Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2009
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Abonnements 1 an: € 68,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax: +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail: <info@narr.de> ISSN 0338-1900 Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Sommaire M ICHEL P ETERSON Avant-propos - L’écriture-Lacan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 S ERGE H AJLBLUM † Φ Ψ Ω L’Esquisse à la lettre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 P HILIPPE W ILLEMART Où est le sujet dans la rature du manuscrit? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 A NNE É LAINE C LICHE Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 J UTTA W EISER Littérature moraliste et psychanalyse: la poétique du désir chez Lacan . 69 et La Rochefoucauld M ICHEL P ETERSON Coup d’envoi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 D ANIEL P USKAS L’atelier d’écriture à la Libre Association de psychanalyse de Montréal . 117 A RKADY P LOTNITSKY On Lacan and Mathematics . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 Comptes rendus L’Éloge lyrique, sous la direction d’Alain Génetiot . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 (Yvonnne Bellenger) Livres reçus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157 Adresses des auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 s 8 Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Avant-propos L’écriture-Lacan Michel Peterson Dans « Pour l’amour de Lacan », une conférence prononcée en 1992, Jacques Derrida situe politiquement l’impératif catégorique d’une lecture systématique et déconstructionniste de l’œuvre du psychanalyste : Je considère comme un acte de résistance culturelle l’hommage public à une pensée, un discours, une écriture difficiles, peu dociles à la normalisation médiatique, académique ou éditoriale, rebelle à la restauration en cours, au néo-conformisme philosophique ou théorique en général (ne parlons pas de la littérature) qui aplatit et aplanit tout autour de nous, tentant de faire oublier ce qu’a été le temps de Lacan, l’avenir et aussi la promesse de sa pensée, et donc d’effacer par là le nom de Lacan […]. 1 Si l’acte de lecture de Lacan se fait aujourd’hui si nécessaire, plus que jamais, ce n’est pas (et aucunement) parce que la psychanalyse at large n’a pas toujours bonne presse. C’est surtout parce que la résistance organisée à Lacan persiste pour ainsi dire de l’intérieur, à savoir de la lacanerie ellemême, composée d’une myriade de sectes, certaines ne s’autorisant que de ce qu’elles assurent ne relever que de sa parole, d’autres de la vérité qu’elles croient détenir de ses textes, sacralisés. Le tranchant de la démarche de Lacan s’en trouve alors désarticulé dans sa coupe, dans son vacillement spéculatif permanent entre la voix et l’écriture, clivage qui reconduit sa pensée pourtant somptueuse au logocentrisme le plus terne. 2 Or, on rencontre malencontreusement sur la route trop de ces jacquots qui n’ont de cesse 1 Résistances de la psychanalyse, Paris, Galilée, 1996, p. 64. 2 Jacques Nassif écrit à ce propos, dans un texte qui souligne les aspects insidieux des sectes lacaniennes : « […] des transcriptions [il s’agit de celles du Séminaire], une fois publiées, cela donne des textes, une écriture privée de toute la charge contextuelle dont elle pouvait être bourrée et où le je du locuteur, loin de courir, était et reste encore bien encombrant. Car il se pourrait bien, en effet, que son invention touche moins aux choses mêmes dont il traite, qu’au style de son énonciation, que je pourrais définir comme une diagonalisation entre l’oral et l’écrit, faite pour rendre plus exhaustif le comput des effets du signifiant, les uns relevant de l’énonciation par la voix, et les autres de la lecture des énoncés dont elle part 4 Michel Peterson de faire fonctionner la compulsion de répétition, là où s’imposerait une éthique vivante et différenciatrice de la discussion. Heureusement, dirai-je non sans quelque morgue, les collaborateurs de ce dossier consacré à l’écriture et à la différance Lacan, à son archi-écriture - à son mouvement originaire, à ses traces, ses frayages, comme à ce que tout cela produit chez le sujet qui s’affronte à une telle œuvre, quelle que soit la porte d’entrée qu’il choisit -, ne tombent pas dans ces travers odieux et heuristiquement contre-productifs. Il reste tant à faire si nous voulons poursuivre Lacan, demeurer attentif à son graphein, à son nom, passer au troisième temps pour la psychanalyse appelé par Jacques Nassif 3 , aussi téméraire que ce geste puisse sembler à certains. Et d’abord, au lieu de verser dans la prose encomiastique ou dans les études d’influence, toujours gorgées d’anxiété, à dégager le magnifique et gigantesque intertexte qu’il faisait si princièrement travailler - y compris aux moments, nombreux, où il utilisa en écrivain et penseur le plagiat, la seconde main, pour reprendre la belle formule d’Antoine Compagnon. On songe à tout ce qui lui vient de Georges Bataille, qui le précède, n’en déplaise à ces oiseaux que j’évoquais, mais d’une précédence relevant de la logique de l’inconscient et non de l’ordre du temps réglant nos vies quotidiennes et nos tressaillements intellectuels. Il vaut la peine, pour remettre les choses en perspective et serrer d’un peu plus près l’événement Lacan, mettre en lumière un de ses points de capiton, peut-être même l’ombilic de l’un de ses rêves, de citer un long extrait (on voudra bien me le pardonner) du livre que Bernard Sichère consacre à Bataille : Remettre Bataille (le Bataille des années 1934-1939) en situation, ce n’est pas du tout effacer ou amoindrir la singularité de son intervention, c’est au contraire lui restituer toute son ampleur [idem en ce qui concerne Lacan] : c’est comprendre comment cette singularité découla d’un ensemble de hasards en regard desquels Bataille put décider d’être cet événement qui porte son nom. De cette singularité et de la manière dont elle put exercer un effet majeur dans le monde intellectuel juste à la fin de la guerre, nous avons au moins un témoignage éclatant, un puissant symptôme : la fameuse Conférence sur le péché donnée à Paris en mars 1944 (O.C., VI, pp. 315 sq.), Instantané stupéfiant propre à nous restituer l’influence d’une parole sans égale au moment où l’on aurait pu croire Bataille sans voix et disparu dans la tourmente. Qui avait répondu « présent » ? Les amis, bien sûr, Klossowski, Blanchot, Leiris (Lacan s’est absenté, choisissant de rester dans la coulisse), tout le clan existentialiste (Sartre, qui vient d’assassiner Bataille dans un article, Merleau-Ponty, Simone de ou, alternativement, qu’elle produit. » « Monsieur Valdemar, encore ? », version consultée sur le site des Cartels constituants de l’analyse freudienne, p. 14-15. 3 Un troisième temps pour la psychanalyse, Montréal, Liber, 2006. Avant-propos 5 Beauvoir, Camus), la NRF (Paulhan), les hégéliens (Hyppolite, faute de Kojève), la théologie catholique et la mystique (Daniélou, le père Dubarle, Madaule, Gabriel Marcel, Massignon)… Autant dire que, dans les derniers soubresauts de la guerre, Bataille est capable de mobiliser sur son nom une partie considérable de la scène intellectuelle (communistes exclus) depuis un ailleurs qui déconcerte la pensée religieuse (le père Daniélou apparemment n’en revient pas), qui embarrasse fortement un hégélien comme Hyppolite, qui exaspère enfin très fortement Sartre (lui qui vient de fustiger ce « nouveau mystique » et son « rire jaune »). Cette puissance doit être située exactement : elle est celle d’un homme qui pense, comme Lacan le pensera plus tard, que la « question Dieu » n’est pas réglée, que la question de l’athéisme ou de l’« athéologie » (puisque c’est le mot de Bataille) continue de devoir être posée d’une manière qui suppose la remise en chantier radicale de toutes les catégories philosophiques y compris la catégorie de « sujet », sur la base d’un matérialisme qui a ceci d’étrange (dans la tradition du moins du matérialisme philosophique) qu’il présuppose une mise en jeu nouvelle des forces subjectives, c’est-à-dire ce que Bataille nomme « expérience intérieure » (comme production d’un sujet hétérogène aux représentations philosophiques de la modernité). 4 Même s’il le faudrait, je ne commenterai évidemment pas ici ce passage qui repère de manière aiguë quelque chose d’essentiel que Lacan reprendra à Bataille, c’est-à-dire, d’abord et avant tout, la capacité de se décentrer par rapport au savoir et à la vérité, de même que par rapport à la psychanalyse et à ses institutions, quoi qu’on pense d’elles, bref, à déplacer la pensée, à la déporter sans mollir devant l’inquiétance pulsionnelle. D’où l’impérieuse nécessité de situer la situation de Lacan en s’avisant de ceci, que Sichère précise en note, après avoir souligné l’absence de Lacan à la conférence : « La proximité alors de Lacan à Bataille est certaine, mais en effet étrangement dérobée. Cette proximité problématique est certainement l’une des conditions de possibilité de l’élaboration de la pensée de Lacan en même temps qu’elle est liés fortement à des données biographiques que Lacan préféra taire. » 5 Car s’il est une question que Lacan tenta de penser à l’aide de l’incroyable batterie de concepts qu’il déployait, jusque dans la logique modifiée et la topologie, c’est bien le Malin génie de Dieu qui continue de nous hanter, de faire résonner ses cordes spectrales. Nous avons beau aborder une autre ère, fascinante et troublante, dans laquelle la technologie modifiera à tout jamais et rapidement la mémoire de l’humain de même que son rapport aux autres espèces, aux 4 Bernard Sichère, Pour Bataille - Être, chance, souveraineté, Paris, Gallimard, 2006, p. 71-72. De cet ouvrage, il faut lire le quatrième chapitre finement intitulé « Bataille, Lacan » (p. 139-164). 5 Ibid., p. 71. Sichère se réfère ici à Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Séguier, 1987, p. 256. 6 Michel Peterson autres règnes, y compris du virtuel, Dieu veille toujours… à moins que nous ne puissions, nous, nous empêcher de le veiller sur You-Tube et sur Twitter, dans la diffusion macrovisuelle comme dans le microblugging. Ne serait-il pas d’ailleurs captivant de se demander ce qui, au-delà, mais peut-être en deçà des enjeux spécifiquement académiques de la French Theory aux Etats-Unis, a pu faire que les théories lacaniennes fassent leur nid dans une culture et une subculture (encore que cette dichotomie soit des plus sujettes à caution) massivement habitée par la canonique formule In God We Trust. Il suffit d’écouter la star Slavoj Zizek pour constater à quel point la mise en branle du désir par Coca-Cola n’est pas étrangère à la jouissance de Ste-Thérèse. L’idée de proposer ce dossier consacré à l’écriture-Lacan s’est progressivement imposée à moi au cours du séminaire que je donne à l’École lacanienne de Montréal, et dans lequel j’ai pu avec les participants mesurer à quel point Lacan continue de ne pas être lu. Je fréquente son œuvre depuis maintenant près de 30 ans. Une langue de bois s’est désormais installée, aussi triste que la figure du chevalier de la Manche, qui assure que son écriture est redoutable, illisible, voire, plus sottement, que ses thèses étaient celles d’un fumiste ou d’un pécheur ne respectant pas les règles de l’« objectivité » scientifique, ce qui permet de rejeter son discours du côté du relativisme postmoderniste soi-disant de gauche. 6 Pourtant, on constatera, à la lecture d’Arkady Plotnitsky, qui clôt ce dossier, que le rapport de Lacan aux sciences - ici aux mathématiques -, sans avoir été celui d’un professionnel (et il le savait), fut celui d’un homme averti non seulement de la rigueur qu’elles impliquent, mais également de la dimension imaginaire de leur usage. S’appuyant sur Deleuze et Guattari, Plotnitsky se penche sur les relations entre les concepts mathématiques et les concepts psychanalytiques pour mettre en lumière comment les premiers permettent l’étayage pour ainsi dire métaphorique des seconds (ainsi qu’on le voit avec des figures comme la bande de Mœbius ou la bouteille de Klein) quand il s’agit d’entendre le fonctionnement des structures psychiques. En caricaturant la position de Lacan à l’égard des sciences, en multipliant la haine, c’est la psychanalyse elle-même qui se trouve - elle en a l’habitude et cela lui permet de garder la forme… - contestée à partir d’idéologies tablant sur l’élimination de la voix du sujet (éradication qu’on nommerait plus justement en utilisant le terme analytique de forclusion). Ce qui n’est pas en soi si mauvais… et qui constitue, comme le soulignait récemment Prado de Oliveira, une preuve de santé. 7 6 Je fais évidemment allusion au décevant ouvrage d’Alain Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997. 7 Luiz Prado de Oliveira, Les pires ennemis de la psychanalyse, Montréal, Liber, 2009. J’ai moi-même repris cette position dans « Entendre les voix », Spirale, no. 228, septembre - octobre 2009, p. 100-102. Avant-propos 7 Ce qui néanmoins inquiète avec ce fantasme de solution finale, c’est qu’on mise sur une époustouflante ignorance non seulement, souvent, de l’œuvre de Freud, sans laquelle on ne peut pas lire Lacan, mais des arrimages de ce dernier, c’est-à-dire sa discussion intense avec, entre autres, la philosophie (Platon, Aristote, Descartes, Spinoza, Hegel, Marx, Heidegger, Bataille, Althusser…), l’anthropologie (Lévi-Strauss, Mauss, mais pas seulement), la linguistique (Saussure, Jakobson, Guillaume, Peirce…) et la littérature - d’Aristophane et d’Apulée à Shakespeare, Racine, Goethe, Poe, Claudel, Péguy, Breton, Gide, Joyce… Dans cette tapisserie théorique digne tout autant des métiers des fileuses de Tout Ankh Amon que de l’art de Rubens, ne pourrait-on pas au fond, à l’autre bout des sciences, envisager l’œuvre de Lacan à partir de la question générale que pose Érik Porge : « En quoi la psychanalyse est-elle une forme de littérature ? », avec son corollaire : « Comment la littérature devient-elle affine à la psychanalyse ? » 8 Évidemment, les modalités de relation qu’entretiennent littérature et psychanalyse sont d’une grande complexité et le projet du présent dossier n’est nullement de les épuiser, d’autant plus que, « Dès son origine, la psychanalyse, rappelle Jean-Louis Hue, a partie liée avec la littérature. » 9 Dans un colloque consacré à la lecture lacanienne de la littérature, la question de l’autre scène, « endroit du dé-lire » 10 , de cet hypertexte des écrivains du monde, menait chacun des participants à tenter de dégager quelles ressources fournit la littérature à la psychanalyse, adoptant ainsi d’une certaine manière le point de vue de Pierre Bayard selon qui il est possible d’inverser les habitudes et d’appliquer la littérature à la psychanalyse. 11 Reste que la première ne saurait servir tout simplement de réservoir à la seconde, l’un de ses champs d’application ou l’un de ses Savoirs insus de l’écrivain qui est par elle investie. Le critique argentin Nicolás Rosa, proposait, lui, que littérature et psychanalyse soient pensées dans une relation de perfusion 12 , se nourrissant l’une l’autre, ce que l’œuvre de Freud démontre à chaque détour. D’autres, comme Éric 8 « Lacan, la poésie de l’inconscient », dans Lacan et la littérature, textes rassemblés et présentés par Éric Marty, Houilles, Manucius, 2005, p. 61. 9 « Voyage autour d’un divan », Magazine littéraire, « Les écrivains et la psychanalyse », no, 473, mars 2008, p. 3. 10 Pierre Glaude, Contre-textes. Essais de psychanalyse littéraire, Toulouse, Ombres, 1980, p. 21. 11 Outre Lacan et la littérature, on consultera également, parmi plusieurs autres publications, le no. 39 de la revue Texutel (UFR de Sciences des textes et documents de l’Université Paris 7), 1999, et Lacan, sous la direction de Jean-Michel Rabaté, Paris, Bayard, 2005. De Bayard, il convient de lire Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? , Paris, Minuit, 2004. 12 En particulier dans Los fulgores del simulacro, Santa Fe, Universidad Nacional del Litoral, 1987, et dans El arte del olvido, Buenos Aires, Puntosur, 1990. 8 Michel Peterson Marty, optent au contraire pour une hétérogénéité absolue entre ces deux champs de l’expérience humaine. 13 Encore une fois, il ne s’agit bien sûr pas de décider ici de cette indécidable, surtout que, comme le disait avec une grande force Derrida il y a déjà longtemps, « il y a peu de littérature », entendant par là une pratique de l’hymen non référée à l’Ontologie et mettant en jeu la mimesis. C’est ici l’immense question du sujet de et dans l’écriture qui est posée, et que Philippe Willemart, grand spécialiste de Proust et de l’étude des manuscrits, développe - en partant du ciel constellé des Incas pour nous emmener sur les rivages de Pascal Quignard et de Vincent Descombes - dans une théorie critique de Lacan qui prend pour point de départ l’idée que l’écriture se trouve pour ainsi dire « encadrée » par le désir et la jouissance. Avant d’écrire, l’écrivain ne saurait en effet savoir ce qui de son désir va se révéler. L’œuvre produit un auteur et non l’inverse, au point qu’elle tue l’homme et la femme en chair et en os. La lituraterre lacanienne n’est-elle pas le signe de cette thanatographie, de ce travail de « désénonciation » ? En confrontant plusieurs conceptions du sujet, Willemart éclaire le bout de réel qui, excitant libidinalement l’écrivain, le conduit sur les sentiers de la création. Épinglé à l’Autre, le scripteur construit ce que le critique, reprenant Butor, appelle un « texte mobile », approfondissant sa théorie selon laquelle la rature est la voie royale de la création. Un autre parcours nous est proposé par le regretté Serge Hajlblum dans sa lecture intrigante de l’Esquisse pour une psychologie scientifique (Entwurf) de Freud. Ceux et celles qui ne sont pas familier du champ psychanalytique pourront douter de la pertinence de cette contribution dans ces pages. En fait, les raisons de sa publication sont nombreuses. D’abord, après de longues années d’étude assidue de ce texte capital dans le déploiement de la pensée de Freud en particulier et de la psychanalyse en général, Hajlblum en était venu à le lire à la lettre, pourrait-on dire, disposant comme sur un tableau les différents systèmes neuronaux afin d’identifier dans la construction freudienne une figure typiquement lacanienne, à savoir la bande de Mœbius. 14 Il y a aussi que ce texte, qui demeurera à jamais interminable, et que j’ai transcrit pour ce numéro, était destiné à un livre dont nous rêvions lui et moi pour la collection « Voix psychanalytiques », que je dirige pour le compte des éditions Liber, à Montréal. Ce « 1 er essai de lecture » devait être déplacé et condensé par d’autres réflexions sur la question de l’aphasie, en particulier par la republication des Mémoires d’un médecin aphasique, du Dr Saloz, père, 13 « Lacan et Gide », dans Éric Marty, op. cit., p. 141. 14 Lacan s’était d’ailleurs intéressé à l’Esquisse comme l’un des schémas freudiens de l’appareil psychique, dans le Séminaire II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, leçons VIII, IX et X. Avant-propos 9 atteint « instantanément » d’aphasie totale avec « cécité verbale et agraphie absolue », en 1911, alors qu’il allait entrer dans sa soixantième année, puis complètement guéri à la suite d’un courageux travail de rééducation. Le texte aurait été repris de la version publiée originalement par les Archives de psychologie (Genève, Librairie Kundig, 1919), recueillie et annotée par le Dr F. Naville. Serge n’aura eu le temps que de publier Hors la voix. Battements entre aphasie et autisme 15 , un petit livre au style vif, malheureusement passé quelque peu inaperçu, mais qui mériterait une lecture attentive parce que la question de la lettre et de l’écriture s’y posait constamment en sourdine, avec insistance - comme par exemple dans le débat entre Paul Broca et Émile Littré au sujet des mots aphasie et aphémie. Enfin, la présence de cette étude de l’Esquisse en tête de cet ensemble relève de l’hommage personnel et d’un salut de l’École lacanienne de Montréal, à qui sa pensée a tant apporté. Pour ma part, je propose une amorce de réflexion sur les liens problématiques entre Lacan et Derrida, massivement déniés par les lacaniens, aux prises avec une sorte de terreur inanalysée. 16 Il aura d’ailleurs fallu attendre la publication du séminaire de Lacan dédié à Joyce, Le sinthome, pour que Jacques-Alain Miller, responsable de son édition au Seuil, daigne en dire quelque chose d’une manière résolument ambiguë. 17 De mon point de vue, beaucoup de ce qui se sera écrit depuis Lacan et Derrida dans et sur la psychanalyse aura eu affaire, même sans qu’il y paraisse toujours, avec ce contentieux, d’où la nécessité de s’atteler à cette tâche analysante et déconstructionniste de lecture, laquelle n’en est qu’à ses débuts, comme je tente de le montrer. Anne Élaine Cliche, de son côté, insiste sur la fonction de la poésie dans le dévoilement ou de l’articulation de la vérité du rapport au signifiant et à la lettre. Alors que la démarche derridienne identifiait les lieux et les moments où Lacan se trouvait repris par la métaphysique et le phallogocentrisme, l’auteure met l’accent sur la poétique comprise comme logique et dégage une poétique du sujet de la création, rejoignant par là le propos de Willemart. Après avoir revisité la lecture par Lacan de la trilogie des Coûtfontaine, de Claudel, Cliche montre comment toute poétique singulière met en acte, à même le style, un rapport spécifique au signifiant et au Symbolique. Le corps devient dans cette topologie un effet d’écriture, « la mise à découvert, dans la langue et la forme du texte, d’une ‹brisure› [Hajlblum parlait, lui, 15 Montréal, Liber, 2006. 16 Laquelle fait d’ailleurs suite à la réflexion que j’ai dessinée dans « La galaxie baroque de Lacan », Œuvres et Critiques, dossier « La question du baroque », dirigé par Dorothea Scholl, XXXII, 2, 2007, p. 171-188. 17 « Lacan et Derrida, chacun est grand dans son genre, il s’agit seulement de savoir lequel. » « Notice de fil en aiguille », dans le Séminaire XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 235. 10 Michel Peterson de bruisures 18 ], celle, peut-être, du corps psychique archaïque du poète (pour reprendre le terme de Lacan), de sa matérialité : ce corps-là, dans son éclatement, mais tout de même nouveau parce qu’au dehors et articulé en langue. » S’impose là une prise en compte du fantasme informant le texte, le trauma originaire transpirant dans toute inscription, dans toute écriture, au point que la « mise à mal de la langue dans la langue » commande un rapport proprement physique à la vérité et au savoir de l’inconscient. C’est lui aussi dans l’horizon de la création que Daniel Puskas nous offre à penser le projet de l’Atelier d’écriture de la Libre Association de Psychanalyse de Montréal, lieu qui comporte parmi d’autres particularités celle de réunir six psychanalystes 19 passionnés par la question de l’écriture. Il associe le fonctionnement de ce groupe à la modalité que Lacan avait désignée par le vocable de cartel, qui implique une prise en compte du désir et du transfert tels qu’ils se manifestent dans un collectif. Lui-même mobilisé par le pourquoi écrire ? , Puskas en vient à soulever la question du rapport entre temps et acte d’écriture en s’appuyant sur le célèbre texte de Lacan « Le temps logique et l’assertion de la certitude anticipée » 20 , pour fournir un éclairage à la scansion ponctuant cet abord original de l’obsession des mots qui affecte le psychanalyste et l’écrivain. 21 Enfin, le remarquable article de Jutta Weiser nous entraîne dans une problématique fondamentale de la psychanalyse et de l’écriture lacaniennes, c’est-à-dire à l’intersection de la conception moraliste de l’amour-propre et du narcissisme. On sait à quel point Lacan appréciait les Maximes de La Rochefoucauld qui, lui, s’inscrit dans une lignée allant de l’Antiquité à Nietzsche et dans laquelle vient se coucher, selon Lacan, Freud lui-même. Prenant la suite de Serge Doubrovsky, auteur avant elle du seul article sur le sujet, Weiser nous propose une lecture cossue qui fait du moraliste un réel précurseur de Lacan, apportant ainsi une contribution significative à l’histoire de la découverte de l’inconscient inaugurée par Henri Ellenberger. La thèse de Weiser s’avère suffisamment stimulante pour qu’on doive la placer au cœur d’une réflexion sur la constitution du Symbolique et de la fonction du Nom-du-Père : « […] l’étude de la littérature moraliste et du courant anti-cartésien a laissé des traces profondes dans la pensée de Lacan et, qu’à côté de la perspective freudienne qui en reste bien sûr la clef de voûte, la perspective moraliste est entrée abondamment dans ses propres théories. » 18 « J’appelle bruisures les difficultés aphasiques par lesquelles il est possible d’aborder la question de l’objet voix dans le champ de la psychanalyse. » Op. cit., p. 65. 19 Il s’agit actuellement de Claude Brodeur, Denise Noël, Marie Normandin, Monique Pallacio, Daniel Puskas et moi-même. 20 Dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197-214. 21 Jean-Louis Hue, op. cit. Avant-propos 11 Nous sommes au seuil du nouage entre l’identification, la connaissance de soi, l’aliénation du sujet et la méconnaissance, le mot amour-propre, « signifiant-carrefour » fonctionnant comme surface de rencontre de chaînes de signifiants construits selon un modèle qui ne peut pas ne pas nous reconduire à la pulsion de mort. Ce qui me ramène, pour conclure cet avant-propos, à la nécessité de lire l’écriture-Lacan et donc, à la question du rapport, outre lettre, entre psychanalyse et démocratie, rapport que Lacan ne cessa jamais de mettre sous le signe du lien social, du vivre-ensemble : « Le discours que je dis analytique, c’est le lien social déterminé par la pratique d’une analyse », dit-il justement dans Télévision 22 . Et pour en rajouter à ce sujet, je reprendrai Derrida affirmant à des nombreuses reprises que la psychanalyse constitue avec la littérature le cœur même de la démocratie. Lacan, s’appuyant sur la littérature, fut un penseur clinique du politique. Souhaitons que ce dossier en ouvre la mesure abyssale. 22 Dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 518. Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Φ Ψ Ω L’Esquisse à la lettre 1 2 * Serge Hajlblum† Ce « traitement », ce rapport de l’homme à l’homme, est celui qui se manifeste pour l’instant sous diverses rubriques, qu’un seul mot peut provisoirement représenter : psychologie. J’en vois le sens, c’est-à-dire j’en vois les dangers. La psychanalyse occupe là une position suréminente d’où chacun de ses tenants ne songe qu’à déchoir - pour concourir à quelque grand et général abaissement. Jacques Lacan, 7 avril 1953. … mais si l’on va en descendant on se dirige sûrement vers la Préfecture de Police. Georges Canguilhem, « Qu’est-ce que la psychologie ? », Cahiers pour l’Analyse C’est dans un état proche de celui du rêve que Freud a écrit φ ψ ω, autrement nommé par Ernest Jones Entwurf, soit l’Esquisse. 3 1 Dans ce travail, je me réfère simplement à la traduction de Claude Van Reth parue aux éditions PUF, Paris, 1969, dans l’ensemble intitulé La Naissance de la psychanalyse. Je la noterai PUF. Toutefois, quand cette traduction laisse quand même par trop à désirer, j’utilise celle proposée par Suzanne Hommel, avec la participation d’André Albert, Éric Laurent, Guy Le Gauffey et Erik Porge, parue en supplément réservé du bulletin PALEA, nos. 6, 7 et 8. Je la noterai Palea. Enfin, je n’hésiterai pas à recourir au texte allemand dans Aus den Anfängen der Psychoanalyse 1887- 1902, S. Fischer Verlag, 1952. À ce propos, si traduire c’est trahir, ce l’est aussi en ce sens que nulle traduction ne peut faire fi de la ou des théorie(s) courant les discursivités dans les langues où elle est effectuée. Ceci est particulièrement sensible dès ce texte. 2* Je remercie Stéphane Quinn, psychanalyste membre de l’École lacanienne de Montréal, d’avoir développé une version claire et compréhensible des esquisses graphiques laissées par Serge Hajlblum (N.d.é.). 3 « […] un long essai auquel nous avons donné le nom d’Esquisse… », dans La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, trad. fr. Anne Berman, Paris, PUF, vol. 1, p. 416. Aussi : la note anglaise renvoyant au titre, dans La Naissance de la psychanalyse : « Il fait aussi mention de ‹psychologie à l’usage des neurologues› et de ‹φ ψ ω› ». 14 Serge Hajlblum† Tout ce qu’il propose de la mise en forme du système général du fonctionnement de l’appareil (Apparat) du psychisme est présenté comme une formation jaillie et de la fébrilité consécutive à sa rencontre avec son ami Fliess (« Le 4 septembre, il se rend à Berlin pour y voir Fliess et certainement pour discuter avec lui des problèmes en question. Très agité après ces entretiens, il ne peut attendre d’être revenu chez lui et commence à rédiger son Esquisse dans le train ; c’est pour cette raison que la première partie du travail est écrite au crayon. » 4 ), et de la satisfaction d’un désir réalisé. D’un côté, dans sa lettre du 23.9.95, il écrit à Fliess, entre autres choses : « Si je t’écris aussi rarement, c’est uniquement parce que j’écris beaucoup pour toi. Dans le train, j’ai commencé à rédiger un exposé sommaire du ΦΨΩ que tu auras à critiquer […] … Cela forme déjà un imposant volume, du griffonnage [Geschmier : le brouillon] naturellement, mais qui constituera, j’espère, un bon support à tes données sur lesquelles je fonde grand espoir [ce qui est très certainement à rapprocher de ce rêve qu’il énonce dépouillé de tout récit, de toute narration et qu’il signifie dans la Traumdeutung : « Je me rappelle un rêve qui, au réveil, m’avait paru si bien construit, clair et complet [lückenlos : sans faille] 5 que, encore sous l’ivresse du sommeil [Schlaftrunkenheit : la torpeur]. Je projetais de créer une nouvelle catégorie de rêves qui ne serait pas soumise au mécanisme de la condensation et du déplacement, mais serait qualifiée de ‹fantasme pendant le sommeil›. Un examen plus attentif découvrit dans ce rêve d’espèce rare les mêmes déchirures et les mêmes incohérences [Risse und Sprünge] que dans les autres ; je dus laisser là les fantasmes pendant le sommeil. Le contenu du rêve était que je présentais à mon ami une théorie difficile et longtemps cherchée de la bisexualité » 6 . D’un autre côté, dans cette même lettre, il note ceci : « Avant-hier, un songe m’a fourni la plus amusante confirmation du fait que le motif des rêves est bien une réalisation de désir. » 7 φψω comme griffonnage serait-il un moment premier de nouage : « Le travail du rêve empiétait [griff über : enchaînait] en quelque sorte sur les pre- 4 Ernest Jones, op. cit., p. 418-419. 5 Lückenlos : ce terme apparaît dans un moment déterminant de la Contribution à la conception des aphasies, pour articuler la différence entre ce qu’il nomme la projection et la représentation : « Im Rückenmark allein […] sind die Bedingungen für eine lückenlose Projektion der Köperperipherie vorhanden. » Ce que Claude Van Reth traduit par : « les conditions d’une projection sans lacune de la périphérie du corps n’existent que dans la moelle épinière. » La représentation (dans la Contribution : Repräsentation) est donc un effet de Lücke, du lacunaire, de la faille. Quelques lignes après, il emploie le verbe vertreten pour dire représenter. 6 Sigmund Freud, L’Interprétation des rêves, trad. fr. I. Meyerson, Paris, PUF, 1967, p. 285. Soit « […] les mêmes solutions de continuité et sauts […] ». 7 Freud, lettre du 23/ 09/ 95, op. cit. Φ Ψ Ω L’Esquisse à la lettre 15 mières pensées de la veille [das erste wache Denken : les pensées de la veille] […] » 8 , ou encore, « Il m’est arrivé souvent ainsi qu’à d’autres psychanalystes et à des malades suivant un traitement psychanalytique d’être, si l’on peut dire, réveillés par un rêve et de commencer aussitôt après à l’interpréter, avec une pensée pleinement éveillée et lucide […] » 9 ou, entre le rêve et une théorie dans et du rêve, il y aurait comme une continuité, ici sans condensation ni déplacement, c’est-à-dire sans coupure entre sommeil et veille, hormis l’oubli suffisamment marqué pour qu’il retienne la théorie même du rêve, sans coupure entre rêve à figuration théorique et théorie du rêve, où le rêve présenterait donc la théorie et rêvée et de rêve dans le temps de son élaboration comme rêve et comme théorie ? Ce débat est aussi un débat de confins, de frontières, et le fait que Freud y revienne par deux fois, en des moments très différents de la Traumdeutung, est loin d’être à négliger : dans ces deux temps, je ne dis pas qu’il pense directement, consciemment à ce moment de φ ψ ω, mais tout cela fait effectivement écho à ce qu’il écrit : « [...] au réveil, j’avais oublié le travail d’interprétation aussi complètement que le contenu lui-même, tout en sachant que j’avais rêvé et que j’avais interprété mon rêve. C’est plus souvent le rêve qui entraîne avec lui dans l’oubli les résultats de l’interprétation […]. Il n’y a cependant pas, entre mon interprétation et la pensée éveillée, l’abîme [Die Kluft : la faille] psychique par lequel les auteurs veulent expliquer l’oubli du rêve. » 10 Ce texte, auquel il faut bien rendre son nom étant entendu qu’il n’est pas titré, relève du langage de la neurologie. En cela, il se situe dans la même discursivité que la Contribution à l’étude des aphasies que Freud a publiée en 1892. Mais, à lire ces deux textes sur un seul plan de la neurologie, il est clair que ce qui ressort, à travers cette manière discursive, c’est une ligne de rupture. Quand Freud parcourt toutes les théories rendant compte de toutes les formes d’aphasie suivant les théories de la localisation de zones de la voix, de la parole et du langage dans le cerveau, il ne rencontre qu’impasses et interrogations : il termine son étude par ces mots quelque peu programmatiques : « […] l’importance du facteur de la localisation pour l’aphasie a 8 Freud, L’Interprétation des rêves, p. 285 : « dans les premières pensées de la veille ». Saisir par-dessus, empiéter, comme on empiète sur les plates-bandes d’un autre, implique l’idée d’un espace, de faire sien un domaine qui, a priori, relève d’un autre espace. Ce n’est pas là l’idée de Freud. Il évoque en quelque sorte un emmêlement, soit une idée qui vient avec une autre. Elle vient Über, par-dessus, pour, ensuite, se prolonger, c’est-à-dire comme revenant par-dessous. Ce que traduit bien le terme d’enchaînement. Ce que reprendra, par la suite, le terme de nouage que Freud emploie très souvent. 9 L’Interprétation des rêves, p. 443. 10 Ibid., p. 443. 16 Serge Hajlblum† été exagérée et […] nous ferions bien de nous occuper à nouveau des conditions fonctionnelles de l’appareil du langage. » 11 Quand il essaye de rendre compte, à Fliess, de l’appareil du psychique envisagé dans son ensemble, il retrouve, par les questions de la perception, de la mémoire et de l’oubli, de l’inconscient et du conscient, la question de la localisation en des termes fonctionnels, mais décollés de quelque réalité anatomo-physiologique ; et ce décollement, il en inscrit le lieu comme celui de la lettre : lieu d’un jeu de lettres qui font nom pour son brouillon, φψω, jeu qui va faire corps jusqu’à se saisir de ce corps de la neurologie. Tout se passe comme s’il était, si ce n’est en continuité exacte, pour le moins en écho à ce qu’il écrivait en 1892 : « […] les substances grises […] contiennent la périphérie du corps comme un poème contient l’alphabet […] dans un réaménagement qui sert d’autres buts, où les divers éléments topiques peuvent être associés de façon multiple […]. » 12 Comment lire φψω si ce n’est à partir d’une supposition de ce jeu de lettres transformant le poétique en proposition scientifique ! Alors, par ce nom, Freud nous donne une formule 13 : c’est ce qu’il écrit à Fliess, φψω 14 , c’est-à-dire ces trois petites lettres dont il laisse au lecteur le soin (ultérieurement) et de les reprendre et de les ordonner. Il parle d’« […] aboutir à un remaniement total - que je n’ose entreprendre pour le moment - de mes théories φ ψ. » 15 C’est donc par une présentation de la distribution et l’ordonnancement des lettres que je commencerais (fig. 1). C’est à partir de ce mode d’ordonnancement de la formule, tout à la fois formule de la psychologie et nom 16 pour ce texte, qu’il est possible de développer l’ensemble des énoncés qui font la force de ce griffonnage. Naturellement, ce ne sont pas les seules lettres inscrites dans ce texte : elles jouent avec et à partir d’une quatrième, Q, qui écrit la quantité en général 17 , 11 Contribution…, p. 155. [Serge Hajlblum a développé cette question en détail dans Hors la voix. Battements entre aphasie et autisme. Montréal, Liber, 2006. N.d.é.] 12 Ibid., p. 103. Je souligne. 13 Il va comme de soi que cette formule en trois lettres est à rapprocher de cette autre formule ternaire qui est laissée en suspens dans le récit et l’interprétation de l’Injection faite à Irma, et que Lacan reprend amplement. 14 Et dans sa lettre du 16/ 08/ 95, et dans celle du 23/ 09/ 95, et dans celle du 01/ 01/ 96 introductive au Conte de Noël. 15 Freud, lettre du 01/ 01/ 96. 16 Freud : « … j’ai commencé à rédiger un exposé sommaire du φ ψ… », lettre 28, du 23/ 09/ 95. 17 Il faut lire la note de la traductrice, Anne Berman, de l’édition française publiée aux PUF, Paris, 1969, à la page 315, dans laquelle elle précise son interprétation des lettres Q et Qη, à l’encontre de leur lecture par M. Mosbacher et J. Strachey. Elle choisit d’interpréter Q comme la quantité extérieure et Qη la quantité psychique, contrairement aux traducteurs anglais pour qui Q signifie la quantité en général et Qη la quantité neuronique : ce qui correspond tout à fait au texte. Φ Ψ Ω L’Esquisse à la lettre 17 modulée en Qη qui, elle, écrit de la quantité, à savoir une grandeur. C’est le parcours de cette lettre au sein des trois autres, et prises une par une et prises toutes ensembles, qui va permettre de développer les énoncés quant aux processus psychiques qui se règlent sur le principe de l’inertie : « Des processus comme la stimulation, la substitution, la conversion, la décharge, qui étaient à décrire, ont directement suggéré la conception de l’excitation neuronique en termes d’écoulements de quantités. Il semblait possible de généraliser ce qui est ici admis. On pourrait poser à partir de ces considérations le principe fondamental d’activité des neurones en rapport avec la quantité (Q), principe qui promettait d’éclairer la question puisqu’il semblait embrasser l’ensemble de la fonction. C’est le principe de l’inertie des neurones ; il énonce que les neurones tendent à se défaire de la quantité. La structure et le développement ainsi que le travail des neurones, sont à comprendre selon ce principe. » 18 C’est dire aussi que ce griffonnage n’intervient ni comme quelque conclusion d’une approche neurologique du psychisme ni comme quelque schème liant une manière de scientificité dont Freud serait venu à s’écarter à une autre manière de scientificité positive dont il essaierait de dessiner la silhouette. Il s’agit d’une écriture, et c’est là que Freud (et ses traducteurs anglais) a essentiellement raison, quand il rompt avec ces diverses variantes scientifiques et propose un autre discours. 18 Freud, Esquisse, Palea. Fig. 1: Distribution et ordonnancement de la formule φ ψ 18 Serge Hajlblum† Je vais, uniquement pour l’instant, laisser de côté ce qu’il en est de la singularité de la lettre Q et la prendre en considération sous la forme Qη qui est principalement opérante, l’indexation η désignant un retour sur Q, dans le texte de Freud. Alors, on peut très aisément ordonner les questions : qu’en est-il de Qη.Φ, de Qη.Ψ, et de Qη.ω ? Mais on ne saurait s’en tenir là. Par exemple, si Qη.Φ et Qη.Ψ, alors qu’en est-il de ω, et/ ou de Qη.ω ? C’est, à la lettre, la série de questions que développe Freud. Il est possible de le dire, en première approche, linéairement : c’est-à-dire qu’il commence par exposer ce qu’il en est du système Φ, puis alors il passe au système Ψ, pour finir par énoncer la nécessaire hypothèse de ω. Soit Qη.Φ. Freud en propose un certain nombre de traits qui le caractérisent et le définissent ; au premier abord, il en fait un système, autonome, ayant sa fonction propre. Il est en charge de la perception externe et correspond, biologiquement, à la matière grise de la moelle. 19 Il est perméable et laisse passer la quantité Qη, il n’a pas de barrière de contact. Son trait essentiel est la perméabilité. Le système Φ est donc défini dans le rapport à la perception comme ce qui reçoit les excitations exogènes, et les neurones de ce système sont « ceux qui laissent passer la quantité (Qη) comme s’ils n’avaient pas de barrières de contact, qui sont donc après chaque écoulement d’excitation dans le même état qu’auparavant […] ». 20 Soit Qη.Ψ. Freud y insiste énormément parce que c’est là le cœur du système psychique par lequel il explique, entre autres, les phénomènes de la mémoire et de l’oubli. « Toute théorie psychanalytique digne d’intérêt se doit de fournir une explication de la mémoire. » 21 écrit-il. Il a également sa fonction propre. Il est en charge de tout ce qui ressort de la perception interne et correspond, biologiquement, à la matière grise du cerveau. Il est imperméable et c’est là la condition pour que la quantité se transforme en frayage. La mémoire est représentée par le frayage existant entre les neurones Ψ. Le système Ψ est donc défini dans le rapport à la perception comme ce qui reçoit les stimulations endogènes et les décharge comme autant de frayages au niveau des barrières de contact entre les neurones. Ces derniers sont « […] ceux dont les barrières de contact ont une action en ne permettant à la quantité (Qη) qu’un passage partiel ou difficile. Cette seconde catégorie de neurones peut avoir subi une modification, ce qui donne ainsi une possibilité de se représenter (darstellen) la mémoire. » 22 19 Ce qui, entre autres, lie ce texte à la Contribution. J’y reviendrai à propos de la différence entre Projection et Représentation. 20 Dans ce qu’on nommera, pour la commodité des références, du titre qui a été donné par les traducteurs français. l’Esquisse, dans PUF, Paris, 1969, trad. Anne Berman, p. 319. 21 Ibid., p. 319. 22 Ibid., p. 319. Φ Ψ Ω L’Esquisse à la lettre 19 Quant au système Qη.ω, Freud le présente ainsi : « nous devons avoir le courage d’admettre qu’il existe un troisième système de neurones […] » 23 . Ce système est investi de quantité (Qη) : « Nous pouvons supposer que, par la suite, ω est mis en branle par des quantités encore plus faibles » 24 mais il a la propriété « […] de transformer une quantité extérieure en qualité […] » 25 . Il est donc en charge du changement de la quantité en qualité, et pour ce faire, aussi bien sa perméabilité que son frayage doivent être complets : « Les neurones de perception se comportent comme des organes de perception, et nous ne saurions que faire, en ce qui les concerne, d’une mémoire. Donc la perméabilité alliée à un frayage complet qui ne provient pas de quantités. » Donc ω est caractérisé par le minimum de quantité (Qη) reçue de Ψ, par sa fonction de transformation, et par une association de la perméabilité complète et du frayage complet. Soit Freud : « […] tout cela ne peut s’accorder qu’avec une complète perméabilité des neurones de perception accompagnée d’une totale restitution in integrum. » 26 Il suffit de poursuivre le tour, avec Freud et à sa lettre : en fait, de repartir d’une question posée à partir de l’hypothèse ω, et non plus à partir de Φ. La question : comment se tient l’association des principales caractéristiques des deux systèmes différents que sont Φ et Ψ, c’est-à-dire tant la perméabilité que le frayage, en ω ? C’est ici que Freud introduit la dimension du temps ; il la nomme période et la spécifie ainsi : « […] la période du mouvement neuronique se propage partout, sans rencontrer d’obstacle, à la manière d’un phénomène d’induction. » 27 Il est nécessaire de reprendre précisément là le texte de Freud : « Les organes sensoriels agissent non seulement comme des écrans contre la quantité (Q) de même que tous les appareils de terminaison nerveuse, mais aussi comme des tamis : en ne laissant passer que la stimulation de certains processus de période déterminée. Vraisemblablement, ils transfèrent ensuite à Φ cette différence en communiquant au mouvement des neurones des périodes dont les différences sont de quelque façon analogues (énergie spécifique). Ce sont (de telles) modifications qui, au travers de Φ, puis de Y, se transmettent vers W, et qui, en y aboutissant presque dépourvues de quantité, produisent des sensations de qualités conscientes. Cette propagation de la qualité (Qualitätsfortpflanzung) n’est pas durable, elle ne laisse derrière elle aucune 23 Ibid., p. 328. 24 Cette autre lettre pour ω désigne proprement le trait des ces neurones qui sont posés comme étant de perception (Wahrnehmungsneuronen). 25 Freud, Esquisse, Palea, je souligne. 26 Freud, ibid. 27 Freud, éd. PUF, p. 329. 20 Serge Hajlblum† trace, elle n’est pas reproductible. » 28 Ainsi donc, la perméabilité complète de Φ est remise en question par deux fois. Il existe et des écrans contre la quantité Q - et je reprends l’hypothèse de Freud que Qη est ce qui, de cette supposition de quantité Q, passe l’écran - et des tamis pour les périodes. Quant aux écrans, Freud souligne deux hypothèses qui, en fait, sont la même suivant la manière dont est envisagée la fonction : « Après tout Φ a, lui aussi, des barrières de contact, mais si elles ne servent à rien, pourquoi celles de Ψ fonctionnent-elles ? Admettre qu’il existe une différence originelle (ursprünglich) entre la valeur des barrières de contact de Φ et de Ψ, c’est à nouveau adopter arbitrairement une position douteuse ». Et il continue : « Il s’ensuit que la différence ne saurait être attribuée aux neurones mais bien aux quantités auxquelles ils ont affaire […] un neurone Φ deviendrait imperméable et un neurone Ψ perméable au cas où nous arriverions à échanger leurs localisations (Topik) et leurs connexions (Verbindungen : liaisons, nouages ; vertauschen : échanger) ; mais ils conservent leurs caractéristiques, parce qu’ils sont liés (zusammenhängen : s’enchaînent), les uns, les neurones Φ, à la périphérie seulement ; les autres, les neurones Ψ, uniquement à l’intérieur du corps. La différence de nature est ainsi remplacée par une distinction du milieu auquel ils ont été destinés. » 29 Je peux alors compléter cette bande de Mœbius à laquelle Freud, par le double tour qu’il vient de suivre, invite en pensant bien que ce que j’ai appelé le double tour n’est en fait qu’un seul tour, mais complet. Il n’y a pas deux circuits différents 30 qui seraient celui de la stimulation extérieure en tant que quantité (Qη) et période, ne sont que des quantités en général, c’est-à-dire (Q), à savoir une qualité appréhendée et nommée comme la quantité, comme elle pourrait se nommer amour ou angoisse. Ce qui revient à dire qu’il est supposé une qualité (Q) qui s’énoncerait comme quantité (je t’aime un peu, beaucoup…), ou comme mesurabilité (j’angoisse un peu, beaucoup…), et qui trouverait une effectuation (Qη) (peut-être à la folie ! ...). Freud écrit : « Les stimulations qui atteignent effectivement les neurones y ont une quantité et un caractère qualitatif, elles forment dans le monde extérieur une série de qualité égale et de quantité croissante, du seuil jusqu’à la limite de la douleur. » 31 Soit ce qu’en énonce Freud au niveau du principe, scientifique disons : « Tandis, en effet, que la science s’est donnée pour tâche de rapporter toutes 28 Freud, Esquisse, Palea, je souligne. Les traducteurs traduisent par P (Perception ? ) la lettre W (Wahrnehmung) du texte allemand. Je réinscris W. 29 Freud, éd. PUF. Les citations sont à la page 324. L’italique du terme milieu n’existe pas dans le texte allemand. 30 Comme Freud le note dans Le petit Hans. 31 Freud, ibid. Φ Ψ Ω L’Esquisse à la lettre 21 les qualités de nos sensations à des quantités extérieures, la structure du système neurologique nous permet de soupçonner que la tâche de ce système consiste à transformer une quantité extérieure en qualité. » 32 Et ce que Freud appelle des qualités : « L’état conscient nous fournit ce que nous appelons des « qualités » - des sensations, très variées, de « différences » (Unterschiede), et ces dernières dépendent des relations avec l’extérieur. » 33 J’ai inscrit, en tant que cet appareil obéit au principe de l’inertie, les différents modes de décharge des quantités traversant les différents systèmes. En Φ, la décharge se réalise par la motricité : « La quantité de la stimulation Φ excite la tendance à la décharge du système nerveux en se transposant en une excitation motrice proportionnelle. » 34 En Ψ, cette décharge se réalise par les frayages. Et en ω, Freud introduit la motilité : « La décharge, comme toujours, prend la voie de la motilité […] » 35 . À ce propos, dans sa correspondance avec Fliess relative à ce griffonnage, Freud apporte cette précision : « […] les processus de perception impliqueraient eo ipso un état de conscience et ne produiraient d’effet psychique qu’après être devenus conscients. Les processus Ψ seraient, de par leur nature même, inconscients, et n’acquerraient qu’ensuite un état conscient secondaire, artificiel, en se trouvant liés à des processus de décharge et de perception (associations verbales). Une décharge de ω, telle que je l’ai exposée dans mon autre description, devient inutile. » 36 Ce que j’entends ainsi : la motilité est association verbale, verbalisation, par un effet d’après (d’après-coup) de ω sur Ψ et deviendrait, par là-même, caduque en tant que telle. J’ai, en cet endroit, déjà largement outrepassé - de toute évidence dans les représentations mœbiennes, mais aussi dans le fil du texte - la reprise du suivi linéaire de ces trois, quatre lettres. Je dis tout de suite qu’elle est impossible : de là, l’aspect aride, voire confus du texte de Freud. Il m’est apparu, au fil de cette lecture, que ce griffonnage de Freud, sans en avoir la disponibilité théorique, développe une théorie asphérique de l’organisation du psychisme comme appareil, qu’il n’appelle pas ici appareil psychique, mais appareil Φ Ψ ω : « On peut maintenant construire la représentation suivante du travail de l’appareil formé par f Y w. » 37 32 Freud, ibid. 33 Freud, ibid., p. 328, je souligne. 34 Freud, Palea. 35 Freud, Palea. Je dois souligner, à ce propos, que le terme de motilité fait l’objet de tout un travail, en cours, de Marc Ruellan [N.d.é. : cf. le site http: / / www.psychanalyste-ruellan.com]. 36 Freud, lettre 39, du 1/ 1/ 1896, dans La naissance de la psychanalyse, p. 127. 37 Freud, Palea. 22 Serge Hajlblum† Ce brouillon, proposition pour un appareil du psychisme comme appareil de lettres, et que je nommerai aisément, avec Freud, Q (ΦΨω) 38 , écrit une coupure d’avec toutes les discursivités scientifiques naturelles. L’appareil, c’est le jeu des lettres. « Tout semblait s’emboîter, les rouages s’ajustaient ; on eut l’impression que la chose était une machine et qu’elle ne tarderait pas à fonctionner d’elle-même. » 39 Comme jeu de rouages, d’emboîtements comme de nouages. Il me faut revenir sur ce qui était apparu sur la douleur comme une limite. « Les stimulations qui atteignent effectivement les neurones y ont une quantité et un caractère qualitatif, elles forment dans le monde extérieur une série de qualité et de quantité croissante, du seuil jusqu’à la limite de la douleur. » 40 Dans la première partie de ΦΨω, Freud lui consacre deux paragraphes : « La douleur », « Der Schmerz », et « L’événement de la douleur », « Das Schmerzerlebnis », qui fait pendant à l’événement de la satisfaction, « Das Befriedigungserlebnis ». Dans le texte, on peut tout à fait lire, de manière patiente et apparemment indiscutable, que la douleur consiste en un surgissement de quantités 38 Comment ne pas penser, entre autres ici, à ce Séminaire que Lacan a nommé RSI ? (Séminaire XXII, Paris, Association Freudienne Internationale, 2002) : à ceci près que Lacan n’a inscrit que trois lettres dans quatrième : « J’avance dès aujourd’hui, ce que dans la suite, je me permettrai de démontrer. J’avance ceci : le nœud borroméen, en tant qu’il se supporte du nombre trois, est du registre de l’Imaginaire. » (séance du 10 décembre 1974, p. 21) Dans la séance suivante (du 17 décembre 1974), il pose que le nœud est une écriture, une écriture qui supporte un Réel, et que le Réel, c’est le nœud. C’est-à-dire qu’il s’avance, avec les trois lettres, par et dans l’Imaginaire. Il est possible de soutenir, avec Lacan très peu après (séance du 14 janvier 1975), et avec Freud dans Φ Ψ ω, que seule la quatrième qui fait le trois permet d’échapper à cette imaginarisation. D’une autre manière, comme me le soulignait mon ami Denis Lecuru, on ne trouve pas de représentation artistique du nœud comptant quatre pour trois si on en trouve d’anciennes même du nœud à trois. C’est souligner que l’introduction du quatre fait ponctuation d’une pensée formelle échappant à toute production esthétique. C’est, pour le dire d’une autre manière, la recherche du trèfle à quatre feuilles ! 39 Freud, lettre 32, du 20/ 10/ 1895. Traduction privée. Soit le texte allemand : « Es schien alles ineinander zu greifen, das Räderwerk paßte zusammen, man bekam den Eindruck, das Ding sei jetzt wirklich eine Maschine und werde nächstens auch von selber gehen. » in Aus den Anfängen… op. cit., p. 115. Das Rad, c’est la roue : ce qui signifie que les rouages sont vraiment des roues qui fonctionnent l’une avec l’autre, comme des cercles…; man bekam den Eindruck… La traduction par un imparfait : « on avait l’impression de… » (PUF, p. 115), outre qu’elle ne correspond pas à l’expression allemande, omet ce caractère soudain, comme un tout d’un coup, tout à coup la chose devient machine quand les rou(ag)es s’emboîtent ensemble, puis qu’elle fonctionne. 40 Freud, Palea, je souligne. Φ Ψ Ω L’Esquisse à la lettre 23 excessives dans l’appareil psychique : l’excès est posé comme étant soit une augmentation de stimulations externes qui, balayant tous les obstacles, font irruption dans Ψ, soit une stimulation, je dirai à l’excès faible et qui agissent directement sur Φ en sautant les écrans. Freud écrit, à propos de ce dernier point : « […] des quantités extérieures (Q) qui agissent directement sur les terminaisons des neurones Φ […] donnent de la douleur. » 41 La douleur git donc soit en Ψ, soit en Φ. On aura compris que, localement posée, la douleur peut avoir son lieu de chaque côté de la bande de Mœbius. Il ajoute que la douleur laisse des frayages qui suppriment les barrières de contact en Ψ et ouvrent une voie telle qu’en Φ. Je poserai que la première application de l’appareil du psychisme tel que formulé en Q(ΦΨω), témoigne bien qu’il est nécessaire de poser en continuité, de manière asphérique, les deux systèmes Φ et Ψ. Il continue un peu plus loin, quand il envisage l’événement de la douleur, juste après avoir envisagé l’événement de la satisfaction : comme si elle disait autrement la désillusion : « Je ne doute pas que cette reviviscence du vœu donne d’abord la même chose que la perception, c’est-à-dire une hallucination. Si l’action réflexe est ensuite amorcée, la désillusion ne fait pas défaut. » 42 Certainement. Le jeu du plaisir/ déplaisir appartient à W (ω en tant que Wahrnehmung), et la quantité associée à la douleur fait effet jusqu’à ce troisième système : la douleur est aussi une qualité. Je ne peux, maintenant, rentrer dans les détails du cheminement de Freud : mais il semble bien que dans l’événement de la douleur associé à un déplaisir délié, il y ait, au moment de l’événement, un changement d’orientation. Jusque là, j’ai considéré en fait, avec Freud, l’appareil du psychisme comme orienté, c’est-à-dire comme allant, par exemple, ce chemin : Φ → Ψ → ω Mais il semble bien qu’à suivre le cheminement qui fait douleur, il se passe quelque chose d’autre du côté de Ψ qui serait comme un moment d’inversion de l’orientation. Comment comprendre autrement ces quelques lignes de Freud : « On peut se représenter le mécanisme de cette déliaison comme suit : de même qu’il y a des neurones moteurs qui, pour un certain comblement, conduisent des quantités (Qη) dans les muscles et les évacuent ainsi, de même il faut qu’il y ait aussi des neurones ‹sécréteurs› qui, quand ils sont excités, permettent que s’établisse à l’intérieur du corps ce qui agit comme stimulation sur les conductions endogènes vers Ψ. Ils influencent donc la production de quantités endogènes (Qη), mais loin de les évacuer, ils 41 Freud, Palea. 42 Freud, Palea. 24 Serge Hajlblum† les ramènent en passant par des voies de détour. » 43 La douleur suivrait donc un chemin très particulier dans Ψ, un tour comme d’invagination qui aurait pour tâche de relier à ω ce qui s’est trouvé comme délié en Ψ. Et ce serait ce changement d’orientation qui serait la douleur, c’est-à-dire, comme Freud y insiste, un refus de l’appareil de fonctionner, une panne. Chez Freud, la douleur, la douleur comme limite, est un refus, une défaillance de l’appareil, un raté : il dit das Versagen, à savoir le moment où la machine se dédit dans son fonctionnement. Et il est alors possible de dire que la douleur est une panne qui se situe au niveau du lien entre une représentation et un affect : elle laisse de côté toute la fonction de représentance à l’œuvre au titre des représentations en Ψ et la lie directement à l’affect en ω. Quand je dis directement, je veux dire que le jeu de la représentance est mis en panne en tant qu’elle se fixe, au mieux, à une représentation (ce que Freud nomme : l’image de souvenir de l’objet) qui ne fonctionne, qui ne fonctionnerait plus que comme rustine vers l’affect. À suivre… 43 Freud, Palea. Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? Philippe Willemart Résumé : Ciel constellé des Incas, de Lituraterra et d’Un coup de dés de Mallarmé opposé au trait unaire ; la musique, l’ordre et le cosmos de Pythagore opposés au chaos, le concept zéro de Frege relu par Lacan dans …ou pire (Séminaire 19), sont des tentatives d’appréhender le sujet. Elles seront confrontées aux conceptions de Vincent Descombes dans Le complément de sujet et de Pascal Quignard dans Le sexe et l’effroi pour être ensuite articulées au sujet qui circule dans les manuscrits et qui de rature en rature, construit l’écriture. Introduction Parcourant rapidement le Pérou en 2007, j’ai été surpris de voir qu’un peuple qui avait tellement développé l’astronomie, l’architecture, l’agriculture et le réseau de routes à travers les Andes, qui avait un tel sens de l’organisation adaptée à un empire aussi vaste, n’avait aucune écriture sur papier ni d’idéogrammes. Je pourrais répéter ce que dit Jean Guilaine des peuples méditerrannéen avant l’écriture : « tout est déjà en germe dans l’économie de production : la capitalisation, la spécialisation technique, les établissements tôt hiérarchisés, la compétition entre individus, l’identité communautaire régionale. En vérité, les structures du Néolithique sont déjà le levain, le ferment de l’histoire ». 1 Hors les monuments (temples et palais), les ponts de cordes et les routes pavées qui dessinaient les montagnes, les Incas, car il s’agit d’eux, avaient cependant deux sinon quatre types d’écriture. Em premier lieu, les quipus, espèces de nœuds de cordes qui signifient l’unité, la dizaine, la centaine de lamas ou les chiffres de la récolte, etc. Tout comme l’écriture cunéiforme, l’ancêtre de la nôtre, qui servait au départ à compter, et par conséquent à dire, ainsi des quipus. 1 Catherine Commenge, « La Mer Partagée. La Méditerranée avant l’écriture, 7000- 2000 avant Jésus-Christ de Jean Guilaine, Paris, Hachette, 1994, 454 pp. », Bulletin du Centre de recherche français de Jérusalem, 1, automne 1997, [En ligne], mis en ligne le 30 juin 2008. URL: http: / / bcrfj.revues.org/ document5302.html. Consulté le 20 septembre 2008. 26 Philippe Willemart Deuxième témoignage d’écriture : les noms dont ils ont appelé leurs montagnes, leurs rivières et leurs forêts, leurs villes et les lieux-dit. Un exemple à peine : Cuzco qui vient du Quechua « Ousqu », qu’ils lisaient comme étant le nombril du monde et dont le périmètre aurait la forme d’un puma. Troisième forme : les broderies avec un motif caractéristique de chaque communauté… En quatrième lieu, les lignes de Nazka dont les trop nombreuses interprétations, qui vont de l’astronomique à l’extra-terrestre passant par la météorologique, l’astrologique, la religieuse et l’artistique, nous laissent assez perplexes. 2 Et enfin, certaines constellations du ciel. Le musée Inca de Cuzco, ex-capitale de l’Empire, montre une constellation représentant un puma, l’un des animaux sacrés, constellation qui pour nous occidentaux est celle du scorpion. Les Incas s’identifiaient au puma et écrivaient leur sujet dans les étoiles qui le représentent. Cette projection et la dispersion du sujet rappellent le texte de Lacan dans Lituraterre où il parle des Japonais : « Seulement voilà, elle (la lettre) est promue de là comme référent aussi essentiel que toute chose, et ceci change le statut du sujet. Qu’il s’appuie sur un ciel constellé, et non seulement sur le trait unaire pour son identification fondamentale, explique qu’il ne puisse prendre appui que sur le Tu, c’est-à-dire, sous toutes les formes grammaticales dont le moindre énoncé se varie des relations de politesse qu’il implique dans son signifié. La vérité y renforce la structure de fiction que j’y dénote, de ce que cette fiction soit soumise aus lois de la politesse. Singulièrement ceci semble porter le résultat de ce qu’il n’y ait rien à défendre de refoulé, puisque le 2 Il y a plusieurs hypothèses sur les lignes de Nazca : témoignage d’une grande connaissance de la géométrie. Presque tous les avis convergent vers l’idée qu’il s’agit d’un énorme calendrier qui marquerait l’orientation des étoiles et indiquerait les solstices et équinoxes. Les figures sont au total 32, entre zoomorphes et phythormones. Les animaux sont des mammifères (une baleine, un singe, un chien et deux lamas), des oiseaux (un héron, une grue, un pélican, un canard, un colibri, un perroquet et d’autres qui se répètent), des reptiles (un lézard, un iguane, un autre qui ressemble à un serpent), des poissons (deux exemples non identifiés) et des invertébrés (une araignée et un escargot). Les figures végétales représentent l’arbre du huarango, la racine de la yuca, le cochayuyo et du varech. María Reiche crut pouvoir mettre en relation le singe avec la constellation de la grande ourse. Le docteur Paul Koosk, chercheur sur l’irrigation pré-hispanique sur la côte péruvienne affirme aussi que les traits et les figures ont quelque chose à voir avec l’astronomie et la météorologie. Si cette supposition est exacte, il s’agirait du calendrier le plus grand du monde. C’est pourquoi, les dessins auraient servi au cours de cérémonies en relation à l’astronomie, à l’astrologie et au culte religieux. http: / / secretebase.free.fr/ civilisations/ ruines/ incas/ nazca/ nazca.htm Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 27 refoulé lui-même trouve à se loger de la référence à la lettre. En d’autres termes, le sujet est divisé comme partout par le langage, mais un de ces registres peut se satisfaire de la référence de l’écriture, et l’autre de la parole ». 3 Le sujet se décompose dans la multitude des étoiles d’une constellation ou dans un rituel et se recompose, pour les Incas sans doute dans la structure des dessins de la tapisserie ou dans le « tu » japonais. William Pater, l’un des formateurs de la philosophie proustienne, observe que Pythagore, dont s’est inspiré Platon, structurait l’Univers avec la proportion, la musique, l’ordre ou le cosmos et s’opposait au chaos. 4 Le sujet pour Pythagore serait-il l’intermédiaire entre les nombres et la barre qui indique la proportion ? Dans la lecture de Gottlob Frege, le sujet serait-il le concept zéro ou l’ensemble de l’inexistant qui interfère à chaque calcul ? Ce sont donc quatre concepts de sujet que j’ai emunérés mais qui se résument en un seul : le sujet japonais, inca, pythagoricien et fregien se disperse dans l’ordre d’une constellation, dans les nombres ou dans les mécanismes célestes, mais ne rencontre son individualité, ou à défaut sa communauté, que dans le « tu » pour les japonais, dans le puma ou dans la tapisserie pour les Incas, dans la proportion pour Pythagore ou dans l’ensemble de l’inexistant pour Frege. Il semble y avoir un jeu entre les deux parties, le sujet allant de la constellation au tu, à la tapisserie ou au nombre, de la parole à l’écriture. J’aimerais confronter ces conceptions à trois autres dans l’espoir que le choc de celles-ci nous éclairera un peu plus sur le concept de sujet dans l’écriture. La première est de Vincent Descombes dans Le complément de sujet (enquête sur le fait d’agir de soi-même) de 2004. 5 La seconde est de l’écrivain Pascal Quignard : « L’écriture baroque de Pascal Quignard, admirateur de Freud et de Lacan, se situe après la psychanalyse. Orientée par la défaillance du langage qui fit pour l’auteur trauma de jouissance, elle rend hommage à une tradition littéraire marginale qui s’intéresse au fonds biologique silencieux abrité par la littera. Le Nom sur le Bout de la Langue et Terrasse à Rome abordent par la voie de la fiction les berges du langage et la lettre comme énigme au littoral du sens. Le savoir-faire de 3 Jacques Lacan. Lituraterre.Autres écrits. Paris, éd. du Seuil, 2001. p. 19. 4 William Pater. Platon et le platonisme(1893).Paris, Vrin, 1998, p. 55. 5 Philosophe, Vincent Descombes a écrit entre autres, une histoire de la philosophie en France intitulée, Le même et l’Autre en 1979, une philosophie du roman intitulée Proust en 1987 et Les institutions du sens en 1996, livre dans lequel il développe une conception holistique de l’intentionalité de l’esprit à partir de Peirce. 28 Philippe Willemart l’artiste, mis en écho avec « L’instance de la lettre » (1957) et « Lituraterre » (1971) où Lacan fait apparaître qu’une lettre détachée de la dimension signifiante peut faire creuset pour la jouissance, éclaire à son tour les deux versants du transfert comme fiction et comme « faire avec » le réel. ». 6 Ou encore, « La psychanalyse freudienne et lacanienne nourrit l’œuvre de Pascal Quignard dont elle influence notablement la position éthique et esthétique, en ce qui concerne notamment la question du langage. Pour l’auteur, elle est aussi un fabuleux réservoir d’images et de fictions en dormance, orientées vers le passé. Pascal Quignard, en quelque sorte contre Proust, médite sur le temps perdu, non pour le retrouver mais pour s’en affranchir au profit de ce qu’il nomme le Jadis, (le temps intime de l’individu qui s’oppose au passé, le temps social) dont l’objet sordide porte témoignage. Cette lecture engage une poétique singulière : l’écriture se fera analytique au sens premier du terme, cherchant à déjouer la préemption du langage pour laisser place à la surprise de l’ineffable ». 7 Il a écrit de nombreux livres, mais je retiendrai surtout Le sexe et l’effroi de 1994. Enfin, j’essayerai d’articuler Descombes et Quignard avec le sujet qui circule dans les manuscrits, proustiens entre autres, et ensuite, mettrai face à face leurs conceptions du sujet. 1. Descombes constate qu’ « « Aujourd’hui, nous cherchons une identité personnelle dans les particularités librement revendiquées, comme l’a noté Gauchet, « les croyances se muent en identités » 8 […] L’appropriation de soi n’est plus une affaire d’abstraction, mais plutôt de subjectivation des particularités. Il y a donc comme un ancien et un nouveau régime de la subjectivité. Selon une ancienne idée de subjectivité : « On était soi, ou plutôt on devenait soi dans la mesure ou l’ on parvenait à se dégager de ses particularités, à rejoindre 1’universel en soi ». 9 […] On était œcunénique luttant pour l’homme, peu importe sa race, la nationalité ou le pays. » » 10 6 Josiane Paccaud-Huguet.Pascal Quignard et l’insistance de la lettre.Transferts littéraires. 2005.6 : http: / / www.cairn.info/ revue-savoirs-et-cliniques-2005-1-p-133. htm 7 Lapeyre-Desmaison Chantal. Pascal Quignard : une poétique de l’« agalma » : Pascal Quignard, ou le noyau incommunicable UFM d’Aquitaine, FRANCE. Etudes françaises ISSN 0014-2085. 2004, vol. 40, n o 2, pp. 39-53 Presses de l’Université de Montréal, Montréal, PQ, CANADA (1965). 8 M.Gauchet.La religion dans la démocratie : parcours de la laïcité. Paris, Gallimard, 1998. p. 89. 9 Ibid., p. 90. 10 Descombes. Le complément du sujet. Paris, Gallimard, 2004, p. 385. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 29 C’est reprendre les mots d’Aragon dans Le fou d’Elsa qui écrivait que peu importe la race, l’origine et la religion, ce qui unit les hommes et la terre où et de laquelle ils vivent. « Selon la nouvelle idée, au contraire, « Le vrai moi est celui qui émerge de l’appropriation subjective de l’objectivité sociale. Je suis ce que je crois ou je suis ce que je suis né - mon « je » le plus authentique est celui que j’ éprouve en tant que Basque, ou bien en tant que juif, ou bien en tant qu’ouvrier » 11 et je pourrais compléter, en tant que Canadiens, Québequois, lacanien, freudien, psy, etc. » Nous nous définissons ou nous définirions donc par le groupe dont nous faisons partie et non plus par le caractère universel de l’homme. Le sujet d’aujourd’hui se disperse dans le groupe auquel il s’identifie comme l’Inca dans les étoiles et rétablit son identité à partir du groupe et non plus à partir d’un conflit ou d’une névrose singulière. La conséquence de ce point de vue pour les études littéraires en sera le culturalisme, la dérive culturaliste, c’est-à-dire, l’étude de la littérature islamique, hébraïque, féminine ou ses composés : la femme musulmane, juive, etc.ou encore l’étude d’un motif à travers différentes littératures. Ces analyses réduisent la complexité du réel privilégiant l’explication culturelle au détriment d’autres niveaux d’analyse. Elles s’inscrivent dans une logique linéaire et oublient que l’homme est essentiellement un être relationnel et complexe qui ne pourra jamais se définir à peine comme femme, juive, psy, etc. 2. Pour Quignard, « Le soi le plus intime de l’homme (vir) n’est jamais à l’intérieur de sa tête ni dans les traits de son visage, le soi est là où va la main masculine quand le corps se sent menacé ». 12 En d’autres mots, quand nous sommes attaqués, menaçés ou dénudés, quelle partie du corps protégeons-nous ? Pour les hommes, le pénis, pour les femmes, les seins ou le sexe. Alors que Descombes insiste sur la subjectivation des particularités ou sur la désocialisation ou sur la désocialisation/ socialisation qui constitue le sujet philosophique 13 , Quignard élève le corps, et particulièrement le sexe, 11 M. Gauchet. Ibid., p. 91 12 Quignard. Le sexe et l’effroi. Paris, Gallimard, 1994, p. 86. 13 « une des contradictions des Stoïciens... la réponse est que le procédé de l’intériorisation d’une position extra-mondaine rend possible la superposition des deux attitudes du détachement et de l’engagement, de l’inaction et de l’action ». Descombes. ibid., p. 278. 30 Philippe Willemart à la dignité de sujet, si je peux ainsi paraphraser la sublimation d’un objet pour Lacan. Le soi s’approprie et se reconnaît dans ce qui le distingue des autres groupes, d’un côté, et s’incarne dans le sexe, de l’autre. Cependant, Quignard qui fonde son livre sur la culture romaine, ajoute un élément qui le rapproche de Descombes : « Au bout de l’anachorèse (quitter le monde fut le mot d’ordre du monde antique), l’ego devient la domus intime […] L’âme est une chambre intériorisée […] L’âme devient elle aussi une villa à l’écart de la cité, un ermitage à l’écart de la sportule et du fisc. 14 Quignard reprend d’une autre façon le soi du socialisé de Descombes, mais fondé sur le désir et la jouissance et non plus sur une différence et sur la distance sociologique d’autres groupes. 3. Quel genre de sujet se construit ou est construit sur des folios raturés ? L’étude du manuscrit littéraire qui a favorisé la naissance de la critique génétique pourra-t-elle nous aider à comprendre le genre de sujet sur lequel l’écrivain travaille et comprendre ce que font non seulement les écrivains et les artistes, mais nous tous quand nous commençons à écrire des articles, des essais ou des livres ? Les folios proustiens pleins de ratures, d’ajouts, de suppressions, parfois de dessins, écrits dans les marges de gauche, du dessus et du dessous indiquent deux choses pour le moins. 1. Nous tous, écrivains ou critiques, sommes travaillés par l’écriture ; nous laissons l’ecriture dire ou dévoiler ce que nous sommes, la tradition, notre mémoire, ce à quoi nous aspirons, nos espérances, nos désirs, etc. Que nous utilisions n’importe quel langage, la structure des couleurs pour le peintre, les pas de danse pour le ou la ballerine, la distance ou la combinaison des sons pour le musicien, les constellations pour les Incas et Mallarmé, etc., nous sommes soumis à ces langages, ce qui est une vérité de la palisse pour la plupart des psychanalystes, mais il est bon d’insister. Autrement dit, les artistes sont exprimés par le matériel et le langage qu’ils utilisent et qui les entourent et auxquels ils sont plus sensibles que d’autres. Il n’expriment pas d’abord leurs sentiments et leurs idées comme beaucoup de critiques semblent le croire. 15 2. En conséquence, les mêmes processus d’écriture s’imposent à qui écrit durant une période donnée, qu’ils soient avocats, scientifiques, historiens 14 Quignard. Ibid., p. 179 à 181. 15 Willemart. De l’inconscient en littérature. Montréal, éd. Liber, 2008, p. 143. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 31 ou romanciers, processus qui dépendent plus d’un apprentissage et d’une insertion dans une époque que d’une invention. Hypothèse prouvée en partie par Michael Wetherill au congrès de critique génétique à Bellagio en 1987 quand il parlait de Flaubert : « La mentalité d’une époque se manifeste nécessairement dans les méthodes de travail des romanciers, c’est-à-dire, dans la façon dont ils s’y prennent pour découper le réel, l’organiser, privilégier ou non la narration, étoffer la représentation (ou non) de renseignements et d’explications, etc. ». 16 Le manuscrit littéraire dévoile les matériaux qui entourent les grands écrivains - la tradition, l’école, son époque, les préjugés, la bêtise et la médiocrité humaines - et sa lutte constante pour annoncer quelque chose d’inédit qui fera de l’écriture le porte-parole d’un au-delà du contemporain. Pour cela, l’écrivain devra se perdre dans l’écriture, perdre son identité, celle qu’il croit avoir et celle qui lui est renvoyée par ses voisins, pour en reconstituer une autre par ses brouillons, c’est l’identité de l’auteur. Remarquons, cependant, que cette identité auctorale ne se détermine pas seulement quand l’écrivain signe son manuscrit avant de le remettre à l’éditeur. À chaque rature, la question est remise en jeu ; à chaque rature suscitée par l’invasion subreptice du Réel, ce sont les trois petits points qui précèdent le « … ou pire du Séminaire 19, à chaque rature remplacée ou non, l’auteur émerge. Il y a donc une construction progressive de l’identité auctorale. Identité et sujet se recouvrent-ils ? L’identité paraît fixe, stable, référence pour les autres, contrairement au sujet qui pour la psychanalyse, attire les qualificatifs de volatile et d’inconstant puisqu’il saute d’un signifiant à un autre. Même si l’auteur reconnaît le manuscrit comme sien et assume l’identité d’auteur, il ne s’arrêtera pas pour cela et continuera sa recherche dans d’autres écrits. Etre auteur, pour un écrivain, ne se confond pas avec l’instance du sujet qui écrit. Apprécier Guimar-es Rosa, Dostoievski, Balzac ou Flaubert est facile pour nous. Cependant, sauf si nous sommes fanatiques de biographies, nous ne saurons leur vie en détail. Pour les lecteurs, l’artiste est son œuvre et non sa personnalité. Ce que nous appelons style est ce qui distingue un artiste d’un autre. 3.1 Comment et où commence l’écriture ? Il est impossible de savoir l’origine de l’écriture, celle des écrivains et la nôtre puisqu’elle surgit de mille sources. Quand nous demandons aux écrivains ce qui déclenche le travail de la création, la réponse est assez semblable. 16 Peter Michael Wetherill. Aux origines culturelles de la génétique. Sur la génétique textuelle. Amsterdam, Rodopi 1990, p. 19. 32 Philippe Willemart Valéry souligne que « les vrais dieux sont les forces ou puissances de la sensibilité (la Peur, la Faim, le Désir, les Maux, le Froid, etc.) ». 17 Il ajoute que « Tout un travail se fait en nous sans que nous le sachions / …/ notre état conscient est une chambre que l’on arrange en notre absence ». 18 Dans une interview récente, Pascal Quignard, disait la même chose : « je ne sais pas très bien ce que je fais ». 19 Ricœur commentant Proust souligne que « je m’apercevais que ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur ». 20 Ces auteurs et critiques insistent sur quelque chose qu’ils ne dominent pas et qui les fait écrire, peu importe l’origine, extérieure ou non. Ce n’est pas nécessairement une souffrance physique ou psychique, comme une guerre, un camp de concentration, un massacre, mais quelque chose qui précède ces événements marquants. Toutefois ce quelque chose n’est pas seulement une puissance agissant sur l’écrivain sans qu’il le sache, c’est aussi quelque chose qui se rattache à lui par un autre facteur que Proust travaille habilement dans la construction de son personnage Swann. Emporté par l’écoute de la petite phrase de Vinteuil, Swann écoute quelqu’un qui jouissait et qui n’était personne d’autre que lui-même dans le passé, il pouvait dire : « j’ouïs jouir », comme le suggère Lacan ou « j’écoute quelqu’un qui jouit ». 21 S’il avait essayé de rencontrer la première jouissance, il aurait été probablement amené à trouver son secret ou sa vérité comme le héros qui l’avait retrouvée dans l’expérience de la madeleine, mais il a préféré se limiter à vivre son plaisir sans comprendre, devinant qu’y était sousentendu, une souffrance de laquelle il ne voulait rien savoir. Le sujet est-il le fruit de la jouissance qui s’oppose au plaisir ? C’est ce que rapporte Lacan dans le chapitre Kant avec Sade de ses Ecrits quand il définit la jouissance comme un excès de bonheur ou de jouissance qui fait mal. 22 17 Paul Valéry. Cahiers 1894-1914, T.II. Edition intégrale établie, présentée et annotée sous la co-responsabilité de Nicole Celeyrette-Pietri et Judith Robinson-Valéry. Paris, Gallimard 1988, p. 446. 18 Id., ibid., p. 355. 19 Quignard. Les paradisiaques sordidissimes.Interview à France Culture le 5 janvier 2005. 20 Id., ibid. 21 Marcel Proust. Du côté de chez Swann. A la recherche du temps perdu. Paris, Gallimard, 1987. (la Pléiade. p. 9 et Willemart. Proust, poète et psychanalyste. Paris, L’Harmattan 1999, p. 71. 22 Lacan. Ecrits. Paris, Seuil, 1966. pp. 765 et s. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 33 Dans ce sens, la souffrance sous-entendra toujours une écriture et exigera une dose de résistance entrecoupée de bonheur, mais toujours présente. Quignard reprend Lacan opposant poésie et désir : « le désir est la peur […] Le plaisir rend invisible ce qu’il veut voir. La jouissance arrache la vision de ce que le désir n’ avait fait que commencer de dévoiler ». 23 3.2 L’encadrement de l’écriture entre la jouissance et le désir La jouissance de l’Autre que Swann ne pouvait écouter sinon de loin, mais qu’il aurait pu décrire s’il se l’était proposé, m’a encouragé à insister sur la priorité du binôme jouissance/ souffrance et à élaborer un concept qui définit la fabrication de l’écriture en terme de texte qui se construit et se déconstruit à tout moment, selon le passage par la représentation, texte instable de par son changement, puisque le manuscrit est fixé à peine dans la dernière version, mais stable pour être rattaché à un grain de jouissance toujours rattaché à la souffrance. J’ai appelé ce concept « texte mobile ». Le substantif insiste sur l’identité du grain de jouissance que je suppose être le même pour un roman, un article, un poème ou une pièce de théâtre et qui, une fois le texte publié, disparaît et n’excite plus l’écrivain puisque le travail ou la recherche suivante partira d’un autre grain de jouissance. Ce grain, ou ce bout de réel de comme dirait Lacan, peut-être identifié au grand Autre qui conduit la jouissance à se dire, à se désubjectiver 24 ou à se perdre. Le concept de texte mobile échappe aux conditions kantiennes du temps et de l’espace trop dépendante de la géométrie euclidienne. La jouissance de Swann est extra temporelle et ne se saisit en aucun signifiant sinon dans les plis de la langue. L’écrivain attentif à ce qui lui vient par la main, à ce qui s’écrit, le « se » pronominal indique en même temps le dialogue avec le grand Autre et soulignant l’instrument qu’il devient, un scripteur, le texte mobile déroule ses multiples dimensions De la même manière, le grain de jouissance dechaîne l’écriture, et rappelle plus quelque chose de minuscule, comparable la corde des physiciens infiniment petite. Isolé et oublié, le texte-corde cache ses richesses ; de la même manière le grain de jouissance. Et une fois saisi par l’écrivain attentif à ce qui lui vient par la main, à ce qui s’écrit, le « se » pronominal indique en même temps le dialogue avec le grand Autre et soulignant l’instrument qu’il devient, un scripteur, « le texte mobile » qui inclut le texte corde et 23 Quignard. Le sexe et l’effroi, p. 254. 24 Wladimir Safatle. A paix-o do negativo. S-o Paulo, UNESP 2005, p. 279. 34 Philippe Willemart sa jouissance, déroule ses multiples dimensions, linéaires et non linéaires, chaotiques ou non, et engendre l’écriture dans les manuscrits. 25 Je voudrais approfondir la citation de Quignard mentionné auparavant et la compléter : « le désir est la peur. Pourquoi durant des années, ai-je écrit ce livre ? Pour affronter ce mystère : c’est le plaisir qui est puritain. Le plaisir rend invisible ce qu’il veut montrer. La jouissance arrache la vision de ce que le désir n’avait fait que commencer à dévoiler ». 26 Comment interpréter ces lignes ? À mesure que l’écrivain a du plaisir à écrire, il cache le grain de jouissance de plaisir et poussé par la crainte, autre nom du désir, il a peur de devoir révéler le véritable moteur de l’écriture. Le désir d’écrire serait-il mû par le plaisir et la crainte de révéler la jouissance ? Les 75 cahiers de Proust serviraient à cacher la jouissance et ainsi susciteraient chez le lecteur la volonté de lire plus et de répéter sans cesse : Encore, encore, selon l’excellente observation de Quignard : « Le récit plus que le sexe, dit sans arrêter : Encore ! ». 27 Nous pourrions formuler le rapport ainsi : Peur d’écrire = désir, ce qui est s’inscrit parfaitement Jouissance sur une bande de Moebius. Le sujet de l’écriture serait représenté par cette jouissance ou ce grain qui force l’écrivain à aller de l’avant, ou mieux dit encore, à mettre ce va-et-vient entre la jouissance et le désir qui donnerait un ton de danse très particulier puisque l’aller à la la jouissance et le retour au désir sont silencieux. Cependant, en tant que généticien, je crois qu’il est possible de détecter le moment où intervient la jouissance. Regardons une page pleine de ratures d’un écrivain connu. Si chaque rature indique un arrêt dans l’écriture, c’est parce que quelque chose a attiré l’attention du scripteur. Cela peut être le souvenir d’une information, un rêve, le mot d’un proche, une idée au sujet de la trame ou des personnages, quelque chose d’inconnu ou une association à partir de ce qui est déjà écrit. J’avancerai l’hypothèse que la rature est peut-être suscitée par tout ce que je viens d’énumérer, mais elle est presque toujours dédoublée par la jouissance ou appuyée sur elle. La rature est pour moi la porte de la création, hypothèse que je défends depuis longtemps. Donc le sujet dans l’écriture est intimement rattaché à la création. Le soi qui devient objet ou se met au service de l’écriture, est une des figures du scripteur. 25 Willemart Au-delà de la psychanalyse : la littérature et les arts.Paris, L’Harmattan 1998, p. 115. 26 Quignard. Ibid. 27 Id., ibid., p. 264. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 35 Paraphrasant Quignard, je dirai que l’écrivain devient l’esclave d’une autre domus, d’une autre maison. Le contact avec le grain de jouissance semblable au S 1 lacanien, transfère le soi non pas dans un autre espace, mais dans les signifiants du langage. Il annule et inclut l’écriture précédente, et ainsi, surgissent un autre mot, un autre paragraphe, peut-être un autre chapitre. « L’inconscient apparaît et disparaît, donne un sens à un signifiant et disparaît jusqu’à apparaître à un autre moment dans le discours, valsant de lapsus en lapsus, de lapsus en rêve ou plus intensément dans le discours associatif sur le divan. L’écriture littéraire se constitue durant les nombreux allers et retours de l’écrivain qui relient son esprit au manuscrit à travers la main ». 28 Ce que j’ajoute aujourd’hui avec plus de vigueur avec l’aide de Quignard, est la soumission du soi à la jouissance. Se rapportant à l’auteur et au lecteur, Quignard souligne que « Ecrire désire » et « lire jouit ». 29 Mais le manuscrit témoigne que l’écrivain écrit, lit et se relit. Donc, en écrivant, le soi participe des deux mouvements, il désire et jouit. Ce double mouvement n’arrive pas seulement à la fin de l’œuvre comme pourrait le penser Quignard, mais à chaque relecture et à chaque rature. Différent du lecteur de l’œuvre complète cependant, je dirai que l’écrivain désire plus qu’il ne jouit et rature suivant son désir. L’œuvre à venir, inconnue, mais en partie présente dans les plis de la langue et dans l’esprit de l’écrivain, ne lui permet pas de jouir tellement puisque le travail difficile de l’écriture fait plus souffrir que jouir. Cette souffrance ne découle pas d’un excès de plaisir qui caractérise la jouissance, mais d’une douleur inhérente à la quête de quelque chose qui est là et n’est pas là. Pourquoi ? Parce qu’avant d’écrire, l’écrivain ne sait pas ce qui va suivre : « La pensée ne préexiste pas à sa préformation verbale et à son inscription dans la matérialité du texte pour celui qui écrit […] écrire déroute le fantasme » de l’idée pré-existante, souligne Quignard. 30 L’écrivain se livre à l’écriture comme le peintre aux couleurs, le sculpteur à la pierre, le musicien aux accords musicaux, l’analysant à son discours, etc. et se laisse emporter par le matériel utilisé, croyant qu’il rencontrera enfin la jouissance qui correspond au point final de son projet 28 Willemart. Comment se constitue l’écriture littéraire ? Critique génétique : pratiques et théorie. Paris, L’Harmattan 2007, p. 196. 29 Quignard. Ibid., p. 264. 30 Irène Fénoglio.Fête des Chants du Marais, un conte inédit de Pascal Quignard. Genesis 27. Paris, ed. Jean-Michel Place, 2007. 27. p. 104. 36 Philippe Willemart Tant qu’il n’arrive pas à la fin, il alterne une attitude passive féminine d’écoute et une attitude active de conclusion de la rature immédiate et ainsi de conclusion logique en conclusion logique, Il articulera la dernière version qui reflétera l’articulation de toutes les conclusions, mais qui ne lui donnera pas nécessairement la jouissance définitive qui, selon Quignard, serait la scène primitive. 31 Que dire alors des écrivains qui n’ont jamais terminé leurs œuvres comme Ronsard, Stendhal ou Proust ? 3.3 Comment articuler la lecture psychanalytique avec le sujet philosophique de Descombes ? Quelques éléments relevés par Descombes me serviront pour renforcer ou mieux discerner le sujet agissant dans la rature du manuscrit. Le philosophe base son argumentation sur l’œuvre du linguiste Lucien Tesnière (1893- 1954) auteur d’Eléments de syntaxe structurale paru en 1959 et réédité en 1988. 32 Tesnière soutient que le verbe est l’élément de niveau hiérarchique le plus élévé parce qu’il régit les compléments et y inclut le sujet grammatical. Le mot principal d’une phrase n’est pas le sujet comme on nous l’a enseigné à l’école, mais le verbe ; le sujet est son complément comme le prédicat ou l’adverbe. C’est l’action qui détermine le moi, le je et non plus un être unique comme Aristote le définissait. Kanzi, le fameux singe bonobo qui a appris à communiquer, n’utilisait qu’un faible nombre de verbes 33 , ce qui semble fortifier l’hypothèse de Tesnière. C’est une révolution des mentalités, grammairiennes pour le moins, mais qui confirme une donnée psychanalytique : le sujet ne commande pas, mais est un complément du verbe. Notons que dans le Séminaire 19, Lacan disait aussi : « Seulement, comme en logique le verbe, c’est précisément le seul terme dont vous ne puissiez pas faire place vide, parce que quand une proposition, vous essayez d’en faire fonction, c’est le verbe qui fait fonction et c’est de ce qui l’entoure que vous pouvez faire argument… ». 34 Le soi est donc subordonné à l’acte d’écrire ou de parler, rattaché inévitablement à la pensée et à la jouissance. De plus, l’instance du scripteur, celle 31 L’intrigue, c’est ce qui offre le temps, c’est ce qui permet d’instaurer l’instant entre l’avant et l’après en répétant sous forme de scènes rêvées la scène invisible qui hante. Ibid., p. 264. 32 Lucien Tesnière. Éléments de syntaxe structurale, Klincksieck, Paris 1988. 33 Sue Savage-Rumbaugh, Stuart Shanker,Talbot Taylor. Apes, language, and the human mind.in Gardenförs.Comment Homo est devenu Sapiens. Paris, ed. Sciences humaines, 2007, p. 212. 34 Lacan. Le séminaire. Livre XIX....Ou pire. Paris, AFI (1971), p. 10. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 37 qui se fait l’instrument du langage, est soumise aussi à une autre contrainte, la manière d’écrire ou le style de l’auteur. 3.3.1 Comment l’écrivain soumis à son style, manifestation de son désir, devient-il auteur ? Le narrateur proustien nous l’apprend : « Une heure n’est pas qu’une heure. C’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément - rapport qui supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne par là d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui - rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style. 35 Mais qu’est-ce que le style ? Le style provient sans aucun doute de la capacité d’établir un rapport entre deux éléments, mais dans quel but ? Est-ce en vue du projet connu de l’écrivain ? Je ne l’affirmerai pas. Un projet connu de moitié si je veux être généreux, mais ignoré pour le reste dans ses détails pour le moins. A la recherche du temps perdu programmée en trois volumes en 1910, a fini par s’étendre à sept comme nous le savons après la mort de Proust en 1922. Autrement dit, le style surgit peu à peu au cours des ratures jusqu’à ce que l’écrivain remplisse le projet inconnu ou inscient. Ce projet n’est donc pas un Bien souverain arrêté au départ, mais il sera décidé peu à peu, au fur et à mesure que les pages sont remplies, achevées et réorganisées. Quand Descombes parle de la possibilité « d’acquérir le pouvoir de se diriger soi-même - c’est-à-dire en fait le pouvoir instituant lui-même - en s’exerçant à se diriger soi-même […], une telle acquisition ne peut consister qu’à participer (en première personne) à une puissance normative qui doit être présente (sous la forme des institutions d’une forme de vie sociale) pour qu’un individu puisse s’en approprier une part. » 36 , je comprends que le style est une marque d’originalité de l’auteur qui agit tout en se soumettant progressivement à une norme sociale qui exige et provoque la lecture. Autrement dit, être lu revient à entrer dans le registre du Symbolique qui régit les lecteurs. 35 Proust. « Id. Le Temps retrouvé. A la recherche du temps perdu. (sous la direction de J.-Y. Tadié). Paris, Gallimard, Pléiade, 1989. T.IV. p. 468. 36 Descombes. Ibid., p. 22. 38 Philippe Willemart Le travail constaté dans les manuscrits équivaut à l’apprentissage de l’autonomie, c’est un véritable exercice. L’écrivain apprend à être auteur et à se détacher d’une tradition d’habitudes, de coutumes ou de préjugés jusqu’à ce qu’il trouve son style, souvent dans la dernière version remise à l’éditeur. 37 Le procédé est semblable à celui d’une analyse sauf que l’analyste est remplacé par l’écriture. « L’homme qui se conçoit comme un sujet se veut discipliné par une raison impersonnelle. Il accepte d’être subordonné à une loi rationnelle qui lui fait un devoir de vivre honnêtement avec ses semblables » 38 selon le philosophe. De la même manière, l’écrivain sera auteur dans la mesure où il saura se soumettre à son style qui incarne cette raison impersonnelle. Celle-ci comporte les règles librement acceptées, les lois du bien écrire, celles du travail ardu, de la persévérance, de la volonté de découvrir ou de décrire de nouvelles choses, sa soumission critique à la tradition et au langage, etc. 3.3.2 Ainsi l’écrivain soumis à la jouissance verra le sujet sautant de signifiant en signifiant formant l’écriture. Beckett disait déjà dans l’Innomable : « je ne dirai plus moi, je ne le dirai plus jamais, c’est trop bête ! Je mettrai à la place, chaque fois que je l’entendrai, la troisième personne, si j’y pense… […] Il n’a que moi, moi qui ne suis pas là où je suis ». 39 En d’autres mots, l’œuvre travaillée par le sujet, produit un auteur. L’œuvre qui se construit dans les manuscrits, tue peu à peu le moi de l’écrivain, imaginaire comme nous le savons. C’est une thanatographie progressive. Les ratures montrent une « désénonciation » généralisée, expression que je reprends à Philippe Sollers quand il parlait de Chants de Maldoror de Lautrémont qui ont engendré Isidore Ducasse et ses Poésies. 40 Pouvons-nous scander le manuscrit et déterminer les moments de cette thanatographie ? Oui, par les ratures ! La rature n’est-elle pas le moment de l’apparition du sujet et la manifestation d’une souffrance ? Le manuscrit si bien ordonné au départ est tout à coup raturé à la première relecture. Sous quel effet ? C’est le sujet qui rattaché à la jouissance, surgit et nie ce qui avait été écrit. Il recommence la valse ou son vol jusqu’à ce qu’apparaisse un autre signifiant qui confirme la nouvelle donnée et annonce la conclusion du temps logique. Le temps de la résolution ou de la conclusion correspond à la collusion du sujet avec l’instance de l’auteur. 37 « L’autonomie n’est pas une habitude, mais elle se crée en s’exerçant, ce qui présuppose que, d’une certaine manière, elle pré-existe à elle-même. » Cornelius Castoriadis. Le monde morcelé. Paris, Seuil 1990. p. 221. 38 Descombes. ibid., p. 334. 39 Beckett L’innomable. Paris, Minuit 2004. pp. 113 et 114. 40 Philippe Sollers. La science de Lautréamont. Logiques. Paris, Seuil 1968. p. 252. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 39 4. L’ image du ciel constellé montre les infinies combinaisons et trajectoires possibles de l’écriture du sujet bien supérieures à celles de l’écriture qui a à peine 24 ou 26 positions ou lettres. Constatons l’inversion des couleurs. 41 L’alphabet du ciel écrit blanc sur noir et le poète écrit noir sur blanc comme si l’un était le négatif de l’autre, comme si l’écriture était le négatif de l’écriture du sujet. Belle image ! L’écriture se soutient de l’inversion des trajectoires du sujet écrivain. Les mouvements du sujet detectés dans les ratures émergent en lettres, en mots, en chapitres et en livres. Ou, en d’autres mots, chaque écriture se soutient grâce à une constellation stellaire si vaste qu’il est presque impossible de l’encadrer, raison pour laquelle n’importe quelle critique biographique ou analyse psychanalytique de l’écrivain par son œuvre est inutile. Je refuse pour cette raison les analyses de l’écriture joycienne par Lacan, Soler ou autre. De la même façon, je n’accepte pas l’analyse de l’œuvre proustienne par Michel Schneider. Mettant au même niveau, la correspondance, les essais, la vie et l’œuvre, Schneider prétend retrouver la clé de l’écriture dans le rapport de Marcel avec sa mère. L’hypothèse est très séductrice, mais réduit la littérature à un fait biographique. Répondant à Lacan et à Schneider, nous pouvons comparer l’écriture à la révolution prônée par le narrateur proustien. Il suggère à celui qui « voudrait raconter une vie, d’utiliser par opposition à la psychologie plane dont on use d’ordinaire, d’une sorte de psychologie dans l’espace ». 42 « Les hommes avec qui nous avons vécu forment une galaxie où les planètes et les étoiles que nous sommes, tissent leurs fils à la manière des ondes gravitationnelles. Les mondes ainsi constitués se recoupent évidemment et permettent à chacun de glisser dans d’autres mondes et d’augmenter son rayon d’action. » 43 Que fait le scripteur dans les manuscrits sinon tourner autour des mots jusqu’à former un tissu assez solide pour être remis à l’éditeur ? Où donc est le sujet dans la rature du manuscrit ? Le sujet, support de la jouissance, construit l’écriture par des ratures et des temps logiques successifs. Chaque ouverture du temps commence par la rature,continue dans le silence de la quête et est conclue par un remplacement ou un blanc. Ainsi de conclusion logique en conclusion logique, l’écriture se construit. Le sujet surgit dans la rature, dans son effort de nier à la fois ce qui a été écrit et le plaisir qui a suivi. 41 Rancière. Politique de la littérature. Paris, Galilée, 2007. p. 100. 42 Proust. Le Temps retrouvé. ibid., p. 608. Dans une interview retranscrite dans Essais et articles du volume Contre Sainte-Beuve, Gallimard, 1971, p. 557. Proust parle de psychologie dans le temps. 43 Willemart. Proust, poète et psychanalyste. p. 155. 40 Philippe Willemart Cette action force l’écrivain à reprendre ce que Quignard appelle volupté, ce qui vient avant la naissance 44 , la jouissance des parents, espèce de source primaire qui fonde l’être humain et qui conduit le scripteur à parcourir des siècles de civilisations, c’est le Jadis ou le grand Autre « conceptualisé » par Quignard. La traversée, imaginaire jusque là, mesure le temps de remplacement de la rature par un nouveau signifiant qui surgira. Dans ce parcours non chronologique qui correspond au saut d’un signifiant à l’autre, ou au vide produit entre les deux, le sujet traverse les structures dans lesquels il est inséré, le corps et l’esprit qui le supportent, ramassent ce qui lui convient et remplacent le premier signifiant. Articulant les conceptions du soi venant de Quignard, Descombes et du manuscrit, nous constatons le retour du scripteur au grain de jouissance à chaque rature, parallèlement à la construction progressive de l’écriture et de la figure de l’auteur Le sujet de l’écriture n’est pas l’écrivain ni l’auteur, mais celui qui saute de résolution de la rature en résolution de la rature au service de l’écrit. Ainsi, chaque substitution ayant comme base la jouissance, l’écrivain écrivant suscite le désir du lecteur, notre désir ou nous fournit des « éléments de subjectivité ». 44 Fénoglio. Fête des Chants du Marais, un conte inédit de Pascal Quignard. Genesis 27. Paris, éd.Jean-Michel Place 2006. p. 92. Fig. 1: Ilustraç-o de um livro do Quaman Poma de Ayala mostando um quipu camayo e sua ferramenta. Número de lhamas, quantidade de produtos agrícolos, acontecimentos da vida s-o « narrados » pelos quipus. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 41 Fig. 2: Cuzco qui vient du Quechua « Qusqu », qui signifie nombril du monde et dont le périmètre aurait eu la forme d’un puma. Fig. 3 42 Philippe Willemart Fig. 4: Le sujet dans le manuscrit (NAF 16668). Fig. 5 Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 43 Fig. 6: Herodias folio 583. 44 Philippe Willemart Fig. 7: Folio 20 du Cahier 28 de Proust. Où est le sujet dans la rature du manuscrit ? 45 Fig. 8: Cahier 15 folio 5 Du côté de chez Swann de Marcel Proust. Fig. 9: Dispersion du soi dans la constellation de l’écriture. Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité Anne Élaine Cliche Pour moi si je propose à la psychanalyse la lettre comme en souffrance, c’est qu’elle y montre son échec. Et c’est par là que je l’éclaire : quand j’invoque ainsi les lumières, c’est de démontrer où elle fait trou. On le sait depuis longtemps : rien de plus important en optique, et la plus récente physique du photon s’en arme. Méthode par où la psychanalyse justifie mieux son intrusion : car si la critique littéraire pouvait effectivement se renouveler, ce serait de ce que la psychanalyse soit là pour que les textes se mesurent à elle, l’énigme étant de son côté. 1 La poésie est effet de sens mais aussi bien effet de trou. Il n’y a que la poésie vous ai-je dit, qui permette l’interprétation et c’est en cela que je n’arrive plus, dans ma technique, à ce qu’elle tienne : je ne suis pas assez pouâte, je ne suis pas pouatassé. 2 L’acte poétique Jacques Lacan a plusieurs fois, dans son enseignement et dans ses Écrits, convoqué l’écriture poétique ou littéraire pour faire entendre, voire faire advenir dans la concrétude d’une actualisation, la spécificité si ce n’est la vérité d’un rapport au signifiant et à la lettre. C’est dans l’ouverture d’Athalie qu’il trouve la mise en acte la plus éclairante du « point de capiton », avec La Lettre volée qu’il démontre le primat du Symbolique et de la chaine signifiante, par le commentaire d’Antigone qu’il révèle le nouage de l’éthique à la pulsion de mort, en déchiffrant la Trilogie de Claudel qu’il interroge la figure du père dans sa consubstantialité au désir, en relisant Joyce qu’il donne sa fonction au sinthome, dans Le Balcon de Genet qu’il voit à l’œuvre la signification du phallus. Il suffit de dresser la liste fort longue de ces « détours » par la littérature pour constater à quel point les écrivains (qu’il appelle poètes), leurs textes, leur acte, constituent pour Lacan un champ inépuisable et constamment convoqué de connaissances et de reconnaissance. 1 Jacques Lacan, « Litturaterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 13. 2 Id., L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, 17 mars 1977, inédit. 48 Anne Élaine Cliche Ces lectures ne sont pas l’occasion d’une improbable « psychanalyse appliquée », ni même, comme souvent chez Freud - mais pas toujours -, le dispositif le plus probant mis au service de la révélation du savoir analytique. 3 Il s’agit pour Lacan de lire, de déchiffrer à la lettre un travail du signifiant reconnu comme Loi à laquelle l’être parlant est assujetti. Peut-être plus radicalement s’agit-il chaque fois de retrouver, en acte, cette Loi dont le poète se fait le témoin et le serviteur. C’est à ce titre surtout que Lacan apporte au savoir littéraire une contribution importante qui pourrait se décrire comme la mise à découvert, dans l’art poétique, de la puissance créatrice du signifiant. Créatrice non seulement de sens - ce qu’on savait depuis au moins la Poétique d’Aristote -, mais créatrice d’un sujet dont je voudrais ici, avec Lacan, sonder la matière. L’ironie que manifeste Lacan à la fin de sa vie envers le pouâte - qu’il ne serait lui-même pas assez -, juste au moment où il loue une fois de plus la poésie comme condition de l’interprétation, ne fait sans doute que rappeler, souligner peut-être, la différence entre l’analyste et le poète qui, lui, est représenté par les signifiants de son œuvre et pour d’autres signifiants, le poète étant pour ainsi dire engendré par son œuvre ; sans compter que son savoir est au service non pas d’un acte analytique, mais d’un acte poétique. Différence que Lacan ne perd évidemment jamais de vue, bien que toute sa technique repose justement sur le constat d’un inconscient structuré comme un langage… poétique. Le « mythe individuel », la métonymie du désir, l’instance et l’insistance de la lettre, la métaphore paternelle, la fiction comme structure de la vérité, la langue ; toute la théorie psychanalytique dégagée par Lacan semble en effet vouée à rencontrer la grammaire de l’inconscient, comme l’appelait Freud, telle que ses lois en font une véritable poétique par laquelle le sujet est parlé. 4 Le terme de poétique n’a ici aucune espèce d’ancrage esthétique, mais désigne bien plutôt une logique, voire une topologie dont on sait qu’elle occupe chez Lacan une place privilégiée. Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas pour fonction d’illustrer, ni d’imager un concept, mais de l’actualiser. Comme le rappelle Érik Porge, la topologie est une écriture nouvelle comportant « une réalité opératoire » qui ne propose pas une saisie facile (ou imaginaire) mais, 3 Freud n’a jamais « appliqué » un savoir préétabli à la littérature. Mais il lui est apparu que le roman, la fiction littéraire, permettait davantage la transmission du savoir analytique que les exemples cliniques toujours problématiques. 4 Voir Soraya Tlatli, Le psychiatre et ses poètes, Paris, Tchou, 2000, p. 23 : « Plus Lacan se démarque de la linguistique, plus il utilise comme argument d’autorité, la poésie. Le point important pour nous est le suivant : il n’y a plus de démarcation dans L’instance de la lettre entre le discours poétique et le discours inconscient. […] Lacan pose comme loi du langage ce qui n’est démontré qu’à partir d’un mode privilégié du langage qui est de poésie ou de création. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 49 au contraire, produit plutôt un effet de dessaisissement : « La bande de Möbius n’est pas un schéma du sujet divisé, elle est le sujet divisé 5 . » Il faut en effet la parcourir plusieurs fois pour en découvrir les propriétés. Les objets littéraires ont certainement, dans le Séminaire de Lacan, ce statut d’objets topologiques. Ce qui surgit, de là, c’est, d’une part, la lettre dans ses trois dimensions : symbolique, imaginaire et réel ; surgissement non négligeable dans la mesure où la fiction poétique devient le champ « opératoire » d’un maniement du signifiant. D’autre part, et au-delà de cette transmission recherchée, ce qui advient est la mise au jour d’un acte de création dont le sujet demeurait jusque-là, pour ainsi dire, inaperçu. Ce sujet, dont le statut freudien fut dégagé et poursuivi par Lacan, a eu, dans les années soixante, des conséquences nombreuses dans le domaine des études littéraires. 6 En effet, à l’encontre, voire à l’envers de la psychocritique issue d’un mésusage si ce n’est d’une méprise à l’égard des champs respectifs de la littérature et de la psychanalyse, l’enseignement de Lacan a permis de mettre au jour, dans le « travail » même du texte, un sujet dessaisi de sa subjectivité ; création inédite engendrée par l’écriture dont la structure de fiction (mythe et fantasme) exige d’être parcourue. Lacan affichera très tôt son mépris pour la psychanalyse appliquée soulignant l’hétérogénéité absolue de la psychanalyse et de la littérature. Comme le rappelle Éric Marty, « Lacan indique un cran de séparation supplémentaire entre sa pratique et la pratique littéraire. […] une séparation […] où la littérature serait à son tour prise par le désir d’un rapport, d’une production, d’une œuvre dont Lacan, lui, s’abstient… 7 ». Il faut donc revenir à ce qui constitue le sujet divisé, qui est précisément ce qui le destitue, l’exclut de la représentation. Ainsi, le rapport de Lacan à la texture signifiante de la parole et du texte aura ouvert la voie à une poétique du sujet avant lui méconnue. Ce n’est pas le mystère de la création ni même ce que certains appellent « l’acte créateur » qui intéresse Lacan. L’éblouissement ressenti par Freud devant le génie des poètes qui le précèdent dans la découverte des processus primaires, n’est pas, chez Lacan, le moteur de sa rencontre avec la poétique. Dans son hommage à Marguerite Duras, où il s’honore, en passant, du savoir de la romancière, Lacan rappelle la leçon de Freud en matière de 5 Érik Porge, Transmettre la clinique psychanalytique : Freud, Lacan, aujourd’hui, Paris, Érès, 2005 p. 119. Voir aussi les chapitres intitulés : « Le style de Lacan » et « L’inconscient est structuré comme la poésie ». 6 Pour les écrivains et critiques gravitant autour de la revue Tel Quel, d’abord, puis chez des psychanalystes à l’écoute des effets de l’écriture/ lecture, comme Daniel Sibony, Catherine Millot, Hervé Castanet, entre autres. 7 Éric Marty, « Lacan et Gide, ou l’autre école », Lacan et la littérature, textes rassemblés et présentés par Éric Marty, Houilles, Éd. Manucius, 2005, p. 141. 50 Anne Élaine Cliche création artistique. « Je pense que même si Marguerite Duras me fait tenir de sa bouche qu’elle ne sait pas dans toute son œuvre d’où Lol lui vient […] le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle donc reconnue comme telle, c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie. Marguerite Duras s’avère savoir sans moi ce que j’enseigne. En quoi je ne fais pas tort à son génie d’appuyer ma critique sur les vertus de ses moyens. » De là, c’est d’abord la reconnaissance d’une articulation symbolique dans laquelle le sujet - qui, ici, « doit se compter trois » - est produit, plutôt que simple agent, qui permet à Lacan de prendre le texte littéraire pour un savoir. Ce qu’il explique lui-même comme la rencontre des lois de l’inconscient avec celles du langage poétique : « Que la pratique de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient, est tout ce dont je témoignerai […] 8 . » C’est d’ailleurs ce qui rend la poésie et l’écriture littéraire des plus convaincantes. « De même qu’il est tout à fait convaincant de voir Freud, dans La science des rêves, énoncer par avance les lois de la métaphore et de la métonymie. 9 Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que la métaphore paternelle n’est pas une expression métaphorique, comme plusieurs font mine de le croire en injectant dans le terme « métaphore » un coefficient d’on ne sait quelle sublime irréalité, mais bien un processus réel qui fait du père une fonction elle aussi réelle dans l’articulation du désir du sujet à la castration maternelle. C’est ce processus, dont l’efficacité et les productions psychiques sont incontestables et constituent la vérité du sujet, sa jouissance ; c’est ce processus en tant que tel, reconnu comme un processus opératoire du signifiant, donc, qui est l’équivalent exact du processus de la métaphore. C’est parce que la métaphore structure l’inconscient que celui-ci est accessible à l’interprétation. De là, on saisit peut-être mieux que la poétique est avant tout l’ensemble des lois qui président à l’agencement des signifiants dans lequel le corps est pris : corps parlant et jouissant, s’avançant entre deux morts, mais aussi corps sublimé de la poésie et de l’écriture. 10 8 J. Lacan, « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, pp. 191-197. Dans ce texte, Lacan dégage la figure de la robe comme « thème » par lequel se nouent les regards et se dessine la place d’un dérobement que Jacques Hold - son « je pense » qui fait la matière du livre - tentera de faire tenir. 9 Lacan, Le Séminaire VIII : Le transfert [1960-1961], Paris Seuil, 1991, p. 345. 10 Voir Érik Porge, Transmettre la clinique psychanalytique, pp. 65-66 : « Dire que le père est un signifiant signifie que l’attribution de la procréation au père, pour que celle-ci ait un sens pour le sujet, est un fait de langage […] Que le père soit agent de la procréation n’est pas une vérité d’expérience, c’est la conséquence d’un dire. La notion de pater incertus est inhérente, selon Freud et Lacan, à l’instauration Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 51 On se souviendra aussi, par ailleurs, que le « retour à Freud » s’est accompli d’année en année, de 1952 jusqu’à la mort de Lacan en 1980, comme un retour au texte freudien. Les séminaires de Lacan, tous sans exception, sont en effet marqués au sceau d’une lecture dont l’acuité et le parcours appartiennent, à mon sens, à l’histoire des études textuelles et à sa part la plus rigoureuse sur le plan de la méthode. Freud n’a cessé de décrire et de construire sa méthode analytique en rapport étroit avec les composantes spécifiques de l’objet à rejoindre. Chacun de ses textes (que ce soit le récit de cas, l’élaboration d’un concept, la « vue d’ensemble ») témoigne, et très souvent va jusqu’à rendre compte explicitement, du travail d’écriture et des difficultés particulières rencontrées - style, forme, parcours, découpage, ordonnancement - comme de l’effet direct et inévitable, non seulement de la méthode analytique, mais de l’objet même dont elle s’occupe et qui est, pour Freud, dans ces textes, à décrire. Débuter par une histoire de malade sans lacunes et bien polie voudrait dire placer d’emblée le lecteur dans de tout autres conditions que celles où se trouvait l’observateur médical. […] Il est vrai que je commence alors le traitement par l’invitation à me raconter toute l’histoire de vie et de maladie, mais ce qu’il m’est donné d’entendre en réponse ne suffit pas toujours à me repérer. Ce premier récit est comparable à un fleuve non navigable dont le lit est tantôt barré par des masses rocheuses, tantôt divisé et obstrué par des bancs de sable. 11 Mon travail sur L’Homme aux rats surpasse presque mes facultés de description, et ne sera sans doute accessible à personne sauf aux proches. Quel gâchis que nos reproductions, comme nous mettons lamentablement en pièces ces grandes œuvres d’art de la nature psychique ! 12 Je ne peux écrire l’histoire de mon patient ni d’un point de vue purement historique ni d’un point de vue purement pragmatique, je ne peux donner ni une histoire de traitement ni une histoire de malade, mais je me verrai obligé de combiner entre eux les deux modes de présentation. 13 Chez Lacan, l’enseignement de l’œuvre freudienne ne cessera de rencontrer l’opacité textuelle qui en est la marque et la condition d’accès à un savoir d’un ordre symbolique, distinct de celui du témoignage des sens. En passant de l’affirmation que le père est un signifiant à celui qu’il est une métaphore Lacan fait un pas qui noue plus étroitement le père au langage et plus précisément à la poésie. » 11 S. Freud, Dora. Fragment d’une analyse d’hystérie [1905], Paris, PUF, Quadrige, 2006, p. 14. 12 Id. Lettre à Jung, 30 juin 1909. 13 Id. L’Homme aux loups. À partir de l’histoire d’une névrose infantile [1918], Paris, PUF Quadrige, 1990, pp. 10-11. 52 Anne Élaine Cliche inédit. Et c’est cette opacité, pourtant toujours ciselée, fine, quasi inapparente, qui, si elle n’est jamais par Lacan traduite en langage clair (peu s’en faut), connaît un déchiffrement obstiné qui demeure au plus près des signifiants freudiens un à un exposés dans leur évidence et dans leur rencontre avec l’impossible du réel à transmettre. Lacan inaugure son enseignement en se plaçant devant la nécessité de répondre à la question : Qu’est-ce que nous faisons quand nous faisons de l’analyse ? 14 La relecture de Freud n’a donc pas seulement pour but la restitution du texte freudien dans le tranchant de sa formulation, bien qu’il faille en passer par cette restitution, mais aussi, du début à la fin du Séminaire, la formation des analystes à une pratique qui n’a de commune mesure avec aucune autre. De là, l’opacité freudienne est pour ainsi dire reconnue dans sa texture lumineuse et radicalement signifiante, en tant que telle, ce qui a pour conséquence de faire de cet enseignement, en même temps qu’un enseignement de la lettre freudienne, un véritable enseignement « littéraire » au sens le plus spécifique du terme. Le rapport de Lacan au texte freudien relève bien d’une passion pour sa lettre, sa logique signifiante, sa fonction dialectique, son inadéquation au réel. Si la visée de cet enseignement est tout autre que celle de l’enseignement des lettres, il reste que tout enseignement littéraire a néanmoins beaucoup à apprendre du déchiffrement lacanien, dans la mesure où ce qui est pratiqué dans les séminaires de Lacan ce n’est pas l’acte analytique mais bien une méthode « pour réintroduire le registre du sens, registre qu’il faut lui-même réintroduire à son niveau propre. 15 » Lire Freud avec Freud, c’est se mettre à l’écoute de l’énonciation dont il s’est fait lui-même le témoin, mais c’est aussi ramener la savoir du côté de l’énigme. Si la découverte de la psychanalyse est bien d’avoir réintégré dans la science tout un champ objectivable de l’homme et d’en avoir montré la suprématie, et si ce champ est celui du sens, pourquoi chercher la genèse de cette découverte hors des significations que son inventeur a rencontrées en lui-même sur la voie qui le menait à elle pourquoi chercher ailleurs que dans le registre où celle-ci doit se confiner en pure rigueur ? […] Freud souligne que l’élaboration du rêve est ce qui fait du rêve le premier modèle de la formation des symptômes. Or cette élaboration ressemble beaucoup à une analyse logique et grammaticale […]. Son schéma analogue à celui du symptôme suffit à démontrer l’importance essentielle du signifiant. [Tous les déterminismes de la biographie de Freud] ne doivent tout de même pas nous faire méconnaître l’importance de la découverte de l’ordre positif du signifiant à laquelle sans doute quelque chose en lui le préparait, la longue tradition littéraire, littéraliste, dont il 14 J. Lacan, Le Séminaire I, Les écrits techniques de Freud [1954], Paris, Seuil, 1975, p. 16. 15 Ibid., p. 8. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 53 relevait. […] L’originalité de Freud, qui déconcerte notre sentiment, mais seulement permet de comprendre l’effet de son œuvre, c’est le recours à la lettre. 16 Le registre du sens et de lettre, dont Lacan souligne ici clairement la prégnance dans la culture juive et le judaïsme, est aussi celui auquel se mesure et dans lequel opère le poète, l’écrivain ; et ce qu’il construit peut certainement être reconnu dans sa spécificité signifiante qui, si elle ne recouvre pas point par point celle du sujet parlant ni celle du rêve, ne se dégage qu’à partir d’une écoute de l’articulation d’un sujet à son désir. Reste à voir quel sujet et quel désir la création poétique suscite. 17 Lacan a très tôt reconnu le travail du style comme un acte, et comme un acte d’enseignement. « Tout retour à Freud qui donnera matière à un enseignement digne de ce nom, ne se produira que par la voie, par où la vérité la plus cachée se manifeste dans les révolutions de la culture. Cette voie est la seule formation que nous puissions prétendre à transmettre à ceux qui nous suivent. Elle s’appelle : un style 18 . » Il ne s’agit évidemment pas d’enseigner le style, mais bien de rendre perceptible l’acte que constitue une pensée pour dire le rapport particulier à la lettre et au signifiant qui la fonde. S’il y a bien un style lié à la structure psychique - ce que Freud a très tôt découvert, dès les études sur l’hystérie -, la poétique d’une œuvre littéraire répond quant à elle à une exigence qui n’est pas tant celle du sujet de la parole, que celle d’une création signifiante inédite et adressée, fonction d’une transmission symbolique. C’est donc peut-être la distinction entre vérité et savoir qu’il faudra ici reprendre. Lacan a soulevé cette question de poétique à plusieurs moments de son enseignement. Je retiens entre autres cette remarque qu’on trouve dans le séminaire Les Psychoses où il avance pas à pas dans la lecture des Mémoires extraordinaires du Président Schreber. Nous pourrions résumer la position où nous sommes par rapport [au] discours [de Schreber] quand nous en prenons connaissance, en disant que s’il est assurément écrivain [au sens de scribe], il n’est pas poète. Schreber ne nous introduit pas à une nouvelle dimension de l’expérience. Il y a poésie chaque fois qu’un écrit nous introduit à un monde autre que le nôtre, et, nous donnant la présence d’un être, d’un certain rapport fondamental, le fait 16 Id., « Freud dans le siècle », conférence du 16 mai 1956 publiée dans Le Séminaire III : Les psychoses [1955-1956], Paris, Seuil, 1975, pp. 266-272. 17 Sur les rapports étroits entre la « tradition littéraliste » juive et la littérature moderne, voir Anne Élaine Cliche, Dire le Livre : Portraits de l’écrivain en prophète, talmudiste, évangéliste et saint, Montréal, XYZ, 1998, 242 p. et Poétiques du Messie. L’origine juive en souffrance, Montréal, XYZ, 2007, 297 p. 18 Jacques Lacan, « La psychanalyse et son enseignement », Écrits, p. 458. 54 Anne Élaine Cliche devenir aussi bien le nôtre. […] La poésie est création d’un sujet assumant un nouvel ordre de relation symbolique au monde. Il n’y a rien de tout cela dans les Mémoires de Schreber. 19 [Je souligne] S’il s’agit à ce moment-là pour Lacan d’éveiller les analystes à la fonction du signifiant et aux dispositifs spécifiques des Mémoires d’un névropathe, je note pour ma part la nécessité qu’il éprouve de rappeler cette exigence poétique qu’il nomme « création d’un sujet ». Si la psychanalyse peut apporter une contribution aux études littéraires, ce serait celle-là : qu’elle permet d’entrevoir, de penser, de reconnaître cette création d’un sujet, et d’en saisir la fonction éthique. À toute pompe sur Claudel […] ceux qui ici peuvent se sentir un petit peu égarés par le fait que nous allions à toute pompe en un endroit de mon séminaire, sur Claudel, […] ont le sentiment tout de même que cela a le rapport le plus étroit avec la question du transfert […] 20 . Aussi bien c’est là une nouveauté, je veux dire quelque chose qui, au jeu de cette singulière partie que nous appelons complexe d’Œdipe, en rajoute dans Claudel. […] et sans doute cette disposition du drame claudélien est ici quelque chose peut-être de nature à favoriser, à faire apparaître les éléments susceptibles de nous intéresser dans cette trame, dans cette topologie, dans cette dramaturgie fondamentale, pour autant que quelque chose de commun à une même époque la relie d’un créateur à l’autre : une pensée réfléchie à une pensée créatrice. 21 [Je souligne] Poétique de l’inconscient est peut-être l’autre nom que l’on pourrait donner à ce que Freud appelait « ces grandes œuvres d’art de la nature psychique » que sont les névroses, les psychoses et les perversions. Mais qu’en est-il du sujet créé par l’art poétique, par l’œuvre littéraire ? Lacan nous a, sur cette question, apporté un certain éclairage qui provient, non pas tant d’une préoccupation pour l’analyse littéraire, que de son enseignement du savoir 19 Jacques Lacan, Le Séminaire III : Les psychoses [1955-1956], p. 91. 20 Id., Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions techniques, séance du 24 mai 1961, p. 347. Toutes les citations de ce séminaire proviendront désormais de la version Stécriture qui est la première transcription critique du séminaire (hors commerce). Il a été édité en 1991 (déjà cité) et corrigé en 2001, sous le titre abrégé Le transfert. On trouve cette version paginée à l’adresse électronique suivante : gaogoa.free.fr/ Seminaire.htm (de même que tous les autres séminaires de Lacan). 21 Ibid., 10 mai 1961, p. 296. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 55 analytique qui, à plusieurs occasions, se voit en quelque sorte obligé d’en passer par elle. C’est en interrogeant la nature du transfert, et donc la fonction et la place de l’analyste dans la cure - en tant que c’est le désir du sujet, sa tragédie contemporaine qui s’y rencontre - que Lacan décide de relire la trilogie des Coûfontaine de Paul Claudel. [C’est] pour avoir rencontré dans le dernier Bulletin de Psychologie une articulation - dont je puis dire qu’une fois de plus elle m’a fait sursauter par sa médiocrité - de cette fonction du fantasme […], c’est bien là ce qui m’a redonné… je ne puis pas dire le courage, il y faut un peu plus… une espèce de fureur, pour repasser une fois de plus par un de ces détours dont j’espère que vous aurez la patience de suivre le circuit, et chercher s’il n’y a pas dans notre expérience contemporaine quelque chose où puisse s’accrocher ce que j’essaie de vous montrer, qui doit toujours bien être là - et je dirai plus que jamais, au temps de l’expérience analytique qui n’est après tout pas concevable pour avoir été seulement un miracle surgi de je ne sais quel accident individuel qui se serait appelé le petit bourgeois viennois Freud. Assurément, et bien sûr par tout un ensemble, il y a à notre époque tous les éléments de cette dramaturgie qui doit nous permettre de mettre à son niveau le drame de ceux à qui nous avons affaire quand il s’agit du désir, et non pas de se contenter d’une histoire véritable […]. 22 Le détour annoncé déploiera son circuit sur cinq séances. 23 À cette occasion, Lacan ne semble pas se souvenir qu’il avait déjà convoqué Le Père humilié dans Les Complexes familiaux en 1938. Et c’est en parlant de la « mythologie claudélienne », au bout de quatre semaines, le 24 mai 1961, que, relisant son texte de 1953, Le mythe individuel du névrosé, il découvre qu’il y parlait déjà de cette pièce de Claudel. L’œuvre fait donc l’objet d’un oubli et d’un retour lorsqu’il s’agit de questionner la figure du père, et plus particulièrement la figure du père dégradé. Dans ce texte de 1953, Lacan écrivait avec une rare clarté : Nous posons que la situation la plus normativante du vécu originel du sujet moderne, sous la forme réduite qu’est la famille conjugale, est liée au fait que le père se trouve le représentant, l’incarnation, d’une fonction symbolique qui concentre en elle ce qu’il y a de plus essentiel dans d’autres structures culturelles, à savoir les jouissances paisibles, ou plutôt symboliques, culturellement déterminées et fondées, de l’amour maternel, c’est-à-dire du pôle à quoi le sujet est lié par un lien, lui, incontestablement naturel. L’assomption de la fonction du père suppose une relation symbolique simple, ou le symbolique recouvrirait pleinement le 22 Ibid., 3 mai 1961, p. 296. 23 Séances du 3, 10, 17, 24 mai et 7 juin 1961. 56 Anne Élaine Cliche réel. Il faudrait que le père ne soit pas seulement nom-du-père, mais qu’il représente dans toute sa plénitude la valeur symbolique cristallisée dans sa fonction. Or il est clair que ce recouvrement du symbolique et du réel est absolument insaisissable. Au moins dans la structure sociale telle que la nôtre, le père est toujours, par quelque côté, un père discordant par rapport à sa fonction, un père carent, un père humilié, comme dirait M. Claudel. Il y a toujours une discordance extrêmement nette entre ce qui est perçu par le sujet sur le plan du réel et la fonction symbolique. C’est dans cet écart que gît ce qui fait que le complexe d’Œdipe a sa valeur - non pas du tout normative, mais le plus souvent pathogène. 24 Le passage par Claudel demeure, à ce moment-là, essentiellement allusif et apparemment fortuit. Il se révélera nécessaire quelques années plus tard pour répondre à un ensemble de questions qui ne peuvent se résoudre dans la simple formule, et exigent, au contraire, de se mesurer à l’intrication complexe de la tragédie comme écriture, qui plus est chrétienne. Si Antigone a permis de rendre visible le désir dans sa splendeur mortelle en regard des dieux de l’Atè ; Claudel permet d’interroger le désir tel que l’époque moderne le rend pour ainsi dire « victime du logos », du Verbe fait chair. On suivra donc Lacan dans sa lecture des articulations spécifiques de cette trilogie qui noue entre eux les drames de L’Otage, du Pain dur et du Père humilié ; lecture qui, on va le voir, fait appel constamment à l’écoute d’un sujet qui ne serait jamais préalable au texte - et ne peut donc jamais rejoindre celui que Lacan appelle M. Claudel -, mais qui s’apparente plutôt à l’effet tangible, quasi matériel d’« un scénario qui n’appelle votre intérêt que sur le plan de la plus totale énigme 25 . ». La question de départ est on ne peut plus précise : « Dès lors est-ce qu’il n’est pas opportun, nécessaire, quels que puissent être nos goûts, nos préférences et ce que pour chacun peut représenter cette œuvre de Claudel, est-ce qu’il ne nous est pas imposé de nous demander ce que peut être dans une tragédie la thématique du père, quand c’est une tragédie qui est apparue à l’époque où, de par Freud, la question du père a profondément changé 26 ? » Le détour imposé pour répondre à cette question me donnera l’occasion d’exposer ce qui constitue, dans la lecture de Lacan, sa méthode. Je ne ferai donc pas un résumé des thèmes que Lacan dégage peu à peu de la trilogie, mais tenterai plutôt de mettre au jour la démarche, le circuit qui lui permet de lire le tissage complexe de l’écriture de Claudel comme une « décomposition structurale » de l’Œdipe, où se repère la topologie d’un sujet du désir. 27 24 J. Lacan, Le Mythe individuel du névrosé, Paris, Seuil, 2007, p. 45. 25 Id., Le transfert, 10 mai, p. 323. 26 Ibid., p. 311. 27 « Vous voyez bien ce que je vous montre. Il y a là une décomposition exemplaire de la fonction de ce qui dans le mythe freudien, œdipien est conjugué sous la Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 57 C’est avec Claudel que Lacan va choisir de montrer ce qu’il en est du père et de l’Œdipe dans la culture contemporaine, afin de situer la place de l’analyste, son désir et son acte, dans le transfert. Il s’agit d’abord, pour Lacan, de faire le résumé de la pièce au programme. Le 3 mai, Lacan commente L’Otage, le 10 mai, la séance porte sur Le Pain dur et le 17 mai, sur Le Père humilié. Chaque fois, Lacan fait comme si les auditeurs n’avaient pas lu la pièce, et se charge lui-même de donner la ligne et le nœud de l’intrigue. Cette sorte de mise à plat du récit est en fait déjà une découpe orientée et particulièrement arrimée à la lettre - aux termes et expressions, aux signifiants - de l’œuvre, à sa fonction d’ordonnancement et à la tonalité générale produite par l’ensemble. La consigne, reformulée à quelques reprises au cours de ces séances concerne la levée de tout jugement hâtif qui poserait à l’avance une signification que la lecture a justement pour but de suspendre au profit d’une écoute du sens en cours. Ne vous arrêtez pas à la pensée qu’il s’agit là de ce qu’évoque toujours en nous la suggestion des valeurs religieuses, car aussi bien c’est là qu’il faut nous arrêter maintenant. Le ressort, la scène majeure, le centre accentué du drame c’est que celui qui est le véhicule de la requête à quoi va céder Sygne de Coûfontaine, n’est pas l’horrible personnage… et vous allez le voir pas seulement horrible, capital pour toute la suite de la trilogie… qu’est Toussaint Turelure mais c’est son confesseur, à savoir une sorte de saint, le curé Badillon. 28 Vous me direz que nous sommes des durs à cuire, à savoir qu’après tout on vous en fait voir assez de toutes les couleurs pour que rien ne vous épate, mais quand même… 29 Ne nous arrêtons pas trop à ces trop belles images où il semble que Claudel sacrifie plutôt à ce qui est exploité infiniment plus loin dans tout un dandysme anglais où catholicité et catholicisme sont pour les auteurs Anglais… à partir d’une certaine date qui remonte à peu près maintenant à deux cents ans… le comble de la distinction. C’est bien ailleurs qu’est le problème. 30 forme de cette espèce de creux, de centre d’aspiration, de point vertigineux de la libido que représente la mère. Il y a une décomposition structurale (Ibid., 24 mai, p. 356). » Deux excellents résumés ont été faits de cette lecture de la trilogie de Coûfontaine par Jacques Lacan : Danièle Arnoux, « La trilogie de Coûfontaine commentée par Lacan », Bulletin de la Société Paul Claudel, 2002, n° 166, pp. 16-25 ; Sabine Bauer, « La trilogie de Claudel au Séminaire », Lacan et la littérature, pp. 99-112. 28 Le Transfert, 3 mai, p. 301. 29 Ibid., p. 306. 30 Ibid., 10 mai, p. 312. 58 Anne Élaine Cliche Il s’agit en effet de suivre pas à pas, et presque mot à mot, le montage de cette tragédie dont Lacan ne cesse de souligner l’étonnante construction. La présentation de L’Otage s’ouvre sur la mise en exergue des « valeurs de foi » qui occupent tout le drame, et sur l’attachement mystique des derniers Coûfontaine, Sygne et son cousin Georges, à la terre des ancêtres. Lacan considère que ce qui est placé à l’ouverture du drame est précisément le fond sur lequel toute la péripétie va s’ordonner : « C’est dans le cours de cette entreprise, fondée donc sur l’exaltation dramatique, poétique, recréée devant nous, de certaines valeurs, qui sont valeurs ordonnées selon une certaine forme de la parole, que vient interférer la péripétie… 31 » En quelques phrases, Lacan donne le nœud du drame qui va mettre au centre des événements la figure de Sygne comme figure ultime de la négation. La lecture de Lacan souligne avec insistance ce qui, dans cette pièce, nous conduit « au-delà de tout sens ». L’accent mis sur la caricature, la dérision, la dimension quasi irrecevable de cette construction constitue le moteur de cette lecture qui s’oriente vers la mise à découvert d’une métaphore paternelle bien singulière. Lacan interpelle à tout moment la réaction du spectateur, l’effet cathartique ou plutôt l’émotion suscitée par cette forme qui, quoi que fondée sur elle, opère la trouée « au delà de toute valeur de la foi. » Mais pour comprendre ce que veut dire cette émotion… à savoir que non seulement le public marche, mais qu’aussi bien, je vous le promets, à la lecture vous n’aurez aucun doute qu’il s’agit là d’une œuvre ayant dans la tradition du théâtre tous les droits et tous les mérites afférents à ce qui vous est présenté de plus grand… où peut bien être le secret de ce qui nous la fait ressentir à travers une histoire qui se présente avec cet aspect de gageure poussée, j’insiste, jusqu’à une sorte de caricature, allons plus loin. 32 Cette pièce… en apparence de croyant et dont les croyants - et des plus éminents, Bernanos lui-même - se détournent comme d’un blasphème… est-ce qu’elle n’est pas pour nous l’indice d’un sens nouveau donné au tragique humain ? 33 Dans cette lecture, Sygne est sans doute prise, provisoirement, pour un sujet particulier du désir. Mais ce qui ressort de l’analyse, c’est que le nom même de Sygne se dissémine dans l’ensemble de cette tragédie et permet au poète de nous porter « à cet extrême du défaut, de la dérision du signifiant lui-même. […] Cette substitution de l’image de la femme au signe de la croix chrétienne, est-ce qu’il ne vous semble pas qu’il l’ait non seulement 31 Ibid., 3 mai, p. 300. 32 Ibid., 3 mai, p. 301. 33 Ibid., pp. 306-307. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 59 là désignée… vous le verrez, dans le texte de la façon la plus expresse car l’image du crucifix est à l’horizon depuis le début de la pièce et nous la retrouverons dans la pièce suivante… mais encore est-ce que ne vous frappe pas la coïncidence de ce thème en tant que proprement érotique/ héroïque avec ce qui ici est nommément… et sans qu’il y ait autre chose, un autre fil, un autre point de repère qui nous permette de transfixer toute l’intrigue et tout le scénario… celui du dépassement, de la trouée faite au-delà de toute valeur de la foi… 34 » La composition claudélienne donne donc à voir dans ce premier drame l’inscription tragique de « la marque du signifiant » que le nom et le non de Sygne font éclater dans toute l’écriture et dans les deux pièces qui succèdent à la première. 35 On le voit, aucune signification, aucune considération esthétique préalable ne donne ici la ligne à suivre. Tout est lu selon le principe d’une articulation signifiante commandée par ce qu’elle produit expressément, à savoir du sens inédit et par le fait même scandaleux. 36 La séance du 10 mai propose une lecture du Pain dur ; séance où la figure du père, humilié, se décline d’abord dans la tragédie de Hamlet pour rappeler l’inadéquation toujours marquante entre le père symbolique et le père réel. À cette occasion, Lacan pose la question très importante de savoir « quand le Dieu des juifs devient un père ; à partir de quand dans l’histoire. » Question centrale dans la mesure où nous sommes dans un drame chrétien hérité du premier monothéisme et fondé sur l’humiliation du père terrestre (Pape ou Turelure) par rapport au père de la transcendance et de la Loi. On sait que Lacan a creusé pendant des années cette référence au judaïsme, et que Claudel, dans cette trilogie, commence de s’avancer vers ce qui deviendra 34 Ibid., p. 306. 35 « Il serait bien facile de nous amuser à lire dans l’orthographe même donnée par Claudel à ce nom singulier de Sygne, qui commence par un S qui est vraiment là comme une invite à bien y reconnaître un signe, avec en plus justement, dans ce changement imperceptible dans le mot, cette substitution de l’y à l’i, ce que cela veut dire cette surimposition de la marque, et d’y reconnaître, par je ne sais quelle convergence une mater lectionis cabalistique quelque chose qui vient rencontrer notre S par quoi je vous montrais que cette imposition du signifiant sur l’homme est à la fois ce qui le marque et ce qui le défigure. (Ibid., 17 mai, p. 329) 36 « Est-ce qu’il n’est même pas étrange qu’on n’ait pas plus crié au scandale d’une pièce qui, quand elle sort toute seule trois ou quatre ans après L’otage, prétend retenir, captiver notre attention de cet épisode dont je trouvais qu’une sorte de sordidité aux échos balzaciens ne se relève que d’un extrême, d’un paroxysme, d’un dépassement là aussi de toutes les limites ? (Ibid., 10 mai, p. 312) » ; « Et devant les étrangetés d’un théâtre comme celui de Claudel, personne ne songe plus à s’interroger devant les invraisemblances, les traits de scandale où il nous entraîne, sur ce qu’en fin de compte pouvait bien être sa visée et son dessein. (Ibid., 17 mai, p. 329.) 60 Anne Élaine Cliche pour lui une interrogation et un dialogue adressés au peuple juif. Quoi qu’il en soit de ces questions, Lacan amorce la lecture du Pain dur par un résumé qui, une fois encore s’intéresse aux signifiants et aux noms, à leur création et à leur maniement. Il s’agit de déchiffrer le désir que chaque personnage met en jeu. La tonalité mise en lumière ici est bien celle de la comédie que suscite le père ; de la « codimensionalité du tragique et du bouffon ». Cette tonalité du drame se situe entre autres dans le registre de ce que Lacan appelle « le père joué » et que la pièce de Claudel est en effet bien propre à rendre. Nous atteignons dans cette pièce « l’obscurité totale d’une dérision radicale. » C’est en effet l’opacité de l’énigme bien propre à relever d’une construction que Lacan souligne ici, reconstruisant la pièce comme un « chiffre » dont le père est à lui seul l’enjeu. La structure œdipienne rejouée ici sur le mode d’une « étrange comédie » selon laquelle le fils de Sygne et de Turelure dont le nom de Coûfontaine a fait l’objet d’une abjecte tractation dans la première pièce ; ce Louis, donc, « tue » son père avec la seule menace de deux pistolets braqués sur ce guignol par avance mort de peur. Louis épousera aussi la maîtresse du père : Sichel, la juive, qui a tramé toute l’affaire. L’exposé de Lacan dans cette séance est occupé à déployer le réseau des intrications et des dettes que la fiction ordonne suivant une configuration dont il importe toujours de souligner l’opacité. « Est-ce qu’il ne vous semble pas… qu’à la voir se clore après cette étrange péripétie vous ne vous trouviez là devant une figure… comme on dit une figure de ballet, de scénario… d’un chiffre qui essentiellement se propose à vous sous une forme vraiment inédite par son opacité… 37 ». L’analyse littéraire à laquelle se livre Lacan dans cette séance consiste à souligner le travail de symbolisation dans lequel les personnages, bien que considérés à l’occasion comme des sujet vivants, ne cessent pas pour autant de se révéler dans leur statut de signifiant (nom) dont le destin appartient au devenir de la création poétique en cours. C’est dans la séance du 17 mai que Lacan, présentant la troisième pièce, Le Père humilié, s’interroge sur le désir de Pensée de Coûfontaine. « Il s’agit du désir de Pensée de Coûfontaine - désir de pensée - et le désir de Pensée nous allons y trouver bien sûr la pensée même du désir. N’allez pas croire que ce soit là, au niveau où se tient la tragédie claudélienne, interprétation allégorique. Ces personnages ne sont des symboles que pour autant qu’ils jouent au niveau même, au cœur de l’incidence du symbolique sur une personne. Et cette ambiguïté des noms, qui leur sont par le poète conférés, donnés, est là pour nous indiquer la légitimité de les interpréter comme des moments de cette incidence du symbolique sur la chair même 38 . » 37 Ibid., 10 mai, p. 323. 38 Ibid., 17 mai, p. 329. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 61 Dans cette séance et dans les suivantes où il sera encore question de Claudel, Lacan en vient à la solution de l’énigme qui ne tient pas dans un énoncé mais, on devait s’y attendre, dans une question. Question qu’il semble dégager de la tragédie et dont la réponse ne peut-être que la tragédie elle-même. « Le drame, tel qu’il se poursuit à travers les trois temps de la tragédie, est de savoir comment, de cette position radicale [celle de Sygne, héroïne de la tragédie moderne à qui il est demandé d’assumer comme une jouissance l’injustice même qui lui fait horreur], peut renaître un désir, et lequel. » C’est cet héritage du désir qui situe aussi la lecture de Lacan autour d’une question essentielle dont il retrouvera constamment les arêtes pour interroger la psychanalyse dans son destin et son origine : la question de la dette telle que le monothéisme et la mort de Dieu l’institue. Nous ne sommes plus seulement à portée d’être coupables par la dette symbolique, c’est d’avoir la dette à notre charge qui peut nous être - au sens le plus proche que ce mot indique - reproché. Bref, c’est que la dette elle-même où nous avions notre place peut nous être ravie, c’est là où nous pouvons nous sentir à nous-mêmes totalement aliénés. L’atè antique sans doute nous rendait coupables de cette dette, d’y céder, mais à y renoncer comme nous pouvons maintenant le faire, nous sommes chargés d’un malheur qui est plus grand encore de ce que ce destin ne soit plus rien. Bref, ce que nous savons, ce que nous touchons par notre expérience de tous les jours, c’est la culpabilité qui nous reste, celle que nous touchons du doigt chez le névrosé. C’est elle qui est à payer justement pour ceci que le Dieu du destin soit mort. Que ce Dieu soit mort est au cœur de ce qui nous est présenté dans Claudel. Ce Dieu mort est ici représenté par ce prêtre proscrit qui n’est plus pour nous produit présent que sous la forme de ce qui est appelé L’otage, qui donne son titre à la première pièce de la trilogie, figure, ombre, de ce qui fut la foi antique - et l’otage aux mains de la politique, de ceux qui veulent l’utiliser pour des fins de Restauration. Mais l’envers de cette réduction du Dieu mort est ceci que c’est l’âme fidèle qui devient l’otage, l’otage de cette situation où renaît proprement, au delà de la fin de la vérité chrétienne, le tragique, à savoir que tout se dérobe à elle si le signifiant peut être captif. 39 La rencontre avec Claudel n’est pas sans aboutir sur le roc de la « tragédie » freudienne où s’articule aussi la dette envers le judaïsme, que ce Dieu mort, ne cesse d’interpeler. Cette affaire de dette et d’héritage apparaît en effet dans la figure de Pensée qui est pensée du désir et désir de pensée et, du coup, dispositif reconnu de la tragédie contemporaine. Le sujet qui est, là, créé de tout pièce, ne peut donc se saisir que dans la recollection des brisures du fantasme (ou mythe) engendré par l’œuvre claudélienne qui passe par le 39 Ibid., 17 mai, p. 332. 62 Anne Élaine Cliche Verbe dans sa dimension d’offense. Quelque chose en effet semble s’accomplir qui entraîne le Verbe, justement, à se rompre à la Loi du signifiant et à ce qu’elle appelle de jouissance. « La grandeur, par [Claudel] plus que respectée, exaltée de l’Ancienne Loi, n’a jamais cessé d’habiter les moindres personnages qui peuvent dans sa dramaturgie s’y rattacher. Et tout Juif, par essence, pour lui s’y rattache, même si c’est un Juif qui précisément se trouve, cette Ancienne Loi, la rejeter et dire que c’est la fin de toutes ces vieilles lois qu’il souhaite et à laquelle il aspire, que ce vers quoi il va, c’est au partage par tous de ce quelque chose qui seul est réel et qui est la jouissance 40 . » Pensée, sublime personnage de la dernière pièce de la trilogie exige la justice absolue. « Cette justice est l’envers de tout ce qui, du réel, de tout ce qui, de la vie, est - de par le Verbe - senti comme offensant la justice, senti comme horreur de la justice. C’est d’une justice absolue dans tout son pouvoir d’ébranler le monde qu’il s’agit dans le discours de Pensée de Coûfontaine. Vous le voyez, c’est bien la chose qui peut nous paraître la plus loin de la prêcherie que nous pourrions attendre de Claudel, homme de foi. C’est bien ce qui va nous permettre de donner son sens à la figure vers quoi converge tout le drame du père humilié 41 . » Et c’est dans cette figure de la synagogue aveugle, figure de l’âme manquant au monde que se dispose la figure de la femme divinisée et crucifiée. En cela qu’elle est, affirme Lacan, objet du désir. C’est la mise au jour, dans la trame du drame étalé sur trois générations, de l’extrême et quasi aberrante position chrétienne qui donne ultimement la vérité de l’articulation du désir interpellé dans le transfert. Désir dont l’incontournable Loi a trouvé à s’écrire dans l’énigme de la tragédie. Si le père est venu au début de la pensée analytique sous cette forme dont justement la comédie est bien faite pour nous faire ressortir tous les traits scandaleux… si Freud a dû articuler comme à l’origine de la loi, un drame et une figure dont il suffit que vous le voyiez porté sur une scène contemporaine pour mesurer, non pas simplement le caractère criminel mais la possibilité de décomposition caricaturale, voire abjecte comme je l’ai dit tout à l’heure… le problème, c’est : - en quoi ceci a-t-il été nécessité par la seule chose qui nous justifie, nous, dans notre recherche, et qui est aussi bien notre objet… - qu’est-ce qui rend nécessaire que cette image soit sortie à l’horizon de l’humanité, si ce n’est sa consubstantialité avec la mise en valeur, la mise en œuvre de la dimension du désir ? En d’autres termes, ceci : que nous tendons à repousser de notre horizon toujours plus, voire à dénier dans notre expérience, paradoxalement de plus en plus, nous autres analystes : la place du père. Pourquoi ? Mais simplement 40 Ibid., 10 mai, p. 322. 41 Ibid., 17 mai, p. 334. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 63 parce qu’elle s’efface dans toute la mesure - où nous perdons le sens et la direction du désir, - où notre action auprès de ceux qui se confient à nous, tendrait à lui passer - à ce désir - je ne sais quel doux licol, je ne sais quel soporifique, je ne sais quelle façon de suggérer qui le ramène au besoin. 42 Les études littéraires avec Lacan Dans le travail d’enseignement et d’écriture que je mène depuis des années et qui est à réinventer pour chaque texte, pour chaque poétique, il s’agit en quelque sorte de retrouver comment, dans la langue de l’écrivain, dans son style, est mis en œuvre un rapport au signifiant et à sa loi qui le dispose à produire un corps parlant inouï et inédit. 43 C’est le statut, la présence de ce corps assurément disséminé, éclaté dans la matière textuelle qui est à reconnaître. De quoi s’agit-il au juste ? D’abord de ceci : l’écriture crée un corps qui n’a jamais existé mais qui est, pourrait-on dire, la mise à découvert, dans la langue et la forme du texte, d’une « brisure », celle, peut-être, du corps psychique archaïque du poète (pour reprendre le terme de Lacan), de sa matérialité : ce corps-là, dans son éclatement, mais tout de même nouveau parce qu’au dehors et articulé en langue. C’est l’incomplétude du symbolique, dans la mesure où elle est prise en compte dans une narration, une pratique littérale, qui introduit directement la question de la poétique. Il ne s’agit pas tant ici de dire la nature de cet acte particulier qu’est l’écriture poétique, que d’entrevoir ce qu’il laisse de trace dans le texte, trace d’un sujet en cours que l’on peut dire « éclaté », pulvérisé, en morceaux, désigné par les retours de la lettre, la frappe particulière du littéral. Le texte serait alors un site où se déposent des brisures de fantasme faisant du dire poétique une partition - au sens musical, aussi, sans doute -, partition du fantasme, en ce qu’il y serait distribué, re-suscité sous forme d’histoires et de personnages à partir de cette voix que l’on dit narrative mais que l’on pourrait surtout reconnaître comme performative. Car la littérature, bien entendu, ne raconte pas le fantasme, ni ne le narre, ni ne le donne à lire directement. Les personnages n’y sont pas que des sujets fictifs, ni l’auteur un cas. Ce qu’on peut dire, toutefois, c’est que dans le texte poétique, le fantasme court vers sa formule sans la rejoindre, selon une motion qui produit la lettre comme bord, Nom, pour n’en faire résonner que la voix toujours irrepérable et pourtant toujours audible, voix qui passe par ces dispositifs de paroles que 42 Ibid., 10 mai, p. 323. 43 Voir Anne Élaine Cliche, Ouvrages déjà cités, et Le désir du roman, Montréal, XYZ, 1992. 64 Anne Élaine Cliche sont aussi les personnages. Le personnage de fiction n’est, en effet, qu’un débris parmi d’autres de ce fantasme éclaté, explosé dans la matière fictive. Ce qui nous conduit à considérer l’acte poétique non comme une simple mise en récit, mais comme une mise à mal de la langue dans la langue, comme un travail qui ne cesserait de révéler que c’est la langue, son tissage, sa matière littérale, son phrasé qui est l’enjeu premier : événement chaque fois inaugural qui vise la rencontre avec un réel, au-delà du principe de narration. On comprend aussi qu’il n’y a pas nécessairement acte dès qu’il y a écriture. S’il y a une vérité dans le texte poétique, elle est au delà de la narration, partagée entre les matériaux que sont les fragments de fiction qui se donnent à entendre dans leur puissance de rythme (retour, scansion, sonorité), de poids, de vitesse, de retenue, de suspend, de précipitation, d’éclipse, de rumination. Vérité du sujet, certes, mais aussi savoir sur ce qui l’ordonne à un surgissement qui, là, revient en acte. Voir Flaubert, Proust, Kafka, par exemple. Trois manières de faire avec la matière littérale et vocale. Chacun de ces auteurs se disant d’ailleurs à la recherche de la vérité. Visant à produire la vérité comme savoir poétique. Ce savoir en question n’est, il me semble, ni ontologique ni métaphysique : il est physique ; c’est un savoir qui frappe de plein fouet et fait exploser la volonté, l’effort de qui se met à écrire dans la perspective de cet au-delà de la narration : emporté qu’il est dans la dérive de l’objet à rendre, à produire. Tous les textes de Freud sont marqués aussi par cette dérive, par ces détours qu’il déplore d’ailleurs lui-même tout en affirmant qu’il y est forcé : exigence de l’objet et de la lettre. Voici ce qu’il écrit encore à la fin de sa vie : « La force créatrice d’un auteur n’obéit malheureusement pas toujours à son vouloir ; l’œuvre réussit comme elle peut et campe vis-à-vis de l’écrivain comme une chose indépendante, voire étrangère 44 ». Freud, on le sait, fait un travail scientifique et non poétique, il n’en est pas moins saisi par l’exigence de la lettre. Avec Freud, c’est le statut même de l’objet scientifique qui a changé. Cet objet perdu, troué, non saisissable dans l’espace euclidien, hétérogène au temps, entraîne la langue qui cherche à en rendre compte à se rompre elle aussi à l’inassignable. C’est la forme du savoir qui s’en voit transformé. Chez Lacan, c’est le style qui fonde la transmission du savoir. Le style, dans sa référence à la rhétorique classique, se présenterait comme l’idéal de la maîtrise d’une langue visant l’adéquation à l’objet. Or l’objet freudien a précisément révélé l’inadéquation du signifiant au réel. Mais cette « révélation » ne remet pas en cause, pour Freud, la rationalité. Elle lui impose au contraire la reconnaissance de l’impensable comme une part d’elle-même. C’est en cela aussi que la psychanalyse est depuis sa naissance concernée par la question littéraire. Et c’est aussi en cela que Freud, puis Lacan permettent 44 Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, pp. 200-201. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 65 de reprendre cette question. « Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les jalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence où il lui faille mettre du sien 45 . » Cette expérience de l’écriture, qui est en somme expérience de l’Autre, mais aussi expérience du transfert qui fonde la parole, implique donc dans le registre poétique un « faire » dont la signature, le Nom, se soutient ; création, travail où l’on se fait aussi, et en même temps, l’étranger de l’expérience. Écrire, ce n’est donc pas produire un discours sur la jouissance, c’est en quelque sorte travailler à en payer le prix, à créer le corps qui la concerne et la vise, cette jouissance. En cela, l’œuvre poétique crée un corps qui n’a jamais existé ; mais il y a, pourrait-on dire, en lui, la mise à découvert d’un « je », de sa blessure ou brisure, de sa place comme point d’exil ; mise à découvert de ce corps d’énonciation, de sa matérialité impossible et de son énigme qui en constitue la signature. De plus, il s’agit peut-être de payer le prix d’une jouissance qui ne serait pas tant la mienne, celle du « je », que celle de l’Autre d’où « je » suis sorti, autre à moi-même et divisé, entamé. Cet Autre peut aussi être incarné par l’Époque (ce que Lacan croit trouver dans Claudel). De toute façon, il y a là le paiement d’une dette symbolique à la parole, à cette force obscure d’arrachement ; prix à payer pour en usurper la puissance d’engendrement, et signer. L’œuvre a à voir avec ce temps de l’assomption du « je », mais le « je » qu’elle crée est inédit, exilé de lui-même : disséminé par la fiction que produit la lettre. L’acte poétique frappe l’arête d’une Loi à laquelle l’écrivain, le poète, ou disons l’écriture est toujours assujettie. Cette Loi, c’est celle du signifiant, de la métaphore : loi du symbolique. Mais la poétique entretient aussi un rapport particulier avec cette Loi, avec la Loi, elle tend à la révéler, à la faire entendre, à la transgresser, donc, puisqu’il y a sans doute une part incestueuse à satisfaire dans ce travail étonnant qui consiste à écrire une fiction. Certaines poétiques, en effet, désengorgent la phrase de ses poches d’imaginaire, tendent à la retourner sur son envers qui est son lieu d’engendrement, sa causalité, montrant parfois la métaphorisation en train, là, se s’accomplir. (Je pense à Proust, à Beckett, à Joyce ou Duras). C’est en cela aussi, que ce monde fictif nous parle, peut devenir nôtre, par la présence qu’il assure. Ne finissons pas, avec Beckett : L’Innommable On se souvient de Mahoud-Worm, le personnage de L’Innommable : « piqué à la manière d’une gerbe, dans une jarre profonde, dont les bords [lui] arrivent jusqu’à la bouche, au bord d’une rue peu passante aux abords des abat- 45 J. Lacan, Écrits, p. 10. [Je souligne] 66 Anne Élaine Cliche toirs. » 46 Tout dans ce texte n’est plus, en effet, qu’une question de bords, de limites, de brisures, de voix, de bribes de paroles, de questions, d’allure, en quelque sorte, avec laquelle les ouvertures pratiquées dans le tissu du texte se referment pour se rouvrir plus loin. L’homme-jarre de L’Innommable semble mettre en lumière ce que je tente de décrire ici, et qui est que le personnage n’est qu’un fragment pris dans une texture plus vaste, fragment rythmé, scandé, qui met au jour une métaphorisation en acte qui est, il me semble, cette « création d’un sujet » inédit. À quoi avons-nous affaire, en effet, dans le roman de Beckett ? Je dirais à une partition donnée à lire dans sa constitution même. De là l’indécidable qui insiste et relance l’énonciation, ce personnage partagé entre Mahoud et Worm - au moins, car il y a aussi d’autres noms -, ce « je » innommable du roman n’apparaît pas seulement comme un perpétuel substitut de lui-même, mais davantage comme occupant « pleinement », si je puis dire, le vide de la jarre auquel il est confiné ; l’occupant au point de le devenir, ce vide, pour le remplir aussitôt d’un autre « nom » qui n’est en fait qu’une autre « distribution », un autre représentant du je proprement intarissable. Me voilà situé, je l’espère. […] Tout se ramène à une affaire de paroles, il ne faut pas l’oublier, je ne l’ai pas oublié. […] J’ai à parler d’une certaine façon, avec chaleur peut-être, tout est possible, d’abord de celui que je ne suis pas comme si j’étais lui, ensuite, comme si j’étais lui, de celui que je suis. Avant de pouvoir etc. C’est une question de voix, de voix à prolonger, de la bonne manière […] La bonne manière, la chaleur, l’aisance, la foi, comme si c’était ma voix à moi […] Je. Qui ça ? […] Car tantôt je me confonds avec mon ombre, tantôt pas. Et tantôt je ne me confonds pas avec ma jarre, tantôt si. Ça dépend, de comment nous sommes lunés. Et souvent je parvenais à ne pas broncher, jusqu’au moment où, n’étant plus, je ne me voyais plus. Instant vraiment exquis, coïncidant de temps à autre, je l’ai déjà signalé, avec celui de l’apéritif. 47 La poétique est certainement le lieu d’assomption d’un savoir sur la vérité comme structure de fiction. La vérité s’y trouve en effet partagée entre les débris que constituent les morceaux de l’histoire, les je, les personnages, entre les multiples fragments narratifs amorcés, inachevés, modifiés en cours de page, charriés par d’autres débris dont on repère les effets de dissémination qu’organise l’écriture. Le « sujet » de ce roman de Beckett, par exemple, n’est pas, on le voit, un personnage, ni même un sujet d’énonciation mais quelque vide creusé par la lettre et renfloué par la voix qui, là, parle et ne cesse de parler. 46 L’innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 67. 47 Ibid., pp. 68, 81, 89. Jacques Lacan. Poésie, savoir et vérité 67 La voix est bien celle d’un sujet fictif ; et l’informulable de cette vérité fait texte. Il n’y a pas de lecture ni d’analyse du roman qui se soutienne d’une « signification » dernière, d’une cohésion refaite, puisque nous n’avons affaire ici qu’à des éclats auto-interprétants, sorte de fulgurance à l’œuvre qui ne cesse de reprendre ses fragments comme des opérateurs de correspondance. Le statut de la vérité romanesque relève de cette « suspension » de la formule comme autant de particules ; suspension qui découle d’une explosion. Explosion qui, chez Beckett par exemple, n’en finit pas de s’effectuer explicitement par la bouche, la voix. (C’est pour cette raison que je prends Beckett en exemple, mais cette fracture opère toujours lorsqu’il s’agit de poétique, même si on ne l’entend pas du premier coup). L’homme-jarre de Beckett conduit ainsi directement à l’exil irréparable de la vérité. « Je suis en mots - dit encore l’Innommable -, je suis fait de mots, des mots des autres, quels autres, l’endroit aussi, l’air aussi, les murs, le sol, le plafond, des mots, tout l’univers est ici, avec moi, je suis l’air, les murs, l’emmuré, tout cède, s’ouvre, dérive, reflue, des flocons, je suis tous ces flocons, se croisant, s’unissant, se séparant, où que j’aille, je me retrouve […] 48 . » Ce pourrait bien être le texte qui, là, parle enfin. Qu’est-ce que l’interprétation poétique ? Cette description que j’ai tenue à faire du texte fictif et donc de l’acte poétique, implique une méthode d’interprétation. Voilà précisément ce qui s’enseigne : une méthode. Si le texte est un acte à la fois de condensation et de brisure, il est donc, et lui seul, le dépositaire du savoir qui le fonde. Si le texte est construit comme un rêve, c’est aussi en tant qu’il accomplit, et lui seul, la mise à l’épreuve du travail du rêve. L’erreur serait de croire que le rêve est à décoder hors du texte. Un texte poétique n’est pas une parole d’analysant, et l’interprète n’est pas ce lecteur promu miraculeusement aux commandes d’un discours supposé analytique et toujours triomphal. Cette imposture est courante et découle d’une méprise sur la pratique psychanalytique elle-même. Le texte poétique est un rêve en proie à sa propre interprétation, entendez, en train de mettre en jeu dans la fragmentation de ses éclats, les associations qui sont les étincelles du savoir. Si l’on reconnaît cet acte, on peut se mettre à l’écoute des brisures et des fragments (répétitions, scansions, dispositions, constellations, retours, suspends) qui constituent le nouvel ordre de relations symboliques au monde et à l’Autre. C’est la mise en lumière, la description, de cette constellation qui constitue le travail de lecture, l’interprétation. 48 Ibid., p. 166. 68 Anne Élaine Cliche Voilà tout l’enseignement… qui réclame, on le voit, le courage d’aller au delà du principe de plaisir que la signification d’un texte, ou encore que la maîtrise du savoir, assurent. Il faut ici assumer l’émergence d’un autre savoir qui n’est pas savoir sur le texte ni savoir sur l’écrivain (ce qui n’implique pas que l’on doive se dispenser de ces savoirs ! ). Le savoir en question est celui que le texte produit sur les modalités d’une jouissance qui n’est encore que celle du sujet dessaisi par l’écriture. Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Littérature moraliste et psychanalyse : la poétique du désir chez Lacan et La Rochefoucauld Jutta Weiser I. Lacan et les moralistes Dans son séminaire tenu en 1954-1955, Lacan s’appuie sur une certaine tradition littéraire afin d’élucider le problème du moi et de l’inconscient soulevé par Freud. Il s’agit d’un courant français qui est à son apogée au siècle classique : la tradition des moralistes. Parmi eux, c’est surtout La Rochefoucauld qui a attiré l’attention du psychanalyste pour avoir insisté sur le mécanisme trompeur de l’amour-propre. L’auteur des Réflexions, ou Sentences et Maximes morales nous apprend que personne ne peut échapper à son amour-propre qui dirige toute pensée et toute action : « Rien n’est si impétueux que ses désirs » - écrit le moraliste sur l’amour-propre dans sa longue maxime introductive de la première édition parue en 1665 - « rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites ». 1 Ce principe tout-puissant qui opère imperceptiblement au fond de chaque individu semble anticiper ce qu’on nomme plus tard l’inconscient : « On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abîmes. » 2 Il existe, sans aucun doute, des affinités entre la conception moraliste de l’amour-propre et la notion psychanalytique de l’inconscient ; autrement dit, les moralistes semblent avoir découvert et conceptualisé l’inconscient bien avant l’avènement de la psychanalyse au XIX e siècle. Aussi n’est-il guère surprenant que Lacan considère La Rochefoucauld comme un important précurseur de Freud. Or, il faut souligner que c’était justement au grand siècle du cartésianisme, que règnait dans les salons la mode littéraire des formes brèves, des aphorismes et des mots d’esprit qui traitent de la nature cachée de l’homme et des moteurs secrets de sa conduite, bien qu’à première vue, la philosophie cartésienne semble tout à fait hostile à une notion de 1 La Rochefoucauld, Réflexions, ou Sentences et Maximes morales. Première Édition [1665], Maximes, éd. Jacques Truchet. Paris : Bordas (Classiques Garnier), 1992, p. 283. 2 Ibid. 70 Jutta Weiser l’inconscient. 3 Mais analysons d’abord comment Lacan introduit La Rochefoucauld dans son séminaire sur Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse : À la même époque, un de ces esprits frivoles qui se livrent à des exercices de salon - c’est là quelquefois que commencent des choses très surprenantes, des petites récréations font parfois apparaître un ordre nouveau de phénomènes -, un très drôle de type, qui ne répond guère à la notion qu’on se fait du classique, La Rochefoucauld pour le nommer, s’est mis tout d’un coup en tête de nous apprendre quelque chose de singulier sur quoi on ne s’est pas assez arrêté, et qu’il appelle l’amour-propre. 4 Pour Lacan, l’auteur des Maximes est « un très drôle de type » et un « esprit frivole » qui a, comme par hasard et en jouant, changé l’ordre des choses, car il lui est venu « tout d’un coup » l’idée de nous expliquer le fonctionnement de l’amour-propre. Par cette manière d’introduire le véritable explorateur de l’inconscient, Lacan le met en opposition aux philosophes « sérieux » de l’époque, notamment à Descartes. La réflexion cartésienne est loin de notre « esprit frivole » qui découvre des vérités pointues en iniciant des jeux de mots. Ce qui frappe dans les Maximes, c’est leur spontaneité, l’expression d’une saillie sous la forme concise de l’aphorisme. Or l’amour-propre n’est pas une invention de La Rochefoucauld, il connaît, au fond, une très longue tradition depuis l’antiquité. 5 Le mérite du moraliste consiste plutôt en une mise en discours très particulière de l’amour-propre qui donne au psychanalyste l’impression que le livre des Maximes serait le résultat de quelque idée spontanée que son auteur se serait « mis tout d’un coup en tête » ; c’est-à-dire que l’œuvre littéraire serait née d’un trait de génie au-delà de tout raisonnement analytique. Et à y regarder de près, cette exclusion de la raison dans la production des sentences qui traitent d’un principe trompeur s’impose pour garantir que le sujet de l’énonciation ne s’enferre pas lui-même dans les stratégies mensongères, les contradictions et les ruses de l’amourpropre. 3 Lacan lui-même doit, bien sûr, beaucoup à la philosophie de Descartes. Ainsi par exemple, sa conception du sujet et de l’autre sont redevables au cogito cartésien. Cf. Joël Sipos, Lacan et Descartes : La tentation métaphysique. Paris : Presses Universitaires de France, 1994 ; Erik Ponge/ Antonia Soulez (Éds.), Le moment cartésien de la psychanalyse : Lacan, Descartes, le sujet. Paris : Arcanes, 1996. 4 Jacques Lacan, Le Séminaire II (Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 1954-1955), éd. Jacques-Alain Miller. Paris : Seuil, 1978, p. 19. 5 Cf. Hans-Jürgen Fuchs, Entfremdung und Narzißmus : Semantische Untersuchungen zur Geschichte der « Selbstbezogenheit » als Vorgeschichte von französisch « amourpropre ». Stuttgart : Metzler, 1977. Littérature moraliste et psychanalyse 71 En effet, Lacan recourt à La Rochefoucauld non seulement dans l’ouverture de son séminaire sur Freud, mais aussi à maintes reprises dans ses Écrits, ce qui met en évidence la place centrale que Lacan accorde au moraliste dans le développement de sa propre théorie psychosémiologique. Il montre une lignée allant des moralistes du XVII e siècle à la Généalogie de la morale de Nietzsche qui forme, selon Lacan, une sorte de « creux » où de « bol » dans lequel « vient se verser la vérité freudienne ». 6 Pour autant, on peut dire que la tradition moraliste a préparé et rendu possible la « révolution copernicienne » de la psychanalyse freudienne, comme le précise Lacan dans ses Écrits : Freud prend place alors dans la lignée des moralistes en qui s’incarne une tradition d’analyse humaniste, voie lactée au ciel de la culture européenne où Balthazar Gracian et La Rochefoucauld font figure d’étoiles de première grandeur et Nietzsche d’une nova aussi fulgurante que vite rentrée dans les ténèbres. 7 Malgré le grand nombre d’allusions à La Rochefoucauld, Pascal et Montaigne dans les Écrits et les Séminaires de Lacan, et malgré son important geste inaugural en 1954, d’établir une tradition moraliste aboutissant dans la vérité freudienne, le rapport entre la pensée moraliste et la psychanalyse lacanienne est resté presque complètement inexploré jusqu’à aujourd’hui. Un article de Serge Doubrovsky, publié en 1980 sous le titre « Vingt propositions sur l’amour-propre : de Lacan à La Rochefoucauld » est le seul travail dans lequel soient examinées de plus près les allusions au moraliste dans l’œuvre de Lacan. 8 Doubrovsky souligne que les Maximes « n’émaillent pas simplement le texte lacanien d’allusions classiques qui l’enjolivent ou le renforcent », mais qu’ « elles y forment un système de sens ». 9 C’est une remarque très juste, qui constitue le point de départ de mon enquête sur l’influence des idées moralistes sur la conception du moi et de l’inconscient chez Lacan. L’article présent a pour but de vérifier l’hypothèse lacanienne selon laquelle les moralistes du XVII e siècle, et en particulier l’auteur des Maximes, 6 Lacan, Séminaire II, p. 20. 7 Jacques Lacan, « La chose freudienne », in Écrits I (Nouvelle édition). Paris : Seuil, 1999 [1966], pp. 398-433, ici p. 404. 8 Cf. Serge Doubrovsky, « Vingt propositions sur l’amour-propre : de Lacan à La Rochefoucauld », in Parcours critique, Paris : Galilée, 1980. De plus, on trouve quelques remarques intéréssantes chez Bernhard Taureck, « Lacans Wiederentdeckungen der Subversionen des Bewußtseins bei La Rochefoucauld », in Französische Philosophie im 20. Jahrhundert : Analysen, Texte, Kommentare. Reinbek bei Hamburg : Rowohlt, 1988, pp. 110-115. 9 Doubrovsky 1980, p. 205. 72 Jutta Weiser auraient ouvert la voie de la psychoanalyse. L’idée de l’inconscient, développée par les moralistes classiques dans le champ de la rhétorique et de la topique, représenterait donc un concept transhistorique qui sera précisé au XX e siècle par Lacan en termes de psychosémiologie. Au premier abord, cette voie d’approche pourrait paraître téméraire, non seulement à cause de l’écart historique, mais aussi parce qu’il dépasse les limites de la pratique littéraire et de la psychanalyse ; il s’agira donc d’un passage à la fois transhistorique et transdisciplinaire. Je soutiens la thèse, ainsi que je le montrerai par la suite, que l’étude de la littérature moraliste et du courant anti-cartésien a laissé des traces profondes dans la pensée de Lacan et, qu’à côté de la perspective freudienne qui en reste bien sûr la clef de voûte, la perspective moraliste est entrée abondamment dans ses propres théories. Que ce genre littéraire s’impose pour s’approcher de la psychanalyse et particulièrement de la théorie de l’inconscient, se justifie, en premier lieu, par les thèmes préférés des moralistes qui cherchent à explorer le fond de l’âme et à démasquer les désirs cachés de l’homme 10 ; aussi peut-on constater certaines affinités entre le procédé du moraliste et celui de l’analyste. Pour Lacan, la théorie de l’inconscient est tout d’abord une théorie du désir, retrouvée chez les moralistes qui explorent le domaine des instincts et des passions, de l’affectivité et de l’imagination - bref, de tout ce qui est contraire au cogito cartésien. En second lieu, le rapprochement entre la psychanalyse et la littérature moraliste s’explique par les formes brèves et concises comme la sentence, la pensée ou l’aphorisme, genres privilégiés des moralistes à côté de l’essai. 11 Les sentences brèves, étroitement liées aux jeux verbaux des salons littéraires, semblent exprimer des idées imprévues et soudaines, ce qui rappelle sans doute un des postulats fondamentaux de la psychanalyse, c’est-à-dire que le patient est invité à dire, sans y réfléchir, tout ce qui lui passe par la tête. Pour autant que le courant moraliste puisse être considéré comme un précurseur de la psychosémiologie, ce rapprochement demande la mise en relief de deux aspects prépondérants de la théorie lacanienne : première- 10 En ce qui concerne les sujets préférés des écrits moralistes cf. Anthony Levi, French Moralists : The Theory of the Passions, 1585-1649. Oxford : Clarendon Press, 1964, ainsi que le numéro 202 de la revue XVII e siècle (1999), « Les moralistes. Nouvelles tendances de la recherche ». Pour une approche typologique du genre moraliste cf. Louis van Delft, Le moraliste classique : Essai de définition et de typologie. Genève : Droz, 1982. 11 Sur les genres préférés des moralistes cf. l’ouvrage collectif de Jean Lafond (Éd.), Les formes brèves de la prose et le discours discontinu (XVI e -XVII e siècles). Paris : Vrin, 1984, ainsi que l’article de Monique Nemer, « Les intermittences de la vérité. Maxime, sentence ou aphorisme : notes sur l’évolution d’un genre », in Studi francesi 76 (1982), pp. 484-493. Littérature moraliste et psychanalyse 73 ment, l’analogie entre la structure de l’inconscient et celle du langage, et deuxièmement, l’assujettissement du sujet au langage. Que l’inconscient soit structuré comme un langage est une hypothèse majeure de Lacan, parfois jugée d’« audacieuse » 12 par les critiques de son œuvre, qui offre pourtant le fil conducteur le plus apparent de l’argumentation suivante : l’identification de la pratique analytique à la pratique du langage est d’une importance capitale pour nous, d’autant plus qu’il permet l’application de la psychanalyse à des œuvres littéraires ce que Lacan, d’ailleurs, a très souvent pratiqué lui-même dans ses séminaires pour illustrer ses théories. Je vais d’abord brièvement mettre en parallèle la théorie du sujet chez les moralistes et chez Lacan pour indiquer quelques analogies primordiales entre l’anthropologie moraliste, très marquée par la théologie augustinienne et janséniste, et le problème de l’identité chez Lacan abordant le stade du miroir, le fantasme du « corps morcelé » ainsi que la division du sujet en général. La question du sujet et de son identité est à la base de la sémiologie de l’inconscient que j’analyserai par la suite : il s’agira d’abord d’esquisser la conception de l’inconscient du siècle classique allant de pair avec la théorie du signe linguistique, pour ensuite regarder de plus près l’hypothèse lacanienne de l’inconscient structuré comme un langage. Que cette affirmation, soutenue par l’analogie proposée entre les processus primaires psychiques et le fonctionnement des figures rhétoriques dans le discours, ait déjà été mise en œuvre par La Rochefoucauld, sans que celui-ci pût, bien sûr, formuler une théorie psychanalytique de l’inconscient, constitue une de mes hypothèses majeures. À ce titre, je suppose que le recours de Lacan à La Rochefoucauld ne s’explique pas seulement par le contenu psychologique des Maximes, mais aussi et surtout par la forme de ses aphorismes. C’est la structure rhétorique, et en particulier la dispositio des Maximes, organisée par le choix et la récurrence de certains signifiants, qui représente un modèle de l’inconscient tel que Lacan l’a élaboré en assimilant des figures rhétoriques, à savoir la métaphore et la métonymie, aux mécanismes psychiques de la condensation et du déplacement, examinés par Freud dans L’interprétation des rêves. II. Le modèle spéculaire de la connaissance de soi Examinons d’abord la théorie du moi chez Lacan et les moralistes. Leurs démarches ont évidemment en commun la réduction de la connaissance de soi à ce qu’était appelé « amour-propre » par les moralistes et « narcissisme » par Freud. Dans les deux cas, la conception cartésienne d’un sujet de 12 Cf. Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan (1. « L’inconscient structuré comme un langage » ; 2. « La structure du sujet »). Paris : Denoël, 2002 [ 1 1985], p. 17. 74 Jutta Weiser connaissance inébranlable est mise en cause car le moi est incessamment perturbé par l’inconscient et trompé par les stratégies de l’amour-propre, ce que La Rochefoucauld exprime, par exemple, dans la Maxime 115 : « Il est aussi facile de se tromper soi-même sans s’en apercevoir qu’il est difficile de tromper les autres sans qu’ils s’en aperçoivent. » 13 Quelques points de repères de la théorie lacanienne du sujet peuvent nous aider à mieux comprendre l’aliénation fondamentale en tant que condition essentielle du problème de la connaissance de soi. Rappelons d’abord le théorème du stade de miroir, cause de la perte du réel et de l’entrée dans le champ de l’imaginaire chez l’enfant. Selon Lacan, le moi se forme à partir de l’identification avec son image spéculaire qui est d’abord perçue comme l’image d’un autre. Toute subjectivité prend donc le détour par « l’autre du spéculaire », pour autant qu’il existe chez l’enfant une confusion primordiale entre lui et l’autre au moment où il prend l’image pour un être réel, mais différent de lui-même. Avant qu’il ne se rende compte que cet « autre du spéculaire » n’est qu’une image de son propre corps, l’enfant est assujetti à l’imaginaire, c’est-à-dire au domaine de l’illusion, de la méconnaissance et du narcissisme. Le stade du miroir va de pair avec le « fantasme du corps morcelé » résultant du fait que l’enfant à cet âge ne peut pas encore coordonner ses mouvements, de sorte qu’il conçoit son corps comme quelque chose de dispersé et « sous la forme de membres disjoints ». 14 L’assujettissement à l’ordre imaginaire va rester une des marques fondamentales de la théorie lacanienne du moi, ainsi que l’aliénation dans le stade du miroir qui met en évidence dans quelle mesure le sujet résulte d’une méconnaissance : « Dans l’ordre de l’imaginaire, l’aliénation est constituante. L’aliénation, c’est l’imaginaire en tant que tel. » 15 Chez les moralistes, la connaissance de soi appartient également au champ de l’imaginaire dans la mesure où elle est étroitement liée à l’illusion et à l’amour-propre : l’homme, esclave de son narcissisme, reste incapable de reconnaître son véritable être, plein de défauts et de vices. Dans son essai « De la connaissance de soi-même », le moraliste janséniste Pierre Nicole met en relief le déchirement de l’homme entre deux aspects contraires de sa personnalité : son amour-propre exige qu’il se regarde lui-même ; mais comme il ne supporte pas la vue de ses défauts, il tend à les cacher à lui-même et aux autres. Il en résulte le dilemme que d’une part, il cherche à se connaître par vanité, et d’autre part, il fuit sa propre image : « L’homme veut se voir, parce 13 La Rochefoucauld 1992, p. 32. 14 Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », in Écrits I, pp. 92-99, ici p. 96. 15 Jacques Lacan, Le Séminaire III (Les Psychoses, 1955-1956), éd. Jacques-Alain Miller. Paris : Seuil, 1981, p. 166. Littérature moraliste et psychanalyse 75 qu’il est vain ; il évite de se voir, parce qu’étant vain, il ne peut souffrir la vue de ses défauts et de ses misères. » 16 Voilà l’aporie de la nature humaine après le péché originel : « Nous sommes hors de nous-mêmes dès le moment de notre naissance. » 17 Pour résoudre le problème de l’identification dans la zone conflictuelle de l’anthropologie janséniste, Nicole montre comment l’homme se forme une sorte d’image idéale de lui-même provenant soit du domaine de l’imaginaire, soit du domaine de l’autre. En ce qui concerne le statut ontologique du sujet, il en résulte une simultanéité de présence et d’absence : S’il ne les [les qualités] a pas effectivement, il se les donne par son imagination ; et s’il ne les trouve pas dans son propre être, il les va chercher dans les opinions des hommes ou dans les choses extérieures qu’il attache à son idée, comme si elles en faisaient partie ; et, par le moyen de cette illusion, il est toujours absent de lui-même et présent à lui-même ; il se regarde continuellement, et il ne se voit jamais véritablement, parce qu’il ne voit au lieu de lui-même que le vain fantôme qu’il s’en est formé. 18 Dans la mesure où l’homme se forme comme « fantôme » de lui-même, il demeure dans une aliénation permanente et devient ainsi étranger à lui-même, bref, il est « absent de lui-même » ; cependant, il se re-présente dans une sorte de portrait qui reflète son image comme un miroir ; et en ce sens il est « présent à lui-même ». La connaissance de soi dépend donc d’un modèle de représentation, elle consiste en une réflexion dans le sens optique du terme. L’image du moi est d’abord conçue dans l’extériorité, et ne sera intériorisée que par la suite. Néanmoins, cette identification par auto-représentation reste sur le plan de l’imaginaire. Incapable de toute introspection et de toute connaissance immédiate, l’homme classique cherche sa propre image à partir du discours de l’autre et des choses extérieures dans lesquelles il projette son désir. Ce mécanisme de l’identification rappelle le « schéma optique » (ou bien schéma des « idéaux de la personne ») élaboré par Lacan dans son séminaire sur Les écrits techniques de Freud ainsi que dans ses remarques sur le rapport « Psychanalyse et structure de la personnalité » de Daniel Lagache, dans lesquels sont introduites les catégories freudiennes du « Moi idéal » (Ich- Ideal) et de l’« Idéal du moi » (Ideal-Ich). 19 La formation du moi idéal exige 16 Pierre Nicole, « De la connaissance de soi-même », in Œuvres philosophiques et morales, ed. Charles Jourdain. Paris. Hachette ; 1845 (Réimpression : Hildesheim/ New York, Olms 1970), pp. 11-69, ici : p. 13. 17 Ibid., p. 12. 18 Ibid., p. 13 sq. 19 L’argumentation de Lacan à la suite de Freud ne peut pas être reprise ici dans toute sa complexité ; pour les détails cf. Jacques Lacan, Le Séminaire I (« Les écrits 76 Jutta Weiser l’extériorisation de l’image du moi en prenant appui sur l’autre : Le moi idéal se produit dans le discours de l’autre et aboutit ainsi à un principe narcissique, pour autant que le sujet choisisse un point de vue idéal dans l’autre qui affirme et nourrit l’idéalisation du moi. 20 La division du sujet est toujours accompagnée de sa subordination à la triade Symbolique - Imaginaire - Réel et de la projection de l’image du moi dans l’extériorité, c’est-à-dire dans l’autre. Il s’agit là d’un modèle qui trouve de nombreux parallèles dans les réflexions moralistes sur la connaissance de soi. Dans son analyse de la sémiologie classique esquissée dans la Logique de Port-Royal et dans les Pensées de Pascal, Louis Marin a étudié d’une manière très lucide cette aporie de la représentation du moi qui dépend forcément de la loi de l’imagination. Ainsi, il constate une contradiction fondamentale dans la représentation du sujet : « il y aura, d’un côté, l’idée claire et distincte du moi comme res cogitans, sujet instantané du discours de la pensée ; et, de l’autre, les figures du désir dont la série enchevêtrée engendre une représentation du moi comme objet de désir. » 21 Autrement dit, la représentation cartésienne du sujet comme chose qui pense (res cogitans) est constamment bouleversée par des figures du désir qui déforment l’image authentique du moi. Le désir et l’aliénation en tant que principes opératoires de la connaissance de soi-même, comme nous l’avons vu dans le modèle de Pierre Nicole, se révèlent donc être un important point de repère qui permet d’établir un parallèle transhistorique entre la représentation classique et la psychanalyse. Dans la Logique, Nicole écrit que l’homme « est contraint pour s’aimer, de se représenter à soi-même autre qu’il n’est en effet. » 22 Sa démarche témoigne d’une opposition entre le réel et l’imaginaire, sur laquelle a aussi insisté Lacan, en montrant que le sujet ne peut se réaliser que dans le champ de techniques de Freud »), éd. Jacques-Alain Miller, Paris : Seuil, 1975, pp. 149-163, et « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : Psychanalyse et structure de la personnalité », in Écrits II (Nouvelle édition). Paris : Seuil, 1999 [1966], pp. 124-162 ; cf. aussi Dor 2002, pp. 304-326. 20 Cf. Lacan, Séminaire I, p. 311 : « Cette image de soi, le sujet la retrouvera sans cesse comme le cadre même de ses catégories, de son appréhension du monde - objet, et ce, par l’intermédiaire de l’autre. C’est dans l’autre qu’il retrouvera toujours son moi idéal, d’où se développe la dialectique de ses relations à l’autre. Si l’autre sature, remplit cette image, il devient l’objet d’un investissement narcissique qui est celui de la Verliebtheit. » Cf. aussi Claude Conte, « Le clivage du sujet et son identification », in Le Réel et le Sexuel - de Freud à Lacan, Paris : Point Hors Ligne, 1992, pp. 183-219. 21 Louis Marin, La critique du discours : Sur la « Logique de Port-Royal » et les « Pensées » de Pascal. Paris : Minuit, 1975, p. 219. 22 Antoine Arnauld/ Pierre Nicole, La Logique ou l’art de penser, éd. Louis Marin. Paris : Flammarion, 1970, p. 110 (souligné par moi). Littérature moraliste et psychanalyse 77 l’imaginaire, ayant complètement perdu l’accès au réel. Aussi la connaissance de soi exige-t-elle le détour par l’autre ; l’homme constitue un « fantôme » de soi-même sous la forme d’un moi idéal représenté par les figures de son désir : Le fantôme du moi comme représentation de moi s’est constitué de la représentation que les autres ont de moi ; « je » dans sa représentation est un autre. Le simulacre n’a d’existence que dans le système spéculaire des regards et des points de vue, qu’à l’entrecroisement imaginaire d’un jeu de rayons optiques. L’homme se regarde selon un certain être qu’il a dans l’imagination des autres. Chaque moi - dans sa représentation - est le point de fuite d’une multiplicité de regards. 23 III. L’inconscient et la grâce chez les moralistes religieux Nous allons maintenant examiner les conséquences sémiologiques du modèle spéculaire, mises en relief par des moralistes religieux qui soutiennent non seulement le concept théologique rigoureux de l’augustinisme, mais aussi le rationalisme cartésien. Pour aller aux sources de la conception de l’inconscient, 24 il s’avère inéluctable de considérer les réflexions théologiques de cette époque, plus exactement, la position janséniste qui a pour point de départ l’idée d’un Dieu caché 25 ; par conséquent le libre arbitre ainsi que la capacité de faire du bien sont mises en cause. Les analyses des profondeurs de l’âme sont encadrées par des questions essentielles concernant les opérations de Dieu que l’homme déchu est condamné à ignorer. C’est notamment le secret de la grâce divine, idée fondamentale des jansénistes, qui témoigne de l’impuissance du pécheur à faire du bien sans la grâce efficace perpétuellement renouvelée. Il n’est donc pas surprenant que Lacan prenne position au sujet de la grâce en se référant à Pascal et La Rochefoucauld, dans son rapport du Congrès de Rome en septembre 1953, où il traite du pouvoir et de la pauvreté des mots : 23 Marin 1975, p. 227 s. 24 Jusqu’à présent, les explorations philosophiques et historiques concernant le concept de l’inconscient au siècle classique sont restées très sommaires. Pourtant, deux études qui remontent à plus de 50 ans se préoccupent de ce sujet et n’ont pas perdu de leur actualité. Cf. Geneviève Lewis, Le problème de l’inconscient et le cartésianisme. Paris, PUF 2 1985 [1950] ; Paul Bénichou, « La idea de inconsciente en el clasicismo francés », Logos II, 3 (1943), pp. 3-37. 25 Cf. sur cette idée le livre fondamental de Lucien Goldman, Le Dieu caché : Étude sur la vision tragique dans les « Pensées » de Pascal et le théâtre de Racine. Paris : Gallimard, 1959. 78 Jutta Weiser Pour nous en tenir à une tradition plus claire, peut-être entendrons-nous la maxime célèbre où La Rochefoucauld nous dit qu’ « il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour », […] comme une reconnaissance authentique de ce que l’amour doit au symbole et de ce que la parole emporte d’amour. 26 La maxime de La Rochefoucauld citée par Lacan illustre justement un théorème psychanalytique capital, à savoir l’importance de l’ordre symbolique et son pouvoir sur le sujet complètement conditionné par le langage. Un peu plus loin, après un détour sur la théorie des instincts dans l’œuvre de Freud, Lacan précise le problème rapporté dans son propre aphorisme : « la réalisation de l’amour parfait n’est pas un fruit de la nature mais de la grâce ». 27 Voilà la conclusion du psychanalyste qui pourrait être, quant au style et au contenu, une nouvelle maxime de La Rochefoucauld, ou plus exactement, une de ses maximes supprimées (il a enlevé après la première édition des Réflexions ou Sentences et Maximes morales tout aphorisme qui fait allusion au modèle chrétien de la grâce divine). Dans la conception de la grâce, il se trouve donc des précisions apportées au problème de l’inconscient. Et maintenant il convient d’étudier la théorie du signe de l’âge classique qui s’avère très important pour une conception pré-freudienne de l’inconscient. Cette approche sera à même de montrer que la célèbre formule lacanienne de l’inconscient structuré comme un langage ne remonte pas seulement à la linguistique structurale, mais aussi à la sémiologie du XVII e siècle. La théorie du signe classique est dominée par l’idée d’une relation transparente entre le langage et la pensée ainsi qu’entre le signifiant et le signifié. 28 Or, cette transparence représente seulement un côté, à savoir le côté cartésien de la sémiologie classique. Le revers du cartésianisme est représenté par des questions théologiques concernant tant le problème de la grâce que le dogme de la transsubstantiation dans le culte catholique, ainsi que la rhétorique du sermon. Il s’agit en même temps d’un supplément et d’un renversement du cartésianisme dans la mesure où ces 26 Jacques Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Écrits I, pp. 235-321, ici p. 262. 27 Ibid. 28 En ce sens, Michel Foucault a analysé dans la Grammaire et la Logique de Port-Royal, le principe de la « représentation redoublée » à l’âge classique, dans laquelle le signe linguistique représente une idée qui se réfère directement à la chose signifiée, de sorte que le signe se réalise uniquement dans sa fonction représentative. Cf. Michel Foucault, Les mots et les choses : Une archéologie des sciences humaines. Paris : Gallimard (tel), 1992 [ 1 1966], pp. 60-91, et « Introduction », in Antoine Arnauld/ Claude Lancelot, Grammaire générale et raisonnée. Paris : Paulet, 1969 (in Michel Foucault, Dits et écrits 1954-1988, vol. 1, éd. Daniel Defert/ François Ewald. Paris : Gallimard, 1994, pp. 732-752). Littérature moraliste et psychanalyse 79 débats théologiques sur la rhétorique, les passions et l’imagination abordent justement les éléments discursifs exclus par le rationalisme cartésien. La théorie du signe est développée par Antoine Arnauld et Pierre Nicole dans la Logique de Port-Royal qui s’appuie sur la philosophie de Descartes et est ainsi fondée sur l’idée que le signe linguistique représente une idée claire et distincte, c’est-à-dire que les idées sont jointes aux mots et les mots sont joints aux idées. 29 Toutefois, les auteurs de la Logique sont non seulement des cartésiens, mais aussi des jansénistes, ce qui rend la théorie du signe ambiguë, pour autant que l’idée d’un Dieu caché réintroduise dans le discours des éléments obscurs, incertains et incontrôlables, en somme, tout ce qui est hostile à l’idée de la transparence du signe. Ces éléments qui se rangent du côté de l’inconscient se manifestent dans le discours par des figures comme la métonymie et la métaphore qui vont jouer un rôle prépondérant dans la théorie de Lacan. Chez Arnauld et Nicole, c’est donc l’autorité du dogme catholique qui permet, voire exige, le glissement d’instances inconscientes dans le discours pour rendre justice aux vérités de la foi. Pour pouvoir expliquer, par exemple, le dogme de la transsubstantiation, c’est-à-dire le changement du pain et du vin, en tant que substances visibles, en corps et sang du Christ, en tant que substances invisibles, les logiciens sont obligés d’introduire dans leur conception du signe des « idées confuses » afin de rendre possible que le sujet grammatical du « hoc est corpus meum » (Ceci est mon corps) se réfère à deux idées différentes : au pain et au corps. Le pronom « hoc » représente une « idée confuse de chose présente » qui marque d’abord précisément l’idée concrète du pain, mais qui reste quand même disponible pour un autre signifié, à savoir le corps du Christ : « les symboles Eucharistiques cachent le corps de J ESUS -C HRIST comme chose, & le découvrent comme symbole. » 30 Le modèle cartésien du signe qui représente clairement une idée est donc amplifié par une sémiologie plus complexe qui comprend la transparence et l’opacité du signe. La substance visible, nommée par Descartes res extensa, est trop restreinte pour pouvoir l’appliquer à la notion de substance dans le contexte théologique de l’eucharistie. Aussi Arnauld et Nicole ont-ils besoin du concept d’idées confuses pour éviter une détermination du signifié comme idée distincte tout en maintenant la binarité du signe. Dans une telle conception, le signifiant peut revêtir des significations différentes. 29 Cf. Arnauld/ Nicole 1970, p. 80 : « Ainsi, le signe enferme deux idées : l’une de la chose qui représente ; l’autre de la chose représentée, & sa nature consiste à exciter la seconde par la première. » 30 Arnauld/ Nicole 1970, p. 81 et pp. 136-139. Cf. Louis Marin, « Un chapitre dans l’histoire de la théorie sémiotique : La théologie eucharistique dans La Logique de Port-Royal », in History of Semiotics, ed. Achim Eschbach/ Jürgen Trabant. Amsterdam/ Philadelphia : Benjamins, 1983, pp. 127-144. 80 Jutta Weiser Une autre dimension du signe concerne l’application des idées confuses à la parole, où chaque idée principale est accompagnée par des idées accessoires : « il arrive souvent qu’un mot, outre l’idée principale que l’on regarde comme la signification propre de ce mot, excite plusieurs autres idées qu’on peut appel[l]er accessoires, auxquelles on ne prend pas garde, quoique l’esprit en reçoive l’impression. » 31 Les idées accessoires exercent donc une influence inaperçue sur l’intelligence. Tandis que les idées principales prédominent dans l’esprit de l’auditeur, les idées accessoires entrent imperceptiblement dans le discours sous forme de figures rhétoriques, et enrichissent ainsi le message : « les expressions figurées signifient outre la chose principale, le mouvement & la passion de celui qui parle, & impriment ainsi l’une & l’autre idée dans l’esprit, au lieu que l’expression simple ne marque que la vérité toute nue. » 32 Cette disponibilité du signe, ainsi que son extension en faveur d’un surplus de signification qui menace inévitablement la transparence sémiologique, sont aussi les résultats de certaines conditions théologiques : dans le sermon, les vérités de la foi se communiquent tant au niveau du contenu que par le sentiment et le mouvement d’âme évoqués par la manière de prêcher de l’orateur. Les connotations affectives du discours se réfèrent moins à l’intelligence qu’à l’âme des croyants et les font sentir les mouvements de l’amour de Dieu qui ne se laissent pas exprimer en des mots. Les idées confuses et accessoires qui mettent en cause l’union substantielle entre les idées et les mots en renversant le modèle du signe par des instances subconscientes, sont à la base de la conception des « pensées imperceptibles » que l’auteur moraliste de la Logique a élaborée dans un contexte nettement théologique concernant le problème de la grâce. Le Traité de la grâce générale (1715) unit en deux volumes tous les textes sur la grâce que Nicole a écrit pendant la deuxième moitié du XVII e siècle. Il pose la première pierre d’une description précise du fonctionnement de l’inconscient en expliquant le mécanisme des « pensées imperceptibles » de la façon suivante : […] on ne les considere pas dans l’état où l’on les sent, & dans lequel on les pourroit appercevoir si on s’y appliquoit, mais dans l’état où elles tombent bientôt après, où l’on les oublie entierement. Ainsi elles sont d’abord peu perceptibles, & ensuite purement imperceptibles. 33 31 Arnauld/ Nicole 1970, p. 130. 32 Ibid., p. 131. 33 Pierre Nicole, Traité de la grâce générale, vol. 2. Paris : J. Fouillon 1715, p. 463. Sur le problème de l’inconscient chez Nicole voir aussi l’article de Béatrice Guion, « Conscient et non-conscient dans la pensée morale de Pierre Nicole », in Entre Épicure et Vauvenargues : Principes et formes de la pensée morale, ed. Jean Dagen. Paris : Champion, 1999, pp. 179-203. Littérature moraliste et psychanalyse 81 Même si la controverse théologique provoquée par la thèse de Nicole ne peut pas être reprise ici 34 , il est très important de retenir que, selon la foi janséniste, les opérations de Dieu restent inaperçues. La grâce surnaturelle et efficace dont l’homme a besoin à tout moment pour faire quelque bien, reste un mystère inexplicable ; il se produit donc un processus inconscient chez l’homme en état de grâce qui n’entre pas dans l’esprit comme idée claire et distincte ; ainsi, ces pensées porteuses de la grâce surnaturelle ne sont pas liées à des mots : Cette illumination se faisait ordinairement sans qu’elle soit jointe à des paroles, l’esprit ne la distingue pas ; & ainsi on ne doit avoir aucun égard au témoignage de ceux qui déclareroient, qu’ils n’ont jamais eu de ces sortes de pensées, parce qu’il se peut faire qu’ils les aïent euës sans le sçavoir. 35 À la fin du XVII e siècle, le bénédictin François Lamy reprend la conception des « pensées imperceptibles » et les explique comme des mécanismes d’associations en recourant en même temps à la théorie de l’imagination, développée par Nicolas Malebranche dans La Recherche de la vérité. Dans les cinq volumes de son traité De la connoissance de soi-mesme (1684-1689), Lamy réunit les discours moralistes sur l’inconscient et le sentiment dans une « science du cœur » qu’il met au service de la rhétorique. 36 À la suite de Descartes et Malebranche, Lamy présume la séparation entre le corps et l’âme. Étant donné que l’homme ne peut se connaître que par son être physique et sa perception sensuelle, l’étude de soi, selon Lamy, devrait commencer par l’anatomie et la physiologie ; une connaissance immédiate de son être moral lui serait impossible à cause des déformations dues au règne des passions : « L’amour-propre est difficile à reconnoître : parce qu’il se déguise : mais les impressions du corps sont incapables de se déguiser. » 37 Partant des impressions physiques comme la faim et la soif, la chaleur et le froid, la douleur et le plaisir, Lamy tend à saisir les « impressions sourdes 34 Sur ce point cf. Lewis 2 1985, pp. 200-238. 35 Nicole 1715, vol. 1, p. 91. 36 Cf. Benedetta Papasogli, « Passions et mémoire : la science du cœur de François Lamy », in : Dalhousie French Studies 27 (1994) (« Réflexions sur le genre moraliste au dix-septième siècle », ed. Karolyn Waterson), pp. 81-94 ; Arnaldo Pizzorusso, « Arte retorica e conoscenza di sé nel pensiero di François Lamy », Teorie letterarie in Francia : Ricerche Sei-Settecentesche. Pisa : Nistri & Lischi, 1968, pp. 179-221 ; Rudolf Behrens, Problematische Rhetorik : Studien zur französischen Theoriebildung der Affektrhetorik zwischen Cartesianismus und Frühaufklärung. München : Fink, 1984, pp. 108-114. 37 François Lamy, De l’estre moral de l’homme, ou de la Science du cœur (De la connoissance de soi-mesme, vol. 3), Paris : A. Pralard, 1697, p. 35. 82 Jutta Weiser & presque imperceptibles » 38 provoquées par des causes cachées. Dans la quatrième partie, intitulée « Du Cœur humain consideré en lui méme », le bénédictin reprend la discussion sur les pensées imperceptibles : […] il n’y a point dans l’esprit de pensées qu’il n’aperçoive du moins confusément & indistinctement : mais aussi […] il faut convenir qu’il y en a un grand nombre de confuses & d’indistinctes, & qui font sur le cœur des impressions trez-réelles, sans qu’il s’en aperçoive faute de reflexion ; & c’est pour cela que je les apelle sombres & clandestines. 39 Les pensées clandestines provoquent certaines passions comme l’amour, la haine, la joie ou la douleur que le cœur éprouve « sans en savoir distinctement la cause, & sans se souvenir distinctement des pensées qui les ont fait naitre. » 40 Lamy donne l’exemple d’un homme qui apprend pendant un jour de fête (« dans les agreables momens d’un spectacle qui l’enchante » 41 ) qu’un de ses chevaux vient de mourir ; malgré cette mauvaise nouvelle, il continue à se divertir avec ses amis sans y faire la moindre attention et il finit par l’oublier. Mais, après un certain temps, il aperçoit, sans en savoir la cause, que son cœur se refuse à s’abandonner au plaisir : « il sent une secrete bariere qui l’empêche d’aler dans le plaisir aussi loin qu’il aloit auparavant. […] En un mot, un je ne say quoi (car c’est icy qu’on peut user de ce terme) lui serre le cœur, & l’empêche de s’ouvrir à l’ordinaire. » 42 Cet exemple illustre non seulement un certain mécanisme de l’inconscient qui sera appelé « refoulement » (Verdrängung) en psychanalyse, mais il représente aussi le passage de la notion du « je ne sais quoi » du domaine de la théologie à celui de la psychologie : le « je ne sais quoi », encore synonyme d’imperceptibles opérations de la grâce divine chez le jésuite Dominique Bouhours, 43 est utilisé ici pour désigner le mécanisme inconscient du refoulement dans un contexte purement psychologique. 38 Ibid., p. 39. 39 Ibid., p. 375. 40 Ibid., p. 376. 41 Ibid., p. 376. 42 Ibid., p. 377 s. 43 Selon Bouhours, le je ne sais quoi désigne quelque chose d’intellectuellement insaisissable, il est « le penchant et l’instinct du cœur » (Entretien d’Ariste et d’Eugène, éd. René Radouant. Paris : Bossard, 1920, p. 195 s.). Plus loin dans ce dialogue entre Ariste et Eugène, ce penchant du cœur est identifié à la grâce divine. Cf. ibid., p. 211 : « Mais pour parler chrétiennement du je ne sais quoi, n’y en a-t-il pas un dans nous qui nous fait sentir, malgré toutes les faiblesses et tous les désordres de la nature corrompue, que nos âmes sont immortelles, que les grandeurs de la terre ne sont pas capables de nous satisfaire, qu’il y a quelque chose au-dessus de nous qui est le terme de nos désirs et le centre de cette félicité que nous cherchons partout et que nous ne trouvons nulle part ? […] Ainsi donc, interrompit Eugène, Littérature moraliste et psychanalyse 83 IV. La structure poétique de l’inconscient Revenons maintenant à la psychanalyse et examinons de plus près les affinités entre la théorie du signe classique et la psychosémiologie lacanienne qui se situe entre la conception freudienne du rêve et la linguistique saussurienne, en se servant de ces deux modèles pour fonder l’analogie entre le fonctionnement de l’inconscient et du langage. Il faut d’abord considérer que la sémiologie classique exposée dans la Logique de Port-Royal n’est pas loin de la linguistique structurale de Ferdinand de Saussure. Selon lui, le signe se divise en signifié et signifiant ; pourtant, il n’unit pas une chose à un mot, mais un concept à une image acoustique purement psychique. 44 Lacan radicalise d’une certaine manière les propriétés fondamentales du signe, à savoir son caractère arbitraire et linéaire. Le théorème saussurien de « l’arbitraire du signe » qui implique que le signifiant n’est pas uni par un lien de nécessité à l’idée qu’il représente, se trouve délimité par Lacan en introduisant une « barre » qui sépare les deux côtés du signe et empêche ainsi toute liaison nette entre le signifiant et le signifié. 45 On peut voir dans ce geste non seulement une modification de la sémiologie saussurienne, mais aussi une conséquence des idées confuses et accessoires ainsi que des pensées imperceptibles de la sémiologie classique. Lacan remarque que dans la pratique de l’analyse, « le rapport du signifié et du signifiant paraît toujours fluide, toujours prêt à se défaire » 46 ; c’est-à-dire que la signification d’un symptôme ou d’un rêve ne peut pas être fixée, que le symptôme ou le rêve en tant que signifiants revêtent forcément plusieurs significations qui se réalisent au long d’une chaîne dont un élément renverse le précédent et sera lui-même renversé par le suivant. Le caractère linéaire du signifiant, deuxième propriété essentielle du signe linguistique, désigne l’étendue temporelle des images acoustiques et permet de parler d’une « chaîne de signifiants » que représente l’inconscient. 47 le je ne sais quoi est de la grâce, aussi bien que de la nature et de l’art. » Pour le rapport du je ne sais quoi à la grâce, cf. aussi Annie Becq, Genèse de l’esthétique française moderne. De la raison classique à l’imagination créatrice : 1680-1814. Paris : Albin Michel, 1994, pp. 97-114. 44 Cf. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, édition critique préparée par Tullio de Mauro. Paris : Payot, 1972, p. 98. 45 Cf. Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », in Écrits I, pp. 490-526, ici p. 494. 46 Lacan, Séminaire III, 1981, p. 296 sq. 47 Cf. Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », in Écrits II, pp. 273-308, ici p. 279 : « L’inconscient, à partir de Freud, est une chaîne de signifiants qui quelque part (sur une autre scène, écrit-il) se répète et insiste pour interférer dans les coupures que lui offre le discours effectif et la cogitation qu’il informe. » 84 Jutta Weiser L’hypothèse saussurienne de la linéarité du signifiant entraîne une seconde hypothèse post-structurale qui nous mène à un point décisif de la théorie lacanienne concernant le problème de la signification. Comme le signifiant reste séparé du signifié par une barre, le processus de signification échappe au contrôle du sujet parlant ; c’est pourquoi l’analysé ne peut se servir que de figures rhétoriques qui correspondent aux mécanismes de l’inconscient : La périphrase, l’hyperbate, l’ellipse, la suspension, l’anticipation, la rétractation, la dénégation, la digression, l’ironie, ce sont les figures de style (figurae sententiarum de Quintilien), comme la catachrèse, la litote, l’antonomase, l’hypotypose sont les tropes, dont les termes s’imposent à la plume comme les plus propres à étiqueter ces mécanismes. Peut-on n’y voir qu’une simple manière de dire, quand ce sont les figures mêmes qui sont en acte dans la rhétorique du discours effectivement prononcé par l’analysé ? 48 Mais Lacan ne se sert pas seulement des figures et des tropes énumérés dans cette citation afin de promouvoir son idée de la structure linguistique et rhétorique de l’inconscient, il recourt aussi et surtout à deux tropes qu’il emprunte à la linguistique de Roman Jakobson, soit la métaphore et la métonymie que le structuraliste tchèque a désignées comme les effets de « substitution » et de « combinaison » du signifiant. 49 C’est justement là que Lacan établit la relation entre la linguistique et la psychanalyse, dans la mesure où il assimile le fonctionnement des deux figures rhétoriques aux processus primaires de l’appareil psychique, la « condensation » et le « déplacement », examinés par Freud dans L’interprétation des rêves. 50 Il en résulte que la signification diffère d’un signifiant à l’autre et ne peut donc 48 Lacan, Écrits I (« L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud »), p. 518. 49 Cf. Lacan, Écrits II (« Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien »), p. 279 sq. 50 Cf. Lacan, Écrits I (« L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud »), p. 502 sqq. Il faut prendre en considération que ce rapprochement entre les procédures linguistiques et le travail du rêve ne coïncide pas avec celui fait par Jakobson lui-même. Cf. Roman Jakobson, Essais de linguistique générale. Traduit de l’anglais et préfacé par Nicolas Ruwet, vol. 1, Paris : Minuit, 1963, p. 65 sq. : « […] dans une étude sur la structure des rêves, la question décisive est de savoir si les symboles et les séquences temporelles utilisés sont fondés sur la contiguïté (« déplacement » métonymique et « condensation » synecdochique freudiens) ou sur la similarité (« identification » et « symbolisme » freudiens). » Sur le problème de la métaphore et la métonymie comme traduction des processus primaires voir aussi l’étude d’Alain Costes, Lacan : le fourvoiement linguistique. La métaphore introuvable (Préface de Jean Laplanche). Paris : Presses Universitaires de France, 2003. Littérature moraliste et psychanalyse 85 consister que dans le renvoi permanent entre les signifiants. Ce processus de l’inconscient appelé par Lacan « glissement incessant du signifié sous le signifiant » 51 a des traits communs avec la « transposition » (Entstellung) dans le travail du rêve : L’Entstellung, traduite : transposition, où Freud montre la précondition générale de la fonction du rêve, c’est ce que nous avons désigné plus haut avec Saussure comme le glissement du signifié sous le signifiant, toujours en action (inconsciente, remarquons-le) dans le discours. […] La Verdichtung, condensation, c’est la structure de surimposition des signifiants où prend son champ la métaphore, et dont le nom pour condenser en lui-même la Dichtung indique la connaturalité du mécanisme à la poésie, jusqu’au point où il enveloppe la fonction proprement traditionnelle de celle-ci. La Verschiebung ou déplacement, c’est plus près du terme allemand ce virement de la signification que la métonymie démontre et qui, dès son apparition dans Freud, est présenté comme le moyen de l’inconscient le plus propre à déjouer la censure. 52 Il est très remarquable que dans ce rapprochement entre la théorie du rêve de Freud et les mécanismes rhétoriques, le processus inconscient de la condensation soit identifié à la poétique par un jeu de mots profitant de la similitude des mots allemands Verdichtung (« la condensation ») et Dichtung (« la poésie ») ; c’est-à-dire qu’une procédure poétique est inhérente à la condensation dans le travail du rêve. Aussi y-a-t-il forcément un lien entre la poétique du rêve et celle du désir. Nous pouvons donc en conclure que l’inconscient, qui procède par analogie avec les figures rhétoriques de la métaphore et de la métonymie, n’est pas seulement structuré comme un langage, mais précisément, comme un langage poétique. Ainsi Lacan tient-il beaucoup à la primauté du signifiant sur le signifié ; ce qui est aussi pertinent pour la pratique de la cure que pour la poésie. Le discours du patient est plurivalent comme la poésie ; l’analyste est obligé de lire entre les lignes et d’être réceptif aux signifiants, porteurs des messages inconscients qui s’organisent dans le dire au-delà de la signification immédiate du dit, ou comme le postule Lacan : « la présence de l’inconscient, pour se situer au lieu de l’autre, est à chercher en tout discours en son énonciation. » 53 Par conséquent, l’analyste ne doit pas accorder plus d’importance à un élément du discours qu’à un autre ; mais son attention reste, comme l’a souligné Freud, « flottante » 51 Lacan, Écrits I (« L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud »), p. 499. 52 Ibid., p. 508. 53 Jacques Lacan, « Position de l’inconscient », in Écrits II, pp. 309-330, ici p. 314. 86 Jutta Weiser (gleichschwebend). 54 Cette « attention flottante » engendre la suprématie du signifiant dans la mesure où elle se fixe non pas sur les énoncés, mais sur l’acte d’énonciation. De cette manière, l’analyste évite que les lapsus et les actes manqués lui échappent, d’autant plus que c’est là que se manifeste le sujet du désir, au-delà de la signification du dit : « L’inconscient vient donc au jour dans le dire, alors que dans le dit, la vérité du sujet se perd pour n’apparaître que sous le masque du sujet de l’énoncé où elle n’a donc pas d’autre issue, pour se faire entendre, qu’à s’y mi-dire. » 55 Cette distinction entre l’énonciation et l’énoncé, entre le dire et le dit sera importante pour notre lecture des Maximes de La Rochefoucauld qui, en tant que « lecture lacanienne », exige l’examen du discours sur le plan des signifiants et de l’énonciation. Pareil à l’attention flottante de l’analyste, il s’agira d’enregistrer les éléments discursifs qui s’y présentent sans leur attacher de valeur sémantique, pour pouvoir ainsi observer le jeu des signifiants. V. Lecture lacanienne des Maximes de La Rochefoucauld Regardons en premier lieu un autre passage du séminaire sur la théorie freudienne du moi au cours duquel Lacan insiste encore une fois auprès de ses étudiants sur la lecture des Maximes de La Rochefoucauld : Ouvrez ce petit recueil de maximes de rien du tout. Voilà un jeu de société bien singulier, qui nous présente une sorte de pulsation, ou plus exactement de saisie instantanée de la conscience. C’est un moment de réflexion qui a une valeur vraiment active, et un dessillement ambigu - est-ce un virage concret du rapport de l’homme à lui-même, ou une simple prise de conscience, prise de connaissance, de quelque chose qui n’a pas été vu jusque-là ? 56 Nous allons donc suivre le conseil de Lacan, même s’il ne nous a pas fait savoir de quelle manière il fallait lire le recueil de maximes, à savoir « de suite », c’est-à-dire dans l’ordre arrangé par l’auteur, ou « par citations », en isolant une maxime de son contexte. 57 En ce qui concerne la lecture contemporaine des Maximes, Marc Escola a constaté deux tendances généra- 54 Cf. Sigmund Freud, « Ratschläge für den Arzt bei der psychoanalytischen Behandlung » [1912], in Schriften zur Behandlungstechnik, Frankfurt am Main : Fischer Taschenbuch Verlag 2000, pp. 169-180, ici p. 171 sqq. 55 Dor 2002, p. 151. 56 Lacan, Séminaire II, p. 25 sq. 57 J’emprunte la différenciation entre une « lecture par citations » et une « lecture de suite » à Roland Barthes, « La Rochefoucauld : Réflexions ou Sentences et Maximes », in Le degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques. Paris : Seuil, 1972, pp. 69-88, ici p. 69. Littérature moraliste et psychanalyse 87 les : premièrement « une incapacité à concevoir un texte qui ne soumettrait pas ses énoncés à une organisation de type systématique », 58 et cette incapacité résulte d’une conception rhétorique qui accorde plus d’importance à la dispositio qu’à l’inventio, et deuxièmement, la lecture des maximes par choix et à qualité d’énoncés décontextualisés et autonomes. Une « lecture lacanienne », en revanche, ne peut pas se limiter à une interprétation liée à un choix de maximes isolées ; je ne proposerai donc aucune interprétation d’énoncés détachés, mais au contraire, une analyse des jeux verbaux concernant la forme, sans en fixer le sens. Ainsi, la lecture suivante présupposera-t-elle la primauté du signifiant et de l’énonciation. Tout comme le psychanalyste qui laisse flotter son attention sur le dire du patient pour ainsi capter les actes manqués, les lapsus, les répétitions et les interruptions, j’examinerai la structure des signifiants pour vérifier mon hypothèse concernant la poétique de l’inconscient. Je montrerai dans quelle mesure la dynamique textuelle qui se déploie au niveau du signifiant, et non pas au niveau de la signification et du contenu, équivaut aux procédures du désir et de l’amour-propre qui constituent en même temps les sujets majeurs du recueil. C’est autour de l’amour-propre, passion principale dans les Maximes, que se regroupe toute une série de vices et de désirs qui en dépendent. Nous pourrions donc dire, en termes lacaniens, que le mot amour-propre est une sorte de « signifiant-carrefour » autour duquel se nouent toutes les autres passions. 59 Dans la première maxime de l’édition de 1665, l’auteur indique les nombreuses transformations de ce principe fondamental qui se déguise perpétuellement et revêt des formes multiples. Ici le fonctionnement de l’amour-propre ressemble beaucoup à celui de l’inconscient : […] ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants, il y fait mille insensibles tours et retours. Là il est souvent invisible à lui-même, il y conçoit, il y nourrit, et il y élève, sans le savoir, un grand nombre d’affections et de haines ; il en forme de si monstrueuses que, lorsqu’il les a mis au jour, il les méconnaît ou il ne peut se résoudre à les avouer. 60 Dans cette maxime inaugurale La Rochefoucauld esquisse un portrait du désir qui se fraye son chemin dans l’inconscient et dirige ainsi impercep- 58 Marc Escola, « Ceci n’est pas un livre : variations sur l’absence de livre », in XVII e siècle 182 (1994), pp. 72-82, ici p. 73. 59 Pour le concept du « signifiant-carrefour » cf. Le Séminaire V (Les formations de l’inconscient). Éd. Jacques-Alain Miller, Paris : Seuil 1998, p. 287. 60 La Rochefoucauld 1992, p. 283. 88 Jutta Weiser tiblement toute pensée et toute action de l’homme. En outre, dans les opérations de l’amour-propre, on peut facilement reconnaître les procédures du travail onirique : la transposition, la condensation et le déplacement qui se manifestent dans un « glissement du signifié sous le signifiant », ainsi que dans les figures de la métonymie et de la métaphore. Un tel processus exige inévitablement une décision méthodologique préliminaire : la dynamique du désir ne se révèle qu’en considérant l’intégralité du texte dans l’ordre établi par l’auteur. Cet ordre, la dispositio en termes rhétoriques, va jouer un rôle-pivot dans la représentation des procédures inconscientes de l’amour-propre ; l’arrangement des maximes ne se justifierait donc pas sur le plan logique, mais sur celui de l’intuition. Pour élucider la relation entre l’hypothèse de l’inconscient structuré comme un langage et la rhétorique du recueil des maximes, je recours aux résultats de mes investigations sur les stratégies rhétoriques dans les œuvres moralistes du XVII e siècle. 61 Je montrerai que la structure textuelle des Maximes représente d’une certaine manière l’organisation de l’inconscient qui trouve déjà chez le moraliste classique son articulation essentielle dans un langage littéraire. En outre, la formation des chaînes de signifiants séparés de leurs signifiés semble anticiper la suprématie du signifiant sur laquelle a beaucoup insisté Lacan dans ses investigations sur l’inconscient. Commençons par une série d’aphorismes dont l’ordre résulte uniquement de la structure des signifiants. Chaque maxime reprend au moins un mot de la précédente, et un autre mot fait passer à la prochaine ; les signifiants en question sont mis en italiques dans la citation : Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions, elles ne sont pas souvent les effets d’un grand dessein, mais les effets du hasard. (Max. 57) Il semble que nos actions aient des étoiles heureuses ou malheureuses à qui elles doivent une grande partie de la louange et du blâme qu’on leur donne. (Max. 58) Il n’y a point d’accidents si malheureux dont les habiles gens ne tirent quelque avantage, ni de si heureux que les imprudents ne puissent tourner à leur préjudice. (Max. 59) La fortune tourne tout à l’avantage de ceux qu’elle favorise. (Max. 60) 61 Cf. Jutta Weiser, Vertextungsstrategien im Zeichen des ‹désordre› : Rhetorik, Topik und Aphoristik in der französischen Klassik am Beispiel der ‹Maximes› von La Rochefoucauld. Heidelberg : Winter, 2004. Dans cette étude, j’ai examiné dans quelle mesure les concepts privilégiés par le courant anti-cartésien, comme le désir, la passion ou l’imagination étaient assimilés par la structure rhétorique des écrits moralistes. En ce sens, j’ai montré que La Rochefoucauld avait rangé ses maximes dans un ordre qui touche moins les thèmes abordés que la matérialité des signifiants, de sorte qu’on peut en déduire une certaine affinité à la psychologie associative. Littérature moraliste et psychanalyse 89 Le bonheur et le malheur des hommes ne dépend pas moins de leur humeur que de la fortune. (Max. 61) 62 L’ordre de la série consiste en un modèle de répétition qui se manifeste dans la chaîne des signifiants suivants : actions - heureux/ malheureux - tourner/ avantage - fortune. On peut en conclure, que la dispositio des sentences n’est nullement fortuite et que les signifiants exercent une fonction structurante pour laquelle les signifiés correspondants ne jouent aucun rôle ; l’enchaînement n’a lieu que du côté matériel du signe sans toucher à l’isolement de chaque maxime dans leur contexte sémantique. La répétition des signifiants représente un mouvement à la fois progressif et régressif, et à ce titre, la structure rhétorique correspond à la grammaire des passions et aux opérations inconscientes de l’amour-propre qui « trouve dans le flux et le reflux de ses vagues continuelles une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées, et de ses éternels mouvements. » 63 En effet, la progression des maximes est due à un ordre associatif des signifiants « turbulents » et on peut ainsi dire que la structure du texte suit plutôt les règles intuitives du désir et des passions que les critères de la raison. D’un autre côté, le modèle structurant de la série d’aphorismes citée pourrait être renversé pour autant qu’il y ait aussi un signifié qui se répète car les cinq maximes ont en commun le thème de la fortune. Bien que le mot fortune n’apparaisse que dans les deux dernières sentences citées, toutes les maximes précédentes comportent un élément qui n’appartient pas seulement au même champ sémantique, mais qui se lie par synonymie au sujet de la fortune. Il s’agit des mots hasard (max. 57), étoiles (max. 58), accidents (max. 59) dont les signifiés « glissés sous les signifiants » correspondent tous au terme fortune utilisé uniquement dans les maximes 60 et 61. Nous avons donc aussi un seul signifié réparti sur plusieurs signifiants qui s’avèrent donc être des métaphores et des métonymies dans ce contexte. Pour reprendre les termes de Lacan, le mot fortune serait donc le « point de capiton » dans cette série : à ce mot, la chaîne des métaphores se rompt, « le signifiant arrête le glissement autrement indéfini de la signification » 64 pour se reposer dans un « point de capiton » qui unit un signifié à un signifiant. 65 Autour du mot 62 La Rochefoucauld 1992, p. 19 sq. 63 Ibid., p. 285. 64 Lacan, Écrits II (« Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien »), p. 285. 65 Chez Lacan, le « point de capiton » qui permet la convergence entre signifié et signifiant dans le discours, est un élément constitutif du graphe du désir, élaboré dans les séminaires V « Les formations de l’inconscient » (1957-1958) et VI « Le désir et son interprétation » (1958-1959) ; cf. Dor 2002, p. 49. Dans son séminaire sur les psychoses, Lacan montre la conception du point de capiton dans l’exemple d’une analyse du jeu des signifiants dans Athalie de Racine. Ce n’est pas par hasard 90 Jutta Weiser fortune s’organisent donc des séries d’associations, et c’est dans ce mot que se croisent les deux chaînes, celle de la répétition des signifiants (actions - heureux - malheureux - tourner - avantage - fortune) et celle de la répétition des signifiés (hasard - étoiles - accidents - fortune). La prétendue transparence du langage classique et l’union substantielle entre l’idée et le mot, exigées par les logiciens de Port-Royal, ne sont donc pas realisées dans cette série de maximes. Les signes linguistiques chez La Rochefoucauld, outre leur fonction représentative, forment plutôt un « contre-discours » qui s’oppose à l’ordre rationnel du langage. Par conséquent, on peut observer une séparation entre l’énonciation et l’énoncé, dans la mesure où la chaîne associative qui produit l’ordre des maximes n’opère qu’au niveau de la forme de l’énonciation, tandis que les énoncés diffèrent sur le plan du contenu. En ce qui concerne la récurrence des signifiants, on peut parler d’un certain ordre dans la série citée, quoique le contenu des énoncés refuse d’obéir à une structure donnée et s’oppose même à l’ordre des signifiants par des contradictions sémantiques : la Maxime 59 dit, par exemple, que les hommes habiles réussissent à tourner tout à leur avantage, tandis que la maxime suivante affirme, au contraire, que ce n’est pas l’habileté mais la fortune qui seule décide du sort de l’individu. Cet énoncé est de nouveau corrigé dans la maxime 61 : celle-ci montre que le destin dépend encore plus de l’humeur que de la fortune. Même si chaque maxime isolée prétend être vrai, cette vérité singulière est relativisée dans l’énoncé suivant et parfois réduit à une vérité partielle (comme dans les passage de la maxime 60 à 61) ou à une contre-vérité (c’est le cas dans les maximes 59 et 60). Cet ordre formel semble saisir un processus au-delà du raisonnement et de l’intelligence en renvoyant à l’intuition qui se refuse à toute représentabilité. Cette procédure rhétorique garantit une certaine régularité ordonnatrice qui se dirige contre l’ordre rationnel de sorte que quelque chose d’irréprésentable est rendu perceptible dans le discours. Les opérations linguistiques effectuées par La Rochefoucauld correspondent à celles que Lacan a choisies pour expliquer le fonctionnement de l’inconscient : la transposition, la condensation et le déplacement. De plus, qu’il choisit une pièce de théâtre classique dont l’auteur est très influencé par la vision du monde janséniste et dont les protagonistes sont souvent des victimes de leurs passions. Dans son analyse, Lacan démontre dans quelle mesure le signifiant crainte est primordial pour la structure du texte. Cf. Lacan, Le Séminaire III, p. 303 sq. : « Le point de capiton est le mot crainte, avec toutes ces connotations trans-significatives. Autour de ce signifiant, tout s’irradie et tout s’organise, à la façon de ces petites lignes de force formées à la surface d’une trame par le point de capiton. C’est le point de convergence qui permet de situer rétroactivement et prospectivement tout ce qui se passe dans ce discours. » Littérature moraliste et psychanalyse 91 l’ordre des Maximes présuppose ce que Lacan appelle une « barre » entre le signifié et le signifiant qui, séparés l’un de l’autre, produisent chacun pour soi une série paradigmatique. Néanmoins, il ne s’agit pas seulement d’une dissociation absolue entre les deux côtés du signe, mais aussi d’une séparation entre le signe et son référent puisqu’à l’ordre du discours sur le plan des signifiants correspond un « désordre » au niveau de la signification. Cette procédure associative se déploie sporadiquement dans une série de maximes et sera arrêté à un moment donné. On peut ouvrir le livre à une page quelconque à la recherche des chaînes de signifiants, les récurrences semblent fortuites et échappent souvent à une systématisation globale. Pour en donner un exemple, le tableau suivant montre le jeu des signifiants en marquant toutes les récurrences lexicales au sein d’une série de dix-sept maximes : Max. 45 fortune humeur Max. 46 goût Max. 47 fortune humeur Max. 48 goût heureux Max. 49 heureux malheureux Max. 50 fortune malheureux Max. 51 Max. 52 fortune Max. 53 fortune avantage Max. 54 fortune mépris Max. 55 mépris monde Max. 56 monde Max. 57 actions Max. 58 heureux malheureux actions Max. 59 fortune heureux malheureux avantage Max. 60 fortune avantage Max. 61 fortune humeur On trouve assez souvent la répétition d’un signifiant dans deux maximes qui se suivent ; néanmoins, on ne peut en déduire aucune régularité puisqu’il y a aussi des mots qui ne réapparaissent que beaucoup plus tard dans la série : avantage (max. 53), par exemple, revient seulement dans les maximes 59 et 60, humeur se trouve dans les maximes 45 et 47, et réapparaît dans la maxime 61 en ayant complètement disparu dans les treize aphorismes précédents. 92 Jutta Weiser Le dernier exemple concerne un ensemble de neuf maximes qui n’ont pas de thèmes communs, mais qui présentent des récurrences linguistiques mises en italique dans les citations : Quelque rare que soit le véritable amour, il l’est encore moins que la véritable amitié. (Max. 473) Il y a peu de femmes dont le mérite dure plus que la beauté. (Max. 474) L’envie d’être plaint, ou d’être admiré, fait souvent la plus grande partie de notre confiance. (Max. 475) Notre envie dure toujours plus longtemps que le bonheur de ceux que nous envions. (Max. 476) La même fermeté qui sert à résister à l’amour sert aussi à le rendre violent et durable, et les personnes faibles qui sont toujours agitées des passions n’en sont presque jamais véritablement remplies. (Max. 477) L’imagination ne saurait inventer tant de diverses contrariétés qu’il y en a naturellement dans le cœur de chaque personne. (Max. 478) Il n’y a que les personnes qui ont de la fermeté qui puissent avoir une véritable douceur ; celles qui paraissent douces n’ont d’ordinaire que de la faiblesse, qui se convertit aisément en aigreur. (Max. 479) La timidité est un défaut dont il est dangereux de reprendre les personnes qu’on en veut corriger. (Max. 480) Rien n’est plus rare que la véritable bonté ; ceux mêmes qui croient en avoir n’ont d’ordinaire que de la complaisance ou de la faiblesse. (Max. 481) 66 En ce qui concerne le contenu, ces neuf énoncés n’ont rien en commun et semblent tout à fait décontextualisés ; il n’y a pas non plus de motif qui pourrrait unir les maximes dans un même champ sémantique. Cependant, il existe des répétitions sur le plan des signifiants concernant tant des substantifs d’une grande valeur sémantique ou symbolique (comme les mots amour, envie ou faiblesse) que des mots qui ne sautent pas forcément tout de suite aux yeux (par exemple durer ou personnes). Les trois premières maximes de la série (473-475) servent de base au jeu des signifiants qui va suivre. Ainsi, la quatrième maxime (476) reprend d’abord le mot envie qui se trouve déjà dans l’énoncé précédent, et ensuite la tournure syntaxique « x dure plus que y » qui était déjà utilisée deux phrases avant. La répétition du signifiant envie présente encore une particularité parce qu’il revêt des significations complètement différentes dans les deux énoncés : dans la maxime 475, l’envie signi- 66 La Rochefoucauld 1992, p. 107 sq. Littérature moraliste et psychanalyse 93 fie le désir, par contre, dans la maxime suivante, le même signifiant prend le sens de jalousie. Il s’agit donc d’un rapport d’équivalence totale au niveau de la forme qui est complètement nié au niveau de la signification. Une telle stratégie du texte n’est pas seulement une belle illustration du « glissement incessant du signifié sous le signifiant », elle démontre surtout la séparation stricte des deux côtés du signe linguistique car le signifiant seul produit la chaîne associative représentée dans la série, tandis qu’à l’égard de la liaison des maximes l’une à l’autre, les signifiés sont relégués à l’arrière-plan. L’hétérogénéité thématique des maximes citées est confirmée par la table des matières dans laquelle figurent les thèmes principaux des réflexions morales. 67 Pour la série en question, on trouve un ou deux mots-clés de chaque maxime dans la table. Le schéma suivant met les signifiants récurrents en face des mots-clés sous lesquels figurent les maximes en question : Récurrences des Signifiants Table des Matières Max. 473 véritable amour amour, amitié Max. 474 durer - Max. 475 envie confiance Max. 476 durer envie envie Max. 477 véritable amour durable fermeté personnes faibles fermeté Max. 478 personnes cœur Max. 479 véritable fermeté personnes faiblesse fermeté, douceur Max. 480 personnes timidité Max. 481 véritable faiblesse faiblesse, bonté On peut d’abord constater qu’à l’exception du mot fermeté, aucun des motsclés n’apparaît une deuxième fois dans la table des matières, de sorte que nous pouvons en conclure qu’au niveau de la structure thématique, la série est tout à fait désorganisée et semble même arrangée fortuitement. L’ordre s’établit donc uniquement sur le plan de la récurrence des signifiants et, en plus, la valeur sémantique du mot en question ne joue aucun rôle pour son entrée en scène dans le jeu de l’enchaînement. La faiblesse, par exemple, élément récurrent à partir de la maxime 477, ne semble posséder une certaine 67 La table des matières que l’auteur a arrangée et modifiée lui-même dans les différentes éditions de son texte, sert d’abord d’orientation thématique dans le texte. Évidemment la table est sélective et équivaut à une interprétation du texte. Cf. Ulrich Winter, « La Rochefoucauld und die alphabetische Ordnung des Diskurses : Zur Bedeutung der table des matières für die Maximes », in Jochen Mecke/ Susanne Heiler (Éds.), Titel - Text - Kontext : Randbezirke des Textes. Berlin/ Cambridge (Massachussetts) : Galda + Wilch, 2000, pp. 203-226 ; Weiser 2004, pp. 261-270. 94 Jutta Weiser importance sémantique que dans la maxime 481, seule maxime à laquelle renvoie la table, et pas - comme on aurait pu le penser - à la maxime 479 qui figure sous les mots-clés fermeté et douceur, alors que le substantif faiblesse y joue un rôle sémantique assez important. L’exemple de cette série de maximes met en relief la mise en scène des mécanismes d’association au sein d’un espace textuel : un signifiant quelconque se répète dans une ou plusieurs maximes suivantes où il sera combiné avec d’autres signifiants dans un nouveau contexte. Dans cette nouvelle combinaison, un élément qui a été jusque-là périphérique, peut devenir un porteur de signification de premier rang. La comparaison des signifiants récurrents et des mots-clés de la table des matières prouve surtout l’indépendance des deux systèmes d’ordre : tandis que le système des signifiants ne touche ni aux signifiés ni à l’énoncé pour établir l’ordre du discours, la table des matières, en revanche, représente un classement thématique en rangeant les mots d’importance sémantique par ordre alphabétique, c’est-à-dire que la table réunit les « points de capiton » puisque sa marque d’orientation n’est pas la structure des signifiants, mais la signification des énoncés. Tentons d’esquisser un bilan de ces différentes observations sur l’ordre des maximes pour en revenir à notre question de départ concernant la structure linguistique de l’inconscient. Les analyses de la dispositio dans les Maximes démontrent que la structure des signifiants, établissant un ordre du discours indépendant de toute signification, est d’une importance capitale pour l’arrangement du texte. Même si, à première vue, le recueil de maximes semble rassembler des énoncés isolés, il présente au lecteur-analyste un jeu de signifiants en liant les morceaux détachés et en renvoyant ainsi à un deuxième niveau de texte. Celui-ci échappe au lecteur qui cherche à fixer le sens des maximes dans leur signification immédiate, car ce deuxième niveau de texte concerne la structure des signifiants, coupés de leurs signifiés et de leur signification. L’organisation du texte peut donc être considérée comme représentation mimétique du désir ; c’est-à-dire que le discours met en scène ce qu’énoncent les maximes, à savoir la toute-puissance de l’amour-propre en tant que moteur caché de la conduite de l’homme. Ainsi la primauté de l’amour-propre dans les Maximes se reflète-t-elle dans la structure profonde du discours par des jeux de signifiants. On pourrait donc appliquer aux Maximes ce que Lacan a dit sur les manifestations discursives de la dynamique du désir dans son séminaire sur les psychoses : « les significations élémentaires que nous appelons désir, ou sentiment, ou affectivité, ces fluctuations, ces ombres, voires ces résonances, ont une certaine dynamique qui ne s’explique que sur le plan du signifiant en tant qu’il est structurant. » 68 68 Lacan, Séminaire III, p. 295. Littérature moraliste et psychanalyse 95 L’organisation du texte de La Rochefoucauld correspond donc à la structure de l’inconscient comme l’a décrit Lacan en termes psychosémiologiques ; l’analogie se trouve non seulement dans la suprématie du signifiant, postulée par Lacan et réalisée dans les Maximes, mais aussi dans les rapports associatifs qui structurent le texte du moraliste. Ce mécanisme linguistique rappelle en plus la méthode psychanalytique des associations libres, technique promue au premier rang par Freud. Lacan s’est rendu compte du rôle central et prépondérant qu’a joué la pensée moraliste pour la psychanalyse. Après avoir regardé de plus près les premiers pas allant vers une théorie de l’inconscient au XVII e siècle, on comprendra peut-être mieux sa proposition d’une généalogie qui commence chez les moralistes classiques et parvient à son plein épanouissement dans la théorie de Freud. Avec la « lecture lacanienne » des Maximes de La Rochefoucauld, on n’a donc pas choisi un texte littéraire quelconque pour y appliquer la théorie psychosémiologique, mais un recueil de maximes qui marque le point de départ d’un chemin qui a préparé non seulement la psychanalyse freudienne mais aussi et surtout la sémiologie lacanienne. Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Coup d’envoi 1 Michel Peterson Soit l’incipit du Facteur de la vérité, de Jacques Derrida : « La psychanalyse, à supposer, se trouve » 2 . Je laisserai ici se déployer de côté, comme en aparté, hors, les déformations grammaticales jouées à partir de cette formule qui défie la traduction pour me demander : que trouve-t-elle ? Que trouve-t-elle, la psychanalyse, lorsqu’elle détermine à l’avance, neutralisant et paralysant d’entrée de jeu les inquiétants retours de l’après-coup, ce qu’il en est de 1 Ce texte constitue une version préliminaire du chapitre d’un livre en cours de route, in progress, comme on dit (donc affecté par le facteur du progrès), provisoirement intitulé Derrida l’analyse. Cet ouvrage s’est imposé au cours du séminaire (intitulé « De Lacan à Derrida, pour en revenir à Freud ») que je donne à l’École lacanienne de Montréal depuis 2004, et qui prendra fin en juin 2010. Il y était question de proposer une traversée de la « psychanalyse derridienne ». Il s’en fallut d’ailleurs de peu pour que ledit séminaire n’arrive pas à résister à une très puissante résistance à Derrida, ne s’abîme dans l’évitement de son œuvre et, ne soit cadenassé par l’angoisse du face-à-face, qui se serait résumé à faire comme si on avait lu ses textes « psychanalytiques ». Rien ne permet aujourd’hui de prétendre que ce ne fut pas pour d’aucuns le cas, l’amour de Derrida pour Lacan restant à leurs yeux suspect pour ne pas rester aveugle. Derrida lui-même : « Et si je disais maintenant : « Voyez-vous, je crois que nous nous sommes beaucoup aimés, Lacan et moi… », je suis à peu près sûr que beaucoup ne le supporteraient pas. […] Beaucoup ne le supporteraient pas, non pour en être surpris, pas du tout, je me demande même si cette pensée ne leur était pas étrangement familière ; mais parce que c’est une chose qui n’aurait pas dû avoir lieu et qui ne doit surtout pas être dite sans outrecuidance, surtout par un seul qui dirait « nous » tout seul après la mort de l’autre. » « Pour l’amour de Lacan », dans Résistances de la psychanalyse, Paris, Galilée, 1996, p. 60. Cette histoire d’amour - et donc d’analyse et de transfert -, qui commence au moins avec Platon, circule dans une série rhizomatique de relais marquée par l’inscription et l’effacement avantcoup dans le titre Derrida l’analyse, du T de l’analysTe, son support en quelque sorte, que l’on retrouve, comme le soutient Francis Ponge (La Table, Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, 2002, p. 930), dans l’Apocalypse, lorsque l’ange marque d’un T (en fait, il s’agit d’un sceau) le front des prédestinés. Autre histoire de destination, de destinerrance, que nous verrons dans la « petite apocalypse de bibliothèque » (l’expression est de Derrida) que constituent les Envois qui vont nous retenir. 2 La carte postale de Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, 1980, p. 441. Les citations tirées de cet ouvrage seront à l’avenir simplement indiquées entre parenthèses dans le corps du texte. 98 Michel Peterson la lettre et de la littérature, voire de la souffrance ? On reconnaît bien là, dans cette détermination a priori du sens, une « stratégie », une logique embrassant l’histoire de la métaphysique, allant de Socrate à Lacan et bien au-delà. Il s’agit d’une posture quasi généralisée impliquant la réduction de l’Unheimlich, du danger mortel de la lettre, et indiquant la certitude de la destination d’icelle, la nécessité pour une psychanalyse inscrite depuis si longtemps au Parti du Phallus d’une adresse et d’une poste sûre. Cette réduction, nous la retrouvons non seulement chez Lacan, mais chez de nombreux psychanalystes qui auront mis à profit la littérature, en auront profité en tablant sur sa prétendue transparence, en déniant l’obstacle qu’elle présente et feint de représenter. Le parangon de cette épochè aura été André Green, qui, avec Un œil en trop 3 , son premier ouvrage, broyait littéralement dans la machine herméneutique le texte tragique, Hölderlin se voyant énucléé et ramené à la simple « folie », comme il l’avait dans un premier temps été par Jean Laplanche 4 . Il aura fallu que Philippe Lacoue-Labarthe réponde en montrant comment s’opère la « césure du spéculatif » de Sophocle à Hölderlin et au-delà 5 via les questions de la représentation, de la mimesis et du mythe dégagées par Aristote, pour que l’œuvre du poète retrouve son hybris singulière, générée à partir de sa perspective politique dans laquelle Napoléon, en tant que support d’identifications, tint un rôle décisif. Préliminaires Que trouve-t-elle donc, la psychanalyse, lorsqu’elle suppose et impose à ses fins ce qu’il en est du texte, de la littérature ? Je ne pourrai pas reprendre pour les lire les nombreux commentaires 6 de Derrida et la « discussion » qu’il 3 Un œil en trop. Le complexe d’Œdipe dans la tragédie, Paris, Minuit, 1969. 4 Hölderlin et la question du père, Paris, PUF, 1961. 5 Hölderlin. L’Antigone de Sophocle suivi de La césure du spéculatif, Paris, Christian Bourgois, 1978. 6 Pour mémoire : René Major, Lacan avec Derrida, Paris, Flammarion, 2001, en particulier le chapitre 3 ; Gregg A. Hecimovich, « Derrida’s Anagrammatical Address : Audience, Text, and the Postal Era », Twentieth-Century Literature Conference, University of Louiseville, février 1995, http: / / www.vanderbilt.edu/ AnS/ english/ GHecimovich/ cv2.htm ; Terry Cochran, « Les échecs automatiques de Lacan », dans Les Cahiers du CLEF, no. 2, décembre 1995, p. 2-12 ; John Phillips, « Reading the Postcard. On “Envois,” the first section of Jacques Derrida’s The Post Card : From Socrates to Freud and Beyond », http: / / courses.nus.edu.sg/ course/ elljwp/ contents. htm, 2204 ; Massimo Leone, « 16 cartoline a Derrida », Storie di posta, 24, 2006, p. 65-73 ; Mark Alizart, « La lettre volée de l’Odyssée », dans M.U.L. (Macramé - Urbanisme - Littérature), 16, 2, http: / / mul.club.fr. On pourra également poursuivre ce relais postal en lisant, de Rudy Steinmetz, « La carte postale de Jacques Derrida à Marcel Thiry », dans Textyles, no. 7, novembre 1990, p. 173-182. Coup d’envoi 99 poursuivit aussi longtemps qu’il fut vivant avec Lacan (et au-delà de la mort de son interlocuteur) au sujet de La lettre volée, de Poe. On le sait, le litige porte (sur) la différance entre le principe dogmatique idéalisant selon lequel une lettre reviendrait toujours à destination, d’une part, et sa destinerrance, d’autre part ; entre son indivisibilité fétichisée d’une part, et sa catastrophe initiale, d’autre part. D’une part et d’autre part s’invaginant dans une indirection et une adestination générales, d’où l’impératif catégorique de la circulation, de la dé-localisation qui donne lieu à un renvoi de la psychanalyse freudienne à une théorie générale de l’envoi. D’abord la poste, l’effet postal. Mais ne prédestinons pas trop rapidement la lecture ; un very close reading serait de mise, que je remets. Pour le moment, au lieu de bander mon attention sur Le facteur de la vérité, je la rapporterai par glissements et associations aux textes auxquels il nous renvoie : « Vous pourrez [donc ; M.P.] lire ces envois comme la préface d’un livre que je n’ai pas écrit » (8). Voilà peut-être la catastrophe originaire : un livre disparaît avant même d’avoir été écrit. Il pré-cède sa disparition. La carte postale n’est pas un livre. Ce pourquoi sa préface, comme brûlée, n’en est pas une ou mieux, produit un leurre, au point de « faire de la fausse préface au Freud une longue description (contrefaite) du tableau ou plutôt de sa reproduction, de la carte postale ellemême, comme si mon Freud était un fortune-telling book » (58-59), un livre des destinées, un livre d’astrologie, une génération du motif de la chance. Qu’est-ce qu’une fausse préface ? Quelle en est la destinée ? La préface d’un livre apocryphe, inventé, dont la signature se dissémine d’impropriétés en impropriétés et rend impossible de compte. Qu’est-ce que ce livre ? Pour y entendre quelque chose, voici d’abord, grâce à la magie de la reproductibilité technique (13) et psychanalytique (178), la reproduction, la reproduction de la reproduction - triplée dans La carte postale (reproduite une première fois sur la couverture et deux fois à l’intérieur de l’ouvrage) - de la fameuse carte du moine bénédictin anglais Matthew Paris (v. 1200-1259), fervent admirateur de Saint-Albans : Cette carte - qui provient de la Boldeian Library, la plus prestigieuse des bibliothèques (familièrement, The Bod) de l’université Oxford (13) -, est en fait la reproduction du frontispice, réalisé par Paris, du 100 Michel Peterson Prognostica Socratis basilei, un fortune-telling book du XIII e siècle. Comment échoit-elle à Derrida ? La scène se passe au Balliol College et vaut la peine d’être tirée de La carte postale : Donc, hier, Jonathan [il s’agit de Jonathan Culler] et Cynthia me guident à travers la ville. Je les aime, il travaille à une poétique de l’apostrophe. En marchant, elle me raconte ses projets de travail (la correspondance au XVIII e siècle et la littérature libertine, Sade, toute une intrigue d’écritures que je ne peux pas résumer, et puis Daniel Deronda, de G. Eliot, une histoire de circoncision et de double-reading) et nous tournons dans le labyrinthe entre les collèges. Je les soupçonne d’avoir un plan. Ils connaissent, eux, la carte. Non, pas celle de la ville mais celle que je t’envoie, cette incroyable représentation de Socrate (si c’est bien lui) tournant le dos à Platon pour écrire. Ils l’avaient déjà vue et pouvaient facilement prévoir l’impression qu’elle me ferait. Le programme était en place et ça marche. Est-ce que tout cela est prescrit par ce mystérieux fortune-telling book ? Regarde bien Socrate signer son arrêt de mort, sur ordre de Platon son fils jaloux, puis place lentement sur la chaîne Selva morale (face 4, tu te rappelles ? ) et ne bouge pas jusqu’à ce que j’arrive en toi » (20) En attente de faire l’amour sur des airs sublimes de Monteverdi (il est d’ailleurs question, dès le paragraphe suivant, d’écrire sur un des lits, au dos de la carte, etc…. ce qui ne peut pas ne pas faire penser au fameux lit qui, dans la République, au chapitre de l’illustration de la théorie de l’imitation et de la théorie des Idées, sert à expliquer la synthèse du divers dans l’un), en annonce d’amour lyrique, d’un programme de baise (« j’arrive en toi », deux couples qui se croisent), une sorte de rêve éveillé, de tracé sinueux s’amorce, une intrigue-préhistoire conduite par deux tourtereaux, presqu’en lune de miel : Jonathan et Cynthia se tenaient près de moi à côté de la vitrine, de la table plutôt où à plat, sous le verre, dans un cercueil transparent, parmi les centaines de reproductions étalées, cette carte devait me sauter aux yeux. Je ne voyais plus qu’elle mais ça ne m’empêchait pas de sentir que, tout près de moi, Jonathan et Cynthia m’observaient obliquement, me regardaient voir. Comme s’ils guettaient pour finir les effets d’un spectacle qu’ils avaient mis en scène (ils viennent plus ou moins de se marier) (21). Comme si Derrida se voyait tout à coup fasciné, happé par le sexe offert en vitrine d’une femme… Qu’est-ce qu’il n’aura pas dit ! L’amour et le désir débordent de partout, en filigrane à peine voilé - la carte libertine de Paris ne gît-elle pas telle une Belle au bois dormant dans un cercueil de verre ? Mais aussi, sous le même pli - la mort, nécessairement, avec, ici, un relais « direct » à la troisième de quatre écritures autour de la peinture produites dans La Coup d’envoi 101 Vérité en peinture : la question du trait, de sa divisibilité, s’entrelace alors à un travail du deuil en peinture, masculin et féminin, selon ce que donne Gérard Titus-Carmel dans The Pocket Size Tlingit Coffin. 7 Amusement, principe de plaisir du couple Culler, « plus ou moins marié ». Voir regarder, regarder voir… une chambre claire où s’ouvre la fente du voyeurisme, procurant une scène qui prendra dans un moment des proportions proprement hallucinatoires. Bien sûr, je ne peux pas résumer tout ce qui se dessine ici dans cette gigantesque scène microscopique puisqu’il s’agit là, dans ce Red Light, cette bibliothèque, cette optique, panoptique, du retour de la matrice théorique de De la grammatologie - qui est tout sauf une grammatologie, insiste Derrida contre Lacan -, matrice qui poursuit la déconstruction du logocentrisme. Au cœur du cercueil la vie la mort, leur entrelacs monstrueux. Histoires d’amour Je vais donc pour le moment laisser le lit défait dans de beaux draps et tout simplement, plutôt que de dénuder la nudité, la nudité comme Vérité, commencer à suivre quelques-uns des relais, identifier certains des postes permettant la circulation - et le repos, lorsque nécessaire - de Lacan à Derrida à Lacan. Travail de déplacement, de déportation vers les 215 lettrescartes qui forment les Envois de La Carte postale. Lire Le facteur de la vérité sans le rapporter à ces relais ainsi qu’à Spéculer - sur « Freud » et à Du tout, respectivement les deuxième et quatrième sections du livre, reviendrait à répéter le geste de Lacan excisant La lettre volée de ses régimes narratifs et effaçant non seulement le débat voilé de ce Séminaire avec Marie Bonaparte (« Lacan avait lu Bonaparte, bien que le Séminaire ne la nomme jamais. » ; 474), mais également de la trilogie auquel appartient le texte de Poe, qui comprend Double assassinat dans la rue Morgue et Le mystère de Marie Roget. Envois - fausse préface d’un livre non-écrit, fragments, écarts et traces d’un discours amoureux dont certains éléments furent en principe brûlés dans le feu, incinérés. En ce point d’indétermination, nous pouvons commencer à suivre la chaîne de l’amors. Car cette incinération, elle brûle déjà depuis l’ouverture de la clôture de La dissémination pour se répandre dans feu la cendre 8 : « S’écartant d’elle-même, s’y formant toute, presque sans reste, l’écriture d’un seul trait renie et reconnaît la dette. Effondrement extrême de la signature, loin du centre, voire des secrets qui s’y partagent pour disperser jusqu’à leur cendre » 9 . Envois d’aucune marque indiqués, disparus, plongés 7 « Cartouches », dans La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 211-284. 8 Jacques Derrida, feu la cendre, Paris, des femmes, 2001. 9 Jacques Derrida, La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 408. 102 Michel Peterson dans l’effacement de l’oubli, indiqués de blanc, comme chez ce Mallarmé ouvrant L’écriture et la différence : « le tout sans nouveauté qu’un espacement de la lecture » (Préface à Un coup de dés). Espacement du genre, écartement des jambes en vue de la Chose. La carte postale s’adresse-t-elle à une femme, à un homme ? S’écartant aussi d’eux-mêmes d’elles-mêmes, un homme une femme : qui est l’homme, est la femme dans cette grande correspondance secrète, mise en rhizomes des filiations épistolaires de l’histoire. Qui écrit à qui ? Écrit, à qui ? S’adresse à qui ? Depuis où ? Les genres ne sont donc jamais si simples. Puisqu’il y a toujours déjà des restes. Par exemple, de ces Envois en subsiste au moins un, intitulé « Télépathie », qui rouvre l’urne le 9 juillet 1979 pour la refermer à nouveau le 15 du même mois. Dès la première lettre de cet « ensemble », qui était devenu à Derrida « inaccessible », on lit ceci, du narrateur-trice : « […] tu dis que tu commences par t’identifier à moi, et en moi à la figure en creux dessinée de cette destinataire absente avec laquelle je me muse. Certes, et tu as raison, comme toujours, mais […] mets-toi donc à la place d’une autre lectrice, n’importe laquelle, qui puisse même être un homme, une lectrice du genre masculin » 10 . Et qui dit identifications ne dit-il pas transfert ? Dans les Envois, c’est le 3 juin 1977, c’est-à-dire dans la première lettre que j’ai citée, que se dessine clairement le fragment amoureux comme venant mettre en folie la Raison cartésienne et interroger la théorie des speech acts, bifurquer donc sur un autre relais, celui des Strawson (19) et cie. (Ryle, Ayer, Searle etc.) déconstruit ailleurs dans Limited Inc. 11 De l’amour donc (Cours, toi ! - au-delà de l’objet) comme demande visant l’être de l’autre, comme mise en transe du désir (du discours et du phallus) de la méthode, dans cette jungle de signes sulfureux (ça glue en effet de partout) où se rencontrent les secrets les plus intimes de l’autre scène et la scène philosophique générale, la vie personnelle de Derrida (jusque dans son enfance à El Biar et les parties de poker de sa mère) jusqu’à sa critique de la philosophie du langage. Eros et logos noués dans un questionnement qui commande une refonte de la métaphysique par l’amour 12 . Est déconstructible cela - qui est aimé, d’où la nécessité de l’être-avec Lacan-Derrida, d’où l’amour de Derrida pour Lacan, en tant qu’aimer ne revient pas seulement, comme l’avançait ce dernier, à « donner ce qu’on n’a pas », à reconnaître et assumer son manque, mais également, et surtout, au-delà, à mettre en question le don, figure de l’impossible et de l’incalculable. Pas de retour au destinataire. 10 Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 240-241. 11 Jacques Derrida, Limited Inc., Paris, Galilée, 2001. 12 À ce sujet, voir Jon Penney, « The Love Letter Always Reaches Its Destination : Jacques Derrida’s Valentine », sur http: / / theresalduncan.typepad.com/ witostaircase/ 2006/ 02/ the_love_letter.htmlFriday, 10 février 2006. Coup d’envoi 103 Ce pourquoi il serait maintenant juste et bon de rappeler trois petites histoires d’amour de mort de ce frayage à distance, au plus proche. La première est racontée par Derrida à René Major, au cours d’un entretien qui suit une séance de « Confrontation » autour de Glas et de différents textes concernant la théorie et le « network suburban de la psychanalyse » (533) 13 . Elle touche entre autres à l’épineuse question du dedans/ dehors de la théorie et de la pratique de la psychanalyse, avec les éléments qui permettraient de trancher hors de tout doute raisonnable, en particulier le transfert ou le tranche-faire, ce qu’il en est de l’analyste et du non-analyste et donc, de l’analysant et du non-analysant. Car au fond : « Du non-analyste, oui, qu’est-ce que c’est ? Y en a-t-il ? » Et : « Pourquoi poser la question sous cette forme ? » (544) Risquons une bête étourderie : parce qu’elle signale par son improbabilité le jeu infini introduit par l’inconscient dans le calcul des probabilités. Derrida est de passage dans une université états-unienne et voilà qu’une femme vient subrepticement lui « dire sur le ton de l’amitié » qu’elle sait de source sûre qu’un analyste de renom international fait une analyse chez lui et ce, depuis plus de dix ans… La « confidence » a de quoi surprendre et en tout cas, laisse Derrida sans voix, d’autant plus que le nom dudit analysteanalysant n’est pas prononcé durant la conversation et qu’il s’agit, comme le fera surgir l’après-coup, de Rudolph Loewenstein (décédé le 14 avril 1976), l’analyste de Lacan ! Que tirer de cette étrange affaire ? Ceci, qui concerne violemment l’incontournable inanalysé de l’analyse, son ombilic, et d’abord celui de Freud, des destins et desseins de l’analyse, ses frontières : « Ce sera, cet inanalysé [dont nul ne pourra jamais exposer la preuve absolue], cela aura été ce sur quoi et autour de quoi se sera construit et mobilisé le mouvement analytique : tout aurait été construit et calculé pour que cet inanalysé soit hérité, protégé, transmis, intact, convenablement légué, consolidé, enkysté, encrypté. » Mille et un fantômes et deuils et mélancolies - entend-t-on Maria Torok et Nicolas Abraham ? - viennent alors se relayer, au cœur de la crypte : « C’est ce qui donne sa structure au mouvement et à son architecture » (547). Protégés donc les secrets transmis sur l’oreillé, au bord de la tombe, poussière anticipée de génération en génération. Prochain épisode, à double-fond. À partir d’ici, on voudra bien me pardonner l’étendue de trois citations que je n’aurai pas le temps de déplier - il le faudrait tant pourtant ! On les versera pour l’instant au dossier comme preuves de rencontre d’amour à Baltimore, la ville de Poe. Lacan et Derrida aux États-Unis d’Amérique. Voici : 13 La rencontre eut lieu le 21 novembre 1977. Elle compose la quatrième et dernière partie de La carte postale. 104 Michel Peterson Or donc […], quand j’ai rencontré Lacan à Baltimore pour la première fois, en 1966, et quand nous fûmes présentés l’un à l’autre par René Girard, son premier mot fut, dans un soupir amical : « Il fallait donc attendre d’arriver ici, et à l’étranger, pour se rencontrer ! » Et je remarque ici peut-être à cause du problème de la destinerrance qui nous attend et peut-être à cause du nom de mort de Baltimore (Baltimore, dans ou transe et terreur), Baltimore qui est aussi la ville de Poe dont j’avais en vain cherché la tombe ces jours-là mais en tout cas pu visiter la maison en cette occasion (je suis allé chez Poe en 1966), je remarque ici peut-être à cause du nom de mort de Baltimore que les deux seuls fois où nous nous sommes rencontrés et où nous avons un peu parlé l’un avec l’autre, il fut question de mort entre nous et d’abord dans la bouche de Lacan. À Baltimore, par exemple, il me parla de la façon dont il pensait qu’il serait lu, en particulier par moi, après sa mort (69). La suite, le deuxième temps, où se trouve, à nouveau, redoublé le motif de la mort, du « jouer du mort », du « se servir de la mort », variante sur « jouer la mort », voire « sa mort » : De notre seconde et dernière rencontre, lors d’un dîner offert par sa belle-famille, il a tenu à archiver publiquement à sa manière, à propos d’une que je lui avais racontée, l’impasse que j’aurais tenté « sur l’Autre en jouant du mort ». Élisabeth Roudinesco raconte très bien toute cette séquence, que j’ai relue ce matin à la p. 418 de sa monumentale et classique Histoire de la psychanalyse en France (tome 2). La phrase de Lacan parle d’un « père » et c’est moi, d’un père qui « n’y reconnaît pas […] l’impasse que lui-même tente sur l’Autre [grand A] en jouant du mort ». Je ne suis pas sûr encore aujourd’hui d’avoir bien compris l’interprétation risquée dans ce qui fut, ne l’oublions pas, une publication signée dans Scilicet (où Lacan était le seul à s’autoriser à signer), mais je me suis toujours demandé si en faisant de moi le père, dans cette histoire, en me nommant « le père », il ne visait pas le fils ; je me suis toujours demandé s’il ne voulait pas dire le fils, s’il ne voulait pas faire le fils, de lui ou de moi, faire de moi le fils qui tente l’impasse sur l’Autre en jouant du mort, comme il dit, ou se faire lui-même le fils (69-70). Tel père, autre fils. Visa le père tua le fils. Car dans la folie du jour (et tous les relais indirigés vers Blanchot, 44, 54 et alii), s’agite une scène d’ombres primitives ayant à voir avec toute une histoire de fils-père-petits-fils-pèresgrands… Filiations, héritages, scènes et airs de famille : Fort-derrida-freud. Ne me tourne donc pas le dos ! Qui est le père, est le fils ? Derrida, Lacan, Freud ? Platon ou Socrate, s et p, ou p, ou PS ? Il faudra dans un moment reprendre la scène d’Oxford et la carte de Paris dont la « description » constitue le double de la préface écrite-non-écrite du Legs (p. 59). Insérons ici le dernier temps retenu, qui se joue au cours Coup d’envoi 105 de la même conférence dans l’horizon du souvenir et de l’amour, cette fois associée au tranchant du transfert : René Girard m’a rapporté qu’après ma conférence de Baltimore […], Lacan lui aurait dit : « Oui, oui, c’est bien mais la différence entre lui et moi, c’est qu’il n’a pas affaire à des gens qui souffrent », sous-entendu : en analyse. Qu’en savait-il ? Très imprudent. Il ne pouvait tranquillement dire cela, et le savoir, qu’à ne se référer ni à la souffrance (hélas j’ai aussi affaire, comme tant d’autres, à des gens qui souffrent - vous tous par exemple) ni au transfert, c’est-à-dire à l’amour qui n’a jamais eu besoin de la situation analytique pour faire des siennes. Lacan faisait donc de la clinique institutionnalisée sur un certain mode, et des règles de la situation analytique, un critère de compétence absolue pour parler - de tout ça. Quelques dix ans après […] Lacan commet dans un séminaire de 1977 (encore L’insu-que sait…) une imprudence compulsive : il dit qu’il me croit en analyse […]. De toute façon, qu’en savait-il, que je fusse ou non en analyse, et qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Que je n’aie jamais été en analyse, au sens institutionnel de la situation analytique, ne m’empêche pas d’être ici ou là, de façon peu comptable, analysant ou analyste à mes heures et à ma manière. Comme tout le monde. Et Lacan dit […] : « quelqu’un dont je ne savais pas - pour dire la vérité je le crois en analyse - dont je ne savais pas qu’il fût en analyse - mais c’est une simple hypothèse - c’est un nommé Jacques Derrida qui fait une préface à ce « Verbier » 14 . Ce non-savoir en vérité d’un croire (« pour dire la vérité, je le crois en analyse » ! ), d’une simple hypothèse, concernait donc l’être-en-analyse de quelqu’un de quelqu’un que lui, Lacan, n’avait pas peur de nommer, l’être-en-analyse auprès d’un couple d’analystes, rien de moins (« car il les couple », ajoutait Lacan qui visiblement ignorait que l’un des deux, qui était mon ami, était mort au moment où j’écrivais ladite préface en sa mémoire, en hommage et en son absence. 15 14 La préface en question s’intitule « Fors. Les mots anglés de Nicolas Abraham et Maria Torok », dans Cryptonymie. Le verbier de l’homme aux loups, Paris, Flammarion, 1976, p. 7-73. C’est dans la leçon du 11 janvier 1977 que se trouve le passage que cite Derrida. Lacan y commente Cryptonymie en reprenant à son compte la théorie de la crypte : « je crois reconnaître la poussée de ce que j’ai articulé depuis toujours, à savoir que le signifiant, c’est de cela qu’il s’agit dans l’inconscient, et […] le fait que l’inconscient, c’est qu’en somme, on parle - si tant est qu’il y ait du parlêtre - qu’on parle tout seul, qu’on parle tout seul, parce qu’on ne dit jamais qu’une seule et même chose qui en somme dérange, d’où sa défense et tout ce qu’on élucubre sur les prétendues résistances. » L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre [traduction : L’insuccès de l’inconscient [Unbewußte] c’est l’amour], Paris, Association freudienne internationale, 1998, p. 52-53. 15 « Pour l’amour de Lacan », p. 86-87. Né en Hongrie en 1919, Nicolas Abraham est décédé en 1975. 106 Michel Peterson Encore une fois, il me sera impossible de déplier tous les motifs pointés par Derrida dans ces propos qui relèvent moins de la récrimination (même si elle n’en est pas absente, au contraire) que de la tristesse infinie, du deuil de l’ami, de l’analyse au sens strictement non-institutionnel du terme - en autant qu’on puisse établir, s’agissant d’analyse, une frontière naturelle entre institutionnel et non-institutionnel, dedans et dehors de l’analyse, surtout si l’on veut bien entendre, en arrière-fond de ce passage, la voix fantomatique de Ferenczi, « grand vizir » de la cryptonymie. J’insisterai cependant sur la nécessité, pour comprendre ce dont il s’agit dans cette histoire de disséminations filiales paternelles - où il faudrait également suivre le trajet des filles et des femmes - et pour commencer à lire (mais cela a commencé à commencer, à peine) Lacan de manière non dogmatique et prendre l’odd couple Lacan-Derrida au sérieux, faire retour au mouvement inauguré par Derrida depuis sa lecture de L’Origine de la géométrie de Husserl 16 et dans laquelle il reconnaissait déjà le mouvement même de l’analyse, c’est-à-dire la trace - écarts et cartes frayées de jeux anagrammatiques infinis (43) -, le gramme, l’écriture et la marque comme « mouvement de renvoi à l’autre » « au cœur du présent, à l’origine de la présence » (44). Retour, donc, à l’envoyeur, à la lettre en souffrance via mille et un relais, à la lettre volée : entendre la différance au point où la psychanalyse se retrouverait intimée d’initier un nouveau programme à venir : […] pour lire Lacan [mais pour le lire ; M.P.], le lire de façon problématique et non dogmatique, il faut lire aussi par exemple Husserl, et quelques autres, les lire de façon problématique ou déconstructrice. Il y a là, me permettrezvous de le dire, la silhouette d’une autre formation, d’un autre cursus pour les lecteurs psychanalystes de Lacan, si du moins ils veulent le lire de façon non psittaciste, non orthodoxique et non défensive ; c’est en somme un conseil symétrique de « nouvelle formation » que certains d’entre nous, rares philosophes professionnels à avoir lu et publié sur Lacan dans l’université philosophique (je pense d’abord à Philippe Lacoue-Labarthe et à Jean-Luc Nancy), avions donné aux philosophes en leur disant, ce qui était plutôt rare à l’époque, il y a près de vingt ans : lisez Lacan. (Si j’en avais le temps, je dirais pourquoi selon moi tous les textes de « philosophes professionnels », auxquels je viens de me référer ne sont pas lus et pas lisibles en France, en particulier par la plupart des « lacaniens » français.) (78-79) Je ne pourrai pas dire pourquoi trop de psychanalystes (ceux qu’on dit « lacaniens » et tant d’« autres ») ignorent Derrida et donc, pour aller très vite, l’histoire du phallogocentrisme (non seulement Platon, mais tout ses 16 Traduit et introduit par Derrida, Paris, PUF, 1962, qu’il faut lire avec La voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967, où la déconstruction du phonocentrisme et du logocentrisme convoque déjà la scène d’Oxford. Coup d’envoi 107 fils jusqu’à Kant, Hegel, Nietzsche, Heidegger et Husserl, pour ne nommer que ceux-là) à laquelle participe nécessairement Lacan. L’ignorent non par ignorance simple, mais portés et orientés par un profond et violent système de refoulement. Faute de temps, limite de structure, je ne pourrai non plus reprendre la multitude de motifs qui circulent sur la bande de Mœbius que composent les « œuvres » de Lacan et de Derrida 17 et qui s’élaborent, du côté de Derrida, dans une discussion serrée avec la psychanalyse allant de « Freud et la scène de l’écriture » à La bête et le souverain 18 et tant d’autres textes. Je ne pourrai revoir l’ensemble ouvert des équations « plus que métaphoriques » qu’implique la déconstruction de retrouvailles fissurant la pyramide analytique. Dix mille pages s’imposeraient, se déroulant tel un rouleau midrashite qui appellerait la scène de rêves-hallucinations : doubles modèles de lecture disséminante, chacun de ces doubles déjà dédoublé tel qu’en lui-même : 0 - Les mots anglais, de Mallarmé, « Petite Philologie » d’emblée de deux langues : l’anglais (de Poe et de Derrida) et le français (de Baudelaire et de Lacan) 19 ; 1 - Zettels Traum, d’Arno Schmidt, gargantuesque atlas (1334 pages) terminé en 1969 et commencé en 1963, soit la même année que celle où il entreprend… la traduction en allemand des œuvres de Poe, des morceaux de ces dernières et des cartes postales se disséminant dans ce rêve fou sans fin 20 . Rêves qui, coup sur coup, pli sur pli, nous ferait passer par toutes les déformations du texte qui, de sa puissante hétérogénéité, n’en finirait pas de voiler son accès, son atopie originaire. 17 Ce que j’ai initié dans « La galaxie baroque de Lacan », dans Œuvres & Critiques, XXXII, 2, p. 175-176. 18 « Freud et la scène de l’écriture », dans L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 293-340 ; La bête et le souverain, Paris, Galilée, 2008. 19 Dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléaide, 1945, p. 885- 1053. À lire, évidemment, avec les mots « anglés » de la préface à Abraham et Torok. 20 Zettels Traum, Frankfurt am Main, Fischer, 2004. C’est dans ce livre - je le mentionne en passant - que je trouvais, à la page 1303, la formule inscrite dans le premier titre du présent texte : Enthralling Love ! Il est là, à la gauche, très proche d’un éclat d’Eureka, la biographie de Poe par Griswold, sous-titrée Essai sur l’univers matériel et spirituel (Edgar A. Poe, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 693-813). Je crois pouvoir me permettre de pointer un des dix mille relais proposés par Schmidt dans son insolite pavé. Page 860, ceci : « ob Baudelaire : ‹dans les nouvelles de POE il n’y a jamais d’amour›/ ob W. LENNIG : ‹Das einzig verläßliche Moment ist die merkwürdige Tatsache, daß die Erotik in allen seinen Werken nicht die gerringste Rolle spielt : sie ist in einem Maße abwesend, das weit über alle Tabus hinausgeht.›/ ob MB 77f. : ‹that POEs marriage was never consumed, is accepted by several biographers, the first being WOODBERRY. But while H. ALLEN aclaims, that Ps opium-habit was the main cause of his impotence… KRUTCH considers his imp psychic in origin.› 108 Michel Peterson Fantasme des dix-mille pages-pattes : qui a à voir avec la question de l’analyse sans fin, le problème fondamental soulevé par la thèse « dogmatique » de l’insécabilité de la lettre arrivant toujours à destination, étant entendu qu’elle interrompt ce « sans fin » de l’analyse sans fin, qu’elle réduit la trace à sa plus simple expression (48). Dis-mille pages-pattes : peut-être ne voudrais-je pas faire le deuil - comme on dit faire le mort, du mort, le contrefaire, effet de contre-trans-faire - de ce qui ne sera pas écrit, de ce qui ne saurait d’écrire et pourtant se donne toujours déjà dans l’à-venir de la mémoire de ce texte, gigantesque flux de menstrues. Flots joyciens réunissant dans une divine comédie Mallarmé et Schmidt (le « centre secret de la littérature allemande »…). Et oui, bien sûr, mes relais de vagues risquent de donner au lecteur le sentiment d’entrer dans un délire (nous venons bientôt à cette question telle qu’elle se déploie dans les Envois). À moins que, levant le refoulement de l’écriture en la voix et de la voix en l’écriture, l’on consente au projet d’ouvrir un troisième temps de la psychanalyse appelé par Jacques Nassif, troisième temps « qui la voudrait moins inféodée à la logique de la signature du nom d’auteur, pour laisser les analysants euxmêmes être parties prenantes de sa transmission » 21 . C’est bien de cela que les Envois de La carte postale répètent le radical coup d’envoi. Et ce n’est pas un hasard si c’est à Derrida que revint la chance de donner les coups d’envoi du Collège International de Philosophie, coups en lesquels on pouvait lire, dans la section « Destination et finalité », au sujet de la psychiatrie et de la psychanalyse : « On sera ici attentif à les lier, certes, aux recherches que nous venons de situer [essentiellement les sciences du vivant ainsi que dans les problèmes philosophiques, éthico-politiques et juridiques posés par les nouvelles techniques médicales], à les lier entre elles, mais aussi à les dissocier dans leur originalité la plus jalouse et la plus irréductible » 22 . Lier-dissocier : s’il y a certes une irréductibilité de la psychanalyse, d’où lui viendrait-elle, qu’est-ce qui la produirait ? Que trouverait-elle qui ne se trouverait pas ailleurs ? L’un dans l’autre De telles questions obligent à un décadrage, à un déplacement de l’angle d’approche, lesquels nous apparaissent loin d’être aujourd’hui la doxa de la pratique et de la théorie psychanalytiques. Dans Le facteur de la vérité, Derrida, avant que de s’engager dans sa lecture du Séminaire sur La lettre 21 Un troisième temps pour la psychanalyse, Montréal, Liber, 2006, p. 8. 22 « Coups d’envoi », dans François Châtelet, Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye et Dominique Lecourt, Le Rapport bleu. Les sources historiques et théoriques du Collège International de Philosophie, Paris, PUF, 1998, p. 110. Coup d’envoi 109 volée - publié comme on sait en ouverture des Écrits, déplacé chronologiquement par rapport aux autres textes publiés du recueil -, fait d’abord retour à Freud. Il revient en premier lieu à son interprétation d’Œdipe Roi, qui accomplit comme on sait la destinée familialiste, « écrasant toutes les différences entre : 1. « l’Œdipe » 2. la légende et 3. la tragédie de Sophocle [ce qui permet d’établir] une règle : appartient à l’« élaboration secondaire du matériau » (sekundären Bearbeitung des Stoffes) tout ce qui, dans un texte, ne constitue pas le noyau sémantique de deux « rêves typiques » qu’il vient de dégager (inceste avec la mère et meurtre du père), tout ce qui est étranger à la nudité absolue de ce contenu onirique » (442). Puis un second tour d’écrou, et Derrida passe au rêve de confusion à cause de la nudité (Nacktheit) que Freud, on s’en souvient, classe également parmi les rêves typiques 23 . Il s’agit du rêve des Habits neufs de l’empereur, d’Andersen, avec son déplacement par Fulda, sous le titre Le Talisman. Voici ce qu’en retient Derrida, introduisant implicitement du même souffle aux scènes de La lettre volée découpées par Lacan : Si l’on prend en compte l’équation plus que métaphorique [de Freud] entre voile, texte et tissu, le conte d’Andersen a le texte pour thème. Plus précisément, la détermination du texte comme voile dans l’espace de la vérité, la réduction du texte à un mouvement de l’aletheia. Il met en scène le texte de Freud quand celui-ci nous explique que le texte, par exemple, celui du conte, est une Einkleidung de la nudité du rêve de nudité. Ce que Freud énonce de l’élaboration secondaire (le texte expliquant de Freud) se trouve déjà mis en scène et d’avance représenté dans le texte expliqué (le conte d’Andersen). Celui-ci décrivait aussi la scène analytique, la position de l’analyste, les formes de son discours, les structures métaphoricoconceptuelles de ce qu’il cherche et de ce qu’il trouve. Un texte se trouve dans l’autre (446). Et de fait, un texte se trouve dans l’autre, tout comme la psychanalyse se trouve dans un texte, celui qu’elle élit, qu’elle veut, ou qui lui échoie. Le cercle se referme sur le texte, le dévoilement se trouve ajourné. Tout paraît dit, ou presque. Car ailleurs, dans « Résistances », Derrida analyse cette fois le Rêve de l’injection faite à Irma et y reconnaît la structure d’un passage du trois au quatre (dans le rêve de nudité, le quatre se composait d’un carré formé par une série de premiers textes repris par des seconds : Homère par Keller, Andersen par Fulda ; 443). Freud parle alors d’un « carré de femmes » : Irma, la gouvernante, l’amie d’Irma et… sa femme. Ce « passage du triangle au carré », on le 23 L’interprétation des rêves, trad. fr. I. Meyerson, Paris, PUF, 1967. La lecture de Sophocle se trouve aux pages 228-230, dans la sous-section « Le rêve de la mort de personnes chères », et celle du conte aux pages 211-216. 110 Michel Peterson retrouve également dans Le facteur de la vérité, où la triangulation (les deux triangles « intersubjectifs » de La lettre volée) découpée par Lacan à partir des deux temps et des deux dialogues du conte de Poe se trouve débordée par le quatrième personnage, à savoir le narrateur, tout sauf neutre. Nous entrons alors, dans le cas des rêves comme dans celui de La lettre volée, dans des effets de décadrage appelant la figure du nœud : « Or ce qui à jamais excède l’analyse du rêve, c’est bien un nœud qu’on ne peut délier, un fil, qui, pour être coupé, comme un cordon ombilical, n’en reste pas moins à jamais noué, à même le corps, à la place du nombril. La cicatrice est un nœud contre lequel l’analyse ne peut rien » 24 . Si la lecture par Derrida du Séminaire sur La lettre volée demeure si fondamentale, c’est parce qu’elle rencontre et déconstruit le nœud à quatre éléments de Lacan puisqu’un nœud borroméen à trois (le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire) ne tient pas de lui-même et qu’il convoque en supplément le sinthome. C’est la nécessité de ce dernier que provoquerait la déconstruction de la métaphysique de la psychanalyse, le trois venant à être littéralement excédé par le quatre : « Comme si ce qui résiste le plus radicalement et le plus efficacement, c’était toujours le dernier carré » 25 . Bien sûr, c’est Lacan qui est interrogé par Derrida à travers ce passage, mais plus largement, la psychanalyse et tous ses effets postaux de noms propres, de propriété, de clôture. À commencer par ceux que provoquent ce que Lacan appelle, parlant de la fiction de Poe, le vol de la boucle (the rape of the lock), topologiquement surdéterminé par son discours : « [Au] lecteur de rendre à la lettre en question, au-delà de ceux qui firent un jour son adresse, cela même qu’il y trouvera pour mot de la fin : sa destination. À savoir le message de Poe déchiffré et revenant de lui, lecteur, à ce qu’à le lire, il se dise n’être pas plus feint que la vérité quand elle habite la fiction. » 26 Sa destination, pas l’autre. C’est-à-dire - insistons-y - moins celle du lecteur que celle de Lacan, qui sait y faire lorsqu’il s’agit de subtiliser la lettre - c’est d’ailleurs là tout son génie : faire retour à l’envoyeur de son imaginaire, lui, le pourvoyeur de la Vérité. Par la bande Arrêtons-nous un moment au seuil du Séminaire sur La lettre volée : Notre recherche nous a mené à ce point de reconnaître que l’automatisme de répétition (Wiederholungszwang) prend son principe dans ce que nous avons appelé l’insistance de la chaîne signifiante. Cette notion 24 « Résistances », p. 24. 25 Ibid., p. 41. 26 « Ouverture de ce recueil », Écrits I, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1999, p. 10. Coup d’envoi 111 elle-même, nous l’avons dégagée comme corrélative de l’ex-sistence (soit : de la place excentrique) où il nous faut situer le sujet de l’inconscient, si nous devons prendre au sérieux la découverte de Freud. C’est, on le sait, dans l’expérience inaugurée par la psychanalyse qu’on peut saisir par quel biais de l’imaginaire vient à s’exercer, jusqu’au plus intime de l’organisme humain, cette prise du symbolique 27 . L’ouverture de la tragédie telle qu’elle s’inaugure dans les Écrits (le grand théâtre du Séminaire se déroule déjà depuis 1953 28 ) met donc en relief le principe qui serait le plus actif de l’inconscient, soit l’automatisme de répétition, c’est-à-dire la pulsion de mort, redoutable et excitante au point d’avoir porté la spéculation freudienne dans ses derniers retranchements - y compris, comme le rappelle Derrida, à travers le déni massif de Nietzsche (sans compter Schopenhauer). Insistance du registre symbolique et inconsistance de l’imaginaire croisent donc leur trajets de manière à ce que l’automatisme de répétition en revienne toujours chez le sujet à faire éternellement retour. Mais chez Freud - du moins celui de Derrida -, la dialectique pulsion de vie / pulsion de mort se voit suspendue à même Au-delà du principe de plaisir, par un mode de pensée qui ajourne justement la dialectique. Ce texte accueille pour ainsi dire la rencontre de la psychanalyse et de la déconstruction autour de la compulsion de répétition afin que s’organisent leurs enjeux 29 . C’est d’ailleurs là, autour de la question de la mort, de la létalité de la déliaison, que se rencontrent - on l’a bien vu - Lacan et Derrida, jouant du mort autour de la résistance des résistances (la compulsion de répétition), la 27 « Le séminaire sur « La lettre volée », in Ibid., p. 11. 28 Lorsqu’il publie les Écrits en 1966, Lacan se trouve dans un passage de son séminaire qui le conduit de L’objet de la psychanalyse (65-66) à La logique du fantasme (66-67). Stephen Melville, cité par Derrida, avance que les Écrits auraient conduit Lacan à un tournant (« Pour l’amour de Lacan », p. 57), ce qui nous forcerait à reprendre les questions suivantes - point d’exclamation ! - en suivant leur formalisation en futur antérieur, mouvement déjouant non seulement l’appropriation de la parole du pourvoyeur de vérité, mais également la reconstitution philosophique à laquelle il se sera livré : « Qu’est-ce que Lacan n’aurait pas dit ! / Qu’est-ce qu’il n’aura pas dit ! » Il faudrait d’ailleurs pousser l’analyse plus loin, entre autres parce que, comme le rappelle Derrida, ce tournant ne concerna pas que Lacan, mais, de manière générale, la question du phonocentrisme telle qu’elle commençait alors à affecter l’ensemble de la pensée. 29 En particulier - mais il y aurait là toute une chaîne à reprendre sous la logique spectrale et de la psychanalyse et de la déconstruction - celui du déplacement de la répétition à l’itérabilité, cette dernière rendant possible le « devenir-objectif de l’objet ou le devenir-subjectif du sujet, donc le devenir-analysable en général. Mais (double bind), elle est aussi ce qui perturbe toute analyse puisqu’elle perturbe, en leur résistant, les oppositions binaires et hiérarchisées […]. » « Résistances », dans Résistance de la psychanalyse, p. 46. 112 Michel Peterson « résistance absolue », « la résistance de l’inconscient tout court », en fait une « non-résistance » (37) mettant en jeu en même temps, tout en écartant leurs temps, le mouvement archéologique et le mouvement de la dissolution. La pulsion de mort garde donc l’entrée des Écrits. Pourquoi ? Parce que, comme dit Fédida, son apparition après 1920 (mais déjà en 1915, dans « Notre rapport à la mort et à la guerre ») convoque moins un concept que « les principes d’une méthode » impliquant une démarche systématique, quoique périlleuse, en ce qui a trait aux nécessaires renoncements pulsionnels auxquels doit s’astreindre l’homme s’il ne veut pas sombrer dans la barbarie : « À partir du moment où il y a renoncement à tuer l’autre, l’homme originaire commence à prendre conscience de l’autre comme étant celui dont la mort va entraîner un certain nombre de conséquences (du deuil à la croyance en l’âme). » 30 Effectivement, la mort de l’autre nous affecte - comme elle affecte Lacan pensant à ce que pensera Derrida après sa mort -, la mort de l’autre veille sur nous. Qu’on le désire ou non, notre appareil psychique est peuplé de revenants, de fantômes, de doubles, de dédoublements, de redoublements, galerie de personnages masqués qui ne sont jamais directement présents dans la réalité psychique si ce n’est lorsqu’ils reviennent dans l’après de la pensée. Au commencement des Écrits se tient ainsi, avec La lettre volée, Au-delà du principe de plaisir, une « fébrile spéculation kantienne » au titre « quelque peu zarathoustrien » 31 . Lorsque Freud l’entreprend, les tranchées, pourtant froides, sont encore chaudes des morts qui s’y sont rencontrés. 1920 - rappelons-le -, c’est également l’année de la mort de son ami Anton von Freund et de sa fille Sophie. Beaucoup de morts, donc. Peut-être est-ce cette accumulation de cadavres qui l’amène à procéder à ce qu’Emilio Rodrigué appelle à juste titre « une révolution métapsychologique », donnant toute leur force aux deux termes en jeu mais sans délaisser « les pulsions séparées dans le cœur du sujet » 32 . Pour le psychanalyste argentin, comme pour Derrida et Costa Lima, Au-delà… fonctionne sur le mode de l’intrigue narrative 33 dans 30 « L’oubli, l’effacement des traces, l’éradication subjective, la disparition », dans Humain/ Déshumain. Pierre Fédida, la parole de l’œuvre, Paris, PUF, 2007, p. 49. 31 Emilio Rodrigué, Freud. Le siècle de la psychanalyse, tome 2, trad. fr. Patricia Rey, Paris, Payot, 2000, p. 229 32 Ibid., p. 228. 33 Ibid., p. 233. Commentant le jeu du fort-da, Luiz Costa Lima observe : « In such analysis Freud took a step which, although compatible with the romantics’ position, was not one that they contemplated. Psychoanalysis, one might say, is born of the horizon of inquiry opened up by the romantics. That inquiry was decisive in demonstrating that reason, as it was conceived by classical thought ands classical poetics, could not serve as an explanatory criterion for art. Reason sets up conscious models to be internalized through either direct or sublimate action. » Coup d’envoi 113 la mesure où c’est par le biais de micro-récits et d’une structure mimétique qu’il aborde successivement les névroses de guerre (qui remettent évidemment en question la théorie de la séduction dans le trauma), le jeu infantile (le fort-da qui illustre le renoncement à la satisfaction pulsionnelle et la compulsion de répétition), la névrose de destin et la névrose de transfert. Et comme Derrida, Rodrigué souligne l’idée selon laquelle le principe de plaisir, qui régulerait tous les processus mentaux, se voit d’entrée de jeu mis à la roue, ce qui conduit Freud à spéculer sur ce qui se passe au-delà du domaine du plaisir. Bref, alors que Melanie Klein avait radicalisé le concept de pulsion de mort, Lacan, aggravant la spéculation de Freud, en aura fait une nécessité théorique dès l’ouverture des Écrits 34 et l’aura dès le départ inscrit dans la dimension du sexuel et insistant sur la circulation du désir. Circulation et liaison, suivant en cela André Breton qui en avait fait déjà fait une nécessité poétique permettant de tabler sur l’association au point où le poète, avec Il y aura une fois et L’Immaculée conception, tous deux de 1930, « découvrait l’intuition qui porte Lacan à parler, bien plus tard, de lalangue » 35 . Qu’on m’excuse de m’autoriser un instant de lalangue du délire pour pointer l’audelà du principe de plaisir. Les Envois de La carte postale ne se construisent-ils pas à partir du « sentiment d’une hallucination », c’est-à-dire - cela est bel et bien écrit par Derrida - d’une « spéculation » (22). Dans l’histoire du logocentrisme telle que la produit la scène d’Oxford, la carte de Paris, loin d’être immaculée, est, littéralement « obscène » (21), pourvoyeuse d’une autre scène. Qu’y trouve Derrida lorsqu’il regarde, regardé - hanté par la mémoire de la première fois, où, à son lycée d’Alger, il entendit parler du célèbre couple ? Pour l’instant, moi, je te dis que je vois Plato bander dans le dos de Socrate et l’ubris insensée de sa queue, une érection interminable, disproportionnée, traverser comme une seule idée la tête de Paris et la chaise du copiste avant de glisser doucement, toute chaude encore, sous la jambe droite de Socrates, en harmonie ou symphonie de mouvement avec ce faisceau de phallus, les pointes, plumes, doigts, ongles et grattoirs, les écritoires même qui s’adressent dans la même direction (22-23). Si on avait voulu renverser un ordre, on n’aurait pu mieux s’y prendre. Moment quasi sodomite et bien catastrophique de la métaphysique. On aura beau s’en tenir à la génération telle qu’elle nous a été donnée, taxant Control of the Imaginary. Reason and Imagination in Modern Times, trad. angl. Ronald W. Sousa, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988, p. 50. 34 Ibid., p. 235. 35 Jacqueline Chénieux-Gendron, « Jacques Lacan, ‹l’autre› d’André Breton », dans Éric Marty dir., Lacan & la littérature, Houilles, Manucius, p. 30. 114 Michel Peterson la pensée occidentale, la carte aura gardé la trace, au-delà de toutes les cendres, d’un moment où copiste et modèle auront échangé leur place dans la dimension du sexuel. Au fond, ça s’est passé (par) derrière, alors que dans l’histoire du logocentrisme, Socrate vient toujours avant Platon, la voix avant l’écriture. « Je t’envoie toujours les mêmes cartes. S. écrit sur un pupitre de scribe médiéval comme sur un phallus ou sur une cheminée » (30). Dès lors, tous les Envois tombent sous le coup d’une « hallucination dirigée » (44) puisqu’au commencement au commencement était l’hallucination ou une monstrueuse erreur : Paris se serait-il trompé de noms ? Socrates serait-il Thot (59 36 ), l’ordre des générations se serait-il inversé ? Chose certaine, il y a là, chez Derrida, l’élaboration de la logique du fantasme de l’archi-lettre toujours déjà disséminée dont les pluriels ne cessent de dériver. Déposons-en, avant de conclure provisoirement, quelques anagrammes dont les séries non-transcendantales pourraient être sans fin d’analyse : PP… Principe de Plaisir, Pharmacie de Platon, Principe Postal, Prospective Postale, Problématique psychanalytique, Psychanalyse et Politique… Et PR : Principe de Réalité, Poste Recommandée… Et si nous nous laissions aller pour de bon au délire, ne retrouverions-nous pas dans telle chose vierge, immaculée, l’effacement d’un nom : « J’avais d’abord signé sur les bords, sur le V, tu sais, où les deux parties se collent, des lèvres, l’une sur l’autre, de telle sorte que la lettre ne puisse être ouverte sans déformer ma signature sur la ligne où elle se rejoint elle-même, d’un bord à l’autre. […] J’ai donc remis le tout dans la plus banale des enveloppes auto-collantes et je lui ai donné la chose vierge, de la main à la main » (150). Une des premières lettres consignées dans La carte postale avait déjà apporté Babel : « j’aime toutes mes appellations de toi et alors nous n’aurions qu’une seule lèvre, une seule pour tout dire / de l’hébreu il traduit « langue », si l’on peut appeler cela traduire, par lèvre. Ils voulaient s’élever sublimement pour imposer leur lèvre, l’unique, à l’univers, Babel, le père, en donnant son nom de confusion, multiplia les lèvres, et c’est pourquoi nous sommes séparés et que moi je meurs à l’instant, je meurs d’envie d’embrasser de notre lèvre la seule que je veux entendre » (13). Derrida vient ici de nommer en silence Chouraqui et l’une de ses traductions de la Tour de Babel. En cet épisode vient déjà le diabolique d’Au-delà… et l’Apocalypse de livres que dénude La carte postale : apokalupsis, c’est « le découvrement, le dévoilement, le voile levé sur la chose : d’abord, si on peut dire, le sexe de l’homme ou de la femme, mais aussi les yeux ou les oreilles » 37 . Je découvre alors tant des greffes : vierge, verge, vérité, vulve, 36 Autre relais : « La pharmacie de Platon », dans La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 69-198. 37 Jacques Derrida, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris, Galilée, 1983, p. 13. Coup d’envoi 115 vagin, vol, va, viens, Valdemar et… Voltaire, qui n’a pas la langue dans sa poche, et chez qui Derrida reconnaît déjà la chorégrammatique des postes de La lettre volée, à l’article Poste de l’immense poste restante que constitue l’Encyclopédie (77-79). De quoi proposer de joindre un moment deux lèvres deux langues (< >) au moins quatre en une très pointues : depuis « Le puits et la pyramide » 38 , qui déconstruisait la sémiologie hégélienne, un fantasme de quatre s’est sans doute mis en place, qui rejoint au fond sa logique de base telle que l’avait pour sa part ouverte Lacan avec le mathème S/ ◊ a 39 . P. S. Qu’est-ce que Lacan n’aurait pas dit et que les « lacaniens » auraient sûrement aimé lui voir dire au sujet de Lacan ? Alors qu’il en a tant et tant parlé ! Comment entendre le silence assourdissant à son égard, l’omission de son œuvre chez les émules du Maître ? Il faudrait et il faudra se demander ce que pointent un tel creux, un tel trou dans le discours et dans la culture. Mais je dois m’arrêter ici en insistant sur la nécessité d’une promesse, celle de lire minutieusement Lacan sans tourner le dos à Derrida, sans faire comme si ce dernier n’avais pas écrit sur et parlé de Lacan ou mieux, comme si des histoires d’amour et de mort n’intervenaient pas dans la transmission et la filiation de la psychanalyse, de la philosophie, de la littérature et de l’histoire. Car tant que nous ne prendrons pas véritablement le relais, nous restons aveugles aux logiques aporétiques qui se manifestent dès que nous nous confrontons dans la pratique et la théorie analytiques à la destinerrance des humains. Il y a là un reste, un objet a, un inanalysé peut-être inanalysable, encrypté dans l’ombilic du rêve de l’analyse, marquant le traumatique du sexuel. Si nous voulons prendre la mesure de la rencontre entre la déconstruction et la psychanalyse, de l’analyse et de la déconstruction auxquelles procède Derrida du Savoir Absolu hégélien (61 et 192), du Savoir Analytique et de la Situation Analytique 40 , à cette déconstruction qui repère le phallogocentrisme affectant depuis Socrate (celui qui écrit, contrairement à ce qu’avançait Nietzsche) la psychanalyse, nous devons relire sans fin et le Séminaire sur La lettre volée et La carte postale. Sans quoi, qui nous dit 38 Recueilli dans Jean Hyppolite dir., Hegel et la pensée moderne, Paris, PUF, 1970, p. 27-83. 39 Où S barré représente le sujet de l’inconscient, divisé, confronté à sa propre disparition par la logique même de son fantasme ; le a, de con côté marque l’objet dont se soutient le sujet au-delà de sa disparition ; le poinçon◊, décomposable, marque le nouage du sujet à l’objet a. 40 Comme le souligne René Major dans l’entretien (« Du tout », 527-528) que lui accorde Derrida et qui clôt La carte postale. 116 Michel Peterson que nous n’oublierons pas les effets d’indirection (512) de l’inconscient, refoulant du même coup l’écriture de la pulsion de mort et cédant alors à l’économie restreinte du propre, du sens, de la Vérité, captifs d’un amour asservissant. Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) L’atelier d’écriture à la Libre Association de psychanalyse de Montréal Daniel Puskas L’atelier d’écriture dont il est question ici se déroule dans le cadre des activités organisées par la Libre Association de psychanalyse de Montréal (LAPM) qui est un regroupement de psychanalystes et de personnes intéressées par la psychanalyse et sa transmission 1 . C’est dans ce contexte que quelques-uns d’entre nous, Marie Normandin, psychanalyste et membre fondatrice de la LAPM, et Michèle Caron, psychoéducatrice et psychothérapeute, ainsi que moi-même avons organisé un champ d’expérimentation de l’écriture que nous avons nommé l’atelier d’écriture. Depuis, le groupe a subi des transformations. L’atelier d’écriture allait amorcer ses activités le 8 novembre 2002, quelques années plus tard nous sommes à même de constater que nous avons, indépendamment de notre intention de départ, réussi à créer une pièce de théâtre, un roman publié, poésie, nouvelles, récits, paroles de chansons et d’autres projets actuellement sur notre planche de travail. Je suis à même de témoigner que le travail de cette activité produit de l’effet sur 1 La Libre Association de psychanalyse de Montréal, fondée par neuf psychanalystes, se veut un groupe de pairs. La LAPM fut instituée dans la reconnaissance de nos filiations différentes et de nos dettes symboliques. Nous nous inscrivons dans une tradition de la psychanalyse qui travaille au développement et à la transmission d’applications classiques et élargies de ses champs théoriques et cliniques. Notre vision et nos objectifs reposent sur trois points d’appui : filiation, transmission et altérité qui incarnent nos valeurs de base et se dressent en phares pour guider notre aventure associative. Ces points d’appui se dégagent de nos parcours analytiques et de la reconnaissance mutuelle de nos qualités de psychanalystes. C’est cet esprit qui s’insuffle dans la LAPM, esprit d’ouverture et de passion qu’ont vécu les pionniers de la psychanalyse. La Libre Association de psychanalyse de Montréal poursuit les objectifs suivants : - Promouvoir l’inscription de la psychanalyse dans le champ social. - Favoriser la libre circulation de la psychanalyse dans le domaine des arts et des sciences. - Affirmer et décrire l’efficacité de la psychanalyse. - Élaborer er relancer la question de la transmission de la psychanalyse. 118 Daniel Puskas les participants et il m’intéresse de pouvoir réfléchir et tenter de formaliser ce qui s’y passe. Au point de départ, nous avons dû réfléchir aux règles de fonctionnement du groupe. J’étais, pour un, préoccupé par le climat de travail dans lequel nous devions évoluer. Dans le travail d’écriture, notre narcissisme est fortement impliqué et je voulais tenir compte de cet enjeu, je dirais même de cette fragilité. Ce lieu devait nous servir à soutenir notre travail d’écriture et nous nous sommes entendus sur le fait qu’il n’était pas un lieu de critique et de jugement. Il me semble que la seule règle que nous avions énoncée au début de nos rencontres était que l’atelier d’écriture devait être un lieu où nous pourrions discuter de l’effet de l’écriture des autres sur nous. Chaque participant du groupe se mettant en position d’écoute de l’auteur afin de témoigner des effets de l’écriture sur lui. En terme psychanalytique, je pourrais dire que nous utilisons notre contre-transfert suscité par l’écriture de l’autre ; par certains côtés, cela n’est pas très étranger à ce que Ferenczi appela l’analyse mutuelle où analyste et analysant peuvent faire un travail commun. Il n’y a aucune règle concernant la production. Nous participons selon notre rythme d’écriture sans aucune obligation de résultat. Nous nous réunissons mensuellement dans un restaurant, à la même heure. L’atmosphère est détendue, les discussions à bâtons rompus. Nous devisons de cinéma, littérature, théâtre, de ce qui nous a plu, moins plu dans ce que nous avons vu et lu. C’est avec une attitude de libre association 2 que nous échangeons également sur ce que nous avons écrit et que, soit nous lisons sur place, soit nous évoquons la lecture, soit, nous appuyant sur le support papier, sorti de l’imprimante, d’un document reçu par internet, nous commentons et associons sur l’effet qu’a, ici et maintenant, ou qu’a eu la lecture du texte sur nous. Pour ma part, j’aime envoyer mes écrits par courriel, ainsi mes collègues peuvent ouvrir le document quand ils le veulent, le lire à leur convenance, comme on fait d’un livre. Il y a aussi l’effet d’après-coup, que peut susciter la lecture, qui pourra être disponible lors de la rencontre. Voilà, succinctement, les aspects organisationnels, somme toute fort simples, à l’intérieur desquels nous travaillons tout en ayant beaucoup de plaisir. 2 La situation psychanalytique créée par Freud pourrait se résumer en posant, d’un côté la libre association et de l’autre l’attention flottante, et, circulant entre ces deux principaux acteurs, la parole et par conséquent le transfert. J’aime particulièrement la définition suivante de la libre association : « expression utilisée en psychanalyse pour désigner l’objet de la règle fondamentale, laquelle consiste pour le patient à exprimer toutes les pensées ». (Dictionnaire de la psychanalyse, Encyclopaedia universalis, Albin Michel, Paris, 1997, p. 56 à l’entrée association libre). Ce principe, faisant appel au hasard en apparence, dévoile une structure qui mène à des contenus refoulés selon les lois du langage dégagé par Lacan des théories linguistiques. L’atelier d’écriture à la Libre Association de psychanalyse de Montréal 119 La demande de Michel Peterson, d’écrire ce texte, m’a cependant amené à m’interroger sur le type de travail produit par cet atelier d’écriture. D’abord, pourquoi cette décision de créer un groupe alors que le travail d’écriture peut très bien se faire seul, ensuite qu’elles sont les particularités de ce travail en groupe ? Ce n’est certainement pas un hasard si c’est une association fondée par des psychanalystes qui propose une modalité de travail en groupe. J’y vois une variante de ce que Lacan a introduit, comme modalité de travail dans certains groupes de psychanalyse et qu’il a nommé le travail en cartel. Il s’agit d’un travail en groupe, de trois à cinq personnes, où l’objectif n’est pas tant l’accumulation d’un savoir que la résolution d’un problème. Le groupe se réunit autour d’une question et son travail vise à tenter de résoudre la problématique identifiée. Une fois l’interrogation, qui soutenait le travail du groupe, résolue, le cartel perd sa raison d’être. Il existe dans cette modalité de travail, une fonction, que Lacan a qualifiée de « plus-un ». Il s’agit de la place qu’occupe un des membres du groupe s’il prend la parole et fait une intervention, voire une interprétation sur le fonctionnement du groupe. Cette position est occupée d’une façon aléatoire par les différents membres du groupe, c’est lorsqu’un membre intervient en position d’analyste sur le fonctionnement du groupe qu’il est en position de « plus-un ». Lacan reprend là toute sa réflexion élaborée autour des névroses. Pour Lacan, toute névrose est articulée à une question. Et c’est cette question qui amène une personne en analyse. Ainsi pour l’obsessionnel sa question est suis-je mort ou vivant ; pour l’hystérique : suis-je une femme ou un homme ? La suite de ma réflexion m’amène tout naturellement à me demander quelle serait donc la question qui m’amène à travailler avec un petit groupe, en cartel. Laissons pour l’instant cette question, que je reprendrai au bond un peu plus loin. Je me dois auparavant de terminer ma réflexion sur le travail en cartel, il suppose un transfert de travail que je n’ai pas encore défini. Or de quoi s’agit-il au juste ? Le travail en cartel suppose pour moi un transfert de travail, que Kaufmann définit dans son dictionnaire de psychanalyse comme un : « déplacement du transfert dans la cure vers une élaboration personnelle du matériel théorique et pratique » 3 . Le travail en groupe peut dès lors devenir un espace où va pouvoir s’articuler une question qui fait travailler les participants et où pourra se déployer un transfert de travail, moteur du travail en cartel. Je peux affirmer que, dans mon expérience de l’atelier d’écriture, j’ai vécu un transfert de travail. Le choix réciproque des participants n’est pas un hasard et vient soutenir le travail d’élaboration personnelle, une question, du matériel théorique et pratique. 3 L’apport freudien, Larousse, Paris, 1998, p. 72, entrée auto-analyse. 120 Daniel Puskas Toute cette notion de transfert de travail est peut-être encore un peu floue. C’est pourquoi je reprendrai l’élaboration originale qu’a faite Lacan du concept de transfert. À la base, comme moteur de la cure, l’analysant, suppose un savoir à l’analyste et c’est une des raisons qui le pousse à parler. C’est comme si l’analysant se disait : il en sait davantage que moi et je l’informe de mes problèmes afin qu’il puisse m’expliquer ce qui cloche avec moi. Or, l’analyste en position de sujet supposé savoir ne sait pas. Il a bien des idées générales, il possède des théories, des concepts, mais sur cet individu-là, en particulier, il ne connaît rien. Mais c’est parce que l’analysant lui suppose un savoir qu’il y a transfert. Dans un cartel, pour qu’il y ait transfert de travail, le participant doit mettre le groupe de travail et les individus qui le composent en position de sujet supposé savoir. Lorsque j’écris un texte et l’envoie à mes collègues, je leur suppose un certain savoir que je n’ai pas. Ce qui est dit lors d’une séance de travail, les remarques, associations d’idées, commentaires qui portent ou non sur mon texte, pourra prendre valeur d’interventions, voire d’interprétations sur mon texte et l’éclairer d’une lumière différente en créant, selon l’heureuse expression de Gérard Pommier, un effet-sujet, provoquant souvent une réécriture. Le transfert de travail pourra également jouer d’autres façons. En voici un exemple. Nous avions décidé d’une modalité de travail où nous nous étions donné un rendez-vous virtuel devant notre ordinateur. À une heure convenue, nous devions commencer à écrire en supposant que les autres écrivaient également un texte. L’autre règle que nous nous étions fixée stipulait que nous devions inventer le récit au même moment que commençait le rendez-vous virtuel. Notre création devait donc être imprégnée de ce que nous imaginions des autres et de la place qu’ils occupaient pour nous. Un travail empreint d’un transfert que nous pourrions qualifier d’imaginaire. J’aimerais maintenant reprendre la question que j’ai laissée suspendue un peu plus haut. Je me demandais quelle était donc l’interrogation qui m’amenait à travailler en cartel. Je pense pouvoir affirmer qu’une des questions qui me travaille est pour quoi écrire ? La réponse à cette même question par Alain Didier-Weill, un collaborateur de Lacan, fait pour moi beaucoup de sens lorsqu’il affirme : « nous sortons divisés de l’expérience analytique : si une part de nous advient comme analyste de notre propre expérience, une autre part insiste pour continuer à parler en tant qu’analysant. En ce qui me concerne, je n’ai pas pu faire autrement que de trouver une place à cette part insistant, par l’intermédiaire d’une forme d’écriture accueillant la face énonciatrice de la parole » 4 . 4 Les carnets de psychanalyse. Fiction, imaginaire, vérité. Vienne 1913, théâtre Alain Didier-Weill, numéro 13/ 14, 2003. L’atelier d’écriture à la Libre Association de psychanalyse de Montréal 121 Cette citation mérite d’être commentée et me permet également d’introduire une deuxième question. Je vais donc, tout en répondant à ma deuxième question, développer le commentaire de cette citation. La situation psychanalytique en est une où la question du sujet est centrale et où certaines conditions sont mises en place afin de favoriser l’émergence du sujet de l’énonciation, différent, comme en linguistique, du sujet de l’énoncé. Cela pose la question de savoir quelles conditions nous pouvons mettre en place, dans le travail de l’écriture, pour favoriser l’émergence du sujet de l’énonciation. Ce que Didier-Weill pointe dans son commentaire, c’est le fait que, pour un psychanalyste, il existe un sujet humain qui est fondamentalement divisé. Pour celui qui devient psychanalyste, une part de lui veut poursuivre son travail d’analysant. Cette question du travail de l’analyste sur lui-même n’a cessé d’interpeller l’ensemble du mouvement psychanalytique. Là où Freud proposait que le psychanalyste puisse poursuivre après l’analyse didactique son auto-analyse, Lacan privilégie le travail en cartel. Une modalité n’excluant ici nullement l’autre, deux modalités différentes, liées aux contextes historiques et à la personnalité des deux hommes. Pour Freud, tout est à inventer. C’est dans sa correspondance avec Fliess que Freud fait ses principales découvertes et c’est cette relation transférentielle vécue passionnément que Lacan nommera après Octave Mannoni, l’analyse originelle de Freud où Fliess est placé en position de psychanalyste de Freud. Mais ici, ce n’est pas la parole qui est au centre du processus, mais l’écriture, c’est l’ensemble de la correspondance Freud-Fliess. Lacan, qui a vécu sa psychanalyse avec Loewenstein d’une manière conflictuelle, entretenait avec l’écriture une relation très difficile. Roudinesco, dans sa biographie de Lacan, parle même d’inhibition à l’écriture. Lacan a constitué plutôt son enseignement de la psychanalyse autour de ce qu’il appela son séminaire, qui n’avait de séminaire que le nom, car dans les faits c’est lui qui parlait et il n’y avait que peu d’échanges avec les participants. Lacan, quant à lui, a affirmé à quelques reprises que le fait de prendre la parole à son séminaire était pour lui une façon de se placer en position d’analysant devant les participants de son séminaire qui l’écoutaient. De plus, c’est relativement à cette même problématique que Lacan a inventé le travail en cartel. Ainsi, pour moi, le travail en groupe à l’atelier d’écriture serait une façon de poursuivre un travail analytique, à la manière d’Alain Didier-Weill, par une forme d’écriture accueillant la face énonciatrice de la parole. Mais pour bien saisir ces distinctions, il est temps à présent d’introduire le concept de sujet. Ce concept de sujet est dans l’enseignement de Lacan un concept central et il vaut la peine qu’on s’y attarde. À une époque, les années cinquante particulièrement, où la psychanalyse semblait rompre 122 Daniel Puskas avec les découvertes freudiennes dans ce qu’elles avaient de singulièrement novatrices, Lacan lance un retour à Freud et replace le sujet au centre d’un édifice conceptuel. Le sujet de la psychanalyse est un sujet divisé, un sujet conscient et un sujet du désir, inconscient. Ainsi, le langage qui fait advenir le sujet comme sujet divisé est alors rapporté par Lacan à la structure du discours telle que la linguistique venait de la conceptualiser. Dans toute communication, aussi bien orale qu’écrite, on trouve à la fois un énoncé et une énonciation. Pour le psychanalyste, le discours suppose que soient repérés ces deux versants : l’énoncé, soit le dit, et l’énonciation, l’acte même de dire. L’énoncé est alors tenu comme un acte de création d’un sujet parlant. C’est ce dernier qui intéresse particulièrement le psychanalyste et, dans l’écoute, c’est l’acte même d’énonciation qui recevra sa large part d’attention. Nous repèrerons ce sujet parlant, sujet du désir, dans la voix et le débit verbal affectés par l’émotion et le pulsionnel, les hésitations, lapsus, oublis, répétitions de certains signifiants, etc. Techniquement, l’acte analytique vise à créer un effet-sujet, par exemple en scandant ces temps d’ouverture de l’inconscient par des interventions. Le sujet parlant réalise alors qu’il y a une part de lui, insue, qui alors se manifeste. Il s’expérimentera comme sujet divisé et cette expérience opèrera un décentrement, le sujet percevant non plus le moi comme le centre de son monde, mais une autre scène là où se manifeste le sujet de l’inconscient, le sujet du désir, qui demande à être entendu et reconnu par la parole d’un Autre. Le travail psychanalytique, tel que Freud en a conçu et formulé les règles, est un travail verbal, composant une situation de parole : association libre, attention flottante et ce qui est visé, c’est l’acte même de parler, l’acte d’énonciation, car ce qui intéresse le sujet parlant dans sa parole ne réside pas dans le contenu, l’énoncé, mais dans le temps et lieux où cette parole est prononcée. Or, dans l’atelier d’écriture, et là, je reprends une question qui m’intéresse particulièrement et qui m’a amené dans un travail en cartel : quelles conditions mettre en place dans le travail d’écriture, pour favoriser l’émergence du sujet de l’énonciation ? Une invention toute québécoise pourrait nous aider à réfléchir, il s’agit de la Ligue Nationale d’Improvisation (la LNI). Les concepteurs messieurs Gravel et Leduc ont mis en place certaines conditions inspirées de notre sport national - le hockey - afin de permettre à des comédiens de jouer, de faire du théâtre selon une nouvelle formule. Il y a d’abord un espace, une patinoire ; ensuite, un thème est donné par l’animateur de jeux, qui a un chandail d’arbitre - comme dans la Ligue Nationale de Hockey ; ce thème est accompagné de certaines directives : à la manière de…, chanté, en solo, en équipe, équipes mixtes ; le temps est fixé d’avance. Cet arbitre veille au respect des règles et du temps et il n’hésite pas à utiliser son sifflet afin de L’atelier d’écriture à la Libre Association de psychanalyse de Montréal 123 faire respecter les règles ou donner des punitions. Enfin, le public/ spectateur joue un rôle important, il vote sur les performances, afin de déterminer l’équipe gagnante. J’ai toujours été fasciné par cette forme de création artistique qui a donné lieu à des trouvailles tout à fait exceptionnelles et inoubliables. Ainsi, l’arbitre impose le cadre : « improvisation mixte (c’est à dire des joueurs des deux équipes peuvent jouer), nombre de joueurs un par équipe, le thème est : une journée dans Ville-Émard, à la manière de Dostoïevski, durée 3 minutes ». Ou encore, l’arbitre siffle afin d’obtenir le silence de la foule et annonce : « Comparé (chaque équipe ira à tour de rôle sur la patinoire), chanté sur le thème de j’ai perdu mon cheval, style country, durée 1 minute 30 secondes ». En y regardant de plus près, avec un œil de psychanalyste, il me semble que sont réunies là des conditions qui favorisent et soutiennent l’acte d’énonciation. Cependant, le créateur qui se lance dans l’improvisation ne doit pas perdre de vue qu’il a une histoire à construire ou à coconstruire avec ses pairs. D’ailleurs ce que les joueurs apprécient le plus lorsqu’on les interroge, c’est le respect, l’écoute et le plaisir de jouer, sans lesquels il devient difficile de jouer et d’écrire, pour reprendre leur vocabulaire. Même si c’est de l’impro verbale, ils parlent d’écriture, et des qualificatifs qu’on y accole usuellement. Une écriture pourra être : belle, serrée, dense, légère, complexe… Il y aura donc en plus de l’acte d’énonciation des énoncés, un récit. Le récit pourra être d’un genre littéraire : poétique, en alexandrin, surréaliste, policier, dramatique, comique… Ce récit devra également être construit selon une structure dramatique afin de maintenir l’intérêt du spectateur. Mais tout ceci au fur et à mesure du flux de la pensée : pas question de penser avant et de faire des corrections, de réécrire des phrases, tout est en direct. On l’a vu, la situation psychanalytique vise à créer des conditions qui favorisent le sujet de l’énonciation tandis que dans la LNI, l’acte d’énonciation se doit d’être doublé d’un énoncé qui se tienne, qui fasse corps. L’atelier d’écriture est pour moi la patinoire de la LNI, un lieu qui favorise le sujet de l’énonciation. Un espace qui soutient un dire qui soit nouveau pour le sujet qui l’énonce et non imité, non reproduit. Une autre question me travaillait. J’ai écrit plusieurs articles sur la psychanalyse publiés dans diverses revues. J’ai écrit un livre sur la clinique du transgénérationnel, Amours clouées, mais je n’arrivais pas à écrire une œuvre de fiction. Malgré ma ferme volonté, je n’arrivais pas à dégager du temps pour arriver à réaliser ce projet. Pourquoi ? Intuitivement, c’est cette question du temps qui semblait receler un élément de réponse. Comment un lieu tel que l’atelier d’écriture pourrait-il m’aider à réaliser ce projet ? C’est avec cette question que j’aborderai la problématique du temps et de l’acte tels que Lacan les a posés pour la situation psychanalytique. Je tenterai d’en 124 Daniel Puskas généraliser la portée au travail dans l’atelier d’écriture en interrogeant l’acte même d’écrire en lien avec la question temporelle. Commençons par la question du temps. Lacan, en 1945, dans : « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » 5 , reprend la dialectique temporelle de la subjectivation. Il aborde explicitement ce que nous venons d’examiner sur le concept de sujet : comment créer du sujet, produire un effet-sujet. Cette fois-ci, il pose que le temps y joue un rôle fort important. Il met à jour une structure à trois temps. Non pas de temps chronologique, mais un temps logique. Il existe un enchaînement logique entre les trois temps : l’instant du regard est la première forme du sujet, c’est le temps instantané donné par l’intuition, l’insight, le regard intérieur ; un temps pour comprendre constitue un deuxième temps logique où le sujet est indéfini, réciproque et pris dans un transitivisme spéculaire groupal (jalousie, agressivité), c’est le temps de la perlaboration, du travail psychique, afin de s’en dégager ; enfin le moment de conclure où un jugement est porté, le Je pose un acte par lequel se manifeste ce qui va s’avérer le sujet inconscient proprement dit, le sujet en acte. À titre d’exemple, pour le psychanalyste, ces trois temps logiques peuvent s’articuler comme : j’écoute ; je prends le temps de comprendre ; je conclus par l’acte d’interpréter. Du point de vue de l’analysant, cela pourrait être la séquence suivante : l’insight, j’ai un problème et m’étends sur le divan ; la cure est le temps pour comprendre, la perlaboration ; je conclus en me levant et terminant mon analyse. C’est à moi à poser cet acte final afin de ne pas être aliéné au savoir de l’analyste qui saurait quand se termine ma cure. Comment maintenant reprendre ces notions et les appliquer à la question que je me posais plus haut sur le fait que je n’arrivais pas à écrire de la fiction, et ce, malgré une volonté et une intention consciente de le faire. Une pointe d’angoisse a accompagné ce questionnement : pourquoi après toutes ces années et ces tentatives n’arrivé-je pas à me mettre en position d’écrivain ? Ne le serait-ce jamais ? L’instant du regard, je veux écrire, être écrivain ; un temps pour comprendre, les écrivains (le groupe) se reconnaissent entre eux pour être des écrivains ; dans le moment de conclure, le Je s’affirme être un écrivain, de peur d’être convaincu par les autres écrivains du collectif de n’être pas un écrivain. Il y a donc une hâte de poser le geste d’écrire, et c’est celui-ci qui repousse temporairement l’angoisse de ne pas être reconnu comme écrivain. Reprenons ces trois temps en les appliquant à l’atelier d’écriture. Dans l’instant du regard, je repère mon désir d’écrire ; suit un temps pour comprendre, 5 Écrits, Seuil, Paris, 1966, pp. 197-214. L’atelier d’écriture à la Libre Association de psychanalyse de Montréal 125 j’ai un projet d’écriture, participation à l’atelier d’écriture où des sujets désireux d’écrire se réunissent ; enfin le moment de conclure, j’écris (sujet en acte, sujet de l’énonciation), je me dois, lorsque je me présente à la rencontre de l’atelier d’écriture, de témoigner d’un travail d’écriture pour être reconnu comme écrivain. Le fait de se voir régulièrement vient soutenir ces trois temps. À chaque rencontre, une scansion tombe. L’instant du regard, je me pose la question : « qu’est-ce que j’ai écrit depuis la dernière fois ? ». Le temps pour comprendre : « ai-je avancé dans mon projet ? », « où en sont les autres ? », etc. ; enfin le moment de conclure, je m’affirme comme écrivain, j’écris. Le sujet en acte s’exprime. Mais pourquoi un sujet voudrait-il s’exprimer par et dans l’écriture ? Sans entrer trop dans des considérations qui nous éloigneraient de notre propos central, amusons-nous avec le tryptique lacanien du besoin, de la demande et du désir. D’où me vient ce besoin d’écrire ? D’où me vient ce désir d’écrire ? Sans parler des papiers que j’écris sur demande. J’écris pour qui ? À la demande de qui ? J’écris pour quoi ? Est-ce un besoin qui m’anime, un désir ? Quand et pourquoi j’écris sur demande ? J’écris à un double imaginaire, un alter ego ? Est-ce que j’écris parce que je désire que mes histoires soient reconnues socialement ? Je pense, et cela n’est nullement une réponse originale, que j’écris afin de retrouver quelque chose de perdu, un objet perdu. Est-ce la même réponse que je donnerais à la question : pourquoi ai-je vécu une psychanalyse, car l’objet propre de la psychanalyse est l’objet perdu et jamais retrouvable, ainsi que le travail de deuil à faire de cette perte ? Laissons là cette question personnelle ouverte. Retenons que le simple fait de poser ces deux affirmations établit un lien entre le travail analytique et celui de l’écriture, plaçant ainsi la question de l’objet perdu au centre de notre réflexion. Dans la théorie lacanienne, l’objet perdu, objet @, occupe une place importante, c’est, de l’aveu même de Lacan, le seul concept qu’il ait inventé. L’objet @, entre autres, se retrouve dans la définition du fantasme. Le fantasme dans l’écriture lacanienne donne le mathème suivant : S/ ◊ @. Décortiquons, le S/ , c’est le sujet divisé ; @, est un objet, l’objet petit a cause du désir ; enfin le ◊, qui relie le sujet a son objet, c’est le poinçon, il indique tous les rapports possibles sauf l’égalité (plus petit, plus grand). Pour Lacan, et c’est une affirmation des plus intéressantes pour notre propos : « un fantasme est une phrase » 6 . L’exemple de Un enfant est battu illustre bien mon propos. C’est une phrase que Freud utilise pour nommer un fantasme masochiste qui met en scène un désir inconscient du sujet. 6 J. Lacan. Ornicar ? , no. 29 : pp. 8-25, 1984. 126 Daniel Puskas Or quels sont ces objets @ ? Lacan en identifie quatre : le sein, les fèces, la voix, le regard. 7 Le fantasme construit par le sujet est un moyen de retrouver ces objets perdus. Par exemple dans On bat un enfant, le regard du père, porteur de l’amour, sera beaucoup plus important que le père lui-même. Dans l’Homme aux rats, avec lequel on torture une victime, Freud lui-même avait (…) bien souligné la grande sensibilité de son patient à toute une série de mots incluant le phonème « rat » 8 . L’écriture ne serait-elle pas une autre tentative de retrouvailles de l’objet ? D’ailleurs, ces objets du fantasme fonctionnent aussi comme signifiants. En effet, si un fantasme est une phrase et si l’objet d’un fantasme (l’objet @) est une tentative de retrouver un objet perdu, le travail d’écriture en sera une de re-tracer (tracer de nouveau) des signifiants. Freud sera amené à distinguer certains fantasmes qu’il nomme fantasmes originaires 9 . Ces fantasmes sont des organisateurs psychiques qui auraient pour fonction de résoudre une série d’énigmes rencontrées par l’enfant dans son développement : celles de l’origine du sujet (sa conception, la scène primitive, roman familial) ; l’origine de la sexualité (fantasme de séduction) ; et l’origine de la différence des sexes (le fantasme de castration). Le fantasme nous conduit donc à l’énigme. Lacan nous donne de cette dernière la définition suivante : « J’ai déjà parlé de l’énigme. J’ai écrit ça grand E indice petit e : E e . Il s’agit de l’énonciation et de l’énoncé. Une énigme, comme le nom l’indique, est une énonciation telle qu’on n’en trouve pas l’énoncé » 10 . Nous retrouvons ici la notion d’énonciation travaillée plus haut. Relevons-en toute l’importance dans le travail d’écriture. C’est dans le Séminaire « L’Envers de la psychanalyse » que Lacan en parle. Il affirme (pp. 39-40) : « L’énigme, c’est probablement cela, une énonciation. Je vous charge de la faire devenir un énoncé. » Et un peu plus loin : « L’énigme, c’est l’énonciation - et débrouillez-vous pour l’énoncé. La citation, c’est - je pose l’énoncé, et pour le reste, c’est le solide appui que vous trouvez dans le nom de l’auteur dont je vous remets la charge. » On le voit, tous ces concepts font partie d’un même ensemble. Le fantasme répond à une énigme, celle-ci se définit par l’énonciation, qui nous mène à l’auteur donc au sujet. Et l’« écriture donc est un faire qui donne support 7 Il y ajoute parfois le phallus imaginaire et le phallus symbolique. J.N. Nasio y ajoute, dans les suites de la théorie de Françoise Dolto, le placenta (Les images du corps, Seuil). Dolto a décrit diverses castrations symboligènes, le placenta fait ici référence à la castration ombilicale, la première dans le développement de l’enfant. 8 Sous la direction de Roland Chemama, Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, 1993, p. 80, entrée fantasme. 9 « Communication d’un cas de paranoïa contredisant la théorie psychanalytique », 1915, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973. 10 Le sinthome, Séminaire livre XXIII, Seuil, Paris, 2005, p. 67. L’atelier d’écriture à la Libre Association de psychanalyse de Montréal 127 à la pensée 11 ». L’écriture ainsi posée serait un travail d’énonciation afin de répondre à l’énigme des fantasmes « Entre visible et audible, la lettre permet ainsi une transmission dont la part d’énigme n’est pas annulée. » 12 Donc qui permet de conserver la spécificité de l’énonciation. Un mot également sur la pulsion. En effet, avec l’objet @ nous introduisons la pulsion, donc le corps. Écrire pour retrouver un objet perdu mobilise le corps dans son énergie pulsionnelle. Par exemple, désirer retrouver la voix mobilise le corps dans sa mémoire la plus primitive, l’écrit pourra être empreint d’une musicalité toute particulière, tandis que si le désir est de retrouver le sein l’envie pourra être un thème dominant. Cela me fait penser aux paroles d’une l’actrice, Viola Légère. Elle incarnait la Sagouine, personnage d’une pièce de théâtre et d’un roman de l’Acadienne Antonine Maillet. Dans une interview, elle racontait son travail d’interprète. Je cite de mémoire : « Chacun des personnages que j’incarne a une histoire et son histoire se loge dans son corps. Dans la Sagouine, c’est le ventre qui est l’essence même du personnage. Combien d’années cette femme a-t-elle été enceinte à se préoccuper de nourrir sa famille ? J’ai appris mes textes en les interprétant à partir de mon ventre. » *** En terminant, j’aimerais vous raconter le cheminement de mon premier écrit publié. Pour des raisons que vous comprendrez par la suite, j’amorcerai ce court récit par une citation de Lacan : « Il arrive que je me paie le luxe de contrôler, comme on appelle ça, un certain nombre de gens qui se sont autorisés d’eux-mêmes à être analystes, selon ma formule. Il y a deux étapes. Il y a celle où ils sont comme le rhinocéros. Ils font à peu près n’importe quoi, et je les approuve toujours. Ils ont en effet toujours raison. La deuxième étape consiste à jouer de cette équivoque, qui pourrait libérer du sinthome. En effet, c’est uniquement par l’équivoque que l’interprétation opère. Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne ». 13 En effet, dans le signifiant il y a cette part d’équivoque, qui relève de l’énigme, d’une réponse à chercher, qu’est-ce que j’entends d’autre dans ce signifiant ? Quelle est l’énigme posée par le sphinx à mon Œdipe ? Revenons au souvenir de ma première publication. J’étais en contrôle justement avec François Peraldi 14 . Au tout début de mes séances de travail, il me lance, sans se douter de l’effet que sa parole aura sur moi (mais peut-être 11 Le sinthome, ibid, p. 144. 12 L’apport freudien, sous la direction de P. Kaufmann, p. 149, éd. Larousse, entrée écrit. 13 Le sinthome, p. 17. 14 François Peraldi était un psychanalyste réputé à Montrèal, il est décédé en 1993. 128 Daniel Puskas l’intuitionnait-il ? ), que, parfois, lorsqu’il rencontre certaines difficultés dans ses cures, il lui arrive d’en écrire le récit sous forme de fiction. Mon transfert opérant, j’arrivai à la supervision suivante avec un récit - c’est quand même efficace le transfert. Je lui dis que j’ai écrit un court récit sur l’analysante dont il est question dans le contrôle. Je lui tends mon papier, mais il me demande plutôt que je le lise à haute voix. Lire mes textes n’a jamais été ma tasse de thé, cela me met mal à l’aise, j’aurais préféré lui donner mon papier et… voir la suite. Non, là, j’étais là à lire, et je pouvais percevoir ses réactions à chaud. Je termine et il me lance tout de go : « Vous savez c’est publiable, par exemple chez Trois 15 , oui chez Trois cela serait bien. » Que s’est-il passé pour que ce texte soit publiable ? En voici les étapes telles que j’ai pu les analyser, dans l’après-coup et dans la foulée du présent travail. J’aimerais comparer avec le travail que nous effectuons à l’Atelier. La première étape est bien celle décrite par Lacan, nous faisons n’importe quoi et il est important que nous approuvions. Car nous aussi nous nous autorisons de nous-mêmes et de quelques autres. Nous écrivons. La deuxième étape consiste à parler de l’effet qu’a eu sur nous le récit ou la lecture du travail écrit. Très souvent, lors de nos échanges, la compréhension que nous avons du texte fascine ou ébranle son auteur : « vous avez compris cela de ce que j’ai écrit ». Car chacun a lu ou entendu le signifiant de sa position subjective avec ses différentes équivoques. J’aimerais revenir plus loin dans le temps, au moment de ma propre analyse. C’était avec Julien Bigras. Celui-ci était un auteur prolifique et original et de son vivant il connut une notoriété certaine des deux côtés de l’Atlantique. Lors de mon aventure analytique avec lui, il publia des succès de vente qui avaient échos dans la presse et auprès d’un large public. À chaque nouvelle publication, je me ruais sur le livre nouvellement publié, j’éprouvais un vif plaisir à le lire et à « connaître » mon psychanalyste d’une autre façon. Mais j’étais également à chaque fois déçu, il ne parlait pas de moi. Un jour, en associant, je lui dis : « comme vous ne parlez pas de moi dans vos livres, je serai obligé de le faire moi-même et d’écrire mes propres livres ». Ce souvenir redouble celui de mon contrôle avec Peraldi. En effet, avec mon psychanalyste la frustration de mon désir qu’il parle de moi dans ses livres engendre une interprétation, ne demeurez pas dans une position passive par rapport à moi, écrivez pour vous-même, ne demeurez pas aliéné à ma plume. Dans mon contrôle avec Peraldi, c’est un peu le même processus 15 Trois était une revue québécoise d’histoire de l’art, de littérature et de sciences humaines ; revue surtout d’essai, de réflexions, de questionnements critiques, mais aussi de fiction - prose, poésie, dialogues - et de réédition. Mon texte fut publié, j’y reviens plus loin. L’atelier d’écriture à la Libre Association de psychanalyse de Montréal 129 qui se rejoue. Dans le transfert, j’écris à Peraldi un court texte. Je réponds en quelque sorte à ce que je perçois être sa demande. Au lieu d’accepter mon « cadeau », il me demande de lire MON texte. Il me suggère de ne pas céder sur mon désir, m’invitant à passer d’une position passive à celle où je reconnais mon désir et l’assume. Comme je l’écrivais plus haut : Le sujet en acte s’exprime : écrire dans un espace propice à l’acte d’énonciation. C’est comme s’il m’avait dit : « allez jusqu’au bout ». Ainsi au lieu de voir l’effet sur lui de mon écrit, je dois m’installer à une place afin d’assumer mon désir en lisant mon texte. Il le fait en interpellant, non plus la pulsion scopique (voir), que j’avais mise de l’avant, mais ma pulsion invoquante (dire). Mais un autre phénomène est à l’œuvre également fort important. Il n’accepte pas mon texte dans une position de petit autre, il ne me dit pas : « oh merci ça me fait plaisir, quelle belle idée tu as eu de faire comme moi et d’écrire sur un cas clinique ». Non, en lieu et place il fait intervenir le Grand Autre : « C’est publiable, chez Trois… ». Cette parole propulse cet écrit dans le grand circuit social au lieu de le laisser dans l’intimité de deux egos. Quelques mois plus tard, à l’hiver 1989 sera publié, chez Trois, un court récit La maison du miroir. En juin de la même année décédait Julien Bigras. La psychanalyse, lorsqu’elle est vivante, est une aventure exceptionnelle, comme celle de commencer un nouveau roman où, m’inspirant de la devise de l’émission Star Trek, je me lance à l’aventure : Space, the final frontier. There are the voyagers of the starship “Enterprise”. Its five year mission : to explore strange new worlds, to seek out new life and new civilizations, to boldly go where no one has gone before. Engage. 16 Je termine donc cette version. Je l’envoie aux collègues de l’atelier d’écriture. Lors de notre prochaine rencontre ils pourront me parler de l’effet qu’a eu mon texte sur eux. Je prévois donc une suite… ici même… 16 Espace, frontière de l’infini vers laquelle voyage notre vaisseau spatial. Sa mission de cinq ans : explorer de nouveaux mondes étranges, découvrir de nouvelles vie, d’autres civilisations et au mépris du danger, reculer l’impossible. En avant. Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) On Lacan and Mathematics Arkady Plotnitsky Imaginary roots are a subtle and wonderful resort of the divine spirit, a kind of hermaphrodite between existence and non-existence (inter Ens and non Ens Amphibio). Leibniz As I was, in October of 1997, contemplating the idea of this essay, an e-mail arrived from a physicist friend of mine. The message concerned Lacan and reflected the recent events sometimes referred to as the “Science Wars,” in the wake of Paul Gross and Norman Levitt’s book Higher Superstition: The Academic Left and its Quarrel with Science and physicist Alan Sokal’s hoax article published in the journal Social Text. Sokal and his co-author, a Belgian physicist Jean Bricmont, then just published their book, Impostures intellectuelles, devoted to the misuse or even abuse (alleged by the authors) of mathematics and science by some among leading French intellectuals. Lacan’s work appears to be seen by the authors as arguably the most notorious case of this alleged abuse, and some of Lacan’s statements they cite were bound to attract a special attention, which prompted my friend’s e-mail. It said: Does Lacan really talk about the penis and the square root of minus 1 with a straight face, as reported in Saturday’s NY Times article on the Sokal and Bricmont book? And if so is there any way to view this as anything but a complete nonsense? I am testing the limits of my open-mindedness. This seems to go beyond them. I shall, by way of replying to these questions here, sketch an argument applicable to Lacan’s usage of mathematical ideas other than imaginary numbers (such as the square root of -1), for example, those borrowed from topology and mathematical logic, two other prominent areas of mathematics ventured into by Lacan. I shall deal directly, however, only with imaginary numbers and Lacan’s argument, leading to the statement in question, in “The Subversion of the Subject and the Dialectic of Desire in the Freudian Unconscious” (Écrits). It is worth noting at the outset that, as a psychoanalytically informed reader would be aware (my physicist friend wasn’t), the erectile organ of Lacan’s statement is not the same as the penis. 132 Arkady Plotnitsky It may not even quite be seen as the phallus, defined by Lacan in the same essay as “the image of the penis,” but instead as in turn the image of the phallus - the image of the image of the penis. 1 I shall more or less bypass the “Science Wars” debates here. 2 Regardless of potential problems with the work of Lacan and other authors under criticism, arguments against them by Gross and Levitt, Sokal and Bricmont, and other recent critics in the scientific community can hardly be seen as ethically, scholarly, and intellectually appropriate, or indeed as in accord with the spirit of scientific inquiry itself. Let me hasten to add that I here refer specifically to the “Science War” criticism, such as that by the authors just mentioned, and not to the views or opinions concerning these subjects of the scientific community in general. Indeed, it is my view that such critics as Gross and Levitt or Sokal and Bricmont do not represent, and should not be seen as representing, science and scientists. The criticism of these particular authors is disabled by: a) their lack of necessary familiarity with specific subject matter, arguments, idiom, and context of many works they criticize; b) their inattentiveness to the historical circumstances of using mathematical and scientific ideas in these works; c) their lack of the general philosophical acumen, which is necessary for understanding most of the works in question; and d) their insufficient expertise in the history and philosophy of mathematics and science. These factors, which are, as will be seen, manifest in Sokal and Bricmont’s “treatment” of Lacan, make any constructive criticism virtually impossible. Lacan’s statement in question is a part of a complex psychoanalytical and philosophical conceptual assemblage, and of an equally complex textual network. It makes little, if any, sense without taking them and their context into account, or without translating Lacan’s ideas into a more accessible idiom. Even such translations are bound to retain considerable complexity for the general audience. The psychoanalytical or even philosophical substance of Lacan’s argument requires no mathematics as such, which one can “decouple” from this argument by “translating” Lacan’s statements containing mathematical references into statements free from them. The reverse, however, cannot be done: one cannot decouple “Lacan” from the “mathematics” he uses. One cannot meaningfully read Lacan mathematical or quasi-mathematical statements by extracting them from their psychoanalytical and philosophical content and context. 1 Indeed, as will be seen, if considered as the square root of -1 of Lacan’s “algebra” (which, I shall argue here, is not mathematics), “the erectile organ” in Lacan is a formalization of the image of the image of the penis. 2 I have addressed the subject elsewhere, in “’But It Is Above All Not True’: Derrida, Relativity and the ‘Science Wars,’” and “On Derrida and Relativity: A Reply to Richard Crew.” On Lacan and Mathematics 133 Admittedly, the task of reading Lacan is not easy, in view of their idiosyncracies, convolutions, fragmented or even spasmodic textual economy, and other complications, in part resulting from the fact that one usually deals with transcripts of oral presentations. Luckily, I need not deal with these problems here, since I need not fully spell out Lacan’s psychoanalytical argument for my purposes. My argument and claims are of a different nature. They concern, first, the way mathematics is used in Lacan, not the mathematical accuracy of his mathematical references (although, as will be seen, Lacan is far from being as bad on this score as some of his critics claim), and, second, philosophical, rather than psychoanalytical, dimensions of Lacan’s work. More generally, I am interested in the interconnections between, on the one hand, philosophical and, on the other, mathematical ideas. I am also interested in the structure of philosophical concepts as such, and Lacan’s concepts will be here considered as philosophical concepts. Such concepts often entail an engagement of different disciplines and fields of inquiry. The term “concept” itself is used here in the sense Deleuze and Guattari give it in What Is Philosophy? , rather than in any common sense of it, such as an entity established by a generalization from particulars, or indeed “any general or abstract idea,” as Deleuze and Guattari argue, via Hegel (What Is Philosophy? pp. 11-12, 24). A philosophical concept is an irreducibly complex, multilayered structure - a multi-component conglomerate of concepts (in their conventional sense), figures, metaphors, particular (ungeneralized) elements, and so forth. This complexity is, I argue, manifest in Lacan’s concepts. Psychoanalytical dimensions of Lacan’s conceptual economy is a separate matter, which I will not be able properly to consider here, although they are of course crucial to Lacan’s work. 3 This essay, thus, concerns primarily the philosophical component of Lacan’s discourse, and the role of mathematics there will be considered accordingly. I shall return to the question of the relationships between mathematics and philosophy in the end of this essay. It may be recalled here, by way of justifying this approach, that Lacan’s essay in question was a contribution to a philosophical conference entitled “La Dialectique.” Its first reference is Hegel and The Phenomenology of the Spirit. Hegel is one of the key, even if mostly implicit, subjects of the essay, indelibly inscribed in the phrase “the dialectic of desire” of its title. The structure of philosophical concepts is, in my view, 3 The secondary literature on the subject is, of course, immense. See, in particular, Guy Le Gaufey’s numerous contributions, which offer a cogent and rigorous treatment of the subject, including as concerns the connections between the Lacanian psychoanalysis and the philosophical problematics of modern mathematics and science. 134 Arkady Plotnitsky where Lacan’s usage of mathematics most fundamentally belongs and the best perspective from which this usage can be meaningfully considered. From this perspective, there is a way, at least one way, to argue that the statement in question and the connections (rather than an identification or even a metaphor) between the erectile organ and the square root of -1 makes sense. Ironically, in order to pursue this argument one has indeed to know something not only about Lacan but also about imaginary and complex numbers, and their history. On that score, Sokal and Bricmont appear to be rather less informed than they could have been and, even more ironically, in some respects perhaps less informed than Lacan was. They appear to be taking complex numbers for granted as a self-evident mathematical object. The situation, however, is more complicated, both mathematically and, especially, philosophically. Accordingly, it may be useful to review basic facts concerning imaginary and complex numbers, and numbers in general. 4 Given their crucial role in defining first irrational and then complex numbers, square roots will be my primary focus. Let us recall, first, that the square root is the mathematical operation reversing the square of a number. The square of 2 is 4, the square root of 4 is 2, or of course -2, which is of some significance here. I hope I will be forgiven for being so elementary, but I want even those who know nothing, or forgot everything, about mathematics (unlike Plato we do admit them into the Academy these days) to understand my argument. Besides, things get more complicated rather quickly. Thus, the square root of 2 is already a far more complex matter, both mathematically and philosophically, although it is of a rather straightforward mathematical genealogy. One needs it if one want to know the length of the diagonal of the square. This is how the Greeks discovered it. If the length of the side is 1 the length of the diagonal is the square root of 2. I would not be able to say - nobody would - what its exact numerical value is. It does not have an exact numerical value: it cannot be represented (only approximated) by a finite, or an infinite periodical, decimal fraction, and accordingly, by a regular fraction - by a ratio of two whole numbers. It is what is called an irrational number, and 4 The discussion to follow is indebted to a number of technical and semi-technical accounts, in particular, Elie Cartan, “Nombres complexes. Exposé, d’après l’article allemand de E. Study (Bonn)” (which, along with Study’s article itself appears to shape most accounts of the subject by mathematicians), Reinhold Remmert’s chapter, “Complex Numbers” in Heinz-Dieter Ebbinghaus, et al, Numbers (which, too, follows Cartan rather closely) and David Reed, The Figures of Thought. I am grateful to David Reed for especially helpful discussions of several key mathematical and philosophical questions to be addressed here. I also grateful to Barry Mazur, Michael Harris, and David Mermin for productive exchanges on these subjects. On Lacan and Mathematics 135 it was the first or one of the first such a number - or (they would not see it as a number) mathematical object - discovered by the Greeks, specifically by the Pythagoreans. The discovery is sometimes attributed to Plato’s friend and pupil Theaetetus, although earlier figures are also mentioned. It was an extraordinary and, at the time, shocking discovery - both a great glory and a great problem, almost a scandal, of Greek mathematics. The diagonal and the side of a square were mathematically proven to be incommensurable, their “ratio” irrational. The very term “irrational” - both alogon (outside logos) and areton (incomprehensible) were used - was at the time of its discovery also used in its direct sense. The discovery, made by the Pythagoreans against themselves, may be seen as the “Gödel theorem” of antiquity. 5 It undermined the Pythagorean belief that, as everything rational, the harmony of the cosmos was expressible in terms of (whole) numbers and their commensurable ratios (proportions). This discovery was also in part responsible for a crucial shift from arithmetical to geometrical thinking in mathematics and philosophy. For, while the diagonal of the square was well within the limits of geometrical representation, it was outside those of arithmetical representation, as the Greeks conceived of it. We now call fractions and whole numbers rational numbers. Rational numbers together with irrational numbers (such as some roots of all powers and still other irrational numbers, such as pi, which cannot be represented as roots or even as solutions of polynomial equations) are called real numbers. Real numbers can be either positive or negative, or zero (the latter, incidentally, unknown to the Greeks). 6 The main reason for using this term is that real numbers are suitable for measurements, in particular of the length of line-segments, straight or curved, in the material world around us, the world of things that are, or appear to be, real. We can also represent and visualize them as points on the continuum of the straight line. We can do all standard arithmetic with real numbers and generate new real numbers in the process - add them, subtract them, multiple them, divide them, and so forth. (The same is true for rational numbers, but, because of division, not for whole numbers.) Now “there’s the rub” - the square root. If a number is positive, there is no problem. We can always mathematically define its square root and calculate it to any degree of approximation. However (this is the rub), in the domain of real number the square root can be defined, can be given 5 It is worth noting here that the method used in the proof - an argument based on the so-called excluded middle (still the most common and effective form of mathematical proof) - was originally used by Parmenides and Zeno, and formed one of the foundations of dialectic, the invention of which is credited to them. 6 It is worth observing here that the mathematical legitimacy of negative numbers, too, was a matter of a long debate, extending to the eighteenth century. 136 Arkady Plotnitsky mathematical sense, only for positive numbers. This is so for a very simple reason (recall that the square root is the reversal of the square): whether you square a positive or a negative number - that is, multiply any number by itself - the result is always positive. Thus, 2 by 2 is 4, and -2 by -2 is also 4, and the same is for 1 and -1 - the square of both is 1. In a sense, square roots of negative numbers, such as -4 or -1, do not exist, at least in the way real numbers exist, or appear to exist. This is why, when introduced, they were called imaginary, and sometimes even impossible, numbers. Why bother, then? First, from early on it appeared (correctly) that one could operate with square roots of negative numbers as with any other numbers - add them, subtract them, multiply them, divide them, and so forth. Moreover, the impossible square root of -1 appears most naturally in the simplest algebraic equations - such as x 2 + 1 = 0. This is how the square root of -1 and other “imaginary quantities,” as they were called, made their first appearance during the Renaissance. Indeed roots of negative numbers naturally emerge throughout mathematics. In short, on the one hand, mathematics at a certain point appeared to need to be able to deal with square roots of negative numbers, beginning with -1. On the other hand, it was clear that such “numbers” could not be any numbers already available. It took the mathematics community a while (nearly two centuries) to accept the mathematical legitimacy, let alone reality, of these new numbers, and rigorously to define them. Their status as mathematical objects has remained in question for much longer, especially in philosophical terms of their mathematical reality, or as concerns their possible role in describing material reality, as in physics (which remains a complex question to this day). The resolution required a very great and protracted effort and the best mathematical minds available. It was achieved by a seemingly simple, especially from our vantage point, but in truth, at least at the time, highly nontrivial stratagem - by formally adjoining the square root of -1 to real numbers. This “simple” resolution amounted to the introduction of new numbers and of a new kind of numbers, which could be manipulated in the manner of all other numbers. This why they were first called first imaginary (and sometimes impossible) numbers, and then complex numbers, which are entities a little more complicated than square roots, although they have been known for just as long. The square root of -1, also called i, is the simplest such number. Other complex numbers are written in the form A + Bi, where A and B are real numbers (in the case of imaginary numbers A = 0). The square root of -1, may be seen as the fundamental element, by adjoining which to the old domain of real numbers the new domain is generated. Just as real (or rational) numbers do, complex numbers form what is in mathematics called a “field” - a multiplicity with whose elements one can On Lacan and Mathematics 137 perform standard arithmetical operations with the outcome being again an element of the same multiplicity. With the introduction of complex numbers it also became possible to represent the whole system on the regular real (in mathematical sense) two-dimensional plane, with the line representing real numbers serving, symbolically, as the horizontal axis and the line representing imaginary numbers (strictly square roots of negative numbers) as the vertical axis in the Cartesian-like mapping of the plane. The square root of -1 or i would be plotted at the length equal to 1 above zero on the vertical axis. In this representation the domain of complex numbers is two-dimensional, in contrast to the one-dimensional domain of real numbers as represented by the line. This representation is sometimes called the Argand plane, although it was a great, one of the greatest ever, mathematician Karl Friedrich Gauss, who legitimized it as part of giving legitimacy and perhaps reality to complex numbers. 7 “You made possible the impossible” was a phrase (which also refers to complex numbers) used in a congratulatory address on the on the 50-year jubilee of his doctorate. In 1977 the German Post Office issued a stamp illustrating the Gauss-Argand plane to celebrate the bicentenary of his birth in 1777 (obviously a very lucky sequence of numbers). The picture, however, is not without complications, although I can only indicate some among the complexities involved, not offer a full argument here. In particular, the real two-dimensional plane is - this is a mathematical fact - mathematically not the same object as complex numbers. Complex numbers, such as the square root of -1, and their operations, may be “represented” and “visualized” geometrically, via the two-dimensional real plane, only as a kind of diagram (the Gauss-Argand “plane”) - a schematic illustration, comprehensive (point by point) as it is - but not in themselves, not as mathematical objects with their actual (individual and collective) mathematical properties. 8 The main reason for this is that a real (in mathematical sense) point on the two dimensional plane, for example, with Cartesian (now indeed Cartesian rather than Cartesian-like) coordinates, is not a “number.” In contrast to real numbers and their geometrical representation as the (real) line, there is no “natural” way to conceive of all necessary arithmetical operations, in particular multiplication or division 7 Gauss was also one of the discoverers of the non-Euclidean geometry, which discovery he, however, suppressed for twenty years for his fear of being laughed at by philistines, or perhaps for the reason the Pythagoreans thought it wise to conceal the existence the irrationals. Gauss did not think, as it happened rightly, that the world was quite ready for this. 8 In the language of mathematics, these two objects are not isomophic, insofar as one can asign (as will be seen, one can) to the real plane an algebraic structure at all. 138 Arkady Plotnitsky (addition and subtraction are not a problem) - that is, in the way the real line is “naturally” converted into arithmetics in the case of real number. As a result, complex numbers as such cannot in all rigor be seen as represented as points on the two-dimensional real plane and indeed are epistemologically unavailable as a visualizable or, more generally, geometrical, object. Their properties can of course be spelled out and rigorously comprehended algebraically. In the sense of algebraic representation, there is no epistemological difference between real and complex numbers (although there are fundamental differences in algebraic properties of two domains). Ultimately, complex numbers may remain not only imaginary, but, at least geometrically, strictly unimaginable. They (in the ultimate structure of their properties and attributes) are certainly nonvisualizable as such, at least not in the way real numbers are. Epistemologically, at least in terms of its geometrical representability, the square root of -1 or, more accurately, the signifier “the square root of -1” signals - “represents” - the ultimate lack of geometrical representation. It is something that in itself is geometrically unvisualizable or unrepresentable, or, one might say, geometrically un-epistemologizable. This radical epistemological complexity of mathematical complex numbers explains the ambivalent attitude toward them on the part of many key figures involved in their discovery or creation. 9 9 Thus, Augustin-Louis Cauchy (1789-1857), a contemporary of Gauss and a great mathematician in his own right, had reservations concerning the geometrical representation of complex numbers throughout his life. He considered them as purely symbolic (algebraic) entities and at one point even attempted a general mathematical definition of “symbolic expression” in explaining his attitude - to some discontent among his colleagues. (See Remmert’s commentary in Ebbinghaus, et al., Numbers, pp. 62-63). This situation and a more general problem of geometrical representation in post-18th century mathematics that it reflects has far reaching implications for modern mathematics, such as topology, of some of which Lacan appears to be aware. It is also worth noting here that certain, indeed quite radical, epistemological complexities are involved in the case of real numbers as well, or indeed of all numbers. I cannot consider these subjects here. Lacan aside, however, the question may well be: Do we know what is the number like the square root of -1, or indeed -1 (which, as I said, gave mathematicians some pause even as late as XVIIIth century), or for that matter 1? It may be recalled that Frege once said that it is scandalous that we do not know what numbers really are. Lacan was aware of some of these complexities, as is clear from his comments on foundations of mathematics, including some of those cited by Sokal and Bricmont in Impostures intellectuelles (pp. 32-38). These passages cause Sokal and Bricmont much aggravation. In truth, however, they are at worst harmless, and often there is nothing especially wrong with them - if, again, one tries to understand Lacan’s actually argument where these passages are used. In general, Lacan and other radical thinkers in question in recent debates appear to be more aware of and attentive both to the philosophical dimension On Lacan and Mathematics 139 It could appear “wondrous strange” indeed, and to some outright bizarre, that the theory of complex numbers has anything to do with the erectile organ. Given, however, the preceding discussion and some knowledge of Lacan, it is not so difficult to see that Lacan’s “formula” is in fact not so strange. The epistemological point just made concerning complex numbers - their ultimately unavailability to visualization and perhaps any geometrical conceptualization, while they seem to be represented as points on the two-dimensional real plane - gives one a hint here. The erectile organ may be seen as theorized by Lacan as a symbolic object (also in Lacan’s sense of the symbolic), specifically a signifier (in Lacan’s sense), that is epistemologically analogous to the signifiers one encounters in the case of complex numbers, and specifically the square root of -1. Within the Lacanian psychoanalytic configuration, any image, in particular visual image, of the erectile organ, including that of an “erectile organ,” can only be an image of the signifier - the signifier, not the signified. (I shall further comment on this point presently.) This signifier itself is fundamentally, irreducibly non-visualizable. At the limit, this signifier - that is, its ultimate structure of, once again, the signifier designated as the erectile organ - may be inconceivable by any means, which epistemology or de-epistemization, and specifically de-visualization, are crucial to most of Lacan’s key concepts. Indeed, this signifier is in fact or in effect unnameable, for example, again, as the erectile organ, or the phallus, which, as I said, may not be the same as the erectile organ within the Lacanian economy of subjectivity and desire. That is, we can formally, “algebraically” manipulate its image or images, or names, or further formal symbols associated with it, just as we can formally manipulate complex numbers within their mathematical system, which Lacan’s “algebra” in part “mimics” but to which it is not identical. At the same time, however, we do not really know and perhaps cannot in principle conceive, at least from within the Lacanian psychoanalytical situation (defined by this economy of inaccessible signifiers), what the erectile organ really is as a signifier and what its properties are, if can speak in terms of properties here. The image of this signifier, and in particular its visual image, would, then, be analogous to the geometrical, hence visualizable, representation of complex numbers, and in particular of the square root of -1, of which the erectile organ becomes an analogon within the Lacanian psychoanalytic “system,” rather than being a mathematical imaginary of the mathematical concept in question and their history themselves and to the philosophical thought (often in turn quite radical) of the key mathematical and scientific figures involved than their recent critics in the scientific community. This difference, too, is far from irrelevant to the nature of the debates in question. 140 Arkady Plotnitsky number. 10 The situation may even be more subtle, insofar one may need to deal with further levels of formalization - that is, within still other “formal” symbols and structures associated with signifiers, such as the erectile organ - at which the analogy in question actually emerges. Let me stress that (whether one is within Saussure’s or Lacan’s scheme of signification) in question here is the irreducible inconceivability of the erectile organ as the signifier, not the signified. Its signified (such as, in Saussure, the concept behind it) and its referent, whatever they may be, may be in a certain sense even more “remote” and “inaccessible” or inconceivable. One would still need, however, to think in terms of the ultimate inaccessibility (which is not to say identity in terms of their functioning) of all three - the signifier, the signified, and the referent, which should be considered in the register of the Lacanian Real. 11 My main argument here may be summarized as follows. Both the signifier of the erectile organ in the Lacanian psychoanalytic field and the square root of -1, i, in mathematics may be seen as fundamental formal, symbolic, entities that enable an introduction of, and may be seen as structurally generating, two new symbolic systems - that of the Lacanian psychoanalysis (his (re)interpretation of Freud’s Oedipal economy) and the field of complex numbers in mathematics. In each case, the introduction of these new symbols allows one to deal with problems that arise within previously established situations but that cannot be solved by their means: a pre-analytic situation, or a more naively (for example, by way of misreading Freud, conceivably, to a degree, even by Freud himself) constructed analytic situation in psychoanalysis (where one needed, and in the previous regime could not, approach certain particular forms of anxiety), and the system of real numbers in mathematics (where one needed but could not rigorously define complex numbers in order, for example, to solve certain polynomial equations). In both cases, the philosophical-epistemological status of these new symbolic systems is complex. In particular, in question are: a) the extent to which such systems represent or otherwise relate to, respectively, psychological/ psychoanalytic and mathematical reality (with the question of material reality in the background in both cases - the question of the Real in Lacan’s case); and b) the extent to which the properties of such symbolic 10 Here and below the term “analogon” may also be understood in its Greek sense, as connoting a parallel or “proportionate” relation, rather than identity, of one logos (here as “discourse”) to another. 11 See Note 19 below. It can be argued (although I cannot pursue this argument here) that the epistemologically analogous triple inconceivability is also encountered in modern, and perhaps all, mathematics, in particular in the mathematics of complex numbers. On Lacan and Mathematics 141 systems and of their elements, such as what is designated as the square root on -1, i, in mathematics, or the erectile organ in the Lacanian analysis, can themselves be accessed and specifically visualized by means of images, such as the geometrical representation of complex numbers or the image we form perceptibly or configure theoretically (and these are subtly linked in turn) of the erectile organ in the Lacanian psychoanalytic situation. 12 In mathematics, these complexities, historically reflected in the term “imaginary numbers,” are, I would argue, not altogether resolved even now, although since and following Gauss most mathematicians stopped worried philosophically. Leibniz may well gave the problem its most glamorous expression: “Imaginary roots are a subtle and wonderful resort of the divine spirit, a kind of hermaphrodite between existence and non-existence (inter Ens and non Ens Amphibio)” (Math. Schriften 5: 357). 13 Perhaps Descartes, who was one of the first to give serious consideration to imaginary roots and their nature, and indeed was first to use the very term “imaginary” (Cartan, “Nombres complexes,” 330 n.3), and who was the inventor of analytic geometry (which fundamentally relates geometrical and algebraic mathematical objects), should be given the last word here: “One is quite enable,” he said, “to visualize imaginary quantities.” 14 Unless, the last word is Lacan’s, who in “Desire and the Interpretation of Desire in Hamlet,” says: “the square root of -1 does not correspond to anything that is subject to our intuition, anything real - in the mathematical sense of the term - and yet it must be conserved, along with its full functioning” (29). This may need to be more precisely stated, but is in essence right; and this statement grounds and guides my analysis here. It may be seen as an updated rendition of Leibniz’s early assessment: “From the irrationals are born the impossible or 12 One must keep in mind here the difference between complex numbers, or indeed any mathematical object, and the Lacanian system in question as concerns their respective relationships with materiality (whether one sees the latter in terms of material reality in the classical sense or not). In the case of the Lacanian system, the relationships between the symbolic and the material are more immediately germane, somewhat similarly (although not identically) to the way mathematical models function in physics. In the case of mathematics, its symbolic systems may be seen as more or less independent of material objects - that is, such as those considered in physics, since other forms of materiality are irreducible in mathematics as well, and of course there is still the question of nonmaterial mathematical (or for that matter Lacanian) reality. I have considered the question of mathematical reality and its relations to physics in “Complementarity, Idealization, and Limits of the Classical Conceptions of Reality” (pp. 161-67). 13 Cited by Remmert (Ebbinghaus, et al., Numbers, p. 58). 14 The statement occurs in “La géométrie,” published in 1637; it is cited by Remmert (Ebbinghaus, et al., Numbers, p. 58). 142 Arkady Plotnitsky imaginary quantities whose nature is very strange but whose usefulness is not to be despised,” although numerous subsequent statements by leading mathematicians can be cited as well. 15 In the same passage Lacan also speak of imaginary numbers as “irrational.” The passage is cited both in Sokal’s hoax article and Impostures intellectuelles as an example of Lacan’s confusion of irrational and imaginary numbers. Lacan’s usage, however, does not appear to me due to his lack of understanding of the difference between real irrational numbers and imaginary numbers, imputed to him by Sokal and Bricmont. Instead it may be seen as a reflection of his sense of imaginary numbers as an extension of the idea of irrational numbers - both in the general conceptual sense, extending to its ancient mathematical and philosophical origins, as considered earlier, and in the sense of modern algebra - which is correct, and displays, conceptually, a better sense of the situation on Lacan’s part than that of Sokal and Bricmont. Their description of irrational and imaginary numbers in their book is hardly edifying as concerns the substance and the beauty of the subject. It is also imprecise and misleading insofar as it suggests that there is no connection between irrational and imaginary numbers. Indeed, the claim even more strongly that they have nothing to do with each other (Impostures intellectuelles, p. 31). This is simply wrong. The profound connections between them define modern algebra. Certainly, complex numbers, beginning with i, are irrational numbers as the latter are defined by Sokal and Bricmont (as unrepresentable by a ratio of two whole numbers): no real fraction can be found to represent them, since no real number of any kind can represent them. The latter is a minor and trivial point, and one can hardly think that Sokal and Bricmont could be unaware of it. In general, I am not here holding Sokal and Bricmont responsible for their treatment of numbers as such, inadequate and imprecise as it is. They are physicists, not mathematicians or historians or philosophers of mathematics, and it is, in general, not their responsibility to know (or be precise about) mathematics and the philosophy and history of mathematics. It is, however, their responsibility to know those aspects of all three that they consider in Lacan, and, assuming that they do, it is their responsibility to carefully consider and appropriately explain these issues, if they want to criticize Lacan. The erectile organ of the Lacanian or, Lacan argues (in part “against” Freud himself), already Freudian system is, then, analogous to the mathematical square root of -1 - analogous, but not identical. Indeed, the proper way of conceiving of the situation is to see the erectile organ, or, again, a certain formalization of it, as (as defined by and as defining) “the square root of -1” of the Lacanian system itself - that is, as an analogon of the math- 15 Cited by Remmert (Ebbinghaus, et al., Numbers, p. 55). On Lacan and Mathematics 143 ematical concept of the mathematical square root of -1 within this system - rather than anything identical, directly linked, of even metaphorized via the mathematical square root of -1. 16 In a word, the erectile organ is the square root of -1 of Lacan’s system, the mathematical square root of -1 is not the erectile organ. There is no mathematics in the disciplinary sense in Lacan’s analysis, only certain structural and epistemological analogies or homologies with the mathematics of complex numbers, most particularly the following. First - the structural analogy - the erectile organ, as a signifier, or indeed the signifier (in Lacan’s sense), belongs to and gives rise to a psychoanalytical system different from the standard one or ones (based on misreadings of Freud, conceivably to a degree by Freud himself), and to a different formalization - “algebra” - of psychoanalysis, a formalization that is more effective both conceptually and in terms of the ensuing practice. Second - the epistemological analogy - the erectile organ, as a signifier, or again, the (Lacanian) signifier of this system, while and in a sense because it governs the economy of the system, can only be approached by means of tentative, oblique and ultimately inadequate metaphors. It is ultimately inaccessible, along with its signified and its referent, at the limits inaccessible even as that which absolutely inaccessible but definable in terms of independent properties and attributes. In order to explain the reasons for my argument, I shall sketch here some of Lacan’s logic and “algebra,” mimicking complex numbers, without fully spelling out the structure of Lacan’s key concepts - such as the subject, the signifier, desire, or indeed the erectile organ - which would require a perusal of a much larger textual field. Lacan defines a signifier in general, as “that which represent the subject for another signifier,” rather than for another subject (Écrits, p. 316). 17 The signifier “S” is introduced - first as the “signifier of a lack in the Other [Autre], inherent in its very function as the treasure of the signifier” (316). Ultimately, however, “S” is “the signifier for which all the other signifiers represent the subject: that is to say, in the 16 To the extend that one can speak of the metaphorical parallel, it operates at the level of two systems themselves. This, let me note in passing, is a classical Lacanian move, and it is often found elsewhere as well. For example, Poe’s The Purloined Letter (in Écrits; the French edition) is read by Lacan as textualizing the scene and indeed the field of psychoanalysis, and is reread by Derrida as the scene of writing in Derrida’s sense in “Le facteur de la vérité” (The Postcard), as part of his deconstruction of Lacan. In the sense just explained, however, one can also speak of a certain “repetition” of Lacan on Derrida’s part, albeit a repetition in the sense of Derrida’s différance as the interplay of differences and similarities, distances and proximities, and so forth. 17 See also the discussion in “Of Structure as an Inmixing” (The Languages of Criticism, pp. 193-94). 144 Arkady Plotnitsky absence of this signifier, all the other signifiers represent nothing, since nothing is represented only for something else” (p. 316). This signifier is argued to “be symbolized by the inherence of (-1) in the whole set of signifier” (p. 316) This signifier is (symbolized as) the -1 of the psychoanalytical system in question in its “algebraic” representation (“algebra” is, again, that of Lacan). “As such, S is inexpressible, but its operation is not inexpressible, for it is that which is produced whenever a proper noun is spoken” (p. 316). In other words, “S” is operationally formalizable and this formalization is expressible. The radical epistemology delineated earlier emerges already at this point, insofar as “S” is inexpressible as such. However, the formal object corresponding to “S” in Lacan’s “algebra” - “-1” - is analogous to the epistemology of the mathematical -1, rather than of the square root of -1, which is radically inaccessible (at least to a geometrical representation) even as a formal object. 18 Then, however, another signifier, “s” - the symbolic square root of -1 - is derived, and is defined as that which is radically inaccessible, unthinkable, for the subject - both as such, similarly to “S,” and, I would argue, more radically, at the level of the corresponding element of the formal “algebra” built by Lacan. More generally, there are two interactive but distinct levels of the economy and epistemology of the signifier in Lacan - more general conceptual level (subject, the phallus, lack, and so forth), which is not quasi-mathematical, and the level of a certain “algebra,” which is quasi-mathematical and at which the analogy between this “algebra” and mathematics must be considered. The signifier “s” is not yet equated with the erectile organ at this point. However, a certain radically inaccessible signifier is argued to be inherent in the dialectic in the subject, indeed as the signifier ultimately generating this system or, again, yet another formalization of it, as the square root of -1 of this formalization, rather than the 1 or -1 (“S”) of the system. According to Lacan, “This [i.e. that which is designated or, again, formalized as the square root of -1] is what the subject lacks in order to think himself exhausted by his cogito, namely that which is unthinkable for him [although, we might add, appears as representable to him]” (p. 317). “But,” Lacan asks next, “where does this being, who appears in some way defective in the sea of proper names originates? ” (p. 317) In order to answer this question, Lacan maps the passage from the imaginary to the symbolic order, especially, as regards the phallic imagery. First, thanks to Freud’s “audacious step,” the phallus is argued to acquire the privileged role in the overall economy of signification in question, via 18 See, however, Note 11 above. The question, crucial here, of “negativity,” in psychoanalytical or (via Hegel) philosophical terms, in Lacan would require a separate discussion. On Lacan and Mathematics 145 the castration complex. Here one must keep in mind the difference between Freud and Lacan insofar as the Lacanian economy of the signifier (replacing Freud’s “signified”) is concerned, in particular as it relates to the phallus and the difference between the phallus (as a Freudian signified) and what Lacan here designates as the erectile organ as a signifier. The latter, moreover, may need to be seen as formalized yet further as “the square root of -1,” thus adding yet another “more distant” level of signification. 19 Then, moving beyond, if not against, Freud, Lacan argues as follows: The jouissance [associated with the infinitude involved in the castration complex in Freud]... brings with it the mark of prohibition, and, in order to constitute that mark, involves a sacrifice: that which is made in one and the same act with the choice of its symbol, the phallus. This choice is allowed because the phallus, that is, the image of the penis, is negativity in its place in the specular image. This is what predestines the phallus to embody the jouissance in the dialectic of desire. We must distinguish therefore between the principle of sacrifice, which is symbolic, and the imaginary function that is devoted to that principle of sacrifice, but which, at the same time, masks the fact that it gives it its instrument. (Écrits, p. 319) 20 It follows, according to Lacan, that it is the erectile organ - the image or better the signifier as an un-image of the phallus, and thus un-image of the image of the penis (in the Lacanian symbolic order) - that is subject to the equation of signification at issue. 21 It is, then, as such and only as such that the erectile organ is the square root of -1 - that is, as “the square root” 19 One can speak of “distancing” here only with considerable caution. For, although a certain efficacious materiality of the Lacanian Real can be seen as, in a certain sense, more “remote,” it cannot be postulated as existing by itself and in itself, as absolutely anterior, prior to or otherwise independent of signification. Hence, it cannot be seen as something from which the distance of signifiers can be unequivocally “measured.” One can speak in these terms only provisionally. Nor can the overall efficacity of the Lacanian signification can be contained by this materiality: this efficacity, along with its effects, such as signifiers, is fundamentally reciprocal in nature, including as concerns the relationships between materiality and phenomenality. In this sense, the expression “the image of the image of the image of the penis,” used earlier, must be seen as designating the “cite” of the multidirectional and ultimately interminable reciprocal network of the “material” and the “phenomenal,” although, indeed by the same token, other terms will be necessary in order to follow and to consider this network. 20 Here one would need, of course, to consider the question of sacrifice in Lacan, via Hegel, in particular in the Phenomenology, and, then, Alexandre Kojève and George Bataille, both of whom are clearly on Lacan’s mind here as well. 21 The difference between the erectile organ and the phallus would be inscribed accordingly, as indicated earlier. 146 Arkady Plotnitsky within, and of, the Lacanian system itself in the symbolic order of its operation, or, again, more accurately, of a certain formalization of that system. “Thus the erectile organ comes to symbolize [again, also in Lacan’s sense of the symbolic] the place of jouissance, not in itself, or even in the form of an image, but as part lacking in desired image: that is why it is equivalent to the square root of -1 of the signification produced above, of the jouissance that it restores by the coefficient of its statement to the function of the lack of signifier -1” (p. 320). 22 Accordingly, “the signification of the phallus” so conceived conforms to the economy of the inaccessible signifier. It can be shown that neither the signified not the referent are simply suspended here, and are in fact conceived of as ultimately inaccessible as well, via the Lacanian Real. For as Lacan says, “if [the erectile organ’s role], therefore, is to bind the prohibition of jouissance, it is nevertheless not [only] for these formal reasons” (Écrits, p. 320). Instead it is due primarily to a complex materiality, ultimately related to the Real and its epistemology. Indeed the Real in Lacan’s sense may be seen as this materiality (rather than reality). It may be best conceived as a certain radical (but not absolute) alterity inaccessible to a metaphysical configuring, oppositional or other, in particular as anything that can be seen as possessing any attributes (perhaps even the attribute of existence in any way that is or will ever be available to us) independently of our engagement with it. To summarize, within the Lacanian psychoanalytical situation, the image or the signifier of the erectile organ is a scandal - in either sense, but most crucially in terms if its psychoanalytic management, or the difficulty or even impossibility of thereof. In this latter sense it is not unlike what the square root of -1 in mathematics was epistemologically at some point. Lacan’s approach is to refigure it as a symbolic object - specifically in Lacan’s sense of the juxtaposition between the symbolic and the imaginary. In the register of the imaginary “the signification of the phallus,” while conceivably involving to inaccessible signifiers and referents, may be seen as defined by accessible signifiers, but (in part as a consequence) is psychoanalytically useless. In the new system (in the symbolic register) the Lacanian signifiers themselves, in particular the erectile organ, are ultimately inaccessible. By the same token, a symbolic system (in Lacan’s sense of the symbolic) is introduced as the dialectic of desire and castration, which enables the subject defined by this systems and/ as the Lacanian analytical situation to function. The symbolic object itself in question is given a specific formal structure, just as the square root of -1 is in mathematics. From this perspective, the 22 It is significant that Lacan refers to “the signification produced above,” which suggests the difference between Lacan’s “algebra” and that of the actual mathematical complex numbers, rather than a claim of their identity on Lacan’s part. On Lacan and Mathematics 147 erectile organ is not a real unity or oneness, positive or negative, neither “1” nor “-1,” or even anything merely fragmented, analogous to either mathematical real rational or real irrational. Instead it is a “solution” of the psychoanalytic equation which contains oneness - “1” - and the negative of oneness - “-1” - as terms but which makes the “solution” itself, while in a certain sense formalizable, inaccessible even at the level of the signifier, which, to the degree they offer us any image of it, all our imaginaries and visualizations ineluctably “miss,” along with the signified and the referent - the Real, keeping in mind the qualifications made earlier (Note 19). I am not certain to what degree Lacan’s epistemological ideas were derived from the epistemology of mathematical complex numbers. This is not inconceivable, especially given his statements cited here. He also knew enough mathematics and mathematicians to draw this parallel and to use it. I suspect that he was at least aware of these epistemological connections, as some of the statements cited above would indicate, even if he did not actually derive his scheme from the epistemology of complex numbers. There are, however, other candidates or the sources of this epistemology of the inaccessible at all levels of signification - the signifier, the signified, the referent - in more immediate semiotic terms, in the work of Saussure and Hjelmslef, on the one hand, and C.S. Peirce, on the other, or in more philosophical terms in the radical philosophy in the wake of Kant and Hegel, certainly in Nietzsche, although one can trace some of these ideas to Plato and the pre-Socratics. It is, then, only in the sense of the square root of -1 of Lacan’s system, as just delineated, and not of the mathematical system of complex numbers, that the erectile organ is the square root of -1. This argument would clearly invalidate a kind of critique that Sokal and Bricmont level at Lacan, were their critique to survive far lesser levels of scrutiny. Unwittingly, Sokal and Bricmont’s own comment in fact says as much: “Even if [Lacan’s] ‘algebra’ made sense, the ‘signifier’, and ‘signified’ and the ‘statement’ contained in it are not numbers” (Impostures intellectuelles, p. 32). Of course not, this is the whole point. 23 It is clear even from the most cursory reading that Lacan never says they are. Indeed in a sentence introducing the formula in question, the sentence cited by Sokal and Bricmont, Lacan says: “Thus by calculating that signification according to the algebraic method used here” (Écrits, p. 317; emphasis added) - that is, according to Lacan’s “algebra,” not the actual mathematics of complex numbers, which is my point here. 23 The reader may be spared the rest of Sokal and Bricmont’s sentence, equally ironic in its confirmation of my point here and equally remarkable in its naiveté and blindness. 148 Arkady Plotnitsky Lacan’s construction here considered may have been designed primarily for the psychoanalytical purposes, although such purposes in Lacan is a complex matter. Either way, this construction is accomplished by way of an invention and construction of philosophical concepts in Deleuze and Guattari sense, which activity defines philosophy itself, according to their What is Philosophy? It is in my view this construction that gives us the best sense of Lacan’s use of mathematics. This point also allows me to close here by giving a reasonable definite, although not definitive, answer to the question what is the place of mathematics in Lacan. Mathematics sometimes function in Lacan’s texts in a more direct and less complicated fashion of metaphor, illustration, and the like. For example, on some occasions certain constructions of modern topology, such as the Möbius strip and the Klein bottle, serve Lacan to find that which “we [can] propose to intuition in order to show” certain complex configurations entailed, Lacan argues, by neurosis, or psychosis (“Of Structure as an Inmixing,” 192), although the overall situation is ultimately more complex on these occasions as well. I do think, however, the primary and most significant usage of mathematical concepts in Lacan is as components of his own multilayered - irreducible nonsimple - concepts, conforming to Deleuze and Guattari’s definition (or concept) of the philosophical concept. The presence and role of such concepts in Lacan is, in my view, unquestionable. Virtually any given sample of Lacan’s text manifest such concepts. In “The Subversion of the Subject,” imaginary numbers is only a portion of conceptual and metaphorical conglomerate, many components of which are borrowed from various domains - literature, religion, philosophy, or whatever - and many of them would require a kind of analysis just given for complex numbers. As I said, this view shifts Lacan’s usage of mathematics into the philosophical from the psychoanalytic register, in accord with Deleuze and Guattari’s ideas in What is Philosophy? It is of some interest that in the book, while examining the difference between philosophy (defined by deployment of concepts), and other fields, in particular mathematics, science, and art, Deleuze and Guattari omit psychoanalysis from this argument altogether. The relationships between psychoanalysis and philosophy have of course been subject of important recent investigations, such as Derrida’s, especially in The Post Card (where Lacan is the main subject, along with Freud and Heidegger), or elsewhere in Deleuze and Guattari, especially in Anti-Oedipus, and indeed in Lacan’s essay in question, the essay also on Hegel. We know from these investigations that philosophy and psychoanalysis are multiply and perhaps irreducibly entangled, both historically and conceptually. This entanglement, however, is not symmetrical, and part of this asymmetry may entail a different (and more fundamental) role mathematical concepts and mathematics play in the philosophical vs. psychoanalytic thought and On Lacan and Mathematics 149 discourse. Indeed, one may see Lacan’s usage of mathematics as in part an attempt to change this asymmetry, at least at a certain point, as part of his attempt to make psychoanalysis more scientific or, with Freud, to affirm its scientific character. In the process, Lacan did, I think, manage to enrich our understanding of the nature and complexity of the project of mathematics and science. The success of his deployment of mathematics and science in psychoanalysis qua psychoanalysis is a different question, in part given the very nature of his thought, work, and text. This argument may make mathematics primarily a part of Lacan’s work as an inventor of concepts and, hence, as a philosopher, rather than a psychoanalyst (to the degree that these can be distinguished in Lacan’s case). At the very least, the role of mathematics in Lacan is fundamentally philosophically mediated, also in Hegel’s sense of mediation [Vermittlung]. That, however, may well be how mathematics has always functioned outside its own sphere, and indeed often within it. Works Cited Cartan, Elie “Nombres complexes. Exposé, d’après l’article allemand de E. Study (Bonn).” In Elie Cartan Œuvres Complètes. Paris: Éditions du centre national de la recherche scientifique, 1984, Vol. II, 1, pp. 107-247. Deleuze, Gilles and Felix Guattari, Anti-Oedipus: Capitalism and Schizophrenia, tr. Robert Hurley, Mark Seem, and Helen R. Lane. Minneapolis: University of Minnesota Press, 1983. -. What is Philosophy? , tr. by Hugh Tomlinson and Graham Burchell. New York: Columbia, 1994. Descartes, René. Géométrie. Chicago: The Open Court, 1925. Ebbinghaus, Heinz-Dieter. et al., Numbers. New York: Springer-Verlag, 1990. Gross, Paul R. and Norman Levitt, Higher Superstition: The Academic Left and its Quarrels with Science. Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1994. Hegel, Georg F. Hegel’s Phenomenology of Spirit, tr. A.V. Miller. Oxford: Oxford University Press, 1977. Lacan, Jacques. “Desire and the Interpretation of Desire in Hamlet,” tr. James Hulbert. Yale French Studies 55/ 56: 11-52. -. Écrits. Paris: Seuil, 1966. -. Écrits: A Selection, tr. Alan Sheridan, New York: Norton, 1977. -. “Of Structure of an Inmixing of an Otherness Prerequisite to Any Subject Whatever,” In The Languages of Criticism and the Sciences of Man: The Structuralist Controversy, eds. Richard Macksey and Eugenio Donato. Baltimore and London: Johns Hopkins University Press, 1970, pp. 186-200. Leibniz, Gottfried, W. Mathematische Schriften, éd. C. I. Gerhard. Berlin: Weidman, 1890. Plotnitsky, Arkady “’But It Is Above All Not True’: Derrida, Relativity and the ‘Science Wars,’” Postmodern Culture, 7.2 (Winter 1997) 150 Arkady Plotnitsky -. “Complementarity, Idealization, and the Limits of the Classical Conceptions of Reality,” Mathematics, Science and Postclassical Theory, eds. Barbara H. Smith and Arkady Plotnitsky Durham, NC.: Duke University Press, 1997. - . “On Derrida and Relativity: A Reply to Richard Crew,” Postmodern Culture 8.2 (Winter 1998) Reed, David. Figures of Thought: Mathematics and Mathematical Texts. London: Routledge, 1995. Remmert, Reinhold. “Complex Numbers.” In Ebbinghaus, Heinz-Dieter. et al., Numbers. New York: Springer-Verlag, 1990, pp. 55-96. Sokal, Alan. “Transgressing the Boundaries - Towards a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity,” Social Text (Spring/ Summer, 1996), pp. 217- 252. Sokal, Alan and Jean Bricmont, Impostures intellectuelles. Paris: Odile Jacob, 1997. Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Comptes rendus Alain Génetiot (sous la direction de), L’Éloge lyrique. Nancy : Presses Universitaires de Nancy, coll. « CEMLA », 2008. 503 p. Dans sa brièveté, le titre dit tout. Ce volume offre un aperçu solidement documenté de l’éloge en vers dans son ampleur et sa durée, comme le précise la belle préface d’Alain Génetiot, « De l’ode encomiastique au chant du monde » (p. 5-14). Tout part de Pindare, pour arriver à nous. Le parcours historique du volume se déroule du XVI e siècle au nôtre, dans une série de trente-trois articles sur les formes et les visées de l’éloge lyrique. Rien donc au Moyen Âge ? En fait, l’article de Dominique Millet-Gérard (p. 391-401), s’il mentionne Claudel, étudie pour l’essentiel le commentaire de Bernard de Clairvaux sur le Cantique des Cantiques (l’éloge de l’Époux et de l’Épouse) mis en parallèle avec le modèle. Mais on lira d’abord la préface, qui pose le sujet : « Comme le discours encomiastique en prose, l’éloge lyrique procède d’un même réservoir de sujets et de lieux parcourus et actualisés à travers l’histoire littéraire. C’est cet invariant, qui ressortit à une forme de sensibilité universelle, que le présent recueil entend mettre en lumière à travers l’exemple de la poésie française, de la Renaissance à l’extrême contemporain » (p. 8). Le poète lyrique, en effet, ne s’arrête pas au présent car sa tâche « est de voir plus loin que lui-même et de s’élever, dans une adhésion empathique et euphorique, à la contemplation des vérités éternelles et transcendantes » (p. 14). Les articles sont rangés selon la chronologie : on en compte 8 pour le XVI e siècle, 6 pour le XVII e , 5 pour le XVIII e , 7 pour le XIX e et 7 encore pour les XX-XXI e . D’un siècle à l’autre, ce sont les mêmes différences d’approche : d’une part les considérations d’ensemble sur le genre, d’autre part des études sur des auteurs (les plus nombreuses), enfin - difficiles parfois à distinguer des précédentes - des examens de cas particuliers, voire de détails. Pour la première série (les textes s’attachant à la définition ou à l’illustration de l’éloge lyrique), on a l’étude de Nathalie Dauvois sur les commentaires humanistes des odes d’Horace définissant la poétique de l’éloge lyrique (p. 15-27), et celle d’Isabelle Pantin sur « la relation entre célébrer et décrire à la Renaissance » à propos de la « poésie des choses » (p. 95-106). Anne Mantero s’intéresse à « la louange de Dieu dans la poésie du XVII e siècle » 152 Œuvres et Critiques (p. 171-188) et examine comment « les solutions ou apories de la Muse religieuse du XVII e siècle mettent à l’épreuve le modèle profane » (p. 188). C’est la Muse profane, en revanche, qui retient l’attention de Jean-Pierre Chauveau à propos de « l’éloge lyrique sous Louis XIV » (p. 213-232) - qui est très largement l’éloge de Louis XIV. Pour le XVIII e siècle, deux études fort différentes évoquent le thème central de l’éloge lyrique que fut alors l’éloge de la nature : celui de Sakurako Inoué (p. 259-271) souligne l’influence de Burke sur la poésie française de ce type, et celui de Jean-Louis Haquette (p. 273-284) celle de Diderot dans la nouvelle vision de la nature qui « n’est plus célébration du Créateur ou de la Beauté, mais communion à une force vitale » (p. 280). Les poètes de la nature au XVIII e siècle contribuent ainsi à redéfinir l’inspiration poétique d’une façon dont se souviendront leurs successeurs romantiques. Pour l’époque contemporaine, deux articles évoquent les transformations de l’éloge lyrique : « L’éloge du poète face à la modernité » de Lise Sabourin (p. 437-448), et la question riche de promesses posée par Jean-Michel Maulpoix sur le XX e siècle : « Un impossible éloge ? » (p. 469-476). Il semble donc qu’en quelques siècles on soit passé de la forme et de la nature de l’éloge lyrique, reconnaissables par un certain nombre de critères malgré leurs diversités, à l’incertitude qui s’attache aujourd’hui à toute définition, voire à toute existence, d’une expression artistique en n’importe quel domaine. Voyons donc ce qu’il en est dans les articles qui considèrent les auteurs d’éloges lyriques. Ce sont les plus nombreux (18 : plus de la moitié) et on me pardonnera de m’attarder plutôt sur ceux qui ont particulièrement retenu mon attention. Pour le XVI e siècle, Marie-Dominique Legrand évoque l’éloge des amis par Du Bellay dans Les Regrets (p. 43-62), François Rouget l’association de la louange et de la remontrance dans le Panégyrique de la Renommée de Ronsard, façon de souligner la valeur ambiguë de la louange adressée à Henri III (p. 81-93). Olivier Millet relit les tragédies de Robert Garnier « à la lumière de la Poétique de Scaliger » (p. 107-121) et montre comment Garnier a su ressaisir l’esprit de la tragédie antique en le « confront[ant] de l’intérieur à sa culture chrétienne et moderne » (p. 121). Pour le XVII e siècle, Séverine Salvi-Bourre parle de « l’éloge amoureux malherbien » (137-148), le regretté Yves Giraud de « Godeau thuriféraire de Richelien » (p. 161-170) et Jean-Pierre Collinet de La Fontaine (p. 189-211). Pour le XVIII e , Sylvain Menant présente les odes de Jean-Baptiste Rousseau (p. 233-245), personnage que sa prédisposition à l’aigreur et sa vision pessimiste de l’humanité portaient peu à la louange et dont les plus beaux chants se trouvent dans ses odes sacrées. Michel Delon met en valeur un élément important de l’évolution des mentalités en ce siècle-clé de la modernité en soulignant à propos de l’ode à Buffon de Lebrun-Pindare (p. 247-258) que désormais « une nouvelle catégorie s’impose, celle du grand homme, bien distinct de Comptes rendus 153 l’homme illustre », et que c’est à lui que s’adresse l’éloge lyrique. L’évolution, voire le renversement, que traduit ce changement (et qui se manifestera au début de la Révolution notamment par la nouvelle affectation du Panthéon) exprime un humanisme nouveau et un nouveau modèle de poésie. Avec Chénier, Édouard Guitton suit (p. 285-303) l’évolution du lyrisme ou, pour le citer, « le dilemme de la poésie » (p. 288) à la fin du XVIII e siècle : la notion de lyrisme chez le futur poète des Iambes reste en effet la notion classique et nullement ce qu’on entendra par ce mot au XIX e siècle (p. 289), mais les événements vont faire que c’est dans ce « genre le plus inféodé aux traditions », le genre lyrique, que Chénier va affirmer son originalité (p. 298) en proposant un « lyrisme sans recul » qui « transgresse toutes les normes du genre, sauf celles de la métrique » (p. 301) - lyrisme de circonstance, né de l’événement, sans équivalent dans la poésie française. Pour le XIX e siècle, Aurélie Loiseleur évoque l’élégie lamartinienne (p. 321-333), Claude Millet la poésie de Hugo avant l’exil (p. 335-345). André Guyaux (p. 359-365) et John Jackson (p. 367-374) traitent de Baudelaire : éloge adressé à Sainte-Beuve pour le premier, contre-éloges et éloges paradoxaux pour le second. Jean-Nicolas Illouz propose une intéressante étude des Tombeaux de Mallarmé (p. 375-390), privés de consolation religieuse. Pour le XX e siècle, il a déjà été question de la contribution de Dominique Millet-Gérard (p. 391-401) sur le commentaire du Cantique des Cantiques par Bernard de Clairvaux relu par Claudel. Sous le titre « L’éloge lyrique : la voix de Saint-John Perse » (p. 403-423), Mireille Sacotte présente l’œuvre du poète en soulignant que c’est la seule du XX e siècle « qui puisse intégralement être classée sous la rubrique de l’éloge lyrique », et qu’on pourrait parfois croire due à la plume d’un disciple de Lucrèce ou d’un bouddhiste assuré de la réincarnation (p. 422). C’est Bernard Beugnot qui traite de Ponge : « Francis Ponge auteur lyrique ? Chant du monde et jouissance de l’éloge » (p. 425-436). Titre ambigu, car Ponge pratique tous les genres de l’éloge, des hommes, des choses, l’éloge paradoxal, le blason, mais en refusant la grande tradition lyrique car pour lui « l’éloge est une entreprise de métamorphose de l’éphémère » (p. 436). Patrick Labarthe évoque « Yves Bonnefoy et la question de l’éloge lyrique » (p. 449-467) : éloge une fois de plus ambigu, puisque pour Bonnefoy, « si l’éloge est une manière de devoir de la parole […], il ne saurait célébrer que sur un mode critique, soupçonneux à l’endroit des séductions du narcissisme » (456). Les six articles qui n’ont pas encore été mentionnés sont consacrés à des études de thèmes ou à des aspects particuliers se rapportant évidemment à l’éloge lyrique, étant entendu que dans bien des cas la différenciation avec la catégorie précédente est indécise et peut-être arbritraire : la contribution de Michel Delon porte-t-elle sur un auteur, ou bien le Buffon de Lebrun-Pindare est-il un « détail » dans l’œuvre du poète ? Même question pour le cardinal 154 Œuvres et Critiques de Lorraine vu par Ronsard dans l’étude de Jean Balsamo : auteur ou thème particulier ? Je demande l’indulgence du lecteur sur ces incertitudes. Cécile Huchard évoque ainsi « l’éloge des Dames » chez Marot (p. 29-42), non point comme éloge amoureux (il ne s’agit pas de l’éloge des femmes) mais comme hommage aux Dames de France dont l’exemple appelle à la célébration du divin : Marguerite de Navarre ou Renée de France en particulier. Jean Balsamo examine un cas particulier de l’éloge lyrique au XVI e siècle : celui de Ronsard adressé au cardinal de Lorraine (p. 63-80) dans une suite de pièces composées jusqu’en 1560, mais il réinterprète, de façon convaincante à mon avis, le « silence » de Ronsard à l’égard du prélat dans les années qui suivent. Véronique Ferrer traite de l’éloge lyrique religieux (p. 123-135), en l’occurrence « la louange psalmique » telle que la proposent les poètes de la Réforme, chez qui la poésie d’éloge est « largement relayée par la déploration, la supplique, voire la plainte » pour exprimer jusque dans l’exaltation du chant divin l’âme tourmentée du croyant réformé « voué […] à s’épuiser dans le ressassement verbal de son péché » (p. 135). Stéphane Macé s’intéresse à « la voix des vainqueurs » telle qu’elle s’exprime après la prise de La Rochelle (p. 149-159). Pour le XIX e siècle, Jean-Noël Pascal (p. 305-319) examine « l’éloge lyrique de l’Empereur » dans l’Almanach des Muses de 1805 à 1814, pour aboutir à la constatation que « Napoléon n’a trouvé ses poètes qu’après sa chute, ou même après sa mort » (p. 319). Enfin Wieslaw Mateusz Malinowski (p. 347-357) nous entretient du mythe de « la Belle Polonaise » chez les poètes du XIX e siècle. Quant au dernier article du volume, il est dû à la plume de Michel Deguy (p. 477-486) : intitulé « Morceaux de bravoure », il propose une promenade capricieuse et savante à travers les avatars de ce qui reste aujourd’hui (d’après l’auteur) de l’éloge lyrique. Suivent un Index des noms de personnes (bien utile) de 14 pages et la table des matières. J’aimerais avoir donné une idée de la richesse et de la variété offertes par cet ouvrage, qui traite du sujet dans son histoire et sous presque tous ses aspects - on est tenté de dire : dans presque toutes ses musiques. D’abord l’éloge lyrique en forme, tel que l’avait pratiqué les imitateurs de Pindare, tel que le décrivait Quintilien et tel que le rappelle La Fontaine : On ne peut trop louer trois sortes de personnes, Les Dieux, sa maîtresse et son Roi… Puis l’éloge paradoxal, le contre-éloge, l’éloge ambigu, l’éloge soupçonné (ou soupçonneux)… Et les thèmes de l’éloge lyrique : la louange de Dieu, des puissants, l’éloge des morts, celui de la nature et du monde (mais très rare éloge amoureux). La documentation est large, précise. Presque tous les articles sont intéressants, plusieurs sont passionnants. Ils apportent parfois du nouveau, ils dressent souvent une présentation ou un bilan précieux de Comptes rendus 155 questions mal connues des non-spécialistes. Avec ce beau livre, Alain Génetiot offre au lecteur une vue à la fois approfondie et panoramique - disons : encyclopédique - de l’éloge lyrique. Qu’il en soit remercié. Yvonne Bellenger Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Livre reçus D I B ELLA , Sarah: L’expérience théâtrale dans l’œuvre théorique de Luigi Riccoboni: Contribution à l’histoire du théâtre au XVIII e siècle. Suivie de la traduction et l’édition critique de Dell’Arte Rappresentativa de Luigi Riccoboni. Paris: Champion, 2009 (Les Dix-huitièmes Siècles, 122). 586 p. L ECLERC , Jean: L’Antiquité travestie et la vogue du burlesque en France (1643-1661). Québec: Les Presses de l’Université Laval, 2008 (Les Collections de la République des Lettres). 362 p. D ESTRUEL , Philippe: Céline, imaginaire pour une autre fois. La thématique anthropologique dans l’œuvre de Céline. Saint-Genouph: Librairie Nizet, 2009. 258 p. G ÉNETIOT , Aain (éd.): L’Eloge lyrique. Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 2008. 503 p. s Œuvres & Critiques, XXXIV, 2 (2009) Y VONNE B ELLENGER Résidence Athenée Bât. A2 2, chemin du Dessus des Vignes F-91230 Montgeron A NNE É LAINE C LICHE Département d’Études littéraires Université du Québec à Montréal Case postale 8888, succursale Centreville Montréal (Québec) H3C 3P8 Canada M ICHEL P ETERSON , psychanalyste 810, av. Champagneur, suite 220 Montréal, (Québec) H2V 4S3 Canada A RKADY P LOTNITSKY Department of English Purdue University West Lafayette, IN 47907 U.S.A. D ANIEL P USKAS , psychanalyste 9467 Lajeunesse Montréal (Québec) H2M 1S5 Canada J UTTA W EISER Universität Duisburg-Essen Institut für Romanische Sprachen und Literaturen Geibelstr. 41 D-47057 Duisburg P HILIPPE W ILLEMART Universidade de S-o Paulo FFLCH C.P. 26097 Departamento de Letras Modernas Sala 18 CEP 05513 970 S-o Paulo Brésil Adresses des auteurs
