eJournals

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/121
2010
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Abonnements 1 an: € ,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax: +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail: <info@narr.de> ISSN 0338-1900 72 Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) Sommaire A NNE -E LISABETH S PICA Actualité de Pierre Le Moyne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 Y VAN L OSKOUTOFF L’anti-italianisme dans De l’art des devises (1666). . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 R ALPH D EKONINCK « C’est la figure et non pas l’étoffe qui fait la gloire des Artisans » : l’« iconoplastie » jésuite à travers les Peintures morales de Pierre Le Moyne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 D IDIER C OURSE La dévotion honnête du Père Le Moyne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 V OLKER K APP L’éloge de la nature chez Pierre Le Moyne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 R ICHARD G. M ABER Les Entretiens et lettres poétiques, point culminant de l’évolution poétique du Père Le Moyne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 S TÉPHANE M ACÉ La muse polygraphe : le mélange des genres dans Les Triomphes de Louis le Juste du Père Le Moyne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 A NNE M ANTERO Saint Louys et « l’art de régner » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 B ÉATRICE G UION « Une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques » : l’histoire selon le Père Le Moyne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 A NNE -E LISABETH S PICA Pierre Le Moyne (1602-1671) : essai de bibliographie critique . . . . . . . . 103 Adresse des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) Actualité de Pierre Le Moyne Anne-Elisabeth Spica Du jésuite prolixe, on n’a longtemps conservé que l’image ridicule laissée par les Provinciales : un directeur de conscience à la morale arrangeante doublé d’un poète à la mièvrerie grandiloquente. La plume acérée de Pascal offrait de quoi décourager pour les siècles à venir tout curieux du Grand Siècle, si bénévolent fût-il ; c’est à peine si le XIX e siècle y trouva de quoi nourrir une expression religieuse adaptée « aux dames du monde » 1 . Le virulent plaidoyer de l’abbé Bremond en faveur d’un Le Moyne érigé en fer de lance de « l’humanisme dévot » au début du XX e siècle, ne fit rien à l’affaire 2 . Fort heureusement, la remarquable biographie qu’Henri Chérot fit paraître en 1887 et, quelques décennies après, l’engouement pour la littérature de l’âge baroque en France remirent Le Moyne au rang des minores de fructueuse lecture. Depuis les années 1960 et surtout les années 1980, nombreux sont les articles et ouvrages consacrés à la poésie de Le Moyne, qu’il s’agisse de ses textes spirituels ou qu’il s’agisse du Saint Louys : Jean Rousset et Asbjørn Aarnes, Quentin Hope et Richard Maber, Gabriella Bosco et Anne Mantero 3 , entre autres, ont invité à réévaluer l’importance de la théorie poétique et épique de Le Moyne ainsi que l’originalité d’une écriture inspirée, profondément empreinte d’un néoplatonisme aux accents cosmiques 4 . Plus de mièvrerie, mais des images frappantes, issues d’une pratique intériorisée des Exercices spirituels ignaciens : un pan nouveau s’ouvrait à une histoire littéraire renouvelée par les sciences humaines. 1 La Dévotion aisée connut trois rééditions à peu près fidèles en 1826, en 1842 (avec une notice attribuable à Louis Veuillot, selon H. Chérot, op. cit., p. 526) et 1864, suivies d’une quatrième en 1884, dédiée dès le titre Aux dames du monde. Les femmes, la modestie et la bienséance chrétienne, Paris, R. Ruffet, 1868 ; elle reprit plus ou moins fidèlement De la modestie ou de la bienséance chrétienne. 2 H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, en part. vol. I, p. 362-365. 3 J. Rousset, 1954 ; A. Aarnes, 1965 ; Q. Hope, 1980 ; R. Maber, 1982, 1987, 1994, 2007 ; G. Bosco, 1985, 1986 et 1986, 2, 1988, A. Mantero, 1986, 1995, 1998. Le lecteur pourra compléter les références partiellement indiquées dans les notes avec la bibliographie en fin de volume. 4 Voir E. Gross-Kiefer, 1968. 4 Anne-Elisabeth Spica Une deuxième perspective greffée sur la première a favorisé la remise au jour de l’œuvre du jésuite : son intérêt, saillant dans le paysage littéraire français du XVII e siècle, pour les effets de réversibilité entre le medium verbal et le medium visuel 5 . Le Moyne est sans doute l’un des auteurs les plus sensibles à ces phénomènes : c’est en eux qu’il enracine ses choix stylistiques, à commencer par les effets d’échos entre prose et vers. Un de ses contemporains, certes moins célèbre que le mordant Pascal et lui aussi relégué au rang des minores, avait de longue date pourtant signalé l’intérêt tout particulier d’une telle création : Le R. Pere Le Moyne Jesuite a fait plusieurs ouvrages où il a fait paroistre une éloquence ornée de diverses beautez, laquelle est fort agreable dans les sujets qu’il traite, comme dans ses Peintures Moralles, et dans sa Gallerie des femmes fortes, qui sont meslez de Poësies et de Discours instructifs et élegans. C’est un genre d’écrire particulier, pour lequel on peut dire qu’il excelle. (Charles Sorel, La Bibliotheque françoise, Paris, 1667, p. 264-265) Ces derniers titres occupent une situation privilégiée au cœur de deux massifs critiques fort explorés en cette fin de XX e siècle et début de XXI e : celui consacré aux interactions entre texte et image, et celui consacré aux femmes sous l’Ancien Régime. Parce qu’il emprunte au modèle philostratéen, remis particulièrement à l’honneur depuis la somptueuse illustration donnée à la traduction des Images par Blaise de Vigenère 6 , mais aussi parce qu’il convertit résolument le substrat mythologique érudit en une actualisation morale des peintures destinée aux beaux esprits, le jésuite sut renouveler au long des Peintures morales l’expression ecphrastique tout en conservant la majesté des mises en pages qu’elle appelait 7 . Il sut aussi, en la greffant sur le modèle italien de la galleria 8 , l’adapter à l’éloge tellement en vogue au XVII e siècle des figures féminines héroïques. En témoignent la fréquence des rééditions en petit format au XVII e siècle de La Gallerie des femmes fortes, comme le 5 Voir J. Hagstrum, 1958 ; A. Mantero, 1987, 2001 ; Chr. Biet, 1992 ; nous nous permettons de renvoyer aussi à Spica, 1996. 6 Les Images ou tableaux de Platte peinture des deux Philostrates sophistes grecs et les Statues de Callistrate, trad. Bl. de Vigenère [1578, sans ill.], Paris, Vve A. Langelier, 1614. Voir R. Crescenzo, 1999 ; nous nous permettons de renvoyer à notre Savoir peindre en littérature. La description dans le roman au XVII e siècle : l’exemple de Georges et Madeleine de Scudéry, Paris, H. Champion, 2002. 7 M. Fumaroli, [1980] 1997, p. 379-391 ; Q.M. Hope, 1985 ; D. Kuizenga, 1986, 1994 ; A. Mantero, 1987 et 1998 cit. ; D. Moncond’huy, 1994, 1998 ; R. Maber, 1996, 1999. Sur l’inscription de ce texte dans la tradition du livre d’apparat, voir J.-M. Chatelain, 2000 et B. Teyssandier, 2002. 8 Voir S. Fabrizio Costa, 1995 et 2006. Actualité de Pierre Le Moyne 5 nombre des traductions : le titre fut plébiscité 9 . De fait, Le Moyne assume exemplairement le lien entre cet idéal féminin développé sous la Régence d’Anne d’Autriche, et le soubassement dévot sur lequel il se fonde 10 . Qu’il ouvre La Gallerie des femmes fortes, exaltant les héroïnes vertueuses au nom de leur foi, ou La Devotion aisée et ses trois sortes de galanteries, le lecteur du XXI e siècle est plongé dans toute la complexité de cette sociabilité féminine aristocratique où une éthique dévote se conjugue à un art de la représentation de soi et du monde 11 . Au regard des tendances de la recherche contemporaine sur le XVII e siècle, le dynamisme de la poétique de Le Moyne autant que son inventivité intermédiale ne pouvaient que susciter une importante activité critique ; les travaux de plus en plus nombreux qui sont consacrés à la culture de la contreréforme et à ses promoteurs les jésuites 12 ont certainement pu y contribuer, au moins indirectement. Il est d’autant plus étonnant, voire regrettable que, contrairement à d’autres de ses coreligionnaires, comme Fronton du Duc, Nicolas Caussin ou encore Claude-François Ménestrier 13 , Pierre Le Moyne n’ait fait l’objet d’aucune synthèse récente, alors que, contrairement aux trois auteurs à l’instant cités, on dispose d’un corpus facilement accessible avec la remarquable édition des Hymnes de la sagesse divine et de l’amour divin d’Anne Mantero ou avec la transcription modernisée et annotée du Cabinet de peinture en annexe de l’édition par Christian Biet et Dominique 9 6 éditions in 12, en 1660 (Leiden et Paris), 1661, 1663, 1665, 1667 et 1668 (Paris) ; traductions en anglais (1652), en italien (1701) et en espagnol (1702). 10 Voir Myriam Maître, Les précieuses : naissance des femmes de lettres en France au XVII e siècle, Paris, H. Champion, 1999, p. 135 et 246 ; R. Maber, 1984, 1986 ; V. Kapp, 2000 ; A.-E. Spica, 2007 ; D. Conroy, 2008. 11 Voir D. Course, 1998 et 2005. 12 On ne retiendra ici que : Rudolf Wittkower et Irma B. Jaffè (dir.), Baroque art : the Jesuit contribution, New York, Fordham U.P., 1972 ; Pierre-Antoine Fabre, Ignace de Loyola. Le lieu de l’image, Paris, Vrin/ EHESS, 1992 ; Luce Giard et Louis de Vaucelles, Les Jésuites à l’âge baroque (1540-1640), Grenoble, J. Millon, 1996 ; Jeffrey Chipps Smith, Sensuous Worship. Jesuits and the art of the Early Catholic Reformation in Germany, Princeton and Oxford, Princeton U.P., 2002 ; R. Dekoninck, 2005 ; XVII e Siècle n° 237 (2007/ 4), “Les jésuites dans l’Europe savante” ; Picturing Jesuit Identity. Spaces, Functions and Mediality of Knowledge in the Society of Jesus. Räume, Funktionen und Medialität des Wissens im Jesuitenorden, éd. V. Remmert, Berlin, Akademie Verlag, 2009. 13 Une journée d’étude a été consacrée à Fronton du Duc (« Science et présence jésuite entre orient et occident », Paris, Centre Sèvres, 9 février 2002) ; Sophie Conte (éd.), Nicolas Caussin : rhétorique et spiritualité au temps de Louis XIII, Berlin, Lit Verlag, 2007 ; Gérard Sabatier (dir.), Claude-François Ménestrier : les jésuites et le monde des images, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2009, coll. « La Pierre et l’écrit ». 6 Anne-Elisabeth Spica Moncond’huy du Cabinet de Monsieur de Scudéry 14 ; un corpus destiné à s’enrichir prochainement grâce à l’édition des Entretiens et lettres poétiques que prépare R. Maber, ainsi que l’édition de De l’histoire à laquelle contribue A. Mantero 15 . Depuis la biographie d’H. Chérot, aucune monographie ne lui a été consacrée ; il n’a fait l’objet d’aucun colloque et le quadricentenaire de sa naissance est passé totalement inaperçu en 2002. Toutes les contributions de ce numéro ont pour but de commencer à combler cette lacune. Sans rouvrir a novo les dossiers déjà bien nourris de l’invention poétique ou de l’écriture de la galerie, les articles ici rassemblés les complèteront par d’autres pistes convergentes ; ils en feront apparaître d’autres, plus ou moins empruntées. Ils présentent aussi largement que possible à travers les différentes œuvres du jésuite, les différents genres qu’il a pratiqués : ouvrages encomiastiques (Les Triomphes de Louis le Juste, La Gallerie des Femmes fortes) ou moraux (Les Peintures morales, La Gallerie des Femmes fortes), liés à la forme du livre d’apparat ; art de la devise (De l’art des devises, De l’art de régner) ; épopée (Saint Louys) ; pièces en vers, éditées à part ou rassemblées en recueils (Poésies, Lettres et entretiens poétiques) ; direction de conscience (De la dévotion aisée), écriture de l’histoire (les Mémoires d’État du maréchal d’Estrées, De l’histoire), voire engagement politique (Le grand miroir des financiers, tiré du Cabinet des Curiosités du deffunt Cardinal de Richelieu, De l’art de régner). Ils mettent l’accent, d’autre part, sur la cohérence interne de ce corpus. Si Le Moyne a touché à toutes les formes, ou presque, un certain nombre de phénomènes récurrents, stylistiques et thématiques, se font jour tout au long de la carrière littéraire du jésuite. 1. S’adapter au goût français Le Moyne a su admirablement réécrire les traditions antique et italienne de la galerie ; il souhaita dans la même veine réinscrire dans la tradition française l’art de la devise, comme le montre Y. Loskoutoff en reconstituant minutieusement la genèse et l’atmosphère intellectuelle de De l’art des devises. Certes, le jésuite s’approprie une tendance qui n’est pas nouvelle et l’anti-italianisme dont les ressorts sont ici mis au jour peut même puiser aux idées venues de la Péninsule elle-même : déjà les traités italiens du XVI e siècle rendaient l’invention à la France médiévale, à la manière dont tout le Cinquecento s’était enthousiasmé pour la littérature courtoise issue 14 Paris, Klincksieck, 1991, p. 344-360. 15 In Cinq traités sur l’histoire, dir. G. Ferreyrolles, à paraître aux éditions H. Champion. Actualité de Pierre Le Moyne 7 des cercles champenois et bourguignons, et nombre des arguments que Le Moyne avance contre les Italiens, sont en réalité pris outre-monts. Il est cependant significatif de relever combien Le Moyne insiste sur l’argument de raison pour justifier la convenance de la devise et s’inscrit, avec son traité, dans la mouvance des futurs Modernes, attachés à la fois à la promotion d’une littérature inédite, et d’une littérature nationale. Quelques décennies plus tard, le chevalier campé par Perrault dans les Parallèles des Anciens et des Modernes revendiquera dans des termes assez proches le petit genre ingénieux. 2. Une esthétique jésuite de l’image La devise repose sur l’usage réglé des similitudes qu’a codifié la symbolique humaniste, et que les jésuites ont su porter à son apogée au XVII e siècle. C’est dans un tel contexte qu’il convient de resituer l’usage récurrent des métaphores plastiques chez Le Moyne. L’« iconoplastie » que met au jour Ralph Dekoninck éclaire d’un jour nouveau ce qui pourrait apparaître comme un usage débridé, sinon obsessionnel au sein des Peintures morales et, partant, de l’ensemble des textes de Le Moyne, de la mise en scène des images par le biais de la comparaison rhétorique. Si l’ornement est exhibé autant lisiblement que visiblement, suscitant la réprobation d’Arnauld et de Pascal 16 , c’est justement pour ne pas trouver sa fin en soi, mais pour être subsumé en symbole du Créateur. Héritier conscient avec son ordre spirituel d’une théologie du visible tant platonicienne qu’augustinienne, le jésuite ne cherche pas tant à séduire l’imagination de ses lecteurs qu’à leur faire emprunter le chemin qui conduit sans faille du vestige imparfait à l’image divine 17 . C’est en ce sens qu’il convient de lire les éloges de la nature qui ponctuent les textes de Le Moyne, comme le met au jour Volker Kapp. L’inspiration bucolique est en réalité le prélude à la méditation sur la fugacité de la vie ; les réminiscences horatiennes conduisent à admirer la création comme un hiéroglyphe divin. La précision raffinée d’un tableau de paysage ou d’une scène de genre n’a de sens qu’à l’aune du macrocosme universel et de l’étincelle divine qui l’anime, tels que les brossent avec feu Les Hymnes de l’Amour divin. La profusion exubérante de la variété se voit mise au service impérieux de la variation sur un thème, celui de l’Éternel. 16 Voir l’exemple analysé par T. Gheeraert, 2006. 17 Sur la pédagogie jésuite de l’image en général, voir R. Dekoninck, 2005. 8 Anne-Elisabeth Spica 3. Une dévotion exigeante Dès lors, le reproche de complaisance théologique tombe de lui-même. La dévotion, comme le rappelle Didier Course, n’est « aisée » qu’en ce qu’elle balise d’étapes le chemin de l’ascèse spirituelle. Si Le Moyne déploie avec complaisance le luxe dans lequel vivent les grandes dames auxquelles il s’adresse, s’il rappelle la grandeur du rang aristocratique et les droits qui lui sont afférents, c’est moins pour excuser que pour exiger. La devotion aisée entre en résonance avec La Cour sainte de Nicolas Caussin (1624) et les intuitions d’H. Bremond, qui avait insisté sur la proximité de Le Moyne avec saint François de Sales, sont ainsi confirmées : en embrassant par la plume le confort d’un ici et maintenant aristocratique, le jésuite contraint ses lectrices, sans se départir d’une exquise politesse, à renouveler leur regard sur un cadre bien connu, et à reconstruire sans renoncement le lieu de leur possible perdition en voie assurée de salut bien entendu. L’entour référentiel du lecteur est tout simplement métamorphosé en support à volonté de l’exercice spirituel. L’usage ascétique de l’imagination, sûrement guidé par la voie/ voix de douceur, conduit sans raideur, mais sans aucune complaisance - bienséance poussée à son plus haut degré ? - à l’amendement des fidèles les plus difficiles peut-être à amener des mots, aux actes de la dévotion. Le Moyne met en œuvre une pédagogie de la séduction, certes, pour la plus grande gloire de Dieu, mais sans concession spirituelle. Une main de fer dans un gant de velours ? 4. Un style doux Vers et prose, chez Le Moyne, ressortissent exemplairement au style galant 18 . La variété des mètres et la liberté de ton à la manière d’une conversation révèle à la fois la virtuosité et la souplesse de cette poétique toujours inventive, comme le met en valeur R. Maber à propos des Entretiens et lettres poétiques. En témoigne la multiplicité des genres convoqués d’un bout à l’autre de la carrière littéraire du jésuite, comme le montre R. Maber encore, ou en synchronie - ainsi des Triomphes de Louis le Juste, comme le montre Stéphane Macé. En témoigne, et c’est la marque propre de Le Moyne, si spectaculaire, la mise en perspective - au sens propre de ce dernier terme - des textes, en prose comme en vers, et des images, rhétoriques ou gravées, qui les accompagnent, de manière à démultiplier selon deux medias différents 18 Voir Alain Viala (dir.), L’esthétique galante, Toulouse, S.L.C., 1989 ; Delphine Denis, « Réflexions sur le “style galant” : une théorisation floue », Littératures classiques n° 28 (1996), p. 147-158. Actualité de Pierre Le Moyne 9 l’esthétique de la variété. En témoigne, enfin, la récurrence de la description de la nature à l’instant évoquée : elle renvoie très exactement au stylus floridus de la seconde sophistique sur lequel s’est enté le style moyen qui caractérise les petits genres mondains et leurs auteurs désireux d’échapper aux règles séculaires de la rhétorique et de la poétique. L’adhésion à ce style est de nature protreptique, pour autant. La douceur de Le Moyne, bien qu’elle ait largement attisé les attaques de la polémique anti-jésuite 19 , n’a rien à voir avec l’affèterie. Elle résulte au contraire de la liberté qu’offrait l’ethos littéraire galant : la souplesse pédestre des métaphores et le réservoir presque infini d’images naturelles que Le Moyne pouvait y puiser garantissait le substrat figuratif nécessaire au juste fonctionnement de l’imagination la plus exigeante, sinon la plus réticente. 5. Épidictique et politique La pédagogie par la douceur n’est pas le seul mode persuasif dont use Le Moyne. Le souffle épidictique, particulièrement propice encore à l’expression figurée et à la retractatio exemplaire, lui offre un juste pendant dans la sphère politique et historique. Les trois dernières contributions le mettent en lumière du point de vue de l’invention encomiastique, du point de vue de l’ethos royal et du point de vue de la constitution en vérité d’une narration historique. Avec Les Triomphes de Louis le Juste, dès 1629, le jeune jésuite réussit un coup de maître poétique. En rattachant à l’ode malherbienne l’éloge de la prise de La Rochelle, tant commémorée cette année-là, nous rappelle Stéphane Macé, Le Moyne faisait voler en éclat les contours bien dessinés des différents genres qui composaient son bouquet laudateur. Cette audacieuse prise de risque poétique métamorphosait l’éloge circonstanciel en épopée, transcendant le geste royal en une geste épique. La lecture qu’Anne Mantero propose du Saint Louys fait apparaître à son tour le travail interne que Le Moyne fait subir à l’épopée, en fonction des choix épidictiques qui y sont privilégiés. Raconter non seulement les prouesses d’une nation conduite par son chef, mais surtout les combats pour la foi engagés par un roi de France élevé à la sainteté, infléchissait la dimension morale du genre : de la guerre juste contre l’infidèle, au roi juste y compris dans ses défaites. Partant, l’éloge du souverain induit un certain modèle politique-chrétien - celui qu’un pays épuisé pouvait appeler de ses vœux à la fin de la Fronde ? Les comparaisons avec les idéaux antimachiavéliens de De l’art de régner sont à ce titre éclairantes. Cette ouverture politique du didactisme épique, non sans exigence spirituelle, trouve un écho prolongé 19 Voir D. Maingueneau, 1983 et 1983, 2. 10 Anne-Elisabeth Spica dans la conception de l’histoire que promeut Le Moyne, à l’instar de ses coreligionnaires italiens. Béatrice Guion en déplie les différents aspects, ceux d’une « narration continue de choses vraies, grandes et publiques ». Si attentive puisse-t-elle être devenue, signe des temps, aux secrets du cabinet, sa puissance encomiastique s’élève sur les bases d’une rhétorique chrétienne à vocation édifiante. Les pistes de lecture, on le voit, s’ouvrent devant le curieux bien plus qu’elles ne s’épuisent. Souhaitons que les réflexions engagées ici favorisent d’autres ouvrages consacrés à un corpus dont on n’a fait qu’effleurer la richesse, autant qu’à l’histoire culturelle de la première modernité dont Pierre Le Moyne fut un acteur privilégié. Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) L’anti-italianisme dans De l’art des devises (1666) Yvan Loskoutoff En 1665 le P. Le Moyne dédia à Louis XIV un recueil d’emblématique solaire, De l’art de régner, et l’année suivante De l’art des devises au cardinal Antoine Barberini. Arrivant après une longue tradition italienne, ce traité la révoque et revendique le genre pour la France. L’anti-italianisme n’était neuf ni dans les mentalités 1 , où il avait fait rage contre Mazarin pendant la Fronde 2 , ni comme catégorie esthétique 3 . La trouvaille du jésuite fut de l’appliquer à un domaine où la suprématie des Italiens, en France même, était incontestée. Il s’accordait ainsi au dessein politique et culturel de Louis XIV, qui sortait alors vainqueur d’un conflit avec Rome. * Au début du règne, la France adopte une nouvelle attitude face à l’influence italienne, favorisée par Mazarin dans ses décors, ses collections, ses spectacles. Peu après sa mort, en 1662, l’affaire des gardes corses du pape, qui avaient insulté notre ambassadeur, fit craindre la guerre. Alexandre VII l’évita par deux humiliations : il éleva une pyramide expiatoire au Vatican et envoya en 1664 son cardinal-neveu Flavio Chigi présenter des excuses à Versailles. Le roi fit frapper une médaille et Le Brun peignit dans la Galerie des Glaces Rome s’inclinant devant la Monarchie très chrétienne. Dans un tel contexte, Louis XIV obtint facilement ce qui était demeuré impossible pour Mazarin : la venue en 1665 du plus grand artiste italien, Le Bernin, qui réalisa plusieurs œuvres. Ses projets de façade du Louvre furent refusés en faveur de celui de Claude Perrault 4 . Sa statue équestre du monarque, exécutée à son retour à Rome, fut plus tard transformée en Marcus Curtius pour 1 Jean-François Dubost, La France italienne XVI e -XVII e siècles, Paris, Aubier, 1997. 2 Madeleine Laurain-Portemer, Une tête à gouverner quatre empires, Etudes mazarines II, Paris, J. Portemer, 1997, « La Fronde, Le rejet du ministre étranger », p. 73-78. 3 Jean Balsamo, Les rencontres des muses : italianisme et anti-italianisme dans les lettres françaises de la fin du XVI e siècle, Genève, Slatkine, 1992. 4 Paul Fréart de Chantelou, Journal de voyage du cavalier Bernin en France, éd. M. Stanic, Paris, Macula, 2001, introduction. 12 Yvan Loskoutoff échouer au bout d’une allée de Versailles 5 . Le glas de l’influence italienne avait sonné. L’année suivant le séjour du sculpteur à Paris, le P. Le Moyne dédiait De l’art des devises au cardinal Antoine. En 1644, à l’avènement d’Innocent X, ce petit-neveu d’Urbain VIII s’était réfugié avec ses deux frères auprès de Mazarin, dont il avait favorisé les débuts. Le ministre, trop content de protéger une famille papale, ne lui avait pas ménagé les honneurs, depuis la grande aumônerie de France jusqu’à l’archevêché de Reims. Aristocrate cosmopolite, Antoine Barberini se partageait entre Rome et Paris. À l’instar de son oncle, il goûtait et pratiquait la devise. Giovanni Ferro lui avait dédié ainsi qu’à son frère Francesco, le luxueux in-folio des Ombre apparenti nel teatro d’imprese, comme il avait dédié à son oncle le Teatro d’imprese 6 . Son goût se manifestait aussi en France. En 1658, l’abbé Perrin lui offrit le second tome de son Énéide où Abraham Bosse avait gravé un frontispice de onze devises inspirées de ses armes 7 . Mazarin avait reçu pareil hommage en 1648, pour le premier tome. Il ne goûtait pas moins ce genre 8 . Il finança en 1649 un autre luxueux in-folio, Les triomphes de Louis le Juste, incluant une copieuse galerie de devises « des Roys, Princes et généraux d’armées » due au poète royal Henry Estienne et précédée d’un frontispice copiant une pièce dédiée à Francesco Barberini par Gianfrancesco Romanelli, le peintre favori de Mazarin 9 . En 1645 Estienne avait offert à ce dernier un Art de faire les devises 10 dont la dédicace n’était qu’une éclatante reconnaissance de dette : « Je remets donc entre les mains du plus grand homme de l’Italie ces inuentions & ces gentillesses, dont i ay tiré la plus grande part de l’Italie mesme ». Il s’y bornait à confronter les théoriciens d’outre-monts, penchant tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre. Même la devise de François I er n’était rapportée que par l’intermédiaire de Paul Jove (p. 46). Il résumait ainsi son propos : 5 Rudolf Wittkower, « The Vicissitudes of a Dynastic Monument : Bernini’s Equestrian Statue of Louis XIV », Studies in the Italian Baroque, Londres, Thames and Hudson, 1982, p. 84-102. 6 G. Ferro, Ombre apparenti nel teatro d’imprese, Venise, G. Sarzina, 1629 ; Teatro d’imprese, Venise, G. Sarzina, 1623. 7 Pierre Perrin, L’Énéide de Virgile, Traduite en Vers François, Paris, P. Moreau, 1648 - E. Loyson, 1658, 2 t. 8 Voir notre Rome des Césars, Rome des Papes, 2007, « Les devises », p. 256-328, le frontispice, fig. 100 et notre article « Mazarin mécène de l’épopée », Actes du colloque Épopée et mémoire nationale au milieu du XVII e siècle, dir. F. Wild, Caen, 12-13 mars 2009, à paraître, où il est en grande partie traité de l’épopée comme source pour les devises. 9 Voir O. Uhlmann-Faliu, 1978, 1 ère partie, ch. 3 : « Paris : autour des Triomphes de Louis le juste, ca. 1642-1649 ». 10 Henry Estienne, L’art de faire les devises, Paris, J. Paslé, 1645. L’anti-italianisme dans De l’art des devises (1666) 13 Nostre guide sera Paul Ioue qui a le premier entrepris ce voyage. Le Ruscelli, le Palazzi, le Contile, l’Ammirato & les autres Italiens, les matelots que ie consulteray le plus souvent en ceste nauigation : Mais le Bargagli qui le dernier a suiuy ces routes […] sera recogneu pour le plus expert Pilote (p. 70). La traduction du Dialogue des devises d’armes et d’amours de Jove 11 , dédiée en 1561 à Catherine de Médicis, avait illustré l’influence italienne dans ce domaine. Estienne se contenta d’un cabotage en vue des côtes de la péninsule. Il s’aventura rarement ailleurs, pour mieux honorer son dédicataire. On sait mal comment le P. Le Moyne entra dans la clientèle d’Antoine. Leur lien se révèle quand les artistes de ce dernier exécutèrent des gravures pour une nouvelle édition de son Saint Louis d’abord paru en 1653, qui ne fut pas réalisée 12 . Le P. François Duneau S. J., agent de Mazarin à Rome, fut chargé en 1656 de transmettre les planches 13 . En 1657, Le Moyne dédia à Antoine sa « lettre héroïque et morale » du Speculatif. Dans sa seconde édition du Saint Louis (1658), au livre décrivant l’armée croisée comme un recueil de devises, il remplaça les Suédois par des Toscans permettant ainsi l’éloge des abeilles barberines 14 . Il ne semble pas qu’il ait eu à se féliciter de Mazarin. Il avait participé à sa propagande dans la dédicace à la reine de La gallerie des femmes fortes (1648) 15 , mais quand on lui demanda comment elle avait accueilli ce fastueux in-folio paré d’un frontispice dû à Pierre de Cortone, il aurait répondu : « Comme si on lui eût présenté une botte d’asperges » 16 . Peu avant la fin du ministre, Antoine ne cachait pas ses ambitions. Colbert écrivait : Il se repaist de la vision que si Son Eminence venoit à mourir, il pourroit prendre sa place. Vous voyez bien que c’est là sa passion prédominante, et par conséquent vous pouvez le flatter sur cela avec adresse 17 . Antoine n’a pas tenu les destinées du monde dans ses mains comme son protecteur. Son désir s’est néanmoins réalisé sur un point : il a surpassé Mazarin dans l’histoire de l’emblématique. L’un l’avait cultivée en abon- 11 Paul Jove [Paolo Giovio], Dialogue des devises d’armes et d’amours, Lyon, G. Rouille, 1561. 12 Véronique Meyer, 2005, p. 47-73. 13 Voir notre « Portrait du cardinal Antoine Barberini d’après les lettres inédites du père Duneau S. J. au cardinal Mazarin », Papes, princes et savants dans l’Europe moderne, Mélanges à la mémoire de Bruno Neveu, Genève, Droz, 2007, p. 171-189. 14 Voir notre Armorial de Calliope, 2000, p. 138-142. 15 Voir notre Rome des Césars, Rome des Papes, op. cit., p. 452 et 643. 16 Henri Chérot, 1887, p. 162. 17 Lettres, instructions et mémoires, Paris, Imprimerie impériale, 1861-1882, 7 t., t. 1, n° 275, « A Charles Colbert, à Rome », Paris, 24 décembre 1660, p. 462. 14 Yvan Loskoutoff dance, l’autre y créa un coup d’éclat. Son in-4°, sans atteindre au faste des in-folio italiens, fait meilleure figure que l’in-octavo d’Estienne. Il est paré d’un frontispice aux armes des Barberini gravé par Le Paultre : Minerve y mène les Muses (ou les Vertus cardinales car elles ne sont que quatre) vers un jardin par un portail orné de devises. Si Estienne s’était contenté de suivre avec respect la voie tracée par l’Italie, Le Moyne publia un manifeste du goût français d’autant mieux destiné à convaincre qu’il l’adressait à un Italien selon lui devenu le meilleur des Français. * Avait-il lu Estienne ? C’est probable. Il ne pouvait ignorer le faiseur de devises officiel de Mazarin qu’il ne mentionne pourtant pas plus que les auteurs français antérieurs. Ils existaient pourtant 18 . Il va même jusqu’à faire dire dans sa préface aux amis qui l’auraient sollicité : « Que personne jusques à cette heure n’ayant écrit de cét Art en nostre langue, il avoit esté fort peu connu ». Après ce mensonge éhonté, prudemment mis dans la bouche d’autrui, comme son prédécesseur, il va directement aux Italiens mais celui-ci pour s’en inspirer, celui-là pour s’en démarquer. Ses exemples, il les emprunte, s’il critique, aux Italiens, s’il approuve, à M. de Montmor, conseiller du roi et dédicataire du livre I de son traité, aux carrousels royaux et à lui-même, qui avait publié des Devises heroiques et morales justement en 1649, l’année des Triomphes de Louis le Juste qu’il ignore si superbement. Sa critique de l’Italie s’appuie sur la raison comme sur le goût. Pour fonder la devise en raison, il conteste l’autorité italienne qui ne peut être acceptée sans examen, même si l’on doit lui emprunter. Il édicte ses règles « sans m’en fier à la bonne foy des Italiens dont je les ay prises » et il ne néglige pas d’y ajouter « du sien ». L’usage les fera mieux passer en lois « que si elles estoient fondées sur le Sens de tous les Autheurs, & sur le poids de tous les volumes d’Italie » (p. 35). A la différence d’Estienne, qui suivait « en bateau » l’autorité de maîtres reconnus, il peut arriver à Le Moyne de l’accepter mais uniquement par l’exercice de sa raison. Un spectacle confus s’offre d’ailleurs à lui : « Ce que Paul Iove établit, est détruit par l’Arezzi. Ce que l’Arezzi veut faire passer en loy, le Contile & le Ferro le condamnent de superstition. Les autres ne parlent pas plus de concert ; & ne sont pas de meilleur accord » (p. 33). Alors qu’Estienne trouvait dans la variété un moyen de choisir, Le Moyne ridiculise les variations des ultramontains en parodiant le lexique religieux. L’article défini devant les noms propres, dont Estienne usait par italianisme, revêt ici particulièrement sa valeur française de dépréciation. L’Italie chatouille alors le tempérament satirique du jésuite 18 Daniel Russell, 1985. L’anti-italianisme dans De l’art des devises (1666) 15 et il ne peut réprimer une antonomase à tonalité farcesque, lui qui prône d’habitude un goût si épuré : Et je ne dois pas oublier de dire icy, pour la singularité du fait, qu’il y a un Hercule Tasse, qui fait étrangement l’Hercule parmy les autres, & qui les traite d’une maniere bien fanfaronne. Vous le prendriez pour l’Hercule de la Fable, qui secouë en se tournant, une troupe de Pigmées, qui montent le long de ses bras, & qui s’attachent à sa barbe (p. 34). Le nombre de ces « pigmées » n’impressionne pas Le Moyne qui lui oppose la faculté de raisonnement pour élaborer « un Traité purifié, qui ayt en essences, tout ce que les gros volumes d’Italie n’ont qu’en masse » (p. 8). Habile récupération pour la France de l’image de la distillation des parfums alors même que la péninsule en avait le quasi monopole. S’il ne peut que reconnaître l’effort de production théorique, notre auteur en déduit une répartition des rôles fondée sur les tempéraments, adjugeant « la subtilité de la speculation à l’Italie, & la justesse de l’execution à la France » (p. 30). Mais il n’accorde à l’ennemi que de mauvais gré et l’on se rend vite compte que « subtilité » n’est à ses yeux qu’un joli mot pour signifier « futilité ». Alors qu’il a su garder la mesure des choses, eux se sont égarés dans l’excès d’une théorisation intempestive : je me garde d’estre aussi mauvais ménager du temps, que ces Messieurs de delà les Monts, qui ont fait de plus gros volumes sur la composition de la Devise, que saint Basile & saint Ambroise, que tous les Peres Grecs, & tous les Latins n’en ont fait sur la fabrique du Monde (p. 7). Ainsi se profile, en lien avec l’exigence de raison, celle de mesure, qui tiendra aussi lieu de valeur esthétique. Ils se sont perdus en raffinements oiseux ; lui s’en gardera bien : « je passeray legerement sur certaines formalitez Grammaticales, qui sont aux Escrivains d’Italie, des matieres de procez, qui ne valent pas les frais qu’ils y font » (p. 150). Il se moque de la façon dont les « beaux esprits d’Italie » se sont tourmentés sur la devise de l’Arétin (p. 186). Il assimile leurs débats à la « chicane » (p. 192), reléguant l’adversaire dans la crasse des tribunaux alors qu’il destine son ouvrage au public de cour. Nous sommes aux antipodes d’un Stendhal qui érigera l’Italie en modèle de finesse et de gaieté inspirante. Le Moyne n’y trouve que la poussière des in-folio dont il épargne la suffocation à ses délicats lecteurs. La faculté d’« exécution » réservée à la France laisse supposer outre-monts une vaine inflation théorique. Cela est nettement perceptible lorsqu’il félicite M. de Montmor : « Les Patrons & les Modeles qui nous sont venus de delà les Monts, comparez à ceux qui partent de vostre Cabinet, ne sont que des griffonnemens & des ébauches » (p. 6). Il revenait à la France de porter la devise à son aboutissement. 16 Yvan Loskoutoff Le recours à la raison permet également de réfuter l’argument d’antiquité. La valeur ne tient pas à l’antériorité, ceux qui ont écrit les premiers sur le sujet ne peuvent se réclamer de ce seul fait pour s’imposer : Pourquoy voudra-ton, que nous cedions à Paul Iove, ou à d’autres encore plus jeunes que luy, pour quelques années que leur naissance leur a données par dessus nous ? Comme si la Nature s’estoit affoiblie depuis si peu de temps ; & que nos Lunettes qui portent jusques à la Sphere de Saturne, ne valussent pas bien les leurs, qui portoient à peine jusques à la Lune (33). L’art de la devise, soumis au raisonnement, confine aux sciences exactes et les découvertes qu’on y fait s’apparentent à celles dont la France a récemment été le théâtre en astronomie. Les progrès de cette science serviront quelques années plus tard à Perrault en faveur des Modernes dans la querelle contre les Anciens. L’art des devises, en tant que rationnel, s’affirme donc comme un art moderne. Néanmoins le jésuite, qui ne s’embarrasse pas de contradictions après avoir condamné celles de ses prédécesseurs, attribue l’invention du genre à la France. En quoi cela devait-il lui importer à lui qui récusait l’argument d’antiquité ? Cela lui tient pourtant à cœur. C’est « vn fruit originaire de France » rappelle-t-il au cardinal Antoine à la fin de sa dédicace « quoy que provigné en Italie ». Il lui en assure « vn droit particulier, comme François d’adoption, & vn autre droit comme Italien de naissance », l’Italie n’arrivant ainsi qu’après la France. Dans la préface il réaffirme son idée pour en tirer la conséquence qu’« il nous estoit honteux, d’apprendre des Italiens les regles d’vn Art qui est né chez nous ». Et enfin, dans la première partie de l’ouvrage, il consacre à cette question le chapitre VII : « Que l’Art des Devises est vne invention toute Françoise, & que les Italiens ny les Anglois, n’y ont point de part ». Il remarque que Paul Jove le reconnaît (p. 28). Estienne l’avait déjà fait, mais lui ajoute une dimension étymologique : l’italien impresa serait issu du français « emprise », l’Italie nous ayant donc emprunté non seulement la chose mais le mot. Il use de l’ironie supposant que si l’on admet que la devise fut inventée pour les preux, la France étant leur pays, doit-on admettre qu’ils « envoyassent des Courriers exprés en Italie, qui estoit encore toute Gothique : & qu’ils en fissent venir des Devises, comme aujourd’huy on en fait venir des dentelles » (p. 26). La malheureuse Italie se trouvait ainsi partagée entre un passé de barbarie gothique, dont la France se trouvait lavée, et un présent de raffinement décadent où la production des dentelles allait de pair avec la vaine complexité de ses théorisations emblématiques. Si le jésuite s’est réclamé de la modernité rationnelle, il ne s’est pas pour autant privé de l’argument d’antiquité, sans trop se soucier d’accorder l’un et l’autre. L’anti-italianisme dans De l’art des devises (1666) 17 Outre l’autorité trompeuse de son arsenal théorique, démasqué par la raison, le P. Le Moyne affronte aussi l’Italie par l’argument du goût. Même s’il ne se refuse pas de fréquentes plaisanteries, il prône pour la devise l’esthétique la plus élevée. Il n’y admet nulle bassesse. L’Italie en paraît pour lui l’inépuisable réservoir. Il exclut ainsi l’« héroi-comique » : « ce monstre nous est venu d’Italie, avec beaucoup d’autres choses, qu’il seroit à souhaiter qui fussent encore delà les Alpes » (p. 64). La condamnation de l’Arioste s’en suit, non sans métaphore filée : la devise ne souffre pas le ridicule et ne doit pas ressembler à « l’enseigne d’un Cabaret de Village ». Le comique et l’héroïque n’ont rien en commun : L’Arioste & les Singes de l’Arioste vont quelquefois de l’vn à l’autre : mais ce n’est pas en droite ligne, & de plein pied : ce n’est pas par vne descente mesurée : c’est en tombant, & par des entrechats pareils à ceux des personnes à qui le vin fait tourner la teste (p. 87). Le même sort est réservé au burlesque et pour la même raison : « C’est avec regret que je me sers de ce terme, qui est estranger, quoy qu’il semble avoir esté naturalisé depuis peu ; parce qu’il a esté naturalisé sur de fausses Lettres, & pour couvrir le scandale & la débauche de nos Muses » (p. 85). Après tout, c’est son rôle de religieux, il prévient l’encanaillement des gens de cour. S’il n’admet pas la bassesse, il refuse aussi la grandeur mal entendue. Il recommande l’usage des meubles armoriaux comme corps de la devise, mais pas sans discernement 19 . La France venant de soumettre la papauté, dans un chapitre intitulé « Que les Figures des Animaux malfaisans ne doivent point entrer dans les Devises », il n’hésite pas à critiquer le dragon de Grégoire XIII muni d’un mot tiré de l’Énéide « que les Sçavans d’Italie admirent avec aussi peu de raison, que beaucoup d’autres choses originaires de leur Païs » (p. 93). S’il reconnaît et approuve l’emploi des armoiries des Boncompagni, il critique le mot et le rapport au destinataire paraît défectueux à son goût guidé par la raison : Mais avoüons la verité, sous le bon plaisir de Thesauro, & des autres Italiens admirateurs de cette Devise. Le rare est tout autre icy que le juste : & le singulier y est bien different du correct. Car je vous prie, qu’elle [sic] convenance & quel rapport, entre vn Dragon & vn Pape ; entre le fiel de Dragon, & l’esprit de la Colombe qui fait les Papes (94) ? Il faudrait se garder d’interpréter cette prise de position comme une véritable conquête du bon goût français, ainsi que le P. Le Moyne cherche à la faire paraître. Les Italiens, qui théorisaient depuis cent cinquante ans avant qu’il 19 Sur devise et blason : A.-E. Spica, 1996, p. 367-392 et notre op. cit., L’armorial de Calliope. 18 Yvan Loskoutoff ne se mêlât d’écrire son livre, avaient déjà débattu de la question. Hercole Tasso s’était opposé à Andrea Chiocco qui refusait les monstres dans le corps des devises. Il les acceptait au contraire comparant la stupeur qu’ils créent au plaisir de regarder sans péril des fauves en cage 20 . Il ne devrait pas être difficile de trouver dans les débats d’outre-monts une partie non négligeable des arguments que le jésuite emploie à la création d’une esthétique purement « française », cherchant à créer l’impression d’une fracassante nouveauté. La liste est longue des erreurs de goût et de raison de l’Italie, c’est elle qui permet de définir la perfection de la devise française. Le religieux ne se lasse pas de jouer du contraste. S’il donne en exemple de bonne application du mot le porc-épic de Louis XII et la fusée du maréchal de Bassompierre, il l’assaisonne de telle comparaison : ne valent-ils pas « tous les Elephans & tous les Lyons, tous les Soleils & tous les Astres, que l’Italie à jusques icy mis en Devises » (p. 172). Il confronte systématiquement les créations défectueuses de la péninsule aux réussites nationales. Au chapitre XV du livre III « De la proportion que le Corps de la Devise doit avoir avec le Sujet », il critique ainsi celle d’un seigneur génois qui arma l’Amour d’un mousqueton pour signifier que sa belle inaccessible ne le resterait pas longtemps. La proportion manquait entre le dieu enfant et l’artillerie. Il explique : Tout cela montre, que ce petit Mousquetaire du Seigneur Adorne, faisoit vne fausse figure en sa Devise : Et que les Amours qui se battent avec des Fleurs, dans vne autre Devise de Monsieur le Duc de Montausier, sont bien mieux nez, & sentent bien mieux leur naissance que celuy-là. Aussi sont-ils de la Maison d’Artenice, & de la nourriture de Iulie : & il n’y a point de vertu qu’on n’apprenne en cette Maison ; point de politesse qui ne vienne avec cette nourriture (p. 131). Oubliait-il, en réservant à la France le privilège de la raison et de la noblesse, qu’Artenice, la marquise de Rambouillet, était d’origine romaine ? Il l’avait naturalisée comme le cardinal Antoine. Au chapitre I du livre V, il recommande la singularité mais pas le galimatias. Après un exemple de ce dernier type, emprunté à une dame Luchetti dont le nom jouait avec l’image d’un cadenas, il s’exclame : « Opposons à cette Devise faite sur le nom d’vne Italienne, vne contraire Devise faite sur le Nom d’vne Françoise, qui vaut pour le moins vne demy douzaine d’Italiennes d’aussi grand merite que celle-là » (p. 205). Le lecteur est constamment soumis au même exercice comparatif à l’issue toujours prévisible. Sans doute pour éviter la monotonie, il lui arrive d’introduire des nuances, assez rares pour que nous nous y arrêtions. * 20 Della realtà, & perfettione delle imprese, Bergame, C. Ventura, 1614, p. 390-394. L’anti-italianisme dans De l’art des devises (1666) 19 Dès la dédicace, le P. Le Moyne reconnaît la capacité du pape Urbain VIII, dans l’art dont il traite, évoquant sa devise solaire : « Vostre grand Oncle, si grand Maistre en toutes les especes de Poësies, a esté des plus habiles en celle-cy ». Il réitère cet éloge au début du livre II où il aide à la définition du genre en faisant voisiner deux pièces solaires, celle du roi et celle du pontife. Pour une fois, nous n’assistons pas à la comparaison dépréciative mais à un jumelage dans l’exemplarité : « Nous avons tous les matins vn autre Soleil, & tous les matins nous avons le mesme. Le Pape Vrbain se fit vne Devise de cette pensée expliquée par ce Mot ALIVSQVE ET IDEM. pour declarer qu’il estoit tousiours le mesme, quoy qu’en apparence sa nouvelle dignité l’eust fait vn autre » (p. 44). La pièce n’est pas commentée sans doute en raison de sa perfection même. Elle est suivie d’autres toutes solaires confectionnées pour le roi par M. de Montmor. La pièce pontificale se trouve ainsi incluse dans une suite royale française et en quelque sorte rédimée du péché d’italianisme. Le cardinal Antoine échappe lui aussi à l’opprobre pesant sur sa nation. Dans le chapitre intitulé « Que la Devise demande vn Corps connu & facile à voir », il est donné en exemple : Ainsi encore du temps d’Vrbain VIII. qui portoit d’azur à trois Abeilles d’or ; le Cardinal Antoine son Neveu fit vne Devise, où se voyoit vn Essain d’Abeilles, avec le Mot de Virgile, EXERCET. SVB. SOLE. LABOR. pour representer la diligence & l’assiduité avec laquelle les Barberins travailloient pour le Public sous la lumiere, & avec l’authorité de leur Oncle (p. 115). La stratégie dédicatoire explique évidemment l’inclusion de ces pièces exemplaires quoique italiennes, privilège réservé aux seuls Barberini. Tout au plus relève-t-on une autre occurrence dans le chapitre « Si les Dames peuvent porter des Devises », Jove rapportant que la marquise Fioramonde, à Pavie, du temps de François I er , se fit faire une robe bleue couverte de moucherons d’or pour signifier qu’elle était vertueuse quoique courtisée. Mais la pensée est qualifiée de « singuliere » : « elle s’avisa de vouloir estre elle-mesme sa Devise » (p. 82). C’était là une exception difficile à proposer en exemple. Si elle ne donne pas lieu à critique explicite, Le Moyne suit néanmoins son habitude, il en adjoint une autre approuvée de lui sur le même thème : une panthère environnée d’ossements. Quand il lui arrive de s’accorder avec l’Italie, ce n’est pas sans arrièrepensées. Il en est de même pour la devise du cardinal Crescenzi honorant Sixte V 21 . D’abord louée, elle donne lieu à ce commentaire une fois adoptée par un participant au carrousel des Tuileries qu’il ne nomme pas (le grand Condé) : « vn Prince de ce rang et de ce merite, valloit bien la peine d’vne 21 Voir notre Symbolique du pape Sixte-Quint, 2011. 20 Yvan Loskoutoff Devise faite exprez pour luy. Et de l’humeur qu’on le connoist, il eust aussi peu porté vne Devise radoubée, s’il y eust pris garde ; que de vieilles plumes, & des clinquans empruntez à la Friperie » (p. 208). Et puisque nous en voici aux clinquants, parlons du Tasse. Le Moyne proteste à plusieurs reprises de son admiration. Dès le chapitre I, il le place en tête des théoriciens, avouant l’estimer « plus tout seul que toutes les Academies d’Italie » (p. 3). Admiration non dépourvue de duplicité : l’exception célébrée permet de discréditer l’ensemble de la péninsule et l’on finit par penser que l’auteur de Il conte overo de l’imprese 22 l’intéresse moins que la foule des autres qu’il éreinte. Dans le passage déjà cité sur les variations italiennes, où il se moque d’Hercole Tasso, critique de ses compatriotes, il convoque à nouveau son homonyme, mais c’est toujours pour lui faire jouer le même rôle, celui d’exception qui confirme la règle : « Il ne traite pas avec plus de civilité, le vray Tasse, dont la memoire sera respectée, tant que les Muses auront des Devots ; & que les Lettres seront en estime parmy les hommes » (p. 34). Le jésuite trahit son véritable sentiment à la fin de l’ouvrage où il montre comment une pensée commune exprimée dans les termes d’un poète célèbre devient admirable, le poète choisi n’étant autre que celui de la Jérusalem : « Les deux Vers prononcez […] avec le ton & les grimaces que demande la Poësie Italienne, furent loüez, furent admirez de toute la compagnie » (p. 191). Le Tasse se fût bien passé de telles « grimaces ». * À la dernière page du traité le P. Le Moyne s’exclame : « La France au moins me sçaura gré, de luy avoir rendu l’Art des Devises, qui est né chez elle ; & que l’Italie pretendoit s’attribuer ». Elle lui saura d’abord gré de sa verve de pamphlétaire, qui divertit sans toujours convaincre. Il a joué son rôle dans l’élaboration du classicisme français, aux dépens d’une Italie d’autant plus impitoyablement caricaturée que la Compagnie de Jésus cherchait à faire oublier sa récente expulsion du royaume comme un corps étranger. Son nationalisme de courtisan, déjà illustré par le Saint Louis 23 , se conformait au goût du roi pour les devises dont la petite Académie à peine créée faisait ses débats. Il n’avait pas tort d’écrire que la mode en était revenue : « elles vont estre plus en vogue & plus en usage que jamais, sous un Prince qui n’en demeurera pas au Porc-Epic de Louis XII. ny à la Salamandre de François I. » (p. 4) 24 . Le P. Menestrier succédera plus sereinement à son confrère une 22 Torquato Tasso, Il Conte, overo de l’imprese, dialogo, Naples, Stigliola, 1594. 23 Bernard Magné, Crise de la littérature française sous Louis XIV : humanisme et nationalisme, thèse Toulouse 1974, Lille, Atelier de reproduction des thèses, 1976. 24 Voir ses livres de carrousels et les Devises pour les tapisseries du roi, éd. M. Grivel et M. Fumaroli, Paris, Herscher, 1988. L’anti-italianisme dans De l’art des devises (1666) 21 fois les périls de l’italianisme dissipés. Après avoir publié La philosophie des images où il se place sans rougir à la suite de l’abbé Picinelli, il dédiera en 1686 La science et l’art des devises 25 à une autre créature de Mazarin, Hiacynthe Serroni, archevêque d’Albi, Romain arrivé à Paris peu après le cardinal Antoine. Il ne se croira pas obligé de lui faire expier une Italie dont il empruntera sans honte ses exemples. Dans sa dédicace il lui rendra justice d’être né « au païs des belles choses ». Dans sa préface, il mêlera Le Moyne à la liste des auteurs de la péninsule… 25 La philosophie des images, Paris, R.-J.-B. de La Caille, 1682-1683, 2 t. ; La science et l’art des devises, Paris, R.-J.-B. de La Caille, 1686. Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) « C’est la figure et non pas l’étoffe qui fait la gloire des Artisans » : l’« iconoplastie » jésuite à travers les Peintures morales de Pierre Le Moyne Ralph Dekoninck Plusieurs travaux ont mis en évidence, ces dernières années, l’importance de la contribution jésuite dans l’élaboration d’une « théologie du visible » et d’une « philosophie de l’image » qui ont pu prendre la forme d’un ars symbolica, faisant feu de tous les artifices de la « rhétorique des peintures », et cela non plus tant pour sonder les mystères de la Création et des Écritures que pour être de son temps et gagner ainsi les âmes mondaines peu sensibles à une austère spiritualité. Les jésuites français, proches des milieux de cour, furent parmi les principaux bâtisseurs non plus seulement de « cathédrales de l’image » 1 mais de galeries de peintures. Au premier rang de ces prêtrespoètes, il faut compter Pierre Le Moyne dont les Peintures morales témoignent parfaitement de ce mouvement de rhétoricisation de l’image. Inspiré par les Tableaux de Philostrate qu’il cite expressément comme son devancier, il publie, en 1640 (tome I ) et 1643 (tome II ) 2 , ce livre-galerie auquel plusieurs études ont été consacrées dans le but d’en révéler l’ancrage dans la culture de l’époque et la filiation vis-à-vis d’une certaine tradition littéraire, à commencer par celle de l’ecphrasis 3 . En revanche, on n’a guère porté attention aux prégnantes métaphores plastiques qui courent à travers ce texte et surtout qui sous-tendent les parties liminaires des deux tomes. Plus que 1 Fl. Vuilleumier Laurens, La Raison des figures symboliques à la Renaissance et à l’âge classique. Études sur les fondements philosophiques, théologiques et rhétoriques de l’image, Genève, Droz, 2000, p. 188. 2 Les Peintures morales, où les passions sont representées par tableaux, par charactères, & par questions nouvelles & curieuses, Paris, S. Cramoisy, 1640 ; Les Peintures morales, seconde partie de la doctrine des Passions, où il est traité de l’amour naturel & de l’amour divin, & les plus belles matières de la morale chrestienne sont expliquées, Paris, S. Cramoisy, 1643. 3 Voir les ouvrages et articles de M. Fumaroli, [1980] 1994, p. 379-391, A. Mantero, 1987 et 2001, D. Kuizenga, 1986, Fr. Graziani, 1990, A.-E. Spica, 1996, p. 422-426 et id., Savoir peindre en littérature. La description dans le roman au XVII e siècle : Georges et Madeleine de Scudéry, Paris, H. Champion, p. 131-141, R. Crescenzo, 1999, R. Dekoninck, 2005, p. 82-88. 24 Ralph Dekoninck sur l’herméneutique des tableaux littéraires, c’est sur la conception de ces images, voire sur leur fabrication même qu’il convient d’attirer l’attention, car on touche peut-être là à une caractéristique de l’iconologie jésuite qui se révèle être, comme nous allons le voir, une forme d’« iconoplastie ». La dédicace du premier volume au Président de Mesmes met d’emblée en perspective l’architecture du livre dont l’auteur se présente explicitement comme le bâtisseur. Le nom du dédicataire placé sur la porte même de la galerie confèrera toute la noblesse requise à la construction. Avec cette entrée en matière, la double perspective architecturale et picturale est clairement posée, comme elle l’est de manière assez littérale dans le frontispice de Grégoire Huret montrant la galerie et les premiers tableaux qu’elle abrite 4 . La métaphore est filée dans l’« Advertissement necessaire à l’instruction du Lecteur ». À nouveau, un clair positionnement topographique y est affirmé : nous sommes toujours à l’entrée de la galerie où nous accueille l’auteur, lequel s’adresse tout à la fois au spectateur et au lecteur qui ne font qu’ « une mesme personne » (ibid.). S’il y est question de la matière, de la forme, des parties et de la fin de l’ouvrage, tous ces termes, et principalement les deux premiers, prennent ici une dimension clairement plastique. Tout d’abord, les matériaux, tirés de la morale ou « Science des Meurs » telle qu’héritée des Anciens, sont présentés, en certains aspects, encore « informes ». Du fait de leur étendue, ils n’ont pas encore été mis en œuvre sous toutes leurs facettes (ibid.) Et quand bien même ils l’auraient été, ils peuvent encore recevoir de nouvelles formes, a fortiori lorsqu’il s’agit de l’Amour qui est l’objet principal du tome II, la passion la « plus susceptible de belles formes », ou la « Matiere où il reste tant de beaux endroits à former, & à polir 5 ». Telle est l’originalité revendiquée par Le Moyne : elle ne réside pas tant dans la matière mise en œuvre (qui relève d’un donné anthropologique immuable) que dans le traitement formel qui en est proposé. Il y revient, de manière encore plus explicite, dans la préface du second tome : L’importance aussi n’est pas d’ouvrir le sein de la Nature pour en tirer de nouveaux Materiaux ; mais de donner de belles formes, & un nouveau lustre à ceux que l’on met en œuvre. […] Il ne faut donc pas estre tant en peine de produire de nouveaux sujets, que de donner des façons agreables & nouvelles aux anciens : c’est la figure & non pas l’étoffe qui fait la gloire des Artisans. (n.p.) L’horizon ultime de cette référence plastique reste bien entendu la création divine elle-même, qui est pour ainsi dire une création continue. Si Le Moyne ne peut bien entendu prétendre égaler, par ses seules « mains », l’œuvre du Créateur, ses propres créations n’en affirment pas moins leur nouveauté : 4 Voir J.-M. Chatelain, 2000, p. 358. B. Teyssandier, 2002. 5 P. Le Moyne, op. cit., Préface, t. II, n.p. « C’est la figure et non pas l’étoffe qui fait la gloire des Artisans » 25 S’ils [les lecteurs] se donnent la peine d’y entrer, ils reconnoistront que le Sujet général excepté, il n’y a rien de ce qui se treuve ailleurs : & outre les desseins, qui sont tous nouveaux & de mon invention ; ils y verront quantité de materiaux qui n’avoient point encore veu le iour, & qui sont nouvellement tirez de la Carriere. (Ibid., n.p.) L’essentiel se situe toutefois dans les différentes formes qu’il a choisi de donner à sa matière (« discours », « tableaux » et « characteres »). Car c’est de ces formes que la matière reçoit tout son prix : Certainement aussi un Diamant brute n’a point de lustre : l’Or & l’Argent n’ont que la moitié de leur prix, avant que le Feu les ait purifiez : & c’est la main du Sculpteur qui donne de la recommandation au Marbre. (Ibid., n.p.) La matière brute prend donc toute sa valeur sous la main de l’artiste qui ne cessera de travailler jusqu’à atteindre la forme parfaite : Et parce que tout Ouvrage se fait de quelque matiere déterminée, qui reçoit divers traits entre les mains de l’Ouvrier, & passe par diverses formes, iusques à ce qu’il en vienne une derniere, qui luy donne toute la perfection dont elle est capable ; ie n’ay pas crû devoir me departir d’une regle si necessaire, & de laquelle la Nature mesme qui l’a faite ne s’est pas dispensée. (t. II, n.p.) Cette forme parfaite, on l’aura deviné, est celle qui correspond aux critères de la galanterie et du bon goût, comme Le Moyne le défend dans ses textes poétiques et comme il le rappelle à l’incipit de bon nombre de ses ouvrages, qu’il s’agisse de La Gallerie des femmes fortes, de La Devotion aisée ou encore de L’Art de regner. L’œuvre de Le Moyne s’apparente donc à un travail de polissage ou de dégrossissage des matériaux bruts extraits des « mines et carrières » de l’Ecole, matériaux dont il s’agit de révéler la forme : Il faut avoüer pourtant, que ces riches matieres ne viennent pas de là avecque toutes les iustesses, & tous les ornemens dont elles sont capables ; elles ont leur crasse, leurs inégalitez, & leurs rudesses, aussi bien que celles qui se font dans le sein de la Terre : & il faut que l’Art travaille avecque beaucoup de soin, pour leur oster ces defauts, & leur donner de plus agreables formes. Le Marbre se fait bien dans la Carriere, mais la Statuë veut estre faite dans la Boutique du Sculpteur ; & les bonnes choses de l’Escole, ne peuvent devenir belles qu’entre les mains de l’Eloquence. (Ibid., n.p.) L’objectif de Le Moyne est ici clairement posé : il ne s’agit pas tant d’embellir cette matière première que de la rendre simplement agréable à la vue en 26 Ralph Dekoninck en atténuant la « sévérité » par les artifices de l’éloquence. Le Moyne, en écrivain de son temps, privilégie ainsi le style moyen, celui que l’écriture galante a hérité du stylus floridus impérial et que remettent à la mode dans les annes 1640-1650 les petits genres mondains, mariant la convenance de l’ornement avec l’équilibre entre imitation des Anciens et invention inédite dans l’organisation de la matière et de la forme de son propos (ibid.). Les « tableaux d’encre » et les « statues en papier » qu’il nous livre en alliant peinture et poésie, dont la conjonction (« elles s’embellissent mutuellement et comme par contagion » 6 ) est gage d’un surcroît de plaisir, concourent non seulement à donner forme à l’instruction morale à l’aide des matériaux anciens et modernes, mais aussi, par un effet de contagion mimétique, à conformer le spectateur-lecteur aux modèles qui lui sont donnés en exemple. Le Moyne insiste en effet sur l’articulation entre le volet spéculatif et le volet pratique, horizon ultime de son entreprise. Si le premier est embelli « d’agrémens sérieux & modestes » il produira immanquablement ses effets sur le second. L’analogie plastique glisse ainsi de la configuration des œuvres à celle de leur spectateur. Et c’est dans cette nouvelle dimension que se marquent les limites de la comparaison avec les arts plastiques, la différence fondamentale se situant dans la nature de la matière travaillée : i’ay consideré qu’il n’estoit pas du Sage qui travaille sur des Matieres vivantes & actives, comme des autres Artisans qui n’ont que des Matieres mortes entre les mains. Le Peintre & le Sculpteur peuvent faire leurs Tableaux & leurs Statuës, sans connoistre exactement l’essence des couleurs, ny la nature des Metaux & des Marbres. Le Sage n’auroit pas assez d’une veuë superficielle de son Suiet : il luy doit estre connu iusques au fonds ; il faut qu’il en sçache toutes les conditions & les proprietez, afin qu’il le manie avec succez, & qu’il n’arrive point de méprise ny de confusion dans l’usage. (Ibid., n.p.) Pour autant, l’idée d’un tel travail sur la matière vivante n’a rien d’original. Elle constitue même un lieu commun qui traverse la littérature de la Compagnie de Jésus dans laquelle le jésuite tend à se définir comme un artifex evangelicus, et c’est dans ce contexte qu’il convient maintenant d’interpréter les textes liminaires des Peintures morales. Cette dernière expression correspond au titre que Maximilien van der Sandt, autre grand théoricien de la symbolique jésuite, donna au livre qu’il fit paraître exactement à la même date que la publication du premier tome des Peintures morales 7 . Cette date de 1640 correspond au premier centenaire de la Compagnie de Jésus et l’Artifex evangelicus est une pièce expressément conçue pour cette célébration. L’ouvrage est entièrement construit sur une série de métaphores empruntées aux 6 Ibid., n.p. 7 Artifex evangelicus siue similitudinum ac symbolorum sylva, Cologne, J. Kinchius, 1640. « C’est la figure et non pas l’étoffe qui fait la gloire des Artisans » 27 arts libéraux et mécaniques dans le but de transmettre à la jeunesse, à travers ceux qui sont chargés de l’éduquer, un enseignement moral et spirituel. L’appel fait aux arts se justifie, aux yeux de l’auteur, par la dimension pratique de ce genre de créations capables d’émouvoir et mouvoir les affects, et de conduire ainsi des choses corporelles aux spirituelles 8 . L’artifice n’a donc ici rien d’artificiel, puisqu’il est approché comme la forme et la fonction la plus adéquate pour rendre compte de la conformation aux vertus évangéliques (ad mores Evangelio conformes inducendos conducant) vers laquelle doit tendre tout chrétien. Cela apparaît clairement lorsqu’il est question des arts de l’imitation, comme la peinture et la sculpture. De nouveau, la création divine apparaît comme le modèle par excellence à imiter, dépassant de loin la création humaine en ceci qu’elle travaille la figure humaine de l’intérieur plutôt que de l’extérieur comme le fait le simple artisan 9 . Calquant son œuvre sur celle de Dieu, l’artifex evangelicus devra non seulement devenir l’artisan de sa propre édification, mais aussi œuvrer à la formation de ceux dont il a la charge. Pour tendre vers ce but, la voie est double : par la voie affirmative, on procède en ajoutant les perfections comme le fait le peintre avec ses couleurs ; par la voie négative, on soustrait toutes les imperfections pour révéler la forme pure comme le fait le sculpteur 10 . Plus encore que cette double manière de procéder, qui rappelle les deux voies de la mystique dionysienne 11 , c’est la dimension indéfinie de cette formation continue qui compte comme le soulignait déjà Jérôme Nadal : Comment progresse-t-on vers la perfection ? On peut le voir dans l’œuvre des peintres, qui ne font, tout d’abord, que trouver les couleurs et esquisser très imparfaitement les traits ; puis ils reprennent tout et s’efforcent d’obtenir une œuvre achevée, recommençant autant de fois qu’elle n’est pas parfaite. C’est ainsi que tu dois procéder dans la vie spirituelle. 12 8 « Quid autem magis commodum ad institutionem polularem, & magis gratiam auribus etiam eruditis, quam differere ex Artis cuiuslibet proprijs, indeque ad ea, quae sunt fidei, ac caelestis doctrinae transitum facere. […] Si quae figurae similitudinum non tantum de Caelo, & de Sideribus, sed etiam de inferiori creaturam ducantur ad dispensationem Sacramontorum, Eloquentia quadam est doctrinae salutaris, mouendo affectui discentium accommodata, a visibilibus ad inuvisibilia, a corporalibus ad spiritualia, a temporalibus ad aeterna. » (M. van der Sandt, op. cit., préface, n.p.). 9 Ibid., p. 696. 10 Ibid., p. 574-575. 11 Denys l’Aréopagite, Théologie mystique, II [1025 B], in trad. M. de Gandillac, Paris, Aubier-Montaigne, 1943, p. 180 ; M. van der Sandt connaît fort bien ce passage qu’il paraphrasait déjà dans sa propre Theologie mystica (1627). 12 J. Nadal, Orationis observationes, Rome, 1964 (« Monumenta Historica Societatis Iesu », vol. 90a), p. 54 (trad. P.-A. Fabre, Ignace de Loyola, le lieu de l’image. Le problème de la composition de lieu dans les pratiques spirituelles et artistiques jésuites de la seconde moitié du XVI e siècle, Paris, Vrin, 1992, p. 185). 28 Ralph Dekoninck Cette quête perpétuelle de la ressemblance perdue sous-tend également l’œuvre pédagogique appliquée dans les collèges de la Compagnie. Francesco Sacchini consacre plusieurs chapitres de son Protrepticon ad magistros scholarum inferiorium Societatis Iesu (Rome, G. Mascardi, 1625) à l’analogie sculpturale et picturale. Retenons simplement la différence qu’il dégage entre le travail du pédagogue jésuite et celui de l’artiste plasticien : C’est très à propos que l’on compare l’enseignement des enfants à la peinture, à la statuaire et aux autres arts qui représentent les choses par imitation […]. Combien en effet (ô divin Jésus), combien est grand l’écart entre les deux ! Pour ceux-là [= les artistes], la matière est inanimée et brute : c’est de l’argile, des morceaux de bois, des pierres, des os, enfin des métaux. Pour nous [= les professeurs], la matière est vivante, elle respire, est intelligente : ce sont des corps et surtout des esprits humains. […] De fait, quand il imprègne avec les fondements des sciences les esprits des enfants, qui sont comparés à un tableau vierge, le professeur y appose des couleurs à la manière des peintres. Quand il façonne (conformare) la personnalité en travaillant avec souplesse les tendres esprits, il imite l’activité des modeleurs et des sculpteurs. Quand il retranche les vices et éveille sur la droiture les opinions qui sont endormies, quand il distingue le bien du mal et attribue à chaque fonction sa place et son siège, à la manière du statuaire, il met au jour et produit peu à peu des membres en taillant dans le marbre, il dispose chaque membre à sa place selon une juste mesure et le polit. C’est donc à bon droit qu’on dira que le professeur seul de tous les artistes mérite les éloges et qu’il les surpasse. Mais, en cela aussi, il l’emporte d’une façon étonnante sur tous dans la mesure où, alors qu’un seul travail occupe chaque artiste, lui entreprend plusieurs tâches dans un seul et même travail. 13 Une telle métaphore continuée trouvera l’une de ses plus belles expressions visuelles dans l’un des emblèmes du prestigieux volume publié l’année même de la parution du premier tome des Peintures morales en vue de célébrer, là encore, le premier centenaire de l’Ordre, volume au titre programmatique : Imago Primi Sæculi Societatis Iesu. L’emblème en question, situé à la fin du troisième livre dévolu à l’action de la Compagnie dans le monde (Societas agens), est précisément consacré à la pédagogie jésuite conçue comme sculpture 14 . Placé sous le titre d’« éducation de la jeunesse », il nous montre l’atelier d’un sculpteur que l’on découvre en train de tailler une espèce d’Hercule. Cette statue païenne contraste avec la sculpture du Christ que pointe du doigt une troisième statue représentant un jeune 13 Fr. Sacchini, op. cit., éd. Louvain, Sassenius, 1674, p. 44-45 et 50-51. Je tiens à remercier Grégory Ems pour son aide à la traduction de ce passage. 14 Imago Primi Saeculi Societatis Iesu, a Provincia Flandro-Belgica eiusdem Societatis repraesentata, Anvers, B. Moretus, 1640, p. 468. « C’est la figure et non pas l’étoffe qui fait la gloire des Artisans » 29 homme. La scène trouve son explication dans la sentence qui accompagne l’image et qui est empruntée à l’épître aux Galates de saint Paul (4, 19) : Donec formetur Christus in vobis (« Jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous 15 »). Or c’est bien ce qu’illustre l’emblème de l’Imago. Le poème grec qui accompagne l’emblème congédie les deux plus fameux sculpteurs de l’Antiquité, Polyclète et Praxitèle, pour leur substituer les nouveaux sculpteurs, compagnons de Jésus, car ils façonnent la jeunesse à la vertu et à la beauté. Le commentaire qu’Adriaen Poirters propose la même année dans son adaptation néerlandaise de l’Imago vient encore enrichir cette interprétation en y ajoutant l’éloge en général de l’action pédagogique de la Société, telle le défricheur des terres sauvages pour y implanter une nouvelle société 16 . L’opposition nature/ culture apparaît, on le voit, de la façon la plus littérale. L’œuvre jésuite consiste à donner forme à la matière, à parfaire, voire à insuffler cette âme chrétienne qui lui fait défaut. Loin de prêter le flan à l’ancestrale critique biblique des faiseurs de simulacres qui en viennent à se prosterner devant leur création, le pédagogue jésuite comme artifex evangelicus façonne des images vivantes, seules dignes de prétendre à la ressemblance divine, et cette mimésis sacrée peut s’aider de tout le savoirfaire hérité de l’antiquité aussi bien païenne que chrétienne. La pédagogie jésuite consiste donc avant tout à conformer des âmes croyantes et éclairées au seul modèle qu’il convient de leur donner : le Christ. Elle peut donc être pensée en termes de Bildung ou de Verbildung, pour reprendre le riche vocabulaire mystique de Maître Eckhart 17 , c’est-à-dire comme un façonnage des âmes, suivant l’exemple du sculpteur dégrossissant la matière brute pour y découvrir l’image originelle, la forme primordiale sous les décombres du péché. Pour caractériser la nature de cette formation, on pourrait également reprendre la belle expression de Bremond qui parle de « galvanoplastie » à propos de la manière dont le Verbe s’imprime dans l’âme abandonnée à Dieu selon Bérulle (t. III, chap. II, 2 B). On est cependant ici bien loin d’une forme de passivité et de réceptivité des impressions mystiques. L’action de la compagnie est plus précisément une forme d’« iconoplastie » dont la matière première est l’homme lui-même conçu comme image vivante, et dont les moyens sont notamment toutes les images plastiques et rhétoriques forgées par ces artisans évangéliques. 15 « Jadis, dans votre ignorance de Dieu, vous fûtes asservis à des dieux qui au vrai n’en sont pas » (Ga 4, 8). Tout le chapitre 4 file la métaphore de l’enfantement. Le Christ fils de Dieu nous remet au monde par l’Esprit et cette renaissance marque la fin de l’asservissement aux faux dieux. 16 Af-beeldinghe van d’eerste eeuwe Societeyt Iesu voor ooghen ghestelt door de Duyts- Nederlantsche provincie der selver Societeyt, Anvers, Moretus, 1640, p. 282-283. 17 Voir W. Wackernagel, Ymagine denudari : éthique de l’image et métaphysique de l’abstraction chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 1991. 30 Ralph Dekoninck Nous pouvons prendre à présent la mesure de ce que les Peintures morales partagent avec ces diverses publications exactement contemporaines. Si on y retrouve cette prégnance des analogies plastiques, force est néanmoins de constater que Le Moyne insiste moins sur la réception que sur la création conçue comme proprement artistique et non simplement artisanale. Car il se présente bien comme le créateur inspiré des peintures morales, dont les matériaux sont moins les passions elles-mêmes que tout le savoir, ancien et moderne, qui les concerne. Il s’agit de conférer à ces matériaux de nouvelles formes susceptibles de plaire à un public mondain sensible aux attraits des arts. C’est par le moyen de ces fictions instructives et divertissantes que les âmes délicates se laisseront attirer dans la galerie 18 . À l’instar des « Prestres du Paganisme qui s’enfermoient dans les Idoles de leur Dieux & parloient au Peuple par leurs bouches, afin d’avoir plus d’authorité, & de se faire escouter religieusement, & avec quelque sorte de culte 19 », notre jésuite use de toute son éloquence pour animer non seulement ses peintures mais aussi leurs spectateurs. Car une telle exhibition (montrer pour démontrer, la preuve par l’exemple), comme on l’a vu, n’est pas une fin en soi, le but ultime étant de susciter des suiveurs et non des admirateurs 20 . Les peintures parlantes produiront ainsi leurs effets sur le spectateur, selon un processus de contagion mimétique parfaitement conforme à une théorie de l’image post-tridentine où rhétorique et spiritualité trouvent à s’allier pour mieux emporter l’adhésion et la conversion 21 . L’auteur parvient ainsi à instiller discrètement son art de l’alchimie spirituelle, qui consiste à transmuer les peintures morales en peintures dévotes comme les passions profanes en passions spirituelles. Pour cela, le façonnage artistique des âmes impose une stratégie efficace : agir directement sur l’imagination qui, ainsi stimulée, aura vite fait de gagner le cœur, siège de la puissance volitive et affective et moteur des passions. De ce genre de stratégie découle ce qu’on pourrait appeler une esthétique spirituelle qui ne conçoit pas la Vérité et l’ornement comme antithétiques, mais autorise de « se parer honnestement pour se faire aymer 22 ». Combinant l’art du sculpteur et l’art du peintre, Le Moyne est un metteur en scène capable de montrer la vérité sous son plus beau jour. Usant de « petites 18 « Si j’avois basty un Temple en cet Ouvrage, les Libertins et les Impies, qui ne vont à l’Eglise que par la force, le laisseroient pour les Dévots. Si j’y avois érigé une Académie, il ne s’y présenteroit que des Philosophes. Mais ayant fait une Gallerie de Peintures, la Curiosité y amènera des Dévots et des Libertins, des Docteurs et des Cavaliers, des Philosophes et des Femmes » (P. Le Moyne, op. cit., t. I, n.p.). 19 Ibid., n.p. 20 Op. cit., t. II, n.p. 21 Op. cit., t. I, n.p. 22 Ibid., n.p. « C’est la figure et non pas l’étoffe qui fait la gloire des Artisans » 31 douceurs » et de « déguisements » en tout genre pour apprêter la vertu et lui donner ainsi un visage amène, il fait monter la religion sur scène 23 . C’est l’incompréhension d’un tel usage de l’imagination, formatrice pour les jésuites, déformatrice ô combien pour leurs adversaires, qui a sans doute contribué à forger une partie de la légende noire qui accompagne l’histoire de la Compagnie. Car de la formation à la manipulation des consciences, la distance semble mince aux yeux de leurs principaux critiques, comme l’attestent les dénonciations de leurs techniques de conditionnement psychique, telles qu’appliquées par exemple dans leurs « chambres de méditation » où les jansénistes virent un moyen efficace de modeler les âmes malléables, comme celles des enfants et des femmes 24 . Il est étonnant de remarquer combien cette idée aura la vie longue. Ainsi Hippolyte Taine, dans son Voyage en Italie, revient sur cette force de frappe iconique des jésuites en remontant à sa source, les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, et en usant cette fois de la métaphore de l’empreinte : Il faut lire leurs Exercitia spiritualia pour savoir comment, sans poésie, sans philosophie, sans aucun emploi des forces nobles de la religion, on peut s’emparer de l’homme. Ils ont une recette pour rendre les gens dévots et l’appliquent dans leurs retraites ; l’effet est certain [il présente la composition de lieu et l’application des sens]. Chaque dent de l’engrenage mord a son tour : d’abord les images de la vue, puis celles de l’ouïe, puis celles de l’odorat, du goût, du toucher ; la répétition et la persistance du choc approfondissent l’empreinte. […] je connais bon nombre de gens qui, à ce régime, au bout de quinze jours, auraient des hallucinations ; il n’en faudrait pas dix à une tête chaude, à une femme, à un enfant, à une cervelle ébranlée et triste. Ainsi martelée et enfoncée, l’empreinte est indestructible. Vous pouvez laisser passer le torrent des passions et de la vie mondaine ; dans vingt ans, trente ans, aux approches de la mort, au temps des grandes angoisses, on verra reparaître la marque profonde sur laquelle il aura vainement coulé. 25 23 « J’attends qu’un de ces jours la Religion ne sera plus escoutée, si elle ne monte sur la Scene, & ne fait un Personnage à la Comedie. » Ibid., n.p. 24 Voir J.-R. Fanlo, « Les Chambres des méditations : l’imagination dans la polémique anti-jésuite, d’Étienne Pasquier à Agrippa d’Aubigné », Littératures classiques, 45 (2002), p. 91-108. 25 H. Taine, Voyage en Italie I. A Rome [1866], Paris, Editions Complexe, 1990, p. 253. Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) La dévotion honnête du Père Le Moyne Didier Course Dans la grande entreprise de récupération des âmes organisée par l’Eglise post-tridentine, terrain et spiritualité vont de pair. La contre-réforme va exiger à la fois des religieux ancrés dans le monde et des prêtres instruits pour réformer un catholicisme mis à mal par les avancées protestantes. Dans cet incroyable mouvement de régénération vont naître les grands maîtres de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler « l’école française de spiritualité ». Ainsi s’est formé un clergé capable de réformer les paroisses, de comprendre les exigences spirituelles mais aussi celles bien humaines de paysans souvent misérables, de récupérer une élite parfois tentée par le libertinage et d’imprégner le pays d’une doctrine transmise par le catéchisme du Concile. De Bérulle à Saint-Cyran et à Jean d’Eudes, du père Joseph à la compagnie du Saint-Sacrement, mais aussi dans les grands mouvements individuels ou institutionnels, on retrouve indifféremment tous les états et les sexes, toutes les familles religieuses, aux côtés du clergé régulier. Tous travaillent à un renouvellement de l’Eglise en définissant les grandes lignes d’une dévotion adaptée aux compromis du siècle. C’est dans ce contexte général que l’on étudiera ici l’œuvre du père Le Moyne, une œuvre qui porte en elle-même les signes et les formes d’une dévotion nouvelle, qui si elle a osé s’appeler “aisée”, relève avant tout d’un acte exigeant de synthèse et de réforme. Dans ce contexte de grande réforme et d’action, deux livres ont particulièrement laissé leur empreinte sur cette société nouvelle que l’on offre en modèle, à la fois enseignement pratique et livres de haute volée spirituelle : Les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola et l’Introduction à la vie dévote de saint François de Sales. Alors qu’un succès de librairie ascétique jamais démenti par les siècles, comme l’Imitation de Jésus-Christ, s’adressait avant tout à un clergé régulier comme séculier déjà avancé dans la voie de la spiritualité, ces deux livres proposaient un travail de fondation pour un public en quête de réponses aux questions fondamentales d’un chrétien engagé dans le monde et qui souhaitait y rester. Dès le titre du troisième chapitre de l’Introduction à la vie dévote, le programme était lancé : Que la dévotion convient à tous les états de la vie. Dans ce contexte d’une nouvelle théologie pour des temps nouveaux, le livre religieux joue un rôle considérable. H.-J. Martin a étudié l’aspect 34 Didier Course quantitatif revêtu par la publication du livre religieux et y voit la preuve de l’intérêt profond pour le sujet de la foi et les questions théologiques 1 . Mais en même temps, l’époque et les lecteurs de ce genre d’ouvrages ne sont pas en quête de subtilités scolastiques ; pour eux, théologie ne signifie pas raffinement doctrinal. Ils attendent des réponses sur des cas précis, entre oraison et œuvres de charité, entre dévotions et actions. Dans ce monde où la question métaphysique est un sujet d’intérêt grandissant, mais au sein d’une société où dévots et libertins se côtoient encore dans une relative tolérance 2 , il est plus que jamais nécessaire de pratiquer la direction de conscience afin de toucher le plus grand nombre. Les grands maîtres spirituels du temps la mettent en pratique, de François de Sales à Bérulle, de Vincent de Paul aux Arnauld. S’inscrit alors un véritable dialogue, sous forme de lettres mais aussi d’ouvrages destinés à un public élargi. Dans cet élan de bonne volonté se pose ainsi la question d’un christianisme qui voudrait tout concilier et qui cherche à unir l’homme selon la foi et l’homme selon le monde. Mais au-delà d’une unité aux allures cicéroniennes, renvoyant au fameux « tout ce qui est selon la nature est digne d’estime 3 » 4 , on cherche une synthèse plus “vraie” : la foi doit en tout imprégner la vie. Il s’agit moins d’associer dans une relative harmonie le monde et la dévotion, de marier superficiellement le divin et le terrestre que de se livrer à un travail plus exigeant qui relève d’un renouvellement profond de l’être. Un ordre va particulièrement s’illustrer dans cette ambiguë mais décisive question de conciliation et de synthèse ; il s’agit bien évidemment des Jésuites. Nourrie de latin et de rhétorique, de culture humaniste et d’art du comportement social, la Compagnie va entraîner au bien dire pour bien penser des générations de jeunes prêtres qui à leur tour dirigeront les habitudes de piété de toute une élite aristocratique mais aussi bourgeoise. Un ouvrage comme La Cour sainte du père Caussin va influencer pendant des décennies toute la morale des cours d’Europe, équilibrant dans son propos même la terrible admonition de l’Ecclésiaste, Vanitas vanitatum et omnia vanitas, dans sa tentative de moraliser la cour du Prince, lieu privilégié de toutes les grandeurs et de toutes les bassesses, de toutes les richesses et de 1 H.-J. Martin, Livre, pouvoir et société à Paris au XVII e siècle [1969], Paris, A. Michel, 1999, I, p. 16-20 et 99-185 ; Philippe Martin, Une religion des livres : 1640-1850, Paris, Cerf, 2003. 2 Victor-Louis Tapié, La France de Louis XIII et de Richelieu, Paris, Flammarion, 1967, p. 93 ; J.-Ch. Darmon, « Libertinage et politique : remarques sur l’utilité et les incertitudes d’un questionnement », Littératures classiques n° 55 (2005), p. 7-20. 3 Cicéron, De finibus, III, 6. 4 Nous ne rouvrirons pas ici le débat de « l’humanisme dévot » en tant qu’étiquette bremondienne, mais souhaitons simplement prendre en compte les paramètres culturels qu’il recouvre : celui de l’unité d’une culture antique profane et d’une sacrée dans la France de la fin du XVI e et du début du XVII e siècles. La dévotion honnête du Père Le Moyne 35 tous les excès, de l’élégance et des perversions. L’ouvrage aux nombreuses rééditions du père Binet, L’Essay des merveilles de Nature et des plus nobles artifices, se lit à la fois comme un manuel d’élégance rhétorique dédiée à l’image et à la métaphore et comme un éblouissement devant les formes et la diversité de la création divine susceptible d’inspirer les arts et les lettres ; du papillon aux armoiries, de l’architecture aux métaux, de la médecine aux fleurs, le jésuite aspire à l’union divine de l’homme et de la création, de Dieu et de sa créature, dans un manuel où il annonce dès l’Avertissement au lecteur que « quand il faudra parler, vous parlerez comme il faut », fût-ce devant la « noblesse hardie » prompte à inventer « tous les jours des mots nouveaux 5 ». Le langage de la politesse du monde devient médiateur de la sagesse divine et de l’enseignement à suivre. Dans ce foisonnement créatif et souvent ingénieux d’une « écriture jésuite », Pierre Le Moyne s’avère être particulièrement inspiré. Au delà de la quantité, pourtant remarquable en elle-même, on ne saurait insister trop sur la diversité mais aussi sur la pertinence des thèmes qu’il a développés. Il suffit de parcourir rapidement la longue liste qui constitue sa bibliographie et l’on comprendra immédiatement qu’il est au cœur de toutes les questions qui ont hanté la vie religieuse et la société française du XVII e siècle. Suivant l’exemple du père Caussin, Le Moyne va insuffler un air d’honnêteté dévote à une élite en quête d’une spiritualité accessible dès l’ici et maintenant. Il n’est pas question d’une dévotion pour saintes en devenir ou pour pieux ermites ; la direction de conscience que propose le jésuite va être à la fois aimable et efficace. Sa « nouvelle » dévotion, au risque de paraître bien légère, si elle ne prend pas vraiment les traits d’une Célimène, refuse les aigreurs de la prude Arsinoé : Que dirais-je d’avantage ? On en fait un Phantosme décharné, qui ne sort jamais de l’église, qui fait le Carême toute l’année, qui met le Vendredi- Saint à tous les jours. Et on s’étonne que ce Phantome si terrible ait si peu d’amants ; que toutes les Maisons soient fermées à cette fâcheuse ; que la Dévotion travestie et défigurée de la sorte ne soit suivie de personne […] Ce n’est pas que la dévotion soit délicate, ny qu’elle veuille être fardée […] et la Poësie même qui a fait des entreprises si hardies […] n’a jamais osé luy donner la livrée et les enseignes du luxe […] mais véritablement aussi, c’est un abus de faire un Epouvantail d’une si excellente chose. […] Mais depuis quand la dévotion serait-elle devenue triste ? 6 Le programme moral du père jésuite est ici lancé ; sa dévotion est avant tout façonnée à l’image d’une religion de la modération et devrait devenir 5 Etienne Binet, Essay des merveilles de nature et des plus nobles artifices [1621], préface de M. Fumaroli, Evreux, « Des Opérations », 1987, p. 59. 6 Pierre Le Moyne, La Dévotion aisée, Paris, A. de Sommaville, 1652, p. 5-81. 36 Didier Course une expérience plaisante. Le corps et l’âme se rejoignent alors dans une coexistence sereine. Plus encore qu’une théologie facile et qu’une rhétorique du compromis dangereux - cette lecture n’a pas échappé à la critique janséniste -, la dévotion aisée du père Le Moyne est surtout une réflexion profonde sur le sens de l’expérience humaine. Derrière l’apparence de la facilité qui ouvre la porte à toutes les critiques morales, on peut voir aussi la marque de l’humanisme dévot cher à l’abbé Bremond. Dans cet art qui sut combiner les arguments matériels de l’ordre social et ceux du macrocosme divin, on retrouve dans La Dévotion aisée les marques d’un christianisme raisonnable et facilement raisonné. Du jésuite, on voit l’aimable disposition qui sous le dehors d’une tolérance sociale face aux embarras du monde amène progressivement le lecteur aux vraies questions et à une profonde remise en question. La confortable notion de la pureté de l’intention cache, mais n’évite pas, le travail de fond que le père jésuite demande à son lecteur, ou plus assurément, à sa lectrice. Le raisonnement élégant, l’image empruntée à la mode des cabinets de curiosités ou à l’alcôve précieuse, qui tous savent séduire un public habitué aux grâces de la mondanité, sont aussi et surtout des outils précieux dans l’avancée de l’introspection et de la révélation. S’il faut passer par les derniers artifices de la mode pour toucher une grande dame en mal de pénitence, le père Le Moyne n’hésite pas, même si, pour faire bonne mesure, l’éclat du blanc d’Espagne et celui du rouge tellement employés par Anne d’Autriche, sont empruntés à Tertullien. C’est par étapes régulières qu’il fait avancer l’âme placée sous sa direction. Sa dévotion est donc « aisée » en cela, qu’elle en appelle à un mouvement ascensionnel progressif et contrôlé. En suivant de près la direction de conscience d’un prêtre inspiré, l’âme humaine peut alors s’élever sans crainte ; elle aspire à une découverte saine et à la grâce sans danger d’une spiritualité pour tous. Dans la combinaison de références culturelles et sociales, dans la confluence de courants les plus divers, Le Moyne explore une polyphonie mystique. A tout cela, il faut ajouter une grande pureté d’intention, tirée de la tyrannie de la coutume et des servitudes de sa condition, imitée d’Esther, de Judith et des autres qui ont sanctifié la Grandeur et la Beauté, et allié les Vertus avec les Grâces. Et afin de relever l’esprit de temps en temps et le dégager de l’embarras que leurs font des mouchoirs et des collets, des robes et des jupes et tout le reste de cet attirail, qui suffirait à charger quatre mulets, ont le peut entretenir de quelque bonne lecture, ou de quelques réflexions qui se pourront faire sur le modèle que je vais donner. […] Que sert-il de luire et d’être parée, si l’on n’a au-dedans des parures qui répondent à celles du dehors ? Mais n’est-ce point des péchés de mon père et de la matière de sa condamnation que je me pare ? Ces perles ne sont-elles point les larmes des pauvres ? Ces dorures sont-elles bien nettes du sang de l’orphelin et de la veuve ? N’y a-t-il rien de la sueur et de la La dévotion honnête du Père Le Moyne 37 substance du peuple en ces juppes ? […] Que sais-je, si de mes diamans et de mes perles, il ne se fera point un jour des flammes et des charbons ; si de mes toilettes d’or et d’argent, il ne se fera point des robes ardentes qui me brûleront éternellement ? […] De semblables réflexions soutiendront l’esprit et l’empêcheront de se plonger dans la matière : elles le dégageront du présent et lui feront jeter une vue sur l’avenir : pour le moins elles seront cause que toute la matinée ne s’en ira pas à rien, et que parmy les bagatelles, il y aura quelque chose de sérieux, qui instruira la vanité et la tiendra sous la discipline. 7 Ce développement est révélateur à la fois d’un modèle de pensée et d’une technique d’approche. Alors que la pureté d’intention mise en avant dans toute la casuistique précède le cas pratique, elle est vite remplacée par les exemples concrets et plaisants d’une coquetterie de bons faiseurs si répandue dans les couloirs du Louvre ou sous les arcades de la place des Vosges ; les jupes et les dentelles de la frivolité du grand monde sont même paradoxalement moralisées par les présences de Judith qui pour vaincre Holopherne s’est parée tout le jour et de la reine Esther dont les artistes du temps aiment représenter l’élégance pâmée 8 . En empruntant les matières à la mode et des modèles si séduisants, Le Moyne attire l’attention d’une jeune précieuse ou d’une dame de cour qui ne verrait pas toujours la nécessité de passer des paroles aux actes de la dévotion. L’invitation à une « bonne lecture » et la réflexion qui la prolonge peut aussi séduire un public féminin en mal de reconnaissance intellectuelle, mais pourtant à la pointe des salons et des conversations 9 ; elle rappelle aussi la présence d’Esther, de Judith et d’autres héroïnes féminines exaltées dans les ouvrages de Jacques Du Bosc, La Femme héroïque ou les héroïnes comparées avec les héros en toute sorte de vertus 10 ou La Gallerie des femmes fortes de Le Moyne lui-même, qui connut un succès remarquable 11 . Le goût pour le livre religieux que nous avons déjà 7 Le Moyne, La Dévotion aisée, p. 172-177. 8 On songera ainsi à l’Esther devant Assuérus d’Artemisia Gentileschi (v. 1630 ; New York, Metropolitan Museum of Art), de Claude Vignon (1624 ; Paris, musée du Louvre) ou de Poussin (v. 1640, St-Pétersbourg, Ermitage), ou encore à L’évanouissement d’Esther de Véronèse (v. 1580 ; Paris, musée du Louvre), de Jean- Baptiste Jouvenet (v. 1690 ; Bourg-en-Bresse, musée de Brou) ou d’Antoine Coypel (v. 1697 ; Paris, musée du Louvre), un carton de tapisserie plusieurs fois tissé. 9 Voir Linda Timmermans, L’Accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime, Paris, H. Champion, 2005. 10 Paris, A. de Sommaville et A. Courbé, 1645, 2 vol. 11 Au-delà de la mode littéraire pour l’héroïsme féminin que l’on rappelle rapidement ici, l’époque connut aussi un important programme iconographique sur le sujet. Du Palais-Cardinal à l’hôtel de l’Arsenal, le goût pour la galerie de femmes fortes est particulièrement fécond à Paris ; on en retrouve les traces dans le livre illustré et particulièrement dans La Galerie des Femmes fortes de Le Moyne. Voir 38 Didier Course évoqué peut attirer l’attention ici encore ; mais les éléments de civilité et la distinction des modèles gomment ce qui aurait pu déranger une élite qui se méfie aussi des pratiques livresques et du pédantisme magistral. Ayant retenu l’attention de sa jeune coquette, le père jésuite entreprend dans un second temps de poser des questions d’ordre moral et social. Le bien-fondé de la fortune familiale est alors sujet à réflexion. Dans un monde où l’argent étalé par les nouveaux riches entretient des ressentiments grandissants mais aussi où les Grands font montre d’une largesse hautaine, la question posée à la jeune femme prend des allures d’une grande audace politique. En rappelant les origines peut-être troubles de la fortune des familles, en invoquant l’image du pater familias qui a su consolider les possessions matérielles de ses héritiers au détriment du pauvre, le père jésuite entre dans le terrain inconfortable d’un nouvel ordre social en branle, non plus l’ordre voulu par Dieu, celui des différents états, mais celui d’une valeur nouvelle et plus individualisée, l’argent. La dame si élégante n’est peut-être pas elle-même fille de grand seigneur ; son aristocratique époux a su profiter d’une large dot offerte par un beau-père bien bourgeois mais aussi bien riche. Alors que l’œuvre du père Le Moyne dans sa totalité reflète un respect profond pour l’ordre des états qui place hiérarchiquement toutes les conditions de celle du roi à celle du plus humble de ces sujets sous l’œil vigilant de Dieu, dans La Dévotion aisée, il offre une vision plus complexe et moins structurée de la société française du temps. Il laisse entrevoir un aspect de cette société mis cruellement en lumière par bon nombre d’œuvres littéraires, des Caquets de l’accouchée aux Caractères, en passant par Le Bourgeois gentilhomme : l’audace dangereuse des nouveaux riches 12 . Mary D. Garrard, Artemisia Gentileschi, Princeton, Princeton University Press, 1988, p. 154-171 ; Ian Maclean, Woman triumphant. Feminism in French literature 1610-1652, Oxford, Clarendon Press, 1977, en partic. le ch. 3, « The new feminism and the Femme forte, 1630-1650 », p. 64-87 ; Die Galerie der Starken Frauen : Regentinnen, Amazonen, Salondamen [catalogue d’exposition], hrsg. von Bettina Baumgärtel und Silvia Neysters, München, Klinkhardt et Biermann, 1995 ; Alain Mérot, Retraites mondaines. Aspects de la décoration intérieure à Paris au XVII e siècle, Paris, Le Promeneur/ Quai Voltaire, 1990. 12 On rappellera ici un ouvrage de Le Moyne à haute teneur politique, Le grand miroir des financiers, tiré du Cabinet des Curiosités du deffunt Cardinal de Richelieu, Paris 1652, dans lequel le père jésuite entreprend de décrire le « ministre sans reproche » ou plus exactement Bailleul, surintendant des finances et chancelier de la régente Anne. Tous les états et toutes les conditions sont passés en revue, du « peuple, à l’âme basse et [au] cœur ennuyeux », au riche « de pourpre environné », mais aussi le roi et son pouvoir, rappelant au ministre « Que Dieu dans son esprit soit au dessus du Roy,/ Que la morale y soit subalterne à la Foy ». Dans un contexte d’opposition toujours présent entre gallicanisme et politique ultramontaine et sur lequel reposent de grands enjeux idéologiques, il met en garde le sage conseiller : La dévotion honnête du Père Le Moyne 39 À partir de la critique sociale, Le Moyne laisse entrevoir des châtiments plus cruels que ceux infligés au pauvre peuple par une élite enrichie malhonnêtement. Le texte prend ici des allures plus sinistres et les flammes de la damnation éternelle crépitent dans le texte. Les objets de la parure mondaine deviennent les armes même de Satan ; et telle la tunique de Déjanire, ils prennent part directement aux souffrances infligées à la coquette qui n’a pas su lire les admonitions de son directeur de conscience. Les horreurs réservées à la grande dame une fois damnée sont en parfaite adéquation avec son égoïsme, sa vanité et son luxe inutile. L’image frappante des diamants, des perles et d’autres effets de toilette se transformant au moment du jugement en objets de souffrance et en autant d’éléments de torture a de quoi donner à réfléchir à la plus superficielle des créatures et même à la moins encline naturellement à l’introspection. Cela dit, la conclusion du texte cité en dit long sur les limites de la réflexion théologique et morale de la dame et aussi sur celles imposées au directeur de conscience pragmatique. L’évocation des supplices infernaux, des charbons ardents et d’autres jupons enflammés est immédiatement suivie d’un « pour le moins » un peu trop résigné qui va limiter le temps des vanités à une partie de la journée, l’autre restant libre pour une discipline moins relâchée. De cette dévotion aisée du père Le Moyne, on retiendra surtout l’aspect concret d’une honnêteté sans prétention, sans facilité mais sans exigences inhumaines non plus ; elle est d’une indulgence dans laquelle on retrouve tout un modèle que le siècle admira mais ne comprit pas toujours en matière de spiritualité, celui qu’Elmire et Cléante du Tartuffe vont adopter comme direction morale et spirituelle. La direction générale de l’œuvre du père Le Moyne est toute entière révélée dans le titre du chapitre XIV : Qu’il y a une Galanterie de pur esprit qui peut compatir avec la Dévotion : Qu’il s’est toujours vu des Saints polis et des Dévots civilisés. La dévotion aisée du père Le Moyne est tournée vers le monde civil, opposée à un esprit replié sur lui-même. Elle prend des allures honnêtes, ne se pique de rien et emprunte sa méthode à la diversité d’un monde voulu par Dieu. Mais au-delà d’une civilité héritée des codes de la bienséance et d’une liberté de ton de bon goût, on trouve aussi un autre aspect d’une dévotion ancrée dans les principes moraux et esthétiques du siècle. L’art du père Le Moyne est d’avoir su parfaitement allier une « rhétorique de style imaginatif et sensuel, l’autre de style sévère 13 ». Il passe aisément de la question de « si pour hausser le Louvre, il abattait l’Eglise/ S’il voulait élever le Thrône sur l’Autel/ et sur l’Etat du Ciel mettre un Etat mortel », il saurait bientôt « à son grand dam » que « les sceptres des Roys ne sont que des fragments séparés de la Croix » (p. 17). 13 Marc Fumaroli, Héros et Orateurs, Genève, Droz, 1990, p. 257-58. 40 Didier Course morale pratique à la poésie de l’émotion. À l’heure des alcôves précieuses et dans le foisonnement prometteur d’une poésie baroque, il sait prouver que la langue de Dieu est aussi celle des hommes. L’attirance du temps pour une poétique sensorielle qui a trouvé son inspiration dans les « yeux de l’imagination » chers à Ignace de Loyola est présente dans de nombreux passages des textes de Le Moyne ; ce dernier emprunte au saint espagnol le goût pour l’accumulation d’éléments fractionnés mais complémentaires, tous issus d’une réalité sensuelle qui en appelle à la libération de l’âme. L’œuvre répond alors parfaitement à la définition d’un style tel que le décrit Sophie Hache : « Le style sublime est avant tout ce qui se ressent, ce qui se constate, échappant toujours au moins partiellement à toute autre forme de définition dans la mesure où il n’est pas identifiable à un ensemble de caractéristiques de style en particulier, à une technique rhétorique qui pourrait supporter une description exhaustive […] Le sublime est de l’ordre de l’expérience, et même plus précisément de l’expérience des passions. » 14 Le père jésuite, dans un chapitre particulièrement inspiré des Peintures morales, devient le chantre de cette poésie de l’exaltation qui sut séduire à la fois un public dévot et un auditoire plus habitué aux passions cornéliennes, l’un n’excluant pas l’autre bien évidemment mais au contraire, l’un se reconnaissant souvent en l’autre. Le texte devient la marque d’une dévotion qui sait les plaisirs de la beauté matérielle et entreprend de les rendre saints pour la plus grande gloire de Dieu : De ces substances immortelles, Les unes volent alentour Du grand flambeau de leur Amour, Comme de vives étincelles : D’autres plus pleines de ses feux, Vont à ces globes lumineux Dont les neuf sphères s’embellissent : Elles sont leurs Esprits, et sont leurs mouvements […] Sens la noble ardeur de ce Bois, Voys ces ronces et cette Croix, Qui brillent de flammes divines ; Arrête ici mon Cœur, ta vie est en ce lieu ; Sois un bouton de Feu sur ces belles Epines Tu seras un Rubis sur le Thrône de Dieu. 14 Sophie Hache, La Langue du Ciel, Paris, H. Champion, 2000, p. 128. La dévotion honnête du Père Le Moyne 41 L’amour divin devient dans ce texte une expérience physique profonde. Le cœur du chrétien est convié à une vision quasi cosmique qui associe immatérialité des anges, grâce épurée de la transsubstantiation du corps en âme et exaltation sensorielle, voire sensuelle. Dans cette envolée mystique de la matière on reconnaîtra les descriptions des ravissements des grands saints de la contre-réforme catholique mais aussi le goût affiché d’une époque pour l’expérience physique et ce qui touche à la sphère héroïque. Les sphères étoilées et d’autres expériences cosmiques, si elles n’évoquent pas encore les « lunettes à faire peur aux gens » ou ne résonnent pas dans les silences des espaces éternels, sont pourtant empruntées aux belles gravures d’un Abraham Bosse qui représente le goût d’une société polie pour les découvertes scientifiques nouvelles ou celles de Claude Mellan et de ses phases de la lune. Marc Fumaroli a remarqué la même culture rhétorique qui anime Corneille, Balzac, Desmaret et Le Moyne dans un enthousiasme poétique et imaginatif ; il voit en elle la marque de la passion de l’orateur 15 . Dans le choix des verbes liés aux sens, dans une explosion de références physiques attachées à la matière, le texte de Le Moyne est bien l’expression de toute une époque qui cherche - et trouve - la réponse à la grande question de l’union du Créateur et de sa créature. Derrière l’artifice rhétorique qui donne vie à l’expérience mystique, on voit avant tout la volonté de « parler » de Dieu sans l’enfermer cependant, mais au contraire en transformant la matière première de l’expérience humaine, le mot, en une poétique de la transcendance de l’incarnation. La sensibilité affective et sensuelle pallie les limites de la conscience d’une société en mal de « gloire ». La résolution d’une discordance dramatique entre la voie spirituelle et les plaisirs du siècle est toute entière contenue dans une dévotion qui lie intensément le corps et l’âme, le monde et l’Esprit, l’expérience sociale vécue pleinement et le désir profond de vivre sa foi chrétienne. L’impératif grammatical des vers cités plus avant répond à une impérieuse demande intérieure de l’âme. Cette esthétique de la rupture, de la surprise, de l’incorporation des genres et des tons est à la base même d’une entreprise qui vise à rendre à la dévotion sa liberté de conduite ; si Dieu mène les âmes par divers chemins, comme l’affirmait Thérèse d’Avila, Le Moyne entreprend de tracer les voies différentes que peut emprunter le Chrétien. La diversité n’est pas affaire d’hétérodoxie mais correspond à une volonté de comprendre la grandeur de la création. C’est en cela que l’œuvre du père Le Moyne est révélatrice d’un système de pensée et d’une méthode spirituelle ancrée dans la réalité du temps. Or, comme le rappelle Rémy Hess, malgré la réussite d’un modèle jésuite intégrant bon nombre d’éléments de la civilité et du savoir-vivre de l’aristocratie, l’élite prend aussi une certaine distance face à 15 Marc Fumaroli, Héros et Orateurs, op. cit., p. 111-114. 42 Didier Course une normalisation excessive de l’éducation et se méfie d’une éducation trop rigide 16 . Le Père Le Moyne se livre à travers son texte à une déconstruction de l’image austère et implacable d’une dévotion héritée de la tradition scholastique, de la patristique ou même d’une « école » jésuite. Dans le vocabulaire de l’action, dans la théâtralisation de l’expérience dévote, on retrouve le plaisir de l’activité physique, de l’art de la stratégie militaire et de la joute, mais aussi du jeu mondain, de la conversation plaisante et de la pointe élégante. Partie intégrante d’une dévotion aisée à comprendre et à atteindre lorsque le directeur de conscience sait prendre en compte les limites de la condition humaine, l’expérience littéraire devient exercice de sublimation spirituelle qui fonde sa méthode dans le geste. 16 Remi Hess, « Education », in A. Montandon (dir.), Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1995, p. 314. Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) L’éloge de la nature chez Pierre Le Moyne Volker Kapp Pierre Le Moyne aime commencer ses œuvres par un éloge de la nature. C’est ainsi que Les Peintures morales débutent par un panégyrique de la campagne: Il est certain que ce fut un bon Esprit qui mena les Muses au Desert, avant qu’il se parlast d’Ermites ny de Penitentes 1 . […] jamais elles n’eussent acquis à la Ville, ce qui leur est venu sans peine à la Campagne. C’est l’endroit de la Terre le plus pur & le plus tranquille: l’Innocence & la Paix y ont fait tout le temps leur demeure. […] La Sagesse aussi le choisit dés le commencement pour se communiquer aux hommes, toutes les Sciences s’y sont retirées à son exemple, les premieres Vertus qui descendirent du Ciel, prirent là les visages & les habits avec lesquels elles s’apparoissent à nous […]. 2 Les solitaires de l’Antiquité chrétienne qui se retiraient dans le désert pour se consacrer à Dieu découvrent, selon notre auteur, le charme de la solitude bien après les Muses du paganisme. Cette conviction, sujette à caution chez les théologiens, est avancée ici pour évoquer une «spiritualité de la bucolique» 3 qui met au jour une dimension religieuse dans les idéaux des précieuses. Notre jésuite revient à plusieurs reprises sur cet argument. Parmi ses «poésies héroïques» se trouve une ode, dédiée au cardinal de Richelieu, intitulée La Solitude où il associe les «beautez innocentes de la Solitude» à l’«Eloge du feu Roy de ses victoires iusques à l’an 1630» 4 . Le je lyrique se trouve «Sur ces bors où la Marne à cent ruisseaux s’allie […] dans un Reduit d’estude & de plaisir» 5 et chante: 1 Racan exalte également la solitude, mais il déduit le charme du monde pastoral de l’idéal des anachorètes (Les Bergeries III, 1). 2 Pierre Le Moyne, Les Peintures morales, où les Passions sont representées par Tableaux, par Characteres, & par Questions nouvelles & curieuses, Paris, S. Cramoisy, 1640, vol. I, p. 1-2. 3 Voir Dominique Millet-Gérard, Le chant initiatique. Esthétique et spiritualité de la bucolique, Genève, ad solem, 2000 qui passe malheureusement Le Moyne sous silence. 4 Les Poesies du P. Pierre Le Moyne, Paris, A. Courbé, 1660, p. 186. 5 Ibid., p. 187. 44 Volker Kapp La Terre en ce Desert est simple & naturelle; Et n’a rien de l’orgueil de ces grands bastimens, […] La Nature elle-mesme en a fait la structure; Les Monts en leur vieillesse y sont encore verts; […] Le repos y preside avecque l’innocence […] 6 Ce cadre bucolique contraste avec «l’orgueil» de l’architecture urbaine sans que cette opposition implique une condamnation des acquis de la civilisation. Sa simplicité riante est évoquée pour rappeler les bases dans lesquelles s’enracinent les constructions imaginées par l’homme et pour corriger les prétentions de ceux qui voudraient se débarrasser de ces présupposés. Ces subtilités importent à notre jésuite qui en tire la légitimation religieuse de son travail de poète. La même démarche se retrouve dans La carte de Paris, longue Lettre morale dédiée au chancelier Séguier. Elle s’ouvre par un éloge du dédicataire pour mentionner ensuite les circonstances de la composition de cette poésie: Ce besoin m’a conduit dans une solitude, Où, loin de l’embarras, loin de l’inquiétude, Domestiques des Grands, Ordinaires des Cours, Je joüis sans chagrin de la beauté des jours: Et me fais, quand je veux, une pompeuse Scene, De ce Monde abregé, que va baigner la Seine Le Spectacle est illustre, & les pensées divers, Que Paris me fournit, exprimez en ces vers. 7 Cette poésie qui figure dans ses Entretiens et Lettres morales 8 , vante la ville de Paris en tant que «Chef qui tout suce, un Cœur qui tout attire» (p. 245). Il lui oppose «la simple Nature» (p. 246) où «La Terre encore vierge, & les bois innocens,/ Conservent la vertu qui fut au premier temps» (p. 246). L’auteur s’adonne à la nostalgie des temps passés en distinguant la ville actuelle de celle de ses fondateurs: «Que Paris est changé depuis cét heureux temps: / Que de nos Devanciers nous sommes differens» (p. 247). Même la «Cour est un Theatre, où les Princes Acteurs/ Donnent la Comedie aux Peuples Spectateurs» (p. 249). Cette plainte se termine par une note plus optimiste qui compare la juridiction du chancelier à la parole du Créateur imprimant une forme au chaos: 6 Ibid. 7 Nous citons d’après Les Œuvres poétiques du P. Le Moyne, Paris, L. Billaine, 1671, en indiquant la page, ici p. 245. 8 Paris, E. Loyson, 1665, livre I, p. 55-75. L’éloge de la nature chez Pierre Le Moyne 45 Et comme de ce Corps sans forme & sans clarté, Où tout estoit confus, rien n’estoit limité, La parole de Dieu, lumineuse et feconde, Fit sortir l’harmonie & la beauté du Monde: Ainsi de ce Chaos de Droits embarrassez, […] Vous tirez la clarté, l’ordre, & la convenance, Qui regnent sous les Loix dans le Ciel de la France. (p. 262) Le programme de ce panégyrique est bien osé quoique ‹politiquement correct›. Il suit un procédé familier aux miroirs des princes qui vantent un idéal, qu’on qualifie souvent d’utopique, pour rappeler les fondements moraux et religieux de la Cité et inciter le dignitaire à s’y conformer. Notre homme d’Église nourrit son imaginaire poétique de la nature transfigurée par sa foi qui l’érige en idéal de pureté. En 1661, Le Moyne publie une Lettre morale intitulée De la Vie champestre où une note en tête de la plaquette informe le lecteur du lieu et des circonstances de la composition. En 1660, il a passé l’été au château de Nanteuille-Haudoin, appartenant au duc François Annibal d’Estrées 9 , maréchal de France (1573-1670), qui s’y repose «d’une longue et dangereuse maladie». Sa reconnaissance pour son hôte convalescent se traduit par le choix d’une matière «aisée», faisant état de son séjour à la campagne. Il insère cette poésie quatre ans après également dans ses Entretiens et Lettres morales 10 où sont réunies des épîtres dédiées au roi, à ses mécènes de la noblesse d’épée, par exemple Monsieur le Prince ou le duc de Montausier, à la Grande Robe parisienne, entre autres le président de Mesmes (dédicataire de tout le recueil) ou le président de Lamoignon, et à des Dames du grand monde, la comtesse de La Suze ou la duchesse d’Aiguillon. La liste des dédicataires se lit comme le fichier du Paris mondain de l’époque. De la Vie champestre se plaît à embellir la nature: les poissons folâtrent dans l’eau pour «faire feste» (275) au propriétaire qui les protège des hameçons du pêcheur. Tout autre est cependant la réflexion d’un je lyrique, parlant à la troisième personne, sur les images qui se reflètent dans l’eau: Ainsi, dit-il, nos jours, ainsi nos années s’écoulent; Et la mort est le terme, où leurs cercles nous roulent. Tous les temps, tous les lieux, mènent à cette fin: […] On meurt à l’Hospital, on meurt dans le Palais: Il n’est point de grandeur, de beauté, de richesse, Qui puisse de nos jours arrêter la vistesse: (p. 274) 9 Le Moyne écrit «D’Estrée». 10 Paris, E. Loyson, 1665, livre I, p. 108-122. 46 Volker Kapp Le thème de la vanité de l’existence soumise au dépérissement est un thème développé dans L’Ecclésiaste 11 . Il s’accorde avec le sérieux de la foi, mais notre jésuite, qui se propose de fêter les plaisirs de la campagne, se garde de rappeler au maréchal, luttant contre les inconvénients de la vieillesse, la menace d’une mort imminente. Une certaine tension existe toutefois entre les deux blocs thématiques de cette poésie, celui relevant du divertissement et celui de la vanité. Le premier bloc s’apparente aux exercices anodins de la poésie mondaine dans la lignée de la Guirlande immortelle à Mademoiselle d’Agenois, figurant dans le livre second du recueil entièrement dédié à des femmes (II, VII); le deuxième s’y intègre par contre difficilement. Quelques critiques, qui voulaient contourner la difficulté résultant de cet antagonisme thématique, ont choisi le biais anecdotique de la biographie pour analyser cette poésie. Le maréchal d’Estrées, alors âgé de quatre-vingtsept ans, refuse de se retirer de la cour pour se préparer à sa mort. À l’époque où Le Moyne écrit son Histoire du Règne de Louis XIII, probablement perdue, il publie ses Memoires d’Estat; Contenant les choses plus remarquables arrivées sous la Regence de la Reyne Marie de Medicis, et du Regne de Louis XIII (1666) sans nom d’auteur et les fait précéder d’une Lettre ecrite a une personne de qualité, où il est parlé de l’Autheur, du Sujet, et du Caractère de ces Memoires, document que Paul Bonnefon ne juge malheureusement pas digne de figurer dans son édition des Mémoires du Maréchal d’Estrées 12 . On ne dispose pas d’informations sur la part du maréchal d’Estrées dans cette publication de ses Mémoires par Le Moyne, qui connaît sa carrière brillante de militaire, son prestige à la cour et ses mérites de diplomate sans le métamorphoser en amateur de la vie champêtre. La thèse d’une telle métamorphose est avancée par Paul Bonnefon 13 qui s’inspire probablement d’Henri Chérot, sans le mentionner. Chérot évoque les données de l’environnement du château de Nanteuil-le-Haudoin et s’autorise de la note précédant la première édition pour insister sur les «impressions vécues» 14 sans oublier toutefois les «réminiscences d’Horace, de Virgile et de Racan» 15 . Il qualifie cette pièce de poésie «de convalescent» et de poésie «d’observation» tandis que le maréchal d’Estrées est traité 11 Voir Dorothea Scholl, «Vanitas vanitatum et omnia vanitas. Das Buch Kohelet in der europäischen Renaissance- und Barocklyrik und Emblematik», Volker Kapp/ Dorothea Scholl (éd.), Bibeldichtung, Berlin, Duncker & Humblot, 2006, p. 221-260. 12 Paris, Renouard, 1910. 13 «Le Père Le Moyne, jésuite et poète qui le fréquente alors, nous le montre tout occupé de jardinage dans une épître sur la Vie champêtre qu’il lui consacra (1661)» (Mémoires du maréchal d’Estrées sur la régence de Marie de Médicis (1610-1616) et sur celle d’Anne d’Autriche (1643-1650). Publiés pour la Société de l’Histoire de France par Paul Bonnefon, Paris, Renouard, 1910, p. XXIII). 14 H. Chérot, [1887] 1971, p. 339. 15 Ibid. L’éloge de la nature chez Pierre Le Moyne 47 d’«amateur des jardins dont il est question à la troisième personne» 16 , remarque ingénieuse mais difficile à vérifier, parce que le château fut entièrement détruit à la Révolution. L’optique adoptée par Chérot et Bonnefon permet du moins d’évaluer le côté anecdotique de l’évocation d’une nature idéalisée. Un des fils conducteurs de notre poésie est ce qu’on pourrait qualifier de ‹visite guidée› dans le ‹parc› du propriétaire. Selon les procédés de la poésie descriptive, les vers suivants équivalent à une description vive du potager: Son plaisir est de voir la vive moûcheture, Que la jaune Renette ajoûte à sa dorure: De voir la Bergamote aux bras de l’Espalier, Qui semblent pour l’offrir vouloir se delier; (p. 275) Ce qui permet de plaider ici en faveur d’une visite des environs du château, c’est que ces fruits ne s’imposent pas dans la peinture du monde pastoral comme «la pourpre de la Rose,/ Sous le jour renaissant» (p. 274). Mais on hésite à y rattacher l’évocation du «silence […] où le Zephyre veille» (ibid.) et la comparaison du «murmure des eaux,/ Au concert inégal d’une troupe d’oiseaux» (ibid.). Est-ce vraiment une «fine étude de propriétaire dans cette description de la bergamote en espalier et de la jaune renette» 17 , description qui rappelle plutôt cette «certaine gayeté de stile, esloignée en égale distance, de la bouffonnerie & de la tristesse» que Guez de Balzac admire chez les sénateurs romains qui «ont débité toute la Sagesse divine & humaine» 18 ? Pour trancher ce différend, il faut insérer cette Lettre morale dans le contexte littéraire de l’époque. Une similitude avec le monde pastoral de Racan saute aux yeux. Les «Stances» précédant Les Bergeries de Racan évoquent une promenade analogue du je lyrique: Tantôt il se promène au long de ses fontaines, De qui les petits flots font luire dans les plaines L’argent de leurs ruisseaux parmi l’or des moissons, […] 19 Le je lyrique de ces «Stances» est magnifié par son courage à renoncer à la gloire trompeuse, promise aux ambitieux, pour la vie champêtre: 16 Ibid. 17 Ibid., p. 340. 18 Jean-Louis Guez de Balzac, Socrate chrestien, Jean Jehasse (éd.), Paris, H. Champion, 2008, p. 72-73. 19 Racan, Œuvres complètes, Stéphane Macé (éd.), Paris, H. Champion, 2009, p. 200. 48 Volker Kapp O bienheureux celui qui peut de sa mémoire Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire, […] Crois-moi, retirons-nous de la multitude, Et vivons désormais loin de la servitude De ces Palais dorés où tout le monde accourt, […] Agréables déserts, séjour de l’innocence. 20 Ces vers contiennent bien des motifs qu’on retrouve dans ceux de notre jésuite, mais ils exploitent une autre piste de la thématique puisqu’ils louent celui qui se retire à la campagne et abandonne la cour. Ce renoncement est absent de la Lettre morale du jésuite et sans aucun doute inimaginable pour le maréchal que le poète confronte au motif du temps qui emporte tout. D’Estrées, en convalescence à la campagne, reste courtisan tandis que le je lyrique de Racan s’adonne aux travaux des paysans. Il faut se mettre devant les yeux le traitement du thème par Racan afin de mieux saisir les intentions de Le Moyne offrant à son mécène une poésie sur la vie champêtre. Mieux que tout autre, le thème de la chasse met en évidence la spécificité des deux poésies. Aux yeux de Racan, la chasse s’accorde parfaitement avec la vie champêtre des nobles, déguisés en paysans, qui peuvent s’adonner à ce plaisir interdit aux simples habitants du monde rural. Aussi le protagoniste des «Stances» ne s’en prive pas: Il suit aucunefois un cerf par les foulées, Dans ces vieilles forêts du peuple reculées, Et qui même du jour ignorent le flambeau, Aucunefois des chiens il suit les voix confuses, Et voit enfin le lièvre après toutes ses ruses, Du lieu de sa naissance en faire un tombeau. 21 Le monde pastoral ne récuse pas la chasse en tant que rituel remplaçant la réalité plus atroce de la guerre. Le Moyne ajoute au portrait du maréchal en chasseur une évocation de l’automne, absente chez Racan, et cette combinaison, qui semble aller de soi, révèle un aspect central du message de sa Lettre morale. Le bruit de la chasse répand l’effroi chez les animaux, mais la scène se métamorphose ensuite en idylle: 20 Racan, Œuvres complètes, éd. cit., p. 198 et 201. 21 Ibid., p. 199. L’éloge de la nature chez Pierre Le Moyne 49 Cette guerre pourtant sans cruauté se fait: Le sang qui s’y répand, ne laisse aucun regret: Les meurtres innocens n’y font point de veuvage: Sans colère on y peut éprouver son courage: Et soit Sangliers ou Cerfs, des morts, avec honneur Le butin se partage, au signal du veneur. (p. 275) L’aspect ‹guerrier› de la chasse comporte pour le gibier une menace de mort, présentée ici comme une bagatelle puisque les meurtres sont «innocents» et n’entraînent pas de «veuvage». Le triste sort du gibier ne pèse pas par rapport au partage du butin, garant de la paix champêtre. Le Moyne tient à présenter l’automne comme une saison harmonieuse suivant la tradition poétique remontant à l’Antiquité qui associe les quatre saisons aux âges de l’homme. D’après Les Métamorphoses d’Ovide, l’automne symbolise l’homme doux et mûr qui a perdu l’impétuosité de la jeunesse mais qui n’est pas encore victime de la décrépitude de la vieillesse 22 . Notre poète y rattache l’idée que le maréchal voudrait faire valoir de sa vigueur d’homme en bonne forme dont les «desseins renfermez dans les justes limites […] ne sont point emportez par les illusions» (p. 273). Le je lyrique «croit, dans la maison que luy laissa son Père,/ Posseder en petit, l’un & l’autre Hemisphère» (p. 274). Cet homme équilibré, dont le plaisir est «de voir la nuance,/ Que cent divers fleurs font de leur alliance» (ibid.) et «les Sarcelles […] sans bruit faire la ronde autour des longs roseaux» (p. 275), s’aperçoit «que l’Automne s’appreste/ Que dés-ja le raisin luy couronne la teste» (ibid.). Cette facette de la saison correspond bien à l’image idéalisée que le maréchal se fabrique de lui-même. Le portrait du maréchal d’Estrées est flatteur, mais la Lettre morale ne se réduit pas à la flagornerie, puisqu’elle se termine par un avertissement adressé au dédicataire: La Fortune auroit beau joindre le bronze au plastre, Pour appuyer les Dieux posez sur son Theatre; Beau remparer de fer ces Colosses hautains, Qu’elle expose à l’encens, comme aux yeux des Humains: […] Tout le Theatre un jour luy-mesme perira; Et tombant sur ses Dieux, il les écrasera, Au premier coup de vent, qu’une Estoile contraire, Appellera du Nord, afin de les défaire. (p. 278) 22 «[…] excipit autumnus, posito fervore iuventae/ maturus mitisque inter iuvenemque senemque/ temporis medius, sparsus quoque tempora canis» (XV, 209-212). Voir Manfred Fuhrmann, «Die Vier Jahreszeiten bei den Griechen und Römern», Die Vier Jahreszeiten im 18. Jahrhundert, Heidelberg, Winter, 1986, p. 9-17, ici p. 15-16. 50 Volker Kapp Le vent du Nord, élément caractéristique de l’hiver, renversera toute la splendeur des grands sur le théâtre de ce monde. La poésie se termine en encourageant le maréchal à mettre «en seureté la fin de [sa] vie» (p. 278). La description réjouissante de la vie champêtre cède ainsi à une invitation à se préparer à une bonne fin. Comment faut-il évaluer cette volte-face dans la Lettre morale? On pourrait se contenter de l’insérer dans le paradigme du baroque dont elle est sans doute un exemple typique pour ce qui est d’opposer l’horreur de la mort à une surface riante. La poétique du jésuite ne se réduit pas à ces généralités. Un de ses présupposés est exprimé dans la Dissertation du poëme heroïque. Le Moyne y souligne que, pour former des images, «l’Esprit du Poëte doit découvrir en chaque chose, la pure forme du Bon & du Beau, la pure Idée de l’Aismable & du Merveilleux» 23 . L’hymne premier de La Sagesse divine présente une prosopopée qui développe le même thème: Mille Mondes qui pouvoient naistre Attendoient que ma volonté Designast d’un trait de clarté Celuy qui passeroit à l’Estre […] 24 Nous avons déjà allégué d’autres poésies où le Créateur divin produit les présupposés de la beauté et des idéaux de la civilisation urbaine. La théorie poétique de cette idée se trouve dans la suite de notre première citation des Peintures morales: La Nature mesme y est plus belle plus entiere & plus feconde que partout ailleurs, ses productions y sont plus nettes & mieux achevées, elle y dispose de soy plus librement & avec moins de contrainte, elle y est plus glorieusement occupée, & plus attentive à sa besongne […] les Orangers les Lauriers & les Myrtes que nous avons dans nos Jardins, sont des Estrangers qui nous sont venus du Desert, & que nous avons naturalisez par force. […] on a beau leur donner des trouppes de Jardiniers qui les cultivent […] ils ne s’y portent jamais bien. 25 Cette idée revient dans son Discours de la poésie qui érige la nature primitive en modèle du monde pastoral. La richesse inépuisable des premiers temps 23 Publiée dans Les Œuvres poëtiques (1671), non paginé. Voir sur ce thème Esther Gross-Kiefer, Le dynamisme cosmique chez Le Moyne, Zürich, Juris, 1968, p. 63. 24 P. Le Moyne, Hymnes de la Sagesse divine et de l’Amour divin. Le Discours de la poésie d’après l’édition de 1641, Anne Mantero (éd.), Paris, Le Miroir Volant, 1986, p. 34. Voir A. Mantero, 1995, p. 340-341. 25 Les Peintures morales, p. 2-3. L’éloge de la nature chez Pierre Le Moyne 51 de la Création garantit un programme poétique où la régularité de la nature jette le fondement des règles de l’art: […] puis qu’en tout Ouvrage, il y a quelque sorte de contract entre la Forme et la Matiere; il est raisonnable que les Parties soient égales […]. La Nature qui est reguliere & formaliste, s’est donnée elle mesme cette loy, & l’a enseignée aux Arts qui l’observent religieusement à son exemple. 26 On ne s’attendrait pas à cette déduction ‹naturaliste› de la régularité poétique chez un auteur dont le style est marqué par l’abondance oratoire et dont l’imaginaire se complaît dans les spéculations subtiles illustrées par la suite du texte: Au commencement du Monde, elle mit les Formes celestes dans une Matiere privilegiée & faicte exprez […] Elle a mis l’Ame intellectuelle dans une Terre choisie, façonnée de la main de Dieu, purifiée de son souffle, & illuminée des rayons qui y tomberent de sa face. 27 Christophe Bourgeois plaide dans ce contexte pour «l’hylémorphisme aristotélicien» 28 . Cela n’exclut pas le concept biblique de la création qui nourrit ici une imagerie tout à fait opposée au sublime, tel que Boileau le déduit du Traité du sublime du Pseudo-Longin. Le Moyne associe le sublime longinien au style fleuri qu’il retient, exprimé à travers les expressions de «Matière privilégiée», de «Terre choisie» illuminée des rayons de la face divine. Malgré cette divergence évidente entre sublime et style fleuri, les similitudes entre les deux programmes ne sont pas à négliger. Le Moyne se rapproche de Boileau quand il s’enthousiasme à propos des psaumes de l’Ancien Testament et des poésies des Pères de l’Église du fait qu’il «n’y a rien de plus fort ny de plus sublime […] rien de plus paré ny de plus agreable» 29 . Sa vision de la poésie biblique s’accorde avec celle des modèles gréco-romains sur lesquels se fonde Boileau: […] les bons Vers ne se font pas avecque la seule chaleur de l’Imagination emuë: […] il faut que l’Esprit du Poëte soit gouverné par une intelligence judicieuse: il faut que [le poète] ait une grande diversité de beaux Modeles & de riches idées, sur lesquelles il travaille selon les differences des Sujets qu’il met en œuvre. 30 26 Hymnes de La Sagesse divine et de l’Amour divin, éd. cit., p. 8. 27 Ibid. 28 Théologies poétiques de l’âge baroque. La Muse chrétienne (1570-1630), Paris, H. Champion, 2006, p. 752. 29 Les Hymnes de la Sagesse divine, éd. cit., p. 10. 30 Ibid., p. 20. 52 Volker Kapp L’imagination (ingenium) doit se soumettre au jugement (iudicium) qui se réfère aux beaux modèles que fournissent non seulement les poésies bibliques mais surtout les litterae de l’Antiquité. Notre jésuite se nourrit donc des deux traditions tout en se proposant de corriger ce qu’il juge défectueux dans les litterae, défauts qu’il voudrait améliorer sans quitter les paradigmes humanistes. Ce détour nous ramène de nouveau à la Lettre morale dédiée au maréchal d’Estrées. De la Vie champestre fait l’éloge de la nature en tant que création divine portant l’empreinte du logos créateur, mais son point de départ n’est pas le mythe raconté dans le premier livre de l’Ancien Testament ou les répercussions que l’Eden de la Genèse trouve dans les psaumes, la littérature sapientielle ou le Nouveau Testament, mais une poésie d’Horace dont l’autorité est rendue présente par le titre du recueil bien qu’elle soit finalement contestée dans sa préface 31 . La préface des Entretiens et Lettres morales évoque le modèle d’Horace qui «a fait autrefois ce que je fais aujourd’huy. Il s’est entretenu en Vers avec ses Amis, & a fait part au Public de ses Entretiens» (p. 235). L’autorité d’Horace y est toutefois contestée puisque l’auteur prend ses distances vis-à-vis du caractère satyrique du modèle latin en soutenant que l’écriture satyrique recourt à des «medicamens [qui] ne font point venir l’envie de guerir» (ibid.) et que cette «methode d’enseigner, soit dans les Livres, ou sur le Theatre, […] débauche plus qu’elle n’instruit» (ibid.). Comment peut-on corriger la dimension satyrique? Par la référence à une autre poésie: le début De la Vie champestre s’inspire de l’Épode II d’Horace, à laquelle se réfère également Racan dans les Stances de ses Bergeries citées supra 32 . Le divertissement offert au maréchal d’Estrées s’inspire d’Horace dont l’éloge est complété par la spiritualité de la bucolique. Lors de la visite du parc, «quelque innocent Tityre,/ Par la voix des roseaux, que son haleine inspire,/ D’Amarille se plaint, qui rit en l’écoutant,/ Et laisse à decider leurs querelles au vent» (p. 274). Tityre peuple les Églogues de Virgile. C’est un personnage imaginaire qui reste vivant dans la tradition littéraire européenne 33 . S’il y a donc de la poésie descriptive dans cette Lettre morale, celle-ci se conforme à travers le chant de Tityre au monde bucolique, bien présent dans l’œuvre de notre jésuite. 31 Voir ici même l’article de R. Maber. 32 «Beatus ille qui procul negotiis,/ ut prisca gens mortalium/ paterna rura bobus exercet suis/ solutus omni fenore, […]» (II, 1-4). Voir à ce propos Richard G. Maber, 1982, p. 95-96 qui signale encore un deuxième emprunt à l’Épode II (23-26) dans les vers des Entretiens déjà cités: «Étendu quelque fois à l’ombre d’une treille/ Où le silence dort, où le Zephyre veille,/ Il aime à comparer le murmure des eaux,/ Au concert inégal d’une troupe d’oiseaux» (p. 274). 33 Voir D. Millet-Gérard, Le chant initiatique, op. cit., p. 36-38. L’éloge de la nature chez Pierre Le Moyne 53 Le monde bucolique perce également dans Les Triomphes de Louis le Juste, quand la Chanson de Berger à la louange du Roy envisage la prospérité amenée par le règne de Louis XIII: […] un jour qui n’est pas loin les Dieux venus en terre Perdront l’usage du tonnerre Et se feront Berger pour vivre parmy-nous. 34 Ce registre pastoral rappelle d’une part la galanterie des «Fables» dans De la vie champestre (p. 276) qui se réfèrent à Ovide 35 et à ses imitateurs parmi les poètes mondains. Il rappelle d’autre part l’idée divine imprimée dans la Nature par le Créateur. La spiritualité de la bucolique permet même d’évaluer le prestige d’un règne à l’aune d’un idéal religieux. C’est ainsi que la toute première poésie des Entretiens et Lettres poëtiques, intitulée Le Soleil politique. Au Roy, érige le soleil en «Exemple des Rois» (p. 237) pour insérer quelques devises de l’art de régner: Ma façon de regner est paisible & tranquile, Moins elle est violente, & plus elle est utile. Je laisse le fracas, le tumulte, & le bruit, Au Vent qui déracine, au foudre qui détruit. […] L’or & l’argent sous moy naissent sans violence La vigne & la moisson meurissent en silence. (p. 239) Le panégyriste cherche à ancrer l’éloge du roi dans un contexte théologique. Cette démarche, qui n’a rien de surprenant chez un poète théologien, inspire également la description de Paris que nous avons évoquée au début de cette étude. Nous pouvons donc conclure en soutenant que l’éloge de la nature chez notre jésuite cherche à interpréter le monde pastoral prisé dans la littérature galante à la lumière d’une spiritualité de la bucolique. 34 Les Triomphes de Louis le Iuste, Reims, N. Constant, 1629, p. 157. Stéphane Macé y signale la présence du mythe de l’âge d’or d’Ovide (L’Éden perdu. La pastorale dans la poésie française de l’âge baroque, Paris, H. Champion, 2002, p. 260-261). 35 Voir Marie-Claire Chatelain, Ovide savant, Ovide galant. Ovide en France dans la seconde moitié du XVII e siècle, Paris, H. Champion, 2008, p. 124 et 313-314. Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) Les Entretiens et lettres poétiques, point culminant de l’évolution poétique du Père Le Moyne Richard Maber La collection des Entretiens et lettres poétiques (1665), dernière œuvre poétique publiée du vivant de Le Moyne, contient parmi ses trente-et-un poèmes une dizaine de réussites extraordinaires qui se distinguent par leur originalité d’imagination et la vigueur de leur expression 1 : Henri Chérot l’a appelée, non sans raison, « son chef-d’œuvre en vers » 2 . Malgré leur diversité, les Entretiens gagnent à être considérés dans leur totalité, ce qui n’arrive que très rarement. Tous les poèmes contribuent à l’effet de la collection entière, inspirée comme toutes les œuvres poétiques de l’auteur par un idéal particulier et très élevé de la poésie et des devoirs du poète. Il serait impossible d’entreprendre ici une analyse détaillée des quelque 10 500 vers qui composent les Entretiens, ou même de résumer les arguments si variés de tous les poèmes. Il y a tant de vers brillants et de passages remarquables que même les citations, nécessairement courtes et peu nombreuses, risquent de donner une impression limitée de l’œuvre dans son entier. Nous nous proposons donc de donner une vue d’ensemble de l’œuvre et d’en identifier les traits les plus marquants, ses rapports avec les poésies antérieures de Le Moyne et surtout avec sa théorie poétique, avant d’aborder les autres aspects distinctifs de cette dernière phase de son évolution poétique. 1 Entretiens et lettres poëtiques, du P. Le Moyne, de la Compagnie de Jesus, Paris, E. Loyson, 1665. Quelques exemplaires portent une page de titre légèrement différente : Entretiens et lettres morales, mais à part la page de titre, tous les exemplaires sont identiques. L’œuvre fut remise en vente en 1668 avec une nouvelle page de titre : Entretiens et lettres morales du P. Le Moyne, de la Compagnie de Jesus, Paris, E. Loyson, 1668 ; le texte est identique à l’édition de 1665. Finalement, le poète a apporté de nombreuses révisions pour le texte définitif de ses Œuvres poétiques de 1671 (publication posthume) : Les Œuvres poétiques du P. Le Moyne, Paris, L. Billaine, 1671 (ou : T. Jolly et S. Benard, 1671 ; ou : T. Jolly, 1672), in-fol. Nos citations sont donc tirées de cette édition, où les Entretiens occupent les pages 237-351. Nous préparons actuellement une édition critique des Entretiens. 2 Henri Chérot, 1887, p. 338. 56 Richard Maber Le Moyne réunit dans les Entretiens toutes les lettres en vers qu’il avait écrites depuis vingt ans. Au moins dix-huit en avaient été déjà publiées séparément, ou figuraient dans ses Poésies de 1650 3 ; la date de la première publication de ces poèmes s’échelonne de 1645 (« Le Ministre sans reproche ») à 1665 (« Le Soleil politique ») 4 . La période de composition des poèmes des Entretiens a donc commencé immédiatement après la publication de la seconde partie des Peintures morales (1643), et comprend la publication de La Gallerie des femmes fortes (1647), des Poésies (1650), et des deux versions successives de Saint Louys (1653 et 1658). Il n’est pas surprenant que l’on retrouve dans les Entretiens tous les grands thèmes de l’œuvre poétique de Le Moyne, comme nous allons le voir. Mais l’auteur n’y suit pas une structure soigneusement élaborée, comme dans la plupart de ses œuvres antérieures. Il cherche plutôt à augmenter le plaisir du lecteur par la diversité des Entretiens et le mélange des thèmes qu’on y trouve. Dans cette édition collective les lettres en vers ne sont rangées ni suivant la date de leur composition, ni encore selon un groupement thématique, mais plutôt en fonction de leur destinataire. La collection est divisée en trois livres, composés respectivement de poèmes adressés à des hommes, de poèmes adressés à des femmes, et dans le troisième livre (intitulé « Lettres feintes et poétiques ») de poèmes où l’auteur supposé est une figure allégorique ou mythologique (la Nymphe du Danube, la Seine, le Tage, les Muses, le Sommeil), tandis que le destinataire est tantôt imaginaire lui aussi, tantôt un personnage véritable. La disposition du premier livre suit très approximativement la hiérarchie sociale. Dans le premier poème (« Le Soleil politique ») c’est le soleil qui s’adresse au roi d’égal à égal ; ensuite, le poète reprend sa propre voix pour s’adresser au cardinal Antoine Barberini, et aux princes du sang Condé et Conti. Le choix des autres dédicataires reflète en partie les amitiés de l’auteur, et en partie les ambitions des jésuites au XVII e siècle. Les grandes figures de la noblesse de robe, protecteurs des jésuites (Séguier, Bailleul, Lamoignon, de Mesmes), se mêlent à des nobles très en vue comme Montausier et Saint- Aignan, et à des amis comme le vieux duc d’Estrées, le marquis de Leuville, ou encore Hercule Vauquelin des Yvetaux. De même dans le second livre les lettres, parfois légères et parfois très sérieuses, sont adressées aux nièces de la duchesse d’Aiguillon, à la fille de Le Tellier, et à des amies du monde des salons (y compris la comtesse de La Suze) qui se retrouvent très souvent dans Le Dictionnaire des précieuses de Saumaize. Dans le troisième livre, les 3 Les Poesies du P. Pierre Le Moine, de la Compagnie de Jesus, Paris, A. Courbé, 1650. 4 Ce poème fut imprimé pour la première fois dans De l’art de régner, Paris, S. Cramoisy & S. Mabre-Cramoisy, 1665 ; l’achevé d’imprimer en est daté du 30 mars 1665, ce qui le situe avant la publication des Entretiens. Les Entretiens et lettres poétiques 57 sujets traités dans les « Lettres feintes » comprennent des événements publics sérieux ou joyeux 5 , ainsi que des pièces de circonstance qui concernent le poète lui-même 6 . Dans la Préface des Entretiens, Le Moyne se réclame de l’exemple d’Horace, tout en distinguant avec soin sa propre œuvre de ce qu’il présente comme les aspects moins admirables de l’œuvre du poète latin, sa prédilection pour « la Raillerie & la Satyre », et son style peu élevé : HORACE a fait autrefois ce que je fais aujourd’huy. Il s’est entretenu en Vers avec ses Amis, & a fait part au Public de ses Entretiens. Il y a neanmoins deux notables differences, entre les Entretiens d’Horace & les miens. La premiere est en la matiere, & la seconde en la forme […] (sig. [*Gg4]r) En réalité, comme Le Moyne l’indique lui-même, les Entretiens ne sont guère comparables aux Epistulae d’Horace. Ils tirent plutôt leur origine générique de la lettre en vers, fort à la mode, pratiquée occasionnellement par de nombreux poètes contemporains et surtout par Boisrobert, dont les deux recueils d’Epîtres furent publiés en 1646/ 47 et en 1659 7 . Quelques Entretiens de Le Moyne conservent encore le ton léger et mondain de la plupart des autres lettres en vers contemporaines, par exemple sa « Gazette du Parnasse », dédiée au duc de Saint-Aignan, ou le « Secret de longue vie », à la marquise de Leuville, tous deux écrits en vers octosyllabiques. Mais le plus souvent, les conventions de ce genre mineur ne servent que de point de départ au poète jésuite. Dans son Discours de la poésie de 1641, Le Moyne distingue « quatre especes de Poësie, selon quatre sortes de Matieres differentes, que le Poëte peut mettre en œuvre. La premiere est Theologique ou Divine, la seconde Heroïque, la troisiesme Morale, et la quatriesme Naturelle ». Ensuite il passe à la définition de ces « quatre especes ». Pour la première, « La Poësie divine a pour Sujet les perfections de Dieu, et les merveilles de ses Œuvres ». La seconde, la poésie héroïque, ne se borne pas à l’épopée (« l’Historique »), mais comprend aussi la « Panegyrique […] où les Vertus et les Victoires des grands Hommes sont representées avecque les plus hautes couleurs, et les 5 « La Seine à la Meuse », sur le progrès de la guerre après la bataille de Lens ; « La Nymphe du Danube », sur le mariage d’Adélaïde-Henriette de Savoye avec le duc de Bavière ; « Le Tage à la Seine », sur la naissance du Dauphin. 6 « Les Muses à trois Grâces », et « Le Sommeil, à la plus noble des Muses ». 7 Boisrobert, Épîtres, éd. M. Cauchie, Paris, Hachette, 1921-27, 2 vol. Voir Sophie Tonolo, Divertissement et profondeur. L’épître en vers et la société mondaine en France de Tristan à Boileau, Paris, H. Champion, 2005. Selon S. Tonolo, « rares sont les auteurs de séries : Boisrobert, Le Moyne et Boileau ont seuls produit un ensemble d’ampleur » (p. 12-13). 58 Richard Maber plus magnifiques Images du Caractere Poëtique ». La troisième « espèce de Poësie » est la plus diverse : « La Poësie Morale s’estend universellement à tout ce qui entre dans la Vie Humaine : elle represente les Vertus, les Vices et les Passions qui sont leur commune Matiere ; elle pare le Bien et le rend agreable pour le faire aimer ; elle oste le fard au Mal, et le represente avecque toutes ses laideurs naturelles, pour détromper ses Amans, et leur en donner de l’horreur ». Finalement, « La Poësie Naturelle qui est la derniere espece, est la plus simple, et n’est pas pourtant la plus aisée. Elle a pour Sujet toutes les Œuvres de la Nature, soit de la Celeste, soit de l’Elementaire 8 ». Ces « quatre sortes de Matieres differentes » constituent toujours l’essentiel des Entretiens, publiés vingt-quatre ans après le Discours. Certains de ces poèmes n’appartiennent de toute apparence qu’à une seule « espece » de poésie. Le principal sujet d’un grand poème comme « Le Théâtre du Sage » est bien de chanter « les perfections de Dieu, et les merveilles de ses Œuvres » 9 . Dans leur version originale, les deux poèmes dédiés à Condé s’intitulaient « Lettre héroïque » ; un groupe d’autres poèmes - « De la Fortune », « De la vie champestre », « De la paix du sage », et « Du jeu » - s’intitulaient originellement « Lettre morale » ; tandis que deux autres, « Le Speculatif » et « Miroir fidelle », portaient chacun l’appellation mixte de « Lettre héroïque et morale » 10 . D’autres encore, comme « Plaisance, ou les divertissemens de 8 Discours de la poésie, dans : Hymnes de la sagesse divine, et de l’amour divin. Avec un discours de la poésie, et d’autres pieces sur diverses matieres, Paris, S. Cramoisy, 1641, p. 31-34. Voir aussi l’excellente édition moderne d’Anne Mantero, Les Hymnes…, Paris, Le Miroir Volant, 1986, p. 21-23. 9 Comme l’indique le sommaire au commencement du poème : « Il fait une representation des principales pieces du Monde, de l’harmonie et de l’ordre des Saisons, de l’union et de la concorde des Elemens : et faisant remarquer en chaque partie de la Nature la grandeur et la bonté, la sagesse et la puissance de Dieu, il prepare l’esprit à sa connoissance, par la connoissance des choses visibles. » (p. 278). 10 Lettre heroique envoyee a Monseigneur le Prince en Catalogne, Paris, Veuve J. Camusat & P. Le Petit, 1648 ; dans les Entretiens (1665), p. 28-34, et les Œuvres poétiques (1671), p. 236-237 (pour 246-247), avec le titre d’« Avis de la France à Monseigneur le Prince ». Lettre heroïque a Monseigneur le Prince sur son retour, Paris, F. Muguet & J. Guignard, 1660 ; dans les Entretiens, p. 25-48, et les Œuvres poétiques, p. 238-242 (pour 248-252), avec le titre d’« Au Mesme ». De la Fortune lettre morale, Paris, A. Courbé, 1660 ; dans les Entretiens, p. 88-107, et les Œuvres poétiques, p. 256-273 (pour 266-273), avec le titre de « Le Palais de la Fortune ». De la vie champestre lettre morale, Paris, F. Muguet & J. Guignard, 1661 ; dans les Entretiens, p. 108-122, et les Œuvres poétiques, p. 273-278, avec le titre de « De la vie champestre ». De la paix du Sage lettre morale, Paris, F. Muguet & J. Guignard, 1662 ; dans les Entretiens, p. 146-155, et les Œuvres poétiques, p. 287-290, avec le titre de « De la paix du Sage ». Du Jeu, lettre morale, Paris, F. Muguet & J. Guignard, 1661 ; dans les Entretiens, p. 279-293, et les Œuvres poétiques, p. 333-338, avec le titre de « Du jeu ». Le Speculatif. Lettre heroique et morale, Paris, S. Cramoisy & G. Cramoisy, Les Entretiens et lettres poétiques 59 l’automne », « Jeu poetique », et « L’Hyver », semblent signaler par leur titre qu’ils appartiennent à l’espèce de la « Poésie naturelle » 11 . Mais en réalité, la pratique de Le Moyne a évolué dans la dernière phase de sa carrière poétique, et la nature des poèmes des Entretiens est sensiblement différente des catégories envisagées dans le Discours de la poésie. L’ordonnancement désormais adopté inscrit à travers tout le recueil un mélange de tons et de thèmes les plus divers : les grands thèmes politiques et religieux côtoient la satire féroce des mœurs contemporaines, tout en laissant la place à des vers légers et même badins. Ce mélange se trouve même, à de très rares exceptions près, dans chacune des lettres en vers : la structure des poèmes les plus réussis est telle qu’elle permet au poète d’évoquer une gamme d’émotions très différentes, ou de passer rapidement d’un sujet à un autre. Les descriptions et les images se succèdent comme dans une galerie, où le poète vise à impressionner son lecteur par des effets d’accumulation et de contraste ; il met ainsi à profit la technique qu’il avait déjà développée dans La Gallerie des femmes fortes et surtout dans Les Peintures morales. Beaucoup d’entre les Entretiens se composent d’une suite de descriptions variées et de leçons que le poète en tire, que ces descriptions soient de la nature (« Le Spéculatif », « De la vie champestre », « Le Théâtre du Sage », « Plaisance, ou les divertissemens de l’automne », « Jeu poétique », qui décrit l’automne à Passy, « L’Hyver »), des activités humaines (« La Carte de Paris », « De la Cour »), ou des pays allégoriques fantastiques (« Le Palais de la Fortune », « De la paix du Sage », « Gazette du Parnasse », « Carte de la Cour », « Le Sommeil, à la plus noble des Muses »). Le bref résumé en tête de chaque Entretien indique le procédé typique qu’il suit dans ces poèmes, comme pour le second Entretien, « Le Spéculatif » : Il fait une Description de la Mer et de ses Costes, meslée de considerations morales et historiques, et accompagnée par occasion des Eloges de quelques grands Hommes. (p. 240) et pour le septième, « La Carte de Paris » : 1657 ; dans les Entretiens, p. 11-27, et les Œuvres poétiques, p. 240-235 (pour 245), avec le titre de « Le Speculatif ». Lettre heroique et morale, Sur le temps, et sur l’inconstance Des choses humaines, Paris, [A. Courbé], 1657 ; dans les Entretiens, p. 190-201, et les Œuvres poétiques, p. 303-307, avec le titre de « Miroir fidelle ». 11 Plaisance, lettre poetique, Paris, F. Muguet, 1663 ; dans les Entretiens, p. 165-178, et les Œuvres poétiques, p. 293-297, avec le titre de « Plaisance, ou les divertissemens de l’automne ». Jeu poëtique, ou les veuës de Passy [s.l.n.d.] ; dans les Entretiens, p. 184-189, et les Œuvres poétiques, p. 299-301, avec le titre de « Jeu poetique ». « L’Hyver », dans les Entretiens, p. 262-271, et les Œuvres poétiques, p. 327-330. 60 Richard Maber Il fait une description de la grandeur et des richesses de Paris ; des Eglises, des Palais, et des Promenoirs : et y ajoûte, selon la diversité des choses, diverses reflexions Historiques, Morales et Chrestiennes. (p. 244, pour 255) et encore pour le neuvième, « Le Palais de la Fortune » : Il fait la description du Palais de la Fortune : et represente les perils et les travaux de ses Courtisans : les tromperies et les impostures de ses faveurs, sous diverses figures de blanques, de presens, de loteries, de festins, de jardins, et d’autres semblables images. (p. 256, pour 266) Ces résumés indiquent aussi une des principales sources de la cohésion des Entretiens, au delà de leur variété, car ils soulignent le souci qu’a le poète d’affirmer le caractère avant tout édifiant de ses œuvres. La diversité des thèmes du recueil, et les intentions de l’auteur, sont signalées par le poète dans sa Préface : Les miens [mes Entretiens] sont de matieres ou toutes Chrestiennes, ou toutes Morales : quelques-unes sont toutes Politiques : & quelques autres Composites, comme parlent les Architectes. Et dans celles-cy, le Chrestien, le Moral, & le Poëtique [sic] sont meslez selon l’exigence des Sujets, & la condition des Personnes que j’entretiens. (sig. [*Gg4]r-v) En réalité, tous les grands thèmes religieux et moraux de sa poésie s’entremêlent dans les Entretiens. La grandeur de Dieu contraste avec l’insignifiance des hommes et leur égalité devant Dieu qui apparaît dans leur insignifiance même. Le poète insiste à maintes reprises, et avec une invention intarissable, sur l’inconstance de la vie et la vanité des aspirations humaines. Il crée des tableaux inoubliables, toujours pleins de mouvement et développés avec une force d’imagination étonnante ainsi qu’une accumulation vertigineuse de détails. Parmi les plus impressionnants sont les personnifications allégoriques, comme celle de la Fortune, qui apparaît sous différents déguisements dans plusieurs poèmes outre le « Palais de la Fortune » : « la Fortune/ Estoit une Princesse à mille Amans commune » ; « La Fortune bizarre et fantasque Potiere » ; « Et la Fortune, illustre et fameuse Fripiere » ; et ainsi de suite 12 . On trouve également une personnification allégorique du Jeu, qui donne à Le Moyne l’occasion d’élaborer une vision cauchemardesque des ravages causés par la manie du jeu : Le Jeu qui vous paroist si doux, si sociable, N’est qu’une Beste avide, ardente, insatiable … (« Du Jeu », p. 337) 12 « De la paix du Sage », p. 287 (la Princesse et la Potière) ; « La Carte de Paris », p. 249, pour 259 (la Fripière). Les Entretiens et lettres poétiques 61 - ou bien l’image terrible de la Mort universelle, évocation typiquement visuelle et théâtrale : La recolte se fait par tout et chaque jour : La Mort regne au Village, elle regne à la Cour […] Quel spectacle de voir, sur de funestes chars, Les Femmes, les Maris, les Jeunes, les Vieillars, Les Artisans, les Rois, les Charlatans, les Sages, Toute sorte d’estats, de sexes, de visages ; Et la Mort au dessus, la Faux noire à la main, Qui traisne en herbe, en graine, en fleur le Genre humain ! Quel theatre de voir dans la Cave fatale, Où sans ordre, & sans choix, cette moisson s’étale, Les restes des Vivans à monceaux entassez, Et comme paille seiche, au hazard amassez ! (« Miroir fidelle », p. 303) Il n’oublie jamais que tous les destinataires de ses lettres poétiques appartiennent à la noblesse ou à la haute magistrature : les vices qui provoquent son indignation ou sa satire sont l’ambition, l’avarice et le luxe, tous mis en perspective par la mort inévitable. Mais également il n’oublie jamais non plus qu’il est entré dans ces milieux mondains comme un missionnaire jésuite, qui, caméléon de Dieu, s’adapte au monde qui l’entoure pour mieux prêcher sa dévotion aisée, et qui cherche tous les moyens de rendre agréables ses leçons morales. Comme il l’affirme dans sa Préface, la pluspart de ces Entretiens ayant esté composez à la Campagne, aux plus beaux jours de l’année, durant la joye de la Nature, & chez des Amis qui faisoient tout ce qu’ils pouvoient pour me réjouïr ; je n’ay pas crû que ma condition voulust de moy, tant de dureté envers la Nature, ni tant d’incivilité envers mes Amis, que je rejettasse la joye qu’ils m’offroient : & que je gastasse de mon chagrin des compositions faites parmi les Fleurs de leurs jardins, & à l’ombre de leurs Allées. (sig. [*Gg4]v) En effet, Le Moyne est remarquablement sensible aux beautés de la nature sous toutes ses formes. La nature apprivoisée de ses villégiatures dans les maisons de campagne de ses amis de la haute société contribue largement au charme de plusieurs d’entre les Entretiens : elle lui inspire des réminiscences littéraires et offre une source inépuisable de réflexions morales 13 . Par contraste avec ces « jeux poétiques », il voit toujours l’image de Dieu dans l’immensité de la mer et la vaste étendue du ciel, et développe le thème du psaume 18, Caeli enarrant gloriam Dei, avec une originalité impressionnante dans des poèmes comme « Le Spéculatif » et « Le Théâtre du Sage ». 13 Voir ici même l’article de V. Kapp. 62 Richard Maber Pour bien saisir les intentions et l’esthétique du poète dans les Entretiens, la caractéristique essentielle qui les distingue des autres épîtres en vers, il faut les considérer dans la perspective de l’idéal poétique de Le Moyne, qu’il a maintenu sans dévier sa vie durant 14 . Cet idéal est revendiqué dans la Préface des Entretiens, où Le Moyne souligne l’abîme qui le sépare des autres auteurs de lettres en vers : La forme en est aussi Poëtique dans les termes, dans les images, dans les fictions, dans les figures, que la mediocrité de mon Esprit me l’a pû permettre. Et en cela elle est fort éloignée de la forme qu’Horace a donnée à ses Entretiens, où il ne fait pas état de parler en Poëte, comme j’ay pretendu faire dans les miens. […] Si l’on dit que la conversation ne veut rien de si relevé, on le dira avec verité, si on le dit de celle qui se fait d’égal à égal, & de plain pied. Celles qui se font de haut en bas, ainsi que se font celles des Poëtes, qui parlent comme Personnes élevées à la plus haute Sphere des Esprits, à la Region où se font les visions & les Propheties, ne souffrent rien de commun, ni de vulgaire. (sig. [*Gg4]v) La forte personnalité du poète s’exprime dans la « hardiesse » de son invention et de son expression, par la richesse du vers et l’abondance des images. Le Moyne avait une confiance absolue dans son propre génie : il se croyait tout à fait exceptionnel, pour le moins l’égal, et probablement le supérieur, de tout poète qui ait jamais vécu. Déjà en 1639, Chapelain l’avait décrit comme « ce Père […] qui a la veine naturelle, belle et hardie, et qui a grande opinion de luy » 15 , et cette « grande opinion » n’a fait que grandir avec le temps. Vers la fin de sa vie Le Moyne écrivit un traité historique théorique d’un grand intérêt, De l’histoire 16 . Dès le commencement il imagine l’étonnement du lecteur et le désespoir des Muses de le voir ainsi abandonner la poésie : « Ne dira-t-on point encore, qu’ayant toûjours esté assez bien traité des Muses, je devois bien leur estre fidele jusques au bout : et ne leur pas donner le chagrin, de se voir abandonnées de moy, aprés les graces que j’ay receuës d’elles ? » (p. 2) ; et s’il se nomme parmi les auteurs des plus grandes 14 Ses principales œuvres de théorie poétique sont le Discours de la poésie, et le Traité du poëme heroïque qui accompagne Saint Louys dans les éditions de 1658 et 1666, et (sous le titre de Dissertation …) dans les Œuvres de 1671. Les idées qu’il y développe sont répétées partout dans ses œuvres en vers et en prose. Voir A. Aarnes, 1965, p. 32-52 ; E. Gross-Kiefer, 1968, p. 61-67 ; et R.G. Maber, 1982, p. 53-77. 15 Lettre à Balzac du 5 juin 1639, dans Lettres de Jean Chapelain, éd. P. Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie Nationale, 1880-83, I, p. 428-29. 16 De l’histoire, Paris, L. Billaine [ou S. Benard], 1670. Les Entretiens et lettres poétiques 63 épopées, c’est avec une expression de modestie peu caractéristique, et sans doute peu sincère : Homère en a donné le premier exemple en Grec, Virgile le second en Latin, le Tasse le troisiéme en Italien ; et s’il m’estoit permis de me compter aprés ces grands Artisans, je dirois que j’ay donné le quatriéme en François, dans mon Poëme de S. Louys. (p. 280-1) Cette confiance rayonne dans les Entretiens, comme dans toutes les œuvres de Le Moyne. Sa seconde lettre en vers à Condé (I, 4, « Au mesme ») se conclut par une invitation à peine voilée d’agréer la dédicace de Saint Louys, paru sans dédicataire en 1658 pendant l’exil de Condé. Le poète se compare favorablement à Homère, et se proclame le favori des Muses : N’en doutez point, SEIGNEUR, leurs bois vivent toûjours, Des Graces arrosez, cultivez des Amours : On y cueille en tout temps des feuïlles immortelles : Je connois les endroits, où naissent les plus belles : Et le sçavant Aveugle instruit des doctes Sœurs, Ne sceut pas mieux que moy, mettre en œuvre leurs fleurs. Ordonnez seulement ; & bien-tost la Couronne, Qui de feux eternels, sous la Lyre rayonne, Jettera moins d’éclat, aux yeux de l’Univers, Que celle qui pour vous, reluira dans mes vers. (vv. 449-58) Et dans « Les Muses à trois Graces », les Muses elles-mêmes prennent la plume pour « Cleon », nom poétique adopté par Le Moyne, et chantent longuement les louanges du poète, « La gloire de nos bois, l’honneur de nostre Nom » (p. 348) : Son estime est un Diadéme : Il fait regner tout ce qu’il aime. Du feu de son Esprit, il sort une clarté, Qui donne l’immortalité (p. 349) Son génie créateur lui permet toutes les hardiesses. Comme il l’explique dans « Le Palais de la Fortune », Les Hommes inspirez ont droit d’aller par tout : Ils courent l’Univers, de l’un à l’autre bout : Et jusqu’à ce Desert, où la Nuit est immense, Où l’espace est sans corps, comme sans existence, Il n’est point de climat, soit vray, soit fabuleux, Où ne passe l’Esprit, qui marche devant eux. (p. 268) 64 Richard Maber Dans le Discours de la poésie, Le Moyne avait exprimé sa conviction que la poésie peut traiter de toutes sortes de sujets, même les moins élevés, mais que le vrai poète les transforme par la force de son inspiration ; et la transformation s’opère avant tout au moyen de la richesse des images. Le Moyne insiste toujours sur la nécessité absolue d’un style brillant, rempli d’images hardies et extraordinaires : Il doit la [la poésie] peindre et la parfumer ; et sur tout s’il a assez de fonds, il doit avoir un grand soin de la parer d’expressions magnifiques, et d’Images nobles et illustres, qui donnent un nouvel éclat et une seconde richesse à sa Matiere. C’est le grand secret de l’Art, et la principale finesse des bons Maistres, de sçavoir bien faire ces Images : elles sont aux beaux Sujets ce que les peintures d’émail sont à l’or, et les graveures aux pierreries, elles font valoir les choses communes. (p. 28) Pour donner un exemple de la fertilité d’invention qui se manifeste à chaque page des Entretiens, il est amusant de voir comme le poète tente de persuader le marquis de Leuville vieillissant de modérer ses galanteries : J’ay changé comme vous, & cette riche source, D’où mes Vers descendoient d’une si prompte course, Et traisnoient en roulant, d’un bruit harmonieux, Perles, Or, Diamans, & Rubis avec eux ; Maintenant demy seche, & demy limonneuse, Ne me fournit qu’une eau pesante & paresseuse, Qui coule goutte à goutte, & ne traisne en coulant, Que peu de joncs chargez d’un sable froid & lent […] Et le feu qui sembloit de mon esprit s’épandre, Amorti par les ans, est reduit à la cendre. (« Avis chrestien », p. 299) - des vers qui sont à eux-mêmes leur propre démenti. Le Moyne a même développé dans les Entretiens un nouveau type d’image particulièrement hardie pour créer un effet de choc et exprimer son indignation chrétienne devant les abus des richesses, grâce au paradoxe de nature entre l’application en général du verbe et son objet précis dans le poème : Là, les salons sont peints, les meubles sont dorez Des larmes et du sang des pauvres devorez. Là le pré de la veuve, et le champ du pupile, Font, changez en buffets, une montre inutile (« La Carte de Paris », p. 247, pour 257) Les Entretiens et lettres poétiques 65 Il se sert d’expressions identiques dans plusieurs d’entre les Entretiens, toujours pour exprimer la saeva indignatio qui surgit quand le développement de son sujet le mène à considérer la cruauté égoïste des puissants 17 ; et il va sans dire que c’est à l’intention des puissants qu’il s’exprime ainsi, pour leur inspirer de la charité chrétienne : D’autre part, quelle Loy soit humaine ou divine, Quand le gros Jeu seroit sans peril de ruine, Permet qu’un homme saoul, mette en un passetemps, Le pain, le sang, le suc d’un peuple d’indigens ? Tandis que sous ses yeux, et presque sous sa table, D’un visage mourant, et d’un ton lamentable, Peres, meres, enfans, luy demandent en vain, Dequoy couvrir leur honte, et soulager leur faim. (« Du jeu », p. 337) Dans la sûreté de son expression, ce dernier exemple illustre bien la maîtrise technique qui se voit partout dans les Entretiens : Chérot a raison d’affirmer que « ses vers de la dernière période sont les meilleurs de son œuvre » 18 . En ce qui concerne leur forme, les Entretiens de Le Moyne se distinguent de la vaste majorité des lettres en vers à cette époque du fait de la prédominance marquée de l’alexandrin. Par exemple, des deux recueils d’Epistres de Boisrobert, le premier, publié en 1646/ 47, contient trente-neuf épîtres, dont dix-neuf sont écrites en octosyllabes, treize en décasyllabes, et sept en alexandrins ; tandis que le second recueil, publié en 1659, en contient cinquante, dont vingt-six sont écrites en octosyllabes, vingt-trois en décasyllabes, et une seule en alexandrins. Par contre, vingt-deux sur les trente-et-un poèmes des Entretiens sont écrits entièrement en alexandrins, seulement deux en vers octosyllabiques - le vers de la gazette rimée et des petits vers de société - et sept en vers mêlés. Le vers alexandrin chez Le Moyne est surtout comparable à l’alexandrin cornélien, tirant sa force de la nature même de ce vers, avec une césure souvent fortement marquée, propre aux répétitions et aux antithèses. Il a une prédilection marquée pour les alexandrins imposants et pompeux ; et il a pris soin d’affermir le rythme des alexandrins dans les révisions qu’il a apportées aux éditions successives des poèmes des Entretiens. Ainsi, un vers de « La Carte de Paris » dans l’édition de 1665 : Et leurs cris, à la voix de leur sang mesleront ? (Entretiens, 1665, p. 63) 17 P. ex. « Le Ministre sans reproche », p. 255 (pour 265) ; « Le Théâtre du Sage », p. 279 ; « Carte de la Cour », p. 319 et 320. 18 H. Chérot, op. cit., p. 448. 66 Richard Maber devient dans les Œuvres poétiques de 1671 : Et la voix de leur sang, à leurs cris mesleront ? (p. 247, pour 257) Par contre, il répète tout au long de sa carrière les faits de style à l’efficacité éprouvée. L’Entretien I, 4, « Au mesme », c’est-à-dire à Condé, à l’occasion de son retour en France en 1660 19 , commence avec une invocation vigoureuse : Hastez vostre retour, Seigneur, doublez le pas […] (p. 238, pour 248) Le poète a repris l’impératif redoublé de ce vers à l’une de ses premières effusions poétiques, Le Portrait du Roy de 1629, où l’invocation se distingue parmi tant d’alexandrins souvent médiocres ou mous : Hastés donc grand Esprit, hastés cette conqueste […] 20 Les variations de rythme dans l’alexandrin sont habilement maniées, comme les coupes irrégulières et les enjambements dans ces deux exemples tirés de « Le Palais de la Fortune » : Les uns, aprés avoir luté, ramé long-temps Contre les flots émeus, contre les mauvais Vents […] (p. 267) Un soudain tourbillon descendu d’un nuage Sur un Pin, qui sembloit vouloir braver l’orage, L’enleve en ma presence […] (p. 271) L’harmonie imitative est employée avec modération, mais avec beaucoup d’effet : […] l’Animal immonde, Qui se gorgeant de gland, contre le Chesne gronde. (« De la vie champestre », p. 277) [La Furie qui préside au jeu : ] Tandis que de concert, par de longs sifflemens, Les serpens de son front suivent leurs juremens 21 . (« Du jeu », p. 337) 19 La première édition du poème porte le titre de Lettre heroïque à Monseigneur le Prince sur son retour (1660). 20 Le Portrait du Roy passant les Alpes, Paris, S. Cramoisy, 1629, p. 35 ; dans les Poësies, 1650, p. 185. 21 L’onomatopée de ces deux vers, sur la chevelure serpentine de la furie, rappelle le portrait de « l’affreuse Jalousie » dans « Laïs » (Les Peintures morales, II e partie ; Œuvres, p. 415) : « Voyez le mouvement de cent serpents qui font/ Un sifflant diademe à son terrible front » ; et les vers anticipent d’une manière frappante la fameuse vision d’Oreste dans l’Andromaque de Racine, parue deux ans plus tard (1667) : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » (V, 5, v. 1638). Les Entretiens et lettres poétiques 67 Le Moyne fut parmi les premiers poètes français à s’essayer aux vers mêlés dans les lettres en vers 22 . Sept d’entre les Entretiens sont écrits en couplets composés de vers de douze, dix, huit, et même six syllabes, mélangés librement ensemble ; et comme pour tous les autres aspects des Entretiens, le poète les emploie sciemment pour en tirer les effets les plus divers, comme dans des contextes parfois légers, parfois très sérieux. Les sept poèmes écrits en vers mêlés, dont nous indiquons ici la date de première publication entre parenthèses, sont : « De la paix du sage » (1662) ; « Plaisance, ou les divertissemens de l’automne » (1663) ; « Jeu poétique » (publié à part dans un pamphlet non daté, mais datable à 1658/ 59) ; « Carte de la Cour » (1663) ; « L’Hyver » (dans les Entretiens, 1665) ; « Le Tage à la Seine » (1662) ; « Les Muses à trois Graces » (dans les Entretiens, 1665). Les vers irréguliers sont employés avec une maîtrise qui fait penser souvent à La Fontaine 23 : De ces plaisirs, à l’Espagne il ne reste, Qu’un souvenir amer, et qu’un regret funeste. Loin de Therese, avecque tout son bien, Elle croit n’avoir rien : (« Le Tage à la Seine », p. 348) Pour la vaste majorité des poètes, les vers mêlés appartiennent au domaine de la poésie légère et mondaine, et du burlesque : ils y cherchent le ton libre de la conversation ou en tirent des effets humoristiques. Le Moyne s’est servi de cette variété métrique pour évoquer, dans des vers charmants, les beautés de la nature et les plaisirs de l’amitié 24 . Cependant, le propre de l’art de Le Moyne n’est pas d’en rester là, mais d’exploiter ce trait métrique pour faire passer avec plus de facilité la portée morale des vers. Ainsi dans la « Carte de la Cour », la longueur décroissante des vers évoque l’inconstance du monde : On ne peut là cueillir, que sur des precipices, La trompeuse moisson des frivoles delices : On ne peut là monter qu’en descendant : On n’y peut gagner qu’en perdant. (p. 316) ou illustre la ruine des prétentions de la vanité humaine : 22 Voir W.Th. Elwert, 1970, p. 3-18, et S. Tonolo, Divertissement et profondeur, op. cit., p. 180-87. 23 Elwert a noté, à propos de « L’Hyver » de Le Moyne, qu’« il n’y a rien qui distingue cette forme de celle des fables de La Fontaine » (p. 18). 24 « De la paix du sage » ; « Plaisance » ; « Jeu poétique ». 68 Richard Maber Chose étrange à conter, et plus étrange à croire, Qu’un corps de quatre pieds ose affecter la gloire […] D’offusquer l’air des entreprises foles, De ses immenses tours, de ses superbes moles, Pour donner à sa vanité, Un espace moins limité ! […] Que pour estre tout seul au large dans le Monde, Ses logis, à l’étroit mettent la terre et l’onde : Et que sa fin au bout de tant de frais, Soit de pourrir entre deux ais ! (p. 319) En s’appropriant ainsi le potentiel des vers mêlés, Le Moyne fait preuve de la même originalité et la même assurance qui caractérisent tous les aspects des Entretiens. Le ton familier et le manque de contraintes formelles sont les traits définitifs de la lettre en vers, qui reste généralement dans les marges de la poésie sérieuse. Comme nous l’avons vu, le poète jésuite a apporté à ce genre mineur son imagination brillante et distinctive, son idéal très élevé de la création poétique, et ses préoccupations religieuses, morales, et sociales ; en ce faisant, il a créé dans l’ensemble des Entretiens une œuvre unique dans la poésie française du dix-septième siècle. Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) La muse polygraphe : le mélange des genres dans Les Triomphes de Louis le Juste du Père Le Moyne Stéphane Macé De l’œuvre prolifique et variée du Père Le Moyne, la postérité et l’histoire littéraire ont principalement retenu deux aspects : on se souvient volontiers qu’il fut touché par cette grande « fièvre épique » 1 des années 1630-1660, dont le Saint Louys (1653) est souvent considéré comme l’une des réalisations les plus abouties ; plus encore, son nom reste associé aux Peintures morales (1640 pour la première version) et à la Gallerie des femmes fortes (1647) qui ont fait de lui l’un des grands rénovateurs du genre des « peintures d’instruction ». En revanche, ses premières productions, qui se signalent toutes par leur appartenance au genre encomiastique, semblent aujourd’hui beaucoup moins fréquentées. Les Triomphes de Louis le Juste, parus en 1629 à Reims peu après la prise de La Rochelle et réédités l’année suivante dans une version augmentée 2 , signent pourtant l’entrée brillante du jeune poète sur la scène littéraire. L’œuvre, par bien des aspects, tranche avec les nombreuses productions de circonstance suscitées par l’événement, et l’on peut être tenté d’y lire une forme de manifeste esthétique attestant de prises de position déjà très affirmées. La chute de La Rochelle en 1628 fut ressentie dans le royaume comme un événement considérable. Au sortir de la Régence, le premier acte politique de Louis XIII avait été de lancer une vaste campagne militaire dans le Languedoc puis l’Agenais pour imposer par la force le catholicisme à tous les sujets du royaume. Mais cette entreprise s’était soldée par un demi-échec : les desseins du jeune souverain avaient été contrariés par la résistance efficace du duc de Rohan à Montauban, et il avait fallu se résoudre à accepter le traité de Montpellier, qui ne faisait qu’entériner les dispositions de l’Edit de 1 Nous empruntons cette expression à Raymond Picard. 2 Les Triomphes de Louys Le Juste en la réduction des Rochelois et des autres rebelles de son royaume, par un religieux de la compagnie de Jésus du collège de Reims, Reims, N. Constant, 1629 [BNF Microfiche Ye 1107] ; Les Triomphes de Louys le Juste. Dédiés à sa Majesté par un religieux de la Compagnie de Jesus du College de Reims. Nouvelle édition reveüe & augmentée de plusieurs pieces, Reims, N. Constant, 1630 [ARS 8 BL 15550] : la nouvelle édition intègre le texte du Portrait du Roy passant les Alpes paru à Paris en 1629 chez S. Cramoisy [BNF Ye-1061]. 70 Stéphane Macé Nantes. La prise de La Rochelle en 1628 marquait en revanche une victoire sans appel, qui fut immédiatement célébrée par de nombreux hommes de plume dans toutes les régions de la France et même à l’étranger. L’ensemble de ces pièces de nature encomiastique constitue un ensemble réellement impressionnant : en 1627, avant même la reddition des Rochelais, on chante la santé retrouvée du roi, qui lui permit de se rendre avec quelque retard au siège de la ville. Le grand Malherbe lui-même fait paraître son ode Pour le Roy allant chastier la Rebellion des Rochelois, qui anticipe de plusieurs mois la victoire royale 3 . Pour la seule année 1628, on peut recenser 4 près de quatre-vingt-dix plaquettes (parfois susceptibles d’éditions ou d’émissions multiples), écrites en latin ou en français, en prose ou en vers, publiées aux quatre coins du royaume (Paris et Bordeaux, naturellement, mais aussi Lyon, Grenoble, Rouen, Blois, Avignon, Angers, Poitiers, La Flèche, Troyes ou Angoulême). Sous cet aspect, le choix d’éditer Les Triomphes de Louis le Juste à Reims plutôt qu’à Paris n’est pas véritablement surprenant. L’année de la première publication du texte du P. Le Moyne, on compte encore près de soixante-dix publications célébrant la prise de La Rochelle, et cet effort se poursuit les années suivantes : l’événement prend éventuellement place dans des poèmes d’éloge plus généraux saluant d’autres exploits de Louis XIII, mais on trouve encore en 1633 ou 1634 des poèmes qui lui sont spécifiquement consacrés. Cet ensemble est loin d’être aussi médiocre qu’on pourrait le penser : naturellement, ces textes sont composés dans une relative urgence, et d’obscurs sans-grades voient là l’occasion d’accéder à une notoriété que leurs seuls mérites littéraires eussent eu quelque peine à leur garantir en temps normal : Racan ou Chapelain 5 ironiseront volontiers sur le manque de talent de Jean Sirmond. Mais cette production se signale également par une inventivité formelle assez remarquable qu’il serait injuste de minimiser 6 . 3 Fr. de Malherbe, Pour le Roy allant chastier la Rebellion des Rochelois, et chasser les Anglois qui en leur faveur estoient descendus en l’Isle de Ré. Ode. S.l.n.d. [1627], [BNF : Rés. Ye. 27103]. Ce poème est d’autant plus remarqué que Malherbe avait délaissé le genre de la grande ode encomiastique après la mort d’Henri IV (voir sur ce point le témoignage de Racan dans sa Vie de Malherbe, in Racan, Œuvres complètes, notre édition, Paris, H. Champion, 2009, p. 903 et la note). 4 Cette évaluation se fonde uniquement sur les relevés de Roméo Arbour, qui ne sont probablement pas totalement exhaustifs. Voir aussi le repérage partiel proposé par Madeleine Nosjean, « Le siège de La Rochelle et les poètes du temps », XVII e siècle n° 69, 1990, p. 433-445. 5 Racan, op. cit., p. 930 ; Chapelain, lettre du 15 sept. 1640, citée par Antoine Adam, Histoire de la Littérature française du XVII e siécle, rééd. A. Colin, t. I., p. 227. 6 Nous nous permettrons ici de revoyer à notre propre étude, « La voix des vainqueurs : l’éloge officiel et ses formes au lendemain de la prise de La Rochelle » in Alain Génetiot, L’Éloge lyrique, Nancy, P.U. Nancy, 2009 (Actes de la journée d’étude du 7 février 2008), p. 149-159. La muse polygraphe 71 Le titre retenu par Le Moyne n’est guère original : ses contemporains Florent Bon, Louis Gaberot, Jean Saigeot, Paul Thomas, ou François de Varennes proposent des formulations très approchantes 7 . Le terme de « triomphes », avec sa part d’hyperbole ou d’amplification, correspond parfaitement au projet d’un poème relevant du genre encomiastique ; le surnom de « Louis le Juste » a été prêté de bonne heure au jeune roi et lui est associé de façon tellement indéfectible que l’on s’offusquera lorsqu’il fera grâce aux Rochelais au lieu de passer la ville par le fil de l’épée. Même si le siège avait été très dur et que seul un habitant sur huit avait survécu aux balles, à la famine et à la maladie, la « Justice » exigeait que le roi publiquement offensé laissât libre cours à sa colère : on trouve dans les écrits de l’époque de nombreux textes s’étonnant que l’on ait pu porter une pareille atteinte aux valeurs établies et que l’on ait pu faire une telle entorse au « programme » dicté par l’Histoire et inscrit par avance dans le nom même du souverain. Au lieu de s’appeler « Louis le Juste », le roi aurait dû s’appeler « Louis le Clément » 8 … Plutôt que par son titre en tous points conventionnel et attendu, le livre du P. Le Moyne étonne d’abord par ses dimensions. Pour l’essentiel, la production encomiastique contemporaine de la prise de La Rochelle est constituée de courtes plaquettes publiées à part. Ce n’est que quelques années plus tard que l’on verra paraître des textes sensiblement plus longs : nous pensons en particulier au texte de Samuel Martin, La Rochelle au Roy Tres-chrestien Louis le Juste, paru en 1634 chez Jacques Dugast, qui cède volontiers à la tentation allégorique et dont la structure en rimes plates 7 Florent Bon, Les triomphes de Louys le Juste, et le victorieux, découverts dans l’Escriture Saincte en un Pseaume, que l’Eglise chantoit au jour mesme de la reduction de la Rochelle. Paris, 1629. [BNF : 8 Lb36.2734] ; Louis Gaberot, Les Triomphes du Roy Louis le Juste sur son heureux retour de La Rochelle en sa ville de Paris. Par Me L.G., Advocat en Parlement. Paris, P. Rocolet, 1628. [BNF : Ye-22917] ; Jean Saigeot, Le Triomphe du Roy, Ensemble la resjouyssance de la France sur la reduction de la ville de La Rochelle, par J.S., Troyen. Paris, J. Dugast, 1628. [BNF : Ye-32701] ; Paul Thomas, Le Triomphe de Justice au Roy. Sur la reduction de la ville de La Rochelle, par P. T., sieur de Girac. Angoulême, H. le Paige, 1628. [BNF : Ye-33904] ; [François De Varennes], Les Triomphes de Louis le Juste. Paris, 1634. [BNF : 4 Lb36.3047]. 8 Giuliano Ferretti considère que la violence verbale des écrivains de l’époque ne s’explique pas uniquement par « les lois d’un genre qui avait dans l’amplification sa figure rhétorique préférée », et la met en relation avec les objectifs idéologiques de la propagande d’Etat : montrer que la réduction de la ville rebelle brisait les dernières résistances à l’ordre royal et affermir la puissance souveraine, justifier les campagnes militaires à venir en imposant l’image d’une nation conquérante, ou plus pragmatiquement faire admettre l’augmentation de la fiscalité ( « Le siège de La Rochelle dans la propagande d’État sous Louis XIII et Richelieu », in 1573, 1622, 1628, La Rochelle assiégée, Société des Archives Hitoriques de la Saintonge et de L’Aunis, 2008 (Actes du colloque des 21-24 oct. 2004), p. 107-118). 72 Stéphane Macé signale d’emblée la vocation épique. Si l’on tient compte de la date de parution relativement précoce du livre du P. Le Moyne, on est immédiatement frappé par le contraste entre cette muse prolixe et celle, sensiblement plus économe, des premiers thuriféraires du roi ou de son ministre Richelieu : nous avons toutes les raisons de croire que le jeune poète a tenté un véritable coup d’éclat et une entrée spectaculaire sur la scène littéraire. Les Triomphes de Louis le Juste s’organisent sous la forme d’une suite de huit odes composées de dizains d’octosyllabes, et dont l’ensemble propose un récit des épisodes les plus marquants du siège de La Rochelle (l’arrivée du roi sur les lieux, la bataille de l’Île de Ré contre les Anglais, la construction de la digue par Richelieu, la reddition de la ville rebelle) : on hésite ici entre la logique encomiastique attendue et un traitement épique, sans que l’on puisse véritablement trancher entre ces deux postulations. Le récit, globalement linéaire, fait appel à un personnel mythologique nombreux qui prend en charge une bonne partie de l’énonciation lyrique (Neptune, Protée, la nymphe Galathée, la déesse du Destin) : les dialogues ou les prophéties jouent un rôle décisif dans l’organisation macrostructurale du poème. On observe aussi plusieurs grandes stases lyriques qui échappent au moins partiellement à la logique du récit et sont directement assumées par l’énonciateur principal. La première ode consiste en une « Resjouïssance sur la victoire du Roy », la cinquième en une « Action de graces à la Victoire pour l’assistance qu’elle [a] renduë au Roy » et la sixième en une « Description du Temple des Fleurs de Lys, baty par la Gloire pour estre le lieu de la demeure & des triomphes de nos Roys », elle-même prolongée par une série de louanges de la maison de Bourbon, notamment à travers la figure d’Henri IV. L’ode VII, décrivant les « merveilles du miroir de la Destinée », favorise un retour vers la réalité rochelaise en retraçant les exploits récents de Louis XIII au cours de la campagne du Languedoc. Cette structure, pour n’être pas absolument linéaire, ne s’inscrit déjà plus directement dans la tradition de la grande ode encomiastique telle que Malherbe l’avait rénovée au début du siècle : le chant lyrique de célébration, chez le P. Le Moyne, ne se conçoit plus comme unité isolée, mais s’intègre dans une structure plus vaste, composite, qui prend les apparences d’un récit. Et ce récit lui-même, par la tentation allégorique qu’il affiche en permanence, par son sujet même (les contemporains et notre poète lui-même décrivent souvent La Rochelle comme une nouvelle Troie 9 ) et par la façon dont sont retracés les détails des combats, présente déjà des traits caractéristiques de l’écriture épique. 9 Voir par exemple telle strophe de l’ « Ode sur la conservation de l’Isle de Ré », qui suit immédiatement la première série de poèmes (op. cit., p. 74) : Dieu ! quel transport saisit Neptune Quand il vit croistre sur ces bors Les dépouilles de tant de morts Immolés à nostre Fortune La muse polygraphe 73 Cette tentation héroïque est d’autant plus marquée dans la réédition de 1630 que le recueil des Triomphes de Louis Le Juste intègre désormais le poème intitulé « Le Portrait du Roy passant les Alpes ». On ne pourrait voir là que l’adjonction d’un texte déjà publié indépendamment l’année précédente à Paris chez Sébastien Cramoisy (cote BNF : Ye-1061), mais sa présence dans le recueil de 1630 modifie considérablement la tonalité de l’ouvrage : la présence de ce long poème en cinq parties, constitué exclusivement de rimes plates comme le veut la tradition de l’épopée, accentue rétrospectivement la part d’héroïque que pouvait receler la suite des huit odes inaugurales. Les libertés prises avec le genre de l’ode ne semblent pourtant pas être interprétées comme une prise de position anti-malherbienne : on sait bien sûr que le poète normand a pu, par son caractère comme par ses prises de position théoriques, susciter quelques rancœurs, que ses prescriptions ont pu susciter des oppositions modérées ou plus franchement hostiles. De Théophile de Viau et sa fière déclaration d’indépendance (« Malherbe a très bien fait, mais il a fait pour lui » 10 ) jusqu’à Garnier, le plus farouche représentant des derniers « ronsardisants », en passant par Mathurin Régnier, les témoignages ne manquent pas de ces auteurs qui se sont érigés contre la doctrine trop rigide du poète-grammairien. Tel ne semble pas être le cas du P. Le Moyne, et le recueil des Triomphes de Louis le Juste porte au contraire plusieurs indices de son admiration : ainsi, exploitant le motif topique de l’impuissance des vers à se hausser à la hauteur des mérites des héros qu’ils encensent (ainsi que celui du Non sum dignus : Malherbe vaut mieux que ses émules), Le Moyne établit un parallèle élogieux entre Malherbe et le Tasse : Quand j’aurois épuisé toute l’eau du Parnasse, Quand je serois tout plein de Malherbe & du Tasse, Quand mes vers couleroient au travers d’un thresor, Quand ma veine seroit une fontaine d’or, Enfin quand pour écrire un mot à leur loüange, On m’auroit apporté les plumes de quelque Ange Je ne pourrois encor égaller leur vertu. 11 Plein de réverence & d’amour Il sortit de son froid sejour, Et confus de voir tant de proye Jura qu’aucun des Demydieux La nuit de la prise de Troye Ne fit rien de si glorieux. 10 Théophile de Viau, Première partie des Œuvres Poétiques, « Elégie à une Dame », v. 72, éd. Guido Saba, Paris, Garnier, 2008, p. 116. 11 On trouve ces vers p. 154, à la conclusion de la III e partie du Portrait du Roi passant les Alpes. Ils s’appliquent à Schomberg, Bassompierre et Créquy, les trois chefs de guerre de Richelieu et de Louis XIII. 74 Stéphane Macé L’équivalence, toutefois, peut surprendre : Malherbe n’a jamais écrit d’épopée, et le grand représentant de l’ode encomiastique moderne est ici placé sur un pied d’égalité avec le parangon du poème héroïque italien - qui fut aussi, comme on le sait, un important théoricien du genre. Il faut peut-être lire dans ces vers, malgré le risque évident de surinterprétation, l’idée que les frontières entre les grands genres peuvent s’estomper : dès lors que l’épopée se fait instrument de célébration et que l’ode devient récit, le mariage des deux genres devient un horizon possible, et le double patronage revendiqué par Le Moyne pourrait avoir une valeur autre que purement conventionnelle ou ornementale. De l’hommage à Malherbe, nous retiendrons encore un indice, d’ordre microstructural là aussi : dans son ode de 1627 Pour le Roy allant chastier la Rebellion des Rochelois, Malherbe s’était livré à une surenchère de références mythologiques. Parmi ce personnel particulièrement nombreux (Jupiter, Mimas, Typhon, Tiphys, Mégère), on trouve notamment le nom d’Encelade : Desja de tous costez s’avançoient les approches : Icy couroit Mimas ; là Typhon se battoit ; Et là suoit Euryte à détacher les roches Qu’Encelade jettoit. Or, cette référence à Encelade, chez les nombreux poètes contemporains du siège de La Rochelle, reste extrêmement rare. Chez Le Moyne, en revanche, cette référence est utilisée à quatre reprises (ce qui est déjà remarquable), et la première occurrence intervient dès la toute première strophe de la première ode : Donc nos Hydres sont étouffées, Et tous ces monstres des Enfers N’ont plus de flames ny de fers Qui ne servent à nos trophées, Ces Colosses ambitieux Qui pensoient porter dans les cieux Leurs temeraires escalades, En un moment évanouys Ont treuvé que mille Encelades Ne peuvent rien contre vn LOUYS Il semble difficile de considérer cet emprunt à la gigantomachie comme purement fortuit : nous sommes plutôt tenté de voir dans cette référence un hommage indirect à Malherbe, dont le texte, plusieurs fois réédité immédiatement après sa première parution, était très vraisemblablement parvenu à la connaissance du P. Le Moyne. Pourtant, l’hommage littéraire le plus appuyé ne s’adresse pas à Malherbe, mais à son disciple Racan : le cycle des La muse polygraphe 75 huit odes consacrées à l’histoire de la chute de La Rochelle est précédé d’un poème liminaire (une ode là encore), intitulé « Au Roy, Sur les prosperités de son regne et le bon succes de ses armes en la reduction de la Rochelle ». Sa place, entre le discours préfaciel en prose et le début du recueil proprement dit, lui confère un rôle particulier, et il ne semble pas absurde de voir dans l’hommage adressé à Racan une manière de manifeste esthétique : En ce temps d’or & de delices Racan dont les charmes accors Obtiendroient du Prince des morts Le retour de mille Eurydices : Ce doux createur des beaux vers Te fera voir à l’univers Dans un tableau si plein de graces, Qu’en l’estime des étrangers Si ton nom fait honte aux Rogers Le sien fera rougir les Tasses. Ma muse ma celeste Fée Pour louer tes faits glorieux Apprendra la langue des Dieux Dans les œuvres de cét Orphée : Et si ton approbation Daigne toucher ma passion, Mes chansons vaudront des oracles, Je raviray tous les esprits, Et la beauté de mes écrits Sera mise entre tes miracles. 12 La longueur substantielle de l’hommage, déjà, peut surprendre. La surprise peut également venir du fait que Racan, contrairement à son maître, n’a pas encore écrit sur le grand événement militaire du règne de Louis XIII : il participa personnellement au siège de La Rochelle (c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il ne put assister aux derniers instants du poète grammairien et dut se contenter de témoignages pour rédiger sa Vie de Malherbe), et l’Ode au Roi 13 dans laquelle il célèbre la prise de la Rochelle et le passage des Alpes est au moins contemporaine, et plus probablement postérieure au propre recueil du P. Le Moyne. Cet hommage prend peut-être tout son sens si l’on considère le recueil des Triomphes de Louis le Juste (version 1630) dans son ensemble : à côté d’un lyrisme officiel de grand style (illustré principalement par le cycle inaugural des huit grandes odes et le poème épique du Roi passant les Alpes, mais 12 Les Triomphes de Louis le Juste, éd. citée, p. 8. 13 Racan, Ode au Roy faite par M. le Marquis de Racan sur les affaires de ce temps, S.l.n.d. [BNF : Ye-30915]. 76 Stéphane Macé aussi par quelques autres odes isolées relevant du même registre), le recueil du P. Le Moyne comporte bon nombre de pièces relevant de genres moins nobles que la grande ode malherbienne : élégies, églogues, « chant rustique de bergers », « chansons de Berger ». Certes, le grand Malherbe lui-même avait produit quelques pièces relevant du style de la bucolique, mais aux yeux des contemporains, son disciple l’avait supplanté dans ce genre, dont il s’était fait une spécialité. Les Bergeries, publiées en 1625, sont encore considérées à la fin du siècle comme le grand modèle de la pastorale dramatique. Il se peut fort que l’hommage à Racan signale l’attachement du poète à un lyrisme moins « haut tendu » 14 que celui de Malherbe, et dont la veine réputée facile de Racan pouvait être le parangon le plus naturel. L’hommage à Racan aurait alors en quelque sorte valeur de manifeste poétique, au-delà de la simple invitation à écrire lancée à un modèle admiré. Plusieurs éléments corroborent cette hypothèse : Les Triomphes de Louis le Juste se signalent non seulement par leur ampleur inédite (par comparaison avec les productions de 1629 ou 1630 qui célèbrent la réduction de La Rochelle) mais aussi par un audacieux mélange des genres : de l’églogue au poème épique, le recueil explore une vaste gamme stylistique, allant même, comme nous l’avons vu, jusqu’à estomper les contours habituels des formes poétiques les mieux identifiées. Dans sa pratique de l’ode, le P. Le Moyne est également plus proche de la manière de Racan que de celle de son maître : on sait que Malherbe, pour les strophes de dix vers, préconisait une seule pause rythmique forte, alors que Racan, plus souple et plus attentif aussi aux contraintes d’une éventuelle mise en musique, préférait un système de double articulation. C’est précisément cette manière de faire qu’adopte généralement le P. Le Moyne (avec de surcroît une plus grande flexibilité que Racan lui-même dans la façon de placer ces points d’articulation). Si l’on adopte ces quelques hypothèses, il semble évident que les Triomphes de Louis le Juste dépassent largement les ambitions timides que l’on pourrait associer à un premier recueil : le texte étend de façon spectaculaire les possibilités de l’écriture poétique relevant du genre encomiastique, n’hésitant pas à juxtaposer des formes habituellement considérées comme peu compatibles ou même antagonistes, ou à remodeler les contours des genres les plus nobles et les mieux établis. Le jeune poète, assurément, ne manque pas de souffle, et fait une entrée spectaculaire sur la scène littéraire. Sorte d’œuvre totale qui résume toutes les potentialités de la veine encomiastique, son premier ouvrage d’envergure témoigne déjà d’une maturité esthétique et d’une inventivité que les productions ultérieures du P. Le Moyne ne feront que confirmer. 14 Nous empruntons cette heureuse formule à A. Génetiot, Poétique du loisir mondain de Voiture à La Fontaine, Paris, H. Champion, 1997, p. 101. Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) Saint Louys et « l’art de régner » Anne Mantero Replacé dans l’ensemble de l’œuvre de Le Moyne, Saint Louys, dont la composition dura une décennie ou presque, et qui parut comme ébauche en 1653 avant son achèvement en 1658 1 , s’offre à deux perspectives de lecture, l’une et l’autre aussi légitimes semble-t-il. Pour l’une, l’épopée apparaît comme le terme et le sommet d’une production poétique de grande ambition : réinterprétant ses expériences précédentes, le poète livre une somme où ne manquent ni l’éloge dynastique, ni les ecphrases, ni la grande hymne de paraphrase biblique 2 , et où la vertu, désormais arrachée au registre de la sage « médiocrité » horatienne 3 , s’élève à l’audace héroïque. Mais le poème est aussi situé à un seuil, ouvrant une dernière période de travail consacrée à la définition et l’illustration d’une politique chrétienne sous régime monarchique. Le sujet des vers, fable fondée sur des données historiques, et une finalité d’instruction hautement revendiquée portent l’intérêt vers cette science du gouvernement qu’interrogent, dorénavant au moyen de la prose, les deux grands ouvrages ultérieurs, le vaste exposé didactique De l’Art de régner (1665) 4 - qui se termine précisément sur un exemple tiré des actions de Louis IX - et une Histoire du règne de Louis XIII, demeurée inédite, 1 Saint Louys, ou le Heros Chrestien, Paris, Ch. Du Mesnil, 1653, en 7 livres. Saint Louys ou la Sainte Couronne reconquise, Paris, A. Courbé, 1658. Nous citons d’après l’éd. Paris, L. Billaine, 1666 ; les chiffres romains, dans les références, indiquent le Livre. 2 Voir au livre XIV, la prière de Louis à Dieu créateur et au Saint-Esprit, amplification de Genèse 1,2, suivie d’une paraphrase libre, centrée sur les eaux, du Benedicite omnia opera (p. 425-7). Toutefois la versification ne distingue pas ce passage lyrique. 3 Illustrée dans les Entretiens et Lettres poëtiques (Paris, E. Loyson, 1665). Ce recueil tardif, réunissant des pièces antérieures comme postérieures au Saint Louys, et d’autres contemporaines de sa lente élaboration, concrétise une ambition du passé, en tout cas dépassée par la réalisation épique. 4 Paris, S. Cramoisy et S. Mabre-Cramoisy. L’ouvrage est offert « Au Roy », alors que l’épopée n’a pas de dédicataire. Nous abrégeons dans les références par A.R., en faisant suivre le numéro de la Partie (chiffre romain), du Discours (chiffre arabe), puis de l’Article (chiffre arabe). 78 Anne Mantero dont le chantier occupe les ultimes années de vieillesse 5 . Le Saint Louys est un moment charnière, plutôt qu’une rupture. Au reste le vers, ni même les prestiges de l’image ne sont tout à fait abandonnés après l’œuvre épique ; des devises, gravures et dizains, scandent De l’Art de regner 6 . À l’inverse, est-il besoin de souligner que le poète se double depuis longtemps d’un prosateur moraliste 7 , et que la préoccupation du « public » n’a jamais été étrangère au religieux d’un ordre qui conçoit l’apostolat au sein du politique ? Paratextes et confidences de l’auteur étayent la validité des deux points de vue sur l’épopée. Après elle, il ne reste rien à écrire au poète, voué à se « reposer », suggère en introduction l’opuscule De l’Histoire (1670) 8 , tandis que le Traité du Poëme Heroïque 9 , en tête du Saint Louys, rappelait la préséance de la Muse épique pour évoquer, en une synthèse aristotélico-platonicienne, un « Esprit d’Entousiasme » qui s’échappe des « Singularitez », en quête de « la pure forme du Bon & du Beau, la pure Idée de l’Aymable & du Merveilleux ». Mais cette liberté du poète est ordonnée à un but supérieur, et dès l’ouverture du Traité, s’introduit le syntagme qui fait le titre du livre théorique à venir : l’épopée tend à « apprendre aux Roys l’Art de regner ». Jointe, non sans quelque équivoque peut-être, à un enseignement en faveur des « Grands », une telle visée traverse toutes les analyses de poétique, et elle se pare de l’autorité des « Sages de la bonne Antiquité » : « Ils ont allié la Poësie à la Politique ; ils la luy ont donnée pour Coadjutrice au gouvernement des Estats. » Forte de ces assertions, la lecture politique du Saint Louys a une validité de principe, même si, à l’évidence, elle ne saurait rendre compte de l’intégralité de la foisonnante inventio des 18 livres. Pour les lecteurs du temps, cette portée est d’autant plus sensible qu’autour du héros s’était cristallisée une littérature sur le bon gouvernement. Dans les bornes de cet 5 Sur cette Histoire disparue, que Le Moyne avait laissée fort avancée à sa mort, et sur les témoignages qui en font état, voir H. Chérot, 1887, p. 397-404. 6 À titre d’accessoires, comme le précise la « Preface » (n.p.) : « Les Devises […] n’y estoient pas necessaires […] Mais le necessaire a d’autres mesures chez un Prince, que chez un Marchand… ». En fait, entendue plus largement, la notion d’image doit être considérablement réévaluée dans le traité, comme le montre Anne-E. Spica, « Représentation du pouvoir, pouvoir de la représentation : De L’Art de regner de Pierre Le Moyne (1665) », à paraître. Rappelons que le Saint Louys reçut l’ornement de plusieurs séries de gravures (dont l’intégration à l’œuvre ne dépasse toutefois pas le niveau de l’illustration). Sur ces planches et leur histoire à travers les différentes éditions à partir de 1658, voir V. Meyer, 2005. 7 La Gallerie des Femmes fortes joint la réflexion morale et l’éloge monarchique (en la personne d’Anne d’Autriche régente) ; voir V. Kapp, 2000 et A.-E. Spica, 2007. 8 Paris, L. Billaine ou Th. Jolly. « Ne dira-t-on point […] que le Poëme heroïque estant le grand effort de l’esprit humain, & la juste mesure de la vie d’un homme, je pouvois […] me reposer […] ? » (I,1, p. 2). 9 Non paginé. Nous abrégeons dans les références T.P.H. Saint Louys et « l’art de régner » 79 article, sans pouvoir retracer ce riche contexte, on adoptera une posture interne à l’œuvre et à la pensée du jésuite pour confronter l’épopée avec la doctrine consignée dans De l’Art de regner. Sans doute, la comparaison se heurte-t-elle d’emblée à des disproportions massives. Le poème, conformément au genre, est dominé par les combats armés. Pour en vanter le sujet, Le Moyne relève qu’il donne lieu à « des batailles gagnées sur la Mer & sur la Terre, une Ville prise & un Camp forcé, deux Armées défaites, & deux Generaux Barbares tuez » (T.P.H.). Le manuel à l’usage des rois et de leurs ministres n’aborde la guerre qu’en toute fin, dans le Discours conclusif de sa quatrième et dernière Partie relative aux « Aides », c’est-à-dire des « outils » de gouvernement extrinsèques à la personne du prince. Les « Armes » sont la troisième de ces « Aides », après le « Conseil » et les prosaïques « Finances ». Ce rang ultime, comme la teneur même des chapitres, trahit une tradition de relatif pacifisme, héritée des courants dévots. Le Moyne réfute certes les thèses des « Heretiques » qui condamnent les conflits militaires (IV,3,1, p. 653) : il est des guerres « justes », il est des guerres « necessaires » (3,2, p. 656), les premières n’étant du reste à entreprendre que si elles adjoignent au droit, strictement examiné, « l’importance » et « la necessité » (3,8, p. 672). La conquête n’est pas exclue ; mais, en tout état de cause, la modération dans les prétentions, la clémence dans la victoire sont requises. On fera valoir le caractère particulier d’une croisade. Des guerres « religieuses » et « saintes », il est fait simple mention dans ce Discours (p. 656 et p. 678) ; c’est ailleurs dans l’ouvrage qu’on pouvait lire un paragraphe sur les rois de France croisés « pour donner la connoissance de Dieu à la Barbarie » (II,1, p. 78). L’éloge passe par l’exclusion d’un dessein expansionniste : « leurs Guerres Saintes n’ont pas ajousté un pied de terre à leur Royaume » (p. 80). Sur ce point, l’épopée consonne : Louis, pour se défendre d’être un « Agresseur » tyrannique (I, p. 15), proteste qu’il ne cherche pas à agrandir « [s]on Empire » (p. 19). De fait le poème fixe pour objet de l’entreprise, non la libération des lieux saints, non la conversion en masse des infidèles, mais l’obtention de la couronne d’épines. L’Histoire dit que la relique fut achetée ; la fable épique se contente de substituer à l’aide des caisses royales une autre, plus conforme à l’attente générique. Ainsi privée de projet à proprement parler politique, l’idée de croisade n’alimente guère le discours de l’aède-narrateur dans sa dimension d’entreprise de conquête 10 . Sans doute ne doit-on pas exclure des connotations du poème qu’il encourage la lutte de l’Europe chrétienne contre les Turcs. On sait que sous le gou- 10 L’éloge des expéditions en Orient et plus généralement des guerres pour la défense de la foi intervient le plus nettement dans le hors-temps du rapt du roi au Ciel, lors de la description des rangs d’élus du Paradis (VIII, p. 218-23). 80 Anne Mantero vernement de Mazarin ce rêve avait repris plus de consistance et que les premières années de règne personnel du monarque laissent croire à une continuité 11 . Dans l’ouvrage en prose, la promesse au jeune roi de succès aux « bords du Bosphore, ou vers ceux de Tunis » est placée dans le paratexte d’une pièce en vers liminaire 12 ; de même, dans le Saint Louys, c’est aux marges de l’action principale, à travers la mention incidente, mais répétée, de l’apport de troupes turques chez les ennemis, à travers des effets d’anticipation - peut-être l’annonce de l’usurpation des Mamelouks sur la dynastie d’Egypte, ou, de façon indirecte, la prophétie du transfert de la couronne impériale à Louis XIV 13 - que se glisse l’espoir d’un triomphe du christianisme sur la puissance ottomane et, conjointement, d’un destin universel pour la monarchie de France. Quelle que soit l’interprétation qu’il faille donner de cette réserve de Le Moyne 14 , il est certain que le conflit des religions enfle essentiellement l’idéologie de la prouesse épique, très loin d’épuiser le message politique du poème. 11 Sur ce point et sur l’opinion publique au temps de Louis XIV, voir Alexandre Y. Haran, Le lys et le globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France aux XVI e et XVII e siècles, Seyssel, Champ Vallon, 2000, p. 302-5. Relevons l’opuscule de Nicolo Promontorio, qui lie la figure de Louis IX à une exhortation au tout jeune roi en faveur de la paix européenne et d’une croisade : La Vie de S. Louis Roy de France, Paris, Th. La Carriere, 1651, « Au Roy », n.p. : « … la Vie de Sainct Louis, […] vray exemplaire à tous les Princes Chrestiens, & particulierement aux tres- Chrestiens Roys de France, pour leur apprendre contre qui ils doivent employer leurs grandes forces. Ce n’est point SIRE, contre les Chrestiens, mais bien contre le Turc, & les Ennemis de nostre saincte Foy… ». 12 « Le Soleil au Roy », n.p. Sur ces vers, et d’autres allusions à un projet impérial dans différents poèmes du jésuite, voir Yvan Loskoutoff, 2000, p. 205-6. Autre relevé de citations, à travers toute l’œuvre et le Saint Louys, concernant la lutte de la Croix et du Croissant, ibid., p. 180-95. 13 Prophétie de Louis à Muratan, XVII, p. 530-1 : la volonté divine « A son terme conduit l’Empire des Sultans./ […]/ Le Mammelu rebelle occupera sa place [du sultan],/ Et laissera le fruit de son crime à sa Race. » Bien avant les Ottomans, ces Mamelouks sont des Turcs. Pour l’Empire, voir l’ecphrase du tombeau d’Aymon, XI, p. 320 : « Et l’Aigle des Romains, de l’Autriche échapée,/ Luy presentant de loin le grand Globe & l’Epée,/ Sembloit vers luy [le jeune Prince, Louis XIV] la teste & les aisles tourner,/ Et prendre son essor, pour l’aller couronner. » Voir aussi VII, p. 192. 14 Traduction exacte de sa pensée, marque de précaution à l’égard du pouvoir, ou parti-pris poétique d’une stricte délimitation du propos ? N. Caussin, pourtant rallié à l’opposition dévote, faisait déjà preuve de prudence sur le sujet ; voir les dernières lignes de l’exemple « Saint Louys » du tome II de La Cour sainte : « … il n’est pas toûjours question de remuer avec chaleur des guerres au Levant & en Afrique […], si l’on ne voit par quelques conjectures bien evidentes que Dieu nous y conduit comme par la main. » (cité d’après éd. Paris, D. Bechet, 1653, p. 146B). Saint Louys et « l’art de régner » 81 Comme le suggèrent les analyses de l’auteur, prenant ses vers pour exemples dans le Traité du Poëme Heroïque, le dessein et la justification de l’œuvre dépendent de la détermination du personnage central. À une action d’étroite envergure, définie en toute rigueur aristotélicienne, correspond, en une sorte de compensation inattendue, la promotion de l’acteur. Plus qu’aucun candidat à l’élection épique, saint Louis soutient la portée encomiastique inséparable, en ces années 1650-60 d’émulation entre auteurs, d’un poème héroïque, et Le Moyne peut souligner l’ampleur d’une louange qui concerne un pays autant qu’une dynastie 15 . Cet incontestable avantage découle de trois caractérisations presque évidentes, dont la rare réunion constituait déjà, pour Nicolas Caussin, la prééminence de Louis IX. Dans La Cour sainte, semblable accord était jugé exceptionnel, mais souhaitable et pleinement réalisable ; sous la pression du genre épique, l’analyse se fait plus incisive et l’ajustement plus problématique. Héros structurel, Louis doit d’abord satisfaire aux valeurs d’héroïsme. Joinville témoigne « que de son temps, il n’y avoit pas un meilleur Homme d’armes en tout le Monde » (T.P.H. et A.R., IV, 3, p. 728), et rapporte en particulier sa hardiesse lors du débarquement devant Damiette, une circonstance « veritable & historique » (T.P.H.) chantée au livre III (p. 73) 16 . C’est la preuve qu’« entre le Devot & le Brave, il n’y a point d’opposition » (T.P.H.) 17 . Louis est « le saint Heros » (passim). Le jésuite sait bien cependant l’ombre que projettent l’échec futur et la mort du roi devant Tunis. Pour défendre son personnage, et avec lui, sa conception, il lui faut mettre en avant la sainteté de Louis, qui donne sens aux malheurs, et réviser par là fortement la notion d’héroïsme, intériorisé selon une morale stoïcienne ou chrétienne pour laquelle le meilleur combat se mène contre l’adversité 18 . Reste le troisième trait, l’onction et la fonction 15 T.P.H. (n.p.) : « … le choix que j’en ay fait, est honorable à la France, qui l’a élevé ; à nos Roys, qui sont nez de luy ; à la Maison Royale, qui est de sa Race ; à la Noblesse, qui l’a pour Patron & pour modele ; à toute la Nation, à laquelle Dieu l’a donné pour Protecteur… ». 16 L’épisode est deux fois relaté dans La Cour sainte, éd. cit., t. I, p. 82B-83A et t. II, p. 145B. Il ne manque pas dans La Pratique de la Paix de l’Ame dans la Vie de Sainct Louis, Autun, Bl. Simonnot, 1642 (p. 96), obscur et curieux ouvrage du jésuite Jacques Vignier, qui explore semblablement l’union de la sainteté et des charges politiques. 17 La remarque veut s’opposer aux thèses de Machiavel (par exemple, Discours sur la première Décade de Tite-Live, II, 2 dans Œuvres, trad. Ch. Bec, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1996, p. 298-9) ; voir A.R., IV, 3, p. 730 : « entre les Vertus Chrestiennes & les Militaires, il n’y a pas un si grand traject que l’a voulu persuader Machiavel ». 18 T.P.H. : « … il est ordinaire aux Heros d’estre malheureux : Disons encore davantage […] ; sans estre bien malheureux, on ne peut estre qu’un Heros fort mediocre. […] Les justes, les legitimes ennemis du Heros, sont les malheurs, les adversitez, les mauvaises fortunes : & c’est contre ces ennemis-là qu’il a besoin de tout son 82 Anne Mantero royales. Est-ce le moyen terme qui concilie les deux autres, la sainteté sublimant la perfection monarchique et cette dernière partageant avec l’héroïsme le souci de l’efficience ? Sans thématiser le conflit du monarque et du héros, Le Moyne soulève le problème de la vertu de prudence et représente une fois par le récit le devoir, pour le souverain, de ménager sa vie 19 . . C’est l’enseignement qu’on trouve dans De l’Art de regner, approuvant la coutume de la dynastie française d’aller sur les champs de bataille, mais récusant le péril mortel 20 . Toujours est-il que cette règle, clairement illustrée, ne sera pas ailleurs observée dans le poème, qui laisse au roi la participation à la mêlée, les fameux combats singuliers, et le privilège, pour sceller la victoire, de tuer l’intrépide général Forcadin, à tout autre invincible (XVIII, p. 571-2). Semblable prérogative narrative ne suffirait pas à bien distinguer Louis d’entre tous les braves de son camp, comme le demandent la dignité de souverain autant que les normes unitaires d’une poétique 21 . Le « saint Roy » - syntagme autant et plus fréquent que « saint Heros » - se détache par sa prévoyance, par ses soins, par une responsabilité, qui dessinent le portrait d’un monarque en campagne et communiquent avec l’image du roi juste et bienveillant en temps de paix. Le discours politique le plus explicite s’organise ainsi autour de la personnalité royale de Louis. Le propos, de séquence en séquence confirmé et complété, se veut intemporel, mais trahit, y compris dans le vocabulaire, l’influence de débats récents et la réplique d’une doctrine religieuse aux thèses machiavélistes des penseurs étatistes 22 . Défenseur d’une autorité monarchique fortement affirmée, de la pratique du pouvoir d’un Henri IV, d’un Richelieu au côté de Louis XIII, hostile à toute forme de rébellion 23 , Le Moyne refuse en effet courage ; […] c’est quand il est aux prises avec eux, qu’il merite que Dieu s’avance pour le regarder ; que les Puissances du Ciel luy applaudissent ; & que la Victoire le couronne. » Cf. Sénèque, De Providentia, II, 7-9. 19 Le roi, malgré son désir, ne doit pas aller combattre lui-même le dragon d’Egypte ; voir X, p. 284-7, p. 294, p. 299. 20 A.R., IV,3,25. Saint Louis est précisément donné pour exemple d’un prince sans peur, quitte à insérer dans l’éloge une remarque qui laisse entière la question : « il fit des actions, qui seroient accusées de temerité, si la Vertu Heroïque n’estoit exempte de la discipline & des mesures de la Prudence » (IV,3, p. 728). 21 Le Traité du Poëme Heroïque rappelle que « le Heros principal » doit être « seul & sans Concurrent ». 22 Voir Étienne Thuau, Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu, Athènes, Presses de l’Institut français d’Athènes, 1966. Comme Corneille, Le Moyne appartient par l’univers intellectuel au temps de Richelieu. 23 Voir Saint Louys, IX, p. 254 : « Et la Rebellion sçaura qu’il fait mauvais,/ Des Thrônes bien fondez sur soy tirer le faix » ; IX, p. 240 et XI, p. 318-9 (prophétie et condamnation de la « Rebellion » de La Rochelle) ; XI, p. 320 (contre « L’Infernale Frondeuse »). Saint Louys et « l’art de régner » 83 d’envisager que les principes de la raison d’État accompagnent la montée de l’absolutisme. Le poème défend donc une vulgate chrétienne du bon exercice gouvernemental. En une hantise des rois fainéants, est d’abord affirmée l’exigence d’un travail assidu. Louis est actif, par ses veilles, et par l’intérêt qu’il prend à toute activité de ses troupes 24 . Cette présence manifeste et réalise l’unité du corps social dont il est le chef, et auquel il transmet vie, mouvement, intelligence : Et du ton de sa voix, de l’air de son visage, Les uns font leur prudence & d’autres leur courage. (V, p. 136) Il est l’esprit, le cœur, la main de chaque bande… (XVIII, p. 554) Encore que l’allusion théologique soit absente, semblable influence n’est pas loin d’imiter la communication divine au monde et à ses créatures. Car à se mêler ainsi aux siens, le roi ne perd rien en majesté. La description physique de Louis, au livre V, ne manque pas de célébrer un prestige naturel, théorisé sous le nom d’« Authorité » dans De l’Art de regner 25 : Son air a de la force, & de la dignité ; Sa grace se répand avec authorité ; Il conduit du regard, du regard il commande… (V, p. 135) L’organe de la vue impose le respect, fait rayonner une précellence ; il affirme aussi une compétence 26 . Louis est le roi-pilote qui s’informe de « la Boussole », « de la Carte & du Pole » (X, p. 280). Alexis, chef grec « Philosophe & vaillant » (V, p. 128) proclame, sur son écu, le triomphe sur la Fortune : « les Sages sont ses Roys » (p. 129). Cette maxime de morale antique, et le modèle de roi-philosophe qu’elle suggère de biais, reçoivent dans le poème des inflexions nettement actualisées. La « Prudence » monarchique est affaire de jugement éclairé, et elle se traduit dans l’équivocité du verbe ordonner : donner des ordres, c’est établir de l’ordre, signe, pour un esprit du XVII e siècle, de rationalité. Louis, au fort des batailles, « met par tout l’ordre & la discipline » (XII, p. 369). L’efficience gouvernementale y trouve son plus sûr indice : « Tout se meut à l’entour, & se meut reglément » (XII, p. 364). À cette 24 On construit un pont : « Et le Prince present, du geste & du visage,/ Donne force aux Ouvriers & chaleur à l’ouvrage » (XII, p. 364). 25 Cette « Authorité » était si grande en saint Louis qu’elle lui est demeurée jusqu’en la condition de prisonnier (A.R., III,3,2, p. 308-9). La notion d’« Authorité », dans De l’Art de regner (III,3), recouvre pouvoir effectif de commander et aspect extérieur qui impose l’obéissance (voir les articles 1 et 2). 26 Le poète n’hésite pas à montrer, au risque peut-être d’un anachronisme, le roi en train de tracer « d’une main qui sçait le crayon animer », le plan détaillé d’une bataille (XVII, p. 539). Ce talent de stratège, selon De l’Art de regner (IV,3,18, p. 696-7), reste aux marges du politique. 84 Anne Mantero valeur épiphanique et comme esthétique de la notion moderne d’État, Le Moyne adhère sans réserve. Le concept de « conseil », lui-même polysémique, est inhérent à la posture du roi avisé. Le conseil peut être synonyme de sagesse, et on se souvient que c’est le nom d’un des dons du Saint-Esprit. Gravement blessé, saint Louis conserve la grâce de ce talent divin, et « à soy tousjours pareil,/ Regne encore du cœur, de l’esprit, du conseil » (XVI, p. 489). Le mot désigne encore le temps de la délibération intérieure 27 . Mais le prince doit aussi réunir des sujets choisis pour quêter leur avis. À un tel « Conseil », ressort important de l’exercice concret d’un pouvoir absolu, De l’Art de regner consacre un long Discours (IV,1) qui s’ouvre sur l’affirmation, aux harmoniques chrétiennes, de l’égalité dans la faiblesse de toute l’humanité : le monarque n’est qu’un homme, qui ne pourrait soutenir seul sa fonction (IV,1,1, p. 524). Dans l’épopée, sur le trône céleste destiné au « saint Roy » figure une scène où il préside « le Conseil » (VIII, p. 232). Autant que le maniement des affaires intérieures, les moments critiques d’une expédition étrangère veulent bien entendu leurs conseils, et le poème ne les oublie pas 28 . Le livre XVII narre avec assez de détail une consultation de « tous [l]es Chefs », avant l’engagement décisif : « Au poids des jugemens l’affaire se balance » (p. 538). Le débat n’a pas été vain, qui a permis d’établir un plan d’action. La résolution de marche est prise « Sur ce dernier avis, approuvé du Conseil » (p. 539). À l’impératif d’un travail soutenu et réglé, par lequel contrôler et diriger vers le succès le cours des affaires de l’État, répond, chez le monarque, la piété qui reconnaît à Dieu l’ultime souveraineté sur le monde. Rien que de très attendu à ce que le poème peigne la dévotion de Louis, ses prières avant les batailles, ses actions de grâce pour les victoires. Il faut relever toutefois que cette piété, que la ferveur d’un saint rend suréminente, est, selon De l’Art de regner, la première « Disposition » au métier de roi ; deux articles du Discours sur « la Pieté » (II,1, 2 et 3, p. 51-6) font valoir, à côté du devoir envers Dieu, le point de vue politique de « l’interest » 29 : non sans marquer quelque hésitation devant les voies obscures de la Providence, le jésuite promet, aux 27 Louis « prend part au soucy » des soldats effrayés par le monstre : « Il consulte son sens, son zele, son courage » (X, p. 282). 28 Ainsi au début du Livre II, une réunion du prince « Avecque les hauts Chefs, & les Grands de sa Cour », sur les « moyens d’achever sa conqueste » (p. 37) ; au livre X, p. 282-7, l’assemblée des « Seigneurs convoquez » pour l’affaire du dragon. 29 L’instrumentalisation de la « Religion », pour assurer la soumission des sujets, n’est elle-même pas écartée. Mais Le Moyne réfute avec vigueur la possibilité pour le prince de feindre : seule une piété authentique peut se communiquer, par imitation, de lui à ses sujets (II,1,2, p. 51-2) et produire chez ces derniers « une obeïssance libre & sans contrainte » (p. 51). Saint Louys et « l’art de régner » 85 monarques et aux peuples pieux, une protection divine spéciale. Si la notion de profit intervient dans une argumentation ad hominem, la Partie consacrée aux « Dispositions » tend tout entière à réfuter l’idée de deux morales pour les deux sphères, privée et publique : J’appelle Dispositions, certaines Vertus generales, qui ne font pas immediatement le bon Prince, mais qui font l’Homme de bien, qui est le fond, le sujet, & comme la matiere du bon Prince. (« Preface », n.p.) Après la Piété vient la « Probité » (II,2), définie en un sens large comme l’accomplissement de tous les préceptes chrétiens. La même description du trône céleste illustre les vertus domestiques de Louis en prison et ses actes de charité et d’humilité, lorsqu’il secourt son camp affamé - « Il nourrit l’indigent, il traite le blessé », s’abaisse « Pour ayder des mourans, pour enterrer des morts » (VIII, p. 231) - ou rachète des captifs (p. 231-2). Ces gestes semblent excéder les strictes obligations royales ; du moins leur source intérieure doit préparer, chez tout prince, les vertus politico-chrétiennes d’un règne selon Dieu. Le rappel de ces dernières, en un réseau notionnel typique de la tradition de pensée dévote, se repère aisément dans l’épopée, même s’il est parfois rejeté en ses marges, à la faveur d’anachronies prophétiques autorisant à quitter le récit de guerre pour la vision d’un gouvernement en paix. La bienfaisance 30 du monarque, jointe à une claire conscience de la finalité de son pouvoir, « la Felicité du Peuple » (A.R., I,2, 4 et 5, p. 28-34), suppose et crée en retour l’amour envers les sujets et chez les sujets. Au livre IX, l’Ange guide de saint Louis célèbre un « Bel Art de gouverner », quand « les cœurs sont l’appuy des Couronnes » (p. 249). Henri IV l’a connu 31 ; son prédécesseur Louis XII également, et, par la magie de l’épopée qui admet une plasticité indéfinie de propos, il est permis de vanter sa modération fiscale : Il cassera ces fleaux de taxes & de tailles, Qui font couler le sang qu’épargnent les batailles… (VIII, p. 237) La métaphore se retrouve dans De l’Art de regner 32 . Les impôts, leur montant sont une des questions qui suscitent au XVII e siècle le débat autour d’une évolution de la monarchie française et les vers font allusion à des enjeux 30 C’est le terme qu’emploie Le Moyne dans De l’Art de regner et qu’il revendique comme un néologisme (III,6,3, p. 447) : traduction politique de la loi de charité. La piété, de son côté, décide du respect porté par le roi au légat du Pape (Saint Louys, V, p. 137). 31 Il mérite le titre d’« Amateur de son Peuple, & de son Peuple aymé » (VIII, p. 239). 32 IV,2,2, p. 589 : « toutes les levées qui se font sur les biens du Peuple, se font sur ses fatigues & sur ses perils, sur ses sueurs & sur ses larmes, sur son sang & sur sa vie ». 86 Anne Mantero modernes. Le traité soutient une position moyenne : les princes ont un droit sur la propriété de leurs sujets, mais ils doivent en user avec ménagement en vue du seul « Bien public » (IV,2,7, p. 607) 33 . La justice, autre qualité essentielle au prince, est attachée à l’hagiographie de saint Louis ; le poème, louant plus que la capacité interne de jugement, célèbre une activité politique tournée vers la légalité : De ses Estats, ailleurs, il regloit la police, Accompagné des loix, aydé de la Justice. (VIII, p. 232) Si la cause du « Pauvre » est défendue 34 , c’est que le souverain maintient ses sujets « Dans les termes du Droit » (ibid.). En dehors de l’institution juridique, dans ses relations personnelles avec ses sujets, dans les rapports internationaux, la justice du roi monarque prend la forme du respect de la parole donnée - thème anti-machiavélien bien connu. À la « bonne Foy », De l’Art de regner consacre un Discours (III,4), soulignant qu’elle est « le commun lien du Genre Humain, le nœud invisible de toutes les Societez » (III,4,2, p. 359). Les égards qu’a le chef croisé pour les ambassadeurs, l’accueil qu’il réserve à un simple héraut porteur des « marques/ Saintes aux Nations, saintes mesme aux Monarques » (XVII, p. 520), témoignent de la loyauté due aux étrangers, fussent-ils ennemis. Mais l’instruction principale tient dans le tableau antithétique de la perfidie du sultan Mélédin, déguisé pour les besoins de la démonstration en disciple du Florentin. Le prince égyptien est un tyran - « Il avoit fait les loix esclaves du pouvoir » (I, p. 5) -, mais un tyran habile rhétoricien, et qui, à la violence, préfère au besoin la ruse, le don « contre la foy publique » d’une armure empoisonnée (I, p. 13). Cet élément fabuleux sert à exposer les « fausses maximes » (I, p. 12) du cynisme : Je sçay du Droit des Gens les scrupuleuses loix : […] Mais je n’ignore pas les dispenses que donne, Le hazard de gagner, ou perdre une Couronne (I, p. 11) 33 Dans A. Theveneau, Les Preceptes du Roy S. Louys A Philippes III. son fils, pour bien vivre & regner […] Avec les Discours sur chacun d’iceux…, Paris, J. Petit-Pas, 1627, un des « preceptes » (IV,1, p. 241) est « Ne rançonne point tes subjects, & ne prens tailles & subsides sur eux, si urgente & evidente necessité ne te le fait faire, & pour le profit de ton Royaume, pour juste cause, & non de ton propre mouvement. » Voir Ét. Thuau, op. cit., p. 75-9, sur Theveneau, « chrétien ‹libéral› » (p. 78), dont le réalisme se colore éventuellement de principes machiavélistes. 34 Un exemple de cette équité est donné dans A. Theveneau, op. cit., p. 154 : « … les parens de deux pauvres escholiers qui avoient esté meurtris par le seigneur de Coucy, luy ayant demandé justice, il leur rendit, encores que tous les Pairs de France, & grands du Royaume se fussent efforcez de l’empescher… ». Saint Louys et « l’art de régner » 87 Les principes inavouables de la raison d’État 35 imposent au souverain de duper l’étranger dans les traités et de tromper l’opinion publique de son peuple. Mais ce versant noir du pouvoir n’est qu’un faire-valoir d’une autre pratique, conforme aux normes que fixera De l’Art de regner, harmonieuse rencontre de la morale, de la religion et de l’exercice du pouvoir. On ne saurait douter que le Saint Louys renferme les éléments qui esquissent un corps doctrinal du gouvernement monarchique. C’est bien davantage qu’un pan du savoir encyclopédique dont aime à se parer une épopée : la présence du roi à travers toute l’œuvre rassemble ces fragments pour composer le programme d’un régime accompli. Jugera-t-on que cette épopée infléchit les valeurs du vieux genre dans le sens d’une modernité politique ? On pourrait comprendre en ce sens le rapport entre les deux frères, Louis et le comte d’Artois. Robert meurt accablé par le nombre après des actes d’extrême bravoure, mais sans conséquence sur l’issue du conflit. À cet héroïsme archaïque et impuissant, s’opposerait un héroïsme rénové, si l’on peut dire, l’héroïsme tempéré de sagesse royale de celui dont le bras n’est pas moins vigoureux, mais qui sait aussi gagner les batailles. Il est entendu que l’icône de saint Louis est le centre rayonnant qui unit le triple éclat des armes, de la majesté monarchique et de l’éternité. La synthèse est incarnée, la personne de Louis la prouve. Pourtant, à en juger par d’autres indices, ce point d’équilibre demeure inespéré. Car on ne peut qu’être frappé par la pluralité des systèmes de valeurs dont l’intégration reste très incertaine : il arrive que le récit même se charge de figurer les heurts. Plus encore que la résistance de l’héroïsme à la raison monarchique, la dispensation de la grâce perturbe les lois de l’activité humaine. La cité que l’ordre politique construit, est ainsi minée par le rappel insistant de l’inanité terrestre. L’auteur laisse le dernier mot à cette dénonciation : l’épopée se termine par « l’embrasement » d’une fausse couronne d’épines, mais aussi des pierreries du trésor des Sultans, symboles « de l’orgueil & de la vanité » (XVIII, p. 578). Il ne s’agit certes que de fastes, mais peu séparables du pouvoir 36 . De même, à la fascination scandaleuse d’un Mélédin pour le succès, bien des vers objectent, plutôt que la justice des actes, l’exaltation de l’échec, apparemment incompatible avec l’ordre de l’effectivité politique. La croisade, dont les buts concrets, on l’a vu, sont négligés, n’est jamais tant célébrée que pour l’oblation du martyre. Certains épisodes confèrent à 35 À cette loi suprême du succès, Mélédin sacrifie aussi son bonheur domestique dans un épisode (V, p. 149 - VI, p. 169) qui réécrit en un registre tout politique le sacrifice d’Iphigénie. Exhorté par le devin Mirème à immoler un de ses enfants pour assurer son trône, il n’hésite pas à condamner sa fille, quitte à jouer les tourments d’une feinte tragédie. 36 Voir D. Course, 2005, p. 37-57. 88 Anne Mantero la défaite le prestige déconcertant d’un sort exemplaire. La mort du comte Robert s’offre sous cette lumière à une autre interprétation. Robert, double de son frère, est lui aussi un saint, cette sainteté étant justement sanctionnée par la grâce d’expirer sous les coups des adversaires. La gratuité insensée de ses ultimes prouesses, qui au plan politique condamne son héroïsme, au plan spirituel le convertit en conduite surnaturelle. Aussi bien ses derniers mots sont-ils pour dire la logique paradoxale du renoncement : Et la Mort qui me fait jouïr de cette gloire, Me couronne bien mieux, que n’eust fait la Victoire. (XIV, p. 441) Il apparaît après sa mort à Louis pour délivrer le message du néant de la gloire mondaine (en vue de laquelle De l’Art de regner autorise le prince à agir), pour déclarer l’insignifiance « De ce bas point de terre, où la Grandeur humaine,/ A son Thrône incertain, & sa Tombe certaine » (XVII, p. 541). Ce héros égaré devient maître spirituel. Sa destinée annonce en fait les souffrances et la défaite qui attendent « le saint Roy » : cette ultime conformation au Christ, que le poéticien a exclue d’une action bien circonscrite, le poète théologien ne cesse de la réinscrire dans la structure complexe du récit. Transporté au Ciel, Louis dédaigne deux couronnes qui s’offrent à lui, l’empire d’Occident 37 , l’empire d’Orient, et préfère la couronne d’épines, à la fois la relique et la participation à la Croix. L’archange Michel, son guide, lui avait promis « un chemin des Princes peu battu », celui que trace « la Patience » (VIII, p. 212). Louis doit passer par une étape qui ressemble à la déchéance et qui rétablit une sorte de scission entre caractère royal et sanctification. Deux épisodes au moins paraissent livrer un principe dynamique pour articuler cette multiplicité de modèles. En Robert, la jonction de l’agir profane et de l’œuvre du salut restait fort ambiguë. L’existence d’Alegonde passe quant à elle par le clair renoncement d’un ordre pour un autre. Alegonde est un personnage qui a quitté l’univers épique, le relativisant sans le disqualifier, demeurant même disponible pour un rôle ponctuel d’adjuvant. Elle a été une guerrière, telle que celles que le jésuite, à l’école du Tasse, aime multiplier dans son œuvre. Son époux mort au combat, des Anges l’ont appelée à une nouvelle vie de solitaire. Cette vocation est d’abord ascétique, avant que l’Esprit lui inspire la mystique du pur amour : Vous n’aurez que l’Amour pour objet & pour guide : […] Supprimons pour jamais & peine & recompense » (X, p. 307). 37 Ce refus de l’Empire rejoint (au mépris de la chronologie) une action qui passe pour historique. N. Caussin en fait état, La Cour sainte, éd. cit., t. II, p. 144B : « Et quand au Concile de Lyon on parla de luy donner le nom & la qualité d’Empereur, il evita cet honneur comme une tempeste, & choisit plustost l’extremité des souffrances parmy les Sarrazins, que de monter au throsne des Cesars ». Saint Louys et « l’art de régner » 89 Représenter semblable sommet de perfection, choix qui surprend peut-être de la part de l’auteur de La Devotion aisée, n’est pourtant pas une incongruité dans le poème, mais en narrativise les lignes de force constitutives : la substitution d’un idéal à l’autre maintient le prix, bien qu’inégal, de chacun ; le monde de la bravoure épique, sans perdre consistance, s’ouvre au-delà de lui-même. Dans la simultanéité cette fois, la vision des saints du Paradis par Louis ne dit pas autre chose. Fortement focalisée par la dignité du contemplateur, elle multiplie les figures de la scène sociale, des simples particuliers, sujets et laïcs, aux souverains. S’y voient des monarques glorieux défenseurs de la foi et de vaillants chefs (VIII, p. 218-22) ; mais aussi, à un plus haut « étage », parmi les saints ascètes, des rois qui ont abdiqué (p. 223-4) ; mais aussi, parmi « les Heros Patiens », des croisés vaincus, capturés, torturés ou exécutés (p. 226). Ce Paradis bien ordonné est généreusement accueillant, mais les degrés supérieurs n’assument pas tout des précédents : on s’élève par purification, retranchement. Le destin du « saint Roy » aurait sans doute gagné en netteté démonstrative à se mêler aux Constantin, aux Charlemagne ; sa précellence spirituelle voulait pour Louis une destinée de « Patient ». La force de l’exemplarité ne se confond pas avec des leçons arrêtées. L’épopée chrétienne telle que l’expérimente Le Moyne n’est pas close : son domaine propre, l’héroïsme, ne suffit pas à contenir les formes d’un agir public ; il faut la considération des royaumes, des empires, pour percevoir l’économie des desseins providentiels sur les peuples et la dispensation de l’autorité divine sur terre. C’est, pour un esprit du XVII e siècle, introduire le savoir-faire du prince, l’aménagement et la rationalité qu’il insuffle dans le réel. L’épique instruit les Grands, sans doute, mais sous contrôle monarchique. Cependant l’accord entre science du règne et christianisme détermine une zone médiane qui ne saurait à son tour proposer un idéal fermé ; certains s’y tiennent et y trouvent le salut, d’autres la traversent. La « médiocrité » n’est rédimée que pour autant qu’elle garde des capacités transitives. À cet égard la configuration de l’univers induite par l’héroïsme offre des potentialités déterminantes. Non par ses représentations stables ni par les valorisations profanes associées, qui dévoilent bientôt leurs limites, mais en raison de la forme d’actes et d’affects s’enhardissant « Par dessus toute regle, & contre la coustume » (XV, p. 469). Le risque d’une sortie de soi pour un lieu et un résultat incertains, qui précisément fragilise l’héroïsme mondain, dote l’œuvre de l’élan capable d’emporter les apories de la théorie d’un règne saint. « La Vertu Heroïque » apparaît comme le véhicule d’un excès qui mime ou préfigure cet autre excès du don et de l’amour de Dieu. Or le Traité placé en introduction avertissait d’une parenté entre « le Poëte & le Heros », due à « cét Esprit extatique, qui leur est également necessaire ». L’agencement de la fable, ses surprises, les « images » constituent le véritable 90 Anne Mantero déport d’une extase partagée par l’auteur et son public 38 . Cet enthousiasme implique aussi que l’instruction ne soit pas univoque. Sans chercher à avérer une continuité, admettant des sauts d’un « étage » à l’autre, l’épopée parie qu’il y a, dans le raisonnable usage du gouvernement pour lequel elle plaide, un ordre terrestre qui ne se refuse pas au moteur extatique d’une autre citoyenneté, d’une autre hiérarchie. Par là, elle prétend dépasser, par des voies poétiques, les tensions d’une politique chrétienne. 38 Dans le Traité du Poëme Heroïque, le mouvement d’extase communique avec un travail sur les passions, compris toutefois de façon assez convenue. L’idée d’une purification en vue d’un « bon usage » s’applique aux « Passions des Heros », « l’Amour & la Colere ». Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) « Une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques » : l’histoire selon le Père Le Moyne Béatrice Guion C’est tardivement que le père Le Moyne s’intéresse au genre historique : après avoir édité en 1666 les Mémoires d’État du maréchal d’Estrées, il publie en 1670 un traité De l’histoire, qui s’inscrit dans la tradition humaniste de l’ars historica. Plus précisément, il illustre la conception rhétorique que les jésuites ont toujours défendue ; en témoignent tant les dettes envers les textes théoriques de Strada et de Mascardi que l’éloge des Histoires de « notre Maffée », « notre Strada » et « notre Mariana » 1 . En témoigne aussi la définition qu’il donne de l’histoire : « une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques, écrite avec esprit, avec éloquence et avec jugement, pour l’instruction des particuliers et des princes, et pour le bien de la société civile. » 2 La caractérisation comme narration continue et éloquente révèle à la fois l’appartenance au courant rhétorique, et le rejet d’une approche épistémologique. Tout aussi traditionnelle est la conception édifiante d’une historia magistra vitæ, qui se fonde sur un passage du De oratore inlassablement rappelé et commenté dans les artes historicæ, tout en se teintant d’accents plus spécifiquement chrétiens. Enfin, si les choses « grandes, et publiques » constituent la fin propre de l’histoire, par opposition et aux Vies, et aux Mémoires, Le Moyne, à la suite de Mascardi - et aussi, ce qui est plus surprenant, des tacitistes -, appelle à délaisser l’histoire militaire pour privilégier les arcana imperii. Comment écrire l’histoire : un ars historica humaniste En affirmant, dès le premier chapitre, la parenté entre histoire et poésie, Le Moyne certes justifie sa décision « de passer du Poème à l’Histoire » 3 ; plus 1 De l’histoire, Paris, Th. Jolly, 1670, I, 2, p. 14-15. Voir Gérard Ferreyrolles, 2003, p. 61-79. Voir également l’introduction d’Anne Mantero dans l’édition, à paraître aux éditions Champion, du traité de Le Moyne (Cinq traités sur l’histoire, sous la direction de G. Ferreyrolles). 2 De l’histoire, II, 3, éd. cit., p. 76-77. 3 Ibid., I, 1, p. 1. 92 Béatrice Guion profondément, il fait sienne une conviction que les humanistes avaient héritée de l’Antiquité, comme le montrent les autorités alléguées. Le Moyne, qui avance « qu’il faut être poète pour être historien » 4 , se réclame de Denys d’Halicarnasse, pour qui « de toutes les Muses il n’y en a point qui ressemblent davantage aux Muses d’Homère, et les approchent de plus près, que celle d’Hérodote » 5 ; de Lucien, « qui dit que le vaisseau de l’histoire sera pesant, et sans mouvement, si le vent de la poésie ne remplit ses voiles » 6 ; de Quintilien et Cicéron, « qui ont dit plus d’une fois, que l’histoire était une poésie libre de la servitude que porte la versification » 7 ; et de Pontano, qui a fait voir que Salluste, Tite-Live, Tacite « ont été des poètes libres et dégagés de la contrainte des nombres et des mesures » 8 - non sans solliciter quelque peu et Lucien, qui n’admettait le recours au grand style que dans les pièces d’apparat telles que les descriptions et les harangues, et Cicéron, qui dans Des lois avait souligné que des règles différentes régissent l’histoire et la poésie (I, 1, 5). Si l’histoire se distingue de la poésie par son objet et par sa disposition, elle doit s’en approcher par la diction : Or cette ressemblance de l’histoire et de la poésie, qu’Agathias dit être sœurs, ne pouvant venir du côté des matières qui doivent être feintes dans la poésie, et vraies dans l’histoire, ni du côté de la disposition, qui est naturelle dans l’histoire, et artificielle dans la poésie ; il faut nécessairement qu’elle vienne du côté de la diction. 9 Par là, Le Moyne s’oppose à Vossius, qui avait estimé qu’étaient dans l’erreur ceux qui, se couvrant de l’autorité de Pontano, pensent que l’historien et le poète ne diffèrent que par le mètre 10 . 4 Ibid., p. 7. 5 Ibid., p. 6-7. Voir Denys d’Halicarnasse, Démosthène, 41, 2-3 ; Thucydide, VII, 23, 7. 6 De l’histoire, I, 1, éd. cit., p. 8-9. Voir Lucien, Comment il faut écrire l’histoire, trad. Perrot d’Ablancourt, Paris, P. Traboüillet, 1688 [1654], p. 16-17. 7 De l’histoire, I, 1, éd. cit., p. 9. Voir Quintilien, Institution oratoire, X, 1, 31 (« Est enim proxima poetis, et quodam modo carmen solutum est »). 8 De l’histoire, I, 1, éd. cit., p. 8. Voir Pontano, Actius [1499], Dialoge, übersetzt von H. Kiefer unter Mitarbeit von H.-B. Gerl und K. Thieme, München, Fink, 1984, p. 422 (« historiam poeticam pene solutam esse quandam de majorum auctoritate dixi »). 9 De l’histoire, IX, 4, éd. cit., p. 300. Voir Agathias, De imperio et rebus gestis Justiniani Imperatoris, Paris, Imprimerie royale, 1660, Præfatio, p. 5. 10 « […] falsi sunt, qui putarunt, historicum, & poëtam, solo metro differre. Tuentur se auctoritate Joviani Pontani […]. » (Ars historica, sive De Historiæ, & Historices naturâ, Historiæque scribendæ præceptis, Leyden, J. Maire, 1653 [1623], cap. XXX, p. 144). « Une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques » 93 L’opposition devient explicite lorsque Le Moyne, en accord avec la tradition humaniste, définit l’histoire comme « une narration continue » : en se fondant sur Quintilien, qui considérait que l’histoire « est écrite en vue de raconter, non de prouver » 11 , en reprenant la formule d’Isidore de Séville 12 , les premiers auteurs d’artes historicæ avaient fait de la narration sa caractéristique essentielle 13 . Patrizi, qui à une approche rhétorique substitue une approche épistémologique, est le premier à récuser explicitement une telle conception 14 . Beurer en 1594, tout en rappelant la définition habituelle qui voit dans l’histoire une narratio 15 , préfère la qualifier de cognitio 16 . Glaser en 1611 reprend à son compte la définition donnée par Beurer, qu’il juge plus exacte et plus philosophique que celle de « narration vraie et brillante » 17 . Vossius à son tour dans son important Ars historica (1623) caractérise l’histoire comme une connaissance, refusant de placer son essence dans la narration 18 . En avançant que celle-ci « lui est essentielle » 19 , Le Moyne ne se contente pas de réaffirmer la position traditionnelle, il polémique 11 « scribitur ad narrandum, non ad probandum […]. » (Institution oratoire, X, 1, 31, trad. CUF). 12 « Historia est narratio rei gestæ, per quam ea quæ facta sunt, dignoscuntur » (Étymologies, I, 41, 1). 13 Voir Robortello : « […] ut dicamus historiæ finem esse, narrare res gestas, uti gestæ fuerint, juvandi gratia. » (De historica facultate, Florence, L. Torrentinus, 1548, p. 8) ; Riccoboni : « Historiam […] generatim definire hoc modo possumus, ut sit narratio, vel expositio, vel demonstratio rerum gestarum. » (De historia commentarius, Venise, J. Barilettus, 1568, p. 9) ; Antonio Viperano : « rerum gestarum ad docendum usum rerum syncera, illustrisque narratio » (De scribenda historia liber, Anvers, Plantin, 1569, p. 13). 14 « Per che l’historia dicemmo non essere memoria, & non narratione. » (Della historia diece dialoghi, Venise, A. Arrivabene, 1560, Dialogo III, f. 14 v°). 15 « Itaque a nonnullis simpliciter definitur : Historia est vera narratio : ab aliis : Historia est rerum ante gestarum vera narratio. Item : Historia est rerum memoria. Et : Historia est rerum gestarum ad docendum rerum usum syncera & illustris narratio. » (Synopsis historiarum, et methodus nova, Hanau, G. Antonius, 1594, p. 1-2). 16 « Historia est omnis vel divinitus patefacta ; vel per sensus quoquo modo hausta, & mente comprehensa singularum (sic) rerum cognitio. » (ibid., p. 1). 17 « Porrò definitur Historia, populari quodam modo : quòd sit Rerum in Mundo gestarum memoria : Item Rerum antè gestarum vera & illustris Narratio. Accuratiùs autem & filosofikvt°rvw ita : quòd sit Cognitio rerum singularium vel divinitùs patefacta, vel per sensus quoquo modo hausta menteq ; comprehensa. » (Syngramma Historiæ Theoreticæ, Strasbourg, J. Rihelij her., 1611, « Prolegomenon », f. [-] 2 v°). 18 « Genus fecimus notitiam, sive cognitionem : non, uti alii, explicationem, narrationem, vel commemorationem. Nec enim de historiæ oÊs¤& est, ut res gestæ narrentur ; sed tantùm, ut sciantur. » (Ars historica, cap. IV, éd. cit., p. 15). 19 De l’histoire, III, 1, éd. cit., p. 97. 94 Béatrice Guion ouvertement contre Vossius 20 , auquel il reproche « une définition qui n’est à bien dire, qu’un portrait bizarre, et de fantaisie », qui « coupe la langue et les doigts », « ôte la voix et la plume » à l’histoire 21 , dont il considère qu’elle doit être « écrite avec esprit, avec éloquence et avec jugement ». Pour lui en effet, « il n’appartient qu’à l’orateur d’être historien, comme le veulent tous les maîtres, après le maître des orateurs » 22 : les humanistes, avec le maître des orateurs, conçoivent l’histoire comme un « opus oratorium maxime » 23 . C’est ce qui la différencie des Annales, comme en témoigne Le Nain de Tillemont : « il semble qu’un style sans élévation et sans ornement tel qu’on le trouvera ici, convienne mieux à des annales qu’à une histoire. » 24 C’est aussi ce qui la distingue des Mémoires, dont les auteurs revendiquent une écriture simple et sans ornement 25 . Le Moyne reprend cette opposition traditionnelle dans la « Lettre » liminaire aux Mémoires du maréchal d’Estrées : Quant à ce qui regarde le caractère de ces Mémoires, il est le même que celui des Commentaires de César. La diction en est sans étude et sans recherche ; sans couleurs et sans figures […]. Il n’y faut point chercher de réflexions ni d’enseignements, point d’éloges ni de harangues. Ce sont des ornements particuliers à la grande Histoire. Les Commentaires et les Mémoires ne veulent rien de si magnifique ; il ne leur faut qu’une netteté aussi pure de fard que de crasse. 26 De fait, dans De l’histoire il accorde un traitement circonstancié aux éloges et aux harangues - position d’autant plus significative qu’ils sont à cette date remis en cause tant pour des raisons épistémologiques qu’au nom de l’exigence de vraisemblance. Il justifie longuement l’ornement rhétorique par excellence que constituent les harangues, contre les critiques qui les 20 « La définition de l’Histoire donnée par Vossius est examinée et réfutée » (ibid., II, titre de l’art. 2, p. 72). 21 Ibid., II, 2, p. 73. 22 Ibid., VII, 1, p. 237-238. 23 Cicéron, Des lois, I, 2, 5. 24 Histoire des empereurs, et des autres princes qui ont regné durant les six premiers siecles de l’Eglise, de leurs guerres contre les Juifs, des Ecrivains profanes, & des personnes les plus illustres de leur temps [1690], t. I, Paris, Ch. Robustel, 1700, « Avertissement », p. xj. 25 Voir Marguerite de Valois, Mémoires, éd. Y. Cazaux, Paris, Mercure de France, « Le temps retrouvé », 2004 [1628], p. 40 ; cardinal de Retz, Mémoires [1717], éd. S. Bertière, Paris, La Pochothèque, 1998, p. 219. 26 François Annibal, duc d’Estrées, Mémoires d’Estat ; Contenans les choses plus remarquables arrivées sous la Regence de la Reyne Marie de Medicis, & du Regne de Louys XIII, Paris, D. Thierry, 1666, « Lettre écrite à une Personne de qualité, où il est parlé de l’Autheur, du Sujet, & du Caractère de ces Mémoires », f. -8 r°--8 v°. « Une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques » 95 jugent contraires et à la vérité, et à la vraisemblance 27 . Outre l’argument d’autorité : « L’exemple de tous les historiens ne laisse rien à faire aux raisons » 28 , il fait valoir une curieuse distinction, qu’il emprunte au Dell’arte historica de Mascardi : « le vraisemblable historique porte sur le vrai, à l’exclusion du faux : et le poétique porte sur le faux à l’exclusion du vrai » 29 . Le Moyne défend aussi la présence d’éloges, qui relèvent du genre épidictique : « L’éloge et le blâme sont les principales parties du jugement : et l’historien qui les oublierait en certaines occasions, en serait comptable au public. » 30 Parmi les ornements, les artes historicæ comptent encore les descriptions, les sentences, les digressions : Le Moyne les tient tous pour nécessaires à l’histoire, à la notable exception des dernières : « il ne manque rien de l’histoire, à une histoire sans digression » 31 . Tout en reconnaissant que les descriptions « servent de peu, et seulement par manière d’ornement » à sa « fin principale » - l’instruction -, il y voit des « reposoirs agréables », qu’il défend contre les critiques qui voudraient les bannir : « ce sont gens, qui ne se plaisent à rien de plaisant » 32 . Il considère de même que « l’histoire demande des sentences », là encore contre « la condamnation que les chagrins et les sévères passent contr’elles » 33 . Les sentences n’en doivent pas moins être maniées « sobrement et avec épargne » 34 , tout comme les descriptions 35 . Ainsi « la diction historique demande de l’ornement » : « L’histoire ne veut rien de bas en sa diction, rien de négligé ni de vulgaire. Elle y veut de la politesse, de l’ajustement, et de la parure. » 36 Le Moyne, après Mascardi, estime que « le caractère sublime est le propre caractère de la diction historique » 37 , conformément à « [l]a règle des proportions et des convenances », qui requiert un style élevé pour parler des « grandes choses » 38 . Néanmoins, si « [l]a diction historique veut bien être ornée », « toute sorte d’ornement ne 27 De l’histoire, VII, 1-3, éd. cit., p. 237-261. 28 Ibid., VII, 2, p. 249. 29 Ibid., p. 243. Cf. Mascardi : « Due sorti di verisimile, per quanto a questo luogo appartiene, si possono considerare ; una che riguarda il falso, l’altra c’hà per oggetto il vero, e mi dichiaro. » (Dell’arte historica trattati cinque, Rome, G. Facciotti, 1636, II, 4, p. 151) ; « L’historico all’incontro il verisimile falso aborrisce […] adopra talhora il verisimile vero, mà come strumento da rinvenire la verità. […] Impercioche il poeta sempre richiede il verisimile falso […]. » (ibid., p. 153). 30 De l’histoire, IV, 4, éd. cit., p. 187. 31 Ibid., VII, 4, p. 262. 32 Ibid., VI, 1, respectivement p. 221-222 ; p. 221 ; p. 219. 33 Ibid., V, 1, p. 192-193. 34 Ibid., V, 2, p. 199. 35 Ibid., VI, 2, p. 226-228. 36 Ibid., IX, 1, p. 286-287. 37 Ibid., IX, 3, p. 294. Cf. Mascardi, Dell’arte historica, V, 8, 1, éd. cit., p. 600. 38 De l’histoire, IX, 3, éd. cit., p. 296. 96 Béatrice Guion lui est pas propre » 39 : Le Moyne adhère à la conception traditionnelle quant au « milieu, que l’historien doit tenir entre l’orateur et le poète » 40 . À ses yeux l’histoire n’est pas seulement une narration, mais aussi « une narration continue, qui a ses parties jointes et liées », ce qui la distingue « des annales, des journaux, des gazettes, et de semblables narrations, dont les parties sans attache, sans correspondance, et sans union, sont des amas de matériaux et non pas des édifices » 41 . Cette exigence porte aussi, plus spécifiquement, sur le style : ainsi Le Moyne condamne-t-il, après Mascardi, « une certaine diction coupée, ou rompue, qui est sans liaison et sans attache » 42 , qu’illustrent Pierre Mathieu et Malvezzi. Comme Strada et Mascardi en effet, dont il partage l’idéal stylistique 43 , il s’appuie sur Cicéron et Quintilien pour demander « que la diction historique aille rondement, d’un cours égal, et pareil à celui d’une rivière, qui roule sans arrêt et sans détour » 44 . Si Tite-Live parmi les Anciens, et les historiens de la Compagnie parmi les Modernes, répondent à cette exigence, Grotius, « le seul historien en forme, qui nous soit venu des pays du Nord », se voit reprocher d’« avoir voulu être plus Salluste que Salluste ; et plus Tacite que Tacite. » 45 Plus spécifiquement, Le Moyne, comme la plupart des théoriciens de l’ars historica, voit dans la pureté et la clarté des traits essentiels de la diction historique 46 . Ultime confirmation de la conception rhétorique qui préside à son traité, les qualités requises de l’historien relèvent avant tout de l’ingenium : « il est nécessaire d’être homme d’esprit » 47 , et de l’ethos : la « réputation d’homme de bien […] n’est pas moins nécessaire à l’historien qu’à l’orateur » 48 . S’il rappelle l’exigence d’impartialité 49 , il n’évoque qu’en passant la question des sources 50 , et sans poser celle du contrôle des témoignages. 39 Ibid., IX, 2, p. 290-291. 40 Ibid., IX, 4, p. 305. Voir Vossius, Ars historica, cap. XXVI, éd. cit., p. 132-133. 41 De l’histoire, II, 3, éd. cit., p. 77-78. 42 Ibid., IX, 6, p. 314. Voir Mascardi, Dell’arte historica, V, 8, 3, éd. cit., p. 619-622. Sur le refus du style coupé dans l’histoire, voir Jean Lafond, « L’esthétique du “dir moderno” : P. Matthieu et ses imitateurs » [1981], Lire, vivre où mènent les mots. De Rabelais aux formes brèves de la prose, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 85-98. 43 Voir M. Fumaroli, [1980] 1997, p. 190-202 (sur Strada) et p. 223-226 (sur Mascardi). L’un et l’autre se sont employés à réfuter Juste Lipse. 44 De l’histoire, IX, 6, éd. cit., p. 316. 45 Ibid., I, 2, p. 15 (nos italiques). 46 Ibid., IX, 5, p. 305-312. 47 Ibid., I, 5, p. 29. 48 Ibid., IV, 2, p. 179. 49 Ibid., III, 5, p. 131-132. 50 Ibid., I, 6, p. 39 ; III, 3, p. 111 ; III, 5, p. 126. « Une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques » 97 Historia magistra vitæ : l’édification morale et religieuse En accord avec la tradition des artes historicæ, Le Moyne assigne une finalité édifiante à l’histoire, promue « directrice des mœurs, et […] maîtresse de la vie », selon la formule de Cicéron 51 . La confiance dans son pouvoir éducatif est sous-tendue par une conception cyclique du temps : l’Histoire fournit des préservatifs contre le mal à venir ; de quelque côté qu’il puisse venir : et puisque selon le mot du Sage, il ne se fait rien qui n’ait été fait : le lecteur avisé et judicieux y apprendra à deviner le futur par le passé ; et à régler les choses qui seront à faire, par celles qui se sont faites. 52 Parce qu’elle repose sur des exemples concrets, l’histoire est jugée mieux adaptée aux jeunes esprits que l’enseignement abstrait de la philosophie : La science va par des définitions, des divisions, des discours guindés et tendus, des axiomes universels et des syllogismes en forme, qui sont toutes voies abstraites, hors de vue, éloignées des chemins ouverts aux sens et à l’imagination. L’histoire au contraire, sans s’élever à l’universel et à l’idée ; sans s’éloigner du singulier et du sensible, va comme de plainpied par les exemples, qui mènent tout droit et sans détour, à la pratique et à l’usage. 53 Les exemples en effet « persuadent avecque plus de force, que ne font les arguments » 54 . C’est pourquoi Polybe et Tite-Live leur en apprendront davantage, et les mèneront plus loin en un jour, que tous les interprètes de Platon et d’Aristote, et tous les disciples de Zénon et de Cléanthe, ne sauraient faire en tout un mois. Et deux ou trois exemples de continence pareils à ceux de Joseph prisonnier, de Scipion victorieux, de Spurina défiguré, les persuaderont mieux du mérite et du prix de la continence, que tout ce qui s’en est jamais dit, et dans l’Académie et dans le Lycée. 55 Le Moyne considère que l’histoire instruit « aussi bien par les mauvais exemples que par les bons » 56 : l’argument, éprouvé, se trouvait dans le prologue de Tite-Live 57 . Il invite aussi à ne « pas oublier la remarque de 51 Ibid., I, 7, p. 42. Voir Cicéron, De oratore, II, 9, 36. 52 De l’histoire, I, 10, éd. cit., p. 65-66. 53 Ibid., I, 9, p. 54-55. 54 Ibid., III, 9, p. 157. 55 Ibid., I, 9, p. 56-57. 56 Ibid., I, 7, p. 45. 57 Histoire romaine, Préface, 10. 98 Béatrice Guion Tacite, qui dit, que l’histoire ne laisserait pas d’être de grand usage dans le monde, quand elle ne ferait que montrer le fouet aux tyrans ; et les avertir des châtiments qu’elle leur prépare » 58 . Très classiquement en effet, il voit dans l’histoire une leçon à l’adresse des Grands : « Mais qu’on ne croie pas que l’histoire soit seulement la conseillère des rois et des princes : elle est encore leur juge » 59 . Elle doit aussi instruire les particuliers, c’est pourquoi Le Moyne enjoint à l’historien de s’abstenir de toute sorte de relations scandaleuses, comme seraient celles, qui ne serviraient qu’à faire perdre aux peuples, le respect qu’ils doivent à leurs prélats et à leurs princes ; à décrier la hiérarchie de l’Église et le gouvernement politique ; et à donner cours aux hérésies et aux révoltes, aux schismes de religion et d’État. 60 Il appelle de même à taire les « débauches scandaleuses » 61 : la finalité édifiante l’emporte sur l’exigence de vérité. Il serait aisé d’ironiser sur la casuistique qui, tout en reprenant l’injonction cicéronienne de ne « rien dire de faux » et de « ne rien taire de vrai » 62 , justifie silences et omissions. Il y plus, néanmoins : Le Moyne manifeste un souci tout chrétien du scandale. Ainsi engage-t-il l’historien à se garder de la calomnie, de la médisance et de l’effronterie 63 , et à tenir compte « soit de la réputation de ceux qu’il blâme témérairement ; soit de la conscience de ceux à qui il donne lieu de scandale et de jugement téméraire » 64 . Il relève que « si une médisance faite d’un particulier à un particulier, est un péché contre les lois de la charité et de la justice », elle est, a fortiori, défendue à « l’historien, qui est personne publique » 65 . En cela, il se situe dans la droite ligne de Strada, qui non seulement proscrivait la représentation des actions honteuses au nom de la finalité morale de l’histoire 66 , mais refusait d’accorder à l’historien la licence de raconter les turpitudes d’autrui, faisant valoir que même dans des conversations privées « il n’est pas permis de diffamer ouvertement un mort, et de divulguer une ignominie assez peu connue » 67 . 58 De l’histoire, I, 7, éd. cit., p. 46-47. Voir Tacite, Annales, III, 65, 1. 59 De l’histoire, I, 7, éd. cit., p. 45-46. 60 Ibid., III, 10, p. 165. 61 Ibid., III, 2, p. 102. 62 Ibid., p. 101. Voir Cicéron, De oratore, II, 15, 62. 63 De l’histoire, III, 10, éd. cit., p. 161. 64 Ibid., p. 162. 65 Ibid., III, 9, p. 156. 66 Prolusiones academicæ, II, 2, Rome : J. Mascardus, 1617, p. 225. 67 « neque enim istam impunitatem historici de alijs fœdissima quæque narrantis ferre unquam æquo animi potui. Quid enim ? non licet mihi privatis in sermonibus in hominem vita jam functum palam obloqui, ejusq. occultius aliquanto flagitium evulgare […]. » (ibid., p. 226). « Une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques » 99 Il s’agit, là encore, d’un lieu commun éprouvé : Fox Morcillo formulait la même exigence dans son De historiæ institutione liber paru en 1557 68 . Le Moyne recommande enfin d’« éviter avec soin » la malignité et les « interprétations malicieuses » 69 - l’expression, à elle seule, désigne la cible : Mascardi avait reproché à Tacite des « malitiose interpretationi », dont il jugeait que Strada avait fait justice 70 . En citant les noms de Salluste et de Tacite comme auteurs « particulièrement accusés de ce défaut », en signalant que le second « a encore aujourd’hui ce malheur par-dessus Salluste, que les esprits les plus fertiles en sinistres interprétations, et en commentaires malicieux, le reconnaissent pour leur maître » 71 , Le Moyne fait, une fois encore, écho à ses maîtres romains - il se montre toutefois plus modéré qu’eux, n’hésitant pas à reconnaître des beautés dans Tacite. C’est à Suétone qu’il réserve la réprobation la plus forte : « Y a-t-il une plus infâme école de vice, un lieu de scandale plus vilain, et plus dangereux, que l’Histoire des douze Césars, comme Suétone l’a écrite ? » 72 Des choses grandes et publiques : pour une histoire politique En assignant comme matière propre à l’histoire les choses « grandes et publiques », Le Moyne reprend la définition la plus traditionnelle : pour Cicéron l’histoire traite de « choses grandes et dignes de mémoire » 73 , pour Ammien Marcellin « d’ordinaire [elle] parcourt les lignes de faîte des événements et n’enquête pas par le menu sur les questions secondaires » 74 . Si les choses « publiques » distinguent l’histoire « des Mémoires et des journaux, où il entre du privé et du domestique » 75 , c’est aussi au nom d’une préoc- 68 « Etenim si vel dum loquimur quotidiano sermone, decoram honestatem servare oportet, ne quod placebat Stoicis ac Cynicis, suis quæque nominibus dicatur : multò id certè magis in historia fieri decet, in qua non modò facta, dictaque considerantur, sed etiam verba, oratioque ipsa. » (De historiæ institutione liber [1557], [dans] Io. Bodini Methodus historica, duodecim ejusdem argumenti Scriptorum, tam veterum quàm recentiorum, commentariis adaucta, Bâle, P. Perna, 1576, p. 762). 69 De l’histoire, IV, 2, éd. cit., p. 177 et p. 178. 70 « […] Tacito, le cui malitiose interpretationi raccolte, e con evidenza rifiutate dal P. Famiano Strada, huomo eloquentissimo […]. » (Dell’arte historica, III, 5, éd. cit., p. 318). Voir Strada, Prolusiones academicæ, I, 2, éd. cit., p. 61-62, et II, 2, p. 239. 71 De l’histoire, IV, 2, éd. cit., p. 178. 72 Ibid., III, 9, p. 154. Voir aussi III, 10, p. 167. 73 « in rebus magnis memoriaque dignis historiam versari » (De oratore, II, 15, 63). 74 « præceptis historiæ […] discurrere per negotiorum celsitudines adsuetæ, non humilium minutias indagare causarum » (Histoire, XXVI, 1, 1, trad. CUF). 75 De l’histoire, II, 3, éd. cit., p. 79. 100 Béatrice Guion cupation morale que Le Moyne demande à l’historien de séparer « le secret d’avecque le public » 76 : il lui est défendu de faire le curieux chez autrui : d’entrer dans les cabinets, de lever les voiles, de tirer les rideaux, qui cachent le secret des familles […]. Qu’il apprenne donc, que les choses secrètes n’entrent point dans l’étendue de son droit : qu’elles sont à son égard, comme si elles n’étaient point […]. 77 Tout en faisant « du privé et du domestique ; et quelquefois même de la bagatelle et du badinage » 78 le domaine propre des Mémoires, Le Moyne refuse aussi vigoureusement les bagatelles dans ces derniers que dans l’histoire : Et pour une gazette de bagatelles, de la cour de Henri III, je vous envoie une Histoire sérieuse et agréable, où il y a de quoi s’instruire et de quoi se divertir. Votre auteur du temps de la Ligue, a cru peut-être, que la postérité se soucierait fort, de savoir comme le duc de Guise était à cheval ; et le duc de Joyeuse à la danse : de quelle couleur s’habillait Le Guast ; et de quelle étoffe Maugiron : comme le duc d’Alençon était avec la reine Marguerite, et le roi de Navarre avec ses maîtresses. Toutes ces choses, et beaucoup d’autres pareilles, dont vos Mémoires sont remplis, ne méritaient pas d’être sues ; et encore moins méritaient-elles d’être écrites. 79 En condamnant tant les bagatelles que « les relations d’amour, et les gazettes de galanterie » 80 , Le Moyne récuse les Mémoires de cour, au moment où ceux-ci tendent à supplanter les Mémoires d’épée et les Mémoires politiques 81 . L’invitation à se souvenir « que ce sont les obligations, et non pas les indulgences, qui distinguent le prince d’avecque le particulier » 82 va dans le même sens, tout comme la protestation contre la place accordée à l’amour : « le premier César ne se fit pas maître de l’Empire, dans le cabinet de Cléopâtre » 83 . Par là, Le Moyne réagit contre la tendance (la tentation) contemporaine de considérer « les Grands, par ce qu’ils ont de plus per- 76 Ibid., III, 10, p. 161. 77 Ibid., p. 163-164. 78 Ibid., II, 3, p. 79. 79 D’Estrées, Mémoires d’Estat, « Lettre écrite à une Personne de qualité », éd. cit., f. -4 v°--5 r°. Cf. De l’histoire, III, 6, éd. cit., p. 136-138. 80 D’Estrées, Mémoires d’Estat, « Lettre écrite à une Personne de qualité », éd. cit., f. -6 r°. 81 Voir Frédéric Charbonneau, Les Silences de l’histoire. Les Mémoires français du XVII e siècle, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2000, p. 69. 82 De l’histoire, III, 8, éd. cit., p. 152. 83 Ibid. « Une narration continue de choses vraies, grandes, et publiques » 101 sonnel et de plus séparé de leur qualité, par les illusions de leurs esprits et les faiblesses de leur cœur, par le détail de leur intérieur, leur vie secrète et domestique, qui sont toutes choses qui leur sont communes avec les autres hommes » 84 : cette exhortation de Saint-Réal a, dans le dernier tiers du siècle, abondamment été mise en pratique, par les mémorialistes, par Varillas, par les auteurs d’histoires secrètes. Toutefois ce qui peut apparaître comme une nouvelle doxa laisse sa marque dans le traité de Le Moyne. Ainsi reconnaît-il l’importance des petites causes : Il en arrive presque toujours de même dans les mouvements des États : on s’y figure de grandes machines et de grandes roues, et il n’y a qu’une planche et un bout de corde : c’est un dépit, un caprice, une amourette qui ébranle ces grands corps, et les met hors de leur assiette. 85 Lui-même reprend l’exemple, déjà topique, de l’expédition anglaise à l’île de Ré en 1627, qu’il présente comme une « guerre de pure galanterie, entreprise sur les imaginations amoureuses » 86 de Buckingham. Enfin, Le Moyne invite à faire prévaloir l’histoire politique sur l’histoire militaire. Affirmant « [q]ue les actions militaires ne sont pas la principale matière de l’Histoire », il s’en prend aux historiens qui ne trouvant rien de grand que les actions de la guerre, sont toujours, ou dans une ville assiégée, ou dans un camp qui assiège : ne parlent que de combats et d’attaques ; que de fourneaux et de mines : ne font ouïr que des bombes et des canons : comme s’ils n’avaient à instruire que des soldats des gardes et des mousquetaires. 87 L’histoire s’adresse aussi aux ministres, aux magistrats, aux financiers, plus largement aux gens de robe : aussi « les sièges, les assauts, les batailles, ne sont pas ses plus utiles leçons » 88 . Le « propre lieu » de l’historien, c’est le cabinet : « l’explication des conseils, le dénouement des intrigues, la découverte des cabales, sont plus de son fait que les désolations, que les embrasements et les massacres » 89 . Mais c’est surtout aux princes et à ses conseillers qu’est destinée l’histoire, pour enseigner aux premiers « l’art de régner », et aux seconds « l’art de servir » : c’est pourquoi elle doit « développer les raisons d’État et les secrets du gouvernement ; ce qui se fait en démêlant les motifs 84 Saint-Réal, De l’usage de l’histoire [1671], R. Démoris et Chr. Meurillon (éds), [s.l.], Gerl 17/ 18, 2000 [1980], Discours VI, p. 54-55. 85 De l’histoire, III, 3, éd. cit., p. 113. 86 Ibid. 87 Ibid., III, 7, p. 139-140. 88 Ibid., p. 140. 89 Ibid., p. 140-141. 102 Béatrice Guion et les prétextes des affaires » 90 . Le jésuite Le Moyne apparaît ici étrangement proche du libertin Gabriel Naudé, et plus généralement des tacitistes, qui appelaient au dévoilement des arcana imperii, alors même que les jésuites ont vivement combattu le tacitisme. Si l’ambivalence était déjà présente chez Strada qui, tout en condamnant sans appel Tacite dans ses Prolusiones academicæ, se faisait fort à l’ouverture de sa Guerre de Flandre d’avoir acquis grâce à ses sources une « connaissance intime des conseils et des secrets » 91 , c’est Mascardi que suit ici Le Moyne : critiquant les historiens qui mettent tout leur esprit et toute leur éloquence au récit des batailles sans rien dire des affaires, celui-ci appelait à privilégier l’élucidation des conseils d’état, qui enseignent « la doctrine du gouvernement, et les secrets du principat » 92 . La teneur des exemples comme les auctoritates sollicitées à chaque page du traité De l’histoire, ainsi que le recours constant à la citation d’autorité, sont révélateurs de l’ancrage dans la tradition de l’ars historica. Au-delà des références explicites, Le Moyne emprunte beaucoup aux traités de Strada et de Mascardi, dont il partage tant la conception de l’histoire que l’idéal stylistique : on retrouvera les mêmes exigences, puisées aux mêmes sources, dans les Instructions pour l’histoire que le père Rapin publiera quelques années plus tard, en 1677. Que cette conception rhétorique soit encore prégnante, en témoigne le fait que Richelet en 1680 reprenne à l’article « Histoire » de son Dictionnaire la définition de Le Moyne : « C’est une narration continuée de choses vraies, grandes, et publiques… ». Elle est toutefois contestée par ceux qui, dans le double sillage des traités de Patrizi et de Bodin, et des réalisations de l’histoire érudite, entreprennent d’élaborer une méthodologie critique de la connaissance historique : ainsi Pierre Bayle dans ses Pensées diverses sur la comète dénonce-t-il dans la position de Le Moyne une collusion entre l’histoire et la fable qui met en péril tant la crédibilité que la nature propre de la première. 90 Ibid., p. 141. 91 « intima consiliorum arcanorumque cognitio » (De bello Belgico decas prima, Rome, H. Scheus et L. Grignani, 1637, p. 5). Voir G. Ferreyrolles, art. cité. 92 « Coloro, che scrivono historia, per lo più, nel racconto delle guerre si stancano, e con tutto le sforzo dell’ingegno, e dell’ eloquenza, in descriver le battaglie, gli assedij, gli assalti, et gli apparati militari consumano : ma del negotio parte alcuna non toccano : ed’io stimo, che molto impropria sia cotal industria à chi scrive, e poco profittevole à chi legge. […] così più di proposito spiegar si debbono i consigli di stato : perche in quelli la sola notitia del fatto, e qualche avvertimento per un soldato si contiene ; in questi la dottrina del reggimento del mondo, e gli arcani del principato s’insegnano. » (Dell’arte historica, I, 4, éd. cit., p. 78-79). Œuvres & Critiques, XXXV, 2 (2010) Pierre Le Moyne (1602-1671) : essai de bibliographie critique Anne-Elisabeth Spica Il s’agit bien d’un essai, avec tout ce que la tentative induit de lacunaire : l’exhaustivité, particulièrement à propos de Le Moyne, est chose improbable, en l’absence d’une monographie actualisée sur cet auteur. Nous espérons seulement fournir un point de départ aussi commode que possible à qui voudrait s’engager dans une recherche plus approfondie sur tel ou tel aspect, ou de l’œuvre, ou de l’homme. La partie « Sources » a seulement vocation d’aide-mémoire. Elle récapitule les écrits imprimés du jésuite dans leur ordre chronologique et signale uniquement les premières éditions ; elle ne tient pas compte des traductions et ne détaille pas les pièces contenues dans les recueils. Reprendre à nouveaux frais les recensements établis dans la Bibliothèque des écrivains de la Compagnie de Jésus et dans l’ouvrage d’H. Chérot, ainsi que les corrections apportées ponctuellement par telle ou telle étude postérieure, excéderait le cadre présent d’une livraison de revue, d’autant que le lecteur trouvera pour Les Triomphes de Louis le Juste et les Entretiens et lettres poétiques de précieuses informations dans les notes des articles de Stéphane Macé et de Richard Maber. La partie « Bibliographie critique » signale les références exploitées dans les articles de ce numéro, alors abrégées en notes de bas de page. S’y ajoutent les mentions d’autres études consacrées même partiellement à Le Moyne, de manière à compléter l’information. I. Sources Les Triomphes de Louys le Juste en la reduction des Rochelois et des autres rebelles de son royaume. Dediés à sa Majesté par un religieux de la Compagnie de Jesus du College de Reims, Reims, N. Constant, 1629. Le Portrait du Roy passant les Alpes. Dedié aux Reynes. Par un religieux de la Compagnie de Jésus du collège de Reims, Paris, S. Cramoisy, 1629. Les Triomphes de Louys le Juste. Dedies à sa Majesté par un religieux de la Compagnie de Jesus du College de Reims. Nouvelle édition reveüe & augmentee de plusieurs pieces, Reims, N. Constant, 1630. 104 Anne-Elisabeth Spica La France guerie. Odes adressees au Roy. Sur sa maladie, sa guerison miraculeuse, ses dernieres conquestes, et ses vertus heroïques, par un religieux de la Compagnie de Jesus, Paris, S. Cramoisy, 1631. Sonnets sur la naissance de Monseigneur le Dauphin, Paris, S. Cramoisy, 1638. La Solitude, à Monseigneur le cardinal duc de Richelieu, Paris, J. Camusat, 1639. La Sagesse divine, à Monseigneur le cardinal duc de Richelieu, Paris, S. Cramoisy, 1639. Les Peintures morales, [I.] où les passions sont representees par tableaux, par characteres, et par questions nouvelles et curieuses, Paris, S. Cramoisy, 1640. Hymnes de la Sagesse divine et de l’Amour divin, avec un Discours de la poësie, et d’autres Pieces sur diverses Matieres, Paris, S. Cramoisy, 1641 1 . Les Peintures morales, seconde partie de la doctrine des passions, où il est traitté de l’Amour naturel, et de l’Amour divin, et les plus belles matieres de la Morale Chrestienne sont expliquées, Paris, S. Cramoisy, 1643. Manifeste apologetique pour la doctrine des religieux de la compagnie de Jesus. Contre une pretendue Theologie Morale, et d’autres Libelles diffamatoires publiez par leurs Ennemis, Paris, [s.l.], 1644 (et à Rouen, J. Le Boullenger [ou J. de Manneville], 1644) Le Ministre sans reproche, Paris, M. et J. Hénault, 1645. Le Sainct Aumosnier. Discours panegyrique et moral des vertus de feu Monseigneur le Cardinal de La Rochefoucauld, Paris, S. Cramoisy et G. Cramoisy, 1645. La Gallerie des femmes fortes, Paris, A. de Sommaville, 1647. Lettre heroique envoyee à Monseigneur le Prince en Catalogne, Paris, Vve J. Camusat et P. Le Petit, 1648. Devises heroiques et morales, Paris, A. Courbé, 1649. Lettre de la Seine à la Meuse sur l’Estat present des Affaires, Paris, Ch. Savreux, 1649. Les Poesies du P. Pierre Le Moine, Paris, A. Courbé, 1650. Le grand miroir des financiers tiré du cabinet des Curiositez du Deffunct Cardinal de Richelieu, où l’on void : I. L’Homme d’Estat en matieres d’Interests. II. L’ordre de manier les finances. III. Les moyens de faire profiter l’argent du Roy, l’avancement de la fortune des Intendants, et son declin. IV. Le discernement des Maltotiers d’avec les Officiers legitime de l’Espargne. V. Discours necessaire à tous Gens d’affaires et de finances, Paris, [s.l.], 1652. La Devotion aisee, Paris, A. de Sommaville, 1652. Saint Louys, ou le Heros Chrestien. Poëme heroïque, Paris, Ch. Du Mesnil, 1653. [Attribué quelquefois à Le Moyne], L’Estrille du Pégase janséniste, aux rimailleurs du Port-Royal, [s.l.n.d. ; 1654 ? ]. Ad illustrissimum virum Nicolaum Foucquet, in Francisci maximi natu filii nondum quadrimi obitum, [s.l.], 1656 [avec Pierre de Vallongnes et Pierre Labbé] De la Modestie ou de la Bienseance Chrestienne, Paris, A. de Sommaville, 1656. Le Speculatif. Lettre heroique et morale. A Monseigneur le Cardinal Antoine Barberin, Paris, S. Cramoisy [ou S. et G. Cramoisy], 1657. 1 Pour l’édition critique donnée par A. Mantero, voir infra à ce nom. Pierre Le Moyne (1602-1671): essai de bibliographie critique 105 Lettre heroique et morale, Sur le temps, et sur l’inconstance des choses humaines, Paris, [A. Courbé], 1657. Saint Louys ou la Sainte Couronne reconquise. Poeme heroïque, Paris, A. Courbé, 1658. La Veuë de Paris. Lettre heroïque et morale à Monseigneur le Chancelier, Paris, A. Courbé, 1659. De la Fortune. Lettre morale. A Monseigneur le Premier President, Paris, A. Courbé, 1660. Lettre heroïque. A Monseigneur le Prince sur son retour, Paris, Fr. Muguet et J. Guignard, 1660. De la Vie champestre. Lettre morale, Paris, Fr. Muguet et J. Guignard, 1661. Du Jeu. Lettre morale, Paris, Fr. Muguet et J. Guignard, 1661. Le Theatre du Sage. Lettre morale, Paris, Fr. Muguet, 1661. De la paix du Sage. Lettre morale, Paris, Fr. Muguet et J. Guignard, 1662. Nouvelles poetiques ou Lettre du Tage à la Seine. Sur la naissance de Monseigneur le Daufin, Paris, Fr. Muguet, 1662. Carte nouvelle de la Cour, Paris, J. Le Gras, 1663. Plaisance. Lettre poëtique, Paris, Fr. Muguet, 1663. Jeu poëtique, ou les veuës de Passy [s.l.n.d. ; avant 1665]. De l’Art de Regner. Au Roy, Paris, S. Cramoisy et S. Mabre-Cramoisy, 1665. Entretiens et lettres poëtiques, Paris, E. Loyson, 1665. De l’Art des Devises. 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