienne vision d’un classicisme français tenait compte de cet argument sociologique (tout en en ignorant la dimension rhétorique) en insistant sur le côté janséniste aux dépens des jésuites, réhabilités seulement par Fumaroli dans sa thèse L’Age de l’éloquence, qui surmonte en même temps toute tentative de subsumer simplement le XVII e siècle français sous le baroque européen. Comment pourra-t-on jamais clarifier cette situation inextricable ? La querelle française entre atticisme et asianisme est marquée d’une part par l’hostilité entre les jésuites, qui veulent « toucher le plus grand nombre » et leurs adversaires jansénistes qui bénéficient « de solidarités de goût entre atticisme érudit et scientifique [et] atticisme mondain et augustinien » 54 . D’autre part le père Dominique Bouhours fait d’Eudoxe, dans La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, son porte-parole et, d’après Jean Rousset, « c’est toujours dans le camp des baroques qu’il va chercher ses ennemis pour leur reprocher l’affectation, le faste, l’outrance » 55 . Ce jésuite offre par ses Entretiens d’Ariste et d’Eugène « comme un microcosme du classicisme, de ses évolutions et de ses tensions esthétiques » 56 . Voici de nouveau un exemple qui atténue les antagonismes nets dans le champ religieux. Faut-il en conclure que ce critère est superflu et que la rhétorique même encourage 50 Il n’est traduit en allemand qu’au XVIII e siècle par le poète protestant Brockes d’Hambourg cf. Italo Michele Battafarano, Dell’arte di tradur poesia, Bern, Lang, 2006, pp. 81-85. 51 Fumaroli, L’école du silence, pp. 344-345. 52 Ibid., p. 344. 53 Ibid., p. 345. 54 Ibid., p. 345. 55 La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, Corti 1954, p. 244. 56 Les entretiens d’Ariste et d’Eugène. Édition établie et commentée par Bernard Beugnot et Gilles Declercq, Paris, Champion, 2003, p. 18. Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe 33 à revenir à l’argumentation philosophique et à délaisser toute considération du côté religieux en faveur du cartésianisme, cher aux critiques littéraires du début du XX e siècle ? Cette idée serait séduisante, si les travaux récents n’invalidaient l’image ancienne du cartésianisme. Descartes marque sans aucun doute un tournant dans l’histoire des idées puisque son œuvre contribue à affranchir la France de la prédominance de la rhétorique et de la théologie. L’affinité de sa philosophie avec l’atticisme français est si grande que les critiques ont confondu longtemps la notion de raison dans l’Art poétique de Boileau avec celle de la pensée cartésienne. Son rationalisme devint synonyme de la mentalité du siècle des Lumières en oubliant que sa méditation philosophique « met à profit la culture dévote de son époque » 57 bien qu’elle apparaisse « comme l’expression laïcisée du mouvement méditatif à caractère religieux » 58 . Aux yeux de Descartes cette laïcisation ne signifie pas une hostilité. Aussi trouve-t-on dans ses Méditations des rapports intertextuels à la tradition théologique, oblitérée précisément par la participation tout intérieure au savoir théologien. C’est ainsi que par exemple la Seconde Méditation semble porter un souvenir du De Trinitate de saint Augustin, mais « les contemporains n’y ont pas pensé » 59 . Arnauld le « signale à Descartes » en 1648 et Clerselier le recopie « sans soupçonner que sa lecture pourrait éveiller l’idée d’un emprunt » 60 . La transposition du cartésianisme dans le domaine de la rhétorique par Bernard Lamy porte des traces évidentes de la théologie puisque son traité De l’Art de parler (1675) dans sa troisième version intitulée La Rhétorique ou l’Art de parler (1688) est suivi des Nouvelles Réflexions sur l’art poétique (1678) dont le but est « de situer l’interrogation sur la littérature dans une perspective religieuse » 61 . Ce point de vue amène une dénonciation violente du culte de la littérature grecque et romaine, de la prédominance d’Aristote dans la poétique de l’époque et une accusation de l’impact du paganisme sur l’imaginaire littéraire de la France chrétienne du XVII e siècle. Selon Gheeraert, « Lamy donne ainsi une image inattendue et dionysiaque du classicisme qui devient sous sa plume art de la folie et du déferlement des passions, vertige de l’illusion, chef-d’œuvre 57 Christian Belin, La Conversation intérieure. La Méditation en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 2002, p. 249. 58 Huguette Courtès, « Méditations métaphysiques et méditations chrétiennes », dans La méditation au XVII e siècle. Rhétorique, art, spiritualité, sous la direction de Christian Belin, Paris, Champion, 2006, p. 110. 59 Henri Gouhier, Cartésianisme et Augustinisme au XVII e siècle, Paris, Vrin, 1978, p. 175. 60 Gouhier, Cartésianisme et Augustinisme, p. 175. 61 Tony Gheeraert dans Bernard Lamy, Nouvelles réflexions sur l’art poétique. Édition critique par Tony Gheeraert, Paris, Champion, 1998, p. 49. 34 Volker Kapp du trompe-l’œil et triomphe de l’imagination » 62 . Ce critique n’hésite pas à relever la proximité que la civilisation française du XVII e siècle acquiert sous ce biais avec les signes distinctifs du concept de baroque. Loin de le libérer ainsi du « peu de théologie » dont l’absence caractérise selon Fumaroli le concept de baroque, le retour à la perspective cartésienne confirme la nécessité de prendre en considération la pensée religieuse. Et l’argument du « goût baroque » du beau monde ? L’art oratoire, la codification de la langue française et sa maîtrise technique nécessitent, d’une part, du côté des gens de lettres la vulgarisation en français des modèles antiques, d’autre part l’apprentissage de la rhétorique française par le public mondain. Ces deux volets se conditionnent mutuellement, mais les modèles concrets de la conversation mondaine qu’on élabore dans ce cadre, pourraient être accusés malgré tout de goût baroque aussi bien que la tragédie lyrique. La preuve en est fournie par l’œuvre de René Bary qui se distingue par la haute vulgarisation de l’art oratoire de la République française des Lettres dans le beau monde, plus que par l’originalité de sa doctrine, destinée aux honnêtes gens nourris de la lecture de L’Astrée. Sa Rhétorique française, publiée en 1653 et plusieurs fois rééditée, est suivie en 1673 de Les secrets de notre langue. Seconde partie de la rhétorique française qui est « comme la suite naturelle de la théorie » 63 . La « rhétorique précieuse » 64 se traduit dans ses trois ouvrages sur la pratique de la conversation, publiés entre 1662 et 1675, par un penchant vers l’abondance oratoire qu’on pourrait rapprocher de la rhétorique dite baroque. Rappelons que Mademoiselle de Scudéry réunit dans les années 1680 les conversations de ses romans, qualifiés souvent de baroques, dans des volumes intitulés « conversations » 65 . Faut-il soutenir avec Claude Fleury que « l’humeur impatiente des Français ne s’accommode guère au style du dialogue qui doit imiter parfaitement la conversation » 66 ou reconnaître que la conversation, écrite ou parlée, reflète une civilisation et une manière de s’exprimer complexes ? Les exemples fournis par Bary sont ridiculisés comme exemples de « conversations pour le papier » 67 par Philippe-J. Salazar, qui 62 Lamy, Nouvelles réflexions sur l’art poétique, pp. 122-123. 63 Bernard Beugnot, Les Muses classiques. Essai de bibliographie rhétorique et poétique (1610-1716), Paris, Klincksieck, 1996, p. 64. 64 Emmanuel Bury, Littérature et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, PUF, 1996, p. 191. 65 Cf. Delphine Denis, La Muse galante. Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Champion, 1997. 66 Claude Fleury, Écrits de jeunesse. Tradition humaniste et liberté de l’esprit. Édition critique établie et présentée par Noémi Hepp et Volker Kapp, Paris, Champion, 2003, p. 82. 67 Le culte de la voix au XVII e siècle. Formes esthétiques de la parole à l’âge de l’imprimé, Paris, Champion, 1995, p. 197. Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du XVII e siècle en Europe 35 s’enthousiasme en revanche de sa Méthode pour bien prononcer un discours et le bien animer (1679). Selon ce critique, « Bary reste exemplaire, à mi-chemin entre deux mondes de la parole, celui des avocats-prédicateurs et celui des mondains » 68 . La culture oratoire des deux milieux semble fort différente et leur rencontre ne produit donc que des synthèses partielles. Pour conclure, il faut constater que l’univers de la rhétorique regroupe largement le champ du concept de baroque qu’il permet de préciser. Le terme de rhétorique baroque se révèle peu pertinent pour décrire véritablement les doctrines oratoires. Il devrait donc être expulsé du domaine des études rhétoriques voire même de celui de la critique littéraire. La prise en considération de l’histoire de la rhétorique a toutefois modifié le concept de baroque sans le rendre superflu. 68 L’art de parler. Anthologie de manuels d’éloquence. Choix et présentation par Phlippe- J. Salazar, Paris, Klincksieck, 2003, p. 189. Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Les études sur le baroque dans la revue Studi francesi Cecilia Rizza Le 13 et le 14 novembre 2006 on a fêté à Turin le cinquantième anniversaire de la fondation de Studi Francesi dont le premier numéro portait la date de janvier - avril 1957. Ce qui, dès le début, a caractérisé cette revue, qui dans les intentions de son Fondateur et premier Directeur, Franco Simone, se proposait d’offrir aux spécialistes italiens l’occasion de participer au renouveau des études sur la littérature française, et aux étrangers un contact direct avec les tendances de la critique présentes à ce moment-là en Italie, étaient les pages consacrées à la Rassegna bibliografica, qui publiait des fiches bibliographiques sur les volumes et les articles récemment parus dans les différents pays. Ces brefs comptes-rendus dont la rédaction était confiée souvent à des jeunes, sous la supervision de spécialistes affirmés, étaient ordonnés par siècles, ou, comme pour le XIX e , par demi-siècles. Seule exception le XVII e siècle qui était divisé en deux sections : Baroque et Classicisme. Ce choix soulignait la volonté du Directeur et de toute la Rédaction de prendre nettement position face aux problèmes que les études sur la littérature française du XVII e siècle avaient rendus de grande actualité. On sait bien que c’est dans l’après-guerre, autour des années cinquante du siècle dernier, que le thème du Baroque littéraire en France a été envisagé de façon plus nette ; il suffit de rappeler les articles de la Revue des sciences humaines publiés en 1949, les travaux de Raymond Lebègue sur la poésie et sur la tragédie du début du XVII e siècle, ceux de Alan Boase sur Sponde, de Victor L. Tapié sur le Préclassicisme français et surtout la thèse de Jean Rousset sur La littérature de l’âge baroque en France. Tous ces spécialistes se proposaient dans leurs études non pas d’aller à la recherche d’un certain goût ou d’un style qu’on aurait pu définir comme baroque en opposition à classique selon les principes établis par Wölfflin pour les beaux-arts, mais d’identifier sous le nom de Baroque une époque historiquement précise, où ces caractères auraient trouvé, en France comme dans d’autres pays de l’Europe, leur cohérente manifestation. À la révision de ce schéma historiographique, typiquement et exclusivement français, qui faisait coïncider le XVII e siècle avec le règne de Louis XIV et celui-ci avec le Classicisme, Franco Simone avait contribué avec toute une 38 Cecilia Rizza série d’articles publiés dans les années 1953-54. Il faut citer en particulier La storia letteraria francese : formazione e dissoluzione dello schema storiografico classico, 1 où, après avoir analysé les conditions politiques et culturelles de la naissance du schéma classique, Franco Simone indiquait la nécessité « di scrivere la storia letteraria di un periodo che due luminose grandezze, il Rinascimento e il Classicismo, avevano completamente oscurato ». Il ne se cachait pas toutefois que l’identification d’une époque baroque dans la culture française serait possible « soltanto quando si sarà indicato per quali vie gli studiosi d’oltr’Alpe avranno assimilato alcune moderne tendenze della storiografia europea » 2 . Dans ce cadre renouvelé, il était persuadé en outre qu’un rôle important aurait pourtant pu être joué par les travaux des critiques qui avaient contribué à mieux définir dans sa spécificité le Baroque littéraire en Europe 3 . En même temps il privilégiait les recherches sur la poésie du début du XVII e siècle, notamment celle d’inspiration religieuse, qui à son avis permettaient d’identifier les caractères propres du Baroque français 4 . L’attention de Studi Francesi se concrétisa bientôt dans un certain nombre d’articles concernant la notion même de Baroque au niveau théorique. Dans le numéro d’avril 1961, la revue publiait une étude de Marcel Raymond sur l’état de la question qui se qualifiait par son équilibre et sa justesse 5 . Le critique genevois envisageait avec beaucoup de finesse les différents moments du Baroque littéraire par rapport aussi aux beaux-arts, sans pourtant en sous-estimer les limites, et il concluait : « L’idée de baroque n’est pas un éon, une hypostase, un x transcendant. Inventée à partir de la réalité, c’est à partir de cette réalité qu’elle doit avoir sa justification. Elle perdra sans doute de son utilité, son pouvoir d’explication s’affaiblira à mesure que nous avancerons plus loin dans la connaissance des œuvres singulières. Alors elle aura pleinement accompli son office » 6 . En 1963 la revue publiait un Supplément (n. 21 sett.-dic.) où étaient recueillies trois conférences présentées à l’occasion de la grande exposition 1 Rivista di letterature moderne a. IV, n. 1, (gennaio - marzo) 1953 et n. 3 (luglio - settembre) 1953. 2 Ibid., n. 3, p. 8. 3 « I contributi europei all’identificazione del barocco francese », dans Comparative Literature, n. VI, pp. 1-25. 4 Attualità della disputa sulla poesia francese dell’età barocca, Università di Messina, n. II, 1953, pp. 125-138. Quelques-uns de ces articles ont été ensuite recueillis dans la troisième partie du volume Umanesimo, Rinascimento Barocco (Milano, Mursia, 1968) où l’on peut lire d’autres textes critiques de Franco Simone sur le Baroque (pp. 257-390). 5 M. Raymond, Le Baroque littéraire français, n. 13 (gennaio-aprile) 1961, pp. 23-39. 6 Ibid., p. 39. Les études sur le baroque dans la revue Studi francesi 39 sur le Baroque, organisée par la ville de Turin. Après une Présentation de Franco Simone qui parcourait le chemin suivi par la critique dans l’identification du Baroque littéraire en France, à partir de sa définition par rapport ou en opposition au Classicisme (pp. 1-26), on pouvait lire l’article de V.-L. Tapié qui en fixant son attention sur les beaux-arts, mettait en question « le tenace préjugé d’une antinomie entre les valeurs baroques et le génie français » pour souligner l’influence de l’Italie, de l’Espagne et des Pays Bas encore évidente dans les retables grâce auxquels, dans les églises françaises, « ces tendances que nous appelons baroques » ont été préservées 7 . Le problème du Baroque littéraire et de son état présent et futur attire de nouveau l’attention de Jean Rousset. Il insiste en particulier sur « le rôle utile joué par la notion de Baroque depuis un quart de siècle environ, un peu moins en France, un peu plus à l’étranger ». Non seulement « elle a provoqué ou favorisé la découverte et la réévaluation de toute une littérature du XVII e siècle », mais elle a permis aussi de reconnaître toute sorte d’affinité entre cette époque et le XX e siècle. Au XVII e siècle cependant « l’inconstance et la dispersion sont éprouvées en fonction d’un sentiment de la permanence et de l’unité », tandis que l’art et l’homme du XX e siècle ignorent le plus souvent ce sentiment de l’unité et la référence à un centre 8 . Le rapport entre poésie baroque et poésie classique est encore une fois étudié par Odette de Mourgues : elle se dit persuadée que « même si en France l’époque baroque a provoqué chez les poètes une sensibilité poétique d’une puissance et d’une variété remarquables, elle n’a pas comporté la création d’une esthétique baroque » 9 . Quelques années plus tard, Daniela Dalla Valle essayait de donner au Baroque littéraire français un fondement qui permît d’ancrer cette poétique à des principes culturels précis ; elle établissait un intéressant rapport entre Baroque et Néo-stoïcisme, à travers l’analyse d’un texte d’Urbain Chevreau, dans lequel les thèmes de l’instabilité, de la précarité et la hantise de la mort typiques de la sensibilité baroque, s’inscrivent parfaitement dans l’idéologie neo-stoïcienne 10 . On peut remarquer, dans tous ces articles, l’équilibre et je dirais même la prudence avec laquelle le Baroque était identifié du point de vue historique et idéologique, par rapport surtout à la situation de la France au XVII e siècle. Ce sont plutôt les problèmes que la nouvelle perspective critique avait mis à l’ordre du jour dans l’étude des différents domaines de la production 7 V.-L. Tapié, « Le Baroque français », dans Suppl. cit., pp. 37 et 39. 8 J. Rousset, « Le problème du Baroque littéraire français », dans Suppl. cit., pp. 50 et 58. 9 O. de Mourgues, « Poésie baroque, poésie classique », dans Suppl. cit., p. 74. 10 D. Dalla Valle, « Neo-stoicismo e Barocco. A proposito del Tableau de la fortune d’Urbain Chevreau », n. 28 (gennaio - aprile) 1966, pp. 30-53. 40 Cecilia Rizza littéraire qui intéressent les collaborateurs de la revue, c’est-à-dire la fonction heuristique que la notion du Baroque pouvait exercer. Il s’agit parfois de lire, selon un point de vue nouveau, les romans de la première moitié du siècle, un genre littéraire que l’historiographie traditionnelle avait longtemps négligé. Ainsi Massimo Romano, à travers l’analyse d’environ soixante-dix romans français conservés dans la Biblioteca Nazionale de Turin et arrivés dans la ville piémontaise au XVII e siècle, grâce aux rapports privilégiés entre la Maison de Savoie et la Cour du Roi de France, identifie toute une série de thèmes communs aussi à la peinture baroque, notamment celui de la lumière qui éclaire les ténèbres. Dans son analyse il ne néglige pas, toutefois, de mettre en valeur aussi les liens qui persistent entre ces ouvrages et la tradition des romans courtois dans la mesure où « la favolosa e fiabesca mitologia cortese della letteratura cavalleresca diventa gioco intellettualistico di figure retoriche nella narrativa barocca » 11 . Au Baroque renvoie, déjà par son titre, l’ouvrage de J.P. Camus auquel s’intéresse A. Vaucher Gravili dans un article de 1976 : « Loi et transgression dans Les Spectacles d’horreur de J.P. Camus ». Malgré le cadre didactique de ses histoires et ses intentions moralisantes, l’Evêque de Belley exprimerait, dans une langue riche en métaphores (images de l’eau, de la tempête, du naufrage, du frêle vaisseau, du vent et des nuages) des thèmes typiques de la sensibilité baroque, à savoir « la mortelle faiblesse de l’homme, son angoisse de vivre, son inconstance et la fatalité qui le pousse à l’erreur » 12 . Plusieurs années plus tard, ce sera un thème particulier, celui de Narcisse, dans Le Berger extravagant de Sorel, qui retiendra l’attention de Laura Rescia comme expression symbolique de la dialectique baroque entre réalité et illusion représentée par le miroir. De sorte que « lo specchio assolve alla duplice funzione di assecondare l’illusione e di riportare alla realtà ; l’esperienza visiva, tipicamente barocca, fa convergere due istanze apparentemente antitetiche » 13 . Encore aux romans de la première moitié du siècle, lus d’après une perspective baroque, est consacrée une partie d’un numéro monothématique plus récent de la revue qui traite des Stratégies narratives : XVII e -XIX e siècles. Si Chiara Rolla voit dans Le Tombeau des Romans de Fancan publié en 1626, c’est-à-dire bien avant Huet, outre l’éloge du genre narratif, la discussion du rapport entre vérité et divertissement et l’affirmation des exigences de 11 M. Romano, « Tematica barocca nel romanzo francese del Seicento », n. 37 (gennaio - aprile) 1969, pp. 26-43. 12 A. Vaucher Gravili, « Loi et transgression dans Les Spectacles d’horreur de J.P. Camus », n. 76, pp. 20-31. 13 L. Rescia, « Il mito di Narciso nel Berger extravagant di Charles Sorel », n. 117 (settembre - dicembre) 1995, pp. 457-466. Les études sur le baroque dans la revue Studi francesi 41 l’imagination 14 , Rosa Galli Pellegrini, reconnaît encore dans L’Illustre Bassa de Scudéry, d’une part « toutes les caractéristiques composites du genre baroque », d’autre part, une transformation de ces éléments baroques qui désormais « côtoient la tendance vers l’unité classique qui est en train de se donner des règles » 15 . Quant aux Nouvelles de Mme de La Calprenède qui font l’objet de l’étude de Sergio Poli, elles sont jugées, en opposition à l’œuvre de Segrais, aussi bien du point de vue thématique qu’au niveau de la structure. Chez Segrais « Dans la structure du recueil encadré, tout est ordre annoncé » ; chez Mme de La Calprenède « tout est détour imprévu ; là tout est clair, car on connaît, dès le début, grâce aux commentaires des devisants, aussi bien le sujet que le sens de la nouvelle ; ici tout est surprise, méprise, incertitude » 16 . Mais peut-être au-delà de ses intentions, « en exaltant les artifices baroques Mme de La Calprenède innove, bizarrement à la baroque […] » 17 . De l’analyse comparative des paratextes des Nouvelles de Segrais et des Nouvelles de Mme de La Calprenède ressort donc le caractère dialectique de l’œuvre de celle-ci et c’est de cette dialectique qu’il faut partir pour comprendre toute l’œuvre de Mme de La Calprenède 18 . Le théâtre baroque occupe une place importante dans la revue depuis l’étude de Francesco Orlando sur Rotrou. En analysant le thème de la mort dans les tragi-comédies de cet auteur, à partir d’une comparaison entre Mélite de Corneille et L’Hypocondriaque, le critique y envisage la présence d’un monde irrationnel et pathétique, qu’il qualifie comme baroque et qu’il rapproche de la production dramatique espagnole et anglaise contemporaine 19 . Un autre thème révèlerait la sensibilité et l’idéologie baroques, celui de la folie dont traite un article de F. D’Angelo ; dans son analyse détaillée, outre Rotrou, trouvent place Hardy, Tristan, Schélandre et Regnault. La disparition de ce thème dans les tragédies françaises marquerait le passage du Baroque au Classicisme 20 . 14 Ch. Rolla, « Stratégies narratives selon Fancan », n. 131 (maggio - agosto) 2000, pp. 245-254. 15 R. Galli Pellegrini, « Stratégies du ‹tragique› dans Ibrahim ou l’Illustre Bassa », dans n. cit., pp. 261 et 275. 16 S. Poli, « Stratégies d’écriture et polémique littéraire : les Nouvelles de Mme de La Calprenède », dans n. cit., p. 293. 17 Ibid., p. 296. 18 Ibid. 19 F. Orlando, « La morte falsa e vera nel teatro di Rotrou », n. 16 (gennaio - aprile) 1966, pp. 31-50. 20 F. D’Angelo, « La follia del tiranno nella tragedia francese del Seicento », n. 131 (gennaio - aprile) 2000, pp. 3-24. 42 Cecilia Rizza Mais c’est un autre genre de théâtre qui caractérise à la fois la production littéraire baroque et l’influence que, dans ce domaine, exerce l’Italie en ce début du siècle. Daniela Dalla Valle consacre, à distance de quelques années, deux articles sur la fortune du Pastor fido en France. Le premier établit un rapport direct entre cette pastorale dramatique et un texte peu connu de Tristan dans le cadre d’une sensibilité, d’une thématique et d’un style qui s’inscrivent parfaitement dans le Baroque 21 . Le deuxième, fixant l’attention sur l’œuvre de Boyer, Troterel, Guerin de Bouscal, Urfé, Mairet, N. de Montreux, se propose de vérifier jusqu’à quel point l’influence sur ces auteurs du texte de Guarini qu’on peut considérer comme exemplaire de la civilisation baroque, montre la présence en France de certains aspects typiques de l’esthétique baroque européenne 22 . On a sans doute déjà remarqué que la plupart des articles que l’on vient de citer sont écrits par des Italiens, et que souvent ils concernent directement les rapports entre l’Italie et la France ; l’Italie occupe en effet une place importante, je dirais même fondamentale, car elle est présente dans toutes les études sur le Baroque littéraire, et non seulement par rapport aux beaux-arts selon la leçon de Jean Rousset. L’influence de la littérature italienne sur la littérature française du début du XVII e constitue donc dans la revue un domaine de recherche privilégié, digne d’être approfondi. Plusieurs travaux envisagent le problème d’un point de vue général. C’est dans les tout premiers numéros de la revue qu’on peut lire une note sur l’influence italienne dans la poésie lyrique où la présence et le prestige durables de la poésie italienne sont documentés à travers la lecture des textes de poètes français de la première moitié du siècle et de leurs prises de position théoriques 23 . Deux articles de Marziano Guglielminetti étudient plus en détail la présence de G.B. Marino en France 24 . Il y a, d’une part, les œuvres que le poète italien écrit à la louange de Henri IV et de Marie de Médicis, ses dédicaces à Concino Concini pour les Epitalami et à Louis XIII pour La sferza, le grand poème d’Adone, publié à Paris avec la Préface de Chapelain et La Galeria, dont l’exemple sera suivi par Scudéry qui témoignent de la considération dont le poète italien était entouré et de ses rapports avec la Cour avant et pendant son séjour en France. D’autre part, apparaît en toute 21 D. Dalla Valle, « La fortuna francese del Pastor fido ; un testo ignorato di Tristan l’Hermite », n. 24 (settembre - dicembre) 1964, pp. 459-469. 22 D. Dalla Valle, « L’eroe pastorale barocco », n. 43 (gennaio - aprile) 1971, pp. 36-56. 23 C. Rizza, « L’influenza italiana sulla lirica francese del primo Seicento », n. 2 (maggio - agosto) 1957, pp. 264-270 et n. 3 (settembre - dicembre) 1957, pp. 432-436. 24 M. Guglielminetti, « Ricerche sull’italianismo nella Francia dell’età barocca. Il Marino e la società francese del suo tempo », n. 22 (gennaio - aprile) 1964, pp. 16- 33 et « Il Marino e la società francese del suo tempo », n. 23 (maggio - agosto) 1964, pp. 214-228. Les études sur le baroque dans la revue Studi francesi 43 évidence le rôle joué par Marino dans l’évolution de la poésie française de la Renaissance au Baroque. En 1968 la revue publie un Supplément de son numéro 35 où sont recueillis les Actes d’un Colloque de littérature Comparée sur L’italianisme en France au XVII e siècle. Parmi les nombreux travaux présentés, quelques-uns seulement intéressent de façon directe ou indirecte le Baroque. Le répertoire dressé par Maurice Javion sur les traductions françaises de la Gerusalemme liberata de T. Tasso 25 ne dépasse pas les limites d’un simple inventaire qui complète l’étude bien plus approfondie de Simpson sur le poète italien 26 ; par contre, le commentaire de Joseph Venturini à une lettre de Tommaso Stigliani permet de saisir quelques aspects dans l’œuvre des marinistes italiens qui se rencontrent aussi chez les poètes français de la même époque 27 . Mais c’est surtout l’article de Daniela Dalla Valle sur l’influence exercée par l’Aminta sur les tragi-comédies françaises du début du XVII e siècle qui permet de saisir à la fois la fortune du Tasse en France et son importance pour la définition même du Baroque. D. Dalla Valle est en effet persuadée « que la diffusion et la fortune de la pastorale baroque ont tiré leur origine d’un climat spirituel bien précis, qu’elles ont répondu, au moins à leurs débuts, à des réelles exigences intellectuelles, et qu’elles se sont conformées dans leur développement, aux caractères les plus typiques de la nouvelle civilisation ; et le fait que, pour en arriver là, il a fallu remonter jusqu’à l’Aminta, est une autre preuve de l’importance vitale de l’italianisme dans la France baroque » 28 . Quelques années plus tard C.M. Grisé s’occupera dans une note des sources italiennes de la poésie de Tristan, tandis que, d’une façon plus générale, Ch. Rolfe identifiera, d’un point de vue thématique et stylistique, d’incontestables affinités entre la poésie de Saint-Amant et la peinture baroque et M. Clément analysera les images qui caractérisent la poésie religieuse baroque 29 . 25 M. Javion, « Les traductions françaises de la Gerusalemme liberata au XVII e siècle », dans Suppl. au n. 35 (maggio - agosto) 1968, pp. 79-93. 26 Joyce G. Simpson, Le Tasse et la littérature et l’Art baroques en France, Paris, Nizet, 1962. 27 J. Venturini, « Réflexions sur les poètes marinistes à propos d’une lettre de Tommaso Stigliani », dans Suppl. cit., pp. 136-144. 28 D. Dalla Valle, « La pastorale dramatique baroque et l’influence de l’Aminta », dans Suppl. cit., pp. 95-108. 29 C.M. Grisé, « Italian sources of Tristan l’Hermithe’s Poetry », n. 41 (maggio-agosto), 1970, pp. 285-296 ; Ch.D. Rolfe, « The Flemish Connection : Saint-Amant and the Genre-Painters », n. 51 (settembre - dicembre) 1973, pp. 476-481 ; M. Clément, « L’impossible représentation. L’image chez quelques poètes baroques », n. 107 (maggio - agosto) 1992, pp. 297-300. 44 Cecilia Rizza Marino reviendra encore au centre de l’attention de S.A. Warman qui, dans un article de 1994, traitera des rapports entre le théâtre de Scudéry et certains textes du poète italien, ce qui prouve à son avis « La fidélité de Scudéry à Marino, révélatrice d’une véritable affinité esthétique entre les deux poètes » 30 . Souvent les articles que nous venons de citer ont été ensuite recueillis dans des volumes ; ils ont représenté, en effet, une sorte d’anticipation par rapport à des études in fieri qui trouveront ensuite une forme plus achevée. C’est le cas de l’article de F. Orlando sur Rotrou, de M. Guglielminetti sur Marino, de D. Dalla Valle sur Il Pastor fido et l’Aminta. Cette remarque n’enlève aucun intérêt à la revue ; au contraire, on voit par là quelle fonction Studi francesi a exercée, même à propos du Baroque, mettant au courant, en temps utile, les spécialistes sur les recherches en cours. À ce rôle s’ajoute celui dont on a parlé au début de notre mise à point : c’est le service rendu par la Rassegna bibliografica. À partir de 1958 on a renoncé à diviser le XVII e siècle dans les deux sections de Baroque et Classicisme et, par uniformité avec les autres siècles, on a adopté la séparation chronologique du XVII e en deux demi-siècles : 1600-1650 et 1650-1700. On ne jugeait plus nécessaire, peut-être, de prendre position sur le problème du Baroque littéraire en France, le vieux schéma historiographique théorisé par Voltaire dans son Siècle de Louis XIV étant désormais, non seulement mis en question, mais tout à fait périmé. Le Baroque littéraire français restait quand même présent dans les fiches bibliographiques de la Rassegna où les études concernant ce domaine de recherche étaient régulièrement signalées et ponctuellement commentées. De 1957 à 1966 on compte environ soixante fiches critiques consacrées directement au Baroque. Elles sont moins nombreuses dans les années suivantes, ce qui révèle un moindre intérêt de la critique pour ce problème particulier, dont la revue ne fait qu’enregistrer les effets. Elles atteignent, cependant, au total, le chiffre important d’environ deux cents. Même à travers ces données on peut mesurer la place que les études sur le Baroque littéraire français occupent dans Studi francesi et parcourir le chemin suivi par la critique au cours des cinquante dernières années. La revue a été ainsi fidèle, me semble-t-il, aux intentions de son Fondateur et son premier Directeur qui se proposait (comme on peut lire encore dans sa présentation en quatrième de couverture) de contribuer non seulement à une connaissance plus approfondie et mieux informée de la littérature et de la civilisation de la France, mais aussi « à la formation d’une conscience critique moderne plus éclairée ». 30 S.A. Warman, « Deux adaptations de Marino dans le théâtre de Scudéry », n. 114 (settembre-dicembre) 1994, pp. 445-456. Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Baroque, arabesque, grotesque Dorothea Scholl Dans l’histoire de l’esthétique, les concepts de baroque, d’arabesque et de grotesque ont en commun qu’ils ont été appliqués d’abord au domaine des arts figuratifs pour caractériser une esthétique non classique ou anti-classique et qu’ils ont été transférés par la suite à la littérature. Les similitudes ne se bornent pas là. Quand on compare les descriptions critiques de ces trois catégories, on est frappé de la coïncidence de certains critères. C’est-à-dire on trouve chez les critiques de l’arabesque et du grotesque et les critiques du baroque à peu près le même (méta-)langage pour caractériser leur objet : dynamisme, tension, mouvement, contorsion, ligne serpentine, métamorphose, polymorphisme, animisme, déguisement, goût du monstrueux, de l’abnorme, du macabre, du nocturne, de l’occulte, du bizarre, multiperspectivisme, polysémie, ouverture vers l’in(dé)fini, ludisme, caprice, prolifération, amplification, effets de choc, théâtralité, sensualité, monde renversé, mélange et union de contraires … Les choses se compliquent encore plus quand on examine les critères des critiques du maniérisme, de la modernité et de la postmodernité : c’est à peu près le même vocabulaire. Mais la confusion augmente toujours. Il arrive que le discours critique sur le sublime peut coïncider avec celui qui porte sur le grotesque, surtout quand l’aspect du terrible, du surhumain et de l’enthousiasme ou de la fureur poétique est accentué. Le discours sur le sublime peut encore coïncider avec celui qui porte sur le gothique. 1 Au XVIII e siècle, la catégorie de gothique est utilisée par maints critiques pour décrire le sublime avec la connotation du merveilleux, de l’incommensurable, du barbare et du sauvage. 2 Dès le XVII e siècle, on caractérise des phénomènes grotesques et 1 Voir Vijay Mishra, The Gothic Sublime, Albany, State Univ. of New York Press, 1994. 2 Kant associe - avec un jugement négatif - le gothique au grotesque ornemental, au ridicule et au sublime : « Die Barbaren, nachdem sie ihrerseits ihre Macht befestigten, führten einen gewissen verkehrten Geschmack ein, den man den gothischen nennt, und der auf Fratzen auslief. Man sah nicht allein Fratzen in der Baukunst, sondern auch in den Wissenschaften und den übrigen Gebräuchen. Das verunartete Gefühl, da es einmal durch falsche Kunst geführt ward, nahm eher eine jede andere natürliche Gestalt, als die alte Einfalt der Natur an und war 46 Dorothea Scholl arabesques de « gothique » et vice-versa. 3 Comme le constate Franco Simone, la culture baroque, « rigettata in blocco nelle tenebre medievali » par le siècle des lumières, a été identifiée au « gothique ». 4 Jean Rousset et Marcel Raymond voient dans le baroque effectivement une transformation des formes gothiques. 5 En tant que déviations de la norme classique basée sur la mimésis, tous ces concepts se trouvent au centre de jugements controversés qui vont de leur condamnation et marginalisation au moment du classicisme jusqu’à leur apothéose à l’époque du romantisme et dans la modernité. Les concepts d’arabesque et de grotesque comme catégories de longue durée Face à cette forêt de symboles, je me propose dans cette contribution à la question du baroque de réviser le baroque à la lumière du grotesque et de l’arabesque pour examiner ces trois concepts en général dans leur valeur heuristique. Je voudrais le faire en tenant compte des œuvres autant que des critiques. D’abord j’essayerai d’éclaircir ces trois notions à partir de la réception romantique du baroque, pour ensuite me tourner vers l’époque dite baroque elle-même afin de voir le rôle que les catégories de grotesque et d’arabesque jouent dans la création et la réception d’une esthétique baroque. Car il faut voir qu’à la différence du concept de baroque, établi dans le dernier tiers du XIX e siècle et adopté par un grand nombre de critiques postérieurs, ceux de grotesque et d’arabesque ont une histoire qui remonte beaucoup plus loin. Également issus du domaine des arts, ils ont été associés entweder beim Übertriebenen, oder beim Läppischen. Der höchste Schwung, den das menschliche Genie nahm, um zu dem Erhabenen aufzusteigen, bestand in Abenteuern. Man sah geistliche und weltliche Abenteurer und oftmals eine widrige und ungeheure Bastardart von beiden. […] ». Immanuel Kant, Träume eines Geistersehers und andere vorkritische Schriften : Werke I, Köln, Könemann, 1995, p. 254. 3 Claude Fleury assimile le gothique à l’arabesque et défend une architecture « arabesque » (= gothique) lorsqu’elle est destinée au culte catholique, mais critique « ces bâtiments gothiques si chargés de petits ornements et si peu agréables, qu’aucun architecte ne voudrait les imiter ». Cité par Franco Simone, Umanesimo, Rinascimento, Barocco in Francia, Milano, Mursia & C., 1968, p. 378. 4 Ibid., p. 377. 5 Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le Paon, Paris, Corti, 1954, pp. 89-92 ; p. 233 ; Marcel Raymond, Baroque et renaissance poétique, Paris, Corti, 1955, p. 15. Baroque, arabesque, grotesque 47 à la ligne serpentine et au caprice et appliqués dès le début du XVI e siècle à la littérature. 6 Je distinguerais donc entre des catégories de longue durée - comme le sublime, le grotesque, l’arabesque - et des catégories de courte durée, appliquées postérieurement à la formation d’un style d’une époque délimitée ou à l’intérieur d’une époque donnée - comme Renaissance, maniérisme, baroque, préciosité, classicisme -, tout en étant consciente du fait que les catégories de courte durée peuvent être utilisées de manière transhistorique. 7 Dans les deux cas, ces catégories sont sujettes à des variations historiques et des évaluations changeantes. Lorsqu’on les applique à un auteur d’une époque donnée, il faudrait voir à chaque fois dans quel sens l’auteur ou l’époque comprennent cette catégorie. C’est à partir de textes littéraires, de préfaces, de passages métapoétiques, métadramatiques, métanarratifs, comme aussi à partir de querelles littéraires qu’on peut reconstituer une esthétique baroque. Ceux qui l’ont essayé ont souligné justement son hétérogénéité et sa diversité. 8 Mais aucun des auteurs du XVI e et du XVII e siècle dits aujourd’hui « baroques » ne se considérait comme tel. 9 Les catégories de longue durée présentent donc l’avantage d’être des catégories qui permettent aux auteurs de se situer eux-mêmes. En même temps, elles entrent dans le discours critique contemporain ou postérieur. Au XVI e siècle, le grotesque, identifié en général à l’arabesque, est une référence esthétique importante qui se déplace du domaine des arts figuratifs 6 Dans mon étude Von den «Grottesken» zum Grotesken. Die Konstituierung einer Poetik des Grotesken in der italienischen Renaissance, Münster, Lit Verlag (Ars Rhetorica ; Bd. 11), 2004 j’ai analysé différents types du passage du grotesque dans l’art au grotesque dans la littérature à l’époque de la Renaissance, notamment dans l’Hypnerotomachia Poliphili, chez Léonard de Vinci, Michelange, Cellini, Lomazzo et les théoriciens du grotesque à l’époque du Concile de Trente. Dans la suite, je me dispense de renvoyer encore une fois à cette étude. 7 En témoignent les théories du baroque d’Eugenio d’Ors et de Claude Roy qui découvrent à travers les époques et à travers les cultures du monde un baroque éternel. Voir Eugenio d’Ors, Du Baroque, Paris, Gallimard, 1935 et Claude Roy, Arts baroques, Paris, Robert Delpire, 1963. 8 Voir p.ex. Cecilia Rizza, « Per uno studio delle poetiche del barocco letterario in Francia », dans Contributi dell’Istituto di filologia moderna, Serie francese V (1968), pp. 163-201 ; Wilfried Floeck, Esthétique de la diversité. Pour une histoire du baroque littéraire en France, Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL, 1989 (= Biblio 17, 43) ; et plusieurs contributions dans Sebastian Schütze (éd.), Estetica barocca, Rome, Campisano, 2004. 9 Le même constat peut être fait par rapport aux « classiques ». Voir à ce propos Marc Fumaroli, « Retorica sacra, retorica divina : les souches mères de l’art dit Baroque », dans Sebastian Schütze (éd.), op. cit., p. 14. 48 Dorothea Scholl (Fig. 1) dans le domaine de la littérature. Ainsi Lomazzo, soulignant l’aspect pluridimensionnel et métaphorique du grotesque, déclarait avoir écrit ses poésies « ad imitatione de i Grotteschi vsati da’ pittori », 10 et Montaigne comparait son écriture également aux « crotesques » de la peinture : Considerant la conduite de la besogne d’un peintre que j’ay, il m’a pris envie de l’ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance; et, le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, n’ayant grâce qu’en la varieté et estrangeté. Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite ny proportion que fortuite ? Desinit in piscem mulier formosa superne. 11 Montaigne, utilisant la métaphore de corps monstrueux pour désigner son œuvre, assimile le grotesque dans l’art au monstrueux dans la nature. À chaque fois, il s’agit d’une transgression d’un ordre donné - l’ordre de l’art et l’ordre de la nature. À la différence du burlesque, qui repose sur le principe de l’inversion ou de la dégradation comique et prend une connotation plus restreinte, 12 le 10 Giovan Paolo Lomazzo, RIME / DI GIO. PAOLO LOMAZZI / MILANESE PITTORE, diuife in sette Libri. Nelle quali ad imitatione de i Grotteschi vsati da’ pittori, ha cantato le lodi di Dio, & de le cose sacre, di Prencipi, di Signori, & huomini letterati, di pittori, scoltori, & architetti, ET POI Studiosamente senza alcun certo ordine, e legge accopiato insieme vari & diuersi concetti tolti da Filosofi, Historici, Poeti, & da altri Scrittori. DOVE SI VIENE A DIMOSTRARE la diuersità de gli studi, inclinationi, costumi, & capricci de gli huomini di qualunque stato, & profeßione ; Et però intitolate Grotteschi, non solo diletteuoli per la varietà de le inuentioni, mà vtili ancora per la moralità che vi si contiene. CON LA VITA DEL AVTTORE descritta da lui stesso in rime sciolte. IN MILANO, Per Paolo Gottardo Pontio, l’anno 1587. 11 Michel Eyquem Seigneur de Montaigne, Œuvres complètes, éd. par Albert Thibaudet et Maurice Rat (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 1962, p. 181 (Essais, I, XXVIII). 12 Sur le burlesque voir Isabelle Landy-Houillon, Maurice Ménard (éds.), Burlesque et formes parodiques. Actes du Colloque du Mans (4-7 décembre 1986), Paris- Seattle-Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1987 (= Biblio 17, 33) ; Giovanni Dotoli, « Pour une définition du burlesque », dans Australian Journal for French Studies vol. XXXIII [numéro dédié à Gaston Hall], no. 3 (1996), pp. 330-348 ; Dominique Bertrand (éd.), Poétiques du burlesque, Paris, Champion, 1998. Sur le statut et l’esthétique du burlesque au XVII e siècle voir également Claudine Nédelec, « Propositions pour une histoire de la catégorie burlesque », dans Les dossiers du Gihl, Nédelec-2, Le XVII e siècle [en ligne], mis en ligne le 16 mai 2007. URL : http: / / dossiersgrihl.revues.org/ document331.html. Claudine Nédelec y tient compte du goût pour le grotesque de Gaston d’Orléans et des poètes dans son entourage. Baroque, arabesque, grotesque 49 grotesque devient un principe propre à mettre en cause tout ordre donné - qu’il s’agisse de l’ordre d’un discours, d’une œuvre d’art, d’un système établi ou d’un comportement. Ainsi, le grotesque peut donc intégrer le burlesque ou le carnavalesque, mais il ne peut pas y être réduit. 13 Tandis que pour Lomazzo et Montaigne le grotesque a un sens heuristique, au cours du XVII e siècle, il est de plus en plus attaqué. La Sirène d’Horace qui est chez Montaigne la figure de proue, devient alors l’emblème pour le grotesque au sens négatif dans l’art et dans la littérature. Selon Boileau, il n’est pas permis « de confondre toutes choses, de renfermer dans un même Corps mille espèces differentes, aussi confuses que les rêveries d’un malade; de mêler ensemble les choses incompatibles; d’accoupler les Oiseaux avec les Serpens, les Tigres avec les Agneaux ». 14 Ce refus du grotesque va de pair avec le refus de ce qu’on entend aujourd’hui par l’esthétique baroque qui apparaît aux adeptes de la « régularité » comme monstrueuse. 15 À leurs yeux, le grotesque est le signe d’une corruption des formes - sur le plan de l’esthétique comme sur le plan de l’éthique. Le roman comique est attaqué autant que l’épopée « moderne » assimilée au roman comique. Chapelain, visant l’épopée baroque, associe les digressions dans le poème héroïque « moderne » aux grotesques dans la peinture qu’il considère comme l’expression d’un manque de goût et de savoir-faire : […] on ne trouvera point chez eux [les Anciens] de ces épisodes postiches et sans dépendance qui n’ont pour objet que le plaisir et qui tiennent plus de la poésie romanesque que de l’héroïque. Ce qui en a infecté la moderne poésie a été l’ignorance de l’art, laquelle a produit ces narrations informes, à quoi les peuples grossiers se sont plus comme aux grotesques de la renaissante peinture, pour ne point être capables de sentir ce que l’art a de mieux. 16 Et Boileau suggère également qu’il serait l’expression d’un esprit grossier dont le peuple serait le symbole. 17 Cette dégradation burlesque ou carnava- 13 Cet aspect a été mis en valeur et développé par Philippe Morel, Les Grotesques. Les figures de l’imaginaire dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance, Paris, Flammarion (Idées et Recherches), 1997, pp. 92-96. 14 Nicolas Boileau-Despréaux, Œuvres complètes, introduction par Antoine Adam, textes établis et annotés par Françoise Escal (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 1966, pp. 310-311 [Dissertation sur Joconde]. 15 Voir à ce propos Didier Souiller, « Le monstrueux et le régulier : une antinomie de la poétique baroque européenne (1600-1650) », dans Revue de littérature comparée 308 (2003-2004), pp. 437-448. 16 Jean Chapelain, Opuscules critiques, publ. avec une introduction par Alfred C. Hunter, Paris, Droz, 1936 (STFM), p. 491. 17 Boileau qualifie le burlesque de « langage des Halles » et le réserve « aux Plaisans du Pont-neuf ». (Art Poétique I, voir vv. 81-97). 50 Dorothea Scholl lesque du grotesque se fait remarquer aussi dans la critique de Desmarets de Saint-Sorlin : Le peuple a l’esprit si grossier et si extravagant, qu’il n’ayme que des nouveautez grotesques. Il courra bien plustost en foule pour voir un monstre, que pour voir quelque chef-d’œuvre de l’art, ou de la nature. Je crois mesmes qu’il y a des Poëtes, qui pour contenter le vulgaire, font à dessein des pieces extravagantes, pleines d’accidens bijarres [sic, de « bizarre » et de « bigarrure »], de machines extraordinaires, et d’embroüillemens de Scenes, et qui affectent des vers enflez et obscurs, et des pointes ridicules au plus fort des passions : pourveu que les accidens soient estranges. 18 Pour tous ces critiques, la catégorie de grotesque, accompagnée d’un jugement de valeur négatif, est utilisée pour condamner l’esthétique des œuvres baroques. C’est avec le romantisme que le grotesque et l’arabesque reprennent une connotation positive. Dans la théorie de Victor Hugo, le grotesque est un signe de la modernité. Dans la pensée des Modernes […] le grotesque a un rôle immense. Il y est partout; d’une part, il crée le difforme et l’horrible; de l’autre, le comique et le bouffon. 19 Dans la Préface de Cromwell, Hugo utilise la catégorie du grotesque pour décrire un certain nombre d’œuvres de l’Antiquité, du Moyen Age, de la Renaissance et du baroque. Aux yeux d’Hugo, Shakespeare représente « la sommité poétique des temps modernes. » 20 Il incarne le grotesque au sens noble comme mode d’expression esthétique et ontologique d’une universalité et d’un déchirement propres à la modernité. Shakespeare, c’est le drame; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie […]. 21 Dans son essai sur Shakespeare, Hugo rattache le théâtre de Shakespeare à l’arabesque : « Qu’est-ce que la Tempête, Troïlus et Cressida, les Gentilshommes de Vérone, les Commères de Windsor, le Songe d’été, le Songe d’hiver ? c’est la fantaisie, c’est l’arabesque. » 22 18 Desmarets de Saint-Sorlin, Les Visionnaires [1637], éd. crit. par Gaston Hall, Paris, Mercure de France (STFM), 1963, pp. 7-8. 19 Victor Hugo, « Préface de Cromwell » [1827], dans Cromwell. Chronologie et introduction par Anne Ubersfeld, Paris, GF-Flammarion, 1968, p. 71. 20 Ibid., p. 75. 21 Ibid. 22 Victor Hugo, William Shakespeare [1864], dans Œuvres complètes, Vol. 10 : Critique. Présentation de Jean-Pierre Reynaud, Paris, Laffont, 1985, p. 344. Baroque, arabesque, grotesque 51 L’arabesque (Fig. 2), définie déjà par Friedrich Schlegel comme « la forme la plus ancienne et la plus primitive de la fantaisie humaine », 23 connaît comme le grotesque un renouveau d’intérêt à l’époque romantique. 24 En décrivant l’arabesque, Victor Hugo utilise des champs métaphoriques qu’on pourrait mettre en corrélation avec ceux que la critique moderne a adoptés pour le baroque : L’arabesque dans l’art est le même phénomène que la végétation dans la nature. L’arabesque pousse, croît, se noue, s’exfolie, se multiplie, verdit, fleurit, s’embranche à tous les rêves. L’arabesque est incommensurable ; il y a une puissance inouïe d’extension et d’agrandissement ; il emplit des horizons et en ouvre d’autres ; il intercepte les fonds lumineux par d’innombrables entrecroisements, et, si vous mêlez à ce branchage la figure humaine, l’ensemble est vertigineux ; c’est un saisissement. On distingue à claire-voie, derrière l’arabesque, toute la philosophie ; la végétation vit, l’homme se panthéise, il se fait dans le fini une combinaison d’infini, et, devant cette œuvre où il y a de l’impossible et du vrai, l’âme humaine frissonne d’une émotion obscure et suprême. 25 À sa description de l’arabesque, Hugo ajoute toutefois un précepte normatif qui révèle une inquiétude - peu romantique - face à la force sauvage et capricieuse de la nature et témoigne d’une attitude qu’on pourrait appeler le « classicisme des romantiques » : 23 « […] gewiß ist die Arabeske die älteste und ursprüngliche Form der menschlichen Fantasie. » Cité par Karl Konrad Polheim, Die Arabeske. Ansichten und Ideen aus Friedrich Schlegels Poetik, München-Paderborn-Wien, Schöningh, 1966, p. 127. 24 Voir à propos de l’arabesque Polheim, op. cit. ; Jacek Wozniakowski, « De l’Arabesque romantique », dans Polish Art Studies III : Past and Present, Wroclaw-Warszawa-Kraków-Gdansk-Lódz Zaklad Narodowy im. Ossolinskich Wydawnictwo Polskiej Akademii Nauk, 1982, pp. 57-69 ; Gerhart von Graevenitz, Das Ornament des Blicks. Über die Grundlagen des neuzeitlichen Sehens, die Poetik der Arabeske und Goethes ‹West-östlichen Divan›, Stuttgart, Metzler, 1994 et les nombreux travaux de Günter Oesterle, entre autres : « Arabeske und Roman. Eine poetikgeschichtliche Rekonstruktion von Friedrich Schlegels ‹Brief über den Roman› », dans Dirk Grathoff (éd.), Studien zur Ästhetik und Literaturgeschichte der Kunstperiode, Frankfurt am Main, 1985, pp. 233-292 ; « Vorbegriffe zu einer Theorie der Ornamente. Kontroverse Formprobleme zwischen Aufklärung, Klassizismus und Romantik am Beispiel der Arabeske », dans Herbert Beck, Peter-C. Bol, Eva Maek-Gérard (éds.), Ideal und Wirklichkeit in der bildenden Kunst des späten 18. Jahrhunderts, Berlin (Frankfurter Forschungen zur Kunst ; 11), 1984, pp. 119-139 ; « Arabeske », dans Karlheinz Barck, Martin Fontius, Wolfgang Thierse (éds.), Ästhetische Grundbegriffe. Studien zu einem historischen Wörterbuch, Berlin, Akademie-Verlag, 1990, Bd. I, pp. 272-286. 25 Victor Hugo, William Shakespeare, éd. cit., p. 344. 52 Dorothea Scholl Du reste, il ne faut laisser envahir ni l’édifice par la végétation, ni le drame par l’arabesque. 26 Dès qu’on entre dans le détail, les distinctions claires peuvent se brouiller et s’effacer. Le « baroque » et le « romantisme » peuvent contenir des éléments « classicistes », et le « classicisme » peut contenir des éléments « grotesques » et « arabesques ». Le grotesque, par sa nature même, s’adapte aux styles différents. Quand on suit l’histoire du grotesque, on constate qu’il s’agit d’une para-esthétique, c’est-à-dire une esthétique qui accompagne d’autres esthétiques et qui peut s’unir - en l’affirmant ou en la déjouant - à n’importe quelle esthétique de n’importe quelle époque et de n’importe quelle culture. Elle peut s’unir à la rigueur même à l’esthétique classiciste : en témoignent les décorations murales de Thorwaldsen qui imite les « grotesques » de la Domus Aurea dans le style néoclassiciste. Mais le plus souvent, les néoclassicistes attaquent l’« inutile beauté » de l’arabesque et du grotesque dont l’existence révèle une luxuriance ornementale qui enchante ceux qui comme Théophile Gautier proclament le principe de l’art pour l’art et inquiète ceux qui plaident pour l’austérité et pour l’épargne. Ainsi Francesco Milizia répète la critique de Vitruve face aux « grotesques » de l’Antiquité pour condamner l’architecture baroque (ante litteram) qu’il associe dans le sens négatif à l’arabesque, au caprice, à la tromperie et à la folie : Nella decorazione l’abuso del piacere ha portato il capriccio ad impiegare per semplici ornamenti le parti essenziali della costruzione. Quindi colonne che nulla sostengono, e annichiate, e incastrate, e spirali, e torse. Quindi frontespizi inopportuni, insignificanti, e contraffatti, e alla rovescia. Il maggior sfogo del capriccio è negli ornamenti arbitrari. Arbitrari sono quegli ornamenti che non sono necessari ; e qual ornato è necessario ? […] Che cosa sono dunque i mascheroni, le conchiglie, le lumache, i cartocci, le ghirlande, e tanti fogliami, e fruttami, e bestiami, e tanti arnesi profusi alla rinfusa ? Capricci. E che cosa sono i rabeschi ? Arcicapricci, cioè bizzarrie, follie. 27 Comme à la fin du XV e siècle, la découverte des « grotesques » dans la Domus Aurea à Rome a bouleversé l’image de l’Antiquité et déclenché un grand débat autour du grotesque dans les arts et dans la littérature, la découverte de Herculaneum et de Pompéi au XVIII e siècle a forcé une fois de nouveau à mettre en question les idées courantes sur l’Antiquité classique et a animé le débat romantique sur l’arabesque et réanimé le débat sur le grotesque, 26 Ibid. 27 Dizionario delle Belle Arti del Disegno, dans Opere complete di Francesco Milizia riguardanti le Belle Arti, tomo II, Bologna, 1827, p. 209. Cité d’après Bruno Contardi, La Retorica e l’architettura barocca, Roma, Bulzoni, 1978, p. 71. Sur la relation que Milizia établit entre baroque, bizzare et capricieux voir ibid., pp. 70-72. Baroque, arabesque, grotesque 53 assimilé parfois à l’arabesque. Après avoir été longtemps dénigrés et marginalisées, ces deux catégories, de première importance pour l’auto-positionnement des romantiques comme « modernes », sont désormais au centre des réflexions concernant la littérature et les arts. Les Grotesques de Théophile Gautier Lorsqu’en 1844 Théophile Gautier réunit sous le titre Les Grotesques dix portraits d’auteurs oubliés ou maudits du XV e jusqu’au XVII e siècles, il pouvait être sûr du succès de son ouvrage dans les milieux des romantiques, le concept de grotesque venant d’être revalorisé par Victor Hugo dans la Préface de Cromwell. Avec ses Grotesques, Gautier s’inscrit dans la polémique anti-classique des romantiques à la recherche d’ancêtres. « Je vous avoue que tout le mal que l’on disait de Théophile de Viau me semblait adressé à moi, Théophile Gautier », écrit-il. Et il ajoute : « J’aurais volontiers battu le régent Boileau pour le vers coriace où il outrage mon pauvre homonyme ». 28 Adoptant la théorie hugolienne du grotesque, Gautier découvre chez les « victimes » de Boileau une esthétique différente de l’esthétique « classique », une esthétique qui, au lieu de rejeter la représentation de certains aspects de la nature, accepte le laid, le difforme, l’irrégulier, le monstrueux et qui, au lieu de suivre les normes de l’expression codifiée, rejette les règles et cultive une liberté d’expression sans pour autant renoncer à une modélisation esthétique. Aux yeux de Gautier, cette esthétique de la liberté et du caprice communique une vision plus complète, plus authentique et plus « moderne » de l’existence que l’esthétique classique qui hiérarchise différents niveaux anthropologiques et esthétiques. Ainsi le grotesque, du fait qu’il existe au niveau ontologique et même métaphysique, est indispensable à l’œuvre d’art réputée de représenter la totalité de la vie : […] le grotesque […] a toujours existé, dans l’art et dans la nature, à l’état de repoussoir et de contraste. La création fourmille d’animaux dont on ne peut s’expliquer l’existence et la nécessité que par la loi des oppositions. 28 Théophile Gautier, Les Grotesques. Texte établi, annoté et présenté par Cecilia Rizza, Schena-Paris, Nizet, 1985, p. 112. Il s’agit du vers « Ha ! voici le poignard qui du sang de son maître / S’est souillé lâchement ; il en rougit, le traître ! » (Voir Théophile de Viau, Pyrame et Thisbé V,2, vv. 1227-1228 dans Théâtre du XVII e siècle I, éd. par Jacques Scherer, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1975, p. 285). Boileau avait critiqué ce vers, voir Boileau, op. cit., p. 3 (Préface de 1702). Édmond Rostand s’amuse à déformer le vers dans son Cyrano de Bergerac (I,4) : « Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître / A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! » 54 Dorothea Scholl Leur laideur sert évidemment à faire ressortir la beauté d’êtres mieux doués et plus nobles ; sans le démon, l’ange n’a pas de valeur ; le crapaud rend plus sensible et plus frappante la grâce du colibri. La vie est multiple, et beaucoup d’éléments hétérogènes entrent dans la composition des faits et des évènemens. La scène la plus touchante a son côté comique, et le rire s’épanouit souvent à travers les pleurs. Un art qui voudrait être vrai devrait donc admettre l’une et l’autre face. La tragédie et la comédie sont trop absolues dans leurs exclusions. Aucune action n’est d’un bout à l’autre effrayante ou risible ; il y a des choses fort comiques dans les évènemens les plus sérieux, et des choses fort tristes dans les plus bouffonnes aventures. 29 Chez Gautier, on constate que malgré tout, la hiérarchie, quoique affaiblie, persiste : le sublime est la Belle et le grotesque est la Bête. Pour Gautier, qui rejoint la vision d’Hugo, le grotesque est opposé et subordonné au sublime. Mais, malgré cette « infériorité », il est plus proche de la vérité. Les auteurs choisis par Gautier - dont Scalion de Virbluneau, Théophile de Viau, Pierre de Saint-Louis, Saint-Amant, Cyrano de Bergerac, Guillaume Colletet, Georges de Scudéry et Scarron - sont grotesques dans la mesure où ils sont excentriques et inégaux du point de vue de leur esthétique comme du point de vue de leurs idées. À l’exception de Chapelain qui devient chez Gautier le type de l’académicien ennuyeux, sec, sans talent, mais s’arrogeant le droit de critiquer les autres, ils sont spontanés, francs, « pittoresques » et font preuve souvent d’une moralité extravagante propre à épater le bourgeois. Mais même un personnage comme Chapelain avec sa « sécheresse » et sa « dureté » est considéré par Gautier comme un original et pour cette raison obtient le droit de figurer dans cette « collection de têtes grimaçantes » 30 pour laquelle Gautier avait à l’origine prévu également des portraits d’Alexandre Hardy et de Du Bartas. 31 La plupart des auteurs que Gautier « ressuscite » sous le dénominateur commun de « grotesques » sont aujourd’hui rangés sous l’étiquette de baroques. Gautier souligne leur dynamisme, l’indépendance de leur esprit, leur style varié, leur désinvolture, leur allure capricieuse et leur sensualité. Ils transgressent les normes et les bornes, ils mélangent et combinent les genres, les styles et les tons, ils mettent en union bassesse et noblesse, grossièreté et préciosité, le beau et le laid, le sérieux et le bouffon. Dans leurs œuvres, Gautier constate la fréquence de moyens d’expression particuliers 29 Gautier, Les Grotesques, éd. cit., p. 403 (« Scarron »). On trouve des remarques semblables dans les textes de l’époque baroque chez tous ceux qui défendent les genres de la tragicomédie ou du roman comique (p.ex. dans la préface à Tyr et Sidon de Jean de Schélandre par François Ogier). 30 Gautier, Les Grotesques, éd. cit., p. 449 (Postface). 31 Voir l’introduction de Cecilia Rizza dans ibid., p. 18. Baroque, arabesque, grotesque 55 tels qu’hyperboles, métaphores prolongées ou accumulées, rébus et concetti, amplification, expansion, ornementation abondante, ostentation, hybridité générique. Tous ces éléments relevés par Gautier correspondent à ce que la critique du baroque a désigné comme caractères essentiels du baroque. 32 Or, à l’époque où Gautier publie ses Grotesques, la notion de baroque n’est pas établie dans ce sens-là, et Gautier, quand il recourt au terme de « baroque » pour caractériser ses auteurs, l’utilise dans son acception ancienne comme synonyme de bizarre, d’irrégulier, de capricieux, de tordu et de fantastique. Dans ce sens, l’emploi du terme de « baroque » lui permet de décrire le style déviant du style « classique ». Afin de situer ses auteurs d’un point de vue esthétique, il recourt donc aux catégories « anciennes » de grotesque et d’arabesque. 33 Pour Gautier, baroque, arabesque et grotesque sont intimement liés et font un contrepoids à l’esthétique classique : Cependant, en dehors des compositions que l’on appelle classiques, et qui ne traitent en quelque sorte que des généralités proverbiales, il existe un genre auquel conviendrait assez le nom d’arabesque, où, sans grand souci de la pureté des lignes, le crayon s’égaye en mille fantaisies baroques. 34 Pour les romantiques, l’arabesque et le grotesque deviennent alors des catégories qui permettent de saisir la continuité à travers les époques, et cette continuité s’inscrit dans le paradigme de la modernité, d’une modernité qui se renouvelle dans le cours de l’histoire à chaque fois où l’ordre de la représentation « classique » est brisé. Avec ces deux catégories, ils découvrent des affinités électives et créent des familles d’esprit, familles dont la généalogie remonte loin et dépasse les frontières entre les arts. 32 Parmi les nombreuses études je tiens à signaler pars pro toto les suivantes : Jean Rousset, op. cit. ; Jüri Talvet, « Immobility and Dynamics of the Baroque », dans Poeetiliste süsteemide dünaamika - Dinamika poeticeskich sistem. Studia metrica et poetica - Trudi po metrike i poetike, Tartu, Tartu Ülikooli Toimetised, 1987, pp. 3-27 ; Didier Souiller, La littérature baroque en Europe (1580-1660), Paris, PUF (Littératures modernes, 44), 1988 ; Bernard Chedozeau, Le Baroque, Paris, Nathan, 1989 ; Jean- Pierre Chauveau, Lire le baroque, Paris, Dunot, 1997. 33 Il lui arrive aussi de leur trouver des traits « romantiques », comme d’autres auteurs qui qualifient leurs ancêtres baroques de « romantiques », p.ex. Rémy de Gourmont, « Théophile, poète romantique », dans Promenades littéraires, Troisième Série, Paris, Mercure de France, 9 e éd. 1924, pp. 195-206. En même temps on découvre aussi le « romantisme des classiques » : Émile Deschanel, Le romantisme des classiques, Paris, Calman-Lévy, 1883, Reprint Genève, Slatkine 1970. 34 Gautier, Les Grotesques, éd. cit., p. 452. (Postface). 56 Dorothea Scholl La danse grotesque de Saint-Amant Gautier associe le grotesque chez Saint-Amant au gothique et à l’art caricatural de Jacques Callot évoquant les scènes de la commedia dell’arte (Fig. 3-4) : […] le grotesque, cet élément indispensable que des esprits étroits et minutieux ont voulu rejeter du domaine de l’art, abonde chez lui [Saint- Amant] à chaque vers, et se tortille au bout des rimes aussi capricieusement que les guivres et les tarasques au bout des gouttières gothiques et sous les porches des vieilles cathédrales. […] Son trait est fin et brusque à la manière de Callot, avec quelque chose d’excessif et d’étrange qui fait que les figures qu’il dessine ont des airs de famille avec les Tartaglia, les Brighelle et les Pulcinelli du graveur lorrain. 35 Il est intéressant de voir que souvent, des motifs de Callot ont été intégrés dans les décorations arabesques ou grotesques (voir fig. 2). Au XIX e siècle, c’est aussi par l’intermédiaire de Callot qu’on renoue avec le grotesque dans le sens originel. Un exemple significatif est E.T.A. Hoffmann avec ses Fantasiestücke in Callots Manier (1814), Nachtstücke (1817-18), Die Serapionsbrüder (1819-21) et Prinzessin Brambilla. Ein Capriccio nach Jakob Callot (1821). Hoffmann redécouvre l’aspect fantastique et occulte du grotesque avec toutes les associations que l’étymologie impliquait. 36 Gautier, de son côté, était un grand admirateur de Callot et d’Hoffmann, et il est bien possible que ce soit aussi par leur intermédiaire qu’il trouve une approche plus adéquate à la poésie de Saint-Amant. Aujourd’hui il est devenu normal de parler à propos de Saint-Amant d’une esthétique du grotesque. Son œuvre réunit le grotesque fantasque, mélancolique, lugubre et inquiétant et le grotesque burlesque, pantagruélique et carnavalesque. 37 Moins connu est le fait que Saint-Amant se situait lui-même et était situé par ses contemporains par rapport au grotesque dans toutes ses dimensions multiples qui existent à l’époque. Il avait été chargé « de la partie comique du Dictionnaire [de l’Académie], avec mission spéciale 35 Ibid., pp. 214-215 (« Saint-Amant »). 36 Cet aspect a été souligné par Walter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 7 1996, pp. 149-150. 37 Voir p.ex. Richard A. Mazzara, « The Anti-Hero in Saint-Amant », dans Kentucky French Language Quarterly 9 (1962), p. 126 ; Alice Rathé, « La notion du caprice dans la poésie de Saint-Amant », dans PFSCL 14,2 (1981), pp. 151-162 ; Luciano Erba, « Grimaces et melon », dans Ulrich Döring, Antiopy Lyroudias, Rainer Zaiser (éds.), Ouverture et Dialogue, Mélanges offerts à Wolfgang Leiner, Tübingen, Narr, 1988, pp. 147-151 ; Susan K. Silver, « Questioning Taste : Saint-Amant and the Poetic Grotesque », dans PFSCL XXVI (1999) No. 50, pp. 159-173. Baroque, arabesque, grotesque 57 de recueillir les termes grotesques ». 38 « Je m’esgueule de rire, escrivant d’une broche/ En mots de Pathelin ce grotesque Sonnet », écrit-il dans un sonnet dont le dernier vers manque à dessein formé. 39 Dans son Poète crotté, dans Le Paresseux, dans Les Visions et d’autres poèmes, le grotesque devient pour lui un moyen de satire et d’auto-ironie. Saint-Amant participe à la culture grotesque des mascarades et ballets de Cour. Il adopte le genre du caprice provenant de l’Italie. 40 Dans La Petarrade aux rondeaux, il emblématise le caprice (Fig. 5) comme un « Fou divin » inspiré par la fureur poétique. 41 Dans la préface au Passage de Gibraltar, il associe ses caprices héroï-comiques aux ballets grotesques : On peut dire qu’il est de ces Pieces [les caprices héroï-comiques] comme de ces Balets grotesques, qui estant dancez d’ordinaire par les plus excellents Baladins sur les Airs du mouvement le plus admirable, plaisent plus aux Spectateurs, avec leurs habits estranges, leurs masques bizarres & leurs postures merveilleuses, que ne font ces Balets serieux, ces Moralitez muëttes, dont les desmarches sont trop adjustées, & où le plus souvent il ne se voit rien de beau que l’esclat & la magnificence. 42 Cette mise en contraste antinomique entre le sérieux, le solennel et le majestueux d’un côté et le grotesque, le bizarre et le mouvementé d’autre part correspond à la vision de Gautier qui, grâce à son affinité élective, réussit à valoriser tous les aspects dans la poésie de Saint-Amant qui à la 38 M. Le Duc de la Force, « La fondation de l’Académie française », dans Trois siècles de l’Académie française, par les Quarante, Paris, Firmin-Didot, 1935, p. 27. Dans les Pouveus bachiques, Saint-Amant exprime le désir de « sauver d’infamie » certains mots : « Que le Barreau reçoive, ou non, / Les reigles de l’Academie ; / Que sur un verbe, ou sur un nom, / Elle jaze une heure et demie ; / Qu’on berne adonc, car, et m’amie, / Nul ne s’en doit estomaquer, / Pourveu qu’on sauve d’infamie / Crevaille, piot, et chinquer. » Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, Œuvres II : Suitte des Œuvres (1631) / Seconde partie des Œuvres (1643), éd. crit. publ. par Jean Lagny, Paris, Marcel Didier, 1967, pp. 218-219 (vv. 73-80). 39 Saint-Amant, Œuvres I (1629), éd. crit. publ. par Jacques Bailbé, Paris, Marcel Didier, 1971, p. 290. 40 Voir à ce sujet Guillaume Peureux, « Le rendez-vous des Enfans sans soucy » . La poétique de Saint-Amant, Paris, Honoré Champion, 2002, pp. 375-490 (« Troisième partie : La recherche du genre idéal »). Peureux tient compte du rapport de la poétique de Saint-Amant avec les idées sur le grotesque et le caprice à l’époque. 41 « […] Et le Caprice avecques sa peinture / Qui fait bouquer et l’Art, et la Nature, / Ce Fou divin, riche en inventions, / Bizarre en mots, vif en descriptions […] ». Saint-Amant, Œuvres II : Suitte des Œuvres (1631) / Seconde partie des Œuvres (1643), éd. crit. publ. par Jean Lagny, Paris, Marcel Didier, 1967, p. 202 (Strophe XXIV). 42 Ibid., p. 157 sq. (Préface au Passage de Gibraltar). Sur les aspects grotesques des ballets de Cour voir Jean Rousset, op. cit., chap. I : « Circé et la métamorphose (Le ballet de Cour) », pp. 14-31. 58 Dorothea Scholl suite de la critique de Boileau avaient été dévalorisés. Ainsi c’est à travers les concepts d’arabesque et de grotesque que Gautier découvre l’esthétique et la modernité de l’époque baptisée plus tard de « baroque ». Cette esthétique d’une modernité toujours actuelle est basée sur le contraste et la juxtaposition ou l’union de contraires. Elle préfigure celle de Baudelaire qui dans Le Coucher du soleil romantique présente des « crapauds imprévus » et des « froids limaçons ». 43 Elle est mise en valeur aussi par Rémy de Gourmont qui écrit à propos de la réception de La Solitude de Saint-Amant : Sainte-Beuve, souvent timoré, recule devant la limace et le crapaud de la Solitude. Il admet le pendu. Le pendu est romantique. En 1853, Victor Hugo n’avait pas encore réhabilité le crapaud et le crapaud était encore à la porte du temple du goût. Disons plutôt qu’avec son crapaud et sa limace Saint-Amant, comme Théophile Gautier l’a bien vu, devance le goût moderne pour toutes les formes de la vie animale. 44 La poétique du grotesque et le concept de l’inspiration On pourrait supposer que l’esthétique du grotesque apparaît seulement chez les poètes inspirés de Marino et liés par leurs mécènes à une culture où le grotesque est assez répandu et qu’il fait partie intégrante seulement d’une partie de poètes « baroques », comme Saint-Amant ou Tristan l’Hermite, 45 alors que les autres, ceux qui sont moins « mondains » n’en sont pas trop touchés. Mais, quand on s’occupe de la conception du grotesque chez Montaigne et les auteurs italiens comme Doni, Comanini et surtout Lomazzo, qui est non seulement le théoricien le plus important du grotesque et de l’arabesque mais qui est également l’auteur de deux recueils de poésie dont l’un est intitulé Grotesques (Rime … intitolate Grotteschi [1587]) et l’autre Arabesques (Rabisch [1589]), on se rend compte de l’omniprésence de ce paradigme du grotesque et de son impact. « […] nell’invenzioni delle grottesche, più che in ogn’altra, vi corre un certo furore et una natural bizarria, della quale, essendone privi quei tali, con tutta l’arte loro non fecero nulla […] », 46 43 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Préface de Claude Roy, Notice et notes de Michel Jamet, Paris, Laffond, 1980, p. 101. 44 Rémy de Gourmont, op. cit., p. 215. 45 Sur Tristan et le grotesque voir Dorothea Scholl, « “Un mixte composé de lumière et de fange” : Tristan et le grotesque », dans Actualités de Tristan. Actes du Colloque international à l’Université de Paris X et à l’École Normale Supérieure (22, 23 et 24 novembre 2001), réunis et présentés par Jacques Prévot. Centre des Sciences de la Littérature Université Paris X-Nanterre, Littérales, n° spécial N° 3 (2003), pp. 61-77. 46 Giovan Paolo Lomazzo, Scritti sulle arti, a cura di Roberto Paolo Ciardi, Firenze, Centro Di, II, 1973, p. 369. Baroque, arabesque, grotesque 59 écrit Lomazzo, ennoblissant le grotesque comme mode d’expression et l’associant à la fureur poétique. « Le Ciel est plein de figures, & de crotesques, depuis que nos Poëtes, & nos Astrologues y ont attaché des images de fantaisie », écrit le Père Ménestrier. 47 Dans l’iconologie du XVI e et du XVII e siècle, l’usage d’images grotesques est très répandu. Beaucoup d’emblèmes et d’imprese suivent la tradition des grotesques (Fig. 6). Dans les contextes religieux, elles s’inscrivent dans la « mistura mistica » de la rhétorique sacrée qui considère l’image comme un simulacre de l’idée. 48 Chez beaucoup d’auteurs baroques, le grotesque est une dimension importante de leur œuvre s’il ne l’envahit pas tout entière. Il apparaît dans les textes qui se réfèrent aux métamorphoses, dans le roman et les nouvelles comiques, 49 dans la tragicomédie et les mascarades, dans les descriptions de songes et de visions, dans les textes qui décrivent des états pathologiques ou angoissés comme les visions mélancoliques (p.ex. Danielo Bartoli, Giulio Cesare Croce, Jean Auvray, Saint-Amant, Théophile, Tristan), dans les textes anti-pétrarquistes, anti-précieux, satiriques, burlesques et dans les textes liés au démoniaque et les farces (p.ex. Sigogne, Auvray, Scarron, Cyrano de Bergerac, Régnier, Molière). À chaque fois l’interdit horatien de représenter par les arts figuratifs ou par l’écriture des accouplements monstrueux est mis en cause. Ainsi Sigogne donne dans la caricature arcimboldesque (Fig. 7) : […] Visage de Crotesque : un jambon de Mayence, Broché de romarin, a de ta ressemblance, Quand sur ta teste folle tu plantes le bouquet, Meslant l’Esmail des fleurs à la Ratepenade : Car le mal estranger d’une chaude pellade, 47 François Ménestrier, L’Art des emblèmes. Par le P.C. François Menestrier de la Compagnie de Iesvs, Lyon 1662, p. 2. 48 Erminia Ardissino, Il Barocco e il sacro - La predicazione del teatino Paolo Aresi tra letteratura, immagini e scienza, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 2001, p. 177. 49 P.ex. Charles Sorel, Relation Grotesque, Burlesque, Comique & Maccaronique des Amours & transformations de Vertumne, pour la belle Pomone, Nymphe Neustrienne, avec leur Généalogie ; Et la mort pitoyable du pauvre pendu d’Iphis, miserable amant de la cruelle Anaxarete : le tout fidelement extraict des Metamorphoses reformees, dans le Nouveau Recueil des pièces les plus agréables, Paris N. de Sercy, 1644, pp. 361-373. Sur le grotesque chez Sorel (surtout dans Francion) voir Robin Howells, Carnival to Classicism : The Comic Novels of Charles Sorel, Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL, 1989 (= Biblio 17, 48). Howels applique la théorie de Bakhtine à Sorel et l’analyse dans la perspective du grotesque carnavalesque. Sur l’aspect carnavalesque voir aussi Francis Assaf, « Francion - une étude carnavalesque », dans Littératures classiques 41 (2001), pp. 85-95. 60 Dorothea Scholl En suant t’arracha le poil de ton casquet. […] Effroyable Megere, hermaphrodite brune, Qui as l’œil d’une truye et le teint d’une prune, La main d’une grenouille et la peau d’un pendu, Le ventre et les tetins comme une bource vuide, L’eclat d’un asne mort, l’embonpoint d’une bride, Va t’en dans les enfers, Paris t’est deffendu ! 50 Ce genre d’imitation a été défendu par les apologètes du grotesque de la fin de XVI e siècle. Dans son dialogue Il Figino overo del fine della pittura, paru à Mantoue en 1591, le chanoine Gregorio Comanini se réfère à la distinction entre imitation icastique et imitation fantastique chez Platon (Sophistes). Comanini voit dans l’art composite pratiqué par le peintre Arcimboldo une « imitazione fantastica », qui se distingue de l’imitation icastique par le fait qu’elle reproduit des fantasmes : Quel pittore adunque, il quale imiterà cosa formata dalla natura, come sarebbe uomo, fiera, monte, mare, piano e altri simili, farà imitazione icastica; ma quegli che dipingerà un suo capriccio non più disegnato da alcun altro, almeno che egli sappia, farà imitazione fantastica. 51 Dans la théorie du grotesque de l’époque, le « capriccio » dans tous les sens est extrêmement valorisé. Il désigne l’inspiration particulière du peintre, de l’architecte ou de l’écrivain autant que la composition et le style de l’œuvre. Il désigne l’expression et la représentation de fantasmes et du chimérique. Il caractérise une allure qui va par sauts et par bonds. 52 C’est dans ce sens que le grotesque, associé au caprice, à l’arabesque et à la ligne serpentine - appelée aussi « furia della figura » 53 - est conçu dans les milieux des peintres 50 Charles Timoléon de Beauxoncles, sieur du Sigogne, Stances satyriques contre l’ollivastre Perrette, vv. 73-78, et vv. 175-180, publiées dans le Recueil des plus excellans cers satyriques de ce temps, Paris, A. Estoc, 1617, cité d’après Jean-Charles Payen et Jean-Pierre Chauveau, La Poésie des origines à 1715, Paris, Armand Colin, 1968, pp. 439-440. 51 Gregorio Comanini, Il Figino overo del fine della pittura (Mantua 1591) dans Paola Barocchi (éd.), Scritti d’arte del Cinquecento, Milano-Napoli, Ricciardi (La letteratura italiana - storia e testi - volume 32), t. I, 1971, p. 389. 52 « Le caprice, figure ingénieuse et pittoresque de la liberté pétulante des chevreaux abandonnés à eux-mêmes, n’a jamais été défini d’une manière plus frappante et plus fine que par son étymologie. » Charles Nodier, « Miscellanées », cité dans Hubert Juin, Charles Nodier, Paris, Seghers, 1970, p. 112. 53 « […] in questo precetto [della figura serpentinata] parmi che consista tutto il secreto della pittura, imperoché la maggior grazia e leggiadria che possa avere una figura è che mostri di moversi, il che chiamano i pittori furia della figura. » Lomazzo, Scritti sulle arti, éd. cit., p. 29. Baroque, arabesque, grotesque 61 et des auteurs comme essentiellement poétique. Ainsi Montaigne, qui place son écriture sous le signe du grotesque, conçoit même sa prose comme poétique : (b) Je vais au change, indiscrettement et tumultuairement. (c) Mon stile et mon esprit vont vagabondant de mesmes. (b) Il faut avoir un peu de folie, qui ne veut avoir plus de sottise, (c) disent et les preceptes de nos maistres et encore leurs exemples. […] (c) Le poëte, dict Platon, assis sur le trepied des Muses, verse de furie tout ce que luy vient en la bouche, comme la gargouille d’une fontaine, sans le ruminer et poiser, et luy eschappe des choses de diverse couleur, de contraire substance et d’un cours rompu. 54 La fureur poétique, associée par les uns au sublime, est ici associée à la poétique capricieuse du grotesque. Par ailleurs Montaigne appelle les idées des « songes », des « rêveries », des « fantaisies ». 55 Si la vie est un songe, la raison humaine elle-même en est entamée et les pensées de l’homme sont les émanations d’un état proche de la folie. L’homme ne peut savoir. Il ne peut prendre la bonne perspective. L’homme, avec ses idées trompeuses, est alors comparable au prisonnier enchaîné dans la grotte de Platon, et les parois de cette grotte offrent des images étranges, bizarres, des êtres anamorphotiques qui bougent, qui s’accouplent, se transforment et se séparent. Dans leurs contorsions, ces ombres rappellent la patrie perdue et déclenchent la nostalgie d’une plénitude irréalisable. La grotte devient alors l’emblème du grotesque. Elle symbolise la condition humaine. Mais il faut envisager le fait que souvent, les références au grotesque restent discrètes. Attaqué par le Concile de Trente, le grotesque est soupçonné de relever d’un art occulte, lié au paganisme et à la magie. C’est pourquoi les auteurs qui s’inscrivent dans ce paradigme prennent des précautions : Lomazzo, Marino et le Père Ménestrier légitiment le grotesque par l’inspiration divine dans la fureur poétique. Rattachant le grotesque au concetto ou à l’art des emblèmes, ils lui confèrent une valeur hiéroglyphique et symbolique. La poétique du grotesque et le concept du chaos Aux yeux de Lomazzo, le grotesque dans l’art et dans l’écriture a une dimension universelle. Il permet d’exprimer toute la variété et la complexité du monde. Il correspond aux passions humaines. Il permet d’exprimer les 54 Montaigne, op. cit., pp. 973-974 [III, IX « De la vanité »]. 55 Voir à ce propos Gisèle Matthieu-Castellani, Montaigne : l’écriture de l’essai, Paris, PUF, 1988, pp. 40-62. 62 Dorothea Scholl fantasmes. Il a une valeur encyclopédique et cognitive. Il réunit l’obscurité et la clarté. Il dévoile en voilant. Nasce il bizar Grottesco, à cui s’apprende Ogni spirto gentil, dal naturale, Fra cavi, e più alto poi spiegando l’ale, Dimostra tutto quel, ch’à noi s’estende. E con diverse forme al mondo rende Diversi tuoni, ma in natura eguale A nostri affetti ; e non meno anco vale Quando in far una cosa un’altra prende. Quindi i concetti son si oscuri, e chiari, Ch’usciti paion fuor dal gran caosse, Rivolto in vari modi sottosopra. Che que’caprizzi dan si illustri, e rari ; Ch’à spor i gril non vi vorria che fosse. Men pronto d’un pittor, che dij à quegli opra. 56 Le grotesque devient une esthétique ontologique et une figure de pensée. Il comporte des aspects tragiques, comiques ou tragicomiques. Jean Godard associe lui aussi le grotesque au chaos. Dans La Nouvelle Muse ou les Loisirs (Lyon 1618), il présente l’emblème d’un bateau perdu dans l’immensité de la mer et compare les pensées humaines à l’équipage de ce bateau ivre qui, une fois arrivées au havre, prennent pour domicile la grotte ornée de grotesques : […] Ils [« les pensers »] voguent à nef de caprice L’est, l’oest, le nort et le su, Cherchans au monde la matrice, Où le monde a esté conceu. Ils ont, à l’heure que leur flote Prend terre, et loge toute en gros, Pour salle et pour tapis la grote, Et les grotesques du caos. […] 57 Plus de trois siècles plus tard, Baudelaire utilise une figure de pensée comparable : « Qu’est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? … Il y a un chaos fantastique, grotesque, une collision entre des 56 Giovan Paolo Lomazzo, op. cit., p. 12. 57 Jean Godard, La Nouvelle Muse ou les Loisirs, Lyon, 1618, pp. 116-117, cit. par Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française, t. 1, Paris, Armand Colin (Coll. « U »), 4 1968, p. 95. Baroque, arabesque, grotesque 63 éléments hétérogènes ». 58 Chez le grand poète baroque Jean de Sponde, le cerveau humain, en proie à la fièvre, est également le champ de bataille du chaos grotesque. […] J’ai cent peintres dans ce cerveau, Tous songes de vos frénésies, Qui grotesquent mes fantaisies De feu, de terre, d’air et d’eau. C’est un chaos que ma pensée Qui m’élance ore sur les monts, Ore m’abîme dans un fond, Me poussant comme elle est poussée. […] 59 Dans les poèmes sur la création du monde, redevables à la Bible autant qu’aux Métamorphoses d’Ovide (Fig. 8), le chaos est la « Macchina mal composta », 60 le « meslange difforme […] où tous les elemens se logeoient pesle-mesle ». 61 Comme le déluge qui est le retour du chaos originel, il peut toujours retourner lorsque l’ordre divin est menacé par les vices aveuglants des hommes : […] Ainsi ceste fureur, du bas Chaos bannie, Desbande pour coureurs Phrenesie, et Manie : Dont l’une eschaufant trop, l’autre trop dessechant Le debile cerveau, vont le fil rebouchant Du jugement humain : et gravent, mensongeres, En l’Ame un escadron de fantasques Chimeres. […] 62 La poétique du grotesque et le concept du cosmos Tandis que les uns associent le grotesque au chaos, d’autres déconstruisent cette idée et déclarent la création entière comme une émanation du grotesque. Déjà dans les textes de la Bible, la création du monde inclut celle de 58 Baudelaire, op. cit., p. 297. 59 Jean de Sponde, D’Amour et de Mort. Poésies complètes présentées par James Sacré. E.L.A./ Orphée/ La Différence, 1989, pp. 64-65. 60 Giuseppe Battista, « Il Caos », dans Poesia del seicento, a cura di Carlo Muscetta e Pier Paolo Ferrante, Torino, Einaudi, Bd. 1, 1964, p. 779. 61 Guillaume Du Bartas, cité dans Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française, t. 2, Paris, Armand Colin (Coll. « U »), 4 1968, p. 11. Sur les différentes conceptualisations du chaos au XVI e siècle voir Michel Jeanneret, PERPETUUM MOBILE. Métamorphoses des corps et des œuvres, de Vinci à Montaigne, Paris, Macula (Coll. ARGÔ), s.d. [1998], pp. 91-115. 62 Guillaume Du Bartas, La Seconde Semaine (1584) I, éd. par Yvonne Bellenger et alii ; Paris, Klincksieck (S.T.F.M.), 1991, pp. 166-167 (Livre III : Les furies, vv. 313-318). 64 Dorothea Scholl « monstres ». C’est-à-dire, non seulement le chaos est grotesque mais aussi le chaos transformé en ordre, en cosmos qui signifie « ordre » et « ornement ». 63 Dans ce sens, Marino recourt au topos du Dieu artiste et présente la création divine comme une invention de grotesques merveilleuses : […] Dilettossi talora di far grottesche, formando tanta varietà d’animali, parte terreni, parte acquatili, parte volanti; compartendo il guizzo a’ pesci, il volo agli ucelli, lo striscio a’ serpenti, il corso alle fiere ; e dando al Cervo le corna, al Cavallo le zampe, al Cinghiale le zanne, all’Orso le branche, al Leone le artigli, all’Istrice le spine, al Camelo lo scrigno, all’Elefante la proboscide : illic praeclara opera et mirabilia, varia bestiarum genera et omnium pecorum et creatura beluarum. Compiacquesi alle volte di far festoni. […] 64 Ainsi le grotesque est tout l’insolite de la variété étonnante du monde, et le poète y répond par un acte créateur analogue : juxtaposition ou combinaison de genres, association de contraires, métissage, ligne serpentine, métamorphoses et abondance de métaphores surprenantes, ars combinatoria. Dans ce sens, Emanuele Tesauro caractérise l’écriture de Marino de « Sirena Marina ». 65 Contre les adeptes d’Horace, Tesauro prend la défense de la « Sirène ». 66 Pour lui, les grotesques et les arabesques sont un signe de qualité. Elles sont issues du ingenium du poète qui participe à celui de Dieu (« particella della mente divina »). 67 Par conséquent les œuvres qui relèvent de l’esthétique du grotesque et de l’arabesque sont particulièrement ingénieuses. 63 « […] the word kosmos in Greek signifies the imposition of order and beauty on chaos. Thus the very notion of the world implies the notion of art, the creation of the kosmos being the supreme work of art, the art of arts, the original and paradigmatic manifestation of art. » Michael J.B. Allen, Icastes : Marsilio Ficino’s Interpretation of Plato’s « Sophist » : Five Studies and a Critical Edition with Translation, Berkeley-Los Angeles-Oxford, University of California Press, 1989, p. 137. 64 Giovan Battista Marino, Dicerie sacre e la Strage de gl’Innocenti, a cura di Giovanni Pozzi, Torino, Einaudi, 1960, p. 95. 65 « […] chi più delicato nella lirica e nella prosa che la Sirena Marina ? » Emanuele Tesauro, Il Cannochiale aristotelico (1654) dans Ezio Raimondi (éd.), Trattatisti e narratori del Seicento, Milano-Napoli, Riccardo Ricciardi (La Letteratura Italiana - Storia e testi, Vol. 36), 1960, p. 59. 66 « […] siccome Iddio di quel che non è, produce quel che è, così l’ingegno di un non ente, fa ente, e fa che il leone divenga un huomo, e l’aquila una città. Innesta una femina sopra un pesce, e fabrica una sirena per simbolo dell’adulatore. Accoppia una busta di capra al deretano di un serpe ; e forma la chimera per ierglifico della pazzia. Onde fra gli antichi filosofi alcuni chiamaron l’ingegno particella della menta divina. » Ibid., p. 33. 67 Ibid. Baroque, arabesque, grotesque 65 Elles stimulent l’imagination du spectateur ou du lecteur et renferment un sens mystérieux. 68 Cette poétique d’ordre métaphysique est le fondement du conceptisme et se manifeste dans l’ars combinatoria du poète, dans sa faculté d’associer des contraires, d’opérer une synthèse d’antithèses et d’investir ses images d’un encodage polysémique - qui peut même désorienter et tromper le spectateur. L’image peut devenir trompe-l’œil. Mais Dieu lui-même crée des images trompeuses ! Ainsi l’homme est devant un monde dont les apparences changeantes sont douteuses comme les images fugitives d’un songe. Dès lors, la grotte de Platon se confond avec celle des Métamorphoses d’Ovide. Les images grotesques créées par des peintres et sculpteurs sont appelées « capricci » et « sogni dei pittori ». Encore La Fontaine, décrivant les grotesques dans la grotte de Versailles (Fig. 9-10), parle de « songes de l’art » : […] Au haut de six pilliers d’une égale structure, Six masques de rocaille, à grotesque figure Songes de l’art, Démons bizarrement forgez Au dessus d’une niche en face sont rangez. De mille raretez la niche est toute pleine. Un Triton d’un costé, de l’autre une Sirène, Ont chacun une conque en leurs mains de rocher. Leur souffle pousse un jet qui va loin s’épancher. […] 69 Dans la littérature du XVII e siècle, ce genre de références aux grotesques est lié au cadre culturel de l’époque. Elles apparaissent dans des textes ecphrastiques qui suivent le principe de l’ut pictura poesis et qui décrivent des lieux de plaisance. Dans ce cas, le grotesque prend un caractère plus enjoué, ludique, adouci : le grotesque baroque tourne au rococo. Le chaos semble perdre son caractère effrayant. Dans un texte « baroquisant », plein de métaphores marinistes, le jeune Racine, décrivant le monde renversé qui s’offre à la contemplation d’un étang, utilise l’oxymore d’un « chaos délicieux ». 70 Mais la menace du chaos inquiétant reste présente même dans la poétique de Racine. 68 Ibid., pp. 32-34, voir aussi p. 21. 69 Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669), éd. crit. de Michel Jeanneret avec la coll. de Stefan Schoettke, Paris, Librairie Générale Française, 1991, p. 64. La grotte de Versailles, décrite également par M lle de Scudéry, Charles Perrault et André Félibien, a été détruite en 1684, voir ibid., pp. 231-232. 70 Racine, Promenades de Port-Royal des Champs, composées vers 1657-58 (Racine avait alors 17 ou 18 ans), dans Rousset Anthologie I, éd. cit., p. 246. 66 Dorothea Scholl Le baroquisme des classiques Le cas de Phèdre révèle que lorsqu’on examine le champ littéraire à partir du paradigme du grotesque en tant qu’esthétique ontologique et métaphysique, on tombe sur le « baroquisme » des classiques. 71 Dans Phèdre, le « désordre éternel » (v. 147) qui règne dans l’esprit de la protagoniste - assimilée d’abord au Minotaure, 72 puis au monstre blessé par Hippolyte et qui finit par le tuer 73 - subsiste toujours à l’échelle psychologique, cosmique et mythique. Tant que l’homme peut transgresser la loi morale, le danger du « désordre affreux » du chaos n’est pas banni. « Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage, / La terre s’en émeut, l’air en est infecté ». 74 L’ordre humain et divin ne peut être rétabli que par la purgation cosmique. L’exemple de Phèdre enflammée de sa « monstrueuse » passion pour Hippolyte montre que le monstrueux se propage même au milieu de l’époque qu’on est convenu d’appeler l’époque classique et que la vision emblématique de l’ordre de la représentation reste présente. Comme Jean Rousset l’a déjà observé, « le Baroque est un démon subtil ; détruit d’un côté, il attaque de l’autre ». 75 Il peut se manifester « même dans les zones les plus classiques » de la France du XVII e siècle. 76 Le jeune Malherbe, qui dans les Larmes de Saint-Pierre « révèle un certain baroquisme » 77 , le quitte avec ses œuvres ultérieures pour s’approcher au paradigme classique, tandis que Théophile de Viau et Saint-Amant, contemporains de Malherbe, restent dans le paradigme baroque qui commence alors à être perçu comme « grotesque » et « ridicule » au sens nouveau, c’est-à-dire de « baroque » au sens ancien ! Mais même Boileau tombe parfois dans le baroquisme et poursuit la voie frayée par Théophile, Saint-Amant et Auvray lorsqu’il décrit des songes, des visions, des figures emblématiques et des monstres ou lorsqu’il assimile l’humain à l’animal. 78 Évidemment : « Il n’est point de serpent, ni 71 L’ouvrage de Philippe Butler, Classicisme et baroque dans l’œuvre de Racine, Paris, Nizet, 1959 montre la complexité du problème. Butler découvre dans l’œuvre de Racine et notamment dans Phèdre des éléments qui relèvent du baroque et des éléments qui témoignent d’une résistance au baroque. Selon Butler, cette résistance s’expliquerait par l’affinité de Racine au jansénisme. 72 « Digne fils du héros qui t’a donné le jour, / Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite. / La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ! » Racine, Théâtre complet, éd. de Jacques Morel et Alain Viala, Paris, Garnier, 1980, p. 602 (Phèdre, v. 700-701). 73 Ibid., p. 627-629 (Phèdre, vv. 1507-1570). 74 Ibid., p. 627 (Phèdre, vv. 1522-1523). 75 Rousset, La Littérature de l’âge baroque, éd. cit., p. 203. 76 Ibid. 77 Ibid., p. 202. 78 Voir Dorothea Scholl, « Le Bestiaire de Boileau », dans Papers on French Seventeenth Century Literature (PFSCL) XXXI, 61 (2004), pp. 573-590. Baroque, arabesque, grotesque 67 de monstre odieux / Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux. » 79 Mais le grotesque, par son pouvoir polysémique et subversif, inquiète ceux qui désirent un ordre stable et des valeurs certaines. La peur du chaos et la démythification du grotesque Si Boileau accepte l’esthétique du grotesque à condition qu’elle garde certaines mesures et qu’elle se borne aux genres « comiques » comme la comédie ou la satire, il n’en est pas de même en ce qui concerne le concetto qui correspond à l’image combinatoire du grotesque dans la peinture. La mode du conceptisme, venue de l’Italie, aurait inondé tous les genres littéraires et provoqué un « désordre ». 80 Le concetto, composé de contraires, est monstrueux et trompeur, ce sont de « faux brillans ». 81 Alors que l’acte créateur divin consiste dans la séparation des éléments, les peintres et les poètes du grotesque retournent au chaos par leurs créations monstrueuses et créent des « images fausses ». Désormais, le grotesque est ressenti comme une menace anarchique. Déclassé et démythifié, il persiste uniquement dans le sens de « ridicule » et d’« extravagant » - comme en témoigne l’usage du terme dans les dictionnaires de l’époque. 82 La réaction de Boileau aux concetti de Théophile de Viau est symptomatique de ce changement de paradigme dans la conception du grotesque. Au lieu de saisir les concetti de Théophile dans leur expressivité poétique, Boileau les prend à la lettre et les déconstruit par la logique. Déjà en 1637, une des « victimes » de Boileau, Desmarets - qui de son côté cultive lui-même la poésie ecphrastique dans le goût des grotesques 83 - se moquait de l’ambiguïté « monstrueuse » créée par les antithèses et concetti : 79 Boileau, op. cit., p. 169 (Art poétique III, vv. 1-2). 80 Ibid. (Art poétique, II, vv. 105-129). 81 Ibid. (Art Poétique I, vv. 37-48). 82 Considérant l’emploi du terme dans les dictionnaires du XVII e siècle, Wolfgang Kayser constate une perte de l’inquiétante étrangeté (Unheimlichkeit) qui est selon ce grand critique constitutive de l’essence du grotesque. « Da ist also dem Grotesken alle Unheimlichkeit verlorengegangen, es erregt ein unbeschwertes Lächeln. » Wolfgang Kayser, Das Groteske. Seine Gestaltung in Malerei und Dichtung. Nachdruck der Ausgabe von 1957. Mit einem Vorwort « Zur Intermedialität des Grotesken » und mit einer aktuellen Auswahlbibliographie zum Grotesken, Monströsen und zur Karikatur von Günter Oesterle. Tübingen, Stauffenburg Verlag Brigitte Narr GmbH (Stauffenburg Bibliothek Bd. 1), 2004, p. 28. 83 Voir p.ex. Desmarets de Saint-Sorlin, Les Visionnaires [1637], éd. crit. par Gaston Hall, Paris, Mercure de France (STFM), 1963, pp. 84-93. 68 Dorothea Scholl […] Aussi ton humeur apocryphe Fait que l’on te nomme en ce temps Des hypocondres inconstans. Le veritable hieroglyphe. Les crotesques illusions Des fanatiques visions Te prennent pour leur hypothese ; Et dedans mes calamitez Je n’attens que la synderese De tes froides neutralitez. […] 84 Les multiples aspects du grotesque expliquent différentes attitudes. Le cas de Desmarets - comme d’ailleurs aussi celui de Montaigne 85 - montre qu’un auteur qui rejette les pointes et les concetti peut cultiver la poétique du grotesque à un autre niveau. Chaque auteur s’inscrit d’une autre manière dans le paradigme du grotesque qui est pluridimensionnel. Mais jusqu’à la réhabilitation des « grotesques » par Théophile Gautier, la tendance affirmée par Boileau de ridiculiser et de dégrader des auteurs baroques du XVI e et du XVII e siècle ayant cultivé le grotesque dans l’une ou l’autre manière persiste. Le grotesque, considéré auparavant comme essentiellement « poétique », est désormais démythifié et déclassé. Il est alors privé de sa dimension ontologique et métaphysique. C’est à cause de ce changement de paradigme que la prose de Montaigne, la poésie de Marino, de Le Moyne, de d’Aubigné, de Du Bartas etc. sont ressenties désormais comme « grotesques » dans le sens de ridicule et d’extravagant. C’est ce qui explique aussi qu’un des défenseurs du grotesque, Justus Möser écrit dans son essai Harlekin oder die Vertheidigung des Groteske-Komischen (1762) que Du Bartas aurait transformé la grandeur de la création divine en vers burlesques (« in burleske Verse zu bringen » 86 ), ce qui n’était évidemment pas l’intention de Du Bartas. Jusqu’au romantisme qui renoue avec la vision poétique, ontologique et métaphysique du grotesque, l’expressivité baroque est ressentie comme grotesque dans le sens de ridicule et d’extravagant. Möser utilise même le terme de « baroque » dans le sens ancien d’irrégulier et déclare que ce « goût baroque » n’a pas droit à figurer dans les œuvres destinées à l’éternité : 84 Ibid., pp. 78-79. 85 « Je voy que les bons et anciens Poëtes ont evité l’affectation et la recherche, non seulement des fantastiques elevations Espagnoles et Petrarchistes, mais des pointes mesmes plus douces et plus retenues, qui font l’ornement de tous les ouvrages Poëtiques des siecles suivans. » Montaigne, op. cit., p. 391 (II, X « Des livres »). 86 Justus Möser, Harlekin oder die Vertheidigung des Groteske-Komischen. Neue verbesserte Aufl. Bremen, bey Johann Heinrich Cramer, 1777, p. 53. Baroque, arabesque, grotesque 69 Der Geschmack des Schiefen oder der sogenannte gout baroc [sic], ist gewiß sonderbar schön, gehört aber nicht in Tempel und andere dauerhafte Werke, welche die Ewigkeit erreichen sollen. 87 On peut repérer la survivance de telles idées à l’heure actuelle encore chez certains critiques qui proclament une hiérarchie entre l’esthétique classique et l’esthétique baroque. Conclusion On a pris l’habitude de considérer le baroque par rapport à la Renaissance et au maniérisme comme une ère nouvelle ou une rupture. Tout dépend du point de vue et des présupposés. Tandis que pour les uns, le baroque est une post-Renaissance ou un préclassicisme, pour d’autres, il est une anti-Renaissance ou un anti-classicisme. D’autres encore l’identifient au maniérisme alors que certains le considèrent comme un anti-maniérisme. À chaque fois, les présupposés sont différents. Il n’était pas dans notre intention de déconstruire les oppositions entre les époques Renaissance, maniérisme, baroque, classicisme. Nous tenions seulement à montrer que lorsqu’on adopte le point de vue d’une catégorie esthétique de longue durée, la perspective se modifie. Lomazzo compte comme le grand théoricien du maniérisme. Sa théorie du grotesque comme aussi sa poétique révèlent cependant que les différences entre maniérisme et baroque s’effacent lorsqu’on adopte la « grille de lecture » du grotesque dans le sens de l’époque. La même chose se produit avec Montaigne. Qualifié par maintes critiques de baroque ou de prébaroque, d’autres le rattachent à la Renaissance ou au maniérisme. Dans la grille de lecture baroque, on peut dire que l’œuvre de Montaigne est ce que Jean Rousset a appelé « l’unité mouvante d’un ensemble multiforme en voie de métamorphose ». 88 C’est effectivement grâce à la découverte du baroque par l’École de Genève que Montaigne a été revalorisé dans le « perpetuum mobile » de sa personne et de son texte. 89 Dans la grille de lecture classiciste 87 Ibid. 88 Rousset, La Littérature de l’âge baroque, éd. cit., p. 181, voir aussi p. 161. Sur Montaigne et le baroque voir surtout Imbrie Buffum, Studies in the Baroque from Montaigne to Rotrou. New Haven/ Connecticut-London-Paris, Yale University Press (Yale Romanic Studies IV) [1957], PUF, Second printing 1967. Buffum découvre dans le style de Montaigne huit catégories qui le rattachent au baroque : « moral purpose ; emphasis and exaggeration ; horror ; incarnation ; theatricality and illusion ; contrast and surprise ; movement and metamorphosis ; organic unity and the acceptance of life. » Ibid., p. ix. 89 P.ex. Jean Starobinski Montaigne en mouvement (1982), éd. revue et complétée, Paris, Gallimard (folio essais), 1993 ; Michel Jeanneret, op. cit. 70 Dorothea Scholl ou maniériste, d’autres aspects de Montaigne apparaissent. On ne s’étonne pas que Montaigne se prête également à une grille de lecture moderniste et postmoderniste. 90 La catégorie du grotesque, liée à celle de l’arabesque et du caprice, permet de saisir une continuité esthétique en même temps qu’elle permet d’évaluer l’écriture d’un auteur comme Montaigne à partir d’une catégorie esthétique de l’époque. Elle permet de situer Montaigne dans le réseau de forces autour du grotesque qui à l’époque post-tridentine fait l’objet de controverses violentes. Lorsqu’on applique la catégorie de grotesque dans le sens de l’époque qui a créé ce paradigme, les oppositions entre les époques se relativisent. Dans cette perspective, le grotesque a sa place déjà dans l’esthétique de la Renaissance et ne se confond pas au maniérisme conçu comme une « anti- Renaissance ». Nos habitudes de voir ont empêché de découvrir la force du grotesque dans les époques dites « classiques » ou « classicistes ». Tout au plus on peut dire que le grotesque bouge, c’est-à-dire, il y a des époques où il se rapproche du centre - comme à l’époque baroque, à l’époque romantique et dans la modernité - et qu’il y a des époques où il est rejeté à la périphérie et aux marges. Selon le philosophe Ernst Bloch, il y a dès l’Antiquité dans l’esthétique du grotesque et de l’arabesque pompéienne un esprit utopique qui anticipe les styles d’époques postérieures comme le gothique, le baroque et le rococo : Man hat die pompejanische Spielerei noch nie in ihrem utopischen Zug betrachtet, obwohl er sogar in Einzelheiten, ganz greifbar, auftaucht : nämlich in der Vorwegnahme späterer Stile. Nur das «Unausführbare» wurde bemerkt, Vitruv machte es bereits dieser gemalten Baukunst zum Vorwurf. Doch gerade die unsolide Nichtigkeit erlaubte dem Maler, Effekte hervorzurufen, die auf solide Weise noch gar nicht fällig waren. So zeigt die winklig aufgetürmte Häuserfülle in der Dekoration von Boscoreale einen gotischen Zug. Noch unzweifelhafter tauchen barocke Motive auf : hier in einer geschwungenen Säulenreihe, dort in gebrochenen oder sich bäumenden Giebeln, dort wieder in Bosketten oder dergleichen, die das Rokoko nachher kopieren konnte, ohne deshalb aus seinem Stil zu fallen. […] 91 90 Après avoir découvert la modernité de Montaigne, on découvre sa postmodernité avec à peu près les mêmes arguments. Voir Dudley M. Marchi, Montaigne among the Moderns : Receptions of the Essais, Oxford, Berghahn Books, 1994, surtout pp. 278-320. 91 Ernst Bloch, Das Prinzip Hoffnung, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1959, pp. 820- 821. Baroque, arabesque, grotesque 71 Une remarque de Didier Souiller va dans le même sens : Souiller propose de « distinguer un art baroque, propre à l’Europe de la fin du XVI e siècle et du XVII e siècle, du baroquisme des formes déjà discernable, si l’on veut, à Rome dans la peinture décorative au temps de l’empéreur Néron et peut-être même antérieurement avec certaines manifestations de l’art hélléniste - le terme de baroquisme offrant suffisamment de généralité pour éviter toute systématisation réductrice oublieuse des spécificités historiques […] ». 92 Pour finir, jetons un coup d’œil sur la fortune de ce couple d’amoureux qu’est le baroquisme et le grotesque. Dans ses notes à La Cognizione del dolore Carlo Emilio Gadda, qui compte parmi les avatars modernes du baroque, 93 s’oppose à être renfermé dans la catégorie de « baroque » alors en vogue, en signalant une structure « grotesque et baroque » du monde, que l’écrivain découvrirait et communiquerait au moyen de son écriture baroquisante : Ma il barocco e il grottesco albergano già nelle cose, nelle singole trovate di una fenomenologia a noi esterna : nelle stesse espressioni del costume, nella nozione accettata « communemente » dai pochi o dai molti : e nelle lettere, umane o disumane che siano : grottesco e barocco non ascrivibili a una premeditata volontà o tendenza espressiva dell’autore, ma legati alla natura e alla storia : la grinta dello smargiasso, ancorché trombato, o il verso « che più superba altezza » non ponno addebitarsi a volontà prava e « baroccheggiante » dell’autore, sì a reale e storica bambolaggine di secondi o di terzi, del loro contegno, o dei loro settenarî : talché il grido-parola d’ordine « barocco è il G. ! » potrebbe commutarsi nel più ragionevole e più pacato asserto : « barocco è il mondo, e il G. ne ha percepito e ritratto la baroccagine ». 94 Cette vision ontologique, qui conçoit la création esthétique comme un reflet d’une structure cachée ou insolite du monde que l’écriture reproduirait avec ses moyens expressifs propres pour la révéler, hérite de l’ancien paradigme de l’esthétique ontologique du grotesque. On pourrait établir toute une généalogie d’auteurs qui s’inscrivent dans ce paradigme. « Le but de l’art, on l’a trop oublié de nos jours, n’est pas la reproduction exacte de la nature, mais bien la création, au moyen des formes et des couleurs qu’elle nous livre, d’un microcosme où puissent habiter et se produire les rêves, les sen- 92 Didier Souiller, « Le baroque en question(s) », dans D. Souiller (dir.), Le baroque en question(s), Paris, Champion, 1999 (Littératures classiques ; N° 36), p. 9. 93 Voir à ce propos Ezio Raimondi, Barocco moderno : Carlo Emilio Gadda e Roberto Longhi. Appunti delle lezioni del corso monografico 1989/ 90 del professore Ezio Raimondi, Bologna, CUSL, 1990, pp. 481-546. 94 Carlo Emilio Gadda, La cognizione del dolore [1988], Milano, Garzanti, 1994, p. 198. 72 Dorothea Scholl sations et les idées que nous inspire l’aspect du monde », 95 écrit Théophile Gautier. Et Ionesco écrit un siècle plus tard : « Je tâche de projeter sur scène un drame intérieur (incompréhensible à moi-même) me disant, toutefois, que, le microcosme étant à l’image du macrocosme, il peut arriver que ce monde intérieur, déchiqueté, désarticulé, soit, en quelque sorte, le miroir ou le symbole des contradictions universelles ». 96 Et Calvino : « Il cosmo può essere cercato anche all’interno d’ognuno di noi, come caos indifferenziato, come molteplicità potenziale ». 97 L’esthétique ontologique et métaphysique du grotesque se rattache à l’idée de la correspondance entre microcosme et macrocosme. Elle réapparaît aussi dans la théorie des correspondances de Baudelaire dont le concept de la modernité est étroitement lié au baroque, au grotesque et à l’arabesque. 98 La modernité, dans la définition de Baudelaire, se manifeste par le fragmentaire, l’éphémère, le changement, le transitoire que Baudelaire oppose à l’éternel, au stable, au fixe et à la totalité close. 99 À l’« unité monotone et impersonnelle » de l’art académique, « immense comme l’ennui et le néant », Baudelaire oppose la notion du « beau [qui] est toujours bizarre », 100 du « beau multiforme et versicolore, qui se meut dans les spirales infinies de la vie ». 101 Cette définition ressemble à la définition de l’œuvre baroque comme « unité mouvante d’un ensemble multiforme en voie de métamorphose ». 102 C’est cet aspect cinétique et multiforme de l’œuvre baroque qui rend difficile toute catégorisation fixe. Par leur nature propre le baroque et le grotesque s’opposent à être enfermés dans une doctrine ou un système ou dans les limites d’une époque précise. Mais j’espère avoir pu montrer que le grotesque a une place privilégiée à l’époque qu’on est convenu d’appeler baroque, qu’il est une dimension importante du baroque ainsi que du baroquisme et que lorsqu’on reconsidère l’évolution de la littérature à la lumière de l’arabesque et du grotesque, apparaît un éclairage différent sur les filiations entre les auteurs et leur rapport à la culture. 95 Théophile Gautier, Histoire du romantisme suivie de Notices romantiques et d’une Étude sur la poésie française 1830-1868, Paris, Bibliothèque-Charpentier, nouvelle édition 1895, p. 216. 96 Eugène Ionesco, Notes et Contre-notes, Paris, Gallimard, 1966, p. 226. 97 Italo Calvino, Lezioni americane. Sei proposte per il prossimo millenio, Milano, Mondadori, 1993, p. 143. 98 Sur Baudelaire et le baroque voir Dorothea Scholl, « Barocke Aspekte bei Baudelaire ? », dans Literaturwissenschaftliches Jahrbuch 42 (2001), pp. 245-270. 99 Baudelaire, op. cit., pp. 797. 100 Ibid., p. 724. 101 Ibid., p. 723. 102 Rousset, La Littérature de l’âge baroque, éd. cit., p. 181. Baroque, arabesque, grotesque 73 Annexe Fig. 1 : Anonyme. Ornement grotesque, Pays-Bas, 1527, dans André Chastel, Grotesques, Paris, Aventurine, 1996, p. 12. Fig. 2 : Jean Bérain, Panneau avec arabesques, dernier quart du XVII e siècle, dans André Chastel, La grottesca, Torino, Einaudi (Saggi brevi), 1989, p. 80. 74 Dorothea Scholl Fig. 3 : Grotesques de Callot, dans Daniel Ternois, L’Art de Jacques Callot. Paris, F. De Nobele, 1962, Fig. 11 a : Les deux Pantalons. Fig. 4 : Grotesques de Callot, dans Pierre-Paul Plan, Jacques Callot, maître-graveur (1593-1635), suivi d’un catalogue chronologique. Bruxelles, Oest, 1914. Baroque, arabesque, grotesque 75 Fig. 5 : L’emblème du Caprice dans Cesare Ripa, Iconologia [Roma 1593; 2 1603]. A cura di Piero Buscaroli. Prefazione di Mario Praz. Milano, TEA, 1992, p. 47. Fig. 6 : Frontispice des Sacre Imprese de Paolo Aresi, dans Erminia Ardissino, Il Barocco e il sacro - La predicazione del teatino Paolo Aresi tra letteratura, immagini e scienza, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 2001, p. 197. 76 Dorothea Scholl Fig. 7 : Arcimboldo, figure composite qui représente un cuisinier, dans Werner Kriegeskorte: Giuseppe Arcimboldo 1527- 1593. Ein manieristischer Zauberer. Köln, Taschen 1988, p. 40. Fig. 8 : « Il Caos » entouré de grotesques, dans Carsten-Peter Warncke, Die ornamentale Groteske in Deutschland, Bd. I, Berlin, Spiess, 1979, fig. 94-95 [Jean de Tournes, Lyon 1559]. Baroque, arabesque, grotesque 77 Fig. 9 : La Grotte de Thétis, dans Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669). Éd. crit. de Michel Jeanneret avec la coll. de Stefan Schoettke. Paris, Librairie Générale Française, 1991, Illustrations p. V : Grotte de Thétis, pilier de coquillages et de rocailles, Triton et Sirène. Fig. 10 : La Grotte de Thétis, dans Jean de La Fontaine, Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669). Éd. crit. de Michel Jeanneret avec la coll. de Stefan Schoettke. Paris, Librairie Générale Française, 1991, Illustrations p. IX : masques de coquillages et de rocaille. Écriture et représentation Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Francion : écriture moderne, écriture baroque Francis Assaf Comme on le sait, Théophile consacre le premier chapitre de Première journée à proclamer les principes de l’écriture moderne. Pastiche flamboyant de l’écriture maniériste, l’incipit est suivi de cette condamnation de l’imitation aveugle des Anciens : Il faut que le discours soit ferme, que le sens y soit naturel et facile, le langage exprès et signifiant ; les afféteries ne sont que mollesse et qu’artifice, qui ne se trouve jamais sans effort et sans confusion. Ces larcins, qu’on appelle imitation des auteurs anciens, se doivent dire des ornements qui ne sont point à notre mode. Il faut écrire à la moderne ; Démosthène et Virgile n’ont point écrit en notre temps, et nous ne saurions écrire en leur siècle. Leurs livres quand ils les firent étaient nouveaux, et nous en faisons tous les jours de vieux 1 . Théophile a-t-il influencé Sorel ? C’est possible, encore qu’il soit difficile de trouver des correspondances directes entre ce texte et le Francion. Comme le chef-d’œuvre de Sorel, Première journée manifeste un souci profond de l’écriture, mode d’expression que son auteur conçoit comme moderne et veut avant tout distancier et du maniérisme et des Anciens. Écrire (à la) moderne Sans entreprendre une comparaison point par point des deux auteurs, il est utile de faire voir d’emblée qu’ils se recoupent dans leur façon de faire face à cette problématique. Dans un précédent travail 2 , nous avions entrepris de tracer l’évolution des rapports de Sorel avec l’écriture à travers les paratextes de son œuvre, sans parler toutefois d’écriture baroque (ou moderne) en 1 Théophile de Viau, Première journée, Chapitre I., dans Libertins du XVII e siècle, T. I. Édition établie, présentée et annotée par Jacques Prévot, Paris, Gallimard (Pléiade), 1998, p. 7. 2 Francis Assaf, « Sorel et l’écriture, ou l’évolution d’une mentalité », dans Charles Sorel, polygraphe. Textes assemblés par Emmanuel Bury et édités par Éric van der Schueren, Québec, Presses de l’Université Laval, 2006, pp. 205-216. 82 Francis Assaf tant que telle, nous en tenant aux catégories barthésiennes du lisible et du scriptible. On peut toutefois voir dans l’Advertissement d’importance au Lecteur qu’il rejette fortement un certain mode d’écrire, visant certainement le « vrai » roman, c’est-à-dire héroïque et sentimental : Il y a plusieurs qui n’entendront pas seulement ce qu’elle 3 veut dire, ayant toujours crû, que pour composer un livre parfait, il n’y a qu’à entasser paroles sur paroles, sans avoir esgard à autre chose qu’à y mettre quelque advanture qui délecte les Idiots. Mais je ne parle pas principalement à eux, c’est à ceux qui se meslent d’escrire. Je seray bien ayse qu’ils facent un meilleur livre avec aussi peu de temps, et aussi peu de soin comme celluy-ci a esté faict. Je n’ay pas composé moins de trente-deux pages d’impression en un jour, et si encore a ce esté, avec un esprit incessament diverty d’autres pensées 4 . Par rapport à Théophile, on peut voir que Sorel se contente d’une entrée en matière plus sobre. Le Premier Livre commence ainsi : « Les voiles de la nuict avoient couvert tout l’Orison […] » 5 . Il reprendra à l’incipit du Cinquième Livre le même style relativement dépourvu de fioritures pour annoncer l’aurore : « Quand le Soleil eut chassé les ombres de la nuit par son retour … » 6 . On peut voir par là que Sorel ne cherche pas tant à satiriser le style maniériste qu’à pratiquer simplement une écriture moderne. C’est à ce point-là du texte que se situe l’entretien de Francion avec Raymond au sujet de la langue - par le truchement de la poésie, paradoxe s’il en fut, puisque inscrit dans un texte en prose … À noter ici que les vues respectives de Théophile et de Sorel diffèrent sur les origines de la modernité du discours, ainsi qu’on peut le voir en comparant ce qu’ils disent sur Ronsard. Théophile voit ce dernier comme confortant le discours des Anciens, tout en le dépassant : Ronsard, pour la vigueur de l’esprit et la nue imagination, a mille choses comparables à la magnificence des anciens Grecs et Latins, et a mieux réussi alors qu’il les a voulu traduire […] Il semble qu’il se veuille rendre inconnu pour paraître docte, et qu’il affecte une fausse réputation de nouveau et hardi écrivain. […] Pour moi, je crois que c’est un respect et une passion que Ronsard avait pour ces anciens à trouver excellent tout ce qui venait d’eux et chercher de la gloire à les imiter par tout 7 . 3 La « confession » qui précède ce passage, et qui est plutôt une vitupération. 4 Charles Sorel, Histoire comique de Francion, dans Romanciers du XVII e siècle (Éd. Antoine Adam), Paris, Gallimard (Pléiade), 1958, p. 63. 5 Ibid., p. 66. Adam relève d’ailleurs la connexion Sorel-Théophile dans les notes (n. 1, p. 1361), citant in extenso l’incipit de Première journée. 6 Ibid., p. 227. 7 Théophile, op. cit., pp. 7-8. Francion : écriture moderne, écriture baroque 83 Sorel, par contre, le trouve trop archaïque pour mériter vraiment l’appellation de moderne : continuant au Cinquième Livre la conversation commencée au livre précédent avec Raymond, Francion lui raconte, entre autres, comment il en est arrivé à fréquenter un groupe de poètes et lui rapporte leurs discussions sur l’usage de la langue : Toutes leurs opinions estoient puisées de la boutique de quelque vieil resveux 8 qu’ils suivoient en tout et par tout, et mesme se plaisoient en discourant a user de quelques façons de parler extremement sottes, qui luy estoient communes. Ils vindrent a dire beaucoup de mots anciens qui leur sembloient fort bons et tres utiles en nostre langue, et dont ils n’osoient pourtant se servir, parce qu’ils disoient, qu’un d’entr’eux qui estoit leur Coryphée 9 , en avoit defendu l’usage. Tout de mesme en disoient ils de beaucoup de choses tres loüables, vous renvoyans encore a ce Maistre ignare, dont ils prenoient aussi les œuvres a garand, lorsqu’ils vouloient authoriser quelqu’une de leurs fantaisies. Enfin il y en eut un plus hardy que tous, qui conclut qu’il falloit mettre en regne tous ensemble, des mots anciens que l’on renouvelleroit, ou d’autres que l’on inventeroit, selon que l’on cognoistroit qu’ils seroient necessaires ; et puis qu’il falloit aussi retrancher de nostre orthographe les lettres superfluës, et en mettre en quelques lieux de certaines mieux convenantes que celles dont l’on se servoit. Car, disoit il, sur ce poinct, il est certain que l’on a parlé, avant que de sçavoir escrire, et que par consequent l’on a formé son escriture sur sa parole, et cherché des lettres, qui liées ensemble eussent le son des mots 10 . Il importe de distinguer ici le discours « ancien » des « mots anciens » auxquels il est fait allusion ci-dessus. Ces derniers sont des mots bien français, qu’il faut préférer à ceux calqués plus étroitement sur le grec et le latin (sans doute ce que Sorel appelle « façons de parler extrêmement sottes »). Il est clair que Ronsard préoccupe l’un comme l’autre auteur. Plus d’un critique contemporain s’interroge également sur ses rapports avec l’écriture. Jean Rousset le présente (implicitement) comme « poète de la mort » 11 , préou proto-baroque. Nous aussi nous sommes penché sur le problème de la mort dans la poésie du premier âge baroque 12 , sans pour autant mettre Ronsard en cause, encore qu’il fasse l’objet d’autres travaux sur cette 8 Selon Adam, Sorel fait allusion à Ronsard. Voir n. 1, p. 1387, Romanciers du XVII e siècle. 9 Ici, il s’agirait de Malherbe. Ibid. 10 Ibid., p. 231. 11 Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France : Circé et le paon, Paris, Librairie José Corti, 1960, pp. 93-100. 12 Francis Assaf, « Philosophies et visions de la mort dans le premier âge baroque » PFSCL XXXIII, 65 (2006): 403-418. Nous reproduisons certains passages de cet 84 Francis Assaf thématique 13 . La mort chez les poètes baroques prend, nous le pensons, des dimensions autres. De toute façon, ce n’est pas dans cette perspective que se réfèrent à lui Théophile et Sorel, mais uniquement pour discerner s’il pratique une écriture moderne (ou non). L’influence qu’exerce Ronsard sur la poésie française, maniériste ou baroque, a fait l’objet de nombreux travaux, notamment ceux de Marcel Raymond et de Jean Rousset, évoqués par Gisèle Mathieu-Castellani 14 . Sans prétendre y chercher des références directes au problème qui nous occupe ici, à savoir, celui de discerner les paramètres esthétiques de la prose baroque, nous pouvons y relever, cependant, certaines réflexions qui peuvent aider à cerner la question. M. Raymond, par exemple, déclare « qu’il est impossible de considérer l’œuvre en soi sans point de comparaison, sans référence à un ordre sous-jacent » 15 . D’autres auteurs ont fait la même remarque, dans le domaine du théâtre, notamment pour L’Illusion comique : « C’est seulement par référence à l’univers baroque qu’il est possible d’apprécier l’apport de Corneille à la dramaturgie », dit par exemple Annie Richard 16 . L’Advertissement d’importance aux Lecteurs, placé à la suite du Livre XI du Francion (édition de 1626) reprend en l’élargissant le texte de même titre placé en tête de l’édition de 1623. C’est de Rabelais que se réclame implicitement Sorel. Revendiquant son héritage, il réitère à sa façon la célèbre expression de maître Alcofribas : Puisque le ris n’est propre qu’à l’homme entre tous les animaux, je ne pense pas qu’il luy ayt esté donné sans sujet et qu’il luy soit defendu de rire ny de faire rire les autres. Il est bien vray que mon premier dessein a esté de ne rendre pas ce contentement cy vulgaire, ny de donner du plaisir a une infinité de personnes que je ne cognoy point, qui pourront lire mon Histoire Comique aujourd’huy qu’elle est imprimée, et ce n’estoit qu’une chose particuliere pour plaire a mes amis […] 17 . article dans le présent travail, avec l’autorisation de la rédaction des Papers on French Seventeenth Century Literature (PFSCL). 13 Citons en particulier l’article de Wolfgang Leiner, « Ronsard et Chassignet devant le spectacle de la Mort: Étude comparative de deux sonnets », dans Kentucky Romance Quarterly (Lexington, KY) 1975; 22, pp. 491-515. 14 Cité dans Gisèle Mathieu-Castellani, « Marcel Raymond et Jean Rousset, maîtrespilotes en baroquie : la critique séminale de Marcel Raymond ; portrait de Jean Rousset en critique amoureux », dans Œuvres et critiques, XXVII, 2 (2002), La critique littéraire suisse : Autour de l’École de Genève, pp. 152-168. 15 Mathieu-Castellani, op. cit., pp. 154-155. 16 Annie Richard, L’Illusion comique de Corneille et le baroque : étude d’une œuvre dans son milieu, Paris, Hatier, 1972, p. 40. 17 Francion, p. 1260. Francion : écriture moderne, écriture baroque 85 Écriture baroque : ordre, désordre ? Premier élément à la fois de la modernité et du baroque, le ludique fait partie intégrante de l’écriture sorélienne. Si Jean Serroy reconnaît que nombre de critiques refusent l’appellation de roman au Francion 18 , rappelons que Sorel lui-même ne place pas son ouvrage dans ce genre (supra). Il faut cependant s’interroger sur ce que signifie cette notion d’ordre évoquée plus haut. Comment, en effet, formuler une archéologie permettant de déduire à partir des spécimens disponibles l’existence d’un « ur-baroque » - forcément non-baroque, mais reconnaissable comme « baroquisant » ? Rousset envisage une ascendance chronologique, remontant à Ronsard et à Garnier (poésie et théâtre) avec une évolution vers des styles divers : d’Aubigné, Sponde, Hardy 19 . Peut-être. En tout cas, l’ordre dépend d’une façon de voir qui - c’est l’évidence même - conditionne le dire 20 . Claude-Gilbert Dubois évoque cette notion en la plaçant en regard de la diaclase qui, dit-il, isole dans les années 50 l’écriture de toutes autres formes d’expression et donc appauvrit d’avance l’expression littéraire (baroque) 21 . Pour M. Raymond, l’ordre sous-jacent réside dans la notion de forme, à lui inspirée par les travaux de l’historien de l’art suisse Heinrich Wölfflin : [O]n peut se demander si l’on est en droit de nommer baroque au sens étroit une œuvre que l’on définirait par les sujets qui y sont traités, par les thèmes et les symboles. En dernière analyse, c’est la forme qui fait le style ; elle seule donne à l’œuvre une existence esthétique. La tentative la plus haute pour unifier l’idée du baroque en partant d’une considération de ses formes a été faite par Heinrich Wœlfflin. L’essentiel de sa pensée est contenu dans l’ouvrage qui a été traduit en français sous le titre de Principes fondamentaux de l’histoire de l’art. […] Wœlfflin affirme que ce qui a changé, du classique au baroque 22 , c’est l’acte, c’est l’organe même de la vision. Le mot organe n’a pas ici un sens biologique, il désigne une 18 Jean Serroy, « D’un roman à métamorphoses : la composition du Francion de Charles Sorel », dans Baroque, Nº 6 (1973) : 97-103, p. 97. 19 Rousset, op. cit., p. 235. 20 Mathieu-Castellani, op. cit., p. 155. 21 Claude-Gilbert Dubois, « Le Prospecteur et son suiveur : Une promenade à pas rapprochés dans les labyrinthes du baroque », dans Œuvres et critiques, numéro cité, pp. 169-178 ; p. 170. 22 Pour Wölfflin, en architecture, le mouvement va du classique (Renaissance) au baroque (XVII e siècle), alors qu’en littérature c’est l’opposé. Ce point de vue peut se discuter : Versailles est-il un exemple d’architecture baroque ? Et Chambord, est-il classique, lui ? Mais Wölfflin s’occupe surtout d’architecture italienne. 86 Francis Assaf structure psychique : « Non seulement on voit autrement, mais on voit autre chose » … 23 Il est donc clair qu’il envisage un dépassement de la seule écriture. On peut comparer les cinq couples d’oppositions en fonction desquels Wölfflin définit le baroque et le classique, en architecture 24 , à ce que dit Eugenio d’Ors du baroque littéraire (nous paraphrasons ici), lorsqu’il rejette certaines définitions 25 : Wölfflin (conforte) D’Ors (rejette) 1. La présentation linéaire (classique) s’oppose à la présentation picturale (baroque). 2. La présentation par plans distincts s’oppose à une présentation en profondeur. 3. La forme fermée s’oppose à la forme ouverte. 4. L’unité qui enferme une multiplicité d’éléments (classique) s’oppose à une unité complexe ou globale (baroque). 5. La clarté absolue des objets s’oppose à une moindre clarté. 1. Le baroque est un phénomène dont la naissance, la décadence et la fin se situent vers les XVII e et XVIII e siècles et qui s’est produit exclusivement dans le monde occidental. 2. Il s’agit d’un phénomène exclusif à l’architecture et à quelques rares catégories de la sculpture et de la peinture. 3. Nous nous trouvons en présence d’un style pathologique, d’une vague de monstruosité et de mauvais goût. 4. Enfin, ce qui le produit est une espèce de décomposition du style classique de la Renaissance. On verra plus loin que les principes de Wölfflin aussi bien que ceux qu’évoque d’Ors peuvent s’appliquer (selon d’Ors, par la négative) à l’écriture baroque. Ce que rejette ce dernier, ce sont des distinctions basées sur l’accident (au sens cartésien du terme) et non le fond ou la substance. En cela, il recherche un ordre, mais dégagé de la chronologie et des questions de valeurs. Il formule une conception du baroque excluant l’ascendance maniériste. Tout en admettant une ressemblance superficielle entre les deux mouvements, il effectue une distinction radicale au niveau des attitudes respectives vis-à-vis des catégories du tangible. D’Ors présente cette appré- 23 Marcel Raymond, Baroque et Renaissance poétique, Paris, Librairie José Corti, 1964, pp. 24-25. 24 Raymond, op. cit., pp. 26-28. 25 Eugenio d’Ors, Lo Barroco. Prólogo de Alfonso E. Pérez Sánchez, Madrid, Tecnos, 1993. Francion : écriture moderne, écriture baroque 87 hension du baroque dans tous ses avatars (littéraire, pictural, architectural, musical) sous forme d’un parallèle très serré entre les traités d’anatomie prémodernes 26 et le savoir historique. Selon lui, les ouvrages d’histoire ne font que substituer la chronologie à la topographie telle que la pratiquent ces traités : La anatomía anterior al Renacimiento se acomodaba a gusto con la división topográfica y lineal del cuerpo humano adoptada por el lenguaje vulgar: cabeza, tronco, extremidades. […] Por poco que uno se fije en ello, verá que la clasificación corrientemente empleada por los tratados de historia es enteramente análoga a la anterior, con solo sustituir el orden topográfico por el cronológico. Lo que el historiador llama Edad Media es, transportado al orden del tiempo, lo que el anatómico de antaño llamaba tronco. Al igual que este distinguía el brazo del antebrazo, aquel, el historiador, pretende distinguir todavía el siglo XV del siglo XVI. Para el anatómico, aún ayuno de disecar cadáveres, como para el historiador que no ha sondeado en profundidad los acontecimientos, la manera de enumeración se queda en lo superficial, grosero y sumario. Está fundada en la apariencia de las cosas, en su aspecto, y no es lo que el pintor Poussin llamaba su prospecto; es decir, su estructura interior, sus conexiones intimas y abscónditas 27 . Cela donne à penser qu’il envisage un baroque lato sensu, dégagé des contingences chronologiques, voire spatiales. Il recherche néanmoins une définition essentielle du baroque à travers ses manifestations historiques et locales. Pour tenter d’effectuer un rapprochement sémiotique entre d’Ors et Wölfflin, rapportons-nous à un exemple d’architecture que cite le premier (mais auquel le second ne fait pas allusion, pour autant que nous le sachions, dans Renaissance and Baroque 28 ) : il s’agit de la célèbre fenêtre de la salle capitulaire du couvent du Christ à Tomar 29 (Portugal). Il en parle en ces termes : 26 En fait, d’Ors demeure en deçà de la vérité de ce point de vue, puisque les traits d’anatomie de la première modernité, depuis Vésale jusqu’au XVIII e siècle, maintiennent cette classification. 27 D’Ors, op. cit., p. 59. 28 Heinrich Wölfflin, Renaissance and Baroque (tr. de l’allemand par Kathrin Simon, intr. Peter Murray), Ithaca, Cornell University Press, 1966. 29 Construit en 1160 par l’ordre des Chevaliers du Temple, il subit de nombreuses additions et modifications qui en font un véritable musée de l’architecture portugaise. La célèbre fenêtre est un exemple de style manuélin, développé au Portugal sous le règne de Manuel I er le Grand (1495-1521). La fenêtre fut sculptée entre 1510 et 1513 et constitue l’exemple le plus évocateur de la grande épopée maritime qu’a connue le pays. Algues, coraux et coquillages, mais aussi cordages, chaînes et, curieusement, arbres et racines soutenues par un marin composent les motifs du décor féerique de cette fenêtre marine (Wikipédia). MSN Encarta Premium (http: / / pageperso.aol.fr/ simchris94/ tomar.htm) 88 Francis Assaf A la primera mirada sobre la ventana de Tomar el espectador reconocía todos estos caracteres : una tendencia hacia lo pintoresco, reemplazando la exigencia constructiva, propia del clasicismo 30 ; el sentimiento de la profundidad, adquisición por la arquitectura de un a modo de tercera dimensión. Aquel síntoma, en fin, tan decisivo : el dinamismo con que se sustituía el gusto por la apariencia de esta estabilidad y las « formas que vuelan » y el empleo crudo de elementos morfológicos naturales. Y, por encima de todo, aquella propensión a lo teatral, lujoso, retorcido, enfático, que la sensibilidad menos ejercitada advierte inmediatamente en lo Barroco 31 . Cette conception du baroque semblerait contredire celle de Wölfflin, mais à l’examen de certains dessins architecturaux de celui-ci, on peut voir qu’il est bien conscient des « structures internes, connexions intimes et cachées » dont parle d’Ors (supra). Il n’y a qu’à voir le dessin de la « Cancelleria » à Rome, dans lequel il souligne les proportions et les rapports existant entre la petite fenêtre et la grande 32 . Nous l’avons d’ailleurs déjà dit : Wölfflin et d’Ors ont plus de similitudes que de différences. Mais revenons à notre propos : s’interrogeant sur la pertinence aux œuvres littéraires des cinq paires d’oppositions énoncées par Wölfflin dans le domaine de l’architecture, M. Raymond opère une distinction entre le classique et le baroque, distinction - ou plutôt dualité - qui, on le verra, peut se transposer entièrement dans le domaine de ce dernier : 30 Il implique donc - en accord tacite avec Wölfflin - qu’en architecture le classique précède le baroque. 31 D’Ors, op. cit., p. 71. 32 Wölfflin, op. cit., p. 66. Francion : écriture moderne, écriture baroque 89 Au sentiment (classique) de la discontinuité, de la distinction des parties, s’oppose alors un sentiment de la continuité, de la métamorphose, de la participation des parties à l’ensemble. Mais ce sentiment non-classique, s’il est celui des baroques, semble être aussi celui des romantiques, des symbolistes … La dérive commence ! 33 Il y a longtemps qu’on ne considère plus le baroque, encore moins le romantisme ou le symbolisme, comme des « dérives » par rapport au classicisme. En tout cas, paraphrasant Wölfflin (supra), Mathieu-Castellani fait remarquer que : « dire autrement, c’est dire autre chose 34 ; et dire autrement, c’est voir autrement, donc voir autre chose 35 . » Truisme sans doute, mais dont on ne saurait trop tenir compte. C’est cette façon de voir qu’il faut cerner. Didier Souiller, par exemple, la considère surtout comme historique. Il faut noter ici qu’il ne pose pas la question de l’ascendance maniériste, mais, dans sa quête, remonte aux mythes de l’Antiquité (c’est-à-dire à l’imaginaire collectif occidental), déjà étudiés par G. Mathieu-Castellani du point de vue de l’érotisme 36 . Tout en reconnaissant l’importance des travaux de Rousset, D. Souiller rappelle l’aveu de ce dernier que l’assimilation de l’architecture à la littérature posait des dangers 37 . Ce qu’il préconise, lui, c’est de mettre sur le même pied littérature et arts plastiques, les regardant comme des accidents (au sens cartésien du terme 38 ) d’une sensibilité ou d’une vision du monde essentielle. Se servant de la métaphore du cyclone, il en recherche « l’œil », c’est-à-dire ce qui gît au centre du baroque et qui en engendre les divers avatars littéraires (pour lui, nationaux). Notons bien ici qu’il ne s’interroge pas tellement sur les antécédents chronologiques du baroque, à la Rousset (supra), mais bien sur l’impulsion originelle qui lui donne naissance. Avec une grande lucidité, il effectue, dans une perspective comparatiste, un tour d’horizon dont l’objet est de faire coïncider non seulement les conditions socio-économico-politiques de la période allant en gros de 1580 à 1640, en Europe, avec l’obsession de la mort - que relève en détail, comme nous le savons, J. Rousset 39 - mais aussi et surtout avec la montée du baroque (littéraire et, plus spécifiquement, théâtral) : 33 Raymond, op. cit., p. 32. 34 En italiques dans le texte. 35 Mathieu-Castellani, op. cit., p. 155. 36 Gisèle Mathieu-Castellani, Mythes de l’Éros baroque, Paris, Presses universitaires de France, 1981. 37 Didier Souiller, « Baroque et méthodologie comparatiste », dans Cahiers de littérature du XVII e siècle, nº 8 (1986) : 67-83 ; p. 73. 38 Il emploie le terme « épiphénomènes ». 39 Rousset, op. cit., pp. 101-102. 90 Francis Assaf En effet, si le centre du « cyclone baroque » est informulé, on peut en avoir une idée plus précise grâce aux représentations littéraires dont il est à l’origine. Il est ce qui permet la constitution d’une logique de l’imaginaire collectif évidemment plus riche et source des créations particulières qui l’illustrent en quelque sorte 40 . Si Rousset définit une œuvre baroque selon des critères devenus maintenant traditionnels : instabilité, mobilité, métamorphose (n’est-ce pas là en fait la même chose ? ) et domination du décor 41 , Souiller s’interroge sur un problème plus focalisé, et qui est celui que nous tentons d’élucider ici : celui de l’écriture. Dans le cadre de ces critères, Rousset privilégie la métaphore, mais Souiller va plus loin. Le comparatiste qu’il est évalue la situation de la langue en Europe (France, Angleterre, Espagne, Italie) à la fin du XVI e siècle, notant l’importance de l’enseignement de la rhétorique, que soutient la Ratio studiorum jésuite 42 . Sans aucunement nier l’importance de la métaphore (loin de là ! ), Souiller la présente comme un masque rhétorique « dont la perfection consiste à ne pas nommer les choses par leurs noms, mais plutôt à les déguiser » 43 . Outre celle-ci et sa compagne la métonymie, l’hyperbole, le paradoxe, l’antithèse, l’oxymore, la paranomase, l’antanaclase 44 , avec leurs illustrations, viennent étoffer sa magistrale démonstration. Écriture : image(s), imagination(s) Or l’une des fonctions majeures des figures de style et de rhétorique n’est-elle pas de susciter chez le lecteur des images ? Pour comprendre ce qui fonde le baroque (l’œil du cyclone dont parle Souiller), ne faudrait-il donc pas en privilégier les structures intrinsèques génératrices d’images, plutôt que son hypothétique ascendance ou son aire chronologique ? Les formulations de J. Rousset, de G. Mathieu-Castellani et de D. Souiller concourent à établir les linéaments d’une taxinomie de l’imaginaire. Alors, si on se rapporte à l’ouvrage du philosophe Gilbert Durand Les Structures anthropologiques de l’imaginaire 45 , 40 Souiller, art. cit., p. 77. 41 Rousset, op. cit., pp. 181-182. 42 Souiller. La Littérature baroque en Europe, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p. 192. La Ratio atque Institutio Studiorum Societatis Jesu est achevée en 1599. 43 Ibid., p. 194. 44 L’antanaclase est la répétition d’un mot pris dans des sens différents. La paronomase est la réunion (ou juxtaposition) de mots de sons similaires, mais de sens différents. 45 Durand, Gilbert. Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969. À noter que, s’il cite dans sa bibliographie un certain nombre d’auteurs littéraires (Baudelaire, Hugo, Poe, Verlaine, etc.) il ne mentionne aucun auteur baroque. Il Francion : écriture moderne, écriture baroque 91 on peut voir qu’il devient possible d’envisager des catégories qui permettent une appréhension structurelle du baroque, véritablement dégagée - mais sans les nier, ni même les dévaloriser - des contingences spatio-temporelles. G. Durand envisage deux régimes qui circonscrivent l’imaginaire. Le premier est le régime diurne ou « schizomorphe » de l’image 46 . Régime polémique, il engage des images de séparation, de conflit, d’antagonisme, de victoire ; c’est, essentiellement, un régime qui exprime la puissance, la différence, le conflit. Soleil levant (lumière dorée, feu), blancheur, pureté, victoire, mais aussi armes offensives ou défensives, magiques ou non 47 . Du point de vue performatif, ces images effectuent des opérations d’identification, en divisant, coupant, séparant, purifiant. On peut aussi rapporter au régime diurne les effets de clair-obscur d’un Georges de la Tour 48 . Ce qui ressortit au régime nocturne, ce sont les images qui rassemblent et assimilent : les ténèbres, ainsi que tout ce qui est creux, sombre, femelle : la matrice, mais aussi la coupe, le temple, la demeure, la tombe, l’œuf, l’île, la barque 49 . G. Durand n’attribue pas aux catégories du pôle diurne l’appellation de « classique » pour la simple raison que son discours ne fonctionne pas dans cette perspective. Une remarque s’impose ici : depuis M. Raymond, le classicisme a subi un réexamen qui, tout en maintenant la distinction d’avec le baroque, dévalorise dans une grande mesure l’idée de discontinuité et de distinction entre les parties (supra). Pour comprendre le fonctionnement de l’imaginaire baroque, il faut faire intervenir ici une autre source : l’article de Jean-Jacques Wunenburger 50 . Rejetant formellement une approche exclusivement historique 51 , il s’appuie sur la pensée de G. Durand et sa valorisation du domaine imagologique pour formuler en quoi consiste au juste l’imaginaire baroque, prélude absolu à l’écriture. Aux deux pôles diurne et nocturne, il en ajoute un troisième, qu’il appelle disséminatoire. Dans ce concept, il cherche à « tisser ensemble identité et différence, répétition et innovation 52 ». De ce fait peut s’accomfaut conclure qu’il n’inclut pas la littérature baroque en tant que telle dans son essai sur l’imaginaire. 46 Celui que conçoit M. Raymond pour le classicisme, sans pour autant le nommer ainsi. 47 Il faut préciser que M. Raymond ne parle d’aucune de ces catégories ; il envisage des structures classiques plutôt statiques. 48 Durand, op. cit., p. 250. 49 Rappelons ici que le rêve de Francion rassemble plusieurs de ces images. 50 Jean-Jacques Wunenburger, « L’Imaginaire baroque : approche morphologique à partir du structuralisme figuratif de G. Durand », dans Cahiers de littérature du XVII e siècle, nº 8 (1986) : 85-105. 51 Wunenburger, art. cit., p, 85. 52 Ibid., p. 89. 92 Francis Assaf plir la coexistence dans la diversité. L’harmonisation cyclique des contraires par laquelle il définit ce pôle disséminatoire ressortit aux catégories du nocturne. Toutefois, à la différence du pôle générateur, ce troisième mode de la construction de l’imaginaire engendre le paradoxe qu’il est en fait indépendant des catégories du diurne et du nocturne. Pour lui, ce pôle n’effectue pas une synthèse (Il parle de dialectisation, non de dialectique), mais signifie un schème hétérogène de coexistence où fonctionnent alternativement les images ressortissant au régime diurne et celles se rapportant au régime nocturne. Sa vision est dynamique : il parle d’alternance et de « tension antagoniste 53 », alors que nous préférons voir en général une coexistence permanente, en raison de la nature essentiellement syntagmatique des modes de représentation des textes littéraires (excepté dans les cas où le temps est formellement représenté dans la narration), qui se prête à la représentation paradigmatique. Mais que cette tension antagoniste se manifeste en alternance ou en simultanéité, elle n’en reste pas moins le moteur du discours baroque. En résumé, le travail effectué par Wunenburger constitue pour nous un outil qui permet d’exprimer intelligiblement un rapport entre image et discours. Francion : écriture baroque À part J. Serroy, la critique traditionnelle traite de l’écriture baroque surtout dans les domaines de la poésie et du théâtre. Mais qu’en est-il de la prose ? Dans deux articles, rédigés à quelque vingt ans de distance 54 , Wolfgang 53 Ibid., p. 91 54 (a) « Le Rêve de Francion : considérations sur la cohésion intérieure dans l’Histoire comique de Sorel », dans La Cohérence intérieure. Études sur la littérature française du XVII e siècle présentées en hommage à Judd D. Hubert, Paris, Jean-Michel Place, 1977, pp. 157-175. Repris dans Wolfgang Leiner, Études sur la littérature française du XVII e siècle. Préface de Roger Duchêne. Ouvrage préparé par Volker Schröder et Rainer Zaiser, Paris-Seattle-Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature (Biblio 17 nº 95), 1996, pp. 55-75. (b) « Regards critiques sur le statut picaresque du Francion », dans Création et recréation : Un dialogue entre littérature et histoire. Mélanges offerts à Marie-Odile Sweetser. Études réunies par Claire Gaudiani en collaboration avec Jacqueline Van Baelen, Tübingen, Gunter Narr Verlag (Études Littéraires françaises), 1993, pp. 209-221. Repris dans Leiner, Wolfgang. Études sur la littérature française du XVII e siècle, op. cit., pp. 77-89. Ces deux articles font la substance d’une intervention de notre part au cours de la journée commémorative tenue le 2 juillet 2005 à la Sorbonne, à l’occasion du décès de celui qui fut un grand animateur de la communauté dix-septiémiste. Voir « Comment Wolfgang Leiner voit Francion et son monde », dans PFSCL XXXIV, 66 (2007), pp. 35-40. Francion : écriture moderne, écriture baroque 93 Leiner s’interroge, non pas peut-être sur le statut baroque en tant que tel du Francion, mais, dans le premier, sur la contextualisation du rêve, peut-être la partie la plus baroque du texte du point de vue imagologique et, dans le deuxième, sur le statut picaresque qu’il faut accorder à l’ouvrage. Ces deux perspectives impliquent immanquablement la reconnaissance d’un mode d’écriture baroque. Les ouvrages de Martine Debaisieux 55 et de Wim De Vos 56 évoquent eux aussi implicitement cette propriété 57 . Nous examinerons en une approche non-linéaire - c’est-à-dire que nous ne suivrons pas systématiquement le fil du texte - les valeurs que conforte Sorel dans Francion. Tout d’abord, il le distingue des romans de son époque (supra), comme le feront plus tard Scarron et Furetière, respectivement, du Roman comique et du Roman bourgeois. Pour Scarron, Furetière et leurs contemporains, un roman « comique » ou « bourgeois » est un oxymore flagrant, tout comme l’est pour Molière un bourgeois « gentilhomme ». Sorel toutefois met à plat le roman plus directement que ses deux successeurs ; plus « naïvement », au sens que lui donnait le siècle. Témoin l’épisode du Sixième Livre dans lequel il « conte le conte d’un Comte de qui je ne fay guiere de compte 58 . » Il s’agit, aux pages suivantes, d’une satire désopilante de ceux qui veulent prendre un peu trop au pied de la lettre les topoï du roman sentimental : Quand elle 59 fut cessée, se souvenant d’avoir leu dans des Romants que de certains amoureux s’estoient souvent pasmez en voyant leurs Maistresses, pour montrer qu’il estoit excessivement passionné, il se de1ibera de feindre qu’il entroit en une grande foiblesse, et en fermant ses yeux, et entr’ouvrant un peu la bouche comme pour souspirer, il se laissa doucement tomber sur une chaire qui estoit derriere luy, puis l’on ferma ses fenestres. Incontinent sa Dame recoignoissant sa badinerie, afin de se mocquer de luy, envoya un laquais en sa maison, pour sçavoir par bienseance quel mal luy avoit pris si subitement, veu qu’il sembloit qu’il se portast bien, lors qu’il avoit joüé du Luth a sa fenestre 60 . 55 Martine Debaisieux, Le Procès du roman : écriture et contrefaçon chez Charles Sorel, Stanford, Anma Libri, 1989. 56 Wim De Vos, Le Singe au miroir : emprunt textuel et écriture savante dans les romans comiques de Charles Sorel, Tübingen/ Leuven, Gunter Narr Verlag (Études Littéraires françaises)/ Universitaire Pers Leuven, 1994. 57 Cf. Debaisieux, op. cit., pp. 58-59. 58 Francion, p. 291. 59 La musique de luth que le comte fait semblant de jouer mais fait en réalité jouer par un autre. 60 Francion, p. 293. 94 Francis Assaf On peut voir, en juxtaposant ce passage à d’autres, que Sorel fait jouer au roman divers rôles selon les circonstances. Au Troisième Livre (infra) il sert à Francion collégien de moyen d’évasion pour se distraire de l’insupportable apprentissage et pratique du latin, dont il a horreur ; au Sixième, anticipant Le Berger extravagant, il s’en sert pour illustrer le ridicule des amoureux transis (supra). Au Onzième Livre, Sorel se sert du roman à la fois pour exprimer ses idées libertines et pour (re)mettre en relief la pédanterie d’Hortensius 61 . À noter toutefois que dans le passage ci-dessus ce n’est pas le roman sentimental en soi qu’il ridiculise, mais son « usurpation », pour ainsi dire, par un maladroit qui veut à toute force se faire aimer d’une jeune fille qui n’éprouve qu’aversion pour lui. La suite de cet épisode tourne d’ailleurs en farce digne de la commedia dell’arte (et de Molière), avec force coups de bâton à l’appui. Chose intéressante : dans un article de 1973, J. Serroy cite la Bibliothèque françoise (1664), où Sorel définit son livre comme ayant la vraie forme d’un roman 62 . L’écart chronologique entre Francion et la Bibliothèque françoise permet-il de penser que Sorel avait changé sa conception du roman, à quelque trente ans de distance ? Cherchait-il à l’intégrer dans le genre ? C’est possible, mais on pourrait aussi avancer l’argument qu’il aurait voulu dire que l’histoire comique est destinée, non pas à s’intégrer dans le roman - tel qu’on le conçoit encore à cette époque - mais à le supplanter. M. Debaisieux l’a bien compris et le démontre dans sa titrologie (q.v.). Et n’oublions pas que, quatre ans après la Bibliothèque françoise, Furetière choisit sciemment le titre Le Roman bourgeois, le sous-titrant « ouvrage comique ». Et si Scarron n’a pas donné de sous-titre au Romant comique, ceux de ses chapitres sont éloquents quant à l’intention de faire la satire d’un genre considéré comme « vieux ». Si Francion se moque au Cinquième Livre des « façons de parler extremement sottes » du « vieil resveux » et de ses disciples (supra), c’est que son auteur refuse le compromis dans le domaine de la parole (ou de l’écriture, ce qui revient au même), privilégiant « le mot juste », témoin ses vitupérations dans l’Advertissement d’importance au Lecteur contre les typographes, qu’il accuse d’avoir charcuté son texte : 61 Selon Émile Roy, le pédant Hortensius est un type qu’emprunte Sorel à la comédie italienne. Il ajoute que le succès du Francion a peut-être encouragé les Comédiensitaliens à réserver ce nom aux personnages de pédants. Émile Roy, La Vie de Charles Sorel, sieur de Souvigny (1602-1674), Paris, Libraire Hachette et C ie , 1891, p. 88, n. 2. Roy consacre les pages suivantes (89-92) à démontrer que l’Hortensius du Francion est basé sur Gilles Ménage. 62 Serroy, « D’un Roman à métamorphoses », p. 99. Francion : écriture moderne, écriture baroque 95 Les Imprimeurs […] ont mis bestes au lieu de pestes, en d’autres endroits avant toict pour aucun toict, couche pour cruche, faux furon pour fanfaron, maistres pour monstres, courage pour cocuage, meffait pour mestier, gourdement pour grandement, commençoit pour contenoit, la veue pour le vent, pernicieux, pour pécunieux, et une infinité d’autres mots qui corrompent tout mon sens. Davantage on ne voit rien autre chose, que des articles oubliez, et des noms mis au pluriel au lieu d’estre au singulier, et des verbes au temps passé au lieu d’estre au temps present ou au futur. Ceux qui me cognoissent sçavent bien qu’il est impossible que je peche contre les loix de la grammaire 63 . On peut mettre ce passage en regard avec celui, au Deuxième Livre, où Agathe revendique le droit de parler comme bon lui semble : Alors la vieille tenant sa chandelle a la main, s’approcha du lit, et dit a Francion : Si vous aviez consideré que je suis vostre bonne amie Agathe qui vous a tousjours fait plaisir à Paris, vous ne me diriez pas tant d’injures ! Ha, c’est donc vous, respondit Francion, en faisant l’estonné, je vous cognoy ; il n’y a pas un mois que je suis guery du mal que vous me fistes gagner chez Janeton. Quant cela seroit, dit Agathe, vous ne m’en devriez point imputer de faute : aussi vray que voyla la chandelle de Dieu, la petite effrontée m’avait juré qu’elle estoit plus nette qu’une perle d’or riant. Vous voulez dire d’Orient, interrompit le Gentil-homme. II n’importe comment je parle, pourveu que l’on m’entende, respond Agathe 64 . Cette assimilation phonétique de l’« or riant » à l’Orient correspond-elle vraiment à l’idée qu’il faut alléger, réformer l’orthographe (donc l’écriture), comme semble le suggérer M. Debaisieux 65 , ou encore à un personnage libéré à tous points de vue, y compris de celui des contraintes du langage ? À la lecture du passage ci-dessus, on a plutôt l’impression que Sorel ne considère pas cela comme une « libération » du langage, mais plutôt veut faire voir que la correction, la précision sont autant affaire de classe sociale que de tenue. M. Debaisieux semble par ailleurs conforter cette notion lorsqu’elle compare le discours de Francion à ceux d’Hortensius et de Collinet 66 . Pécher contre les lois de la grammaire ou de la prononciation, substituer au terme correct un à peu près, se servir d’expressions démodées, surannées ou excessives sont choses bonnes tout au plus pour des ouvriers imprimeurs ignares, de vulgaires maquerelles, des poètes crottés, ou alors des pédants et des fous. On peut voir aussi son dédain pour tout ce qui dévie de la clarté et de l’élégance. Vers la fin du Premier Livre, Francion est visité dans l’hôtellerie 63 Francion, p. 64. 64 Ibid., p. 103. 65 Debaisieux, op. cit., p. 59. 66 Ibid. 96 Francis Assaf par un chirurgien venu panser sa blessure (conséquence de sa chute dans la cuve). Là dessus il [le chirurgien] vint a luy discourir en termes de son art barbares et inconnus, pensant estre au supreme degré de l’eloquence en les proferant tant il estoit blessé de la maladie de plusieurs qui croyent bien parler, tant plus ils parlent obscurement, ne considerants pas que le langage n’est que pour faire entendre ses conceptions et que celuy qui n’a pas l’artifice de les expliquer a toutes sortes de personnes est taché d’une ignorance presque brutale 67 . Notons le paradoxe, bien diurne puisqu’il tranche entre savoir et langage : Sorel déclare le chirurgien - celui dont la profession est de soigner les blessés - « blessé » de la maladie d’obscurité et de barbarisme, en présence de son malade, qui n’est atteint qu’au physique. Au Septième Livre, Francion fait à Raymond une démonstration péremptoire de l’importance d’user de termes élégants et raffinés même pour décrire des débordements sexuels 68 , afin de se différencier par là du vulgaire, même si en définitive l’acte accompli par un aristocrate ne diffère aucunement, au point de vue physiologique, de celui d’un rustre. C’est la marque de raffinement, le choix des termes reflétant à la fois l’esprit et la classe de celui qui a reçu une bonne éducation (c’est-à-dire qui pense d’avance à ce qu’il va dire, ce qui le porte au niveau de la parole écrite). Il va même jusqu’à traiter de « terrestres et brutaux » ceux qui usent de termes vulgaires, en contraste avec ses pairs : « nous avons quelque chose de divin et de celeste … » Pour Sorel, l’expression baroque, moderne, doit donc s’avérer d’abord décente même dans l’indécence, correcte, précise, intelligible à tous 69 . Notons également que dans les deux cas, celui d’Agathe et celui du chirurgien au Deuxième Livre, le discours défectueux est spontané, n’ayant pas passé par le crible de la réflexion. C’est d’autant plus important que l’auteur manifeste une conscience aiguë de cette différence qui existe entre l’écrit et le parlé : Or c’etoit ainsi que faisaient les Anciens Autheurs dedans leurs Comedies, qui instruisoient le peuple en luy donnant de la recreation. Cet Ouvrage cy les imite en toutes choses, mais il y a cela de plus que l’on y voit les actions mises par ecrit 70 , au lieu que dans les Comedies il n’y a que les paroles, 67 Francion, p. 88. 68 Ibid., pp. 321-322. 69 Molière a bien fait son profit de cette remarque. Il n’y a qu’à se rapporter au langage dont se servent ses personnages du Médecin malgré lui et du Malade imaginaire. Cf. Roy, supra. Roy effectue ailleurs d’autres comparaisons avec Molière. 70 Les italiques sont de nous. Francion : écriture moderne, écriture baroque 97 a cause que les Acteurs representoient tout cela sur le Theatre. Puisque l’on a fait cecy principalement pour la lecture, il a fallu descrire tous les accidens, et au lieu d’une simple Comedie, il s’en est fait une Histoire Comique que vous allez maintenant voir 71 . Noter le rapprochement qu’il effectue, au plan didactique, entre son ouvrage et le théâtre, et la différence implicite qui existe entre les modes de communication écrite et orale. S’il pratique tout autant qu’un autre le principe castigat ridendo mores, il le fait explicitement dans un contexte scriptural. Il est évident que le théâtre est à l’origine texte, mais ce texte n’est pas toujours immédiatement disponible au consommateur et ne l’était sûrement pas du tout, pour la plupart, aux spectateurs du théâtre antique. Il faut donc penser que lorsque Sorel se réfère aux « Anciens Autheurs », il implique par là une supériorité de l’écriture sur la parole, tout autant que celle de la modernité sur l’Antiquité. On retrouve cette notion au Troisième Livre, lorsque Francion va au collège. On y voit la parole comme un moyen de communication profondément dévalorisé, assimilée à la pratique obsessive de l’ancien : La loy qui m’estoit la plus fascheuse à observer sous son Empire, estoit qu’il ne faloit jamais parler autrement que latin, et je ne me pouvais desaccoustumer de lascher tous jours quelques mots de ma langue maternelle : de sorte qu’on me donnoit tous jours ce que l’on appelle le signe, qui me faisoit encourir une punition. Pour moy, je pensoy qu’il falloit que je fisse comme les disciples de Pythagoras, dont j’entendois assez discourir, et que je fusse sept ans a garder le silence comme eux, puisque sitost que j’ouvrois la bouche l’on m’accusoit avec des paroles aussi atroces que si j’eusse esté le plus grand scelerat du monde 72 . Il en sera réduit à baragouiner un sabir ni vraiment français, ni vraiment latin, langage dégradé que lui imposent des circonstances contraignantes. D’ailleurs, le collège est un lieu géométrique de dégradation, autant physique que langagière. Nous passerons sur le côté sordide de la vie matérielle qu’il est forcé d’endurer - topos familier depuis le Lazarille - pour noter, au début du Quatrième Livre, une condamnation sans appel de l’imitation des anciens : une déplorable caricature de théâtre, « une Moralité latine qui se joüoit par intermedes » 73 où il tenait le rôle de Mercure. Encore qu’il avoue à son hôte qu’il ne sait pas où sont les bons livres, il ne laisse pas de présenter la parole écrite comme lui apportant à la fois un soulagement par rapport à ce langage perverti qu’il est forcé de pratiquer et une stimulation de son imagination engourdie par cette langue latine qu’il hait sans réserve : 71 Francion, p. 1270. 72 Ibid., p. 170. 73 Ibid., p. 185. 98 Francis Assaf C’estoit donc mon passe-temps que de lire des Chevaleries, et faut que je vous die que cela m’espoinçonnoit 74 le courage, et me donnait des desirs nompareils d’aller cercher les avantures par le monde. Car il me sembloit qu’il me seroit aussi facile de couper un homme d’un seul coup par la moitié, qu’une pomme. J’estois au souverain degré des contentements quand je voyois faire un chapelis 75 horrible de Geans dechiquetez menu comme chair a pasté. Le sang qui issoit de leurs corps a grand randon 76 faisoit un fleuve d’eau roze, où je me baignois moult delicieusement, et quelquesfois il me venait en l’imagination que j’estois le mesme Damoisel qui baisoit une Gorgiase 77 Infante qui avait les yeux verds comme un Faulcon 78 . Comme on le verra par la suite, le pédant Hortensius, dégradé par rapport à l’orateur latin dont il a usurpé le nom 79 , confisquera ces livres de chevalerie pour y plagier un discours amoureux (oral, bien entendu) qui le ridiculisera d’autant lorsqu’il l’adressera à la belle Frémonde. On peut mettre en relation cet aspect peu admirable d’Hortensius avec ce qu’on constate de lui au Onzième Livre. Mis en demeure par Raymond de montrer à la compagnie ses ouvrages qui se moquent « de tout ce que les anciens avoient fait » 80 , il présente un « Autre Monde », anticipant celui de Cyrano de quelque treize ans. Ici, Sorel non seulement écrit « à la moderne » mais prend sans doute un certain risque faisant affirmer à Hortensius : Vous sçavez que quelques sages ont tenu qu’il y avoit plusieurs mondes. Les uns en mettent dedans les Planettes, les autres dans les estoilles fixes : Et moy je croy qu’il y en a un dans la Lune. Ces taches que l’on void en sa fasce quand elle est plaine, je croy pour moy que c’est la terre et qu’il y a des cavernes, des forests, des Isles, et d’autres choses qui ne peuvent pas esclatter 81 : mais que les lieux qui sont resplandissans, c’est où est la mer qui estant claire reçoit la lumiere du Soleil comme la glace d’un miroir. Hé que pensez vous, il en est de mesme de ceste terre où nous sommes. Il faut croire qu’elle sert de lune, a cet autre monde 82 . 74 Espoinçonner : exciter, aiguillonner (Furetière). Romanciers du XVII e siècle, p. 1378, n. 3. 75 Chapelis : carnage. Ibid., p. 1379, n. 4. 76 A grand randon : avec force. Ibid., n. 6. 77 Gorgiase : Selon Furetière : « Vieux mot qui signifioit autrefois une personne grasse & de belle taille, qui avoit une belle gorge, une belle representation. » 78 Francion, p. 174. 79 Voir nos réflexions sur le nom d’Hortensius dans notre article « Francion : une étude carnavalesque », dans Littératures classiques No. 41 (Hiver 2001), pp. 85-95, pp. 92-93. 80 Francion, p. 426. 81 Réfléchir l’éclat du soleil. 82 Francion, p. 427. Francion : écriture moderne, écriture baroque 99 Cyrano reprendra cela dans Les États et empires de la Lune : Et moi, dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je crois, sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le temps pour le faire marcher plus vite, que la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune 83 . Mais, bien sûr, c’est un fou ou, tout au plus, un pédant qui énonce ce relativisme cosmique, encore fort suspect 84 . Plutôt que de faire un discours scientifique comme le fera Cyrano, Sorel camoufle par le canal d’Hortensius cette spéculation déjà fort ancienne 85 en utopie romanesque, qu’il truffe à plaisir des clichés du genre héroïco-sentimental : Il s’y fera des enchantemens horribles. Il y aura là un Prince ambitieux comme Alexandre qui voudra venir dompter ce monde cy. Il fera provision d’engins pour y descendre ou pour y monter (car a vray dire, je ne sçay encore si nous sommes en haut ou en bas) : il aura un Archimède qui luy fera des machines, par le moyen desquelles il ira dans l’Epicycle de la Lune eccentriquement a nostre terre ; et ce sera là qu’il trouvera encore quelque lieu habitable où il y aura des peuples incogneus qu’il surmontera 86 . Le passage d’où est tirée cette citation rappelle un peu le rêve du Troisième Livre ; l’énoncé entre parenthèses non seulement fait penser au rêve, mais surtout résume la vision baroque/ libertine. Rappelons que Cyrano reconnaît explicitement sa dette envers Sorel, lorsqu’il se réfère au Francion en reprenant le topos de la poésie en tant que moyen d’échange 87 . Comparons : Sorel Cyrano [L]es vers seront tant en credit que l’on leur donnera un prix. Qui n’aura point d’argent portera une stance au Tavernier, il aura demy septier : chopine pour un Sonnet : pinte pour une Ode : et quatre pour un Poëme, et ainsi des autres pieces, ce qui pourvoyra fort aux necessitez du peuple : Car le pain, Après ce déjeuner, nous nous mîmes en état de partir, et avec mille grimaces dont ils se servent quand ils veulent témoigner de l’affection, l’hôte reçut un papier de mon démon. Je lui demandai si c’était une obligation pour la valeur de l’écot. Il me repartit que non, qu’il ne lui devait plus rien, et que 83 Cyrano de Bergerac, Les États et empires de la Lune et du Soleil. Édition critique. Textes établis et commentés par Madeleine Alcover, Paris, Honoré Champion, 2004. I, p. 6. 84 Le verdict du procès de Galilée fut prononcé le 16 juin 1633. 85 Cf. Cyrano, p. 7. 86 Francion, p. 426. 87 Alcover. Commentaire sur les lignes 1268-1269 de son édition (q.v.), p. 73. 100 Francis Assaf la viande, le bois, la chandelle, le drap et la soye s’acheteront au prix des vers qui ordinairement auront pour sujet la loüange des Marchands ou de leurs marchandises. L’on aura ce soulagement quand l’on n’aura point de pecune : Voyla ce que j’establiray pour le commerce 1 . c’étaient des vers. « Comment, des vers ? lui répliquai-je ; les taverniers sont donc curieux en rimes ? » - C’est, me répondit-il, la monnaie du pays, et la dépense que nous venons de faire céans s’est trouvée monter à un sixain que je lui viens de donner. Je ne craignais pas de demeurer court ; car quand nous ferions ici ripaille pendant huit jours, nous ne saurions dépenser un sonnet, et j’en ai quatre sur moi, avec neuf épigrammes, deux odes et une églogue 2 . 88 89 Francion : écriture moderne Il est un peu surprenant de constater qu’un article qui entend cerner l’écriture baroque et centre son propos sur Cyrano et Sorel ne fasse aucune allusion à ces passages, d’autant plus que l’auteure dit que : Nous voudrions cependant souligner, d’après l’analyse dont les résultats ont été ici brièvement esquissés, que la conception éventuelle d’une matrice narrative du baroque romanesque peut être obtenue tout en considérant sa façon de s’organiser comme une contradiction de mode et de sens. Le thème du voyage, qui se substitue au récit de la quête propre au Moyen Âge, développe la forme narrative dans la mesure où raconter devient le parcours essentiel du roman, soit parce que le personnage agit en racontant (dans la moitié des romans baroques, l’univers diégétique remplace l’action par la parole qui la dit, prolongeant la contradiction de la tradition boccacienne), soit parce que la voix du narrateur s’épaissit et transmet son volume au discours rapporté 90 . Notons le mélange, dans le discours d’Hortensius, du scientifique et du romanesque, du factuel et de l’utopique. Sorel réussit à faire passer à la fois son message libertin et son antipathie pour le roman traditionnel, dont il fustige le manque de réalisme, dans l’éblouissante description des villes 88 Francion, p. 450. 89 Cyrano, pp. 72-73. La référence au Francion se trouve p. 73. 90 Maria Alzira Seixo, « Penser la fiction baroque - Autour de Sorel et de Cyrano », dans Fiction, narratologie, texte, genre. Édité par Jean Bessière, New York, Peter Lang, 1989, pp. 173-179, p. 178. Francion : écriture moderne, écriture baroque 101 sous-marines qu’il fait faire à Hortensius et que commente Francion en ces termes : Ha Dieu quelles riches inventions ! Que nos anciens ont esté infortunez de n’estre point de ce temps pour ouyr de si belles choses, et que nos nepveux auront d’ennuy d’estre venus trop tard pour voir ! Mais il est vray que la meilleure partie de vous mesme, a sçavoir vos divins escrits, vivront encore parmy eux. O Paris, ville malheureuse de vous avoir perdu ; Rome ville heureuse de vous avoir acquis 91 ! Ce n’est pas l’inventio en elle-même qu’il rejette, mais sa mise au service d’une création divorcée du réalisme, sortie d’un esprit dérangé. Molière s’est-il souvenu du lien entre Rome et la folie pour le ressortir dans l’explicit du Bourgeois Gentilhomme 92 ? Le Cinquième Livre met en rapport Clérante et Collinet. C’est le premier qui a nommé le second, l’anoblissant en quelque sorte. Le changement du statut d’avocat à celui de fou, présenté comme une promotion sociale, peut sembler paradoxal. Souvenons-nous cependant des démêlés du père de Francion avec la justice, au Troisième Livre, et aussi de la vengeance qu’exerce Francion lui-même sur les membres de la profession juridique au Cinquième Livre 93 , les comptant parmi les sots, les ignorants et les vaniteux, qui méritent tous de subir les effets de sa colère. Malgré son incohérence, Collinet s’avère être un « fou sage » (donc supérieur à Hortensius), comme le font voir l’incident du petit chien et du biscuit 94 ainsi que ses commentaires sur la guerre 95 . Dans ce sens, le couple Collinet-Francion - ou plutôt la perception de Collinet à travers Francion, comme celle d’Hortensius - représente Sorel lui-même, dont l’intention avouée dans les paratextes est de corriger - par l’écriture - les mœurs dévoyées 96 . On peut avancer l’argument que c’est par la parole que Francion corrige ; cela est vrai, en particulier au Neuvième Livre avec l’avare Du Buisson 97 , qui vit en contradiction avec les principes que lui prescrit sa classe sociale - chose que réprouve fortement Sorel - mais cette parole passe par l’écriture, bien réelle. Le « moteur » de cette écriture est, comme nous le révèle Wunenburger, l’alternance disséminatoire des pôles diurne et nocturne. L’imagologie que circonscrivent ces deux pôles existe dès l’incipit, puisque l’action commence pendant la nuit. Se succèdent dans la première partie du Premier Livre une 91 Francion, p. 429. 92 Pour les rapports Sorel-Molière, cf. Roy, op. cit., pp. 97 ss. 93 Francion, p. 252. 94 Ibid., pp. 257-258. 95 Ibid., p. 258. 96 Cf. De Vos, op. cit., p. 143. 97 Francion, p. 345. 102 Francis Assaf chaîne de symboles et de situations privilégiant le pôle nocturne : la cuve, qui reviendra, dans le rêve au Troisième Livre et encore au Septième 98 . Il faut aussi considérer le rapport de Valentin à Francion. S’ils représentent à première vue des personnages diamétralement opposés, ils sont en fait assimilés - en un schème nocturne, donc, et à double titre - de plusieurs manières 99 : Valentin Francion • Déguisé pour pouvoir accomplir son rite magique. • S’immerge dans la cuve. • Incapable d’avoir des rapports sexuels avec Laurette pour cause d’impuissance (cause interne). • Cocufié (volontairement) par Laurette. • Déguisé (en pèlerin) pour pouvoir approcher Laurette et la séduire. • Tombe dans la cuve. • Incapable d’avoir des rapports sexuels avec Laurette pour des causes externes. • Cocufié (involontairement au départ, puis volontairement (post facto) par Laurette. La deuxième partie du Premier Livre, par contre, est explicitement diurne, non seulement à cause du lever du soleil, mais par une série de révélations qui démontrent et confortent l’aspect de contraste et de confrontation inhérent au pôle diurne. La première est celle du sexe de « Catherine », le bandit entré sous les apparences d’une fille au service de Valentin pour faciliter l’invasion du château par ses camarades. Il faut noter à ce sujet l’élément carnavalesque de cette révélation, qui non seulement crée le comique par son côté égrillard, mais aussi contient des références libertines vis-à-vis de la religion : Le bon fut que les femmes […] s’en allerent en trouppes jusques au Chasteau, où elles ne furent pas si tost, qu’ayans apperceu ce qui pendoit au bas du ventre de Catherine, elles s’en retournerent plus viste qu’elles n’estoient venuës. Celles qui estoient de belle humeur rioyent comme des folles, et les autres qui estoient chagrines, ne faisoient que gromeler, s’imaginants que tout avoit esté preparé a leur subjet et pour se mocquer d’elles. Ouy, c’est mon, disoit l’une, c’est bien en un bon jour de Dimanche qu’il faut faire de telles badineries que cela. Encore si 1’on attendoit apres le service : Cela seroit plus a propos a Caresme Prenant. Ho le monde s’en va perir sans doute ; tous les hommes sont autant d’Antechrists. Ne vous enfuyez pas, ma commere, dit un bon compagnon a cette bigotte, venez 98 Plus exactement un tonneau, celui du supplice du comte de Clarence. Voir Francion, p. 318. 99 Pour un traitement élaboré de l’assimilation Francion-Valentin, voir M. Debaisieux, op. cit., pp. 78-88. Francion : écriture moderne, écriture baroque 103 voir le gentil instrument que porte la servante de Valentin. Le Diable y ait part, luy respondit elle. Sur mon Dieu, repliqua t’il, vous avez beau faire la desdaigneuse, vous aymeriez mieux y avoir part que le Diable 100 . Mentionnons également la découverte que font les paysans de Valentin, attaché à un arbre (par Francion, rappelons-le), couvert d’habillements extraordinaires, l’air d’un épouvantail. Cela contraste fort (contraste diurne) avec l’estime et le prestige dont il jouit auprès des villageois, sentiment qui lui-même contraste avec la réalité de sa double condition de cocu impuissant. Nous voyons donc que, considéré du point de vue imagologique, le Livre Premier offre bien un mouvement disséminatoire, faisant alterner les pôles nocturne et diurne. L’histoire d’Agathe est ce qu’il y a de plus remarquable au Deuxième Livre et mériterait toute une étude à elle seule, mais ce serait trop nous éloigner de notre propos que d’en inclure une ici 101 . Le troisième, l’un des plus riches, contient le rêve de Francion, qui à lui seul a fait couler beaucoup d’encre. On en reparlera. Il fait pendant au Premier Livre par son usage du topos du travestissement, dont nous avons examiné les implications textuelles dans un article récent 102 . Nous observons dans le Premier Livre une série de déguisements : Valentin, Francion lui-même, « Catherine ». La portée du travestissement est décidément disséminatoire : il révèle et dissimule tout ensemble. Au Troisième Livre, il est tout aussi présent - dans l’étoffe même de la société, si on en croit le récit que fait Francion des démêlés de son père avec la justice. En apparence incorruptible, le juge accepte de manière détournée les présents de ceux qui le sollicitent. Il est significatif que l’agent médiateur de cette corruption judiciaire soit une pièce de satin noir, couleur de la robe des juges « couleur funeste, et mal plaisante, qui n’appartient qu’à des gens qu’il 103 n’aimoit guere, comme bien contraires à son humeur martiale 104 . » Le Troisième Livre renferme aussi un épisode capital, celui du singe, dont le pivot est aussi le travestissement. Rappelons pour commencer la place du singe dans l’histoire comique : après le Francion, on le retrouve dans Le Page disgracié, puis encore dans L’Autre monde. M. Debaisieux voit ainsi le singe du Francion : L’enfant prend l’animal « qui avoit une casaque verte pour un petit garçon » (p. 165). Cette rencontre initiale avec « l’autre » passe donc par 100 Francion, p. 83. 101 Voir « Francion : une étude carnavalesque », op. cit. 102 « Francion : roman du travesti, travestissement du roman », dans Cahiers du Dixseptième XI,1 (2006), pp. 147-160. Quelques passages de cet article sont reproduits ici avec l’autorisation de la rédaction des Cahiers du Dix-septième. 103 Le père de Francion. 104 Francion, p. 117. 104 Francis Assaf une perception analogique, par une « identité pervertie » - pour reprendre une expression de Genette. […]. Si l’apparition du singe altère la représentation de Francion dans son premier portrait, dans le contexte de l’œuvre l’épisode révèle surtout le problème fondamental de la menace du double. La présence du « singe » - nous avons vu que « l’autre » est toujours singe - correspond à la peur de perdre sa différence, d’être assimilé […] Perte d’intégrité également : la bête est prise pour un « diable », c’est-à-dire, selon l’étymologie, celui qui désunit 105 . Lorsque les servantes voient tous les dégâts occasionnés par le singe (qui revient encore la nuit suivante), elles croient aux agissements d’un lutin. Or, dans l’imagination populaire, un lutin est un petit démon malicieux qui revient de nuit tourmenter les hôtes d’une maison. Il faut donc reconnaître dans cet épisode un mouvement allant du nocturne au diurne (ce que fait implicitement Debaisieux). Ce mouvement se vérifie dans le texte même, lorsque le père de Francion découvre (au grand jour) que l’esprit malin qui hantait leur maison et y semait tout ensemble la peur et le désordre n’est qu’un singe 106 , créature somme toute naturelle, même si elle est exotique. On peut donc envisager ici une dialectisation répondant au pôle disséminatoire, alors que l’épisode des démêlés du père de Francion avec le juge ne peut se voir que dans un contexte diurne, illustrant la dichotomie entre judicature et justice. On trouve dans l’ouvrage de W. De Vos (q.v.) une remarque - parmi nombre d’autres - qui retient l’attention : « la singerie des modèles mène à un discours superficiel et irraisonné 107 . » Nous pouvons voir par là que Hortensius, puis Collinet (puis de nouveau Hortensius au Onzième Livre) se conforment précisément à cette notion ; le premier en totalité, par toquade de l’ancien et manque d’intelligence, le deuxième partiellement, par son dérangement mental intermittent. Ce sont donc des humains « déguisés en singes », signe de la contradiction entre le bon sens et le pédantisme ou la folie (ou du moins l’incohérence). Singeries imitatives, dichotomies diurnes ou assimilations nocturnes, le Troisième Livre est riche de ces épisodes, mais, sans conteste, le rêve en est la partie la plus chargée de sens. On peut le considérer comme une mise en abyme anamorphique du texte tout entier, ainsi que le fait W. Leiner (supra). Non seulement Francion, mais tous les personnages du rêve, sont engagés, peu ou prou, dans une dynamique disséminatoire mettant des oppositions soit en alternance, soit en coexistence. 105 Debaisieux, op. cit., p. 102. 106 Francion, p. 167. 107 De Vos, op. cit., p. 57. Francion : écriture moderne, écriture baroque 105 Comme l’histoire comique elle-même, le rêve commence sur une note nocturne, avec le lac sur lequel navigue Francion dans sa cuve percée, métaphore évidente du corps de la femme, renforcée par le fait que Francion bouche ce trou avec son pénis, n’ayant pas d’autre alternative s’il veut attraper les nourritures qui pleuvent sur lui. Ces aliments sont tous de forme phallique : cervelas, concombres, melons, saucisses. Nous avons parlé dans un autre article des implications œdipiennes de cette scène ainsi que celle de la « castration » du père 108 , aussi ne reviendrons-nous pas là-dessus. Le récit du rêve constitue une nomenclature paradigmatique de tout ce qui peut ressortir à l’union et à la division. Bien entendu, l’orgie au château de Raymond au Livre Septième est à la fois un rappel des débordements sexuels oniriques auxquels se livre Francion au Troisième Livre et, au Premier, de son échec amoureux. Mais cette fois l’accouplement est réussi, avec une Laurette bien réelle et non-fragmentée. La diarrhée collective due à la potion que Francion glisse dans la marmite du repas de la noce paysanne (Sixième Livre) ressortit à la fois au déguisement (supra) 109 et à l’instabilité, catégorie qu’identifie Rousset (supra) comme inhérente au baroque. Ce n’en est pas la seule instance dans le texte, mais c’est peut-être la plus flagrante. L’incident n’est pas gratuit, cependant, puisqu’il a lieu durant la danse (phénomène ressortissant au pôle nocturne, puisque reposant sur l’harmonie des sons, des gestes et des corps) qui suit le repas - chichement approvisionné, mais au cours duquel mariés et invités font preuve de cupidité et d’envie. En dépit de la pauvre chère (potage et riz jaune), les conviés ne se font pas faute de s’empiffrer ni de dire du mal de l’avarice du père de la mariée. On peut voir ce groupe d’événements : repas de noce, réception des cadeaux, puis diarrhée collective, comme une alternance disséminatoire entre l’assimilation (nocturne) et le rejet (diurne). Bien entendu, cet épisode illustre la propension de Francion à corriger les vices et les travers des hommes (et des femmes) où qu’il les rencontre. Dans ce sens, on pourrait voir Francion (Sorel) comme un « anti-singe », qui remet à l’endroit ce qu’il perçoit comme étant à l’envers. Cela pourrait expliquer son rôle de « taureau de village » au Neuvième Livre, lorsqu’il séduit les unes après les autres bon nombre de filles du village où il a pris un emploi de berger (jouant du luth). Considérant la pastorale comme un genre obsolète, voire carrément ridicule car dénué de tout réalisme, Sorel met son personnage dans une situation d’anti-pastorale bien réaliste, pour effectuer une mise à plat de celle-ci. Une autre façon (contraire) de voir cet épisode 108 Francis Assaf, « Le Corps baroque dans les histoires comiques », dans Littératures Classiques 36, 1999, pp. 79-94. 109 Francion et Clérante se déguisent en musiciens ambulants pour pouvoir s’introduire dans la noce et y semer le désordre. 106 Francis Assaf à travers le comportement de Francion est diurne : on peut dire que celui-ci fragmente son potentiel amoureux en séduisant tant de villageoises. Cela confirme d’ailleurs la polysémie baroque du texte ; Selon Wunenburger (et pas seulement lui), dans la perspective baroque, une chose peut signifier à la fois elle-même et son contraire. Bien sûr, Le Berger extravagant fera un sort encore plus rigoureux à la pastorale, mais Francion, contrairement à Lysis, est effectivement berger (et fait ce que faisaient - et font encore peut-être - réellement les bergers). En même temps, la poursuite de Naïs 110 , qui ne s’avère pas incompatible avec les nombreuses infidélités que lui fait son amant, aboutira au Onzième Livre par le mariage, qui illustre la quête disséminatoire de Francion - puisqu’en cherchant à se « réunir » à elle à partir du milieu du Septième Livre 111 , il s’éloigne aussi d’elle en ayant le plus de rapports sexuels possibles avec d’autres femmes. Mais l’infidélité dans la fidélité reflète précisément cette écriture non-linéaire, polysémique, qui fait le baroque. Pour ne pas conclure : ni conforme, ni contradictoire Dire que le moderne est inséparable du baroque est un truisme, aussi bien au plan chronologique qu’esthétique. Encore faut-il démontrer non seulement comment s’organise le rapport entre ces deux concepts, mais aussi leur indissociabilité. Revenant aux propositions de Wölfflin et de d’Ors, on peut voir que rien n’y contredit ni le contenu du texte de Sorel ni une approche critique structurale, imagologique, de celui-ci, soit au positif (Wölfflin) soit au négatif (d’Ors). En ce qui concerne la modernité de l’écriture, bien que Sorel n’emploie pas ce terme, il est évident, par ses prises de position, aussi bien dans les paratextes que dans le texte proprement dit, qu’il donne à la modernité une primauté absolue en tant que mode d’écriture. Les critiques de l’École de Genève ont fait œuvre de pionniers en matière de baroque, focalisant exclusivement leur regard, toutefois, sur la poésie, une poésie qu’ils voient comme essentiellement héritière en ligne directe de la Renaissance. Dans quelle mesure cette approche peut-elle aider à comprendre une écriture baroque en prose ? D’Ors a raison de rejeter l’idée que le baroque est lié exclusivement à un cadre chronologique et spatial. Non pas forcément que l’on puisse, à notre avis, trouver facilement des évidences baroques ailleurs (Pourrait-on arguer, par exemple, d’un baroque chinois du XIX e siècle ? C’est possible, mais cela se présenterait comme une entreprise à tout le moins difficultueuse). Tou- 110 Il la connaît par son portrait dès le Troisième Livre (p. 181). 111 Francion, p. 323. Francion : écriture moderne, écriture baroque 107 tefois, une approche à la fois imagologique et langagière permet d’observer la prose baroque, en particulier le Francion - archétype (français) sinon prototype - dans ses structures signifiantes, sans la faire dépendre d’une ascendance donnée. Que cela soit également valable pour la poésie et le théâtre va de soi, selon nous. Il faut préciser en tout cas qu’une évaluation contemporaine, ahistorique, de la modernité baroque ne revendique aucune exclusivité, ne contredit ni n’annule ce qui se fit avant. Nous ne voulons pas non plus tomber dans le piège qui consisterait à dire qu’elle complète car il faudrait alors démontrer, textes à l’appui, l’incomplétude de la pensée d’un Raymond ou d’un Rousset. Est-ce concevable ? Disons plutôt que ces deux perspectives coexistent de façon disséminatoire, enrichissant, renouvelant chacune à sa façon le regard que portent les chercheurs sur ce phénomène dont on a dit un jour : « Peut-on encore parler de baroque ? » On ne finit pas, on n’a pas fini d’en parler. Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Du théâtre au Théâtre du Monde : fragmentation et bigarrure. Contribution à une définition de l’espace de la représentation baroque. Anne Surgers Tenter de présenter en quelques pages l’espace et le lieu de la représentation baroque pourrait passer pour prétention ou méconnaissance 1 . En effet, et c’est une banalité que de le souligner, le spectacle est, à cette époque, foisonnant, divers, varié, multiple. On y assistait et on y participait dans les grandes occasions de la vie publique et politique (entrées royales, cérémonies liturgiques, carrousels, ballets de cour). On y assistait aussi pour se divertir, en public (dans les théâtres), ou dans la sphère domestique 2 (on jouait la comédie, on chantait en concert dans les salons, par exemple). Comment rendre compte d’une telle variété ? Une autre difficulté tient au fait que les sources que nous possédons sont certes nombreuses (relations, descriptions, gravures, édition de livrets, de partitions et de ballets, de textes de théâtres, etc.), mais elles sont fragmentaires. Enfin, cette période de l’histoire des spectacles a longtemps été méjugée, particulièrement en France. Elle en demeure assez méconnue : depuis le milieu du XIX e siècle, on la considérait comme « baroque », entendu au sens de « bizarre », parce qu’on la jugeait à l’aune de ce qui l’avait suivie, la « régularité » dite « classique ». Nous proposons ici une démarche inverse : nous analyserons l’espace de la représentation baroque en essayant de nous dépouiller, autant que faire se peut, d’un regard trop marqué par le code de représentation dominant actuellement, héritier direct du Rinascimento et du théâtre à l’italienne, et qui propose une représentation vraisemblable d’un volume sur un plan, celui de la pellicule photographique, ou de l’écran de cinéma, de télévision, ou d’ordinateur. C’est un filtre déformant. Ce mode 1 Le présent article est à la fois un état des lieux et une synthèse d’une recherche en cours. Il doit beaucoup aux échanges que j’ai pu avoir avec Pierre Pasquier, à qui je tiens à exprimer ma reconnaissance. Merci également à Catherine Treilhou- Balaudé, Fabien Cavaillé et Marc Surgers, pour leur écoute et leurs relectures. 2 « D OMESTIQUE . Qui est d’une maison, sous le même chef de famille. En ce sens il se prend pour femme, enfans, hostes, parens & valets. » Furetière, Dictionnaire universel, 1690. 110 Anne Surgers de représentation monosémique tend à faire prendre le faux pour le vrai. Il n’était ni dominant, ni le seul à être mis en jeu, à la fin du XVI e siècle ou dans la première moitié du XVII e siècle. Les codes, donc les outils, de représentation alors en usage étaient en grande partie hérités des siècles précédents : le spectacle, le décor, la scénographie jouaient toujours de la polysémie et des sens multiples à accorder au visible. Par essence, notre objet d’étude est éphémère, puisqu’il n’existe que dans l’« ici et maintenant » de la représentation. Il nous en reste, ensuite, des traces, des récits, des relations, des images. Le décor et l’organisation spatiale sont l’une des traces les plus lisibles, et parfois tangibles, de la représentation évanouie. Nous nous appuierons ici sur une analyse des outils, du vocabulaire et de la grammaire mis en œuvre pour construire le décor et l’espace de la représentation. Après avoir donné quelques précisions sémantiques préliminaires, nous partirons, dans un premier temps, d’un cas particulier : le décor et le lieu de la représentation théâtrale en France dans la première partie du XVII e siècle. Dans un deuxième temps, nous verrons que les composants du décor et du lieu théâtral baroques se retrouvent dans d’autres spectacles, au-delà des apparentes disparités. Enfin nous proposerons quelques pistes d’interprétation, qui contribueront à éclairer le rôle et la fonction de la scénographie et du visible baroques. Préliminaire : quelques précisions de vocabulaire Baroque Pour éviter les malentendus, et parce qu’en France l’emploi du mot provoque encore des débats, parfois âpres, je souhaiterais préciser d’entrée de jeu dans quel sens sera entendu le mot « baroque » dans le présent article. Au XVII e siècle, l’adjectif « baroque » n’était employé qu’en joaillerie, à propos de perles « qui ne sont pas parfaitement rondes » (Furetière). Par extension, la notion d’imperfection et d’irrégularité a progressivement contaminé le sens premier. Ainsi, l’édition de 1878 du Dictionnaire de l’Académie entérine l’acception morale de l’adjectif : « baroque » signifie alors « irrégulier, bizarre, étrange. Il se dit des choses physiques et des choses morales ». Dans son ouvrage Der Cicerone paru à Bâle en 1860, Jakob Burckhardt choisit l’adjectif « baroque » pour désigner une période de l’histoire de l’art s’étendant environ de la Contre-Réforme au milieu du XVII e siècle, période succédant à la Renaissance et précédant la réadoption des « règles » de l’architecture antique. Le choix du mot « baroque » est le reflet tant d’un jugement de valeur dépréciatif que d’une histoire de l’art et de la pensée établie en fonction du postulat qu’il y aurait « progrès » et « amélioration », à partir du moment où seraient respec- Du théâtre au Théâtre du Monde : fragmentation et bigarrure 111 tées les règles de l’architecture antique, celles de la perspective et celles de la poétique aristotélicienne. La tradition a longtemps retenu cette distinction entre un art baroque, irrégulier et bizarre, suivi d’un heureux retour aux règles. La période de retour à l’ordre après les extravagances baroques a été appelée « classique ». D’ailleurs, aujourd’hui encore, le théâtre français de la première moitié du XVII e siècle est parfois désigné comme « préclassique ». Il est alors implicitement envisagé comme la balbutiante préfiguration d’un théâtre enfin parvenu à maturité, le théâtre classique. Il paraît peu fondé d’étudier une période en fonction… de ce qui la suit. Et, malgré les écueils que le mot recèle, nous emploierons ici « baroque » pour désigner un courant de pensée, dont le spectacle a été l’une des expressions privilégiées, et qui s’est développé en Europe dans la seconde partie du XVI e siècle et au XVII e siècle 3 . Précisons enfin que, dans le présent article, nous n’aborderons pas les décors de théâtre inventés, dans la deuxième partie du XVII e siècle (le « palais à volonté » de la tragédie régulière), pour satisfaire au respect des règles d’Aristote : l’unité de lieu que souhaitent les « réguliers », impliquant une unité de point de vue, ne fait partie ni de l’esthétique, ni de la poétique baroques. Scénographie Le sens du mot scénographie a beaucoup évolué depuis l’Antiquité 4 : le terme désigne successivement l’art de dessiner (d’écrire) la skènè pour les Grecs, puis la représentation illusionniste plane d’un volume au moyen de la perspective de la Renaissance au XVIII e siècle, enfin, depuis la seconde partie du XX e siècle, l’organisation globale de l’espace de représentation (scène et salle). Les termes employés à l’âge baroque pour désigner la scénographie, et la fonction remplie par le scénographe, ne sont plus toujours en usage de nos jours, ou bien leur acception a changé : l’actuel scénographe pouvait être désigné par les mots inventeur, décorateur, intendant des Menus-Plaisirs, architecte, etc. Malgré l’anachronisme, nous emploierons ici scénographie et scénographe dans leur acception actuelle. I L’exemple de la scénographie du théâtre baroque en France : décors à compartiments et jeux de paume a. Le décor sur le « théâtre » Dans les années 1630 ou 1640, que voyait un spectateur qui allait, par exemple au jeu de paume du Marais ou à l’Hôtel de Bourgogne, assister 3 Voir en particulier Eugène Green, La Parole baroque, Paris, Desclée de Brouwer, 2000. 4 Voir à ce sujet Anne Surgers, [2000], Scénographies du théâtre occidental, Paris, Armand Colin, 2007. 112 Anne Surgers aux représentations de pièces de Hardy, Rotrou, Mairet ou Corneille ? Nous avons la grande chance d’en avoir une idée sans doute assez précise, grâce aux régisseurs et décorateurs de l’Hôtel de Bourgogne, puis de la Comédie- Française. À partir des années 1630 jusqu’en 1684, ils ont en effet pris le soin de rédiger une sorte de cahier de régie : pour chaque pièce jouée dans les années 1630-1640, ce manuscrit signale les éléments de décor et les objets nécessaires à la représentation. La notice est complétée par un dessin (mine de plomb et lavis), précis et soigné, représentant le décor. Le manuscrit, conservé à la Bibliothèque nationale de France, est connu sous le nom de Mémoire de Mahelot 5 . Les dessins du Mémoire nous font voir et comprendre ce que pouvaient être les décors de l’Hôtel de Bourgogne, parce qu’ils ne s’adressent pas à un public à qui le dessinateur souhaiterait laisser une image enjolivée ou élogieuse. Au contraire, ce sont des documents de travail, ils ont un rôle d’information et de mémoire, à usage « interne » à la troupe. On peut donc faire l’hypothèse qu’ils donnent une image assez fidèle de ce qu’ils représentent, puisqu’elle n’est pas déformée par la nécessité de l’éloge. Voici un exemple de dessin et de notice du Mémoire : Fig. 1: Décor pour La Folie de Clidamant, de Hardy (pièce perdue écrite avant 1626), dans P. P ASQUIER (éd.), Le Mémoire de Mahelot, pp. 254-255. 5 BNF, Ms. fr. 24330, microfilm 7919, F° 25 v. et 26 r. Pierre Pasquier a publié récemment une précieuse édition critique : Pierre Pasquier (éd.), Le Mémoire de Mahelot, Paris, Champion, 2005. Voir également Marc Bayard, Les dessins du Mémoire de Mahelot. Enjeux iconographiques et théoriques de l’image du décor théâtral, Thèse de Doctorat, sous la direction d’Yves Hersant, EHESS, 2003. Du théâtre au Théâtre du Monde : fragmentation et bigarrure 113 La notice accompagnant le dessin précise que, pour « La Follie de Clidamant de Mr Hardy » 6 : Il faut au Milieu du theatre un beau palais, et a un des costez une Mer ou paraist un Vaisseau, garny de Mats, et de Voiles, ou paraist une femme qui se Jette dans la Mer, et a lautre costée une belle chambre qui souvre et ferme, ou il y ayt un lict bien paré avec des draps, du san [sic] 7 On appelle ce type de dispositif un « décor à compartiments » : il est particulier à la France de l’âge baroque. C’est une forme hybride, qui emprunte certains éléments à l’illusionnisme « à l’italienne » et qui, cependant, continue d’utiliser des codes de représentation hérités du Moyen Age. On peut résumer ainsi les caractères de ce type de décor et de scénographie : figuration d’un lieu par l’une de ses parties, rôle important donné à la parole de l’acteur dans la caractérisation du lieu, juxtaposition simultanée de temps et de lieux différents, donc disjoints, absence de changements de décor au cours de la représentation, pas de focalisation des regards dans une direction unique. Maintenant que nous avons indiqué les caractères principaux de l’organisation d’ensemble du décor à compartiments, nous en analyserons plus en détail quelques points. En premier lieu, on soulignera que le décor du théâtre baroque en France emprunte au modèle italien une perspective organisée à partir d’un point de vue central, installée sur une scène (en pente à l’Hôtel de Bourgogne comme au Marais), représentant des maisons au moyen de châssis à angle, construits en plan comme en élévation grâce à la perspective, éventuellement complétés par une toile peinte au dernier plan, ce qui accentue l’illusion de profondeur. À la même époque, en Angleterre ou en Espagne, les divers lieux de l’action n’étaient pas figurés sur la scène. L’organisation du décor à compartiments rappelle celle préconisée par Serlio 8 . Mais on soulignera en deuxième lieu que la parenté avec les décors à la Serlio s’arrête là, pour les raisons suivantes, regroupées ici en quatre points : 1. Le spectateur n’est pas invité, comme devant un décor à l’italienne, à regarder une fiction d’espace représentant un lieu unique, en un temps précis, mais la juxtaposition de différents lieux, représentés à partir de différents points de vue : chaque décor à compartiments réunit et associe plusieurs points de distance (plan rapproché et plan éloigné en termes 6 Pièce perdue, créée avant 1626. 7 [sic, le texte se termine ainsi]. 8 Dans Sebastiano Serlio, Secondo libro di perspectiva, première édition Lyon, 1545, nombreuses rééditions postérieures. 114 Anne Surgers cinématographiques). Dans l’exemple proposé, le « beau palais » au fond de la scène est vu en plan rapproché, le « Vaisseau, garni de Mats, et de Voiles » en plan intermédiaire, la « belle chambre », à gauche en plan rapproché. Le décor représente des fragments distincts, juxtaposés. Chaque fragment figure un lieu, par une de ses parties : c’est ce que l’on peut appeler une synecdoque du visible 9 . Les différents fragments sont associés pour l’œil par des lignes de fuites. 2. Ces lignes de fuite semblent convergentes en un point. En fait, elles s’organisent deux par deux sur un axe de fuite : en effet, plusieurs points de fuites sont utilisés, tous alignés sur l’axe vertical médiant. C’est une perspective dite « en arête de poisson », qui atténue la diminution de la dimension des objets représentée, diminution qui est la conséquence de l’emploi de la perspective et la cause de l’illusion. Ce type de construction « en arête de poisson » permet, d’une part, à l’acteur d’occuper l’ensemble de l’espace de jeu, jusqu’aux derniers compartiments, dont la dimension est compatible avec la mesure du corps de l’acteur et, d’autre part, magnifie la présence de l’acteur en le faisant paraître plus grand qu’il n’est. 3. Conséquence directe de la fragmentation et de l’emploi d’une perspective à point de vue et de fuite multiples : la séparation entre scène et salle n’est pas aussi nécessaire que dans un décor à l’italienne, construit à partir d’un point de vue unique et d’un cadre, en dehors duquel la perspective n’est plus vraisemblable pour l’œil. La présence des spectateurs sur la scène, attestée à partir de 1637, est la preuve que la présence d’un cadre, qui oriente et focalise le regard du spectateur vers le décor en perspective, n’était pas primordiale dans la représentation baroque. En d’autres termes, on pourrait dire qu’à la différence du décor en perspective « à l’italienne », la notion de frontalité, de face-à-face entre le public et la fiction visible n’est pas la pierre angulaire de l’organisation du décor et de l’espace de représentation. b. La salle Des points de vue multiples sont mis en œuvre dans la composition des décors « à compartiments ». Ils sont ainsi proposés - et imposés ? - aux spectateurs. Logiquement, la pluralité des points de vue se retrouve dans la scénographie de la salle. En effet, en France, comme en Espagne, le théâtre se jouait dans des salles rectangulaires, d’environ 30 m de long par 12 m 9 À propos de la construction rhétorique du décor et de l’image à l’âge baroque, voir Anne Surgers, Et que dit ce silence ? La rhétorique du visible, Paris, PSN, 2007. Du théâtre au Théâtre du Monde : fragmentation et bigarrure 115 de large 10 : les troupes s’installaient soit dans des salles palatiales, prévues pour les fêtes et les spectacles (comme à l’Hôtel du Petit-Bourbon), soit dans des jeux de paume. À l’un des bouts du jeu de paume 11 , elles aménageaient une scène surélevée, qui occupait environ un tiers de la surface totale du rectangle. Grâce à un contrat passé en 1644 entre la troupe de Mondory et le charpentier chargé des transformations du jeu de paume du Marais, on connaît avec précision la taille du « théâtre » (on dit aujourd’hui plateau, ou scène) : Premierement le theatre doibt avoir six thoises et demye (≅ 12,68 m, n.d.a) de longueur et six toises ou environ de large (≅ 11,70 m), hault de six pieds devant (≅ 1,944 m), et depuis le devant il doict tousjiours aller en montant jusqu’à cinq thoises (≅ 9,745 m) auquel lieu il doit estre hault de sept pieds 12 . Les comédiens conservaient les loges latérales du jeu de paume, et celles du fond, déjà installées pour recevoir le public. Ils ne faisaient pas construire de cadre de scène, les montants des loges faisant office de limite optique pour le regard. Les comédiens aménageaient parfois des gradins au fond de la salle, en face de la scène. L’ancienne aire de jeu servait à accueillir le public modeste, qui restait debout, au parterre : les places y étaient peu chères. La visibilité devait y être médiocre, puisque le plancher du parterre n’était pas, à notre connaissance, réaménagé en pente : les spectateurs du parterre, s’ils étaient loin de la scène, voyaient plus les chapeaux des spectateurs placés devant eux que les acteurs. Les spectateurs plus fortunés étaient placés dans les loges du fond, ou dans les loges latérales réparties sur les deux grands côtés du rectangle, sur deux voire trois étages. Dans certains cas, des loges étaient situées sur ce que nous appelons maintenant l’avant-scène, et des spectateurs étaient assis sur la scène, de part et d’autre du plateau. 10 Ce sont les dimensions moyennes d’un jeu de paume. Les salles palatiales étaient plus vastes. Ainsi la salle du Petit-Bourbon mesurait 18 toises de long (≅ 35 m) par 8 toises de large (≅ 15,60 m), et la scène qui était installée pour les représentations de théâtre ou de ballet mesurait 6 pieds de hauteur (1,94 m), par 8 toises de largeur (15,60 m) et 8 toises de profondeur (d’après Le Mercure françois, 1615, pp. 9 sqq.) 11 À propos des jeux de paume, voir : Jeu des rois, roi des jeux. Le jeu de paume en France, catalogue de l’exposition, musée national du Château de Fontainebleau, 2 octobre 2001 - 7 janvier 2002, Paris, RMN, 2001. 12 La différence de niveau entre la face du plateau et l’arrière est d’un pied (≅ 2,268 m), ce qui donne une pente d’environ 3,32 cm/ m, ± 3,3 %. Ce contrat, « Mémoire de ce qu’il fault faire au jeu de paulme des Marets. Trois juin 1644 », est conservé à Paris aux Archives nationales, Minutier central, fonds XC, liasse 207. Il est publié dans Wilma S. Deierkauf-Holsboer, Le Théâtre du Marais, I, La période de gloire et de fortune 1634 (1629)-1648, Paris, Nizet, 1954, pp. 194-195. 116 Anne Surgers L’omniprésence, depuis le XVIII e siècle, du modèle illusionniste à l’italienne (et de ses avatars que sont le cinéma, la télévision ou l’image virtuelle de l’ordinateur) a rendu cette disposition latérale des spectateurs difficile à comprendre. Par conséquent, le fait qu’une proportion importante des spectateurs aient été situés perpendiculairement au nez de scène a pu être considéré, dans nombre d’études historiques, comme une incohérence, une maladresse, voire une aberration. De nombreux faits viennent infirmer ce jugement. On citera ici les plus marquants : - d’une part on retrouve en Espagne et en Angleterre une disposition des spectateurs que la frontalité n’organise pas. En Espagne, le public était disposé comme en France, sur les trois côtés du rectangle de la salle des corrales 13 . En Angleterre, dans les théâtres élisabéthains, le public était disposé en une portion de cercle de plus de 260°, entourant la scène et les acteurs. - D’autre part les places les plus chères n’étaient pas situées face à la scène, mais de côté : ce sont les places des loges latérales, près de la scène. Quand le roi, ou la reine, venaient assister à une représentation publique à Paris, ils étaient placés dans les loges d’avant-scène, de part et d’autre du plateau. En outre des spectateurs pouvaient prendre place sur les côtés de la scène. - Enfin l’acception actuelle de « coulisses », désignant la partie « hors champ » d’un théâtre, située sur les côtés et en arrière de la scène, et qui est cachée aux spectateurs, n’est attestée en français qu’à partir du début du XVIII e siècle, et semble être inconcevable pour le théâtre public en France 14 encore à la fin du XVII e siècle. Ainsi Furetière (1690) n’en fait pas état : il ne donne à « coulisse » que l’acception mécanique de rail où faire glisser une pièce de menuiserie. Parce qu’inutiles, les notions de « cage de scène », et de « quatrième mur » sont inconcevables en France, au moins jusqu’aux dernières décennies du XVII e siècle : après la composition du décor et de la scénographie, les mots de la langue indiquent bien que le plateau n’était pas alors conçu comme le lieu réservé à l’illusion obtenue au moyen de la perspective. 13 À propos des corrales du Siglo de oro, voir en particulier José María Ruano de la Haza, La puesta en escena en los teatros comerciales del Siglo de Oro, Madrid, Editorial Castalia, 2000. 14 Le théâtre des collèges jésuites, lui, était constitué avec le principe de cage de scène, donc de coulisses. Voir plus bas, troisième partie. Du théâtre au Théâtre du Monde : fragmentation et bigarrure 117 II Un modèle scénographique pour le spectacle On reliera maintenant la scénographie pour le théâtre à un modèle plus vaste : la scénographie des spectacles en général. À l’âge baroque, on retrouve les éléments suivants dans les scénographies 15 des diverses formes de spectacle, comme les cérémonies publiques ou liturgiques ou les fêtes de cour (ballet, carrousels, sacre du roi, pompes funèbres, lit de justice, entrées royales, bals, banquets, etc.). Une étude croisée des diverses scénographies fait apparaître que, dans tous les cas, un même modèle spatial organise la représentation ou la cérémonie spectaculaire. Ce modèle se décline en plusieurs « types », déterminant la forme particulière des diverses scénographies. En voici les caractères les plus marquants : - Espace de représentation rectangulaire. Le rectangle peut être complété par un demi-cercle, comme dans les églises (abside) ou la salle du Petit- Bourbon par exemple. - Public disposé sur trois, parfois quatre, côtés du rectangle. - Lieu organisé et orienté, de façon géométrique et symbolique, à partir des trois dimensions de l’espace. D’une part, un axe horizontal principal relie la scène à la salle, la fiction ou le spectaculaire aux spectateurs, et vice-versa. Cet axe est souvent l’axe de symétrie de l’architecture (théâtre, grande salle palatiale, place royale, église). Dans la plupart des cas, le roi est placé sur cet axe horizontal. L’espace est orienté symboliquement en fonction de la gauche et de la droite du roi. D’autre part, la verticalité exprime et ordonne la disposition tant des spectateurs que des acteurs. Elle traduit l’ordre social et curial, et symboliquement l’ordre cosmique. À l’organisation étagée du public correspond une organisation de la fiction en trois niveaux : souterrain (apparitions infernales par les dessous pour le théâtre ou les ballets), terrestre (le niveau du plateau) et céleste (les vols, nuées, et apparitions divines). La verticalité de la scénographie a comme pivot et pilier le roi réel, assis dans la salle, au « haut-bout », ou sa représentation allégorique (sur le plateau). - La séparation entre public et fiction n’est pas nettement affirmée. La jonction entre la salle et la scène n’est pas assurée par un cadre autonome, mais par les loges, dont les montants font office de cadre, de limite optique. Quand le bâtiment comporte un cadre, comme la grande salle du Palais Cardinal (1641), la disposition des spectateurs n’est cependant pas organisée en fonction de la vision vraisemblable du décor en perspective. Autrement dit, il y a bien un cadre pour le décor, mais les spectateurs n’y sont pas nécessairement associés. 15 Ces caractères communs se retrouvent à la même époque en Espagne et en Angleterre. 118 Anne Surgers - Le regard des spectateurs n’est pas focalisé par une direction privilégiée. Les face-à-face sont multiples. - Association de fragments hétérogènes et conjonction de plusieurs codes (symbolique, allégorique, illusionniste en perspective). On le voit : la notion de frontalité n’est pas une notion qui sous-tend et organise l’ensemble de la construction du spectacle baroque. Au contraire, la scénographie baroque joue des variations sur les directions des regards, les échanges et les croisements possibles. Ce jeu est l’un des éléments qui permettent la polysémie du visible. Le spectacle à l’âge baroque, donc la scénographie, ne se fondait pas exclusivement sur l’illusion de réalité que procure un décor en perspective. Il ne cherchait pas à faire prendre le faux pour le vrai. III Interprétation. Du visible vers l’invisible La scénographie baroque est hybride : elle emprunte à des codes anciens la répartition des spectateurs autour des acteurs et la multiplication des points de vue. Et elle emprunte, tout en l’adaptant, la perspective aux Italiens. Scénographies et décors étaient conçus et organisés comme une allégorie, pour permettre au spectateur de passer du sens premier de ce qu’il voyait, à d’autres sens, abstraits ou spirituels. Et s’il était parfois invité à se faire charmer par les pièges de l’illusion, le spectateur était aussi invité à jouer de son imagination, pour entendre la polysémie, ce qui explique la permanence du modèle rectangulaire pour les salles de spectacles : la disposition rectangulaire permet une multiplication des points de vue, donc des lectures. Elle tisse un entrelacs de regards. Elle n’impose pas un point de vue unique, focalisé dans une seule direction, vers une image illusionniste monosémique, au contraire : le visible de la représentation, et le spectacle dans son ensemble, étaient encore pensés et construits pour servir de médiation vers un autre sens, vers d’autres niveaux de sens, abstraits ou spirituels. Il pouvait être le lieu de la manifestation de la gloire royale, il pouvait aussi être le moyen d’une épiphanie : c’est le cas des entrées royales. Il pouvait aussi être image du monde. Il était donc, fondamentalement, allégorique. On fera maintenant un rapprochement avec d’autres images, les emblèmes, dont la fonction était une médiation vers une réalité supérieure. « Emblème » est ici employé au sens qu’il avait pour les humanistes, d’image (gravée le plus souvent) polysémique, qui conduit le lecteur-spectateur vers une connaissance abstraite ou spirituelle 16 . L’emblème se construisait par 16 Voir à ce sujet le précieux ouvrage d’Anne-Elisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres (1580-1700), Paris, Champion, 1996. Du théâtre au Théâtre du Monde : fragmentation et bigarrure 119 assemblage de fragments hétérogènes, que Guillaume Budé appellait des « tesselles » : « Emblema vermiculatum opus significat ex tessellis insitiis aptum atque consertum. 17 » L’assemblage des tesselles hétérogènes formait un tout cohérent. Après avoir étudié les « tesselles » qui construisent le décor à « compartiment », on étudiera maintenant les « tesselles » qui construisent l’emblème. On y retrouvera les caractères de la scénographie baroque définis précédemment : - Des « raccourcis », des fragments juxtaposés dans la gravure : un (ou des) textes, un cadre à figures allégoriques, des représentations de figures et de paysages. Les différents éléments sont représentés à différentes échelles. - Des signes polysémiques, qui procèdent par analogie, mais ne prennent sens que par juxtaposition avec d’autres signes. Au théâtre ou pour les fêtes de cour, ce rôle du signe est particulièrement important dans les costumes, le choix des couleurs, et la signification des attributs associés. Les costumes de ballet et de carrousels, étaient composés à partir des modèles allégoriques, connus et transmis soit par la tradition orale, soit par les livres imprimés, dont l’un des plus célèbres est l’Iconologia de Cesare Ripa 18 . - L’allégorie, en particulier l’allégorie mythologique, est une autre tesselle de l’emblème : elle ne peut entrer en jeu que par l’expression a minima du sens premier : une expression qui n’enferme pas le lecteur ou le spectateur dans une lecture (ou une vision) focalisée, donc monosémique. L’ellipse, la synecdoque, la fragmentation et la juxtaposition sont des conditions nécessaires - mais non suffisantes - à la construction et à la réception de l’allégorie, dans le texte, comme dans l’image. - La discontinuité et la fragmentation de l’espace de représentation (plan de la feuille pour l’emblème, salle ou place royale pour le spectacle), qui n’est pas focalisé par une direction unique ou dominante. - L’emploi ponctuel de la perspective, sans que l’ensemble de l’image ne soit organisé par un point de fuite unique. On le voit, l’emblème et la scénographie baroque, se construisent au moyen d’outils très semblables. Une identité de construction ne peut être que le signe d’une identité de propos : dans les deux cas, les moyens mis en œuvre contribuent à rendre visible l’invisible ou l’irreprésentable. 17 G. Budé, Annotationes in Pandectas, dans Opera omnia, Bâle, 1567, t. 3, p. 168, cité par Anne-Elisabeth Spica, op. cit., p. 12. 18 Cesare Ripa, Iconologia overo descrittione dell’imagini universali cavate dall’Antichità et da altri luogi, Roma, Eredi Gigliotti, 1593. Nombreuses rééditions et traductions ultérieures. 120 Anne Surgers Conclusion Le spectacle baroque tendait encore à être image du monde. On trouve plusieurs témoignages écrits de ce rôle, attribué au théâtre : ainsi, l’auteur anonyme du Discours à Cliton (plaidoyer en faveur du théâtre « irrégulier », publié en 1637, au moment de la querelle du Cid) définit le théâtre comme « un Abrégé de tout l’Univers. 19 » On citera aussi Les Illustres Fous (IV, 5), comédie de Beys, publiée en 1653. L’auteur y fait un écho, presque mot pour mot, au Discours à Cliton, et au rôle d’« Abrégé de tout l’Vnivers » dévolu au théâtre. Le concierge d’une auberge voit arriver une troupe de comédiens ambulants, et les décors entassés dans un chariot : L E C ONCIERGE Estants imitateurs de toute la Nature 20 , Ils doivent avoir peint tous les Estres divers, Que la Nature étale en ce grand Vnivers ; Et comme la Terre est un vaste eschaffaudage, Où chacun dit son roole, & fait son personnage, Pour la représenter, ils ont deu faire choix, De ce qui peut servir les Bergers & les Roys, Afin que leur Théâtre où tant de peuple abonde, Puisse être l’abrégé du Theatre du monde. B EYS , Les illustres fous, Paris, Olivier de Varennes, 1653, IV, 5, pp. 93 sqq. Nous avons souhaité donner quelques pistes pour contribuer à préciser les caractères et la fonction de la scénographie baroque. La représentation tendait alors à rendre visible l’invisible. La fragmentation, la juxtaposition de points de vue divers, l’entrelacs des regards, la bigarrure étaient les outils qui permettaient de passer du théâtre au Théâtre du monde. 19 Anonyme, Discours à Cliton sur les Observations du Cid, [1637], p. 72. 20 Nous soulignons. Le Concierge parle des comédiens. Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) L’évolution de la pratique des stances théâtrales : un chemin de traverse du baroque vers le classicisme Magali Brunel Une pratique révélatrice du goût baroque : un texte poétique dans le texte théâtral Dans les poétiques du XVII e siècle, les stances sont toujours mentionnées : Laudun d’Esgaliers, dans l’Art poétique Français, en 1597, en rappelle la définition par le recours à l’étymologie : J’estime que le mot de Stance est tiré du verbe sto, stas, stare, qui signifie demeurer ou poser pour ce que à la fin de chaque couplet il y a pose, et fin du sens. 1 Leur pratique est manifeste au XVII e siècle, et correspond au goût du temps pour la variété des formes. Les strophes des stances s’organisent en effet souvent selon un système hétérométrique, dont la souplesse se prête mieux à l’expressivité des sentiments. Elles favorisent également par leur structure strophique la recherche du trait d’esprit final, s’inscrivant ainsi dans une stylistique baroque des effets, favorable pour illustrer leur thème privilégié, l’amour. Plus précisément, Alain Génetiot cherche à situer les stances dans la palette poétique : le « ton des stances se situe à mi-chemin entre le genre lyrique et le genre élégiaque ». 2 Il est alors intéressant de remarquer, comme le souligne A. Génetiot, alors même qu’il ne traite que de la poésie, que les stances sont largement dans la première moitié du XVII e siècle employées dans le texte théâtral. Comment ce genre poétique très spécifique mène-t-il ainsi une sorte de « double vie » au théâtre ? Comment l’insertion des stances s’effectue-t-elle dans un théâtre de l’éclat baroque et quelles sont ses fonctions ? Comment enfin, cette pratique évolue-t-elle au cours du siècle dans le cadre d’une évolution esthé- 1 Laudun d’Esgaliers, L’Art poétique Français, 1597, p. 111. 2 Alain Génetiot, Les genres lyriques mondains : 1630-1660 : étude des poésies de Voiture, Vion d’Alibray, Sarrasin et Scarron, Genève, Droz, 1990, p. 51. Génetiot s’appuie sur ce point sur l’article de Jacques Morel, « Agréables mensonges » : Essais sur le théâtre français du XVII e siècle, Paris, Klincksieck, 1991, pp. 61-73. 122 Magali Brunel tique où le mouvement baroque s’effiloche et où les préceptes classiques s’imposent ? Nous nous appuierons pour envisager ces questions sur la production cornélienne, particulièrement représentative de cette pratique, puisque Corneille reste de loin le dramaturge qui a le plus inséré de stances 3 , et ce, dans tous les genres théâtraux. Pour envisager l’évolution de leur intégration, nous proposons d’élargir notre corpus aux quatre seuls textes qui utilisent celles-ci après 1660, c’est-à-dire d’une part deux pièces de Corneille, La Toison d’Or et Psyché, 4 et d’autre part, la première tragédie racinienne, La Thébaïde ou les frères ennemis, ainsi qu’une comédie de Montfleury, La femme juge et partie. Les origines de l’exploitation des stances au théâtre doivent sans doute être cherchées dans les formes lyriques des pièces de théâtre de la fin du XVI e et du premier XVII e siècle. Mais ce n’est guère avant 1630, au commencement de cette période que Jean Rousset appelle le « plein-baroque » 5 , que la première pièce, La généreuse Allemande, tragi-comédie de Mareschal, comporte clairement la mention de stance 6 . Rapidement, cette composition particulière s’intègre dans tous les genres théâtraux. Au théâtre, les stances reprennent les mêmes thèmes qu’en poésie : elles constituent ainsi le lieu idéal de l’expression lyrique et élégiaque. Leur grande majorité évoquent donc l’amour, souvent longuement analysé - comme dans le cas de La galerie du Palais notamment. Fréquemment aussi, le sentiment amoureux est opposé à un autre, la mort, la haine, l’honneur : les stances mettent alors en perspective deux sentiments contradictoires, entre lesquels le personnage semble partagé, comme c’est le cas par exemple dans Le Cid, ou dans La place royale. Ainsi, leur insertion au théâtre semble correspondre au goût du public pour le développement de lieux propices à l’expression lyrique face à des fonctionnements essentiellement fondés sur l’échange et la confrontation. Peut-être ces thèmes liés à l’expression de l’amour, sont-ils traités dans le texte théâtral et dans la tragédie en particulier, de manière plus cruciale, et font des stances l’occasion de l’expression d’un choix vital, et donc un moment très intense sur le plan dramatique. Leur fonctionnement est ainsi directement lié à l’expression du pathos et à l’exaltation baroque des affects. 3 Pierre Corneille utilise en effet les stances dans quatorze pièces. 4 Dans cette pièce composée par Molière, Corneille et Quinault, c’est en effet principalement Corneille qui réalise la versification. 5 Jean Rousset, La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, Corti, 1953, p. 235 : Rousset distingue en effet un pré-baroque et un plein baroque qui se séparent « aux années charnières 1625-1630 ». 6 Acte IV, scène 1 et surtout scène 8 où le titre stance est mentionné. L’évolution de la pratique des stances théâtrales 123 Les intérêts et les fonctions de cette écriture dans l’esthétique théâtrale baroque Quelles peuvent être alors les fonctions de cette écriture particulière dans la pièce ? Comment l’esthétique baroque a-t-elle pu favoriser son développement ? Il apparaît en premier lieu que c’est parce qu’elle introduit une variété métrique intéressante, qui permet de rompre avec la lancinante suite des alexandrins, qu’elle est si prisée, au moment où le goût pour le foisonnement et l’ornementation baroque se développe. Sur ce point d’ailleurs, les théoriciens du théâtre du XVII e siècle s’accordent : ainsi, pour La Mesnardière : « Les Approbateurs des stances disent que ce changement est agréable à l’oreille. » 7 Le premier élément de variété concerne à l’évidence le système versifié lui-même : en effet, non seulement les stances se distinguent des alexandrins par un autre fonctionnement de vers, mais bien souvent ce système est luimême extrêmement diversifié : ainsi l’ensemble de la création cornélienne s’appuie au minimum sur une alternance de deux mètres et l’on rencontre parfois jusqu’à quatre mètres différents. Une virtuosité de la composition métrique des vers, faisant rupture avec le système régulier des alexandrins, est ainsi développée au bénéfice d’une flexibilité du vers propice à exprimer la versatilité des sentiments, les soubresauts des états d’âme, thèmes chers à l’esthétique baroque. Ajoutons également que chaque stance insérée comporte deux ou trois systèmes différents de rimes : dans La Toison d’or 8 par exemple, alternent tour à tour des rimes embrassées, suivies, puis croisées. Mais la variété formelle des stances est prolongée par une recherche stylistique et syntaxique : en effet, puisqu’elles permettent d’ouvrir le théâtre à une autre parole, plus élégiaque et lyrique, les stances favorisent une stylistique propice à l’expression de ces registres, et deviennent ainsi l’écrin d’une ornementation riche, développée sous l’influence du goût baroque, en même temps que le lieu du développement du raisonnement et de la réflexion intime. Jacques Scherer reconnaît tout d’abord une spécificité des stances théâtrales dans leur organisation syntaxique : celle-ci doit rigoureusement se fixer sur l’organisation métrique : 7 Hippolyte Jules Pilet de La Mesnardière, La poétique, chapitre « Des Stances de Théâtre », ressource BNF numérique, reprod. de l’éd. de Paris, chez Antoine de Sommaville, 1639, p. 599. 8 Pierre Corneille, La Toison d’or, Acte IV scène 2, vv. 1480-1519, dans Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980, Coll. La Pléiade, T. III, p. 265. 124 Magali Brunel Alors que dans d’autres genres, la phrase et le sens peuvent chevaucher sur deux strophes successives, dans le genre dramatique, les stances sont constituées en général par des strophes dont chacune a son sens distinct et se termine par une ponctuation forte. 9 Bien entendu, cette organisation permet de construire une progression rigoureuse de la pensée et ainsi l’on peut considérer que chaque strophe correspond à un mouvement, ou à une idée unique. Comme le note J. Scherer : « Le personnage qui prononce des stances analyse volontiers ses sentiments en cherchant à les comprendre par référence à des idées générales. Il use donc de raisonnements, ce qui est interdit au monologue passionné. » 10 L’organisation strophique favorise justement la progression organisée et efficace de ces raisonnements. Ainsi, dans Héraclius, empereur d’Orient 11 , chacune des strophes marque une étape de la réflexion : tandis que la première permet d’établir un constat de l’agitation de l’énonciateur, la deuxième se centre sur l’attitude d’un personnage, et la suivante sur celle d’un autre. Enfin, la quatrième strophe permet un nouvel examen de la situation et s’ouvre sur une prière qui sera, finalement, exaucée. De même l’expression du dilemme, de la difficulté d’un choix est favorisée par la structuration strophique. À ce propos, J. Scherer précise : Les stances conviennent également à l’expression de deux sentiments contradictoires entre lesquels le héros a du mal à choisir. L’expression de ces sentiments est […] une fonction du monologue ; les stances aussi, grâce à la symétrie de leurs formes, remplissent aisément cette fonction. 12 Dans Psyché 13 par exemple, l’on retrouve cette alternance de deux sentiments opposés : la première strophe développe le sentiment de l’émerveillement tandis que la seconde souligne celui de la perversion cruelle du spectacle. Nous devons enfin ajouter que des figures de style spécifiques viennent prolonger ces caractéristiques : en premier lieu, citons la présence de pointes particulièrement travaillées, en fin de strophe : nous ne revenons pas sur le cas bien connu du Cid où la prouesse stylistique consiste à reprendre en fin de chaque strophe le nom de Chimène, pour renforcer le caractère quasi obsédant de la bien-aimée. 9 Jacques Scherer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1983, p. 286. 10 Ibid., p. 291. 11 Corneille, Héraclius, Acte V, scène 1, dans Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980, Coll. La Pléiade, T. II, p. 415. 12 J. Scherer, op. cit., p. 290. 13 Psyché, III, 2, dans Corneille, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980, Coll. La Pléiade, T. III, p. 1113. L’évolution de la pratique des stances théâtrales 125 Citons par exemple les derniers vers des trois premières strophes d’Œdipe : Strophe 1 : […] Avant que te donner ma vie, Je donne un soupir à l’amour. Strophe 2 : […] Mais s’il m ’en faut rougir de honte, Je n’en rougirai qu’en secret. Strophe 3 : […] Mais il est assez doux de vivre, Quand l’Amour a fait un beau choix. 14 Les pointes reposent souvent sur des antithèses particulièrement marquées, qu’elles soient lexicales ou syntaxiques (la subordonnée s’oppose ou propose une restriction à la principale), des répétitions de termes ou de structures. Elles s’inscrivent dans la mode baroque des effets stylistiques spectaculaires qui sera par la suite dénoncée pour son caractère artificiel. 15 Mais d’autres figures se rencontrent régulièrement dans les stances dramatiques : de très nombreuses phrases de type exclamatif ou interrogatif expriment l’agitation de l’esprit et la difficulté de procéder à un choix. Ainsi, nous ne rencontrons pas moins de six phrases interrogatives dans Psyché. Enfin, comme le note J. Morel, la figure de l’apostrophe est omniprésente : Dans tous les cas, le monologue en stances, comme beaucoup de monologues, abuse des apostrophes aux absents ou disparus, ainsi qu’à une personnification de sentiments. 16 Ainsi, l’analyse métrique et stylistique nous permet de mettre en évidence les intérêts des stances dans le cadre d’une esthétique baroque de l’ornementation. Mais sans doute les dramaturges ont-ils non seulement envisagé leur fonction esthétique, mais cherché également à exploiter ce moment dans le cadre d’une scénographie de l’ostentation, elle-aussi tout à fait proche de la sensibilité baroque. En effet, l’organisation strophique, que nous avons soulignée, permet de développer de véritables effets déclamatoires, notamment au travers des pointes. Ainsi, J. Scherer met en évidence le fait que l’aspect stylistique permet également de présenter un intérêt scénographique : 14 Corneille, Œdipe, Acte III, scène 1, dans ibid., p. 50. 15 Sur la question des pointes spécifiquement, voir l’analyse que Corneille lui-même fait dans l’Examen d’Andromède, à propos des stances de Rodrigue dans le Cid, ou celles, plus générales de Boileau ou de Bouhours. 16 Art. cit., p. 72. 126 Magali Brunel Si ces pauses sont fortement marquées dans les stances au théâtre, c’est qu’elles présentent un intérêt particulier pour la déclamation. 17 De même, l’importance des apostrophes ou des phrases exclamatives ou interrogatives ne manque pas de permettre des effets de voix, de renforcer l’aspect dramatique des vers. Pour un public sensible aux effets spectaculaires, ces moments où le personnage se montre de manière ostentatoire ne manquaient pas de constituer un moment central de la représentation. Jean Rousset relève ainsi à propos du théâtre de l’âge baroque : Il n’y a pas de théâtre dont les héros s’expliquent davantage en euxmêmes, et aux spectateurs, et présentent une plus limpide image de ce qu’ils sont et de ce qu’ils désirent. 18 Et c’est sans doute dans les stances que cette scénographie de l’ostentation est la plus remarquable. Ainsi, la fonction proprement poétique des stances est dépassée par une prise en compte de ces intérêts scéniques et même dramaturgiques. C’est en effet ce que souligne Jacques Morel : Un pur ornement poétique ne saurait satisfaire un dramaturge. Corneille et ses contemporains ont réfléchi au problème de l’insertion des stances dans la tragédie et se sont efforcés de leur donner des vertus proprement dramatiques. 19 À cet égard, il nous paraît intéressant d’observer tout d’abord la place des insertions de stances et le type de scènes dans lesquelles elles s’intègrent : nous constatons qu’elles se situent de manière massive après l’acte III. Il apparaît bien ainsi qu’elles sont directement liées aux temps de tensions les plus grandes de la pièce : aux actes centraux où le nœud de l’intrigue se voit le plus complexe, ou aux derniers actes, dans des phases de dénouement. Il semble bien évident, dans ces deux cas, qu’elles s’inscrivent de manière privilégiée dans une dramaturgie de la tension, de l’expression de l’irréversible. De plus, le type de scènes où elles s’intègrent est caractéristique : l’immense majorité sont en effet des scènes de monologue 20 . Le personnage seul, analyse sa situation ou s’épanche dans son discours. La Mesnardière recommandait ainsi, de réserver ces textes aux scènes « solitaires », et cela est massivement respecté. Nous nous proposons, à présent, de nous interroger sur le rôle des stances : à l’analyse de notre corpus, plusieurs fonctions dramaturgiques 17 Op. cit., p. 286. 18 Rousset, op. cit., p. 215. 19 Op. cit., p. 69. 20 Ceci, bien entendu, est à relier avec le registre lyrique très largement repéré. L’évolution de la pratique des stances théâtrales 127 apparaissent. D’une part, les stances permettent à des éléments essentiels pour le déroulement ou le dénouement de l’intrigue d’être dévoilés ou développés : tel est le cas dans La Toison d’Or, où les stances de Médée sont le lieu où elle examine sa situation pour finalement prendre une décision. Face au déchirement entre son amour pour Jason et ses soupçons que les sentiments de celui-ci soient intéressés, Médée décide finalement de refuser la gloire à celui qui n’a pas renoncé à la Toison par amour pour elle. Ainsi, les stances sont l’occasion de mettre en évidence la modification progressive de son état d’âme, de se faire le reflet d’une réflexion qui débouche sur une décision fondamentale pour l’intrigue. J. Morel souligne d’ailleurs cette fonction dramaturgique de certaines stances « où le combat intérieur aboutit à une décision. » 21 Dans la comédie de Montfleury également, les stances jouent un rôle dramaturgique notable, puisque le dispositif scénique place le spectateur en même temps que Julie et Dom Lope en position d’espion. Grâce à l’épanchement que permettent de développer les stances, Dom Lope est informé de la véritable nature du lien qui lie Bernadille et Julie. Ainsi Montfleury profite du fait que les stances favorisent un véritable examen de la situation du personnage, pour faire de ce moment celui d’un dévoilement pour les autres personnages dissimulés. Ici donc, c’est un élément du dénouement inséré dans une scénographie encore très baroque du dissimulé-révélé, que permettent les stances. Dans La Thébaïde, les stances d’Antigone favorisent la compréhension et la fluidité du dénouement ; effectivement, elles rappellent les liens amoureux entre Antigone et Hémon, qui n’avaient pas été réellement développés jusque-là. Cette insistance est importante puisque la mort d’Hémon explique ensuite le sacrifice de la princesse : « Cher Hémon, c’est à toi que je me sacrifie » (v. 1613). Mais ces stances jouent également un rôle essentiel dans le cadre du respect des règles du théâtre : ainsi pendant que sur scène, la jeune princesse envisage en pensée le combat fratricide, celui-ci, justement, est censé se dérouler, nécessairement, sur un autre lieu que sur la scène, du fait des règles de la bienséance. Les stances permettent alors à la fois une organisation temporelle vraisemblable, puisqu’à la fin des plaintes d’Antigone, l’on vient lui annoncer l’issue fatale du combat, et d’autre part, elles permettent au spectateur de se représenter en quelque sorte par procuration, une image terrible du combat et de ses enjeux. Ajoutons également que les stances de Psyché tiennent également une fonction dramaturgique de ce type. Mais surtout, elles permettent de favoriser des effets scéniques : effectivement, ce temps de plaintes et de question- 21 Art. cit., pp. 70-71. 128 Magali Brunel nements permet de différer l’arrivée de l’Amour, ce qui sera d’autant plus efficace que Psyché, tout au long de sa déclamation, interpelle le « monstre » évoqué par l’oracle. Ici, la fonction d’étirement du temps sera créatrice d’effets de surprise, à l’arrivée d’un nouveau personnage. Nous constatons bien ainsi, dans l’ensemble des pièces où l’insertion des stances se produit, qu’elles occupent bien souvent un rôle dramaturgique notable. Elles sont le lieu d’une révélation ou favorisent la constitution d’une vision prismatique de la pièce. Elles se font bien ainsi le reflet des sensibilités baroques, ouvrant sur la mise en évidence des complexités intérieures, ou des étirements des temps et des lieux. Du foisonnement à la disparition : évolution d’une pratique, évolution esthétique Cependant, malgré ces intérêts, souvent liés à une esthétique baroquisante, l’utilisation des stances sur le théâtre ne se prolonge pas au delà de 1669. Plus précisément, l’on ne manque pas de constater à partir de la décennie 1660, un recul significatif de sa pratique. Quelles ont pu être les raisons de cet abandon progressif et comment peut-on l’interpréter dans le cadre d’une évolution des principes esthétiques du théâtre ? Cette question permet d’envisager, par ce type d’écriture particulier, la transition progressive de la sensibilité baroque à la sensibilité classique. L’évolution des pratiques paraît tout d’abord évidente sur le plan quantitatif : ainsi, il semble bien que, de 1630 à la fin des années 1660, les dramaturges passent de l’utilisation foisonnante des stances à leur disparition. Dans la première période du siècle, entre 1620 et 1659, trente-cinq pièces comportent des stances, essentiellement dans la comédie - 21 représentations. Dès les années 1650, l’on peut repérer une inflexion dans la composition de stances au théâtre. Ainsi, de 1652 à 1658, sur quatorze tragédies, trois seulement comportent des stances, signale J. Scherer dans le chapitre qu’il consacre à ce type d’écriture. Dans la décennie 1660, qui nous intéresse, seules les quatre pièces que nous avons associées à notre corpus en comportent. « […] on ne retrouve plus guère de stances, à partir de 1660, que chez les auteurs fort obscurs et inexpérimentés », précise Scherer en rappelant qu’ « un débutant reprendra ce procédé vieilli, mais pour l’abandonner aussitôt : c’est Racine ». 22 Il nous semble intéressant de mettre ces constats en perspective avec les textes théoriques de l’époque. Effectivement, la question des stances a pu 22 Ibid., p. 297. L’évolution de la pratique des stances théâtrales 129 soulever des débats et manifester l’évolution d’une conscience esthétique et d’une perception du bon goût théâtral. Ainsi, La Mesnardière cherche à éclaircir l’opposition constatée entre partisans et détracteurs des stances : ceux-ci les dénoncent tout d’abord pour leur irrégularité. Ceux qui blâment dans les Vers ces changements de mesure, ne les trouvent condamnables que par leur inégalité, qui n’est pas majestueuse au jugement de ces messieurs. 23 Au contraire, les partisans des stances soulignent l’intérêt même de ce changement rythmique, qui permet d’introduire un changement dans la prosodie : [Ils disent] qu’après avoir entendu une infinité de Vers composez d’une mesme sorte, l’auditeur prend quelque plaisir à une aimable diversité qui règne dans cette espèce. 24 Mais les opposants aux stances insistent alors sur leur caractère plus artificiel que celui des alexandrins puisque plus de rimes sont nécessaires avec des vers plus courts. La Mesnardière, en revenant sur la cause même d’un langage versifié sur le théâtre, se défend ainsi : Les rimes n’étans dans les Vers qu’une beauté subsidiaire, pratiquée par indigence, et qui n’a point du tout de poids dans le langage du théâtre, c’est dire peu contre les stances que d’alléguer que les rimes sont plus fréquentes en elles que dans les vers alexandrins, puisque les rimes en général ne contribuent aucune chose à la raison essentielle qui a mis les vers au théâtre, et partant qu’elles ne méritent aucune considération pour ce qui est de la scène, bien que pour le regard du poète elles soient fort considérables, et qu’elles lui coustent beaucoup. 25 Ainsi, le théoricien s’oppose nettement à cette condamnation, liée au seul fait que les stances possèdent un fonctionnement prosodique différent de celui du rythme habituel. Sur cette question, d’Aubignac se positionne différemment 26 : dans le chapitre X Des Stances, qu’il consacre à cette question dans La pratique du théâtre, son analyse prend appui sur un présupposé qu’il nous appartiendra de contester mais sur lequel toute sa théorie repose : ainsi, il considère que 23 Op. cit., p. 399. 24 Ibid. 25 Ibid., p. 401. 26 Abbé D’Aubignac , La pratique du théâtre, Chapitre X, Des stances, ressource BNF numérique, reprod. de l’éd. de Paris, chez Antoine de Sommaville, 1657, p. 345. 130 Magali Brunel par convention, la présence de l’alexandrin dans le texte théâtral n’est que l’équivalent du discours prosaïque dans la réalité. Ainsi, si un système métrique différent apparaît dans le texte théâtral, celui-ci ne peut être considéré que comme un autre genre, en l’occurrence poétique. Ainsi donc, d’Aubignac fait ici directement référence à une appartenance générique poétique des stances : En un mot, les stances sont considérées comme des vers qu’un homme aurait pu dire en l’état auquel on le met sur le théâtre, mais encore comme des vers lyriques, c’est à dire, propres à chanter avec des instruments de musique, et qui pour créer cet effet ont leur nombre limité, leur repos semblable, et leurs inégalités mesurées. 27 A partir de cette première conclusion, le critique évoque l’importance de la création d’un contexte vraisemblable à la déclamation de stances. Ainsi, c’est au nom de la vraisemblance, principe classique s’il en est, que d’Aubignac justifie le fait que, puisque les vers doivent avoir nécessairement été composés avec soin, ils ne peuvent être récités immédiatement après la survenue de l’événement qu’ils évoquent. Dans ces rencontres donc il faut que l’Acteur ait disparu durant un intervalle d’acte au moins, afin qu’ouvrant l’Acte suivant par des Stances, ou les récitant dans la première scène qu’il y fera, il reste vraisemblable dans l’esprit des spectateurs, qu’estant éloigné, il s’est occupé à la médiation de son bon-heur ou de son mal-heur, et qu’il a composé de beaux vers. 28 Toute l’analyse du théoricien repose sur un présupposé : le texte en alexandrin mimerait sur le théâtre le texte de prose, et du moment qu’un autre type de vers est ajouté au texte théâtral, il ne peut que représenter le texte poétique. Il est clair que ce pré-requis de départ ne semble pas solide : en effet, les stances, tout comme les alexandrins, appartiennent à une écriture de type poétique, elles manipulent les mêmes ressources, la rime et le rythme régulier en particulier. Ces deux techniques d’écriture, adoptées dans le texte théâtral constituent en réalité toutes deux des conventions, la transcription conventionnelle de la parole réelle et spontanée. Dans le texte théâtral en effet, tout est convention, et les stances le sont tout autant que le reste du texte versifié, d’autant que jamais elles ne se réclament comme texte poétique. 27 Ibid., p. 345. 28 Ibid. Cependant, d’Aubignac considère que si le personnage possède un grand talent de composition, il peut être crédible qu’il trouve une inspiration immédiate pour créer des stances de manière spontanée. L’évolution de la pratique des stances théâtrales 131 Corneille lui-même, dénonce la position de d’Aubignac et analyse à son tour, dans l’Examen d’Andromède, le statut des stances dans le texte théâtral. Il est intéressant de connaître la position théorique de celui qui sans doute a le plus pratiqué, et avec le plus de succès, ce mode d’écriture. C’est d’ailleurs à la fois en analyste et en praticien qu’il se positionne, en opérant en quelque sorte une synthèse des différentes tendances, et en se situant lui-même dans le débat. Ainsi, il reconnaît d’emblée l’écriture versifiée au théâtre et notamment celle des stances comme une convention, une « espèce de fard » qui embellit le texte. Et il s’adresse directement à d’Aubignac, en dénonçant sa construction théorique des deux formes d’écriture au théâtre : Mais par quelle raison peut-on dire que les vers alexandrins tiennent nature de prose et que ceux des stances n’en peuvent pas faire autant ? 29 Le dramaturge prend au contraire la position opposée : il affirme que les vers des stances, plus courts et moins réguliers, ressemblent sans doute davantage aux paroles naturelles que les alexandrins. Il recommande même de mettre en évidence leur aspect irrégulier, pour les rapprocher encore plus du discours ordinaire, toujours au nom du même principe de vraisemblance : Pour s’en écarter moins, il serait bon de ne régler point toutes les strophes sur la même mesure, ni sur les mêmes croisures de rimes, ni sur le même nombre de vers. 30 En même temps, l’examen d’Andromède, qui date de 1660, permet de mesurer les évolutions du dramaturge sur la question : ainsi, il considère que les stances ne sont pas propres à exprimer les sentiments les plus violents mais bien plutôt les irrésolutions, les inquiétudes ou les rêveries pour lesquelles la cadence de leur forme se prête particulièrement. Il insiste également sur les caractéristiques de compositions de ces vers : au nom de cette recherche du mouvement naturel de la langue ordinaire, le dramaturge préconise une écriture sans affectation, et notamment sans doute - nous le comprenons à travers le contre-exemple cité des derniers vers des stances du Cid - un refus de la pointe trop marquée, notamment sous forme de refrain. Nous voyons bien ici se dessiner l’évolution d’une pratique brillante et ornementale vers un usage plus sobre et naturel des stances : si Corneille ne remet pas en cause l’existence et l’intérêt des stances dans le texte théâtral, il en amenuise ce qui justement, en soulignait l’aspect poétique, le démarquait sensiblement du texte théâtral et du même coup, le rapprochait 29 Examen d’Andromède, dans Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980, Coll. La Pléiade, T. II, p. 455. 30 Ibid. 132 Magali Brunel d’une pratique baroque des textes éclatants et propres à une déclamation ostentatoire. Georges Couton met également en perspective l’analyse théorique cornélienne avec son évolution dramaturgique : ainsi, l’idée que les stances semblent finalement beaucoup plus proches de l’expression quotidienne de la langue pousse le dramaturge à employer plus librement cette forme : dans Andromède notamment, l’usage des vers irréguliers est élargi au prologue qui fonctionne sous forme dialogique, ainsi qu’à d’autres scènes où les dieux interviennent. G. Couton prolonge alors la réflexion au-delà d’Andromède : Restait à amplifier encore l’expérience, à écrire une pièce entière autrement qu’en alexandrins à rimes plates : en 1666 Agésilas unira l’alexandrin au vers de huit pieds pour aboutir à une souveraine aisance. On peut bien imaginer que cette tentative, même médiocrement reçue, a encouragé Molière à utiliser dès 1668 pour Amphitryon la même métrique. Après quoi, Corneille et Molière se retrouvent pour se donner dans Psyché la même liberté. 31 Il semblerait bien qu’alors, le terme de stances, dès lors qu’il est employé pour l’ensemble d’une pièce ne soit plus adapté. Nous devons bien alors constater une évolution de l’usage des stances dans le théâtre cornélien à partir d’Andromède : celles-ci en effet se déploient comme un autre langage dramatique possible, plus proche de la parole naturelle, dans le cadre du développement de cette esthétique du naturel et de la vraisemblance de la période classique. En ce sens, dans les textes théoriques tout au moins, l’on peut semble-t-il considérer qu’après 1660 les attitudes des dramaturges sur la question des stances se développent dans deux directions : d’une part, certains cessent d’utiliser ce mode d’expression - au nom de la vraisemblance notamment - les autres d’autre part, - toujours au nom de cette même vraisemblance - cherchent à en développer l’usage pour les faire devenir texte théâtral à part entière, comme une sorte de « vers mêlés » théâtraux. C’est ainsi que J. Scherer interprète le souci du naturel qui a pu, chez certains dramaturges, comme Corneille notamment, amener à désagréger en quelque sorte le système des stances : [le souci du naturel] peut aussi les dissoudre en les faisant évoluer vers une versification librement variée, dont on trouve effectivement quelques exemples dans le théâtre de la deuxième moitié du XVII e siècle. 32 Dès Andromède effectivement, nous rencontrons de nombreux passages où des formes métriques « hybrides », non classiques, se retrouvent : un 31 Georges Couton, dans Corneille, Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, 1980, Coll. La Pléiade, T. II, p. 1403. 32 Op. cit., p. 294. L’évolution de la pratique des stances théâtrales 133 prologue constitué de vers hétérométriques dans le cadre d’un dialogue des Dieux, des chansons se présentant sans refrain, sous une forme proche des stances. La Toison d’or semble s’inscrire dans le cadre de cette volonté, et présente également un prologue de plusieurs scènes qui fonctionne sur les mêmes principes que celui d’Andromède. Nous y rencontrons également un dialogue chanté dont les caractéristiques formelles, et notamment l’absence de refrain, peuvent rapprocher du système des stances. Dans le cas de Psyché, sans doute, ce projet a encore évolué : ainsi, cette pièce se caractérise par la présence de vers hétérométriques dans l’ensemble de la pièce. Ainsi, finalement, les stances ne constituent qu’une expression parmi d’autres de cette recherche d’une écriture plus souple et plus adaptable aux contenus exprimés. Pour d’autres auteurs, au contraire, le soupçon porté sur les stances, amène à ne plus les employer et à valoriser d’autres écritures de la tension ou du déchirement intérieur, en particulier le monologue. Telle est sans doute la position de Racine : en effet, La Thébaïde ou les frères ennemis constitue la seule pièce racinienne qui comporte des stances ; jamais, par la suite, l’auteur n’exploitera à nouveau cette technique. Nous pouvons sans doute lire dans cette première tentative une volonté pour le jeune dramaturge de s’inscrire dans la continuité de l’écriture théâtrale de ses maîtres, en particulier de Rotrou ou de Corneille 33 . Et même dans cette seule composition, Racine semble avoir évolué au profit d’une moindre utilisation : tandis que dans un premier temps il avait semble-t-il composé une longue suite de strophes 34 , la version proposée finalement n’en comporte plus que trois. Après La Thébaïde, le dramaturge semble se détacher de ses modèles, mais sans doute aussi, subit-il l’influence des pratiques et des débats qui amènent après 1665, les stances à disparaître totalement de la scène tragique. À l’évidence enfin, 33 En effet, si l’on s’en réfère aux notes de Georges Forestier, dans son édition pour la collection La Pléiade, ces stances ont une genèse complexe : ainsi, dans une lettre à Le Vasseur, il serait question de personnes qui auraient demandé à Racine de composer ces stances, et qui par la suite, les lui auraient fait transformer. Voir Georges Forestier, notice à La Thébaïde, dans Racine, Œuvres complètes, vol. 1 (Théâtre et poésies), Paris, Gallimard (Pléiade), n lle éd. 1999, p. 1232. 34 Georges Forestier explique en quoi l’évolution s’est produite : Racine avait d’abord composé une suite de nombreuses stances dont le thème central concernait le lieu commun de l’Ambition. Cette composition pouvait être rapprochée de la pièce de Rotrou, Antigone, où le troisième acte s’ouvrait sur trois strophes de stances prononcées par Antigone, sur les rigueurs de la Fortune. G. Forestier montre alors en quoi la nouvelle version, qui ne présente que trois strophes, diffère de la première : elle s’inscrit tout d’abord d’avantage dans une dimension plus personnelle puisqu’il s’agit d’une introspection d’Antigone, et offre alors une thématique nouvelle, celle de la nécessité de mourir malgré l’amour. Ibid., note 1 de la page 106. 134 Magali Brunel Racine élabore peu à peu un art poétique propre, où l’intensité dramatique et émotionnelle trouve d’autres expressions que celles des stances, notamment celles du monologue ou du récit. Entre modernité et postmodernité Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Les baroquismes de la modernité Wladimir Krysinski L’image peut s’élancer contre les frondaisons et contre la mort, devenir souffle volant, et puis sortir par l’écorce arborescente, comme un guerrier qui frappe sa propre armure et reste prisonnier du ligament des deux vibrations. Une vibration se méconnaît, quant à l’autre … Analogue la prise est l’unique œil de l’image et l’acte sur le nombril hydrargirique nous assujettit le corps irradiant. (José Lezama Lima, Dador) (La imagen puede alzarse contra las frondas Y contra la muerte, se reduce al soplo volador, que después va saliendo por la cortezza arbórea, como un guerrero che golpea su propria armadura y queda preso del ligamento de las dos vibraciones. Una vibración se desconoce, y la otra … La aprehensión análoga es el único ojo de la ímagen y el acto sobre el azogado ombligo nos rinde el cuerpo irradiante.) 1. Les rapports entre le baroque et la modernité ne semblent pas aussi évidents que certains critiques, de plus en plus nombreux, l’affirment avec insistance. En tout état de cause, ces rapports doivent être repensés et resitués dans un contexte discursif et critique pertinent. On sait que les deux termes, baroque et modernité, sont chargés d’une grande polysémie et par là même permettent des interprétations variables, larges, particulières ou globales. Il faudrait traquer cette polysémie, les interprétations circonstantielles de ces termes afin de rétablir le contexte critique où ils acquièrent des significations relativement nettes. À partir d’un ensemble de problèmes liés à ces deux notions, je voudrais spécifiquement m’arrêter sur le recyclage du baroque et la réécriture de la modernité, sur les rapports entre l’avant-garde et le nouveau, ainsi que sur les caractéristiques de ce que je propose d’appeler les baroquismes de la modernité. La perméabilité et l’indécidabilité de notions comme le baroque, la modernité, l’avant-garde et le recyclage facilitent et compliquent 138 Wladimir Krysinski l’analyse d’œuvres qui ont surgi et qui surgissent aux horizons historiques et géographiques de la modernité. Celle-ci peut se définir comme l’invention formelle et thématique. Cette invention est prise en charge par les avantgardes, qui sont les véritables véhicules et leviers de la modernité. Elle est également prise en charge par des œuvres dont le coefficient de nouveauté peut se mesurer par apport au corpus littéraire ou artistique déjà reconnu comme moderne. Cette vision du problème peut déplaire à certains postmodernistes purs et durs. Cependant, le postmodernisme, qui a voulu liquider la modernité, n’a pratiquement jamais situé le problème à l’échelle des œuvres qui auraient été prises en considération comme signes du moderne. Le moderne persiste en dépit des idéologies ambiantes qui, dès la fin des années soixante, ont promu le postmodernisme comme une « machine de guerre », comme le définit à juste titre Guy Scarpetta. 2. Si la notion de recyclage permet d’expliquer les mutations ou les involutions de la littérature moderne, particulièrement celle du XX e siècle, on doit reconnaître que cette notion est porteuse d’ambiguïtés. Il faut donc en préciser le sens et les limites dans le domaine théorique et pratique de la littérature. Avec sa coloration technologico-écologique, mais aussi intellectuelle, la notion de recyclage définit le réemploi d’un objet qui a perdu sa première raison d’être. Le terme est donc synonyme de renouvellement. Ayant déjà servi, l’objet qui a fait son temps peut être converti en un objet différent ou du moins destiné à un usage différent. C’est ainsi que le recyclage réduit l’oubli et le gaspillage. Le recyclage conserve le matériau au-delà de sa fonction première. Ou encore, il peut être le signe d’une régulation par rapport à la norme de l’actualité et de la nouveauté. Dans ce cas, le recyclage fait intervenir le sujet humain sur la matière non plus d’une façon strictement utilitaire et pragmatique, mais en tant que sujet créateur. 1 Dans l’économie de la littérature, ou de la création littéraire, peut-on considérer la présence du baroque dans la modernité ou dans le postmodernisme comme un cas de recyclage discursif ou esthétique ? La notion de recyclage concurrence celles d’intertextualité et d’interdiscursivité. Il faut alors reconnaître que cette notion introduit dans le processus créateur une nouvelle perspective, celle de procédés techniques qui déterminent un rapport strictement matériel aux objets littéraires reconnus 1 Voir Recyclages - Économies de l’appropriation culturelle, sous la direction de Claude Dionne, Silvestra Mariniello et Walter Moser, Montréal, Éditions Balzac, 1996. Dans ce volume collectif nous voulons particulièrement attirer l’attention du lecteur sur les deux textes suivants : celui de Silvestra Mariniello (« Le discours du recyclage ») et celui de Walter Moser (« Le recyclage culturel »). Ces textes problématisent de façon pertinente la question du recyclage culturel. Les baroquismes de la modernité 139 comme entités manipulables et transformables. Le recyclage enlève ainsi quelque chose à la dimension spirituelle et créatrice de la littérature. Le sujet créateur qui s’en dégage est un joueur pour qui la littérature offre un terrain de reconversion ludique. Dans le recyclage, la production du sens s’accomplit d’une façon différente que dans le discours littéraire spontanément fixé sur la mimésis ou fondé sur l’interdiscursivité. Le recyclage n’est pas dialogique. Il procède plutôt par le transfert global d’un objet dans un autre. Le recyclage peut annuler le sens d’une œuvre ou d’un thème mais il peut rarement le rehausser. Toutefois l’utilisation d’objets littéraires (style, anecdotes, narrèmes, idées, citations, intrigues) ne relève pas forcément du recyclage. Les interdiscursivités de Dostoïevski, de Proust, de Musil, de Guimar-es Rosa ou de Gombrowicz, sans parler de bien des poètes, fixent un autre type de production du sens. Dostoïevski ne recycle pas la Bible, pas plus qu’il ne recycle Cervantes, Gogol, Schiller ou Rousseau. Il établit un dialogisme polémique ou métaphysique ou bien strictement formel avec ces modèles narratifs et axiologiques pour promouvoir un discours dont le point d’aboutissement est la psychologie de l’insondable, l’homme souterrain. Le sens ne résulte pas d’un recyclage, mais d’une interdiscursivité problématisante. Proust, Musil, Guimar-es Rosa, Faulkner ou Gombrowicz procèdent de la même manière. Leurs interdiscursivités créent des structures sémiotiques, des systèmes de signes qui mettent dialogiquement à l’essai, comme le dirait Walter Moser, un faisceau de discours divergents contradictoires. Ces discours relativisent le sens et en démontrent la conjoncture historique et sociale. Le savoir, la représentation et le sens, la mathesis, la mimesis et la semiosis ont partie liée. Richard Kostelanetz redéfinit l’œuvre d’avant-garde en précisant qu’il s’agit : tout d’abord d’une œuvre rare qui satisfait aux trois critères suivants : elle transcende d’une façon essentielle les conventions courantes, en établissant une distance entre elle-même et la masse de pratiques courantes ; cette œuvre devra prendre beaucoup de temps avant de trouver son public maximum ; elle va aussi inspirer des entreprises artistiques futures aussi avancées qu’elle. 2 En déplaçant l’accent du groupe et du manifeste, des activités ostentatoires vers l’œuvre et ses caractéristiques différentielles et novatrices, Richard Kostelanetz nous permet de penser la modernité à travers ses réécritures. Cette modernité persiste alors bien au-delà du postmodernisme ambiant. 2 Richard Kostelanetz, Dictionary of the Avantgardes, Pennington, NJ, A Capella Books, 1993, p. XIII. 140 Wladimir Krysinski C’est dans une telle modernité qu’il faut interroger les finalités du baroque et des baroquismes. 3. Le baroque nous envahit. À en croire certains critiques et théoriciens, il est partout. Alejo Carpentier, Severo Sarduy, Omar Calabrese, Guy Scarpetta et Gilles Deleuze reconnaissent l’omniprésence du baroque dans de nombreuses pratiques artistiques modernes. Les invariants du baroque sont toutefois difficiles à saisir. Le sens du terme ne cesse de glisser vers des caractéristiques de plus en plus particularisantes, de sorte que la reconnaissance du baroque comme un des dénominateurs communs de la littérature moderne doit passer par la déconstruction des critiques et des théories qui en font l’emblème de notre temps. En premier lieu, le baroque y est présenté comme un rempart de l’identité de l’œuvre, identité à jamais indivisible. Par généralisation le baroque règne de façon absolue sur la scène artistique de notre temps. Ainsi apprend-on, non sans étonnement, que Maïakovski est un grand poète baroque. Tout comme le baroque serait la caractéristique centrale des œuvres de Gadda, de Gombrowicz et de Fuentes. La baroquisation de la modernité touche jusqu’à Mallarmé, Artaud, Michaux, Borges, Joyce et Proust. C’est par la catégorie du pli que Gilles Deleuze introduit le baroque de ces créateurs dans la modernité. On voit que cette pratique critique ne différencie presque jamais entre le sens et la fonction du baroque. Cette pratique, hautement descriptive, n’est pas à proprement parler analytique. On convoque le sens tantôt ancien, tantôt moderne, souvent métaphorique du terme pour effectuer une opération de transfert, expliquer la répétitivité du baroque et sa permanence dans les œuvres. Puisque le baroque est aussi envahissant essayons d’en saisir les particularités et de comprendre sa fonction et son sens dans quelques œuvres modernes qui n’ont aucune vocation baroque, ni au sens d’une vision du monde, ni au sens d’une finalité rhétorique ou stylistique. Voici quelques idées tirées des nombreuses études consacrées au baroque et qui concernent son actualité. 4. Omar Calabrese a publié en 1987 L’età neobarocca où il définit le baroque moderne de façon relativement modérée : « Ma thèse générale est que de nombreux phénomènes de culture de notre temps sont marqués par une ‹forme› interne spécifique qui peut rappeler le baroque (ou plutôt qui fait songer au baroque) » 3 . Pour Calabrese, le baroque est un dénominateur commun, une sorte de point de fuite qui, en dehors même de la création artistique, sous-tend 3 Omar Calabrese, L’età neobarocca, Roma, Bari, Laterza, 1987, p. 17. Les baroquismes de la modernité 141 certains comportements sociaux, comme l’exagération et l’excès. Calabrese essaie de définir les traits spécifiques d’une esthétique générale qui englobe toutes les créations artistiques y compris la télévision : répétition, limite, excès, détail, fragment, instabilité et métamorphose, désordre et chaos, complexité et dissipation, l’à peu près et le je-ne-sais-quoi, la distorsion et la perversion. Ces catégories relèvent de l’esthétique descriptive générale, de la thermodynamique, de la rhétorique et de la philosophie au sens large du terme. L’identité baroque ainsi redéfinie se prête à une multiplicité d’interprétations. Pour Guy Scarpetta, le baroque est aussi le trait dominant de la création contemporaine. Voici une des multiples définitions qu’il endosse : […] il y a dans l’art baroque et néobaroque une pulsation rythmique, un excès, un vertige, s’adressant directement au corps, et dont l’enjeu pourrait être désigné par le terme tout à fait profane et sacré, d’extase. Cette jouissance n’a rien de ‹naturel›. Elle passe forcément par un jeu de formes, de codes, de styles, d’artifices. 4 Scarpetta donne cette autre description du baroque par la voix de son interlocuteur fictif du premier chapitre de son livre : Le Baroque, c’est le décentrement, la prolifération, le mouvement ? Ce qui s’oppose au classicisme, à l’ordre, à la symétrie, à la stabilité, à la mesure. 5 Admettons que le propre du baroque moderne et postmoderne soit la mise en évidence de l’artifice et de la forme, le jeu des styles, la jouissance par l’artisme et par l’exubérance formelle. Cette façon de circonscrire l’identité artistique du moderne et du postmoderne fait problème.Une fois identifiée comme baroque, une œuvre moderne ou postmoderne se passe apparemment de toute autre caractéristique, comme si cette œuvre était classée, cataloguée une fois pour toutes. 5. La jouissance critique semble dispenser l’analyste de devoir spécifier en quoi consiste la modernité de l’œuvre donnée pour néobaroque. Le baroque qui sous-tend la création moderne et postmoderne acquiert rétroactivement des traits caractéristiques qui étaient déjà propres au baroque historique dans l’architecture, la peinture et la sculpture. Cela constitue un processus inverse à celui qui caractérisait certains travaux sur Góngora. Pour Gomez de la Serna, Góngora est « le premier des modernes. Une sorte de produit naturel et pur de la vie et du monde en leur moment de grande intensité » 6 . 4 Cf. Guy Scarpetta, L’Artifice, Paris, Grasset, 1988, p. 18. 5 Ibid., p. 15. 6 Voir Pierre Darmangeat, Gongora, Paris, Seghers, 1984, p. 80. 142 Wladimir Krysinski Et Dámaso Alonso spécifie : Pas de vide, pas de nihilisme poétique : une plénitude lumineuse, une plénitude pléthorique. Un bouillonnement de vie idéalisée, un fourmillement de formes, un grouillement de forces, une ébullition de couleurs, une harmonie tour à tour déchaînée et paisible. Passion et frein : liberté et régie. Exubérance baroque, certes, mais limée, purifiée jusque dans le plus fugitif scrupule du détail. Prurit constant de qualité, aspiration ardente à la perfection. Colline de l’extase : beauté. 7 Si Góngora peut être moderne, Mallarmé peut être baroque : a-t-il d’ailleurs besoin d’être baroque pour être moderne ? Pour être lui-même ? Rappelons à ce propos ce que dit d’une façon polémique Jacques Roubaud à propos du sonnet « baroque » tout en citant deux sonnets français du XVII e siècle, l’un de Cesar de Nostredame, l’autre signé par les initiales F.Z.D.V.R. (« interprété, mais sans certitude, en Frère Zacharie de Vitré, Recollet ») : Qualifier des poèmes de ‹baroques› est s’interdire de les lire comme ils peuvent être lus : comme des sonnets ; comme des sonnets en alexandrins ; des sonnets de méditation ; comme des poèmes construits selon un projet formel associé à un projet de contemplation, de mémoire, à la résolution d’un problème de soumission et de fusion d’une intention intellectuelle et religieuse aux exigences d’un art, l’art dont le matériau essentiel est la langue : poésie. Ce sont des moments poétiques réfléchis, contrôlés, délibérés, concentrés, aigus, efficaces. Il n’est aucun besoin de plonger, paresseusement et destructivement, leurs couleurs on ne peut plus nettes dans le détergent d’une esthétique molle. Il n’y a pas de ‹sonnet baroque› 8 . Emprisonnés dans le raisonnement identificatoire, nous ne pourrons pas sortir du cercle vicieux tant et aussi longtemps que les catégories esthétiques ne seront pas relativisées par un autre rapport à l’œuvre, un rapport explicatif, herméneutique, comparatif, relationnel et esthétique, opposé à l’idéologie de l’identification par le générique. Dire que Joyce, Gombrowicz, Guimar-es Rosa, Haroldo de Campos sont baroques ne règle pas l’affaire de la connaissance. Au contraire, cette façon d’aborder la modernité simplifie considérablement le problème : les identités génériquement fortes s’avèrent cognitivement insuffisantes. 7 Ibid., p. 81. 8 Jacques Roubaud, « Sonnet baroque ? », dans Magazine littéraire N° 300 : L’âge baroque (juin 1992), p. 47. Les baroquismes de la modernité 143 6. Reconnaître la présence du baroque dans la modernité ou dans le postmodernisme, cela renvoie-t-il à une connaissance spécifique, non identificatoire, des œuvres dites modernes ou postmodernes ? Pour répondre à cette question, il faut examiner quelques textes. Dans un premier temps, il s’agira de circonscrire les traits baroques de l’œuvre et en définir la fonction afin de préciser l’indépendance de l’œuvre par rapport au baroque. Pour preuve, pour commencer, deux définitions du baroque, celle d’Alejo Carpentier et celle de Gilles Deleuze, pour aborder le problème du nouveau en espérant que le baroque nous aidera à en expliciter la vitalité. Dans son étude « Lo barroco y lo real maravilloso » 9 , Carpentier définit le baroque comme suit : Le baroque, constante de l’esprit, se caractérise par son horreur du vide, de la surface nue, de l’harmonie linéaire géométrique. C’est un style dans lequel, tout autour de l’axe central […] se multiplient ce que nous pourrions appeler les ‹noyaux proliférants (focos proliferantes), c’està-dire des éléments décoratifs qui remplissent entièrement l’espace de la construction, ses murs, tout l’espace architectonique disponible, de motifs dotés d’une expansion autonome, qui lancent et projettent les formes avec une formidable force expansive. 10 Ce qui frappe chez Carpentier, c’est l’emploi fréquent du terme « baroquisme » sans qu’il en donne la moindre définition. Au début de son essai « L’éternel retour du baroquisme » Carpentier constate : « Il y a un éternel retour de l’esprit impérial dans l’histoire comme il y a un éternel retour du baroquisme à travers les âges dans les manifestations artistiques » 11 . Puisque dans les polémiques et dans le discours critique concernant le baroque on fait la distinction entre « il barocco » comme phénomène artistique positif et « il barocchismo » qui est considéré comme un baroque dégénéré (Carlo Calcaterra - Il problema del barocco. Questioni e correnti di storia letteraria, 1949), force nous est de reconnaître que Carpentier amalgame les deux termes. J’estime alors que le baroquisme peut être maintenu en tant que terme qui signifie la présence variable et variée du baroque au-delà de son territoire propre historique et géographique, c’est-à-dire l’Europe du XVII e et du XVIII e siècles. Voici maintenant la définition ou plutôt une des définitions de Gilles Deleuze : 9 Voir « Lo barroco y lo real maravilloso », dans Tientos, diferencias y otros ensayos, Barcelona, Plaza & James Editores, S.A. 10 Alejo Carpentier, « L’éternel retour du baroquisme », dans Magazine littéraire N° 300 : L’âge baroque (juin 1992), p. 28. 11 Ibid., p. 27. 144 Wladimir Krysinski Le Baroque ne renvoie pas à une essence, mais plutôt à une fonction opératoire, à un trait. Il ne cesse de faire des plis. Il n’invente pas la chose : il y a tous les plis venus d’Orient, les plis grecs, romains, romans, gothiques, classiques … Mais il courbe et recourbe les plis, les pousse à l’infini, pli sur pli, pli selon le pli. Le trait du Baroque, c’est le pli qui va à l’infini. Et d’abord il les différencie suivant deux directions, suivant deux infinis, comme si l’infini avait deux étages : les replis de la matière, et le pli dans l’âme. 12 Deleuze définit aussi le récit baroque : Le Baroque introduit un nouveau type de récit où […] la description prend la place de l’objet, le concept devient narratif, et le sujet, point de vue, sujet d’énonciation. 13 On voit bien que pour Carpentier, le baroque est le style de la plénitude et de l’expansion, de la prolifération et de l’exubérance. Pour Deleuze, en revanche, c’est une opération discursive, philosophique ou narrative, picturale ou sculpturale, qui consiste à marquer l’espace par le pli, à multiplier les plis. Le pli est donc à la fois une métaphore et un repère tangible qui introduit de la discontinuité dans l’œuvre ou dans le discours. Le pli est une catégorie topologique et chronotopique. Il attire l’attention sur une déstabilisation régulière de l’espace du tableau ou du discours ; mais cette déstabilisation s’accomplit par un sujet d’énonciation dans un moment et dans un lieu discursif précis. Le pli définit la forme plutôt que la substance. À ce propos Deleuze n’hésite pas à invoquer René Thom et sa théorie de la morphogenèse : « la morphogenèse est toujours affaire de pli, on le voit chez Thom. La notion complexe de texture a partout pris une importance décisive » 14 . La topologie du pli permet de parler du texte et de la forme en termes de discontinuité systématique. Dans cette perspective la question du rapport sujet / objet revient au galop, même si elle n’a pas été tout à fait chassée de ce territoire. Si, maintenant, nous constituons une série littéraire romanesque et poétique, si nous constituons des séries où se sont jouées certaines métamorphoses importantes du littéraire nous pourrons les décrire et comprendre leurs baroquismes en fonction de leur modernité. En ce sens il y a plutôt une dynamique moderne du baroquisme et non pas une dynamique baroque du moderne. Il faudrait ensuite mettre en relief cette modernité non pas par contraste au baroque, mais comme un foyer discursif propre qui sait utiliser dialogiquement ou polyphoniquement les différents procédés baroques afin 12 Gilles Deleuze, LE PLI. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 5. 13 Ibid., p. 174. 14 Gilles Deleuze, Pourparlers ; 1972-1990, Paris, Minuit, 2003 [1990], p. 216. Les baroquismes de la modernité 145 de s’affirmer comme une formation discursive autonome. Voilà le sens de ma démarche. 7. En admettant que le roman moderne est un discours transnational et qu’il faut le saisir sur la scène du théâtre discursif universel, je voudrais proposer la série suivante en m’en tenant strictement au XX e siècle et en pariant intuitivement sur les différents baroquismes qui travaillent le corps textuel du roman. Andrey Bely, Witkiewicz, Joyce, Virginia Woolf, Oswald de Andrade, Macedonio Fernandez, William Faulkner, Gombrowicz, Gadda, Guimar-es Rosa, Alejo Carpentier, José Lezama Lima, Nabokov, Beckett, Osman Lins, Arno Schmidt, Claude Simon, Juan Benet, Giorgio Manganelli, Thomas Bernhard, Gabriel Garcia Marquez, José Donoso, Juan Goytisolo, Luis Goytisolo, Reinaldo Arenas, Antonio Lobo Antunes. Ces écrivains ont créé des œuvres dont le rang correspond à la définition de l’avant-garde donnée par Richard Kostelanetz. Ce qui est à mon avis évident, c’est que dans leurs œuvres romanesques agissent les baroquismes compris comme « foyers proliférents » et comme « plis ». D’une certaine façon ces romanciers pratiquent aussi ce que Gilles Deleuze nomme le « récit baroque ». Il suffit de penser aux romans de Joyce, de Faulkner, de Gadda, de Claude Simon, de José Donoso pour comprendre que chez eux la « description prend la place de l’objet » dans la mesure où s’y produit une prolifération des foyers épiphaniques. Joyce crée en l’occurrence une méthode et une stratégie discursives qui seront reprises par maints romanciers. Il est indubitable que chez Witkiewicz, Oswald de Andrade, Macedonio Fernandez, Gombrowicz et Manganelli pour ne citer que ces noms, le concept devient narratif et discursif. Le concept de roman, le concept de langue, le concept d’intrigue, le concept de personnage, le concept de livre. Un rappel significatif : à propos de Memórias Sentimentais de Jo-o Miramar/ Serafim Ponte Grande de Oswald de Andrade, qu’il considère comme « um grande n-o-livro », Haroldo de Campos souligne à juste titre le caractère instable, métadiscursif et ambigu de ce roman. Il constate notamment que le lecteur est tiraillé entre la « fiction » (le surgissement fictionnel d’un personnage) et la « confession » (la présence autobiographique de l’auteur-narrateur) O leitor é jogado entre a « ficç-o » (o comparecimento ficcional de uma personagem) e a « confiss-o » (a presença autobiografica do autornarrador), para nos valermos de uma feliz paronomasia de Antônio Cândido. 15 15 Haroldo de Campos, dans Oswald De Andrade, Memórias Sentimentais de Jo-o Miramar/ Serafim Ponte Grande, Rio de Janeiro, Edit. Civilaç-o Brasileira, 1980, p. 33. 146 Wladimir Krysinski Si l’on admet avec Deleuze que, dans le récit baroque, le sujet devient « point de vue » et « sujet d’énonciation », il faut reconnaître que c’est précisément le cas dans les romans de Guimar-es Rosa, Nabokov, Beckett, Faulkner, Thomas Bernhard, Reinaldo Arenas, Juan Goytisolo, Antonio Lobo Antunes. Cela dit, comment doit-on interpréter le pli, signe distinct du baroque, qui n’est pas une « essence » mais une « fonction opératoire » ? Dans la série précitée le pli sous-tend le texte romanesque. Le synonyme du pli ne sera rien d’autre que le discontinu du texte qui relève à la fois des aléas de l’énonciation et d’une structuration de la perception du monde et de l’humain. Ces romans ne renoncent pas à la narration d’une histoire, mais celle-ci est irrégulière et soumise au principe de la digression. Le pli, c’est précisément cela : cette prolifération de virages, d’arrêts et de commentaires, de retours sur soi et sur l’objet même du récit. Riobaldo Tatarana, le narrateur de Grande Sert-o : Veredas maintient tout au long de sa narration le fil de l’histoire qu’il raconte, mais en même temps c’est sa narration même, pensée comme discontinuité, qui devient primordiale et subvertit le principe épique et linéaire de ce roman à grand souffle de « veredas » : Lugar sert-o se divulga : é onde os pastos carecem de fechos ; onde um pode torar dez, quinze léguas, sem topar com casa de morador ; e onde criminoso vive seu cristo-jesus, arredado do arrocho de autoridade. O Urucuia vem dos montões oestes. Mas, hoje, que na beira dele, tudo dá - fazendões de fazendas, almargem de vargens de bom render, as vazantes, culturas que v-o de mata em mata, mandeiras de grossura, até ainda virgens dessas lá há. O gerais corre em volta. Esses gerais s-o sem tamanho. Enfim, cada um o que quer aprova, o senhor sabe : p-os ou p-es, é quest-o de opini-es … O sert-o está em toda a parte ! Do demo ? N-o gloso, Senhor pergunte aos moradores. Em falso receio, desfalam no nome dele - dizem só : o Que-Diga. Vote ! n-o… Quem muito se evita, se convive. Sentença num Aristides - o que existe no buritizal primeiro desta minha m-o direita, chamado a Vereda-da-Vaca- Mansa-de-Santa-Rita - todo o mundo crê ; ele n-o pode passar em três lugares, designados : porque ent-o a gente escuta um chorinho, atrás, e uma vozinha que avisando : - « Eu já vou ! Eu já vou ! … » - que é o capiroto, o que-diga … 16 . (Ledit sert-o ça se connaît : c’est là où les pâtures n’ont pas de clôtures ; où tout un chacun peut courir dix, vingt lieues, sans tomber sur une habitation ; où les criminels vont leur vie à bonne distance de la pression des autorités. L’Urucuia vient des monts de l’Ouest. Mais c’est que tout 16 Jo-o Guimar-es Rosa, Grande Sert-o : Veredas, Rio de Janeiro, Editora Nova Fronteira, 1985, pp. 7-8. Les baroquismes de la modernité 147 pousse, aujourd’hui, sur ses rives - des énormités de fazendas, des laines alluviales de bon rendement, des petites vallées très arrosées, des cultures qui vont de forêt à forêt avec des arbres de bonne taille, il y en a même encore des vierges. Les gerais, les terres-générales se déploient tout autour. Les terres-générales sont sans fin. Bref, vous le savez, chacun approuve ce qu’il veut : ail ou aulx, ça se vaut … Le sert-o est de par le monde. Du démon ? j’en glose pas. Demandez à ceux du coin. Par une crainte infondée, ils déparlent, au lieu de son nom - ils disent seulement : le Fume-Bouche. Foin de lui ! Hé, non … Qui tant l’on évite, on vit avec. D’un certain Aristides - celui qui habite dans la première de buritis à ma main droite, appelée la Bonne-Vache-de Santa-Rita - on raconte, et tout le monde le croit : qu’en trois endroits signalés, il ne peut pas passer : parce que alors aussitôt, se font entendre des petits gémissements, et une petite voix par derrière qui prévient : ‹J’arrive ! J’arrive …›, qui est le vert-bouc, le fume-bouche … 17 ). Comme l’observe Mario Vargas Llosa : « Riobaldo, en racontant, ne cesse de chambouler le temps qui avance en propulsant ses mots non pas en ligne droite mais en zigzag, comme un serpent […] le narrateur ouvre de trop longues parenthèses afin de réfléchir sur l’existence du diable, l’amitié, l’amour et la mort, et d’énoncer d’ésotériques postulats religieux » 18 . Tous les romans de la série précédemment constituée sont marqués par le baroquisme en ce sens qu’ils sont régis par le principe de prolifération énonciative qui rompt la linéarité du récit. Toutefois, la spécificité de ces romans est moderne plutôt que baroque. Leurs discontinuités fondent une esthétique romanesque spécifiquement moderne ayant pour invariants la subjectivité transgressive, la fragmentation, l’ironie et l’autoréflexivité. Cette esthétique mise sur le baroquisme dans la mesure ou celui-ci facilite la prolifération de l’énonciation, la discontinuité et la mise en place d’une structure perspectiviste qui sert à renforcer le discours autoréflexif de l’œuvre. La prolifération baroque semble viser l’exubérance formelle et la plénitude de l’artifice. Dans le roman moderne les baroquismes jouent le rôle d’embrayeurs du cognitif. La forme sciemment déréglée est, comme le dirait Herman Broch, « polyhistorique ». Elle convoque aussi bien la narration que le discours scientifique et la poésie lyrique. Les baroquismes sont au service d’une polyphonie de structures. La morphogénèse du discours romanesque moderne surgit d’une tentative d’organiser le désordre et la complexité. Bien que le polymorphisme du roman moderne puisse donner l’impression d’être 17 Jo-o Guimar-es Rosa, Diadorim, trad. Maryvonne Lapouge-Pettorelli, Paris, Albin Michel, 1991, pp. 23-24. 18 Mario Vargas Llosa, « Préface. Epopée du sert-o, tour de Babel ou manuel de Satanisme ? », dans Jo-o Guimar-es Rosa, Diadorim, op. cit., p. 12. 148 Wladimir Krysinski baroque, 19 il s’agit en fait d’une expansion narrative et discursive des quatre invariants précités qui structurent la démarche du roman depuis Cervantès jusqu’à nos jours. 8. Dans la série poétique de la modernité il faut tenir compte du fait que la propension pour la forme et pour la métaphore est propre au discours lyrique. Les baroquismes de la poésie moderne peuvent être saisis comme « noyaux proliférants » d’éléments comme la métaphore, l’image, l’autoreprésentation du moi lyrique, la mise en évidence de la forme. Toutefois la poésie moderne s’est de plus en plus métatextualisée et métadiscursivisée. Ses baroquismes acquièrent des fonctions particulières dans l’espace irrégulier des poèmes. Voici une série qui englobe la longue et la courte durée : Mallarmé, Pessoa, Pablo de Rokha, Macedonio Fernandez, Pablo Neruda, José Lezama Lima, Vicente Aleixandre, Andrea Zanzotto, Juan Gelman, Edoardo Sanguineti, Haroldo de Campos. Aucun de ces poètes, sauf, peut-être Lezama Lima ne prolonge la tradition gongorienne, du moins pas de façon directe. Ce qui est le baroque de leur modernité se présente comme un dispositif discursif ancré dans la « tradition du nouveau » où le nouveau doit se dire par la prolifération de certains réseaux thématiques. Le baroquisme de ces poètes se constitue par l’insistance du subjectif et de l’autoréflexif. Leurs poèmes ne sont pas discontinus au même titre que les romans, mais ils sont suffisamment travaillés par le geste dialectique de passions absolues, l’amour, la haine, la détresse, l’aliénation, l’écriture et la rupture, pour que les tensions discursives qui se produisent à l’intérieur du poème portent le nom de baroquisme. Il s’agit, en fait, des « noyaux proliférants » du moi, de l’autre, du cosmos, du logos, du pouvoir, de la politique et de la poésie qui s’observe elle-même. Les enjeux modernes de ces baroquismes sont d’un ordre différent, ils sont tous reliés par le logos du poème. Ce logos se matérialise dans certains cas par un discours autotélique ou encore dans le pourquoi de la poésie à l’intérieur d’un monde d’aliénation politique et économique. Le télos ou l’hypertélos d’exubérance de la poésie baroque n’est donc pas engagé dans cette modernité poétique. Je voudrais m’arrêter sur deux poètes, Pablo de Rokha et Haroldo de Campos. Dès le début des années vingt, le poète chilien Pablo de Rokha construit un œuvre poétique d’une puissance d’expression exceptionnelle. Son œuvre dit la subjectivité exacerbée du poète et sa révolte contre 19 Selon Irlemar Chiampi, Barroco y modernidad, México, Fondo de Cultura Económica (Lenguas y estudios literarios), 2000, p. 17, l’avènement du néobaroque en Amérique latine est l’expression de la crise de la modernité. Les baroquismes de la modernité 149 l’injustice sociale. Nullement poésie de propagande, le discours de Pablo de Rokha s’élève à un rare niveau d’intensité énonciative. En ce sens la poésie de Rokha est focalisée sur le sujet. Pablo de Rokha chante le poème, ce qu’il appelle l’« événement floréal du poème » (« el acontecimiento floreal del poema estimula mis nervios sonantes », dans Los Gemidos). 20 Le noyau proliférant principal de cette poésie est le moi lyrique et la persistance du chant. Traversée anaphoriquement par le sujet de l’énonciation qui se définit comme un « je » en expansion discursive infinie, la poésie de Rokha est un chant de débordement. Celui-ci se traduit par de multiples énumérations, par un flux incantatoire d’une puissance lyrique exceptionnelle, un flux incessant qui vient par rafales. Les poèmes de Pablo de Rokha sont difficilement sécables. Il faudrait les reprendre dans leur totalité pour montrer comment, parmi les noyaux de prolifération, se trouvent des images et des métaphores auxquelles on pourrait donner le nom de baroque. Loin d’être autotéliquement fonctionnelles et dans ce sens n’ayant pas pour but d’exhiber la forme, ces métaphores et ces images servent de support à l’épiphanie permanente de l’objet ou du sujet. Marquée par Whitman et par Nietzsche, la poésie de Pablo de Rokha se présente comme un discours de rupture. Sa modernité se fonde sur le baroquisme, uniquement au sens où le débordement et la continuité incantatoire du chant exigent un accomplissement lyrique par l’intensité énonciative de la limite du subjectif. Pablo de Rokha pousse au paroxysme la tension entre l’individualisme lyrique et les raisons du social dans lequel le poète trouve sa source d’inspiration principale. Voici un passage, un des noyaux proliférants du discours parabaroque de Rokha qui illustre la tension entre l’individualisme et la présence du cosmos. A la sombra florida e inmensa de sus versos mundiales las paradojas juegan desnudas, completamente desnudas, con las entrañas ensangrentadas del que suscribe, saltan y brincan, brincan y saltan sobre la fiesta agraria ! » 21 (A l’ombre fleurie et immense de leurs vers mondiaux les paradoxes jouent dénudés, complètement dénudés avec les entrailles ensanglantées de celui qui souscrit, sautent et trinquent, trinquent et sautent pendant la fête champêtre ! ) 20 Pablo de Rokha, Los Gemidos, dans Epopeya del fuego, antologia, Santiago de Chile, Editorial Universidad de Santiago, 1987, p. 25. 21 Pablo de Rokha, Epitalamio, dans ibid., p. 61. 150 Wladimir Krysinski L’intensité de la poésie de Pablo de Rokha est une caractéristique spécifiquement moderne de son discours. Elle consiste à maintenir dynamiquement, mais non répétitivement une série de proliférations, de constellations thématiques et formelles, qui expriment les postulats lyriques et pulsionnels de la subjectivité transgressive du moi poétique en épiphanisation constante. La puissance de la vérité subjective traverse cette poésie au point de devenir l’impératif catégorique du chant poétique. Cette poésie ne préfigure aucunement la poésie postmoderne. Elle confirme plutôt la vitalité du nouveau. Celui-ci n’est pas absolu. Il a ses stéréotypes. En tout état de cause, il surgit soit comme message soit comme forme qui véhicule le message. Ainsi, la poésie de Pablo de Rokha synthétise les modalités poétiques du nouveau dans la perspective des années vingt et des années trente. Pablo de Rokha crée du nouveau par rupture et par message adjonctif et différentiel. Dans cette poésie la rupture se fait avec le discours encratique, 22 c’est-à-dire celui qui, comme le dit Roland Barthes, « se produit et se répand sous la protection du pouvoir » 23 . Dans la poésie de Rokha chaque poème produit et exhibe une nouvelle situation lyrique et pulsionnelle, une nouvelle configuration de ce que Rokha appelle « mon chant ». Dès lors la nouveauté de cette poésie ne passe pas par la prédominance de traits baroques. Elle se réalise plutôt en tant que différenciation de l’intensité. Et la finalité de cette différenciation est justement le savoir, la « verdad verdadera ». 9. Proliférer, plier, telle semble être la devise naturelle de Haroldo de Campos dans Galaxias. Le baroquisme serait un des « correlats objectifs » de ce discours : exactement comme Finnegans Wake peut être vu comme un texte baroque. Il s’agit donc d’un « correlat objectif », plutôt stylistique, qui ne tient pas compte de la structure plus spécifique du texte, ni de sa finalité, moderne et non postmoderne. Galaxias est un texte proliférant fixe, par analogie à « l’explosant fixe » de l’Amour fou d’André Breton. Qu’est-ce qui prolifère ici ? En premier lieu, la mobilité de l’écrit. C’est d’ailleurs la formule de Mallarmé que Haroldo de Campos met en exergue pour rendre explicite son projet créateur. L’exergue dit en substance : « La fiction affleurera et se dissipera, vite, d’après la mobilité de l’écrit ». Faire affleurer la fiction, la faire dissiper ensuite, 22 « Le langage encratique … est statutairement un langage de répétition ; toutes les institutions officielles de langage sont des machines ressassantes […] le stéréotype est un fait politique, la figure majeure de l’idéologie. En face, le Nouveau, c’est la jouissance ». Roland Barthes, Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 66. 23 Ibid. « […] j’appelle discours de pouvoir tout discours qui engendre la faute, et partant la culpabilité, de celui qui reçoit ». Ibid., p. 11. Les baroquismes de la modernité 151 justement par la mobilité de l’écriture, c’est ainsi qu’on pourrait formuler la démarche de Haroldo de Campos. Le poète rappelle qu’initialement il avait l’intention de jouer sur les limites de la poésie et de la prose. Montrer leur réciproque exclusion et inclusion. Galaxias c’est aussi la mise en œuvre de quelques problèmes théoriques propres à la modernité. Rappelons-les : l’interpénétrabilité des genres littéraires, les bords du discours poétique, la nature de la fiction, l’écriture épiphanique, la question du Livre, la mise en effet du lyrique et du fictionnel. Galaxias c’est aussi un texte méta-poétique et méta-narratif qui met en circulation une quantité considérable de signes interdiscursifs et intertextuels. Le polyglottisme de ce méta-poème rappelle que le voyage dans un double espace, géographique et textuel, se joue en fonction de la création d’une « proesia », ainsi nommée par Gaetano Veloso. « Le Nouveau, c’est la jouissance » dit Roland Barthes. 24 Haroldo de Campos met en pratique cette jouissance du Nouveau. Chaque épisode poético-prosaïque est une découverte, un recommencement. La poésie et la prose sont comme la mer toujours recommencée. Travaillant sur les bords du poétique et du narratif, Haroldo de Campos inscrit dans ses épiphanies des références multiples privées, littéraires et culturelles. Ainsi son Livre, tout comme cette fiction de l’exergue de Mallarmé s’auto-détruit. Il faudrait analyser l’incipit de chaque épisode pour rendre compte de la densité de Galaxias. L’ironie qui s’installe dans la structure même du texte et dans son message consiste en ceci que deux axes de la mobilité de l’écriture, l’axe positif de la création et l’axe négatif de la destruction, se conditionnent réciproquement et se subvertissent. Aussi le livre devient un « cadavraescrito » ; « a dream that hath no bottom a oniroteca do tecelario ». En même temps : isto n-o é um livro de viagem pois a viagem n-o é um livro de viagem pois um livro é viagem quando muito adverto é um baedeker de epifanias quando pouco solerto é uma epifania em baedeker pois zimborios de ouro duma ortodoxa igreja russobizantina encravada em genebra na descida da route de malagnout demandando o centro da cidade através entrevista. 25 (ceci n’est pas un livre de voyage car le voyage n’est pas un livre de voyage car un livre est voyage et encore j’avertis c’est un baedeker d’épiphanies au pire j’avère est une épiphanie en baedeker car des coupoles d’or d’une orthodoxe église russobyzantine incrustée dans genève sur la pente de la route de malagnout en demandant où le centre ville à travers l’entrevue). 26 24 Voir note 22. 25 Haroldo de Campos, Galaxias, Sao Paulo, Editora 34, 2004, sans pagination. 26 Haroldo de Campos, Galaxies, trad. et présentation Inés Oseki-Dépré & l’auteur, 23300 La Souterraine (France), La Main Courante, 1998, sans pagination. 152 Wladimir Krysinski Galaxias est un texte thalassique, aquatique, où tout s’immerge. Ce poème reflète alors la nature même du langage dont la temporalité toujours évanescente crée et condamne à l’oubli tous les objets du discours. La mobilité de l’écrit à laquelle préside le principe joycien des mots-valises, mots-allusions, est une polygénération et polydestruction du texte. Le principe du stream of consciousness semble par ailleurs guider le mouvement du texte. Dans Galaxias se joue une double auto-réflexivité, celle du Livre et celle du Langage. Il en résulte un écrit aussi mobile que la pensée et que le souvenir, mais aussi une mise en abyme de la prose par la poésie et vice versa. Il s’agit de textualiser le topos de la création même et de le pousser à l’extrême. Galaxias est un texte moderne qui se nourrit constamment du pli et de la prolifération baroques. Au-delà de ce baroquisme Galaxias est un méta-discours sur le principe mallarméen du discours du Livre. Sans montrer ses limites la modernité démontre ici la puissance du texte comme ouverture infinie et comme clôture ontologique du discours qui ne peut, en définitive que dire soi-même. Le voyage de Galaxias est une promesse du bonheur et de jouissance que peut s’offrir un lecteur avisé qui prendra le mouvement et la mobilité du texte pour une activité ludique ne débouchant sur aucune tragédie. La démarche moderne de Haroldo de Campos signifie qu’il n’y a qu’un pas entre la mise en abyme du texte par lui-même et l’exubérance du baroque. 10. Si, à un niveau analogique où se structurent des éléments tels que : le corps textuel et thématique vs le style et la rhétorique baroques, le recyclage peut servir de médiation entre le baroque et la modernité, force nous est de reconnaître que notre parcours relativise considérablement la fonction et le sens du recyclé et du recyclable. Nos observations portant principalement sur certains faits littéraires dans les domaines romanesque et poétique cherchent à montrer la puissance d’inspirations subjectives dans la pratique créatrice. Ainsi, le baroque apparaît comme un domaine artistique, un paradigme disponible, « open-ended » comme le dirait Thomas Kuhn en réfléchissant sur les structures des révolutions scientifiques. Le baroque dans son expansion planétaire paraît tout à la fois recyclable, recyclé, et fortement original, subjectivement déterminé. Les « baroquismes de la modernité » constituent une formule à double tranchant : d’une part, elle signifie que certaines œuvres de la modernité possèdent des qualités « baroques » et celles-ci trouvent une fonctionnalité « moderne ». Dans cette configuration les baroquismes sont davantage des données d’invention que des faits de recyclage. Par ailleurs, les baroquismes compris comme idée discursive et comme pratique énonciative corroborent la polysémie proliférante du terme de baroque. Si nous admettons conformément à la vision critique d’Eugenio Les baroquismes de la modernité 153 d’Ors (voir son étude importante Du baroque) que le baroque fonctionne comme une « catégorie de l’entendement », alors les baroquismes jettent une lumière significative sur la vision du monde et du réel. Par énonciations interposées, ils explicitent et donnent à voir ce qu’on peut considérer comme certains dénominateurs communs du baroque : l’hyperabondance du formel (le « pli », mais aussi le « fractal »), le polymorphisme du représenté, l’ontologie insaisissable du monde dans sa complétude, l’infini esthétique du discours formellement connoté, mais aussi tourné vers l’exubérance ornementale du monde. Celui-ci étant pris dans un état d’interdétermination entre la mort implacable et la vie exubérante. Le monde serait alors objectalement saisi et compris comme un cosmos infini, mais compréhensible comme une forme menaçante et réconfortante à la fois, en envahissement permanent. Cette forme est un objet immense dont la caractéristique fondamentale exprime bien l’adjectif espagnol « baruecco ». Il « désigne les perles de forme irrégulière et un peu grossière » 27 . À cette supposition étymologique se mêle aussi le mot italien la « parruca ». Quoi qu’il en soit, le monde, les émotions et les convictions artistiques représentés de façon baroque apparaissent comme un domaine plein d’objets et de formes pliables et pliés. Ils émergent constamment et médiatisent à la façon baroque les perceptions variables du monde. 28 S’il en faut une preuve venant du domaine littéraire de la modernité, il suffit de lire des romans de Jo-o Guimar-es Rosa, de Claude Simon, de Juan Benet ou d’Antonio Lobo Antunes. Ainsi que la poésie (Dador) et la prose (Paradiso) de José Lezama Lima. 27 Cf. l’article « Baroque » dans Laffont-Bompiani, Dictionnaire universel des Lettres, publié sous la direction de Pierre Clarac, Paris, Société d’Édition de dictionnaires et encyclopédies, 1961. 28 Voici une observation juste de Per Aage Brandt dans son étude « Morphogenèse et Rationalité. Réflexions sur le baroque », dans Puissances du baroque, Les forces, les formes, les rationalités, Paris, Galilée, 1996, p. 109 : « Le baroque aura été un principe d’ouverture au réel. Chaque fois qu’un nominalisme, un dogme ou un fondamentalisme le refermera, ce réel, un néo-baroque resurgira sans doute. Cela est, Wölfflin en avait l’intuition, dans la nature des choses. » Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Le pli : Deleuze et le baroque Rainer Zaiser I Le retour du baroque à l’âge postmoderne Lorsque Gilles Deleuze publia en 1988 son livre sur les traits baroques de la philosophie de Leibniz sous le titre Le pli, 1 un nouveau débat sur le baroque venait d’être éclaté. Après la découverte de la littérature baroque à l’âge classique par les historiens de la littérature française des années cinquante et soixante du dernier siècle, 2 la question du baroque fut soulevée de nouveau dans les années quatre-vingt, comme le signale Walter Moser 3 en retraçant l’histoire de cette question depuis son émergence à la fin du XIX e siècle dans les travaux des historiens de l’art Jakob Burckhardt 4 et Heinrich Wölfflin 5 . Dans les années quatre-vingt, la discussion au sujet du baroque est pourtant d’une envergure tout autre que celle dont témoignent les débats précédents. Tandis que ces derniers sont axés sur des questions de définition en prenant 1 Gilles Deleuze, Le pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988. 2 Voir les travaux pionniers de Jean Rousset, La littérature de l’âge baroque en France : Circé et le paon, Paris, Corti, 1954, de Marcel Raymond, Baroque et Renaissance poétique : Préalable à l’examen du baroque littéraire français, Paris, Corti, 1955 et de Victor-Lucien Tapié, Baroque et classicisme, Paris, Plon, 1957. 3 Voir Walter Moser, « Résurgences baroques », dans Joachim Küpper, Friedrich Wolfzettel (éds.), Diskurse des Barock : Dezentrierte oder rezentrierte Welt ? München, Fink, 2000 (Romanistisches Kolloquium, IX), pp. 655-680, en ce qui concerne les étapes marquées par la découverte et rédécouverte du baroque surtout p. 656. Pour le retour du baroque à l’âge postmoderne voir également Walter Moser et Nicolas Goyer, « Baroque : L’achronie du contemporain », dans Walter Moser, Nicolas Goyer (éds.), Résurgences baroques : Les trajectoires d’un processus transculturel, Bruxelles, Ante Post, 2001 (La Lettre volée), pp. 7-20. 4 Jakob Burckhardt, Le Cicerone, guide de l’art antique et de l’art moderne en Italie. Traduit par Auguste Gérard, … sur la 5 e édition ; revue et complétée par le docteur Wilhelm Bode, …, Paris, Firmin-Didot, 1892-1894, 2 vol. (première édition allemande 1855). Jakob Burckhardt, La civilisation de la Renaissance en Italie. Trad. de H. Schmitt …; préf. de Robert Klein, Paris, Librairie générale française, 1986, 3 vol. (première édition allemande 1860). 5 Heinrich Wölfflin, Renaissance et baroque, Paris, Librairie générale française, 1961 (première édition allemande 1888). 156 Rainer Zaiser en considération des données stylistiques, rhétoriques, thématiques ou historiques, la réactualisation de la question du baroque pendant le dernier tiers du XX e siècle concerne non seulement de nouvelles conceptualisations du terme, mais aussi la création artistique même dans tous les domaines, soit dans le domaine de la littérature, des arts, du film ou de la mode. 6 C’est surtout en Amérique latine qu’est née dans les années soixante-dix et quatrevingt une écriture baroquisante que la plupart des auteurs ont dénommée néobaroque pour prendre leur distance par rapport au patrimoine baroque des colonisateurs du XVI e et du XVII e siècle. 7 Il en résulte que le néobaroque n’est pas une simple renaissance du baroque du XVII e siècle, mais « une réactivation d’un potentiel, dont l’émergence remonte au dix-septième siècle, dans le contexte de la culture contemporaine. » 8 À un niveau très abstrait, le tertium comparationis entre l’ancien baroque et le néobaroque est le concept de la diversité 9 qui réapparaît dans le Nouveau Monde sous la forme du « métissage culturel », 10 une espèce d’hybride réunissant des fragments de la culture des colonisateurs avec celle du colonisé et constituant par là un nouveau discours baroque plein d’ambiguïté et de tension. C’est ainsi qu’Alejo Carpentier explique le néobaroque par l’image de la « créolité » : Et pourquoi l’Amérique latine est-elle la terre d’élection du baroque ? Parce que toute symbiose, tout métissage, engendre un baroquisme. Le baroquisme américain s’accentue parallèlement à la « créolité », à la 6 Voir Moser 2000, pp. 656-659. Pour ce qui est du baroque dans le domaine de la mode, de l’art décoratif et du film voir les belles photos du livre de Stephen Calloway, Baroque, Baroque : The Culture of Excess, London, Phaidon Press, 1994. Calloway classe les années quatre-vingt sous la rubrique « The Great Baroque Revival », pp. 182-233. 7 À la suite du texte fondateur de José Lezama Lima (« La curiosidad barroca », dans José Lezama Lima, La expresión americana. Edición de Irlemar Chiampi, México : Fondo de Cultura económica, 1993 [1957], pp. 79-106), les études citent comme exemples du néobaroque latino-américain les essais et les œuvres de Severo Sarduy, d’Alejo Carpentier, de Carlos Fuentes et du Brésilien Haroldo de Campos. Voir Moser 2000, p. 657 et dans Moser/ Goyer, Résurgences baroques, 2001 les articles de Haroldo de Campos, « Le baroque : la non-enfance des littératures ibéroaméricaines - une constante et une perdurance », pp. 91-99 ; Irlemar Chiampi, « Les Serpents de Góngora : les résurgences de Góngora et l’émergence du baroque en Amérique latine », pp. 101-119 ; Javier Vilaltella, « Repenser le baroque depuis l’Amérique latine », pp. 121-133. 8 Moser/ Goyer, « Baroque : L’achronie du contemporain », 2001, p. 9. 9 Pour le baroque du XVII e siècle voir à ce propos l’étude de Wilfried Floeck, L’esthétique de la diversité : Pour une histoire du baroque littéraire en France, Paris- Seattle-Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, 1989 (Biblio 17, 43). 10 Voir Moser 2000, p. 668. Le pli : Deleuze et le baroque 157 conscience que développe l’homme américain, qu’il soit fils de blanc venu d’Europe ou fils de noir africain ou encore fils d’indien né sur le continent […], à la conscience d’être autre chose, une chose nouvelle, de provenir d’une symbiose et d’être « créole ». L’esprit « créole », en soi, est déjà un esprit baroque. 11 Quant à l’Europe, le retour du baroque se fait également remarquer dans la culture et dans la pensée du XX e siècle. C’était déjà en 1933 qu’Eugenio d’Ors a proclamé « l’éternel retour » du baroque dans l’histoire des arts et de la littérature. 12 D’Ors part de l’idée d’un baroque transhistorique qui alterne successivement avec l’art classique, et ne fût-ce qu’à un rythme discontinu et contingent. 13 Ces résurgences périodiques ne sont pas, il est vrai, des réapparitions du baroque du XVII e siècle, mais elles sont des mouvements marqués par certaines constantes qui échappent de fond en comble à l’esthétique classique. Les constantes baroques qui se détachent de l’étude de d’Ors sont les principes esthétiques de la contradiction, du dynamisme 14 et de la multipolarité, 15 pour n’en nommer que les plus importantes. C’est grâce à cette généralisation du concept de baroque qu’Eugenio d’Ors réussit à subsumer aussi bien la poétique du romantisme 16 que l’art de la Fin de siècle 17 et les avant-gardes des premières décennies du XX e siècle 18 sous la catégorie du 11 Alejo Carpentier, « L’éternel retour du baroquisme », dans Magazine littéraire, n o 300 (juin 1992), pp. 27-31. 12 Voir Eugenio d’Ors, Du Baroque. Version française de Mme Agathe Rouart-Valéry. Introduction de Frédéric Dassas, Paris, Gallimard, 2000 (Folio Essais). L’original espagnol de cette étude parut pour la première fois sous le titre Lo barroco en 1933 à Madrid, la traduction française date de 1935. 13 Voir d’Ors 2000, p. 70 : « Nous n’abordons pas ici le problème de la régularité du processus, ni celui de la périodicité du retour. Nous n’imaginons pas un cercle, mais un canal ; nous croyons à la présence d’éléments fixes, qui limitent et endiguent le cours des événements […] nous ne nous rapportons pas à des lois quand nous parlons de constantes, mais à des types. Contingence et prédétermination sont également compatibles avec l’affirmation de l’existence de types. » 14 Voir le chapitre « L’essence du Baroque : Panthéisme, Dynamisme », dans d’Ors 2000, pp. 94-104. 15 Voir le chapitre « Morphologie du Baroque : La multipolarité, la continuité », dans d’Ors 2000, pp. 105-117. 16 Voir d’Ors 2000, p. 79 : « […] le romantisme […] n’est en somme qu’un épisode dans le déroulement de la constante baroque. » 17 Voir d’Ors 2000, p. 128 : « On trouve son point culminant […] dans l’art et toute la civilisation de la période promptement appelée ‹Fin de Siècle›, c’est-à-dire la fin du XIX e siècle. » 18 Voir d’Ors 2000, p. 80 : « L’analogie entre certains exemples de bizarrerie dans la littérature du passé et les goûts de l’art d’avant-garde et, en général, de la production ultramoderne, n’était pas, d’ailleurs, sans favoriser quelques phénomènes de ‹retour›. » 158 Rainer Zaiser baroque. On peut facilement ajouter à cette suite de réincarnations baroques le néobaroque latino-américain et la culture de l’âge postmoderne. Au fur et à mesure que la société informatisée 19 prend son essor dans les années quatre-vingt, le concept de baroque entre dans l’âge des réalités virtuelles qui sont l’expression la plus radicale de l’intertextualité, de la polysémie et du mouvement à l’infini, bref de la complexité multiforme caractérisant l’esthétique du baroque tant ancien que moderne. 20 En témoigne de toute évidence le roman L’isola del giorno prima (1994) d’Umberto Eco, paru en traduction française sous le titre L’île du jour d’avant en 1996 chez Grasset. L’appartenance de ce roman au baroquisme postmoderne 21 ne s’explique pas seulement par la mise en œuvre d’un jeu intertextuel hypertrophique, mais aussi par le fait que tous les textes reproduits datent de l’époque baroque. L’île du jour d’avant est l’histoire d’un naufragé qui fut chargé par Mazarin de s’engager sur un bateau anglais dont l’équipage est à la recherche du point fixe pour la détermination des longitudes. Le jeune homme devait espionner pour la couronne française les découvertes de l’expédition anglaise. Mais le navire fait naufrage dans les mers du Sud. Seul le protagoniste peut se sauver sur un bateau abandonné et flottant sur la mer. De son refuge, il peut voir une île inaccessible à lui, parce qu’il ne sait pas nager. Le trait particulier de cette île réside dans le fait qu’elle se trouve au-delà de la ligne de changement de date. D’où le titre L’île du jour d’avant. Condamné à la solitude et à l’ennui le protagoniste s’applique à se rappeler les événements les plus importants de sa vie et de son époque. Il en résulte toute une série de réflexions, d’histoires et de traités qui passent en revue l’ensemble du savoir du XVII e siècle dans les domaines de la philosophie et des sciences, de la rhétorique et de la poétique, des arts et de la littérature. Les titres de la plupart des chapitres du roman sont déjà formels à ce propos. Je n’en cite que quelques-uns : « Il Cannochiale Aristotelico », « Acutezza e Arte d’Ingegno », « L’Arte di prudenza », « Dell’Origine dei Romanzi », « La Carta del Tenero », « Dialoghi sui Massimi 19 À propos de la thèse que le passage à la société informatisée a engendré l’ère postmoderne voir François Lyotard, La condition postmoderne : Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, 1979, particulièrement pp. 11-17. 20 Voir dans Moser/ Goyer, Résurgences baroques, 2001 l’article de Michel Maffesoli, « Notes sur le syncrétisme, le baroque et la postmodernité », pp. 55-60 et la contribution de Christine Buci-Glucksmann, « Baroque et complexité : Une esthétique du virtuel », pp. 45-53. 21 Voir à ce propos Karlheinz Stierle, « Barock-Diskurs und virtuelles Barock : Umberto Ecos L’isola del giorno prima », dans Küpper, Wolfzettel (éds.), Diskurse des Barock, op. cit., 2000, pp. 681-709 et Rocco Capozzi, « Neobarocker Postmodernismus und Intertextualität in Ecos L’isola del giorno prima », in Thomas Stauder (éd.), « Staunen über das Sein » : Internationale Beiträge zu Umberto Ecos « Insel des vorigen Tages », Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997, pp. 57-77. Le pli : Deleuze et le baroque 159 Sistemi » et ainsi de suite. 22 On reconnaît facilement dans ces titres les écrits de Tesauro, de Gracián, de Daniel Huet, de Madeleine de Scudéry, de Galileo Galilée, traités de rhétorique et de poétique, aphorismes moralistes, théorie de l’amour, discours scientifique, tous mis en narration par le protagoniste du roman. Peu importe qu’en 1643, quand le héros naufragé commence à sonder l’horizon de la culture européenne de son époque, quelques-unes des œuvres qu’il évoque n’avaient pas encore paru. Dans son roman, Umberto Eco vise moins à reconstruire la chronologie de l’histoire culturelle du XVII e siècle qu’à accumuler toute la gamme des écrits de l’âge baroque européen dans leur diversité et dans leurs contradictions pour écrire une somme encyclopédique du savoir de cette époque - ou disons-le plus modestement - pour créer un prélude à un projet beaucoup plus vaste qu’Umberto Eco avait déjà mis en chantier quand son roman parut en 1994 : un CD-ROM réunissant le plus grand nombre possible de matériaux de l’âge baroque. Le résultat fut une encyclopédie multimédia rassemblant non seulement les textes de deux centaines de livres, mais aussi des informations bibliographiques, des tableaux chronologiques, des images, des pièces musicales et des cartes géographiques, témoignant tous et toutes de la richesse variée de la culture et civilisation de l’âge baroque. 23 Cette fois-ci, c’est l’utilisateur qui entre dans le jeu postmoderne quand il se met à la recherche des textes mis à sa disposition par le CD-ROM. Le système numérique lui permet de reconstruire son âge baroque à lui en naviguant de son gré d’un mot à l’autre, d’un texte à l’autre ou d’une image à l’autre. Les liens hypertextes le renvoient sans cesse à de nouvelles entrées, à de nouvelles images, à de nouveaux tableaux, superposés les uns sur les autres, « pli sur pli à l’infini », est-on tenté de dire en reprenant une formule de Gilles Deleuze qui essaye de mettre en évidence la complexité des phénomènes baroques par la métaphore du pli qui se multiplie en abondance. La bibliothèque électronique et les hypertextes de l’Internet sont en effet l’image la plus audacieuse du néobaroque postmoderne, fondé sur un jeu aléatoire avec la diversité et la complexité des phénomènes culturels de notre époque. Mais le concept de baroque élaboré par Deleuze se rapporte-il seulement aux manifestations de la culture postmoderne ? Les propos qui suivent sont consacrés à la question de savoir ce que la métaphore du pli nous apporte pour la compréhension du baroque, soit sous sa forme historique, soit sous sa forme transhistorique. En tout cas, Deleuze lui-même part de l’âge baroque en développant sa théorie sur le pli. À ce propos, ses réflexions sont axées sur la monadologie 22 Voir le sommaire de l’édition originale italienne : Umberto Eco, L’isola del giorno prima, Milano, Bompiani, 1994. 23 Il Seicento. Guida Multimediale alla storia della civiltà europea diretta da Umberto Eco, Milano, Opera Multimedia, 1995 (Biblioteca di Encyclomedia). 160 Rainer Zaiser de Leibniz. Mais devenons plus concret : Qu’est-ce qu’au juste le pli deleuzien et quel est son rapport avec Leibniz et le baroque ? II Le pli : métaphore esthétique de l’art baroque Pour aborder le concept deleuzien du baroque il est utile de nous rappeler l’acception générale du terme de pli. Le pli, nous explique le Robert, est « la partie d’une matière souple rabattue sur elle-même et formant une double épaisseur » tels que « [l]es plis d’une feuille de papier, d’une étoffe » ou d’une « [j]upe à plis ». Ce qui intéresse Deleuze, ce sont surtout les mouvements des plis, leur ondulation comme par exemple celle d’un drapeau flottant ou d’une robe drapée. C’est ainsi que Deleuze cite en exemple la mode vestimentaire du XVII e siècle pour mettre en évidence sa définition du baroque fondée sur l’image du « pli qui va à l’infini » : Si le Baroque se définit par le pli qui va à l’infini, à quoi se reconnaît-il, au plus simple ? Il se reconnaît d’abord au modèle textile tel que le suggère la matière vêtue : il faut déjà que le tissu, le vêtement, libère ses propres plis de leur habituelle subordination au corps fini. S’il y a un costume proprement baroque, il sera large, vague gonflant, bouillonnant, juponnant, et entourera le corps de ses plis autonomes, toujours multipliables, plus qu’il ne traduira ceux du corps : un système comme rhingrave-canons, mais aussi le pourpoint en brassière, le manteau flottant, l’énorme rabat, la chemise débordante, forment l’apport baroque par excellence au XVII e siècle. 24 Selon Deleuze, la spécificité du vêtement baroque réside dans le fait que le corps du porteur se perd sous la largeur du tissu plissé. Le corps fini est recouvert par d’innombrables plis d’étoffe qui deviennent quasiment autonomes par rapport à ce qu’ils entourent. Les contours précis du corps humain disparaissent en se transformant en contours imprécis d’un vêtement élargi dont on distingue à peine les lisières. En outre, Deleuze signale que l’on retrouve ces formes drapées et distendues également dans les œuvres d’art du XVII e siècle, notamment en sculpture, comme le démontre d’une manière hautement représentative la tunique de la sainte Thérèse du Bernin (Fig. 1 et 2). 25 En témoignent aussi, en peinture, les nombreuses natures mortes remplies d’objets et de plis formés par le tapis de table (Fig. 3 et 4). 26 Suivant Deleuze, cette prolifération de plis a pour conséquence la transgression des 24 Gilles Deleuze, Le pli : Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988 (Collection « Critique »), p. 164. 25 Voir Deleuze, Le pli, p. 165. 26 Voir Deleuze, Le pli, p. 166. Le pli : Deleuze et le baroque 161 arts. Selon ses dires, les plis tendent à dépasser le cadre du tableau pour se prolonger dans la sculpture, ensuite dans l’architecture et enfin dans l’urbanisme : Si le Baroque a instauré un art total ou une unité des arts, c’est d’abord en extension, chaque art tendant à se prolonger et même à se réaliser dans l’art suivant qui le déborde. […] la peinture sort de son cadre et se réalise dans la sculpture de marbre polychrome ; et la sculpture se dépasse et se réalise dans l’architecture ; et l’architecture à son tour trouve dans la façade un cadre, mais ce cadre décolle lui-même de l’intérieur, et se met en rapport avec les alentours de manière à réaliser l’architecture dans l’urbanisme. 27 L’art baroque devient total en ce sens que l’extension des plis passe des arts à la vie. La vie évoquée ici par l’urbanisme fait, elle aussi, reconnaître des plis dans toutes ses manifestations de sorte que la vie n’est qu’une continuation de l’art du drapé : Cette unité extensive des arts forme un théâtre universel qui porte l’air et la terre, et même le feu et l’eau. Les sculptures y sont de véritables personnages, et la ville, un décor, dont les spectateurs sont eux-mêmes des images peintes ou des sculptures. L’art tout entier devient Socius, espace social public, peuplé de danseurs baroques. 28 L’exemple le plus pertinent de cet échange entre l’art et la vie est au XVII e siècle le Roi-Soleil qui n’est pas seulement objet de bon nombre d’œuvres d’art (poèmes, peintures, sculptures, médailles, frontispices), mais qui est aussi acteur ou « danseur baroque » dans un spectacle quotidien de pompe 29 que l’on pourrait facilement résumer par la métaphore du pli deleuzien (Fig. 5 et 6). Pour mettre en lumière l’envahissement des plis dans la vie de nos jours, Deleuze nous donne le bel exemple des « ‹performances› de Christo : les enveloppements géants, et les plis de ces enveloppes. » 30 Ce dernier exemple attire notre attention sur le fait que le concept de pli est chez Deleuze un concept transhistorique du baroque. Nous reviendrons làdessus. Retenons pour l’instant que le pli deleuzien est de prime abord une métaphore qui exprime l’idée d’une esthétique qui repose sur les principes de l’irrégularité, du mouvement et de la démesure. La ligne sinueuse ou la ligne courbe sont les figures géométriques par excellence qui mettent en 27 Voir Deleuze, Le pli, pp. 167-168. 28 Voir Deleuze, Le pli, p. 168. 29 Voir à ce propos l’étude de Peter Burke, Louis XIV : Les stratégies de la gloire. Traduit de l’anglais par Paul Chemla, Paris, Seuil, 1995 (Edition originale : The Fabrication of Louis XIV, New Haven, London, Yale University Press, 1992). 30 Deleuze, Le pli, p. 168, n. 4. 162 Rainer Zaiser évidence l’essence du pli deleuzien. Mais qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans cette définition du baroque? Les caractéristiques retenues par Deleuze sous le terme générique de pli ne sont-elles pas monnaie courante dans les débats portant sur le baroque ? Il va de soi que l’on ne peut que répondre affirmativement à cette question. Mais il y a un revers de la médaille. Le pli deleuzien est d’un côté, il est vrai, une métaphore esthétique, mais de l’autre aussi une métaphore épistémologique ayant pour but d’expliquer la complexité du monde tel que Leibniz l’a conçu. III Le pli : métaphore épistémologique du monde baroque Les plis qui dépassent les arts et s’étendent dans la vie sont en même temps la signature du monde physique que celle du monde métaphysique. « [L]e pli qui va à l’infini » 31 aspire à se multiplier dans l’espace visible aussi bien que dans l’espace invisible de l’univers. Les myriades de lignes sinueuses de la matière convergent vers le sommet d’un cône comme si elles se réunissaient dans un point culminant qui absorbe le monde entier. C’est là que nous entrons dans le système philosophique de Leibniz : […] cette continuité des arts, cette unité collective en extension, se dépasse vers une tout autre unité, compréhensive et spirituelle, ponctuelle, conceptuelle : le monde comme pyramide ou cône, qui relie sa large base matérielle, perdue dans les vapeurs, à une pointe, source lumineuse ou point de vue. C’est le monde de Leibniz qui n’a pas de peine à concilier la continuité pleine en extension avec l’individualité la plus compréhensive et la plus resserrée. 32 Cette « individualité la plus compréhensive et la plus resserrée » est évidemment la monade leibnizienne qui exprime selon Deleuze le propre du baroque : elle enveloppe dans son microcosme invisible toutes les myriades de plis qui se déplient dans le macrocosme de la matière. La monade est pour ainsi dire l’âme, l’esprit et la génératrice du monde baroque : On sait quel nom Leibniz donnera à l’âme ou au sujet comme point métaphysique : monade. Il emprunte ce nom aux néoplatoniciens, qui s’en servaient pour désigner un état de l’Un : l’unité en tant qu’elle enveloppe une multiplicité, cette multiplicité développant l’Un à la façon d’une « série ». Plus exactement l’Un a une puissance d’enveloppement et de développement, tandis que le multiple est inséparable des plis qu’il fait quand il est enveloppé, et des déplis, quand il est développé. 33 31 Voir Deleuze, Le pli, p. 164. 32 Deleuze, Le pli, p. 169. 33 Deleuze, Le pli, p. 33. Le pli : Deleuze et le baroque 163 Chez Leibniz, les catégories de l’Un et du multiple ne renvoient donc pas à un antagonisme entre l’homogénéité d’une entité métaphysique et l’hétérogénéité des phénomènes physiques, mais à deux façons différentes de s’imaginer le multiple. Ce que la monade contient est autant multiple que le monde des apparences. Elle se distingue pourtant de ce dernier par son autonomie et par sa puissance créatrice. La monade est le germe du multiple. En tant qu’entité autonome, elle renferme le multiple à l’instar d’une chose pliée : elle enveloppe les plis, comme Deleuze le signale. En tant que puissance créatrice, elle déploie la chose pliée dans son extension matérielle ou - pour reprendre une fois de plus une formule de Deleuze - elle la développe, la déplie : « Plier-déplier, envelopper-développer sont les constantes de cette opération » 34 que Deleuze dénomme baroque. 35 Pour illustrer cette idée abstraite d’un monde divisé en plis visibles et en plis invisibles Deleuze construit « une maison baroque » à deux étages. L’étage d’en bas constitue une pièce avec des fenêtres et des portes donnant libre cours à « la fluidité de la matière » et à « l’élasticité des corps ». 36 L’étage d’en haut est, par contre, le siège de l’âme ou de l’esprit, bref le siège de la monade. Il s’agit là d’un pur intérieur sans portes ni fenêtres, d’une pièce close et dépourvue de toute influence extérieure : C’est l’étage d’en bas qui se charge de la façade, et qui s’allonge en se trouant, qui s’incurve suivant les replis déterminés d’une matière lourde, constituant une pièce infinie de réception ou de réceptivité. C’est l’étage d’en haut qui se ferme, pur intérieur sans extérieur, intériorité close en apesanteur, tapissée de plis spontanés qui ne sont plus que ceux d’une âme ou d’un esprit. 37 Cette scission de la maison baroque en deux étages indépendants l’un de l’autre n’empêche cependant pas que ces deux étages communiquent l’un avec l’autre. C’est dans cette communication que Deleuze voit l’essentiel de l’épistémologie baroque de Leibniz : C’est un grand montage baroque que Leibniz opère, entre l’étage d’en bas percé de fenêtres, et l’étage d’en haut, aveugle et clos, mais en revanche résonnant, comme un salon musical qui traduirait en sons les mouvements visibles d’en bas. 38 34 Voir Deleuze, Le pli, p. 168. 35 Dès le début de son essai, Deleuze insiste sur le fait que le terme de baroque ne désigne pas une essence, mais une opération: « Le Baroque ne renvoie pas à une essence, mais plutôt à une fonction opératoire, à un trait. […] Le trait du Baroque, c’est le pli qui va à l’infini. » Deleuze, Le pli, p. 5. 36 Voir Deleuze, Le pli, p. 7. 37 Deleuze, Le pli, p. 41. 38 Deleuze, Le pli, p. 6. 164 Rainer Zaiser D’après la vision du monde développée par Leibniz, il existe donc une correspondance entre l’âme et le corps, l’esprit et la matière, correspondance due à une affinité parfaite entre le monde visible et le monde invisible. Cette affinité est marquée par le Pli en majuscule, ligne de démarcation qui se répercute à l’infini dans l’un et dans l’autre sens de l’espace bipartite de l’univers baroque. Le Pli se multiplie en se deployant vers le haut et vers le bas, vers l’intérieur et vers l’extérieur. Contrairement à d’autres conceptualisations du monde fondées sur l’idée d’une dualité hiérarchique de l’esprit et de la matière, la tension entre ces deux mondes est résolue dans la philosophie de Leibniz par leur conciliation structurelle. Les plis de l’âme et de l’esprit sont les reflets, si invisibles qu’ils soient, des replis de la matière et des corps : On connaissait la distinction de deux mondes dans une tradition platonicienne. On connaissait le monde aux étages innombrables, suivant une descente et une montée s’affrontant à chaque marche d’un escalier qui se perd dans l’éminence de l’Un et se désagrège dans l’océan du multiple : l’univers en escalier de la tradition néo-platonicienne. Mais le monde à deux étages seulement, séparés par le pli qui se répercute des deux côtés suivant un régime différent, c’est l’apport baroque par excellence. […] La scission de l’intérieur et de l’extérieur renvoie donc à la distinction de deux étages, mais celle-ci renvoie au Pli qui s’actualise dans les plis intimes que l’âme enclôt à l’étage du haut, et qui s’effectue dans les replis que la matière fait naître les uns des autres, toujours à l’extérieur, à l’étage du bas. Ainsi le pli idéal est-il Zwiefalt, pli qui différencie et se différencie. 39 « Zwiefalt », la duplicité du pli, est donc le trait le plus pertinent du baroque selon Deleuze, duplicité parce que le pli sépare le monde physique du monde métaphysique (« pli qui différencie ») et qu’il se dédouble perpétuellement lui-même autant du côté de la matière que du côté de l’esprit (« pli qui se différencie »). Cette duplicité du pli nous permet d’intégrer dans le concept de baroque non seulement les phénomènes ostentatoires de la culture du XVII e siècle mais aussi ceux qui s’ouvrent sur les profondeurs des âmes ou sur la vie spirituelle. Ce n’est pas par hasard que Deleuze cite à ce propos Jean Rousset qui attire déjà en 1968 l’attention sur la coexistence d’une « poésie de l’introspection » et d’une « poésie de l’ostentation » à l’âge baroque. 40 C’est dans cette double orientation que nous voyons l’avantage du concept de Deleuze quant à la définition du baroque historique. Par l’intermédiaire 39 Deleuze, Le pli, pp. 41-42. 40 Voir Jean Rousset, L’intérieur et l’extérieur : Essais sur la poésie et sur le théâtre au XVII e siècle. Nouvelle édition, Paris, Corti, 1976 ( 1 1968), p. 11. La référence à Rousset se trouve dans Deleuze, Le pli, p. 40. Le pli : Deleuze et le baroque 165 de la philosophie de Leibniz Deleuze parvient à nous faire comprendre la complexité du monde baroque dans toute son intégralité sans négliger ni le côté métaphysique ni le côté physique de ses manifestations artistiques, philosophiques et sociales. Deleuze considère l’étude du baroque comme une « ‹cryptographie› qui, à la fois, dénombre la nature et déchiffre l’âme, voit dans les replis de la matière et lit dans les plis de l’âme. » 41 Reste à savoir dans quelle mesure le concept de pli peut affirmer l’idée d’un retour cyclique du baroque dans l’histoire culturelle. IV Le pli : pour un concept transhistorique du baroque L’avantage du concept de pli, son acception polysémique susceptible de réunir un grand nombre de catégories censées être baroques, paraît en même temps un désavantage en ce qui concerne sa fonction opératoire. Deleuze admet lui-même que le pli est un concept très vague: « […] on peut objecter que le concept de pli reste à son tour trop large : pour s’en tenir aux arts plastiques, quelle période et quel style pourraient-ils ignorer le pli comme trait de peinture ou de sculpture ? » 42 S’y ajoute la question de savoir comment identifier les plis dans les œuvres littéraires dont Deleuze ne parle que rarement. 43 Les sujets et les motifs les plus fréquents de la littérature baroque tels que le fleuve, les ondes, le mouvement, les métamorphoses et les déguisements sont tous, il est vrai, plus ou moins compatibles avec l’image du pli, mais ces phénomènes se laissent également subsumer sous les termes génériques d’ostentation ou de dynamisme, termes répertoriés par la critique consacrée à la question du baroque depuis les études de ses fondateurs. 44 Il va sans dire que les procédés de dédoublement tels que le récit dans le récit ou le théâtre dans le théâtre, procédés typiques de la littérature baroque, rappellent, eux aussi, l’image du « pli sur pli » ou celle « du pli selon pli » de Deleuze. 45 Il est vrai aussi que l’occurrence des motifs et des structures mentionnés ci-dessus ne se limite pas aux œuvres littéraires 41 Deleuze, Le pli, p. 6. 42 Deleuze, Le pli, p. 48. 43 Il voit dans le symbole de l’éventail de Mallarmé, dans le « jardin aux sentiers qui bifurquent » de Jorge Luis Borges, « disciple de Leibniz » selon Deleuze, dans « l’entremêlement des histoires bifurcantes » du romancier Maurice Leblanc et dans le « monde chaotique » des œuvres de Joyce et de Gombrowicz les manifestations littéraires du pli. Voir Deleuze, Le pli, pp. 43-44, pp. 83-84 et p. 111. 44 Voir, entre autres, d’Ors, Du baroque, op. cit. ; Rousset, La littérature de l’âge baroque en France, op. cit. ; Imbrie Buffum, Studies in the Baroque from Montaigne to Rotrou, New Haven, Yale University Press, 1957. 45 Deleuze, Le pli, p. 5. 166 Rainer Zaiser de l’âge baroque, et ceci d’autant plus quand on les met sous l’égide du pli. Ainsi le pli est-il un terme dynamique susceptible de s’adapter à l’élasticité de la matière qu’il décrit. Le concept de pli consiste à « rendre compte de l’extrême spécificité du Baroque, et de la possibilité de l’étendre hors de ses limites historiques, sans extension arbitraire […] ». 46 Le pli est donc un concept transhistorique du baroque, concept disposé à élargir son répertoire de traits pertinents à condition que l’on puisse attribuer ces derniers au paradigme spécifique des divergences, des dissonances et des polyvalences ou - pour reprendre le champ lexical de la métaphore du pli - au paradigme des lignes sinueuses, courbes et infinies de la nature, des arts et des médias. Cette élasticité du concept de baroque n’est pas seulement utile à l’analyse des manifestations du néobaroque, mais elle l’est aussi à l’étude du baroque du XVII e siècle dont l’abondance des formes risque toujours de dépasser le cadre de quelques caractéristiques bien définies. Il ne reste qu’à préciser où sont les plis baroques dans les œuvres littéraires. La théorie de Deleuze, si souvent citée qu’elle soit, attend encore son application dans ce domaine. 46 Deleuze, Le pli, p. 48. Le pli : Deleuze et le baroque 167 Annexe Fig. 1: Gianlorenzo Bernini (Le Bernin), Chapelle Cornaro, 1647-1651 (marbre, Rome, Santa Maria della Vittoria, détail), dans Arne Karsten, Bernini. Der Schöpfer des barocken Rom. Leben und Werk. Munich : Beck, 2006, ill. 25, p. 134. Fig. 2: Gianlorenzo Bernini (Le Bernin), Extase de Sainte Thérèse, 1652 (marbre, Rome, Santa Maria della Vittoria, détail), dans Howard Hibbard, Bernini. Harmondsworth : Penguin, 1965, page de titre. 168 Rainer Zaiser Fig. 3: Abraham van Beyeren, Prunkstilleben, 1660-1665 (huile sur toile, Munich, galerie d’art Scheidwimmer), dans Claus Grimm, Stilleben. Die niederländischen und deutschen Meister. Stuttgart, Zurich : Belser, 2 1998, ill. 105, p. 161. Fig. 4: Willem van Odekerken, Stilleben mit Laute, 1642 (bois, propriété privée), dans Claus Grimm, Stilleben. Die niederländischen und deutschen Meister. Stuttgart, Zurich : Belser 2 1998, ill. 81, p. 137. Le pli : Deleuze et le baroque 169 Fig. 5: Hyacinthe Rigaud, Portrait de Louis XIV, vers 1700 (huile sur toile, Paris, Louvre), dans Peter Burke, Ludwig XIV. Die Inszenierung des Sonnenkönigs. Traduit de l’anglais par Matthias Fienbork. Berlin : Wagenbach, 1993, ill.1, p. 8. 170 Rainer Zaiser Fig. 6: Louis XIV en Soleil. Costume du roi pour le Ballet royal de la Nuit, 1653 (estampe, Paris, Cliché BNF), dans Georgie Durosoir, Les ballets de la cour de France au XVII e siècle ou Les fantaisies et les splendeurs du Baroque. Genève : Editions Papillon (mélophiles), 2004, p. 137. Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) La galaxie baroque de Lacan Michel Peterson * Nous restons leibniziens, bien que ce ne soit plus les accords qui expriment notre monde ou notre texte. Nous découvrons de nouvelles manières de plier comme de nouvelles enveloppes, mais nous restons leibniziens parce qu’il s’agit toujours de plier, déplier, replier. Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque. Il y a un Lacan grec, un Lacan latin, un Lacan médiéval, un Lacan renaissant et un Lacan baroque. Au moins, sinon plus. Et à ce dernier, le baroque, nul doute qu’il convienne de s’attarder puisqu’il est celui qui fraye de son stylet la question de la demande d’amour en creusant plus avant le mythe d’Éros. Une fois plongé dans l’océan de remarques de la critique au sujet du « gongorisme » de celui qui commanda profondément le nécessaire retour à Freud, j’en suis donc venu à me laisser dériver au gré des associations, histoire de repérer quelques traits de ce que Haroldo de Campos nomme à juste titre « la violence translatante de Lacan » 1 . Je suis alors entré par un autre temps dans la leçon qu’a consacrée Lacan au baroque dans Encore, le séminaire dans lequel il pliait, dépliait, repliait une réflexion appuyée sur la topologie et laissait entrevoir le nœud de l’amour qui allait prendre force du côté du symptôme chez Joyce. Je suis entré au point de violence du rapport entre le sujet-supposé-savoir et celui qui l’aime, au point où le savoir de lalangue recoupe l’amour : « Là où ça parle, ça jouit, et ça sait rien », lit-on en exergue de la leçon du 8 mai 1973 2 . Qu’est-ce que ça sait ce ça sait, celui du Es, de l’inconscient ? Qu’est-ce que ça ressasse ? Ça sait cela, qui s’entend : rien, lequel n’est pas sans faire écho à la demande impérative et séductrice de l’enfant : Encore ! Encore ! , s’exclame * L’auteur est psychanalyste, membre de l’École lacanienne de Montréal et de la Libre Association de psychanalyse de Montréal. Il est également directeur de la collection « Voix psychanalytiques » aux éditions Liber. 1 « L’afreudisiaque Lacan dans la galaxie de lalangue ». Trad. fr. Inês Oseki-Dépré. Revue du Littoral, no. 41, 1995, p. 140. 2 Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 95. À l’avenir, je signalerai les références à ce texte par le sigle E, suivi du numéro de page. 172 Michel Peterson en effet le petit d’homme en proie au désir de répétition, de reprise, toute sa force tendue vers l’Autre, littéralement fasciné, déjà au fait du rien des tours et détours de la pensée d’amour : « Quelqu’un ici peut-être se souvient de ce que j’ai parlé d’une langue où l’on dirait - j’aime à vous, en quoi elle se modèlerait mieux qu’une autre sur le caractère indirect de cette atteinte qui s’appelle l’amour. » (E, 95) L’amour, ça ne se rapporte pas du sexuel, ça n’est pas ça, mais ceci : « Le baroque, c’est la régulation de l’âme par la scopie corporelle. » (E, 105) C’est donc là, dans cette violence translatante et pure de la scopie, que finirait par apparaître la force du baroque en tant que tel, sa perle en somme, jésuitique, irrégulière certes, mais résonnant sur les planches du théâtre ob-scène de la parole analysante : « un être sans violence, écrit Derrida à propos de Levinas, serait un être qui se produirait hors de l’étant : rien ; non-histoire ; non-production ; non-phénoménalité. » Le baroque chez Lacan étend la violence contrainte dans le temps de l’être pour en produire une prédication primordiale : « Une parole qui se produirait sans la moindre violence ne dé-terminerait rien, ne dirait rien, n’offrirait rien à l’autre : elle ne serait pas histoire et ne montrerait rien : à tous les sens de ce mot, et d’abord en son sens grec, ce serait une parole sans phrase. » 3 La parole d’amour, son énergie, sa phrase, engagent l’âme humaine et donc, la pensée de l’homme, sa jouissance : « Là où ça parle, ça jouit » (E, 104), répète Lacan de son côté, le secret et l’attente s’engrammant dans leur violence pour ouvrir à l’infini potentiel de la jouissance de lalangue et çachant un rien, celui du sujet et du savoir dé-terminant son histoire. Si le poète brésilien vient ici à point nommé orificier le baroque, c’est qu’il noue dans l’écriture ce que Lacan - dans ses pointes rhétoriques extrêmes - et Derrida - dans ses ellipses absolues - renouvellent, hors les murs de la linguistique et hors les débats parfois sévèrement bornés de la psychanalyse, à savoir l’inconscient et le réel. Lacan n’en était-il pas venu à soutenir, vers la fin de son séminaire : « Lalangue quelle qu’elle soit est une obscénité. Ce que Freud désigne de - pardonnez-moi ici l’équivoque -, l’obrescène [? ], c’est aussi bien ce qu’il appelle l’autre scène, celle que le langage occupe de ce qu’on appelle sa structure, structure élémentaire qui se résume à celle de la parenté. » 4 De fait, ce que met en scène hors scène le baroque, c’est l’autre scène. Or, cette autre scène nous oblige à sortir de la logique classique dans le cadre duquel le conscient serait le psychisme, voire l’entendement, au sens de Locke, et l’inconscient le non-psychisme. Mais justement, l’inconscient, l’autre scène, n’équivaut pas au non-conscient, ainsi que le 3 « Violence et métaphysique », dans L’écriture et la différence, Paris, Seuil, coll. « Points », 1967, p. 218. 4 Le séminaire, livre XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre. Leçon du 19 avril 1977, Association freudienne internationale, p. 114. La galaxie baroque de Lacan 173 soutiennent Wundt puis Tarski. Pour entre-voir l’autre scène, celle que Freud dévoile constamment dans L’Interprétation des rêves, c’est celle de l’écriture du sujet ou mieux, pour reprendre les termes de Jean-Michel Vappereau, celle de « l’exercice du sujet » 5 . Voilà d’emblée ce que Haroldo de Campos, dans son petit ouvrage majeur O sequestro do barroco na formaç-o da literatura brasileira : o caso Gregório de Mattos, démontrait jadis hors de tout doute raisonnable : ladite littérature brésilienne - pour prendre cet exemple qui a tant à nous enseigner sur la question qui nous occupe ici - est née de la côte du baroque, à savoir dans la nécessité d’une écriture qui soit « exercice du sujet », ouverture anthropophagique de l’autre scène. Il assumait ainsi d’entrée de jeu que la question de ses origines constituait avec acuité, déjà avec Gregório de Mattos et le Père Vieira, un « épisode de la métaphysique occidentale de la présence » et fournissait un « chapitre à mettre en appendice du logocentrisme platonisant que Derrida, dans De la grammatologie, soumît à une lucide et révélatrice analyse, non par hasard à l’instigation de deux ex-centriques, Fenollosa, l’anti-sinologue, et Nietzsche, le pulvérisateur de certitudes. » 6 Une fois délocalisée, déterritorialisée de cette façon, re-située entre les langues, la question du baroque illustre à mon sens l’infondé de la position de Henri Meschonnic prétendant que Lacan - avec Blanchot, Barthes et Heidegger - aurait contribué à une déshistoricisation du langage de notre époque et à la construction d’une poétique sans pensée du sujet dans le langage ! 7 Charge semblable à propos de Derrida, spiralée jusqu’au ressentiment. Au contraire, interroger le baroque tel que s’y engagèrent Lacan et Derrida nous conduit précisément à une pensée du sujet dans l’histoire et le champ social, ainsi que l’indique l’incipit des Écrits : « Le style est l’homme même », aussitôt rejoué, en vue du « Séminaire sur ‹La lettre volée› », dans la formule suivante : « Le style c’est l’homme, en rallierons-nous la formule, à seulement la rallonger : l’homme à qui l’on s’adresse ? » 8 Comment encore dénier que, de son 5 Jean-Michel Vappereau a développé cette articulation dans son travail sur la loi de De Morgan. « Mort et topologie » et « Vie et mort de la subjectivité dans le discours capitaliste ». Conférences prononcées à la Faculté de Théologie de l’Université de Montréal, 14 juin 2003. 6 Haroldo de Campos, O sequestro do barroco na formaç-o da literatura brasileira : o caso Gregório de Mattos, Salvador, Fundaç-o Casa Jorge de Amado, 2 a ediç-o, 1989, pp. 7-8. 7 Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 197. 8 Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 9. Ne serait-il pas d’ailleurs nécessaire de dégager minutieusement l’impact du matérialisme historique dans la thèse de Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1975. N’oublions pas, comme le rappelle Haroldo de Campos, que le jeune Marx utilisa lui aussi la maxime de Buffon pour légitimer son mode d’écriture. 174 Michel Peterson côté, Derrida se soit engagé très tôt dans une pensée radicale de l’homme historique, par exemple en demandant, dans un essai consacré à Jan Patoka, selon quelle stratégie croire à une « histoire de croyance ou de créancier » ? 9 Ou encore, justement, en conclusion d’un texte qui nous intéressera dans un instant, sur le baroque chez Jean Rousset : « Car l’autre fraternel n’est pas d’abord dans la paix de ce qu’on appelle l’inter-subjectivité, mais dans le travail et le péril de l’inter-rogation ; il n’est pas d’abord certain dans la paix de la réponse où deux affirmations s’épousent mais il est appelé dans la nuit par le travail en creux de l’interrogation. L’écriture est le moment de cette Vallée originaire de l’autre dans l’être. » 10 L’enjeu de cette inter-rogation est d’importance car il s’agit de savoir si la psychanalyse, comme le soutient encore Meschonnic dans une critique empreinte d’une violence confinant à la haine, « renforce le dualisme du signe, en se fondant sur l’opposition conceptuelle entre absence et présence, qui redouble et motive le schéma du signe. » 11 Or la pointe baroque du style de Lacan vient justement faire trembler ce dualisme d’épousailles aussi puissamment, quoique selon des modalités fort différentes, que la différance derridienne, l’une et l’autre déstabilisant vigoureusement les dichotomies du phallogocentrisme. Et elle vient le faire trembler jusqu’en ses points et ses reliures extrêmes où Lacan, même et surtout en posant l’instance insécable de la lettre et la primauté du signifiant, jouant dans sa technologie du rythme de la libido, déconstruit logiquement et topologiquement l’idéalisme philosophique. Derrida et Lacan, Lacan et Derrida - dupliquant en partie les rapports du Dupin et du Ministre dans « La lettre volée » de Poe 12 - sont l’un et l’autre 9 « Donner la mort », dans L’éthique du don. Colloque de Royaumont, décembre 1990, Paris, Métailié, 1992, p. 107. 10 « Force et signification », dans L’écriture et la différence, p. 49. 11 Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 663. 12 Je dis « en partie » parce que je n’endosse pas la thèse que François Peraldi reprend à Barbara Johnson au sujet de ce débat à sens unique auquel Lacan n’a jamais cru bon de répondre. Peraldi écrit : « […] la vengeance fratricide Lacan/ Derrida, another couple at odds, dont je ne reprendrai pas ici le conflit dont les éléments sont rapportés par Barbara Johnson en termes de duplication des rapports de Dupin et du ministre où le triomphe de l’un dépend du remplissage du point aveugle de l’autre, mais, ajouterai-je, par rapport à une autorité tierce dont les frères ennemis se font les héros contradictoires, la Reine entre Dupin et D…, Freud entre Lacan et Derrida. Et, si l’on veut remonter au mythe originaire, la couronne de Mycènes entre Atrée et Thyeste car la séduction d’Aéropé, femme d’Atrée, par Thyeste avait pour enjeu la possession du trône de Mycènes. » Voir, de François Peraldi, Le Séminaire 1982-1985. L’Autre, le temps, édité par Michel Peterson, Montréal, Liber, 2007, p. 215. De Barbara Johnson, « The Frame of Reference : Poe, Lacan, Derrida » dans The Purloined Poe. Lacan, Derrida, and Psychoanalytic Reading, edité par John P. La galaxie baroque de Lacan 175 sujets de la lettre et du « souci du style » ou de cette « occupation du style » pour reprendre les expressions de Haroldo de Campos à propos de Lacan. À un détail près : quand Lacan reprend Buffon cité par Flourens, c’est le génie de la formule de l’homme à qui l’on s’adresse qu’il pointe, en dégonflant toutefois le ballon du moi. Derrida, lui, n’oubliant jamais l’air de la femme dite pas-toute, procède autrement et vise moins le narcissisme que les modes d’essentialisme du phallogocentrisme, interrogeant de ce fait le style de/ et « la » « femme » : « La « femme » s’intéresse alors si peu à la vérité, elle y croit si peu que la vérité à son propre sujet ne la concerne même plus. C’est l’« homme » qui croit que son discours sur la femme ou sur la vérité concerne […] la femme. » 13 Pas d’essence de la femme - Derrida ; il n’y a pas la femme - Lacan. Reprendre Lacan et Derrida par la différence des sexes passe par le baroque, leurs avancées étant logiquement situables sur la surface historique d’une bande de Mœbius. Loin de s’opposer simplement selon le programme du logocentrisme, ils circulent sur une surface non-orientable, ne possédant qu’une seule face et un seul bord. Mais coupons le ruban en deux dans le sens de la longueur et nous obtiendrons… un anneau unique … vrillé … et possédant deux faces distinctes et deux bords distincts. Déconstruisons (je n’hésiterai pas à employer ici le verbe, avec tout le risque qu’il comporte dans cette situation-ci, où ce que Meschonnic appelle les « lacunes » des sciences humaines vient être colmaté par le rythme comme utopie du sens) encore et recoupons toujours dans le sens de la longueur et nous obtiendrons cette fois … deux anneaux distincts, vrillés et entortillés l’un sur l’autre. De l’amour, pour l’amour … de Derrida pour Lacan, vrillés certes, mais dans l’incalculable perspective de la métaphore topologique de l’invagination chiasmatique des bords (version Derrida) ou du cross-cap (version Lacan). Nous ne sommes pas dans la paix de l’inter-subjectivité, dans ce « module de l’intersubjectivité » ou ce « complexe intersubjectif » sur lequel Lacan, en hégélien kojévien, fonde sa pensée de l’automatisme de répétition. 14 Du moment que Lacan, dans son analyse, sort du champ de l’exactitude et propose une lecture du redoublement (scène primitive du boudoir royal et deuxième scène du bureau du ministre) de la répétition inscrite dans le conte de Poe - redoublement inscrit dans la structure même de son texte articulé en deux volets, sorte de double séance, pourrait-on dire …, pensant ici au beau texte consacré à Platon par Derrida et auquel Muller et William J. Richardson, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1988, pp. 213-251. 13 Spurs. Nietzsche’s Style. Éperons. Les styles de Nietzsche, Chicago and London, Chicago University Press, 1989, p. 62. 14 « Le séminaire sur ‹La lettre volée› ». Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 14-15. 176 Michel Peterson répondra dans un instant celui sur Rousset -, nous entrons dans le « danger absolu » de la subjectivité dans le langage, opération produite par la force, par la force de l’espacement. Le contentieux entre Lacan, le sujet-supposésavoir, et Derrida, celui qui l’aura aimé - amour qui aura été refusé par l’aimé et ses enfants, dans un aveuglement sans bornes, même, et surtout, s’il lui avait « donné raison » -, ne sera pas passé que par le chiasme de « La lettre volée », mais également, beaucoup plus tôt, par la pensée du baroque et de l’amour, autre lieu d’inter-rogation de la minutie et de la dissémination de la lettre. D’où l’intérêt, si l’on veut d’aller au-delà de l’effacement (il s’agit là, pour être plus précis, d’un disregard) posé par d’aucuns sur l’échange de legs impossibles de Derrida à Lacan, de proposer un retour au baroque. Il nous faut toutefois rappeler, pour déplier ce qui nous occupe ici 15 , de la charge menée par Georges Mounin contre le style « maniéré » de Lacan parce que ses effets continuent aujourd’hui à se faire sentir jusque chez ceux qui semblent oublier qu’avec Lacan, nous foulons le continent de la linguisterie et non celui de la linguistique. Pour François Peraldi, cette « linguisterie » est à rapprocher de la sémiotique de Peirce en ce qu’elle « ne s’aborde absolument pas par le biais de la langue […], mais par celui de sa fonction et de sa structure dans la situation de parole. » 16 Or, Mounin, comme Meschonnic, ne semble pas s’être avisé que, comme le faisait remarquer avec finesse Jean- Paul Gilson, linguistique et linguisterie sont séparées par l’amour affronté à la jouissance sur l’ob-scène du sexuel. 17 François Peraldi, lui, attaquait de son côté Mounin moins pour soutenir Lacan sur les plans théorétique et dogmatique en s’appuyant sur Freud, que pour déplacer les attaques de Mounin au nom de l’amitié et de la pulsion de différance. Pour Peraldi, la critique du linguiste est « perfide » : « Elle recouvre, ridiculise, rend caricatural, morcèle, détériore, en un mot falsifie. Elle joue dans l’aperception complète de la différence » en ne reconnaissant pas sa propre agressivité. 18 Mais qu’avance au fond Mounin ? 19 D’abord, que Lacan n’entendait rien de Saussure. Accu- 15 Une autre direction de travail, fort stimulante, est celle suivie par exemple par Matthew D. Stroud, dans The Play in the Mirror. Lacanian Perspectives on Spanish Baroque Theater, Lewisburg/ London, Bucknell University Press/ Associated University Presses, 1996. 16 Op. cit., p. 71. 17 Jean-Paul Gilson, La topologie lacanienne : une présentation du sujet, annexe IV. Thèse de doctorat présentée en psychologie. Université catholique de Louvain, Faculté de psychologie et des Sciences de l’éducation, décembre 1992, p. 48. 18 Traduire : application de quelques concepts de la sémanalyse à l’opération traduisante. Thèse de doctorat de III e cycle, École Pratique des Hautes Études, 1975, p. 2. 19 Il s’agit de l’article « Quelques traits du style de Jacques Lacan », Nouvelle Revue Française, 1 er janvier 1969, pp. 84-92. Les effets « colatéraux » de la lecture de Mounin continuent à se faire sentir. Récemment encore, Nils Gascuel réagissait La galaxie baroque de Lacan 177 sation grave, pour ne pas dire ridicule, mais dont le prévenu ne se formalisa pas outre mesure puisqu’il se situait ailleurs, du côté de Freud, du retour à sa lettre, dans l’après-coup de la découverte de l’inconscient, et déjà, du côté d’une autre théorie de la structure matérielle des mots, inaugurée dans la Contribution à la conception des aphasies. Mounin analyse donc la syntaxe et le lexique de Lacan, soutenant sans sourciller que Lacan en quelque sorte ne sait pas écrire, son usage des prépositions et du lexique étant littéralement « inapproprié », la langue se trouvant selon lui soumise à des torsions byzantines. Or jamais Mounin - pas plus que Meschonnic, d’ailleurs - ne se sera avisé de ce que la question de l’écriture (nous y revenons) se lie chez Lacan à l’amour dans le nouage de l’Un à l’Autre. D’où la nécessité (formulée comme « ce qui ne cesse pas de s’écrire ») de lire et d’entendre la réflexion de Lacan au sujet d’un autre lieu de l’inscription du sujet à l’occasion de la différance entre l’être et son penser dans la contorsion du baroque. Que Lacan nous dit-il du baroque dans Encore, L’extase de Sainte Thérèse de Bernini, de la couverture du séminaire re-produisant les propos de Bataille liant l’expérience religieuse et la jouissance dans L’Érotisme ? Prenant bien sûr son élan du don du discours analytique, savoir l’inconscient selon Freud (qui devient chez Lacan le parlêtre, c’est-à-dire « ce qui paraît toujours pour celui qui ne peut que paraître » 20 ), le voilà enté sur une science nouvelle qui rappelle à gros traits Vico. Le discours analytique nous donne en effet la science de l’amour, incommensurable à la science traditionnelle - science de l’amour se soutenant du « dialecte sauvage » du fantasme, de la débauche des limites. 21 Sitôt déplacée, cette question de la science commande ainsi celle du christianisme. Suivons la voie frayée par Lacan. D’abord, l’inconscient ne veut rien savoir du Tout, ce qui n’implique pas qu’il se suffise des parties : « L’inconscient, ce n’est pas que l’être pense, comme l’implique pourtant ce qu’on en dit dans la science traditionnelle - l’inconscient, c’est que l’être, en parlant, jouisse, et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire - ne rien savoir du tout. » (E, p. 95) On aura entendu que « ne rien savoir du tout » implique, entre ontologie et en soutenant que le baroquisme de Lacan, qu’il comparait à mon sens un peu abusivement à celui de Mallarmé (Haroldo de Campos faisait de même, mais avec une grande prudence, en mettant l’accent chez l’âne-à-liste sur la trace et la diagrammation phrastique), restituait au sujet ses doits à l’expressivité et lui permettait de ne pas céder sur son désir en regard de la signification. Voir « Le style du pire Lacan et Mallarmé », dans Essaim, no. 16, 2006/ 1, pp. 111-128. 20 Comme le souligne Jean-Michel Vappereau au tout début de L’amour du tout aujourd’hui, Paris, Topologie en extension, 1995, p. 11. 21 L’expression « dialecte sauvage » est bien sûr de Jakob Burckhardt et est citée par Thomas Schlesser dans son article « Baroque » du Dictionnaire de la pornographie sous la direction de Philippe Di Folco, Paris, PUF, 2005, p. 55. 178 Michel Peterson science, non seulement un déplacement du Tout aux parties, métonymique, mais le non désir de savoir de l’inconscient, de l’être. La métaphysique et la psychanalyse sont ainsi inquiétées avec Lacan et ce, même s’il nous a un instant laissé penser qu’il allait plonger tête première dans le platonisme. Il précise : « La faute de la science que je qualifie de traditionnelle pour être celle qui nous vient de la pensée d’Aristote, sa faute est d’impliquer que le pensé est à l’image de la pensée, c’est-à-dire que l’être pense. » (E, p. 96). Ce dont il est par conséquent question dans cette section sur le baroque, c’est bien du savoir, mais d’un savoir spécifique, à savoir celui qui ne se sait pas et ne trouve consistance que dans le signifiant. Après avoir pour la première fois établi le tableau complet des formules de la sexuation (au début de la leçon VII, « Une lettre d’amour », p. 73), il s’est attelé (dans la leçon suivante, « Le savoir et la vérité ») à l’élaboration d’une topologie intégrant la contingence, le nécessaire, l’impossible et le possible en tant que catégories logiques dans l’articulation des registres de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel afin d’interroger le savoir comme vérité. Cette « graphisisation » (E, p. 83) indique, rappelant la place inaugurale de Descartes dans cette question, que le savoir que le sujet place dans l’Autre fait retour sous la forme d’un impératif d’à-prendre : « Le sujet résulte de ce qu’il doive être appris, ce savoir, et même mis à prix, c’est-à-dire que c’est son coût qui l’évalue, non pas comme d’échange, mais comme d’usage. Le savoir vaut juste autant qu’il coûte, beau-coût, de ce qu’il faille y mettre de sa peau, de ce qu’il soit difficile, difficile de quoi ? - moins de l’acquérir que d’en jouir. » (E, p. 89) Sitôt délocalisée, cette question de la science nouvelle du corps sur laquelle on opère commande ainsi celle du christianisme. Conquérir le savoir, voilà donc ce qui est ici en jeu dans cet abord coûteux de la jouissance. Le baroque vient, non pas « illustrer » ce savoir, mais bien le faire jouer et jouir à l’occasion d’une « contorsion qui existe précisément, souligne Jean-Paul Gilson, du fait de cette pensée, entre l’être et son activité de penser. » 22 Le baroque, c’est ce qui vient comme une sorte de pointe, d’éclair, percer le christianisme et ouvrir sur la jouissance construite par lui comme abjecte et à laquelle la vérité s’objecte. Dans sa lecture minutieuse du séminaire Encore - laquelle s’inscrit dans un parcours diachronique de l’ensemble du Séminaire conçu comme auto-analyse topologique -, Gilson nous aide à entendre le fonctionnement de cette économie générale et il en identifie trois moments, lesquels 22 Op. cit., p. 64. Il y aurait ici beaucoup à développer sur la coupure majeure (au sens de Koyré), tenant au christianisme justement (Kojève), entre épistémé antique et science moderne. Voir, à ce sujet, Jean-Claude Milner, L’œuvre claire, Paris, Seuil, 1995, ainsi que la lecture qu’en propose Jean-Michel Vappereau dans « Treize et trois », http: / / gaogoa.free.fr/ jeanmichel.vappereau.free.fr/ #ouvrages. La galaxie baroque de Lacan 179 contribueraient chacun à faire entendre que dans la topologie lacanienne, le corps ne se donne, sous sa forme d’organe, que comme forme phallique, le phallus constituant ici un point imaginaire distribuant le désir du côté de la jouissance chez la femme et du côté de l’amour chez l’homme. Le premier moment, qui couvre les quatre premières leçons (« De la jouissance », « À Jakobson », « La fonction de l’écrit » et « L’amour et le signifiant »), intriquées sur le nœud borroméen, pose les « conditions » permettant d’aborder l’Autre jouissance, l’Autre étant figuré par l’autre sexe, lequel se désigne depuis la fonction du phallus, tandis que la jouissance, se trouve envisagée comme hors-utilité plutôt que comme non-utilité. Or, dans la mesure où l’amour est considéré comme « le repoussoir de la jouissance, sa topologie négative » 23 , on voit apparaître, dans cette dimension du plus, de l’excès, le baroque dont la passion pourrait bien constituer la métaphore. Au-delà et en-deçà du régime de l’offre et de la demande, du don et de la dette, de l’actif et du passif, du plaisir et du déplaisir, dans une rythmicité non-dualiste, anéconomique, amour et jouissance de l’Autre, de son corps, forment, souligne Gilson, « deux champs aimantés de l’insistance » 24 , l’un et l’autre « aimantés » donc par le désir via le signifiant, inaugurant ainsi le grand jeu baroque de l’Un et de sa faille compacte, propre à l’humain. Entre jouissance et amour s’inscrit en effet le sexuel, c’est-à-dire le désir pour autant qu’il joue la différance entre l’homme dans son rapport à l’organe phallique et la femme dans son rapport au pas-tout. L’intérêt de la lecture de Gilson vient ici de ce qu’elle démontre que Lacan articule les rapports de l’homme et de la femme en se rapportant à un point phallique en tant qu’objet imaginaire. Il peut alors indiquer qu’il y a l’espace de la jouissance sexuelle ainsi que d’autres espaces, ouverts, « capables de recouvrir celuilà ». Nous abordons là une topologie très particulière, au sens lacanien : « Ce n’est pas simplement un discours traitant du lieu (topos) sur la base de la continuité. C’est un discours qui rend compte de l’articulation du langage (logos, la synchronie que l’on appelle aussi structure) et du lieu (topos, la diachronie que l’on appelle aussi histoire) sur la base du couple différentiel dernier discontinu/ continu. Où le lien entre structure et histoire se trouve par conséquent interrogé de façon éminente. » 25 Cette topologie, c’est donc celle où le corps s’inscrit dans la mondanité du monde autrement que dans la science traditionnelle, c’est-à-dire par le clivage du sujet qui s’exerce de par le langage. 23 Jean-Paul Gilson, op. cit., p. 45. 24 Ibid. 25 Jean-Michel Vappereau, « Treize et trois ». 180 Michel Peterson La seconde partie de la leçon du séminaire porte cette fois, toujours selon Gilson, sur l’Autre jouissance. Celle-ci, figurée par le baroque, est la jouissance de l’autre sexe et du corps auquel il arrime sa symbolisation, ce qui explique qu’elle ne soit pas le signe de l’amour 26 et nous ramène directement au séminaire consacré par Lacan au transfert et à la lecture que propose Lacan du Phèdre. Jouissance interdite aux deux sexes, cette jouissance Autre intervient en-deçà du ratage « en quoi consiste le rapport sexuel ». Il y a là défaut, lequel tracasse tout être humain venant loger une demande à l’adresse d’un âne-à-liste, ne sachant pas d’emblée - il le découvrira bien assez vite - qu’il y va de ce que le réel troue en lui. En fait, ainsi que l’indique Gilson, cette Autre jouissance, c’est celle que Freud a repérée au titre de refoulement primordial ou originaire, ce qui s’accorde au fait qu’il n’y ait pas d’Autre de l’Autre. Or, la jouissance Autre ouvre à l’Autre par une inter-rogation qui passe par la jouissance féminine et son rapport à la Vérité, l’une et l’autre se nouant dans un savoir spécifique tenant à l’usage de la lettre, et met à distance le savoir de la science traditionnelle. La troisième partie identifiée par Gilson dégage ce qu’il appelle la jouissance nodale, jouissance qui s’indique comme inatteignable en ce qu’elle ne surgit pas dans la dimension de l’ontologie puisque l’être, par l’ek-stase qu’elle introduit, rencontre dans lalangue l’opacité de sa pensée. Le nœud de la jouissance fait donc en sorte que l’être ne saurait être transparent et présent à lui-même. Mais est-ce, comme Gilson l’avance, la topologie nodale qui « fait ek-sister ce savoir de l’être qui outrepasse toute possibilité pour l’être de l’appréhender, métalangage inaccessible à l’être si précisément il n’était aussi pris dans l’usage de lalangue ? » 27 Étrangement, Gilson, suivant ici Lacan à la lettre, dans une sorte d’élan qui risque de s’achever dans un « excès spéculatif », fait de la topologie une idéalité constituante de l’être. La non-présence à soi de l’être introduite par lalangue tombe par une élévation idéale dans une présence à soi transcendantale où forme et matière se retrouvent. Pourtant, la topologie n’est-elle pas toujours qu’un supplément, un délai, ne fait-elle pas ek-sister l’être en retardant sa présence, en maintenant la résistance qu’oppose ce dernier à la forme par la force » ? Quelles que soient les variétés différentielles qu’elle se donne pour tâche d’étudier, la topologie, si elle est conçue comme vérité des propriétés de l’inconscient, rayant ainsi ses frayages, court le risque théo-téléologique de suivre la voie d’Icare et de chercher à se hisser à la dignité de la Chose même, replongeant dès lors dans les eaux brûlantes de l’arché-téléologie du signifiant Un comme tel, substrat de la non-dualité. 26 Op. cit., p. 48. 27 Ibid. La galaxie baroque de Lacan 181 Dans ce parcours en trois temps de Lacan, hanté par la supplémentarité, le baroque sera donc venu servir d’étoffe au nouveau savoir généré par le signifiant. Un savoir du sujet surgit dans lalangue de la jouissance en tentant de raturer la trace, mettant par son geste en jeu sa différance dans le langage. Retour et détour du savoir à lire et donnant accès au pouvoir de la jouissance, voilà ce qu’indiquent contre le classicisme les contorsions du baroque, ouvrant la faille de la pensée et de la signifiance, l’innommable de la béance infinie entre la pensée et l’être. Que surgisse là pour Lacan, dans cette opération d’inscription du sujet, quelque chose de la vérité n’est pas fait pour surprendre puisque le baroque constitue un moment-charnière du christianisme en ce qu’il exhibe une orgie de corps tout en conservant hors-scène la copulation. 28 Mettant à contribution un épinglage emprunté à l’art, une esthétique monumentale qui le conduit d’Ignace de Loyola au rococo 29 , Lacan indique que le christianisme a rejeté dans l’abjection tout ce que Rome avait élu de la jouissance, ce qui l’amène à se pencher sur ce qui dans l’historiole du Christ appelle la dimension du salut de Dieu : « Il faut reconnaître que, pour celui qui s’est chargé de cette entreprise, le Christ nommément, il y a mis le prix, c’est le moins qu’on puisse dire. Le résultat, on doit bien s’étonner qu’il paraisse satisfaire. Que Dieu soit trois indissolublement est tout de même de nature à nous faire préjuger que le compte un-deux-trois lui préexiste. De deux choses l’une - ou il ne prend compte que de l’après-coup de la révélation christique, et c’est son être qui en prend un coup - ou si le trois lui est antérieur, c’est son unité qui écope. » (E, p. 98) Or, cette sotériologie exposant le meurtre du fils et le salut du Père - Freud et Christ se rejoignant ici dans leur petite mimesis respective -, voilà, selon Lacan, ce qui constitue l’essence même du christianisme et d’une pensée du corps dont l’âme serait l’identité supposée, c’est-à-dire d’une pensée qui dit, de l’écart entre la jouissance attendue et la jouissance reçue : ce n’est pas ça, donc ça jouit. Ça manque de ça : adequatio rei et intellectus. Ainsi, le christianisme ne chercherait pas à satisfaire la pensée de l’être, mais plutôt à effectuer la pulsion orale à travers la communion, installant au cœur même du cannibalisme le trou de l’Autre : « Ceci est mon trou, allez et baisez en paix. » D’où, dans l’art baroque, une orgie de formes, une religieuse obscénité qui « fonde la vérité, et avec elle le pacte qui supplée à l’inexistence du rapport sexuel, en tant qu’il serait pensé » (E, p. 103). Avec le baroque et la fable chrétienne, Lacan nous aura mis sur la piste d’une science ruisselante de ne rien savoir du tout, d’une science nouvelle de la jouissance. 28 Ce dont, étrangement, ne tient pas compte Paul C. Vitz dans son stimulant Sigmund Freud’s Christian Unconscious, New York/ London, Guilford Press, 1988. 29 Comme l’a montré Élisabeth Roudinesco dans Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993. 182 Michel Peterson C’est avec cet éclairage que nous pourrons mieux entendre à quel point le travail de Jean Rousset, aussi riche soit-il, en vient à forclore la jouissance du parlêtre. Lisons l’ouverture de Forme et signification : « Ce livre a-t-il besoin d’une longue justification ? Rien de plus normal, semble-t-il, que son propos : saisir des significations à travers des formes, dégager des ordonnances et des présentations révélatrices, déceler dans les textures littéraires ces nœuds, ces figures, des reliefs inédits qui signalent l’opération simultanée d’une expérience vécue et d’une mise en œuvre. Il y a longtemps qu’on s’en doute : l’art réside dans cette solidarité d’un univers mental et d’une construction sensible, d’une vision et d’une forme. » 30 Bien sûr, Rousset n’est pas si naïf et signale immédiatement que la notion de forme pose problème, intuitionnant pour ainsi dire que la nodalité des textes est plus complexe qu’elle ne le laisse paraître. La forme ne saurait en effet être envisagée que de l’extérieur et doit être entendue dans le réseau des forces et des obsessions qui parlent l’artiste. Mais alors, quel est le sol de cette réflexion ? Derrida nous aidera maintenant à avancer sur ce terrain. Procédant à une déconstruction du baroque conçu comme géométrisme autoréflexif, Derrida s’est employé - luttant contre le concept de la science déterminé comme logique dans le philosophique - à rompre avec la topographie proposée par Rousset, topographie (reconnue chez Corneille, Marivaux, Proust et Claudel) tenant en fait à la topique aristotélicienne, à une théorie des lieux du langage refoulant la force et l’intensité de l’histoire et de la structure. On connaît la thèse soutenue par Derrida dans « Force et signification », ce texte aux accents parfois résolument blanchotiens qu’il consacre à Rousset et qui ouvre, en place stratégique, L’écriture et la différence. Cette thèse, c’est celle selon laquelle Rousset élabore une théorie de l’esthétique baroque qui traduit une métaphysique réduisant toute scorie à la dimension de l’accident, refoulant en quelque sorte la force du lapsus, réduisant au silence de la forme l’énergie et la pensée de la force. C’est à dessein que Derrida indique jusqu’en quels replis le structuralisme fut d’abord et avant tout une « aventure du regard ». Lorsqu’on accepte d’aborder l’un des plus obscurs objets du désir qui soit : la littérature, nous sommes tenus de marcher sur ce chemin qui nous sépare dès le départ de la vision, dans une césure absolue, déployant en son sein l’angoisse de l’incommensurable. Nous n’aurons pas le temps d’en produire ici la lecture, mais il faudrait montrer combien le fonctionnement même de L’Écriture et la différence, avec tous les replis et les nouages que cet ouvrage partage avec La voix et le phénomène et De la grammatologie (sans compter l’importante introduction à L’Origine de la géométrie), combien ce fonctionnement joue d’audace en travaillant d’entrée 30 Forme et signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1962, p. 10. La galaxie baroque de Lacan 183 de jeu la question du baroque telle que posée par Rousset sur le fond d’un exergue tiré de la préface à Un coup de dés (« le tout sans nouveauté qu’un espacement de la lecture ») d’une part et, d’autre part, dans l’anticipation de l’extraordinaire essai offert à l’écrivain libanais Gabriel Bounoure et venant clôturer le livre pour l’ouvrir à la question de la consécration du retour au Livre chez Edmond Jabès. « Leurre de l’Origine, de la fin, de la ligne, de la boucle, du volume, du centre », est-il écrit dans cet essai intitulé « Ellipse » 31 mettant en écho les excès tropologiques du baroque et l’ellipse, le blanc, la figure du trou et le trou de la figure, voire le trou du réel, le semblant des spirales et des vrilles. Revenons à Rousset qui, en leibnizien vaillant, en ultra-structuraliste, n’admet pas de trou dans la totalité, aucun ratage, aucun rêve finalement. Les lignes, boucles et vrilles se répondent et se croisent en un même mouvement téléologique. Tout est Un chez les auteurs qu’il fréquente, du moins les donne-t-il à lire ainsi, sa croyance en la représentation mathématico-spatiale s’adossant à la métaphysique dans ses enjeux les plus décisifs, ainsi que Derrida les a dégagés dans son « exergue » à De la grammatologie autour de sa mise en question du phallologocentrisme. Il y a là, dans le privilège accordé par Rousset aux modèles génétique et morphologique, parfois cinétique, la violence d’un temps constituant le fond des figures (lignes, courbes, spirales, vrilles) s’y formant. Contrairement à la topologie lacanienne, qui n’évite pas toujours les dangers de la téléologie, Rousset reste englué dans la mécanique classique et ne passe jamais à une énergétique pulsionnelle. Bref, tout se passe comme si Rousset oubliait Freud, se rendant ainsi aveugle à la jouissance et à l’amour du baroque, à ce qui ne ressortit pas à l’entéléchie et à la photologie, ainsi que le laisse croire la belle et problématique analyse proposée dans son essai consacré à Polyeucte. Il eût fallu que Rousset s’enquière de l’Esquisse de Freud pour déplacer la scène de l’écriture baroque de la topographie à la topologie 32 . Il eût fallu qu’il laisse croître l’espacement de ce que Derrida appelle « l’entre-deux du rêve » et « l’entre-deux de la veille », l’espacement de la différance entre la spatialisation et la temporalité, l’espacement produit par les frayages de l’appareil psychique qui ne peuvent pas ne pas affecter la structure du baroque, qui les déterminent même. Rousset aurait ainsi été en mesure d’apercevoir son kantisme en partie insu sur deux aspects particuliers, quoiqu’essentiels, de sa dramaturgie : la place et la fonction de l’imagination dans l’œuvre littéraire d’une part, « l’origine énigmatique de l’œuvre comme structure et unité indivisibles » (c’est la 31 L’Écriture et la différence, p. 430. 32 Dans un ouvrage en préparation, je soutiens l’hypothèse que le travail de Derrida, nommément la déconstruction, n’est pensable que depuis Freud, que comme un retour critique à Freud. 184 Michel Peterson question du schématisme sans concept) d’autre part. Son projet de « réfléchir le concept opératoire et concept thématique » 33 en eût été éclairé d’une lumière moins strictement apollinienne. Derrida pose évidemment sa thèse tout contre la phénoménologie et, plus généralement, tout contre « l’époque » de Husserl à Platon, tout contre ce qui affecte la pensée de l’écriture en général, à savoir que l’intensité et la force exigent la pulsion, le ratage, le lapsus, le rêve, la défiscience, la décomposition, toutes modalités de la dissémination qui ne se fondent pas dans une opposition lumière-obscurité, homme-femme, Apollon-Dionysos, plaisir-déplaisir, vie-mort, etc… (la liste pourrait être infinie…) : « Si cette ‹dialectique› de la force et de la faiblesse est la finitude de la pensée ellemême dans son rapport à l’être, elle ne peut se dire dans le langage de la forme, par ombre et lumière. Car la force n’est pas l’obscurité, elle n’est pas cachée sous une forme dont elle serait la substance, la matière ou la crypte. La force ne se pense pas à partir du couple d’opposition, c’est-à-dire de la complicité entre la phénoménologie et l’occultisme. Ni, à l’intérieur de la phénoménologie, comme le fait opposé au sens. » 34 C’est ici, dès les premiers moments de l’œuvre de Derrida, la stratégie même de la déconstruction qui s’esquisse à l’occasion du baroque, stratégie mettant de l’avant la force sans l’opposer à la forme : « De ce langage, il faut donc tenter de s’affranchir. Non pas tenter de s’en affranchir, car c’est impossible sans oublier notre histoire. Mais en rêver. Non pas de s’en affranchir, ce qui n’aurait aucun sens et nous priverait de la lumière du sens. Mais de lui résister le plus loin possible. » 35 Le baroque est cette résistance dans sa différance, la différance de la résistance. Suivons quelques instants encore Derrida et allons plus loin, à l’occasion de sa lecture de Rousset : la différence (le a qui affectera visuellement la différence n’a pas encore entièrement troublé le mot, différance) « ne s’efface pas dans l’histoire car elle n’est pas dans l’histoire. Elle est aussi, en un sens insolite, une structure originaire : l’ouverture de l’histoire, l’historicité elle-même. La différence n’appartient simplement ni à l’histoire ni à la structure. » 36 Rapportons cette proposition à la thèse au sujet de la culture avancée par José Antonio Maravall. Dans la mesure où tous les champs d’une culture « coïncident comme facteurs d’une situation historique et ont sur elle des répercussions », 37 ils ne deviennent ce qu’ils sont que par un jeu de combinaisons et d’actions réciproques des uns sur les autres. Pour Maravall, la question n’est pas tant de savoir si nous pouvons observer des 33 « Force et signification », pp. 16-17. 34 Ibid., p. 46. 35 Ibid. 36 Ibid., p. 47. 37 José Antonio Maravall, Culture of the Baroque. Analysis of a Historical Culture, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986, p. 6. La galaxie baroque de Lacan 185 similitudes entre, par exemple, la peinture baroque, l’économie baroque ou l’art baroque de la guerre, que de partir du fait que s’étant développé dans une même situation, comme résultats de conditions semblables résultant des mêmes nécessités vitales, chacun des facteurs constituant « le » baroque se trouve altéré par son époque. Autrement dit, contrairement à la réduction cavalière du baroque opérée pour des motifs profondément idéologiques par Lacan, il conviendrait de réfléchir, si l’on voulait vraiment comprendre les diffractions du christianisme comme « exhibition du corps évoquant la jouissance » (E, p. 102), à leurs combinaisons avec - pour reprendre les éléments dégagés par Maravall - les guerres économiques (impliquant les transformations de la monnaie, l’insécurité du crédit, etc.), la concentration des terres, l’appauvrissement des masses et l’instabilité de la vie sociale, tous facteurs qui concourraient à un climat de répression « sous-tendant la gesticulation dramatique de l’être humain baroque et nous permettent l’usage d’un tel terme. » 38 C’est pourquoi il me semble que l’intervention de Lacan gagnerait à être située non pas simplement dans l’histoire lacanienne, mais dans la perspective extrinsèque de la transversalité et des plis de l’historicité. Nous pourrions ainsi lire avec un peu plus de rigueur qu’il n’est coutume des propos comme ceux d’Élisabeth Roudinesco qui, commentant la deuxième version de la conférence sur le stade du miroir, de 1949, écrit que Lacan nous invite « à une vision proprement tragique de l’homme, issue à la fois d’une esthétique baroque, des commentaires de Theodor Adorno et Max Horkheimer sur Auschwitz et d’une conception heideggerienne du temps. » 39 Il y a dans cette synthèse archivistique un vaste programme qui demeure à réaliser et qui nous ferait remonter à la révolution copernicienne. Entendre les résonances des mythes de Protée et de Circé chez Lacan (mythes superbement commentés par Rousset 40 ), ses échos dans la formulation de l’imaginaire (avec tous les motifs décoratifs de l’illusion, de la mobilité, de la métamorphose, de la mise en abyme, etc.), oblige, si l’on ne veut pas tomber dans l’illusion comique de la démesure du héros, à déployer avec Derrida une pensée du théâtre baroque qui prenne en compte la force pure et s’éloigne ainsi d’une perspective strictement hégélienne, photologique, au sens où celle-ci, au lieu de donner « la force comme l’autre du langage sans lequel celui-ci ne serait pas ce qu’il est, s’en tient à une faiblesse de pensée, incapable de rencontrer son origine. » 41 Il y a là, au cœur de cette interrogation critique, la contestation de la métaphore en général comme passage d’un signifié à un 38 Ibid. 39 « Le stade du miroir, concept et archive », dans Lacan, sous la direction de Jean- Michel Rabaté, Paris, Bayard, 2005, pp. 53-54. 40 Dans Circé et le paon. La littérature de l’âge baroque en France, Paris, José Corti, 1953, p. 22. 41 « Force et signification », p. 45. 186 Michel Peterson autre et l’ouverture à cette région de l’être où se rejoignent Lacan et Derrida autour de l’économie de la jouissance du sujet. Bref, la question de la force engage le Séminaire et les Écrits dans leur ensemble en les inscrivant dans la civilisation dans laquelle nous sommes encore et qui n’en finit plus de basculer en laissant surgir l’inquiétude majeure ouverte par le baroque et répercutée par le style de l’énonciation lacanienne. Lacan et Derrida se déplacent donc chacun sur leur bord dans une topologie de « la force en son dedans », pour parler comme le second 42 , la force offrant davantage que la forme : la musculature elle-même, l’organicité extensive du parlêtre. Allons plus loin : je propose de placer ici, dans cette sorte de double séance, de double scription, de double interprétation 43 , ces deux passeurs du parlêtre que furent Lacan et Derrida sur une bande de Mœbius afin de faire jouer leur différance dans une topologie modifiant la logique canonique classique et interrogeant de ce fait « la semblance de la phase phallique, de la vérité et de l’identité même du sujet », semblance procédant du renvoi de signifiant à signifiant et dévoilant l’équivocité pour Derrida et le trait unaire pour Lacan sans rester prisonnier du lien strict entre la géométrie et la mesure. La prise en considération du baroque chez l’un et l’autre permettrait ainsi de déplacer le foyer de l’étrange contentieux les ayant opposés. Au lieu de nous en tenir à la discussion au sujet de « La lettre volée », de Poe 44 , il m’apparaît en effet plus fécond de repartir de la question du baroque - et donc, de l’amour, de l’amour de transfert - 42 « Force et signification », p. 11. Faute de temps, je ne peux ici m’étendre sur le « concept » de force avec ce qu’il engage de la puissance physique, de l’intensité, de l’énergie, de ce qui fait l’essence de la matière, du principe des principes, de la capacité intellectuelle et morale, des moyens de production, voire de la contrainte de la volonté qui lui résiste. 43 Il faudrait ici - mais c’est l’objet d’un travail en cours beaucoup plus approfondi - reprendre dans l’analyse du séminaire Encore par Jean-Paul Gilson tout le motif de la doublure et du redoublement tel qu’il le dégage des avancées de Lacan en ignorant entièrement le travail de Derrida sur cette question. Parlant de la distinction entre amour et jouissance, Gilson écrit par exemple : « Nous aurions donc deux champs différents dont il faut nous demander s’ils ont - topologiquement parlant - un certain lien l’un avec l’autre, doublement même puisque cet étrange impératif à la jouissance se double - ici dans l’amour - d’une demande interminable, raison de cet ‹encore› que Lacan vient inscrire au titre de son séminaire. » 44 Je rappelle que c’est dans La carte postale (Paris, Flammarion, 1980, pp. 439-524) - dans le texte intitulé « Le facteur de la vérité », originalement publié dans Poétique, no. 21, 1975 - que Derrida s’oppose à la perspective « atomystique » de Lacan concernant la lettre (position de Lacan dans le séminaire qui ouvre les Écrits et dans le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, leçon 16), soutenant qu’une lettre se divise et perd de cette force toute assurance de destination. La galaxie baroque de Lacan 187 si l’on veut s’atteler à la tâche, à mes yeux essentielle, d’entendre leurs écritures respectives du nœud et de la lettre pour penser la psychanalyse et la philosophie à venir - c’est-à-dire une démocratie sans alibi. Pour le moment, à ma connaissance, chez les lacaniens 45 , seul Jacques-Alain Miller, dans sa notice au séminaire de Lacan sur Joyce, a abordé, et encore très timidement, ce « débat », rejetant d’ailleurs le fardeau de la preuve sur ceux qu’il considère comme « les praticiens de la déconstruction ». Les soi-disant « déconstructionnistes » peuvent bien continuer de lire Lacan, les « lacaniens » n’ont pas de temps à perdre à lire l’un des philosophes majeurs du XX e siècle, à plus forte raison s’il a lu Lacan très tôt et réservé une attention toute particulière à Freud. Cela dit, je m’en voudrais si le chemin de traverse que j’ai commencé à emprunter ici nous conduisait à oublier une autre destination du baroque lacanien, ne précipitant alors qu’un déplacement cryptique. Si l’on peut et l’on doit entendre dans la question historique du baroque celle de la jouissance telle que la pense Lacan dans la clôture de la métaphysique, si l’on peut et l’on doit avec Derrida continuer à interroger radicalement cette epochê phallogocentrique afin d’en méditer les effets dans le champ de la psychanalyse et dans le champ plus large des sciences humaines, on doit garder en mémoire pour ce qu’elle inquiète de la pensée la rhétorique parfois absconse de l’auteur d’Encore. Cette fois encore, une extrême prudence s’avère de mise. S’il arriva à Lacan de se complaire dans un certain ésotérisme en pratiquant une illisibilité souvent relayée avec arrogance par plus d’un thuriféraire re-produisant avec dévotion la marginalisation de la pensée du dieu intouchable et assoyant du même coup un supposé savoir inaccessible au vulgaire, il proposa dans ses meilleurs moments une œuvre ouverte, scriptible, opérant la sonorisation des formations de l’inconscient, y compris dans sa traduction, en 1956, de « Logos », de Heidegger, que Jean Bollack commenta en ces termes : « Lacan fait preuve de liberté et de souveraineté dans sa manière de traduire. Il tire le texte vers la science, vers l’art et vers le langage, en privilégiant l’ouïe sur le dire. Il ajoute au texte quelque chose de mallarméen. » 46 En d’autres termes, l’écoute de la force sonore, 45 Je dis « chez les lacaniens » parce qu’il n’est pas possible de passer sous silence - comme le fait Miller - l’important livre de René Major, Lacan avec Derrida, Paris, Flammarion, 2001, coll. « Champs », de même que celui de Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, Le titre de la lettre, Paris, Galilée, 1973. Miller ne tient pas non plus compte dans sa notice (Le séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, pp. 232-236) de l’excellent collectif édité par John P. Muller et William J. Richardson, The Purloined Poe. Lacan, Derrida, and Psychoanalytic Reading, Baltimore and London, Johns Hopkins University Press, 1988. 46 Propos rapporté par Élisabeth Roudinesco et cité par Dominique Janicaud, Heidegger en France, tome 1, Paris, Albin Michel/ Hachette, coll. « Pluriel », 2001, p. 221. 188 Michel Peterson voire de la violence « translatente » de Lacan, contribue inévitablement à éviter l’exclusion induite par le terme de structure quand le somnambulisme nous gagne. Ou pire… quand nous serions tout au bord de soumettre la jouissance à une ultra-topologie et le baroque à un complexe de concepts morpho-logiques ou stylistiques qui s’ignorent et pourraient être répétés dans une lecture paresseuse de la culture. Heureusement, la galaxie de lalangue baroque lacanienne, tendue dans la syntaxe différantielle entre l’obscurité et la lumière, entre Apollon et Dionysos, entre Góngora et Mallarmé et Joyce, se donne à entendre dans une scopie auditive. Haroldo de Campos aura montré, dans son vaste chantier de transcréation de la tradition de la rupture à laquelle participe Lacan, que lalangue se voit sous-tendue par la fonction poétique de « l’idiomaternel ». C’est pourquoi je terminerai au rythme de la transcréation qui aura en sourdine guidé ma ponctuation et mes associations au sujet du baroque avec Lacan et Derrida. Commentant la glose herméneutique ou le « pacte d’alliance » de l’afreudisiaque litturateur avec Buffon, Haroldo de Campos microtonalise la langue : « Cet idiomaternel […] est ‹lalangue dire maternelle›, ce n’est pas pour rien - le souligne Lacan - écrite en un seul mot, puisqu’elle désigne ‹l’occupation de l’affaire de chacun de nous›, dans la mesure même où l’inconscient ‹est fait de lalangue›. Alors, je préfère LALINGUA, avec le LA préfixé, ce LA que nous utilisons habituellement pour mettre en valeur la référence à une grande actrice, à une ‹diva› (La Garbo, la Duncan, la Monroe). Lalie, lalation, dérivés du grec laléo, ont les acceptions de ‹parole›, ‹loquacité›, et aussi, par le latin lalare, verbe onomatopéïque, ‹chanter pour endormir les enfants› (Ernout/ Meillet) ; glossolalie veut dire : ‹don surnaturel de parler des langues inconnues› (Aurélio). Toute l’aire sémantique que cette agglutination convoque (et qui se trouve dans le français lalangue […]) correspond aux propos de frappe lacanienne, servant la juxtaposition emphatique pour insister sur ceci que, si ‹le langage est fait de lalangue›, s’il s’agit d’‹élucubration de savoir sur lalangue›, ‹l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue›, étant sûr que ce ‹savoir-faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont nous pouvons rendre compte à titre de langage›. Le ‹idiomaternel› - LALANGUE nous ‹affecte› avec des ‹effets› qui sont des ‹affects› résume Lacan, montrant qu’il sait jouer avec habileté le jeu qu’il annonce. » 47 N’est-ce pas là, dans l’ouï-dire de cet idiomaternel obscène, que s’inaugure le savoir baroque de la jouissance ? 47 Op. cit., pp. 144-145. Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) La Marge d’André Pieyre de Mandiargues : une poétique néobaroque Annika Krüger Esprit baroque sous-estimé ou écrivain surréaliste déconcertant lecteurs et critiques par son goût évident pour l’érotisme 1 , la transgression et un certain hermétisme ? Les opinions sur André Pieyre de Mandiargues diffèrent considérablement 2 , et transmettent une image assez floue et ambiguë de cet auteur qui, après sa mort en 1991, a laissé à la postérité une œuvre révélatrice d’une poétique extrêmement personnelle. Par sa volonté de choquer et d’incommoder 3 , celle-ci cadre parfaitement avec le programme artistique et idéologique associé à l’avant-garde moderne du XX e siècle, tout en témoignant d’une surprenante universalité ‹classique› qui se manifeste à travers la fidélité à (et l’apparente innutrition de) certaines traditions littéraires, notamment l’esthétique baroque. Ce qui nous aidera à peser le potentiel baroque de l’écriture mandiarguienne dans La Marge, récit auquel fut décerné le Prix Goncourt en 1967, sera la prémisse formulée par Henriette Levillain : « Écartons enfin […] la distinction thématique : l’amour ou la femme, la mort, 1 Dans « Un puissant moteur de la littérature », André Pieyre de Mandiargues (dont nous abrégerons le nom, par la suite, par les initiales d’APM) écrit que « […] l’érotisme appartient à notre temps comme l’outrance baroque tenait à celui de la Contre-Réforme […] ». André Pieyre de Mandiargues, Troisième Belvédère, Paris, Gallimard (nrf), 1971, pp. 321-324, ici pp. 323-324. 2 APM « […] joue constamment sur deux registres, la grande tradition de la prose classique en quoi s’unissent mesure et souveraineté, le maniérisme italien, baroque ou précieux qui a sa source dans l’école lyonnaise du XVI e siècle […] » (Alain Clerval, « André Pieyre de Mandiargues : Un érotique baroque », dans La Nouvelle Revue Française, n° 224 août 1971, pp. 77-81, ici p. 77). Notre auteur luimême relate les réactions critiques à ses pemiers écrits, « […] dont presque toute la critique dénonça ‹l’écriture tarabiscotée› ». André Pieyre de Mandiargues, Un Saturne gai. Entretiens avec Yvonne Caroutch, Paris, Gallimard (nrf), 1982, p. 119. 3 Voir la Préface à André Pieyre de Mandiargues, Porte dévergondée, Paris, Gallimard (L’Imaginaire), 1997 (1965), pp. 11-15, ici p. 13 : APM prétend vouloir « […] choquer le spectateur ou l’auditeur. Dans ses convictions, dans ses sentiments les plus honorables, dans sa bien-aimée culture, dans sa pudeur, dans son goût, celui-là est choqué. Du côté du récitant, qui pose un peu, dans le décor luxueux et funèbre, le vœu d’insolence et le désir d’incommoder, c’est évident, touchent à l’enfantillage. » 190 Annika Krüger ou la nature ne sont ni spécifiquement baroques ou maniéristes. Par contre, il y a une manière baroque ou maniériste de traiter le thème […] » 4 . Cette mise en avant de la nature essentiellement esthétique du style baroque se base sur la théorie orsienne 5 d’un baroque transhistorique et intemporel qui s’est libéré de toute assise socio-historique et qui s’oppose, par conséquent, aux théories favorisant un baroque historique, inséparablement lié à l’époque de la Contre-Réforme et à ses retentissements idéologiques et religieux. Dans La Marge en tant que roman qui se sert de techniques chères au Nouveau Roman et à la veine surréaliste, nous envisageons de dégager une poétique précise qui relève de deux qualités cruciales : premièrement, la mise en relief du caractère visuel de l’écriture (dont font preuve l’enchaînement des métaphores et les jeux d’échos effectués à la surface ‹textuelle›), et deuxièmement, le potentiel autoréférentiel qui, selon Borges, constitue l’un des critères capitaux du style baroque en tant que tel : le dévoilement de ses propres mécanismes de production 6 visant à signaler la matérialité de l’œuvre d’art et son fonctionnement. Martin Jay définit le baroque comme mode de la perception visuelle : « […] the baroque ocular regime as the uncanny double of what we might call the dominant scientific or ‹rationalized› visual order […] » 7 , une approche justifiant le choix, chez Rousset, de critères du baroque 8 qui tous font appel, soit au regard, soit à l’imagination : des formes évanescentes, donc des courbes et spirales qui renvoient aux principes de l’instabilité et de la mobilité ; la métamorphose, la prédominance du décor. Transférés au roman à analyser, les deux premiers traits sont déplacés sur le plan thématique - la bulle 9 4 Henriette Levillain, Qu’est-ce que le baroque ? , Paris, Klincksieck (Études), 2003, p. 131. 5 Cf. Eugenio d’Ors, Lo Barroco, Madrid, Editorial Tecnos (collección Metropolis), 1993 (1933). 6 « Yo diría que barroco es aquel estilo que deliberadamente agota (o quiere agotar) sus posibilidades y que linda con su propia caricatura […], que es barroca la etapa final de todo arte, cuando éste exhibe y dilapida sus medios », Jorge Luis Borges, « Historia universal de la infamia » (prologue à l’édition de 1954) dans Prosa completa. Vol. 1, Barcelone, Bruguera (Narradores de Hoy), 1980, pp. 243-244, ici p. 243. 7 Martin Jay, Downcast Eyes. The Denigration of Vision in Twentieth-Century French Thought, Berkeley/ Los Angeles/ Londres, University of California Press, 1993, p. 45. 8 Voir Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, Librairie José Corti, 1954, pp. 181-183, pour un résumé de ces critères. 9 Métaphore primordiale qui renvoie au titre du roman, dans le sens où c’est la construction imaginaire de cet espace protecteur par laquelle Sigismond est séparé de la réalité ‹objective›, pour réjouir d’une existence provisoire et sursitaire - ‹en marge› de toute mesure conventionnelle. La paroi de la bulle manipule le point de vue du héros, tout en permettant à ce dernier de retarder la prise de conscience intégrale du suicide de sa femme qu’on lui avait communiqué dans une lettre. La Marge d’André Pieyre de Mandiargues : une poétique néobaroque 191 représentant l’instabilité de l’existence en marge que choisit Sigismond pour s’abuser lui-même ; la mobilité du protagoniste, à l’intérieur du labyrinthe urbain, figure comme moteur qui, incité par le retour du refoulé, se joint aux pulsions sexuelles et amorce la quête errante dirigeant Sigismond à travers la ville de Barcelone. Les catégories de la métamorphose et du décor, en revanche, doivent être considérées comme principes esthétiques dont la portée agit sur la composition et sur l’arrangement poétique du texte : les manifestations multiples des métaphores structurant le récit, la bulle/ l’œuf et la tour phallique, défilent, au niveau du texte, comme métaphores prolongées et métamorphosées, faisant partie des paradigmes des formes géométriques correspondantes. Quant au décor (l’arrangement du ‹matériau›), c’est-à-dire des mots composant le texte, ceux-ci sont d’abord présents comme matière physique décorative, à laquelle est apparemment soumise la fonction symbolique 10 . Mais à y regarder de plus près, l’on a affaire à une prolifération et à des répétitions systématiques, suivant une symbolique préconçue créant l’impression d’un miroitement à l’intérieur du texte, obtenu par une réécriture interne préméditée. L’hypothèse d’une poétique baroquisante apparaît d’autant plus recevable que d’un point de vue topologique, APM joue sur des motifs ressortissant de l’imaginaire baroque (comme le theatrum mundi, l’engaño, le spectacle de la mort), tout en les harmonisant avec l’exigence surréaliste d’une réévaluation du rêve et de l’inconscient. Dès lors, le choix du nom de Sigismond semble confirmer l’idée qu’APM opère une réécriture surréaliste d’une comedia de Calderón, La vida es sueño, pièce qui - au service de la Contre-Réforme - dénonce l’illusion d’une manière didactique en conduisant Segismundo à la prise de conscience du statut irréel de la réalité perçue et vécue. Tandis que ce héros baroque fait des expériences désabusantes au sein d’un espace transitoire, à savoir la sphère onirique prétendue, son homonyme moderne, campé par APM, se met en scène dans une bulle imaginaire symbolisant une sorte d’auto-engaño pour s’isoler temporairement de la réalité inéluctable, et pour ce faisant remettre en valeur l’illusion et l’imagination créatrice. Pour venir à bout de l’examen des qualités visuelles et autoréflexives s’épanouissant dans la poétique sous-jacente à La Marge, nous allons, dans un premier temps, rapprocher baroque et surréalisme sous les angles épistémologique et poétique afin de caractériser le surréalisme comme une des dérivations possibles du mouvement baroque transhistorique. Dans un deuxième temps, nous allons voir dans quelle mesure surréalisme et baroque historique portent des exigences quasiment identiques aux qualités de l’image poétique, plus précisément la métaphore hardie ou insolite qui, grâce à une association 10 Voir Rousset, p. 182 : « La domination du décor c’est-à-dire la soumission de la fonction au décor […] ». 192 Annika Krüger ingénieuse ou un processus ‹alchimique›, réconcilie deux éléments apparemment les plus éloignés ou même opposés - procédé qui, dans notre roman, est réalisé dans plusieurs sens. Dans un dernier temps, il s’agira de retracer des allusions à la matérialité du texte, composé d’éléments récurrents et de prime abord redondants, dont l’arrangement conscient satisfait le sens visuel du lecteur, tout en soulignant l’‹artificialité› autoréférentiel du texte. Le surréalisme - manifestation du baroque transhistorique Si APM fait partie d’un mouvement littéraire, si jamais il a adhéré à un groupe littéraire plus qu’à la périphérie, c’est probablement le surréalisme : « [E]t le goût ou le plaisir que j’ai souvent à choquer […] fait partie de ce que je nomme ma fidélité à Breton » 11 . APM sait juger le mouvement surréaliste, en rétrospective, en fonction de l’appartenance du surréalisme à un rythme historique qui s’harmoniserait facilement avec l’idée d’un baroque transhistorique. Lors de la contextualisation qu’entreprend APM pour mesurer la portée sprirituelle du surréalisme conformément à la constellation astrologique 12 accompagnant cette ère, on a l’impression qu’APM se réfère à l’âge baroque historique sous le signe du Saturne 13 . Après avoir dépeint le surréalisme comme « […] phénomène spirituel le plus important de ces premiers trois quarts de siècle […], caractéristique de l’ère astrologique du Verseau […] » 14 , il nous dresse le portrait suivant de l’âge moderne : […] cette ère est instable et catastrophique dans un bon comme dans un mauvais sens ; le mouvement et la violence lui sont aussi propres que les apaisements subits après les renversements de situation ; les éclatements brusques de l’amour et de l’amitié, les divorces et les ruptures, lui sont ordinaires comme tous les accidents, […] comme les prises et les pertes de pouvoir […] 15 . 11 APM dans André Pieyre de Mandiargues, Le Désordre de la mémoire. Entretiens avec Francine Mallet, Paris, Gallimard (nrf), 1975, p. 110. 12 Le recours à l’astrologie influence considérablement la pensée d’APM. D’où les allusions, dans La Marge, à la prédestination symbolique de Sigismond à cause des présages stellaires - référence peut-être au rôle décisif incombant à l’interprétation des astres dans La Vida es sueño, par laquelle Basilo déclenche le développement tragique. 13 Les époques saturniennes sont connotées de la mélancolie, comme périodes « […] de déclin de l’aura, qui décontextualisent le sens établi […] », Christine Buci-Glucksmann, « Baroque et complexité : une esthétique du virtuel », dans Walter Moser/ Nicolas Goyer (éds.), Résurgences baroques. Les trajectoires d’un processus transculturel, Bruxelles, La Lettre Volée, 2001, pp. 45-53, ici p. 49. 14 Mandiargues (1975), p. 116. 15 Ibid., pp. 116-117. La Marge d’André Pieyre de Mandiargues : une poétique néobaroque 193 On assiste ici à une définition qui fait écho à la conception baroque d’un monde dont l’ordre est susceptible de basculer à chaque instant. Sigismond, héros moderne de La Marge, reflète bien, à un certain degré, les désirs et angoisses par lesquels se distingue aussi l’homme baroque : l’individu errant, à la recherche d’une harmonie identitaire et d’un équilibre métaphysique. C’est la validité des instances dispensatrices de cette sécurité métaphysique, qui s’avère être en état de crise, au vu des circonstances chaotiques affectant la réalité politico-sociale, si différentes qu’en soient les causes et les conséquences en 1967, année de la publication de La Marge, et en 1635, quand Calderón écrit La Vida es sueño. La référence intertextuelle implicite à Calderón semble très probable, que ce soit, comme vient l’insinuer Alexandre Castant 16 , à travers le topos du theatrum mundi et le nom du héros qui serait l’acteur exposé à des épreuves encourues dans l’univers du récit représentant une sorte de scène, ou que (hypothèse que nous nous proposons de faire valoir) les deux textes s’apparentent, au premier chef, par la problématisation de certains thèmes - comme la question du libre arbitre, de l’illusion des sens, de l’illusivité de la réalité vécue, de la prédestination ou des pulsions subconscientes - qui relèvent tous de la remise en question des mécanismes, des capacités et des limites de la perception visuelle et de l’imagination créatrice de l’esprit humain. Dans La Marge, qui par rapport à l’hypotexte supposé opère d’abord une transposition impliquant un changement de genre, une sorte de « prosification » (selon la terminologie proposée par Genette 17 ), se fait jour un certain discours sur le théâtre, tant grâce aux métaphores provenant du vocabulaire théâtral que par la double fonction du personnage de Sigismond qui agit tour à tour comme spectateur et comme figure dramatique sur une ‹scène illuminée› 18 . L’insistance sur son comportement tragi-comique renforce l’idée que Sigismond joue un rôle qu’il a conçu lui-même pour maintenir l’auto-engaño : « Sans qu’il l’ait fait exprès, il a mimé une petite scène dont son épouse est coutumière, […] devant le miroir de la table à coiffer rococo 16 Voir Alexandre Castant, Esthétique de l’image, fictions d’André Pieyre de Mandiargues, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 88. Castant n’approfondira pas cette idée, ni parle-t-il explicitement d’une relation d’hypertextualité. 17 Voir Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 2003 (1982), pp. 303 sqq. 18 On a l’impression que certains moments clef de l’histoire sont mis en avant par des effets de feux de la rampe, telle, par exemple, l’ouverture définitive de la lettre fatale, action consciemment reportée provisoirement par Sigismond, mais toutefois inévitable à long terme : « le [feuillet] voilà déplié, ensuite, sur la table et sous la lumière forte », André Pieyre de Mandiargues, La Marge, Paris, Gallimard (nrf), 1967, p. 236. 194 Annika Krüger […] » 19 . Rentrant à l’hôtel à la fin d’un de ses parcours lunaires, Sigismond « […] sort de scène (mais il est toujours dans la bulle) » 20 . APM dédie un grand nombre de pages à la scène se déroulant dans le Molino, où Sigismond assiste à un spectacle de danseuses douteuses, dont la performance est théâtrale et baroque à plusieurs sens. Ce scénario sera repris par un autre spectacle ayant lieu dans la Bodega Apolo, lorsque la chaîne d’associations amorcées par le retour à l’improviste de complexes refoulés de Sigismond se chevauche (et se confond de plus en plus) avec les représentations bizarres sur scène dont le paroxysme est un défilé carnavalesque de créatures monstrueuses, aboutissant à une véritable mise en scène de la mort. Le regard de Sigismond est attiré par le signe illuminé d’« [u]n théâtre, ou plutôt une salle de spectacle de chétive apparence […] », 21 le Molino où la suite des artistes féminines est interrompue par le baissement du rideau et des entractes 22 . Les costumes des artistes se distinguent par le caractère artificiel et feint indiquant l’illusivité du spectacle 23 , alors que la thématique du paraître et de l’artificialité est étroitement liée, tout le long du roman, à l’apparence des prostituées, réduites à des objets d’exposition, dont le maquillage et les vêtements étranges ne servent qu’à des fins d’ostentation et de dissimulation du naturel 24 : « À droite, à la devanture du bar Ramona, trois putes sont en exposition, et au-dessus de leurs caracos déteints, sous le blond pareillement factice de leurs maigres bouclettes, leur peau est verte aux endroits libres de 19 Ibid., pp. 12-13. 20 Ibid., p. 116. 21 Ibid., p. 101. 22 « […] il ne saura, quand tombera pour la dernière fois le rideau et quand s’allumeront les feux de l’entracte […] », ibid., p. 112. 23 Le déguisement de l’une des artistes révèle « une fausse décoration », une autre entre en scène « […] costumée en chasseresse ; […] elle a une jupette de peau, un maillot fauve […], un bonnet de fourrure beige avec deux oreilles feintes […] », suivie par « […] la turbulente entrée d’un masque : […] Enveloppé dans un domino rouge à cagoule noire, et ses mains tiennent le bord de celle-là au-dessus de ses lèvres fardées […] », ibid., pp. 105-110. 24 D. Lopes Silva tâche d’établir, à partir de la notion de l’artifice, un lien entre néobaroque et mélancolie, pour montrer dans quelle mesure « [le] baroque annonce précocement la crise du sujet moderne […] » (voir « Les esthétiques contemporaines de l’artifice : du néobaroque au Camp », dans Moser/ Goyer (2001), pp. 157-173, ici p. 163). Dans ce contexte, l’allégorie, selon le principe de laquelle fonctionne le topos du theatrum mundi, assume un rôle vital, grâce à son « dédoublement dans le temps » (ibid., p. 161) et sa capacité d’intemporaliser des objets mis en scène (voir ibid., pp. 161-162). Dès lors, « [c]ette relation avec le temps particularise la réappropriation de l’image du théâtre du monde » (ibid., p. 162). L’insistance sur la théâtralité et l’artificialité dans notre roman renoue parfaitement avec la thèse soutenue par D.L. Silva : « […] la théâtralité, en tant que triomphe de l’artifice sur la nature, est consubstantielle à l’art néobaroque » (ibid., p. 163). La Marge d’André Pieyre de Mandiargues : une poétique néobaroque 195 fard » 25 . Des lumières crues et éblouissantes, des couleurs criardes, les signes artificiels, « […] sous le soleil prennent un caractère violemment factice qui en les distinguant augmente leur force persuasive » 26 et finissent par appâter Sigismond dans la Bodega dont la devanture « […] flamboie du rouge et du jaune les plus irréels […] » 27 . Des formules comme « réclames lumineuses fixes et mobiles », ou « de multiples bigarrures translucides » 28 font ressortir, de par le choix des attributs antithétiques ainsi que par référence aux critères de l’éclat et de la mobilité, l’adhérence à des paradigmes typiquement baroques. Ces effets stylistiques sont intensifiés par toute une série de représentations d’êtres masqués et monstrueux, se composant de créatures équivoques ou entre-deux 29 dont la marque identitaire sont les traits d’incertitude sexuelle et de déguisement déroutant : une fantaisiste « créature ambiguë […] gras garçon au visage très fardé, […] vêtu d’un corsage de soie noire à décor de roses roses, trés décolleté devant et derrière […] » 30 , satisfait probablement le goût des spectateurs homosexuels qui remplissent le parterre 31 . Ce numéro est succédé par des garçons « plus féminins » 32 encore, « puis une vraie femme, mais obèse […], comme pour montrer qu’à la Bodega Apolo le beau sexe n’est pas l’habituel » 33 . S’ajoute, conformément à l’inclination qu’a Sigismond de « divague[r] en des visions farouches », une chaîne de digressions mentales s’achevant sur les tueries commandées par Queipo de Llano avec des tas de cadavres comme résultat. Dans l’ensemble, l’évocation de ce scénario de mort, assorti de figures déformées, masquées et métamorphosées, crée une ambiance carnavalesque, connotée d’une période qui fait provisoirement basculer les frontières établies entre vie et mort, entre homme et femme : Sigismond « […] sera partagé entre un défilé de morts et un déroulement de comique pédé » 34 . Quant à la tradition du theatrum mundi, Deleuze insinue que le baroque dépasse le principe ludique de la mise en scène sur scène pour accorder une valeur autochtone, une fin en soi, à l’illusion : 25 Mandiargues (1967), p. 62. 26 Ibid., p. 169. 27 Ibid. 28 Ibid. 29 Au début, nous avons affaire à « […] une créature qui paraît être une grande femme rousse […], mais, marquée par le manque de gorge et l’excès de musculature apparents », elle a un air plutôt masculin, cf. ibid., p. 170. 30 Ibid., p. 172. 31 Voir ibid., p. 171. 32 Ibid., p. 173. 33 Ibid. 34 Ibid. 196 Annika Krüger Il y a longtemps que le monde est traité comme un théâtre de base, songe ou illusion […], mais le propre du Baroque est non pas de tomber dans l’illusion ni d’en sortir, c’est de réaliser quelque chose dans l’illusion, ou de lui communiquer une présence spirituelle […] 35 , procédé qui correspond justement à la prise de conscience menant Segismundo à accepter l’existence comme illusoire ou hallucinatoire, donc à « convertir l’illusion en présence » 36 : « ¿ Qué es la vida ? Un frenesí. / ¿ Qué es la vida ? Una ilusión, / una sombra, una ficción, / y el maior bien es pequeño ; / que toda la vida es sueño, / y los sueños sueños son » 37 . C’est surtout dans sa fonction édificatrice que le théâtre religieux de Calderón se sert de ce topos pour établir la scène comme « abrégé du monde » 38 , où la feinte fait partie intégrale de la réalité quotidienne. Les inclinations somnambules et lunaires de Sigismond rapprochent notre roman davantage de l’« onirothéâtre » 39 de Calderón : la superposition de songe et théâtre réunit hypertexte et hypotexte supposé sous l’angle de l’illusion et de la fonction initiatique du songe. Le passé remémoré par Sigismond 40 se confond avec la notion de songe, de sorte que, « [t]oujours solitaire, il a l’impression que le théâtre ou le songe devient plus consistant autour de lui, et que les acteurs ou les apparitions ne cessent de prendre corps. Ils pourraient lui jouer un mauvais tour, s’il a trop de confiance » 41 . La tendance à se méfier des apparitions et de leur statut de réalité fait penser au « doute systématique » 42 que met en œuvre Segismundo après ses premières expériences de désillusion 43 . Les destins des deux protagonistes représentent des cheminements vers 35 Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Éditions de Minuit (collection « critique »), 2005 (1988), p. 170. 36 Ibid. 37 Pedro Calderón de la Barca, La vie est un songe. La vida es sueño. Traduction et édition de Bernard Sesé, Paris, GF Flammarion (Bilingue), 2002 (1992) (Paris, Aubier, 1976), vv. 2182-87. 38 Wilfried Floeck, Die Literaturästhetik des französischen Barock. Entstehung - Entwicklung - Auflösung, Berlin, Erich Schmidt Verlag (Studienreihe Romania, 4), 1979, p. 196. 39 Pierre Brunel, Formes baroques au théâtre, Paris, Klincksieck (Bibliothèque d’histoire du Théâtre, 5), 1996, p. 45. 40 « La journée du vendredi, passée à Perpignan, est pour lui comme une scène sans plus de décors que d’acteurs […] », Mandiargues (1967), p. 23. 41 Ibid., pp. 61-62. 42 Pierre Brunel, ‹La vie est un songe› de Calderón ou le Théâtre de l’Hippogriffe, Paris, ellipses (thèmes et études), 1996, p. 57. 43 Par exemple lorsqu’il perçoit les deux soldats venus pour le libérer : « ¿ Otra vez queréis que vea/ entre sombras y bosquejos/ la majestad y la pompa/ […] ¿ Otra vez queréis que toque/ el desengaño […] », Calderón, vv. 2310-15. La Marge d’André Pieyre de Mandiargues : une poétique néobaroque 197 une forme de liberté ; tandis que Segismundo se vainc lui-même 44 , donc ses pulsions bestiales et violentes, en se métamorphosant en homme sage et en gagnant de la lucidité 45 , la quête de Sigismond, au contrepoint, se termine par la mort. Néanmoins, le suicide 46 lui permet de se libérer des fantômes familiaux (personnifications des hantises et complexes de culpabilité) tout en faisant triompher, à un certain degré, son libre arbitre sur le destin - grâce à l’auto-engaño 47 sous l’abri de la bulle imaginaire. Métaphores filées et métaphores hardies À part cette parenté épistémologique, c’est l’esthétique du far stupir qui fait s’apparenter baroque historique et surréalisme par la volonté de choquer par le merveilleux insolite. L’imagination ingénieuse transforme des idées ou des perceptions visuelles en images poétiques, en appliquant, comme techniques d’association, la métaphore filée, et particulièrement le principe de la métaphore hardie 48 , travaillant sur le motif de la réconciliation des contraires. Dans le Second manifeste du surréalisme Breton souligne le but essentiel du mouvement : Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. 44 « Pues que ya vencer aguarda/ mi valor grandes victorias,/ hoy ha de ser la más alta/ vencerme a mí. […] », Calderón, vv. 3255-58. 45 Segismundo accepte la leçon reçue de la part de Clotaldo en affirmant : « […] pues reprimamos / esta fiera condición, / esta furia, esta ambición, / por si alguna vez soñamos. / Y sí haremos […] / […] que el vivir sólo es soñar ; / y la experiencia me enseña / que el hombre que vive sueña / lo que es hasta despertar », Calderón, vv. 2148-57. 46 La libération personnelle implique une dimension collective et politique ; quant au dénouement du roman, APM dit : « Une mort qui est moins un suicide qu’un holocauste volontaire, un acte de magie, une sorte de prière destinée à obtenir le meurtre du tyran, en l’espèce le sinistre général Franco, et la libération du peuple catalan », Mandiargues (1975), p. 210. 47 Dont la condition primordiale est la capacité de dépasser le temps réel en faveur de l’intemporalité de la bulle respectivement du rêve, cf. un des rares passages redigés au discours direct : « ‹Jamais, se dit-il, je n’ai été aussi maître de ma vie que maintenant ; jamais le songe ne m’a donné si surhumaine liberté.› Il se dirait tout-puissant puisque pour lui rien n’importe pendant le temporel intervalle dont il jouit […] », Mandiargues (1967), pp. 59-60. 48 Cf. Harald Weinrich, « Die Semantik der kühnen Metapher » (1963) dans Haverkamp, Anselm (éd.), Theorie der Metapher, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft (Wege der Forschung, 389), 1983, pp. 317-339. 198 Annika Krüger Or c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. 49 Nous allons voir que cet objectif alchimique de réunir des éléments opposés, auquel fait allusion ce passage, sera atteint, dans notre roman, grâce à l’imagination du héros. La ruse rhétorique dont usent tant le baroque que le surréalisme, consiste à installer un système de correspondances qui ne peut plus être déduit de la réalité naturelle, conformément à l’exigence de ressemblance, mais qui révèle, tout au contraire, une surréalité qu’il faut traduire par des images insolites (des métaphores anticlassiques), comme l’a remarqué Floeck : en ce qui concerne la théorie de la métaphore, le baroque renvoie aussi à l’existence d’une réalité suprasensible 50 . APM conçoit tout un reseau de différents champs de métaphorisation inhabituelle ; nous allons quand même borner nos observations à l’antagonisme principal des sexes qui dévoile, à travers les paradigmes et déclinaisons des formes ovoïde/ circulaire respectivement phallique, la problématique de l’identité sexuelle du héros. Le monument à Colomb (Fig. 1-2) semble exercer une attirance inexplicable sur Sigismond qui « […] cédera d’autant plus volontiers à l’invite [de monter dans la coupole de la statue] qu’il vient de trouver une force conjuratrice dans le nom de Colón, et qu’il lui paraît bénéfique de se rapprocher de la statue […] » 51 . La description du monument (rédigée au discours indirect libre qui reflète la perception manipulée par les complexes sexuels du héros) transforme le phénomène architectural en représentation allégorique d’un immense phallus : « On peut donc, surprise ! monter dans le globe […], on peut aller dans le gland (mot plus juste) de l’éminent phallus […] » 52 . Cette forme se grave, à l’instar d’un archétype, dans le subconscient de Sigismond qui se sentira attiré 53 , par la suite, par un simple souvenir touristique, une 49 André Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard (idées), 1972, pp. 76-77. 50 Cf. Floeck, p. 106. Si nous y juxtaposons les paroles fameuses de Breton, exprimant la quête de la « connaissance de la Réalité suprasensible » (André Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, J.-J. Pauvert, 1962, p. 63), le classement du surréalisme comme variation baroque transhistorique s’avère d’autant plus pertinent : « Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée », André Breton, Manifeste du surréalisme (1924) dans Breton (1972), p. 37. 51 Mandiargues (1967), p. 37. 52 Ibid. La métaphore phallique est prolongée d’une manière cohérente, lorsque Sigismond (dans l’ascenseur du monument) est comparé à la « sève redescendue » (ibid., p. 46) dans un sexe masculin démesuré. 53 « Tour de verre, talisman ou maléfique bulle, l’objet se fait indispensable à tel point que l’homme […] sent qu’il ne pourra repartir avant d’en être devenu possesseur », ibid., p. 50. La Marge d’André Pieyre de Mandiargues : une poétique néobaroque 199 bouteille d’anis « moulée à la forme de la colonne mémoriale » 54 . Par sa décision de poser la tour de verre sur la lettre néfaste, Sigismond retarde la lecture intégrale de celle-ci, de sorte que « […] son passé est scellé et son futur est bloqué par l’apposition d’une tour diaphane » 55 . Une ‹illumination surréaliste› fait montre de l’imagination pervertie du héros dont les désirs et angoisses sexuels remontent à l’homosexualité de son père : un rayon de lumière […] touche le haut de la bouteille, qui est entre la fenêtre et les pieds de l’oisif. Ainsi le Colón du bouchon flamboie dans la demi-obscurité ; ainsi la tour de verre est surmontée d’un petit homme de feu, sinistre comme était le père […] dans le souvenir filial […]. Veut-on considérer la colonne comme une queue virile […], ce serait encore une raison de voir avec peur et dégoût la flamme que son gland éjacule. 56 L’élément clef disposé à déchiffrer cette interdépendance est l’isotopie de l’œuf. Les métaphores ovoïdes sont particulièrement concentrées sur la scène au musée où Sigismond contemple l’art religieux. La représentation du « […] Christ en gloire, figuration plus paternelle que filiale […] », se transforme, dans l’imagination de Sigismond, en prolifération de formes circulaires 57 , enchâssées dans un « […] cadre ovale, la mandorle. L’amande en projection horizontale est un œuf ; l’œuf est une amande. Au centre de l’ove, le Christ en majesté paternellement rayonne » 58 . Juxtaposé au passage (cité en haut) 54 Ibid., p. 49. APM dit à propos de la symbolique phallique et mortuaire émanant de l’image de la tour : « […] la statue de Colomb qui surmonte la boule, le gland du phallus, correspond exactement au petit Napoléon de caoutchouc qui sert de réservoir à de certains préservatifs farceurs […]. Au début du roman, […] Sigismond monte au haut de cette colonne, puis il achète une petite colonne de verre, la bouteille […], qu’il placera comme un sceau sexuel sur l’enveloppe qui contient sa condamnation. N’oublions pas le rapport entre la colonne de Barcelone et la ‹tour des vents› […] dans le jardin du mas familial de Sigismond et de sa femme […], […] dont l’escalier en spirale sera le premier instrument de la mise à mort », Mandiargues (1975), pp. 196-197. 55 Mandiargues (1967), p. 126. 56 Ibid., p. 120. 57 « […] l’ovale de la tête divine se détache sur le blanc disque de l’auréole, en vérité, ‹comme un œuf sur le plat›, […] le regard se plaît à suivre des lignes qui sans équivoque appartiennent à des courbes d’ovalisation […]. Dans ses yeux […], comment ne pas voir deux œufs encore ? » Ibid., p. 138. 58 Ibid., p. 138. La description du tableau figurant la lapidation de saint Etienne joue également sur le paradigme de la forme ovoïde (voir ibid., p. 137), tout en illustrant l’ambiguïté de cette forme : d’un côté, l’œuf comme origine de la vie, et d’autre côté, comme instrument de la mise à mort (identifié à une pierre) : « Les corps ovoïdes ont un pouvoir dont on n’aura jamais fini de s’émerveiller » (ibid.). 200 Annika Krüger consacré à l’illumination de la tour de verre, la problématique inhérente au moment de l’acte de la procréation de Sigismond s’impose. Normalement, la zygote fait figure de la conjonction des principes masculin et féminin - ici, au contraire, persiste une certaine ambiguïté, compte tenu des inclinations homosexuelles et pédérastes de Gédéon : « Ab ovo, le point initial, pour Sigismond, c’est Gédéon Pons, douteux maître d’école […]. Il lui paraît voir dans l’ove le semeur roux dont il tire origine » 59 . D’où la peur refoulée de ne pas avoir hérédité seulement les cheveux roux de son père, mais aussi les anomalies sexuelles de celui-ci. Par conséquent, la figure paternelle, projetée sur la tour phallique, hante Sigismond et semble le surveiller partout 60 . C’est surtout un passage décisif du roman qui confirme, à travers une substitution métaphorique, l’hypothèse du désir subconscient qu’a Sigismond de se protéger dans un espace qui rappelle le ventre maternel : toujours au musée, « […] une idée lui est venue, ou plutôt une fantaisie, qui est d’identifier l’œuf ou l’amande […] avec la bulle où il est enfermé fragilement depuis qu’il a reçu la lettre […] » 61 . Ce n’est qu’aux tout dernières pages du roman, lorsque « [l]es reflets de son père et de sa femme […] l’emmènent faire une promenade en voiture » 62 , que « ses passagers fantômatiques », symbolisant des forces matriarcal et patriarcal (ou dionysiaque et apollinien), semblent se réconcilier pour unanimement indiquer le cheminement mortuaire du conducteur 63 . L’impression d’assister à un processus alchimique est renforcée par l’association des principes masculin et féminin au soleil respectivement à la lune - deux entités cosmiques qui, selon APM, « […] sont les planètes par lesquelles l’astrologie se lie à l’alchimie » 64 . 59 Ibid., pp. 138-139. 60 Voir, par exemple, ibid., p. 167 : « […] il roule dans une sorte de bulle à l’intérieur d’une ville […] qui est encore à l’image d’un prodigieux agrandissement de la figure de son père. » 61 Ibid., p. 142. 62 Ibid., p. 241. 63 « C’est plutôt : ‹Va› […] que de derrière et d’à côté il semble à Sigismond qu’on lui dise […] ‹Va›, et puis, ‹Va, sinon à nous la direction …› », ibid., p. 242 ; « Ses compagnons imaginaires lui ont tenu la main dans le virage […]. Maintenant qu’il est dirigé selon leur arbitre, ils perdent consistance, s’atténuent, se fondent », Mandiargues (1967), p. 243 ; « Ne fut-il pas un bon fils et un bon époux d’être allé en ce lieu et de s’y être arrêté docilement, comme on voulait qu’il fît ? », ibid., p. 246. 64 Mandiargues (1982), p. 45. La Marge d’André Pieyre de Mandiargues : une poétique néobaroque 201 Autoréflexivité et matérialité de l’écriture Sur le plan de l’histoire, La Marge dévoile sa production de sens dans la mesure où des effets d’échos textuels sont achevés par l’imagination pervertie du héros qui produit des chaînes d’images réécrites - ce faisant imitant le rythme des résurgences du refoulé. Mais la technique de la métaphore filée s’applique aussi (pour ce qui est de la progression du discours) à des phrases entières, pour réaliser des variations quasiment synonymes et prolifiques. Sigismond - esprit antifranquiste 65 - reformule l’inscription de la pièce de cinquante pesètes (« Caudille par la grâce de Dieu »), avec un clin d’œil de la part du narrateur, en « contre la volonté des hommes » 66 ; de même, « [i]l y a dans le quartier des habitations signalées par l’avis ‹solo para dormir›, autrement dit ‹pas pour forniquer› » 67 . Dans ce contexte de la production apparemment ‹superflue› de variantes linguistiques, les passages d’une langue à l’autre sont également révélateurs. APM n’entremêle pas seulement un grand nombre de mots espagnols, mais traduit aussi des expressions latines - allusions, sans doute, à la prétendue latinité savante de Gédéon - comme la juxtaposition du nom de Tibidabo à sa traduction par ricochet de « Quand lui sera-t-il donné ? ». La forme verbale « sourit », par exemple, est immédiatement reprise par « Subridere, mot de basse latinité, disait le roux Gédéon […] » 68 . Les jeux de mots dans La Marge s’avèrent souvent brûlants ; « ‹Tapias, c’est le bar tapin›, se dit Sigismond, qui ne penserait pas d’aussi tristes jeux de mots s’il n’était pas influencé par le décor de la voie sinistre » 69 . L’effronterie linguistique la plus remarquable est incontestablement la création du néologisme de « furhoncle » (ainsi Sigismond appelle-t-il Franco) à l’instar de « mhotel » 70 ; de plus, c’est la propagande ‹furhonculiste› qui illustre, d’une manière très concrète, la production de sens comme résultat de la combinaison de lettres : les affiches publicitaires, dont ne restent 65 Sans en dire long au sujet des flèches ironiques et amères portées à Franco et son régime, la lutte contre l’autorité et ses mesures injustes joue un rôle vital en ce qui concerne l’interprétation du suicide de Sigismond. Si anodin que soit, à première vue, le discours politique, il laisse toujours deviner la volonté de révolte, voire de révolution, nourrie par une admiration infinie du principe de la vie, qu’il faut affirmer à tout prix, même au moment de mourir. Les dernières paroles de Sigismond s’achèvent sur un ton optimiste : « ‹Que le grand peuple catalan soit délivré du furhoncle et du furhonculisme, […] que la verte vie [le peuple catalan] refoule le cours merdeux de la mort ! › », Mandiargues (1967), pp. 248-49. 66 Ibid., p. 202. 67 Ibid., p. 216. 68 Ibid., p. 226. 69 Ibid., p. 95. 70 Ibid., p. 80. 202 Annika Krüger que des lambeaux, « [l]acérées […] pour la plupart, […] sont si nombreuses que le texte en est reconstitué de façon presque automatique » 71 . Une fois de plus, Sigismond traduit mentalement le message lu (« veinticinco años de paz») par une ‹métaphore› multiple : « ‹Vingt-cinq ans de paix, vingt-cinq ans de pénitencier, vingt-cinq ans de pus› […] » 72 . La réalisation graphique de la plupart des éléments constituant le discours sur l’homosexualité remet en cause la nature arbitraire du signe saussurien, compte tenu des manifestations idiolectiques désignant un homosexuel par « tous ces mots en ma » 73 : marica 74 , manolita 75 , mariposa 76 , margarita 77 ou mariquita 78 . La métamorphose imaginaire d’un verre en « plume de paon » 79 (précédée directement par le commentaire suivant : « […] point n’était besoin d’être bachelier en castillan pour comprendre le sens du mot marica […] ») joue sur ce même paradigme dans le sens où « pluma » est un autre mot familier pour homosexuel 80 . Eu égard à l’abondance des créatures costumées de sexualité ambiguë qui se mettent en scène dans les bars grivois, un rapprochement de l’ostentation des travestis (comme l’a montré Rousset, l’auto-représentation ostentatoire et performative est identifiée à la figure du paon) à la prédilection baroque pour des décors débordants s’impose. Les hypothèses de Lopes Silva à propos des affinités entre représentation (néo)baroque et identité androgyne confirment cette connection : selon Lopes Silva, « […] le travesti serait la métaphore suprême de la tension entre mémoire et regard, éphémère et identité, le personnage allégorique d’une modernité inachevée et en crise » 81 . L’atmosphère homosexuelle est donc suggérée par de subtiles 71 Ibid., p. 159. 72 Ibid., p. 159. Dans un passage correspondant, « […] le message est réduit à cette mystérieuse expression : an de az », ce qui, chez Sigismond, déclenche l’association à l’homophone d’ « âne » - « ‹Que l’aze te foute, vieille bourrique ! › pense-t-il […] », ibid., p. 229. 73 Ibid., p. 76. 74 Ibid., pp. 74-75. 75 Ibid., p. 76. 76 Ibid. 77 Ibid., p. 222. 78 Ibid., p. 97. 79 Ibid., p. 75. 80 C’est la signification de « mariposa » qui provoque que Sigismond voie dans des jeunes hommes d’allure homosexuelle des « […] gros papillons duvetés que l’on nomme […] macroglosses », ce qui entraîne toute une déclinaison entomologique des « papillonnages masculins » : « À minuit passé, plus de sphinx. L’heure est aux phalènes », ibid., p. 113. 81 Lopes Silva, p. 167. De plus, « […] le travestissement en tant que valorisation de l’artifice […] est la marque d’une subjectivité représentée par le masque, par une fonction ludique permanente, émergeant […] dans l’image baroque du théâtre du La Marge d’André Pieyre de Mandiargues : une poétique néobaroque 203 allusions qui procèdent majoritairement du dévoilement de mécanismes langagiers, tout en satisfaisant ainsi le critère d’exhibition de ses propres outillages de composition, exigence que porte Borges envers l’œuvre d’art baroque et qui a servi de fil conducteur de nos recherches. La volonté d’ostentation, associée, sur le plan thématique, à l’allure homosexuelle, est par conséquent reflétée, sur le plan esthétique, par une rhétorique performative et ludique - digne de l’épithète ‹(néo)baroque›. Annexe Fig. 1-2: Le monument de Christophe Colomb à Barcelone (Photographies D. Scholl). monde » (ibid.). APM avoue, à propos de sa position d’auteur, qu’il est : « [h]omme et femme à la fois, ni femme ni homme peut-être, voilà le pur androginat auquel me fait accéder l’écriture, en particulier dans le récit érotique », Mandiargues (1982), p. 160. Œuvres & Critiques, XXXII, 2 (2007) Livres reçus B ONY , Jacques (éd.) : Gérard de Nerval : Han d’Islande (d’après Victor Hugo). Paris : Éditions Kimé, 2007. 125 p. D EGAUQUE , Isabelle : Les tragédies de Voltaire au miroir de leurs parodies dramatiques : d’Œdipe (1718) à Tancrède. Paris : Champion (Les Dix-Huitièmes Siècles, 104), 2007. 486 p. G IRAUD , Yves (éd.) : Jacques Cazotte : Le Diable amoureux. Paris : Champion (Champion Classiques, Littératures), 2007. 90 p. K RUMENACKER , Yves et Laurent T HIROUIN (éds.) : Les Écoles de pensée religieuse à l’époque moderne. Actes de la Journée d’Études de Lyon (14 janvier 2006). Lyon : Université de Jean Moulin Lyon 3 (Chrétiens et Sociétés. Documents et Mémoires n° 5), 2006. 203 p. 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