eJournals

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2008
332
XXXIII, 2 Le théâtre de Voltaire 2008 Gunter Narr Verlag Tübingen Abonnements 1 an: € 68,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax: +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail: <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) Sommaire D OROTHEA S CHOLL In memoriam Jacqueline Leiner . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 R USSELL G OULBOURNE Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Le théâtre de Voltaire : expérience vécue, échos vivants J ACQUELINE R AZGONNIKOFF Traces de Voltaire et des représentations de ses œuvres dans les collections de la Comédie-Française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 C HARLOTTE S IMONIN Des chiffres et des lettres : le théâtre de Voltaire entre les registres de la Comédie-Française et la correspondance de Françoise de Graffigny 31 S OPHIE M ARCHAND Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques . . . . . . . . . 47 Le théâtre de Voltaire : critiques et parodies I SABELLE D EGAUQUE Un cas singulier : la parodie dramatique d’une comédie. Étude de L’Écosseuse de Poinsinet et Anseaume, parodie de L’Écossaise de Voltaire 63 R USSELL G OULBOURNE Presse périodique et critique dramatique au dix-huitième siècle : le théâtre de Voltaire dans le Journal encyclopédique . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 V ALÉRIE A NDRÉ « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche »: le théâtre de Voltaire vu depuis la lorgnette de Julien-Louis Geoffroy. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 2 Sommaire Le théâtre de Voltaire à l’étranger C HRISTOPHER T ODD Le théâtre de Voltaire en Angleterre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 L AURENCE M ACÉ La première réception tragique de Voltaire en Italie . . . . . . . . . . . . . . . . 133 E LSA J AUBERT Le théâtre de Voltaire chez Johann Friedrich Löwen : une réception polymorphe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 Comptes rendus Isabelle Degauque, Les tragédies de Voltaire au miroir de leurs parodies dramatiques (G ILLES P LANTE ) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 Aurore Evain, Perry Gethner, Henriette Goldwyn (éds.), Théâtre de femmes de l’Ancien Régime 1530-1811, Vol. 2 (R OXANNE L ALANDE ) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 Adresses des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) In memoriam : Jacqueline Leiner (1921-2008)* Prophétie Là où l’aventure garde les yeux clairs Là où la femme rayonne de langage Là où la mort est belle dans la main comme un oiseau saison de lait Là où les abeilles des étoiles piquent le ciel d’une ruche plus ardente que la nuit Là où le bruit de mes talons remplit l’espace et lève à rebours la face du temps Là où l’arc-en-ciel de ma parole est chargé d’unir demain à l’espoir et l’enfant à la reine Aimé Césaire, Hommage à Jacqueline Leiner Jacqueline Leiner nous a quittés le 5 avril 2008. Après la mort de son époux, Wolfgang, auquel elle a survécu trois ans, elle porta le deuil de celui qui avait été son affectueux soutien avec un courage qui frappait tous ceux qui la rencontraient régulièrement. Souffrante, étant devenue presque aveugle, elle agrémentait ses tristes journées en rassemblant autour d’elle des personnes qui lui tenaient compagnie et la réconfortaient : son fils, Stefan, qu’elle adorait, des amis, des membres du « cercle Proust » de Tübingen, des lecteurs et des lectrices qui lui faisaient la lecture de journaux ou de textes littéraires et avec lesquels elle discutait avec esprit et lucidité. La mort jette toujours un éclairage nouveau sur la personne que l’on croyait connaître. La mort nous révèle le caractère exceptionnel de certains instants passés avec la personne qui nous quitte. La mort nous confronte au silence et au fait que la richesse intellectuelle, les souvenirs et la vie de la personne nous sont désormais à jamais scellés, à jamais inatteignables. La mort fait resurgir des souvenirs ensevelis. Tant d’amis lointains, de tous les continents, ont évoqué de tels souvenirs, souvenirs chaleureux de bons et de tristes moments passés ensemble … … L’attachement sincère et fidèle de Jacqueline à ses amis, sa compassion lors d’une manifestation raciste à un colloque de l’African Literature Association. … Sa capacité de construire et de maintenir des liens entre intellectuels, créateurs, scientifiques d’horizons différents. … Son admiration et son enthousiasme pour la poésie et la personnalité d’Aimé Césaire, pour qui elle éprouvait une grande amitié et qui s’est éteint quelques jours * Je remercie Stefan Leiner et Jean-Pierre Durafour qui ont bien voulu relire ce texte. 4 Dorothea Scholl après elle. … Sa faculté d’émerveillement devant la beauté et sa capacité de dévoiler cette beauté à ses amis, à ses collègues et à ses étudiants, par un don exquis de la parole et de l’écriture. … Sa passion pour la recherche et l’enseignement qu’elle considérait comme une aventure toujours nouvelle. … Son intelligence, sa présence d’esprit, son sens critique aigu. … Son style si personnel, son élégance, son goût sûr. … Sa forte personnalité et un tempérament imprévisible, parfois impulsif et capricieux. … Ses regrets sincères quand elle avait vexé une personne ou quand la maladie et la fatigue l’empêchaient d’être à l’écoute des invités. … Sa profonde gratitude à chaque fois que quelqu’un demandait de ses nouvelles ou l’appelait au téléphone. … Le charme de sa conversation. … Sa faculté de saisir le côté comique des circonstances. … Ses commentaires plein de verve, d’humour et de clairvoyance … Tout cela nous manque. Née à Caen en Normandie, Jacqueline s’installa durant la guerre à Paris afin de pouvoir faire des études qui lui permirent d’obtenir entre 1945 et 1948 une licence ès Lettres et plusieurs diplômes (Langues Orientales-Roumain, Institut d’Art et d’Archéologie, Bibliothécaire-Documentaliste, Etudes Supérieures à la Sorbonne). Toujours portée par de nouvelles inspirations, elle travailla aussi comme journaliste-documentaliste et reporter à la BBC à Londres et organisa des expositions d’art et d’histoire. C’est à la Bibliothèque Nationale, où elle était employée comme Conservateur, qu’elle fit la connaissance de Wolfgang Leiner, qui devait devenir son mari. Déchirée entre deux cultures qu’elle percevait comme profondément différentes, la française et l’allemande, Jacqueline racontait souvent les problèmes et les obstacles que ce couple franco-allemand eut à affronter dans la difficile période d’après-guerre et au-delà. Alors qu’elle travaillait à sa thèse d’État sur Paul Nizan, qu’elle soutint à Strasbourg en 1969 et qui, dès sa publication un an plus tard (Le destin littéraire de Paul Nizan, Paris 1970), fut saluée comme un livre pionnier, elle garda le contact avec les milieux intellectuels parisiens, notamment avec Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, qu’elle avait interviewé à propos de Nizan. Sa correspondance avec Simone de Beauvoir fut publiée en 1994 dans Dalhousie French Studies 26, pp. 143-168. C’est à Simone de Beauvoir qu’elle dédie son premier roman, Le pied de lit, paru à Paris chez Julliard en 1962 sous le nom de Catherine Sarlat, nom d’emprunt qu’elle utilisera aussi pour signer les nouvelles parues dans la revue Waves (Toronto, 1978-1980). Le deuxième roman de Jacqueline, intitulé La loi de l’espèce, qui traite de la maternité, n’a pas été publié. Jacqueline renonça aux dernières retouches du manuscrit parce qu’elle avait décidé de se consacrer à la rédaction de sa thèse sur Nizan. Écrit dans un style captivant, oscillant entre le pathétique et la satire mordante, Le pied de lit raconte dans la perspective de la narratrice, une In memoriam : Jacqueline Leiner (1921-2008) 5 jeune fille nommée Isabelle Périnout, la vie parisienne dans les années qui suivent l’euphorie de la libération. À la recherche d’un gîte et d’un travail qui lui permettraient de réaliser ses rêves et de vivre une existence pleine d’amour et de beauté, Isabelle passe d’une déception à l’autre, et son espoir toujours renouvelé se transforme peu à peu en une profonde détresse. Les travaux monotones qu’on lui offre ne lui permettent pas de vivre, et elle est réduite à passer ses nuits au « pied du lit » d’une amie. Marginale et marginalisée, elle se sent « de trop ». La narratrice des Mémoires d’une battante s’appelle également Isabelle Périnout. Quand on lit les Mémoires sans connaître l’auteur, on dirait qu’on a affaire à un roman. Mais tous ceux à qui Jacqueline a raconté ses souvenirs reconnaîtront sans peine son histoire personnelle, de son enfance à la fin des années quarante. Ces Mémoires retracent d’une manière poignante la triste enfance d’une petite fille rêveuse, chargée dès son plus jeune âge de lourdes responsabilités, souvent punie parce qu’elle s’évade du réel par le rêve. Toute jeune, elle se révolte contre le rôle qu’on lui impose et prend en main son destin, sans pour autant rompre complètement avec sa famille. Elle se rend à Paris, où elle est logée dans des chambres mal chauffées et où elle gagne sa vie comme copiste à la Bibliothèque Nationale afin de pouvoir poursuivre ses études. Tous ses efforts se font au prix de sa santé qui, après plusieurs maladies graves, aggravées par les épreuves et les privations de la guerre, ne se rétablira jamais complètement. Redoutant la solitude, elle se laisse entraîner en Suisse par un journaliste ukrainien qui semble être en contact avec des milieux politiquement obscurs et impénétrables, puis, après avoir connu de nouvelles épreuves et de nouvelles déceptions, elle décide de quitter ces milieux pour terminer une thèse sur les Rapports entre la France et l’Angleterre dans le domaine de l’estampe à l’époque romantique. Ces Mémoires, malheureusement inachevés, attendent et méritent une publication. Écrits dans un style intense, haut en couleur, ils révèlent une grande perspicacité et une sensibilité artistique délicate. Ils sont un document précieux pour comprendre comment la jeunesse des années de guerre et de l’après-guerre parvient à survivre. Jacqueline y exprime la soif d’être de ces jeunes gens, leur rêve de construire un avenir splendide, fraternel et cultivé sur une Europe en ruines, un désir qui, par la force des évènements, aboutit à une déception profonde en raison des méfaits des temps dits modernes. Ce beau texte est un vibrant plaidoyer pour que l’existence soit élevée au-dessus de la médiocrité par l’accès pour tous à la culture dans toutes ses formes - littérature, arts, esprit, sentiment, éducation, relations sociales, amicales et amoureuses. L’œuvre littéraire de Jacqueline Leiner jette un instructif éclairage sur l’œuvre scientifique qu’elle réalisera lors de sa carrière universitaire, durant laquelle elle fut d’abord Assistant Professor (1971), Associate Professor (1973), puis full professor à l’Université de Washington à Seattle (à partir de 6 Dorothea Scholl 1977), professeur associée à l’Université de Provence à Aix-Marseille (à partir de 1981) et professeur invitée au Maroc et au Sénégal. La plus belle période de sa vie, aimait-elle à dire, fut le séjour de plus de vingt ans avec son mari à l’Université de Washington sur la côte nord-ouest du Pacifique, avec l’immensité sans fin des îles, des forêts, des grands espaces vierges à l’aspect primordial et une végétation riche et abondante. Toujours soucieuse d’ouvrir de nouveaux horizons à la recherche et de rendre accessibles des textes et des auteurs méconnus et, avec eux, des mondes inconnus, elle se consacre alors aux réimpressions de revues littéraires et artistiques d’avantgarde, Le Surréalisme au service de la révolution (Paris, 1976), Bifur (Paris, 1976) et Tropiques (Paris, 1978), accompagnées d’importantes préfaces qui sont rassemblées avec d’autres textes essentiels dans son étude Imaginaire - Langage - Identité culturelle - Négritude (Tübingen-Paris, 1980). Poursuivant le chemin ouvert par Sartre dans l’Orphée noir et encouragée par son amie Simone de Beauvoir, elle fait partie de la première génération des intellectuels qui s’engagent pour la reconnaissance et l’étude des littératures maghrébines, africaines, antillaises et québécoises. Elle crée le premier département de littératures francophones et antillaises aux Etats-Unis, se lie d’amitié avec Aimé Césaire, Albert Memmi, Léopold Sédar Senghor, édite des ouvrages collectifs consacrés à la littérature africaine, antillaise et maghrébine (Œuvres et Critiques III,2; IV, 1 et IV,2), travaille avec Antoine Vitez à une mise en scène du Roi Christophe et organise d’innombrables activités autour d’Aimé Césaire : colloques, interviews, documentations, films, disques, articles, monographies et publications collectives comme Soleil éclaté (Tübingen 1984), L’Athanor d’un alchimiste (Paris 1987), Aimé Césaire : Le terreau primordial (Tübingen, t. I 1993, t. II 2003). Elle collabore à des livres d’art et adopte des perspectives critiques novatrices, qui tiennent compte de l’anthropologie, du folklore et des recherches sur l’imaginaire. Les Mélanges offerts à l’occasion de son éméritat en 1993 (Carrefour de Cultures, éd. par Régis Antoine, Tübingen 1993) témoignent de la force de son inventivité et de son rayonnement extraordinaire au croisement des cultures américaines et européennes, africaines et antillaises, non seulement dans le domaine des universités du monde entier, mais aussi chez les peintres et les poètes. Comme son discours littéraire, le discours critique de Jacqueline Leiner est toujours à la fois un discours poétique cultivé, engagé dans l’aventure de la découverte de nouveaux mondes, de pénétrer au plus profond des états d’âme et d’explorer l’univers insolite du langage. Dans les deux cas, l’impulsion primordiale est de dépasser le réel par l’imaginaire, en frayant dans l’espace de l’écriture et des contacts humains des chemins de liberté et de beauté. Dorothea Scholl, Université de Kiel Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) Introduction Russell Goulbourne Voltaire est avant tout homme de théâtre. Auteur d’une cinquantaine de pièces de plusieurs genres, il doit son succès et sa réputation même à son sens très vif de l’art scénique et à sa conception pratique de la performance théâtrale, si convaincu qu’il était que la véritable épreuve d’une pièce, c’est sa mise en scène : « On ne connaît bien une pièce que lorsqu’elle est sur les planches », disait-il dans une lettre du 30 juillet 1769 à sa nièce Mme Denis 1 . Il s’intéressait de très près à tous les aspects de la mise en scène, y compris la formation et la direction des comédiens, faisant remarquer en 1763 dans l’épître dédicatoire de Zulime, qu’il adresse à la célèbre comédienne Mlle Clairon : « Il faut avouer que sans les grands acteurs une pièce de théâtre est sans vie » 2 . Pourtant, la « vie » du théâtre de Voltaire ne s’est pas perpétuée aussi longtemps qu’il l’aurait souhaité : la postérité s’est montrée plutôt sévère à son égard. S’il croyait qu’une pièce de théâtre « n’est jamais bien jugée qu’avec le temps » 3 , comme il le dit dans une lettre du 8 mai 1744 à son ami Thiriot, il se méprenait, du moins en ce qui concerne ses propres pièces. Celles-ci ont beaucoup souffert, depuis le dix-neuvième siècle, des caprices de la critique littéraire, victimes à la fois du dénigrement plus général du théâtre du dix-huitième siècle, auquel ont résisté seules quelques pièces de Marivaux et de Beaumarchais, et de l’auréole posthume de Voltaire, apprécié davantage pour ses contes que pour son théâtre. Bien que, dans Le Taureau blanc, Mambrès, souvent considéré comme le porte-parole de Voltaire, déclare que « ce n’est que par des contes qu’on réussit dans le monde » 4 , Voltaire lui-même, si l’on en croit son secrétaire Collini, « ne donna que des instants de caprice à la physique, à l’histoire, à la théologie, aux romans », tandis que le théâtre était pour lui « une véritable passion » 5 . 1 Voltaire, Correspondence and related documents, éd. Th. Besterman, dans Les Œuvres complètes de Voltaire [par la suite : OCV], Genève et Oxford, Voltaire Foundation, 1968-, t. 85-135, D15783. 2 OCV, t. 18B, p. 213. 3 D2970. 4 OCV, t. 74A, p. 114. 5 C. A. Collini, Mon séjour auprès de Voltaire, Paris, Léopold Collin, 1807, p. 347. 8 Russell Goulbourne Or, si le théâtre de Voltaire semble être depuis un certain temps plutôt négligé - la dernière représentation d’une de ses pièces à la Comédie- Française, en l’occurrence L’Orphelin de la Chine, remonte à 1965 -, et si les critiques modernes s’entendent plus ou moins pour dire qu’il est bel et bien mort, force est de constater que nous avons tout de même vu ces dernières années un vif regain d’intérêt pour ce même théâtre, d’abord de la part des metteurs en scène et des spectateurs. Dès 1991, le metteur en scène suisse Hervé Loichemol présenta à Ferney-Voltaire Le Comte de Boursoufle, suivi de L’Écossaise en 1996 et de Nanine en 1997 ; par la suite, il mit en scène Brutus et La Mort de César en 2002, reprenant cette dernière tragédie en 2007 pour une lecture-spectacle au Musée de la Révolution française à Vizille, à l’Institut et Musée Voltaire de Genève et à Saint-Genis-Pouilly, près de Ferney, là où en 2006 il avait organisé une lecture de Mahomet, lecture qui s’avéra fort controversée. En 2003, Didier Doumergue monta Le Droit du seigneur au Théâtre de Metz et, quatre ans plus tard, en 2007, Vincent Colin mit en scène L’Écossaise au Théâtre du Lucernaire, à Paris. Enfin, quatorze ans après la mise en scène des Originaux par Christian Rist au Théâtre de Chaillot en 1994, c’est Didier Moine qui remontait la pièce à Paris, en 2008, sous l’égide du Festival Victor Hugo et Voltaire. À cet engouement des metteurs en scène et du public répond effectivement une volonté éditoriale de s’investir dans le théâtre de Voltaire : faisant suite à l’immense travail d’édition des Œuvres complètes en cours à la Voltaire Foundation de l’Université d’Oxford, Jean Goldzink éditait quatre pièces de Voltaire - à savoir Zaïre, Mahomet, Nanine et L’Écossaise - chez Garnier-Flammarion en 2004 6 . Autant d’indices, donc, qui montrent que le théâtre de Voltaire reste aujourd’hui vivant et très actuel. D’où l’importance, nous semble-t-il, de redécouvrir les diverses manières dont ce théâtre fut accueilli du vivant de l’auteur et dans la première moitié du dix-neuvième siècle, avant qu’il disparaisse dans les ténèbres de l’oubli. Considérer la première réception du théâtre de Voltaire ouvre la voie à de nouvelles appréciations de la dramaturgie voltairienne dans toute sa diversité, c’est-à-dire à la fois du côté « néoclassique » de l’œuvre comique, tragique et lyrique de l’auteur, héritier avoué des grands auteurs dramatiques du dix-septième siècle, et de sa « modernité » envahissante dans le domaine de ses structures formelles et poétiques, de ses sources, de ses influences, en un mot, de toute sa spécificité théâtrale. 6 À l’édition de Goldzink, il faut ajouter, entre autres, deux éditions publiées par Espaces 34, à savoir celle des Guèbres, présentée par Claude Lauriol et publiée en 1994, et celle d’Œdipe, présentée par Isabelle Degauque et publiée en 2002, ainsi que l’édition du Dépositaire procurée par Martial Poirson et publiée par Lampsaque en 2002. Introduction 9 C’est pour ces raisons que nous avons décidé d’aborder la réception du théâtre de Voltaire autour de trois axes différents, mais complémentaires. D’abord, côté spectacle, quelles traces le théâtre de Voltaire a-t-il laissées ? Voltaire dominait la scène au dix-huitième siècle, comme le démontre Jacqueline Razgonnikoff, qui fait le point sur les chiffres des représentations et sur les riches ressources des archives de la Comédie-Française. Il dominait aussi toute la sphère culturelle, d’où les échos de son théâtre qui résonnent au fil des correspondances privées de l’époque, comme celle de Mme de Graffigny, exceptionnelle amatrice de théâtre, comme le signale plus loin Charlotte Simonin. Si les lettres de Mme de Graffigny donnent une perspective inattendue sur l’actualité théâtrale, celle-ci ressort aussi dans les recueils d’anecdotes, qui fleurissent dès les années 1760, comme l’illustre Sophie Marchand, recueils qui accordent une place importante à la carrière dramatique de Voltaire, perçu souvent comme un devancier, un homme de théâtre audacieux qui proposait des innovations théâtrales. Or, comme le souligne la deuxième partie du présent recueil, c’est justement l’audace de Voltaire, initiateur de progrès esthétiques et idéologiques, qui se retrouve au cœur des critiques et des parodies de son théâtre. Si tout le génie dramatique de Voltaire est animé par le souci de nouveauté, les critiques, eux, y réagissent de manière contrastée, en fonction de leurs diverses filiations intellectuelles : si le Journal encyclopédique s’y montre plutôt favorable, comme je le prouve, la perspective du Journal des débats (puis du Journal de l’Empire), dont la rubrique « Spectacles » est rédigée par Julien- Louis Geoffroy, ancien disciple de Fréron, est tout autre, comme le confirme Valérie André. Dénigrement de la dramaturgie voltairienne également chez les parodistes Poinsinet et Anseaume, comme l’explique Isabelle Degauque : beaucoup moins virulents que Geoffroy, ils s’avèrent néanmoins sensibles surtout aux innovations de Voltaire, et notamment à son exploration des frontières entre tragédie et comédie dans L’Écossaise. Si le théâtre de Voltaire suscite beaucoup d’intérêt en France, il n’est pas surprenant qu’il laisse sa marque également à l’étranger et qu’il intègre donc les débats esthétiques et idéologiques « nationaux », comme le montre la troisième et dernière partie. Christopher Todd fait le point sur la présence du théâtre de Voltaire en Angleterre du vivant de l’auteur, autant sur scène que dans la presse périodique. Laurence Macé, quant à elle, met en lumière la géographie de la première réception des tragédies de Voltaire en Italie, autour des trois pôles de Modène, Bologne et Venise, ainsi que les enjeux des représentations et de la traduction à l’époque. Et c’est justement sur la question de la traduction que se concentre Elsa Jaubert, qui analyse comment le théâtre de Voltaire s’ancrait dans le programme théâtral réformateur de Johann Friedrich Löwen dans l’Allemagne du dix-huitième siècle. 10 Russell Goulbourne En dédiant Alzire à Mme Du Châtelet en 1736, Voltaire présentait sa tragédie comme « un de ces ouvrages de poésie, qui n’ont qu’un temps, qui doivent leur mérite à la faveur passagère du public, et à l’illusion du théâtre, pour tomber ensuite dans la foule et dans l’obscurité » 7 . Que nos recherches présentées ici servent à lever, ne serait-ce que partiellement, le voile qui masque toujours le théâtre de Voltaire, théâtre audacieux qui reste à découvrir. 7 OCV, t. 14, p. 109. Le théâtre de Voltaire Expérience vécue, échos vivants Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) Traces de Voltaire et des représentations de ses œuvres dans les collections de la Comédie-Française Jacqueline Razgonnikoff Que Voltaire ait dominé la scène française pendant presque un siècle ne fait aucun doute. La Comédie-Française, qu’il qualifiait avec une pointe de mépris de « tripot comique » 1 , a été son pré carré de 1718 à 1778. Même de son lointain exil, il tirait les fils des plus talentueuses marionnettes de son temps, les Lekain, les Clairon, qu’il recevait chez lui avec les plus grands égards, leur donnant la réplique avec la conviction qu’il pouvait leur apprendre leur métier. Il résulte de cette domination exceptionnelle que, dans les riches collections de la Comédie-Française, les traces de sa présence et de ses rapports avec la troupe, apparaissent dans toutes les catégories d’archives et de documents iconographiques. Avec un total de 3997 représentations, rien que sur la scène de la Comédie-Française, depuis la première représentation d’Œdipe en 1718 jusqu’à la dernière de L’Orphelin de la Chine en 1965, Voltaire se situe à la huitième place dans le palmarès des auteurs les plus joués du répertoire, bien qu’il ne figure plus dans la programmation que très sporadiquement au vingtième siècle, et plus du tout au vingt-et-unième. On peut faire le point sur les chiffres, établissant une sorte de tri sélectif dans l’œuvre du prolifique auteur. Ces chiffres ne sont pas sans signification, non seulement sur les qualités littéraires des œuvres en question, mais aussi et surtout sur les préférences et les goûts d’un public qu’on ne peut pas soupçonner de partialité. Statistiques des représentations et les Registres de la Comédie-Française Pour être tout à fait exact, il faut ajouter les représentations données sur les théâtres issus de la Comédie-Française pendant la césure révolutionnaire, 1 Voir, par exemple, ses lettres au duc de Richelieu du 30 juillet 1765 et du 2 décembre 1772, ainsi que sa lettre au comte d’Argental du 26 novembre 1775, dans Correspondence and related documents, éd. Th. Besterman, dans Les Œuvres complètes de Voltaire, Genève et Oxford, Voltaire Foundation, 1968-, t. 85-135, D12816, D18061, D19760. 14 Jacqueline Razgonnikoff à une époque où Voltaire fait figure de prophète, et les représentations données à la Cour sous l’Ancien régime. Il me semble urgent de mettre à jour ces statistiques, dont les chiffres sont tout à fait éloquents 2 : Titre création CF 1680- 2000 Cour 1680- 1791 Th. de la République 1791-1798 Th. de l’Egalité 1794-95 Th. Feydeau 1795-97 TOTAL Zaïre 1732 488 18 506 Tancrède 1760 383 14 1 398 Mérope 1743 340 28 1 369 Alzire 1736 328 25 8 6 367 Œdipe 1718 340 20 360 L’Enfant prodigue 1736 317 15 14 346 Nanine 1749 291 14 23 3 9 340 Mahomet 1742 272 5 17 3 6 303 Sémiramis 1748 263 7 6 276 L’Orphelin de la Chine 1755 208 12 220 Adélaïde Du Guesclin 1734 198 8 8 214 Brutus 1730 110 16 40 1 4 171 L’Écossaise 1760 135 11 1 147 La Mort de César 1743 46 5 24 1 5 81 Hérode et Mariamne 1725 60 5 65 Oreste 1750 52 6 58 L’Indiscret 1725 23 10 33 Amélie, ou le Duc de Foix 1752 27 4 31 Rome sauvée 1752 22 5 27 Zulime 1740 18 2 20 Olympie 1764 16 3 19 2 Les pièces sont présentées par ordre décroissant du nombre total de représentations. Traces de Voltaire dans les collections de la Comédie-Française 15 Titre création CF 1680- 2000 Cour 1680- 1791 Th. de la République 1791-1798 Th. de l’Egalité 1794-95 Th. Feydeau 1795-97 TOTAL Eriphyle 1732 12 12 Les Scythes 1767 9 9 Irène 1778 7 1 8 Artémire 1720 8 8 L’Écueil du sage 1762 8 8 Le Droit du seigneur 1779 6 6 Sophonisbe 1774 4 4 Agathocle 1779 4 4 Octave et le jeune Pompée, ou le Triumvirat 1764 1 1 2 La Princesse de Navarre 1745 2 2 Mariamne 1724 1 1 Totaux 3997 237 143 8 30 4415 On voit émerger, à l’époque révolutionnaire 3 , deux tragédies relativement peu jouées jusqu’alors, Brutus et La Mort de César, à sujets républicains romains, ainsi que la comédie de Nanine, qui traite des préjugés de caste, dont les scores, sans atteindre ceux de Tancrède et de Zaïre, tragédies mettant en scène des héros français, et qui ont eu, sur la plupart des autres œuvres de Voltaire, le privilège de la longévité, permettent de comprendre comment le public - et les autorités responsables de la programmation - appréhendaient, selon les époques, l’ensemble de sa production. Le choix des œuvres jouées à la cour sous l’Ancien régime est également significatif ; Mérope, tragédie « royale », interdite sous la Terreur, l’emportant largement. Sur les représentations des œuvres de Voltaire pendant l’époque révolutionnaire, Ling-Ling Sheu a fait le compte des représentations de Voltaire 3 Chiffres extraits de Barry Daniels et Jacqueline Razgonnikoff, Patriotes en scène. Le Théâtre de la République, 1791-1799 : un épisode méconnu de l’histoire de la Comédie- Française, Vizille, Musée de la Révolution française, 2007, et donnés par Barry Daniels pour le Théâtre de l’Odéon (de l’Egalité) et pour le Théâtre Feydeau. 16 Jacqueline Razgonnikoff à Paris entre 1789 et 1799 4 . Paradoxalement, mais d’une manière bien compréhensive, c’est Nanine qui l’emporte, avec 284 représentations, sur toutes les scènes parisiennes. Comédie confortant la bourgeoisie dans sa lutte contre les préjugés aristocratiques, plus facile à jouer que les tragédies romaines, Nanine s’intègre parfaitement dans la longue liste des créations de comédies de mœurs visant à moraliser la société française. Vient ensuite, et ce n’est pas une surprise, Brutus, qui devient, pendant la Révolution, la pièce emblématique du républicanisme pur et dur, déjà illustré par le tableau de David. Au troisième rang figure Mahomet, qui, de tout temps, reste l’une des plus intéressantes et des plus polémiques des tragédies de Voltaire, dans sa position philosophique opposée à tout fanatisme religieux 5 . Sous le Consulat et l’Empire, des représentations ont été données par les Comédiens-Français à Versailles et à Saint-Cloud : Zaïre, Tancrède, Mahomet, Alzire, Sémiramis, Adélaïde Du Guesclin, L’Orphelin de la Chine, La Mort de César, Œdipe, Oreste et Tancrède figurent au programme. Quant aux tournées officielles de la Comédie-Française, qui ne commencent officiellement que dans le dernier tiers du dix-neuvième siècle, seule Zaïre est représentée, en 1879 et en 1934, avec un très petit nombre de représentations (1 et 4). Les calculs statistiques, qu’il faudrait assortir de ceux que l’on peut y ajouter à partir de sources extérieures à celles qui se trouvent à la Comédie- Française, sur les représentations en province, à l’étranger 6 , et sur les scènes secondaires, s’établissent grâce au dépouillement des registres journaliers de la Comédie-Française conservés, sans solution de continuité, de Molière à aujourd’hui, à la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française. Outre les dates de représentation des pièces, les registres journaliers peuvent donner d’autres informations, comme la recette et les dépenses, ainsi que le nombre de spectateurs présents, et éventuellement la distribution. À partir de 1765, les registres de feux tenus par le secrétaire-souffleur Delaporte donnent en effet la distribution exacte de chaque pièce à chacune de ses représentations. Auparavant, il arrive que la liste des acteurs participant au spectacle du jour soit notée, sans indication précise du rôle joué. Comme il y a la plupart du temps deux pièces au programme, il est nécessaire, pour déduire une distribution exacte, de se livrer au petit jeu des suppositions fondées sur la connaissance des emplois tenus par chacun. La critique ou des informations extérieures permettent la plupart du temps de s’assurer en tout cas des protagonistes. 4 Ling-Ling Sheu, Voltaire et Rousseau dans le théâtre de la Révolution française, 1789-1799, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2005. 5 Ibid., p. 20. 6 Voir ici même les articles de Christopher Todd, Laurence Macé et Elsa Jaubert. Traces de Voltaire dans les collections de la Comédie-Française 17 La longue histoire des registres de la Comédie-Française comprend aussi des registres d’assemblées, de comités, où le chercheur curieux traque la date d’une lecture (si souvent anonyme pour Voltaire), les traces d’une correspondance, les avatars de distribution ou de répétitions, le cas échéant, l’intervention de la censure, avec interdiction ou report de la représentation. Les rapports parfois tumultueux de l’auteur s’inscrivent dans les relations d’assemblée, Voltaire ayant souvent des exigences de distributions et de mise en scène. Les registres témoignent aussi des relations des Comédiens-Français avec Mme Denis, après la mort de Voltaire et des tractations qui précèdent l’installation de la statue de Voltaire par Houdon dans le vestibule du nouveau théâtre construit au Faubourg Saint-Germain pour les Comédiens-Français (actuel Odéon). Manuscrits de souffleurs et copies de rôles La matière primordiale de la représentation théâtrale est le texte. Indépendamment des pièces imprimées, éditions originales, éditions collectives, contrefaçons, éditions critiques, la Bibliothèque de la Comédie-Française conserve des documents qui sont de l’ordre de l’unicité, et qui sont parfois - souvent - primordiaux. Il s’agit des manuscrits de souffleurs, copies manuscrites des textes destinés aux acteurs et au souffleur. L’exemplaire conservé est généralement celui qui est destiné aux archives du théâtre, mais il porte les traces de l’histoire de la pièce, et notamment celle du texte, avec ses repentirs, ses censures, ses corrections. Le nombre de manuscrits de souffleurs conservés pour les pièces de Voltaire est évidemment proportionnel à la masse des œuvres, et l’intérêt en est d’autant plus grand selon le nombre de reprises de la pièce. Dans certains d’entre eux, on surprend l’écriture du maître ou de son secrétaire. Sur le manuscrit de souffleur figurent assez souvent la signature du censeur, et, par conséquent, les marques de la censure textuelle. Un autre intérêt de ce document a trait aux distributions, souvent indiquées, et aux indications scéniques, si minces soient-elles. On a parfois aussi dans le manuscrit les notations de places des personnages en scène, ainsi que quelques didascalies. Enfin, on peut inclure dans cette catégorie de manuscrits les copies faites par les comédiens eux-mêmes pour leur usage propre, et dans le texte desquelles ils n’hésitent pas à inclure quelques modifications personnelles, qui correspondent à une meilleure « mise en bouche » du texte. Lekain, grand interprète de Voltaire, son ami, son conseiller, a ainsi recopié la plupart des rôles et même parfois les pièces entières qu’il a interprétées. La plupart de ces rôles sont regroupés en recueils. Il sera utile aux chercheurs de savoir quels 18 Jacqueline Razgonnikoff textes ils pourront ainsi consulter à la Bibliothèque de la Comédie-Française. La liste est établie par ordre alphabétique, avec les différentes sortes de copies disponibles. Adélaïde Du Guesclin, tragédie en 5 actes en vers (18/ 1/ 1734) : copie manuscrite recto verso, avec corrections et indications scéniques, 104 p., 245 × 190 mm. N°654 de la Bibliothèque théâtrale Pont-de-Veyle. Cote : Ms 119. Adélaïde Du Guesclin : copie manuscrite faite pour Lekain, 78 p., 320 × 210 mm. Cote : Ms 20016 (13). Adélaïde Du Guesclin : rôle du duc de Vendôme, 1764, copie manuscrite autographe de Lekain, 20 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20018 (4). Agathocle, tragédie en 5 actes en vers (31/ 5/ 1779) : copie manuscrite recto verso, avec corrections, becquets et indications scéniques, 47 p., 350 × 230 cm. Visas de censure, 10 et 12 mai 1779. Cote : Ms 303. Agathocle : copie manuscrite recto verso, avec indications scéniques et distribution, 68 p., 220 × 170 mm. Copie de la main du secrétaire-souffleur Delaporte. Cote : Ms 304. Alzire, tragédie en 5 actes en vers : rôle de Zamore interprété par Lekain en 1750, copie manuscrite autographe, 21 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20014 (4). Amélie ou le Duc de Foix, tragédie en 5 actes en vers (17/ 8/ 1752) : copie manuscrite recto verso avec corrections et indications scéniques, 76 p., 360 × 250 mm. Cote : Ms 200. Brutus, tragédie en 5 actes en vers (11/ 12/ 1730) : copie manuscrite recto verso avec corrections, becquets et indications scéniques, 98 p., 265 × 200 mm. Visa de censure, 8 décembre 1730. Cote : Ms 105. Brutus : rôle de Titus interprété par Lekain en 1750, copie manuscrite autographe, 17 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20014 (1). Brutus : rôle de Arons interprété par Lekain en 1777, copie autographe, 11 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20017 (10). Les Deux frères ou les Guèbres : copie manuscrite faite pour Lekain, 74 p., 320 × 210 mm. Cote : Ms 20018 (5). Le Droit du seigneur, comédie en 3 actes en vers (12/ 6/ 1779) : copie manuscrite recto verso avec corrections, becquets et distribution, 109 p., 240 × 190 mm. Visas de censure, 8 et 9 juin 1779. Cote : Ms 305. Le Duc de Foix : rôle du duc de Foix interprété par Lekain, copie manuscrite autographe, 20 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20014 (22). L’Échange, comédie en 2 actes en prose 7 : rôle du baron de la Canardière, copie manuscrite réalisée à Vienne en Autriche, 6 p., 190 × 120 mm. Cote : Ms 20019 (7). 7 Il s’agit d’une version remaniée - à l’insu de Voltaire - du Comte de Boursoufle : voir OCV, t. 14, p. 227-232. Traces de Voltaire dans les collections de la Comédie-Française 19 L’Écossaise ou le Caffé [sic], comédie en 5 actes en prose de M. Hume traduite en français par M. de Voltaire (26/ 7/ 1760) : copie manuscrite recto verso avec indications scéniques, 118 p., 280 × 205 mm. Cote : Ms 223. L’Écueil du sage, comédie en 5 actes en vers (18/ 1/ 1762) : copie manuscrite recto verso avec corrections, becquets et indications scéniques, 5 fascicules, 25+22+31+27+21 p., 270 × 205 mm. Visas de censure, 26 et 28 octobre 1761. Cote : Ms 227. L’Enfant prodigue, comédie en 5 actes en vers (10/ 10/ 1736), réduite en 1 acte par M. le duc de Nivernais : copie manuscrite recto verso avec indications scéniques, 36 p., 165 × 105 mm. Cote : Ms 133. L’Enfant prodigue : rôle d’Euphémon fils, interprété par Lekain en 1750, copie manuscrite autographe, 21 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20014 (3). Eriphyle, tragédie en 5 actes en vers (7/ 3/ 1732) : copie manuscrite recto verso, avec indications scéniques, 91 p., 245 × 185 mm. N° 654, « supplément aux œuvres de théâtre de M. de Voltaire ». Cote : Ms 110. Hérode et Mariamne : rôle d’Hérode interprété par Lekain, copie manuscrite autographe avec becquets et distribution, 17 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20015 (2). Mahomet (9/ 8/ 1742) : copie manuscrite recto verso avec corrections, becquets et indications scéniques, 79 p., 320 × 210 mm. Cote : Ms 165. Mahomet : rôle de Mahomet interprété par Lekain, copie manuscrite autographe, 17 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20015 (1). Mahomet : rôle de Zopire, copie manuscrite, 16 p., 230 × 180 mm. Cote : Ms 20063. Mahomet : rôle de Zopire, copie manuscrite, 16 p., 220 × 170 mm. Cote : Ms 20077. Mahomet, traduçao do Mahoma de M. de Voltaire, tragédie en 4 actes en vers : copie manuscrite recto verso avec corrections, 125 p., 200 × 140 mm. Cote : Ms 20551. Mérope, tragédie en 5 actes en vers (20/ 2/ 1743) : copie manuscrite recto verso avec corrections, becquets et indications scéniques, 70 p., 340 × 230 mm. Cote : Ms 169. La Mort de César, reprise du jeudi 22 septembre 1892 : copie manuscrite recto verso avec corrections et distribution, 3 fascicules, 20 +19+31 p., 275 × 220 mm. Cote : Ms 1287. La Mort de César : rôle de Brutus interprété par Lekain en 1763, copie manuscrite autographe, 10 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20016 (7). Œdipe : rôle d’Œdipe interprété par Lekain en 1751, copie manuscrite autographe, 25 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20014 (8). Oreste : rôle d’Oreste interprété par Lekain en 1761, copie manuscrite autographe, 13 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20016 (2). 20 Jacqueline Razgonnikoff L’Orphelin de la Chine, reprise du 22 février 1965 : copie ronéotypée, 81 ff, 275 × 215 mm. Cote : Ms 2013. L’Orphelin de la Chine : rôle de Gengis Khan interprété par Lekain en 1755, copie manuscrite autographe, 16 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20015 (16). [Catilina ou] Rome sauvée, tragédie en 5 actes en vers (24/ 2/ 1752) : copie manuscrite recto verso avec indications scéniques, 5 fascicules, 17 +13+13+15+12 p., 340 × 220 mm. Cote : Ms 198. Rome sauvée : rôle de Catilina interprété par Lekain en 1751, copie manuscrite autographe, avec distribution, 19 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20014 (15). Rome sauvée : rôle de Cicéron interprété par Lekain en 1762, copie manuscrite autographe, 13 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20016 (5). Sémiramis : rôle de Ninias interprété par Lekain en 1756, copie manuscrite autographe, 21 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20015 (22). Tancrède : rôle de Tancrède interprété par Lekain en 1760, copie manuscrite autographe, 11 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20016 (1). Le Triumvirat : rôle du tribun, interprété par Dauberval, copie manuscrite avec corrections, 3 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20015 (12). Le Triumvirat : rôle de Sextus Pompée interprété par Lekain, copie manuscrite avec corrections, 12 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20015 (13). Zaïre (13/ 8/ 1732) : copie manuscrite recto verso avec corrections, becquets, indications scéniques et liste de comédiens, 85 p., 360 × 235 mm. Cote : Ms 112. Zaïre : rôle de Châtillon interprété par Lekain en 1764, copie manuscrite autographe, 4 p., 210 × 330 mm. Cote : Ms 20016 (14). Zaïre : rôle de Lusignan, copie manuscrite, 6 p., 230 × 180 mm. Cote : Ms 20053. Zulime (8/ 6/ 1740) : copie manuscrite recto verso avec corrections, becquets et indications scéniques, 94 p., 240 × 195 mm. Corrections de la main de Lekain pour la reprise du 29 décembre 1761. Cote : Ms 161. Le fichier des imprimés réserve, quant à lui, quelques bonnes surprises, avec des éditions annotées : additions, corrections, variantes conformes à la représentation, coupures et modifications. Quelques volumes datent de l’époque où l’inestimable Delaporte, secrétaire souffleur exemplaire, notait dans l’édition elle-même les changements apportés au texte, d’autres ont appartenu à des interprètes (Dazincourt, Lafon, Regnier, Saint-Prix, Mlle George, Rachel) et portent les traces de leur travail. Dans une vieille édition de Zaïre, Mounet-Sully, qui prend le rôle d’Orosmane en 1880, indique de sa main ce qui concerne son rôle. D’autres éditions témoignent des changements apportés à l’époque révolutionnaire. Une édition bruxelloise Traces de Voltaire dans les collections de la Comédie-Française 21 de Mahomet, datant de 1742, a les honneurs de la Réserve, tant les variantes manuscrites sont importantes. Voltaire et Lekain Outre les rôles et pièces qu’il recopiait pour les apprendre, deux recueils manuscrits de la main de Lekain contiennent de précieux renseignements sur les rapports du comédien et de son auteur. L’un (Ms 25033) rassemble un certain nombre de discours tenus par Lekain, à l’occasion de clôtures ou d’ouvertures de saisons, et fait souvent mention de son auteur préféré, soulignant, par exemple, au moment de la reprise de Mahomet en 1752, la nouveauté de l’utilisation que Voltaire fait du pathétique dans cette pièce. C’est aussi Lekain qui fait état des modifications qui ont dû être faites dans le texte d’Alzire. L’autre (Ms 25035) est un registre consacré aux indications de mise en scène 8 . Les pièces y figurent par ordre alphabétique. Des rubriques successives présentent la distribution (avec l’emploi exigé et le costume préconisé pour chaque rôle), le décor, répartissent les responsabilités : secrétaire-souffleur, machiniste-décorateur, tailleur-magasinier, et garçons de théâtre. Une rubrique spéciale est dévolue au commandant des assistants, car désormais la figuration peut être nombreuse et active. Acte par acte, Lekain indique les répliques sur lesquelles se font les entrées et les sorties des comparses, et décrit les actions des soldats. N’oublions pas que Voltaire fut, avec Lekain, et grâce à la générosité du duc de Lauraguais, l’artisan de la suppression des banquettes qui, accueillant sur la scène les spectateurs privilégiés, faisaient obstacle à tout progrès dans la mise en scène. On sait quelle fut aussi leur complicité lors de la création de L’Orphelin de la Chine, unissant leurs énergies pour aboutir à cet exotisme esthétique que souhaitait Voltaire et auquel Lekain, dans sa volonté de réformer le costume tragique, souscrivait entièrement. Il n’est que de consulter leur correspondance, publiée par son fils à la suite des Mémoires de Lekain, en 1801. Eléments de mise en scène, décors, costumes Les archives comptables de la Comédie-Française au dix-huitième siècle, sont d’une richesse inégalée, et c’est en feuilletant les dizaines de boîtes qui leur sont consacrées, classées par rubriques, que l’on peut encore découvrir, au détour d’un mémoire, d’une facture, d’une série de « menus frais », des 8 Un autre registre du même ordre figure dans les Collections de la Bibliothèque Nationale. 22 Jacqueline Razgonnikoff dépenses qui éclairent sur un fait de mise en scène ou sur un achat extraordinaire. L’éclairage, la musique, les ballets, les frais de bouche ou de costume, voisinent avec les fournitures pour le théâtre, et avec les remarquables devis de peintures de Paolo Brunetti. Ces documents, exceptionnels, décrivent avec une précision clinique chaque élément destiné à participer au décor des nouvelles pièces, commandé par la Comédie-Française. C’est ainsi que l’on a pu se faire une idée des décors de Sémiramis, d’Olympie, de L’Orphelin de la Chine, etc. Les mémoires du décorateur sont assortis de ceux des peintres Bérinzago, Cayeux, Henry, des menuisiers, et même de ceux des machinistes. On voit également évoluer les décors, dans les Registres des machinistes, datant du début du dix-neuvième siècle, et se déployer des palais de plus en plus sophistiqués, pour Sémiramis notamment. De précieux registres techniques, datant de la fin du dix-huitième siècle, permettent de savoir quel décor de répertoire, quel mobilier, quels accessoires étaient utilisés pour la présentation des pièces, nouvelles ou autres. Voltaire figure en bonne place parmi les nouveautés, avec ses palais et ses salons. Des récapitulatifs des dépenses de mise en scène se trouvent aussi dans les registres comptables affectés uniquement aux dépenses. Droits d’auteurs La fin du dix-huitième siècle fut marquée par la revendication des auteurs à une modification essentielle du calcul des droits d’auteurs. Voltaire, né trop tôt, n’a pas pu participer à ce combat que menèrent Beaumarchais, Sedaine, La Harpe et consorts, mais il a parfois eu à défendre ses droits face à la cupidité des comédiens. Des registres et des liasses consacrés à cet important poste de la comptabilité du théâtre ne manquent pas de donner des précisions sur ce que gagnait Voltaire sur chaque création. Des récapitulatifs de droits d’auteur sont également rassemblés dans le volumineux dossier d’auteur conservé sous son nom. Des éléments de comparaison se trouvent dans les dossiers des auteurs contemporains de Voltaire. Correspondances et échanges avec les Comédiens-Français Chaque auteur possède à la Bibliothèque de la Comédie-Française un dossier à son nom. Il rassemble des documents de toutes les époques, et permet de suivre dans la continuité de l’histoire l’évolution d’une œuvre, au fil des créations et reprises, voire des spectacles totalement extérieurs à la Comédie-Française, et au travers d’hommages ou de montages qui ne sont pas toujours des représentations théâtrales à proprement parler. C’est Traces de Voltaire dans les collections de la Comédie-Française 23 évidemment dans ce dossier que le chercheur va scruter la correspondance, autographe ou non, les billets, les notes, contemporaines ou non, qui vont l’aider à dessiner la physionomie de l’auteur, notamment dans ses rapports avec ces « étranges animaux à conduire » que sont les comédiens, comme les qualifiait Molière dans L’Impromptu de Versailles. Les dossiers des auteurs et acteurs contemporains, dépouillés et croisés, révèlent les relations avec amis et adversaires de Voltaire, de Poinsinet et Renou à Palissot, de Mlles Gaussin, Clairon, Thénard, Vestris et Saint-Val aînée, à Lekain, Molé, Dazincourt… Le dossier Voltaire Ce dossier contient six lettres autographes de Voltaire, dont trois destinées aux Comédiens-Français. Il y est question des représentations de Rome sauvée et d’Olympie, ainsi que d’une entrée demandée au bénéfice de M. Mathon. La quatrième est adressée au comte et à la comtesse d’Argental, elle concerne Zulime. Une autre, à Thiriot, traite de la mort d’Adrienne Lecouvreur et fait état du danger que font courir à Voltaire les extraits du poème qu’il a écrit à ce sujet. La dernière, à M. de La Marche, est un remerciement pour l’envoi d’une estampe de Devosges. D’autres courriers sont des notes dictées à l’intention de Mlle Clairon (sur les rapports entre l’Église et les Comédiens), d’autres encore pour remercier les Comédiens de le recevoir à leur Assemblée du 13 mai 1778, qui précède l’hommage public qu’ils vont lui rendre. Une lettre signée du fidèle Wagnière, en 1764, évoque le contentieux qui oppose Voltaire aux libraires, trop pressés de publier un texte pris au vol lors des représentations, ou mal recopié sur un manuscrit inexact. Les textes ici incriminés sont ceux de Zulime et du Droit du seigneur. Une part importante de ce dossier est consacrée à Mme Denis, avec des lettres autographes et dictées. Plusieurs concernent la lecture, la distribution et les représentations d’Agathocle, « dernier ouvrage de M. de Voltaire », donné un an après la mort de l’auteur, « pour son anniversaire ». Grâce à cette correspondance, on suit les péripéties du montage de cette tragédie, dont la distribution fut, semble-t-il, difficile à établir. S’y ajoute le problème de la reprise du Droit du seigneur, en complément de programme, et celui, non négligeable, de la date choisie, qui oblige les autres auteurs à renoncer à leur « tour ». Quelques documents concernent aussi la statue de Voltaire par Houdon, offerte par Mme Denis aux Comédiens-Français, pour prendre place dans le vestibule du nouveau théâtre qui est en construction au faubourg Saint- Germain. Pour l’anecdote, cette statue, pour laquelle il existe par ailleurs un dossier spécifique « Musée », comme pour toutes les œuvres d’art conservées 24 Jacqueline Razgonnikoff dans les Collections de la Comédie-Française, figure déjà à sa place sur l’un des magnifiques plans dessinés par Charles De Wailly, fleurons des Collections. Cette statue jouera son rôle dans la cérémonie de panthéonisation de Voltaire en juillet 1791, qui fait aussi l’objet d’un petit dossier. Dans un échange de lettres avec le marquis de Thibouville, on découvre qu’il y eut, en janvier 1778, un contentieux entre Voltaire et Lekain, qui ne voulait pas jouer dans Irène et dont la santé était sans doute déjà chancelante, et que Voltaire ne reverrait pas vivant. D’autres correspondants de Voltaire ou des Comédiens-Français à propos de Voltaire éclairent quelques points d’histoire, qu’il s’agisse du chevalier de Mouhy, dédouanant M. de Saint-Hyacinthe de toute participation à la méchante Voltairomanie de Desfontaines, ou de d’Argental demandant à Palissot de retrouver la première version de Mariamne, après la mort de l’auteur. Chaque pièce représentée possède son « sous-dossier », plus ou moins volumineux selon l’importance de la pièce dans l’histoire de la Comédie- Française. L’Orphelin de la Chine est particulièrement bien illustré, avec un certain nombre de lettres concernant la représentation et la copie de documents essentiels. Il faut, là encore, renvoyer aux dossiers de décorateurs, et notamment à celui de Brunetti. Les représentations postérieures ne sont pas négligées, et on dispose dans ce dossier d’une intéressante documentation sur la reprise de la pièce en 1965, dans une mise en scène de Jean Mercure. Les critiques de la représentation, les maquettes de décors et de costumes de Vercors sont également conservés dans d’autres sections de la Bibliothèque- Musée. Pour les autres pièces, on trouvera pêle-mêle, les sentiments du curé de Saint-Sulpice sur Alzire, des suggestions de corrections à faire dans Amélie, des distributions faites à diverses époques, de la main de Delaporte ou de Lemazurier, des notes de l’acteur Monvel, des copies d’extraits des registres de délibérations ou de lecture, des renseignements sur la mise en scène de la Mort de César, et une conférence de l’Odéon sur Zaïre. Hommages à Voltaire, colloques et séminaires, communications scientifiques, renseignements sur les pièces jouées au XX e siècle hors Comédie- Française, copies de lettres, extraits de catalogues d’autographes, complètent ce dossier Voltaire, qui conserve également des comptes et parts d’auteur touchés par Voltaire, et un petit dossier relatif à son père, François Arouet. Archives générales Par définition, ces archives ne concernent pas une personne en particulier, mais, parmi les ordres donnés par les autorités (cote AA), notamment pour les représentations à la cour, qui, on l’a vu, sont nombreuses dans le cas de Voltaire, des exigences se font jour : dates, distributions, changements de Traces de Voltaire dans les collections de la Comédie-Française 25 programme. L’acteur Grandval, par exemple, est nommément désigné pour jouer dans Zaïre en 1751 et dans Alzire en 1766. Il est aussi question, en 1769, du livret de La Princesse de Navarre. Les archives relatives aux représentations à la cour (cote AV) donnent d’intéressants renseignements sur les dates, les frais de représentations et les distributions, y compris après la mort de Voltaire, lorsque, sous le Consulat et l’Empire, des représentations sont données régulièrement à Versailles et Saint-Cloud. Cette énumération des sources archivistiques exploitables à la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française n’est qu’un exemple de la richesse et de la variété de ce fonds inestimable et parfois méconnu des chercheurs. Mais les Collections de la Comédie-Française ne se bornent pas à ce fonds d’archives, elles sont aussi des collections muséales d’une grande richesse, où Voltaire, encore une fois, se taille une place de choix. Le Musée Il est inutile de revenir sur la belle statue de Houdon qui, depuis 1782, ornait le vestibule de la Comédie-Française, et qui, depuis les travaux de 1962, dialogue avec le buste de Molière dans le grand foyer du public de la salle Richelieu (foyer Pierre Dux). Un buste de Voltaire, par le même Houdon, préside, sur la cheminée, aux délibérations du Comité d’administration dans la salle du Comité. Le « tripot comique » n’a plus aucun secret pour celui qui se méfiait du vieux souffleur soupçonné de donner en douce ses manuscrits à des libraires peu scrupuleux, et son sourire un rien sarcastique devrait en faire réfléchir plus d’un ! Le plâtre d’après le buste de Lemoyne qui a sans doute servi le jour du couronnement historique de Voltaire en mai 1778 a disparu, au cours des déménagements successifs de l’illustre maison. L’original en marbre appartient à l’Institut de France. Deux portraits peints appartiennent aussi aux Comédiens-Français. Le premier, par Adèle Romance-Romany, est une copie du célèbre portrait de Voltaire à vingt-quatre ans par Largillière. Le second, par Jacques Pajou fils, représente Voltaire lisant L’Année littéraire de son mortel ennemi Fréron. Un dessin peu connu représente Voltaire à son bureau. Evidemment la Bibliothèque conserve également le couronnement de Voltaire, scène immortalisée par Moreau le Jeune, gravée par Gaucher, ainsi qu’une belle gravure de Dupin d’après Desrais illustrant de plus près cette vivante apothéose. Ses interprètes ont été peints de leur vivant dans les rôles qu’ils ont ainsi immortalisés, tel Lekain, dans le rôle de Gengis Khan (L’Orphelin de la Chine) par Simon-Bernard Lenoir (deux versions presque semblables), par Alexandre Röslin, dans le même rôle, dans celui d’Orosmane (Zaïre), par Simon-Bernard 26 Jacqueline Razgonnikoff Lenoir encore, portrait offert par le fils de Lekain après sa mort, pour figurer « dans la salle d’Assemblée ». Un autre portrait de Lekain en costume oriental, anonyme, a été acquis il y a une douzaine d’années, pendant de celui qui se trouve exposé à Chantilly. Tel aussi Larive dans le rôle de Zamore (Alzire) par l’École de David, ou dans le rôle de Gengis Khan (L’Orphelin de la Chine), pastel par Vien. Un portrait de Lucinde Paradol, par Sébastien Bouillard, la représente dans le rôle de Sémiramis ; un autre, par Sébastien Dulac, dans le rôle d’Idamé. De nombreuses gravures reprennent au dix-neuvième siècle, dans les diverses « Galeries théâtrales » alors publiées, les costumes de Mlle Clairon dans le rôle d’Idamé (L’Orphelin de la Chine), de Mlle Duchesnois dans Alzire, de Lekain et de Brizard dans divers autres rôles. Le beau buste de Mlle Saint-Val aînée par Charles Ricourt, qui se trouve près de l’ascenseur des artistes au rez-de-chaussée de la salle Richelieu, la représente dans le rôle de Mérope. Et il ne faudrait pas oublier l’un des chefs-d’œuvre de Houdon, le buste en marbre de Larive dans le rôle de Brutus, dans La Mort de César, dont la charge de vie est telle qu’il semble suivre du regard ceux qui passent dans les parages. Et ne quittons pas Brutus sans signaler l’autre Brutus, dont plusieurs scènes illustrent un éventail de l’époque révolutionnaire, également conservé dans les Collections de la Comédie-Française, témoignant de l’incroyable succès de cette tragédie, après sa remise au théâtre en novembre 1790. Mais la plus belle série illustrant les interprètes de Voltaire dans les années 1770 est celle des gouaches réalisées par Fesch et Whirsker, dont on peut affirmer que la Bibliothèque de la Comédie-Française conserve le plus grand nombre. Il faut distinguer les gouaches originales 9 , peintes sur vélin avec une délicatesse et une fraîcheur qui nous laissent admiratifs, et les gravures qui en ont été tirées et souvent coloriées après coup, reliées dans des ouvrages tels que celui que Edmond-Denis de Manne a consacré à la troupe de Voltaire 10 ou dans un petit ouvrage rare de Whirsker, intitulé Les Métamorphoses de Thalie 11 . Parmi les gouaches originales, on peut citer : Brizard, rôle de Zopire (Mahomet) Mlle Clairon, rôle d’Electre (Oreste) Mme Préville, rôle de Lady Alton (L’Écossaise) Brizard et Lekain, rôles d’Argire et Tancrède (Tancrède) 9 Voir Joël Huthwohl, « Les Costumes des Lumières : la collection de miniatures de Fesch et Whirsker de la Comédie-Française », dans Art et usages du costume de scène, éd. Anne Verdier, Olivier Goetz et Didier Doumergue, Vijon, Lampsaque, 2007, p. 91-103. 10 E.-D. de Manne, Galérie historique des portraits des comédiens de la troupe de Voltaire, Lyon, Scheuring, 1861. 11 Whirsker, Les Métamorphoses de Thalie, s. d. (ca. 1780). Traces de Voltaire dans les collections de la Comédie-Française 27 Brizard, rôle d’Oroès (Sémiramis) Mlle Dumesnil, rôle de Mérope (Mérope) Lekain, rôle de Gengis Khan (L’Orphelin de la Chine) Voltaire Lekain, rôle de Tancrède (Tancrède) Garrick, rôle du chevalier de Lusignan (Zaïre) Augé, dans L’Enfant prodigue Mlle Dumesnil et Lekain, rôles de Jocaste et Œdipe (Œdipe) Voltaire et Lekain répétant les rôles de Zopire et de Mahomet (Mahomet) [Figure 1]. Figure 1 : Voltaire et Lekain répétant Mahomet. Gouache de Fesch et Whirsker. (Copyright : Collections de la Comédie-Française. Photo : Patrick Lorette.) 28 Jacqueline Razgonnikoff Quelques calques et micas complètent la série ou doublent les images, dont certaines sont reprises, avec d’autres dont les originaux sont perdus ou dans d’autres collections, celles de l’Albert and Victoria Museum à Londres, du Toneelmuseum d’Amsterdam, etc, dans les ouvrages de de Manne, dans les Métamorphoses de Thalie, ou dans les Souvenirs d’Antoine-Vincent Arnault 12 , ouvrages de réserve, où des scènes à deux ou trois personnages sont parfois reproduites. Ces documents sont un témoignage exceptionnel sur les costumes utilisés lors des représentations des tragédies de Voltaire dans le dernier tiers du dix-huitième siècle, ainsi que sur la gestuelle des comédiens dans les rôles. La finesse du trait permet même de reconnaître les visages des comédiens. Un seul costume ancien a été conservé. Il s’agit de celui de Zamti, porté par le sociétaire Vanhove entre 1778 et 1802. Une gravure de la série Hautecœur-Martinet reproduit ce costume. Lorsque Talma osa abandonner perruque, poudre, collants et tunique bouffante pour interpréter le Titus de Brutus, « en cheveux », les jambes nues, et en simple tunique romaine, l’événement ne manqua pas de faire grand bruit, et le tragédien a été représenté dans toute sa juvénile attitude, sur une célèbre gravure par Godefroy. Ainsi voit-on aussi évoluer l’interprétation des pièces de Voltaire, par l’intermédiaire de celle du costume. La photo apportera sa contribution essentielle en nous laissant des images des derniers interprètes de Zaïre à la Comédie-Française : Mounet-Sully, Sarah Bernhardt, puis, plus tard, Albert- Lambert et Julia Bartet. Sur le triptyque de Louis Béroud, qui représente les Sociétaires de la Comédie-Française en 1894, Mlle Dudlay est également peinte dans le joli costume de Zaïre. Lors de la reprise de L’Orphelin de la Chine en 1965, il est enfin possible de conserver toutes les traces de la représentation, et ces éléments ne manquent pas de susciter l’intérêt des historiens du théâtre, car la critique s’est évidemment complue à souligner, à côté des efforts méritoires faits par toute l’équipe formée par le metteur en scène, le décorateur et les comédiens, certains côtés ridicules de la présentation. Les spectateurs de l’époque n’ont sans doute pas oublié le malheureux rire qui les a saisis lorsque, à l’entrée de Gengis Khan (superbement incarné par François Chaumette), l’acteur, surgi des dessous au lointain de la scène, se trouvait précédé du plumet de son casque… 12 A.-V. Arnault, Les souvenirs et les regrets du vieil amateur dramatique, ou Lettres d’un oncle à son neveu sur l’ancien Théâtre Français, Paris, Leclère, 1861. Traces de Voltaire dans les collections de la Comédie-Française 29 Conclusions Voltaire au foyer du public de la Comédie-Française, Voltaire dans les archives, Voltaire dans les escaliers du théâtre et ses interprètes au foyer des artistes… Loin d’être oublié, le personnage est particulièrement présent dans les murs d’un théâtre qu’il n’a pas connu et où il n’a pas été joué depuis plus d’un demi-siècle. À peine disparu, il fait l’objet d’hommages théâtralisés, tel l’à-propos de La Harpe joué le 1 er février 1779, sur la scène du Théâtre des Tuileries où il avait été couronné vivant, sous le titre Les Muses rivales ou l’Apothéose de Voltaire. Il apparaît aussi sous les traits de l’acteur Molé dans Corneille aux Champs-Elysées, l’à-propos composé par Riouffe et représenté le 4 octobre 1784 pour fêter le centenaire de la mort de Corneille. C’est encore Molé qui sera Voltaire, le 14 juillet 1790, jour de la Fête de la Fédération, dans Momus aux Champs-Elysées, ou le Journaliste des ombres, du chevalier Aude 13 . Un an plus tard, en prémisses à son entrée au Panthéon, il fait l’objet d’une pièce en un acte de Willemain d’Abancourt, intitulée La Bienfaisance de Voltaire, le 30 mai 1791. Personnage de théâtre, il le sera aussi au dix-neuvième siècle, dans une comédie en trois actes et en prose de J. B. P. Laffitte et Charles Desnoyer, Voltaire et Mme de Pompadour, représentée à la Comédie- Française le 12 novembre 1832, puis dans le prologue de George Sand, Le Roi attend, le 6 avril 1848, sous les traits de Provost, et enfin, le 16 mars 1864, dans l’à-propos en un acte d’Amédée Rolland. Jean-Pierre de Beaumarchais lui a redonné la parole en le faisant dialoguer avec son illustre ancêtre en 1999, lors d’un Samedi du Vieux-Colombier, reprenant la vieille recette du dialogue des morts, sous le titre Main droite main gauche. Lorsqu’il s’est agi, au moment du bicentenaire de sa mort, de célébrer sa mémoire, une soirée littéraire lui fut consacrée, savant montage d’extraits de ses œuvres philosophiques, de ses contes, de sa correspondance, mais ignorant son œuvre dramatique 14 . Et pourtant, une lecture de L’Écossaise, dans le cycle des récitations organisées à l’auditorium Colbert de la Bibliothèque Nationale, suivie de plusieurs enregistrements radiophoniques, notamment au cours de l’année du tricentenaire de sa naissance en 1994 (L’Indiscret, Zaïre, La Femme qui a raison, La Mort de César, Œdipe), quelques « scènes » données lors d’un autre Samedi du Vieux-Colombier et la présentation, au Studio-Théâtre, dans la série des « Temps retrouvés », du Droit du seigneur, en 2004, montrent encore la belle vitalité de cette œuvre décriée. 13 Pour les autres pièces où paraît Voltaire à l’époque révolutionnaire, voir Ling-Ling Sheu, Voltaire et Rousseau dans le théâtre de la Révolution française, 1789-1799. 14 Voltaire, homme d’aujourd’hui, ou Il faut cultiver notre jardin, Comédie-Française, le 9 novembre 1978, soirée littéraire réalisée sous la direction de Bernard Dhéran. 30 Jacqueline Razgonnikoff Se pencher sur les archives théâtrales qui font revivre in situ ce qui fut considéré par ses contemporains et par lui-même comme une des plus importantes contributions de Voltaire à la littérature, ouvre la route à de nouvelles approches d’une dramaturgie qui mérite aussi d’être étudiée dans sa réalisation purement scénique, au moment où la tragédie néoclassique héritée de Racine tend à l’exotisme, à l’historisation, et même à la philosophie. Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) Des chiffres et des lettres : le théâtre de Voltaire entre les registres de la Comédie-Française et la correspondance de Françoise de Graffigny Charlotte Simonin La correspondance de Françoise de Graffigny (1695-1758), actuellement en cours de publication 1 , dévoile sans fards le quotidien captivant d’une femme exceptionnelle qui côtoya tous les grands noms de la première partie du dix-huitième siècle 2 . Mais cette épistolière diariste 3 fut aussi et 1 La Correspondance de Madame de Graffigny est publiée par la Voltaire Foundation, Oxford : tome I (1716-17 juin 1739), éd. E. Showalter, 1985 ; tome II (19 juin 1739-24 septembre 1740), éd. J. A. Dainard et E. Showalter, 1989 ; tome III (1 er octobre 1740-27 novembre 1742), éd. N. R. Johnson, 1992 ; tome IV (30 novembre 1742-2 janvier 1744), éd. J. A. Dainard, M.-P. Ducretet et E. Showalter, 1996 ; tome V (3 janvier 1744-21 octobre 1744), éd. J. Curtis, 1997 ; tome VI (23 octobre 1744-10 septembre 1745), éd. P. Bouillaguet, J. Curtis, et J. A. Dainard, 2000 ; tome VII (11 septembre 1745-17 juillet 1746), éd. P. Bouillaguet, N. Boursier et J. A. Dainard, 2002 ; tome VIII (19 juillet 1746-11 octobre 1747), éd. N. Boursier et E. Showalter, 2003 ; tome IX (11 mars 1748-25 avril 1749), éd. E. Showalter, 2004 ; tome X (26 avril 1749-2 juillet 1750), éd. M.-T. Inguenaud, 2006 ; tome XI (2 juillet 1750-19 juin 1751), éd. D. P. Arthur, 2007. J’ai accès au reste de la correspondance, encore non publiée, grâce à l’extrême gentillesse de l’équipe Graffigny. Une anthologie est par ailleurs disponible : Françoise de Graffigny, Choix de lettres, éd. E. Showalter, Oxford, Voltaire Foundation, 2001. 2 Voir E. Showalter, Françoise de Graffigny : her life and works, SVEC 2004: 11, Oxford, Voltaire Foundation, 2004, et C. Simonin, « Vie privée, vie publique, hommes et femmes de lettres à travers la correspondance de Françoise de Graffigny », dans Pauvre diable : destins de l’homme de lettres au XVIII e siècle, éd. H. Duranton, Saint- Etienne, Presses universitaires de Saint-Etienne, 2006, p. 97-108. 3 Du jour de son départ de Lunéville le 11 septembre 1738 à celui de sa mort le 12 décembre 1758, c’est-à-dire pendant plus de vingt ans, elle écrivit presque quotidiennement à son meilleur ami François Devaux (1712-1796), surnommé « Panpan », demeuré à Lunéville, qui, après son décès, préserva ses lettres au lieu de les brûler comme c’était l’usage. La durée et la fréquence de cette correspondance comme l’unicité du destinataire autorisent à la considérer comme un journal intime : voir C. Simonin, « “Madame la Péruvienne”, “La Grosse” ou “Maman” : les jeux du je dans la correspondance de Françoise de Graffigny », dans les actes du 32 Charlotte Simonin surtout une exceptionnelle amatrice de théâtre 4 , qui, sa vie durant, ne cessa de lire, de commenter, de voir, de jouer parfois et d’écrire du théâtre, seule ou avec d’autres 5 . Logiquement figurent donc dans cette volumineuse correspondance de très nombreuses références au théâtre de Voltaire : auteur prolifique, son exact contemporain, on le considère alors comme le plus grand dramaturge de l’époque, sinon de tous les temps ; créées, jouées ou reprises, ses pièces tiennent presque sans discontinuer l’affiche à la Comédie-Française, et qui plus est, les deux auteurs se fréquentent et s’écrivent. Madame de Graffigny et Voltaire se rencontrèrent en 1735 à la cour de Lunéville ; elle l’admire, il n’est pas insensible à ses charmes qu’il célèbre dans un de ses poèmes en 1738 6 . Parce qu’il l’y a invitée, elle demeure à Cirey de la fin de 1738 au début de 1739, séjour heureux, interrompu, comme on le sait, par l’épisode malheureux du vol supposé de chants de La Pucelle 7 . Devant l’inimitié, voire l’hostilité manifeste de Madame du Châtelet 8 , Madame de Graffigny préfère distendre jusqu’à la mort de la « Mégère » en 1749 les relations avec l’« Idole », comme le surnomment l’épistolière et François Devaux. Mais ensuite elle retrouve Voltaire, et surtout devient l’amie de Madame Denis 9 . Ainsi Madame de Graffigny fréquente-t-elle Colloque « Moi privé, moi public au XVIII e siècle », organisé par R. Wintermeyer, Presses universitaires de Rouen, à paraître. 4 Voir ma thèse à venir, « Un nouveau regard sur le théâtre du XVIII e siècle : Françoise de Graffigny (1695-1758) lectrice, spectatrice, critique et auteur de théâtre ». 5 Outre Cénie et La Fille d’Aristide, ses deux drames joués à la Comédie-Française, Madame de Graffigny a aussi écrit une dizaine de piécettes (Phaza, Le Tuteur), dont certaines ont été jouées à la cour de Vienne (Ziman et Zénise, Le Temple de la vertu, L’Ignorant présomptueux, Les Saturnales). Elle a aussi beaucoup contribué à certaines comédies de Collé, Devaux et Bret et tragédies de Linant, Palissot et Guimond de la Touche. 6 « Car cette veuve aimable et belle / Par qui nous sommes tous séduits, / Vaut cent fois mieux qu’une pucelle » (Voltaire, « A Monsieur de Pleen, qui attendait l’auteur chez Madame de Graffigny, où l’on devait lire La Pucelle », éd. R. A. Nablow, dans Les Œuvres complètes de Voltaire, Genève, Institut et Musée Voltaire ; Oxford, Voltaire Foundation, 1968-, t. 18A, p. 319). 7 Voir E. Showalter, « Graffigny at Cirey : a fraud exposed », French Forum, 21 (1996), p. 29-44. 8 Voir M.-T. Inguenaud, « La Grosse et le Monstre : histoire d’une haine », SVEC 2006: 01, p. 65-90, et C. Simonin, « “Pompon Newton” versus “Marie Chiffon” ? Emilie du Châtelet (1706-1749) et Françoise de Graffigny (1695-1758) en miroir, et au miroir de leurs contemporains », dans Emilie du Châtelet, éclairages et documents nouveaux, études réunies par Ulla Kölving et Olivier Courcelles, Ferney-Voltaire, 2008, p. 61-83. 9 Voir C. Simonin et D. Smith, « Du nouveau sur Madame Denis : les apports de la correspondance de Madame de Graffigny », Cahiers Voltaire, 4 (2005), p. 25-56. Des chiffres et des lettres 33 pendant plus de vingt ans et dans une relative proximité - d’autant que Linant, Thiriot 10 et ses amis du Bout-du-Banc lui permettent de compléter ses informations - le plus grand écrivain du siècle 11 . Aperçu global A la Comédie-Française 12 , Madame de Graffigny a vu quatre fois L’Enfant prodigue les mercredi 2 janvier et 12 juin 1743, dimanche 19 décembre 1751 et mardi 17 mai 1757 13 , et une fois Nanine, le samedi 5 juillet 1749 14 . Quant aux comédies, « La Grosse » a donc vu deux pièces pour un total de cinq représentations, soit une moyenne de 2,5 représentations par pièce. Du côté des tragédies, elle a vu six fois Mérope, les mercredi 20 février 1743, samedi 8 février et mercredi 4 mars 1744, mercredi 20 décembre 1752, mercredi 10 janvier et samedi 25 août 1753 15 ; quatre fois Mahomet, les jeudi 9 août 1742, mercredi 6 et lundi 11 octobre 1751 et mercredi 18 mai 1757 16 ; et trois fois Alzire, les samedis 4 mai et 14 septembre 1743, et le lundi 17 mai 1751 17 . Quatre pièces sont vues deux fois : Œdipe les samedi 12 janvier 1743 et mardi 10 Voir E. Showalter, Voltaire et ses amis d’après la correspondance de Mme de Graffigny, SVEC, 139 (1975). 11 Voir C. Simonin, « “L’Idole” et ses “balafres”, ou Voltaire et ses livres à travers la correspondance de Françoise de Graffigny », dans les actes du colloque « Voltaire et ses livres », réunis par F. Bessire, à paraître. 12 Voir l’ouvrage incontournable de Henry C. Lancaster, « The Comédie-Française, 1701-1774 : plays, actors, spectators, finances », Transactions of the American philosophical society, 41 (1951), p. 593-849. 13 Le 2 janvier comme le 12 juin 1743, L’enfant prodigue est joué avec Le Galant jardinier de Dancourt, le 19 décembre 1751 avec La Surprise de l’amour de Marivaux et le 17 mai 1757 avec La Sérénade de Regnard. 14 Nanine est jouée avec L’Oracle de Saint-Foix. 15 Le 20 février 1743, Mérope est jouée avec George Dandin de Molière, le 8 février 1744 avec Le Galant Jardinier de Dancourt, le 4 mars 1744 avec Le Philanthrope de Legrand, le 20 décembre 1752 avec L’Amant de lui-même de J.-J. Rousseau, le 10 janvier 1753 avec Le Mari retrouvé de Dancourt, le 25 août 1753 avec Les Hommes de Saint-Foix. 16 Le 9 août 1742, Mahomet est joué avec Le Dédit de Dufresny, le 6 octobre 1751 avec Le Triple mariage de Destouches, le 11 du même mois avec L’Oracle de Saint-Foix, et le 18 mai 1757 avec Le Consentement forcé de Guyot de Merville. Madame de Graffigny avait vu la pièce de La Noue, Mahomet Second, antérieure de trois ans, le lundi 9 mars 1739. 17 Le 4 mai 1743, Alzire est jouée avec Les Plaideurs de Racine, le 14 septembre 1743 avec Le Magnifique de La Motte et le 17 mai 1751 avec La Double extravagance de Bret. 34 Charlotte Simonin 1 er juin 1751 18 ; Zaïre les samedi 30 mars 1743 et lundi 24 mai 1751 19 ; Amélie ou Le Duc de Foix 20 les mercredi 23 août et lundi 4 décembre 1752 21 ; et Rome sauvée les jeudi 24 février 1752 et lundi 13 mars 1752 22 . En revanche, elle ne voit qu’une fois, le mercredi 8 juin 1740, Zulime 23 . Hapax également pour La Mort de César le mercredi 4 septembre 1743 24 , Oreste le mercredi 28 janvier 1750 25 et L’Orphelin de la Chine le lundi 27 octobre 1755 26 . Ainsi la somme tragique est-elle de onze pièces pour un total de vingt-cinq représentations, soit une moyenne de 2,27. Thalie et Melpomène additionnées donnent treize pièces pour trente représentations. Trente représentations avérées certes mais il faut compter avec les brouilles entre les deux correspondants - pas de lettres et donc pas de nouvelles parfois pendant plusieurs mois -, les séjours de Devaux à Paris 27 , les lettres perdues et les omissions de Madame de Graffigny. Il paraît bien plus raisonnable d’ajouter une bonne dizaine au total, et donc d’estimer à une quarantaine le nombre de représentations auxquelles elle aurait assisté rien qu’à la Comédie-Française, somme à laquelle s’ajoutent les pièces vues et jouées dans le cadre des théâtres de société à Lunéville, à Cirey et à Paris 28 , ceci sans compter les répétitions, ce qui donnerait au total une bonne cinquantaine pour le moins. Statistiques Pendant ses vingt ans à Paris, si l’on additionne Comédie-Française, Italienne, Opéra, Foire, et Théâtre de société, Madame de Graffigny assiste à 18 Le samedi 12 janvier 1743, Œdipe est joué avec Le Mari retrouvé de Dancourt, et le mardi 1 er juin 1751 avec L’Avocat Patelin de Brueys. 19 Zaïre est jouée le 30 mars 1743 avec Les Trois frères rivaux de La Font et le 24 mai 1751 avec L’Été des coquettes de Dancourt. 20 Cette pièce est une refonte d’Adelaïde du Guesclin. 21 Le 23 août 1752, Amélie ou Le Duc de Foix est jouée avec Le Florentin de Champmeslé, et le 4 décembre 1752 avec La Métempsycose de Dancourt. 22 Le 24 février 1752, Rome sauvée est jouée avec Le Mariage forcé de Molière et le 13 mars avec La Coquette de village de Dufresny. 23 Le 8 juin 1740, Zulime est jouée avec L’Esprit de contradiction de Dufresny. 24 La Mort de César est donnée le 4 septembre 1743 avec Le Fat Puni de Pont-de- Veyle. 25 Oreste est joué le 28 janvier 1750 avec L’Été des coquettes de Dancourt. 26 Le 27 octobre 1755, L’Orphelin de la Chine est joué avec Le Magnifique de La Motte. 27 Il demeure par exemple à Paris de novembre 1747 à mars 1748. 28 Petit Boursoufle (Le Comte de Boursoufle), Grand Boursoufle (Les Originaux), Zaïre et L’Enfant prodigue à Cirey (février 1739), Mahomet (juin 1750, rue Traversière chez Voltaire). Des allusions dans la correspondance font deviner que la troupe de Panpan connaissait et jouait La Mort de César, L’Enfant prodigue, Zaïre et Alzire. Des chiffres et des lettres 35 environ 300 représentations, c’est-à-dire au moins cinq cents pièces, puisque la coutume consiste, à la Comédie-Française comme à l’Italienne ou à la Foire, imitées d’ailleurs par les théâtres de société, à donner au moins deux pièces, une grande en cinq actes, et une petite en un ou trois actes pour l’accompagner, et parfois trois, dans la même séance. Si l’on considère le nombre de représentations et le nombre de pièces vues par auteur, Voltaire (11 pièces, 30 représentations) figure incontestablement en deuxième position. Il n’est devancé que par Molière dont Madame de Graffigny a vu 50 représentations avérées pour 16 pièces, mais cet auteur voit son importance numérique gonflée par la surreprésentation de ses petites pièces : Sganarelle, Le Mariage forcé, Le Médecin malgré lui. Suivent dans le classement Dancourt (12 p., 29 rep.), Legrand (9 p., 20 rep.), Racine (8 p., 18 rep.), Regnard (7 p., 14 rep.), Corneille (7 p., 12 rep.) 29 et Dufresny (4 p., 15 rep.), c’est-à-dire des auteurs du dix-septième ou du début du dix-huitième siècle. Dancourt, Legrand, Regnard et Dufresny doivent eux aussi leur score à leurs petites pièces. Autant dire que si l’on se restreint aux grandes pièces, seule la triade classique peut rivaliser avec la suprématie voltairienne. Quant aux dramaturges contemporains de Voltaire, ils font piètre figure, fût-ce en incluant leurs petites pièces : Boissy (9 p., 14 rep.), Marivaux (7 p., 10 rep.), Destouches (6 p., 13 rep.), Nivelle de la Chaussée (6 p., 8 rep.), Marmontel (1 p., 2 rep.), Piron (3 p., 10 rep.), Crébillon (3 p., 7 rep.), Cahusac (3 p., 11 rep.) … De ses rivaux, elle voit donc entre une dizaine et une quinzaine de représentations, soit deux tiers de moins ou la moitié moins que Voltaire. Les chiffres consacrent donc l’écrasante supériorité de l’auteur de Zaïre et Mérope. Tragédies versus comédies Pour le siècle des Lumières, Voltaire est avant tout un auteur tragique, et c’est d’ailleurs ainsi que lui-même se considère : de facto, ses comédies sont dédaignées. Madame de Graffigny voit à la Comédie-Française onze tragédies, mais seulement deux comédies 30 . Pourtant, paradoxalement, selon elle, les comédies rapportent davantage : Depuis neuf ans ou huit que je suis a Paris, je n’ai vu de plein succes qu’aux comedie. Les Dehors trompeurs, Melanide, L’Oracle en ont plus eu que Merope qui pourtant en a plus eu qu’aucune tragedie que tu puisse me nommer. Et de demi suces a demi succes, je te nommerois vingt comme- 29 Voir C. Simonin, « Présences de Corneille dans la correspondance de Mme de Graffigny », XVII e siècle, 225 (2004), p. 669-675. 30 Contraste bien moins flagrant dans le théâtre de société, qui recourt plus facilement aux comédies, faciles à apprendre et à monter. 36 Charlotte Simonin die contre une tragedie. Voila ce qui m’a fait juger que l’on aime mieux pleurer bourgeoisement, au coin du feu, que guindé sur des echasses. (13 février 1747 ; VIII, 243-244) Grande pièce versus petite Dans les représentations vues par Madame de Graffigny, Voltaire est joué huit fois avec Dancourt, trois fois avec Dufresny et avec Saint-Foix, deux fois avec Molière et La Motte, et une fois avec Bret, Brueys, Champmeslé, Destouches, Guyot de Merville, Lafont, Legrand, Marivaux, Pont-de-Veyle, Racine, Regnard et Rousseau. Les pièces du dix-septième et du début du dixhuitième siècle dominent (Dancourt, Dufresny, Molière, Racine, Regnard). Pour autant, Voltaire, en dépit de son orgueil sourcilleux, s’accommode d’associations nécessaires avec ses contemporains à la mode (Bret, Destouches, Pont-de-Veyle, Saint-Foix). Le fait que Mérope ait pu être jouée avec du Rousseau (20 décembre 1752), hapax certes, constitue en tout cas un duo amusant quand l’on songe à l’avenir des relations entre les deux hommes. Notons que les petites pièces servent parfois de contre-feu à l’insuccès des grandes : Cesar est joué tres mediocrement. Je n’ai pu aller qu’a la troisieme representation ; il y avoit assés de monde, mais on avoit mis Le Fat punis pour la soutenir. A la seconde il n’y avoit personne. On ne la joue cependant que deux fois la semene pour menager les forces, mais elles sont deja si epuisée que, pour lui faire soutenir l’agonie de cette semene, on a recours aux goutes d’Engletere, c’est-a-dire au Magnifique que l’on donne mercredi. (8 septembre 1743 ; IV, 361-362) Même scénario huit ans plus tard, où c’est une petite pièce de Madame de Graffigny qui servirait de remède : en juillet 1751, des amis de Voltaire souhaitent que Phaza 31 soit jouée en petite pièce avec Rome sauvée. La dramaturge s’y refuse avec sa vivacité coutumière le 2 juillet : « Babiolinet [Le comte de Stainville] est chargé d’une drole de negociation avec moi : les Voltairiens 32 le tourmentent pour m’engager a donner Phaza avec Rome sauvée dont on ecrit les roles 33 . Est-ce qu’on se défierait du succès, qu’on 31 Voir C. Simonin, « Phaza, la “fille-garçon” de Madame de Graffigny », dans Le Mâle en France, 1715-1830 : représentations de la masculinité, éd. K. Astbury et M.-E. Plagnol-Diéval, Bern, Peter Lang, 2004, p. 51-62. 32 Voir C. Simonin, « Note sur une occurrence de “voltairien” : une lettre de Madame de Graffigny », Cahiers Voltaire, 2 (2003), p. 266-268. 33 Rome sauvée ne sera finalement représentée qu’en février 1752, mais effectivement Voltaire se penche sur la pièce à l’été 1751. Des chiffres et des lettres 37 voudrait déjà l’étayer ? Ils peuvent chercher ailleurs des étais, car assurément je ne la donnerai pas, et dans ces circonstances-là ! ». En tout cas, la programmation bicéphale dépend plus du hasard et des comédiens disponibles, que d’une quelconque volonté de cohérence. A priori, nulle circularité ou intertextualité ne joue. Mais à considérer le couple Œdipe/ Le Mari retrouvé (12 janvier 1743) ou la paire La Mort de César/ Le Fat puni (4 septembre 1743), l’on s’interroge : ces oxymores à l’humour noir sont-ils dûs au hasard ou à la malice des comédiens ? Mois Trente représentations, potentiellement également divisées sur douze mois, se répartissent pourtant en quatre représentations au mois de janvier, trois en février, trois en mars, zéro en avril, cinq en mai, trois en juin, une en juillet, trois en août, deux en septembre, trois en octobre, zéro en novembre, et trois en décembre. Quelle lecture faire de cette inégale distribution ? Les vacances de Pâques correspondent traditionnellement aux vacances annuelles des comédiens et à la clôture de l’année théâtrale, et le mois de novembre au déplacement de la cour à Fontainebleau 34 ; leur score nul n’a donc rien de surprenant. De même, les mois d’été sont traditionnellement moins bons, puisque la cour et l’aristocratie sont hors les murs, fuyant à la campagne la chaleur parisienne. Les grands mois théâtraux sont donc décembre, janvier, février, mars et mai : ces 5 mois totalisent 18 représentations, tandis que juin, juillet, août, septembre et octobre n’en totalisent que 12. L’on constate donc à la fois la domination des grands mois traditionnels, mais aussi de façon concomitante que Voltaire est un dramaturge suffisamment apprécié et reconnu pour supporter d’être joué toute l’année. Au même titre que Racine ou Molière, il constitue une valeur sûre, un refuge pour les comédiens qui sont assurés avec lui de remplir un minimum la salle, quelle que soit la saison. Qui plus est, sa production prolifique lui vaut d’avoir en permanence plus d’une dizaine de pièces au répertoire à la fois, nouveautés, reprises ou refontes. Mais ses contemporains jalousent cette omniprésence : J’ai apris que la premiere piece de ton heros etoit La Femme Tartufe [La Prude]. La police ne l’a pas passée. Comme il en a sur lui copie, il en a vite donné une autre. On pretent qu’on la jouera vendredi. En attandant, comme il veut ocuper le theatre exclusivement, on joue Alzire. Je crois ne t’avoir pas parlé du compliment de la rentrée : c’est de lui. Il y parle de toutes ses marotes. Il dit au partere que la brigue et l’autorité donne les place, mais que lui donne la vray gloire ; il y parle contre Desfontaines 34 Les grands acteurs suivent la cour, et l’on ne joue alors à Paris que des pièces de piètre importance. 38 Charlotte Simonin sans le nommer ; il s’y louë splendidement. Enfin, tout le monde le critique. (30 avril 1743 ; IV, 256) Même reproche quant à cette dictature scénique six ans plus tard : « On dit que V. redonne encore Semiramis et sur cela Blaise [le comte de Caylus] a dit assés plaisament qu’il vouloit y accoutumer le public comme Silva la petite verolle a la seignée. On dit qu’il s’empare du theatre pour tout l’hiver, qu’il redonne Nanine et puis Catilina [Rome sauvée] a l’exclusion de Gresset et de Marmontel qui sont tout pret. Voila tout ce que j’ai apris » (13 novembre 1749 ; IX, 260). Six mois plus tard, le 26 mai 1750, l’on raille le théâtre de société où peut s’épanouir l’hybris du dramaturge : « J’ai eu la visite de l’abbé Du Renel qui m’a un peu amusée. Il m’a conté que V. fait faire un theatre chez lui ou il va faire jouër toutes ces pieces passées, presentes et future. On comence jeudi par Mahomet, et puis dimanche Zulime. Enfin il aura du moins un theatre ou on ne jouera que lui » (X, 527). Jours Affinons notre analyse, et demandons-nous si tous les jours sont égaux au royaume de la Comédie-Française. Pour trente représentations potentiellement également réparties sur les sept jours de la semaine, on compte six lundis, deux mardis, douze mercredis, deux jeudis, aucun vendredi, sept samedis et un dimanche. L’absence du vendredi, comme le faible score du mardi, s’expliquent aisément: il s’agit des jours de représentations de l’opéra : on jouera de préférence ces jours-là des classiques, ou des auteurs secondaires, mais l’on ne fera pas cet affront à Voltaire. Le dimanche attire un public plus populaire, friand de comédies et de reprises ; les acteurs ne se risqueront pas, ou rarement, à jouer alors une tragédie. Symptomatiquement, le seul exemple sur trente représentations de Voltaire est celui de L’Enfant prodigue, à savoir une comédie populaire. Les grands jours de sortie des pièces sont donc le lundi, le mercredi, le jeudi et le samedi, qui, à eux 4, totalisent 27 représentations sur 30, c’est-à-dire 90 % des représentations. Premières Ainsi l’étude fine des chiffres montre que les comédiens se livrent à une véritable stratégie de programmation, et que, quelles que soient leurs qualités intrinsèques, un destin fort différent attend une tragédie qui débute un mardi en juillet 35 d’une autre débutant un lundi en janvier. Demandons- 35 Comme par hasard, les pièces de dramaturges femmes, de Marie-Anne Barbier à Françoise de Graffigny en passant par Marie-Anne du Boccage, sont souvent reléguées à l’été. Des chiffres et des lettres 39 nous maintenant si la première a un impact sur la fréquentation. Sur vingt ans, du lundi 6 juillet 1739 (Thélamire de Thibouville d’Ervigny) au samedi 4 juin 1757 (Iphigénie en Tauride de Guimond de la Touche), Madame de Graffigny se rend à 69 représentations de pièces nouvelles à la Comédie- Française, somme considérable. Pour Voltaire, elle y va quatre fois le jour même de la première pour Zulime (8 juin 1740), Mahomet (9 août 1742), Mérope (20 février 1743) et Rome sauvée (24 février 1752). Lorsque cela lui est impossible, elle s’efforce néanmoins de s’y rendre dans la première volée de la quinzaine ou vingtaine. Elle y va le jour de la troisième représentation (4 septembre 1743) pour La Mort de César (première le 29 août), le jour de la quatrième (23 août 1752) pour Amélie ou le Duc de Foix (première le 17), le jour de la sixième (28 janvier 1750) pour Oreste (première le 12), le jour de la neuvième (5 juillet 1749) pour Nanine (première le 16 juin), comme pour Rome sauvée (13 mars 1752), dont elle a déjà vu la première représentation de la série. Si l’on considère la deuxième volée de représentation de la saison, l’on trouve encore deux pièces : L’Orphelin de la Chine le 27 octobre 1755 (première le 20 août) ; Amélie ou le Duc de Foix le 4 décembre 1752 (première le 17 août). Ainsi indubitablement, la nouveauté aimante-t-elle, puisque pour plus d’un tiers des représentations auxquelles elle assiste (12 correspondant à 11 pièces), ce sont des premières. D’ailleurs, si l’on considère toutes les tragédies de Voltaire qui connaissent leur première pendant son séjour à Paris, il appert qu’elle n’en manque qu’une, celle de Sémiramis (jeudi 29 août 1748) 36 . À la fois par goût personnel pour Voltaire, par désir de coller à l’actualité théâtrale, et de satisfaire son correspondant fou de « l’Idole », elle s’efforce de participer aux « D-days ». Mais l’attractivité des jours de première ne joue pas que pour les pièces de Voltaire : n’oublions pas, même si ce fait n’est pas toujours suffisamment pris en compte, que c’est parfois la petite nouvelle qui par ricochet attire du monde pour la grande. Ainsi, le mercredi 20 décembre 1752, est-ce bien plutôt la seconde représentation de la petite comédie L’Amant de lui-même de Rousseau (première le lundi 18), qui attire Madame de Graffigny que le fait d’assister pour la cinquième fois à la représentation de Mérope, qui se joue depuis neuf ans. Même remarque le samedi 25 août 1753 où les tout récents Hommes de Saint-Foix (première le 27 juin, 17 e rep.) l’intriguent sans doute plus que sa sixième Mérope. 36 Toutes les autres pièces ont eu leur première alors qu’elle n’habitait pas encore Paris : Œdipe (18 novembre 1718), Zaïre (13 août 1732), Alzire (27 janvier 1736), L’Enfant prodigue (10 octobre 1736). 40 Charlotte Simonin Voir et revoir 13 pièces pour 30 représentations se répartissent d’une part en 5 pièces qu’elle ne voit qu’une fois, d’autre part en 8 pièces qu’elle voit 25 fois. Ainsi, l’esthétique de réception qui prévaut alors se situe aux antipodes de notre frénésie actuelle de zapping : l’on revoit plus que l’on ne voit, et non seulement l’on revoit, mais l’on rerevoit 37 . Les grandes pièces s’apprécient aussi - surtout ? - dans la répétition, la familiarité et presque dans le par cœur 38 , et il faudrait davantage le garder à l’esprit quand nous les étudions. Parmi les pièces revues le plus grand nombre de fois à la Comédie-Française par Madame de Graffigny, toutes sont de petites pièces (11 fois pour Le Mariage forcé de Molière, 7 pour L’Esprit de contradiction de Dufresny, itou pour Zénéide de Cahusac et 6 fois pour L’Oracle de Saint-Foix) sauf Mérope que la spectatrice voit six fois. Ce chiffre montre, une fois de plus, la bonne place de Voltaire sur le podium Graffignien, mais surtout consacre la domination absolue de Voltaire sur tous les autres dramaturges, passés ou contemporains. Heure de la représentation Les représentations ont lieu à cinq heures et demie, mais lorsque la pièce est courue, mieux vaut se présenter plus tôt pour trouver place à coup sûr. Madame de Graffigny et ses amies n’hésitent donc pas à se rendre à la comédie près de trois heures à l’avance : « J’irai demain matin [voir Mlle Quinault], car je dine avec mon Angloise [la comtesse d’Orford] afin d’aler tacher d’atraper une place a Rome sauvee dès trois heures. Il faut en avoir bien la rage » (23 février 1752). De telles précautions n’empêchent pas les substitutions de dernière minute, ainsi narre-t-elle plaisamment sa déception le 12 juin 1743 : « Eh bien, je viens de ce Cesar, qui est devenu L’Enfant prodigue et Le Galand Jardiner. J’avois eté a trois heures et demie pour avoir 37 Si l’on tient compte des répétitions (L’Orphelin de la Chine, Oreste) et du théâtre de société (La Mort de César), le nombre augmente encore : seules Zulime et Nanine n’auraient été vues qu’une fois. 38 « On joue demain Zulime. Ce sont les nieces, le St, Mr de Tibouville, etc. On m’a fort prié d’y aller [voir Zulime le lendemain] mais mon diner m’en empechera. Et ce seroit trop souvent. Cependant, je veux revoir cette piece que j’aime. On la jouera plusieurs fois » (7 juin 1750; X, 544-545) ; ou encore : « On dit qu’il y a bien autre[s] chose[s] de changé. Elle [Rome Sauvée] reprend asses bien; il y avoit mercredi 2500 lt de recepte. Je compte y aller lundi, et je compte etre plus contante des details, dont beaucoup me sont echapés par l’eloignement où j’etois du theatre » (4 mars 1752). Des chiffres et des lettres 41 bonne place; a six j’aurois eu la meme. J’ai fait apeler Grandval; il m’a dit que Cesar etoit arreté a la police » (12 juin 1743 ; IV, 326). Ces heures d’attente et de latence post-prandiales au théâtre expliquent que celui-ci joue un rôle de socialisation important : « J’ai diné chez mon Angloise. Nous avons eté a trois heures a la comedie. N’est ce pas en avoir la rage? Mais […] je ne m’y suis pas ennuiée. Le grand garcon [Bret] y est presque arrivé en meme tems que nous. […] J’ai apercu la Merluche [Voisenon] dans l’enphitheatre. Je l’ai fait venir de force avec nous, aussi bien que l’abbé Onillon, et nous nous sommes fort bien amusé » (24 février 1752). Evidemment, quand l’on jouit sur invitation d’une place en loge, l’on peut s’autoriser des départs plus tardifs : « V. m’ecrivit hier soir pour savoir si je n’avois pas changé d’avis sur Oreste. Il viendra nous chercher a 4 heures et demie. […] J’arrive d’Oreste fatiguée, excedée et qui plus est ennuiée. V. nous est venu chercher a trois heures et m’a amené sa niece, qui est tout a fait aimable. J’en ai bien a te conter. Nous ne somes partie qu’a cinq. La sale a eté pleine » (28 janvier 1750 ; X, 348-349). La négation restrictive semble indiquer ici une légère crainte quant au peu de temps imparti au déplacement, mais noblesse oblige. Prix des places Le prix minimal à débourser est de quatre francs, du moins pour une femme de condition comme Madame de Graffigny, qui ne peut ni assister au spectacle dans les parties de salle réservées aux hommes (scène, amphithéâtre, parterre) ni dans celles moins coûteuses mais populaires (paradis…) et doit donc acheter des places de loge, les plus dispendieuses. Si elle se lamente le 26 février 1745 de son impécuniosité, le concetto final sait en sourire : « Plains-moi : le Voisin [Verdun de Monchiroux] m’envoye demain son carosse de remise a ma disposition. C’est une trouvaille a Paris, et je n’ai pas quatre francs pour aller voir Merope ou la Foire ou il y a, dit-on, une parodie charmante de Thesé. Enfin voilà trois grands mois, quatre vraiment, depuis la St-Martin enfin, que je n’ai pas eté aux spectacles par belle misere. J’irai demain courir les champs parce qu’il n’en coute rien pour y entrer » (VI, 218). Le plus souvent cependant, le prix pour une pièce nouvelle, et de Voltaire a fortiori, subit une inflation, et monte à six francs 39 , auxquels il faut 39 Comme l’indique clairement Lancaster, l’habitude fut prise dans les années 1740 de monter les prix lorsqu’il s’agissait de pièces nouvelles, ou à succès, ou de dates particulières (ouverture ou clôture du théâtre) : « When they [the prices] were raised, a lower box rented for 48 francs, an upper for 30 ; a seat on the stage or in a lower box for 6 francs, one in the second tier for 3 francs, one in the third for 2 » 42 Charlotte Simonin pouvoir ajouter le prix d’un carrosse, d’une frisure et d’une robe convenable. Heureusement, un(e) ami(e) généreux(se) invite parfois l’épistolière. Las ! Quand bien même tous les problèmes financiers sont réglés, Voltaire est si apprécié que rien ne garantit l’obtention du sésame : « Hier nous voulumes aller a Gingi Kam [L’Orphelin de la Chine]. Il n’y eut pas moien d’y entrer. Les loges etoient loueë jusqu’a la neuvieme » (28 août 1755). Cinq jours plus tard, la disponibilité ne s’est pas améliorée : « Gingil Kam est toujours aux nueës. Nous n’avons pas encore pu y aller tant les loges sont louée et voici Fontainebleau. Il faudra attendre a le revoir l’hivers mais quand reveronsnous l’auteur? » (3 septembre 1755). Huit jours après, nouveau camouflet, dû cette fois à la maladie de l’un des acteurs : Coment, je ne t’ai jamais nommé L’orphelin de la Chine ? Elle n’a point d’autre titre. J’espere y trouver place tantot. Sans doute que c’est la divine Clairon qui surpasse encore sa divinité ordinaire. […] Jeudi soir. Nous eumes encore hier l’afront d’aller a L’orphelin sans le voir. Le Kain as une grande fievre et un point de coté. On le seigne comme un beux. Adieu L’orphelin pour lontems. (11 septembre 1755) Rappelons en outre que la représentation et le succès de son drame bourgeois Cénie à la Comédie-Française (25 représentations en 1750) valent, comme c’est l’habitude pour tout auteur dont une pièce en cinq actes a été acceptée et jouée, à Madame de Graffigny ses entrées gratuites à ce théâtre de début 1751 jusqu’à sa mort en 1758. Or, dans la répartition des représentations de Voltaire auxquelles elle assiste, 14 sont antérieures à 1750, et 16 postérieures ; c’est-à-dire que la gratuité n’a pas occasionné de hausse soudaine ou de différence manifeste, alors que c’est le cas pour tous les autres dramaturges. C’est bien le signe d’une élection particulière : même lorsqu’elle tirait le diable par la queue 40 , Madame de Graffigny est toujours parvenue à se débrouiller pour assister aux pièces de Voltaire. (« The Comédie-Française, 1701-1774 », p. 730, à propos de la saison 1738-39). Il indique par exemple : « The year was distinguished by the first performances of Voltaire’s Mahomet and of his Merope. […]. Charges were increased to the same extent as the previous year. The higher charges were made at the ouverture (Mélanide, Amour pour amour : 552 s./ 1106 r.) and the cloture (30 mars : Zaïre, Trois Frères Rivaux : 1268 s./ 3937 r.), at all performances of Athalie, Mahomet, Le Comte de Warwick, and Mérope » (p. 741, à propos de la saison 1742-43). 40 Voir E. Showalter, « How Mme de Graffigny made ends meet », SVEC 2002: 06, p. 17-26. Des chiffres et des lettres 43 Les répétitions Pour se rendre au spectacle sans bourse délier, et sans risque de rentrer bredouille, une astuce peut consister à assister aux répétitions. Madame de Graffigny est suffisamment introduite dans le monde des lettres et auprès de Voltaire pour réussir à s’y glisser : Ce prince vint me lenterner la tete d’une repetition d’Oreste qui devoit se faire le lendemain matin. Je mourois d’envie d’y aller parce qu’il n’en coutoit point d’argent, mais d’autres raison m’en enpechoit. Minette [Anne-Catherine de Ligniville, future Madame Helvétius, cousine de Lorraine que Madame de Graffigny élève de septembre 1746 à son mariage en août 1751] qui s’en mouroit me determina. J’ecrivis a Voltaire dimanche matin pour lui demander la permission d’y entrer, qu’il m’accorda par un billet assés bien contourné. Nous devions diner chez ma Baliverne [marquise de Stainville]. Nous attendions le carosse de Nicole [Mlle Quinault] qui est toujours malade. Ce carosse ne venoit point. La repetition se faisoit a onze heures. Il etoit midi qu’il n’etoit pas arrivé. Nous sechions quand Boucault arrive. Nous ne l’avions pas vu depuis plus d’un an. Qu’importe. Il nous offre son carosse et sans lui donner le tems de s’assoir nous partons et il rete a la maison car il n’a qu’un vis-a-vis. Nous n’arrivames qu’au commencement du trois. Tu l’a vue, ainci je ne t’en dirai rien. Je fus touchée, je trouvai cela beau, mais peut-on juger sainement si pres d’acteur qui crient si haut et qui jouent si bien ? Clairon ce surpassoit selon moi. Le cinquieme me parut tres mauvais et meme ridicule. Je le dis au petit abbé Chauvelin qui me repondit qu’il etoit tel dans Sophocle. Je lui repondis, « Excuséz-nous, monsieur, nous ne sommes pas Grecs » 41 , et que je doutois que cet acte-la passe. En effet, je ne doute pas qu’il n’ait eté hué, car Nicole m’a ecrit « feu Oreste », et l’affiche d’aujourd’huy l’anonce pour samedi « avec les changemens que l’on a pu desirer ». C’est bien une chute en effet que cela. Il vint nous embrasser ce Voltaire. Mon Dieu, que je l’ai trouvé affreux. C’est une vray momie. Nous nous dimes peu de choses. Il couroit au foier gronder les acteurs qu’il n’avoit deja pas mal grondé. Je suis cependant bien aise d’en avoir vu cela. C’est toujours autant. (13 janvier 1750 ; X, 322) Quelques années plus tard, elle parvient aussi à se faufiler à la dernière répétition de L’Orphelin de la Chine : « Il est soir. J’ai vu la Belle Dame [marquise de Boufflers] un moment ce matin. J’y vais demain diner. Elle vient me prendre a onze heures pour aller a la repetition de Gingis Kin que l’on donne mercredi. Je veux au moins la voir en deshabille puisque je ne pourai la voir 41 Ce bon mot a sans doute été colporté à l’époque, car il est rapporté par Marguerite Briquet à l’article « Graffigny » de son Dictionnaire historique littéraire et bibliographique des Françaises, Paris, Treuttel et Würtz, 1804. 44 Charlotte Simonin de quelques tems. Les loges sont louées pour deux ou trois representations » (17 août 1755). Ainsi, comme le montre la jolie formule de l’épistolière, à défaut de pièces en costume officiel, on peut les saisir en déshabillé, à la fois formule salvatrice pour les impécunieux, et séance instructive pour une spectatrice qui est aussi une dramaturge. Conclusion Il faudrait encore, face au théâtre de Voltaire, peindre Françoise de Graffigny tour à tour anecdotière 42 , auditrice 43 , lectrice 44 , critique avertie d’une vaste culture théâtrale 45 - ses remarques sur les grands acteurs et actrices 46 , les débutants 47 , 42 « J’ai oublié de te dire hier que l’on appelle La Mort de Cesar, “Cesar a la morgue”, et “le sermon du pere Antoine”. Sans Le Fat punis et Le Magnifique, il y a lontems qu’elle seroit enterée » (13 septembre 1743 ; IV, 370). 43 A Cirey, elle goûte aux lectures de Mérope faites par le dramaturge lui-même : « Me voici enfin, le cœur plus gros qu’un balon. J’ai pleuré aux sanglots. Ces trois derniers actes sont admirables: sans amour, l’interest est plus vif que celui de Zaïre […] Si l’on a pleuré au troisieme, on s’arache les cheveux au quatrieme, et on s’egratigne le visage au cinquieme, dont l’interest n’est presque que dans un recit d’une suivante; mais c’est le plus beau recit qui soit dans le paiis des recits ». (12 décembre 1738 ; I, 214) 44 « Lundi au moment de sortir on m’apporta Semiramis et Nanine que je t’envoye. J’etois furieuse de ne pouvoir devorer cette piece [Sémiramis] dont on me bat les oreilles depuis deux ans que je n’avois ny vue ny lue. Il falut partir. En attendant le carosse je lus seulement la preface de Nanine, comptant y trouver l’apologie ou du moins la deffence du comique larmoiant. Je benissois deja l’auteur, je le maudis en finissant » (26 novembre 1749 ; X, 275-276). 45 Commentant L’Orphelin de la Chine, elle se réfère tout naturellement à une tragédie oubliée de Marie-Anne Barbier, Arie et Petus (1702) : « Cet amour croit a vue d’oeil au point de vouloir faire mourir le mari pour avoir la femme. Tout cela traine jusqu’au cinq et l’avant derniere scene et l’inverse d’Arie et Petus » (22 août 1755). 46 « Je fus enfin hier voir L’Orphelin, qui me toucha aux larmes dans deux ou trois endroits. Mais quelle actrice que Clairon ! Elle m’a ravi. Tout le reste de la piece ne sert qu’a ce role-la. Le Kain joue son pitoiable role comme [illisible]. En tout c’est une mauvaise piece, qui n’a ny font ny etoffe et qui est portée aux nuées pour le jeu de Clairon. On l’aplaudit a chaque mot, des pieds, des mains. Loge, theatre, tout s’en mele et moi aussi. Le reste a peine. On n’ecoute pas un aplaudissement pour Le Kain. Bellecour en a a tout moment. Il est beau comme un ange dans l’habillement tartare, et il a un jeu muet de betise excellent » (28 octobre 1755). 47 Dans une reprise de Mérope : « C’etoit le debut d’un jeune acteur de 19 ans, joli, bien fait, les geste noble, bien dessinés mais qui declame en ecolier. Il ne fut point gouté et moi je crois qu’il pouroit etre un vray sujet. Je ne ne doute pas que ce ne soit la foiblesse de sa voix, qui n’est pas encore formée, qui n’ait degouté le public qui n’aplaudit qu’aux cris et aux hurlemens » (26 août 1753). Des chiffres et des lettres 45 sur leurs costumes 48 , sur le décor 49 -, ou membre bien renseigné de la République des lettres - ses révélations sur les parodies 50 , les cabales 51 -, mais ce serait là matière à un livre et non à un article. Resterait à s’interroger sur la façon dont ils apparaissent dans les œuvres l’un de l’autre. À notre connaissance, Voltaire ne fait nulle allusion dans ses œuvres à celles de Graffigny, et il l’évoque dans sa correspondance avec une sorte de paternalisme alternativement compatissant ou dédaigneux, dont témoigne le surnom « Madame la Péruvienne », qui lie indissolublement le nom de l’auteur à celui de son héroïne romanesque. En revanche, la romancière, dans l’avertissement de son roman épistolaire justement 52 , rend hommage à Alzire, tragédie située au Pérou au temps de la Conquête, et mettant en scène des Péruviens d’une grande sensibilité morale qui l’ont sûrement inspirée : « Un de nos plus grands poètes, a crayonné les mœurs indiennes dans un poème dramatique** [Alzire], qui a dû contribuer à les faire connaître » 53 . Selon Claude Alasseur 54 , seules deux pièces de Voltaire eurent plus de représentations dans leur premier cours, attirèrent plus de spectateurs et rapportèrent plus d’argent que Cénie (25 rep., 18892 spec., 52823 livres) : Œdipe et Zaïre. Pour autant, les critiques et périodiques de l’époque ont-ils 48 « Je ne me souviens presque plus de l’habillement de Sarazin, c’etoit pour le [illisible] sur une longue veste et un manteau sans manche. Mais la coefur, je ne sais ce que c’etoit ; je crois pourtant que c’etoit un casque ou une espesse de toque. Je le demanderai. Il y a lontems que l’on veut etablir les casques a la comedie. Le tiran de Merope en a un pour la premiere fois, et les autres n’ont ny casque ny chapeau, je ne sais pourquoi. Dis-moi donc qui sont tes acteurs » (5 mars 1743 ; IV, 172). 49 « Mais non, Cesar ne m’a pas plu extremement, et il est vray que la tribune et le catafalque sont ridicule et d’un froit mortel » (20 septembre 1743 ; IV, 382). 50 « J’ai apris aussi une plaisante anecdote de lui. C’est qu’a comencer de son Edipe, il a toujours fait les parodie lui meme de crainte qu’on ne les fasse. Tu sais l’horreur qu’il en a, mais elles etoient si execrablement mauvaise que jamais personne n’a voulu les jouer. Il a toujours eu aussi une petite piece prete pour mettre apres ses tragedies, qui toutes ont eu le sort des parodie. Il faloit se batre avec lui pour lui faire entendre raison. Eh bien, on se devisageoit, et il retiroit ses turlupinades » (9 mai 1743 ; IV, 270). 51 « V. hait tout ce qui n’est pas lui. Il envie tout, il voudroit avoir tout fait. Sa cabale n’a pas eu honte ici de contribuer a la chute des Amazones, parce qu’elle n’est pas de lui » (7 août 1749 ; IX, 140). 52 Françoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, éd. J. Mallinson, Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p. 99. 53 La tragédie d’Alzire offre le modèle d’une telle conclusion, réunissant les deux amants péruviens, Zamore et Alzire, malgré la menace posée par Gusman. En revanche, le roman se clôt sur une héroïne qui goûte seule le plaisir d’être. 54 C. Alasseur, La Comédie-Française au 18 e siècle : étude économique, Paris, Mouton, 1967, p. 138-141. 46 Charlotte Simonin comparé les deux auteurs en tant que dramaturges ? A notre connaissance, seul Grimm, dans sa Correspondance littéraire (1 er juillet 1759) effectue ce rapprochement, à propos de Socrate de Voltaire et de Cénie. Mais la façon dont il expédie en ouverture le conte philosophique de l’auteur aujourd’hui reconnu comme l’un des chefs-d’œuvre de la littérature occidentale nous laisse pour le moins dubitatifs sur la validité de ses jugements littéraires : Il serait sans doute injuste de critiquer avec la dernière rigueur un ouvrage qui paraît fait à la hâte, et auquel l’auteur paraît avoir donné aussi peu de soins qu’à Candide 55 ; mais il faut convenir cependant que La Mort de Socrate n’est pas digne de M. de Voltaire ; qu’il n’y a que le nom de l’auteur qui puisse sauver cette pièce de l’oubli, et le respect qu’on doit à ce nom, qui puisse la garantir de la sévérité des critiques. Tout y est croqué, tout y est sans force et sans vérité. Le plan est commun et mal conçu: tout roule sur l’épisode de Sophronime et d’Aglaé, dont nous avons vu les modèles sur le théâtre si souvent qu’ils ne sauraient plus toucher ; et puis, il est bien question de s’occuper de la passion de deux enfants le jour que Socrate boit la ciguë ! Le ton de cette pièce n’est pas au-dessus de celui de la comédie de Cénie, et réellement on croit lire une pièce de Mme de Graffigny ; mais les personnages de Cénie ne sont guère au-dessus de la condition bourgeoise, et M. de Voltaire avait à faire parler le plus grand des philosophes, celui que l’oracle avait déclaré le plus sage des mortels, et dans le plus beau moment de sa vie. Quelle différence ! Ce divin Socrate ne dit rien de divin, rien de sublime dans la pièce de M. de Voltaire ; son ton est celui d’un bon homme, mais sans force, sans élévation. Sa femme Xantippe est, comme l’auteur en convient dans la préface, une bourgeoise acariâtre, grondant son mari et l’aimant. M. de Voltaire prétend que ce mélange du pathétique et du familier a son mérite : pour moi, je le tiens pour barbare, et d’un goût absolument faux et gothique 56 . 55 Sans doute poussé par son succès plus que par une quelconque foi en ses qualités littéraires, il avait consacré tout le numéro du 1 er mars 1759 au conte : « Il ne faut pas juger cette production avec sévérité ; elle ne soutiendrait pas une critique sérieuse. Il n’y a dans Candide ni ordonnance, ni plan, ni sagesse, ni de ces coups de pinceaux heureux » (F. M. Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. M. Tourneux, Paris, Garnier, 1877-1882, 16 vol., t. 4, p. 85-86). 56 Ibid., p. 122-123. Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques Sophie Marchand Dès 1801, Cousin d’Avalon déclare : « Aucun auteur au monde n’a été tant loué et tant critiqué que Voltaire. Que de lettres, que de réflexions, que de commentaires, que de volumes enfin ! », et il relate cette anecdote : Un ouvrier en satires écrivit un jour à Voltaire : « Monsieur, j’ai fait imprimer un libelle contre vous, il y en a 400 exemplaires ; si vous voulez m’envoyer 400 liv., je vous remettrai tous ces exemplaires fidèlement ». Le philosophe lui répondit : « Monsieur, je me donnerai bien garde d’abuser de votre bonté ; ce serait un marché trop désavantageux pour vous. Le débit de votre livre vous vaudra beaucoup davantage » 1 . Un autre anecdotier constate que « Voltaire fut pour le peuple de Paris un objet de curiosité, tel que pourrait l’être un envoyé des Hurons 2 ». Ces propos révèlent, autant que la vigueur des polémiques et la publicité qui ont, de son vivant, entouré les productions et les actions de Voltaire, l’entreprise mythographique, inédite à cette échelle, qui, dès le dernier tiers du dix-huitième siècle, se déploie autour de la figure du philosophe, qui, bien avant sa disparition, se voit ériger en grand homme. Dès les années 1770, fleurissent les ouvrages consacrés à Voltaire, sous un angle biographique, polémique ou anecdotique ; le mouvement ne fera que s’amplifier au début du dix-neuvième siècle. Si ces ouvrages accordent une place importante à la carrière dramatique de l’auteur, on constate que parallèlement Voltaire devient une figure essentielle des recueils d’anecdotes dramatiques, dont la vogue, inspirée par l’expansion des rubriques théâtrales dans les périodiques, se développe dans les années 1760. Voltaire est partout dans la compilation de Clément et Laporte, qu’il soit question de ses pièces ou de celles d’autrui 3 ; et en 1859, dans le recueil de Curiosités théâtrales de 1 Cousin d’Avalon, Voltairiana, ou Recueil choisi des bons mots, plaisanteries, sarcasmes, railleries et saillies de Voltaire, etc., précédé de la vie de ce philosophe et suivi d’une foule d’anecdotes inédites et peu connues, 4 ème édition, Paris, Tiger, 1819, p. 159, 301. 2 Essai sur le jugement qu’on peut porter de M. de Voltaire, suivi de notes historiques et anecdotes, Amsterdam et Paris, Merigot, 1780, p. 22. 3 Clément et Laporte, Anecdotes dramatiques, Paris, Veuve Duchesne, 1775. 48 Sophie Marchand Fournel, son nom apparaît aux chapitres « mise en scène », « costume de scène », « salles de spectacles », « théâtres de société », « représentations dans les collèges », « théâtre français en province », « cabales », « effets produits par les pièces », et « relations des auteurs et comédiens », comme si rien de ce qui fait le théâtre et lui appartient ne lui était étranger 4 . Quelle image ce tissage anecdotique construit-il de Voltaire et de son théâtre ? Quels sont les lieux de cristallisation de cette mythologie naissante, bien évidemment tendancieuse, qui révèle moins une vérité historique que la manière dont la figure de Voltaire s’inscrit dans l’imaginaire collectif ? Si, faute d’un recensement rigoureusement exhaustif des anecdotes consacrées à Voltaire, il semble hasardeux de fournir un bilan statistique, il apparaît cependant que les œuvres ayant suscité le plus grand nombre d’anecdotes ne sont pas forcément celles qui rencontrèrent le plus grand succès ou furent considérées comme les chefs-d’œuvre de l’auteur. Le discours anecdotique, délaissant les préoccupations strictement littéraires, envisage le phénomène dramatique dans une perspective large et accorde un intérêt particulier à la matérialité du spectacle et aux enjeux sociaux de la pratique théâtrale. Au-delà de la diffraction rhapsodique des compilations et de la diversité thématique des anecdotes qui se comptent par centaines, se fait alors jour, au gré des reprises de recueil en recueil, un certain nombre de lieux de la réception voltairienne. Lieux qui, à l’image de la production hétéroclite d’un dramaturge soucieux d’explorer de nouvelles voies théâtrales, mais aussi à l’image d’un dix-huitième siècle tiraillé entre des aspirations et des postures diverses, ne dressent pas forcément une image cohérente de l’homme et de son théâtre, mais laissent apparaître des tensions révélatrices de la place singulière occupée par Voltaire dans l’histoire du théâtre. La construction du mythe voltairien pris en charge par les anecdotes semble indissociable du statut de poète dramatique de Voltaire et de la reconnaissance inédite que lui valut son œuvre théâtrale. Les recueils reconstruisent a posteriori le parcours d’une vie placée sous le signe du théâtre : « Depuis le jour où, tout jeune encore, Voltaire figura sur le théâtre en portant la queue de la robe du grand prêtre, à une représentation d’Œdipe, jusqu’au moment où, chargé d’ans et de lauriers, il assista à sa propre apothéose dans une loge du Théâtre-français, il ne cessa de jouer la comédie », déclare Manne 5 . Cousin d’Avalon estime, pour sa part, que « c’était au théâtre où il avait régné si longtemps, qu’il devait attendre les plus grands honneurs » 6 . Et nombreux sont les anecdotiers qui rapportent que Voltaire lui-même aurait 4 V. Fournel, Curiosités théâtrales, nouvelle édition, Paris, Garnier, 1910. 5 E.-D. de Manne, Galerie historique des comédiens français de la troupe de Voltaire, nouvelle édition, Lyon, N. Scheuring, 1877, p. 3. 6 Voltairiana, p. 53. Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques 49 déclaré à une députation de comédiens-français dépêchée à Ferney pour l’honorer : « Je ne puis plus vivre désormais que pour vous et par vous » 7 . Ce sacre par le théâtre, pourtant, n’allait pas de soi, et les recueils d’anecdotes, développant une mythologie du génie visionnaire, se plaisent à brosser le tableau d’une reconnaissance dramatique qui, pour être éclatante, n’en a pas moins été gagnée de haute lutte, au prix d’une transformation du public. Le tissage anecdotique ouvre ainsi à une nouvelle configuration de l’histoire littéraire, où le succès ne s’obtient qu’à l’encontre des mœurs actuelles, dans une prémonition du goût de demain et une foi en la postérité appelée à rédimer les vicissitudes passées. Ainsi, si Voltaire sacrifie parfois au goût étriqué de ses contemporains, avouant, par exemple, à propos de L’Orphelin de la Chine : « J’aurais fait mes Tartares plus Tartares, si les Français étaient moins Français » 8 , nombre de récits le montrent indifférent aux attaques et à l’échec, confiant dans une reconnaissance future. Cousin d’Avalon affirme qu’il avait prédit, en 1749, la résurrection de sa tragédie d’Adélaïde du Guesclin, rebutée en 1734 par la cabale et reprise en 1765 avec le plus grand succès. «Réservons-la, disait-il, comme un pâté froid. On la mangera quand on aura faim » 9 . Les anecdotes insistent sur ce volontarisme du génie, bien décidé à ne pas plier devant un public frivole et volontiers frondeur. L’insistance, dans les recueils, sur la chute de tragédies voltairiennes causée par un bon mot du public, grand classique des anecdotes dramatiques, prend ainsi une teinte originale, signalant la place à part qu’occupe le poète dans l’histoire du théâtre. Adélaïde du Guesclin tombant, à sa création, sous les coups des plaisants du parterre qui, à la réplique « Es-tu content, Coucy ? », s’amusèrent à répondre : « coussi, coussi » 10 , génère chez les anecdotiers moins une célébration de l’esprit du public, prompt aux applications sylleptiques et trouvant dans celles-ci un moyen d’affirmation sociale, qu’une valorisation de l’auteur capable de passer outre et de modifier les habitudes réceptrices. La Correspondance littéraire, lors de la reprise de 1765, écrit à propos de cette anecdote : « Il fallait peut-être rire de cette saillie […] ; mais il ne fallait pas 7 Voltairiana, p. 286 ; Mémoires et anecdotes pour servir à l’histoire de M. de Voltaire, Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1779, p. 25-26 ; Chaudon, Mémoires pour servir à l’histoire de M. de Voltaire, Amsterdam, s.n., 1785, 2 vol., t. 2, p. 104-105 ; Gaston de Genonville, Cent et une anecdotes sur Voltaire, Paris, Librairie Sandoz et Fischbacher, 1878, n°96. 8 Voltairiana, p. 261. 9 Ibid., p. 294. 10 Anecdote très souvent reprise : voir Clément et Laporte, t. 1, p. 16 ; Chaudon, t. 2, p. 214 ; Flaubert, Le Théâtre de Voltaire, éd. Th. Besterman, Studies on Voltaire and the eighteenth-century, 50-51 (1967), t. 1, p. 77. 50 Sophie Marchand qu’elle influât sur le sort de la pièce » 11 , et le Voltairiana note : « Étrange bizarrerie du public, dont les jugements, en fait d’ouvrages d’esprit, ne valent pas toujours ceux du temps ! En 1765, les comédiens redonnèrent cette tragédie […] sans y changer un seul mot, et elle fut accueillie avec beaucoup d’applaudissements » 12 . Et même lorsqu’une anecdote reprend un schéma topique, comme c’est le cas du « La reine boit » qui fit tomber Mariamne en 1724 13 , où le mot du plaisant du parterre s’inspire d’une saillie qui fut, en 1635, fatale au Mithridate de La Calprenède 14 , les commentaires et la chute de l’anecdote font échapper Voltaire au ridicule des auteurs mis en échec par les facéties du public. S’il y a une spécificité voltairienne de l’anecdote, c’est bien dans la ténacité de l’auteur, qui s’obstine, modifie sa pièce et finit enfin par l’emporter. En 1763, la Correspondance littéraire constate : « Depuis trente ans que cette pièce a paru […], nous avons fait quelques progrès en fait de goût ; l’esprit philosophique nous a guéris de quelques puérilités et M. de Voltaire aurait pu rétablir sans danger une action si intéressante et si pathétique » 15 . Voltaire en avance sur son temps, ayant seul raison contre tous : telle est l’image que forgent les anecdotes dramatiques, et que l’on retrouve sous la plume de Flaubert, notant, à propos de Mariamne : « Il y aurait de quoi faire un beau livre sur le goût du public et sur tout ce dont il nous chahute ou nous prive » 16 . Se construit ainsi, au fil des anecdotes, le portrait d’un auteur audacieux, devançant le goût de son temps et proposant des innovations que l’état du 11 Grimm, Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. M. Tourneux, Paris, Garnier, 1877-1882, 16 vol., t. 6, p. 368 (septembre 1765). 12 Voltairiana, p. 239-240. 13 Clément et Laporte, t. 1, p. 522. Voir aussi Mercure de France, mars 1724, p. 529-530 ; Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, Paris, Lacombe, 1776, t. 2, p. 172 ; Monsieur de Voltaire peint par lui-même, ou Lettres de cet écrivain, dans lesquelles on verra l’histoire de sa vie, de ses ouvrages, de ses querelles, de ses correspondances, et les principaux traits de son caractère ; avec un grand nombre d’anecdotes, de remarques et de jugements littéraires, Lausanne, Compagnie des libraires, 1769, p. 20 ; Chaudon, t. 2, p. 184-185. D’autres anecdotes s’efforcent d’expliquer la chute de la pièce, dont la trace anecdotique est tout entière placée sous le signe de l’échec, par une réception distanciatrice : voir Clément et Laporte, t. 21, p. 522, Correspondance littéraire, t. 1, p. 212-213 ; Gazon-Dourxigné, L’Ami de la vérité, ou Lettres impartiales semées d’anecdotes curieuses sur toutes les pièces de théâtre de M. de Voltaire, Amsterdam et Paris, Jorry, 1767, p. 134 ; Cousin d’Avalon, Comédiana, Paris, Marchand, 1801, p. 97. 14 Clément et Laporte, t. 1, p. 562 ; voir aussi Comédiana, p. 44. 15 Correspondance littéraire, t. 5, p. 386. La Correspondance littéraire revient à plusieurs reprises sur cette anecdote (t. 2, p. 397 [15 août 1754] ; t. 11, p. 330 [septembre 1776]) pour condamner le pouvoir de nuisance d’un public qui fait obstacle au génie. 16 Flaubert, t. 1, p. 16. Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques 51 champ théâtral contemporain ne pouvait que condamner à l’incompréhension et à un échec provisoire. Audaces idéologiques, tout d’abord, comme lorsque Voltaire, de retour d’Angleterre et « rempli de cet esprit républicain qui convenait assez au sujet qu’il traitait », fait dire à Titus dans Brutus : « Je suis fils de Brutus, et je porte en mon cœur / La liberté gravée et les rois en horreur », ce qui fait frémir d’indignation le public 17 , ou lorsqu’il fait jouer son Mahomet, dont Fontenelle dira : « Il est horriblement beau » 18 et qui sera « défendu […] comme une pièce dangereuse pour l’état et pour la religion » 19 . Mais aussi audaces esthétiques, dans la promotion des effets spectaculaires inspirés de Shakespeare et du théâtre grec. Adélaïde du Guesclin ose un coup de canon, qui « contribua beaucoup à la chute de la pièce dans sa nouveauté » mais « a fait un effet terrible à [la] reprise » 20 , et provoque par la présence, sur scène, de Nemours blessé qu’on siffla, réaction qui suscite chez Flaubert cette déploration : « Ô goût public, ô bon sens populaire ! » 21 . Oreste se heurte au même conservatisme du parterre, et fait dire à la Correspondance littéraire qu’« un Athénien qui se serait trouvé là pour la première fois aurait conçu une assez mauvaise opinion de ce peuple » 22 . Les anecdotiers rappellent que Voltaire, présent à cette représentation, haranguait les spectateurs en criant : « Les barbares ! […] c’est du Sophocle ! » 23 . L’efficacité dramatique de Sémiramis, portée par le jeu « terrible et animé » de Lekain, marque, sur le mode de la rupture et de l’exception, un premier pas vers la reconnaissance des effets spectaculaires 24 et annonce une veine dramaturgique que le dix-neuvième siècle revendiquera comme déjà « romantique » 25 . Dans cette perspective, une pièce comme Tancrède représente, en 1760, un tournant pour la dramaturgie française, dans la mesure où « M. de Voltaire en traça le plan dès qu’il eut appris que le théâtre de Paris était changé et commençait à devenir un vrai spectacle » 26 . 17 Clément et Laporte, t. 1, p. 162. 18 Correspondance littéraire, t. 1, p. 213 ; Clément et Laporte, t. 1, p. 504 ; Gazon- Dourxigné, p. 44. 19 Correspondance littéraire, t. 1, p. 213 ; Flaubert, t. 1, p. 151. À propos de Samson, Voltairiana, p. 302. 20 Correspondance littéraire, t. 6, p. 368 ; voir aussi Mouhy, Tablettes dramatiques, Paris, Jorry, 1752, p. 3. 21 Flaubert, t. 1, p. 83. 22 Correspondance littéraire, t. 4, p. 436 (15 juillet 1761). 23 Voltairiana, p. 262 ; voir aussi Fournel, p. 153 et Genonville, n°71. 24 Clément et Laporte, t. 2, p. 163 ; Diderot, Paradoxe sur le comédien, dans Œuvres, éd. L. Versini, Paris, Robert Laffont, 1994-1997, 5 vol., t. 4, p. 1399. 25 Voir Fournel, p. 27. 26 Clément et Laporte, t. 2, p. 199. 52 Sophie Marchand Bien des pièces de Voltaire font ainsi date dans l’histoire du théâtre, soit parce qu’elles expérimentent de nouvelles combinaisons métriques 27 ou dramaturgiques 28 , soit parce qu’elles engagent un renouvellement des habitudes de représentation (instauration du véritable costume de scène dans L’Orphelin de la Chine 29 , libération du jeu des acteurs dans Mérope 30 , où Voltaire incite Mlle Dumesnil à « avoir le diable au corps » 31 ). Voltaire, par bien des aspects, apparaît, à travers les anecdotes dramatiques, comme un initiateur de progrès. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que son succès et sa reconnaissance soient décalés dans le temps. Bien des anecdotes, peignant le poète en visionnaire sublime, insistent sur la fortune du théâtre de Voltaire à l’époque révolutionnaire. C’est alors qu’une pièce comme Brutus trouve enfin son moment, sanctionné par des anecdotes relatant ses représentations fiévreuses 32 . Les Affiches notent que le public a enfin rendu justice à la pièce 33 , et Étienne et Martainville expliquent ce succès tardif par l’adéquation parfaite entre le texte et des circonstances pourtant bien étrangères à sa genèse et à son intentionnalité originelle 34 . Contre l’académisme et la soumission au goût du jour, Voltaire fait rétrospectivement figure de poète de l’avenir. La constitution du mythe voltairien du poète philosophe s’accompagne de nouvelles formes de reconnaissance et de l’élaboration, à l’occasion du culte rendu à Voltaire, de nouveaux rituels 35 . Le tissage anecdotique révèle ainsi le lien étroit qui unit la figure de Voltaire dramaturge à l’institutionnalisation de pratiques situées à la frontière du champ artistique et du champ social. Tout se passe comme si la figure singulière de Voltaire offrait le prototype d’une sacralisation laïque du dramaturge, fixée et diffusée par l’anecdote. 27 À propos de L’Enfant prodigue, voir Gazon-Dourxigné, p. 35. 28 À propos de La Mort de César, voir Chamfort et Laporte, t. 2, p. 269, et Fournel, p. 82. 29 Correspondance littéraire, t. 3, p. 89 (15 septembre 1755) ; Collé, Journal et mémoires, éd. H. Bonhomme, Paris, Firmin-Didot, 1868, 3 vol., t. 2, p. 34 ; Chaudon, t. 2, p. 215 ; Fournel, p. 42. 30 Clément et Laporte, t. 1, p. 549. 31 Voltairiana, p. 152 ; Genonville, n°66 ; Fournel, p. 63-65 et 277. 32 Voir notamment Correspondance littéraire, t. 16, p. 115-117 (novembre 1790). 33 Affiches, annonces et avis divers, ou Journal général de France, sup. du 19 nov. 1790, p. 3638-3639. 34 C. G. Étienne et A. Martainville, Histoire du théâtre français depuis le commencement de la Révolution jusqu’à la réunion générale, Paris, Barba, 1802, 4 vol., t. 1, p. 194-195. 35 Sur cette question, voir J.-C. Bonnet, Naissance du Panthéon : essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998. Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques 53 La reconnaissance du poète passe d’abord par l’affirmation de son magistère intellectuel. Comme le voyage à Ferney, la consultation du grand écrivain par les apprentis dramaturges devient un passage obligé des recueils 36 . Mais l’originalité de Voltaire est de faire accéder la reconnaissance de l’homme de lettres à la sphère publique : le dramaturge devient objet de spectacle. Serpe relate que, s’étant rendu, en 1778, à une représentation d’Alzire, Voltaire vit le spectacle s’interrompre et être remplacé par une ovation qui dura une heure 37 . Tous les anecdotiers rapportent qu’à la première représentation de Mérope, le 20 février 1743, « le parterre fit […] à l’auteur un honneur inusité jusqu’à ce temps ; il demanda à le voir à la fin de la représentation, et lorsqu’il parut, il reçut les applaudissements les plus flatteurs » 38 . Rite de légitimation, cet honneur a cependant son revers, dans la mesure où la reconnaissance se trouve désormais entre les mains du seul public et où le poète apparaît comme inféodé à ce dernier 39 . Le procédé, qui, « créé pour un grand écrivain, a été prodigué depuis à des auteurs médiocres » 40 , suscite la polémique : « À propos de cette coutume introduite par Voltaire, […] je la trouve indécente pour un homme de lettres ; […] c’est au comédien à monter sur un théâtre public, à l’auteur de refuser de se prostituer ainsi », écrit notamment Collé 41 . À mille lieues de cette dégradation d’un statut qui, à vrai dire, n’est pas encore, à l’époque où écrit Collé, bien assuré, les hommages rendus à Voltaire s’apparentent à une véritable « apothéose du poète philosophe » 42 , comme le montre son couronnement, en présence de son buste érigé sur un piédestal, lors de la sixième représentation d’Irène, en 1778. Pour la Correspondance littéraire, « le théâtre dans ce moment représentait parfaitement une place publique où l’on venait ériger un monument à la gloire du génie. […] Pour la première fois peut-être, on a vu l’opinion publique en France jouir avec éclat de tout son empire » 43 . L’exposition du buste, à la seconde représenta- 36 Voir Lettres philosophiques à Madame *** sur divers sujets de morale et de littérature, dans lesquels on trouve des anecdotes inédites sur Voltaire, Paris, François Louis, 1826, p. 36-37 ; Chaudon, t. 2, p. 76 ; Voltairiana, p. 159. 37 Charles-Thomas Serpe, Analyses et critiques des ouvrages de M. de Voltaire, avec plusieurs anecdotes intéressantes et peu connues qui le concernent, depuis 1762 jusqu’à sa mort, arrivée en 1778, Kehl, s.n., 1789, p. 200. 38 A. de Léris, Dictionnaire portatif des théâtres, Paris, Jombert, 1754, p. 223. Voir aussi Mouhy, p. 158 ; Voltairiana, p. 23 ; Genonville, n°25. 39 Voir Correspondance littéraire, t. 8, p. 328 (15 avril 1769). 40 Voltairiana, p. 23. Voir aussi Correspondance littéraire, t. 8, p. 328 et Clément et Laporte, t. 1, p. 346-347, t. 2, p. 188. 41 Collé, t. 2, p. 210 ; voir aussi Clément et Laporte, t. 1, p. 547-548. 42 Serpe, p. 193. 43 Correspondance littéraire, t. 12, p. 70-71 (30 mars 1778) ; voir aussi Serpe, p. 192-193 ; Essai sur le jugement, p. 22 ; Voltairiana, p. 53 ; Fournel, p. 277. 54 Sophie Marchand tion de la reprise de Brutus en 1790, réitère cette cérémonie, sur un mode commémoratif et explicitement politique 44 . Cet honneur est, semble-t-il, réservé au seul Voltaire, et lorsqu’en 1784, certains veulent couronner Mme Saint-Huberty, ce geste est perçu comme sacrilège 45 . Ces rites de sacralisation ne sanctionnent pas seulement une œuvre et une carrière exceptionnelles : ils valident la dignité civique de l’homme de lettres, que Voltaire ne cessa de proclamer. Si une anecdote datant de l’époque d’Œdipe le montre déférent à l’égard du maréchal de Villars 46 , bien d’autres manifestent sa conscience aiguë de sa valeur et son ambition de rivaliser avec les grands 47 . Ainsi, À la première représentation d’[Œdipe], un jeune seigneur frappa sur l’épaule de l’auteur, la pièce finie, en lui disant : « C’est à merveille, Voltaire ». Le poète, enivré de son succès, trouva ce ton trop familier, et riposta : Je suis bien monsieur pour vous. Mais, reprit le seigneur, il y a une si grande différence entre vous et moi ! - La seule que j’y trouve, répondit fièrement l’auteur tragique, c’est que j’honore mon nom et que vous déshonorez le vôtre 48 . Dans le nom de Voltaire, se joue la reconnaissance civique du poète, à laquelle participe activement le discours anecdotique. Pourtant, force est de constater qu’aux côtés de ces anecdotes mythographiques, qui font de Voltaire l’archétype d’un nouveau type de grandeur, existent d’autres récits plus iconoclastes, qui, en dressant l’histoire (pas si) secrète du milieu dramatique du dix-huitième siècle, dévoilent le revers de la médaille. Dans ces textes, qui illustrent l’autre pulsion - démystificatrice et plaisante, et non plus hagiographique - de l’historiographie anecdotique, Voltaire se révèle la parfaite incarnation d’un champ théâtral marqué par les querelles, les stratégies mesquines et le persiflage. La mention des échecs voltairiens, même réintégrée à une mythologie du génie, écornait déjà une image d’Épinal, qui ne résiste pas à l’évocation des soupçons de plagiat et 44 Correspondance littéraire, t. 16, p. 115-117 (novembre 1790) ; Affiches, sup. du 19 nov. 1790, p. 3638-3639. 45 Correspondance littéraire, t. 13, p. 454-455. 46 Voir Clément et Laporte, t. 2, p. 15 ; Gazon-Dourxigné, p. 9 ; Correspondance littéraire, t. 1, p. 212-213 ; Annales dramatiques, ou Dictionnaire général des théâtres, Paris, Babault, 1808-1812, 9 vol., t. 7, p. 89-90 ; Voltairiana, p. 146 ; et L. Loire, Anecdotes de théâtre, Paris, E. Dentu, 1875, p. 69. 47 Sur ses remarques au prince de Conti, voir Mémoires et anecdotes, p. 8 et Voltairiana, p. 298 ; pour sa réponse au régent, à sa sortie de la Bastille, voir Clément et Laporte, t. 2, p. 16 ; Annales dramatiques, t. 7, p. 90 ; Genonville, n°5 ; Monsieur de Voltaire peint par lui-même, p. 17-18. 48 Voltairiana, p. 200. Autre anecdote dans L’Indicateur dramatique, ou Almanach des théâtres de Paris, Paris, Lefort, Malherbes, an VII, p. 9 et Genonville, n°50. Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques 55 des procès en paternité poétique qui parsèment les recueils. Si Voltaire s’y trouve souvent pillé (le plan d’Alzire aurait été volé par Le Franc 49 , Métastase l’aurait beaucoup plagié 50 ), il s’y révèle parfois pilleur. Mais la chose, alors, est prise à la plaisanterie : « À la première représentation d’une de ses tragédies qui eut un succès très équivoque, l’abbé Pellegrin se plaignit hautement de ce que Voltaire lui avait dérobé quelques vers. Comment vous qui êtes si riche, prenez-vous ainsi le bien des autres ? … Quoi ! je vous ai volé, répondit Voltaire ? je ne m’étonne donc plus de la chute de ma Pièce » 51 . À vrai dire, la propriété des vers importe peu, tant la pratique littéraire semble prise dans un vertige satirique, dont l’anecdote suivante est emblématique : À la fin de la première représentation d’Arlequin Deucalion, opéra-comique de Piron, ce poète fut complimenté […] lorsqu’il aperçut […] Voltaire […] qui l’apostropha ainsi : « Je me félicite, Monsieur, d’être pour quelque chose dans votre chef-d’œuvre. - Vous, Monsieur, lui répondit Piron ! eh ! quelle part, s’il vous plaît, pouvez-vous y avoir ? - Quelle part ! que sont ces deux vers que vous faites dire à votre Arlequin, lorsque vous le faites tomber de dessus Pégase : Oui, tous ces conquérants rassemblés sur ces bords / Soldats sous Alexandre et rois après sa mort [vers d’Artémire, tragédie de Voltaire]. - Je l’ignore, dit Piron, seraient-ils malheureusement de vous ? - Quittons le sarcasme, Monsieur, interrompit Voltaire en colère, et dites-moi ce que je vous ai fait pour me tourner ainsi en ridicule ? - Pas plus, répondit Piron, que La Motte à l’auteur du Bourbier [pièce satirique de Voltaire contre La Motte]… » À cette réplique, Voltaire baissa la tête et disparut en disant : Je suis embourbé 52 . Loin de tout idéal irénique, le milieu dramatique apparaît comme un champ de bataille où tous les coups sont permis et où le plus fin stratège obtient le succès. En la matière, Voltaire est passé maître. Afin d’éviter les cabales, il donne L’Enfant prodigue sous un nom d’emprunt, selon les uns 53 , en catimini, après avoir fait afficher Britannicus, selon les autres 54 . S’il est souvent victime de la cabale (pour Adélaïde du Guesclin et Mahomet notamment 55 ), il en orchestre aussi un certain nombre pour faire réussir ses propres œuvres (Oreste 56 ou Sémiramis, pour laquelle il aurait payé le parterre 57 ) et en perfectionne les pratiques. Manne note que « nous devons à Voltaire 49 Voltairiana, p. 67 ; Correspondance littéraire, t. 1, p. 212. 50 Voltairiana, p. 147. 51 Chaudon, t. 2, p. 127 ; Voltairiana, p. 83. 52 Voltairiana, p. 192. 53 Mémoires et anecdotes, p. 10. 54 Clément et Laporte, t. 1, p. 305 ; Fournel, p. 153. 55 Voir Fournel, p. 152 et Mémoires et anecdotes, p. 14. 56 Voir Fournel, p. 153. 57 Voir Collé, t. 1, p. 2. 56 Sophie Marchand l’institution précieuse des claqueurs. […] Il distribuait trois ou quatre cents billets d’entrée, et lorsque les sifflets commençaient à se faire entendre, le bruit en était aussitôt étouffé sous celui des battements redoublés des mains vendues à l’auteur » 58 . Les anecdotes relaient, en outre, complaisamment ses échanges perfides avec d’illustres contemporains et potentiels rivaux : La Motte « lui ayant dit un jour qu’il avait envie de mettre en prose le sujet d’Œdipe, - Faites cela, lui répondit Voltaire, et je mettrai votre Inès en vers » 59 . Chaudon raconte encore qu’« après avoir lu sa tragédie d’Ériphyle à l’abbé Desfontaines, il lui demanda : comment la trouvez-vous ? - Je ne la trouve pas bonne. - Tant mieux ! elle est excellente » 60 . Et on ne compte plus les anecdotes bien connues qui l’opposent à Piron, comme autant d’épisodes d’un duel à fleuret moucheté, sous lequel perce cependant une certaine forme de complicité 61 . Entre Voltaire et ses adversaires, l’histoire a tranché, assurant à l’un le sacre de la postérité et ravalant les autres au rang de faire-valoir et de tâcherons des lettres. L’honnêteté oblige néanmoins à reconnaître que, dans ce petit théâtre du bel esprit et des vanités, les coups d’éclat du grand homme ne le hissent guère au-dessus de ses adversaires et que les anecdotes qui appartiennent à cette veine démystificatrice célèbrent, en réalité, bien moins la singularité du dramaturge de génie, que le représentant, parmi d’autres, d’une forme de persiflage et d’esprit, à laquelle un certain dix-neuvième siècle, celui des Goncourt notamment, vouera un culte nostalgique. Tout ceci, en réalité, n’empêche pas Voltaire d’être reconnu, par ceux même qui le persiflent, comme un poète d’exception 62 . Une des anecdotes les plus répandues le concernant est celle qui rapporte que « Quelques personnes faisaient courir le bruit qu’Alzire n’était pas l’ouvrage de M. de Voltaire. Je le souhaiterais, dit un homme d’esprit. 2Et pourquoi ? lui demanda quelqu’un ? C’est, reprit-il, que nous aurions deux bons poètes au 58 Manne, p. 6-7. 59 Chaudon, t. 2, p. 62 ; Voltairiana, p. 198. 60 Chaudon, t. 2, p. 127 ; voir aussi Clément et Laporte, t. 1, p. 314 et Voltairiana, p. 164. 61 Voir, à propos de Sémiramis : Grasset de Saint-Sauveur, Esprit des ana, Paris, Barba, 1801, p. 122 ; Lacombe, Dictionnaire d’anecdotes, nouvelle édition, Riom, J.-C. Salles, 1817, 2 vol., t. 1, p. 172 ; Chaudon, t. 2, p. 127-128 et 207. Voir aussi, à propos de Nanine : Clément et Laporte, t. 2, p. 2-3 ; Geoffroy, Cours de littérature dramatique, Paris, Blanchard, 1825, 6 vols, t. 3, p. 94 ; Genonville, n°15 ; Voltairiana, p. 231-232. Piron est un personnage récurrent des anecdotes sur Voltaire : voir Voltairiana, p. 151, 199, 239, 246-247. 62 Cela vaut aussi pour ceux qu’il persifle, La Motte ou Crébillon : voir Voltairiana, p. 233, 283. Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques 57 lieu d’un 63 ». Et « dans le temps qu’on jouait Mérope, un bel esprit, sortant extasié de la première représentation de cette sublime tragédie, entra dans le café de Procope en s’écriant : «En vérité, Voltaire est le roi des Poètes». L’abbé Pellegrin, qui y était, se leva aussitôt, et d’un air piqué, dit brusquement : «Eh ! qui suis-je donc moi ? » - Vous, vous en êtes le doyen, lui répondit-on froidement » 64 . Ce qui vaut à Voltaire ce statut particulier au sein du champ dramatique, c’est sans doute le rapport, à bien des égards inédit et fusionnel, qui le lie à la chose théâtrale et en fait véritablement un homme de théâtre. Sous la désinvolture de la parade sociale, se joue, en fait, au plus intime de l’expérience individuelle, une nouvelle conception, éminemment sérieuse, de la création dramatique et des prérogatives de l’auteur. Ce n’est qu’en apparence que Voltaire plaisante de son œuvre théâtrale. Plusieurs anecdotes le montrent au contraire tentant d’empêcher les parodies de ses tragédies 65 , ou vexé par les suggestions d’améliorations qu’on ose lui proposer 66 . L’auteur entend garder la maîtrise absolue de sa création. Cet aspect de la psychologie de Voltaire est également sensible dans ses rapports avec les comédiens. Sous l’admiration enthousiaste et la reconnaissance de l’art de l’acteur qui lui font dire, devant la Clairon représentant une de ses pièces, « Est-ce bien moi qui ai fait cela ? » 67 , ou, à Brizard qui le couronne : « Vous m’avez fait voir dans votre rôle des beautés qu’en le faisant je n’avais pas aperçues » 68 , perce, en fait, une volonté de contrôle et une forme de concurrence. De nombreuses anecdotes relatent les coups de sang de Voltaire, perdant patience lors des répétitions - qu’il tenait à superviser -, face à des comédiens dont la déclamation n’est pas à la hauteur de ses attentes. Sarrazin, Mme Vestris, Frère, Legrand font les frais de son ironie et de son exigence 69 . Non content de défendre son territoire - en l’espèce, sa création, qu’une déclamation inappropriée risque de dénaturer -, Voltaire empiète sur 63 Clément et Laporte, t. 1, p. 40. Voir aussi Gachet d’Artigny, Nouveaux Mémoires d’histoire, de critique et de littérature, Paris, Debure l’aîné, 1749-1756, 7 vol., t. 6, p. 341 ; Annales dramatiques, t. 1, p. 164 ; Dictionnaire d’anecdotes, t. 1, p. 172 ; Esprit des ana, p. 81 ; Chaudon, t. 2, p. 192 ; Voltairiana, p. 297. 64 Voltairiana, p. 189 ; voir aussi Gazon-Dourxigné, p. 52-53. 65 Voir Clément et Laporte, t. 1, p. 529. 66 Voir Voltairiana, p. 154 et 244, et Chaudon, t. 2, p. 129. 67 Diderot, Paradoxe sur le comédien, p. 1402. 68 Étienne et Martainville, t. 2, p. 29. 69 Voir à propos de Sarrazin dans Brutus : Voltairiana, p. 284-285, Chaudon, t. 2, p. 106, Genonville, n°65 ; à propos de Mme Vestris dans Irène : Voltairiana, p. 106-107, Chaudon, t. 2, p. 105 ; à propos de Legrand dans Mahomet : Chaudon, t. 2, p. 105-107, Voltairiana, p. 285, Fournel, p. 278 ; à propos de Frère : Chaudon, t. 2, p. 106 ; Annales dramatiques, t. 7, p. 173, Voltairiana, p. 288. 58 Sophie Marchand celui des acteurs, n’hésitant pas à donner de sa personne pour leur montrer la voie. Il forme ainsi une jeune actrice, chargée du rôle de Palmire et « fort éloignée d’exhaler les imprécations qu’elle vomit contre Mahomet avec la force et l’énergie que la situation de son rôle exigeait » : M. de Voltaire, pour lui montrer combien elle était éloignée du sens du rôle, lui dit avec douceur : « Mademoiselle, figurez-vous que Mahomet est un imposteur, un fourbe, un scélérat qui a fait poignarder votre père, qui vient d’empoisonner votre frère, et qui, pour couronner ses bonnes œuvres, veut absolument coucher avec vous. Si tout ce petit manège vous fait un certain plaisir, vous avez raison de le ménager comme vous faites ; mais si cela vous répugne à un certain point, voilà comme il faut s’y prendre ». Alors M. de Voltaire, joignant l’exemple au précepte, répète lui-même cette imprécation et parvient à faire de cette demoiselle une actrice intelligente et très agréable 70 . Lekain lui-même n’échappe pas aux reproches de Voltaire qui, trouvant qu’il joue Gengis-Kan « en tigre » et « tout de travers », profite d’un séjour du comédien à Ferney pour corriger sa déclamation, en récitant lui-même le rôle 71 . Outre sa susceptibilité (sans doute légitime) d’auteur, cette série d’anecdotes illustre le souci assez exceptionnel des realia scéniques qui anime Voltaire et sa place éminente dans l’invention de ce qu’on n’appellera que beaucoup plus tard la mise en scène. Le théâtre, pour Voltaire, n’a déjà plus rien d’un objet figé dans sa perfection poétique. Cette compréhension de la spécificité du théâtre engage un nouveau rapport au texte, sans cesse réévalué et retravaillé en fonction des effets produits lors des représentations. Une anecdote est, à cet égard, emblématique de la pratique voltairienne : [Fernand Cortez] ayant paru trop longue à la première représentation, les comédiens députèrent Le Grand à M. Piron pour le prier de faire quelques corrections à sa pièce ; l’auteur offensé du propos se gendarma contre le comédien mais celui-ci insista et apporta l’exemple de M. de Voltaire, qui corrige ses pièces au gré du public. Cela est différent, répondit M. Piron, Voltaire travaille en marqueterie et moi je jette en bronze 72 . Dans un renversement des hiérarchies poétiques classiques, le mot de Piron se retourne à l’avantage de Voltaire. Il en va de même de celui de Fontenelle qui, constatant que « la seconde représentation […] d’Oreste fut donnée 70 Fournel, p. 63-65 ; Affiches, 18 décembre 1792, p. 5215 ; Genonville, n°68. 71 Voltairiana, p. 129-130 ; Genonville n°69. Il corrige de même le jeu de Cramer, gâté par les conseils du duc de Villars : voir Voltairiana, p. 234-235 ; Genonville, n°70 ; Fournel, p. 63-65. 72 Clément et Laporte, t. 1, p. 359 ; voir aussi Esprit des ana, p. 120, Voltairiana, p. 198. Voltaire et son théâtre au miroir des anecdotes dramatiques 59 huit jours après la première » et que « Voltaire avait employé cet espace de temps à y faire des corrections », aurait déclaré : « M. de Voltaire est un homme bien singulier, il compose ses pièces pendant leur représentation » 73 . Soucieux de la réception, ayant parfaitement saisi que le spectacle était un art social dépendant de l’assentiment du public, Voltaire agit en homme de théâtre plus encore qu’en poète. Entre autres originalités, on rapporte qu’il se serait rendu au Procope, incognito et déguisé, à l’issue de la première représentation de Sémiramis, afin d’entendre les critiques adressées à sa pièce et, fait plus singulier encore, qu’il aurait su en tirer profit 74 . Cette soumission de la vanité d’auteur au jugement du parterre, dont l’horizon est moins le succès immédiat que l’achèvement - esthétique et non plus seulement poétique - des œuvres, a parfois du mal à s’imposer aux comédiens. Une anecdote célèbre raconte que, pour obtenir de Dufresne les modifications qu’il souhaitait apporter à Zaïre et que le comédien refusait par paresse, Voltaire fut obligé de ruser, et de les faire parvenir à l’acteur cachées dans un pâté de perdrix 75 . Tout ceci témoigne d’une implication absolue dans la chose théâtrale, qui tourne parfois à l’obsession. Quand, soucieux de faire parvenir à Paulin les corrections de son rôle, il envoie, à trois heures du matin, son domestique frapper chez le comédien, en arguant que « les tyrans ne dorment jamais » 76 , quand, lors des représentations d’Alzire, il s’inquiète de ce que l’exécution d’un fameux voleur risque de faire de l’ombre à sa pièce 77 , Voltaire se montre tout entier habité par son théâtre, au détriment des convenances sociales. Cette identification de l’auteur à sa création, accentuée par le fait que Voltaire fut lui-même acteur de ses propres pièces sur des théâtres de société 78 , déborde parfois dans la réalité : On sait que Voltaire faisait représenter ses tragédies sur son théâtre de Ferney : son plus grand plaisir était d’y jouer un rôle ; jamais le jeune comédien le plus enthousiaste de son art ne s’est occupé avec tant d’ardeur du personnage qu’il devait remplir. […] Un jour qu’il devait 73 Voltairiana, p. 296. Voir aussi, à propos de Sémiramis, Clément et Laporte, t. 2, p. 162-163. 74 Manne, p. 6 ; Genonville, n°14. 75 Clément et Laporte, t. 2, p. 273-274 ; Correspondance littéraire, t. 1, p. 295 ; Chaudon, t. 2, p. 190-191 ; Voltairiana, p. 281 ; Gazon-Dourxigné, p. 135-136 ; Genonville, n°101. 76 Gazon-Dourxigné, p. 136, Voltairiana, p. 263 ; Genonville, n°72. L’acteur jouait Polyphonte dans Mérope. 77 Chaudon, t. 2, p. 92 ; Voltairiana, p. 193. 78 Voir le récit de ses débuts (Mémoires et anecdotes, p. 7 ; Genonville, n°6 ; Manne, p. 3) et les témoignages sur Voltaire acteur (Manne, p. 4 ; Flaubert, t. 1, p. 261 ; Fournel, p. 58). 60 Sophie Marchand jouer Cicéron dans Catilina, il avait endossé dès le matin la toge romaine, et se promenait dans son jardin en récitant son rôle, qu’il interrompait pour faire à son jardinier diverses questions. Celui-ci, étonné du singulier équipage de son maître, ne put retenir un grand éclat de rire. Voltaire se fâcha très vivement : « Que trouvez-vous d’extraordinaire à mon habit, lui dit-il ? Cicéron se promenait comme moi dans son verger avant d’aller au sénat : je le représente ce soir ; fallait-il faire deux toilettes ? » Il rentra avec humeur et fut longtemps sans pouvoir pardonner à son jardinier d’avoir ri au nez de Cicéron 79 . L’emportement du dramaturge lorsqu’il considère que ses pièces sont desservies par l’incarnation scénique ou la dissipation du public est généralement proportionnel à ce qu’il y a investi de lui-même, et on le voit, dans des scènes mi-comiques mi-poignantes, réagir violemment, en présence de Frédéric II, aux défaillances d’un acteur dans La Mort de César 80 , ou interpeller avec agressivité Montesquieu qui s’est endormi lors d’une représentation privée de L’Orphelin de la Chine 81 . Le théâtre, pour Voltaire, est une affaire éminemment sérieuse, et quasiment vitale. De ces anecdotes, où cohabitent le meilleur et le pire, le mythe et sa démystification, émerge finalement l’image d’un dramaturge singulier jusque dans ses contradictions et, à bien des égards, en avance sur son temps, par l’importance qu’il accorde au public, à l’incarnation scénique des pièces, à la dimension sociale du spectacle et à la stature civique de l’homme de lettres. Les tensions qui travaillent la mémoire anecdotique jouent, en ce qui le concerne, sur l’opposition de deux temporalités et de deux niveaux d’appréhension de l’homme de lettres : le temps, tout d’abord, de la contemporanéité et du biographème, petit fait vrai qui ressuscite le héros en déshabillé dans une certaine forme de proximité, à la fois narquoise et attendrie ; celui, d’autre part, de la reconstruction rétrospective d’une postérité glorieuse et d’un mythe triomphant, qui satisfait au besoin de symboles, fonde, autour de la reconnaissance du grand homme, une identité culturelle et octroie une légitimité à un théâtre du dix-huitième siècle bien maltraité par l’histoire littéraire. Tenant ensemble ces deux versants de la mémoire, la réception anecdotique de Voltaire épouse, d’une certaine manière, notre rapport culturel au dix-huitième siècle complexe dont il est l’emblème. 79 Voltairiana, p. 283 ; voir aussi Manne, p. 5. 80 Voltairiana, p. 145 ; voir aussi Annales dramatiques, t. 8, p. 168 et Voltairiana, p. 259. 81 Clément et Laporte, t. 2, p. 27 ; Comédiana, p. 65 ; Annales dramatiques, t. 7, p. 173 ; Voltairiana, p. 147. Le théâtre de Voltaire Critiques et parodies Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) Un cas singulier : la parodie dramatique d’une comédie. Étude de L’Écosseuse de Poinsinet et Anseaume, parodie de L’Écossaise de Voltaire Isabelle Degauque Après une première mémorable le 25 juillet 1760 à la Comédie-Française, L’Écossaise de Voltaire suscite la rédaction de deux parodies, toutes deux représentées à l’Opéra-Comique de la Foire Saint-Laurent en septembre 1760 : L’Écosseuse 1 de Poinsinet et Anseaume, le 4 septembre 1760, et Les Nouveaux Calotins d’Harny de Guerville, le 19 septembre 1760 2 . Il s’agit pour ces auteurs de profiter de la publicité occasionnée par le conflit ouvert entre philosophes et anti-philosophes, cristallisé par la comédie Les Philosophes de Palissot (mai 1760), et, sur un plan plus personnel, entre Voltaire et Fréron, le directeur de L’Année littéraire : la représentation de L’Écossaise coïncide avec le début de la campagne de Voltaire pour « écraser l’infâme » 3 . L’auteur de L’Écossaise joue sur la lecture à clés et transforme, comme on le sait, le patronyme de son ennemi en un sobriquet facilement reconnaissable : « Frélon » ; Poinsinet et Anseaume se réfèrent à cette première transformation en baptisant leur malhonnête journaliste « Moucheron ». Lors de 1 Le titre de cette parodie est éclairci à la scène 16 par l’héroïne elle-même sur l’air « Joli-cœur n’est point volage » : « Sans un seul sou dans ma bourse, / Pour fuir les derniers abois, / Il m’a fallu pour ressource / Écosser la nuit des pois ». 2 Nous indiquons les références des deux parodies de L’Écossaise que nous avons pu trouver : L’Écosseuse de Poinsinet et Anseaume, 4 septembre 1760, Foire Saint-Laurent, Opéra-Comique, Paris, Prault, 1760 (BnF : ThB-2980) ; Les Nouveaux Calotins d’Harny de Guerville, 19 septembre 1760, Foire Saint-Laurent, Opéra-Comique, Paris, Cuissart, 1760 (BnF : 8-YTH-12820, 8-YTH-12821). Nous n’avons pu localiser La Petite Écosseuse de Taconet (1760). Les Nouveaux Calotins s’inspirent largement du Régiment de la Calotte de Lesage, Fuzelier et d’Orneval, donné dès septembre 1721 à la Foire Saint-Laurent (dans Lesage et d’Orneval, Le Théâtre de la Foire ou l’Opéra-Comique, contenant les meilleures pièces qui ont été représentées aux Foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent, Paris, 1737, 10 vol., t. 5 ; Genève, Slatkine, 1968, 2 vol., t. 2). 3 Sur le contexte de L’Écossaise, voir Voltaire en son temps, éd. R. Pomeau, Oxford, Voltaire Foundation, 1994, t. 4, « Écrasez l’Infâme » (1759-1770), ch. 6, « Une offensive antiphilosophique ». 64 Isabelle Degauque la création de L’Écossaise, Fréron doit subir une humiliation publique, le parterre ne manquant jamais de relever la moindre pique lancée contre son double théâtral. La fièvre polémique ne pouvait manquer de s’emparer des parodistes qui trouvent avec la comédie de Voltaire une belle occasion d’attirer à l’Opéra-Comique de la Foire Saint-Laurent un public qui s’est pressé quelques mois auparavant à la Comédie-Française pour arbitrer les différends idéologiques et s’en amuser. Ainsi, Harny de Guerville se fait-il l’écho du déchaînement des passions à la scène 6 de sa pièce à revue : un poète se présente, l’air hagard, devant la Folie et réclame sa protection en empruntant au Cid les vers célèbres de Don Diègue (acte I, scène 4) : « ô rage, ô désespoir, ô fortune ennemie ! ». Suit aussitôt un long récit des échauffourées lors de la création de « l’orgueilleuse Écossaise » et de la cabale menée par « Archifrelon », nouveau nom dont Fréron se trouve ici affublé 4 . Malgré leurs efforts pour faire tomber la pièce honnie, les ennemis de Voltaire doivent battre en retraite : Mais au fort du combat, un cri se fait entendre, Un cri par qui nos chants sont d’abord étouffés : « Meurent tous les Frélons ! Abeilles, triomphez ! » Vous eussiez vu soudain la peur et le carnage, Dans nos rangs éclaircis, se frayer un passage. L’épopée burlesque obtient finalement une juste récompense sous la forme d’un brevet de la Folie décerné à Archifrelon, nommé secrétaire de l’ordre de la Calotte. Poinsinet et Anseaume vont plus loin dans l’écho parodique à L’Écossaise de Voltaire et en interrogent l’exploration des frontières entre tragédie et comédie que Diderot a commencé à contester avec ses deux drames bourgeois (Le Fils naturel, 1757, et Le Père de Famille, 1758). Si L’Écossaise est traditionnellement rangée parmi les comédies de Voltaire, elle ne repose pas sur un franc comique, de sorte que Sylvain Menant l’a qualifiée de « comédie sérieuse et sentimentale » 5 . Il est vrai que les aventures touchantes de la pauvre Lindane, sans soutien paternel et exposée aux soupçons de traîtrise envers la couronne anglaise, en raison de sa nationalité écossaise et des poursuites dont son père fait l’objet, inciteraient même à y voir une comédie larmoyante, selon la définition que Gustave Lanson donne du genre lancé par Nivelle de la Chaussée 6 . Pourtant, Voltaire veut préserver la veine 4 Les Nouveaux Calotins, scène 6, le Poète fait ainsi parler Archifrelon qui excite ses compagnons : « Au Théâtre-Français, amis, allons combattre, / On y prépare un trône, et moi, je veux l’abattre. / Toussez, sifflez, criez, ne faites qu’une voix ». 5 Sylvain Menant, L’Esthétique de Voltaire, Paris, SEDES, 1995, p. 49. 6 Gustave Lanson, Nivelle de La Chaussée et la comédie larmoyante, Paris, Hachette, 1887, p. 1 : « un genre intermédiaire entre la comédie et la tragédie, qui introduit Un cas singulier : la parodie dramatique d’une comédie 65 comique dans L’Écossaise, malgré son intensité pathétique et ses intentions moralisatrices, et ainsi se démarquer « des essais de tragédie bourgeoise » 7 que sont à ses yeux les essais dramatiques de Diderot. Cette vigilance du dramaturge pousse ainsi Russell Goulbourne à contester l’idée, encore souvent admise, d’une filiation revendiquée par rapport au concepteur du drame bourgeois, pour défendre celle d’une véritable expérimentation théâtrale qui mêlerait la comédie et la sentimentalité 8 . Diderot ne reconnaît d’ailleurs pas comme l’un des siens l’auteur de L’Écossaise : dans une lettre à Mme d’Épinay, citée par R. Goulbourne, datée de juillet 1760, il s’emporte contre son « petit pathétique, mince et chétif » 9 . Or, il semble que Poinsinet et Anseaume aient été sensibles au « mélange de bouffonneries et de pathétique », tel que Fréron résumait L’Écossaise dans L’Année littéraire en 1760 10 . Cette confusion inhabituelle des genres offre ainsi à l’historien du théâtre une opportunité pour étudier la réception parodique au dix-huitième siècle : L’Écosseuse est-elle une gardienne paradoxale de l’orthodoxie littéraire comme se sont révélées l’être les parodies dramatiques prenant pour cible les tragédies de Voltaire 11 ? Outre le brouillage générique opéré dans L’Écossaise, comment Poinsinet et Anseaume accueillent-ils la nouvelle distribution de la parole sur scène que permet le café, choisi en souvenir de Goldoni ? Haut lieu de sociabilité, cet espace urbain autorise le dramaturge à des essais de conversations simultanées et d’assouplissement de l’unité de lieu : les auteurs forains n’adoptent-ils pas alors une position plus nuancée ? Ne saisissent-ils pas le prétexte d’une parodie de L’Écossaise pour proposer leur propre mise en scène de la parole, fluide et changeante, et célébrer ainsi les vertus de l’opéra-comique ? Livrant à Mme du Deffand ses impressions après la lecture du second drame bourgeois de Diderot, dans une lettre de décembre 1758, Voltaire en critique le manque de gaieté : « Vous êtes-vous fait lire le Père de famille ? Cela n’est-il des personnages de condition privée ou tout près de l’être, dans une action sérieuse, grave, parfois pathétique, et qui nous excite à la vertu en nous attendrissant sur ses infortunes et en nous faisant applaudir à son triomphe ». 7 Voltaire, art. « Art dramatique » des Questions sur l’Encyclopédie, dans Œuvres complètes de Voltaire, éd. Louis Moland, Paris, Garnier, 1877-1885, 52 vol., t. 17, p. 419. 8 Russell Goulbourne, Voltaire comic dramatist, SVEC, 2006: 03, p. 187 : « In opposition to the uniform seriousness of the drame, he defends combining comedy and sentimentality » (nous traduisons : « en opposition au sérieux uniforme du drame, il défend la combinaison de la comédie et de la sentimentalité »). 9 Ibid., p. 215. 10 L’Année littéraire, 1760, t. 5, p. 286. 11 Voir Isabelle Degauque, Les Tragédies de Voltaire au miroir de leurs parodies dramatiques : d’Œdipe (1718) à Tancrède (1760), Paris, Champion, 2007, p. 159-269. 66 Isabelle Degauque pas bien comique ? Par ma foi, notre siècle est un pauvre siècle après celui de Louis XIV » 12 . Or, Poinsinet et Anseaume vont retourner ce sévère reproche contre l’auteur de L’Écossaise lui-même à la scène 8 de leur opéra-comique, donné le 4 septembre 1760 à la Foire Saint-Laurent. S’attaquant à l’entretien tendu entre lady Alton et sa rivale, Lindane (II, 2), les deux parodistes de L’Écosseuse opposent à la véhémence de la grand’Jeann’ton (fruitière de son état et double parodique de lady Alton) la douceur de Marianne (double de l’héroïne de Voltaire). Afin de persuader cette dernière qu’elle ne doit rien espérer de Furet (lord Murray), « commis de barrière », Jeann’ton lui tend des gages de sa tendresse, occasion pour les deux parodistes forains de surenchérir sur les lettres et le portrait qui suffisaient seuls, chez Voltaire, à jeter le trouble dans l’esprit de Lindane : JEANN’TON Vous aimez Furet, dites-vous, et vous croyez qu’il vous aime ? Pauvre sotte, vous me faites pitié. Voulez-vous des preuves de sa perfidie ? Tenez, regardez ces gages de l’amitié qu’il m’a jurée : v’là sa boîte à tabac, son écritoire d’argent, sa belle sonde qui lui a tant servi pendant qu’il était rat de cave 13 … V’là ses lettres. AIR : Hé, marions-nous donc En est-ce assez pour vous apprendre À quel point il sut vous surprendre ? MARIANNE Ô ciel, mes vœux seraient déçus ? Non, je ne l’aime plus. JEANN’TON Courage, oubliez un parjure, Une âme noire, fière et dure 14 . 12 Correspondence and related documents, éd. Th. Besterman, dans Les Œuvres complètes de Voltaire [par la suite : OCV], Genève et Oxford, Voltaire Foundation, 1968-, t. 85-135, D8004. 13 Rat de cave : « on appelle ironiquement rat des caves un commis aux aides qui va visiter et marquer les tonneaux des cabaretiers pour en faire payer le gros et huitième » (Furetière, Dictionnaire universel, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1690). 14 Cf. Lady Alton (L’Écossaise, II, 2) : « Gardez votre résolution et votre promesse : sachez que c’est un homme inconstant, dur, orgueilleux, que c’est le plus mauvais caractère[…] ». Les extraits de L’Écossaise sont tous cités d’après l’édition de Colin Duckworth, dans OCV, t. 50, p. 221-469. Un cas singulier : la parodie dramatique d’une comédie 67 MARIANNE Si vous m’apaisez ce transport, Je vais l’aimer encor 15 . JEANN’TON AIR du Prévôt des marchands L’aimez-vous, ne l’aimez-vous pas ? Cessez donc ce galimatias. Car ce n’est que dans le tragique Qu’on déraisonne impunément. MARIANNE Me trouvez-vous donc si comique ? JEANN’TON Non, ma mignonne, assurément. Si l’étonnement de Marianne et l’excitation de sa douleur par sa rivale sont directement inspirés de la scène 2 de l’acte II de L’Écossaise, l’impatience de Jeann’ton face aux atermoiements amoureux de l’héroïne est de la seule invention de Poinsinet et Anseaume. Ces derniers recourent ici à la métalepse théâtrale pour stigmatiser le mélange des genres auquel obéit la comédie de Voltaire. Le dramaturge enfreindrait les lois du franc comique par le développement trop appuyé de l’intrigue sentimentale, et le personnage de Lindane en serait largement responsable. Les réserves de Poinsinet et Anseaume face à L’Écossaise trouvent leur cause première dans l’intégration de scènes touchantes au sein d’une comédie : s’ils ont bien perçu le projet de Voltaire, ils ne l’ont, semble-t-il, pas approuvé. Alors que Lindane provoquait l’admiration de tous par la noblesse de ses manières, malgré des conditions de vie misérable, son double parodique s’obstine à n’accepter aucune aide au risque de paraître insensée. Selon un procédé comique habituel dans les parodies dramatiques, l’héroïne est confrontée à des besoins matériels qu’elle nie farouchement, et c’est à la suivante que reviennent, à la scène 7 de L’Écosseuse, des paroles pleines de bon sens : PAULINE AIR : Tu croyais en aimant Colette Avez-vous déjeuné, ma chère ? MARIANNE Tu parles toujours de manger, C’est avoir l’âme trop grossière, Tu devrais bien te corriger. 15 Cf. Lindane (L’Écossaise, II, 2) : « Arrêtez, madame ; si vous continuiez à en dire du mal, je l’aimerais peut-être encore ». 68 Isabelle Degauque PAULINE AIR : Tout roule aujourd’hui Quoique vous fassiez tant la fière, Croyez-vous donc qu’on ne sait pas Que plus d’une fois par misère Vous vous dérobez un repas ? MARIANNE Que ce discours est pitoyable ! Crois-moi, Pauline, en ces instants Où le plus grand chagrin m’accable, De tels détails sont rebutants. Poinsinet et Anseaume reprennent ici très librement la conversation entre Lindane et Polly, qui s’inquiète de voir sa maîtresse dépérir à la scène 5 du premier acte de L’Écossaise : l’écart social entre les deux femmes recouvre, chez Voltaire, une différence de force de caractère, et la détermination de Lindane est résumée dans une phrase aux allures de maxime : « Ce n’est point la pauvreté qui est intolérable, c’est le mépris ». La suivante joue alors le relais sur scène du spectateur, selon une recherche maximale de l’empathie, et célèbre la grandeur d’âme de Lindane, réduite à vendre de petits ouvrages de broderie pour assurer leur subsistance : « Laissez-moi baiser, laissez-moi arroser de mes larmes ces belles mains qui ont fait ce travail précieux. Oui, madame, j’aimerais mieux mourir auprès de vous dans l’indigence, que de servir des reines. Que ne puis-je vous consoler ! » Point de convergence des pensées et des désirs, Lindane provoque autrui à faire le bien, et le tableau émouvant de Polly embrassant les mains de sa maîtresse anticipe le juste tribut que tous lui rendront à la fin de L’Écossaise. Or, cette émulation vertueuse ne se produit pas à la scène 7 de L’Écosseuse : non seulement Poinsinet et Anseaume retranchent du texte-source le tableau formé par la confidente, mais la sublimation de la pauvreté devient ici supercherie morale 16 . D’une façon générale, les deux parodistes mettent à nu tout ce que la pièce de Voltaire peut comporter de convenu pour mieux en ruiner le 16 A la scène 6 de Marotte (parodie de la Mérope de Voltaire par Gallet, Pannard, Pontau et Laffichard jouée le 16 mars 1743 à la Foire Saint-Germain, BnF, ms. f. fr. 9319), l’affirmation de détails prosaïques empêche tout élan admiratif. De Polyclète, Mérope n’apprenait que peu de choses dans ces vers inspirés à Voltaire par la Mérope de Maffei : « Sous ses rustiques toits, mon père vertueux / Fait le bien, suit les lois, et ne craint que les dieux » (II, 2). En revanche, les auteurs de Marotte insistent sur les conditions de vie difficiles que le jeune prisonnier a autrefois connues avec son père : « AIR [inconnu] : Jamais l’argent, l’or ni l’azur / N’ont orné son réduit obscur. / Des nattes tapissaient son mur, / Son habillement est impur. / Son lit très dur […] ». Un cas singulier : la parodie dramatique d’une comédie 69 pathétique : si la force d’âme est attendue d’une héroïne vertueuse, les instants où le cœur met en déroute la raison sont tout aussi prisés d’un public qui a « le goût des larmes » 17 . Pour qu’elle émeuve, Lindane ne peut lutter contre un sort contraire sans jamais faillir, et Voltaire prend soin de jouer sur l’accumulation de déconvenues et de malentendus pour créer un effet d’attente chez les spectateurs, tendus vers un dénouement hautement moral : les retrouvailles entre le père et la fille, la réconciliation des amants, la fin des haines familiales, et l’expulsion des méchants (lady Alton, Frélon). Avant de trouver la quiétude, Lindane connaît d’abord l’égarement de la pensée, ainsi que s’en amusent Poinsinet et Anseaume à la scène 7 étudiée précédemment. Le retour incessant de la déploration « Hélas ! milord Murray n’est point venu » (I, 5) et de ses variantes est relevé avec une feinte irritation grâce à une nouvelle exploitation métacritique du personnage de la confidente : MARIANNE AIR des Triolets Mais monsieur Furet ne vient point. PAULINE Quelque autre affaire ailleurs le presse. Tranquillisez-vous sur ce point. MARIANNE Mais monsieur Furet ne vient point. Il ne vient point, il ne vient point. PAULINE De grâce, ma chère maîtresse. MARIANNE Mais tu vois bien qu’il ne vient point ! PAULINE Faut-il le redire sans cesse 18 ? MARIANNE AIR : Je ferai mon devoir C’est que je suis au désespoir. 17 Anne Coudreuse, Le Goût des larmes au XVIII e siècle, Paris, PUF, 1999. 18 Cette remarque est aussi liée à l’emploi de l’air des Triolets et à la structure même de la poésie en triolet : « nom d’une petite pièce de poésie française, qui consiste en un couplet de huit vers, dont le premier se répète après le troisième, et le premier et le second après le sixième » (Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1875-1877). Le dernier vers devrait être ici : « Quelque autre affaire ailleurs le presse ». 70 Isabelle Degauque PAULINE Vous le faites bien voir. (bis) Mais si vous perdez l’appétit Ne perdez pas l’esprit. À l’exemple de Voltaire, Poinsinet et Anseaume traduisent l’intensité du combat personnel de Marianne par le retour d’une idée fixe qui parasite le discours rationnel, mais en soulignent également la lourdeur symbolique par la remarque de Pauline : « Vous le faites bien voir ». Les incertitudes de l’héroïne deviennent à la scène suivante, comme on l’a vu, un facteur discriminant entre ce qui relève du tragique et ce qui appartient au comique : « Car ce n’est que dans le tragique / Qu’on déraisonne impunément ». Telle est la règle tacite qu’aurait oubliée Voltaire dans L’Écossaise. Enfin, le constat obsessionnel de l’absence de lord Murray fait peser sur l’histoire de Lindane le risque d’ennuyer le spectateur le plus enclin à s’attendrir, ainsi que le suggèrent Poinsinet et Anseaume à la scène 16 de L’Écosseuse. Prenant pour cible la scène 7 du deuxième acte où Lindane se résout à mourir, persuadée que « milord ne [l’]aime plus », ils soulignent l’attachement en pensée à l’absent (sc. 16) : MARIANNE AIR : La mort de mon chère père L’inconstant que j’adore Ne vient donc plus chez nous. PAULINE Combien de fois encore Le répéterez-vous ? MARIANNE C’est que cela m’afflige, Chacun sent ce qu’il sent. PAULINE Mais cet amour, vous dis-je, N’a rien d’intéressant. Que vous aimiez à la folie le fils d’un homme qui vous a ruiné, vous et votre famille, je n’y vois rien d’extraordinaire, et cela ressemble à toutes les histoires que j’ai lues quand j’étais petite fille 19 . 19 À la scène 7 de l’acte II de L’Écossaise, Lindane révèle à Polly les méfaits du père de lord Murray : « Oui, ce fut lui-même qui persécuta mon père, qui le fit condamner à mort, qui nous a dégradés de noblesse, qui nous a ravi notre existence. Sans père, sans mère, sans bien, je n’ai que ma gloire et mon fatal amour. Je devais détester le fils de Murray ; la fortune qui me poursuit me l’a fait connaître ; je l’ai aimé, et je dois m’en punir ». Un cas singulier : la parodie dramatique d’une comédie 71 La réponse de Marianne frappe ici par l’équivalence suggérée une fois encore entre les dysfonctionnements de la parole (hésitations, répétitions) et l’expression théâtrale de l’affliction. Le pathétique culmine dans L’Écossaise avec la confrontation de Lindane et de son père (lord Monrose), à la scène 6 de l’acte IV. De même que les parodistes s’attaquent généralement aux scènes de reconnaissance très nombreuses dans les tragédies de Voltaire 20 , de même Poinsinet et Anseaume font une réécriture comique de la scène sensible de L’Écossaise. Les retrouvailles, plusieurs fois différées, sont préparées chez Voltaire par un trouble inexplicable qui s’empare de Monrose (III, 6) : On arrête une jeune Écossaise, une personne qui vit retirée, qui se cache, qui est suspecte au gouvernement ! Je ne sais… mais cette aventure me jette dans de profondes réflexions… Tout réveille l’idée de mes malheurs, mes afflictions, mon attendrissement, mes fureurs. Si les liens du sang commandent cet élan du cœur dans L’Écossaise 21 , la « fantaisie » est la seule raison, bien superficielle, qui justifie la brusque envie du « vieux contrebandier » La Rose de parler à Marianne, à la scène 21 de l’opéra-comique forain 22 : Diable, cela devient sérieux. Mais à présent qu’il faut que je parte, il me prend fantaisie de rester. Je veux parler à cette jeune fille. Il me passe par la tête que je pourrais bien avoir quelque chose à lui dire. Et lorsque Propice, marchand de bière et gargotier, lui fait valoir le danger d’être arrêté « dans un cabaret », La Rose rétorque : Mais, dame, on se cache comme on peut. Je connais bien un milord anglais d’Écosse, à qui on devait couper le cou, qui s’est caché finement pendant toute une journée, dans un café, où il venait plus de six cents personnes. 20 Voir I. Degauque, Les Tragédies de Voltaire au miroir de leurs parodies dramatiques, p. 308-335. 21 Sur le « cri du sang » récurrent dans les tragédies de Voltaire, voir Clifton Cherpack, The Call of the blood in French classical tragedy, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1958, p. 102-115. 22 La scène 21 de L’Écosseuse est construite à l’imitation de la scène 8 du troisième acte de L’Écossaise, où Fabrice presse Monrose de partir pour se mettre hors de danger. Elle fait aussi la synthèse du monologue du lord écossais (III, 6) et de sa conversation avec Polly (III, 7), au cours de laquelle il apprend l’âge de Lindane et s’en trouve bouleversé : « Dix-huit ans, et née dans ma patrie ! et elle veut être inconnue ! Je ne me possède plus ; il faut avec votre permission que je la voie, que je lui parle tout à l’heure ». 72 Isabelle Degauque Grâce au jeu parodique de renvois à la pièce-source, Poinsinet et Anseaume s’amusent aux dépens de leur personnage qui invoque un précédent très contestable pour défendre sa tocade, mais c’est bien, par contrecoup, lord Monrose qui se trouve ici raillé pour sa chance improbable. Omettant les cinq premières scènes de l’acte IV de L’Écossaise 23 , les auteurs de L’Écosseuse s’attaquent à la scène de reconnaissance à la scène 22 en choisissant l’air adéquat « Un certain je ne sais quoi », souvent exploité dans les parodies pour se moquer des attirances irrépressibles. L’air suivant, « Le tout par nature », a lui aussi déjà valeur de critique d’un tel topos. Suivant la construction même de la grande scène de Voltaire, Poinsinet et Anseaume passent de l’aveu de l’attirance aux interrogations devant la consolider : LA ROSE AIR : Mariez, mariez-moi Connaissez-vous vot’papa ? MARIANNE Non, je n’ai connu que ma mère ; Y a quinze ans qu’il s’en alla Pour fuir une mauvaise affaire. LA ROSE Contez-moi, contez-moi, contez-moi ça. MARIANNE Là-dessus, je dois me taire. LA ROSE Contez-moi, contez-moi, contez-moi ça, Et ça vous soulagera. Les parodistes condensent en un seul vers le vœu de silence formulé par Lindane pour protéger son père 24 . Son mutisme renvoie d’ailleurs, chez Voltaire, à celui d’autres héroïnes qui préfèrent perdre la vie plutôt que de laisser échapper une parole imprudente : dans Quand parlera-t-elle ? de Ricco- 23 Poinsinet et Anseaume laissent de côté la dispute de Fabrice et de Frélon qui ouvre le quatrième acte, ainsi que les scènes 2 à 5 au cours desquelles lord Murray explique son absence à Polly, provoque la colère de Lady Alton, et part trouver le ministre pour obtenir le salut de sa maîtresse. Dans un souci de simplification de l’intrigue, les parodistes suppriment ces allées et venues de lord Murray, et reprochent ainsi à Voltaire le retardement artificiel des retrouvailles entre les amants. 24 Lindane (L’Écossaise, IV, 6) : « Ce que je dois à mon père, me force au silence ; il est proscrit lui-même ; on le cherche, je l’exposerais peut-être si je le nommais ; vous m’inspirez du respect et de l’attendrissement ; mais je ne vous connais pas ; je dois tout craindre. Vous voyez que je suis suspecte moi-même, que je suis arrêtée et prisonnière ; un mot peut me perdre ». Un cas singulier : la parodie dramatique d’une comédie 73 boni, parodie de Tancrède donnée à la Comédie-Italienne le 4 avril 1761 25 , Lamentaïde (double d’Aménaïde) refuse de révéler le mariage secret qui l’unit à Tancrède et le véritable destinataire de la lettre interceptée par son père, qui la rend coupable de trahison. À la scène 6 du premier acte, Lamentaïde recommande à sa confidente (Finette) le silence, sans la convaincre : « Mais dans le cas présent l’excuse serait bonne / Arrogant d’un refus serait moins offensé ! ». À ce propos plein de bon sens, l’héroïne répond : « Eh ! si je m’expliquais tout serait renversé ». C’est dire que la tragédie de Voltaire ne repose que sur le dévoilement sans cesse repoussé de ce secret. L’Écossaise n’est pas exempte d’un tel reproche, et les aveux tardifs de Lindane à la scène 6 de l’acte IV n’ont aucune explication logique. Outre l’appel de la Nature et la libération soudaine de la parole, un troisième élément renforce la proximité générique entre L’Écossaise et les tragédies de Voltaire, à savoir le recours au portrait pour donner un gage matériel aux soupçons : MARIANNE AIR : Là-haut sur ces montagnes J’avais, lorsque mon père Partit, nous laissant mal, Cinq ans, et quand ma mère Mourut à l’hôpital, J’en avais dix 26 … LA ROSE Qu’entends-je ? Comme tout ça s’arrange ; Montrons-lui ce portrait Que feu monsieur Jérôme, Grand peintre en jeu de Paume, Nous fit au cabaret. (Il lui montre un portrait noir et blanc.) AIR : Attendez-moi sous l’orme Voyez c’portrait de famille. 25 Riccoboni, Quand parlera-t-elle ? , 4 avril 1761, Comédie-Italienne, BnF, Département de musique, TH-1833. 26 Poinsinet et Anseaume condensent ici deux répliques de Lindane : la première, très brève (« Je n’avais que cinq ans »), répond à l’interrogation de Monrose sur l’âge auquel elle fut séparée de son père, et la seconde lui révèle celui auquel elle perdit sa mère (« J’avais dix ans quand elle mourut dans mes bras de douleur et de misère, et que mon frère fut tué dans une bataille »). 74 Isabelle Degauque MARIANNE En croirai-je mes yeux ? C’est ma mère 27 . LA ROSE Ah ! ma fille 28 . MARIANNE Ah ! mon père. LA ROSE Ah ! grands dieux. MARIANNE Certain trouble me presse, Natur’se fait sentir. LA ROSE J’en pleure de tendresse, Et j’en ris de plaisir. Grâce à cet accessoire dramatique, la Nature trouve la pleine confirmation de sa puissance, selon un schéma archétypal des tragédies au dix-huitième siècle 29 . Poinsinet et Anseaume accentuent le caractère convenu des effusions entre Lindane et Monrose qui soulignent elles-mêmes, dans L’Écossaise, la traduction physique de leurs émotions. À la création de la comédie de Voltaire en juillet 1760, l’hypotypose trouve sa concrétisation immédiate sur scène et l’échange entre le père et la fille vient redoubler le plaisir pris au spectacle des larmes. En choisissant des interjections éculées, les parodistes forains raillent en la dénaturant l’esthétique du tableau à laquelle s’essaie Voltaire, à l’exemple de Diderot. L’empiètement de L’Écossaise sur la tragédie se trouve pleinement confirmé par Poinsinet et Anseaume à la fin de la scène 22. Alors que Voltaire imagine une nouvelle crise après les embrassades 30 , les parodistes 27 Cf. Lindane (L’Écossaise, IV, 6) : « Que vois-je ? est-ce un songe ? c’est le portrait même de ma mère ; mes larmes l’arrosent, et mon cœur qui se fend, s’échappe vers vous ». 28 Cf. Monrose (ibid.) : « Oui, c’est là votre mère, et je suis ce père infortuné dont la tête est proscrite, et dont les mains tremblantes vous embrassent ». 29 Voir Isabelle Degauque, « Le topos de la preuve dans la littérature dramatique au XVIII e siècle », dans La Preuve, éd. Gérard Emptoz, Nantes, Maison des sciences de l’homme Ange-Guépin, 2003, p. 61-73. 30 Lindane découvre que son père veut tuer lord Murray ; elle le persuade de fuir ensemble pour l’éloigner de son amant. Un cas singulier : la parodie dramatique d’une comédie 75 coupent court à d’énièmes explications, sur l’air très populaire du « Menuet d’Exaudet » 31 : MARIANNE Ah ! conservez votre vie. LA ROSE Soit, c’est bien là mon envie. Vous pleurez, Vous montrez Des principes. Finissons donc ce caquet, Troussez votre paquet, Mettez sur un haquet 32 Vos nippes. Abrégeons, Délogeons, Sans rien dire. Car tandis qu’en barguignant, Je fais le Rusignan 33 , Vous, la belle Zaïre, On pourrait Au Chât’let Nous conduire. Si nous étions là, parbieu, Tous deux, je n’aurions pas lieu De rire. Le rapprochement de la scène de reconnaissance de L’Écossaise avec celle de Zaïre (II, 3), où le chevalier Lusignan retrouve chez un sultan ottoman ses enfants arrachés en bas âge (Nérestan et l’héroïne éponyme), montre à quel point Poinsinet et Anseaume ont perçu la ressemblance profonde entre la comédie de Voltaire et l’une de ses plus grandes tragédies donnée presque trente ans auparavant, le 13 août 1732. Les revers de fortune supportés avec patience par Lindane, les angoisses renouvelées de l’exilé Monrose, les affres de lord Murray sont autant de moyens efficaces pour exciter chez le spectateur de L’Écossaise de tendres émotions, voire d’étreindre fortement son 31 Après avoir intégré l’Académie Royale de musique en 1749, le violoniste André- Joseph Exaudet (1710-1762) entre au Concert Spirituel en 1751 et se fait connaître par un menuet qui porte son nom. Le « Menuet d’Exaudet », tiré des Six sonates en trio à deux violons et basse opus 2 (Paris, 1751) et chorégraphié par Claude Magny en 1765, a servi de timbre à plus de deux cents chansons. 32 Haquet : « petite charrette à voiturer du vin, des ballots de marchandise, etc. » (Dictionnaire de l’Académie française, Paris, J. B. Coignard, 1694). 33 Sic. « Rusignan » mis pour « Lusignan ». 76 Isabelle Degauque cœur. La nouveauté d’une telle pièce tient à son mélange entre des scènes pathétiques et d’autres suscitant un rire franc. Aussi, lorsqu’ils s’attaquent à la veine sentimentale de L’Écossaise, Poinsinet et Anseaume peuvent-ils utiliser les mêmes techniques parodiques que s’ils prenaient pour cible une tragédie de Voltaire. Le choix d’« un café et [de] chambres sur les ailes » pour cadre de L’Écossaise permet à Poinsinet et Anseaume de l’examiner également sous l’angle de la stricte comédie. Il s’agit d’un lieu hautement dramatique qui autorise tous les imprévus et, surtout, familier aux parodistes : il suffit de penser notamment à la boutique de M. Canarie, limonadier à la Foire Saint-Laurent, où se rendent les dieux Amour et Bacchus, respectivement déguisés en « petite bohémienne » et en « commis des aides », afin de juger la conduite de leurs sujets : les amants et les marchands de vin 34 . C’est donc en connaisseurs de ce lieu de convivialité et de réjouissance que les auteurs de L’Écosseuse vont apprécier la comédie de Voltaire. On sait tout d’abord que Voltaire a voulu faire de l’auberge de L’Écossaise un espace théâtral qui s’affranchisse de l’unité de lieu, comme l’atteste la didascalie liminaire : « La scène représente un café et des chambres sur les ailes, de façon qu’on peut entrer de plain-pied des appartements dans le café ». Poinsinet et Anseaume, tout comme leurs confrères parodistes, vigilants envers le respect des règles classiques, pointent la liberté prise par le dramaturge : à la scène 7 de L’Écosseuse, la confidente de Marianne s’étonne de voir sa maîtresse quitter la chambre où elle vit retirée : PAULINE Quoi ! vous venez ici, ma chère maîtresse ? 35 MARIANNE Il m’est bien plus aisé d’y venir que d’y faire venir ma chambre. PAULINE Oui, cela est plus commode et moins coûteux. MARIANNE Et plus dans les règles, il faut bien que quelqu’un les défende ; car on les viole assez impunément partout. Ces répliques sont accompagnées d’une note explicative : « On a vu pour la première fois dans L’Écossaise changer de décoration même au milieu d’un acte ». Or, lors de la création à la Comédie-Française, le vœu du dramaturge n’est pas exaucé et, dans l’édition de sa comédie, il fait part en note de 34 L’Amour et Bacchus à la Foire, 13 juillet 1726, Foire Saint-Laurent, BnF, ms. f. fr. 9336, f° 225-230. 35 Cf. L’Écossaise (I, 5) : « Lindane sortant dans un déshabillé des plus simples ». Un cas singulier : la parodie dramatique d’une comédie 77 son regret : « On a fait hausser et baisser une toile au théâtre de Paris, pour marquer le passage d’une chambre à une autre ; la vraisemblance et la décence ont été bien mieux observées à Lyon, à Marseille et ailleurs. Il y avait sur le théâtre un cabinet à côté du café. C’est ainsi qu’on aurait dû en user à Paris ». Poinsinet et Anseaume se font ici l’écho de l’assouplissement de l’unité de lieu tenté dans L’Écossaise pour aussitôt en souligner l’avortement et, dans le même temps, en contester la pertinence. Autre défi dramatique, Voltaire cherche à transcrire la liberté de ton et l’interférence constante des conversations régnant dans un café, en particulier à la scène 3 du premier acte. Après une ouverture sur le soliloque désespéré de Monrose et le spectacle de Frélon assis à une table, il fait entrer plusieurs habitués des lieux et construit leurs échanges sous la forme de brèves répliques, où s’immisce parfois le journaliste malveillant. Quant à l’exilé écossais, il ne se mêle pas aux autres et ne fait entendre sa voix que pour se plaindre du « sabbat » ou de la « cohue ». Ces deux termes révèlent l’ambition première de Voltaire : plonger le spectateur dans un tableau vivant et jouer sur l’effet de réel pour remporter son adhésion. À son exemple, Poinsinet et Anseaume mettent en scène, dès le début de L’Écosseuse, un « trio de buveurs » qui hèlent le garçon de café pour se faire servir les premiers, mais ils font entendre des bribes de dialogue sur un ton moins bridé que celui des clients commentant, chez Voltaire, l’actualité : TRIO DE BUVEURS LES FEMMES LES HOMMES LE GARÇON Garçon, garçon ! Hé, garçon ! On y va, on y va. Arrive donc. Hé, mon demi-poisson ! Voyez un peu ce maraud-là. Hé, mon garçon ! Votre affaire Encor un coup de va se faire. S’il entendra, c’t’affaire. S’il répondra. M’entend-on ? Viens-çà, viens-çà. Viendra-t-on ? Apporte encore un Mon demi-poisson ! Pourquoi tant crier ? verre, La maison, Votre affaire Et donne-nous [une] pinte Encor un coup de va se faire. de bière, c’t’affaire. Des échaudés 36 et de la bière. 36 Échaudé : pâtisserie qui remonte au Moyen-Âge, faite de pâte au beurre avec levain, parfumée à l’anis, découpée en couronnes pochées à l’eau bouillante, rafraîchies à l’eau froide, égouttées et séchées. Avant de les servir, on les passe au four. 78 Isabelle Degauque AUTRE BUVEUR Hé bien, entendra-t-on ? A moi, un d’mistier 37 . Pourquoi tant crier ? Hé bien, arrive donc, A moi, un d’mistier, Apporte-nous un verre, Une pinte de bière. La stratégie des parodistes forains consiste à abandonner les conversations de commerce et à accentuer le parler familier des habitués de la gargote de M. Propice (double parodique de Fabrice). Ce ne sont donc plus des bourgeois préoccupés par la dernière polémique théâtrale parisienne ou les affaires du pays, mais des gens du peuple venus au café pour boire avant tout. Chez Voltaire, l’un des premiers convives à prendre la parole regrettait amèrement la trop grande prospérité ambiante, nuisible à son enrichissement personnel en temps de disette : Je me soucie bien d’une pièce nouvelle. Les affaires publiques me désespèrent ; toutes les denrées sont à bon marché ; on nage dans une abondance pernicieuse ; je suis perdu, je suis ruiné. Poinsinet et Anseaume y font écho en la personne d’un savetier qui, lui aussi, observe la marche des « affaires d’l’Europe », mais donne son avis avec une diction relâchée, caractéristique d’un certain parler populaire : Tiens, je te dis not’commerce, et tu le verras… à ta santé, j’m’y connais moi, ça n’peut pas durer, faut qu’il s’fasse du tracassement dans les affaires d’l’Europe. Sa contradictrice, une ravaudeuse, partage avec lui la même verdeur d’expression : Et morgué, Claude, tais-toi, qu’est-ce qu’ça t’fait ? Mêle-toi de tes affaires, et non pas de celles-là. Tiens, vois-tu, les grands et les petits, tout ce qu’ils disont là-d’ssus, c’est des sottises, ça n’y change pas d’un clou, et pis sait-on où c’qu’on z’est. La parodie de L’Écosseuse fait donc apparaître la plus grande aise avec laquelle Poinsinet et Anseaume, coutumiers d’une certaine décontraction 37 Il faut lire ici « un demi-setier ». Setier : « mesure de grains ou de liqueurs différente selon les lieux. Un setier de blé, un setier d’avoine, un setier de vin. Le setier de blé à Paris est de douze boisseaux, le setier de vin est de huit pintes. On appelle ordinairement demi-setier une petite mesure de liqueurs, qui contient le quart d’une pinte. Un demi-setier de vin. Il se prend aussi pour la quantité de liqueur contenue dans le demi-setier. Nous n’avons bu chacun que notre demi-setier » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694). Un cas singulier : la parodie dramatique d’une comédie 79 stylistique, croquent comme sur le vif le portrait d’une scène de la vie quotidienne 38 . Cependant, Poinsinet et Anseaume omettent La Rose dans leur scène d’ouverture et s’écartent alors de la pièce-source : Voltaire prend soin de surimposer aux débats entre les consommateurs de courtes interventions de Monrose et joue sur le contraste entre la joyeuse cacophonie et le drame intérieur de son personnage. La voix du proscrit se perd parmi les autres et lorsqu’elle se fait entendre, c’est sur le mode de la déploration. Seul Fabrice tient compte de sa présence, sans pouvoir l’arracher à sa solitude 39 . Les parodistes forains n’introduisent La Rose qu’à la scène 4 de L’Écosseuse qui détourne le premier entretien entre Monrose et l’aubergiste chez Voltaire (acte I, sc. 2) : LA ROSE AIR : J’veux être un chien Je viens chez vous comme étranger, Avez-vous de quoi me loger ? PROPICE Aisément, cela se peut croire. LA ROSE On dit qu’ici, je serai bien 40 . PROPICE Oui, tout au mieux. LA ROSE, à part Oh ! si je l’tiens. 38 Jean-Pierre Sarrazac émet les mêmes réserves au sujet de la comédie de Voltaire que Poinsinet et Anseaume : « Rien, dans ce lieu conçu par Voltaire, ni la rumeur du café, ni d’astucieuses conversations parallèles, ni les incessantes entrées et sorties, ni même la présence d’un gros négociant débonnaire, Freeport, qui traite des affaires avec le monde entier, ne parvient à déloger les protagonistes de leur solipsisme. Ces derniers, au lieu d’avoir des échanges avec leur milieu, continuent à vivre en autarcie, à la façon des héros, héroïnes et confidentes dans l’antichambre racinien » (« Le drame selon les moralistes et les philosophes », dans Le Théâtre en France, éd. Jacqueline de Jomaron, Paris, Armand Colin, 1992, 2 vol., t. 1, p. 331-402, p. 370 pour la citation). 39 L’Écossaise (I, 3) : « FABRICE . Monsieur veut-il nous faire l’honneur de venir dîner avec nous ? MONROSE . Avec cette cohue ? non, mon ami ; faites-moi apporter à manger dans ma chambre ». 40 Cf. Monrose (L’Écossaise, I, 2) : « On m’a dit que je serais mieux chez vous qu’ailleurs, que vous êtes un bon et honnête homme ». 80 Isabelle Degauque PROPICE Jolie chambre au grenier, des draps blancs tous les six mois, bien nourris votre cheval et vous, table d’hôte à six sols par repas 41 . LA ROSE, toujours à part et tapant du pied J’veux être un chien, À coups d’pied, à coups d’poing, J’l’y casserai la gueule et la mâchoire. AIR : Ah ! si t’en tâte Corbleu, sambleu, ce maudit contrôleur, Il me l’payera. PROPICE Qu’avez-vous donc, monsieur ? Vous parlez seul. LA ROSE Rien, rien ; n’ayez pas peur, De temps en temps, je me mets en fureur, Je suis pourtant bonhomme au fond du cœur. Poinsinet et Anseaume jouent sur la connivence musicale créée avec le public par la reconnaissance d’un premier air programmatique « J’veux être un chien » : ils diffèrent les éclats de colère attendus et font débuter la scène 4 par un échange poli entre l’hôte et son client, avant de le transformer, de manière comiquement abrupte, en un dialogue de sourds entre La Rose, qui songe à son infortune, et Propice, incapable de comprendre des propos aussi incohérents. L’air « Ah ! si t’en tâte » suggère lui aussi que l’irritation s’emparant soudain de La Rose trahit une possible maladie mentale. Quant aux didascalies, elles renvoient certes à l’indication que Voltaire donne à la scène 2 de l’acte I : « Monrose, en se promenant », et surenchérissent sur la manifestation du désarroi (« tapant du pied »), mais elles exploitent aussi les codes propres au théâtre. Poinsinet et Anseaume s’amusent du caractère profondément artificiel de l’a parte : feignant de croire que Monrose, chez Voltaire, ne parle que pour lui-même, sans souci du public, les auteurs de L’Écosseuse y voient la preuve d’un dérangement mental. Ils répètent pareil diagnostic à la scène 12 où Propice présente, à l’intention du « marchand de bœufs » Francport, les différents occupants de son auberge : 41 Cf. Fabrice (L’Écossaise, I, 2) : « Vous trouverez ici, monsieur, toutes les commodités de la vie, un appartement assez propre, une table d’hôte si vous daignez me faire cet honneur, liberté de manger chez vous, l’amusement de la conversation dans le café ». Un cas singulier : la parodie dramatique d’une comédie 81 AIR : Je suis pour les dames, moi Un vieux bourgeois qui parle seul sans cesse ; On ne sait trop pourquoi. Vous causerez tous deux sur la tristesse. FRANCPORT Oh ! nenni par ma foi. Je laisse en paix radoter la vieillesse, J’aime la jeunesse, Moi, J’aime la jeunesse. Venu s’informer tardivement du « tapage » entendu, La Rose doit encore supporter les remarques sarcastiques de Francport à la scène 18 : FRANCPORT […] Tout cela vous est égal à vous ; car on dit que vous n’aimez rien, que vous faites vos conversations tout seul. LA ROSE C’est que j’ai beaucoup de choses à me dire. FRANCPORT Ma foi, tant pis pour vous. Je ne cause avec moi-même que le matin, et si je me parle le soir, c’est pour me faire des reproches d’en avoir trop dit dans la journée. À la décharge de Voltaire, les bouffées d’inquiétude de Monrose ne présentent pas seulement un intérêt psychologique, mais aussi dramaturgique : son statut d’exilé écossais n’autorise le personnage qu’à une participation intermittente à l’intrigue et ne lui permet qu’un accès restreint aux informations sur le sort de sa fille et les poursuites du gouvernement anglais. Pour exciter l’intérêt, Voltaire alterne donc retrait et engagement partiel de Monrose dans les événements du café : l’un des enjeux forts de L’Écossaise tient précisément à la sortie de son isolement, imposé à l’origine puis devenu volontaire. En caricaturant Monrose sous les traits d’un vieux radoteur, Poinsinet et Anseaume gagnent ainsi les rires du public. Derrière la stigmatisation moqueuse de l’a parte, Poinsinet et Anseaume interrogent la convention dramatique au nom de laquelle un personnage s’écarte des autres pour partager avec le public ses émotions ou ses réflexions les plus intimes. À l’opposé de ce retrait scénique, la retranscription vivante des conversations simultanées d’un café joue sur la libre circulation de la parole. D’une manière générale, Poinsinet et Anseaume paraissent inspirés par le cadre dramatique choisi par Voltaire : le café, lieu emblématique des valeurs de sociabilité et de fraternité que célèbrent sans cesse les parodies 82 Isabelle Degauque dramatiques. Or, un personnage incarne tout particulièrement le pouvoir de la parole, appuyé sur la diffusion des informations : Frélon, devenu Moucheron dans L’Écosseuse. Ainsi, les parodistes forains retiennent du modèle voltairien l’envie et le plaisir de nuire, mais substituent aux cibles des récriminations de Frélon (« un bas officier », « l’inventeur d’une machine qui ne sert qu’à soulager des ouvriers », « un pilote », « des gens de lettres ») des emplois ayant trait à la circulation des nouvelles dans le Paris du dixhuitième siècle : Je n’peux plus ni fumer ni boire, c’est inutile, le cœur me crève, je suis plus furieux qu’un César. Quoi ! un graveur d’estampes à douze sols le cent, un écrivain des charniers, un marchand de mirlitons f’ront leur magot, et moi, morbleu, j’mourrai de faim. Ah ! si j’m’en croyais, j’irais me pendre. Moucheron partage avec le savetier et la ravaudeuse qui l’ont précédé dans la première scène de L’Écosseuse le même relâchement verbal. Autre signe de dégradation sociale, le double parodique de Frélon se focalise sur des petits métiers que les spectateurs peuvent retrouver à la Foire Saint-Laurent : si la gravure d’estampes, très en vogue au dix-huitième siècle à Paris comme à Londres, n’est pas une activité exclusive des marchands qui ouvrent boutique le temps de la Foire, en revanche, la vente de « mirlitons » renvoie directement aux chansonniers du Pont-Neuf. Hans Mattauch analyse le glissement sémantique de « mirliton » 42 : dès son apparition en 1723 pour désigner une « coiffure de gaze » à la mode, le terme connaît un vif succès, et les compositeurs de vaudevilles se l’approprient pour ridiculiser la nouvelle coiffure dont les femmes sont entichées, et pour s’en prendre aussi aux mœurs libertines de la cour. Piron et d’autres auteurs forains vont inventer des couplets mirlitonesques, satiriques ou grivois, pendant plus d’une décennie. Le mot « mirliton » n’a pas disparu du langage forain en 1760, année de la création de L’Écosseuse, et il participe à la création d’une complicité forte avec le public venu assister à cette parodie. Quant à l’« écrivain des charniers », jalousé par Moucheron, il désigne ces écrivains publics exerçant leur activité dans l’un des quartiers les plus pauvres de la capitale : celui du charnier des Saints-Innocents, étudié par Christine Métayer 43 . À travers ces professions tout à la fois enviées et dénigrées ici, Poinsinet et Anseaume célèbrent autant de moyens de diffuser rumeurs et mots d’esprit. 42 Hans Mattauch, « Le Mirliton enchanteur : historique d’un mot à la mode en 1723 », Revue d’histoire littéraire de la France, 101 (2001), p. 1255-1267. 43 Christine Métayer, Au tombeau des secrets : les écrivains publics du Paris populaire, cimetière des Saints-Innocents, XVI e -XVIII e siècles, Paris, Albin Michel, 2000. Un cas singulier : la parodie dramatique d’une comédie 83 L’éloge paradoxal s’étend in fine à l’opéra-comique lui-même : le succès escompté par Moucheron en devenant chansonnier 44 dit combien les deux parodistes forains tiennent en haute estime des vaudevilles qui peuvent assurer à L’Écosseuse une publicité rémunératrice. Loin d’entacher la réputation du Pont-Neuf, le journaliste dévoyé fonctionne comme une figurerepoussoir du véritable chansonnier : la scène 2 ridiculise les prétentions excessives de Moucheron, « chant[ant] entre ses dents », qui rêve déjà d’airs à succès : « Là, là, là. Bon cela, c’est de l’or en barre », et entame deux couplets fielleux, sur l’air « De tous les capucins du monde » 45 . Mais tout le monde ne peut improviser des vaudevilles, et le fat personnage doit essuyer une vexation comique à la scène 5 : MOUCHERON Si vous pouviez par vos amis m’obtenir la permission de mettre en vaudevilles les nouvelles à la main, je dédierais… LA ROSE Si j’avais du crédit, je l’emploierais pour… Adieu, je vais voir si ma chambre est prête. Le refus de ses services révèle l’existence, à la Foire, de mécanismes pour départager les auteurs de vaudevilles, selon deux critères essentiels : le plaisir de l’auditeur et, par conséquent, l’argent qu’il est prêt à donner pour le satisfaire, et le refus de la malveillance. Ainsi, alors que la parodie dramatique est fréquemment accusée au dix-huitième siècle de tomber dans la satire 46 , Poinsinet et Anseaume font ici entendre le credo du bon chansonnier, qui cherche à divertir sans jamais nuire à autrui. La dernière scène de L’Écosseuse écarte symboliquement Moucheron du vaudeville final : sa fuite avec Jeann’ton pour éviter d’être jeté par la fenêtre 47 est saluée par Francport : « Ah ! ah ! faisons-lui grâce ; un chien aboie, une puce pique, et Moucheron 44 Moucheron (L’Écosseuse, I, 1) : « Ah ! si j’avais assez d’génie pour faire un dictionnaire… Garçon, encore un coup… Oui, c’est décidé, les chanteurs du Pont-Neuf ont toujours d’la vogue, prenons courage, j’m’en vais faire une chanson contre tous les honnêtes gens qui en savent plus que moi, ça m’fra connaître ». 45 Avec ces couplets qui croquent le portrait de deux femmes vénales, Moucheron exerce sa médisance sur son proche entourage, ainsi qu’il le confie à son ami dans la première scène de L’Écosseuse, malgré la menace de coups de bâton : « Eh bien, ne faut-il pas se faire à tout ? Laisse faire, j’ai commencé déjà un chef d’œuvre contre les filles du quartier ». 46 Voir Ahmad Gunny, « Pour une théorie de la satire au XVIII e siècle », Dix-huitième siècle, 10 (1978), p. 345-361. 47 Les propos menaçants de Furet, sur l’air « Il faut l’envoyer à l’école », renvoient aux derniers mots adressés par lord Murray à Frélon (L’Écossaise, IV, 2) : « mais si vous vous avisez jamais de prononcer le nom de cet homme et de Mlle Lindane, je vous ferai jeter par les fenêtres de votre grenier ». Le journaliste prend ici congé, pour ne 84 Isabelle Degauque fait son métier. C’est dans l’ordre ». La charge est d’autant plus sévère que le ton est bonhomme : le félon devient quantité négligeable, à proportion de l’insecte dont il a pris le nom. En comparaison des trente-sept parodies de tragédies recensées pour le compte du seul Voltaire, les parodies de comédies sont peu fréquentes. Cette rareté peut s’expliquer par les enjeux propres à la parodie dramatique, à savoir rabaisser rois et reines, tourner en dérision ce qui ferait pleurer dans d’autres circonstances, stigmatiser certains topoi comme la scène de reconnaissance. La comédie, elle, présente une gageure pour tout parodiste dans la mesure où les procédés d’exagération suscitent déjà le rire. Pourquoi se moquer de pièces qui cultivent la gaieté ? Corinne Pré arrive à la même conclusion en remarquant que sur 170 parodies en vaudevilles, quatre seulement prennent pour cible la comédie et trois la comédie mêlée d’ariettes 48 . Pourquoi Poinsinet et Anseaume choisissent-ils alors de s’attaquer à L’Écossaise ? Dans cette pièce, Voltaire brouille le partage entre la franche comédie et la comédie sentimentale au point de susciter, chez les parodistes, une certaine perplexité, et le personnage de Lindane, offert en exemple aux spectateurs, cristallise l’essentiel de leurs reproches. De même que les parodistes prenant pour cible les tragédies de Voltaire désapprouvent la dérive du genre tragique vers le spectaculaire et le pathétique outré, Poinsinet et Anseaume semblent ici blâmer l’altération de la comédie par l’exploitation du goût des larmes. Cette convergence des critiques explique l’identité des moyens pour ruiner les effets les plus touchants suscités par Voltaire tant dans ses tragédies que dans cette comédie si singulière qu’est L’Écossaise. Or, l’emploi de techniques similaires, en dépit de la cible retenue, ne traduit-il pas chez Poinsinet et Anseaume une hésitation générique (est-ce une comédie ? est-ce une tragédie sur un mode mineur ? ) qui nie la possibilité d’un mixte entre le comique et le sensible ? Enfin, les auteurs forains de L’Écosseuse ne se contentent pas de relever les écueils sentimentaux de la comédie de Voltaire, mais ils passent au crible de leurs critiques les tentatives, manquées ou non, de mettre en scène différemment la parole dans l’un des théâtres de la vie urbaine : le café. Rivalisant avec Voltaire dans la liberté des échanges entre clients et la transcription du brouhaha permanent, Poinsinet et Anseaume exaltent les vertus dramatiques de l’opéra-comique. plus jamais réapparaître dans la comédie de Voltaire, contrairement à la parodie dramatique de Poinsinet et Anseaume. 48 Corinne Pré, « La parodie dramatique en vaudevilles de 1715 à 1789 », dans Burlesque et formes parodiques, éd. I. Landy-Houillon et M. Ménard, Paris-Seattle- Tubingen, Biblio 17, 1987, p. 265-281 (p. 266). Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) Presse périodique et critique dramatique au dix-huitième siècle : le théâtre de Voltaire dans le Journal encyclopédique Russell Goulbourne Lancé en 1756 par Pierre Rousseau (1716-1785), le Journal encyclopédique, hebdomadaire publié d’abord à Liège jusqu’en 1759, puis à Bouillon de 1760 à 1793, se propose de diffuser les idées philosophiques et de nouveaux savoirs à des lecteurs qui en sont friands 1 . En janvier 1757, le journal déclare vouloir « instruire et […] étendre les connaissances » selon « une méthode claire et philosophique » qui soit « la lumière du monde intellectuel » 2 . En novembre 1758, la rédaction affirme même « écrire enfin pour toute sorte de lecteurs. Car ce n’est plus le temps où les journaux n’étaient faits que pour les savants. […] Aujourd’hui tout le monde lit, et veut lire de tout » 3 . Vu, d’une part, l’immense essor de la presse au dix-huitième siècle qui permet une circulation de plus en plus rapide de l’information et, d’autre part, l’enthousiasme qu’affiche le Journal encyclopédique pour le parti philosophique, en général, et pour Voltaire, en particulier 4 , il n’est pas étonnant que Voltaire lui-même s’y intéresse de très près, et ce dès le départ. 1 Voir Jacques Wagner, « Journal encyclopédique », dans Dictionnaire des journaux, 1600-1789, éd. Jean Sgard, Oxford, Voltaire Foundation, 1991, 2 vol., t. 2, p. 670-673. 2 Journal encyclopédique [par la suite : JE], 1 er janvier 1757, p. 4 (à propos du t. 6 de l’Encyclopédie). 3 JE, 15 novembre 1758, p. 140-141 (« Avis à nos lecteurs »). Voir à ce sujet Jacques Wagner, « Le Rôle du Journal encyclopédique dans la diffusion de la culture », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century [par la suite : SVEC], 193 (1980), p. 1805-1812. 4 L’hostilité dont le Journal encyclopédique fait preuve envers Fréron et L’Année littéraire en témoigne clairement. Voir L’Année littéraire, 1758, t. 8, p. 354-357, au sujet du Journal encyclopédique, où Fréron remarque : « Les Encyclopédistes y sont, à chaque page, élevés jusqu’aux cieux, leurs critiques rabaissés jusqu’à terre ; cela est dans l’ordre » (p. 355) ; voir aussi JE, 1 er mai 1759, p. 138-147 (« Réponse des auteurs de ce journal à un article de L’Année littéraire, tom. 8, p. 354 »). 86 Russell Goulbourne Ainsi, en réponse au prospectus diffusé au début de novembre 1755, Voltaire confirme dès le 12 au bureau de la correspondance générale qu’il compte s’abonner 5 . Six semaines plus tard, le 24 décembre, il se dit même prêt à y contribuer en envoyant la lettre qu’il avait adressée à l’Académie française trois jours plus tôt à propos de la publication subreptice de son Histoire de la guerre de 1741 et qui sera publiée dans le Journal encyclopédique, le 15 janvier suivant 6 . Comme Voltaire tient aussi à ce que certains de ses ouvrages, comme Le Triumvirat, soient recensés dans le journal, il demande à l’imprimeur Lacombe, en janvier 1767, d’envoyer un exemplaire de la tragédie à un correspondant du journal 7 . Voltaire s’avère enfin un lecteur assidu, toujours prêt à réagir : la publication du « Parallèle entre Shakespeare et Corneille, traduit de l’anglais » en octobre 1760, suivi du « Parallèle entre Otwai et Racine traduit littéralement de l’anglais », le mois suivant 8 , le pousse à défendre les tragiques français dans un vibrant Appel à toutes les nations de l’Europe, qui sera publié au début de 1761 et dont le journal rendra compte en mars 9 . Pierre Rousseau avait d’ailleurs beaucoup d’admiration pour Voltaire et les deux hommes ont correspondu au moins de 1756 à 1764 10 . Même si les remarques dont Voltaire lui fait part sur le journal relèvent souvent de la flatterie, il n’en ressort pas moins des aperçus intéressants sur l’importance que Voltaire attache au Journal encyclopédique par rapport à d’autres journaux. Le 7 janvier 1757, par exemple, Voltaire déclare : « C’est le seul journal qui me parvienne : je suis très peu au fait de la littérature moderne dans mes deux retraites de Lausanne et du voisinage de Genève » 11 . Le 1 er octobre 1763, il ira même jusqu’à reconnaître : « [Votre journal] m’a fait tant de plaisir, que depuis un an c’est le seul que je fasse venir, et […] j’ai renvoyé tous les autres » 12 . Dans ces conditions, quel serait donc l’intérêt de considérer la place consacrée au théâtre de Voltaire dans un périodique qui, de toute évidence, est très proche des intérêts du dramaturge qui présente d’ailleurs lui-même 5 Voltaire, Correspondence and Related Documents, éd. Th. Besterman, dans Les Œuvres complètes de Voltaire [par la suite : OCV], Genève, Institut et Musée Voltaire ; Oxford, Voltaire Foundation, 1968-, t. 85-135, D6577. 6 Voir D6643, D6648, et JE, 15 janvier 1756, p. 95-97. 7 D13834. 8 JE, 15 octobre 1760, p. 100-105 et 1 er novembre 1760, p. 118-122. 9 JE, 15 mars 1761, p. 88-103. Voir à ce sujet David Williams, « Voltaire’s War with England : The Appeal to Europe, 1760-1764 », SVEC, 179 (1979), p. 79-100. 10 À noter que seules subsistent quelques lettres de Voltaire à Rousseau ; la contrepartie est perdue. 11 D7115. 12 D11440. Presse périodique et critique dramatique au dix-huitième siècle 87 l’ouvrage comme « l’un des plus curieux et des plus instructifs de l’Europe » 13 ? Le Journal encyclopédique ne risquerait-il pas de se complaire dans une adulation inconditionnelle dans ses comptes rendus ? Pas forcément. Car, aussi fervente que soit l’admiration de Rousseau pour Voltaire, elle n’occulte jamais sa probité comme rédacteur en chef d’un journal qui se targue d’impartialité critique : Nous croyons que c’est [l’impartialité] la première qualité que doit avoir un Journaliste ; mais nous sommes bien loin de penser que ce soit l’unique. La critique suppose dans celui qui l’exerce des talents rares et un goût épuré ; un Critique sans goût est de tous les Écrivains le plus ridicule, un Journaliste partial est un prévaricateur insigne ; l’un et l’autre avilissent le genre 14 . Le journal se donne donc une mission d’information objective, gouvernée, semble-t-il, par le bon goût plutôt que par une idéologie donnée. Détail capital à cet égard, Rousseau ne soutient pas les philosophes de manière constante et uniforme : sa position relèverait plutôt d’un critique amical 15 . D’où l’intérêt de considérer tous les comptes rendus des différentes pièces de théâtre de Voltaire qui paraissent dans le journal, car ceux-ci permettent d’apprécier comment cette prétendue impartialité s’exerce au jour le jour : non seulement ils illustrent sur le vif l’élaboration et l’exploration d’un goût, voire d’une esthétique, mais ils permettent aussi de comparer nos impressions sur le théâtre de Voltaire avec celles de certains de ses premiers lecteurs et spectateurs. Constatons d’abord que le Journal encyclopédique ne manque pas de faire l’éloge de Voltaire qui est décrit comme « ce grand poète » 16 , « le plus célèbre écrivain de ce siècle » 17 , « un des plus grands maîtres qu’ait jamais eu le théâtre français » 18 , « le législateur de la littérature et du goût » 19 , « l’illustre 13 Parallèle d’Horace, et de Boileau et de Pope, dans Œuvres complètes de Voltaire, éd. Louis Moland [par la suite : M], Paris, Garnier, 1877-1885, 52 vol., t. 24, p. 223. 14 JE, 15 février 1765, p. 88. Voir aussi JE, 15 août 1760, p. 114, où on fait remarquer : « Un journaliste qui respecte ses lecteurs, ne doit embrasser aucun parti » (à propos du Discours sur la satire contre les philosophes de Gabriel Coyer). 15 Voir Raymond Birn, « The French-Language Press and the Encyclopédie, 1750- 1759 », SVEC, 55 (1967), p. 263-287 (surtout p. 279) et Jacques Wagner, « Rousseau, Pierre (1716-1785) », dans Dictionnaire des journalistes, 1600-1789, éd. Jean Sgard, Oxford, Voltaire Foundation, 1999, 2 vol., t. 2, p. 879-882 (surtout p. 880). 16 JE, 1 er septembre 1756, p. 101 (à propos de Sémiramis). 17 JE, 15 décembre 1759, p. 145 (à propos de La Femme qui a raison). 18 JE, 1 er mars 1761, p. 109-110 (à propos du Droit du seigneur). 19 JE, 15 mars 1761, p. 89 (à propos de l’Appel à toutes les nations de l’Europe). 88 Russell Goulbourne écrivain à qui ce siècle doit une partie de sa gloire » 20 , « l’Homère français » 21 , enfin « le plus grand homme de notre littérature française » 22 . Du point de vue dramaturgique, le journal note que « Mr de Voltaire n’a négligé aucun genre » 23 , et c’est justement toute la complexité, toute la variété et toute la nouveauté du théâtre de Voltaire que le Journal encyclopédique tente de saisir. Les comptes rendus des pièces de Voltaire sont intéressants en partie parce qu’ils mettent souvent le doigt sur les aspects novateurs de l’esthétique dramatique voltairienne. Ils attirent d’abord l’attention sur la théâtralité et le côté spectaculaire du théâtre de Voltaire, notion qui est plutôt difficile d’accès pour le critique moderne et que l’on a trop tendance à négliger. En effet, le premier compte rendu d’une pièce de Voltaire dans le Journal encyclopédique n’est pas consacré à une édition, mais à une représentation et à sa mise en scène, à savoir la reprise applaudie de Sémiramis à la Comédie- Française, le 26 juillet 1756. Le journal prend évidemment plaisir à « annoncer aux étrangers son nouveau succès, et surtout l’heureux changement du parterre français sur l’apparition du spectre de Ninus » 24 , et partant, une réflexion plus poussée sur l’opinion publique et le goût : Les petits maîtres n’ont plus de vapeurs à l’apparition de l’ombre de Ninus. Le public a ouvert les yeux […]. Aux premières représentations de Sémiramis, le spectre de Ninus sortant de son tombeau lui parut moins digne de foi que de risée. Il est dans l’art dramatique, comme dans les autres arts, des beautés simples et sublimes dont l’œil du peuple ne saisit pas d’abord toute la grandeur. Il en est de contraires, qui par leur nouveauté et leur hardiesse ne semblent pas faites pour les premiers regards. Elles ne découvrent, pour ainsi dire, toute leur noblesse qu’à une sage discussion, et qu’à ce sentiment sûr, rapide, connaisseur du génie, qui agrandit quelquefois la nature 25 . 20 JE, 15 août 1769, p. 100 (à propos des Guèbres). 21 JE, 1 er mars 1773, p. 300 (à propos des Lois de Minos). 22 JE, 15 mai 1775, p. 115 (à propos de Don Pèdre). 23 JE, 1 er décembre 1756, p. 122. Voir aussi le compte rendu du Droit du seigneur : « Quelle heureuse fécondité ! quelle variété ! quelle source inépuisable dans son génie ! » (JE, 1 er mars 1761, p. 110). 24 JE, 1 er septembre 1756, p. 106. Sur les événements qui perturbent la première de Sémiramis, le 29 août 1748, voir l’édition de Robert Niklaus (OCV, t. 30A, p. 41-43). Sur les lecteurs étrangers du Journal encyclopédique, voir Raymond Birn, Pierre Rousseau and the ‘Philosophes’ of Bouillon, SVEC, 29 (1964), p. 153. 25 JE, 1 er septembre 1756, p. 101-102. Dans une note en bas de page, on fait remarquer que, lors de la première de Sémiramis, « le Public était moins frappé de l’apparition du spectre, que du ridicule de l’acteur [Legrand de Belleville] qui avait moins l’air de l’ombre de Ninus, que de son chef des cuisines : voilà le véritable Presse périodique et critique dramatique au dix-huitième siècle 89 Ce qui surgit au cœur de cette réflexion sur les caprices du public, réflexion qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les sentiments de Voltaire lui-même 26 , c’est le souci de nouveauté qui anime tout le génie dramatique de Voltaire. Le journal le félicite d’avoir exploité les « ressorts de la terreur et l’appareil du spectacle » 27 et ajoute : « La terreur, ce premier mobile de la tragédie, n’est nulle part plus fortement excitée que dans celle-ci, soit par l’optique de la décoration, soit par les situations neuves et terribles des personnages » 28 . La même question se pose dans Tancrède, où « l’appareil majestueux du théâtre ajoutait encore à toute la terreur de l’action » : On a changé deux fois les décorations dans les entr’actes, pour représenter tantôt la maison d’Argire, tantôt la place publique qui en est voisine. Ce changement de décoration conserve l’unité de lieu, laquelle consiste, non pas à représenter une action dans la même chambre, ce qui est un très grand ridicule, mais tantôt dans une salle ouverte, tantôt dans une place qu’on peut voir de la salle, tantôt dans un Temple voisin. Mr de Voltaire a recommandé depuis plus de vingt ans que l’on suivit cette méthode qui est absolument nécessaire 29 . À propos d’Olympie, on note : « le spectacle ajoute à l’intérêt, au pathétique de la situation » 30 , notamment au cinquième acte, avec son tableau « hardi », lorsque l’héroïne s’élance dans le bûcher devant ses amants épouvantés et les prêtres 31 . Faisant écho à Voltaire lui-même à la fin de l’article et s’opposant sujet des risées qui s’élevaient dans ce beau moment tragique » (p. 102). Voir aussi les propos sur l’accueil réservé par le public aux premières représentations des Scythes : JE, 1 er juin 1767, p. 100-101 et 117-118. Cf. le compte rendu de la fameuse représentation d’Irène du 30 mars 1778 : JE, 1 er mai 1778, p. 520-522. 26 Voir, par exemple, sa lettre à Frédéric II du 17 novembre 1749, accompagnée d’un exemplaire de Sémiramis, dans laquelle il fait remarquer que « le parterre et les loges ne sont point du tout philosophes, pas même gens de lettres. Ils sont gens à sentiment et puis c’est tout » (D4066). Néanmoins, Voltaire n’ignorait pas que le succès d’une pièce de théâtre dépendait dans une large mesure de la réaction du parterre, comme il le confie à d’Argental, en décembre 1734, au sujet d’Alzire, tragédie dont la première n’eut lieu à la Comédie-Française qu’en janvier 1736 : « Voulez-vous si je ne reviens pas sitôt que je vous envoie certaine tragédie fort singulière que j’ai achevée dans ma solitude ? C’est une pièce fort chrétienne qui pourra me réconcilier avec quelques dévots. J’en serai charmé, pourvu qu’elle ne me brouille pas avec le parterre » (D804). 27 JE, 1 er septembre 1756, p. 104. 28 Ibid., p. 105. 29 JE, 1 er octobre 1760, p. 89-90. 30 JE, 1 er juin 1764, p. 84. 31 Ibid., p. 88. 90 Russell Goulbourne implicitement à Jean-Jacques Rousseau, le journal lance un appel en faveur de « théâtres plus vastes et plus propres à soutenir l’action par la pompe et par l’illusion du spectacle, des salles plus commodes et qui pourraient recevoir un plus grand nombre de spectateurs, [qui] contribueraient à la gloire de l’État, en multipliant les amusements honnêtes des citoyens dont les spectacles adoucissent les mœurs » 32 . Novateur en matière de décor théâtral, Voltaire l’est aussi pour les costumes, comme en témoigne l’article du 1 er décembre 1756 sur la première édition de ses œuvres chez Cramer, à Genève : [Mr de Voltaire] a réformé un autre abus qui régnait sur le théâtre, c’est dans l’habillement des acteurs ; le costume est régulièrement observé dans ses pièces. […] Nous ne parlerons point du plaisir que fait dans Zaïre, Alzire, L’Orphelin, etc., la variété des habillements ; elle annonce la différence des mœurs et des caractères 33 . Il s’agit bel et bien d’un Voltaire réformateur du théâtre, ou, comme on l’appelle à propos de l’Appel à toutes les nations de l’Europe, « un génie inventif » qui a osé « mêler la pompe du spectacle à la beauté de la composition » 34 . À côté des costumes qui illustrent « la différence des mœurs et des caractères », le deuxième aspect novateur de la dramaturgie voltairienne retenu par le Journal encyclopédique porte sur l’exploitation de nouveaux sujets, parfois exotiques, parfois historiques. Tandis qu’on reproche à Racine « d’avoir mis en action ses compatriotes, sous des habits à la Grecque ou à la Romaine », il semble que Voltaire ait mieux recréé d’autres temps et d’autres mœurs, car, comme l’affirme le compte rendu de l’édition Cramer, « il faut avant d’entreprendre de faire parler Brutus ou César, cesser d’être Français, et penser en Romain » 35 . S’agissant de Zulime, le Journal encyclopédique tient à préciser autant que possible la toile de fond historique de la tragédie mauresque 36 , tandis qu’il s’attarde encore plus longuement sur l’inventivité de Voltaire dans Tancrède : Le succès de Tancrède […] est une nouvelle preuve de la fausseté du jugement du Père Brumoy, qui avance dans son Théâtre des Grecs, que les tragédies d’invention ne peuvent réussir, et qui rend doctement raison 32 Ibid., p. 90-91. 33 JE, 1 er décembre 1756, p. 114-115. Il est à noter que Voltaire avait écrit aux frères Cramer, en 1756, pour leur demander d’envoyer à Pierre Rousseau un exemplaire de leur nouvelle édition de ses œuvres (D7103). 34 JE, 15 mars 1761, p. 99. 35 JE, 1 er décembre 1756, p. 112-113. 36 JE, 15 mars 1762, p. 96. Presse périodique et critique dramatique au dix-huitième siècle 91 d’une chose qui n’est pas 37 . Tancrède est, ainsi qu’Alzire, Zaïre, Le Duc de Foix, Mahomet, etc., une pièce toute d’imagination 38 . Et ce qui l’impressionne le plus, c’est que Voltaire ne se tourne pas vers l’Antiquité gréco-romaine pour sa nouvelle tragédie : Il est à souhaiter pour l’honneur de la nation qu’on s’attache à suivre l’exemple de l’auteur, qui seul de tous les poètes tragiques, a osé mettre les Français et les mœurs françaises sur le théâtre. […] Quelle force, quelle noblesse dans les caractères ! quel beau tableau des anciennes mœurs ! quel coloris et en même temps quelle vigueur dans le pinceau 39 ! Cette expérimentation au niveau des sujets s’étend donc jusqu’aux personnages mis sur scène, comme le révèlent aussi bien le compte rendu des Scythes que celui des Guèbres : dans Les Scythes, Voltaire mène à bien son entreprise « hardie », qui est d’introduire sur scène « des pasteurs, des laboureurs avec des Princes, et de mêler les mœurs champêtres avec celles des cours » 40 ; pour Les Guèbres, on salue la nouveauté de cette pièce, dont « excepté l’Empereur, qui ne paraît qu’à la dernière scène, tous les personnages sont d’une condition privée, et par cela même, l’ouvrage se rapproche plus de la nature, et intéresse plus tous les états de la vie » 41 . Non seulement le théâtre de Voltaire est un théâtre spectaculaire et un théâtre à sujets nouveaux, mais c’est aussi un théâtre qui fait réfléchir. 37 Voltaire fait la même constatation dans la Dissertation sur la tragédie ancienne et moderne qui précède Sémiramis : « Dans Zaïre et dans Alzire, (si j’ose en parler, et je n’en parle que pour donner des exemples connus,) tout est feint jusqu’aux noms. Je ne conçois pas après cela, comment le père Brumoy a pu dire dans son Théâtre des Grecs, que la tragédie ne peut souffrir de sujets feints » (OCV, t. 30A, p. 153). Par la suite, dans la préface de l’édition de Paris des Scythes, il fera remarquer : « La pièce qu’on présente ici aux amateurs peut du moins avoir un caractère de nouveauté, en ce qu’elle peint des mœurs qu’on n’avait point encore exposées sur le théâtre tragique. Brumoy s’imaginait, comme on l’a déjà remarqué ailleurs, qu’on ne pouvait traiter que des sujets historiques. Il cherchait les raisons pour lesquelles les sujets d’invention n’avaient point réussi ; mais la véritable raison est que les pièces de Scudéry et de Boisrobert, qui sont dans ce goût, manquent en effet d’invention, et ne sont que des fables insipides, sans mœurs et sans caractères. Brumoy ne pouvait deviner le génie » (M, t. 6, p. 266). 38 JE, 1 er octobre 1760, p. 73. Voir aussi les remarques du journal sur l’inventivité de Voltaire telle qu’elle s’affiche dans Les Lois de Minos (JE, 1 er mars 1773, p. 304), dans Don Pèdre (JE, 15 mai 1775, p. 115) et dans Irène (JE, 15 avril 1778, p. 314). 39 JE, 1 er octobre 1760, p. 74. 40 JE, 1 er juin 1767, p. 101. 41 JE, 15 août 1769, p. 100-101. Dans son édition critique des Guèbres, John Renwick note que les jugements portés sur la pièce par le Journal encyclopédique sont « franchement ambigus », tandis que ceux de L’Année littéraire, qui datent d’octobre 1770 (t. 6, p. 3-27), sont « hostiles et persifleurs » (OCV, t. 66, p. 457, n. 25). 92 Russell Goulbourne Apparaît alors le troisième aspect novateur de la dramaturgie voltairienne qui, selon le Journal encyclopédique, se trouverait plutôt dans les tragédies que dans les comédies, même si Le Dépositaire est accueilli comme étant « à la fois très philosophique, ce qui est très rare, et très gaie » 42 . Si dans les tragédies de Corneille « la politique et le sublime règnent » et si les tragédies de Racine « respirent le sentiment », Voltaire, quant à lui, est « le plus Philosophe de tous » 43 , selon le compte rendu de l’édition Cramer : « En général ce qui domine dans les tragédies de Mr de Voltaire, “c’est cette humanité qui doit être le premier caractère d’un être pensant ; ce désir du bonheur des hommes ; cette horreur de l’injustice et de l’oppression” » 44 . Défendant Voltaire contre l’accusation d’impiété - « l’accusation la plus grave et la dernière ressource de l’envie 45 » -, le journal souligne la théâtralité de la propagande voltairienne : Il y a bien des gens qui s’imaginent qu’une pièce est bien morale, lorsqu’elle est bien hérissée de maximes et de sentences : ce n’est pas ainsi que la philosophie s’exprime dans la tragédie. Un poème dramatique peut être très moral, sans que la morale soit renfermée dans des maximes ; il peut aussi ne l’être point du tout, et chaque scène renfermer un certain nombre de sentences philosophiques. […] Une des pièces les plus philosophiques, celle qui, par son style, grand et figuré, tel qu’il convient aux Orientaux que Mr de Voltaire met sur la scène [L’Orphelin de la Chine], pouvait supporter plus de vers sentencieux et plus de maximes, Mahomet a moins de sentences qu’un seul acte de l’Hercule de Sénèque 46 . Cette observation rappelle clairement ce que dit Voltaire dans la préface de Sémiramis : « La seule différence qui soit entre le théâtre épuré et les livres de morale, c’est que l’instruction se trouve dans la tragédie toute en action » 47 . Les idées sont incorporées à l’étoffe même de l’action dramatique, comme le reconnaît le Journal encyclopédique dans son compte rendu des Guèbres : après avoir cité plusieurs extraits de la pièce qui expriment « des vérités touchantes et utiles » 48 , il conclut ainsi, en identifiant du moins implicitement le côté philosophique et presque subversif de la pièce : 42 JE, 1 er septembre 1772, p. 264. 43 JE, 1 er décembre 1756, p. 108. 44 Ibid., p. 110. Il s’agit d’une citation du « Discours préliminaire » d’Alzire (éd. T. E. D. Braun, OCV, t. 14, p. 118). 45 JE, 1 er décembre 1756, p. 108. 46 Ibid., p. 110-111. 47 OCV, t. 30A, p. 164. 48 JE, 15 août 1769, p. 102. Presse périodique et critique dramatique au dix-huitième siècle 93 Cette tragédie a sur les autres tragédies l’avantage d’être utile. Qu’une Cléopâtre assassine un de ses fils, dans l’idée qu’on n’en saura rien ; que Martian soit ou ne soit pas le fils de Phocas, ce sont des aventures dans lesquelles personne ne se retrouve ; mais tout citoyen peut être persécuté. Il s’agit ici de l’intérêt de tous les hommes 49 . La propagande doit être théâtrale, et chez Voltaire, elle l’est pleinement 50 . Le dernier aspect novateur du théâtre de Voltaire signalé par le Journal encyclopédique se retrouve en particulier dans ses comédies qui se distinguent par leurs initiatives expérimentales. Ainsi, lorsqu’il rend compte de l’édition Cramer et cite la préface de L’Enfant prodigue où Voltaire explique en quoi consiste une comédie attendrissante, le journal s’insurge contre ceux qui « [faisaient] un crime à l’auteur d’avoir mêlé le pathétique au bouffon dans [L’Enfant prodigue], et d’avoir effleuré le tragique dans [Nanine] » 51 . Et dans son compte rendu de L’Écossaise, pièce qu’il n’attribue pas explicitement à Voltaire, il accueille chaleureusement une comédie dans laquelle l’auteur « parle au cœur » du spectateur : De l’esprit, du jargon, des portraits brillants, un dialogue froid et monotone ; voilà le fond des ouvrages dramatiques d’un certain ordre d’écrivains. L’auteur de L’Écossaise parle au cœur et l’intéresse toujours. […] On y voit cette noble simplicité, ces caractères vrais et pathétiques, qui n’ont pas besoin de l’afféterie du style pour intéresser. Quel pinceau ! Quelle énergie ! Quelle délicatesse ! Le caractère de Freeport, négociant anglais, est neuf, et forme un contraste frappant avec celui de Lindane 52 . Chose intéressante, le compte rendu ne précise pas non plus que le Frélon de Voltaire, qu’il décrit comme « écrivain de feuilles et fripon » et comme « un 49 Ibid., p. 106. Le texte fait allusion à deux pièces de Corneille, à savoir Rodogune et Héraclius. Voir aussi le compte rendu des Lois de Minos, où, répondant aux critiques qui ont insinué « malignement que cet ouvrage n’est fait que pour préparer un triomphe au déisme sur la religion reçue d’un peuple », le journal pose la question : « Serait-ce à une religion sainte, qui fait de la charité et de l’amour du prochain une des premières lois, à se croire offensée, lorsqu’il s’agit de détruire un culte sanglant qui traîne sur les autels des victimes humaines ? » (JE, 1 er mars 1773, p. 303). Qui sont les critiques dont il est question ici ? Il ne s’agit probablement pas de Fréron, dont le compte rendu n’est publié dans L’Année littéraire que le mois suivant, comme le note Simon Davies dans l’introduction de son édition critique de la pièce (OCV, t. 73, p. 45). 50 Voir Michael Hawcroft, « Propagande et théâtralité dans les tragédies de Voltaire », dans Voltaire et ses combats, éd. U. Kölving et C. Mervaud, Oxford, Voltaire Foundation, 1997, 2 vol., t. 2, p. 1487-1492. 51 JE, 1 er décembre 1756, p. 121. 52 JE, 15 mai 1760, p. 102. 94 Russell Goulbourne scélérat qui fait détester le mensonge et la duplicité » 53 , représente le Fréron de L’Année littéraire, mais il termine en disant : « Tous les cœurs bienfaits s’attendriront, et en laisseront la critique aux Frélons » 54 . Or, s’il met en relief les divers aspects novateurs de l’esthétique dramatique voltairienne, le Journal encyclopédique ne néglige pas pour autant le côté plus « traditionnel » de ce théâtre, c’est-à-dire la façon dont Voltaire s’enracine dans une continuité qui remonte au dix-septième siècle 55 , tout d’abord dans les effets recherchés auprès des spectateurs. Pour commencer par ses comédies, le Journal encyclopédique semble apprécier surtout celles qui font rire. Dans son compte rendu de L’Ami de la vérité de Gazon d’Ourxigné, le journal rejette ce que l’auteur dit de L’Indiscret de Voltaire, et en particulier sa critique de la scène 12, où Pasquin arrive à brouiller les amants, scène que Gazon d’Ourxigné trouve invraisemblable mais que le journal trouve franchement comique : « Ce jeu de théâtre est très comique et fréquent dans nos meilleures comédies ; il n’a rien d’invraisemblable […]. La scène, telle qu’elle est, amuse infiniment et est très vive » 56 . Et le journal d’accueillir également Le Dépositaire comme symbole d’un retour au comique traditionnel : Le trait connu dans l’histoire de Ninon Lenclos, du dépôt nié par un homme très grave, et rendu par cette fille célèbre, fait le fond de cette comédie ; un épisode, heureusement lié à cette pièce, y jette un comique qui la rend à la fois très philosophique, ce qui est très rare, et très gaie, avantage qui devient tous les jours plus rare encore sur notre théâtre. […] Nos jeunes auteurs y apprendront qu’avec du génie, on peut plaire en faisant rire, et en se passant au théâtre de Thalie, de Comtes, de Marquis, et de tels autres personnages, fort respectables sans doute, mais moins propres à sentir et à inspirer la gaieté que les Armand, les Gourville, les Garant, et tous ces bourgeois si dédaignés, parce qu’ils sont plaisants 57 . Autrement dit, Voltaire réussit à imiter ce que faisait Molière au dix-septième siècle, c’est-à-dire amener les spectateurs à rire d’eux-mêmes. 53 Ibid., p. 103, p. 118. 54 Ibid., p. 119. Le premier compte rendu de L’Écossaise dans L’Année littéraire est daté du 3 juin 1760 (t. 4, p. 73-115). 55 Voici sans doute la raison pour laquelle le Journal encyclopédique accueille si chaleureusement les Cursory Remarks on Tragedy d’Edward Taylor (1774), qui compare Voltaire à Corneille et à Racine : « Si Corneille et Racine ont créé et corrigé le théâtre français, il paraît que M. de Voltaire l’a porté au plus haut degré de perfection auquel il pût atteindre » (JE, 15 mai 1775, p. 47). 56 JE, 15 avril 1767, p. 88. À l’opposé de Gazon d’Ourxigné, le journal semble reconnaître dans cette scène de L’Indiscret les échos de comédies des dix-septième et dix-huitième siècles, comme le Dom Juan de Molière et Le Chevalier à la mode de Dancourt. Voir à ce propos notre Voltaire Comic Dramatist, SVEC 2006: 03, p. 33. 57 JE, 1 er septembre 1772, p. 263-264 et 275. Presse périodique et critique dramatique au dix-huitième siècle 95 Ce qui impressionne le Journal encyclopédique en matière de tragédies, c’est la façon dont Voltaire réussit à susciter des émotions fortes, notamment la pitié et la terreur. Comme nous l’avons déjà vu pour Sémiramis, le journal admire cette pièce précisément parce que « la terreur, ce premier mobile de la tragédie, n’est nulle part plus fortement excitée que dans celle-ci » 58 . On fait l’éloge de Voltaire parce qu’il évolue plus ou moins dans le sillage aristotélicien de Racine 59 . Ainsi, après un résumé très détaillé de Tancrède, le journal fait-il remarquer que « ce spectacle a rempli tous les spectateurs de terreur et de pitié, les deux grands objets de la tragédie » 60 . L’autre aspect traditionnel du théâtre de Voltaire qui lui mérite les éloges du Journal encyclopédique porte sur la stylistique. On fait souvent l’éloge de l’alexandrin voltairien : « Il est constant que la versification de cette tragédie est belle, pleine de beaux traits, de pensées brillantes, et qu’on peut la mettre en parallèle avec les meilleurs ouvrages de cet illustre auteur » 61 , remarquet-on à la reprise de Sémiramis. Dans son compte rendu de l’édition Cramer, le journal cite la préface d’Hérode et Mariamne à propos de l’importance de la versification dans une tragédie et précise : « Les pensées les plus sublimes, et les sentiments les plus tendres, ne font que des impressions légères sans le secours des vers » 62 , avant de déclarer : « Il faut convenir à l’avantage de Corneille, de Racine et de Mr de Voltaire, qu’une heureuse versification est presque inséparable du sentiment et du génie » 63 . Même au sujet de la tragédie tardive des Lois de Minos, jugée en fait « fort supérieure aux Guèbres et à Olympie », on fait remarquer : « On y trouve encore en plus d’un endroit, et de la chaleur et de l’intérêt, et surtout la touche élégante et noble d’un pinceau qui, dans ses beaux jours, l’approcha si près de Racine » 64 . En effet, ce qui frappe le plus le journal dans les vers de Voltaire, c’est la variété aussi bien dans ses comédies que dans ses tragédies, comme le révèle le compte rendu de l’édition Cramer : « Le style doit être conforme au sujet, dit Mr de Voltaire, aussi Alzire, Brutus, Zaïre, Mahomet, Gengis [L’Orphelin de la Chine], etc., ont des versifications bien différentes. Cette conformité du 58 JE, 1 er septembre 1756, p. 105. 59 Notons d’ailleurs que ce compte rendu établit un parallèle entre Sémiramis et l’Athalie de Racine, « une pièce vraiment théâtrale », au niveau de la façon dont les deux auteurs exploitent leur sujet (p. 102). 60 JE, 1 er octobre 1760, p. 89. 61 JE, 1 er septembre 1756, p. 107. 62 JE, 1 er décembre 1756, p. 116. 63 Ibid., p. 117. 64 JE, 1 er mars 1773, p. 300-301. Voir aussi le compte rendu de Zulime, qui ne trouve rien à redire à la versification de la pièce (JE, 15 mars 1762, p. 117), et le compte rendu d’Olympie, qui note que « la versification doit répondre à la pompe théâtrale » (JE, 1 er juin 1764, p. 89). 96 Russell Goulbourne style avec le sujet influe plus qu’on ne pense sur l’illusion » 65 ; et à propos de L’Enfant prodigue, comédie en décasyllabes : « Cette pièce singulière, d’un genre de versification que personne n’avait tenté avec succès, fit bientôt éclore Nanine » 66 . Témoin aussi les remarques que le journal fait plus tard sur la versification de Tancrède, qu’il compare avec l’Agésilas de Pierre Corneille, tragédie écrite en vers libres (octosyllabes et alexandrins) et en rimes croisées : À l’égard des rimes croisées, dans la tragédie, Corneille l’a déjà tenté ; mais en vers de différente mesure, qui conviennent moins au ton noble de la tragédie que les vers alexandrins que Mr de Voltaire a employés : ces rimes croisées font disparaître cette monotonie insupportable qui se trouve dans presque tous les ouvrages dramatiques 67 . Même dans le domaine du style, Voltaire arrive donc à se frayer une nouvelle voie. Et pourtant, malgré les éloges accordés aux aspects traditionnels et novateurs du théâtre de Voltaire, ses pièces ne sont pas exemptes des critiques du Journal encyclopédique. Celui-ci émet parfois des réserves au sujet des personnages, de la construction de l’intrigue et, dans le cas des comédies surtout, du ton. Dans le compte rendu de la reprise de Sémiramis, on fait remarquer que « tous les caractères de cette pièce sont bien imaginés et bien soutenus, à en excepter celui d’Assur, qui n’est peut-être si inférieur aux autres, que pour les faire mieux ressortir » 68 . Si la critique est plutôt ménagée ici, l’effet en est plus frappant lorsqu’il s’agit de Zulime en 1762. Après un très long résumé de la pièce, le journaliste se permet de la critiquer en visant à la fois l’intrigue et les personnages : « Le fonds de cette pièce est fécond en intérêts ; mais les incidents ne nous paraissent pas toujours bien éclaircis, bien liés et bien vraisemblables », remarque suivie de sept exemples de faiblesses importantes dans la conduite de la pièce, la dernière tenant au fait que « ce sujet ne permet guère de dénouement » 69 . On se tourne ensuite vers les personnages, auxquels on trouve à redire : « Zulime se présente toujours sous un jour révoltant », « Alide a un peu l’air d’une fourbe habile », et « Ramire enfin n’est guère plus excusable » 70 . Au journal de nuancer enfin sa critique en admettant que « la simplicité de cette pièce enchante » et en notant : « En un mot, cette tragédie, sans être au même rang qu’Alzire, n’est nullement indigne de son illustre auteur ; et quiconque la juge avec impartialité, la lit 65 JE, 1 er décembre 1756, p. 117. 66 Ibid., p. 121. 67 JE, 1 er octobre 1760, p. 90. 68 JE, 1 er septembre 1756, p. 105. 69 JE, 15 mars 1762, p. 115. 70 Ibid., p. 116. Presse périodique et critique dramatique au dix-huitième siècle 97 avec plaisir, et la voit avec transport » 71 . En ce qui concerne Le Triumvirat, pièce dont l’auteur lui reste inconnu, le journal souhaiterait y trouver « un peu plus d’action […] et un peu plus de correction » 72 . Dans son compte rendu des Pélopides, se référant à la préface de la tragédie où Voltaire admet qu’il a commis vingt « péchés capitaux » dans sa pièce, le journal ne peut s’empêcher de remarquer : « Nous espérons que l’auteur immortel d’Œdipe, de Brutus, de Zaïre, d’Alzire, de Mahomet, de Mérope, etc., etc., ne nous saura pas mauvais gré d’être de son avis sur ces vingt péchés capitaux » 73 . Et enfin, dans son compte rendu de l’édition Valade des Lois de Minos en mars 1773, tout en publiant l’avertissement que Voltaire lui avait envoyé le mois précédent et dans lequel il désavoue cette édition défectueuse 74 , le Journal encyclopédique se permet néanmoins d’attirer l’attention du lecteur, assez discrètement, il faut le dire, sur « quelques invraisemblances, sur quelques incidents peu fondés de l’action, sur la ressemblance de quelques scènes, ou de quelques caractères avec d’autres, sur la négligence d’un petit nombre de vers » 75 . En ce qui concerne les comédies, le périodique note qu’il y a dans L’Écossaise « quelques incidents qui ne paraissent pas amenés avec assez d’art, quelques scènes trop diffuses, ou trop peu d’action », mais cela ne l’empêche pas de constater que « ces défauts sont rachetés par la chaleur du dialogue et le style le plus pathétique » 76 . Dans Charlot on trouve des « fautes essentielles », dont la plus importante semble que « ce sujet a déjà été traité par Destouches, dans sa comédie intitulée La Force du naturel, par Dufresny, etc. » 77 . Mais c’est dans La Femme qui a raison, semble-t-il, que l’on trouve le plus à redire : 71 Ibid., p. 117. Pour une analyse plus poussée de la réception de Zulime, y compris le compte rendu sévère de L’Année littéraire en août 1761, voir l’introduction de l’édition critique (éd. Jacqueline Hellegouarch, OCV, t. 18B, p. 151-164). 72 JE, 15 avril 1767, p. 110 et 120. 73 JE, 1 er avril 1772, p. 112. 74 Voir D18165, Voltaire au comte d’Argental, 1 er février 1773. 75 JE, 1 er mars 1773, p. 300. L’avertissement paraît aussi dans le Mercure de France, mars 1773, p. 157-158. 76 JE, 15 mai 1760, p. 118-119. 77 JE, 1 er décembre 1767, p. 98-99. Cette critique avait déjà été lancée par la Correspondance littéraire de Grimm en octobre 1767 : « Ma foi, rien ne vaut dans cette pièce, que l’auteur aurait pu intituler La Force du naturel » (Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. M. Tourneux, Paris, Garnier, 1877-1882, 16 vol., t. 7, p. 441). Sur les liens entre Charlot et La Force du naturel, voir notre Voltaire Comic Dramatist, p. 254-255. Sur l’ambivalence de Grimm envers Voltaire - d’un côté solidarité philosophique, de l’autre critique de son esthétique théâtrale -, voir Valérie André, « Entre innovation et restauration : une image du Voltaire dramaturge dans la Correspondance littéraire de Grimm (1753-1773) », dans Le Préromantisme : une esthétique du décalage, éd. Éric Francalanza, Paris, Eurédit, 2006, p. 101-127. 98 Russell Goulbourne Cette comédie qu’on ne peut regarder que comme une débauche d’esprit du plus célèbre écrivain de ce siècle, ne doit pas être traitée à la rigueur. M. de Voltaire a jeté son plan et ses caractères au hasard dans un moment de délassement : en permettant qu’elle fut représentée sur un théâtre qu’on peut regarder comme bourgeois 78 , il a voulu voir l’effet que cette esquisse pourrait produire ; qui peut douter que si l’auteur eût voulu donner la peine d’y mettre la dernière main, il n’en eût fait le pendant de sa Nanine ou de son Enfant prodigue 79 ? Après un résumé de la pièce, le journal conclut : « Voilà cette comédie, qui, à la vérité, n’est pas bonne, et dans laquelle il y a certaines expressions et même des choses que M. de Voltaire n’aurait pas dû hasarder » 80 . Voilà la clé du problème : le journal n’apprécie pas le rôle que joue la grivoiserie dans la pièce, ou ce que Voltaire lui-même qualifiera de « coucherie » 81 . À cet égard, la perspective du Journal encyclopédique rejoint, paradoxalement peut-être, celle de L’Année littéraire, où Fréron avait déclaré, une quinzaine de jours plus tôt : N’est-ce pas là, Monsieur, déchirer le voile de l’honnêteté. Je ne dis pas un homme de lettres, un homme de bonne compagnie, mais un Français qui vit en 1759, M. de Voltaire enfin peut-il écrire de pareilles grossièretés ? Et c’est l’auteur du Temple du goût qui s’abandonne à ces indécences ! On ne les passerait pas au Suisse du Temple 82 . Mais c’est précisément en réponse à cette critique de Fréron que Voltaire écrira la lettre acerbe que le Journal encyclopédique publiera le 1 er janvier 1760 83 . Ce dernier exemple illustre éloquemment quel rôle joue le Journal encyclopédique dans les débats littéraires, esthétiques et philosophiques de la seconde moitié du dix-huitième siècle, et quelle importance il accorde 78 Il s’agit d’une allusion à la représentation de La Femme qui a raison à Carouge, près de Genève, en juillet 1758. 79 JE, 15 décembre 1759, p. 146. 80 Ibid., p. 153. 81 D9244. Par contre, on accueille Le Droit du seigneur précisément parce que la pièce évite les problèmes de La Femme qui a raison : « Tout y respire la vertu, même dans la scène [III.6], qui dans d’autres mains aurait pu contracter quelque teinte de licence » (JE, 1 er mars 1762, p. 121). Sur la comédie verbale de La Femme qui a raison, voir notre Voltaire Comic Dramatist, p. 150-156. 82 L’Année littéraire, 30 novembre 1759, t. 8, p. 9 (le compte rendu s’étend des p. 3 à 24). 83 Voir D8696, D8715 et JE, 1 er janvier 1760, p. 110-116 ; la lettre paraît aussi dans le Mercure de France, janvier 1760, t. 2, p. 143-148. La réponse satirique de Fréron à cette lettre est datée du 26 mai 1760 (L’Année littéraire, 1760, t. 4, p. 6-18). Voir à ce sujet La Femme qui a raison, éd. Russell Goulbourne et Mark Waddicor, OCV, t. 30A, p. 281-285. Presse périodique et critique dramatique au dix-huitième siècle 99 au théâtre de Voltaire dans ces mêmes débats. S’il lui arrive à l’occasion de critiquer les pièces de Voltaire, force est de constater qu’il leur réserve le plus souvent un accueil chaleureux, voire enthousiaste. Cet accueil témoigne de l’attitude du journal non seulement envers Voltaire lui-même, mais plus généralement aussi envers le théâtre, le Journal encyclopédique restant convaincu que « l’espèce [des poètes dramatiques] fait la plus grande gloire de notre nation » et que « l’art dramatique n’est arrivé à un certain point de perfection qu’en France » 84 . La notoriété de Voltaire qui transpire des pages du journal à cet égard est encore plus frappante lorsque l’on compare les comptes rendus de ses pièces avec ceux d’autres dramaturges de l’époque. Comme le note Jacques Wagner, Pierre Rousseau soutient avec ferveur l’art théâtral dans son journal, malgré ce qu’il considère comme une certaine médiocrité théâtrale et le nombre grandissant de ses déceptions : en 1759, par exemple, sur six tragédies recensées, les six sont ratées ; par ailleurs, il n’y a que quatre comédies réussies sur quinze 85 . Pour le Journal encyclopédique, Voltaire restera donc « l’homme du monde le plus capable de faire triompher la scène française par les chefs-d’œuvre dont il l’a enrichie », et « doit être incontestablement placé au-dessus de tous les poètes de ce siècle » 86 . 84 JE, 1 er janvier 1778, p. 103-104 (à propos de la Nouvelle bibliothèque d’un homme de goût de Chaudon). 85 Jacques Wagner, « La Fiction et les genres sentimentaux dans le Journal encyclopédique entre 1756 et 1786 », dans Journalisme et fiction au 18 e siècle, éd. Malcolm Cook et Annie Jourdan, Bern, Peter Lang, 1998, p. 17-28 et surtout p. 22-23. Voir aussi, à titre d’exemple, l’accueil moins qu’enthousiaste réservé à La Fille d’Aristide de Mme de Graffigny (JE, 15 juin 1758, p. 130-138) et à la Mélanie de La Harpe (JE, 15 mai 1770, p. 86-99). 86 JE, 15 mars 1761, p. 89 et 103 (à propos de l’Appel à toutes les nations de l’Europe). Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » : le théâtre de Voltaire vu depuis la lorgnette de Julien-Louis Geoffroy Valérie André Nous venons de perdre Geoffroy. - Il est mort ? - Ce soir on l’inhume. - De quel mal ? - Je ne sais pas. - Je le devine, moi. L’imprudent par mégarde aura sucé sa plume 1 . L’épigramme est féroce. Elle circule dans les milieux parisiens aux lendemains de la mort de celui qui, pendant près de quinze ans, avait régné en autocrate sur la chronique théâtrale du Journal des débats, éloquemment rebaptisé Journal de l’Empire le 16 juillet 1805. L’auteur anonyme de ce persiflage un peu boiteux - l’alexandrin s’accommode mal des pieds trop longs ! - réglait ses comptes, sans doute. Peut-être faisait-il un clin d’œil à Voltaire, en pastichant ainsi - assez lourdement - ces célèbres vers tournés contre l’ennemi de toujours, le critique Élie-Catherine Fréron : L’autre jour au fond d’un vallon, Un serpent mordit Jean Fréron. Que croyez-vous qu’il arriva ? Ce fut le serpent qui creva 2 . La métaphore venimeuse s’imposait, du reste, pour qualifier le style du maître comme de l’élève. Fréron avait beaucoup appris de l’abbé Desfontaines, Geoffroy avait succédé à Fréron à la rédaction de L’Année littéraire, les trois hommes tenaient Voltaire dans la même exécration viscérale. La boucle était bouclée, en quelque sorte. Il n’est pas inutile, avant de poursuivre, de nous livrer à une rapide présentation de Julien-Louis Geoffroy, que ses contemporains surnom- 1 Cité dans la Nouvelle biographie générale depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, Paris, Firmin-Didot, 1855-1870, 46 vol., t. 20, p. 40. 2 Voltaire, « Epigramme imitée de l’anthologie », dans Œuvres complètes de Voltaire, éd. Louis Moland, Paris, Garnier, 1877-1885, 52 vol., t. 10, p. 568. 102 Valérie André meraient bientôt « le Père feuilleton » 3 . Fils d’un marchand perruquier de Nantes, Julien-Louis Geoffroy naît à Rennes le 17 août 1743. Pur produit de l’enseignement des jésuites, il fréquente d’abord le collège de sa ville avant d’entamer son noviciat, et de rejoindre les élèves de Louis-le-Grand sur les bancs des cours de philosophie. Le jeune homme a la vocation, certes, mais la suppression de la Compagnie de Jésus, en 1762, met un terme à ses ambitions cléricales. Contrairement à ce qu’on a souvent prétendu, Geoffroy ne fut jamais ordonné. Il se lance dans le professorat, en tant que maître d’étude au collège de Montaigu, puis comme précepteur des enfants du financier Boutin. Son goût pour l’art dramatique semble déjà bien installé. Geoffroy fréquente les salles de spectacles et se met à l’étude du théâtre. Mais c’est sa profonde connaissance des langues anciennes qui lui permet de briller dans les concours universitaires où, par trois fois, il remporte le prix du meilleur discours en latin (en 1773, 1774 et 1775). Agrégé de l’Université de Paris, il obtient la chaire de rhétorique du collège de Navarre, puis du collège Mazarin. La disparition de Fréron, en 1776, allait lui offrir l’occasion d’exercer ses talents didactiques sur un tout autre public. Geoffroy devient en effet un collaborateur assidu de L’Année littéraire pour laquelle il rédigera les articles de critique théâtrale jusqu’en 1790, date de l’interruption du périodique. Lorsqu’éclate la Révolution, il rejoint l’abbé Royou 4 à la rédaction du monarchiste Ami du roi qui disparut en 1792, avec la royauté. L’air de Paris était devenu peu sûr pour le professeur, qui préféra se faire oublier en troquant la chaire pour le pupitre. Pendant tout le temps que dura la tourmente révolutionnaire, il se fit instituteur de village, loin des tumultes de la capitale. 3 L’étude la plus complète à ce jour concernant Julien-Louis Geoffroy reste la monographie de Charles-Marc Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique sous le Consulat et l’Empire (1800-1814), Paris, Hachette, 1897. Elle tient davantage du plaidoyer virant à l’hagiographie que de l’approche universitaire, mais elle demeure une référence incontournable. On consultera en outre Eugène Hatin, Histoire du journal en France : 1631-1853, Paris, Jannet, 1853 et, du même auteur, Histoire politique et littéraire de la presse en France avec une introduction historique sur les origines du journal et la bibliographie générale des journaux depuis leur origine, Paris, Poulet-Malassis et de Broise, 1859-1861; Histoire générale de la presse française, éd. C. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral et F. Terrou, Paris, PUF, 1969-1976; M. Descotes, Histoire de la critique dramatique en France, Paris, Place, 1980, ainsi que les articles biographiques de la biographie Michaud, du Dictionnaire universel du XIX e siècle de Pierre Larousse, et surtout de Jean Sgard dans le Dictionnaire des journalistes, 1600-1789, éd. J. Sgard, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1976, p. 171-172. 4 Les deux hommes avaient déjà collaboré dans les années 1780, à la rédaction du Journal de Monsieur. « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » 103 Cette retraite prématurée n’avait pas le moins du monde affecté la passion de Geoffroy pour le journalisme. De retour à Paris en 1796, il reprit aussitôt du service en écrivant pour plusieurs périodiques et, surtout, en ressuscitant la défunte Année littéraire, en compagnie de l’abbé Grosier. Résurrection éphémère pour le journal de Fréron qui, visiblement, avait fait son temps. L’acte de décès, définitif, est arrêté au mois de février 1801. Le deuil ne fut pas trop lourd à porter, Geoffroy avait enfin trouvé sa place : depuis un an déjà, il s’occupait en effet de la partie « Spectacles » du Journal des débats. C’était le début d’une nouvelle carrière, d’un nouveau ton de parole, d’un tout autre style. Geoffroy allait à jamais révolutionner ce genre encore balbutiant qu’était alors le feuilleton et lui donner ses lettres de noblesse. L’italique est de mise car, à lire le journaliste, feuilleton, pamphlet et invective apparaissent comme de parfaits synonymes. Quoi qu’il en soit, le quinquagénaire breton allait enfin connaître la consécration en devenant le critique attitré du Consulat puis de l’Empire. Redouté et flagorné tout à la fois, vilipendé, conspué par les auteurs et les comédiens, apprécié parfois très sincèrement, le Père feuilleton était devenu l’incontournable baromètre de l’opinion parisienne en matière de théâtre. Jusqu’à la fin de sa vie, Geoffroy ne se lassera pas de noircir les colonnes du Journal des débats puis du Journal de l’Empire. Jugements péremptoires, attaques virulentes pouvant aller jusqu’à la calomnie, mais aussi critiques pertinentes, analyses judicieuses, le tout servi par une plume alerte et vigoureuse, tels seront pendant près de quinze ans les feuilletons du professeur reconverti. La masse est considérable et, dès après sa mort, en 1814, on songea à réunir et publier ses meilleures pièces. Le recueil verra le jour en 1818 sous le nom de Cours de littérature dramatique (en quatre puis cinq volumes). Il sera réédité en 1825, dans une version augmentée qui atteindra les dix volumes. Les historiens le soulignent avec pertinence - et c’est là sans doute l’un des aspects les plus remarquables de la carrière de Geoffroy -, l’homme a réussi à conquérir une formidable liberté de parole à une époque où la liberté de la presse avait totalement cessé d’exister. Le pouvoir exerce une censure drastique, un contrôle permanent sur les journalistes, muselés et contraints de soumettre leurs opinions aux exigences du « politiquement correct ». Rien de tout cela pour le Père feuilleton : « La littérature ancienne et moderne, l’histoire, la philosophie, la morale, la politique, tout rentra dans le feuilleton » 5 , rappelle Eugène Hatin, on lui avait donné un département, il en fit un royaume. « Le feuilleton conserva seul sa liberté jusqu’à la 5 E. Hatin, Histoire du journal en France, p. 132. 104 Valérie André mort de Geoffroy, qui mourut avec un rare à propos quelques jours avant la chute de Napoléon 6 . » Bien sûr, une telle indépendance avait un prix, et on a assez reproché au critique d’être le caudataire servile de Bonaparte. Rappelons cette nouvelle épigramme, colportée à l’envi par ses nombreux détracteurs : Si l’Empereur faisait un p** Geoffroy dirait qu’il sent la rose Et le Sénat aspirerait A l’honneur de prouver la chose 7 . « Ce n’était pas pour de l’argent que je m’efforçais de soutenir, dans L’Année littéraire, la religion et la monarchie, douze ans avant la révolution », confessait-il, le 15 juillet 1806 ; « car on ne gagnait rien alors à soutenir la monarchie et la religion » 8 . Autres temps, autres mœurs… La situation financière de Geoffroy était devenue très confortable, c’est vrai, mais on serait injuste cependant de relire ses chroniques comme de simples flatteries à l’adresse du trône et de l’autel. Toute sa vie, il resta fidèle aux opinions de sa jeunesse, que la Révolution ne fit qu’exacerber. Contrairement à un La Harpe - qu’il traite d’ailleurs avec le plus grand mépris -, transfuge du camp des philosophes et détracteur posthume de Voltaire, Geoffroy manifesta une constance inébranlable dans sa détestation de Voltaire et du dix-huitième siècle. La casquette de feuilletoniste au Journal des débats puis au Journal de l’Empire lui donnait l’occasion de se lancer à fond dans la croisade pour écraser l’impie, et il ne s’en est pas privé. Faut-il le rappeler, Voltaire a très vite fasciné l’opinion, tout le dixneuvième siècle est hanté par son indéfectible présence en tant que mythe mobilisateur : on est pour ou contre lui, et on le fait savoir. Si le Patriarche connaît une fortune contrastée sous la Restauration, son image s’était ternie sous le Consulat pour s’effondrer totalement sous l’Empire : Napoléon Ier voue aux gémonies Voltaire et les autres philosophes qui symbolisent les idéaux de la Révolution 9 . En cela, on peut dire que Geoffroy arrivait au bon moment. Ses imprécations contre l’antéchrist de Ferney allaient tomber dans des oreilles bienveillantes, toutes prêtes à applaudir aux méchantes diatribes du professeur. Car Voltaire est omniprésent sous la plume du critique, obsession lancinante qui se décline sous toutes les facettes. Bien sûr, c’est le Voltaire 6 Ibid., p. 138. 7 Ibid., p. 134. 8 Cité par J. Sgard, Dictionnaire des journalistes, p. 171. 9 Voir Richard Fargher, « The Retreat from Voltairianism (1800-1815) », dans The French Mind : studies in honour of Gustave Rudler, éd. W. G. Moore, R. Sutherland et E. Starkie, Oxford, Clarendon Press, 1952, p. 220-237. « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » 105 dramaturge qui retient notre Zoïle mais, on le verra, Geoffroy fait feu de tout bois : la biographie d’Arouet, ses écrits personnels seront convoqués à la barre des témoins au moment du réquisitoire. Le procédé est classique, bien connu des polémistes. Raymond Trousson l’a montré, « la tactique est toujours la même : déconsidérer l’homme pour ruiner sa pensée » 10 . Mais tous les adversaires de Voltaire n’ont pas le même talent, ni, surtout, la même érudition que Julien-Louis Geoffroy. Le père Harel, l’abbé Maynard ou Eugène de Mirecourt ont beau se lancer à l’assaut de la citadelle voltairienne, ils sont assez mal placés pour porter un jugement crédible sur sa production théâtrale 11 . En revanche, l’élève des jésuites, le titulaire de la chaire de rhétorique, le latiniste averti, le spectateur insatiable qu’était Geoffroy avait son mot à dire. La plupart des pièces de Voltaire sont passées au crible. Reprend-on Nanine ou L’Orphelin de la Chine ? Le Père feuilleton se met à l’écritoire. Les mêmes arguments reviennent, critique après critique, les mêmes reproches, les mêmes concessions laudatives. Dans les pages qui suivent, nous nous efforcerons d’en dresser un tableau le plus complet possible, en faisant appel aux citations les plus parlantes. Geoffroy ne se contente pas d’analyser des vers ou de commenter le jeu des acteurs. Il utilise tous les instruments qui sont en sa possession pour accréditer son argumentaire. Parmi ces derniers, la correspondance de Voltaire occupe une place de choix. « Ses lettres sont pour moi les coulisses et le derrière du théâtre », écrivait-il dans le feuilleton du 30 messidor an 11 12 . « Sa correspondance est le derrière du théâtre, ses lettres désenchantent ses pièces, l’homme fait tort à l’auteur ». Il concluait, péremptoire : « C’est Comus qui révèle les secrets de ses prodiges et qui fait rougir les spectateurs de leur admiration pour des puérilités » 13 . L’image est étonnante. On se représente assez mal le Patriarche avec les attributs juvéniles du petit Dieu rieur et lubri- 10 Raymond Trousson, « Louis Veuillot et l’homme-blasphème », dans Visages de Voltaire (XVIII e -XIX e siècles), Paris, Champion, 2001, p. 333. 11 Sur la réception de Voltaire au dix-neuvième siècle, on se reportera à l’excellent ouvrage de R. Trousson, Visages de Voltaire (XVIII e -XIX e siècles). On relira essentiellement la section IV, « Quel Voltaire pour la postérité ? » (p. 72-125), dans laquelle il est longtemps question de Geoffroy. Sur les écrits de Mirecourt relatifs à Voltaire, nous renvoyons à notre article « Eugène de Mirecourt, biographe de Voltaire », Oxford, SVEC, 2008, p. 375-384. 12 Les extraits et citations qui figurent ici sont empruntés à l’édition procurée par Etienne Gosse, Cours de littérature dramatique, ou Recueil par ordre de matières des feuilletons de Geoffroy, Paris, Blanchard, 1819-1820, 5 vol., t. 3. Nous citerons désormais uniquement le titre de la pièce dont il est question et les références dans le Cours de littérature dramatique. 13 14 brumaire an 12, p. 29. 106 Valérie André que. Qu’importe. Le message est clair : Voltaire est un illusionniste lançant de la poudre aux yeux de son public et prêt à tout pour s’attirer les bonnes grâces des grands, venus se distraire au spectacle de ses pitreries. Ce « charlatanisme théâtral » 14 , qui s’étale honteusement dans la correspondance, serait sans conséquence s’il ne servait à déguiser une pensée perverse, dangereuse pour l’État et la religion : Ce qui dégoûte aujourd’hui beaucoup des ouvrages de Voltaire, c’est qu’à l’exception de cette espèce de philosophie qui proscrit les prêtres, on n’y trouve rien, absolument rien que des idées superficielles, du clinquant, des bluettes et des bouffonneries satiriques 15 . On notera le mépris de Geoffroy pour le philosophe, dont les idées sont réduites à l’état de colifichets mondains. L’accusation de superficialité n’était pas neuve, on la trouvait déjà sous la plume des anciens adversaires de Voltaire, comme de certains contemporains peu suspects pourtant de partager les préventions du parti dévot 16 . En sacrifiant au plaisir du mot d’esprit et des artifices de salon, Voltaire avait, de son vivant, tendu la verge pour se faire battre. Il est « le premier écrivain peut-être qui à force d’esprit ait su se passer de génie » 17 , ironise Geoffroy. Son désir de paraître, que dissimulait mal une modestie affectée, ternit l’image du penseur et de l’écrivain. Le Père feuilleton aura vite fait de transformer le péché d’orgueil, assez véniel, et la passion de l’épigramme assassine, en crime contre le goût, la décence et, plus grave, contre la vraie philosophie : « Il y a un contraste choquant entre la pompe de ses pensées, le fracas de son style et la mesquinerie de ses plans », martèle le critique 18 . Cette accusation de mesquinerie est fréquente : le décalage entre le fond et la forme est rédhibitoire. Voltaire a beau faire de jolis vers, il n’en reste pas moins un dramaturge incapable de se hisser à la hauteur de ses prétentions : Il est vrai que souvent la faiblesse de l’intrigue ne répondait pas à la magnificence du sujet ; mais de pompeuses déclamations couvraient la 14 Ibid., p. 30, à propos de Zaïre. 15 Commentaire à propos de la préface de Rome sauvée, 12 mars 1817 [sic], p. 33. Il doit y avoir une erreur dans la date de ce feuilleton puisque Geoffroy est mort en 1814. 16 Voir nos articles « Mercier et Voltaire : la chronique d’un amour déçu », Romanische Forschungen, 115/ 3 (2003), p. 327-350, et « Entre innovation et restauration : une image du Voltaire dramaturge dans la Correspondance littéraire de Grimm (1753- 1773) », dans Le Préromantisme : une esthétique du décalage, éd. E. Francalanza, Paris, Eurédit, 2006, p. 101-127. 17 L’Année littéraire, 1774, cité par Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique, p. 54. 18 Alzire, 22 ventôse an 12, p. 36. « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » 107 mesquinerie de la fable, et au théâtre ce sont les lieux communs et les situations qu’on applaudit, jamais la beauté du plan et la sagesse de la conduite 19 . En d’autres termes, « il savait traduire en fort beaux vers ce qu’on lit dans tous les voyageurs ; aussi est-il un grand coloriste, beaucoup plus qu’un grand philosophe » 20 . Qu’on se le tienne pour dit ! Les ornements tombés, seuls demeurent l’imposture et le cabotinage : Ceux qui allaient chercher dans cette citadelle de la philosophie, le grand lama, le restaurateur de la raison, l’apôtre de la vertu et de l’humanité, étaient bien étonnés en arrivant, de n’y trouver qu’un mime et un histrion : la chose était cependant toute simple, puisque son évangile n’était qu’une farce et sa philosophie un masque comique 21 . Et Geoffroy de distinguer la vraie philosophie - entendons une pensée orthodoxe, respectueuse de la religion et de l’autorité - de l’esprit philosophique, fauteur de troubles et d’anarchie, dangereux ferment de corruption sociale : Philosophes, si vous êtes vraiment enflammés de l’amour de l’humanité, si vous êtes citoyens, cessez donc de porter de grands coups qui ne frappent que l’air. Arrêtez les progrès du mauvais goût, dirigez les jugements du public. Le succès d’une comédie ou d’un discours ne sont point des objets aussi frivoles qu’on se l’imagine. Le mauvais goût suppose toujours la dégradation des esprits et la perte de ce bon sens national si nécessaire pour le maintien de l’ordre 22 . On ne saurait mesurer exactement la portée de ces attaques sans rappeler ici l’idée que Geoffroy se fait de son sacerdoce 23 . Transfert de vocation, peutêtre, le critique s’est très vite senti investi d’une réelle mission sociale envers ses lecteurs. En cela, il se montrait le fidèle disciple de l’abbé Desfontaines et de l’illustre Fréron : le journaliste se doit de faire respecter les exigences du Goût et de veiller à la moralité des écrits. Avec Geoffroy, la doctrine est poussée à son paroxysme. N’écrivait-il pas, déjà en 1777, alors qu’il débutait dans la carrière : 19 L’Orphelin de la Chine, 9 germinal an 9, p. 50. 20 Ibid., p. 50-51. 21 Tancrède, 30 Messidor an 11, p. 117-118. 22 L’Année littéraire, 1787, t. I, lettre 1, citée par Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique, p. 56. 23 S’il est outrageusement partial lorsqu’il parle de lui, Des Granges (Geoffroy et la critique dramatique) a bien montré cependant combien Geoffroy est sincère lorsqu’il parle de son métier de critique. 108 Valérie André Nous sommes, nous autres journalistes, comme les grands prévôts du Parnasse : lorsqu’un larcin littéraire échappe à la vigilance du censeur et à la sévérité des lois, c’est à nous qu’est confié le soin d’intimider les malfaiteurs par la peine du ridicule 24 . Voilà donc les chroniqueurs littéraires transformés en argousins des Lettres ! Et cela, le plus sincèrement du monde. Comment eût-on voulu, dès lors, que Geoffroy pensât et agît autrement ? C’eût été déroger à l’importance de son ministère. Aussi ne sera-t-on pas surpris de le voir affirmer la nécessité d’une lecture sévère, qu’on ne saurait confondre, dit-il, avec la méchanceté qu’on lui impute. L’expérience de la Révolution durcira encore cette position austère, résolument hostile à la moindre concession : « L’essentiel n’est pas de plaire, mais de plaire par des moyens que le bon sens et l’honnêteté avouent » 25 . C’est ce que n’a jamais su faire Voltaire. Et de citer l’exemple d’Adélaïde Du Guesclin : C’est une des premières règles au théâtre, de ne jamais faire commettre aux personnages qu’on veut rendre intéressants, quelqu’un de ces crimes dont la seule idée flétrit et déshonore 26 . Les temps changent, et à chaque société correspond une forme de critique. Le journaliste de L’Année littéraire travaille autrement que le feuilletoniste du Journal des débats. La France du Consulat et de l’Empire n’a plus rien à voir avec l’Ancien Régime : le public a changé, il faut tout apprendre aux nouveaux lecteurs. De la même manière, on s’efforcera de considérer les œuvres du passé avec un indispensable relativisme. Voltaire ne connaît rien aux anciens, il est « éminemment moderne et français » 27 . Le jugement pourrait paraître anodin. Il dissimule en réalité un coup de griffe acéré, qui rappelle la méconnaissance de la langue grecque - « il est plus que probable que Sophocle était pour lui du haut allemand et qu’il composa Œdipe sur la traduction de Dacier » 28 - et un parisianisme de mauvais aloi 29 . On ne peut pas donner à un héros antique le caractère d’un petit maître, ni transformer une tragédie classique en vulgaire mésaventure sentimentale. Cette fois encore, Geoffroy 24 Année littéraire, 1777, t. V, lettre 11, citée par Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique, p. 54. 25 Nanine, 26 messidor an 12, p. 104. 26 Adélaïde Du Guesclin, 13 vendémiaire an 9, p. 44. 27 6 mars 1806, p. 147, à propos de Mérope. 28 Œdipe, 9 Thermidor an 10, p. 4. 29 Pour Geoffroy, le patriotisme est une vertu en morale et en politique - il attaquera d’ailleurs Voltaire sur ce terrain - mais un grand vice en littérature (Journal des débats, 13 octobre 1803, cité par Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique, p. 145). « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » 109 reproche à Voltaire son manque de discernement 30 . La bassesse et la lâcheté de Vendôme, dans Adélaïde Du Guesclin, décidément peu épargnée par le professeur, sont « absolument contraires aux mœurs et à l’esprit du temps où l’on suppose qu’il a vécu » 31 . Même chose à propos de Zaïre ou de Tancrède, que Geoffroy exécute cependant avec une réelle bienveillance 32 . Il n’y a pas de héros dont le seul drame soit de souffrir d’un amour malheureux : « Ce sont cependant de tels héros et de tels malheurs que Voltaire nous présente dans Zaïre et Tancrède » 33 . Le critique en est convaincu, il ne faut pas se limiter à la littérature. Au contraire, le spectateur-lecteur privilégié qu’est le feuilletoniste doit introduire des considérations morales, philosophiques et historiques dans son commentaire des œuvres. On ne sera pas surpris, dès lors, de rencontrer sous la plume de Geoffroy des harangues engagées qui, reconnaissons-le, n’ont plus grand-chose à voir avec la chronique dramatique. Le feuilleton se confond souvent avec la tribune politique : tout Voltaire, puisque c’est de lui qu’il s’agit ici, est lu avec les lunettes réactionnaires d’un amoureux de l’ordre et de la religion. Le professeur veut en convaincre ses élèves, celui qui s’érigeait en pourfendeur de l’Infâme, a endoctriné des générations de lecteurs avec un fanatisme philosophique beaucoup plus dangereux encore : La France n’avait […] pas besoin d’être prémunie contre le fanatisme de la religion, puisqu’elle était déjà menacée du fanatisme de l’anarchie, plus terrible encore aux nations et à leurs chefs. Voltaire n’a donc écrit que pour satisfaire son propre fanatisme, qui l’animait à la destruction du culte de son pays : si dès lors sa haine eût été armée du pouvoir suprême, il aurait épargné beaucoup de besogne aux septembriseurs et aux décemvirs 34 . Nous revoilà en pays de connaissance : le règne de la Terreur, « c’est la faute à Voltaire ». Le slogan était voué à un avenir radieux, pendant tout le dixneuvième siècle. Il faut préserver la jeunesse des ravages de « la petite vérole philosophique et démocratique » 35 et lui ouvrir les yeux afin d’éviter une nouvelle gangrène : Il faut prémunir [les jeunes gens] contre le fanatisme qui exagère les beautés et cache les défauts; car il y a un fanatisme littéraire, comme il y a 30 Signalons que Louis-Sébastien Mercier lui faisait le même reproche : voir mon article déjà cité. 31 13 vendémiaire an 9, p. 43. 32 Le troisième acte de Tancrède est « l’un des plus beaux qu’il y ait au théâtre » (27 vendémiaire an 11, p. 112). 33 Ibid., p. 111. 34 Mahomet, 29 messidor an 11, p. 84. 35 L’Orphelin de la Chine, 30 brumaire an 13, p. 67. 110 Valérie André un fanatisme politique, et un fanatisme religieux : tout est fanatisme pour les ignorants qui ont l’esprit faible et la tête chaude 36 . Voltaire devait sa popularité à ses combats en faveur de la tolérance religieuse et de la lutte contre le fanatisme. Il se trompait de cible : « On n’écrit jamais contre le fanatisme, quand le fanatisme règne ; […] la peinture des abus de la religion ne divertit que ceux qui ont peu ou point de religion » 37 . Rien n’arrête Geoffroy dans ses élans rhétoriques où s’étalent parfois des accusations d’une affligeante mauvaise foi : « Jamais [Voltaire] n’accuse de fanatisme que les catholiques » 38 . Il fallait oser l’écrire ! Convaincu du rapport étroit entre les lettres et les mœurs - une fois n’est pas coutume, Geoffroy se range ici aux côtés de Germaine de Staël 39 -, le Père feuilleton refuse cependant de tomber dans l’angélisme. Il faut cesser de croire à l’amélioration du genre humain par la vertu du spectacle : Cessez donc, poètes dramatiques, de prétendre à la réforme du genre humain : quelque importance que le fanatisme des arts attache à votre agréable talent, vous n’avez point d’empire sur les passions, vous ne savez que les peindre, vous ne pouvez que les flatter : du moment que vous heurterez le goût général et la façon de penser à la mode, vous serez sifflés. Rimeurs, qui vous prétendez les précepteurs des hommes, vous ne donnez pas vos idées à vos disciples, ce sont vos disciples qui déterminent et commandent vos idées; ce ne sont pas vos écrits; votre siècle vous subjugue quand vous croyez le dominer, et, loin de maîtriser l’opinion, vous n’en êtes que les esclaves 40 . Paradoxe apparent, Geoffroy rend ici hommage à Rousseau qui, plus clairvoyant que l’optimiste Diderot, réfutait le caractère édifiant de l’émotion sur scène. Le méchant peut pleurer au spectacle, et demeurer un scélérat une fois sorti du théâtre : Une funeste expérience a décidé de mon mépris pour ces émotions théâtrales. J’ai vu le règne des drames, du pathétique et de la fausse sensibilité, immédiatement suivi de la férocité et de la barbarie la plus impitoyable ; j’ai vu les plus grands partisans de la terreur et de la piété théâtrales, les hommes qui avaient le plus pleuré et frémi aux romans tragiques de Voltaire, se montrer les plus cruels ennemis de l’humanité… C’est ce qui 36 Mahomet, 8 août 1810, p. 90. 37 20 pluviôse an 10, p. 76. 38 Ibid., p. 78. 39 « Observer l’influence des mœurs sur les idées et sur le style ; connaître à fond ces mœurs ; savoir les apprécier, les comparer ensemble, c’est en cela que consiste la philosophie de la littérature », écrivait-il dans le Journal des débats, 13 octobre 1803 (cité par Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique, p. 144). 40 20 pluviôse an 10, p. 78-79. « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » 111 m’a autorisé à regarder ces pleurs du théâtre comme un enfantillage et une passion de femmelettes, qui n’a aucune influence sur la conduite et sur les mœurs, et peut même s’allier à l’insensibilité 41 . Rares sont les moments où le journaliste se découvre ainsi et nous laisse percevoir l’homme derrière le censeur. La Révolution avait définitivement convaincu le Breton catholique de la justesse de son credo artistique : il faut que le théâtre enseigne les bonnes leçons, mais il ne faut pas espérer de l’Art qu’il améliore la race humaine. La nuance est de taille. Surtout lorsque Geoffroy relit les pièces « démocratiques » de Voltaire, qui ont tant exalté les âmes révolutionnaires. Nous pourrions nous arrêter sur plusieurs d’entre elles, mais c’est La Mort de César qui nous retiendra ici. Le critique, en effet, y concentre l’ensemble de ses griefs. La pièce, « un des fruits du goût particulier de Voltaire pour la littérature anglaise », est une supercherie idéologique qu’il convient de dénoncer. Mal écrite - elle est l’œuvre d’un bon écolier dépourvu de talent véritable -, elle pose en exemple un attentat révoltant contre l’ordre et le droit. « Brutus et Cassius ne sont aux yeux du vrai philosophe que des furieux et des frénétiques qui ont couvert d’un nom sacré leur ambition et leur orgueil » 42 . « Les Dieux sont aussi des tyrans aux yeux de cette espèce de républicains qui font consister la liberté dans l’anarchie » 43 , « la démocratie fut bien plus tyrannique que ne l’avait été la royauté » 44 . Les citations se passent aisément d’exégèse : la république est exécrable, l’abandon de la religion l’est tout autant ; enfin, la démocratie est le nom « politiquement correct » de l’anarchie et du désordre. Afin d’étayer son réquisitoire, le critique retrouve la plume du rhéteur, du professeur de lettres : La Mort de César est une tragédie de collège, sous le rapport des amplifications collégiales dont elle est remplie ; du reste elle convient au collège encore moins qu’au théâtre, parce qu’il ne faut pas que, dans une monarchie, les enfants soient imbus des préjugés absurdes et féroces de l’ancienne démocratie. Heureusement la pièce est sans vigueur et sans verve, et ne peut produire qu’un effet médiocre ; c’est un ouvrage de collège fait par un bon écolier de rhétorique 45 . 41 Journal des débats, 23 et 29 janvier 1805, cité par Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique, p. 169-170. 42 La Mort de César, 7 messidor an 9, p. 164. 43 Ibid., p. 163. 44 La Mort de César, 12 mars 1806, p. 167. 45 Ibid. 112 Valérie André Les lecteurs étaient habitués à de telles accusations : langueur, « versification flasque, commune et prosaïque », autant de compliments adressés par Geoffroy au successeur présumé de Corneille et de Racine 46 . Désireux de prouver les ravages de la démocratie, il revient au personnage de Brutus qui ressemble ici étrangement à Robespierre : C’est un fait constant que Brutus, par l’expulsion des Tarquins, ne donna point la liberté à Rome ; il ne fit que la soumettre à la domination du sénat. Brutus ne fut qu’un factieux qui souleva le peuple contre son souverain, pour régner lui-même à sa place sous le titre de consul, et au nom du sénat dont il était un des principaux membres. […] Ce sujet de tragédie est donc très mauvais, puisque César, le libérateur, le bienfaiteur de la patrie, y est faussement présenté comme un usurpateur, comme le destructeur de la liberté, tandis qu’on porte l’intérêt sur les brigands appelés sénateurs, qui, sous le vain prétexte de la patrie et de la liberté, poignardent lâchement celui qui, sur le champ de bataille, leur a donné la vie après les avoir vaincus 47 . On ne peut s’empêcher de sourire en relisant ces quelques lignes : Napoléon Bonaparte, l’empereur adoré, avait-il fait autre chose que de confisquer le gouvernement démocratique « pour régner lui-même à sa place sous le titre de consul » ? Comme quoi, chacun voit midi à sa porte… Prenant la défense de Fréron et de Palissot dans son commentaire de L’Écossaise, le Père feuilleton enfourche une fois encore son cheval de bataille de prédilection. Les philosophes, Voltaire à leur tête, sont des opportunistes inconséquents dont l’ingratitude est sans bornes : Je réponds ensuite que c’est une lâcheté et une folie de cabaler contre le gouvernement sous lequel on vit, quels que soient ses abus ; que c’est un crime de souffler par des déclamations incendiaires, les feux de la discorde et de la guerre civile ; de faire éclore des factions, qui tôt ou tard renversent l’état où elles ont pris naissance : il n’y a pas de plus grand attentat envers l’humanité, que celui qui tend à détruire l’autorité. Les philosophes, comblés des bienfaits de la cour, étaient des ingrats qui déchiraient la main qui les nourrissait ; s’ils voulaient déclamer contre le despotisme, ils ne devaient pas en recevoir des pensions et des grâces 48 . La transition est aisée. On ne s’étonnera pas de voir le critique entonner le refrain nationaliste, et accuser Voltaire de trahison. Ce Voltaire anti- Français allait devenir la caricature favorite des adversaires du philosophe. On la retrouvera pendant tout le dix-neuvième siècle, en particulier aux 46 On relira, par exemple, la critique de Mérope, considérée pourtant comme l’une des meilleures pièces du dramaturge, dans le feuilleton du 8 mars 1806, p. 160. 47 Ibid., p. 168-169. 48 L’Écossaise, 3 nivôse an 12, p. 108-109. « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » 113 lendemains de la guerre franco-prussienne, où le sentiment germanophobe atteindra son paroxysme. Voltaire ne sera plus alors que le larbin de Frédéric, celui qui préféra la casquette de chambellan de l’ennemi, à l’honneur de demeurer historiographe de France ! « Un écrivain ne doit jamais rien exposer au théâtre qui tende à l’avilissement de la nation dont il fait partie, et du gouvernement établi sous lequel il vit », vitupère Geoffroy, toujours à propos d’Adélaïde Du Guesclin 49 . De même, pourquoi idolâtrer les croyances des autres peuples quand on cherche à détruire la religion de ses pères : Il me semble que, croyance pour croyance, je préfèrerais celle de mon pays ; je ne vois rien de philosophique à s’engouer des contes que débite sur son origine un peuple ignorant situé à deux mille lieues de nous 50 . L’Orphelin de la Chine permettait au journaliste de s’en prendre à la sinophilie du Patriarche ; elle l’autorisait, en outre, à stigmatiser la graphomanie de l’écrivain cacochyme (« L’Orphelin de la Chine est un enfant de douleur : le père infortuné y travaillait avec un rhumatisme goutteux : l’esprit n’était pas plus sain que le corps » 51 ) et à faire montre d’une phallocratie fort peu surprenante : « Idamé, qui soutient une thèse en faveur du suicide, n’est qu’une raisonneuse, dont l’orgueil effréné ne convient ni à son sexe ni à son état » 52 . Les personnages féminins ont beaucoup de mal à trouver grâce aux yeux du feuilletoniste. Relit-il Tancrède, l’une de ses pièces favorites (enfin, pour le seul troisième acte) ? Aménaïde est une pédante et une raisonneuse « comme toutes les héroïnes de Voltaire », une « tricoteuse de Robespierre ». Avec elle, le tragédien dresse le « portrait hideux d’une jeune personne maniaque, vaporeuse, possédée du double démon de l’amour et de l’orgueil » 53 . Pas plus de complaisance envers les femmes de chair qui ont soutenu le philosophe, comme le prouve cette sentence lancée contre la Pompadour : « Tout le peuple, qui n’a d’autre philosophie que celle de la nature et du bon sens, vous maudit et vous déteste » 54 . Jeanne-Antoinette Poisson n’était certes pas une femme du peuple, mais elle ne possédait pas les qualités requises pour devenir une favorite royale : la naissance et la condition lui faisaient défaut. Et puis, quelle outrecuidance de se mêler de politique ! Était-ce à cette besogne que Dieu avait destiné ses créatures femelles ? Assurément, Geoffroy aurait fort peu goûté les avancées du féminisme moderne. Lorsqu’il s’en prend à Nanine, ce « roman dialogué, 49 20 thermidor an 10, p. 48. 50 L’Orphelin de la Chine, 9 germinal an 9, p. 51. 51 25 thermidor an 11, p. 55. 52 L’Orphelin de la Chine, 30 brumaire an 13, p. 65-66. 53 Tancrède, 30 messidor an 12, p. 127. 54 6 thermidor an 12, p. 131. 114 Valérie André joliment écrit en vers de dix syllabes » tiré de Richardson 55 , le critique ne dissimule pas sa vision conservatrice de la femme, ni surtout, le discours de classes qu’il reprend inlassablement, de feuilleton en feuilleton. « Se marier avec sa servante est le dernier degré de l’indécence et de la folie » : Ce n’est point vanité, c’est prudence de chercher à s’assortir dans l’union conjugale, d’éviter une trop grande disproportion de naissance et de fortune. Ce n’est point préjugé, c’est sagesse dans un homme de choisir une compagne dans sa classe, et de ne point sacrifier les convenances de l’état et du rang à une fantaisie passagère. […] S’il ne faut pas chercher la grandeur dans les blasons, il faut encore moins la chercher dans les antichambres et dans les cuisines 56 . Il nous reste à aborder un dernier aspect de la critique de Geoffroy : l’importance capitale qu’il accorde à l’impression produite sur le spectateur. La chose est pour lui évidente : « Les succès de théâtre sont très subordonnés aux temps et aux lieux et dépendent singulièrement des circonstances » 57 . Conséquence logique du relativisme dont nous parlions plus haut, ce jugement, dont on soulignera la pertinence, rappelle la relation d’interdépendance qui unit les lettres et les mœurs. Il importe parfois davantage de comprendre les raisons de l’échec d’une pièce que de se faire le chroniqueur d’un succès attendu. Adélaïde Du Guesclin est tombée lors de sa création, trente ans plus tard elle recueillait tous les suffrages, autorisant Voltaire à se gausser de la versatilité d’un public imbécile. Le fat n’a rien compris, explique Geoffroy, sentencieux comme à son habitude. Tout d’abord, les comédiens n’étaient pas les mêmes, en 1734 et 1765, Lekain n’était pas là pour sauver Vendôme du désastre. Ensuite, le goût ne s’était pas encore perverti au contact d’une littérature dégénérée, contaminée par la décadence du siècle : En 1734, le public était encore nourri des chefs-d’œuvre des fondateurs de notre scène, exigeait encore que l’exacte vraisemblance y fût gardée ; il n’était point accoutumé aux intrigues romanesques, aux caractères forcés, aux situations outrées ; il démêlait aisément les absurdités à travers la guipure tragique ; mais en 1765, le public, dont le goût s’était formé par tant de rapsodies dramatiques, était mûr pour les beautés d’Adélaïde Du Guesclin 58 . Toute sa vie, le Patriarche a manqué de vérité. Le courtisan, le poète, le dramaturge, tous ses personnages en somme se sont complus dans un clinquant 55 Nanine, 24 thermidor an 11, p. 91. 56 4 brumaire an 12, p. 95. 57 Journal des débats, 16 février 1811, cité par Des Granges, Geoffroy et la critique dramatique, p. 144. 58 Adélaïde Du Guesclin, 13 vendémiaire an 9, p. 42. « Quand le Père feuilleton relisait le Patriarche » 115 d’apparat qui éloignait l’écrivain du Bon et du Vrai : « Voltaire ne s’est pas cru assez fort pour corriger son siècle ; il a jugé qu’il était plus facile et plus sûr de le flatter » 59 . Arouet, le successeur de Corneille et de Racine ? Allons donc ! Loin de ranimer la tragédie classique, Voltaire lui a porté l’estocade. Il a fait d’elle un assemblage de vers mal rimés, incompatibles avec les exigences du genre : Voltaire n’a pas trouvé dans son génie assez de ressources pour émouvoir et toucher les spectateurs par les moyens que Corneille et Racine avaient employés ; il a cru devoir appeler l’horreur et les effets au secours de son impuissance : c’est ainsi qu’il a dénaturé la tragédie française et qu’il a cherché à établir sa réputation sur les ruines de son art 60 . Mais il est temps de conclure. On l’aura compris, rien ne pouvait réconcilier le Père feuilleton avec le roi Voltaire. À ceux qui lui reprochaient la causticité de ses banderilles, il répondait, cynique : « Peut-être ai-je été séduit par l’exemple de Voltaire lui-même qui, dans son commentaire sur Corneille, n’épargne pas les railleries et les épigrammes » 61 . L’arroseur arrosé, en quelque sorte. En refermant le Cours de littérature et ses centaines de pages consacrées à Voltaire, le lecteur ressent un certain malaise. Le pamphlétaire agace, avec sa mauvaise foi et un dénigrement systématique de l’ennemi, qui privent souvent ses jugements de toute crédibilité. En revanche, le critique littéraire vise juste lorsqu’il montre les faiblesses, toutes littéraires celles-là, de nombreuses pièces et en particulier des comédies. Il fait preuve d’une réelle sagacité lorsqu’il souligne la supériorité du conteur et de l’épistolier sur le dramaturge : En vérité, les lettres de Voltaire valent bien mieux que ses comédies et même que ses tragédies. Voltaire, en déshabillé, me plaît davantage que Voltaire en habit de théâtre. [..] Mais dans tous les ouvrages enjoués et badins, dans les pièces fugitives, dans les petits pamphlets, dans les petits romans, dans les facéties et les turlupinades ; dans les lettres, surtout, c’est un homme divin ; c’est Voltaire qu’on trouve dans son talent naturel et vrai 62 . Geoffroy a indubitablement marqué l’histoire du journalisme. Ses excès et la partialité de son engagement nuisent trop souvent à la justesse de ses vues, mais on ne saurait lui dénier une érudition impressionnante et une réelle compétence. Tout comme le Lycée de Jean-François La Harpe, le Cours 59 27 vendémiaire an 10, p. 75, à propos de Mahomet. 60 Ibid., p. 74. 61 Alzire, 22 ventôse an 12, p. 36. 62 Cité par R. Trousson, Visages de Voltaire (XVIII e -XIX e siècles), p. 123. 116 Valérie André de littérature dramatique reste un monument de critique littéraire, qu’on apprend à utiliser cum grano salis. Si Geoffroy était parvenu à faire taire en lui le croisé monarchiste et catholique, sans doute aurait-il réussi à relire Voltaire avec plus de pertinence. Mais sa lorgnette était embuée de trop de préjugés. Malgré un talent reconnu, quoique peu apprécié, le Père feuilleton ne pouvait revoir une pièce de Voltaire sans que ne se dresse devant ses yeux l’image indélébile d’un « esprit infernal qui semble jouir des maux de l’humanité » 63 . 63 15 nivôse an 12, p. 101. Le théâtre de Voltaire à l’étranger Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) Le Théâtre de Voltaire en Angleterre Christopher Todd Si le jeune Voltaire débuta brillamment sa carrière avec Œdipe, ce succès fut renforcé avec la réimpression de la pièce à Londres par le fondateur du célèbre Kit-cat club, Jacob Tonson 1 , avant sa représentation par la troupe d’acteurs français du Haymarket le 10 avril 1722 2 . Pendant son exil Voltaire devait renforcer ses liens avec l’Angleterre, où sa réputation fut bientôt consolidée par la publication de La Henriade. Cependant, il provoqua une polémique avec deux ouvrages qui parurent d’abord en anglais, en premier lieu pour ses remarques sur le Tasse et Milton dans son Essay on epic poetry de 1727 3 . Voltaire ne critiquait pourtant pas tout le monde. Il admirait le portrait de Caton fait par Addison, et il louera encore ce dramaturge dans ses Letters concerning the English nation de 1733, tout en traitant Dryden d’auteur exubérant, et présentant Shakespeare comme auteur sublime, mais dépourvu de goût. De tels jugements irriteront des critiques anglais, qui accuseront Voltaire et ses compatriotes d’avoir privé leur théâtre de toute grandeur au nom de la décence 4 . Même Addison se plaignit de l’excessive délicatesse de la scène française, mais fut contraint de reconnaître l’engouement de ses contemporains pour tout ce qui était un reflet de la civilisation française 5 . C’était une « maladie épidémique » de longue date 6 , et comme auparavant on continua 1 Publiée le 22 mars 1719 (The Post Boy, 21-24/ 3/ 1719) ; cf. Œdipe, éd. D. Jory, dans Les Œuvres complètes de Voltaire [par la suite : OCV], Genève et Oxford, Voltaire Foundation, 1968-, t. 1A, p. 134 ; D. Flower, « Some aspects of the bibliography of Voltaire », The Library, 34 (1946), p. 224-226. 2 The Daily Courant [par la suite : DCour], 10/ 4/ 1722. 3 Paolo Rolli, Remarks upon M. Voltaire’s Essay on the epick poetry of the European nations, Londres, Theo. Edlin, 1728, p. 20-22, 32-38, 44-47, 51-79. 4 R. W. Babcock, « The English reaction against Voltaire’s criticism of Shakespeare », Studies in philology, 27 (1930), p. 609-625 ; Roy E. Aycock, « Shakespearean criticism in The Gray’s-Inn Journal », The Yearbook of English studies, 2 (1972), p. 68-72 ; Howard D. Weinbrot, « Enlightenment canon wars : Anglo-French views of literary greatness », EHL, 60 (1993), p. 79-100. 5 Works, Londres, Jacob Tonson, 1721, 4 vol., t. 2, p. 232, 289, 275, 494, 497. 6 Historical register for the year 1738, p. 285-287. 120 Christopher Todd à se plaindre de la place prédominante accordée au théâtre à des ouvrages d’inspiration française 7 . Ainsi, malgré les jugements littéraires de Voltaire, les Anglais s’intéressèrent à ses pièces. Le libraire David Lyon distribua Hérode et Mariamne 8 , alors que la presse avait noté son échec 9 . Fielding remarqua que Brutus - annoncé à Londres en décembre 1730 et distribué par Lyon dès le mois suivant 10 - différait de celui d’Otway 11 , et Archbald Bower commenta la difficulté d’aborder une pièce jugée dangereuse 12 . En 1731, on prétendit que Voltaire comptait revenir en Angleterre afin de l’y faire jouer 13 , et la même année elle fut montée par des élèves de Soho 14 . Les journaux annoncèrent les répétitions à Paris d’Eriphyle, et sa première représentation 15 . Puis, si l’abbé Prévost prétendait que les Anglais résistaient aux charmes de Zaïre 16 , il y eut néanmoins dans la presse des échos de son succès 17 , et l’œuvre fut distribuée à Londres en février 1733 18 . Elle fut jouée en mai 1733 par des élèves de Chelsea 19 , et par les comédiens français du Haymarket en janvier 1735 20 . Le dramaturge Aaron Hill louait cette tragédie grave et sublime 21 , et défendit la vraisemblance de l’intrigue 22 . La première version anglaise d’une pièce de Voltaire à être publiée et jouée en Angleterre fut pourtant Junius Brutus, de William Duncombe, représentée à Drury-Lane le 25 novembre 1734. Selon l’abbé Prévost, la pièce déçut 23 . Pour Aaron Hill il y avait si peu de spectateurs qu’on se croyait 7 The Prompter [par la suite : Prom], 20 et 24/ 12/ 1734 ; London Evening Post [par la suite : LEPost], 19-21/ 12/ 1776. 8 The Daily Journal [par la suite : DJour], 25/ 12/ 1730. 9 DJour, 17/ 3/ 1724. 10 Grub Street Journal [par la suite : GSJour], 17/ 12/ 1730 ; Fog’s Weekly Journal, 23/ 1/ 1731 ; DJour, 29/ 1/ 1731. 11 The Tragedies of tragedies, Londres, J. Roberts, 1731, p. vi. 12 Historia litteraria, Londres, N. Prevost, 1731, 4 vol., t. 1, p. 162. 13 The Daily Advertiser [par la suite : DAdv], 13/ 3/ 1731. 14 DAdv, 8/ 11/ 1731. 15 The Daily Post [par la suite : DPost], 4/ 2/ 1732 ; DCour, 8/ 3/ 1732. 16 Le Pour et contre, Paris, Didot, 1733-1740, 20 vol., t. 1, p. 36-38. 17 DCour, 17/ 8/ 1732 ; GSJour, 24/ 8/ 1732 ; The Weekly Miscellany [par la suite : WMisc], 10/ 3/ 1733, p. 2. 18 DPost, 1/ 2/ 1733 ; LEPost, 1-3/ 2/ 1733 ; DJour, 2/ 2/ 1733 ; The Gentleman’s magazine [par la suite : GMag], 3 (1733), p. 106. 19 DJour, 8/ 5/ 1733. 20 The London Daily Post [par la suite : LDPost], 7/ 1/ 1735. 21 WMisc, 7/ 4/ 1733, p. 2 ; GMag, 3 (1733), p. 174-175. 22 Prom, 12/ 12/ 1735. 23 Le Pour et contre, t. 1, p. 137-138 ; t. 6, p. 236-239. Le Théâtre de Voltaire en Angleterre 121 parmi les ruines de Palmyre 24 . Accusant Voltaire d’avoir pillé une tragédie de Nathaniel Lee, Hill s’indignait contre la traduction d’un plagiat 25 . Duncombe sortira pourtant plusieurs éditions de son œuvre 26 , et dans sa préface il remerciait les spectateurs de Drury-Lane de leur accueil favorable et insistait sur combien il s’était éloigné de Voltaire, surtout en faisant mourir l’héroïne sous les yeux des spectateurs 27 . La première édition de Brutus parut en février 1735 28 , et à la fin mai on donna les premières représentations privées d’une traduction de Zaïre 29 , par celui même qui s’était érigé en critique sévère de tous ceux qui, comme Duncombe, s’emparaient du « butin français », Aaron Hill 30 . Nous avons vu combien celui-ci admirait Zaïre, et en mai 1733 il avait publié déjà dans The Gentleman’s magazine (p. 261-262) les retrouvailles entre Lusignan et ses enfants, telles qu’on les retrouve avec quelques variantes dans la première édition de sa Zara (p. 14-18), publiée en janvier 1736 31 au moment où la pièce obtint enfin, après deux années de tergiversations 32 le droit de se faire jouer à Drury-Lane à partir du 12 janvier 1736 33 . La première représentation privée du 29 mai 1735 avait été troublée par l’évanouissement puis la mort du collaborateur de Hill, William Bond, mais les jours suivants la pièce 24 Prom, 13/ 12/ 1734. 25 Prom, 18/ 2/ 1735. 26 Voir Hywel B. Evans, « A Provisional bibliography of English editions and translations of Voltaire », Studies on Voltaire and the eighteenth century [par la suite : SVEC], 8 (1959), p. 9-121 (p. 49) ; Brutus, éd. J. Renwick, dans OCV, t. 5, p. 157-158. Pour la deuxième édition voir LDPost, 9/ 3/ 1736. 27 The Correspondence of John Hughes, Esq., Dublin, Thomas Ewing, 1773, 2 vol., t. 2, p. 237 ; John Renwick, « Voltaire, William Duncombe, et la traduction de Brutus », dans Voltaire en Europe : hommage à Christiane Mervaud, éd. Michel Delon et Catriona Seth, Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 57-75. Pour des analyses des adaptations anglaises de Voltaire, voir surtout John Genest, Some account of the English stage from the Restoration in 1660 to 1830, Bath, H. E. Carrington, 1832, 10 vol., t. 3, p. 439-441, 483-484 ; t. 4, p. 65-68, 196-199, 269-271, 273 ; t. 5, p. 53-55, 329-332, 364-365, 446-447, 549-550 ; t. 9, p. 305-306. Voir aussi Harold L. Bruce, « Voltaire on the English stage », University of California publications in modern philology, 8 (1918), p. 1-152, et André-Michel Rousseau, L’Angleterre et Voltaire, SVEC, 145-147 (1976). 28 DJour, 18 et 22/ 2/ 1735 ; GMag, 5 (1735), p. 111. 29 DJour, 27/ 5/ 35. 30 Voir Voltaire, Correspondence and related documents, éd. Th. Besterman, dans OCV, t. 85-135, D679, D680. 31 GMag, 6 (1736), p. 44. 32 GSJour, 26/ 4/ 1733. 33 Prom, 3/ 2/ 1736. 122 Christopher Todd continua à attirer une foule « prodigieuse » 34 . Le 13 janvier 1736, il y eut le départ inopiné de l’acteur qui jouait Orosmane. Son remplaçant lut d’abord son rôle, mais le public vota pour la continuation de la pièce 35 , qui sera jouée devant un public nombreux et bien applaudie 36 . En 1733 Hill avoua à Voltaire son désir de rendre l’œuvre plus susceptible de plaire à un public anglais 37 et celui-ci sera content de son succès 38 . D’Argens accusera Hill d’avoir introduit des « extravagances » 39 et lors de la reprise du 25 mars 1754, Garrick modifia légèrement le rôle de Lusignan 40 . Il ne cessera de changer un texte 41 où il brillera pendant de nombreuses années 42 . Cependant, la pièce plaira moins à la prochaine génération d’acteurs 43 , et Hill ne sera pas plus à l’abri que Voltaire du reproche d’avoir copié Othello 44 . Hill n’était pas le seul à traduire Zaïre. On l’accusait même de s’être servi du travail d’un certain Thomas Hudson 45 , et on publia au moins une autre version de la pièce 46 . Puis, Hill rencontrera encore plus de concurrence pour Alzire. Une version de cette pièce signée Gofton avait paru presque trois mois avant la sienne 47 , et au moins deux autres versions manuscrites 34 Le Pour et contre, t. 7, p. 92-95 ; cf. Prom, 6/ 6/ 1735 et 4/ 7/ 1735 ; LEPost, 3-5/ 6/ 1735 ; GSJour, 5/ 6/ 1735 ; The Craftsman, 7/ 6/ 1735 ; The Universal Spectator, 7/ 6/ 1735. 35 LDPost, 14/ 1/ 1736 ; Prom, 3/ 2/ 1736, 6/ 2/ 1736 ; GSJour, 4/ 3/ 1736, 1/ 4/ 1736. 36 LDPost, 16/ 1/ 1736, 24/ 1/ 1736. 37 D679, D680. 38 D1035. Pour Hill et Voltaire, voir Dorothy Brewster, Aaron Hill, poet, dramatist, projector, New York, Columbia University Press, 1913, p. 141-145 ; Christine Gerrard, Aaron Hill : the muses’ projector, 1685-1750, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 173-78, 180-182, 190-193, 243-246. 39 Lettres juives, La Haye, P. Paupie, 1738, 6 vol., t. 5, p. 237-238. 40 The Gray’s Inn Journal, 9/ 3/ 1754, p. 144. 41 Fred L. Bergmann, « Garrick’s Zara », PMLA, 74 (1959), p. 225-232. 42 The Whitehall Evening Post [par la suite : WEPost], 25-28/ 10/ 1766 ; John Potter, The Theatrical Review [par la suite : TRev], Londres, S. Crowder, 1772, 2 vol., t. 1, p. 198-199 ; Thomas Davies, Memoirs of the life of David Garrick, Londres, 1780, 2 vol., t. 1, p. 143. 43 Thomas Campbell, Life of Mrs Siddons, Londres, E. Wilson, 1834, p. 116-117. 44 The Mirror, 31/ 7/ 1779, p. 259-265. 45 Joseph Reed, Madrigal and Trulletta, Londres, W. Reeve, 1758, p. v. 46 En mai 1735, The Gentleman’s Magazine annonça la publication d’une traduction par « Mr. Johnton [sic] ». Ceci reste introuvable. Selon Eva Jacobs, l’auteur est peut-être Charles Johnson (OCV, t. 8, p. 289-290). Rousseau (L’Angleterre et Voltaire, p. 386) signale aussi l’existence d’un manuscrit : Bodleian: MS Rawlinson F (Poetry) 194 [14686], no. 4 (ff. 59), qui débute ainsi : « My dearest Zara, little did I dream ». 47 LEPost, 20-22/ 5/ 1736. Ceci reste introuvable. Pour la première édition de Hill, voir LDPost, 17/ 8/ 1736 ; GMag, 6 (1736), p. 491. Le Théâtre de Voltaire en Angleterre 123 circulaient. D’abord, le traducteur supposé des Lettres philosophiques, John Lockman, abandonna une tentative de faire jouer une version d’Alzire à Drury-Lane, quand les acteurs de Lincoln’s Inn Field adoptèrent celle de Hill. Il dut donc se contenter de la publication d’un extrait de son œuvre 48 . Puis, la presse publia également un autre extrait, dû peut-être au poète William Somervile 49 . Comme dans le cas de Zaïre, Hill parla d’abord d’Alzire dans The Prompter 50 . Il avoua qu’il avait travaillé vite afin de la faire jouer à partir du 18 juin 1736 51 . La pièce fut bien applaudie 52 , et imprimée plusieurs fois, mais son succès fut loin d’égaler celui de Zara. Encore une fois, on y trouvait trop de déclamation, et la pièce sera peu jouée après 1758 53 . Une autre œuvre à attirer l’attention de Hill sera Mérope. On fit remarquer que le sujet avait été traité plusieurs fois 54 et l’originalité de Voltaire fut mise en doute 55 . La première version anglaise de la pièce de Voltaire était celle du médecin John Theobald, publiée en avril 1744 56 , moins d’un mois après la distribution à Londres de l’original 57 . Theobald ne voulait donner qu’une simple traduction, alors que Hill, dans la préface de sa version - dont la publication coïncida avec sa première représentation à Drury-Lane du 15 avril 1749 58 -, affichera son désir de réagir aux remarques de Voltaire sur le théâtre anglais, et de remanier les personnages de la pièce 59 , ce qui devait naturellement fausser ses rapports avec Voltaire 60 . John Hawkesworth accusera Hill d’avoir supprimé l’attente des spectateurs en enlevant le mystère qui entourait le fils de la reine 61 , et un autre critique dira que Hill avait rendu 48 LDPost, 8/ 9/ 1736 ; The London Magazine, 6 (1737), p. 327-328. 49 LDPost, 18/ 9/ 1736. Voir Letters written by the late Right Honourable Lady Luxborough, Dublin, Caleb Jenkin, 1776, p. 183-184. Pour un certain Barnewell et son désir de traduire la pièce, voir D6956. 50 Prom, May 11/ 5/ 1736, 14/ 5/ 1736 ; cf. GMag, 6 (1736), p. 256-258. Cf. Prom, 25/ 5/ 1736 ; GMag, 6 (1736), p. 314-316. 51 D1082. 52 DJour, 26/ 6/ 1736. 53 David Erskine Baker, Biographica dramatica. New edition, Londres, Rivingtons, 1782, 2 vol., t. 2, p. 12 ; T. Davies, Memoirs, t. 1, p. 142-143 ; Donald Schier, « Aaron Hill’s translation of Voltaire’s Alzire », SVEC, 67 (1969), p. 45-57. 54 John Hawkesworth, The Adventurer, 21/ 8/ 1753, Dublin, Ewing, 1760, p. 68. 55 George Jeffreys, Miscellanies, in verse and prose, Londres, 1754, p. viii-ix ; cf. GMag, 40 (1770), p. 70-71. 56 General Advertiser [par la suite : GAdv], 9/ 4/ 1744. 57 DAdv, 15/ 3/ 1744. 58 London Gazetteer, 14/ 4/ 1749. 59 OCV, t. 17, p. 171-173. 60 D1035, D1141, D3972. 61 GMag, 19 (1749), p. 171-172. 124 Christopher Todd l’intrigue trop sentimentale, tout en employant un langage laborieux 62 . Par contre, un journaliste francophone dira que Merope était la seule nouveauté à connaître « un grand succès » à ce moment-là 63 , et dans la presse anglaise on signalait qu’elle avait été exceptionnellement bien accueillie 64 . Elle sera souvent reprise avec succès 65 , même si l’acteur John Bannister disait que personne ne voulait la revoir une deuxième fois 66 . Pour aider Aaron Hill, qui devait mourir, ruiné, en 1750, Garrick s’était chargé de Merope, mais ne voulait pas monter une adaptation de La Mort de César, entreprise dès 1737 sous le titre de Roman revenge 67 . Celle-ci sera pourtant jouée à Bath le 20 octobre 1753 pour aider les filles de Hill 68 , et publiée trois fois avant de paraître dans l’édition de ses œuvres dramatiques 69 . Hill avait critiqué l’image de César que donnait Voltaire 70 , et il avait modifié assez profondément l’intrigue, en introduisant des personnages féminins 71 . Au milieu des adaptations de Hill, il ne faut pas oublier Mahomet the Imposter, du Révérend James Miller, tragédie publiée le 28 avril 1744 72 , un jour après la mort de son principal auteur 73 , et trois jours après sa première représentation à Drury-Lane, où, paraît-il, elle fut bien reçue 74 . Miller ne termina pas son travail, et le cinquième acte est du Révérend John Hoadly 75 . 62 The London Chronicle [par la suite : LChron], 22-25/ 1/ 1757, p. 88 ; Phyllis M. Horsley, « Aaron Hill : an English translator of Mérop », Comparative literature studies, 12 (1944), p. 17-23. 63 Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants, 42 (1749), p. 483. 64 GAdv, 17, 20 et 25/ 4/ 1749. 65 Voir, par exemple, WEPost, 3-6/ 2/ 1759. 66 John Adolphus, Memoirs of John Bannister, comedian, Londres, Richard Bentley, 1839, 2 vol., t. 1, p. 39-41. Pour l’influence possible de Mérope sur d’autres pièces comme le Cyrus de John Hoole, voir Bruce, « Voltaire on the English stage », p. 52-53, et Rousseau, L’Angleterre et Voltaire, p. 414. 67 Davies, Memoirs, t. 1, p. 146-148. Cf. D1532. 68 The Bath Journal, 15/ 10/ 1753, p. 168 ; The Monthly Review [par la suite : MRev], 21 (1759), p. 555. 69 Public Advertiser [par la suite : PAdv], 7/ 12/ 1753, 22/ 3/ 1759 ; Gazeteer and London Daily Advertiser [par la suite : Gaz], 10/ 3/ 1759 ; LChron, 5-9/ 2/ 1760, p. 140 ; MRev, 10 (1754), p. 79 ; OCV, t. 8, p. 156-157 ; Dennis Fletcher, « Aaron Hill, translator of La Mort de César », SVEC, 137 (1975), p. 73-79. 70 Prom, 26/ 3/ 1736. 71 Davies, Memoirs, t. 1, p. 148-155, et aussi ses Dramatic Miscellanies, Londres, 1785, 3 vol., t. 1, p. 206-209 ; Robert Shiells, The Lives of the poets, Londres, R. Griffiths, 1753, p. 275-276. 72 LEPost, 28/ 4-1/ 5/ 1744. Pour la deuxième édition, voir GAdv, 24/ 11/ 1744. 73 GAdv, 30/ 4/ 1744. 74 GAdv, 26/ 4/ 1744. 75 H. Diack Johnstone, « Four lost plays recovered : The Contrast and other dramatic works of John Hoadly (1711-1776) », Review of English studies, 57 (2006), p. 487-506. Le Théâtre de Voltaire en Angleterre 125 Le texte subira d’autres changements en 1765 76 . On dira que le sujet de la pièce était fait pour plaire à un public épris de liberté 77 , mais lors d’une reprise à Dublin en 1754 certains vers furent interprétés comme hostiles à la monarchie et il y eut une émeute 78 . Lors de sa reprise à Drury-Lane en 1765 on trouvait qu’une certaine « froideur à la française » y régnait par endroits, mais que l’histoire était intéressante, avec des personnages bien identifiés 79 . Elle sera rejouée avec succès en province 80 , et quand John Bannister fit son début le 11 novembre 1778 dans le rôle de Zaphna [Seïd] 81 , un critique défendit même l’image que Voltaire nous donne du prophète 82 . La mort de Hill marqua une pause dans les adaptations, mais le 17 décembre 1755 - un peu plus d’un mois après l’impression à Londres de l’original 83 - fut publiée une traduction anonyme de L’Orphelin de la Chine 84 , ouvrage particulièrement admiré par Gibbon et Adam Smith 85 , même si d’autres pensaient qu’il renfermait trop de description, et s’inspirait trop de Racine 86 . Dans sa préface, le traducteur disait que lui aussi il voulait moins de description et une meilleure structure, mais sa version fut jugée médiocre 87 . Ainsi le 21 avril 1759 fut jouée à Drury-Lane The Orphan of China du dramaturge Arthur Murphy, dont la première édition publiée le 1 er mai suivant 88 renfermait une lettre à Voltaire 89 , justifiant les modifications du texte qui faisaient de l’orphelin un des protagonistes adultes de l’intrigue 90 . Alors 76 Gaz, 30/ 11/ 1765. 77 Baker, Biographica dramatica, t. 2, p. 213-214. 78 WEPost, 12-14/ 3/ 1754 ; Siobhán M. Kilfeather, Dublin : a cultural history, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 51-52. 79 Gaz, 30/ 11/ 65. 80 Newcastle Courant, 5/ 7/ 1760 ; Morning Chronicle [par la suite : MChron], 15/ 6/ 1772. 81 Davies, Memoirs, t. 2, p. 355-358 ; Adolphus, Memoirs, t. 1, p. 36-38. 82 Gaz, 23/ 11/ 1778. 83 PAdv, 30/ 10/ 1755 ; GMag, 25 (1755), p. 515. 84 LEPost, 16-18/ 12/ 1755. 85 Private Letters of Edward Gibbon, Londres, J. Murray, 1897, p. 43 ; The Works of Adam Smith, Londres, T. Cadell, 1812, 5 vol., t. 1, p. 398-399. 86 John Berkenhout, MRev, 13 (1755), p. 493-505. Notez que John Hawkesworth, qui cite des vers de la traduction anonyme dans un résumé (GMag, 25 (1755), p. 545-549), avait commencé lui aussi à traduire la pièce : voir Howard H. Dunbar, The Dramatic Career of Arthur Murphy, New York: The Modern Languages Association of America, 1946, p. 51-53. 87 John Berkenhout, MRev, 14 (1756), p. 64-66. 88 PAdv, 21/ 4/ 1759, WEPost, 1-3/ 5/ 1759. 89 D8268, D8500. Voir Hsin-Yun Ou, « Four epistles concerning The Orphan of China », Notes and queries, mars 2007, p. 65-68. 90 Baker, Biographica dramatica, t. 2, p. 267. Pour Murphy et Voltaire, voir Dunbar, The Dramatic Career of Arthur Murphy, p. 51-76, 158-160, 234-246 ; John P. Emery, Arthur Murphy : an eminent English dramatist of the eighteenth century, Philadelphia, 126 Christopher Todd qu’un journaliste francophone comparait Murphy à « quelques-uns de ses compatriotes qui ont osé toucher aux comédies de Molière, et qui n’ont fait que les défigurer » 91 , un autre disait que Murphy n’avait pas compris que ce qui nous intéresse chez Voltaire n’est pas le sort de l’orphelin, mais « la situation terrible d’un père qui immole son fils à son roi, et d’une mère tendre qui ne peut résoudre son cœur à ce barbare sacrifice » 92 . Dans la presse anglaise on parlait pourtant d’améliorations considérables dans le plan 93 , un sentiment partagé par Goldsmith, même s’il critiquait une certaine maladresse dans la préparation des moments de crise 94 . La pièce ne plaisait pas à tout le monde. Wilkes la traita de « misérable » 95 . On publia une pseudo-réponse de Voltaire, soulignant les prétendues absurdités de Murphy 96 , et une querelle avec Garrick - qui avait rejeté une première version de la pièce 97 - lui attira encore d’autres critiques 98 . La pièce fut pourtant un succès, mais elle n’était pas toujours bien défendue 99 , et lors d’une reprise de 1777 un critique - qui approuvait les changements faits par Murphy - se demanda pourquoi on ne la jouait pas plus souvent 100 . En 1760 on publia quatre traductions anonymes d’œuvres de Voltaire : Socrates 101 , Semiramis 102 , The Coffee-House, or Fair Fugitive 103 , et Rome preserv’d 104 . Aucune ne fut particulièrement bien accueillie par la critique, mais University of Pennsylvania Press, 1946, p. 46-51, 87-89, 117-122 ; Ronald D. Spector, Arthur Murphy, Boston, Twayne Publishers, 1979, p. 111-115, 136-143, 153-158. 91 Journal encyclopédique, août 1758, v. III, p. 130-133. 92 Journal étranger, 1 (1760), p. 1-47. 93 MRev, 20 (1759), p. 575-576. 94 The Critical Review [par la suite : CRev], 8 (1759), p. 434-440 ; cf. GMag, 29 (1759), p. 217-220. 95 The North Briton, 11/ 9/ 1762, p. 45 ; cf. Robert D. Spector, « Arthur Murphy : embattled dramatist », Notes and queries, février 1979, p. 40-41. 96 MRev, 20 (1759), p. 566 ; GMag, 29 (1759), p. 230. Nous n’avons pas vu An Account of the new tragedy of the Ophan of China, Londres, J. Coote, 1759 (Gaz, 24/ 4/ 1759). 97 Arthur Murphy, The Life of David Garrick, Londres, J. Wright, 1801, 2 vol., t. 1, p. 330-341 ; James T. Kirkman, Memoirs of the life of Charles Macklin, Londres, Lackington, 1799, 2 vol., t. 1, p. 398-399 ; T. Fairman Ordish, « Quarrels of Garrick and Murphy », Bibliographer, 6 (juillet 1884), p. 37-40. 98 Defence of Mr Garrick […] by a Dramatic Author, Londres, R. Stevens, 1769, p. 9-16. 99 Gaz, 14/ 12/ 1764. 100 Gaz, 7/ 11/ 1777. 101 Londres, R. and J. Dodsley, 1760. Voir William Kenrick, MRev, 22 (1760), p. 153-154, 284-291 ; CRev, 9 (1760), p. 221-25l. 102 Londres, G. Kearsley, 1760. Voir MRev, 23 (1760), p. 247. 103 Londres, J. Wilkie, 1760. Voir John Berkenhout, MRev, 23 (1760), p. 237. 104 Londres, John Curtis, 1760. Voir CRev, 11 (1761), p. 78 ; MRev, 24 (1761), p. 280-281. Le Théâtre de Voltaire en Angleterre 127 la présence parmi ces pièces d’ouvrages moins tragiques montre que Voltaire était également apprécié pour ses comédies 105 , et à partir des années 1760, notamment, on subira l’influence du développement du genre en France, en y faisant plus de place au sentiment 106 , qualité qu’on goûtera d’ailleurs dans Le Dépositaire 107 . Par surcroît, entre février 1762 et juin 1763, les principales comédies de Voltaire parurent avec ses autres œuvres dramatiques dans l’édition des œuvres de Voltaire dirigée par Smollett et Thomas Francklin 108 . Puis, la première tentative d’adapter une comédie de Voltaire pour la scène fut No one’s enemy but one’s own, pièce basée sur L’Indiscret, dont une traduction intitulée The Babbler avait paru dans l’édition collective en mai 1762 (t. 15, p. 189-237). La pièce de Murphy fut jouée à Covent-Garden le 9 janvier 1764, mais le principal personnage ne plut pas au public, et ce fut un échec 109 . La deuxième tentative de faire jouer une comédie inspirée d’une œuvre de Voltaire, à savoir Nanine, exigera des transformations et un changement de titre avant de pouvoir s’imposer après un laps de presque quinze ans. En juillet 1764 on joua à Dublin The True-born Scotchman , où l’acteur Charles Macklin - profitant d’un sentiment anti-écossais assez répandu à cause de l’impopularité du régime du comte de Bute - invente un parvenu écossais, Sir Pertinax Mac Sycophant, prêt à tout faire pour assurer la fortune de sa famille 110 . Lors d’une reprise à Dublin en 1771, la pièce attira peu de spectateurs à cause de sa vulgarité 111 , et ce n’est qu’une version profondément remaniée de cette œuvre intitulée The Man of the World qui réussira à Covent-Garden à partir du 10 mai 1781 112 . Voilà l’adaptation de Voltaire 105 Voir Russell Goulbourne, « La réception des comédies de Voltaire en Angleterre au XVIII e siècle », Revue Voltaire, 7 (2007), p. 21-35. 106 « An Essay on the theatre », The Westminster Magazine [par la suite : WMag], 1 (janvier 1773), p. 4-6. 107 CRev, 35 (1773), p. 65. 108 Londres, J. Newbury, 1761-1774. 109 LChron, 10-12/ 1/ 1764, p. 36-37 ; John Langhorne, MRev, 30 (1764), p. 70 ; The British Magazine [par la suite : BMag], 5 (1764), p. 33-36. 110 LEPost, 5-7 et 24-26/ 7/ 1764 ; PAdv 25/ 7/ 764 ; Gaz, 25/ 7/ 1764. Voir Robert R. Findlay, « The comic plays of Charles Macklin : dark satire at mid-eighteenth century », Educational theatre journal, 20 (1968), p. 398-407 ; Dougald Macmillan, « The censorship in the case of Macklin’s The Man of the World », The Huntingdon Library bulletin, 10 (octobre 1936), p. 79-101. Pour un résumé de cette première version, voir BMag, 5 (1764), p. 513-515. 111 General Evening Post [par la suite : GEPost], 5-7/ 3/ 1771. 112 Gaz, 7, 16 et 23/ 5/ 1781 ; London Courant, 10 et 16/ 5/ 1781 ; Morning Herald, 11 et 16/ 5/ 1781 ; PAdv, 12 et 23/ 5/ 1781 ; WMag, 9 (mai 1781), p. 230-231. 128 Christopher Todd qui aura la vie la plus longue. Elle fut reprise avec succès au dix-neuvième siècle 113 , et au vingtième siècle, elle sut plaire même en Ecosse 114 . L’influence de Voltaire sur Macklin n’était pas évidente pour tout le monde 115 . Par contre, George Colman l’aîné reconnut ouvertement sa dette dans The English Merchant 116 . Cette nouvelle adaptation de L’Écossaise fut jouée à Drury-Lane le 21 février 1767, cinq jours avant sa publication 117 . Même si un critique francophone regrettait la suppression de la querelle entre les Monrose et les Murray 118 , certains critiques anglais et allemands trouvaient même plus de force chez Colman que dans l’original 119 . Aucune autre adaptation d’une œuvre de Voltaire ne connaîtra ensuite un succès semblable. Le 13 mars 1769, on joua une seule fois à Covent- Garden la version d’Orestes de Francklin, que celui-ci avait déjà publiée dans l’édition des œuvres de Voltaire (t. 27, p. 21-118), et qui fut assez bien accueillie, mais jugée moins faite pour le théâtre anglais que l’Électre de Sophocle, que Francklin avait traduite en 1759 120 . Reprise le 15 octobre 1774, sous le titre d’Electra, elle provoqua une discussion sur la valeur du théâtre de Voltaire lui-même 121 . Une adaptation qui aura plus de succès au moment de sa création à Drury- Lane le 12 janvier 1771, surtout grâce au jeu de l’actrice Ann Barry 122 , qui plaira aussi dans le même rôle en Irlande 123 , c’est Almida, où la fille du poète David Mallet, Dorothea Celesia, voulait rendre Tancrède plus acceptable, en abrégeant les discours, en en centrant l’action autour de l’héroïne. Cependant, lors de sa dernière représentation à Londres le 15 novembre 1771, on dit que l’excellence de Mrs Barry ne suffisait pas pour masquer la médiocrité de l’œuvre 124 . 113 Reynolds’s Newspaper, 28/ 2/ 1864 ; The Era, 19/ 11/ 1865, 17/ 12/ 1865, etc. 114 The Times [par la suite : Times], 27/ 8/ 1962, p. 12 ; 17/ 4/ 1971, p. 21. 115 OCV, t. 31B, p. 35-36. 116 Cf. D15317. 117 PAdv, 19/ 2/ 1767 ; Gaz, 23/ 2/ 1767 ; LChron, 26-28/ 2/ 1767, p. 207. 118 J.-G. Devyerdun, Mémoires littéraires de la Grande-Bretagne, Londres, T. Becket, 1768-1769, 2 vol., t. 1, p. 168. 119 John Hawkesworth, GMag, 37 (1767), p. 126-130 ; MRev, 36 (1767), p. 224-229 ; BMag, 8 (1767), p. 97-99 ; The Theatrical campaign for 1766 and 1767, Londres, S. Bladon, 1767, p. 38-42 ; E. G. Lessing, Hamburgische Dramaturgie, Halle, Waisenhaus, 1877, p. 74. Cf. Kathleen M. Lynch, « Pamela Nubile, L’Écossaise and The English Merchant », MLN, 47 (1932), p. 94-96. 120 The Town and Country Magazine [par la suite : TCMag], 1 (1769), p. 212 ; The Cambridge Magazine, Londres, T. Evans, 1769, p. 99-100. 121 Morning Post [par la suite : MPost], 17 et 21/ 10/ 1774. 122 GEPost, 12-15/ 1/ 1771 ; CRev, 31 (1771), p. 71. 123 Public Ledger, 24/ 6/ 1771. 124 GEPost, 21-23/ 11/ 1771 ; TRev, t. 1, p. 194-196. Cf. John Hawkesworth, MRev, 44 (1771), p. 150-155 ; TCMag, 3 (1771), p. 38-40. Le Théâtre de Voltaire en Angleterre 129 Moins d’un mois plus tard, le 11 décembre 1771, les acteurs de Covent- Garden donnèrent Zobeide, pièce écrite par un notable du Leicestershire, Joseph Cradock, qui profita lui aussi de la présence d’une bonne actrice, Mary Ann Yates 125 , laquelle renouvellera son succès dans cette pièce en Ecosse 126 , et les héroïnes d’Almida et de Zobéide inspireront toutes les deux des modes vestimentaires 127 . Zobeide a pour source Les Scythes, dont le poète John Langhorne avait déjà traduit des passages pour un article 128 . Par ailleurs, Cradock s’était querellé avec Francklin qui avait voulu faire jouer sa version de la même œuvre 129 . Cependant, malgré les applaudissements du début, bien vite certains critiques diront que cette piètre pièce profitait injustement d’un appui politique 130 et qu’elle était mal écrite 131 , alors que d’autres y trouvaient des sentiments nobles 132 , et même si Cradock s’était assez éloigné de l’original, cela ne semblait pas troubler Voltaire 133 . Murphy - qui écrivit un prologue pour Zobeide - essayera une dernière adaptation avec Alzuma, pièce jouée avec succès à Covent-Garden le 23 février 1773 134 , où il s’était tellement plus éloigné de l’intrigue d’Alzire que Hill qu’il fut même loué pour avoir su éviter l’imitation 135 . Suivant la publication de la pièce 136 , on fera valoir ses sentiments et la beauté de son langage 137 . D’autres critiques se plaignaient pourtant d’une qualité inégale typique de cet auteur 138 , et de la froideur du style 139 , ou l’accusaient d’avoir pillé des incidents et des vers d’autrui 140 et d’avoir mal préparé le dénouement 141 , 125 GEPost, 10-12/ 12/ 1771 ; Gaz, 14/ 12/ 1771 ; TCMag, 3 (1771), p. 655-656. 126 LEPost, 28-30/ 1/ 1772. 127 Gaz, 9/ 9/ 1771 ; Bingley’s Journal, 2/ 5/ 1772 ; MChron, 20/ 2/ 1773, 19/ 2/ 1777. 128 MRev, 37 (1767), p. 519-521. 129 Cradock, Literary and Miscellaneous Memoirs, Londres, J. B. Nicholls, 1828, 4 vol., t. 4, p. 208-219. 130 LEPost, 19-21/ 12/ 1771. 131 GEPost, 26-28/ 12/ 1771. Cf. MRev, 40 (1771), p. 491-493 ; CRev, 32 (1771), p. 459. 132 TRev, t. 1, p. 287-301. 133 D18580. 134 Gaz, 24/ 2/ 1773 ; MChron, 27/ 2/ 1773. 135 St. James’ Chronicle [par la suite : SJChron], 23-25/ 2/ 1773. 136 DAdv, 6/ 3/ 1773. 137 CRev, 35 (1773), p. 229. 138 Lloyds’s Evening Post [par la suite : Lloyd’s], 22-24/ 2/ 1773, p. 190. Cf. MRev, 48 (1773), p. 212-215. 139 WMag, 1 (1773), p. 213-216. 140 Middlesex Journal [par la suite : MiddxJ], 23-25/ 2/ 1773, 25-27/ 3/ 1773 ; MChron, 26/ 3/ 1773, 9/ 4/ 1773 ; SJChron, 10-13/ 4/ 1773. 141 MChron, 6 et 24/ 3/ 1773. 130 Christopher Todd prétendant que le succès momentané de cette œuvre, dénuée de toute originalité, était un signe de l’insipidité de l’époque 142 . Le 21 janvier 1775 on donna à Drury-Lane la première représentation de Matilda, œuvre d’un autre auteur expérimenté : Francklin. Il s’agissait d’une interprétation libre du Duc de Foix - pièce publiée et favorablement accueillie à Londres en 1753 143 -, avec le sujet transposé en Angleterre à l’époque de la conquête normande. Certains spectateurs furent d’ailleurs irrités de voir traiter de traître un Anglo-Saxon opposé à Guillaume le Conquérant 144 , mais la pièce fut bien applaudie 145 . On disait que c’était le meilleur ouvrage de Francklin, même si l’intrigue peu originale était aride 146 . Comme Murphy, Francklin sera accusé de plagiat 147 , mais la pièce avait ses défenseurs 148 . En juin 1776 parut une lettre sur les défauts de la Sémiramis de Voltaire 149 , et vers cette époque on essayera de produire au moins deux adaptations un peu moins prisonnières de l’original que celle de 1760 ou la version de l’édition collective (t. 16, p. 39-140) qu’on va attribuer sans preuves à Francklin 150 . L’une était du poète ami de Voltaire, George Keate, mais elle ne sera ni jouée ni imprimée 151 , et l’autre d’un militaire, George Ayscough, dont la Semiramis sera représentée pour la première fois à Drury-Lane le 14 décembre 1776, une dizaine de jours avant sa publication 152 . La première représentation - gâchée, paraît-il, par l’insuffisance d’une actrice qui sera remplacée par la suite 153 - provoquera une « inondation » de critiques, où les opinions resteront bien divisées 154 . La deuxième représentation fut particulièrement bien accueillie par un public nombreux 155 , mais alors que certains journalistes louaient le langage, les sentiments et même la conduite de la pièce 156 , et disaient qu’elle était moins élégante, mais mieux adaptée à la scène 157 , d’autres n’y voyaient que la simple transposition d’une pièce 142 MChron, 10/ 5/ 1773. 143 LEPost, 20-23/ 1/ 1753 ; The London Mercury, Londres, P. Vaillant, 1753, p. 33-34. 144 SJChron, 21-24/ 1/ 1775. 145 PAdv, 23/ 1/ 1777. 146 MiddxJ, 21-24/ 1/ 1775 ; TCMag, 7 (1775), p. 43-44. 147 MChron, 27/ 1775, 6/ 2/ 1775. 148 MChron, 28 et 30/ 1/ 75, 9/ 2/ 1775 ; CRev, 39 (1775), p. 138-144. 149 MiddxJ, 25-27/ 6/ 1776. Pour une autre analyse, voir GMag, 17 (1748), p. 483-484. 150 SJChron, 14-17/ 12/ 1776 ; MChron, 16/ 12/ 1776 ; TCMag, 8 (1776), p. 659 ; WMag, 4 (1776), p. 667. Voir Bruce, « Voltaire on the English stage », p. 126. 151 Baker, Biographica dramatica, t. 2, p. 242. 152 MPost, 19/ 12/ 1776. 153 GEPost, 14-17/ 12/ 1776 ; MPost, 21/ 12/ 1776. 154 TCMag, 8 (1776), p. 659-660. 155 Gaz, 17/ 12/ 1776. 156 Lloyd’s, 13-16/ 12/ 1776, p. 582. 157 MChron, 18/ 12/ 1776, 6/ 1/ 1777. Le Théâtre de Voltaire en Angleterre 131 déjà ennuyeuse, qui n’arrivait pas à susciter l’intérêt du public pendant les trois premiers actes 158 . Ceux-ci condamnaient le langage et surtout les modifications dans la façon de faire entrer le fantôme, et dans le dénouement où le fils se venge maintenant sur scène de la mort de son père 159 . Bref, l’auteur avait mal défendu le théâtre anglais auprès de Voltaire, en détruisant tout l’intérêt dramatique du sujet 160 . Ce sera la dernière adaptation d’une œuvre de Voltaire à être jouée de son vivant. En 1781, Hugh Downman et le Révérend David Williams publieront tout son théâtre dans une nouvelle collection de ses œuvres 161 . Cependant, attaqué d’abord en Angleterre pour ses idées considérées comme responsables des pires excès de la Révolution française, sur le plan esthétique Voltaire sera également victime de l’évolution du goût littéraire, et ses imitateurs seront encore plus malmenés. Lors d’une reprise de Zara à Covent-Garden en 1805, on dit déjà qu’il s’agissait d’une pièce qu’on jouait rarement, d’autant plus que ceux qui sont capables d’admirer Shakespeare, ne peuvent pas s’abaisser jusqu’à applaudir les imitations boursouflées et extravagantes de Voltaire 162 . Cette disgrâce devait se généraliser au cours du dix-neuvième siècle avec l’essor du Romantisme. On pensa bientôt que c’était une perte de temps que de mentionner les copies misérables faites par les Hill, les Miller, et les Murphy 163 . Alors que la tragédie française avait pu se libérer de ses chaînes déplaisantes, les traductions de Corneille, de Racine, et de Voltaire étaient, disait-on, tombées dans l’oubli 164 . Quelques auteurs anglais continuèrent néanmoins à refléter l’influence de Voltaire. En 1798 le petit-fils de William Penn, John Penn, publia une version abrégée de Sémiramis 165 , et en 1821 Benjamin Frere devait à Voltaire certains aspects de l’intrigue de son Olympia 166 . En 1825 on joua à Covent-Garden Orestes in Argos de Peter Bayley, qui s’était ouvertement 158 LEPost, 14-17/ 12/ 1776 ; MChron, 16/ 12/ 1776. 159 SJChron, 14-17/ 12/ 1776 ; MPost, 23/ 12/ 1776 ; WMag, 4 (décembre 1776), p. 667- 668 ; CRev, 42 (1776), p. 476. 160 MRev, 56 (1777), p. 66 ; Baker, Biographica dramatica, t. 2, p. 333-334. 161 Voir Evans, « A Provisional bibliography of English editions and translations of Voltaire », p. 30-34. 162 Times, 22/ 04/ 1805, p. 2. Cf. Matthew Arnold, Merope. A Tragedy, Londres, Longman, 1858, p. xxix. 163 « French and English Tragedy », The New Monthly Magazine, 2 (1821), p. 391-392. 164 Times, 4/ 2/ 1862. 165 Critical, poetical, and dramatic works, Londres, Hatchard, 1798, 2 vol., t. 2, p. 407-480. Voir The New Annual Register for 1798, p. 308. 166 Londres, B. Frere, 1821. Voir Genest, Some account of the English stage from the Restoration in 1660 to 1830, t. 10, p. 236. 132 Christopher Todd inspiré d’un incident de l’Oreste de Voltaire 167 . Puis, il y avait de nouvelles traductions destinées à un public assez restreint, telles que The Orphan of China de Logan Loveit, publié à Edinbourg en 1810, Saul, a drama, publié sous le pseudonyme d’Oliver Martext of Arden 168 , et Zaire, a dramatic poem in five acts d’Albany Wallace, imprimé par l’auteur lui-même à Worthing en 1854. Cette tradition de publications à tirage limité continua au vingtième siècle. En 1910, le biographe de Ruskin, W. G. Collingwood publia une nouvelle version de L’Écossaise intitulée The Highland Girl 169 , et en 1927 le romancier Maurice Huet fit encore une version anglaise de Saul qui sera tirée à 250 exemplaires en 1959. Par ailleurs, en 1901, on sortira une nouvelle version revue et corrigée, tirée à mille exemplaires, de l’édition collective de 1761 170 . Au vingt-et-unième siècle et aux Etats-Unis, Frank J. Morlock a su profiter de l’Internet pour faire distribuer sous forme numérique ses multiples traductions de Voltaire 171 . On aurait du mal à imaginer de nos jours la reprise des œuvres de Voltaire sur la scène anglaise, mais il faut croire qu’il existe au moins encore des lecteurs anglophones susceptibles de les lire. 167 Londres, Thomas Dolby, 1825. Voir Genest, Some account of the English stage from the Restoration in 1660 to 1830, t. 9, p. 305-306. 168 Londres, J. Carlile, 1820. 169 Kendall, Titus Wilson, 1910. 170 Works of Voltaire, a contemporary version, Paris, E. R. Dumont, 1901. 171 Voir www.munseys.com et onlinebooks.library.upenn.edu. Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) La première réception tragique de Voltaire en Italie Laurence Macé Dans un article consacré à la réception italienne de Voltaire resté confidentiel, l’historien Salvatore Rotta écrivait en 1970 que « le chapitre le plus dense » de l’histoire de cette réception « était, naturellement, celui des traductions des œuvres théâtrales ». Et condamnant à juste titre la légèreté avec laquelle Theodore Besterman avait dressé la liste des traductions du théâtre de Voltaire, il rappelait que, pour les tragédies, « l’essentiel du travail avait déjà été fait par [Luigi] Ferrari », conservateur vénitien des années 1920 et auteur d’un remarquable répertoire de traductions du théâtre tragique français 1 . Ce bref état des lieux résume assez bien les deux modalités selon lesquelles a été tour à tour abordée la question de la réception des textes dramatiques de Voltaire dans l’Italie du dix-huitième siècle : d’un point de vue essentiellement qualitatif d’abord, fondé sur la compilation de témoignages unanimes et tardifs saluant en Voltaire, à l’instar de Pietro Verri, « le maître vivant du théâtre » 2 ; d’un point de vue quantitatif, ensuite, dans le cadre d’une équation un peu vite posée entre réception et fortune éditoriale des tragédies voltairiennes d’un côté et entre fortune éditoriale et adhésion aux idées du philosophe de l’autre. Pour sortir du registre de l’évidence, nous nous proposons de remonter aux sources de ce succès en interrogeant la première réception tragique de Voltaire. Il s’agira de comprendre comment, en une quinzaine d’années, de la première traduction d’Alzire (1737) à la parution de la première collection 1 Salvatore Rotta, « Voltaire in Italia. Note sulle traduzioni settecentesche delle opere voltairiane », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, 39 (1970), p. 387-444 (p. 409 pour la citation). Pour une approche bibliographique de la réception des tragédies de Voltaire en Italie, voir Theodore Besterman, « A provisional bibliography of Italian editions and translations of Voltaire », Studies on Voltaire and the eighteenth century, 18 (1961), p. 263-310, et surtout Luigi Ferrari, Le traduzioni italiane del teatro tragico francese nei secoli XVII-XVIII, Paris, Champion, 1925. 2 Le Café, 1764-1766, édition bilingue, présentée et annotée par Raymond Abbrugiati, Fontenay-aux-Roses, ENS Editions, 1997, p. 119. C’est par exemple l’approche de l’ouvrage désormais daté d’Eugène Bouvy, Voltaire et l’Italie, Paris, Hachette, 1898. 134 Laurence Macé de théâtre voltairien (1752), Voltaire s’impose comme le modèle du vers tragique français et pourquoi la tragédie voltairienne, qui connaîtra tout au long du siècle une évolution cohérente et autonome, se présente d’emblée comme un domaine à part au sein des œuvres du philosophe. En déplaçant l’analyse de la question du « combien » vers les questions du « comment » et du « pourquoi », notre but sera de mettre en lumière quelques spécificités jusqu’ici peu étudiées de la réception italienne de Voltaire : la géographie de la première réception tragique du poète ; le poids des représentations ; les fonctions et les enjeux de la traduction avant 1750. Une énigme géographique Pour tenter de cerner l’intérêt porté à partir des années 1730 à certains textes tragiques de Voltaire, il n’est pas inintéressant d’essayer de comprendre où il naît et dans quels milieux il se déploie. Il faut donc, pour commencer, partir d’un constat frappant : entre la seconde moitié des années 1730 et la fin des années 1740, le triangle formé par les trois villes de Modène, Bologne et Venise concentre à lui seul la quasi-totalité des traductions et représentations tragiques du Français. Première pointe du triangle, le duché de Modène, résidence de la famille d’Este, s’illustre tout au long du siècle dans le domaine de la traduction. Au fondement de cette tradition : l’héritage du marquis Orsi, célèbre pour la querelle qui l’avait opposé au père Bouhours mais qui avait beaucoup œuvré à la diffusion de la tragédie française 3 , et le poids d’une institution, le collège San Carlo qui, depuis la fin du dix-septième siècle, initiait les jeunes nobles de la ville aux plaisirs de la scène 4 . Le premier traducteur de Voltaire, le marquis Alfonso Vincenzo Fontanelli, est un ancien du collège jésuite. Diplomate, il avait eu l’occasion d’admirer, sur les scènes européennes, la supériorité des textes et du jeu tragique français et de retour à Modène, sa carrière terminée, il avait entrepris de traduire, aux côtés des textes de Corneille et Racine, les principales tragédies de Voltaire. On lui doit les traductions d’Alzire, Mahomet et Brutus publiées à Bologne en 1737, 1746 et 3 Sur le rôle de Giovan Gioseffo Orsi dans les débats relatifs à la tragédie au début du dix-huitième siècle, voir Simonetta Ingegno Guidi, « Per una storia del teatro francese in Italia : L. A. Muratori, G. G. Orsi e P. J. Martello », Rassegna della letteratura italiana, 78/ 1-2 (janvier-août 1974), p. 64-94, et Gerardo Guccini, « Per una storia del teatro dei dilettanti. La rinascita tragica italiana nel secolo XVIII », Il teatro italiano nel Settecento, éd. Gerardo Guccini, Bologne, Il Mulino, 1988, p. 177-203. 4 Sur le rôle du collegio de’ Nobili de Modène dans la réception des tragédies classiques françaises en Italie, voir Ingegno Guidi, « Per una storia del teatro francese in Italia ». La première réception tragique de Voltaire en Italie 135 1747 mais aussi celles de Mérope et de Rome sauvée - restées manuscrites - et deux traductions d’Olympie et de La Mort de César, aujourd’hui perdues. Comme le marquis Orsi avant lui, Fontanelli joua sans doute à Modène un rôle de catalyseur, agrégeant autour de lui des vocations qui contribuèrent à la diffusion des tragédies voltairiennes hors des frontières du duché. C’est ainsi un comédien serviteur du grand-duc, Antonio Vitalba dit Florindo, qui donne la première représentation publique d’Alzira à Venise en 1738 tandis qu’à la suite de Fontanelli, de nombreux modénais d’origine ou d’adoption, professeurs ou anciens du Collegio San Carlo, traduisent Voltaire tout au long du siècle. À la fin des années 1750 encore, Agostino Paradisi fréquentera l’« académie » de Fontanelli avant de mettre en scène sa Morte di Cesare, l’une des meilleures traductions voltairiennes du Settecento, sur la scène du séminaire de Reggio. Le second centre important pour la diffusion de la tragédie voltairienne dans l’Italie des années 1730-1740 est Bologne. Pôle alternatif à Rome au cœur de l’Italie septentrionale, Bologne est au dix-huitième siècle une ville à la population importante férue de spectacles en tous genres 5 . La passion pour le genre théâtral y trouve à s’exercer sur des scènes publiques, nombreuses et généralement spécialisées, comme dans le reste de la péninsule, dans les opere à machines spectaculaires ou le genre comique mais aussi sur les scènes privées d’une aristocratie passionnée de tragédies, un genre quasi absent des théâtres publics. Commanditaires, traducteurs et acteurs tragiques se recrutent parmi les grandes familles de la ville. Dans un contexte aussi favorable, Bologne se distingue particulièrement dans le domaine des éditions dramatiques où elle joue, dans ces premiers temps de la réception tragique de Voltaire, le rôle principal. L’activité du libraire Lelio Dalla Volpe, qui fait rentrer Voltaire dans sa collection d’Opere varie trasportate dal franzese e recitate in Bologna (Bologne 1724-1750) en 1737, est vue d’un bon œil par les autorités ecclésiastiques de la ville, soucieuses de soutenir l’industrie locale, et c’est avec l’imprimatur de l’archevêque de Bologne, le futur Benoît XIV, que la traduction d’Alzire par Fontanelli paraît en 1737. Venise constitue enfin le troisième pôle du triangle dessiné plus haut. La force de la Sérénissime est double. Elle tient d’une part au nombre et à la vitalité exceptionnelle de ses scènes publiques, même si là plus qu’ailleurs, le genre tragique se heurte à la concurrence des autres formes de spectacles. En 1749, Gasparo Gozzi justifie les modifications qu’il fait subir au texte de Zaïre par l’accueil mitigé réservé à la pièce originale « dans toutes les représentations » et il faut attendre la voltairomanie des années 1770 pour 5 Bologne comptait environ 65000 habitants en 1718. Sur les théâtres publics de Bologne, voir Corrado Ricci, I teatri di Bologna nei secoli XVII e XVIII, Bologne, Monti, 1888. 136 Laurence Macé voir les tragédies voltairiennes représentées plus massivement sur les scènes publiques vénitiennes. Dans les années 1730, la force de Venise tient d’autre part à sa position médiane dans le débat poétique qui continue d’opposer Anciens et Modernes, débat dont la première réception voltairienne est encore l’otage : des Vénitiens comme Antonio Conti s’y démarquent à la fois des initiatives de la noblesse bolonaise, perçues comme trop « modernes », et des anathèmes lancés par les « Anciens » de la Terre-Ferme, comme Scipione Maffei. Enfin, à la différence de Modène et de Bologne, Venise perçoit d’entrée les tragédies voltairiennes comme des textes « à lire » et non à représenter. Dès le début des années 1730, les périodiques vénitiens signalent régulièrement les éditions « françaises », préparant la fortune éditoriale des grandes collections théâtrales de la fin du siècle. Une sensibilité particulière, des institutions « modernes » Pour qui connaît l’histoire des relations franco-italiennes entre la fin du dixseptième et le début du dix-huitième siècle, la concentration dans le Nord- Est de la péninsule des premières traductions et représentations de Voltaire a de quoi surprendre. Comment comprendre en effet que les tragédies voltairiennes emportent curieusement l’adhésion à la fin des années 1730, là même où s’était cristallisée la résistance au modèle français quelques décennies plus tôt ? Deux raisons majeures, liées à la sensibilité esthético-religieuse de l’Italie septentrionale et à l’organisation poético-institutionnelle de cette même région, expliquent la réception rapide par les élites locales d’une partie à vrai dire très limitée du corpus tragique voltairien, Alzire et Zaïre essentiellement. Le particularisme esthético-religieux de Bologne et de sa région, marqué depuis le seizième siècle au sceau de la sensibilité oratorienne, facilita sans doute grandement la rencontre entre les tragédies sentimentales de Voltaire et le public cultivé du Nord-Est de la péninsule 6 . L’examen des premières traductions tragiques de Voltaire démontre en effet de nombreux points de contact possibles entre les textes voltairiens et l’horizon d’attente du public formé dans cette sensibilité, qui réservait une part importante à des qualités comme la modestie et l’« humanité », la sincérité et l’imagination. Ainsi, la tentative de moralisation de la tragédie d’amour à la française engagée par Voltaire ne pouvait que rencontrer l’adhésion des lecteurs de l’aire lombardo-émilienne dans laquelle, dès le dernier quart du dix-septième siècle, le milanais Lemene avait délaissé les amours des dieux pour les chastes 6 Sur le poids de la sensibilité oratorienne sur l’esthétique septentrionale, voir Maria Grazia Accorsi, Pastori e teatro. Poesia e critica in Arcadia, Modène, Mucchi, 1999. La première réception tragique de Voltaire en Italie 137 aventures des patriarches juifs. Rapidement, les poètes bolonais lui avaient emboîté le pas, privilégiant l’approche psychologique et sentimentale du genre pastoral où les vertus chrétiennes de simplicité et d’innocence l’emportaient sur la mise en scène de la jalousie et des trahisons 7 . De fait, Alzire et Zaïre, deux héroïnes chastes, deux modèles de tendresse non équivoque, suscitent presque exclusivement l’intérêt des lecteurs septentrionaux jusqu’au début des années 1750. Dans l’« humanité » d’Alvarez ou les pleurs de Zamore, ceux-ci retrouvaient des valeurs familières, conformes à ce qui, depuis les mélodrames de Lemene, relevait de leur propre sensibilité, à savoir une psychologie modeste et « une moralité accessible » fondée sur « la liberté, la sincérité, la simplicité et la paix, où l’héroïsme se transfér[ait] au quotidien, au cœur, à l’amour et pour beaucoup aussi à la foi » 8 . Une vertu particulièrement goûtée dans le Nord-Est de l’Italie, la « simplicité », caractérisait en outre Alzire et Zaïre dans lesquelles l’intérêt pour le traitement raffiné des sentiments l’emportait de loin sur celui de l’intrigue. Formé à la lecture de Fontenelle, le public féminin appréciait tout particulièrement ces trames simples fondées, comme celle de la Dafni (1696) d’Eustachio Manfredi, sur un amour fidèle et délicat, dénué de toute affectation 9 . Sur un plan thématique, enfin, Alzire et Zaïre apparaissaient conformes à certains thèmes traditionnellement abordés dans les académies bolonaises comme celui de la « trahison formelle » dont les tragédies voltairiennes proposaient d’intéressantes variations 10 . On peut donc penser avec quelque fondement que la sensibilité propre à l’aire septentrionale contribua largement à la réception d’Alzire puis de Zaïre à partir de 1737. Mais cette sensibilité n’aurait pu cristalliser si elle était restée diffuse. Le succès rencontré par les tragédies sentimentales voltairiennes à partir de la fin des années 1730 s’explique également par le fait que des structures institutionnelles - les colonies arcadiennes - et un corpus de positions théoriques - les convictions poétiques de leurs membres - permirent aux hommes séduits par le nouveau modèle tragique voltairien de trouver la légitimation nécessaire à leurs initiatives alors même que ce modèle devait encore faire face à de puissantes résistances. Il faut rappeler en effet que, malgré la notoriété qu’il avait donnée à son jeune auteur, Œdipe, par exemple, n’avait 7 Ibid., p. 21. 8 Ibid., p. 94. 9 Ibid., p. 135-137 et, pour l’influence du Traité sur la nature de l’églogue de Fontenelle sur la pastorale septentrionale italienne, p. 130-131. L’étude de la fortune italienne de Fontenelle n’a plus fait l’objet de travaux depuis Gabriel Maugain, « Fontenelle et l’Italie », Revue de littérature comparée, 3 (1923), p. 541-603 et serait à reprendre. 10 Accorsi, Pastori e teatro, p. 134-135. 138 Laurence Macé pas été traduit en Italie. Dans ce contexte, la Colonia Renia bolonaise, l’un des plus puissants satellites de l’Arcadie crescimbenienne, apparaît comme la pointe avancée du camp moderne, gagnée aux propositions d’Alzire et de Zaïre 11 . En ouverture de l’édition séparée d’Alzira publiée à Bologne par Lelio Dalla Volpe, une série de sonnets dédiée aux nobles acteurs de la tragédie atteste l’ancrage des premières traductions tragiques de Voltaire dans la sociabilité de la Colonia Renia 12 . Dès la fin des années 1730 et dans un champ poétique encore très conflictuel, les options poétiques de Voltaire et celles de l’Arcadie crescimbenienne apparaissent manifestement compatibles et à Bologne comme à Modène, c’est vers le « moderne » Voltaire que l’on se tourne pour résoudre l’une des questions cruciales pour la réforme de la littérature italienne, celle du langage tragique. Traduire Voltaire, c’est alors s’opposer au parti des Anciens pourfendeur de la « modernité » voltairienne et contre l’idée d’une tragédie « à lire » qui ne s’imposera que dans un second temps, faire le choix d’un théâtre « joué » susceptible de faire renaître, de la scène d’abord, une langue italienne tragique. Représenter Voltaire La seconde piste, presque inexplorée, sur laquelle la première réception tragique ouvre des perspectives concerne en effet les représentations des tragédies voltairiennes. Comme l’indiquait déjà Salvatore Rotta, on s’est peu posé la question de savoir où, quand, par qui et dans quelles conditions, les textes tragiques de Voltaire furent représentés en Italie au dix-huitième siècle 13 . Or si lacunaires que soient les témoignages dont on dispose, leur examen conduit à constater, jusqu’au milieu des années 1740, l’antériorité systématique de la représentation sur la première traduction imprimée. Dans l’aire septentrionale, c’est pour représenter une pièce sur la scène qu’on traduit le texte en italien avant que, dans un second temps, le rapport ne s’inverse et que, dans la seconde moitié du siècle, les tragédies de Voltaire ne deviennent des succès de librairie, éditées et rééditées sans interruption sous forme de monumentales collections jusqu’au début du dix-neuvième siècle. 11 Sur la prosopographie et la production de la colonie arcadienne de Bologne, on renvoie à La Colonia Renia. Profilo documentario e critico dell’Arcadia bolognese. Vol. I. Documenti bio-bibliografici. Vol. II. Momenti e problemi, éd. Mario Saccenti, Modène, Mucchi, 1988. 12 Alzira tragedia del Signor di Voltaire, Bologne, Lelio Dalla Volpe, 1737, p. 7-10. 13 Rotta, « Voltaire in Italia », p. 420. La première réception tragique de Voltaire en Italie 139 Tragédie Création sur la scène parisienne 1 ère représentation italienne connue 1 ère traduction italienne imprimée Alzire 27 janvier 1736 1737 1737 Zaïre 13 août 1732 1738 1743 Brutus 11 décembre 1730 1738 1747 Mahomet 9 août 1742 1754 1746 Mérope 20 février 1743 1773 1744 Mariamne 1724 puis avril 1725 Pas de représentation connue 1751 La Mort de César 29 août 1743 1760 1752 Sémiramis 29 août 1748 1754 1752 Rome sauvée 24 février 1752 1753 1771 Le tableau ci-dessus compare la date de la création parisienne des principales tragédies de Voltaire à celles de leur première représentation italienne connue et de leur première traduction imprimée. L’analyse de ce tableau met d’abord en lumière le phénomène Alzire, traduite, représentée et imprimée dans sa première version italienne un an à peine après la création de la pièce à Paris. La rapidité de ce succès, sans commune mesure avec celui que rencontreront les autres textes tragiques, est directement à l’origine de celui de Zaïre, perçue comme proche car centrée comme elle sur le sort funeste d’une héroïne tendre et malheureuse. Pendant sept longues années, jusqu’à la traduction de Mérope par Antonio Conti en 1744, ces deux tragédies sentimentales résumeront à elles seules toute l’œuvre tragique de Voltaire. Alors qu’Œdipe et les autres tragédies voltairiennes enregistrent une fortune quasi nulle, Alzire et Zaïre servent en quelque sorte de cheval de Troie aux autres textes tragiques qui, dans le sillage de leur succès, pénètrent beaucoup plus tardivement la forteresse poétique italienne. Le sort réservé à Mérope et à Œdipe, toutes deux représentées par des troupes françaises dans les années 1750 mais peu - voire pas - attestées en italien sur les scènes de la péninsule, conduit à s’interroger également sur les absences de ce tableau, particulièrement significatives si on les compare à la fortune d’Alzire et de Zaïre. Même ouverts au modèle français, il apparaît évident que les Italiens ne reçoivent pas indifféremment toute la production tragique de Voltaire mais opèrent des choix, sur la base des critères esthétiques et idéologiques qu’on a commencé à dégager. Ces choix sont d’autant plus difficiles à mettre en lumière qu’ils ont été occultés par les grandes collections théâtrales de la fin du dix-huitième siècle où les considérations 140 Laurence Macé éditoriales - fournir l’édition la plus complète - et commerciales - faire plus original ou plus fidèle que le libraire rival - l’ont emporté sur les critères esthétiques de la première réception obsédée en revanche par l’idée de la « représentabilité » des textes. Témoin la mention fréquente dans les titres des premières traductions de la destination scénique des textes, « à représenter » sur telle ou telle scène de la péninsule ou « adapt[és] à l’usage des scènes italiennes » comme la collection florentine du jésuite Ambrogi 14 . Dans la situation de quasi-monopole réservé par les scènes publiques à la comédie et aux opere, c’est alors essentiellement sur les scènes privées que l’on monte les tragédies voltairiennes. De fait, l’absence d’une tradition tragique autochtone, la méfiance des auteurs à l’encontre du monde du théâtre professionnel et la médiocrité attestée des acteurs peu habitués au jeu tragique faisaient qu’il était pratiquement impossible de représenter une tragédie sur une scène publique. La porosité observée entre scène privée et scène publique confirme plus qu’elle n’infirme ce constat. Certes, des va-et-vient sont repérables d’un type de scène à l’autre et il n’existe pas de solution de continuité radicale entre scène aristocratique et scène publique comme le montre l’Alzira, représentée par la compagnie bolonaise du marquis Ercolani avant d’être reprise sur la scène du théâtre San Samuele de Venise au carnaval 1738. On peut se demander toutefois si cette porosité n’est pas plus apparente que réelle, la scène publique apparaissant encore en matière tragique, à la fin des années 1730, comme une simple extension de la scène privée. Ainsi, Alzire, Zaïre et Brutus sont bien représentées sur la scène du théâtre Malvezzi en juin 1738 mais à l’initiative de « la noblesse de Bologne », comme le rapporte le Mercure de France 15 . Exclue ou presque des scènes publiques, la tragédie voltairienne se développe en fait surtout sur les scènes de société selon les modalités propres à ce type de théâtre. Ainsi, à l’automne 1737, c’est dans le cadre de la villa, lieu naturel de l’activité théâtrale privée, que l’on enregistre la première représentation d’Alzire à la Crocetta, propriété bolonaise des marquis Ercolani. Sur le modèle des scènes princières, c’est « hors les murs », loin de l’agitation de la ville, que les amateurs de théâtre s’adonnent à leur activité préférée 16 . La villa « suburbaine », située au frais, dans les collines, est ainsi le cadre privilégié du théâtre de société bolonais. À La Crocetta en 1737, tous les acteurs sont des 14 Le Tragedie del signore di Voltaire adattate all’uso del teatro italiano, Florence, Stamperia Imperiale, 1752. 15 Mercure de France, juillet 1738, p. 1624-1625. 16 Sur la tradition ancienne du teatro in villa reprise par l’aristocratie bolonaise dans les dernières années du dix-septième siècle mais qui connaîtra ses plus beaux jours avec Francesco Albergati-Capacelli dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, voir Marina Calore, « Il teatro in villa nel Settecento : splendore e crisi dell’aristocrazia bolognese », Strenna storica bolognese, 34 (1984), p. 71-95. La première réception tragique de Voltaire en Italie 141 aristocrates ou des abbés qui trompent l’ennui d’un été étouffant en préparant pour l’automne une tragédie voltairienne. C’est dans ce modèle hérité de son père Lodovico que s’inscrira d’abord Francesco Albergati-Capacelli, traducteur et correspondant de Voltaire, avant d’organiser, à partir de la fin des années 1750, une véritable saison théâtrale dans sa villa de Zola Predosa. Les tragédies de Voltaire figureront au répertoire 17 . Cette pratique aristocratique trouvait son origine dans le théâtre d’éducation. À Modène, à Bologne ou à Parme, on attrapait très jeune la passion du théâtre. De la fin du dix-septième siècle à la fin du dix-huitième siècle, les collèges jésuites encadraient en effet l’éducation des jeunes aristocrates et il est assez surprenant de constater que la réception tragique de Voltaire s’inscrive, en Italie, dans de véritables dynasties de dilettantes qui se transmettent, de génération en génération, la passion de la tragédie voltairienne. Sans solution de continuité, Francesco Albergati-Capacelli reprend ainsi l’activité de son père Lodovico tandis que le marquis Aldovrandi, époux de Lucrezia Fontanelli, la fille d’Alfonso Vincenzo, monte en 1763 dans sa villa de Calmadoli l’Alzira que son ami Ercolani avait fait représenter à La Crocetta vingt-six ans plus tôt 18 . On peut s’interroger sur les motivations de ces nobles amateurs. Pour l’aristocratie bolonaise, incarner tel ou tel héros de Voltaire était d’abord un divertissement digne, conforme à son statut. Mais cette pratique s’inscrivait aussi dans une réalité sociologique et idéologique particulière, celle d’une aristocratie locale qui, à l’opposé d’autres options comme celle du poète Gravina par exemple, avait depuis les dernières années du dix-septième siècle fait le choix d’un théâtre profane reflétant, comme en France, les « sentiments et les mœurs » de la société bolonaise 19 . Dans une Italie septentrionale conquise de longue date par le modèle racinien, les nobles compagnies, à commencer par les dames, s’identifièrent facilement aux tendres héroïnes de Voltaire, ce qui explique sans doute en partie le succès d’Alzire et de Zaïre. Le poète Giampiero Zanotti témoigne de cette identification entre la comtesse Marianne Ercolani et son personnage quand il demande, dans l’un des sonnets qui ouvrent l’Alzira bolonaise de 1737 : « Qui pourra ne pas languir Marianne, alpestre et fière / Âme, lorsque tu feins la douleur, / Et ne pas verser par ses yeux son cœur / Tant ta peine paraît à autrui vive, et 17 Sur Francesco Albergati-Capacelli, voir Enrico Mattioda, Dilettante per mestiere. Francesco Albergati-Capacelli comediografo, Bologne, Il Mulino, 1993. 18 Cité dans Uomini di teatro nel Settecento in Emilia e Romagna. Il teatro della cultura. I. prospettive biografiche, éd. E. Casini-Ropa, M. Calore, G. Guccini et C. Valenti, Modène, Mucchi, 1986, p. 43-45. 19 Sur cette fonction de miroir, voir ibid., p. 106, et Accorsi, Pastori e teatro, p. 138. 142 Laurence Macé véritable ? » 20 . Formés dans l’idée que « seules les vertus chrétiennes étaient les vraies vertus héroïques » 21 , leurs époux n’éprouvaient quant à eux aucune difficulté à trouver leur place dans des tragédies centrées autour du thème de la conversion, une thématique chère à la pastorale septentrionale dans laquelle le pasteur, héros chrétien, apparaissait comme l’emblème de l’homme nouveau opposé à la férocité païenne du héros romain 22 . « Je deviens pour toi un autre homme que celui que je suis / Et né une seconde fois pour toi, pour toi j’ai le droit / D’espérer en Dieu pitié et pardon », écrit par exemple le florentin Caldari pour saluer l’interprétation par Fontanelli du rôle de Zamore 23 . On aurait donc tort d’interroger la « saison bolonaise » en termes exclusivement mondains. Elle témoigne en effet plus profondément de l’adhésion des milieux intellectuels bolonais à une conception résolument moderne des rapports entre littérature et société et trente ans après, le conflit poétique qui avait opposé Anciens et Modernes en 1711, atteste la victoire du parti crescimbenien au Nord-Est de l’Italie. Mieux que tout autre corpus, les tragédies sentimentales de Voltaire tombèrent à point nommé pour incarner cette victoire sur les scènes privées, au prix de quelques adaptations cependant : le choix de la prose au détriment du vers, la réduction d’un certain nombre de scènes ou de personnages et plus généralement de tout ce qui pouvait distraire les spectateurs, susciter l’appréhension des acteurs amateurs ou brouiller le message porté par la fin édifiante d’Alzire, tragédie « sacrée et chrétienne » 24 . Traduire Voltaire Dans ce contexte, ce n’est donc ni au prisme de la fidélité, ni à celui de la réussite esthétique - deux domaines dans lesquels elles n’excellèrent pas 20 Alzira tragedia del Signor di Voltaire, Bologne, Lelio dalla Volpe, 1737, p. 8 [« Qual porìa, Marianne, alpestra, e fera / Alma, intanto, che tu fingi dolore, / Non languir, non persar per gl’occhi il core / Così tua pena altrui par viva, e vera ? »]. 21 Cité par Accorsi, Pastori e teatro, p. 96 [« Le sole virtù cristiane […] sono le vere virtù eroiche »]. 22 Sur le thème de la conversion dans la pastorale arcadienne septentrionale, voir Accorsi, Pastori e teatro, p. 41. 23 Alzira tragedia del Signor di Voltaire, Bologne, Lelio dalla Volpe, 1737, p. 10 [« Per te divengo altr’uom da quel, ch’io sono, / E rinato per te, per te mi lici / Sperar in Dio pietà non che perdono »]. 24 Alzira tragedia di Monsieur di Voltaire, p. 5 [« Quello, che potrebbe sembrare altrui strano si è, che uomo del mio carattere faccia tale dedicazione, ma io a qualunque risponderà, che questo nel caso presente ben può convenirmi, essendo questa tragedia, come ella è, sacra e cristiana […] »]. C’est nous qui soulignons en italique. La première réception tragique de Voltaire en Italie 143 particulièrement, comme l’ont cruellement souligné Bouvy et Ferrari - qu’il paraît opportun d’interroger les premières traductions voltairiennes parues dans la péninsule. D’autres fonctions apparaissent dévolues à l’exercice qui, au-delà des nécessités des scènes privées, expliquent plus largement la réception de la tragédie voltairienne tout au long du siècle. La première relève de l’émulation. En l’absence d’une tradition tragique italienne, cette émulation s’ancre dans un sentiment d’admiration pour la personne et/ ou pour le texte de Voltaire. Dans l’avant-propos de sa Merope francese, Antonio Conti déclare ainsi l’admiration qu’il porte à « Monsieur de Voltaire » tandis que la préface placée par Lorenzo Guazzesi en tête de sa traduction de « la belle Alzire » salue le génie du « plus vif et du plus brillant esprit qu’ait de nos jours la France » 25 . Parfois, l’enthousiasme apparaît plus technique, lié au choix du sujet ou à la solution proposée par Voltaire pour résoudre tel ou tel problème théorique. Ainsi, le jeune Zanobetti salue-t-il dans Brutus la manière magistrale dont Voltaire a abordé le thème patriotique de « la liberté » et il reproche vivement aux Français d’avoir boudé la pièce, « œuvre sublime de l’illustre poète » 26 . L’auteur de la première collection voltairienne tragique en italien, le jésuite Ambrogi, qui destine sans doute ses versions à un public de collégiens, apprécie quant à lui La Mort de César, « très belle composition », estimable selon lui « parce que faite par l’auteur sans y introduire aucun personnage féminin » 27 . Mais l’émulation n’a pas Voltaire comme seul objet. Entreprendre de traduire une tragédie du Français, c’est en effet, dans ces années 1730-1740, se mesurer à des traductions antérieures qui ont parfois laissé une empreinte profonde dans le tissu intellectuel local. Dans l’Alzira de Fontanelli, par exemple, on croise ainsi les encombrants fantômes de Martello ou du marquis Orsi qui, dans des rôles différents, s’étaient employés à faire renaître le genre tragique au début du dix-huitième siècle, à Modène et Bologne précisément. L’émulation se fait aussi parfois polémique quand, trente ans après la Merope de Maffei, Antonio Conti ose reprendre le sujet grec en proposant une version en vers de la Merope francese. Plus largement, c’est de manière sérielle qu’il convient d’interroger ces textes comme le montre l’exemple de Zaïre dont on enregistre au moins six traductions en huit ans (1743-1751) 28 . En outre, les traductions voltairiennes s’insèrent dans la plus 25 « Il traduttore a chi legge », La Merope francese del Signor di Voltaire, Venise, Simone Occhi, 1744, p. 4, et Alzira tragedia del signor di Voltaire, Arezzo, Bellotti, 1751, p. x. 26 « Alla nobile donna Elena Zorzi Titi il traduttore » et « Al lettore », Bruto tragedia di Mr de Voltaire, Livourne, Antonio Santini, 1751, p. v et x. 27 « All’Illustriss. Sig. Cavaliere Giovanni Giraldi A. M. A. », Le tragedie del signor di Voltaire adattate all’uso, Florence, Stamperia Imperiale, 1752, t. 1, p. xix-xx. 28 Ferrari, Le traduzioni italiane del teatro tragico francese nei secoli XVII-XVIII, p. 264- 269. 144 Laurence Macé vaste série des traductions du théâtre classique français qui éclaire souvent, là aussi, le choix des traducteurs. L’insertion de l’Alzira de Lorenzo Guazzesi dans la série formée par l’Iphigénie de Racine et l’Électre de Crébillon met ainsi en lumière son goût prononcé pour le théâtre moderne, son intérêt pour le style naturel et une prédilection pour les héroïnes tendres et malheureuses très représentative de la réception des premières tragédies voltairiennes 29 . D’autres rapprochements permettent d’éclairer les motivations de certains traducteurs comme Francesco Magnocavalli qui traduit tour à tour Zaïre et Polyeucte, deux « tragédies chrétiennes » 30 . Émulation ne signifie cependant pas imitation et s’ils sont tous des admirateurs plus ou moins fervents du modèle tragique français, la plupart des traducteurs, quand ils nous éclairent sur leurs intentions, présentent leur traduction comme une adaptation du texte au « goût de [la] langue italienne », au « génie » de celle-ci 31 . Les traducteurs se mesurent donc à l’auteur et au modèle français mais l’idée que la langue de traduction doit l’emporter sur la langue du texte traduit s’affirme assez tôt dans les éditions italiennes des tragédies de Voltaire 32 . De fait, la seconde fonction affectée à la traduction voltairienne semble être de servir de banc d’essai pour un nouveau langage tragique. En prose comme en vers, les traductions des années 1730-1740 peuvent en effet être lues comme autant d’expérimentations visant à la formulation d’une langue capable de ramener sur la scène italienne un genre tragique condamné jusque-là à l’espace de l’imprimé. Le caractère inachevé et/ ou inédit d’un certain nombre de traductions voltairiennes, en prose comme en vers, souligne cette fonction expérimentale. D’Alfonso Vincenzo Fontanelli, le premier traducteur de Voltaire, on conserve ainsi une traduction manuscrite de Rome sauvée et une Merope en vers martelliens, inachevée 33 . Le projet 29 « Prefazione », Alzira tragedia del signor di Voltaire, Arezzo, Michele Bellotti, 1751, p. ix. Pour un témoignage de la prégnance du modèle de tendresse racinien dans le milieu bolonais, voir par exemple la lettre du marquis Orsi à Muratori dans laquelle, en 1698, Orsi recommande vivement Bajazet, citée par Ingegno Guidi, « Per una storia del teatro francese in Italia », p. 66. 30 Sur Francesco Magnocavalli, voir Francesca Fedi, Un programma per Melpomene. Il concorso parmigiano di poesia drammatica e la scrittura tragica in Italia (1770-1786), Milan, Unicopli, 2007, p. 41-70. 31 « Il traduttore [A. Conti] a chi legge », La Merope francese, Venise, Simone Occhi, 1744. 32 Sur les théories de la traduction au dix-huitième siècle entre France et Italie, voir Augusta Brettoni, « Idee settecentesche sulla traduzione : Cesarotti, i Francesi e altri », A gara con l’autore. Aspetti della traduzione nel Settecento, éd. Arnaldo Bruni et Roberta Turchi, Rome, Bulzoni, 2004, p. 17-51. 33 Modène, Biblioteca Estense, Roma salvata o Catilina, tragedia di Voltaire tradotta, α G. 6.17 ; Merope tragedia di Voltaire, mss. autographe - K. I.18, cités dans Uomini di teatro, t. 1, p. 107. La première réception tragique de Voltaire en Italie 145 du jésuite Ambrogi, qui publie l’intégralité de ses traductions dans ce qui constitue la première grande collection de théâtre voltairien, Le Tragedie del Signore di Voltaire adattate all’uso del teatro italiano (Florence, Stamperia Imperiale, 1752) relève lui aussi de l’expérimentation : « étudier de quelque façon un langage étranger », « en pénétrer la force » puis « tent[er] pour [s]on usage personnel de rendre en italien la force même qu’il [lui] avait semblé percevoir dans le français » 34 . Pareille fonction invite à relire d’un œil nouveau les ajouts et autres modifications apportés par leurs premiers traducteurs aux tragédies de Voltaire, interprétés généralement jusqu’ici comme des « libertés » prises avec le texte. Parfois imposés par des contraintes scéniques, ces passages apparaissent aussi comme autant de lieux privilégiés où le traducteur, s’affranchissant du texte voltairien, s’essaie au langage tragique. Témoin la scène 8 de l’acte V ajoutée de toutes pièces dans le Bruto de Zanobetti 35 ou les modifications mineures, fréquentes et significatives par leur nombre, qui remodèlent souvent profondément la physionomie des pièces. Cette clé de lecture expérimentale permet également de reprendre à nouveaux frais la question du choix de la prose qui caractérise très nettement la première réception italienne des tragédies de Voltaire. Contre l’avis qu’avait exprimé Scipione Maffei au début du siècle, les toutes premières traductions voltairiennes optent en effet pour un prosaïsme radical où la traduction littérale du texte décalque l’ordre de la phrase française 36 . « Gli Dei stessi adorati in quest’orido clima non ottengono voti se non sono tinti di sangue », déclare par exemple Gusman dans l’Alzira (I, 1) de Fontanelli 37 . Ce n’est que dans un second temps qu’un autre modèle s’affirme peu à peu, qui s’appuie sur le choix du vers libre (verso sciolto ou endecasillabo sciolto), relativement souple sur le plan métrique, pour rompre avec la « servitude inutile » d’une « stricte fidélité » et rendre la force et l’« énergie » des vers frappés de Voltaire 38 . 34 «All’illustriss. Sig. cavaliere Giovanni Giraldi», Le tragedie del Signore di Voltaire, p. iv. 35 Voir Ferrari, Le traduzioni italiane del teatro tragico francese nei secoli XVII-XVIII, p. 62. 36 Sur la question très controversée de l’ordre de la phrase, constitutive de l’identité de la langue italienne depuis la querelle Orsi-Bouhours, voir Tina Mattarese, Storia della lingua italiana. Il Settecento, Bologne, Il Mulino, 1993, p. 119-121. 37 Il s’agit d’une traduction littérale parfaite du texte voltairien : « Les dieux même adorés dans ces climats affreux / S’ils ne sont teints de sang n’obtiennent point de vœux ». 38 Voir par exemple la préface de Lorenzo Guazzesi, Alzira tragedia del Signor di Voltaire, Arezzo, Michele Belotti, 1751, p. xv. 146 Laurence Macé La longue préface du jésuite Ambrogi, l’un des derniers à faire le choix de la prose, illustre les hésitations des premiers traducteurs tragiques de Voltaire devant les avantages et les inconvénients des deux options 39 . Ambrogi y explique en effet comment il avait initialement exclu ce choix. Celui du vers avait semblé s’imposer d’abord avec d’autant plus d’évidence que la contrainte de la rime n’existait pas en italien, que beaucoup d’auteurs anglais, italiens ou français célèbres avaient choisi le vers et que, depuis le second tiers du dix-septième siècle, la prose avait joué un triste rôle dans la « décadence du bon goût de notre scène ». Autant de bonnes raisons auraient dû porter Ambrogi à adopter le vers libre (verso sciolto). Or c’est par la nécessité de trouver une langue tragique adaptée à la représentation que le jésuite justifie son recours à la prose, « plus commode pour la récitation ». Si le vers a « une grâce particulière qui enchante qui l’écoute », l’expérience montrait en effet qu’il était difficile pour un acteur de « jouer en vers », deux écueils guettant la récitation : l’affectation - liée au retour uniforme de l’accent sur la quatrième, la sixième ou la huitième syllabe - et le « chant ». Le vers français offrait la pire illustration de ce phénomène, très généralement dénoncé par les spectateurs qui, au dix-huitième siècle, avaient l’occasion d’assister en Italie au spectacle d’une troupe française 40 . Mais la longue dissertation du jésuite Ambrogi montre en fait que, derrière le choix de la prose ou du vers, deux positionnements esthétiques s’affrontaient. D’un côté, les partisans d’une récitation « naturelle » et « sans affectation », représentés dans notre corpus par Fontanelli et Ambrogi. Opposée à la leçon de Maffei, leur démarche s’inscrivait dans le sillage des recherches initiées par Iacopo Martello pour la recherche d’un instrument métrique adéquat, comme le montre la traduction par Fontanelli de Mérope en vers martelliens évoquée plus haut 41 . À l’instar de Martello, les tout premiers traducteurs de Voltaire tendent en effet à privilégier le contenu sur 39 Toutes les citations qui suivent sont tirées du texte sans titre dédié « All’illustrissimo Sig. Cavaliere Giovanni Giraldi » qui ouvre Le Tragedie del Signore di Voltaire, p. iii-xxiii. 40 Tout au long du siècle, les Italiens semblent considérer les acteurs français détestables dans le domaine de la tragédie, comme en témoigne la lettre que Ferdinando Galiani écrit à Mme d’Epinay le 8 février 1777, après avoir assisté aux représentations d’une troupe française à Naples (Correspondance, éd. D. Maggetti et G. Dulac, Paris, Desjonquères, 1992-1997, 5 vol., t. 5, p. 137), ou encore l’insuccès de la troupe recrutée par Casanova pour le théâtre San Angelo de Venise en 1780 (voir Nicola Mangini, « Sul teatro tragico francese in Italia nel secolo XVIII », Convivium, 32, 1964, p. 347-364, et I teatri di Venezia, Milan, Mursia, 1974, p. 137). 41 Sur le modèle de l’alexandrin français, Martello avait inventé le doppio settenario aussi appelé vers martellien. La première réception tragique de Voltaire en Italie 147 l’expression et à réduire le vers à la prose 42 . La « simplicité » et le « naturel », deux critères mis en avant par Voltaire dans sa lettre à Falkener, sont pour eux les vertus principales d’une traduction. Ambrogi déclare ainsi « avoir tenté de rendre les sentiments naturels et très beaux de Zaïre en toute simplicité et sans [s]e préoccuper aucunement de les embellir d’un charme étudié qui lui serait extrinsèque » 43 . Mais dans le camp adverse, une autre conception de la traduction s’affirme peu à peu, qui privilégie au naturel la « force des images ». Les tenants de cette position considèrent que le vers libre de la Merope de Maffei, l’endecasillabo sciolto, qui satisfait l’exigence de naturel, est la seule voie possible pour réformer le langage tragique 44 . Pour ceux-là comme pour Maffei avant eux, c’est donc pure et simple hérésie que de vouloir réduire le langage poétique à son seul contenu. Dissoudre la forme du vers, c’est perdre la force d’une maxime comme celle de Mahomet sur laquelle Lorenzo Guazzesi, partisan déclaré du vers, clôt la préface de son Alzira : « Les mortels sont égaux ; ce n’est point la naissance / C’est la seule vertu qui fait la différence ». Pour Guazzesi dont la préface s’oppose terme à terme à celle du jésuite Ambrogi, il s’agit de préserver à tout prix dans la structure d’un vers la leçon philosophique de « l’incomparable Monsieur de Voltaire » 45 , quitte à destiner le genre tragique à un public choisi, seul à même de goûter ce théâtre à lire. Au tournant des années 1750, le dialogue de Guazzesi et d’Ambrogi referme manifestement une première phase de la réception tragique de Voltaire en Italie. Après cette date, le choix du vers s’impose définitivement. Conclusion L’étude des premières traductions et représentations des tragédies voltairiennes est donc riche d’enseignements. Contrairement aux schémas idéologiques hérités de la fin du dix-neuvième siècle, elle témoigne d’abord de ce que la réception des premiers textes tragiques de Voltaire advint paradoxalement dans les États de l’Église ou plus largement dans cette Italie septentrionale que la poétique crescimbenienne et la passion pour la scène avaient préparée à recevoir Alzire et Zaïre. Elle montre également que si les tragédies voltairiennes retinrent alors l’attention, c’est moins par adhésion 42 Accorsi, Pastori e teatro, p. 279-282. 43 « All’Illustriss. Sig. Cavaliere Giovanni Giraldi », Le Tragedie del Signore di Voltaire, t. 1, p. xxiii [« […] ho tentato di voltare con ischietta semplicità, e senza appunto affannarmi a volergli far più belli di una vaghezza tutta studiata, ed estrinseca i naturali, e bellissimi affetti »]. 44 Accorsi, Pastori e teatro, p. 262. 45 Alzira tragedia del Signor di Voltaire, p. xv. 148 Laurence Macé aux idées du philosophe que parce qu’elles permettaient à ceux qui s’y frottaient d’articuler des réponses expérimentales à un certain nombre de questions théoriques ou pratiques qui obsédaient les Italiens du temps : la représentabilité de la tragédie, le problème du choix des modèles, la recherche d’une langue pour la tragédie italienne. Alors que l’augmentation exponentielle du nombre des traductions sur la période 1737-1752 aurait pu laisser penser que la réception des tragédies était advenue sans heurts, de manière linéaire et consensuelle, l’analyse de ces textes montre enfin qu’ils s’inscrivirent au cœur de vifs débats hérités du conflit entre Anciens et Modernes opposant sectateurs de la prose et tenants du vers, amateurs de théâtre à jouer et partisans d’un théâtre à lire. À terme, c’est la ligne des seconds incarnée vingt ans plus tard par le dramaturge Vittorio Alfieri, partagé entre émulation et contestation à l’égard du modèle voltairien 46 , qui l’emporta. ANNEXE Traductions tragiques de Voltaire (1737-1752) Alzira tragedia di Monsieur di Voltaire in Opere varie trasportate dal franzese, e recitate in Bologna, Bologne, Lelio dalla Volpe, 1737, t. 7, p. [1 2 ]-87 2 . Alzira tragedia del Signor di Voltaire, Bologne, Lelio dalla Volpe, 1737. L’Alzira tragedia del sig. di Volter da’ rappresentarsi nel famoso Teatro Grimani di s. Samuele nel carnovale dell’anno 1738, Venise, Alvise Valvasensi, [1738]. La Zaira di Voltaire portata dal francese, e consecrata alle nobilissime, ed ornatissime dame la Signora marchesa D. Giulia Pepoli nata marchesa Rangoni, e Signora marchesa Isabella Pepoli nata marchesa Zambeccari, Bologne, Bartolomeo Borghi, [1743]. La Merope francese del Signor di Voltaire trasportata in verso italiano, Venise, Simone Occhi, 1744. Il Maometto tragedia di Monsieur Voltaire, in Opere varie trasportate dal franzese, e recitate in Bologna, Bologne, Lelio dalla Volpe, 1746, p. [1 2 ]-96 2 . La Zaira tragedia di Monsieur Voltaire, in Opere varie trasportate dal franzese, e recitate in Bologna, Bologne, Lelio dalla Volpe, 1747, t. 9, p. [3]-108. Il Bruto tragedia di Monsieur Voltaire, in Opere varie trasportate dal franzese, e recitate in Bologna, Bologne, Lelio dalla Volpe, 1747, t. 9, p.[1 2 ]-96 2 . La Zaira tragedia del Signore di Voltaire tradotta in toscano da Giuseppe Finori, Florence, Stamperia Imperiale, 1748. Zaira tragedia del Signor di Voltaire portata dal francese da Giovambatista Richeri patrizio genovese detto fra gli arcadi Eubeno Buprastio, Gênes, Stamperia Lerziana, 1748. 46 Voir Guido Santato, Alfieri e Voltaire. Dall’imitazione alla contestazione, Florence, Olschki, 1988. La première réception tragique de Voltaire en Italie 149 Alzira tragedia da rappresentarsi nel Teatro di via del Cocomero nel carnevale dell’anno 1750, Florence, Andrea Bonducci, 1749. Il Bruto. Tragedia di M. Voltaire tradotta da Tassido Pegeo, Florence, [Viviani], [1749]. La Zaira tragedia rappresentata nel teatro del corso de’ tintori nel carnevale dell’anno 1749, Florence, Anton Maria Albizzini, 1749. La Zaira tragedia del signor di Voltere ridotta dal francese ad uso del teatro italiano, Venise, Antonio Mora, 1749. Alzira tragedia del Signor di Voltaire trasportata dal verso francese nell’italiano dal cavaliere Lorenzo Guazzesi Aretino, Arezzo, Michele Bellotti stampatore vescovile, 1751. Bruto tragedia di M r de Voltaire tradotta dal francese da Gio. Batt. Zanobetti, Livourne, Antonio Santini, 1751. Il Maometto tragedia di Monsieur Voltaire, Florence, Gio. Battista Stecchi, 1751. La Marianne tragedia del Signor di Volter tradotta in versi italiani dal co. Gasparo Gozzi, dans Teatro ebraico ovvero Scelta di tragedie tratte d’argomenti ebraici, parte tradotte dal francese, e parte originali italiane, Venise, Pietro Valvasense, 1751, t. 1, p. 1-72. La Marianne. Tragedia del Signor di Volter tradotta Da G[asparo] G[ozzi], Venise, Pietro Valvasense, 1751. Zaira tragedia del Sig. di Voltaire portata dal francese dall’abate Paolo Creponi patrizio modenese, Bologne, Gasparo de’Franceschi, 1751. Le Tragedie del Signore di Voltaire adattate all’uso del teatro italiano, Florence, Stamperia Imperiale, 1752, 2 vol. Œuvres & Critiques, XXXIII, 2 (2008) Le théâtre de Voltaire chez Johann Friedrich Löwen : une réception polymorphe Elsa Jaubert Homme de lettres aux multiples activités, Johann Friedrich Löwen (1727- 1771) a activement contribué au développement du théâtre allemand au dix-huitième siècle, bien que son œuvre ne jouisse pas d’une grande réputation 1 . En effet, ses traductions comme ses pièces originales sont avant tout des ouvrages de circonstance, créés pour répondre aux besoins des troupes, et qui n’ont pas connu de succès significatif et durable. Pourtant, son travail est intéressant à plus d’un titre, et la place que Voltaire y occupe en est un aspect essentiel et méconnu. La réception de Voltaire chez Löwen présente en effet de multiples facettes qui vont de la réflexion théorique à l’adaptation originale, en passant par la mise en scène et la traduction. Ce large spectre permet de mettre en lumière le rôle important joué par le théâtre de Voltaire dans l’Allemagne du dix-huitième siècle 2 . Le rôle de Voltaire dans la réforme ambitionnée par Löwen Éditeur de journaux, poète lyrique et satirique, dramaturge et critique, J. F. Löwen est un homme de théâtre, bien que toujours resté derrière la scène. Etabli à Hambourg après ses études, il traduit dès 1755 des pièces pour la troupe de Johann Friedrich Schönemann, dont il épouse la fille en 1757. Auteur d’un traité d’art dramatique sur L’Éloquence du corps et de la première Histoire du théâtre allemand, il écrit également trois comédies inspirées de modèles français, Le Méfiant par délicatesse, L’Amant par hasard et L’Énigme, 1 Les études à son sujet sont rares. Voir Ossip D. Potkoff, Johann Friedrich Löwen, der erste Direktor eines deutschen Nationaltheaters : sein Leben, seine literarische und dramatische Tätigkeit, Heidelberg, C. Winter, 1904, et Karl Waentig, « Johann Friedrich Löwen und sein Ansehen als Journalist und Bühnenschriftsteller : ein Beitrag zur Geschichte des Deutschen Nationaltheaters von 1767 in Hamburg », Zeitschrift des Vereins für Hamburgische Geschichte, 54 (1968), p. 21-49. 2 Voir Hermann A. Korff, Voltaire im literarischen Deutschland des 18. Jahrhunderts : ein Beitrag zur Geschichte des deutschen Geistes von Gottsched bis Goethe, Heidelberg, C. Winter, 1917, et Elsa Jaubert, « Récupération théorique et exploitation pratique : le théâtre de Voltaire en Allemagne (1730-1770) », Revue Voltaire, 7 (2007), p. 37-52. 152 Elsa Jaubert ainsi qu’une comédie originale, J’en ai décidé ainsi 3 . Enfin, son nom est indissociable de l’expérience du Théâtre National de Hambourg, dont il fut l’un des co-fondateurs et le directeur artistique (1767-1769). Convaincu du rôle de la scène comme institution morale et de son utilité pour l’État 4 , Löwen s’engage très tôt en faveur d’une réforme dans l’esprit de Johann Christoph Gottsched. Professeur à Leipzig, ce dernier est en effet à l’origine d’une régularisation du théâtre allemand sur les modèles antiques et classiques français, qui doit selon lui aboutir à une revalorisation de la scène et à l’amélioration du goût et de la moralité du public. Löwen partage cette ambition, et plaide pour l’établissement d’une scène permanente entretenue par des fonds publics afin d’assurer le développement d’un théâtre national digne de ce nom 5 . Comme Gottsched, c’est dans l’imitation des Français qu’il voit le moyen d’assurer l’élévation de la scène allemande. Il invite ainsi les auteurs allemands à prendre pour modèles les meilleurs dramaturges, tels Molière, Regnard ou encore Voltaire, pour lequel il éprouve une admiration particulière. Grand connaisseur du théâtre français, Löwen n’en est cependant pas un adorateur inconditionnel, et opère une sélection rigoureuse parmi les auteurs : il n’apprécie guère par exemple la comédie larmoyante d’un La Chaussée, faite selon lui plus de déclamation et de sentences édifiantes que de vrai dialogue et d’action dramatique. Il justifie aussi ses préférences par des raisons de caractère national : les Allemands ont beaucoup de tempérament et veulent de grands traits de caractère marquants. Ceci explique des divergences entre le goût français et germanique : Racine, qui roucoule comme une colombe dans des buissons de myrte, est beaucoup trop doux pour nous : mais Corneille, qui plane tel un aigle au milieu du tonnerre et des éclairs, attire bien plus vite nos regards avec son vol audacieux. C’est pourquoi une Phèdre, qui fait encore l’admiration de tout Paris, ne plaira jamais autant chez nous que Rodogune ou Mahomet 6 . 3 Kurzgefaßte Grundsätze von der Beredsamkeit des Leibes (1755), Geschichte des deutschen Theaters (1766), Das Mistrauen aus Zärtlichkeit (1765), Der Liebhaber von Ohngefähr (1765), Das Räthsel (vers 1766), Ich habe es beschlossen (1766). 4 Voir son discours de réception à la « Société Allemande » de Göttingen en 1748, intitulé « In einer wohl eingerichteten Republik muß der Flor der Schaubühne nothwendig erhalten werden », dans Roland Krebs, L’Idée de « Théâtre National » dans l’Allemagne des Lumières : theorie et réalisations, Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1985, p. 608 sq. On peut également consulter son annonce au public de Hambourg de l’ouverture de la nouvelle scène du Théâtre National dans J. G. Robertson, Lessing’s dramatic theory, being an introduction to and commentary on his « Hamburgische Dramaturgie », Cambridge, Cambridge University Press, 1939, p. 20-23. 5 Voir Krebs, L’Idée de « Théâtre National » dans l’Allemagne des Lumières, p. 322-329. 6 Anrede an die sämtlichen Mitglieder des Hamburgischen Theaters bey der Uebernehmung des Directorii (1767), dans Johann Friedrich Löwen, Geschichte des deutschen Thea- Le théâtre de Voltaire chez Johann Friedrich Löwen 153 Soucieux de respecter l’esprit de ses compatriotes, Löwen est aussi hostile à une imitation servile, qui imposerait des éléments étrangers et ne ferait que corroborer l’opinion méprisante que les Français ont alors des Allemands, réputés grossiers et incapables de produire des ouvrages d’esprit 7 . Löwen souligne toujours l’ambition patriotique qui accompagne la réforme théâtrale 8 : son idéal est celui d’une sorte d’acclimatation, une adaptation raisonnée des modèles français, qu’il ne manque pas de mettre en pratique, notamment avec Voltaire. De tous les dramaturges français, Voltaire est bien celui auquel Löwen rend les hommages les plus appuyés. Pour lui, comme pour la plupart des hommes de lettres de l’époque, Voltaire est l’archétype de l’auteur tragique : en effet, si dans le domaine de la comédie, les Allemands attendent la venue d’un « Molière allemand », dans le domaine de la tragédie, c’est un « Voltaire allemand » que l’on espère 9 . Malheureusement, la scène allemande ne rend pas encore justice au raffinement des œuvres voltairiennes. Löwen rappelle ainsi que, à la fin des années 1730, certaines troupes jouaient encore Zaïre comme une pièce burlesque. Il déplore qu’en 1766, on représente encore parfois Alzire ou Le Marchand de Londres de Lillo avec l’intervention du bouffon 10 . Pour montrer à quel point l’habitude de jouer des opérettes et des intermèdes italiens nuit au goût du public, il donne à nouveau l’exemple d’une représentation de Zaïre, au milieu de laquelle on pouvait entendre les farces de Pimpinon et Vespetta. C’est ainsi, selon lui, que l’on éloigne les spectateurs de la vraie beauté, car ils sont, bien sûr, plus attirés par ces pitreries que par la grandeur d’Orosmane ou les pleurs de Zaïre 11 . Jouer Voltaire en respectant son texte et en éliminant les apparitions parasites des bouffons doit permettre d’affiner le goût du public et de le rendre sensible à des beautés plus subtiles. Löwen voit également dans les pièces de Voltaire un outil pour perfectionner le talent des acteurs. Dans son traité sur ters (1766) und Flugschriften über das Hamburger Nationaltheater (1766 und 1767), éd. H. Stümcke, Berlin, E. Frensdorff, 1905, p. 96 sq. 7 « C’est une chose singulière qu’un bel esprit Allemand », déclare Bouhours dans Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, éd. Bernard Beugnot et Gilles Declercq, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 259. Quant à Eléazar Mauvillon, il défie les Allemands de lui présenter un véritable poète créateur dans ses Lettres françaises et germaniques, ou Réflexions militaires, littéraires et critiques sur les Français et les Allemands, Londres, F. Allemand, 1740, p. 362. 8 Voir Krebs, L’Idée de « Théâtre National » dans l’Allemagne des Lumières, p. 622. 9 Selon Löwen, ce « Voltaire allemand » pourrait être Christian Felix Weiße, pour peu qu’il décide d’appliquer son talent à la tragédie : Johann Christian Krügers poetische und theatralische Schriften, Leipzig, M. G. Weidmann, 1763, Vorrede. 10 Löwen, Geschichte des deutschen Theaters, p. 10 et 35. 11 Ibid., p. 57. 154 Elsa Jaubert l’éloquence du corps, il prend, entre autres, l’exemple des deux personnages principaux de Zaïre pour développer ses réflexions sur le jeu et les nuances que les acteurs doivent apporter à leur rôle 12 . C’est ce programme qu’il tente de mettre en œuvre pendant l’expérience du Théâtre National de Hambourg. L’entreprise hambourgeoise a pour objectif de créer une scène théâtrale fixe qui polisse les mœurs du public et forme les acteurs : la troupe de Schönemann reprend la salle du Gänsemarkt, Löwen assure la direction artistique et Gotthold Ephraim Lessing est recruté comme dramaturge et critique. La place que Voltaire occupe au répertoire de ce nouveau théâtre est révélatrice des enjeux réformateurs et du goût de son directeur. Le Français est en effet l’auteur le plus joué sur la scène hambourgeoise, avec en tout quarante et une représentations, réparties comme suit : Sémiramis (7), Nanine (6), Zaïre (4), Mahomet (4), Mérope (4), Le Café ou l’Écossaise (4), Le Droit du seigneur (4), Alzire (3), La Femme qui a raison (3), L’Enfant prodigue (2) 13 . Cependant, malgré les ambitions esthétiques de l’entreprise et le soin apporté au jeu et à la mise en scène, les difficultés financières contraignent la troupe à faire des choix qui flattent le goût du public. Certes, on ne joue plus les pièces de Voltaire avec le bouffon ou avec des intermèdes comiques, mais elles sont toujours suivies d’un ballet divertissant, comme la représentation de Sémiramis du 11 juin 1767, à laquelle succède Admetus et Alceste, « un nouveau grand ballet héroïcomique de l’invention du maître de ballet Curioni » 14 . L’idéal se plie à la dure réalité économique. Dans sa Dramaturgie de Hambourg, Lessing fournit quelques informations sur les représentations 15 . La conclusion de la critique de Sémiramis est ainsi consacrée à la mise en scène, jugée très satisfaisante : la scène est assez vaste pour que l’on puisse percevoir sans difficulté tous les personnages, les décors sont du meilleur goût et réunissent en un seul les différents lieux imaginés par Voltaire - suivant donc la traduction de Löwen et sa mise aux normes de 12 Johann Friedrich Löwen, Kurzgefaßte Grundsätze von der Beredsamkeit des Leibes, Hamburg, Härtel, 1755. 13 Voir Robertson, Lessing’s dramatic theory, p. 44-47. 14 Voir Richard Thiele, Die Theaterzettel der sogenannten Hamburgischen Entreprise (1767-1769). Beiträge zur deutschen Literatur- und Theatergeschichte. Die Wichtigkeit der Theaterzettel für Lessings Hamburgische Dramaturgie, Erfurt, Güther, 1875, p. 11 sq. 15 Engagé initialement comme dramaturge, Lessing participa en réalité à l’entreprise par la publication régulière de feuillets faisant la critique des pièces jouées. Ces observations devaient présenter chaque pièce, son auteur et sa représentation, contribuant ainsi au progrès des poètes, des acteurs et du public. Mais le projet de chronique se mue rapidement en une véritable poétique théâtrale. Le théâtre de Voltaire chez Johann Friedrich Löwen 155 l’unité de lieu 16 . Dans le cas de Zaïre, c’est la remarquable performance de l’acteur Ekhof que Lessing évoque brièvement 17 . Quant à Mme Hensel, qui joue notamment les rôles de Mérope, Zaïre et Sémiramis, elle est considérée comme la meilleure actrice allemande de l’époque. Un correspondant de Löwen salue en particulier son art de la déclamation et ses prestations dans les « rôles de force » tragiques 18 . Mais malgré les concessions nécessaires et l’échec final de l’entreprise, on voit comment les pièces de Voltaire servent de pierre de touche à l’art dramatique et témoignent de la moralité du théâtre. Jouer ses œuvres est un signe incontestable de purification de la scène, et ce dans tous les répertoires du monde germanique. Mais il n’y a qu’au Théâtre National de Hambourg qu’il occupe ainsi le premier rang, honneur qu’il doit très certainement à l’action du directeur Johann Friedrich Löwen. Les traductions : Sémiramis, Mahomet et Les Scythes En attendant la venue d’un génie tragique allemand à l’image de Voltaire, il faut former le goût des auteurs, des acteurs et des spectateurs par des traductions. Löwen s’y applique dès 1755, en traduisant pour la troupe de Schönemann Sémiramis, puis douze ans plus tard Mahomet et Les Scythes 19 . Dans sa préface à Sémiramis, Löwen précise qu’il ne souhaite pas répondre aux multiples attaques dont la pièce a fait l’objet : il laisse à l’auteur le soin de se défendre lui-même en traduisant la troisième partie de la dissertation de Voltaire sur la tragédie, qui justifie l’apparition du spectre de Ninus, et se contente d’ajouter que : Ceux qui connaissent la vérité et la grandeur de la tragédie, qui n’y cherchent pas d’élégies amoureuses mais l’effroi et l’étonnement, liront avec plaisir cette pièce, et la verront peut-être représentée avec le même plaisir 16 Gotthold Ephraim Lessing, Hamburgische Dramaturgie, Stuttgart, Reclam, 1981, p. 12, Stück 68. 17 Ibid., p. 16, Stück 91. 18 Voir Löwen, Geschichte des deutschen Theaters, p. 81, « Auszug aus dem Briefe eines Freundes ». 19 Voir Paul Wallich et Hans von Müller, Die Deutsche Voltaire-Literatur des achtzehnten Jahrhunderts : analistisch und systematisch verzeichnet, bibliographische Skizze, Berlin, Liebheit und Thiesen, 1921, p. 27, 34 sq et 37. Les citations allemandes de Sémiramis sont faites d’après l’édition de 1764 (Semiramis, ein Trauerspiel in Versen und fünf Aufzügen, vom Herrn Sekretär Löwen, aus den Werken des Herrn von Voltaire übersetzt, Vienne, 1764), celles de Mahomet et des Scythes d’après l’unique édition de 1768 (Mahomet der Prophet und Die Scythen, Zwey Trauerspiele des Herrn von Voltaire, Leipzig, Heineck und Faber, 1768). 156 Elsa Jaubert tragique, si l’on peut donner au théâtre toute la pompe que cette pièce exige 20 . On perçoit ici la reprise de la critique voltairienne de la tragédie française classique, accusée de délaisser le vrai tragique au profit d’intrigues amoureuses. À propos de Mahomet, Voltaire écrit ainsi à Frédéric II : « J’avoue, que c’est mettre l’horreur sur le théâtre, et Votre Majesté est bien persuadée, qu’il ne faut pas que la Tragédie consiste uniquement dans une déclaration d’amour, une jalousie et un mariage 21 ». Ce thème trouve un écho particulier en Allemagne, où la galanterie excessive des tragédies françaises est vivement critiquée. Löwen n’est, en la matière, qu’une voix parmi tant d’autres rendant hommage à Voltaire pour s’être attaqué à ce fléau 22 . Löwen dit par ailleurs n’avoir été « ni servile, ni libre » dans sa traduction, critiquant la plupart des traducteurs qui selon lui « n’écrivent ni allemand, ni français » 23 . Il se révèle en tout cas consciencieux, et reste très fidèle à son texte d’origine. Pour cette première traduction, il choisit de transposer les vers français également en alexandrins à rimes plates. Ce n’est pas la forme la plus adaptée à la langue allemande - elle sera d’ailleurs abandonnée quelques années plus tard - mais c’était alors celle préconisée par Gottsched et adoptée par tous les traducteurs 24 . Dans le cadre formel qu’il s’impose, Löwen témoigne d’une assez grande habileté. Son objectif est de retranscrire au plus près le texte de Voltaire, y compris le rythme et le style. En général, à un vers français correspond un vers allemand, les parallélismes, répétitions et autres figures sont maintenus tant que faire se peut, parfois ajoutés ailleurs pour compenser leur suppression dans certains passages. Cette fidélité rigoureuse est cependant obtenue au prix de nombreuses manipulations de la langue, souvent peu naturelles (ellipses et ajouts de voyelles) ou fluctuantes (noms à plusieurs orthographes). À de rares exceptions près, le sens n’est pas faussé, ce qui témoigne d’une bonne maîtrise de la langue française. 20 Löwen, Semiramis, Vorbericht. C’est nous qui soulignons. 21 Lettre de Voltaire à sa Majesté le Roi de Prusse, du 20 janvier 1742, reproduite dans l’édition de Dresde qui a servi de source à la traduction de Löwen : Œuvres de M. de Voltaire, Dresde, Walther, 1748-1754, 10 vol., t. 4, p. 356. 22 On peut notamment citer Christian Fürchtegott Gellert, dramaturge et professeur de morale, qui estime qu’« il faut être reconnaissant à M. de Voltaire d’avoir voulu essayer de détruire les reproches que toute l’Europe savante fait à la France, de ne souffrir guère au Théâtre que les intrigues galantes » (C. F. Gellerts Briefwechsel, éd. John F. Reynolds, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1987, 4 vol., t. 1, p. 162). 23 Löwen, Semiramis, Vorbericht. 24 Voir Karl Gröschl, Die deutschen Übersetzungen Voltaire’scher Tragödien bis zu Goethes Mahomet und Tancred : ein Beitrag zur Geschichte Voltaires in Deutschland, Prague, Bellmann, 1912, p. 20. Le théâtre de Voltaire chez Johann Friedrich Löwen 157 Les modifications apportées à la pièce sont donc minimes. Hormis quelques infimes détails, on remarque surtout la suppression de la mention des jardins en terrasse dans la description du décor (sans doute pour simplifier la mise en scène aux troupes allemandes, qui disposent de moyens limités), et surtout l’absence des changements de lieu, qui interviennent chez Voltaire aux actes III et IV. Il est cependant difficile de dire si cette stricte unité de lieu résulte d’un principe esthétique ou d’une nécessité matérielle : elle s’accorde du moins à la théorie gottschédienne et à la pratique de l’époque. C’est également vrai du tutoiement, que le traducteur utilise dans la version allemande et qui correspond aux usages contemporains. Les dramaturges allemands adoptent en effet le modèle antique du tutoiement aussi bien dans leurs tragédies originales que dans les traductions. Pour Mahomet et Les Scythes, Löwen choisit le nouveau vers tragique, le iambe libre de cinq pieds, et marque ainsi la transition vers une seconde période de traductions, dominée par cette forme de versification 25 . On remarque toujours un grand souci de fidélité au texte français, mais aussi conjointement une plus grande liberté dans la traduction : Löwen s’autorise en effet quelques aménagements pour respecter le rythme de la versification allemande. Il supprime ou ajoute des adjectifs, reformule certaines tournures et abandonne bon nombre de figures de style, surtout les parallélismes et les répétitions. En revanche, tous les écarts de sens importants que l’on peut observer dans Les Scythes, les vers supplémentaires ou retranchés, sont en réalité le reflet rigoureux du texte utilisé pour la traduction, à savoir l’édition de Neufchatel de 1767 - ce qui confirme le respect absolu de Löwen pour sa source (quand bien même cette dernière serait une édition non autorisée, elle-même peu fidèle au texte original de Voltaire). La préface à l’édition de Mahomet et des Scythes est relativement brève, et n’apporte que peu de lumières sur les motivations de Löwen et ses critères d’appréciation. Trois éléments apparaissent cependant. Tout d’abord, le traducteur justifie son choix du iambe, en déclarant qu’il s’agit du vers le plus adapté à la tragédie et en se réclamant d’Horace. Il rappelle ensuite le succès de Mahomet à Hambourg et insiste sur le rôle d’incitation que doit jouer cette traduction auprès des autres auteurs : Löwen veut très clairement encourager les talents à se manifester et à participer à l’entreprise de réforme théâtrale en cours. Enfin, il rejette les critiques adressées en Allemagne aux 25 Voir Gröschl, Die deutschen Übersetzungen Voltaire’scher Tragödien, p. 21 et 71-92. Il existe une première traduction de Mahomet en alexandrins à rimes plates publiée en 1748 dans le premier volume du recueil de Schönemann, Schauspiele, welche auf die von Sr. Königl. Majestät in Preussen und von Ihro Hochfürstl. Durchl. zu Braunschweig und Lüneburg privilegirten Schönemannischen Schaubühne aufgeführet werden, Braunschweig-Hambourg, 1748. 158 Elsa Jaubert Scythes et, sans entrer dans le détail d’une défense en règle, il se réfère au jugement beaucoup plus positif d’une revue anglaise 26 . Sur la page de titre des Scythes, on retrouve d’ailleurs une citation en anglais, sans source : Fixer l’éternel destin d’un couple innocent Et changer leur autel de noces en leur tombeau 27 . Il s’agit d’un extrait du poème « Ferney, une épître à M. de Voltaire » de George Keate. Correspondant et ami de Voltaire, Keate lui rend hommage dans ce poème et consacre les strophes centrales à la caractérisation de ses principales tragédies. Publié en 1768, « Ferney » fait à l’époque l’objet d’une brève recension élogieuse dans la Nouvelle Bibliothèque des belles Sciences et des Arts libéraux 28 , et Löwen se fait l’écho de cette publication en intégrant ces deux vers à sa traduction. Qu’il s’agisse de Sémiramis, de Mahomet ou des Scythes, Löwen ne commente donc jamais bien longuement le choix de ses traductions. On peut cependant avancer quelques hypothèses d’interprétation, à commencer par les thèmes des pièces. La critique de la galanterie des tragédies françaises a pu jouer un rôle pour Sémiramis et Mahomet, mais sans doute secondaire. En revanche, la condamnation du fanatisme et de l’aveuglement des hommes dans Mahomet ne pouvait que toucher un homme de lettres éclairé et engagé comme Löwen. Quant aux Scythes, le traducteur a très certainement été sensible à l’antithèse placée au centre de la pièce, qui oppose les antiques mœurs libres des Scythes aux mœurs dépravées et à la civilisation monarchique des Persans. Le parallèle avec le monde germanique et la civilisation française de l’époque semble assez évident - Voltaire le fait lui-même dans une lettre à Frédéric II, après s’être résigné à l’échec parisien de la pièce : « Les Scythes sont un ouvrage fort médiocre. Ce sont plutôt les petits cantons suisses et un marquis français que les Scythes et un prince persan 29 ». Il faut enfin prendre en compte le critère pratique, qui représente vraisemblablement un facteur essentiel. Ces traductions sont aussi des commandes des troupes de théâtre, toujours à la recherche de nouvelles pièces pour leur répertoire. Mais plus que le choix des pièces en elles-mêmes, c’est le choix de l’auteur qui est en fait important. Voltaire est à l’époque un gage de qualité, de finesse, de régularité. Son théâtre correspond aux ambitions des réfor- 26 Löwen, Mahomet der Prophet und die Scythen, Vorrede. Sur la réception anglaise des Scythes, voir ici même l’article de Christopher Todd. 27 Löwen, Mahomet, p. 77. 28 Neue Bibliothek der schönen Wissenschaften und freyen Künste, Leipzig, 1768, t. 6, p. 1, Stück 168. 29 Lettre de Voltaire à Frédéric II de Prusse datée du 5 avril 1767, dans Correspondence and related documents, éd. Th. Besterman, dans Les Œuvres complètes de Voltaire, Genève et Oxford, Voltaire Foundation, 1968-, t. 85-135, D14087. Le théâtre de Voltaire chez Johann Friedrich Löwen 159 mateurs de la scène allemande, il est un modèle à propager. Les traductions de Löwen s’inscrivent dans le droit fil de ce projet littéraire et dramatique. Il déclare d’ailleurs explicitement que c’est bien « pour encourager d’autres poètes, qui ont plus de talent, de temps et de patience pour traduire », qu’il a entrepris de publier Mahomet et Les Scythes 30 . Adaptation et échos de Voltaire dans la dramaturgie de Löwen Löwen, qui ne cache jamais ses sources, a écrit trois comédies directement inspirées par des modèles français 31 . Il commente ce choix de l’adaptation dans la préface du Méfiant par délicatesse, créé à partir d’une pièce de Collé, Dupuis et Des Ronais (1763). Il explique qu’il envisageait au départ une traduction, mais que la transcription mot à mot répugnait à son esprit, et qu’il s’est finalement décidé pour une libre adaptation des situations et de quelques scènes. Il y voit une méthode qui aurait permis une meilleure réception de la comédie française sur le sol germanique : « J’aurais souhaité que l’on en ait fait autant avec toutes les pièces françaises, et que l’on ait tenu à l’écart de notre scène les Marquis français et les financiers, dont nous, du moins, ne pouvons pas rire 32 ». Ces remarques sont particulièrement valables pour la comédie, qui dépend fortement du temps et du lieu de sa représentation. Il faut donc tenir compte des spécificités des mœurs et des conditions allemandes. C’est d’ailleurs aux comédies que Löwen applique cette méthode d’adaptation, les traductions, elles, étant réservées aux tragédies. Cependant, ce n’est pas d’après une comédie mais d’après un conte de Voltaire, intitulé Ce qui plaît aux dames, que Löwen compose L’Énigme, une petite pièce en un acte, comportant douze scènes. Favart s’est lui aussi inspiré du même conte pour sa Fée Urgèle, une comédie en quatre actes mêlée d’ariettes, créée le 4 décembre 1765 au Théâtre-Italien 33 . Mais hormis la trame de base de Voltaire, La Fée Urgèle ne comporte aucune similitude significative avec L’Énigme ; le texte de Favart n’a donc vraisemblablement pas servi de support, même si Löwen en avait peut-être connaissance 34 . Ce 30 Löwen, Mahomet, Vorrede. 31 A propos de ces comédies, voir Elsa Jaubert, De la Scène au Salon : la réception du modèle français dans la comédie allemande des Lumières (1741-1766), thèse de doctorat, Université Paris IV-Sorbonne, 2005. 32 Johann Friedrich Löwen, Schriften, Hambourg, 1765-1766, 4 vol., t. 4 : Das Mistrauen aus Zärtlichkeit, Vorrede. 33 Charles-Simon Favart, La Fée Urgèle, précédée de La Répétition interrompue, éd. F. Moureau, Paris, Cicero, 1991. 34 Toutes les nouveautés parisiennes sont guettées outre-Rhin avec une attention soutenue, et Lessing mentionne bien la pièce de Favart dans la recension qu’il fait de L’Énigme dans sa Hamburgische Dramaturgie, p. 29, Stück 152. 160 Elsa Jaubert dernier adopte une technique d’adaptation qui mêle traduction, développement et enrichissement du texte voltairien et qui lui permet de produire une œuvre « sur mesure » pour la scène allemande. L’Énigme répond en effet à un besoin précis : les représentations comportaient en général une pièce principale en trois ou cinq actes et un baisser de rideau comique en un acte (Nachspiel) ou un ballet. Löwen a utilisé le conte de Voltaire pour composer un de ces baissers de rideau, très appréciés du public, et dont les troupes sont toujours demandeuses. Conformément à leur fonction, ces pièces doivent être légères, divertissantes, et terminer la soirée sur une touche d’allégresse. L’Énigme, qui s’achève par un divertissement sous forme de vaudeville, remplit parfaitement son cahier des charges. Dans la Dramaturgie de Hambourg, Lessing fait sa critique en conséquence, passant sur les invraisemblances propres à la trame d’un conte de fée et notant qu’il ne s’agit que d’une « plaisanterie » sans prétention, si ce n’est de divertir - ce à quoi concourent les métamorphoses, la danse et les chants 35 . Dans Ce qui plaît aux dames, Voltaire conte les aventures de Sire Robert, pauvre et noble chevalier, qui après avoir succombé à l’appel de la chair ne peut dédommager sa victime, puisqu’on lui a volé sa monture et tout son bien. Marthon, la paysanne lésée, se plaint auprès de la reine Berthe, qui condamne à mort Robert - à moins que ce dernier ne soit capable de lui dire « ce que la femme en tous les temps désire ». Après huit jours de quête, c’est une affreuse vieille qui donne à Robert la réponse à cette énigme, puis, à la cour de Berthe, réclame la main du chevalier en récompense de son aide. Ayant prêté serment de n’être pas ingrat et de lui accorder tout ce qu’elle désire, Robert se résigne et suit la vieille dans son taudis. Charmé par sa conversation mais répugné par son aspect, il finit par se vaincre et remplir son devoir conjugal. La vieille se transforme alors en la splendide fée Urgèle, protectrice des chevaliers. La trame reste la même chez Löwen, avec quelques modifications : la vieille n’est point Urgèle, mais la fille de la reine Bertha, victime de la méchante fée Moustache et aidée par la fée Radiante. Robert avait trouvé le portrait de la princesse et s’en était épris. La principale innovation est l’ajout de l’écuyer Pedrillo, qui devient en réalité le personnage principal. C’est notamment lui qui se charge de l’exposition et qui occupe le rôle du narrateur de Voltaire. Löwen lui adjoint qui plus est une épouse, Margotine, et fait du couple une source de comique traditionnel sur le thème de la mégère, des disputes conjugales et du mari cocu. Toutes les allusions salaces du conte de Voltaire sont en revanche supprimées. Pas question du viol de Marton chez Löwen - Robert ne fait qu’embrasser la jeune fille - et surtout pas de détails scabreux sur la situation du chevalier 35 Ibid., p. 29, Stück 152 sq. Le théâtre de Voltaire chez Johann Friedrich Löwen 161 devant baiser la vieille 36 . En effet, sur le théâtre allemand réformé, la farce est placée sous un contrôle vigilant et seuls les personnages subalternes peuvent être porteurs de bas comique, et ce dans des limites très strictes. Löwen utilise ici exactement la même technique d’adaptation que celle qu’il avait appliquée un an plus tôt pour composer L’Amant par hasard d’après une nouvelle de Gil Blas de Santillane de Lesage : il introduit des personnages subalternes pour le comique traditionnel, développe les indications du texte, traduit des expressions et des phrases, qu’il coupe plus fréquemment par les interventions des autres personnages pour dynamiser le dialogue. Les échos du théâtre de Voltaire dans les autres œuvres de Löwen sont faibles, mais elles traduisent une indéniable communauté de vues. C’est ainsi à Nanine et à l’exemple du comte d’Olban que Löwen se réfère dans son poème « La Noblesse », où il fustige l’orgueil nobiliaire 37 . Il reste lui aussi attaché au vrai comique et critique la comédie qui ne serait que larmoyante. Tout comme le dramaturge français, il s’efforce toujours dans ses pièces de maintenir des éléments dédiés au rire, qui tiennent la balance avec les éléments de nature émouvante 38 . On sent ainsi chez Löwen l’influence de La Chaussée, et surtout de la comédie touchante de Voltaire. L’Enfant prodigue (1736), en particulier, semble avoir laissé des traces. Dans cette pièce, Euphémon fils, qui est au fond homme d’honneur, a été corrompu par les mauvaises fréquentations. Il ne lui manque qu’un guide pour le remettre dans le droit chemin. C’est l’amour de Lise, qui ramène la vertu dans le cœur du jeune homme, et entraîne le pardon de son père. Toute l’intrigue a ainsi pour but de démontrer que les égarements de la jeunesse ne sont pas irrémédiables, et que la tendresse peut rétablir les nobles sentiments, comme le souligne la dernière réplique d’Euphémon père : Non, il ne faut, et mon cœur le confesse Désespérer jamais de la jeunesse 39 . Deux comédies de Löwen mettent en scène des repentirs similaires de fils dissipateurs, libertins et ingrats, qui reviennent dans le giron de la vertu et de l’amour filial : il s’agit de L’Amant par hasard et de J’en ai décidé ainsi. Le caractère récurrent de ce thème est signe de l’intérêt particulier que Löwen lui porte. L’Amant par hasard est à ce titre révélateur : c’est une adaptation de Lesage, il suit de près une nouvelle de Gil Blas de Santillane, sauf en ce qui 36 Il en va d’ailleurs de même chez Favart. 37 Voir Löwen, Schriften, t. 1, p. 57-62, « Der Adel ». 38 Voir Elsa Jaubert, « Voltaire dramaturge comique : un “auteur amphibie” ? », Revue Voltaire, 6 (2006), p. 155-168, et Russell Goulbourne, Voltaire comic dramatist, SVEC 2006: 03, Oxford, Voltaire Foundation, 2006. 39 Voltaire, L’Enfant prodigue, V, 7. 162 Elsa Jaubert concerne le dénouement. Le retour à la vertu du héros est une invention de Löwen, attaché aux leçons optimistes et morales de ses pièces. Cependant, il ne s’agit pas ici pour Löwen de copier Voltaire : la similitude des thèmes et de leur traitement provient très clairement d’une communauté de points de vue esthétiques et moraux, et non d’une volonté d’imiter la comédie touchante de Voltaire. A des niveaux et des degrés différents, le théâtre de Voltaire a véritablement imprégné toute l’action de Johann Friedrich Löwen. Il trouve en lui un appui pour ses ambitions réformatrices, une source d’inspiration pour ses propres œuvres et surtout un auteur de prédilection pour les traductions. On note cependant une différence de traitement significative : la traduction rigoureuse est réservée aux tragédies, la comédie, elle, est adaptée de façon plus libre, Voltaire étant alors traité de la même façon que Collé ou Lesage. Cela illustre bien le caractère atemporel de la tragédie, alors que la comédie est en prise avec les réalités contemporaines et nationales. Mais quel que soit le genre, le dramaturge français est érigé en modèle pour guider les auteurs sur la voie du théâtre régularisé et initier les spectateurs aux vraies beautés de la scène. La référence à Voltaire chez Löwen est unique par son omniprésence ; en revanche, le message qu’elle véhicule est tout à fait représentatif de la réception du Français dans l’Allemagne du dix-huitième siècle, qui a vu en lui un auteur phare, avant de se tourner vers de nouveaux modèles. Comptes rendus Isabelle Degauque, Les Tragédies de Voltaire au miroir de leurs parodies dramatiques d’Œdipe (1718) à Tancrède (1760). Paris : Champion, 2007. 486 p. Version refondue d’une thèse soutenue à l’Université de Nantes en 2001, l’étude d’Isabelle Degauque amplifie avec bonheur le chapitre embryonnaire que Valleria Belt Grannis avait consacré, dès 1931, à trente-neuf parodies dramatiques de tragédies de Voltaire dans le cadre d’un survol général du genre parodique au temps des Lumières (Dramatic Parody in Eighteenth-Century France, New York, Institute of French Studies, p. 245-348). Dans le premier chapitre qui sert d’introduction, I. Degauque rappelle le « paradoxe plaisant » de Voltaire, si prompt à manier la satire et à donner des leçons, mais si mauvais joueur lorsque le procédé se retourne contre lui. En reprenant ensuite le corpus de V. B. Grannis puisé dans le répertoire de la Comédie-Italienne et du Théâtre de la Foire, l’auteur révèle une nouvelle parodie (Les Vacances du théâtre de Fuzelier, en 1724, contre Mariamne), en précise une autre (La Nouvelle Joute de Desvalières, parodie de Tancrède, en 1760), et en écarte deux : L’Amant déguisé qui vise plutôt Les Éléments de Roy, en 1754, et Le Grand Turc mis à mort, parodie de Zaïre, après 1774, dont le comique tient davantage au jeu de scène qu’au texte. Les parodistes ont nom Fuzelier, Lesage et d’Orneval ; Riccoboni, Biancolelli et Romagnesi ; Boucher, Cailleau, Carolet, Favart, Gallet, Grandval, Nadal, Pannard, Piron, Pontau, Sticotti, Valois d’Orville, etc., qui ont malmené quinze tragédies de Voltaire, depuis Œdipe, en 1718, jusqu’à Tancrède, en 1760, certaines ayant été parodiées plus ou moins intégralement jusqu’à six fois (Mariamne), cinq fois (Zaïre), quatre fois (Mérope), trois fois (Artémire, Alzire, Mahomet, Sémiramis, Tancrède) ou deux fois (Brutus, Ériphyle), tandis qu’Œdipe, La Mort de César, Zulime, Oreste et L’Orphelin de la Chine n’ont eu droit qu’à une seule parodie. Pour cerner la question, I. Degauque articule son propos autour de quatre grands axes. Dans un premier temps, elle s’interroge sur la nature même de la « parodie dramatique », en scrutant tour à tour les aspects purement dramaturgiques (titres, noms, espace, personnages, intrigue, morale), les frontières entre « comédies critiques » et « comédies satiriques », puis les liens avec la notion de spectacle (théories, jeu, costumes, musique). Une deuxième 164 Œuvres et Critiques partie consacrée à « l’orthodoxie littéraire » aborde le rôle de défenseurs que s’arrogent les parodistes surtout en matière de vraisemblance, avant de critiquer « l’écriture de Voltaire » proprement dite. Suit un exposé qui s’attache à « la dérive du tragique vers le spectaculaire » et à « l’exploitation abusive du pathétique » où l’influence de Shakespeare et de l’opéra se fait sentir, surtout dans les scènes de reconnaissance, et bouscule parfois la règle des bienséances, notamment lorsqu’il s’agit de représenter la mort sur scène. Le dernier volet évoque la part congrue dévolue par les parodistes aux « thèses voltairiennes » dans la mesure où elle se réduit à « la critique du méchant » qui combat l’Infâme, défend « le monolithisme psychologique », dénonce « un théâtre trop pédagogique » qui encombre l’action et bannit carrément « l’abstraction » ou le « débat d’idées » comme étrangers à l’intrigue. Deux tableaux synoptiques, suivis d’une bibliographie, un index onomastique et un index des œuvres citées, complètent l’ensemble. Les scènes parodiques les plus étoffées ou les mieux réussies, qui sont abondantes et adroitement résumées, permettent tour à tour d’illustrer tel ou tel aspect de l’étude selon une méthode qui a l’avantage d’être plus analytique que chronologique. Par leur diversité et leur à-propos, elles offrent un éventail captivant des moyens mis en œuvre par les parodistes pour souligner plus ou moins subtilement les failles ou les lacunes du génie dramatique de Voltaire. On pourra regretter, néanmoins, que le lecteur soit invité à aborder l’étude in medias res et à se contenter d’une brève « réhabilitation de la parodie dramatique » (p. 10-13) en lieu et place d’un véritable préambule qui jette les fondations de la parodie et en campe le décor tout au long du siècle. De même, le bref aperçu sur les écrits théoriques du temps (p. 98-102) appellerait un exposé plus fouillé sur les canons du genre, tout comme un parallèle dans le soin caricatural réservé aux tragédies de Voltaire par rapport aux autres dramaturges contemporains. Au-delà d’une compilation très éclairante et d’une analyse minutieuse fort réussie, au demeurant, qui apportent une mine de renseignements précieux et souvent inédits, il aurait sans doute fallu prendre un peu plus de recul afin d’en tirer des enseignements plus globaux et de mieux dégager, en conclusion, une solide réflexion esthétique sur la parodie et ses enjeux. En cela, l’étude pionnière semble s’étayer sur des choix stratégiques qui révèlent autant les qualités que les carences de la méthode, mais elle n’en ouvre pas moins de nouvelles voies de recherche. D’autres lacunes tiennent aussi à l’exploitation imparfaite de certaines sources. Ainsi, dès les toutes premières lignes de l’étude à propos du « paradoxe plaisant » de Voltaire face aux parodies, une observation du marquis d’Argenson sur Le Temple de Mémoire aurait pu éclairer l’hostilité du dramaturge contre les théâtres forains, dès 1725 (Notes sur les œuvres de théâtre, SVEC 42-43, p. 735). De même, il est un peu étonnant de lire (p. 119) que Persiflès est la « retranscription du chaos et de la confusion ressentis » à la Comptes rendus 165 première de Sémiramis, en août 1748, puisque l’amphigouri était déjà paru sans raison apparente dans le Mercure de septembre 1740 (É. Bourguinat (Le Siècle du persiflage, p. 23-24) et fut joué en privé chez la Dumesnil, dès 1747 (Mouhy, Abrégé du théâtre français t. I , p. 366) et non au Théâtre des Petits-Appartements, en décembre 1747, comme le prétend C. D. Brenner qui confond la pièce avec Ismène de Moncrif (Bibliographical List of Plays in the French Language 1700-1789, n° 9176). En outre, la parodie sans titre de Sémiramis, que Collé attribue à Riccoboni fils en septembre 1748 (Journal, t. I , p. 7-8) semble occultée (p. 450). Enfin, de la mystérieuse parodie de Sémiramis que Voltaire s’était félicité d’avoir déjouée à la cour comme à la ville et que tous les critiques ont imputé à Bidault de Montigny, faute de mieux, depuis deux cent cinquante ans, il aurait été opportun de réexaminer les faits, à défaut d’élargir le champ de recherche et de citer La Cabale de Saint-Foix, qui fut jouée à la Comédie-Italienne en janvier - février 1749 (voir notre article, « Un secret bien gardé : La Cabale de Saint-Foix, parodie muselée de Sémiramis », Cahiers Voltaire, n° 5, 2006, p. 23-50). Par ailleurs, une relecture plus soignée aurait sans doute permis d’éviter maintes coquilles : à côté du patronyme de Theodore Besterman qui est enjolivé systématiquement d’une double consonne finale, le texte pèche par quelques fautes de retranscription (« Tutie/ Tullie », p. 35 ; « 1729/ 1719 », p. 88, etc.), d’orthographe (« rôdées/ rodées », p. 27 ; « emblême », p. 153 ; « accélèreront », p. 232, etc.) ou d’accord (« tragédies fondés », p. 22 ; « toutes les écarts », p. 29 ; « aux tragédie », p. 51 ; « La comédienne s’est risqué », p. 131 ; « des scène », p. 202 ; « les héroïne », p. 340, etc.), ainsi que l’emploi fâcheux des points de suspension pour remplacer « etc. ». En conclusion, l’étude d’I. Degauque, par son ampleur et le souci du détail, présente donc le double mérite d’avoir défriché utilement un sujet d’une richesse très complexe et d’en avoir exploité les ressources selon une approche qui ouvre la voie à de nouvelles recherches sur des textes et dans des archives qui n’ont sans doute pas fini de nous étonner et de nous révéler leurs secrets. Gilles Plante Aurore Evain, Perry Gethner, Henriette Goldwyn (éds.), Théâtre de femmes de l’Ancien Régime 1530-1811. Anthologie en 5 volumes. Volume 2 : XVII e siècle. Publication de l’Université de Saint-Etienne, Collection La Cité des dames, 2008. 622 p. L’anthologie Théâtre de femmes de l’Ancien Régime est un ouvrage de première importance: une édition méthodique permettant au public contemporain 166 Œuvres et Critiques de redécouvrir des pièces théâtrales qui sont tombées dans l’oubli, mais qui font partie inhérente de l’évolution de l’histoire du théâtre à l’ère classique. Une bonne partie de ces pièces sont reprises ici pour la première fois depuis leur publication, les autres sont rééditées pour être ainsi plus accessibles au public érudit: étudiants, amateurs de théâtre et chercheurs, parmi d’autres. L’introduction nous présente un aperçu historique très utile de la position des autrices de l’époque vis-à-vis du théâtre, genre noble par excellence et domaine essentiellement masculin. L’érudition classique requise pour l’écriture théâtrale, notamment pour la tragédie, était généralement inaccessible aux femmes de condition modeste, tandis que les aristocrates et les femmes de la haute bourgeoisie, dont l’éducation était suffisante, se hasardaient rarement à risquer leur réputation, à braver la réprobation de l’Église ou encore à surmonter la dérision des doctes. Les femmes dramaturges dont les pièces constituent ce volume peuvent donc être considérées comme des pionnières qui, malgré les préjugés de l’époque qui les auraient reléguées à un rôle de second ordre et notamment à l’écriture romanesque (domaine où la sensibilité féminine était considérée comme un avantage), marquent la transition entre l’écrivain amateur et l’autrice professionnelle dont les pièces sont jouées, publiées et recensées. Particulièrement bien équilibré du point de vue des œuvres choisies qui s’échelonnent de 1655 à 1680, ce volume présente neuf pièces de cinq femmes dramaturges, dont Françoise Pascal, la Sœur de la Chapelle, Marie- Catherine Desjardins (Madame de Villedieu), Anne de la Roche Guilhen et Antoinette Deshoulières. Munis d’introductions, de nombreuses notes et d’un glossaire, cette édition méticuleuse rend justice à la richesse et à la diversité de la contribution de ces autrices à la comédie, à la tragi-comédie, à la comédie-ballet, au théâtre sacré et à la tragédie. Cette collection présente des pièces de qualité inégale du point de vue du style et de la versification, mais aucune de ces faiblesses occasionnelles n’en cache pourtant la grande originalité thématique. Au contraire ces inégalités font preuve de leur audace et de ce qu’elles ont dû surmonter pour s’imposer au dix-septième siècle. Cet ouvrage n’est pas seulement recommandé, il est indispensable à toute personne s’intéressant à l’histoire littéraire, à la dramaturgie, ou à l’histoire des femmes sous l’Ancien Régime. Roxanne Lalande V ALÉRIE A NDRÉ Faculté de Philosophie et Lettres Université libre de Bruxelles CP 175 50, Avenue F. D. Roosevelt B-1050 Bruxelles I SABELLE D EGAUQUE UFR Lettres et Langages Département de Lettres Modernes Université de Nantes Chemin de la Censive du Tertre BP 81227 F-44312 Nantes Cedex 3 R USSELL G OULBOURNE Department of French University of Leeds Leeds, LS2 9JT GB E LSA J AUBERT 26, rue des Boulangers F-75005 Paris R OXANNE L ALANDE Lafayette College, Dept. of Foreign Languages Easton, PA 18042 L AURENCE M ACÉ UFR des Sciences de la Communication Université de Paris 13 Nord 99, Avenue Jean-Baptiste Clément F-93430 Villetaneuse S OPHIE M ARCHAND 7, rue de la Convention F-94270 Le Kremlin-Bicêtre G ILLES P LANTE 9, Quai Saint-Michel F-75005 Paris J ACQUELINE R AZGONNIKOFF 201, rue de Belleville F-75019 Paris C HARLOTTE S IMONIN 4, rue Gustave Rouanet (Bât. A) 75018 Paris C HRISTOPHER T ODD Department of French University of Leeds Leeds, LS2 9JT GB Adresses des auteurs