eJournals

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/61
2010
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Abonnements 1 an: € ,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax: +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail: <info@narr.de> ISSN 0338-1900 72 Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Sommaire R AINER Z AISER Introduction. Le XVII e siècle : l’âge de l’écrivaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 T HOMAS M. C ARR , Jr. Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal et le commerce épistolaire conventuel : un secrétaire spirituel au féminin. . . . . . . . . . . . 9 G IOVANNA D EVINCENZO Marie de Gournay : portrait d’une femme héroïque . . . . . . . . . . . . . . . . 21 M ICHELE L ONGINO L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND Factuel et fictionnel dans Artamène et Clélie : une pratique singulière de Mlle de Scudéry . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 N ATHALIE G RANDE Une Princesse par temps de crise : actualité de Madame de Lafayette . . . 61 E DWIGE K ELLER -R AHBÉ Pratiques et usages du privilège d’auteur chez Mme de Villedieu et quelques autres femmes de lettres du XVII e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . 69 J OLENE V OS -C AMY Les œuvres narratives de Catherine Bernard : les femmes face à l’amour 95 A MELIA S ANZ Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 P ERRY G ETHNER Les jeunes premiers de Françoise Pascal : un héroïsme de la passivité . . . 125 R OSWITHA B ÖHM Femme de lettres - femme d’aventures : Marie-Catherine d’Aulnoy et la réception de son œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 2 Sommaire C HARLOTTE T RINQUET Mademoiselle de La Force, une princesse de la République des Lettres . . . 147 Comptes rendus Jean Balsamo, Vito Castiglione Minischetti, Giovanni Dotoli (éds.) : Les Traductions de l’italien en français au XVI e siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . 159 (Volker Kapp) Thomas Stauder (éd.) : Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance . . . 163 (Annika Krüger) Adresses des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Introduction Le XVII e siècle : l’âge de l’écrivaine Rainer Zaiser Les contributions réunies dans le présent volume témoignent de quelques tendances importantes dans la recherche actuelle consacrée aux écrivaines du XVII e siècle. Longtemps focalisé sur quelques personnalités réputées déjà à leur époque et canonisées par les historiens de la littérature - Madeleine de Scudéry, Madame de Sévigné, Madame de Lafayette, par exemple -, le regard de la critique sur les femmes écrivains s’est considérablement élargi depuis les années 1980, et ceci non seulement pour ce qui est de la littérature du XVII e siècle. 1 Un numéro spécial de Yale French Studies, paru en 1988 et intitulé The Politics of Tradition : Placing Women in French Literature 2 , fait un des premiers bilans de cette exclusion d’auteures du patrimoine des lettres et sollicite la réécriture de l’histoire de la littérature française sous l’angle de 1 Cette redécouverte de femmes écrivains oubliées va de pair avec l’intérêt des dixseptiémistes pour des sujets axés sur les représentations littéraires de la femme. Voir à ce propos Wolfgang L EINER (éd.), Onze études sur l’image de la femme dans la littérature française du dix-septième siècle, Tübingen, Gunter Narr, Paris, Jean- Michel Place, 1978 (rééd. Tübingen, Gunter Narr, 1984) ; le recueil de huit articles publiés sous la rubrique « Féminisme » dans Roger D UCHÊNE , Pierre R ONZEAUD (éds.), Ordre et contestation au temps des classiques. Actes du 21 e colloque du Centre Méridional de Rencontres sur le XVII e siècle jumelé avec le 23 e colloque de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature (Marseille, 19-23 juin 1991), Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL, 1992 (Biblio 17, n o 73), p. 157-243 ; David W ETSEL , Frédéric C ANOVAS (éds.), Les femmes au Grand Siècle. Le Baroque : musique et littérature. Musique et liturgie. Actes du 33 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Tome II. Arizona State University (Tempe), May 2001, Tübingen, Gunter Narr, 2003 (Biblio 17, n o 144), notamment les seize études rassemblées sous le titre « Les femmes au Grand Siècle » (p. 9-217) et préfacées par Christine M C C ALL P ROBES (p. 11-15) ; Richard H ODGSON (éd.), La femme au XVII e siècle. Actes du colloque de Vancouver, University of British Columbia, 5-7 octobre 2000, Tübingen, Gunter Narr, 2002 (Biblio 17, n o 138). 2 Voir Yale French Studies, 75 (1988), Joan D E J EAN and Nancy K. M ILLER , Special Editors. 4 Rainer Zaiser la présence féminine dans la République des Lettres. 3 Comme Joan DeJean, co-éditrice de ce volume de Yale French Studies, l’a mis en évidence, l’une des raisons pour lesquelles de nombreuses écrivaines du XVII e siècle n’ont pas été accueillies au Parnasse des auteurs relus et réédités au fil des siècles 4 , réside dans le fait que leurs œuvres résisteront, dans une large mesure, à l’orthodoxie esthétique d’un classicisme devenu de plus en plus rigoureux au fur et à mesure que le règne de Louis XIV affirmera son pouvoir absolu. A côté des Corneille, Racine, Molière, Boileau, Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère, La Fontaine et Perrault se jalonne une myriade de femmes qui ont excellé dans les belles-lettres, mais qui ont dû attendre les dernières décennies du XX e siècle avant que la postérité ne leur prête l’attention qu’elles méritent. Cette reconnaissance du rôle prépondérant des femmes dans la vie littéraire du XVII e siècle, époque à laquelle, comme Linda Timmermans l’a montré, les femmes défendent de plus en plus leur droit d’accès à la culture 5 , va de pair avec la découverte de la diversité de la littérature de ce siècle. Ceci ne vaut pas seulement pour le phénomène du baroque littéraire longtemps ignoré dans le contexte du siècle d’or de la littérature française et réévalué à la suite de l’étude fondatrice de Jean Rousset 6 , mais aussi pour les genres qui sont nés en grand nombre au XVII e siècle en marge de ceux approuvés 3 À propos de l’exclusion d’une grande partie d’écrivaines des histoires de la littérature française, voir également l’article de Roswitha B ÖHM , « Unter Ausschluß der Weiblichkeit : Strategien französischer Literaturgeschichtsschreibung », dans : Renate K ROLL , Margarete Z IMMERMANN (éds.), Gender Studies in den romanischen Literaturen : Revisionen, Subversionen, Frankfurt/ Main, Dipa-Verlag, 1999, 2 vols., vol. 1, p. 315-336. Roswitha Böhm parle dans son article d’une véritable stratégie visant à passer les voix féminines sous silence dans de nombreuses histoires de la littérature française. 4 Voir Joan D E J EAN , « Classical Reeducation : Decanonizing the Feminine », Yale French Studies, 75 (1988), p. 26-39, p. 26-27 : « […] in many periods it is almost universally understood that ‹the great authors of the seventeenth century› are alone worthy to be taught in the schools. At the same time and as part of the same evolution of linguistic usage and pedagogical practices, the most influential women writers of the Golden Age are pronounced unworthy of membership in the class of ‹great authors of the seventeenth century› because the ‹ideal› their works express is deemed unfit to be proposed the schoolchildren as a model. » 5 Voir Linda T IMMERMANS , L’accès des femmes à la culture (1598-1715) : Un débat d’idées de Saint François de Sales à la Marquise de Lambert, Paris, Champion, 1993. 6 Voir entre autres les études devenues classiques à cet égard : Jean R OUSSET , La littérature de l’âge baroque en France : Circé et le paon, Paris, Corti, 1954 ; Imbrie B UFFUM , Studies in the Baroque from Montaigne to Rotrou, New Haven, Yale University Press, 1957 ; Frank J. W ARNKE , Versions of Baroque : European Literature in the Seventeenth Century, New Haven, Yale University Press, 1972 et la synthèse de Wilfried F LOECK , Esthétique de la diversité : Pour une histoire du baroque littéraire en France, Paris- Seattle-Tübingen, PFSCL, 1989 (Biblio 17, n o 43). Introduction 5 par les doctes de l’art classique : romans et nouvelles, mémoires et autobiographies, contes de fées et littérature épistolaire, poésie précieuse et billets galants, conversation salonnière et portraits littéraires. C’est justement dans ces genres que bon nombre de femmes du XVII e siècle se sont distinguées comme écrivaines de première qualité, mais ont été mises à l’écart des siècles durant par l’historiographie ou par la critique littéraire. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que les études sur ces genres et leurs auteurs féminins se sont multipliées. Sont désormais pris en considération les dames de lettres qui dirigent ou fréquentent les salons 7 ainsi que leur poétique de la conversation 8 et leur poésie précieuse 9 , les romancières qui consacrent leurs récits au « pays de Tendre » 10 , les nouvelles historiques ou galantes de Madame de Villedieu 11 , de Catherine Bernard 12 et d’Anne de la Roche-Guilhen 13 , les contes de fées de Madame d’Aulnoy et de Mademoiselle de La Force entre 7 Voir Renate B AADER , Dames de lettres : Autorinnen des preziösen, hocharistokratischen und « modernen » Salons (1649-1698) : Mlle de Scudéry, Mlle de Montpensier, Mme d’Aulnoy, Stuttgart, Metzler, 1986 ; Myriam M AÎTRE , Les précieuses : Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 1999 ; Faith E. B EASLEY , Salons, History, and the Creation of Seventeenth-Century France : Mastering Memory, Aldershot and Burlington, Ashgate, 2006. 8 Voir Delphine D ENIS , La muse galante : Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, Paris, Champion, 1995. 9 Voir Renate K ROLL , Femme poète : Madeleine de Scudéry und die « poésie précieuse », Tübingen, Niemeyer, 1996. 10 Voir Joan D E J EAN , Tender Geographies : Women and the Origins of the Novel in France, New York, Columbia University Press, 1991 ; Nathalie G RANDE , Stratégies de romancières : De Clélie à La Princesse de Clèves, Paris, Champion, 1999. 11 Voir Micheline C UÉNIN , Roman et société sous Louis XIV : Madame de Villedieu (Marie-Catherine Desjardins 1640-1683), Paris, Champion, 1979 ; Roxanne L ALANDE (éd.), A Labor of Love : Critical Reflections on the Writings of Marie-Catherine Desjardins (Madame de Villedieu), Teaneck, NJ, Fairleigh Dickinson University Press, 2000 ; Edwige K ELLER -R AHBÉ , Nathalie G RANDE (dir.), Madame de Villedieu, ou les audaces du roman, numéro spécial de Littératures classiques, 61, printemps 2007 ; Edwige K ELLER -R AHBÉ (dir.), Madame de Villedieu romancière : Nouvelles perspectives de recherches, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2004. 12 Voir l’édition de son œuvre par les soins de Franco P IVA : Catherine Bernard, Œuvres, Tome 1, Romans et Nouvelles, Paris, Nizet, 1993 et Œuvres, Tome 2, Théâtre et Poésie, Fasano, Schena Editore, Paris, Didier Érudition, 1999 ; Jolene V OS -C AMY , « L’amour et la foi catholique dans Les Malheurs de l’amour de Catherine Bernard », Papers on French Seventeenth Century Literature, Vol. XXXIV, No. 67 (2007), p. 429-442. 13 Voir Anne de La Roche-Guilhen, Histoire des favorites, contenant ce qui s’est passé de plus remarquable sous plusieurs règnes, édité par Els H ÖHNER , avec l’aide d’Amelia S ANZ , Marie-Élisabeth H ENNEAU , Éliane V IENNOT , et al., Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2005. 6 Rainer Zaiser autres 14 , les lettres de femmes comprenant aussi bien celles de Madame de Sévigné que celles qui ont été inédites et oubliées ou utilisées comme technique narrative dans les récits de romans 15 , les mémoires de femmes 16 , les écrits de religieuses 17 , les portraits et autoportraits au féminin. 18 Il faudrait ajouter que les écrivaines du XVII e siècle ont également laissé en héritage 14 Voir Raymonde R OBERT , Le conte de fées littéraire en France de la fin du XVII e à la fin du XVIII e siècle, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1982 ; Amy V ANDERLYN D E G RAFF , The Tower and the Well : A Psychological Interpretation of the Fairy Tales of Madame d’Aulnoy, Birmingham, AL, Summa Publications, 1984 ; Lewis Carl S EIFERT , Fairy Tails, Sexuality, and Gender in France 1690-1715 : Nostalgic Utopias, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; Jean M AINIL , Madame d’Aulnoy et le rire des fées : Essai sur la subversion féerique et le merveilleux comique sous l’Ancien Régime, Paris, Kimé, 2001 ; Nadine J ASMIN , Naissance du conte féminin : Mots et merveilles. Les contes de fées de Mme d’Aulnoy, Paris, Champion, 2002 ; Roswitha B ÖHM , Wunderbares Erzählen : Die Feenmärchen der Marie-Catherine d’Aulnoy, Göttingen, Wallstein Verlag, 2003. Sophie R AYNARD place la génération des conteuses qui ont publié leurs contes de fées vers la fin du XVII e et dans la première moitié du XVIII e siècle sous le signe de « la seconde préciosité » dans son étude La seconde préciosité : Floraison des conteuses de 1690 à 1756, Tübingen, Gunter Narr, 2002 (Biblio 17, n o 130). 15 Voir Fritz N IES , Gattungspoetik und Publikumsstruktur : Zur Geschichte der Sévignébriefe, München, Fink, 1972 (trad. franç. Les Lettres de Mme de Sévigné : Conventions du genre et sociologie des publics, traduit de l’allemand par M. Creff, préface de B. Bray, Paris, Champion, 2001) ; Elisabeth C. G OLDSMITH , Writing the Female Voice : Essays on Epistolary Literature, London, Pinter, 1989 ; Michèle L ONGINO , Performing Motherhood : The Sévigné Correspondence, Hanover, NH, University Press of New England, 1991 ; Roger D UCHÊNE , Madame de Sévigné et la lettre d’amour, nouvelle édition augmentée, Paris, Klincksieck, 1992 ; Elisabeth C. G OLDSMITH , Colette H. W INN (éds.), Lettres de femmes : textes inédits et oubliés du XVI e au XVIII e siècle, Paris, Champion, 2005. En ce qui concerne l’usage de la lettre dans la prose narrative voir l’étude de Marie-Gabrielle L ALLEMAND , La lettre dans le récit : Étude de l’œuvre de Mlle de Scudéry, Tübingen, Gunter Narr, 2000 (Biblio 17, n o 120). 16 Voir Jean G ARAPON , La Grande Mademoiselle mémorialiste : Une autobiographie dans le temps, Genève, Droz, 1989 ; Faith E. B EASLEY , Revising Memory : Women’s Fiction and Memoirs in Seventeenth-Century France, New Brunswick, NJ, London, Rutgers University Press, 1990. 17 Voir Hélène T RÉPANIER , « Entre amour-propre et anéantissement : le ‹je› des autobiographies mystiques féminines », dans : Richard H ODGSON (éd.), La femme au XVII e siècle. Actes du colloque de Vancouver, University of British Columbia, 5-7 octobre 2000, Tübingen, Gunter Narr, 2002 (Biblio 17, n o 138), p. 301-313 ; Thomas M. C ARR Jr., Voix des abbesses du Grand Siècle : La prédication au féminin à Port-Royal, Tübingen, Gunter Narr, 2006 (Biblio 17, n o 164). 18 Voir Jean G ARAPON , La culture d’une princesse : Écriture et autoportrait dans l’œuvre de la Grande Mademoiselle (1627-1693), Paris, Champion, 2003 ; Elise G OODMAN , The Cultivated Woman : Portraiture in Seventeenth-Century France, Tübingen, Gunter Narr, 2008 (Biblio 17, n o 176). Cette dernière étude explore le genre du portrait féminin non seulement dans le domaine de la littérature, mais aussi dans celui de la peinture. Introduction 7 une production théâtrale considérable dont la richesse est passée presque inaperçue jusqu’à sa découverte récente à la suite de l’essor des études féminines, notamment des pièces de Françoise Pascal, Catherine Bernard, Madame de Villedieu, Anne de La Roche-Guilhen, Antoinette Deshoulières, Marie-Anne Barbier. 19 Force est de constater que ce théâtre au féminin échappe à son tour aux conventions rigides de l’art dramatique du siècle classique. Parmi les pièces créées par les femmes dramaturges du XVII e siècle figurent des tragi-comédies, des comédies-ballets, des farces, des drames, des comédies, des tragédies, donc « toute la variété » des genres dramatiques qu’a connue l’histoire du théâtre jusqu’à cette époque-là, comme l’a souligné Perry Gethner dans l’« Introduction » au premier tome de son anthologie de pièces composées par des femmes entre 1650 et 1750. 20 C’est ainsi que les résultats obtenus par les études féminines imposent la tâche de créer « a new literary landscape » 21 ou « une nouvelle cartographie » 22 de la littérature 19 Voir les éditions établies par Perry G ETHNER (éd.), Femmes dramaturges en France (1650-1750). Pièces choisies, Tübingen, Gunter Narr, 1993 (Biblio 17, n o 79) ; Perry G ETHNER (éd.), Femmes dramaturges en France (1650-1750). Pièces choisies, Tome II, Tübingen, Gunter Narr, 2002 (Biblio 17, n o 136) ; Alicia Celina M ONTOYA , Volker S CHRÖDER (éds.), Marie-Anne Barbier, Cornélie, mère des Gracques (tragédie, 1703), Toulouse, Société de Littératures Classiques, 2005 ; Theresa Varney K ENNEDY , Françoise Pascal’s Agathonphile martyr, tragi-comédie. An Annotated Critical Edition, Tübingen, Gunter Narr, 2008 (Biblio 17, n o 177) ; Aurore É VAIN , Perry G ETHNER , Henriette G OLDWYN (dir.), Théâtre de femmes, Vol. 2 : XVII e siècle, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2008. Voir également les études suivantes : Nathalie G RANDE et Edwige K ELLER -R AHBÉ (éds.), Madame de Villedieu et le théâtre. Actes du Colloque de Lyon (11 et 12 septembre 2008), Tübingen, Gunter Narr, 2009 (Biblio 17, n o 184) ; Alicia Celina M ONTOYA , Marie-Anne Barbier et la tragédie post-classique, Paris, Champion, 2007 ; Henriette Goldwyn, « Catherine Bernard ou la voix dramatique éclatée », dans : Roger D UCHÊNE , Pierre R ONZEAUD (éds.), Ordre et contestation au temps des classiques. Actes du 21 e colloque du Centre Méridional de Rencontres sur le XVII e siècle jumelé avec le 23 e colloque de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature (Marseille, 19-23 juin 1991), Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL, 1992 (Biblio 17, n o 73), p. 203-211. 20 Voir G ETHNER (éd.), Femmes dramaturges en France, 1993, p. 9. 21 Voir Faith E. B EASLEY , « Altering the Fabric of History : Women’s Participation in the Classical Age », dans : Sonya S TEPHENS (éd.), A History of Women’s Writing in France, Cambridge University Press, 2000, p. 64-83, p. 75. 22 J’emprunte le terme français à Delphine D ENIS qui l’utilise pour retracer l’histoire semantique des termes « préciosité » et « galanterie ». Voir son article « Préciosité et galanterie : vers une nouvelle cartographie », dans : David W ETSEL , Frédéric C ANOVAS (éds.), Les femmes au Grand Siècle. Le Baroque : musique et littérature. Musique et liturgie. Actes du 33 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, Tome II. Arizona State University (Tempe), May 2001, Tübingen, Gunter Narr, 2003 (Biblio 17, n o 144), p. 17-39. 8 Rainer Zaiser française du XVII e siècle, cartographie mettant en relief la richesse de la création littéraire au féminin de l’époque. Les contributions qui suivent ne tiennent compte certes que d’un choix parmi les auteurs innombrables de la littérature féminine du Grand Siècle, mais dans leur ensemble, elles visent à faire naître une image représentative de cette diversité qui est propre à la plume féminine de l’âge classique. Il va de soi qu’une future histoire de la littérature française du XVII e siècle au féminin ne serait pas axée sur la seule création littéraire des femmes. Une telle histoire demanderait, comme Faith Beasley l’a signalé, l’enjeu et la mise en valeur de toutes les manifestations littéraires de l’époque, soit féminines, soit masculines. 23 Que la diversité de l’écriture féminine soit réconciliée avec la diversité culturelle du siècle d’Anne d’Autriche. 23 Voir la conclusion de son article : « If one were to return to the Great Century and ask these women writers what they think of the preceding history and the premise of the present volume, they would most likely be surprised. Why is there a separate history devoted entirely to women ? They would have considered themselves, and their contemporaries in fact viewed them, as a cultural force on all of society, not as a separate sphere of creativity. The full significance of women’s participation in and their influence on the literary world will only be appreciated when authors such as la Rochefoucauld, Perrault and Boileau are studied in conjunction with Sablé, d’Aulnoy and Scudéry. Only then will we have a clear picture of how the whole literary and intellectual culture functioned and a truer sense of what ‹the splendid century› really was. » (B EASLEY 2000, p. 82.) Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal et le commerce épistolaire conventuel : un secrétaire spirituel au féminin Thomas M. Carr, Jr. À la suite de La Bruyère pour qui « Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d’écrire », on répète souvent que l’épistolaire est un genre féminin. Même ceux qui soutiennent ce point de vue, oublient parfois que le premier grand recueil de correspondance écrit par une femme et publié au dixseptième siècle est celui de la grand-mère de Madame de Sévigné, Jeanne de Chantal. L’autre imposant recueil de lettres de femme édité sous Louis XIV est également celui d’une religieuse : les 675 pages des Lettres de la Vénérable Mère Marie de l’Incarnation première supérieure des Ursulines de la Nouvelle France (Paris, L. Billaine) de 1681 rivalisent avec les 904 pages des Épîtres spirituelles de la fondatrice de la Visitation parues à Lyon chez Vincent de Cœursilly en 1644, deux ans après la mort de leur auteur 1 . Si l’épistolaire est un genre féminin, on peut se demander s’il est également conventuel. Il y a là un vrai paradoxe. Les qualités que loue l’auteur de « Des ouvrages de l’esprit » dans les lettres écrites par des femmes - la spontanéité, la nouveauté, le sentiment, la délicatesse et le naturel - sont précisément celles dont la bonne religieuse doit se méfier. Mon propos est d’examiner les Épîtres de Jeanne de Chantal à la lumière de ce paradoxe, par ailleurs inscrit dans les textes liminaires du recueil. À lire l’avant-propos de 1644, on croirait avoir affaire à l’un des secrétaires ou manuels épistolaires qui offraient des lettres-modèles au public et dont l’un des plus répandus est celui de Puget de la Serre, Le Secrétaire à la mode, paru en 1640, tandis que la Mère de Blonay, dans son épître dédicatoire qui précède cet avant-propos, fait preuve de modestie monastique. 1 Je cite d’après l’édition de Lyon, Antoine Cellier, 1666. Guy Oury a donné une édition critique de la Correspondance de Marie Guyart en 1971 (Solesmes, Abbaye Saint-Pierre), et celle de Jeanne de Chantal a paru entre 1986 et 1996 en 6 volumes aux Éditions du Cerf, grâce aux soins de la regrettée archiviste de la Visitation d’Annecy, Marie Patricia Burns. Les Épitres ne figurent même pas dans la bibliographie de la mise au point de Christine Planté, L’Épistolaire, un genre féminin ? , Paris, Honoré Champion, 1998. 10 Thomas M. Carr, Jr. Les dangers de la correspondance Agnès Cousson résume bien les dangers que peuvent représenter les échanges épistolaires chez les religieuses dans un article sur les « tentations de la correspondance » chez une autre grande supérieure du siècle, Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, abbesse de Port-Royal, auteur, elle aussi, d’une ample correspondance à ce jour inédite. L’activité épistolaire est une infraction potentielle aux règles du silence et de l’oubli de soi […]. Elle offre la possibilité de satisfaire au désir naturel de communiquer et incite au bavardage […]. La lettre est une forme codée, propice à la réflexivité et aux discours personnels. […]. Le je invite à l’épanchement et à l’expression spontanée, contre la règle de la retenue 2 . Ainsi les textes normatifs rédigés pour les ordres féminins entourent-ils ce commerce de nombreuses prohibitions 3 . Bien que les Constitutions de la Visitation ne semblent consacrer aucun chapitre aux lettres, la Petite Coutume précise que « Les sœurs n’écrivent guère en leur particulier, même à leurs parents, sinon qu’il soit nécessaire 4 ». Le Coutumier ajoute qu’il faut éviter tout ce qui serait de nature à causer « de la risée aux séculiers », tout ce qui blesse la charité, ou ce qui constitue des « inutilités 5 ». Les Constitutions de Port-Royal mettent bien en avant la raison d’être de tels interdits en mettant la section qui traite des lettres à la fin du chapitre 23 « Du Parloir ». La correspondance, en tant que prolongement de la conversation, risque en effet de porter atteinte à la clôture physique et intériorisée qui doit isoler les moniales du monde. Le texte de Port-Royal ajoute une mise en garde qui ne semble pas explicite chez les Visitandines : « Elles ne doivent point exhorter 2 Agnès Cousson, « Les Tentations de la Correspondance : l’exemple d’Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly », XVII e Siècle, n° 244, t. 61, 2009, p. 494. On trouve des copies de cette correspondance préparées par R. Gillet, à la Bibliothèque de Port-Royal, rue Saint-Jacques, à Paris. 3 On trouve un excellent panorama de ces prohibitions, avec des exemples tirés des textes normatifs des Clarisses, des Bénédictines du Saint-Sacrement, de la Congrégation du Calvaire et de la Congrégation de Notre-Dame dans l’article de Daniel-Odon Huron, « L’Étude des correspondances et l’histoire du monachisme : méthodes et enjeux historiographiques », dans : Érudition et commerce épistolaire : Jean Mabillon et la tradition monastique, Paris, Vrin, 2003, p. 301-342. En fait, cet article est capital pour notre propos puisqu’il situe les échanges épistolaires des religieuses dans le contexte de l’histoire du monachisme masculin et féminin. 4 Petite Coutume de ce monastère de la Visitation Sainte-Marie d’Annecy, Paris, 1642, p. 91. 5 Coutumier et Directoire pour les sœurs religieuses de la Visitation Sainte-Marie, Paris, 1637 ; réimpression, Bruxelles, Archives générales du Royaume, 1999, p. 97. Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal 11 par leurs lettres, encore moins que de vive voix 6 ». En effet, il ne convient pas aux femmes d’enseigner sur des matières touchant la spiritualité. Enfin, un texte tardif de 1786 résume ce point de vue. Élisabeth Fleuret de la Congrégation de Notre-Dame, dans son Guide des supérieures, rappelle avec force une obligation que les supérieures avaient parfois tendance à oublier : « Réduisez toutes vos religieuses à vous faire part de ce qu’elles écrivent. Autrement assurez-vous qu’il passera bien des lettres qui ne feront honneur ni à votre maison, ni à celles qui les auront écrites 7 ». En principe, dans une maison bien conduite, la supérieure se doit de contrôler toutes les lettres que ses religieuses écrivent avant l’envoi 8 . Les Épîtres de Jeanne de Chantal : un secrétaire universel ? Marie-Aimée de Blonay, la supérieure du monastère d’Annecy, qui a dirigé la mise en forme des Épîtres spirituelles, est bien consciente des « tentations » liées à la pratique épistolaire chez les religieuses. Dans son épître dédicatoire adressée à ses « honorées sœurs de l’Ordre de la Visitation Sainte-Marie », elle se défend d’écrire de sa propre initiative et précise qu’elle s’efforce de s’oublier complètement : Je vous confesse d’avoir eu quelque répugnance, à l’obéissance que l’on m’impose de vous écrire cette lettre ; mais voyant que je n’avais point de raison assez forte pour m’en exempter, je m’y laisse aller avec d’autant plus de facilité, que je tâche de m’oublier de moi-même, pour considérer que c’est à vous, à qui on m’oblige de parler. Elle évoque son « indignité particulière » et avoue que son « jugement ne mérite pas de trouver place parmi tant d’esprits bien faits », par référence aux approbateurs ecclésiastiques du volume. On entend un langage tout différent dans l’avant-propos : celui plus humaniste des théoriciens de l’épistolaire, tel qu’on le trouve chez Érasme, dans les manuels écrits pour les collèges jésuites, ou vulgarisé pour un public mondain dans les secrétaires. Selon la dédicace de la Mère de Blonay, la Visitation est le véritable destinataire du recueil : « ce volume est quasi uniquement pour nous ». Pour l’auteur anonyme de l’avant-propos, loin d’être réservées à l’usage interne de l’Ordre, les lettres de Jeanne de Chantal 6 Agnès Arnauld, Les Constitutions du monastère de Port-Royal du Saint-Sacrement, Paris, G. Desprez, 1721, p. 149. 7 Élisabeth Fleuret, La [sic] Guide des supérieures ou avis à une supérieure, Paris, J.G. Mérigot, 1786, p. 232. 8 Les Constitutions de la Visitation mentionnent ce contrôle dans l’article 35. Œuvres complètes de Saint François de Sales, Paris, Albenel et Martin, 1839, t. 4, p. 518. 12 Thomas M. Carr, Jr. appartiennent à tous : « Nous les donnons donc au public, comme les biens des amis de Dieu, dont tous doivent être les héritiers ». La fondatrice n’est pas passée par les collèges jésuites. Toutefois, selon l’avant-propos, elle connaît tous les secrets de la rhétorique, non par l’étude, mais par l’infusion divine : « le Saint-Esprit, qui répand la grâce de bien dire sur les lèvres de ses rhétoriciens […] avait imprimé dans l’âme de cette sienne secrétaire d’État tous les mystères de son art inimitable ». L’avant-propos lui attribue la parfaite maîtrise de tous les genres épistolaires communément énumérés dans les manuels : « Il n’est aucune sorte de lettres en laquelle elle n’ait excellé ». S’ensuit une liste quasi exhaustive des genres épistolaires : des lettres familières […], des lettres d’avis, de prière, de requêtes, de semonce, de condoléance, de consolation, de conjouïssance, de remerciements, de remontrance, d’exhortation, de direction, de négociation, de devoirs, de civilité, de doctrine spirituelle, de règles et d’ordre de vie, de morale chrétienne et religieuse, de gouvernement, de conseil, de réponses, de consultation, de résolution, de correction, d’encouragements, de remède, de saintes nouvelles, de reddition de compte de conscience. Dieu dicte aussi la matière, comme il fournit les outils rhétoriques : « Il semble que ce n’est point une femme, mais l’esprit de Dieu qui parle en toutes ces épîtres ». D’après l’auteur de l’avant-propos, toutes les matières essentielles de la vie spirituelle y sont traitées : « On y rencontre tous les préceptes de la vie, toutes les voies de saluts, toutes les maximes de religion, toutes les lois des bonnes mœurs […] et tous les mystères de la science des saints ». L’hyperbole est poussée à tel point que l’auteur se permet de conclure : « C’est un livre unique pour tous et en place de tous » ! Cette déclaration est d’autant plus étonnante si l’on considère que l’édition des Épîtres de Jeanne de Chantal fut conçue par la Mère de Blonay comme le complément ou le prolongement de la correspondance de François de Sales dont Jeanne de Chantal avait dirigé elle-même la publication après la mort de l’évêque en 1622, en vue de son procès éventuel en canonisation. Selon les méthodes éditoriales de l’époque, on ne respecte pas l’intégrité des autographes de l’évêque de Genève. On les amende, on en supprime des morceaux, on intercale des passages venus d’autres lettres. On va même jusqu’à fusionner deux lettres pour n’en faire qu’une. De plus, on élimine toutes les marques d’un véritable échange épistolaire. Le nom du destinataire est remplacé par un rôle social (« à une veuve » ; « à une supérieure ») et on fait disparaître les circonstances précises à l’origine de la lettre pour ne laisser qu’une sorte de texte générique. Le résultat de ce processus éditorial d’abstraction qui transforme une lettre réelle en lettre spirituelle, fait que ces épîtres spirituelles sont aux lettres entre deux correspondants ce que le portrait d’un individu est à un caractère de La Bruyère. Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal 13 Les textes liminaires des Épîtres de François de Sales, signés par le chanoine Louis de Sales, sont bien moins hyperboliques que ceux des Épîtres de la fondatrice. On a recours au lieu commun selon lequel les lettres sont le « miroir » ou le « portrait de l’âme » pour louer les Épîtres de l’évêque de Genève : « Rien ne pouvait sortir d’imparfait d’une âme si parfaite » tout en rappelant que Dieu « se sert coutumièrement de la voix et de la plume de certains siens serviteurs, choisis entre les autres ». La maîtrise de la rhétorique de François de Sales n’est évoquée à aucun moment. Louis de Sales ne met pas non plus en avant ce que Viviane Mellinghoff-Bourgerie a identifié comme la véritable nouveauté du recueil. Elle montre que c’est Gabriel Chappuys, qui, en publiant sa traduction des lettres de Jean d’Avila en 1588, a créé le genre du secrétaire spirituel, « un volume susceptible d’être proposé en modèle 9 ». Or, toujours selon V. Mellinghof-Bourgerie, « le livre des Épîtres spirituelles salésiennes était destiné à devenir un modèle épistographique de référence pour tous les milieux dévots […]. C’est donc bien l’anthologie salésienne qui a contribué à l’établissement définitif du genre de la lettre spirituelle dans la France post-tridentine 10 ». Les Épîtres de François de Sales classifient les divers genres de lettres en sept livres, reflétant ainsi son caractère de secrétaire spirituel : (1) les lettres officielles, (2) les enseignements touchant la dévotion, (3) les avis pour bien vivre spirituellement, propres à toutes sortes de personnes, (4) les enseignements touchant la pratique des vertus, (5) les consolations, (6) les avertissements pour ceux qui vivent en religion, (7) les considérations sur les principales fêtes. En ne gardant que trois de ces divisions (1, 4 et 6), les éditeurs de la correspondance de Jeanne de Chantal semblent proposer un receuil plus modeste : (1) un premier livre sans titre, mais comprenant des lettres adressées à des notables, comme le premier livre des Épîtres de François de Sales, (2) des avis utiles pour les âmes religieuses et particulièrement pour la Visitation et (3) des avis pour la pratique des vertus et divers états intérieurs. Il apparaît donc que l’avant-propos des Épîtres de Jeanne de Chantal, qui décrit le recueil comme un secrétaire universel, serait plus à sa place en prologue aux Épitres de François de Sales, davantage destinées à un public plus large et traitant d’un plus grand nombre de sujets. Le « secrétaire » des Visitandines : leurs textes normatifs Geneviève Haroche-Bouzinac, dans son étude sur la lettre féminine dans les secrétaires, a montré que ceux-ci présentent peu de lettres-modèles écrites 9 Viviane Mellinghoff-Bourgerie, François de Sales (1567-1622) : Un homme de lettres spirituelles, Genève, Droz, 1999, p. 197 ; cf. p. 196-203. 10 Ibid., p. 244. 14 Thomas M. Carr, Jr. par des femmes et encore moins de conseils destinés aux femmes 11 . En revanche, les Visitandines ont déjà à leur disposition dans leur Coutumier une sorte de secrétaire dans un article qui traite « De la façon d’écrire ». La Petite Coutume reprend le même sujet et Jeanne de Chantal, dans ses Réponses, se livre à un commentaire du texte. Nous avons déjà évoqué quelquesunes des consignes visant à défendre la réputation de la vie en religion. En effet, les interdits sont fréquents dans ces textes, désignant ainsi les dangers de contamination avec le monde. Il faut éviter, par exemple, d’« abonder en paroles d’affection et compliments » ou d’utiliser des expressions de politesse « qui sentent la façon séculière 12 ». D’autres interdits visent l’emploi de papier doré et de poudre parfumée 13 . Les additions au chapitre vingtdeux des « Constitutions sur l’humilité » précisent que les sœurs n’écriront pas de lettres de compliment, « s’il n’est pas pour des occasions grandement légitimes comme de condoléance avec les parents, et que ce soit d’un style pieux et dévot 14 ». Les conseils positifs ne manquent pas, même si l’on ne trouve des suggestions précises que sur un seul genre de lettre, la lettre nécrologique qui contient un abrégé des principales vertus d’une religieuse décédée, et que l’on envoie aux autres monastères pour solliciter les prières de l’Ordre. Fort désireuse de conserver l’esprit du nouvel ordre au fur et à mesure que les monastères de la Visitation se multipliaient, Jeanne de Chantal était très attachée à ces lettres circulaires entre monastères qui sont lues à haute voix devant chaque communauté 15 . Elles renforçaient l’union cordiale et maintenaient l’uniformité des usages. Ainsi dans une lettre du 29 mai 1641, Jeanne félicitait une supérieure de son assiduité à cet égard : « Il faut, que vous soyez soigneuse, et cordiale envers les maisons, car elles se louent de votre fidélité de leur faire tenir les lettres ». On peut penser que ce sont les lettres adressées à l’extérieur dont elle se méfie le plus. Dans cette même lettre, elle loue cette supérieure qui lui dit que jamais le parloir de sa maison n’était moins fréquenté : « la grande fréquentation des parloirs est un mal plus dangereux, 11 Geneviève Haroche-Bouzinac, « La Lettre féminine dans les secrétaires », Web 17, Hommage à Roger Duchêne, avril 2007, http : / / web17.free.fr/ RD03/ 2200.htm (10/ 10/ 2009). 12 Coutumier, p. 98-99. 13 Petite Coutume, p. 91. 14 Op. cit. t. 4, p. 587. 15 Voir l’article de Bernard Dompnier, « ‹La Cordiale Communication de nos petites nouvelles› : les lettres circulaires, pratique d’union des monastères », dans : Visitation et Visitandines aux XVII e et XVIII e siècles. Actes du Colloque d’Annecy 3-5 juin 1999, éd. Bernard Dompnier et Dominique Julia, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2001, p. 277-300. Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal 15 qu’on ne saurait penser : il n’est pas croyable, combien la bonne odeur des maisons religieuses s’évapore par là 16 ». Dans ses Réponses, elle donne des suggestions détaillées pour la rédaction de ces abrégés ; mais pour notre propos, ses remarques sur les qualités d’une lettre bien écrite sont plus significatives : Comme faut-il écrire les vertus des sœurs défuntes ? Il le faut faire naïvement, fidèlement, sans exagération ni redites, s’il se peut, ainsi véritablement, simplement, ne se contentant pas de dire les vertus en général, mais les actes plus remarquables qu’elles en auront pratiqués, et cela succinctement, tant qu’il se pourra bonnement faire 17 . En louant la naïveté, la simplicité, la concision et la fidélité au modèle, elle ne fait qu’amplifier en quelque sorte la consigne générale pour toutes les lettres que donne le Coutumier où quatre qualités sont recommandées : « Les Sœurs s’essayeront d’être succinctes, naïves, simples et dévotes dans leurs lettres 18 ». Dans cette description, on retrouve deux des trois qualités épistolaires principales énoncées par Mattei de la Barre dans son secrétaire, L’Art d’écrire en français (1662), qui propose une formule qui a souvent été reprise pour résumer le style épistolaire mondain : « La lettre doit être simple, courte, agréable 19 ». Dans le cas des Visitandines, « dévote » remplace « agréable », c’est-à dire, que la lettre d’une religieuse doit toujours viser le profit spirituel. Le Coutumier ne parle pas de cette exigence qui semble aller de soi, sauf pour dire qu’« en faisant des recommandations par lettres, ou autrement, [les religieuses] ajouteront le souhait de quelque bénédiction 20 ». Toutefois, Jeanne de Chantal n’exclut pas totalement le plaisir. « Ce n’est pas que je n’approuve et ne désire que l’on s’écrive cordialement des petits contes de joyeuseté et d’une sainte recréation 21 ». Et de raconter deux anecdotes concernant le zèle excessif et naïf des novices comme exemples de ce divertissement permis. Il convient de s’attarder sur une autre qualité qu’exige le Coutumier : à savoir la naïveté. Diffère-t-elle du naturel, que les secrétaires mondains de l’époque proposent comme l’essentiel de la supériorité des femmes dans le genre épistolaire ? Le concept de « naturel » y renvoie à la spontanéité, à la 16 Épîtres, p. 519-520. 17 Réponses de notre très honorée et digne Mère Jeanne Françoise Fremiot sur les Règles, Constitutions et Coutumier, Paris, 1632, p. 820. 18 Coutumier et Directoire, p. 98. 19 Cité d’après Geneviève Haroche-Bouzinac, L’Épistolaire, Paris, Hachette, 1995, p. 54. 20 p. 99. 21 Réponses, p. 824. 16 Thomas M. Carr, Jr. négligence, à l’absence de la recherche de l’artifice 22 . Toutefois, dans le cas des lettres spirituelles, « naïveté » reste très proche de l’image à résonance biblique du speculum animi, la lettre miroir de l’âme. Ainsi dans la lettredédicace des Épîtres spirituelles de François de Sales, Louis de Sales affirme que les lettres de l’évêque le dépeignent « avec tant de naïveté sur le papier ». De même, l’un des approbateurs des Épîtres de Jeanne de Chantal précise que le recueil est « la naïve image du grand esprit de cette héroïque femme, sans art, sans fard, et sans contrainte ». La naïveté est donc avant tout l’exigence d’une représentation fidèle de l’âme, dont le garant ultime est l’authenticité spirituelle du sujet. Dans son commentaire sur cet article « De la façon d’écrire » dans les Réponses, Jeanne de Chantal propose cet idéal à toutes les Visitandines. Il faut que leurs lettres « ressentent la piété et l’esprit de religion et soient tellement véritables que nous ressentions dans nos cœurs la correspondance aux paroles que nous disons 23 ». D’autres consignes positives concernent ce qu’on pourrait appeler la civilité religieuse. Pour marquer l’appartenance à l’Ordre, les sœurs doivent mettre à l’en-tête de leurs lettres « Vive Jésus », en quelque sorte la devise de la Visitation. Le choix des diverses formules à la conclusion des lettres est marqué par le souci de respecter la hiérarchie sociale relative aux destinataires des lettres et l’humilité religieuse de celles qui les écrivent : « Elles verront en la souscription des mots d’humbles, plus humbles et très humbles servantes, selon la qualité des personnes à qui elles écriront, et aux prêtres et religieux, elles ajouteront, filles 24 ». On distingue ainsi entre la souscription dans une lettre destinée à une supérieure et dans celle adressée à une simple religieuse. La Petite Coutume précise « Quand on écrit aux séculiers, l’on n’use point en la souscription du mot indigne, sinon à des personnes ecclésiastiques et de grand respect, que l’on s’en peut servir, mais après celui d’humble et très humble, on peut ajouter obéissante, obligée, affectionnée et fidèle servante et semblables 25 ». Dans son commentaire, Jeanne de Chantal rappelle l’injonction des Constitutions et du Coutumier ordonnant d’éviter les titres de Madame et Dame. Elle ajoute que les supérieures ne doivent pas permettre qu’on les appelle « notre Mère de Mouxy » ou « « notre Mère de la Grange », mais simplement, « la Mère Jeanne Charlotte 26 ». 22 Sur le naturel dans les lettres de femmes, voir Fritz Nies, « Un Genre féminin ? », RHLF, 78, 1978, p. 1000. Sur le naturel dans la théorie épistolaire, voir Geneviève Haroche-Bouzinac, Voltaire dans ses lettres de jeunesse, Paris, Klincksieck, 1992, p. 82-91, « Vers un style naturel », qui traite la question, sans faire allusion spécifiquement aux lettres de femmes. 23 Réponses, p. 822. 24 Coutumier et Directoire, p. 99. 25 Petite Coutume, p. 91. 26 Réponses, p. 823. Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal 17 Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal : un secrétaire au féminin Jeanne de Chantal aurait été choquée par le caractère hyperbolique de l’avantpropos de ses Épîtres. Ne reprend-elle pas, par exemple, une supérieure qui avait envoyé une lettre circulaire dont « les témoignages d’affections étaient affectés et exagérants 27 » ? Toutefois, l’édition de ses Épîtres constitue bien en quelque sorte un secrétaire spirituel dont il convient de cerner l’esprit. D’abord, rappelons quelques notions préliminaires : si une religieuse ne doit écrire que « sinon qu’il soit nécessaire », la charge de la supérieure (et d’autant plus celle d’une fondatrice comme Jeanne de Chantal) exige des échanges épistolaires beaucoup plus fréquents que ceux d’une simple religieuse. On estime que les 2 600 lettres qui nous sont parvenues ne représentent qu’un fragment de sa correspondance. Cette nécessité explique peut-être la raison pour laquelle elle ne semble pas particulièrement préoccupée par les « dangers de la correspondance », ne se sentant pas tenue, par exemple, de s’excuser quand elle exprime son affection en écrivant à une religieuse, comme la très aimée Mère de Blonay. De plus, la supérieure devait pratiquer des genres épistolaires peu usités par les religieuses ordinaires : lettres d’affaires aux fournisseurs et aux bienfaiteurs, lettres administratives aux officières des monastères, lettres de direction à ses religieuses, et même lettres de compliment. Bien que l’office ne semble pas mentionné explicitement dans les textes normatifs de la Visitation, la supérieure est souvent aidée par une religieuse qui lui sert de secrétaire. Jeanne de Chantal en avait plusieurs, dont la plus connue est Françoise-Madeleine de Chaugy 28 , à qui elle dictait ses lettres. Jeanne de Chantal a ainsi laissé une importante correspondance qui inclut toute une gamme de lettres que n’aurait pas écrites une simple religieuse. En deuxième lieu, même si les sources imprimées nous renseignent peu sur l’élaboration de l’édition des lettres de la fondatrice, les témoignages qui nous restent sur la préparation des Épîtres de François de Sales peuvent nous orienter. Marie-Aimée de Blonay, qui a dirigé la publication de la correspondance de Jeanne de Chantal 29 , a aussi joué un grand rôle dans celle de François de Sales. Elle était la supérieure du monastère de Lyon où elle en a supervisé l’impression. On trouve dans les lettres de Jeanne de l’année 1624 27 Épîtres spirituelles, p. 432. 28 Marie-Patricia Burns, Françoise-Madeleine de Chaugy : Dans l’ombre et la lumière de la canonisation de François de Sales, Annecy, Académie salésienne, 2002, p. 41-42. 29 La biographie de la Mère de Blonay (1655) donne peu de précisions sur l’élaboration de cette édition, mais note qu’elle a dû surmonter « un monde de difficultés et d’oppositions que l’esprit malin lui suscitait tous les jours, qui eussent été insurmontables à tout autre qu’à la grandeur de son zèle et de son courage ». Charles-Auguste de Sales, Vie de la Mère Marie-Aimée de Blonay, Paris, Sagnier et Bray, 1848, p. 187. 18 Thomas M. Carr, Jr. à la Mère de Blonay de nombreux commentaires sur leurs choix éditoriaux. Par exemple, Jeanne de Chantal a hésité sur l’opportunité de publier des lettres de compliment : « Vous ferez bien de retrancher les lettres de compliments, s’il y en a trop ; car il en faut laisser quelque peu à ce que l’on dit, afin que l’on voie le bel esprit de ce saint en tout 30 ». Toutefois, après la sortie du livre, elle rapporte le jugement favorable de Jean-François de Sales, l’évêque de Genève, selon lequel, privée de telles lettres, l’édition « ne ressembler[ait] pas [à] des épîtres 31 », c’est-à-dire, au genre de l’épître spirituelle. De même, Jeanne se demande si le langage du sentiment de François de Sales sera compris : « Je ressens fort de ce que l’on a trop laissé dans les Épîtres des paroles d’affection. Le monde n’est pas capable de l’incomparable pureté de la dilection de ce saint 32 » ; mais un magistrat d’Annecy ayant lu le livre lui fait remarquer que « si on retranchait les paroles affectives […] l’on ôterait l’esprit de notre Bienheureux Père 33 ». Il n’est donc pas étonnant de trouver dans les Épîtres de Jeanne de Chantal des lettres de compliment fort peu monastiques, même si elles sont édifiantes. Le premier livre du volume, après dix-sept lettres adressées à François de Sales, contient des lettres destinées à des dignitaires et à des membres de sa famille. Les plus attachantes sont les condoléances à l’occasion de la mort de son fils et de sa belle-fille ainsi que des lettres de famille où on parle du sort de « la pauvre petite orpheline 34 », la future Madame de Sévigné. Les lettres de ce premier livre méritent l’appellation d’« épîtres spirituelles » par le ton pieux avec lequel elles traitent les thèmes des lettres de compliment - lettres de remerciement, de congratulation ou de souhaits, etc. D’autres lettres proposent des conseils pour faire face aux diverses circonstances difficiles de la vie. Les laïcs en sont souvent les destinataires, parmi lesquels on trouve des membres de la Maison de Savoie et des bienfaiteurs. C’est ce premier tiers du volume adressé à un public d’élite vivant dans le monde qui justifie le mieux la prétention à l’universalité de l’avant-propos. 30 Correspondance, éd. Burns, t. II, p. 564. 31 Ibid., t. II, p. 638. 32 Ibid., t. II, p. 647. 33 Ibid., t. II, p. 637-638. 34 Épîtres spirituelles, p. 90 ; cf. p. 164. Mme de Sévigné a dû connaître les Épitres spirituelles de sa grand-mère puisqu’elle y est mentionnée plusieurs fois et qu’elle était accueillie dans les monastères de la Visitation. Mais elle ne les mentionne pas explicitement dans ses lettres qui nous sont parvenues. Elle parle généralement de sa grand-mère sur un ton léger, comme dans cette lettre du 3 juillet 1680 à sa fille qui montre une certaine familiarité avec son style : « J’embrasse tout votre aimable compagnie […] très cordialement ; c’est un mot de ma grand’mère ». Selon Roger Duchêne, Mme de Sévigné se désintéressait de l’œuvre et de la pensée de Jeanne de Chantal qui n’ont pas eu d’influence sur sa vie religieuse. Voir Mme de Sévigné, Paris, « Les Écrivains devant Dieu », Desclée de Brouwer, 1968, p. 15-16. Les Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal 19 Le second livre, qui traite de la vie religieuse et principalement de la Visitation, est composé de lettres adressées majoritairement aux supérieures de l’Ordre. Dans ses remarques à la Mère de Blonay, Jeanne de Chantal précisait qu’on avait gardé certaines des lettres de François de Sales relatives à « quelques points de l’Institut 35 ». Ces trois-cent-cinquante pages des Épîtres de la fondatrice vont plus loin dans ce sens. Elles constituent une sorte de supplément aux Réponses dans la mesure où Jeanne de Chantal, toujours soucieuse de rester fidèle à l’héritage du fondateur, tout en maintenant une certaine souplesse, répond aux questions sur les usages de l’Ordre. La forme épistolaire lui permet d’encourager vivement les supérieures à bien remplir leur charge avec fermeté et douceur en tenant compte de leurs propres besoins spirituels. Ces lettres se rattachent ainsi au genre de l’épître spirituelle par le souci qu’elles témoignent quant au progrès accomplis dans la vie religieuse de la destinataire. Elles dépassent largement le simple commentaire sur les textes normatifs de l’Ordre. Outre leur contenu spirituel, on y trouve des remarques pénétrantes sur ce qu’on appelle aujourd’hui la « psychologie de leadership », remarques qui pourraient être lues avec profit par les dirigeants de notre époque. Avec le livre trois, nous revenons plus formellement au genre. Ces lettres sont presque toujours adressées à des religieuses, mais elles traitent de questions qui pourraient intéresser tous ceux qui espèrent avancer dans la vie spirituelle : l’oraison ; la pratique des vertus ; la résignation devant la volonté de Dieu ; les sécheresses intérieures ; la modération dans les austérités, etc. Partout, on retrouve le courant optimiste salésien, comme dans ces conseils à une âme tourmentée : « Faites gaiement et de bon cœur ce que vous pourrez : humiliez-vous de vos manquements, mais joyeusement et courtement ; et allez grosso modo à la bonne foi, sans tant pointiller autour de vous-même 36 ». Isabelle Brian a noté que Jeanne de Chantal a très peu joué le rôle de directrice auprès des laïcs 37 . Cependant, en transformant en épîtres spirituelles les lettres de direction de la fondatrice adressées aux Visitandines, la Mère de Blonay diffuse sa pensée dans tous les cercles de dévots. Cette analyse des Épîtres spirituelles de Jeanne de Chantal nous permet donc de nuancer nos réponses à la question initiale de savoir si l’épistolaire est un genre à la fois féminin et conventuel. Sans présumer de la réponse à la première partie de la question dans son sens le plus large, on peut soutenir que la lettre spirituelle est en quelque sorte un genre féminin. C’est la thèse de V. Mellinghoff-Bougerie qui note que par leur manque de substance 35 Correspondance, éd. Burns, t. II, p. 564. 36 Épîtres, p. 869. 37 Isabelle Brian, « La Lettre et l’esprit. Jeanne de Chantal, directrice spirituelle », dans : Visitation et Visitandines, op. cit. p. 63. 20 Thomas M. Carr, Jr. théologique et leur style affectif, les lettres de François de Sales, qui fondent le genre en France, conviennent particulièrement aux femmes : « Un tel genre ne pouvait, finalement, remporter de véritable succès qu’auprès d’un public féminin qu’une éducation pour la plupart du temps rudimentaire rendait insensible aux subtilités théologiques, mais dont le style épistolaire ‹affectif› flattait le goût 38 ». Elle constate cependant que la grande majorité des recueils de lettres spirituelles publiés sous l’Ancien Régime a été écrite par des hommes, comme c’est le cas de 98 % des recueils qui portent le titre de « Lettres », selon Fritz Nies 39 . Les Épîtres de Jeanne de Chantal sont non seulement adressées principalement à un public féminin, mais écrites par une femme et publiées par une autre femme, la Mère de Blonay, contrairement au cas le plus fréquent où c’est le directeur qui publie les textes d’une religieuse. L’attitude condescendante que Viviane Mellinghoff-Bougerie reproche implicitement aux lettres de l’évêque de Genève vis-à-vis des femmes ne s’applique pas à celles de Jeanne de Chantal. Ses destinataires ne s’attendaient pas à des explications théologiques de sa part, mais à des conseils pratiques trouvant leur source dans une piété profonde. Le côté affectif de ses lettres est moins dû à une quelconque émotivité, qu’à sa « naïveté » : la lectrice d’une lettre de Jeanne de Chantal ressentait la présence d’une âme authentique s’adressant à une autre âme. L’encouragement qu’offre Jeanne de Chantal est efficace dans la mesure où elle révèle qu’elle a connu des situations similaires à celles qui troublent ses lectrices et qu’elle comprend leurs peines. Il n’appartient pas aux simples religieuses de cultiver une telle correspondance. Mais la supérieure a le devoir de suivre le progrès spirituel de ses religieuses par des entretiens qui peuvent se prolonger en échanges épistolaires. Elle reste en contact aussi avec des correspondants laïcs, les bienfaiteurs et amis du monastère. D’autres supérieures nous ont laissé des correspondances importantes : Marie Guyart, la carmélite Madeleine de Saint-Joseph, les trois abbesses Arnauld de Port-Royal, Catherine de Bar des Bénédictines du Saint-Sacrement, Marie-Catherine-Antoinette de Gondy des Bénédictines du Calvaire 40 . On ne peut prétendre connaître la richesse de l’épistolaire au féminin au Grand Siècle sans tenir compte des enjeux de ces correspondances conventuelles. 38 Viviane Mellinghoff-Bourgerie, « Un entretien sans dialogue ? De la correspondance de François de Sales aux Lettres spirituelles de Jean-Pierre de Caussade, » dans : Art de la lettre, Art de la conversation à l’époque classique en France, éd. Bernard Bray et Christoph Strosetzki, Paris, Klincksieck, 1995, p. 197. 39 Nies, « Un genre féminin ? », p. 999. 40 Voir mon « Checklist of Published Writings in French by Early Modern Nuns », EMF : Studies in Early Modern France, The Cloister and the World, t. 11, 2007, p. 231- 257, pour une liste des correspondances publiées. Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Marie de Gournay : portrait d’une femme héroïque Giovanna Devincenzo Au XVII e siècle, le désir d’écrire pour une femme semble s’identifier presque toujours comme le lieu d’un conflit entre cette visée et une société qui manifeste à cet égard à la fois une hostilité systématique et cette forme atténuée, mais peut-être plus perfide encore, qu’est l’ironie ou la dépréciation. Le droit d’écrire pour la femme ne se posait à cette époque que dans des catégories sociales limitées. Ainsi la noblesse fut longtemps la seule classe relativement favorable à l’épanouissement de cette aspiration, ce qui entraînait qu’une dame qui vivait à la cour pouvait écrire, c’est le cas par exemple de Marguerite de Navarre. Si elle n’était pas tout à fait aussi haut placée, pour pouvoir mener une vie intellectuelle il lui fallait accepter de vivre en marge du système familial : être religieuse ou rester célibataire. Dans ce cadre, l’œuvre considérable de Marie le Jars de Gournay (1565- 1645) contribue à révéler le point de vue d’une femme face aux nombreux enjeux historiques, politiques et littéraires de cette époque. En particulier, la vie et les idées de Marie de Gournay présentent un penchant héroïque qui mérite d’être pris en compte dans la diversité de ses manifestations, afin de mieux cerner la singularité et la hardiesse des choix existentiels et professionnels de cette ‹femme en révolte›. Notre réflexion touchera d’abord l’audace dont Marie de Gournay fait preuve dans sa vie personnelle : entreprendre le chemin des lettres et vivre de ce métier à une époque qui ne réservait que des calomnies aux femmes auteurs. Ensuite, l’assurance de ses propositions dans les domaines littéraire et linguistique sera l’objet de notre analyse. C’est dans un fragment autobiographique publié en 1641, à l’intérieur de la dernière édition de ses œuvres complètes, Les Advis, ou les Presens de la Demoiselle de Gournay, que Marie nous fournit le peu de renseignements concernant sa jeunesse : Le père mourant jeune, laissa cette fille petite orpheline, mais sa mère lui dura jusque à près de vingt cinq ans : sous laquelle à des heures pour la plupart dérobées, elle apprit les Lettres seule, & même le Latin sans Grammaire & sans aide, confrontant les Livres de cette Langue Traduits en François, contre leurs originaux. Et fit son étude ainsi, tant par l’aversion 22 Giovanna Devincenzo que sa mère apportait en telles choses, que parce que cette autorité maternelle l’emmena soudain après le trépas du père en Picardie à Gournay, lieu reculé des commodités d’apprendre les Sciences par enseignement, ni par conséquence 1 . Par la voie de la réfutation du système éducatif que sa mère avait tenté de lui imposer, la future femme de lettres commence à envisager sa lutte contre une société où la subjectivité féminine est complètement avilie. À la différence de ses sœurs, la jeune Marie refuse l’alternative mariage/ couvent puisqu’elle nourrit déjà l’exigence d’un changement dans la façon de vivre et de penser de son sexe. Après la mort de sa mère, en parfaite cohérence avec ses idées, elle prend alors une décision très courageuse : embrasser la carrière des lettres et vivre de ce travail, à Paris. Or, nous connaissons tous le rôle extraordinaire joué par Montaigne dans le processus de concrétisation des aspirations d’écrivain de Marie de Gournay. La rencontre avec celui qui deviendra son ‹père d’alliance› et la lecture des Essais constituent pour elle une véritable révélation. La jeune femme apprécie énormément la philosophie à la fois hardie et sensée, dont se nourrissent la personnalité et l’œuvre de son père spirituel. Montaigne lui apprend aussi à cultiver le goût pour une langue colorée, chaude et captivante par ses images. Peu à peu, Marie de Gournay devient d’une part, la détentrice quasi exclusive de la mémoire du célèbre écrivain, mais d’autre part, elle arrive aussi à se conquérir progressivement son propre espace d’expression. Ainsi la jeune femme de lettres parvient à se réserver un no man’s land, une zone de silence, autour d’elle et en elle, qui lui permet la création de son propre monument littéraire. En 1597, Marie de Gournay choisit alors de s’installer à Paris où elle désire vivre de son activité d’écrivain. Les quelques notes autobiographiques que l’on a sur elle nous disent que ses seuls revenus, à cette époque, sont représentés à la fois par des pensions royales assez maigres et par des dons en espèce faits par des personnes auxquelles elle écrit des poèmes ou des épigrammes entre 1594 et 1641. Notre femme de lettres est à même de garder les faveurs des gouvernants et elle entrevoit qu’il est fondamental de jouir de l’amitié des gens de lettres de l’époque qui peuvent, à loisir, faire ou défaire sa fortune. C’est pourquoi, elle participe à la vie mondaine en fréquentant, en particulier, le salon de Marguerite de Valois, épouse de Henri IV, dont elle reçoit une pension. Aussi, c’est à l’hôtel de Sens qu’elle rencontre, entre 1 Marie de Gournay, « Copie de la vie de la Damoiselle de Gournay », dans : Les Advis, ou les Presens de la Demoiselle de Gournay, Paris, J. Du Bray, 1641, p. 992-993. Marie de Gournay : portrait d’une femme héroïque 23 autres, Maynard, Desportes, Régnier, Honoré d’Urfé et c’est ici qu’elle fait la connaissance de Malherbe. La première décennie du XVII e siècle est pour Marie très difficile. Son entrée dans la République des lettres de son temps lui impose une série d’obstacles à la fois psychologiques et sociaux. Armée de son intelligence et de sa plume, elle a le courage d’exprimer ses propres idées en matière de langue, de poésie, de morale s’engageant dans des débats que l’on considérait un terrain exclusif des hommes. Ces choix lui procurent inévitablement les attaques de nombreux détracteurs lui reprochant de se mêler des travaux savants qui seraient bien au-delà des capacités intellectuelles d’une femme. Marie de Gournay est consciente du caractère singulier de ses propositions et cela principalement à cause de la différence entre sa voix, ses points de vue et ce que les femmes font entendre d’ordinaire. Par ses choix, elle s’attache à montrer que c’est seulement à travers l’éducation, voire l’érudition que les femmes seront à même de conquérir leur indépendance. Bien sûr, les héroïnes de cette lutte ne seront pas armées d’épée, mais de leur intelligence. Forte de ses idées, elle entreprend ainsi un parcours d’écriture à la démarche héroïque. Fidèle à l’héritage humaniste, Marie nourrit un goût passionné pour les auteurs de l’Antiquité et elle ne craint pas de manifester son adhésion à ces valeurs, même dans un climat où celles-ci ne sont plus à la mode. C’est notamment contre Malherbe et ses disciples qu’elle se trouve à lutter avec véhémence. Dans ces années, l’influence de Malherbe à la cour est manifeste et ses idées laissent une empreinte dans tout ce que l’on publie à cette époque. Par leur censure linguistique, les Modernes veulent imposer à la langue une norme, une régularité. Aussi, visent-ils à classer les procédés rhétoriques sur la base d’un système de raisonnement logique. Il en résulte que l’œuvre littéraire est, pour eux, le produit de la raison plutôt que de la passion. Et par conséquent, la création poétique est un acte volontaire et réfléchi n’échappant pas au contrôle du rationnel. Tuant toute inspiration, ce qui fait pour eux la qualité majeure du véritable poète est dès lors la ‹pureté› de sa langue. Contre les propos des Modernes, Ogier, Malleville, Colletet, Habert, Régnier et beaucoup d’autres poètes mènent une protestation enflammée en faveur d’une langue poétique riche, libre et variée. Parmi eux, Marie de Gournay trouve une place à elle dans ce combat, se distinguant en particulier par l’audace et la vigueur avec lesquelles elle défend ses convictions. En connaisseur extraordinaire des problèmes du langage, son érudition la pousse à faire œuvre de linguiste. Il s’agit, sans aucun doute, de la première femme qui écrit des traités proprement philologiques en français et qui propose une étude analytique et critique du langage. Dans ce domaine, 24 Giovanna Devincenzo elle se montre plus clairvoyante que bien des linguistes de son époque. Et à partir de 1619, elle va systématiser sa réflexion dans une suite de traités 2 . Pour Marie de Gournay, la rupture avec le passé n’est pas la solution idéale. Son regard va plus loin, jusqu’à rejoindre une position conciliatrice où l’évolution et la conservation de la langue française figurent comme deux principes entremêlés. S’opposant à toute tendance au rétrécissement linguistique, elle « admet qu’on puisse enrichir la langue […] en dépassant la tradition sans pour autant l’abandonner ou la proscrire, comme le font les « modernes » » 3 . Marie lutte pour la sauvegarde de la vitalité et de l’énergie de la langue française. Ennemie résolue de l’épuration linguistique entreprise par la « nouvelle brigue » 4 , elle défend une langue colorée, fraîche et au caractère primesautier. Contre le recours aux « paroles plâtrées de miel » 5 , la véritable douceur des langues consiste, selon ses propres mots, « en un suc pénétrant et vif » 6 . Par conséquent, son écriture participe d’une esthétique privilégiant l’enrichissement de la langue et des moyens d’expression. Contre les Modernes, Marie encourage aussi l’emploi des synonymes, des archaïsmes et des néologismes, prônant la variété et « méprisant tout ce qui est de l’ordre théorique, à ambition généralisante et normative » 7 . Elle veut que la langue partage le caractère héroïque des idées auxquelles elle renvoie, puisque la pauvreté linguistique témoigne de la pauvreté intellectuelle. La richesse de la langue est alors à privilégier plutôt que sa correction grammaticale. En ce sens, elle fait preuve de toute son admiration pour Ronsard, Du Bellay, Montaigne et les poètes de la Pléiade, dont elle a hérité une très haute idée de la création poétique, qu’elle développe par la suite pour son propre compte. La réflexion poétique de Marie de Gournay va 2 « Du Langage François » ; « Consideration sur quelques contes de Cour » ; « Sur la Version des Poetes antiques, ou des Metaphores » ; « Des Rymes » ; « Des Diminutifs François » ; « Deffence de la Poesie et du langage des Poetes » ; « Lettre sur l’Art de traduire les Orateurs » ; « De la façon d’escrire de Messieurs l’Eminentissime Cardinal du Perron et Bertault, Illustrissime Evesque de Seez, qui sert d’advis sur les Poesies de ce volume ». 3 Heinrich Lausberg, « Gournay et la crise du langage poétique », dans : Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, Paris, Editions du C.N.R.S., 1974, p. 121. 4 Marie de Gournay, « De la façon d’escrire de Messieurs l’Eminentissime Cardinal Du Perron et Bertaut Illustrissime Evesque de Sées », dans : Les Advis, ou les Presens […], op. cit., p. 956. 5 Marie de Gournay, « Deffence de la poësie et du langage des poetes », dans : Les Advis, ou les Presens […], op. cit., p. 609. 6 Ibid. 7 Alain Rey, Frédéric Duval, Gilles Siouffi, Mille ans de langue française : Histoire d’une passion, Paris, Perrin, 2007, p. 620. Marie de Gournay : portrait d’une femme héroïque 25 donc, elle aussi, dans la direction de la différenciation et au niveau théorique et au niveau de ses réalisations concrètes. Une fois encore, Marie fait œuvre de pionnière en s’opposant à Malherbe. Pour cette pieuse admiratrice de Ronsard, la poésie est une fureur apollinique. Elle prend la défense des droits du génie et son jugement critique la pousse à trouver inadmissible que l’on attribue du mérite à un poète à cause de la manière dont il rime ou respecte la syntaxe. Ainsi elle réclame pour le poète la liberté totale et aucune contrainte ne doit gêner l’essor de son talent. C’est à ce prix seulement que la poésie pourra prétendre à la grandeur. Contre l’école de la perfection, Marie défend l’école du sublime et de la fantaisie, l’école de la grande poésie, dont Ronsard « est tout désigné pour porter le flambeau » 8 . Elle invite les poètes de son temps à « tracer des Poemes Epiques, ou des Odes moulées sur le pied de Pindare et d’Horace. Car alors verroit-on à bon jeu, ce qu’ils sçavent faire ou non faire » 9 . Sur la base de ces prémisses, on comprend les durs efforts que dut accomplir cette amazone des lettres pour exprimer sa surprenante inclination pour le genre épique dans un siècle qu’elle reconnaît « fort inique juge de la Poesie Heroique » 10 . Ainsi dans la complexe architecture de son œuvre trouvent place des écrits que l’on ne s’attendrait pas d’une femme à cette époque. Par la vigueur de la polémique, l’impétuosité de l’attaque ou de la riposte, la chaleur des idées développées, ces écrits révèlent toute la hardiesse de leur auteur. Ses descriptions des exploits guerriers dans la Bienvenue de Monseigneur le Duc d’Anjou, et tous les textes qu’elle écrit pour célébrer les victoires royales, font preuve par exemple de sa maîtrise du style majestueux et de son penchant pour le « magnifique, haut et flambant éclat de la Poésie Héroïque » 11 . S’y ajoute que le travail de traductrice représente pour Marie de Gournay une précieuse occasion pour se montrer une fois de plus comme l’héritière des grands humanistes français du XVI e siècle. Pour elle, la traduction permettra à la langue française de prouver ultérieurement sa primauté. Et posant l’accent sur les « ressources de la langue d’accueil » 12 , Marie accorde 8 Michèle Fogel, Marie de Gournay, Paris, Fayard, 2004, p. 245. 9 Marie de Gournay, « Deffence de la Poesie et du langage des Poetes », dans : Les Advis, ou les Presens […], op. cit., p. 482. 10 Valerie Worth-Stylianou, « Marie de Gournay traductrice », dans : Marie de Gournay, Œuvres complètes, éd. critique par Jean-Claude Arnould, Évelyne Berriot, Claude Blum, Anna Lia Franchetti, Maire-Claire Thomine, Valerie Worth-Stylianou, Paris, Honoré Champion, 2002, t. I, p. 63. 11 Marie de Gournay, Traité sur la Poésie, op. cit., p. 18. 12 Jean Balsamo, Les rencontres des muses : Italianisme et anti-italianisme dans les lettres françaises de la fin du XVI e siècle, Genève-Paris, Slatkine, 1998, p. 105. 26 Giovanna Devincenzo à cette activité un rôle essentiel dans le processus d’illustration du français qu’elle a entamé. Loin d’être « un labeur misérable, ingrat et esclave » 13 , la pratique traductive est pour notre femme de lettres un travail complexe qui ne requiert pas seulement des compétences techniques, mais surtout la connaissance du « génie particulier de celui qu’on traduit » 14 . Si le traducteur ne possède pas une intelligence harmonique des textes qu’il s’apprête à traduire, peu lui sert la grammaire. En ce sens, Marie se situe sur la voie frayée par ses illustres prédécesseurs pour lesquels « connaître c’[était] traduire » 15 et ses choix en matière de traduction contribuent eux aussi à témoigner de la portée exceptionnelle du parcours littéraire qu’elle a entrepris. En 1619, Marie de Gournay fait paraître à Paris, chez Fleury Bourriquant, des Versions de quelques pièces de Virgile, Tacite et Salluste 16 . L’année suivante dans ses Eschantillons de Virgile 17 , elle donne sa traduction du premier livre de l’Enéide avec des fragments du quatrième qu’elle termine en 1621. De plus, elle adresse à M. de Gelas, évêque d’Agen, les versions de la Harangue de Galba adoptant Pison et du discours de Marius au peuple romain, respectivement de Tacite et de Salluste. Ensuite, paraît la version en français de l’Epître de Laodamie à Protésilas, empruntée aux Héroïdes d’Ovide et de la Seconde Philippique de Cicéron contre Marc-Antoine. Notre traductrice tourne son attention vers ses contemporains aussi, en réalisant la traduction d’une scène de l’Herodes Infanticida, tragédie sacrée de Daniel Heinsius, de la Vie de Socrate de Diogène Laërce et bien évidemment il ne faut pas oublier ses traductions des citations dans les Essais, apport personnel au chef-d’œuvre de son ‹père d’alliance›. L’ensemble du travail de Marie de Gournay dévoile une sensibilité, une vigueur et un pathos tout à fait surprenants. Son expérience a voulu prouver 13 Lettre d’Etienne Pasquier à l’éditeur L’Angelier datant de mars 1594, cit. dans Roger Zuber, Les « Belles Infidèles » et la formation du goût classique (1968), Paris, Albin Michel, 1995, p. 24. 14 Jean-Marie-Louis Coupé, Les Soirées littéraires, ou Mélanges de Traductions nouvelles des plus beaux morceaux de l’Antiquité ; de Pièces instructives et amusantes, tant françaises qu’étrangères, qui sont tombées dans l’oubli ; de Productions, soit en vers, soit en prose, qui paroissent pour la première fois en public ; d’Anecdotes sur les Auteurs et sur les écrits, etc…, t. 9, À Paris, de l’Imprimerie de Honnert, 1797, p. 184. 15 Charles Brucker, Avant-Propos à « Traduction et adaptation en France à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance », dans : Actes du colloque organisé par l’Université de Nancy II, 23-25 mars 1995, éd. par Charles Brucker, Paris, Honoré Champion, 1997, p. 7. 16 Ces versions seront rééditées respectivement en 1626 et en 1634 et, légèrement augmentées, en 1641. La « Version du Sixième Livre de l’Æneide », par exemple, ne se trouve que dans l’édition des Advis de 1641. 17 À Paris, s. éd., 1620. Marie de Gournay : portrait d’une femme héroïque 27 l’aptitude des femmes à penser et à juger et son combat d’arrière-garde a été essentiel pour le passage du français du monde non normé du XVI e siècle au processus de standardisation 18 , ainsi que pour l’évolution de l’histoire de la critique et du goût. Le caractère posthume de ses réflexions et l’anachronisme de sa position, dû uniquement au contexte historique et social qui l’entoure, concourent enfin à faire d’elle une héroïne à laquelle il ne reste qu’espérer la reconnaissance des siècles futurs. 18 À cet égard, cf. Rey, Duval, Siouffi, Mille ans de langue française, op. cit., p. 621, passim. Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 1 Michèle Longino Les manuels épistolaires semblent avoir eu une importance secondaire dans la construction de l’art épistolaire de Madame de Sévigné, mais une correspondance en particulier a laissé une empreinte significative sur sa formation d’écrivaine. Entre 1646 et 1692, avec quelques interruptions, elle a entretenu une correspondance avec son cousin Bussy-Rabutin et cette correspondance avec lui a été le lieu de son apprentissage épistolaire. Le rôle de modèle qu’a joué son cousin, son influence, et son intérêt pour Madame de Sévigné ont grandement contribué à ce qu’elle se voie et se vive en écrivain. Dans l’arbre généalogique familial, Bussy représentait pour Sévigné le dernier héritier de la lignée noble du côté paternel, et, pour cette raison, il inspirait à sa cousine un respect indiscutable. De huit ans son aîné et avisé des choses du monde, il a également joué le rôle du grand frère protecteur. En l’absence d’un époux, Sévigné, alors veuve, a en outre partagé avec lui des responsabilités familiales qui auraient dû incomber à elle seule. Alors que du côté maternel et bourgeois de sa famille, les Coulanges lui prodiguaient des conseils d’ordre pratique et financier, Bussy était consulté et tenu informé de tout ce qui concernait les affaires de titre et de rituels familiaux. Il assumait en somme les prérogatives relatives à son genre, à ses biens, à son âge et à son expérience, tout en s’acquittant aimablement du devoir d’inclure sa cousine dans son existence. Ces responsabilités relatives au genre ou à la place dans la famille se sont rencontrées sur le terrain familial pour produire la dynamique de pouvoirs qui détermina les voix épistolaires respectives des deux cousins. La dynamique de cette correspondance reflète aussi bien le déséquilibre de cette relation que la condescendance de Bussy et la docilité de Sévigné. Même s’il existe entre les deux cousins une relation d’amitié, si l’on trouve des badineries, ainsi que des désaccords sérieux, Sévigné se plie bien souvent 1 Cet article est tiré de mon livre : Performing Motherhood : The Sévigné Correspondence, Hanover : UP of New England, 1991, Ch. 2. Je remercie ici Eglantine Colon de son excellente traduction. J’utilise la magnifique édition de la Correspondance de Madame de Sévigné établie par Roger Duchêne, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », Éditions Gallimard, 1972-78, 3 volumes. 30 Michèle Longino à l’ascendance de Bussy et accepte de bonne grâce d’endosser la position dominée dans leur relation. Leur correspondance offre en tout cas des enseignements intéressants et des éclairages bienvenus sur la virtuosité inhérente à la praxis épistolaire, et elle a le grand mérite de porter l’écriture de Sévigné au plus proche de son meilleur niveau. Ce qu’elle apprit de son cousin, elle le transmit à sa fille quand elles commencèrent s’écrire en 1671. Les leçons sur l’art d’écrire mais aussi la dissymétrie des rapports passent des échanges avec Bussy aux échanges avec sa fille, à ceci près que dans la correspondance mère-fille, c’est évidemment Sévigné qui peut jouir de la position dominante, et du rôle d’initiatrice épistolaire qu’avait occupés Bussy dans leur correspondance. Tout comme il avait été l’instigateur, l’arbitre, et le bénéficiaire principal dans son échange avec sa docile cousine, celle-ci put prendre les commandes de la relation épistolaire avec sa fille, et profiter de cette situation. Certains moments de la relation épistolaire Sévigné-Bussy sont frappants par leur capacité à révéler la teneur et le fonctionnement du rapport entre les deux cousins. Les regarder de près nous renseigne non seulement sur l’écriture de Sévigné et son rapport à l’écriture, mais aussi sur la façon dont s’est forgée sa relation épistolaire avec sa fille. Celle de Sévigné et Bussy n’est évidemment pas le seul contexte où Sévigné a construit son identité d’écrivaine : on trouve parmi les lettres les plus précoces de sa Correspondance des courriers adressés à des admirateurs, des membres de sa famille ou à des amis. Ces documents disent à peine l’importance que la communication épistolaire prit dans la vie de Sévigné. Elles sont pour la plupart courtes, polies, occasionnellement badines, mais on y trouve en germe les questions qui l’occuperont par la suite. 2 Le sujet Sévigné s’éprouve et se cherche dans ces courriers, apprenant à écrire en écrivant, développant, surtout, une réflexion métacritique sur sa pratique épistolaire. Au fil de chacune des correspondances se construit en outre une voix et un ton particuliers - les échanges de « gazette » avec Madame de Pompadour, le ton frais et affectueux des échanges avec Coulanges - élaborés pour réaliser scripturalement les relations en jeu. Dès le début de ses correspondances, Sévigné sait qu’elle peut compter sur la bonne réception de ses lettres par ses amis. Par conséquent, un ton confiant et léger scella le pacte épistolaire. Dans les premières lettres écrites à Bussy toutefois, on la voit réfléchir précisément et prudemment à son style : « le mien n’est pas laconique », et évaluer ses propres lettres : « elle me paraissait assez badine » ou « elle était assez jolie », voire « Ce n’est point ici une belle lettre ». Son jugement sur 2 Voir Jean Cordelier, Madame Sévigné par elle-même, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 5. L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 31 elle même, aussi certain soit-il, en appelle à la tolérance de son destinataire : « il faut que vous supportiez mes défauts », et s’en remet à sa supériorité en matière épistolaire : « Ce n’est point ici une réponse digne de la vôtre ». Un mélange d’assurance et de modestie compose sa voix : en verbalisant ce qu’elle pense de ses propres lettres, elle anticipe, voire présuppose la lecture critique à laquelle elle s’attend de la part de son cousin. Elle connaît assez bien l’œil critique de Bussy pour ne pouvoir s’attendre qu’à une réception critique de ses lettres, et les réponses qu’elle reçoit confirment que jouer la modestie est ce qu’il y a de plus sage à faire, car son cousin se prête à une évaluation systématique de ses lettres : J’ai reçu vos trois lettres, Madame […]. Celle de Livry est effectivement fort plaisante ; mais, comme vous dites, elle n’est pas la plus tendre du monde […]. Pour votre lettre du 14 e juillet, il n’y a rien de plus obligeant ni de plus flatteur que ce que vous me dites […]. Pour votre troisième lettre du <19> [sic] juillet, je vous dirai que, pour n’être point d’un style laconique, elle ne laisse pas d’être fort agréable. (I, L. 35, p. 33) Bussy n’hésite pas à s’ériger en détenteur du bon goût universel, et Sévigné, en en appelant à sa bienveillance et en choisissant la posture de l’autodépréciation, participe à l’installer dans ce rôle. Bien que Bussy semble se répandre en compliments, il y a toujours dans l’organisation et la tonalité de ses lettres une pointe de réelle expertise, qui a dû recommander à leur destinataire du soin, de la lucidité et une conscience vive de l’horizon d’attente et de la réception. Tout au début de leur correspondance, Bussy exerce les prérogatives de son ascendance familiale et au cours d’une critique expansive de l’une de ses lettres, il les étend pour établir son autorité épistolaire sur sa cousine. Votre lettre est fort agréable, ma belle cousine ; elle m’a fort réjoui. Qu’on est heureux d’avoir une bonne amie qui ait autant d’esprit que vous ! Je ne vois rien de si juste que ce que vous écrivez, et l’on ne peut pas vous dire : « Ce mot-là serait plus à propos que celui que vous avez mis. » Quelque complaisance que je vous doive, Madame, vous savez bien que je vous parle assez franchement pour ne vous pas [sic] dire ceci si je ne le pensais, et vous ne doutez pas que je ne m’y connaisse un peu, puisque j’ose bien juger des ouvrages de Chapelain, et que je censure quelquefois assez justement ses pensées et ses paroles. (I, L. 45, p. 43) Il signifie sa distance critique en qualifiant Sévigné de « cousine » puis d’« amie », et en l’appelant enfin « Madame ». Son droit à se prononcer sur ce qu’elle écrit, il le justifie en mentionnant qu’il critique même (et qu’il le fait « bien » d’ailleurs) un auteur aussi respecté et institué que Chapelain. Toute l’affection qu’il doit à Sévigné en tant que membre de sa famille n’entre pas 32 Michèle Longino en ligne de compte, insiste-t-il, dans l’appréciation de son écriture. Il adresse ainsi son évaluation « objective » à une « Madame » construite comme une étrangère. En ayant recours à la prétérition afin de lui montrer ce qu’il ne lui dit pas, il lui rappelle de quel discours critique il est capable, à moins qu’il ne la menace directement. Entretenir pendant de longues années une correspondance avec un écrivain aussi prompt à la censure que Bussy, amène forcément à se forger une approche lucide de l’activité épistolaire. Alors que Sévigné a développé et expérimenté ses compétences d’écrivaine au contact de sa fille, elle les a apprises et raffinées sous la tutelle de Bussy. Si finalement, l’élève a dépassé le maître, ce dernier n’a pas semblé le remarquer, et ne l’a surtout pas admis. Mais Sévigné ne s’est pas non plus enorgueillie de son succès. Au contraire, elle est toujours allée loyalement et docilement dans le sens de son irascible cousin. Il y eût pourtant une période de nette distance entre les deux cousins. Elle se perçoit dans l’absence éloquente de lettres concernant Bussy au creux de la correspondance de Sévigné. L’écriture de Bussy, dont il tire tant de fierté, allait lui causer de sérieux problèmes, tant avec sa cousine qu’avec le Roi. S’il est parvenu à arranger les choses avec Sévigné, il n’a jamais réussi, en dépit d’efforts répétés, à retrouver les faveurs du Roi. En 1665, il publia sa satirique et scandaleuse Histoire amoureuse des Gaules, qui calomniait des membres aisément identifiables de la Cour et de la société parisiennes. Emprisonné à la Bastille sur ordre du Roi puis exilé dans son domaine en 1666, il se retrouva alors disgracié et isolé. En 1658 déjà, il s’était disputé avec sa cousine à propos d’argent qu’il ne pouvait - ou ne voulait pas - lui prêter et il ne l’épargna pas ensuite dans son attaque littéraire contre le monde parisien. Ce faisant, il se retrouva également isolé de la seule personne qui eût pu le réconforter. Il entreprit de se faire pardonner de sa cousine ainsi que de rétablir leur relation épistolaire, dont il avait alors plus que jamais besoin. Si les premières réponses que Sévigné fit à ses ouvertures furent aimables et pleines de sollicitude, leur affaire était loin d’être réglée. Sévigné fit obliquement allusion au déséquilibre de la relation, le déportant sur le virage très net que prenait leur correspondance, pour accuser son cousin, déjà une fois au moins coupable, d’autres offenses : « Chi offende, non perdona » (I, L. 78, p. 88) [Celui qui offense n’est pas celui qui pardonne]. En réponse aux excuses insuffisantes de son cousin pour le portrait qu’il a fait d’elle dans son Histoire, Sévigné laissa s’exprimer son ressentiment. Elle insista alors sur le tort irréparable que les mots imprimés peuvent faire à une réputation : L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 33 Être dans les mains de tout le monde, se trouver imprimée, être le livre de divertissement de toutes les provinces, où ces choses-là font un tort irréparable, se rencontrer dans les bibliothèques, et recevoir cette douleur, par qui ? (I, L. 81, p. 93). Elle alla jusqu’à menacer Bussy de mourir lentement, sous l’effet de son verbiage, s’il ne consentait pas à admettre sa culpabilité : Au lieu d’écrire en deux mots, comme je vous l’avais promis, j’écrirai en deux mille, et enfin j’en ferai tant, par des lettres d’une longueur cruelle et d’un ennui mortel, que je vous obligerai malgré vous à me demander pardon, c’est-à-dire à me demander la vie. (I, L. 81, p. 94). Les deux cousins consacrèrent de nombreuses pages à essayer de clarifier la manière dont ils pourraient reprendre leur correspondance. Dans cette situation, Sévigné l’offensée a jubilé du pouvoir que procurent le bon droit et la magnanimité. Elle s’arrangea pour toujours garder la main, pour avoir toujours le dernier mot et décider du moment où devaient se clore leurs disputes : « Encore un petit mot, et puis plus ; c’est pour commencer une manière de duplique à votre réplique » (I, L. 85, p. 100). La missive qui débute ainsi est une analyse sèche et quasi-juridique de la façon dont Bussy l’a offensée : elle se justifie et l’attaque point par point, et si le ton de l’échange se fait parfois badin, elle n’abandonne jamais, en vérité, le mode juridique. Leur relation d’amitié ne peut en effet se renouer que si Bussy reconnaît ses torts. En guise de défense, Bussy rétorque qu’il est incapable de s’engager dans une « triplique » (I, L. 86, p. 102) ; il la plaisante en l’accusant, elle la « petite brutale », d’être injuste et cruelle - « vous voulez me tuer à terre » - et quand elle a reçu de sa part des courriers suffisamment humbles et pénitents, elle le pardonne. Dans sa missive suivante, elle lui répond : Levez-vous, Comte, je ne veux point vous tuer à terre, ou reprenez votre épée pour recommencer notre combat. Mais il vaut mieux que je vous donne la vie, et que nous vivions en paix. Vous avouerez seulement la chose comme elle s’est passée ; c’est tout ce que je veux. (I, L. 87, p. 103) Sévigné a revu ses attentes à la hausse : elle exige que Bussy s’excuse et qu’il lui renouvelle son amitié. Ici, le ton se fait combatif : le conflit ne peut être résolu que par la capitulation de l’un des deux interlocuteurs et la générosité de l’autre. L’épée dont il est question peut être lue comme métaphore de la plume : à ce moment conflictuel et stichomythique de leur échange, Sévigné connaît le pouvoir de l’écrit et les détours ou évitements que permettent le geste épistolaire. Si l’analyse des faits, des sentiments et des relations est une composante habituelle des lettres de Sévigné, elle n’est nulle part si évidente que dans ses lettres à Bussy ou, encore davantage, dans ses lettres 34 Michèle Longino à sa fille. Souligner une division des rôles entre offenseur et offensée permet de reprendre la relation épistolaire sur des bases assainies. En insistant à l’écrit sur la validité de sa version de l’affaire et en affirmant son point de vue de manière assurée, elle regagne le contrôle et la dignité que son cousin lui a ôtés. Mais Bussy a continué à insister, en dépit de la résolution du conflit, pour affirmer son autorité sur Sévigné. Peu après leur querelle de famille, Bussy lui écrit : Vous me remettez en goût de vos lettres, Madame. Je n’ai pas encore bien démêlé si c’est parce que vous ne m’offensez plus, ou parce que vous me flattez, ou parce qu’il y a toujours un petit air naturel et brillant qui me réjouit. En attendant cette décision, je crois pouvoir vous dire qu’il y entre un peu de tout cela. (I, L. 268, p. 497) Sa posture critique, accompagnée de commentaires précis sur sa réception de la lettre, est délibérément offusquée et suspendue. En affirmant qu’un quelconque jugement serait prématuré, il rappelle qu’il se pose en arbitre et qu’il sait ce qui est attendu d’une bonne lettre. Il affirme son autorité pour mieux critiquer et, suspendant son jugement, il exerce encore plus efficacement cette autorité, ainsi que la domination qu’elle implique structurellement. A partir de cet incident précoce, Sévigné acquiert un scepticisme utile envers les textes imprimés et les cousins revanchards. Elle a appris à utiliser la plume comme une arme, et à concevoir l’espace épistolaire non pas comme un salon où l’on s’adonne au badinage, ou comme un jardin propice aux conversations intimes, mais comme une arène où s’affrontent des volontés antagonistes. L’état de disgrâce de Bussy auprès du Roi a profondément altéré la relation entre les deux cousins. Tout en persistant à affirmer son droit à évaluer les lettres de Sévigné, il en devient de plus en plus dépendant, pour être tenu au courant des nouvelles et des divertissements depuis le lieu de son exil. Il cherchera finalement à se servir de leur échange pour regagner les bonnes faveurs du Roi. Dans le même temps, tout en continuant à se placer sous l’autorité de Bussy, Sévigné a retenu la leçon et prend plus à la légère son égocentrique cousin. Guidée par Bussy et par l’effort de stabilisation de leur correspondance, Sévigné invente sa propre voix, découvre l’efficacité des lettres et est encouragée à prendre son écriture au sérieux. On trouve dans les échanges Sévigné-Bussy quelques-unes des réflexions les plus abouties sur la nature du geste épistolaire. A la base d’une relation épistolaire réussie se trouve, selon les deux partenaires, une présence totale à l’autre. Lorsque deux âmes compatibles se trouvent, la communication peut se passer des mots, et Sévigné prétend que cette compréhension parfaite - l’homoousia - a existé entre eux deux : L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 35 Il faudrait que je fusse bien changée pour ne pas entendre vos turlupinades, et tous les bons endroits de vos lettres. Vous savez bien, Monsieur le Comte, qu’autrefois nous avions le don de nous entendre avant que d’avoir parlé. L’un de nous répondait fort bien à ce que l’autre avait envie de dire ; et si nous n’eussions point voulu nous donner le plaisir de prononcer assez facilement des paroles, notre intelligence aurait quasi fait tous les frais de la conversation. Quand on s’est si bien entendu, on ne peut jamais devenir pesant. C’est une jolie chose à mon gré, que d’entendre vite ; cela fait voir une vivacité qui me plaît, et dont l’amour-propre sait un gré nonpareil. M. de La Rochefoucauld dit vrai dans ses Maximes : « Nous aimons mieux ceux qui nous entendent bien que ceux qui se font écouter ». Nous devons nous aimer à la pareille pour nous être toujours si bien entendus. (I. L. 272, p. 508) La relation satisfaisante qui existe entre les deux cousins n’est pas tant l’effet de la réussite de la relation que sa condition. Le style épistolaire est presque, alors, une transposition de la transparence, d’une situation de co-présence, à une situation d’absence - de l’ordre du différé, de l’invisible, de l’inaudible. Un telle mimesis présente une contradiction indépassable dans ses termes, tout comme son simulacre, la lettre de conversation. Derrière le style se cache une construction idéologique nourrie par une conception idéalisée de relations interpersonnelles qui reposeraient sur l’existence d’une efficacité sans faille de la présence et de l’intuition. Aux réflexions de Sévigné, Bussy répond par une présentation plus analytique et impersonnelle des ingrédients qui font une lettre réussie : Je sais bien qu’il faut avoir de l’esprit pour bien écrire, qu’il faut être en bonne humeur, et que les matières soient heureuses. Mais il faut surtout que l’on croie que les agréments qu’on aura ne seront point perdus ; et sans cela, l’on se néglige. En vérité, rien n’est plus beau ni plus joli que votre lettre, car il y a bien des choses du meilleur sens du monde, écrites le plus agréablement. (I, L. 275, p. 515) L’esprit, l’humeur et les matières sont les éléments de base, mais comme Sévigné, Bussy reconnaît la nécessité d’une compréhension réciproque préalable, induite par le rôle crucial que joue le destinataire : il inspire le destinateur, lequel écrit en visant le moment de la réception, où sa lettre sera nécessairement appréciée à sa juste valeur. Comme pour cimenter leur relation épistolaire, Bussy fait ici l’étalage de sa qualité de destinataire puisqu’il rend compte de la lettre de sa cousine en des termes élogieux. L’éloge fait par Bussy, et son ton ironique, sont emblématiques de la condescendance constante avec laquelle il s’adresse à sa cousine. Ses mots donnent fréquemment l’impression qu’il s’efforce d’honorer Sévigné d’une place dans les sphères littéraires et sociales supérieures qu’il habite. Il 36 Michèle Longino connaît les règles puisqu’il est de ceux qui les font, et il peut faire des éloges puisqu’il est en position de juger. On comprend alors que Sévigné donne fréquemment l’impression d’user de son tact pour s’adresser à lui avec le respect qu’elle lui doit. Par ses lettres, Sévigné soumet son style à l’appréciation son cousin. Elle affecte souvent un manque de maîtrise de son écriture (« je n’ai qu’un trait de plume ») et, au travers de telles auto-caricatures elle met en place une distance qui la protège de Bussy. Ce genre de stratégie ponctue régulièrement ses lettres. Si l’écrivaine se distingue de sa plume, elle ne peut alors être accusée de calcul ou d’intentionnalité : Je suis tellement libertine quand j’écris, que le premier tour que je prends règne tout du long de ma lettre. Il serait à souhaiter que ma pauvre plume, galopant comme elle fait, galopât au moins sur le bon pied. (II, L. 676, p. 660) En affirmant l’autonomie de sa pauvre plume incontrôlable, elle se libère de l’obligation de rendre des comptes à propos de ce qu’elle écrit et témoigne alors de l’inévitable, puisque incontrôlable, sincérité de son écriture. Une telle insistance sur l’absence de contrôle provoque inévitablement l’impression inverse : à ce point revendiquées, la spontanéité et la sincérité en deviennent plus que douteuses. En effet, il est suspect qu’elle se qualifie ici de « libertine » alors qu’elle s’adresse précisément à Bussy, se jouant de lui en jouant sur sa réputation de libertin notoire : elle s’identifie à son correspondant, se dessinant à son image pour gagner ses bonnes faveurs, négociant dans la devise locale, 3 et à son taux le plus élevé. Irresponsabilité vis-à-vis de sa plume et attitude globalement apologétique, voilà ce dont l’insistance sur sa propre sincérité est le produit dérivé- ou peut-être le prix. Si une telle tendance à s’effacer peut-être comprise comme une modestie de circonstance, qui demande d’être rassurée par des compliments, elle se met également à la merci de son correspondant : « Je ne sais comment vous pouvez aimer mes lettres, elles sont d’une négligence que je sens, sans pouvoir y remédier » (II, L. 638, p. 602). Bussy n’hésite pas à adopter la position du connaisseur, de l’expert en valeurs, surtout lorsque Sévigné l’y invite si explicitement. Il n’hésite pas non plus à affirmer son goût et ses attentes en matière épistolaire. La négligence déplorée par Sévigné en tant qu’incorrigible défaut, Bussy l’autorise parfois, en particulier aux femmes : 3 Comme cela avait été le cas pour Marie de Gournay ou Mlle de Scudéry par exemple, ridiculisées et rejetées par la plupart des contemporains mâles de Sévigné. L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 37 […] je veux toujours de la justesse dans les pensées, mais quelquefois de la négligence dans les expressions, et surtout dans les lettres qu’écrivent les dames. (II, L. 646, p. 612-613) Sa prescription tend à formuler un double standard, qui fait le distinguo entre deux communautés d’écriture : la règle dominante masculine d’un côté, et de l’autre, une imperfection féminine inoffensive qu’il s’agit d’encourager, ce à quoi les femmes écrivains les plus dociles vont se plier. Plutôt que d’établir une seule règle de mesure, la permissivité envers les femmes vise la différence par le genre : valoriser dans l’écriture féminine une rhétorique de la négligence, à laquelle on attend d’elles qu’elles adhèrent. Leurs déviations par rapport à cette norme, l’adoption d’une écriture plus ou moins soignée, détermineront alors le degré de présomption qui leur est attribué, et règleront les soupçons de pédantisme et de prétention dont elles peuvent faire objet. 4 Alors que Sévigné dénigre ostensiblement sa propre écriture, Bussy la circonscrit sur le terrain de son auto-critique, l’encourage, et s’en sert pour créer une seconde classe d’écrivain. Une certaine complicité semble lier les deux cousins dans cette détermination d’un double standard, à travers des actes complémentaires de description (Sévigné) et de prescription (Bussy) qui permettent aux femmes écrivains d’éclater en nombre sans pour autant menacer leurs congénères masculins. Les femmes ne peuvent pas et ne doivent pas se prendre au sérieux. Elles doivent cultiver la négligence, non seulement comme signe distinctif de classe, mais aussi pour signifier à leurs correspondants qu’elles ne comptent pas les détrôner. Les principes de savoir-vivre, ou les prises de position sur le comportement d’autrui sont toujours liés à des questions de stratification. Dans le cas qui nous occupe, certaines questions concernant l’organisation sociale et celle des genres sont déplacées sur le terrain stylistique. Bussy et Sévigné ne sont certainement pas les inventeurs de cette esthétique de la négligence. Il s’agit davantage d’un comportement social qui se reflète dans une tradition littéraire élitiste, que l’on peut faire remonter à l’Antiquité Romaine, en passant par Castiglione, Rabelais, Montaigne, ou John C. Lapp, entre autres, dans son étude de La Fontaine, contemporain de Sévigné. Lapp, en en retraçant l’histoire, met l’accent sur la relation entre la négligence et la conversation, soit le modèle de discours qui se caractérise par une absence délibérée de visée, et que la lettre cherche à imiter. 5 La négli- 4 Voir John C. Lapp, The Esthetics of Negligence : La Fontaine’s « Contes », Cambridge, Cambridge UP, 1971, p. 31. 5 Voir Domna Stanton, The Aristocrat as an Art : A Study of the Honnête Homme and the Dandy in 17th and 19th Century French Literature, New York, Columbia UP, 1980, p. 178 ; Voir aussi Roger Duchêne, « Madame de Sévigné et le style négligé », Œuvres et Critiques, I, 2 (été 1976) : 113-27. 38 Michèle Longino gence représente l’esthétisation d’une prérogative de classe : la valorisation d’une vie oisive comme vie idyllique, dont les classes oisives établissent le style par solidarité participative. Dans la lettre, cette approche de la communication, erratique mais toujours délicieuse et jamais pédante, trouve son exemple le plus représentatif dans des transitions hasardeuses, arbitraires et créatives d’un sujet à l’autre. La plupart du temps, c’est au gré d’une organisation selon le principe de la libre association, lorsqu’elle est particulièrement prononcée, que Sévigné relève sa propre négligence, avec autant de fierté que de désolation. 6 Le culte de la négligence au XVII e siècle est également une réaction contre les pratiques rigidement codifiées de la vie à la cour, qui enferment les élites dans les relations qu’elles dictent, et qui sont mobilisées pour établir des étiquettes vouées à protéger l’autorité du Roi. Fritz Nies interprète ce mouvement de l’aristocratie vers l’esthétique de la négligence de façon socio-historique : il met l’accent sur la distinction entre une noblesse d’épée héréditaire, domestiquée par le Roi d’une part, et la noblesse de robe d’autre part, qui émerge à la suite de la Fronde, dont le titre peut être acheté, et qui tendrait à supplanter symboliquement la première. Il conclut en affirmant que la noblesse d’épée a adopté l’esthétique de la négligence une fois qu’elle a perdu son pouvoir politique et qu’elle a été reléguée aux marges des centres décisionnels. Elle a ainsi été amenée à former un milieu social fermé où se cultivent les apparences de la liberté et de l’indépendance. C’est alors que ce groupe exerça un pouvoir social arbitraire en dépit et en compensation de sa tombée en disgrâce auprès du Roi. L’entrée dans ce cercle ne se faisait pas uniquement selon la naissance mais, en vertu de critères bien plus vagues : ce je ne sais quoi, que seuls les membres confirmées pouvaient reconnaître. 7 Au sein de cette sphère idéologique, mise à l’écart du monde des écrivains, les femmes ont pu sembler occuper une position comparable à celle de la noblesse d’épée : marginales et sans pouvoir, quand elle sont distinguées, avec ce point commun de plus qu’elle ne s’arrogent pas leur place mais prennent celle qu’on leur attribue et l’occupent, faute de mieux, en la défendant, au risque du ridicule ou de l’ostracisme. Les contraintes propres à la négligence sont encore plus saillantes lorsque les femmes écrivains sont aussi membres de cette élite. Elles sont alors doublement enclines à accepter l’identité qu’on leur impose, de répondre aux attentes dont elles sont l’objet, et les sur-signifier, pour leurs congénères masculins. Voilà peut-être aussi pourquoi Bussy recommande la négligence à sa cousine. 6 Fritz Nies, Gattungspoetik und Publikumsstruktur : Zur Geschichte der Sévignébriefe, Munich, Wilhelm Fink, 1972. 7 Alain Viala, La Naissance de l’écrivain : Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Editions de Minuit, 1985, p. 150. L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 39 La formation de deux communautés d’écriture est poursuivie discursivement par Bussy dans une lettre qui loue le style de Sévigné : Votre manière d’écrire, libre et aisée, me plaît bien davantage que la régularité de messieurs de l’Académie ; c’est le style d’une femme de qualité, qui a bien de l’esprit, qui soutient les matières enjouées et qui égaye les sérieuses. (II, L. 677, p. 662) En opposant les « messieurs de l’Académie » et « une femme de qualité », il revendique une inclination subjective pour le style et l’amateurisme de ce dernier groupe, tout en renforçant la position normative, donc dominante, des premiers en tant que corporation professionnelle. Est-ce parce que les femmes ont été exclues de facto des exigences rigoureuses de « la régularité académique » qu’elles ont pu développer un style plus libre et spontané ? Et, est-ce à cause de cette exclusion que même les critiques favorables de leur écriture sont chargés d’une sorte de tolérance « généreuse » ? Ou est-ce simplement la seule chose qui leur est permise, cette négligence normative qui leur est imposée, à laquelle elles doivent se conformer, au risque de vivre « hors-le-genre » ? On voit ici affleurer la façon dont le style féminin est façonné par l’autorité de l’écriture masculine. La tendance de l’époque (que l’on peut aussi constater dans les écrits de Poulain de la Barre et de La Bruyère) à essentialiser les femmes et leur écriture est ici clairement visible, dans sa transmission comme dans sa validation. Mais plus encore, n’est-ce pas parce que Bussy n’a pas été consacré comme écrivain, n’est lui-même pas membre de l’ « Académie » en dépit (ou peut-être à cause) de ses propres publications, qu’il encourage l’adoption d’un autre standard, valorisant la « femme de qualité » au filtre des sentiments nés de sa propre marginalisation ? Quoiqu’il en soit, Bussy a complimenté et encouragé les activités d’écriture de sa cousine, et ses réflexions ont très certainement aidé cette dernière à fixer son style. Les deux cousins sont en tout cas liés par un pacte épistolaire, même s’il n’est pas scellé entre deux parties égales. Quand la première édition de la correspondance de Sévigné parut en 1725, elle entra officiellement, bien que de façon posthume, sur le marché littéraire. Le capital social alors accumulé par Sévigné permit à ses lettres de passer dans l’univers de l’économie matérielle. On pourrait dire de son succès qu’il ne lui coûta que son jugement personnel. Sévigné investit l’économie sociale, cultiva ses amitiés et ses relations familiales par son écriture, la façonnant avec ses pensées en fonction de ces relations, ce qui lui valut d’être aisément intégrée dans l’institution littéraire. Son amie Madame de Lafayette, qui donna certains manuscrits à Barin, qui joua le jeu du marché littéraire, n’eut pas cette chance. Viala, dans son classement des classiques du début du XVIII e siècle (pour lui, les classiques sont, littéralement, ceux qui sont enseignés), fait figurer Madame de Sévigné en onzième 40 Michèle Longino position : « Même Madame de Sévigné prend place parmi les classiques dès 1740 ». 8 L’absence de Madame de Lafayette nous apprend que, si le salon était un milieu ouvert, l’institution littéraire qui prend forme à cette époque ne l’était pas. La popularité et la canonisation étaient deux phénomènes bien différents, et les écrivains femmes avaient bien plus de chances d’être distinguées et reconnues par l’institution si elles connaissaient et respectaient la place qui leur était attribuée - dans cette sphère privée de l’existence, alors en cours d’élaboration dans le seul but de garder les femmes et leur écriture loin des circuits économiques. 9 Au sein de ce cadre social, Sévigné et Bussy correspondirent dans des cercles où écrire était pris au sérieux, et Sévigné se fraya un chemin, tout en modestie et en prudence, vers la reconnaissance. Elle était entourée par des gens qui se montraient convaincus, y compris dans leurs lettres à Sévigné, que l’art épistolaire était une sérieuse entreprise. Des tiers occasionnels à ses échanges avec Bussy, ont contribué au ton sérieux de leur correspondance. Corbinelli, dans un appendice à une lettre de Sévigné à Bussy, évoque avec regret les qualités d’une lettre qu’il aurait écrite et qui se serait perdue : Ma lettre perdue était fort ample, et du style sublime, les sujets traités plus que superficiellement, et moins qu’à fond, tels qu’on les soutient dans des lettres qu’on veut garder. (III, L. 853, p. 92) Ici, les regrets concernent moins le contenu des messages perdus que le style, disparu sans avoir pu être goûté. On est en présence d’un auteur sans public qui se lamente sur texte disparu. Ce passage met en scène la tentative d’un auteur pour reconquérir son public, et pour récupérer la valeur d’un texte en en offrant, à la place, l’évaluation. Le lecteur se voit ainsi dépossédé de sa liberté de juger : il n’est sollicité que pour corroborer ce qui est dit, sorte de lecteur-témoin de l’excellence d’un texte absent, dont l’éloge émane étrangement de la plume qui a produit le texte original. Tout avis extérieur est ici rendu superflu. On trouve de telles traces de prétention démesurée dans la relation épistolaire de Bussy et Corbinelli, parfois peut-être teintées d’un soupçon d’auto-dérision, mais elles se rencontrent partout dans leurs échanges et font partie de leur pacte épistolaire, de sorte qu’il n’y ait pas matière à en être surpris. Entourée par des écrivains qui manient la plume avec une telle conscience de soi, Sévigné ne pouvait qu’être imprégnée de ce sérieux, et se considérer, occasionnellement au moins, comme écrivain, et donc penser au destin éventuel de ses écrits. 8 Voir Viala op. cit., p. 142. 9 Voir Barbara Hernstein Smith sur « économie sociale » et « économie matérielle » dans : Contingencies of Value : Alternative Perspective for Critical Theory, Cambridge, MA, Harvard UP, 1988, p. 30-31. L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 41 Mais globalement, Sévigné resta fidèle à cette légèreté d’écriture qui faisait son talent, et la cultiva toute sa vie. Tout en montrant sa maîtrise des conventions épistolaires, elle les transgressait très régulièrement et employait peu d’énergie à en prôner le respect : Nous disions que la dernière lettre que je vous écrivis était toute terre à terre. Celle-ci commence de la même façon […] mais elle finit d’une manière si relevée, en vous souhaitant les biens éternels, que j’ai peur qu’on puisse m’accuser d’avoir donné dans le sublime. (III, L. 1260, p. 983) En relevant les codes relatifs aux niveaux de style, Sévigné montre à Bussy qu’elle connaît les règles, et que s’il arrive parfois que son écriture relève d’une catégorie ou d’une autre (et pas nécessairement celle qu’on attend dans l’écriture de lettres), cela importe peu. Elle écrit depuis l’extérieur de l’ « Académie », mais dans le cadre de la règle, à la place qui lui a été attribuée, à l’abri des accusations qui peuvent viser l’ambition ou la pédanterie. L’étiquette sous laquelle la correspondance Sévigné-Bussy se classe le mieux est certainement celle de la conversation, dans la logique de la question-réponse que ce modèle suppose et qui du coup, garantit une régularité dans le rythme des échanges. L’intervalle entre deux lettres ne peut pas être trop long, au risque de rompre le fil des pensées. Plus souvent que le contraire, c’est en général Bussy qui reproche à sa cousine de prendre trop de temps pour répondre, et de mettre en péril leurs échanges. […] je vous conseille en ami, ma chère cousine, de vous corriger à l’avenir et de ne plus remettre à Livry les réponses que vous avez à me faire, car, outre qu’en répondant si tard, vous ne sauriez plus imiter les conversations, qui est la chose la plus agréable dans un commerce de lettres, c’est que vous me faites voir que vous m’entretenez que quand vous n’avez plus personne à qui parler, et cela n’est pas si tendre que vous dites. (II, L. 671, p. 650) Sévigné se retrouve souvent en position de devoir s’excuser auprès de son cousin de n’avoir pas obtempéré plus rapidement devant son besoin de réponse : Je reçus votre lettre du 10 e décembre au mois de février. Elle était si vieille que je ne crus pas y devoir faire réponse ; je vous en demande pardon, et je ne vous en aime pas moins. Voici donc une lettre toute propre à nous remettre sur les voies, et à reprendre le fil interrompu de notre commerce. (III, L. 1250, p. 970) Plutôt que d’adhérer aux règles de la conversation et de les respecter scrupuleusement, à l’instar de son cousin, bien plus à cheval sur les règles et 42 Michèle Longino exigent qu’elle, et qui attend bien davantage de cet échange, Sévigné résiste passivement aux contraintes de leur relation : elle admet les conventions et les transgresse tout à la fois : « Je ne m’amuserai point, mon cousin, à répondre à vos réponses ; quoique ce soit la suite d’une conversation » (III, L. 967, p. 299). Sévigné prend alors les commandes de ce qui aurait pu être un pacte aliénant, en faisant savoir à Bussy qu’elle est au courant des règles mais qu’elle ne s’y laissera pas enfermer. Ce faisant, elle exerce un pouvoir informel au sein d’une situation dont il lui a été maintes fois dit qu’elle était aussi inflexible que codifiée : Sévigné décide en effet du degré auquel elle souhaite participer à l’échange. Quant à son cousin, il est devenu de plus en plus dépendant de la fidélité épistolaire de sa cousine, qu’il a hissée au rang de paire en la flattant, dans l’espoir de voir la correspondance se poursuivre : L’absence de ses bons amis est un grand mal, Madame, surtout quand elle dure longtemps, mais quand avec cela le commerce est difficile, c’est ce qui fait enrager. Je vous écris le 20 e mai, vous me faites réponse le 12 e juillet, et je le reçois le 8 e août ; voilà qui est bien languissant pour des gens si vifs que nous sommes. (III, L. 1254, p. 975). Sous la tutelle de son cousin, Sévigné a développé une attitude lucide vis-à-vis de son écriture. Bien qu’elle l’ait surclassé dans l’art épistolaire, en refusant de se plier à l’exactitude des règles forgées par une communauté dont elle est tacitement exclue, et en excellant dans la pratique d’une négligence qui lui avait été explicitement imposée, jamais elle ne se s’opposa directement à Bussy ; au lieu de cela, elle alla loyalement dans son sens. Bussy, pour sa part, employa une bonne partie de son activité épistolaire à s’agiter pour revenir en grâce auprès du Roi. Il se saisit de toutes les opportunités possibles pour faire oublier le passé et regagner les faveurs du Roi par la force de son écriture. Lorsque le Roi distingua son fils, Bussy s’empara de l’occasion pour se mettre dans le rôle du père sur qui l’honneur retombe tout naturellement, ce qui lui fournit un prétexte pour écrire au Roi. Il envoya une copie de sa lettre à Sévigné : Il faut que je vous entretienne de mes prospérités, Madame ; ce discours ne sera pas long. Le Roi vient de donner une compagnie de cavalerie toute faite à mon fils, dans le régiment de Siburg […] tout cela étant, je prétends avoir été agréablement distingué en cette rencontre, et je viens d’en faire un remerciement au Roi dont je vous envoie la copie. (II, L. 629, p. 589) La structuration relationnelle de cette lettre, bien qu’adressée à « Madame », distribue les instances importantes entre « Je » et « le Roi ». Alors que le fils prend une fonction de simple extension filiale, le « vous » est strictement relégué à la fonction de témoin. Sévigné est invitée à partager le plaisir de Bussy devant ce retour de fortune indirect, à lire et à admirer sa réponse, L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 43 mais il n’est en aucun cas question d’en évaluer l’écriture. Dans son exil, Bussy désirait ardemment un retour en faveur et se tourna obstinément vers la lettre comme le seul véhicule à même de gagner l’attention royale et de susciter le pardon. Une correspondance soutenue avec un écrivain si ambitieux et dévoué que Bussy a très certainement contribué à développer chez Sévigné une conscience de l’usage politique de la communication épistolaire, où les lettres peuvent être perçues comme une attitude d’écrivain devant la communication par courrier. Sévigné avait déjà appris une leçon sur les dangers de la correspondance au moment de l’arrestation de Fouquet. 10 Des lettres venant d’elle furent trouvées dans le coffre-fort de ce dernier et, bien qu’il fût dit qu’elles ne contenaient rien de répréhensible, le simple fait qu’elles existassent et qu’elles eussent été conservées exposèrent la relation Fouquet-Sévigné à toutes les interprétations et à tous les commérages, en même temps qu’elle menacèrent sa réputation d’honnête femme. Elle rassembla alors tous ses amis et ses alliés pour la soutenir dans cette épreuve et par la suite, elle fut parfaitement consciente qu’elle perdait tout contrôle sur ses lettres une fois qu’elles n’étaient plus entre ses mains, mais qu’en même temps, elle avait à en rendre compte. L’expérience vécue avec son cousin devait être la dernière de ce type. Bussy ne se contenta pas d’apprendre à Sévigné les ficelles de la trahison par mots imprimés, il ne s’en tint pas non plus à lui professer des encouragements constants à écrire, il commit aussi, d’une manière aussi spectaculairement intéressée qu’insensible, la violation ultime du pacte épistolaire : en 1680, il annonça à Sévigné qu’il transmettait au Roi des copies des lettres qu’ils avaient échangées entre 1673 et 1675. C’est encore une fois l’espoir d’améliorer sa situation auprès de Louis XIV qui motiva le comportement de Bussy : Madame, vous ne savez pas que je vais associer le Roi à ce commerce (le Roi ne vous déplaise). Vous avez su que je lui avais envoyé un manuscrit au mois de juin dernier. Il y a pris tel goût qu’il l’a gardé et m’en a fait demander un autre. Celui donc que je lui vais [sic] envoyer à ce jour de l’an prochain est depuis 1673 jusqu’à la fin de 1675, qui sont les trois ans de votre vie où vous m’avez le plus et le mieux écrit. Comme il a bien de l’esprit, il sera charmé de vos lettres. Il en verra aussi quelques-unes de Mme de Grignan qui ne lui déplairont pas. Je vous montrerai cela à ce printemps que j’irai à Paris, et je vous étonnerai que je vous ferai voir que, tout exilé que je suis, je parle aussi franchement et aussi hardiment au Roi que si j’étais son favori. (III, L. 823, p. 58). 10 Voir les lettres échangées entre Octobre 1661 et Janvier 1662, I, L. 50 - L. 72, p. 48-83, majoritairement adressées à Mme de Pomponne, et les notes qui les accompagnent. 44 Michèle Longino La certitude que les lettres choisies sont excellentes, qu’elles seront bien reçues, et qu’il a même été assez réfléchi pour inclure à cette bonne action des textes de Mme de Grignan, est manifestement donnée à Sévigné en offrande compensatrice, et comme justification de son acte présomptueux. Un tel geste pourrait être compris et dédramatisé en étant vu comme une simple extension du partage de correspondances qui a cours dans les salons de l’époque, mais en fait, il sort nettement de ces limites. La règle voulait qu’il existât une certaine conscience de la part du destinateur que son lecteur était en accointance avec un groupe de personnes restreint et que, s’il y avait partage de courriers, ce fût avec les membres de ce groupe. Le Roi ne fait pas partie du lectorat élargi qu’implicitement, elle s’attendait rencontrer en écrivant à son cousin. La réaction de Sévigné à l’annonce de Bussy est soit étonnamment naïve, soit excessivement sophistiquée, ce qui est plus probable, au vu de certains éléments biographiques. L’arrogance de Bussy lui est familière et elle a montré qu’elle savait très bien la contrer dans des échanges épistolaires antérieurs. Celui qui suit nous montre sa sagesse à son summum : Mais, mon cousin, vous me mandez une chose étrange ; je n’eusse jamais deviné le tiers qui est entre nous. Pensez-vous que l’on puisse estimer les lettres que vous avez mises dans ce que vous avez envoyé ? Toute mon espérance, c’est que vous les avez raccommodées. Croyez-vous aussi que mon style, qui est toujours plein d’amitié, ne se puisse point mal interpréter ? Je n’ai jamais vu de lettres, entre les mains d’un tiers, qu’on ne pût tourner sur un méchant ton, et ce serait faire une grande injustice à la naïveté et à l’innocence de notre ancienne amitié. Je suis ravie de voir tout cela, mais le moyen ? Je suis assurée (quoi que je die) que vous n’avez rien fait que de bien, et c’en est un fort grand de pouvoir divertir un tel homme, et d’être en commerce avec lui. Pour moi, je crois qu’une dame de mes anciennes amies, qui passe réglément deux heures dans son cabinet, pourrait bien lire avec lui vos mémoires, et vous seriez en assez bonne main. Que sait-on ce que la Providence nous garde ? (III, L. 826, p. 60-61) Ce passage fait d’abord état d’un choc, puis d’un mouvement de distance et de signes d’embarras : Sévigné se place en situation d’infériorité par rapport à Bussy, avant de s’en remettre à son discernement. En émettant l’espoir qu’il a bien corrigé ses lettres avant de les transmettre, elle place Bussy dans une position de supériorité et de responsabilité tout à la fois. Elle manifeste le vœu de n’être pas impliquée dans les conséquences d’un acte aussi arrogant. Au cas où le projet devait mal tourner, elle lui rappelle que sa participation involontaire a été inspirée par l’amitié, toujours sujette aux interprétations erronées lorsqu’un tiers s’en mêle. Une fois qu’elle s’est disculpée, qu’elle a réaffirmé la responsabilité de Bussy et qu’elle lui a rappelé les risques L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 45 encourus, elle lui adresse des félicitations élogieuses et finit par le rallier, en quelque sorte, dans leur aventure commune. Quelle stratégie plus ingénieuse Sévigné aurait-elle pu trouver afin de répondre à toutes les exigences de cette situation délicate ? Sa réaction n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, marquée par la consternation ou la colère devant cette violation du pacte épistolaire (ou au moins cet élargissement extrême du cercle de circulation social des lettres). Il s’agit d’avantage d’une réaction d’auteur et de complice, au moment où elle partage ses interrogations sur la façon dont ses lettres vont être reçues. Elle se demande si la présence de son amie Mme de Maintenon aux côtés du Roi peut assurer que leur réception soit favorable. Il est significatif ici que Sévigné revendique avoir une alliée proche du Roi qui pourra être utile à Bussy, et qu’elle montre moins d’intérêt pour la réception de ses propres lettres que pour celle des lettres de son cousin : elle sait qu’il a, à cette occasion, bien plus besoin de la reconnaissance du Roi qu’elle-même. Elle sait également qu’elle a moins d’importance que son cousin pour le Roi, et que l’enjeu lui est moins important. Sévigné et Mme de Maintenon sont toutes deux placées comme adjuvantes qui peuvent avoir l’influence discrète indirecte de leur pouvoir « féminin ». Sévigné a sûrement compris, à un moment ou à un autre, que son talent et sa réputation solide étaient exploités par son cousin, tout comme il avait auparavant utilisé la bonne fortune de son fils pour essayer de se réinfiltrer dans les bonnes grâces de Louis. Quoiqu’il en soit, sa déclamation finale (« Que sait-on ») confirme l’union de leurs destins et l’acceptation de la complicité que cela implique. Après cet événement, la correspondance se poursuit pendant quinze autres années. Sévigné écrivait assurément des lettres pour communiquer avec ses correspondants, mais avec les années et des louanges aussi constantes et grandissantes que la reconnaissance dont elle a été l’objet, de plus en plus, elle écrivit des lettres parce qu’elle écrivait, parce qu’elle écrivait bien, et parce qu’elle aimait écrire. Après cet incident de publication involontaire, Sévigné a à coup sûr continué à écrire en pensant constamment à la possibilité que ses lettres deviennent des textes. 11 Ceci se voit d’ailleurs confirmé par les échanges avec sa fille qui abordent le même sujet. Bussy, en dépit de ses efforts assidus, ne fut pas couronné de succès : il ne parvint pas à changer le cours de sa relation avec le Roi : 11 L’intérêt de Sévigné pour une publication éventuelle, et, par conséquent, ce qu’on peut apprendre d’elle par ses lettres peut être comparé au projet de La Fontaine tel qu’il s’expose dans Voyage en Limousin et qu’il est décrit par E.B.O. Borgerhoff, The Freedom of French Classicism, Princeton, NJ, Princeton UP, 1950, p. 134. Voir aussi Duchêne III, n. 5, p. 1258. 46 Michèle Longino Le Roi a bon esprit et juge bien de toutes choses ; cependant les bonnes lettres que je lui écris ne m’attirent rien de bon de sa part. (III, L. 955, p. 281) Face à cette blessure d’amour-propre, Sévigné affecte une modestie constante, comme si elle ressentait le besoin d’expier, auprès de son cousin, d’avoir pu assister aux oraisons funèbres de Bossuet et Bourdaloue pour M. Le Prince en 1687, dont elle conclut le rapport sur ces remarques auto-dépréciatives : « Voilà, mon cher cousin, fort grossièrement, le sujet de la pièce » (III, L. 957, p. 284), puis : De vous dire de quels traits tout cela était orné, il est impossible, et je gâte même cette pièce par la grossièreté dont je la croque. C’est comme si un barbouilleur voulait toucher à un tableau de Raphaël. (III, L. 962, p. 293) Cet effacement de soi est bien moins un geste de réserve que de protection : elle n’utilise pas tant la fausse modestie pour susciter un compliment que pour consoler Bussy d’être exclu de cette société, en s’inclinant devant sa supériorité d’écrivain et de critique. L’autodépréciation vise également la paraphrase grossière : elle n’est pas le grand Titien que Bussy complimente dans une autre lettre (j’y reviendrai), mais un simple barbouilleur. Elle s’adresse à sa vanité pour se protéger de la plume de Bussy, dont les tendances à la perversité ont déjà été prouvées. Une attention lucide à la représentation, traduite dans le langage du lexique pictural, est à la fois voilée et révélée par les écrits des deux cousins. Alors que la transmission de message est ostensiblement le but visé de la correspondance, des préoccupations concernant le mode de communication, le style, ou l’art d’écrire imprègnent l’échange. Dans son exil solitaire, Bussy retomba dans l’occupation idéale pour le réconfort de son ego blessé : il se lança dans la reconstruction de la généalogie familiale. Puisqu’il occupait la position privilégiée de celui qui construit la lignée patriarcale et qui la termine, il éprouva un certain plaisir à disposer les membres de sa famille autour de lui, et à se mettre en scène à la tête de la hiérarchie de cette famille. En 1685, il acheva le document et en envoya une copie à sa cousine. Elle accompagna judicieusement sa réponse de remerciements, de louanges et d’appréciations critiques, faisant également part de son impression qu’il exagère les compliments qu’il lui adresse, peut-être (postule-t-elle), pour compenser certaines remarques désagréables passées. Elle a le sentiment qu’il rend justice à sa fille, mais pas à son fils : le texte, selon elle, ne représente pas Charles assez à son avantage. Elle voit dans le degré d’obséquiosité manifesté par chacun des enfants à l’égard de Bussy, la raison d’un traitement aussi inégal. Son fils, qui a été moins déférent que sa fille avec son cousin si distingué, est péremptoirement rejeté du texte L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 47 de Bussy, relégué à un rang plus bas que celui qu’il tient en réalité. Sévigné signale candidement ces anomalies à Bussy en évaluant sa généalogie, mais ses remarques restent incontestablement élogieuses : C’est une histoire en abrégé qui pourrait plaire même à ceux qui n’y ont point d’intérêt […]. Enfin je ne puis assez vous remercier de cette peine que vous avez prise […]. Je garderai soigneusement ce livre. (III, L. 917, p. 216) Le même jour exactement, le 22 Juillet 1685, elle commente cette généalogie à l’adresse de sa fille. Alors que les mêmes commentaires se retrouvent, d’une lettre à l’autre, le ton sur lequel s’achève la lettre et le jugement final sont nettement différents : Si Bussy avait un peu moins parlé de lui et de son héroïne de fille, le reste étant vrai, on peut le trouver assez bon pour être jeté dans un fond d’un cabinet, sans en être plus glorieuse. (III, L. 918, p. 219) Ce rejet, visible dans le sort qui est imaginé pour le texte (le jeter aux ordures), contraste nettement avec les mots qu’elle adresse à Bussy, où elle prétend vouloir garder et chérir le manuscrit. 12 L’écart entre les deux déclarations nous permet d’avoir un aperçu rare sur la nature réelle des sentiments de Sévigné à l’égard de Bussy, et révèle combien le lien entre les deux cousins est en réalité ténu. Les complexités de l’acte de représentation de soi, ainsi que la fonction cruciale qu’occupe le destinataire - il détermine la posture et le message du destinateur - sont explicitement révélées dans ces deux énoncés contradictoires. Cette comparaison nous rappelle qu’au cours du processus scriptural, l’épistolier doit composer avec un réseau complexe de relations, et que ce n’est pas tant la valeur véridictoire d’une déclaration particulière qui peut valoir comme récit que le tissage dont se compose une identité qui se dispose à travers l’entretien de ces différents liens. Toujours sous-jacente dans la relation maître-élève, dans le badinage courtois et les taquineries, dans les postures de flatterie de soi ou de l’autre qui, les années qui suivent la réconciliation, après la brouille des médisantes Histoires, caractérisent cet échange épistolaire, il existe une vague d’aversion indéniable dans le ton de Sévigné. Elle semble s’être érodée sous l’influence de leur relation. Si par devoir, elle a pour sa part respecté le pacte épistolaire, elle ne prenait pas autant de plaisir à lui écrire que ce qu’elle voulait bien lui dire. Et quand elle avait à s’y souscrire, c’était en étant pleinement consciente de la haute opinion que Bussy avait de lui-même. Elle respectait donc la hiérarchie familiale, mais n’adhérait pas aveuglément à la fatuité de 12 Voir la note de Roger Duchêne dans Sévigné, Correspondance, op.cit., Vol. III, n. 5, p. 1258. 48 Michèle Longino son cousin, qui dépendait tant des structures patriarcales et des institutions pour y mesurer sa conception du mérite et de la valeur en régime mondain. Sévigné jouissait avec sa fille du même privilège familial dont Bussy bénéficiait avec elle et, à son tour, elle obligea Mme de Grignan à faire profil bas dans leur correspondance. La modélisation de l’échange mère fille par celui des deux cousins est décelable dans la relation intertextuelle qu’entretiennent certaines lettres. Par exemple, lorsque Bussy avoue (et cherche à en minimiser l’aveu) avoir modifié les lettres de Sévigné afin de les présenter au roi, il enrobe sa confession dans une flatterie : Je n’ai pas touché à vos lettres, Madame : Le Brun ne toucherait pas à un original du Titien, où ce grand homme aurait eu quelques négligences […]. J’ai supprimé seulement de certaines choses qui, quoique belles, ne seraient peut-être pas du goût du maître. (III, L. 827, p. 61) La seule inquiétude, judicieusement humble, de Sévigné, avait été de savoir si oui ou non il était parvenu à réparer toutes ses maladresses. En relation avec lui, elle endossa avec constance le rôle de l’élève incorrigible et indisciplinée. Toutefois, en correspondant avec sa fille, elle occupa la position d’autorité de son cousin, s’érigea en arbitre du style, et donna son avis sur son écriture. A cet égard, il est intéressant de noter qu’elle transmet à sa fille le même compliment que Bussy lui avait récemment fait : Corbinelli a été charmé de la peinture au naturel de votre savantas. Vous parlez de peinture ; celle que vous faites de cet homme pris et possédé de son savoir, qui ne se donne pas le temps de respirer ni aux autres, qui veut rentrer à toute force dans la conversation, et qui est toujours au guet pour prendre au bond l’occasion de se remettre en danse, ma chère enfant, cela est du Titien. (III, L. 1061, p. 484) Le choix du terme « peinture » enclenche l’écho au complément de Bussy, « du Titien », et prépare le terrain du transfert. Sévigné avait manifestement été flattée de la comparaison, puisqu’elle l’exploite en retour. Malheureusement, la « peinture » originale de Mme de Grignan n’existe plus, et on ne peut donc la scruter dans le détail. Si c’était possible, une comparaison de sa peinture textuelle et de la façon dont elle est récrite par sa mère en guise d’appréciation révèlerait à quel point Sévigné endossa dans sa correspondance avec sa fille, comme en retour, le rôle de correcteurs de Le Brun et de Bussy. Il y a une certaine ambivalence dans la pertinence du compliment « Le Titien » : est-ce qu’au juste, il s’adresse au portrait du savantas par sa fille, ou bien au commentaire spéculaire qu’en fait Sévigné, non sans satisfaction, sur la version qu’elle vient de produire ? Que ce compliment soit transmis signale également un transfert de la relation épistolaire. Si on ne peut pas dire que Bussy fit office de modèle L’apprentissage épistolaire de Madame de Sévigné 49 pour Sévigné, on peut dire en revanche que leur relation épistolaire inspira Sévigné pour sceller un pacte similaire avec sa fille. Le regard critique constant de Bussy encouragea Sévigné à considérer son écriture avec sérieux, comme un « art », avec un souci réel pour l’acte de représentation. Il la guida dans la définition de principes d’une écriture féminine, ainsi qu’en approuvant l’élaboration malléable de sa propre rhétorique épistolaire. Alors que Sévigné était quelque peu sceptique vis-à-vis de son cousin à cause de son orgueil et de la haute opinion qu’il avait de lui-même, elle accordait une réelle importance à son discours en matière d’écriture. C’est dans ses échanges avec lui, car il y lui était sans cesse rappelé qu’il trônait en juge de ses lettres, qu’elle développe un esprit critique et lucide, tant envers sa propre écriture qu’auprès de celle des autres. Alors que Bussy a joué un rôle important dans l’apprentissage épistolaire de Sévigné, il fut également une force de régulation importante de sa vie affective. En tant que veuve, Sévigné endossa les fonctions maternelles et paternelles en gérant sa famille. Si, par conséquent, elle jouit d’une autorité plus grande que celle dont jouissent d’autres mères de familles dont les maris sont présents, il restait tout de même certaines prérogatives paternelles qui furent transmises à l’extérieur de la cellule familiale immédiate, en particulier à l’autorité masculine de la famille élargie. La place que Bussy occupa dans son monde fut en tout cas exactement celle qu’elle revendiqua et prit auprès de sa fille. Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Factuel et fictionnel dans Artamène et Clélie : une pratique singulière de Mlle de Scudéry Marie-Gabrielle Lallemand La question de savoir ce qui est de la plume de Georges de Scudéry et de celle de sa sœur, Madeleine, dans les deux premiers des romans qui ont paru sous le nom de Georges, Ibrahim (1641) et Artamène (1649-1653), reste pendante mais un consensus s’est dessiné : Ibrahim est le fruit d’une collaboration, comme Artamène, mais au fur et à mesure de la rédaction de ce dernier roman, Madeleine intervient de façon de plus en plus importante et, de Clélie (1654-1660), elle est le seul auteur, comme Georges l’est d’Almahide (1660-1663). Ce consensus se fonde en partie sur le constat que le « réalisme galant » est de plus en plus sensible à partir de la partie VII du deuxième roman et qu’il est fondamental dans le troisième, qui est reconnu comme ayant été écrit par Madeleine seule. On doit l’expression « réalisme galant » à René Godenne, qui le caractérise ainsi : « il n’y a pas dessein de décrire les mœurs des temps passés, mais de s’en tenir à une peinture des mœurs idéalisées par le type de société dans laquelle vit l’auteur » 1 . La manifestation la plus sensible du « réalisme galant », est, particulièrement à partir de la partie VII d’Artamène, la présence de plus en plus importante de portraits et de descriptions à clé. L’« Histoire d’Elise », dans cette partie, instaure en effet une franche rupture, qui contient la longue description d’un ballet que la reine mère fit donner le 31 janvier 1609, durant lequel Angélique Paulet (Elise dans le roman) chanta, et à la fin de laquelle on trouve la première galerie de portraits à clé, ceux de Madame de Rambouillet et de ses familiers 2 . C’est à ces insertions dans la fiction d’éléments factuels contemporains de la romancière que cette étude se propose de se consacrer. Ce sont là des digressions d’une espèce particulière. 1 Les Romans de Mademoiselle de Scudéry, Genève, Droz, 1983, p. 164. 2 Pour l’élucidation des clés parfois sûres mais souvent hypothétiques, voir Alain Niderst, Madeleine de Scudery, Paul Pellisson et leur monde, Paris, PUF, 1976. 52 Marie-Gabrielle Lallemand Factuel et vraisemblance Les Scudéry, dans la fameuse préface d’Ibrahim, inscrivent le long roman 3 qu’il pratique dans la filiation de l’épopée (Iliade, Odyssée, Enéide, Jérusalem délivrée) et du roman grec (Les Ethiopiques) mais déclarent emprunter leurs personnages à l’histoire, pour fonder la vraisemblance. L’insertion d’informations factuelles se fait notamment par le biais de digressions historiques, qui renseignent le lecteur sur l’histoire, la géographie et les mœurs du temps dans lequel la fiction s’inscrit 4 . Les auteurs recourent alors à des textes historiques, qui peuvent être mentionnés dans les préfaces. Ainsi la première histoire insérée d’Artamène, « Histoire d’Artamene » (première partie, livre 2), s’ouvre sur une « Histoire des Rois de Médie » 5 qui est empruntée à Hérodote. La digression commence par l’énumération des souverains, depuis le fondateur jusqu’au roi qui, dans l’histoire, est le souverain régnant, et se poursuit en évoquant les conflits qui opposent Mèdes, Lydiens, Perses et Assyriens. De la même manière, dans Clélie, l’« Histoire de Tarquin » (première partie, livre 2) s’ouvre par une histoire de Rome reprise de Tite-Live. Ces digressions contribuent à faire du long roman un genre sérieux, qui contient des savoirs attestés, mais aussi à fonder sa vraisemblance. Le long roman est une fiction vraisemblable. Dans la première moitié du XVII e siècle s’est établie une forte corrélation entre « roman » et « vraisemblance » 6 , et celle-ci est devenue un critère majeur de l’excellence dans le genre. C’est pourquoi, de toutes les règles que doit observer le roman, la vraisemblance est déclarée la plus nécessaire dans la préface d’Ibrahim (1641) et Sorel, qui dans la Bibliothèque françoise (1654) consacre une section aux « romans vray-semblables », déclare que les « Romans parfaits » doivent 3 On désigne ainsi les romans présentant un début in medias res et des histoires insérées, à l’imitation des romans grecs, particulièrement des Ethiopiques d’Héliodore, eux-mêmes imitant l’épopée. 4 Il s’agit de digressions historiques, selon la typologie établie par le père Le Moyne : « toutes les Digressions sont, ou Geographiques, ou Historiques, ou Politiques, ou Morales. Dans les Geographiques, l’Autheur fait la description de quelque païs qui se trouve sur son chemin. […] Dans les Historiques, il fait ou le recit de quelque aventure particuliere détachée de son sujet […] ou la narration de l’origine de quelque Estat, de quelque Peuple, de quelque Ville. Dans les Politiques, il donne des instructions aux Princes, aux Ministres, aux Capitaines […]. Dans les Morales enfin, l’Historien fait des leçons, sur la Vertu & sur le Vice ; sur la bonne vie & sur la mauvaise ; & sur les suites de l’une & de l’autre », De l’Histoire, Paris, Simon Bernard, 1670, p. 264-265. 5 Artamène ou le Grand Cyrus, Paris, A. Courbé, 1656, Genève, Slatkine Reprints, 1972 (10 vol.), I, 2, p. 100. 6 Voir la conclusion de l’étude lexicologique du mot « roman » dans Pascale Mounier, Le Roman humaniste, un genre novateur, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 74-76. Factuel et fictionnel dans Artamène et Clélie 53 être « fort Vray-semblables, encore qu’ils ne soyent que fiction » 7 . La vraisemblance est en partie fondée sur le mélange du vrai et du faux. Ce sont les Scudéry qui ont les premiers théorisé cette conception, dans la préface d’Ibrahim, mais c’est Amyot, dans le « Proesme du translateur » qui ouvre sa traduction des Ethiopiques d’Héliodore (1547), qui le premier a préconisé de fonder la vraisemblance sur l’insertion d’éléments factuels dans la fiction 8 . Cette préconisation se retrouve encore dans la conversation de Clélie sur l’art d’inventer une fable : […] quand on emploie des noms célèbres, des pays dont tout le monde entend parler, et dont la géographie est exactement observée, que l’on se sert de quelques grands événements assez connus, l’esprit est tout disposé à se laisser séduire, et à recevoir le mensonge avec la vérité, pourvu qu’il soit mêlé adroitement, et qu’on se donne la peine d’étudier bien le siècle qu’on a choisi, de profiter de tout ce qu’il a eu de rare, de s’assujettir aux coutumes des lieux dont on parle, de ne pas faire croître de lauriers en des pays où l’on n’en vit jamais, de ne confondre ni les religions, ni les coutumes des peuples qu’on introduit, quoiqu’on puisse avec jugement les accommoder un peu à l’usage du siècle où l’on vit, afin de plaire davantage. 9 Il n’a certes jamais été question pour les auteurs du XVII e siècle, dont Madeleine de Scudéry, de représenter exactement les mœurs antiques, comme le font savoir les derniers mots de cette citation, toutefois, la règle émise dans cette fameuse conversation de Clélie n’est pas appliquée dans le roman qui la contient, dont la vraisemblance est régulièrement anéantie par l’insertion de descriptions à clé d’un nouveau genre, digressives à l’extrême. Portraits et descriptions à clé Le portrait du personnage dont on va raconter l’histoire, ainsi que la description de sa demeure, pour autant qu’ils ne soient pas très longs, ne peuvent être considérés comme des digressions. Il n’en va pas de même quand il s’agit de descriptions de personnages et de lieux qui, ne jouant aucun rôle dans l’action ou y jouant un rôle minime, n’ont pas lieu d’être longues et minutieuses : qui sont ostensiblement des digressions. Or ce type de descriptions va devenir de plus en plus fréquent sous la plume de Mlle de Scudéry à partir de la septième partie d’Artamène jusqu’à proliférer dans la cinquième et dernière partie de Clélie 10 . Le rapport entre le personnage à 7 Paris, La Compagnie des Libraires, 1667 (seconde éd.), p. 181. 8 L’Histoire Aethiopique, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 159 (éd. Laurence Plazenet). 9 Clélie, Paris, Honoré Champion, 5 parties, 2001-5 (éd. Chantal Morlet-Chantalat), IV, p. 426-427. Toutes nos références renvoient à cette édition. 10 Rappelons qu’il n’y a pas de portraits à clé dans Ibrahim, il y en a dans Almahide. 54 Marie-Gabrielle Lallemand clé et la fiction présente divers cas de figure 11 . Parfois le lien entre eux est clair : c’est un épisode de la vie du personnage qui est raconté. Tel est le cas pour Elise-Angélique Paulet, premier personnage à clé dont le portrait est longuement développé, ce sont en effet ses amours qui sont romancées dans son histoire. Autre cas de figure : l’histoire racontée ne convient pas à la vie réelle du personnage portraituré. Ainsi, dans Clélie, Artémidore est reconnu pour être Claude de Goëllo et Lysimène, sa sœur, Catherine de Vertus mais l’histoire dont ils sont les protagonistes n’a rien à voir avec leur biographie 12 . Le cas de figure le plus étonnant est celui des personnages qui ne jouent aucun rôle dans la fiction, ou un rôle insignifiant, et qui peuvent être l’objet des portraits les plus développés. Le premier exemple de ce cas de figure se trouve, on l’a dit, dans la partie VII d’Artamène, avec les portraits des amis d’Elise, Cléomire-Mme de Rambouillet, Philonide-Julie d’Angennes, Anacrise-Angélique d’Angennes, Megabate-Montauzier, le Mage de Sidon-Godeau, Clearque-Arnaud de Corbeville, Theodamas-Conrart, Pherecide-Eléazar de Chandeville, Aristhée-Chapelain 13 , ce dernier étant le seul qui a un rôle dans le roman, mais un tout petit rôle d’ambassadeur. On relève dans le portrait de Mme de Rambouillet notamment des notations si précises qu’elles imposent sans ambiguïté la clé : elle a elle-même dessiné le plan de son palais, pour faire, sur un terrain d’une médiocre superficie, un hôtel spacieux, elle est de santé fragile et, pour cette raison, sort peu et reçoit chez elle une compagnie nombreuse et choisie, elle a deux filles 14 . C’est de ce dernier cas de figure que relèvent les descriptions de demeure à clé. De ce fait, ce dernier type de description (de lieu et de personne), qui se multiplie dans Clélie, est celui qui pose le moins de problèmes d’identification 15 . En outre, en ne donnant aucun rôle à ces descriptions à clé dans la fiction, Mademoiselle de Scudéry en exhibe le caractère factuel et empêche qu’on ne lise le texte autrement. Comme ces personnages et ces lieux ne sont d’aucune nécessité dans la fiction, s’impose en effet une lecture que l’on peut qualifier de factuelle de leur description (comme un texte historique), et non fictionnelle (comme un roman). Dans les deux autres cas de figure, une double lecture est possible ou même, on peut ne pas saisir la clé. C’est ce qui nous arrive souvent si nous ne nous nantissons pas de travaux érudits qui déchiffrent les clés mais c’est déjà ce qui arrivait aux 11 Voir Chantal Morlet-Chantalat, La Clélie de Mademoiselle de Scudéry. De l’épopée à la gazette : un discours féminin de la gloire, Paris, Honoré Champion, 1994, p. 447-547. 12 Ibid., p. 209-210. 13 La galerie de portraits court de la page 295 à la page 332. 14 p. 298-300. 15 Morlet-Chantalat, op. cit., p. 208. Factuel et fictionnel dans Artamène et Clélie 55 lecteurs contemporains de Mademoiselle de Scudéry, et non des moins mondains 16 . On peut, par exemple, se demander qui est Tarquin. Selon A. Adam, il s’agit du cardinal de Retz, selon N. Aronson, de Beaufort, mais son portrait, dans la première partie de Clélie 17 , pour reprendre la caractérisation de Chantal Morlet-Chantalat, est celui d’un « ambitieux sans scrupules » 18 . Aussi ne pas saisir qui est le personnage historique n’empêche-t-il pas de comprendre et d’apprécier la fiction et sa morale. Sans doute est-ce là le sens de l’anecdote qui introduit l’« Histoire d’Elise » : dans le trésor de Crésus se trouve une sculpture, assez longuement décrite : Cyrus, admiratif, pense qu’elle est le fruit de l’imagination d’un artiste talentueux mais il apprend de compatriotes d’Elise qu’elle a été faite d’après un modèle, « une Fille de qualité qui estoit de Tyr, dont le feu Roy de Phenicie avoit esté amoureux » et dont les aventures vont être racontées 19 . Il est en revanche des descriptions à clé que la romancière, manifestement, fait en sorte de ne pouvoir être appréciées que pour leur clé, puisqu’elles sont sans lien avec la fiction : si nous les lisons sans en découvrir la clé, nous avons le sentiment d’un manque, de là bien des recherches et des spéculations. Ces portraits et ces descriptions de demeure sont des digressions mais d’un nouveau genre. Elles ne s’inscrivent pas en synchronie avec le temps de l’histoire comme les digressions des épopées et des romans grecs 20 . Elles sont des excursus non seulement hors du temps de l’histoire 21 mais encore hors 16 Madame de La Fayette en lisant Clélie reconnaît Ménage sous le nom d’Anaximène, Mme de Saint-Ange sous celui d’Elismonde notamment. Mais bien des clés lui échappent et elle demande à Ménage de l’éclairer à propos de divers personnages, Correspondance, Paris, Gallimard, 1942 (éd. Beaunier et Roth), p. 96 et 135 (lettres du 12 mai 1657 et 24 sept. 1658). 17 En fait ses deux portraits : I, 2, p. 318-319 et p. 358. 18 Op. cit., p. 455. 19 Artamène, VII, 1, p. 14. 20 C’est aussi la pratique ordinaire des grands digressionistes du XIX e siècle, Balzac, Hugo, Zola. 21 Dans son étude sur la digression, Jean Gaudon fait le départ entre la digression de type balzacien, « qui est parfaitement reliée au récit » (« Eloge de la digression », p. 134) et la digression que pratique parfois Hugo, « totalement injustifiable dans une perspective traditionnelle » (p. 134) qui est représentée par deux « digressionsconfidences » : l’évocation de Paris au chapitre 1 du livre cinq de la deuxième partie des Misérables, et les chapitres sur Waterloo qui forment le premier livre de cette même partie. Dans les deux cas, il y a un décrochage temporel, mais il est signalé (« Voilà bien des années que l’auteur de ce livre […] est absent de Paris. » ; « L’an dernier (1861), par une belle matinée de mai […] »). Le passage d’un temps à un autre dans les digressions à clé de Madeleine de Scudéry se fait sans transition. Dans Clélie, il y a même une double temporalité, celle de la fiction et celle de 56 Marie-Gabrielle Lallemand de la fiction, raison pour laquelle elles lui demeurent hétérogènes et font de l’œuvre non un tissu mais un collage. Au présent et à son panégyrique, Madeleine de Scudéry accorde une importance telle qu’il importe peu que la vraisemblance de la fiction soit mise à mal, quoique, en théorie, elle soit d’une importance capitale. Roman ou histoire ? La première grande galerie de portraits dans la partie VII d’Artamène est introduite par un commentaire qui fait comprendre la raison de sa présence : le narrateur déclare qu’il fera « une chose fort glorieuse à [s]a Patrie » 22 . Tous les portraits à clé de ce type sont en effet des éloges 23 , qui poursuivent l’éloge inaugural fait à la dédicataire en titre du roman 24 . Il importe à la romancière de rappeler les grands noms et les grands faits du passé, mais aussi ceux du présent. Un passage de Clélie témoigne clairement de cette intention. Il s’agit de la grande description de Valterre (Vaux-le-Vicomte) qui accompagne le portrait de son propriétaire, Cléonime-Fouquet, la seule description 25 qui, par sa longueur et sa minutie, puisse être comparée à celle du palais d’Ibrahim, dans le premier roman. Le palais d’Ibrahim se présente comme un microcosme : l’univers en sa diversité 26 , l’Histoire 27 et l’histoire l’actualité : ainsi l’hôtel de Nevers est décrit dans la troisième partie (III, 2, p. 290) puis on annonce, dans la cinquième, la poursuite de ses aménagements intérieurs (V, 1, p. 180) ; ainsi encore, à propos de Jacqueline d’Arpajon dont le portrait a été fait dans la deuxième partie (2, p. 244-246), et dont on apprend dans la cinquième qu’elle est définitivement entrée en religion et que son père s’est remarié (2, p. 307). Voir à ce sujet Morlet-Chantalat, op. cit., p. 464-465. 22 Éd. cit., p. 295. 23 Tous les portraits mondains le sont (voir, Jacqueline Plantié, La Mode du portrait littéraire en France 1641-1681, Paris, Champion, 1994, p. 664) mais ce n’est pas le cas pour les portraits à clé des romans satiriques, par exemple ceux de l’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin. 24 Il en est de même des descriptions de château, qui manifestent les qualités de leur propriétaire. 25 V, 3, p. 387-407. Le lieu ne joue aucun rôle dans la fiction, il est décrit pour le plaisir d’Amilcar. 26 Sans entrer dans une analyse détaillée de cette description, signalons que ce palais contient plusieurs collections : une bibliothèque très importante « de tous les livres curieux des langues Orientales, et de tous les rares et de tous les beaux de la Grecque, de la Latine, de l’Espagnole, et de l’Italienne » (Ibrahim, Fasano/ Paris, Schena/ Presses Universitaires de La Sorbonne, 2003, I, 3, p. 218) et une collection de cartes et de globes ainsi que d’instruments de mathématiques, enfin une collection d’armes. 27 Le palais, décrit dans le livre 3 de la première partie, a une galerie de peintures : tous les sultans ottomans, depuis la fondation de l’empire, s’y trouvent peints et leur portrait s’accompagne de l’histoire de leur règne. Factuel et fictionnel dans Artamène et Clélie 57 d’Ibrahim 28 s’y trouvent représentés. Le palais est un symbole. Il est aussi l’œuvre de maîtres ès arts. Les Scudéry y rivalisent avec leurs devanciers, en premier lieu avec Martin Fumée dont le roman contient, lui aussi, une impressionnante description, celle du temple de Jupiter-Hammon 29 . Les Scudéry, poètes, se donnent là l’occasion de mettre en rivalité leur art avec les autres arts : d’une part, le roman, comme le palais, est une architecture complexe et harmonieuse (ut architectura poesis) 30 , d’autre part, le roman, comme toutes les peintures que recèle le palais, raconte dans une histoire générale une histoire particulière (ut pictura poesis). La description de Valterre, elle, n’est pas une œuvre d’invention. On sait que, comme le palais n’était pas achevé, Madeleine de Scudéry s’est servi des esquisses préparatoires de Le Brun 31 . Un glissement s’est opéré de la description d’invention, exaltation des capacités de la poésie et des talents du poète, à la description encomiastique, exaltation de la grandeur du destinataire (Fouquet), au service duquel le poète met son talent. Un des lieux commun de l’apologie de l’histoire, et de l’épopée avant elle, est qu’elle conserve la mémoire des hauts faits des grands hommes : que serait Cyrus sans Xénophon ? Dans La Promenade de Versailles, troisième nouvelle de Madeleine de Scudéry, c’est un des arguments qu’avance Télamon en faveur des descriptions qui, elles, subsistent quand les monuments sont poussière 32 . Dans Ibrahim, les Scudéry font œuvre de poète : l’Histoire sert à fonder la vraisemblance de leur fiction et, en retour, la fiction enseigne, à sa façon, l’Histoire, ou plutôt de l’Histoire. Mais dans les derniers tomes d’Artamène et dans Clélie, Madeleine de Scudéry veut aussi faire œuvre d’historien ou, plus précisément, d’historiographe : bâtir un monument livresque impérissable à la mémoire des grands hommes, ses contemporains. L’évolution du rapport des lecteurs à la culture que postule Madeleine de Scudéry explique cette évolution du poète à l’historiographe. Certes, il s’agit de leur présenter tous les personnages antiques importants de l’époque dans laquelle s’inscrit la fiction (dans l’« Histoire d’Elise », par exemple, une statue joue un rôle important, qui a été faite par Dipoenus et Scyllis, deux sculpteurs du VI e siècle av. J.C.), mais il s’agit aussi de faire l’éloge des contemporains, du présent et de ses fastes (les portraits, les descriptions 28 Dans le palais se trouve la chambre d’Ibrahim, qui contient plusieurs peintures d’Isabelle, celle qu’aime le maître du lieu (I, 3, p. 245-248). 29 Dans le livre 5 de Du vray et parfait Amour […] Contenant les Amours honnestes de Theogenes et de Charide, de Pherecide & de Melangenie (1599). 30 Voir le début de la préface d’Ibrahim pour la comparaison avec l’architecture. 31 Clélie, V, 2, p. 390-407. Voir Chantal Morlet-Chantalat, « Les châteaux dans la Clélie », XVII e siècle, n° 118-119, 1978, p. 103-111. 32 Voir aussi Celinte, Paris, Nizet, 1979 (éd. Alain Niderst), p. 52. 58 Marie-Gabrielle Lallemand de châteaux et de fêtes). Cette coexistence au sein d’une même œuvre de l’éloge du passé et de l’éloge du présent serait-elle le moyen de régler in ovo la querelle des Anciens et des Modernes ? La description de Valterre, dans Clélie, suit celle du tombeau de Porsenna 33 , qui est empruntée à Pline 34 . Le commentaire d’un personnage souligne le passage de l’éloge du passé à celui du présent : « Il est vrai, dit Emilius, que ce tombeau est la plus magnifique chose du monde, et il est vrai encore que la belle maison de l’illustre Cléonime sera le plus beau lieu de la terre quand il sera achevé » 35 . Conclusion : « Les audaces d’une romancière » 36 L’hypothèse selon laquelle la description à clé sans lien avec la fiction est le propre de Madeleine est corroborée par une notation de Tallemant : Georges n’aimait pas les portraits à clé trop ressemblant à leur modèle et les rendait méconnaissables 37 , soucieux qu’il devait être que le factuel ne prenne pas le pas sur le fictionnel et que le roman, dans la pratique, illustre la théorie. Ce que produit Madeleine, en effet, est un hybride monstrueux, qui n’est plus une fiction vraisemblable 38 . Son audace est impressionnante et, nul doute à ce sujet, consciente. Clélie n’est pas un roman mal fait, parce que son auteur (une femme) ne saurait pas ce qu’est une fiction vraisemblable : il suffit de lire dans la quatrième partie de ce roman, la conversation sur l’art d’inventer une fable pour être convaincu qu’elle connaît la question. Les idées esthétiques qui y sont formulées sont globalement les mêmes que celles de la préface d’Ibrahim. Ce n’est donc pas la théorie qui a changé mais la pratique. Clélie est, en effet, un récit d’un genre nouveau, somme toute inqualifiable, ni une fable, ni une histoire. Georges de Scudéry dans 33 Clélie, V, 3, p. 385-386, pour le tombeau de Porsenna, p. 390-407, pour Valterre. 34 Histoire naturelle, XXXVI, xix. 35 Clélie, V, 3, p. 386. Il est signifiant que le tombeau de Porsenna soit jugé plus beau que le labyrinthe de Crète et que les pyramides d’Egypte (p. 385), desquels il est comme la synthèse. Amilcar, un autre personnage, considère, position de « Moderne », que Valterre surpasse toutes les merveilles de l’Antiquité (p. 407). 36 C’est là le sous-titre d’un colloque consacré à madame de Villedieu (Littératures classiques, n° 61, 2007, Nathalie Grande et Édwige Keller-Rahbé, dir.) 37 « Quand Scudéry corrigeoit les espreuves des romans de sa sœur […], s’il reconnoissoit quelqu’un, d’un trait de plume aussy-tost il le desfiguroit, et de blond le faisoit noir. », Historiettes, Gallimard (La Pléiade), t. 2, 1961, p. 690. 38 Ce que reconnaît la romancière : « J’ai fait les portraits de mes amis et de mes amies, selon l’occasion qui s’en est présentée, et la description de quelques-unes de leurs maisons, sans aucune liaison aux aventures, qui ne sont fondées que sur la vraisemblance », Lettre à Taisand du 19 juillet 1673 dans Rathery et Boutron, Mademoiselle de Scudéry, sa vie et sa correspondance, Paris, Téchener, 1873, p. 296. Factuel et fictionnel dans Artamène et Clélie 59 le dernier roman qu’il écrit, Almahide, va, au contraire, choisir un contexte fictionnel qui permette que le réalisme galant soit vraisemblable : les Maures de Grenade passent pour avoir inventé la galanterie 39 . Cette audace est un succès : si Clélie est le plus connu et le plus lu des romans scudériens, c’est bien que la critique y cherche et trouve des informations factuelles sur les mondains et leurs mœurs, et ce depuis Victor Cousin 40 , quoique, en tant que roman, il est sans doute le moins réussi de ceux écrits par les Scudéry. Ce choix audacieux renvoie à la conviction, à plusieurs reprises et différemment exprimée dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry, que le temps présent est merveilleux, qu’il n’est plus besoin d’invention pour décrire une merveille (la description du palais d’Ibrahim dans le premier roman), il n’est plus besoin de fouiller le passé (le tombeau de Porsenna), il suffit de décrire ce que l’on voit, en l’occurrence Vaux-le-Vicomte, plus tard Saint-Cloud (Mathilde) et mieux encore Versailles (La Promenade de Versailles). Il ne faut cependant pas ignorer les retombées financières d’un tel choix. On sait que ne pouvaient être données à des auteurs femmes des charges qui assurent leur existence matérielle ; l’accès aux institutions, comme l’Académie française, leur était également interdit. Mlle de Scudéry vit de gratifications et de pensions 41 . Bien des personnes qui se cachent derrière des personnages à clé peuvent quelque chose pour Mlle de Scudéry et, faisant leur éloge dans un portrait ou une description à clé, celle-ci multiplie les « dédicataires » de l’œuvre 42 . Par la suite cependant, la romancière, devenue auteur de nouvelles, s’y prendra autrement : la vraisemblance reste en effet le fondement de la fiction et Clélie est une innovation sans suite. C’est cependant toujours sous forme de digressions que les descriptions encomiastiques accompagneront les fictions dans les nouvelles, mais nettement distinctes de la fiction qui les suit, ce que marque, matériellement, la présentation typographique des nouvelles, qui distingue deux parties dans chacune d’elles. Ainsi, Célinte (1661) s’ouvre sur l’évocation de l’entrée de la reine Marie-Thérèse à Paris, le 26 août 1660, dans la conversation d’un groupe d’amis, qui vont ensemble écouter une histoire, que l’un d’entre eux leur lit à voix haute. C’est aussi sur 39 Georges de Scudéry renoue avec la grande description d’invention dans Almahide. 40 La Société française au XVII e siècle d’après le Grand Cyrus, Paris, Didier, 1858. 41 Un bilan de ce qui est connu de sa situation matérielle est fait par Nicole Aronson, Mademoiselle de Scudéry, Paris, Fayard, 1986, p. 338-342. 42 On connaît les moqueries de Furetière à ce sujet (Le Roman bourgeois, Paris, « Folio », Gallimard, 1981, livre 2, p. 244-245). Pour ce qui concerne exclusivement les portraits, il faut considérer aussi que la mode du portrait galant décline rapidement (voir Plantié, op. cit., p. 481-482). 60 Marie-Gabrielle Lallemand les divertissements d’une compagnie choisie que s’ouvre la nouvelle suivante (1667), l’un d’eux étant la lecture des aventures de Mathilde d’Aguilar, qui se déroule au XIV e siècle. Une longue description de Versailles et de ses jardins forme la première partie de la dernière nouvelle (1669), qui sera complétée par la relation de la fête de 1668. L’auteur de cette description est une dame qui, en bonne compagnie, est allée faire une promenade à Versailles. C’est l’histoire d’une de ses compagnes qui suit la description. Dans ce dernier cas, le temps de l’histoire est exactement contemporain du temps du récit, en sorte que la nouvelle « galante » soit parfaitement vraisemblable. Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Une Princesse par temps de crise : actualité de Madame de Lafayette Nathalie Grande Comme chacun sait, la grande œuvre se reconnaît à cela qu’au lieu de voir ses interprétations et son lectorat se tarir et s’éteindre avec le temps, elle ne cesse de recevoir de nouvelles lectures et de nouveaux lecteurs. La Princesse de Clèves vient de signaler bruyamment dans l’actualité universitaire et politique française son obstiné refus de mourir de sa belle mort. Je voudrais montrer ici comment celle que l’on pourrait facilement croire une belle au bois dormant n’a en fait cessé ces dernières années de susciter une activité polymorphe. C’est d’abord en irradiant autour d’elle, au cinéma et sur la scène politique, que sa vitalité s’est manifestée, signe et preuve d’une œuvre toujours vivante. La Princesse fait du cinéma Premier indice de l’invincible actualité de la nouvelle de Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves a donné lieu ces dernières années à plusieurs adaptations cinématographiques. On se rappelle le film en costumes de Jean Delannoy (1961), sur un scénario revu par Jean Cocteau, avec Marina Vlady et Jean Marais dans le rôle des époux, adaptation qui se voulait fidèle en misant sur une esthétique volontiers onirique. Tel n’est pas le parti pris des versions plus récentes, qui ont délibérément tourné le dos au film en costume pour oser des adaptations de l’intrigue dans un cadre contemporain. Chronologiquement, c’est d’abord à Manoel de Oliviera qu’il revient d’avoir proposé une adaptation moderne avec La Lettre, film qui reçut le prix du jury à Cannes en 1999. Son héroïne, Catherine de Chartres, jouée par la très élégante Chiara Mastroianni, choisit à la suite d’une première déception amoureuse de mettre son cœur à l’abri en épousant le rassurant Jacques de Clèves, un médecin réputé. La rencontre avec le chanteur portugais Pedro Abrunhosa, rôle joué par le chanteur en personne, entraîne les troubles que l’on sait. La mort de sa mère et de son mari amène enfin la jeune femme à une décision radicale : quitter l’Europe pour trouver en Afrique une transitoire raison de vivre, en apportant son aide dans un camp de réfugiés. 62 Nathalie Grande Malgré sa modernisation, l’adaptation semble ainsi rester très fidèle à une lecture augustinienne de l’œuvre. L’année suivante, en 2000, Andrzej Zulawski propose à son tour sa version sous le titre La Fidélité, film qui, par son rythme et ses enjeux, se détache nettement des versions précédentes. L’héroïne, qui se prénomme Clélia (jouée par Sophie Marceau), connaît le monde du travail (elle est photographe à succès) et multiplie les liaisons sans lendemain avant de rencontrer Nemo (Guillaume Canet), un attirant paparazzi… Enfin La belle Personne de Christophe Honoré a encore renouvelé l’adaptation en situant l’action dans le monde des adolescents d’un grand lycée parisien. Junie, à la suite de la mort de sa mère, change de classe et, parmi tous ses camarades, choisit de se lier avec le très discret Otto, n’en déplaise à Nemours, son séduisant professeur d’italien. Pour le jeune réalisateur (Christophe Honoré est né en 1970), la jeunesse qu’il filme est « grave et gracieuse » 1 à la fois, car consciente d’incarner les canons ultimes de la beauté contemporaine et l’idéal de la société ; c’est pourquoi le réalisateur choisit délibérément une stylisation un peu maniérée dans les dialogues comme dans sa manière de filmer. Les intermittences du cœur de la princesse ont donc inspiré au cours des dix dernières années trois réalisateurs, qui tous se sont attachés à mettre en scène l’énigme du refus, point focal autour duquel tournent les films, sans réussir - heureusement - à en percer le mystère. La Princesse fait de la politique C’est lorsque j’ai entendu dire que les prescripteurs de ce roman étaient « des sadiques ou des imbéciles [que j’ai décidé de faire ce film] … Je ne peux m’empêcher d’être blessé et accablé par ce type d’ignorance. Que certains puissent défendre l’idée qu’il n’y a rien aujourd’hui à apprendre d’un roman écrit il y a trois siècles est le signe d’une méconnaissance de ce qui fait l’existence même et de la nécessité de l’art pour l’expérience humaine. Je me suis lancé dans l’aventure avec la hargne de celui qui veut apporter un démenti. 2 Alors que le film de Christophe Honoré semble ne comporter aucun contenu politique, cette déclaration du réalisateur donne soudainement à la nonchalance bourgeoise de son film l’acuité d’un manifeste politique. En effet, quand La belle Personne est diffusée, conjointement sur Arte et au cinéma en septembre 2008, l’université française n’a pas encore complè- 1 Christophe Honoré, extrait d’un entretien qui figure sur le site officiel de son film (www.labellepersonne-lefilm.com). 2 Ibid. Une Princesse par temps de crise 63 tement conscience qu’elle va vivre dans les mois suivants une de ses plus graves crises et que la défense de La Princesse de Clèves sera nolens volens un des étendards de sa révolte. Tout part d’une série de discours (février 2006, avril 2007, avril 2008) d’un candidat à la présidence de la République : L’autre jour, je m’amusais, on s’amuse comme on peut, à regarder le programme du concours d’attaché d’administration. Un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis dans le programme d’interroger les concurrents sur La Princesse de Clèves. Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves ? Imaginez un peu le spectacle ! 3 D’où il faut déduire évidemment que lire La Princesse de Clèves relèverait du masochisme et/ ou de la stupidité. Cette déclaration, censée faire rire un public complaisant - en tout cas peu amateur de la littérature du Grand Siècle - s’inscrivait dans le cadre de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle ; et au-delà de la démagogie du propos, particulièrement méprisant à l’égard des petites gens incarnées par la fameuse guichetière, il était facile de deviner un certain mépris pour la culture et le monde enseignant 4 . Plus précisément, on peut remarquer que, dans cette mise en cause de la littérature et du rôle que celle-là peut jouer dans la société bien au-delà des bornes du monde de l’enseignement et de la culture, le candidat ne s’est sans doute pas attaqué par hasard à La Princesse de Clèves. Aurait-il d’ailleurs osé le même coup avec une comédie de Molière, une fable de La Fontaine ? Peut-être, sait-on jamais… Il n’empêche que La Princesse de Clèves, parce que l’histoire qu’elle raconte va contre l’impératif de la consommation sans réflexion, parce qu’elle relève d’une discipline, la littérature, dont l’enseignement est tombé en déshérence, et parce qu’elle appartient à une dimension de la société, la culture, dont les valeurs prétendent échapper aux soi-disant lois économiques, a sans doute pu apparaître comme une cible facile à l’esprit de ceux qui écrivaient les discours du candidat. Sans compter que La Princesse de Clèves a été écrite par Madame de Lafayette, une des rares 3 On trouve facilement les différentes déclarations du candidat ainsi qu’un florilège des réactions suscitées sur le site de la SIEFAR (Société Internationale pour l’Etude des Femmes de l’Ancien Régime. (www.siefar.org/ ActuSIEFAR-Lafayette.html) 4 On apprendra plus tard, en décembre 2008, par une indiscrétion d’André Santini dans un article du Figaro, la source première de cet acharnement, parfaitement grotesque d’ailleurs dans les prétendus exemples cités, contre la malheureuse Princesse : c’est une secrétaire, ayant échoué à un concours interne parce qu’elle ne savait pas qui avait écrit La Princesse de Clèves, qui aurait suggéré ce bouc émissaire à la vindicte anti-intellectuelle d’une certaine droite libérale. Nicolas Sarkosy n’a heureusement jamais été traumatisé personnellement par la lecture de La Princesse de Clèves… 64 Nathalie Grande femmes à appartenir au panthéon littéraire, et qu’elle raconte l’histoire d’une femme, ses doutes, ses combats, ses convictions. De là à penser qu’on pouvait se moquer impunément d’un « ouvrage de dames »… Une des premières réactions publiques parut sous la forme d’un édito dans Charlie Hebdo, hebdomadaire satirique qui ne donne pas toujours dans le culturel, sous la plume de Philippe Val (16 avril 2008). Mais, à vrai dire, c’est au moment de la contestation des réformes universitaires, en février 2009, que l’affaire Princesse de Clèves prit de l’ampleur dans l’univers médiatique : nombreux articles d’intellectuels pour analyser les paroles de N. Sarkosy, devenu entre temps Président de la République, dans la presse française (Le Monde, Libération, L’Express, Mediapart, Rue89…) ; émissions de télévision où l’œuvre de Madame de Lafayette redevenait, comme lors de sa première publication, objet de débats (Arrêt sur image, La Grande Librairie sur France 5,…) ; création de groupes pour (ou contre) La Princesse de Clèves sur Facebook ; irruption de la nouvelle, devenue point de focalisation d’une réflexion tous azimuts, dans les blogs ; et même création d’un badge « Je lis La Princesse de Clèves » à l’occasion du Salon du Livre de Paris (mars 2009)… Les universitaires ne demeurèrent pas en reste : organisation d’une série de marathons de lecture à travers la France ; cours et commentaires de l’œuvre en place publique ; sans compter un croustillant pastiche de l’incipit de la nouvelle par Jean-Philippe Grosperrin, maître de conférences à l’Université du Mirail-Toulouse 2, dont je ne résiste pas au plaisir de donner quelques lignes à apprécier : La magnificence et l’économie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Nicolas premier. […] Il parut alors une réforme à l’université, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une réforme hasardeuse, puisqu’elle donna de l’indignation dans un lieu où l’on était si accoutumé à en voir de belles. [Sa mère, Mme de Pecqueresse] avait donné ses soins à la formation de [la réforme] sa fille, mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la performance et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de l’université devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Mme de Pecqueresse avait une opinion opposée, elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’université ; elle lui montrait ce qu’elle a d’agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux, elle lui contait le peu de productivité des professeurs, leur incurie et leurs prés carrés, les malheurs scientifiques où plongent les recrutements ; et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle prospérité suivait la vie des ressources humaines, et combien la LRU 5 donnait d’éclat 5 Rappelons que la réforme voulue par Madame Pécresse s’intitule « loi relative aux Libertés et Responsabilités des Universités ». Une Princesse par temps de crise 65 et d’évaluation à une personne qui avait de la docilité et de la performance, mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver ces vertus, que par une extrême défiance des autres et par un grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’un chercheur, qui est d’aimer son président et d’en être caressé. Cette déferlante médiatique culmina enfin dans une vague postale, puisque l’Elysée se trouva inondée d’exemplaires de La Princesse de Clèves destinés à occuper les veilles laborieuses de notre Président et à lui permettre ainsi de découvrir véritablement une œuvre qui, après tout, n’est pas le plus mauvais représentant de la culture du pays dont il se trouve être le chef d’Etat. La Princesse fait de la résistance Mais, au-delà des bruits et des agitations de la scène médiatico-politique, il faut encore constater que l’œuvre même de Madame de Lafayette continue à susciter la curiosité et l’ingéniosité interprétative de ses lecteurs et admirateurs et que cette œuvre résiste toujours bravement au temps et à la diversité des interprétations. Preuve peut en être donnée d’abord par la fréquence des éditions de poche, qui se sont ingéniées ces dernières années à mettre cette œuvre en valeur, souvent par des éditions scolaires, parfois savantes, et parfois par des couvertures racoleuses. Par exemple, outre des éditions de La Princesse de Montpensier et de La Comtesse de Tende, toutes les collections de poche des grandes maisons d’édition ont publié et republié La Princesse de Clèves au cours de la dernière décennie : on peut citer, parmi bien d’autres, le Livre de Poche (« Classiques de poche ») en 1999 ; Gallimard dans la collection « Bibliothèque Gallimard » en 2002 et dans la collection « FolioPlus » en 2005 ; la collection de livres à bas prix Librio en 2003 ; Flammarion (« Etonnants classiques ») en 2007 ; les « Petits classiques » de Larousse et Hachette (« BiblioLycée ») en 2008 et enfin, en 2009, les éditions Pocket et la collection « GF Flammarion » en août dernier, avec une interview de Marie Darrieussecq et une belle illustration de couverture où l’on voit une femme de dos, devant un miroir montrant un homme à demi dissimulé derrière un rideau qui la regarde, tandis qu’elle-même, tournée de côté, regarde un portrait d’un homme (le même ? un autre ? ). Au-delà de ce succès éditorial, signe, n’en déplaise à certain(s), de l’inaliénable appartenance de La Princesse de Clèves à la culture classique, c’est-à-dire à la culture qui se transmet dans les classes 6 , d’autres éditions ont cherché à rendre accessible à un public étendu d’autres œuvres de et autour 6 C’est un des premiers sens du terme « classique », comme l’a rappelé Alain Viala, Qu’est-ce qu’un classique ? Littératures classiques, n°19, automne 1993. 66 Nathalie Grande de Madame de Lafayette, élargissant ainsi le corpus lafayettien. Les Lettres à Madame la Marquise *** sur La Princesse de Clèves de Valincour (1678), édités en 2001 dans la collection « GF » (Flammarion), ont rappelé les querelles sur la vraisemblance qui ont entouré la parution de la nouvelle. Christine Montalbetti dans sa présentation a particulièrement mis en évidence comment l’interprétation de Valincour, qui critique le texte à l’aune de ses possibles variantes, construit la représentation d’un « texte polymorphe [dont] la figuration la plus proche serait sans doute celle du récit en arbre » (p. 18). En 2006, c’est au mérite de Camille Esmein-Sarrazin que revient d’avoir édité Zayde 7 en collection de poche (« GF »), le texte étant accompagné d’une riche présentation et de nombreuses annexes. Sur le plan critique, on constate la publication régulière d’ouvrages portant sur la romancière : Henriette Levillain commente La Princesse de Clèves (« Foliothèque », Gallimard, 1995), Françoise Gevrey, L’Esthétique de Madame de Lafayette (Sedes, 1997), et plus récemment, dans une collection scolaire mais avec le regard d’une spécialiste, Myriam Dufour-Maître (« Profil d’une œuvre », Hatier, 2004). Finalement, s’il faut mentionner des lacunes et des regrets, on signalera que Madame de Lafayette n’a pas été inscrite au programme du concours de l’agrégation depuis vingt ans - la dernière fois en 1989 -, ce qui est particulièrement dommageable pour une des rares femmes du panthéon littéraire à pouvoir prétendre à cet « honneur ». Cela est d’autant plus regrettable que l’inscription au programme d’agrégation suscite pour les auteurs concernés un intérêt décuplé de la part de la critique universitaire ; or, force est de constater que nul colloque n’est venu depuis longtemps s’interroger sur l’œuvre de Madame de Lafayette, non plus qu’aucun numéro de revue ni aucune thèse. Faut-il en déduire que le succès de Madame de Lafayette dans l’enseignement secondaire est inversement proportionnel à l’intérêt que portent les universitaires à une œuvre sur laquelle on peut avoir le sentiment que tout a été dit ? Pourtant, cette œuvre offre toujours des prises à l’interprétation. Pour ma part, j’avais cherché dans ma thèse à resituer Madame de Lafayette dans l’ensemble des romancières du XVII e siècle 8 : c’était l’occasion de montrer que La Princesse de Clèves, loin de se détacher comme une œuvre unique en son genre, prend place dans l’évolution d’une production romanesque dans laquelle les écrivaines ont joué un rôle moteur. En effet, tant l’inscription de 7 On ne trouvait jusqu’alors commodément ce roman que dans les Romans et Nouvelles de Madame de Lafayette édités par Alain Niderst (collection « classiques Garnier », 1970, puis Bordas, 1989). 8 Je me permets de rappeler que cette thèse, soutenue en 1996, est parue en 1999 sous le titre Stratégies de romancières, de Clélie à La Princesse de Clèves, Paris, « Lumière classique », Honoré Champion, 1999. Une Princesse par temps de crise 67 Madame de Lafayette dans le champ littéraire de son temps 9 que les rapports et les proximités de son œuvre majeure avec les fictions contemporaines permettent de mieux appréhender la spécificité de son écriture. Le travail de Myriam Maître sur Les Précieuses 10 a également permis de mettre en lumière le rôle que la préciosité avait pu jouer dans la formation et dans le goût de Madame de Lafayette. Ces études, sans relever spécifiquement des gender studies, n’en offrent pas moins un renouvellement de l’approche à partir de la prise en compte du rapport des sexes. L’attention à la dimension ironique du texte constitue à mes yeux une autre voie de renouvellement des approches. Proposer une lecture décalée de La Princesse de Clèves peut sembler périlleux comme une gageure, voire un contre-sens. En effet que l’on songe aux soliloques tourmentés de l’héroïne éponyme, à l’écriture réputée sans fioriture de l’auteure, au dénouement sans concession de l’intrigue, rien ne semble encourager le sous-entendu et la distance ironiques dans cette œuvre « sèche et brûlante où se déroule sans une défaillance, jusqu’à l’échafaud, l’exercice supérieur d’une intelligence qui n’a de cesse qu’elle domine » 11 . La lecture magistrale, et devenue traditionnelle, qu’a proposée Philippe Sellier, en invitant à comprendre l’œuvre de Madame de Lafayette comme une « méditation sur la désillusion » 12 et en inscrivant la nouvelle dans une perspective sinon janséniste, en tout cas augustinienne, semble même empêcher une telle approche. Pourtant, la tonalité tragique de cette interprétation ne s’oppose à la tonalité ironique que j’ai essayé d’envisager 13 , puisque ces deux lectures s’appuient sur le même constat : le sens du texte reste énigmatique pour un lecteur à qui des signes subtils sont adressés, « en demi-teinte » comme l’écrit Philippe Sellier, signes qui, faute de se voir assigner un sens univoque dans le récit, abandonnent une large place à l’implicite. Et la causticité ironique finit d’ailleurs souvent par rejoindre l’interprétation augustinienne dans la nouvelle de Madame de Lafayette, car l’ironie, comprise comme point de vue qui engage 9 A travers, par exemple, la question de l’attribution de ses œuvres revue à l’aune d’une réflexion sur la forme détournée de signature qu’est l’anonymat ; etc. 10 Myriam Maître, Les Précieuses : Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, « Lumière classique », Honoré Champion, 1999. 11 Albert Camus, « L’Intelligence et l’échafaud » (1943), dans : Théâtre, Récits, Nouvelles, Paris, Gallimard, 1962, p. 1894. 12 Philippe Sellier, introduction à La Princesse de Clèves, Paris, Livre de Poche, 1999, p. 32-33. L’article fondateur de Philippe Sellier à ce sujet reste : « La Princesse de Clèves : augustinisme et préciosité au paradis des Valois », dans : Images de La Rochefoucauld-Actes du Tricentenaire 1680-1980, Paris, PUF, 1984, p. 217-228. 13 J’étudie particulièrement cette hypothèse dans un livre intitulé Le Rire galant. Usages du comique dans la fiction narrative en prose de la seconde moitié du XVII e siècle qui doit paraître prochainement chez Champion. 68 Nathalie Grande une vision du monde, met en évidence les absurdités du cœur, les ridicules du monde, les vanités de l’intelligence. Ainsi, loin de désacraliser un chef d’œuvre en ramenant par une lecture décapante l’énigme de cette œuvre unique à une farce plus ou moins tragique ou plus ou moins grotesque, je n’ai fait qu’essayer de rajouter une couche, peut-être plus croustillante que d’autres, au feuilleté du sens. Actualités cinématographique, politique, éditoriale, et dans une moindre mesure critique : comme on le voit, la nouvelle de Madame de Lafayette reste vivante. Paradoxalement, si les études portant spécifiquement sur Madame de Lafayette ne se sont pas multipliées ces dernières années, je crois qu’il ne faut pas forcément s’en plaindre car cela tient sans doute au fait que sont de plus en plus connues et reconnues les autres auteures du XVII e siècle auxquelles son écrasant chef d’œuvre faisait peut-être un peu trop d’ombre. Pour autant, il est à souhaiter que Madame de Lafayette garde la prééminence, peut-être irritante parfois, que la tradition littéraire lui a conférée. Si le spécialiste sait l’importance et la qualité des minores, il importe à la littérature de pouvoir aligner quelques dates et œuvres majeures pour construire son histoire. Quand une de ces dates et une de ces œuvres sont le fait d’une femme, il apparaît éminemment souhaitable et toujours urgent de célébrer cette œuvre : ce genre d’occasion reste si rare… Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Pratiques et usages du privilège d’auteur chez Mme de Villedieu et quelques autres femmes de lettres du XVII e siècle Edwige Keller-Rahbé En ce que le livre est un « objet noble » qui « témoigne de la présence du public entre l’auteur et le lecteur, leur interdisant la pure spécularité du particulier », il suppose que « le public, quoi que ce soit et qui que ce soit, leur est ontologiquement antérieur et supérieur. Cet aspect a une conséquence juridico-politique : l’échange entre l’auteur et le lecteur ne relève pas d’un contrat de société, et la publication des livres intéresse nécessairement la puissance publique : d’où tout le système éditorial des monopoles et privilèges. » 1 Par cette appréhension du livre comme objet politique, Hélène Merlin rappelle combien le régime de l’édition française, au XVII e siècle, est tributaire d’un contrôle étatique reposant sur le système contraignant des privilèges. S’il est en effet un lieu de « publication » stratégique sous l’Ancien Régime, il s’agit bien du privilège de librairie et, surtout, de cette catégorie particulière qu’est le privilège aux auteurs. Pour autant que s’y manifeste l’autorité, entendue non seulement au sens de « pouvoir royal », mais aussi d’« auctorialité », s’y joue une étape clé de l’accession à la propriété intellectuelle. Historiens du livre et de la littérature l’ont montré depuis longtemps, soulignant la constante progression des privilèges d’auteurs au cours du siècle 2 . Dans un article qui leur est entièrement consacré, Nicolas Schapira souligne ainsi l’évolution des pratiques chez trois grands imprimeurs-libraires et libraires parisiens, Toussaint du Bray, Jean Camusat et Claude Barbin, lesquels ont « consommé au fil du temps toujours plus de 1 Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVII e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 121. 2 Voir Elizabeth Armstrong, Before Copyright : The French Book-Privilege System, 1498-1526, New York-Cambridge University Press, 1990 ; Henri-Jean Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVII e siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1969 ; Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1985. 70 Edwige Keller-Rahbé privilèges aux auteurs » 3 . Les femmes, dont on sait que l’émergence dans la vie intellectuelle du XVII e siècle est remarquable, ne sont pas exclues d’un dispositif « qui semble toucher toutes les catégories d’écrivains et tous les genres » 4 . Parmi les travaux s’intéressant de près aux trajectoires éditoriales des femmes de lettres, rares sont ceux qui ont prêté attention à cette démarche singulière, pourtant à même d’éclairer la façon dont certaines autrices, à l’exemple de Mme de Villedieu, ont mené leur carrière et su s’imposer dans un champ littéraire essentiellement masculin. Quelles sont donc ces femmes qui osent solliciter des privilèges en leur nom ? Quelles motivations les poussent à s’engager dans cette voie ? La pratique du privilège d’auteur est-elle systématique ou ponctuelle selon qu’on a affaire à des autrices occasionnelles, des amatrices éclairées ou des professionnelles ? Que dit enfin un privilège sur l’identité sociale et la démarche auctoriale d’une femme de lettres au XVII e siècle ? Privilèges au féminin : aperçus généraux Aucune solution de continuité, semble-t-il, entre le XVI e siècle, qui voit « Louïze Labé, lionnoize » demander des privilèges en son nom pour ses Euvres (1555), et le XVII e siècle, qui voit régulièrement des femmes de lettres, depuis Mlle de Gournay jusqu’à Catherine Durand, s’inscrire dans le sillage de l’illustre poétesse. Cela dit, les privilèges féminins demeurent exceptionnels, tant l’acte même de publication est hautement problématique pour une femme. N’implique-t-il pas un dévoilement qui affecte tout ensemble vertu, réputation et gloire, soit une exposition absolument contraire aux règles de bienséance ? Obtenir un privilège revient, pour une femme, à « autoriser » une publication que la société et la morale réprouvent. La transgression n’est pas anodine, a fortiori dans les milieux aristocratiques où il est de bon ton de stigmatiser les écrivains de profession 5 . Analysant quelques stratégies féminines au XVII e siècle en matière d’édition, d’impression et de publication, Myriam Maître souligne combien le « prestige du manuscrit » est intact chez les élites et combien le « consensus est puissant pour mépriser ou feindre de mépriser » la publication imprimée, en sorte que « les mondaines affectent […] une attitude négligente voire désinvolte » à son 3 Nicolas Schapira, « Quand le privilège de librairie publie l’auteur », dans : De la publication. Entre Renaissance et Lumières, études réunies par Christian Jouhaud et Alain Viala, Paris, Fayard, 2002, p. 124. 4 Ibid., p. 125. 5 De surcroît, les femmes n’échappent pas non plus à l’accusation qui affecte les hommes de devenir un écrivain de profession, mû par de vils intérêts économiques. Pratiques et usages du privilège d’auteur chez Mme de Villedieu 71 encontre : « poèmes, lettres et portraits seraient ainsi abandonnés, parvenant au terme de leur errance aux mains des libraires et autres ‹regrattiers de gloire› qui en composent des recueils » 6 . A considérer les privilèges figurant dans les œuvres d’une trentaine de femmes de lettres du XVII e siècle, on n’est donc pas étonné de constater qu’ils sont majoritairement délivrés à des libraires : Abel Langelier pour Marie de Gournay ; François Pomeray pour la princesse de Conti ; Jacques de Villery pour Mme de La Haye ; Antoine de Sommaville et Toussainct Quinet pour Mlle de Senecterre ; Gabriel Quinet pour Mme de la Suze ; Claude Barbin pour les dames d’Aulnoy, Lafayette, La Roche-Guilhen, Merville, Montpensier, Villedieu, Saliez, Scudéry et Murat ; Pierre Ribou pour Mme Durand ; Michel Guérout et Thomas Amaulry pour Catherine Bernard ; Simon Benard et Jacques Collombat pour Mlle de La Force ; Florentin Delaulne pour la comtesse de Murat ; Michel Chilliat pour Mme de Pringy ; Pierre-Michel Huart et Jean Moreau pour Mlle L’Héritier… 7 En raison du désir d’anonymat de la plupart des autrices, ce sont eux qui assument la publication des œuvres. Du Plaisir imagine d’ailleurs une petite fiction éditoriale tout à fait significative pour introduire sa nouvelle galante, La Duchesse d’Estramène (1682). Dans les « Fragments d’une lettre écrite au libraire », un rédacteur anonyme se fait le porte-parole de l’auteure supposée : […] Elle vous prie de ne point mettre son nom dans l’extrait du privilège. Quelque flattée qu’elle soit par ses amis que son ouvrage aura un grand succès, elle se défie toujours d’elle-même et elle aurait de la joie que ceux à qui on l’attribue ne s’en défendissent pas, afin qu’on ne s’attachât point à en chercher le véritable auteur. Toute la grâce qu’elle leur demande, 6 Myriam Maître, « Editer, imprimer, publier : quelques stratégies féminines au XVII e siècle », dans : L’Ecrivain éditeur, vol. 1. Du Moyen Age à la fin du XVIII e siècle, Travaux de Littérature, XIV, 2001, p. 259. 7 Tous les grands noms de l’édition parisienne répondent présents, à commencer par Claude Barbin, le libraire des autrices à la mode dans la seconde moitié du siècle : celles qui s’illustrent dans le genre des nouvelles historiques et galantes, mais aussi des contes de fées, tant goûtés par le lectorat mondain. Cela dit, les femmes de lettres n’ont pas forcément un libraire attitré, les aléas de leur carrière ou de leur existence ayant pu les amener à collaborer avec plusieurs éditeurs : Madeleine de Scudéry eut affaire, entre autres libraires, à Antoine de Sommaville, Augustin Courbé, Edme Martin, François Eschart, Claude Barbin, la veuve Sébastien Mabre-Cramoisy, et même Jean Anisson, directeur de l’imprimerie royale de 1691 à 1707 ; Anne de La Roche-Guilhen débuta chez Claude Barbin mais, suite à son exil à Londres, elle travailla avec des libraires londoniens et hollandais, dont Paul Marret, réfugié à Amsterdam… Citons encore le cas de la comtesse de Murat qui dut changer de libraire à la mort de Claude Barbin, survenue en 1698. 72 Edwige Keller-Rahbé c’est que si la suite en est avantageuse, ils lui laissent seulement la gloire de se nommer à la personne du monde qu’elle estime le plus, et à qui elle consacre plus de respect. 8 Rompu aux pratiques d’écriture féminines qui se caractérisent par une posture de modestie, Du Plaisir exploite le motif de l’effacement du nom d’auteur pour mieux piquer la curiosité des lecteurs. Ce faisant, il fournit une indication précieuse quant à la réception des privilèges de librairie : même s’il s’agissait de pièces administratives au style aride, elles étaient manifestement lues du public qui allait y chercher les informations absentes de la page de titre. En tout état de cause, le privilège est désigné comme un lieu explicite de publication du nom d’auteur. La Princesse de Clèves (1678) est un exemple illustre de cette volonté d’anonymat, le nom de Mme de Lafayette ne figurant ni sur la page de titre ni, bien sûr, dans le privilège. Et Barbin de renchérir dans l’avis du « Libraire au lecteur », en avouant que « l’auteur n’a pu se résoudre à se déclarer ». Souci du rang, modestie ou ambiguïté volontaire pour cette amatrice très éclairée 9 ? Sans réponse, on sait que la question suscite toujours autant l’intérêt de la critique. Le plus souvent, le nom de l’autrice figure sur la page de titre mais pas dans le privilège, ce qui permet d’assurer l’étanchéité des frontières entre la dame qui se pique de n’écrire que par loisir et le marchand qui tire un profit commercial de la publication de ses écrits. Tel est le cas du Recueil de pièces galantes, en prose et en vers, de Madame la Comtesse de La Suze et de Monsieur Pelisson (1664). Plus fréquemment, il apparaît de manière incomplète et/ ou cryptée : Les Contes des contes. Par Mademoiselle de*** [La Force] ; Contes de fées dediez à son Altesse Serenissime Madame la Princesse Douairiere de Conty. Par Mad. La Comtesse de M*** [Murat] ; Les Caprices du destin ou Recueil d’histoires singulières et amusantes. Arrivées de nos jours. Par Mademoiselle L’H*** [L’Héritier] (1718)… Enfin, il arrive que le nom, absent du privilège comme de la page de titre, se devine à quelque indice laissé par l’autrice. Ainsi Catherine Bernard garde l’anonymat lors de la publication de sa seconde tragédie (Brutus, 1690), mais précise son sexe à la fin de la dédicace. Deuxième pratique assez répandue : le privilège délivré à un autre exposant, masculin évidemment. Le cas de Madeleine de Scudéry est bien connu à cet égard, elle dont les œuvres furent souvent signées par son frère, Georges de Scudéry, « Gouverneur de Nostre dame de la Garde ». C’est ce dernier qui demande et obtient un privilège pour Artamène, ou le Grand Cyrus 8 Du Plaisir, La Duchesse d’Estramène (1682), dans : Nouvelles galantes du XVII e siècle, éd. Marc Escola, GF Flammarion, Paris, 2004, p. 220. 9 Voir Joan Dejean, « Lafayette’s ellipses : the privileges of Anonymity », PMLA, oct. 1984, vol. 99, n° 5, p. 884-902. Pratiques et usages du privilège d’auteur chez Mme de Villedieu 73 (1649-1653). Beaucoup plus tard, en 1686, alors que l’écrivaine est âgée de soixante-dix-neuf ans, elle publie des Conversations morales : cette fois, le privilège est accordé au sieur de Goustimesnil-Martel, de toute évidence un parent de Madeleine dont la mère s’appelait Marie de Goustimesnil 10 . En règle générale, l’entremise d’hommes de lettres, de secrétaires ou d’amis est nécessaire à des femmes qui débutent : ainsi le « Sieur Segrais » (Mme de Lafayette, Zayde, 1670), le « Sieur Pradon » 11 (Catherine Bernard, Fédéric de Sicile, 1680), ou encore le « Sieur de Reiz » (Catherine Durand, La Comtesse de Mortane, 1699), font-ils figure de mentor, soit qu’ils prennent part à la rédaction de l’ouvrage, soit qu’ils se contentent de solliciter le privilège 12 . Troisième pratique, moins ordinaire : les femmes de lettres dont le nom se trouve dans le privilège aux côtés de celui du libraire. On peut alors parler de position auctoriale intermédiaire : l’écrivaine ne cherche pas à cacher son identité, mais n’assume pas entièrement le processus de publication. Tel est le cas de Mlle de Beaulieu dans le privilège de L’Histoire de Chiaramonte, parue chez Jean Richer (s.d.) : Notre bien amé Iean Richer Maître Imprimeur, et marchand Libraire en l’Université de Paris, Nous a fait remontrer, Que depuis quelque temps luy a été mis entre les mains une copie d’un livre intitulé Chiaramonte, composé par notre chere et bien amee la Demoiselle de BEAULIEU. (Privil. du 26 novembre 1603). Ou encore de Madeleine de La Calprenède dans celui des Nouvelles de la Princesse Alcidiane (Barbin, 1661). Nous en arrivons enfin au privilège d’auteur, pratique la plus rare, mais aussi la plus instructive quant au positionnement des femmes dans le champ littéraire du XVII e siècle. Il convient au préalable de s’interroger sur les entraves sociales et matérielles qui, se surajoutant aux obstacles moraux, entourent la démarche. N’importe quelle femme, mariée ou célibataire, de haut rang ou non, était-elle en droit de solliciter un privilège auprès de la 10 Orpheline dès son plus jeune âge, Madeleine de Scudéry eut pour tuteur son oncle maternel chez qui elle vécut jusqu’en 1637. 11 Il s’agit du dramaturge Nicolas Pradon, célèbre rival de Racine. La rumeur veut qu’il ait été l’amant de Catherine Bernard autant que son guide littéraire, et ce alors même qu’il était de trente ans son aîné ! 12 Les « relais masculins » lors du processus de publication sont d’autant plus indispensables, précise Myriam Maître, « qu’on enseigne aux femmes à peine la grammaire, rarement l’orthographe - et qu’on ne leur enseigne jamais les canons de la poétique. » (« Editer, imprimer, publier : quelques stratégies féminines au XVII e siècle », art. cit., p. 262, n. 21). Leur présence peut néanmoins s’avérer problématique, l’histoire littéraire ayant eu tendance à déposséder les écrivaines de leurs œuvres à leur seul profit. 74 Edwige Keller-Rahbé Grande chancellerie ? Agissait-elle de sa propre initiative ou faisait-elle intervenir une relation masculine de sa connaissance ? Cultivait-elle nécessairement des rapports avec les acteurs du monde du livre (censeurs, secrétaires, imprimeurs-libraires…), ou se tenait-elle à distance ? Ces questions sont légitimes si l’on tient compte de la longueur et de la complexité de la procédure d’obtention d’un privilège. Et l’on se doute qu’en pareille situation les femmes ne sont pas sur un pied d’égalité avec les hommes. Au demeurant, leur inscription inhabituelle dans le discours très formaté des privilèges est illustrée par un exemple cocasse de non-concordance des genres. A l’entrée du 13 décembre 1698 du registre d’inscription des privilèges de la Chambre syndicale des libraires 13 , on peut en effet lire : La Damoiselle Gabrielle Suchon nous a presenté des Lettres de Privilege a luy accordé par sa Majesté pour l’impression d’un livre intitulé Le Celibat volontaire pendant le tems de dix années. Donné a Paris le 12me décembre 1698 signé Bouchon et scellé Registré conformément aux Reglemens. 14 Dans une autre opération d’enregistrement manuscrite, le rédacteur aura pris le temps de se corriger en biffant le pronom personnel masculin et en le remplaçant, au dessus, par un « elle » plus approprié. Les erreurs sont certes rares, mais elles méritent d’être relevées pour autant qu’elles désignent le privilège comme un espace intrinsèquement masculin. La médiation de collaborateurs masculins, à qui certaines femmes de lettres confient « expressément » leurs manuscrits, est également avérée et prouve, selon Myriam Maître, que les mondaines ne répugnaient pas tant à l’impression qu’elles le laissaient croire 15 . Elle est indispensable chez une femme de haute naissance telle que Mlle de Montpensier, aux ordres de qui travaillent Huet et Segrais. Mais alors qu’une princesse de sang royal ne saurait s’abaisser à demander un privilège en son nom, d’autres femmes, moins fortunées ou d’un rang moins élevé, n’hésitent pas à franchir le pas. On évoquera d’abord quelques cas spécifiques, notamment celui des congrégations religieuses qui connaissent un essor remarquable au XVII e siècle : « les supérieures et convent de saintes Ursules de Paris » ; « les filles nouvelles catholiques de notre bonne ville de Paris » ; « les religieuses de l’adoration perpétuelle du st. Sacrement de l’autel du faubourg St. Germain des Prés » ; « l’Abbesse et religieuses du Val de grace » ; « les religieuses augustines pénitentes »… Toutes obtiennent des privilèges pour l’impression de 13 Pour être effectifs, les privilèges devaient être enregistrés par la Chambre syndicale des libraires. En pratique, ils ne le furent pas tous et les registres sont très lacunaires. 14 Mss F. Fr. 21947. C’est nous qui soulignons. 15 Myriam Maître, « Editer, imprimer, publier : quelques stratégies féminines au XVII e siècle », art. cit. Pratiques et usages du privilège d’auteur chez Mme de Villedieu 75 leurs instructions, constitutions et autres règles coutumières. Il va de soi que l’identité des impétrantes, ainsi que la nature des écrits pour lesquels elles sollicitent des privilèges, neutralisent toute accusation d’immodestie et d’indécence 16 . Dans un ordre de démarche assez similaire, on peut ranger les femmes à la production sacrée ou sérieuse, mais toujours occasionnelle : « la Dame Marie Magdeleine de feuillet » qui, le 27 Juillet 1689, présente « un Privilege a elle accordé par sa Majesté pour l’Impression d’un livre qu’elle a compose intitulé Concordance des Prophetes avec l’Evang. Sur la passion la résurrection et l’ascension de N. Seigneur J.C pour le tems de six années » ; Mademoiselle Buffet, qui présente le premier février 1668 un privilège « pour cinq années pour l’impression d’un livre intitulé nouvelles observations pour la perfection de la langue françoise touschant les termes qu’il faut éviter et principalement les Barbares anciens et inusités et le bel usage des mots nouveaux qui sont receus par les meilleurs hautheurs avec Les esloges des illustres scavantes ancienes et modernes », ou encore la duchesse de Vivonne qui présente le 17 novembre 1681 « un privilège a elle accordé par sa Majesté Pour l’impression d’un Livre Intitule Nouvelles Ordonnances Concernant la Navigation et le Commerce de la Marine. Pour le temps de Cinquante années. » Il est entendu que la duchesse de Vivonne, bien qu’elle fût l’épouse de Louis-Victor de Rochechouart de Mortemart, général des galères de Louis XIV et Maréchal de France, n’est pas l’autrice de ces Ordonnances. Pour récompenser le duc de Vivonne de ses services, mais aussi pour complaire à Mme de Montespan, la sœur de celui-ci, Louis XIV fit cadeau de ces lettres patentes à son épouse Antoinette (1 er mai 1679). Grâce à la durée extraordinaire du privilège 17 , la duchesse de Vivonne allait pouvoir l’exploiter fort avantageusement en le vendant à un imprimeur. Ce sera chose faite en 1681 lorsqu’elle le céda à Denis Thierry et Christophe Balard 18 . Une telle anecdote en dit long sur la double valeur, économique et symbolique, du privilège : alors que le roi remercie son fidèle sujet en accordant à son fils la survivance de sa charge, il gratifie son épouse d’un privilège de librairie par lettres patentes. Doit-on en conclure que le don royal du privilège est pour la gent féminine ce que l’octroi d’une charge honorifique est pour la gent masculine ? La situation est trop exceptionnelle 16 Une question reste posée : pourquoi les congrégations religieuses, qui traitaient avec des libraires spécialisés, ne s’en remettaient pas à eux pour l’obtention des privilèges ? L’intérêt somme toute confidentiel de ces textes y est-il pour quelque chose ? Les imprimeurs-libraires refusaient-ils d’investir plus qu’il ne fallait dans leurs publications ? 17 Au début du XVII e siècle, la durée moyenne d’un privilège accordé par la Grande chancellerie est de 6 à 10 ans (voir Jean-Dominique Mellot, « Le régime des privilèges et les libraires de L’Astrée », Dix-Septième siècle, n° 235, 2007/ 2, p. 200). 18 Voir Auguste Jal, Abraham Du Quesne et la marine de son temps, Paris, Plon, 1873, t. II, p. 354. 76 Edwige Keller-Rahbé pour qu’on puisse répondre ; en revanche, il est sûr que l’effet de prestige est assuré dans les deux cas. Toute autre est la configuration des privilèges dans la catégorie des Belles-Lettres, où la plupart des autrices avancent masquées, leur nom ne se donnant à lire qu’à travers l’artifice des astérisques : Il est permis à Madame B.**** D.** de faire imprimer, vendre & debiter par tel Imprimeur ou Libraire qu’elle voudra choisir, Les Mémoire (sic) de la Cour d’Espagne […] Ladite Dame B.**** D.** a cedé son Privilege à Claude Barbin, Marchand Libraire à Paris, suivant l’accord fait enr’eux. Il est permis à Madame de B**** D** de faire imprimer, vendre & débiter par tel Imprimeur et Libraire qu’elle voudra choisir La Relation d’un voyage d’Espagne […] Ladite Dame B**** D** a cedé son Privilege à CLAUDE BARBIN, Marchand Libraire à Paris, suivant l’accord fait entre-eux. Achevé d’imprimer pour la premiere fois, le 12 jour d’Avril 1691. L’anonymat est si relatif qu’Anne Defrance préfère parler de pseudonymat au sujet de Madame d’Aulnoy, laquelle avait coutume de signer « Madame D°°° » jusqu’en 1697, date de la parution des Contes des Fées 19 . De surcroît, l’anonymat peut se lever au fil d’une publication : la première partie du roman Daumalinde, Reyne de Lusitanie, fut publiée chez Barbin en 1681 avec un privilège des plus minimalistes : « […] Notre chere & bien aimée ****** NOUS a fait remontrer qu’elle a composé un Livre intitulé Daumalinde Reyne de Lusitanie […] ». En 1688 paraissent les deuxième et troisième parties avec un nouveau privilège qui lève entièrement le voile sur l’identité de l’autrice : Extrait du Privilege du Roy. Par Grace et Privilege du Roy, donné à Versailles le 12. Jour de Janvier 1688. Signé, Par le Roy en son Conseil, GAMART. Il est permis à la Dame de S. MARTIN, de faire imprimer, vendre & débiter par tel Imprimeur ou Libraire qu’elle voudra choisir, un Livre intitulé, Daumalinde Reyne de Lusitanie, seconde & troisième Partie, pendant le temps & espace de huit années […]. On ne possède malheureusement aucun renseignement sur Marie-Madeleine Germain, dame de Saint-Martin, susceptible d’éclairer, d’une part, son choix du privilège d’auteur et, d’autre part, à sept ans d’intervalle, sa volonté de transparence. La première partie, dédiée à la Reine, a-t-elle rencontré le succès escompté ? Mais si Mme de Saint-Martin était en quête de notoriété, 19 « Les publications de Madame d’Aulnoy antérieures aux Contes des Fées sont anonymes : elles ne portent aucun nom d’auteur, ou elles sont présentées sous le pseudonyme ‹Madame D°°°› » (Anne Defrance, Les Contes de fées et les nouvelles de Madame d’Aulnoy (1690-1698), Genève, Droz, 1998, p. 46). Pratiques et usages du privilège d’auteur chez Mme de Villedieu 77 pourquoi a-t-elle attendu sept années pour faire paraître les deux autres parties, dédiées, cette fois, à Madame la Dauphine ? A en croire certains compilateurs, une mort précoce l’aurait empêchée d’achever son roman 20 . S’il ne s’agit pas d’une hypothèse commode pour expliquer l’inachèvement de l’ouvrage, on peut alors supposer que quelqu’un (un ami, un membre de la famille ou Claude Barbin ? ) a pris la liberté de publier les dernières parties à titre posthume, tout en prenant le privilège au nom de la dame de Saint- Martin. Parmi les femmes de lettres qui sollicitent des privilèges, on compte de grands noms - Marie de Gournay, Antoinette Deshoulières, Marie-Catherine de Villedieu, Catherine Bernard, Marie-Catherine d’Aulnoy, Marie-Jeanne L’Héritier, Louise-Geneviève de Sainctonge… Qui plus est, des noms qui se sont illustrés dans tous les genres, depuis la poésie jusqu’au conte de fées, en passant par le théâtre, le roman, et même les fables et l’opéra. Chaque trajectoire mériterait une étude détaillée qui ferait surgir, selon les individus, les œuvres et les circonstances, de subtiles variations 21 : on gardera à l’esprit, d’un côté, que les autrices ne demandent pas systématiquement un privilège ; de l’autre, que le privilège d’auteur n’est qu’une des « modalités de la publication du nom » 22 , en sorte qu’il doit être mis en perspective avec d’autres éléments éditoriaux (page de titre, épître, avis, agencement du livre, qualité de l’impression, etc.). Il est néanmoins possible de dégager quelques tendances et orientations communes : - En diachronie, les privilèges féminins sont concentrés sur les trois premières et les trois dernières décennies du siècle, conformément au mouvement général 23 . La « Damoiselle de Gournay » fausse quelque peu les données puisqu’elle totalise à elle seule cinq privilèges d’auteur de 1619 à 1634 24 . Autre situation de quasi-monopole : celle de Mme de Villedieu 20 « Je ne puis, Madame, vous rien dire de la naissance, de la vie, ni de la personne de Madame de Saint Martin. Tout ce que je sçais, c’est qu’elle a commencé un Roman qu’elle n’a pas fini, & dont il y a trois petites parties dédiées à Madame la Dauphine. Il s’agit de quelqu’avanture peu intéressante de la Cour de Louis XIV. » (Joseph de Laporte, Histoire littéraire des femmes françoises, Paris, Lacombre, 1769, p. 142). 21 Sur Mlle de Montpensier et Mlle L’Héritier, voir Myriam Maître, « Editer, imprimer, publier : quelques stratégies féminines au XVII e siècle », art. cit. 22 Ibid., p. 264. 23 « Le privilège à l’auteur, pratique d’abord assez courante, puis devenue marginale au cours du XVI e siècle, a réapparu et n’a cessé de croître tout au long du XVII e siècle » (Nicolas Schapira, « Quand le privilège de librairie publie l’auteur », art. cit., p. 124). 24 Sont délivrés à la « Damoiselle de Gournay » les privilèges des œuvres suivantes : Versions de quelques pieces… (1619) ; Traductions (1621) ; Alinda (1623) ; L’Ombre (1626 et 1627) et Les Advis (1634). Seul le privilège du Promenoir de Monsieur de 78 Edwige Keller-Rahbé dans les années 1670. En revanche, des années 1680 jusqu’au début du XVIII e siècle, la distribution est plus équilibrée et concerne diverses femmes (Deshoulières, Bernard, Aulnoy, Saint-Martin, Sainctonge…). Un phénomène d’émulation a certainement joué, non seulement entre femmes de lettres qui se connaissaient et fréquentaient les mêmes lieux de loisirs lettrés - le salon que Mme Lambert ouvre rue de Richelieu en décembre 1692 voit se côtoyer Mmes d’Aulnoy et de Murat ainsi que Mlles Bernard et de La Force -, mais aussi entre générations d’autrices développant des stratégies éditoriales toujours plus professionnelles - si le succès de Madeleine de Scudéry a suscité bon nombre de vocations (dont celle de Marie-Jeanne L’Héritier, qui lui dédie Le Triomphe de Madame Des Houlières en 1694), celui de Mme de Villedieu a pu donner envie à d’autres femmes de lettres de se revendiquer ouvertement « autrices », notamment par la publication du nom dans le privilège. - Le libraire Claude Barbin publie la majorité des ouvrages avec privilège d’auteur 25 . Le fait qu’il ne soit pas imprimeur et qu’il n’appartienne pas à une dynastie d’imprimeurs-libraires 26 a-t-il une incidence sur la liberté accordée aux femmes écrivains ? On se souvient que les imprimeurslibraires parisiens, pour qui l’obtention d’un privilège relevait pour ainsi dire de l’habitus professionnel depuis l’Edit de Moulins (article 78, 1566), avaient plaidé pour une régulation du privilège d’auteur dans un Factum de 1652, réaffirmant qu’il était de leur ressort de vendre les livres et de les afficher en leur nom 27 . - La sollicitation d’un privilège devient courante pour les écrivaines qui publient leurs œuvres complètes, surtout à partir de 1680. La consécration littéraire s’accommode parfaitement d’une telle affirmation de soi, même si Mlle L’Héritier, par exemple, continue à recourir à l’astéronymat 28 : Montaigne (1594 et 1595) est délivré au libraire Abel Langelier. Tous ces privilèges sont reproduits dans l’Annexe VII des Œuvres complètes de Marie de Gournay, ss la dir. de Jean-Claude Arnould, Paris, Champion, 2002. 25 C’est une tendance générale chez Barbin, hors toute considération de sexe : « dix des quinze privilèges utilisés par le libraire Claude Barbin pour ses éditions en 1680 ont été délivrés à des auteurs, qui les lui ont ensuite cédés » (Nicolas Schapira, « Quand le privilège de librairie publie l’auteur », art. cit., p. 125). 26 Sur les origines familiales obscures de Claude Barbin, voir Gervais Eyer Reed, Claude Barbin. Libraire de Paris sous le règne de Louis XIV, « Histoire et civilisation du livre » Genève-Paris, Droz, 1974, p. 3 et suiv. 27 Alain Viala, Naissance de l’écrivain, op. cit., p. 100. 28 Sur l’histoire de cette édition, et les aléas de la publication du Triomphe de Madame Des-Houlieres, voir Myriam Maître, « Editer, imprimer, publier : quelques stratégies féminines au XVII e siècle », art. cit., p. 270-274. Pratiques et usages du privilège d’auteur chez Mme de Villedieu 79 Œuvres meslées, contenant L’innocente tromperie, L’avare puni, Les enchantemens de l’éloquence, Les aventures de Finette, nouvelles, et autres ouvrages, en vers et en prose, de Mlle L’H***, avec le Triomphe de Madame Des Houlières, tel qu’il a été composé par Mlle L’H***, J. Guignard, 1696. Par Privilege du ROY, donné à Versailles le 19. Jour de Juin 1695. Signé par le Roy en son Conseil DUGONO. Il est permis à Mademoiselle L’H*** de faire imprimer par tels Libraires qu’il luy plaira un Livre intitulé Marmoisan ou l’Innocente, & plusieurs autres Ouvrages en Prose et en vers de sa composition, pendant le temps de six années […] Et ladite Mademoiselle L’H. a cede au Sieur Jean Guignard Libraire tous les droits qu’elle a au present Privilege, suivant l’accord fait entre eux. Seul le privilège de L’Apotheose de Mademoiselle de Scudery (1702) comporte son nom en toutes lettres, mais il a été délivré au libraire Jean Moreau. - Le comportement des femmes de lettres vis-à-vis des privilèges varie en fonction des genres - et sans doute pourrait-on faire la même remarque pour les hommes. La sollicitation d’un privilège pour les recueils poétiques semble naturelle, comme le montre Mlle de Gournay au début du siècle. Du reste, les poétesses peuvent se réclamer d’une solide tradition initiée par Louise Labé. Perry Gethner précise toutefois que Mme Deshoulières, quoique très estimée, se refusa longtemps à publier ses œuvres, « en partie par soin de son rang aristocratique, mais aussi par véritable modestie » : Encouragée par le succès de quelques petits morceaux publiés dans Le Mercure galant et dans des recueils collectifs, elle accepte enfin d’obtenir un privilège, mais hésite neuf ans avant de s’en servir 29 (selon son premier biographe, Chambors, ce privilège fut obtenu par des amis à son insu). Dans le recueil de 1688, le seul publié de son vivant, Mme Deshoulières adopte une double stratégie : elle rejette l’étiquette d’auteur professionnel, insistant sur le fait qu’il ne s’agit que de divertissements et de réflexions purement personnelles : en revanche, elle se vante d’avoir composé des 29 « Extrait du Privilege du Roy. Par Lettres Patentes du Roy données à Saint Germain en Laye le 19. Juin 1678. Signées LE NORMANT, & scellées du grand Sceau de cire jaune, il est permis à LA DAME DESHOULIERES de faire imprimer par tel Imprimeur qu’elle agréra, un Livre qu’elle a composé, & intitulé, Recueil de Poésies, & ce durant le temps & espace de six années consécutives, à compter du jour que le dit Livre aura été achevé d’imprimer : avec défenses, etc. Et ladite Dame Deshoulieres a cedé le Privilege cy-dessus à la Veuve du sieur Sebastien Mabre-Cramoisy, Imprimeur du Roy & Directeur de son Imprimerie Royale. Registré sur le Livre de la Communauté des Libraires & Imprimeurs de Paris le 27. Juin 1678. Signé, E. COUTEROT, Sindic. ». Le privilège ayant été pris pour une durée de six ans, celui-ci a dû faire l’objet d’une prolongation. 80 Edwige Keller-Rahbé poèmes de circonstance pour le roi et pour plusieurs membres de la cour, dont certains étaient de bons amis à elles. 30 Comme beaucoup de femmes de lettres n’ayant pu contrôler l’impression de leurs œuvres, Antoinette Deshoulières s’est vue hisser au rang des écrivains de profession. Mais si le privilège des Poésies a réellement été demandé à son insu, la trahison relève moins, au fond, d’une volonté de nuire, que d’un coup de pouce à celle qui oscille entre posture de modestie et fierté auctoriale. Qu’en est-il du théâtre, genre masculin par excellence ? Dans ce domaine, l’étude de Perry Gethner sur les « Stratégies de publication et notions de carrière chez les femmes dramaturges sous le règne du roi soleil » est précieuse. L’auteur insiste sur le fait qu’à l’exception notable de Mme de Maintenon et Mme de Saint-Balmon, la plupart des femmes dramaturges 31 ont consenti à faire publier leurs pièces de théâtre. Pour autant, il est exceptionnel de les voir solliciter des privilèges d’auteur 32 , ce qui se conçoit aisément si l’on admet que le théâtre relève souvent d’une production de jeunesse. Quoique certaines aient connu le succès, elles préfèrent ne pas empiéter sur les territoires masculins et se tourner vers d’autres genres, ce qui ne les empêche pas de rédiger des préfaces audacieuses « pour former l’image qu’elles désiraient présenter d’elles-mêmes en tant qu’auteurs » 33 . Pour finir, on signalera le cas atypique de Françoise Pascal, dont les quatre pièces échappent aux circuits parisiens du livre pour autant qu’elles sont publiées à Lyon, sa ville natale : Pièces parues sans privilège parisien ni permission locale : Agathonphile martyr, Tragi-comedie (1655), Lyon, Clement Petit ; L’Endymion, Tragicomedie (1657), Lyon, Clement Petit ; Le Vieillard amoureux (1664), Lyon, Antoine Offray. Autre : Sesostris, Tragi-comedie (1661), Lyon, Antoine Offray, « Auéque permission » (ne figure pas dans l’édition). 30 Perry Gethner, « Stratégies de publication et notions de carrière chez les femmes dramaturges sous le règne du roi soleil » dans : Le Parnasse du théâtre. Les recueils d’œuvres complètes du théâtre au XVII e siècle, sous la dir. de Georges Forestier, Edric Caldicott et Claude Bourqui, Paris, PUPS, 2007, p. 317. 31 Perry Gethner examine les cas de Catherine Bernard, Antoinette Deshoulières, Françoise Pascal, Marthe Cosnard, Marie-Anne Barbier, Mme de Villedieu, Mme de Sainctonge et Mme Gomez. 32 Certaines éditions annoncent même un « Privilege du Roy » introuvable, celui-ci couvrant peut-être plusieurs œuvres (Antoinette Deshoulières, Genséric (1680) ; Louise-Geneviève de Sainctonge, Didon, tragédie en musique représentée par l’Académie royalle de musique, (1693)…). 33 Perry Gethner, « Stratégies de publication et notions de carrière chez les femmes dramaturges sous le règne du roi soleil », art. cit., p. 312. Pratiques et usages du privilège d’auteur chez Mme de Villedieu 81 Cependant, en quête de reconnaissance, l’autrice ne perd pas une occasion de publier son nom, que ce soit sur les pages de titre, dans la signature de ses préfaces, ou encore dans les poèmes liminaires qu’elle sollicite auprès d’auteurs. Reste le genre les plus prisé des mondaines : le genre narratif (roman et conte de fées). Inutile de rappeler qu’en termes de « carrière », il s’agit d’une voie littéraire accessible permettant succès et gains rapides, ainsi que l’a montré Alain Viala. D’où l’intérêt que lui portent les femmes désireuses de tirer quelque prestige de l’activité littéraire et, pour certaines en plus, quelques subsides. C’est donc dans la production romanesque, principalement de la deuxième moitié du XVII e siècle, qu’on trouve le plus de privilèges féminins. Madeleine de Scudéry, qui fait quasiment toute sa carrière sous l’ancien système de l’auteur pensionné par des mécènes 34 , n’en sollicite jamais, y compris dans ses dernières nouvelles et ses derniers ouvrages, laissant ce soin à ses libraires ou à d’autres exposants. Mlle L’Héritier et Mme d’Aulnoy adoptent la démarche inverse, mais sans trajectoire forcément concertée puisque certaines de leurs œuvres paraissent tantôt avec un privilège de libraire + nom d’auteur, tantôt avec un privilège de libraire seul. Figures très en vue et très estimées de la vie littéraire mondaine, elles sont amenées à vivre de leur plume par nécessité et sont sensibles à l’importance de la publication du nom d’auteur 35 . C’est ainsi que Mme d’Aulnoy obtint cinq privilèges à son nom entre 1690 et 1703 : les quatre premiers comportent des astéronymes et il faut attendre la dernière œuvre, Le Comte de Warwick, pour que son nom soit inscrit en toutes lettres, tant dans le privilège que sur la page de titre. Car là n’est pas le moindre paradoxe de cette femme de lettres : si Mme d’Aulnoy sollicita des privilèges pour les Mémoires de la cour d’Espagne (1690), la Relation du voyage d’Espagne (1691), l’Histoire 34 Mlle de Longueville, devenue Mme de Nemours, pour Cyrus et Clélie, même si, à la fin de sa longue vie, elle a été pensionnée par le roi, sur intervention de Mme de Maintenon, car elle vivait dans la misère. 35 Issue de la petite noblesse, Mlle L’Héritier a été éduquée dans un milieu lettré puisqu’elle est la fille de Nicolas L’Héritier de Nouvelon et la nièce de Perrault, tous deux écrivains et historiographes. Habituée à cultiver son esprit dès son plus jeune âge, elle se mit avec bonheur à l’écriture de contes de fées et dédia « Les Enchantements de l’éloquence » à la duchesse d’Epernon, l’une de ses prestigieuses protectrices (avec la duchesse de Longueville, dont elle édite les Mémoires). Mme d’Aulnoy, elle, connut une existence mouvementée, voire tragique par certains aspects : d’une famille noble, elle fut mariée très jeune à un mari brutal (le baron d’Aulnoy), de trente ans son aîné. Après une sombre histoire de conspiration contre son époux, qui lui valut l’embastillement alors qu’elle était enceinte, elle vécut enfin séparée, séjourna dans un couvent, effectua de nombreux voyages en Europe avant de se fixer à Paris, où elle connut un succès littéraire durable avec ses ouvrages romanesques et, surtout, ses contes de fées. 82 Edwige Keller-Rahbé de Jean de Bourbon (1692) et l’Histoire nouvelle de la cour d’Espagne (1692), elle n’osa pas, dans le même temps, inscrire son nom sur la page de titre. Pour clore ce tour d’horizon, nous voudrions évoquer le cas d’Anne de La Roche-Guilhen. La romancière huguenote n’a jamais sollicité de privilège alors que toutes les conditions étaient réunies pour qu’elle cherchât à en obtenir : impécunieuse, autrice prolifique de fictions historiques, elle faisait partie du « réseau » Barbin et s’illustra dans la seconde moitié du XVII e siècle. Mais si l’on écarte les œuvres publiées chez Barbin en 1674 (Almanzaïde) et 1675 (Arioviste ; Astérie ou Tamerlan), qui sont celles d’une débutante, les autres le furent toutes en Hollande à partir de la révocation de l’Edit de Nantes (Anne de La Roche-Guilhen étant elle-même réfugiée à Londres à partir d’avril 1686). De fait, elles échappèrent au régime du privilège parisien pour emprunter des circuits de publication et de diffusion plus ou moins clandestins mis en place par des imprimeurs-libraires français réfugiés à Amsterdam. Privilèges au féminin : la singularité de Mme de Villedieu Où se situe Mme de Villedieu dans ce paysage ? Comment se positionne-t-elle par rapport au système du privilège d’auteur ? En vérité, son investissement dans la publication imprimée de ses œuvres est remarquable, et se mesure précisément à une pratique « consciente » du privilège : 1. A rebours des autres femmes de lettres, Mme de Villedieu demande régulièrement des privilèges, et ce dès le début de sa carrière : 1. Le Favory. Tragicomédie, Par Mademoiselle Des Iardins, Gabriel Quinet (1665) ; 2. Carmente. Histoire grecque. Par Mademoiselle Des Jardins, Claude Barbin (1668) ; 3. Les Amours des grands hommes. Par M. de Villedieu, (1671-1672-1680) ; 4. Les Galanteries grenadines, Claude Barbin (1672-1673) ; 5. Les Exilez. Par M e de Villedieu, Claude Barbin. 6 Parties (1672-1673- 1678). Théâtre, roman pastoral, nouvelles historiques et galantes : toute l’étendue de la production de Mme de Villedieu est ici représentée, et l’on voit qu’aucun genre, même le plus risqué - le théâtre -, n’a résisté au souhait de l’écrivaine de s’« autoriser » par le privilège. De surcroît, toutes ces œuvres ont été de grands succès éditoriaux, même si Mme de Villedieu ne pouvait le savoir au moment où elle a sollicité les privilèges. Seuls quatre privilèges sont octroyés à Barbin : Manlius (1662) et Nitetis (1664), soit les deux premières pièces de théâtre écrites par la jeune Marie- Catherine Desjardins (privilège cédé à Gabriel Quinet, puis à Guillaume de Luyne ; privilège cédé par Gabriel Quinet) ; Le Journal amoureux (1669-1671), Pratiques et usages du privilège d’auteur chez Mme de Villedieu 83 en association avec Denis Thierry, et les Annales galantes (1670), également en association avec Denis Thierry. Les collaborations, qui visent à assumer le coût d’une édition pour un auteur débutant, sont certainement l’une des causes pour lesquelles le privilège est au nom du libraire. A cela s’ajoute le fait que Le Journal amoureux n’est pas entièrement de la plume de Mme de Villedieu, qui s’est vue confier un manuscrit à remanier par Barbin 36 . Manifestement, l’écrivaine souhaite garder le contrôle de sa production imprimée et le privilège d’auteur est un moyen sûr d’y parvenir. La grande majorité des œuvres possède un privilège au nom du libraire, mais à côté duquel figure, en très bonne place, les noms de Mademoiselle Desjardins ou de Madame de Villedieu. L’écrivaine a forcément pris part à cette « publication » du nom, soit qu’elle y ait consenti soit, plus vraisemblablement, qu’elle l’ait désirée. Etait-ce encore une façon de veiller sur sa production ? Quoi qu’il en soit, ce qui frappe dans cette quinzaine de privilèges, c’est l’affirmation d’un partenariat professionnel autrice/ libraire, reconnu et « autorisé » d’abord par le roi, puis par le syndic des libraires et, au terme de la chaîne, par les lecteurs. Au plus haut niveau en somme, l’idée qu’une femme de lettres traite professionnellement avec un acteur du monde du livre ne choque pas. 2. Les enjeux socio-économiques qui découlent d’une telle officialisation sont appréciables : Mme de Villedieu, issue d’une famille de petite noblesse, fut très tôt émancipée et connut à longueur de temps des difficultés financières. La possibilité que lui offrait le privilège d’auteur de monnayer très cher ses manuscrits représentait une aubaine 37 . Tout en jouant la carte du clientélisme - ses nombreuses dédicaces et épîtres en témoignent -, Mme de Villedieu osa une stratégie plus offensive pour s’assurer des revenus décents : faire en sorte que ses manuscrits acquièrent davantage de valeur, tant par la notoriété grandissante que par la plus-value du privilège de librairie. Dans le même temps, l’obtention de privilèges par Mme de Villedieu témoigne de sa parfaite intégration dans les milieux mondains influents 38 : 36 Mécontente de certaines parties qu’elle juge indignes, elle refusera d’ailleurs d’en assumer la paternité et ne revendiquera que les tomes II, V et VI, ainsi que le remaniement en profondeur du tome I. 37 « […] pour un auteur, l’obtention d’un privilège revient à affirmer sa propriété sur l’œuvre ; elle le place en outre en position de force pour négocier des contrats avantageux avec les libraires. » (Nicolas Schapira, « Quand le privilège de librairie publie l’auteur », art. cit., p. 125). 38 Dans son étude sur Valentin Conrart, Nicolas Schapira a mis en lumière le rôle non négligeable des parentèles, des réseaux et des amitiés auprès des secrétaires de la Grande chancellerie chargés de dispenser les privilèges (Un Professionnel des lettres au XVII e siècle. Valentin Conrart : une histoire sociale, Seysser, Champ Vallon, 2003). 84 Edwige Keller-Rahbé n’a-t-elle pas pour protecteurs Hugues de Lionne, qui pensionne de nombreux écrivains (Chapelain, Benserade…), et Saint-Aignan, véritable conseiller littéraire de Louis XIV autant que mécène ? En outre, elle n’oublie pas de faire sa cour au chancelier de France, le grand « maître de la librairie » 39 . C’est ainsi qu’en janvier 1678 paraît dans Le Mercure galant un hommage en vers dans lequel la Justice personnifiée célèbre la nomination de Michel Le Tellier (27 octobre 1677). Si le panégyrique est très conventionnel, il n’est pas pour autant insignifiant. Il s’inscrit d’abord dans la tradition des éloges de gens de lettres au chancelier, bien conscients qu’aucun livre ne pouvait paraître sans l’accord de l’illustre ministre qui vient « achever » leur « félicité » en « scellant de [sa] main cette auguste patente. » 40 Il dément ensuite l’idée d’une retraite précoce de Mme de Villedieu : selon la tradition biographique, l’écrivaine aurait délaissé la sphère littéraire après la publication des Désordres de l’amour (1675). Or l’on sait que dans sa demeure familiale de Clinchemore, elle travailla à deux manuscrits au moins : Le Portrait des faiblesses humaines (posth., 1685) et les Annales galantes de Grèce (posth., 1687). Si son intention était de ne plus rien publier et si sa résolution de prendre ses distances avec le monde était ferme, pourquoi sacrifier aux compliments d’usage ? Et pourquoi les faire paraître dans une revue culturelle dont la dimension galante les vouait à une notoriété mondaine ? On peut penser que le lectorat féminin du Mercure étant le même que celui de ses romans, Mme de Villedieu fait d’une pierre deux coups : elle se rappelle au bon souvenir de Le Tellier et du public tout en réaffirmant sa présence sur la scène littéraire. Cet éloge au chancelier, s’il est authentique, apporterait donc la preuve qu’en 1678, l’écrivaine n’était pas encore dans une logique de retraite définitive 41 . 3. Les privilèges de Mme de Villedieu posent avec une acuité particulière la problématique de la publication du nom d’auteur. En premier lieu, s’y observent d’importantes variations onymiques dues à l’évolution du statut social (du nom de jeune fille au nom d’épouse), mais aussi artistique (du nom au pseudonyme), de l’écrivaine : ainsi, jusqu’en 1669, les privilèges d’auteurs et de libraire présentent les ouvrages de la composition de la « damoiselle Des Jardins », tandis qu’ensuite ils présentent ceux de la « Dame 39 L’expression est de Saint-Simon (Mémoires, éd. Chéruel, Paris, Hachette, 1865, t. II, p. 422). 40 Le Mercure galant se fait largement l’écho - intéressé - de ces éloges. Ainsi M. Roubin, de l’académie d’Arles, est-il l’auteur de ces vers, parus dans la même livraison que ceux de Mme de Villedieu (« Rondeaux à M. Le Chancelier », janvier 1678). On se reportera également aux livraisons de décembre 1677 (« Madrigaux au Chancelier ») et de juin 1678 (évocation d’un « Poème à la gloire de M. Le Chancelier » par Santeuil). 41 A cette date, Mme de Villedieu était déjà mariée à Claude-Nicolas de Chaste. Pratiques et usages du privilège d’auteur chez Mme de Villedieu 85 de Villedieu ». En 1670, le privilège du tome III des Amours des grands hommes parle quant à lui de la « veuve de feu Sr. DE VILLE-DIEU 42 ». En second lieu, il est intéressant de s’attarder sur l’« effet de publication » 43 du nom. Précisons d’emblée que Mme de Villedieu ne recourt jamais aux astérisques et que son nom est toujours écrit en toutes lettres dans les privilèges (même chose pour les pages de titre de ses ouvrages, pratique suffisamment rare pour être soulignée). Loin des jeux de transparence, l’autrice cherche à ce que son nom soit valorisé. C’est chose faite avec les majuscules ou la formule protocolaire qui place significativement le nom d’auteur après les deux instances du pouvoir que sont le roi et le syndic. Dans les privilèges des Galanteries grenadines et des Exilez, la notoriété aidant - Mme de Villedieu est alors au sommet de sa carrière -, son nom figure même triomphalement en deuxième position, juste après la suscription traditionnelle par laquelle le roi se nomme 44 . Or Claire Lévy-Lelouch souligne à quel point les privilèges de librairie érigent le roi en instance lectrice et critique idéale : le monarque « juge le texte et le déclare digne de sa protection » 45 , procédant ainsi à la valorisation et la légitimation de l’auteur. La proximité résonne donc comme une récompense. 4. Cela nous amène naturellement à réfléchir aux enjeux socio-poétiques et artistiques de ces privilèges. On comprend que Mme de Villedieu n’est aucunement aliénée par le fameux tropisme nobiliaire et qu’à l’inverse de ses contemporaines, libérée de toute culpabilité, elle tire une réelle fierté de la publication imprimée de ses œuvres. Plus qu’elle ne fait contre mauvaise fortune bon cœur, elle œuvre à l’émergence d’une figure d’écrivain professionnel inédite, car portée et assumée par son sexe. Son premier privilège d’auteur, reproduit intégralement dans l’ouvrage, se ressent d’une intronisation : Privilège du Roy. LOUIS PAR LA GRACE DE DIEU ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE, A nos amez & feaux nos Gens tenans nos Cours de Parlement, Maitres des Requestes ordinaires de nostre Hostel, Baillis, Seneschaux, ou autres nos Iusticiers et Officiers, Salut ; Nostre bien amée LA DEMOISELLE DES IARDINS nous a fait remonstrer qu’elle desireroit faire imprimer un Poëme de sa composition intitulé, La Comedie du Favory, s’il nous plaisoit luy en 42 Antoine de Boësset, mort au siège de Lille en 1667. 43 L’expression est de Myriam Maître (« Editer, imprimer, publier : quelques stratégies féminines au XVII e siècle », art. cit., p. 272). 44 Sur la composition d’une lettre patente, voir Hélène Michaud, La Grande Chancellerie et les écritures royales au XVI e siècle (1515-1589), Paris, PUF, 1967, p. 212 et suiv. 45 Claire Lévy-Lelouch, « Quand le privilège de librairie publie le roi », dans : De la publication. Entre Renaissance et Lumières, op. cit., p. 147. 86 Edwige Keller-Rahbé octroyer la permission, & nos lettres sur ce necessaires ; A CES CAUSES, desirant favorablement traitter ladite exposante, Nous luy avons permis & permettrons par ces presentes de faire imprimer par tel Imprimeur & Libraire qu’il luy plaira ledit livre, en telle marge & caractere que bon luy semblera, pendant le temps & espace de cinq années, à commencer du iour qu’il sera achevé d’imprimer pour la première fois de chacun volume, pendant lequel temps nous faisons tres-expresses inhibitions & deffences à tous Imprimeurs, Libraires, ou autres de quelque qualité & condition qu’ils soient, d’imprimer, ou faire imprimer, vendre, ny debiter ledit livre sans le consentement de l’Exposante, ou de ceux qui auront droit d’elle, sous pretexte d’augmentation, correction, changement de titre, fausse marque, ou autrement, en quelque sorte & maniere que ce soit, à peine de deux mil livres d’amende, applicable un tiers à l’Hostel-Dieu de nostre bonne Ville de Paris, un tiers à l’Hospital General dudit lieu, & l’autre tiers à l’Exposante, confiscation des exemplaires contrefaits, & de tous despens, dommages & interests ; à condition qu’il sera mis deux exemplaires dudit livre en nostre Bibliotheque, un au cabinet de nostre Chasteau du Louvre, un autre en celle de nostre tres-cher & feal Chancelier de France le Sieur Seguier, avant que de l’exposer en vente : comme aussi de faire registrer ces presentes és Registres du Syndic des Libraires, à peine de nullité des presentes, du contenu desquelles nous voulons que vous fassiez joüir l’Exposante, ou ceux qui auront droit d’elle, plainement & paisiblement, sans qu’il luy soit donné aucun trouble ny empeschement à ce contraire ; Voulons aussi qu’en mettant au commencement ou à la fin des exemplaires dudit livre un Extrait des presentes, qu’elles soient tenües pour deûement signifiées, & que foy soit adioustée aux copies collationnées par l’un de nos amez & feaux Conseillers & Secretaires comme à l’Original ; Mandons au premier nostre Huissier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l’execution des presentes tous actes & significations que besoin sera, sans demander autre permission : CAR TEL EST NOSTRE PLAISIR, nonobstant clameur de Haro, Chartre Normande, prise à parties & autres lettres à ce contraires. DONNE à Paris le Jour de l’an de grace mil six cent soixante-cinq, & de nostre regne le vingt-troisième. Signé, Par le Roy en son Conseil. GUITONNEAU. Et ladite Demoiselle Des Iardins a cedé le Privilège aux Sieurs Thomas Iolly, Guillaume de Luyne, Louys Billaine, & Gabriel Quinet, Marchand Libraires à Paris, pour en ioüir suivant l’accord fait entr’eux. Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 10. Octobre 1665. Le jeu des lettres capitales fait ressortir le nom de l’auteur au même titre que celui du roi, tandis que la faveur royale s’exprime amplement à travers la décision (« A CES CAUSES, desirant favorablement traitter ladite exposante, Nous luy avons permis & permettrons par ces presentes […] »). Sur le point d’accorder sa « bénédiction » 46 au nom du roi, le chancelier Séguier s’est-il 46 Ibid., p. 154. Pratiques et usages du privilège d’auteur chez Mme de Villedieu 87 souvenu de la représentation du Favori à laquelle Louis XIV (et peut-être lui-même 47 ) avait assisté durant la nuit du 13 au 14 juin 1665, lors de la fête donnée dans les jardins de Versailles pour la convalescence de la reine mère, Anne d’Autriche ? 48 Avant d’être une « instance lectrice », Louis XIV a été une « instance spectatrice ». Même s’il ne se met pas en scène en tant que telle - il le fera dans le privilège d’Esther -, il n’approuve pas moins la publication de la pièce dans une opération qui s’apparente à un système de don et de contre-don, le privilège répondant à l’« Ouvrage parfait et chéry/ Intitulé Le Favory » qui « Divertit bien la Compagnie » 49 . Mlle Desjardins l’entendait peut-être aussi de la sorte et il n’est pas interdit de penser que ce succès l’ait poussée à demander un privilège. D’ailleurs, elle l’exploite encore d’une autre manière puisque, aux lendemains de la représentation, elle sollicite aussi une pension royale, qu’elle obtient grâce à l’entremise de M. de Lionne. Appelée par « mille vœux », une telle « indulgence du discernement de Sa Majesté » flatte « agréablement » la « vanité » de la jeune femme 50 . Forte de ce « label de garantie » 51 royal, Mme de Villedieu renouvelle l’expérience avec Carmente et sollicitera des privilèges à intervalles réguliers - en moyenne tous les deux ans -, sachant que les Exilés et les Galanteries grenadines sont couverts par le même privilège (accordé à Saint-Germain-en-Laye le 6 Février 1672). Mais que représentent cinq privilèges d’auteur sur l’ensemble d’une production aussi riche et variée ? Pourquoi Mme de Villedieu, qui semble si entreprenante et si audacieuse, n’a-t-elle pas radicalisé sa démarche d’autrice 47 Dans sa « Lettre en vers à son Altesse Madame la duchesse de Nemours » du 21 juin 1665, La Gravette de Mayolas souligne que les plus grands seigneurs de la Cour se trouvaient à cette représentation (Les Continuateurs de Loret. Lettres en vers de La Gravette de Mayolas, Robinet, Boursault, Perdou de Subligny, Laurent et autres (1665-1689), textes recueillis et publiés par le Baron James de Rotschild, Paris, Morgand et Fatout, 1881, t. I, p. 53, vv. 37-38). 48 La pièce fut choisie par Molière, qui l’avait créée au théâtre du Palais-Royal le 24 avril 1665. Mlle Desjardins rédigea à cette occasion une Description d’une des fêtes que le roi a faites à Versailles, édition critique par Aurore Evain en ligne sur le site Théâtre de femmes de l’Ancien Régime (http : / / theatredefemmes-ancienregime. org/ ). 49 La Gravette de Mayolas, « Lettre en vers à son Altesse Madame la duchesse de Nemours » du 21 juin 1665, dans : Les Continuateurs de Loret…, op. cit., t. I, p. 53, vv. 68-70. 50 Le Nouveau recueil de quelques pièces galantes (1669) fait état d’une ordonnance de 1500 livres accordée par le roi et Colbert sur les instances de M. de Lionne. Mais le brevet ne sera signé par le roi et Colbert que le 6 août 1676, et la pension ne sera au final que de 600 livres. 51 Claire Lévy-Lelouch, « Quand le privilège de librairie publie le roi », art. cit., p. 147. 88 Edwige Keller-Rahbé en demandant systématiquement des privilèges à partir de 1665 ? Laissons momentanément de côté les éditions problématiques pour considérer le cas de Cléonice (1669), des Fables (1670) et des Désordres de l’amour (1675). Cléonice et Les Désordres de l’amour posent tous deux le problème du nom d’auteur ou, plus exactement, du pseudonyme littéraire. Cléonice est connu pour être le premier roman que Marie-Catherine Desjardins choisit de signer du nom de Mme de Villedieu : Extrait du Privilege du Roy. Par Grace et Privilege du Roy, donné à saint Germain en Laye le 20. Iour de Iuillet 1668. Signé par le Roy en son Conseil, Loüis : Il est permis à CLAUDE BARBIN, Marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer un Livre intitulé Cleonice I. Nouvelle, de Madame de VILLEDIEV […]. (Cleonice ou Le Roman galant. Nouvelle. Par Madame de VilleDieu, Paris, C. Barbin, 1669. Sollicité par Barbin, le privilège est en ce cas plus lisible : n’est-ce pas au libraire qu’il incombe de présenter à la Grande chancellerie comme à la Chambre syndicale ce nouvel auteur ? Plus que jamais, le privilège - en complément du titre et de la page de titre - remplit son office d’« acte de baptême » 52 . A l’autre bout de la carrière de la romancière, Les Désordres de l’amour introduisent un autre nom de plume, toujours cautionné par Claude Barbin dans le privilège : Extraict du Privilege du Roy. Par grace & Privilege du Roy, donné à Versailles le 5 Septembre 1675. Signé GAMART ; Il est permis à CLAUDE BARBIN, Marchand Libraire à Paris, de faire imprimer un Livre intitulé, Les Desordres de l’Amour, composé par M. de DE VILLEDIEU, pendant le temps de dix années […]. (Les Desordres de l’amour. Par M. de Villedieu, 1675-1676). Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer cette masculinisation - hommage posthume à Boësset ; souci de rupture avec la veine galante ; travestissement du sexe pour combattre d’éventuels préjugés, etc. 53 -, laquelle ne relève en aucun cas de l’erreur. Là encore, Barbin officialise un auteur en le soumettant, lui et son ouvrage, à la procédure légale du privilège. Il va de soi que la démarche n’a pu se faire sans l’accord de Mme de Villedieu et qu’elle relève d’une stratégie éditoriale concertée. 52 Ibid., p. 154. 53 Rudolf Harneit, « Les Désordres de l’amour de Madame de Villedieu : éditions, localisations, diffusion européenne. Avec la préface de l’édition originale (1675) », Bulletin du bibliophile, 1, 2000, p. 109. Pratiques et usages du privilège d’auteur chez Mme de Villedieu 89 Quant aux Fables, avant de faire l’objet d’une publication imprimée en 1670, elles avaient été offertes au monarque lors de la saint Louis, en août 1669, sous forme d’un beau manuscrit escorté d’un pompeux hommage en vers (« A sa Majesté »). Myriam Maître voit dans cette approche une juste hiérarchie nobiliaire « qui place la publication manuscrite bien au-dessus de la publication imprimée » 54 . Le prestige du manuscrit l’emportant et la dédicace ayant été acceptée par Louis XIV, on se doute que la publication ait paru secondaire à Mme de Villedieu, qui a laissé le soin à Barbin de publier ces pièces de circonstance. Pour le marchand-libraire, il était important d’exploiter la faveur des fables auprès du public, à qui il venait d’offrir celles de La Fontaine - en 1669, avec le succès qu’on connaît. Curieux privilèges Les autres privilèges accompagnant la production imprimée de Mme de Villedieu témoignent tous, à un degré ou un autre, de dysfonctionnements survenus dans le processus éditorial, voire dans le partenariat auteur/ libraire. Contrairement à toute attente, ils représentent donc un outil d’investigation littéraire des plus instructifs et des plus captivants. 1. Le Récit en proze et en vers de la farce des précieuses (1659) : alors que l’édition du Récit mentionne « Avec privilège du Roy », ce dernier ne s’y trouve pas et manque aussi dans le Registre des enregistrements de la Chambre syndicale. Rudolf Harneit 55 se demande si le privilège pris pour la « Comedie intitulée les Précieuses » de Molière par Claude Barbin, Guillaume de Luyne et Charles de Sercy (19 janvier 1660) n’a pas pu couvrir aussi le compte rendu de Mlle Desjardins. Si le Récit est implicitement couvert par le même privilège que celui des Précieuses et si les deux ouvrages paraissent chez les mêmes libraires, l’hypothèse de leur concurrence déloyale 56 ne tient pas et l’on pourrait être amené à mettre en doute les récits de publication de leurs préfaces, qui convoquent simultanément le topos du « imprimé malgré soi ». Ou bien les libraires ont vraiment trahi les deux auteurs - et c’est peut-être surestimer leur pouvoir ou, à tout le moins, exagérer la naïveté de Mlle Desjardins, qui va continuer à collaborer fructueusement avec Barbin - ou 54 Myriam Maître, « Editer, imprimer, publier : quelques stratégies féminines au XVII e siècle », art. cit., p. 262. 55 Rudolf Harneit, « Diffusion européenne des œuvres de Madame de Villedieu au siècle de Louis XIV », dans : Madame de Villedieu romancière. Nouvelles perspectives de recherches, éd. Edwige Keller-Rahbé, Lyon, PUL, 2004, p. 34. 56 Voir Roger Duchêne, Les Précieuses, ou Comment l’esprit vint aux femmes, Paris, Fayard, 2001, p. 224. 90 Edwige Keller-Rahbé bien ils se sont concertés avec eux pour créer ce que les médias appelleraient de nos jours le « buzz » autour de la pièce de Molière. 2. Les Lettres et billets galants (1668) ; le Recueil de quelques lettres ou Relations galantes. Par M lle DesJardins (1668 et 1669) : ces recueils sont au cœur d’une affaire intime, celle de la correspondance amoureuse de Mlle Desjardins prétendument vendue par son perfide amant Boësset à l’avide libraire Claude Barbin, lequel s’est empressé de la publier sans son consentement. L’opération frauduleuse se serait déroulée d’autant plus aisément que l’autrice était alors en voyage à La Haye. Mlle Desjardins, fermement opposée à cette publication, aurait écrit à Barbin pour se plaindre de ses mauvais offices et aurait obtenu que son nom ne figurât point dans le privilège (en date du 6 juin 1667), d’où l’existence de deux états pour les Lettres et billets galants : (premier état) : « […] Claude Barbin […] nous a fait remontrer que la Demoiselle des Iardins luy auroit mis entre les mains Les Billets Galants, de sa composition, qu’il desireroit faire imprimer… » (reproduit dans son intégralité dans l’édition) ; (deuxième état) : « […] Claude Barbin […] nous a fait remontrer qu’il luy auroit esté mis entre les mains Les Billets galants, qu’il desireroit faire imprimer… ». A prendre l’affaire au pied de la lettre, nous sommes en présence d’une preuve indéniable des intrigues de Claude Barbin. En revanche, si l’on émet l’hypothèse que la correspondance est fictive et que le libraire et l’autrice ont convenu d’une stratégie de « marketing » littéraire reposant sur un « engineering » du scandale avant la lettre 57 , nous sommes en présence d’un texte relevant assurément de l’espace péritextuel 58 , soit un discours d’escorte qui, conjugué à l’anonymat, prépare le lecteur à l’idée qu’il va lire des lettres authentiques. Le passage du premier au second état serait la trace d’une prise de conscience, non plus de l’immoralité de l’acte de publication, mais de la force potentielle d’accréditation de la fiction. Ou comment rendre le mensonge le plus vrai possible ! Le Recueil de quelques lettres ou Relations galantes. Par M lle DesJardins (1668 et 1669) s’inscrit dans le sillage des Lettres et billets galants. Détail non négligeable : il contient, entre autres lettres, celles qui retracent l’affaire de 57 Marc Angenot, Le Cru et le faisandé. Sexe, discours social et littérature à la Belle Époque, « Archives du futur », Bruxelles, Labor, 1986, chap. VI : « Le roman de circuit moyen : le genre voluptueux et le genre faisandé » ; « marketing » littéraire et « engineering » du scandale. 58 Sur l’appartenance du privilège à l’espace périgraphique et/ ou péritextuel, voir les analyses très stimulantes de Claire Lévy-Lelouch, « Quand le privilège de librairie publie le roi », art. cit., p. 139-159. Pratiques et usages du privilège d’auteur chez Mme de Villedieu 91 la correspondance, et plus particulièrement celles adressées directement à Barbin 59 (réaction émue de Mlle Desjardins, tentatives désespérées pour stopper la publication, plaintes…). Toujours est-il que, depuis Amsterdam, Mlle Desjardins semble lui permettre de publier ses Lettres des Pays-Bas : Mais afin d’en faire quelqu’une qui puisse satisfaire la passion effrénée que vous avez de voir mes lettres sous la presse, je suis résolue à ne vous écrire plus qu’en forme de relation […]. Si entre ce temps-là & celuy-ci, je fais autant de remarques que j’en ay faites depuis trois jours, je ne doute point que je ne fournisse le volume que vous désirez de moy […]. (Lettre IX, A Amsterdam le 25. May.) Les deux dédicaces et le privilège contiennent des formules contredisant cette manière de « permission » : « A Mademoiselle de Sevigny » Mademoiselle L’estime particulière que je sais que Mademoiselle Desjardins fait de vous, m’oblige à vous présenter ce recueil de quelques-unes de ses lettres, et à vous demander en leur faveur, une protection, que le beau sexe est obligé (en quelque sorte) d’accorder à tous ses ouvrages. Ceux-ci sont d’un caractère à dépendre du jugement d’une ruelle galante, plutôt que de celui de l’académie ; et comme je les imprime en son absence, et sans son ordre, je me trouve chargé de leur succès. […] « Le libraire au lecteur » Jusques ici, je n’avais point eu de raison de m’adresser à vous, pour vous faire recevoir agréablement les productions d’esprit de Mademoiselle Desjardins. Le favorable accueil que vous leur avez toujours fait, et le soin qu’elle a pris de vous faire ses compliments elle-même, quand elle a jugé qu’il était à propos de vous en faire, m’ont épargné cette précaution. Mais comme celles de ses lettres que je vous présente aujourd’hui, m’ont été mises entre les mains, par des gens qui n’avaient pas reçu cette commission de sa part, et qu’il n’y a que l’estime que vous en ferez qui puisse m’excuser envers elle, de ce que je les fais imprimer sans sa permission. […] Privilège du Roy. LOUIS PAR LA GRÂCE DE DIEU, ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE, A nos amez & feaux Conseillers, les gens tenans nos Cours de Parlement, Maitres des Requestes ordinaires de nôtre Hôtel, Baillis, Seneschaux, Prevosts, leurs Lieutenans, & tous autres nos justiciers & Officiers qu’il appartiendra, Salut. Nôtre bien amé CLAUDE BARBIN, Marchand Libraire 59 Si tant est que le libraire soit bien le destinataire de ces lettres, les correspondants de Mlle Desjardins n’étant pas clairement identifiés. 92 Edwige Keller-Rahbé de nôtre Ville de Paris ; Nous a fait remontrer que la satisfaction que le Public a témoigné en la lecture des Ouvrages de la Damoiselle DESIAR- DINS, l’a obligé de prendre le soin de recouvre les Lettres en forme de Relations, qu’elle a faites depuis peu […]. Donné à S. Germain en Laye, le [blanc] jour de Juillet, l’an de Grace 1668. Et de notre Règne le 26. Signé par le Roy en son Conseil, LOYS (sic). Achevé d’imprimer le 20. Juillet 1668. La cohérence est frappante entre ces diverses pièces liminaires, qui filent toutes le topos du « imprimé sans son consentement ». Trahit-elle la gêne de Barbin vis-à-vis de la précédente affaire ou sa volonté d’accréditer la fiction d’une correspondance volée, ce qui est un gage de piquant pour les lecteurs ? L’ensemble n’est-il pas trop impeccablement construit et n’entre-t-il pas en contradiction avec le ton prometteur de la lettre du 25 mai ? Aussi bien le libraire se met-il en scène dans ces pièces périgraphiques et joue-t-il le rôle d’une instance à la fois « publiante » et « publicitaire », jusqu’à devenir le meilleur aiguillon de la lecture. 3. Les Amours des grands hommes. Par M. de Villedieu (1671-1672-1680) : avec cet ouvrage, nous abordons le cas des privilèges donnant « à voir les variations des stratégies qui concernent le péritexte lui-même » 60 , soit des privilèges assumant une fonction « métapéritextuelle ». De fait, on aura noté la masculinisation du titre (jugée plus digne pour un récit traitant des amours royales ? ) qui anticipe celle des Désordres de l’amour, mais l’opération de travestissement est imparfaite puisque les privilèges des tomes I et III la trahissent de manière éclatante : Extraict du Privilege du Roy. Par Privilege du Roy, donné à Paris, le quatrième jour de Decembre mil six cens soixante-dix. Et signé, par le Roy en son Conseil, LE ROUGE : Il est permis à CLAUDE BARBIN, Marchand Libraire, de faire imprimer un Livre intitulé, Les Amours des grands Hommes, pendant le temps de sept années consecutives, à commencer du jour qu’il sera achevé d’imprimer […]. Et ladite Dame DESJARDINS a cedé son droit de Privilege à CLAUDE BARBIN, Marchand Libraire, pour en jouir suivant l’accord fait entr’eux. Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris, suivant & conformément à l’Arrest de la Cour de Parlement du 8. Avril 1653. & celuy du Conseil Privé du Roy, du 5. Fevrier 1665. L. SEVESTRE, Syndic. Achevé d’imprimer pour la seconde foi (sic) le 17. Septembre 1678. 60 Claire Lévy-Lelouch, « Quand le privilège de librairie publie le roi », art. cit., p. 153. Pratiques et usages du privilège d’auteur chez Mme de Villedieu 93 Privilege du Roy. LOUIS Par la grace de Dieu, Roy de France, & de Navarre ; A nos amez & feaux Conseillers, les Gens tenans nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Prevosts de Paris, Baillifs, Senechaux, & autres Prevosts, leurs Lieutenants civils, & autres nos Justiciers & Officiers qu’il appartiendra : SALUT. Notre chere et bien amée la Dame DESJARDINS, veuve de feu Sr. De VILLE-DIEU, Nous a fait remontrer qu’elle a composé un Livre intitulé, Les Amours des grands Hommes, lequel elle desirerait faire imprimer et donner au public ; Requerant sur ce nos Lettres de privilege necessaires, qu’elle nous a tres humblement fait supplier luy octroyer ; A ces causes, voulant favorablement traiter ladite Exposante ; Nous luy avons permis & accordé, permettons & accordons par ces presentes, de faire imprimer ledit Livre par tel Libraire ou Imprimeur, en tel volume, tome, marge caractere, & autant de fois que bon luy semblera, pendant le temps de sept années consécutives, à commencer du jour qu’il sera achevé d’imprimer […]. DONNE à Paris, le quatrième jour de Decembre 1670. Et de notre Règne le 28. Signé, Par le Roi en son Conseil, LE ROUGE : Et scellé. Et ladite Dame DESJARDINS a cedé son droit de Privilege à CLAUDE BARBIN, Marchand Libraire, pour en jouyr suivant l’accord fait entre eux. Registré sur le Livre de la Communauté des Marchands Libraires & Imprimeurs de cette Ville de Paris, suivant l’Arrest de Parlement du 8. Avril 1653. L. SEVESTRE, Syndic. Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 22. Novembre 1671. De curieuses hésitations, voire des anomalies, se lisent dans les deux textes : alors que le privilège figurant dans le tome I semble délivré à Barbin, il l’est en réalité à la « Dame Desjardins », véritable auteure des Amours des grands hommes, ce que confirme plus explicitement le privilège figurant dans le tome III, chronologiquement antérieur. En 1670, le texte est tout à fait conforme et permet de démasquer Mlle Desjardins dans sa volonté d’endosser une autre identité - celle de l’amant décédé - pour publier. En revanche, nous avons affaire à un autre état du même privilège lors de la réimpression en 1678. S’agit-il d’un renouvellement de privilège accordé à Barbin ? A moins que le libraire, dont le privilège est sur le point d’expirer, ne reprenne à son compte le privilège initial en le présentant comme étant toujours valable. 4. Le Portrait des foiblesses humaines (1685) : second cas de privilège où la confrontation avec un autre élément péritextuel, en l’occurrence l’« Avis du libraire au lecteur », s’avère éclairante. Alors que le 10 août 1685, il est permis « à Claude Barbin, Marchand Libraire, d’imprimer ou faire imprimer un Livre intitulé, Le Portrait des faiblesses humaines de feüe Madame de Villedieu, & ce pendant le temps de six années », l’« Avis » met en scène « Madame de Châte, 94 Edwige Keller-Rahbé qui était autrefois Madame de Villedieu », comme si elle était encore en vie 61 . Barbin imagine même un scénario de publication rocambolesque dénonçant le vol du manuscrit par quelques « amis » qui se seraient ensuite avisés de lui apporter les « ouvrages nouveaux » qu’il présente au public. Deux histoires du Portrait entrent en concurrence : l’une relève de l’histoire éditoriale et prend acte de la mort de la romancière, survenue en 1683 ; l’autre relève de la fiction préfacielle et se met service de la publicité du libraire. Barbin a-t-il spéculé sur le désintérêt des lecteurs pour un texte relégué en fin de volume ? Toujours est-il que le privilège aura permis de le surprendre en flagrant délit de reconstruction du réel, à l’exemple d’un romancier. Il resterait bien des bizarreries à examiner - à commencer par celles que présentent les Nouvelles afriquaines (1673), parues chez Claude Barbin « Avec Permission » (laquelle ne figure pas dans l’édition) - mais l’on peut d’ores et déjà affirmer que l’examen des privilèges de librairie renouvelle l’approche des œuvres de Mme de Villedieu. De fait, il prouve matériellement ce que l’analyse littéraire s’efforce d’établir par la seule étude du discours préfaciel. Or le contrôle sourcilleux, par l’écrivaine, de sa production imprimée, l’utilisation stratégique du privilège pour réorienter sa carrière, son partenariat étroit avec Claude Barbin et les manipulations éditoriales du couple auteur/ libraire ne sauraient se vérifier que par la confrontation systématique de toutes les pièces péritextuelles. Parmi les femmes de lettres qui entreprennent de publier leurs ouvrages au XVII e siècle, Mme de Villedieu est assurément la plus volontaire. Mais est-elle la plus audacieuse ? Tandis que Tallemant des Réaux affirme que Mlle Desjardins n’hésita pas à s’adresser directement « à Monsieur le Chancellier » pour régler un différend qui l’opposait à Mme de Rohan au sujet de la publication d’un livre 62 , le Fragment d’une Lettre servant de préface aux Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, montre l’héroïne, qui a « eu la folie de consentir qu’on [la] fît imprimer », s’en remettre à un ami pour la publication de son histoire. A quel récit doit-on se fier ? Et que signifie la publication ? Se réduit-elle à la stricte impression ou comprend-elle la demande de privilège ? Ici réside la principale zone d’ombre du parcours éditorial de Mme de Villedieu : saura-t-on jamais si elle écrivit ou se rendit elle-même à la Grande chancellerie ou si elle dut recourir à quelque connaissance masculine pour solliciter ce label haut de gamme ? 61 Dans une moindre mesure, le privilège des Annales galantes de Grèce (le même que celui du Portrait) trahit aussi la combine puisque l’ouvrage y est présenté comme étant écrit par « Me de Villedieu », et non plus par « feüe Madame de Villedieu ». 62 Tallemant des Réaux, « Mademoiselle Des Jardins », dans : Historiettes, éd. Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. II., p. 902 (Monmerqué, 1854-1860 pour la 1 re éd.). Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Les œuvres narratives de Catherine Bernard : les femmes face à l’amour Jolene Vos-Camy Catherine Bernard a écrit plusieurs romans et nouvelles dans lesquels il est toujours question des relations entre les femmes et l’amour. Dans ses romans les plus connus, la façon dont Bernard illustre ces relations est extrêmement sombre. Mais si on considère ce thème dans toutes ses œuvres narratives, on s’aperçoit que la perspective de Bernard a évolué pendant sa carrière littéraire. Son premier roman, Fédéric de Sicile, a été publié en 1680 quand Bernard n’avait que dix-sept ans. Ce premier roman offre une perspective plutôt optimiste de l’amour malgré certains éléments troublants. Quelques années plus tard, les personnages principaux des romans Eléonor d’Yvrée (1687) et Le Comte d’Amboise (1689) ne trouvent que du malheur dans leurs relations amoureuses, voire la mort. Même si les dernières œuvres narratives de Bernard, Inès de Cordoue (1696), suivie dans la même édition par l’Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime, maintiennent ce pessimisme, elles suggèrent quand même la possibilité d’une délivrance pour les femmes déterminées à vaincre les passions qui les font souffrir. Il est ainsi possible de suivre une progression dans la perspective de Catherine Bernard sur la nature de la relation entre les femmes et l’amour. Le premier roman de Bernard, Fédéric de Sicile, est un roman de jeunesse qui s’avère de loin le plus optimiste des œuvres de Bernard. La protagoniste du roman, Fédéric, est la fille unique d’un roi et d’une reine qui désespèrent d’avoir un héritier pour le trône. Il est donc décidé pour des raisons politiques que Fédéric se présentera toujours comme un garçon et ce secret est connu de très peu de personnes. Cette double identité sexuelle est au cœur de l’histoire car même si Fédéric joue impeccablement son rôle de prince héritier, elle reste vulnérable en tant que femme, surtout dans l’épisode suivant : deux naufragés, le prince Amaldée et sa sœur Camille de Mayorque, arrivent sur la côte. Fédéric tombe amoureuse d’Amaldée, et l’écrivaine raconte leurs aventures, les batailles entre les deux royaumes rivaux, et les conquêtes amoureuses. L’intrigue trouve son dénouement quand la vraie identité de Fédéric est révélée, Amaldée comprend ses sentiments confus envers son amie qu’il croyait ami, et les deux se marient. Ce mariage résout non seulement les tensions affectives entre Fédéric et Amaldée, 96 Jolene Vos-Camy mais aussi les tensions politiques entre la Sicile et Mayorque. Toutes les autres femmes qui étaient amoureuses de Fédéric, Prince de Sicile, trouvent aussi un destin paisible, le plus souvent grâce à un mariage convenable. La phrase qui clôt le roman souligne le dénouement heureux : « Enfin, tout revint dans sa première tranquillité » (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 155). Il y a donc un optimisme réel dans cette première œuvre narrative de Bernard où les obstacles au bonheur sont facilement balayés dans les derniers paragraphes du roman. Comme l’indique Franco Piva, cet optimisme correspond à la tradition du roman précieux : « Du roman précieux, le premier essai narratif de Mademoiselle Bernard a hérité d’abord l’intrigue fort compliquée […] Traditionnel aussi est le rôle exagéré attribué au hasard qui arrange trop bien les choses et se charge de donner une conclusion positive […] » (Piva « Présentation à Fédéric de Sicile » 57). Néanmoins, le premier roman de Bernard contient aussi des éléments troublants qui annoncent le pessimisme, signature de ses œuvres suivantes. En premier lieu, l’amour est décrit comme tout-puissant : les femmes (et moins souvent les hommes) sont incapables d’y résister. Il semble que toutes les femmes qui rencontrent Fédéric, le prince de Sicile, ne peuvent résister à ses charmes. Les jalousies et rivalités entre femmes sont nombreuses et s’opèrent à leur détriment. De surcroît, Fédéric agit généralement de façon égoïste et fait exprès d’aggraver la jalousie de celles qui l’incommodent dans le but de les éloigner. C’est seulement vers la fin de l’histoire que Fédéric prend conscience de la souffrance qu’elle leur inflige, et que son propre comportement envers ces autres femmes l’épouvante. L’idée de la possibilité d’une solidarité entre femmes ne joue donc guère de rôle dans l’histoire et le thème dominant reste la force irrésistible et destructive de l’amour. Si les effets de cet amour évoluent tout de même vers un dénouement heureux dans le premier roman de Bernard, ils ne peuvent cacher le côté inquiétant du récit. Un deuxième élément troublant de Fédéric de Sicile est l’identité sexuelle du personnage principal qui se montre instable même grammaticalement. Dans son rôle d’homme Fédéric jouit d’une grande autonomie et elle semble contrôler son destin. Mais dans les passages où Bernard l’identifie comme « la princesse de Sicile », l’écrivain démontre le côté vulnérable du personnage. Cette identité mixte est instable même au sein des phrases. Par exemple, dans la citation suivante, Bernard désigne la princesse au féminin tant que celle-ci est en la présence du prince Amaldée (qui ne connaît pas encore sa vraie identité), mais dès que Fédéric doit faire face aux femmes qui lui réclament justice, Bernard la désigne au masculin : Les œuvres narratives de Catherine Bernard 97 Elle [Fédéric] se laissa aller sur un siège de gazon vis-à-vis de lui [Amaldée] ; ils firent une conversation muette plus touchante que tout ce qu’ils auraient pu dire, mais elle se retira d’abord qu’Amaldée voulut ouvrir la bouche et se sauvant dans une allée sombre, elle trouva Camille et l’amirale qui la cherchaient, s’étant liguées ensemble pour lui demander raison de la tromperie qu’il leur avait faite (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 147) (Les italiques sont les miennes). L’identité sexuelle (et grammaticale) de Fédéric reste fluide jusqu’au dénouement de l’intrigue. Cette double identité sexuelle correspond aussi à la capacité du personnage de faire souffrir et de souffrir lui-même. Le plus souvent, le prince Fédéric fait souffrir les femmes amoureuses de lui (d’elle) alors qu’en tant de princesse, elle souffre cruellement elle aussi de la passion. Même si Bernard choisit une résolution facile grâce au mariage qui résout toutes les tensions dans ce premier roman, la toute-puissance de l’amour et la tendance des femmes à souffrir de l’amour sont deux aspects qui annoncent les thèmes pessimistes de ses romans publiés sept et neuf ans plus tard. A la différence du premier roman où la passion de Fédéric s’accordait à la fin avec un mariage convenable et politiquement désirable, les œuvres narratives suivantes, Eléonor d’Yvrée et Le Comte d’Amboise, montrent l’amour comme une force destructrice laissant les amoureux désemparés face à des obstacles insurmontables, soit personnels (jalousie, malentendus entre les amoureux), soit familiaux et politiques (mariages arrangés par les parents à des fins financières ou sociales). L’amour va donc à l’encontre du bon fonctionnement de la société et pose une menace non seulement aux personnes qui en sont victimes, mais aussi aux familles concernées. Bernard suit alors l’exemple de La Princesse de Clèves : Lafayette’s most important departure from previous novelistic convention concerns the role she assigns marriage. Unlike contemporary novelists, who follow romance technique and make marriage the goal of the plot’s unfolding, Lafayette dispenses with the union between protagonists at her fiction’s incipit. […] Lafayette instead proposes marriages much closer to the institution as it existed in her day, marriages that serve the best interest of the family and not the individual. She then defines the novel’s plot as the unraveling of a political match (DeJean 106-07). Après Fédéric de Sicile, il n’y aura plus aucune union dans les romans et nouvelles de Bernard où les désirs amoureux et le mariage arrangé par la famille s’accorderont. Dans l’avertissement à Eléonor d’Yvrée Bernard indique sans ambiguïté son projet : 98 Jolene Vos-Camy Je conçois tant de dérèglement dans l’amour, même le plus raisonnable, que j’ai pensé qu’il valait mieux présenter au public un tableau des malheurs de cette passion que de faire voir les amants vertueux et délicats, heureux à la fin du livre. Je mets donc mes héros dans une situation si triste qu’on ne leur porte point d’envie (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 177). En effet, dans ce roman aucun des protagonistes ne trouve de destin heureux et l’obstacle au bonheur ou à la tranquillité est toujours causé par l’amour. Eléonor est amoureuse du duc de Misnie, et lui d’elle. Leur amie Mathilde partage leur amitié pour devenir ensuite à son tour amoureuse du duc, et donc la rivale de son amie. Les désirs et obligations de leurs parents dictent que le duc de Misnie et Mathilde se marient et qu’Eléonor épouse un vieil ami à son père. Donc Mathilde est la seule personne pour qui l’amour coïncide avec la volonté familiale. Cet amour sera la raison de sa mort quand le duc l’abandonnera définitivement pour poursuivre son amour pour Eléonor. Entre-temps, Eléonor obéit à son père et épouse un vieux comte. Par cette action elle assure la tranquillité familiale et politique mais perd tout espoir de satisfaire sa passion : « elle vécut avec le comte comme une personne dont la vertu était parfaite, quoiqu’elle fût toujours malheureuse par la passion qu’elle avait dans le cœur » (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 217). En même temps, le duc de Misnie ne peut supporter de voir sa bien-aimée mariée à un autre et il se jette dans une autodestruction morale et matérielle : Le duc de Misnie était parti précipitamment de Mouzon pour fuir Mathilde, et il retournait en Allemagne pour s’éloigner des lieux où était la comtesse de Rethelois [Eléonor]. Il y apprit cette mort [de Mathilde] sans y être sensible : il portait dans le cœur une douleur dont rien ne le pouvait distraire, et qui l’empêcha même de sentir la ruine entière de sa fortune que le comte de Tuscanelle [le père de Mathilde] lui causa (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 217). Le message du roman est clair : la personne qui aime éperdument pose un danger pour elle-même et pour ceux qui l’entourent. Aucun des personnages principaux n’a de destin enviable. Dans l’avis au lecteur qui précède Le Comte d’Amboise, Bernard souligne de nouveau cette même leçon : Peut-être se plaindra-t-on de ce que je ne récompense pas la vertu du comte d’Amboise, mais je veux punir sa passion et j’ai déjà déclaré dans la Préface d’Eléonor d’Yvrée que mon dessein était de ne faire voir que des amants malheureux pour combattre, autant qu’il m’est possible, le penchant qu’on a pour l’amour (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 239). Les œuvres narratives de Catherine Bernard 99 Bernard caractérise toujours l’amour comme une force contre laquelle on lutte inutilement. En effet, si le comte d’Amboise a le bonheur d’épouser celle qu’il adore, Mlle de Roye, il meurt quand même de chagrin en recevant la preuve que sa femme a toujours aimé un autre que lui, le marquis de Sansac. Tout comme le prince de Clèves dans La Princesse de Clèves, l’aveu de fidélité de la femme envers son mari n’empêche pas ce dernier de mourir, victime de sa propre passion pour sa femme, et de connaître la passion de sa femme pour un autre. Si la leçon des deux romans intermédiaires de Bernard est la même, il y a une différence entre les personnages principaux dans leur capacité d’influencer leur destin face à l’amour. Alors que dans Eléonor d’Yvrée, le père d’Eléonor ne l’a jamais consultée pour savoir si le mariage qu’il lui dictait lui faisait plaisir ou non, dans Le Comte d’Amboise, Mme de Roye demande plusieurs fois à sa fille son avis et tient judicieusement en compte les désirs de celle-ci. Ainsi, Mlle de Roye jouit d’une plus grande liberté et peut influencer son destin de femme mariée. Elle devrait donc avoir la possibilité de faire coïncider son amour pour le marquis de Sansac avec un mariage arrangé par sa mère. Ce qui l’empêche de jouir de ce bonheur sont d’autres obstacles qui surviennent dans la forme de jalousies et de méprises, et surtout de manigances d’une rivale qui aime elle aussi le marquis de Sansac. Quand Mlle de Roye se croit trompée et abandonnée par le marquis de Sansac, elle accepte l’offre de mariage du comte d’Amboise, sans toutefois en être amoureuse. Après la mort du comte, il semble enfin possible que Mlle de Roye et le marquis de Sansac puissent trouver du bonheur ensemble, mais le destin leur joue un dernier mauvais tour : Monsieur de Sansac est tué en faisant une sortie contre les Huguenots. La phrase finale du roman résume encore une fois le destin de ceux qui aiment passionnément : « Elle retourna à la campagne où elle passa le reste de ses jours, remplie de ses diverses afflictions et sans oser les démêler, de peur de reconnaître la plus forte » (Bernard Œuvres, Romans et nouvelles 321). Même si Mlle de Roye est plus maîtresse de son destin qu’Eléonor, cette jeune femme ne peut faire accorder sa passion avec le bonheur. Le message reste le même que dans Eléonor d’Yvrée : ceux qui se trouvent sous l’emprise de l’amour souffriront jusqu’à la fin de leurs jours. Ces deux romans intermédiaires illustrent une perspective pessimiste : il n’y a point d’issue pour ceux qui ont le malheur de tomber amoureux. Très souvent les commentateurs qualifient toutes les œuvres narratives de Bernard de ce pessimisme particulièrement noir. Cependant, dans ses dernières œuvres narratives ce pessimisme se trouve nuancé par l’idée qu’il existe la possibilité de vaincre cette passion. En 1696, Catherine Bernard a publié ses deux dernières nouvelles, Inès de Cordoue, à l’intérieur de laquelle on trouve deux contes de fées, Le Prince 100 Jolene Vos-Camy Rosier et Riquet à la Houppe 1 , et l’Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime. C’est dans ces dernières œuvres qu’il est possible de déceler les contours d’un modèle où la femme peut combattre l’amour pour trouver une autonomie et une tranquillité durables. Bernard insère les deux contes de fées, Le Prince Rosier et Riquet à la Houppe, vers le début d’Inès de Cordoue. Inès, le personnage éponyme, raconte un de ces contes tandis que Léonor, sa rivale, raconte l’autre. Dans les deux contes, le mariage conclu vers la fin des deux contes de fées est un désastre. Dans le premier, Le Prince Rosier, la princesse devient jalouse du prince qu’elle a libéré d’un enchantement. Cette jalousie la pousse à le persécuter à tel point qu’à la fin il demande à redevenir rosier. Dans le deuxième conte de fées, Riquet à la Houppe, un gnome rend une belle princesse intelligente, mais en échange elle doit l’épouser. Quand elle le trompe avec le prince qu’elle aime, le gnome rend son rival identique à lui-même et cela a pour résultat que la princesse « se vit deux maris au lieu d’un et ne sut jamais à qui adresser ses plaintes, de peur de prendre l’objet de sa haine pour l’objet de son amour » (Bernard Inès de Cordoue 363). Si la morale n’est pas encore claire, la phrase qui suit souligne la leçon : « Mais peut-être qu’elle n’y perdit guère : les amants à la longue deviennent des maris » (Bernard Inès de Cordoue 363). L’illusion du bonheur trouvé dans l’amour des amants n’en est qu’une. Si l’histoire d’Inès de Cordoue en restait là, la perspective de Bernard n’aurait guère évolué depuis ses romans des années 1687-89. Et pourtant, l’histoire d’Inès démontre une autre issue que ce malheur dans lequel se trouvaient Eléonor d’Eléonor d’Yvrée et Mlle de Roye du Comte d’Amboise. A la différence d’Eléonor, Inès, amoureuse du duc de Lerme, résiste longtemps aux ordres de son père qui insiste pour que sa fille épouse le comte de las Torres. D’abord, Inès se réfugie dans un couvent pour échapper au mariage, préférant rester fidèle au duc de Lerme de cette façon plutôt que d’épouser un homme qu’elle n’aime pas. Mais bientôt après, le duc de Lerme est mis en prison et il se trouve que le père d’Inès est le chef du Conseil d’État qui va le juger. Le seul moyen pour Inès de sauver la vie du duc de Lerme est d’épouser 1 Comme l’indique Raymonde Robert, « Quant au Riquet à la houppe de Mlle Bernard, il a été longtemps éclipsé par le conte de Perrault, jusqu’au moment où Jeanne Roche-Mazon l’a tiré d’un oubli qu’il ne méritait pas. La force ironique associée à la qualité et à la rapidité du style ont, pendant longtemps, fait croire, selon le vieux préjugé, qu’il n’avait pas pu être écrit par une femme et que Fontenelle […] avait participé à sa rédaction et peut-être l’avait assurée totalement. Cette supposition est remarquablement injuste […] » Raymonde Robert, Contes, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 276. L’histoire de la critique des œuvres de Bernard est marquée par les disputes en ce qui concerne la paternité (la maternité ? ) de ses œuvres. Les œuvres narratives de Catherine Bernard 101 le comte de las Torres. Inès, piégée, obéit donc à son père. Néanmoins, après que le duc de Lerme est remis en liberté, elle ne peut s’empêcher de le revoir une dernière fois en particulier dans l’intention de justifier son mariage à un autre pendant qu’il était en prison. Malheureusement, le hasard fait que le rendez-vous d’Inès est découvert et le résultat est catastrophique pour celle-ci : « Son aventure publiée lui ôtait sa réputation ; son père ne l’aimait pas ; son mari n’avait plus d’estime pour elle ; enfin elle était séparée pour jamais de son amant : que de raisons pour quitter le monde ! » (Bernard Inès de Cordoue 390). Inès décide de s’enfuir à la campagne avec sa suivante pour s’installer dans un lieu isolé. Ce qui change dans cette nouvelle par rapport aux romans précédents de Bernard, c’est qu’Inès ne se résigne pas à son destin. L’acte de s’isoler à la campagne n’est pas un acte d’abnégation comme il l’était pour Mlle de Roye, mais il est plutôt un moyen de trouver le repos : [Inès et sa suivante] se promenaient quelquefois dans la forêt. Cette solitude faisait tous leurs plaisirs ; de sorte qu’à force de réflexions sur l’embarras et sur le chagrin même des plus grandes douceurs de la vie, elles parvinrent à n’en plus faire, et jouirent d’un repos qu’elles n’avaient jamais trouvé dans le monde (Bernard Inès de Cordoue 390). Pour la première fois dans les œuvres narratives de Bernard, une femme réussit à trouver le repos en repoussant le monde et en oubliant les malheurs associés à l’amour. Le refuge d’Inès à la campagne est découvert après un certain temps ; ce moment de répit ne dure pas dans l’immédiat, mais la leçon ne semble pas perdue pour autant. A la fin de la nouvelle après d’autres aventures et malheurs, Inès choisit encore une fois d’abandonner le monde : Partons, lui dit la comtesse ; je n’ai plus rien à faire dans le monde, profitons au moins de nos malheurs. Elle retourna dans le même couvent qu’elle avait déjà une fois choisi pour asile contre le mariage où son père la voulait contraindre ; il lui en servit alors contre sa propre passion (Bernard Inès de Cordoue 402). Dans le couvent où elle a déjà pu se protéger contre le mariage non-désiré, elle peut maintenant trouver du secours contre sa passion insatisfaite. Alain Niderst soulève le côté philosophique de la nouvelle Inès de Cordoue en ce qui concerne la quête que mène Inès pour la paix. Donc pour Niderst aussi, ce roman démontre la possibilité pour une femme de combattre les souffrances causées par l’amour. Il remarque également cette différence d’avec Eléonor d’Yvrée et Le Comte d’Amboise : « Il n’appartient qu’à Inès de Cordoue de trouver une paix véritable, car elle renonce non seulement aux sollicitations mondaines et à l’agitation extérieure, mais à tous les mouvements affectifs » (Niderst 516). Toutefois, Niderst préfère une interprétation 102 Jolene Vos-Camy profane du roman car il attribue la tendance philosophique des œuvres de Bernard à une association étroite entre l’écrivain et Fontenelle 2 : Ne donnons pas à cet effacement une valeur religieuse que Fontenelle eût refusée ; cette morale est toute terrestre. Rien ne nous permet de supposer qu’Inès, même réfugiée dans un cloître, puisse connaître la foi. Le philosophe qui conçut ce mythe est plus proche des sages antiques que des mystiques modernes (Niderst 516). Niderst souligne donc l’aspect philosophique du dénouement d’Inès de Cordoue qu’il attribue à Fontenelle et non pas à Bernard qui était pourtant connue pour sa dévotion. S’il n’est pas sûr qu’Inès de Cordoue ait connu la foi dans un cloître, rien n’exclut cette possibilité non plus. Franco Piva considère quant à lui que le renoncement d’Inès à une vie en société représente « une véritable aspiration au néant, sinon à la mort, dans la conscience que ce n’est que dans cet état que trouvent la véritable solution tous les conflits et tous les désordres de la vie » (Piva « Présentation à Inès de Cordoue » 335). Pour lui, cet acte représente une sorte de suicide. Mais c’est considérer l’acte de l’extérieur. En effet, pour ceux qui connaissaient Inès en société, sa disparition du monde correspond à une mort puisqu’ils ne la voient plus. Cependant, si on considère l’acte de l’intérieur, c’est-à-dire, du point de vue d’Inès, il faut souligner le fait qu’elle trouve asile dans le couvent. Ce n’est pas la fin de sa vie, c’est plutôt le début d’une vie tranquille, une vie où elle peut enfin se protéger des souffrances de l’amour et jouir de la paix. La dernière œuvre narrative de Bernard, l’Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime, reprend le même thème d’amour voué au malheur même si la relation de Fatime avec Abénamar semble heureuse au début. Le hasard, les malentendus et la jalousie sont autant d’obstacles à leur bonheur et Abénamar n’hésite pas à maltraiter Fatime quand il la croit infidèle. Vers la fin de la nouvelle, Abénamar regrette d’avoir fait souffrir Fatime injustement. Toutefois, quand il demande pardon à Fatime, celle-ci, outrée de la mauvaise opinion qu’il avait de sa conduite lorsqu’elle était innocente, lui répondit que ses soupçons le rendaient indigne d’avoir une maîtresse fidèle, et elle chercha alors véritablement à se guérir. […] elle chercha un remède sûr et qui ne dépendît que d’elle (Bernard Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime 419). En effet, cette femme, amoureuse et aimée, sait que cet amour ne pourra aboutir dans le bonheur, et elle agit en sorte de s’éloigner de celui qui la fait souffrir même s’il regrette ses actions. La réaction de Fatime est exprimée 2 D’autres critiques ont déjà contesté l’opinion de Niderst. Voir par exemple l’article de Nina Ekstein, « Appropriation and Gender : The Case of Catherine Bernard and Bernard de Fontenelle », Eighteenth-Century Studies 30.1 (Fall 1996), p. 59-80. Les œuvres narratives de Catherine Bernard 103 encore plus clairement que celle d’Inès qui chercha un refuge contre l’amour dans un couvent. Cette fois-ci, la protagoniste cherche à se guérir de l’amour comme d’une maladie et à s’en libérer. Bernard souligne également le fait que Fatime cherche une solution qui ne dépend de personne d’autre qu’elle-même. C’est une femme indépendante et libre à la fin de l’histoire qui « s’en alla sans dire le lieu où elle allait » (Bernard Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime 420). Et avant de partir, elle écrit quand même ses pensées pour celui qu’elle avait aimé et elle donne l’ordre qu’on lui porte sa lettre après son départ. Ainsi, Fatime s’exprime et se défend, puis de sa propre initiative s’en va, là où elle veut. Cette histoire brève illustre la vue très pessimiste envers l’amour qui est typique des œuvres narratives de Bernard, mais elle démontre aussi, encore plus clairement que dans Inès de Cordoue, qu’une femme peut lutter contre l’amour avec succès. Un des personnages féminins de Bernard semble enfin avoir trouvé sa voie et la volonté de combattre l’amour qui la fait souffrir. Ainsi le pessimisme qui a marqué les œuvres narratives de Bernard évolue tout au long de sa carrière littéraire. L’optimisme mêlé d’éléments troublants dans Fédéric de Sicile laisse la place à un pessimisme profond dans Eléonor d’Yvrée et Le Comte d’Amboise où les personnages principaux féminins ont tendance à subir et à être victime de leur destin. Ce pessimisme profond est enfin remplacé par un pessimisme moins passif dans Inès de Cordoue et l’Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime où les protagonistes féminins combattent l’amour par leurs propres moyens en se retirant là où celui qui les aime ne peut les suivre. Cette évolution semble marquer une évolution dans les idées de l’écrivain par rapport à l’amour et au rôle de la femme. Dans Fédéric de Sicile, les femmes subissent leur sort et ce n’est que le hasard qui leur fournit un destin heureux. Dans Eléonor d’Yvrée et Le Comte d’Amboise, les femmes restent passives mais le hasard ne joue plus en leur faveur. Toute personne qui se trouve victime de l’amour en souffre énormément. C’est dans Inès de Cordoue et l’Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime que les femmes agissent enfin pour leur propre bien et trouvent une possibilité de paix. L’évolution des œuvres narratives de Bernard pourrait aussi illustrer une prise de conscience de la part de l’écrivaine. A propos du dénouement d’Inès de Cordoue, Piva se demande : S’agit-il d’un renoncement purement laïc, ainsi que l’affirme A. Niderst ? On serait en effet tenté de le croire, étant donné l’absence de toute dimension religieuse dans les romans de Catherine Bernard. 3 On ne peut, 3 Sur ce point je ne suis pas d’accord ni avec Piva ni avec Niderst. Pour une discussion de l’influence de la foi dans les œuvres de Bernard, voir mon article « L’amour et la foi catholique dans Les Malheurs de l’amour de Catherine Bernard », Papers on French Seventeenth-Century Literature XXXIV, 67 (2007), p. 429-442. 104 Jolene Vos-Camy cependant, s’empêcher de remarquer qu’après avoir renoncé au théâtre, activité mondaine par excellence, Mademoiselle Bernard s’apprêtait à renoncer aussi à la littérature, pour se retrancher dans le silence et la dévotion (Piva « Présentation à Inès de Cordoue » 336). En effet, il y a des parallèles entre le choix d’Inès et le choix de Bernard et encore plus avec le choix de Fatime qui a écrit ce qu’elle pensait avant de disparaître. Nous ne saurons jamais pourquoi Bernard a décidé de quitter sa vie littéraire, mais il est tentant de croire qu’elle a suivi le modèle de retraite qu’elle a illustré dans ses dernières œuvres narratives. Bibliographie Bernard, Catherine. Histoire de la Rupture d’Abénamar et de Fatime. Ed. Franco Piva. Paris, Schena-Nizet, 1993. -. Inès de Cordoue. Éd. Franco Piva. Fasano (Italia), Paris, Schena-Nizet, 1993. -. Œuvres, Romans et nouvelles. Ed. Franco Piva. Vol. 1. 2 vols. Paris, Nizet, 1993. DeJean, Joan E. Tender Geographies : Women and the Origins of the Novel in France. New York, Columbia University Press, « Gender and culture », 1991. Niderst, Alain. Fontenelle à la recherche de lui-même (1657-1702). Paris, A.-G. Nizet, 1972. Piva, Franco. « Présentation à Fédéric de Sicile. » Catherine Bernard, Œuvres. Éd. Franco Piva. Fasano (Italia), Paris, Schena-Nizet, 1993, pp. 53-63. -. « Présentation à Inès de Cordoue. » Catherine Bernard, Œuvres. Éd. Franco Piva. Fasano (Italia), Paris, Schena-Nizet, 1993, pp. 325-39. Robert, Raymonde. Contes. Paris : Honoré Champion, 2005. Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem Amelia Sanz Départs En ces temps où le poète a cessé d’être prophète, lorsque la culture n’appartient pas seulement au livre et que la littérature a cessé d’être uniquement nationale, une démarche salutaire consisterait à décliner au pluriel un certain nombre de concepts traditionnellement voués à une définition bien trop homogène, comme « culture », « nation » ou « auteur ». En effet, nous avons l’habitude de considérer la culture comme un ensemble homogène de traits face aux autres cultures, cet ensemble s’identifiant à une communauté concrète d’individus. Mais cette conception des « monocultures » ne tient pas compte du fait que de nombreux ordres contradictoires peuvent cohabiter à l’intérieur d’un territoire, d’une communauté ou d’un sujet. Nous proposons donc de comprendre comment un « univers » culturel, où chaque partie est en relation variable avec une autre, est plutôt un « multivers » 1 . En ce sens, les cultures doivent être considérées comme hétérogènes et superposées, car localisées mais aussi délocalisées, territoriales mais aussi déterritorialisées. Bien entendu, il est difficile d’éviter tant l’ancrage dans un groupe (une « culture huguenote », par exemple) qu’une territorialisation quelconque (une « culture française », « normande » ou « rouennaise ») qui nous conduisent à étudier des monocultures en mosaïque, plurielles (multi-) mais délimitées, en opposition ou, tout au plus, en inter-section. Mais le risque d’une telle démarche est de partir, une fois de plus, en quête des caractéristiques qui confirment l’appartenance d’un auteur ou d’un texte à l’une ou à l’autre nation. Dès lors, on part d’a priori précédant les textes, de critères de catégorisation préétablis (par exemple, nationaux) et l’on cherche l’adéquation du texte à ceux-ci. Mais la question que nous posons est différente : comment continuer à imposer ces catégorisations et ces identités lorsque des auteurs et des textes n’en tiennent pas compte ou les transgressent ? 1 Ce sont des propos que je prends de William James, Philosophie de l’expérience. Un univers pluraliste, Paris, Seuil, 2007, « Huitième leçon », p. 201-219. 106 Amelia Sanz Il est bien temps de signaler que, dans l’expression « littérature française », deux catégories grammaticales posent problème : et le singulier et l’adjectif. L’enjeu sémantique est de taille : nous sommes parfaitement consciente des difficultés idéologiques (politiques) inhérentes au fait de passer au pluriel ou de décliner l’adjectif, la France étant le pays qui a le mieux réussi, pendant plus de deux siècles, une unité nationale très affirmée, quoique avec les pertes que l’on connaît. Il ne s’agit pas de tomber dans la pluralité presque infinie et indistincte que peut nous fournir un moteur de recherche, ou de substituer un corpus canonique de textes à un autre, le secret de Phèdre (Racine) étant remplacé par le secret dans L’Amitié singulière (Anne de la Roche). Mais, tout en évitant autant les écueils du multiculturel que le brouillage des chorales polyphoniques, l’étude des littératures dites « françaises » du XVII e siècle devrait s’ouvrir, dans l’enseignement et dans la lecture savante, à des appartenances diverses (féminines), liées à d’autres nations (imaginaires), à des réseaux plus larges (européens). C’est la démarche que nous allons suivre ici : l’étude d’un cas particulier (l’auteur appelé Anne de La Roche), les questions d’une grande ampleur sociale étant inscrites dans les questions analytiques à petite échelle. A ce propos, nous allons utiliser un concept : « nations littéraires », un chiasme sémantique constitué à partir de « littératures nationales » 2 . « Nation » redeviendra pour nous un terme collectif où les lecteurs, les écrivains et les producteurs de tous bords décident de « naître », de grandir, d’habiter, bref d’investir. Les frontières (de langue, d’auteurs, de pays, de classes, de genres, de religions, de sexes), ce sont les lecteurs qui les brisent. Au sein d’une « nation littéraire », nos voisins seront autant la voix d’une femme qui nous comprend que celle d’un père qui nous ignore. Les lecteurs, en allant d’un territoire à un autre, constateront des frictions et des incompréhensions de toutes sortes. Or, la littérature, et particulièrement la fiction, et encore plus le récit des Histoires, sont un moyen privilégié de mettre en évidence les marges de ces nations symboliques. Parcours Aller du Sud vers le Nord impliquait, au XVII e siècle, changer de ciel, de comprendre une autre langue, de quitter sa nation pour en intégrer une autre 3 , « nation » au sens où Furetière nous le rappelle : 2 J’avoue dès à présent ma dette envers Dolores Romero (éd.), Naciones literarias, Barcelona, Anthropos, 2006, et particulièrement aux textes de L. Hutcheon, H. Bhabha et J. Lambert. 3 Antoine Furetière, Dictionnaire universel (1727), New York, Georg Olms Verlag, 1972. C’est dans ce sens que le mot est toujours employé dans l’œuvre d’Anne de La Roche, par exemple : « Le commerce des autres Nations lui avoit inspiré l’envie Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 107 Nom collectif, qui se dit d’un peuple habitant une certaine étendüe de terre, renfermée en certaines limites, ou sous une même domination. La famille d’Anne de la Roche (1644-1707) 4 en est un bon exemple : elle nous permettra de parcourir les provinces et les nations de toute l’Europe de l’Ancien Régime. Charles de Guilhem, écuyer, originaire du Vivarais (dans le Midi de la France) quitte son pays autour de 1629 pour aller s’installer à Rouen, qui comptait une minorité importante de protestants, appartenant à tous les métiers mais dominants dans les positions élevées du négoce et incontestablement mieux instruits 5 . En 1641, dans les registres de la paroisse de Quevilly (un temple créé lors de la légalisation des assemblées par Henri IV en 1599, dans un faubourg de Rouen), apparaît l’annonce de fiançailles de Charles de Guilhem et de Marie-Anne d’Azémar. La dame Anne d’Azemar avait obtenu par lettres patentes de juin 1642 le privilège perpétuel pour l’exercice de la verrerie à Rouen et dans le ressort du Parlement. Mais l’Etat interviendra bientôt pour exclure les « hérétiques » des corporations afin de les empêcher de s’enrichir : Louis XIV confirme en faveur de tous les gentilshommes verriers le privilège de faire du cristal. Suite à cette première atteinte à la famille, les trois fils de Pierre et d’Anne quitteront Rouen et finiront à Rotterdam, à La Haye, en Prusse. Leur fille, Marie-Anne, épousera ce Guilhem originaire du Sud. Le prénom de la mère et de la grand-mère passe à la fille aînée et la direction d’une nouvelle diaspora est bien dessinée, toujours plus au Nord. Rouen était une ville exceptionnelle. A plusieurs reprises, la ville avait connu un afflux important de réfugiés : la colonie espagnole la plus nombreuse et la plus active en France, est dominée par les descendants des Juifs espagnols et portugais. Ce sont des Espagnols lettrés dont certains produisent même des œuvres littéraires 6 . En outre les libraires de Rouen s’étaient de leur commander. », Atilla, Roi des Huns, dans : Œuvres diverses de Mlle. de la R***. G***, Amsterdam, Jean Frederic Bernard, 1711, p. 2. 4 Nous avons largement développé le sujet dans Amelia Sanz, « Anne de la Roche- Guilhem, Rare-en-tout » dans : Jean Delisle (éd.), Portraits de traductrices, Ottawa, Presses Universitaires d’Ottawa, p. 55-85. 5 Voir Michel Mollat (éd.), Histoire de Rouen, Toulouse, Edouard Privat, 1979. Les Huguenots organisent un enseignement efficace : en 1670, 87% des époux réformés et 77% de leurs conjointes savent signer, un niveau que les catholiques n’atteindront que cent ans après : Jean-Pierre Bardet, Rouen au XVII e siècle et XVIII e siècles : Les mutations d’un espace social, Paris, Société d’édition d’enseignement supérieur, 1983, p. 241-246. 6 Je renvoie à Patrick Benedict, Rouen during the Wars of Religion, Cambridge, Cambridge University Press, 1981 et Cities and Social Change in Early Modern France, London, Routledge, 1992, ainsi qu’à Alexander Cioranescu, Le masque et le visage : Du baroque espagnol au classicisme français, Genève, Droz, 1983, p. 35-47. 108 Amelia Sanz fait une spécialité dans la publication des livres espagnols et des publications clandestines jusqu’à l’époque de Voltaire (ses Lettres philosophiques y seront publiées en 1733). Mais, contrairement à l’auteur du Cid, notre écrivaine ne donnera par la suite aucune de ses œuvres aux presses de sa ville natale : une seule composition en prose et en vers qui peut lui être attribuée est publiée dans un Recueil rouennais 7 . C’est peut-être parce que le déclin de la ville était déjà évident : les Calvinistes manquaient d’un vivier démographique proche et s’asphyxiaient lentement. Lorsque la mère mourut dans le Rouen de 1664, l’aînée n’avait que vingt ans et le père et ses filles durent organiser le grand départ vers Paris. Cette nouvelle fuite vers l’espace des multitudes en quête de la protection des Grands ne peut masquer les incompatibilités qu’ils portent en eux, mais mieux vaut rester en famille dans les temps modernes. Anne avait dû emporter dans ses malles le manuscrit d’une œuvre espagnole qu’elle avait déjà traduite dans sa ville natale, mais qu’elle n’avait pas confiée aux presses rouennaises : l’Histoire des Guerres civiles de Grenade ne sera publiée qu’en 1683, mais la dédicace à D. Gaspar De Teves et de Cordoue, ambassadeur espagnol auprès de sa Majesté Très Catholique, fait penser que cette dédicace a été écrite entre 1663 et 1666 et que l’œuvre a dû être achevée avant ces dates. Anne verra paraître, chez Barbin aussi, sa première nouvelle, Almanzaïde, en 1674 ; le privilège pour Arioviste, histoire romaine sera accordé en 1675 et Astérie ou Tamerlan sera achevé d’imprimer par le grand libraire galant de Paris à la même date. Compte tenu du fait que l’édition de l’Histoire des guerres civiles est remplie de coquilles, Anne ne tardera pas à comprendre que les éditions imprimées à l’étranger sont plus correctes et d’une orthographe plus fixe que celles des ateliers parisiens. Entre temps, la lecture des détournements des prémisses de l’Edit avait été faite par les Huguenots les plus éclairés depuis 1679, mais les événements de 1681 ouvrent les yeux de tous. Quand se produit la Révocation, Anne, l’aînée de la famille, est sûrement partie : elle quitte le territoire de la Couronne de France, autant dire cette communauté horizontale et homogène qui prépare déjà, à la veille de la naissance des Etats-nations, des citoyens dits « modernes ». Il fallait bien aller s’installer ailleurs. Établir une date précise de départ, ainsi que son parcours de fuite n’est pas facile 8 . Il est tentant, par exemple, d’imaginer Anne dans l’entourage d’une proche des Arlington, la duchesse de Mazarin, qui était arrivée à Londres en 7 A propos d’un voyage de Rouen à la Bouille : « Quelque peu de chemin qu’il y ait… », publié dans le Recueil contenant un Dialogue du Mérite et de la Fortune, les Maximes et Loix d’Amour, plusieurs lettres, billets doux et poësies, Rouen, Jean Lucas, 1667. 8 Le débat est bien développé par Alexandre Calame, Anne de La Roche-Guilhem. Romancière huguenote. 1644-1707, Genève, Librairie Droz, 1972. Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 109 décembre 1675. Avant d’atteindre les sommets de la persécution, il se peut qu’Anne ait été attirée par cette Angleterre dont les scènes accueillaient de bon gré les pièces de Mary de la Rivière Manley, de Susannah Centlivre, d’Aphra Behn. C’est ainsi que sa comédie, Rare en tout, jouée et publiée à Londres en 1677, restera un document sur la restauration du théâtre en Angleterre, un appel à la paix entre les Nations et entre les sexes. Par ailleurs, la présence d’Anne à Londres expliquerait aussi que ses nouvelles soient traduites en anglais à la même époque 9 . Avant ou après, elle a eu bien des raisons de choisir Londres : les Huguenots optent pour les villes où ils peuvent exercer leurs talents ; notamment, ceux qui viennent de la Normandie s’installent plutôt à Londres ou à Canterbury. Par contre, à partir de la date de publication de sa première 9 Asteria and Taberlain, paru à Londres, chez Robert Sollers en 1677 ; Almanzor and Almanzaida novel en 1678 ; The Great Scanderberg : A Novel. Done out of French, à Londres, chez Bentley de Londres en 1690, retraduite en 1721 et publiée à nouveau en 1729 ; deux traductions de Zingis en 1692. Carte 1 110 Amelia Sanz traduction (1682-83), toutes ses œuvres en français seront publiées par des libraires hollandais (particulièrement chez Paul Marret, libraire originaire de Montpellier et établi à Amsterdam), leur réseau d’affaires s’étendant sur toute l’Europe, sans barrières avec les Catholiques. Les espaces d’habitation et de production seront définitivement ceux du Nord, tels qu’ils figurent sur la carte 1 (en italiques, les lieux d’éditions attestés). A l’époque, les sœurs de La Roche étaient donc bien loin de l’aisance. Anne est obligée d’écrire parce qu’elle a besoin d’argent et l’aveu semble bien de sa plume : Quoique les Romans ne soient plus à la mode on est quelque-fois obligé d’en faire : et il se trouve toujours des gens qui les lisent. Le goût du siècle n’est plus pour les gros Volumes, qui ne laissent pas d’ennuyer, quoi qu’ils soient semez de mille beautez. On n’aime aujourd’hui que les choses aisées. […] On n’écrit pas toûjours bien, quand on veut. Il faut pour cela de certains talens qui viennent plûtôt de la naissance que de l’application. Des legions d’Auteurs ont vieilli la plume à la main qui n’en étoient pas mieux goûtez. Ceux qui travaillent pour la seule gloire ne doivent produire que des chefs d’œuvre ; mais quand on fait des livres par de certains motifs on mérite très certainement des indulgences plénières. 10 Par ailleurs, Mademoiselle de la Roche-Guilhem et ses deux sœurs émargeront, à partir de 1686 ou 1687, au fonds de secours pour les victimes de la Révocation, secours auquel n’aurait normalement pas eu droit quelqu’un qui aurait habité Londres depuis près de dix ans. L’état récapitulatif pour 1706, imprimé en 1708, indique à côté du nom d’Anne qu’elle est morte depuis la distribution. Il convient de signaler que les sœurs de la Roche habitent Panton Street, dépendant de la paroisse anglicane de St. Martin-in-the-Fields. Elles ont donc accepté la via media des Anglais, comme la plupart des gentilshommes. Mais Anne apparaît comme marraine lors des baptêmes de petites gens dans les paroisses françaises non conformistes de Spitafields en tant que « Damoiselle » 11 . Survivance d’une épaisse sociabilité développée, cette présence d’Anne nous rappelle qu’elle appartenait à une société qui gardait intactes les influences sociales. En deux générations, les réfugiés huguenots et leur descendance furent absorbés par la société anglaise. Si le mariage mixte est le meilleur signe d’assimilation, il est clair que Mlle de la Roche reste non-assimilée ; en 10 Anne de La Roche-Guilhem, Histoires curieuses et galantes ou dernières œuvres de Mlle de La Roche-Guilhem, Amsterdam, Paul Marret, 1709, vol. II, 1r-1v. 11 Robin D. Gwyn, Huguenot Heritage. The History and Contribution of the Huguenots in Britain, London, Routledge & Kegan Paul, 1985, p. 91-109. Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 111 outre, elle continue à écrire en français, à se faire éditer pour la France et pour l’Europe toute entière, à confier à d’autres la traduction en anglais de ses œuvres. Nous n’avons pas un seul mot d’elle en anglais, alors qu’elle a passé près de trente ans à Londres. Sa famille et ses principes moraux seront voués à la disparition en raison de leur non-appartenance à la société qui les accueillait. Seule jusqu’à la date de sa mort (autour de 1707), Anne n’a pu que se réfugier dans d’autres espaces… littéraires. Nations La cartographie impose des territoires imaginaires qui nous entraînent et nous leurrent : les cartes dessinées par les Jésuites aux Collèges sont à la base d’une certaine narrativité au XVII e siècle 12 , les atlas ont bâti les romans de Jules Verne, de même que Google Earth façonnera les récits à venir. Au temps où Anvers et Amsterdam (après Venise) gèrent les trésors de Séville, et Londres, ceux de Lisbonne ; au temps où une première économiemonde se met en place et où le Nouveau Monde semble avoir livré tout son or et fait circuler ceux qui travaillent 13 ; au temps où l’Europe a bien entamé son appropriation du monde avec ses navires et ses marchands, ses langues et ses soldats, la géographie littéraire des nouvelles d’Anne de la Roche ne semble pas être moderne dans ce sens 14 . Elles racontent d’autres nations qui accueillent d’autres forces symboliques, comme nous le montre la localisation de ses fictions sur la carte 2. Il est bien vrai qu’Anne n’a pas parcouru la mappemonde pour découvrir que le monde est clos. Ce qui nous intéresse dans sa géographie imaginaire, c’est son habileté à transcender la famille, le village, la nation, pour arriver à s’identifier, grâce à des artefacts esthétiques, à des personnages d’autres religions, d’autres mondes, d’autres temps qui, de prime abord, pourraient paraître différents du « nous » propre à sa communauté. Cet élargissement imaginaire implique tout de même un progrès moral, du moment où la fiction peut répondre à la question : en tant que romancier (-ère) ou lecteur (lectrice), à côté de qui puis-je m’imaginer dans une situation d’écriture ou de lecture ? Dans quelle nation littéraire puis-je rencontrer mes semblables, mes frères ? 12 Amelia Sanz, « L’espace des noms propres dans la nouvelle historique du XVII e siècle : quelle mobilité ? » dans : Jacques Soubeyroux (éd.), Mouvement et discontinuité, St. Etienne, Presses Universitaires de Saint-Etienne, 1995, p. 221-234. 13 Reinhard Wendt, Vom Kolonialismus zur Globalisierung : Europa und die Welt seit 1500, Paderborn, München, Wien, Zürich, Ferdinand Schöningh/ UTB, 2007. 14 Voir les arguments de Moses Hardin, Modern Techniques in a Seventeenth-Century Writer : Anne de la Roche-Guilhen, New York/ Washington DC/ Bern, P. Lang, 1997. 112 Amelia Sanz Dans Atilla par exemple, le Roi des Huns peut se retrouver à côté de l’empereur Valantinian et de Clodomir (fils de Clodon et petit fils de Faramond), comme Arismond (fils d’Atilla) peut se retrouver à lutter contre les Rois de Perse. Et naturellement la romaine Honorie, Cassandre (Princesse des François), Filismunde (fille de Bleda, le fondateur de Bude) et Hildicone (Princesse Scite dans la lignée de Zoroastre) sont rassemblées, comme personnes de mérite, autant par le malheur des amants inconstants et sauvages que par la bienveillance, la constance et la résignation de leurs cœurs féminins 15 . Ailleurs et auparavant nous avons déjà traité ces questions concernant le récit et le temps, l’être et la métafiction historiographique, la fictionnalisation et la réflexion sur la causalité dans les romans d’Anne de La Roche 16 . En 15 Atilla, Roi des Huns, dans : Œuvres diverses de Mlle. de La R**. G**., Amsterdam, Jean Frederic Bernard, 1711, p. 1-200. 16 Amelia Sanz, « La nouvelle historique entre deux siècles : fondements d’une narrativité », XVII e siècle, n. 196, 1998, p. 339-353, et « La nouvelle historique au XVII e siècle » dans : Mercedes Boixareu et Robin Lefere, L’Histoire de l’Espagne dans la littérature française, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 247-270. Carte 2 Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 113 effet, l’assertion de « faits » étant réservée aux hommes, les seuls à avoir un accès réglé aux institutions académiques et les seuls autorisés à écrire l’Histoire, il est important de signaler sur quels autres « faits » les femmes-auteurs vont s’accorder l’autorité d’écrire, et cela au moment et au cœur même d’une crise de scepticisme qui parcourt l’Europe 17 . Les nouvelles historiques et galantes, comme c’est le cas de toute l’œuvre d’Anne de La Roche, ont permis un élargissement de ce qui peut-être dit sur l’Histoire, et l’ont mise à la portée des lecteurs de l’Europe toute entière. Cette écriture devient ainsi une réaction contre l’appropriation des cultures (au pluriel) issue d’un discours figé par l’Histoire auquel les lecteurs ne peuvent plus faire confiance. C’est justement la caution dont les lecteurs ont besoin : Ceux qui lisent cette sorte d’écrits, seront très contents de trouver ici la verité bien masquée ; puis qu’ils ne la cherchent point toute nue, & qu’au contraire, ils ne l’aiment que sous le déguisement. Il faut avouer que cette verité deguisée a quelque chose de bien aimable ; puis qu’aujourd’hui elle prend tant de plaisir à se cacher partout. Elle se cache dans les Romans, dans les Contes, dans les Lettres, dans les Memoires même, dans l’Histoire. Dans cette derniere elle s’y cache quelquefois avec tant d’adresse, que tel croit la saisir comme vérité, qui n’embrasse que le mensonge. 18 L’affirmation est lourde de conséquences : il est devenu possible de renoncer à la Vérité. Ce déplacement des frontières entre le factuel et le fictionnel entrepris par les romancières est important pour la configuration de l’épistémè d’un « classicisme français », car il implique une transformation des pratiques de représentation et l’affirmation d’autres mondes possibles. Or, nous avons été frappée lors de la lecture de ces nouvelles par le nombre de déplacements et de noms propres de lieux apparaissant tout au long des récits : que de voyages pour des lecteurs dont le cercle spatial reste bien étroit ! Ces trajets sont autant de lignes imaginaires que le lecteur trace au moment de traverser (mot-clé) de grandes étendues, comme des axes sur une carte. Pour ce faire, l’Histoire semble ainsi avoir besoin de localisations pour identifier l’événement, et la mémoire discursive préfère faire appel à Julie Farnèse à travers Alexandre VI, Pontife de Rome, ou à Léonor Téllez sous Ferdinand Roi de Portugal (autant dire le personnage, le lieu, l’événement) plutôt qu’aux dates. Aux yeux de l’honnête lecteur de l’Ancien Régime comme à ceux du paysan de l’arrière-pays, à une époque où l’espace se mesure 17 Je renvoie à Richard H. Popkin and Arjo Vanderjagt, (éd.) Scepticism and Irreligion in the 17 th and 18 th Centuries, Leiden, E.J. Brill, 1993 ; et Henry G. Van Leeuwen, The Problem of Certainty in English Thought 1630-1690, The Hague, Martines Nijhoff, 1963. 18 Avertissement, dans : Œuvres Diverses, op. cit, p. 2 et v. 114 Amelia Sanz en journées, où est plus précis que quand. L’Histoire et les histoires tiennent aux noms propres : dans l’Histoire chronologique (1696) et dans toutes ses nouvelles, Anne de La Roche tient à la localisation des événements, aux noms des villes passées du côté du Roi, à la définition d’un peuple ou d’un personnage par rapport à un lieu. En effet, les noms propres désignent un espace littéraire créé pour des lecteurs qui ne possèdent pas un référent externe direct. Hors-scène invisibles mais présents dans des récits dramatiques, ces espaces exigent la collaboration des lecteurs en fonction d’une topographie culturelle qui vient de l’Histoire et de la Géographie, véritable outillage mental de l’homme de la cour. Pour bâtir l’espace des noms propres, le lecteur doit avoir une mémoire discursive. Valladolid et Rome, comme le jardin de Coulommiers ou le Jardin des Tuileries, les fêtes galantes ou les soupers du Grand Turc, deviennent des lieux littéraires où certains événements sont possibles (et d’autres pas). Tous ces manuels et toutes ces cartes où nos lecteurs ont fait leur apprentissage de la Géographie ont plus d’un point en commun avec les nouvelles : la présence des lignes comme des limites strictes, les noms pour chacune des parties, la localisation des villes. Car la Géographie est la science des lieux et la tâche de l’étudiant est de dire en quel endroit se passent les faits, en un temps où l’image était rare et où on ne pouvait pas aller voir trop loin : les leçons commençaient toujours par l’Espagne et le Portugal, ensuite elles parcourent l’Italie et la France, les frontières nord et nord-est de l’Europe, elles vont plus rarement au-delà les régions latines 19 . En effet, sur les cartes il n’y a que des villes, même si leur localisation est approximative à cause de l’absence d’un point précis, la géographie du sol, des montagnes et des conditions climatiques devaient attendre le XVIII e siècle et le travail des ingénieurs, arpenteurs et forestiers, non pas celui des géographes. Ces noms auront la valeur d’une citation dont le référent et les prédicats sont dans l’Histoire, un langage signifiant et fiable : ces noms sont un indicateur de véridicité. Cependant, dès qu’on s’installe dans le domaine du privé, c’est la fiction qui règne, et là, les substantifs génériques remplacent les noms propres et demandent une autre compétence de la part du lecteur pour être remplis : prenez un palais, voici l’antichambre, ajoutez une terrasse, passez par une hôtellerie. On pénètre dans l’espace des appartements, entourés de terrasses, percés par les fenêtres, composés de cabinets et d’antichambres, où seule la difficulté de la pénétration déclenche un récit. C’est ainsi qu’outre le vertige de la transgression, le lecteur retrouve le plaisir de la distance et de la reconnaissance. 19 François de Danville, La géographie des humanistes, Paris, 1940, Le langage des géographes : Termes, signes, couleurs des cartes anciennes, 1500-1800, Paris, 1964. Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 115 Mais, où qu’on nous amène dans la lecture, les personnages seront placés près de nous, sur scène. Peu importe qui parle pourvu que le lecteur puisse être présent et que l’immersion fictionnelle soit ainsi possible, chaque dialogue étant juste un moment des déclarations d’amoureux déclinées à l’infini : et Honorie peut dire « je me connois, je suis indulgente, ne m’obligez point, si vous avez de l’estime pour moi, à faire plus que je ne dois », comme Eudoxe « retirez-vous, je vous l’ordonne, & ne me regardez jamais » ou Hildicone « puis que je vous parle librement je souhaite que vous parliez de même », et ainsi de suite 20 . Ce flot de discours est possible, tout d’abord, parce que les personnages se ressemblent grâce à une éducation et à une position sociale similaires qui les rassemblent, les différences culturelles étant banalisées par rapport aux distances sociales 21 . Ensuite, parce que l’enchâssement des histoires est tel, les renvois en abîme d’un récit vers un autre sont si nombreux, et le réseau des personnages a une telle épaisseur, que le lecteur est obligé de se perdre et d’oublier les différences afin de s’installer dans le continuum d’un dialogue unique qui se morcelle et se déroule à chaque scène. C’est ainsi que toutes ces nouvelles historiques d’Anne de La Roche tentent d’écrire inlassablement l’« autre » histoire : celle des femmes qui ont vécu à côté des grands hommes, exclues de la chronologie officielle, nombreuses dans toutes les nations. Ce faisant, Anne de La Roche n’a pas voulu s’engager sur la voie de la critique de Bayle et de Fontenelle ou celle de l’historiographie documentaire pratiquée, par ailleurs avec beaucoup de succès, par d’autres réfugiés 22 . Ses écrits parlent mieux de sa volonté de 20 Atilla, op. cit. 21 Un exemple, parmi d’autres : « [Clodomir] Il commença donc de paroître à Rome comme une plante précieuse qui ne devoit croître que pour d’excellens fruits. Son éducation n’avoit point été négligée, ainsi il n’ignoroit rien de ce qu’un grand Prince doit avoir, son corps étoit parfait, il avoit l’esprit excellent, l’humeur charmante, & l’ame disposée à la pratique de toutes les vertus. Tel étoit & tel est encore Clodomir Romain par l’adoption d’Aëtius, & plus Romain encore, ajoûta la Princesse en soupirant, parla complaisance d’Honorie. La naissance élevée de Clodomir ne laissoit aucune distance entre lui & les personnes les plus élevées en dignité, il vivoit dans la maison d’Aëtius, mais il avoit un libre accès au Palais Imperial… », Atilla, op. cit., p. 16-17. Il existe, cependant, des différences : « Placidie connoît assez quels sont les Gots, les Vandales, les Huns, & les autres nations barbares, pour ne vous chercher jamais un Epoux parmi eux. Clodomir qui est d’une nation plus douce & plus polie, auroit plus lieu d’esperer à cet honneur, » Atilla, op. cit., p. 24. 22 C’est le cas d’Abel Boyer avec son William III, ses Annals ou même son History of the Life and Reign of Queen Anne. Bien sûr, lui, il mourra en 1729 dans l’aisance que ses écrits lui ont procurée. Je renvoie à Amelia Sanz, « Une autre histoire est possible : Les nouvelles historiques, de Mme de Villedieu à Mlle de la Roche-Guilhem », dans : Nicole Pellegrin (éd.), Histoires des historiennes, St. Etienne, Publications de l’Université de St.Etienne, 2006, p. 157-175. 116 Amelia Sanz ne pas oublier les autres histoires, et c’est le mérite que la postérité va lui reconnaître, d’après, par exemple, l’Abbé de la Porte : Le mérite principal de ses Ouvrages consiste en des Anecdotes, qui peuvent servir à faire connoître les différentes Nations, dans les Annales desquelles l’Auteur les a puisées 23 . Il est vrai que, dans un premier temps, Anne de La Roche a pu trouver un réservoir de sujets dans l’espace espagnol tout particulièrement : ainsi, son Histoire chronologique de l’Espagne 24 , insérée dans la série qui va de la grande Histoire de Mayerne Turquet aux Abrégés de Saulnier et de Vanel, fournit une scène propre aux affrontements des civilisations (Chrétienne et Musulmane), comme des idéologies (l’aristocratie contre la monarchie) et des religions (les Juifs, les Catholiques, les Réformés, les Morisques) et elle n’hésite pas à le signaler : Il n’y a point de monarchies qui n’ayent vû de grands évenemens : mais l’Espagne en fournit d’extraordinaires sous des gouvernemens differens, ainsi qu’à avouer sa dette : Le plaisir que j’ay pris à la lecture des Livres Espagnols m’a fait travailler à les bien entendre, et ensuite à mettre dans notre Langue ce que j’ai trouvé de plus remarquable dans les Historiens fameux. 25 Nous pouvons expliquer cet engouement pour l’Espagne par la présence de la colonie espagnole dans le Rouen du milieu du siècle. Il y a peut-être plus : sa traduction de l’Historia de las guerras civiles de Granada décrit la chute du dernier bastion arabe dans la Péninsule Ibérique comme le résultat des querelles d’amour et de pouvoir entre les familles. L’Espagne avait éliminé ses Juifs et ses Protestants d’abord ; elle avait ensuite su organiser la première déportation systématique de l’histoire européenne lors de l’expulsion des Morisques en 1609, avec de longs convois parcourant le pays vers les côtes où les bateaux attendaient. Anne de la Roche a dû retrouver dans cette 23 Abbé de La Porte, Histoire littéraire des femmes françoises ou Lettres historiques et critiques contenant un Précis de la Vie & une Analyse raisonnée des Ouvrages des Femmes qui se sont distinguées dans la Littérature Françoise, Paris, Lacombe, 1769, p. 70. 24 L’Histoire chronologique d’Espagne, commençant à l’origine des premiers habitans du pays et continuée jusqu’à présent, tirée de Mariana et des plus célèbres auteurs espagnols publiée à Rotterdam, chez Abraham Acher en 1694 Calame (op. cit.) affirme qu’il y a des rééditions en 1695, en 1696 et en 1718, ainsi qu’une traduction anglaise, la seule que nous pouvons attester : The History of the Royal Genealogy of Spain… (Abridged from Mariana and others) by the Translator of Mariana’s History of Spain, Londres, Round, 1714. 25 Histoire chonologique…, op. cit., p. 1r. Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 117 histoire d’expulsion et d’échec civilisateur quelque chose de bien proche de ce qui lui était arrivé. Voilà pourquoi elle présente sa traduction comme « un portrait de l’Espagne triomphante d’une Nation superbe » 26 . Mais il y aura bien d’autres espaces littéraires à réinvestir dans la lecture : lorsque il s’agira de poser l’action en Amérique, l’espace du récit désigné sera celui de grands seigneurs, car « cette moitié de la Terre étoit partagée en deux puissants Empires, possedez par les Roys de Mexique & les Incas du Perou » 27 . Ce sont les espaces de l’abondance tels qu’ils ont été présentés par les chroniqueurs et les voyageurs espagnols des premiers temps de la Conquête 28 : les premiers faisoient voir en toutes choses une magnificence de laquelle rien n’a jamais aproché. L’or étoit si commun & s’y peut estimé chez les Mexicains, que leurs meubles en étoient composez. L’election des Roys se faisoient à la maniere des Romains, c’étoit le seuls honneurs [sic] de la guerre qui donnoient les tîtres de noblesse ; & la grandeur de Babylone, de Persepolis, d’Athenes, d’Alexandrie, de Corinthe, de Rome & de Constantinople cédoit à celle du Mexique. 29 Dans ce cadre, nous retrouvons les situations chères au répertoire romanesque : la rencontre et l’amour au premier regard, le je-ne-sais-quoi qui cause la jalousie de la jeune mariée, l’aveu à la confidente d’un amour interdit, l’amant à l’écoute de ces confidences derrière les buissons du jardin, le tout dans le palais de Malicochi, où « tout ce que l’Art a de plus ingénieux avoit fecondé la Nature, pour en perfectionner les agrémens » (op. cit., p. 24). 26 Histoire des guerres civiles de Grenade. Traduite d’Espagnol en François, Paris, Barbin, 1683, p. 2r. Les rapports politiques de fait entre les protestants français du futur Henri IV et les Morisques espagnols sont étudiés par Juan Reglá, Estudios sobre los moriscos, Barcelona, Ed. Ariel, 1974. L’Espagne est, sans doute, un exemple à ne pas suivre, tel qu’un pasteur le signale en 1684 : « Il est certain que si nos Peres n’avoient point résisté aux efforts de leurs Adversaires & qu’ils se fussent laissés tuer honteusement & laschement, il n’y auroit point maintenant de Religion ni d’Eglise Reformée en France qui seroit devenüe comme l’Espagne », Elisabeth Labrousse, Avertissement aux protestants des provinces. 1684, Paris, P.U.F. 1986, p. 64. 27 « Quoyque la Partie du monde qu’on appelle Amerique, aye été long-tems inconnue aux autres Nations, elle n’en a pas moins produit de choses rares ; & ce que l’impossibilité du Commerce déroboit à la curiosité des Etrangers, par lignorance [sic] de la navigation, ne laissoit pas d’éclater glorieusement dans le païs. », L’Amitié singulière, Nouvelle galante, Amsterdam, Isaac Trojel, 1710, p. 3. 28 Ces chroniques et ces récits de voyage de l’abondance ont été particulièrement analysés dans ce sens par Julio Ortega, Transatlantic Translations : Dialogues in Latin American Literature, London, Reaktion Books, 2006. 29 Op. cit., p. 4. 118 Amelia Sanz C’est justement dans cet espace exceptionnel de l’abondance qu’il devient possible de bâtir une utopie : la Reine, Irmizene, « prenant tout d’un coup la plus surprenante de toutes les résolutions » (op. cit., p. 53), décide de partager la tendresse de Montezume avec la Princesse Zelinde, avec un argument bien pratique : mais, Seigneur, comme il faudra quelque jours que quelque autre joüisse du même avantage, soit pour le bien de vos Etats, ou pour vôtre inclination, les Roys de Mexique étant toûjours obligez de faire plus d’une Reyne, pourquoy voulez vous attendre que le tems vous dégoûte de moy, pour donner vos inclinations à des étrangeres. (op. cit., p. 57) La décision était bonne car le dénouement n’offre pas de doutes : Les deux Reynes s’aymerent toûjours, & ne laisserent pas le moindre empire sur leurs ames à la jalousie ; aussi n’en eurent elles pas de sujet, & la conduite de Montezume fut si équitable qu’elles n’eurent également lieu de s’en louer. Cette paix passa jusques à leur posterité. La vie de Montezume I, fut belle, les Mexiquains triompherent par tout sous son Regne, Irmizene laissa le généreux exemple d’une amitié singuliere, & Zelinde fut toûjours aussi reconnoissante qu’elle devoit l’être. (op. cit., pp. 65-66) Mais l’Espagne lui a fourni encore d’autres espaces littéraires. Ainsi, l’adaptation de La vida es sueño de Calderon qu’Anne de La Roche semble faire à partir d’une version de Boisrobert : Sigismond, prince de Pologne. Nous ne sommes plus face à une historisation du matériel fictionnel espagnol (comme c’était le cas chez Boisrobert). Ici, une intrigue privée (l’amour entre Sophie et Sigismond) devient catalyseur de l’intrigue politique, une fois que les précisions géographiques et généalogiques ont dressé un véritable échiquier géo-politique de l’Europe et que les noms des personnages ont su s’accorder à la vraisemblance tant prônée. Par ailleurs, l’espace allégorique cher à Calderon a été remplacé par une ambiance courtisane propre au Palais de Cracovie. En effet, dans cette nation fictive des Polonais, et comme dans une tragédie, ce sont les questions sur le Roi, le Père et leur pouvoir qui priment : l’infraction par excellence est de s’écarter des mœurs et des lois, puisque cela bouleverse l’ensemble du système des relations familiales et politiques ; ce qui importe est donc de relégitimer (ou pas) la monarchie face à la menace du parricide et avec des arguments ouvertement juridiques. Mais ce noyau politique de l’action, qui élimine toute la réflexion caldéronienne sur le libre-arbitre, n’entraîne pas la suppression de l’intrigue privée (ce que faisait Boisrobert). Le personnage de Rosaura, autour duquel se greffaient les motifs du travestissement sexuel, la reconnaissance du père et le service du chevalier dévoué chez Calderon, est remplacé par une Sophie médiatrice qui devient Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 119 le guide quand il s’agit de restituer l’ordre institutionnel. Sophie transforme le héros tourmenté de Calderon en « l’amoureux Sigismond » et le conflit est ainsi déplacé du Ciel vers la terre, ses hommes et ses institutions. Une fois de plus, le dénouement nous révèle le caractère à dominante allégorique, historique ou sentimentale de chaque œuvre : Sigismond : Qu’y a-t-il là qui vous étonne ? Un songe a été mon maître, et je crains encore, dans le trouble où je suis, qu’il ne faille m’éveiller et me retrouver une seconde fois dans mon étroite prison ; et n’en dût-il rien être, il suffit de le rêver, car j’ai appris pas là que toute félicité humaine passe, après tout, par un songe, et je veux profiter du temps que peut durer la mienne pour vous demander le pardon de mes fautes. C’est le propre des nobles cœurs que de savoir pardonner. 30 Quoy que le Prince à ce coup parust le Maistre, il voulut encore donner des marques de la soûmission & de son obeyssance, en suppliant le Roy son pere de luy donner en mariage la Princesse de Lithuanie sa Cousine qui oignit ses Estats à ceux d’un si grand Royaume, que l’on vit encore accru quelques iours après de la Couronne de Moscouie par la mort du Duc Federic. 31 Ils s’aimerent cherement et constamment ; leur domination fut douce & paisible, leur équité ne fit jamais de mécontentement. On pardonna aux nations qui avoient soutenu l’audace de Frederic. Gastalde fut dignement recompensé de sa fatalité, & l’amour recompensa Sigismond & Sophie par une longue suite d’années, de quelques soupirs qu’ils avoient poussez dans un petit espace de jours, pour une tendresse constante & reciproque. 32 30 31 32 Remarquons que cette proposition sentimentale d’Anne de La Roche triomphera tout au long du XVIII e siècle, en attendant le renouveau caldéronien des temps romantiques. Voire plus : la vie rêvée semble même être possible dans ce bas monde, au dépens de l’autre monde et de la vraie vie dans l’audelà 33 . Il s’agit d’une sécularisation bien surprenante chez l’Huguenote, mais pas tant chez l’auteur : Mlle. de la R*** G***. 30 Calderon, La vie est un songe. Traduit de l’espagnol par Antoine de Latour, Arles, Actes Sud, 1997, p. 205. 31 François Boisrobert, La vie n’est qu’un songe, dans : Les nouvelles héroïques et amoureuses de Monsieur l’Abbé de Boisrobert, Paris, Pierre Lamy, 1657, p. 550. 32 Sigismond, Prince de Pologne, dans : Œuvres diverses…, op. cit., p. 226. 33 Nous suivons ici le parcours développé par Antonio Domínguez Leiva, La vie comme songe ? Une tentation de l’Occident, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 2007. 120 Amelia Sanz Pluriels A quoi renvoient tous ces noms que les éditeurs lui ont accordés 34 ? Mademoiselle D***, Mlle La Roche-Guilhen, Made ***…, que décrivent-ils ? Nous n’allons pas nous enliser dans une discussion sur la personne que tous ces noms propres peuvent désigner ou pas : la distance entre la détresse de tant d’exclus de l’Histoire dans les premières œuvres et la victoire de tant de vies rêvées dans les toutes dernières est, certes, si grande que la question de l’auteur doit être posée. Ce n’est pas la fonction de l’individu que nous avons appelé « Anne » à plusieurs reprises qui nous intéresse, mais la fonction et la position de cette figure que je me permettrais d’appeler un « trans-auteur », un auteur « transindividuel » ou un « producteur » 35 . Prenons quelques recueils de nouvelles créés par la seule volonté d’un libraire tel que Pierre Witte à Rouen : dans ses Histoires tragiques et galantes, il réunit, en 1715, la Jacqueline de Bavière d’Anne de la Roche, une anonyme Belle Juive, puis le Dom Carlos de Saint-Réal, les trois sans référence aux auteurs particuliers 36 . L’hétérogénéité a certes été une caractéristique des recueils de nouvelles, depuis que Cervantes a fait des ambigüités génériques et de la variété une caractéristique de la novela espagnole et, de là, un mode d’expérimentation 34 Il suffit de regarder le catalogue de la BNF : http : / / catalogue.bnf.fr/ servlet/ RechercheEquation ? host=catalogue. Par ailleurs, ils n’associent La Roche à Guilhen dans un texte liminaire qu’en 1683, dans l’Histoire des guerres civiles de Grenade. 35 Nous suivons ici la réflexion toujours actuelle de Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » dans : Dits et écrits 1954-1988, Paris, Ed. Gallimard, 1994, en ce qui concerne les auteurs comme « instaurateurs de discursivité », autant que celle d’Itamar Even-Zohar, « The ‹Literary System›, » Polysystem Studies, Poetics Today 11 : 1 (1990), p. 35, à propos de ce qu’il appelle « producer » : « It may be useful to think of « texts » as the ultimate making of a literary producer, but on the other hand the role of text-making in the sum total of production may be rather small, e.g., in periods and cultures where the major task of a literary producer is performing established texts or reshuffling ones, or when the major « merchandise » is actually only overtly and officially « the text, » but the actual one lies in a completely different socio-cultural and psychological sphere : interpersonal as well as political production of images, moods, and options of action. » 36 De même dans les Histoires tragiques et galantes… Amsterdam, C. Jordan, 1723. Dans le volume II datant de 1725 nous retrouvons L’amitié singulière à côté de l’Hattige de Brémond et de quelques imitations de Villedieu comme Les Nouveaux Desordres de l’amour ou Le Comte d’Essex ; le volume III, en 1723, réunit, près de Zingis, histoire tartare, des nouvelles si distantes dans le temps (et apparemment distinctes) que Les Esprits, ou le mari fourbe, (Nouvelle galante, Liège, Loüis Montfort, 1686), Gaston Phoebus, Comte de Foix et La Prédiction accomplie. Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 121 lié à la modernité 37 . Par ailleurs, il s’agit d’une alternance et d’une pluralité fictionnelle demandée par l’homme de cour depuis le temps des humanistes 38 . On ne doit donc pas s’étonner si, dans le recueil publié à Londres en 1721 39 , Scanderbeg the Great. Translated from the French Original (le roman signé Anne de La Roche) cotoie The Little Gypsy. Translated from the Spanish Original of Miguel de Cervantes Saavedra, cette insertion et cette inscription dans un répertoire constituent un moyen fort de légitimation dont nous devons tenir compte à une échelle européenne et pas seulement locale. Tous ces recueils réclament donc aujourd’hui des études plus approfondies, non pas pour redéfinir un genre, mais afin de dessiner des modes de lecture, à cet égard, le mélange ne pourrait-il pas constituer une proposition de lecture ? 40 Car, si nous nous en tenons aux sens accordés au mot « auteur » par Furetière : Auteur, en fait de Litterature, se dit de ceux qui ont composé, & mis en lumiere quelque livre. (op. cit.) il faudrait tenir compte de toutes les voix qui assument la tâche de « faire auteur ». Ainsi, on aura du mal à préciser si c’est la romancière ou le libraire qui parle, par exemple, dans une préface comme celle-ci : Ce n’est point icy une Histoire Romanesque & purement Galante. Il étoit impossible de l’égayer sans altérer la verité : & les faits en sont trop connus pour y oser ajoûter d’imaginaires. Il regne dans son peu d’étendue une certaine tristesse touchante qui ne deplaira peut-être pas à tout le 37 Guiomar Hautcœur, Parentés franco-espagnoles au XVII e siècle : Poétique de la nouvelle de Cervantès à Challe, Paris, Honoré Champion, 2005. 38 Antonio Prieto, La prosa del siglo XVI, Madrid, Cátedra, 1986. 39 A Select Collection of Novels. Volume the Fifth Containing The Little Gypsy. Ethelinda. The Amour of Count Palviano and Eleonora, Scanderbeg the Great, London, John Watts, at the Printing-Office in Wild-Court near Lincolns-Inn-Fields, 1721 : « The Little Gypsy », p. 1-89, « Ethelinda. An English Novel, Done from the Italian of Flaminiani. », p. 93-146, « The Amour of Count Palviano and Eleonora Translated from the French », p. 147-278, « Scanderbeg the Great. Translated from the French Original », p. 279-384. 40 Tel que le libraire semble le proposer : « Après les trois Romans que l’on trouve ici, Atilla, Axiane, Sigismond, on a ajouté une petite piece en vers composée aux dépens du Sieur Pradon & quelques Dialogues à l’Imitation de Lucien. On avoit lieu de douter que ces dernieres pieces fussent de Mlle. de la R**. G. parce que l’écriture de tous ces Manuscrits n’est pas la même. C’est au Lecteur à decider sur cet article : tout ce que j’en dirai, c’est qu’ayant reçu toutes ces pieces en même tems, de la même personne, & dans les mêmes papiers, j’ai cru devoir imprimer le tout ensemble, sous le tître d’Oeuvres diverses &c. » « Avertissement », Œuvres diverses de Mlle de la R*** G**, Amsterdam, Jean Frederic Bernard, 1711. 122 Amelia Sanz monde. On peut quelquefois s’éloigner de la plaisanterie afin d’interesser les ames tendres. Enfin si ce petit nombre d’avantures donne de l’envie, il ne sera du moins pas long ; & quand on connoît la portée de son genie, il est bon de ne se point engager dans des labyrinthes, oú le bon sens des esprits bornez se perd toûjours infailliblement. 41 tandis que le libraire n’hésitera pas à s’exprimer d’une voix forte en 1711 : Les trois Romans que je donne ici sont tirez des papiers de Mlle de la Rocheg** Auteur de plus de trente Ouvrages pareils. Ceux-ci sans doute seront les derniers, le Moule est brisé depuis quelques années, mais peutêtre pourra-t’il se remplacer avantageusement, par cet heureux nouveau moule, d’où l’on voit sortir depuis quelque tems, au grand plaisir de Messieurs les Partisans des fictions, des Lettres & des Memoires, où la Fable & la Verité s’allient ingenieusement. 42 Du moment où la romancière n’est plus propriétaire ni responsable de ses textes et que l’œuvre dépasse tout ce que le seul sujet a écrit, nous devons rester plus attentifs aux modalités d’actions et aux acteurs qui construisent de toutes pièces l’auteur de ces œuvres romanesques, aux modes d’appropriation, d’attribution, de valorisation et de circulation, et, d’autant plus, lorsque le système de production propose des lectures transnationales, comme c’est le cas des libraires hollandais, très actifs agents de publication pour l’Europe tout entière. Les réseaux de distribution de ces recueils et leurs lectures restent à étudier. Afin d’avoir un léger aperçu de la circulation de notre auteur en Europe, nous avons interrogé les catalogues des Bibliothèques Nationales des différentes pays européens 43 en quête de ces exemplaires nomades, en français et en traduction, parvenus entre les mains des lecteurs de contrées bien différentes. Le résultat est représenté sur la carte 3 (les traductions en chiffres romains). Certes, il s’agit d’un regard de surface, mais il est révélateur autant de la circulation de ces fictions à travers les réseaux hollandais et français, que des modalités d’appropriation en fonction des différents agendas nationaux : la Bibliothèque Nationale espagnole, par exemple, garde des exemplaires en provenance de la bibliothèque de Philippe V (1683-1746), le premier Bourbon d’origine française, du temps donc de la toute première pénétration 41 Préface à Dernieres Œuvres de Mademoiselle La Roche Guilhen Contenant plusieurs Histories Galantes…, Amsterdam, Paul Marret, 1707, mais aussi de sa réédition sous le titre de Histoires curieuses et galantes ou Derniers œuvres de Mademoiselle La Roche-Guilhen, Amsterdam, Paul Marret, 1709. 42 « Avertissement », ibid. 43 Nous avons suivi les liens présentés par Bibliotecas Nacionales <http : / / exlibris.usal. es/ bibesp/ nacion/ index.htm> (consulté le 28 décembre 2009). Les nations d’Anne de la Roche-Guilhem 123 des Lumières, tandis que les Bibliothèques russes accueillent des exemplaires en français et en russe de la fin du XVIII e siècle, le temps de leurs Lumières. Les traductions en suédois et en russe nous ont surprise, ainsi que les trois traductions en anglais et les deux en allemand parmi les dix éditions d’Astérie entre 1675 et 1753 44 . Les chiffres concernant l’Allemagne sont nettement plus élevés, car nous avons pu avoir accès en ligne à tous les catalogues des bibliothèques des länder disponibles 45 , mais cela nous permet d’entrevoir les possibilités d’un travail de recherche à un deuxième niveau. Mais pour ce faire, c’est-à-dire, pour étudier les significations de ces actions de publication compte tenu des goûts des lecteurs et des réseaux de lecture, esquisser l’histoire de la circulation des matériaux littéraires des femmes, et replacer l’écriture-femme dans un horizon transnational et européen, il faut des efforts collectifs et partagés de la part des chercheurs 44 O. Harrassowitz, « Editions d’Astérie ou Tamerlan », Wolfenbütteler Notizen zur Buchgeschichte, 1989, nº 2, p. 250-57. 45 A partir du Karlsruhe Institut of Technology <http : / / www.ubka.uni-karlsruhe.de/ > (consulté le 28 décembre 2009). Carte 3 124 Amelia Sanz et c’est le but du projet financé par l’European Science Foundation auquel nous participons : Women Writers in History 46 . A l’heure actuelle nous disposons d’outils électroniques qui permettent la collaboration effective des chercheurs autant pour un travail empirique en quête de données qui pourraient remplir une base de référence que pour leur interprétation dans une perspective vraiment européenne, par conséquent réellement plurielle. De telles initiatives nous permettront d’avancer sur les voies que nous avons esquissées ici pour ce qui est d’une définition plurielle du sujetécrivaine, de la construction d’espaces fictionnels et de leur dimension transnationale. En effet, nous avons pu constater que, tout en restant à l’écart des institutions qui établissaient l’ordre des Arts et en dehors des salons qui ont vu naître tant de romans et tant de maximes, tant de princesses et tant de contes, Anne de la Roche partage des réseaux et ne manque pas d’appuis 47 , elle vit dans des situations sociales ou familiales qui la rapprochent d’autres femmes et fait sien un lieu marginal qu’elle recompose en creux pour aller chercher un ailleurs de fiction 48 . Les actions de publications de l’œuvre d’Anne de la Roche nous ont révélé des pratiques émergentes et à succès dans un espace de production liminaire de la « nation » française. Les « nations » d’Anne de La Roche dépassent de beaucoup la France des Valois, l’Espagne des Conquêtes ou la Turquie des sérails, si bien que l’imaginaire dit « classique » se révèle plus gourmand d’ailleurs qu’il n’a été dit. L’étendue et l’épaisseur des lecteurs de ces « nations » replacent l’œuvre d’Anne de la Roche dans un horizon élargi et en fait une lecture des Lumières 49 . Notre démarche promet donc d’être intéressante pour l’étude de la pragmatique sociale du littéraire au XVII e siècle, « non par un quelconque état de perfection, mais par la redistribution des dispositifs culturels qui s’y est accomplie » 50 . 46 Suzan Van Dijk (coor.), Women Writers in History < http : / / www.costwwih.net/ >. 47 A en juger par les épîtres dédicatoires d’Arioviste ou d’Astérie et sa fréquentation du beau monde de Londres : voir Nathalie Grande, Stratégies de romancières : De Clélie à la Princesse de Clèves (165-1678), Paris, Honoré Champion, 1999, p. 263-264. 48 Comme tant d’autres femmes, tel que Natalie Zemon Davis, Juive, catholique, protestante : Trois femmes en marge au XVII e siècle, Paris, Seuil, 1997, l’a bien montré. 49 Je suis les sillons tracés par Dena Goodman, The Republic of Letters : A cultural history of the French Enlightenment, Ithaca, Cornell University Press, 1994, Karla Hesse, The Other Enlightenment : How French Women became Modern, Princeton, Princeton University Press, 2001, Margaret Cohen and Carlyn Dever, The Literary Channel : The Inter-National Invention of the Novel, Princeton, Princeton University Press, 2002, et Sarah Knott and Barbara Taylor (ed.), Women, Gender and Enlightenment, London, Routledge, 2005. 50 Alain Viala, Naissance de l’écrivain : Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éd. de Minuit, 1985, p. 291. Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Les jeunes premiers de Françoise Pascal : un héroïsme de la passivité Perry Gethner Dans la période où Françoise Pascal compose ses tragi-comédies (1655-1661), le genre a déjà perdu beaucoup de sa popularité et subit un dédain de plus en plus marqué de la part des critiques. Si le public continue à goûter les intrigues complexes et pleines de péripéties, la mode n’en est plus aux héros agressifs et invincibles, si respectueux soient-ils envers les dames. F. Pascal préfère créer des protagonistes masculins plus domptés et moins guerriers mais qui se montrent amants parfaitement fidèles, soumis à la bien-aimée au point d’accepter volontiers le sacrifice ultime pour elle. Agathonphile martyr, sa première tragi-comédie (1655), suit les aventures d’un jeune homme tellement passif qu’on peut à peine le qualifier de héros. Agathon doit s’affronter à trois difficultés : il tombe amoureux de la fille d’un sénateur riche et puissant, alors que lui n’est que simple gentilhomme ; sa belle-mère s’éprend de lui et l’accuse faussement d’avoir tenté de la violer ; et enfin sa conversion au christianisme, religion condamnée par l’État, le fait condamner à mort dès que la nouvelle devient publique. Agathon, quoique innocent, pur, fidèle, et parfaitement aimable, ne mérite pas le titre de héros car il manque totalement d’énergie et de savoir-faire. Incapable de tenir tête à ses ennemis, il répond à chaque obstacle par la fuite. Il est significatif que la dramaturge le présente pour la première fois endormi et au lit. Sa belle-mère lascive, Irénée, entre furtivement dans sa chambre, le contemple pendant une trentaine de vers avant de le réveiller, et dans son monologue elle prend à son compte les lieux communs pétrarquistes normalement réservés aux amants masculins 1 . Le jeune homme, pris totalement au dépourvu par l’aveu d’une passion incestueuse qu’il n’a jamais soupçonnée, essaie le plus longtemps possible d’attribuer une interprétation légitime à cette déclaration. Mais quand Irénée s’exprime de façon explicite, il invoque la protection divine, s’arrache à son étreinte et sort de la chambre 1 Sur le traitement parfois insolite des lieux communs de l’amour galant dans cette pièce, voir Theresa Varney Kennedy, Françoise Pascal’s Agathonphile martyr, tragicomédie, An Annotated Critical Edition, Tübingen, Gunter Narr, 2008 (Biblio 17, n o 177), surtout p. 85-104. 126 Perry Gethner à toutes jambes. Il reste dans le couloir assez longtemps pour l’entendre jurer qu’elle va se venger, prévoit qu’elle va armer son père contre lui, et décide de quitter définitivement la maison paternelle et de chercher un asile dans la maison de son meilleur ami, Albin. Il fait part de la situation à son ami mais ne songe nullement à contrecarrer les projets néfastes d’Irénée, même quand ils sont confirmés par le rapport de Céliane, suivante vertueuse de celle-ci. Loin de penser à sa propre sécurité, Agathon se laisse manipuler par d’autres personnages : il est convoqué d’abord par l’aristocrate Polydore qui l’emploie comme entremetteur dans sa poursuite de Triphine, la femme qu’ils aiment tous les deux, et puis par Triphine elle-même, qui avoue enfin à Agathon qu’elle l’aime de retour. Triphine, dont le père veut la contraindre à épouser un vieillard richissime qu’elle déteste, décide de se soustraire à l’autorité paternelle en prenant la fuite. Les lecteurs de l’époque ont dû sourire en voyant la femme faire tous les projets pour son propre enlèvement et obliger son amant timide à l’accompagner 2 . Agathon a si peu de courage qu’il propose à Triphine qu’elle ne tienne pas tête à son père et qu’elle épouse le vieillard, car dans ce cas-là elle sera bientôt veuve et en état de disposer d’elle-même. Bien entendu, la jeune femme s’indigne de ce conseil, traitant le mariage proposé avec Cévère de supplice et refusant de faire quoi que ce soit qui suggère qu’elle manque de fidélité envers Agathon. Au cinquième acte la dramaturge montre la passivité d’Agathon à son comble. Séparé de Triphine pendant un naufrage à la suite duquel il a pu atteindre le rivage, il la croit noyée. Au lieu de faire des recherches pour vérifier si elle est toujours vivante, il ne fait rien d’autre que se lamenter et prier Dieu de le laisser mourir à son tour. Puis, puisqu’il se trouve dans un bois avec un écho, il décide de se confier à cette voix inconnue et de suivre les avis qu’elle lui donne. Les mots que l’écho lui renvoie constituent en fait une invitation au suicide : « malheurs », « mort », « meurs », « désespérer » (V 1). Loin de chercher de la consolation et du courage dans sa foi chrétienne, Agathon est sur le point de s’abandonner au désespoir quand il entend la voix de Triphine, sauvée de la mer par des paysans et venue elle aussi se lamenter dans le bois. Quand les amants décident enfin de s’en aller chercher un refuge, il est trop tard, car le père de Triphine arrive, accompagné de presque tous les autres personnages principaux, pour les arrêter et les condamner à mort. Agathon, qui parle très peu pendant la scène finale, n’a qu’un seul petit moment où il se comporte comme un héros de théâtre : quand Triphine demande qu’on sauve la vie à son bien-aimé puisque c’est 2 On trouve une situation analogue dans les Comédies en proverbes de Catherine Durand (1699), numéro 6. L’enlèvement, entièrement organisé par la belle et spirituelle héroïne, réussit, mais le jeune homme est un imbécile d’une telle incompétence qu’on ne comprend pas la passion qu’elle a pour lui. Les jeunes premiers de Françoise Pascal: un héroïsme de la passivité 127 elle qui est seule responsable de son enlèvement, Agathon refuse cette offre, ne voulant pas lui survivre. Mais le combat de générosité est bientôt éclipsé par la conversion de presque tous les autres personnages au christianisme, l’un après l’autre. Ces conversions semblent immotivées, et on n’a pas l’impression que c’est le noble caractère d’Agathon et de Triphine qui les inspire. Agathon se comporte en bon chrétien en pardonnant volontiers à sa belle-mère repentie, puis en refusant d’abjurer. Mais le dénouement réduit son importance au point qu’il ne devient qu’un membre presque anonyme d’un groupe de martyrs. Même son martyre n’est pas parfaitement glorieux, car il n’avoue publiquement sa foi chrétienne qu’au moment où il est déjà condamné à mort pour un autre crime ; autrement dit, il est tout aussi bien martyr de son amour terrestre pour Triphine. F. Pascal, peut-être consciente d’avoir trop mis en relief la faiblesse de son personnage titre, le place à côté de deux autres jeunes amoureux encore plus passifs et plus incapables que lui. Albin, camarade d’Agathon qui lui accorde un asile quand le protagoniste est chassé de la maison de son père, est tellement préoccupé de ses propres problèmes personnels qu’il peut à peine écouter ceux de son ami. Convaincu de l’infidélité de sa bien-aimée Irys, qui vient de bien traiter un autre jeune homme, Albin se met en colère et annonce son intention de provoquer son rival en duel. Agathon, plus raisonnable et meilleur juge de caractère, croit que le nouveau venu doit être un parent de la jeune fille et non un amant, et Albin découvrira par la suite que c’est effectivement le cas. Après la résolution de cette intrigue secondaire tronquée, qui serait mieux placée dans une comédie (I 4 et III 5), Albin disparaît de la pièce. Malgré son caractère honorable, il sera exclu de la conversion en masse dans la dernière scène. Mais du moins c’est un amant sincère et qui sait se faire aimer. Par contre, Polydore, étant tombé subitement amoureux de Triphine, sait exprimer sa passion dans un monologue rempli de formules pétrarquistes mais n’a pas l’audace de faire sa déclaration en personne. Il décide plutôt de solliciter l’aide d’Agathon comme entremetteur, sachant que ce jeune homme est un ami intime de la famille. Polydore ne découvrira jamais que son ami est amoureux de Triphine lui aussi, et si c’était une comédie la dramaturge n’aurait pas manqué d’exploiter les possibilités farcesques de ce quiproquo. Mais Agathon n’a besoin de lui révéler qu’une partie de la vérité, c’est-à-dire que le père de Triphine a résolu de lui faire épouser le vieux Cévère, et cette nouvelle suffit pour décourager Polydore, incapable de supporter un amour frustré. Il se propose aussitôt de briser ses « chaînes » et de chercher le « repos » sentimental (IV 3). Ce manque de fidélité et de dévouement, combiné avec tant de timidité et d’incompétence, rendent Agathon admirable par comparaison. Polydore lui aussi disparaît de la pièce et ne se convertira pas au christianisme au dénouement. 128 Perry Gethner Pour sa deuxième tragi-comédie F. Pascal semblait désirer présenter un protagoniste plus héroïque mais dont la masculinité pouvait s’accommoder avec la présentation de la souveraineté féminine. Si son Endymion (1657) a été composé à la suite d’une commande pour rivaliser avec la pièce de Gabriel Gilbert sur le même sujet et publiée la même année (hypothèse vraisemblable mais pas prouvée), on peut imaginer que c’est la troupe du Marais qui a insisté pour qu’elle accorde un rôle plus énergique à son jeune premier. De plus, les conventions des pièces à machines requéraient un protagoniste doté de toutes les qualités chevaleresques, y compris la compétence guerrière. Les machines permettant l’apparition et la disparition subites et sur scène d’adversaires surhumains ou sous-humains, il fallait fournir un jeune homme à même de les combattre. L’Endymion de F. Pascal a le courage et la force physique pour pouvoir affronter une foule de monstres et d’animaux sauvages, mais le combat n’a pas lieu, car ils disparaissent dès qu’il montre qu’il ne les craint pas (II 1). Pourtant, puisque la magicienne Ismène vient de l’avertir que toutes ces créatures menaçantes ne sont que des illusions qui n’ont pas la capacité de lui nuire, il s’agit d’un héroïsme mitigé. Cet héroïsme devient encore plus suspect après la disparition des monstres quand surviennent une tempête terrifiante et un tremblement de terre : Endymion a tellement peur qu’il invoque l’aide d’Ismène, qui, sans se montrer de nouveau, termine aussitôt ces phénomènes sinistres. La force de caractère du protagoniste se révèle surtout au cours des épreuves morales et psychologiques. La grande épreuve morale consiste à affronter la mort sans fléchir, et la déesse Diane donne l’impression de vouloir le tuer trois fois : d’abord en tirant des flèches sur lui (mais ce sont des cadeaux de Cupidon qui n’infligent aucun mal physique), puis en arrangeant pour qu’il soit condamné à mort par les Albaniens pour avoir transgressé une loi qu’il ignorait, ensuite en lui ordonnant de se donner lui-même la mort sur l’autel. Quoique choqué d’abord par l’injustice de ces punitions, Endymion ne proteste plus dès qu’il apprend que c’est la volonté de la déesse qu’il aime. La principale épreuve psychologique est de garder sa fidélité à Diane malgré la présence de la jeune et belle prêtresse Sthénobée, visiblement amoureuse de lui. Endymion ressent de l’amitié pour elle, mais sans se laisser distraire de l’amour inébranlable qu’il a pour Diane, et sans avouer explicitement ses sentiments à Sthénobée. Un des aspects insolites de l’interprétation que F. Pascal donne du mythe classique est la transformation du protagoniste en martyr chrétien avant la lettre. Même si l’amour qu’il éprouve pour la déesse Diane comporte une dimension physique, il s’agit surtout d’un sentiment de révérence mystique et de dévouement altruiste. Un des aspects essentiels de cette révérence est la conscience de sa propre insignifiance face à la perfection de la divinité. Endymion fait trois déclarations de modestie au cours de la pièce, se pro- Les jeunes premiers de Françoise Pascal: un héroïsme de la passivité 129 clamant indigne des faveurs de la déesse. Son refus de l’orgueil est si absolu que chaque fois que d’autres personnages lui prodiguent des louanges sur sa beauté et son caractère, il proteste qu’il ne les mérite pas, même quand c’est Diane qui le lui dit. Un autre aspect de son dévouement est la retenue et l’auto-censure. Déjà dans sa toute première réplique, Endymion avoue qu’il craint d’offenser Diane en lui témoignant le côté passionnel de son amour ; il faut plutôt que ce qu’il lui déclare en public se limite au côté spirituel : Enfin, Polydamon, si je meurs pour Diane, Il faut que cet amour ne soit jamais profane : De crainte d’offenser sa divine pudeur, J’ai peur que cette flamme ait un peu trop d’ardeur […] Ses yeux où la pudeur fait son plus beau séjour, M’impriment le respect aussi bien que l’amour (I 1 v. 1-12) 3 . L’indice le plus insolite de sa passivité est le fait qu’il accomplit toutes ses épreuves au cours d’un songe produit par magie, sans que ni lui ni les spectateurs sachent qu’il s’agit d’un songe avant les derniers moments de la pièce. Endymion boit la potion magique offerte par Ismène à la fin du premier acte, et quand nous le voyons dans le char de cette magicienne au début de l’acte suivant nous avons l’impression qu’il est de nouveau éveillé. Or, il n’en est rien. Le fait que le protagoniste soit endormi quand il se montre digne de l’amour d’une déesse est significatif à plusieurs niveaux : cela témoigne des pouvoirs illimités des deux femmes qui dirigent toute l’action, Diane et Ismène ; cela indique que Diane, gardienne de la paix et de l’harmonie, ne veut pas que des combats et des supplices aient lieu dans le monde réel ; et enfin cela renforce le principe de la providence divine, car si les dieux semblent injustes et inconstants, ce n’est qu’une illusion, alors que leur véritable bonté se manifeste dans un monde pur et éternel. La prophétie faite par la vieille Parthénopée (I 2) doit s’interpréter comme une allégorie basée sur le point de vue baroque : le monde où nous autres humains vivons n’est qu’un songe trompeur d’où les dieux, foncièrement bienveillants, voudront bien enfin nous tirer. Sur le plan scénographique, la passivité d’Endymion se manifeste par le fait qu’il se laisse transporter à deux reprises dans un char guidé par une femme plus puissante que lui. Au début de l’acte II Ismène le fait venir dans la forêt albanienne où toutes ses épreuves devront avoir lieu, puis au dénouement c’est Diane elle-même qui l’empêche de se suicider et qui le fait monter dans les cieux, où il pourra lui tenir compagnie éternellement. 3 J’utilise mon édition de cette pièce dans le recueil Femmes dramaturges en France (1650-1750), Pièces choisies, Tome II, Tübingen, Gunter Narr, 2002 (Biblio 17, n o 136). 130 Perry Gethner Quoiqu’il manifeste sa volonté de faire une action héroïque (il offre de combattre des monstres, et plus tard il accepte de sacrifier sa vie au service de Diane), ce sont les femmes puissantes qui le font entrer dans le lieu magique et puis l’en font sortir, sans qu’il agisse lui-même pour déterminer son sort. De plus, comme Agathon dans la pièce précédente, Endymion est endormi quand il est découvert par la femme qui l’aime d’une passion non payée de retour ; il s’agit ici de Sthénobée (II 5). On peut aussi caractériser de passivité la tendance de la part d’Endymion de se cacher sur scène pour essayer d’apprendre les sentiments amoureux des femmes à qui il s’intéresse, sans qu’il songe à profiter vraiment de ses découvertes. Il peut ainsi entendre des conversations privées entre Diane et ses nymphes (II 2) et entre Sthénobée et ses suivantes (IV 5), mais cela ne mène à aucune véritable action de sa part. Diane, ne pouvant pas encore dévoiler sa passion pour Endymion devant ses nymphes, doit faire semblant de se mettre en colère contre l’intrus, et elle lui tire des flèches. Endymion se croit non seulement mourant mais humilié par l’insensibilité de la déesse, et il faudra l’arrivée d’une messagère pour lui apprendre que les flèches étaient inoffensives et pour confirmer que Diane l’aime vraiment. Plus tard, s’il entend les lamentations de Sthénobée sur la condamnation à mort de l’homme qu’elle aime, il n’apprend rien de nouveau, car il a déjà entendu la nouvelle de sa condamnation de la bouche du grand prêtre et il se doute depuis longtemps des sentiments de la jeune prêtresse. Endymion se place donc dans une situation embarrassante où il a de la pitié pour elle mais ne peut rien faire pour la soulager. Le dénouement renforce une dernière fois la passivité du protagoniste : quand Diane arrive pour lui sauver la vie, il lui déclare son impuissance totale, qui est littérale (c’est elle qui fait tout), intellectuelle (il ne comprend plus rien) et spirituelle (il appartient dorénavant à la déesse et ne dispose plus de lui-même) : « Obligeante Déesse, après ce que je voi,/ Je ne puis que douter si je suis bien à moi » (V 3 v. 1569-1570). Encore une fois, F. Pascal fait valoir son personnage titre en le contrastant avec un amant plus faible et plus incapable que lui. Hermodan, protagoniste de l’intrigue secondaire, ne paraît que très brièvement à la fin du deuxième acte. Après la disparition de sa bien-aimée Diophanie, il erre sans cesse dans le bois sacré (c’est ainsi qu’il faut sans doute expliquer son arrivée dans la scène II 6, car il ne fait évidemment pas partie du groupe de gardiens de la forêt qui surgissent pour arrêter Endymion). Puis, quand il apprend que Diophanie s’est métamorphosée en myrte, il tente de se tuer devant cet arbre pour ne pas lui survivre. Quand ses amis le désarment, il reste en contemplation devant le myrte et se laisse bientôt métamorphoser en un olivier qui touche l’autre arbre. Comme Endymion, il manifeste sa bonne volonté mais ne fait rien pour déterminer son sort. Ce sont plutôt les dieux qui lui accordent sa récompense par le moyen d’une transformation Les jeunes premiers de Françoise Pascal: un héroïsme de la passivité 131 magique. Il refuse même de raconter son histoire aux autres Albaniens et confie cette tâche à son esclave, ne se préoccupant nullement de ce que les autres pensent de lui. Pour sa troisième et dernière tragi-comédie, Sésostris, dont on sait qu’il fut joué publiquement à Lyon (1661), F. Pascal choisit un épisode tiré d’un des plus grands best-sellers du siècle, Artamène ou le Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry. Cette fois-ci le protagoniste est un guerrier brillant qui se distingue effectivement dans les combats. À la différence du personnage titre du roman, Sésostris, héros d’un des nombreux récits intercalés, est surtout un personnage de pastorale, quoique capable de se signaler comme guerrier dans le besoin. En fait, le jeune homme, qui ignore sa véritable identité jusqu’au dénouement, se croit né pour la vie bergère. Il est exceptionellement fort et courageux mais sans s’en apercevoir. Sa valeur ne se manifeste que ponctuellement et par instinct. Il assume le rôle de héros à trois reprises : il sauve la vie à sa bien-aimée Thimarette, attaquée par un crocodile, et réussit à tuer cette bête (cela arrive quelque années avant le début de la pièce) ; ennuyé pendant l’absence de Thimarette, il s’engage comme volontaire dans l’armée du roi Amasis, se distingue par sa valeur et se fait conférer des prix (cela arrive juste avant le début de la pièce) ; et enfin au dernier acte, quand son rival Héracléon assemble une troupe de soldats pour enlever Thimarette, il accourt avec sa propre suite de soldats loyaux pour la délivrer. Mais cette fois-ci Sésostris n’aura même pas besoin de combattre, car les mutins, rien qu’en le voyant, prennent la fuite, et le confident du héros tue le confident du traître, seule victime expiatoire de ce conflit. Ce qui caractérise surtout Sésostris, c’est sa modestie absolue et son manque total d’ambition. Loin de rechercher la gloire dans la guerre, il s’engage sous un faux nom, et tout de suite après la bataille il retourne dans l’île où il a grandi pour retrouver Thimarette, reprenant son habit de berger. Il ne se laisse guère impressionner quand le roi le reconnaît pour son fils, car seule sa passion pour Thimarette l’intéresse. Au lieu de suivre celui qu’il croit son père, il propose d’enlever sa bien-aimée et de passer le reste de leur vie ensemble dans un endroit isolé : [Je jure] Que je vais renoncer au bonheur qui m’attend, Si vous avez désir de me rendre content. […] J’aime mieux dans un bois adorer vos appas Que d’être sur un trône où vous ne seriez pas. (II 9, v. 633-638) 4 4 J’utilise l’édition de Deborah Steinberger dans le recueil Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, Tome II, éd. A. Evain, P. Gethner et H. Goldwyn. Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2008. 132 Perry Gethner Thimarette, qui rivalise avec lui en générosité, se déclare désormais indigne d’être son épouse, mais Sésostris, résolument indifférent à la « grandeur », continue de proclamer que c’est elle qui aura « un éternel empire » sur son cœur (v. 688). Plus tard, quand les situations sont inversées et que c’est Thimarette qu’on reconnaît comme enfant du roi, Thimarette lui jure de n’aimer aucun autre homme, alors que Sésostris, déchu de nouveau au rang de berger, annonce son intention de rechercher la mort puisqu’il n’est plus digne d’elle. Pourtant, il ne regrette nullement le rang qu’il vient de perdre, affirmant que le statut royal convient mieux à sa bien-aimée : Ne croyez pourtant pas, Princesse incomparable, Que j’accuse le sort qui me rend misérable : Ce trône prétendu n’appartenait qu’à vous, Et je vous l’ai cédé sans en être jaloux. Ce n’est pas la grandeur que mon âme regrette, C’est qu’il me faut sortir du cœur de Thimarette. (IV 5, v. 1211-1216) Au dernier acte, quand on apprend que Sésostris est le fils du roi légitime qu’Amasis avait autrefois dépossédé et que l’usurpateur ne recouvrera la vue qu’en lui cédant le trône, Sésostris continue à manifester son manque d’ambition. Il refuse d’ôter le rang royal à la femme qu’il aime et offre même de laisser régner Amasis pendant le reste de la vie de celui-ci, se contentant d’une promesse de pouvoir enfin se marier avec Thimarette. La jeune première, par contre, a un sens d’orgueil naturel qui manque à Sésostris. Elle déclare à sa confidente qu’elle s’est toujours sentie au-dessus de son rang : « J’avais le cœur plus haut que n’ont les bergers » (v. 1166), et même qu’elle prévoyait qu’elle sortirait un jour de l’île sauvage où elle a grandi. Elle accepte son changement de fortune sans timidité et dit qu’elle n’a aucune intention d’obéir aux volontés de son père, qui veut lui faire épouser le traître Héracléon, qu’elle abhorre. Pourtant, Thimarette garde jusqu’au bout son caractère gentil et gracieux, se distinguant ainsi de sa rivale, l’altière princesse Lysérine. Il est curieux de voir que c’est le traître, lui aussi général vaillant, qui se comporte comme un héros traditionnel dans la mesure où il prend l’initiative pour servir ses propres intérêts. Il aime sincèrement Thimarette, remarque longtemps avant les autres la ressemblance entre la jeune fille et la défunte reine et prédit correctement que c’est elle l’enfant perdu du roi Amasis. Mais Héracléon ternit sa réputation en avouant qu’il a une autre raison de prétendre à la main de Thimarette : il est ambitieux et veut ainsi accéder au trône. Il viole le code chevaleresque de façon encore plus choquante en continuant à poursuivre la jeune femme après avoir appris qu’elle aime ailleurs et en osant même l’enlever. Mais il n’est pas foncièrement méchant, car au dénouement il se repent et se réconcilie avec son rival, à Les jeunes premiers de Françoise Pascal: un héroïsme de la passivité 133 qui il cède la main de Thimarette. De plus, Sésostris, en demandant que tout le monde lui pardonne, donne l’excuse suivante : « l’amour seul a fait son plus grand crime » (v. 1673). Même si, chez Héracléon, c’est l’activité et non la passivité que l’amour inspire, ses actions n’aboutissent à rien. Ce sont les dieux qui disposent de tout (comme Amasis le déclare dans la toute dernière réplique), et les passifs qui montrent de la bonne volonté seront les seuls récompensés 5 . Dans quelle mesure les jeunes premiers de Françoise Pascal sont-ils plus passifs et moins héroïques que ceux des dramaturges masculins de l’époque ? Dans la plupart de leurs caractéristiques ils se conforment au modèle conventionnel : ils sont jeunes, beaux, de bonne naissance, courageux, honorables et bienveillants. En amour ils sont résolument fidèles, respectueux et soumis, et ils s’expriment avec élégance et éloquence. Ce sont des personnages assez simples, car les obstacles qu’ils doivent affronter viennent presque toujours de l’extérieur et donc ils souffrent rarement d’un déchirement intérieur. Et pourtant la dramaturge a arrangé ses pièces de telle sorte que les jeunes premiers manifestent surtout leur faiblesse et que leur capacité d’accomplir des actes héroïques est minimisée ou éliminée. Dans les tragi-comédies de la génération précédente, des dramaturges comme Rotrou, Mairet et Du Ryer avaient normalement soin de fournir à leurs jeunes premiers des combats violents au cours de la pièce (guerres, duels, embuscades) pour qu’ils puissent montrer leur valeur aussi bien que leur passion. F. Pascal laisse pressentir de tels épisodes mais les escamote toujours, décevant exprès l’attente de ses spectateurs et réduisant l’admiration qu’ils pourraient éprouver pour les protagonistes. Il s’agit donc d’une différence de degré et non de nature. La jeune dramaturge désirait, après tout, plaire à son public et ne pouvait pas trop s’écarter des conventions 6 . Si le rôle des hommes semble moins glorieux que d’habitude, est-ce que la dramaturge contrebalance ce phénomène en exaltant le rôle des femmes de façon anormale 7 ? On aurait du mal à l’affirmer. Malgré l’influence sur 5 L’incompétence des amants masculins chez F. Pascal ne se limite pas aux tragicomédies. Philon, personnage central de la petite comédie L’Amoureux extravagant (1657) échoue également comme amant et comme poète, et la jeune femme qu’il aime essaie constamment d’éviter sa présence. Tersandre, dans le recueil épistolaire Le Commerce du Parnasse (1669), impressionne sa correspondante par son éloquence et se fait estimer d’elle mais ne réussit jamais à lui persuader que les sentiments d’amour qu’il affiche sont véritables. 6 Voir Hélène Baby, La tragi-comédie de Corneille à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001, surtout la deuxième partie (« principes dramaturgiques »). 7 On fera précisément ce reproche-là à Marie-Anne Barbier, auteure de tragédies au début du siècle suivant. 134 Perry Gethner F. Pascal de la tradition littéraire de la femme forte et du milieu des salons 8 , ses jeunes premières ne sont jamais impérieuses ni déraisonnables. Loin d’elles les excès des héroïnes telles qu’Astrée ou les précieuses ridicules de Molière. Triphine et Thimarette sont douces et discrètes, n’hésitent pas à déclarer leur passion à l’homme qu’elles aiment, n’ont aucune ambition et se révoltent contre l’autorité paternelle seulement dans des cas d’urgence. Même Diane, qui est une déesse puissante, cache ses amours le plus longtemps possible aux yeux du monde et limite les épreuves qu’elle fait subir à son prétendant à une seule journée et à un état de songe. F. Pascal ne montre dans ses pièces ni reines régnantes, ni femmes guerrières, ni amantes vindicatives, comme on en trouvera dans les pièces des femmes dramaturges qui la suivront. En somme, le monde pleinement héroïque des tragi-comédies typiques, et à plus forte raison le code généreux qui caractérise les héros de Corneille, ne l’intéressent guère. Elle semble préférer suivre les aventures de jeunes gens de bon cœur mais relativement ordinaires. Ses protagonistes doivent avoir assez de vertu et de courage pour pouvoir subir des épreuves passionnantes, mais juste le minimum pour se conformer aux lois du genre tragi-comique sans nous éblouir. 8 F. Pascal figure déjà dans le Grand Dictionnaire des Précieuses de Somaize (1661), mais l’influence de la culture des salons sur elle est difficile à préciser, surtout avant son arrivée à Paris (environ 1665). Il est vrai qu’elle adopte quelques positions qu’on pourrait qualifier de féministes et qu’elle choisit d’adapter des romanciers à la mode, tels Gombauld et Scudéry. Voir l’introduction de Deborah Steinberger pour son édition du Commerce du Parnasse, Exeter, University of Exeter Press, 2001. Sur le mouvement précieux, qui connaît actuellement une appréciation croissante, voir Myriam Maître, Les Précieuses : Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 1999 ; Faith E. Beasley, Salons, History, and the Creation of 17 th -Century France : Mastering Memory, Aldershot et Burlington, Ashgate Press, 2006. Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Femme de lettres - femme d’aventures : Marie-Catherine d’Aulnoy et la réception de son œuvre * Roswitha Böhm I. Madame d’Aulnoy entre mémoire et oubli La recherche des signes de la postérité des contes de fées de Marie-Catherine d’Aulnoy conduit à d’étonnants résultats : en 1751, Voltaire publie à Berlin Le Siècle de Louis XIV, une première réflexion scientifique sur l’époque classique à partir de l’ensemble des facteurs historiques qui l’ont engendrée. Dans la partie intitulée Catalogue alphabétique de la plupart des écrivains français qui ont paru dans le siècle de Louis XIV, il consacre une notice à la « comtesse d’AULNOI » où il évoque les « Voyage et […] Mémoires d’Espagne, et [l]es romans écrits avec légèreté » de celle-ci, mais ne mentionne pas ses contes de fées. Ceux-ci joueront un grand rôle dans le roman de Christoph Martin Wieland publié environ dix ans plus tard et intitulé Les Aventures merveilleuses de Don Silvio de Rosalva (1764). Christoph Martin Wieland y décrit de manière très amusante comment son héros se construit, à partir des motifs et des personnages de contes de fées et en particulier ceux de Madame d’Aulnoy, un royaume onirique et magique où la réalité rationnellement saisissable s’efface. Le XIX e siècle voit paraître toute une série de livres de lecture et anthologies de contes illustrés, mais aussi des planches grand format, des lanternes magiques et même un loto de contes de fées ; au XX e siècle, deux livrets d’opéra s’inspirent des contes L’Oiseau Bleu et La Chatte Blanche. 1 Ces adaptations spécifiques de chaque époque que l’on observe ici donnent l’impression que Madame d’Aulnoy et ses contes de fées * Cet article a été traduit de l’allemand par Béatrice De March. 1 Pour la réception au XIX e siècle voir : Il était une fois… les contes de fées, éd. par Olivier Piffault, Paris, Seuil/ BNF, 2001. En ce qui concerne les œuvres musicales, il s’agit de Chatte Blanche, opéra de Jean Françaix d’après Marie-Catherine d’Aulnoy, représenté pour la première fois à Monaco en 1957 et Der blaue Vogel, opéra de Harald Banter, livret de Dorothea Renckhoff, représenté pour la première fois à Hagen en 1999. 136 Roswitha Böhm ont toujours été présents dans un coin de la mémoire culturelle. Pourtant, celui qui est à la recherche d’informations fondées sur Marie-Catherine d’Aulnoy et son œuvre est bien souvent déçu, car un grand nombre d’histoires littéraires et d’ouvrages de référence ne font aucune mention de celles-ci. Ce constat ambivalent s’applique également à la situation actuelle de la réception de l’auteure, qui connut une grande notoriété de son vivant avec ses contes de fées. Marie-Catherine d’Aulnoy est considérée comme l’une des représentantes majeures de la culture salonnière féminine et comme l’initiatrice de la mode des contes de fées à la fin du XVII e siècle. En effet, son roman Histoire d’Hypolite, Comte de Duglas publié en 1690 contenait déjà un exemplaire du genre. 2 Dans les années 1697/ 98, elle publia huit volumes rassemblant vingt-quatre contes sous les titres de Les Contes des fées et Contes nouveaux ou Les Fées à la mode. 3 Aujourd’hui encore, trois cents ans environ après leur première publication, ces textes d’une technique narrative extrêmement raffinée procurent un grand plaisir de lecture. L’esprit, dont font preuve les principaux personnages de ses contes, caractérise également l’écriture de Madame d’Aulnoy que l’on peut qualifier d’écriture féérique baroque et subtilement humoristique, regorgeant de jeux de mots et de néologismes. De plus, les contes de fées offrent un large spectre thématique et développent, sur fond de luxueuses voluptés, une nouvelle conception de l’amour et un nouvel ordre des sexes. Ils créent des Wunschräume, 4 des espaces utopiques qui n’impliquent pas seulement une confrontation critique avec la cour, mais reprennent aussi les revendications exprimées dans les salons en vue de l’amélioration de la condition féminine, notamment l’accès à l’éducation et le rejet du mariage de convenance. De par la subversion de la morale conventionnelle des contes et le renversement de l’ordre traditionnel des sexes qu’ils opèrent, les textes autoréflexifs de Madame d’Aulnoy se prêtent en outre à plusieurs lectures. Mais si ses textes riches en allusions se distinguent, de par ces particularités, des contes populaires, ils sont néanmoins bien ancrés dans l’histoire littéraire : ils s’inspirent des matières et motifs traditionnels, citent les poètes antiques, reprennent les topoï de la 2 Madame D***, Histoire d’Hypolite, Comte de Duglas, 2 tomes en 1 vol., Paris, Louis Sevestre, 1690, tome 2, p. 143-181. 3 Les Contes de fées. Par Madame D***, 4 tomes, Paris, Claude Barbin 1697 ; Contes nouveaux ou Les Fées à la mode. Par Madame D***, 4 tomes, Paris, Veuve de Théodore Girard/ Nicolas Gosselin, 1698. 4 Voir au sujet de ce terme Alfred Doren, « Wunschräume und Wunschzeiten », dans : Vorträge der Bibliothek Warburg 1924/ 25, Berlin 1927, p. 158-205 ; réimpr. dans : Utopie : Begriff und Phänomen des Utopischen, éd. par Arnhelm Neusüß, Neuwied/ Berlin, Luchterhand, 1968, p. 123-177. Femme de lettres - femme d’aventures 137 poésie courtoise médiévale, intègrent des éléments d’autres genres narratifs comme la nouvelle de la Renaissance et abordent des thèmes de l’écriture salonnière du milieu du XVII e siècle. Ces emprunts ont eux aussi un caractère ludique en ce qu’ils ironisent et parodient leurs modèles littéraires historiques. Les aspects susmentionnés contribuèrent au grand succès de Madame d’Aulnoy, qui accordait beaucoup d’importance à sa propre postérité et à la mémoire d’éminentes figures féminines. À partir de 1690, Madame d’Aulnoy tint un salon rue Saint-Benoît à Paris. Celui-ci était fréquenté par d’autres auteures qui, comme Madame de Murat, lui rendaient hommage dans leurs œuvres et voyaient en elle un modèle. 5 Madame d’Aulnoy était aussi une habituée du salon de Madame de Lambert considéré comme le centre de la préciosité à nouveau florissante, appelée le Lambertisme. 6 Élisabeth Sophie Chéron, peintre, graveuse sur cuivre, poétesse, traductrice et l’une des premières artistes à être admise à l’Académie royale de peinture et de sculpture, fit un portrait de Madame d’Aulnoy à l’apogée de son succès. 7 Ses œuvres, romans, nouvelles, récits de voyages, mémoires, écrits édifiants et contes de fées, furent tous réédités plusieurs fois. Pourtant, « l’admiration des contemporains pour la plus remarquable des conteuses » 8 ne dura que jusqu’au siècle suivant. Il semble qu’un glissement se soit opéré dans l’appréciation de son œuvre : alors que c’était surtout son premier roman Histoire d’Hypolite, Comte de Duglas et ses deux récits de voyage en Espagne qui bénéficiaient des éloges des critiques contemporains, 5 Cf. [Henriette-Julie de Castelnau, comtesse de Murat], Ouvrages de Mme la Comtesse de Murat : Journal pour Mademoiselle de Menou, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. N° 3471, p. 173-174. 6 Cf. Jacques Barchilon, « Introduction », dans : Madame d’Aulnoy, Contes I (Les Contes des Fées). Édition du Tricentenaire, éd. par Philippe Hourcade, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1997, p. V-LVI, p. XVIII sq. Au sujet de Madame de Lambert cf. Marie-José Fassiotto, Madame de Lambert (1647-1733) ou le féminisme moral, New York et al., Peter Lang, 1984 ; Roger Marchal, Madame de Lambert et son milieu, Oxford, Voltaire Foundation at the Taylor Inst., 1991. 7 Cf. Andrea Weisbrod, « Elisabeth Sophie Chéron (1648-1711) », dans : Margarete Zimmermann/ Roswitha Böhm (éds.), Französische Frauen der Frühen Neuzeit. Dichterinnen, Malerinnen, Mäzeninnen, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999, p. 211-222, p. 280-281. Le tableau original d’Élisabeth Sophie Chéron n’est pas conservé, il existe cependant une gravure de Pierre-François Basan (1723-1797) qui s’inspire de celui-ci. 8 Renate Baader, Dames de Lettres. Autorinnen des preziösen, hocharistokratischen und ‹modernen› Salons (1649-1698) : M lle de Scudéry - M lle de Montpensier - M me d’Aulnoy, Stuttgart, Metzler, 1986, p. 236. 138 Roswitha Böhm l’intérêt du public et de la critique se tourne plus tard vers les contes de fées. 9 À la fin du XVIII e siècle, la totalité des contes de Marie-Catherine d’Aulnoy fut encore intégrée dans Le Cabinet des Fées (1785-1789) en 41 volumes de Charles-Joseph de Mayer. Un siècle plus tard, aucune nouvelle édition complète des contes ne parut ; en revanche, on relève une série d’éditions partielles et séparées qui, comme nous le verrons par la suite, sont cependant en grande partie à classer parmi la littérature de colportage ou enfantine. Ce n’est qu’en 1978 qu’une réimpression non-commentée de l’ensemble de ses contes est publiée dans le Nouveau Cabinet des Fées, suivie d’un volume d’œuvres choisies au début des années quatre-vingt. Le tricentenaire de la publication des premiers contes de fées provoque une renaissance de celuici, dont profite également Madame d’Aulnoy. Non seulement deux nouvelles éditions soigneusement établies de l’intégralité de ses contes voient le jour, complétées récemment par une édition critique, 10 mais la Bibliothèque Nationale organise aussi une exposition très remarquée accompagnée d’un catalogue richement illustré. 11 On note un intérêt croissant pour les contes de Madame d’Aulnoy dans le domaine scientifique également. Pendant longtemps, Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, baronne d’Aulnoy, fut considérée comme « femme de lettres et femme d’aventures » 12 , l’accent étant mis sur l’originalité de son écriture ou, le plus souvent, sur sa vie aventureuse, selon la perspective de l’observateur. Ainsi, c’était surtout les circonstances peu ordinaires de sa vie qui intéressaient la recherche. Dans le sillage de l’histoire littéraire positiviste du XIX e siècle, une série de travaux d’orientation biographique furent publiés dans lesquels les auteurs tentaient d’éclaircir les points « sombres » 9 Cf. Mary Elizabeth Storer, Un épisode littéraire de la fin du XVII e siècle : La mode des contes de fées (1685-1700), Paris, Honoré Champion, 1928, p. 39-41. 10 Le Cabinet des Fées. Tome I (en 3 vols.) : Contes de Madame d’Aulnoy, éd. établie par Elisabeth Lemirre, Arles, Piquier, 1994/ 96 ; Madame d’Aulnoy, Contes I (Les Contes des Fées) + II (Contes nouveaux ou Les Fées à la Mode). Édition du Tricentenaire, introduction par Jacques Barchilon, texte établi et annoté par Philippe Hourcade, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1997/ 98 ; Madame d’Aulnoy, Contes des Fées suivis des Contes nouveaux ou Les Fées à la mode, éd. critique établie par Nadine Jasmin, Paris, « Bibliothèque des génies et des fées », Honoré Champion, 2004. 11 Il était une fois… les contes de fées, éd. par Olivier Piffault, Paris, Seuil/ BNF, 2001. 12 Jeanne Roche-Mazon, « Madame d’Aulnoy et son mari », dans : id., Autour des contes de fées. Recueil d’études, Paris, Didier, 1968, p. 95-150, citation p. 101. Mon article « Marie-Catherine d’Aulnoy (1650/ 51-1705) » paru dans : Zimmermann/ Böhm (éds.), Französische Frauen der Frühen Neuzeit, p. 223-231, p. 282-283 livre une introduction à la vie et l’œuvre de cette auteure. Femme de lettres - femme d’aventures 139 de sa vie. 13 Parallèlement, les courants fondamentaux de la recherche sur les contes, notamment l’interprétation textuelle basée sur la psychologie du développement ou sur la psychanalyse, influencèrent la façon d’aborder les contes de fées. Les études inspirées de ces lectures interprètent le conte comme une représentation de processus de maturité préfigurés aidant les lecteurs à surmonter leurs difficultés liées au développement. 14 Les travaux axés sur une perspective historique des matières et des motifs proposent une analyse thématique des contes de fées de Madame d’Aulnoy. 15 C’est aussi dans le domaine de la recherche sur les motifs que s’inscrit la première partie de l’étude détaillée de Raymonde Robert Le Conte de fées littéraire en France de la fin du XVII e à la fin du XVIII e siècle (1982), dont la deuxième partie analyse la portée historique et sociologique du conte et sa fonction de « miroir de la société ». Enfin, il existe également des études basées sur une approche historico-sociale ou historico-culturelle qui élaborent différents modèles d’explication de la mode des contes de fées et réservent un chapitre à Madame d’Aulnoy dans ce contexte. 16 La romaniste allemande Renate Baader se consacre à la recherche des sources au sens d’une mise à jour des modèles écrits et des traditions orales qui influencèrent l’écriture de Madame d’Aulnoy. Dans son étude sur les Dames de Lettres du XVII e siècle, Renate Baader établit un rapport étroit entre les écrits de ces auteures et la naissance d’une culture salonnière principalement marquée de l’empreinte des femmes, considérant le salon comme un lieu privilégié de l’émancipation et de l’éducation féminines. L’improvisation des jeux d’esprit affectionnés dans les salons mena les futures écrivaines de l’oralité à l’écriture et ainsi à l’émancipation littéraire. 17 Renate 13 Cf. Raymond Foulché-Delbosc, « Madame d’Aulnoy et l’Espagne », dans : Madame d’Aulnoy, Relation du Voyage d’Espagne, éd. par Raymond Foulché-Delbosc, Paris, Klincksieck, 1926, p. 1-151 ; ainsi que les deux études de Jeanne Roche-Mazon, « Le voyage d’Espagne de Madame d’Aulnoy » et « Madame d’Aulnoy et son mari », dans : id., Autour des contes de fées, p. 7-20 et p. 95-150. 14 Amy Vanderlyn DeGraff, The Tower and the Well : A Psychological Interpretation of the Fairy Tales of Madame d’Aulnoy, Birmingham/ AL, Summa Publications, 1984 ; Anne Defrance, Les Contes de fées et les nouvelles de Madame d’Aulnoy (1690-1698) : L’imaginaire féminin à rebours de la tradition, Genève, Droz, 1998. 15 Kurt Krüger, Die Märchen der Baronin d’Aulnoy, Leisnig, Herrm. Ulrich, 1914 ; Jane Tucker Mitchell, A Thematic Analysis of M me d’Aulnoy’s ‹Contes de fées›, University of Missouri, Romance Monographs, 1978. 16 Storer, La mode des contes de fées, p. 18-41 ; Teresa Di Scanno, Les Contes de fées à l’époque classique (1680-1715), Naples, Liguori editore, 1975, p. 115-124 ; Jacques Barchilon, Le Conte merveilleux français de 1690 à 1790. Cent ans de féerie et de poésie ignorées de l’histoire littéraire, Genève, Slatkine Reprints, 1978, p. 37-51. 17 Cf. Baader, Dames de lettres, p. 233 sq. 140 Roswitha Böhm Baader interprète les contes de fées de Madame d’Aulnoy comme une poésie du bonheur, car à la différence des contes de Charles Perrault, ils signifient l’accomplissement utopique de tous les espoirs précieux, tout en remettant ironiquement en question leur réalisation réelle. 18 II. À propos de l’histoire de l’édition des contes de fées Déjà les germanistes allemands Jakob et Wilhelm Grimm reconnaissaient que les contes de Madame d’Aulnoy procédaient d’une riche tradition et d’un « embellissement esthétique ». Ceux-ci n’avaient cependant pas pu « faire leur entrée générale » dans le canon, car ils étaient écrits pour un public aristocratique et les « attributs féminins » y étaient prédominants. Pour être admis au canon littéraire, il leur manquait « quelque chose de naturel et de frais, de simple et de bourgeois ». 19 On aborde ici une question fondamentale de cet article, qui examine les circonstances de la réception de Madame d’Aulnoy, afin de montrer pourquoi son œuvre littéraire n’a pas pu « faire son entrée », du moins pas dans une mesure suffisante, dans les canons et les histoires littéraires. Portons tout d’abord un regard sur l’histoire de l’édition des deux recueils intitulés Les Contes des fées et Contes nouveaux ou Les Fées à la mode. Au cours du XVIII e siècle, l’œuvre complète des contes fait l’objet d’une série de rééditions, dont toutes rendent le texte original de manière fiable, ne procédant à aucune modification, suppression ou coupure. Ceci vaut aussi pour la trame des contes de fées et la moralité en vers. 20 Au XIX e siècle, les contes de fées de Madame d’Aulnoy sont également souvent réédités. Mais dès lors, et jusqu’au reprint du Cabinet des Fées en 1978, ils ne sont désormais imprimés que partiellement dans des éditions sélectives ou des anthologies, 18 Lewis C. Seifert, Fairy Tales, Sexuality, and Gender in France 1690-1715 : Nostalgic Utopias, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 situe les contes de fées dans le champ de tension entre un regard nostalgique vers le passé et un renouveau utopique. En ce qui concerne l’« appartenance à la tradition précieuse », voir aussi Sophie Raynard, La Seconde Préciosité : Floraison des conteuses de 1690 à 1756, Tübingen, Gunter Narr, 2002 (Biblio 17, n o 130) ainsi que Nadine Jasmin, Naissance du conte féminin. Mots et Merveilles : Les contes de fées de Madame d’Aulnoy (1690-1698), Paris, Honoré Champion, 2002. 19 Jakob und Wilhelm Grimm, Anmerkungen zu den Kinder- und Hausmärchen, neu bearbeitet von Johannes Bolte und Georg Polívka, 5 vols., Leipzig, Dieterich, 1913-1932, vol. 4, p. 270 (pour toutes les citations). 20 Cf. Roswitha Böhm, Wunderbares Erzählen : Die Feenmärchen der Marie-Catherine d’Aulnoy, Göttingen, Wallstein, 2003, p. 99-125, au sujet des rééditions au XVIII e siècle surtout les pages 100-105 avec des indications bibliographiques précises. Femme de lettres - femme d’aventures 141 ou publiés en éditions séparées. Ce faisant, certains contes ne sont plus du tout pris en considération, d’autres se muent en revanche en véritables têtes de liste, comme c’est le cas de La Belle aux Cheveux d’Or, de L’Oiseau Bleu, du Nain Jaune et de La Chatte Blanche. 21 Les nombreuses éditions de colportage, dont font partie la plupart des éditions séparées et les « mini-anthologies » de deux à quatre contes, témoignent certes d’un traitement du texte relativement négligé avec un grand nombre de coquilles, mais ne présentent que quelques petites modifications. Par contre, dans les éditions partielles plus consistantes et plus exigeantes, on constate une tendance croissante au remaniement. Outre des modifications participant d’un désir de modernisation ou d’amélioration stylistique, on observe de plus en plus de suppressions de passages entiers. 22 Le volume des Contes des fées de Marie-Catherine d’Aulnoy revus par Marie Guerrier de Haupt est un exemple extrême de ce type d’éditions. Celle-ci les présente à ses jeunes lecteurs sous forme de récits basés sur le squelette original de l’action, non sans en avoir préalablement éliminé toutes les particularités du style et du contenu. 23 Les suppressions observées dans les autres éditions parues durant la monarchie de juillet concernent surtout la représentation du personnage du roi, et en particulier les allusions au rapport de dépendance à la cour ou à des actes arbitraires, mais plus tard aussi des descriptions de paysages, de la mode, de palais ainsi que des propos galants. Les anthologies qui voient le jour au XIX e siècle contiennent généralement l’ensemble des contes en prose de Charles Perrault, au corpus duquel viennent souvent s’intégrer L’Adroite Princesse de M lle Lhéritier, sans mention de l’auteur, ainsi qu’une sélection de contes de Madame d’Aulnoy et de Madame Leprince de Beaumont. Si la présence d’un auteur canonique masculin garantit une reproduction originale des textes, la façon dont ceux-ci sont présentés va cependant souvent de pair avec la disparition du nom des auteurs féminins. 24 Eu égard aux propos des éditeurs dans les préfaces ajoutées aux volumes, il convient de faire deux observations. Bien que l’on constate une tendance générale à une infantilisation des textes des contes « liée tout simplement à la naissance d’une édition de masse pour la jeunesse, se développant en proportion de la scolarisation », 25 les éditions partielles et les anthologies 21 Cf. ibid., p. 106. 22 Pour une analyse détaillée de quelques recueils exemplaires cf. ibid., p. 108-117. 23 Contes des fées, par Mme d’Aulnoy, revus par Mlle Marie Guerrier de Haupt, Paris, Bernardin-Béchet, 1867, Préface p. I-IV. 24 Cf. Böhm, Wunderbares Erzählen, p. 119-123. 25 Olivier Piffault, « Éditer la féerie : postérité et concurrents du Cabinet des fées », dans : Il était une fois… les contes de fées, p. 135-153, citation p. 140. 142 Roswitha Böhm soigneusement élaborées s’efforcent justement d’affranchir le conte de l’étiquette de « lecture pour enfants » et de propager sa fonction de littérature d’évasion pour adultes. La seconde observation concerne la relation entre Marie-Catherine d’Aulnoy et Charles Perrault qui est constamment interprétée comme celle entre « le copiste et le modèle ». 26 Madame d’Aulnoy, dont on critique la surabondance de détails inutiles et l’extrême longueur des contes pour justifier les coupures dans ceux-ci, est toujours définie par rapport à Charles Perrault qu’elle aurait soi-disant imité. On constate ici un parallèle avec la manière dont l’auteure est représentée dans l’historiographie de la littérature française qui, lorsqu’elle aborde les contes de fées, réserve une place prédominante à Charles Perrault considéré comme le père fondateur des contes de fées. III. Madame d’Aulnoy dans l’historiographie de la littérature française De son vivant déjà, Marie-Catherine d’Aulnoy tenta d’influencer la réception contemporaine et posthume de son œuvre au moyen de stratégies de valorisation de soi et d’instructions spécifiques. Outre les références de l’auteure à son œuvre et la mention explicite d’auteurs reconnus dans ses contes, on identifie d’autres éléments témoignant d’un souci d’influer sur la postérité de ses textes au niveau paratextuel et iconographique : la présentation de la conteuse comme celle qui raconte et écrit les contes, la confirmation du statut littéraire des contes de fées ainsi que l’accent mis sur certains aspects de l’érudition et de l’écrit par rapport au recours aux traditions orales dans les contes de Charles Perrault. 27 Cette tentative de valorisation de soi qu’entreprend Marie-Catherine d’Aulnoy s’observe également chez d’autres auteurs féminins de l’époque. Les références réciproques entre auteures et l’évocation des grandes devancières de l’histoire et de la mythologie engendrent une prise de conscience de filiations littéraires communes. Ce sentiment d’appartenance commune se manifeste non seulement dans les textes, mais aussi dans la réalité. En effet, les auteures de contes de fées formaient un cercle de femmes cultivées qui se confortaient mutuellement dans leur statut d’écrivaines créatives. 28 26 Cf. à titre d’exemple Madame d’Aulnoy, Les Contes choisis, Paris, Belin-Leprieur et Morizot, 1847, « Notice sur Madame d’Aulnoy », p. V-VII, citation p. VI. 27 Cf. Gabrielle Verdier, « Figures de la conteuse dans les contes de fées féminins », XVII e siècle 180 (1993), p. 481-499 ; Böhm, Wunderbares Erzählen, p. 29-50. 28 Voir à cet égard Roswitha Böhm, « La participation des fées modernes à la création d’une mémoire féminine », dans : Les femmes au Grand Siècle. Le Baroque : musique et littérature. Musique et liturgie. Actes du 33 e congrès annuel de la NASSCFL (Arizona State University, Tempe, May 2001), tome II, éd. par David Wetsel et Frédéric Canovas, Tübingen, Gunter Narr, 2003 (Biblio 17, vol. 144), p. 119-131. Femme de lettres - femme d’aventures 143 En dépit des efforts entrepris par ces dernières, la paternité de leurs œuvres est mise en doute par des critiques polémiques dès la fin du XVII e siècle - un doute qu’exprimeront également les historiens de la littérature des époques futures. Par ailleurs, les contes de fées font l’objet de critiques réitérées quant à leur structure narrative non-linéaire, leur extrême longueur et le nonrespect de la règle de vraisemblance. Au niveau du style, on leur reproche leur manque de simplicité et de naturel. La liste des critiques que suscitent les contes de fées illustre à quel point l’art poétique classique fondé sur l’ordre et la raison était devenu déterminant pour l’évaluation de la qualité des œuvres littéraires. Il fera également autorité durant les siècles suivants. Contrairement à l’hypothèse habituelle selon laquelle les auteurs féminins n’auraient été exclus du canon français qu’au cours de la seconde moitié du XIX e siècle, avec les débuts de l’historiographie (littéraire) positiviste et scientifique, 29 une analyse systématique de quelques histoires littéraires du XVIII e au XX e siècle montre que Marie-Catherine d’Aulnoy et ses consœurs étaient déjà considérées comme des cas d’exception au XVIII e siècle. 30 Il y a différentes raisons à cela. L’attitude défensive des critiques littéraires vis-à-vis du genre des contes de fées s’explique entre autres par la condamnation du merveilleux enfreignant le principe de vraisemblance et les idées des Lumières. 31 Le pouvoir de définir le bon goût littéraire et le bon usage linguistique n’appartient plus à l’élite mondaine, mais revient dans une mesure toujours plus grande à la critique et à l’histoire littéraires marquées d’une empreinte de plus en plus bourgeoise. Au cours de la première moitié du XIX e siècle, sous l’influence de l’historiographie littéraire d’inspiration classique et conservatrice, l’histoire de la littérature se rétrécit, passant d’une histoire littéraire à tendance humaniste à une histoire de la littérature qui ne garde désormais en mémoire qu’un canon étroitement défini de « grands auteurs ». Les catégories normatives du goût longtemps prédominantes dans le sillage de l’art poétique fondé sur les principes de simplicité et de rationalité n’admettent dans ce canon national que les auteurs incarnant l’esprit français défini comme tel dans un raisonnement circulaire. Ici, toutes les exagérations successives des 29 Cf. Gianna Pomata, « Partikulargeschichte und Universalgeschichte - Bemerkungen zu einigen Handbüchern der Frauengeschichte », L’Homme. Zeitschrift für Feministische Geschichtswissenschaft 1 (1991), p. 5-44 ; Renate Baader, « Lanson und die bürgerliche Vernunft : Frauen im Kanon der französischen Literatur », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte 18 (1994), p. 202-218. 30 Cf. pour une telle analyse Böhm, Wunderbares Erzählen, p. 67-98. 31 Cf. David J. Adams, « The ‹Contes de Fées› of Madame d’Aulnoy. Reputation and Reevaluation », Bulletin of the John Rylands University Library of Manchester 76.3 (1994), p. 5-22, surtout p. 9 sq. 144 Roswitha Böhm influences romanesques et pastorales d’Espagne et d’Italie sont déjà perçues comme des écarts, et les irréguliers et attardés sont condamnés au nom d’une politique uniformisante du juste milieu. 32 Aussi, la plupart des auteurs féminins qui se tournent vers des genres non soumis aux normes esthétiques, comme la lettre, le roman, le dialogue ou les contes de fées, sont considérés comme des corps étrangers qu’il s’agit d’exclure. L’histoire littéraire inspirée du positivisme scientifique qui s’était fixé pour objectif d’explorer les faits sans porter de jugement de valeur, se détournant ainsi consciemment de l’intuition subjective, ne parvient pas toujours non plus à faire abstraction de ses préférences personnelles. De même, les tendances misogynes peuvent aussi jouer un rôle dans la représentation de la culture littéraire féminine et son évaluation. 33 Quant aux histoires littéraires qui paraissent au XX e siècle, elles se concentrent la plupart du temps également sur quelques auteures canoniques comme Mademoiselle de Scudéry, Madame de Sévigné et Madame de Lafayette, en se contentant juste de mentionner et de garder en mémoire le nom des autres écrivaines. 34 Il existe cependant des exceptions : certains ouvrages de référence comme le Dictionnaire des littératures de langue française proposent des portraits relativement détaillés de Marie-Catherine d’Aulnoy. 35 Il semble qu’il soit plus facile d’intégrer des auteures comme Madame d’Aulnoy dans des ouvrages de compilation que dans une histoire littéraire narrative. Il va de soi que chaque histoire de la littérature doit procéder à une sélection pour pouvoir raconter l’histoire. 36 Mais même en tenant compte de cette contrainte matérielle, force est de constater que cette sélection se fait généralement en conformité avec la tradition transmise et au détriment des auteurs féminins. En effet, même les histoires littéraires orientées vers des questions « progressistes », historico-sociales ou socio-littéraires ont recours aux clichés transmis lorsqu’elles présentent Marie-Catherine d’Aulnoy, l’excluant ainsi 32 Friedrich Wolfzettel, Einführung in die französische Literaturgeschichtsschreibung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1982, p. 135. 33 Voir notamment Gustave Lanson, Histoire de la littérature française [1894], Paris, Hachette, 18 1924, p. 166 sq sur Christine de Pizan. Pour la « Troisième République des Lettres » voir Myriam Maître, Les Précieuses : Naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, Champion, 1999, p. 28-34. 34 Cf. Faith E. Beasley, « Altering the Fabric of History : Women’s Participation in the Classical Age », dans : A History of Women’s Writing in France, sous la dir. de Sonya Stephens, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 64-83, p. 75. 35 Dictionnaire des littératures de langue française, sous la dir. de Jean-Pierre Beaumarchais, Daniel Couty et Alain Rey, 4 vols., Paris, Bordas, 1994, vol. 1, p. 114. 36 Cf. Margaret J.M. Ezell, Writing Women’s Literary History, Baltimore/ Londres, Johns Hopkins University, 1993, p. 2. Femme de lettres - femme d’aventures 145 du canon. 37 Si Charles Perrault était autrefois considéré comme le conteur par excellence du fait de la simplicité et vraisemblance de ses contes conformes au goût classique, ce sont désormais d’autres raisons qui motivent sa prééminence, à savoir l’adaptation de ses contes au folklore national, adaptation que lui seul aurait soi-disant réussi, et l’intégration de la « voix du peuple » dans le panthéon de la « haute littérature ». 38 Certes, bon nombre d’auteurs masculins dont l’œuvre littéraire se compose de genres mineurs divers se voient ainsi également exclus du contexte de transmission. Les auteurs féminins sont cependant confrontés à des difficultés supplémentaires, si bien qu’il semble que « le sexe […] soit une catégorie, quoique pas la seule, […] qui régisse les processus culturels de la mémoire et de l’oubli de manière tout à fait décisive ». 39 Conclusion : stratégies narratives du conte merveilleux La contre-esthétique inhérente aux contes de fées de Madame d’Aulnoy allant à l’encontre de l’idée classique de l’unité a sans aucun doute également fait obstacle à la réception et à la canonisation de ceux-ci. Les caractéristiques principales de cette contre-esthétique qui ont été esquissées au début de cet article sont aujourd’hui interprétées par la recherche comme faisant partie d’une stratégie narrative délibérée du conte merveilleux. Cette conception de la littérature basée sur la variété, la nouveauté, la diversité et l’affranchissement des contraintes imposées par les règles s’inscrit dans un contexte historique social et culturel. 40 Après l’échec de la Fronde, l’ancienne noblesse dépossédée du pouvoir politique oppose un idéal de comportement frivole et enjoué aux valeurs directrices de la classe montante 37 Cf. Littérature française, sous la dir. de Claude Pichois, 16 vols., Paris, Arthaud, 1968-1979 ; vol. 8 : René Pomeau, L’Âge classique III. 1680-1720, Paris, 1971, p. 110 : « Que dire d’une Madame d’Aulnoy, qui tenta de faire condamner à mort son mari, et mêla aux profits de l’intrigue ceux de la polygraphie : livres de dévotion, contes de fées, romans. Le discrédit des auteurs ajoutait à celui du genre. » 38 Cf. ibid., p. 110 sq. ; et aussi Manuel d’histoire littéraire de la France, sous la dir. de Pierre Abraham et Roland Desné, 6 vols., Paris, Éd. Sociales, 1965-1982 ; vol. 2 : 1600-1715, p. 418 sqq. 39 Margarete Zimmermann, « Gender, Gedächtnis und literarische Kultur : Zum Projekt einer Autorinnen-Literaturgeschichte bis 1750 », dans : Gender Studies in den romanischen Literaturen : Revisionen, Subversionen, sous la dir. de Renate Kroll et Margarete Zimmermann, 2 vols., Francfort-sur-le-Main, dipa, 1999, vol. 1, p. 29-55, citation p. 33 sq. 40 Cf. Joan DeJean, « 1654 - Les salons, la préciosité et l’influence des femmes », dans : De la littérature française, sous la dir. de Denis Hollier, Paris, Bordas, 1993, p. 287-292, surtout p. 289. 146 Roswitha Böhm de la grande bourgeoisie et de la noblesse de robe et, à la recherche d’un domaine de valorisation personnelle et aristocratique, se tourne vers l’art et la littérature. 41 Les genres littéraires non canoniques, s’adressant à un public sociologiquement constitué de la noblesse et ayant pour fin principale de divertir, développent une esthétique propre à l’opposé des principes classiques d’unité et de concentration. Les contes de fées participent eux aussi de cet idéal de divertissement sur lequel se fonde l’attitude de badinage et qui reflète le souci de conserver, au moins dans les questions ayant trait au style et à la composition, l’illusion de la liberté, perdue dans le domaine politique. 42 De par le discours littéraire qu’ils véhiculent sur les rôles sociaux et les valeurs sociétales, sur la mascarade des sexes et le moi authentique et finalement aussi sur l’être et le paraître au sein d’une société organisée selon un cérémonial strictement absolutiste, un moment de révolte et d’aspiration à la liberté est inhérent aux contes de fées de Madame d’Aulnoy. De plus, à travers la perspective de genre qui les sous-tend, ils remettent en question l’ordre traditionnel des sexes. C’est cet équilibre subtil entre l’affirmation de la forme et du contenu et leur remise en question simultanée et parodique qui fait le charme spécifique des contes de fées de Marie-Catherine d’Aulnoy. C’est également l’une des raisons de la réception ambivalente de son œuvre oscillant entre mémoire et oubli. 41 Cf. Erich Köhler, « Je ne sais quoi. Ein Kapitel aus der Begriffsgeschichte des Unbegreiflichen », Romanistisches Jahrbuch VI (1953/ 1954), p. 21-59, surtout p. 37. 42 Cf. ibid., p. 25. Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Mademoiselle de La Force, une princesse de la République des Lettres Charlotte Trinquet Inconnue du grand public moderne et presque oubliée des critiques, Charlotte-Rose de Caumont de la Force était renommée par ses contemporains aussi bien par son talent d’écrivain et son esprit vif et plaisant que par sa vie à la cour de Louis XIV. Dans une lettre du 27 septembre 1720, Madame rappelle que : « Les Mémoires de la Reine Marguerite de Navarre sont un roman composé par Mademoiselle de la Force ; & la vie de cette Demoiselle est elle-même un roman. Elle est d’une grande & bonne maison : mais excessivement pauvre. » (48) En écho aux propos de Madame, au fil des siècles, la production narrative de Mlle de La Force a fini par se confondre avec l’auteur, et l’on trouve de nos jours une fictionnalisation de sa vie qu’elle n’aurait sûrement pu imaginer de son vivant. Elle-même victime de ce qu’elle aurait inventé, il est maintenant difficile de séparer sa biographie véritable d’une suite d’anecdotes romanesques que la postérité aura bien voulu conter. Dans cet article, il s’agira d’une part de présenter les faits de sa vie qui semblent les plus réels, en laissant de côté les légendes. Ensuite, nous examinerons sa production littéraire en fonction de l’opinion de ses contemporains et éditeurs. Enfin, il sera question de cerner l’apport de Mlle de La Force dans l’écriture féminine du XVII e siècle, tel qu’il est analysé par la critique moderne. Charlotte-Rose de Caumont, une demoiselle qui « mérite qu’on tente de la faire revivre » (Tallemant des Réaux 89) Mlle de la Force descend d’une grande famille huguenote du Périgord, remontant au XI e siècle. Elle serait née vers 1650 à « Castelmoron près de Bazas » du marquis de Castelmoron et de Marguerite de Viçose. (La Force 59) Elle est donc La Force par son père et Castelnau par les liens maternels, ce qui l’apparente à une autre conteuse célèbre de l’époque, Henriette-Julie de Castelnau, comtesse de Murat. Au château de La Force vivait alors son grand-père, Jacques de Caumont, fils du duc assassiné lors de la St Barthélémy, premier duc de La Force et premier pair et maréchal de France de sa 148 Charlotte Trinquet maison. Né en 1558, il « employait les dernières années de sa longue vie à faire un recueil des choses les plus remarquables qui lui étaient advenues » (La Force 55), recueil dont Mlle de La Force se servira plus tard pour rédiger une biographie restée manuscrite de cet honorable personnage (Fröberg 11). Selon Barrière, chez les La Force, « la culture et même la pratique littéraire […] sont de tradition. » (Fröberg 7) Ingrid Fröberg, qui après Claude Dauphiné a fait un travail de déchiffrage biographique remarquable, note que Charlotte-Rose est souvent confondue par les critiques avec l’ainée de ses trois nièces, (filles de Jacques-Nompar de Caumont (1632-99), duc de La Force et pair de France en 1678) qui aurait aussi déferlé la chronique de l’époque pour ses amours avec le dauphin. C’est celle-ci qui était fille d’honneur de la dauphine. 1 Charlotte-Rose était fille d’honneur de la reine (Storer 110), fonction qu’elle aurait rempli jusqu’en 1673. 2 Par la suite elle sera nommée demoiselle de compagnie auprès de Marie de Lorraine, duchesse de Guise et de Joyeuse (La Force 59) dont elle se sépare « d’assez mauvaise grâce » (Madame 49, Fröberg 8). Elle était amie avec Mademoiselle (Anne-Marie d’Orléans), et composa en son honneur un poème pour son mariage en 1684 avec le duc de Savoie (Victor Amédée II), poème repris dans le Mercure galant et introduit ainsi : Voicy une nouvelle Balade, à laquelle je suis seûr que vous ne pourrez refuser l’approbation qu’elle a reçeuë icy de tous ceux qui rendent justice aux belles choses. Elle est […] faite par Mademoiselle de la Force. Son esprit est connu de tout le monde, & on convient qu’il est digne de son cœur et encore plus grand que sa naissance, quoy qu’elle soit des plus illustres du royaume. (MG, mars 1684) Selon Fröberg, « ce périodique se fera, pendant plusieurs années, le porteparole de ceux qui admirent le talent de Mlle de La Force. » (9) En 1685 ou 86, Mlle de La Force abjure le protestantisme et reçoit pour l’occasion une pension royale de 1.000 écus par an. Madame rapporte qu’en juin 1687, Mlle de La Force aurait tenté d’améliorer sa situation financière en s’unissant à Charles Briou, seigneur de Survilliers, « un jeune homme de vingt-cinq ans, très bien fait & très aimable » (52), qui de surcroît était « fort riche. » (Dangeau, t. 2, 47) Madame, qui a rencontré les nouveaux mariés logés provisoirement à Versailles par Louis XIV, raconte que Mme de Briou passait beaucoup de temps chez la dauphine, « qui l’aimait beaucoup à cause de son esprit. » (52) Mais l’idylle est de courte durée et une semaine 1 Voir Dangeau, t. 1, 358 sq., 362, 368, 380 ; t. 2, 68, 96, 98, 100, 101, 103, 117. Cité dans Fröberg 7. 2 Voir La Force 59, MG du 7 juin 1687, Fröberg 8. Mademoiselle de La Force, une princesse de la République des Lettres 149 plus tard, le père du nouvel époux vient demander l’annulation du mariage au roi (Dangeau t. 2, 49) et enferme son fils à Saint-Lazare, jusqu’à ce que celui-ci consente à rompre son mariage. Il en sort en décembre 1687, et après un procès qui dure deux ans, le parlement les condamne pour « abus dans la célébration du mariage » à payer mille livres pour elle et trois mille pour lui, et les défend « de se hanter & fréquenter. » (Nupied 191) La Fontaine, qui a assisté à cette séance du parlement, semble suggérer à l’épleurée de sécher ses larmes en formant « une amitié nouvelle » pour laquelle il se serait bien mis sur les rangs, aux dires de Brunetière. (895) 3 L’aventure de ce mariage dissous, pourtant si véritable, ressemble étrangement aux histoires romanesques telles qu’on peut les trouver aussi bien chez Villedieu (Mémoires de la vie de Henriette-Sylvie de Molière, 1671-74) que chez Prévost (Manon Lescaut, 1731) dans le sens où dans les trois cas, il s’agit d’un jeune noble voulant épouser l’héroïne sans le consentement de sa propre famille et qui se retrouve en prison par l’intervention de son père. 4 Plutôt que de souligner comme Madame que la vie de l’ex-Mme de Briou est un roman, nous pourrions renverser le propos, à savoir que l’écriture romanesque était souvent mimétique de la société contemporaine dans le sens où seule cette écriture permettait d’ouvrir le débat sur des problèmes fondamentaux auxquels ne répondaient ni l’état ni le canon, débat auquel souscrivait toute la production littéraire féminine de l’époque. Cette idée est également soulignée par Kotin Mortimer : « L’on n’écrit plus pour raconter quelque chose de nouveau, de différent […], mais pour raconter le même au même, pour se portraiturer infiniment dans la fiction historique dont les narrateurs ressemblent aux personnages. » (107) Mlle de La Force reste à la cour jusqu’en 1697, où elle attire à nouveau l’attention à cause de couplets satiriques, appelés Noëls, qui lui sont attribués bien qu’elle n’ait jamais admis qu’ils étaient de sa main, et qui circulaient librement en France et en Hollande. Le 15 février, Dangeau note : « Mademoiselle de la Force, qu’on appelle communément madame de Briou, et qui a une pension du roi de 1.000 écus, a ordre de se retirer dans un couvent hors de Paris, moyennant quoi on lui conservera sa pension. » (t. 4, 72, Fröberg 11) Exilée chez les bénédictines à Gercy en Brie, elle n’obtient son pardon que le 14 janvier 1713, et Dangeau rapporte : « Mademoiselle de la Force, qui depuis plusieurs années avoit ordre de ne paroître ni à la cour ni à Paris, a obtenu la permission de revenir en ce pays-ci. » (t. 14, 324, Fröberg 12) 3 Sur cette affaire, voir Dauphiné 13-21.Voir aussi Fröberg 9-10, Berriot-Salvadore 404, Raynard 67. 4 A propos de Prévost, Fröberg note que Paul Hazard « fait un rapprochement entre Manon Lescaut et les récits secondaires renfermés dans Gustave Vasa. » (28) 150 Charlotte Trinquet Mlle de La Force meurt en mars 1724, après une longue vie entre la cour et l’exil, laissant derrière elle une production littéraire qui avait surtout pour but d’amuser ses amis, mais qui néanmoins constitue une étape importante dans l’écriture romanesque de la fin du siècle. « L’esprit est une des choses que j’aime le mieux » (Mlle de La Force XXIV) Comme beaucoup de ses amies érudites, Mlle de La Force embrasse la carrière littéraire par la poésie. Son Châteaux en Espagne, poème dédié à la princesse de Conti, et « l’admirable Epître que l’illustre Mademoiselle de la Force adressa à Madame de Maintenon » lors de la représentation d’Esther à Saint-Cyr, lui valent l’admiration de Lambert, qui y trouve « mille traits d’une imagination vive et brillante ». (Lambert 7-9, Dauphiné 81). Une autre fois, Hamilton, avec qui elle correspond, complimente un de ses pastiches en ces termes : « De mots heureux, naturel assemblage,/ Style naïf, éloquent badinage,/ Dans tes Ecrits, se joint à tour nouveau,/ Bref, Marot n’eut tant d’esprit en partage,/ Qu’il en reluit dans ton charmant Rondeau,/ La Force. » (Hamilton 64) Elle a également composé des poèmes dédicatoires au duc de Vendôme et à la jeune princesse de Conti, des étrennes à Mlle d’Elbeuf, des vers à la duchesse de Mantoue, sans oublier ses nombreux vers au roi lui-même et un fameux placet qui lui vaudra sa liberté en 1713. Surnommée Uranie par Desmay dans la dédicasse de son Esope du temps (1677), son érudition en matière de mythologie aussi bien qu’en ancien français lui vaut aussi d’être connue des lecteurs du Mercure galant en tant qu’Iris : « Les Vers, sçavante Iris, que tu viens de chanter,/ Feront avec honneur le beau Sexe vanter. » (Janvier 1702) Elle devient membre de l’académie des Ricovrati à Padoue en 1698, distinction qu’elle partage avec 8 autres « muses françoises » (Vertron 425 sq., Fröberg 23), dont son amie Mme Deshoulières, la latiniste Mme Dacier, les conteuses D’Aulnoy, Bernard, L’Héritier et Murat, et bien sûr Mlle de Scudéry, la dixième muse. Cependant, ce n’est pas par ses poésies que Mlle de La Force intéresse la critique d’aujourd’hui, mais par sa fiction narrative en prose, la plus volumineuse partie de sa production littéraire. Selon Michaud, La Force, et le marquis de La Grange dans son introduction aux Jeux d’esprit (1862), elle aurait commencé sa carrière de romancière en 1692 par une édition de contes de fées intitulée Les Fées, Contes des Contes, désormais introuvable. 5 Raynard signale que c’est en 1725 que l’on trouve une édition des contes reprenant ce même titre et signée par Mlle de La Force. (69) Néanmoins, en 5 Michaud 248, La Force 65 sq., La Grange XXV, Fröberg 21, voir aussi Berriot Salvadore 405, note 9. Mademoiselle de La Force, une princesse de la République des Lettres 151 1698, le Mercure galant annonce la parution de ses Contes des Contes sans en mentionner une éventuelle édition précédente : « Ces sortes d’ouvrages sont devenus fort à la mode. Ainsi, une demoiselle de qualité vient aussi de mettre au jour deux volumes intitulez Les Contes des Contes. Sil m’estoit permis de la nommer, son nom seul feroit juger de la beauté de ses Contes, même avant que de les lire. » (février 1698, c’est moi qui souligne) Mlle de La Force les aurait écrits en 1697 pour régaler ses amis « avant d’être publiés l’année suivante sans son consentement. » (Raynard 69) Notons également que Mlle de La Force n’a signé aucune de ses productions en prose, mais que leur attribution n’avait pas l’air de faire de doutes pour ses contemporains. 6 Ce serait donc par son Histoire secrète de Bourgogne, parue en 1694 en deux volumes chez Benard à Paris que Mlle de La Force entre dans la République des Lettres. Aux dires du Mercure galant, son « succès a esté fort grand » (juillet 1695). 7 Dédiée à Marie-Anne de Bourbon, princesse de Conti (fille de Louis XIV et de Louise de la Vallière) elle relate les aventures amoureuses de Marie de Bourgogne, fille unique du duc de Bourgogne, avec Charles d’Orléans, comte d’Angoulême, lors du règne de Louis XI. Le Journal des Sçavans, qui reconnaît en général les évènements de cette Histoire comme assez vraisemblables, y trouve agréables les « avantures galantes, auquelles [sic] le silence de deux siècles fait trouver aujourd’hui la grace de la nouveauté. » (21 juin 1694) Pour y trouver le fonds historique de ce premier roman, Mlle de La Force « a consulté et dépouillé, entre autres, Brantôme et Mézeray,Varillas et Vertot. » (Fröberg 15) Mais de par son style, cette Histoire, ainsi que toutes les autres qui suivront, s’inscrit directement dans la lignée de la littérature précieuse, en rappelant les grands romans précieux tels que L’Astrée, La Clélie et le Grand Cyrus, mais surtout la Princesse de Clèves et les romans de Villedieu. C’est de par la façon dont Mlle de La Force représente ses héroïnes en fixant leur « prix au dessus des autres […] c’est-à-dire déformées par cet amour propre disproportionné », mais également en mettant « peu d’ « histoire », mais beaucoup de romanesque et de précieux » que Raynard voit le lien avec les romans précieux de ses prédecesseurs. (69) Selon Berriot-Salvadore, Mlle de La Force « se range aussi au côté de Mlle Bernard […] ou de Mme d’Aulnoy […] en donnant plus de place à l’expression des sentiments qu’aux aventures proprement dites. » (406) En ce sens, elle reprend, comme ses contemporaines, le modèle offert par La Fayette vingt ans plus tôt. Mais 6 Vertron cite ses cinq œuvres déjà publiées dans sa Nouvelle Pandore en 1698, et le Catalogue des Livres nouveaux qui se vendent chez Michel Brunet, au Palais à l’enseigne du Mercure Galant complète la liste de Vertron en en donnant le prix et le format. (Fröberg 22-23, voir aussi 24 sur certains problèmes d’attribution) 7 Cette Histoire sera reimprimée plusieurs fois en France, traduite en anglais du vivant de Mlle de La Force (1723), et en allemand en 1745. (Fröberg 173) 152 Charlotte Trinquet Berriot-Salvadore, à la suite de Godenne, voit l’originalité de La Force dans sa création d’un « romanesque sentimental d’un type particulier, entre le romanesque galant imaginé par Segrais et le romanesque historique tel que l’a conçu Mme de Villedieu dans les Annales Galantes (406). 8 Après le succès de son coup d’essai, sa production littéraire va s’accélérer et Mlle de La Force va se spécialiser dans l’histoire secrète, et presque chaque année sur une période de neuf ans, elle va offrir une nouvelle œuvre au public : - Histoire secrète de Marie de Bourgogne (Lyon, Baritel, 1694, même texte que l’Histoire secrète de Bourgogne parue la même année.) - Histoire secrète de Henri IV., roi de Castille, Paris, Benard, 1695, La Haye, Van Dole, 1695, sous le titre : Histoire secrète de Henri IV., roi de Castille, surnommé l’impuissant au moins deux rééditions au XVIII e siècle ; - Histoire de Marguerite de Valois, reine de Navarre, sœur de François Premier, Paris, Benard, 1696 (2 vol.), rééd. 1696 (Amsterdam), 1719, 1720, 1783, réimprimée dans la Bibliothèque de campagne, et traduite en allemand (t. 1) ; - Gustave Vasa, Histoire de Suède, Paris, Benard, 1697-98 ; - Histoire d’Adelaïs de Bourgogne, 1698, restée inédite ; - Les Contes des Contes, déjà mentionnés, Paris, Benard, [1692 ? ] 1698 ; - Les Jeux d’Esprit, ou la Promenade de la princesse de Conti à Eu, 1701, inédits jusqu’en 1862 (Paris, Aubry, 1862) - Anecdote galante, ou Histoire secrète de Catherine de Bourbon, duchesse de Bar et sœur de Henry le Grand, Nancy, 1703 (sans privilège), rééd. en 1709, 1713, 1741 et 1882 sous divers noms. Elle se serait ensuite concentrée sur un recueil de Pensées chrétiennes qui sont restées manuscrites. (La Force 81) Mlle de La Force, « regardée comme l’arbitre des ouvrages de l’esprit » (Mercure Galant, Juillet 95) Les récits de Mlle de La Force ont dû marquer leur époque, car c’est apparemment d’après son Histoire secrète de Bourgogne que l’on a donné le nom d’ « histoire secrète » à ce genre en vogue à la fin du XVII e siècle, qui tient d’ailleurs plus de l’anecdote que de l’Histoire. (May 172) Selon Lenglet-Dufresnoy dans sa préface du Mémoire historique ou Anecdote galante et secrète de la duchesse du Bar […] (Bibliothèque des romans), le but d’un tel 8 C’est-à-dire, et selon Richelet, qu’elles ‹inventaient› des histoires de relations sexuelles des plus grands hommes du siècle précédent. Voir à ce propos DeJean 1991, 132. Mademoiselle de La Force, une princesse de la République des Lettres 153 récit est de corriger les erreurs de la vulgate historique, même si l’auteur « a de terribles idées des princesses, même les plus sages, puisqu’elle a pris trois des plus estimées pour le sujet de ses romans amoureux. » (Gevrey 329) Si ses contemporains semblent généralement l’apprécier malgré son interprétation très libre de l’histoire officielle, c’est aussi parce que le « succès de l’intrigue fait partie des archives de l’histoire (« nous en sçavions tous le sujet, » selon le marquis de Créqui [dans les Jeux d’esprit]). » (Kotin Mortimer 109) Dans l’Histoire de Marguerite de Valois, Mlle de La Force n’hésite pas à changer certains évènements historiques pour le bénéfice de son intrigue romanesque, si elle ne les invente pas totalement, ce qui fait dire d’une manière modérée à son éditeur La Borde en 1783 qu’ils sont « de la composition de Mlle de La Force ; ou bien elle a eu des mémoires si secrets qu’elle seule les a vus. » (Fröberg 18) Mais Bayle, poursuivant son opposition aux romans, déclare : « Quelle pitié ! qu’au lieu de l’Histoire véritable de cette princesse […], on nous donne des contes & des galanteries chimériques, sous un nom si digne de vénération ! » (Bayle 725, Fröberg 18) Ses contemporains ne sont pourtant pas tous d’un avis si radical, et selon l’abbé Faydit dans sa critique de Télémaque, Fénelon, qui connaissait Mlle de La Force, l’aurait consultée ainsi que sa parente Mme de Murat « pour apprendre d’elles le secret de faire de beaux Romans. » (Faydit 42, Fröberg 7) Son art, c’est justement comme le préconisait Scudéry en 1641 dans la préface d’Ibrahim ou l’Illustre Bassa, de faire coïncider l’Histoire connue de tous avec une intrigue romanesque servant à analyser la puissance de l’amour. Ses romans sont donc des fictions vraisemblables parce que « le mensonge et la vérité sont confondus par une main adroite, [et] l’esprit a peine à les desmêler. » (Scudéry, cité dans Berriot- Salvadore 409) De toutes manières, Mlle de La Force écrit pour ses amis, mais elle n’hésite pas à mentionner ses sources pour un public plus général, afin d’éviter un « défaut trop commun depuis quelques années parmi certains écrivains qui, mêlant la vérité avec des fictions, peuvent surprendre les lecteurs qui ne sont pas verséz dans l’histoire. » (Mlle de La Force, préface aux Jeux d’esprit XXXVI) L’influence de la romancière va s’étendre au siècle suivant, aussi bien par les rééditions de ses Histoires secrètes, que par des dramatisations et des copies de leurs intrigues. 9 De plus, selon Robert, Les surnoms que Mme de Graffigny distribue généreusement sont souvent empruntés à des contes de fées : son principal correspondant, Devaux, est surnommé « Panpan », personnage principal du conte de Mlle de La Force, La Bonne Femme […] si elle ne cite jamais Perrault, en revanche trois contes de Melle de La Force reviennent avec insistance dans ses lettres : Tourbillon, Vert et Bleu, Le Pays des Délices. (332) 9 Voir Fröberg 157-65 sur l’influence de Gustave Vasa au XVIII e siècle en Europe. 154 Charlotte Trinquet Jones et Waldberg remarquent encore que le caractère romanesque sinon mélodramatique des romans de La Force et de d’Aulnoy annoncent déjà Prévost. Mais chez La Force, il existe des descriptions de la nature qui lui sont tout à fait propres et « susceptibles de créer une ambiance romantique. » (Waldberg (1906) 249 sq., Jones (1966) 206, Fröberg 28) Mlle de La Force, dans Gustave Vasa par exemple, crée des espaces romanesques selon des descriptions des paysages suédois qu’elle a obtenus de seconde main, tout à fait innovateurs et annonciateurs du romantisme. (Fröberg 163) Selon Lucien Maury à propos du même roman, « on voit poindre ici le sentiment romantique des beautés naturelles, le goût des vastes solitudes et des poétiques déserts. » (Maury 361, Fröberg 159) « Que la bienséance [règne] partout » (Mlle de la Force 148) Mlle de La Force inaugure dans ses romans historiques un aspect qui ne sera repris que bien plus tard par les romanciers du XIX e siècle : ses romans suivent des liens de parenté de l’un à l’autre : l’héroïne de son deuxième roman, Histoire de Marguerite de Valois, est la fille du duc d’Angoulême, le héros de l’Histoire secrète de Bourgogne (Berriot-Salvadore 406) ; Christine de Danemark, l’un des personnages principaux de Gustave Vasa, est l’arrière petite-fille de Marie de Bourgogne, l’héroïne de son premier roman. (Fröberg 27) En liant la généalogie à l’Histoire de plusieurs nations, elle semble vouloir dépasser le travail de Varillas en prouvant que l’anecdote galante est l’un des ressorts essentiels de la politique de son temps. Elle prétend ainsi écrire une « Histoire secrète qui veut attester le pouvoir des sentiments et des passions sur la destinée des nations. » (Berriot-Salvadore 411) Le roman peut-être le plus important de sa production littéraire est Les Jeux d’esprit de par le fait que le « Jeu du Roman », dernière partie du récit, contiendrait le seul compte-rendu contemporain de l’écriture de salon. (DeJean 1991, 73) Le jeu consiste à trouver un sujet historique en commun, et chaque participant est chargé de continuer l’histoire là où l’a laissée son prédécesseur. Ce qui est particulier, c’est que les conteurs prétendent être témoins du récit qu’ils improvisent, et se transmettent le rôle de conteur en invoquant leurs connaissances particulières, ce qui paraît satisfaire la princesse de Conti puisqu’on « croirait presque qu’elle a été faite d’une seule main. » (Mlle de La Force 147) Pour Joan DeJean, Quand elle mélange la voix d’un auteur avec celle du prochain, La Force reproduit l’aspect le plus étonnant de l’écriture de salon, sa dévalorisation de la créativité individuelle. A l’inverse le personnel est asservi à la volonté collective littéraire, à savoir le projet collaboratif qui célèbre la vie commune du salon. (De Jean 1991, 74, ma traduction) Mademoiselle de La Force, une princesse de la République des Lettres 155 Le « Jeu du Roman » transcrit aussi en détail la politique d’écriture de Mlle de La Force, dont « l’usage du monde et de la cour » (148) est de rigueur en cette fin de siècle. En ce sens il s’inscrit presque comme un manifesto de l’écriture féminine aristocratique, à l’inverse d’une écriture masculine et bourgeoise, et préconise la façon de « parvenir à cet art difficile, où il faut suivre la nature en tout, et sans « s’élever au sublime », parler « noblement » dans une langue variée et élégante qui respecte les bienséances. » (Berriot-Salvadore 407) Un autre aspect tout aussi intéressant est celui de l’emboîtement des dates qui constituent le récit : Les Jeux d’esprit sont composés (en exil forcé) en 1701, le récit-cadre situe l’histoire à Eu (en exil volontaire) en 1615, et le « Jeu du Roman » prend place vers 1349. Comme l’a noté Kotin Mortimer, « l’histoire racontée attribue à l’Histoire une clôture qu’elle ne possedait pas. Telle est la finalité du roman - marquer une période dans l’Histoire pour retrouver un centre perdu. » (113) Ce centre perdu est « la figure lumineuse du pouvoir féminin » (114), pouvoir que Mlle de La Force place d’ailleurs au centre de tous ses récits en prose. Il s’agit donc de mettre « en abyme le pouvoir du genre feminin par excellence » en s’appropriant « ce pouvoir propre à l’histoire, cette sémiologie de la clôture » pour l’actualiser « en lui donnant une voix féminine, aux fins d’une politique de révolte en sourdine. » (116) Dans cette perspective, Mlle de La Force donne à la fin des Jeux d’esprit la parole à la princesse de Conti, pour rendre hommage à Marie de Médicis, qui fait partie des « reynes des reynes », et qui rappelle les promeneurs à elle, prouvant ainsi que sa puissance et son autorité est respectée par le groupe, et remettant par là le discours du roman dans le cercle de l’aristocratie féminine. « … Ces témoignages d’amour … » (L’Enchanteur, CF, t. 6, 51) Concluons par ce qu’il y a peut-être de plus marquant dans les récits en prose de Mlle de La Force et qui a sûrement contribué à sa réputation de libertine, à savoir l’érotisme : l’amour physique est souvent mentionné explicitement, dans les limites de la bienséance. Elle va plus loin dans ses évocations que ses contemporaines et semble pousser ses lectrices à l’assouvissement des désirs physiques, tant que la passion le permet sans qu’il n’en coûte : « Que l’on soit satisfait au gré de ses désirs,/ On trouvera que les plaisirs/ Sont moins sensibles que les peines. (Derniers vers de la morale de La Puissance d’Amour, CF, t. 6, 183) Bienséance ou pas, l’adultère par exemple n’est jamais censuré par la romancière qui ne semble pas y trouver de quoi faire un cas de morale. D’un autre côté, et en cela elle est unique, Mlle de La Force semble préconiser la poursuite de l’amour, physique ou passionnel, jusque dans les liens du mariage, et pousse ses héroïnes à surmonter les pires obstacles pour épouser leur amant. C’est souvent le cas dans ses contes de fées (Persinette, 156 Charlotte Trinquet L’Enchanteur) où le cadre fictionnel lui permet de plus grandes libertés que dans ses romans historiques. C’est aussi le cas dans la ‹fable› du « Jeu du Roman », où les deux héros « épousent les Princesses qu’ils aimoient. Ils les aimèrent encore depuis, et ils firent voir qu’une possession légitime n’éteint pas toujours l’amour. » (Mlle de La Force 144) Il faut donc replacer son discours dans la tradition féministe de la deuxième moitié du XVII e siècle, dans le débat de ce que Joan DeJean appelle le « mariage en crise. » (1997, 57) Mlle de la Force y apporte un angle nouveau en créant une « nouvelle réalité » (Kotin Mortimer 116) dans laquelle le mariage n’est pas forcément la négation de la femme. Ainsi, dans la continuité de ce que La Fayette avait entamé vingt ans plus tôt, l’écriture romanesque de Mlle de La Force rejoint à sa façon les multiples voix de ses contemporaines, en promulgant un style de récits spécifique à l’aristocratie féminine, et en répondant à un besoin de libertés physique et textuelle que les romancières françaises n’auront pas la chance de jouir longtemps. 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Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) Comptes rendus Jean Balsamo, Vito Castiglione Minischetti, Giovanni Dotoli (éds.) : Les Traductions de l’italien en français au XVI e siècle, Fasano/ Paris : Schena/ Hermann, coll. « Biblioteca della ricerca, Bibliographica 2, Bibliothèque des traductions de l’italien en français du XVI e au XX e siècle, 4 », 2009. 479 p., 32 il. Ce quatrième volume, centré sur la Renaissance, de la Bibliothèque des traductions s’ajoute à ceux déjà parus et consacrés aux XVII e - XIX e siècles. Cette série méritoire, éditée par Giovanni Dotoli et Vito Castiglione Minischetti, profite de l’appui de la Bibliothèque nationale de France et de tout un réseau européen de bibliothécaires. Il enregistre plus de 1500 titres et encore beaucoup plus de volumes puisque les différentes éditions d’un même ouvrage sont soigneusement répertoriées. L’inventaire des sources bibliographiques (429-444), un index des traducteurs (445-448), des lieux d’impression, des imprimeurs et des libraires (449-458), des auteurs, des titres anonymes et des noms cités (459-478) en facilitent la consultation. Les titres anonymes comprennent la plupart des anthologies, mais ce sont souvent des brochures, dont le statut de traduction est parfois incertain ou dont la traduction se base sur un texte déjà traduit du latin en italien (surtout ceux rassemblés sous l’intitulé Jésuites, 253-262). Ils informent sur un événement ou un fait divers, s’ils ne sont liés à des préoccupations de l’époque comme la menace de l’invasion turque (Turcica, 396-420). La reproduction de 32 pages de titres visualise ce fonds dont celle du Courtisan de Castiglione (1537) est aussi belle que celles du Roland furieux (1543) et de Serlio (1545) ou du Songe de Poliphile (1546). Les quatre éditions de ce dernier ouvrage (170-171) sont enregistrées sous Colonna, Francesco, décision raisonnable selon nous, quoique l’attribution de ce songe célèbre à Colonna soit toujours contestée par quelques spécialistes. Une copie de tous les livres répertoriés est localisée, de préférence dans la BNF, sinon dans les bibliothèques de Paris ou de province, et seulement dans une bibliothèque étrangère, quand on n’en trouve aucune en France. Cette localisation importe puisqu’elle permet d’éliminer les indications fantaisistes qu’on trouve dans quelques bibliographies, et elle encourage à rechercher les copies dont on possède un témoignage fiable sans savoir où elles sont conservées. Le présent volume profite du Répertoire 160 Œuvres et Critiques des traductions françaises d’ouvrages italiens : 1570-1600, achevé en 1988 par Jean Balsamo, mais resté malheureusement inédit. Cette base solide de toute l’entreprise est complétée par la prise en compte du siècle entier, les autres décennies du siècle n’apportant toutefois que des résultats nettement inférieurs. Pourquoi le dernier tiers du siècle mène-t-il à l’essor des traductions de l’italien ? Jean Balsamo explique ce phénomène surprenant dans son introduction (15-64) où il présente une synthèse magistrale de ses multiples travaux publiés jusqu’alors sur ce thème. Nous conseillons vivement d’étudier cette cinquantaine de pages. Il faut disposer de la compétence de Balsamo pour évaluer l’importance des différentes parties du siècle en ce qui concerne les traductions de l’italien. Il situe le travail des traducteurs dans le cadre plus vaste de l’histoire du livre, de la civilisation de l’époque et de la littérature. Ses développements sont précieux pour le critique qui y trouve un panorama passionnant des différents aspects qui déterminent le marché des traductions, section particulièrement difficile à saisir de la production et de la diffusion des livres. La notion de littérature qui s’imposera au XVIII e siècle n’affecte qu’une petite partie des œuvres répertoriées qui relèvent de la perspective plus large des litterae, concept qui englobe les textes en langage vernaculaire ressortant de l’étude des auteurs grecs et latins. Cette notion de litterae est absente du présent volume qui écarte la littérature néo-latine pour se concentrer sur la littérature vernaculaire. Le Recueil de sentences notables (1568) traduits des langues latine, italienne et espagnole de Gabriel Meurier et toute la production abondante de ce compilateur de sentences (294-295) entre, grâce à l’italien, dans cette bibliographie. On pourrait contester cette décision en renvoyant à l’importance du latin dans la république européenne des lettres, mais on peut aussi bien la défendre par l’intention de focaliser l’attention sur la spécificité du rapport franco-italien dans le domaine littéraire. Le principe reconnaissant, que les « traductions sont une forme d’imitation qui permet l’appropriation » (16) vaut pour tous les siècles, mais, au XVI e siècle, les traductions de l’italien modifient « le texte d’origine pour en faire un texte français » (17). On utilise alors la traduction « à l’édification du monument » (19) de cette langue. Le champ littéraire que nos historiens de la littérature mettent au premier plan n’acquiert que tardivement cette importance. Balsamo illustre cette spécificité par de nombreux exemples dont celui de François Gilbert de La Brosse nous semble très typique. La Brosse traduit le traité de Paolo Paruta La Perfection de la vie politique (1582), qui a contribué beaucoup « au mythe politique de la libre Venise » (27), mythe « analysé et critiqué par Bodin et Gentillet » (27). On ne s’attendrait pas à la mise en relief de cet ouvrage dont la bibliographie n’enregistre qu’une seule édition (325-326) tandis que d’autres sont réimprimées plusieurs fois, mais cette œuvre de Paruta révèle toute une conjoncture des rapports franco-italiens. Dédiée à Comptes rendus 161 Mathieu Cointrel, futur secrétaire, puis préfet de la Secrétairerie pontifical aux Brefs pour les Princes, cette traduction réclame - dans les pièces liminaires - l’héritage « de la tradition prestigieuse de Bembo et des cicéroniens italiens » (28) afin de rendre la langue française « florissante et excellente, sur le modèle des langues classiques, confirmant que le français était devenu une langue ‹grammaticable et capable de sciences, principalement divines et salutaires› » (28). Cette dernière citation renvoie à une préoccupation de cette époque qu’on risque de négliger face au succès européen du classicisme français. La Brosse, dont la traduction est une des seules « de l’époque à se rattacher de façon aussi précise aux leçons du ‹voyage d’Italie› » (31), souligne sa maîtrise de plusieurs langues afin d’interpréter son choix linguistique comme un parti pris pour la langue française et de signaler qu’elle participe désormais « avec les anciennes langues de culture au discours commun de la vérité » (30). Son attitude est à l’opposé de l’ « italophobie, économique et politique, dont les protestants, Estienne, Gentillet ou Hotman avaient été les hérauts » (31). Cet aspect de controverse religieuse se révèle quand il rend hommage au père jésuite qui l’avait encouragé à traduire un petit traité spirituel anonyme pour témoigner ses sympathies vis-à-vis de la réforme tridentine. Selon Balsamo, les jésuites espéraient voir succéder à « l’ancienne communauté savante des érudits de langue latine […] une communauté dévote, réunie par une même foi, une langue de culte, et l’échange des langues par l’intermédiaire de la traduction » (32). Il situe dans ce contexte les deux traductions du Prince de Machiavel, parues simultanément en 1553. Le montage avec d’autres ouvrages du Florentin est dû aux « pratiques de librairies « (62) et nullement à une stratégie politique. Gentillet le critique en inventant « la notion de machiavélisme » (62). La traduction de Paruta ainsi que celle de la Raison d’Etat de Botero, publiée en 1599 en édition bilingue après Le Mépris du Monde de 1585, 2 1586 (141) du même auteur, s’inscrivent dans ce débat sur Machiavel. Un grand nombre de titres répertoriés relève de la littérature spirituelle. L’éloquence asianiste de Cornelio Musso, invité par le pape Paul III à faire le 13 décembre 1545 le discours d’ouverture du Concile de Trente, a son écho en France. Ses sermons sont traduits dès 1574 (305-308), surtout par Gabriel Chappuys qui travaille sur commande des libraires. De même Francesco Panigarola, prédicateur éloquent adoré de ses compatriotes, (319-323) bien que son intervention à Paris, illustrée par un recueil de 1592 et traduite par Pierre Matthieu, soit restée sans succès pour la Cour pontificale. Son échec à enchanter les Parisiens par son abondance oratoire illustre la résistance à l’asianisme italien dont les orateurs et les magistrats de l’époque de Louis XIV prennent nettement leurs distances. Le XVI e siècle « a connu un moment favorable à ces traductions, compris entre les années 1530 voire seulement 1543, et 1585 » (63). Jusqu’en 1530, 162 Œuvres et Critiques quelques « traductions d’occasionnels liés aux guerres d’Italie » (20) existent, mais les œuvres du canon poétique sont absentes, tandis qu’à la fin du règne de François I er , on « voit une exceptionnelle floraison de grandes traductions littéraires élaborées à la cour et pour la cour » (21). Une première version en prose du Roland furieux d’Arioste sort en 1543 à Lyon. Lyon fait concurrence à Paris, mais « les libraires parisiens […] jouèrent le premier rôle dans la diffusion des traductions et dans leur élaboration » (48). A Lyon, Guillaume Rouillé publie l’original des « grands textes de la littérature italienne, Dante, Pétrarque ou Boccace » (46-47) tandis que L’Angelier édite à Paris entre 1574 et 1600 « 36 versions de l’italien dont 26 traductions nouvelles » (52). Gabriel Chappuys, le traducteur professionnel le plus prolifère, commence sa carrière en 1573 à Lyon qu’il quitte en 1583 pour aller à Paris où il travaille aux gages des libraires du Palais qui fournissent aux juristes des ouvrages de droit français et proposent « des nouveautés littéraires à un public plus mondain » (49). C’est pour eux qu’il traduit de nouveau le Roland furieux (1576) et éclipse ainsi la version lyonnaise, réimprimée jusqu’en 1572 et celle de Jean Fournier (1555) moins fortunée, sans parler des multiples traductions partielles ou des « imitations ». Deux des comédies d’Arioste, les Supposez et le Negromante, sont traduites et plusieurs fois éditées. Le succès du Roland furieux attire l’attention sur Roland l’amoureux de Boiardo (136-137). Le Décaméron de Boccace dans la version d’Antoine Le Maçon sort en 1545 et vingt réimpressions seront publiées jusqu’en 1607, dont deux ne sont pas localisées (129-131). Boccace est le modèle de la nouvelle, le Canzoniere de Pétrarque celui de la poésie amoureuse. C’est d’abord Marot qui donne « le modèle du sonnet » (54) par sa traduction fragmentaire (1539), ensuite celle de Vasquin Philieul (1548) « inventait le recueil d’Amours » (55). Supérieur est le nombre des réimpressions des Triomphes, traduits en prose par Georges de La Forge (1514), puis en vers par J. Maynier d’Oppède (ca 1539), Jean Ruyr (1588) et Philippe de Maldeghem (1600). La réception de l’épopée du Tasse « fut immédiate, contemporaine » (58) de celle en Italie même. Montaigne est « le premier français à citer, dès 1582, des extraits » (58-59) de la Jérusalem délivrée et d’Aminte, traduite plusieurs fois (386-390). On pourrait continuer cette énumération, mais ces quelques exemples illustrent déjà assez les données que cette bibliographie met à la disposition du critique littéraire. La présente bibliographie est très riche en informations. Elle servira désormais de repère indispensable à tous ceux qui font des recherches sur la littérature du XVI e siècle. Volker Kapp Comptes rendus 163 Thomas Stauder (éd.) : Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance. Contributions interdisciplinaires de cinq continents. Tübingen : Narr (éditions lendemains, 8), 2008. 480 p. Le neuf janvier 2008, Simone de Beauvoir aurait célébré son centenaire - c’est à l’occasion de cet anniversaire que le présent recueil n’honore pas seulement la vie et l’œuvre de l’écrivaine, mais fait aussi et surtout ressortir son actualité explosive. Ainsi, l’éditeur Thomas Stauder escompte-t-il illustrer ce qui jusqu’ici, tout particulièrement dans le domaine des études féministes et des gender-studies, n’a pas été suffisamment reconnu, à savoir le fait que Beauvoir « […] inspire encore aujourd’hui avec sa pensée la formation de la théorie féministe et qu’elle n’est pas devenue un fossile relégué à une vitrine du musée imaginaire des pionnières de l’emancipation. » (9). La force persuasive des conclusions et hypothèses élaborées au cours de ce volume relève déjà de l’abondance impressionnante des informations et approches provenant de différentes disciplines. Grâce à leurs arrière-fonds intellectuels respectifs, les auteurs (originaires de cinq continents, et pour la plupart féminines) des 33 articles rendent compte de l’interdisciplinarité qui réside dans les œuvres autobiographiques, fictives et théoriques de Beauvoir. Tout en étant sensible dans chaque article, ce procédé polyperspectiviste s’explique aussi par une présentation détaillée des auteurs, de leurs intérêts ainsi que domaines de recherche principaux (voir la fin du livre, 467-480). Mise à part la dimension féministe-existentialiste de ses textes - dimension qu’on attribuerait probablement le plus souvent et le plus facilement à Beauvoir - ce sont, par contre, les qualités et le potentiel sociologiques, historiques, anthropologiques, ethnologiques, politiques, poétiques ou psychanalytiques émanant de ses œuvres qui sont révélés. Si l’on considère que « [l]a force de l’œuvre beauvoirienne réside précisément dans cette recherche de l’équilibre entre l’écriture et la vie, la réalité et la fiction, la réflexion théorique et la pratique » (Leguen, 90), il est bien logique que, dans la même mesure où autobiographie, fiction, essai et traité se chevauchent chez Beauvoir, les articles de ce volume touchent également souvent à plusieurs aspects et disciplines académiques, tout en les combinant d’une manière fructueuse. Stauder arrange les communications d’une façon cohérente en quatre sections, en les regroupant en fonction des vecteurs (auto-)biographiques, philosophiques, littéraires ainsi que relatifs à la réception et l’actualité. De plus, il résume les idées et thèses foncières de chaque article dans une partie préliminaire très fouillée (9-44), de sorte que le lecteur peut structurer sa lecture à l’avance, et comprendre plus vite la liaison thématique entre les divers articles. Ceux qui se sont occupés des facettes (auto-)biographiques constatent avec unanimité que l’écriture beauvoirienne remplit aussi toujours une 164 Œuvres et Critiques fonction thérapeutique, par exemple en guise de travail de deuil suite à la mort de sa mère et de Sartre - événements que Beauvoir assimilait dans Une mort très douce respectivement La cérémonie des adieux (cf. Caute respectivement Fort). De même, Beauvoir s’est servie de l’écriture de soi, qui n’est jamais difficile à déchiffrer dans sa fiction, pour surmonter des traumatismes d’enfance refoulés, ainsi que sa jalousie face au succès littéraire et les amours de Sartre (cf. Schulz). Paradoxalement, Beauvoir fait de ce dernier, dans sa stratégie discursive, le symbole de l’autorité masculine, intellectuelle et créative, pour finalement confirmer, à l’aide de la reconnaissance reçue de la part de son « guide intellectuel » (Mokry, 108), sa propre autorité à elle, tout en combattant son « sentiment implicite de non-légitimité » (Mokry, 115). Quant à l’évocation d’une image en effet décidément critique de Beauvoir, sa correspondance (publiée maintenant) avec ses amours nécessaire (Sartre) et contingent (son amant américain, Algren) joue un rôle important. Ces lettres n’invitent pas seulement à décomposer le mythe que Beauvoir s’était créé d’elle-même (cf. Allen), mais elles dévoilent en outre l’humanité et les faiblesses humaines d’une femme, qui a souvent été considérée comme inattaquable, froide ou insensible. Dans ce sens, Seybert et Debrauwere-Miller signalent le déchirement interne et le conflit philosophique que Beauvoir devait braver à cause de sa relation passionnée et dévouée avec Algren - défi qu’elle maîtrisait en fuyant la « piège […] du ‹passionnel› » (135, Seybert). Du coup, elle a douloureusement choisi le pacte avec Sartre qui lui promettait une relation basée sur l’amitié égalitaire et la liberté personnelle, puisque, aux yeux de Beauvoir, nul autre que ce choix ne pouvait assurer et maintenir son existence indépendante en tant qu’écrivaine et intellectuelle : « […] en réalité, Beauvoir ne devient-elle pas une femme rompue par son impuissance à concevoir l’amour comme une ‹source de vie›, et non simplement comme une source d’écriture, certes inspirante ? » (Debrauwere-Miller, 155). Échangés sans aucune retenue par lettre entre Beauvoir et Sartre, les détails des plus intimes concernant leurs amantes partagées font preuve d’une cruauté étonnante (cf. Leguen, 103), qui s’oppose radicalement à l’idéal de reconnaissance et d’estime réciproques que Beauvoir revendique en général de la part d’autrui. En revanche, c’est justement la représentation inconditionnelle de soi qui marque les œuvres autobiographiques de Beauvoir et qui en constitue la force vitale, tout en les revêtant d’un caractère essayiste. Celui-ci se manifeste à travers l’exigence d’universalité, étant donné que, comme de Almeida/ G. Noronha le démontrent, « son désir autobiographique ne correspond ni à une nostalgie du passé et de l’enfance, ni au projet d’une autobiographie exemplaire. Cette entreprise représenterait plutôt le moyen privilégié d’une recherche qui dépasse l’individuel contingent […]. » (189). La deuxième partie qui focalise sur les aspects philosophiques remet en valeur l’engagement tant émancipateur qu’humaniste inhérent à l’éthique Comptes rendus 165 et à la philosophie existentielle de Beauvoir : d’une part, sous l’angle de son autonomie intellectuelle par rapport à Sartre, et d’autre part, en tenant compte de sa conscience sociale. Pour ce qui est des influences les plus dominantes sur la philosophie beauvoirienne, il y a d’abord les points de référence structuralistes et psychanalytiques (Lévi-Strauss, Freud, Lacan, cf. Bahovec), ainsi que les œuvres de Sade en tant que précurseur (perverti) de l’émancipation (cf. Stauder), qui sont mentionnés. Mais les noms les plus souvent cités dans ce contexte ne cessent d’être Sartre et Hegel. Green/ Roffey rappellent que la dialectique entre maître et esclave que Sartre reprend dans L’Etre et le néant remonte de fait à la lecture détaillée de Hegel entreprise par Beauvoir. A l’opposé de l’analyse pessimiste des relations intersubjectives menée par Sartre, ainsi qu’en contrastant avec la nature abstraite des théories hégéliennes, Beauvoir applique et transfère la lutte des consciences humaines à la relation entre les sexes : « […] c’est l’oppression des femmes qui s’explique par l’impérialisme de la conscience humaine. » (Green/ Roffey, 224). Beauvoir dépasse Hegel en cela qu’elle exige une transformation (marxiste) de la société ; dans cette société idéale, la reconnaissance de l’autre sexe ne devrait ni annuler son altérité, ni en entraîner forcément l’assujettissement. Cette forme d’altérité signifie, selon Moser, « […] la possibilité d’un choix conscient pour ou contre un projet explicitement féminin, ainsi que la possibilité de se mettre à la recherche de formes de vie nouvelles au-delà de la dichotomie des deux sexes. » (241). Concernant la question fréquemment soulevée et discutée d’une possible supériorité philosophique de la part de Sartre, c’est probablement l’hypothèse formulée par Green/ Roffey qui s’avère être la plus recevable et la plus convaincante : « La relation intellectuelle entre Beauvoir et Sartre doit être lue d’un point de vue dialectique. Aucun d’entre eux ne saurait devenir le philosophe mûr qu’il est devenu sans l’autre. » (222). L’orientation de ses propres actions en vue d’autrui, et la relativité de la liberté individuelle comme conséquence de la liberté inébranlable d’autrui, peuvent être considérées comme primautés de l’éthique beauvoirienne. Son engagement s’exprime, entre autres, par ses voix politique (cf. Arens sur Pyrrhus et Cinéas comme allégorie ‹existentialiste› justifiant la résistance contre le régime de Vichy), sociocritique (cf. Monteil sur l’essai révolutionnaire La vieillesse dont la problématique, dans notre temps marqué par la mondialisation et de navrants développements démographiques, prend plus que jamais de l’envergure) et éthique (cf. Castellanou sur la manière dont Beauvoir communique sa critique de - en même temps que son impuissance face à - l’‹inhumanité› de la science médicale). La troisième partie du présent volume est consacrée à la complexité des nouvelles et romans beauvoiriens, qui reprennent, dans leur majorité, les thèmes-clef traités auparavant : « Convaincue de la position privilégiée de la 166 Œuvres et Critiques littérature pour communiquer l’expérience humaine, Beauvoir a poursuivi l’exploration des liens entre la vie vécue, l’espace moral et ce qu’on peut nommer ‹la littérarité› » (Bjørsnøs, 325-26). Tandis que son premier recueil de nouvelles Quand prime le spirituel laisse entrevoir moins des approches pré-féministes que plutôt une « philosophie de la félicité » (Levéel, 307), et que son roman d’après-guerre primé Les mandarins se positionne sous le signe d’une « écriture de la survivance » (317, cf. Gagnon qui analyse la conscience de la protagoniste à partir de la phénoménologie de Husserl, tout en recourant à des procédés narratifs et sémiotiques), Les belles images et La femme rompue représentent des destins de femmes, dont l’empreinte autobiographique est moins prononcée. Le roman Les belles images est examiné par Bjørsnøs, qui y décèle les conceptions-clef de la morale beauvoirienne (liberté, autrui, pratique intersubjective), et par Loignon, qui y voit en plus une « réflexion sur l’art romanesque » (339) : « […] le récit oscille entre enchantement et désillusion, volonté de nous faire croire à l’univers romanesque représenté et déconstruction systématique des procédés mêmes de l’illusion. » (347). La femme rompue est caractérisé par un impératif philosophico-didactique sous-jacent (cf. Bertrand-Jennings, 380), dans la mesure où il confère au lecteur la responsabilité de dévoiler la mauvaise foi comprise dans les auto-confessions de trois femmes, pour que le lecteur accède à un « questionnement de l’inégalité dans l’altérité, qui est la spécificité de la condition féminine » (377). La dernière partie du recueil souligne, grâce à des exemples très bien choisis, l’importance actuelle de l’engagement de Beauvoir. Cudel, par exemple, établit un parallèle entre la seule pièce de théâtre beauvoirienne, Les bouches inutiles, et la discussion récente à l’occasion de la grippe aviaire, tournant autour de possibles mesures et décisions à prendre dans le cas d’une pandémie : quels membres d’une société faudrait-il vacciner respectivement ‹sacrifier› les premiers ? Une mise en scène engagée et interdisciplinaire dans un cadre universitaire trouverait, à en croire Cudel, l’approbation de Beauvoir, tout en appreciant à sa juste valeur la portée morale du problème. Leeuwen/ Vintges se mettent à la place de Beauvoir pour discuter à quel point des femmes originaires d’autres cultures devraient abandonner ces dernières si elles voulaient être intégrées dans les sociétés occidentales. Avec l’appel insistant émis par Duranti qui nous fait prendre garde de ne pas laisser tomber d’une manière inconsidérée les changements de pensée qu’a pu provoquer le féminisme athée de Beauvoir, le présent livre parvient à une fin tout à fait digne. Le fondamentalisme, le terrorisme et la réaffirmation des religions en leur faveur signifieraient « […] une reprise des anciens mythes remis en cause par Beauvoir, comme ‹l’Eternel Féminin› et la ‹naturelle› vocation familière de la femme, ce qui porte à un processus de regendering » (465). Ce phénomène affecte aussi très particulièrement la Comptes rendus 167 culture publicitaire et les multimédias, puisque au groupe cible, c’est-à-dire aux enfants et adolescents, est communiquée et même inculquée, par une sorte de régression, une image traditionnelle de la femme. En Italie, ce développement irait de pair avec l’opinion de l’Eglise Catholique en ce qui concerne les questions des mariages et couples homosexuels, de l’avortement, de la fécondation in vitro etc. Plus que jamais il faudrait donc de nos jours relire les œuvres de Beauvoir, pour y chercher de l’aide et de l’inspiration, ainsi que pour contribuer à « […] créer une nouvelle éthique laïque, pour faire triompher, après ce Moyen-Âge néo-conservateur, le règne de la liberté. » (466). S’il est vrai que, dans leur ensemble, les communications font naître un portrait critique de la personne qu’était Beauvoir, en mettant au jour ses faiblesses morales et humaines, ce qui prédomine, ce sont néanmoins les acquisitions de sa philosophie, juxtaposées à l’intransigeance avec laquelle elle a réalisé et mis en pratique son projet de vie. Ce livre illustre que son rôle de précurseuse a déjà engendré beaucoup de changements positifs, mais que son modèle pourrait en accomplir encore plus, si on lui portait plus d’attention. C’est à ce manque d’attention que le présent recueil porte remède, tout en venant certainement à bout de son objectif proclamé d’« être une preuve de plus du rayonnement de la vie et de l’œuvre de Simone de Beauvoir cent ans après sa naissance. » (11) Annika Krüger Œuvres & Critiques, XXXV, 1 (2010) R OSWITHA B ÖHM Frankreich-Zentrum Freie Universität Berlin Rheinbabenallee 49 D-14199 Berlin T HOMAS M. C ARR , Jr. Department of Modern Languages and Literatures University of Nebraska-Lincoln Lincoln, NE 68588-0315 G IOVANNA D EVINCENZO Dipartimento di Lingue e Letterature Romanze et Mediterranee Università degli Studi di Bari Via Garruba, 6 I-70122 Bari P ERRY G ETHNER Department of Foreign Languages and Literatures Oklahoma State University Stillwater, OK 74078 N ATHALIE G RANDE Université Michel de Montaigne- Bordeaux III UFR Lettres Domaine Universitaire F-33607 Pessac Cedex V OLKER K APP Romanisches Seminar Chrisitan-Albrechts-Universität zu Kiel Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel E DWIGE K ELLER -R AHBÉ Université Lumière Lyon 2 Faculté des Lettres, Sciences du Langage et Arts 18, Quai Claude Bernard F-69365 Lyon Cedex 07 A NNIKA K RÜGER Brüsseler Straße 100 A D-50672 Köln M ARIE -G ABRIELLE L ALLEMAND Université de Caen Basse Normandie UFR Sciences de l’Homme Campus 1, Bâtiment Lettres F-14032 Caen Cedex 05 M ICHELE L ONGINO Duke University Department of Romance Studies Durham, NC 27708 A MELIA S ANZ Universidad Complutense de Madrid Facultad de Filología Departamento de Francés E-24040 Madrid C HARLOTTE T RINQUET University of Central Florida Department of Modern Languages and Literatures Orlando, FL 32816-1348 J OLENE V OS -C AMY Calvin College French Department Grand Rapids, MI 49546 Adresses des auteurs