eJournals

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2008
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XXXIII, 1 XXXIII,1 Benjamin Constant et Madame de Staël: Lectures Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française 024408 Oeuv.&Crit. XXXIII,1 03.04.2008 10: 55 Uhr Seite 1 User: Steffen Hack l www.fotosatz-hack.de Lpi: 175 Scale: 100% Publication semestrielle Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Roland Mortier Yves Chevrel Lajos Nyirö Béatrice Didier M. a. M. Ngal Dan Grigorescu Cecilia Rizza Marcel Gutwirth Corrado Rosso James Lawler Lionello Sozzi F. Moassi-Manga Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de 024408 Oeuv.&Crit. XXXIII,1 03.04.2008 10: 55 Uhr Seite 2 User: Steffen Hack l www.fotosatz-hack.de Lpi: 175 Scale: 100% XXX III , 1 Benjamin Constant et 200 8 Gunter Narr Verlag Tübingen Madame de Staël: Lectures Abonnements 1 an: € 68,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax: +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail: <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008) Sommaire Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 P AUL D ELBOUILLE Réflexions nouvelles sur la rédaction de Ma vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 K URT K LOOCKE Benjamin Constant et l’Allemagne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 M ARIE -F RANCE P IGUET Individualisme : Origine et réception initiale du mot . . . . . . . . . . . . . . . 39 M ICHEL B OURDEAU ET B ÉATRICE F INK De l’industrie à l’industrie à l’industrialisme : Benjamin Constant aux prises avec le Saint-Simonisme. Une étude en deux temps. . . . . . . . 61 K URT K LOOCKE ET F ABIENNE D ETOC Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Casimir Barjavel : Exemple pour une lecture approfondie de Delphine de Madame de Staël 79 C ASIMIR B ARJAVEL Petit dictionnaire sentimental et philosophique édité et annoté par Kurt Kloocke et Fabienne Detoc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 Comptes rendus Raymond Trousson, Diderot jour après jour. Chronologie . . . . . . . . . . . . . . 163 (Y VES L ABERGE ) Adresses des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008) Introduction Les études réunies dans le présent volume tournent toutes autour d’une des grandes questions de la critique littéraire et de l’histoire des idées, à savoir, comment une œuvre, un concept esthétique, une théorie scientifique ou philosophique, une notion nouvelle ou un néologisme s’intègrent-ils dans un contexte donné et comment sont-ils conditionnés par le contexte auquel ils appartiennent ou dans lequel ils s’intègrent au cours de l’histoire ? Il est évident que les réponses qu’on peut donner à ce genre de questions ne sont jamais autre chose que des analyses incomplètes, provisoires, hypothétiques. Nous construisons pour illustrer le sens que nous attribuons à un ensemble de données, pour concrétiser l’idée que nous en concevons, des images, des modèles possibles pour les rapports entre les phénomènes que nous observons et que nous cherchons à comprendre. C’est ainsi que les thèses ou les hypothèses présentées dans les contributions qu’on va lire esquissent une vision d’ensemble du problème qu’ils attaquent, mais ne peuvent prétendre qu’à donner des réponses partielles, provisoires, transitoires, des réponses somme toute qui restent sujettes aux doutes qui accompagnent toujours notre travail. Et cela est bien ainsi. Parlons de ce qui est fait. Les réflexions de Paul Delbouille s’efforcent de présenter une réponse plausible à la question difficile et toujours mal élucidée de l’élaboration d’un projet d’écriture qui, longtemps tenu en secret par Benjamin Constant, deviendra un des grands textes autobiographiques de langue française. L’intérêt de cette étude qui n’apporte rien de nouveau sur le plan de la chronologie (faut-il rappeler que les faits ont été établis par Paul Delbouille lui-même), réside incontestablement dans l’art de la lecture. On replace le texte admirable de Ma Vie dans le contexte d’autres documents de la plume de Constant qui ont un rapport évident avec le récit. La trouvaille qui permet de jeter une nouvelle lumière sur le récit de Constant est la belle lettre de celui-ci à sa cousine Rosalie, écrite peu de temps après le décès du père de l’auteur, où l’on peut découvrir, comme un écho lointain et discret, une allusion voilée à son autobiographie. La seconde contribution aborde la question des rapports de Constant avec l’Allemagne. Question simple en apparence si l’on ne considère que les faits biographiques bien établis. Mais ces faits ne suffisent pas pour bien juger de la présence dans la pensée de Constant des idées ayant cours dans l’Allemagne des Lumières et dans l’Allemagne romantique. Cette connais- 4 Introduction sance est pourtant indispensable si l’on veut bien comprendre ses opinions en matière d’esthétique, si l’on veut apprécier à sa juste valeur sa conception du théâtre moderne, de la poésie lyrique ou du récit en vers. Il suffit, pour se faire une idée de la problématique en cause, de lire les comptes rendus littéraires de Constant, Wallstein, les essais sur le théâtre allemand ou Florestan, des domaines où bien des questions sont encore ouvertes. Un autre champ de recherche à peine exploité est l’élaboration de la théorie sur la religion de Constant. Elle subit manifestement une influence profonde de la théologie et de la philosophie des Lumières allemandes, ainsi que des études historiques pratiquées en Allemagne, où les érudits ont acquis une réputation incontestée dans ce domaine. Mais comment ces doctrines ont-elles pu conditionner la théorie sur la religion de Constant ? C’est ce que nous essayons de reconstituer dans notre étude. La théorie sur la religion est liée, chez Constant, à sa pensée politique, qui expose les conditions d’un système politique libéral dont le but est de garantir les libertés individuelles en instituant un état qui serait en mesure de les protéger. L’étude linguistique de Marie-France Piguet sur l’apparition et la propagation du néologisme « individualisme » dans les discussions politiques, notamment entre Constant et Saint-Simon et son école, nous propose une lecture tout à fait originale des textes polémiques de l’époque et jette une lumière inattendue sur le rôle de Constant dans l’apparition d’un terme qui deviendra, en changeant de signification, un terme clef des temps modernes. Béatrice Fink et Michel Bourdeau abordent, en se penchant sur des textes politiques de Constant et de l’école Saint-Simonienne, un sujet de théorie économique, la notion de l’« industrie » dans la théorie libérale de Constant et dans la doctrine proto-socialiste de Saint-Simon et de ses disciples. Là encore nous constatons qu’une lecture comparée des deux options contraires, voire adversaires, nous ouvre des perspectives entièrement nouvelles pour mieux cerner l’évolution de la pensée politique de Constant. La place éminente de l’œuvre littéraire, politique et critique de Madame de Staël dans le monde intellectuel de la France et de l’Europe dès sa première apparition jusqu’à sa mort en 1817, et au-delà de cette date, est un fait bien établi. Ce que l’on sait moins, c’est la façon avec laquelle cette œuvre a été perçue et utilisée par ses lecteurs. Parfois, la lecture devient ré-écriture. Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Casimir Barjavel, que nous publions ici pour la première fois, est un exemple pour une lecture intense de Delphine de Madame de Staël. Il en est sorti un nouvel ouvrage 1 . 1 La réception des Circonstances actuelles ainsi que la transformation de ce texte par Constant est un autre exemple pour ce type de lecture. Nous pouvons connaître les étapes du travail de transformation en étudiant le manuscrit, la Copie partielle. Il s’agit d’un florilège de réflexions politiques tirées du manuscrit de Madame Introduction 5 Nous pouvons deviner le motif qui en a déterminé la rédaction ; l’hommage romantique de l’auteur à la jeune femme qui allait devenir son épouse. Nous pouvons aussi analyser le but et les principes de la rédaction : il s’agissait de transformer le discours fictionnel du roman épistolaire où Madame de Staël fait parler un grand nombre de personnages qui soutiennent leurs opinions personnelles, de telle manière qu’il prenne la forme d’une réflexion objective, de maximes morales et philosophiques applicables à la vie dans la société où l’auteur va chercher sa place. L’ordre alphabétique choisi pour les entrées tirées du roman annonce un esprit systématique. Les lemmes trahissent un esprit moderne dans ce sens que l’auteur est attentif à des questions aussi importantes que la condition des femmes, les problèmes du mariage et du divorce ; il s’arrête longuement pour donner une analyse du sentiment de l’amour, il choisit des extraits qui illustrent les rapports des personnes de la belle société, il parle de l’amitié, de la religion, de l’égoïsme pour confronter ces idées, cette philosophie morale, à la société où domine un pragmatisme désillusionné. La vision du monde défendue par l’auteur s’inspire d’une sensibilité romantique dont il trouve les racines dans l’œuvre de Madame de Staël. Voilà le parcours critique que nous proposons. Le principe commun à toutes les études réunies dans ce volume est une lecture attentive des textes et leur analyse dans un contexte plus vaste, de sorte qu’on peut parler d’une herméneutique qui met à profit la puissance du contexte. On s’apercevra que c’est un vaste champ de recherche qui s’ouvre devant nous et qu’on ne parcourra pas sans intérêt. K. K. de Staël, qui deviendra sous la plume de Constant un autre texte. Celui-ci sera intégré, du moins en partie, dans ses propres textes politiques. Voir Benjamin Constant, Œuvres complètes, t. IV, Tübingen, Niemeyer, 2005, pp. 789-901. Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008) Réflexions nouvelles sur la rédaction de Ma vie 1 Paul Delbouille Les éléments matériels qui permettent de dater la rédaction du seul manuscrit que nous possédions de Ma vie sont aujourd’hui indubitablement établis. Ils conduisent tous à désigner une période qui concerne les années 1811 et 1812. Pourtant, les circonstances qui ont amené Benjamin Constant à entreprendre ce travail, puis à l’abandonner alors qu’il est encore fort loin d’avoir atteint son but présumé, restent assez mal connues. Certes, des travaux dignes de foi ont été écrits sur le sujet. Dennis Wood a très bien fait le point sur le sujet dans son introduction au texte qui a paru dans le tome III des Œuvres complètes 2 , rendant compte à la fois des propos de Simone Balayé, qui estimait que Ma vie était un acte d’accusation envers Juste, « père incapable et négligent » 3 , de la subtile explication qui conduit Béatrice Didier 4 à estimer que le récit s’arrête parce que la perspective d’un duel et de la mort qu’il peut impliquer paralyse le narrateur, ainsi que du propos un peu simpliste d’Alfred Roulin 5 , qui croit que Constant a interrompu son autobiographie parce qu’il la trouvait fastidieuse. Il reste que la relecture attentive du journal intime et de la correspondance de l’auteur, pendant les deux années qui sont en cause, ne peut manquer de faire affleurer d’autres 1 Ce récit est connu aussi sous le titre Le Cahier Rouge, qui lui a été donné, en référence à la couleur de la couverture du manuscrit qui le contient, par sa première éditrice, la baronne L. Constant de Rebecque, dans la Revue des Deux Mondes (1 er janvier, pp. 67-81 ; 15 janvier, pp. 241-272) d’abord, en volume ensuite, Paris, Calmann-Lévy, 1907. 2 Benjamin Constant, Œuvres complètes, Tübingen, Niemeyer, 1995, p. 299, désigné ci-dessous par OCBC. 3 « Les degrés de l’autobiographie chez Benjamin Constant : une écriture de la crise », dans Benjamin Constant, Madame de Staël et le Groupe de Coppet, Actes du deuxième congrès de Lausanne et du troisième colloque de Coppet, 15-19 juillet 1980, publiés sous la direction d’Étienne Hofmann, Oxford, The Voltaire Foundation ; Lausanne, Institut Benjamin Constant, 1982, p. 355. 4 Benjamin Constant, Adolphe, Le Cahier Rouge, Paris, Le Livre de poche, 1988, p. 283. 5 Benjamin Constant, Œuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1957, p. 1468. 8 Paul Delbouille thèmes de réflexion, à défaut d’une explication péremptoire qui ait chance de mettre fin au débat. Quand Constant entreprend de raconter sa vie - ou quand il remet sur le métier un projet ancien auquel il aurait renoncé sans que nous sachions ni quand, ni pourquoi 6 - c’est-à-dire quand il taille sa plume pour écrire les premières lignes de l’histoire qu’il veut nous raconter, on doit être à la fin de l’été 1811 et le narrateur se trouve en Allemagne, sans doute au Hardenberg, la propriété de la famille de Charlotte, sa seconde épouse, où il va résider, avec quelques interruptions, jusqu’à la fin d’octobre. C’est là, selon Roulin 7 , que Ma vie aurait été intégralement rédigé, pour être ensuite corrigé et recopié après février 1812, date de la mort de Juste, dont le récit fait indirectement mention 8 . Pour Kurt Kloocke 9 , en revanche, l’allusion à cette mort n’impose pas de penser à une correction et à une copie nouvelle, car la rédaction se serait prolongée à Göttingue, où Constant s’installe le 2 novembre et où il va résider jusqu’à la fin de 1812. Nous n’allons pas revenir sur la démonstration qui a été faite de ce que cette seconde explication est la bonne, le manuscrit étant en réalité daté, pour une bonne part, de 1811 et sa rédaction s’étant vraisemblablement prolongée au-delà de la réception, par l’auteur, de la nouvelle de la mort de 6 Cette supposition, qui n’a jamais été confirmée par un autre propos ou par un autre fait, repose sur une lettre que Victor de Constant adresse à son demi-frère Charles le 29 octobre 1809 : « Le mariage de Benjamin m’a bien étonné ; je connais beaucoup cette comtesse de Hardenberg ; elle m’a conté à Bronsvic toutes ses aventures avec Benjamin, m’a montré de ses lettres, et un commencement de l’histoire de sa vie qu’il avait écrit chez elle » (cité par Rudler, Jeunesse, p. 402, qui fait également état d’une autre lettre du même Victor à sa demi-sœur Rosalie, ce qui explique la légère bévue de Dennis Wood, OCBC, III, p. 297, qui attribue le passage cité non à la lettre de Charles, mais à celle de Rosalie). De son côté, A. Roulin suggère qu’écrivant Ma vie, Constant se serait servi des premiers chapitres de ce qui deviendra Adolphe, car « il serait assez étonnant qu’ils n’aient pas contenu un récit de sa jeunesse » (Pléiade, p. 1453). Pourquoi ne pas imaginer, à partir de là, que les deux explications pourraient se recouvrir, le « commencement » ayant servi à écrire le premier Adolphe avant d’être sacrifié, puis réutilisé dans Ma vie ? Mais une telle hypothèse manquerait assurément de sérieux. 7 Pléiade, p. 1454. 8 Il s’agit du passage où il est question de la perte par Juste de son procès hollandais : «… il lui en couta … sa place, sa fortune et le repos des vingt cinq dernières années de sa vie ». Une telle formulation n’est évidemment pas concevable si Juste est toujours en vie quand Benjamin l’utilise. 9 Kurt Kloocke, Benjamin Constant, une biographie intellectuelle, Genève, Droz, 1984, p. 342. Réflexions nouvelles sur la rédaction de Ma vie 9 son père. Qu’il suffise de renvoyer sur ce point à la contribution sur le sujet qui a paru dans les essais publiés en l’honneur de Brian Juden 10 . C’est donc bien, pour l’essentiel, des deux années déjà mentionnées que date le récit que nous lisons : séjour au Hardenberg d’abord, installation à Göttingue ensuite, avec un travail qui a dû s’interrompre dans le courant de 1812. La vie de Benjamin Constant, à cette époque, se développe sous le signe, majeur et affligeant, de l’espèce de démence qui a saisi Juste, son père, dans les derniers mois de son existence et l’a conduit à faire à son fils un procès à plus d’un titre injustifié 11 . Ne pas tenir compte de cela, c’est incontestablement refuser de voir la triste réalité, très présente dans la correspondance, et dont le voyage, les rencontres, l’arrivée en Allemagne, où il est accueilli le mieux du monde par la famille de sa femme, et où il va trouver l’aliment tant désiré pour ses recherches sur les religions, ne peuvent vraiment le distraire. Le journal intime que Constant tient à nouveau depuis qu’il a quitté Lausanne le 15 mai 1811 12 , nous permet de voir de quoi sont faites ses journées, mais reste, disons-le d’emblée, totalement silencieux sur le travail à un quelconque récit de son existence. Autant y sont présents ses déplacements, ses rencontres, ses découvertes, touristiques et autres, puis les moments 10 Paul Delbouille, « Note sur la date du Cahier Rouge », dans Ideology and Religion in French Literature, Essays in honour of Brian Juden, Camberley, Porphyrogenitus, 1989, pp. 133-137. 11 Le différend, qui ne conduira pas les protagonistes devant un tribunal mais les a amenés néanmoins, l’un et l’autre, à faire appel à un avocat, est impossible à résumer, tant les données en sont complexes et les motivations incompréhensibles, dans le chef de Juste en tout cas. Ce qu’on doit pourtant savoir, c’est que la cause est financière, liée au fait que les graves ennuis qu’il avait connus et qui avaient mis fin à sa carrière militaire avaient amené Juste, dans les années 1790, à transmettre l’essentiel de sa fortune à son fils, pour éviter d’en être dépossédé par décision judiciaire. La chose s’était faite alors en pleine entente entre les deux hommes, mais, l’âge venant, Juste, qui avait eu deux enfants (Charles, en 1784 ; Louise, en 1792) de Marianne Magnin, sa servante devenue sa compagne, s’est brusquement ravisé, à la fin de 1810, et a voulu obtenir de Benjamin, pour assurer l’avenir de ces deux enfants qui grandissaient, et en usant de procédés et de raisonnements injustifiables, une restitution des plus onéreuses. Benjamin, qui avait toujours aidé son père et s’était en outre engagé à assurer l’avenir de son demi-frère et de sa demi-sœur, n’accepta pas d’aller au-delà de ce qu’il avait promis, et les choses ne cessèrent de s’envenimer jusqu’au décès de Juste. 12 Le journal intime entrepris en 1804 s’est interrompu à la fin de 1807 (voir OCBC, t. VI, Niemeyer, 2003) pour reprendre, sous une forme nouvelle puisqu’il est alors écrit en caractères grecs, en mai 1811 et se poursuivre ainsi jusqu’à la fin de 1816 (voir OCBC, t. VII, Niemeyer, 2005). 10 Paul Delbouille qu’il consacre au travail sur les religions, autant y manquent les moindres indications qui nous permettraient de suivre son entreprise d’écriture autobiographique. Silence surprenant ? D’une certaine manière, sans doute, mais qui ne peut étonner vraiment quand on connaît la discrétion dont l’écrivain a toujours fait preuve, non seulement sur la tenue même de ce journal intime, dont l’existence pourrait et devrait même, en saine méthode, être mise en doute si nous ne le possédions et ne pouvions en lire les manuscrits indubitablement autographes, mais encore sur la rédaction de ses autres écrits autobiographiques. Adolphe, dont nous apprenons pourtant si peu de choses par le journal intime, fait d’une certaine manière figure d’exception, puisqu’il en est de temps à autre question, - dans la mesure sans doute où son auteur le considère comme un « roman », terme sous lequel il le désigne - à côté de Cécile et à côté de Ma vie, récits plus proches, celui-ci plus encore que celui-là, de la réalité vécue, mais qui n’existent pas, à proprement parler, dans les lettres aux amis, aux amies ou aux compagnes d’un homme qui n’a cependant jamais eu la réputation d’être taiseux. Mais c’est à la correspondance, sans doute, qu’on doit surtout penser puisque Cécile en tout cas a été rédigé à une époque où les journaux ne sont pas tenus 13 . Constant ne s’est en revanche jamais privé d’écrire des lettres, où qu’il soit, et il ne manque ni d’y faire état de ses occupations, de ses soucis (de certains d’entre eux, en tout cas) et de la vie familiale des autres, ni d’y porter des jugements sur le monde, sur ceux qui le mènent et sur ceux qui en subissent les soubresauts. Or ces lettres ne disent pas un mot non seulement de la rédaction de Cécile ou de Ma vie, mais encore, en ce qui concerne ce dernier texte, d’une quelconque réflexion de Constant sur son passé, sur ce qu’ont été sa jeunesse, ses années de formation, ses pérégrinations en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne à cette époque, bref sur ce qui fera la matière de la partie effectivement écrite du récit. Le seul point de rencontre évident entre le texte narratif et la correspondance de ces années 1811-1812 concerne un simple détail, même s’il a son importance, à savoir la visite que le jeune Benjamin a faite, lors de sa fugue en Angleterre, en 1787, à un banquier suisse travaillant à Londres et dont on trouve l’écho dans le récit 14 et, d’autre part, la réception, en décembre 1811, 13 Cécile, selon toute vraisemblance, date de 1810. Alfred Roulin, qui en a révélé le texte (Paris, Gallimard, 1951), datait sa rédaction des années 1810-1811, mais on estime aujourd’hui qu’elle doit plus vraisemblablement avoir été menée pendant l’été 1810 (voir OCBC, t. III, 1993, où le texte est présenté par Norman King ; on peut voir aussi, plus récemment, nos réflexions sur le sujet, dans une perspective qui est assez proche de celle que nous adoptons ici, dans « Réflexions nouvelles sur la rédaction d’Adolphe et de Cécile », Annales Benjamin Constant, 30, 2006, pp. 105-123). 14 OCBC, Œuvres, t. III, p. 339. Réflexions nouvelles sur la rédaction de Ma vie 11 du papier laissé entre les mains de ce même banquier en échange de l’argent reçu, et que Juste transmet à son fils pour lui en demander, avec vingt-cinq ans de retard, le remboursement 15 . L’allusion que le narrateur fait à sa démarche auprès du banquier figure au bas du folio 66 verso de Ma vie, ce qui implique que la rédaction de ce passage date d’avant toutes les mentions faites, par erreur, de l’année 1811 dans les titres courants du manuscrit 16 : ce n’est donc pas, comme on aurait pu le penser, la lettre de Juste de la fin de cette année-là qui a pu inspirer le passage du récit écrit précédemment. En vérité, le silence du journal intime et de la correspondance ne prouve rien. Au contraire, il faut écouter ce silence, y chercher le non dit, entre les lignes, pour y décrypter des signes qui pourraient cacher, sinon faire voir, que Constant a distrait une partie de son temps au profit de travaux indignes de ce nom, au profit d’essais qui n’ont, au moins provisoirement, d’intérêt pour personne et dont, dès lors, il ne souhaite parler à personne. Qu’on le veuille ou non, les preuves que nous avons de ce que Ma vie a été écrit en 1811 et en 1812 nous imposent de rechercher où se cachent les instants que leur auteur lui a consacrés. Recherche hypothétique, certes, et délicate, mais qui devrait, peut-être, permettre de comprendre mieux ce qu’était le projet véritable et les raisons pour lesquelles il a été abandonné. Rien ne permet de penser que Constant a pu s’adonner à l’écriture, sur Ma vie ou sur tout autre objet qui ne soit pas de nature épistolaire, avant l’été 1811. Au début de cette année-là, il est en Suisse, à Lausanne, à Genève ou à Coppet, trop pris par ses démêlés avec son père, qui est venu lui-même à Genève, où il a convoqué son fils, par les mondanités lausannoises, qui meublent ses journées, ou par les agaceries que lui fait Rocca, le jeune chevalier servant de Germaine de Staël, qui le provoque en duel, pour que nous puissions penser qu’il a trouvé à cette époque le temps et le calme nécessaires à la réflexion et à la concentration que suppose toute rédaction un peu suivie. Après quoi, c’est le voyage, lent et interrompu par diverses haltes consacrées à la visite des gens et des lieux, vers l’Allemagne. Il y a bien, pour cette période de la seconde quinzaine de mai et des premiers jours de juin, quelques mentions de travail dans le journal intime, qui a repris le jour même du départ, mais ce n’est, selon ses propres affirmations, qu’après l’entrée de Constant en Allemagne et sa halte à Francfort, au début de juillet, que les choses sérieuses vont commencer, sans qu’on sache clairement, du reste, de quel genre de travail il s’agit vraiment : relecture des papiers empor- 15 OCBC, CG, VIII, à paraître. 16 Rappelons que le manuscrit porte, en titre courant, l’indication de l’année ou des années en cause. A cinq endroits (folios 69 verso, 70 recto, 72 verso, 73 recto, 78 recto), au lieu de 1787, Constant a écrit 1811. Dans les trois derniers cas, il a corrigé son erreur. 12 Paul Delbouille tés sans doute, et réflexions sur la manière de procéder, plutôt que véritable marche en avant, qui ne se produira qu’après l’installation au Hardenberg 17 . Le journal intime 18 , où Constant rapporte sommairement tout cela, nous apprend ce qu’il a fait le 22 août : « rangé mes papiers ». Le 23, après avoir écrit beaucoup de lettres, il ajoute : « demain je travaillerai ». Ce n’est pourtant que le 28 qu’il s’y met réellement : « travaillé. le travail m’a remonté ». A partir de là, et tout au long du mois de septembre, la marche est régulière, avec pourtant d’assez nettes baisses de régime. Le 14, après trois jours passés à Göttingue, il avoue : « mal travaillé. la moindre chose me dérange » ; le 18 : « mal travaillé », le 27 : « assez bien travaillé », mais le 29 : « pas très bien travaillé ». Quand on lit ces notations extrêmement brèves et qui ne sont assorties d’aucune autre considération, on ne peut s’empêcher de se demander, d’une part, de quelle nature est le travail auquel Constant se livre et, d’autre part, à quoi il s’occupe quand il travaille mal ou pas du tout. La question reste évidemment sans réponse, puisque nous n’avons aucun élément à quoi accrocher notre réflexion. Le 13 octobre, Constant note : « lettre de Girod », ajoutant : « chaque jour a sa peine », et le 15 : « travaillé un peu. affaire de mon père. vivre m’ennuie ». Éditant le journal intime, nous avions noté à cet endroit 19 qu’il s’agit de la première apparition, sous la plume de l’auteur, de l’expression « affaire de mon père », qu’on retrouvera les 22, 24 et 27 décembre « dans des contextes qui établissent bien que BC est au travail », entendant par là qu’il s’était mis à la rédaction du dossier qui porte ce titre et est tout entier consacré à leurs différends financiers. Les jours qui suivront la mi-octobre, jusqu’à la fin de l’année, rien ne va fondamentalement changer : Constant travaille, tantôt bien, tantôt mal, tantôt encore sans qualifier la manière, et le déménagement à Göttingue, qui l’occupe le dernier jour de novembre et les deux premiers jours de décembre, ne change rien à la chose. Si nous tenons compte qu’en face de ce que nous venons de rappeler, relativement aux activités de Constant depuis la fin de son voyage, nous 17 L’ouvrage posthume de Patrice Thompson, Les Écrits de Benjamin Constant sur la religion (Paris, Champion 1998), guide indispensable pour la compréhension de ce que fut chronologiquement le travail de Constant, se fondant sur les indications du journal et de la correspondance, ne dit pas autre chose (p. 41) : la sixième phase de l’entreprise, que l’on situe du 18 mai 1811 au 30 octobre 1813, ne fait en réalité mention, jusqu’au 22 juillet 1811, que de la lecture de Creuzer, Historicum graecorum antiquissimorum fragmenta, Constant notant le 3 juillet « Creuzer, Excellents matériaux ». La lettre à Rosalie des 2-6 juillet n’est pas plus explicite, dans son enthousiasme : « Oui, je travaille. depuis que j’ai touché le sol allemand, il m’a pris une ardeur pour mon livre qui ne me laisse pas de repos ». 18 OCBC, Œuvres, t. VII, pp. 63-64. 19 OCBC, Œuvres, t. VII, p. 65, note 4. Réflexions nouvelles sur la rédaction de Ma vie 13 devons trouver le moyen d’inscrire ce que le manuscrit de Ma vie nous impose de prendre en compte, nous voici contraints, soit d’estimer que le concept « travail » recouvre aussi bien l’activité d’écriture autobiographique que celle qui est relative aux religions, sans négliger l’établissement du dossier de défense, soit de considérer au contraire que les jours où il travaille mal, ou moins bien, notre auteur meuble davantage ses journées par l’évocation de son passé, occupation qu’il ne considèrerait pas comme un véritable « travail ». Rappelons d’abord que le manuscrit de Ma vie compte 114 folios et que les cinq folios qui laissent apparaître la date de 1811 se trouvent tous parmi les 78 premiers. Ajoutons, pour que les choses soient d’emblée claires, que la phrase où l’on s’accorde à voir un signe que Juste est mort (depuis peu ou depuis un certain temps) apparaît au folio 108 recto. Cela signifie que, selon toute vraisemblance, les 78 premiers folios ont été écrits avant le 31 décembre 1811, tandis que les 7 derniers n’ont pu l’être qu’après le 19 février 1812, date où la nouvelle du décès parvient à Göttingue. Voilà qui laisse évidemment la porte ouverte à un certain nombre de suppositions que nous nous garderons bien de tenir pour des certitudes quant à la chronologie précise que ces repères autorisent. Il est très difficile de savoir quand Constant a éprouvé le besoin de raconter sa vie et, plus précisément, à quel événement survenu en 1811 on pourrait rapporter la naissance de cette intention. On perçoit bien, à travers la correspondance, que ses relations avec son père se sont dégradées progressivement à partir de la fin de 1810 mais on ne peut pas discerner vraiment quel élément aurait pu être le déclencheur du récit, avant la mise en route du dossier « Affaire de mon père ». Toutefois cela ne peut en aucune manière signifier que les deux entreprises soient nées conjointement. Si rien n’interdit de le penser, rien non plus n’autorise à le croire vraiment. Acceptons plutôt l’idée que la date du début de la rédaction du récit de Ma vie nous reste inconnue. Nous ignorons, de la même manière, à quel endroit exact de son autobiographie Constant était arrivé le 31 décembre 1811, au-delà du folio 78, et nous ne savons pas davantage quand, après le 19 février 1812, il en a écrit les derniers feuillets, avant de lever définitivement sa plume. Il a très bien pu continuer à écrire tout au long de l’année 1812 et au-delà. Il faut toutefois raison garder : s’il n’avait plus qu’au minimum 7 et au maximum 36 feuillets à noircir après le 19 février, il y a peu de chances qu’il ait fait traîner son travail durant de longs mois. Ne pourrait-on pas penser, par exemple, qu’il a abandonné son projet quand a été clôturée l’ « Affaire de mon père » ? Soulignons à ce propos que la dernière pièce du dossier est la lettre à Marianne du 14 mai 1812 et que l’avant-dernière, datée du 16 avril de la même année, est le « consentement à la levée des scellés après le décès de mon père ». 14 Paul Delbouille Ainsi le récit de Ma vie, après avoir peut-être été entrepris avant la mise en route de ce qui a pour titre Affaire de mon père, aurait été ensuite rédigé en quelque sorte parallèlement à l’élaboration de ce dossier de sa défense. Comme si, occupé à se battre sur le terrain de l’argent, des faits et du droit, il avait ressenti, à un moment ou à un autre de cette fin d’été ou de cet automne qui ne cessait de s’assombrir, le besoin de prendre un peu de hauteur et d’essayer de dégager le sens de son existence, non pour se disculper ni même se trouver quelques excuses, car son récit n’a rien d’un plaidoyer pro domo ou d’un auto-encensement, mais à l’inverse pour exprimer ce que la vie peut avoir de puissance ironique, si l’on accepte de se la remémorer et surtout de se regarder tel qu’on a été. Ceci ne signifie nullement que Simone Balayé se trompait quand elle estimait que Ma vie voulait donner de Juste une image négative, mais qu’il faut se garder d’oublier ou de ne pas voir combien les récits de Constant sont toujours, s’agissant des héros qu’il met en scène et de leurs responsabilités, complexes et nuancés. Quand on connaît bien Constant pour l’avoir longtemps pratiqué et pour l’avoir suivi dans ses diverses entreprises, on ne s’étonne pas d’une démarche qui l’aurait conduit, mettant alors à profit les pauses qui se produisent immanquablement dans la longue recherche relative aux religions, à rentrer en lui-même pour évoquer son passé, depuis son enfance, durant laquelle son père a tant compté pour lui, jusqu’à ces années de l’âge mûr où il se débat entre ambitions déçues, sentiments mêlés et querelles stupides, avec le sentiment d’avoir pourtant fait tout ce qu’il pouvait au moment des procès de Hollande 20 pour ce père dont il sait qu’il a toujours été bizarre, incompréhensible souvent, mais souvent aussi malheureux. Il doit se sentir obligé de tirer au clair les sentiments qu’il nourrit vis-à-vis de celui qui l’a élevé, tant bien que mal, au secours duquel il a volé quand il le fallait et qui est maintenant saisi d’une mâle rage, incompréhensible, à son égard. L’explication que nous formulons, qui n’est qu’une hypothèse même si elle repose sur des faits établis, consiste à penser que Ma vie n’est pas autre chose qu’une manière de se raconter en s’analysant, pour mieux se comprendre et se déterminer face à un drame né de l’agression paternelle et qui se dénoue de lui-même quand les héritiers acceptent les dispositions prévues, avec l’aval de son avocat, par un fils compréhensif et relativement généreux. La manière de narrer adoptée ici par Constant a fait dire 21 , à juste titre, qu’il était redevable de son ton à des romanciers anglais comme Fielding 20 Sur cet épisode et sur le rôle que Benjamin a joué, voir Benjamin Constant, The Affair of Colonel Juste de Constant and related documents (1787-1796), published with an Introduction by C.P. Courtney, Cambridge, Daemon Press, 1990. 21 Dennis Wood, introduction à Ma vie, dans OCBC, III, p. 299. Réflexions nouvelles sur la rédaction de Ma vie 15 ou Smollett, sans oublier une restitution émotive héritée du Rousseau des Confessions. On pourrait ajouter qu’il témoigne également d’une forme de curiosité teintée d’inquiétude à l’égard de soi-même qui explique peut-être les omissions qu’on doit bien constater dans son récit par rapport aux réalités vécues. Rudler le premier a perçu ce qu’il y avait de simplification dans un texte qui « altère les perspectives, en se réduisant au récit des folies, et ne faisant qu’indiquer par deux ou trois touches insignifiantes le développement intellectuel sérieux et élevé » 22 . L’éminent constantien n’a cependant pas été jusqu’à essayer de comprendre le pourquoi d’un gauchissement voulu, que le lecteur non prévenu ne perçoit pas ou que, s’il le devine, il attribue sans doute à une sorte de jeu littéraire. Or on peut penser que Constant ne jouait pas, mais cherchait au contraire à comprendre, par une réflexion rétrospective, si l’on ne pouvait pas mettre tous ses agissements, des plus lointains - qu’il rappelle avec un détachement ironique à l’égard de ce qu’il était dans sa jeunesse - aux plus actuels - dont il ne peut se détacher - sur le compte d’une propension permanente à la gaminerie, puis, chez l’adulte qu’il est devenu, sur le compte d’une irresponsabilité aveugle, dans une démarche qui illustrerait ainsi, en quelque sorte, la pensée de ceux qui disent que l’humour est la politesse du désespoir. Nul ne sait, bien entendu, ce qu’aurait été la suite de Ma vie, et il ne peut pas être question de l’imaginer. Il ne s’agit pas non plus d’affirmer que la force de ce récit tient à ce qu’il est inachevé, même si cet inachèvement transforme le point sur lequel il se termine provisoirement en une sorte de point d’orgue. Encore moins d’imaginer qu’un critique facétieux pourrait supposer un jour - sur le modèle de ce qui s’est parfois fait pour Cécile, dont on a dit que l’héroïne était morte, contre toute attente, de la maladie dont Charlotte a réchappé - que la biographie s’arrête parce que son héros va mourir au cours de ce duel qui aura lieu le lendemain du jour où Ma vie s’interrompt 23 . On est donc contraint à la prudence, non seulement sur les raisons de la mise à l’arrêt d’un récit dont le titre indique clairement qu’il devait se prolonger, mais encore sur l’orientation qu’il devait suivre. Il reste qu’on peut penser, sans risquer de trop se méprendre, qu’il allait se faire l’écho, peut-être, d’une nouvelle et rapide évocation des méandres sentimentaux dont l’auteur avait nourri, en en tirant la leçon, les récits qu’il avait précédemment rédigés : le journal au quotidien d’un échec matrimonial, dans le Narré 24 ; les hésitations d’un homme à la recherche de l’âme 22 La Jeunesse de Benjamin Constant, Paris, Colin, 1909, p. 506. 23 Ce n’est évidemment pas le cas, faut-il le préciser ? de Béatrice Didier, dans la fine analyse à laquelle il a été fait allusion plus haut. 24 Ce petit texte, qu’on peut lire dans OCBC, I, pp. 247-255, est surtout intéressant dans la mesure où il s’agit du premier écrit d’inspiration autobiographique qui soit sorti de la plume du jeune Constant, âgé alors de 26 ans. 16 Paul Delbouille sœur, dans Amélie et Germaine ; le début d’un roman qui devait être celui de la découverte de l’amour et s’était finalement mué, au fil des pages et des lectures, en un drame de l’impossibilité de rompre, dans ce qui allait devenir Adolphe ; le récit aussi, réentrepris mais à nouveau délaissé avant son achèvement, du bonheur enfin conquis, dans Cécile. Auraient pu être retenus aussi quelques autres aspects de ce qu’avait été la suite d’une existence qui semblait décidément se dérouler sous le signe du malheur, mais dont les dernières péripéties avaient sans doute été les plus lourdes à supporter. Il est difficile d’imaginer, quand on voit Constant vivre ces deux années au cours desquelles il rédige ou reprend son texte, que cette rentrée en soi-même et ce retour sur le passé ne se fassent pas sous l’influence de ce drame affligeant de la désintégration, jour après jour, semaine après semaine, du seul lien familial vraiment fort que son existence avait jusque là tressé. Un passage de la lettre à sa cousine Rosalie, en date du 27 février 1812, mérite assurément d’être cité à ce propos parce qu’il fait bien sentir, dans un aveu comme Benjamin sait quelquefois en faire à celle qu’il considère comme la plus proche de ses parentes, sinon comme sa véritable confidente, ce que signifie pour lui la disparition de Juste 25 : Je végète, la tête remplie de souvenirs douloureux, et le regard fixé sur cette tombe, ou sont venus s’abymer tant de projets, tant d’agitations, quelquefois de l’injustice, mais qui est en même [temps] une éternelle barrière entre tous mes efforts et une affection que peut être j’aurais reconquise, une affection qui a été vive, indulgente et infatigable pendant quarante ans. Il m’est impossible de travailler. Je pense à l’interet que mon père mettait autrefois à ma réputation littéraire, à tous les secours qu’il m’a donnés dans ce but, aux espérances qu’il avoit conçues, espérances que jusqu’ici j’ai trompées, et qu’il ne verra, quoiqu’il arrive désormais, jamais se réaliser. Il me répugne de chercher des distractions dans l’étude, parce que je pense que c’est à lui que je dois ce gout pour l’étude, qui m’a si souvent consolé de tout, et qu’il me semble presque sacrilège de tourner contre mes regrets les moyens mêmes que l’objet de ces regrets m’a donnés. Je ne sais pas du tout ce que produira sur ma tête et sur mes facultés l’impression qui pèse sur moi. Ce n’est pas une douleur simple. Nos tristes démêlés, l’impossibilité de me défendre sans blesser un père 25 Il répond ici à une lettre de condoléance que nous n’avons pas. Cette lettre, qui a été publiée déjà par A. et S. Roulin (Benjamin et Rosalie de Constant, Correspondance 1786-1830, Paris, Gallimard, 1955, pp. 161-163), paraîtra dans OCBC, série Correspondance générale, t. VIII, où elle voisinera avec des messages adressés, à l’occasion de la mort de Juste, à Marianne de Constant, à Charles de Constant son fils, à Madame de Nassau, à Charles (dit le Chinois), frère de Rosalie. C’est cependant cette lettre à Rosalie qui est, de loin, la plus explicite sur le sujet qui nous occupe. Réflexions nouvelles sur la rédaction de Ma vie 17 d’un age si avancé, l’impossibilité non moins tourmentante de calculer jusqu’ou iroient ses démarches contre moi, ont donné moins de violence au premier déchirement. Mais à mesure que ces pensées purement dues aux circonstances s’affaiblissent la peine devient plus sombre et je regrette presque jusqu’aux lettres qui m’apportoient des preuves d’une activité si déplorablement dirigée contre moi dans ces derniers tems. Comment ne pas rapprocher ceci du mouvement qui pousse Benjamin Constant, depuis des semaines sinon des mois, à se remémorer, la plume à la main, ce que fut son existence aux côtés de ce père fantasque, mais en même temps aimé et respecté, en qui il s’est brusquement découvert un ennemi ? Ce n’est assurément pas la mort imaginaire du héros qui a mis fin à son récit, mais ce récit avait-il encore le moindre sens après la mort de Juste ? C’est là, semble-t-il, la question que l’on peut se poser, même si elle est condamnée à rester à jamais sans réponse, quand on relit, dans le véritable contexte de sa mise en forme, cette histoire incontestablement superbe, assurément passionnante, mais aussi, vue comme nous pensons aujourd’hui qu’elle doit l’être, réellement déchirante qu’est Ma vie. Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008) Benjamin Constant et l’Allemagne Kurt Kloocke I Orientations S’il est facile et si c’est chose faite pour l’essentiel depuis un certain temps, de retracer l’historique des rapports biographiques de Benjamin Constant avec l’Allemagne, depuis le premier séjour d’études à Erlangen (1772-1773) jusqu’aux multiples voyages des Constant à Baden, où les époux se rendent pour profiter des eaux et de la société mondaine qui s’y réunit (dernier séjour : août - septembre 1829), avec les étapes importantes du jeune homme à la cour de Brunswick (1788-1794, avec des interruptions), le séjour, en compagnie de Mme de Staël, à Weimar (1803-1804) et enfin les trois années d’exil volontaire et d’études à Göttingen (1811-1813), c’est une tout autre affaire de mesurer exactement l’importance des contacts avec les milieux intellectuels allemands pour la pensée de ce cosmopolite, pour sa théorie politique et pour son ouvrage sur la religion qui est, avec la politique, la grande affaire de sa vie. Les rapports de Constant avec l’Allemagne savante seront au centre des réflexions qui vont suivre. L’ouvrage sur la religion est la seule œuvre de laquelle on puisse dire que la pensée de Constant y prend un élan philosophique. Elle n’est pas, en dépit des apparences, une histoire des religions qui retracerait ou s’efforcerait de retracer la totalité de la matière dans toutes ses manifestations alors connues ou récemment découvertes, mais une théorie de la religion. Il s’agit d’un vaste projet de recherche et de réflexion, toujours menacé d’être submergé par des matériaux de dimensions encyclopédiques, d’un projet qui n’aurait probablement jamais vu le jour sans l’influence profonde et durable des penseurs et des érudits, des théologiens, des historiens ou des philosophes dont les travaux ont fondé la réputation de l’Allemagne protestante des Lumières. Si nous qualifions ici les études de Constant sur la religion de théorie de la religion, nous nous engageons dans une hypothèse d’explication dont il est utile de souligner d’avance quelques éléments pour mieux cerner le but de notre essai. Nous écartons d’avance l’idée que les écrits de Constant n’ont qu’une intention historique, ne se proposant d’expliquer l’évolution des religions que dans une perspective purement historiciste. Nous proposons au contraire une lecture philosophique de cette œuvre qui utilise, pour 20 Kurt Kloocke démontrer la plausibilité des thèses proposées, une solide érudition historique. Si notre hypothèse est exacte, elle doit pouvoir s’appliquer, avec les modifications qu’impose la nature variable des documents, à l’œuvre sur la religion dans sa totalité, qui s’offre à nous sous la forme d’un ouvrage publié par l’auteur, - les cinq volumes de De la Religion 1 - et de très nombreux manuscrits. La partie publiée de l’ouvrage est une œuvre qu’on peut tenir pour achevée, même si la matière qu’elle traite n’embrasse qu’une partie des matériaux rassemblés par Constant. Les deux volumes posthumes sur le polythéisme romain publiés par Matter 2 et les manuscrits représentent des états provisoires, inachevés, d’un statut difficile à définir, parce que ces écrits et ces manuscrits, qui appartiennent à plusieurs époques du travail de Constant, sont plus ou moins élaborés, présentent une version sensiblement différente de De la Religion, et se composent d’une masse impressionnante de notes, d’ébauches de livres ou de chapitres, d’extraits de lecture, de plans de composition, etc., témoignages précieux sur la genèse et sur l’élaboration progressive d’une théorie. Seuls les cahiers du « Grand Quarto bleu » font exception 3 . Ils offrent un état quasiment achevé de l’ouvrage en 44 livres, dont il sera question plus loin. Nous sommes par conséquent sollicités à essayer une double lecture complémentaire, l’une systématique, l’autre génétique. Il s’agit d’une part de reconstituer les lignes de force de la doctrine philosophique qui domine la théorie, et d’autre part de retracer la genèse et le cheminement des idées principales à travers les différentes étapes du travail de recherche et de réflexion. La théorie de la religion s’efforce effectivement de présenter des vérités générales et universelles, fondées sur des axiomes anthropologiques et sur une philosophie de la subjectivité telle qu’elle a vu le jour dans l’Allemagne protestante surtout, fruit tardif, certes, de la pensée de la Réforme, qui est à la base de l’idée de liberté individuelle des temps modernes. Nous essayerons d’en retracer les grandes lignes. Mais d’autre part, la découverte des éléments essentiels de cette théorie et la définition du but des recherches dépendent de toute évidence chez Constant de facteurs extérieurs, d’impulsions parfois fortuites produites par les accidents de la vie. Lorsqu’on scrute attentivement les circonstances de la biographie de Constant, on s’aperçoit que la théorie en tant que vision d’ensemble, se développe chez lui au fur et 1 De la religion, considérée dans ses formes et ses développements, Paris, 1824-1831. 2 Du polythéisme romain, considéré dans ses rapports avec la philosophie grecque et la religion chrétienne, ouvrage posthume de Benjamin Constant, Paris, 1833. 3 Le Grand Quarto bleu, ou plutôt ce qui nous en reste, et la série des Cahiers blancs offrent la rédaction achevée, mais pas définitive de l’ouvrage sur la religion tel que Constant l’a abandonné momentanément en quittant Göttingen pour rejoindre Bernadotte. Voir Patrice Thompson, Les écrits de Benjamin Constant sur la religion. Essai de liste chronologique, Paris, 1998, pp. 53-99. Benjamin Constant et l’Allemagne 21 à mesure des recherches et à travers ces recherches, dans un dialogue avec des opinions concurrentes, voire contre le parti pris très puissant que sont les idées anti-religieuses de certains philosophes français des Lumières, et qui constitue son point de départ au moment où il se lance dans ce travail. Parfois aussi il se peut que les idées maîtresses soient trouvées comme à tâtons. Ainsi, la théorie finalement défendue est toujours le résultat d’un long processus de recherche. Nous pensons que la description du parcours accompli par un écrivain est un premier pas vers une compréhension approfondie de son œuvre. D’où notre décision de partir de l’analyse du conditionnement des études de Constant sur la religion par l’ambiance intellectuelle des Lumières en Allemagne où il s’est vu transporté par les hasards de sa vie. Il ne s’agit pas de proposer une explication réductionniste de cause à effet. Le seul but que nous puissions poursuivre avec quelque espoir de réussir est de suggérer avec une certaine plausibilité une influence possible, essentielle pour l’éclosion de la pensée de Constant. Mais en fin de compte c’est surtout cette pensée que nous voulons présenter dans toute la richesse de ses différentes facettes qui s’exprime d’une manière manifeste dans son ouvrage sur la religion. Pour l’historien des idées s’ajoute à ce qui vient d’être évoqué une nouvelle dimension épistémologique. Il faut, pour reconstituer la genèse d’un concept théorique, en l’occurrence la théorie de la religion de Constant, renoncer à vouloir définir des influences et des dépendances démontrables par des lectures ou des renvois explicites à des écrits, comme si les emprunts documentés par des témoignages assurés étaient la seule preuve possible et acceptable. C’est, au contraire, plutôt l’exception. Ces preuves, si elles peuvent être alléguées, ont une signification restreinte, en dépit de la commodité de la démonstration. On cherchera à les établir, si possible. Mais si les démonstrations de cette nature se révélaient être impossibles, parce que les documents qui les appuieraient font défaut (pertes de papiers ; impossibilité de reconstituer le contenu d’échanges oraux) ou parce que l’auteur qu’on étudie en élimine systématiquement les traces (ce qui est le cas chez Constant), une réponse négative (l’influence n’existe pas) ne serait pas concluante. A la place des influences prouvées matériellement, on favorisera un raisonnement autrement plus important, l’idée d’une reconstitution de l’ambiance intellectuelle, de la constellation générale des théories débattues, du monde des idées où la doctrine qu’on cherche à comprendre a pu prendre son essor 4 . C’est ce que nous ferons par la suite en confrontant la 4 C’est ce qu’on désigne en allemand par le terme « Konstellationsforschung ». Cette approche critique cherche à définir, à partir de la riche documentation des textes en cause, les coordonnées intellectuelles, l’espace idéologique (« Denkraum ») dans lequel s’inscrit une doctrine. Ceci a été démontré magistralement par Dieter 22 Kurt Kloocke pensée des Mauvillon, Kant, Schleiermacher et Herder à la théorie naissante et de plus en plus autonome de Constant pour démontrer que la théorie de la religion de Constant appartient, en fin de compte, décidément au courant de la philosophie idéaliste telle qu’elle s’est développée en Allemagne. Constant lui-même définit ainsi sa position en résumant dans son journal intime une conversation avec le philosophe Platner (qui préconise une philosophie transcendantale pré-kantienne) sur Kant, Fichte et Schelling, en constatant : « Je ne trouve chez aucun des trois l’idéalisme complet tel que je le conçois » 5 . La doctrine idéaliste de Constant, voilà le point d’arrivée de nos réflexions. Ce qui est relativement facile à reconstituer c’est l’évolution progressive de cette théorie chez notre auteur. L’ambiance intellectuelle qui l’a favorisée, qui a fourni les conditions indispensables pour sa genèse et les différentes phases de son élaboration n’est perceptible qu’en s’approchant avec circonspection des données complexes déposées dans les écrits des philosophes que nous venons de nommer. Paradoxalement, ce sont les comptes rendus critiques de son ouvrage sur la religion publiés par des représentants de l’école historiciste de Göttingen qui confirment cette vue. On reconnaît les rapports avec la philosophie et l’érudition des savants allemands, mais constate aussi que l’ouvrage défend des positions qui, si elles étaient d’actualité au moment où Constant travaillait à Göttingen, ne font pas encore état des progrès de la nouvelle école dont Otfried Müller est peut-être le représentant le plus éminent 6 . L’analyse sera menée chronologiquement en esquissant les étapes que nous pouvons déceler, la chronologie des étapes de la pensée de Constant étant l’ordre le plus simple pour notre propos. Les faits biographiques indispensables seront évoqués au passage 7 . Le premier objectif de notre travail est Henrich dans son ouvrage Der Grund im Bewußtsein. Untersuchungen zu Hölderlins Denken (1794-1795), Stuttgart, Klett-Cotta, 1992. Voir en outre l’ouvrage Konstellationsforschung, herausgegeben von Martin Mulsow und Marcelo Stamm, (STW vol. 1736), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2005. 5 Note du 5 mars 1804, dans Benjamin Constant, Journaux intimes (1804-1807), suivis de Affaire de mon père (1811), in Œuvres complètes, vol 6 (Tübingen, Niemeyer, 2002), p. 81. La remarque de Constant est d’ailleurs exacte dans ce sens que Kant n’est pas un idéaliste ; les réserves exprimées à l’égard de Fichte et de Schelling prennent plus de relief si l’on les confronte avec Schleiermacher et sa doctrine du sentiment immédiat, préréflexif de l’existence, prémisse de toute connaissance. - Notons encore que, dans le même contexte, on apprend que Platner parle avec Mme de Staël sur Kant, et que Constant s’entretient avec d’autres personnes (Friedrich Carus, professeur de philosophie à Leipzig, et le collègue de celui-ci, Christian David Erhardt) sur son projet de recherche sur la religion. 6 Voir ci-dessous, la note 45. 7 Pour une présentation plus détaillée, on se reportera aux ouvrages biographiques : Dennis Wood, Benjamin Constant, London, New York, Routledge, 1993. K. Kloocke, Benjamin Constant, une biographie intellectuelle, Genève, Droz, 1984. Benjamin Constant et l’Allemagne 23 la découverte d’un programme de recherche, d’un but précis de l’entreprise de ses présupposés herméneutiques implicites, et, enfin, l’évolution lente, mais de plus en plus puissante de la pensée théorique. Nous sommes, pour ainsi dire, témoins de la genèse d’un concept scientifique, qu’il est séduisant de présenter comme une intuition quasiment inattendue, parce que les études de Constant sur la religion ont pris sous l’instigation d’un mentor, son ami Jacob Mauvillon (1743-1794), une direction tout à fait inattendue 8 . Le parti pris anti-religieux qu’il avait professé jusqu’alors, si l’on peut se fier au récit du Cahier rouge, cédera la place à un examen a-dogmatique de la matière 9 . L’avantage immédiat qui en résulte est une nouvelle façon de concevoir les rapports de la pensée religieuse avec la politique. Constant découvre ainsi une dialectique très fructueuse, en même temps le fondement d’un axiome essentiel qui dominera désormais sa philosophie et garantira son unité profonde, l’opposition entre la liberté religieuse et le pouvoir politique. Rien d’étonnant alors que les réflexions sur la religion aient, comme nous allons voir, dès le début mais conditionnées ensuite sans doute par les études de Constant à Edimbourg, des répercussions manifestes dans le domaine de la politique. L’ouvrage sur la religion est un livre d’une portée politique manifeste 10 . On l’a toujours dit. Mais si nous retraçons par la suite quelques-unes des étapes de la carrière intellectuelle de Constant pour montrer comment la conception de l’ouvrage sur la religion a pu se développer, nous croyons pouvoir démontrer aussi que la doctrine constantienne dépend étroitement des rencontres faites en Allemagne, avant d’atteindre la souveraine indépendance d’esprit que nous admirons chez lui. 8 Sur Jacob Mauvillon, on consultera l’excellente étude de Jochen Hoffmann, Jakob Mauvillon, ein Offizier und Schriftsteller im Zeitalter der bürgerlichen Emanzipationsbewegung, Berlin, Duncker & Humblot, 1981. 9 Voir Benjamin Constant, Écrits littéraires (1800-1813), Œuvres complètes, t. III, Tübingen, Niemeyer, 1995, pp. 295-358, et plus part. pp. 314-315. 10 Constant n’a sans doute pas découvert dès le début toute la portée de sa décision, si décision il y avait. Mais plus tard, il en est pleinement conscient, comme il le dit ouvertement dans sa correspondance, il en tient compte dans son texte publié en cachant les attaques contre l’orthodoxie dans des discussions scientifiques, très souvent cachées dans les notes de bas de page. La polémique contre La Mennais, les notes critiques à l’égard du baron d’Eckstein en sont des exemples, de même que le discours courageux du 14 avril 1825 devant la Chambre des députés « Sur le projet de loi relatif au sacrilège » qui n’a trompé personne. (Discours de Benjamin Constant à la Chambre des députés, Paris, A. Dupont, J. Pinard, t. II, 1828, pp. 347-366). 24 Kurt Kloocke II Une rencontre décisive. Benjamin Constant et Jacob Mauvillon, ou la découverte de l’historicité de la religion et de la subjectivité comme fondement du jugement Les débuts de cette révolution ou révélation sont tout à fait fortuits. Benjamin Constant s’installe au mois de mars 1788 à Brunswick comme chambellan de la cour du duc de Brunswick, après sa fameuse fugue en Angleterre où il a vécu un magnifique vagabondage entre l’Écosse et Londres qui fait l’objet d’un récit savoureux dans le Cahier rouge 11 . Obéissant à son père et se pliant ainsi aux exigences d’une formation traditionnelle pour accéder aux cadres de l’Europe de l’Ancien Régime, il accepte le poste aulique, mais il amène aussi dans ses bagages le gros dossier d’un livre sur la religion, une liasse de 500 pages manuscrites environ. Cet ouvrage projeté sur l’histoire du polythéisme est une sorte de pari, puisqu’il est destiné à marquer l’entrée de Constant dans le monde des débats intellectuels auxquels il souhaite participer. Commencé en 1785 à Paris, dans l’esprit des d’Holbach et des Helvétius, il revendique, à en juger d’après les sources dont nous disposons, une indépendance intellectuelle à la mode en s’occupant de la religion, un peu à la légère et sans posséder ni les connaissances historiques indispensables ni les fondements théoriques nécessaires. C’était, comme il le dit lui-même, plutôt un livre contre qu’un livre sur la religion, écrit dans l’optique peu nuancée mais généralement acceptée de l’esprit matérialiste tel qu’on peut le trouver chez les philosophes des Lumières. Cet ouvrage et la doctrine qu’il soutient ne résistent pas à l’épreuve des discussions érudites et amicales qu’il entamera avec Jacob Mauvillon. Ancien officier d’artillerie, devenu professeur, depuis sa démission, au Collegium Carolinum à Brunswick, Mauvillon est connu pour ses études sur la théorie économique des physiocrates, pour ses travaux sur l’art de la guerre, comme co-auteur, avec Mirabeau, du monumental ouvrage de statistique sur la Prusse, comme traducteur de textes littéraires français et italiens, et comme auteur de quelques modestes pièces de littérature. Mais, ce qui est plus important dans notre contexte, Mauvillon était aussi un bon connaisseur de la philosophie et l’auteur de plusieurs écrits sur la religion. Son opinion, son éloquence (il était parfaitement bilingue), devaient avoir du poids, pour ne pas dire faire autorité sur Constant. Nous ne pouvons pas entrer ici dans une analyse poussée de la pensée théologique de Mauvillon qui est développée dans plusieurs écrits assez 11 Pour plus de détails, on consultera notre étude « Transfert d’une culture à l’autre : La pensée religieuse de Jacob Mauvillon et son influence sur Benjamin Constant », dans Martin Fontius, Jean Mondot (éds), Französische Kultur - Aufklärung in Preußen, Berlin, Berlin Verlag, 2001, pp. 243-252. Benjamin Constant et l’Allemagne 25 importants 12 . Ses écrits ont déclenché une polémique assez soutenue avec des représentants d’une doctrine plutôt conservatrice 13 . Il doit suffire ici d’en indiquer la tendance générale pour pouvoir apprécier l’influence décisive de cette rencontre sur la pensée de Constant. Les réflexions de Mauvillon pourraient s’inscrire, en dépit de son arrière-fond calviniste, dans le contexte de la néologie, un mouvement de critique au sein de la théologie, dont le premier objectif est de repenser les rapports entre la raison et la révélation 14 . Les novateurs s’aperçoivent, probablement sous l’impulsion de l’idée de la perfectibilité morale de l’homme ainsi que sous les attaques des Lumières contre la religion, des contradictions insolubles entre les vérités de la raison naturelle et celles de la révélation positive. C’est en fait le canevas d’une argumentation qui fait pénétrer dans le domaine de la dogmatique l’idée de l’historicité de toute religion, en particulier de la religion chrétienne. À la limite, l’idée d’une révélation divine doit être sacrifiée au profit de l’idée de la marche progressive de la révélation telle qu’elle a été défendue par Lessing dans un texte fameux intitulé Die Erziehung des Menschengeschlechts 15 , qui expose la théorie dite de l’« accommodation », de la condescendance de Dieu envers les hommes. Cela signifie que la révélation positive se trouve remplacée par une révélation perpétuelle, expression de l’autonomie religieuse de l’individu, d’une liberté intérieure et d’un christianisme spirituel, une religion sans dogmes, épurée, intérieure et sublime. Ainsi, la religion n’est plus une force opprimante, mais la plus noble aspiration de l’homme. « Le ridicule et l’infamie de toute contrainte religieuse sont ouvertement démontrés ; la tolérance la plus parfaite et l’amour de l’humanité seront parfaitement établis ; et l’orgueil du clergé, la méchanceté, l’intolérance ne trouvent plus de refuge où ils pourraient se cacher devant la lumière de la vérité 16 . » 12 L’ouvrage à citer ici est Das einzige wahre System der christlichen Religion, Berlin, Unger, 1787, 617 p. Il s’agit d’un livre d’une inspiration calviniste. On devrait mentionner également un article « Vom Genius des Sokrates, eine philosophische Untersuchung », Deutsches Museum, 1777. Un livre intitulé Trugschlüsse der christlichen Religion qui aurait dû paraître en 1770 est perdu. 13 Le principal adversaire de Mauvillon s’appelle Gottfried Less (1736-1797), professeur de théologie à Göttingen. Constant possède son ouvrage principal (Beweis der Wahrheit der christlichen Religion, Göttingen, Förster, 1769) dans sa bibliothèque. Pour plus de détails, voir mon étude citée ci-dessus, n. 11. 14 On consultera sur la néologie l’ouvrage de Karl Aner, Die Theologie der Lessingzeit, Halle, Niemeyer, 1929. 15 L’éducation du genre humain écrit en 1777/ 78. C’est un des textes clefs pour la compréhension de la théologie des Lumières. Constant le possédait dans sa bibliothèque. 16 Mauvillon, Das einzige wahre System, p. 6. 26 Kurt Kloocke Nous comprenons par ce qui vient d’être évoqué ici que Mauvillon cherche à élaborer, au cours de 25 ans de réflexions théologiques, une vision cohérente de ce qu’il appelle « le royaume de la grâce », une spiritualité chrétienne libérée de la dogmatique, une religiosité très personnelle, sans rapport avec la politique, une église mystique et intérieure. Cette vision a d’ailleurs pour Mauvillon par l’austérité radicale du message des aspects effrayants. Elle exige de ceux qui la professent une aspiration vers un idéal absolu et dépassant les forces de l’homme. Mais elle offre aussi la perspective d’une liberté individuelle ou subjective illimitée, une autonomie morale incontestable. Le garant pour cette doctrine est la scientificité de la réflexion. Constant et Mauvillon se rencontrent dans un club à Brunswick. Les deux hommes, l’un jeune, l’autre ayant déjà une solide expérience de la vie et le double de son âge, s’attirent l’un l’autre, deviennent très vite des amis parce que les préoccupations intellectuelles, à savoir la politique, la littérature et la religion sont les mêmes 17 . Nous ne connaissons pas de manière précise le contenu des leurs échanges, la correspondance qui aurait pu nous renseigner, est perdue. Mais nous pouvons constater les suites : Constant abandonne de toute évidence vers ce temps-là définitivement le concept matérialiste et railleur de son livre et dans un véritable tournant épistémologique, il se lance dans des études sérieuses sur les religions et sur des questions théologiques. C’est-à-dire que dans cette nouvelle optique les formes variées et souvent bizarres des pratiques religieuses des différents peuples, les reliquats d’un fétichisme manifeste dans la tradition de la Bible, les contradictions multiples dans les croyances religieuses changent de signification. Au lieu d’être un argument contre la religion, ils sont considérés comme une preuve de l’historicité des formes de la religion, qui appartiennent donc essentiellement à son existence. Il sera difficile de considérer celle-ci comme une illusion néfaste ; elle est au contraire le signe d’une inquiétude profonde de l’existence humaine, donc une qualité de sa nature. Ce qui était ressenti comme un aveuglement acquiert un statut de vérité, sans que les querelles dogmatiques des doctrines perdent leur caractère dangereux. Donner de l’espace à ces options religieuses signifie admettre une nouvelle sorte de liberté, comme la Réforme l’avait démontré. Signe révélateur de la nouvelle orientation des études de Benjamin Constant : De son premier gros manuscrit aucune feuille ne nous est parvenue. Mais du nouvel ouvrage qu’il commence à écrire et qu’il intitule, cédant à une impulsion 17 Les lettres que Constant adresse vers cette époque à Mme de Nassau affirment à plusieurs reprises l’amitié profonde qui les lie, et la mort subite de Mauvillon déclenche chez Constant une grave crise. Voir pour plus de détails mon étude citée, p. 249. Benjamin Constant et l’Allemagne 27 philosophique, De l’esprit des religions, nous connaissons un chapitre dans sa version primitive : « D’une nouvelle espèce de rapports que les théologiens modernes voudroient introduire dans la Religion » 18 . Le titre du livre, calqué sur celui de l’ouvrage de Montesquieu, annonce un programme : la volonté d’analyse et de clarté compréhensive. Il comprendra, comme nous pouvons le déduire des plans et de fragments de textes, mais aussi de quelques notes de lecture de Constant documentées dans les dossiers de la BCU, les religions depuis les religions fétichistes des peuples dits sauvages, depuis les religions de l’antiquité ou des peuples de l’Asie, jusqu’au christianisme des temps modernes 19 . Cela signifie que, dans un premier temps, la pensée théologique, les querelles des écoles dogmatiques, l’histoire de l’Église, de la Réforme, devaient y jouer un rôle. Ces aspects de la question seront presque totalement effacés de l’ouvrage imprimé, probablement pour des raisons de prudence 20 . Le chapitre mentionné, datable de 1795, parle par contre avec une compétence étonnante, de la doctrine des théologiens néologiques. Constant expose les lignes de force de leur doctrine avec une grande précision dans les détails ; il distingue, sans pédanterie érudite, les écoles, résume les ouvrages, retrace les polémiques, parle des aspects politiques, etc. Nous y reconnaissons l’influence de Mauvillon. Mais soulignons tout de même que tout ce que nous présentons ici comme un revirement fondamental de la pensée de Constant est une hypothèse qui repose uniquement sur ce que nous savons de la théologie de Mauvillon, sur un texte de Constant qui comprend une douzaine de pages et sur quelques autres indices tirés de ses manuscrits. La documentation dont nous disposons n’est pas très riche. Les manuscrits de cette époque ont été intégrés dans les refontes postérieures de l’ouvrage, la correspondance de Constant avec Mauvillon est perdue. Les témoignages les plus solides de l’admiration de Constant pour Mauvillon 18 Inédit. BCU, Lausanne, Co 3286.Voir Patrice Thompson, Les écrits de Benjamin Constant sur la religion. Essai de liste chronologique, Préface et révision de Pierre Deguise avec la collaboration de Boris Anelli, Paris, Champion, 1998, p. 13. 19 Cette analyse critique est difficile à réaliser et pour l’instant encore inachevée. Elle sera publiée dans le t. XVI des Œuvres complètes de Benjamin Constant. Nous ne pouvons indiquer ici que les lignes générales des études de Constant, sans entrer dans les rapports qui existent entre ces premières études et le dossier dit « Manuscrit des Herbages » (BCU, Co 3414 et Co 3415). 20 Nous savons pourtant que l’intérêt pour ces questions ne s’éteindra pas. Il publiera en 1825 dans l’Encyclopédie moderne l’article « Christianisme » qui parle des raisons humaines qui ont contribué à la propagation du christianisme dans l’empire romain, article repris en 1829 dans les Mélanges de littérature et de politique. Il continuera à pratiquer les écrits des Pères de l’Église, il lira, en 1805, avec approbation le livre de Charles de Villers sur la réforme luthérienne. Ajoutons encore le texte intitulé « Éloge de Saint-Jérôme », Le Mercure de France, 31 mai 1817, pp. 401-413 ; nouvelle édition dans OCBC, Série Œuvres, t. X, à paraître. 28 Kurt Kloocke sont quelques remarques dans ses lettres à Madame de Nassau et le projet attesté d’écrire une vie de Mauvillon, qui n’a pas eu de suite 21 . Y-a-t-il d’autres preuves qui pourraient appuyer l’idée d’une nouvelle orientation de Constant, qui, à l’origine sans doute un esprit voltairien, finit par admettre qu’un discours intellectuel et nuancé sur la religion n’est point l’expression d’une illusion naïve, mais dit quelque chose d’essentiel sur la nature humaine. Cette position implique en fait une autre anthropologie, et conditionne un raisonnement explicatif d’une nouvelle qualité. Une note datable vers 1813, exprime d’une manière très claire les principes de ce travail : Si l’on veut expliquer les événemens et les phénomènes qui excitent notre étonnement dans l’histoire de l’homme, il faut prendre en considération sa nature intérieure, au moins autant que les circonstances extérieures et accidentelles. On aura beau rassembler, énumérer une multitude de causes pour chaque fait, on ne remontera jamais jusqu’au dernier anneau de cette chaîne, on ne comprendra jamais l’accord des peuples les plus différens sur les points les plus essentiels, si l’on ne parvient, d’explication en explication jusqu’à la dernière cause, la nature intérieure de l’âme humaine 22 . Admettre ce discours ne signifie point rendre les armes en cédant aux exigences de l’orthodoxie. Celle-ci restera, au contraire, l’adversaire principal de sa polémique 23 . La critique de la religion telle qu’elle apparaît chez d’Holbach, peut être identifiée comme une espèce d’idéologie. Constant l’abandonne. Elle cède chez lui la place à une pensée dont nous savons après coup qu’elle représente la tendance principale de la philosophie idéaliste, celle que nous découvrirons dans la pensée de Kant. Placée dans cette optique, la rencontre de Constant avec Mauvillon est loin d’être un fait divers. Elle inaugure une nouvelle orientation des recherches sur la religion, dont il explorera au cours des décennies toutes les dimensions et toutes les possibilités. Les échanges avec les membres de la société de Weimar qu’il rencontrera environ dix ans plus tard sont pour nous une autre étape importante de ce travail de réflexion. 21 Voir la lettre du 6 mai 1794 de Constant à Campe (Œuvres complètes, Correspondance Générale, vol. 2, pp. 335-339). Constant désire acheter tous les ouvrages de Mauvillon. On en trouve encore un titre dans sa bibliothèque. 22 Repertory, note 1692, BCU, Co 3245, inédit. 23 Il est intéressant de voir que l’ouvrage sur la religion a fait l’objet d’un examen critique par les censeurs du Saint-Office (dossier encore inédit ; voir notre article « Benjamin Constant aux Archives du Vatican », Annales Benjamin Constant, à paraître). On se reportera en outre à notre étude « Échos de l’œuvre de Benjamin Constant en Italie. La réception de l’ouvrage sur la religion », Mario Matucci (éd.), Il Gruppo di Coppet e l’Italia, Pisa, Pacini Editore, 1988, pp. 147-162. Benjamin Constant et l’Allemagne 29 La mort de Mauvillon, le départ définitif de Brunswick, sont suivis par une phase où le travail sur la religion sera difficile à apprécier. Il est probable que Constant l’écarte plus ou moins de ses préoccupations. Pour une dizaine d’années la politique gagnera en importance jusqu’à l’occuper presque exclusivement. Mme de Staël, qu’il rencontre le 18 septembre 1794 chez les Cazenove d’Arlens, - elle admire son ouvrage sur la religion - va l’orienter dès leur installation commune à Paris au mois de mai 1795 vers l’action politique. Constant, introduit par elle dans les cercles républicains, est séduit par ce monde et bientôt tenté par des fonctions publiques, sans grand succès d’abord, mais trouvant néanmoins une certaine satisfaction en acceptant des activités politiques dans sa commune ; il publie des brochures importantes, se lance dans la traduction de l’ouvrage de Godwin, dans l’élaboration d’un grand ouvrage de théorie politique d’où sortira finalement le traité Principes de politique, et assumera enfin avec beaucoup d’éclat les fonctions de tribun jusqu’au moment de l’épuration inconstitutionnelle du Tribunat (27 nivôse an X, 17 janvier 1802) dont il sera une des victimes. Ce n’est que bien des mois (environ 18) plus tard et après des activités variées, qu’il se relancera à nouveau avec beaucoup d’assiduité dans les études sur la religion. Le séjour, en commun avec Mme de Staël, à Weimar lui en fournira l’occasion. III Le séjour à Weimar ou la découverte des catégories fondamentales d’une théorie de la religion En ce qui concerne la théorie de la religion, nous pouvons dire, en nous appuyant sur une très riche documentation manuscrite encore inédite 24 que l’influence de Mauvillon sur Constant n’a pas seulement produit le tournant épistémologique dont nous avons parlé, mais qu’elle l’a forcé à donner à son ouvrage une dimension historique qu’il aurait préféré laisser inexploitée. Plusieurs versions, d’ailleurs toujours fragmentaires, de son ouvrage sur la religion qu’il rédige à Weimar en sont la preuve 25 . Ceci signifie qu’il se rend compte d’un conflit méthodologique inhérent à son projet d’écriture, à savoir un conflit entre un discours favorisant une exploitation philosophique de la matière ou une démonstration des principes, et un discours organisé largement d’une manière historique. Le premier module 24 Il s’agit de vastes dossiers de notes de lecture encore mal exploités (BCU, Lausanne, Co 3245, Co 3260, Co 3261, Co 3293 etc.). Nous nous proposons d’intégrer les analyses de ces dossiers au fur et à mesure dans les différents volumes de l’édition critique de De la Religion (OCBC, Série Œuvres, t. XVI, XVII, XIX-XXIV). 25 Ces manuscrits, qui contiennent des textes qui favorisent tantôt des concepts historiques, tantôt des concepts dits « philosophiques », sont toujours inédits. On les trouvera dans le vol. XVI des Œuvres complètes, à paraître. 30 Kurt Kloocke aurait eu comme présupposé indispensable l’histoire des religions, sans pourtant la développer in extenso. Le second module par contre risque d’être inexécutable à cause de la masse désespérante des faits historiques. C’est ce conflit qui domine en partie le séjour de Constant à Weimar, où il se laisse entraîner d’une manière jusqu’alors inconnue dans l’étude des recherches des historiens et érudits allemands. Son Journal intime le prouve 26 . Le médiateur le plus important est peut-être Karl August Böttiger savant de renom, en rapport avec beaucoup de collègues en Allemagne et à l’étranger, entre autres avec l’archéologue parisien Aubin-Louis Millin 27 . Mais Constant ne se contentera pas très longtemps de simples lectures. Il s’apercevra des apories des recherches historiques débordantes, les commentaires sur ses lectures expriment ses déceptions et son scepticisme, il se voit confronté à des questions herméneutiques fondamentales, ce qui touche directement les principes de ses recherches scientifiques, les catégories fondamentales de sa théorie et, enfin la terminologie. Il est évident : lorsque Constant se lance dans ses lectures savantes à Weimar, il ne possède pas de concept élaboré de son livre. Il veut écrire un ouvrage de théorie, mais n’en possède pas vraiment les principes. Les fragments relativement pâles des chapitres conservés le prouvent. Un heureux hasard va l’aider à surmonter cette difficulté cruciale. Nous voulons illustrer ce qui vient d’être évoqué à l’aide de trois exemples, à savoir : la découverte de la différence terminologique entre le « sentiment religieux » et les « religions positives », qui implique la révélation d’une issue herméneutique praticable ; la lecture des Discours sur la religion de Schleiermacher ; et enfin l’étude de l’ouvrage de Herder intitulée Idées sur une philosophie de l’histoire. La distinction entre le « sentiment religieux » et les « religions positives » se trouve pour la première fois dans une note du journal intime datée du 18 février 1804. Constant commente une soirée chez la duchesse mère 28 , 26 Voir Œuvres complètes, Série Œuvres, t. VI. Pendant le séjour à Weimar, les notes du Journal Intime parlent presque tous les jours des lectures érudites de Constant. Il lit des études de Heeren, Meiners, Heyne, Stäudlin, les Göttingische gelehrte Anzeigen, etc. Nous savons que la bibliothèque ducale, fondée en 1691 et installée depuis 1766 dans l’annexe du château avec la salle rococo où elle est toujours était ouverte au public depuis cette date. 27 Ceci pour dire que nous sommes en présence d’un véritable réseau d’échanges culturels, tout à fait conforme au monde de Coppet. Voir Geneviève Espagne, Bénédicte Savoy (éds.), Aubin-Louis Millin et l’Allemagne. Le Magasin encyclopédique, - Les lettres à Karl August Böttiger, Hildesheim, Zürich, New York, Georg Olms Verlag, 2005. 28 Anna Amalia von Sachsen-Weimar-Eisenach (1739-1807) était une femme remarquable. Mère du duc Carl August, ami de Goethe, et admiratrice des lettres, Benjamin Constant et l’Allemagne 31 où l’on aborde un sujet qui sera décisif pour toutes ses réflexions sur la religion 29 . Un des invités est Wieland, un des auteurs les plus lus de l’Allemagne de cette époque. Constant écrit : Distinction heureuse et à conserver entre le sentiment religieux et les religions positives. Cette distinction éloigne la brutalité de l’athéisme, en laissant toute liberté. L’athéisme dogmatique est ennemi de tout de ce qui est beau : le positif dans la religion, de tout ce qui est beau et de tout ce qui est libre 30 . Ces phrases, qui résument une conversation que nous ne pouvons reconstituer que très approximativement, comportent deux éléments. La dernière phrase esquisse une théorie esthétique avec au centre l’idée du beau comme résultat des activités intellectuelles de l’homme fondée dans la subjectivité créatrice et non pas conçue comme une vérité objective. D’où la polémique contre un matérialisme dogmatique ou contre une doctrine esthétique telle qu’elle a été présentée par Chateaubriand dans son Génie du christianisme. La théorie esthétique favorisée par Constant n’est pas du tout en dehors du sujet qui nous occupe, parce qu’elle postule que l’art, la religion et la liberté individuelle possèdent le même fondement ontologique. Nous aurons l’occasion d’y revenir en parlant de Schleiermacher. Mais ce qui retiendra du théâtre et de la musique, elle avait fait beaucoup pour attirer à la petite cour de Weimar des personnages de grand talent, entre autres aussi Johann Christoph Wieland, précepteur de son fils aîné Carl August. C’est elle qui a beaucoup contribué par ses décisions, par ses activités diverses, et ses goûts pour les lettres à préparer le classicisme allemand. Il ne faut pas penser que la soirée du 18 février était une réception commandée par les conventions. Au contraire, nous savons que la duchesse-mère appréciait les rencontres spirituelles comme celle-ci, à laquelle on avait invité Constant. Voir Joachim Berger, Anna Amalia von Sachsen-Weimar- Eisenach (1739-1807), Denk- und Handlungsräume einer aufgeklärten Herzogin, Heidelberg, 2003. 29 La présence de la pensée de Kant dans le monde de Weimar est un fait bien connu. Qu’il suffise ici de rappeler que Schiller était un adepte de sa philosophie, surtout de sa théorie esthétique. Pour bien juger la portée de la soirée chez la duchessemère il faut se rappeler que Kant venait de mourir (12 février 1804), peu de semaines après la disparition de Herder (18 décembre 1803), ce qui introduit dans nos réflexions un élément d’actualité. En plus, Henri Crabb Robinson avait été engagé par Mme de Staël de lui exposer la philosophie kantienne. Nous connaissons ces leçons, partiellement inédites (Archives du Château de Coppet). En plus, Constant venait de faire la connaissance du kantien Charles de Villers à Metz ; celui-ci avait publié en 1801 son ouvrage Philosophie de Kant, ou principes fondamentaux de la philosophie transcendantale, Metz, Collignon, ouvrage que Constant possédait dans sa bibliothèque. 30 Œuvres complètes, Série Œuvres t. VI, p. 71. 32 Kurt Kloocke d’abord ici notre attention, ce sont les deux premières phrases de la note. La première contient un renvoi à Kant, qui distingue entre les religions positives et ce qu’il appelle la « pure foi religieuse », le « sentiment religieux » chez Constant, et, chose curieuse, qui évoque le problème fondamental des recherches de Constant sur la religion en disant : De la religion sur la terre (au sens le plus étroit du mot) on ne peut exiger aucune histoire universelle du genre humain. C’est que, fondée sur la pure foi morale, elle n’est pas un état public, mais qu’au contraire chacun ne peut devenir conscient des progrès qu’il a accomplis en elle que pour lui-même. On ne peut donc attendre une présentation historique que de la seule foi d’Eglise, en la comparant selon sa forme diversifiée et variable avec la pure foi religieuse unique et invariable 31 . Les coïncidences sont frappantes. Les catégories de Constant se retrouvent dans ce passage en même temps que l’objectif de ses recherches, ainsi que la difficulté méthodologique à laquelle il se heurtera encore bien des années. Chez Kant, ce problème a déjà trouvé une réponse de principe, car il dit explicitement qu’une histoire universelle du genre humain est impossible, si l’on part de ce que Constant appelle le « sentiment religieux », le philosophe de Königsberg « la pure foi religieuse ». Il y a un recoupement significatif entre ce morceau de Kant et les travaux de Constant. Celui-ci abordera enfin hardiment cette aporie de son projet d’écriture. La preuve en sont les très nombreux plans qu’il rédige pour son ouvrage à Weimar 32 , parce que ces plans ne sont plus l’expression d’un doute relatif à l’exécutabilité du projet, mais des alternatives tenues pour réalisables qui présupposent la distinction kantienne. C’est celle-ci qui fonde la supériorité stratégique qu’il a si longtemps cherchée. Elle permet d’utiliser virtuellement la masse énorme des faits historiques et de remplacer une histoire exhaustive par une histoire exemplaire. Kant lui-même suggère, en continuant ses réflexions, exactement ce procédé, en esquissant une telle histoire de la religion qui partirait des oppositions fondamentales entre les traditions grecque et juive, 31 « Von der Religion auf Erden kann man keine Universalhistorie des menschlichen Geschlechts verlangen ; denn sie ist, als auf den reinen moralischen Glauben gegründet, kein öffentlicher Zustand, sondern jeder kann sich der Fortschritte, die er in derselben gemacht hat, nur für sich selbst bewusst sein. Der Kirchenglaube ist es daher allein, von dem man eine allgemeine historische Darstellung erwarten kann, idem man ihn nach seiner verschiedenen und veränderlichen Form mit dem alleinigen, unveränderlichen, reinen Religionsglauben vergleicht. » Immanuel Kant, Die Religion innerhalb der Grenzen der bloßen Vernunft, Hamburg, Meiners, 1956, pp. 183-184. Traduction française d’après I. Kant, Œuvres philosophiques, t. III, Les derniers écrits, Paris, Gallimard, 1986, p. 151. 32 Voir Œuvres complètes, Série Œuvres, t. XVI, à paraître. Benjamin Constant et l’Allemagne 33 dont l’une, le judaïsme, est une religion politique et dominée par les prêtres, l’autre, celle des Grecs, une religion libre et non dominée par les prêtres. C’est cette dernière qui permet de découvrir la « pure foi religieuse », dont la forme la plus sublime s’annonce dans le christianisme. L’esquisse de Kant préfigure le plan de l’ouvrage de Constant 33 . Il y a pourtant une différence de terminologie. Kant parle de la « pure foi religieuse » et désigne ainsi une spiritualité conforme à la raison pratique ou morale. Constant parle du « sentiment religieux », d’après lui une constante anthropologique qui fait de l’homme un être porté vers la religion. C’est une idée probablement tout à fait nouvelle dont on n’a que quelques traces dans la philosophie contemporaine 34 . Constant possédait pourtant la terminologie au moment où il écrit la note de son journal. Nous ne savons pas du tout quand et comment il a trouvé la formule. Est-ce au cours de la soirée chez la duchesse mère ? Est-ce Wieland qui aurait attiré son attention sur un passage chez Herder 35 ? La source la plus probable, en tout cas une confirmation épatante est pourtant un passage des Discours sur la religion de Schleiermacher où l’on trouve ceci : L’homme naît avec une disposition pour la religion comme avec toutes les autres dispositions, et si tant est que son sens n’est pas livré à la répression, que toute communion entre lui et l’univers n’est ni interrompue ni barricadée - car sens et communion sont les deux éléments avoués de la religion - alors, cette disposition devrait aussi immanquablement se développer en chacun à la façon qui lui est propre 36 . 33 Voir le chapitre « Historische Vorstellung der allmählichen Gründung des guten Prinzips auf Erden », in Kant, Die Religion innerhalb der Grenzen der bloßen Vernunft, éd. cit., pp. 137-153. 34 Je ne tiens pas compte ici des parallèles apparentes qu’on trouve chez des auteurs de l’antiquité. Elles présupposent justement une vision philosophique qui n’est pas fondée sur l’individualité. De même j’exclus ici Rousseau qui soutient, dans la Profession de foi du vicaire Savoyard, une philosophie transcendantale traditionelle. Le penseur le plus proche de Constant est Schleiermacher, comme on va voir par la suite. 35 En l’occurrence un passage de son ouvrage Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit (éd. par Martin Bollacher, Frankfurt, Deutscher Klassiker-Verlag, 1989, pp. 375-376) où Herder utilise la tournure « une espèce de sentiment religieux » devait être le fondement de toute pensée abstraite. 36 « Der Mensch wird mit der religiösen Anlage geboren wie mit jeder andern, und wenn nur sein Sinn nicht gewaltsam unterdrückt, wenn nur nicht jede Gemeinschaft zwischen ihm und dem Universum gesperret und verrammelt wird - dies sind eingestanden die beiden Elemente der Religion - so müsste sie sich auch in Jedem unfehlbar auf seine eigene Art entwickeln. » Friedrich Schleiermacher, Über die Religion, Reden an die Gebildeten unter ihren Verächtern, éd. par Günter Meckenstock, Berlin, New York, De Gruyter, 2001, p. 144. 34 Kurt Kloocke La parenté entre la doctrine de Schleiermacher et la théorie de Constant est incontestable, renforcée d’ailleurs par le fait que les Discours de Schleiermacher réfutent explicitement le dogmatisme athée, avec le même raisonnement esquissé dans la seconde phrase de la note du journal intime que nous avons citée plus haut. Constant reconnaissait dans cette théorie ses propres pensées, et il résume la discussion de la soirée en se servant de la tournure de Herder qui lui convenait. A partir de cette date, les bases de la théorie sur la religion de Constant ne seront plus remises en doute. Il n’est pas exagéré de dire que cette soirée chez la duchesse mère marque une véritable percée. Constant trouve avec le concept philosophique la terminologie qu’il n’abandonnera plus et il découvre en même temps le fondement ontologique de sa théorie. Ce fondement est la puissance créatrice de la subjectivité dont le sentiment religieux est un aspect essentiel. Rien d’étonnant alors que Constant qui entreprend la lecture des Discours de Schleiermacher au mois de novembre 1804, y reconnaisse une philosophie proche de sa propre conception de la religion 37 . Si l’on compare la pensée de Constant à celle de Schleiermacher, les divergences sont plus évidentes que les similitudes. La divergence la plus frappante est le fait que les textes de Schleiermacher sont organisés comme des œuvres philosophico-théologiques, ce qui signifie qu’il possède des catégories élaborées d’un système cohérent qui s’articule dans le contexte de la philosophie contemporaine et de la tradition. Constant n’a étudié à fond ni la philosophie ni la théologie de Schleiermacher, mais il en fait un usage éclectique, surtout à partir de la lecture des Discours. Ce livre lui a révélé que Schleiermacher poursuit un projet de recherche en grande partie compatible avec le sien. Les cinq Discours poursuivent le but ambitieux de faire comprendre pourquoi la religion, qui n’est ni une doctrine, ni une morale, qui régit au for intérieur de l’âme, qui s’annonce par des témoignages historiques (la Bible, christianisme, théologie, même autres sources sont admissibles), ne vit que dans et par les efforts de la subjectivité, portée par ce qu’il appelle la « communauté de l’Eglise », par la pluralité des religions positives. Cette théorie présuppose aussi une herméneutique élaborée, des règles de l’entendement 38 . La doctrine religieuse de Schleiermacher défend une adaptation toujours renouvelée de la tradition, jamais un retour aux sources anciennes parce qu’elles contiendraient une vérité éternelle. Retourner aux débuts de 37 Voir Œuvres complètes, Série Œuvres, t. VI, pp. 254 et sv. et Denis Thouard, « Subjectivité et sentiment religieux. Constant et Schleiermacher », Annales Benjamin Constant, 30, 2006, pp. 71-95, et notre étude « Benjamin Constant et l’Allemagne, Individualité - Religion - Politique », Annales Benjamin Constant, 27, 2003, pp. 127-170, et plus part. pp. 151-159. 38 Schleiermacher est à l’origine, comme on sait, de cette discipline moderne, dont les représentants les plus connus sont actuellement Gadamer et P. Ricœur. Benjamin Constant et l’Allemagne 35 la tradition signifie se familiariser avec un « signe » pour pouvoir exprimer par ses propres « paroles » ce que c’est la religion dans sa pureté originelle. Le recours à un modèle linguistique n’est pas dû au hasard. C’est l’expression directe du fait que toute existence individuelle est conditionnée par l’histoire et par le contexte dans lequel elle existe. Avec une telle théorie, nous sommes très proches de Constant, qui étudie les témoignages historiques du fait religieux dans toutes les manifestations qui lui sont accessibles. Ce n’est chez lui rien d’autre qu’un immense effort de décryptage dont la méthode rappelle les efforts linguistiques de Schleiermacher, et dont le but est évidemment de prouver les liens essentiels entre la créativité subjective et la religion. L’histoire est un livre qui me permet de découvrir la vérité en moi-même, pas dans les dogmes. Si l’on tient compte de ces rapprochements possibles entre Constant et Schleiermacher, il est évident que les remarques critiques sur les Discours qu’on trouve dans le journal intime concernent la langue difficile de Schleiermacher, mais pas sa pensée. Il faut se rendre à l’évidence que Schleiermacher est avec Kant et Herder, le philosophe dont les concepts sont les plus proches de ceux de Constant. La théorie du « sentiment religieux » serait donc chez lui le résultat de ses propres recherches entreprises depuis la rencontre avec Mauvillon, conditionnées sans doute aussi par ses racines calvinistes, renforcées par Herder et la terminologie heureuse des Idées, appuyées par la philosophie de Schleiermacher et finalement engagées dans la voie tracée par Kant dans son livre sur la religion. Ce que nous venons de reconstituer ici avec beaucoup de précaution ne signifie pas que la théorie de Benjamin Constant n’est rien d’autre qu’un emprunt aux philosophes que nous venons de nommer. Nous avons voulu montrer, au contraire, que la pensée de Constant est originale, mais qu’elle dépend de l’ambiance intellectuelle de l’Allemagne protestante des Lumières. Elle est pour ainsi dire le témoignage d’un acte de libération de l’emprise matérialiste et dogmatique des penseurs de l’école française. Nous avons parlé des difficultés herméneutiques qui sont propres aux recherches de Constant. Ces difficultés ne disparaissent pas entièrement avec les nouvelles catégories adoptées par Constant, ne peuvent pas disparaître. La clarté théorique ne fait pas disparaître les difficultés pratiques qui sont celles de toute recherche historique de quelque étendue. Cette recherche est en plus conditionnée par un second présupposé théorique, à savoir la théorie de la perfectibilité de l’homme. Celle-ci signifie dans le contexte de la théorie de la religion une perfection graduelle et toujours progressive, mais mise en doute par l’indéniable corruptibilité des formes et doctrines religieuses. Constant y porte remède par une révision fondamentale de la théorie de la perfectibilité, cette fois-ci sous l’influence manifeste de Herder dont il étudie les Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité 36 Kurt Kloocke à Weimar, entre les 20 janvier et 7 février 1804. Les commentaires dans son journal, les renvois à Herder dans son ouvrage sur la religion prouvent une lecture attentive et une pratique d’étude qui est attestée jusque dans les dernières années de la rédaction de De la Religion. Ce qui attire Constant, c’est le concept universaliste des Idées : toutes les civilisations sont dignes d’intérêt ; c’est une théorie de l’histoire fondée sur des idées sociologiques qui permettent d’analyser l’interdépendance de la politique et de la religion ; c’est enfin une théorie de la perfectibilité de l’espèce humaine qui ne repose plus sur une extrapolation linéaire telle qu’elle prédomine chez Condorcet, mais sur une évolution qui connaît des ruptures et des décadences, sans qu’une civilisation parvenue à un point culminant de son évolution, telle que la civilisation grecque de l’Antiquité, perde sa valeur de modèle pour l’humanité. Avec ces théorèmes, Constant a découvert ou retrouvé chez l’autre une structuration possible de son ouvrage qui a désormais acquis une certaine chance de pouvoir être achevé en principe, même si le travail de l’historien à accomplir ne perd rien de ses dimensions gigantesques 39 . IV Le travail pratique Si Mauvillon, Kant, Schleiermacher et Herder jouent le rôle de catalyseurs dans l’évolution de la pensée constantienne sur la religion qui, sans ces rapports et sans cette espèce de dialogue soutenu n’aurait peut-être pas pris le tournant que nous pouvons y découvrir, les innombrables lectures d’ouvrages et d’études érudits de toute provenance ont fourni à Constant le savoir pratique et l’érudition étonnante dont on est frappé, en dépit des faiblesses, des erreurs ou des lacunes, en le consultant. Ces lectures ne concernent pas seulement les sources historiques (textes d’auteurs grecs ou latins, textes patristiques, textes du Véda, etc.), mais encore les mémoires des missionnaires qui lui ont fourni une approche originelle annonçant l’ethnologie moderne, une certaine connaissance de la religion chinoise. A cela s’ajoute l’étude des ouvrages scientifiques d’auteurs français, anglais ou allemands, parmi lesquels les écrits d’historiens, de théologiens, de philologues et d’historiens de la philosophie. Ces lectures marquent tous les séjours de Constant en Allemagne, et particulièrement les années passées à Göttingen où il rédige une première version achevée de son ouvrage sur la religion en 44 livres 40 . Le fruit de ces études est déposé dans les dossiers des 39 Sur les rapports de Constant et de Herder voir notre étude « Johann Gottfried Herder et Benjamin Constant », Annales Benjamin Constant, 29, 2005, pp. 55-72. 40 Le titre est le même que celui de l’ouvrage imprimé, mais la disposition de la matière et la marche de la démonstration sont sensiblement différentes. Le texte est resté inédit jusqu’à ce jour. Il figurera dans le t. XXIV des Œuvres complètes. Benjamin Constant et l’Allemagne 37 notes de lecture 41 . On y trouve, en ce qui concerne l’Allemagne, des extraits de Heeren, Bardili, Rheinhard, du mythologue Majer, de Görres, du théologien Wagner, de l’éminent historien des religions Creuzer, dont l’adversaire était Voss, de Stark, des théologiens Stäudlin, Berger, Stutzmann et Eichhorn, des philosophes Tiedemann et Buhle, des historiens Meiners et Neander, de l’égyptologue Vogel, des études sur l’Inde de Friedrich Schlegel, des théories du philologue Wolf sur Homère, etc. Cette liste n’est pas exhaustive et ne signale pas des apports d’un même poids. Constant note des faits, exploite des manuels, réfute les opinions qu’il juge fautives, il prend les matériaux où il les trouve 42 , il les utilise, il les démarque sans trop de scrupule, souvent sans indiquer ses sources 43 , ou il s’y arrête longuement parce qu’une doctrine peut être particulièrement utile pour ses objectifs, comme par exemple les recherches de Wolf sur les poèmes homériques. Certains ouvrages prennent même le rôle d’un adversaire privilégié parce qu’ils soutiennent une doctrine diamétralement opposée à ses vues, comme c’est le cas de l’ouvrage monumental de Georg Friedrich Creuzer, Religions de l’antiquité, considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques 44 . Creuzer, comme Lamennais, comme Eckstein, représente pour Constant une doctrine foncièrement contraire à la sienne, parce qu’il y reconnaît l’esprit dogmatique qu’il avait combattu aussi bien en politique qu’en matière de religion. Ces lectures abondantes et souvent ennuyeuses, souvent fastidieuses et pourtant utiles puisqu’elles font avancer ses recherches n’ont sur le plan conceptuel presque aucun poids. Il s’agit du travail d’érudition indispen- 41 Voir ci-dessus, la note 24. 42 Les nombreux déplacements, les voyages, les hasards de lecture, les achats de livres pour sa bibliothèque après son retour en France, toutes ces circonstances fortuites donnent à ses renvois souvent une grande incohérence, voire une inexactitude fâcheuse. 43 Voir sur les stratégies de Constant concernant les emprunts plus ou moins directs d’auteurs utilisés les études de Denis Thouard, « Benjamin Constant und die Göttinger Schule », H. E. Bödeker, Ph. Büttgen, Chr. Duhamelle, M. Espagne (éds.), Die Wissenschaften vom Menschen in Göttingen um 1800 : Wissenschaftliche Praktiken, institutionelle Geographie, europäische Netzwerke, Göttingen, Vandenhoek und Rupprecht, 2007, pp. 99-121, et Giovanni Paoletti, « L’atelier d’historien de Benjamin Constant : les ‹Aperçus sur la marche et les révolutions de la philosophie à Rome› (1829) », Le Groupe de Coppet et l’Histoire, Actes du VIII e Colloque de Coppet, 5-8 juillet 2006, Annales Benjamin Constant, t. 31-32, 2007, pp. 251-271. 44 C’est le titre français de l’ouvrage Symbolik und Mythologie der alten Völker, Leipzig, Darmstadt, 1810-1812, dont la traduction par J.-D. Guigniaut avait paru entre 1825 et 1851. Constant avait soutenu les efforts de Guigniaut. Sur la polémique de Constant contre Creuzer, voir notre étude « Benjamin Constant, De la Religion, et Georg Friedrich Creuzer, Symbolik und Mythologie der alten Völker, une étude épistémologique », Cahiers staëliens, 37, 1985-1986, pp. 107-116. 38 Kurt Kloocke sable à la bonne marche des recherches. Constant a néanmoins souvent souligné sa dette envers l’érudition allemande de son époque, même s’il fait disparaître les noms des auteurs qu’il exploite. Contrairement à ces chercheurs qui n’ont presque jamais l’intention de développer une théorie en puissance philosophique de la religion ou de l’histoire, il prétend avoir plus de lumières sur la matière que la plupart des érudits dont il consulte les ouvrages. Ceci est peut-être un simple préjugé personnel 45 . Il peut s’agir aussi d’une tentation d’orgueil qui réclame pour lui-même d’avoir réalisé une véritable conquête intellectuelle. Elle résiderait dans le fait que la religion est considérée comme l’expression des aspirations les plus personnelles de l’homme, liées dans les temps modernes à la subjectivité, et le fait d’avoir pu soutenir que la liberté religieuse est inhérente à cette subjectivité, parce qu’il a pu détecter dans toutes les religions sacerdotales les germes de la tyrannie hostile à cette liberté religieuse. Nous avons essayé de montrer comment cette conviction a pu naître chez Constant et pourquoi elle est largement le fruit de ses séjours en Allemagne, et en particulier de la pénétration de Constant dans la pensée philosophique, théologique et érudite des Lumières, l’expression la plus élaborée de l’Allemagne protestante. Ce que nous n’avons pas étudié dans cet essai, c’est le côté quotidien et pratique des rapports de Constant avec ce pays, qui est pour lui aussi une terre d’accueil dans les temps difficiles de la dictature de l’Empire, un pays d’une grande culture littéraire et artistique qu’il connaît, mais dont il ne parle pas abondamment, le pays de sa femme Charlotte von Hardenberg, issue d’une des grandes familles prussiennes, et le pays, où, dans les dernières années de sa carrière politique, il a coutume de passer les semaines d’été en prenant les eaux à Baden-Baden. Mais si l’Angleterre est pour lui le pays modèle pour la vie politique d’une nation libre, l’Allemagne est pour Constant surtout le pays de la réflexion scientifique dans le domaine auquel il a donné somme toute environ quarante ans de sa vie, à savoir les recherches sur la religion et l’élaboration d’une théorie cohérente, presque une philosophie de la religion en tant que modèle de la liberté individuelle. 45 Il est difficile de faire la part des choses. Toujours est-il exact que les comptes rendus des différents volumes sur la religion qui ont paru entre 1825 et 1834 dans les Göttingische gelehrte Anzeigen et qui sont dus en partie à Friedrich Bouterwek, en partie à Karl Otfried Müller soulignent tantôt la nouveauté des vues de Constant, tantôt ce qu’ils croient être les faiblesses de sa théorie ou les lacunes de son information. Voir K. Kloocke et Ulrich Steller, « Les comptes rendus de De la Religion parus dans les Göttingische gelehrte Anzeigen », Annales Benjamin Constant 10, 1989, pp. 133-160. Rappelons enfin que ce sont les travaux sur la religion qui ont valu à Constant sa nomination comme membre correspondant de l’Académie Royale des Sciences à Göttingen. Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008) Individualisme : Origine et réception initiale du mot Marie-France Piguet À la date de première publication du deuxième volume de Démocratie en Amérique (1840), Tocqueville écrit que « l’individualisme est une expression récente qu’une idée nouvelle a fait naître » 1 . Le mot individualisme vient en effet d’entrer dans les dictionnaires avec la huitième édition (1834) du Dictionnaire universel de la langue française de Pierre-Claude-Victor Boiste, et si l’on se réfère au Trésor de la Langue Française, il est attesté pour la première fois dans un article de Pierre-Isidore Rouen, publié dans le journal saint-simonien Le Producteur à la date de 1825. Le TLF retient cette date en s’appuyant sur une note de Célestin Bouglé et Elie Halévy 2 , mais il ne semble pas que individualisme soit présent avant le numéro dix-sept du journal paru en janvier 1826. Cette dernière information est bien connue des philosophes qui se sont interrogés sur l’origine d’un mot 3 à la définition incertaine 4 , de même que le 1 Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1998, [1840], t. 2, p. 143. 2 Doctrine de Saint-Simon, Exposition, Première année, 1829, [1830], Nouvelle édition publiée avec introduction et notes de Célestin Bouglé et Elie Halévy, Paris, Rivière, 1924, p. 378 note 248. Cette note présente des inexactitudes : elle renvoie au tome 1 du Producteur qui regroupe les articles publiés à la fin de 1825 mais ne semble pas attester le terme, et passe en revanche sous silence les occurrences du tome 2 où sont rassemblés les articles publiés durant les trois premiers mois de 1826. Le journal Le Producteur, Journal de l’Industrie, des sciences et des beaux-arts a paru d’octobre 1825 à octobre 1826. Sur Le Producteur, voir Sébastien Charléty, Histoire du Saint-Simonisme (1825-1864), Paris, Paul Hartmann, 1931 [1896], p. 25-44. 3 Entre autres Alain Laurent, L’Individu et ses ennemis, Paris, Hachette, Pluriel, 1987, p. 15 et suivantes ; Alain Renaut, « Individu et individualisme », Dictionnaire de philosophie politique, Philippe Reynaud et Stéphane Rials dir., Paris, Puf, 1996, p. 344. 4 « Mauvais terme, très équivoque, dont l’emploi donne lieu à des sophismes continuels », André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Puf, (1926), 16 ème édition, 1988, p. 500 ; « Le terme ‹individualisme› recouvre les notions les plus hétérogènes que l’on puisse imaginer » selon Max Weber dans l’Ethique protestante, cité par Louis Dumont, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, [1966], 1986, p. 22. 40 Marie-France Piguet contexte général qui lui a donné naissance : le discours post-révolutionnaire des disciples de Saint-Simon soucieux de réorganisation sociale. En revanche, les conditions plus larges de son établissement durable dans la langue française ont été peu explorées, que ce soit du côté de l’affrontement philosophique et politique qui a motivé les premières attestations retenues, ou en aval de celui d’une réception marquée par des résistances et des tensions que les dictionnaires du 19 ème siècle laisseront dans l’ombre. Ce sont les différents aspects de la création et de la mise en circulation difficile d’un mot devenu depuis emblématique des sciences sociales contemporaines et de la modernité politique, que je souhaite mettre en lumière, non pas dans « l’illusion qui voudrait que le plus ancien sens attesté fût une vérité philosophique » pour reprendre l’expression de Jean Starobinski 5 , mais plutôt dans la perspective d’identifier ce qui cherche alors à s’énoncer. Incertitudes Individualisme est un dérivé de l’adjectif individuel qui appartient à la très longue liste des mots construits avec le suffixe -isme. Ce suffixe savant issu du grec par l’intermédiaire du latin sert à former des substantifs à partir d’un adjectif comme c’est le cas ici mais aussi d’un verbe, d’un syntagme, d’un nom propre ou d’un autre substantif. Très productif depuis la Renaissance, on lui doit une multitude de mots qui désignent des courants de pensée, des doctrines, des systèmes, des conceptions philosophiques, politiques, mais aussi des comportements (altruisme, angélisme, égocentrisme, civisme …), des activités (journalisme, alpinisme, banditisme …), des caractéristiques (bilinguisme, professionnalisme, provincialisme …). Ces mots relevant des registres les plus variés, semblent partager à des degrés extrêmement divers une caractéristique sémantique commune, celle de marquer une abstraction par rapport à leur base lexicale, abstraction issue de la combinaison de certains traits majeurs de cette base. Le suffixe -isme a été tout particulièrement utilisé durant la première moitié du 19 ème siècle pour former un grand nombre de substantifs abstraits du vocabulaire politique, économique, philosophique, etc. Cette formation en français du mot individualisme est intéressante à rappeler car il ne semble pas s’agir d’un emprunt à l’anglais, l’Oxford English Dictionary n’excluant pas une influence française dans la création du terme 5 Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, Paris, Seuil, La librairie du XXI ème siècle, 1999, p. 11. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 41 anglais individualism 6 . On a longtemps pensé d’ailleurs que individualism avait été introduit dans la langue anglaise par la traduction de H. Reeve de l’ouvrage d’Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique (1840 pour le volume concerné), mais nous savons maintenant que le mot est attesté avant 1840 tant en Angleterre qu’aux Etats-Unis. On le rencontre en effet dans des journaux anglais liés au courant owenite dès le mois de mars 1834 7 , puis il est attesté en 1839 8 dans la traduction américaine des Lettres sur l’Amérique du Nord (1836) du Saint-Simonien Michel Chevalier et dans la revue américaine United States Magazine and Democratic Review 9 . Ce n’est pas non plus un emprunt à l’allemand. Selon l’Historisches Wörterbuch der Philosophie 10 , le mot individualismus aurait été mis en circulation en allemand par Friedrich W. Carove en 1831 11 , date indirectement confirmée par Wilhelm Traugott Krug qui ouvre en 1838 une sous-entrée « Individualismus » sous « Individuum » dans son Supplément au Allgemeines Handwörterbuch der philosophischen Wissenschaften nebst ihrer Literatur und Geschichte … 12 . Ici encore, il est employé en 1837 dans la traduction allemande des Lettres sur l’Amérique du Nord (1836) de Michel Chevalier 13 . Ces diverses indications qui convergent donc sur une antériorité de l’attestation française sans éliminer la possibilité de créations indépendantes les unes 6 The Oxford English Dictionary [1989] 1991, t. 7. L’OED donne pour première attestation un énoncé de L. T. Rede daté de 1827. 7 Selon G. Claeys qui en fournit deux attestations, l’une en mars, l’autre en mai 1834 dans son étude : « Individualism, Socialism and Social Science : Further Notes on a Process of Conceptual Formation, 1800-1850 », Journal of the History of Ideas, volume 47, n° 1, janvier - mars 1986, p. 81-86. La question reste ouverte pour G. Claeys de savoir si les Owenites ont créé le mot en anglais comme il incline à le penser, ou s’ils l’ont emprunté aux Saint-Simoniens fréquentés à Londres durant les années 1832-33. 8 Voir Koenraad W. Swart : « ‹Individualism› in the Mid-Nineteenth Century (1826- 1860) », Journal of the History of Ideas, vol. 23, 1962, n° 1, p. 86. 9 Swart souligne dans son art. cit. que le mot a une valeur négative dans la traduction de Chevalier, mais précise que sous la plume de l’auteur anonyme de United States Magazine and Democratic Review, il appartient à une philosophie de l’histoire qui implique un usage positif. 10 Historisches Wörterbuch der Philosophie, édité par Joachim Ritter et Karlfried Gründer, t. 4, (1976), entrée « Individualismus », col. 289-291. 11 Friedrich W. Carove, Der Saint-Simonismus und die neuere französische Philosophie, Leipzig, Hinrichs, 1831, p. 165. 12 Wilhelm Traugott Krug, Allgemeines Handwörterbuch der philosophischen Wissenschaften nebst ihrer Literatur und Geschichte …, Leipzig, Brockhaus, 1838, t. 5, p. 563. Le mot est absent de l’édition de 1833. 13 K. W. Swart, art. cit., p. 86. 42 Marie-France Piguet des autres, mettent aussi en lumière l’importance des Saint-Simoniens pour l’émergence du mot individualisme dans les trois langues 14 . Les dictionnaires ont coutume de dater et référencer de façon précise l’apparition d’un nouvel élément lexical, ou une acception nouvelle d’un mot déjà attesté, mais la première occurrence écrite d’un mot est une donnée des plus fragiles, toujours sujette à révision, et, sauf cas de mots délibérément construits, elle témoigne au mieux d’une création dont les premières manifestations nous resteront à jamais inconnues 15 . Aussi, une lecture un peu systématique de la presse de l’époque ou de documents moins diffusés modifierait très probablement l’information des dictionnaires. C’est ainsi que le nom de Joseph de Maistre a été avancé à la date de 1820 16 , mais l’examen de cette attestation 17 montre que l’on ne peut savoir avec certitude si elle témoigne d’un usage oral du terme dès 1820 ou si l’on a affaire à une reformulation, car il s’agit de la transcription tardive (20 juillet 1876) et indirecte d’une conversation de Maistre avec Ch. de Laveau au milieu de l’année 1820. Un autre indice laisse penser que le mot individualisme a pu circuler dès le début des années 1820. Une brochure 18 rappelle en effet qu’en 1823, après 14 Je remercie très vivement Daniel Becquemont et Kurt Kloocke qui m’ont permis par leurs indications et leurs conseils bibliographiques concernant les domaines anglais et allemand de mettre en perspective les datations dans les trois langues. 15 « Je ne me soucie jamais d’établir la première apparition d’une expression ou d’une valeur linguistique donnée car, dans la plupart des cas, cela se révèle impossible, et quand on croit avoir trouvé la première personne qui a employé ce mot, on finit toujours par lui trouver un prédécesseur […] Car un mot, une connotation ou une valeur linguistique donnés ne commencent à prendre vie dans une langue, à exister vraiment que lorsqu’ils entrent dans l’usage d’un groupe ou d’une collectivité et y affirment son identité », Victor Klemperer, LTI, la langue du III ème Reich [Leipzig, 1975], Paris, Albin Michel, 1996, p. 79-80. 16 En particulier par Koenraad W. Swart, art. cit., p. 78, et par Lucien Jaume, L’Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997, p. 81. 17 « Il [Maistre] me répondit ‹qu’effectivement la France marchait à la tête des idées, que malheureusement quand elle s’égarait, l’Europe la suivait aussi dans ses erreurs, que toutefois la mission providentielle du peuple initiateur [ital. dans le texte] était donnée à cette nation pour l’accomplissement des desseins de Dieu sur le monde, et qu’à cause de cela, cette profonde et effrayante division des esprits, ce morcellement jusqu’à l’infini de toutes les doctrines, le protestantisme politique poussé jusqu’à l’individualisme le plus absolu, serait le châtiment de la France et de l’Europe, châtiment précurseur de la miséricorde.› Ici le comte de Maistre, grave et calme jusqu’à ce moment, s’anima tout à coup, ses yeux s’illuminèrent, son langage s’éleva avec sa pensée […] », Œuvres complètes de Joseph de Maistre, nouvelle édition, Lyon, [1886], Slatkine Reprints, Genève 1979, t. 14, p. 285-286. 18 François de Corcelles, Documens pour servir à l’histoire des conspirations, des partis et des sectes, Paris, 1831. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 43 la dispersion de la Charbonnerie suite à la guerre d’Espagne, certains de ses membres se sont regroupés pour créer une nouvelle société. Ils avaient alors abandonné l’idée de conspiration et l’espoir d’une révolution immédiate pour s’intéresser aux spéculations philosophiques. Cette société aurait eu pour nom « société d’Individualistes » : « Elle s’appelait ainsi parce qu’on y faisait dériver tous les droits civils et politiques des facultés et des besoins de l’homme considéré individuellement. Cet aperçu provenait d’une opposition radicale aux systèmes qui subordonnent les droits individuels aux droits de la société, ou plutôt à l’action arbitraire des gouvernemens. » 19 Dans cette brochure, « Individualistes » est un nom propre qui désigne les membres de cette société. L’existence même de cette société dès 1823 témoigne d’un contexte propice à l’émergence de individualisme, car on observe généralement une simultanéité dans la dérivation en -isme et en -iste du même élément lexical 20 . Par ailleurs, sous la graphie éphémère de individuel(l)isme, une occurrence du terme a été repérée 21 chez le baron de Frénilly dans ses Considérations sur une année de l’histoire de France, dès 1815. Dernier indice en faveur d’une création du terme antérieure à la date de 1826, son traitement exceptionnellement rapide pour l’époque par les dictionnaires, dès 1834, dans la huitième édition du Dictionnaire universel de la langue française de Pierre-Claude-Victor Boiste, comme nous l’avons indiqué. Dans ce contexte, les attestations du Producteur sur lesquelles s’appuie la lexicographie contemporaine offrent un usage que l’on pourrait dire 19 Ibid., p. 19-20. 20 Selon Jean Dubois, Le Vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1872, Paris, Larousse, 1962, p. 160-166. Dubois précise qu’il existe des exceptions à cette tendance générale. L’émergence de individualisme dans Le Producteur s’accompagne aussi de celle de individualiste au sens de d’adepte, de défenseur de cette doctrine. 21 Par C. Cassina (1996), « Appunti intorno alle origini di una parola, individualismo », Cromohs, 1, 1996,http: / / www.cromhos.unifi.it/ eng/ index.htlm « Un seul principe existait en France, l’individuellisme, l’universel égoïsme, fruit naturel d’un temps qui avait brisé tous les liens. Plus d’amour du prochain là où il n’y avait plus de religion pour en faire un précepte. Plus d’esprit de famille là où la famille se composait à peine du père et des enfants. Plus d’esprit de corps là où tout corps avait cessé d’exister », François-Auguste Fauveau de Frénilly, Considérations sur une année de l’histoire de France, Paris, Chaumerot, novembre 1815, p. 27. C. Cassina qui cite la première édition parue à Londres dans la même année souligne que la graphie du mot oscille entre individuelisme et individuellisme au fil des éditions. Le mot n’est pas resté tout à fait sans postérité puisque dans son « Supplément » à l’édition de 1872, le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré lui accorde une entrée à la graphie individuellisme suivie de cette définition : « se dit dans le langage des socialistes, par opposition à mutuelliste ». 44 Marie-France Piguet presque socialisé du terme : elles sont plurielles (une quinzaine d’occurrences environ) et énoncées par différents rédacteurs, P.-I. Rouen, Paul-Mathieu Laurent et Barthélemy-Prosper Enfantin. Même si l’on ne peut totalement exclure une circulation du néologisme dont Le Producteur ne serait qu’un relais, ce relais initial de diffusion a profondément marqué les premiers usages du terme. Premières attestations : un néologisme des Saint-Simoniens pour Benjamin Constant Les premières attestations de individualisme dans Le Producteur appartiennent au compte rendu critique d’un ouvrage de Charles Dunoyer, ancien rédacteur du Censeur Européen, L’Industrie et la Morale considérées dans leur rapport avec la liberté. P.-I. Rouen consacre trois articles successifs du Producteur à l’analyse de cet ouvrage publié en 1825, et c’est dans le premier de ces trois articles, paru à la fin du mois de janvier 1826 22 , qu’il emploie à quatre reprises le mot individualisme. Cet article porte « sur les idées générales ou les principes (ital. dans le texte) du système de M. Dunoyer » (p. 158) : « l’idée la plus générale de ce système est la conception de l’homme individuel, de ses besoins et de ses facultés, comme bases uniques de la politique, et principes générateurs des lois sociales » (p. 159). Selon Rouen, en dépit de l’impression de nouveauté que « la conception de l’homme individuel » de Dunoyer peut donner, cette conception est fondée sur un raisonnement qui va de l’individu à la société et elle appartient encore à la philosophie du 18 ème siècle. Elle se place du seul « point de vue d’observation de l’homme individuel » et tire ses savoirs de la « science de l’homme individuel » qui forme la base des théories politiques modernes. Cette conception qui a pour principaux attributs la « liberté individuelle », la « souveraineté individuelle », les « droits individuels » … (p. 159-160), possède une grande valeur car nous lui devons la destruction de l’ancien ordre social, mais elle constitue maintenant un obstacle à une intelligence générale de la société en raison de son absence de puissance organique (p. 159). C’est ce contexte qui entraîne les premières attestations du mot individualisme : Beaucoup de partisans de la liberté individuelle, non contens de la poser comme droit, la prescrivent comme devoir ; ils vont jusqu’à imposer à chacun de ne penser et de n’agir que d’après lui-même, et protesteraient 22 Le Producteur, n° 17, janvier 1826, t. 2, p. 158-170. Les deux autres articles sont parus dans le n° 23 du Producteur en mars 1826, t. 2, p. 451-464 et dans celui d’avril 1826, t. 3, p. 134-158. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 45 presque contre la domination bienfaisante qu’exercent infailliblement les hommes éclairés sur toutes les classes de la société. Ce sont ces exagérations de l’idée de liberté individuelle que nous repoussons ; ce sont ces sentimens d’affranchis ombrageux que nous condamnons, et non pas les principes qui expriment avec tant de justesse et de dignité la valeur morale des hommes du XIX e siècle. Cependant l’individualisme comme base positive de la morale privée a, par cela même, une valeur critique par rapport à la politique ; c’est-àdire qu’il est le plus puissant adversaire de tous les systèmes vicieux, bien qu’il n’ait point la vertu d’en engendrer un lui-même. Nous lui devons la destruction de l’ancien ordre social. […] L’individualisme depuis son origine, a cependant été sans cesse offert à la société comme système politique ; et dans ces derniers temps, M. Dunoyer vient le reproduire sous de nouvelles formes. (p. 162-163) Ces attestations laissent ouverte la question de la création du néologisme : elles ne s’accompagnent d’aucune définition, d’aucun retour réflexif, c’est-à-dire que le mot n’est pas une création lexicale voulue, assumée, revendiquée par Rouen, voire qu’il n’est peut-être pas senti comme un signe lexical nouveau sans que l’on puisse cependant conclure à une absence de conscience de la nouveauté de la part de l’auteur. En effet, et d’une manière presque ostentatoire elles illustrent jusque dans le détail le procédé même de la dérivation des adjectifs en substantifs mis en œuvre avec le suffixe -isme, un peu comme si Rouen avait voulu établir son emploi sur une rationalisation d’ordre linguistique : dans la logique du texte le mot individualisme est précédé par un grand nombre d’occurrences de l’adjectif individuel et il fait écho sous une forme condensée à l’expression « conception de l’homme individuel » ; il en subsume les différents traits qui sont clairement exprimés : « l’homme individuel », « les droits individuels », « la souveraineté individuelle », « la liberté individuelle ». De ces traits, individualisme privilégie celui de « liberté individuelle » et met l’accent sur les « exagérations de l’idée de liberté individuelle » énoncées en amont : ne penser et n’agir que d’après soi-même et protester contre la domination des hommes éclairés. Par ailleurs la trame discursive dans laquelle le mot prend sens, renseigne sur la désignation du terme : individualisme désigne la philosophie critique du 18 ème siècle qui a conduit à la Révolution, et la théorie de Dunoyer comme « système politique » issu de cette philosophie. Elle exprime en même temps ce que Rouen décrédite dans la théorie de Dunoyer, un système qui ne voit dans la société « autre chose qu’une collection d’hommes » (p. 160), qui fait de la liberté « le but de la société » (p. 165), un système qui échoue à subordonner la « politique critique » à une science porteuse d’un « caractère beaucoup plus général, et essentiellement organique », qui serait pour Rouen l’économie politique (p. 164) : 46 Marie-France Piguet Il est des temps où les idées de liberté n’ont plus que peu de chose à faire, où il est bien plus urgent de coordonner que de dissoudre, et où la théorie positive doit succéder aux théories critiques. Nous entrons dans une époque semblable, et chaque jour les doctrines du XVIII e siècle perdent de leur importance. […] Bien que le livre de M. Dunoyer atteste un effort pour se séparer des théories libérales et pour se placer dans un système purement économique ; cet effort reste sans résultat parce que l’auteur a puisé son point de départ dans l’individualisme qui ne peut jamais conduire à une vue complète de la société ; parce qu’il ne s’est point élevé au point de vue général de la philosophie de l’industrie. (p. 168-169) Cet emploi du néologisme pour critiquer le « système » de Dunoyer s’est d’emblée heurté à la résistance des défenseurs des idées attaquées, au premier rang desquels Benjamin Constant. L’usage de individualisme par Rouen a en effet fourni à Benjamin Constant le support lexical de sa dénonciation des opinions du Producteur au cours d’un compte rendu critique de ce même ouvrage de Dunoyer dans la Revue Encyclopédique du 1 er février sous le titre : L’Industrie et la Morale considérées dans leur rapport avec la liberté 23 . Pour Constant, Dunoyer se propose de « déterminer quel est […] le genre de vie le plus favorable au développement de toutes nos facultés » (p. 84) et il précise que par la nature même de sa problématique générale, Dunoyer « se sépare, dès ses premiers pas, d’une école […] aspirant à fonder je ne sais quelle théocratie, se disant industrielle, ennemie de tout examen et par là même aussi funeste à l’industrie qu’à la liberté » (p. 85). Il vise ainsi sans la nommer, l’école du Producteur et poursuit contre elle une polémique lancée au début de décembre 1825. Sa lecture de la recension de P.-I. Rouen le conduit à l’ajout d’un long « Post-scriptum » à son article qu’il introduit en soulignant que « la véritable question est enfin posée » : Le système de M. Dunoyer est ce que ses critiques appellent l’individualisme (ital. dans le texte) ; c’est-à-dire, qu’il établit pour premier principe que les individus sont appelés à développer leurs facultés dans toute l’étendue dont elles sont susceptibles ; que ces facultés ne doivent être limitées qu’autant que le nécessite le maintien de la tranquillité, de la sûreté publique, et que nul n’est obligé, dans ce qui concerne ses opinions, ses croyances, ses doctrines, à se soumettre à une autorité intellectuelle en dehors de lui. Ce système, que nous croyons le seul juste, le seul favorable au perfectionnement de l’espèce humaine, est en horreur à la nouvelle secte, qui veut fonder un papisme industriel. (p. 100) 23 Article réédité dans Benjamin Constant Publiciste, Ephraïm Harpaz (éd.), Genève/ Paris, Slatkine/ Champion, 1987, p. 83-103. Je cite d’après cette édition. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 47 À l’inverse presque de Rouen, individualisme est pour Constant, un mot qui « ne va pas de soi » 24 , probablement nouveau, mais surtout un mot rapporté du discours des autres, du discours des critiques du « système de M. Dunoyer », de ceux précisément dont il combat les idées et qui désignent un système dont lui, [B. Constant], partage la thèse centrale. C’est pour Constant, un mot qui a pour référent non pas de façon transparente un élément du monde matériel ou idéel, mais un élément du lexique de ses adversaires, un mot à valeur négative qui désigne le seul système politique qu’il juge « juste » et « favorable au perfectionnement de l’espèce humaine ». Son emploi, en mention et en incise dans la phrase, constitue en luimême un élément dans la critique lancée par Constant à l’égard des théories du Producteur, nous y reviendrons. Il s’accompagne d’une reformulation du système de Dunoyer qui entraîne une tout autre définition référentielle de individualisme que celle mise en œuvre par Rouen : toute référence au 18 ème siècle est abandonnée, et le mot désigne le système qui permet le libre développement des facultés individuelles dans la limite de l’ordre public, et l’indépendance intellectuelle la plus radicale. À la domination bienfaisante des hommes éclairés, Constant oppose le mouvement même de la recherche de lumière : La vérité est surtout précieuse par l’activité qu’inspire à l’homme le besoin de la découvrir. Quand vous auriez fait triompher la théorie positive que vous proclamez sur les théories critiques, et quand votre théorie positive ne se composerait que d’un enchaînement des vérités les plus lumineuses, savez-vous quel serait le chef-d’œuvre que vous auriez accompli ? vous auriez rendu à l’esprit humain cette habitude de croire sur parole, qui l’a tenu durant tant de siècles dans l’apathie et l’engourdissement 25 . Les traits du système de Dunoyer alors pris en charge par le mot individualisme définissent positivement la « liberté individuelle » jusque dans les « exagérations de l’idée de liberté individuelle » lesquelles concernent très concrètement la « liberté de conscience » qui a pris naissance avec la Réforme comme on peut le montrer. Le « Post-scriptum » de B. Constant constitue ce que le Producteur appelle sa seconde attaque de leurs opinions, et c’est dans la généalogie de cette polémique que se révèle la signification profonde des « exagérations de l’idée de liberté individuelle » en même temps que celle du mot individualisme. La 24 Je reprends cette expression à Jacqueline Authier-Revuz à propos de la propriété de réflexivité du langage et renvoie à son ouvrage pour l’analyse des multiples manifestations de l’autonymie, aux chapitres 1 et 5 (tome 1) en particulier. Jacqueline Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, Paris, Larousse, coll. Sciences du Langage, 1995. 25 L’Industrie et la morale considérées dans leur rapport avec la liberté, op. cit., p. 103. 48 Marie-France Piguet controverse est compliquée dans le suivi des journaux où elle se déploie, et je n’en retiens ici que les éléments essentiels à cette étude 26 . Selon toute probabilité, le point de départ de la polémique est un article publié dans Le Producteur en novembre 1825 par Saint-Amand Bazard, intitulé « Des partisans du passé et de ceux de la liberté de conscience » 27 . Cet article défend l’idée que la « liberté de conscience » qui se présente aujourd’hui comme la « manière d’être essentielle de la nature humaine » (p. 408), n’est en fait que le résultat de circonstances historiques précises. Pour Bazard, la « liberté de conscience » a pris naissance dans la sphère religieuse avec la Réforme, s’est ensuite diffusée dans l’ordre politique, l’ordre civil, la vie sociale et individuelle et c’est ainsi qu’elle est devenue le « dogme de la liberté illimitée (ital. dans le texte) de conscience » qui implique maintenant pour chaque individu le droit, voire le devoir d’exercer son jugement selon sa raison personnelle, sans avoir à tenir compte des travaux, du jugement, de l’autorité des gens éclairés. La « liberté de conscience » est un principe de destruction des idées et des institutions anciennes qui empêche maintenant que « rien ne s’établisse », c’est un obstacle si l’on peut dire à la réorganisation sociale souhaitée par les Saint-Simoniens (p. 411). L’article de Bazard a fait l’objet de plusieurs critiques, dont celle de B. Constant qui, à l’occasion d’un discours prononcé le 3 décembre 1825 à l’Athénée royal de Paris, expose sa propre conception de l’industrialisme. Pour Constant, l’industrialisme est intéressé au meilleur développement possible des facultés physiques et intellectuelles de chacun et il est propice au déploiement du sentiment religieux dans ce qu’il a d’irréductible à tout déterminisme historique, social, politique. Le sentiment religieux, explique Constant, est inhérent à la nature humaine et il ne se confond pas avec l’esprit théocratique qui cherche depuis le fond des âges à étouffer à son profit l’intelligence et la liberté. Ce discours n’a jamais été entièrement publié, et seuls des extraits en sont parus dans la Revue Encyclopédique 28 où la dénonciation de l’école du Producteur apparaît, mais de façon voilée. Cependant, il a suscité une réponse de la part du Producteur à laquelle Constant a répliqué. Bref, sans jamais nommer Le Producteur, Constant a finalement 26 J’ai restitué le détail de cette controverse dans une précédente étude. Cf : Marie- France Piguet, « Benjamin Constant et la naissance du mot ‹individualisme› », Annales Benjamin Constant, n° 29, Paris/ Genève, Champion/ Slatkine, 2005, p. 101-124. 27 Le Producteur, n° 9, novembre 1825, tome 1, p. 399-412. Il s’agit du premier article de celui qui sera pendant un temps avec Enfantin le chef de l’Eglise saint-simonienne. 28 Revue Encyclopédique de décembre 1825, sous le titre : « Coup d’œil sur la tendance générale des esprits au 19 ème siècle », in E. Harpaz, Benjamin Constant Publiciste, op. cit., p. 69-81. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 49 reconnu cette attaque et il a développé son argumentation contre le dogmatisme étroit de ce qu’il appelle « une doctrine nouvelle » dans un article publié dans L’Opinion, Journal des mœurs, de la littérature, de l’industrie, etc. du 7 décembre 1825 29 où il fait ouvertement référence à la critique de la liberté de conscience énoncée par Bazard : « D’après une certaine école, toute philosophie qui n’a pas pour but l’exploitation de la nature physique, est chimérique et vaine ; les garanties politiques sont inutiles, parce que l’industrie se défend toute seule ; les arts s’égarent quand ils sortent de la sphère du pur mécanisme ; la poésie ne doit chanter que les machines ». Plus fondamentalement, il termine ainsi son article : enfin, ce qui est bien plus grave, la liberté de conscience même, n’étant qu’un moyen de destruction, bon aussi long-temps que l’erreur subsiste, ne doit plus exister quand on a découvert la vérité, comme si chacun ne regardait pas son opinion comme la vérité, et ne se trouvait pas autorisé, par cette doctrine nouvelle, à étouffer la liberté de ses adversaires en les accusant d’erreur. Voilà, Monsieur, le système que j’ai combattu, dans l’intérêt de l’industrie même. (p. 50-51) Aussi, lorsque Le Producteur débute sous la plume de Rouen la recension de l’ouvrage de Dunoyer en Janvier 1826 par un examen de sa « conception de l’homme individuel », qu’il appelle « individualisme », et souligne dans cette conception les « exagérations de l’idée de liberté individuelle », sans être nommée la « liberté de conscience » entre pour une très large part dans ces exagérations. De même que, sous le nom de « liberté d’examen », elle est aussi un élément central du système de Dunoyer tel que Constant le formule dans son long « Post-scriptum » à l’article de Février 1826. On peut rappeler que dans ce fameux « Post-scriptum », Constant prête à l’école du Producteur l’esprit théocratique qu’il a stigmatisé dans le discours de l’Athénée en évoquant à leur égard les « prêtres de Thèbes et de Memphis », les exhortant à respecter « la liberté d’examen » et à ne pas devenir « d’intolérants pédagogues ». La critique de Constant permet de préciser que la reconnaissance de la liberté individuelle par un système politique, et à l’intérieur de cette liberté individuelle, celle de l’exercice de la liberté de conscience et ce qu’elle 29 Article repris dans Benjamin Constant Recueil d’articles : 1825-1829, texte établi, introduit, annoté et commenté par E. Harpaz, Paris, H. Champion/ Genève, Slatkine, 1992, p. 47-48. Cet article vient de faire l’objet d’une nouvelle publication, dans le dossier très documenté qui accompagne la réédition du pamphlet de Stendhal initialement paru à la date du discours de Constant à l’Athénée, le 3 décembre 1825. Voir Stendhal, D’un nouveau complot contre les industriels, suivi de Stendhal et la querelle de l’industrie, Édition établie, annotée et présentée par Michel Crouzet, La Chasse au Snark, 2001, p. 109. 50 Marie-France Piguet implique de pensée, de jugement, d’action par soi-même et non selon une quelconque autorité extérieure, constitue l’un des traits majeurs des premiers emplois en négatif du mot individualisme dans Le Producteur. Elle montre aussi que l’emploi, voire la création de ce mot a obéi à la volonté des rédacteurs du Producteur de stigmatiser ainsi un système politique qui place la liberté individuelle au cœur de ses préoccupations, et très probablement de décréditer tout particulièrement la pensée de « l’individualité » soutenue par Constant 30 . Lorsque ce dernier rappelle, dans les Mélanges de littérature et de politique, « j’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique : et par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité » 31 , le journal saint-simonien L’Organisateur 32 en donne une recension qui s’en prend au « principe même de l’individualisme, si cher à M. B. Constant » (p. 3). En fait, individualisme restera probablement pour B. Constant à la fois un mot péjoratif du discours de ses adversaires pour exprimer le principe qu’il a défendu sa vie durant sous le nom d’individualité 33 , et un néologisme dont il aura sans doute donné la première définition dans son « Post-scriptum ». 30 Sur cette notion capitale dans l’œuvre de B. Constant, sa portée politique, ce qu’elle doit au sentiment religieux, à la philosophie du temps et plus particulièrement à la pensée allemande, je renvoie aux travaux de Kurt Kloocke, « Benjamin Constant et l’Allemagne. Individualité - Religion - Politique », Annales Benjamin Constant, n o 27, Genève/ Paris, Slatkine/ Champion, 2003, p. 127-171 et « L’idée de l’individualité dans les écrits politiques de Benjamin Constant », Annales Benjamin Constant, n o 29, Genève/ Paris, Slatkine/ Champion, 2005, p. 143-158. 31 « Préface », Mélanges de littérature et de politique, (1829) in Benjamin Constant, Ecrits politiques, Textes choisis, présentés et annotés par Marcel Gauchet, Gallimard, 1997, [1980], coll. « Folio/ Essais », p. 623-624. 32 L’Organisateur. Journal des Progrès de la Science générale, avec un appendice sur les méthodes et les découvertes relatives à l’enseignement, n° 4, 5 septembre 1829, p. 2-3. L’article n’est pas signé. L’Organisateur succède au Producteur entre 1829 et 1830. 33 On peut montrer que l’usage du mot individualité oscille chez Constant entre un pôle philosophique, celui du sentiment intime de la conscience de soi comme être singulier, et un pôle politique, celui de l’exercice de la liberté individuelle dans la sphère politique et qu’il se trouve dans ce dernier cas très proche de individualisme. Cf. « Benjamin Constant et la naissance du mot ‹individualisme› », art. cit. On trouvera par ailleurs des informations sur les rapports individualité/ individualisme au moment de l’émergence de ce dernier dans mon article à paraître : « Le mot individualisme : sources, enjeux et premiers traitements lexicographiques », Cahiers de lexicologie, Revue internationale de lexicologie et de lexicographie, Paris, Éditions Garnier, n° 93, 2008-2 (à paraître). Individualisme : Origine et réception initiale du mot 51 Réception initiale : usages négatifs/ usages positifs Dès le mois de mars 1826, l’emploi de individualisme se poursuit dans Le Producteur. La référence initiale à l’ouvrage de Dunoyer est abandonnée et l’usage du mot se déploie maintenant dans la problématique de la dissolution des liens sociaux consécutive à la Révolution : Comme les croyances, les préjugés, les passions et les intérêts qui maîtrisèrent long-temps un peuple, ne peuvent […] s’éteindre soudainement […] ; et, que d’ailleurs une réorganisation appropriée aux faits sociaux qui ont amené la chute des anciennes formes, ne peut s’accomplir non plus en un instant […] ; il résulte de cette double impossibilité un interrègne de l’unité sociale et un tel abus de l’individualisme, que les hommes dont les affections et les doctrines ont leur centre dans le passé ne s’entendent pas mieux sur ce qu’ils regrettent, que les réformateurs critiques ne s’accordent sur ce qu’ils désirent. 34 Au sein de cette problématique, on voit s’affirmer par glissement métonymique un infléchissement vers la dénotation d’un comportement social implicitement référé à la doctrine désignée par le mot individualisme, cet aspect étant rendu très sensible par une référence nouvelle, celle à la barbarie. Dans la philosophie de l’histoire de l’école du Producteur, la barbarie renvoie à la condition première du genre humain caractérisée par la primauté de la force sur le travail, de la guerre sur la paix, et le mot individualisme associe dans ce cadre, une doctrine, un système, à une manière d’être violente. Après avoir énoncé que « le genre humain, d’abord barbare, a pu se civiliser et échapper de plus en plus aux inconvénients de l’esprit d’hostilité inséparable du règne de l’individualisme, pour parvenir à goûter enfin les bienfaits qui doivent résulter désormais de l’esprit de paix et d’assistance mutuelle » 35 , le rédacteur du Producteur fustige « les excitations d’un individualisme barbare et la puissance illimitée du plus fort, dans l’état de nature ». Ce déplacement sémantique de la désignation d’une doctrine à celle du comportement et de l’attitude 36 qui lui sont associés, se maintiendra dans la langue, le TLF par exemple, organisant son entrée individualisme autour de cette grande distinction. 34 Laurent (Paul-Mathieu, dit Laurent de l’Ardèche), « M. l’abbé de Lamennais et M. le comte de Montlosier », Le Producteur, premier cahier, tome 3, avril 1826, p. 158-159. 35 Laurent, « De la foi et de l’examen », Le Producteur, n° 25, mars 1826, tome 2, p. 538. 36 C’est aussi sur l’attitude que Michel Foucault met l’accent dans la définition qu’il donne d’une « telle catégorie », Histoire de la sexualité. III Le souci de soi, Paris, Gallimard, Tel, 1984, p. 59. 52 Marie-France Piguet Le mot individualisme est souvent utilisé comme un outil pour critiquer des propositions, des articles venus des libéraux réformateurs, et il commence aussi à être opposé à celui qui va devenir le maître-mot du discours saint-simonien, association : Si la société, après avoir brisé les liens anciens qui unissaient toutes ses parties, pouvait prospérer par l’individualisme, par l’antagonisme aussi bien que par l’association, c’est-à-dire par la combinaison éclairée de tous les efforts, Le Globe et le Journal du Commerce seraient sur la bonne route ; 37 Les attestations de individualisme relevées dans Le Producteur sont dues aux rédacteurs les plus influents au sein du journal, Rouen, Laurent et Enfantin, ceux qui feront partie du groupe initial des Saint-Simoniens réuni durant l’année 1829 pour professer un enseignement régulier des principes de l’école publié dans L’Exposition de la doctrine de Saint-Simon 38 . On pourrait penser que cet ouvrage collectif sans réel auteur mais fortement marqué par Bazard, Carnot et Enfantin, qui cherche à systématiser la pensée de Saint- Simon et plaide pour une réorganisation sociale et l’établissement d’un pouvoir spirituel fondés sur une connaissance positive de l’homme, a servi de tremplin à la diffusion du néologisme. En fait, le mot reste peu employé, mais il creuse l’usage initié par Le Producteur. Pour l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon « la doctrine de l’individualisme » 39 s’appuie sur « la conscience et l’opinion publique » (idem) qui conduisent à « l’opposition à toute tentative d’organisation d’un centre de direction (ital. dans le texte) des intérêts moraux de l’humanité, la haine du pouvoir » (p. 378). Elle est rapportée aussi à la philosophie du 18 ème siècle, en particulier à d’Holbach, Voltaire et Rousseau, nommés « les défenseurs de l’individualisme (ital. dans le texte), dans les questions politiques » et au-delà aux écoles philosophiques ralliées au protestantisme et au gallicanisme. Mais le plus important pour le mot individualisme est sa participation au dogme de la pensée saint-simonienne qui s’énonce maintenant de façon beaucoup plus nette que dans Le Producteur, car il entre dans le paradigme des termes qui définissent « la série critique ». Il affirme alors et de nouveau son opposition au mot association et se place au plus près de celui avec lequel il entretient des relations de proximité sémantique, égoïsme. Cette opposi- 37 Enfantin (Barthélemy-Prosper), « Conversion morale d’un rentier », Le Producteur, deuxième cahier, août 1826, tome 4, p. 241. 38 Doctrine de Saint-Simon, Exposition, Première année, 1829, [1830], op. cit. 39 Ibid., douzième séance, p. 377. Cette séance aurait été écrite par Enfantin, selon C. Bouglé et E. Halévy, Doctrine de Saint-Simon, Exposition, Première année, 1829, op. cit., note 238, p. 367. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 53 tion sera capitale, comme nous verrons, pour son usage dans le discours des réformateurs sociaux : Oui, mon ami, ces mots, ordre, religion, association, dévoûment (ital. dans le texte), sont une suite d’hypothèses correspondantes à celles-ci : désordre, athéisme, individualisme, égoïsme. Tu trouveras peut-être que je traite bien mal la série organique, en lui donnant le même fondement qu’à la série critique, en les rattachant l’une et l’autre à deux conjectures ; rassure-toi : si je dis que deux hypothèses existent, j’affirme au même instant que l’humanité repousse l’une avec horreur, et embrasse l’autre avec amour 40 . Dans les écrits saint-simoniens où il est employé initialement de manière récurrente, individualisme reste donc un mot qui dénonce, un mot connoté de manière péjorative. Dès ses débuts pourtant le néologisme n’a pas reçu une valeur exclusivement négative, et des tentatives pour l’employer favorablement ont existé. Son appartenance à une axiologie positive est implicitement présente dès la définition donnée par François de Corcelles de la « Société d’Individualistes » en 1831 (et probablement dès la création de cette société en 1823, voir supra), et elle est bien attestée chez un autre des premiers adversaires du Producteur, lui aussi venu du courant libéral, Marcelin Desloges. Un peu avant Rouen et Constant, Desloges avait également donné un compte rendu du même ouvrage de Dunoyer, publié au Globe en deux textes successifs les 22 et 27 décembre 1825 41 . Au cœur de son argumentaire en faveur de la thèse de Dunoyer, il place la question de la liberté de conscience, ici aussi implicitement référée à sa critique par Bazard dans l’article cité. Au contraire des Saint-Simoniens, Desloges lie la liberté à l’association, et affirme que toute société est établie sur « l’antagonisme naturel, impérissable, de l’individualisme et de la sociabilité » 42 en raison des deux penchants indestructibles qui co-existent dans l’homme, « l’esprit d’association qui le porte à s’unir à ses semblables pour vaincre la nature extérieure » d’une part, « l’esprit de liberté qui l’engage à s’isoler pour jouir de sa personnalité » 40 Ibid., seizième séance, p. 464-465. Cette séance aurait été écrite par Enfantin, selon C. Bouglé et E. Halévy, Doctrine de Saint-Simon, Exposition, Première année, 1829, op. cit., note 319, p. 459. 41 Les articles sont signés M. D. Il s’agit de Marcelin Desloges, journaliste attaché à la rédaction du Journal du Commerce, collaborateur épisodique au Globe entre décembre 1824 et décembre 1828, d’après Jean-Jacques Goblot, La Jeune France libérale. Le Globe et son groupe littéraire 1824-1830, Paris, Plon, 1995, p. 250. Desloges est un des premiers à s’être opposé aux doctrines du Producteur en publiant dans Le Globe cette recension de l’ouvrage de Dunoyer où il critique sévèrement, sans le nommer explicitement, l’article de Bazard. 42 « De la doctrine sociale de M. de Montlosier, et des systèmes de corporations », Le Globe, 9 septembre 1826, tome 4, n° 12, p. 62. 54 Marie-France Piguet d’autre part. À l’inverse de Constant, Desloges emploie individualisme au profit de ses convictions profondes. Il fustige « la haine de l’individualisme » et donne au mot une valeur explicitement positive lorsqu’il en propose un peu plus tard une définition supportée par le mot individu : Aux droits de l’homme invoqués jadis contre la cour, elle [la nouvelle école philosophique] opposa les droits de l’individu, si souvent sacrifiés par la société. La doctrine beaucoup plus profonde de l’individualisme devint la base de la nouvelle politique rationnelle. L’individu fut en quelque sorte créé, élément vivant de la cité, obéissant aux lois qu’elle lui impose, mais n’en reconnaissant d’absolues que celles qui sont justes ; se soumettant à toutes les souverainetés mais n’acceptant comme légitime que celle de la raison. Cette doctrine est en guerre ouverte et permanente avec toutes celles qui l’ont précédée. Les vieux partisans de la théocratie, les champions moins sérieux de l’absolutisme monarchique, les sectateurs prétentieux du contrat social, […] les inventeurs plus récents de l’industrialisme politique 43 . Ces énoncés peu fréquents dans la première moitié du 19 ème siècle 44 , immédiatement critiqués 45 , attestent cependant que la connotation négative loin d’être inhérente au néologisme dépend du contexte de son emploi, des conceptions, des positions philosophiques et politiques de celui qui énonce le mot. L’entrée de individualisme dans le discours des réformateurs sociaux où il inscrit son usage en continuité avec celui des Saint-Simoniens, a contribué à maintenir et peut-être à accentuer cette valeur négative. D’emblée il se trouve opposé à association, à société mais surtout à socialisme presque par construction de ce dernier si l’on en croit Pierre Leroux qui affirme dans 43 « Du Ministère nouveau, par A. Cerclet, ancien rédacteur général du Producteur » (il s’agit de la recension par Desloges de cet ouvrage), Le Globe, 30 janvier 1828, n° 28, p. 164. 44 Il ne semble pas en aller de même à la même date pour ses équivalents anglais, individualism, et allemand, individualismus, d’après Steven Lukes : « While the characteristically French sense of ‹individualism› is negative, signifying individual isolation and social dissolution, the characteristically German sense is thus positive, signifying individual self-fulfillment and (except among the earliest Romantics) the organic unity of individual and society », « The Meanings of ‹Individualism› », Journal of the History of Ideas, Vol. 32, n° 1,1971, p. 57. 45 Par La Mennais en particulier : « Qu’est-ce que le droit sans le devoir ? L’individualisme (ital. dans le texte) qui détruit l’idée même d’obéissance et de devoir, détruit donc le droit ; et alors que reste-t-il qu’une effroyable confusion d’intérêts, de passions, d’opinions diverses ? Telle est la base de la nouvelle politique rationnelle (ital. dans le texte), et le terme inévitable où doit aboutir toute doctrine exclusive du christianisme. » Des progrès de la révolution et de la guerre contre l’église, Paris, Bruxelles, 1829, p. 26-27. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 55 un ouvrage publié en 1857 : « C’est moi […] qui, le premier, me suis servi du mot socialisme. Je forgeai ce mot par opposition à individualisme, qui commençait à avoir cours. Il y a de cela environ vingt-cinq ans. » 46 En fait, Pierre Leroux sera seulement un utilisateur précoce du mot socialisme 47 , mais on lui doit peut-être une des premières manifestations de l’opposition entre les deux nouveaux termes, dans un article publié dans la Revue Encyclopédique en 1833, « Philosophie sociale » 48 où il analyse comment harmoniser « le principe de l’individualité de chacun » (p. 378) avec celui de la société. Les mots individualisme et socialisme dénotent dans cet article « deux systèmes exclusifs » (p. 375) également condamnés par l’auteur : Les partisans de l’individualisme se réjouissent ou se consolent sur les ruines de la société, réfugiés qu’ils sont dans leur égoïsme, les partisans du socialisme, marchant bravement à ce qu’ils nomment une époque organique, s’évertuent à trouver comment ils enterreront toute liberté, toute spontanéité sous ce qu’ils nomment l’organisation. (p. 376) Plus précisément, Leroux rapporte le mot individualisme à l’économie politique anglaise, à la maxime « chacun chez soi, chacun pour soi », à l’abandon de toute « providence sociale » pour les plus faibles. Socialisme, pour sa part, fait référence aux théories saint-simoniennes 49 qui « parlent de nous organiser en régiments de savants et en régiments d’industriels » et « s’avancent jusqu’à déclarer mauvaise la liberté de pensée » (p. 377). 46 Cité d’après J. Gans, « ‹Socialiste› ‹socialisme› », Cahiers de Lexicologie, Paris, Didier- Larousse, volume 14, 1969, p. 52. 47 Selon Elie Halévy, « Supplément » Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Puf, 16 ème édition, 1988, p. 1276.Voir aussi sur cette question les indications fournies par Jean Dubois, Le Vocabulaire…, op. cit., p. 421. 48 Revue Encyclopédique, tome LX, octobre-décembre 1833, p. 94-116. Il s’agit du titre donné par la Table des matières, mais dans le cours de la revue, l’article s’intitule : « Cours d’économie politique fait à l’Athénée de Marseille par Mr Jules Leroux ». Il s’étend de la page 94 à la page 150, et regroupe deux articles : celui de Pierre Leroux nommé « Philosophie sociale » et celui de son frère à qui le premier sert d’introduction. L’article « Philosophie sociale » de Pierre Leroux sera republié dans la Revue sociale en 1845 sous le titre « De la recherche des biens matériels ou de l’individualisme et du socialisme » selon Paul Bénichou, Le temps des prophètes. Doctrines de l’âge romantique, Paris, Gallimard, 1977, p. 356. Je cite d’après « De l’individualisme et du socialisme », Œuvres 1825-1850, Slatkine Reprints, Genève, 1978, p. 365-380, qui reproduit presque exactement « Philosophie sociale » de 1833, ajoutant parfois à socialisme l’adjectif absolu. Dans ce reprint de l’édition des Œuvres de 1850, il est présenté comme Appendice aux trois discours (aux philosophes, aux politiques et aux artistes). 49 Pierre Leroux a quitté l’Eglise saint-simonienne à la fin de 1831, suite à de profondes dissensions au sein de la communauté. Paul Bénichou dans son ouvrage cité a retracé les positions de Leroux dans les années qui ont suivi (p. 330-358). 56 Marie-France Piguet En 1833, individualisme et socialisme sont pour Leroux des mots nouveaux qu’il peut renvoyer dos à dos car ils dénoncent conjointement pour lui deux doctrines extrêmes. Cependant, lorsqu’il republie son article quelques années plus tard, s’il conserve une connotation négative à individualisme, il prend soin de distinguer socialisme de socialisme absolu, et de sauvegarder ainsi une valeur positive à socialisme. Il souligne alors en note : « depuis quelques années, on s’est habitué à appeler socialistes (ital. dans le texte) tous les penseurs qui s’occupent de réformes sociales, tous ceux qui critiquent et réprouvent l’individualisme » (note, p. 376). Cette opposition à socialisme se poursuivra et se développera dans le discours des diverses mouvances utopiques et socialistes de la première moitié du 19 ème siècle et au-delà : « Ils (les prolétaires) remueront la Société jusqu’à ce que le Socialisme ait remplacé l’odieux individualisme » 50 . Elle s’installera aussi et assez rapidement dans d’autres registres discursifs, montrant une capacité à intégrer des paramètres variés qui restent cependant dans la dépendance de la question de la liberté individuelle, et illustrant une inversion des valeurs portées par les termes. C’est ainsi qu’elle sert de titre dès 1850 à un livre publié à Bruxelles : Le socialisme gaulois et l’individualisme germanique 51 . Sans entrer dans le détail de cet ouvrage qui allie le caractère et l’esprit des peuples à leur origine, à ce que l’auteur appelle leur « race », « l’individualisme » caractérise les Francks dont les Belges constituent une partie des descendants, et il se manifeste par l’esprit de liberté individuelle, l’attachement à la propriété libre, une pratique tranquille de la souveraineté nationale : « le Belge trouve dans son individualisme une force de résistance qui est, non seulement la garantie de sa liberté, mais encore la source d’une certaine égalité » (p. 8). Au contraire, les Gaulois descendants des Celtes « tracent le plan d’une organisation sociale où tout est réglé par l’autorité, où l’individualisme est proscrit comme un fléau, et par conséquent où il n’y a de place aucune pour la liberté » (p. 7). Aussi le « socialisme » est-il « l’expression actuelle du sentiment gaulois » car « en France, c’est le sentiment du despotisme qui règne dans le cœur de l’homme » (p. 6). Premières définitions des dictionnaires du 19 ème siècle Aux alentours de 1830, le mot individualisme commence à étendre son usage au-delà du registre de la presse qui lui a donné naissance. Il entre dans la longue liste des néologismes qui se sont répandus au sein du langage parle- 50 Cabet, 1842, cité par Jean Dubois, Le Vocabulaire …, op. cit., p. 125. 51 A. F. Gérard, Le Socialisme gaulois et l’individualisme germanique, Librairie universelle de Rozez, Bruxelles, 1850. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 57 mentaire 52 , dans la littérature 53 , et s’installe dans les dictionnaires, avec la 8 ème édition du Dictionnaire universel de la langue française, avec le latin … de P.-C.-V. Boiste publiée en 1834. C’est la manière dont les dictionnaires ont accueilli le néologisme qui nous intéresse maintenant car si l’on considère généralement que l’enregistrement lexicographique d’un mot marque la fin de son statut de néologisme 54 , on sait aussi qu’il introduit un certain figement sémantique. Dans la première définition donnée du mot par le Dictionnaire universel de la langue française…, en 1834, l’entrée I NDIVIDUALISME est glosée par l’adjectif « nouveau », et l’énoncé définitoire composé de deux éléments : Système d’isolement dans les travaux, les efforts ; l’opposé de l’esprit d’association Par le mot système, le premier élément de la définition actualise sémantiquement la dérivation en -isme et il fait écho à la critique de l’ouvrage de Constant portée par L’Organisateur, où « l’individualisme, si cher à M. B. Constant » est assimilé à « une doctrine d’isolement et de désordre » 55 . Le mot « isolement » régulièrement présent dans Le Producteur y désigne l’état de choses ou de personnes que l’on pourrait dire non coordonnées : « Les élémens de la civilisation, dépourvus de liens, se perfectionnent dans l’isolement […]. Cet isolement qui existe dans les choses, se retrouve à un plus haut degré, peut-être, et nécessairement avec un caractère beaucoup plus grave, dans les relations sociales. » 56 Son second élément, « l’opposé de l’esprit d’association », définit individualisme par une antonymie, procédé rare en lexicographie, qui renvoie très exactement à un élément du paradigme de la « série critique » énoncée dans l’Exposition de la Doctrine. 52 Georges Matoré, Le Vocabulaire et la société sous Louis-Philippe, [1951], Slatkine Reprints, Genève, seconde édition, 1967, p. 28 et 41. 53 Chez Balzac, en particulier dans Le Médecin de campagne (1833) : « Le grand homme qui nous sauvera du naufrage vers lequel nous courons se servira sans doute de l’individualisme pour refaire la nation », Paris, Garnier, 1961, p. 430. 54 Jean-François Sableyrolles, « Néologisme et nouveauté(s) », Cahiers de lexicologie. Revue internationale de lexicologie et de lexicographie, Paris, Didier Érudition, vol. 69, 1996, p. 15. 55 L’Organisateur, Journal des Progrès de la Science générale, op. cit., n° 4, 5 septembre 1829, p. 2-3. 56 Bazard, « De la nécessité d’une nouvelle doctrine générale », Le Producteur, juin 1826, tome 3, p. 526. C. Bouglé et E. Halévy signalent dans une note que le mot isolement, titre de la première des Méditations poétiques de Lamartine (« L’Isolement ») publiées en 1820, caractérise pour les Saint-Simoniens « l’individualisme romantique », Doctrine de Saint-Simon, Exposition, Première année, 1829, op. cit., p. 146, note 30. 58 Marie-France Piguet Cette définition de Boiste dont on peut observer tout ce qu’elle doit à la pensée saint-simonienne sera reprise tout au long du 19 ème siècle, et presque textuellement par le Dictionnaire général et grammatical des dictionnaires français de Napoléon Landais dès sa 3 ème édition en 1836, le Dictionnaire national ou dictionnaire universel de Bescherelle (1848), le Complément (1842) de la 6 ème édition du Dictionnaire de l’Académie (1835) et le Complément (1881) de la 7 ème édition. Il faut souligner que malgré son traitement dans les Suppléments du Dictionnaire de l’Académie, individualisme reste encore absent de sa 7 ème édition (1878) et n’entrera donc dans la série qu’avec la 8 ème édition (1935). Sa définition sera alors renouvelée : « Subordination de l’intérêt général à l’intérêt de l’individu ». L’énoncé définitoire se modifie un peu avec le Nouveau dictionnaire universel de Maurice La Châtre (1865) qui reformule le second élément en termes d’opposition entre droits de l’individu et droits de la société : Système d’isolement dans la manière de vivre, dans les études et dans le travail. L’individualisme a créé l’esprit de concurrence 57 . Théorie qui fait prévaloir les droits de l’individu sur ceux de la société Il en va à peu près de même avec le Dictionnaire de la langue française de Littré : Terme de philosophie. Système d’isolement dans l’existence. L’individualisme est l’opposé de l’esprit d’association. Théorie qui fait prévaloir les droits de l’individu sur ceux de la société (Tome 3, 1873) Le Grand Dictionnaire Universel (Tome 9, 1873) de Pierre Larousse fournit probablement le développement le plus conséquent des définitions antérieures en raison de l’importance de sa rubrique encyclopédique qui rappelle en effet que « le mot individualisme est généralement employé dans un sens assez défavorable, par opposition au mot socialisme ». Elle s’appuie sur les travaux de Louis Blanc pour tracer une histoire détaillée « du principe de l’individualisme » qui apparaît avec la réforme religieuse du 16 ème siècle, se développe dans la philosophie rationaliste du 18 ème siècle puis la Révolution de 1789. Elle en dénonce les effets et l’article se termine sur des propositions pour « lutter contre l’esprit d’individualisme ». Cependant, l’ouvrage marque en même temps un infléchissement dans sa rubrique linguistique par rapport à la référence saint-simonienne. Dans la définition de la partie lexicologique qui débute l’entrée I NDIVIDUALISME , l’antonymie à association et l’opposition droits de l’individu/ droits de la société, qui lui a succédé sont 57 Référence possible aux idées de Louis Blanc : « De l’individualisme, avons-nous dit, sort la concurrence ; de la concurrence, la mobilité des salaires, leur insuffisance ... arrivés à ce point, ce que nous trouvons, c’est la dissolution de la famille. », Organisation du travail, Paris, Cauville, 1845, p. 42. Individualisme : Origine et réception initiale du mot 59 abandonnées au profit d’un constat : « existence individuelle ». Individualisme est alors défini comme « système d’isolement des individus dans la société ; existence individuelle », suivi de deux énoncés dont le premier illustre une valeur positive du mot, tandis que le second s’en tient à sa valeur négative : « Vouloir anéantir l’ INDIVIDUALISME , c’est vouloir anéantir la raison, anéantir l’humanité. (Colins.) L’ INDIVIDUALISME étouffe les idées, le cosmopolitisme détruit les races. (T. Delord.) ». On observe donc, que la façon dont les dictionnaires ont traité le mot individualisme est restée très largement tributaire de la pensée saintsimonienne tant dans la formulation des énoncés définitoires que plus profondément dans ce que ces énoncés expriment des rapports de l’individu à la société. Sur le fond, malgré les transformations opérées au fil du temps, les définitions sont en effet écrites du même point de vue, celui des Saint-Simoniens, pour lesquels la société a « un but » qui engage en quelque sorte les individus au-delà de chacun d’entre eux et en limite l’autonomie : « Il n’existe point de société là où il n’y a pas un but désiré, là où les individus qui se trouvent rapprochés ne sont pas conduits, dirigés, entraînés par les hommes qui brûlent le plus d’atteindre ce but » 58 . On peut qualifier ce point de vue de « holiste », en référence aux travaux de Louis Dumont, car il « valorise la totalité sociale et néglige ou subordonne l’individu humain » 59 . Pour l’exprimer autrement, en laissant dans l’ombre les usages positifs du mot, ces premières définitions qui ont probablement eu leur part dans la pérennisation de la valeur négative attachée au mot dans la langue française, ont enregistré et codifié une conception éloignée du consensus, une idéologie qui sera âprement discutée. Les premières attestations du mot individualisme constituent un étrange corpus d’énoncés de presse, où le néologisme, souvent employé au détour d’une recension d’ouvrage, quelquefois marqué par des italiques, ne semble avoir reçu de définition que de celui contre lequel il a été mis en circulation, en partie au moins, Benjamin Constant. Plus fondamentalement du point de vue de l’histoire intellectuelle, l’analyse de ces attestations montre que l’usage fondateur du néologisme s’est forgé dans un affrontement majeur qui a opposé, après la destruction des hiérarchies traditionnelles par la Révolution, deux conceptions des rapports entre l’individu et la société, l’une mettant l’accent sur l’individu et ses droits dans le prolongement de 58 Doctrine de Saint-Simon, Exposition …, op. cit., dixième leçon, p. 347. 59 Selon la définition de Louis Dumont formulée dans les Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1985, p. 303 : « holisme : on désigne comme holiste une idéologie qui valorise la totalité sociale et néglige ou subordonne l’individu humain ; ». 60 Marie-France Piguet la philosophie des Lumières, l’autre sur la dépendance de l’individu envers la société. Un tel affrontement manifeste alors une grande nouveauté car il oppose les partisans de l’idée de liberté individuelle, non plus aux défenseurs de la tradition, aux nostalgiques d’un ordre anté-révolutionnaire ou aux théocrates contre lesquels ils luttent ordinairement, mais à ceux qui partagent avec eux la même idée de progrès liée au développement de l’industrie 60 . Dans cet important débat, le mot individualisme s’est imposé comme celui qui exprime la quintessence des oppositions à l’œuvre 61 . Les emplois de ce mot nouveau se sont d’abord déployés dans le discours des adversaires de l’individu, de ceux pour lesquels la volonté d’indépendance individuelle et d’autonomie intellectuelle constituent une menace pour le lien social et la cohésion de la communauté. Ces emplois stigmatisants, objets d’un enjeu philosophique et politique majeur, ont chargé le mot d’une valeur négative que des efforts initiaux de retournement axiologique ne réussiront pas à modifier durant la première moitié du 19 ème siècle, et que les dictionnaires ont entérinée dans une très large mesure 62 . Cependant, à la fin du 19 ème siècle l’enregistrement du sens du mot par les dictionnaires est apparu très insatisfaisant aux yeux de certains, et la définition de Littré a été sévèrement discutée en 1899 dans un article intitulé « Quelle est la véritable définition de l’individualisme ? » 63 60 Un article du Globe explique d’ailleurs que si la philosophie des « producteurs » s’oppose généralement à celle des théocrates, elle s’en rapproche cependant par son désir de voir se constituer « un pouvoir spirituel », et ce même article ajoute que les Saint-Simoniens « ne font d’autre grâce à la liberté que de la trouver bonne pour une transition ; après quoi, elle est bonne à rien, et doit finir », Le Globe, 6 mai 1826, tome 3, p. 305-306. 61 « La véritable question est enfin posée », note à ce propos Constant au début du « Post-scriptum ». 62 Des emplois positifs du terme se développeront dans la seconde moitié du 19 ème siècle. Cf. : Lucien Jaume, L’Individu effacé …, op. cit., p. 90. 63 Journal des Économistes, avril 1899, tome XXXVIII, p. 3-18. L’article est signé Henry-Léon [Follin]. Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008) De l’industrie à l’industrialisme : Benjamin Constant aux prises avec le Saint-Simonisme. Une étude en deux temps Michel Bourdeau Béatrice Fink Ce que [Saint-Simon] et [Dunoyer] doivent au livre de Benjamin Constant, c’est une vision industrialiste de l’histoire. Henri Gouhier 1 Les pages qui suivent se proposent de montrer comment Benjamin Constant, dans son optique du modernisme, en est venu à penser à de nouvelles formes de vie socio-économique en accord avec son libéralisme. Dans cette optique, la notion d’industrie occupe une place clef. Elle émerge en 1814 lors de la parution de De l’esprit de conquête et commence ainsi à circuler 2 . Cette notion est toutefois en gestation durant la décennie qui précède, comme l’attestent les Principes de politique de 1806, inédits jusqu’en 1980 3 . L’optique de Constant ne tarde pas à être qualifiée d’ « industrialiste » par certains contemporains, notamment Charles Dunoyer et Henri de Saint-Simon. Ce dernier forge le terme d’« industrialisme » en 1824, donc peu avant sa mort, mais dans le but de souligner une optique qui diverge de celle de Constant et des libéraux. Il s’ensuit une polémique entre Constant et les disciples de Saint-Simon durant les années 20 qui se déroule au niveau de la presse et se complexifie avec le rôle joué par Dunoyer. Chemin faisant, deux visions sociales quasiment antithétiques se précisent et les différentes manières d’envisager les termes « industrialiste » et « industrialisme » sont mises en relief. A l’individualisme constantien s’opposera le socialisme en herbe des Saint-Simoniens 4 . 1 La jeunesse d’Auguste Comte, vol III. Paris, Vrin, 1970, p. 149. Le livre en question est ECU (voir ci-dessous note 2). 2 De l’esprit de conquête et de l’usurpation, ds. Benjamin Constant, Œuvres complètes, VIII,1 et 2. Dorénavant désignés respectivement ECU et OCBC. 3 Principes de politique applicables à tous les gouvernements. Ed. E. Hofmann. Genève, Droz, 1980. 4 Voir dans ce numéro-ci « Individualisme : origine et réception initiale du mot », pp. 39-60, où Marie-France Piguet analyse les différents usages du terme « indivi- 62 Michel Bourdeau et Béatrice Fink Chez Constant, l’industrie participe de la marche de l’histoire et de la vision d’un monde meilleur qui perce à l’horizon. Mais elle constitue en même temps la réalité socio-économique bien tangible du monde contemporain. Elle tient donc de ce qui devrait être comme de ce qui est, du normatif comme du circonstanciel. Une telle dualité, parfois difficile à concilier, se retrouve ailleurs dans sa pensée. Les grandes lignes de la philosophie de l’histoire de Constant sont connues. Elles émaillent ses écrits du début jusqu’à la fin, faisant écho à l’historicisme et au perfectibilisme contemporains ou s’en inspirant. On les retrouve aussi dans d’autres domaines, par exemple ceux de la religion et de la littérature. Dans le cas présent elles sont cependant étayées en cours de route par l’expérience du vécu (inter alia, séjour de jeunesse et rencontres à Edimbourg, contacts continus avec Sismondi, engagements politiques), à savoir, ce que l’auteur placerait sous le signe des « circonstances ». Il s’agit donc d’examiner l’idée que se fait Constant de l’industrie, souvent étiquetée « propriété industrielle », à deux niveaux : le théorique et l’empirique. De façon inattendue, du moins dans le cadre actuel des confrontations entre « libéraux » et « anti-libéraux » en France, la notion d’industrie s’insère dans la démarche historiciste de Constant par le biais d’une histoire de l’égalité ayant forme d’un ensemble de fragments restés inachevés par la suite. Cet ensemble comprend une ébauche de texte de 33 pages manuscrites (dont certaines manquent) et trois pièces annexes, parmi lesquelles une « Suite d’idées » de l’ouvrage projeté 5 . L’ébauche, vraisemblablement rédigée en 1799 ou 1800, trace les premiers pas d’un processus historique à résonances rousseauistes où toutes les formes de l’inégalité sociale sont vouées à faire place pas à pas à la « loi primitive » de l’égalité assimilée par l’auteur à l’équité 6 . C’est, affirme-t-il, « l’énoncé d’un fait ». La « Suite d’idées », quant à elle, fournit une esquisse de l’ouvrage à venir dans sa totalité et nous mène vers l’époque contemporaine dans les deux dernières de ses onze parties. Celles-ci n’ont pu être rédigées avant les Cent-Jours vu certaines dualisme », ainsi que T. D. Weldon, The Vocabulary of Politics. New York, Penguin Books, 1960, en particulier le ch. 3: « The Uses of Political Words ». 5 Du moment actuel et de la destinée de l’espèce humaine, ou histoire abrégée de l’égalité. Dans OCBC III,1, pp. 361-389. La première édition de ce groupe de manuscrits se trouve dans la revue Dix-huitième siècle 14 (1982), pp. 199-218, sous le titre « Un inédit de Constant ». Voir les commentaires fournis par leurs éditeurs respectifs. 6 Un tel schéma se retrouve dans nombre d’écrits de Constant, en particulier ses essais sur la perfectibilité où celle-ci est assimilée à une tendance vers l’égalité. Rappelant en cela un processus téléologique de type platonicien, les normes constantiennes de justice (équité), de liberté, et d’égalité sociale sont compatibles dans « la marche de l’espèce humaine » vers les lumières et constituent des « vérités ». De l’industrie à l’industrialisme 63 des références qu’elles contiennent et ciblent le rôle porteur de l’industrie. En voici quelques extraits : « Injustice du gouvernement des propriétaires fonciers exclusivement … Passage du gouvernement de la propriété foncière à la suprématie de la propriété industrielle qui n’est autre chose que la valeur de l’homme. Etat actuel. » (10 e partie) « Changements dans la propriété. La mobiliser le plus possible. » (11 e partie) 7 . Sans avoir jamais prôné le suffrage universel, Constant soutiendra dans ses écrits politiques un suffrage censitaire (d’où l’importance de la notion de propriété) de plus en plus souple afin d’augmenter le nombre des propriétaires ayant droit au vote 8 . Dans les Principes de politique de 1806, seule la propriété foncière est envisagée comme y donnant accès. Dans la première édition des Réflexions sur les constitutions et les garanties (1814) il élargit les contours de ce type de propriété en y intégrant le bail à long terme. Un virage sensible se dessine dans les Principes de politique de 1815 où les notions de propriété intellectuelle et de propriété industrielle font apparition et s’associent à celle de propriété foncière tout en lui restant subordonnées. L’acheminement s’infléchit de nouveau lors de la deuxième édition des Réflexions (1818) où la propriété industrielle passe dorénavant au premier rang 9 . Dans ladite édition on trouve à la « Note Y » (qui renvoie au chapitre VIII, « Des droits individuels ») un développement élaboré sur la liberté d’industrie. S’il s’agit en fait d’une refonte et mise à jour du livre XII des Principes de 1806 (dont les lecteurs de l’époque n’avaient pu avoir connaissance), son insertion dans une « esquisse de constitution », elle-même paraissant en tête d’un recueil intitulé Cours de politique constitutionnelle 10 , marque l’intention de l’auteur de souligner de façon ferme le caractère libéral de sa prise de position industrialiste. La rédaction de cette deuxième édition des Réflexions datant de 1817 il est tentant de situer celle, non précisée, de la 7 OCBC III, 1, p. 389. 8 C’est là certainement l’un des sens qu’il faut attribuer à « mobiliser [la propriété] le plus possible ». Soulignons que dans l’essai « De la division des propriétés foncières » inclus dans les Mélanges (voir note 15) et dont les antécédents remontent à plusieurs étapes antérieures, Constant s’oppose aux grandes propriétés terriennes du type anglais et argue en faveur de leur morcellement. On consultera sur cette question aussi l’étude de Peter Geiss, Der Schatten des Volkes. Benjamin Constant und die Anfänge liberaler Repräsentation im Frankreich der Restaurationszeit, 1814-1830, (thèse soutenue à l’Université de Düsseldorf), Düsseldorf 2002, en particulier le chapitre « Das Wahlrecht der ‹classe industrieuse› », pp. 98-103. 9 Pour les deux éditions des Réflexions voir OCBC VIII, 2, pp. 951-1283; pour les Principes de 1815, voir OCBC IX, 2, pp. 669-854. 10 Collection complète des ouvrages publiés sur le gouvernement représentatif et la constitution actuelle de la France, formant une espèce de Cours de politique constitutionnelle. 4 vols., Paris, Plancher, 1818-1820. 64 Michel Bourdeau et Béatrice Fink « Suite d’idées » au même moment ou l’année d’après, vu la convergence des points de vue 11 . Il faudra pourtant attendre la parution du Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri (1822-24) pour trouver, dans les chapitres 8 à 15 de la deuxième partie de cet ouvrage, une vue d’ensemble des idées de Constant sur la propriété, le commerce, l’industrie et leurs interdépendances 12 . Bien que Constant s’alimente ici comme ailleurs de ses écrits antérieurs 13 , dont généreusement des Principes de 1806 (à titre d’exemple : la quasi-intégralité du chapitre 15 de la 2 e partie - « De l’impôt » - en est tirée), ce texte est révélateur pour plusieurs raisons. Il sert à souligner le fossé qui se creuse entre les vues économiques et sociales de Saint-Simon et les siennes et, devançant de peu ses échauffourées avec les Saint-Simoniens (la deuxième partie du texte paraît en 1824), trace une ligne de démarcation entre les deux camps. Le Commentaire témoigne d’autre part de l’amitié indéfectible et des rencontres d’idées libérales entre Constant et Sismondi 14 , et ceci après lecture des Nouveaux principes d’économie politique de son ami parus en 1819. Dans son ouvrage, Constant qualifie ce dernier de philosophe « qui défend avec zèle et talent la cause de la véritable liberté » (p. 138). Car voilà en effet le but manifeste que se propose Constant : démontrer point par point, avec la finesse d’argumentation d’un législateur et la rhétorique articulée d’un plaideur, que cette « véritable liberté » ne pourra s’atteindre qu’en entravant toute intervention ou réglementation de la part de l’État, quel que soit le domaine, exception faite des garanties de la non-intervention. Pierre de touche et métaphore de cet enjeu qui souligne l’importance du tournant par rapport à 1806 : le morcellement de la propriété foncière. « La grande propriété » déclare l’auteur, « est à peu près le dernier anneau de la chaîne dont chaque siècle détache et brise les anneaux » (p. 158, n.). 11 C’est également à cette époque que débutent les discours de Constant prononcés à l’Athénée sous forme de « cours ». 12 Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri. Paris, P. Dufart, 1822-24. L’édition à laquelle nous renvoyons est celle de 2004 (Paris, Les Belles Lettres). Dans sa préface, Alain Laurent voit dans ce texte trop peu connu « un fort méthodique ultima verba de Constant en matière de philosophie politique » (p. 8). Avant lui, K. Kloocke observe dès 1984 dans sa biographie intellectuelle de Constant que ledit ouvrage expose d’une manière complète et hardie la vision politique de l’écrivain. Constant se sert de La Scienza della legislazione de Filangieri (1784), traduit en français en 1799, comme repoussoir pour exposer ses propres idées en la matière. 13 Tout comme ce texte servira de matière première à des textes postérieurs, par exemple « De la division des propriétés foncières » dans les Mélanges (voir ci-dessous note 15). 14 Malgré certaines divergences du côté des idées économiques. Sismondi, déclare Constant, est l’« homme que nous n’avons jamais réfuté qu’à regret ». Commentaire, p. 160. De l’industrie à l’industrialisme 65 Les divers textes auxquels nous renvoyons ci-dessus sont rarement évoqués lors d’une étude du concept d’industrie dans le déroulement constantien de l’histoire. On se tourne d’habitude, et non sans raison, vers ECU et le recueil intitulé Mélanges de littérature et de politique 15 . La préface des Mélanges spécifie que son contenu renferme une bonne part de textes retravaillés publiés « à d’autres époques » tout comme des « essais encore inédits ». Il s’agit donc d’un mélange chronologique tout autant que de sujets. La très citée « J’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout » incorpore explicitement l’industrie dans ce grand tout 16 . Reprenant le téléologisme au sein duquel l’humanité évolue « vers une sphère meilleure d’idées et d’institutions », étayée en cela par « l’égalité la plus absolue des droits », Constant revient à sa position de 1817-1818 lorsqu’il déclare, en ce qui concerne « l’économie politique », que « la propriété industrielle se placera, sans que la loi s’en mêle, chaque jour plus au-dessus de la propriété foncière », celle-ci étant à celle-là comme « la valeur de la chose » à « la valeur de l’homme ». L’inclusion de l’industrie dans le système libéral est donc réaffirmée à la veille de sa mort. Elle désigne « l’état social vers lequel l’espèce humaine commence à marcher » 17 . En qualifiant l’industrie de propriété ici comme ailleurs l’auteur rehausse son caractère de « convention légale », qualificatif accordé à la propriété en général. Qui dit convention légale dit commerce - c’est bien là la plaque tournante d’ECU - d’où les liens de parenté entre industrie et commerce dans l’esprit de Constant. Il est temps de faire demi-tour et de retourner à l’ouvrage de 1814 où la rencontre de l’industrie, du commerce et des conventions légales assume toute son importance et trace pour la première fois les contours de la modernité telle que l’entrevoit Constant. C’est à juste titre qu’André Cabanis qualifie cet ouvrage d’ « œuvre charnière » dans son introduction à ce texte dans les OCBC, et précise qu’au retour à des écrits antérieurs s’y ajoute l’annonce de l’avenir 18 . Si Constant puise abondamment dans ses 15 Mélanges de littérature et de politique, Paris, Pichon et Didier, 1829. Ce recueil n’a pas été réédité dans son intégralité depuis 1838. Il paraît tout juste un an avant la mort de son auteur, à un moment où il brigue sa nomination à l’Académie française. 16 Voici la suite : « en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique ». 17 Ces citations de la préface des Mélanges viennent de Benjamin Constant, De la liberté chez les modernes, Paris, Livre de poche, 1980, pp. 519-21. La propriété industrielle vue comme « la valeur de l’homme » relie la pensée de Constant à celle d’Adam Smith pour qui la richesse d’une nation a comme source le travail de l’homme. 18 OCBC VIII, 1, pp. 531-32. 66 Michel Bourdeau et Béatrice Fink manuscrits des Principes de 1806 et des Fragments (1800-1803) 19 et s’il retient leurs aspects historicistes il agence en même temps dans sa « philippique » anti-napoléonienne 20 un réseau de communications intra et inter sociétaire qui préfigure la mondialisation de nos jours. C’est dans l’aperçu du monde « moderne » (de nature essentiellement euro-centriste), soit dit « l’époque du commerce » qu’évoque et que convoque Constant dans ECU, que sa célèbre dichotomie liberté des anciens/ liberté des modernes paraît, du moins ouvertement, pour la première fois 21 , celle-là servant pour ainsi dire de repoussoir à l’autre dans le but de faire valoir les conditions socio-économiques indispensables au bon déroulement de la société contemporaine. Au chapitre II de la première partie l’auteur déclare que c’est le commerce, ayant dans son sillage l’industrie, qui structure dans ladite société une cohérence faite d’interdépendances et qui « a modifié jusqu’à la nature de la guerre » au moment où « le but unique des nations modernes c’est le repos, avec le repos l’aisance, et comme source de l’aisance, l’industrie ». Un peu plus loin il spécifie que le commerce « s’appuie sur la bonne intelligence des nations entr’elles » et se fonde sur l’égalité, rejoignant ainsi son courant historiciste. À la fin de la première partie il déclare que l’Europe « moderne » constitue un ensemble de « nations commerçantes, … industrieuses, civilisées, … ayant avec les autres peuples des relations dont l’interruption devient un désastre » 22 . Le chapitre XIX de la deuxième partie est particulièrement intéressant en ce qu’il offre un tableau serré de l’interdépendance des facteurs économiques qui sous-tendent cet « état de la civilisation moderne », dont ceux ayant trait à la circulation de l’argent au moyen du crédit ou à « la richesse », qui est « une puissance plus disponible dans tous les instans, plus applicable à tous les intérêts, et par conséquent bien plus réelle et mieux obeïe [que le pouvoir politique] » 23 . Comment et quand se sont formées les idées économiques de Constant ? 19 Fragments d’un ouvrage abandonné sur la possibilité d’une constitution républicaine dans un grand pais, ds. OCBC IV, pp. 354-703. La première publication de cet important traité est due à Henri Grange, Paris, Aubier, 1991. 20 C’est le terme dont se sert Alfred Roulin pour décrire cet ouvrage dans son édition d’ECU, Paris, Gallimard/ Pléiade, 1957. 21 Insistons toutefois sur le fait qu’elle se trouve déjà sous forme très développée dans le ms. des Principes de 1806 où tout le livre XVI lui est consacré. Dans ECU un condensé de ce premier état occupe les chapitres VII à X de la 2 e partie mais l’antithèse ancien/ moderne se trouve dispersée dans la totalité de l’ouvrage. 22 Les citations ci-dessus se trouvent dans OCBC VIII, 1 aux pp. 562, 563, 574 et 596. 23 OCBC, VIII,1, pp. 674 et 675. L’influence des idées d’Adam Smith ne fait guère de doute. De l’industrie à l’industrialisme 67 L’air intellectuel tonique que respirait Constant lors de son séjour de 22 mois à Edimbourg (juillet 1783 à avril 1785) et sa participation aux débats philosophiques et politiques de la Speculative Society ont certes mis en mouvement son propre système d’idées où se dénote dès le départ une coloration libérale. Durant son séjour écossais le jeune étudiant eut l’occasion de s’initier à la pensée économique d’Adam Ferguson, entre autres, mais semble avoir été préoccupé bien d’avantage par la philosophie morale de celui-ci tout comme celle qu’expose Adam Smith dans sa Theory of Moral Sentiments (1759). 24 Ce n’est qu’à partir du manuscrit des Principes de 1806 qu’apparaît un système d’idées économiques étayé par un réseau très fourni de renvois à ses lectures 25 . Grâce à l’index et à la liste des titres cités - sans parler des notes de l’éditeur - que contient l’édition Hofmann de ces Principes il est possible de reconstituer de façon relativement précise les sources et l’état des idées économiques de Constant durant les toutes premières années du dix-neuvième siècle. Les sources qu’indique l’auteur en note sont facilement repérables puisque l’éditeur les groupe en fin de chaque livre de l’ouvrage. Qu’il s’agisse de citations ou de renvois, Adam Smith est partout présent dans les domaines touchant à l’économie et se situe nettement en tête des autres écrivains dans cette zone 26 . Non loin derrière, lui-même disciple français de Smith, se trouve Jean-Baptiste Say, un contemporain libéral dont le Traité d’économie politique de 1803 aura trois éditions par la suite, sans oublier Necker et Sismondi (auquel nous reviendrons) 27 . Les traités sur le commerce, en particulier celui des grains, font belle figure sur la liste : outre celui de Necker notons ceux de Galiani et de Turgot 28 . Autant d’indices aux yeux de Constant de l’émergence d’une société commerciale et de l’impact du 24 Voir dans Annales Benjamin Constant 7 (1987) les articles de Dennis Wood, « Constant in Britain 1780-1787 : a provisional chronology », pp. 7-19 et celui de Theodora Zemek, « Benjamin Constant, Adam Smith and the ‹moule universel› », pp. 49-63. 25 Notons que la gestation de ce texte remonte au début du siècle. 26 Aux renvois à Smith il faut ajouter ceux à Germain Garnier dont la traduction annotée du célèbre traité de Smith paraît en 1802 sous le titre Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. C’est cette traduction dont se sert Constant et qu’il cite dans les Principes. Pour une étude des liens entre Constant et la pensée économique écossaise voir Biancamaria Fontana, « The shaping of modern liberty : Commerce and civilization in the writings of Benjamin Constant », Annales Benjamin Constant 5 (1985), pp. 3-15. 27 De Necker sont cités Sur la législation et le commerce des grains (1776), De l’administration des finances (1784), et Dernières vues de politique et de finance (1802). 28 Par « grains » il faut entendre le blé, dont les stocks et les prix fluctuent sensiblement pour différentes raisons, même avant la Révolution. Son libre commerce, surtout à l’exportation, pose par suite de sérieux problèmes d’ordre monétaire et social. 68 Michel Bourdeau et Béatrice Fink mouvement physiocratique. Les livres X (« De l’action de l’autorité sociale sur la propriété »), XI (« De l’impôt ») et XII (« De la juridiction de l’autorité sur l’industrie et sur la population ») - rappelons qu’un remaniement de ce dernier sera repris dans la Note Y des Réflexions de 1818 - rassemblent l’essentiel de la pensée économique de Constant au début du siècle et le germe de ce qui se répercutera publiquement à partir de la Restauration. Les onze chapitres du livre XII constituent un manifeste de libéralisme économique qui préfigure les prises de position à venir. En plus des mesures préconisées pour combattre les privilèges ou l’intervention inopportune de « l’autorité », on y trouve, grâce à l’inclusion dans l’édition Hofmann d’importants passages retirés par la suite, divers éléments d’une doctrine libérale en ce qui concerne la fixation du prix des journées de travail, la réglementation du commerce extérieur, et la législation des grains 29 . Les contacts entre Constant et Sismondi - personnels, épistolaires, et échanges d’idées au niveau de leurs écrits respectifs - donnent un autre aperçu de la formation des idées de Constant en matière d’économie sociale. C’est à l’automne de 1801 que Constant fait la connaissance de Sismondi chez Mme de Staël à Coppet. Il s’ensuit une amitié à toute épreuve et une correspondance, qui dureront jusqu’à la mort de Constant en 1830. Au départ, tous deux professent le même libéralisme et la pensée économique du Genevois reste dans la droite ligne de celle de Smith. Constant renvoie d’ailleurs souvent à De la richesse commerciale ou principes d’économie politique appliqués à la législation de commerce (1803) dans ses Principes de 1806 30 . La confluence d’idées des deux amis se maintiendra jusqu’aux Cent-jours 31 , mais une divergence du côté de l’économie se manifestera lors de la publi- 29 On retrouve la même profession de foi socio-économique à motifs historicistes dans d’autres écrits de Constant, plus particulièrement dans un discours qu’il prononça à l’Athénée en décembre 1825 dont de larges extraits furent publiés dans la Revue encyclopédique quelques jours après sous le titre Coup d’œil sur la tendance générale des esprits dans le dix-neuvième siècle. Le rédacteur de cette revue y met en exergue un rapprochement entre Constant et Sismondi. Voir E. Harpaz, Benjamin Constant publiciste (1825-1830), Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1987, pp. 69-81. 30 L’ouvrage de Sismondi paraît la même année que le Traité d’économie politique de Say mais dès février. Constant a pu ainsi avoir connaissance du traité de Sismondi avant celui de Say. Voir Norman King et Jean-Daniel Candaux, « La Correspondance de Benjamin Constant et de Sismondi (1801-1830) », Annales Benjamin Constant 1, 1980, p. 93. La note 46 y indique que Constant avait recommandé l’ouvrage de Sismondi à Fauriel dans une lettre non datée où le scripteur précise que « l’auteur est un des meilleurs amis de la liberté que je connaisse, et son livre est écrit avec beaucoup d’ordre et plein d’excellents principes d’économie politique ». 31 Sismondi, tout comme Constant, misera alors sur un Napoléon devenu « libéral ». Voir la lettre de Constant à Sismondi datée du 30 avril 1815 ainsi que la note 334 dans King et Candaux, supra, pp. 149-150. De l’industrie à l’industrialisme 69 cation en 1819 des Nouveaux principes d’économie politique ou de la richesse dans ses rapports avec la population de Sismondi 32 . Les idées économiques de celui-ci avaient considérablement évolué, entre autres raisons parce qu’il n’était plus d’accord avec l’une des prémisses de base de la doctrine classique - celle de Smith, reprise par Say - à savoir, la théorie des débouchés d’après laquelle tout produit finit par trouver un acheteur. Son anticipation d’incontournables crises de surproduction suivies d’engorgement et menant aux crises des marchés a poussé certains critiques à discerner en lui l’un des précurseurs du socialisme marxiste 33 . Inspiré en partie par sa grande familiarité avec l’Angleterre, Sismondi avait d’ailleurs une vision de la société qui groupait celle-ci en deux classes : celle des grands propriétaires (fonciers tant qu’industriels) et celle des producteurs (travailleurs, prolétaires …). Afin de lutter contre cette polarisation il prôna des réformes pouvant amoindrir les abus d’un laisser-faire outrancier et employa son énergie à soutenir toute législation favorisant le développement de la petite propriété, qu’elle soit foncière ou mobilière, et qui mettrait sur pied un code du travail fournissant droits et garanties aux ouvriers. Si Sismondi décrie la grande industrie et vise un régime industriel nouveau il n’abandonne pas pour autant son libéralisme politique et s’opposera en « fédéraliste impénitent » 34 à toute centralisation du pouvoir et réglementation excessive. Constant, tout en ayant subi l’influence de Sismondi lors de sa rédaction des Principes de 1806 ne suivra toutefois pas la pente des idées économiques de son ami et restera inflexible dans son libéralisme économique. Ceci sans provoquer de heurts ou de mésententes significatives entre ces deux penseurs. Il n’en sera pas de même lorsque l’ombre de Saint-Simon se profilera à l’horizon et que la conception d’une société industrialiste de celui-ci affrontera la vision constantienne de l’ère du commerce et des conventions légales. * Passant maintenant à Saint-Simon, la période à couvrir s’étend sur une dizaine d’années, puisqu’elle va de la publication d’ECU (1814) à la recension d’un ouvrage de Dunoyer, parue en 1826 dans la Revue encyclopédique. Entre ces dates, l’évolution de Saint-Simon s’effectue en deux temps : 1817, c’est la découverte de l’industrie, 1824, c’est la critique du libéralisme au nom de l’industrialisme. Le mot industrialisme a été forgé par Saint-Simon à 32 Cet écart s’accentuera encore plus lors d’une deuxième édition - revue et augmentée - des Nouveaux principes en 1827. 33 Voici ce qu’en dit Halévy dans son beau survol des idées de Sismondi : « On peut soutenir sans paradoxe que le sismondisme, considéré dans sa partie critique, sert de base au Manifeste communiste ». Élie Halévy, L’ère des tyrannies. Paris, Gallimard, 1939 (Col. « Tel » , n° 138), p. 28. 34 L’expression est d’Élie Halévy. 70 Michel Bourdeau et Béatrice Fink cette occasion 35 pour désigner la théorie qu’il développait depuis 1817 et qui résultait de l’influence de diverses doctrines élaborées depuis quelque temps, en particulier celles de Constant et de Jean-Baptiste Say. Les mêmes influences s’exerçaient simultanément sur Charles Dunoyer et l’équipe du Censeur Européen 36 , de sorte que les deux groupes furent un temps très proches. Les divergences n’apparurent qu’en 1824, Dunoyer refusant de suivre Saint- Simon dans sa critique du libéralisme. Deux années plus tard, l’écart s’étant encore creusé, Benjamin Constant interviendra pour prendre la défense de Dunoyer et dénoncer le « papisme industriel » de ses adversaires 37 . Les jours troublés qui suivirent la publication d’ECU étaient peu propices à la réflexion et, pour que les idées exposées dans l’ouvrage fissent leur chemin, il fallut attendre que les Bourbons soient bien installés au pouvoir. Ce n’est qu’en 1817 que Saint-Simon annonce au public sa nouvelle découverte : le temps de l’industrie est arrivé. Jusqu’alors, ses écrits avaient visé avant tout à établir la nécessité d’un nouveau pouvoir spirituel, confié aux savants 38 . Son dernier livre, De la réorganisation de la société européenne, écrit avec Augustin Thierry et publié en octobre 1814, au moment où s’ouvrait le Congrès de Vienne, était moins un écrit de circonstance que le développement de ses idées antérieures, les relations internationales étant un des principaux attributs du pouvoir spirituel. C’est dire que les écrits de 1817 marquent dans son itinéraire un réel tournant, où il n’est pas difficile de reconnaître l’influence de Benjamin Constant. Si le nom n’est guère cité, la dette est en effet incontestable 39 . Le signe le plus manifeste s’en trouve dans la reprise de l’opposition entre société militaire et société industrielle 35 Deuxième appendice du Système industriel : sur le libéralisme et sur l’industrialisme, p. 416. Les œuvres de Saint-Simon se présentent sous la forme d’une masse de brochures, d’opuscules ou d’articles dispersés dans une foule de revues éphémères et l’on en attend toujours une édition scientifique complète. Toutes nos références (titre, date et page) renvoient à : Saint-Simon : Ecrits politiques et économiques, anthologie critique, publié par J. Grange, Paris, Pocket, 2005. Sur Saint-Simon, on pourra se reporter à l’ouvrage récent de P. Musso (éd.) : Actualité du Saint-simonisme, PUF, 2004. 36 Voir E. Harpaz : « Le Censeur Européen », histoire d’un journal industrialiste, Revue d’histoire économique et sociale, 1959, pp. 185-226. 37 Sur l’ensemble de cette période le lecteur pourra se reporter à l’ouvrage déjà cité de Gouhier, ainsi qu’à celui de Mary Pickering : Auguste Comte, an intellectual biography, vol. I, Cambridge U. P., 1993. La première partie de l’ouvrage (pp. 101-361) dresse un tableau extrêmement vivant et détaillé du monde intellectuel dans lequel évoluaient les divers auteurs dont il est question ci-dessous. 38 L’idée se trouve déjà dans ce qui est considéré comme son premier écrit, les Lettres d’un habitant de Genève, 1803, p. 82. 39 Voir Gouhier, op. cit., pp. 33, 142 et sv. La dette avait déjà été signalée dès 1827 par Dunoyer dans une Notice historique sur l’industrialisme que Gouhier analyse en détail. De l’industrie à l’industrialisme 71 qui sert en particulier d’arrière-plan à ce que l’on a pris l’habitude d’appeler la parabole de Saint-Simon 40 . Sans doute il s’agit moins de mettre en valeur l’opposition en tant que telle que d’en tirer les conséquences et d’exalter les vertus de l’industrie naissante. « Tout par l’industrie ; tout pour elle ». Puisque sur elle repose la société tout entière, il faut confier le pouvoir aux industriels. La Correspondance au roi proposera donc à Louis XVIII que le ministère des finances soit réservé à l’un d’eux, qui serait assisté d’un conseil composé également d’industriels (Du système industriel, 1821, p. 169). C’est bien l’ouvrage de Constant qui l’a mis sur la voie. Ainsi qu’en témoigne cette ébauche de Démocratie en Amérique que sont les Lettres à un Américain 41 , Saint-Simon partage aussi avec Benjamin Constant une commune adhésion au libéralisme ; c’est sur un autre point que le premier se sépare du second et pose quelques jalons dans la direction de la phase suivante. A l’époque, Saint-Simon est très proche des rédacteurs du Censeur Européen 42 . Comme eux, il a lu J.-B. Say, et leur engagement en faveur de l’industrie manifeste également l’influence de ce dernier 43 . Le 40 « Dans le fait il n’y a et il ne peut y avoir que deux systèmes d’organisation sociale réellement distincts, le système féodal ou militaire, et le système industriel » (Du système industriel, 1821, p. 362). « Avant la formation de la corporation des industriels, il n’existait dans la nation que deux classes, à savoir : celle qui commandait et celle qui obéissait. Les industriels se présentèrent avec un caractère neuf ; dès l’origine de leur existence politique, ils ne cherchèrent point à commander, ils ne voulurent point obéir. Ils introduisirent la manière de procéder de gré à gré, soit avec leurs supérieurs, soit avec leurs inférieurs ; ils ne reconnurent jamais d’autres maîtres que les combinaisons qui conciliaient les intérêts des parties contractantes », Catéchisme des industriels, 1 er cahier, 1823, pp. 391-392. Voir encore pp. 384-385. 41 L’industrie, t. 2 (mai 1817), pp. 432-448 ; on se souviendra que, comme beaucoup d’aristocrates, Saint-Simon était allé en Amérique du Nord participer à la guerre d’indépendance. 42 A partir de la seconde livraison de L’Industrie, les bureaux des deux revues se trouvent à la même adresse, rue Gît-le-Cœur. Elles ont jusqu’aux mêmes collaborateurs, par exemple Augustin Thierry ou Auguste Comte (Gouhier, op. cit., p. 310). Dans la préface spéciale qu’il rédigea à l’occasion de la réédition de ses opuscules de jeunesse, l’auteur du Système de politique positive désignait le Censeur Européen comme « l’unique recueil périodique que la postérité distinguera dans le journalisme français » (Ecrits de jeunesse, Mouton, Paris, 1970, p. 198). 43 « De tous ceux qui ont mis la main à l’œuvre, les savants qui ont écrit sur l’économie politique me semblent avoir fait les travaux les plus utiles et le traité d’économie politique de M. Say me paraît le livre dans lequel se trouve le plus grand nombre d’idées positives coordonnées » (L’Industrie (1817), p. 444). L’ouvrage de J. B. Say a été réédité récemment, agrémenté d’une substantielle introduction, par G. Jacoud et Ph. Steiner (Paris, Economica, 2003). Voir également M. James, « Pierre-Louis Roederer, Jean-Baptiste Say, and the concept of Industrie », History of Political Economy, 9 (1977), pp. 455-475. 72 Michel Bourdeau et Béatrice Fink concept de production passe au premier plan, d’où un changement lourd de conséquences : « le principe : respect à la production et aux producteurs, est infiniment plus fécond que celui-ci : respect à la propriété et aux propriétaires » (p. 446). De plus, la production est donnée comme la fin de la société, de sorte que Saint-Simon peut reprocher à Say de ne pas être allé jusqu’au bout de ses idées : l’économie politique n’est pas une science autonome ; elle appelle l’existence d’une science sociale. On s’accorde en général à voir dans la publication du Catéchisme des Industriels (1823-1824) un ultime et décisif changement dans la pensée de Saint-Simon. Obéissant à la logique de sa propre pensée, celui-ci, qui s’était contenté jusqu’alors de développer une forme scientifique de libéralisme, se sépare de Dunoyer et lance une attaque frontale contre le libéralisme. Gouhier, toutefois, ne partage pas cet avis : « Saint-Simon est un homme qui s’agite mais ne change pas ; sa pensée s’adapte aux situations diverses d’une société instable et, à l’occasion, se déguise ; sa grandeur même est dans le rabâchage » (op. cit., p. 223). Il est difficile, pour une fois, de lui donner raison et de nier que l’industrialisme, à cette date, prend un nouveau visage. - Sans doute, en un sens, Saint-Simon reste libéral. Le système industriel vise toujours à établir la plus grande somme de liberté, la société se comprend comme réunion d’individus : autant de propositions encore admises à cette date et que ses disciples abandonneront quelques années plus tard. Mais il ne faut pas non plus perdre de vue que, sous la Restauration, tout le monde ou presque se déclarait libéral 44 . La dissociation qui s’opère en 1823 entre libéralisme et industrialisme équivaut à une remise en chantier du concept et ce serait en sous-estimer largement la portée que d’y voir un simple changement de tactique de la part de Saint-Simon. On chercherait en vain dans les écrits antérieurs tant l’analyse critique du rôle de la bourgeoisie que la reconstruction historique sur laquelle elle s’appuie 45 . 44 Sur ce point, voir l’article du Dictionnaire général de la politique, de Block (1863), que L. Jaume a réédité en appendice de L’individu effacé, Fayard, 1997, p. 566 : « En France, on peut presque dire que, sous la Restauration, le parti libéral fut la nation tout entière. Tout ce qui n’était pas ultra était libéral, ou du moins se disait tel, car il faut bien ajouter que le pavillon du libéralisme couvrait toutes sortes de marchandises, et notamment beaucoup de bonapartisme ». Gouhier ne disait rien d’autre lorsqu’il notait : « Comte est libéral comme quelqu’un qui a écrit le troisième volume de l’Industrie. Casimir Perier est libéral comme quelqu’un qui a retiré sa subvention à l’Industrie après le troisième volume » (Vie d’Auguste Comte, Paris, Gallimard, 1931, pp. 94-95). Sur le rapport complexe de Saint-Simon au libéralisme, voir encore Ch. Prochasson : Saint-Simon ou l’anti-Marx, Paris, Perrin, 2005, spécialement pp. 277-321. 45 Comparer les pages 386 à 400 aux huitième et neuvième lettres de l’Organisateur (1820), pp. 262 et sv. L’opposition militaire-industriel est maintenant réinterprétée dans le cadre du débat qui a longtemps occupé les historiens sur la part respective des Francs et des Gaulois dans les origines de la nation : les militaires descendent De l’industrie à l’industrialisme 73 Les libéraux, nous dit-on maintenant, sont des bourgeois, et non des industriels 46 . La nécessité de distinguer libéralisme et industrialisme s’appuie sur deux arguments principaux. Tout d’abord, la bourgeoisie constitue une classe intermédiaire, distincte de celle des industriels. Elle comprend : « les militaires qui n’étaient pas nobles, les légistes qui étaient roturiers, les rentiers qui n’étaient pas privilégiés » (p. 384). L’histoire récente illustre la différence : « ce ne sont point les industriels qui ont fait la révolution, mais les bourgeois » (p. 399) ; et ils l’ont faite à leur profit, ce qui leur a valu de se retrouver parmi les gouvernants et explique que cette classe aujourd’hui pèse avec les nobles sur le reste de la nation. En second lieu, Saint-Simon se livre à un véritable exercice de sociologie politique avant la lettre. Jusqu’alors, nous dit-il, deux composantes ont cohabité au sein du parti libéral, et la critique ne vise que ses chefs (p. 417). Ici encore, la pierre de touche est fournie par le rapport à la Révolution. L’esprit révolutionnaire qui survit dans les chefs du parti libéral « est directement contraire au bien public » 47 . - En un sens, Saint-Simon propose un redéploiement des forces sur la scène politique : « la classe industrielle ne doit pas former d’autre alliance que celle qu’elle a contractée sous Louis XI avec la royauté. Elle doit combiner ses efforts avec la royauté pour établir le régime industriel » (pp. 399-400). Mais ne voir dans ce changement d’alliance qu’une simple manœuvre tactique, comme le fait Gouhier, c’est négliger l’ampleur du travail d’analyse sociologique qui l’a rendu possible 48 . des Francs et les industriels des Gaulois. Sur ce point souvent négligé, voir Cl. Nicolet : La naissance d’une nation, Paris, Perrin, 2003. 46 Dans tout ce qui suit, on ne perdra pas de vue que, pour Saint-Simon, un industriel n’est pas, comme dans la langue actuelle, un patron, mais un producteur, autant dire, un ouvrier. Sans cela, on ne pourrait pas comprendre que les industriels puissent représenter la quasi-totalité (plus des 24/ 25ièmes) de la population (pp. 385, 407 et 420) ; mais cela signifie aussi qu’il n’y a pas de place pour la lutte des classes. 47 Saint-Simon s’appuie ici sur la distinction entre périodes critiques et organiques, appelée à jouer chez Comte un rôle décisif : « jusqu’à ce jour, la direction des esprits a dû être essentiellement critique et révolutionnaire, parce qu’il s’agissait de renverser le gouvernement féodal avant de pouvoir travailler à l’établissement de l’organisation sociale industrielle ; mais […] aujourd’hui, la classe industrielle étant devenue la plus forte, l’esprit critique et révolutionnaire doit s’éteindre et être remplacé par la tendance pacifique et organisatrice » (p. 421). Les industriels aspirent à « un ordre de choses calme et stable » et c’est pourquoi ils sont « animés du désir de terminer la révolution » (p. 417). Comme on le verra, le groupe du Globe partage la même aspiration. 48 Sur tous ces débats, on dispose d’un témoignage inattendu, celui de Stendhal qui, stimulé par le succès de Racine et Shakespeare (1825), avait fait de cette querelle le 74 Michel Bourdeau et Béatrice Fink Le dernier épisode a lieu en 1826, avec la publication, dans la Revue Encyclopédique, d’un compte rendu, signé Benjamin Constant, de l’ouvrage de Dunoyer : L’industrie et la morale considérées dans leurs rapports avec la liberté, paru l’année précédente. Tout en regrettant que son époque tende « à la stabilité et, si l’on veut, au bon ordre plus qu’à la vertu morale », Constant, qui n’avait pas jugé bon de répondre aux attaques précédentes, ne remettait pas en cause son adhésion à l’industrialisme et continuait à suivre Dunoyer en « tout ce qu’il dit des avantages de l’état industriel, des résultats heureux qu’il doit amener infailliblement, des obstacles qu’il rencontre encore et des moyens de les surmonter » 49 . Le passage le plus remarquable, et le plus remarqué, se trouve toutefois dans le court post-scriptum où l’auteur prenait la défense de Dunoyer, qui venait d’être accusé d’individualisme dans Le Producteur, et dénonçait ouvertement le « papisme industriel » de la « nouvelle secte » 50 . sujet d’un second pamphlet, fort mal reçu, celui-ci, pour des raisons que Michel Crouzet décrit en détail dans la préface à la réédition qu’il a donnée de ce petit texte (D’un nouveau complot contre les industriels, suivi de Stendhal et la querelle de l’industrie, édition établie, annotée et présentée par Michel Crouzet, Jaignes, La chasse au Snark, 2001). L’intervention de Benjamin Constant est examinée pp. 107 et sv. 49 L’industrie et la morale considérées dans leur rapport avec la liberté, dans E. Harpaz, op. cit., n. 26, pp. 89 et 99 ; le compte rendu a été repris, avec quelques changements, dans les Mélanges de 1829, mais nous préférons citer la version originale, qui permet de saisir sur le vif la réaction de Constant. Voir également Coup d’œil sur la tendance générale des esprits au XIX e siècle, paru dans la Revue Encyclopédique de 1825, et repris dans le même recueil de Harpaz, p. 73. 50 « Dans toute dissidence d’opinion, dans toute divergence d’efforts, cette secte voit l’anarchie. Elle s’effraie de ce que tous les hommes ne pensent pas de même, ou, pour mieux dire, de ce que beaucoup d’hommes se permettent de penser autrement que ne le veulent ses chefs ; et pour mettre fin à ce scandale, elle invoque un pouvoir spirituel qui, par des moyens qu’elle a la prudence de ne pas nous révéler encore, ramènerait cette unité si précieuse, suivant elle, comme suivant les auteurs plus célèbres de l’Indifférence en matière de religion, et des Soirées de Saint-Petersbourg ». Constant prenait alors une nouvelle fois la défense de la doctrine critique et du libre examen qui lui sert de fondement. Ce que les saint-simoniens décrivent comme une anarchie morale « est aussi nécessaire à la vie intellectuelle que l’air à la vie physique. La vérité est surtout précieuse par l’activité qu’inspire à l’homme le besoin de la découvrir. Quand vous auriez fait triompher la théorie positive que vous proclamez sur les théories critiques, et quand votre théorie positive ne se composerait que d’un enchaînement des vérités les plus lumineuses, savezvous quel serait le chef-d’œuvre que vous auriez accompli ? Vous auriez rendu à l’esprit humain cette habitude de croire sur parole, qui l’a tenu tant de siècles dans l’apathie et l’engourdissement. » (pp. 100-101) ; sur ce point, cf. G. Chabert : Un nouveau pouvoir spirituel : Auguste Comte et la religion scientifique au XIX e siècle, Presses de l’université de Caen, 2004, qui commente ces textes. De l’industrie à l’industrialisme 75 Depuis 1824, en effet, des changements considérables s’étaient produits. Tout d’abord, Saint-Simon était mort le 19 mai 1825, non sans avoir auparavant publié son Nouveau christianisme, qui faisait passer au premier plan la question religieuse. Aussitôt après, le 1 er juillet, une société était créée, avec pour directeurs Olinde Rodrigue et Prosper Enfantin, dans le but de lancer un journal destiné à mieux faire connaître la doctrine du maître. Une nouvelle ère s’ouvrait dans l’histoire du saint-simonisme. De surcroît, au même moment, les disciples de Saint-Simon recevaient un appui inattendu de La Mennais et de son groupe. Les rédacteurs du Producteur et ceux du Mémorial catholique s’accordaient en effet à voir dans la restauration d’un pouvoir spirituel le seul moyen de mettre fin à l’anarchie morale et intellectuelle consécutive à la ruine de l’Ancien Régime 51 . Il y a tout lieu de penser que c’est moins l’attaque contre la liberté, présente chez Saint-Simon depuis 1821 et d’ailleurs toujours qualifiée, que cette alliance des papistes et des industrialistes qui a suscité la vive réaction de Benjamin Constant. Alors que, considérée séparément, aucune de ces deux forces n’était en mesure d’inquiéter les libéraux, leur union pouvait constituer une menace sérieuse. Constant, s’il fut le premier à alerter la vigilance des amis de la liberté, ne fut pas le seul. Cousin, dans la préface de ses Fragments philosophiques (également de 1826), embrassait lui aussi dans une même réprobation l’industrialisme et la théocratie, coupables « d’entraîner tous les esprits hors des voies larges et impartiales de la science », - « façon pour lui de reprendre place dans un débat où il est un peu oublié depuis que son enseignement a été suspendu en novembre 1820 » remarque J.-P. Cotten dans le texte déjà cité - , et dans Le Globe Damiron, un proche de Cousin, dénonçait à son tour le papisme industriel 52 . Ainsi que le note fort bien Goblot, dans le débat, les Globistes se trouvaient pris entre deux feux. D’un côté, ils se déclarent libéraux. De l’autre, ils refusent de s’en tenir à la seule critique ; ils veulent reconstruire, fonder, comme Th. Jouffroy, un dogme nouveau. Rien d’éton- 51 Tout en notant que « la doctrine que nous professons est de tout point opposée à la doctrine du passé », Bazard, un des deux théoriciens du mouvement saintsimonien, constate qu’ils portent le même jugement « sur l’époque actuelle, sur son caractère moral et intellectuel » (Le Producteur, vol. 3, p. 320) ; cité d’après une étude de J.-P. Cotten dont on peut espérer qu’elle sera bientôt publiée et que l’on peut entre-temps consulter sur : http: / / www.augustecomte.org/ . Nous tenons à remercier J.-P. Cotten qui nous a aidés à voir clair dans la période de grand bouillonnement intellectuel qui a suivi la chute de Napoléon. 52 Outre J.-P. Cotten, voir J.-J. Goblot : La jeune France libérale, Le Globe et son groupe littéraire, 1824-1830, Plon, 1995, pp. 247-258 et 523-528, qui décrit en détail les rapports des Globistes avec les autres revues de l’époque. Sur Damiron et le papisme industriel : n. 148, p. 630. 76 Michel Bourdeau et Béatrice Fink nant s’ils se reconnaissent dans l’opposition entre période critique et période organique, qu’ils décrivent en des termes à peine différents. Producteurs et Globistes sont en effet marqués par une même expérience historique : un ancien régime à jamais disparu, un avenir tout entier à construire. Constant n’appartient de toute évidence pas à cette génération. A diverses reprises, Comte donne comme allant de soi que ce sont ses Considérations sur le pouvoir spirituel, parues dans trois livraisons du Producteur (décembre 1825 - février 1826) qui sont visées par les accusations de « papisme industriel ». Nulle part, pourtant, Benjamin Constant ne mentionne son nom et il y a tout lieu de penser que le texte du Producteur que Benjamin Constant a sous les yeux quand il écrit son compte rendu est celui auquel il avait déjà fait expressément allusion quelques lignes plus haut, et qui est signé Rouen 53 . Ceci étant, Les Considérations sur le pouvoir spirituel avaient trouvé immédiatement un large écho. La Mennais en avait parlé de façon favorable et le numéro de la Revue Encyclopédique où paraissait l’article de Constant sur Dunoyer contenait également un article d’Adolphe Garnier, un élève de Cousin, qui s’en prenait cette fois nommément à Comte ; ce qui tend, soit dit en passant, à montrer que Comte à cette époque était considéré comme un membre de la « secte » Saint-Simon, et même un de ses membres les plus en vue. L’article de Benjamin Constant vise-t-il également Comte, comme celui-ci l’affirme ? C’est donc peu probable, sans que l’on puisse l’exclure. Ce qui est sûr en revanche, c’est que Comte, lui, a pris très au sérieux l’objection qui, croyait-il, lui avait été adressée. Evoquant, dans une lettre à Stuart Mill, « le plus dangereux reproche que pût encourir la nouvelle école [positiviste], de tendre simplement à transférer aux savants actuels l’ancien pouvoir des prêtres », il ajoutait : 53 Un passage entre guillemets dans le texte de Constant correspond presque mot pour mot à l’extrait du Producteur reproduit en note par Harpaz (op. cit., p. 101) et qui décrit le rôle important mais limité que les saint-simoniens accordaient à la liberté : « elle combat toutes les puissances qui s’opposent à la progression de l’espèce humaine ; elle n’a pas la mission de féconder le monde il est vrai, mais de le purifier, pour le livrer ensuite au pouvoir générateur de la science. Ce n’est que lorsque, la détournant de sa fonction naturelle, on veut en faire un instrument d’édification que la liberté dénaturée devient une cause permanente d’anarchie ; on ne fonde alors que des oppositions factices, de plus en plus nombreuses, qui épuisent la société en mouvements qui se neutralisent, et en activité sans résultats. Il est des temps où les idées de liberté n’ont plus que peu de chose à faire, où il est bien plus urgent de coordonner que de dissoudre, et où la théorie positive doit succéder aux théories critiques ». De l’industrie à l’industrialisme 77 Il y a près de vingt ans que j’ai senti la nécessité de veiller surtout à éviter cette accusation spécieuse, par suite d’un article où Benjamin Constant, au sujet de mon premier travail sur le pouvoir spirituel, témoignait des craintes sérieuses d’une sorte de théocratie scientifique. Pour bien comprendre toute la gravité de cet écueil, qui pouvait discréditer dès le début la nouvelle philosophie, j’ai toujours pensé que nous devions surtout compter sur l’école révolutionnaire proprement dite, d’où peuvent seules nous surgir, dans l’origine, des adhésions franches et complètes, comme le récent exemple de Littré le confirme éminemment 54 Revenons à Constant et à ECU. La langue dont se sert l’auteur pour mettre en avant sa conception d’un monde fait de réseaux de communication étayé par le commerce, soit dit celui de la modernité, n’est pas sans poser problème. Plus d’un critique a noté dans cet ouvrage un ton d’appréhension, voire de méfiance devant le spectre d’une uniformisation de la société contemporaine et à venir. Chez Constant, l’uniformité, antithétique de par sa nature à l’individualisme, est tout autant bête noire que l’arbitraire, auquel elle est d’ailleurs apparentée. Ce courant d’appréhension traverse ECU en filigrane et émerge au chapitre XIII de la première partie ainsi qu’au premier des deux chapitres ajoutés à la quatrième édition 55 . Uniformité 54 A John Stuart Mill, 25 décembre 1844, Correspondance Générale, Paris, Mouton, 1973-1990, t. 2, p. 308. Comte avait déjà évoqué cet épisode dans une lettre à A. Marrast du 7 janvier 1832, qualifiant Benjamin Constant de « philosophe plein de sagacité » (Correspondance Générale, t. 1, p. 232), ce qui confirme le poids qu’il accordait à l’objection. Quelques années plus tôt, sollicité de donner son avis sur le premier volume de l’ouvrage de Constant sur la religion, il portait un tout autre jugement : « Tout cela n’est que la besogne commune d’un protestant français, homme d’esprit mais n’ayant jamais réfléchi sur rien. C’est du moins ce qu’il m’a semblé d’après le peu que j’en connais. » (Correspondance Générale, t. 1, p. 137). L’objection est encore évoquée en 1854 dans la préface spéciale de l’appendice du Système de politique positive, où Comte, dans le but de rendre manifeste l’unité de sa pensée, reproduisait les plus importants de ses écrits de jeunesse : « Ma tendance continue à fonder un nouveau sacerdoce devint dès lors [1826] assez prononcée pour m’attirer à la fois les reproches de l’école révolutionnaire, sous prétexte de théocratie, et les félicitations de l’école rétrograde, au nom de l’ordre. Le contraste des deux appréciations que ce travail inspirait à deux écrivains accrédités (Benjamin Constant et La Mennais) indiquait déjà l’attitude normale du parti que j’instituais envers ceux dont ils étaient les chefs respectifs. Cette opposition put être spécialement vérifiée chez un même esprit, quand l’éloquent défenseur du catholicisme devint aveuglément hostile à la doctrine positive, à mesure qu’il dégénérait en déclamateur révolutionnaire » (Ecrits de Jeunesse, Paris, Mouton, 1970, p. 199). On remarquera le changement de ton. Un an après, Comte lancera un Appel aux conservateurs. 55 Les deux chapitres en question s’alimentent largement du Livre XV des Principes de 1806 où l’uniformité fait partie d’un trio d’ « idées pernicieuses » dont les 78 Michel Bourdeau et Béatrice Fink d’idées et d’institutions, c’est-à-dire en termes d’aujourd’hui standardisation et planification centralisée. C’est ce que Karl Popper, dans l’édition anglaise, donc originale, de son livre sur l’historicisme appelle « social engineering » 56 . Or, le système social que conjurent et configurent les disciples de Saint- Simon, sinon Saint-Simon lui-même, à partir d’une classe de producteurs, ce « socialisme moderne » pour citer Halévy, a précisément les caractéristiques de l’uniformité - auréolée par surcroît d’une dimension mystico-métaphysique bien à l’écart des idées religieuses de Constant - qui sont inadmissibles pour ce dernier et son libéralisme. Si Sismondi, et même parfois Dunoyer sont à l’occasion en désaccord avec Constant, celui-ci, défendant les idées de Dunoyer, passe à l’offensive contre les Saint-Simoniens et leur « papisme industriel ». L’héritage de Saint-Simon avait dévié de son parcours d’origine, tout comme le Maître avait dévié du sien. L’écart grandissant entre l’industrie et l’industrialisme, entre Constant et les Saint-Simoniens était devenu incontournable. deux autres sont la stabilité (souvent dit le stationnaire) et « le désir inconsidéré d’améliorations prématurées », p. 385. Autre preuve, si besoin en est, que la mise en place du système d’idées de Constant remonte aux toutes premières années du siècle. 56 Autrement dit, ingénierie sociale. Karl Popper, The Poverty of Historicism. Londres, Routledge, 1961. Voir en particulier les pages 42 à 45. Les arguments de Popper, pour qui l’historicisme présuppose une vision organique ou « holiste » de la société, ne sont pas sans poser problème quant à la compatibilité entre le libéralisme individualiste de Constant et sa vision de l’histoire. La réflexion de L. Jaume, dans les chapitres qu’il consacre à Constant dans son L’individu effacé, va dans le même sens. Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008) Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Casimir Barjavel : Exemple pour une lecture approfondie de Delphine de Madame de Staël Kurt Kloocke Fabienne Detoc Lorsqu’on étudie la réception d’un ouvrage littéraire par les contemporains de l’auteur ou les générations suivantes, on peut se trouver face à un paradoxe. Comment apprécier la réception, comment en connaître la nature, comment définir la perspective dans laquelle un ouvrage a été lu ? Le fait en tant que tel est incontestable, mais la nature exacte de la réception est parfois difficile à préciser. Les sources dont nous disposons ne sont pas toujours éloquentes ni univoques. Elles se réduisent souvent à des notes de lecture plus ou moins laconiques dans une correspondance particulière, à des notes énigmatiques dans un journal intime, à des comptes rendus publiés dans un périodique 1 , à des indices détectés dans les textes des auteurs dont on étudie les œuvres pour essayer de prouver une influence éventuelle, une lecture en profondeur, un dialogue attentif avec l’œuvre d’un prédécesseur. Les lectures de Montaigne, de Saint Augustin ou de César par Rousseau, sont des exemples de la difficulté méthodologique inhérente à une des questions classiques de la critique littéraire. La réception de l’œuvre de Rousseau par Mme de Staël est peut-être un cas différent, car les Lettres sur les ouvrages et le caractère de J.-J. Rousseau, publiées pour la première fois en 1788, sont évidemment une source précieuse pour ce dialogue, mais que nous apprennent-elles au juste sur la présence de la Nouvelle Héloïse dans Delphine ? Cette dernière observation nous rappelle avec une évidence bien établie que la problématique évoquée ici est très complexe et qu’un cas apparemment résolu d’avance peut rester difficile à éclaircir. Ces remarques ne veulent donc pas dénoncer les faiblesses ou les défauts de méthode, réels ou imaginaires, des études littéraires. Il s’agit au contraire 1 Ceci est le cas le plus favorable, puisque les auteurs de ces textes expliquent leurs jugements. L’exemple de Delphine est révélateur. Voir La Réception de Delphine (Cahiers staëliens, 26-27, 1979), où l’on trouve des études sur des documents attestant la lecture de Delphine. Voir en outre l’introduction de Delphine (édition critique par Simone Balayé et Lucia Omacini), pp. 16-22. 80 Kurt Kloocke et Fabienne Detoc d’attirer l’attention sur les aspects multiples d’une telle question. Le texte que nous publions en est un bel exemple. Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Barjavel est au premier abord une modeste composition de citations tirées de Delphine de Mme de Staël, mais en réalité et en dépit des apparences, il s’agit d’un ouvrage particulièrement intéressant pour étudier quelques aspects de la réception d’un des grands romans de la littérature française. On verra par la suite que la lecture a été inspirée par un souci de philosophie pratique, qui est un souci de moraliste, mais aussi par l’attrait d’une pensée modèle pour exprimer les multiples nuances de la sensibilité romantique dans le contexte peut-être décevant de la Seconde Restauration. Le résultat est un ouvrage nouveau, une espèce de collage réalisé avec des morceaux de Mme de Staël et qui produit un petit traité de philosophie. Notre étude se propose d’analyser ce recueil de citations pour en faire ressortir l’intérêt afin d’éclairer la réception réservée au roman de Mme de Staël dans un milieu bourgeois cultivé de la province française autour de 1830. Le manuscrit resté inédit jusqu’à aujourd’hui, est un document élaboré, savamment composé, et qui témoigne d’une lecture en profondeur de la Delphine de Mme de Staël. Même si le texte n’a pas été rédigé en vue d’une publication, on y découvre un public que nous disons, faute de mieux, latent, qu’il faut se représenter comme porté vers la pensée sensible et critique de Mme de Staël, attiré par l’enthousiasme moral de l’héroïne du roman (qu’on identifie facilement avec l’auteur), par la doctrine idéaliste de la vertu professée par une femme supérieure de la bonne société, par les idées religieuses, par la délicatesse des sentiments, par la pensée politique et la doctrine de la liberté qui anime l’ouvrage, par les problèmes et les aspects tragiques d’une existence féminine au sein d’une société encore entièrement dominée par les conventions sociales des salons de l’Ancien Régime. Le manuscrit a été rédigé plus de 25 ans après la première publication du roman, pour un usage privé, par le littérateur Casimir Barjavel, qui le dédicace à une jeune fille, Mlle Bouchony, pour des raisons qui nous échappent totalement 2 . Puisqu’il s’agit d’un document personnel, comme l’est une lettre ou un journal intime, il faut le lire avec une certaine prudence et éviter des généralités prématurées. Mais on peut y découvrir néanmoins une signification générale et peut-être significative pour un certain public autour de 1830. Nous sommes convaincus effectivement que le florilège de citations peut nous fournir des informations sur la réception toujours soutenue du roman de Mme de Staël dans une époque qui commence à subir l’influence d’auteurs nouveaux, parmi lesquels Stendhal, Balzac et Victor Hugo, repré- 2 Il pourrait s’agir d’un cadeau offert par Barjavel à sa future épouse, Thérèse Bouchony. Mais nous ne disposons d’aucune donnée positive pour appuyer cette hypothèse. Voir ci-dessous, p. 82. Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Casimir Barjavel 81 sentants des temps modernes de la Seconde Restauration. Serait-ce un public d’orientation traditionnelle ? Peut-être. Mais il peut s’agir aussi bien d’un public décidément romantique, attiré par la sensibilité rousseauiste qui n’a rien perdu, en dépit de ses attraits, des fastes de l’Empire et de la brutalité des guerres, et qui se prolonge d’une manière exemplaire dans le roman de Mme de Staël 3 . Casimir-François-Henri Barjavel, né le 14 germinal an XI (4 avril 1803) à Carpentras, et mort dans cette ville le 27 septembre 1868, était un médecin et un littérateur 4 . Il a pratiqué à l’Hôtel-Dieu de Carpentras, après avoir été reçu docteur en médecine par la faculté de Montpellier en 1826 avec une thèse intitulée Essai sur l’unité du corps vivant 5 , et à partir de 1830 à l’hospice de la Charité de cette même ville, puis il fut nommé membre du comité de vaccine de l’arrondissement de Vaucluse. C’était un citoyen qui jouissait d’une certaine réputation dans sa ville, comme semble le prouver sa nomination comme maire de la ville en 1833. Nous savons encore qu’il a assumé des fonctions à la Bibliothèque inguimbertine de Carpentras et qu’il a publié, à partir de 1841, des ouvrages d’archéologie et d’histoire locale. Il est connu surtout pour son monumental Dictionnaire historique, biographique et bibliographique du département de Vaucluse, ou Recherches pour servir à l’histoire 3 La composition de Barjavel semble bien être représentative d’un type de texte. Pour Delphine, nous en connaissons en effet un autre exemple. Dans la lettre adressée le 4 mai 1802 par Charles de Villers à Mme de Staël, celui-ci décrit une soirée passée chez Karl Friedrich Reinhard, alors résident français près des villes hanséatiques à Hambourg : « M. La Chevardière (commissaire des relations commerciales, et qui a je crois l’honneur d’être connu de vous) nous apporta un soir un manuscrit, qu’il nous lut. C’était un recueil de sentences et de maximes, nous sourîmes dès la première. Nous en savions la plupart par cœur, mais nous le laissâmes continuer. Cette série de pensées détachées de votre Delphine forme un recueil plus vrai, plus profond, plus agréable que celui du sec et superficiel Larochefoucauld, qui a étudié la nature dans la glace des hauts lieux ». (Madame de Staël, Charles de Villers, Benjamin Constant, Correspondance. Etablissement du texte, introduction et notes par Kurt Kloocke avec le concours d’un groupe d’étudiants, Frankfurt, Lang, 1993, pp. 47-48). Auguste-Louis La Chevardière (1770-1828), commissaire des relations commerciales en 1802 à Hambourg, homme politique versatile qui a survécu à tous les régimes révolutionnaires ou impériaux, présente cette lecture comme une distraction agréable de la société. Le texte de La Chevardière ne nous est pas parvenu. 4 Tout ce qui suit sur Casimir Barjavel et Thérèse Bouchony, son épouse, repose sur les articles bioet bibliographiques qu’on trouve dans les Archives biographiques françaises (édition sur microfiches, München, Saur, 2001 et sv. avec des suppléments). Nous voulons exprimer ici nos remerciements à M. Jean-François Delmas, conservateur en chef de la Bibliothèque inguimbertine de Carpentras, qui nous a fourni de précieux renseignements tirés des papiers du fonds Barjavel. 5 Montpellier, Jean Martel aîné, 1826. 82 Kurt Kloocke et Fabienne Detoc scientifique, littéraire et artistique, ainsi qu’à l’histoire religieuse, civile et militaire des villes et arrondissements d’Avignon, de Carpentras, d’Apt et d’Orange 6 , loué dans des comptes rendus contemporains comme une des œuvres « qui ont le plus concouru à sauver de l’oubli d’intéressants souvenirs, et ont mérité notablement l’estime de ceux qui ont sincèrement à cœur l’élaboration de notre histoire nationale » 7 . A cela s’ajoutent un ouvrage sur les Dictons et sobriquets patois des villes, bourgs et villages du département de Vaucluse 8 , des éditions de textes anciens avec des notes érudites 9 , des ouvrages d’archéologie locale 10 et de nombreux articles savants sur des questions du même genre dans les périodiques du département. Le futur membre de plusieurs académies et sociétés savantes de la France méridionale a eu lui-même, dans sa jeunesse, des velléités poétiques, ce qui explique peut-être pourquoi il se lance vers 1827, à la fin de ses études, dans la rédaction d’un ouvrage à mi-chemin entre littérature et inspiration philosophique et moraliste, le Dictionnaire sentimental et philosophique que nous éditons. Il le dédie à ceux « qui aiment à trouver, dans la lecture de Delphine, le cœur et l’esprit de Mme de Staël ». L’âme sœur à laquelle il pense plus particulièrement, est une « Mlle T. B******* », identifiée plus tard avec T. Bouchony, comme c’est indiqué entre parenthèses sur la page de titre. La jeune fille appartient à une famille de Carpentras, dont la présence est attestée dans cette ville au moins entre 1630 et 1850. Il pourrait s’agir de Thérèse Bouchony, future épouse de Casimir Barjavel. Cette identification reste pourtant hypothétique. Le manuscrit du Petit dictionnaire sentimental et philosophique est conservé aujourd’hui sous la cote Ms 971 à la bibliothèque de Carpentras, où il est entré après la mort de Casimir Barjavel. Il s’agit d’une liasse de 115 pages numérotées sur le haut des feuilles, en son milieu. Le texte est écrit recto et verso sur des feuillets non reliés, de 220 x 170 mm environ. L’écriture fine et soignée, bien qu’inégale, est parfaitement lisible, les retouches et repentirs sont plutôt rares et trahissent aussi bien des erreurs de copie que des corrections ou des interventions faites au cours d’une ou peut-être même plusieurs révisions ultérieures. Les citations sont appelées sous une rubrique qui est, en principe, classée alphabétiquement. Les lettres de l’alphabet se trouvent répétées en tête des pages, au milieu, en dessous des chiffres de la pagina- 6 Carpentras, L. Devillario, 1841, 2 vol., 1033 p. 7 Revue des deux Mondes, t. XVI, nouvelle série, p. 804. 8 Carpentras, L. Devillario, 1849-1853. 9 Voir le catalogue de la BnF à son nom. 10 Le seizième siècle, au point de vue des convictions religieuses, principalement dans les contrées dont a été formé le département de Vaucluse, esquisse philosophique et biobibliographique où l’on essaye d’interpréter une inscription gravée sur la tour de la grande horloge d’Apt, Carpentoracti Minimorum, In aedibus Devillarianis, 1866, 115 pp. Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Casimir Barjavel 83 tion, comme on peut le faire dans un ouvrage de référence. Les rubriques thématiques sont signalées chaque fois qu’il y a changement de sujet par le mot-clef en cause placé en tête de la première ligne et en plus mis en relief par un soulignement, et par une écriture un peu plus grande et plus grasse. A la fin des chapitres ainsi constitués Barjavel ménage normalement un espace plus ou moins important qu’il utilise parfois plus tard pour des rajouts ou pour introduire une rubrique additionnelle. Cela peut entraîner des perturbations de l’ordre alphabétique des entrées thématiques et révéler ainsi des couches différentes de la rédaction, très souvent confirmées d’ailleurs par des changements de l’écriture qui se fait plus fine et plus serrée si l’espace disponible l’exige. L’ouvrage donne ainsi environ 350 citations de Delphine. A cela s’ajoutent des citations tirées d’autres auteurs que Mme de Staël. Celles-ci se trouvent souvent accrochées en note à un mot des textes de Mme de Staël et placées, le plus souvent, au bas des pages et séparées du texte principal par un trait. Ces textes complémentaires, 38 en tout, sont tirés soit d’auteurs qui précèdent Mme de Staël (auteurs classiques, Mme Roland), soit d’auteurs qui sont ses contemporains (Mme de Genlis) ou de textes qui sont datables, d’après les éditions utilisées, entre 1828 et 1841 (Alexandre Dumas père 11 ). Ils ont effectivement une fonction explicative ou renvoient à des parallèles remarquables et sont des élargissements secondaires, des rajouts tardifs, écrits parfois de travers dans la marge gauche. Mais en dépit de ces irrégularités, le manuscrit reste une mise au net soignée d’un ouvrage de réflexion et de réception critique, mais dominée par l’empathie, du roman de Mme de Staël. Barjavel a choisi pour les textes de son florilège une présentation volontairement distancée. Il a groupé les extraits du roman de Mme de Staël en 93 unités thématiques de dimensions variables, le plus souvent de la longueur d’une page ou de deux. Mais il existe aussi quelques chapitres très longs (Femme, Romans, Société, Divorce, etc.). Chaque unité est chapeautée par un titre, toujours un seul mot, qui en désigne la matière. Barjavel adopte pour classer les morceaux l’ordre alphabétique, en principe du moins, ce qui justifie le titre de son recueil. L’arrangement pour ainsi dire arbitraire obéit sans doute au besoin d’une consultation commode d’un gros dossier au contenu assez complexe, mais peut signifier en même temps un souci d’objectivation, le rejet d’une approche trop subjective. A cela correspond d’ailleurs le fait 11 Rappelons qu’Alexandre Dumas a sympathisé avec les idées libérales et constitutionnelles. Nous savons qu’il les a soutenues publiquement à l’occasion de la mort du général Foy, dont les funérailles étaient un événement national. Alexandre Dumas a publié une Elégie sur la mort du général Foy (voir Le Constitutionnel, 7 décembre 1825, p. 2b) où l’on trouve ceci : « D’un héros généreux, dans sa course arrêté, / Chacun de nous se dit épouvanté : / Encore une pierre qui tombe / Du temple de la liberté. » 84 Kurt Kloocke et Fabienne Detoc que l’entourage romanesque des maximes morales, philosophiques, psychologiques ou les réflexions sur les règles qui dominent la société ou la religion est systématiquement éliminé des citations. Ce qui apparaît chez Mme de Staël comme l’opinion d’un personnage de fiction, comme un sentiment personnel motivé par les circonstances dans lesquelles Delphine, Léonce ou les autres personnages du roman se voient placés, est présenté chez Barjavel comme une maxime de moraliste. Les extraits, choisis sans doute selon des critères personnels, dominés notamment par l’admiration pour la sensibilité romantique enthousiaste de Mme de Staël, acquièrent ainsi le statut de fragments d’une réflexion philosophique. Le discours narratif, dont la puissance réside dans les observations subtiles de situations constamment en mouvement et qui décrit l’enchaînement des circonstances tragiques où les héros vont finalement périr, créant le monde complexe et toujours menacé de destruction où leur sort peut se dérouler, est éliminé systématiquement par Barjavel, pour donner aux paroles de Mme de Staël une teinte d’objectivité qu’elles n’ont presque jamais, en dépit de l’acuité des observations, de la justesse réaliste des analyses psychologiques ou sociologiques et de la mise en scène des personnages dans les salons du grand monde parisien au début de la Révolution, encore tout à fait dominé par l’esprit de la noblesse de l’Ancien Régime. Les personnages qui ont souvent chez Mme de Staël un rôle exemplaire (Louise d’Albémar, infirme et écartée de la société, mais esprit très lucide et sensible ; Thérèse d’Ervins et M. de Serbellane, les héros parallèles du couple Delphine et Léonce ; les Lebensei, le ménage modèle de personnes sensibles et éclairées ; Matilde de Vernon, dévote et facilement soumise, une existence féminine vouée à la disparition ; Mme de Vernon, caractère presque machiavélique ; le couple Belmont, presque des Philémon et Baucis modernes, Mme d’Artenas, femme sensible et critique avertie de la société, etc.) et qui permettent la construction des structures narratives du roman, qui suggèrent aussi qu’on entre dans un monde diversifié et sont nécessaires à la polyphonie du texte, disparaissent de la compilation de Barjavel. Avec ces personnages disparaît aussi la diversité de la pensée pour être remplacée par un système nuancé, certes, mais plus univoque que ne l’est la pensée de Mme de Staël dans son roman. La compilation de Barjavel est le résultat d’une lecture attentive et de la volonté de produire un texte qui s’intègre dans la tradition des moralistes français. Ce sont ces écrivains qui sont choisis pour modèles de style. Mais c’est l’inspiration romantique de la pensée staëlienne qui domine, sur le plan de l’énoncé. Le discours fictionnel est sacrifié au profit d’un discours de réflexion. Barjavel y parvient de plusieurs façons : un procédé habituel chez lui est d’enlever aux extraits tous les éléments romanesques et toutes les marques subjectives. Une observation placée dans la bouche d’un personnage ou liée à une situation de l’action est retravaillée de telle sorte que les Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Casimir Barjavel 85 liens avec la narration disparaissent. Coupures, changements de la personne grammaticale (du je en on ou nous), élimination des noms propres, généralisations qui font d’une observation isolée un cas typique, commentaires de Barjavel qui accompagnent les textes, sans être toujours reconnaissables au premier coup d’œil, voilà les procédés utilisés pour donner au discours de Mme de Staël cette teinte d’objectivité sentencieuse ou gnomique que Barjavel cherche à obtenir. Il est évident que cette méthode de rédaction est en fait une interprétation du roman. Elle peut aller jusqu’à changer profondément le sens des phrases citées. Ce que Mme de Staël place dans la bouche de ses personnages fictionnels ne représente pas forcément son opinion, au contraire. Elle s’explique sur ce chapitre d’une manière très univoque dans Quelques réflexions sur le but moral de Delphine, texte remarquable de critique littéraire et en même temps de théorie du roman 12 . Elle cherche à donner dans son roman un tableau différencié de la société française cultivée, du rôle difficile, sinon tragique, d’une femme sensible et à la pensée indépendante dans cette société toujours dominée par les traditions anciennes, de la sensibilité romantique où la vertu la plus noble, la religion du sentiment, le bonheur dans l’amour partagé, les manières d’expression, à savoir l’écriture épistolaire, la littérature, les arts graphiques et la musique, occupent une place exceptionnelle, un tableau enfin des conflits sentimentaux et pratiques qui en résultent, de la puissance destructive des conventions les mieux intentionnées symbolisée par la mort cruelle de Delphine et de Léonce ou le sort de Mme d’Ervins. Ce tableau, peint par Mme de Staël, est une mise en scène des contradictions de son époque, qu’elle analyse dans la lumière de la perfectibilité pour y découvrir à la fois les forces libératrices et les menaces d’anéantissement. Barjavel néglige largement cette puissance critique du roman. Les extraits arrangés comme nous l’avons dit ci-dessus, suggèrent une teneur factuelle moyenne, un esprit scientifique porté vers des vérités objectives qui est contraire à la pensée de Mme de Staël. Cette méprise est due, comme nous l’avons dit ci-dessus, à la tendance moraliste de Barjavel. Cette lecture de Mme de Staël est donc une simplification, voire une fausse interprétation du roman. Mais il y a à côté de cette méprise un autre phénomène, l’admiration pour Mme de Staël. Barjavel a reconnu en elle ce que l’on peut appeler l’esprit de la modernité. Les rubriques de son dictionnaire le prouvent : Amour, Agitation de l’âme, Bonheur, Consolation, Délicatesse, Devoir, Douleur, Divorce, Enthousiasme, Femme, Générosité, Imagination, Mélancolie, Opinion publique, Politique, Protestantisme, Prière, Solitude, etc., pour en citer quelques-unes. Il suffit de lire les extraits de Barjavel pour se rendre compte que son inspiration n’obéit pas uniquement à un besoin 12 Voir Madame de Staël, Delphine, édition critique par Simone Balayé et Lucia Omacini, Genève, Droz, 1987, t. I, pp. 991-1011. 86 Kurt Kloocke et Fabienne Detoc d’objectivité, mais qu’il est attiré par l’orientation moderne de la pensée de Mme de Staël. Il ne cache ses sympathies ni pour l’opinion politique libérale, ni pour le protestantisme comme religion plus proche de l’esprit du premier christianisme, ni pour les conquêtes de la Révolution (liberté, divorce, abolition des vœux monastiques), ni pour les condamnations sans retour des préjugés de l’ancienne société, ni pour l’esthétique renouvelée du roman, ni pour tout ce qui ouvre à la sensibilité individuelle, en particulier celle des femmes, un nouvel essor. Il en résulte que le Petit dictionnaire, en dépit des transformations stylistiques que nous avons relevées, est néanmoins un manifeste de l’esprit romantique moderne. C’est la raison pour laquelle l’analyse des mouvements de l’âme, des réactions du cœur, de l’expression gestuelle secrète ou symbolique de ce que nous éprouvons, des mobiles de notre pensée, du pouvoir de l’enthousiasme, de la sensibilité vertueuse, est pour ainsi dire le fil conducteur des choix opérés par Barjavel. Il a découvert dans le roman un discours qui révèle la sensibilité romantique dans toute sa richesse, y compris les dangers qu’elle inclut : « Le bonheur même des âmes sensibles n’est jamais sans quelque mélange de mélancolie 13 . ». Bel exemple d’une phrase de Mme de Staël nuancée par le contexte fictionnel (Delphine écrit à Matilde de Vernon qui n’est guère exposée à ce genre de mélancolie) choisie par Barjavel pour sa teneur gnomique et parce qu’elle exprime un aspect important de la sensibilité romantique. L’idée contenue dans cette phrase trouve de nombreux échos dans le recueil, comme si ces échos étaient l’autre principe de composition qui domine l’ouvrage de Barjavel. Le Petit dictionnaire est un hommage de son auteur à Mme de Staël, dont il admire les ouvrages, dans lesquels il trouve exposée une sensibilité qui l’attire et une analyse des mobiles du cœur et de l’âme qui peut lui avoir ouvert les yeux, et où il veut trouver une ligne de conduite, des règles de vie, qu’il révèle peutêtre ainsi à celle qui va devenir son épouse. Ce qui est remarquable, c’est que la lecture devient chez lui à son tour écriture, que Barjavel rédige un texte calqué sur le modèle du roman, mais néanmoins distinct de sa source. Il crée, par sa technique de montage, un ouvrage de maximes et de sentences, un livre de réflexion, à la fois traditionnel et moderne. Son souci d’atteindre à une certaine objectivité est peut-être un anachronisme, mais la fascination qu’exerce sur lui la faculté de Mme de Staël de sonder le cœur humain est le signe que nous sommes en présence d’une lecture qui met en relief la modernité toujours ressentie de Mme de Staël, d’une lecture productive de Delphine, 25 ans après la première parution du roman et dans un contexte intellectuel profondément modifié après la chute de l’Empire et à la fin de la Seconde Restauration. 13 Voir ci-dessous, p. 133. Le Petit dictionnaire sentimental et philosophique de Casimir Barjavel 87 Note sur l’établissement du texte. Nous reproduisons fidèlement le manuscrit du Petit dictionnaire sentimental et philosophique (Bibl. Inguimbertine, Ms. 971). Quelques rares fautes ou coquilles sont pourtant corrigées, sans qu’on signale ces interventions mineures. Nous ne tenons pas compte non plus des mots ou passages biffés, parce que nous voulons donner ici, simplement, une édition correcte, mais non une édition critique, du texte de Barjavel. L’orthographe a été modernisée. Les rubriques en tête des chapitres sont imprimées en caractères gras, suivies immédiatement de la première citation classée sous ce chapeau. A l’intérieur des chapitres ainsi constitués, les alinéas précédés d’un tiret long (-) signifient le début d’une nouvelle citation. Barjavel justifie chaque citation en renvoyant entre parenthèses, soit à l’intérieur, soit à la fin des citations, à l’édition des ouvrages qu’il a utilisée. Ce procédé, sans inconvénient dans le manuscrit, alourdirait considérablement la transcription, parce qu’il faut compléter et quelquefois corriger les renvois de Barjavel. Celui-ci a lu Delphine dans une édition de 1819 : Delphine, Nouvelle édition, revue et corrigée, Paris, Ledentu, H. Nicolle, 6 vol., 1819, ce qui signifie que presque tous ces renvois à Delphine s’écartent de la numérotation originale. Les éditeurs parisiens se sont permis, pour obtenir des volumes d’une épaisseur à peu près égale, de redéfinir les six parties du roman et de renuméroter en conséquence toutes les lettres. La seconde partie commence chez eux avec la lettre I, 31, qui prend le numéro II,1 ; la troisième avec la lettre II, 34, qui devient III, 1, la quatrième avec la lettre III, 28, la cinquième avec la lettre IV, 23, et la sixième avec la lettre V, 21. Pour corriger cet inconvénient majeur, nous avons uniformisé les renvois de Barjavel que nous donnons en note, et nous les complétons entre parenthèses par la numérotation originale des lettres, renvoyant à la page de l’édition critique de Delphine par Simone Balayé et Lucia Omacini pour faciliter ainsi la comparaison des citations avec le texte original. Nous n’avons pas relevé les différences entre les morceaux choisis par Barjavel et les textes originaux de Mme de Staël. Elles sont perceptibles partout, et les indiquer aurait exigé une annotation abondante. Les renvois aux autres auteurs cités par Barjavel ne posent pas de problème. 14 14 Notre édition a pu utiliser le mémoire de fin d’études non publié d’un de nos étudiants : Rainer Knatz, « Edition und kritische Untersuchung des Petit dictionnaire sentimental et philosophique von Casimir François Henri Barjavel », Zulassungsarbeit, Tübingen, 1979. Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008) Petit dictionnaire sentimental et philosophique à l’usage de ceux qui aiment à trouver, dans la lecture de Delphine, le cœur et l’esprit de Madame de Staël-Holstein ; dédié à Mlle T. B[ouchony] rédigé et copié par C[asimi]r B[arjave]l d. m. Carpentras, décembre 1827 1 Edité et annoté par Kurt Kloocke et Fabienne Detoc Amitié. De bons amis en imposent toujours, quand ils le veulent, aux discours médisants de la société de Paris. … La phalange des sots ne se hasarde à attaquer les personnes distinguées, que dans les moments où elle ne les croit pas courageusement défendues par leurs parents ou amis … Une personne qui ne se permet aucun genre de blâme sur vous, ne doit pas, pour cela seul, être considérée comme votre amie. Lorsque ceux qui l’entourent se montrent souvent mal pour vous, c’est un motif suffisant pour ne pas avoir une confiance entière en son amitié. Rarement on peut se tromper à cet indice : on inspire à ses amis ce que l’on éprouve sincèrement ; et dans son cercle, du moins, une femme fait faire aimer ce qu’elle aime. Une personne qui se dit votre amie, mais qui ne l’est pas, vous louera beaucoup, j’en conviens, mais à haute voix, comme s’il lui importait surtout qu’on vous le répétât ; et je ne vois pas dans sa conversation, quand il s’agit de vous, ce talent conciliateur qu’elle porte sur tous les autres sujets : elle dit souvent que vous êtes la plus jolie, la plus spirituelle, mais c’est à des femmes qu’elle s’adresse pour vous donner cet éloge qui peut les humilier ; et je ne l’entends jamais leur parler de cette bonté, de cette douceur, de cette sensibilité touchante qui pourraient vous faire pardonner tous vos charmes, par celles mêmes qui en sont jalouses. On pourrait croire enfin, en entendant cette fausse amie parler de vous, qu’elle s’acquitte par ses discours plutôt qu’elle ne jouit par ses sentiments ; et que, prévoyant d’une manière confuse que votre amitié finira 1 N. B. Toutes les citations employées dans cet écrit se rapportent à l’ouvrage intitulé Delphine, nouvelle édition, en 6 volumes, Paris 1819. Les autres citations de différents auteurs y sont en très petit nombre. 90 Casimir Barjavel peut-être un jour, elle ne veut pas, à tout hasard, vous donner des armes contre elle, en contribuant elle-même à consolider votre réputation 2 . - On s’attend peut-être, sans se l’avouer, que le temps amènera des changements dans les sentiments passionnés ; mais tout l’avenir repose sur les affections qui s’entretiennent par la certitude et la confiance. … Ah ! , quand on a consacré tant de soins, tant de services, tant d’années à conquérir une amitié pour le reste de ses jours, quelle douleur on éprouve en considérant tout ce temps, tous ces efforts comme perdus loin de vous ! … (La perte de la confiance qu’on avait mise en une personne qu’on croyait en être digne, fait un double mal, d’abord en ce que l’on se trouve par là dépouillé de l’ami à l’acquisition duquel on avait attaché tant de prix, ensuite en ce que cette perte va vous rendre susceptible de la plus grande défiance dans la recherche d’un second ami. La douleur qui vous accable alors se fait ressentir dans tout le cours de la vie ; et l’on n’éprouvera jamais plus ces doux épanchements de cœur auxquels on se livrait avec tant de candeur et de jouissance lors du premier attachement contracté.) 3 La première amitié est un sentiment presque aussi profond que le premier amour 4 . Les souvenirs d’une longue et tendre amitié se renouvellent toujours, quand on se représente celle que l’on a aimée comme souffrante et malheureuse 5 . - Qu’il est rare que l’adversité ne fasse pas dans les amis un changement quelconque, qui blesse la délicatesse ! plus ou moins d’égards, une familiarité plus marquée, ou une aisance moins naturelle, tout est un sujet de peine ou d’observation pour celui qui est malheureux : soit qu’en effet il n’y ait rien de plus difficile pour les autres que de rester absolument les mêmes, lorsqu’une idée nouvelle s’est introduite dans leurs relations avec nous ; soit qu’un cœur souffrant comme une santé faible s’affecte de mille nuances que le bonheur et la force n’apercevraient pas 6 . Attente. On ne pourrait donner une idée plus exacte du supplice de l’attente qu’en rapportant toutes les sensations que Delphine nous dit avoir éprouvées un jour qu’elle devait recevoir Léonce chez elle à son château de Bellerive : « Il faut l’avouer pour m’en punir ; le jour où je l’attendais, il m’était plus cher que dans aucun autre moment de ma vie. Depuis l’instant où le soleil se leva, quel intérêt je mis à chaque heure qui s’écoulait ! De combien de 2 V. t. 2, pp. 160-163, lettre XXI, (2, XIII, 315), conseils donnés par Mme d’Artenas à Delphine. 3 Tout ce qui est entre parenthèses n’est pas à Mme de Staël. V. t. 2, pp. 269-270, lettre XXXIX, (2, XXXI, pp. 372-373), Delphine à Mlle d’Albémar. 4 V. t. 2, p. 282, lettre XXXIX, (2, XXXI, 379), Delphine à Mlle d’Albémar. 5 V. t. 3, pp. 22-23, lettre VI, (2, XXXIX, 398), Delphine à Mlle d’Albémar. 6 V. t. 5, pp. 4-5, lettre première, (4, XXIII, 682-683), Delphine à Mme de Lebensei. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 91 manières je calculai quand il serait vraisemblable qu’il viendrait ! D’abord il me parut qu’il devait arriver à l’heure qu’il supposait celle de mon réveil, afin d’être certain de me trouver seule. Quand cette heure fut passée, je pensai que j’avais tort d’imaginer qu’il la choisirait, et je comptai sur lui entre midi et trois heures. A chaque bruit que j’entendais, je combinais par mille raisons minutieuses, s’il viendrait à cheval ou en voiture. Je n’allai pas chez Thérèse, je n’ouvris pas un livre, je ne me promenai pas, je restai à la place d’où l’on voyait le chemin. L’horloge du village de Bellerive ne sonne que toutes les demi-heures ; j’avais ma montre devant moi, et je la regardais quand mes yeux pouvaient quitter la fenêtre. Quelquefois je me fixais à moimême un espace de temps, que je me promettais de consacrer à me distraire. Ce temps était précisément celui pendant lequel mon âme était le plus violemment agitée. Ce que j’éprouvai peut-être de plus pénible dans cette attente, ce fut l’instant où le soleil se coucha ; je l’avais vu se lever lorsque mon cœur était ému par la plus douce espérance ; il me semblait qu’en disparaissant il m’enlevait tous les sentiments dont j’avais été remplie à son aspect. Cependant à cette heure de découragement succéda bientôt une idée qui me ranima ; je m’étonnai de n’avoir pas songé que c’était le soir que Léonce choisirait pour s’entretenir plus longtemps avec moi, et je retombai dans cet état le plus cruel de tous, où l’espoir même fait presque autant de mal que l’inquiétude. L’obscurité ne me permettait plus de distinguer de loin les objets ; j’en étais réduite à quelques bruits rares dans la campagne, et plus la nuit approchait, plus ma souffrance était uniforme et pesante. Combien je regrettais le jour, ce jour même dont toutes les heures m’avaient été si pénibles ! Enfin, j’entends une voiture, elle s’approche, elle arrive, je ne doute plus ; j’entends monter mon escalier, je n’ose avancer, mes gens ouvrent les deux battants, apportent des lumières, et je vois entrer Mme de Mondoville et Mme de Vernon ! Non, vous ne pouvez pas vous peindre ce qu’on éprouve, lorsque après les supplices de l’attente, on passe par toutes les sensations qui en font espérer la fin, et que, trompé tout-à-coup, on se voit rejeté en arrière, mille fois plus désespéré qu’avant le soulagement passager qu’on vient d’éprouver. » 7 Adversité. Dans toutes les relations de la vie, dans tous les pays du monde, c’est avec les opprimés qu’il faut vivre ; la moitié des sentiments et des idées manquent à ceux qui sont heureux et puissants 8 . 7 V. t. 2, pp. 209-211, lettre XXXII, (2, XXIV, 341-343), Delphine à Mlle d’Albémar ; V. t. 3, p. 129, l’attente de Léonce. 8 V. t. 5, p. 4, lettre I, (4, XXIII, 682), Delphine à Mme de Lebensei. Voyez aussi p. 3 de ce cahier ; ainsi que le mot douleur. Mme de Genlis a dit aussi : « Le bonheur enhardit, l’adversité réprime ; et c’est parce que l’homme a besoin de frein, que l’école sévère du malheur est pour lui la plus salutaire. » (La duchesse de la Vallière, 92 Casimir Barjavel - La pauvreté rapproche naturellement beaucoup plus les parents de leurs enfants, et leur donne ainsi de nouvelles jouissances. Quand on est parfaitement heureux par les affections, c’est peut-être une faveur de la Providence que certains revers qui resserrent encore vos liens par la force même des choses. Par exemple, ce n’est pas un aussi grand malheur que la perte de la vue éprouvée par un père de famille ; cet accident fixe sa vie au sein de ce qu’il a de plus cher ; cet accident lui rend le bras, la voix, la présence de sa femme à tous les instants nécessaires. Il a vu son épouse dans les premiers jours de sa jeunesse, il conservera toujours d’elle le même souvenir 9 . - M. de Méry a dit : Le malheur est à la vertu ce que le ciment est à la pierre ; il l’affermit 10 . Amour. Parce qu’une femme ne sera point faite pour inspirer l’amour, il ne s’ensuit pas que son cœur ne soit susceptible des affections les plus tendres. Mais elle doit sentir qu’avec sa figure il serait ridicule d’aimer. Cependant imaginez de quels sentiments amers elle doit être abreuvée ! Il serait ridicule pour elle d’aimer ! et jamais pourtant la nature n’avait formé un cœur à qui ce bonheur fût plus nécessaire. Un homme, dont les défauts extérieurs seraient très marquants, pourrait encore conserver les espérances les plus propres à le rendre heureux. Plusieurs ont ennobli par des lauriers les disgrâces de la nature ; mais les femmes n’ont d’existence que par l’amour : l’histoire de leur vie commence et finit avec l’amour : et comment pourraient-elles inspirer ce sentiment sans quelques agréments qui puissent plaire aux yeux ! La société fortifie à cet égard l’intention de la nature au lieu d’en modifier les effets ; elle rejette de son sein la femme infortunée que l’amour et la maternité ne doivent point couronner. Que de peines dévorantes n’a-t-elle point à souffrir dans le secret de son cœur 11 ! - Un homme, avec beaucoup de raison et même assez de calme dans ses affections, peut quelquefois inspirer à une femme un sentiment très vif. Je crois en général, qu’un homme d’un caractère froid se fait aimer facilement p. 173, t. 2, 6 e édition, Paris 1804). Voici une maxime qui appartient à l’école de Pythagore : « Si tu es malheureux dans ta jeunesse, ne t’en plains pas : les nèfles mûrissent sur la paille » (p. 264. Résumé des traditions morales et religieuses par M. de S. …). Un proverbe dit aussi : « La fièvre quarte sied bien au lion », c’est-à-dire les maladies sont des leçons utiles pour un homme féroce et superbe en ce qu’elles le rendent plus traitable en lui rappelant qu’il est homme. Un autre proverbe dit : « le mal guérit les fous », c’est-à-dire, il n’y a pas de remède plus souverain que la douleur pour rappeler la raison égarée. 9 V. t. 3, p. 238, lettre XXVIII, (3, XVIII, 513), Léonce à Barton. 10 Histoire des proverbes, t. 3, p. 347. 11 V. t. 1, pp. 76-77, lettre VII, (1, VII, 117-118), Mlle d’Albémar à Delphine. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 93 d’une âme passionnée 12 ; il captive et soutient l’intérêt en vous faisant supposer un secret au delà de ce qu’il exprime, et ce qui manque à son abandon peut, momentanément du moins, exciter davantage l’inquiétude et la sensibilité d’une femme : les liaisons ainsi fondées ne sont peut-être pas les plus heureuses et les plus durables, mais elles agitent davantage le cœur assez faible pour s’y livrer 13 . - Delphine nous peint au naturel les symptômes de l’amour lorsqu’elle nous dit en parlant de son cher Léonce, la première fois qu’elle eut l’occasion de converser avec lui : « J’éprouvai tout-à-coup dans ce moment une tranquillité délicieuse : il y avait trois heures devant moi pendant lesquelles j’étais certaine de le voir ; sa santé ne me causait plus d’inquiétude et je n’étais troublée que par un sentiment trop vif de bonheur. Je causai longtemps avec lui, devant lui, pour lui ; le plaisir que je trouvai à cet entretien m’était entièrement nouveau ; je n’avais considéré la conversation, jusqu’à présent, que comme une manière de montrer ce que je pouvais avoir d’étendue ou de finesse dans les idées ; mais je cherchais avec Léonce des sujets qui tinssent de plus près aux affections de l’âme : nous parlâmes des romans, nous parcourûmes successivement le petit nombre de ceux qui ont pénétré jusqu’aux plus secrètes douleurs des caractères sensibles. J’éprouvais une émotion intérieure qui animait tous mes discours : mon cœur n’a pas cessé de battre un seul instant, lors même que notre discussion devenait purement littéraire ; mon esprit avait conservé de l’aisance et de la facilité, mais je sentais mon âme agitée comme dans les circonstances les plus importantes de la vie ; et je ne pouvais, le soir, me persuader qu’il ne s’était passé autour de moi aucun événement extraordinaire. » 14 - Une douce familiarité est la preuve la plus intime des affections de l’âme 15 . - Quel sentiment que l’amour ! Quelle autre vie dans la vie ! Il y a alors dans le cœur des souvenirs, des pensées si vives de bonheur, que l’homme jouit d’exister chaque fois qu’il respire 16 . 12 La nécessité des rapports de principes et d’une ressemblance essentielle, n’emporte cependant pas celle d’une entière conformité de caractère. Je crois, au contraire, qu’en amitié comme en amour, une légère différence dans les humeurs, de la diversité entre les idées piquent la curiosité, soutiennent le plaisir, resserrent la liaison : on va à la découverte l’un de l’autre ; et à la connaissance des qualités qui ont mérité notre pleine estime, on ajoute agréablement celle de mille nouveautés qui surprennent et qui plaisent. (Œuvres de J.-M.-P. Rolland, femme de l’ex-ministre de l’intérieur ; t. 3, p. 54, Œuvres diverses ; De l’amitié. Paris, an 8). 13 V. t. 1, pp. 87-88, lettre VIII, (1, VIII, 124), Delphine à Mlle d’Albémar. 14 V. t. 1, pp. 197-198, lettre XXIII, (1, XXIII, 182), Delphine à Mlle d’Albémar. 15 V. t. 1, p. 232, lettre XXVI, (1, XXVI, 200), Delphine à Mlle d’Albémar. 16 V. t. 1, p. 237, lettre XXVII, (1, XXVII, 202), Léonce à Barton. 94 Casimir Barjavel - Très souvent dans notre sentiment pour une personne, il y a de la raison, de cette raison qui calcule l’avenir autant que le présent, et se rend compte des qualités et des défauts qui peuvent fonder une liaison durable. On parle beaucoup des folies que l’amour fait commettre ; je trouve plus de vraie sensibilité dans la sagesse du cœur que dans son égarement ; mais toute cette sagesse consiste à n’aimer, quand on est jeune, que celui qui vous sera cher également dans tous les âges de la vie. Quel doux précepte de morale et de bonheur ! Et la morale et le bonheur sont inséparables, quand les combinaisons factices de la société ne viennent pas mêler leur poison à la vie naturelle 17 . - Une sorte de timidité sauvage et fière nous rend souvent taciturne dans le monde ; mais plus le cercle se resserre, plus nous déployons dans la conversation d’agréments et de ressources, et seul avec l’objet de ses affections, l’homme sérieux est plus aimable encore qu’il ne s’est jamais montré aux autres 18 … Quand l’intimité est arrivée à ce point, qui fait trouver du charme à des jeux d’enfant, dans une plaisanterie vingt fois répétée, dans de petits détails sans fin auxquels personne que vous deux ne pourrait jamais rien comprendre, mille liens sont enlacés autour du cœur, et il suffirait d’un mot, d’un signe, de l’allusion la plus légère à des souvenirs si doux, pour rappeler ce qu’on aime du bout du monde 19 . - L’amitié comme l’amour doivent être fondés sur l’estime 20 . - Une femme qui a acquis de bonne heure l’art de feindre et qui a étouffé la sensibilité dont la nature l’avait douée, se permet difficilement le plaisir d’avoir un amant, bien qu’elle soit jolie et spirituelle ; elle craint l’empire de l’amour, sentant qu’il ne peut s’allier avec la nécessité de la dissimulation ; elle a pris d’ailleurs tellement l’habitude de se contraindre qu’aucune affection ne peut naître malgré elle dans son cœur … (L’amour n’entre point dans un cœur dont tous les mouvements sont soumis à une volonté absolue, parce que l’amour est un sentiment tout à fait naturel et irréfléchi ; ce sentiment ne peut être non plus le partage des âmes habiles à dissimuler, parce qu’il est lui-même essentiellement confiant et expansif.) 21 17 V. t. 2, pp. 116-117, lettre de Mme de Lebensei à Mme d’Albémar, contenue dans la lettre XV de Delphine à Mlle d’Albémar, (2, VII, 291). 18 Suit encore un passage biffé et repris plus loin dans la rubrique « solitude » : « Tous ceux qui aiment la solitude ou que des circonstances ont appelés à y vivre, vous diront de quel prix est dans les jouissances habituelles, ce besoin de communiquer ses idées, de développer ses sentiments, ce goût de conversation qui jette de l’intérêt dans une vie où le calme s’achète d’ordinaire aux dépens de la vérité. » 19 V. t. 2, pp. 118-120, lettre XV, (2, VII, 291-292). 20 V. t. 2, p. 140, lettre XVIII, (2, X, 303), Léonce à Mme de Vernon. 21 Ce qui est entre parenthèses n’est pas de Mme de Staël. V. t. 3, p. 39, lettre de Mme de Vernon à Delphine contenue dans la lettre VIII, (2, XLI, 406-407). Petit dictionnaire sentimental et philosophique 95 - Une femme devra toujours s’accuser d’avoir inspiré un sentiment qui, loin de rendre meilleur l’objet qu’elle aime, lui aurait fait perdre ses vertus … L’amour ne doit-il pas servir à perfectionner notre âme ? Oh ! Qu’est-ce que l’amour sans enthousiasme, et peut-il exister de l’enthousiasme, sans que le respect des idées morales soit mêlé de quelque manière à ce qu’on éprouve 22 ? - Rien n’est plus propre à faire goûter les leçons de la morale et de la science, que d’entendre l’objet qu’on adore, parler sur la vertu, sur la raison, analyser les idées les plus profondes, démêler les rapports les plus délicats ; l’homme s’éclaire en écoutant ainsi son amie ; il comprend mieux le but de l’existence ; il pressent avec plaisir l’utile direction qu’il pourrait donner à ses pensées. L’amour, quand il est ainsi inspiré, ennoblit l’âme, développe l’esprit, perfectionne le caractère ; il exerce son pouvoir comme une influence bienfaisante, non comme un feu destructeur : … L’univers et les siècles se fatiguent à parler d’amour, mais une fois, dans je ne sais combien de milliers de chances, deux êtres se répondent par toutes les facultés de leur esprit et de leur âme ; ils ne sont heureux qu’ensemble, animés que lorsqu’ils se parlent ; la nature n’a voulu donner à chacun des deux qu’à demi, et la pensée de l’un ne se termine que par la pensée de l’autre 23 . - (La Société condamne avec trop de rigueur les liaisons que la religion et les lois n’ont pas consacrées. Pourquoi, en effet, vouloir séparer deux êtres que la nature appelle l’un vers l’autre par le plus irrésistible des sentiments, lorsque ce sentiment est de nature à prendre place parmi les vertus les plus sublimes et les plus utiles ? ) N’existe-t-il pas des sœurs qui passent leur vie avec leurs frères ? Des hommes dont l’amitié honore et console les femmes les plus respectables ? Pourquoi, dans certains cas, une femme s’estimera-telle si peu qu’elle ne se crût pas capable d’épurer tous les sentiments de son cœur et de goûter à la fois la tendresse et la vertu 24 ? - Quelquefois, à travers les délices de ses sentiments, l’homme éprouve le pressentiment d’une destruction prochaine de son être. Mais cette idée prend alors un caractère nouveau ; l’âme n’est plus effrayée du présage, et ne désire plus de le détourner ; elle ne voit plus la vie que dans l’amour. Pourquoi donc la pensée de la mort se mêle-t-elle avec une sorte de charme aux transports de l’amour ? Ces transports vous font-ils toucher aux limites de l’existence ? Est-ce qu’on éprouve en soi-même des émotions plus fortes que les organes de la nature humaine, des émotions qui font désirer à l’âme de briser tous ses liens pour s’unir, pour se confondre plus intimement encore avec l’objet qu’elle aime 25 ? 22 V. t. 3, pp. 136-137, lettre XVI, (3, VI, 459), Delphine à Léonce. 23 V. t. 3, pp. 143-145, lettre XVII, (3, VII, 462-463), Léonce à Delphine. 24 V. t. 3, p. 157, lettre XVIII, (3, VIII, 470), Delphine à Mme d’Albémar. 25 V. t. 3, pp. 162-163, lettre XIX, (3, IX, 472), Léonce à Delphine. 96 Casimir Barjavel - Les pensées élevées sont aussi nécessaires à l’amour qu’à la vertu. La légèreté dans les principes conduirait bientôt à la légèreté dans les sentiments ; l’art de la parole peut aisément tourner en dérision ce qu’il y a de plus sacré sur la terre ; mais les caractères passionnés repoussent ce dédain superficiel qui s’attaque à toutes les affections fortes et profondes. L’enthousiasme que l’amour inspire est comme un nouveau principe de vie. Quelques-uns l’ont reçu, mais il est aussi inconnu à d’autres que l’existence à venir dont certains esprits ne veulent pas s’occuper 26 . - Les idées religieuses, alors même qu’elles condamnent l’amour, n’en tarissent jamais entièrement la source ; tandis que les mensonges perfides du monde dessèchent sans retour les affections de celui qui les craint et les écoute 27 . - La même ardeur du sang qui inspire les affections passionnées, fait ressentir vivement la moindre offense ; les vertus fortes et guerrières qui ont illustré les chevaliers de l’ancien temps, s’alliaient bien avec l’amour 28 . - Le don ou plutôt l’avilissement qu’une femme ferait d’elle-même, n’est pas le sacrifice qu’elle doit à ce qu’elle aime ; ce serait son amour qu’elle immolerait, si elle renonçait à cet enthousiasme généreux qui anime leur affection mutuelle. Si elle cédait aux désirs de son ami, ils ne seraient bientôt plus l’un et l’autre que des amants sans passion, puisqu’ils seraient sans vertu, et ils auraient ainsi bientôt désenchanté tous les sentiments de leur cœur … Si une femme était rendue criminelle par celui qu’elle a mis à ses pieds, ce dernier la chercherait vainement telle qu’elle était dans sa mémoire, dans son cœur ; elle n’y serait plus, et sa tête humiliée se pencherait vers la terre, n’osant plus regarder ni le ciel ni son amant 29 . - Il n’y a rien de réel au monde qu’aimer : tout le reste disparaît ou change de forme et d’importance, suivant notre disposition ; mais le sentiment ne peut être blessé sans que la vie elle-même ne soit attaquée. Il réglait, il inspirait tous les intérêts, toutes les actions ; l’âme qu’il remplissait ne sait plus quelle route suivre, et perdue dans le temps, toutes les heures ne lui présentent plus, ni occupations, ni but, ni jouissances 30 . - L’amour est une passion qui tient lieu de tout dans l’univers, une passion sans laquelle il n’existe ni jouissances, ni espoir, ni considérations tirées de la raison ni de la sensibilité commune, qu’on ne rejette intérieurement avec mépris 31 . 26 V. t. 3, pp. 202-203, lettre XXIV, (3, XIV, 494), Delphine à Léonce. 27 V. t. 3, p. 205, lettre XXIV, (3, XIV, 495). 28 V. t. 3, p. 210, lettre XXV, (3, XV, 498), Léonce à Delphine. 29 V. t. 3, pp. 251-253, lettre XXXI, (3, XXI, 520-521), Delphine à Léonce. 30 V. t. 4, p. 4, lettre I, (3, XXVIII, 531-532), Léonce à Delphine. 31 V. t. 4, p. 171, lettre XXXI, (4, IX, 621), Delphine à Mme de Lebensei. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 97 - Buffon, Helvétius et, je crois Rousseau ont dit que le moral de l’amour ne valait rien et qu’il n’y avait que le côté physique de cette passion qui fût bon. Il est vrai que le plus souvent la vanité et l’illusion composent tout le moral de l’amour, et dans ce cas il ne peut guère produire que des peines réelles pour des biens factices, mais il me semble aussi que deux personnes unies par un rapport intime des sentiments, par un amour fondé sur l’estime, doivent jouir d’une félicité particulière et supérieure à toute autre 32 . - C’est un grand mystère que l’amour ; peut-être est-ce un bien céleste qu’un ange en nous quittant a laissé sur la terre ; peut-être est-ce une chimère de l’imagination qu’elle poursuit, jusqu’à ce que le cœur refroidi appartienne déjà plus à la mort qu’à la vie … De quelque manière que l’on combine les institutions humaines, bien peu d’hommes, bien peu de femmes renonceront au seul bonheur qui console de vivre, l’intime confiance, le rapport des sentiments et des idées, l’estime réciproque et cet intérêt qui s’accroît avec les souvenirs 33 . - Il entre dans la passion de l’amour tant de sentiments inconnus à nousmêmes, que la perte d’un seul pourrait flétrir tous les autres 34 . - L’amour ne serait pas la plus pure, la plus céleste des affections du cœur, s’il était donné à la puissance de la volonté d’imiter son charme suprême. On trompe les femmes qui n’ont que de l’amour-propre, mais le sentiment éclaire sur le sentiment ; et les âmes longtemps confondues ne peuvent plus se rien cacher l’une à l’autre 35 . - Je ne sais par quelle bizarrerie cruelle, on craint toujours d’être plus aimée par l’homme qu’on n’aime pas, que par celui qu’on préfère 36 . - Ah ! C’est surtout pour mourir qu’il faudrait être unie à l’objet de sa tendresse ! Soutenue, consolée par lui, sans doute on regretterait davantage la vie, et cependant les derniers moments seraient moins cruels ; ce qui est horrible, c’est de voir se refermer sur soi le cercle des années, sans avoir joui du bonheur … Quelle idée peut-on se former des récompenses divines, si l’on n’a pas connu l’amour sur la terre 37 ? - Il est des sentiments qu’on pourrait appeler romanesques, mais qui, donnant une haute idée de soi-même et de l’amour, préservent des séductions du monde comme trop au-dessous des chimères que l’on aurait pu redouter 38 . 32 Extrait des œuvres de Mme Roland, t. 3, p. 77, De l’amour. (Passage ajouté en biais dans la marge gauche du folio 13.) 33 V. t. 4, pp. 233-234, lettre XXXIX, (4, XVII, 654), M. de Lebensei à Delphine. 34 V. t. 4, p. 267, lettre XLII, (4, XX, 672), Delphine à Léonce. 35 V. t. 4, p. 268, lettre XLII, (4, XX, 672-673). 36 V. t. 5, p. 173, lettre XXIII, (5, VIII, 776), Delphine à Mlle d’Albémar. 37 V. t. 5, p. 244, lettre XXXIII, (5, VIII, 815), Delphine à Mme de Cerlèbe. 38 V. t. 1, p. 95, lettre VIII, (1, VIII, 127-128), Delphine à Mlle d’Albémar. 98 Casimir Barjavel - Note sur l’amour : « Les femmes ordinaires n’ont que médiocrement à craindre de l’amour ; elles n’ont que des goûts aussi passagers que l’espèce de mérite qui les fait naître ; d’ailleurs, le jeu de vigueur de leur âme et surtout leur vanité, les mettent à l’abri des ravages d’une grande passion. Ses victimes les plus à plaindre sont celles qui joignent à un grand fond de sensibilité, la délicatesse des sentiments et du goût : cette extrême délicatesse, qui semble être un préservatif contre l’amour, en ce qu’elle rend très rares les objets capables d’en donner, ne sert qu’à fortifier, nourrir et rendre plus durable cette passion, quand une fois elle est introduite dans le cœur. Donnez-moi de ces imaginations brillantes, de ces âmes énergiques, fières et élevées, qui semblent dédaigner les chaînes, et où domine fortement l’enthousiasme de la vertu, de la gloire et de l’honneur ; c’est là le vrai théâtre de l’amour, la scène de ses combats, de son pouvoir et de ses rigueurs ; ce sont celles-là qui doivent le plus se méfier d’elles-mêmes, quoiqu’il semblerait qu’elles puissent se reposer sur leur délicatesse. » 39 Amour-propre. Vous n’avez pas réfléchi combien vous auriez de peine à ménager l’amour-propre d’une personne médiocre : tout est si doux, tout est si facile avec un être vraiment supérieur ! Ses opinions sont mille fois plus aisées à modifier ; il ne peut jamais craindre d’être humilié ; il ne peut jamais éprouver les inquiétudes de la vanité ; son esprit est prêt à reconnaître une erreur, accoutumé qu’il est à découvrir tant de vérités nouvelles 40 . - Mme J.-M.-Ph. Roland a dit : « L’amour-propre se trouve dans les plus belles âmes ; nous devons ménager celui d’un ami : si nous avions sur lui des avantages continuels, nous devrions chercher à les voiler généreusement. » 41 - L’amour-propre, dit M. de Méry, est un pénitent qui ne dit pas tous ses péchés. 42 Agitation de l’âme. Il est des moments d’agitation où l’on voudrait abdiquer l’empire de soi, il n’y a point de volonté qu’on ne préfère à la sienne, et la personne qui veut s’emparer de vous, le peut alors, sans avoir besoin, pour y parvenir, de mériter votre estime. Mais quand on se trouve dans une pareille situation, ce qu’il faut, c’est ne prendre aucune résolution, replier ses voiles, laisser passer les sentiments qui nous agitent, employer toute sa force à 39 Œuvres de J.-M.-Ph. Roland, femme de l’ex-ministre de l’intérieur, t. 3, Paris, an VIII ; pp. 30-31 ; Œuvres de loisir et réflexions diverses ; La plainte secrète. 40 V. t. 2, pp. 11-12, lettre I, (1, XXXI, 233), Léonce à sa mère. 41 V. ses œuvres, t. 3, p. 49, Paris, an VIII; Œuvres de loisir et réflexions diverses ; De l’amitié. 42 Histoire des proverbes, t. 3, p. 216. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 99 rester immobile, et six mois jamais ne se sont écoulés, sans qu’il y ait eu un changement remarquable dans nous-mêmes et autour de nous 43 . - Il est des secousses morales si violentes, que la nature frémit de les éprouver. Nous devons craindre surtout tous les mouvements subits, même lorsque nous passons du désespoir à un grand bonheur. Il est des états extraordinaires où ce que l’on sent ne peut être ni du plaisir, ni de la peine ; c’est une agitation qui confond dans le trouble l’espérance comme la douleur 44 . - La nature donne toujours un moment de calme dans les situations les plus violentes de la vie, comme un instant de mieux avant la mort ; c’est un dernier recueillement de toutes les forces, c’est l’heure de la prière ou des adieux 45 . - Quand toute espérance est perdue, toute démonstration de douleur cesse, l’âme frissonne au dedans de nous-mêmes, et le sang glacé n’a plus de cours. Dans cet état on pourrait parler devant nous sans que nous entendissions ; nos réflexions nous absorbent entièrement. Immobiles et pâles, quelquefois nous tressaillons, mais nous n’écoutons ni ne voyons plus rien et nous ne versons pas même une larme 46 . - Ceux qui se condamnent à paraître calmes, n’en sont que plus agités au fond du cœur 47 . - L’inaction du corps quand l’âme est agitée, est un supplice que la nature ne peut supporter 48 . - L’excès de l’agitation de l’âme semble commander quelquefois l’inaction du corps. 49 Bonheur. Le bonheur parfait étonne la nature humaine. (Cependant les hommes s’agitent sans cesse pour l’acquérir ; mais la sage Providence le tient toujours éloigné d’eux, ne voulant pas ruiner notre être par un excès de plaisir avec lequel notre âme n’a pas été proportionnée). 50 - Que le cœur est bon ! Qu’il est pur ! Qu’il est enthousiaste alors qu’il est heureux 51 ! 43 V. t. 6, p. 55, lettre VI, (5, XXVI, 846), Mlle d’Albémar à Delphine. 44 V. t. 6, p. 122, lettre XIX, (6, VII, 882), Léonce à Barton. 45 V. t. 6, p. 209, conclusion, (6, Conclusion, 930). 46 V. t. 6, p. 232, conclusion, (6, Conclusion, 941). 47 V. t. 4, p. 67, lettre XIII, (3, XL, 566), M. de Valorbe à Delphine. 48 V. t. 2, p. 45, lettre VII, (1, XXXVII, 249), Delphine à Mlle d’Albémar. 49 Tableau représentant Marcus Sextus revenant à Rome après les proscriptions de Sylla. V. t. 2, p. 133, lettre XVI, Delphine à Mlle d’Albémar. 50 V. t. 3, p. 166, lettre XIX, (3, IX, 475), Léonce à Delphine. - Le texte entre parenthèses est un commentaire de Barjavel. 51 V. t. 3, p. 160, lettre XVIII, (3, VIII, 471), Delphine à Mlle d’Albémar. 100 Casimir Barjavel - L’âme qui n’a jamais connu le bonheur ne peut être parfaitement bonne et douce 52 . - Il ne faut vivre ensemble que si l’on y trouve réciproquement du bonheur 53 . - Quand on est heureux, les idées religieuses exercent sur nous plus d’influence 54 . - Boèce a dit avec un grand sens : dans toutes les disgrâces, c’est le comble de l’infortune d’avoir été heureux. Bonté. La vertu dont toutes les autres dérivent, c’est la bonté ; et l’être qui n’a jamais fait de mal à personne, est exempt de fautes au tribunal de sa conscience 55 . - L’homme en qui l’on trouve l’incroyable réunion de raison parfaite et de sensibilité profonde, dirige ses étonnantes facultés vers un but unique, l’exercice de la bonté dans ses détails comme dans son ensemble. Il étudie le cœur humain pour mieux le soigner dans ses peines, et ne trouve jamais dans sa supériorité qu’un motif pour s’offenser plus tard et pardonner plus tôt ; s’il a de l’amour-propre, c’est celui des êtres d’une autre nature que la nôtre, qui seraient d’autant plus indulgents qu’ils connaîtraient mieux toutes les inconséquences et toutes les faiblesses des hommes 56 . - Sans la bonté, il faut redouter une âme forte et un esprit supérieur, bien loin de désirer de s’en rapprocher 57 . - L’amour et la bonté ne viennent-ils pas de la même source 58 ? - Aux yeux de la plupart des hommes, bonté est synonyme de bêtise ; rien n’est plus rare que la véritable bonté. La plupart de ceux qui croient en avoir, n’ont ordinairement que de la faiblesse. La douceur qui vient de la pusillanimité ou de l’indolence n’est point bonté. Pour être bon il faut savoir ne l’être pas toujours, nulle société, nulle relation ne peut exister sans bonté. La politesse a un faux air de la bonté 59 . Bienfaisance. « Il faut aimer les hommes assez pour s’occuper de leur bien-être, et les estimer assez peu pour ne point attendre de retour de leur part 60 . » 52 V. t. 2, p. 112, lettre XV, (2, VII, 288). 53 V. t. 2, p. 77, lettre XII, (2, IV, 269), Léonce à Barton. 54 V. t. 2, p. 112, lettre XV, (2, VII, 288). 55 V. t. 2, p. 152, lettre XX, (2, XII, 310), Mlle d’Albémar à Delphine. 56 V. t. 5, p. 229, lettre XXXII, (5, XVII, 807-808), Mme de Cerlèbe à Delphine. 57 V. t. 1, p. 112, lettre X, (1, X, 137), Delphine à Mlle d’Albémar. 58 V. t. 2, p. 40, lettre VI, (1, XXXVI, 248), Delphine à Mlle d’Albémar. 59 V. t. 3, p. 55, Histoire des proverbes par M. de Méry. 60 Œuvres de Mme Roland ; t. 3, p. 176, De la liberté. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 101 Caractère. Les qualités naturelles suffisent pour être honnête lorsque l’on est heureux ; mais quand le hasard et la société vous condamnent à lutter contre votre cœur, il faut des principes réfléchis pour se défendre de soi-même, et les caractères les plus aimables dans les relations habituelles de la vie, sont les plus exposés quand la vertu se trouve en combat avec la sensibilité 61 . - Il ne faut jamais faire agir un homme dans un sens différent de son caractère. La nature place des remèdes à côté de tous les maux ; l’homme faible ne hasarde rien ; l’homme fort soutient tout ce qu’il avance ; mais l’homme faible, conseillé par l’homme fort, marche, pour ainsi dire, par saccades, entreprend plus qu’il ne peut ; se donne les défis à lui-même, exagère ce qu’il ne sait pas imiter, et tombe dans les fautes les plus disparates : il réunit les inconvénients des caractères opposés, au lieu de concilier avec art leurs divers avantages 62 . - Les caractères habituellement froids sortent quelquefois d’eux-mêmes et produisent alors une impression ineffaçable 63 . - Qui peut peindre l’effet que produit un caractère fort, lorsqu’il est abattu par la sensibilité ? Jamais les larmes des femmes, jamais les émotions de la faiblesse ne pourraient ébranler le cœur à cet excès, ne sauraient inspirer un intérêt si tendre et néanmoins si douloureux 64 ! - Il n’est pas facile de rendre heureux un caractère aux vertus comme aux défauts duquel une éducation forte a donné une grande activité 65 . - Des souffrances arides et continuelles, une liaison de toutes les heures avec un être indigne de soi gâtent le caractère au lieu de le perfectionner 66 . - On doit permettre aux caractères passionnés de chercher une situation d’âme quelconque qui leur rende l’existence tolérable … Il leur faut certaines impressions, fût-ce de la douleur, il le leur faut 67 . - On ne gouverne jamais personne que dans le sens de son caractère 68 . - Oh ! Que le cœur humain est inattendu dans ses développements ! Les moralistes méditent sans cesse sur les passions et les caractères, et tous les jours il s’en découvre que la réflexion n’avait pas prévus, et contre lesquels ni l’âme ni l’esprit n’ont été mis en garde 69 . 61 V. t. 1, p. 84, lettre VIII, (1, VIII, 122), Delphine à Mlle d’Albémar. 62 V. t. 1, pp. 154-155, lettre XVIII, (1, XVIII, 159), Léonce à Barton. 63 V. t. 1, p. 259, lettre XXIX, (1, XXXIX, 214), Delphine à Mlle d’Albémar. 64 V. t. 4, p. 262, lettre XLI, (4, XIX, 669), Delphine à Mme de Lebensei. Passage ajouté sous forme d’une note infra-paginale, avec une croix pour marquer l’endroit où la citation doit être intercalée. 65 V. t. 2, p. 9, lettre I, (1, XXXI, 232), Léonce à sa mère. 66 V. t. 2, p. 112, lettre XV, (2, VII, 288), Delphine à Mlle d’Albémar. 67 V. t. 2, p. 191, lettre XXVI, (2, XVIII, 331), Léonce à Barton. 68 V. t. 2, p. 276, lettre XXXIX, (2, XXXI, 376), Delphine à Mlle d’Albémar. 69 V. t. 3, p. 28, lettre VIII, (2, XLI, 401), Delphine à Mlle d’Albémar. 102 Casimir Barjavel - Les fautes que le caractère fait commettre, sont tellement d’accord avec la manière de sentir habituelle, qu’on finit toujours par se les pardonner ; mais quand on se trouve entraîné, forcé même à un tort tout à fait en opposition avec sa nature, c’est un souvenir importun, douloureux et qu’on veut en vain écarter 70 . - Les témoignages de sentiment qui s’accordent avec le caractère sont les plus vrais de tous 71 . - Un caractère ombrageux et susceptible occupe sans cesse une femme par la crainte de lui déplaire ; elle attache chaque jour plus de prix à satisfaire un homme si délicat sur la réputation et l’honneur. Enfin, quand les défauts qui appartiennent à l’exagération même de la fierté ne détachent pas de ce qu’on aime, ils sont un lien de plus ; et l’agitation qu’ils causent, donne aux affections passionnées une nouvelle ardeur 72 . - On n’aime point à discuter le secret de son caractère 73 . - On rencontre dans le monde des personnes qui ont beaucoup de vérité dans le caractère, mais tant d’humeur et de personnalité qu’il faut, ou se brouiller avec elles ou céder à leurs volontés. Combien dans la plupart des associations de la vie, n’y a-t-il pas d’exemples de l’empire de l’humeur et de l’exigence, sur la douceur et la raison : dès qu’un lien est formé de manière qu’on ne puisse plus le rompre sans de graves inconvénients, c’est le plus personnel des deux qui dispose de l’autre 74 . - D’un âge à l’autre, il y a souvent dans le même caractère plus de différence qu’entre deux êtres qui se seraient totalement étrangers 75 . - Il est des caractères (portés naturellement ou par circonstance vers la dissimulation), du reste aussi spirituels et aimables qu’on puisse le désirer, et avec lesquels cependant il est impossible de discuter jusqu’au fond de nos pensées et de nos sentiments. Ils ne se plaisent pas beaucoup dans les conversations prolongées ; mais ce qui surtout abrège les développements dans les entretiens avec eux, c’est que leur esprit va toujours droit aux résultats et semble dédaigner tout le reste. Ce n’est ni la moralité des actions, ni leur influence sur le bien-être de l’âme, qu’ils ont profondément étudiées, mais les conséquences et les effets de ces actions. Cette sorte d’esprit rend ceux qui en sont doués, meilleurs juges des événements de la vie, que des peines secrètes ; il n’existe aucune borne à notre confiance en eux ; mais on renvoie toujours au lendemain pour leur parler des pensées qui nous 70 V. t. 4, pp. 208-209, lettre XXXIII, (4, XI, 641), Delphine à Mme de Lebensei. 71 V. t. 4, p. 270, lettre XLIII, (4, XXI, 674), Léonce à Delphine. 72 V. t. 4, p. 282, lettre XLIV, (4, XXII, 680), Delphine à Mme de Lebensei. 73 V. t. 5, p. 209, lettre XXVII, (5, XIV, 796), M. de Lebensei à Léonce. 74 V. t. 6, p. 62, lettre IX, (5, XXIX, 850), Mme de Cerlèbe à Mlle d’Albémar. 75 V. t. 6, p. 155, lettre XXIV. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 103 occupent mais qui n’ont point d’analogie avec leur manière de voir et de sentir 76 . Coquetterie. C’est une coquetterie que de parler à un homme de ses sentiments, même pour une autre femme 77 . - « L’amour est une source de malheurs (du moins le plus ordinairement) et la coquetterie une source de vices 78 . » Caractère. Il est des caractères avec lesquels on trouverait plus de plaisir, s’ils répondaient vivement à notre amitié ; mais toutes leurs démarches sont calculées, toutes leurs paroles préparées ; on prévoit leur réponse, on s’attend à leur visite ; quoiqu’il n’y ait point de fausseté dans ces caractères, il y a si peu d’abandon, qu’on sait avec eux la vie d’avance, comme si l’avenir était déjà du passé 79 . - Les gens calmes aiment assez à rencontrer ces caractères exaltés qui leur offrent toujours quelque prise 80 . - Il vaut mieux exposer mille fois sa vie que de faire souffrir son caractère 81 . Consolation. Combien souvent dans la vie n’a-t-on pas vu un cœur au désespoir être chargé de consoler, et que d’infortunés ont encore trouvé l’art de secourir des infortunés comme eux 82 ! - De quel droit offrirait-on des conseils pour le malheur qu’on aurait imposé à un autre ? C’est le dernier degré de l’insulte, que de vouloir être à la fois l’assassin et le consolateur 83 . - Je l’ai souvent remarqué, un soin bienfaisant prépare dans les peines de la vie un soulagement à notre âme lorsque ses forces sont prêtes à l’abandonner 84 . Convalescence. Toutes les sensations agréables et douces sont parfaitement d’accord avec l’état de l’âme dans la convalescence. … Dans de certaines situations, une grande maladie et la faiblesse qui lui succède donnent à l’âme beaucoup de tranquillité. On dirait alors que l’on ne regarde plus la vie 76 V. t. 1, pp. 55-56, lettre VI, (1, VI, 106), Delphine à Mlle d’Albémar. 77 V. t. 2, p. 183, lettre XXV, (2, XVII, 327), Mme de R. à Mme d’Artenas. 78 Mme Roland, t. 3, p. 78, De l’amour. 79 V. t. 1, p. 96, lettre VIII, (1, VIII, 128), Delphine à Mlle d’Albémar. 80 V. t. 1, pp. 99-100, lettre IX, (1, IX, 130), Mme de Vernon à M. de Clarimin. 81 V. t. 1, p. 160, lettre XVIII, (1, XVIII, 162), Léonce à Barton. 82 V. t. 2, p. 226, lettre XXXIV, (2, XXVI, 350), Delphine à Mlle d’Albémar. 83 V. t. 3, p. 133, lettre XV, (3, V, 457), Léonce à Delphine. 84 V. t. 2, p. 23, lettre II, (1, XXXII, 239), Delphine à Mlle d’Albémar. 104 Casimir Barjavel comme une chose si certaine, et l’intensité de la douleur diminue avec l’idée confuse que tout peut bientôt finir 85 . Conscience. Ce n’est point à l’opinion des hommes, c’est à la vertu seule qu’on peut immoler les affections du cœur ; entre Dieu et l’amour, je ne reconnais d’autre médiateur que la conscience 86 . - Une femme qui s’est exposée à la séduction, mais qui n’est pas encore criminelle, rougit déjà quand on parle des femmes qui le sont ; elle éprouve un plaisir condamnable, quand elle apprend quelques traits des faiblesses du cœur ; elle se surprend à désirer de croire que la vertu n’existe plus. Elle était d’accord avec elle-même autrefois ; maintenant elle se raisonne sans cesse comme si elle avait quelqu’un à convaincre, et quand elle se demande à qui elle adresse ces discours continuels, elle sent que c’est à sa conscience dont elle voudrait couvrir la voix. Si elle persiste longtemps dans cet état, elle émoussera dans son cœur cette délicatesse vive et pure, dont le plus léger avertissement disposait souverainement d’elle. Car quel intérêt mettra-t-elle aux derniers restes de la morale qu’elle conserve encore, si elle flétrit son âme en cessant d’aspirer à cette vertu parfaite qui avait été jusqu’à ce jour l’objet de ses espérances 87 ? - Celui qui brave sa conscience, est toujours coupable 88 . - Qui n’a pas été coupable, n’a point souffert. 89 - L’Etre suprême mesure peut-être la conduite de chaque homme d’après sa conscience : l’âme qui était plus délicate et plus pure, est punie pour de moindres fautes, parce qu’elle en avait le sentiment et qu’elle l’a combattu, parce qu’elle a sacrifié sa morale à ses passions, tandis que ceux qui ne sont point avertis par leur propre cœur, vivent sans réfléchir et se dégradent sans remords 90 . - Pour conserver son cœur dans toute sa pureté, il ne faut pas repousser l’examen de soi ; il faut triompher de la répugnance qu’on éprouve à s’avouer les mauvais sentiments qui se cachent longtemps au fond de notre cœur, avant d’en usurper l’empire 91 . Christianisme. On a dit que ce qui avait surtout contribué à la splendeur de la littérature du 17 e siècle, c’était les opinions religieuses d’alors, et qu’aucun ouvrage d’imagination ne pouvait être distingué sans les mêmes croyances. 85 V. t. 4, pp. 147, 150, lettre XXVII, (4, V, 610), Delphine à Mme de Lebensei. 86 V. t. 2, p. 125, lettre XV, (2, VII, 295). 87 V. t. 3, pp. 267-268, lettre XXXVII, (3, XXVII, 529), Delphine à Léonce. 88 V. t. 4, p. 254, lettre XL, Delphine à Mme de Lebensei. 89 V. t. 5, p. 54, lettre VIII, (4, XXX, …), Mme de R. à Delphine. 90 V. t. 5, p. 122, fragment VI, (748-749). 91 V. t. 1, pp. 118-119, lettre XII, (1, XII, 141), Delphine à Mlle d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 105 Un ouvrage, dont les adversaires mêmes doivent admirer l’imagination originale, extraordinaire, éclatante, Le Génie du Christianisme, a fortement soutenu ce système littéraire. J’avais essayé de montrer quels étaient les heureux changements que le christianisme avait apportés dans la littérature ; mais comme le christianisme date de dix-huit siècles, et nos chefs-d’œuvre en littérature seulement de deux, je pensais que les progrès de l’esprit humain en général, devaient être comptés pour quelque chose dans l’examen des différences entre la littérature des anciens et celle des modernes. Les grandes idées religieuses, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, et l’union de ces belles espérances avec la morale, sont tellement inséparables de tout sentiment élevé, de tout enthousiasme rêveur et tendre, qu’il me paraîtrait impossible qu’aucun roman, aucune tragédie, aucun ouvrage d’imagination enfin pût émouvoir sans leur secours ; et, en ne considérant un moment ces pensées, d’un ordre bien plus sublime, que sous le rapport littéraire, je croirais que ce qu’on a appelé, dans les divers genres d’écrits, l’inspiration poétique, est presque toujours ce pressentiment du cœur, cet essor du génie qui transporte l’espérance au delà des bornes de la destinée humaine ; mais rien n’est plus contraire à l’imagination, comme à la pensée, que les dogmes de quelque secte que ce puisse être. La mythologie avait des images, et non des dogmes ; mais ce qu’il y a d’obscur, d’abstrait et de métaphysique dans les dogmes, s’oppose invinciblement, ce me semble, à ce qu’ils soient admis dans les ouvrages d’imagination. La beauté de quelques ouvrages religieux tient aux idées qui sont entendues par tous les hommes, aux idées qui répondent à tous les cœurs, même à ceux des incrédules ; car ils ne peuvent se refuser à des regrets lors même qu’ils ne conçoivent pas encore des espérances ; ce qu’il y a de grand enfin dans la religion, ce sont toutes les pensées inconnues, vagues, indéfinies, au delà de notre raison, mais non en lutte avec elle 92 . - L’un des bienfaits de la morale évangélique, était d’adoucir les principes rigoureux du stoïcisme ; le christianisme inspire surtout la bienfaisance et l’humanité ; et par de singulières interprétations, il se trouve qu’on en a fait un stoïcisme nouveau, qui soumet la pensée à la volonté des prêtres, tandis que l’ancien rendait indépendant de tous les hommes ; un stoïcisme qui fait votre cœur humble, tandis que l’autre le rendait fier ; un stoïcisme qui vous détache des intérêts publics, tandis que l’autre vous dévouait à votre patrie ; un stoïcisme enfin, qui se sert de la douleur pour enchaîner l’âme et la pensée, tandis que l’autre du moins la consacrait à fortifier l’esprit en affranchissant la raison 93 . 92 V. Delphine, par Mme de Staël-Holstein, t. 1, préface, pp. XIX, XX, XXI, (86-88). 93 V. t. 4, pp. 241-242, lettre XXXIX, (4, XVII, 658), M. de Lebensei à Delphine. 106 Casimir Barjavel Critique. La critique ou la louange est souvent un amusement de l’esprit ; mais ménager les hommes, est nécessaire pour vivre avec eux 94 . - J’ai remarqué plusieurs fois dans la société, que l’on fait beaucoup de mal à ses amis, même en les justifiant, quand on irrite l’amour-propre de ceux qui les ont attaqués. Il faut encore plus veiller sur soi quand on loue, que quand on blâme ; si l’on veut se faire honneur en défendant ses amis, si l’on cherche à faire remarquer son caractère en vantant le leur, on leur nuit au lieu de les servir 95 . - On craint de montrer aux autres de l’inquiétude sur ce que la critique dit de nous ; car il est bien peu de personnes qui ne tirent de ce genre de confidence une raison d’être moins bien pour celle qui la leur fait 96 . Considération. La plupart des hommes, il est vrai, ne méritent pas qu’on attache le moindre prix à leurs discours ; leur haine peut n’être rien, mais leur insulte est toujours quelque chose. Ils s’égalent à vous ; ils font plus, ils se croient vos supérieurs quand ils vous calomnient : faut-il leur laisser goûter en paix cet insolent plaisir ? Avez-vous d’ailleurs réfléchi sur la rapidité avec laquelle un homme peut se déconsidérer sans retour ? S’il est indifférent aux premiers mots qu’on hasarde sur lui, si sa délicatesse supporte le plus léger nuage, quel sentiment l’avertira que c’en est trop ? D’abord de faux bruits circuleront, et ils s’établiront bientôt après comme vrais dans la tête de ceux qui ne le connaissent pas ; alors il s’en irritera, mais trop tard. Quand il se hâterait de chercher vingt occasions de duel, des traits de courage désordonnés rétabliront-ils la réputation de son caractère ? Tous ces efforts, tous ces mouvements présentent l’idée de l’agitation, et l’on ne respecte point celui qui s’agite : le calme seul est imposant. On ne peut reconquérir en un jour ce qui est l’ouvrage du temps, et néanmoins la colère ne vous permettant pas le repos, vous rend incapable de trouver ou d’attendre le remède à votre malheur. Je ne sais ce qui peut nous être réservé dans un autre monde ; mais l’enfer de celui-ci pour un homme qui a de la fierté, c’est d’avoir à supporter la moindre altération à cette intacte renommée d’honneur et de délicatesse, le premier trésor de la vie 97 . - Un homme s’affranchit aisément de tout ce qui n’est pas sa conscience, et s’il possède des talents vraiment distingués, c’est en obtenant de la gloire qu’il cherche à captiver l’opinion publique ; la gloire commence à une grande distance du cercle passager de nos relations particulières, et n’y pénètre même qu’à la longue. Il faut être parfaitement indifférent à 94 V. t. 1, p. 69, lettre VI, (1, VI, 114), Delphine à Mlle d’Albémar. 95 V. t. 3, p. 220, lettre XXVI, (3, XVI, 503-504), Mme d’Artenas à Delphine. 96 V. t. 4, p. 161, lettre XXIX, (4, VII, 617), Delphine à Mme de Lebensei. 97 V. t. 1, pp. 158-160, lettre XVIII, (1, XVIII, 161-162), Léonce à Barton. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 107 l’opinion de ce qu’on appelle la société, et être très ambitieux d’atteindre un jour à l’approbation du monde éclairé 98 . - Les femmes ont toutes de l’enthousiasme pour la valeur ; cette qualité dont il n’est pas possible de supposer qu’un homme puisse manquer, n’assure point assez encore sa considération, si elle n’est pas jointe à un caractère imposant. Il ne suffit pas d’une bravoure intrépide pour obtenir le degré d’estime et de respect dont une âme fière a besoin : il n’y va pas de la mort ou de la vie dans les circonstances journalières dont se compose l’ensemble de la considération ; mais lorsque l’on a dans sa conduite habituelle, une dignité convenable, des égards scrupuleux pour toutes les opinions délicates, pour tous les préjugés même de l’honneur, le public ne se permet pas le moindre blâme, et l’on conserve cette réputation intacte qui fonde véritablement l’existence d’un homme, en lui donnant le droit de punir par son mépris, ou de récompenser par son suffrage. … La réputation de certains hommes sert au moins d’excuse à certaines femmes (et sous ce rapport celles-ci doivent souhaiter que ceux à qui elles ont sacrifié leur cœur soient fortement captivés par le désir de la considération publique) 99 . - On rencontre assez souvent, dans la société, des hommes qui ne disent pas deux phrases sans exprimer, de quelque manière, leur mépris pour l’opinion d’autrui, et qui dans le fond de leur cœur, sont très blessés de n’avoir pas dans le monde la réputation qu’ils croient mériter ; ils sont en amertume avec les hommes et la vie, et voudraient honorer ce sentiment, du nom de mélancolie et d’indifférence philosophique. … Parmi les individus sensibles aux jugements que l’on peut porter sur eux, il en est qui le sont par le besoin de la louange, et d’autres par la crainte du blâme, les premiers pour satisfaire leur vanité et les seconds pour préserver leur bonheur de la moindre atteinte 100 . - La considération est la seule jouissance des femmes dans leur vieillesse 101 . - La considération qu’on veut obtenir dans le monde, ne doit-elle pas servir à honorer tout ce qui nous aime ? Un homme n’est-il pas le protecteur de sa mère, de sa sœur et surtout de sa femme ? Ne faut-il pas qu’il donne à la compagne de sa vie l’exemple de ce respect pour l’opinion qu’il doit à son tour exiger d’elle 102 ? 98 V. t. 2, p. 123, lettre XV, (2, VII, 294). 99 V. t. 3, pp. 208-209, lettre XXV, (3, XV, 497-498), Léonce à Delphine. La phrase entre parenthèses est un rajout de Barjavel. 100 V. t. 4, pp. 69-70, lettre XIV, (3, XLI, 567), Delphine à Mlle d’Albémar. 101 V. t. 5, p. 181, lettre XXV, (5, X, 781), Mme de Ternan à Mme de Mondoville, sa sœur. 102 V. t. 1, p. 161, lettre XVIII, (1, XVIII, 162-163), Léonce à M. Barton. 108 Casimir Barjavel Conversation. (Le plus grand charme de la conversation consiste dans l’abandon des idées et dans l’échange mutuel qu’on en fait, sans tenir trop opiniâtrement à ses propres opinions. Ce charme disparaît, dès que la discussion s’établit et que le dogme prend la place du sentiment.) Quels caractères que ceux qui ne peuvent plus se modifier ni se changer ! Ils ont des raisonnements pour tout, et les pensées des autres ne pénètrent jamais dans leur tête. Ils opposent constamment une idée commune à toute idée nouvelle et croient en avoir triomphé. Quel plaisir la conversation pourraitelle donner avec de telles personnes ? Et l’un des premiers charmes de la vie intime n’est-il pas de s’entendre et de se répondre ? Que de mouvements, que de réflexions, que de pensées, que d’observations n’a-t-on pas à se communiquer dans les relations de l’intimité ! Et que ferait-on de tout ce qu’on ne pourrait pas se confier mutuellement, de cette moitié de notre vie à laquelle on ne pourrait jamais associer ceux qui partagent notre existence 103 ! Courtisan. C’est le Duc de Mendoce qui va nous offrir le portrait fidèle du courtisan : « Il n’y a point d’homme dans toute la cour d’Espagne aussi pénétré de respect pour le pouvoir. C’est une véritable curiosité que de le voir saluer un ministre ; ses épaules se plient, dès qu’il l’aperçoit, avec une promptitude et une activité tout à fait amusantes ; et quand il se relève, il le regarde avec un air si obligeant, si affectueux, je dirais presque si attendri, que je ne doute pas qu’il n’ait vraiment aimé tous ceux qui ont eu du crédit à la Cour d’Espagne depuis 30 ans. Sa conversation n’est pas moins curieuse que ses démonstrations extérieures ; il commence des phrases, pour que le ministre les finisse ; il finit celles que le ministre a commencées ; sur quelque sujet que le ministre parle, le Duc de Mendoce l’accompagne d’un sourire gracieux, de petits mots approbateurs qui ressemblent à une basse continue, très monotone pour ceux qui écoutent, mais probablement agréable à celui qui en est l’objet. Quand il peut trouver l’occasion de reprocher au Ministre le peu de soin qu’il prend de sa santé, les excès, le travail qu’il se permet, il faut voir quelle énergie il met dans ces vérités dangereuses ; on croirait, au ton de sa voix, qu’il s’expose à tout pour satisfaire sa conscience ; et ce n’est qu’à la réflexion qu’on observe que, pour varier la flatterie fade, il essaie de la flatterie brusque sur laquelle on est moins blasé. Ce n’est pas un méchant homme ; il préfère ne pas faire du mal et ne s’y décide que pour son intérêt. Il a, si l’on peut le dire, l’innocence de la bassesse ; il ne se doute pas qu’il y ait une autre morale, un autre honneur au monde que le succès auprès du Pouvoir ; il tient pour fou, je dirais presque pour malhonnête, quiconque ne 103 V. t. 2, pp. 7-8, lettre I, (1, XXXI, 231), Léonce à sa mère. La phrase entre parenthèses est un commentaire de Barjavel. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 109 se conduit pas comme lui. Si l’un de ses amis tombe dans la disgrâce, il cesse à l’instant tous ses rapports avec lui, sans aucune explication, comme une chose qui va de soi-même. Quand, par hasard, on lui demande s’il l’a vu, il répond : vous sentez bien que dans les circonstances actuelles, je n’ai pu … et s’interrompt en fronçant le sourcil, ce qui signifie toujours l’importance qu’il attache à la défaveur du maître. Mais si vous n’entendez pas cette mine, il prend un ton ferme et vous dit les serviles motifs de sa conduite, avec autant de confiance qu’en aurait un honnête homme, en vous déclarant qu’il a cessé de voir un ami qu’il n’estimait plus. Il n’a pas de considération à la Cour de Madrid, cependant il obtient toujours des missions importantes ; car les gens en place sont bien arrivés à se moquer des flatteurs, mais non pas à leur préférer les hommes courageux ; et les flatteurs parviennent à tout, non pas comme autrefois, en réussissant à tromper, mais en faisant preuve de souplesse, ce qui convient toujours à l’autorité 104 ». Délicatesse. La délicatesse est pour les âmes élevées un devoir plus impérieux encore que la justice ; elles s’inquiètent bien plus des actions qui dépendent d’elles seules, que de celles qui sont soumises à la puissance des lois 105 . - Il n’y a de délicat que la parfaite bonté 106 . - Mme Roland, femme de l’ex-ministre de l’intérieur a dit : « On peut dire en toutes choses, que la délicatesse en nous rendant capables d’une plus grande portion de bonheur, nous rend aussi ce bonheur plus rare » 107 . Défauts. J’ai souvent remarqué que c’est par ses défauts que l’on gouverne ceux dont on est aimé : ils veulent les ménager, ils craignent de les irriter, ils finissent par s’y soumettre ; tandis que les qualités dont le principal avantage est de rendre la vie facile sont souvent oubliées et ne donnent point de pouvoir sur les autres 108 . - Ce n’est pas assez d’être aimable et excellent pour se démêler heureusement des difficultés du monde ; il y a d’utiles défauts tels que la froideur, la défiance, qui vaudraient beaucoup mieux pour égide que les qualités les plus belles 109 . - Après 40 ans, les habitudes dirigent encore alors même que les sentiments ne sont plus d’accord avec elles. Il faut de longues réflexions ou 104 V. t. 1, pp. 102-104, lettre X, (1, X, 131-133), Delphine à Mlle d’Albémar. 105 V. t. 1, p. 42, lettre III, (1, XXX, 99), Delphine à Matilde. 106 V. t. 1, p. 91, lettre VIII, (1, VIII, 126), Delphine à Mlle d’Albémar. 107 V. t. 3 de ses œuvres, p. 76, Paris, an VIII, Œuvres de loisir et réflexions diverses ; De l’amour. 108 V. t. 1, p. 33, lettre I, (1, I, 94), Delphine à Matilde. 109 V. t. 2, p. 163, lettre XXI, (2, XIII, 316), Mme d’Artenas à Mme de R. 110 Casimir Barjavel de fortes secousses pour corriger les défauts de toute la vie ; un repentir de quelques jours n’a pas ce pouvoir 110 . - Les défauts qui tiennent à notre nature ou aux habitudes de toute notre vie, renaissent toujours dès qu’il existe une circonstance qui les blesse 111 . - Les grands malheurs, les malheurs réels font disparaître les défauts qui sont l’ouvrage des combinaisons factices de la société. Aux approches de la mort on ne sent plus que la vérité 112 . Dissimulation. On se sentirait saisi d’une véritable terreur au milieu de la société, s’il n’existait pas un langage que l’affectation ne pût imiter, et que l’esprit à lui seul ne saurait découvrir 113 . … En observant bien tel ou tel homme, on pourra toujours dire que c’est par cette parole, par ce regard, par cet accent qu’il trahit à son insu les bornes de son esprit ou de son âme 114 . - Il est des personnes dont la physionomie, tout agréable qu’elle est, suffirait seule pour nous empêcher d’avoir la moindre confiance en elles. Je suis fermement convaincu que les sentiments habituels de l’âme laissent une trace très remarquable sur le visage : grâce à cet avertissement de la nature, il n’y a point de dissimulation complète dans le monde 115 . - Il est des situations qui peuvent condamner à cacher les sentiments qu’on éprouve ; mais il n’y a que l’avilissement du caractère qui rende capable de feindre ceux que l’on n’a pas 116 . - Il est pénible d’être obligé de parler à des personnes à qui il ne nous est pas permis de confier ce que nous pensons. Car comment éloigner d’une conversation intime les idées qui nous dominent ? C’est causer avec ses amis comme avec les indifférents, chercher des sujets de conversation au lieu de s’abandonner à ce qui nous occupe, et se garder, pour ainsi dire, des pensées et des sentiments dont l’âme est remplie. Il vaut mieux alors ne pas se voir. (Qu’il faut plaindre ceux qui sont forcés de dissimuler ! ) 117 110 V. t. 3, p. 52, lettre VIII, (2, XLI, …). 111 V. t. 3, p. 168, lettre XX, (3, X, 476), Mlle d’Albémar à Delphine. 112 V. t. 6, pp. 146-147, lettre XXIV, (6, XII, 895), M. de Lebensei à Mlle d’Albémar. 113 Ne devrait-on pas à des signes certains/ Reconnaître le cœur des perfides humains ? (Racine dans Phèdre, acte IV, scène 2. Ce passage de Racine est emprunté d’Euripide.) Ovide a dit : heu quam difficile est crimen non prodere vultu ! Bernard de Ventadour, troubadour du 12 e siècle, s’élève contre les faux amants, dans une de ses pièces, et aurait voulu qu’ils fussent marqués par une [….] du front. 114 V. t. 1, préface de Delphine, p. VII, (80). 115 V. t. 1, p. 73, lettre VII, (1, VII, 116), Mlle d’Albémar à Delphine. 116 V. t. 1, p. 191, lettre XXII, (1, XXII, 178-179), Delphine à Mlle d’Albémar. 117 V. t. 1, p. 194, lettre XXII, (1, XXII, 180), Delphine à Mlle d’Albémar. La phrase entre parenthèses est un commentaire de Barjavel. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 111 - Une personne dissimulée par caractère pourrait-elle presser un enfant contre son sein ? Cet âge si vrai, si pur, serait-il associé déjà par elle aux artifices de la fausseté 118 ? - On peut deviner aisément les caractères dissimulés. Mais quand une âme franche ne veut pas laisser connaître un secret, sa réserve, simple et naturelle, déconcerte les efforts de l’esprit observateur 119 . - Un enfant acquiert de bonne heure l’art de la dissimulation, et étouffe ainsi la sensibilité dont la nature l’a doué, lorsque les sentiments qu’il exprime sont tournés en plaisanterie, qu’on fait taire son esprit comme s’il ne convenait pas à un enfant d’en avoir, et qu’on l’oblige ainsi à renfermer en lui-même tout ce qu’il éprouve 120 . - L’empire de l’amour ne peut s’allier avec la nécessité de la dissimulation 121 . - L’un des inconvénients de l’habitude de la dissimulation, c’est qu’une seule faute peut détruire le fruit des plus grands efforts ; le caractère naturel porte en lui-même de quoi réparer ses torts ; le caractère qu’on s’est fait, peut se soutenir, mais non se relever 122 . - C’est la punition d’une personne qui se croyait habile en dissimulation, que d’être déjouée par un enfant, quand elle avait réussi à tromper les hommes 123 . - Une personne qui a souillé sa vie par la dissimulation doit avoir une invincible répugnance pour ouvrir son âme à un prêtre ; elle ne lui dirait pas une seule de ses pensées ni de ses actions secrètes. Il n’y a que le sein de l’amitié qui pourrait recevoir ses aveux ; encore faudrait-il que ce fût au moment de la mort ou dans une circonstance extraordinaire et frappante 124 . - Faut-il consentir à se gêner pour ces prétendues convenances de société, auxquelles on s’astreint si facilement quand on a véritablement intérêt à dissimuler sa conduite 125 ? - Voltaire a dit : « On vous devine mieux que vous ne savez feindre ; / et le stérile honneur de toujours vous contraindre, / ne vaut pas le plaisir de vivre librement. » 126 118 V. t. 2, p. 148, lettre XIX, (2, XI, 307), Léonce à Barton. 119 V. t. 2, p. 160, lettre XXI, (2, XIII, 314), Mme d’Artenas à Mme de R. 120 V. t. 3, p. 35, lettre VIII, (2, XLI, 404-405). 121 V. t. 3, p. 39, lettre VIII. 122 V. t. 3, p. 45, lettre VIII, (2, XLI, 410). 123 V. t. 3, p. 51, lettre VIII, (2, XLI, 413). 124 V. t. 3, p. 61, lettre IX, (2, XLII, 418), Delphine à Mlle d’Albémar. 125 V. t. 1, p. 225, lettre XXVI, (1, XXVI, 196), Delphine à Mlle d’Albémar. 126 Gertrude ou l’Education d’une fille, conte, t. 16 de ses œuvres, p. 56, 4 e édit. de frères Baudouin, Paris, 1827. Passage ajouté sous forme d’une note infra-paginale, avec une croix pour marquer l’endroit où la citation doit être intercalée. 112 Casimir Barjavel - « Les âmes honnêtes sont confiantes ; la dissimulation au contraire sert de voile aux mauvais desseins : c’est le manteau du courtisan et la vertu de l’intrigue. Il faut dans les affaires un secret inviolable ; dans le commerce ordinaire de la vie une réserve prudente ; et dans les liaisons du cœur, une confiance sans bornes. La dernière partie de mon précepte n’est pas sans inconvénients, je le sais ; mais, pour ma part, j’aime mieux courir les risques de son observation, que de me priver des plaisirs qui doivent en résulter 127 . » Devoir. Il ne faut pas croire qu’il y ait des principes fixes sur tout. Il y a quelquefois de l’inconvénient à être stricte dans l’accomplissement de ses devoirs 128 . - Le véritable devoir est celui qui a pour but d’épargner des souffrances aux autres 129 . - Les peines de l’amour étouffent toutes les jouissances attachées à l’accomplissement du devoir, et le bonheur succombe alors même que la vertu résiste. Ce n’est pas pour notre propre avantage que tant de nobles facultés nous ont été données, c’est pour seconder la pensée de l’Etre suprême en épargnant du mal, en faisant du bien sur la terre à tous les êtres qu’il a créés 130 . - L’approche de notre destruction est une époque éloquente pour dessiller les yeux de l’homme sur ses devoirs ; mais hélas ! il semble souvent que la nature ne donne sa plus terrible leçon que la dernière, et ne permet pas de faire servir à la vie les sentiments qu’ont inspirés les approches de la mort 131 . - Les tourments peuvent quelquefois affranchir un homme de ses devoirs ; quand la fièvre vient l’assaillir, on n’exige plus rien de lui ; on le laisse se débattre avec la douleur, et tous ses rapports avec les autres sont suspendus 132 . - Quand on s’est permis quelques fautes, les devoirs se compliquent, les relations ne sont plus aussi simples ; mais la parfaite vertu préserve toujours de l’incertitude 133 . - Retracez-vous tous les devoirs que la vertu nous prescrit ; notre nature morale, je dirai plus, l’impulsion de notre sang, tout ce qu’il y a d’involon- 127 Œuvres de Mme Roland, t. 3, p. 165, Pensées diverses. 128 V. t. 2, p. 242, lettre XXXV, (2, XXVII, 359), Delphine à Mlle d’Albémar. 129 V. t. 3, p. 5, lettre II, (2, XXXV, 388), Delphine à M. Barton. 130 V. t. 3, p. 20, lettre VI, (2, XXXIX, 397), Delphine à Mlle d’Albémar. 131 V. t. 3, p. 27, lettre VIII, (2, XLI, 401), Delphine à Mlle d’Albémar. La première phrase est de BC. 132 V. t. 3, pp. 132-133, lettre XV, (3, V, 456-457), Léonce à Delphine. 133 V. t. 4, p. 155, lettre XXVIII, (4, VI, 613), Mlle d’Albémar à Delphine. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 113 taire en nous, nous entraîne vers ces devoirs. Faut-il un effort pour soigner nos parents dont la seule voix retentit à tous les souvenirs de notre vie ? Si l’on pouvait se représenter une nécessité qui contraignît à les abandonner, c’est alors que l’âme serait condamnée aux supplices les plus douloureux ! Faut-il un effort pour protéger ses enfants ? La nature a voulu que l’amour qu’ils inspirent, fût encore plus puissant que toutes les autres passions du cœur. Qu’y aurait-il de plus cruel que d’être privé de ce devoir ? Parcourons toutes les vertus, fierté, franchise, pitié, humanité ; quel travail ne faudrait-il pas faire sur son caractère, quel travail ne ferait-on pas en vain, pour obtenir de soi, malgré la révolte de sa nature, une bassesse, un mensonge, un acte de dureté ? D’où vient donc ce sublime accord entre notre être et nos devoirs ! De la même Providence qui nous a attirés par une sensation douce vers tout ce qui est nécessaire à notre conservation. Quoi ! La Divinité qui a voulu que tout fût facile et agréable pour le maintien de l’existence physique, aurait mis notre nature morale en opposition avec la vertu ! La récompense nous en serait promise dans un monde inconnu ; mais pour celui dont la réalité pèse sur nous, il faudrait réprimer sans cesse l’élan toujours renaissant de l’âme vers le bonheur, il faudrait réprimer ce sentiment doux en lui-même, quand il n’est pas injustement contrarié 134 . - Il est des devoirs que les qualités naturelles rendent faciles ; mais il en est d’autres qui exigent un grand effort 135 . - Ah ! Qui peut prévoir de quelle douleur l’accomplissement d’un devoir nous préserve 136 ! - Beaucoup de personnes croient qu’il suffit du devoir pour commander des affections du cœur ; elles sont faites ainsi ; mais il existe des âmes passionnées, capables de générosité, de douceur, de dévouement, de bonté, vertueuses en tout, si le sort ne leur avait pas fait un crime de l’amour 137 ! - Les occupations qui ne se lient à aucune idée de devoir, vous inspirent tour à tour du dégoût ou du regret ; vous vous reprochez d’être oisif, vous vous fatiguez de travailler, vous êtes en présence de vous-même, écoutant votre désir, cherchant à le bien connaître, le voyant sans cesse varier, et trouvant autant de peine à servir vos propres goûts que les volontés d’un maître étranger. Dans la route du devoir, l’incertitude n’existe plus, la satiété n’est point à redouter, car dans le sentiment de la vertu il y a jeunesse éternelle 138 ! 134 V. t. 4, pp. 242-244, lettre XXXIX, (4, XVII, 659), M. de Lebensei à Delphine. 135 V. t. 4, p. 257, lettre XL, (4, XVIII, 667), Delphine à M. de Lebensei. 136 V. t. 5, p. 72, lettre XII, (4, XXXIV, 718), Delphine à Mme de Lebensei. 137 V. t. 5, p. 75, lettre XIII, (4, XXXV, 719-720), Delphine à Matilde. 138 V. t. 5, pp. 226-227, lettre XXXII, (5, XVII, 806), Mme de Cerlèbe à Mme d’Albémar. 114 Casimir Barjavel Duel. Rien ne me paraît plus mal dans une femme que d’exciter les hommes au duel. Il y a tout à la fois de la cruauté, du caprice et peu d’élévation dans ce désir de faire naître des dangers qu’on ne partage pas, dans ce besoin orgueilleux d’être la cause d’un événement funeste. Si une femme avait obligé un brave militaire à se battre, il le ferait ; mais le lendemain il se raccommoderait avec son adversaire et se brouillerait avec elle 139 . Douleur 140 . Les peines d’imagination dépendent presque entièrement des circonstances qui nous les retracent ; elles s’effacent d’elles-mêmes, lorsque l’on ne voit ni entend rien qui en réveille le souvenir ; mais leur puissance devient terrible et profonde quand l’esprit est forcé de combattre à chaque instant contre des impressions nouvelles. Il faut pouvoir détourner son attention d’une douleur importune et s’en distraire avec adresse, car il faut de l’adresse vis-à-vis de soi-même, pour ne pas trop souffrir 141 . - Avec quel tremblement l’on parle à un homme vraiment malheureux ! Comme on a peur de ne pas deviner ce qu’il faut lui dire, et de toucher maladroitement aux peines d’un cœur déchiré 142 ! - L’on n’est inconsolable dans un sentiment vrai, que de la douleur de ce qu’on aime ; l’on finit toujours par oublier la sienne propre 143 . - La douleur contient tout le secret de l’univers 144 . - Il y a dans la destinée des événements dont jamais on ne se relève ! Et lutter contre leur pouvoir, c’est tomber plus bas encore dans l’abîme des douleurs 145 . - Quand la nature frémit à l’approche de la douleur, la nature avertit l’homme de l’éviter ; son instinct serait-il moins puissant dans les peines de l’âme ? La Providence éternelle aurait-elle donc donné certains sentiments que l’homme éprouve pour le condamner à les vaincre 146 ? - L’âme douce d’une femme sensible n’éprouve que des impressions qu’elle peut dominer ; mais la douleur d’un homme est âpre et violente, la force ne peut lutter longtemps sans triompher ou périr 147 . - Un revers éclatant peut donner de nouvelles forces à une âme fière ; mais un chagrin continuel est le poison de toutes les vertus, de tous les 139 V. t. 4, pp. 48-49, lettre XI, (3, XXXVIII, 556), Mme d’Artenas à Delphine. 140 Voyez ci-après le mot Malheur. 141 V. t. 1, p. 79, lettre VII, (1, VII, 119), Mlle d’Albémar à Delphine. 142 V. t. 1, p. 136, lettre XIV, (1, XIV, 150), Delphine à Mlle d’Albémar. 143 V. t. 2, p. 124, lettre XV, (2, VII, 294). 144 V. t. 2, p. 83, lettre XIII, (2, V, 272), Delphine à Mlle d’Albémar. 145 V. t. 3, p. 110, lettre XII, (3, II, 445), Delphine à Léonce. 146 V. t. 3, p. 116, lettre XIII, (3, III, 448), Léonce à Delphine. 147 V. t. 3, p. 118, lettre XIII, (3, III, 449), Léonce à Delphine. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 115 talents, et les ressorts de l’âme s’affaissent entièrement par l’habitude de la douleur 148 . - Dans un excès de malheur, l’état de notre âme a quelquefois de la ressemblance avec celui des malheureux condamnés à mort, lorsque, ne se sentant pas la force d’envisager cette idée, ils essaient d’étouffer en eux toute faculté de réflexion. … Dans cet état une sensation pénible, une souffrance vous fait quelquefois du bien ; on se plaît alors à détourner par un autre genre de douleur la pensée que l’on redoute comme un fantôme persécuteur 149 . - Il y a des chagrins qui donnent de la force ; ceux qui offensent une âme élevée sont de ce nombre 150 . - Celui qui veut conduire les hommes à la vertu par la souffrance, méconnaît la bonté divine, et marche contre ses voies 151 . - La nature nous a donné un immense pouvoir de souffrir. Où s’arrête ce pouvoir ? Pourquoi ne connaissons-nous pas le degré de douleur que l’homme n’a jamais passé ? L’imagination verrait un terme à son effroi. … Le génie de la douleur est le plus fécond de tous 152 . - Combien il est peu d’écrits qui vous disent de la souffrance tout ce qu’il faut redouter ! Oh ! Que l’homme aurait peur s’il existait un livre qui dévoilât véritablement le malheur, un livre qui fît connaître ce qu’on a toujours craint de représenter ; les faiblesses, les misères qui se traînent après les grands revers. Les ennuis dont le désespoir ne guérit pas ; le dégoût que n’amortit point l’âpreté de la souffrance ; les petitesses à côté des plus nobles douleurs ; et tous ces contrastes, et toutes ces inconséquences qui ne s’accordent que pour faire du mal, et déchirent à la fois un même cœur par tous les genres de peines. Dans les ouvrages dramatiques, vous ne voyez l’être malheureux que sous un seul aspect, sous un noble point de vue, toujours intéressant, toujours fier, toujours sensible ; et cependant dans la fatigue d’une longue douleur, il est des moments où l’âme se lasse de l’exaltation, et va chercher encore du poison dans quelques souvenirs minutieux, dans quelques détails inaperçus, dont il semblait qu’un grand revers devrait au moins affranchir 153 . - Quand on n’a point souffert, on a bien peu réfléchi 154 . 148 V. t. 3, p. 143, lettre XVII, (3, VII, 462), Léonce à Delphine. 149 V. t. 3, p. 153, lettre XVIII, (3, VIII, 467-468), Delphine à Mlle d’Albémar. 150 V. t. 4, p. 222, lettre XXXVI, (4, XIV, 648), Delphine à M. de Lebensei. 151 V. t. 4, p. 242, lettre XXXIX, (4, XVII, 658), M. de Lebensei à Delphine. 152 V. t. 5, pp. 105-106, fragment 2, (737-738). 153 V. t. 5, p. 110, fragment 3, (740-741). 154 V. t. 5, p. 196, lettre XXIV, (3, XIV, 491), Delphine à Léonce. Note sur la douleur : Mme J.-M.-Ph. Roland, femme de l’ex-ministre de l’intérieur, a dit (t. 3 des ses œuvres, p. 161, Pensées diverses, Paris, an VIII) : « Tel n’écrivit jamais que par le besoin de se désennuyer : combien d’autres auraient peu pensé, si la douleur 116 Casimir Barjavel - La nature, dans la jeunesse, vient au secours des douleurs, les forces morales s’accroissent encore à cet âge, et ce n’est que dans le déclin que sont les maux irréparables 155 . Doute. Le doute, le doute ! Cette douleur qui prend toutes les formes pour vous poursuivre, sans que vous ayez jamais aucune arme pour l’atteindre. Les malheureux condamnés au supplice savent au moins pour quels crimes ils sont punis ; mais souvent l’homme malheureux ignore la cause de son malheur, et cette incertitude ne le fait pas moins souffrir que son revers lui-même 156 . - (L’âme des malheureux n’est jamais plus agitée, que lorsqu’elle est dans le doute.) Mais lorsqu’on sait qu’il faut se résigner, les convulsions de la douleur doivent cesser ; on ne sera jamais heureux, jamais ! … hé bien ! Quand cette certitude est une fois envisagée, pourquoi ne donnerait-elle pas du calme 157 ? - Alexandre Dumas (Angèle, acte 1, scène 2) a fait dire à Alfred d’Alvimar : Le doute, lorsqu’il naît, commence aux hommes et ne s’arrête pas même à Dieu. Divorce. Ce n’est pas pour les jours de délices placés par la nature au commencement de notre carrière, afin de nous dérober la réflexion sur le reste ; ce n’est pas pour ces jours que la convenance des caractères est surtout nécessaire ; c’est pour l’époque de la vie où l’on cherche à trouver dans le cœur l’un de l’autre, l’oubli du temps qui nous poursuit et des hommes qui nous abandonnent. L’indissolubilité des mariages mal assortis prépare des malheurs sans espoir à la vieillesse ; il semble qu’il ne s’agit que de repousser les désirs des jeunes gens, et l’on oublie que les désirs repoussés des jeunes gens deviendront les regrets éternels des vieillards. La jeunesse prend soin d’elle-même, on n’a pas besoin de s’en occuper ; mais toutes les institutions, toutes les réflexions doivent avoir pour but de protéger à l’avance ces dernières années que l’homme le plus dur ne peut considérer sans pitié, ni le plus intrépide sans effroi. Je ne nie point tous les inconvénients du divorce, ou plutôt de la nature humaine qui l’exige ; c’est aux moralistes, active n’eût développé leurs facultés ! » - « Les maux physiques ne sont pas les plus dangereux pour une âme élevée et délicate. … hélas ! Nous sommes tellement faits pour la douleur, que tous les efforts employés pour nous raidir contre elle, ne servent qu’à nous la rendre plus vive dans certaines parties ». (id. p. 175, De la liberté.) 155 V. t. 2, p. 56, lettre IX, (2, I, 257-258), Mlle d’Albémar à Delphine. 156 V. t. 2, p. 167, lettre XXII, (2, XIV, 318), Delphine à Mlle d’Albémar. 157 V. t. 5, p. 143, lettre XIX, (5, III, 760), Delphine à Mlle d’Albémar. La phrase entre parenthèses est un rajout de Barjavel. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 117 c’est à l’opinion à condamner ceux dont les motifs ne paraissent pas dignes d’excuse ; mais au milieu d’une société civilisée qui introduit les mariages dans un âge où l’on a nulle idée de l’avenir, lorsque les lois ne peuvent punir, ni les parents qui abusent de leur autorité, ni les époux qui se conduisent mal l’un envers l’autre, en interdisant le divorce, la loi n’est sévère que pour les victimes, elle se charge de river les chaînes sans pouvoir influer sur les circonstances qui les rendent douces ou cruelles ; elle semble dire : je ne puis assurer votre bonheur, mais je garantirai du moins la durée de votre infortune. Certes, il faudra que la morale fasse de grands progrès, avant que l’on rencontre beaucoup d’époux qui se résignent au malheur sans y échapper de quelque manière ; et si l’on y échappe, et si la société se montre indulgente en proportion de la sévérité même des institutions, c’est alors que toutes les idées de devoirs et de vertus sont confondues, et que l’on vit sous l’esclavage civil comme sous l’esclavage politique, dégagé par l’opinion des entraves imposées par la loi. Ce sont les circonstances particulières à chacun, qui déterminent si le divorce autorisé par la loi peut être approuvé par le tribunal de l’opinion et de notre propre cœur. Un divorce qui aurait pour motif des malheurs survenus à l’un des deux époux, serait l’action la plus vile que la pensée puisse concevoir ; car les affections du cœur, les liens de famille ont précisément pour but de donner à l’homme des amis indépendants de ses succès ou de ses revers, et de mettre au moins quelques bornes à la puissance du hasard sur sa destinée. Les Anglais, cette nation morale, religieuse et libre ; les Anglais ont, dans la litanie du mariage, une expression qui m’a touché : Je l’accepte, disent réciproquement la femme et le mari, in health and in sickness, for better and for worse ; dans la santé comme dans la maladie ; dans ses meilleures circonstances, comme dans ses plus funestes. La vertu, si même il en faut pour partager l’infortune quand on a partagé le bonheur ; la vertu n’exige alors qu’un dévouement tellement conforme à une nature généreuse, qu’il lui serait tout à fait impossible d’agir autrement. Mais les Anglais, dont j’admire sous presque tous les rapports, les institutions civiles, religieuses et politiques ; les Anglais ont eu tort de n’admettre le divorce que pour cause d’adultère : c’est rendre l’indépendance au vice ; c’est méconnaître les oppositions les plus fortes, celles qui peuvent exister entre les caractères, les sentiments et les principes. L’infidélité rompt le contrat, mais l’impossibilité de s’aimer dépouille la vie du premier bonheur que lui avait destiné la nature ; et quand cette impossibilité existe réellement ; quand le temps, la réflexion, la raison même de nos amis et de nos parents la confirment, qui osera prononcer qu’un tel mariage est indissoluble ? Une promesse inconsidérée dans un âge où les lois ne permettent pas même de statuer sur le moindre des intérêts de fortune, décidera pour jamais du sort d’un être dont les années ne reviendront plus, qui doit mourir, et mourir sans avoir été aimé ! La religion catholique est la seule qui consacre l’indis- 118 Casimir Barjavel solubilité du mariage ; mais c’est parce qu’il est dans l’esprit de cette religion d’imposer la douleur à l’homme sous mille formes différentes, comme le moyen le plus efficace pour son perfectionnement moral et religieux. - … Peut-on croire que la Providence exige des hommes de supporter la plus amère des douleurs, en les condamnant à rester liés pour toujours à l’objet qui les rend profondément infortunés ? Ce supplice serait-il ordonné par la bonté suprême ? Et la miséricorde divine l’exigerait-elle pour expiation d’une erreur ? Dieu a dit : Il ne convient pas que l’homme soit seul ; cette intention bienfaisante ne serait pas remplie s’il n’existait aucun moyen de se séparer de la femme, insensible ou stupide, ou coupable, qui n’entrerait jamais en partage de vos sentiments ni de vos pensées ! Qu’il est insensé celui qui a osé prononcer qu’il existait des liens que le désespoir ne pouvait pas rompre ! La mort vient au secours des souffrances physiques quand on n’a plus la force de les supporter, et les institutions sociales feraient de cette vie la prison d’Hugolin, qui n’avait point d’issue ! Ses enfants y périrent avec lui ; les enfants aussi souffrent autant que leurs parents, quand ils sont renfermés avec eux dans le cercle éternel de douleurs que forme une union mal assortie et indissoluble. - … - Les moralistes qui ont écrit contre le divorce, en s’appuyant de l’intérêt des enfants, ont tout à fait oublié que si la possibilité du divorce est un bonheur pour les hommes, elle est un bonheur aussi pour les enfants qui seront des hommes à leur tour. On considère les enfants en général, comme s’ils devaient toujours rester tels ; mais les enfants actuels sont des époux futurs ; et vous sacrifiez leur vie à leur enfance, en privant, à cause d’eux, l’âge viril d’un droit qui peut-être un jour les aurait sauvés du désespoir 158 . Désir. Du moment que je souhaite, a dit Mme J.-M.-Ph. Roland, femme de l’ex-ministre de l’intérieur (t. 3 de ses œuvres, p. 159, Paris, an VIII, Rêverie au bois de Vincennes), l’existence acquiert un prix ; le désir lui rend un bien, puisqu’il fait croire qu’on peut jouir. Espérance. Il en coûte, je le sais, de se prononcer que l’on ne peut plus être heureux ; mais il serait plus amer encore de se faire illusion sur cette vérité ; et dans de certaines situations, c’est un grand mal que l’espérance ; sans elle, le repos naîtrait de la nécessité 159 . - L’on ne fait plus de fautes quand on n’a plus d’espérances, car on ne hasarde plus rien 160 . 158 V. t. 4, pp. 234-238 et 245-246, lettre XXXIX, (4, XVII, 654-656 et 660-661), M. de Lebensei à Delphine. 159 V. t. 3, p. 172, lettre XX, (3, X, 478), Mlle d’Albémar à Delphine. 160 V. t. 5, p. 178, lettre XXV, (5, X, 779), Mme de Ternan à sa sœur Mme de Mondoville. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 119 - Dans l’excès des malheurs, la puissance de la raison, que peut-elle nous inspirer ? Le courage, la résignation, la patience ; sentiments de deuil ! Cortège de l’infortune ! Le plus léger espoir fait plus de bien que vous 161 . - Le secret de la raison, c’est d’attendre ; mais qui attend en vain n’a plus qu’à mourir 162 . Eternité. Les sentiments, les regrets qui s’attachent aux morts, seraient-ils le seul mensonge de la nature, l’unique douleur sans objet, l’unique désir sans but ? Et la plus noble faculté de l’âme, le souvenir, ne serait-elle destinée qu’à troubler nos jours, en nous faisant donner des regrets à la poussière dispersée que nous aurions appelée nos amis ? Delphine s’écrie avec un élan vraiment sublime : « Sans doute, cher Léonce, je ne crains point de te survivre ; jamais je n’invoquerai ta tombe, ma vie est inséparable de la tienne : mais, si tout à coup l’affreux système dont l’anéantissement est le terme, s’emparait de mon âme, je ne sais quel effroi se mêlerait même à mon amour. Que signifierait la tendresse profonde que je ressens pour toi, si tes qualités enchanteresses n’étaient qu’une de ces combinaisons heureuses du hasard, que le temps amène et qu’il détruit ? Pourrions-nous dans l’intimité de nos âmes, rechercher nos pensées les plus secrètes pour nous les confier, quand au fond de toutes nos réflexions serait le désespoir ? Un trouble extraordinaire obscurcit ma pensée, quand on lui ravit tout avenir, quand on la renferme dans cette vie ; je sens alors que tout est prêt à me manquer ; je ne crois plus à moi, je frémis de ne plus retrouver ce que j’aime ; il me semble que ses traits pâlissent, que sa voix se perd dans les ombres dont je suis environnée, je le vois placé sur le bord d’un abîme. Chaque instant où je lui parle me paraît comme le dernier, puisqu’il doit en arriver un qui finira tout pour jamais, et mon âme se fatigue à craindre, au lieu de jouir d’aimer. Oh ! Combien le sentiment se raffermit et nous élève, lorsqu’on s’anime mutuellement à se confier dans l’Etre suprême ! Ne résistez pas, Léonce, aux consolations que la religion naturelle nous présente. Il n’est pas donné à notre esprit de se convaincre sur un tel sujet par des raisonnements positifs ; mais la sensibilité nous apprend tout ce qu’il importe de savoir 163 . » - Quelquefois je me persuade que l’Etre suprême a abandonné le monde aux méchants, et qu’il a réservé l’immortalité de l’âme seulement pour les justes : les méchants auront eu quelques années de plaisir, les cœurs vertueux de longues peines, mais la prospérité des uns finira par le néant, et l’adversité des autres les prépare aux félicités éternelles. Douce idée ! qui 161 V. t. 5, p. 104, fragment 1, (737). 162 V. t. 2, p. 72, lettre XI, (2, III, 267), Delphine à Mlle d’Albémar. 163 V. t. 3, pp. 197-199, lettre XXIV, (3, XIV, 341-342), Delphine à Léonce. 120 Casimir Barjavel consolerait de tout, hors de n’être plus aimée, car l’imagination elle-même alors, ne pourrait se former l’idée d’aucun bonheur à venir 164 . - Qu’est la vie à venir ? C’est peut-être l’oubli de tout, hors le sentiment et la vertu 165 . Egoïsme. L’égoïsme est permis aux âmes sensibles ; et qui se concentre dans ses affections, peut, sans remords, se détacher du reste du monde 166 . - Les sacrifices conviennent aux jeunes gens, ils sont entourés d’amis qui prennent parti pour eux contre eux-mêmes ; mais quand on est vieille, tant de gens trouvent simple que l’on se dévoue, tant de gens l’exigent de vous, que, par un mouvement assez naturel, on est tenté de se faire une existence d’égoïsme, puisqu’on ne vous tient plus compte de l’oubli de vous-même. Il est des qualités qu’il n’est doux d’exercer que quand les autres s’y opposent ; et à cinquante ans, personne ne nous aime autant que nous nous aimons nous-mêmes 167 . Expérience. Toute la science de la vie est renfermée dans un ancien proverbe que les bonnes femmes répètent : si jeunesse savait et si vieillesse pouvait ; un grand mystère est contenu dans ce peu de mots. - … - L’expérience n’est jamais que la leçon de la douleur 168 . - « J’ai lu quelque part, et je l’ai trouvé vrai, dit Mme Roland (t. 3, p. 162, Pensées diverses), que l’expérience s’acquiert moins à force de vivre, qu’à force de réfléchir sur ce qu’on voit et sur ce qu’on fait. - … - La raison la plus éclairée ne saurait (néanmoins) suppléer parfaitement à l’expérience réelle : les vieillards ont raison de la faire valoir. » Enfance. Hélas ! L’enfance fait peu de biens à la jeunesse ; on éprouve comme une sorte de honte d’être dévoré par les passions violentes, à côté de cet âge innocent et calme ; il s’étonne de vos peines, et ne peut comprendre les orages nés au fond du cœur, quand rien autour de vous ne fait connaître la cause de vos souffrances 169 . - Quelle heureuse époque de la vie, que celle qui précède tous les remords ! Les années se marquent par les fautes ; si l’âme restait innocente, le temps passerait sur nous sans nous courber 170 . 164 V. t. 4, p. 39, lettre X, (3, XXXVII, 551), Delphine à Mlle d’Albémar. 165 V. t. 2, p. 195, lettre XXVII, (2, XIX, 333), M. de Serbellane à Delphine. 166 V. t. 4, p. 30, lettre VI, (3, XXXIII, 546), Delphine à Léonce. 167 V. t. 5, p. 180, lettre XXV, (5, X, 780), Mme de Ternan à Mme de Mondoville, sa sœur. 168 V. t. 4, p. 51, lettre XI, (3, XXXVIII, 557-558), Mme d’Artenas à Mme d’Albémar. 169 V. t. 5, p. 112, fragment IV, (742). 170 V. t. 5, p. 217, lettre XXXI, (5, XVI, 801), Delphine à Mlle d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 121 - Quelles jouissances ne trouve-t-on pas dans l’éducation de ses enfants ! Ce n’est pas seulement les espérances qu’elle renferme qui vous rendent heureux, ce sont les plaisirs mêmes que la société de ces cœurs si jeunes fait éprouver ; leur ignorance des peines de la vie vous gagne par degrés, vous vous laissez entraîner dans leur monde, et vous les aimez non seulement pour ce qu’ils promettent, mais pour ce qu’ils sont déjà ; leur imagination vive, leurs inépuisables goûts rafraîchissent la pensée, et si le temps que vous avez d’avance sur eux, ne vous permet pas de partager tous leurs plaisirs, vous vous reposez du moins sur le spectacle de leur bonheur : l’âme d’un enfant doucement soutenue, doucement conduite par l’amitié, conserve longtemps l’empreinte divine dans toute sa pureté ; ces caractères innocents qui s’étonnent du mal et se confient dans la pitié, vous attendrissent profondément, et renouvellent dans votre cœur les sentiments bons et purs que les hommes et la vie avaient troublés 171 . - Un des caractères du premier âge de la vie est une douce confiance qui nous persuade que nous avons tout fait pour ceux que nous aimons, en leur montrant nos sentiments et leur développant nos pensées 172 . Enthousiasme. M. Alexandre Dumas (Angèle, acte 1, scène XI) a fait dire à Alfred d’Alvimar : « L’enthousiasme est une fleur de jeunesse, dont le désenchantement est le fruit. » Henri Muller (ibid.) dit : « L’enthousiasme est le partage de l’homme heureux, la croyance seule reste à celui qui souffre. » Fortune. Ce sont les habitudes de la vie qui rendent la fortune nécessaire ; dès que l’on n’est pas obligé d’éloigner de soi les inférieurs qui se reposent de leur sort sur notre bienveillance, ou d’exciter la pitié des supérieurs par un changement remarquable dans sa manière d’exister, l’on est à l’abri de toutes les peines que peut faire éprouver la diminution de la fortune 173 . - Il est des hommes qui songent, du matin au soir, à l’accroissement de leur fortune ; et l’on ne peut pas même se représenter cet accroissement comme de nouvelles jouissances ; car une augmentation de richesses leur fait toujours naître l’idée d’une diminution de dépense 174 . Folie. Un caractère enthousiaste et passionné ne serait-il qu’un premier pas vers la folie ? Elle a aussi son secret, la folie, mais personne ne le devine, et chacun la tourne en dérision 175 . 171 V. t. 5, pp. 227-228, lettre XXXII, (5, XVII, 806-807), Mme de Cerlèbe à Delphine. 172 V. t. 1, p. 56, lettre VI, (1, VI, 107), Delphine à Mlle d’Albémar. 173 V. t. 1, p. 29, lettre I, (1, I, 92), Delphine à Matilde de Vernon. 174 V. t. 1, p. 113, lettre XV, (2, VII, 288). 175 V. t. 5, p. 121, fragment VI, (747-748). 122 Casimir Barjavel - Tout n’est-il pas folie dans les sentiments des malheureux 176 ? Femme. Il existe une manière de prendre tous les caractères du monde, et les femmes doivent la trouver, si elles veulent vivre en paix sur cette terre où leur sort est entièrement dans la dépendance des hommes 177 . - Les femmes, devant toujours plier, ne peuvent trouver, dans les défauts et dans les qualités mêmes d’un caractère fort, que des occasions de douleur 178 . - Une femme disgraciée de la nature est l’être le plus malheureux lorsqu’elle ne reste pas dans la retraite. La société est arrangée de manière que, pendant les vingt années de sa jeunesse, personne ne s’intéresse vivement à elle ; on l’humilie à chaque instant sans le vouloir, et il n’est pas un seul des discours qui se tiennent devant elle, qui ne réveille dans son âme un sentiment douloureux. Cette femme pourrait jouir, il est vrai, du bonheur d’avoir des enfants : mais que ne souffrirait-elle pas si elle avait transmis à sa fille les désavantages de sa figure ! si elle la voyait destinée comme elle à ne jamais connaître le bonheur suprême d’être le premier objet d’un homme sensible 179 ! - Une femme généreuse et fière, quelque distinguée qu’elle soit, que ferait-elle sans appui ? Elle exciterait l’envie et elle en serait persécutée. Son esprit, quelque supérieur qu’il fût, ne pourrait rien pour sa propre défense ; la nature a voulu que tous les dons des femmes fussent destinés au bonheur des autres, et de peu d’usage pour elles-mêmes 180 . - La femme, faible par sa nature et réclamant un soutien, ne doit point mépriser l’opinion des hommes, tandis que l’être fort, celui qui doit la guider et lui servir d’appui, ne doit point être l’esclave de l’opinion publique 181 . - Il ne convient point à une femme de prendre parti dans les débats politiques ; sa destinée la met à l’abri de tous les dangers qu’ils entraînent, et ses actions ne peuvent jamais donner de l’importance, ni de la dignité à ses paroles. … - Comment une femme peut-elle être fortement dominée par des intérêts qui ne tiennent pas aux affections du cœur, ou qui n’y ramènent pas de quelque manière ? Si son frère, son époux, son ami, son père jouaient un rôle dans les affaires publiques, alors toute son âme pourrait s’y livrer 182 . 176 V. t. 2, p. 87, lettre XIV, (2, VI, 274), Delphine à Mlle d’Albémar. 177 V. t. 1, p. 62, lettre VI, (1, VI, 110), Delphine à Mlle d’Albémar. 178 V. t. 1, p. 63, lettre VI, (1, VI, 111). 179 V. t. 1, p. 75, lettre VII, (1, VII, 117), Mlle d’Albémar à Delphine. 180 V. t. 1, p. 81, lettre VII, (1, VII, 120). 181 V. t. 1, pp. 167-168, lettre XIX, (1, XIX, 166), Delphine à Mlle d’Albémar. 182 V. t. 1, p. 213 et pp. 214-215, lettre XXV, (1, XXV, 190-191), Delphine à Mlle d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 123 - Les hommes, en séduisant les femmes, veulent toujours conserver le droit de les en punir 183 . - Ah ! De combien de manières le sort des femmes dépend des hommes 184 . - Le sort d’une femme est fini quand elle n’a pas épousé celui qu’elle aime ; la société n’a laissé dans la destinée des femmes qu’un espoir ; quand le lot est tiré et qu’on a perdu, tout est dit 185 . - On essaie de vains efforts, souvent même on dégrade son caractère en se flattant de réparer un irréparable malheur ; mais cette inutile lutte contre le sort ne fait qu’agiter les jours de la jeunesse, et dépouiller les dernières années de ces souvenirs de vertu, l’unique gloire de la vieillesse et du tombeau 186 . - Quand l’on observe la société, il est aisé de voir que les hommes ont bien peu besoin des femmes ; tant d’intérêts divers animent leur vie, que ce n’est pas assez du goût le plus vif, de l’intérêt le plus tendre ; pour répondre de la durée d’une liaison, il faut encore que des principes et des qualités invariables préservent l’esprit de se livrer à une affection nouvelle, arrêtent les caprices de l’imagination, et garantissent le cœur longtemps avant le combat ; car s’il y avait combat, le triomphe même ne serait plus du bonheur 187 . - C’est un grand hasard à courir pour une femme, que de braver l’opinion ; il faut, pour l’oser, se sentir, suivant la comparaison d’un poète, un triple airain autour du cœur, se rendre inaccessible aux traits de la calomnie, et concentrer en soi-même toute la chaleur de ses sentiments ; il faut avoir la force de renoncer au monde, posséder les ressources qui permettent de s’en passer, et ne pas être douée cependant d’un esprit ou d’une beauté rare, qui feraient regretter les succès pour toujours perdus. Enfin il faut trouver dans l’objet de nos sacrifices la source toujours vive des jouissances variées du cœur et de la raison, et traverser la vie appuyés l’un sur l’autre, en s’aimant et faisant le bien 188 . - La vraie destinée pour laquelle les femmes sont faites, c’est aimer, encore aimer, et rendre enfin au Dieu qui nous l’a donnée, une âme que les affections sensibles auront seules occupée 189 . 183 V. t. 1, p. 275, lettre XXX, (1, XXX, 223), Delphine à Mlle d’Albémar. 184 V. t. 1, pp. 281-282, lettre XXX, (1, XXX, 226). 185 V. t. 2, p. 59, lettre X, (2, II, 259), Delphine à Mlle d’Albémar. 186 V. t. 2, pp. 59-60, lettre X, (2, II, 259-260), Delphine à Mlle d’Albémar. 187 V. t. 2, pp. 121-122, lettre XV, (2, VII, 293). 188 V. t. 2, pp. 125-126, lettre XV, (2, VII, 295). 189 V. t. 2, pp. 128-129, lettre XV, (2, VII, 297). 124 Casimir Barjavel - Dans son cercle, du moins, une femme sait faire aimer ce qu’elle aime 190 . - Il n’est pour les femmes sur cette terre que deux asiles, l’amour et la religion. - … - Rêver et prier, ce sont les jouissances les plus douces qui restent sur la terre aux âmes mêlées de l’amour. - … - Peut-être que par une faveur spéciale les femmes éprouvent d’avance les sentiments qui doivent être un jour le partage des élus du ciel ; mais elles ne peuvent exister de cette vie active, soutenue, occupée, qui fait aller le monde et les intérêts du monde ; il leur faut quelque chose d’exalté, d’enthousiaste, de surnaturel, qui porte déjà leur esprit dans les régions éthérées 191 . - Hélas ! il est difficile d’être femme sans fortune, sans jeunesse et sans enfants qui nous entourent ; on essaie de tout pour oublier cette pénible destinée 192 . - Les hommes peuvent se brouiller avec qui ils veulent, un duel brillant répond à tout ; cette magie reste encore au courage, il affranchit honorablement des liens qu’impose la société ; ces liens sont les plus subtiles et cependant les plus difficiles à briser. Une jeune femme sans père ou sans mari, quelque distinguée qu’elle soit, n’a point de force réelle ni de place marquée au milieu du monde 193 . - Beaucoup d’hommes regardent les femmes comme des jouets dans leur enfance, et dans leur jeunesse comme des maîtresses plus ou moins jolies que l’on ne peut jamais écouter sur rien de raisonnable. Il est donc assez injuste que ceux qui comptent les femmes pour rien, qui ne leur accordent aucun droit et presque aucune faculté, que ceux-là mêmes veuillent exiger d’elles les vertus de la force et de l’indépendance, la franchise et la sincérité 194 . - Les femmes étant victimes de toutes les institutions de la société, elles sont dévouées au malheur, si elles s’abandonnent le moins du monde à leurs sentiments, si elles perdent de quelque manière l’empire d’elles-mêmes 195 . - Avez-vous réfléchi au malheur d’une femme dont tous les liens naturels sont brisés ? Savez-vous que par la dépendance de son sort et la faiblesse de son cœur, la femme ne peut marcher seule dans la vie 196 ? - La société, la Providence même peut-être, n’a permis qu’un seul bonheur aux femmes, l’amour dans le mariage ; et quand elles en sont 190 V. t. 2, pp. 161-162, lettre XXI, (2, XIII, 315), Mme d’Artenas à Mme de R. 191 V. t. 2, pp. 233-234, lettre XXI, (2, XXVI, 354-355), Delphine à Mlle d’Albémar. 192 V. t. 2, p. 245, lettre XXXV, (2, XXVII, 360), Delphine à Mlle d’Albémar. 193 V. t. 3, pp. 8-9, lettre III, (2, XXXVI, 390), Mme d’Artenas à Delphine. 194 V. t. 3, p. 35, lettre VIII, (2, XLI, 405). 195 V. t. 3, p. 40, lettre VIII, (2, XLI, 407). 196 V. t. 3, p. 135, lettre XVI, (3, VI, 458), Delphine à Léonce. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 125 privées, il leur est aussi impossible de réparer cette perte que de retrouver la jeunesse, la beauté, la vie, tous les dons immédiats de la nature et dont elle dispose seule 197 . - Les soins de la vie domestique ont une grâce singulière dans les femmes ; la plus ravissante de toutes, la plus remarquable par son esprit et sa beauté, ne dédaigne point ces occupations minutieuses, ces attentions bonnes et simples qu’il est doux de retrouver dans son intérieur 198 . - On a dit souvent que les femmes devaient ménager l’opinion publique avec beaucoup plus de soin que les hommes ; je ne le pense pas : notre devoir à nous, c’est de protéger ce que nous aimons, de couvrir de notre gloire personnelle la compagne de notre vie ; si nous perdions cette gloire, rien ne pourrait nous la rendre ; mais, quand même une femme serait attaquée dans l’opinion, ne pourrait-elle pas se relever, en prenant le nom d’un homme honorable, en associant son existence à la sienne, et recevant, sous son appui tutélaire, les hommages qu’il saurait lui ramener ? Les femmes ont toutes de l’enthousiasme pour la valeur 199 . - Le premier bonheur d’une femme, c’est d’avoir épousé un homme qu’elle respecte autant qu’elle l’aime, qui lui est supérieur par son esprit et son caractère, et qui décide de tout pour elle, non parce qu’il opprime sa volonté, mais parce qu’il éclaire sa raison et soutient sa faiblesse. Dans les circonstances même où elle aurait un avis différent du sien, elle cède avec bonheur, avec confiance à celui qui a la responsabilité de la destinée commune, et peut seul réparer une erreur quand même il l’aurait commise 200 . - Dans un temps de parti, une jeune femme dont on parle trop souvent, même en bien, est toujours à la veille de quelques chagrins 201 . - La première accusation fait perdre à une femme la pureté parfaite de sa réputation ; elle pourrait la recouvrer dans une société qui mettrait assez d’importance à la vertu pour chercher à savoir la vérité ; mais à Paris l’on ne veut pas s’en donner la peine 202 . - Une femme doit se sentir affligée, lorsqu’on la cite pour avoir aimé la révolution. Il me semble qu’une femme ne saurait avoir trop d’aristocratie dans ses opinions, comme dans le choix de sa société ; et tout ce qui peut établir une distance de plus, me paraît convenir davantage à son sexe et à 197 V. t. 3, pp. 171-172, lettre XX, (3, X, 478), Mlle d’Albémar à Delphine ; v. aussi t. 2, p. 60, lettre X, Delphine à Mlle d’Albémar. 198 V. t. 3, p. 192, lettre XXIII, (3, XIII, 488-489), Léonce à Delphine. 199 V. t. 3, p. 208, lettre XXV, (3, XV, 497), Léonce à Delphine. 200 V. t. 3, p. 239, lettre XXVIII, (3, XII, 513-514), Léonce à Barton. 201 V. t. 4, p. 50, lettre XI, (3, XXXVIII, 557), Mme d’Artenas à Delphine. 202 V. t. 4, p. 138, lettre XXVI, (4, IV, 604), Mme de Lebensei à M. de Lebensei. 126 Casimir Barjavel son rang. Il me semble ainsi qu’il lui sied bien d’être toujours du parti des victimes 203 . - Il est si difficile d’avoir pour époux l’homme de son choix, il y a tant de chances contre tant de bonheur, que la Providence a peut-être voulu que la félicité des femmes consistât seulement dans les jouissances de la maternité ; elle est la récompense des sacrifices que la destinée leur impose, c’est le seul bien qui puisse les consoler de la perte de la jeunesse 204 . - Il n’existe aucun moyen pour une femme de s’affranchir des peines causées par l’injustice de l’opinion 205 . - Un esprit supérieur, un cœur excellent, une figure charmante, de la jeunesse, de la fortune, tous ces avantages qui attirent des ennemis à une femme, rendent un protecteur encore plus nécessaire ; si son esprit éclairé donne de l’indépendance à ses opinions et à sa conduite, c’est un danger de plus pour son repos, si elle n’a ni frère, ni mari qui lui serve de garant aux yeux des autres. Les femmes privées de ces liens, se sont placées pour la plupart à l’abri des préjugés reçus, comme sous une tutelle publique instituée pour les défendre 206 . - Les haines politiques se dirigent plutôt contre un homme que contre une femme 207 . - Des enfants, voilà le seul bien qui donne aux femmes un avenir après trente ans 208 . - Que peut être une femme chargée d’elle-même, et devant seule guider son existence sans but, son existence secondaire, que le ciel n’a créée que pour faire un dernier présent à l’homme 209 . - Il est des esprits qu’on appelle supérieurs, qu’on ne peut jamais soumettre aux convenances de la vie ; il faut supporter qu’ils vous donnent un jugement nouveau sur tout, et qu’ils vous développent des principes à eux, qu’ils appellent de la raison ; cette manière d’être me paraît souverainement absurde, particulièrement dans une femme. La conduite des femmes est tracée, leur rang leur marque leur place, leur état leur impose leurs opinions 210 . 203 V. t. 4, p. 24, lettre V, (3, XXXII, 543), Léonce à Delphine. 204 V. t. 4, p. 170, lettre XXXI, (4, IX, 621), Delphine à Mme de Lebensei. 205 V. t. 4, p. 219, lettre XXXV, (4, XIII, 646-647), Mme de Lebensei à Mlle d’Albémar. 206 V. t. 4, p. 228, lettre XXXVIII, (4, XVI, 651), M. de Lebensei à Léonce. 207 V. t. 4, p. 248, lettre XXXIX, (4, XVII, 662), M. de Lebensei à Delphine. 208 V. t. 5, p. 52, lettre VIII, (4, XXX, 707), Mme de R. à Delphine. 209 V. t. 5, p. 107, fragment 2, (737). 210 V. t. 5, p. 175, lettre XXIV, (5, IX, 777), Mme de Mondoville à sa sœur Mme de Ternan. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 127 - L’histoire de toutes les femmes se ressemble 211 . - Une femme a perdu tous ses agréments, lorsqu’on commence à lui parler avec ménagement des femmes jeunes et belles, et à ramener devant elle la conversation sur des sujets d’un genre plus grave ; elle doit sentir alors que tout est dit pour elle 212 . - L’amour-propre a nécessairement beaucoup d’influence sur le bonheur des femmes ; comme elles n’ont pas d’affaires, point d’occupations forcées, elles fixent leur attention sur ce qui les concerne, et détaillent pour ainsi dire la vie qui vaut encore mieux par les grandes masses que par les observations journalières 213 . - Le plus grand malheur des femmes, c’est de ne compter dans leur vie que leur jeunesse 214 . - La femme qui n’a pu se consoler de n’être plus belle, doit avoir l’âme la plus froide et l’esprit le plus léger 215 . - Les femmes sont destinées à verser des larmes ; mais quand les hommes en répandent, je ne sais quelle corde habituellement silencieuse résonne tout à coup au fond du cœur 216 . - Une femme peut se croire, même avec raison, un esprit très remarquable ; cependant, qu’est-ce que cet esprit pour diriger sagement non seulement les hommes en général, mais les femmes en particulier ? … - Pensez-vous qu’un homme sage puisse être empressé de s’unir à une personne qui voit tout par ses propres lumières, soumet sa conduite à ses propres idées, et dédaigne souvent les maximes reçues ? … - Les hommes qui sont le plus affranchis des vérités traitées de préjugés par les incrédules, veulent que leurs femmes ne se dégagent d’aucun lien ; ils sont bien aises qu’elles soient dévotes, et se croient plus sûrs ainsi qu’elles respecteront et leurs devoirs et jusqu’aux moindres nuances de ces devoirs 217 . - Telle femme n’est point dévote, et n’a guère de principe sur rien, qui a beaucoup d’esprit, n’a point aimé son mari et cependant n’a jamais eu d’amant. Défiez-vous de ces caractères-là ; il faut que leur activité s’exerce de quelque manière. Croyez-moi, les pauvres femmes qui se sont fait beaucoup de mal à elles-mêmes par leur légèreté et leurs inconséquences, ont été bien moins occupées d’en faire aux autres 218 . 211 V. t. 5, p. 184, lettre XXVI, (5, XI, 782), Delphine à Mlle d’Albémar. 212 V. t. 5, p. 190, lettre XXVI, (5, XI, 785), Delphine à Mlle d’Albémar. 213 V. t. 5, p. 195, lettre XXVI, (5, XI, 788). 214 V. t. 6, p. 52, lettre VI, (5, XXVI, 845), Mlle d’Albémar à Delphine. 215 V. t. 6, p. 54, lettre VI, (5, XXVI, 845). 216 V. t. 6, p. 118, lettre XVIII, (6, VI, 880), M. de Lebensei à Mlle d’Albémar. 217 V. t. 1, p. 37 et p. 38, lettre II, (1, I, 96-97), Matilde de Vernon à Delphine. 218 V. t. 2, p. 185, lettre XXV, (8, XVII, 328), Mme de R. à Mme d’Artenas. 128 Casimir Barjavel Fautes. Il est des fautes dont les vertus généreuses sont la cause ; il est des fautes, comme les anges en commettraient, s’ils étaient témoins des faiblesses et des souffrances des hommes 219 . Génie. Le génie ne dira jamais mieux que la nature, mais il dira comme elle dans les situations même inventées tandis que l’homme ordinaire ne sera inspiré que par la sienne propre. … Les grands hommes du siècle de Louis XIV remplissaient l’une des premières conditions du génie, ils étaient en avant des lumières de leur siècle : ils ne sont plus ceux qui se sont élancés les premiers dans la carrière ; mais, s’ils renaissaient, partant d’un autre point, ils dépasseraient encore tous leurs nouveaux contemporains 220 . Générosité. La générosité ne convient pas à celui qui a offensé 221 . - On doit rougir d’avoir l’air de la générosité, quand, par le don qu’on fait, on ne dérange en rien les habitudes de sa vie 222 . Histoire. L’histoire ne nous apprend que les grands traits manifestés par la force des circonstances, mais elle ne peut nous faire pénétrer dans les impressions intimes qui, en influant sur la volonté de quelques-uns, ont disposé du sort de tous 223 . Honneur. L’honneur a sa conscience comme la religion ; et rougir à ses propres yeux, est une douleur plus insupportable que tous les remords causés par la crainte ou l’espérance d’une vie à venir. On lit dans un poète anglais (Prior), ces paroles remarquables : Les larmes peuvent effacer le crime, mais jamais la honte : nor tears that wash out guilt, can wash out shame. Le repentir absout les âmes religieuses, mais pour l’honneur point de repentir ; quelle pensée ! Et combien dès l’enfance elle donne l’habitude de ne jamais céder à des mouvements de faiblesse, et de ne point repousser les avertissements les plus secrets, quand la délicatesse les suggère. Si l’honneur cependant n’embrasse point toutes les parties de la morale, la sensibilité n’achève-t-elle pas ce qu’il laisse imparfait ? A quel devoir pourrait-il donc manquer, l’homme qui se respecte et qui aime un objet vertueux 224 ? 219 V. t. 2, p. 55, lettre IX, (2, I, 257), Mlle d’Albémar à Delphine. 220 Delphine, t. 1, préface, pp. XII-XIII, (86). 221 V. t. 4, p. 186, lettre XXXIII, (4, XI, 629), Delphine à Mme de Lebensei. 222 V. t. 1, p. 29, lettre I, (1, I, 92), Delphine à Matilde . 223 V. Delphine, t. 1, préface, p. IX, (81). 224 V. t. 3, pp. 212-213, lettre XXV, (3, XV, 499-500), Léonce à Delphine. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 129 Injustice. Le premier tort des malheureux, c’est l’injustice. Racine, dans Britannicus, a dit : La douleur est injuste, et toutes les raisons/ qui ne la flattent pas, aigrissent ses soupçons 225 . Intérêts. L’on ne pense pas à 20 ans comme à 40, et si l’oubli de soi-même est un agrément dans une jeune personne, l’appréciation de nos intérêts est une chose très naturelle dans un âge avancé 226 . - Les hommes qui prennent leur intérêt pour guide de toute leur vie, ne mettent aucune chaleur ni aux opinions qu’ils soutiennent, ni à celles qu’on leur dispute : céder et se taire est tellement leur habitude, qu’ils la pratiquent avec leurs égaux, pour s’y préparer avec leurs supérieurs 227 . - Les personnes qui ne s’imaginent pas qu’elles doivent soumettre leur conduite à aucun genre de calcul, peuvent se nuire beaucoup à elles-mêmes, jamais aux autres 228 . Imagination. On a voulu établir une sorte d’opposition entre la raison et l’imagination, et beaucoup de gens, qui ne peuvent pas avoir de l’imagination, commencent d’abord par manquer de raison, dans l’espoir que cette preuve de zèle leur sera toujours comptée. Il faut distinguer l’imagination qui peut être considérée comme l’une des plus belles facultés de l’esprit, et l’imagination dont tous les êtres souffrants et bornés sont susceptibles. L’une est un talent, l’autre une maladie ; l’une devance quelquefois la raison, l’autre s’oppose toujours à ses progrès ; on agit sur l’une par l’enthousiasme, sur l’autre par l’effroi ; je conviens que quand on veut dominer les têtes faibles, il faut pouvoir leur inspirer des terreurs que la raison proscrirait ; mais pour produire ce genre d’effet, les contes des revenants valent beaucoup mieux que les chefs-d’œuvre littéraires. L’imagination qui a fait le succès de tous ces chefs-d’œuvre tient par des liens très forts à la raison ; elle inspire le besoin de s’élever au delà des bornes de la réalité, mais elle ne permet pas de rien dire qui soit en contraste avec cette réalité même. Nous avons tous au fond de notre âme une idée confuse de ce qui est mieux, de ce qui est meilleur, de ce qui est plus grand que nous ; c’est ce qu’on appelle, en tout genre, le beau idéal, c’est l’objet auquel aspirent toutes les âmes douées de quelque dignité naturelle ; mais ce qui est contraire à nos connaissances, à nos idées positives, déplaît à l’imagination presque autant qu’à la raison même 229 . 225 V. t. 2, p. 63, lettre X, (2, II, 262), Delphine à Mlle d’Albémar. La citation de Racine est un rajout de Barjavel. 226 V. t. 1, p. 99, lettre IX, (1, IX, 129), Mme de Vernon à M. de Clarimin. 227 V. t. 1, p. 111, lettre X, (1, X, 137), Delphine à Mlle d’Albémar. 228 V. t. 1, p. 99, lettre IX, (1, IX, 129-130), Mme de Vernon à M. de Clarimin. 229 V. t. 1, préface, pp. XXI-XXII, (88). 130 Casimir Barjavel - L’imagination influe toujours sur notre bonheur, alors même qu’on l’empêche de diriger notre conduite ; aussi est-il très souvent plus nécessaire de ruser avec elle que de vouloir l’asservir 230 . Ingratitude. De tous les vices humains, l’ingratitude n’est-il pas le plus dur, celui qui suppose le plus de sécheresse dans l’âme, le plus d’oubli du passé, de ce temps qui ébranle si profondément les âmes sensibles 231 ? - L’ingratitude ! C’est un grand mot dont on abuse beaucoup. On se sert parce que l’on s’aime, et quand on ne s’aime plus l’on est quitte, on ne fait rien dans la vie que par calcul ou par goût ; je ne vois pas ce que la reconnaissance peut avoir à faire dans l’un ou dans l’autre 232 . - Jugez combien les ingrats et ceux qui auraient envie de l’être, trouvent mauvais qu’on se souvienne des services qu’on a rendus 233 ! - Il est des cas où l’on est porté à reprocher les services qu’on a rendus ; mais les ingrats ne manquent pas de dire alors que tous les services du monde sont effacés par les reproches. Vous sentez aisément combien il serait facile de se dégager ainsi de la reconnaissance. On blesserait le cœur d’une personne qui se serait conduite généreusement envers nous ; elle s’en plaindrait et l’on dirait ensuite que toutes ses actions sont effacées par ses paroles 234 . - Il faut se dévouer, quand on le peut, à diminuer les malheurs sans nombre qu’entraîne une révolution, et qui pèsent davantage encore sur les personnes opposées à cette révolution même ; mais il ne faut pas compter en général sur le souvenir qu’elles en conserveront. … Un homme de parti est ingénieux à découvrir un moyen de haïr à son aise celui qui lui a fait du bien, lorsqu’il n’est pas de la même opinion que lui ; et peut-être arrive-t-il souvent, que l’on invente, pour se dégager d’une reconnaissance pénible, mille calomnies auxquelles on n’aurait pas pensé, si l’on était resté tout à fait étranger l’un à l’autre 235 . Jalousie. Léonce va nous retracer les sentiments de jalousie délicate qu’il éprouva à la vue des hommages que Delphine reçut dans une soirée chez Mme d’Artenas : « J’entendis les acclamations d’enthousiasme, je dirais presque d’amour, de tous ceux qui vous entouraient. Tandis que votre esprit se montrait plus libre, plus brillant que jamais, il m’était impossible de 230 V. t. 6, p. 159, lettre XXIV, (6, XII, 901). 231 V. t. 2, p. 271, lettre XXXIX, (2, XXXI, 373), Delphine à Mlle d’Albémar. 232 V. t. 2, p. 278, lettre XXXIX, (2, XXXI, 377). 233 V. t. 3, p. 10, lettre III, (2, XXXVI, 292), Mme d’Artenas à Delphine. 234 V. t. 3, pp. 14-15, lettre IV, (2, XXXVII, 394), Delphine à Mme d’Artenas. 235 V. t. 4, pp. 18-19, lettre IV, (3, XXXI, 540), Delphine à Léonce. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 131 me mêler à la conversation ; vous étiez gaie et j’étais sombre. Cependant, moi aussi, Delphine, moi aussi, je suis heureux. Pourquoi donc étais-je si embarrassé, si triste ? Expliquez-moi la raison de cette différence ? Ah ! si vous alliez découvrir que c’est parce que je vous aime mille fois plus que vous ne m’aimez ? Certainement, la vie de Paris ne peut convenir à l’amour ; le sentiment que vous avez daigné m’accorder s’affaiblirait au milieu de tant d’impressions variées. Je le sais, votre cœur est trop sensible pour que l’amour propre puisse le distraire des affections véritables ; mais enfin ces succès inouïs que vous obtenez toujours, dès que vous paraissez, ne vous causentils pas quelques plaisirs ? Et ces plaisirs ne viennent pas de moi ; ce seraient eux, au contraire, qui pourraient vous dédommager de mon absence. Je suis glorieux de votre beauté, de votre esprit, de tous vos charmes, et cependant ils me font éprouver cette jalousie délicate qui ne se fixe sur aucun objet, mais s’attache aux moindres nuances des sentiments du cœur. Ces suffrages qui se pressent autour de vous, il me semble qu’ils nous séparent ; ces éloges qu’on vous prodigue, donnent à tant d’autres l’occasion de vous nommer, de s’entretenir de vous, de prononcer des paroles flatteuses, des paroles que moi-même je vous ai dites souvent, et que je serai sans doute entraîné à vous redire encore » 236 . Liberté. Les Anglais cherchent l’utilité dans tout, et leur disposition à cet égard est celle des peuples libres ; ils ont besoin d’être instruits, plutôt qu’amusés, parce qu’ayant à faire un noble usage des facultés de leur esprit, ils aiment à les développer et non à les endormir 237 . - Toutes les fois qu’une nation s’efforce d’arriver à la liberté, je puis blâmer profondément les moyens qu’elle prend, mais il me serait impossible de ne pas m’intéresser à son but. La liberté est le premier bonheur, la seule gloire de l’ordre social ; l’histoire n’est décorée que par les vertus des peuples libres ; les seuls noms qui retentissent de siècle en siècle à toutes les âmes généreuses, ce sont les noms de ceux qui ont aimé la liberté ! Nous avons en nous-mêmes une conscience pour la liberté comme pour la morale ; aucun homme n’ose avouer qu’il veut la servitude, aucun homme n’en peut être accusé sans rougir ; et les cœurs les plus froids, si leur vie n’a point été souillée, tressaillent encore, lorsqu’ils voient en Angleterre les touchants exemples du respect des lois pour l’homme, et des hommes pour la loi ; lorsqu’ils entendent le noble langage qu’ont prêté Corneille et Voltaire aux ombres sublimes des Romains 238 . 236 V. t. 3, pp. 176-178, lettre XXI, (3, XI, 480-481), Léonce à Delphine. 237 Delphine, t. 1, préface, pp. XIII-XIV, (83-84). 238 V. t. 5, pp. 206-207, lettre XXIX, (5, XIV, 794-795), M. de Lebensei à Léonce. 132 Casimir Barjavel - De tous les sentiments, l’amour de la liberté me paraît le plus digne d’un caractère généreux 239 . - Il serait aussi impossible à un galant homme de ne pas aimer la liberté, de ne pas la servir, que de fermer son cœur à la générosité, à l’amitié, à tous les sentiments les plus vrais et les plus purs. Ce n’est pas seulement les lumières de la philosophie qui font adopter de semblables idées ; il s’y mêle un enthousiasme généreux, qui s’empare de nous comme toutes les passions nobles et fières et nous domine impérieusement 240 . - Cette révolution que beaucoup d’attentats ont malheureusement souillée, sera jugée dans la postérité par la liberté qu’elle assurera à la France ; s’il n’en devait résulter que diverses formes d’esclavage, ce serait la période de l’histoire la plus honteuse ; mais si la liberté doit en sortir, le bonheur, la gloire, la vertu, tout ce qu’il y a de noble dans l’espèce humaine est si intimement uni à la liberté, que les siècles ont toujours fait grâce aux événements qui l’ont amenée 241 . - Voici quelques idées sur la liberté, extraites des œuvres de Mme Roland, t. 3, pp. 169 et suiv. (De la liberté) : « Je distingue, dit-elle, la liberté de la volonté, celle des actions et celle de l’esprit. Je doute que la première existe ; la seconde me paraît très rare, et la troisième n’appartient qu’aux sages. La liberté métaphysique est un problème sur lequel je cherche à exercer mes idées : la liberté politique est un bien dont j’aime à me rappeler l’image et l’utilité : la liberté philosophique, la seule peut-être qu’il m’appartienne de connaître, est un trésor que je veux acquérir. La liberté politique consiste, pour chaque individu d’une société, à faire tout ce qu’il juge propre pour son bien, dans ce qui ne nuit point aux autres. C’est le pouvoir d’être heureux sans faire de mal à personne. … L’esclavage et la vertu sont incompatibles. … La tyrannie dégrade également celui qui l’exerce et ceux qu’elle asservit ; tous perdent avec elle le sentiment du vrai, l’idée du juste et le goût du bien. … Le véritable courage n’appartient qu’à l’homme libre. … La jouissance et l’inviolabilité des premiers droits de l’homme social, la sûreté personnelle et la propriété, avec le pouvoir de les réclamer au cas d’une lésion accidentelle, sont proprement l’essence de la liberté : c’est le chef-d’œuvre de la législation. … Tous les peuples ne sont pas capables de jouir de la liberté ; la même nation ne saurait la supporter également dans tous les temps. … Compagne assez ordinaire de la pauvreté, la fertilité d’un pays abondant en superflu, l’étouffe pour ainsi dire par sa richesse. Aussi est-il assez généralement vrai, que les plus beaux pays sont ceux qui ont le plus mauvais gouvernement. … La liberté ne convient qu’à des hommes simples 239 V. t. 1, p. 213, lettre XXV, (1, XXV, 190), Delphine à Mlle d’Albémar. 240 V. t. 4, p. 27, lettre VI, (3, XXXIII, 544-545), Delphine à Léonce. 241 V. t. 6, p. 157, lettre XXIV, (6, XII, 900). Petit dictionnaire sentimental et philosophique 133 et qui ont peu de besoins. … L’industrie et les arts ouvrent la première porte à l’inégalité, isolant ceux qui les professent en leur donnant des moyens extraordinaires d’acquérir et leur offrant des ressources indépendantes de l’avantage commun. … J’entends par la liberté de l’esprit, non seulement cette vue saine d’un jugement éclairé qui n’est point troublé par les préjugés ni par les passions, mais encore cette ferme et tranquille assiette d’une âme forte, supérieure aux événements ; je l’appelle philosophique, parce qu’elle est le fruit de la sagesse et l’une de ses preuves les moins équivoques. » Mélancolie. Il est de grandes pensées vers lesquelles la mélancolie nous ramène invinciblement ; l’incertitude de la destinée humaine, l’ambition de nos désirs, l’amertume de nos regrets, l’effroi de la mort, la fatigue de la vie, tout ce vague du cœur, enfin, dans lequel les âmes sensibles aiment tant à s’égarer 242 . - Le bonheur même des âmes sensibles n’est jamais sans quelque mélange de mélancolie 243 . Musique. Je ne connais rien de si touchant qu’un aveugle qui se livre à l’inspiration de la musique ; on dirait que la diversité des sons et des impressions qu’ils font naître, lui rend la nature entière dont il est privé. La timidité naturellement inséparable d’une infirmité si malheureuse, défend d’entretenir les autres de la peine que l’on éprouve, et l’on évite presque toujours d’en parler ; mais il semble, quand un aveugle vous fait entendre une musique mélancolique, qu’il vous apprend le secret de ses chagrins ; il jouit d’avoir trouvé enfin un langage délicieux qui permet d’attendrir le cœur sans craindre de le fatiguer 244 . - La musique est un langage mystérieux, et les émotions que l’harmonie nous fait éprouver sont tout à fait indéfinissables 245 . - L’âme qui repousse la musique, dit Shakespeare, est pleine de trahison et de perfidie 246 . - Quel langage conviendrait mieux aux anges que cette mélodie qui pénètre bien plus avant que l’éloquence elle-même dans les affections de 242 V. t. 1, p. 146, lettre XV, (1, XV, 155), Delphine à Mlle d’Albémar. 243 V. t. 1, p. 45, lettre III, (1, III, 101), Delphine à Matilde . 244 V. t. 3, pp. 233-234, lettre XXVIII, (3, XVIII, 510), Léonce à Barton. 245 V. t. 3, p. 254, lettre XXXI, (3, XXI, 522), Delphine à Léonce. 246 V. t. 4, p. 101, lettre XVII, (3, XLIV, 583), Léonce à Delphine. Shakespeare a dit crûment qu’il ne faut pas se fier à l’homme qui n’a dans son âme aucune musique ; qu’un pareil homme est capable de trahisons, de stratagèmes et […] la Ste baume, t. 2, p. 229. 134 Casimir Barjavel l’âme ! Il semble qu’elle nous exprime les sentiments indéfinis, vagues et cependant profonds, que la parole ne saurait peindre 247 . - La musique rappelle trop vivement tous les souvenirs 248 . Mort. J’ai toujours blâmé les cérémonies des catholiques auprès des mourants ; elles ont quelque chose de sombre et de terrible qui ne s’allie point avec l’idée que je me fais de la bonté de l’Etre suprême 249 . - Les moralistes anciens et modernes fourniraient plus d’une réflexion propre à soutenir l’âme défaillante devant la terreur de la mort. … Pourquoi ne chercherait-on point à environner la mort d’images et d’idées calmes, et à réveiller ainsi au fond du cœur ces impressions sensibles et religieuses qui font passer doucement des dernières lueurs de la vie aux pâles lueurs du tombeau 250 ? - Qui pourrait absoudre d’un crime envers les morts ? Quelle voix dirait qu’ils ont pardonné 251 ? - Elle commence, la mort, à la première affection qui s’éteint, au premier sentiment qui se refroidit, au premier charme qui disparaît ! Ses signes avantcoureurs se marquent tous à l’avance sur nos traits ; l’on se voit privée par degrés des moyens d’exprimer ce que l’on sent, l’âme perd son interprète, les yeux ne peignent plus ce qu’on éprouve, et les impressions de notre cœur, comme renfermées au dedans de nous-mêmes, n’ont plus ni regards ni physionomie, pour se faire entendre des autres ; il faut alors mener une vie grave, et porter sur un visage abattu, cette tristesse de l’âge, tribut que la vieillesse doit à la nature qui l’opprime 252 . - A-t-on raison d’entourer nos derniers moments d’un appareil si sombre, de surpasser en effroi la mort même, et de frapper par tant d’idées terribles l’imagination des infortunés qui expirent ? Le sacrifice même est à peine aussi redoutable que ses préparatifs. Ne vaut-il pas mieux laisser venir la fin de l’homme comme celle du jour, et faire ressembler, autant qu’il est possible, le sommeil de la mort au sommeil de la vie ! Oui, je le crois, celui qui meurt regretté de ce qu’il aime, doit écarter de lui cette pompe funèbre ; l’affection l’accompagne jusqu’à son dernier adieu, il dépose sa mémoire dans les cœurs qui lui survivent, et les larmes de ses amis sollicitent pour lui la bienveillance du ciel ; mais l’être infortuné qui périt seul, a peut-être besoin que sa mort ait du moins un caractère solennel ; que des ministres 247 V. t. 4, p. 145, lettre XXVII, (4, V, 608), Delphine à Mme de Lebensei. 248 V. t. 5, p. 145, lettre XIX, (5, III, 761), Delphine à Mlle d’Albémar. 249 V. t. 3, p. 61, lettre IX, (2, XLII, 418), Delphine à Mlle d’Albémar. 250 V. t. 3, pp. 71-72, lettre X, (2, XLIII, 423-424), Mme de Lebensei à Mlle d’Albémar. 251 V. t. 3, p. 127, lettre XIV, (3, IV, 453), Delphine à Léonce. 252 V. t. 5, pp. 195-196, lettre XXVI, (5, XI, 788-789). Petit dictionnaire sentimental et philosophique 135 de Dieu chantent autour de lui ces prières touchantes qui expriment la compassion du ciel pour l’homme, et que le plus grand mystère de la nature, la mort, ne s’accomplisse pas sans causer à personne ni pitié ni terreur 253 . - Rien n’est plus touchant que les honneurs rendus au cercueil d’un enfant ! Cette cérémonie n’a rien de sombre, il semble qu’on devrait plaindre davantage celui qui perd la vie avant d’avoir goûté ses beaux jours, et cependant on éprouve un sentiment tout à fait contraire ; ce qui attriste dans la mort, ce sont les longues douleurs qui l’ont précédée, les espérances trompées, les efforts pénibles qui n’ont pu conduire au but et n’ont creusé que l’abîme, où le temps et la douleur précipitent tous les hommes ; mais j’aime ces mots d’Hervey sur la tombe d’un enfant : « La coupe de la vie lui a paru trop amère, et il a détourné la tête. » Heureux enfant ! Dispensé de l’épreuve 254 ! - Quoiqu’on apprenne aux enfants le nom de la mort, ils n’en ont aucune idée ; il ne la craignent ni pour eux ni pour les autres : ils craignent de souffrir et non de mourir 255 . Mérite. C’est un rare mérite que celui qui est vivement senti, même par les hommes vulgaires ; et je crois toujours plus aux qualités qui produisent de l’effet sur tout le monde, qu’à ces supériorités mystérieuses qui ne sont reconnues que par les adeptes 256 . Mariage. Peut-on regarder un mariage comme décidé, quand on n’a jamais vu celle qu’on doit épouser 257 ? - Oui, je ne crains pas de le dire, s’il était une circonstance qui pût nous permettre une plainte contre notre créateur, ce serait du sein d’un mariage mal assorti que cette plainte échapperait ; c’est sur le seuil de la maison habitée par ces époux infortunés, qu’il faudrait placer ces belles paroles de Dante qui proscrivent l’espérance. Non, Dieu ne nous a point condamnés à supporter un tel malheur ! Le vice s’y soumet en apparence, et s’en affranchit chaque jour ; la vertu doit le briser, quand elle se sent incapable de renoncer pour jamais au bonheur d’aimer, à ce bien dont le sacrifice coûte bien plus à notre nature que le mépris de la mort 258 . - Le bonheur parfait ne peut jamais être le partage d’une femme à qui l’erreur de ses parents ou la sienne propre ont fait contracter un mauvais 253 V. t. 6, pp. 108-109, lettre XVI, (6, IV, 874-875), M. de Lebensei à Mlle d’Albémar. V. aussi La Nouvelle Héloïse, 6 e partie, lettre XI, M. de Wolmar à St. Preux. 254 V. t. 6, pp. 116-117, lettre XVIII, (6, VI, 879), M. de Lebensei à Mlle d’Albémar. 255 V. Nouvelle Héloïse, 6 e partie, lettre XI, M. de Wolmar à St. Preux. 256 V. t. 1, p. 151, lettre XVI, (1, XVI, 157), Mlle d’Albémar à Delphine. 257 V. t. 1, p. 181, lettre XXI, (1, XXI, 173), Léonce à Barton. 258 V. t. 2, p. 113, lettre XV, (2, VII, 288-289). 136 Casimir Barjavel mariage. Pour les femmes, toutes les années de la vie dépendent d’un jour ; et d’un seul acte de leur volonté dérivent toutes les peines ou toutes les jouissances de leur destinée 259 . - Pour que le mariage remplisse l’intention de la nature, il faut que l’homme ait, par son mérite réel un véritable avantage sur sa femme, un avantage qu’elle reconnaisse et dont elle jouisse ; malheur aux femmes obligées de conduire elles-mêmes leur vie, de couvrir les défauts et les petitesses de leur mari ou de s’en affranchir en portant seules le poids de l’existence ! Le plus grand des plaisirs, c’est cette admiration du cœur qui remplit tous les moments, donne un but à toutes les actions, une émulation continuelle au perfectionnement de soi-même, et place auprès de soi la véritable gloire, l’approbation de l’ami qui vous honore en vous aimant. Ne jugez pas le bonheur ou le malheur des familles par toutes les prospérités de la fortune ou de la nature ; connaissez le degré d’affection dont l’amour conjugal les fait jouir, et c’est alors seulement que vous saurez quelle est leur part de félicité sur la terre ! … Il n’est de bonheur pendant la vie que dans cette union du mariage, que dans cette affection des enfants, qui n’est parfaite que quand on chérit leur mère. Les hommes, beaucoup plus libres dans leur sort que les femmes, croient pouvoir aisément suppléer aux jouissances de la vie domestique ; mais je ne sais quelle force secrète la Providence a mise dans la morale, les circonstances de la vie paraissent indépendantes d’elles, et c’est elle seule cependant qui finit par en décider. Toutes les liaisons hors du mariage ne durent pas ; des événements terribles, ou des dégoûts naturels brisent les liens qu’on croyait les plus solides ; l’opinion vous poursuit, l’opinion, de quelque manière, insinue ses poisons dans votre bonheur. Et quand il serait possible d’échapper à son empire, peut-on comparer le plaisir de se voir quelques heures au milieu du monde, quelques heures interrompues, avec l’intimité parfaite du mariage 260 ? - Quand le sort d’une femme est uni à celui de l’homme qu’elle aime, chaque fois qu’il rentre chez lui, qu’elle entend son pas, qu’il ouvre sa porte, elle éprouve un bonheur si grand, qu’il fait concevoir comment la nature, en ne donnant aux femmes que l’amour, n’a pas été cependant injuste envers elle 261 . - C’est du mariage que doivent dériver toutes les affections d’une femme, et si le mariage est malheureux, quelle confusion n’en résulte-t-il pas dans les idées, dans les devoirs, dans les qualités même 262 ! 259 V. t. 2, p. 126, lettre XV, (2, VII, 296). 260 V. t. 3, pp. 239-240 et 243-244, lettre XXVIII, (3, XVIII, 514 et 516). 261 V. t. 5, p. 241, lettre XXXIII, (5, XVIII, 813), Delphine à Mme de Cerlèbe. 262 V. t. 5, p. 243, lettre XXXIII, (5, XVIII, 814), Delphine à Mme de Cerlèbe. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 137 - Quand une femme aime plus son mari qu’il ne l’aime, c’est à lui de la diriger ; celui des deux qui ne peut vivre sans l’autre est l’être soumis et dominé 263 . Maternité. Dans un mariage de raison, une femme peut goûter encore la douceur d’être mère ; il est si difficile d’avoir pour époux l’homme de son choix, il y a tant de chances contre tant de bonheur, que la Providence a peut-être voulu que la félicité des femmes consistât seulement dans les jouissances de la maternité ; elle est la récompense des sacrifices que la destinée leur impose, c’est le seul bien qui puisse les consoler de la perte de la jeunesse 264 . - La nature prodigue envers la jeunesse, a réservé aux femmes les plus doux plaisirs de la maternité, pour l’époque de la vie qui permet encore les plus heureuses jouissances de l’amour ; elles sont les premiers objets de l’affection de leurs enfants, à l’âge où elles peuvent l’être encore de l’époux, de l’amant qui les préfère, et quand leur jeunesse finit, celle de leurs enfants commence, et tout l’attrait de l’existence les leur enlève au moment même où elles auraient le plus besoin de se reposer sur leurs sentiments 265 . - Une incertitude presque habituelle, une réserve fière, se mêlent à l’amour que vous inspirent vos enfants. Ils s’élancent vers tant de plaisirs qui doivent les séparer de vous, ils sont appelés à tant de vie après votre mort, qu’une timidité délicate vous commande de ne pas trop vous livrer en leur présence à vos sentiments pour eux. Vous voulez attendre au lieu de prévenir, et conserver envers cette jeunesse resplendissante, la dignité qu’on doit garder avec les puissants, alors même qu’on a pour eux la plus sincère amitié ! Mais il n’en est pas ainsi de la tendresse filiale, elle peut s’exprimer sans crainte : elle est si sûre de l’impression qu’elle produit 266 ! Médiocrité. N’avez-vous pas souvent remarqué dans la vie combien les gens médiocres et les personnes distinguées s’accordent mal ensemble ! Les esprits tout à fait vulgaires s’arrangent beaucoup mieux avec les esprits supérieurs ; mais la médiocrité ne suppose rien au delà de sa propre intelligence, et regarde comme folie tout ce qui la dépasse 267 . Morale. Il n’est pas vrai qu’il ne faille point d’effort pour être vertueux : c’est le bonheur, j’en conviens, qu’on doit considérer comme le but de la 263 V. t. 1, pp. 123-124, lettre XII, (1, XII, 143), Delphine à Mlle d’Albémar. 264 V. t. 4, p. 170, lettre XXXI, (4, IX, 621), Delphine à Mme de Lebensei. 265 V. t. 5, p. 191, lettre XXVI, (5, XI, 786). 266 V. t. 5, p. 231, lettre XXXII, (5, XVII, 808-809), Mme de Cerlèbe à Delphine. 267 V. t. 2, p. 7, lettre I, (1, XXXI, 231), Léonce à sa mère. 138 Casimir Barjavel Providence ; mais la morale, qui est l’ordre donné à l’homme de remplir les intentions de Dieu sur la terre, la morale exige souvent que le bonheur particulier soit immolé au bonheur général 268 . - La morale nous rend l’avenir présent, c’est une de ses plus heureuses puissances, exerçons-la pour notre bonheur 269 . - Un parti peut blesser les convenances ; mais il ne s’ensuit pas de là qu’il ne s’accorde pas avec la morale, la raison et l’humanité. … L’homme fier, l’homme vertueux ne doit obéir qu’à la morale universelle ; que signifient ces devoirs qui tiennent aux circonstances, qui dépendent du caprice des lois, ou de la volonté des prêtres, et soumettent la conscience de l’homme à la décision d’autres hommes, asservis depuis longtemps sous le joug des mêmes préjugés et surtout des mêmes intérêts ? Certes, la morale est d’une assez haute importance pour que l’Etre suprême ait accordé à chacune de ses créatures ce qu’il faut de lumières pour la comprendre et pour la pratiquer ; et ce qui répugne aux cœurs les plus purs, ne peut jamais être un devoir 270 ! - Il faut respecter la morale publique ; elle est souvent inconséquente, cette morale, soit dans ses austérités, soit dans ses indulgences ; néanmoins telle qu’elle est, il ne faut pas la braver ; car elle tient à quelque vertu dans l’opinion de ceux qui l’adoptent 271 . Mal. Alexandre Dumas dans Angèle (acte 1, scène 2) fait dire à Alfred d’Alvimar : « … Dès que je fus convaincu que le mal particulier concourait au bien général, il me parut de droit incontestable de rendre aux individus le mal que la société m’avait fait, du moment que du mal des autres naîtrait un bien pour moi ; car faire le mal pour le plaisir du mal est un travail inutile. » Malheur. Combien d’hommes à talent à qui il ne manque qu’un grand malheur pour devenir hommes de génie ! C’est ainsi que M. J. Reboul, le boulanger de Nîmes, est devenu poète : Il avait épousé une femme qu’il aimait : cette femme mourut. Les larmes de Reboul refluèrent vers son cœur et l’inondèrent ; car on tenta en vain de le consoler : il chercha la solitude, et à défaut d’âmes qui pussent le comprendre, il se plaignit à Dieu. Ces plaintes religieuses et solitaires prirent un caractère poétique et élevé qu’il n’avait jamais remarqué dans ses paroles : ses pensées se formulèrent dans un idiome presque inconnu à lui-même, et comme elles tendaient au ciel, 268 V. t. 4, pp. 257-258, lettre XL, (4, XVIII, 667), Delphine à M. de Lebensei. 269 V. t. 5, p. 237, lettre XXXII, (5, XVII, 811), Mme de Cerlèbe à Delphine. 270 V. t. 6, pp. 153-154, lettre XXIV, (6, XII, 898-899). 271 V. t. 2, p. 193, lettre XXVII, (2, XIX, 333), M. de Serbellane à Mme d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 139 à défaut de sympathies sur la terre, le Seigneur leur donna des ailes, et elles montèrent vers les hautes régions 272 . Nations (caractères de diverses). N’avez-vous pas remarqué combien il est facile de reconnaître au premier coup d’œil le rang qu’un Français occupe dans le monde ? Ses prétentions et ses inquiétudes le trahissent presque toujours dès qu’il peut craindre d’être considéré comme inférieur ; tandis que les Anglais et les Américains ont une dignité calme et habituelle, qui ne permet ni de les juger, ni de les classer légèrement 273 . - Les Français à vingt-cinq ans sont rarement sauvages, savants et philosophes ; ils ne veulent pas, comme ils le disent, se gâter par les manières anglaises ; mais, à mon avis, ils ont tort ; car il n’existe pas de plus noble caractère que celui des Anglais 274 . - Quand une fois on connaît bien les hommes, aucune préférence vive n’est possible pour telle ou telle nation 275 . Nuit. Quelle égalité règne dans l’univers pendant la nuit ! Les puissants sont sans force, les faibles sans maîtres, la plupart des êtres sans douleur ! Veiller pour souffrir est terrible, mais veiller pour penser est assez doux ; dans le jour il vous semble que les témoins, que les juges assistent à vos plus secrètes réflexions ; mais dans la solitude de la nuit, vous vous sentez indépendant ; la haine dort, et des malheureux comme vous pourraient seuls encore vous entendre 276 ! Opinion publique. Je crois tellement essentiel pour une femme de ménager en tout point l’opinion, que je lui conseillerais de ne rien braver en aucun genre, ni superstitions, ni convenances, quelques puériles qu’elles puissent être ; combien toutefois il vaut mieux n’avoir point à penser aux suffrages du monde, et se trouver disposée, par la religion même, à tous les sacrifices que l’opinion peut exiger de nous 277 . - Loin de chercher les suffrages du plus grand nombre, par les ménagements nécessaires pour se les concilier, je serais presque tentée de croire que l’approbation des hommes flétrit un peu ce qu’il y a de plus pur dans la vertu, et que le plaisir qu’on pourrait prendre à cette approbation, finirait par 272 V. Alexandre Dumas, Nouvelles impressions de voyage, Midi de la France, t. 2, pp. 153-154, 3 vol., Paris 1841. V. aussi ci-dessus le mot « douleur ». 273 V. t. 1, p. 114, lettre XI, (1, XI, 138), Delphine à Mlle d’Albémar. 274 V. t. 2, p. 114, lettre XV, (2, VII, 289). 275 V. t. 2, p. 194, lettre XXVII, (2, XIX, 333), M. de Serbellane à Delphine. 276 V. t. 5, pp. 145-146, lettre XIX, (5, III, 761), Delphine à Mlle d’Albémar. 277 V. t. 1, p. 39, lettre II, (1, II, 97), Matilde de Vernon à Delphine. 140 Casimir Barjavel gâter les mouvements simples et irréfléchis d’une bonne nature. … Une âme bien née n’a qu’un seul principe à observer dans le monde, faire toujours du bien aux autres, et jamais de mal. Qu’importe à celui qui croit à la protection de l’Etre suprême et vit en sa présence, à celui qui possède un caractère élevé et jouit en lui-même du sentiment de la vertu, que lui importe, dis-je, les discours des hommes ? Il obtient leur estime tôt ou tard, car c’est de la vérité que l’opinion publique relève en dernier ressort ; mais il faut savoir mépriser toutes les agitations passagères que la calomnie, la sottise et l’envie excitent contre les êtres distingués. Cette indépendance, cette philosophie de principes conviennent peut-être mieux encore à un homme qu’à une femme ; mais je crois aussi que les femmes, étant bien plus exposées que les hommes à se voir mal jugées, il faut d’avance fortifier leur âme contre ce malheur. La crainte de l’opinion rend tant de femmes dissimulées 278 . - Les hommes médiocres ont au moins autant d’influence sur l’opinion publique que les hommes supérieurs 279 . - Lutter contre l’opinion, au milieu de la société, est, pour une femme, le plus grand supplice dont je puisse me faire l’idée. Il faut être ou bien audacieuse ou bien humble pour s’y exposer. Une femme qui ne se soumet pas aux préjugés reçus, doit vivre dans la retraite, pour conserver son repos et sa dignité ; mais il y a une grande différence entre ce qui est mal en soi, et ce qui ne l’est qu’aux yeux des autres 280 . - Il faut respecter la morale publique ; elle est souvent inconséquente, cette morale, soit dans ses austérités, soit dans ses indulgences ; néanmoins, telle qu’elle est, il ne faut pas la braver, car elle tient à quelque vertu dans l’opinion de ceux qui l’adoptent 281 . - Sous la proscription de l’opinion, une femme s’affaiblit, mais un homme se relève. Il semble qu’ayant fait les lois, les hommes sont les maîtres de les interpréter ou de les braver 282 . - La vérité doit nous valoir le suffrage des autres, ou nous apprendre à nous en passer 283 . - Je ne crains point les hommes tant que ma conscience ne me reproche rien, ils me feraient trembler si j’avais perdu cet appui 284 . 278 V. t. 1, pp. 164 et 166-167, lettre XIX, (1, XIX, 164 et 165-166), Delphine à Mlle d’Albémar. 279 V. t. 1, p. 236, lettre XXVII, (1, XXVII, 202), Léonce à Barton. 280 V. t. 2, p. 107, lettre XV, (2, VII, 285-286). 281 V. t. 2, p. 193, lettre XXVII, (2, XIX, 333), M. de Serbellane à Delphine. 282 V. t. 2, p. 247, lettre XXXV, (2, XXVI, 361), Delphine à Mlle d’Albémar. 283 V. t. 3, p. 16, lettre IV, (2, XXXVII, 395), Delphine à Mme d’Artenas. 284 V. t. 3, p. 105, lettre XII, (3, II, 442), Delphine à Léonce. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 141 - Le public veut toujours qu’une action courageuse soit en même temps sagement motivée, et quand il démêle quelque égarement dans une conduite, fût-elle héroïque, il la condamne sévèrement 285 . - J’ai toujours pensé qu’un homme ne peut répondre ni de son bonheur, ni de celui de la femme qu’il aime, s’il ne sait pas dédaigner l’opinion ou la subjuguer 286 . - On ne doit point être tout à fait indifférent aux suffrages publics ; l’homme est juge de l’homme, et malheur à celui qui n’aurait pas l’espérance que sa tombe au moins sera honorée 287 ! - La source de ce qui est bien est-elle entièrement pure ? On veut les suffrages des hommes pour récompense d’une bonne conduite, et c’est ainsi que la vertu n’est jamais sans mélange ; mais dans le mal, il n’y a que du mal 288 . - Si notre conscience était d’accord avec le mal que les hommes peuvent dire de nous, chacun d’eux pourrait nous humilier, car notre cœur ne conserverait en lui-même aucune force pour se relever 289 . - C’est aux femmes peut-être qu’il est permis de trembler devant l’opinion ; mais c’est aux hommes surtout qu’il convient de la diriger ou de s’en affranchir 290 . - On ne peut jamais être sûr de sa conduite ni de son bonheur, quand on fait dépendre l’une et l’autre des jugements des hommes 291 . - Il est des personnes qui, bien qu’elles ne cherchent point à plaire, sont pourtant très inquiètes de ce qu’on peut dire d’elles ; elles n’ont ni l’indifférence sur les jugements des hommes, que la philosophie peut inspirer, ni les égards pour l’opinion, que devrait leur suggérer leur désir de la captiver. Elles veulent obtenir ce qu’elles sont résolues de ne pas mériter, et cette manière d’être leur donne de la fausseté dans leurs relations avec les étrangers et de la violence dans leur intérieur domestique 292 . - L’idée générale de ménager l’opinion, de parvenir à la recouvrer quand une injustice vous l’a ravie, ne rappelle rien à l’esprit qui ne soit sage et noble ; mais combien tous les détails de cette entreprise répugnent à l’élévation des sentiments ! Combien ils exigent de souplesse, de contrainte, de condescendance, et comme au milieu de ce pénible travail, un mouvement d’orgueil vous dit souvent que vous avez tort de soumettre ce qui vaut mieux 285 V. t. 4, p. 226, lettre XXXVIII, (4, XVI, 650), M. de Lebensei à Léonce. 286 V. t. 4, p. 250, lettre XXXIX, (4, XVII, 663), M. de Lebensei à Delphine. 287 V. t. 5, p. 204, lettre XXIX, (5, XIV, 793-794), M. de Lebensei à Léonce. 288 V. t. 6, p. 130, lettre XXI, (6, IX, 886), M. de Lebensei à Mlle d’Albémar. 289 V. t. 6, p. 161, lettre XXIV, (6, XII, 902). 290 V. t. 6, p. 164, lettre XXIV, (6, XII, 904). 291 V. t. 4, p. 29, lettre VI, (3, XXXIII, 546), Delphine à Léonce. 292 V. t. 2, p. 111, lettre XV, (2, VII, 288). 142 Casimir Barjavel à ce qui vaut le moins, et d’humilier un être distingué devant la capricieuse faveur de tant d’individus sans nul mérite, de tant d’individus qui, si vous étiez dans la prospérité, se rendraient bientôt justice, et se placeraient d’euxmêmes à cent pieds au-dessous de vous 293 ! Politique. En politique, comme dans toutes les actions de notre vie, il faut suivre scrupuleusement ce que l’honneur exige de nous ; mais prendrez-vous pour arbitre de l’honneur, l’approbation ou le blâme des hommes ? Je suis convaincu que, même dans les temps les plus calmes, il faut savoir sacrifier l’opinion présente à l’opinion à venir, et que les grandes spéculations en ce genre exigent des pertes momentanées ; mais si cela est vrai d’une manière générale, combien cela ne l’était-il pas davantage pendant les temps malheureux de la Révolution française ? On ne pouvait satisfaire alors que l’opinion d’un parti ; ce qui vous valait l’estime de l’un vous ôtait celle de l’autre, et si quelque chose peut faire sentir la nécessité d’en appeler à soi seul, ce sont ces divisions civiles pendant lesquelles les hommes des bords opposés plaident contradictoirement et s’objectent également la morale et l’honneur. Ce n’est pas tout : l’opinion même du parti que vous choisiriez pourrait changer ; il y a dans la conduite privée des devoirs reconnus et positifs ; on est toujours approuvé en les accomplissant, quelles qu’en soient les suites ; mais dans les débats politiques, le succès est, pour ainsi dire, ce qu’était autrefois le jugement de Dieu ; les lumières manquent à la plupart des hommes, pour décider en politique, comme elles manquaient autrefois en jurisprudence ; et l’on prend pour juge le succès qui trompe sans cesse sur la vérité ; il déclare, comme autrefois, quel est celui qui a raison, par les épreuves du fer et du feu, par ces épreuves dont le hasard ou la force décident bien plus souvent que l’innocence et la vertu : Si vous acquérez de l’influence dans votre parti et qu’il soit vaincu, il vous accusera des démarches mêmes qu’il vous aura demandées et vous ne rencontrerez que des âmes vulgaires qui se plaindront d’avoir été entraînées par leurs chefs ; les hommes médiocres se tirent toujours d’affaire ; ils livrent les hommes distingués qui les ont guidés, aux hommes médiocres du parti contraire ; les ennemis mêmes se rapprochent, quand ils ont l’occasion de satisfaire ensemble la plus forte des haines, celle des esprits bornés contre les esprits supérieurs. Mais au milieu de toutes ces luttes d’amour-propre, de tous ces hasards de circonstances, de toutes ces préventions de parti, quand l’un vous injurie, quand l’autre vous loue, où donc est l’opinion ? A quel signe peut-on la reconnaître ? … Dans les questions politiques qui ont divisé naguère la France, où était la vérité, me direz-vous ? Le devoir le plus sacré pour un homme n’est-il pas de ne jamais appeler les armées étrangères dans sa patrie ? L’indépendance nationale 293 V. t. 4, p. 281, lettre XLIV, (4, XXII, 679), Delphine à M. de Lebensei. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 143 n’est-elle pas le premier des biens, puisque l’avilissement est le seul malheur irréparable ? Vainement on croit ramener les peuples par une force extérieure à de meilleures institutions politiques : le ressort des âmes une fois brisé, le mal, le bien, tout est égal ; et vous trouverez dans le fond des cœurs, je ne sais quelle indifférence, je ne sais quelle corruption, qui vous fait douter, au milieu d’une nation conquise et résignée à l’être, si vous vivez parmi vos semblables, ou si quelques êtres abâtardis ne sont pas venus habiter la terre que la nature avait destinée à l’homme 294 . - Les hommes se ressemblent comme père, comme ami, comme fils ; c’est par ces affections de la nature que tous les cœurs se répondent, mais les fureurs des factions politiques ne peuvent exciter que des haines passagères, des haines qu’on peut sentir contre des ennemis puissants, mais qui s’éteignent à l’instant quand ils sont vaincus, quand ils sont abattus par le sort, et que vous ne voyez plus en eux que leurs vertus privées, leurs sentiments et leur malheur 295 . - Une femme doit détester les haines de parti, et quoiqu’elle aime vivement et sincèrement la liberté nationale, elle ne doit point se livrer à cet enthousiasme, parce qu’il l’entraînerait au milieu des passions qui ne conviennent point à son sexe 296 . - Dans les discussions politiques, un homme d’honneur doit détester la force, alors même qu’elle appuie la raison ; et s’il avait le malheur d’être de l’avis du plus fort, il devrait se taire 297 . - Quelle que soit l’opinion politique que l’on embrasse, les ennemis trouvent aisément l’art de blesser la fierté, par les motifs qu’ils vous supposent ; il faut en revenir aux lumières de son esprit et de sa conscience. Nos adversaires, quoi que l’on fasse, s’efforcent toujours de ternir l’éclat de nos sentiments les plus purs. Ce qui est surtout impossible, c’est de concilier entièrement en sa faveur l’opinion générale, lorsqu’un fanatisme quelconque divise nécessairement la société en deux bandes opposées. 298 Philosophie. L’étendue des lumières, le caractère et les idées que l’on nomme philosophiques, sont aussi nécessaires au charme, à l’indépendance et à la douceur de la vie privée, qu’elles peuvent l’être à l’éclat de toute autre carrière 299 . - Un grand obstacle aux succès futurs des Français dans la carrière littéraire, serait la mode qui proscrit les progrès de l’esprit humain, sous le nom 294 V. t. 5, pp. 202-206, lettre XXIX, (5, XIV, 792-794), M. de Lebensei à Léonce. 295 V. t. 6, p. 214, conclusion. 296 V. t. 4, pp. 17-18, lettre IV, (3, XXXI, 739), Delphine à Léonce. 297 V. t. 4, p. 22, lettre V, (3, XXXII, 542), Léonce à Delphine. 298 V. t. 4, pp. 28-29, lettre VI, (3, XXXIII, 545), Delphine à Léonce. 299 V. t. 2, p. 111, lettre XV, (2, VII, 287). 144 Casimir Barjavel de philosophie ; la mode, ou je ne sais quelle opinion de parti transportant les calculs du moment sur le terrain des siècles, et se servant de considérations passagères pour assaillir les idées éternelles. L’esprit alors n’aurait plus véritablement aucun moyen de se développer, il se replierait sans cesse sur le cercle fastidieux des mêmes pensées, des mêmes combinaisons, presque des mêmes phrases ; dépouillé de l’avenir, il serait condamné sans cesse à regarder en arrière, pour regretter d’abord, rétrograder ensuite, et sûrement il resterait fort au-dessous des écrivains du 17 e siècle qui lui sont présentés pour modèles ; car les écrivains de ce siècle, hommes d’un rare génie, fiers comme le vrai talent, aimaient et pressentaient les vérités que couvraient encore les nuages de leur temps 300 . Protestantisme. La religion protestante, beaucoup plus rapprochée du pur esprit de l’évangile que la religion catholique, ne se sert de la douleur ni pour effrayer ni pour enchaîner les esprits. Il en résulte que dans les pays protestants, en Angleterre, en Hollande, en Suisse, en Amérique, les mœurs sont plus pures, les crimes moins atroces, les lois plus humaines ; tandis qu’en Espagne, en Italie, dans les pays où le catholicisme est dans toute sa force, les institutions politiques et les mœurs privées se ressentent de l’erreur d’une religion qui regarde la contrainte et la douleur comme le meilleur moyen d’améliorer les hommes. Ce n’est pas tout encore : comme cet empire de la souffrance répugne à l’homme, il y échappe de mille manières. De là vient que la religion catholique, si elle a quelques martyres, fait un si grand nombre d’incrédules ; on s’avouait athée ouvertement en France avant la Révolution : Spinoza est Italien : presque tous les systèmes du matérialisme ont pris naissance dans les pays catholiques, tandis qu’en Angleterre, en Amérique, dans tous les pays protestants enfin, personne ne professe cette opinion malheureuse ; l’athéisme n’ayant dans ces pays aucune superstition à combattre, ne paraîtrait que le destructeur des plus douces espérances de la vie 301 . - C’est une chose touchante que les cérémonies des protestants ! Ils ne s’aident, pour vous émouvoir, que de la religion du cœur, ils la consacrent par les souvenirs imposants d’une antiquité respectable, ils parlent à l’imagination, sans laquelle nos pensées n’acquerraient aucune grandeur, sans laquelle nos sentiments ne s’étendraient point au delà de nous-mêmes ; mais l’imagination qu’ils veulent captiver, loin de lutter avec la raison, emprunte d’elle une nouvelle force. Les terreurs absurdes, les croyances bizarres, tout ce qui rétrécit l’esprit enfin, ne saurait développer aucune autre faculté morale ; les erreurs en tous genres rétrécissent l’empire de l’imagination au 300 V. Delphine, t. 1, préface, pp. XVII-XVIII, (85-86). 301 V. t. 4, pp. 239-240, lettre XXXIX, (4, XVII, 657), M. de Lebensei à Delphine. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 145 lieu de l’agrandir, il n’y a que la vérité qui n’a point de bornes. Notre âme n’a pas besoin de superstition pour recevoir une impression religieuse et profonde ; le ciel et la vertu, l’amour et la mort, le bonheur et la souffrance en disent assez à l’homme, et nul n’épuisera jamais tout ce que ces idées sans terme peuvent inspirer 302 . Plaisir. « Le plaisir, dit M. De Méry (Hist. génér. des proverbes, t. 3, p. 210), est une fleur délicate. Il faut la sentir légèrement si l’on veut lui trouver toujours le même parfum. A 20 ans on dévore le plaisir ; à 30 ans on le goûte ; à 40 on le ménage, à 50 on le cherche ; à 60 on le regrette. » Protection. On ne peut protéger au milieu de la société que les liens autorisés par elle, une femme, une sœur, une fille, mais jamais celle qui ne tient à nous que par l’amour 303 . Pitié. La douleur, la toute-puissante douleur réveille dans les âmes sensibles le plus fort, le plus rapide, le plus irrésistible des sentiments du cœur. … L’intérêt qu’inspire la souffrance trompe une âme sensible : il peut arriver de croire qu’on aime, lorsque seulement on plaint 304 . - Il est des individus qui, sous des formes froides et quelquefois sévères, sont plus accessibles que personne à la pitié ; ils cachent ce secret de peur qu’on en abuse 305 . - L’être qui n’a jamais fait de mal à personne, est exempt de fautes au tribunal de sa conscience. La véritable révélation de la morale naturelle est dans la sympathie que la douleur des autres fait éprouver 306 . - La morale, qui défend de jamais causer le malheur de personne, est au-dessus de tous les doutes du cœur et de la raison ; plus je souffre, plus je frémis de faire souffrir ; et ma sympathie pour la douleur des autres, s’augmente avec mes propres douleurs 307 . - Où se réfugier pour éviter le regret de la peine qu’on a causée ? Connaissez-vous un sentiment qui poursuive le cœur avec une amertume si douloureuse ! L’amour qui fait tout oublier, devoirs, craintes, serments ; l’amour même donne à la pitié une nouvelle force ; ce sont des sentiments sortis de la même source, et qui ne peuvent jamais triompher l’un de l’autre. L’ambitieux perd aisément de vue les chagrins qu’il a fait éprouver pour 302 V. t. 5, pp. 215-216, lettre XXXI, (5, XVI, 800-801), Delphine à Mlle d’Albémar. 303 V. t. 4, p. 227, lettre XXXVIII, (4, XVI, 416-417), M. de Lebensei à Léonce. 304 V. t. 1, pp. 176-177 et 179, lettre XX, (1, XX, 171 et 172), Delphine à Mlle d’Albémar. 305 V. t. 2, p. 121, lettre XV, (2, VII, 293). 306 V. t. 2, p. 152, lettre XX, (2, XX, 310), Mlle d’Albémar à Delphine. 307 V. t. 3, p. 125, lettre XIV, (2, IV, 453), Delphine à Léonce. 146 Casimir Barjavel arriver à son but. Mais le bonheur de l’amour dispose tellement le cœur à la sympathie, qu’il est impossible de braver, pour l’obtenir, le spectacle ou le souvenir de la douleur. On se relève de beaucoup de torts, la vertu est dans la nature de l’homme, elle reparaît dans son âme après de longs égarements, comme les forces renaissent dans la convalescence des maladies ; mais quand on a combattu la pitié, on a tué son bon génie, et tous les instincts du cœur ne parlent plus 308 . - Les années qui refroidissent l’amour, laissent subsister la pitié 309 . - Abandonner le malheureux à son imagination, est-ce avoir pitié de lui 310 ? - On est heureux de consacrer sa vie et sa mort au bien des autres ; que signifieraient nos engagements, nos sacrifices, s’ils n’avaient pas pour but de secourir les misérables 311 ? - Je trouve une sorte de barbarie dans la raison appliquée à la douleur d’un autre 312 . - Qui peut se croire certain de n’avoir jamais besoin de la pitié 313 ? Préjugés. Ernestine (dans Angèle, par Alexandre Dumas, acte 3, scène 5) dit : « Je compris que le monde est ainsi fait, que lorsqu’on ne marche pas sur les préjugés, ils marchent sur vous, qu’il faut les fouler aux pieds si l’on ne veut pas qu’ils vous écrasent. » Prière. Que de ressources ne trouve-t-on pas contre le malheur dans l’élévation de son âme vers Dieu, dans les promesses qu’on lui fait de rester fidèle à la morale 314 ! - La prière est un doux moment, mais c’est quand on a fait beaucoup de bien aux hommes que l’on jouit de s’en entretenir avec Dieu 315 . - La prière ! Cet élan de l’âme qui nous fait échapper à la douleur, à la nature et aux hommes 316 . Père. La puissance que la religion catholique a voulu donner aux prêtres, convient véritablement à l’autorité paternelle. C’est votre père qui connaissant toute votre vie, peut être votre interprète auprès du ciel ; c’est lui dont le 308 V. t. 4, pp. 256-257, lettre XL, (4, XVIII, 666), Delphine à M. de Lebensei. 309 V. t. 5, p. 129, 7 e fragment, (753). 310 V. t. 5, p. 131, 7 e fragment, (754). 311 V. t. 6, p. 93, lettre XIII, (6, I, 866), Delphine à Mlle d’Albémar. 312 V. t. 1, p. 92, lettre VIII, (1, VIII, 126), Delphine à Mlle d’Albémar. 313 V. t. 2, p. 40, lettre VI, (1, XXXVI, 248), Delphine à Mlle d’Albémar. 314 V. t. 2, pp. 84-85, lettre XIII, (2, V, 273), Delphine à Mlle d’Albémar. 315 V. t. 6, p. 93, lettre XIII, (6, I, 867), Delphine à Mlle d’Albémar. 316 V. t. 6, p. 253, conclusion, (952). Petit dictionnaire sentimental et philosophique 147 pardon vous annonce celui d’un Dieu de bonté ; c’est sur lui que vos regards se reposent avant de s’élever plus haut ; c’est lui qui sera votre médiateur auprès de l’Etre suprême, si, dans les jours de votre jeunesse, les passions véhémentes ont trop entraîné votre cœur 317 ! Réflexion. « Si l’on entend par penser, l’action de l’esprit en tant qu’il considère ses propres idées, les combine et les rectifie, je mets en fait que l’homme le plus réfléchi n’a pas pensé le quart de sa vie. Nos besoins sont si multipliés, la nécessité de les satisfaire revient si fréquemment, entraîne tant de soins ; les sensations continues nous occupent tellement, par les seules images des objets, ou nous tyrannisent si fort par leur présence, qu’il est encore surprenant que nous puissions nous occuper d’autres choses. Que de temps perdu pour l’esprit ! En se représentant l’espèce comme un grand être individuel, doit-on s’étonner de la lenteur de ses progrès dans tous les genres, et de l’enfance presque éternelle dans laquelle il semble rester ? Je suis effrayée de l’immensité des temps qu’il a fallu pour nous amener seulement où nous sommes. Descendez dans les détails : voyez chaque homme, toujours distrait par des impressions variées et successives, il acquiert sans jouir, adopte sans examen et juge machinalement. L’inattention, l’habitude maintiennent et favorisent l’ignorance et l’erreur ; tout s’oppose à la découverte de la vérité, et l’expérience tardive ne peut la faire reconnaître que dans la suite des siècles. » (Œuvres de Mme Roland, t. 3, pp. 167-168, Pensées diverses.) Reconnaissance. Tous les sentiments qui naissent de la reconnaissance ont un caractère religieux ; ils élèvent l’âme qui les éprouve 318 . - J’ai souvent remarqué que, dans les sociétés de Paris, lorsqu’un homme ou une femme médiocre veulent se débarrasser d’une reconnaissance importune envers un esprit supérieur, ils se choisissent quelques devoirs bien faciles, auprès d’une personne bien commune, et présentent avec ostentation cet exemple de leur moralité pour se dispenser de tout autre 319 . Révolution française. La liberté, cette belle cause que de tout temps le génie et les vertus ont plaidée, a été, j’en conviens, à beaucoup d’égards, mal défendue parmi nous ; mais enfin l’espérance de la liberté ne pouvait naître que des principes de la révolution ; et se ranger alors dans le parti qui voulait la renverser, c’était courir le risque de prêter son secours à des événements qui auraient étouffé toutes les idées que depuis quatre siècles les 317 V. t. 5, p. 233, lettre XXXII, (5, XVII, 809-810), Mme de Cerlèbe à Delphine. 318 V. t. 1, p. 112, lettre X, (1, X, 137), Delphine à Mlle d’Albémar. 319 V. t. 4, pp. 228-229, lettre XXXVIII, (4, XVI, 651), M. de Lebensei à Léonce. 148 Casimir Barjavel esprits éclairés travaillaient à recueillir. Il y avait dans le parti de la noblesse, des hommes qui ne désiraient rien que d’honorable ; mais dans les temps où les passions politiques sont agitées, chaque faction est poussée jusqu’à l’extrême des opinions qu’elle soutient ; et tel qui commence la guerre dans le seul but de rétablir l’ordre, entend bientôt dire autour de lui, qu’il n’y a de repos que dans l’esclavage, de sûreté que dans le despotisme, de morale que dans les préjugés, de religion que dans telle secte et se trouve entraîné, soit qu’il résiste, soit qu’il cède, fort au delà du but qu’il s’était proposé. Il n’y a point encore de nation en France ; il faut de longs malheurs pour former dans ce pays un esprit public, qui trace à l’homme courageux sa route et lui présente au moins les suffrages de l’opinion pour dédommagement des revers de la fortune. Maintenant il y a parmi nous si peu d’élévation dans l’âme et de justesse dans l’esprit, qu’on ne peut espérer d’autre sort dans la carrière politique que du blâme sans pitié, si l’on est malheureux ; et si l’on est puissant, de l’obéissance sans estime 320 . Résignation. L’indolence dans le caractère est le résultat naturel de l’habitude de la résignation 321 . Romans. Les romans sont de tous les écrits littéraires ceux qui ont le plus de juges ; et de là une des premières difficultés de ce genre de composition. Les essais multipliés dans cette carrière ajoutent encore à sa difficulté. Les romans placés au rang des ouvrages sont en très petit nombre. En effet, il faut une grande puissance d’imagination et de sensibilité pour s’identifier avec toutes les situations de la vie et y conserver ce naturel parfait, sans lequel il n’y a rien de grand, de beau ni de durable. Les événements ne doivent être dans les romans que l’occasion de développer les passions du cœur humain ; il faut conserver dans les événements assez de vraisemblance pour que l’illusion ne soit point détruite ; mais les romans qui excitent la curiosité seulement par l’invention des faits, ne captivent dans les hommes que cette imagination qui a fait dire que les yeux sont toujours enfants. Les romans que l’on ne cessera jamais d’admirer, Clarisse, Clémentine, Tom-Jones, La Nouvelle Héloïse, Werther, etc., ont pour but de révéler ou de retracer une foule de sentiments dont se compose au fond de l’âme le bonheur ou le malheur de l’existence ; ces sentiments que l’on ne dit point, parce qu’ils se trouvent liés avec nos secrets ou avec nos faiblesses, et parce que les hommes passent leur vie avec les hommes, sans se confier jamais mutuellement ce qu’ils éprouvent. … N’estimons les romans que lorsqu’ils nous paraissent, 320 V. t. 5, pp. 207-209, lettre XXIX, (5, XIV, 795-796), M. de Lebensei à Léonce. Voyez encore les mots Liberté et Politique. 321 V. t. 1, p. 62, lettre VI, (1, VI, 110), Delphine à Mlle d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 149 pour ainsi dire, une confession, dérobée à ceux qui ont vécu comme à ceux qui vivront. Observer le cœur humain, c’est montrer à chaque pas l’influence de la morale sur la destinée ; il n’y a qu’un secret dans la vie, c’est le bien ou le mal qu’on a fait ; il se cache, ce secret, sous mille formes trompeuses ; vous souffrez longtemps sans l’avoir mérité, vous prospérez longtemps par des moyens condamnables, mais tout à coup votre sort se décide, le mot de votre énigme se révèle, et ce mot, la conscience l’avait dit bien avant que le destin l’eût répété. C’est ainsi que l’histoire de l’homme doit être représentée dans les romans ; c’est ainsi que les fictions doivent nous expliquer, par nos vertus et nos sentiments, les mystères de notre sort. Véritable fiction en effet, me dira-t-on, que celle qui serait ainsi conçue ! Croyez-vous encore à la morale, à l’amour, à l’élévation de l’âme, enfin à toutes les illusions de ce genre ? Et si l’on n’y croyait pas, que mettrait-on à la place ? La corruption et la vulgarité de quelques plaisirs, la sécheresse de l’âme, la bassesse et la perfidie de l’esprit. Ce choix hideux en lui-même, est rarement récompensé par le bonheur ou par le succès ; mais quand l’un et l’autre en seraient le résultat momentané, ce hasard servirait seulement à donner à l’homme vertueux un sentiment de fierté de plus. Si l’histoire avait représenté les sentiments généreux comme toujours prospères, ils auraient cessé d’être généreux ; les spéculateurs s’en seraient bientôt emparés, comme un moyen de faire route. Mais l’incertitude sur ce qui conduit aux splendeurs du monde, et la certitude sur ce qu’exige la morale, est une belle opposition qui honore l’accomplissement du devoir et l’adversité librement préférée. Je crois donc que les circonstances de la vie, passagères comme elles le sont, nous instruisent moins des vérités durables, que les fictions fondées sur ces vérités ; et que les meilleures leçons de la délicatesse et de la fierté peuvent se trouver dans les romans, où les sentiments sont peints avec assez de naturel, pour que vous croyiez assister à la vie réelle en les lisant. Un style commun, un style ingénieux sont également éloignés de ce naturel. … Il n’y a point eu dans la littérature des anciens ce que nous appelons des romans ; la patrie absorbait alors toutes les âmes, et les femmes ne jouaient pas un assez grand rôle pour que l’on observât toutes les nuances de l’amour : chez les modernes l’éclat des romans de chevalerie appartenait beaucoup plus au merveilleux des aventures qu’à la vérité et à la profondeur des sentiments. Mme de Lafayette est la première qui, dans la Princesse de Clèves, ait su réunir à la peinture de ces mœurs brillantes de la chevalerie, le langage touchant des affections passionnées. Mais les véritables chefs-d’œuvre en fait de romans, sont tous du XVIII e siècle ; ce sont les Anglais qui, les premiers, ont donné à ce genre de production un but véritablement moral ; une autre nation aussi distinguée par ses lumières que les Anglais le sont par leurs institutions, les Allemands, ont des romans d’une vérité et d’une sensibilité profonde ; mais on juge mal parmi nous les beautés de la littérature allemande, ou, pour 150 Casimir Barjavel mieux dire, le petit nombre des personnes éclairées qui la connaissent, ne se donnent pas la peine de répondre à ceux qui ne la connaissent pas ; ce n’est que depuis Voltaire que l’on rend justice en France à l’admirable littérature des Anglais ; il faudra de même qu’un homme de génie s’enrichisse une fois par la féconde originalité de quelques écrivains allemands pour que les Français soient persuadés qu’il y a des ouvrages en Allemagne où les idées sont approfondies et les sentiments exprimés avec une énergie nouvelle 322 . Réveil. Le réveil, le réveil ! Quel moment pour les malheureux ! Lorsque les images confuses de votre situation vous reviennent, on essaie de retenir le sommeil, on retarde le retour à l’existence, mais bientôt les efforts sont vains et votre destinée toute entière vous apparaît de nouveau, fantôme menaçant ! plus redoutable encore dans les premiers moments du jour, avant que quelques heures de mouvement et d’action vous habituent, pour ainsi dire, à porter le poids des peines 323 . Religion. Aimons tous un Etre bienfaisant, vers lequel nos âmes s’élèvent ; ce rapport, ce lien réunit toutes les âmes sensibles dans une même pensée, la plus grande et la plus fraternelle de toutes. 324 - La religion, et une religion positive, est souvent le seul frein assez puissant pour dompter certains caractères forts dans les femmes 325 . - Il est beaucoup de personnes, dévotes et superstitieuses comme les Italiennes, qui n’ont jamais réfléchi sérieusement sur la morale, quoiqu’elles se soient souvent occupées de la religion 326 . - Les émotions douces peuvent seules rendre aux idées religieuses tout leur empire 327 . - Il serait possible que les superstitions même convinssent à la destinée des femmes ; ces êtres chancelants ont besoin de plusieurs genres d’appui, et l’amour est une sorte de crédulité qui se réunit peut-être assez bien avec toutes les autres. … On ne peut voir sans répugnance et sans dédain, l’insouciance et la légèreté qu’on affecte dans le monde sur les idées religieuses, qu’elles soient l’objet de la conviction, de l’espoir ou du doute, n’importe ; l’âme se prosterne devant une chance comme devant la certitude, quand il s’agit de la seule grande pensée qui plane encore sur la destinée des hommes 328 . 322 V. préface de Delphine, (79-84). 323 V. t. 5, p. 105, fragment 2, (737). 324 V. t. 1, p. 50, lettre III, (1, III, 103), Delphine à Matilde . 325 V. t. 1, p. 63, lettre VI, (1, VI, 111), Delphine à Mlle d’Albémar. 326 V. t. 1, p. 84, lettre VIII, (1, VIII, 122), Delphine à Mlle d’Albémar. 327 V. t. 2, p. 79, lettre XIII, (2, V, 270), Delphine à Mlle d’Albémar. 328 V. t. 3, pp. 194-195, lettre XXIV, (3, XIV, 490), Delphine à Léonce. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 151 - La vie religieuse est une œuvre d’efforts, et l’entraînement trop vif vers les penchants des plus purs détourne l’âme de son Dieu 329 . - Ceux qui ne se sont point occupés des idées religieuses, les croyez-vous l’objet du courroux de la Divinité qu’ils auraient ignorée ? Il y a tant de mystères dans l’homme, hors de l’homme ; celui qui ne les a pas compris, doit-il en être puni ? Sera-t-il condamné sur cette terre à ne jamais posséder ce qu’il aime ? S’il a respecté la morale, s’il a servi l’humanité, s’il n’a point flétri dans son âme l’enthousiasme de la vertu, n’a-t-il pas rendu un culte à ce qu’il y a de meilleur dans la nature, quelque nom qu’il ait attribué au Principe de tout bien 330 ? - Note sur la religion. Les vérités morales ont moins besoin d’être démontrées que d’être senties ; les leçons rebutent, un ton doctoral effraie, une maxime endort ; mais une peinture vraie nous émeut, nous persuade. La vertu est aimable, douce et charmante ; pourquoi lui donner un air dur, un front soucieux, un air chagrin ? Montrez-la dans ses diverses actions, embellissant la nature, dissipant les soucis, aimant les hommes, faisant le bien, et conduisant toujours le vrai plaisir sur ses traces. Quoi qu’en dise un zèle austère, la religion peut être présentée sous un pareil aspect ; son unique but est de faire le bonheur des humains, et de rendre hommage à la Divinité. Je ne sais si c’est une illusion que j’aime à me faire ; mais, en tout cas, l’expérience est mon excuse : je respecte et chéris ma religion ; je veux la garder à jamais ; et j’avoue que c’est moins une conviction parfaite qui m’entraîne, qu’une persuasion qui m’attache. Je crois qu’on peut douter, parce qu’il y a des choses qui ne me paraissent pas incontestables ; je ne suis pas surprise de voir des incrédules, et je trouve qu’ils ont leurs raisons. J’ai pris le parti de me soumettre, parce que j’ai cru apercevoir de ce côté, quelque chose de plus dans le nombre des raisons ; et que d’ailleurs toute compensation faite ce parti m’a semblé le plus sûr : enfin, ce qui a achevé de me ranger à la soumission, c’est que la religion, telle que nous l’avons, me paraît effectivement un bien pour les hommes en général, et particulièrement pour les ignorants et les malheureux. … Si dans la discussion des faits, l’éloignement des temps jette de l’incertitude, ainsi que les passions des historiens, les préjugés des peuples, les contradictions des savants, la petitesse de nos vues ; si dans ces différentes choses l’homme éclairé trouve des motifs de doute, ne trouve-t-il pas aussi des raisons de créance, dans la sagesse des règles, l’utilité et la liaison des principes, l’avantage des conséquences ? (Œuvres de J. M. Ph. Roland, t. 3, pp. 56-57 et 63, Pensées sur la morale et la religion). 329 V. t. 6, p. 105, (6, IV, 873), M. de Lebensei à Mlle d’Albémar. 330 V. t. 6, p. 129, lettre XXI, (6, IX, 885-886), M. de Lebensei à Mlle d’Albémar. 152 Casimir Barjavel Remords. On peut citer quelques hommes d’un grand talent dont la conduite n’a point été morale ; mais je crois fermement qu’en examinant leur histoire, on verra que, si de fortes passions ont pu les entraîner, des remords profonds les ont cruellement punis ; ce n’est pas assez pour que la vie soit estimable ; mais c’est assez pour que le cœur n’ait point été dépravé 331 ! - Le remords est la seule douleur de l’âme que le temps et la réflexion n’adoucissent pas 332 . - Le plus grand des malheurs, c’est le remords 333 . - Ce qui caractérise le remords, ce sont les craintes, le trouble, la honte ; tels sont les cruels symptômes du mécontentement de soi-même 334 . - Que de vertus ne tire-t-on pas quelquefois du remords ! Combien cela vaut mieux que de se traîner sans forces sur les dernières limites de la morale, essayant de se persuader qu’on ne les a pas franchies 335 . - Nul repentir n’est imprévu, le remords s’annonce de loin, et qui sait interroger son cœur, connaît avant la faute tout ce qu’il éprouvera quand elle sera commise 336 . - Vous ne savez pas quelles sont les peines attachées au remords ! plus de repos, plus de douces jouissances ; au sein de votre famille, au milieu de vos concitoyens, vous serez poursuivi par des craintes, par une agitation continuelle ; vous ne compterez plus sur l’estime ; vous ne vous fierez plus à l’amitié ; et quand vous souffrirez, et quand les maladies vous feront redouter une fin cruelle, une vieillesse douloureuse, vous vous accuserez de l’avoir mérité, et votre propre pitié vous manquera dans vos propres maux 337 . Raison. La puissance de la raison ne peut jamais nous créer un seul plaisir ; mais elle sert à supporter le malheur 338 . - Qui sait s’il n’y a pas des malheurs pour lesquels toutes les idées raisonnables sont insuffisantes 339 ? Société. La société de Paris est peut-être la société du monde où un étranger cause d’abord le plus de gêne ; on est accoutumé à se comprendre si rapidement, à faire allusion à tant d’idées reçues, à tant d’usages ou de plaisanteries sous-entendues, que l’on craint d’être obligé de recourir à un 331 V. préface de Delphine, pp. VI-VII, (80). 332 V. t. 2, p. 197, lettre XXVII, (2, XIX, 335), M. de Serbellane à Delphine. 333 V. t. 3, p. 172, lettre XX, (3, X, 478), Mlle d’Albémar à Delphine. 334 V. t. 3, p. 266, lettre XXXVII, (3, XXVII, 528), Delphine à Léonce. 335 V. t. 4, p. 87, lettre XV, (3, XLII, 576), Delphine à Mlle d’Albémar. 336 V. t. 4, p. 254, lettre XL, (4, XVIII, 665), Delphine à M. de Lebensei. 337 V. t. 6, p. 215, conclusion, (932-933). 338 V. t. 3, p.171, lettre XX, (3, X, 477), Mlle d’Albémar à Delphine. 339 V. t. 2, p. 86, lettre XIII, (2, V, 274), Delphine à Mlle d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 153 commentaire pour chaque parole, dès qu’un homme nouveau est introduit dans le cercle 340 . - On s’habitue aux grâces un peu recherchées qui s’accordent assez bien avec l’élégance même des grandes sociétés ; mais quand un caractère naturel se trouve au milieu d’elles, il fait ressortir, par le contraste, les plus légères nuances d’affectation 341 . A Paris, il se rencontre tant de gens qui ont envie d’humilier un sot ou d’irriter un méchant homme 342 ! - Il y a si peu de véritable amitié dans le grand monde, qu’encore vaut-il mieux compter sur ceux qui se croient obligés à vous défendre, que sur ceux qui le font volontairement 343 . - Dans la société de Paris, ce qu’on ne fait pas, vaut presque toujours autant que ce qu’on pourrait faire 344 . - Il faut fuir le monde ou ne s’y montrer que triomphant ; la société de Paris est celle de toutes, dont la pitié se change le plus vite en blâme 345 . - Quand, après de bruits qui ont circulé sur le compte d’une personne, celle-ci ne reparaît plus dans la société, ses amis se refroidissent, ce qui est dans la nature des amis ; et ses ennemis au contraire se raniment par l’espérance de réussir 346 . - Quand la société de Paris se met à vouloir se montrer morale contre quelqu’un, c’est alors surtout qu’elle est redoutable. La plupart des personnes qui composent cette société sont en général très indulgentes pour leur propre conduite, et souvent même aussi pour celle des autres, lorsqu’elles n’ont pas intérêt à la blâmer ; mais, si par malheur il leur convient de saisir le côté sévère de la question, elles ne tarissent plus sur les devoirs et les principes, et vont beaucoup plus loin en rigueur que les femmes véritablement austères, résolues à se diriger elles-mêmes, d’après ce qu’elles disent sur les autres. Les développements de vertu qui servent à la jalousie ou à la malveillance, sont le sujet de rhétorique sur lequel les libertins et les coquettes font le plus de pathos, dans de certaines occasions. … Au milieu des plus brillantes sociétés, il y a beaucoup de personnes impartiales qui se laissent aller tout simplement à leurs impressions, sans les soumettre ni à leurs prétentions, ni à celles des autres. Ce grand nombre, car le grand nombre est bon, sera pour vous ; mais ces mêmes gens, la plupart faibles et indifférents, laissent dire les 340 V. t. 1, pp. 113-114, lettre XI, (1, XI, 138), Delphine à Mlle d’Albémar. 341 V. t. 1, pp. 116-117, lettre XI, (1, XI, 139-140), Delphine à Mlle d’Albémar. 342 V. t. 1, p. 189, lettre XXII, (1, XXII, 178), Delphine à Mlle d’Albémar. 343 V. t. 3, p. 8, lettre III, (2, XXXVI, 390), Mme d’Artenas à Delphine. 344 V. t. 3, p. 18, lettre V, (2, XXXVIII, 396), Mme d’Artenas à Delphine. 345 V. t. 3, p. 186, lettre XXII, (3, XII, 485), Delphine à Léonce. 346 V. t. 3, p. 215, lettre XXVI, (3, XVI, 501), Mme d’Artenas à Delphine. 154 Casimir Barjavel méchants, quand vous n’êtes pas là pour leur en imposer. Ils ne les écoutent pas d’abord, ils sont ensuite quelque temps sans les croire ; mais ils finissent enfin par se persuader que tout le monde dit du mal de vous, et se rangent alors à l’avis qu’ils supposent général, et qu’ils ont rendu tel, sans l’avoir un moment sincèrement partagé 347 . - Souvent dans la société, ceux qu’on est convenu d’appeler des amis, nous font plus souffrir encore que les ennemis même ; ils viennent se vanter auprès de nous des services qu’ils prétendent nous avoir rendus, et l’on ne peut démêler avec certitude, si pour augmenter le prix de leur courage, ils ne se plaisent pas à exagérer les attaques dont ils prétendent avoir triomphé : d’autres se bornent à nous assurer que, quoi qu’il arrive, ils ne nous abandonneront pas, et l’on ne peut pas leur faire expliquer ce quoi qu’il arrive ; il leur convient mieux de le laisser dans le vague. … Il est plus facile de se défendre contre les adversaires déclarés, que de s’astreindre à la conduite nécessaire avec de tels amis. Ils servent seulement à encourager les ennemis, en leur montrant combien est faible la résistance qu’ils ont à craindre ; et cependant s’ils se brouillaient avec vous, ils rendraient votre situation plus mauvaise. … funeste pays ! où le nom d’ami si légèrement prodigué n’impose pas le devoir de défendre et donne seulement plus de moyens de nuire si l’on abandonne 348 ! - C’est un hasard heureux dans la vie, que d’être secouru par les autres ; il n’y faut point compter, il faut encore moins le demander ; il vaut mieux reparaître courageusement dans la société où l’on a été calomnié et se conduire comme si on méprisait tellement les mensonges qu’on a osé répandre, qu’on ne daignât pas même s’en souvenir. Par degré, les faibles vous voyant de la force, se rapprocheront de vous, ils vous reviendront dès qu’ils croiront que vous pouvez vous passer de leur secours. Il y a dans le cœur de la plupart des hommes quelque chose de peu généreux qui les porte à se mettre en garde contre les démarches les plus communes de la société, dès qu’ils aperçoivent qu’on les désire d’eux vivement. Ils craignent qu’on n’ait un intérêt caché dans ce qui leur semble le plus simple, et redoutent de se trouver par malheur engagés à faire plus de bien qu’ils ne veulent 349 . - Pour vivre en paix dans le monde, il me semble qu’il ne suffit pas de toutes les qualités du cœur et de l’esprit ; il exige une certaine science qui n’est pas précisément condamnable, mais qui vous initie cependant trop 347 V. t. 3, pp. 222-224, lettre XXVI, (3, XVI, 504-505), Mme d’Artenas à Delphine. 348 V. t. 4, pp. 212-214, lettre XXXIV, (4, XII, 643-644), Mlle d’Albémar à Mme de Lebensei. 349 V. t. 5, pp. 3-4, lettre I, (4, XXIII, 682), Delphine à Mme de Lebensei. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 155 avant dans le secret du vice et dans la défiance que les hommes doivent inspirer 350 . - Il faut toujours être sur la défensive avec la société 351 . Solitude. Il ne suffit pas de toutes les qualités du cœur et de l’esprit pour vivre en paix dans le monde ; il exige une certaine science qui n’est pas précisément condamnable, mais qui vous initie cependant trop avant dans le secret du vice et dans la défiance que les hommes doivent inspirer. Quand, avec l’esprit le plus étendu, on a une âme trop jeune, trop prompte à se livrer, il convient de mettre sa sensibilité sous l’abri de la solitude et de se fortifier par la retraite. … Dans la solitude on goûte le calme, on se repose par l’absence des objets pénibles et par la suspension momentanée de toute émotion nouvelle ; ce tableau sans couleurs n’a rien d’attirant ; mais, à la longue, une situation monotone fait du bien, lorsqu’on a été tracassé par le monde ; si les consolations que la retraite fait puiser en elle-même ne sont pas rapides, leur effet au moins est durable 352 . - Tous ceux qui aiment la solitude, ou que des circonstances ont appelés à y vivre, vous diront de quel prix est dans les jouissances habituelles le besoin de communiquer ses idées, de développer ses sentiments, ce goût de conversation qui jette de l’intérêt dans une vie où le calme s’achète d’ordinaire aux dépens de la variété 353 . - Ah ! Pour qui fut aimé, quel triste confident que la réflexion solitaire 354 . - La solitude, en hiver, ne consiste pas seulement dans l’absence des hommes, mais aussi dans le silence de la nature. Pendant les autres saisons de l’année, le chant des oiseaux, l’activité de la végétation, animent la campagne lors même qu’on n’y voit pas d’habitants ; mais quand les arbres sont dépouillés, les eaux glacées, immobiles, comme les rochers dont elles pendent ; quand les brouillards confondent le ciel, avec le sommet des montagnes, tout rappelle l’empire de la mort ; vous marchez en frémissant au milieu de ce triste monde qui subsiste sans le secours de la vie, et semble opposer à vos douleurs son impassible repos 355 . 350 V. t. 2, p. 56, lettre IX, (2, I, 258), Mlle d’Albémar à Delphine. V. Solitude. V. aussi t. 2, de Delphine, p. 163, lettre XXI, Mme d’Artenas à Mme de R. 351 V. t. 2, p. 164, lettre XXI, (2, XIII, 316). 352 V. t. 2, pp. 56 et 57, lettre IX, (2, I, 258), Mlle d’Albémar à Delphine. 353 V. t. 2, p. 118, lettre XV, (2, VII, 291). 354 V. t. 5, p. 101, 1 er fragment, (735). 355 V. t. 5, p. 115, fragment V, (743-744). 156 Casimir Barjavel - Le bruit du monde fait mal même dans la solitude la plus heureuse. … C’est une assez douce société que la tristesse, dès que l’on n’essaie plus de s’en distraire 356 . - Il n’y a pas un jour, parmi ceux qu’on passe dans le grand monde, où l’on n’éprouve quelques peines, misérables, si on les compte une à une, importantes, quand on considère leur influence sur l’ensemble de la destinée. Un calme doux et pur s’empare de l’âme dans la vie domestique, on est sûr de conserver jusqu’au soir la disposition du réveil ; on jouit continuellement de n’avoir rien à craindre, et rien à faire pour n’avoir rien à craindre ; l’existence ne repose plus sur le succès, mais sur le devoir ; on goûte mieux la société des étrangers, parce qu’on se sent tout à fait hors de leur dépendance, et que les hommes dont on n’a pas besoin ont toujours assez d’avantages, puisqu’ils ne peuvent avoir aucun inconvénient 357 . - Lorsqu’on a causé la mort de quelqu’un, il n’y a plus de solitude pour nous, les morts sont partout 358 . - Toutes les misérables peines de la société restent au niveau des brouillards des villes et ne s’élèvent jamais plus haut. Croyez-moi, les rapports continuels avec les hommes troublent les lumières de l’esprit, étouffent dans l’âme les principes de l’énergie et de l’élévation ; le talent, l’amour, la morale, ces feux du ciel ne s’enflamment que dans la solitude 359 . - La solitude aigrit les remords de la conscience, tandis qu’elle console de l’injustice des hommes 360 . - « L’auguste vérité fut toujours solitaire : on s’approche d’elle en se tenant avec soi » (Œuvres de J. M. Ph. Roland, t. 3, p. 143, pensées mélancoliques). « On peut chérir la solitude sans être misanthrope : rien n’est moins susceptible d’attachement que les gens dissipés : les âmes sensibles se retirent de la foule. » (id. p. 167, pensées diverses). Susceptibilité. La susceptibilité doit être ménagée par les âmes sensibles ; car elle donne aux plus petites choses une grande influence sur le bonheur 361 . - Il y a dans presque tous les hommes quelque chose qui tient de la folie, une susceptibilité quelconque qui les fait souffrir, une faiblesse qu’ils n’avouent jamais, et qui a plus d’empire sur eux cependant que tous les motifs dont ils parlent ; c’est comme une manie de l’âme, que des circonstances particulières à chaque homme ont fait naître ; il faut la traiter soi-même 356 V. t. 5, p. 197, lettre XXVI, (5, XI, 789). 357 V. t. 5, p. 225, lettre XXXII, (5, XVII, 805-806), Mme de Cerlèbe à Delphine. 358 V. t. 6, p. 88, lettre XIII, (6, I, 864), Delphine à Mlle d’Albémar. 359 V. t. 6, p. 163, lettre XXIV, (6, XII, 903). 360 V. t. 2, pp. 107-108, lettre XV, (2, VII, 286). 361 V. t. 2, p. 103, lettre XV, (2, VII, 283), Delphine à Mlle d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 157 comme elle le serait par des médecins éclairés, si elle avait dérangé complètement les organes de la raison ; il faut éviter les objets qui réveilleraient cette manie, se faire un genre de vie et des occupations nouvelles, ruser avec son imagination, pour ainsi dire, au lieu de vouloir l’asservir 362 . Sentiments. N’avez-vous pas éprouvé vous-même qu’il existe quelquefois en nous des mouvements passagers les plus contraires à notre nature ? C’est pour expliquer ces contradictions du cœur humain qu’on s’est servi de cette expression : ce sont des pensées du démon. Les bons sentiments prennent leur source au fond de notre cœur ; les mauvais nous semblent venir de quelque influence étrangère qui trouble l’ordre et l’ensemble de nos réflexions et de notre caractère 363 . - L’enchaînement des idées peut être soumis à des principes invariables et dont il est toujours possible de donner une exacte analyse ; mais les sentiments ne sont jamais que des inspirations plus ou moins heureuses, et ces inspirations ne sont accordées peut-être qu’aux âmes restées dignes de les éprouver 364 . Services. Ce n’est point par bonté pure qu’on rend service à ceux dont on a raison de se plaindre, on jouit de ce qu’ils s’humilient en vous sollicitant, et l’on est bien aise de se donner le droit de dédaigner ceux qui avaient excité notre ressentiment 365 . - Il faut être utile même à ses ennemis, quand on en a la puissance ; mais comme les moyens de rendre service sont très bornés pour les particuliers, nous ne devons nous occuper de faire du bien à nos ennemis, que quand il ne nous reste pas un seul de nos amis qui ait besoin de nous ; c’est un plaisir d’amour-propre que de condamner à la reconnaissance les personnes dont on a de justes raisons de se plaindre ; il ne faut jamais compter parmi les bonnes actions les jouissances de son orgueil 366 . - C’est presque refuser un bienfait du ciel, qu’éloigner l’occasion simple qui se présente de rendre un service essentiel, de causer un grand bonheur 367 . - Faut-il, pour rendre service à un malheureux, d’autres motifs que son malheur 368 ? 362 V. t. 6, pp. 158-159, lettre XXIV, (6, XII, 901). 363 V. t. 1, pp. 127-128, lettre XII, (1, XII, 145), Delphine à Mlle d’Albémar. 364 Préface de Delphine, p. VI, (79). 365 V. t. 4, p. 14, lettre III, (3, XXX, 537), Léonce à Delphine. 366 V. t. 4, p. 17, lettre IV, (3, XXXI, 539), Delphine à Léonce. 367 V. t. 4, p. 32, lettre VII, (3, XXXIV, 548), Delphine à Léonce. 368 V, t. 4, p. 214, lettre XXXIV, (4, XII, 644), Mlle d’Albémar à Mme de Lebensei. 158 Casimir Barjavel - Il est des gens qui ne cherchent qu’à vous plaire et ne songent point à vous servir 369 . Séparation. Delphine, obligée de rompre avec Mme de Vernon, raconte, comme il suit, tout ce que cette rupture eut de déchirant pour elle : « J’ai voulu ranger mes papiers avant mon départ, je trouvais partout des lettres et des billets de Mme de Vernon. Il a fallu ôter son portrait de mon salon, lui renvoyer une foule de livres qu’elle m’avait prêtés ; c’est beaucoup plus cruel que les adieux au moment de mourir, car les affections qui restent alors, répandent encore de la douceur sur les dernières volontés ; mais dans une rupture, tous les détails de la séparation déchirent, et rien de sensible ne s’y mêle et ne fait trouver du plaisir à pleurer 370 . » Sommeil. Le sommeil est le premier don de la nature ; il enseigne la mort à l’homme et semble fait pour le familiariser doucement avec elle 371 . Souvenirs. Les souvenirs de la vertu font jouir encore le cœur qui se les retrace ; les souvenirs des passions ne renouvellent que la douleur 372 . Timidité. On parle souvent de la timidité de la jeunesse, qu’il est doux ce sentiment ! Ce sont les inquiétudes de l’espérance qui le causent ; mais la timidité de la vieillesse est la sensation la plus amère dont on puisse se faire l’idée ; elle se compose de tout ce qu’on peut éprouver de plus cruel, la souffrance qui ne se flatte plus d’inspirer l’intérêt, et la fierté qui craint de s’exposer au ridicule. Cette fierté pour ainsi dire négative, n’a d’autre objet que d’éviter toute occasion de se montrer ; on sent confusément presque de la honte d’exister encore, quand votre place est déjà prise dans le monde, et que, surnuméraire de la vie, vous vous trouvez au milieu de ceux qui la dirigent et la possèdent dans toute sa force 373 . Vieillesse. Quand on est jeune, les liens de parenté importunent, et l’on ne veut s’environner que de ceux que l’attrait réciproque rassemble autour de nous ; mais quand on est vieille, on souhaiterait qu’il n’y eût plus rien d’arbitraire dans la vie, on voudrait que les sentiments et les liens qu’ils inspirent fussent commandés à l’avance, on ne fonde aucun espoir sur le hasard ni sur le choix 374 . 369 V. t. 2, p. 154, lettre XX, (2, XII, 311), Mlle d’Albémar à Delphine. 370 V. t. 2, p. 298, lettre XL, (2, XXXII, 383), Delphine à Mlle d’Albémar. 371 V. t. 5, p. 145, lettre XIX, (5, III, 761), Delphine à Mlle d’Albémar. 372 V. t. 5, p. 109, fragment 2, (739). 373 V. t. 5, pp. 196-197, lettre XXVI, (5, XI, 789). 374 V. t. 5, p. 194, lettre XXVI, (5, XI, 788). Petit dictionnaire sentimental et philosophique 159 - La vieillesse est rarement aimable, parce que c’est l’époque de la vie où il n’est plus possible de cacher aucun défaut ; toutes les ressources pour faire illusion ont disparu, il ne reste que la réalité des sentiments et des vertus ; la plupart des caractères font naufrage avant d’arriver à la fin de la vie, et l’on ne voit souvent dans les hommes âgés que des âmes avilies et troublées, habitant encore, comme des fantômes menaçants, des corps à demi ruinés ; mais, quand une noble vie a préparé la vieillesse, ce n’est plus la décadence qu’elle rappelle, ce sont les premiers jours de l’immortalité. … L’on nous assure souvent qu’on nous aime, mais peut-être est-il vrai que l’on n’est nécessaire qu’à son père. Les espérances de la vie sont prêtes à consoler tous nos contemporains de route ; mais le charme enchanteur de la vieillesse qu’on aime, c’est qu’elle vous dit, c’est que l’on sait que le vide qu’elle éprouverait en vous perdant, ne pourrait plus se combler 375 . - Ah ! que les peines de l’âge avancé portent un caractère déchirant ! Hélas ! la vieillesse elle-même est une douleur habituelle, dont l’amertume aigrit tous les chagrins qu’on éprouve 376 . - Dans un âge avancé, le cœur n’est point mobile, les impressions ne se renouvellent pas vite, et le même sentiment oppresse sans aucun intervalle de soulagement 377 . Vérité. Dans tous les genres, la vérité est à la fois ce qu’il y a de plus difficile et de plus simple, de plus sublime et de plus naturel 378 . - Il est de certains hommes sur lesquels glissent, pour ainsi dire, les discours et les sentiments les plus propres à faire impression ; ils sont occupés à se défendre de la vérité par le persiflage, et comme leur triomphe est de ne pas vous entendre, c’est en vain que vous vous efforcez d’être compris 379 . - Il est des vérités qu’on ne peut entendre sans détester celui qui vous les a dites 380 . - Les faits que la malice tient cachés, se développent enfin d’eux mêmes, par cette multitude de rapports naturels qui révèlent la vérité, malgré tous les obstacles que l’on peut y opposer. Il faut agir et agir sans cesse pour établir ce qui est faux, tandis que l’inaction et le temps découvrent toujours ce qui est vrai 381 . 375 V. t. 5, pp. 229-230 et 232, lettre XXXII, (5, XVII, 808 et 809), Mme de Cerlèbe à Delphine. 376 V. t. 1, p. 133, lettre XIV, (1, XIV, 148), Delphine à Mlle d’Albémar. 377 V. t. 1, p. 137, lettre XIV, (1, XIV, 150), Delphine à Mlle d’Albémar. 378 V. préface de Delphine, p. XIII, (83). 379 V. t. 1, p. 265, lettre XXIX, (1, XXIX, 217-218), Delphine à Mlle d’Albémar. 380 V. t. 2, p. 222, lettre XXXIII, (2, XXV, 348), Léonce à Barton. 381 V. t. 5, p. 49, lettre VIII, (4, XXX, 705), Mme de R. à Delphine. 160 Casimir Barjavel Vertu. La vertu, est-elle autre chose que la continuité des mouvements généreux 382 ? - On peut avoir les vertus qu’une bonne nature peut inspirer ; mais on ne peut pas atteindre à celles qu’on ne peut exercer qu’en triomphant de son propre cœur : il est des rangs inférieurs parmi les âmes honnêtes ; les vertus qui se composent de sacrifices, méritent peut-être plus d’estime que les meilleurs mouvements 383 . Vie humaine. Non, la vie n’est pas cet enchantement que mon imagination a rêvé quelquefois ; elle offre mille peines inévitables, mille périls à redouter, pour sa réputation, pour son repos, mille ennemis qui vous attendent ; il faut marcher fermement et sévèrement dans cette triste route, et se garantir du blâme en renonçant au bonheur 384 . - La vie est une œuvre qui demande du courage et de la raison 385 . - Jetez quelques regards sur la destinée humaine ; quelques moments enchanteurs de jeunesse et d’amour, et de longues années toujours descendantes, qui conduisent de regrets en regrets et de terreurs en terreurs, jusqu’à cet état sombre et glacé qu’on appelle la Mort. L’homme a surtout besoin d’espérance, et cependant son sort, dès qu’il a atteint 25 ans, n’est qu’une suite de jours dont la veille vaut encore mieux que le lendemain : il se retient dans la pente, il s’attache à chaque branche, pour que ses pas l’entraînent moins vite vers la vieillesse et le tombeau ; il redoute sans cesse le temps pour lequel l’imagination est faite, le seul dont elle ne peut jamais se distraire, l’avenir 386 . - Shakespeare a dit : que la vie était ennuyeuse comme un conte répété deux fois 387 . - Les divers temps de la vie ne sont que les diverses formes du malheur 388 . - Voilà quelle est la perspective de la destinée humaine ! Quand les douleurs morales auront fini, les douleurs physiques s’empareront de notre âme affaiblie ! Et la mort s’annoncera d’avance par la dégradation de notre être. Oh ! la vie ! la vie ! Mais on l’interroge en vain, en vain on lui demande son secret et son but, elle passe sans répondre, sans que les cris, ni les pleurs, la raison ni le courage puissent jamais hâter ni retarder son cours 389 . 382 V. t. 2, p. 242, lettre XXXV, (2, XXVII, 359), Delphine à Mlle d’Albémar. 383 V. t. 4, p. 258, lettre XL, (4, XVIII, 667), Delphine à M. de Lebensei. 384 V. t. 1, p. 162, lettre XVIII, (1, XVIII, 163), Léonce à Barton. 385 V. t. 2, p. 80, lettre XIII, (2, V, 270-271), Delphine à Mlle d’Albémar. 386 V. t. 3, pp. 199-200, lettre XXIV, (3, XIV, 492-493), Delphine à Léonce. 387 V. t. 4, pp. 15-16, lettre III, (3, XXX, 538), Léonce à Delphine. 388 V. t. 5, p. 65, lettre XII, (4, XXXIV, 714), Delphine à Mme de Lebensei. 389 V. t. 5, pp. 147-148, lettre XIX, (5, III, 762), Delphine à Mlle d’Albémar. Petit dictionnaire sentimental et philosophique 161 - De tous les spectacles qui peuvent frapper l’imagination, il en est peu qui réveillent dans l’âme autant de pensées que la vue de la chute du Rhin près de Schaffhouse en Suisse ; le spectateur reste quelque temps à la contempler, il regarde ces flots qui tombent depuis tant de milliers d’années, sans interruption et sans repos. Il semble qu’on entend le bruit des générations qui se précipitent dans l’abîme éternel du temps. On croit voir l’image de la rapidité, de la continuité des siècles dans les grands mouvements de cette nature, toujours agissante et toujours impassible, renouvelant tout et ne préservant rien de la destruction. Voilà l’histoire de la vie ! Notre destinée, la voilà ! Des vagues engloutissant des vagues, et des milliers d’êtres sensibles souffrant, désirant, périssant, comme ces bulles d’eau qui jaillissent dans les airs et qui retombent 390 . - « La vie humaine est ainsi faite ; la superficie est resplendissante de passions généreuses et d’actions désintéressées. C’est l’eau d’un étang dont la surface reflète les rayons du soleil. Mais regarde au fond, elle est sombre et boueuse 391 . Vœux monastiques. Il est moins cruel de descendre dans ce religieux tombeau de toutes les pensées de la terre, que de vivre encore en ne voyant plus ce qu’on aime 392 . - La régularité des occupations dans un couvent, le calme profond qui règne autour de nous, la ressemblance parfaite de tous les jours entre eux cause d’abord quelque ennui ; mais à la longue l’âme finit par prendre des habitudes, les mêmes idées reviennent aux mêmes heures, les souvenirs douloureux s’effacent, parce que rien de nouveau ne réveille le cœur ; il s’endort sous un poids égal, sous une tristesse continue, qui ne fait pas souffrir. Une pensée d’abord cruelle fortifie la raison avec le temps ; c’est la certitude que la situation où l’on se trouve est irrévocable, qu’il n’y a plus rien à faire pour soi, que l’irrésolution n’a plus d’objet, que la nécessité se charge de tout. Cette situation, selon l’heureuse expression d’une femme, apaise la vie, quand il n’est plus temps d’en jouir 393 . - Ah ! Nous connaissons bien peu nos rapports avec l’Etre suprême, mais sans doute il sait trop bien quelle est notre nature, pour accepter jamais des engagements irrévocables ! … Toute notre destinée serait attachée à un instant passionné qui nous aurait entraînés comme une force extérieure dont nous ne serions en rien responsables ! … Hélas ! D’un âge à l’autre, il y a souvent dans le même caractère plus de différence qu’entre deux êtres 390 V. t. 6, p. 46, lettre V, (5, XXV, 841), Mme de Cerlèbe à Mlle d’Albémar. 391 Angèle, acte 1, scène 2, par Alex. Dumas. 392 V. t. 4, p. 79, lettre XV, (3, XLII, 572), Delphine à Mlle d’Albémar. 393 V. t. 5, pp. 126-127, 6 e fragment, (6, I, 751). 162 Casimir Barjavel qui se seraient totalement étrangers ; et l’homme d’un jour enchaînerait l’homme de toute la vie ! Qu’est-ce que l’imagination n’a pas inventé pour se fixer elle-même ! Mais, de toutes ces chimères, les vœux éternels sont la plus inconcevable et la plus effrayante. La nature morale se soulève à l’idée de cet esclavage complet de tout notre avenir, il nous avait été donné libre pour y placer l’espérance, et le crime seul pouvait nous en priver sans retour. Quand le sort des autres est intéressé dans nos promesses, alors sans doute des devoirs sacrés peuvent en consacrer à jamais la durée ; mais l’Etre toutpuissant et souverainement bon n’a pas besoin que sa créature soit fidèle aux vœux imprudents qu’elle lui a faits. Dieu qui parle à l’homme par la voix de la nature, lui interdit d’avance des engagements contraires à tous les sentiments comme à toutes les vertus sociales. Et si d’infortunés téméraires ont abjuré, dans un moment de désespoir, tous les dons de la vie, ce n’est pas le bienfaiteur dont ils les tiennent, qui peut leur défendre de rappeler de ce suicide, pour faire du bien et pour aimer 394 . F I N 394 V. t. 6, pp. 154-156, lettre de M. de Lebensei à Léonce, renfermée dans la lettre XXIV, (6, XII, 899). Voyez dans La duchesse de la Vallière de Mme de Genlis (t. 2, p. 219 et suiv., 6 e édition , Paris, 1804) les beaux motifs qui justifient le dessein d’embrasser la vie monastique. Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008) Comptes rendus Raymond Trousson, Diderot jour après jour. Chronologie. Paris : Honoré Champion, Collection « Les Dix-huitièmes siècles », N° 101, 2006. 229 p. La production littéraire de Denis Diderot (Langres 1713 - Paris 1784) reste considérable et unique. A la fois écrivain, philosophe, critique et encyclopédiste, Denis Diderot fut un penseur éclectique et un esprit pluridisciplinaire. Il n’était donc que justice qu’on lui consacre une chronologie, tout comme Stendhal, Montesquieu et Rousseau auparavant. Après une brève introduction, la chronologie en soi constitue l’essentiel de l’ouvrage, complétée par quatre index (personnes, œuvres de Diderot citées, œuvres et périodiques mentionnés, lieux) et une bibliographie. La période couverte est large: de 1557 à 1784, année de la mort de Diderot. Les trois premières pages de Diderot jour après jour évoquent brièvement les noms et lieux de naissance de quelques ancêtres du philosophe sur une période de deux siècles, tandis que l’année 1713 commence à mettre en place les principaux personnages: Diderot lui-même, puis sa sœur Denise (1715-1797), et ensuite sa correspondante privilégiée, Louise-Henriette « Sophie » Volland (1716-1784) (p. 14). La première partie contient plutôt des données factuelles et des indications concises: ainsi, en avril 1746, « les Diderot habitent rue Mouffetard » (p. 24). On signale également quelques titres des ouvrages empruntés par Diderot à la Bibliothèque du Roi, comprenant entre autres des dissertations sur le mysticisme et des livres d’architecture (p. 25-27); il vantera beaucoup plus tard des travaux de Thomas Hobbes (p. 147). Ces précisions seront particulièrement utiles aux chercheurs voulant déterminer les nombreuses influences littéraires du philosophe. Nous pouvons évidemment suivre les étapes de la publication des tomes de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (co-dirigée avec Jean D’Alembert, ou Jean Le Rond 1717-1783). En outre, nous sommes à même de comprendre les déboires de Diderot avec la censure, le clergé, la police et les imprimeurs; mais on apprend aussi les dates de représentation de ses œuvres pour la scène (comme « Le Père de famille »), et les événements confirment par ailleurs sa longue amitié avec l’écrivain allemand Grimm (1723-1807), dont le nom sera mentionné plus d’une centaine de fois dans cette chronologie. 164 Œuvres et Critiques Le style de l’ouvrage est souvent télégraphique; nous sommes naturellement à l’opposé de la biographie romancée. Chaque événement mentionné ici est appuyé par une référence précise, ce qui donne à l’ensemble une rigueur indiscutable et exemplaire. Les principales sources utilisées pour fournir des renseignements sur les activités de Diderot se trouvent dans son abondante correspondance. Quelques coquilles subsistent çà et là (« trois exemplaire ») (p. 43). Mais le contenu reste néanmoins passionnant, à l’image de la vie mouvementée de Diderot. Cette lecture réaffirme le génie de Diderot, et donne le goût de découvrir ses ouvrages méconnus, pratiquement tous mentionnés ici, ce qui représente plus d’une centaine de titres. La chronologie s’arrête l’année de la mort de Diderot. Sa postérité à elle seule donnerait plusieurs autres volumes. Yves Laberge Œuvres & Critiques, XXXIII, 1 (2008) M ICHEL B OURDEAU Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST) 13, Rue du Four F-75006 Paris P AUL D ELBOUILLE Thier de la Fouarge 14 B-4653 Bolland F ABIENNE D ETOC Landkutschersweg 4 D-72072 Tübingen B ÉATRICE F INK 629 Constitution Avenue N. E. # 305 Washington, D. C. 20002 USA K URT K LOOCKE Universität Tübingen Romanisches Seminar Wilhelmstrasse 50 D-72074 Tübingen Y VES L ABERGE 585, rue Barraute Québec, Québec G1H 6V1 Canada M ARIE -F RANCE P IGUET CNRS-Centre Alexandre Koyré Pavillon Chevreul-CP 25 57, Rue Cuvier F-75005 Paris Adresses des auteurs de ce numéro Publication semestrielle Fondateur Wolfgang Leiner Directeur Rainer Zaiser Comité d’honneur Pierre Brunel Roland Mortier Yves Chevrel Lajos Nyirö Béatrice Didier M. a. M. Ngal Dan Grigorescu Cecilia Rizza Marcel Gutwirth Corrado Rosso James Lawler Lionello Sozzi F. Moassi-Manga Correspondance et service de presse à adresser à Rainer Zaiser Directeur d’Œuvres et Critiques Romanisches Seminar der Universität Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Courriel: rzaiser@gmx.de 024408 Oeuv.&Crit. XXXIII,1 03.04.2008 10: 55 Uhr Seite 2 User: Steffen Hack l www.fotosatz-hack.de Lpi: 175 Scale: 100% XXXIII, 1 XXXIII,1 Benjamin Constant et Madame de Staël: Lectures Revue internationale d’étude de la réception critique des œuvres littéraires de langue française 024408 Oeuv.&Crit. XXXIII,1 03.04.2008 10: 55 Uhr Seite 1 User: Steffen Hack l www.fotosatz-hack.de Lpi: 175 Scale: 100%