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Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/61
2011
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Abonnements 1 an: € ,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax: +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail: <info@narr.de> ISSN 0338-1900 72 Œuvres & Critiques, XXXVI, 1 (2011) Sommaire V ÉRONIQUE D UCHÉ -G AVET « Un exercice profitable… » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 D’une langue à l’autre M ADELEINE J EAY Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle : l’exemple de Valentin et Orson. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 I RENE F INOTTI Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime. De la Cárcel de amor à la Prison d’amour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 D’un genre à l’autre R OXANNE R OY De la fausse identité à la fausse mort : le fantôme de Samuel dans L’Illustre Parisienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 S YLVIE R EQUEMORA -G ROS La circulation des genres dans l’écriture viatique : la « littérature » des voyages ou le nomadisme générique, le cas de Marc Lescarbot. . . . . 67 D’un univers à l’autre M ICHEL B IDEAUX Les récits de Cartier : une réception entravée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 C LAUDE L A C HARITÉ Les questions laissées en suspens par le Brief recit (1545) de Jacques Cartier et les réponses de la nouvelle 67 de L’Heptaméron (1559) de Marguerite de Navarre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 F RANK G REINER Echos français de la Rose-Croix : rumeurs et roman. . . . . . . . . . . . . . . . . 111 Adresse des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 Œuvres & Critiques, XXXVI, 1 (2011) « Un exercice profitable… » Véronique Duché-Gavet Le voyager me semble un exercice profitable Essais, III, 9 Si le voyage qu’effectua Montaigne de juin 1580 à novembre 1581 1 trouva des applications médicales ou thérapeutiques - son passage par des villes d’eaux comme Plombières ou Lucques en témoigne - il lui apporta surtout un enrichissement culturel et intellectuel : […] le voyager me semble un exercice profitable. L’ame y a une continuelle exercitation à remarquer les choses incogneues et nouvelles ; et je ne sçache point meilleure escolle, comme j’ay dict souvent, à former la vie que de luy proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantasies et usances, et luy faire gouster une si perpetuelle varieté de formes de nostre nature. » (III, 9) En effet, si Montaigne entreprend de « visite[r] des pays estrangers » et parcourir la France, la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, c’est à la fois « pour en raporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer [sa] cervelle contre celle d’autruy. » (I, 26) Mais Montaigne ne néglige pas pour autant sa récente vocation littéraire : nouvel homo viator 2 , il emporte avec lui deux exemplaires de ses Essais fraîchement parus : l’un destiné au roi de France Henri III, l’autre au Pape Grégoire XIII. De même, à son retour, son bagage s’est enrichi d’un Journal de Voyage, qui restera toutefois à l’état manuscrit jusqu’en 1774, date de sa première édition 3 . Ainsi, selon la belle expression de Michel Bideaux, « Les livres appellent les voyages ; ceux-ci, à leur tour, fécondent les plumes qui, à l’occasion, 1 Montaigne précise lui-même, à la fin de son Journal, la durée de son voyage à travers l’Europe : « […] j’étois partis le 22 de Juin 1580 […]. Par-einsin avoit duré mon voyage 17 mois 8 jours » (éd. Fausta Garavini, Paris, Gallimard, 1983, Folio n° 1473, p. 369). 2 Sur les écrivains voyageurs, voir George Hugo Tucker, Homo Viator. Itineraries of Exile, Displacement and Writing in Renaissance Europe, Genève, Droz, 2003. 3 Par Querlon, Bartoli et Jamet. 4 Véronique Duché-Gavet mêlent l’imaginaire au vécu. » 4 Les hommes de la Renaissance peuvent concrétiser leur désir de voyager, nourri par une « humeur avide des choses nouvelles et inconnues » (III, 9) et conforté sans doute par les récentes découvertes et inventions. Nombreux sont les voyageurs qui se hasardent sur les chemins et sur les océans, à la découverte du vaste monde ; ils ne partent cependant pas sans munitions. Parmi celles-ci, des livres. D’un pays à l’autre Grands voyageurs, les diplomates emportent dans leur bagage des livres à offrir à leurs hôtes. L’Espagnol Diego de Valera par exemple 5 , alors au service du roi de Castille Jean II, accomplit en 1442 une mission diplomatique au Danemark, en Angleterre et en Bourgogne. Sans doute est-ce à cette occasion, ou lors de son second voyage en France, en 1444, qu’il fit connaître son petit traité Espejo de verdadera nobleza à la cour de Bourgogne, de même que le Triunfo de las Donas, de Juan Rodríguez del Padrón, un petit roman exploitant la matière sentimentale 6 . Comme Montaigne emportant ses Essais, l’écrivain trouve ici l’occasion de faire connaître ses œuvres et d’élargir son public. De même, les diplomates rapportent dans leur pays d’origine les livres qu’ils ont eu l’occasion de découvrir pendant leur séjour à l’étranger, même si ce dernier s’est révélé moins agréable que prévu. Ainsi de René Bertaut, seigneur de La Grise, secrétaire de l’évêque et diplomate Gabriel de Gramont, malmené par Charles Quint lors d’une mission accomplie de juillet 1527 à 1528. Jeté en prison pendant les quatre premiers mois de 1528, il eut néanmoins la possibilité de lire le Libro Aureo de Marco Aurelio d’Antonio de Guevara, qu’il se mit à traduire pour passer le temps : [pour] que j’occupasse le temps, me jettay aux livres que je peuz trouver […] entre lesquels le petit livre doré, lequel me tira tant de moy que tout le jour ne la plus grande partie de la nuict ne me suffisoient, tant pour le lire que pour l’escrire. 7 4 Voir ci-dessous, p. 77. 5 Diego de Valera (1412-1488) s’illustra à la fois dans la diplomatie et dans l’histoire littéraire. 6 Sur cette œuvre, voir F. Serrano, « La querelle des Femmes à la cour, entre la Castille et la Bourgogne, au XV e siècle : étude et édition critique du Triunfo de las donas/ Triumphe des dames de Juan Rodríguez del Padrón », thèse de doctorat, sous la dir. de V. Duché et C. Heusch, Lyon, ENS, 2011. 7 R. Bertaut, Epître liminaire, in A. de Guevara, L’Orloge des princes, Paris, Du Pré, 1540, f° a2v. « Un exercice profitable… » 5 De même on sait que l’emprisonnement de François 1 er à Madrid permit au roi de découvrir la série des Amadís de Gaula, qu’Herberay des Essarts, son « commissaire d’artillerie », rapporta dans ses bagages pour les traduire 8 . Les collectionneurs et bibliophiles quant à eux écument les régions qu’ils traversent. Ainsi Hernando Colón, le deuxième fils de Christophe Colomb 9 , humaniste et cosmographe, rapporta de ses voyages des centaines de livres. Il se rendit fréquemment dans tous les grands centres d’imprimerie européens (Anvers, Lyon, Nuremberg, Rome, Paris ou Venise), à la recherche de nouvelles acquisitions. À sa mort, en 1539, il possédait plus de 15 381 livres et plaquettes reliés en 12 119 volumes. Sa bibliothèque fut remise à la cathédrale de Séville, pour constituer le fonds des Archives Colombines. La circulation des récits n’est pas le fait des seuls particuliers, bien sûr. Les professionnels du livre jouent à cet égard un rôle primordial. Grâce aux foires qui permettent la diffusion des livres dans l’Europe entière, les libraires entretiennent de solides réseaux à l’étranger. Ainsi Barthélémy Buyer, l’un des premiers imprimeurs lyonnais, s’imposa sur le marché italien comme sur le marché espagnol 10 . Guillaume Rouillé fut aussi un grand promoteur du livre. Gendre de Domineco de Portonaris, après ses débuts chez l’éditeur vénitien Giolito de Ferrari, il réussit à former « un réseau de dépôts à lui reliés par cent fils » 11 . Les récits parfois circulent avant même d’être imprimés dans le pays où ils ont été composés. L’une des quatre éditions connues du Lazarillo de Tormes de 1554 fut imprimée à Anvers chez Martin Nucio 12 . Nombreux sont les livres en espagnol imprimés aux Pays-Bas, en Italie, en France et même en Angleterre. La Celestina par exemple fut imprimée dans sa version originale à Venise, Milan, Anvers, Lisbonne et Rouen. Les romans de chevalerie connaissent le même succès. Si Christophe Plantin 13 , nommé « architipógrafo de Rey » sous Philippe II, obtint le monopole de l’impression 8 Nicolas Herberay des Essarts traduisit les huit premiers livres d’Amadis de Gaule, entre 1540 et 1548. 9 Hernando Colón fut notamment le principal biographe de son père (Historia del Almirante don Cristóbal Colón). 10 Sur les premiers imprimeurs lyonnais, voir l’ouvrage essentiel de L. Febvre et Henri-Jean Martin, L’apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1971, pp. 175-179 [1 e éd. 1958]. 11 Noël Salomon, « Les éditions en langue espagnole d’un libraire lyonnais du XVI e siècle : Guillaume Rouille », Actes du 5 e Congrès national de littérature comparée, Lyon, 1962, p. 61. 12 Martin Nuyts (Nutius, ou Nucio) exerça à Anvers de 1540 à 1558. Il imprima plus d’une centaine d’œuvres espagnoles, notamment la Celestina, les Amadis, les œuvres de A. de Guevara ou de Cervantes. Figurent parmi elles de nombreuses premières éditions. 13 Christophe Plantin (1520-1589), l’éditeur de la fameuse Bible Polyglotte. 6 Véronique Duché-Gavet des livres liturgiques pour l’Espagne et les pays dépendant de la monarchie, il imprima dans son officine anversoise bon nombre d’ouvrages de fiction. Mais il veillait à la qualité des éditions, comme à celle de la langue employée, comme l’atteste l’épître adressée « A tous ceus qui font profession d’enseigner la langue françoise en la ville d’Anvers », figurant en tête du Premier livre d’Amadis de Gaule : […] pour aucunement vous être en aide, faisant le deu de mon art, je vous ai voulu imprimer les Livres d’Amadis de Gaule. […] Ce que j’ai fait, considerant en partie, la cherté desdits livres, & l’incommodité de toutes les formes équeles ils ont été imprimés jusqu’à présent, qui n’étoyent commodes pour l’étude de la jeunesse. […] Si doncques, Messieurs, vous voulés doresnavant proposer les bons aucteurs à ceus qui se retireront à vous pour aprendre le Françoys, & que je connoisse, par cela, mon labeur vous être agreable, je m’eforceray de vous imprimer la plus part des Histoires, qui sont, & seront bien & elegantement écrittes de nôtre tems : Et non seulement les feintes, mais aussi les véritables […]. 14 Les éditions bilingues (voire trilingues ou quadrilingues) favorisent la circulation des récits. Ainsi l’Historia de Aurelio y Isabel hija del Rey de Escocia fut publiée dans une édition trilingue français/ italien/ anglais à Londres 15 et en quatre langues (italien, espagnol, français et anglais) à Anvers 16 . Le Petit Traité de Arnalte et Lucenda circula en deux versions bilingues : français/ italien 17 et anglais/ italien 18 , destinées à favoriser l’apprentissage des langues. Mais la récente découverte du Nouveau Monde attise des ambitions plus grandes encore, avec la perspective d’un vaste marché encore vierge à approvisionner 19 . La famille Cromberger, établie à Séville depuis 1502, obtint du Vice-roi de la Nouvelle-Espagne, Antonio de Mendoza, un droit d’imprimer exclusif de dix ans au Mexique, où elle dépêcha Juan Pablos, un 14 Premier livre d’Amadis de Gaule, Anvers, Plantin, 1561. 15 Londres, Edward White, 1586. 16 Histoire d’Aurelio et d’Isabelle, nouvellement traduite en quatre langues : italien, espagnol, françois et anglois, Anvers, J. Steelsio, 1556. Ce roman de Juan de Flores était initialement intitulé Hystoria de Grisel y Mirabella. 17 Petit traité de Arnalte et Lucenda. Picciol trattato d’Arnalte & di Lucenda intitolato l’Amante mal trattato dalla sua amorosa, Lyon, Eustace Barricat, 1553. 18 The pretie and wittie Historie of Arnalt & Lucenda with certen Rules and Dialogues set foorth for the learner of th’ Italian tong, Londres, Thomas Purfoote, 1575. 19 Voir à ce sujet l’étude pionnière de Irving A. Leonard, Books of the Brave : Being an Account of Books and of Men in the Spanish Conquest and Settlement of the Sixteenth-Century New World, intr. Rolena Adorno, Berckeley/ Los Angeles/ Oxford, University of California Press, 1992 [Cambridge (Mass.) Harvard University Press, 1949]. « Un exercice profitable… » 7 employé de confiance 20 . Ce dernier s’installa dans une maison que lui céda le premier évêque du Mexique, Juan de Zumárraga. Non contents d’imprimer au Mexique, les Cromberger s’assurèrent de surcroît le monopole de l’exportation vers les Indes. Le trafic des livres envoyés d’Espagne vers le Nouveau Monde à bord des navires signale l’intensité du phénomène. On sait par exemple qu’en 1584, Benito Boyer 21 , libraire de Medina del Campo, envoya 1300 livres à Mexico et 21 caisses de livres à Lima 22 . Les inventaires des libraires eux-mêmes témoignent de la circulation des récits. Ainsi de Cristóbal Hernández, qui mourut à Lima en 1619, laissant un fonds de 1763 ouvrages 23 . Si plus de la moitié de ce fonds (58,2%) comprend des ouvrages religieux, on dénombre toutefois quatre-vingt-dix-sept livres de fiction, parmi lesquels les romans de chevalerie se taillent une place de choix 24 . L’impact de ces ouvrages est considérable, et la réalité du Nouveau Monde va jusqu’à être appréhendée à l’aune de la fiction. Ainsi de l’actuelle Californie, qui doit vraisemblablement son nom à l’île qu’habitent les Amazones dans les Sergas de Esplandián 25 , cinquième volume des aventures d’Amadis. Ou encore de la découverte par Bernal Díaz del Castillo de Mexico, cité alors 20 Voir à ce sujet Griffin Clive, The Crombergers of Seville. The History of a Printing and Merchant Dynasty, Oxford University Press, 1989 ou D. Gresle-Pouligny, « De Séville à Mexico, une famille d’imprimeurs : les Cromberger (1504-1560) », Revue de la Bibliothèque Nationale de France, 1994, n o 4, pp. 30-38. 21 Voir à ce sujet Vicente Becares et Alejandro Luis Iglesias, La librería de Benito Boyer (Medina del Campo, 1592), Salamanca, Junta de Castilla y León, 1992. 22 Carlos Alberto González Sánchez, Los Mundos del libro. Medios de difusión de la cultura occidental en las Indias del Siglo XVl y XVII, Sevilla, Universidad de Sevilla/ Diputación de Sevilla, 1999, p. 80. Sur ce libraire, voir Vincente Bécares Botas, La libreria de Benito Boyer (Medina del Campo, 1592), Salamanca, Junta de Castilla y León, Consejería de Cultura y Turismo, 1992, coll. La Imprenta, libros y libreros, 1. 23 Voir l’inventaire dressé par Carlos Alberto González Sánchez, « Emigrantes y comercio de libros en el Virreinato del Perú », Biblios : Revista electrónica de bibliotecología, archivología y museología, n° 6, 2000. http : / / redalyc.uaemex.mx/ pdf/ 161/ 16106406.pdf 24 On compte ainsi 27 exemplaires de Florisel de Niquea, 12 Floranis de Castilla, 10 Palmerín de Oliva, 9 Amadís de Gaula, 9 Sergas de Esplandián, 8 Selidón de Iberia, 5 Lisuarte, 4 Amadís de Grecia, 4 Caballero de Asisio. On recense également 12 Orlando furioso de l’Arioste et 1 Orlando enamorado, 2 Araucana de Ercilla, et 2 Lusíadas de Camoens. 25 Voir notre article « Pour une poétique de l’eau dans le roman à la Renaissance », In Aqua Scribis - Le thème de l’eau dans la littérature, Gdansk, Wydawnictwo Univewersytetu Gdanskiego, 2005, pp. 25-32. 8 Véronique Duché-Gavet détenue par Moctezuma. Le soldat, aux ordres de Hernán Cortés, croit entrer de plain pied dans l’univers d’Amadis et vivre un rêve éveillé : Y desde que vimos tantas ciudades y villas pobladas en el agua, y en tierra firme otras grandes poblazones, y aquella calzada tan derecha y por nivel cómo iba a México, nos quedamos admirados, y decíamos que parecía a los cosas de encantamiento que cuentan en el libro de Amadís, por las grandes torres y cúes y edificios que tenían dentro en el agua, y todos de calicanto, y aun algunos de nuestros soldados decían que si aquello que veían, si era entre sueños […]. 26 À l’inverse, la réalité du Nouveau Monde ne tarde pas à faire irruption dans la fiction, avec sa cohorte de nouveaux personnages (« sauvages », « cannibales ») et ses nouveaux décors. Ainsi l’action du Vingt et troisiesme livre d’Amadis de Gaule prend d’abord place « en l’Inde incognuë », dans le royaume du Pérou, et introduit des personnages hauts en couleurs, comme la reine Indienne Zarzaparilla, ou Guacanarillo, le Duc de Cuscon 27 . En effet le héros Fulgoran, tel un conquistador, traverse l’Atlantique pour vivre de nouvelles aventures. Le narrateur prend toutefois soin de signaler la difficulté du voyage : [Fulgoran] eut envie de voir les autres regions plus loingtaines, & par le moyen de son Grifaleon, qui luy servoit & par mer & par terre d’oiseau, de cheval & de nef, il parvint finalement en l’Inde incognuë, là où il fut reçeu fort humainement par le Roy Attababliba, qui lors estoit Seigneur du riche Peru […]. Je ne reciteray icy les ardentes & extremes chaleurs que souffrit le Chevalier du Feu passant souz la Zone torride, tellement que peu s’en falut qu’il ne perit : ce que sans doute luy fut advenu, n’eut esté l’accoustumance qu’il avoit du feu dés sa première jeunesse, ayant esté tousjours nourry dans les cavernes de la montagne Etna, vulgairement appellee mont Gibel, proche de la montagne Vulcana. [f° Bij v°-Biij] Ces fictions qui se basent sur les nouvelles connaissances géographiques sont « des preuves tangibles de l’influence exercée par les écrits authentiques de la même époque », comme le rappelle Geoffroy Atkinson 28 . Le trafic des livres s’effectue parfois au mépris des lois. En effet, en Espagne une cédule royale datée du 4 avril 1531 interdit l’envoi aux Indes de « ces histoires vaines ou profanes que sont les Amadís et d’autres livres de 26 B. Díaz del Castillo, Historia verdadera de la conquista de la Nueva España, México, Pedro Robredo, 1939, tome 1, p. 308. 27 Le Vingt et troisiesme livre d’Amadis de Gaule, Paris, Claude Rigaud, 1615. 28 G. Atkinson, Les nouveaux horizons de la Renaissance française, Genève, Droz, 1935. « Un exercice profitable… » 9 ce genre » 29 . La décision de Charles Quint fut confirmée par un décret daté de 1534, et des instructions à ce sujet données au Vice-roi Mendoza en 1536. Toutefois aucun châtiment n’était prévu pour punir les contrevenants ! Philippe II quant à lui exigea une plus grande vigilance sur ce point, au prétexte que ces lectures étaient dangereuses pour les Indiens, et pouvaient les détourner des Écritures 30 . Ces interdictions successives semblent cependant avoir été peu suivies d’effet. Trois cent soixante-et-un exemplaires de la première édition de El Ingenioso Hidalgo Don Quijote de la Mancha furent malgré tout distribués sur le continent américain 31 , marquant ainsi la troisième génération de récits à succès ayant franchi l’océan, après les romans de chevalerie, puis les romans picaresques 32 . On sait que deux libraires de Lima, Miguel Méndez et Juan de Sarria ont reçu, dès 1606, 72 exemplaires du Quichotte 33 . La puissance d’attraction des récits l’emporte donc parfois sur la volonté de censure exprimée par le pouvoir. D’une langue à l’autre Mais la circulation des récits peut s’opérer de façon « immatérielle » grâce à la traduction. En effet, la soif de voyage des hommes de la Renaissance coïncide avec l’essor des traductions en langue vernaculaire. Si l’apprentissage des langues étrangères est en net progrès comme en témoignent les éditions bilingues ou autres dictionnaires de Calepin 34 , facilitant ainsi les échanges - 29 « libros de romance de historias vanas o de profanidad, como son de Amadís, e otros de esta calidad porque es mal ejercicio para los Indios, e cosa en que no es bien que se ocupen ni lean ». 30 « Nos somos informados que de llevarse a esas partes los libros de Romanze de materias profanas y fábulas, así como los libros de Amadís y otros de esta calidad, de mentirosas historias, se siguen muchos inconvenientes ; porque los indios que supieren leer, dándose a ellos, dejarán los libros de Sancta y buena doctrina y, leyéndolos de mentirosas historias, deprenderán en ellos malas costumbres y vicios y demás desto, de que sepan que aquellos libros de historias vanas han sido compuestos sin haber pasado así, podría ser que perdiesen el autoridad y crédito de la Sagrada Escritura y otros libros de Doctores, creyendo, como gente no arraigada en la fe, que todos nuestros libros eran de una autoridad y manera… » (cédule datée du 13 septembre 1543). 31 Selon les recherches effectuées par Guillermo Lohmann Villena, « Los Libros Españoles en Indias », Arbor n° 6, nov. - déc. 1944, pp. 221-249. 32 Voir à ce sujet I.A. Leonard, Books of the Brave, op. cit., p. 264. 33 Irving A. Leonard, « Don Quixote and the book trade in Lima. 1606 », Hispanic Review, vol. VIII n° 4, October, 1940, pp. 294-295. 34 Le Dictionarium de l’érudit italien Ambrogio Calepino, bilingue lors de sa parution en 1502 (latin-grec), ira jusqu’à comporter un total de onze langues (latin, grec, 10 Véronique Duché-Gavet tout le monde ne parle pas le latin ! -, la traduction rend accessible les œuvres des humanistes comme les textes plus frivoles. Boccace est sans doute l’un des premiers auteurs en langue vernaculaire à avoir bénéficié d’une traduction 35 . Le Decameron fut traduit en français dès le début du XV e siècle par le clerc champenois Laurent de Premierfait, non à partir du texte original, mais à travers une traduction latine aujourd’hui perdue d’Antonio Neri d’Arezzo. 36 La centième nouvelle, l’histoire de Grisélidis, fut cependant empruntée à la version qu’en avait donnée vers 1384 Philippe de Mézières, « jadis [l’]especial ami » de « maistre Fransoys Patrac ». En effet, le De oboedientia et fide uxoria 37 , la version latine qu’en avait faite Pétrarque, avait déjà largement circulé dans l’Europe entière 38 et le « viel solitaire » des Célestins s’en était emparé. Deux petits romans de Boccace furent cependant traduits directement à partir du toscan à la cour de René d’Anjou 39 , entre 1450 et 1460, Filostrato 40 et Teseida 41 . Mais il fallut attendre 1535 pour la première traduction par Maurice Scève d’un roman en castillan, inspiré de l’Elegia di Madonna Fiammetta de Boccace, Grimalte y Gradissa 42 . Les fictions sentimentales espagnoles donnèrent alors sans doute l’impulsion à un mouvement de traduction des textes en langue vernaculaire qui se généralisa dans la seconde moitié du XVI e siècle 43 . italien, espagnol, français, allemand, hébreu, flamand, anglais, polonais et hongrois) en 1590. 35 Sur les textes de Boccace et leurs traductions en France, voir J. Balsamo, « Le Décaméron à la cour de François 1 er », op. cit. n° 7, nov. 1996, pp. 231-239. 36 Sur les traductions françaises du Decameron, voir Nora Vogel-Viet, Du Decameron de Boccace au Cameron d’Antoine Vérard : les mutations de la nouvelle au début de la Renaissance française, thèse de doctorat sous la dir. de M. Huchon, Paris IV, 2009. 37 Il s’agit de la dix-septième lettre des Seniles, datée du 6 e jour avant les Ides de juin 1374, dans laquelle Pétrarque traduit en latin la centième nouvelle du Decameron de Boccace. Voir à ce sujet notre article « La diffusion de L’Histoire de Griselda en France (XIV e -XVI e siècles) », The Medieval Translator - Traduire au Moyen Age, éd. J. Jenkins et O. Bertrand, Turnhout, Brepols, 2007, pp. 193-205. 38 À ce sujet, voir par exemple R. Morabito, « La diffusione della storia di Griselda dal XIV al XX secolo », Studi sul Boccaccio, XII, 1988, pp. 236-285. 39 Voir à ce sujet G. Bianciotto, « La cour de René d’Anjou et les premières traductions d’œuvres italiennes en France », Traduction et adaptation en France à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, éd. Ch. Brucker, Paris, Champion, 1997, pp. 187-203. 40 La traduction du Filostrato, sous le titre Roman de Troyle, fut l’œuvre de Louis de Beauvau, chevalier du roi René. 41 La traduction de la Teseida, œuvre d’un anonyme, est intitulée Livre de Theseo. 42 La deplourable fin de Flamete, Elegante invention de Jean de Flores espaignol, traduicte en Langue Françoyse, Lyon, F. Juste, 1535. 43 Sur la traduction des novelas sentimentales espagnoles, voir V. Duché-Gavet, « Si du mont Pyrenée/ N’eussent passé le haut fais …. ». Les romans sentimentaux traduits de l’espagnol en France au XVI e siècle, Paris, Champion, 2008. « Un exercice profitable… » 11 Sans doute l’imprimerie joua-t-elle un grand rôle dans la circulation des récits, comme le souligne Madeleine Jeay dans l’article qui suit 44 . En effet, elle favorisa l’activité de traduction, tout en œuvrant pour les langues vernaculaires. Valentin et Ourson, adaptation romancée d’une chanson de geste perdue, constitue à cet égard un cas exemplaire. Diffusé dans la plupart des langues européennes dès le Moyen Âge, ce récit, qui fait voyager ses protagonistes de la Grèce à la Beauce, ou de Rome à Jérusalem, voyagea à son tour à travers d’autres œuvres, comme The Faerie Queene ou Don Quichotte. Madeleine Jeay examine les transformations opérées sur le texte français par le traducteur anglais Henry Watson pour aboutir à un texte plus court, presque condensé, au risque toutefois d’une entorse à la logique du récit. Le choix d’« éliminer ce qui peut ralentir la progression de l’histoire », témoigne d’un changement dans les goûts du lecteur : l’accent se porte maintenant sur le récit, au détriment de l’émotion. On remarquera que les circuits empruntés par les traductions sont très divers et surprenants parfois. Le recours au texte original n’est guère systématique, et, comme ce fut le cas pour le Decameron, les traductions sont souvent de seconde main, transitant par la langue humaniste qu’est le latin. Ainsi l’œuvre satirique de Sebastian Brant 45 , Das Narrenschiff, connut un tel succès lors de sa publication à Bâle, durant le Carnaval 1494, qu’elle fit l’objet d’une traduction versifiée en latin par l’humaniste Jacob Locher, la Stultifera navis, dès 1497. Cette dernière suscita à son tour d’autres traductions en langue vernaculaire : trois versions françaises entre 1498 et 1500, puis deux versions anglaises quelques années plus tard en 1509. L’Italie a constitué une étape fondamentale pour la diffusion des romans sentimentaux espagnols, comme le rappelle Irene Finotti dans l’article qui suit 46 . Ainsi La Prison d’amour, qui relate les amours malheureuses de Leriano pour la belle Lauréole, fut diffusée en France à la faveur des guerres d’Italie. François Dassy, le traducteur, explique dans une épître dédicatoire qu’il a découvert l’œuvre de San Pedro dans sa version italienne, alors qu’il accompagnait François 1 er lors de sa première expédition : […] ce petit livret jadis converty de langue castillane et espaignolle et Tusquan florentin par ung ferraroys mon bon et singulier amy. Des mains duquel en ce premier voyage que le treschrestien roy Francois premier De 44 M. Jeay, « Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle. L’exemple de Valentin et Orson », p. 21-35. 45 Voir à ce sujet Anne-Laure Metzger-Rambach, « Le texte emprunté ». Étude comparée du Narrenschiff de Sebastian Brant et de ses adaptations (1494-1509), Études et essais sur la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 2008. 46 I. Finotti, « Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime. De la Cárcel de amor à la Prison d’amour », p. 37-49. 12 Véronique Duché-Gavet ce nom mon souverain seigneur a fait en lombardie pour la conqueste de son estat ultramontain ay recouvert. Et voyant que D’assez belles matieres traictoit mesmes pour jeunes dames l’ay entreprins mettre et translater dudit ytalien en nostre vernacule et familiere langue francoise […]. Irene Finotti étudie les quelques modifications apportées au roman de Diego de San Pedro, notamment dans le cadre de l’échange épistolaire qui rythme le texte. Les sept lettres que s’échangent les deux amants sont ainsi passées au crible, ce qui permet de reconstituer les rapports de dérivation entre les différents témoins du texte, du manuscrit à l’imprimé. Le passage de la prose au vers est à cet égard particulièrement remarquable. Le Grisel y Mirabella de Juan de Flores connut encore un tel traitement, passant par l’italien avant d’être adapté en français 47 . Mais la France s’avèrera par la suite être une véritable plaque tournante de la traduction. Ainsi le Tractado de amores de Arnalte y Lucenda passa d’Espagne en France, pour être traduit en 1539 par Nicolas Herberay des Essarts. Mais le Petit traité de Arnalte et Lucenda circula à son tour en Angleterre, en Italie, en Flandre et en Allemagne, où il constitua la source des différentes traductions en langue vulgaire. L’Histoire d’Aurelio et Isabelle connut également une carrière européenne et fut traduite en allemand à partir du français (1630, Wolffgang Endter, Nuremberg), et en polonais à partir de l’italien (1548, Stanislas Szarffenberg, Cracovie) 48 . Mais parfois le lecteur est conduit sur de fausses pistes. Ainsi les livres 22 à 24 d’Amadis de Gaule, publiés en français en 1615, affichent dès le titre leur origine castillane, gage d’authenticité amadisienne : « faict[s] d’Espagnol Francçois ». Or il n’existe pas de version originale espagnole de ces textes ! Il s’agit en réalité de la traduction de trois volumes allemands, reprenant euxmêmes le fil narratif déroulé par l’Italien Mambrino Roseo dans les sept livres de son Sferamundi. Quant aux premiers livres espagnols d’Amadís de Gaula, ils feignent une trajectoire du texte allant de la Grèce à l’Espagne. Ainsi le livre V aurait été traduit en castillan par Montalvo, à partir d’un manuscrit trouvé dans un tombeau à Constantinople et rédigé en grec par maistre Helisabet, l’un des protagonistes du roman. D’autres volumes d’Amadís offrent des transferts linguistiques tout aussi fabuleux (au sens premier du terme) : le livre VI est prétendument traduit du toscan, le livre VII aurait été trouvé à Londres, le livre VIII serait traduit du grec et du toscan, enfin le livre XI 47 Le Jugement d’amour, Paris, Jérôme Denis, [1529]. Voir l’édition de ce texte procurée par Irene Finotti (Paris, Garnier, 2009). 48 Voir à ce sujet V. Duché, « L’amant bien traité des traducteurs », Actes de la journée d’étude « Traduction et littérature européenne (1450-1559) », Paris IV, 14 juin 2008, réunis par M. Thorel et N. Viet, à paraître. « Un exercice profitable… » 13 aurait été rédigé en grec par Galersis. Ces origines (même fictives) attestent l’ambition européenne, voire universelle, du roman de chevalerie. D’un texte à l’autre Mais la circulation des récits ne s’effectue pas sans risque. Comme tout voyageur, le récit court le danger d’être blessé, estropié, voire de disparaître corps et biens. Si les textes d’Érasme circulent en Europe, bravant la censure catholique et leur mise à l’Index, c’est sous le manteau, et de façon anonyme, mettant en péril la prédiction de l’humaniste John Colet : « Nomen Erasmi nunquam peribit : sed glorias dabis nomen tuum sempiternae » 49 . Aussi lorsque Nicolas Denisot, usant lui-même du pseudonyme de Théodose Valentinian, insère au cœur de son roman L’amant resuscité de la mort d’amour une traduction du Naufragium, paru dans la troisième édition reconnue des Colloquia Familiaria, datée du mois d’août 1523, il prend soin de dissimuler son emprunt 50 . C’est que le Naufrage dénonce avec vigueur, et non sans ironie, la superstition et le culte des saints. Aussi a-t-il semblé plus prudent d’omettre le nom d’Érasme, « mal sentant de la foi ». On sera sensible au fait que le roman de Denisot, dont le narrateur est « espris d’un desir incroyable, de connoistre les hommes à luy inconnuz, et d’aprendre leurs moeurs et façons de vivre » 51 , vante les mérites du voyage pour former la jeunesse ! Cependant Hélisenne de Crenne semble la spécialiste de ces textes orphelins, privés de leur auteur. Ainsi des Angoysses douloureuses qui procèdent d’amour, œuvre qui se fonde sur la pratique du centon. Le texte s’avère être un « cas extrême de montage citationnel » 52 , dont l’incohérence a été maintes fois soulignée par la critique, la composition en trois parties juxtaposant récit personnel et sentimental, récit d’aventures chevaleresques et exempla. Christine de Buzon, à la suite de Paule Demats, utilise l’expression « marqueterie » pour décrire l’utilisation des sources de l’ouvrage 53 . La critique a identifié les cinq sources essentielles pillées par la mystérieuse 49 Lettre de John Colet à Erasme, datée du 13 octobre 1516, in Samuel Knight, The Life of Dr John Colet, Dean of St Paul’s, 1724, p. 270. 50 Le nom d’Érasme n’est pourtant pas absent de L’amant resuscité de la mort d’amour. Il apparaît à trois reprises dans l’œuvre, cité en manchette, mais pour des emprunts aux Adages. 51 Théodose Valentinian [Nicolas Denisot], L’amant resuscité de la mort d’amour, éd. V. Duché-Gavet, Genève, Droz, 1998, p. 66. 52 Luce Guillerm, Sujet de l’écriture et traduction autour de 1540, Atelier National de reproduction des thèses, Lille III, Paris, Aux Amateurs de Livres, 1988, p. 326. 53 Hélisenne de Crenne, Les Angoysses douloureuses qui procèdent d’amour, éd. Ch. de Buzon, Paris, Champion, 1997, pp. 31-32. 14 Véronique Duché-Gavet Hélisenne : les Illustrations de Gaule de Jean Lemaire de Belges, le Grand Olympe des hystoires poetiques (adaptation des Metamorphoses d’Ovide), Jehan de Saintré d’Antoine de La Sale, la Complainte des tristes amours de Flamette de Boccace, et Le Peregrin de J. Caviceo, auxquelles s’ajoute la Conqueste de Trebisonde 54 . S’ils témoignent de la réception contemporaine des ouvrages de fiction, ces emprunts non assumés pointent le rôle qu’ont pu jouer les libraires du Palais dans la composition de l’ouvrage. En effet, selon Anne Réach, ce roman répondrait « davantage à des exigences éditoriales, qu’à un réel projet d’auteur » : sorte de « canular éditorial », les Angoysses douloureuses auraient été montées de toutes pièces dans le but de plaire à un lecteur « en mal de prose sentimentale » et d’assurer la « possibilité d’un best seller » 55 . D’un genre à l’autre Mais les récits qui circulent, qu’ils soient orphelins ou marqués du sceau de leur géniteur, ne sont pas pour autant scrupuleusement respectés. Si la Penitence d’amour se présente comme la transcription d’un récit fait « le douxiesme de novembre M.CCCCC.XXX. » par « un gentilhomme Italien » rencontré par l’auteur « retournant d’ung voyage Dytalie », ce roman pourtant ne doit rien à l’oralité 56 . Certes, René Bertaut 57 affirme, dans l’épître liminaire adressée « A la Dame pour laquelle a esté escript ceste hystoire », restituer « ceste hystoire du plus pres quelle [lui] fut racomptee selon les propos du Gentilhomme qui representoit les gestes de l’ung & de l’aultre [personnage] merveilleusement en honneste contenance » 58 . Mais son œuvre se nourrit des lectures faites en Espagne. En effet, Bertaut n’utilise pas moins de cinq novelas pour créer la sienne propre : la Penitencia de amor de Pedro Manuel Ximénez de Urrea, à laquelle il emprunte le titre et le début de la fable, en prenant soin de « franciser » le nom des personnages, pour leur donner un vernis médiéval et antique à la fois 59 ; le Tractado de Arnalte y Lucenda de Diego de San Pedro, dont il reprend le principe de la cornice 54 Voir à ce sujet Mathilde Thorel, ‹Langue translative› et fiction sentimentale (1525-1540) : Renouvellement générique et stylistique de la prose narrative, Thèse dactylographiée, Lyon III, 2006. 55 A. Réach Ngô, La mise en livre des narrations de la Renaissance : Écriture éditoriale et herméneutique de l’imprimé, Thèse de doctorat sous la dir. de M. Huchon, Paris IV, 2005, p. 532. 56 La Penitence d’amour, Lyon, Denis de Harsy, 1537. 57 Sur René Bertaut, voir supra p. 4. 58 f° aiij v°. 59 Lancelot, parfait chevalier, séduit la belle Lucresse. Découverts par le père de la jeune fille, les amants se voient infliger une lourde pénitence. « Un exercice profitable… » 15 encadrant l’histoire racontée par un personnage de rencontre 60 ; le Grisel y Mirabella de Juan de Flores, dont il mentionne explicitement « la dispute de Torcilles et Brisades », son objet, et le « grief Jugement qui avoit esté donné contre un gentilhomme à tort et contre raison » en application d’une loi injuste 61 ; la Question de amor fournit le cadre courtisan, avec notamment les passages décrivant les réjouissances lors du mariage des amants, les costumes et les nombreuses « inventions » qui les ornent ; la prison de la Cárcel de amor de San Pedro sert de modèle à la « chartre » dans laquelle les amants sont enfermés pour leur punition ; enfin la description allégorique de la sépulture de l’héroïne reprend sans doute celle que Juan de Flores a écrite pour Fiammette dans son Grimalte y Gradissa. On remarquera pour terminer que le dénouement tragique est semblable à celui de la Quexa y aviso de Juan de Segura 62 : la jeune héroïne disparaît après une courte période de bonheur, et le désespoir envahit l’amant, qui se résigne à attendre la mort. Bref, la Penitence d’amour de Bertaut de La Grise mêle en un ensemble cohérent la quasi totalité du corpus sentimental espagnol contemporain. Y circulent non seulement les œuvres, mais également les genres, puisque se mêlent célestinesque et novela sentimental, comédie humanistique et roman, discours et méditation religieuse. Mais la Penitence d’amour n’a elle-même guère circulé, et son voyage s’est rapidement arrêté en France 63 . Parfois la circulation des genres s’effectue au sein même de l’œuvre, comme le montre Roxanne Roy dans l’article qui suit, à l’exemple d’un roman de Jean de Préchac, L’illustre Parisienne 64 . La dimension dramaturgique de cette « nouvelle petit roman » est toutefois ambiguë. La responsabilité de la réception échoit en effet au lecteur - et, dans un procédé de mise en abyme, au personnage lui-même spectateur - : selon que le lecteur/ personnage croit ou non à ce qu’on lui présente, le texte devient soit une comédie, soit une tragédie. Mais c’est dans l’écriture viatique que s’exacerbe la circulation des genres, comme le montre Sylvie Requemora dans l’article à suivre 65 . Qualifié de « métoyen » - c’est-à-dire situé entre histoire et roman - par François Bertaud, selon qui les voyages « ne traitent que les aventures des particuliers, 60 Il n’y a cependant pas d’épilogue qui revienne à la situation initiale. 61 Bertaut « corrige » ainsi le roman de Juan de Flores, en proposant un jugement plus clément : les amants ne sont pas punis de mort, mais doivent faire une pénitence de sept années. 62 L’édition princeps du Proceso de cartas de Juan de Segura date pourtant de 1548. 63 On ne compte qu’une seule édition de cette œuvre (Lyon, Denis de Harsy). 64 R. Roy, « Le fantôme de Samuel dans L’illustre parisienne : vers une critique de l’illusion comique », p. 53-66. 65 S. Requemora, « La circulation des genres dans l’écriture viatique : la ‹littérature› des voyages ou le nomadisme générique, le cas de Marc Lescarbot », p. 67-74. 16 Véronique Duché-Gavet comme les romans, mais avec autant de vérité et plus d’exactitude encore que les histoires » 66 , le récit de voyage intègre et digère bon nombre de genres littéraires. Selon Sylvie Requemora, « La réflexion sur la circulation générique mène […] à repenser le concept de « littérature » comme un concept mouvant et créatif, s’enrichissant et se métamorphosant à partir de la circulation des genres. » Cette circulation générique est examinée à partir de l’œuvre de Marc Lescarbot, qui offre de lui, à travers ses œuvres, une sorte d’« autoportrait en barde nomade ». La dimension politique Mais il arrive aussi que les textes ne circulent pas : interdiction est faite de les divulguer. Si les ouvrages de fiction ont pu faire fi des cédules espagnoles, il n’en est pas de même pour des récits à teneur plus politique, condamnés parfois à rester sous le boisseau. Toutefois le temps - et les changements de politique - vient à bout des résistances, et les récits reprennent la route, malgré qu’on en ait. Michel Bideaux, dans l’article qui suit 67 , examine la réception entravée des œuvres du grand navigateur Jacques Cartier, chargé par François 1 er d’implanter une « Nouvelle France » au-delà de Terre-Neuve. En effet, ces récits de voyages n’avaient pas vocation à être diffusés et devaient rester confidentiels pour ne pas éveiller l’intérêt hostile des royaumes ibériques. Michel Bideaux retrace l’histoire de ces relations, depuis leur mise au secret jusqu’à leur édition parisienne en 1545 et leur insertion partielle dans les Navigationi et viaggi de Ramusio. Il faudra attendre 1580 puis 1600 pour disposer de l’ensemble du corpus, mis au service toutefois d’une politique résolue d’expansion coloniale que n’avait pas soutenue l’auteur premier. Reprenant plus en détail les relations de Cartier, Claude La Charité, dans l’article à suivre 68 , montre comment la fiction littéraire s’empare de ces récits de voyage pour « dresser le bilan de l’aventure coloniale française ». S’attachant aux tribulations d’un couple exilé par Roberval en route vers le Canada, anecdote que rapportent François de Belleforest comme André 66 François Bertaud, Journal du voyage d’Espagne, Paris, Denys Thierry, 1699, p. IV. Voir à ce sujet S. Requemora, « Du roman au récit, du récit au roman : le voyage comme genre métoyen au XVII e siècle, de Du Périer à Regnard », Roman et récit de voyage, éd. M.-C. Gomez-Guéraud et Ph. Antoine Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Imago mundi, 2001, pp. 25-36. 67 M. Bideaux, « Les récits de Cartier : une réception entravée », p. 77-89. 68 Cl. La Charité, « Les questions laissées en suspens par le Brief recit (1545) de Jacques Cartier et les réponses de la nouvelle 67 de L’Heptaméron (1559) de Marguerite de Navarre », p. 91-109. « Un exercice profitable… » 17 Thevet, Claude La Charité examine la nouvelle 67 de l’Heptaméron pour en faire une quadruple exégèse 69 . Il montre ainsi le gauchissement de l’œuvre de Cartier, d’un plaidoyer pour la relance de la colonisation vers un bilan de la colonisation sous François 1 er . Enfin les fictions ne sont pas les seuls récits à circuler. Frank Greiner, pour sa part 70 , s’intéresse aux fausses rumeurs et autres extravagances romanesques. Ainsi de cette mystérieuse fraternité Rose-Croix, « jeu ou imposture » qui passionna l’Europe entière à l’aube du XVII e siècle. Frank Greiner dissèque la légende rosicrucienne, de sa naissance outre Rhin à sa diabolisation lors d’une nouvelle « affaire des placards », puis à sa démystification. Des placards aux libelles, de l’Allemagne à la France, ces récits chimériques circulent, enflammant les esprits. Frank Greiner montre la dette de ces pamphlétaires envers les romanciers baroques, fascinés par les thèmes faustiens du pacte avec le Diable ou des sociétés occultes, et démonte la construction d’une mythologie ésotérique qui hante encore le monde contemporain. Ainsi, semblables au « petit livre » d’Ovide, les récits de la Renaissance comme ceux du XVII e siècle quittent leur « père » pour se rendre « à la ville » 71 . Mais ce voyage, qu’il s’effectue en Europe ou vers la Nouvelle France, bien que « profitable » n’est pas sans péril : déformation, imitation, distorsion, voire oubli les guettent. Les traces de maltraitance sont paradoxalement autant de gages du succès, et signes d’un voyage réussi, comme le démontre ce présent ouvrage. Conçu à la manière d’un triptyque, il aborde la circulation des récits sous trois angles, linguistique, générique et politique et montre que la « mondialisation » culturelle est déjà en marche à l’aube des temps modernes. 69 Le sommaire de Cl. Gruget porte « Extreme amour et austérité de femme en terre estrange ». 70 F. Greiner, « Échos français de l’affaire Rose-Croix : rumeurs et roman », p. 111-122. 71 « Parve, nec invideo, sine me, liber, ibis in urbem […] » (Ovide, Tristia, I, 1). D’une langue à l’autre Œuvres & Critiques, XXXVI, 1 (2011) Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle : l’exemple de Valentin et Orson Madeleine Jeay On connaît le rôle joué par William Caxton et Wynkyn de Worde, qui au début du XVI e siècle ont importé l’imprimerie en Angleterre, pour la diffusion en traduction anglaise de la littérature narrative en français. Il est vrai qu’on peut remonter au XIV e siècle pour la traduction de romans de chevalerie, avec celles du Roman de Brut de Wace et de Guillaume de Palerne ou avec Sir Gawayne and the Green Knight, adapté du Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Il faut aussi accorder toute l’importance qu’elle mérite à l’activité de traducteur de Chaucer, notamment à sa traduction du Roman de la Rose 1 . Ce qui est notable avec ces deux premiers imprimeurs est, d’une part, la quantité d’œuvres traduites, ce que permet la nouvelle technologie, et de l’autre ce que cela révèle de la situation linguistique en Angleterre en cette période charnière pour la reconnaissance du statut de l’anglais. Par ailleurs, leur activité de traduction, notamment de textes narratifs en français 2 , porte à s’interroger sur l’impact qu’elle a eu dans le développement des débuts de l’impression en Angleterre. On peut à cet égard conduire le même type d’observations que celles que Kathleen Garay a exposées à propos de la traduction des Évangiles des quenouilles publiée par Wynkyn de Worde sous le titre de The gospelles of dystaues 3 . On peut aussi s’inscrire dans le prolongement des travaux menés par Brenda Hosington sur l’histoire de la traduction 4 . Elle 1 Henri van Hoof, Histoire de la traduction en Occident, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1991, p. 120-122 : on peut ajouter au XV e siècle les traductions de l’Epistre du dieu d’Amour de Christine de Pizan par Thomas Occleve (Letter of Cupid) et celle de La Belle dame sans merci d’Alain Chartier par Richard Ros. 2 Caxton traduit aussi du latin et du flamand. 3 Kathleen Garay, « Early English translations from the “the fayre langage of Frenche” : William Caxton, Wynkyn de Worde and the case of The gospelles of dystaues », dans Autour des quenouilles. La parole des femmes (1450-1600), sous la direction de Jean-François Courouau, Philippe Gardy et Jelle Koopmans, Turnhout, Brepols, 2010, p. 65-82. 4 Brenda M. Hosington, « The Englishing of the Comic Technique in Hue de Rotelande’s Ipomedon », dans Medieval Translators and their Craft, éd. Jeanette Beer, Kalamazoo, Medieval Institute Publications, 1989, p. 247-263 et « Henry Watson, ‘Apprentyse’ of London and ‘Translatoure’ of Romance and Satire », dans Traduire 22 Madeleine Jeay invite à dépasser le cadre des études de détail pour travailler sur des œuvres entières, afin de rendre véritablement compte de ce que signifie traduire en Angleterre au début de l’ère moderne 5 . C’est ce que nous nous proposons de faire avec The hystory of the two valyaunte brethren Valentyne and Orson, sonnes vnto the Emperour of Grece, ouvrage d’abord publié par Wynkyn de Worde vers 1510, traduction par Henry Watson de Valentin et Orson. Le cadre limité d’un article oblige à poser des balises : les aspects mentionnés plus haut ne pourront qu’être évoqués et la comparaison entre les deux versions du roman, dans la langue originale et en anglais, sera elle-même circonscrite à la mise en perspective de deux états du texte. Dans la mesure où l’on ignore sur quelle édition française Watson a travaillé, peut-être une édition perdue dont la seule trace est la mention qu’en fait Brunet 6 , mon analyse mettra en parallèle le premier témoin connu du roman, l’incunable publié par Jacques Maillet à Lyon en 1489, et l’édition par Arthur Dickson de la traduction de Watson 7 . Cela se justifie d’autant plus qu’en l’absence d’une source certaine, Dickson s’est appuyé sur l’édition Maillet qui correspond en toute vraisemblance, sauf en un endroit, à l’original de Watson, en conjonction avec la quatrième édition, publiée par la veuve Trepperel et Jean Janot, à Paris entre 1511 et 1525 8 . Comme par ailleurs il n’est pas possible de recourir au texte publié par Wynkyn de Worde dont il ne reste que 4 folios, la version de la traduction utilisée par Dickson est la seconde édition due à William Copland et que Watson a signée au folio Aii r9 . Notre propos, en mettant en perspective l’incunable de 1489 et le texte offert par A. Dickson, est de préciser les observations déjà faites au sujet de la traduction afin de dégager de la comparaison à laquelle nous allons nous livrer, des indications sur la perspective narrative de chacun des deux textes. Il ne s’agira donc pas d’une analyse linguistique, mais de constater comment le texte a évolué, cela sur la totalité de l’œuvre 10 . au Moyen Âge. The Medieval Translator, éd. Jacqueline Jenkins et Olivier Bertrand, Turnhout, Brepols, 2007, p. 1-25. 5 Id., p. 25. 6 Jacques-Charles Brunet, Manuel du libraire, 5 e éd., Paris, 1864, t. V, col. 1035-1037 et Supplément, Paris, 1880, t. II, col. 830. 7 Arthur Dickson, Valentine and Orson : Translated from the French by Henry Watson, Londres, Early English Text Society, 1937. L’édition de Valentin et Orson par Shira Schwam-Baird vient de paraître à l’Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies alors que cet article est sous presse. 8 Sur ces détails, id., p. xvii-xviii : pour les quelques pages manquantes de l’édition Trepperel-Janot, Dickson a utilisé l’édition publiée à Paris par Jean Real pour Alain Lotrian entre 1538 et 1547. 9 Id., p. xviii-xix. Ces fragments et éditions sont accessibles sur EEBO (Early English Books Online). 10 L’original français occupe 278 folios et l’édition anglaise 327 pages. Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle 23 Parmi toutes les œuvres narratives françaises traduites en anglais au début du XVI e siècle et qui auraient pu faire l’objet d’une semblable comparaison, Valentin et Orson présente un cas particulier, ce qui justifie qu’on s’y intéresse. En domaine anglais, il s’agit d’un texte qui n’a pas cessé d’être publié, les versions récentes s’adressant aux enfants. Jusqu’en 1919, note A. Dickson, il a connu 74 éditions, a servi de source à Spenser pour The Faerie Queene et à Bunyan pour le Pilgrim’s Progress et est encore mentionné par Scrooge dans une de ses visions de Noël parmi d’autres personnages de livres pour enfants tels que Ali Baba et Robinson Crusoe 11 . Le cheval de bois de l’enchanteur Pacolet qui vient en aide aux héros a servi d’inspiration à Cervantes pour Clavilenˇo qui devient l’instrument d’une mésaventure de Sancho Pança dans Don Quichotte 12 . Par ailleurs, dès le Moyen Âge et sa parution en incunable, l’œuvre a été diffusée dans la plupart des langues européennes. Elle serait issue d’une chanson de geste perdue du XIV e siècle, vraisemblablement intitulée Valentin et Sansnom si on se fie au texte allemand intitulé Valentin und Namenlos. Des versions en néerlandais, suédois, italien, espagnol et islandais ont été répertoriées 13 . En français, le texte se popularise et circule parmi les livrets de colportage de la Bibliothèque Bleue de Troyes 14 . À titre de réflexion sur la pratique de traduction en Angleterre au début du XVI e siècle, on dispose des remarques de William Caxton en prologue ou épilogue des œuvres qu’il a traduites puis imprimées 15 . Deux constantes s’en dégagent : l’affirmation qu’il s’efforce de rester près du texte et, sous les habituelles formules du topos de modestie déplorant sa rudesse et ses imperfections dans les deux langues, le témoignage d’une réelle insécurité linguistique. Même si le français est, au début du XVI e siècle, peu parlé en Angleterre en dehors des cercles de cour et de l’administration judiciaire, il existe encore un sentiment partagé d’une certaine inadéquation de l’anglais 16 . Caxton explique que son anglais, appris dans le Kent, est aussi rude 11 A. Dickson, Valentine and Orson, ouvr. cit., p. 119-134. 12 Albert Henry, « L’ascendance littéraire de Clavilenˇo », dans Automne : études de philologie, de linguistique et de stylistique, Gembloux, Duculot, 1977, p. 119-134. 13 On peut ajouter à cette liste de témoins la Mascarade d’Ourson et de Valentin gravée par Bruegel. 14 Helwi Blom, « Valentin et Orson et la Bibliothèque Bleue », dans L’épopée romane au Moyen Âge et aux temps modernes. Actes du XIV e Congrès International de la Société Rencesvals pour l’Étude des Épopées Romanes, Naples, 24-30 juillet 1997, éd. Salvatore Luongo, Naples, Fridericiana Editrice Universitaria, 2001, t. II, p. 611-625. 15 W.J.B. Crotch, The Prologues and Epilogues of William Caxton, Londres, Oxford University Press, 1928. 16 Douglas Gray, Later Medieval English Literature, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 124-127. 24 Madeleine Jeay qu’ailleurs et qu’il n’est jamais allé en France. Ses activités de marchand l’ont conduit dans les états du duché de Bourgogne, notamment à Bruges où il a fréquenté l’imprimeur Colard Mansion, si bien qu’il pratique aussi le néerlandais. C’est à la demande de la duchesse Marguerite qu’il traduit du « fayr language of frensche » le Recueyll of the Historyes of Troye en 1475 17 . Dans le prologue de 1490 de son adaptation de l’Énéide, ses remarques au sujet du choix de ses termes illustrent bien, au-delà du malaise qu’il y exprime, la conscience qu’il a de contribuer à la normalisation de la langue anglaise. Au reproche qu’on lui a fait d’utiliser des termes curieux et non les mots anciens et ordinaires compris de tous, il réplique que la lecture d’un vieux livre lui a permis de constater que la langue avait trop évolué pour qu’il la comprenne et que, dans sa rudesse, elle ressemblait à du néerlandais 18 . De la part d’Henry Watson, on n’a rien de plus que l’expression d’humilité traditionnelle lorsqu’il se présente comme simple d’entendement, « symple of understondynge », et met au compte de sa jeunesse les erreurs qu’il aurait pu commettre en traduisant à la requête de Wynkyn de Worde, la vie des valeureux Valentin et Orson, fils de l’Empereur de Grèce et neveux du roi Pépin de France 19 . Il est vrai qu’il s’agit de sa première traduction datée de 1503-1507, suivie de celle de la Nef des fous de Sébastien Brant puis, parmi les œuvres romanesques, de Ponthus et Sidoine (1511) et d’Olivier de Castille (1518) 20 . Dans leurs commentaires sur son travail A. Dickson et B. Hosington témoignent que tout en procédant à des ajustements, il reste fidèle au texte source 21 . L’observation la plus évidente concerne sa tendance à être moins prolixe que le roman français, pour utiliser le terme de Dickson 22 . Nous verrons l’impact sur la logique narrative et la tonalité du texte des nombreuses omissions et formulations plus condensées, abréviations qui n’affectent pas les événements eux-mêmes, mais que le critique évalue positivement. Il considère en effet que le fait d’éluder les longs discours, de ne pas transmettre les propos, mais d’en rapporter la substance, 17 W.J.B. Crotch, The Prologues and Epilogues of William Caxton, op. cit., p. 2. 18 Id., p. 108. Il est conscient également de la variabilité selon les régions, car il ajoute que l’anglais parlé dans un comté est différent de celui parlé dans un autre. 19 A. Dickson, Valentine and Orson, ouvr. cit., p. 1. 20 Il semble qu’il ait rejoint l’atelier de Wynkyn de Worde après 1500. Il aurait aussi traduit les Évangiles des Quenouilles vers 1508 dont la traduction porte ses initiales. On rencontre dans Olivier de Castille, la même erreur que dans Valentin et Orson au sujet du « ne » explétif qu’il prend pour une négation : B. Hosington, « Henry Watson, ‘Apprentyse’ of London », art. cit., p. 12. 21 A. Dickson, Valentine and Orson, ouvr. cit., p. xix-xx et B. Hosington, « Henry Watson, ‘Apprentyse’ of London », art. cit., p. 5-8 : la traduction d’Olivier de Castille est la plus littérale de toutes. 22 A. Dickson, Valentine and Orson, ouvr. cit., p. xix. Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle 25 permet de ne pas ralentir l’intrigue. Il apprécie que le traducteur ait atténué des aspects choquants de l’histoire, notamment tout ce qui concerne le personnage de l’enchanteur Pacolet. Comme B. Hosington le fait remarquer, une telle évaluation ne reflète pas nécessairement le goût du public contemporain pour qui la prolixité n’était pas un défaut, ni pourrait-on ajouter, les manifestations d’émotivité que permettent les discours et interventions directes des personnages 23 . De façon générale, cette tendance à raccourcir le texte correspond à ce que l’on observe pour les éditions qui populariseront des romans comme Valentin et Orson. C’est ce que l’on note dans la tradition française de la Bibliothèque Bleue de Troyes où l’on va bien au-delà de ce qu’on constate dans la traduction de Watson, avec l’élision de digressions, d’épisodes jugés superflus, la simplification de phrases dépouillées de leurs incises et relatives, la censure de ce qui pourrait choquer. On relève aussi la même volonté de produire un livre plus aéré et facile d’accès par la multiplication des chapitres identifiés par un titre ou un bref résumé 24 . Ainsi les 74 chapitres de l’incunable sont portés à 118 dans la traduction de Valentin et Orson, de taille plus courte et de longueur plus uniforme 25 . Un bref résumé du roman s’impose afin que les observations qui vont suivre sur la portée des interventions du traducteur ne soient pas trop ésotériques. La crise qui amorce le roman est l’échec de la tentative de séduction de Bellissant, sœur du roi Pépin et épouse d’Alexandre, l’Empereur de Grèce, par l’archevêque de Constantinople et l’accusation par ce dernier d’avoir été l’objet de ses avances. Il s’ensuit l’exil de Bellissant enceinte qui donnera naissance à deux garçons jumeaux dans une forêt près d’Orléans. L’un des nouveaux-nés sera enlevé par une ourse et nourri par elle, d’où son nom. Quant à l’autre, abandonné momentanément par sa mère à la poursuite de l’animal ravisseur, il sera trouvé par les hommes du roi Pépin qui l’élèvera. La longue série d’événements et d’aventures entrelacées a pour premier fil conducteur la sortie de la sauvagerie d’Orson que son frère est allé chercher dans la forêt pour que cessent les exactions commises par l’homme sauvage, son progressif apprivoisement et son accession à une pleine humanité. Les deux autres fils conducteurs intimement liés, sont la conversion des païens avec ses aléas et le regroupement des deux familles, celle de Pépin et celle d’Alexandre, avec la possibilité pour les deux frères de prendre épouse et de fonder leur propre famille. Ce dernier objectif est régulièrement contrecarré 23 B. Hosington, « Henry Watson, ‘Apprentyse’ of London », art. cit., p. 16. 24 Helwi Blom, « Valentin et Orson et la Bibliothèque Bleue », dans L’épopée romane au Moyen Âge et aux temps modernes, ouvr. cit., p. 613. 25 Le compte des chapitres est celui d’A. Dickson, Valentine and Orson, ouvr. cit., p. xx. 26 Madeleine Jeay par les obstacles que dressent les jumeaux Hauffroy et Henry, fils illégitimes de Pépin victime d’une machination. On assiste alors à un renversement des données initiales : celui qui doit passer par une régression à l’animalité, c’est maintenant Valentin. En effet, au cours d’une bataille, il a tué son père sans le savoir et il doit subir une pénitence à la saint Alexis, de mendiant sous l’escalier du palais de son père. Il mourra saint. C’est donc à Orson que revient d’assurer le pouvoir et la descendance. Lorsque son épouse mourra, il finira lui aussi ses jours en saint ermite dans la forêt. La constatation qui s’impose concernant la version de Watson porte donc sur le fait que le traducteur a fortement abrégé le texte. En termes quantitatifs et pour avoir une idée de l’importance de ce phénomène d’abréviation, nous avons pu répertorier autour de 650 occurrences d’omissions et de suppressions. Le chiffre est à titre indicatif, destiné à signaler un ordre de grandeur et prend toute sa signification si on le compare à celui des ajouts de la traduction, à peine une centaine. Le contraste est d’autant plus significatif que tous ces ajouts consistent en additions mineures, alors qu’une bonne moitié des omissions ont pour effet une reformulation beaucoup plus synthétique ou de véritables coupes dans le texte, dont certaines, nous le verrons, assez conséquentes. Par ailleurs, la comparaison ne tient pas compte d’interventions ponctuelles qui accentuent la disparité. La moins significative porte sur la panoplie d’adjectifs qui qualifient les personnages de façon récurrente, leurs actions et les lieux où se déroule l’intrigue, nous y reviendrons. Une autre intervention ponctuelle qui va toujours dans le sens d’une réduction du texte, consiste à condenser des énumérations, ceci dans une vingtaine de cas. Parmi ceux-ci, on peut mentionner l’énumération des pays traversés par Pépin pour se rendre au secours de Rome assiégée par les sarrasins et celle des barons qui l’un après l’autre, déclarent vouloir s’engager à le suivre en pèlerinage à Jérusalem ou encore la litanie des qualités de Valentin égrenée par Esclarmonde qui le croit mort, évidemment abrégée dans la traduction 26 . Une autre stratégie récurrente est, dans une quarantaine de cas, l’usage de pronoms pour remplacer des termes 27 . Dans ce type d’incident à portée limitée, le plus intéressant est celui qui affecte l’usage des doublets, systématique dans le texte français au point de constituer un tic d’écriture. S’il est vrai que le traducteur en garde un bon nombre, il en élimine 1580, si notre compte est bon, chiffre que l’on peut opposer à celui de ceux qu’il a ajoutés, à peine plus d’une soixantaine. 26 Valentine and Orson, ouvr. cit., p. 56, 266 et 320 ; Valentin et Orson, f. Ciii v , Oiiii r et Riiii v . 27 On ne constate qu’une seule occurrence où cet usage du pronom entraîne une ambiguïté : le nom de Valentin a été remplacé de telle façon qu’on ne sait plus s’il s’agit de lui ou de son frère (Valentine and Orson, p. 72 ; Valentin et Orson, f. Dii r ). Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle 27 Avant d’entrer dans le détail des omissions qui ont un impact sur le texte, examinons les autres types d’intervention et d’abord celles qui ont été signalées par A. Dickson et B. Hosington 28 . Nous reviendrons sur la transposition dans une quinzaine d’occurrences, du discours direct en discours indirect, car elle affecte la tonalité du texte. Une erreur commise par Watson, celle de ne pas comprendre le « ne » explétif et de le traduire par une négation, fait office de signature car répétée dans King Ponthus et Oliver of Castylle, elle permet de lui attribuer ces deux traductions anonymes 29 . Une autre constante est de traduire « entendre » par « understand ». À ces deux occurrences et à la faute de lecture qui transforme une fuite, « le pays deguerpy », en « lande of Guerpe », on peut ajouter près d’une vingtaine d’autres erreurs 30 . Quelques-unes semblent aussi provenir d’une mauvaise lecture : le port où arrive Valentin compris comme une porte, subitement traduit par subtilement, emprisonner par empoisonner, premièrement par pauvrement 31 . On peut ajouter des passages où l’incompréhension semble porter non sur la lecture mais sur le sens. À la rencontre de l’homme sauvage, c’est le cheval qui manifeste sa peur à sa vue et non Valentin comme l’indique le traducteur, ce qui serait incompatible avec sa vaillance 32 . On observe le même type d’entorse à la logique du récit avec la remarque que les traîtres, Hauffroy et Henry, affrontent Orson pour faire leur devoir ou que la tête d’airain magique censée révéler leur identité aux jumeaux donne des réponses à tout le monde 33 . Une erreur semble émaner de l’inconscient du traducteur, le cri de « saint Georges » qui lui échappe, au lieu de celui de « Montjoie » que l’on attend de la part du roi de France et de son 28 A. Dickson, Valentine and Orson, ouvr. cit., p. xix-xx et B. Hosington, « Henry Watson, ‘Apprentyse’ of London », art. cit., p. 12 et 17. 29 B. Hosington, « Henry Watson, ‘Apprentyse’ of London », art. cit., p. 12. Quatre exemples : 16/ Avii r, 40/ Bv r, 20/ Aviii r et 24/ Bi r. 30 Valentine and Orson, p. 315 ; Valentin et Orson, f. Rii v . 31 Valentine and Orson, p. 239, 214, 301 et 269 ; Valentin et Orson, f. Mviii r , Lv v , Qiiii r et Ov v . Un autre exemple : « hors » de la ville traduit par « without » (Valentine and Orson, p. 221 ; Valentin et Orson, f. Lviii v ). Une série d’incidents dans ce passage laissent supposer un saut dans la lecture : Valentin qui rompt le harnais du dragon qu’il combat et lui déchire la peau de ses ongles devient l’équivalent de « il déchire le harnais avec ses ongles ». Peu d’erreurs grammaticales : l’emploi du pronom masculin pour désigner l’ourse, rectifié dans l’occurrence suivante, et le singulier utilisé pour désigner les ennemis auxquels s’affronte Valentin (Valentine and Orson, p. 37 et 86 ; Valentin et Orson, f. Biiii r et Dviii r ). 32 Valentine and Orson, p. 67 ; Valentin et Orson, f. Cviii r . 33 Valentine and Orson, p. 213 et 140 ; Valentin et Orson, f. Lv v et Gvi r . On peut ajouter le terme « honneur » utilisé pour Rosemonde, la fille d’un roi sarrasin, alors qu’il s’agit de déshonneur (Valentine and Orson, p. 227 ; Valentin et Orson, f. Miii r ) et une erreur sur le nombre de chevaux (id., ibid.). 28 Madeleine Jeay armée 34 . Somme toute, à cette mince récolte d’incidents qui ont échappé à la vigilance du traducteur, on peut conclure au sérieux de son travail et considérer que ses interventions découlent véritablement d’un point de vue sur le texte, de l’orientation qu’il a souhaité lui conférer. Parmi ses interventions et garantes de ce sérieux, notons des corrections apportées au texte, peu nombreuses elles aussi, ce qui témoigne de la qualité de celui-ci, d’autant plus que la plupart sont matière à interprétation. La quasi absence d’erreurs grammaticales à rectifier - un accord à faire, une forme négative à préciser, l’ajout d’une préposition qui manque - est frappante 35 . La vingtaine des autres révisions portent sur le choix d’un terme qui semble plus approprié : préciser que le roi sarrasin Trompart a enlevé Esclarmonde pour sa beauté et non pour sa bonté, corriger « fortunee » en infortunée, comme le sens l’exige ou remplacer la formule clichée « à grant puissance » lorsque le roi de Bretagne rassemble son armée, par la précision plus logique dans le contexte qu’il le fait en grande hâte 36 . On le voit, il s’agit bien de la part de Watson d’interpréter le texte, d’en faire une lecture précise. Les très nombreuses variantes de détail sont sans doute intéressantes dans une perspective microscopique, mais elles ne peuvent être toutes considérées dans l’étude d’un texte aussi long. On peut négliger, car elles sont sans véritable portée, toutes celles, fréquentes, qui affectent la façon dont les personnages sont désignés, accompagnés ou pas d’adjectifs les caractérisant : le bon roi Pépin, les nobles chevaliers, le vaillant chevalier Valentin, etc. L’essentiel des adjectifs ajoutés ou supprimés dans la traduction appartient d’ailleurs à cette catégorie, comme de qualifier le traître de faux, le coursier de rapide, Bellissant de noble ou gracieuse, l’archevêque de traître et faux 37 . On peut noter que le traducteur a tendance à accompagner de façon plus généreuse que le texte, les noms des héros de caractérisations flatteuses ou au contraire injurieuses. Ce type de variante concerne assez souvent des adverbes tels que rapidement ou tendrement qui accompagnent les pleurs versés lorsque arrive un incident douloureux. 34 Valentine and Orson, p. 288 ; Valentin et Orson, f. Pvi r . Noter par ailleurs l’occurrence où Valentin crie : « Montjoye, vive Grece », cri noté tel quel dans le texte (Valentine and Orson, p. 308 ; Valentin et Orson, f. Qvii r ). 35 Valentine and Orson, p. 12, 136, 68 et 294 ; Valentin et Orson, f. Av v , Giiii v , Cviii r et Qi r . 36 Valentine and Orson, p. 188, 326 et 297 ; Valentin et Orson, f. Kii v , Rvii v et Qii r . Dans le contexte où un chevalier s’adresse à une jeune fille, remplacer le doublet stéréotypé « force et puissance » par « grace et puissance » témoigne de cette lecture attentive (Valentine and Orson, p. 271 ; Valentin et Orson, f. Ovi r ). 37 Noter aussi, à propos de Jésus, que la mention peut être faite dans le texte ou dans la traduction qu’il a souffert la Passion pour nous ; son invocation peut ou pas être accompagnée de celle à la Vierge ou de la mention qu’il est tout puissant. Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle 29 Quelques variantes de détail affectent le sens et peuvent valoir la peine qu’on s’y arrête pour une analyse attentive de passages précis. Certaines viennent de l’impossibilité de rendre compte en anglais d’un effet qui n’est possible qu’en français. Ainsi l’omission du mot « chaussure » dans la liste des bienfaits qu’Orson recevra de Valentin, tient peut-être au fait que l’effet stylistique de l’assonance avec celui qui précède, « vesture », ne peut être maintenu en anglais : le terme est remplacé par une formulation générique désignant tout ce qui convient pour vêtir un homme 38 . Appartiennent à cette catégorie, les expressions idiomatiques et les proverbes. Tantôt le proverbe est tout simplement omis 39 , tantôt un équivalent est proposé, par exemple lorsque « necessité fait souvent mauvais marché prendre » devient « necessyte maketh oftentymes a man sell good chepe » 40 . Un cas intéressant est la façon dont Watson contourne l’expression « à l’avantage » pour évoquer la rapidité de l’archevêque à la poursuite de Bellissant. Il « frappe des espérons car il estoit monté à l’avantage » : la traduction le montre qui la suit sur un coursier rapide car c’est l’un des meilleurs de tout Constantinople 41 . D’autres variantes, encore une fois, attestent l’attention portée au texte dans ses détails, ainsi parler de la sainte foi chrétienne comme de « notre » sainte foi, d’ajouter for ever à l’indication que Bellissant sera déshonorée par les avances de l’archevêque ou d’utiliser des pronoms masculins et non féminins dans l’épisode où l’enchanteur Pacolet se déguise en femme 42 . Même si la caractéristique de la traduction est la tendance à l’abréviation, on note un certain nombre d’additions, peu nombreuses toutefois, environ une cinquantaine. Certaines, ponctuelles, n’affectent pas le récit lui-même : ajouter par exemple que l’ourse s’enfuit aussi vite qu’elle peut, qu’Orson entre dans la salle avant de mentionner qu’il se présente au roi, que Valentin remercie Dieu, après avoir indiqué qu’il se recommande à lui ou faire suivre le cri des Français, Montjoie, de « Saint-Denis » 43 . On constate que certaines d’entre elles découlent de la volonté de rendre plus évidente la logique des événements, ainsi la précision que la dame mise à la place de Bellissant dans le lit du roi Pépin et qui donna naissance à Hauffroy et Henry, lui ressem- 38 Valentine and Orson, p. 69 ; Valentin et Orson, f. Di r . 39 Quelques cas : « Il a bon cheval qui tous les autres passe » (Valentine and Orson, p. 296 ; Valentin et Orson, f. Qii r ) ; « il eut de tel pain souppé » : omis, de même que « avoir la colee » (Valentine and Orson, p. 288 ; Valentin et Orson, f. Pvi r ). 40 Valentine and Orson, p. 149 ; Valentin et Orson, f. Hii r . 41 Valentine and Orson, p. 26 ; Valentin et Orson, f. Bi v . 42 Valentine and Orson, p. 44, 15 et 191 ; Valentin et Orson, f. Bvi v , Avi v et Kiii v . Une autre intervention du même ordre, l’addition que c’était la coutume de la ville, à propos du dragon qui dévorait ceux qui lui étaient donnés comme tribut (Valentine and Orson, p. 220 ; Valentin et Orson, f. Lviii r ). 43 Valentine and Orson, p. 34, 74, 88 ; Valentin et Orson, f. Bii v , Dii v , Dviii v . 30 Madeleine Jeay blait beaucoup ou que l’empereur de Grèce fait des cadeaux à l’archevêque plus qu’à nul autre, ce qui attire l’attention sur leur lien privilégié, source de la crise qui va suivre 44 . Quelques additions sont pertinentes par rapport aux données culturelles, par exemple ajouter que la réponse positive de Fezonne à son mariage avec Orson réjouit non seulement le duc son père, mais aussi tous ceux qui sont présents 45 . La note est appropriée dans un contexte culturel où la publicité du mariage est une donnée fondamentale. Ajouter au moment de l’union, qu’ils seront loyaux époux jusqu’à la fin de leur vie, va dans le même sens de la rectitude cérémonielle. Apporter la précision que Valentin offre à la sarrasine Esclarmonde de l’épouser après sa conversion n’est pas non plus anodin dans la logique narrative et culturelle du récit de croisade qui caractérise en grande partie Valentin et Orson 46 . L’essentiel des interventions aboutit, on y a insisté, à un texte plus court et surtout plus condensé à la suite d’omissions mais surtout de la formulation plus synthétique de certains passages où se manifeste la façon dont le traducteur a travaillé. Même si notre propos n’est pas de juger de la qualité d’un texte par rapport à l’autre, mais de mettre à jour l’esprit dans lequel ont été effectuées ces interventions, il faut admettre que si quelques élisions permettent d’éviter des redondances 47 , d’autres ont pour effet de nuire à la logique du récit. On peut en relever une dizaine, sur la cinquantaine de celles qui sont mineures et portent sur des détails. Lorsque Orson indique à Valentin qu’il veut combattre le Vert Chevalier qui a mis au défi tout adversaire de s’opposer à son mariage avec Fezonne, l’indication qu’il est amoureux d’elle n’est pas reprise 48 . Dans le même épisode, la précision est omise que Valentin qui s’était engagé à affronter le Vert Chevalier, fait revêtir ses armes à Orson afin qu’il ne soit pas reconnu 49 . Enfin, à la suite du combat, alors que Valentin part trouver Esclarmonde, la sœur de son adversaire par qui lui sera révélé le secret de son origine, la traduction omet d’indiquer que l’anneau qu’il a donné à Valentin doit lui être présenté comme enseigne de sa part 50 . 44 Valentine and Orson, p. 11, 14 ; Valentin et Orson, f. Av r , Av v . Ajouter que Blandimain, l’écuyer de Bellissant, l’étend sous un arbre alors qu’en fuite dans la forêt, elle prête à accoucher, est plus logique dans la suite du récit (Valentine and Orson, p. 33 ; Valentin et Orson, f. Bii v ). 45 Valentine and Orson, p. 119 ; Valentin et Orson, f. Fv v . 46 Valentine and Orson, p. 141 ; Valentin et Orson, f. Gvi v . 47 Deux exemples caractéristiques : supprimer la précision redondante « obscure qui estoit sans clarté » et que Valentin, pour se rendre à Rome, monte à cheval et se met en chemin (Valentine and Orson, p. 38, 312 ; Valentin et Orson, f. Biiii r , Ri r ). 48 Valentine and Orson, p. 97 ; Valentin et Orson, f. Eiiii v . 49 Valentine and Orson, p. 113 ; Valentin et Orson, f. Fiii r . 50 Valentine and Orson, p. 122 ; Valentin et Orson, f. Fvi v . Parmi les exemples qu’on ne peut mentionner tous, l’omission de noter que le vin présenté au roi par Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle 31 À la fin du roman, alors qu’un chevalier a fait évader Charlot, le fils du roi Pépin, retenu à la cour par les traîtres Hauffroy et Henry, la traduction ne reprend pas l’idée que ceux qui sont envoyés à leur recherche ne les ont pas trouvés parce qu’ils n’avaient pas envie de les prendre et sont allés chercher « a revers du chemin » 51 . Comme nous l’observerons dans l’analyse des procédés de condensation des passages formulés de façon plus synthétique, l’élision d’un détail peut avoir un impact sur l’intensité émotionnelle du texte, par exemple celui de préciser qu’Orson, l’homme sauvage, qui attaque Valentin avec ses ongles, le griffe « jusques à la chair nue » 52 . Parmi ces procédés, nous avons déjà noté la suppression de termes dans une énumération et l’usage d’un pronom pour remplacer un substantif 53 . Voici un exemple qui montre comment le traducteur procède pour condenser un passage, l’arrivée de Pépin à la cour de Constantinople où il pense retrouver sa sœur Bellissant exilée à cause de la fausse accusation de l’archevêque. La culpabilité de ce dernier avait été prouvée à la suite du duel judiciaire avec un marchand témoin de la violence qu’il lui avait infligée 54 . On note la condensation de doublets et la suppression d’adjectifs, mais surtout des omissions : la précision du roi qu’il n’a pas eu de nouvelles d’elle depuis vingt ans, son insistance sur le désir qu’il a de la voir, énoncée au discours direct et, lors du récit de la joute destinée à prouver l’innocence de Bellissant, le consentement de celle-ci à mourir honteusement si son champion échoue, puis la confession de l’archevêque vaincu, le départ en exil de la reine et les sentiments d’amour que son frère lui porte. En fait, on se rend compte que le traducteur évite de répéter des événements qui ont fait l’objet des épisodes précédents, alors que ce type de remémoration est dans le récit médiéval, une procédure narrative courante. C’est ainsi que deux récits sous forme d’analepse sont supprimés : le long exposé par Valentin qui se présente avec son frère à la cour de leur père, des incidents de sa vie depuis qu’il a été trouvé dans la forêt par le roi Pépin et, lorsque Bellissant retourne Rosemonde s’est troublé lorsqu’il a fait le signe de la croix, indication qu’il avait été empoisonné, ou que l’empereur de Grèce et les siens plient leurs bannières et étendards pour mieux ressembler à des sarrasins, détail qui prépare l’épisode où Valentin tue son père parce qu’il ne le reconnaît pas (Valentine and Orson, p. 226, 305 ; Valentin et Orson, f. Mii v , Qvi r ). 51 Valentine and Orson, p. 302 ; Valentin et Orson, f. Qiiii v . 52 Valentine and Orson, p. 69 ; Valentin et Orson, f. Cviii v . 53 On observe l’usage d’un pronom dans une quarantaine de cas, une seule occurrence prêtant à ambiguïté, lorsque le remplacement du nom de Valentin par un pronom a pour effet qu’on ne sait plus s’il s’agit de lui ou de son frère (Valentine and Orson, p. 72 ; Valentin et Orson, f. Dii r ). 54 Valentine and Orson, p. 123 ; Valentin et Orson, f. Fvii r . 32 Madeleine Jeay enfin à Constantinople, le rappel par l’empereur de ce qu’elle a souffert en exil et de sa disculpation par le marchand 55 . Les éléments du récit qui donnent lieu de façon assez systématique à des formulations plus brèves par la suppression de détails, sont les descriptions et les scènes de bataille ou de festivités, comme dans le cas de l’entrée victorieuse des chrétiens à Constantinople 56 . Pour les descriptions, je citerai deux exemples qui contrastent, car ils portent sur la façon d’être habillé, avec la complaisance à décrire du roman courtois. Lorsque Pépin, déguisé en valet, entre au service du roi de Syrie, la traduction se contente d’indiquer qu’il est pauvrement habillé au lieu de reprendre la description de ses pauvres vêtements, de même qu’elle élude celle de la riche robe offerte par Valentin à sa fiancée Esclarmonde 57 . On constate cette pratique dès le premier assaut de Valentin, celui qui le confronte à son frère qui n’est encore que l’homme sauvage : de nombreux détails sont supprimés dans la description de son écu et dans le compte-rendu de l’assaut 58 . Lors d’une confrontation entre le Vert Chevalier et des sarrasins, toute une colonne de texte racontant les incidents de l’affrontement, l’intervention du roi et la bataille généralisée des deux armées, est remplacée par un récit condensé en six lignes 59 . Dans un épisode de combat devant Constantinople, les effets rhétoriques sont atténués avec la suppression d’adjectifs pour souligner la déconfiture des ennemis ou d’hyperboles courantes dans ce type de péripétie, comme de dire que toute la terre était couverte d’hommes en armes et que le nombre de morts atteint plus de cinquante mille 60 . Ce parti pris d’atténuation s’observe aussi dans l’éloge de sa beauté que Valentin fait à Fezonne, dans la démonstration d’affectivité de l’empereur apprenant l’innocence de Bellissant ou dans le discours que le calife fait devant les rois sarrasins Brandiffer et Lucar pour les inciter à faire la paix avec le roi d’Inde afin de s’allier contre les chrétiens 61 . C’est au même effet d’atténuation qu’aboutit l’intervention du traducteur sur les passages qui transmettent le discours d’un personnage. Plusieurs, nous l’avons vu, sont transposés au discours indirect, ce qui affaiblit leur portée émotive, ou abrégés de telle façon que cela produit le même résultat. Le gommage des effets d’émotivité peut être ponctuel, comme dans l’expression de douleur de Bellissant après son exil, évacuée dans la traduction 55 Valentine and Orson, p. 171, 20 ; Valentin et Orson, f. Iiii v , Kviii v . 56 Valentine and Orson, p. 203 ; Valentin et Orson, f. Li r . 57 Valentine and Orson, p. 274, 296 ; Valentin et Orson, f. Ovi v , Qi v . 58 Valentine and Orson, p. 61, 69 ; Valentin et Orson, f. Cv r , Cviii v . 59 Valentine and Orson, p. 131 ; Valentin et Orson, f. Gii r et v . 60 Valentine and Orson, p. 199 ; Valentin et Orson, f. Kvii v . Autres exemples lors de la victoire de Pépin devant la forteresse d’Angorie (Valentine and Orson, p. 87, 257 ; Valentin et Orson, f. Dviii r , Nviii r ). 61 Valentine and Orson, p. 100, 52, 268 ; Valentin et Orson, f. Evi r , Ci v , Ov r . Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle 33 qui se contente de mentionner qu’elle fut bannie de l’empire de Constantinople 62 . On observe la même retenue lorsque Pépin se désole des malheurs des chrétiens assiégés à Rome ou, au départ de Valentin pour combattre l’homme sauvage, dans son échange avec son écuyer à qui il demande de ne pas le suivre, avec les larmes de ce dernier, ou bien encore, dans l’expression générale de douleur à la nouvelle de la perte d’Esclarmonde 63 . Les marques d’emphases sont éludées : dans l’accueil par le duc Savary d’Orson, vainqueur du Vert Chevalier, dans la tirade, largement tronquée, de Blandimain, l’écuyer de Bellissant, à Pépin où il l’exhorte, comme le roi le plus puissant de la chrétienté, à venger sa sœur qui a été accusée à tort par l’empereur de Grèce, dans l’omission de la deuxième partie de l’exhortation d’Orson à Valentin, que beaucoup sont morts au combat, qui ne seront pas pleurés 64 . Deux tirades omises par le traducteur sont remarquables dans la mesure où, tout en confirmant le parti pris de condensation, notamment lorsqu’il s’agit de discours directs, elles ont un impact sur le récit. Elles se situent toutes deux au moment où le roi Pépin part en pèlerinage à Jérusalem. La première est sa longue exhortation à ses troupes au moment du départ, qui semble nécessaire pour les stimuler à entreprendre le voyage. La seconde est, dans l’échange entre le roi et ses deux fils, Hauffroy et Henry, qui vont le trahir, la suppression des promesses qu’il leur fait et, en aparté, l’engagement du traître Hauffroy qu’il fera tout pour s’emparer du royaume de France 65 . Par la suite, dans la discussion entre ce dernier et le roi sarrasin Brandiffer pour fomenter la trahison, de nombreux détails sont omis dans leurs propos 66 . On terminera la revue des omissions et stratégies d’abréviation du texte par la séquence finale, largement tronquée. Cela commence par l’élision du plaidoyer de Bellissant à l’intention d’Esclarmonde afin qu’elle obéisse aux instructions des lettres qui ont été apportées de la part d’Orson et du Chevalier Vert, mais qui sont en réalité des faux forgés par le roi de Hongrie qui veut épouser la jeune femme : elles annoncent que son époux Valentin est mort et qu’elle doit se remarier 67 . Puis la suppression, dans la réponse d’Esclarmonde, que si elle finit par consentir, c’est pour complaire à Orson et au Vert Chevalier. Par la suite, le dénouement de cette crise est élagué de bien des détails dont certains utiles à la logique narrative : les instructions de l’ange qui apparaît à Valentin afin de lui permettre de rétablir la vérité au sujet de sa prétendue mort, lui demandant de revêtir les vêtements de 62 Valentine and Orson, p. 32 ; Valentin et Orson, f. Bii r . 63 Valentine and Orson, p. 56, 67, 201 ; Valentin et Orson, f. Ciii v , Cvii v , Kviii v . 64 Valentine and Orson, p. 117, 122, 309 ; Valentin et Orson, f. Fiiii v , Fvi v , Qvii v . 65 Valentine and Orson, p. 266 ; Valentin et Orson, f. Oiiii r . 66 Valentine and Orson, p. 270 ; Valentin et Orson, f. Ov v . 67 Valentine and Orson, p. 320 ; Valentin et Orson, f. Rv r . 34 Madeleine Jeay pèlerin, bourdon et écharpe, donnés par un autre ange qu’il rencontrera hors de la ville, puis de retourner au palais ainsi déguisé. La traduction supprime ensuite des données sur les enfants d’Orson qu’il a confiés au Vert Chevalier afin de terminer sa vie en ermite : qu’ils ont été bien instruits, ont bien gouverné leurs royaumes et terres qui sont énumérés, ont été aimés de leurs sujets et que cela est raconté dans les chroniques. Cette résolution finale du roman omet également l’intervention de clôture du narrateur disant qu’il n’en sait pas plus et qu’il prie celui qui a souffert la passion de donner la gloire éternelle à ceux qui écouteront ce livre. Le traducteur mentionne seulement que les fils d’Orson ont fini leurs jours glorieusement et sont entrés dans la gloire éternelle à laquelle nous convie celui qui est mort sur la croix 68 . La suppression de cette dernière intervention du narrateur est conforme à ce qu’on peut observer dans l’ensemble de la traduction, où sont presque systématiquement coupés les transitions de régie, les ponctuations de conteur du type en « celuy temps que je vous compte » 69 , les commentaires sur l’action. Deux exemples illustrent la position du traducteur face à ce type de formule. Le premier clôt la noce de Fezonne et d’Orson, où la cheville « le racompter seroit chose moult longue », est remplacée par une précision qui s’intègre au récit, l’idée qu’il n’y en eut jamais une semblable dans la ville 70 . Le second montre la répugnance de Watson à laisser se manifester la voix propre du narrateur : l’intervention de régie à la première personne, « comme devant j’ay mention fait », est traduite par une forme impersonnelle », « as sayd is » 71 . L’analyse des changements apportés par le traducteur se terminera avec ceux qui concernent les épisodes où figure l’enchanteur Pacolet et ses pouvoirs magiques, eux aussi fortement atténués, ainsi que l’avait constaté Arthur Dickson. La tendance à condenser le texte s’y manifeste, par de nombreuses omissions, plus fréquentes, plus denses que dans le reste de la traduction, notamment dans les passages où il dialogue au discours direct avec un autre personnage. C’est le cas par exemple de l’échange avec Esclarmonde, la fiancée de Valentin, à la suite de sa trahison par Ferragu, qu’il n’a pas été capable de prévenir 72 . À deux reprises, on observe la condensation d’une séquence narrative dans laquelle il est impliqué. La première se situe au moment où Pacolet se fait passer pour le « dieu Mahomet » afin de tromper le roi d’Inde et s’emparer de lui ; la seconde peu après, lorsque Hauf- 68 Valentine and Orson, p. 327 ; Valentin et Orson, f. Rvii r . 69 Valentine and Orson, p. 255 ; Valentin et Orson, f. Mii r . 70 Valentine and Orson, p. 167 ; Valentin et Orson, f. Ii v . 71 Valentine and Orson, p. 233 ; Valentin et Orson, f. Mv r . 72 Valentine and Orson, p. 150 ; Valentin et Orson, f. Hii v . Traduire des romans français en Angleterre au début du XVI e siècle 35 froy rejoint l’empereur de Grèce et le Vert Chevalier dans la prison où ils sont détenus, puis la tentative de Valentin et de Pacolet pour pénétrer dans le château et les délivrer 73 . De toute évidence les manifestations du pouvoir de l’enchanteur dérangent Henri Watson, comme elles ont fini par perturber Valentin à qui il avait transmis son livre d’art magique. À l’issue de ce trop rapide examen du travail du traducteur, on constate que la traduction témoigne d’un changement de paradigme dans les procédés narratifs, qui conduit nombre de décisions prises. L’accent est mis sur le récit lui-même, la succession des aventures, au détriment des aspects auxquels pouvait se complaire le roman chevaleresque, descriptions, batailles, discours. Ce changement dénote certainement une modification des attentes du lecteur moins attaché à la tonalité affective du texte et de ce fait moins porté à se sentir impliqué dans une interaction avec le narrateur. D’où d’une part, l’atténuation des marqueurs d’ordre rhétorique désormais considérés comme des longueurs et de l’autre, la tendance à supprimer les remarques ou adresses au lecteur, qu’elles soient de régie ou pour jalonner la lecture. C’est dans cette mutation du goût que s’inscrit Arthur Dickson lui-même, comme on peut le constater à son évaluation positive des efforts d’Henri Watson pour éliminer ce qui peut ralentir la progression de l’histoire. 73 Valentine and Orson, p. 263 à 265 ; 272-273 ; Valentin et Orson, f. Oii v à Ovi r ; Ovi v - Ovii r . Œuvres & Critiques, XXXVI, 1 (2011) Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime : De la Cárcel de amor à la Prison d’amour Irene Finotti Pendant ces dernières années plusieurs travaux 1 ont remis en valeur un mouvement qui au XVI e siècle a fait circuler en Europe les romans sentimentaux espagnols. Si le passage de ces textes en Italie a souvent constitué une étape fondamentale pour leur diffusion 2 , c’est en France que ces romans ont subi le plus grand nombre d’évolutions, en passant par des remaniements de différentes nature et origine. Nous avons montré ailleurs 3 la part d’originalité qui revient au Jugement d’amour par rapport à sa source directe (la version italienne, Historia de Isabella et Aurelio) et indirecte (l’espagnol, Grisel y Mirabella) ; on a pu également évaluer l’innovation opérée par le deuxième traducteur français de ce roman (Gilles Corrozet, Histoire d’Aurelio et d’Isabel), à la fois autonome et dépendant de ses deux modèles, la première traduction française et le texte italien 4 . La situation de La Prison d’amour, qui retiendra ici notre attention, est encore plus compliquée : la circulation du roman de Diego de San Pedro à travers des pays et des cultures qui n’étaient évidemment pas visés par son auteur ne comporte pas seulement des traductions de la langue d’origine, mais bien d’autres modifications significatives. 1 Véronique Duché-Gavet, Si du mont Pyrenée / N’eussent passé le haut fait…, Paris, Champion, 2008 ; Ead., « Le tristement de cueur que je sentoye… La novela sentimental et son adaptation en France », Regards sur la fiction sentimentale, Œuvres et Critiques, XXX, 1, 2005 ; Mathilde Thorel, ‘Langue translative’ et fiction sentimentale (1525-1540). Renouvellement générique et stylistique de la prose narrative, thèse de doctorat sous la dir. de M.-H. Prat et M. Huchon, Lyon III, 2006 ; Diego de San Pedro, La Prison d’amour (1552), éd. Véronique Duché-Gavet, Paris, Champion, 2007 ; Jean Beaufilz, Jugement d’amour, éd. Irene Finotti, Paris, Classiques Garnier, 2009. 2 Cf. Duché-Gavet, Si du mont Pyrenée…, op. cit., pp. 68-71 ; Irene Finotti, « Le Jugement d’amour (1529) et l’Histoire d’Aurelio et d’Isabel (1546) : un succès d’origine italienne pour un roman d’origine espagnole », Le Moyen Français, 66, 2010, pp. 47-59 ; et le répertoire de Jean Balsamo, Vito Castiglione Minischetti, Giovanni Dotoli (éds.), Les traductions de l’italien en français au XVI e siècle, Fasano - Paris, Schena - Hermann, 2009. 3 Jean Beaufilz, Jugement d’amour, éd. cit., pp. 112-144. 4 Ibidem, pp. 85-99. 38 Irene Finotti Nous nous concentrerons sur un aspect qui touche en quelque sorte à la charpente du roman, à savoir les variantes dans les lettres que les deux amants, protagonistes de l’histoire, échangent entre eux et avec d’autres personnages. Cela nous permettra de commencer à déceler certains rapports de dérivation entre les différents témoins du roman français, avec leurs imbrications et connexions souvent complexes : cette analyse représente l’étape préliminaire à l’édition critique de La Prison d’amour de François Dassy, que nous espérons pouvoir offrir un jour. De l’espagnol au français Dans la Cárcel de amor de Diego de San Pedro (1492) 5 , la relation de Leriano et Laureola commence, s’épanouit et s’achève à travers des lettres (au nombre de 7) livrées par un messager, le narrateur même. La communication entre Leriano et son rival en amour, Persio, passe aussi par deux épîtres, et c’est encore par ce moyen que Laureola demande la grâce au roi son père 6 . Du point de vue thématique donc, des lettres amoureuses alternent avec d’autres moins intimes 7 . Le roman, comme l’on sait, fut traduit en italien par Lelio Manfredi avant 1514 (date de la première édition du Carcer d’amore) 8 ; pour ce qui est 5 Imprimée à Seville, par Juan Pegnitzer de Nuremberg, Magnus Herbst, Thomas Glockner et Jacobo Cromberger (Madrid, Biblioteca Nacional, I-2134). Nous nous sommes servie de l’édition critique de Carmen Parrilla, Barcelona, Crítica, 1995. 6 L’artifice épistolaire n’a rien d’original ; au contraire, il constitue l’un des traits constants de la novela sentimental en Espagne à partir d’environ 1440 (année de la composition du Siervo libre de amor de Juan Rodríguez del Padrón). Pour plus de détails sur ce sujet nous renvoyons à : Charles E. Kany, « The beginnings of the epistolary novel in France, Italy and Spain », Modern Philology, XXI, 1937, pp. 1-158 ; Françoise Vigier, « Fiction épistolaire et novela sentimental en Espagne aux XV e et XVI e siècles », Mélanges de la Casa Velazquez, XX, 1984, pp. 229-259. Plusieurs études portent sur le rôle et l’esthétique du « Proceso de cartas » dans la Cárcel de amor : Ivy A. Corfis, « The Dispositio of Diego de San Pedro’s Cárcel de amor », Iberoromania, XXI, 1985, pp. 32-47 ; Sol Miguel-Prendes, « Las cartas de la Cárcel de amor », Hispanóphila, CII, 1990, pp. 1-22 ; Véronique Duché-Gavet, « La plume du chagrin : les épîtres de Diego de San Pedro », La Rhétorique épistolaire sous l’Ancien Régime. De la théorie aux pratiques, éd. Claude La Charité (à paraître). Le roman français ne ressent pas moins que l’espagnol l’influence du genre épistolaire : cf. Laurent Versini, Le roman épistolaire, Paris, PUF, 1998. 7 Nous ne nous intéressons pas ici à l’épître dédicatoire, qui pose des problèmes différents que nous examinerons à part. 8 Faite à Venise par Zorzi di Rusconi (Venise, Biblioteca Nazionale Marciana, Misc. Var., T. CLXVI 2372). Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime 39 de la technique de traduction, on constate, d’après l’éditrice moderne du texte italien, un preciso orientamento intellettuale che, nel rapporto col testo-modello, si esplicita nel criterio della sostanziale fedeltà, non però intesa nel senso di pedissequa traslitterazione, bensì indirizzata a un risultato globale qualitativamente molto apprezzabile 9 . Selon notre propre collation des morceaux qui nous intéressent - les dix lettres -, les variantes du texte italien sont tellement négligeables qu’on pourrait parler d’une véritable dévotion au modèle. Une tout autre approche, moins respectueuse du texte-source, caractérise la version de François Dassy, « translate[e] dudit ytalien en nostre vernacule et familiere langue françoise » 10 . Au cours de la transmission de La Prison d’amour, les dix lettres subissent des manipulations plus significatives 11 . La traduction française de La Prison d’amour selon le ms. P1 12 se démarque de la rédaction de Lelio Manfredi sur le plan du style, qui reflète les clichés de la prose française de la Renaissance et qui aboutit à un enrichissement, surtout lexical, s’opposant à de rares suppressions. Les couples coordonnés envahissent le texte : au total, dans la version française des épîtres on en relève environ soixante-dix de plus que dans la source italienne. Dans le même but d’ornementation et d’accumulation, souvent des adjectifs ou des adverbes précisent et modulent le texte ; parfois il s’agit de syntagmes plus articulés ou de très brèves propositions, sans que les modifications introduites touchent le sens. La syntaxe aussi s’enrichit par l’emploi de tours plus complexes. Ce n’est qu’exceptionnellement que Dassy abrège le texte italien, en général en supprimant un mot ou un syntagme qui, à eux seuls, n’arrivent évidemment pas à compenser les effets produits par des ajouts constants. En conclusion, au moins pour ce qui concerne les lettres, nous n’avons remarqué que quelques variantes formelles 13 . De la prose à la rime Élargissons maintenant notre champ d’analyse à tous les témoins de La Prison d’amour. Dans un laps temporel vraisemblablement très court ce 9 Càrcer d’amor. Carcer d’amore. Due traduzioni della ‘novela’ di Diego de San Pedro, éds Vincenzo Minervini - Maria Luisa Indini, Fasano, Schena, 1986, p. 139. 10 Lettre dédicatoire (Paris, BnF, nouv. acq. fr. 7552, f. 2v°). 11 Cf. infra. 12 Cf. infra. 13 Une analyse plus détaillée du style traductif fera l’objet d’une étude spécifique. 40 Irene Finotti roman a joui en France d’un énorme succès, confirmé par le nombre des manuscrits et des éditions parvenus jusqu’à nous. Nous comptons à ce jour 11 manuscrits 14 : P1 : Paris, BnF, nouv. acq. fr. 7552. Il s’agit selon toute probabilité du manuscrit autographe de François Dassy. Son nom et celui de la dédicataire (Jacquette de Lansac, veuve d’Alexandre de Saint-Gelais, chamberlain de Louis XII) apparaissent en rouge dans un acrostiche de huit vers au dessous d’une modeste miniature représentant l’auteur qui offre un livre à une dame. P2 : Paris, BnF, fr. 24382. P3 : Paris, BnF, fr. 2150. Il porte le titre de Carcer d’amour 15 . Ce manuscrit pourrait avoir été réalisé pour Marguerite d’Angoulême, sœur de François I er , vers 1527 16 . Ch : Chantilly, Musée Condé, ms. 679. O : Oxford, Bodleian Library, ms. Rawl. D. 591. Manuscrit lacunaire, aux armoiries de Françoise d’Alençon, femme de Charles de Bourbon ; il est enrichi d’enluminures en style parisien des années 1520. G1 : Genève, Fondation Martin Bodmer, ms. 149. G2 : Genève, BGE - Bibliothèque de Genève, ms. fr. 186. N1 : New York, Hispanic Society of America, 706. N2 : New York, Hispanic Society of America, 705. A : Paris, Arsenal, ms. 3352. Manuscrit inachevé. B : Berkeley, University of California, BANC MS UCB 178. Texte raccourci à la fin. Bien que vieillie et dépassée sur certains points - notamment le nombre des manuscrits -, l’étude de Myra Dickman Orth contient quelques informations utiles sur l’origine et la datation des exemplaires qu’elle connaissait 17 . Puisque au début du XVI e siècle François Dassy était au service de Louise de Valentinois, fille de Cesare Borgia et de Charlotte d’Albret, il ne paraît pas 14 La recensio des témoins de La Prison, déjà mise à jour en 2007 par Véronique Duché-Gavet lors de son édition de la version bilingue du roman par Gilles Corrozet - tradition ultérieure que nous ne prenons pas en compte ici -, peut être aujourd’hui augmentée et précisée. 15 L’attribution de ses belles enluminures à Godefroy le Batave a été démentie par Myra Dickman Orth, « The Prison of Love : A Medieval Romance in the French Renaissance and its Illustration (B.N. MS fr. 2150) », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 46, 1983, pp. 211-221, 217-221. 16 Cf. ibidem. En outre, comme d’autres manuscrits ayant appartenu à la famille royale à l’époque de François I er , P3 a fait partie de la collection de Mazarin. Il correspond au n. 2006 de l’inventaire des manuscrits de la Bibliothèque Mazarine, passés à la Bibliothèque du Roi en 1668. 17 À l’époque de son article (ibidem), sept manuscrits seulement avaient été recensés : P1, P2, P3, Ch, O, G1, B. Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime 41 étonnant que plusieurs manuscrits de La Prison aient été conçus pour des nobles de l’entourage de François I er , lié aux d’Albret par sa sœur Marguerite de Navarre et aux Borgia par sa femme Claude de France, belle-sœur du fils de Lucrezia Borgia. Orth fait aussi remonter tous les manuscrits à la période 1525-1528. Des éditions commencent à paraître dès 1525 et circulent donc au même moment que les manuscrits, lorsque Antoine Couteau imprime pour la première fois La Prison d’amour à Paris pour le libraire Galliot Du Pré ; il s’agit de l’exemplaire DuP1 : Paris, Arsenal, 8 B.L. 29578. L’année suivante déjà, une deuxième édition sort des mêmes presses pour le même libraire ; on en conserve 4 exemplaires, avec des variantes 18 dépendant de tirages successifs, que nous réunissons sous le sigle DuP2 : Paris, BnF, Rothschild, IV.5.7 Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Lm 875a Paris, BnF, RES Y 2 2350 Londres, BL, 33.f.1. Trois autres éditions 19 , remontant aux années immédiatement successives, ont été répertoriées ; elles reproduisent apparemment le texte de DuP2. Bon : Chantilly, Musée Condé, III-F-064. Vienne, ÖNB, 39.K.37. 21 mai 1527, Paris, [Antoine Bonnemere] Arn : Paris, BnF, RES Y 2 866 Grenoble, BM, F.7292. 11 avril 1528, Lyon, Olivier Arnoullet. Ser : Chantilly, Musée Condé, III-C-037. 1533, Paris, [Pierre Sergent] Une collation des lettres dans les 13 témoins examinés 20 montre qu’après l’effort initial de traduction du toscan au français par François Dassy, à un certain point de la transmission une main expérimentée a ‘traduit’ de prose en rime toutes les épîtres du roman. Ni la source espagnole, ni le texte italien n’avaient osé une telle opération. En effet, si l’insertion de morceaux poétiques dans les novelas sentimentales espagnoles n’a rien de surprenant - d’ailleurs, Diego de San Pedro et Nicolas Nuñez étaient connus aussi comme poètes -, dans le cas de notre roman l’initiative est seulement française. Du reste, en France aussi des 18 À remarquer surtout que l’exemplaire dans la collection Rothschild et celui de Wolfenbüttel portent une datation fautive dans le colophon (6 mars 1525 au lieu de 1526). 19 Pour l’instant, nous n’avons pas pu examiner dans le détail ces éditions. 20 P1, P2, P3, Ch, O, G1, G2, N1, N2, A, B, DuP1, DuP2. 42 Irene Finotti pièces de formes très variées s’insèrent à la même époque dans la Déplourable fin de Flamete, la Penitence d’amour, le Débat des deux gentilshommes, la Complainte que fait un Amant, ainsi que dans le Petit Traité de Arnalte et Lucenda, traduction du roman de Diego de San Pedro 21 . C’est sur le passage des lettres de prose en rime que nous voulons nous arrêter, en raison aussi du fait qu’il a connu plusieurs stades dont nous essayerons de retracer les grandes lignes. Le processus semble avoir connu quatre phases : - Lettres en prose (mss. P1, P2, O, G1, G2, A, B). - Version en rime (mss. P3, N2, Ch et édition DuP1). - Épîtres en prose suivies de la rédaction en vers (N1). - Sept lettres en prose et trois en vers (DuP2). Pour une première collation Deux constatations nous permettent de croire que la rédaction originale de La Prison d’amour contenait les épîtres en prose : d’une part, P1 est un autographe du traducteur François Dassy ; deuxièmement, la source italienne ne présente qu’une rédaction en prose. Aucun des copistes transmettant la prose - nous ne considérons pas en ce moment N1 - n’a eu l’audace de s’éloigner significativement du texte de Dassy. Les transformations introduites par P2, O, G1, G2, A et B correspondent en général à des variantes lexicales, des additions/ suppressions de pronoms sujet, des variations des temps verbaux, de petites suppressions, des inversions, à l’introduction ou à l’amendement de fautes 22 . La question devient beaucoup plus complexe quand on essaie de déterminer l’origine de la rédaction versifiée 23 . La conjecture la plus simple attend pour l’instant une confirmation : on serait amené à penser que N1, transmettant les lettres en prose suivies de celles en vers, constitue le trait d’union entre les deux rédactions. En effet, dans ce manuscrit, beaucoup moins soigné que la plupart des autres, sans enluminures ni ornements d’aucun genre, copié dans une graphie petite et nullement élégante, la ‘mise en rime’ suit immédiatement la rédaction en prose comme dans un exercice de traduction. Ce qui n’est pas à négliger dans notre perspective ce sont les rubriques des missives ; par exemple, la Lettre de Leriano a Laureolle est immédiatement suivie de Ladicte lettre traduite 21 Cf. Duché-Gavet, Si du mont Pyrenée…, op. cit., p. 231. 22 Il est pourtant risqué d’essayer d’établir des parentés uniquement sur la base de la collation des lettres. 23 Une succession de décasyllabes à rime plate. Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime 43 en ryme 24 : le copiste/ remanieur ne se limite pas à juxtaposer les deux versions ; il souligne que la lettre en vers n’est qu’une ‘réplication’ de celle en prose, mais surtout, en parlant de ‘traduction en rime’, il établit un rapport de dérivation. Mais pourquoi N1 s’engage-t-il dans ce type d’opération ? Et surtout, est-ce vraiment le copiste de ce manuscrit qui prend l’initiative de translater les lettres ? Dans ce cas N1 ne pourrait-il pas avoir été conçu comme une sorte de brouillon, pour aboutir enfin à une rédaction ‘en vers’ à confier à un manuscrit de luxe ? Contre cette hypothèse on doit opposer les nombreuses lacunes d’un ou plusieurs vers : si la traduction en rime n’est pas à attribuer à N1, celui constituerait alors une copie contaminée, dans la mesure où le texte en prose et les épîtres en vers pourraient venir de deux sources différentes. On ne peut pas exclure non plus que la contamination se soit produite plus haut dans le stemma, dans un exemplaire perdu. De toute façon, seule une collation complète du roman pourra peut-être résoudre l’énigme de la première rédaction en rime. À l’état actuel, et dans les limites de cet article, l’examen de quelques lieux significatifs nous permettra au moins d’avancer des hypothèses de regroupements. En effet, deux familles se dessinent à l’intérieur de l’ensemble transmettant la rédaction versifiée. Des fautes et des variantes communes réunissent N1 et N2 d’un côté, P3, Ch et DuP1 de l’autre. En considérant ces mêmes variantes, nous avons essayé de comprendre laquelle des deux rédactions est la plus proche de la source en prose. Nous reproduisons ici le début de la première lettre de Leriano à Laureolle dans les versions en prose de P1 et en vers de N1 et de P3. Les leçons isolant les deux familles représentées par N1 et P3 sont soulignées, tandis que les deux seules variantes significatives entre la prose et les vers sont en italiques 25 . P1 en prose (François Dassy) Si telles raisons avoye pour te escripre que j’ay pour te aymer, sans timeur ni crainte m’enhardiroye le faire, mais au penser et sçavoir que t’escrips la plus part de mon sens se tourbe et se pert mon entendement et memoire. Et pour ceste cause, premierement que mettre la main et plume en oeuvre, me trouvay en grandes confusions et pensemens : ma foy me disoit que 24 D’autres exemples : Lectres de Leriano a Laureolle/ Seconde lectre traduicte en rime de Leriano a Laureolle ; Lectres de Loreolle a Leriano/ Autre lectre de Laureolle a Leriano traduicte en rime ; Lectres de Perseo a Leriano/ Lectre de Perseo a Leriano traduicte en rime ; Responce de Leriano/ Responce de Leriano a Perseo traduicte en rime… 25 Dans les citations, je distingue i/ j et u/ v, résous les abréviations, modernise la ponctuation ainsi que l’usage des majuscules ; j’introduis la cédille et l’accent aigu sur e tonique final. 44 Irene Finotti osasse hardiment, et ta grandesse au contraire me disoit que je craignisse et doubtasse. En l’un trouvoye esperance et en l’autre desperation. En la fin deliberay cecy, mais malheur a moy qui commançay de bonne heure a me douloir et tarde trop a me plaindre. Pour ce que en tel temps suis venu que, si aucune grace t’avoys merité [sic], n’ay en moy chose visve pour la sentir, si non ma foy seulle. Le cueur est sans force, l’arme sans pouoir et le sens sans memoire. Toutesfoys, si tant de mercy te plaisoit me faire que a ceste presente me voulusses faire responce, la foy avec tel bien pourroit souffire pour restituer les autres parties par toy amorties et destruictes. Trop me repute coulpable te demandant guerdon sans t’avoir faict service […] (f. 20r°/ v°). 26 N1 (N2) P3 (Ch, A) Si cause telle avoye de t’escripre Si raison telle avoye de t’escripre Qu’ay pour t’aimer, sans nulle craincte ou ire Qu’a [sic] de t’aymer, sans nulle craincte ou ire Auroye assez ardiesse a ce faire ; De bien le faire auroye hardiesse ; Mais au sçavoir que t’escriptz, en l’affaire 26 Mais en pensant qu’escry pour toy sans cesse Mon sens se trouble et pers l’entendement. Mon sens se trouble et perdz l’entendement. Pour ceste cause, aures premierement Pour ceste cause, ores premierement Que comançasse et que ma plume prandre, Que commançasse et que ma plume prande, Je me trouvay en confussion grande : Je me trouvay en confusion grande : La mienne foy me disoyt que je osasse, La mienne foy me disoit que j’osasse, Et ta grandeur me disoyt que doubtasse ; Et ta grandeur me disoit que doubtasse ; En l’une assez je trouvoye esperance, En l’une assez je trouvay esperance, Et l’autre aprés toute desesperance, En l’autre aprés toute desesperance, Et en la fin deliberay cecy. Et en la fin deliberay cecy. Mays mal a moy que commançay ainsi Mais mal a moy que commençay ainsi 26 Auroye… l’affaire : il s’agit d’un lieu problématique ; N2 donne une variante évidemment fautive et contaminée (De bien le faire auroye hardiesse/ La hardiesse auroye de le faire/ Regardant que escripz par toy sans cesse/ Mais au scavoir que tescriptz en cest affaire) ne correspondant ni à N1 ni au groupe P3/ Ch/ A. Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime 45 Trop de bonne heure a souffrir sans me faindre, Trop de bonne heure a souffrir sans me faindre, Et tard de moy lamenter et me plaindre ; Et tard de moy lamenter et me plaindre, <…> Pource que suys a ung tel temps venu <…> Que, si loyer de toy aulcun congneu <…> Je meritoys, n’est chose vifve en moy <…> Pour la sentir sinon la mienne foy. Le cueur demeure et est sans force aulcune, Le cueur demeure et est sans force aulcune, Mon ame aussi sans puissance nesune, Mon ame aussi sans puissance nesune, Et sans memoyre est le mien jugement. Et sans memoire est le mien jugement. Pour quoy, si grace ou tant d’alegement Par quoy si grace et tant d’aleigement Me voulloys faire en ce qu’a ces propos Me vouloys faire en ce qu’a ces propos Te pleust respondre, ores pour mon repos Te pleust respondre, ores pour mon repos La foy pourroye [sic] souffrir avec tel bien La foy pourroit suffire avec tel bien Pour restablir les autres pars tresbien Pour restaurer les aultres partz tresbien Qu’as tant destruictz. Beaulcoup je m’encoulpe en ce Qu’as tant destruictz. Je m’encoulpe trop certes Te demander aulcune recompence De demander a toy quelques dessertes Sans t’avoir faict service a mon devoir […] (ff. 55-56). Sans t’avoir fait service a mon devoir […] (f. 19v.) Une collation si partielle n’amène certainement pas à des conclusions sûres : P3, Ch et DuP1 semblent être plus fidèles à la prose (et encore sur des bases instables), mais nous ne pouvons pas exclure que les deux familles dérivent séparément d’une même source en vers non conservée. Il faut de toute façon relever un aspect matériel de P3 : non seulement la graphie des épîtres en vers apparaît plus proche d’une écriture humaniste et l’encre plus claire que dans le reste du texte, mais encore, toutes les lettres versifiées, ainsi que les chapitres qui les suivent, commencent dans une 46 Irene Finotti nouvelle page, ce qui laisse deviner que des espaces blancs avaient été prévus pour l’insertion des vers. Si donc les lettres ont été copiées après la transcription des parties en prose, ne pourrait-on pas supposer que ce manuscrit est bien le premier dans lequel s’opère la réécriture en vers ? Cependant, au sein du groupe P3/ Ch/ DuP1, Ch se démarque des deux autres témoins par des leçons singulières, mais que nous n’osons pas traiter d’innovations. Est-ce Ch qui recompose presque entièrement les vers des épîtres 5, 8, 9 et 10 ou bien est-ce la sous-famille P3/ DuP1 (en accord dans ce cas avec N1 et N2) ? Un extrait de la lettre de Leriano à Perseo peut aider à mesurer le travail de réécriture mis en œuvre par un de ces copistes 27 . Ch P3 (DuP1) O Perseus, certes mon infortune O Perseus, la malheureté mienne Plusgrand seroit que ta faulce importune Plusgrand seroit que la malice tienne, Et maulvaisté, si la coulpe et le vice, Si celle coulpe ores, que tu me imputes Qu’ainsi a tort me imputes par malice, Par maulvaistié et par lectres disputes, Ne te donnoit peines dont fault que herites Ne te donnoit la peyne ou fault que herites Que par justice et a droict tu merites. Que par justice et a droit tu merites. Si aussi bon et saige eusses esté Si saige autant feusses comme meschant, Comme maulvais, pour avoir evité Pour tel peril fuyr estre taschant, Ung tel peril, premier debvoys sçavoir Premier debvoys la mienne intention L’intention de moy et bien la veoir. Sçavoir au vray qu’en telle invention Mais ad ce que hor de toy je puys congnoistre. Juger mes faictz. Mais ad ce qu’a present Plus cure as eu de ressembler bon estre Congnoys de toy, plus cure euz toy taisant Par fiction que de l’estre en effect. De sembler bon que de l’estre en effect. Moy te tenant certain amy parfaict, Moy te tenant certain amy parfaict, Avecques toy seurs je communicquaye Communiquoye a toy toutes mes choses, 27 Dans ce cas, l’italique souligne les leçons communes. Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime 47 Tot mon affaire au mieulx comme uny que aye [sic] ; Mais a cela que veoy que te disposes, Et toutesvoyes suyvant nostre aliance, En ta vertu me fioys comme bon, En ta vertu j’avoys toute fiance, Et tu usas de ta condition (ff. 39n). Et tu usoys de ta condition (f. E1r°). La parenté entre les deux familles (Ch et P3/ DuP1) est évidente même dans ces parties révisées : les quelques vers ou mots communs le prouvent. Toutefois, on ne peut pas exclure que le remanieur connaisse aussi la prose et qu’il s’en serve dans son travail. Les raisons de cette réécriture demeurent obscures : initiative personnelle ? Un modèle peu lisible ? Reste à aborder la dernière étape de la manipulation des épîtres de La Prison d’amour, celle qui concerne les éditions imprimées à partir de 1526. Bon, Arn et Ser semblent ne pas poser de problèmes puisqu’ils proposent le même texte que DuP2. C’est en effet ce dernier qui s’impose à notre attention. Il surprend d’abord à cause de sa composition hybride : 7 lettres en prose - les premières - et 3 (l’invocation de Laureolle à son père et l’ultime échange entre les protagonistes) en rime, selon une logique qui nous échappe. Ce choix est d’autant plus surprenant que l’imprimeur (Antoine Couteau) et l’éditeur (Galliot Du Pré) de DuP2 sont également ceux de DuP1, publiant sous la protection du même privilège de la durée de deux ans. Encore une fois nous comptons sur la collation complète pour comprendre comment Galliot Du Pré a travaillé, s’il possédait ou connaissait des manuscrits ; enfin, pourquoi à un an d’écart seulement il a donné deux éditions distinctes dans le texte et composées avec des matériels différents. Conclusions Ce travail, qui ne prétendait nullement être exhaustif, a permis de débrouiller les premiers gros nœuds du réseau de relations qui s’observent entre les témoins de La Prison d’amour. Comme nous l’avons souligné plusieurs fois, si on aboutit à des conclusions définitives, ce sera seulement après une collation totale et détaillée du roman dans tous les témoins connus. À ce moment-là, il sera intéressant d’analyser les techniques stylistiques que le passage de la prose à la rime, moins fréquent que la transformation inverse, implique. Les données que nous avons recueillies nous permettent de conclure en avançant deux hypothèses : le roman de François Dassy, comme l’original espagnol, a été tellement bien accueilli par le public français que des remanieurs - copistes, éditeurs - l’ont exploité selon leurs envies, goûts, 48 Irene Finotti nécessités. Nous ne sommes pas moins séduite par la possibilité que ces renouvellements au sein des épîtres de La Prison représentent des étapes successives d’un travail mené par le même François Dassy. Sigle Localisation éd. Lettres en prose Lettres en vers 7 lettres en prose + 3 lettres en vers P1 Paris, BnF, nouv. acq. fr. 7552 ms. autographe X P2 Paris, BnF, fr. 24382 X P3 Paris, BnF, fr. 2150 X Ch Chantilly, Musée Condé, ms. 679 X O Oxford, Bodleian Library, ms. Rawl. D. 591 X G1 Genève, Fondation Martin Bodmer, ms. 149 X G2 Genève, BGE - Bibliothèque de Genève, ms. fr. 186 X N1 New York, Hispanic Society of America, 706 X X N2 New York, Hispanic Society of America, 705 X A Paris, Arsenal, ms. 3352 X B Berkeley, University of California, BANC MS UCB 178 DuP1 Paris, Arsenal, 8 B.L. 29578 éd. 1525, Paris, Antoine Couteau pour Galliot Du Pré X Traduire d’une langue à l’autre, traduire de prose en rime 49 DuP2 Paris, BnF, Rothschild, IV.5.7 ; Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Lm 875a ; Paris, BnF, RES Y 2 2350 ; Londres, BL, 33.f.1 éd. 1526, Paris, Antoine Couteau pour Galliot Du Pré X Bon Chantilly, Musée Condé, III-F-064 ; Vienne, ÖNB, 39.K.37 éd. 1527, Paris, [Antoine Bonnemere] X Arn Paris, BnF, RES Y 2 866 ; Grenoble, BM, F.7292 éd. 1528, Lyon, Olivier Arnoullet X Ser Chantilly, Musée Condé, III-C-037 éd. 1533, Paris, [Pierre Sergent] X D’un genre à l’autre Œuvres & Critiques, XXXVI, 1 (2011) De la fausse identité à la fausse mort : le fantôme de Samuel dans L’Illustre Parisienne Roxanne Roy La fausse mort est un procédé romanesque fréquemment employé par le prolixe nouvelliste Jean de Préchac. Il n’est qu’à penser à L’héroïne mousquetaire (1677-1678), à Yolande de Sicile (1678), au Beau Polonais (1681), ou encore à L’Illustre Génoise (1685) 1 . Le plus souvent, Préchac associe la fausse mort aux retrouvailles finales entre les membres d’une même famille, il s’agit alors de ménager un effet de surprise à la fois au personnage et au lecteur, et de peindre l’étonnement des personnages provoqué par le retour de celui qu’on croyait avoir perdu. Par exemple, dans la nouvelle Le Beau Polonais, on assiste à la joie d’un père, le Prince Palatin, qui retrouve son fils qu’il croyait mort, le beau Polonais 2 . Ce moment aura une incidence sur le dénouement de l’intrigue, car il devient possible, sous le coup de l’émotion, de fléchir les volontés et de faire appel à la générosité des personnages, de les disposer à répondre favorablement à une demande (le plus souvent un mariage). Pour s’en tenir à l’exemple du Beau Polonais, le prince Palatin qui s’opposait au mariage de son fils avec Béralde n’y voit plus d’objection, trop heureux que son fils soit en vie. L’amour étant le sujet principal des nouvelles de l’époque, il ne faut pas s’étonner que la fausse mort y soit étroitement liée. En effet, ce procédé devient l’obstacle majeur qui sépare à jamais (ou du moins menace de le faire) les amants. La fausse mort est un moyen d’éprouver la fidélité et la constance de l’être aimé, mais aussi de susciter la pitié des personnages ennemis. C’est le cas de la princesse Peppa, l’Illustre Génoise, qui souffre et 1 Jean de Préchac, L’heroïne mousquetaire, histoire véritable, 4 parties, Paris, Theodore Girard, 1677-1678, in-12, 240 p-242 p-248 p-256 p. ; Yolande de Sicile, 2 t. en 1 vol., Lyon, Thomas Amaulry, 1678, in-12, 135 p. et 115 p. ; Le Beau Polonais, nouvelle galante, Lyon, Thomas Amaulry, 1681, in-12, 151 p. ; L’Illustre Génoise, nouvelle galante, Paris, C. Blageart, 1685, in-12, 279 p. 2 Notons que des scènes semblables sont présentes dans Le prince esclave (Paris, Thomas Guillain, 1688, in-12, 259 p.) où un frère, le prince de Salerne, retrouve sa sœur qui a été enlevée et qu’on croyait morte ; et dans la Princesse de Fez (Paris, Claude Barbin, 1681, in-12, 2 vol., 181 p. et 174 p.) où l’oncle Gayland retrouve son neveu Ali Hamet qu’il croyait mort. 54 Roxanne Roy tombe malade en apprenant la mort (prétendue) du chevalier français. Ne voulant aimer que son défunt amant, elle se retire dans un couvent pour le pleurer. Cette fidélité et cet amour inébranlable touchent le marquis Spinola qui aime pourtant Peppa et souhaite l’épouser. Lorsqu’il revoit par hasard le chevalier français qui n’est pas mort, il décide de servir l’amour des deux amants, au détriment du sien, et de favoriser leur mariage, passant du statut de rival à celui d’ami. Le procédé de la fausse mort se veut encore une fois au service de l’amour triomphant, puisque cet obstacle majeur, par un retournement de situation, finit à son tour par lever tous les obstacles. Par ailleurs, faire croire à la mort est aussi une ruse employée par les personnages qui cherchent à nuire à leur rival en séparant les heureux amants, ce qu’on voit dans Yolande de Sicile. Le corsaire Trik, touché par la beauté de Yolande, lui fait croire que son amant le duc d’Escalette est mort noyé au cours de la tempête en mer qu’ils viennent d’essuyer, tout comme il fait croire au duc que Yolande est morte noyée, provoquant ainsi la douleur des deux amants. Le corsaire espère ainsi pouvoir se débarrasser d’un rival et épouser Yolande. Le texte étant inachevé, nous ne pouvons rien affirmer avec certitude, mais tout porte à croire que les amants finiront par se retrouver et par se marier, la fausse mort ayant pour principale fonction d’éloigner davantage les amants et de retarder l’heureux dénouement. Quant à Christine, l’héroïne mousquetaire, elle laisse courir le bruit de sa mort pour mieux cacher son identité, la mort devenant, du coup, la forme suprême du déguisement lui permettant de passer inaperçue. Plus encore, la fausse mort est le moyen idéal pour ne pas être reconnue, ce qui lui assure une certaine liberté, puisqu’elle peut masquer son identité mais aussi son sexe. Rappelons que cette nouvelle repose sur un travestissement de sexe, Christine de Meyrac étant une femme officier connue sous le nom de Saint-Aubin, qui « doit tantôt soutenir son déguisement, tantôt révéler son véritable sexe pour se sortir d’affaire 3 », ainsi que le remarque Françoise Gevrey. Elle s’attache au service du marquis d’Osseyra, qu’elle aime et dont elle est aimée, mais elle affirme être le frère de Christine pour éviter tout soupçon. On le voit, le procédé est riche et ses usages sont des plus divers. Dans le cadre de cette étude, nous limiterons notre propos au cas de L’Illustre Parisienne, car il synthétise de manière exemplaire les éléments relevés plus tôt, en plus de poser des questions intéressantes en regard de la réception et de la circulation du texte. D’abord, précisons que cette nouvelle a été écrite en 3 Françoise Gevrey, L’illusion et ses procédés. De La Princesse de Clèves aux Illustres françaises, Paris, José Corti, 1988, p. 226. De la fausse identité à la fausse mort 55 deux temps, la première partie étant publiée en 1679 et la seconde en 1690 4 . Selon Rudolf Harneit, l’écart notable entre les deux parties s’explique par une erreur de datation de la part de l’éditeur, le texte serait plutôt paru en 1680 5 . En recensant les nombreuses rééditions de L’Illustre Parisienne, ce chercheur souligne le succès considérable de Préchac en son temps : « Avec 5 éditions de 1679-1680 (dont 1 contref. fr. et 2 contref. holl.), 2 de 1692-1694 (dont 1 holl.), et 2 de 1712-1714 (dont 1 « Nouv. éd. revue et corrigée » sous 3 adresses différentes, dont 1 holl.), on peut parler d’un succès de longue durée, couronné par l’intégration à l’édition des Œuvres de Mme de Villedieu en 1721 et 1740 6 ». Notons également que les traductions qu’il a découvertes, soit trois allemandes, une italienne, une anglaise et deux hollandaises, témoignent de l’intérêt ininterrompu que suscita ce texte, et de sa circulation en Europe tout au long du XVIII e siècle 7 . Pour notre part, nous tâcherons de voir plus précisément quels sont les usages et les fonctions de la fausse mort dans cette nouvelle en soulignant la théâtralité qu’elle confère au texte littéraire. Il nous semble que Préchac, étant un auteur qui vit de sa plume, tente par ce moyen de plaire à un large public, qu’il soit friand de nouvelles ou de théâtre. En effet, il place la notion d’effet de lecture au cœur de sa nouvelle, et en modifie la réception en invitant le lecteur à la lire comme une petite comédie ou une tragédie, selon qu’il adhère ou non à la fiction qu’on lui propose. Afin de mener à bien cette étude, notre réflexion s’articulera autour de quatre axes : soit la fausse mort comme une forme de travestissement, un procédé dramaturgique du 4 L’Illustre Parisienne, histoire galante et véritable, 1 ère partie, Paris, Veuve Olivier de Varennes, 1679, 163 p. ; L’Illustre Parisienne, seconde et dernière partie, Paris, Claude Barbin, 1690, in-12, 183 p. Pour cet article, nous avons eu recours à l’édition moderne suivante : Jean de Préchac, Contes moins contes que les autres, précédés de L’Illustre Parisienne, édition critique publiée par Françoise Gevrey, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1993. Désormais, les références à cet ouvrage seront désignées à l’aide du sigle (IP), suivi du numéro de la page, et placées entre parenthèses dans le texte. 5 « Selon toute vraisemblance, la date de 1690 sur le tome 2 à l’adresse de Barbin est donc une simple erreur. Barbin, sûrement associé au privilège de la veuve de Varennes, n’a pas fait corriger la faute d’un X de trop sur la page titre », Rudolf Harneit, « Quelques aspects de la réception de Mme de Villedieu et Jean de Préchac en Europe : éditions, rééditions et traductions de leurs romans et nouvelles », dans Nathalie Grande et Edwige Keller-Rahbé (dir.), « Madame de Villedieu ou les audaces du roman », Littératures classiques, no 61, printemps 2007, p. 285. 6 Rudolf Harneit, « Quelques aspects de la réception de Mme de Villedieu et Jean de Préchac en Europe », art. cité, p. 286. 7 Voir Rudolf Harneit, « Quelques aspects de la réception de Mme de Villedieu et Jean de Préchac en Europe », art. cité, p. 286. 56 Roxanne Roy rebondissement de l’intrigue, un terrible spectacle des revenants, et une critique de l’illusion théâtrale. Mais avant que d’amorcer l’analyse, il convient de faire un bref résumé de cette nouvelle. L’Illustre Parisienne a pour héroïne Blanche Bonnin, une bourgeoise, fille d’un riche banquier de Paris. Elle a reçu une éducation parfaite, elle parle allemand, elle est d’une « beauté singulière » et a « mille qualités ». Son père accueille dans sa maison Samuel, le fils d’un banquier allemand M. Solicofané, venu à Paris pour parfaire son éducation, apprendre le français et tous les exercices d’un cavalier. Or, en fait, il s’agit d’un prince allemand déguisé en banquier pour voyager plus commodément, car l’action se déroule pendant la guerre de Hollande, au moment où les princes allemands retirent leur soutien à la France. Tout au long de la première partie, nous assistons à la naissance de l’amour entre les deux jeunes gens. Mais Samuel (le Prince) doit soudainement s’absenter. Désespérée et inquiète, cherchant à tout prix à avoir des nouvelles de son amant, Blanche décide d’accompagner la Princesse de Mecklebourg à la cour des princes d’Allemagne. Arrivée à Hambourg, elle se rend chez le banquier Solicofané où elle apprend que son fils est mort une heure plus tôt ; croyant qu’il s’agit de Samuel, elle tombe malade. Pendant ce temps, à la suite d’un malentendu, Samuel (le Prince) croit que Blanche a profité de son absence pour épouser un officier de robe, alors que c’est la sœur cadette de Blanche qui l’a épousé. Convaincu de l’infidélité de sa bien-aimée, il lui écrit un billet méprisant que son père fait suivre en Allemagne. Blanche qui reçoit le billet qu’elle pense posthume, est outrée d’être ainsi méprisée, ce qui accélère sa guérison, et elle décide de ne jamais se marier. Toute la seconde partie repose sur les apparitions du fantôme de Samuel que Blanche croit voir jusqu’à la reconnaissance finale, et ce sont ces passages composés comme de véritables scènes de théâtre que nous voudrions analyser dans cet article. La fausse mort : une nouvelle forme de travestissement La fausse mort pourrait bien être la forme exacerbée du travestissement, autorisant d’emblée un rapprochement entre la nouvelle et le théâtre, une circulation entre ces deux genres. En effet, lorsque le Prince se présente à Blanche, il le fait sous les traits du fils d’un banquier allemand, sous le nom de Samuel, et il s’exprime difficilement en français 8 . Tel un acteur qui doit se familiariser avec son rôle avant de jouer, le Prince s’instruit « de toutes les choses necessaires, afin qu’il pût bien soutenir le personnage qu’il devoit 8 Ainsi que le souligne Françoise Gevrey, il s’agit du « Topos du prince travesti souvent utilisé par Préchac, notamment dans Le Beau Polonais (1681) et dans Le Prince esclave (1688) » (IP, p. 12, note 15). De la fausse identité à la fausse mort 57 faire à Paris » (IP, p. 12). Tous les éléments sont mis en place pour entretenir une « noble tromperie », et ponctuer la nouvelle de quiproquos dignes d’une comédie. Étonnement et surprise sont désormais les mots d’ordre de cette nouvelle qui se présente à la manière d’une comédie du travestissement. D’ailleurs, lorsqu’elle rencontre Samuel pour la première fois, elle fut si surprise de voir un jeune homme de belle taille, et d’une mine fort au dessus de tout ce qu’elle avait jamais vû de jeunes gens, qu’elle sentit dés ce moment-là une secrette inclination pour luy qu’elle n’avoit jamais euë pour personne » (IP, p. 13, nous soulignons). Ce travestissement, selon le procédé traditionnel de la comédie, est à l’origine d’une méprise sur l’identité puisque Blanche ignore depuis le début la véritable identité de celui qu’elle aime. Elle est surprise par les manières et l’apparence de Samuel qui n’a rien d’un banquier « grossier », et elle cache les sentiments qu’elle ressent pour lui. Le lecteur, qui connaît l’identité du Prince travesti, peut dès lors s’amuser de l’erreur dans laquelle Blanche est entretenue. Il est invité à adopter le point de vue du spectateur privilégié et à rire de la comédie qui se déroule à l’insu de Blanche. Par la suite, lorsqu’elle croit apercevoir le fantôme de Samuel, elle le voit chaque fois sous des traits différents, accentuant par là le rapprochement entre déguisement, travestissement et fausse mort. La première apparition se déroule dans une atmosphère onirique, brouillant d’emblée les frontières entre le sommeil, le rêve et la réalité, et le décor s’apparente à celui du théâtre des ombres chinoises. Blanche vient de recevoir un billet qu’elle n’a pas la force de lire jusqu’au bout l’assurant que le fils du banquier Solicofané est mort. Elle pense qu’il s’agit de Samuel or, nous l’apprendrons plus tard, il s’agit du fils aîné et non de Samuel. Préchac écrit qu’elle est toute à sa douleur et à « ses pensées toutes lugubres », à ce « triste souvenir », « l’idée remplie de son défunt amant » (IP, p. 64). Elle se retire donc dans son cabinet, pour poursuivre cette « rêverie qui luy estoit si agréable, quoyqu’elle luy coûtat tant de pleurs » (IP, p. 64), lorsqu’elle aperçoit, à la lumière d’une chandelle, Samuel endormi sur un fauteuil : elle croit alors voir son ombre, et à ses cris tous accourent « pour y chercher ce Phantôme qu’elle asseuroit y avoir veu » (IP, p. 65). La deuxième apparition est aussi digne d’une comédie. Le baron demande au Prince (Samuel) de prendre l’habit d’un homme ordinaire et d’aller porter une lettre à la dame qu’il aime (Blanche). La crainte qu’il a d’être reconnu oblige le Prince « à se travestir sous un habillement fort bizarre, et semblable à ceux que les houssars portent (c’est une espece d’Estafiers, dont les Princes d’Allemagne se servent) » (IP, pp. 66-67). Préchac insiste sur le déguisement et l’incongruité des habits, ajoutant même une note explicative. C’est d’ailleurs l’étrangeté de ce déguisement qui attire le regard de Blanche : « cet 58 Roxanne Roy habillement extraordinaire, qu’elle aperceut de l’extremité de la galerie, lui donna d’abord de la curiosité, mais elle eut toujours les yeux sur lui ; […] [et] lors qu’elle en fut assez près pour examiner son visage, […] elle reconnut son defunt Samuël » (IP, p. 67). La troisième fois qu’elle le revoit, elle est à la cour, ce vaste théâtre du monde. L’apercevant prendre part au cortège du Prince de ***, « elle eut peur, et s’imagina que ce phantosme la poursuivoit partout » (IP, p. 71). Elle se méfie d’abord de ce qu’elle voit, ne pouvant croire que Samuel soit un revenant, et encore moins qu’il soit un Prince, elle explique plutôt sa vision par le fait qu’un gentilhomme aux traits similaires à ceux de Samuel fait partie de la suite du Prince. Mais cette explication raisonnable est de courte durée puisque lorsqu’elle revoit « l’ombre de son défunt amant », il est reçu par la Duchesse avec toute la considération due à un prince. L’écart entre le rang du prince et celui de Samuel, fils de banquier, lui semble si invraisemblable qu’elle ne peut le reconnaître en dépit de la similitude des traits. Tout au plus se permet-elle de convenir en « elle-mesme qu’il n’y avoit jamais eu une si parfaite ressemblance » (IP, p. 72). D’ailleurs, lorsqu’elle relate cette « surprenante aventure » à sa suivante, Blanche avoue « que le Prince de *** lui resssembloit si parfoitement [à Samuel], qu’elle y auroit été trompée elle mesme, si elle l’eut veu dans quelque lieu où il n’eut pas été connu pour le fils du Duc de **** » (IP, p. 73). L’événement semble aussi trop extraordinaire au Prince/ Samuel, car lorsqu’il remarque Blanche, il trouve qu’elle a un certain air rappelant son ancienne maîtresse, mais selon lui, seul le hasard peut expliquer cette ressemblance, et il ne cherche pas à éclaircir la situation. Samuel, le faux mort, réapparaît donc sous les traits d’un fantôme, d’un hussard, et d’un prince, travestissant son rang au gré des événements. À chaque fois, la mise en scène est soignée et Blanche ne peut donc qu’être aveuglée par l’illusion. Cette ombre qu’elle voit, par définition informe, est sans cesse changeante et lui échappe, tout comme l’identité de Samuel reste fuyante et incertaine, à l’image du comédien qui se métamorphose au gré des rôles qu’il doit jouer. Le recours au travestissement n’est pas fortuit, puisque ce procédé permet à Préchac de « mettre en lumière le comique à double détente de la situation 9 », et qu’il donne lieu à une série de méprises et de rebondissements. On retrouve là la forme comique du quiproquo où un personnage prend une personne pour une autre, et le décalage de point de vue entre le personnage (Blanche ou Samuel) et le spectateur provoque le rire. 9 Nous reprenons ici la définition proposée par Philippe Bousquet, Agnès Carbonelle et Claudine Castel, La comédie et le comique, Paris, Nathan, 2000, p. 80. De la fausse identité à la fausse mort 59 La fausse mort : du procédé romanesque à l’illusion comique De la fausse mort comme déguisement à l’illusion comique, il n’y a qu’un pas que Préchac n’hésite pas franchir. La petite comédie que donne la princesse Émilie au Prince de L’Escalette (Samuel), pour se venger de son indifférence à son égard car il a refusé de l’épouser sous prétexte qu’elle n’était pas assez belle (sans même l’avoir vue), mérite de retenir notre attention. Émilie, qui doit rencontrer le Prince, demande à Blanche de tenir sa place afin qu’il soit ébloui par sa beauté et regrette de ne l’avoir point épousée. Blanche aide donc Émilie à « tromper le Prince » (IP, p. 95) ne sachant pas qu’il s’agit de son Samuel. Les dames de compagnie traitent Blanche/ Émilie avec tout le respect que son prétendu rang mérite ; Blanche « eut un soin extréme de se bien habiller, et comme elle étoit naturellement bien-faite, elle parut d’une beauté surprenante, lors qu’elle fut parée des habillements et des pierreries de la Princesse » (IP, p. 95, nous soulignons). Dans cette mise en scène impeccable, signée par la Princesse Émilie, chacun tient son rôle et revêt le déguisement qui lui sied, afin que l’illusion soit parfaite. Le talent d’actrice de Blanche lui mérite d’ailleurs les éloges d’Émilie : « La Princesse, qui estoit fort satisfaite de l’heureux succez de sa vengeance, félicita Blanche d’avoir si bien joüé son personnage » (IP, p. 96). D’acteurs qu’ils étaient, les amants deviennent à leur tour spectateurs de cette comédie qui se déroule à leur insu. Préchac prend grand soin de décrire la réaction de chacun des amants lorsqu’ils sont en présence l’un de l’autre. Décontenancée par le Prince et croyant voir l’ombre de son amant, Blanche compare cette aventure à une amusante comédie : « elle crut sans peine que la Princesse, ayant eu connoissance de son Amour et du rapport que le Prince avoit avec son defunt Amant, lui avoit fait cette plaisanterie pour se divertir » (IP, p. 96, nous soulignons). Le Prince/ Samuel est tout aussi troublé par la ressemblance qu’il y a entre les traits de la Princesse et ceux de Blanche : Cependant il sortit fort embarrassé, et se retira chez lui si plein de confusion et d’étonnement, qu’il ne sçavoit ce qu’il devoit croire de cette surprenant aventure, dont le souvenir lui paraissoit un songe » (IP, p. 96). Cette impossibilité d’expliquer ce qu’il voit, fait écho de manière quasi symétrique à la première apparition du fantôme de Samuel, ce qui est mis en relief par le choix même du vocabulaire qui correspond à celui employé par Blanche. Pour reprendre les mots de la servante Yon qui s’adresse à Samuel à la fin de la nouvelle : « Il semble […] que toutes choses soient de concert pour vous tenir continuellement dans l’erreur » (IP, p. 100). Voilà qui convient parfaitement à l’emploi que Préchac fait du procédé de la fausse mort dans sa 60 Roxanne Roy nouvelle. En effet, l’intrigue repose sur un perpétuel malentendu et chacune des apparitions du fantôme de Samuel cause un nouveau rebondissement. À chaque fois qu’une scène de reconnaissance et de retrouvailles semble possible, l’un des deux amants cache sa véritable identité, repoussant sans cesse le moment tant attendu. La scène de retrouvailles finales n’en sera que plus touchante et passionnée : Blanche fut si étourdie de ce surprenant récit, qu’elle ne songea qu’à s’en éclaircir par ses propres yeux, et sans attendre plus long-temps, elle descendit dans ce jardin. Le Prince, qui n’en estoit pas sorty, courut au devant d’elle, aussi-tost qu’il l’aperçeut ; il la salüa avec des transports qui marquoient combien sa passion était violente, et Blanche, oubliant ce qu’elle devoit à un Prince, ne se souvint que de son Amant, et lui donna mille marques de son amour et de sa joye ; ils se dirent tout ce que l’amour peut inspirer de tendre, et se remercierent de leur reciproque fidelité et perseverance, après plusieurs éclaircissement qui augmenterent leur joye » (IP, pp. 100-101, nous soulignons). Les remarques du narrateur qui ponctuent la scène, en plus de résumer les enjeux liés à l’emploi du procédé de la fausse mort - obstacle à l’amour qui doit mettre à l’épreuve la fidélité et la constance des amants, éclaircissements tardifs qui doivent causer encore plus de joie - semblent avoir pour fonction d’orienter le mode de lecture et la réception du texte, tout en soulignant la singularité de l’aventure qui repose essentiellement sur le procédé de la fausse mort. Il s’agit donc pour Préchac de retarder autant que faire se peut les retrouvailles et le dénouement heureux de sa nouvelle 10 , n’hésitant pas à répéter et à reprendre le même procédé jusqu’à l’usure. L’objectif de Préchac par l’emploi du procédé de la fausse mort serait d’abuser et de tromper ses personnages, tel un déguisement qui entretient l’illusion et permet de cacher son identité. Le travestissement, par les imbroglios qu’il entraîne, agit comme un ressort dramatique des plus efficaces, et favorise du coup un rapprochement entre le genre de la nouvelle et le théâtre. La fausse mort ou le spectacle de la terreur L’intrigue de L’Illustre Parisienne se déroule principalement sous le sceau du déguisement et du travestissement, entretenant ainsi l’équivoque et semant la confusion dans l’esprit des personnages. C’est effectivement ce qui se produit avec Blanche qui est bernée par les illusions. Croyant les 10 « Les Nopces se firent avec une magnificence extraordinaire, et le Prince l’espousa du côté gauche, comme c’est l’usage en Allemagne, lors que les Princes se marient à des personnes qui sont au dessous de leur condition » (IP, p. 102). De la fausse identité à la fausse mort 61 apparitions du fantôme de Samuel réelles, Blanche est terrifiée. La nouvelle de Préchac s’apparente alors à une tragédie où l’on accorde une large place à la peinture des passions afin de susciter la terreur chez ses personnages et ses spectateurs. Les apparitions de Samuel, présentées tels des tableaux qui provoquent la terreur de l’héroïne, pourraient bien remplir ce rôle cathartique. L’auteur décrit les marques physiques que la terreur déclanche chez Blanche, en suivant d’assez près la pathologie de la frayeur que l’on trouve, notamment, dans les conférences de LeBrun sur l’expression des passions, afin de la rendre vraisemblable. Par exemple, elle « s’enfuit, en criant au secours de toute sa force » (IP, p. 64) quand elle croit voir le fantôme de Samuel dans son cabinet. Lors de la deuxième apparition, on lit « ce pretendu spectre luy fit tant de frayeur, qu’elle tomba evanouïe en voulant s’enfuir et retourner sur ses pas » (IP, p. 67). La terreur altère ensuite désavantageusement sa physionomie au point de la rendre méconnaissable : « il est certain que les frayeurs continuelles dont elle estoit saisie, s’imaginant de voir toûjours l’ombre de son Samuel, l’avoient si fort changée, qu’elle ne sembloit plus la mesme personne » (IP, pp. 70-71). Notons que cela rend, du coup, vraisemblable le fait que Samuel/ le Prince, ne la reconnaisse pas lorsqu’il la voit, car il note qu’elle n’avait « pas cet embonpoint qu’il luy avoit veu autrefois » (IP, p. 72). La transformation du corps met en relief de manière éloquente l’agitation du personnage, et le lecteur a d’autant plus l’impression que Blanche est véritablement effrayée. Préchac cherche ainsi à rendre l’artifice davantage crédible, et à faire voir la scène au lecteur/ spectateur comme s’il était au théâtre. Mais ce mal physique n’est qu’un symptôme du mal intérieur qui la ronge, établissant ainsi une adéquation entre l’âme et le corps, l’épouvante étant définie comme « un trouble et un estonnement de l’ame 11 ». Lorsqu’il commente cet état, Descartes le fait en des termes très négatifs : Pour ce qui est de la Peur ou de l’Espouvante, je ne voy point qu’elle puisse jamais estre louäble ny utile, aussi n’est ce pas une Passion particuliere, c’est seulement un exces de Lascheté, d’Estonnement, et de Crainte, lequel est toujours vitieux 12 . Préchac semble y souscrire puisque la frayeur de Blanche, provoquée par les visions du fantôme de Samuel, devient une maladie (de l’esprit et du corps) dont on doit la guérir, et tous les personnages cherchent à le faire. Par exemple, lorsque Blanche conjure Yon « de se mesler dans cette foule, et de sçavoir une fois pour toutes, si celuy qu’elle avoit veu estoit Samuël, ou son phantosme. Yon, s’imaginant que Blanche retomboit dans ses foiblesses, voulut 11 René Descartes, Les passions de l’âme, Paris, Vrin, 1966, article CLXXIV, p. 193. 12 René Descartes, Les passions de l’âme, ouvr. cité, article CLXXVI, p. 194. 62 Roxanne Roy luy guerir l’esprit par plusieurs raisonnemens » (IP, p. 99, nous soulignons). On tâche donc de persuader Blanche qu’elle n’a que des visions 13 , or Blanche est convaincue qu’elle ne se trompe pas : « Elle faisoit peu de cas de tous ces raisonnemens, rien ne pouvoit la detromper, et elle étoit dans des frayeurs continuelles s’imaginant toûjours de voir l’ombre de son Amant » (IP, p. 68). Le passage où l’esprit de Blanche est guidé par le malin, souligne encore sa faiblesse (sa maladie du corps et de l’esprit) mais critique aussi l’objet de ses croyances : « elle s’imagina que le mesme demon, qui lui avoit fait voir son Amant sous tant de differentes figures, lui ébloüissoit les yeux » (IP, p. 78). Par cette image, celle du diable qui séduit notre esprit pour mieux nous tromper, l’auteur semble mettre en garde son lecteur/ spectateur et lui dire qu’il ne faut pas se laisser berner par les apparences. Consciente des dangers, Blanche essaie de reprendre ses esprits : « toutes ces pensées étaient confuses, quelques fois elle trouvoit ces frayeurs bien fondées, un moment après elle tâchoit à se persuader qu’il y avoit de la faiblesse à croire qu’un mort pût revenir » (IP, p. 71). De même, les membres de la cour qui doutent de la vérité de ses propos, ne les prennent que pour une fiction, le fruit de son imagination : Elle demanda si personne n’avoit veü le phantôme qui l’avoit effrayée ; chacun se regardoit, et on écoutoit comme une fable la description qu’elle faisoit de cet habillement bizarre dont il estoit vestu, ce qui donna occasion de croire qu’elle avoit souvent de pareilles imaginations, la mesme chose luy étant déjà arrivée une autre fois » (IP, pp. 67-68, nous soulignons). Elle craint d’ailleurs les critiques, et veut prendre soin de sa réputation : Blanche étoit si effrayée qu’elle ne s’embarrassa guere de ce qu’on la traitoit de visionnaire, et n’estant pas bien aise de rendre cette avanture publique, elle ne s’opiniâtra point à persuader ce qu’elle avoit veu » (IP, p. 65). On la rappelle à l’ordre dès qu’elle s’égare : « On tâchoit inutilement à luy guerir l’esprit de ces chimeres et à luy representer le tort que celui lui faisoit, lors qu’on sauroit dans le monde qu’elle étoit sujette à de semblables visions » (IP, p. 68). Le vocabulaire choisi par Préchac : visions, visionnaire qui signifie avoir de fausses ou de folles visions, des imaginations extravagantes, chimères qui désignent des imaginations ridicules et vaines, et fantôme qui 13 « [C]hacun crut que la peur luy avoit fait voir un phantôme dans le lieu où il n’y avoit qu’un fauteuil » (IP, p. 65). De la fausse identité à la fausse mort 63 veut dire spectre, vaine image qu’on voit ou qu’on croit voir 14 , souligne bien la nature du mal de Blanche. Elle se flatte de croire que Samuel est encore au monde, elle a la faiblesse de croire qu’un mort peut revenir. Sa frayeur est causée par l’image d’un mal apparent, elle serait en proie à des visions, à une sorte de folie 15 ou de délire. On peut sans doute y voir une mise en garde de l’auteur qui cherche par ce moyen à orienter la réception de son texte, en incitant le lecteur à se méfier des apparences trompeuses, et à ne pas toujours croire ce qu’il voit. La fausse mort : vers une critique de l’illusion Cette idée semble chère à Préchac puisque, pour revenir à la scène de reconnaissance finale, il insiste sur l’importance pour le personnage de « s’en éclaircir par ses propres yeux » (IP, p. 101). Tout au long de sa nouvelle, Préchac ponctue la narration de remarques, parfois satiriques, parfois ironiques, qui interrogent la limite du vraisemblable et mettent à l’épreuve la crédibilité du lecteur ou du spectateur. Cela est particulièrement frappant lors des scènes des apparitions. Par exemple, lorsque Yon est persuadée d’avoir vu Samuel à l’Église et qu’elle veut en faire part à Blanche, elle « lui fit connoître par plusieurs préambules inutiles, qu’elle avoit quelque chose de fort surprenant et extraordinaire à luy apprendre » (IP, p. 60). Elle cherche ainsi à ménager son effet, mais aussi à disposer l’esprit de Blanche (et du lecteur) à recevoir favorablement l’aventure singulière qu’elle s’apprête à lui conter. Par la suite, chacune des scènes est présentée comme « une surprenante aventure ». On peut y lire en filigrane une critique des effets de la fiction dramatique, de l’illusion et de ses procédés. Les personnages sont constamment en train de se questionner sur la possibilité de croire ce qu’ils voient, ou de remettre en doute ce que les autres affirment avoir vu. La première fois que Blanche lui explique dans quelles circonstances elle a vu le fantôme de Samuel, on lit : « Yon avoit beaucoup de peine à le croire, et tâchoit à lui guerir l’esprit, en l’assurant que c’estoit un effet de son imagination, qui avoit trompé ses yeux » (IP, p. 65). 14 Les définitions sont tirées du Dictionnaire de l’Académie française, 1 ère version, 1694. Édition en ligne : http : / / portail.atilf.fr/ dictionnaires/ ACADEMIE/ PREMIERE/ premiere.fr.html. 15 Le rapprochement avec la folie n’est pas fortuit, outre le fait qu’un visionnaire a de folles visions, la scène où elle s’emporte en apprenant la mort (fausse) de Samuel le laissait déjà entrevoir : « elle fit mille extravagances qui surprirent tout le monde ». Le Commis « fut si surpris par ses emportements, qu’il menaça Yon, qui étoit avec elle, de les chasser si elles ne se retiroient d’une maison où l’on n’étoit pas d’humeur à voir des folles » (IP, p. 40). 64 Roxanne Roy Préchac joue habilement sur la tension entre vérité et fiction dans sa nouvelle. Yon, en particulier, pourrait être ce double du spectateur/ lecteur critique face aux invraisemblances affichées, la digne représente de la raison bien pensante. Lorsque Yon rencontre Samuel à l’occasion d’un sermon d’un fameux prédicateur, elle croit qu’il est vivant, et elle ne pense pas qu’il puisse s’agir d’un fantôme : elle lui apprit qu’elle avoit veü Samuel ; mais qu’elle l’avoit veü de si près, et si distinctement dans l’Église où elle avoit entendu le Sermon, qu’elle ne pouvoit douter que ce ne fut lui mesme ; qu’elle avoit mesme remarqué qu’il portoit encore un des habits qu’il avoit acheté à Paris deux ans auparavant » (IP, p. 60). Le lieu (l’église), l’action (le sermon), l’habit (non un déguisement), prouvent bien que Yon est du côté du tangible, qu’elle est un personnage campé dans la réalité qui ne se laisse pas facilement berner par les illusions, à l’image du lecteur/ spectateur avisé. Elle accumule les preuves de l’existence de Samuel et ne peut donc croire à sa mort ni à ses apparitions. De même, lorsqu’elle lit le billet en entier, apprenant que le fils du Banquier est mort mais que le père se console car il lui reste son fils Samuel, elle en déduit que Blanche la trompe : « [E]lle ne comprenait point quelle raison Blanche pouvoit avoir de la tromper ainsi, et de la joüer, en feignant des terreurs et des apparitions chymériques » (IP, p. 68, nous soulignons). L’emploi des termes « tromper », « jouer », « feignant », « apparitions chimériques » témoigne du refus de Yon de se laisser berner. Blanche note d’ailleurs le changement d’attitude de Yon qui ne la croit plus : « bien loin de compatir à ses plaintes comme auparavant, elle ne vouloit plus les écouter, et à peine pouvoit elle s’empécher de luy rire au nez » (IP, p. 69). Cet extrait marque bien la distance critique qui vient rompre l’illusion et du coup, favorise le rire. Préchac, par une sorte de mise en abyme, montre que les apparitions et la fausse mort peuvent devenir un moyen de divertir son public. Il reprend donc une des composantes essentielles de l’écriture dramatique, selon laquelle la comédie se bâtit sur une succession de ruptures de l’illusion théâtrale. Ainsi que le remarque Jean-Claude Ranger, la comédie se constitue à partir de la conscience d’une absence de conséquence qui provoque le détachement du spectateur à l’égard des péripéties, et cet écart est nécessaire pour permettre au spectateur de rire de ce qu’il voit sur scène 16 . 16 Jean-Claude Ranger, « La comédie ou l’esthétique de la rupture », dans Gabriel Conesa (dir.), L’esthétique de la comédie, actes du congrès organisé à Reims du 8 au 10 septembre 1995 par le Centre de recherches sur les classicismes antique et moderne de l’Université de Reims-Champagne-Ardenne, Paris, Klincksieck, coll. « Littératures classiques », 1996, pp. 258-279. De la fausse identité à la fausse mort 65 En effet, pour Yon, qui sait que Samuel est vivant, les frayeurs et la souffrance de Blanche deviennent une comédie à laquelle elle assiste, n’y voyant qu’une feinte de sa maîtresse pour dissimuler sa passion qu’elle veut secrète. Cette citation ironique sur la fausseté des pleurs des femmes, le fait bien voir, tout en invitant le lecteur à adopter le même point de vue : Yon, qui sçavoit que les larmes coûtent peu aux femmes, ne fit pas grand cas de celles de sa maîtresse, et outrée de ce qu’elle la trompoit, elle lui fit des reproches, qu’elle accompagna d’un torrent de pleurs, lui soûtenant toûjours que Samuël n’estoit pas mort » (IP, p. 74). Il serait donc possible de penser que le fantôme de Samuel et ses apparitions représentent la fiction romanesque ou l’illusion théâtrale, que Blanche serait la spectatrice/ lectrice qui est prise par le jeu de l’illusion alors que Yon serait plutôt la lectrice/ spectatrice critique. La querelle qui éclate entre elles résume bien les deux visions qui s’opposent et les différents points de vue que peut adopter le lecteur/ spectateur, modifiant du même coup la réception du texte : Yon achevoit de la desesperer, en lui reprochant les terreurs que les feintes apparitions de son amant lui avoient données, et quoy qu’elle fut bien asseurée que ce n’estoit ny un songe, ny une illusion, elle doutoit presque de ce qu’elle avoit veu. Sa suivante ne voulait pas mesmes croire que le Prince de *** ressembla à Samuel, s’opiniastrant à soutenir que cette ressemblance, et les apparitions pretendues n’estoient qu’un effet de son imagination toujours remplie de ce qu’elle aimoit, et voulant, malgré tout ce qu’on disoit, que celui qu’elle avoit veu au Sermon fut le veritable Samuël (IP, p. 76). * L’étude du procédé de la fausse mort permet de réfléchir aux spécificités génériques du texte L’Illustre Parisienne. À première vue, il s’agirait d’une « nouvelle petit-roman », selon le terme forgé par René Godenne, puisque Préchac reprend les procédés les plus représentatifs du genre, soit les fausses nouvelles, les artifices et les divers stratagèmes, les reconnaissances et les retrouvailles fortuites, et ce, en dépit du fait qu’il revendique, dans sa préface et dans son sous-titre « Histoire […] véritable », sa distance face au genre romanesque. Par ailleurs, L’Illustre Parisienne possède plusieurs éléments propres à la comédie, soit le style moyen, les personnages issus de la bourgeoisie, l’intrigue tirée de la vie quotidienne, le sujet qui consiste en l’histoire des amours contrariés de deux amants, et le dénouement heureux (le mariage entre Blanche et le Prince). Si le procédé de la fausse mort permet à l’évidence d’esquisser un rapprochement entre roman et nouvelle, il permet aussi d’envisager les rapports étroits entre nouvelle et 66 Roxanne Roy théâtre. En effet, par la fausse mort, les déguisements et les travestissements qui l’accompagnent, les quiproquos et les duperies qui servent à nouer l’intrigue, la nouvelle donne lieu à autant de petites scènes théâtrales et, selon que l’on est trompé ou non par l’illusion, le lecteur/ spectateur assiste à une tragédie ou à une comédie. Plus encore, le procédé de la fausse mort soulève l’épineuse question du vraisemblable versus la vérité, au cœur du débat qui oppose nouvelle et roman. Mais ici, Préchac semble s’en jouer et laisser au lecteur le soin de décider s’il veut croire ou non à la fiction qu’il lui présente. Si l’auteur de L’Illustre Parisienne se soucie peu de l’étiquette générique, sans doute est-ce parce que la première des règles est de plaire au public. Œuvres & Critiques, XXXVI, 1 (2011) La circulation des genres dans l’écriture viatique : la « littérature » des voyages ou le nomadisme générique, le cas de Marc Lescarbot Sylvie Requemora-Gros Le genre du récit de voyage, en se constituant lui-même en tant qu’objet moderne de littérature, à partir de nombreux autres genres plus anciens ou contemporains, est un genre « métoyen » et nomade par excellence. Il reprend la structure du récit des voyages de l’Odyssée et les procédés romanesques issus des romans grecs puis précieux, des effets de théâtralisation, la poétisation héroïque ou anti-héroïque, la cosmographie, les problemata, le récit de vie, les essais, le récit initiatique et allégorique, le guide nautique, les encyclopédies de la nature (manuel de botanique, livre de médecine, bestiaire, histoire des arts et techniques, etc.), circulant de genre en genre pour tous les intégrer et les étoffer. La visée de cette circulation est de déployer une richesse littéraire afin de toucher, plaire et mieux persuader, la bigarrure générique reflétant la bigarrure du monde et de la Création divine. Une étude de la circulation des genres du voyage entre 1492 et 1615 correspond au désir d’appréhender cette voie qu’emprunte la littérature française vers la modernité, en liant les recherches actuelles sur les voyages à celles sur l’hybridité des genres. Penser le voyage revient en effet à croiser les arguments des Modernes des diverses querelles : voyager pour prouver le merveilleux chrétien, pour asseoir au XVII e siècle la supériorité du siècle de Louis XIII et de ses colonies américaines par rapport à l’Antiquité, pour développer l’usage d’une langue moderne, sans cesse enrichie par de nouveaux dialectes exotiques, pour démontrer qu’Homère était un génie affabulateur en créant des épopées modernes, plus humanistes qu’épiques…. Les arguments ne manquent pas. Le concept de « littérature » est alors conduit à être reprécisé, reconsidéré, relativisé pour être si possible enrichi. Bien avant la mise en place de la triade des genres ayant un grand succès à l’ère romantique (épopée/ drame/ lyrisme, donnant lieu à la devenue traditionnelle triade roman/ théâtre/ poésie de la doxa contemporaine), la « Poésie » se caractérise par de grandes diversités, porosités et labilités. La notion de genre permet d’appréhender la mesure de la modernité littéraire, si le genre est repensé à partir d’une perspective plus instrumentale que monumentale. La notion de genre est ainsi considérée dans son sens modal, impliquant des 68 Sylvie Requemora-Gros formes énonciatives, plus que dans un sens thématique, censé distinguer des contenus, puisque c’est précisément le voyage comme thème qui fait circuler dans cette étude les genres entre eux. Le voyage en tant que structure et thème apparaît vite comme une forme d’écriture se superposant aux genres traditionnels, les enrichissant et les limitant à la fois, mais aussi comme un thème commun, ne laissant plus la possibilité d’une classification thématique stricte, où même la distinction entre voyage imaginaire et voyage réel n’est plus suffisante. La réflexion sur la circulation générique mène ainsi à repenser le concept de « littérature » comme un concept mouvant et créatif, s’enrichissant et se métamorphosant à partir de la circulation des genres. Aller vers la modernité revient précisément à contester la notion de genre et ses limites, et ceci est valable déjà au XVII e siècle ; inutile d’attendre la fin du XIX e siècle comme le font la plupart des grands théoriciens actuels des genres. La modernité oppose à la pureté revendiquée par les Anciens le mélange, le métissage, l’hybridité, l’intertextualité comme nouvelles valeurs esthétiques et idéologiques, où la circulation générique aboutit à la constitution d’un genre « nomade ». Les affiliations entre les relations de voyages et les autres genres tels l’épopée, le roman, le théâtre, la poésie, la cartographie allégorique, les traités de géographie ou les cosmographies ont parfois fait l’objet de colloques isolant certains genres 1 , et cette étude participe d’une réflexion intergénérique plus vaste 2 . Il est en effet difficile de traiter de la forme du récit de voyage sans tenir compte des liens que le récit et le discours viatiques entretiennent avec d’autres formes littéraires établies ou en devenir. C’est à la fois par le croisement des références génériques et par le dépassement des genres, en constituant davantage, pour reprendre des termes de Genette une « relation 1 La poésie à La Napoule en mars 1999 (Poésie et Voyage. De l’énoncé viatique à l’énoncé poétique, Sophie Linon-Chipon, Véronique Magri-Mourgues, Sarga Moussa (dir.), La Napoule, Éditions de la Mancha, 2002), la lettre à Grignan en septembre 1999 (Voyage et correspondance littéraire, colloque du Château de Grignan organisé avec le concours du Centre de Recherche sur la Littérature des Voyages (Université de Paris IV-Sorbonne), du Ministère de la Culture et de la Communication, et de la Direction du Livre et de la Lecture, 15 octobre 1999, non publié), le roman à Amiens en novembre 1999 (Roman et récit de voyage, Marie-Christine Gomez- Géraud et Philippe Antoine (dir.), Paris, PUPS, coll. « Imago mundi », 2001) le théâtre à Galway en mai 2003 (Théâtre et Voyage, Loïc Guyon et Sylvie Requemora- Gros (dir.), Paris, PUPS, coll. « Imago mundi », 2011). 2 Voir Sylvie Requemora-Gros, « Voyager ou l’art de voguer à travers les genres », dans Écrire des récits de voyage (XVI e -XVIII e siècles) : esquisse d’une poétique en gestation, Marie-Christine Pioffet (dir.), Toronto, Les Presses de l’Université Laval, 2008, pp. 219-234 ; Voguer vers la modernité. Le voyage à travers les genres au XVII e siècle, Paris, PUPS, coll. « Imago mundi », à paraître. La circulation des genres dans l’écriture viatique 69 d’architextualité » 3 - ou même en se définissant comme un « archigenre » -, que le voyage ouvre la culture de l’auteur et du lecteur à la modernité. Le genre viatique peut se définir comme un genre « metoyen », en reprenant la formule au voyageur en Espagne François Bertaud, qui parle du voyage comme « un genre metoyen » entre l’histoire et le roman car, pour lui, les voyages « ne traitent que les aventures des particuliers, comme les Romans, mais avec autant de vérité & plus d’exactitude encore que les Histoires » 4 . Le voyage se rapprocherait donc du genre des chroniques ou des mémoires et donnerait lieu à un texte mêlé. Du point de vue rhétorique, la variété est considérée comme la qualité essentielle du style et le but est simple : ne pas lasser le lecteur en déployant une richesse littéraire visant à toucher le lecteur, ce qui implique l’adaptabilité des styles appropriés aux sujets et aux circonstances. La variété contribue aux moyens de plaire, qui conditionne une des visées de l’efficacité oratoire. La variété s’explique aussi par la pragmatique propre à toute la rhétorique : plaire pour persuader. Ainsi, la variété générique peut être reliée au principe rhétorique et théologique de la varietas où savants et théologiens sont enclins à voir la signature de Dieu sur le monde. Il s’agirait donc de varier les influences génériques pour convaincre de la puissance littéraire de l’écrivain voyageur, inspiré par le furor poetae, comme une sorte de génie aède reflétant par la circulation générique, la bigarrure de la Création divine. Le cadre du genre viatique, paradoxalement, libère alors une forme de génie de la différence où la variété détruit les cadres génériques et sort des lieux rhétoriques. C’est là le nœud des relations de la rhétorique et de la poétique. La nature de la rhétorique incline à la maîtrise, à la modération et au balisage de la culture, la poétique viatique, résolument moderne, reflète le sentiment de mouvement, de modification et de nouveauté. L’esthétique de la variation, qui ferait du récit de voyage un archigenre, affiche la relation comme singularité, comme différence, dans une pratique toujours vivante et imprévue, mais selon une imprévisibilité forcément mesurable à des modèles génériques balisés et codifiés. Il serait donc intéressant de penser la circulation générique comme un appel inhérent au caractère social de la rhétorique révélateur de cette vertu essentielle qu’est l’attention à autrui : le discours de voyage n’est mesurable que par celui qui le reçoit et l’on ne reçoit rien avec plus de fascination que « l’un-multiple » 5 . C’est par la reprise, la transgression et le refus des codes des genres littéraires, c’est-à-dire par la circulation, que le 3 Gérard Genette, Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, 1979. 4 François Bertaud, Journal du voyage d’Espagne, Paris, Denys Thierri, 1699, p. IV. 5 Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Les Usuels de Poche, 1992, article « variation », p. 333. 70 Sylvie Requemora-Gros genre du récit de voyage se constitue lui-même en tant qu’objet moderne de littérature, et en tant que genre nomade par excellence. De 1492, année de l’arrivée de Christophe Colomb aux Antilles et de l’achèvement du premier globe terrestre à Nuremberg, à 1615, année de la nomination de Samuel de Champlain comme lieutenant général de la Nouvelle France et du mariage de Louis XIII avec Anne d’Autriche, l’Europe passe du choc des grandes découvertes à un nomadisme feint qui ne cherche en fait que la sédentarité conquérante et triomphante par la colonisation des mondes autres, Indes orientales comme occidentales. La vogue des récits de voyages qui en découle ne révèle ainsi certainement pas un nouveau nomadisme anthropologique européen, mais une nouvelle forme de nomadisme poétique où la circulation des genres est constitutive de cet archigenre qu’est la relation de voyage. Nous nous intéresserons particulièrement à l’orée du XVII e siècle, à travers les récits de voyages bien particuliers de Marc Lescarbot (1604-1607) 6 aux Amériques essentiellement, même si nous pourrions également envisager ceux de Champlain (1604-1611) 7 ou même partir en Orient avec Mocquet (1607-1610) 8 , Pyrard de Laval (1601-1611) 9 ou Ripon (1617) 10 : tous ces textes sont révélateurs et caractéristiques d’une littérature nomade en cours de constitution à cette époque. Les aires géographiques traversées et visitées importent finalement peu du point de vue poétique, les mêmes rituels et les mêmes procédés génériques reviennent de texte à texte 11 . Mais dans le cadre de ce recueil d’articles, nous nous limiterons au domaine américain et au cas de Lescarbot. Marc Lescarbot pratique de la manière la plus poussée et assumée cette circulation générique en s’essayant à tous les genres : la poésie dans Les Muses de la Nouvelle France, la scène dans Le Théâtre de Neptune en la Nouvelle France, la narration dans ses Voyages en Acadie. Le cloisonnement générique appa- 6 Marc Lescarbot, Les Muses de la Nouvelle-France, éd. Bernard Emont, Paris, L’Harmattan, 2004 ; Voyages en Acadie (1604-1607), éd. Marie-Christine Pioffet, Paris, PUPS, 2007. 7 Samuel de Champlain, Voyages en Nouvelle-France. Explorations de l’Acadie, de la vallée du Saint-Laurent, rencontres avec les autochtones et fondation de Québec (1604-1611), Paris, Cosmopole, 2001. 8 Jean Mocquet, Voyage à Mozambique & Goa (1607-1610), éd. Xavier de Castro et Dejanirah Couto, Paris, Chandeigne, 1996. 9 Pyrard de Laval, Voyage aux Indes orientales (1601-1611), éd. Xavier de Castro et Geneviève Bouchon, Paris, Chandeigne, 1998. 10 Capitaine Ripon, Voyages et aventures aux Grands Indes (1617-1627), éd. Yves Giraud, Paris, Les Éditions de Paris Max Chaleil, 1997. 11 Voir par exemple : Sylvie Requemora-Gros, « Viatica concors ou viatica discors ? Du Cafre du Sud au Cafre du Nord », Henriette Goldwyn et Benoît Bolduc (dir.), dans « Concordia Discors », Tübingen, PSCFL, à paraître. La circulation des genres dans l’écriture viatique 71 rent (un genre différent par texte) n’empêche cependant pas la circulation générique puisque la dimension viatique permet aux genres de s’entremêler dans chaque texte : les effets de théâtralisation se retrouvent dans les Muses comme dans les Voyages, la poétisation dans le Théâtre comme dans les Voyages et le genre narratif bien évidemment dans chaque texte, sans parler de la musique, très importante dans un théâtre chanté. Avec la rigueur de l’historien et de l’anthropologue avant l’heure, lyrisme, élégie, épopée, stances tragiques (« Serons-nous donc toujours accusés d’inconstance/ En l’établissement d’une Nouvelle France »), énumérations burlesques, pittoresque onomastique, litanies, sont autant de procédés qui se mêlent sous la plume de Lescarbot, « d’un style que nul autre n’a mis au jour jusques ici », comme il le décrira plus tard dans La Chasse aux Anglois en l’isle de Rez et au siège de La Rochelle. C’est ce style neuf et original dans le domaine viatique que nous serions tentés de qualifier de style « nomade » : circulation des métaphores et des motifs tels celui du « branle des flots », reprises de mots exotiques et variations d’une onomastique indienne souvent choisie de préférence aux termes équivalents français, rythmique de l’instabilité par l’usage d’heptasyllabes, sont autant d’exemples caractéristiques. À la manière des bardes errants de Bretagne ou des pasteurs orientaux transhumants, Lescarbot propose subrepticement au fil de son écriture un autoportrait en barde nomade… La circulation à travers la Nouvelle France comme à travers les genres est alors au service d’un engagement politique : Lescarbot prétend amener ses lecteurs à considérer la Nouvelle France comme une terre d’asile catholique contre les injustices européennes, à devenir des colons pionniers et écrit ainsi à la manière d’une Nouvelle Franciade conçue comme genre mêlé. Comme dans la poésie bardique, on retrouve dans les écrits viatiques de Lescarbot une dimension à la fois musicale, rhétorique et engagée, à travers une écriture qui a, au demeurant, un fort impact social, par son engagement religieux et national. Les Souriquois sont ainsi présentés comme de nouveaux Celtes à célébrer : Ce peuple n’est brutal, barbare, ni Sauvage […] (Adieu à la Nouvelle France, v. 321) Mais il a du Gaullois cette hospitalité Qui tant l’a fait priser en son antiquité (ibid., v. 341) Bernard Emont rappelle le lien de l’écriture de Lescarbot avec la poésie bardique et c’est dans le dessein unificateur qui la caractérise que nous pouvons retrouver à la fois l’idée de circularité et celle de nomadisme. L’originalité profonde des Muses, celle qui rend compte, non de tel ou tel aspect particulier, mais de la fusion en un tout de tant d’aspects divers, traditionnels ou franchement nouveaux, tient peut-être à un profil 72 Sylvie Requemora-Gros poétique qu’a voulu s’y donner l’auteur. […] il loue un certain type de poète, qu’il souhaite voir présent en Nouvelle-France (et comment ne pas penser qu’il s’y projette ? ) : celui du barde gaulois, tel que certains historiens anciens l’ont dépeint, mais affecté de la dimension nouvelle du christianisme. Il souhaite en effet que le roi donne moyen de conduire en Nouvelle-France « des Sarronides et des Bardes chrétiens » 12 . Lescarbot fait aussi des Sauvages de Nouvelle-France des descendants de Gaulois nomades et naufragés, eux-mêmes descendants de Noé, rendus « maitres de la mer dés les premiers siecles apres le Deluge » 13 , dans une filiation où le nomadisme devient une thématique forte. Cette thématique se retrouve dans Le Théâtre de Neptune en la Nouvelle France, qui s’ouvre par une véritable ode au nomadisme : Car celui qui chez soy demeure cazanier Merite seulement le nom de cuisinier. (v. 13-14) Lescarbot cite alors de nombreux exemples du rôle de Neptune dans la circulation mondiale des hommes : le Flamand vogue jusqu’en Chine, l’éléphant perse arrive en France pour le roi François, le Portugais et son renom international de marinier, etc. Bref sans moy le marchant, pilote, marinier Seroit en sa maison comme dans un panier Sans à-peine pouvoir sortir de sa province. (v. 29-31) Le nomadisme de Lescarbot est ainsi à la fois stylistique, générique, éthique et politique. Et il invite de plus le lecteur à une lecture nomade de ses textes. Ainsi, à la fin du Théâtre de Neptune, une « remarque de l’auteur » explique : Je prie le Lecteur excuser si ces rhimes ne sont si bien limées que les hommes délicats pourroient desirer. Elles ont été faites à la hâte. Mais neantmoins je les ay voulu insérer ici, tant pour-ce qu’elles servent à la nôtre Histoire, que pour montrer que nous vivons joyeusement. Le surplus de cette action se peut voir à la fin du chap. 15. liv. IV, de mon Histoire de la Nouvelle France 14 . 12 Marc Lescarbot, Les Muses de la Nouvelle-France, éd. Bernard Emont, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 87. 13 Histoire de la Nouvelle France, 1609, p. 17, repris et cité par Eric Thierry, Marc Lescarbot. Un homme de plume au service de la Nouvelle-France, Paris, Champion, 2001, p. 197. 14 Marc Lescarbot, Théâtre de Neptune, dans Les Muses de la Nouvelle-France, éd. Bernard Emont, op. cit., p. 146. La circulation des genres dans l’écriture viatique 73 En renvoyant son lecteur à un autre texte viatique et à un autre genre, en l’invitant à passer du théâtre au récit historique, il lui propose un va-et-vient générique qui peut s’apparenter à une forme de lecture nomade. Comme l’écrit Marie-Christine Pioffet, Lescarbot propose une « œuvre hybride » 15 , une « mosaïque textuelle » 16 aux « jointures disloquées » 17 . « Entrelacs de références livresques », « ensemble polyphonique », une « telle bigarrure » 18 montre que « derrière le visage de l’homo viator se profile la silhouette de l’homo lector » 19 . Du voyage concret au voyage du regard sur la page, du voyage érudit aux voyages génériques, le nomadisme est à la fois une esthétique et une éthique. Paolo Carile a également souligné la thématique de la circulation dans l’écriture de Lescarbot, dans son article intitulé « un poème entre deux mondes et deux cultures » 20 : la circulation géographique et culturelle prend ainsi la forme d’un nomadisme de formes et de significations. Dans la lignée de Théophile de Viau, allant de ville en ville au sein d’une troupe de comédiens, et de Saint-Amant, fils d’officier de marine voyageant en Espagne, Italie, Angleterre, Suède, voire sans doute en Amérique, Marc Lescarbot est ainsi à la fois un poète nomade et un poète du nomadisme, qu’il applique, lui, en Nouvelle France, au nom du Roi et de la Foi. Il est ainsi particulièrement révélateur d’un paradoxal art nomade d’écrire, cultivant la circulation des formes pour mieux dire la fixité des idéaux politiques et religieux. Bibliographie Paolo Carile, « Tradition classique et exotisme ethnographique dans la Défaite des sauvages armouchiquois de Marc Lescarbot. Un poème entre deux mondes et deux cultures », La France-Amérique (XVI e -XVIII e siècles). Actes du XXXV e colloque international d’études humanistes, Frank Lestringant (dir.), Paris, Champion, 1998, pp. 393-408. Bernard Emont, Marc Lescarbot : mythes et rêves fondateurs de la Nouvelle France, Paris, L’Harmattan, 2002. 15 Marc Lescarbot, Voyages en Acadie (1604-1607), éd. Marie-Christine Pioffet, Paris, PUPS, 2007, p. 21. 16 Ibid., p. 31. 17 Ibid., p. 32. 18 Ibid., p. 31. 19 Ibid., p. 39. 20 Paolo Carile, « Tradition classique et exotisme ethnographique dans la Défaite des sauvages armouchiquois de Marc Lescarbot. Un poème entre deux mondes et deux cultures », La France-Amérique (XVI e -XVIII e siècles). Actes du XXXV e colloque international d’études humanistes, Frank Lestringant (dir.), Paris, Champion, 1998, pp. 393-408. 74 Sylvie Requemora-Gros Marc Lescarbot, Les Muses de la Nouvelle-France, éd. Bernard Emont, Paris, L’Harmattan, 2004. Marc Lescarbot, Voyages en Acadie (1604-1607), éd. Marie-Christine Pioffet, Paris, PUPS, 2007. Eric Thierry, Marc Lescarbot. Un homme de plume au service de la Nouvelle-France, Paris, Champion, 2001. D’un univers à l’autre Œuvres & Critiques, XXXVI, 1 (2011) Les récits de Cartier : une réception entravée Michel Bideaux Les livres appellent les voyages ; ceux-ci, à leur tour, fécondent les plumes qui, à l’occasion, mêlent l’imaginaire au vécu. Quand, au retour de Verrazano à Dieppe (8 juillet 1524), dont il a suivi de très près l’entreprise, François I er apprend 1 que le pilote florentin a découvert au nord de la Floride une façade maritime longue de sept cents lieues, il ne renonce pas pour autant à un rêve de conquête en Italie qui connaît des fortunes inégales ; mais il s’éprend d’une autre chimère : des Indes, à l’ouest, semblables à celles dont le rival espagnol rapporte depuis trente ans richesses étonnantes et récits de grandes entreprises. Il enverra par trois fois 2 Jacques Cartier « faire le voyage de ce royaume es Terres Neufves où l’on dit qu’il se doibt trouver grant quantité d’or et autres riches choses » 3 . Cet intérêt tenace autant que les faiblesses dans l’exécution du dessein caractériseront pendant près d’un siècle la création d’une « Nouvelle-France » au nord de l’Amérique espagnole, et la fortune incertaine des textes laissés par Jacques Cartier, tout à la fois cause et effet de ces embarras, y est indissolublement liée : aussi longtemps, 1 Dès son arrivée, le pilote florentin adresse au roi de France une relation manifestant qu’il espère lui parler bientôt de vive voix de ce voyage. Les affaires d’Europe (la trahison du connétable de Bourbon, le désastre de Pavie et la captivité à Madrid) en décideront autrement. 2 1534, 1535, 1541. En chacune de ces occasions, le pilote malouin laissera au roi une relation de son expédition ; pour le dernier voyage, elle n’a été conservée que dans la traduction imprimée qu’en laissa Richard Hakluyt dans le troisième volume de ses Principal Navigations (Londres, 1600). La plupart des documents mentionnés dans cette étude figurent dans le recueil publié par H.P. Biggar, A Collection of Documents Relating to Jacques Cartier and the Sieur of Roberval, Ottawa, 1930 ; nous les indiquons toutefois selon la source originale. Sauf indication contraire, les références aux textes imprimés de Cartier sont données dans notre édition publiée par les Presses de l’Université de Montréal (Jacques Cartier, Relations, 1986). 3 Ordre de paiement donné au trésorier de la marine, Jehan de Vymond, le 18 mars 1534 (BnF, mf 15628, n° 618, f° 213v°). La commission relative à la première expédition n’a pas été retrouvée. Les suivantes ajouteront d’autres objectifs. 78 Michel Bideaux du moins, qu’aux « vaines tentatives » du XVI e siècle 4 n’aura pas succédé l’implantation réussie lors des premières décennies du suivant. Il y fallait de la constance, qui a souvent manqué, et une juste perception de la politique à suivre, qui a tardé à s’imposer. Dès le XVI e siècle, les rois de France se sont vu reprocher de n’avoir pas su exploiter les acquis des voyages effectués pour eux par Cartier, et leurs sujets de n’avoir pas accordé assez d’attention à ses récits. Mais c’était oublier qu’une découverte ne produit pas toujours une relation qui se diffuse ou dont on peut tirer parti. On la trompettera sans risque dès lors que la conquête du pays est assurée : ainsi des lettres de Cortés sur le Mexique. Il en ira de même si elle se trouve immédiatement sanctionnée par une autorité internationale dont le pouvoir n’est pas discuté : celles de Christophe Colomb connaissent aussitôt la plus large diffusion en Europe après que la distribution des terres nouvelles effectuée par la bulle pontificale de 1493 a été amendée l’année suivante par le traité de Tordesillas. Mais d’autres découvertes peuvent n’être pas publiées parce qu’elles empiètent sur un espace revendiqué par une puissance rivale. L’histoire des relations de Cartier en témoigne : toutes les précautions, diplomatiques ou de style, ne pourront rien contre la suspicion de la cour d’Espagne, acharnée (et pour longtemps) à interdire l’accès de « ses » possessions américaines, présentes ou à venir, aux autres nations européennes. La réception de ses écrits obéira à des facteurs plus politiques qu’éditoriaux, ne s’effectuant sans entrave que lorsque les deux pays ne seront pas en conflit ouvert ou larvé. 1534-1544 : rien ne filtre du retour du Malouin de son premier voyage à l’échec du dernier, quand le marin et son chef militaire, Roberval, abandonnent l’entreprise. Mais cette déconfiture, en vidant les textes de Cartier de tout intérêt politique, ouvre le champ à leur publication à Paris, Venise, et Londres, cette dernière (1580) manifestant l’entrée, dans la compétition pour l’Amérique du Nord, d’un troisième prétendant : le royaume d’Angleterre. Aux éditions entretenant la mémoire des voyages de Cartier succèderont désormais des textes imprimés affichant ouvertement les ambitions coloniales. Le siècle se clôt avec la publication des Principal navigations (1600) de Richard Hakluyt, qui révèle l’existence des récits inachevés laissés par Cartier et Roberval de leurs voyages de 1541-1543. Tout le corpus relatif aux expéditions au Canada est désormais disponible, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il soit largement diffusé. Mais les pages du découvreur ne seront pas longtemps le témoignage le plus important de l’intérêt 4 Voir le titre du livre de Marcel Trudel, Histoire de la Nouvelle-France, I, Les vaines tentatives, 1524-1603, Montréal-Paris, Fides, 1963. Ajoutons que, même après que cette implantation sera devenue mieux assurée, la connaissance des relations de Cartier continuera à être riche d’erreurs et de lacunes. Les récits de Cartier : une réception entravée 79 de la Nouvelle-France : s’y adjoindra bientôt celui, autrement sensible, des artefacts et des richesses en provenance du pays. Récits sous le boisseau Le 5 septembre 1534, Cartier retrouve Saint-Malo, au terme de sa première navigation, engagée le 20 avril. L’absence de témoignage n’interdit pas de penser qu’il s’est empressé de se rendre auprès du roi pour lui rendre compte d’un voyage prometteur. Certes, il revenait sans avoir trouvé les îles au trésor à la recherche desquelles on l’avait envoyé. Mais il avait exploré le golfe du Saint-Laurent, dont on ne connaissait jusque-là que l’entrée, au-delà du « hable de Brest » (le détroit de Belle-Isle) et la face arrière de Terre-Neuve, en soupçonnant, par le jeu des « grandes marees » qui s’y trouvent, l’existence, près de « l’ille de Bryon » 5 , d’un passage qui ferait d’elle une île 6 et offrirait « une grande abbreviacion du chemin » pour de futurs voyages. Enfin, si les intempéries annonciatrices de la mauvaise saison qui commandaient le retour l’avaient empêché, le 30 juin, de s’engager, au N.-O. d’Anticosti, dans le « destroyt Saint Pierre » qui lui aurait ouvert l’accès au Saint-Laurent, c’est bien là qu’il se dirigera l’année suivante pour « parachever » la navigation entreprise en 1534 et découvrir le « pays de Canada ». Le rapport remis par Cartier avait dû paraître suffisamment encourageant pour que, moins de huit semaines après son retour, le pouvoir royal lui confie « troys navyres équippés et advitaillés chascune pour quinze moys au parachevement de la navigation » précédente 7 . Mais il ne pouvait être question d’entreprendre alors sa publication : tout en protestant contre ce qu’elle aurait considéré comme une intrusion dans son espace réservé, l’Espagne n’aurait pas manqué de tirer profit des informations contenues sur le pays et les voies d’accès à d’autres terres plus lointaines 8 . Le secret semble avoir été bien gardé puisque, lorsque Cartier et les siens quittent Saint-Malo le 19 mai 1535, forts de la bénédiction de leur évêque, leur départ n’éveille aucun écho. Il y avait bien eu de vives protestations 5 Relations, p. 105, à la date du 26 juin 1534. 6 Ainsi que le manifeste le toponyme « Terre Neuffve », son insularité n’était nullement soupçonnée jusque-là. Elle sera établie par Cartier au retour de son deuxième voyage. 7 Commission du 30 octobre 1534, délivrée par l’amiral Chabot (Relations, p. 227). 8 Le manuscrit unique conservé à la BnF (fonds Moreau, 841) paraît être une copie de travail d’un premier état continu d’une relation très proche dans le temps du retour à Saint-Malo et, en tout cas, antérieure à la relation du deuxième voyage, même si elle comporte des altérations ultérieures. Sur cette question, voir Relations, Introduction, pp. 51-52. 80 Michel Bideaux quand il avait, le 8 février, présenté « en l’abbaye Sainct Jehan » sa commission aux « bourgeois congregez assemblez » : n’allait-on pas les priver d’une saison de pêche autrement lucrative que cette expédition incertaine et dont la durée (quinze mois) avait de quoi alarmer les marins et leurs familles ? Mais cette mauvaise humeur s’était déjà manifestée l’année précédente sans dépasser autrement les murailles de la cité. Les historiens s’accordent à considérer qu’en dépit du lourd tribut payé au scorbut, le voyage qui se termine à Saint-Malo le 15 août 1536 a été fructueux et prometteur. On a revu à l’île d’Orléans les pêcheurs rencontrés l’année précédente à Gaspé et découvert sur les sites actuels de Québec et Montréal deux agglomérations autochtones : Stadacone et Hochelaga. Les merveilles du « royaume de Saguenay » dont les Indiens ont entretenu le capitaine ont remplacé avantageusement les îles incertaines et surtout, la découverte du Saint-Laurent, fleuve navigable et « grand axe de pénétration » 9 ouvrant l’accès au continent américain, plaide en faveur de la colonisation du pays. Il est peu probable que Cartier ait pu, par voie orale ou écrite, exposer ces acquis au roi dans les semaines qui ont suivi son retour 10 : la guerre vient en effet de reprendre avec l’Espagne 11 . Mais le 10 mai 1537, François I er avait signé à Dourdan un roole qui, valant acompte sur un règlement global à venir, faisait don à son pilote de sa nef capitaine, la Grande Hermine, « avecques ses appareilz et munitions retournez du voyage des descouvertures […] et ce pour le recompenser des fraiz qu’il a faictz audit voieage » 12 : le texte manifeste que le roi était, à cette date, bien informé de l’issue du voyage et accrédite la mention, en tête de la relation du dernier voyage, d’un rapport qui lui a été présenté « tant par écrit que de vive voix » au terme de chacun des deux premiers. On peut considérer que c’est au cours de l’été 1538 que lui a été remise, sous la forme conservée par deux manuscrits, la relation de voyage de 1535-1536, précédée d’une importante épître. De septembre 1538 enfin, datent de nombreuses preuves de l’intérêt du souverain pour les « descouvertures », et notamment un « Mémoire des hommes et provisions necessaires pour les Vaisseaux que le Roy vouloit envoyer en 9 L’expression est de Marcel Trudel, Histoire de la Nouvelle-France, I, p. 65. 10 Le Catalogue des Actes de François I er , vol. 8, permet de suivre les déplacements du souverain. Il se trouve à Lyon en juin 1536 et ne quitte la région pour regagner sa capitale qu’en décembre. Il est dans le nord, avec son armée, en février 1537, à Fontainebleau en juin, avant de repartir trois mois plus tard pour le sud de son royaume. 18 juin 1538 : signature du traité de Nice, suivie de l’entrevue d’Aigues- Mortes avec Charles Quint le 14 août. Il séjourne à Saint-Germain-en-Laye du 7 au 22 septembre. 11 Hostilités marquées par le renvoi, le 2 juin, de son ambassadeur. 12 A.N. Paris, série J 962 (12), n° 10. Les récits de Cartier : une réception entravée 81 Canada » 13 . Mais tant d’attestations ne permettaient guère de préserver bien longtemps la confidentialité de textes et de projets qui, les uns et les autres, s’offrent bientôt à des regards indésirables. La paix retrouvée, en effet, ne règle rien, car si le roi de France a maintenant les mains libres pour d’audacieuses entreprises maritimes, ses rivaux ont, eux, tout loisir de s’informer à ce sujet. On le voit bien par les pittoresques contacts entre François I er et l’espion portugais Lagarto qui rapporte à son maître, Jean III, les confidences imprudentes que lui a faites le roi-chevalier, et davantage encore, par les vives représentations qu’adressent les ministres et ambassadeurs espagnols dès qu’ils ont vent des projets du rival français. L’expédition projetée par ce dernier en sera considérablement gênée ; les maladresses commises par Cartier et Roberval feront le reste, condamnant à l’échec sans gloire un projet aussi mal conçu qu’exécuté et sonnant le glas des ambitions « transmarines » du roi de France : la reprise des hostilités avec l’Espagne (cry de la guerre lancé de Ligny-en-Barrois le 12 juillet 1542) le détourne des affaires canadiennes. Par un paradoxe apparent, la paix intervenue à Crépy-en-Laonnois (18 septembre 1544) fera de même : par elle, il s’engage à n’intervenir en aucune sorte dans les Indes « descouvertes ou à descouvrir », « en quelque lieu ou endroict que ce soit ». Les relations manuscrites conservées se trouvent désormais dépourvues de toute charge politique : l’heure est venue des publications 14 . L’ère des relations imprimées Elle s’ouvre malencontreusement par la plus négligée de toutes : celle que livre au public français l’imprimeur parisien Ponce Roffet en 1545 : Brief recit, et succincte narration, de la navigation faicte es ysles de Canada, Hochelaga, Saguenay et aultres, avec particulieres meurs, langaige, et ceremonies des habitans d’icelle : fort delectable à veoir. Bien qu’appartenant à une estimable famille d’imprimeurs, Ponce Roffet n’exerce ce métier alors que depuis cinq ans et cette publication est la première qu’il entreprend avec son beau-frère, Antoine Leclerc. Leur association n’ira pas au-delà de 1550 et dès 1551, des procès les contraignent à céder leurs droits 15 . Ponce Roffet aurait-il mis à profit la situation inédite créée par les événements que nous venons de rapporter pour jeter le premier sur le marché un texte relatant la plus glorieuse des navigations de Cartier ? Cette 13 Sur l’épître et le mémoire, voir Relations, Introduction, pp. 20-22. 14 Sur ces différents sujets, voir notre introduction aux Relations, pp. 21-35. 15 Voir Relations, notes de l’introduction, n. 390. 82 Michel Bideaux hâte pourrait expliquer (mais seulement en partie) les innombrables bévues dont la moindre n’est pas l’omission de deux chapitres entiers. Une telle médiocrité n’a guère fait pour sa conservation : trois exemplaires connus seulement 16 . C’est pourtant à cette publication si lacunaire qu’il revenait de faire connaître dans la seconde moitié du siècle la plus glorieuse des expéditions de Cartier. Il y a fallu, il est vrai, le concours de deux éditeurs autrement qualifiés que Ponce Roffet. Quand le Vénitien Giovanbattista Ramusio insère dans le troisième volume (1556) de sa grande collection de Navigationi et viaggi le texte des voyages de 1534 et 1535-1536, il déplore d’avoir dû travailler sur certains exemplaires « guasti e scorretti », et sa traduction en a souffert. Le Brief récit de Ponce Roffet est du nombre, car l’absence dans le texte italien des deux chapitres et les graphies du lexique franco-indien révèlent sans doute possible qu’il a utilisé cette impression, à l’exclusion des manuscrits. Comment ce livre et le manuscrit de la relation du voyage de 1534 sontils parvenus sur le bureau du secrétaire de la Serenissima ? Dédiant à son ami le grand médecin Fracastoro le premier volume (1550) des Navigationi, Ramusio révèle que c’est à son initiative qu’il a entrepris sa collection et le remercie de l’envoi qu’il lui a fait des « relationi della Nova Francia con quattro disegni insieme » 17 . Mais c’est depuis quelque temps déjà qu’il est en possession de ces textes puisque, dans un Discorso sul commercio delle spezie datant au plus tard du début de 1548, il mentionne la Terre des Bretons et Terre-Neuve (« la terra de Bertoni e Bachalai »), dove l’anno 1534 et 1535 Jacques Gartier (sic) in duoi viaggi fatti con tre galeoni francesi trovò quel paese così grande detto Canada, Ochelaga et Sanguenai, che corre da 45. Gradi sino 51 tanto popolato et bello, che gli pose nome la nuova Francia 18 . Qui sont donc ces « eccellenti uomini francesi » qui, entre 1545 et 1548, ont mis Fracastoro, puis Ramusio en possession de l’impression faite par Ponce Roffet ? Des amis du médecin italien, à coup sûr, mais on ne peut en dire 16 Le premier, retrouvé seulement en 1863 par le libraire Tross, est à la British Library ; il avait appartenu à sir Richard Grenville, qui fonda (1585) une colonie sur l’île Ranooke (Virginie). Celui de la Bibliothèque Mazarine, Paris (Rés. 51757), a été signalé par G. Atkinson dans son répertoire La Littérature géographique de la Renaissance (Paris, 1927) ; le dernier, à l’existence généralement ignorée (voir Relations, Introduction, n. 399), se trouve à la Bibliothèque municipale de Rouen (Inc. P. 55, ex Montbret, p. 545). 17 Quatre planches dues aux naturalistes Rondelet et Belon. 18 Navigationi et viaggi, éd. M. Milanesi et al., Turin, 1978, vol. II, pp. 984-985. Les récits de Cartier : une réception entravée 83 davantage. Fracastoro était en relation avec son confrère Jean Fernel, qui le consulta au sujet de la stérilité de Catherine de Médicis. Son poème latin De Sifilide (1539) lui avait valu une grande réputation. Fernel aura peut-être jugé que Fracastoro pourrait être intéressé par les signes cliniques que la relation de Cartier donnait du scorbut (« la grosse maladie »), une autre affection contemporaine liée aux voyages transocéaniques. Mais ce n’est là qu’une hypothèse. La qualité de l’information et de la traduction, la sagacité manifestée dans les discorsi critiques ajoutés par le compilateur firent aussitôt de la collection de Ramusio un ouvrage de grande autorité, plusieurs fois réimprimé. Consacré exclusivement à l’Amérique, le troisième volume était aussi le plus riche de nouveautés ; il connut trois rééditions à Venise en 1565, 1606 et 1613 19 . Un tel ouvrage devait naturellement être mis à contribution par les auteurs des monumentales cosmographies contemporaines : pour la France, André Thevet et François de Belleforest, tous deux donnant au public la même année (1575) leur Cosmographie universelle. Le premier avait auparavant connu une grande notoriété avec ses Singularitez de la France Antarctique (1557-1558), qui relataient une brève expérience brésilienne de 1555-1556. Mais il avait tiré parti, sans en souffler mot, du troisième volume de Ramusio, paru dans l’intervalle, lui soutirant des informations qui lui permettaient de s’inventer, sur la voie du retour, un passage par le Canada 20 . Il nourrit également les chapitres relatifs à ce pays de confidences que lui aurait faites à Saint-Malo Jacques Cartier qui, depuis la fin de ses voyages au Canada, vivait retiré dans sa ville natale : information invérifiable, mais non invraisemblable. Les deux hommes ont fort bien pu se connaître et, par ailleurs, le statut de « cosmographe royal » et la curiosité de Thevet pouvaient lui valoir, à Paris ou ailleurs, la rencontre de gens de mer ou de négociants ayant fréquenté Terre-Neuve ou l’entrée du Saint-Laurent. Quoi qu’il en soit, le pilote malouin, emporté par la peste en 1557, n’était plus en mesure de le contredire 21 et Ramusio, disparu la même année, n’irait pas crier au plagiat. Belleforest, qui fut quelque temps collaborateur de Thevet avant de devenir son rival, allait s’en charger après la rupture entre les deux hommes, mais en mentionnant la relation française et non sa version italienne : 19 Réédition moderne de l’ensemble de la collection, en six volumes, sous la direction de Marica Milanesi, Turin, Einaudi, 1978-1988. 20 Pour la toponymie et le lexique franco-indien, Thevet est clairement tributaire du texte de Ramusio. 21 On observera que Thevet semble ignorer alors la troisième navigation de celui dont il se dit ami ; mais il la mentionnera dans les écrits de sa vieillesse, quand il aura rencontré Richard Hakluyt. 84 Michel Bideaux Il faut voir les memoires de Jacques Cartier Breton, et excellent pilote, des escrits duquel un certain plagiaire de notre temps s’est aidé, sans rendre grace au nom de celuy, auquel il en est redevable veu que chascun sçait que jamais il ne feit le voiage de la partie Septentrionale. (Cosmographie universelle, f. 2179) 22 Belleforest, quant à lui, mentionne volontiers avec éloge l’ouvrage de Ramusio, auquel il fait de nombreux emprunts quand il résume, à propos de Verrazano et de Cartier, le texte des Navigationi. Le livre du Vénitien (et les emprunts que lui font Thevet et Belleforest) manifestaient que la découverte de l’Amérique n’était pas le seul ouvrage des puissances ibériques et, par là, il était à même d’inviter d’autres nations à se lancer à leur tour dans l’entreprise. C’était le cas de l’Angleterre, qui pouvait faire valoir la part qu’elle y avait prise à la fin du siècle précédent, quand Henri VII avait envoyé Giovanni Cabotto (John Cabot) explorer les côtes de Terre-Neuve (1497). Les capitaines français qui conduisent après 1560 des expéditions vers la Floride espagnole n’ont qu’une bien vague connaissance des voyages de Cartier, et ils ne la puisent pas dans les Navigationi : Jean Ribault (1562) et René de Laudonnière (1564) assurent que Cartier et Roberval furent envoyés ensemble vers « l’isle de Canada » en 1535, le second ignorant même le voyage de 1534. Mais ces lacunes de l’information surprennent bien davantage sous la plume de familiers des livres. Deux grands répertoires intitulés chacun Bibliothèque françoise paraissent en 1584 et 1585. Dans le premier, La Croix du Maine, qui fait pourtant l’éloge de Cartier, doit avouer qu’il n’a « point vu les Memoires de ses voyages esdits pays » et ne sait pas même « s’il les a jamais fait imprimer » ; auteur de la seconde, Antoine Du Verdier fournit le titre et les références bibliographiques complètes du Brief recit mais le range parmi les « livres d’autheurs incertains ». Quand La Popelinière, autre capitaine huguenot, qui joint les talents de l’homme d’action à la curiosité du géographe de cabinet, exhorte ses compatriotes à participer à la course aux découvertes et à la colonisation, ses Trois mondes (1582) doivent bien peu à une connaissance directe des Navigationi. Les toponymes Nouvelle France, Canada et Chilagua [Hochelaga] y figurent certes à deux reprises 23 , mais ils semblent avoir été trouvés sur une carte plutôt que dans le texte de Ramusio. La Popelinière n’ignore pas que « ces pays de Canada, Mocola, Chilaga, avec leurs costes et le golfe Sainct Laurens ont esté descouverts et nommez par les Français, et à cause de ce appellez France 22 Les nombreux travaux consacrés à Thevet par Frank Lestringant font toute la lumière souhaitable sur l’épisode. Voir également, de Michel Simonin, La carrière de François de Belleforest, Genève, Droz, 1992. 23 Les trois Mondes, éd. Anne-Marie Beaulieu, Genève, Droz, 1997, pp. 225 et 252. Les récits de Cartier : une réception entravée 85 Neufve » 24 . En cet endroit, A.-M. Beaulieu, son éditrice moderne, trouve « assez étrange que La Popelinière ignore Jacques Cartier » (n. 333). Se pourrait-il qu’il ait cru, comme elle le supposait plus haut 25 , que « les Anglais étaient déjà maîtres de cette partie du monde ? ». F. Lestringant observe pour sa part que l’auteur « prenait bien soin de ne pas concurrencer l’Angleterre sur un continent qu’elle commençait à considérer comme sa chasse gardée » 26 . Il est vrai que lorsque paraissent les Trois Mondes, ce pays vient de manifester des ambitions expansionnistes que la plume de Richard Hakluyt soutiendra inlassablement pendant deux décennies. Et cette fois, les écrits de Cartier tiennent une part essentielle dans le débat, alors que les relations imprimées cessent d’être de purs témoignages de l’élargissement de l’œkumène connu. Cartier au service des desseins d’expansion coloniale On ne contestera pas aux grandes collections réunies par Hakluyt en 1589 et 1599-1600 le mérite d’avoir servi l’histoire des découvertes. Mais l’ensemble de ses publications et de sa correspondance manifeste qu’il est d’abord animé par le souci du rôle qu’y a joué son pays et bien davantage par celui qu’il est appelé à y jouer. Passé de la théologie à la géographie, ce prêcheur d’Oxford est un diligent lecteur de Ramusio. Deux espaces captivent son intérêt : celui qui permettrait, par la Moscovie, d’accéder aux richesses de l’Extrême-Orient et des îles aux épices, et celui qui atteindrait le même objectif par l’incertain passage du nord-ouest, tout en ouvrant l’accès aux vastes territoires d’une Amérique du Nord que l’Espagne revendique pour siens, mais sans être en mesure de les contrôler. Il a trouvé dans le troisième volume des Navigationi, parmi d’autres textes relatifs à cette région, les récits des deux premiers voyages de Cartier, dont il confie la traduction à John Florio, professeur italien émigré pour cause de religion 27 . Il soutient de ses deniers l’impression du livre 28 , et la préface qu’il rédige ne laisse rien ignorer de l’objet de cette publication : 24 P. 284. 25 Introduction, p. 33. 26 Le Huguenot et le Sauvage, Paris, Aux Amateurs de livres, 1990, p. 228. 27 Et futur traducteur de Montaigne (1603). 28 A shorte and briefe narration of the two Navigations and Discoveries to the Northweast partes called Newe Fraunce : First translated out of French into Italian, by this famuse learned man Gio. Bapt. Ramutius, and now turnd into English by John Florio : Worthy the reading of all Venturers, Travellers, and Discoverers. Londres, H. Bynneman, 1580. Réimpressions en 1967 (Amsterdam, deux vol.) et 1980 (Universal Microfilm Reprint, Kent, Connecticut). 86 Michel Bideaux elle s’adresse d’abord aux marchands, aux pilotes et à tous ceux qui ont le goût de la découverte. Ils doivent œuvrer dans l’intérêt de l’Angleterre, tard venue dans les entreprises océaniques, mais qui se hâte de combler ce retard. Tributaire, comme Ramusio, de l’édition parisienne de 1545 et de ses lacunes, elle est fidèle et soignée, le réfugié huguenot se bornant à supprimer des marques de déférence à l’église de Rome (ainsi, dans l’épisode du scorbut, les invocations à la Vierge et aux saints). Hakluyt multiplie les interventions auprès de personnages de marque susceptibles d’appuyer cette politique. Dédiant à sir Philip Sydney ses Diverses voyages (1582), il rappelle son rôle dans l’ouvrage publié par Florio ; à son protecteur, sir Francis Walsingham, il dit la nécessité de fonder en Amérique du Nord une Nouvelle-Angleterre. Enfin, c’est à la reine Elisabeth I re elle-même, qu’il sait favorable à un tel expansionnisme, qu’il dédie son Particular discourse concerninge the great necessite and manifolde comodyties that are like to growe to this Realme of Englande by the Westerne discoveries lately attempted (octobre 1584) 29 . Dans l’intervalle, Hakluyt était devenu à Paris chapelain de l’ambassadeur sir Edward Stafford : couverture diplomatique pour des activités d’espionnage économique dans la capitale et dans les ports de la Manche. À Rouen, Étienne Bellenger lui apprend qu’au cours de son dernier voyage, il a découvert au sud-ouest du Cap-Breton « une côte longue de deux cents lieues, une ville de quatre-vingts maisons » 30 . À Paris, c’est chez les fourreurs du roi, Valerion Perosse et Matthew Grainer, qu’il a vu pour vingt mille couronnes de fourrures rapportées du Canada 31 . Il observe aussi les allées et venues des vaisseaux français et, à Morlaix, il apprend en 1584 d’un M. de Leau que des Malouins ont vu l’année précédente « the sea on the backside of Hochelaga » 32 . Il sait encore que l’amiral de Joyeuse et le cardinal de Bourbon projettent d’envoyer « certayne ships to inhabitate some place for the north part of America », mais ne prend pas au sérieux cette information qu’il tient de Perosse et de Thevet. Hakluyt vient en effet de rencontrer le cosmographe royal dont il capte la confidence 33 . Il 29 Publié seulement en 1877 par Ch. Deane, Cambridge Mass. (A Discourse on Western Planting), puis en 1935 par E.G.R. Taylor dans The Original Writings and Correspondance of the Two Richard Hakluyts, London, Hakluyt Society, 2 e série, vol. 76-77, pp. 211-516. 30 Voir David Beers Quinn, « The Voyage of Etienne Bellenger to the Maritimes in 1583 : a new document », Canadian Historical Review, 43, 1962, pp. 339-343. 31 Éd. Ch. Deane, pp. 26 et 84. 32 Ibid., p. 113. 33 Fin 1585, il lui soutire un manuscrit de Laudonnière que le cosmographe tenait secret, pour le faire publier l’année suivante par Martin Basanier sous le titre d’Histoire notable de la Floride, en le dédiant à sir Walter Raleigh. L’affaire brouillera durablement les deux hommes. Les récits de Cartier : une réception entravée 87 a enfin accès à la bibliothèque du roi, où il voit le manuscrit de la deuxième relation qui a été offert à François I er et y relève un ajout terminal déclarant qu’il ne faut qu’une lune aux gens de Canada pour se rendre à une terre où l’on trouve de la muscade et de la girofle. Quand il repart définitivement pour Londres en 1587, Hakluyt emporte avec lui les manuscrits (inachevés) de deux relations de voyage au Canada : celles de Cartier (1541-1542) et de Roberval (1542-1543). Quand et comment se les est-il procurées ? On ne sait trop. Thevet a connu Roberval : dans le manuscrit inédit de son Grand Insulaire (1587), il donne sur sa mort en 1561 des détails confirmés par une épitaphe découverte par É. de Cathelineau 34 . Dans son Discourse de 1584, Hakluyt montre qu’il a connaissance de l’expédition de Roberval, mais le contexte est si incertain qu’il ne permet pas d’assurer qu’il eu accès à son récit, ni à celui de Cartier ; par ailleurs, la correspondance qu’il échangea avec Jacques Noël, neveu de Cartier (et qui lui aussi fit le « voyage de Canada »), manifeste qu’à Saint-Malo même, on n’en savait guère davantage. Hakluyt n’insèrera pas ces deux relations tronquées dans l’édition qu’il donnera en 1589 de ses Principal Navigations, qui célèbrent exclusivement les voyages effectués par la nation anglaise. Il sera moins restrictif dans l’édition augmentée qu’il en procurera en 1598-1600, afin de donner sur les théâtres où ses compatriotes ne s’étaient pas encore engagés les informations qui leur serviraient dans leurs entreprises à venir ; les textes anglais des relations tronquées des navigations de 1541-1543 auront donc leur place dans le nouvel ensemble. Mais en dépit de ses immenses mérites, la collection de R. Hakluyt ne trouvera pas sur le continent européen le succès qu’y avait connu celle de Ramusio. C’est ainsi que Lescarbot, si attentif pourtant aux récits du « capitaine Quartier » (ne serait-ce que pour polémiquer indirectement avec Champlain), et qui avait vu lui aussi dans la bibliothèque du roi le manuscrit relatif au deuxième voyage, n’aura pas connaissance de ces textes. Dans l’intervalle toutefois, avait été publiée à Rouen en 1598, par les soins de Raphaël du Petit-Val, la relation du premier voyage de Cartier 35 , traduction peu soignée du texte de Ramusio. On s’explique assez mal que l’éditeur n’ait pas livré aussi celle du deuxième voyage, qui la suivait immédiatement dans le recueil italien. Elle était beaucoup plus propre à seconder le dessein qui s’avoue dans les liminaires et il ne devait pas subsister 34 « D’une épitaphe sur Roberval », Nova Francia, vol. 6, 1931, pp. 302-312. 35 Discours du voyage fait par le capitaine Jaques Cartier aux Terres-neufves de Canadas, Norembergue, Hochelage, Labrador, et pays adjacens, dite Nouvelle France, avec particulieres mœurs, langage, et ceremonies des habitans d’icelle. 88 Michel Bideaux beaucoup d’exemplaires de la médiocre publication de 1545 36 . Loin d’être une entreprise isolée, l’initiative de Raphaël du Petit-Val s’inscrivait dans une politique concertée de colonisation, dont font preuve la commission accordée la même année au marquis de la Roche (et bientôt, à d’autres) et le « Provignons au loin une France plus belle » du poème de C.B. (Claude Brissart) inséré en tête du Discours, cependant que le mot Nouvelle-France se lit à cinq reprises dans les liminaires. Le contexte politique se prête, cette fois, à l’envoi de vaisseaux et d’hommes dans la région du Saint-Laurent : en cette même année 1598, à l’édit de Nantes qui met un terme provisoire aux guerres de religion (15 avril) succède le traité de Vervins (21 mai) qui établit la paix entre la France et l’Espagne. Cinq ans plus tard, Samuel de Champlain effectue le premier de ses huit voyages et, en 1609, l’Histoire de la Nouvelle-France de Marc Lescarbot ajoute aux pages rappelant les « vaines tentatives » des chapitres qui narrent les progrès de la colonisation du Canada par le royaume des lis. Mais en y insérant le récit du second voyage de 1535-1536 (selon le manuscrit vu à la bibliothèque royale), il montre, par l’éloge qu’il fait du « capitaine Quartier » que ses textes ont bien joué pour cette histoire un rôle fondateur. Dès le 12 janvier 1598, les lettres patentes royales qui renouvelaient pour le marquis de La Roche les commissions déjà obtenues en 1577 et 1578 montraient dans leur rédaction qu’Henri IV continuait les entreprises confiées par François I er à Cartier et Roberval, et Lescarbot en consignera le texte dans son Histoire de la Nouvelle-France 37 . Le siècle qui s’achevait avait été bien riche en chimères et, comme autant d’Iris en l’air, le royaume de France avait célébré d’improbables conquêtes outre-mer. Les richesses même qu’on en rapportait n’étaient qu’objets de dérision : voir les « diamants du Canada » présentés au roi par Cartier au retour de son troisième voyage. De « l’arbre de vie » réputé pour avoir sauvé l’équipage décimé par le scorbut au cours du précédent, on ne sait guère que ce qu’en rapporte le naturaliste Pierre Belon, qui a vu « un arbre à Fontainebleau au jardin du roy, qu’on nommoit arbre de vie qui fut apporté du pays de Canada, au temps du roy François I er » (Observations…, 1553). Tout paraît changer avec Richard Hakluyt : la recherche critique des textes qui peuvent soutenir les navigations est plus intense qu’elle n’a jamais été, mais on y adjoint un vif intérêt pour les produits du pays et les artefacts des hommes. Les riches fourrures vues à Paris par le chapelain-espion annoncent la 36 Peu d’exemplaires ont été conservés de l’édition de 1598 : à ceux de la BnF et de la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris, on peut ajouter ceux de la Bibliothèque de l’Arsenal, de la Newberry Library de Chicago et de la Bibliothèque municipale de Grenoble. 37 1609, t. II, pp. 398-495. Voir Marcel Trudel, Histoire de la Nouvelle-France, I, Les vaines tentatives, Montréal - Paris, Fides, 1963, p. 232. Les récits de Cartier : une réception entravée 89 fascination dangereuse qu’elles exerceront sur le siècle suivant, quand « l’aristocratie du castor » s’emploiera à défendre une liberté de la traite qui mettra en péril le projet de colonisation. Bientôt afflueront en France de multiples images de la réalité canadienne, comme le révèle une lettre de Peiresc 38 . En 1604, de Monts renvoie en France un caribous (première attestation du mot) : « Il estoit de haulteur et proportion d’une biche toutefois de corsaige le moins de rond plus gros […]. On le laissa mourir dans les fossez de St Germain en Laye, à faulte d’eau et d’autres commodités ». En novembre 1605 et mars 1606, Peiresc eut loisir de voir la collection réunie par de Monts : divers objets de la vie quotidienne (dont un canot, que le jeune Louis XIII fera flotter sur la Seine), des oiseaux (geais bleus, macareux), trois crabes des Moluques, un rat musqué desséché et un orignac (le mot vient d’entrer dans la langue avec Champlain, Des Sauvages, ch. VIII). Une femelle orignale vivante, plutôt, et Peiresc ajoute une précision problématique : elle porte des cornes. Et « de si excessive grandeur que c’estoit tout ce qu’un homme pouvoit faire que d’en porter une ». En son deuxième voyage, Cartier avait bien été sensible à la richesse de la faune laurentienne, mais sans pouvoir en rapporter aucun témoignage en son pays. Peiresc avait vu aussi un artefact qui fixera pour longtemps l’image traditionnelle de cet Amérindien qui aura lui aussi son mot à dire dans la prise de possession de son pays : En une autre piece de carton estoit peint un de cez sauvages tout nud ayant la peau bazanée, portant un pivial sur les espaules et un devantier frangé et brodé de plumes, avec une massue passée à la ceinture. Il s’assoye sur le bouclier qui est faict comme une porte arrondie par le hault. Il tient à sa droicte un arc et deux flesches, il a des brasselets blancs et noirs, les cheveux lui pendent jusques sur les espaules. Il porte un bonnet rouge avec des plumes noires. […] composé de fort belles plumes noires dont il se fait des panaches aussy beaux que ceux d’Airon. L’homme au pivial est un guerrier et c’est lui dont les puissances coloniales se disputeront bientôt les bonnes grâces pour les aider à s’emparer de son territoire. 38 Voir Francis W. Gravit, « Un document inédit sur le Canada. Raretés rapportées du Nouveau Monde par M. de Monts », Revue de l’Université Laval, déc. 1946, pp. 282-288. Ms à Carpentras, ms 1821, f. 125-126v°, copie à la BNF, fonds Dupuy, vol. 669, f° 31. Œuvres & Critiques, XXXVI, 1 (2011) Les questions laissées en suspens par le Brief recit (1545) de Jacques Cartier et les réponses de la nouvelle 67 de L’Heptaméron (1559) de Marguerite de Navarre Claude La Charité La diffusion de la relation des quatre premiers voyages en Nouvelle-France de Jacques Cartier (1534, 1535-1536 et 1541-1542) et de Jean-François de La Roque de Roberval (1542-1543) offre un cas particulièrement intéressant de circulation des récits entre, d’une part, ceux qui ont fait le voyage transatlantique et, d’autre part, ceux qui, restés en France, chercheront à tirer un bilan de ces premières tentatives avortées. Du vivant de Cartier (†1557) et de Roberval (†1560), une seule relation sera publiée, celle du deuxième voyage, à Paris, en 1545, sous le titre de Brief recit, et succincte narration, de la navigation faicte es ysles de Canada, Hochelage, et Saguenay 1 . Le fait que deux exemplaires de cette édition se retrouveront dans la bibliothèque de Catherine de Médicis 2 montre suffisamment le caractère officiel d’une telle publication, destinée non pas tant à tirer les conclusions de l’échec des premiers voyages qu’à fournir un argumentaire pour la reprise de telles expéditions. À une époque où se répand à la cour l’expression « faux comme 1 La relation du premier voyage ne sera publiée qu’en 1598 sous le titre de Voyage fait par le capitaine Jaques Cartier aux Terres-neufves de Canadas, Norembergue, Hochelage, Labrador, et pays adjacens, dite nouvelle France, avec particulieres mœurs, langages et ceremonies des habitans d’icelle (Rouen, Raphaël du Petit Val, 1598) dans une retraduction française faite à partir de la version italienne de Giovanni Battista Ramusio (Terzo volume, delle navigationi et viaggi nel quale si contengono le navigationi al Mundo Nuovo, Venise, Giunti, 1556). Quant à la relation des deux derniers voyages de Cartier et Roberval, seule une traduction anglaise, établie à partir de documents trouvés à Paris en 1583 et aujourd’hui perdus, a été publiée en 1600 par Richard Hakluyt (The Principal Navigations, Voiages, Traffiques and Discoveries of the English Nation, Londres, George Bishop, Ralph Newberrie et Robert Barker, 1600). Voir, à ce propos, Jacques C ARTIER , Relations, édition critique par Michel Bideaux, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 1986, pp. 9-72. 2 Janine G ARRISSON , Les derniers Valois, Paris, Fayard, 2001, p. 166. 92 Claude La Charité diamants de Canada 3 », qui deviendra proverbiale en raison du quartz rapporté lors des derniers voyages, le Brief recit entretient étonnamment le mirage des richesses du « royaume de Saguenay », à telle enseigne que Rabelais fera de Cartier un élève d’Ouy-dire, prompt à rapporter ce dont il n’a pas été le témoin 4 . En fait, la relation imprimée du deuxième voyage pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses aux interrogations des lecteurs de l’époque, en particulier quant aux raisons de l’échec français en Amérique septentrionale. D’une manière tout à fait intéressante du point de vue de la circulation des récits, c’est à la fiction littéraire que semble alors échoir la responsabilité de dresser un premier bilan de l’aventure coloniale française dans de courts récits à valeur exemplaire relatant les tribulations d’un couple exilé par Roberval en route vers le Canada, récits dont la fin de la Renaissance proposera quatre principales variantes : dans la nouvelle 67 de L’Heptaméron (1559) de Marguerite de Navarre, dans le deuxième récit du tome V des Histoires tragiques (1572) de François de Belleforest, dans la Cosmographie universelle (1575) d’André Thevet et dans le manuscrit de la Description de plusieurs isles (1588) du même auteur 5 . Ces variantes ont conduit la critique à proposer une étude comparative à l’aune du genre de la nouvelle (M.-Ch. Gomez-Géraud 6 ), en tant que réécritures d’une source commune (F. Lestringant 7 ) ou encore sur un plan « structural » (M. Bideaux 8 ). Les chercheurs ont également voulu retrouver, derrière la fiction, la part de vérité historique, en cherchant l’identité réelle des protagonistes (Francis Gay et Mondyne Boiysrie ; ou encore Marguerite de Roberval ou de La Roque, sœur, nièce ou parente de Roberval 9 ) ou en tentant de situer l’île sur laquelle aurait été 3 L’expression aurait été plus exactement « Voilà un diamant du Canada ». Giuseppe DI S TEFANO , Dictionnaire des locutions en moyen français, Montréal, CERES, 1991, p. 258. 4 R ABELAIS , Œuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par Mireille Huchon, avec la collaboration de François Moreau, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 804 et p. 1663, note 22. 5 Au surplus, la version de Belleforest sera remaniée par deux compilateurs, Adrien de Boufflers en 1608 et Simon Goulart en 1614. Ces cinq versions ont été récemment éditées par Michel Bideaux dans Roberval, la Damoiselle et le Gentilhomme. Les Robinsons de Terre-Neuve, Paris, Éditions Classiques Garnier, coll. « Géographie du monde », n o 14, 2009, pp. 125-229. 6 Marie-Christine G OMEZ -G ÉRAUD , « Fortunes de l’infortunée demoiselle de Roberval », dans Bernard Alluin et François Suard (dir.), La Nouvelle. Définitions, transformations, Lille, Presses universitaires de Lille, 1990, pp. 181-192. 7 Frank L ESTRINGANT , « La Demoiselle dans l’île. Prolégomènes à une lecture de la Nouvelle 67 », dans Dominique Bertrand (dir.), Lire l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2005, pp. 183-196. 8 Michel B IDEAUX , Roberval, la Damoiselle et le Gentilhomme, ouvr. cité, pp. 19-57. 9 Pour une synthèse de ces hypothèses d’identification, voir Michel B IDEAUX , ouvr. cité, pp. 74-75 et p. 74, note 2. Les questions laissées en suspens par le Brief recit (1545) de Jacques Cartier 93 déporté le couple infortuné (île des Démons, île de la Demoiselle ou île de Roberval 10 ). Nous voudrions apporter notre pierre à l’édifice, en mettant en résonance les questions laissées en suspens par le Brief recit de Cartier et les réponses apportées par la nouvelle 67 de L’Heptaméron, en postulant que le récit de Marguerite de Navarre n’est pas qu’un simple exemplum à valeur morale ou évangélique, mais que sa valeur exemplaire tient à la mise en abyme qu’il propose de toute l’entreprise coloniale française sous le règne de François I er . Après avoir mis en évidence le fait que le Brief recit est plutôt un plaidoyer en faveur de la poursuite des expéditions qu’un bilan, nous nous attacherons à dégager quatre sens (littéral, moral, historique et anagogique) de la nouvelle 67 sur le modèle de l’exégèse biblique traditionnelle, méthode souvent employée au XVI e siècle pour l’interprétation de la fiction 11 . 1 Le Brief recit (1545) de Cartier, un plaidoyer pour la relance de la colonisation plutôt qu’un bilan de l’échec français 12 Il peut paraître étonnant que seul le deuxième voyage ait connu les honneurs d’une diffusion imprimée. Le caractère descriptif du premier récit n’était cependant pas de nature à intéresser un large lectorat. De même, le récit des troisième (1541-1542) et quatrième voyages (1542-1543), marqués par les dissensions de Roberval et Cartier, mais surtout par la découverte du faux or (pyrite) et des faux diamants (quartz), ne pouvait donner aux 10 Sur l’archéologie de l’idée même d’une île des Démons et sur les variantes du nom de l’île, voir Frank L ESTRINGANT , « L’île des Démons dans la cosmographie de la Renaissance », dans Grégoire Holtz et Thibaut Maus de Rolley (dir.), Voyager avec le diable, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2008, pp. 99-125. Il existe aujourd’hui en Basse Côte-Nord, au Québec, une île de la Demoiselle, qui fait partie de l’archipel du Vieux-Fort et qui est située dans la baie de Bonne-Espérance. Cela étant, la carte de Jean Alfonce, pilote de Roberval, situe plutôt l’île dans l’actuel archipel de Harrington. Voir, à ce propos, Rémy G ILBERT , « L’incroyable et romanesque aventure de demoiselle Marguerite de La Roque en Basse-Côte-Nord (1542-1543) », L’Estuaire, vol. XXII, n o 2 (55), juin 1999, pp. 26-28. 11 Voir, par exemple, Barthélemy A NEAU , « Preparation de voie à la lecture, et intelligence de la Metamorphose d’Ovide et de tous Poëtes fabuleux », dans Trois premiers livres de la Metamorphose d’Ovide, Lyon, Guillaume Rouillé, 1556, a4 r o à e6 v o . Aneau, en fait, exclut le sens anagogique dans l’interprétation des fables païennes. Voir, à ce propos, Teresa C HEVROLET , L’idée de fable. Théories de la fiction poétique à la Renaissance, Genève, Droz, 2007, p. 42. 12 À propos de cette édition de 1545, voir Claude L A C HARITÉ , « 1535 : le deuxième voyage de Jacques Cartier : un récit à la hauteur des ambitions françaises », dans Charles-Philippe Courtois (dir.), supplément « Anniversaires historiques » à L’état du Québec 2010, Montréal, Éditions du Boréal, 2010, pp. 3-7, publication en ligne : http : / / www.letatduquebec.qc.ca/ index.php/ anniversaires-historiques. 94 Claude La Charité Français une image exaltante de leurs premières tentatives de colonisation. À la différence des autres, le récit du deuxième voyage, le plus long des trois, est le plus riche en aventures et regorge de détails hauts en couleur, par l’évocation notamment du premier hivernage au Nouveau Monde, fatal à une grande partie de l’équipage en raison du scorbut. Mais surtout ce second voyage semble avoir été choisi à dessein pour convaincre le pouvoir royal de relancer de telles expéditions et témoigne de la persistance de l’ambition coloniale de la France, par-delà l’échec des premières tentatives. En fait, ce récit de 1545 met déjà en avant les principaux arguments qui permettront, au siècle suivant, l’établissement de colonies permanentes à Port-Royal (1604), à Québec (1608), à Trois-Rivières (1634) et à Montréal (1642). Cette ambition politique transparaît avec force dans l’inscription « Franciscus primus Dei gratia Francorum rex regnat 13 » que Cartier fit graver sur la seconde croix qu’il planta à Stadaconé et qui se voulait une mise en garde adressée en latin - la langue internationale de l’époque - à l’endroit des autres puissances européennes. Le Brief recit, par diverses notations, cherche à montrer le destin politique naturel de la France dans ce territoire, à laquelle les habitants seraient prêts à se soumettre spontanément, comme le suggère le véritable morceau d’anthologie qu’est la description de l’accueil réservé par les Amérindiens d’Hochelaga à Cartier : Après qu’il [l’Agouhanna, Roy et seigneur du pays] eut faict son signe de salut audict cappitaine [Cartier] et à ses gens, leurs faisant signes evidens, qu’ilz feussent les tresbien venuz : Il monstra ses bras et ses jambes audict cappitaine, luy faisant signe qu’il luy pleust les toucher : lequel cappitaine les frota avecques les mains. Et lors ledict Agouhanna print la lysiere et couronne [rouge, faite de poil de hérisson] qu’il avoit sur la teste, et la donna à nostre cappitaine. Et tout incontinent feurent amenez audict cappitaine plusieurs malades, comme aveugles, borgnes, boisteulx, impotens, et gens si tresvieulx, que les paupieres des yeulx leur pendoyent jusques sur les joues : les seant et couchant au pres de nostredict cappitaine, pour les toucher : Tellement qu’il sembloit que Dieu feust là descendu pour les guerir 14 . 13 Brief recit, et succincte narration, de la navigation faicte es ysles de Canada, Hochelage et Saguenay, et autres, avec particulieres meurs, langaige, et ceremonies des habitans d’icelles : fort delectable à veoir, Paris, Ponce Roffet dit Faucheur et Antoine le Clerc frères, 1545, f. 41, v o . Le fac-similé de cette édition est disponible dans Gallica et est reproduit dans Mireille H UCHON , Le français au temps de Jacques Cartier, 2 e édition, présentation de Claude La Charité, Rimouski, Tangence éditeur, coll. « Confluences », 2009, pp. 81-176, passage ici cité p. 162. 14 Brief recit, ouvr. cité, f. 25, v o et 26, r o . Mireille H UCHON , Le français au temps de Jacques Cartier, ouvr. cité, pp. 130-131. Les questions laissées en suspens par le Brief recit (1545) de Jacques Cartier 95 Cette curieuse cérémonie présentait pour les lecteurs de l’époque d’évidentes similitudes avec le rituel du couronnement des rois de France. Si l’auteur du récit insiste sur le fait que le roi du pays donne spontanément sa couronne à Cartier, c’est certainement dans le but de suggérer le rôle politique que la France pourrait jouer auprès de sujets aussi dociles, prêts à reconnaître d’emblée l’autorité légitime du représentant de François I er . Par ailleurs, on sait que, après son couronnement, le roi de France avait l’habitude de toucher les malades des écrouelles, une maladie tuberculeuse, que le roi, une fois sacré, avait le pouvoir, croyait-on, de guérir miraculeusement. Rien ne nous permet de savoir si Cartier fut effectivement accueilli avec autant d’enthousiasme, mais il est certain que le récit tel qu’il fut imprimé en 1545 visait sans doute d’abord et avant tout à esquisser ce que serait le destin de la France dans le Nouveau Monde, pour peu que le pouvoir royal se donnât les moyens de ses ambitions. De la même façon, le compte rendu de Donnacona sur les fabuleuses richesses du royaume de Saguenay que rapporte l’auteur du récit est moins une transcription scrupuleuse d’un véritable échange entre le chef amérindien et Cartier qu’une manière fort habile de suggérer que les Français finiront par trouver eux aussi, à l’instar des Espagnols, un Eldorado au Nouveau Monde : « […] il nous a certiffié avoir esté à la terre de Saguenay, en laquelle y a infini or, rubis et aultres richesses. Et y sont les hommes blancs comme en France et accoustrez de dras de laynes 15 . » Ces hommes pâles, habillés d’étoffe comme en Europe, ne sont sûrement pas ainsi décrits sans arrière-pensée. En fait, cette description cadre assez exactement avec l’idée que les Européens se faisaient des Asiatiques, représentants, à leurs yeux, d’une culture aussi raffinée que la leur. À supposer que les lecteurs du XVI e siècle aient adhéré à l’idée que les Amérindiens d’Hochelaga étaient prêts à se soumettre spontanément à la France et que le royaume du Saguenay était un nouvel Eldorado, voire la porte d’entrée vers l’Asie, comment concilier ces conditions favorables avec l’issue catastrophique que connurent les derniers voyages de Cartier et de Roberval ? Comment surtout expliquer l’interruption de la colonisation ? Voilà autant de questions que le Brief recit, l’unique relation de voyage en Nouvelle-France publiée sous le règne des Valois, laisse sans réponse. 15 Brief recit, ouvr. cité, f. 41, v o . Mireille H UCHON , Le français au temps de Jacques Cartier, ouvr. cité, p. 160. 96 Claude La Charité 2 Les quatre sens de la nouvelle 67 de L’Heptaméron (1559) de Marguerite de Navarre, un bilan de la colonisation sous François I er Pour se disculper des soupçons de misogynie qui pèsent sur lui, Simontault entreprend, dans la nouvelle 67 de L’Heptaméron, de raconter le dévouement exemplaire d’une femme à l’égard de son mari, alors que, pour expier la trahison de l’époux qui a voulu livrer son chef aux Amérindiens, le couple est déporté « en une petite isle sur la mer où n’habitoient que bestes sauvages 16 », par Roberval, en route vers la colonie. Le cadre du Nouveau Monde pourrait sembler n’avoir été choisi qu’en raison de son exotisme et pour mieux souligner l’héroïsme peu commun de cette femme qui, seule dans un monde hostile après la mort prématurée de son compagnon d’infortune, défend à l’arquebuse sa dépouille mortelle contre les charognards. À première vue, le récit ne semble d’ailleurs produit que comme un argument de plus dans l’éternel débat des devisants sur la nature de l’homme et de la femme et sur leurs rapports mutuels, à en juger d’après l’argument d’Adrien de Thou dans le ms. fr. 1524 : « Une pauvre femme, pour saubver la vie de son mary, hasarda la sienne, et ne l’abandonna jusques à la mort 17 ». Néanmoins, trop d’éléments convergent, à commencer par la « petite isle sur la mer » qui fait écho à la grande « isle de Canada 18 » (p. 549), à l’instar du microcosme qui est à l’image du macrocosme, qui investissent l’exemplum d’une polysémie telle que la nouvelle apparaît comme la mise en abyme de toute l’entreprise coloniale française en Amérique du Nord au XVI e siècle. En reprenant les quatre sens de l’exégèse traditionnelle, nous dégagerons d’abord le sens littéral, fondé sur l’anecdote vraisemblablement en partie authentique des déboires de Marguerite de Roberval. Puis, nous nous attacherons au sens moral, en établissant le parallèle entre la Nouvelle-France perçue par le découvreur Cartier comme « terre de Caïn » et le commentaire 16 Marguerite DE N AVARRE , L’Heptaméron, édition présentée et annotée par Nicole Cazauran, texte établi par Sylvie Lefèvre, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000, p. 550. Désormais, sauf mention contraire, toutes les références à L’Heptaméron renverront à cette édition et seront précisées dans le corps du texte entre parenthèses. 17 Michel B IDEAUX , Roberval, la Damoiselle et le Gentilhomme, ouvr. cité, p. 125. 18 La représentation du Canada comme une île est usuelle à l’époque et se retrouve, par exemple, chez Rabelais, qui décrit le circuit, c’est-à-dire la superficie de l’île de Medamothi, comme non « moins grand que de Canada » (R ABELAIS , Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 540). Une telle représentation insulaire découle de la persistance à chercher un passage vers l’Orient et alterne avec la représentation du Nouveau Monde comme prolongement du continent asiatique ou, pour reprendre les termes de la commission délivrée à Cartier en octobre 1540, comme « un bout de l’Asie du costé de l’occident » (Jacques C ARTIER , Relations, ouvr. cité, p. 233). Les questions laissées en suspens par le Brief recit (1545) de Jacques Cartier 97 de Luther sur la Genèse relatif au triple châtiment, spirituel, économique et politique, encouru par le fratricide pour avoir assassiné Abel. Nous mettrons ensuite en évidence un sens historique fondé sur les études consacrées aux membres de l’équipage de Roberval, au nombre desquels se trouvaient une majorité de prisonniers et un fort contingent d’homicides, descendants de Caïn, contraints de se racheter par leur incorporation forcée aux expéditions coloniales. Enfin, nous proposerons un sens anagogique, en montrant comment le récit de L’Heptaméron devance l’analyse que fera Marc Lescarbot dans son Histoire de la Nouvelle-France (1609). 2.1 Le sens littéral : le mari coupable de « crime contre la temporelle Majesté » ou la parente de Roberval coupable de fornication ? Par rapport aux versions ultérieures, le laconisme de la nouvelle 67 est frappant, tant tout y est volontairement indéterminé, l’identité des protagonistes, le motif de l’exil sur l’île déserte, le nom et la localisation de cette île, à l’exception toutefois de l’origine sociale du mari, décrit comme un « artisan » : Roberval faisant un voyage sur la mer (duquel il estoit chef, par le commandement du roy son maistre) en l’isle de Canada, auquel il avoit deliberé, si l’air du païs eust esté commode, de demeurer, et y faire villes et chasteaux. En quoy il feit le commencement, que chacun peult sçavoir. Et pour habituer le païs de Chrestiens, y mena avec luy toutes sortes d’artisans, entre lesquels y avoit un homme, qui fut si malheureux, qu’il trahit son maistre, et le meit en danger d’estre prins des gens du pays. Mais Dieu voulut, que son entreprinse fut si tost cogneuë, qu’elle ne peut nuire au capitaine Roberval, lequel feit prendre ce meschant trahistre, le voulant punir comme il avoit merité. Ce qui eust esté faict sans sa femme, laquelle, ayant suyvi son mary par les perils de la mer, ne le voulut abandonner à la mort : mais avec force larmes feit tant envers le capitaine, et toute la compagnie, que tant par la pitié d’icelle, que pour les services qu’elle leur avoit faicts, luy accorda sa requeste, qui fut telle, que le mary et la femme seroient laissez en une petite isle sur la mer, où n’habitoient que bestes sauvages : et leur fut permis de porter avec eux, ce dont ils avoient necessité. (pp. 549-550) Exilé sur cette île peu hospitalière, avec le strict nécessaire, qui se résume essentiellement au Nouveau Testament que l’épouse lit continuellement, le couple se nourrit tant bien que mal d’« herbes du païs » (p. 551) et des bêtes sauvages que le mari abat avec son arquebuse. Mais très rapidement ce régime finit par avoir raison de la santé chétive du condamné. Son épouse se voit alors contrainte d’inhumer le corps du défunt au plus profond de la terre, pour éviter qu’il n’ait l’estomac des bêtes comme sépulcre. Tout 98 Claude La Charité entière consacrée à la défense de la dépouille de son mari et à sa propre vie spirituelle, la fidèle épouse est enfin récupérée par les marins de Roberval sur le chemin du retour. Elle terminera ses jours en France comme préceptrice. À bien des égards, la nouvelle 67 rejoint ce que l’on sait par ailleurs de l’expédition de Roberval, qui, d’après la commission du 15 janvier 1541, visait de fait à « habiter esdites terres et pays, y construyre et ediffier villes et fortz, temples et eglises pour la communication de nostre saincte foy catholique et dotrine crestienne », avec l’aide, entre autres, de colons issus du « popullaire, de chacun sexe et artz liberaulx et mecaniques 19 ». Cette concordance entre les données de la nouvelle et le libellé émanant de la chancellerie royale montre à quel point Marguerite de Navarre disposait de renseignements privilégiés, qu’il s’agisse des commissions délivrées à Cartier et à Roberval ou encore des comptes rendus verbaux ou manuscrits des expéditions. Le terme même d’« artisans » qu’elle utilise pour décrire l’équipage de Roberval se veut aussi inclusif que possible, et sert à désigner aussi bien les métiers libéraux que mécaniques. Rabelais, au chapitre I du Tiers livre (1546) d’ailleurs dédié à la reine de Navarre, avait utilisé l’expression « artizans de tous mestiers 20 » pour décrire les Utopiens partis coloniser le pays de Dispodie. Cela dit, l’expression « toutes sortes d’artisans » sous la plume de l’auteur de L’Heptaméron a sans doute aussi valeur d’euphémisme, destiné à éviter d’évoquer la condition de détenus d’un très grand nombre de ces colons. Si le récit est fort peu disert sur les circonstances du forfait du mari, en revanche, il est suffisamment explicite pour que l’on sache le chef d’inculpation du « traître » : il a mis Roberval « en danger d’estre prins des gens du pays ». Si le mari avait trahi n’importe quel autre colon, en le livrant aux Amérindiens, il aurait été coupable d’homicide « par signes », en fournissant des renseignements susceptibles de mener à la capture et à l’assassinat de la victime. Or, Roberval avait été promu par la commission du 15 janvier 1541 au rang de lieutenant général, investi de tous les pouvoirs du roi en son absence, ce qui constitue non pas simplement une circonstance aggravante, mais qui change la nature même du crime, le « meschant trahistre » se rendant ainsi coupable de « crime contre la temporelle Majesté » ainsi décrit par Josse de Damhoudere : 19 Henry Percival B IGGAR , A Collection of Documents relating to Jacques Cartier and the Sieur of Roberval, Ottawa, Public Archives of Canada, 1930, p. 178 ; Relations, éd. Bideaux, pp. 247-248. On a parfois insisté sur le fait que Roberval était lui-même protestant pour mettre en cause la visée évangélisatrice de l’expédition, mais, d’une part, les clivages confessionnels n’ont pas encore le sens qu’ils auront avec le début des guerres civiles en 1560 et, d’autre part, le terme « catholique » est souvent alors entendu dans son sens étymologique d’« universel ». 20 R ABELAIS , Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 353. Les questions laissées en suspens par le Brief recit (1545) de Jacques Cartier 99 On offense en plusieurs manieres contre la majesté et superiorité temporelle, ascavoir par conspirations contre son Prince, seigneur, prosperité. Les personnes de son conseil, ou contre le commun prouffict. […] Faisant assistence à l’ennemy de biens, argents, conseil, et aultrement. […] Les conspirateurs conspirans contre le seigneur, et prosperité du pays, descouvrantz son secret à l’ennemy, ses lieux ou plaches, ses estatz, et aultres de ses qualitez, sont à escarteler, et à confisquer leurs biens. […] Que plus est, de cestuy crime est puni aussi bien le vouloir, que le faict, quand le vouloir est par aulcunes actes bien et veritablement approuvé. […] Et de cestuy crime est chascun accusateur, et sera en ce procedé sommierement, et de Plano, sans tumulte, ou figure de procès 21 . Il n’est pas donc besoin de procès pour juger et condamner le crime (ou la tentative de crime) de lèse-majesté. Il est déjà jugé « de plein droit », sans instruction ni confrontation de témoins. Il suffit simplement de constater le crime pour qu’il soit condamné, ce qui explique l’apparente célérité de la condamnation par Roberval qui n’a cependant rien d’expéditif. Parmi les attributions de lieutenant général, la commission précise l’« imposition et indiction de mulctes et peines, tant corporelles, civilles que pecunyeres, et tant sur la mer que en terre ferme » et le pouvoir « de pugnir et faire pugnir les desobeissans rebelles et autres malfaicteurs, tant ceulx qui yront à ladite expedicion que autres desdits pays, soit de mort corporelle ou autre pugnition exemplaire 22 ». Le mari aurait normalement dû être écartelé, mais l’intervention de sa femme permet la commutation de la peine. Même si la nouvelle n’établit pas le portrait du mari, le motif gravissime de son inculpation suffit à nous le dépeindre comme un homme insubordonné, séditieux, en rupture avec tout ordre social. Sans faire une comparaison exhaustive ou systématique avec l’histoire tragique de Belleforest et les récits de Thevet, il faut néanmoins noter certaines différences significatives qui confèrent à la nouvelle de Marguerite de Navarre sa spécificité, qu’il s’agisse de la représentation du Canada, de l’identité et de l’origine sociale des protagonistes, du motif de condamnation, de la durée de l’exil, du nom de l’île ou de la manière dont la femme finit par être rapatriée en France. Seule la nouvelle 67 décrit le Canada comme une grande île faisant écho à la petite île non identifiée de l’exil. L’histoire tragique de Belleforest évoque plutôt « la grand estendue de la terre de Canada » sans rapport avec « l’isle des Esprits 23 » de l’exil. Le récit de 21 Josse DE D AMHOUDERE , La practicque et enchiridion des causes criminelles, Louvain, Estienne Wauters et Jehan Bathen, 1555, chap. LXII, « De crime contre la temporelle Majesté », pp. 105-107. 22 Henry Percival B IGGAR , A Collection of Documents relating to Jacques Cartier and the Sieur of Roberval, ouvr. cité, p. 179 et 180. 23 Michel B IDEAUX , Roberval, la Damoiselle et le Gentilhomme, ouvr. cité, p. 171 et 173. 100 Claude La Charité Thevet, quant à lui, parle aussi de la « terre de Canada », sans que « l’Isle des Demons 24 » de l’exil puisse tenir lieu de mise en abyme. Par ailleurs, chez Marguerite de Navarre, on ignore tout de l’identité des protagonistes, si ce n’est que le mari, coupable de lèse-majesté, fait partie des « artisans » de l’expédition. Chez Belleforest, l’histoire met en scène une « damoiselle » et un « gentilhomme », exilés pour « fornication », éléments repris par Thevet qui ajoute cependant que la femme est une « assez proche parente » de Roberval, « nommée Marguerite 25 ». Enfin, la nouvelle de L’Heptaméron se singularise aussi par le fait qu’elle est le seul récit à supposer que la femme exilée est rapatriée par « un des navires » (p. 551) de Roberval et à établir ainsi une correspondance parfaite entre la durée de l’expédition au Canada et l’exil sur l’île déserte. Chez Belleforest, la survivante est rapatriée par « quelques navires marchans 26 » près d’un an après son exil. Chez Thevet, elle est ramenée en France par des pêcheurs de Basse-Bretagne après « deux ans cinq mois 27 ». Au total, l’effet de réel est assurément plus grand chez Thevet ou même chez Belleforest, du fait que le récit se fait plus circonstancié, au point d’ailleurs que les nombreuses œuvres littéraires étudiées par Arthur P. Stabler, qui participeront à la fortune du mythe de Marguerite de Roberval, s’en inspireront, et cela même au-delà du corpus dépouillé par ce chercheur, si l’on pense à des textes comme L’île de la Demoiselle (1990) d’Anne Hébert ou « L’île aux démons » (1994) de Jean Marcel 28 . Cela étant, vu les différences substantielles entre Marguerite de Navarre et ses successeurs, force est de conclure que les visées des trois auteurs étaient fort différentes. À supposer que la version de Belleforest et celle de Thevet, du moins là où elles s’accordent, soient plus proches d’une certaine authenticité historique, il s’agirait tout au plus d’une vérité anecdotique. Or, la nouvelle 67, par son souci de créer un effet de mise en abyme grâce à la petite île de l’exil qui répond à la grande île de Canada, par la parfaite concordance entre la durée de l’exil sur l’île déserte et la durée de l’expédition de Roberval au Nouveau Monde, par la figure du mari « rebelle » et « malfaiteur », révolté contre le 24 Ibid., p. 192 et 193. 25 Ibid., p. 193. 26 Ibid., p. 188. 27 Ibid., p. 198. 28 Arthur P. S TABLER , The Legend of Marguerite de Roberval, Pullman (Washington), Washington State University Press, 1972. Michel Bideaux (Roberval, la Damoiselle et le Gentilhomme, ouvr. cité, p. 14) évoque, sans l’étudier, le cas de la nouvelle de Jean Marcel paru dans Des nouvelles de Nouvelle-France (Montréal, Leméac, 1994 ; republié en 2006 dans la Bibliothèque québécoise). La pièce d’Anne Hébert, jamais étudiée dans cette perspective à ce jour, a été jouée sur les ondes de France-Culture en 1974 et publiée en 1990 : La cage, suivi de L’île de la Demoiselle, Montréal et Paris, Boréal et Seuil, 1990. Les questions laissées en suspens par le Brief recit (1545) de Jacques Cartier 101 représentant de l’autorité royale, cherche manifestement à construire un récit dont la valeur exemplaire serait fidèle, non pas à la vérité anecdotique de deux individus fortement caractérisés, mais à la vérité sociale et politique de l’expédition de Roberval, voire de toute la colonisation française sous François I er , par des figures d’autant plus représentatives et susceptibles de se prêter à une interprétation à plus haut sens qu’elles sont peu individualisées. Bien plus que de l’anecdote historique des amours entravées de colons, la nouvelle de Marguerite de Navarre se veut exemplaire d’abord d’une vérité morale à partir de la figure biblique de Caïn, dont le mari traître à son capitaine peut apparaître comme un avatar. 2.2 Le sens tropologique ou « moral » : le triple châtiment de l’homicide et la terre que Dieu donna à Caïn Des trois représentations du Nouveau Monde étudiées par Robert Melançon dans la littérature française du XVI e siècle - un paradis luxuriant, un monde propice aux prodiges et un désert stérile - c’est cette troisième interprétation qui s’imposera à partir de l’échec de Roberval jusqu’à la reprise des expéditions au siècle suivant 29 . Ces trois conceptions de la Nouvelle-France se retrouvaient déjà dans les relations de Jacques Cartier. L’un des passages les plus célèbres de la relation du premier voyage, que Marguerite de Navarre connaissait sans doute en manuscrit (BnF ms. Moreau 841) ou pour en avoir entendu un compte rendu verbal, renvoie justement à l’image du désert stérile grâce à une référence à la Genèse IV, 8-15 : Si la terre correspondoit à la bonté des ports, ce seroit un grand bien, mais on ne la doit point appeler terre, ains plustost cailloux et rochers sauvages, et lieux propres aux bestes farouches : D’autant qu’en toute la terre devers le Nord, je n’y vis pas tant de terre, qu’il en pourroit en un benneau : et là toutesfois je descendy en plusieurs lieux : et en l’Isle de Blanc-sablon n’y a autre chose que mousse, et petites espines et buissons çà et là sechez et demy morts. Et en somme je pense que ceste terre est celle que Dieu donna à Cain […] 30 . 29 Robert M ELANÇON , « Terre de Caïn, âge d’or, prodiges du Saguenay : représentations du Nouveau Monde dans les voyages de Jacques Cartier », Studies in Canadian Literature, vol. IV, n o 2, été 1979, pp. 22-34. 30 Voyage fait par le capitaine Jaques Cartier aux Terres-neufves de Canadas, Norembergue, Hochelage, Labrador, et pays adjacens, dite nouvelle France, ouvr. cité, p. 27. Le manuscrit de la BnF donne le texte suivant : « Si la terre estoit aussi bone qu’il y a bons hables se seroit ung bien mais elle ne se doibt nonmer Terre Neuffve mais pierres et rochiers effarables et mal rabottez car en toute ladite coste du nort je n’y vy une charetée de terre et si descendy en plusseurs lieux. Fors à Blanc Sablon il n’y a que de la mousse et de petiz bouays avortez. Fin j’estime mieulx que autrement que c’est la terre que Dieu donna à Cayn. » Jacques C ARTIER , Relations, ouvr. cité, p. 101. 102 Claude La Charité Le territoire décrit par Cartier comme la terre de Caïn correspond à la géomorphologie de l’île de l’exil située en Basse Côte-Nord, dans l’archipel du Vieux-Fort (à 60 kilomètres à vol d’oiseau de Blanc Sablon) ou dans l’archipel de Harrington (à 300 kilomètres à vol d’oiseau de Blanc Sablon). La référence à Caïn renvoie bien sûr à la terre que celui-ci devait cultiver et que Dieu avait rendue stérile en guise de châtiment pour le meurtre d’Abel. La géomorphologie de la Basse Côte-Nord, essentiellement minérale et marquée par le lichen et la végétation « rabougrie » de la toundra, peut de fait faire penser à un désert stérile. On remarquera la coïncidence entre la relation du premier voyage qui considère la région de Blanc Sablon comme « lieux propres aux bestes farouches » et l’île qui sert de cadre à la nouvelle 67, « où n’habitoient que bestes sauvages 31 ». Plus que comme un simple cadre spatial, la nouvelle 67 exploite cette référence implicite à la Genèse de manière systématique, en mettant en scène dans la terre de Caïn un personnage, le mari traître à Roberval, qui apparaît comme un avatar du meurtrier d’Abel, un second Caïn : Et le seigneur lui dit : Qu’as-tu fait ? Le sang de ton frère se plaint à moi de terre. Par quoi tu seras malheureux en terre et, puisque la terre a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère, quand tu laboureras la terre, elle ne te donnera plus sa vertu, et si iras çà et là vaguant par le monde. Et Cain dit au Seigneur : Ma faute est si grande qu’elle ne me saurait être pardonnée. Hélas, tu me déchasses aujourd’hui de dessus la terre, en sorte que quiconque me trouvera me tuera. Et le Seigneur lui dit : Mais bien quiconque tuera Cain en sera puni sept fois au double 32 . Marguerite de Navarre, en tant que chef de l’évangélisme français, était très sensible à la réflexion des luthériens, sans être elle-même acquise à la Réforme. Or, Luther, dans son Commentaire du livre de la Genèse (1543), interprétait ce passage comme le triple châtiment auquel s’expose l’homicide : C’est ainsi un triple châtiment qui sanctionne un seul péché. Tout d’abord, Caïn est dépouillé de ses qualités spirituelles et ecclésiales, car il est déchu de la promesse du Descendant béni qui devait naître de sa postérité. En deuxième lieu, la terre est maudite : c’est le châtiment dans 31 Marguerite de Navarre imaginera même des « lions » (p. 550) sur l’île de l’exil. Ce détail, fort invraisemblable, connotait probablement au XVI e siècle l’exotisme, au même titre que le palmier que la gravure de la Cosmographie universelle de Thevet place au milieu de l’île (Michel B IDEAUX , Roberval, la Damoiselle et le Gentilhomme, ouvr. cité, p. 196). 32 La Bible nouvellement translatée par Sébastien Castellion (1555), préface et introduction de Jacques Roubaud et Pierre Gibert, notes et commentaires de Marie- Christine Gomez-Géraud, Paris, Bayard, 2005, p. 118. Les questions laissées en suspens par le Brief recit (1545) de Jacques Cartier 103 l’ordre économique. Le troisième châtiment est politique : Caïn sera errant et ne pourra s’établir nulle part 33 . Or, le mari est un meurtrier en puissance, ou plus exactement un complice de tentative de meurtre (le droit d’Ancien Régime n’établissant pas en la matière de distinction entre la tentative et le fait), qui plus est sur le représentant du roi, pour avoir mis en danger Roberval d’être pris par les gens du pays. Et de fait, la nouvelle peut être lue comme l’illustration du triple châtiment infligé à ce nouveau Caïn. Sur le plan spirituel et ecclésial, il est privé de descendance, car le mari meurt sans avoir engendré d’héritier, alors que, chez Belleforest et chez Thevet, la Damoiselle met au monde un enfant qui finira cependant par mourir sur l’île de l’exil comme son père. Le mari exilé est aussi destitué de ses qualités spirituelles, du fait que c’est sa femme qui lui tient lieu de « confesseur » (p. 551) à défaut d’un prêtre. Sur le plan économique, la terre de l’île de l’exil se révèle impossible à cultiver. Le couple en est réduit à se nourrir de bêtes et de plantes sauvages, mais ce régime finit par avoir raison de la santé du mari : Et quand les lions et autres bestes en aprochoient pour les devorer, le mary avec son harquebuze, et elle avec des pierres se deffendoient si bien, que non seulement les bestes, ny les oyseaux, ne les osoient approcher, mais bien souvent en tuerent de bonnes à manger. Ainsi avec telles chairs et les herbes du païs, y vesquirent quelque temps, quand le pain leur fut failly. Toutefois à la longue, le mary ne peut porter telle nourriture, et à cause des eaux qu’ils beuvoient, devint si enflé qu’en peu de temps il mourut […]. (pp. 550-551) Enfin, sur le plan politique, le mari est condamné à errer à tout jamais. Du fait de son bannissement, qui lui a permis d’échapper à l’écartèlement, le mari traître ne peut plus réintégrer la société, que ce soit celle de la nouvelle colonie ou celle du royaume de France, sous peine de subir la sentence réservée au « crime contre temporelle Majesté ». Il ne peut pas connaître d’autre destin que la mort en exil et cela même si, à l’instar de Caïn, il est protégé par Dieu, dont son épouse est l’instrument sur l’île du bannissement. 2.3 Le sens allégorique ou « historial » : « toutes sortes d’artisans » du crime Tout indique que la nouvelle 67 ne s’inspire pas d’un fait avéré, mais qu’elle respecte plutôt l’esprit de la dernière expédition. Dans l’extrait de relation qui nous a été conservé du voyage de Roberval, le capitaine est décrit 33 Martin L UTHER , « Commentaire du livre de la Genèse », dans Œuvres, Genève, Labor et Fides, 1975, tome XVII, p. 241. 104 Claude La Charité comme un homme particulièrement soucieux d’exercer la justice parmi les membres de l’équipage, sans distinction de sexe : Monsieur de Roberval était très juste et punissait chaque homme selon sa faute. Un dénommé Michel Gaillon fut pendu pour vol. Jean de Nantes fut mis aux fers et gardé en prison pour sa faute, tandis que d’autres furent également mis aux fers et que d’autres furent fouettés, hommes comme femmes. De la sorte, ils vécurent en paix 34 . De ce point de vue, le mari traître à Roberval ne serait pas un personnage historique, mais une figure représentative (une sorte d’antonomase), par l’imprécision et l’énormité de son crime, d’une majorité de colons ayant pris part à l’expédition, ceux que l’extrait de relation conservée présente comme des gens du commun. Au départ de La Rochelle, la relation fait état de « deux cents personnes, hommes et femmes, accompagnées par divers gentilshommes de qualité 35 ». À l’arrivée au Canada, le texte précise la condition de ces hommes et femmes : « Il arriva dans le dit pays, accompagné par deux cents personnes, des soldats, des marins et des gens du commun 36 ». Ce que ni les extraits de la relation de Roberval ni la nouvelle 67 ne disent toutefois, c’est qu’un très grand nombre, sinon une majorité de ces gens du commun était en fait des détenus, ce que cherche à masquer par euphémisme l’expression « toutes sortes d’artisans » employée par Marguerite de Navarre. En effet, les difficultés de la traversée, le froid, le scorbut, la sous-alimentation, à l’origine de la mortalité excessive des deux premiers voyages, dissuadaient même les aventuriers les plus hardis de tenter l’entreprise. C’est pourquoi François I er délivra une licence royale à Cartier, puis à Roberval le 7 février 1542, pour qu’il puisse obtenir, sous conditions, autant de prisonniers qu’il le souhaitait des parlements de Paris, Toulouse, Bordeaux, Rouen et Dijon. En échange, ces détenus obtenaient la suspension de l’exécution de la sentence qui, au retour d’Amérique, pouvait être annulée. Dans l’état actuel de nos connaissances, seule l’identité de 47 des 200 membres de l’expédition de Roberval nous est connue 37 , soit presque le quart de l’équipage. Bien qu’elles soient incomplètes, ces données constituent néanmoins un échantillon fort éloquent. Des 47 colons connus, 25 sont des prisonniers réquisitionnés par Roberval, les 22 autres étant des gentilshommes de qualité ou des roturiers connus par ailleurs comme Macé Jalobert, pilote de Cartier, ou Jean Alfonce, pilote de Roberval. Même 34 Jacques C ARTIER , Relations, ouvr. cité, p. 208. 35 Ibid., p. 205. 36 Ibid., p. 207. 37 À ce propos, voir l’appendice X « Les compagnons de Cartier et de Roberval (1541- 1543) » dans Jacques C ARTIER , Relations, ouvr. cité, pp. 263-265, qui résume, entre autres, les travaux de Henry Percival Biggar, Robert Marichal et Roger Le Moine. Les questions laissées en suspens par le Brief recit (1545) de Jacques Cartier 105 parmi ces 22 colons « libres », certains sont peu respectueux des lois : Adrien Dyel, écuyer, seigneur d’Enneval, était en fuite pour éviter la justice après le meurtre d’un gentilhomme de son voisinage ; Paul d’Auxilhon, seigneur de Sauveterre, tua en 1541 un matelot, meurtre pour lequel il obtint des lettres de rémission ; Michel Gaillon fut pendu pour vol ; et Jean de Nantes fut mis aux fers pour une faute inconnue. Par ailleurs, parmi les 25 prisonniers, les motifs d’inculpation sont divers, même si le meurtre arrive en tête de liste : Motif de condamnation Nombre de condamnés Identité des condamnés Meurtre 9 Bernard de Mirepoix, Mariette de la Tappye, Pierre de Pars de Castellenau, Pierre Le Canbegeur, Jacques Begaulx, Pierre Begaulx, Pierre Blarye (ou de la Blerye, dit Titault), Guillaume le Page (dit Chaudron), Louis de Villaine (récemment anobli, meurtrier d’un prêtre) « Baptement » (voies de fait) 2 Lorens Bonhomme, Pierre Tissene Maquerelage 2 Jehanne de la Veerye (qui a vendu sa fille), Cassett(e) Chapu (qui a prostitué la sienne) Vol 2 Jehan de Lavau, Thomas Monsler Viol 1 Jacques le Galle Faux monnayage 1 Pierre Ronssart Pour avoir fondu du métal pour faire des cloches 1 Anthoinette de Parradis Inconnu 7 Pierre Thomas, Jehanne Le Choulleur Dupollet, Jehan Guillours, Guillaume Fournier, Savonnieres (gentillhomme), Simon Daguobert (fils d’un avocat d’Issoudun), Johannes de Palma (Italien) Si l’on ignore quelle proportion représentaient les prisonniers réquisitionnés, tout indique qu’ils constituaient la majeure partie du contingent, contraints de faire le voyage enchaînés à fond de cale. On peut légitimement s’étonner de cet état de fait, à un double titre. D’une part, il est difficile d’imaginer que l’on ait pu réellement croire à la viabilité d’une colonie peuplée majoritairement de détenus. D’autre part, on sent dans cette seconde chance offerte aux prisonniers la marque de la morale chrétienne dans ce qu’elle avait de 106 Claude La Charité meilleur. Cela dit, ces colons malgré eux étaient pour une bonne moitié des meurtriers (neuf condamnés sur 18 dont le motif de condamnation nous est connu), c’est-à-dire de dignes héritiers de Caïn, et, à ce titre, ils étaient appelés à peupler, bien que de façon fort éphémère, la terre que Dieu donna à Caïn. En mettant en scène un criminel coupable de lèse-majesté, voire un meurtrier en puissance, Marguerite de Navarre, dans sa nouvelle 67, avait certainement à l’esprit le fait que les artisans de l’expédition de Roberval étaient d’abord et avant tout des artisans de toutes sortes de crimes, peu qualifiés pour fonder une nouvelle société, encore moins pour propager « la saincte foy catholique et doctrine chrestienne ». 2.4 Le sens anagogique ou « théologal » : « sans la Republique l’Eglise ne peut étre » En plus de prendre pour cadre une île digne de la terre de Caïn, d’illustrer le triple châtiment dont est frappé l’homicide et de construire une figure de traître représentative des artisans du crime de l’expédition de Roberval, la nouvelle 67, malgré sa brièveté, se veut une sorte de bilan de la colonisation française depuis 1534. C’est d’abord l’entrée en matière qui confère au texte un tel caractère : non seulement évoque-t-elle les objectifs de l’expédition avec une condition formulée au subjonctif plus-que-parfait marquant l’irréel du passé (« si l’air du païs eust esté commode »), mais elle joue également sur la notoriété publique des débuts et du dénouement de la colonisation (« que chascun peult sçavoir ») : Roberval faisant un voyage sur la mer (duquel il estoit chef, par le commandement du roy son maistre) en l’isle de Canada, auquel il avoit deliberé, si l’air du païs eust esté commode, de demeurer, et y faire villes et chasteaux. En quoy il feit le commencement, que chacun peult sçavoir. (pp. 549-550) Or, en évoquant la qualité de l’air comme condition à la réussite de l’établissement d’une colonie permanente, la nouvelle 67 s’inscrit dans l’horizon d’attente de l’époque qui impute volontiers l’échec à la rudesse du climat. La suite du récit sinon réfute, du moins nuance ce lieu commun, en montrant que le choix même de « toutes sortes d’artisans », sortis des prisons, n’est pas étranger à l’issue désastreuse de l’expédition. Même la méprise autour de l’or et des diamants faux de Canada, rapportés lors de la dernière expédition, pourrait s’expliquer par le fait que Roberval ait fait appel au faux-monnayeur Pierre Ronssart pour expertiser les pierres et les métaux précieux 38 . Or, la relation du voyage de Roberval décrit 38 C’est l’hypothèse avancée par Robert M ARICHAL , dans « Les compagnons de Roberval », Humanisme et Renaissance, vol. I, 1934, pp. 51-122, et en particulier pp. 100-102. Les questions laissées en suspens par le Brief recit (1545) de Jacques Cartier 107 la rencontre entre Cartier et Roberval en juin 1542 comme suit : « Après avoir rendu ses devoirs à notre général [Roberval], il [Cartier] lui dit qu’il rapportait quelques diamants ainsi que des pépites d’or qu’il avait trouvés dans ce pays. On testa la qualité de cet or dans un fourneau le dimanche suivant et il se révéla être de bon aloi 39 . » Parmi les objectifs identifiés dans la commission délivrée à Roberval, il y a sans doute un problème d’ordre de priorité, entre l’édification d’une société politique avec ses villes et ses forts et la propagation de la foi chrétienne avec ses temples et ses églises. Le libellé de la commission suggère, tout comme la nouvelle 67, une parfaite concomitance entre les deux. Pourtant, les analystes du XVII e siècle considéreront que viser l’évangélisation avant la mise en place d’une société politique stable et pérenne, c’était mettre la charrue devant les bœufs, à plus forte raison avec des colons majoritairement issus des geôles de la métropole. Comme le fait valoir Marc Lescarbot, dans l’épître dédicatoire de l’Histoire de la Nouvelle-France (1609) à Pierre Jeannin, contrôleur général des finances, l’évangélisation ne peut se faire qu’en s’appuyant sur une colonie de peuplement permanente, l’Église prenant appui sur une République déjà constituée : Mais rien ne sert de chercher et decouvrir des païs nouveaux au peril de tant de vies, si on ne tire fruit de cela. Rien ne sert de qualifier une N OU - VELLE -F RANCE , pour estre un nom en l’air et en peinture seulement. Vous scavés, Monseigneur, que noz Roys ont fait plusieurs decouvertes outre l’Ocean depuis cent ans en-ça, sans que la Religion Chrétienne en ait esté avancée [...] La cause en est, que les uns se sont contentez d’avoir veu, les autres d’en ouir parler, et que jamais on n’a embrassé serieusement ces affaires. Mais maintenant nous sommes en un siecle d’une autre humeur. Car plusieurs pardeça s’occuperoient volontiers à l’innocente culture de la terre, s’ils avoient dequoy s’employer : et d’autres exposeroient volontiers leurs vies pour la conversion des peuples de delà. Mais il y faut au prealable établir la Republique, d’autant que (comme disoit un bon et ancien Eveque) Ecclesia est in Republica, non Respublica in Ecclesia. Il faut donc premierement fonder la republique, si l’on veut faire quelque avancement par-delà (car sans la Republique l’Eglise ne peut étre) et y envoyer des colonies Françoises pour civiliser les peuples qui y sont, et les rendre Chrétiens par leur doctrine et leur exemple 40 . En somme, sans République, il ne peut y avoir d’Église. Et c’est ce que montre à sa façon la nouvelle exemplaire de Marguerite de Navarre avec 39 Jacques C ARTIER , Relations, ouvr. cité, p. 206. 40 Marc L ESCARBOT , Histoire de la Nouvelle-France [1609], Paris, Adrian Perier, 1617, pp. 12-13. À propos de l’auteur, voir Éric T HIERRY , Marc Lescarbot (vers 1570-1641). Un homme de plume au service de la Nouvelle-France, Paris, Honoré Champion, 2001. 108 Claude La Charité les figures allégoriques du mari, incarnant une République instable, et de sa femme, représentant une Église volant au secours de la République et de ce fait incapable de même songer à la conversion des gens du pays. Lescarbot ne dira pas autre chose à la veille de la fondation de Québec, en évoquant les échecs coloniaux français sous des latitudes beaucoup plus clémentes : Si le dessein d’habiter la terre de Canada n’a ci devant reüssi, il n’en faut ja blamer la terre, mais accuser notre inconstance et lacheté. Car voici qu’apres la mort du Roy François premier on entreprent des voyages au Bresil et à la Floride, léquels n’ont pas eu meilleur succés, quoy que ces provinces soyent sans hiver, et jouissent d’une verdure perpetuelle 41 . De ce point de vue, l’échec du royaume de France au Nouveau Monde ne serait pas tant imputable à l’« air du païs » qu’à la nature des colons, trop occupés à leur propre survie et à leur propre salut temporel pour se soucier du salut spirituel d’autrui, et à l’absence de société politique digne de ce nom. * La nouvelle 67 de L’Heptaméron est bien loin d’être un simple exemplum à valeur évangélique, illustrant la puissance de Dieu qui « ne permit que la vertu, qu’il avoit mise en ceste femme, fust ignorée des hommes : mais voulut qu’elle fust cogneuë à sa gloire » (p. 551). Bien plus encore que Belleforest ou Thevet (même si ce dernier se vante d’être le « familier » de Roberval à une époque où il est déjà décédé), Marguerite de Navarre avait un accès privilégié aux hommes et aux textes manuscrits pouvant témoigner de première main de l’aventure coloniale en Amérique septentrionale. C’est ce qui lui permit de construire un récit exemplaire, infidèle sans doute à l’anecdote historique, mais fidèle à la réitération du mythe de Caïn au Nouveau Monde, dans la terre même de Caïn selon Cartier, par la figure du mari traître, coupable de « crime contre la temporelle Majesté ». Une réitération qui illustre le triple châtiment spirituel, économique et politique de ces nouveaux Caïns qu’étaient les artisans du crime, en rupture avec tout ordre social, que Roberval avait tirés des prisons du royaume pour fonder une improbable nouvelle société, vouée de surcroît à la conversion des Amérindiens. Or, ce faisant, la nouvelle 67 apporte une réponse aux questions laissées en suspens par le Brief recit de Cartier. Ce n’est pas tant l’« air du païs » qui a empêché l’édification d’une Nouvelle-France que les sujets choisis pour cette entreprise qui étaient, à l’image du mari de la nouvelle, des criminels asociaux et insubordonnés, prêts à la première occasion à livrer leur maître à l’ennemi. On voit tout l’intérêt qu’il y a à mettre ainsi 41 Marc L ESCARBOT , Histoire de la Nouvelle-France, ouvr. cité, p. 403. Les questions laissées en suspens par le Brief recit (1545) de Jacques Cartier 109 en résonance des récits qui, dans leur circulation, étaient destinés à se faire écho les uns aux autres et à se répondre implicitement, même s’il s’agit de textes appartenant à des genres aussi différents que la relation de voyage (avec son exigence d’autopsie) et la nouvelle (fondée sur l’exemplarité). Œuvres & Critiques, XXXVI, 1 (2011) Echos français de la Rose-Croix : rumeurs et roman Frank Greiner […] il paraît qu’ils l’ont fait pour plaisanter, par jeu, ils ne pensaient pas du tout créer le pandémonium qu’ils ont créé. Andreae passera ensuite sa vie à jurer que ce n’était pas lui qui avait écrit les manifestes, que de toute façon c’était un lusus, un ludibrium, un coup de goliards, il y perd sa réputation académique, enrage, dit que les Rose-Croix, si même ils existaient, étaient tous des imposteurs. Rien n’y fait. A peine les manifestes sortent, on dirait que les gens n’attendent que ça. Les doctes de toute l’Europe écrivent vraiment aux Rose-Croix, et, comme ils ne savent pas où les trouver, ils envoient des lettres ouvertes, des opuscules, des livres imprimés. U. Eco, Le Pendule de Foucault, chap. 30. L’affaire de la Rose-Croix forme véritablement un cas exemplaire pour qui s’intéresse aux croyances collectives : à ces rêves éveillés que font immanquablement toutes les sociétés, même les plus rationnelles, un jour ou l’autre de leur histoire. En l’occurrence, comme l’ont suggéré plusieurs historiens, et comme U. Eco l’a malicieusement raconté dans Le Pendule de Foucault, tout est sans doute parti d’une plaisanterie d’étudiants, un jeu ou une imposture dont les protagonistes ont d’ailleurs été identifiés comme Tobias Hess (1568-1614), Christoph Besold (1577-1638) et Johann Valentin Andreae (1586-1654), auteurs désormais avérés de ces manifestes faisant croire à l’existence occulte d’une mystérieuse fraternité Rose-Croix. Beaucoup s’interrogèrent et réagirent à leurs déclarations, comme émanant réellement d’une société secrète déjà constituée. Ainsi, comme l’observent Carlos Gilly et Roland Edighoffer, grands spécialistes de la question, « entre les seules dates de 1614 et 1625 furent publiés plus de 400 écrits qui émanant des cercles les plus divers, prenaient position par rapport au phénomène rosicrucien » 1 ; « on en dénombre quelque 900 jusqu’au début du XVIII e siècle 2 ». 1 C. Gilly, Cimelia Rhodostaurotica. Die Rosenkreuzer im Spiegel der zwischen 1610 und 1660 entstandenen Handschriften und Drucke. Ausstellung der Bibliotheca Philosophica Hermetica Amsterdam und der Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel. 2. verbesserte Auflage, Amsterdam, In de Pelikaan, 1995, p. 77. 2 R. Edighoffer, Les Rose-Croix, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », n° 1982, 1982, p. 6. 112 Frank Greiner Le plus intéressant - on le voit à travers le chiffre impressionnant de ces parutions - ne réside peut-être pas dans l’identité exacte et l’intention de quelques initiés supposés, mais dans les effets prodigieux engendrés par leurs propos. Comme toutes les rumeurs, nous semble-t-il, le mouvement des Rose-Croix appartient peut-être moins à ceux qui l’ont lancé qu’à cette voix collective qui se l’est rapidement approprié pour en parachever l’histoire légendaire. C’est là l’hypothèse fondatrice de cette étude portant sur sa réception française lors de l’affaire des placards affichés à Paris en 1623 par de mystérieux « Invisibles ». Fleurirent alors très vite quelques libelles et opuscules violemment hostiles à leur « secte ». Après une rapide mise au point sur les circonstances historiques de ces publications, notre attention se portera sur leur contenu, particulièrement sur la manière dont leurs auteurs récrivent ou démystifient la légende rosicrucienne. Bien sûr, il s’agira de considérer aussi la dimension politique de l’affaire. Celle-ci renvoie en effet à la question du contrôle des fausses rumeurs et des extravagances romanesques capables de troubler l’ordre civil, dès lors que leurs chimères se confondent dangereusement avec la réalité. La grande peur de 1623 Un matin d’une journée de juin ou de juillet 1623 3 les parisiens découvrirent avec étonnement aux carrefours de leur ville et sur ses principales places quelques affichettes étranges - on parle alors de placards - annonçant l’arrivée chez eux d’un groupe occulte, les Rose-Croix, s’engageant solennellement à dévoiler bientôt les arcanes d’un savoir tenu jusque-là caché au profane, et promettant non seulement aux curieux de les tirer de leur ignorance, mais de leur transmettre un certain nombre de dons surnaturels. Malheureusement aucun de ces placards n’est parvenu jusqu’à nous, on ne sait d’ailleurs s’il y en eut une ou plusieurs versions différentes ; cependant nous possédons plusieurs témoignages qui, malgré leurs divergences, permettent de se faire une idée assez précise de leur contenu. Parmi ces témoignages, l’une des versions les plus prolixes et les plus extravagantes, se trouve dans les Effroyables Pactions, libelle paru à la fin de cette même année 1623 : Nous deputez du College de Roze-Croix donnons advis à tous ceux qui desireront entrer en nostre societé & congregation, de les enseigner en la parfaicte cognoissance du Tres-hault de la part duquel nous ferons ce jourd’huy assemblée, & les rendrons comme nous de visibles invisibles, & d’invisibles visibles, & seront transportez par tous les païs estrangers 3 Sur la chronologie de l’affaire des placards, voir l’enquête précise de D. Kahn : Alchimie et paracelsisme en France (1567-1625), Paris, Droz, 2007, p. 422 et passim. Echos français de la Rose-Croix : rumeurs et roman 113 où leur desir les portera. Mais pour parvenir à la cognoissance de ces merveilles, nous advertissons le lecteur que nous cognoissons ses pensées, que si la volonté le prend de nous voir par curiosité seulement, il ne communiquera jamais avec nous, mais si la volonté le porte réellement & de fait de s’inscrire sur le registre de nostre confraternité nous qui jugeons des pensées, nous luy ferons voir la verité de noz promesses, tellement que nous ne mettons point le lieu de notre demeure puisque les pensées jointes à la volonté reelle du lecteur seront capables de nous faire cognoistre à luy & luy à nous. 4 Naudé qui, peut-être sur le modèle du texte fourni dans la Préface de l’Advertissement pieux de l’Allemand Neuhous 5 , reproduit aussi l’affichette dans son Instruction à la France (1623), se montre nettement moins loquace : Nous deputez du College principal des Freres de la Roze-Croix, faisons sejour visible & invisible en cette ville, par la Grace du Tres-haut, vers lequel se tourne le cœur des Justes. Nous monstrons & enseignons sans livres ny marques à parler toutes sortes de langues des pays où nous voulons estre, pour tirer les hommes nos semblables d’erreur & de mort. 6 Notons enfin l’existence de deux manuscrits de Peiresc et de Turquet de Mayerne dont les versions proches de celle donnée par Naudé 7 sont complétées l’une par une promesse de félicité adressée aux « sages », l’autre par des spéculations empruntées à la kabbale. En se fondant sur des documents autrefois exhumés par François Secret 8 , D. Kahn, dans l’étude précise qu’il consacre à cette affaire, porte toute la lumière sur l’identité de l’un de ses principaux acteurs comme sur ses inten- 4 Effroyables Pactions Faictes entre le Diable et les pretendus invisibles. Avec leurs damnables Instructions, perte deplorable de leurs Escoliers, et leur miserable fin. S.l., 1623, pp. 16-17. [Ars. : 8-H-12867 (2)]. 5 Advertissement pieux et tres utile, Des Freres de la Rosee-Croix […] Par Henry Neuhous de Dantzic, Maistre en Medecine et Philosophie. P. en Nörbisch. Paris, 1623. Nous revenons plus loin sur ce texte. 6 Instruction à la France sur la Verité de l’Histoire des Freres de la Roze-Croix, Paris, Fr. Julliot, 1623, p. 27. Notons que la version donnée par Naudé est semblable à celle que l’on trouve dans les pages d’un pamphlet, Examen sur l’inconnue et nouvelle Caballe des freres de la Rozée-Croix, édité à Paris la même année, chez Pierre de la Fosse. Les informations dont nous disposons ne permettent pas d’établir qui des deux auteurs a copié l’autre. Au reste, c’est leur version qui sera le plus souvent citée - approximativement - dans les publications ultérieures. 7 Ces manuscrits récemment exhumés par D. Kahn sont décrits précisément dans son ouvrage, op. cit., p. 436 sq. 8 Fr. Secret, « Notes sur quelques alchimistes de la Renaissance » (1971), I, pp. 625- 626 : « Un témoignage oublié sur l’épisode des placards des Frères de la Rose- Croix. » 114 Frank Greiner tions. L’initiative des placards reviendrait à un certain Etienne Chaume, médecin de Montpellier auquel Nicolas Chorier, avocat et historien, aurait consacré une notice biographique comportant des éléments précis sur ce qui apparaît en définitive comme la mauvaise plaisanterie d’un groupe de joyeux drilles : […] parmi les compagnons de Chaume, trois ou quatre avoient l’habitude de le voir régulièrement. En langue latine, il réalisa des affiches exposant ces chimères et ces vaines sornettes, et il leur vint à l’esprit de les exposer aux carrefours, aux portes des églises et dans les lieux les plus fréquentés. Ceux qui avaient le désir de vivre bien et dans la félicité étaient conviés à cette confrérie : heureux s’ils étaient initiés à ces mystères. Le lieu, le temps, le jour et l’heure y étaient indiqués. 9 De manière étonnante, ce qui peut apparaître comme une déclaration de style charlatanesque promettant à ses lecteurs monts et merveilles fut le point de départ d’une forme de psychose collective. On dispose sur ce point de quelques témoignages : d’abord de celui du traducteur anonyme de l’Advertissement pieux (1623) de l’Allemand Neuhous, petit traité résolument hostile aux Rose-Croix formant en France la première publication sur la mystérieuse confrérie. Celui-ci, dans sa préface au lecteur, rapporte le texte des placards avant de dépeindre ses premières réactions après lecture : Ce Cartel m’ayant esté communiqué, je confesse qu’à l’instant je receus un grand trouble en mon esprit, au ressouvenir de l’advertissement que nostre Seigneur nous a donné par sa bouche des signes qui doivent preceder son dernier advenement : Et aussi tost me revindrent en memoire les mal-heurs tous recens de nos guerres civiles, dans lesquelles tous les principaux autheurs d’icelles ont esté ensepveliz, les embrasements prodigieux advenuz en cette ville de Paris et autres endroicts de la France, vrais effects de la Comete precedente, suivis de la Contagion pestilentieuse presque universelle, menace encore d’une famine par l’extreme cherté des vivres et autres sortes de denrées ; et qu’au lieu de nous humilier devant Dieu et le servir selon ses commandemens, paroissent une infinité de nouvelles gens, les uns desquels souz pretexte, de je ne scay quel reforme, convertissent l’ancienne religion de nos Peres en un certain cult [sic] exterieur, auquel ils attachent entieremeent nostre salut… 10 Nicolas Chorier, le biographe d’Etienne Chaume, parle pour sa part de la « vive émotion » provoquée par la découverte des placards : 9 N. Chorier, De Petri Boessatii, Equitis et Comitis Palatini viri clarissimi, Vita amicisque litteratis (1680). Cité par D. Kahn, op. cit., p. 426. 10 Advertissement pieux et tres utile, Préface au lecteur. Echos français de la Rose-Croix : rumeurs et roman 115 Ces placards une fois affichés, l’étonnement tout d’abord saisit les Parisiens, et ensuite la plus vive émotion. La crainte, la détresse, l’indignation envahirent presque toutes les maisons. On ne se croyait pas en sûreté sous son propre toit. On n’osait donc ni parler librement aux siens, ni se consacrer à ses affaires selon sa fantaisie. 11 Il n’est pas anodin enfin que Gabriel Naudé écrivit son Instruction à la France pour contrecarrer les effets pernicieux de cette peur irrationnelle procédant selon lui du tempérament des Français, peuple enclin à une ridicule crédulité. Les caractères fondamentaux de cette « vive émotion » relèvent évidemment de la psychologie collective. On pense aux célèbres analyses de Gustave Lebon 12 dressant un portrait clinique de la foule tout en mettant l’accent sur ses pulsions inconscientes, la rapidité des contagions émotionnelles qui la traversent, son peu de sens critique et par voie de conséquence sa fixation facile sur des jugements sans nuances, des opinions erronées, ici des craintes superstitieuses. Ainsi le témoignage de Chorier montre que l’invisibilité supposée des Rose-Croix fut prise au pied de la lettre au point d’être perçue comme une menace pour l’intimité des individus. Nul doute aussi que l’expérience d’un passé historique traumatisant et la culture religieuse des Parisiens durent jouer un rôle déterminant en l’occurrence. Ainsi le traducteur de l’Advertissement cède aux suggestions d’un imaginaire apocalyptique conjuguant l’apparition de mauvais augures avec les souvenirs des guerres de Religion, des épidémies de peste et l’hostilité à l’égard des tenants de la Réforme, boucs émissaires désignés à la vindicte populaire comme les principaux responsables de ces catastrophes. Mais il faut, en bonne méthode, se défier de la tentation d’envelopper dans le même ensemble confus ces différents motifs en arguant simplement de leur appartenance commune à un sentiment déraisonnable. D’où la nécessité mise en avant par Jean Delumeau de distinguer entre deux types ou deux composantes de ces peurs collectives qui peuvent être spontanées - comme c’est indubitablement le cas ici -, mais aussi « réfléchies » quand elles découlent « d’une interrogation sur le malheur conduite par les directeurs de conscience de la collectivité, donc avant tout par les hommes d’Eglise 13 . » 11 De Petri Boessatii […] vita (1680), pp. 248-252. Cité par D. Kahn, op. cit., p. 427. 12 La psychologie des foules, Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », [1895] 2003. 13 La Peur en Occident, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », [1978] 1999, p. 38. 116 Frank Greiner La diabolisation du mythe rosicrucien Il apparaît en effet très vite dans les mois qui suivent l’affichage des placards, que la peur des Parisiens est instrumentalisée par quelques meneurs d’opinion. Tous - à l’exception notable de Naudé sur lequel nous reviendrons - se présentent comme des gardiens de l’orthodoxie catholique et condamnent les Rose-Croix comme les tenants d’une hérésie teintée de satanisme. Le Père Gaultier avait d’ailleurs deux ans plus tôt donné le ton de cette critique virulente puisqu’il voyait dans la Fraternité « un rejeton du Luthéranisme, mélangé par Satan d’empirisme et de magie 14 . » Dans sa Doctrine curieuse (1623) le Père Garasse se souvenant des leçons d’un autre jésuite, Jean Roberti, auteur d’un violent pamphlet contre l’alchimiste Goclenius 15 , assimile ceux qu’il appelle « les frerots de la Croix de Roses » à « une trespernicieuse compagnie de Sorciers & Magiciens » et à une « meschante conjuration de faquins prejudiciable à la Religion, aux Estats seculiers et à la doctrine des bonnes mœurs… 16 ». Il n’est pas indifférent enfin que le texte traduit de Neuhous, premier témoignage informé en langue française sur les Rose-Croix, tisse de multiples liens entre leur organisation et l’esprit de la Réforme. Pour mieux frapper les imaginations les libellistes recourent aussi à des récits aux couleurs fantastiques. Il paraît deux textes anonymes de ce genre au cours de l’année 1623 : Les Effroyables Pactions Faictes entre le Diable et les pretendus invisibles et l’Examen sur l’inconnue et nouvelle Caballe des freres de la Rozée-Croix, deux textes redéfinissant sur un mode infernal l’histoire du mouvement Rose-Croix telle qu’elle était imaginée dans la Fama Fraternitatis (1614) 17 . On apprenait notamment dans le manifeste allemand qu’un certain Christian Rosenkreutz, né en 1378, avait de retour d’un long voyage initiatique en Afrique réuni sept frères, dans la demeure de l’Esprit-Saint. Ces frères s’étaient imposés six règles avant de se disperser à travers le monde : 1. se consacrer bénévolement à la guérison des malades, 2. s’adapter aux usages locaux sans porter d’habit spécial, 3. se présenter une fois par an à la demeure de l’Esprit-Saint, 4. se désigner un successeur de valeur, 5. utiliser les lettres R.C. comme sceau et signe de reconnaissance, 6. garder leur confrérie secrète. 14 Table chronographique de l’estat du christianisme. Depuis la naissance du christianisme jusques à l’année MDCXX… Lyon, Pierre Rigaud, 1621, p. 875. 15 Goclenius Heautontimerumenos…, Luxembourg, H. Reulandt, 1618. 16 Doctrine curieuses des beaux esprits de ce temps ou pretendus tels. Paris, S. Chappelet, 1624, pp. 90, 91, 92. 17 Voir la traduction de B. Gorceix, in La Bible des Rose-Croix. Paris, P.U.F., 1970. Echos français de la Rose-Croix : rumeurs et roman 117 Le parallèle entre ces initiés œuvrant discrètement pour le bien de l’humanité et les apôtres porteurs de la bonne nouvelle était assez explicite, d’autant que la Fama était émaillée de citations bibliques. Dans les deux libelles français le thème de la société secrète est reconduit, mais se conjugue désormais avec l’évocation paranoïaque d’un vaste complot ourdi dans l’antre du démon. Les règles de l’ordre germanique changent évidemment de contenu. L’auteur de l’Examen sur l’inconnue et nouvelle Caballe en fait une liste de transgressions commises contre les valeurs chrétiennes : [Leur] ABC et premier document - dit-il de cet « abominable collége » - c’est de renier Dieu createur de toutes choses, blasphemer contre la très simple et individuë Trinité, fouler aux pieds tous les mistères de la redemption, cracher au visage de la mère de Dieu et de tous les saints. Le second, abhorrer le nom chretien, renoncer au baptesme, aux suffrages de l’Eglise et aux sacrements. Tiercement, sacrifier au diable, faire pacte avec luy, l’adorer, lui rendre hommage de fidelité, adulterer avec luy, luy vouer ses enfants innocens et le recognoistre pour son bien faicteur. Quartement, aller aux sabbats, garder les crapaux, faire des poudres venefiques, poissons [sic], pastes de milet noir, gresles sorcières, dancer avec les demons, battre la gresle, exciter les orages, ravager les champs, perdre les fruits, meurtrir et martirer, son prochain de mil maladies. 18 La genèse et l’organisation de cette diabolique assemblée nous sont dévoilées avec un grand luxe de détails dans les Effroyables Pactions, un « témoignage » beaucoup plus circonstancié que celui de l’Examen, hâtif discours pamphlétaire. Leur auteur fait naître la secte rosicrucienne à Lyon « le 23 juin dernier ». Ses 36 adeptes, « par l’entremise d’un Antropophage Nigromancien » répondant au nom de Respuch, seraient entrés en contact avec le démon Astaroth, lequel leur aurait fait signer de leur sang un pacte avec le Diable. Tous auraient ainsi renoncé à leur religion en échange de plusieurs dons, d’ailleurs dénoncés comme illusoires : dons d’invisibilité, d’ubiquité, de polyglossie, d’éloquence, de prophétie, et assurance « d’avoir leur bource pleine de la monnoye où ils se trouveront » 19 . Après avoir enduit leurs corps d’un onguent aux vertus merveilleuses ils sont transportés dans un sabbat où le Diable organisant méthodiquement la lutte contre les pays catholiques confie à six d’entre eux la mission de convertir les Français à leur fausse doctrine. Ces six élus se rendent à Paris et, séduisant de nombreux naïfs par 18 Nous citons l’édition donnée par E. Fournier dans ses Variétés historiques et littéraires. Paris, P. Jannet, 1855, t. 1, p. 125. 19 Effroyables Pactions, p. 10. 118 Frank Greiner leurs promesses fallacieuses, finissent par provoquer leur fin tragique qui est détaillée pour quelques cas. Ces apôtres du diable eux-mêmes ne sont d’ailleurs pas épargnés : l’argent qu’on leur promettait en abondance vient à leur manquer et ils sont obligés de quitter discrètement leur hôtel sans payer l’addition. Ils sont rejoints par Astaroth et une cohorte de démons entre Meudon et Sèvres et entraînés en enfer au milieu d’un grand fracas. On perçoit aisément à travers ce résumé à quelles distorsions ont été soumises les figures des sept compagnons de Christian Rosencreutz qui, de bienfaiteurs anonymes se sont convertis ici en apôtres d’erreur chargés de semer la zizanie en terre catholique. Mais il faut s’empresser de noter aussi, en se fondant sur l’étude des sources, que l’auteur des Effroyables Pactions a surtout imaginé son « enquête » sur les Invisibles en puisant dans différentes fictions romanesques publiées en français quelques années plus tôt. Bien sûr on pense d’abord au personnage de Faust dont l’Histoire prodigieuse et lamentable traduite par Victor Palma-Cayet fut éditée en 1598 - non seulement son nom est cité 20 , mais le pacte qui le lie au malin forme un thème structurant dans les Effroyables Pactions, comme d’ailleurs dans l’Examen. On pense aussi à une autre légende allemande à propos du don d’ubiquité des Invisibles et de leur bourse merveilleuse, source d’une richesse inépuisable, qui plus est, capable de franchir les frontières, puisqu’elle jaillit en monnaie locale. Il s’agit évidemment de deux motifs empruntés aux Aventures de Fortunatus dont Vion d’Alibray avait donné au public une version française en 1615. Fortunatus, héros cosmopolite, voyage à travers le monde grâce à un chapeau le conduisant instantanément au lieu désiré et puise dans une bourse dotée des mêmes propriétés que celle dont sont gratifiés les Rose- Croix. Les petites histoires tragiques insérées dans les deux libelles ne sont pas sans évoquer pour leur part ces canards qui, au début du XVII e siècle, colportaient souvent des faits divers diaboliques 21 . Il faut observer aussi que les Effroyables Pactions, élaborées sans doute à la va-vite, démarquent une histoire imaginée par François du Souhait : Le Malheur des curieux initialement publiée en 1600 22 , puis reprise dans le cours du Romant d’Anacrine en 1613 23 . 20 Ibid., p. 13. 21 Voir par exemple pour l’année 1623 : le Discours admirable d’un Magicien de la ville de Moulins, qui avoit un Demon dans une phiole,… Paris, A. Vitray, et L’Espouventable et prodigieuse apparition advenue à la personne de Jean Helias, laquay du sieur Daudiguier, le premier jour de l’an 1623 au faux-bourg S. Germain. Paris, R. Daufresne, 1623. 22 Histoire placée dans le second livre de L’Académie des vertueux, Paris, Anthoine du Brueil, 1600, f. 33-63. 23 Le Romant d’Anacrine, ou sont representez plusieurs Combats, Histoires veritables & Amoureuses. De l’invention d’un des plus beaux esprits de ce temps. Seconde Edition reveuë & augmentée. Paris, Toussaint du Bray, 1613. Voir le chap. 2, pp. 28-103. Echos français de la Rose-Croix : rumeurs et roman 119 Après une longue récrimination contre la curiosité dont on trouve des réminiscences au début du libelle anti-rosicrucien, Du Souhait rapporte dans son récit les tribulations extraordinaires d’un Espagnol, le Comte d’Aite qui avec six de ses amis forme une petite « Cabale » obtenant du diable le pouvoir, la connaissance et la richesse. L’affaire prend rapidement une tournure dramatique : les sept compagnons meurent tour à tour dans des circonstances sinistres qui nous sont toutes contées par le menu. L’ensemble se termine par un avertissement moral - « Que la curiosité ne vous emporte au-delà de la nature, & des commandements de Dieu » 24 - réitéré à la fin des Effroyables Pactions : « Bien heureux sont ceux qui despouillez de telles curiositez, se contentent seulement de croire ce que l’Eglise croit, et s’efforcent d’executer les commandemens de Dieu et de l’Eglise 25 . » La diversité des emprunts ne doit pas masquer la cohérence idéologique du propos. Ici et là, dans les Effroyables Pactions comme dans l’Examen, il s’agit de diaboliser la promesse de « Réformation universelle » prêtée aux Rose-Croix et subodorée dans les placards. À leur promotion d’une sagesse passant par la maîtrise de la mère nature et s’épanouissant dans une spiritualité œcuménique, les (ou le) libelliste(s) 26 opposent l’interdiction de la vaine curiosité - qui conduit vers les sciences maudites - et la nécessité (fidéiste) de se conformer à l’enseignement de l’Eglise, c’est-à-dire de croire sans discussion. À cet égard leurs affabulations servent la mise en place d’une contre-mythologie réactionnaire, conçue pour maintenir intacts les liens étroits établissant la double subordination de l’homme à Dieu et à la Nature. L’Instruction à la France : une entreprise de démystification L’Instruction à la France sur la Verité de l’Histoire des Freres de la Roze-Croix de Gabriel Naudé fut publiée la même année 1623, également pour endiguer les effets néfastes des rumeurs engendrées par les placards. L’auteur s’explique sur ses motivations politiques dans son dixième chapitre : il s’agit pour lui de faire œuvre de salubrité publique en luttant contre la propagation de superstitions dangereuses ; car « tous ces faux bruits, nouveautez, prophéties et opinions anticipées, ont tousjours esté causes de la subversion des Estats & entiere ruine des plus grandes Monarchies 27 . » Il se souvient en l’occurrence de réflexions similaires de Louis Guyon, et pour illustrer sa pensée trouve 24 Op. cit., f. 62 r°. 25 Op. cit., p. 29. 26 Il est possible en effet, comme le suggère D. Kahn (op. cit.), que ces deux livrets procèdent de la même plume. 27 Op. cit., p. 108. 120 Frank Greiner dans ses Diverses Leçons 28 certains de ses exemples historiques. Il rappelle ainsi que jamais le « florissant Royaume de la nouvelle Espagne » n’aurait existé si « les Mexicains » n’avaient pas accueilli Hernán Cortés « au nom d’un Topilchin qu’ils attendoient avec grande devotion 29 . » Au reste, s’il fait front contre les Rose-Croix avec les auteurs (ou l’auteur) des Effoyables Pactions et de l’Examen, il ne confond nullement sa position avec la leur. La meilleure manière de lutter contre les vaines opinions doit s’établir selon lui sur un terrain critique. Là où les jésuites et leurs émules se conduisent en propagandistes et répondent aux rumeurs par l’affabulation et la désinformation, Naudé, se souvenant sans doute des leçons d’Epicure et de Lucrèce, veut rendre raison 30 et « discerner la bonne monnoye d’avec la fausse 31 ». Son projet en effet semble moins diriger l’opinion que la dissoudre par l’exercice d’une méthode critique capable d’en exhiber la vanité. Car c’est bien contre une représentation donnée d’abord comme illusoire qu’il déploie ses efforts. Jamais il ne prend pour argent comptant les balivernes rosicruciennes qu’il assimile toujours à un « fabuleux roman » 32 en se référant d’ailleurs au passage aux « fictions des Poetes, [aux] contes des Fabulistes, [aux] mensonges des Amadis 33 … ». Pour rompre le pouvoir de fascination exercé sur les foules par ces chimères, il use principalement de trois moyens : - par la mise en place d’une anthropologie de l’imaginaire, il remonte du fantasme vers ses causes psycho-somatiques : il identifie ainsi à plusieurs reprises le mythe Rose-Croix au produit d’une imagination déréglée par la folie, peut-être l’hypocondrie ou la mélancolie 34 ; c’est une forme de folie encore qui lui permet d’expliquer le succès des placards, grâce au tempérament des Français, peuple crédule et trop facilement influençable 35 . 28 Cf. Les Diverses Leçons, Lyon, Claude Morillon, 1617, t. 3, chap. XI, pp. 576-579 : D’aucuns braves Capitaines qui ont gagnez d’insignes batailles, pour sçavoir user dextrement de la superstition des peuples & d’autres qui ont estez ruinez pour avoir creu trop superstitieusement les devins & aruspices. 29 Instruction à la France, p. 108. 30 Comme Lucrèce, qui à propos des mythes religieux en tient pour une méthode capable de rendre raison, « rationem reddere », en allant aux causes : cf. De rerum natura, V, v. 1168. Voir sur ce sujet A. Gigandet, Fama Deum, Lucrèce et les raisons du mythe, Paris, Vrin, 1998. Particulièrement le chap. V, p. 169 sq. 31 Op. cit., p. 113. 32 Ibid., p. 91. Naudé parle aussi, p. 75, du « Roman de [la] Confession » à propos de la Confessio Fraternitatis. 33 Ibid., p. 19. Voir aussi p. 88. 34 Ibid., pp. 13-16 et pour la mention de l’hypocondrie et de la mélancolie, p. 82. 35 Ibid., chap. 1, pp. 1-8. Echos français de la Rose-Croix : rumeurs et roman 121 - Par le recueil des informations disponibles et leur analyse serrée, il montre l’inconsistance du message rosicrucien. Il donne ainsi une version des placards et un résumé précis de la Fama Fraternitatis avant de passer la légende de Christian Rosencreutz au crible d’un examen à la fois historique et logique. Il montre par exemple qu’il est fort improbable que cet Allemand contemporain du Moyen Age ait été « versé és Langues grecques & Latines », que son voyage en Afrique comporte des inexactitudes géographiques ou que la description de son tombeau comporte de nombreux motifs stéréotypés empruntés à la littérature alchimique. 36 - Par la confrontation des chimères avec la réalité effective, il met pleinement en lumière leur fausseté. Ainsi rien de ce qui est annoncé par les placards ne s’est véritablement produit, comme c’était d’ailleurs le cas pour toutes les prophéties du même genre qui furent prononcées autrefois par plusieurs imposteurs. 37 Ainsi, par des moyens divers, l’Instruction à la France jette les fondements d’une relation nouvelle aux idéologies, intarissables sources d’affabulations que le bon historien doit se défier de confondre avec l’Histoire. Connaître, c’est en l’occurrence aller aux faits tout en sachant pratiquer une salutaire critique du soupçon, c’est réduire le mythe à sa portion congrue pour découvrir derrière l’imposture ou les motifs cachés. Evidemment le mythe des Rose-Croix en France, comme dans toute l’Europe, ne s’arrête pas en 1623. Même si l’épreuve du temps et de la réalité devaient jouer en sa faveur, Naudé, dans les dernières pages de son livre, doutait déjà un peu de sa capacité à venir à bout du monstre tentaculaire, tant la folie des hommes est vivace 38 . Il avait raison et rien ne le montre mieux peut-être que les soupçons persistants pesant sur René Descartes, membre supposé de la mystérieuse confrérie sur la foi d’une anecdote rapportée par Adrien Baillet 39 , son premier biographe. Mais tout en constatant la pérennité du mythe de cette société secrète, il faudrait s’empresser de rappeler qu’il présente une double face : les auteurs des libelles qui diabolisèrent la secte des Invisibles sont aussi à l’origine d’un imaginaire conspirationniste ou complotiste dont on sait qu’il a la vie longue 40 ; pensons seulement dans Joseph Balsamo (1849) d’Alexandre Dumas à la rencontre de Cagliostro et des Illuminés pour ourdir le complot maçonnique de l’affaire du collier, 36 Ibid., pp. 92-94. 37 Ibid., pp. 45-48. 38 Ibid., p. 113. 39 La Vie de Monsieur Des-Cartes contenant L’histoire de sa Philosophie et de ses autres Ouvrages…, Paris, Veuve M. Cramoysi, 1693, Liv. II, chap. 2, pp. 33-79. 40 Voir sur ce sujet Pierre-André Taguieff, L’imaginaire du complot mondial. Aspects d’un mythe moderne. Paris, Mille et une nuits, 2006. 122 Frank Greiner ou encore, dans un tout autre contexte, beaucoup plus récent, au best-seller de Dan Brown, Anges et Démons, hanté par les figures inquiétantes des Illuminati, une puissante organisation secrète, poussant partout ses tentacules et visant la création d’un Nouvel Ordre mondial séculier par l’anéantissement du catholicisme 41 . 41 Voir Anges et Démons, Paris, J.-Cl. Lattès, [2000] 2005, pp. 52-53. Œuvres & Critiques, XXXVI, 1 (2011) Adresses des auteurs M ICHEL B IDEAUX Université Paul Valéry-Montpellier 3 Département de lettres modernes Route de Mende F-34199 Montpellier Cedex 5 C LAUDE L A C HARITÉ Université du Québec à Rimouski Département de lettres C.P. 3300, succ. A Rimouski, Canada G5L 3A1 V ÉRONIQUE D UCHÉ -G AVET Université de Pau et des Pays de l’Adour Département de lettres Avenue de l’Université BP 576 F-64012 Pau Cedex I RENE F INOTTI Università degli Studi di Milano Dipartimento de Scienze del Linguaggio e Letterature Straniere Comparate Sezione di Francesistica Piazza S. Alessandro 1 I-20123 Milano F RANK G REINER Université Charles de Gaulle-Lille 3 UFR Lettres modernes Domaine Universitaire du Pont de Bois BP 60149 F-59653 Villeneuve d’Ascq Cedex M ADELEINE J EAY McMaster University Department of French Hamilton, Ontario L8S 4L8 Sylvie Requemora-Gros Université de Provence 29, Avenue Robert Schuman F-13621 Aix en Provence R OXANNE R OY Université du Québec à Rimouski Département de lettres C.P. 3300, succ. A Rimouski, Canada G5L 3A1 James F. Gaines Molière and Paradox Skepticism and Theater in the Early Modern Age Biblio 17, Band 189 2010, 151 Seiten, €[D] 49,00/ SFr 69,50 ISBN 978-3-8233-6577-8 Offering a wide perspective on Molière’s plays, this study opens a new opportunity for understanding the dramatist’s links to the tradition and methods of Sextus Empiricus and his followers. By concentrating on the multiple uses of paradox in language, thought, and stagecraft, it updates Molière studies through the major philosophical research of the past twenty years, which have seen a resurgent recognition of Sextus’s role in early modern thought. Designed to be useful to students of theatre and philosophy as well as to French literature specialists, it enriches the interpretation of Molière’s major masterpieces, as well as showing the evolution of skeptical influences through the course of his entire career as writer and actor. Characters such as Dom Juan, Arnolphe, Tartuffe, Alceste and Sganarelle assume their full importance in the philosophical dialogue of the Age of Louis XIV. Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG AUGUST 2010 JETZT BESTELLEN! JE Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG MÄRZ 2011 JETZT BESTELLEN! Annika Charlotte Krüger Lecture sartrienne de Racine Visions existentielles de l’homme tragique Biblio 17, Band 192 2011, 275 Seiten €[D] 74,00/ SFr 105,00 ISBN 978-3-8233-6620-1 La conception du monde et de l’homme qui se manifeste dans le théâtre profane de Racine ainsi que dans les premières œuvres philosophiques et dramatiques de Sartre, fait supposer une parenté philosophique et anthropologique inattendue. Cette étude comparatiste de textes choisis des deux auteurs entreprend une lecture sartrienne de Racine: en transférant des notions-clés des théories sartriennes aux situations dramatiques conçues par Racine, ces dernières révèlent une dimension tout à fait existentielle et apparaissent sous un jour nouveau, même étonnamment moderne. 021911 Auslieferung März 2011.indd 4 04.03.11 17: 30 Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Postfach 25 60 · D-72015 Tübingen · Fax (0 7071) 97 97-11 Internet: www.narr.de · E-Mail: info@narr.de L’univers poétique de La Fontaine se joue sous les bannières de l’illusion et de la tromperie. Si, dans les Fables et les Contes, son approche aux énigmes de la vie est ludique, cela ne l ’e m p ê c h e p a s d ’é v o q u e r d a n s s e s v e r s l ’a m b i a n c e d’incertitude, de méfiance et de scepticisme qui déstabilise son époque. Pour bien comprendre son œuvre, il est essentiel de reconnaître ses racines intellectuelles. Des découvertes scientifiques menacent de bouleverser les idées reçues sur le monde physique et la culture environnante. Une multiplicité de perspectives devient alors possible; La Fontaine incorpore toutes ces notions dans sa propre esthétique. Dans le monde animalier des Fables, tout comme dans le monde humain des Contes, les démarches séductrices du mensonge, de la casuistique et des fausses promesses révèlent un langage qui fonctionne comme leurre. La parole devient elle-même séduction. Transformant les récits d’Ésope, de Marguerite de Navarre, de Rabelais et de Boccace à ses propres fins, La Fontaine crée donc son propre theatrum mundi mettant en scène le sobre spectacle de la vanité humaine, mais filtré à travers le regard amusé du poète. Catherine Grisé Jean de La Fontaine : Tromperies et illusions Biblio 17, Band 187 2010, 251 Seiten, €[D] 58,00/ SFr 90,90 ISBN 978-3-8233-6573-0 060010 Auslieferung Juli 2010.indd 9 26.07.10 10: 35