Oeuvres et Critiques
0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
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2009
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Gunter Narr Verlag Tübingen Abonnements 1 an: € 68,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax: +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail: <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) Sommaire A NNE H ERSCHBERG P IERROT Flaubert, contemporain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 P IERRE B ERGOUNIOUX La littérature comme lutte à mort des consciences . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 J ACQUES N EEFS Modernités de Bouvard et Pécuchet, Borges, Queneau . . . . . . . . . . . . . . . . 21 A NNE H ERSCHBERG P IERROT Présence de Bouvard et Pécuchet chez Roland Barthes . . . . . . . . . . . . . . . . 33 S USI P IETRI « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert . . . . . 43 G ISÈLE S ÉGINGER Le Flaubert de Claude Simon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 T IPHAINE S AMOYAULT On ne se souvient pas de Flaubert . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87 Comptes rendus Jacques Domenech (sous la direction de), Censure, autocensure et art d’écrire : De l’Antiquité à nos jours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 (Y VES L ABERGE ) Marie-Claire Chatelain, Ovide savant, Ovide galant : Ovide en France dans la seconde moitié du XVII e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102 (V OLKER K APP ) Livres reçus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 Adresses des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) Flaubert, contemporain Anne Herschberg Pierrot Flaubert est notre contemporain. Dans une lettre de 1872, il affirme à George Sand : « J’écris non pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter tant que la langue vivra ». Ces « lecteurs raffinés », dont fait partie George Sand, comprennent bien les écrivains lecteurs de Flaubert, qui écrivent à partir de lui, avec lui et sur lui. Pour toute une partie de la littérature contemporaine, celle du XX e et du XXI e siècle commençant, Flaubert marque une rupture, liée à la poétique du roman et de la prose qu’il inaugure, et à l’absolu de l’écriture qu’il représente. Les œuvres de Flaubert qui ne furent pas comprises à leur parution, trouvent un nouveau lectorat : L’Éducation sentimentale, chez Proust et Kafka, Bouvard et Pécuchet, chez Borges et Queneau. Il y a bien, toutefois, comme le remarque Bernard Pingaud, « des Flaubert », selon les prismes des différents lecteurs. Madame Bovary reçoit ainsi la préférence d’Henry James, de Nabokov, de Sartre, ou de Vargas Llosa, mais aussi de Nathalie Sarraute, qui n’aime pas Bouvard et Pécuchet 1 . Dans la seconde moitié du XX e siècle, certains reconnaissent en Flaubert un « précurseur » des recherches sur le roman. « Flaubert écrivait le nouveau roman de 1860 » affirme Alain Robbe-Grillet 2 . Il apparaît aussi à la nouvelle critique un modèle de l’« écriture intransitive », contre l’approche excessivement biographique de la littérature. Un nouveau Flaubert éditorial émerge au début des années 1960. Pour Bouvard et Pécuchet, se succèdent une édition renouvelée par Alberto Cento (1964), une présentation large pour la première fois du « second volume » par Geneviève Bollème (1966), qui a publié au Seuil une anthologie de la correspondance de Flaubert centrée sur la poétique de l’écrivain, pratiquée par des générations de lecteurs, Préface à la vie de l’écrivain (1963). Mais Le Seuil fait aussi redécouvrir la même année un autre Flaubert, le Flaubert romantique de L’Éducation sentimentale de 1845, sous le titre : La Première éducation sentimentale. 1 Bernard Pingaud, « Les Flaubert », L’Arc, 79, 1980, p. 1-2. Nathalie Sarraute, Flaubert le précurseur (1965), Paris, Gallimard, 1986. 2 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Minuit, 1961, p. 10. 4 Anne Herschberg Pierrot La décennie des années 1970 voit paraître le monumental Flaubert de Sartre, L’Idiot de la famille 3 . C’est aussi le début de la critique génétique qui met au centre de son intérêt le travail de l’écriture flaubertienne et offre un nouveau regard sur les manuscrits de Flaubert, dont certains, encore inconnus, comme les brouillons de L’Éducation sentimentale, entrent en 1975 à la Bibliothèque nationale. Flaubert est alors une présence forte et continue chez plusieurs générations d’écrivains de la seconde moitié du XX e siècle : Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, Robert Pinget, autour de la poétique du lieu commun, Georges Perec, Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Jean Echenoz … Ces écrivains peuvent écrire sur Flaubert, parler de lui. Mais surtout ils écrivent avec Flaubert. Comme le souligne avec force Tiphaine Samoyault, « on ne se souvient pas de Flaubert » : il est une présence toujours déjà là, en concurrence chez certains avec Faulkner. Quelques publications, de ces trente dernières années, ont donné place à la voix d’écrivains sur Flaubert ou à des études critiques sur cette réception. L’Arc (n° 79, 1980) évoque Proust, Henry James, Kafka, publie un texte de Perec sur ses « emprunts à Flaubert » et un inédit de Sartre. Philippe Chardin consacre le n° 22 de Littérature et nation aux « Réceptions créatrices de Flaubert » (2000). Parmi les dossiers consacrés par Le Magazine littéraire à Flaubert, « Flaubert et ses héritiers » (février 1988) évoque la place de Flaubert chez Henry James, James Joyce, Ezra Pound, Samuel Beckett, mais aussi Kafka, Sartre, Vargas Llosa. « Flaubert, l’invention du roman moderne », coordonné par Pierre-Marc de Biasi (septembre 2001), publie des entretiens d’auteurs contemporains sur Flaubert : Florence Delay sur Gertrude Stein, Pierre Dumayet, Jean Échenoz, Claude Simon, Pierre Michon. Un autre entretien de Pierre Michon avec Pierre-Marc de Biasi sur Madame Bovary est paru dans le Magazine littéraire de novembre 2006 (« Les vies de Madame Bovary », dossier coordonné par Jacques Neefs) 4 . Ce numéro d’Œuvres et critiques porte sur la réception de Flaubert chez des écrivains contemporains, de la seconde moitié du vingtième siècle à nos jours. Il s’interroge sur le retentissement de Flaubert dans l’écriture d’aujourd’hui, sur les lignées flaubertiennes que l’on peut retracer, mais aussi sur les transformations apportées en retour à l’œuvre flaubertienne. Qu’est-ce qu’écrire à partir de Flaubert ? Qu’est-ce que lire Flaubert quand on écrit ? Comment cette lecture a-t-elle transformé l’image de l’œuvre ? 3 Voir le dossier sur « L’Idiot de la famille » de Jean-Paul Sartre dans le numéro 71, 2007, de la revue Recherches et travaux (Université Stendhal, Grenoble), qui contient une bibliographie établie par Gilles Philippe. Bruno Clément consacre une partie de son livre Le Lecteur et son modèle à la lecture de Flaubert par Sartre (Paris, PUF, 1999). 4 Les textes de Pierre Michon sont repris dans Le Roi vient quand il veut, Paris, Belfond, 2007. Flaubert, contemporain 5 Un écrivain contemporain majeur ouvre l’ensemble critique : Pierre Bergounioux. Flaubert habite les fictions de Pierre Bergounioux, qui est aussi l’auteur d’une thèse sur Flaubert préparée sous la direction de Roland Barthes, et de plusieurs textes sur Flaubert 5 . Il revient sur la question de la littérature pour Flaubert parmi les prosateurs du XIX e siècle. Qu’est-ce qu’écrire pour un cadet, né en 1821, pour un « héritier déshérité », « un homme sans qualité » ? Écrire devient une « lutte à mort contre le monde » dont Pierre Bergounioux retrace le parcours à partir des œuvres de jeunesse. En vis-à-vis, à la fin du volume, Tiphaine Samoyault, elle-même écrivain et critique, propose de définir trois lignes flaubertiennes dans l’écriture d’aujourd’hui : la « ligne Bouvard et Pécuchet » - celle de l’encyclopédie de la bêtise, et de l’idiotie (de Queneau et Perec à la revue Inculte, à Pierre Senges, en passant par diverses pratiques artistiques du burlesque et de l’érudition moquée), « la ligne Éducation sentimentale », « tracée par la mélancolie des paquebots et un rapport déçu à l’histoire », ligne du second degré (d’Olivier Rolin, Jean-Philippe Toussaint, Jean Echenoz, à Georges Perec), et la « ligne Madame Bovary », plus difficile à cerner, ligne du « suspens et du silence », de la « tension entre continu et discontinu » (Pascal Quignard, Pierre Michon). Un autre volet de la revue est consacré aux lectures de Bouvard et Pécuchet, œuvre flaubertienne qui émerge véritablement dans le second XX e siècle. Jacques Neefs étudie les « modernités » du roman interprété par Jorge Luis Borges et Raymond Queneau, qui tous deux s’attachent à dévoiler la puissance d’interrogation philosophique et symbolique de Bouvard et Pécuchet. Dans « Défense de Bouvard et Pécuchet » (Discussions), Borges analyse l’incompréhension qui a entouré la réception du roman et il exprime son intérêt pour l’œuvre au miroir. Pour Raymond Queneau, l’œuvre est une odyssée moderne. Par Queneau, s’est imposée la dimension encyclopédique de Bouvard et Pécuchet qu’il récrit avec l’encyclopédie des fous littéraires dans Les Enfants du limon, publié en 1938 6 . Bouvard et Pécuchet est aussi une œuvre phare pour Roland Barthes, qui en a souligné l’écriture « indécidable ». Anne Herschberg Pierrot retrouve à travers les écrits de Roland Barthes la présence 5 Pierre Bergounioux, Flaubert et l’autre : communication littéraire et dialectique intersubjective, thèse soutenue à l’EHESS en 1979. Deux volumes d’essais de Pierre Bergounioux portent en partie sur Flaubert : La Cécité d’Homère, Strasbourg, Circé, 1995 et L’Invention du présent, Saint-Clément, Fata Morgana, 2006. Flaubert est aussi très présent dans des récits comme Catherine (Gallimard, 1984) et L’Orphelin (Gallimard, 1994). 6 Sur Queneau, Les Enfants du limon, et Flaubert, voir Jacques Neefs, « Donner un cadre … Queneau et Flaubert », Europe, avril 2003, p. 152-162, et Anne Herschberg Pierrot, « De Bouvard et Pécuchet aux Enfants du limon », dans Les Fous littéraires, nouveaux chantiers, dir. Jean-Jacques Lecercle et Michel Pierssens. Tusson, Éd. Du Lérot, 2003, p. 179-181. (En ligne sur le site de l’ITEM, www.item.ens.fr). 6 Anne Herschberg Pierrot de Bouvard et Pécuchet, qui apparaît comme une référence fondamentale, en complément de l’œuvre de Proust, « l’œuvre-mandala » (Le Plaisir du texte). Cette présence accompagne Roland Barthes, de la démystification des Mythologies aux derniers textes, dans son travail d’écriture, sa réflexion sur l’encyclopédie des langages, sur l’énonciation de la bêtise, et la possibilité de sa propre bêtise. Le vertige de la bibliothèque se retrouve chez Italo Calvino. « J’aime Flaubert parce que, après lui, on ne peut plus écrire comme lui ». Flaubert, pour Italo Calvino, représente « un absolu de l’invention formelle » nous dit Susi Pietri, qui nous entraîne dans un voyage à travers les écrits de Calvino sur Flaubert selon trois constellations de lectures : l’invisible, l’inconnaissable et l’innommable, et met en relief les médiations à l’œuvre dans les lectures de Calvino : Flaubert par Cervantes, mais aussi Flaubert par Perec, et par Queneau. Dans un entretien du Magazine Littéraire paru en septembre 2001, à la question : « Entretenez-vous une relation particulière avec l’œuvre de Flaubert ? Cet auteur a-t-il joué un rôle dans votre conception du style, du métier d’écrivain ? », Claude Simon avait répondu un peu brutalement : « Non ». Gisèle Séginger retrouve cependant dans ses entretiens et son œuvre un « Flaubert de Claude Simon » : Claude Simon partage avec Flaubert une vision définalisée de l’histoire, un rapport au délabrement des croyances, une poétique du roman « par tableaux détachés ». Mais pour une écriture d’un cheminement tout autre. Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) La littérature comme lutte à mort des consciences Pierre Bergounioux Le terme de réalisme sous lequel l’histoire littéraire range les œuvres en prose échelonnées de 1830 (Les Chouans de Balzac) à 1880, que Flaubert meurt sur Bouvard et Pécuchet, est insuffisant. Ces romans présentent des ressemblances extérieures. Ils décrivent les groupes sociaux nés de la différenciation de l’activité dans la société révolutionnée. Le père fondateur, c’est Balzac. La littérature, qui s’était comme absentée entre 1780 et 1830, que la guerre étrangère et civile mobilisait les énergies, réapparaît avec la paix, la stabilisation politique et la généralisation des rapports marchands. Le génie de Balzac est d’avoir perçu l’émergence de la société moderne, de l’économie en vue du profit, avec la destruction des valeurs traditionnelles. La puissance explicative du roman vient de ce qu’il est alors le seul langage pré-constitué, l’unique registre d’expression disponible en ces heures sombres, mouvementées qui voient surgir le capitalisme. Les sciences sociales n’existent pas encore et c’est en 1848, seulement, avec Le Manifeste, que la philosophie s’avisera, violemment, de la violence faite aux classes laborieuses et de la tâche historique qui leur incombe. Le roman balzacien est, dans l’ordre de l’expression, ce que le laminoir et le marteau-pilon sont à la grande industrie : des instruments puissants mais grossiers, encore. Un degré supplémentaire de raffinement est atteint par Stendhal. Il est plus âgé que Balzac mais il a vécu les heures exaltées de la Révolution et conservera jusqu’au bout les convictions républicaines - de gauche - qui lui rendent visible la contradiction du nouveau mode de production, celle du capital - c’est M. de Rénal avec sa fabrique de clous - et du prolétariat ouvrier constitué, en Franche-Comté, de « jeunes filles fraîches et jolies ». Stendhal est encore celui qui, quatre-vingts ans avant Faulkner, a l’intuition de la confusion inscrite, depuis l’origine, dans la grande narration. Elle tient à ce que celui qui écrit - l’auteur - donne pour la réalité l’idée qu’on s’en fait lorsqu’on n’y est pas impliqué, étant bien entendu que ceux qui s’y trouvent mêlés sont beaucoup trop absorbés par ce qu’ils font pour y faire réflexion. Ils ne seront guère plus avancés lorsque l’événement aura migré dans le passé. A supposer qu’ils ne soient pas morts, ils n’ont pas la capacité, qui se cultive, de dire congrûment ce qui a eu lieu. Depuis Homère, poète 8 Pierre Bergounioux de la cité esclavagiste antique, la division du travail sépare les héros des rhapsodes et diffracte l’expression de l’expérience. L’essor du grand réalisme est contemporain de la phase initiale de la révolution industrielle, lorsque de nouveaux partages sont en formation et n’apparaissent qu’imparfaitement aux yeux des intéressés. La conscience retarde toujours sur l’existence. Les choses sont d’abord en soi avant d’être pour soi, si tant qu’elles le deviennent jamais. Stendhal est déjà dans l’opposition. Il n’a pas assez de mépris, de haine pour la bourgeoisie d’affaires, la recherche du gain pécuniaire, la négation de toutes les valeurs qui résulte du primat de la valeur monétaire. Stendhal est né en 1783, Balzac en 1799, Flaubert en décembre 1821. L’histoire ne se répète pas. Elle est sortie de la durée immobile de la société d’ordres, de l’économie agraire. Ces trois écrivains, quoiqu’ils décrivent le monde contemporain, la réalité, ont avec ces derniers des rapports différents, opposés. Balzac est celui dont le point de vue est le plus proche de l’intérêt socialement dominant, qui est de gagner de l’argent. Les romans de Stendhal s’inscrivent dans un projet qui dépasse la description plus ou moins mercenaire de la réalité. Ils possèdent une dimension critique, témoignent d’aspirations que le monde réel, les intérêts prédominants, condamnent à rester irréalisées. Stendhal s’adresse « aux âmes sensibles », aux « happy few », au collège invisible de ceux - jeunes hommes, femmes, artistes, intellectuels - qui tiennent pour dégradante, vulgaire, la recherche du profit en argent. Ses romans sont inséparables des ouvrages autobiographiques que sont la Vie d’Henry Brulard, les Souvenirs d’égotisme (1821-1830), les Journaux de Voyage, des valeurs engagées dans « la chasse au bonheur ». Le roman balzacien se caractérise par son objectivité, au sens d’extériorité de celui qui écrit à ce qu’il décrit. Lire Balzac s’apparente à une transaction entre deux parties indifférentes à la teneur de l’énoncé. L’auteur présente au lecteur des événements intéressants en eux-mêmes et qui n’impliquent d’autre intérêt que la curiosité lettrée. Il n’en va pas de même avec Stendhal. A la différence de son cadet, il est réfractaire aux nouveaux axiomes du vouloir pratique, à la pure et simple réussite dans les ordres temporels. Ses deux grands romans, Le Rouge et le noir, La Chartreuse de Parme peuvent se lire comme un désaveu du pouvoir de l’argent et de l’intrigue politique lorsqu’elle ne renvoie pas aux principes généraux de 1789. Stendhal souffre personnellement de la domination de la bourgeoisie industrielle et de ses représentants politiques - « M. Molet est un sot très plat » ou encore « un sot à rubans ». Il est porteur d’aspirations éthiques, esthétiques issues de la période antérieure, du siècle des Lumières, de la période révolutionnaire. La littérature dénonce, en partie, ce qu’elle énonce. Les personnages, leurs propos, leurs gestes, font l’objet de réserves. La réalité à laquelle renvoie le récit est condamnée au nom de principes que Stendhal place dans La littérature comme lutte à mort des consciences 9 l’esprit d’autres personnages comme Julien Sorel ou formule en tant que narrateur. La dimension critique du grand réalisme diffère sur un point essentiel de celle du siècle précédent. Celle-ci était oblique, fabuleuse, privée, marginale, abstraite, philosophique - Contes de Voltaire, récits de Diderot, romans par lettres de Rousseau ou de Laclos. Celle-là porte à plein sur des classes définies par leurs possessions, leurs orientations politiques. Elle ne porte pas condamnation, dans l’abstrait, du privilège nobiliaire, de l’inégalité parmi les hommes, de la corruption des mœurs. Elle vise, précisément, certains groupes précisément définis, dénonce la condition faite aux ouvriers des manufactures, à la paysannerie, aux femmes, au bas-clergé, aux jeunes hommes sortis des classes pauvres. Des lecteurs issus de la bourgeoisie d’affaires peuvent découvrir, chez Stendhal, une image d’eux-mêmes bien faite pour leur donner de l’humeur. Mais outre qu’ils ne lisent guère, ils possèdent la certitude de soi que leur confère la dynamique du capitalisme conquérant, la puissante candeur assortie à un monde neuf, dont les contradictions, la face sombre ne sont encore qu’imparfaitement dessinées. Le récit stendhalien est gouverné par un double principe, critique et politique, jacobin mais aussi esthétique, inspiré des Lumières, avec la sensibilité, le sentiment de la nature, les raffinements de l’art. Extérieurement, Flaubert, tel qu’il est surtout connu pour les deux romans que sont Madame Bovary et L’Education sentimentale, a donné, quinze ans après la mort de Stendhal, sept après celle de Balzac, un remake des scènes de la vie de province et un autre de la vie parisienne. Mais cette apparence de roman « réaliste » diffère de ses précédents. Flaubert ne prolonge pas un discours explicatif, plus ou moins mêlé de réserves, des univers sociaux. Il engage, avec ces récits, une lutte symbolique à mort contre le monde qu’il décrit et ses tenants. Ce qu’il escompte de la littérature, ce n’est pas, comme Balzac, une rétribution en argent ou, comme Stendhal, le plaisir égotiste de choisir, de refuser, de cultiver, en marge des « eaux glacées du calcul égoïste », un style de vie raffiné, artistique mais d’obtenir le contentement amer qu’on tire de ce qu’on a privé autrui de sa raison d’être, de l’élémentaire contentement qu’il trouvait au monde et à soi. Vers le milieu du XIX e siècle, la société révolutionnée a revêtu la physionomie qui demeure la sienne. Le conflit central met aux prises, non plus, comme sous l’Ancien Régime, les ordres privilégiés et la paysannerie laborieuse, indistincte, avec la terre comme source de richesse, mais le prolétariat ouvrier, issu des fractions les plus pauvres de la population rurale, et la bourgeoisie industrielle, les maîtres de forge, les banquiers, avec la machine à vapeur comme élément moteur des forces productives. A cette contradiction principale s’en ajoute une autre, interne à la bourgeoisie. Contre les 10 Pierre Bergounioux détenteurs des moyens de la production matérielle, elle dresse ceux que l’on n’appelle pas encore les intellectuels et qui détiennent les instruments de l’activité symbolique. Dans les sociétés où l’activité économique est devenue une fin en soi, les choses de l’esprit apparaissent comme « les substituts sublimes et sublimés des appropriations tangibles et des nourritures terrestres ». Et ceux dont les premières sont le partage sont voués à considérer les secondes comme entachées de grossièreté, toutes physiques, tristement matérielles, et, par extension, ceux qui les possèdent et qu’elles possèdent. De sorte qu’on peut considérer que, dès la fin de la monarchie de Juillet, la place existe, en creux, pour une œuvre française, c’est-à-dire d’inspiration littéraire, qui portera condamnation de la société bourgeoise. L’Allemagne, sous ce rapport, a pris les devants dans le langage qui est le sien, celui de la philosophie, dont Marx, puisque c’est de lui qu’il s’agit, rappelle qu’elle est la seule occupation à laquelle on puisse sacrifier dans un pays encore morcelé, sans Etat centralisé, donc sans projet d’ordre général. L’Angleterre a accompli la révolution économique et exporte ses marchandises partout sur la terre, qu’elle a colonisée. La France a entrepris de diffuser, baïonnette au canon, les articles de la Déclaration des Droits de l’Homme. L’Allemagne reste un anachronisme vivant, un vestige féodal. Elle n’a pu se tailler un empire pour se procurer des matières premières à bas prix et vendre ses produits manufacturés. Elle en est réduite à penser ce que font les autres nations. Mais elle y emploie la même énergie prométhéenne que ses voisines mettent à accomplir leur œuvre économique et politique. C’est en 1848 qu’un jeune philosophe rhénan, d’origine juive, offre aux nouvelles classes laborieuses de rédiger le dernier chapitre de l’histoire en mettant fin à la lutte des classes. La philosophie est une spécialité allemande, avec la religion protestante, la musique, la poésie conceptuelle, la physique et la chimie, la mécanique de précision. L’arbitraire culturel qui nous est propre passe, de préférence, par la littérature qui a reçu ses lettres de noblesse des mains de l’aristocratie, provinciale, d’abord, avec Montaigne, Descartes, Montesquieu, puis curiale, avec Saint-Simon. La bourgeoisie s’empare d’un genre mineur, vulgaire, sans règles, le roman, que la rigidité de la société de castes condamnait à une existence marginale, végétative, en l’absence d’hommes libres capables de former et de réaliser les plus hautes ambitions. Le modèle de ce héros, c’est Julien Sorel, qui a pour modèle Napoléon Bonaparte. Il cache, sous son matelas, un portrait de l’Empereur et demande à Mme de Rénal de le brûler sans le regarder (il est enfermé dans une boîte), le jour où il prend fantaisie au mari de celle-ci de changer la paille des matelas. Si l’opposition entre la bourgeoisie matérielle et les intellectuels est consommée, l’espace ouvert pour une œuvre littéraire qui lui donnera La littérature comme lutte à mort des consciences 11 forme, il reste à un homme de chair de l’écrire. Auguste Comte rêvait d’une histoire sans noms propres. Lorsque l’heure est venue, ils sont plusieurs à posséder les capacités requises. Dans les rangs des jeunes hommes susceptibles de donner forme à la sécession de la bourgeoisie intellectuelle, il y a Gustave Flaubert. C’est généralement une anomalie de départ qui décide des trajectoires déviantes. Le père de Flaubert, Achille-Cléophas, est chirurgien à l’Hôtel- Dieu de Rouen. Gustave vient en deuxième position, après un garçon qu’on a prénommé Achille et qui prendra la succession de leur père. A la différence d’un bien matériel, la capacité de médecin est divisible sans rien perdre de sa valeur. Mais le docteur Flaubert, qui est un transfuge de la paysannerie, applique la règle de transmission de sa classe d’origine. Elle s’apparente à un droit d’aînesse qui ne dit pas son nom. Pour sauvegarder la valeur économique d’une propriété, il faut la soustraire au partage, lors de la succession. On la donne à l’aîné des garçons et on désintéresse les cadets et les filles. Ce type de dévolution, dans un univers de « capacités », assigne au cadet une sorte d’être nul, d’inexistence sociale qui sera intériorisée, vécue, intensément ressentie lorsqu’il en prendra conscience. Flaubert est de 1821. En 1834, à treize ans, il barbouille un premier texte intitulé Voyage en enfer. Il s’agit d’un plagiat des Paroles d’un croyant de Lamennais, dans lequel il inventorie la corruption des différents ordres de la vie, la contradiction entre ce qu’ils devraient être et ce qu’ils sont, en vérité, avant de conclure : « Le monde, c’est l’enfer ». Il ne cessera plus d’écrire, en secret, dans sa chambre de l’Hôtel-Dieu, jusqu’à ce que le sérieux de l’existence, les études de droit qu’il entreprend faute de mieux, à contre cœur, menacent de lui assigner une identité précise, positive dont il ne saurait s’accommoder. C’est alors qu’il confie à son corps le soin de sauver son âme. Une attaque nerveuse le jette aux pieds de son frère, dans leur cabriolet, sur la route de Pont L’Evêque, écartant le destin d’avocat ou d’avoué que son indétermination première, sa négativité foncière, définitive, rendaient insupportable à Flaubert. Car il est sujet, depuis le commencement, au déchirement induit par son appartenance à la bourgeoisie et la privation des attributs statutaires de sa classe d’origine. Son frère aîné concentre la totalité des propriétés identitaires, continue leur père tandis que lui, cadet, reste sans consistance ni vocation. Son destin est arrêté d’emblée. La preuve, c’est l’extrême précocité du recours à l’écrit, des manipulations symboliques qui tendent toutes - à une exception près, dont on reparleraà changer le sens de ce qu’il est, c’est-à-dire n’est pas, donc celui du monde qui le fait tel et dans lequel il se vit comme déficitaire, inexistant. Le conflit dans l’ordre du sens, la lutte des consciences, qui est de partout et de tous les instants, dans la vie sociale, peut revêtir une forme extrême. 12 Pierre Bergounioux La philosophie l’a thématisée, avec Hegel. Il voit, dans le désir de reconnaissance, le principe ultime de l’activité humaine, l’élément qui l’élève au-dessus de l’animalité. Le souci de sa dignité, de son humanité transcende, chez l’homme, non seulement le besoin d’objets extérieurs, comme la nourriture, la boisson, l’abri, mais l’instinct de conservation. Il le pousse à risquer sa vie dans la lutte pour le prestige. Elle est la source des trois grands affects que sont la colère, la fierté, la honte et, pour Hegel, le ressort du processus historique. Pour lui, comme pour Hobbes, avec l’état de nature, et pour Locke, avec l’état de guerre, la violence est première, fondatrice. L’issue de la bataille, c’est la division de la société en deux classes, les maîtres, qui ont risqué leur vie, et les esclaves, qui ont eu peur de mourir. Mais pareille relation est insuffisante, même pour les maîtres, parce que l’humanité des esclaves est incomplète et leur reconnaissance, contrainte, insatisfaisante. La différence entre Hobbes et Hegel, c’est que, pour l’un, l’homme est mécaniquement défini par ses appétits et ses passions tandis que, pour l’autre, il est libre, non déterminé par la nature, apte à un choix moral entre la simple utilité et la dignité, qui consiste à la repousser au nom de la liberté. Risquer sa vie, c’est montrer qu’on la méprise, qu’on n’est l’esclave d’aucune passion. La liberté apparaît lorsque l’homme se crée un moi pour lui-même, se place au-dessus de tout objet. Il n’est pas nécessaire d’établir que pareil désir est inscrit dans la nature humaine. Il suffit de considérer que beaucoup agissent comme s’il l’était. C’est le cas de Flaubert, dès sa prime adolescence. Il écrit donc sans discontinuer, autour de deux thèmes qui traversent son œuvre de part en part et qui sont les spécifications, expressive ou conative, d’une seule et même relation intersubjective. Dans les deux cas, il s’agit de persuader l’autre, qui est inséparablement le destinataire et l’objet du texte, que les fondements de son existence sont sans valeur, l’être qu’il en tire, caduc, la seule réalité, celle de l’auteur dont l’œuvre l’a privé de son sens, frappé de néant. Le premier axe est d’ores et déjà tracé dans le premier écrit de Flaubert, Voyage en enfer. Il consiste à porter au jour les contradictions de la réalité pour que celle-ci, à l’instar d’un raisonnement mal conduit, s’effondre lorsque son incohérence lui devient apparente. La moitié des œuvres de jeunesse sont construites selon ce principe « réaliste ». La structure du récit confond les deux fonctions de l’objet et du destinataire. Elle répond à la formule d’Horace De te fabulà narratur. Dès lors que le lecteur se reconnaît dans le livre, le récit agit comme opérateur de coalescence, « embrayeur », pour parler comme Jakobson. L’homme de chair suit, malgré lui, la chance de son double de papier. Le texte agit sur la réalité et celle-ci, disloquée, anéantie, institue par contre-coup, comme seul réel, l’auteur des lignes qui l’ont défaite. C’est à ce prix, par l’effet de ce mécanisme agressif, rétrograde, La littérature comme lutte à mort des consciences 13 que Flaubert entend accéder à l’existence de qui règne sur la ruine de tout, la négativité pure, la mort, le Maître absolu. Le deuxième axe n’est que le retournement du précédent. Ce sont les écrits romantiques ou fantastiques de Flaubert. Le prototype s’intitule Smarh. Il sera repris dans les trois versions successives de La Tentation de Saint Antoine. Salammbô est de la même veine. Ce deuxième principe narratif crée une distance maximale entre l’objet et le destinataire. Celui-ci est sans représentant à l’intérieur du texte. Il existe à l’extrémité opposée du récit, somme sujet situé et daté, bourgeois français acquis au sens commun, au principe de réalité qui lui confère son identité. Le texte le met en présence d’une réalité autre, éclatante, barbare, celle, par exemple, des économies pré-capitalistes, non rationnelles, féodale, du don et de la largesse, ou religieuse, de la grâce et du miracle. La privation des avantages modaux attachés, normalement, à son origine de classe, conduit Flaubert à retourner sa dépossession en élection, sa relégation en rejet du monde réel au nom des fastes éclatants d’un passé lointain ou d’une rêverie libérée. Il compte que pareilles visions éclipseront l’objectivité contemporaine, qui repose sur la prévision et la mesure, l’étroitesse plus ou moins sentie du bourgeois typique-idéal de la Monarchie de Juillet ou du Second Empire et de quiconque, plus largement, s’accommode de pareil état de fait. Les quarante textes composés entre 1834 et 1850 sont ratés au sens très précis où l’effet escompté, c’est-à-dire la démoralisation intense, la perte de sens, la destruction de réalité qu’ils visaient à provoquer chez le lecteur, ne s’ensuit pas. Dans le premier cas, c’est parce que Flaubert ne s’est pas rangé à l’implication du personnage tout négatif auquel il prétend s’identifier. On peut toujours se payer de mots. Mais pareille monnaie ne sera pas admise sur le terrain de la réalité, dans l’espace intersubjectif. Flaubert commet la faute d’engager des valeurs dans une lutte dont l’issue, pour être victorieuse, présuppose le mépris de toute valeur. Il cherche, naïvement, à donner un sens positif aux pensées, vastes, gratuites, luxueuses auxquelles le réduit la dépossession de biens palpables, de capacités socialement significatives qui confèrent un poids et une raison d’être à leurs détenteurs. Les tableaux colorés, les visions brillantes qu’il accumule ad nauseam dans Smarh et La Tentation souffrent d’un double défaut. Elles sont sans référent palpable et privées de croyance collective, de l’accord des consciences qui qualifie ce qui est. La formule génératrice des œuvres de jeunesse se ramène à trois traits : - L’engagement, qui est personnel ou non ; - l’objet, qui se confond avec le destinataire ou s’en distingue du tout au tout ; - l’opposition, enfin, qui est interne, spécifique à l’objet, ou externe, générique - c’est le diable, la mort, la beauté, etc. 14 Pierre Bergounioux On peut symboliser chaque récit de Flaubert par un nombre à trois chiffres. Celui des centaines spécifiera la forme de l’engagement, personnel, impersonnel ou a-personnel. Sous celui des dizaines se rangeront les modes d’objectivité vis-à-vis desquels ont à se déterminer le destinateur et le destinataire et qui renvoient soit à la réalité ordinaire soit à celle, chimérique, toute mentale, que Flaubert invoque contre la première. Enfin, la colonne des unités sera celle de l’opposition, sachant que l’objet peut être ruiné par sa contradiction interne ou balayé, soufflé par le contact d’une réalité plus haute qui l’abolit aux yeux de ceux qui faisaient corps avec lui et l’accompagneront dans sa perte. Ainsi, le premier texte de Flaubert répond-il à la formule 111 puisqu’il combine l’engagement personnel, confond l’objet avec le destinataire et porte au jour leur contradiction interne. Ce complexe narratif est dynamisé par son actualisation, c’est-à-dire par l’effet en retour des textes qu’il a engendrés lorsqu’il s’avère qu’ils sont inopérants, qu’ils n’ont pas atteint, entamé, comme l’auteur l’escomptait, leur destinataire. L’échec est porteur d’enseignements. Il fait surgir à la conscience ce qui lui échappait au moment antérieur, accroît son emprise sur la situation, donc les chances de succès. L’axiome du structuralisme est que nos pensées, nos actes, en tant que significatifs, sont subordonnés à des lois qui sont celles du symbolique, à sa cohérence interne, aux contraintes oppositives, différentielles qui lui sont propres. Les textes de Flaubert explorent et exploitent systématiquement les variantes de la matrice à trois éléments, engagement, objet, opposition, où ils sont compris. Et leur échec est non moins systématiquement incorporé à la tentative suivante, objectivé, intériorisé, c’est-à-dire incorporé au texte ultérieur, mis en abyme. Ainsi, Quidquid volueris montre un singe en qui Flaubert a projeté ses efforts imitatifs antérieurs et leur insuffisance grotesque. L’animal assassine sauvagement la fille et la femme (l’objet) de son maître sans que celui-ci, qui n’est pas possédé par ses possessions, en soit autrement affecté. Mais il s’agit d’une opération au second degré. Elle tend à porter atteinte à l’indifférence du destinataire en lui révélant le caractère monstrueux de l’indifférence, qui est cause du drame. Flaubert ne se borne pas à tirer du complexe symbolique originel les variantes en nombre fini dont celui-ci est gros. Il l’arrache à son obscurité première, à sa dimension inconsciente. La crise nerveuse de 1842 lui procure le répit indéterminé dont il a besoin pour travailler à rendre opératoire le mécanisme qui provoquera, chez son destinataire, le deuil et la désolation et lui vaudra, en retour, l’identité pure, absolue qui transcende toute finitude objective, toute objectivité finie. Un texte, un seul, qui est la première version de L’Education sentimentale, ne comporte pas la pointe létale dont tous les autres étaient armés. C’est qu’il La littérature comme lutte à mort des consciences 15 est destiné à être lu au docteur Flaubert, que Gustave entend convaincre de sa vocation d’écrivain. Le texte ne vaut donc que par ses propriétés littéraires et, par suite, ne vaut rien. Maxime du Camp raconte, dans ses Mémoires, qu’il fut témoin de la scène. Après quelques instants, le docteur s’endormit. Son fils n’a jamais dit mot de l’affaire ni de l’humiliation subie. Vers 1850, il reprend La Tentation pour la deuxième fois - la troisième si l’on considère Smarh comme la première version de cette théorie de visions hallucinées. Il en donne lecture à ses amis Du Camp et Bouilhet. Loin qu’ils en ressentent l’effet ravissant, aliénant, ils s’ennuient et le lui disent. Ensuite, c’est le voyage en Egypte avec Du Camp, l’histoire de Mme Delamarre, un fait divers qui sert de modèle à Madame Bovary, le retour et la préparation du roman. « Madame Bovary, c’est moi ». Oui, à cette réserve près qu’elle représente, dans le récit auquel Flaubert travaille, le personnage qu’il a composé jusqu’ici, avec ses rêvasseries littéraires, son indifférence au sérieux de la vie, au travail productif, au réel, et dont il a constaté l’inanité. Il faudrait changer de temps. « Madame Bovary, c’était moi ». En ces années 1850, Flaubert a épuisé les formes narratives consubstantielles à sa condition originelle d’héritier déshérité, d’homme sans qualités. Les illusions qu’il s’était faites à ce sujet se sont dissipées. Il a vérifié, textes à l’appui, qu’il est bien cet être sans attributs positifs dont la négativité véhémente s’est brisée sur l’altérité, sur le principe de réalité. Il s’est rendu à l’évidence qu’il n’avait rien, n’était rien et c’est à partir de là, au nom, à la lumière de ce néant enfin assumé qu’il lui faut désormais vivre, agir, écrire. Ce qu’il fait. L’ordre symbolique possède, comme les choses matérielles, une réalité propre. Les énoncés que Flaubert opposait au sens commun ont été disqualifiés. Son refus proclamé des valeurs admises, vérification faite, est sans valeur. Lorsqu’il trace les premières lignes de Madame Bovary, il est mort au monde, comme au premier jour. Il y a une différence, toutefois : il le sait. Il l’admet. Et c’est dans cette évidence, de ce point de vue, celui de la mort, de son indifférence inhumaine, qu’il entreprend, une nouvelle fois, de décrire le monde. La formule de Madame Bovary est a-personnelle, si l’on excepte la première page (« Nous étions à l’étude »), l’objet confondu avec le destinataire et l’opposition spécifique. Alors que les écrits antérieurs mettaient aux prises un destinateur et un destinataire dûment identifiés ou implicitement définis de part et d’autre d’un objet contesté, Flaubert se garde désormais d’engager quoi que ce soit de lui-même, si ce n’est la figure ambiguë de l’héroïne que grandit son refus du prosaïsme ambiant mais dont les aspirations futiles, les lubies, les aventures sont aussi insignifiantes que le reste. Si Flaubert a appris quelque chose, en vingt ans, après quarante écrits visant à renverser sa situation première, c’est que les termes du différend 16 Pierre Bergounioux étaient solidaires, ses choix, ses escapades imaginaires, l’envers d’une réalité qu’il n’a combattue que pour en avoir été exclu. C’est la totalité du réel, y compris sa négation, la subjectivité vide que lui, Flaubert, a revendiquée, qui est objectivée. Il a résilié tout investissement, abdiqué toute identité, serait-elle purement négative. Il est mort au monde, se sait tel, s’y est résolu. Et c’est de cette absence qu’il parle, dans une indifférence achevée qu’il considère le monde. Pour la première fois, un écrivain décrit le présent, le réel, dans la langue glacée, entièrement désaffectée, impassible, impossible, de ceux qui ne sont plus. Le grand réalisme n’est jamais exempt de jugements de valeurs. L’auteur ne fait guère mystère de la sympathie ou de l’animosité que lui inspirent un personnage, un groupe social. Balzac est coutumier du fait, Stendhal plus encore. Ils réprouvent des faits, des procédés, des propos et des gestes. Mais ce que leur ironie n’atteint pas est admis et reconnu. L’ambition de Rastignac est bonne, bonne la personne de Madame de Rénal alors que, en dernière instance, elle vit, agréablement, de la plus-value extorquée par son butor de mari aux ouvrières de la manufacture. Les écrivains de la première moitié du dix-neuvième siècle ne désespèrent pas tout à fait de la société nouvelle. Elle a ses travers mais elle enferme des figures authentiques, des positions désirables, des destins acceptables. Avec le Second Empire, la rupture est consommée. Flaubert ne voit plus rien qui légitime la réalité, qui justifie qu’on participe à la vie. Et la contre-réalité, la pose hautaine, artiste, les chimères auxquelles il a sacrifié, pour commencer, ne valent pas mieux, participent de la dégradation dont tout est affecté. Pourquoi écrire, encore ? Pour l’établir, aux yeux de tous, pour qu’il vaille la peine, à nouveau, d’exister, pour retrouver un sens à la vie, une communauté qui ne soit pas dominée par la recherche cynique du profit - Lheureux - ou de la triste notoriété que procurent les campagnes de presse ou la légion d’honneur - Homais. Flaubert, qui a d’abord été un auteur abondant, devient, à partir de l’instant où il commence Madame Bovary, le plus malaisé des romanciers. Il avance de quelques lignes dans la journée, lorsqu’il avance, récrit un même passage à d’innombrables reprises avant de le rebuter. L’épreuve du gueuloir, les considérations de rythme, d’euphonie, qu’il invoque, n’expliquent rien. « L’art est une pratique pure, sans théorie », dira Durkheim. Pourquoi ces difficultés, cette lenteur, cette exigence aussi impérieuse qu’obscure ? Parce qu’il ne sait pas exactement ce qu’il fait quoique, comme tout artiste, il le fasse avec cette détermination, cette sûreté instinctive qui distinguent l’invention artistique de la découverte scientifique. Il s’agit de convaincre le lecteur que c’est de lui, lecteur, qu’il s’agit, de précipiter l’identification d’un être réel à l’image de lui-même que l’auteur a inscrite au foyer du récit. C’est ce qui explique le souci du détail, l’im- La littérature comme lutte à mort des consciences 17 portance de la documentation, ce besoin, dans L’Education sentimentale, de vérifier les horaires du bateau à vapeur qui assure la liaison de Montereau à Paris, les horaires du chemin de fer de Fontainebleau. L’effet de réel analysé par Roland Barthes joue à plein. Un élément de la structure est dysfonctionnel, sans antécédent ni suite dans le texte. Il renvoie donc au hors-texte, suscite le réel dont le récit serait la transcription. Le signe déstructuré crée son propre référent, force la croyance du lecteur. Mais le seul souci de faire vrai ne rend pas compte des embarras de Flaubert. Avec les mêmes scrupules référentiels, Zola fabrique cinq romans dans le temps qu’il faut à Flaubert pour en écrire un. Il y a autre chose, et c’est l’impartialité glacée, l’indifférence inhumaine qui sont les siens, désormais, et qu’il s’agit de faire passer. C’est toujours sous l’empire d’un intérêt, d’un goût, bref, d’une situation, d’une condition, que l’on parle. Le langage n’est pas, sauf pour les linguistes, un pur médium. Il porte toujours l’empreinte de ses usagers, révèle, par sa prosodie, son lexique, sa syntaxe, leur qualification scolaire et professionnelle, leur origine géographique, leur prétention et leur grief, leur rang social. Parler, c’est affirmer donc exclure, construire une réalité conforme à l’intérêt du locuteur. Il y a autant de définitions du réel qu’il y a de groupes sociaux. Les classes d’objets dérivent des classes sociales. Une des contributions majeures de l’anthropologie a été de montrer l’origine sociale des catégories de la pensée sauvage. Flaubert a été frappé d’emblée d’inexistence. Il n’a rien, n’est rien. Il a commencé par le nier, s’est rendu à l’évidence, contraint et forcé par l’effet en retour du travail de dénégation à quoi se ramènent ses écrits de jeunesse. Il ne faudrait pas qu’un usage incontrôlé du langage, c’est-à-dire l’oubli de soi, de la désolée connaissance à laquelle il est parvenu, lui imputent quelque attachement qu’il n’a plus, un ressentiment dont il s’est lavé. Quoiqu’il ne sache pas exactement quelle opération il accomplit, il s’en acquitte avec une exactitude pénétrante, systématique. Il lui faut vérifier que ce qu’il dit n’emporte ni réticence ni approbation de sa part. Et si c’est chose difficile, c’est parce que nos moindres propos sont mêlés de valeur, nous engagent tout entiers. C’est pour être partie prenante, et jusque dans nos refus, qu’il est malaisé d’adopter une attitude de parfaite neutralité affective, une absence au présent, au réel tels que la vie sociale les constitue. Pareille attitude est, si l’on peut ainsi parler, contre nature. Elle s’apparente au « rejet du monde » des mystiques orientales, des stylites et des anachorètes - ce qui explique la présence obsessionnelle de Saint-Antoine chez Flaubert -, à la mort au monde dès cette vie, que Flaubert réalise, à l’état pratique, dans sa retraite de Croisset, solitaire, volets clos, courbé sur son papier, la nuit, en proie aux affres du style, comme il dit. 18 Pierre Bergounioux Son réalisme, c’est-à-dire l’effet de reconnaissance, l’identification du lecteur, l’embrayage du texte sur le référentiel, constitue la première opération de la lutte des consciences engagée sous l’étendard de la littérature. Lorsque le locuteur a reconnu dans le livre, ainsi qu’en un miroir, le monde qu’il habite, gagé l’être qui est le sien aux pages que Flaubert lui tend, la logique du récit enclenche la deuxième opération, qui est d’établir la fausseté de cette image réfléchie, la méconnaissance de sa vérité. Quoi que disent, fassent les personnages, il en résulte invariablement des mécomptes, une souffrance, les pires dommages pour quelqu’un d’autre. Et l’avantage qu’en retire le bénéficiaire est par suite entaché d’une médiocrité, d’une abjection qui ne peuvent échapper à ceux qui l’approuveraient. Les initiatives de Homais aboutissent, par exemple, à la mutilation d’Hippolyte, le pied bot, à l’incarcération du mendiant aveugle qui se tenait dans la côte du Bois Guillaume. Il en vient « à rougir d’être un bourgeois », affecte « le genre artiste ». « Il fumait ». La dernière phrase du roman est célèbre. « Il vient de recevoir la croix d’honneur ». Les autres ? Lheureux accule Emma puis Charles à la faillite et porte, conjointement avec Rodolphe, la responsabilité de la mort de l’héroïne. Il lance, à la fin, une nouvelle compagnie de transport, débauche Hivert, le conducteur de la diligence, qui travaillait pour Madame Lefrançois et menace de « passer à la concurrence ». Rien de ce qu’on entreprend, chez Flaubert, n’aboutit. Emma se suicide, Charles meurt de chagrin et, selon toute vraisemblance, leur fille qu’on expédie dans une filature de coton ne leur survivra guère. Elle tousse et porte, aux joues, les plaques rouges de la tuberculose. Qui Flaubert a-t-il sauvé ? Justin, d’abord, l’adolescent épris, en secret, d’Emma, qui pleure, seul, la nuit, sur sa tombe et qui est surpris par Lestiboudois, lequel, avec son prosaïsme épais, sa largeur d’esprit coutumière, le croit occupé à voler des pommes de terre. Catherine Nicaise Elisabeth Leroux, ensuite, à qui on décerne, lors des comices, une médaille d’argent d’une valeur de vingt-cinq francs et qui n’ose pas s’avancer : « -N’aie pas peur, lui cria-t-on. » Et encore : « Ah ! qu’elle est bête ». Flaubert ajoute : « Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude ». Et lorsque la malheureuse a reçu sa médaille, on l’entend marmotter : « Je la donnerai au curé de chez nous pour qu’il me dise des messes ». - « Quel fanatisme, exclama le pharmacien, en se penchant vers le notaire ». Enfin, le docteur Larivière, image du docteur Flaubert, peut-être - « Son regard, plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droit dans l’âme et désarticulait tout mensonge »mais qui ne peut rien pour Emma, lorsqu’elle s’est empoisonnée. La critique littéraire de l’époque a passé à côté de Madame Bovary mais non pas la justice impériale, qui a parfaitement perçu l’atteinte portée par La littérature comme lutte à mort des consciences 19 le roman aux fondements de croyances de la société. Flaubert est inculpé d’outrage « aux bonnes mœurs, à la morale et à la religion », assigné à comparaître devant le tribunal correctionnel, acquitté grâce à la talentueuse plaidoirie de son avocat et aussi, sans doute, à la bonne réputation de sa famille. A la différence des autres registres d’expression, la littérature n’a pas d’objet précis, d’ancrage fixe dans le champ de l’expérience. Elle est l’expression des intérêts des fractions dominantes de la population, de la noblesse provinciale et curiale, de la bourgeoisie, parfois - rarement, mais elle atteint alors à un rayonnement prodigieux - des aspirations plébéiennes, et c’est Rousseau. Si l’œuvre de Flaubert marque un tournant dans l’histoire longue du récit, c’est parce que, dans le même temps qu’elle reflète avec une extrême exactitude l’existence contemporaine et la conscience qui lui est assortie, elle confère à ce reflet une puissance agissante, dévastatrice, comme un renversement de la fonction fondatrice de l’image spéculaire. Les intellectuels bourgeois entrent en dissidence, passent dans l’opposition, où ils resteront. Il est significatif que Sartre ait consacré le plus volumineux de ses ouvrages à Flaubert. Après Flaubert, la littérature a rompu les attaches qu’elle avait avec la réalité sociale. A cela, il y a, bien sûr, une explication externe, qui est la constitution, à la fin du XIX e siècle, des sciences de l’homme et de la société. Elles renvoient à l’amateurisme plus ou moins distingué le discours des écrivains sur le monde social. Mais il y a aussi la sécession de ceux qui disposent du privilège de penser et que la logique propre, la gratuité, le désintéressement relatif de l’activité intellectuelle opposent aux « fauves du temporel ». L’essayiste allemand Robert Curtius dit de la France qu’elle est ce pays où la littérature a été élevée au rang d’une religion. Un arbitraire culturel, qui remonte à la Renaissance, confère à ce registre d’expression un prix particulier. L’univers que Flaubert a décrit et dénoncé n’a pas été aboli par ses livres. Mais il suscite, depuis lors, une réticence à laquelle la littérature n’est pas étrangère. Il n’est pas possible de rallier un monde peuplé de gens comme Homais, Lheureux, Binet, Bournisien, Rodolphe Boulanger, Tuvache et Lestiboudois ou de leurs arrière petits-neveux. Si la littérature se bornait à instituer, en tiers, des objets revêtus de caractères formels, esthétiques, elle ne mériterait pas d’occuper, dans nos vies, une place plus importante que celle qu’y tiennent, en moyenne, la musique, la danse ou les arts plastiques. Mais elle touche, obstinément, au sens de notre existence, à cette part de nous-même qui nous demeure obscure, aliénée, et c’est sa puissance inséparablement révélatrice et libératrice qui en fait l’intérêt. Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) Modernités de Bouvard et Pécuchet, Borges, Queneau Jacques Neefs en face de l’autre côté du canal s’assirent sur un banc Bouvard et Pécuchet comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés 1 « Défense de Bouvard et Pécuchet » 2 est le titre que Borges donne au texte qu’il consacre au roman inachevé de Flaubert. Cette défense est suivie dans le recueil par une étude plus générale sur Flaubert, « Flaubert et son destin exemplaire » 3 . Les deux textes ont été repris dans les éditions françaises de Discussion 4 . Ils constituent en fait le double volet de cette « défense ». Dans « Flaubert et son destin exemplaire » Borges fait de Flaubert « le premier Adam d’une espèce nouvelle : celle de l’homme de lettres comme prêtre, comme ascète et comme martyr ». Il ne voit qu’un seul écrivain à qui le comparer dans l’Antiquité : « Pindare, le poète sacerdotal, qui compara ses odes à des chemins pavés, à une marée, à des sculptures d’or et d’ivoire et à des édifices, et qui ressentait et incarnait la dignité de la profession des lettres. » Il spécifie très précisément l’application esthétique de cette nouvelle dignité : « Milton, le Tasse et Virgile se sont consacrés à l’exécution de poèmes ; Flaubert a été le premier à se consacrer (je donne au terme son plein sens étymologique) à la création d’une œuvre purement esthétique ‹en prose› » 5 . Borges inscrit ainsi Flaubert dans la chaîne la plus haute de la littérature, celle qui est marquée par l’ambition « épique » aussi bien que par une probité artistique radicale 6 . 1 Raymond Queneau, « Tous les parfums de l’Arabie », dans Courir les rues [1967], Œuvres complètes, tome I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 414. 2 « Vindicación de Bouvard et Pécuchet », publié dans Discusión, dès l’édition de 1957, Buenos Aires, Emecé editores, p. 137-144, article publié en édition pré-originale dans le journal La Nación, Buenos Aires, 14 novembre 1954. 3 « Flaubert y su destino ejemplar », p. 145-150, publié en pré-originale dans le journal La Nación, Buenos Aires, 2 décembre 1954. 4 Nous citons les textes de Discussion tels qu’ils ont été repris dans l’édition Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 260-264 et 264-268. 5 Idem, p. 265, et p. 267. 6 De nombreux témoignages et textes de Borges montrent que celui-ci a toujours manifesté une grande admiration pour Flaubert, qu’il décrivait comme l’un de ses auteurs français de prédilection. 22 Jacques Neefs Flaubert cependant, écrit encore Borges, marque un autre type de rupture : « Le poème de Milton embrasse le ciel et l’enfer, le monde et le chaos, mais c’est encore une Iliade, une Iliade à la mesure de l’univers ; Flaubert, en revanche, ne voulut pas répéter ou surpasser un modèle antérieur. Il pensa que chaque chose ne pouvait être dite que d’une seule façon et que c’est à l’auteur de découvrir comment. » 7 (267) Flaubert serait le premier à inventer une sorte d’héroïsme de l’écriture elle-même, dans son acte même, et dans le souci de l’exactitude extrême qu’elle peut atteindre : « Il crut en une harmonie préétablie de l’euphonique et de l’exact et s’émerveilla de la ‹relation nécessaire entre le mot juste et le mot musical› ». Borges souligne enfin l’apparent paradoxe d’un écrivain qui « ne voulait pas être dans ses livres, ou voulait tout au plus y être présent caché, comme Dieu dans ses œuvres. » Une sorte de paradoxe règne en effet entre le rapport « objectif » que Flaubert entretient avec ce que doit être l’œuvre et l’investissement « sacerdotal » total qu’il engage dans son travail pour l’œuvre : « Il n’est pas moins indéniable que penser à l’œuvre de Flaubert, c’est penser à Flaubert, au travailleur torturé et laborieux, à ses consultations nombreuses et à ses inextricables brouillons. » 8 Borges profile ainsi en deux versants le « destin exemplaire » de l’écrivain Flaubert, celui de « l’idéal de la prose », aussi bien que celui de « l’homme-plume », l’œuvre devenant indissociable du travail de l’écrivain, figure qui fut largement celle de la critique « structurale » française, à partir de la fin des années 50 et pleinement à partir des années 60 et 70, avec les études sur Flaubert de Jean-Pierre Richard, de Gérard Genette 9 , de Barthes, et des débuts de la « critique génétique » 10 . Borges inscrit enfin ce destin, qui est une sorte de rupture, et de marque, dans l’avenir que celui-ci permettait : « … son destin s’est reproduit, mystérieusement magnifié et varié, en celui de Mallarmé (dont l’épigramme ‹le monde est fait pour aboutir à un beau livre› exprime une conviction de Flaubert), en ceux de Moore, de Henry James et en celui de l’Irlandais 7 Idem, p. 267. 8 Idem, p. 267-268. 9 Borges occupe, cela a été très marquant, une place importante dans la définition d’une « Utopie littéraire » telle que Gérard Genette l’a analysée (Figures I, Paris, Le Seuil, 1966, p. 123-132) et dans la caractérisation d’un temps des œuvres à la fois historique et achronique, qui donne à la « littérature » son autonomie cognitive et esthétique. 10 Travail de Flaubert, publié sous la direction de Gérard Genette et Tzvetan Todorov, au Seuil en 1983, a marqué d’une manière significative les étapes de cette approche de la critique flaubertienne, ainsi qu’auparavant et pour la prise en compte du travail des manuscrits, Flaubert à l’œuvre, publié sous la direction de Raymonde Debray Genette, Flammarion, 1980. Modernités de Bouvard et Pécuchet, Borges, Queneau 23 enchevêtré et presque infini qui trama Ulysse. » 11 Entre l’épopée germinale, lointaine, perdue, et l’épopée moderne future, tramée, entre les deux « Ulysse », Flaubert est ainsi présenté par Borges comme un « moment » puissant, décisif, de la « valorisation du poète ». Les douze chapitres inachevés de Bouvard et Pécuchet y trouvent leur place et leur chance. Cette situation de Flaubert dans le temps long de l’histoire littéraire, qui selon les termes de Borges est une sorte d’histoire d’éternité, est en effet ce que confirme l’étrangeté du dernier roman, inachevé, Bouvard et Pécuchet. Borges, dans sa « défense » du roman s’attache en détail à l’incompréhension dont l’œuvre fut l’objet. Il relève en particulier la myopie de Faguet, selon lequel, écrit Borges, « Flaubert rêva une épopée de l’idiotie humaine et, chose superflue, la dota (poussé par le souvenir de Pangloss et Candide et, peut-être, de don Quichotte et Sancho) de deux protagonistes qui ne se complètent pas, qui ne s’opposent pas, et dont le dualisme n’est rien d’autre qu’un artifice verbal » 12 . Borges insiste, au contraire, sur le retournement qu’opère l’œuvre, ou, plutôt, qui s’opère par le travail de l’œuvre : « Le fait est que cinq années de coexistence transformèrent Flaubert en Pécuchet et Bouvard ou (plus exactement) transformèrent Pécuchet et Bouvard en Flaubert. » 13 Il s’attache en particulier à ce moment de renversement qui marque le chapitre VIII : « Ceux-là sont au départ deux idiots, méprisés et malmenés par l’auteur, mais au chapitre VIII apparaissent les mots fameux : ‹Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer.› Puis : ‹Des choses insignifiantes les attristaient : les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard.› Flaubert, à ce moment-là, se réconcilie avec Bouvard et Pécuchet - Dieu avec ses créatures. » 14 Cette « implication » de l’écrivain dans son œuvre, cette sorte de figuration et de regard de soi qui devient regard de l’œuvre vers soi, cet échange par absorption dans la trame de l’écrit, font sans doute le propre de la vie de l’œuvre aussi bien que sa teneur proprement esthétique : forme et diction qui « entretiennent » un dialogue avec la tension et la possibilité de l’œuvre. Cette « réconciliation » est, ici, pour Borges, un moment particulièrement puissant : « Cela [l’échange entre l’auteur et le personnage] arrive peut-être en toute œuvre de quelque étendue ou simplement vivante (Socrate en vient à être Platon, Peer Gynt à être Ibsen), mais nous surprenons ici l’instant où le rêveur, pour nous exprimer dans une métaphore adéquate, remarque qu’il se rêve et que les formes de son rêve, c’est lui. » 15 11 Idem, p. 268. 12 Idem, p. 261. Borges se réfère au Flaubert publié par Émile Faguet, en 1899. 13 Ibidem. 14 Ibidem. 15 Ibidem. 24 Jacques Neefs Borges donne ainsi à Bouvard et Pécuchet cette profondeur d’introspection et d’imagination spéculative qui pour lui font la forme et la force des grandes œuvres. Dans l’article « Flaubert et son destin exemplaire », Borges ajoute une note, rattachée à la mention des grandes épopées de Virgile, du Tasse et de Milton, sur les « variations d’un trait homérique au cours des siècles. » 16 Il s’agit de ces moments où l’œuvre tend à elle-même une sorte de miroir : « Dans l’Iliade, Hélène de Troie brode une tapisserie, et ce qu’elle brode, ce sont les batailles et les malheurs de la guerre de Troie. Dans l’Énéide, le héros, un fugitif de la guerre de Troie aborde à Carthage, voit dans un temple la représentation de scènes de cette guerre, et, parmi d’autres figures de guerriers, voit aussi la sienne. Dans la deuxième Jérusalem, Godefroy reçoit les ambassadeurs égyptiens dans un pavillon historié dont les peintures représentent ses propres campagnes. » 17 Ce trait marque précisément la manière dont l’œuvre épique se fait figure d’un monde, miroir de la capacité de contenir l’infini. On pourrait ajouter à cette liste le double espace spéculaire de Bouvard et Pécuchet. Il s’agit d’une part de la manière dont le travail des deux bonshommes est comme la projection caricaturée (si peu en fin de compte) du travail de Flaubert lui-même (mêmes lectures, d’une certaine manière, prise de notes, même traversée des disciplines, débats épistémologiques, tentatives de classements, de hiérarchisation, copie, fabrication du Sottisier et du Dictionnaire des idées reçues), et d’autre part du repliement prévu pour la fin du livre des deux bonshommes sur eux-mêmes, copiant jusqu’à une lettre du docteur Vaucorbeil au Préfet « indiquant que ce sont deux imbéciles inoffensifs. En résumant toutes leurs actions, elle doit pour le lecteur, être la critique du roman. » 18 La fin sans fin de l’œuvre est ainsi « rêvée », dans ce dernier scénario connu, comme l’ombre de soi, dédoublée sur la table de l’écriture : « Finir sur la vue des deux bonshommes penchés sur leur pupitre, et copiant. » Subsiste le paradoxe de cette « imbécillité », ainsi développée et enveloppée en une œuvre qui se regarde, « imbécillité » qui cesse ainsi d’en être une tout en demeurant telle … La défense de Bouvard et Pécuchet que développe Borges s’appuie sur l’ambiguïté de cette « bêtise » - et très largement sur les différences d’appréciation des commentateurs. Il lui voit deux justifications. L’une est « d’ordre esthétique et n’a ni peu ni prou à voir avec les quatre figures et les dix-neuf modes du syllogisme. Une chose est la rigueur logique, une autre la tradition déjà presque instinctive qui place les paroles 16 Idem, p. 267. 17 Ibidem. 18 Scénario, Ms. gg 10 f° 67 r, dernier scénario connu de la fin du roman. Voir également f° 19 : « Cette lettre résume et juge B et P et doit rappeler au lecteur tout le livre. » Bouvard et Pécuchet, éd. Claudine Gothot-Mersch, Gallimard, « Folio Classique », 1979, p. 443. Modernités de Bouvard et Pécuchet, Borges, Queneau 25 fondamentales dans la bouche des simples et des fous. » 19 La double voix de Bouvard et de Pécuchet débat, cherche, répète, résume, échoue, dans le soliloque de l’œuvre, avec une sombre profondeur d’inquiétude : « Flaubert (qui, en fin de compte, n’élabore pas une démonstration rigoureuse, une Destructio philosophorum, mais une satire) a très bien pu prendre la précaution de confier ses ultimes doutes et ses craintes les plus secrètes à deux irresponsables. » L’autre, qui est d’une certaine manière le corollaire de la précédente, est dans une option philosophique qui postule que toute connaissance est vertigineuse parce qu’infinie. « Il convient d’entrevoir une justification plus profonde. Flaubert était un fervent lecteur de Spencer 20 ; dans les First Principles du maître, on lit que le monde est inconnaissable pour la bonne et suffisante raison qu’expliquer un fait est le référer à un autre plus général, que ce processus n’a pas de fin ou nous conduit à une vérité si générale que nous ne pouvons la référer à aucune autre - c’est à dire l’expliquer. » 21 Borges résume ainsi fortement la capacité symbolique qui fait l’attrait du livre de Flaubert : « L’art opère nécessairement au moyen de symboles ; la plus grande sphère est un point dans l’infini ; deux copistes absurdes peuvent représenter Flaubert et aussi bien Schopenhauer ou Newton. » 22 L’« encyclopédie critique en farce » que construit Flaubert est bien une option active, radicale, profondément comique, sur l’aporie de la « connaissance », infinie, continûment discontinue. C’est ce que l’art étrange de cette œuvre choisit de prendre en charge 23 . 19 Idem, p. 262. 20 « Lisez-vous les œuvres d’Herbert Spencer ? Voilà un homme celui-là ! - et un vrai positiviste. Chose rare en France quoi qu’on die. - L’Allemagne n’a rien à comparer à ce penseur ! » écrit Flaubert à Edma Roger des Genettes, le 1 er septembre [1878]. Enthousiasme qu’il avait exprimé déjà dans une lettre antérieure à la même ([12 janvier 1878]) (Flaubert, Correspondance, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. 5, 2007, p. 426, p. 347). Lors de la préparation du chapitre sur l’éducation, Flaubert lit L’Éducation intellectuelle, morale et physique de Spencer (lettre à Caroline, [1 er février 1880], Ibidem, p. 803, et note 3 de la p. 803, p. 1435). 21 Cette interprétation est d’une certaine manière vérifiée successivement, à des degrés divers, pour chaque discipline, par les contradictions actives entre les théories, comme par le lien d’implication et de subordination des savoirs les uns aux autres. La formule emblématique pourrait en être la merveilleuse formule qui conclut le chapitre 2, à la suite des déboires agricoles, et inaugure l’aventure, au chapitre 3, des sciences « exactes » : « - C’est peut-être que nous ne savons pas la chimie ! » 22 Idem, p. 262-3. 23 Saturer une discipline, l’absorber et la rejeter, pour Bouvard et pour Pécuchet c’est ressentir jusqu’en leur corps cette sombre aporie. Juan Rigoli a très fortement montré comment cela s’accomplit dans l’épisode de la « physiologie » : « Car ce sont en fait toutes les séductions et les promesses du récit physiologique, toutes les 26 Jacques Neefs « Bouvard et Pécuchet est une Odyssée, Madame Bordin et Mélie sont les Calypso de cette errance à travers la Méditerranée du savoir et la copie finale est l’Ithaque où, après avoir massacré tous les prétendants, ils font avec un enthousiasme plein de sagesse l’élevage des huîtres perlières de la bêtise humaine. » Raymond Queneau file avec humour « les images maritimes et ulysséennes » dans la Préface qu’il consacra en 1947 à Bouvard et Pécuchet 24 . Comme pour Borges, le dernier roman de Flaubert se hisse à la hauteur de la plus haute littérature. Queneau place Bouvard et Pécuchet dans la longue chaîne des « Odyssées » : « La littérature (profane - c’est-à-dire la vraie) commence avec Homère (déjà grand sceptique) et toute grande œuvre est soit une Iliade soit une Odyssée, les odyssées étant beaucoup plus nombreuses que les Iliade : le Satiricon, la Divine Comédie, Pantagruel, Don Quichotte, et naturellement Ulysse (où l’on reconnaît d’ailleurs l’influence directe de Bouvard et Pécuchet) sont des récits de temps pleins. […] Mais, riche ou vide, le temps des épopées n’est pas susceptible de s’organiser selon la chronologie précise des romans ‹purs et simples›. » 25 Queneau souligne en effet que l’invraisemblance chronologique relevée par René Descharmes, dans Autour de Bouvard et Pécuchet, Études documentaires et critiques (Paris 1921) (chapitre III), quant à la durée que demandent les expériences (d’après Descharmes, Bouvard et Pécuchet devraient avoir 85 ans lorsqu’ils se remettent à copier) et la temporalité historique de la fiction (qui se déroule entre 1838, date à laquelle les deux personnages ont quarante-sept ans, et 1861), n’importe que a contrario, car précisément l’aventure des deux bonshommes se place, par sa force symbolique, hors du genre du roman : « […] l’invraisemblance est égale ; en effet leur jeunesse d’esprit, leur vitalité, leur santé parfaite, montrent que Bouvard et Pécuchet ne sont pas plus des vieillards ‹purs et simples› que le roman qui porte leur nom. » C’est également sur cette « invraisemblance », comme sur l’étrangeté certitudes qu’il dispense et l’histoire même de ses conquêtes, qui produisent des effets paradoxaux à la lecture de Bouvard et de Pécuchet. Non pas seulement parce que leur « bêtise » révèle dans ce qu’ils lisent des contradictions. […] Davantage et plus profondément, ce sont les débordements de la physiologie, les devoirs philosophiques qu’elle se reconnaît ou s’octroie, qui sont ici soumis ‹au point de vue comique›. Bouvard et Pécuchet ne retirent de leurs ‹expériences› aucune connaissance intime, mais un profond tourment ; ils ne parviennent plus à digérer sans le savoir, et leur corps, à force d’être sondé, devient plus opaque que jamais. » (« Digérer sans le savoir », dans Être et se connaître au XIX e siècle, textes recueillis par Johns E. Jackson, Juan Rigoli & Daniel Sangsue, Éditions Metropolis, 2006, p. 35-83.) 24 Préface reprise dans Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950, p. 53-76, et, partiellement, dans l’édition de Claudine Gothot-Mersch, Gallimard, « Folio classique », 1979, p. 45-48. 25 Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950, p. 69. Modernités de Bouvard et Pécuchet, Borges, Queneau 27 de la fable, que Borges appuiera sa conclusion sur la dimension symbolique de Bouvard et Pécuchet : « Les négligences, les mépris ou les libertés du dernier Flaubert ont déconcerté les critiques : pour moi, je crois y voir un symbole. L’homme qui forgea le roman réaliste avec Madame Bovary fut aussi le premier à le faire éclater. […] C’est pourquoi le temps de Bouvard et Pécuchet penche vers l’éternité ; c’est pourquoi les protagonistes ne meurent pas et continueront à copier, près de Caen, leur ‹Sottisier› anachronique, aussi ignorants de 1914 que de 1870 ; c’est pourquoi l’œuvre regarde, dans le passé, vers les paraboles de Voltaire, de Swift et des Orientaux, et, dans l’avenir, vers celles de Kafka. » 26 En effet, ironie féroce, rapide, cruelle souvent, prise dans l’ombre d’un enfermement labyrinthique, les contradictions sont portées dans ce livre, jusqu’à une sorte d’apaisement conquis, qui est moins un dénouement qu’une transition vers le sans fin, vers le destin de l’œuvre. Pour Queneau aussi bien, le livre de Flaubert a une puissance symbolique qui le porte à hauteur des grandes fables de l’humanité, en particulier par la critique, que l’on peut ainsi dire « en acte », de la connaissance que le livre porte avec lui : « En somme le problème est là : comment se résout l’anxiété de deux hommes de bonne volonté devant le problème de la connaissance ? » 27 Comme le fera Borges dans sa « défense », Queneau argumente d’abord sur la question très contradictoirement débattue de la « bêtise » de Bouvard et de Pécuchet, et conclut sur l’exigence de l’esprit qui les anime : « Ici, la position intellectuelle de Bouvard et de Pécuchet est nette : ils sont épris d’absolu et ne peuvent supporter les contradictions. Ils croient à la validité absolue de l’esprit humain confronté avec les phénomènes. » 28 Queneau rapproche Bouvard et Pécuchet de La Tentation de saint Antoine, comme Flaubert a pu le faire lui-même, rapprochement qui est une donnée fondamentale de la compréhension que l’on peut avoir de la portée interrogative du travail de Flaubert 29 . Mais il marque le seuil que Flaubert franchit avec son roman des deux copistes : « Dans la Tentation, le défilé lugubre et malsain des croyances religieuses se terminait par une profession de foi spinoziste. Mais entre la Tentation et Bouvard et Pécuchet, Flaubert a lu Spencer et Bouvard et Pécuchet 26 « Défense de Bouvard et Pécuchet », Discussion, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 264. 27 Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950, p. 73. 28 Idem, p. 72. Plusieurs détails - et le fait qu’il lisait tout - permettent de penser que Borges connaissait la préface de Queneau lorsqu’il a écrit sa « Défense de Bouvard et Pécuchet. » 29 L’étude de Michel Foucault sur La Tentation de saint Antoine, « La Bibliothèque fantastique », parue d’abord en mars 1967 (Cahiers Renaud-Barrault, n° 59), reprise dans Travail de Flaubert, Seuil, 1983, marqua fortement le rapprochement des deux œuvres. 28 Jacques Neefs se termine sur une conclusion ‹sceptique› - au sens où scepticisme et science sont identiques, et, en ce sens, Bouvard et Pécuchet est assez comparable à l’Adversus Mathematicos de Sextus Empiricus qui exécute successivement non la grammaire, la rhétorique, etc. …, mais les prétentions des grammairiens, des rhéteurs, des géomètres, des arithméticiens, des astronomes, des musiciens, des logiciens, des physiciens et des moralistes. » 30 Sans doute est-ce bien ce retour des disciplines vers l’autorité des discours qui les porte et qu’elles produisent qui caractérise la dimension critique du « roman » de Flaubert. La fiction, et sa prose ironiquement « indirecte » (le style « indirect libre » est la clé principale du roman, comme une tonalité musicale qui porte les discours, les affirmations, les théories) disposent, prises dans l’activité passionnée, exigeante, des deux bonshommes, une déroute constante de la certitude - une épopée « intellectuelle » qui voit fondre devant elle les « autorités », toutes les « autorités ». Courage, indépendance, passion de la vérité, foi absolue dans le devoir de comprendre et de savoir, humour parfois, Raymond Queneau fait des deux bonshommes les héros d’une profonde aventure intellectuelle, Cela implique la prise en compte intégrale de la partie (ou plutôt les deux chapitres) non achevée du roman : le Sottisier, le Dictionnaire des Idées reçues, et tout ce qui devait apparaître tel quel, intégré dans le récit des chapitres 11 et 12. Raymond Queneau réfute sur ce point Descharmes qui « ‹prouvait› que le Dictionnaire des idées reçues n’aurait certainement pu figurer parmi les textes recopiés par Bouvard et Pécuchet ; comment, en effet, deux fantoches pourraient-ils être les auteurs d’une œuvre qui suppose chez son auteur une forte dose d’esprit critique, au moins ? » 31 Les scénarios prouvent le contraire (Queneau cite Demorest à ce sujet, qui avait le premier, en 1931, donné accès à de larges extraits des « plans, manuscrits et dossiers de Bouvard et Pécuchet » 32 ) et le Dictionnaire (médité et préparé avant même l’idée du 30 Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950, p. 73. Queneau cite et commente auparavant la formule qu’emploie Flaubert, à propos de son livre, dans une lettre à Gertrude Tennant du [16 décembre 1879] (Correspondance, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. 5, 2007, p. 767) : « Le sous-titre serait : ‹Du défaut de méthode dans les sciences›. » Sur cette question du « défaut de méthode », voir le commentaire donné en note à l’édition citée de cette lettre, note 4 de la page 767, p. 1421. 31 Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950, p. 56. 32 C’est le seul ensemble que Raymond Queneau pouvait connaître en 1947. C’est en 1950 que Marie-Jeanne Durry publie les notes et scénarios antérieurs, dans Flaubert et ses projets inédits, Paris, Nizet. La totalité des plans et scénarios qui constituent le dossier Ms gg 10 conservé à la Bibliothèque Municipale de Rouen, ainsi que divers notes et scénarios dispersés dans les autres dossiers manuscrits de Bouvard et Pécuchet, ont été publiés par Alberto Cento en 1964 : Bouvard et Pécuchet, édition critique, Naples, Istituto Universitario Orientale, et Paris, Nizet. Modernités de Bouvard et Pécuchet, Borges, Queneau 29 roman des deux bonshommes, mais dont le roman devenait en effet le porteur) devait bien devenir l’œuvre de Bouvard et Pécuchet 33 : « Par conséquent, les deux copistes se hissent et se haussent ici au niveau de Flaubert lui-même. » 34 L’ensemble du « Sottisier », le Dictionnaire des Idées reçues et tous les textes qui devaient composer les chapitres 11 et 12 sont en effet les « pièces » mêmes que Flaubert prépare - ou fait copier, par ses copistes attitrés, Duplan et Laporte. Le propos est bien de considérer l’étrange coïncidence spéculaire que Flaubert organise progressivement entre son propre travail et ce qu’il confie aux deux personnages : « Le fait que les deux copistes soient finalement en mesure d’établir non seulement l’Album mais encore le Dictionnaire montre […] qu’ils sont devenus, dans une certaine mesure, les porte-paroles de Flaubert, Bouvard surtout, dont les méditations sur la philosophie et le monde, les critiques de la religion ou les attitudes philosophiques sont bien celles de Flaubert. » 35 La nuance du « dans une certaine mesure » est évidemment importante. Queneau reprend cette nuance dans deux rapprochements encore : « Lorsque Bouvard déclare : ‹La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir›, c’est du Flaubert - ou presque. Lorsque, avec Pécuchet, il fait des réserves sur l’œuvre de Walter Scott, de George Sand ou de Balzac, c’est encore du Flaubert - ou presque. » 36 L’existence et l’ironie de l’œuvre tiennent assurément dans ce « presque ». Et l’on pourrait ajouter que lorsque Bouvard et Pécuchet composent le Sottisier, le Dictionnaire des Idées reçues, l’Album des idées chic, etc., c’est encore plus du Flaubert, ou presque. Les chapitres 11 et 12 sont la transition vers une sorte d’indistinction étrange entre le travail de l’écrivain lui-même (composer le Sottisier, rédiger le Dictionnaire) et la figure qu’il en donne dans ses personnages, avec ses personnages. Ce sont comme de vieux compagnons qu’il « repose » devant lui sur la page dans une activité mimétique de la sienne propre, pour disposer et rendre tristement comique une matière étrange, celle des discours pulvérisés, des sottises retenues, et des « autorités », réduites par l’exposition de leur simple expression. Raymond Queneau avait expérimenté pour lui-même une version très proche de ce pas dans la fiction, regardant manifestement vers le roman de Flaubert, avec son roman Les Enfants du limon achevé et publié en 1938, 33 Un exemple, parmi d’autres mentions de ce type : « Ils font le Dictionnaire des Idées reçues et le Catalogue des idées chic - annotations au bas des copies », ms. gg 10, f° 32. 34 Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950, p. 56. 35 Idem, p. 59. 36 Ibidem. 30 Jacques Neefs chez Gallimard. Il choisit en effet de composer le récit de la fabrication d’une « Encyclopédie des fous littéraires » par une sorte de couple diabolique « Chambernac-Purpulan », pris au sein des aventures très rocambolesques de la famille Chambernac-Hachamoth, pour y insérer de larges extraits d’une encyclopédie des « fous littéraires » qu’il n’avait pas réussi à publier comme telle en 1934. Le manuscrit, intitulé « Aux confins des ténèbres » avait été refusé par Gallimard et Denoël. « Queneau » se place lui-même - du moins son nom -, dans un dialogue final, comme le personnage qui reçoit de Chambernac, l’auteur de l’Encyclopédie, le manuscrit de celle-ci, pour le publier en l’intégrant dans une fiction. « Encyclopédie des sciences inexactes », dit encore Raymond Queneau : le roman de Queneau collecte en effet les « folies » spéculatives de ceux que Queneau nomme dans son livre les « hétéroclites », des textes qui prétendent résoudre l’impossible, qui sont marqués par la certitude de tout dire, par le désir de dire et de réduire la totalité, de dire pour tout et tous, de totaliser en formules. Ce qui est en jeu, dans chaque œuvre que cite l’encyclopédie (œuvres effectivement publiées mais jamais lues), c’est la maîtrise absolue du réel et du savoir, de la pensée et de la représentation du monde. 37 Il fallait sans doute ce cadre pour que les textes rapportés acquièrent une existence « lisible ». La fiction de Raymond Queneau offre ainsi à rêver et à méditer sur le vide de ces plénitudes, en écho, assurément, à cette méditation ironique et profonde sur la connaissance et le « scepticisme » que celui-ci reconnaît et décrit dans Bouvard et Pécuchet. L’œuvre ultime de Flaubert inventa un type de « comique » assurément nouveau, profond, rivé au cœur d’une interrogation sur la connaissance, comme le soulignent, de manière relativement proche, Queneau et Borges. L’un et l’autre accordaient à la Littérature une puissance d’interrogation ironique sans limite, et le roman des deux bonshommes pouvait en répondre. Mais il est frappant que l’étrangeté de l’œuvre, et sa puissance philosophique, n’aient été que progressivement dépliées, et ces deux lectures marquent une étape particulièrement importante dans l’identification de cette puissance 38 . Il fallait en particulier que la complexité de sa construction et 37 Sur les homologies entre Les Enfants du limon et Bouvard et Pécuchet, voir Jacques Neefs, « Donner un cadre … Queneau et Flaubert », Europe n° 888, avril 2003, p. 152-162. Par exemple, l’un des livres ainsi retrouvés et présentés, dont des extraits sont cités, s’intitule : Le Nom du livre intitulé le Mystère de l’Être suprême, livre de vie, immortel ouvrage parfait, fait à Cessenon, par M. Bousquet Augustin, millésime de 1860. An du commencement du monde, etc. Il n’y a que Dieu seul qui le sache : Le Commencement et la Fin. » (Les Enfants du limon, Œuvres complètes II, Romans I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, p. 763.) 38 Il est tout à fait remarquable, par exemple, que ce parfait lecteur de Flaubert qu’est Charles Du Bos ignore totalement Bouvard et Pécuchet dans ses essais sur Flaubert. Modernités de Bouvard et Pécuchet, Borges, Queneau 31 surtout de la nature de ses deux derniers chapitres non écrits soient mieux connues grâce à la publication des notes et scénarios, pour que sa figure globale apparaisse. Une « bêtise » dédoublée et réitérée, jusqu’à cesser d’être bêtise, et être convertie en une sorte de science de la bêtise partagée, un courage, une audace, une souffrance, un « tourment » qui sont la passion de la connaissance, des méthodes qui toujours font défaut, contre une volonté pourtant sans faille, la rédaction par Bouvard et Pécuchet eux-mêmes du « Sottisier » de Flaubert, les chapitres 11 et 12 qui glissent vers la copie indistincte de tout, qui égalisent l’hétéroclite, et qui font passer les dix chapitres qu’ils bouclent et « résument » vers une sorte d’éternité apaisée : l’Odyssée de Bouvard et Pécuchet est étrange par la trouble complicité qu’elle institue avec ses lecteurs, avec son auteur, dans une sorte de joie comique violente, qui porte précisément sur ce à quoi nous n’échappons pas, la forme diversement instituée de l’humanité : « Pour bafouer les aspirations de l’humanité, Swift les attribua à des pygmées ou à des singes ; Flaubert à deux sujets grotesques. Il est évident que si l’histoire universelle est l’histoire de Bouvard et de Pécuchet, tout ce qui la compose est ridicule et caduc. » 39 39 Borges, « Défense de Bouvard et Pécuchet », Discussion, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 264. Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) Présence de Bouvard et Pécuchet chez Roland Barthes Anne Herschberg Pierrot Dans le fragment « J’aime, je n’aime pas » du Roland Barthes par Roland Barthes, Bouvard et Pécuchet figure parmi les préférences de l’écrivain : « J’aime […] Bouvard et Pécuchet » 1 . L’œuvre ultime de Flaubert est constamment présente dans les écrits de Roland Barthes, du Degré zéro de l’écriture à La Chambre claire - une présence que Shigehiko Hasumi note dans S/ Z comme un « centre invisible » 2 . Si Roland Barthes n’écrit pas de texte sur Bouvard et Pécuchet, il en fait un thème de séminaire au début des années 1970, et l’entretien qu’il accorde en janvier 1976 au Magazine littéraire lui est entièrement consacré 3 . L’œuvre de Flaubert est portée en mémoire, comme celle de Proust. Comme la Recherche, elle intéresse Roland Barthes par son contenu fictionnel et l’expérience d’écriture qu’elle représente, mais d’une façon cependant différente, qui n’est pas centrée de la même façon sur le tissage de l’œuvre et de la vie. Elle l’intéresse pour l’encyclopédie critique des langages et la problématique de l’énonciation de la bêtise. Dans les années 1960, parallèlement à l’essor du « Nouveau Roman », Bouvard et Pécuchet commence à surgir de l’oubli, même si l’œuvre reste une lecture de connaisseurs. Elle est nouvellement éditée par Alberto Cento (1964), qui la délivre de ses ajouts apocryphes 4 . Geneviève Bollème publie 1 Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p. 692. Les œuvres de Roland Barthes sont citées dans la nouvelle édition des Œuvres complètes en cinq volumes par Éric Marty, Paris, Seuil, 2002 (OC I-V). 2 Voir Roland Barthes, « Pour la libération d’une pensée pluraliste » (entretien de 1972, paru en 1973), OC IV, p. 476. 3 Sur Roland Barthes et Bouvard et Pécuchet, voir Yvan Leclerc, « R.B. et B.P. : Barthes lecteur de Bouvard », dans La Spirale et le monument, Paris, SEDES, 1988, pp. 171- 177. Claude Coste est intervenu sur « Barthes/ Bouvard et Pécuchet » au colloque de l’université Paris X : « Bêtise et idiotie du XIX e et du XXI e siècle » (17-18 octobre 2008). 4 Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, édition critique par Alberto Cento, Naples, Istituto universitario orientale ; Paris, Nizet, 1964. À la fin du roman, Caroline Commanville avait ajouté « comme autrefois » au verbe « copier », apparemment sur les épreuves de l’édition originale, ce qui changeait l’interprétation du roman : les bonshommes retournaient à leur métier de copiste au lieu de « se mettre » à ce nouveau travail de collation et de collage des citations. 34 Anne Herschberg Pierrot une édition du « second volume » (1966), après son anthologie de la correspondance, Préface à la vie d’écrivain (Seuil, 1963) qui a joué un grand rôle dans la lecture de Flaubert. La lecture de Bouvard et Pécuchet par Roland Barthes a contribué à changer le regard sur cette œuvre de Flaubert encore méconnue, malgré la « Défense de Bouvard et Pécuchet » de Jorge Luis Borges (Discussions, traduit en 1957), et la préface de Queneau (1947), reprise dans Bâtons, chiffres et lettres (1965), qui met en avant la dimension encyclopédique de cette odyssée moderne. Roland Barthes évoque Flaubert dès les années 1950. Mais les références à Bouvard et Pécuchet, et à ses personnages éponymes, très tôt présentes, prennent une place grandissante dans les années 1970. Cette réception est révélatrice d’un parcours personnel de lecture et d’écriture. « Œuvre limite », Bouvard et Pécuchet est un sujet de réflexion sur le texte qui devient un modèle d’expérimentation pour l’écriture du Roland Barthes par Roland Barthes et un emblème de la relation à sa propre bêtise. En même temps elle a renouvelé la critique de Bouvard et Pécuchet. La flaubertisation de l’écriture Dans Le Degré zéro de l’écriture (1954), les personnages Bouvard et Pécuchet sont cités incidemment aux côtés d’Emma Bovary et de Frédéric Moreau. Dans « L’écriture du roman », puis « L’artisanat du style », Roland Barthes commente la force de rupture de l’écriture flaubertienne, et son rapport à l’histoire d’après 1848. Flaubert invente un tragique de l’écriture lié à la lucidité de son rapport à la bêtise bourgeoise, qui, selon une métaphore que Roland Barthes applique par la suite au stéréotype et à la doxa, « poisse » à l’écrivain : Pour Flaubert, l’état bourgeois est un mal incurable qui poisse à l’écrivain, et qu’il ne peut traiter qu’en l’assumant dans la lucidité - ce qui est le propre d’un sentiment tragique. Cette Nécessité bourgeoise, qui appartient à Frédéric Moreau, à Emma Bovary, à Bouvard et Pécuchet, exige, du moment qu’on la subit de face, un art également porteur d’une nécessité, armé d’une Loi. Et d’autre part, ce code du travail littéraire, cette somme d’exercices relatifs au labeur de l’écriture soutiennent une sagesse, si l’on veut, et aussi une tristesse, une franchise, puisque l’art flaubertien s’avance en montrant son masque du doigt. (OC I, 210). Pour Roland Barthes, cette relation d’aliénation au langage différencie Flaubert de Maupassant : Flaubert vise « l’aliénation statique de son langage ». Chez Maupassant « c’est moins la bêtise que l’impuissance petite-bourgeoise qui est décrite » (OC I, 642) 5 . Le Degré zéro de l’écriture partage avec les Mytho- 5 « Maupassant et la physique du malheur », 1956. Présence de Bouvard et Pécuchet chez Roland Barthes 35 logies la démystification du mythe, appliqué à la littérature. Dans Mythologies, Bouvard et Pécuchet devient un exemple privilégié de la réflexion. La bouvard-et-pécuchéïté Bouvard et Pécuchet réapparaissent dans une épigraphe au second degré : « Le goût, c’est le goût », qui commente avec ironie la mythologie « Racine est Racine » 6 . Dans « Le mythe aujourd’hui » (1956), Bouvard et Pécuchet devient l’exemple phare d’une démonstration sur le « mythe au second degré » qu’offre la littérature. « La rhétorique de Bouvard et Pécuchet » est mise à distance et devient la forme d’un système second dont le concept, selon un beau néologisme, est « la bouvard-et-pécuchéïté » ou leur inassouvissement des savoirs : La rhétorique de Bouvard et Pécuchet va devenir la forme du nouveau système ; le concept sera ici produit par Flaubert lui-même, par le regard de Flaubert sur le mythe que s’étaient construit Bouvard et Pécuchet : ce sera leur velléité constitutive, leur inassouvissement, l’alternance panique de leurs apprentissages, bref ce que je voudrais bien pouvoir appeler (mais je sens des foudres à l’horizon) : la bouvard-et-pécuchéïté. Le roman de Flaubert assure ainsi à la fois la collection et la reconstitution de discours qu’il démystifie à l’aide du discours indirect (discours indirect libre), que Roland Barthes nomme « forme subjonctive, parce que c’est de cette façon que le latin exprimait le ‹style ou discours indirect› ». Quant à la signification finale, c’est l’œuvre, c’est Bouvard et Pécuchet pour nous. Le pouvoir du second mythe, c’est de fonder le premier en naïveté regardée. Flaubert s’est livré à une véritable restauration archéologique d’une parole mythique : c’est le Viollet-le-Duc d’une certaine idéologie bourgeoise. Mais moins naïf que Viollet-le-Duc, il a disposé dans sa reconstitution des ornements supplémentaires qui la démystifient : ces ornements (qui sont la forme du second mythe) sont de l’ordre subjonctif : il y a une équivalence entre la restitution subjonctive des discours de Bouvard et Pécuchet, et leur velléitarisme. (OC I, 847-848). À une époque où la critique littéraire ne s’en préoccupe guère, Roland Barthes souligne ainsi très tôt l’importance du style indirect libre et de l’énonciation dans la relation de Bouvard et Pécuchet aux discours des savoirs, aux savoirs comme discours. Il met en valeur leur lien ambigu à la bourgeoisie et à la petite-bourgeoisie, dont le Dictionnaire des idées reçues offre une caricature - en écho aux Mythologies : le Dictionnaire, qui devait faire partie de la « copie » 6 Voir Yvan Leclerc, op. cit., p. 171. 36 Anne Herschberg Pierrot des deux bonshommes, a pour cible l’opinion, vers la démystification de la culture de masse 7 . Les éternels copistes La copie est précisément l’emblème de Bouvard et Pécuchet. Copistes de métier, ils « inachèvent » leur parcours encyclopédique en « se mettant » à copier, non pas « comme autrefois », mais à neuf : renonçant à toute spéculation, ils optent pour le plaisir de l’élémentaire et pour la vengeance contre l’arrogance des livres précédemment lus. La copie des citations permet de souligner les absurdités et les contradictions, en se contentant de mettre en parallèle des morceaux des discours du siècle, déliés de leur contexte, et souvent contradictoires. Pour Roland Barthes, la copie de Bouvard et Pécuchet est à la fois le modèle du plaisir de la scription, le modèle du texte comme imitation et travail de langages, et la mise en scène d’une problématique de l’écriture de la doxa. Le séminaire de 1971-1972 a ainsi traité de l’idiolecte et du sociolecte, puis s’est porté sur Bouvard et Pécuchet, comme œuvre emblématique. Le compte rendu du séminaire évoque « une œuvre dans laquelle se trouvent mis en scène les principaux problèmes évoqués au cours de l’exposé (de la copie à l’oppression du langage endoxal) » (OC III, 986). Dans « Variations sur l’écriture » (1973), Roland Barthes oppose au déplaisir de l’apprentissage enfantin, le plaisir de la scription pure, de la « caresse graphique », qui est le fait d’une sagesse plus tardive. Là encore l’apprentissage des deux bonshommes est l’exemple qui vient à la plume pour illustrer le bonheur d’écriture : « pour le romancier - il est vrai qu’il s’agit de Flaubert - le bonheur de la pure copie ne se produit qu’au terme d’une longue initiation : c’est une sagesse suprême : la sagesse du corps qui ne donne aucun alibi de sens à son exercice. (OC IV, 299). Mais le texte flaubertien est aussi invoqué à l’appui d’une définition du texte comme tissu de langages, dès « La mort de l’auteur » (1968) : Nous savons maintenant qu’un texte n’est pas fait d’une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le 7 Voir l’entretien de Roland Barthes sur Mythologies et la culture de masse (1971) : « Mon intérêt (très ambivalent) pour la petite-bourgeoisie vient en effet de ce postulat (ou de cette hypothèse de travail) : qu’aujourd’hui la culture n’est presque plus ‹bourgeoise›, mais ‹petite-bourgeoise› ; ou du moins que la petite-bourgeoisie essaye actuellement d’élaborer sa propre culture, en dégradant la culture bourgeoise : la culture bourgeoise revient dans l’Histoire, mais comme farce (vous vous rappelez le schéma de Marx) ; cette ‹farce›, c’est la culture dite de masse ». (OC III, 1031). Présence de Bouvard et Pécuchet chez Roland Barthes 37 « message » de l’Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule désigne précisément la vérité de l’écriture, l’écrivain ne peut qu’imiter un geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures, de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l’une d’elles […] (OC III, 43-44). Ce modèle du texte pluriel habite S/ Z (1970) comme le contre-point de Balzac, face à la doxa. En contraste avec l’énonciation balzacienne des « codes culturels », qu’il estime - probablement trop vite - un « mélange écœurant d’opinions courantes, une nappe étouffante d’idées reçues », Roland Barthes souligne l’incertitude énonciative de Bouvard et Pécuchet, et sa problématisation du métalangage, « métalangage en sursis », seul moyen de « critiquer le stéréotype (de le vomir) sans recourir à un nouveau stéréotype : celui de l’ironie » et il ajoute : C’est peut-être ce qu’a fait Flaubert (on le dira une fois de plus), notamment dans Bouvard et Pécuchet, où les deux copieurs de codes scolaires sont eux-mêmes « représentés » dans un statut incertain, l’auteur n’usant d’aucun métalangage à leur égard (ou d’un métalangage en sursis). Le code culturel a en fait la même position que la bêtise : comment épingler la bêtise sans se déclarer intelligent ? (OC III, 291). La question fait écho à des propos de Flaubert dans sa Correspondance, que Roland Barthes connaît bien, du moins par l’anthologie de Geneviève Bollème. Flaubert écrit en effet à son ami Louis Bouilhet (lettre du 1 er août 1853) : « La bêtise n’est pas d’un côté et l’Esprit de l’autre. C’est comme le Vice et la Vertu. Malin qui les distingue. » Roland Barthes fait ainsi surgir la nouveauté de Bouvard et Pécuchet, déplaçant la problématique de la bêtise de la question du contenu vers celle de l’énonciation de l’opinion. Et il souligne aussi le caractère irréductible de ces langages qui nous traversent. Bouvard et Pécuchet est un « carrousel de langages imités », dit-il à Maurice Nadeau (1974) : L’un des romans les plus vertigineux de la littérature française parce qu’il condense vraiment toutes les problématiques, c’est le Bouvard et Pécuchet de Flaubert, qui est un roman de la copie, l’emblème même de la copie étant d’ailleurs dans le roman, puisque Bouvard et Pécuchet sont des copistes, qu’à la fin du roman ils retournent à cette copie … et que tout le roman est une espèce de carrousel de langages imités. C’est le vertige même de la copie, du fait que les langages s’imitent toujours les uns les autres, qu’il n’y a pas de fond au langage, qu’il n’y a pas de fond original 38 Anne Herschberg Pierrot spontané au langage, que l’homme est perpétuellement traversé par des codes dont il n’atteint jamais le fond. (OC IV, 550-551). Dans « La division des langages » (1973), il reprend l’opposition avec Balzac pour mettre en valeur chez Flaubert, non plus seulement la « caricature des langages », encadrée par le discours narratif, mais la mimesis des « codes d’opinion courante » et l’impossibilité de situer l’énonciation flaubertienne : […] si l’on se réfère au livre le plus « profond » de Flaubert, Bouvard et Pécuchet, la mimèsis est sans fond, sans butée : les langages culturels - langage des sciences, des techniques, des classes aussi : la bourgeoisie - sont cités (Flaubert ne les prend pas au comptant), mais […] l’auteur qui copie (contrairement à Balzac) reste en quelque sorte irrepérable, dans la mesure où Flaubert ne donne jamais à lire d’une façon certaine s’il se rend lui-même définitivement extérieur au discours qu’il « emprunte » : situation ambiguë qui rend un peu illusoire l’analyse sartrienne ou marxiste de la « bourgeoisie » de Flaubert ; car, si Flaubert, bourgeois, parle le langage de la bourgeoisie, on ne sait jamais à partir de quel lieu cette énonciation s’opère : un lieu critique ? Distant ? « Empoissé » ? À la vérité, le langage de Flaubert est utopique et c’est ce qui en fait la modernité […]. (OC IV, 350) Une encyclopédie de langages Barthes déplace encore autrement la problématique de la bêtise. Ce qui le fascine aussi dans Bouvard et Pécuchet, c’est le rapport à l’encyclopédie. Queneau, déjà était séduit par la dimension encyclopédique du roman, qu’il avait continuée dans Les Enfants du limon. Barthes est retenu par « l’encyclopédie en farce », selon l’expression de Flaubert, et la dérision des langages, et des formes d’intimidation de la doxa : Depuis la Renaissance, le savoir a été dominé par une liberté : celle de concevoir, d’accomplir et d’écrire des encyclopédies. Cependant, un livre de Flaubert marque le terme dérisoire de cette possibilité : Bouvard et Pécuchet est la farce définitive du savoir encyclopédique ; conformément à l’étymologie, les savoirs y tournent bien, mais sans s’arrêter ; la science a perdu son lest : plus de signifiés, Dieu, raison, Progrès, etc. Et alors le langage entre en scène, une autre Renaissance s’annonce : il y aura des encyclopédies du langage, toute une « mathesis » des formes, des figures, des inflexions, des interpellations, des intimidations, des dérisions, des citations, des jeux de mots (« Situation », Tel Quel, 1974, in Sollers écrivain, 1979, OC V, 617). L’encyclopédie des langages lui paraît supplanter la question de la bêtise. Ou, du moins, elle en est le médiateur : Présence de Bouvard et Pécuchet chez Roland Barthes 39 L’encyclopédie y est prise comme une dérision, une farce. Mais cette farce s’accompagne, en sous-main, de quelque chose de très sérieux : aux encyclopédies de savoir succède une encyclopédie de langages. Ce que Flaubert enregistre et repère dans Bouvard et Pécuchet, ce sont des langages. (« La crise de la vérité », entretien, janvier 1976, OC IV, 997). Dans Bouvard et Pécuchet, mais aussi dans Madame Bovary, et encore davantage dans Salammbô, Flaubert apparaît comme un homme qui se bourre, littéralement, de langages. Mais de tous ces langages, finalement aucun ne prévaut, il n’y a pas de langage-maître, pas de langage qui en coiffe un autre. Aussi, je dirai que le livre chéri de Flaubert, ce n’est pas le roman, c’est le dictionnaire. Et ce qui est important dans le titre Dictionnaire des idées reçues, ce n’est pas « idées reçues », mais « dictionnaire ». C’est en cela que le thème de la bêtise est un peu un leurre. Le grand livre implicite de Flaubert, c’est le dictionnaire phraséologique, le dictionnaire des phrases, comme on trouve par exemple dans les articles du Littré. (Ibid., OC IV, 997-998) Se retrouve la question de l’énonciation et du métalangage, qui fascine Roland Barthes dans ces années 1970, et qui hante l’écriture du Roland Barthes par Roland Barthes (1975). Écrire avec la doxa L’écriture de Bouvard et Pécuchet et du Dictionnaire des idées reçues représente pour Roland Barthes un modèle citationnel où l’énonciateur se fond sans cesse dans la doxa. Le roman, comme le Dictionnaire, installent le scripteur au milieu de l’opinion sans effet d’extériorité. Et de Flaubert, on l’a vu, Roland Barthes retient l’idée qu’on ne peut opposer au stéréotype qu’une opinion immédiatement susceptible de « s’empoisser ». On ne peut avoir le dernier mot. Il faut au contraire composer avec sa propre bêtise, jouer, et se déplacer. L’écrivain s’en explique dans « Roland Barthes écrit un livre sur … Roland Barthes » (1975) : Il s’agit en somme d’une sorte de roman de l’intellect. Ce roman est-il « vrai » ? Ce que je dis là est-ce vraiment ce que je pense ? Quel est ce « je » qui pense cela ? Une image ? On le sait, l’imaginaire, c’est la méconnaissance de ces deux puissances nouvelles qu’on appelle l’inconscient et l’idéologie ; mon livre, dans un sens, est « bête » : il le sait mais ne le dit pas : c’est un peu comme si j’étais mon propre Bouvard et Pécuchet. (OC IV, 876) L’écriture du Roland Barthes par Roland Barthes - le déport énonciatif, l’échelonnement des degrés (la « bathmologie »), la réflexion en miroir - proviennent de cette réflexion sur la bêtise issue de Flaubert. De même, la forme 40 Anne Herschberg Pierrot du dictionnaire, l’ordre alphabétique, qui organise le livre, sert à contrer le « risque d’infatuation » lié à toute entreprise d’autoportrait. Roland Barthes a réfléchi sur la forme du dictionnaire, après avoir élaboré un index thématique de ses propres écrits 8 . Fragments d’un discours amoureux exprime aussi la conscience du stéréotype amoureux et montre la présence familière de Bouvard et Pécuchet 9 . La scène amoureuse est illustrée par deux moments du roman : la rencontre amoureuse de Bouvard et Pécuchet, et, en contraste, la description de l’accouplement des paons (citée aussi dans Le Plaisir du texte). Mais la référence au roman de Flaubert vient aussi qualifier la répétition du discours amoureux comme une encyclopédie : Le discursus amoureux n’est pas dialectique ; il tourne comme un calendrier perpétuel, une encyclopédie de la culture affective (dans l’amoureux, quelque chose de Bouvard et Pécuchet). » (OC V, 32) Le séminaire qui précède le livre, Le Discours amoureux, revient explicitement sur la thématique de la bêtise et du métalangage et sur la relation à l’expression de sa propre bêtise : Même problème que dans le Roland Barthes par Roland Barthes (livre écrit au premier degré, mais pour être lu au second degré : risque énorme) : dire des choses bêtes en le sachant, mais sans le dire, sans guillemets. Ceci est la transgression même du métalangage. (éd. cit., p. 357-358) Vertige de Bouvard et Pécuchet L’adjectif « vertigineux » qualifie l’œuvre de Flaubert de façon récurrente : vertige de la copie, œuvre-limite, Bouvard et Pécuchet n’est pas seulement l’emblème d’une problématique de la bêtise, mais celui d’une relation sans fond aux langages. Le vertige provient de l’illimité et de la folie. Flaubert, parlant du Dictionnaire voulait que le lecteur ne « sache pas si on se fout de lui, oui ou non » mais décrivait aussi son roman comme une œuvre destinée 8 Au cours du séminaire qui a précédé la rédaction de son livre, il a même constitué les éléments d’un « glossaire » ou d’un lexique d’auteur. La fascination pour l’encyclopédie l’a aussi conduit dans ses brouillons à constituer un réseau encyclopédique de ses fragments. Voir l’édition du séminaire de Roland Barthes de 1973-1974 à l’École Pratique des Hautes Études, Pour un lexique d’auteur, à paraître, Seuil, 2010. 9 Sur le lieu commun amoureux du hasard dans Bouvard et Pécuchet, voir aussi Le Discours amoureux, séminaire à l’École Pratique des Hautes Études (1974-1976), édition par Claude Coste, Paris, Seuil, 2007, p. 176. Présence de Bouvard et Pécuchet chez Roland Barthes 41 à rendre fou son lecteur. Roland Barthes s’est attaché à cette folie. Il remarque la folie du méticuleux, celle de l’obsessionnalité encyclopédique, qu’il partage, et qui donne au texte de Flaubert, une dimension surréaliste avant la lettre. Commentant les planches de l’Encyclopédie, il écrit : « c’est à force de didactisme que naît ici une sorte de surréalisme éperdu (phénomène que l’on retrouve sur un mode ambigu dans la troublante encyclopédie de Flaubert, Bouvard et Pécuchet) » (OC IV, 53.). De même, la précision lexicographique de la description dans le roman confine à un hyperréalisme : Je lis dans Bouvard et Pécuchet cette phrase, qui me fait plaisir : « Des nappes, des draps, des serviettes pendaient verticalement, attachés par des fiches de bois à des cordes tendues. » Je goûte ici un excès de précision, une sorte d’exactitude maniaque du langage, une folie de description (que l’on retrouve dans les textes de Robbe-Grillet). (OC IV, 234) Mais Roland Barthes assigne aussi la folie du roman, et le malaise qu’il engendre chez certains lecteurs comme Sartre, à l’absence d’adresse des discours : Le psychotique, quand il parle, ne s’adresse pas et c’est pourquoi Bouvard et Pécuchet, sous un habillage tout à fait traditionnel, est un livre fou, au sens propre du terme. Dans le même ordre d’idées, ce qui frappe dans Bouvard et Pécuchet, c’est la perte du don […] C’est un monde sans dépense, sans écho, mat. L’art de Flaubert, dans Bouvard et Pécuchet, est un art elliptique, donc en cela classique, mais où l’ellipse ne recouvre jamais aucun sous-entendu. Des ellipses sans reste. (« La crise de la vérité », 1976, OC IV, 999). L’ellipse, le discours troué, définit pour Roland Barthes l’écriture flaubertienne - et sa folie : C’est une œuvre pluralisée pour moi et qui me vient sans que je l’appelle, c’est l’intertexte direct et frappant. C’est la coupe des phrases, les trous entre les paragraphes, un comique aussi, un certain comique, enfin ce qu’il appelait, lui, le comique qui ne fait pas rire, donc des catégories tout à fait d’avant-garde d’ailleurs […]. L’écriture flaubertienne, à mon avis […] c’est une écriture qui est en réalité parfaitement lisible, puisque Flaubert est un écrivain tout à fait classique, on le lit très facilement. Mais, en sous-main, c’est une écriture qui est à la limite du lisible, aussi à la limite un peu d’une certaine folie du langage. (OC IV, 477.) Il rejoint ainsi le jugement du Plaisir du texte : « ce discours très lisible est en sous-main l’un des plus fous qu’on puisse imaginer : toute la petite monnaie logique est dans les interstices » (OC IV, 223.) 42 Anne Herschberg Pierrot Parmi les œuvres de Flaubert, Bouvard et Pécuchet est bien « l’intertexte » de Roland Barthes qui lui vient sans cesse à l’esprit. À une époque où l’œuvre est encore très méconnue, Roland Barthes transforme de manière décisive son image, en en faisant un texte d’avant-garde, l’emblème d’une relation contemporaine aux langages de la doxa. Du Degré zéro à Mythologies, l’œuvre est invoquée dans la démystification de la parole petite-bourgeoise. De S/ Z au Plaisir du texte et au Roland Barthes, elle apparaît ensuite de plus en plus comme un modèle d’énonciation ambiguë, qui permet de prendre en compte la relation à sa propre bêtise. Roland Barthes déplace ainsi la problématique flaubertienne de la bêtise en insistant sur la dimension énonciative et le rapport à l’encyclopédie des langages. Il souligne aussi la folie de l’entreprise encyclopédique comme une dimension fondamentale de l’œuvre qui implique le lecteur, sans pour autant laisser de côté le comique du roman, ce « comique qui ne fait pas rire ». La lecture de Roland Barthes est aussi une appropriation du roman et une relation personnelle aux bonshommes. A la question qu’on pose souvent : sont-ils vraiment ridicules ? il répond dans La Chambre claire en reprenant leur quête à son propre compte : « Flaubert se moquait (mais se moquait-il vraiment ? ) de Bouvard et Pécuchet s’interrogeant sur le ciel, les étoiles, le temps, la vie, l’infini, etc. C’est ce genre de questions que me pose la Photographie : questions qui relèvent d’une métaphysique ‘bête’, ou simple (ce sont les réponses qui sont compliquées) : probablement la vraie métaphysique ». (OC V, 856). Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert Susi Pietri « J’aime Conrad parce qu’il navigue sur les abîmes sans s’y enfoncer. J’aime Manzoni parce que je le détestais il n’y a pas longtemps. J’aime Flaubert parce que, après lui, on ne peut plus écrire comme lui 1 ». Flaubert est la figure emblématique, dans les écrits théoriques de Calvino, d’un absolu de l’invention formelle, de la capacité d’autonomie donnée à la définition de la prose narrative - prose « à mémoriser mot par mot, comme si c’était un poème en vers 2 », prose qui impose d’elle-même sa propre loi esthétique, ou « littérature pure » convertie en singularité stylistique 3 . L’ambivalence de la négation, néanmoins, qui frappe d’interdit la sphère de l’écriture (« après Flaubert, on ne peut plus écrire comme lui ») investit la dimension aussi de la lecture. Lire Flaubert est à la fois « l’inventer de nouveau » et aborder les deux questions strictement liées du « lisible » et du « scriptible » flaubertiens - « comment lire » Flaubert, « comment écrire », après lui 4 . Calvino cependant 1 I. Calvino, « Risposte a 9 domande sul romanzo [« Réponses à neuf questions sur le roman »] » (1959), dans : I. Calvino, Saggi 1945-1985 (M. Barenghi éd.), Milano, Mondadori, « I Meridiani », 1995, t. I, p. 1529 (dorénavant S, suivi par l’indication des pages) ; réponses à l’enquête de la revue Nuovi argomenti, n° 38-39, mai-août 1959, pp. 6-12 ; Calvino - qui, en 1959, est déjà l’auteur de Le Sentier des nids d’araignée, Le Corbeau vient en dernier, Le Vicomte pourfendu, Le Baron perché - y essaye, entre autres, de dépasser la notion critique, trop simplifiée et schématique, de « crise du roman » (proposée par les responsables de l’enquête) et choisit d’interroger le roman contemporain en tant que « roman de la pluri-lisibilité », projeté sur l’enjeu essentiel « des représentations du monde à travers des approximations pluridimensionnelles et composites » (ibidem, p. 1525). 2 I. Calvino, « Carlo Collodi, Pinocchio », S, I, p. 803 ; article publié dans la Repubblica, 19-20 avril 1981, pour le centenaire du roman Pinocchio ; la lecture de Calvino, ironique et provocatrice, invite à l’envisager comme « un des plus grands livres de la littérature italienne » et, pour souligner les qualités formelles de son écriture et de son « orfèvrerie stylistique » (ibidem, p. 801), évoque l’exemple magistral, justement, de Flaubert. 3 I. Calvino, « Roberto Calasso, La rovina di Kasch », S, I, p. 1020 ; compte rendu du texte de Calasso publié dans la revue Panorama Mese, en septembre 1983. 4 Voir les références au « modèle flaubertien », toujours problématiques et dubitatives, dans les essais : I. Calvino, « Lettera a Pratolini su Metello » (1956), « La ragazza 44 Susi Pietri se refuse à la confrontation directe dans la plupart de ses essais. Il choisit, en principe, le chemin tortueux et complexe de l’interrogation indirecte, questionnant les interprétations flaubertiennes que d’autres (écrivains, philosophes, critiques) ont produites : relectures contre relectures, ou, le plus souvent, lectures créatrices, reconfigurations inédites. Discours critique et réinvention esthétique se relancent dans une inquiète « recherche de Flaubert » à travers les traces, les réécritures, les mouvements réflexifs des œuvres travaillées par la mémoire de l’œuvre flaubertienne. Se multiplient en même temps les évocations d’écrivains dits « flaubertiens » - un cortège éblouissant d’« élèves » encerclant la figure inaccessible du Maître. Disciples historiques, à commencer, naturellement, par Maupassant 5 . Descendants lointains et indisciplinés, comme Queneau et Perec 6 . Héritiers hétérodoxes, parfois imprévisibles : Henry James ou Joseph Conrad, aux prises avec « la perfection exquise du style flaubertien », et même R.L. Stevenson, « qui a lu son Flaubert et en a tiré surtout une leçon, celle de l’exactitude et de l’économie formelles 7 ». di Bube di Carlo Cassola » (1960), « Fruttero & Lucentini, Il palio delle contrade morte » (1983), S, I, p. 1243, p. 1028, pp. 1065-1066. 5 I. Calvino, « Cento anni di Maupassant » (1950), S, I, pp. 873-874 ; « Guy de Maupassant, Pierre et Jean » (1971), ibidem, I, p. 876 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro dans : Défis aux labyrinthes. Textes et lectures critiques (M. Fusco éd.), Paris, Seuil, 2003, t. II, p. 284 (dorénavant D, suivi par l’indication des pages) ; il est à remarquer que Calvino définit plusieurs fois Maupassant - « élève » du « Maître » Gustave Flaubert - comme un « frère », un « ami très proche », un « contemporain » (ibidem, p. 871, p. 872) ; surtout, lorsqu’il décrit et commente les exhortations au travail (et même les « réprimandes ») que Flaubert adressait au « disciple », le jeune Calvino s’identifie explicitement avec Maupassant (ibidem, p. 874). 6 I. Calvino, « La filosofia di Raymond Queneau » (1981) ; « Ricordo di Georges Perec » (1982) ; « Perec, La vita istruzioni per l’uso », (1984), S, I, pp. 1421 et suiv., pp. 1388- 1389, pp. 1398 et suiv ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « La philosophie de Raymond Queneau », « Souvenir de Georges Perec », « Perec et le saut du cavalier », D, II, pp. 392 et suiv., p. 456, pp. 445 et suiv. Queneau et Perec, amis personnels et interlocuteurs intellectuels de Calvino (voir : M. Fusco, « Italo Calvino entre Queneau et l’Ou.Li.Po », dans : Italo Calvino, actes du Colloque international de Florence, 26-28 février 1987, G. Falaschi éd., Milano, Garzanti, 1988, pp. 297-304 ; G. Teissier, « Italo Calvino et la France, ou un Italien à Paris », Letterature di frontiera, II, 1992, 1, pp. 197-213 ; J. Labarthe-Poste, « Flaubert et Calvino - roman encyclopédique et intertextualité inédite », dans : Littérature et nation, n° 22, « Réceptions créatrices de l’œuvre de Flaubert », sous la direction de Ph. Chardin, 2000, pp. 149-175), à partir des années Soixante-dix ont joué un rôle décisif pour ses « relectures flaubertiennes », qu’on va essayer d’éclaircir au sujet, du moins, de la question de « l’œuvre encyclopédique ». 7 I. Calvino, lettre à François Wahl, 22 juillet 1958, dans : Lettere 1940-1985 (L. Baranelli éd., introduction de C. Milanini), Milano, Mondadori, « I Meridiani », 2000, p. 553 ; « Joseph Conrad scrittore poeta e uomo di mare », S, I, pp. 811-812 (article publié dans L’Unità, le 6 août 1949) ; « I capitani di Conrad », S, I, p. 814 ; « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 45 Presque toujours, donc, Calvino lit Flaubert « par quelqu’un d’autre », mobilisant des lectures de « médiation », de « transition », de « passage » - lectures-miroir, dont l’effet est la démultiplication des perspectives et des regards réflexifs, ainsi que lectures-écran, où dissimuler l’urgence de l’interrogation, équilibrer la fascination et la mise à distance, projeter des instances d’identification ou de rejet. Sous le signe de l’« indirect », la relation que Calvino entretient avec Flaubert est complexe, difficile, problématique 8 . D’autant plus qu’elle s’inscrit à travers une suite d’observations et notes fragmentaires, esquissant des lectures différentes « dans une succession qui n’implique pas un rapport causal ou hiérarchique, mais un réseau qui permet de tracer des parcours multiples et de tirer des conclusions ramifiées et plurielles 9 » : une constellation de « figures flaubertiennes » à reconstruire, comme le dessin impalpable, mais rigoureux, des lignes et des images dans Les Villes invisibles. Trois figures centrales de ce dessin à retrouver nous retiendront : les rapports de Flaubert à l’invisible de la « vision », à l’inconnaissable du « savoir » et à l’innommable de l’« autre ». Flaubert et l’invisible Il existe une histoire de la ‹visibilité› romanesque - du roman comme art de faire voir les personnes et les choses - qui coïncide avec certains moments de l’histoire du roman, mais non pas avec tous. De Mme de La Fayette à Benjamin Constant, le roman explore l’âme humaine avec une acuité prodigieuse, mais les pages sont comme des persiennes closes qui ne laissent rien voir. La ‹visibilité› romanesque débute avec Stendhal et Balzac et atteint avec Flaubert le rapport parfait entre parole et image (la plus grande économie avec le plus grand rendement). La crise de la « visibilité » romanesque commencera un demi-siècle plus tard, parallèlement à l’avènement du cinéma 10 . tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Les capitaines de Conrad », D, II, p. 306 (article publié dans L’Unità, le 6 août 1954) ; « L’isola del tesoro ha il suo segreto », S, I, p. 968 (article publié dans L’Unità, le 1 er avril 1955). Conrad et Stevenson, en particulier, figurent parmi les auteurs favoris de Calvino, « depuis toujours » (ibidem, p. 815). 8 Voir : C. Milanini, « Il castigatore più amaro : Flaubert negli scritti di Calvino », dans : Le letture/ la lettura di Flaubert (L. Nissim éd.), Quaderni di ACME, 42, Milano, Cisalpino, Istituto Editoriale Universitario, 2000, p. 425. 9 I. Calvino, Lezioni americane. Sei proposte per il prossimo millennio, Milano, Garzanti, 1988, S, I, pp. 689-690 ; tr. fr. par Y. Hersant : Leçons américaines. Six propositions pour le prochain millénaire, D, II, p. 65. 10 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes » (1980), S, I, pp. 850-851 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro, D, II, pp. 280-281 ; on reviendra ensuite sur cette importante préface, et sur la place qu’elle occupe dans les lectures flaubertiennes de Calvino. 46 Susi Pietri La visibilité flaubertienne est pour Calvino « nécessité interne 11 » du visuel rejouée matériellement dans le style, une sorte de paradigme de l’icasticità 12 cristallisée par une forme incisive, mémorable, autosuffisante. L’« infime » flaubertien, même le détail le plus prosaïque, est admirablement rendu disponible pour l’œil, pour l’appréhension du regard, à travers la qualité étonnante de sa présence, l’éclat qui coïncide avec sa propre plénitude par force autonome d’évidence visuelle - « dans la confiance de toucher par là le fond de la réalité 13 ». C’est pourtant la recherche de l’invisible qui inquiète Calvino. Il creuse l’espace du surgissement de la « chose » (sa prétention à être l’apparition incandescente d’une « chose précise », que l’œil parcourt dans son extrême netteté) d’une profondeur supplémentaire, qui investit également la « vision » et le « détail » flaubertiens. L’invisible de la « vision », ou visibilité, flaubertienne, est abordé dans « Les niveaux de réalité en littérature », texte capital de la poétique de Calvino sur les stratifications de la réflexivité, de l’auteur empirique et de ses masques ou projections narratives 14 . Flaubert, en ce sens, est évoqué comme un « cas exemplaire ». Pour commencer, les pôles opposés de la restriction la plus rigoureuse et de l’extension infinie cohabitent dans la « perspective », à chaque fois spécifique, singulière, qu’il se donne pour configurer ses univers narratifs. « Le Gustave Flaubert auteur de Madame Bovary exclut le langage et les visions du Gustave Flaubert auteur de La Tentation de saint Antoine ou de Salammbô, opère une rigoureuse réduction de son monde intérieur à cette somme de données qui constitue le monde de Madame Bovary 15 ». Mais, à l’inverse : « le Gustave Flaubert qui n’existe qu’en relation avec le manuscrit de Madame Bovary participe d’une existence beaucoup plus compacte et définie que le Gustave Flaubert qui, tandis qu’il écrit Madame Bovary, sait qu’il est aussi l’auteur de la Tentation et qu’il sera celui de Salammbô, sait qu’il oscille continuellement entre un univers et l’autre, sait qu’en dernière 11 I. Calvino, Lezioni americane, S, I, p. 679 ; tr. fr. citée : D, II, p. 55. 12 En italien, la qualité saillante et la netteté de la représentation par des images. 13 I. Calvino, « Natalia Ginzburg o le possibilità del romanzo borghese » (1961), S, I, p. 1090 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Natalia Ginzburg ou les possibilités du roman bourgeois », D, II, p. 425 ; présentation du livre de N. Ginzburg Le voci della sera (Les voix du soir) pour le prix littéraire « Strega », le 23 juin 1961 ; publiée ensuite dans L’Europa letteraria, II, n° 9-10, juin-août 1961, pp. 132-138. La comparaison avec la « visibilité » chez Flaubert s’inscrit a contrario : le « détail », chez Ginzburg, ressortit d’une description « méticuleuse et anxieuse », « croyant encore à la possibilité de soustraire quelque chose de solide au vent de l’inexistence … » (ibidem, p. 1090). 14 I. Calvino, « I livelli della realtà in letteratura » (1978), S, I, pp. 381-398 ; tr. fr. par M. Orcel : « Les niveaux de la réalité en littérature », D, I, pp. 337-350. 15 Ibidem, p. 390 ; tr. fr. citée : p. 344. « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 47 instance tous ces univers s’unifient et se dissolvent dans son esprit 16 ». Le regard et le point de vue flaubertiens sont alors le champ de manifestation d’un processus, toujours en acte, de dédoublement et démultiplication de celui qui à la fois « voit » et « écrit ». Toute chose, chez Flaubert, devient « visible », mais à travers un prisme invisible de projections, réflexions, visions plurielles : Le Gustave Flaubert auteur des œuvres complètes de Gustave Flaubert projette hors de soi le Gustave Flaubert auteur de Madame Bovary, qui projette hors de soi le personnage d’une bourgeoise de Rouen, Emma Bovary, laquelle projette hors de soi l’Emma Bovary qu’elle rêve d’être 17 . La multiplicité des moi et des conditions visuelles répond d’ailleurs à une dynamique de la réversibilité - elle se ‹rétro-réfléchit›, dit Calvino, dans un réseau circulaire de regards et visions à double mouvement qui « se donnent forme réciproquement », créant un entrelacement perspectif d’une complexité infinie : Chaque élément projeté réagit à son tour sur l’élément projetant, le transforme et le conditionne, si bien que les signes de relation doivent fonctionner dans les deux sens […] Il ne nous reste plus qu’à relier le dernier terme au premier, c’est-à-dire à établir la circularité de toute cette dynamique de la projection. C’est Flaubert lui-même qui nous a donné une précise indication dans ce sens, par la fameuse déclaration : ‹Madame Bovary c’est moi› 18 ». Même l’apparition narrative des « choses » appartient à cette esthétique de la complexité - en particulier dans « Exactitude », la troisième des Leçons américaines (le cycle des Norton Lectures que Calvino aurait dû tenir à l’Université de Harvard entre 1985 et 1986 : le compendium de trente ans d’écriture essayistique et, en même temps, une sorte d’introduction posthume à ses propres œuvres, aux inquiétudes de ses auteurs et de ses lectures privilégiées). D’après la Leçon le détail flaubertien, ce modèle indépassable d’« exactitude », de délimitation et tournure formelle, renvoie néanmoins au champ invisible de l’immensité dont il se détache, recherchant sa forme, sa consistance même, dans la double sphère de « l’attraction et la répulsion pour l’infini 19 ». Au juste, « j’éclairerais volontiers le mot de Flaubert, ‹le bon Dieu est dans le détail›, par la philosophie de Giordano Bruno … 20 ». 16 Ibidem ; tr. fr. citée : pp. 344-345. 17 Ibidem ; tr. fr. citée : p. 345. 18 Ibidem, p. 391 ; tr. fr. citée : p. 345. 19 I. Calvino, Lezioni americane, S, I, p. 686 ; tr. fr. citée : D, II, p. 65. 20 Ibidem, p. 687 ; tr. fr. citée : D, II, p. 65. 48 Susi Pietri Flaubert par Giordano Bruno : cette « lecture de médiation », tout insolite qu’elle puisse paraître, se déploie avec élégance et légèreté dans l’essai de Calvino. L’idée de l’infini, dans la cosmologie de Bruno, tient à la théorie d’un univers ouvert et omni-centrique où des systèmes multiples peuvent graviter autour d’un système central, ou « principe infini de la vie qui est Dieu », de sorte que « d’un moteur universel infini, dans un espace infini, un mouvement universel infini se répand, qui engendre des mouvements infinis et des moteurs infinis, dont chacun est fini quant à la masse et à l’efficacité 21 ». Le principe dynamique de ce panthéisme moniste investit - partout et à tout moment, dans sa totalité et dans son développement sans bornes - la pluralité des mondes ainsi que chaque monde singulier, ou, comme le résume nonchalamment Calvino : … Giordano Bruno, le grand cosmologue visionnaire : l’univers lui apparaît infini et composé d’innombrables mondes, mais il ne peut le dire ‹totalement infini›, parce qu’est fini chacun de ces mondes ; le ‹totalement infini› c’est Dieu, ‹parce que dans le monde entier il est présent entièrement, et dans chacune de ses parties infiniment et totalement› 22 . Le Dieu de Flaubert, ou ce « Dieu » que serait Flaubert lui-même, nulle part et partout dans son œuvre, représente ainsi pour Calvino le principe d’infinitude qui ouvre tout élément « distinct » à la participation de l’infini dans et par la finitude. C’est « le vertige du détail du détail du détail », où s’accouplent « l’aspiration dans l’infinitésimal » et « la dispersion dans l’infiniment vaste 23 ». Ou bien, c’est la manifestation sensible, inscrite dans la substance même de l’écriture, de la virtualité de « renverser l’extension de l’infini dans la densité de l’infinitésimal » (mais nous sommes déjà, ici, dans l’espace de « rétroaction de la lecture » ouvert par Borges, autre « lecteur de transition » idéal de Flaubert 24 ). Avec Bruno et Borges pour complices, l’intensité de présence du détail flaubertien se charge invisiblement d’un immense halo d’inconnu et de « potentiel 25 ». Chez « ce » Flaubert de Calvino, tout regard ordinaire porté sur l’éphémère, le banal, le commun, est en même temps « regard cosmique », arrêté un instant dans le passage d’un mince trait distinctif. 21 G. Bruno, De l’infinito universo e mondi (1584), dans : Opere, N. Ordine éd., Torino, UTET, 2002 ; tr. fr. par J.-P. Cavaillé : De l’infini, de l’univers et des mondes, dans : Œuvres complètes, t. IV, texte établi par G. Aquilecchia, notes de J. Seidengart, Paris, Les Belles lettres, 1995. 22 I. Calvino, Lezioni americane, S, I, p. 687 ; tr. fr. citée : D, II, p. 65. 23 Ibidem, p. 687 ; tr. fr. citée : D, II, p. 65. 24 Ibidem. 25 Ibidem, pp. 706-707 ; en particulier, dans les Leçons la cosmologie de Bruno est censée être, par excellence, « le monde de la multiplicité potentielle ». « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 49 Flaubert et l’inconnaissable Le chapitre de Blumenberg 26 le plus étroitement lié à mon sujet est dédié à Mallarmé et à Flaubert. […] je trouve fascinant de penser que Flaubert, après avoir écrit à Louise Colet : ‹Ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien›, ait consacré les dix dernières années de sa vie au roman le plus encyclopédique qui a jamais été écrit, Bouvard et Pécuchet. […] Les deux Don Quichotte du scientisme ne connaissent rien d’autre, dans leur pathétique et hilarante traversée du savoir universel, qu’une série de naufrages 27 . On est encore dans les Leçons américaines, mais il s’agit, cette fois, de la conférence consacrée à la « Multiplicité », à une idée de littérature « en tant qu’encyclopédie, en tant que moyen de connaissance, et surtout en tant que réseau reliant les faits, les personnes et les choses du monde 28 » - une idée-limite, en d’autres termes, de l’utopie littéraire du dernier Calvino. Dans ce contexte, l’écriture flaubertienne devient l’espace paradoxal d’une « encyclopédisation de l’œuvre sans encyclopédie » : sans qu’aucun savoir, représentation, tension épistémique puissent se constituer et résister un seul instant à la décomposition qui, soudain, subtilement, les atteint. Cependant, si Calvino dessine plusieurs figures de l’« inconnaissable » flaubertien, il les double de contre-figures ambivalentes qui les déplacent et les remettent en cause - toujours « en miroir », toujours relisant des relectures d’autrui, par rétroaction et parfois même par « anticipation » de la lecture, comme le montrent les trois « re-créations exemplaires » que nous allons suivre. Flaubert par Cervantès. Calvino propose cette transition de lecture, ou cette « anticipation esthétique », essayant d’esquisser une sorte de généalogie idéale dans la macro-histoire du roman. Flaubert y figure comme l’héritier le plus exemplaire de Cervantès à travers la représentation d’un double passage capital, de l’Encyclopédie à l’atomisation des savoirs, et de la Bibliothèque à la dérive dérisoire des clichés de lecture. « Depuis lors, l’obsolescence d’une bibliothèque deviendra un grand thème narratif. Je ne pense pas à notre Don Ferrante 29 , qui n’est qu’une simple reproduction de Don Quichotte, mais bien à Mme Bovary, pour l’obsolescence de la littérature romantique, et à Bouvard et Pécuchet, pour l’encyclopédisme scientiste 30 ». 26 H. Blumenberg, Die Lesbarkeit der Welt, Frankfurt, Suhrkamp, 1981, tr. it. par B. Argenton : La leggibilità del mondo, Bologna, Il Mulino, 1984, pp. 297-320 (tr. fr. par P. Rusch et D. Trierweiler, La Lisibilité du monde, Paris, Éd. du Cerf, 2007). 27 I. Calvino, Leçons américaines, S, I, pp. 723-724 ; tr. fr. citée : D, II, p. 96. 28 Ibidem, p. 717 ; tr. fr. citée : D, II, p. 90. 29 Personnage des Fiancés d’Alessandro Manzoni. 30 I. Calvino, lettre à Paolo Valesio, 16 décembre 1971, Lettere, édition citée, p. 1137. 50 Susi Pietri « Dégradation », « obsolescence », plus loin « affolement des niveaux linguistiques » et « système de destitution de la raison 31 » : les figures du savoir flaubertiennes se construisent les unes contres les autres, se juxtaposent, prolifèrent dans une existence éphémère pour être aussitôt rendues à l’ombre de leur inconsistance, de leur défaillance. Mais par le même mouvement de dissolution qui emporte pensées, représentations, bibliothèques, se laisse lire, au miroir de Calvino, la tension proprement éthique et spéculative de ces épiphanies intempestives du connaissable. Traverser également les savoirs périmés ou en cours de transformation, le « déjà su » ou le « déjà lu », est une manière de les re-inventer, ou encore, comme écrit Calvino, de les « mettre à l’épreuve », à travers les oppositions et les dénivellements qui les constituent en même temps que se constitue l’espace langagier de l’œuvre. L’« encyclopédisme » devient alors « critique de la culture », pensée activement critique de la pluralité conflictuelle des langages : On ne peut définir Quichotte que par son opposition à Sancho Panza. Il y a une folie inhérente à la culture, avec ses apories et ses diachronies, et il y a une simplicitas inhérente à un niveau linguistique très bas, avec ses ruses et ses revanches. Du reste, même la culture démocratique et progressiste du pharmacien Homais n’est pour Flaubert que du folklore ; mais, justement, le sens du roman réside dans l’opposition entre les niveaux linguistiques différents et multiples du lore 32 bourgeois, et Flaubert inaugure par là la critique de la culture de masse dans la civilisation industrielle 33 . Ces pages de 1971 marquent aussi le dépassement définitif d’un subtil « malaise intellectuel » concernant Flaubert que Calvino avouait vers la fin des années Cinquante, dans le cadre des querelles sur le roman italien contemporain : les notes polémiques autour du « néo-flaubertisme maniériste », « tirant des effets d’effroi métaphysique d’une photographie minutieuse de la province, avec la mélancolie et la déception du présent 34 … ». L’insolite Flaubert de 1971, conçu en « analyste-critique » de la culture et des langages, est pour Calvino l’antidote contre les malentendus mimétiques du « flaubertisme de convention ». Flaubert par Queneau. Calvino relit Queneau qui relit Flaubert dans l’essai « La philosophie de Raymond Queneau 35 » et dans les Leçons américaines. 31 Ibidem, p. 1137, p.1138. 32 Le savoir traditionnel, la tradition culturelle bourgeoise. 33 Ibidem, p. 1137. 34 I. Calvino, lettre à François Whal, 22 juillet 1958, dans : Lettere, édition citée, p. 553 ; lettre à Pietro Citati, 21 octobre 1959, ibidem, p. 611. 35 I. Calvino, « La filosofia di Raymond Queneau », D, II, pp. 1410-1430 ; tr. fr. citée : « La philosophie de Raymond Queneau », D, II, pp. 383-400 ; l’essai, écrit en 1981 pour introduire l’édition, chez Einaudi, de Bâtons, chiffres et lettres, est un des « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 51 Trois « Bouvard et Pécuchet » distincts - l’œuvre de Flaubert, l’œuvre lue par Queneau 36 , l’œuvre lue et relue par Calvino - sont mis en perspective, par une trame subtile de reprises, répliques, identifications, détournements réflexifs. Un complexe dialogue à distance s’ouvre alors entre trois virtuosi de la tentation encyclopédique - mais sur le fond commun « d’un radical pessimisme gnoséologique 37 ». Les points essentiels, « du côté calvinien » : - Queneau transforme les pérégrinations encyclopédiques des deux « bonshommes » en une leçon sophistiquée de scepticisme antidogmatique, ou de « l’absence de système employée en système ». Calvino, à son tour, les relit comme des exercices surréels et pourtant rigoureux de cynisme expérimental et d’anarchisme méthodologique 38 . - Queneau s’amuse à interroger, chez Flaubert, les ressources épistémiques imprévues de la prolifération des théories, ou des coïncidences « fortuites » entre théories infalsifiables, théories jamais falsifiées définitivement, théories conventionnelles, théories infondées et cependant efficaces et performatives 39 . Calvino « répond » questionnant (en même temps chez Flaubert et chez Queneau) les processus d’intellection inédits qu’ouvre la « circularité des savoirs », par la recherche de logiques et cohérences même dans les constructions les plus paradoxales, ou par le bricotextes différents consacrés à Queneau, « ami » et « collègue » de l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) auquel Calvino participe, sur l’invitation de Queneau lui-même, à partir de novembre 1972. Voir aussi le compte rendu de la traduction italienne, chez Einaudi, de Pierrot mon ami : « Raymond Queneau, Pierrot amico mio », publié dans L’Unità le 1 er juin 1947 (S, I, pp. 1408-1409) ; et le compte rendu de la réédition, toujours chez Einaudi, de Les Fleurs bleues, traduit en italien par Calvino en 1967 : « Queneau e I fiori blu », publié dans la Repubblica le 25 février 1984 (S, I, pp. 1431-1435 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Raymond Queneau, Les Fleurs bleues », D, II, pp. 401-404). Peu avant sa mort, Calvino travaillait aussi à la traduction italienne de Le Chant du styrène. 36 R. Queneau, « Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert », dans : Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard (1947), 1965, pp. 97-124 (sur le rôle décisif joué par l’essai de Queneau dans les relectures flaubertiennes de Calvino - en particulier pour l’exploration du rapport de l’écriture à la science et à l’encyclopédie - voir l’article cité de J. Labarthe-Poste, « Flaubert et Calvino - roman encyclopédique et intertextualité inédite », Littérature et nation, n° 22, 2000, pp. 149-175). 37 I. Calvino, « La filosofia di Raymond Queneau », S, I, p. 1421 ; tr. fr. citée : D, II, p. 392. 38 R. Queneau, « Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert », cité pp. 118 et suiv. ; I. Calvino, « La filosofia di Raymond Queneau », S, I, pp. 1421 et suiv. ; tr. fr. citée : D, II, pp. 392 et suiv. 39 R. Queneau, « Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert », cité, pp. 114 et suiv., pp. 118 et suiv. 52 Susi Pietri lage encyclopédique, l’invention téméraire de « systèmes universaux construits avec tous les matériaux culturels dont on dispose 40 ». - Queneau, encore, célèbre le vertige ironique de l’englobement du lecteur dans la pseudo-encyclopédie flaubertienne - « Livre unique », « par une sorte de Terreur éminemment salubre », qui aurait le pouvoir d’incorporer tout commentaire dans le second volume virtuel, métamorphosant même le discours critique sur Bouvard et Pécuchet en écriture « supplémentaire » (et involontaire) du « Sottisier » 41 . Calvino, quant à lui, invite à la mise en abyme de la « négativité radicale » d’une approche démystifiante au savoir telle que la conçoit Flaubert. Le voyage encyclopédique serait l’espace d’une « négation » qui ne s’affirme jamais comme valeur ou critère de vérité, d’une négation superlativement autoréflexive qui nie soi-même, outre ses innombrables objets, niant aussi son propre acte de nier. Ce « vide abyssal » flaubertien, cette poétique exigeante de l’inconnaissable, prennent les formes d’un nihilisme pluriel, dans l’ensemble des essais de Calvino. Nihilisme de la représentation microscopique de l’opacité, ou de l’hyper-définition de l’infime (« après Flaubert, la description minutieuse de la vie ne peut aboutir que sur l’effarement du néant, sur la vanité du tout 42 »). Nihilisme aussi « historique », inscrit dans le contexte et le développement du roman du XIX e siècle (« La défaite, la vanité de l’histoire, l’impossibilité de comprendre la vie selon un schéma rationnel, vont être le motif de fond qui serpente dans la grande prose narrative depuis la seconde moitié du XIX e siècle, jusqu’à notre époque dans laquelle l’atrocité absurde du monde deviendra une donnée de départ commune à presque toute la littérature. […] C’est un fait que, après avoir accumulé des détails minutieux et construit un tableau d’une vérité parfaite, Flaubert nous donne un coup de baguette sur les doigts et nous montre qu’en dessous il n’y a que le vide, que tout ce qui arrive ne signifie rien 43 »). Nihilisme enfin existentiel et presque métaphysique de l’absolu refus du tout, doublé, dans l’expérience intime du lecteur flaubertien, par une sorte de « rééducation spéculative au néant », 40 I. Calvino, « La filosofia di Raymond Queneau », S, I, p. 1424 ; tr. fr. citée : D, II, p. 395. 41 R. Queneau, « Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert », cité, p. 101, pp. 98-99. 42 I. Calvino, lettre à Cesare Cases, 20 décembre 1958, Lettere, édition citée, p. 575. 43 I. Calvino, « Natura e storia nel romanzo » (1958), S, I, pp. 35-36 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Nature et histoire dans le roman », D, I, p. 42. Texte ambitieux, qui essaye un bilan sur « l’horizon littéraire de la formation » calvinienne, et que Calvino lui-même définit comme un essai de transition, de « passage vers l’horizon qui deviendra dominant pendant les années Soixante » (ibidem, p. 28) ; c’est le moment pour Calvino, qui vient de publier en 1957 Le Baron perché et publiera en 1959 Le Chevalier inexistant, du tournant politique post-communiste et du début de la collaboration à la revue il menabò, qu’il dirige avec Elio Vittorini. « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 53 visant à dissoudre le monde en apparence, à le destituer de sa consistance même (« L’aspect terrible de ce grand roman, L’Éducation sentimentale, c’est qu’on voit se dérouler la vie privée des personnages ou la vie publique de la France pendant de centaines de pages, jusqu’à ce que l’on sente que tout se défait sous les doigts comme de la cendre 44 »). Mais l’appel nihiliste du Flaubert de Calvino s’installe toujours dans une dimension polémique et subversive. Les mots clé des essais calviniens sont « désacralisation », « culture de contestation », « radicalité », « mise en question de la hiérarchie des valeurs », « désagrégation », « démasquement » : les démarches intransigeantes et destructives d’« une pensée négatrice 45 » qui conduit au plus loin la perte de tout horizon de sens définitif. « Queneau s’identifie avec le dernier Flaubert, et semble reconnaître en ce livre sa propre odyssée à travers le « faux savoir », à travers le ‹nonconclure› 46 … », écrit Calvino, qui s’identifie, à son tour, avec Queneau, le Queneau « explorateur d’univers imaginaires », « bricoleur encyclopédique », jongleur de l’invention d’« ordres arbitraires », « pour défier l’immense chaos du monde sans aucun sens 47 » : ce même défi qui hante l’écriture du dernier Calvino, du Château des destins croisés à Palomar. Dans la mise en miroir de ces lectures d’identification, même Bouvard et Pécuchet se laisse lire, pour Calvino, comme un défi arbitraire à l’arbitraire du connaissable, un « exercice paradoxal de cohérence de la pensée 48 », on ne peut plus provocateur. L’encyclopédie flaubertienne devient alors la figure esthétique et théorique, à la fois, de « l’insoumission au désordre du monde » et de la « destruction des formes ossifiées » - à commencer par le roman et la « fin du romanesque ». Mais c’est justement « la raison pour laquelle on tient Flaubert pour l’initiateur de cette dissolution des formes littéraires, qui deviendra plus tard le programme des avant-gardes 49 ». 44 Ibidem, pp. 35-36 ; tr. fr. citée : D, I, p. 42 ; voir aussi la reprise, presque dans les mêmes termes, de ces notes sur Flaubert dans : « Cominciare e finire », Lezioni americane, S, I, p. 749 ; tr. fr. citée : « Commencer et finir », Leçons américaines, D, II, p. 118. 45 I. Calvino, lettre à Giuseppe Sertoli, 9 janvier 1973, Lettere, édition citée, p. 1190 ; « La sfida al labirinto » (1962), S, I, p. 110 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Le défi au labyrinthe », D, I, pp. 105-106 (un des essais les plus passionnés de Calvino, et un manifeste - provisoire - de poétique, dans le débat italien sur le roman et la néo-avant-garde des années Soixante : « c’est le défi au labyrinthe que nous voulons sauver, c’est une littérature du défi au labyrinthe que nous voulons cerner et surtout distinguer de la littérature de la reddition au labyrinthe … », ibidem, p. 122). 46 I. Calvino, « La filosofia di Raymond Queneau », S, I, p. 1421 ; tr. fr. citée : D, II, p. 393. 47 Ibidem, p. 1424, p. 1413 ; tr. fr. citée : D, II, pp. 394-395, p. 386. 48 I. Calvino, Lezioni americane, S, I, pp. 749 ; tr. fr. citée : D, II, p. 122. 49 I. Calvino, « Il romanzo come spettacolo » (1970), S, I, p. 271 ; tr. fr. par M. Orcel : « Le roman comme spectacle », D, I, p. 243 ; article publié dans Il Giorno, le 54 Susi Pietri Flaubert par Perec. Au beau milieu de la Leçon américaine consacrée à la « Multiplicité », Calvino se plaît à renverser la « surface éblouissante » de la prose flaubertienne pour remonter au travail préparatoire de Flaubert, avec ses célèbres, interminables recherches, notes, redistributions, remaniements des livres et des savoirs qu’il s’assimile avant qu’ils soient résorbés dans l’œuvre. Si on passe donc « par-delà » la page, sur laquelle se déposent les bribes et les fragments d’une encyclopédie pulvérisée, on peut aller à la rencontre imaginaire avec Flaubert, un Flaubert en train de construire « sa » bibliothèque d’écrivain écrivant Bouvard et Pécuchet - bibliothèque labyrinthique et inquiétante, mais critique, active, lucide, et qui reste toujours « autre » et « double » par rapport à son « substitut » dérisoire représenté dans la fiction : Mais derrière les deux personnages se tient Flaubert : pour nourrir leurs aventures, chapitre après chapitre, il lui faut acquérir une compétence dans chaque branche du savoir, en édifiant une science que ses héros puissent détruire. Aussi absorbe-t-il des manuels d’agriculture et d’horticulture, de chimie, d’anatomie, de médecine, de géologie. […] L’épopée encyclopédique des deux autodidactes se double donc d’une entreprise titanesque, menée à bien dans le réel : c’est Flaubert lui-même qui se transforme en encyclopédie universelle, assimilant avec une passion égale à celle de ses héros tout le savoir qu’ils tentent d’acquérir, plus le savoir dont ils resteront exclus 50 . Les « deux » encyclopédies coexistent, sont co-impliquées dans la prise en compte réciproque que leur accorde la relecture de Calvino. La sarabande encyclopédique de Bouvard et Pécuchet est en ce sens la « forme » susceptible de contenir virtuellement le conflit entre l’épuisement ou l’atomisation des savoirs et « ce qui reste » de la tension vers la synthèse précaire, l’intégration infinie de l’irréductible pluralité - l’hyperbole formelle d’une encyclopédie impossible qui, par ses déséquilibres, dit aussi la dispersion de l’« informe » et la multiplicité du « pluri-forme », en l’absence de toute clôture unifiante. Or, c’est justement cet impératif de l’encyclopédie « ouverte » (« potentielle, 14 octobre 1970, dans le cadre d’une querelle entre Carlo Cassola et Pietro Citati sur « la fin du romanesque » (Cassola) contre sa « réhabilitation possible » (Citati). Calvino - qui mise sur la « réincarnation future » de la recherche littéraire sur les jeux virtuels du romanesque, mais aussi sur la virtualité du roman « d’être constamment un rite d’initiation pour nos émotions, nos angoisses, nos processus de connaissance » (ibidem, p. 273) - reproche à Cassola l’illusion d’« écrire à l’abri » du grand modèle du roman flaubertien. Par contre, « l’amour pour la leçon flaubertienne » ne peut se passer de la conscience « qu’on ne peut pas la reproduire à son propre gré » (ibidem, p. 271). 50 I. Calvino, Lezioni americane, S, I, pp. 724-725 ; tr. fr. citée : D, II, pp. 96-97. « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 55 conflictuelle, plurielle 51 ») qui fait de Bouvard et Pécuchet « le roman le plus encyclopédique qui a jamais été écrit », le « chef de file » des romans encyclopédiques de la modernité, où serait à retrouver le principal « legs » flaubertien pour le XX e siècle : Le scepticisme de Flaubert, son infinie curiosité aussi pour tout le savoir humain accumulé au fil des siècles, telles sont les qualités que feront leurs les plus grands écrivains du XX e siècle ; mais dans leur cas je parlerais de scepticisme actif, de sens du jeu et du pari, de recherche obstinée des relations à établir entre discours, méthodes et niveaux. La connaissance conçue en tant que multiplicité, voilà le fil qui relie les œuvres majeures : aussi bien celles du modernisme, comme on l’appelle, que celles du mouvement dit postmodern. Et ce fil, sans plus me soucier des étiquettes, j’aimerais qu’on continuât de le dévider au cours du prochain millénaire 52 . Ces « héritiers » superlatifs de l’encyclopédie flaubertienne, sont désignés ensuite explicitement : Thomas Mann, T.S. Eliot, Joyce, Musil, Gadda, Valéry, Borges … Mais, en dernier, la place d’honneur est assignée à Georges Perec - un autre « compagnon de route » et « collègue » de l’OuLiPo, un autre bricoleur hérétique d’encyclopédies narratives construites par des contraintes formelles, à la fois, rigoureuses et arbitraires, ainsi que le Calvino des Villes invisibles, Le Château des destins croisés, Si par une nuit d’hiver un voyageur. Or, Calvino semble intéressé à relire Flaubert chez Perec autant qu’à relire Perec chez Flaubert : « à rebours », comme dans le célèbre apologue de Borges sur la réversibilité temporelle des œuvres et de leurs relectures, où tout écrivain, en principe, reconfigure idéalement ses propres ancêtres littéraires, se forge ses précurseurs, « les crée et d’un certain côté les justifie », par une « dette réciproque 53 ». Dans ses réinventions « flaubertiennes », Calvino prend Borges au mot. On peut alors interroger Flaubert dans Les choses (« un Flaubert passé par la froide objectivité sociologique et l’accélération du sentiment du temps 54 ») et rechercher, dans La Vie mode d’emploi, le découpage, la copie, l’hétéroclite flaubertiens. Mais on peut aussi « restituer » à Flaubert, par Perec, « l’attention suspendue entre pietas et jeu, qui s’adresse 51 Ibidem, p. 726 ; tr. fr. citée : D, II, pp. 96-97. 52 Ibidem, pp. 725-726 ; tr. fr. citée : D, II, pp. 97-98. 53 J.L. Borges, Nathaniel Hawthorne (1949), Otras inquisiciones, dans : Obras Completas (C.V. Frais éd.), Buenos Aires, Emecé Editores, 1989, t. II, pp. 48-63 ; tr. fr. par R. Caillois : Nathaniel Hawthorne, Autres inquisitions, dans : Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, t. I., p. 719. 54 I. Calvino, « Ricordo di Georges Perec », S, I, pp. 1388-1389 ; tr. fr. citée : D, II, p. 456 ; hommage à Perec, au lendemain de sa mort, publié dans la Repubblica le 6 mars 1982, avec le titre : « Perec, gnomo e cabalista » [« Perec, gnome et kabbaliste »]. 56 Susi Pietri à l’entropie qui domine le monde 55 », ou projeter sur l’œuvre flaubertienne le plaisir perecquien de l’assemblage et du démontage, dans le « triomphe de l’énumération, le catalogue, la chronique de l’éphémère parcourus d’une ironie impassible 56 ». Relire Bouvard et Pécuchet par La Vie mode d’emploi signifie pour Calvino réactiver rétrospectivement, dans l’Encyclopédie perdue - ou la Bibliothèque de l’impuissance, la Bible de l’inconnaissable - les encyclopédies ludiques et aléatoires du virtuel, avec les combinaisons heuristiques inattendues de la multiplication des possibles que livre « le sens du jeu et du défi ». Comme si le foisonnement des citations, des formules, du « formidable apparat érudit » flaubertien devait se remettre en mouvement, chez Perec et par Perec, pour « donner comme résultat une liberté et une richesse d’invention inépuisables 57 ». L’« encyclopédie » en tant que critique de la culture, nihilisme actif de la pensée, réinvention ludique de la multiplicité des savoirs : à travers chacun de ses « lecteurs de médiation » (Cervantès, Queneau, Perec), Calvino cherche sans cesse à interroger la valeur inaugurale de l’œuvre flaubertienne pour les explorations de la connaissance que le « roman contemporain » continue à s’accorder, traversant (et parfois relayant) les défaites épistémiques de la modernité. Chez le Flaubert que Calvino lit et relit, même la fureur du vide recèle l’ouverture maximale sur le possible : « l’élément commun à tous ces parcours de recherche est le sentiment du néant sous nos pieds, ce qui a toujours été un bon point de départ pour explorer la richesse du monde dans la langue et dans les aventures humaines 58 ». Flaubert et l’innommable Les Trois contes représentent un peu l’essence même de Flaubert dans son ensemble, et je les conseille vivement […] Ceux qui ont moins de temps peuvent bien laisser de côté Hérodias (dont la présence dans le livre m’a toujours paru faire montre d’un manque d’esprit de suite, et être redondante) et concentrer toute leur attention sur Un cœur simple et Saint Julien, en partant de la donnée fondamentale, qui est visuelle 59 . 55 I. Calvino, « Perec, La vita istruzioni per l’uso », S, I, p. 1400 ; tr. fr. citée : D, II, p. 447 ; compte rendu de la traduction italienne, chez Rizzoli, de La Vie mode d’emploi, publié dans la Repubblica le 16 mai 1984, avec le titre : « Perec e il salto del cavallo » [« Perec et le saut du cheval »]. 56 I. Calvino, « Ricordo di Georges Perec », S, I, p. 1388, tr. fr. citée : D, II, p. 436. 57 I. Calvino, « Perec, La vita istruzioni per l’uso », S, I, p. 1398 ; tr. fr. citée : D, II, p. 445. 58 I. Calvino, « Ricordo di Georges Perec », S, I, p. 1390 ; tr. fr. citée : D, II, p. 438. 59 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, p. 850 ; tr. fr. citée : D, II, p. 280. « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 57 On peut lire cette étrange invitation au lecteur dans la préface aux Trois contes, écrite en 1980 - un moment clé de l’activité de Calvino, occupé, après la parution de Si par une nuit d’hiver un voyageur, par la publication du recueil d’essais Una pietra sopra, l’écriture de Palomar et de nombreux projets inaboutis, dont celui d’un court cycle de récits qui aurait dû prendre le titre de Les Cinq sens 60 . C’est le moment, aussi, d’une infraction manifeste des « contraintes de lecture » flaubertienne que Calvino s’était assignées : la préface aux Trois contes est l’un des textes rarissimes où Flaubert est questionné, enfin, directement, sans « lecteurs de médiation ». Après la liquidation sommaire d’Hérodias, quelques lignes sont consacrées à la qualité « visuelle » d’Un cœur simple. Puis, l’espace entier de la préface est envahi par La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Calvino « raconte de nouveau » la légende flaubertienne, en donne un court récit réflexif ou une méditation narrative métamorphosée aussitôt en un « second récit » - qui paraît néanmoins étrangement réticent et oblique, parsemé d’omissions, oublis, imprécisions stupéfiantes. « L’innommable » de La Légende de saint Julien l’Hospitalier (la rage meurtrière de Julien, son sadisme, le crescendo de volupté et violence des massacres) est résumé par un passage d’un laconisme presque surprenant (« le chasseur Julien est poussé vers le monde animal par une inclinaison sanguinaire 61 »). Aucune allusion à la tentation, ou à la convoitise assouvie, du parricide. Aucune mention non plus du lien ambivalent d’ensauvagement bestial et ascèse surhumaine. La lecture-récit de Calvino commence une fois encore par la « visibilité » propre à la Légende - « le monde visuel est celui d’une tapisserie ou d’une miniature dans un codex, ou d’un vitrail de cathédrale 62 » - qui exclut cependant toute mise à distance du regard. L’horizon que se donne ce « conte flaubertien » imprévu, dont Calvino devient simultanément le « lecteur » et le « second narrateur », est la dimension des archétypes narratifs « primitifs », du « récit oral », du « merveilleux 63 ». Comme dans un conte de fées, « nous sommes 60 Publiés posthumes avec le titre : Sotto il sole giaguaro, Milano, Garzanti, 1986 (tr. fr. par J.-P. Manganaro : Sous le soleil jaguar, Paris, Seuil, 1990). 61 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, pp. 851-852 ; tr. fr. citée : D, II, p. 281. 62 Ibidem, p. 851 ; tr. fr. citée : D, II, p. 281. 63 Ibidem, p. 850 ; tr. fr. citée : D, II, p. 280. C’est le cas de rappeler que Calvino, au-delà des atmosphères fantastiques et féeriques de plusieurs romans et récits, est aussi l’auteur-éditeur, en 1956, d’un recueil imposant de fables et contes de fées de la tradition populaire italienne (Fiabe italiane, Torino, Einaudi, « I Millenni », 1956) ; par la suite, il a toujours poursuivi son intérêt théorique et structurel pour les contes, comme le témoignent les essais recueillis dans : Sulla fiaba (M. Lavagetto, éd.), Torino, Einaudi, 1988 (tr. fr. partielle : « Sur les contes », dans : D, II, pp. 457-574). 58 Susi Pietri au-dedans », nous habitons l’espace raconté en co-protagonistes. La Légende coïnciderait avec cette enceinte féerique enveloppante qui retient le lecteur, le captive pour le projeter à l’intérieur de son univers ensorcelant, « comme si nous étions, nous aussi, des figures brodées ou enluminées ou composées de verres colorés 64 ». Pris « dans » la miniature, Calvino s’adresse toutefois à des images privilégiées. Ce qui l’inquiète, et qui devient le sujet principal du « second récit », est cette « profusion d’animaux de toutes formes 65 », la plongée dans leurs figures énigmatiques, dans la présence sans voix de leurs chairs. Sans jamais rappeler la perversion animalesque du Julien flaubertien, son appétence aveugle de la mort d’autrui, le « narrateur » Italo Calvino ne se concède que l’interrogation des « bêtes », de leurs existences fabuleuses et cependant sensibles, à tout instant susceptibles d’anéantissement. Mais il néglige, apparemment, leur distribution narrative, ainsi que tous les dispositifs convergents des trois parties de la Légende qui organisent la représentation de l’univers animalesque à travers un réseau d’échos, correspondances, apparitions symétriques. Le « second récit », au contraire, propose une étrange énumération d’animaux, toujours au pluriel 66 , dont l’effet est de « synthétiser », dans l’homogénéité apparente d’une liste unitaire, les renvois multiples à plusieurs épisodes distincts de la Légende. On voit défiler, tous ensemble, les seuls animaux favoris et chéris par Julien, ceux qu’il emploie pour donner la chasse aux autres bêtes (les « faucons » procurés pour « apprendre la vénerie 67 », au début de la première partie du conte) ; des animaux fantômes (les « cigognes », écrit Calvino ; mais il n’y a qu’une cigogne dans la Légende : celle que Julien croit entrevoir dans son jardin et qu’il frappe par son javelot, manquant d’un souffle la mère, à la fin de la première partie 68 ) ; des animaux intertextuels (les « perroquets 69 » - deuxième partie du conte flaubertien - où Calvino aime à lire une allusion à Un cœur simple : « il y a même les perroquets, comme un signe adressé de loin à la vieille Félicité … 70 ») ; et, finalement, un choix insolite de bêtes tombées sous les coups de Julien : les « daims », qui apparaissent dans le texte flaubertien à l’entrée de Julien dans la forêt (première partie, avant le massacre des cerfs 71 ) ; les « coqs de bruyère » (mais, là aussi, Calvino multiplie le seul coq de bruyère flaubertien, à qui 64 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, p. 851 ; tr. fr. citée : D, II, p. 281. 65 Ibidem. 66 Ibidem, pp. 850-852 ; tr. fr. citée : D, II, pp. 280-282. 67 G. Flaubert, La Légende de saint Julien l’Hospitalier, Trois contes, éd. P.-M. de Biasi, Paris, Garnier Flammarion (1986), 2007, p. 85. 68 Ibidem, p. 91. 69 Ibidem, p. 98. 70 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, p. 852 ; tr. fr. citée : D, II, p. 281. 71 G. Flaubert, La Légende de saint Julien l’Hospitalier, édition citée, pp. 87-88. « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 59 Julien fauche les deux pattes « d’un revers d’épée 72 ») ; les « cerfs », renvoyant à la fois au « carnage » dans le vallon, au grand cerf noir qui se charge de la prophétie du parricide, mais aussi au cerf tué pendant les premières expériences de chasse de Julien adolescent (« et quand le cerf commençait à gémir sous les morsures il l’abattait prestement, puis se délectait à la furie des mâtins qui le dévoraient, coupé en pièces sur sa peau fumante 73 »). La complexité du bestiaire flaubertien semble se raréfier, s’évanouir avec les subtiles différences et les analogies symboliques qui relient sa cohorte impressionnante d’espèces et exemplaires singuliers, redéployant l’énigme de leur présence éblouissante au rythme narratif des apparitions, des morts et des retours. À leur place, un autre « bestiaire » surgit, plus essentiel et à la fois plus insaisissable, métamorphique. Animaux-victimes, animaux-bourreaux, animaux-fantômes s’y mélangent et tourbillonnent, tous ensemble, autour du « lecteur » enchaîné au récit que Calvino suppose, dans une sorte de jouissance de la mobilité, de la multiplicité des formes et des transformations - « jusqu’à ce que nous ayons l’impression d’être entrés au cœur même de l’univers zoomorphe 74 ». Même l’espace scénique du « second récit » s’écarte du premier et s’élabore, à son tour, par des superpositions incertaines, des croisements ambigus. L’enceinte circulaire du vallon où Julien encercle les bêtes et accomplit son massacre solitaire et délirant, dans la première partie de la Légende, se confond avec l’« arène » hallucinée de la deuxième partie, où reviennent tous les animaux poursuivis par Julien, « faisant autour de lui un cercle étroit 75 ». Mais Calvino donne à ces deux « cercles » la dimension d’une coexistence presque onirique. Il les décrit et les raconte comme s’ils étaient indistincts, formant un moment unique de « sa » narration réflexive, enclos dans une seule coordonnée spatiale et temporelle - là où le conte flaubertien les sépare soigneusement, tout en multipliant les parallélismes, les inversions, les résonances internes à la « chasse-carnage » et à la « chasse impossible ». Par contre, le carnage « réel » et celui « virtuel » restent co-présents dans la mémoire du récit de Calvino. Les deux scènes de chasse en produisent une autre, qui pourrait appartenir à la Légende, qui semblerait en réfléchir plus d’un passage, mais qui ne correspond en effet avec aucun lieu clairement identifiable dans le texte flaubertien 76 . Cette « troisième scène » 72 Ibidem, p. 87. 73 Ibidem, p. 88, p. 89, p. 86. 74 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, p. 852 ; tr. fr. citée : D, II, p. 281. 75 G. Flaubert, La Légende de saint Julien l’Hospitalier, édition citée, p. 98. 76 Rappelons que la Légende présente plusieurs contacts explicites de Julien avec des animaux, avant la scène du « siège » des bêtes dont il devient la « victime ». Toutefois il n’est pas immobile parmi les bêtes vindicatives, mais bien en marche vers son château ; de plus, les animaux, loin de se diriger tous ensemble contre 60 Susi Pietri est l’espace d’un fusionnement global des animaux - tous, les uns dans les autres - et de leur contact direct, simultané, avec un Julien en proie du cauchemar (ou de la pulsion inavouée) de l’abandon sans recours à la sauvagerie des bêtes, aux frôlements menaçants de leurs corps vivants : Dans une page extraordinaire, Julien est suffoqué par les plumes, par le poil, par les écailles ; la forêt autour de lui se transforme en un bestiaire enchevêtré, rempli de toute la faune, y compris exotique 77 . C’est alors que le récit de Calvino se hasarde dans le retour réflexif sur tous les « regards » des bêtes de la Légende : « les yeux flamboyants » du grand cerf noir mourant 78 , l’« ironie » des animaux « observant du coin de leur prunelles » Julien encerclé 79 , le « regard plein de douceur et de supplication » des victimes tremblantes 80 . Mais l’étreinte des regards et des corps, chez Calvino, est simultanée. Avec Julien, qui devient, de chasseur, chassé, le lecteur du « second récit » (tel que le veut, du moins, le « second narrateur », Italo Calvino) est investi par l’impact d’une inversion soudaine du regard, ouvrant à l’expérience déchirante, sans médiations, d’un « autrui » pluriel qu’on ne peut nullement ramener à soi-même - et à la présence perturbatrice d’une obscure conscience qui habite la prolifération des corporéités confuses des bêtes. La multiplication hypnotique des « yeux » animalesques devient la trace parlante de leurs existences incarnées dans une altérité non assimilable : À cet instant, les animaux ne constituent plus l’objet privilégié de notre vue, mais nous sommes nous-mêmes comme capturés par le regard des animaux, par le firmament d’yeux qui nous fixent … 81 lui, accompagnent son chemin et l’effleurent dans une succession rigoureuse et symétrique qui inverse, comme dans une nouvelle scansion rituelle et spéculaire, l’ordre des tentatives inutiles de meurtre, au cours de la chasse impossible. Et, surtout, en ce moment Julien ne peut plus voir leurs regards : « il marchait les bras tendus et les paupières closes comme un aveugle, sans même avoir la force de crier ‹grâce ! › » (p. 99). Quant à la faune « exotique » mentionnée par Calvino, elle appartient plutôt, dans le texte flaubertien, au désir frustré de la chasse, que Julien s’interdit après son mariage (p. 94). 77 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, p. 852 ; tr. fr. citée : D, II, p. 281. 78 G. Flaubert, La Légende de saint Julien l’Hospitalier, édition citée, p. 89. 79 Ibidem, p. 99. 80 Ibidem, p. 88. 81 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, p. 852 ; tr. fr. citée : D, II, p. 281 (ce « firmament » de Calvino reprend et modifie celui de Flaubert : « et ça et là, parurent entre les branches quantité de larges étincelles comme si le firmament eût fait pleuvoir dans la forêt toutes ses étoiles. C’étaient des yeux d’animaux, des chats sauvages, des écureuils, des hiboux, des perroquets, des singes », p. 98). « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 61 Il ne s’agit pas, pour Calvino, de la célébration d’une simple « sortie de soi », ni de la virtualité d’intérioriser en quelque sorte la présence de l’autre pour en faire une dimension possible de notre propre conscience. Le « firmament d’yeux » flaubertien marque, dans le « second récit », une expérience bien plus inquiétante et essentielle. Les animaux cessent de se donner à « nous », sous un voile d’anonymat, avec la même extériorité que les objets, et « nousmêmes » nous cessons d’être un moi-objet sous le regard d’autrui : « nous nous saisissons en train de nous placer du point de vue des bêtes en train de se placer de notre point de vue ». C’est donc un véritable passage à la limite que vise le « second narrateur » : nous sentons que nous sommes sur le point de passer de l’autre côté : nous avons l’impression de voir le monde humain à travers des yeux de hibou, impassibles et ronds 82 . Mais l’œil du hibou - « le plus autrui des autrui 83 », la profondeur énigmatique d’un « sujet » sans « subjectivité » qui néanmoins « nous regarde », à la limite de nos représentations - désigne bientôt le regard de Flaubert lui-même : L’œil de Félicité, l’œil du hibou, l’œil de Flaubert. Nous nous rendons compte que le véritable thème de cet homme si renfermé en lui-même a été l’identification avec l’autre. Dans l’étreinte sensuelle de saint Julien au lépreux, nous pouvons reconnaître le point d’aboutissement difficile auquel tend l’ascèse de Flaubert en tant que programme de vie et de rapport avec le monde. Les Trois contes sont peut-être le témoignage d’un des plus extraordinaires itinéraires spirituels que l’on ait jamais accompli en dehors de toutes les religions 84 . Calvino s’arrête là. Quand la préface aux Trois contes s’achève sur la proximité avec ce Flaubert à la fois autre et retrouvé, l’épreuve de l’altérité appartient désormais au lecteur - le lecteur subversif de ce « conte de fées » inouï, le lecteur-écrivain Italo Calvino, tout lecteur flaubertien souhaité, ou à rechercher. Dans sa dernière interview, publiée en 1985, Calvino semble parcourir à rebours les moments et les phases d’une aventure intellectuelle qui a fait de la mobilité son ressort premier, jusqu’à Le Corbeau vient en dernier, un de ses récits de jeunesse, inscrit explicitement sous le signe de la relecture de Flaubert : 82 Ibidem, p. 852 ; tr. fr. citée : D, II, pp. 281-282. 83 Voir : E. de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard, 1998, pp. 39-42, pp. 43 et suiv. 84 I. Calvino, « Gustave Flaubert, Trois contes », S, I, p. 852 ; tr. fr. citée : D, II, p. 282. 62 Susi Pietri Mais les éléments qui contribuent à constituer un monde poétique sont plusieurs ; on peut retrouver les sources précises de chacun d’eux dans quelque lecture de la jeunesse. Récemment, en relisant la scène de la chasse dans La Légende de saint Julien l’Hospitalier, j’ai vécu avec certitude le moment précis où avait pris forme, pour moi, ce goût gothique-animalesque qui se révèle dans un récit comme Le Corbeau vient en dernier, et dans d’autres récits de la même période, ou postérieurs 85 . Lectures et relectures flaubertiennes se redéploient, chez Calvino, suivant les chemins invisibles d’une relation d’écrivain à écrivain dont la complexité n’est égalée que par l’ambivalence de ses « interrogations indirectes », de ses silences suspects. Ce qui fait que le rapport à Flaubert reste une question ouverte et très controversée, pour la critique calvinienne. On a pu lire, chez Calvino, « une aversion manifeste pour Flaubert 86 », ou, à l’opposé, rechercher en Flaubert « une source souterraine de longue durée », le destinataire d’« une escarmouche prolongée, au lieu d’un corps à corps consommé une fois pour toutes 87 ». Cette « présence », au cours du temps, est bien double : dans les œuvres et dans les écrits théoriques. Les premières notes sur Flaubert remontent à 1949, pendant la soi-disant période néo-réaliste du jeune Calvino, avec Le Sentier des nids d’araignée et les récits recueillis dans Le Corbeau vient en dernier ; les dernières réflexions flaubertiennes accompagnent la publication ou la rédaction de Si par une nuit d’hiver un voyageur, Palomar et plusieurs textes narratifs inachevés. D’une saison à la suivante de l’écriture de Calvino, Flaubert occupe en même temps, dans les essais, cette étrange place d’« interlocuteur indirect » - par rapport aux auteurs favoris explicitement : Ariosto, Stendhal, Kafka, Stevenson … - et pourtant « consulté » sur les enjeux essentiels des œuvres écrites ou à venir, sur les différents espaces esthétiques qu’elles ouvrent, à chaque fois. Reste, aussi, la question de la multiplicité impressionnante des « figures » de Flaubert que Calvino redessine ou réinvente au cours de ses lectures créatrices. Flaubert, le nihiliste ; le Modèle suprême du travail de la forme ; le Maître du doute et du scepticisme ; le critique de la culture et de la pluralité des langages ; le précurseur des avant-gardes ; le paradigme de la visibilité narrative ; le « Dieu » invisible de l’infinitude au cœur de l’infime ; 85 I. Calvino, « Intervista a Maria Corti » (1985), S, I, p. 2921 ; (voir sur cette interférence flaubertienne dans Le Corbeau vient en dernier : G. Falaschi, « Prime letture : aggiornamenti », dans : Italo Calvino. A writer for the next millennium (G. Bertone éd.), Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1998, pp. 181 et suiv. ; et l’essai cité de C. Milanini, pp. 335 et suiv.). 86 U. Schulz-Buschhaus, « Calvino e il comico delle idée », dans : Calvino e il comico (L. Clerici, B. Falcetto éds.), Milano, Marcos y Marcos, 1994, pp. 7 et suiv. 87 C. Milanini, « Il castigatore più amaro : Flaubert negli scritti di Calvino », essai cité, p. 334. « Un firmament d’yeux qui nous regardent » : Calvino lit Flaubert 63 le témoin exemplaire de la dissolution des savoirs ; l’ancêtre littéraire de la « connaissance-en-tant-que-multiplicité » ; le chercheur d’absolu par la rencontre avec l’altérité ; l’exécuteur testamentaire du romanesque … Il s’agit toujours, certes, de figures livrées à une pluralité presque immaîtrisable, et souvent discordantes ou contradictoires. La suspension et la discontinuité sont également la « marque » que Calvino imprime sur toutes ses lectures flaubertiennes in itinere. Mais la « ville parfaite » aussi - la « ville-Utopie » sur laquelle s’achève le dernier dialogue de Marco Polo et Kublai Kan, dans Les Villes invisibles - porte cette même « marque ». « J’assemblerai pièce après pièce la ville parfaite, formée de fragments qui se mélangent avec tout le reste, d’instants séparés par des intervalles, de messages que quelqu’un lance sans savoir si quelqu’un pourra les recueillir. Mais, si je te dis que la ville vers laquelle se projette mon voyage est discontinue, ne crois pas qu’on puisse pour cela arrêter de la chercher 88 ». Repères bibliographiques I. Calvino, Lezioni americane. Sei proposte per il prossimo millennio, Milano, Garzanti, 1988 ; recueilli dans : Saggi 1945-1985 (M. Barenghi éd.), Milano, Mondadori, « I Meridiani », 1995, t. I : « Esattezza », « Molteplicità », « Cominciare e finire », pp. 677-696 ; pp. 715-733 ; pp. 734-753 ; tr. fr. par Y. Hersant : Leçons américaines. Six propositions pour le prochain millénaire, dans : Défis aux labyrinthes. Textes et lectures critiques (M. Fusco éd.), Paris, Seuil, 2003, t. II, pp. 54-71 ; pp. 87-104 ; pp. 105-123. - Lettere 1940-1985 (L. Baranelli éd., introduction de C. Milanini), Milano, Mondadori, « I Meridiani », 2000 (en particulier : lettre à François Wahl, 22 juillet 1958, p. 553 ; lettre à Cesare Cases, 20 décembre 1958, p. 575 ; lettre à Pietro Citati, 21 octobre 1959, ibidem, p. 611 ; lettre à Paolo Valesio, 16 décembre 1971, pp. 1137-1138 ; lettre à Giuseppe Sertoli, 9 janvier 1973, p. 1190). - « Joseph Conrad scrittore poeta e uomo di mare » (1949), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 811-813. - « Cento anni di Maupassant » (1950), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 871-874. - « I capitani di Conrad » (1954), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 814-819 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Les capitaines de Conrad », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. II, pp. 306-310. - « L’isola del tesoro ha il suo segreto » (1955), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 967-971. 88 I. Calvino, Le città invisibili, dans : Romanzi e racconti (sous la direction de C. Milanini, M. Barenghi et B. Falcetto éds.), Milano, Mondadori, « I Meridiani », II, 1992, p. 497 (tr. fr. par J. Thibaudeau : Les Villes invisibles, Paris, Seuil, 1974). 64 Susi Pietri - « Lettera a Pratolini su Metello » (1956), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, p. 1238-1244. - « Natura e storia nel romanzo » (1958), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 28-51 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Nature et histoire dans le roman », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. I, pp. 35-55. - « Risposte a 9 domande sul romanzo » (1959), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1521-1529. - « La ragazza di Bube di Carlo Cassola » (1960), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1028-1033. - « Natalia Ginzburg o le possibilità del romanzo borghese » (1961), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1087-1094 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Natalia Ginzburg ou les possibilités du roman bourgeois », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. II, pp. 422-428. - « La sfida al labirinto » (1962), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 105-123 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Le défi au labyrinthe », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. I, pp. 101-116. - « Il romanzo come spettacolo » (1970), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 269-273 ; tr. fr. par M. Orcel : « Le roman comme spectacle », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. I, pp. 242-245. - « Guy de Maupassant, Pierre et Jean » (1971), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 875-879 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. II, pp. 283-286. - « I livelli della realtà in letteratura » (1978), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 381-398 ; tr. fr. par M. Orcel : « Les niveaux de la réalité en littérature », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. I, pp. 337-350. - « Gustave Flaubert, Trois contes » (1980), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 850-852 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Gustave Flaubert, Trois contes », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. II, pp. 280-282. - « Carlo Collodi, Pinocchio » (1981), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 801-807. - « La filosofia di Raymond Queneau » (1981), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1410-1430 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « La philosophie de Raymond Queneau », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. II, pp. 383-400. - « Ricordo di Georges Perec » (1982), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1388-1392 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Souvenir de Georges Perec », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. II, pp. 436-440. - « Roberto Calasso, La rovina di Kasch » (1983), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1018-1022. - « Fruttero & Lucentini, Il palio delle contrade morte » (1983), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1059-1066. - « Perec, La vita istruzioni per l’uso » (1984), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. I, pp. 1393-1400 ; tr. fr. par J.-P. Manganaro : « Perec et le saut du cavalier », dans : Défis aux labyrinthes, édition citée, t. II, pp. 441-447. - « Intervista a Maria Corti » (1985), dans : Saggi 1945-1985, édition citée, t. II, pp. 2920-2929. Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) Le Flaubert de Claude Simon Gisèle Séginger Défenseur de l’art pour l’art ou de « l’art pur » 1 , Flaubert incarne une conception de la littérature dont se réclament bien des romanciers à partir des années 1950. Le manifeste de Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, rallie Flaubert contre Balzac à la cause du nouveau roman avant que Roland Barthes, pour la critique, n’en fasse le fondateur d’un nouveau régime d’écriture. S’il est difficile de parler d’un groupe du Nouveau roman sans tenir compte des différences, il est toutefois indéniable que le renouvellement des formes romanesques dans la seconde moitié du XX e siècle s’accompagne d’une relecture de Flaubert qui fait partie désormais d’un horizon de référence commun aux romanciers de cette époque. Dans les textes ou les entretiens de Claude Simon, on trouve des références explicites à Flaubert, des allusions ou des réécritures parfois difficiles à repérer dans les romans 2 mais aussi des réflexions qui laissent deviner les points de convergence. Un écrivain négocie toujours sa place par rapport aux autres auteurs, il s’invente une généalogie et accentue à sa manière l’histoire littéraire. On est particulièrement frappé en lisant les entretiens de Claude Simon par l’abondance des citations d’autorité par lesquelles il légitime son propos et des références à une tradition littéraire ou à la grande littérature de son temps. Il ne croit pas à la création ex nihilo : « nous sommes les héritiers de tous les écrivains 1 Flaubert emploie souvent cette expression comme synonyme de la première. 2 Mary Orr constate qu’il n’y pas de références explicites à Flaubert dans les romans de Claude Simon (« Simon and Flaubert », Claude Simon, the intertextual dimension, University of Glasgow French and German publications, 1993, p. 98). Les allusions sont parfois difficiles à détecter tant le travail intertextuel est important. On le voit dans un exemple qu’elle cite. Dans la « Correspondance », l’allusion est explicite : « Et elle, Bovary paisible et sanctifiée, s’éventant avec mollesse » (Tel Quel, 1964, n° 16, p. 31). À la fin d’Histoire, le passage est réécrit et le nom effacé : « Son casque à elle orné d’une de ces légères écharpes de gaze vert épinard ou rose négligemment nouée Yeux mi-clos radieuse repue S’éventant Suivant paresseusement du regard les petits nègres nus […] » (Histoire, Éditions de Minuit, 1967, p. 399). Dans Leçon de choses les noms « Saint Charles », « Sainte Emma » sont empruntés à Madame Bovary sans que Flaubert soit cité. Sur ce point voir M. Evans, « Two Uses of intertextuality : reference to impressionist painting and Madame Bovary, Nottingham French Studies, vol. XIX, n° 1 (may 1980), p. 33-45. 66 Gisèle Séginger qui nous ont précédés », explique-t-il dans un entretien de 1992-1993 3 . Parmi ses prédécesseurs 4 , il réserve une place de choix à Flaubert et désigne du même coup le lieu d’où il veut écrire. Mais, d’une part, il lit Flaubert d’une manière qui lui est propre, opérant des choix dans son esthétique ou faisant un usage surprenant des textes : il y a donc un Flaubert de Claude Simon, qui s’oppose moins à Balzac que chez Robbe-Grillet 5 . D’autre part, malgré son admiration, il est parfois critique et il tient à préciser le tournant qu’il a pris par rapport à Flaubert. La fin de l’Histoire Claude Simon s’appuie volontiers sur l’œuvre et la Correspondance de Flaubert parce qu’il y trouve un écho à ses propres préoccupations d’écrivain. Leur point de départ est similaire : une confrontation au monde dont découle une vision critique et désenchantée de l’Histoire. L’un a été témoin (Flaubert) et l’autre acteur (Simon) d’événements traumatiques qui resteront au cœur de leur œuvre et de leur réflexion sur l’Histoire : 1848 pour Flaubert, la débâcle de 1940 pour Simon 6 . Dans les deux cas cette expérience négative de l’Histoire a eu des conséquences sur leur esthétique et leur poétique du roman. On ne peut plus raconter de la même façon lorsque le temps perd sa force téléologique, lorsque la Raison est « infidèle » - selon le terme qu’emploie Claude Simon dans La Route des Flandres (1960) 7 - et que l’homme est dépossédé de cette maîtrise que lui avaient accordée la philosophie des Lumières et les idéologies progressistes du XIX e siècle. Un siècle plus tard, 3 « L’inlassable réa/ encrage du réel » (1992-1993), Claude Simon, Les Chemins de la mémoire, textes, entretiens, manuscrits, réunis par Mireille Calle, Éditions Le Griffon d’argile, Sainte-Foy (Québec), 1993, p. 25. 4 Christine Genin a montré l’importance des lectures dans l’œuvre de Simon et le discours critique des entretiens (L’expérience du lecteur dans les romans de Claude Simon. Lecture studieuse et lecture poignante, Champion, 1997). 5 Il reconnaît par exemple à Balzac un sens de l’imprévu dans l’écriture : « (Balzac lui-même a écrit : « Tout à coup, un mot réveille les idées ») » (« L’inlassable réa/ encrage du réel », op. cit., p. 15). Balzac est aussi à la fin de L’Acacia (1989) celui qui ramène le narrateur traumatisé par l’expérience de la guerre à la lecture. Même si elle s’effectue « sans plaisir », toutefois elle est menée jusqu’au bout et elle semble rendre le narrateur à nouveau disponible à la perception du réel (Éditions de Minuit, p. 379). 6 Précisons toutefois cette différence : Flaubert a été un simple spectateur des journées de février 1848 et n’était pas à Paris en juin 1848 ni pendant la Commune, alors que Simon a participé à la guerre, a frôlé plusieurs fois la mort et connu la captivité. 7 Édition de 1997, Éditions de Minuit, p. 294. Le Flaubert de Claude Simon 67 Claude Simon pense encore sa rupture par rapport aux mêmes conceptions de l’histoire et de l’homme que Flaubert dénigrait. Les deux écrivains font le même constat : l’Histoire ne mérite plus sa majuscule et elle invalide le sacre de l’Homme. Dans son Discours de Stockholm (1986), Claude Simon expose sa pensée de la littérature en se référant à plusieurs reprises à Flaubert. Définissant sa conception du langage littéraire et son objectif d’écrivain il avoue n’avoir rien à dire, au sens sartrien de cette expression. Bien qu’il ait été témoin d’une révolution, qu’il ait fait la guerre et frôlé la mort plusieurs fois, qu’il ait beaucoup voyagé, côtoyé des prêtres, des incendiaires d’églises, de paisibles bourgeois, des anarchistes, des philosophes et des illettrés, il avoue : « je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est, comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » - sauf qu’il est » 8 . Sa position d’écrivain se fonde sur l’expérience initiale et réitérée d’une absence de signification historique ou religieuse. Moqueur à l’égard de ceux qui prétendaient connaître la Cause 9 , Flaubert était persuadé que l’impersonnalité était une réponse à l’insignifiance du monde qui devenait alors une impassibilité : « Les gens comme nous doivent avoir la religion du Désespoir. Il faut qu’il soit à la hauteur du Destin, c’est-à-dire impassible comme lui. À force de se dire : « Cela est, cela est, cela est », et de contempler le trou noir, on se calme. » 10 Il était aussi un lecteur de Shakespeare. Cela est : le monde ne signifie rien en lui-même et n’a pas de but. Flaubert est agacé par les conceptions téléologiques dont il perçoit le rapport avec un ridicule anthropocentrisme. Il s’en moque volontiers dès que la nature envoie le moindre démenti. Il se réjouit par exemple d’un orage de grêle et contemple avec plaisir ses « espaliers détruits, les fleurs hachées en morceaux, le potager sens dessus dessous ». L’homme est remis à sa place et sa volonté de maîtrise n’était qu’une forme de la Bêtise : Y a-t-il rien de plus bête que les cloches à melon ? Aussi ces pauvres cloches à melon en ont vu de belles ! Ah ! ah ! cette nature sur le dos de laquelle on monte et qu’on exploite si impitoyablement, qu’on enlaidit avec tant d’aplomb, que l’on méprise par de beaux discours, à quelles fantaisies peu utilitaires elle s’abandonne quand la tentation lui en prend ! Cela est bon, on croit un peu trop généralement que le soleil n’a d’autre but ici-bas que de faire pousser les choux. 8 Discours de Stockholm, Éditions de Minuit, 1986, p. 24. 9 « Une solution ! le but, la cause ! Mais nous serions Dieu, si nous tenions la cause. » (lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 6 juin 1857, Correspondance, édition de Jean Bruneau et Yvan Leclerc, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » [Corr.], II, p. 731). 10 Lettre à Ernest Feydeau du 26 octobre 1859, Corr., III, p. 53. 68 Gisèle Séginger Suit alors une réflexion sur le « Mal-contingent qui n’est peut-être pas le Bien-nécessaire, mais qui est l’Être » - « chose que les hommes voués au néant ne comprennent pas », ajoute Flaubert 11 . L’Être et non le « Bien le nécessaire » : il faut noter cette distinction importante par laquelle Flaubert refuse les pensées qui prétendent savoir où l’on va. Comme Flaubert, Simon est conscient que donner un sens à l’existence ou à l’histoire, c’est placer l’homme au centre et limiter le monde à sa vision. « Je ne fais pas d’anthropomorphisme », déclare Claude Simon, qui développe alors, à la manière de Flaubert, lui aussi irrité contre l’anthropocentrisme 12 , une réflexion sur l’indifférence de la nature et de l’histoire : « Je ne pense pas que la terre ait une mémoire […]. Si la terre garde une empreinte des hommes (cultures, carrières, grands travaux de terrassement), elle est parfaitement indifférente à leurs souffrances, que ce soient celles des champs de bataille ou les autres. ‘Le massacre aussi bien que l’amour est un prétexte à glorifier la forme dont la splendeur calme apparaît seulement à ceux qui ont pénétré l’indifférence de la nature devant le massacre et l’amour’, écrit Élie Faure à propos de Poussin. » 13 Chez Claude Simon comme chez Flaubert l’histoire a la violence d’un cataclysme naturel et l’homme y est tragiquement broyé. Elle est cyclique comme la nature et les guerres ou les révolutions se ressemblent. De la révolte des mercenaires dans l’antiquité à la révolte du peuple en 1848, la même violence se manifeste et atténue la différence entre les victoires et les défaites, seulement rythmées par le changement des saisons dans Salammbô. À l’échelle de l’humanité, les races se succèdent, naissent et meurent, écrit Flaubert après la défaite de 1870 14 . Chez Claude Simon les guerres se suivent et se confondent : dans La Route des Flandres on ne sait pas toujours si on est en 1940 ou si le récit relate la guerre de 1914, ou encore la terrible guerre napoléonienne contre l’Espagne. La France qui avait remplacé la religion par le culte de la Raison était alors pourtant l’agresseur … L’Histoire dément les idées de progrès, de perfectibilité humaine. Rousseau incarne, dans La 11 Lettre à Louise Colet du 12 juillet 1853, Corr., II, p. 381. 12 « L’adoration de l’humanité pour elle-même » conduit « à tous les rétrécissements » (lettre à Louise Colet du 26 mai 1853, Corr., II, p. 334). 13 « L’inlassable réa/ encrage du réel », op. cit., p. 6. Flaubert évoque souvent dans sa Correspondance l’impassibilité de la nature : « Quelle canaille que cette vieille nature ! Comme c’est calme ! Quelle sérénité, à côté de nos agitations ! » (lettre à sa mère du 26 juillet 1850, Corr., I, p. 658). Et dans un scénario de Salammbô, il note à propos du dénouement d’un roman où les massacres abondent : « Impassibilité de la nature : pas une protestation pour la liberté et la justice, ce qui peut être la Moralité du livre » (f° 208 du manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de France sous la cote N.a.f, 23662). 14 Lettre à Caroline du 5 octobre 1870, Corr., VI, p. 245. Le Flaubert de Claude Simon 69 route des Flandres, d’absurdes illusions dont l’origine remonte au XVIII e siècle et à la philosophie des Lumières 15 . On sait que Flaubert manifeste à de nombreuses reprises dans sa Correspondance son mépris pour le penseur de la démocratie et promoteur du sentiment. La folie et la violence qui règnent dans l’Histoire sont plus fortes que la culture. Après la défaite de 1870 et l’occupation prussienne, Flaubert s’indigne d’autant plus que l’Allemagne a fasciné l’Europe pendant tout le siècle par sa littérature, sa philosophie ou son érudition. Les docteurs ès lettres sont pourtant devenus des barbares qui cassent les glaces, volent les pendules 16 . Dans La Route des Flandres, évoquant le bombardement de la bibliothèque de Leipzig, Simon en vient à cette réflexion désabusée sur l’inutilité du savoir : […] si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisément impuissant à empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l’humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins 17 . Il n’y a pas de raison dans l’histoire et l’homme a perdu sa suprématie, voire son humanité. Chez Flaubert, les hommes impuissants à orienter son cours sont irrémédiablement emportés dans le flux des siècles : « La volonté individuelle de qui que ce soit n’a pas plus d’influence sur l’existence ou la destruction de la civilisation qu’elle n’en a sur la pousse des arbres ou la composition de l’atmosphère. […] votre coin de culture disparaîtra sous l’herbe, votre peuple sous d’autres invasions […] » 18 . Claude Simon rejoint Flaubert lorsqu’il parle de la « non maîtrise du « réel », du savoir, de la perception, de la mémoire elle-même » 19 . D’un siècle à l’autre, c’est la mort de l’Homme que l’irrationalité de l’histoire dévoile. Elle ne date donc pas du XX e siècle mais de ce siècle même qui l’a sacralisé et a fondé les sciences humaines, lui reconnaissant ainsi une place privilégiée. Que peut-on alors penser, croire ? Claude Simon met explicitement en rapport les événements traumatisants de l’histoire et une nouvelle approche du monde davantage réceptive que raisonnante : 15 Le texte tourne en dérision les « émouvantes lectures genevoises » et « les idylliques ombrages, l’idyllique et larmoyant règne de la Raison et de la vertu » (op. cit., p. 189-190). Le cocuage de l’ancêtre révolutionnaire du narrateur est la conséquence des « principes naturistes et effusionnistes dont n’avaient pas voulu les Espagnols » (p. 264) et dont Rousseau est l’auteur (p. 189). 16 Lettre à Ernest Feydeau 29 juin 1871, Corr., IV, p. 342. 17 Op. cit. p. 211. 18 Lettre à Louise Colet du 9 décembre 1852 ; Corr., II, 203. 19 « L’inlassable réa/ encrage du réel », op. cit., p. 6. 70 Gisèle Séginger […] à mon avis la grande chose, ç’a été Auschwitz. Je ne suis ni sociologue, ni historien, ni philosophe, mais après Auschwitz les idéologies s’écroulent, tout humanisme apparaît comme une farce. Il me semble qu’après cette horreur, cet effondrement de toutes les valeurs, s’est fait sentir un désarroi qui a amené les plus conscients - ou les plus sensibles - à s’interroger, à recourir au primordial, à l’élémentaire. Non plus la question du pourquoi mais celle du comment. Comment c’est, a écrit Beckett » 20 . Il ne s’agit plus de demander au monde ses raisons : « Comment savoir ? » est un leitmotiv dans La Route des Flandres. La question « Comment c’est », qui était déjà celle de Flaubert, favorise une conversion du regard. La faillite des valeurs, de la culture et du savoir sera compensée par un déplacement de l’attention vers le sensible et l’élémentaire. L’infime, le souvenir des petites choses profondément vécues, les sensations prennent toute leur importance, aussi bien chez Flaubert que chez Simon. Un autre regard Dans son entretien de 1992 avec Mireille Calle - « L’inlassable réa/ encrage du réel » - Claude Simon tient à préciser à quel point il se démarque d’un « certain ‘humanisme’ » et en même temps il montre que ce nouveau point de vue qui prive l’homme de sa place centrale lui en redonne aussitôt une autre : « l’homme n’est plus le centre du monde mais parmi les choses. » 21 La mort de l’homme comme sujet et maître du sens a donc une contrepartie positive. Le décentrement qui replace l’homme au cœur des petites choses lui permet de trouver un nouveau rapport au monde. Dans le même mouvement, s’effectue un autre déplacement : aux transcendances mortes - celle de l’Histoire avec un « H » majuscule, celle de la Religion - se substitue un pouvoir tout intérieur au monde, la fascination de l’infime. La présence du monde et l’attention au grain du sensible compensent l’absence de signification historique et religieuse. Avant Claude Simon, Flaubert en fait l’expérience pendant son voyage en Orient (1849-1851). Tandis que l’histoire s’enlise et que l’enthousiasme de 1848 a cédé la place aux discours stéréotypés du parti de l’Ordre - dont certaines lettres d’Orient se moquent - il trouve dans la contemplation du monde une sérénité. Certes, il voit et note avec prédilection la présence de carcasses desséchées dans le désert, l’effritement des ruines, l’irrespect de la nature pour l’œuvre des hommes. Mais subitement le regard s’arrête sur un 20 « L’atelier de l’artiste. Visite à Claude Simon », entretien avec Jean-Claude Lebrun, Révolution, n° 500, 29 septembre 1989, p. 36. 21 « L’inlassable réa/ encrage du réel », op. cit., p. 21. Le Flaubert de Claude Simon 71 détail et Flaubert trouve le bonheur dans une présence au monde, dans une expérience d’immanence : […] au moment où je regardais trois plis de vague qui se courbaient derrière nous sous le vent, j’ai senti monter du fond de moi un sentiment de bonheur solennel qui allait à la rencontre de ce spectacle ; et j’ai remercié Dieu dans mon cœur de m’avoir fait apte à jouir de cette manière. Je me sentais fortuné par la pensée, quoiqu’il me semblât pourtant ne penser à rien - c’était une volupté intime de tout mon être. 22 L’abolition de la pensée rend possible une vision flottante et fascinée par le divers, une contemplation détachée qui est une com-préhension du monde : c’est cette « manière absolue de voir les choses » 23 qu’il tentera de restituer dans ces romans par le travail du style. L’intensité de la vision et l’harmonie proviennent d’une suspension des rapports artificiels qui finalisent les choses lorsque le regard est dominé par la volonté de savoir. La discontinuité propre à ce type de vision définalisée donne une puissance aux détails les plus anodins. L’omniprésence de la mort et du temps est le fond noir duquel le sensible tient l’intensité de sa présence. Le changement de regard, l’attention à l’infime chez Flaubert, à l’élémentaire chez Claude Simon 24 ont des conséquences esthétiques en particulier sur la façon de décrire et sur la place occupée désormais dans le roman par la description. Claude Simon les analyse en faisant le lien entre le nouveau regard qui abolit l’anthropocentrisme et une déhiérarchisation dans l’organisation de l’œuvre : il explique ainsi le primat de la description et l’importance des détails, des objets dans le roman et la peinture - celle de Cézanne par exemple 25 . Il perçoit déjà cette évolution chez Flaubert qui écrivait : « Pour qu’une chose devienne intéressante il suffit de la regarder assez longtemps » 26 . C’est ce qu’il montre dans Histoire à propos de la photo d’un modèle de peintre. De la nudité banale émane en définitive un mystère qui est celui de n’importe quelle chose longuement et puissamment observée : paradoxalement, c’est de l’absence de mystère et de la banalité qu’émane une « espèce de mystère au second degré, caché au delà du visible, du palpable, cette terrifiante énigme, insoluble, vertigineuse, 22 Voyage en Orient, édition de Claudine Gothot-Mersch, Gallimard, coll. « Folio », p. 130. 23 Lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852, Corr., II, p. 31. 24 La faim, la sensualité, la conscience des parties de son corps par exemple dans La Route des Flandres ou la présence de la nature dans ce qu’elle a de primordial : la boue, l’herbe. 25 « L’inlassable réa/ encrage du réel », op. cit., p. 21. 26 La citation exacte est : « Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps » (lettre à Alfred Le Poittevin du 16 septembre 1845, Corr., I, p. 252). 72 Gisèle Séginger comme celle que pose le rocher, le nuage, l’esprit décontenancé disant : « oui ? simplement du silex, de la chaux, des gouttelette d’eau ? - Mais quoi encore ? Encore ? » l’œil s’acharnant à scruter pour la millième fois la mauvaise photographie » 27 . Dans les textes de Claude Simon, le voyage permet de découvrir la diversité des cultes et des croyances inventées par les hommes pour rendre compte de l’inexplicable et se rassurer. Dans Le Jardin des plantes se mêlent les souvenirs de l’éducation catholique et les rites, cérémonies et sacrements entrevus au cours des voyages, les objets liturgiques. Les références religieuses prolifèrent et pourtant Claude Simon reste réticent à l’égard des religions et radicalement tourné vers le monde, attentif à sa richesse sensorielle. Il est convaincu comme Flaubert que les monuments religieux et les représentations du divin procèdent d’une aspiration profondément humaine, d’un élan vers un au-delà du contingent. Dans Le Jardin des plantes (1997), il décrit à la fois le délabrement des constructions religieuses et le besoin infini qui pousse les hommes à refaire incessamment leurs dieux. Il place en exergue à la quatrième partie cette phrase de Flaubert : « Avec les pas du temps, avec ses pas gigantesques d’infernal géant » 28 . Dans cette partie, il décrit les ruines du temple de Médinet-Abou et les colosses de Memnon (visités autrefois par Flaubert), en montrant, comme Flaubert avant lui, les marques du temps sur les monuments antiques. Il remarque le nez brisé des colosses de Memnon : « Le temps, le vent, les sables, les siècles, l’alternance des brutales chaleurs et des froids brutaux de la nuit les ont amputés d’un bras, d’un pied, parfois d’un membre entier, ont fissuré les blocs de leurs sièges où, dit-on, le vent du désert faisait autrefois, à certaines heures, comme un bruit de harpe » 29 . Les dieux de pierre se taisent désormais, « les yeux fixés sur le vide » 30 comme les idoles mystérieuses qui intriguaient Jules (dans L’Éducation sentimentale) et après lui Antoine dans La Tentation de 1874 31 . Les colosses vus par Simon paraissent regarder un ailleurs auquel pour sa part il dit ne pas croire : « Monumentaux, insolites et solitaires, ils se dressent comme les gardiens de quelque inexistante énigme au-dessus des champs de tabac 27 Histoire, 1967, Éditions de Minuit, p. 283. 28 Il s’agit d’un extrait d’une lettre à Ernest Chevalier du 23 juillet 1835 (Corr., II, p. 19). 29 Éditions de Minuit, 1997, p. 363. 30 Ibid., p. 362. 31 « Vers quel horizon regardent, du fond de leurs pagodes, les yeux béants des idoles ? » (L’Éducation sentimentale, Œuvres de jeunesse, édition de Claudine Gothot- Mersch, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 2001, p. 1083) ; « […] leurs formes surnaturelles m’entraînaient vers d’autres mondes. J’aurais voulu savoir ce que regardent ces yeux tranquilles. » (La Tentation, édition de Claudine Gothot- Mersch, coll. « Folio », Gallimard, 1983 p. 161). Le Flaubert de Claude Simon 73 ou de fèves. » 32 Mais pour faire contraste avec cette illusoire existence et la monumentalité vaine des colosses, Claude Simon détache contre eux d’un trait net la petite silhouette des femmes bien vivantes, « armées de faucilles et les petits ânes dont les charges affleurent à peine leurs orteils. » 33 La certitude qu’il n’y a au-delà de la mort que le grand « trou noir » 34 ne conduit donc pas davantage Claude Simon que Flaubert au désespoir nihiliste. Les récits flaubertiens mettent au premier plan le non-sens de l’existence, de l’histoire et le caractère illusoire des rêves et des idéaux mais la narration est entrecoupée ou mêlée de notations descriptives ou de descriptions plus longues qui donnent une permanence obstinée au monde malgré le triomphe de la mort. Dans Salammbô, la violence de l’histoire est compensée par la présence silencieuse des petites choses de la nature comme dans ce passage où les détails se détachent dans une vision flottante : La verdure de la campagne disparaissait par endroits sous de longues plaques jaunes ; des caroubes brillaient comme des boutons de corail ; des pampres retombaient du sommet des sycomores ; on entendait le murmure de l’eau ; des alouettes huppées sautaient, et les derniers feux du soleil doraient la carapace des tortues, sortant des joncs pour aspirer la brise. 35 On trouve de tels passages aussi dans le roman de 1848, L’Éducation sentimentale 36 . Ce qui survit d’ailleurs après tous les événements politiques, après l’instauration d’une république et un coup d’État, ce sont quelques images simples mais profondément senties et ancrées dans le souvenir : l’ombre qui entourait une maison, un « bocal de poissons rouges près d’un pot de réséda sur une fenêtre » 37 , et un bouquet de fleurs qui a déclenché l’hilarité des prostituées. Dans la même perspective - à cette différence près qu’il y a chez Claude Simon une angoisse de la mort que Flaubert affirme ne pas éprouver 38 - le 32 Le Jardin des Plantes, op. cit., p. 363. 33 Ibid., p. 363. 34 L’expression est de Flaubert dans une lettre à Mme Roger des Genettes de 1861 (Corr., III, p. 191). 35 Édition établie par G. Séginger, Flammarion, coll. « GF », p. 158. C’est moi qui souligne. 36 Citons un exemple particulièrement frappant : l’épisode de l’enterrement de M. Dambreuse. Le regard flâne longuement, s’accroche aux petites choses et plonge jusqu’au fond des vitrines. 37 Édition établie par Stéphanie Dord-Crouslé, Flammarion, coll. « GF », 2001, p. 551. 38 Flaubert a été profondément affecté par la mort de ses proches : en 1846 par celle de son père et de sa sœur, puis en 1848 par celle d’Alfred Le Poittevin, et plus tard, en 1869 par celle de Louis Bouilhet puis de sa mère en 1872. Nous lisons sa souffrance dans la Correspondance. Pourtant, il affirme ne pas redouter sa propre mort et envisager sereinement le retour à la matière : « La Vie vient se replacer sur 74 Gisèle Séginger besoin de voir et de jouir de l’infime est au centre de l’expérience et de l’écriture simoniennes : Je veux voir. Je ne fermerai jamais les rideaux de mes fenêtres, même la nuit, et si je me réveille dans la nuit, j’ai besoin de voir les étoiles dans le ciel ou, s’il n’y a pas d’étoiles, le reflet jaunâtre et diffus du réverbère sur le plafond, et si je me réveille plus tard, la couleur de l’aube, cette couleur comme les margelles savonneuses des lavoirs, entrant, le jour qui se lève, se déploie, vertical, colosse, ses mains pleines d’angoisse et de temps. 39 Claude Simon raconte avoir éprouvé fortement ce besoin lors d’une maladie. L’attention au monde concret donne accès à une paradoxale forme de transcendance intérieure, qui procure la sérénité non par la promesse d’un au-delà mais par la certitude inébranlable d’une présence du sensible au delà de soi : De mon lit, par la fenêtre, je voyais des toits, des maisons magnifiques, et, nuit et jour, je regardais ce qui se passait en face de la chambre que j’occupais : des tuiles, mouillées par une averse, séchaient au soleil, des gens apparaissaient derrière une vitre, ou un rideau ; les souliers d’un enfant, passés au blanc d’Espagne, séchaient sur l’appui d’une fenêtre. Comme à la guerre, lorsqu’on croit qu’on va mourir dans la minute qui suit, j’éprouvais le désir de tout saisir d’un coup, de ne rien laisser perdre. 40 Ce regard, il le trouve déjà chez Dürer et il est frappé par le commentaire d’Élie Faure - dans le chapitre « Renaissance » de son Histoire de l’art - qui en souligne les effets, une espèce de sympathie générale et on sait que Flaubert se disait capable pour sa part d’une véritable « faculté panthéistique » 41 : […] tout l’inquiétait passionnément la forme des herbes des bestioles la mousse des rochers éclatés sous la poussée patiente des racines le monstruosités humaines ou animales les choses vivantes et les choses inertes les cuirasses de fer forgé les armes les casques à antennes les bannières armoriées sa sympathie la Mort, elle fait pousser l’herbe dans les crânes pétrifiés et, sur la pierre où l’un de nous a sculpté son rêve, réapparaît l’Éternité du Principe dans chaque floraison des ravenelles jaunes. Il m’est doux de songer que je servirai un jour à faire croître des tulipes. » (lettre à Louise Colet du 26 août 1846, II, p. 315). 39 La Corde raide, Éditions de Minuit, 1947, p. 104-105. C’est Claude Simon qui souligne. 40 « Techniciens du roman », entretien avec Pierre Bourin, Les Nouvelles littéraires, 29 décembre 1960, p. 4. 41 Pendant son Voyage en Italie, il fait l’expérience d’une communion avec la nature et évoque sa faculté panthéistique (« Lamalgue », Voyage en Italie, édition de Claudine Gotho-Mersch, Œuvres de jeunesse, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 1091). Le Flaubert de Claude Simon 75 universelle ne négligeait rien de ce qu’elle jugeait nécessaire au perfectionnement de son métier et de son esprit ni un bout de bois mort ni un tas de pierre ni la disposition de fortune de la clôture d’un champ maintenue avec des cordes on dirait que la nature est restituée pêle-mêle dans l’ordre ou plutôt l’absence d’ordre où elle se présente […] 42 Mais Claude Simon n’accepte pas la critique d’Élie Faure qui reproche ensuite à Dürer de s’intéresser aux choses humbles et de se perdre dans les détails au lieu de hiérarchiser la représentation en fonction de critères moraux et intellectuels. Ce qui est une faiblesse pour Élie Faure est une force pour Claude Simon qui retrouve dans la description flaubertienne - on le verra - cette tendance : Tout pour l’artiste allemand est au même plan dans la nature le détail masque toujours l’ensemble leur univers n’est pas continu mais fait de fragments juxtaposés on les voit dans leurs tableaux donner autant d’importance à une hallebarde qu’à un visage humain à une pierre inerte qu’à un corps en mouvement dessiner un paysage comme une carte de géographie apporter dans la décoration d’un édifice autant de soin à une horloge de marionnette qu’à la statue de l’Espérance ou de la Foi traiter cette statue avec les mêmes procédés que cette horloge. 43 Le reproche ressemble à celui que Barbey d’Aurevilly faisait aux descriptions flaubertiennes et à leur manque d’âme 44 . Dès la parution de Madame Bovary, on a attaqué son excès de description sans voir qu’il impliquait un nouveau rapport au monde et une pensée particulière de la place de l’homme dans la nature et dans l’histoire. Dans le domaine du roman, Claude Simon sait bien que c’est d’abord Balzac qui a donné plus de place à la description, pourtant il retient plutôt l’interprétation et l’usage que Flaubert fait de cette innovation : « Tout à coup, comme si le romancier prenait soudain conscience qu’avec Balzac (et c’est peut-être là que réside son génie) comme pour donner plus de crédibilité, de véracité, de réalité à la fable, on se met à l’étoffer de descriptions de plus en plus abondantes et détaillées, qui vont peu à peu avoir avec Flaubert la même importance que l’action. » 45 . L’innovation n’est pas tant dans l’usage balzacien de la description pour légitimer la représentation et créer l’illusion réaliste que dans le retournement opéré par Flaubert (à partir de 42 La Bataille de Pharsale, Éditions de Minuit, 1969, p. 173. Claude Simon cite (en italique) ce commentaire dans La Bataille de Pharsale. Le narrateur lit l’ouvrage d’Élie Faure - Histoire de l’art - au cours d’un voyage en train. 43 Ibid., p. 174. 44 Le roman contemporain, Les Œuvres et les Hommes, Slatkine reprints, 1968, XVIII, p. 91-135. 45 Entretien avec Claire Paulhan, Les Nouvelles littéraires, 15-21 mars 1984, p. 44. 76 Gisèle Séginger l’évolution balzacienne) du rapport entre l’action et la description. Le geste révolutionnaire est là car il s’accomplit aux dépens du récit - trop lié selon Claude Simon à l’anthropocentrisme : le récit traditionnel manifeste une volonté de savoir et de comprendre définitivement compromise dans un monde bouleversé par des cataclysmes historiques qui ont montré l’inutilité de ce type de rapport au monde. Or, l’attention au sensible est au contraire plutôt du côté de la contemplation que de la connaissance. Elle est au centre du travail même de Simon et préside souvent à l’écriture. Claude Simon laisse le monde venir à lui et c’est dans cet état de disponibilité qu’il parvient à débuter certains de ces romans. Il rattache cette méthode à Flaubert : Une lettre de Flaubert à Maxime du Camp commence ainsi : « J’ai pris une feuille de grand papier ave l’intention de t’écrire une longue lettre. Peut-être ne vais-je t’envoyer que trois lignes, c’est comme ça viendra. Le temps est gris, la Seine est jaune, le gazon est vert, les arbres ont à peine des feuilles … ». C’est en effet de cette façon que j’ai commencé à écrire Histoire. De même La Bataille de Pharsale : j’étais assis sur mon divan, la fenêtre ouverte, un pigeon est passé entre le soleil et moi. J’ai écrit ça en me disant : on va voir ce qui va venir … 46 Claude Simon choisit l’exemple particulier de l’écriture privée car, à l’inverse, l’invention de la fiction est davantage régie par une poétique de la programmation. Quoi qu’il en soit, il a bien été attentif à ce qui, chez Flaubert, s’apparente au regard que lui-même porte sur le monde et qui lui semble en accord avec un renoncement au vouloir dire. Contre la « littérature probante » Pour Flaubert comme pour Claude Simon les transformations de la littérature ont des fondements épistémologiques : une conception définalisée de l’histoire et une idée de la mort de l’Homme, en rapport avec les événements de leur temps. Tous deux répondent à la faillite de la raison et de son pouvoir explicatif sur le plan de l’esthétique. Ces réponses vont de pair avec un désengagement politique. Claude Simon adopte comme Flaubert une position de retrait par rapport à la politique. Dans Corps conducteurs (1971), on devine sa méfiance à l’égard de la littérature engagée et de la mission sociale de l’écrivain. En 1981, dans un entretien accordé à L’Humanité, il réaffirme sa position : « Je ne pense pas que le rôle […] du romancier soit contrairement à ce que voulait Balzac de délivrer un enseignement quelconque » 47 . 46 Entretien avec Lucien Dällenbach, « Attaques et stimuli », Claude Simon par Lucien Dällenbach, Seuil, 1988, p. 171-172. 47 Entretien avec Christian Haroche, « Claude Simon romancier », L’Humanité, 26 octobre 1981, p. 15. Il voit la descendance de Balzac du côté de Camus et de Le Flaubert de Claude Simon 77 Flaubert lui-même avait défini sa position contre celle de Balzac, trop présent dans son œuvre : « Balzac n’a pas échappé à ce défaut, il est légitimiste, catholique, aristocrate. - L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part. » 48 En 1992, dans « L’inlassable réa/ encrage du réel », lorsque Mireille Calle lui demande si « on peut tirer des leçons » du passé », Claude Simon répond : Ni déchiffrer, ni prospecter (encore que …), ni surtout « tirer des leçons ». Écrire, c’est pour moi, avant tout, faire. (Valéry : « Et si l’on me demande ce que j’ai ‹voulu dire›, je réponds que je n’ai pas voulu dire mais voulu faire, et que c’est cette intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit »). 49 L’autorité invoquée est celle de Valéry mais l’unité du faire et du dire rejoint l’unité flaubertienne du fond et de la forme. Claude Simon, après Flaubert, défend l’unité de l’écriture et comme lui il refuse la « littérature probante » 50 et l’instrumentalisation du langage : l’expression littéraire n’est pas un simple « véhicule » 51 , dit-il. Pour lui aussi, la forme et le fond sont indissociables parce que l’objectif du langage littéraire n’est pas de tenir des discours, d’enseigner. Aucun message ne précède l’œuvre. Il en découle une idée particulière du style. Claude Simon rattache sa conception du travail, l’importance qu’il accorde au rythme et aux sonorités, à l’esthétique flaubertienne 52 : Je dirai qu’il est impossible d’écrire si on n’est pas dans un certain tempo … [le problème] hantait Flaubert. Vous savez qu’il a écrit dans une lettre à George Sand : « Pourquoi y-a-t-il un rapport nécessaire entre le mot juste et le mot musical ? Pourquoi arrive-t-on toujours à faire des vers quand on resserre trop sa pensée ? La loi des nombre gouverne donc les sentiments et les images… et ce qui paraît être extérieur est tout bonnement dedans ». Il y a une chose très troublante : c’est de constater que l’on est souvent amené uniquement par les nécessités (je dirai même, les exigences) musicales de la phrase à rejeter un mot que l’on croyait juste ou, son roman La Peste. La fiction est forgée de toutes pièces comme une fable qui doit transmettre un savoir, rendant toute description inutile et nuisible, conception que récuse Claude Simon (« Roman, description et action », conférence de 1978, reprise dans Studi di Leteratura Francese, 1982, n° 8, p. 13). 48 Lettre à Louise Colet du 9 décembre 1852, Corr., II, p. 204. 49 « L’inlassable réa/ encrage du réel » op. cit., p. 3. 50 L’expression est de Flaubert dans une lettre à Louise Colet du 27 mars 1852 (Corr., II, p. 62). 51 Discours de Stockholm, op. cit., p. 23. 52 Comme Flaubert il valorise le travail en allant même jusqu’au bout de la logique qui tendait à diminuer le rôle du talent et du génie : « quiconque travaille aussi dur que moi fera quelque chose d’intéressant » (colloque de Cerisy, Claude Simon, U.G.E, coll. « 10/ 18, p. 28). 78 Gisèle Séginger au contraire à rajouter un mot qui alors, s’avère juste ! … Une phrase qui n’est pas « bien balancée » est ipso facto sur le plan du sens, vide, creuse. 53 Il citera à nouveau cette phrase en 1978 dans sa conférence « Roman, description et action » qu’il termine sur ces mots : « je partage sans restriction avec Flaubert cette même conviction que la musique, le rythme d’un texte, ces qualités en somme dites purement « formelles » de la matière littéraire, sont, en définitive, ses plus sûrs garants » 54 . Il rappelle aussi cette autre déclaration de Flaubert dans une lettre célèbre de 1852 adressée à Louise Colet à propos du « livre sur rien » : « Le style […] est une manière absolue de voir les choses » 55 . La primauté flaubertienne du voir ou du montrer par rapport au dire est centrale dans le Discours de Stockholm. Claude Simon y définit en termes flaubertiens l’objectif du roman et l’oppose à la perspective naturaliste : « Non plus démontrer, donc, mais montrer, non plus reproduire mais produire, non plus exprimer mais découvrir. De même que la peinture, le roman ne se propose plus de tirer sa pertinence de quelque association avec un sujet important, mais du fait qu’il s’efforce de refléter, comme la musique, une certaine harmonie. » 56 Son refus du réalisme rejoint la critique de la littérature probante comme cela était déjà le cas chez Flaubert. Lorsqu’il défendait « l’art pur », il rejetait tout à la fois la littérature probante et la primauté du sujet - la célèbre déclaration à propos du « livre sur rien » est bien à interpréter dans ce double sens. Le mot « harmonie » employé par Claude Simon appartient au vocabulaire esthétique de Flaubert : elle lui permettait en effet de fonder autrement la vérité de l’œuvre que dans son rapport à une exactitude référentielle. C’est dans la lettre de 1852 citée par Claude Simon que l’on trouve à la fois une évocation du « livre sur rien », du style comme « manière absolue de voir les choses » et l’idée que « l’art pur » est libéré et indépendant du sujet : « il n’y a ni beaux ni vilains sujets et […] on pourrait presque établir comme axiome, en se posant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses » 57 . Aussi n’est-il pas étonnant de voir Claude Simon aborder 53 « Un homme traversé par le travail », entretien avec Alain Poirson et Jean-Paul Goux, La Nouvelle critique, juin - juillet 1977, p. 33. 54 Conférence reprise dans Studi di letteratura francese, Firenze, Leo S. Olschki editore, 1982, p. 26. La phrase de Flaubert lui semble tellement en adéquation avec sa propre conception de l’écriture qu’il la reprend encore une fois dans le Discours de Stockholm en 1986 (op. cit., p. 24). 55 « Roman, description, action », op. cit., p. 23. 56 Discours de Stockholm, op. cit., p. 29. 57 Lettre du 16 janvier 1851 (op. cit.). Contre la tyrannie du sujet, Flaubert écrivait aussi : « J’aime dans la peinture, la Peinture ; dans les vers, le Vers » (lettre à Amédée Pommier du 8 septembre 1860, Corr., III, p. 111). Le Flaubert de Claude Simon 79 la question du réalisme aussitôt après avoir cité la lettre de Flaubert. Lorsque lui-même en vient, dans son Discours, à la question du réalisme, sans doute pense-t-il - même s’il ne cite pas l’intégralité du texte - à tout ce qui, dans la lettre de Flaubert, va dans son sens et le pousse à redéfinir la fonction de l’écriture : « ce que l’écriture nous raconte, même chez le plus naturaliste des romanciers, c’est sa propre aventure et ses propres sortilèges » 58 . Claude Simon pense souvent entre les lignes de Flaubert, en particulier dans le Discours de Stockholm. Le discours du Prix Nobel s’achève d’ailleurs sur une référence à Flaubert (et Novalis). Le passage métaphorique fait de l’écrivain un voyageur explorateur : Rien n’est sûr ni n’offre de garanties que celles dont Flaubert parle après Novalis : une harmonie, une musique. A sa recherche, l’écrivain progresse laborieusement, tâtonne en aveugle, s’engage dans des impasses, s’embourbe, repart - et, si l’on veut à tout prix tirer un enseignement de sa démarche, on dira que nous avançons toujours sur des sables mouvants. 59 On se souvient que pour Flaubert aussi le travail de l’écrivain est toujours une quête. Chaque œuvre à une « poétique en soi, qu’il faut trouver » 60 , qui ne la précède donc jamais. On ne devient pas non plus écrivain en faisant des esthétiques. Souvenons-nous de l’échec de Pellerin dans L’Éducation sentimentale. Du primat de l’écriture (mot qui désigne chez Claude Simon tout à la fois le style, la composition, le travail) dépend une conception du roman, de sa composition, de son objectif : il n’a plus pour but d’apporter une compréhension du monde. Interpréter ce n’est jamais que donner son point de vue en tombant dans l’illusion anthropocentrique. Aussi peut-on comprendre le parti pris littéraire de Claude Simon lorsqu’il définit son objectif d’écrivain dans La Corde raide en des termes à nouveau flaubertiens : « Je n’explique pas, je constate, et je me borne à raconter ce que j’ai vu » 61 . Flaubert n’aimait guère les « parce que » et les « donc » : au discours explicatif d’un narrateur omniscient il préférait souvent la multiplication des points de vue qui s’annulent et l’ambiguïté du style indirect libre. Le travail de déliaison qu’il accomplissait en supprimant souvent des articulations logiques à la dernière étape de la rédaction allait aussi dans le sens d’un refus du discours. On trouve chez Claude Simon la même méfiance à l’égard de la logique et un travail d’égalisation, bien qu’il trouve d’autres solutions narratives. Chez Flaubert, une structuration duelle confronte et alterne indéfiniment les 58 Discours de Stockholm, op. cit., p. 29. 59 Ibid., p. 31. 60 Lettre à Louise Colet du 29 janvier 1854, Corr., II, p. 519. C’est Flaubert qui souligne. 61 Éditions du Sagittaire, 1947, p. 138. 80 Gisèle Séginger points de vue, les discours, les personnages. Chez Claude Simon, la parataxe, la perte des repères, les participes présents créent un grand flux égalisateur et un effet de simultanéité déroulée, une progression par glissement métonymique, de proche en proche, dans le flux continu et infini de la phrase. Si on n’a jamais le dernier mot de la vie ou de l’histoire, l’approche du monde ne peut être que fragmentaire, à la fois profuse et confuse et la composition du roman en sera affectée. Claude Simon voit de nouveau en Flaubert le modèle de ce type de vison alors qu’il reproche à l’entreprise balzacienne sa volonté de totalisation. Dans La Peau de chagrin, Balzac faisait l’éloge de Cuvier capable de franchir le chaos, de réveiller le néant et de reconstituer par un regard rétrospectif l’unité du passé. C’est ce type d’entreprise qui apparaît désormais comme tout à fait impossible au début du Vent. Claude Simon y évoque une approche du monde bien différente de celle du Cuvier balzacien, multiple et hasardeuse 62 : connaissance fragmentaire, incomplète, faite d’une addition de brèves images, elles-mêmes incomplètement appréhendées par la vision, de paroles, elles-mêmes mal saisies, de sensations, elles-mêmes mal définies, et tout cela vague, plein de trous, de vides, auxquels l’imagination et une approximative logique s’efforceraient de remédier par une suite de hasardeuses déductions - hasardeuses mais non pas forcément fausses, car ou tout n’est que hasard et alors les mille et une versions, les mille et un visages d’une histoire sont aussi ou plutôt sont, constituent cette histoire, puisque telle elle est, fut, reste dans la conscience de ceux qui la vécurent, la souffrirent, l’endurèrent, s’en amusèrent, ou bien la réalité est douée d’une vie propre, superbe, indépendante de nos perceptions et par conséquent de notre conséquence et surtout de notre appétit de logique - et alors essayer de la trouver, de la découvrir, de la débusquer, peut-être est-ce aussi vain, aussi décevant que ces jeux d’enfants, ces poupées gigognes d’Europe Centrale emboîtées les unes dans les autres, chacune contenant, révélant une plus petite, jusqu’à quelque chose d’infime, de minuscule, insignifiant : rien du tout ; et maintenant, maintenant que tout est fini, tenter de rapporter, de reconstituer ce qui s’est passé, c’est un peu comme si on essayait de recoller les débris dispersés, incomplets, d’un miroir, s’efforçant maladroitement de les réajuster, n’obtenant qu’un résultat incohérent, dérisoire, idiot, où peut-être seul notre esprit, ou plutôt notre orgueil, nous enjoint sous peine de folie et en dépit de toute évidence de trouver à tout prix une suite logique de causes et d’effets là où tout ce que la raison parvient à voir, c’est cette errance, nous-mêmes ballottés de 62 Jacques Neefs a noté dans son œuvre l’absence d’un point de vue global qui permette de récapituler et sa conséquence : « le battement est incessant de l’indistinction à la forme, de la perception à l’indistinct » (« La grandeur de l’histoire », Claude Simon. Chemins de la mémoire, textes réunis par Mireille Calle, 1993, Presses Universitaires de Grenoble, p. 109). Le Flaubert de Claude Simon 81 droite et de gauche, comme un bouchon à la dérive, sans direction, sans vue, essayant seulement de surnager et souffrant, et mourant pour finir, et c’est tout … 63 Dès 1960, il repousse Balzac derrière lui, même si par certains aspects de son œuvre (l’importance des détails et du monde concret), il ouvre une voie qui aboutira à une vision du réel plus intéressante pour lui : « Je n’aime pas Balzac ni Stendhal, qui sont très loin de moi, mais cela aboutit à Flaubert et à l’impressionnisme » 64 . À l’inverse de Balzac, il ne cherche pas à nier le chaos qui fait la puissance du monde dans nos perceptions et qu’il veut restituer par son écriture 65 , même si cela perturbe les règles de la représentation traditionnelle. Lorsqu’il trouve dans l’œuvre de Balzac un regard qui pourrait se rapprocher du sien, c’est celui de Frenhofer, un anti-Balzac qui perd le fil de la représentation. Or, c’est cette figure, et non celle du romancier, qu’il invoque dans Le Vent lorsqu’il veut décrire l’espèce « d’anorexie » qui empêche son personnage - comme lui-même - « d’assimiler […] le monde extérieur devenu quelque chose d’informe » 66 . Plus tard, dans son entretien de 1984 avec Claire Paulhan, il revient sur l’impossibilité à organiser une vision complète et cohérente et il rattache son expérience de l’écriture du monde à Flaubert : « (comme Flaubert, Tolstoï […]) nous n’appréhendons le monde que de façon très fragmentaire […] » 67 . En effet, pour Flaubert la réalité est infiniment trop complexe pour se prêter aisément à une totalisation ou à un jugement rationnel et la confrontation des points de vue dans ses romans n’aboutit jamais à une synthèse 68 . De même chez Simon, le réel résiste même lorsqu’il s’agit d’événements en apparence simples : « Le monde extérieur vient s’inscrire en nous sous forme de fragments. Nous sommes absolument incapables de saisir une continuité. Si nous voulons simplement essayer de nous rappeler la journée que nous avons vécue la veille, nous allons apercevoir qu’elle est semée de trous […] » 69 . À plus forte raison la 63 Le Vent, Éditions de Minuit, 1975, p. 9-10. 64 « Nous avons choisi Claude Simon », entretien avec Jacques Senlis, Clarté, 31 décembre 1960, p. 27-28. 65 Le mot chaos revient souvent sous sa plume. Je n’en cite qu’un exemple dans son entretien avec Lucien Dällenbach : le vécu est une « masse confuse et emmêlée d’images » et c’est cet « afflux chaotique » dont il a voulu rendre compte dans la première partie des Géorgiques (« Attaques et stimuli », op. cit., p. 171). 66 Le Vent, 1957, p. 177. 67 Entretien avec Claire Paulhan, Les Nouvelles littéraires, 15-21 mars 1984, p. 44. Cette idée revient fréquemment chez Claude Simon. 68 Significativement, dans Bouvard et Pécuchet, lorsque les deux bonshommes ont recours à une troisième personne sollicitée pour trancher leur débat, elle se dérobe. 69 Entretien avec Bettina L. Knapp, Kentucky Romance Quaterly, 2, 1969, p. 183. 82 Gisèle Séginger totalisation du monde est-elle impossible. Alors que chez Balzac on peut espérer faire un Tout à partir de fragments et que le regard de l’écrivain a une puissance de synthèse comme un « miroir concentrique » 70 , chez Simon le miroir - métaphore traditionnelle de la mimésis - est irrémédiablement brisé et aucun discours d’un narrateur omniscient ne parviendra à recoller les morceaux. Au discours balzacien des causes, Flaubert opposait déjà un « cela est », tandis que la causalité était la forme que prenait la bêtise dans les discours d’Homais. Claude Simon de son côté s’en prend à la rhétorique « cette dérivée excrémentielle de la raison » 71 . Les « tableaux détachés » Flaubert est sur une ligne de partage. Claude Simon s’invente une origine qui lui permet de construire son histoire littéraire et de se placer dans une généalogie : « à partir de Flaubert, le roman s’est divisé en deux courants assez divergents, d’un côté le naturalisme avec Zola et ceux qui ont poursuivi cette voie ; et de l’autre côté, Flaubert et les pères du roman moderne : Joyce, Proust et Kafka » 72 . Il trouve chez Flaubert l’idée d’une forme de récit non linéaire, qu’il commente dans un entretien de 1969 avec Bettina L. Knapp : On connaît la fameuse définition de Stendhal et que les romanciers traditionnels ont fait leur : un roman c’est un miroir promené le long d’un chemin. Pour moi ce n’est pas ça du tout. C’est plutôt au contraire une très grande glace fixe où se reflète en même temps tout ce que l’on a à dire. Il y a à ce sujet dans Madame Bovary une toute petite phrase d’une importance capitale, et qui a présidé à tout un aspect de l’évolution du roman contemporain. C’est celle-ci : « Tout ce qu’il y avait en elle de réminiscences, d’images, de combinaisons, s’échappait à la fois, d’un seul coup (comme les mille pièces d’un feu d’artifices). Elle aperçut nettement et par tableaux détachés, son père, Léon, le cabinet de L’Heureux, leur chambre là-bas, un autre paysage des figures inconnues ». Comme vous voyez, il introduit là pour la première fois dans le roman les notions de simultanéité et de discontinuité : « à la fois » et « par tableaux détachés. 73 Toutefois, remarquons que c’est moins Flaubert lui-même qui est crédité d’une modernité que l’une de ses phrases dans laquelle il est question non du discontinu de sa vision mais du discontinu de la vision d’Emma à un moment où la raison est anéantie par l’approche de la mort. Quoi qu’il 70 Balzac emploie cette expression dans la préface de La Peau de chagrin. 71 Le Palace, Minuit, p. 134. 72 Entretien avec G. Le Clec’h, « Claude Simon : le jeu de la chose et du mot », Les Nouvelles littéraires, 8 avril 1971, p. 6. 73 Entretien avec Bettina L. Knapp, Kentucky Romance Quaterly, 2, 1969, p. 185. Le Flaubert de Claude Simon 83 en soit cette phrase résonne pour Claude Simon comme l’énoncé d’une nouvelle poétique du roman à venir. Il lui reconnaît une force programmatique dans son propre travail de réinvention de la forme romanesque. Il y reviendra donc dans le Discours de Stockholm 74 mais précisera aussitôt la difficulté et le caractère paradoxal du type de récit que Flaubert l’a aidé à imaginer : « La question n’est plus de décrire successivement des choses qui se produisent successivement dans une durée, mais de décrire des tas de sensations ou d’images simultanées, et cela avec un seul instrument que nous ayons à notre disposition : le langage, c’est-à-dire dans une durée. » 75 . Il a trouvé dans l’expérience d’Emma l’idée d’un temps « englobant » dans lequel les éléments du roman « sont enserrés » et « coexistent » 76 . Mais se pose tout de même la question de l’ordre de présentation dans le récit, reconnaît Claude Simon. Il est à inventer complètement puisqu’il ne répond plus aux lois traditionnelles de la succession. C’est à partir d’une réflexion qui oppose Stendhal et l’intuition flaubertienne d’un autre ordre possible de la représentation que Claude Simon élabore sa conception du roman : les éléments se rassembleront non en suivant des lois de succession chronologique mais selon les affinités qui les lie dans notre mémoire. Il cite alors Proust qu’il place de ce fait dans la perspective ouverte par Flaubert. Ainsi se rencontrent dans son argumentation deux des figures majeures qui président à l’invention du roman simonien. C’est parce que le discontinu et le fragmentaire sont déjà au cœur du monde flaubertien que le travail du style vient au premier plan. Flaubert est l’inventeur d’une conception du style comme force structurante de l’œuvre. Le style et la poétique de l’œuvre ne se dissocient pas. Il en fait l’expérience en rédigeant Madame Bovary : « Dans un bouquin comme celui-là, une déviation d’une ligne peut complètement m’écarter du but, me le faire rater tout à fait. Au point où j’en suis, la phrase la plus simple a pour le reste une portée infinie. » 77 C’est aussi le travail du style qui crée dans les textes de Claude Simon une continuité par le langage, entraînant dans le grand flux de la phrase l’ensemble des tableaux détachés, et rend possible par son unité cette composition sur laquelle il revient à plusieurs reprises dans ses entretiens. Claude Simon pousse à l’extrême l’idée flaubertienne : chez lui, c’est bien la phrase qui fait tenir le livre, même si elle est différente de celle de Flaubert et serait plus proche de la phrase proustienne. 74 L’écrivain cherche à déceler dans l’écriture « les mécanismes qui font s’associer en lui ce ‘nombre incalculable’ de ‘tableaux’ apparemment ‘détachés’ qui le constitue comme être sensible » (op. cit., p. 28). 75 Entretien avec Bettina L. Knapp, op. cit., p. 185. 76 Ibid. 77 Lettre à Louise Colet du 13 septembre 1852, Corr., II, p. 156. 84 Gisèle Séginger Claude Simon définit l’écriture contre le réalisme et la littérature engagée comme un « bricolage » qui n’a rien à dire. L’œuvre part de rien : « tout ce magma d’émotions que j’ai en moi, à la fois par morceaux détachés, comme disait Flaubert, tout ça remonte à la mémoire en formant des combinaisons, des harmonies, qu’il s’agit d’ordonner dans l’écriture » 78 . Dans « L’inlassable réa/ encrage du réel », il définit la particularité des romans traditionnels (en prenant pour exemple Stendhal) : ils sont fait aussi de « pièces et morceaux » mais « disposés dans un ordre chronologique et causal » 79 . Contre cette conception il définit une nouvelle forme la « description/ narration » (qui n’oppose plus les deux) et qui a l’avantage de régler le problème de l’ajustement des morceaux : « la langue a le pouvoir d’établir des rapports d’étroite contiguïté entre des objets, des personnages ou des événements qui se trouvent fort éloignés dans l’espace mesurable ou le temps des horloges, ceci non par des relations de causalité mais de qualité, au niveau du signifié ou du signifiant - parfois les deux tout ensemble. » Claude Simon donne alors deux exemples d’une telle organisation : Proust qui a réussi « à ordonner et ‹cristalliser› en un seul bloc cohérent tous ces petits fragments de ‹réalité›. Il ajoute, en revenant une nouvelle fois sur la vision d’Emma : « Avant lui, Flaubert décrivant l’afflux de souvenirs qui submerge Emma malade ‹par tableaux détachés, d’un seul coup et comme les mille pièces d’un feu d’artifice› avait pressenti cette combinatoire. » 80 Or, c’est bien d’une combinatoire dont il était question chez Flaubert, dans une lettre lettre à George Sand de 1876 : « Je me souviens d’avoir eu des battements de cœur, d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole, un mur tout nu (celui qui est à gauche quand on monte aux Propylées). Eh bien ! je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit ne peut pas produire le même effet. Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de force divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? » 81 Dans les années 1850, il décrivait déjà la difficulté de son travail sur Madame Bovary en termes de maçonnerie et en filant la métaphore de la construction d’un mur bien uni : « j’ai eu bien du ciment à enlever, qui bavachait entre les pierres, et il a fallu retasser les pierres pour que les joints ne parussent pas. La prose doit se tenir droite d’un bout à l’autre, comme un mur portant son ornementation jusque dans ses fondements et que, dans la perspective, ça fasse une grande ligne unie. » 82 78 « La guerre est toujours là », entretien avec André Clavel, L’Evènement du Jeudi, 31 août 1989. 79 Op. cit., p. 11. 80 Ibid., p. 12. 81 Lettre à George Sand du 3 avril 1876, Corr., V, p. 31. 82 Lettre à Louise Colet du 2 juillet 1853, Corr., II, p. 373. Le Flaubert de Claude Simon 85 Claude Simon se réfère à Flaubert lorsqu’il évoque la composition de La Route des Flandres et il revient une nouvelle fois de manière allusive à la vision d’Emma qui lui a fourni une poétique de l’œuvre : Je n’ai pas écrit La Route des Flandres d’un seul trait mais, selon l’expression de Flaubert, « par tableaux détachés », accumulant sans ordre des matériaux. À un certain moment, la question qui s’est posée était : de quelle façon les assembler ? J’ai alors eu l’idée d’attribuer une couleur différente à chaque personnage, chaque thème […]. J’ai ensuite résumé en une ligne ce dont il était question dans chacune des pages de ces « tableaux détachés » et placé en marge, sur la gauche, la ou les couleurs correspondantes. Je me suis alors trouvé en possession de plusieurs bandes de papier plus ou moins larges qui, étalées sur ma table, me permettaient, grâce aux couleurs, d’avoir une vision globale de cet ensemble de matériaux, et j’ai alors pu commencer à essayer de les disposer de façon que tel ou tel thème, tel ou tel personnage apparaisse ou réapparaisse à des intervalles appropriés. 83 Claude Simon travaille comme Flaubert sur « l’assemblage » dont dépend « le sens produit » 84 , mais tandis que Flaubert insiste sur l’harmonie et le poli, Claude Simon cherche dans la composition une rythmique et calcule des intervalles. Flaubert traque les redites, évite la surabondance des métaphores filées et cherche une structure qui fasse la « pyramide » 85 , Claude Simon fait de la répétition une puissance structurante et de l’enchaînement des métaphores une logique. Malgré ces différences, la métaphore flaubertienne du mur qui insiste sur le faire (au détriment du dire) hante Claude Simon. Dans le livre de photographies qu’il publie en 1992, il intègre deux photos de murs, l’une intitulé « Page d’écriture » et l’autre « Mur à Sales » 86 , ne montrant que deux agencements différents - et que les gros plans rendent non figuratifs - l’un de galets, l’autre de pierres de même qu’une troisième photo, « Rempart », cadrée plus largement qui présente un long mur avec une perspective en diagonale 87 . * * * Claude Simon mesure l’importance de Flaubert pour l’histoire du roman moderne mais il situe sa modernité moins dans l’œuvre que dans ses réflexions sur l’art pur et dans la fulgurante et inconsciente intuition (dans 83 « Note sur le plan de montage de La Route des Flandres », texte publié en 1993 par Mireille Calle dans Les Chemins de la mémoire, op. cit., p. 185-186. 84 Le sens ne précède pas, il dépend des rapports instaurés par l’écriture » (voir « Roman, description et action », op. cit., p. 17). Comme chez Flaubert, la notion de « rapport » revient souvent dans la réflexion de Claude Simon. 85 Voir la lettre à Jules Duplan du 15 avril 1863, Corr., III, p. 319. 86 Photographies, coll. « Photo-Cinéma », Éditions Maeght, Paris, 1992, p. 86 et 87. 87 Ibid., p. 86-88. 86 Gisèle Séginger la vision d’Emma) d’une composition que lui même ne réalisa pas si ce n’est dans ses scénarios 88 : Il me semble qu’au delà de ses romans, au delà des fulgurants « scénarios » […] son importance tient justement au fait qu’il a mis en question le dogme du « réalisme » […] il a, pour la première fois, posé les bases d’une littérature où le sens se dégagerait d’un travail de la langue, non plus l’expression d’un sens mais la production de sens pluriels. 89 Au récit flaubertien il préfère un état du texte plus fragmentaire dans lequel les éléments sont encore déliés. Il est surtout frappé dans la Correspondance par les réflexions de Flaubert qui pourraient aller dans le sens d’une écriture du fragmentaire et du simultané, d’une autre forme narrative moins chronologique, que lui-même réalisera. Mais l’admiration de Claude Simon a ses limites. Dans un entretien de 1977, il marque des réserves à l’égard de ce qu’il y a encore de traditionnel et de dix-neuviémiste dans la narration flaubertienne : l’attachement à la caractérisation du milieu propre à l’étude de mœurs et à la psychologie 90 . En 1982, il revient à la charge : Il est caractéristique de l’époque que Flaubert qui […] vomissait le réalisme (« j’exècre ce qu’il est convenu d’appeler le réalisme bien qu’on m’en fasse un des pontifes ») se soit cru obligé de se soumettre à cette sorte de totalisation rationnelle fondée sur des critères psychosociologiques et rejetant au second plan les impératifs proprement littéraires. 91 Il semblerait qu’il n’ait pas été sensible à l’invention d’un nouvel espace romanesque dans Bouvard et Pécuchet : le récit progresse pourtant par associations d’idées et de disciplines dans une logique fondée sur la contiguïté et non plus sur la causalité et la chronologie. En 1984, Claude Simon tient à dater sa rupture de la publication de L’Herbe, après Le Vent, le dernier livre où « comme Flaubert », dit-il, il s’est cru obligé de raconter une histoire 92 . 88 Dans un entretien de 1957 avec Gérard d’Aubarède, Claude Simon dit sa préférence pour le « premier état du roman avec toutes les notes de travail », avec les détails de la pensée des personnages à « l’état brut » : « cette première version à l’état sauvage était infiniment plus riche … que le chef-d’œuvre qui en est sorti après la terrible mise en forme que nous savons » (« Claude Simon. Instantané », Les Nouvelles littéraires, 7 novembre 1957, p. 7). 89 « Avec Claude Simon sur les sables mouvants », entretien avec Alain Poirson, Révolution, n° 99, 22-28 janvier 1982, p. 38. 90 Entretien avec Alain Poirson, L’Humanité du 20 mai 1977. 91 « Avec Claude Simon sur les sables mouvants », entretien avec Alain Poirson, Révolution, 22-28 janvier 1982. Il cite une lettre de Flaubert à George Sand du 6 février 1876. 92 Entretien avec Claire Paulhan, « J’ai essayé la peinture, la révolution, puis l’écriture », Les Nouvelles littéraires, 15-21 mars 1984, p. 44. Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) On ne se souvient pas de Flaubert Tiphaine Samoyault De même que Queneau pouvait partager la littérature romanesque en deux blocs hérités d’Homère, les « iliades » et les « odyssées » et qu’il les instituait à l’occasion d’une relecture de Bouvard et Pécuchet qu’il comptait parmi les « récits de temps pleins », c’est-à-dire les odyssées 1 , de même on peut, à partir de Flaubert, tracer plusieurs lignées où distribuer la littérature française contemporaine. Non que celle-ci s’en prétende ouvertement l’héritière : il fut en effet tout un temps, récent, où l’on ne reconnaissait guère de dettes, ou bien timidement à l’égard de ceux qui refusaient de transmettre, ou transmettaient « rien » ou « pour rien » (Beckett), ou encore à l’égard de quelques grands écartés, délocalisés ou lointains (Faulkner, Kafka, Platonov si on le connaissait), un temps de fils reconnaissant des fils, un temps qui voulait en finir avec la généalogie 2 , avec la logique de la succession, avec l’homogénéité de la littérature monolingue et nationale. Pourtant, la référence à Flaubert ne prend pas la forme d’un retour à. Elle a toujours été là, massive et discrète, calme bloc d’évidence qui justifiait tout à la fois et alternativement, le fond et la forme, l’histoire ancienne et l’histoire contemporaine, l’intime et le social, le féminin et le masculin, le réel et la légende, le réalisme et l’art pour l’art. Qu’est-ce qu’une référence qui ne demande pas à être reprise ? Les images viennent en foule - basse continue, surmoi, 1 Raymond Queneau, préface à Bouvard et Pécuchet dans les éditions du Point-du- Jour, reprise dans Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, « Idées », 1965, pp. 97-124, plus précisément p. 117. 2 Voir François Noudelmann, Pour en finir avec la généalogie, Léo Scheer, 2004, qui s’emploie surtout à dénoncer les effets normatifs induits par le paradigme et à montrer comme celui-ci se déplace dans les cultural studies. Des travaux récents montrent comment un roman généalogique peut se constituer néanmoins, à partir de traces, d’archives, d’enquêtes, de réminiscences et comment il suppose l’apparition des fantômes. Voir notamment le bel essai de Claire de Ribaupierre, Le Roman généalogique. Claude Simon et Georges Perec, La Part de l’œil, 2002. Faulkner apparaît comme une référence centrale dans le nouveau dispositif généalogique, en particulier chez Claude Simon. Voir aussi Anne Bourse, Les Appareillages de la mémoire : généalogie, archive, machine, thèse de doctorat en cours, sous la direction de T. Samoyault, Université Paris 8. 88 Tiphaine Samoyault stridulation de certains insectes, eau qui court -, aucune n’est satisfaisante. C’est sans doute une référence qui s’impose toujours sur le mode de la présence et qui ne se place pas, contrairement à presque toutes les autres, sous les auspices de la mémoire. On ne se souvient pas de Flaubert - il n’apparaît pas dès lors dans la littérature contemporaine sous la forme du souvenir ; de la citation recopiée, de l’obligation scolaire, des lectures familiales. À partir d’un certain âge, on ne le lit jamais, on le relit toujours. De quelque côté que l’on regarde, c’est jusqu’à lui qu’il faut aller, que l’on se place dans le sens de la chronologie pour trouver versés définitivement dans l’art la prose et les genres de la prose, ou que l’on aille à rebours parce qu’on ne peut jamais aller plus loin, parce que, quelle que soit la circulation que l’on cherche, elle se trouve toujours opérée là. Du livre total au livre sur rien, du savoir à l’art et de l’art au savoir, de l’homme à la femme et de l’humain à la bête, tout déplacement, toute métamorphose (et pas seulement toute histoire) nous conduisent jusqu’à Flaubert 3 . Ce point d’arrivée qui est aussi un point de bascule entre la littérature et ce qu’elle n’est pas (ou l’inverse, ce qui, dans le roman d’apprentissage d’un écrivain, n’est pas rien - rôle parfois également dévolu à Proust ou à tous les « irremplaçables » dont parle Pierre Michon) impose constamment la rencontre : si l’on ne se souvient pas de Flaubert, on s’y heurte souvent. 1. La « ligne Bouvard et Pécuchet » D’une façon ou d’une autre donc, tous les écrivains ont affaire à Flaubert. Sans nécessairement faire affaire avec lui, c’est-à-dire sans l’affirmer nette- 3 Jusqu’à Faulkner : ainsi Pierre Bergounioux titre-t-il son essai sur Faulkner pour évoquer un point de bascule opéré par Faulkner, lié à la très vive clarté soudain portée sur un monde qui était à lui-même obscur. Même si la vive présence de Flaubert n’est pas tout à fait de la même nature, je colle à ce titre à dessein pour dire aussi que, de Claude Simon à Pierre Bergounioux, en passant par Louis-René Des Forêts et Pierre Michon, les écrivains qui renvoient d’une façon ou d’une autre à Faulkner renvoient aussi à Flaubert. Voir par exemple, Pierre Michon : « Comment avouer que c’est de Faulkner que je me sens le plus proche ? […] Il y eut d’abord Rimbaud, évidemment, […]. Et Flaubert, Balzac, et Baudelaire, et Dostoïevski, et Proust, tous les irremplaçables. » Trois auteurs, Verdier, 1997, p. 80. De Faulkner non plus, dont Pierre Michon fait dans ce texte (à l’origine réponse à une enquête de la Quinzaine littéraire sur les écrivains morts dont les écrivains vivants se sentent les plus proches) le « père du texte », on ne se souvient pas. Chez Pierre Bergounioux encore les références à Faulkner et à Flaubert sont souvent rapprochées. Voir par exemple « Entretien avec Pierre Bergounioux », dans Dialogues contemporains, Pierre Bergounioux, Régine Detambel, Laurent Mauvignier, sous la dir. de Stéphane Bikialo et Jacques Dürrenmatt, La Licorne, 2002, pp. 15-30, p. 20. On ne se souvient pas de Flaubert 89 ment ou l’exprimer crûment. Son œuvre est au départ de plusieurs lignes qui ne se croisent que rarement et où s’accroche ou chemine une part importante du roman français contemporain. Il y a, très nettement depuis Queneau, Perec, une « ligne Bouvard et Pécuchet », qui est à la fois celle de l’encyclopédie et de la bêtise, celle du savoir et de l’idiotie. La remise en cause du positivisme, la fin de la croyance dans le savoir absolu ont précipité l’évidence de la liaison entre les deux. Le savant fou, le fou génial, le fou littéraire élevé au rang des beaux arts par André Blavier et rencontrant sa propre légende dans Les Enfants du limon de Queneau, l’idiot détenteur d’un savoir plus vaste et plus profond, sont des figures qui entrent en parenté directe ou oblique avec les deux bonshommes et leur copie. Dans le premier volet de son diptyque consacré aux idiots en tous genres, Jean-Yves Jouannais fait du copiste, avec l’effaceur, une des manifestations de l’artiste sans œuvres, de tous ceux qui mettent en pratique une forme d’abstention caractérisant ce qu’il appelle l’idiotie 4 . Puisque aussi bien copier indique, en art, non le refus d’inventer mais la volonté de ne pas le faire. Il rapporte deux performances ou propositions d’artistes contemporains directement inspirées par le geste de Bouvard et Pécuchet. L’artiste Gérard Collin-Thiébaut recopie sur trois cahiers Clairefontaine l’Éducation sentimentale. Commencée le 17 mai 1985 - lendemain du jour où Flaubert avait achevé son livre, un 16 mai, 1869 - la copie est achevée le 13 octobre. Les trois cahiers sont ensuite exposés dans une vitrine de la salle Coypel de la Bibliothèque nationale le 18 novembre 1985, lendemain du jour anniversaire de la première édition du livre de Flaubert (17 novembre 1869). La seule chose que l’on ajoute à l’art, c’est donc un peu de temps. En signant de son propre nom quelques images très connues de Mondrian, de Morandi, de Walker Evans, l’artiste américaine Sherrie Levine compare son activité à celle des deux messieurs 4 Idiotie placée sous le double patronage de Dostoïevski et de Melville et considérée comme un trait définitoire de la modernité. « L’artiste moderne, non pas exactement doublement idiot, ajoutera plus exactement à l’idiotie caractérisant son statut dans le champ de l’art une comédie de l’idiotie qui le concernera en tant qu’individu, dans une pratique ironique, comique ou à tonalité plus tragique. » Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres. I would prefer not to, Hazan, 1997, p. 85. Le second volet du diptyque, L’Idiotie : art, vie, politique : méthode a été publié aux éditions Beaux Arts en 2003. La forme particulière d’idiotie héritée de Bouvard et Pécuchet apparaît là comme le principal trait de l’épopée moderne, nécessairement burlesque, et dont une réalisation particulièrement significative est donnée par le récit, comme par le destin éditorial, de La Conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Jean-Yves Jouannais donne aussi toute une lignée de « duos » à la « stupidité invincible », dont Bouvard et Pécuchet constitue le premier : Laurel et Hardy, duo créé par Leo McCarey, Biefer et Zgraggen, duo d’artistes suisses apparu internationalement lors de la manifestation Aperto, à la biennale de Venise en 1993, The Art Guys, deux clowns texans influencés par Fluxus ; pp. 44-51. 90 Tiphaine Samoyault de Chavignolles pour affirmer que ce qui fait l’artiste, à la fin du XX e siècle, c’est moins la passion de créer que l’encyclopédie qu’il porte en lui et dans laquelle il puise. 5 Ainsi, ce qui fascine, chez Rimbaud, et notamment Pierre Michon, ce n’est pas seulement l’adolescent génial et le voyant magnifique, mais le marchand empoté qui, tel Bouvard ou Pécuchet, commande quantité d’ouvrages techniques, guides des chemins de fer, plans de machines à coudre, manuels de maintenance comme le décrit Alain Borer dans Rimbaud en Abyssinie 6 . Sans mettre en œuvre le geste brut de la copie ou l’acte pur de la disparition, un certain nombre d’écrivains contemporains placent leurs œuvres ou certaines de leurs œuvres sous le signe de cette idiotie, compatible avec des compétences intellectuelles ce qui distingue la référence à Flaubert de la référence à Faulkner et à Benjy. « Bouvard et Pécuchet sont un modèle parce qu’ils sont loin d’être carrément stupides, parce qu’il y a une hésitation constante entre leur avidité légitime de savoir et le fiasco de sa réalisation, que l’échec vienne par approximation de la pensée, découragement ou catastrophes commises sur le voisinage. La bêtise est troublante lorsqu’elle représente au sein des individus particuliers le langage fossilisé du groupe. 7 » Ce dont témoignent des textes de « fictions documentaires » qui mettent en évidence, d’une manière ou d’une autre, ce langage fossile : en particulier tous les livres de Jean-Charles Masséra, mais aussi L’Argent de Christophe Tarkos, ou l’analyse de la jeune fille par le groupe Tiqqun 8 . Cela peut prendre aussi la forme de l’exploration du versant burlesque et pathétique de la question, tel qu’il est mis en évidence par le dernier roman d’Olivier Rolin, Un chasseur de lion : le modèle, Eugène Pertuiset, qui est aussi celui d’un des derniers tableaux de Manet exposé au Museu d’Arte de Sao Paulo, est décrit comme un tartarin truculent qui côtoie pourtant les grands de son temps : Flaubert, Théophile Gautier, Nadar, les frères Goncourt. Loin d’opposer la grandeur de Manet au ridicule de Pertuiset, Rolin fait du portrait de l’artiste contemporain un croisement de ces deux figures, contemplant le 5 Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres, op. cit., pp. 140-141. 6 Alain Borer, Rimbaud en Abyssinie, Seuil, 2004. Voir aussi, pour tous les documents que ce volume contient Alain Borer, avec Philippe Soupault et Arthur Aeschbacher, Un Sieur Rimbaud se disant négociant, Lachenal et Ritter, 1984. 7 Emmanuelle Pireyre, « Fictions documentaires », dans Devenirs du roman, Inculte Naïve, 2007, pp. 119-137, p. 130. 8 Jean-Charles Masséra, France, guide de l’utilisateur, POL, 1998 ; Amour, gloire et CAC 40 : esthétique, sexe, entreprise, croissance, mondialisation et médias, POL, 1999 ; United emmerdements of New Order, précédé de United problems of coût de la main d’œuvre, POL, 2002 ; A cauchemar is born, Verticales, 2007. Christophe Tarkos, L’Argent, Al Dante, 1999. Tiqqun, Premiers matériaux pour une théorie de la jeune fille, Mille et une nuits, 2001. On ne se souvient pas de Flaubert 91 spectacle du monde « foisonnant et trivial », « où la beauté jaillit parfois de la laideur. » 9 On trouve aussi dans l’œuvre d’Alain Fleischer certains avatars de ces êtres anonymes, qui tiennent à la fois de l’enfant et du faux naïf et avec lesquels l’écrivain entre dans un rapport de connivence. Leur caractère grotesque porte aussi une intense mélancolie. Dans l’Homme du Pincio, film qu’il a réalisé à partir de dizaines et de dizaines d’heures de tournage, Alain Fleischer se met en scène comme le « filmeur idiot » d’un autre idiot, tous les deux jouant une partie « dont la règle particulière est dérisoire au regard de la Loi générale : jeu d’un innocent qui fait l’idiot pour être filmé par un autre idiot en qui on aurait pu voir un suspect, mais à rejeter finalement, sans perdre plus de temps ni d’efforts, du côté des deficiente : les débiles, les faibles, les quantités négligeables. 10 » Un autre versant de cette « ligne Bouvard et Pécuchet » est celui, parfois tout aussi burlesque, d’une érudition détournée ou moquée, conjuguée avec la mise en évidence de figures de la bêtise contemporaine, explorée notamment par le collectif fondateur de la revue Inculte. François Bégaudeau, Arno Bertina, Mathieu Larnaudie, Oliver Rohe et Joy Sorman n’ont pas produit d’autre manifeste que le titre de leur revue ou que l’effet de groupe qu’ils ont voulu susciter. Le premier numéro de la revue ne comprend aucun texte programme. Mais dans les textes signés du collectif et publiés dans Devenirs du roman, comme dans la promotion qu’ils font, dans leurs propres textes, soit du drolatique, truffé d’érudition imaginaire ou mise à distance, comme dans La Déconfite gigantale du sérieux d’Arno Bertina 11 , soit du générationnel décalé (Du Bruit de Joy Sorman 12 , consacré au groupe de rap NTM), on lit la volonté d’affirmer cette connivence avec des êtres grotesques, dont on fait les produits d’un double dérèglement - du rapport à l’histoire et du rapport au savoir. Dans Devenirs du roman, publié par la collection d’essais Inculte Naïve, créée en prolongement de la revue littéraire et philosophique Inculte, cette référence à l’idiotie est constante. Elle se lit dans la capacité de la fiction à mettre en évidence des figures bêtes, oubliées des biographies ou des livres 9 Olivier Rolin, Un chasseur de lion, Seuil, « Fiction & Cie », 2008. 10 Alain Fleischer, « Le filmeur idiot », dans Les Figures de l’idiot, sous la dir. de Véronique Mauron et Claire de Ribaupierre, Léo Scheer, 2004, pp. 228-233, p. 233. L’illustration de ce livre est presque entièrement constituée d’images empruntées à ce film, fruit d’un rendez-vous quotidien, pendant deux ans, avec un personnage d’apparence « honorable et modeste », d’une « étrangeté sympathique », indifférent à celui qui le filme, apparemment consentant. 11 Arno Bertina, La Déconfite gigantale du sérieux, Lignes/ Léo Scheer, 2004. Le texte se présente comme une (pseudo-)traduction annotée d’un texte de Pietro di Vaglio, auteur qui aurait existé entre 1795 et 1836 et dont parle Silvio Pellico dans Mes Prisons. 12 Joy Sorman, Du bruit, Gallimard, 2007. 92 Tiphaine Samoyault d’histoire, dans l’idée de « soustraction du sens », avancée par le collectif comme nécessité pour la littérature, ou dans les textes commandés, la citation de Flaubert par Emmanuelle Pireyre, le portrait de l’écrivain en idiot par Stéphane Audeguy. 13 Un dernier exemple récent de cette ligne apparaît avec l’œuvre de Pierre Senges, qui ne fait pas partie du collectif Inculte mais auquel il est parfois associé. 14 Dès son premier livre Veuves au maquillage il emprunte, pour la fabrique de son héros, des traits à Bouvard et Pécuchet : le personnage principal, qui va faire l’objet d’une minutieuse dissection, y est commis aux écritures. « Il y avait ce petit homme penché sur ses écrits : et ça a failli finir de la même façon : le même homme un peu vieilli, le dos penché sur le marbre, soudé par l’arthrose, et un tas de feuilles vierges, elles, inépuisables. 15 » Cette fiction extrêmement érudite (dans des domaines aussi variés que la médecine anatomiste du XVI e siècle européen, l’astrologie chinoise ou les tarots), associe donc la manie encyclopédique (que l’on retrouve dans les livres suivants de Pierre Senges 16 ) à la manie tout court, et il est à noter que parmi les textes que cet auteur a publiés depuis Veuves au maquillage en 2000 figure L’Idiot et les hommes de paroles qui contient un catalogue de fous ou d’ahuris parmi lesquels apparaît Bartleby le copiste aux côtés de Simplicissimus, de Mychkine, de Schlemiel, de Svejk ou encore de Zelig 17 . Cette première ligne fait ainsi de nouveau se rejoindre Flaubert et Faulkner, deux formes de singularités animales et géniales où l’idiot conjoint la pointe extrême de la culture et du savoir (qui est aussi leur point de bascule) et l’innocence brute. Flaubert l’écrivait à Louise Colet : « je suis une bête ». « Ce que j’ai de meilleur, c’est la poésie, c’est la bête. » Parce qu’il avait compris qu’écrire venait après ne pas écrire. Qu’il fallait d’abord refuser le langage pour pouvoir en user. Il y a chez tout écrivain un aphasique qui veille, un animal tapi, à l’écoute, aux aguets. Tous les écrivains qui comprennent cela marchent à un moment ou à un autre sur la « ligne Bouvard et Pécuchet ». 13 Devenirs du roman, op. cit., passim. 14 Dans Devenirs du roman, Pierre Senges donne un texte composé d’un prélude, d’une allemande, d’une courante, d’une sarabande, d’une gavotte, d’une gigue et d’une coda justement intitulé « Suite », op. cit., pp. 189-203. 15 Pierre Senges, Veuves au maquillage, Verticales, 2000, p. 9. 16 Par exemple la botanique dans Ruines-de-Rome (Verticales, 2002) ou la géographie, l’économie politique et les récits de voyage du XVI e siècle dans La Réfutation majeure (Verticales, 2004), qui se présente comme la version française d’un texte écrit en latin, conservé à la bibliothèque de Grenoble et rédigé par le confesseur de Charles Quint entre 1517 et 1525 démontrant que le nouveau monde récemment découvert n’existe pas. 17 Mais où ne figurent pas Bouvard et Pécuchet car les traits qui rassemblent ces ahuris, la solitude, l’étrangeté, le bégaiement les font être les « intrus au sein des grandes communautés ». Pierre Senges, L’Idiot et les hommes de paroles, Bayard, coll. « Archétypes », 2005, pp. 231-236. On ne se souvient pas de Flaubert 93 2. La « ligne Éducation sentimentale » Une deuxième ligne est tracée par la mélancolie des paquebots et un rapport déçu à l’histoire. C’est la ligne inspirée par L’Éducation sentimentale. L’interprétation qui est donnée du roman de Flaubert, si elle n’est pas univoque, est parcellaire. On n’en retient moins le rapport à l’histoire contemporaine que la façon un peu ennuyée dont Frédéric Moreau finit par faire avec son histoire d’amour ; moins la Révolution qu’une certaine forme de désœuvrement. Ce n’est pas le même enjeu que dans l’éloignement du faire et de l’œuvre identifiable sur la « ligne Bouvard et Pécuchet ». Ses conséquences sont psychologiques avant d’être esthétiques et touchent les traits canoniques du « héros de roman ». Les jeunes gens devenus des hommes moyens, d’âge moyen, sont moins évidemment tournés vers l’action et vers la séduction que ne le laissait supposer le roman d’apprentissage. Cette représentation engage un certain rapport à la masculinité, moins virile, plus fade et plus inquiète, marquée à la fois par le désir de départ et l’esprit de fuite. Empruntant certains de ses modèles au roman d’aventures ou au récit de voyages, la littérature qui abrite cette figure en détourne aussi les codes en brodant indéfiniment sur le motif de la fin des voyages (Olivier Rolin, Jean-Philippe Toussaint, Jean Echenoz) et en dessinant une « géographie du vide », pour reprendre la belle expression de Christine Jérusalem 18 . Cette désorientation des personnages ne fait que développer l’errance de Frédéric Moreau dont le trajet est caractérisé par « le défaut de la ligne droite » selon les propre mots de Frédéric 19 . Ce sont des personnages de faux explorateurs, des figures un peu paradoxales d’automates errants, peu sûrs de leur identité voire menacés par la dissolution, des Frédéric qui auraient intériorisé l’histoire à venir et se seraient radicalisés avec elle et en elle 20 . Si Jean Echenoz, dans le chapitre 28 18 Christine Jérusalem, Jean Echenoz : géographies du vide, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2005. 19 « Et ils résumèrent leur vie. Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé d’amour, celui qui avait rêvé de pouvoir. Quelle en était la raison ? - C’est peut-être le défaut de la ligne droite, dit Frédéric. » Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, GF Flammarion, 1985, p. 501. 20 Voir sur ce sujet, de Jean Borie, Frédéric et les amis des hommes (Grasset, 1995). « Dans le roman de Flaubert, le héros passe du rêve romantique à la médiocrité célibataire, sans avoir jamais tout à fait perçu l’enjeu social de son existence ni véritablement assumé la dimension politique de sa situation individuelle » (p. 20). Selon cet auteur, L’Éducation sentimentale, en valorisant le romantisme des âmes sentimentales, permet de comprendre « comment le héros romantique a pu devenir une sorte de mirage, de refuge ou de déguisement intérieur pour l’homme quelconque, pour l’individu des sociétés démocratiques, stimulé par l’obligation identitaire, mobilisé dans les combats de la concurrence et de la lutte des classes. » (4 e de couverture). 94 Tiphaine Samoyault de Je m’en vais réécrit la fameuse ellipse de L’Éducation sentimentale, c’est à la fois dans le cadre d’une poétique des effets spéculaires dont son écriture est coutumière et qui place Flaubert comme étoile majeure de sa constellation et parce qu’un siècle d’histoire à donné tout son sens à la formule tout autant rétrospective qu’anticipatrice de « mélancolie des paquebots ». Qu’est-ce que la mélancolie des paquebots à la fin du XX e siècle ? Ce n’est évidemment plus, ou plus seulement, la mélancolie que l’on ressent sur les paquebots, les chers restés sur le rivage ou ayant salué au port, mais c’est le regret que l’on peut avoir de ces voyages lents, de ces départs pour l’inconnu, les dangers qui vous y attendent et les richesses, spirituelles et matérielles, qu’ils vous promettent peut-être. « Il [Baumgartner] connaît la mélancolie des restauroutes, des réveils acides des chambres d’hôtels pas encore chauffés, l’étourdissement des zones rurales et des chantiers, l’amertume des sympathies impossibles. 21 » La forme et les formules de l’aventure ont changé, comme celles du regret. Ce qui se maintient, c’est le caractère ennuyeux et répétitif de ces déplacements, l’anticipation qu’ils proposent de la fin du monde et de la mort de soi 22 , la solitude d’un voyageur devenu VRP. Le grand nord dans Je m’en vais ne reste inexploré que dans la mesure où il est invivable. Sa blancheur même n’est plus promesse de récit comme chez Melville. L’aventure n’est plus grand chose, la mythologie est devenue relative et le roman pose la question de son existence, exhibant à son tour les traits de la reprise et son caractère secondaire. La conséquence en est un certain rapport « célibataire » au style, une défense sinon de la gratuité, du moins du jeu, d’une tension entre désinvolture et tenue. Cette relation « célibataire » n’est pas à entendre au sens où, pour caractériser certaines fictions fin de siècle, de Huysmans à Gide, Jean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Jacques Dubois et Jeannine Paque parlaient de « roman célibataire », parce que son modèle se cristallisait « autour d’un personnage unique, solitaire, doté d’une stérilité productive, - le célibataire » 23 , mais plutôt comme une figure du dégagement. L’autorité est toujours derrière soi. Cette littérature au second degré, du second degré contribue à sa manière à la sacralisation de la littérature en feignant de la mettre à distance pour mieux affirmer son absence de dehors. On en connaît 21 Jean Echenoz, Je m’en vais, Minuit, 1999, p. 196. La phrase de L’Éducation sentimentale est la suivante : « Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des amitiés interrompues. » (op. cit., p. 500). 22 Pierre Bergounioux interprète en ce sens le « il voyagea » de l’Éducation sentimentale comme « une façon anticipée de mourir » : dans « Avant-propos » aux Lettres d’Orient de Gustave Flaubert, Bordeaux, L’Horizon chimérique, 1990, p. 11. 23 Jean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Jacques Dubois, Jeannine Paque, Le Roman célibataire, d’À rebours à Paludes, José Corti, 1996, p. 11. On ne se souvient pas de Flaubert 95 la formule minimale : la littérature parle moins du monde que d’elle-même. Mais il s’agit bien d’une littérature redéfinie par Flaubert, accordant, pour sa caractérisation, une primauté au style. « Pour être sincère, déclare Éric Laurrent dans un entretien, j’estime n’avoir strictement rien à dire sur le monde. Il n’est aucun sujet que j’aborde qui ne soit avant tout prétexte à un tour de force formel. 24 » Cette promotion de l’écriture aux dépens non seulement du discours mais aussi de l’histoire, de la narration, est paradoxalement à la fois flaubertienne et anti-flaubertienne, comme si, dans cette deuxième ligne, l’influence du roman trahissait le discours de son auteur. Si en effet une certaine revendication d’originalité stylistique et formelle ressortit bien à l’influence de Flaubert et débouche sur la terreur évoquée et dénoncée par Paulhan, la distanciation créée à la fois par le recours à la référence et par l’humour défait la posture précédente et son esprit de sérieux. Il faut donc distinguer deux sortes d’écrivains dans cette même ligne, ceux qui identifient la littérature à Flaubert et ceux qui ne le font que de manière distancée. Les deux gestes se trouvent illustrés par l’œuvre de Georges Perec. Comme il le précise dans un texte donné à L’Arc pour un numéro spécial Flaubert, s’il s’agit, dans Les Choses, de parvenir à une « copie de l’écriture de Flaubert », procédant d’un « vouloir être Flaubert », la référence à l’auteur de L’Éducation sentimentale, dans La Vie mode d’emploi, est la marque d’un réseau. C’est un écrivain qui, avec d’autres, fait partie d’un espace fictionnel. 25 De la première posture relève aussi la fascination de Pierre Michon et la construction de sa mythologie personnelle : « Quiconque se destine à l’écriture pense et écrit très vite en Flaubert. 26 » Dans la deuxième s’inscrit l’écriture de Jean Echenoz qui soumet la phrase au gueuloir : il ne se contente pas d’introduire ça et là certain pastiche, ni de faire un discours sur la référence comme autorité tutélaire ; il exerce sur la langue française le même artisanat que Flaubert, dans le choix du vocabulaire le plus précis avec de temps à autres l’arrivée du mot surprenant, dans le travail de la syntaxe à des fins personnelles, pour établir et consolider le monde fictionnel. En un siècle et demi, la langue française a changé, mais la forcer de manière comparable n’est pas plus classique aujourd’hui qu’hier. 24 Éric Laurrent, « Le roman n’a rien à dire sur le monde », dans L’Aujourd’hui du roman, textes réunis par Laurent Zimmermann, Nantes, Cécile Defaut, 2005, p. 170. 25 Georges Perec, « Emprunts à Flaubert », L’Arc, n° 79, 1980, pp. 49-50. 26 Pierre Michon, Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Albin Michel, 2007, pp. 348-9. Première publication sous le titre : « Pierre Michon : ‹Le coup de génie de Flaubert›, propos recueillis par Pierre-Marc de Biasi, Le Magazine littéraire, n° 458, novembre 2006. 96 Tiphaine Samoyault 3. La « ligne Madame Bovary » La troisième et dernière ligne doit être nommée d’après Madame Bovary. Elle est évoquée la dernière parce qu’elle est sans doute la plus difficile à repérer. Elle introduit à quelque chose qui est à la fois suspens et silence et qui n’hérite en rien de la capacité flaubertienne à produire du roman, à proposer des mondes complets. Les écrivains de la deuxième ligne, s’ils revendiquent le second degré et marquent leur fiction d’un certain épuisement, ont néanmoins prolongé l’effort du roman. L’idée qu’introduit la « ligne Madame Bovary », c’est la tension entre continu et discontinu, le tiraillement que celle-ci provoque chez des écrivains comme Pascal Quignard ou Pierre Michon, dont l’écriture est coupante et trouée de silences, le désir de roman et le recours malgré tout au fragment. 27 Ce qui caractérise alors cette ligne, ce qu’on peut dire relever de Madame Bovary, c’est une tendance de l’écriture à l’extase et à l’engloutissement. Cela peut tenir à une certaine lumière, à un souci du ciel ou du vide qui provoquent une sorte d’évanouissement du sujet comme lorsque, dans Madame Bovary, la narration se perd dans les rêveries d’Emma. « Moments […] doublement silencieux, écrit Gérard Genette qui les repère et les décrit dans « Silences de Flaubert » : parce que les personnages ont cessé de parler pour se mettre à l’écoute du monde et de leur rêve ; parce que cette interruption du dialogue et de l’action suspend la parole même du roman et l’absorbe, pour un temps, dans une sorte d’interrogation sans voix. 28 » Ces scènes qui sont inscrites dans la fiction tout en paraissant sortir de la narration, on en récupère la forme et le sens chez des auteurs fragmentaires où elles trouvent une raison inverse : elles sont des moments romanesques dans des textes qui ne le sont pas. Ainsi dans les traités de Quignard ou dans les fragments de Dernier royaume : « Immobile dans la nuit qui tombait, je regardais la maison blanche aux six volets verts. Je vis une lumière qui s’allumait dans les pièces du haut. Deux fenêtres en bas étaient allumées. Je vis la Simca blanche sous la lune. 29 » Tenant à la fois du petit roman concentré et du haïku, une telle notation place le lecteur dans la fiction en même temps que devant la perte de tous les récits et de toutes les mémoires qui la précèdent ou l’impliquent. « C’est le monde des romans et 27 Le texte désormais célèbre de Pascal Quignard, Une gêne technique à l’égard des fragments (Fata Morgana, 1986 ; repris chez Galilée en 2005) évoque ce double bind dans lequel on se trouve avec le fragment, la fascination de notre époque pour lui et le dégoût que l’on peut ressentir à la fois devant l’abus du fragmentaire et devant une forme de déception provoquée par cette forme en qui tous les genres sont tombés. 28 Gérard Genette, « Silences de Flaubert », dans Figures I, Seuil, « Points », 1966, pp. 223-243, p. 237. 29 Pascal Quignard, Sur le Jadis, Grasset, 2002. On ne se souvient pas de Flaubert 97 celui des sonates, celui du plaisir des corps nus qui aiment la persienne à demi refermée ou celui du songe qui l’aime plus repoussée encore jusqu’à feindre l’obscurité nocturne ou qui l’invente. 30 » L’absorption, la menace de dissolution ne sont pas des états à prendre à la légère. Ils renvoient aussi à l’enfouissement dans la littérature et à la perte de soi qui peut en résulter. Pour y introduire, on peut évoquer le texte que Pierre Michon écrivit pour la transposition photographique, par Magdi Senadji, de Madame Bovary et repris dans Corps du roi. 31 Il y évoque Flaubert comme moine déchaus, figure de la dépossession. « Flaubert considérait l’art avec beaucoup de sérieux. Ce sérieux prêt à rire. Il serre le cœur. Ce serrement de cœur qui prêt à rire, c’est celui qu’on éprouve devant la misère. Flaubert est notre père en misère. […] Le sérieux avec lequel nous considérons la littérature serre le cœur. 32 » La littérature dont Flaubert instaure la nécessité absolue reprend à la religion sa dimension oraculaire. Mais ce sont des oracles ne prédisant rien, ils n’ont aucune autorité, ils sont de l’ordre animé de chaos 33 . On retrouve régulièrement l’expression du cœur ou de la gorge qui se serrent chez Pascal Quignard ; à propos de la musique - « La musique à l’égard du corps (de la double articulation non synchrone du rythme respiratoire à partir du rythme cardiaque) contracte un ressort jusqu’à son cran d’arrêt. 34 » - à propos de l’éloignement du passé : « Plus étendue se fit la nostalgie, plus lourde se fit l’angoisse. Plus l’angoisse se fit lourde dans le cœur, plus la gorge se serra. Plus la gorge se serra, plus le ressort de la voix fut remonté d’un cran et c’est la première aube et le premier soleil. 35 » Cette double expression de la compassion et de l’angoisse indique aussi un déca- 30 Pascal Quignard, Les Ombres errantes, Grasset, 2002, p. 63. Dominique Rabaté rapproche en effet ces moments témoignant d’une fascination récurrente du vide - il analyse un passage de La Haine de la musique, le dernier fragment du neuvième traité - des petites extases de Madame Bovary. « Le charme étrange de ces scènes […] tient au type d’oubli de soi qu’elles mettent en jeu. Je crois que cet évanouissement du sujet est intimement lié à l’expérience même de la lecture, et à la lecture des fictions. » (Dominique Rabaté, Pascal Quignard, étude de l’œuvre, Bordas, 2008, p. 88). 31 Magdi Senadji, Pierre Michon, Bovary, Marval, 2002. « Corps de bois », le texte de Pierre Michon, occupe les pages 7 à 18. Il a été repris dans Corps du roi, Verdier, pp. 19-46. 32 Ibid., p. 8 et 9. 33 « Rendre des oracles, en effet, c’est bien la seule chose qui puisse nous faire écrire. On appelle oracle une parole au-dessus de celle des mortels, quoique énoncée en termes de mortel, qui s’autorise d’elle-même, de son énonciation, qu’elle appelle les dieux. Pour sérieusement appeler dieux sa propre parole, il faut se coudre le masque à pleine figure, sans anesthésie. » (Ibid., pp. 9-10). 34 Pascal Quignard, Vie secrète, Gallimard, 1998, p. 59. 35 Pascal Quignard, Sur le jadis, op. cit. 98 Tiphaine Samoyault lage, une discordance des temps. Que peut bien vouloir dire cet engagement dans la littérature à une époque où c’est la réalité qui se donne avec excès ? Que signifie la fiction, la production de monde possible lorsque l’on se sent soi-même dépourvu de monde ? Ce qui s’ouvre avec Flaubert, avec le grand récit de l’esthétique moderne, celui qui fascine Pierre Michon 36 , celui qui promet que nous existerons de nos fictions intimes, la leçon de Madame Bovary. La littérature est toujours ailleurs, non contemporaine et non stabilisée. Les conséquences en sont qu’il n’est même plus besoin de recourir au genre romanesque pour affirmer la fiction. Cette dernière peut tenir dans une figure grammaticale ou dans une image. C’est l’imparfait dont Pascal Quignard dit que toujours il « décale ». « Il était … Il allait … Il aimait … Il voulait … Il n’y a plus qu’à remplir. L’usage du passé est le roman même. La rime intérieure en ait, en lait, est la rime magique du perdu dès l’instant où il fait retour. Tous les verbes sont augmentés d’un suffixe identique qui les rassemble dans ce son. 37 » C’est une formule de Rodolphe, qui suffit à donner l’image finale de La Grande Beune : « ‹Pauvre petite femme ! ça bâille après l’amour comme une carpe après l’eau sur une table de cuisine.› Dans mon texte, le récit se termine par des carpes que l’on jette sur un comptoir et sur les rêveries sexuelles de la vieille aubergiste qui s’apprête à les vider ; ‹Elle réfléchissait à tout ce rose qu’il y a dans les poissons quand on les ouvre.› La vulve, le couteau, le plaisir : on ne peut pas être plus flaubertien. 38 » Cette expérience de la dépossession est exprimée de façon plus radicale encore par Pierre Bergounioux qui explique comment, avec Flaubert, il a pris progressivement conscience de la privation extrême dont le romancier lui faisait faire l’expérience. Pendant toute une période, l’œuvre pèse et accompagne : « J’ai longtemps trimballé les livres de Flaubert dans les deux valises que j’emportais partout avec moi. 39 » Elle meurtrit l’épaule mais en la portant on porte quelque chose, on est plus riche qu’avant. Mais, et c’est le récit que raconte L’Orphelin, elle agit progressivement à rebours des autres œuvres, à l’opposé de ce qu’on attend ordinairement d’un livre : « [Ces livres] décrivaient si minutieusement la réalité qu’on ne pouvait douter que ce fût elle. Mais elle se trouvait simultanément dépouillée de ses principaux caractères, de l’apprêt, du clinquant, de l’attrait de tout ce qu’on pouvait 36 voir Stéphane Chaudier, « Michon, Echenoz : un parallèle », dans Jean Echenoz : « Une tentative modeste de description du monde », sous la dir. de Christine Jérusalem et de Jean-Bernard Vray, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2006, pp. 59-68. « Michon et Echenoz sont les enfants du style de Flaubert, lui-même engendré par le commentaire de Proust. » 37 Pascal Quignard, Sur le jadis, op. cit., p. 118. 38 Pierre Michon, « Le coup de génie de Flaubert », propos recueillis par Pierre-Marc de Biasi, Le Magazine littéraire, art. cit. 39 Pierre Bergounioux, L’Orphelin, Gallimard, 1992, p. 95. On ne se souvient pas de Flaubert 99 tirer de la malle. De sorte qu’on ne pouvait plus croire - à supposer qu’on l’eût fait, qu’on eût été tenté - qu’il vaille la peine de se fatiguer à y fouiller encore puisque rien, nulle part, n’a valu ni ne vaudra jamais la peine. 40 » La lettre du 10 janvier 1841 à Ernest Chevalier est évidemment déterminante pour la formulation de ce rien que compose finalement, par soustraction minutieuse et obstinée, l’œuvre apparemment monumentale. « Tu me dis de te dire quels sont mes rêves ? aucuns ! Mes projets d’avenir ? Point ! Ce que je veux être ? Rien. 41 » Pour un enfant surnuméraire et qui ne comptait pas, la mort du monde constitue en définitive la seule justification. La leçon de Flaubert, qui ne peut en aucun cas être un héritage, puisqu’on n’hérite pas d’une lacune, d’un manque ou d’un rien de chose, c’est cette privation. « J’appris de lui, écrit encore Bergounioux dans un récit qui porte à la fois sur son propre père et sur Flaubert, qu’une identité peut naître du refus de toute identité. Une seule, car en bonne logique, la chose qui s’oppose à toutes les choses, qui affecte quiconque, par leur entremise, est devenu quelqu’un, c’est la mort. 42 » Apprendre à ne se réclamer de rien implique aussi qu’on n’attende pas, pour vivre ou pour écrire, des richesses accumulées par d’autres. C’est aussi la raison pour laquelle on ne se souvient pas de Flaubert. S’il s’accroche parfois à des riens, le souvenir se fixe pourtant toujours sur quelque chose. La puissance de ce que son œuvre soustrait est telle qu’elle implique que son mode d’existence dans la mémoire ne soit pas d’advenir de façon accidentelle ou fortuite, comme advient souvent le souvenir. On n’oublie pas ce qui s’est absenté. On se souvient de choses ou d’événements qui se rattachent aux êtres que nous avons aimés. On ne se souvient pas de ce qui fait leur être et qui s’est absenté. 40 Ibid., p. 97. 41 Gustave Flaubert, Correspondance, I, Gallimard, « Pléiade », p. 77. 42 Pierre Bergounioux, L’Orphelin, op. cit., p. 99. Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) Comptes rendus Jacques Domenech (sous la direction de), Censure, autocensure et art d’écrire : De l’Antiquité à nos jours. Bruxelles : Éditions Complexe, collection « Interventions », 2005. 374 p. Ouvrage collectif produit à la suite d’un séminaire de l’Université de Nice tenu entre 2001 et 2003, Censure, autocensure et art d’écrire : De l’Antiquité à nos jours propose 23 chapitres consacrés à différents aspects, principalement des analyses de cas entourant des œuvres et des auteurs, pour la plupart européens. Dans son introduction, Jacques Domenech souligne le caractère transdisciplinaire de son séminaire et rappelle pertinemment que « la véritable censure, consubstantielle à l’art d’écrire, impose des normes qui ne sont pas seulement idéologiques. Elle s’oppose à la nouveauté, à la création » (p. 22). Parmi les textes les plus savoureux, retenons celui du professeur Jean Emelina, qui étudie - non sans humour - comment certains passages plus gaillards de la Bible, et notamment de l’Ancien Testament, avaient été retranchés ou réinterprétés dans des éditions du XVII e siècle, par exemple dans la Bible du Royaumont (p. 88). Les livres visés, la Genèse, le Cantique des Cantiques, Les Juges avaient subi des modifications notables, ce que l’auteur nomme savamment « les édulcorations du texte français du XVII e siècle » (p. 97). Les passages consacrés à « Sodome et Gomorrhe » et à l’inceste deviendront plus allusifs dans cette version, au point qu’il devienne difficile de comprendre ce que les habitants de ces villes avaient fait de si condamnable. La deuxième partie touche le siècle des Lumières et débute par un article fort concis de Françoise Weil, sur le « Fonctionnement de la censure en France au XVII e siècle », dans lequel on apprend qu’un nombre relativement restreint d’ouvrages, 627, ont été interdits entre 1720 et 1770 (p. 130). Plusieurs moyens existaient alors pour « contourner » les règles de la censure. On appréciera également le style de Claudine Lavigne, qui débute son chapitre sur Voltaire en une formule efficace : « Lorsque Voltaire entreprend de lutter contre l’Infâme vers 1760, il doit adopter une écriture qui puisse à la fois rallier les lecteurs et rassurer les censeurs » (p. 165). Parmi ses nombreuses stratégies, Voltaire adopta pour signer ses livres les plus audacieux des pseudonymes d’ecclésiastiques et travestit les genres littéraires, particulièrement 102 Œuvres et Critiques pour ce qu’il nommait les homélies, les lettres, ou son Dictionnaire (pp. 169 et 171). La troisième partie contient des textes variés, mais le plus souvent descriptifs, dont quelques études de cas sur La Nausée de Sartre, Lolita de Nabokov, et même Emmanuelle : le livre et fameux le film à succès. Certains articles « transversaux », consacrés à la censure de manière plus large, méritent une attention toute particulière, et surtout l’étude du professeur Jean-Marie Seillan à propos d’un véritable petit guide la censure rédigé par l’abbé Louis Bethléem, qui connaît plusieurs rééditions à partir de 1905, sous le titre Romans à lire et romans à proscrire (p. 243). Ce classique de la censure sera vendu à 140 000 exemplaires et son auteur pourra être considéré comme un « maître de la censure » de la première moitié du XX e siècle (p. 243). L’excellente conclusion de Jacques Domenech se veut ouverte et contient l’embryon de plusieurs problèmes de recherche à explorer, particulièrement autour de l’autocensure : par exemple, à propos des hésitations de Jean- Jacques Rousseau, déjà évoquées dans un chapitre d’Andréas Pfersmann, le professeur Jacques Domenech formule la véritable question en ces termes : « Rousseau craint-il la censure ou se juge-t-il lui-même ? » (p. 370). Plus loin, on évoque à la suite de Jean Cayrol et de Claude Lanzmann l’impossibilité d’évoquer la Shoah autrement que par la littérature et le documentaire, par opposition à la fiction cinématographique (p. 370). Cet ouvrage collectif répond au-delà des attentes de ses lecteurs, car il couvre non seulement une grande variété d’époques et de cas, mais son propos touche un domaine de recherche très fréquenté dans l’édition anglosaxonne, mais trop peu abordé dans les études littéraires en France. Yves Laberge Marie-Claire Chatelain, Ovide savant, Ovide galant : Ovide en France dans la seconde moitié du XVII e siècle. Paris : Honoré Champion, Collection « Lumière classique », N o 77, 2008. 763 p. Une étude volumineuse sur un thème et une époque bien circonscrite - n’est-ce pas trop pour un demi-siècle ? Évidemment non ! Tout au contraire, l’auteur analyse un domaine particulièrement riche de la réception de ce poète en élucidant les deux volets par ailleurs inséparables : le discours critique et l’assimilation par le champ littéraire où la poésie du Romain renaît, métamorphosée, dans les formes et les genres poétiques français les plus divers. Ces analyses procurent un plaisir de lecture dû à la finesse des explications et à la clarté des développements. L’époque est bien choisie puisqu’elle innove dans la longue tradition des études savantes du poète Comptes rendus 103 romain en le transformant en modèle de la galanterie dont les différentes manifestations sont bien mises en lumière. Cette étude impressionne par une surabondance d’informations qui révèlent toujours des facettes peu connues. Les développements se divisent en trois parties : « La tradition ovidienne dans la seconde moitié du XVII e siècle » (15-304) ; « L’Ovide galant » (305-534) ; « Le pathétique élégiaque » (535-700). La première partie s’occupe des éditions, traductions et adaptations d’Ovide, la seconde de son rôle séminal dans l’essor des formes littéraires galantes, la troisième de l’esthétique élégiaque, que la « Conclusion générale » (701-707) rattache, grâce à des arguments très concluants, au concept du sublime chez Boileau. L’historien de la rhétorique pour lequel les dernières décennies du XVII e siècle conduisent à l’apogée du sublime découvre ce que cette version française de la catégorie de Longin doit à la galanterie, bien que Boileau se méfie de certaines manifestations de ce phénomène et soupçonne ses tenants d’affadir le domaine littéraire. Son Art poétique se réfère pourtant aux Métamorphoses pour évoquer « le délicat équilibre du style de l’idylle » (467) et il prend « Tibulle et surtout Ovide pour modèles de l’élégie amoureuse » (497). C’est ainsi que sont mises en évidence les dettes que la littérature sous Louis XIV contracte envers le poète romain. Nicolas Heinsius fournit dans son édition d’Ovide, dédiée à Jacques Auguste de Thou, le texte latin utilisé par tous. C’est la seule édition complète sur laquelle se base également celle ad usum Delphini publiée à Lyon en 1686 par Daniel Crespin. Dans la seconde moitié du XVII e siècle, les œuvres amoureuses éclipsent le prestige des Métamorphoses, « phénomène nouveau » (34), que Mme Chatelain met en parallèle avec l’essor de la galanterie et qu’elle explique par ce phénomène-même. La prédilection va maintenant aux Héroïdes quoique les Métamorphoses soient toujours garantes de l’érudition ovidienne offrant aux lecteurs « un accès facile à la fable » (105). Les traducteurs s’emparent d’Ovide à partir des années 60, particulièrement Michel de Marolles, dont les mérites semblent plus grands que ses nombreux détracteurs ne veulent le reconnaître. Il s’adonne à traduire et à publier toutes les œuvres d’Ovide en édition bilingue, conçue « comme un relais de la culture latine pour le XVII e siècle » (41) et « comme un exemple d’imitation littéraire » (255-256). Une comparaison des traductions de Lingendes avec celles de Marolles et de Martignac illustre l’évolution du programme des « belles infidèles » vers une plus grande exactitude chez Marolles et une fidélité accrue mais dépourvue de charme poétique chez Martignac (59-61). L’étude scolaire d’Ovide évolue de la focalisation sur la dimension rhétorique vers l’exercice du « jugement esthétique » (87). Chez Fénelon, l’enfant incarne « le lecteur naïf » (91) captivé par les fables d’Ovide, chez Du Boscq, la lectrice pratique « une lecture de plaisir » (92). L’auteur moderne 104 Œuvres et Critiques peut même se retrouver dans le poète romain et devenir un « Ovide français » (97) comme Bussy-Rabutin dont les lettres au roi sont mises par le père Bouhours en parallèle avec les Pontiques et les Tristes (99). Ce père jésuite déduit d’Ovide son concept de la pensée ingénieuse distinguée du concetto « par une finesse [qui] s’insinue en se laissant deviner » (119). Aux yeux de Boileau aussi bien que de Perrault, la fable ovidienne passe pour « le modèle poétique d’un sublime de la grâce » (141), par contre, la lecture allégorique des fables s’affaiblit. L’allégorie pratiquée par Ovide est, selon Rapin, « purement formelle » (176). Loin de mettre en cause le poète latin, les Modernes se rallient aux Anciens dans l’intérêt qu’ils portent « au discours des passions, à l’expression galante ou à l’expression naturelle du cœur » (237). L’élégie ovidienne sert de modèle pour créer « l’illusion d’une sincérité du cœur […] par la simplicité, la douceur du style » (221). La pastorale héroïque de Gabriel Gilbert, Les Amours d’Ovide, (281-290) transforme, suivant une démarche chère aux romanciers, le poète romain « en personnage galant » (297) et l’érige en « pédagogue de la séduction » (286) et en « figure tutélaire du Parnasse galant » (303). Les petits genres mondains, pratiqués abondamment à l’époque, s’inspirent sans cesse de l’œuvre ovidienne. Même les Jardins du père Rapin contiennent « une sorte de digression galante » (326) tandis que les Maximes d’amour de Bussy-Rabutin se présentent « comme un anti-traité de l’Art d’aimer » (341). L’originalité de cette étude se doit à une prémisse méthodologique : il faut se familiariser avec l’œuvre ovidienne autant que les gens cultivés du XVII e siècle, s’adapter à leur culture oratoire qui fait entrer cette œuvre, disséquée et ruminée, dans les archives de la mémoire culturelle pour l’exploiter au cours des différentes étapes de l’élaboration du discours sans s’adonner à l’étude - pédante - de l’école dont les habitudes de lecture se distinguent radicalement de celle du grand monde. Mme Chatelain possède tellement à fond l’œuvre du poète romain qu’elle peut explorer ces différentes possibilités de réagir au modèle d’Ovide selon les principes de l’invention, de la disposition et de l’élocution oratoires. C’est ainsi qu’elle analyse les multiples voies de l’intégrer dans un texte (en vers ou en prose). On aimerait présenter ici toutes ses interprétations instructives de la littérature du XVII e siècle, mais il faut se contenter, faute d’espace, de quelques échantillons particulièrement saisissants. Le rondeau pratiqué par Benserade (365-406) se distingue de la tradition chère à Voiture (378) et c’est son « traitement ésopique de la fable ovidienne » (405) qui explique son succès et le rapproche de l’écriture de la fable galante chez La Fontaine. La Fontaine (407-532) innove « dans la poésie mythologique, [parce qu’il] recherche moins la citation que l’esthétique ovidienne » (453). Ces principes lui « permettent l’invention d’une forme nouvelle qui conjugue à l’esprit d’Ovide [sa propre] modernité » (493). Les Lettres portugaises (577-620) Comptes rendus 105 sont des épîtres élégiaques relevant de la tradition des Héroïdes. L’entrée en matière « Considère, mon amour », qui suscita la fameuse dispute entre F. Deloffre et W. Leiner sur l’impacte de la rhétorique dans le style de la passion, est « une caractéristique de l’épître élégiaque » (583) et, comme dans la huitième héroïde, les larmes y « remplacent la vue de l’aimé » (593). Ferrier de La Martinière applique « sans grande originalité » (361) la pensée ovidienne au débat contemporain sur le théâtre, mais Racine s’en sert avec grand succès. Le chapitre remarquable sur la tragédie racinienne (621-698) révèle les riches effets que ce grand dramaturge sait en tirer. Un des atouts de cette troisième partie du volume consiste précisément à révéler l’inspiration ovidienne dans l’élégie galante (539-575) et ses liens avec la tragédie de Racine. Mme Chatelain ne s’inquiète nullement de l’absence d’Ovide parmi les autorités alléguées dans les préfaces des tragédies puisque la correspondance racinienne des années 1660-1663 affiche « une manifestation, parfois très ostentatoire, d’une culture commune aux gens de lettres » (622) dans laquelle s’inscrit son « annotation scrupuleuse des poèmes d’Ovide en 1661 » (623). L’impact du poète romain sur la dramaturgie racinienne explique l’importance des caractères dans sa dramaturgie, l’utilisation des figures rhétoriques comme par exemple l’éthopée ou l’hypotypose et particulièrement la « puissance d’attendrissement des pleurs » (676). Dans Bérénice, Racine exploite l’élégie ovidienne pour fonder le tragique « sur une interprétation plus affective, plus pathétique » (695) d’Aristote. Le livre de Mme Chatelain détecte un grand nombre de témoignages de la présence d’Ovide dans la littérature de la seconde moitié du XVII e siècle. Les spécialistes lui en savent gré et ils auront intérêt à consulter dorénavant cette étude précieuse. Volker Kapp Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) Livre reçus A LVAREZ , David (éd.) : Alain-René Lesage, Œuvres complètes, sous la direction de Christelle Bahier-Porte et Pierre Brunel, tome 9, Œuvres « adaptées » I : Nouvelles aventures de l’admirable Don Quichotte de la Manche. Edition critique de David Alvarez. Paris: Champion, 2009 (Source Classiques : Collection dirigée par Philippe Sellier, 89). 733 p. B OUTIN , Anne : Parole, personnage et sujet dans les récits littéraires de Benjamin Constant. Préface de Gérard Gengembre. Genève : Éditions Slatkine, 2008 (Travaux et recherches de l’Institiut Benjamin Constant, publiés sous la direction d’Étienne Hofmann, 10). 589 p. D OTOLI , Giovanni ; Marcella Leopizzi (éds.) : Alain-René Lesage, Œuvres complètes, sous la direction de Christelle Bahier-Porte et Pierre Brunel, tome 10, Œuvres « adaptées » II : Nouvelle traduction de Roland l’Amoureux. Texte établi, introduit et commenté par Giovanni Dotoli et Marcella Leopizzi. Paris : Champion, 2009 (Source Classiques : Collection dirigée par Philippe Sellier, 89). 724 p. G OLDZINK , Jean : Beaumarchais dans l’ordre de ses raisons. Saint-Genouph: Nizet 2008, 220 p. L UND , Hans Peter (éd.) : L’Italie dans l’imaginaire romantique. Actes du colloque de Copenhague, 14-15 septembre 2007. Édités par Hans Peter Lund en collaboration avec Michel Delon. The Royal Danish Academy of Sciences and Letters, 2008 (Historisk-filosofiske meddelelser 105). 310 p. M ALACHY , Thérèse : Le Théâtre dans la cité. Saint-Genouph : Nizet, 2008. 230 p. M AZOUER , Charles (éd.) : Farces du Grand Siècle. De Tabarin à Molière : Farces et petites comédies du XVII e siècle. Introduction, notices et notes par Charles Mazouer. Nouvelle édition revue et corrigée. Presses Universitaires de Bordeaux, 2008 (Parcours universitaires). 483 p. S TAUDER , Thomas (éd.) : Simone de Beauvoir, cent ans après sa naissance. Contributions interdisciplinaires de cinq continents. Tübingen : Gunter Narr Verlag, 2008 (édition lendemains, 8). 480 p. T SUJIKAWA , Keiko : Nerval et les limbes de l’histoire: Lecture des « Illuminés ». Préface de Jean-Nicolas Illouz. Genève : Droz, 2008 (Histoire des idées et critique littéraire, volume 448). 319 p. Œuvres & Critiques, XXXIV, 1 (2009) A NNE H ERSCHBERG P IERROT Université de Paris VIII Département de Littérature française 2 rue de la Liberté F-93526 Saint-Denis Cedex V OLKER K APP Universität Kiel Romanisches Seminar Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel Y VES L ABERGE Département de sociologie Université de Laval Québec, G1V 0A6 Canada J ACQUES N EEFS The Johns Hopkins University Department of German and Romance Languages and Literatures 3400 North Charles Street Baltimore MD 21218 S USI P IETRI Università degli Studi di Parme Via Università 12 I-3100 Parma T IPHAINE S AMOYAULT Université de Paris VIII UFR Histoire, Littératures, Sociologie 2 rue de la Liberté F-93526 Saint-Denis Cedex G ISÈLE S ÉGINGER Université Paris-Est Marne-La-Vallée Cité Descartes 5, Bd Descartes Champs sur Marne F-77454 Marne La Vallée Cedex 2 Adresses des auteurs
