Oeuvres et Critiques
0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
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2011
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Abonnements 1 an: € ,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax: +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail: <info@narr.de> ISSN 0338-1900 72 Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) Sommaire E LISABETH M UDIMBE -B OYI Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 K ASEREKA K AVWAHIREHI H(h)istoire et (inter)subjectivité dans les romans de V.Y. Mudimbe . . . . 9 J USTIN B ISANSWA L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 N ICHOLAS H ARRISON La Liberté littéraire : Assia Djebar entre roman et histoire . . . . . . . . . . . . 45 B ERNADETTE C AILLER Palimpseste et métafiction historiographique : une lecture d’Un Dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 S AMIA K ASSAB -C HARFI « Durables par-delà leur éphémère sarclage » : Discontinuité historique et pérennité dans Le Quatrième siècle d’Édouard Glissant . . . . . . . . . . . . 67 A NJALI P RABHU Aux Etats-Unis d’Afrique de Abdourahman Waberi : narration dialogique ou dialectique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 M ILDRED M ORTIMER Comment parler du génocide ? Comment ne pas en parler ? Murambi, le livre des ossements de Boubacar Boris Diop . . . . . . . . . . . . . . 93 A MINA A ZZA B EKKAT Histoire et création littéraire : « Je suis né quand j’avais 16 ans le 8 Mai 1945 » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 2 Sommaire Comptes rendus Francis Goyet, Les Audaces de la prudence : Littérature et politique aux XVI e et XVII e siècles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115 (U LLRICH L ANGER ) Les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 Adresses des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119 Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) Introduction Elisabeth Mudimbe-Boyi Le poète achemine la connaissance du monde dans son épaisseur et sa durée, l’envers lumineux de l’histoire qui a l’homme pour seul témoin. Edouard Glissant, L’Art poétique Le récit de fiction est quasi historique dans la mesure où les événements irréels qu’il rapporte sont des faits passés pour la voix narrative qui s’adresse au lecteur : c’est ainsi qu’ils ressemblent à des événements passés et que la fiction ressemble à l’histoire. Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3 La décade 1990 a connu ce qui fut considéré comme une « crise de l’histoire » ce qui suscita un débat et des interrogations non seulement sur l’écriture de l’histoire, 1 mais aussi sur les rapports possibles entre l’Histoire et la littérature. Ce débat fut actualisé en France et aux Etats-Unis au sein d’une série d’ouvrages : Comment on écrit l’histoire de Paul Veyne, L’Ecriture de l’histoire de Michel de Certeau, Metahistory de Hayden White, Between History and Literature de Lionel Gossman, La Nouvelle histoire de Jacques Le Goff. 2 Ces travaux ont apporté une nouvelle vision et conception de l’historiographie, et la 1 Voir Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire. Paris : Belin, 1996 ; Roger Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude. Paris : Albin Michel, 1998. 2 Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie. Paris : Seuil, 1971 ; Michel de Certeau, L’Ecriture de l’histoire. Paris : Gallimard, 1975 ; Hayden White, Metahistory. The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe. Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1973 ; Lionel Gossman, Between History and Literature. Cambridge, MA : Harvard University Press, 1990 ; Jacques Le Goff, La Nouvelle histoire. Paris : Editions Complexe, 2006 ; Chartier, Au bord de la falaise, op. cit.; Jacques Le Goff et Pierre Nora, Faire de l’histoire. Paris : Gallimard, 1974, 3 volumes ; Robert Canary et Henry Kozicki, Writing History : Literary Forms and Historical Understanding, Madison : The University of Wisconsin Press, 1978. La question a été posée également au sujet des textes de l’Antiquité : De Germania de Tacite appartient-il à l’Histoire romaine ou à la littérature latine ? Voir par exemple Leonard Schulze et Walter Wetzels, Literature and History. Lanham, MD : University Press of America, 1983. 4 Elisabeth Mudimbe-Boyi réflexion critique qu’ils véhiculaient a contribué à mettre en lumière une proximité et un rapprochement possibles entre l’Histoire et la littérature, et par là, une mise en rapport entre fiction et histoire. Ce qui a ouvert de nouvelles possibilités : lire la fiction comme Histoire et prendre conscience d’une certaine dimension de l’Histoire comme fiction. Les éléments qui fondent la mise en rapport des discours historique et littéraire sont d’une part, que l’Histoire et la littérature toutes deux procèdent à une mise en œuvre de narration par une pratique d’écriture, et donc une médiation du langage, 3 et que d’autre part, romanciers et historiens recourent aux mêmes procédés narratifs et aux mêmes figures de rhétorique et de procédés stylistiques pour donner une structure à leur narration (White 1973). Michel de Certeau souligne chez l’historien la double intervention de l’histoire et de l’écriture pour la constitution de la narration : l’historiographie (c’est-à-dire ‘histoire’ et ‘écriture’) porte inscrit dans son nom propre le paradoxe - et quasi l’oxymoron - de la mise en relation de deux termes antinomiques : le réel et le discours. (5) Pour Roland Barthes, « le fait historique est lié linguistiquement à un privilège d’être : on raconte ce qui a été, non ce qui n’a pas été […] ». 4 Des interventions récentes témoignent de l’intérêt toujours actuel que suscite encore la question d’une proximité entre l’histoire et la littérature. Jean Leduc 5 la rappelle en montrant que l’une comme l’autre, histoire et littérature présentent « une vision du passé toujours filtrée par le présent » 6 . Par ailleurs, la revue Littératures a consacré un numéro spécial intitulé Ecrire l’histoire à ce même sujet 7 . Le présent numéro de Œuvres et Critiques consacré aux « Ecrivains Africains 8 et Antillais : du roman comme Histoire », s’inscrit dans la suite de ce 3 Roland Barthes, « Le Discours de l’histoire », Poétique, 49 (1982) : 13-21. 4 Roland Barthes, « Le Discours de l’histoire », p. 18. 5 Jean Leduc, « Les Historiens français contemporains et la question de la vérité » : voir http : / / www.ihtp.cnrs.fr/ historiographie/ sites/ historiographie/ IMG/ pdf/ LES_ HISTORIENS_FRANCAIS_CONTEMPORAINS_ET_LA_QUESTION_DE_LA_VERITE. pdf, juillet 2009 : consulté le 23 Juin 2011. 6 Enzo Traverso, Le Passé, modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique. Paris : La Fabrique Editions, 2005, 20 : cité par Jean Leduc in « Les Historiens français… », op. cit., p. 7). 7 Littératures 159, 3, 2010. Voir aussi La Revue des Deux Mondes, Décembre 2006. 8 Le terme « francophone » dans « écrivains francophones » ou « littérature(s) francophone(s) » est, comme on le sait, assez problématique : voir, entre autres, Elisabeth Mudimbe-Boyi (direction), Empire Lost : France and Its Other Worlds. Lanham, MD : Lexington Books, 2009, introduction, xi-xxiii ; Françoise Lionnet, « Universalisms and Francophonies », International Journal of Francophone Studies 12, 2 & 3 (2009) : 203-221 ; Alain Mabanckou, « La Francophonie, oui…, le ghetto, Introduction 5 débat, des interrogations et des intérêts qu’il avait suscités. La thématique générale du numéro pourrait s’expliciter en trois interrogations majeures : comment le discours romanesque africain et antillais prend-il en charge l’Histoire ? Comment ce roman structure-t-il les faits, et par quels moyens stylistiques et narratifs rend-il compte de l’Histoire de l’Afrique ou des Antilles ? En d’autres termes : de quelle connaissance de l’Histoire le roman est-il porteur ? Similarité ou rapprochement ne signifie pas qu’il faille pour autant substituer le roman à l’Histoire, ou l’Histoire au roman. S’il est reconnu une proximité ou des similitudes entre le roman et l’Histoire, s’il existe un « pacte de lecture » entre auteur et lecteur comme le suggère Leduc (Leduc 7), il n’en demeure pas moins que les projets de l’historien et du romancier s’avèrent distincts par certains aspects. Dans le roman, « la visée de fidélité » et le « projet de vérité » dont parle Paul Ricœur 9 ne sont pas des enjeux, et la notion de réalité s’estompe au profit de l’imaginaire, ou d’une représentation de « l’effet de réel » 10 , plutôt que de la réalité. Dans la fiction romanesque, ne figurent pas nécessairement une chronologie ou des repères chronologiques précis, des lieux matériels réels identifiables, ou encore des personnages historiques ayant réellement vécu. Le discours de la fiction romanesque surgit de l’imaginaire de l’écrivain et n’a de prétention à la vérité que dans ce que Aragon qualifiait de « mentir vrai ». non ! » Le Monde, 19, 2006 ; Michel Le Bris et alii, « Pour une ‘littérature-monde’ en français », Le Monde des livres, 16 Mars, 2007. Par ailleurs, dans le terme « africain », j’inclus indistinctement l’Afrique au Sud et au Nord du Sahara que l’on a tendance à exclure de l’Afrique pour désigner les auteurs comme des « écrivains maghrébins ». J’ai choisi de ne pas considérer le Sahara comme une ligne de séparation. Malgré une certaine différence dans les structures politiques (protectorat au Maroc, colonie de peuplement en Algérie), l’Afrique au Nord et au Sud du Sahara a été soumise à une même colonisation et à la même politique d’assimilation linguistique et culturelle qui, dans le contexte d’une littérature en langue française, permet de les réunir. En ce qui concerne la séparation Afrique Nord et Sud, voir Elisabeth Mudimbe-Boyi (direction), Remembering Africa. Portsmouth : Heinemann, 2002, Introduction, xiii-xix. Rappelons que c’est bien Ifrikya qui autrefois désignait cette région d’Afrique du Nord recouvrant la Tunisie orientale et la région tripolitaine, qui a donné son nom, devenu Afrique, à l’ensemble du continent africain. 9 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Seuil, 2000, p. 646. Voir aussi du même auteur Histoire et vérité. Paris : Seuil, 1955 ; Jacques Le Goff, Histoire et mémoire. Paris : Gallimard, 1988. 10 Roland Barthes et alii, Littérature et réalité. Paris : Seuil, 1982, p. 81-90. D’ailleurs, Barthes adresse une même critique au romancier (Balzac) et à l’historien (Michelet) pour souligner l’illusion du réalisme ou de la réalité et de l’objectivité historiques. Voir Roland Barthes, Degré zéro de l’écriture. Paris : Seuil, 1953. 6 Elisabeth Mudimbe-Boyi Comme pour la littérature en général, le roman est siège de savoirs multiples et il peut dès lors se constituer aussi comme source de connaissance historique et participer à l’écriture ou à une re-écriture de l’Histoire. Cette préoccupation se retrouve dans les études dites postcoloniales, et elle revient de manière lancinante dans les essais et les romans d’Edouard Glissant 11 . Pour ce dernier, il est du devoir de l’écrivain antillais de reconstituer l’Histoire de l’espace antillais : histoire qui serait ainsi une histoire alternative (« histoire à faire ») à celle officielle ou/ et dominante (histoire « subie »), construite à partir du lieu d’énonciation du pouvoir. Si les contributions rassemblées dans ce numéro ne représentent qu’une infime partie de l’ensemble de la production romanesque en Afrique et aux Antilles, elles en illustrent cependant la diversité et la richesse, ainsi que la variété des approches possibles. Les auteurs de ces contributions ont privilégié la dimension de l’Histoire dans le roman, ou le roman comme Histoire. Il s’agit de l’Histoire à la fois comme trace (Cailler, Kassab, Bekkat, Mortimer) et comme expérience (Bisanswa, Kavwahirehi, Cailler) ; de l’Histoire du passé, mais aussi de l’« histoire immédiate » ou « histoire du temps présent » 12 (Bisanswa, Prabhu, Harrison, Kavwahirehi, Mortimer). Sont représentées dans les romans, l’Histoire collective (Kassab, Cailler, Bekkat, Mortimer, Prabhu) ou des histoires individuelles (Harrison, Bisanswa), mais qui, en réalité, vont bien au-delà d’une perspective individuelle et viennent s’inscrire dans l’Histoire collective récente ou ancienne, livrée en fragments ou « en morceaux ». Certains des romans analysés se situent entre énonciation et dénonciation, ou encore, entre Histoire et mémoire (Bekkat, Cailler, Kassab, Bisanswa, Mortimer). D’autres traduisent l’évolution des mentalités, une transformation des imaginaires et des épistémologies, des espaces sociaux et des mœurs 13 (Kavwahirehi, Bisanswa, Prabhu), ou évoquent le rapport entre Histoire, fiction romanesque et autobiographie (Bisanswa, 11 Voir Bernadette Cailler, Conquérants de la nuit nue : Edouard Glissant et l’H(h)istoire antillaise. Tübingen : G. Narr, 1988. 12 Voir Jean Leduc : http : / / www.ihtp.cnrs.fr/ historiographie/ sites/ historiographie/ IMG/ pdf/ Jean_Leduc_Histoire_du_temps_present.pdf : consulté le 25 Juin 2011. Benoît Verhaegen a été le premier à utiliser l’expression d’« histoire immédiate » dans ses travaux sur le Congo. Voir Benoît Verhaegen, Introduction à l’histoire immédiate. Essai de méthodologie qualitative. Gembloux : Duculot, 1974 ; Jean Tshonda Omasombo, Le Zaïre à l’épreuve de l’histoire immédiate. Hommage à Benoît Verhaegen, Paris : Karthala, 1993. 13 Ces faits étaient jusque-là considérés comme « non événementiel » ainsi que l’affirme Paul Veyne dans Comment on écrit l’histoire, op. cit., 31 : « non-événementiel, ce sont des événements non encore salués comme tels : histoire des terroirs, des mentalités, de la folie ou de la recherche de la sécurité à travers les âges. On appellera donc non-événementiel l’historicité dont nous n’avons pas conscience comme telle ». Introduction 7 Harrison). Revoir ou re-écrire l’Histoire, c’est en révéler les omissions ou les distortions, c’est dévoiler les histoires oubliées ou occultées, et ce faisant, corriger les versions officielles du discours dominant (Bekkat), ou le critiquer par le biais d’un déplacement par inversion du lieu d’énonciation (Prabhu). Les genres tels que l’épopée, les généalogies ou les mythes ont été reconnus comme des récits porteurs d’Histoire. De manière triviale, l’on pourrait dire que les romans ne racontent que des histoires. Cependant, au-delà des récits, de leur insertion dans la synchronie ou la diachronie, au-delà de la narration linéaire ou fragmentée, il y a dans le cas du roman africain ou antillais, l’intention et la volonté de l’écrivain de dire et d’écrire une Histoire. C’est par des récits fragmentés, par des souvenirs d’une mémoire intermittente, par des éléments biographiques et autobiographiques, que l’écrivain Georges Perec, par exemple, a pu dire et écrire son histoire personnelle, et par delà, rappeler une portion de l’Histoire du peuple juif, partie de ce que, au début du roman Perec désigne comme « une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache ». 14 Avec son roman, W, ou le souvenir d’enfance, Perec illustre le projet de cet autre écrivain, Edouard Glissant, et son engagement littéraire pour la promotion d’une écriture de l’Histoire, convaincu qu’il est que - je paraphrase - c’est de la somme des histoires que surgit l’Histoire. Glissant met ainsi en relation l’Histoire, en tant que passé révolu, avec les énoncés que sont les histoires des romans. Pour Justin Bisanswa, il le résume dans sa contribution à ce volume : « le temps de l’histoire et le temps du récit fusionnent pour ne constituer qu’une seule temporalité valable : le présent de l’écriture ». L’affirmation de Glissant, d’une part, invite sans doute à une manière de relativiser la frontière rigide établie autrefois entre l’Histoire et la fiction romanesque ; d’autre part, elle légitime ces autres manières et démarches créatrices d’histoires alternatives qui sont à inclure dans l’Histoire avec un grand ‘H’, parce que, en fin de compte, elles instituent le roman aussi comme Histoire. 14 Georges Perec, W, ou le souvenir d’enfance. Paris : Denoël, 1975. Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) H(h)istoire et (inter)subjectivité dans les romans de V.Y. Mudimbe 1 Kasereka Kavwahirehi Le roman africain ne cesse de renvoyer à l’Histoire (politique, sociale et littéraire) dont il est le produit et qu’il essaie à son tour de produire en l’intégrant au plus intime de sa structure. De cette façon, à travers les procédés d’écriture, les pratiques langagières et les représentations idéologiques que ces derniers inscrivent, il procure une connaissance spécifique et inestimable de l’Histoire et contribue au dévoilement de sa vérité et de son sens. On connaît le mot de Karl Marx : l’histoire se joue deux fois, dont une dans l’imaginaire. Cet énoncé suggère un des apports spécifiques de la fiction à la saisie de l’Histoire. En effet, celle-ci ne peut s’identifier aux grands événements sans risquer d’être une anti-histoire des individus, en ce sens qu’elle ignorerait les traumatismes physiques et psychologiques vécus par ces derniers. Et les faits que l’historien professionnel considère comme mineurs peuvent être ceux qui marquent durablement l’imaginaire des individus, leur manière de relire le passé, de se situer dans le présent, d’anticiper sur ce qui risque d’arriver et, éventuellement, d’agir pour orienter le cours du monde. C’est bien souvent de ceux-là que le romancier africain, se posant dès lors comme le concurrent de l’historien professionnel, s’empare pour en sonder l’impact sur la collectivité ou les résidus dans l’inconscient. En ce sens, la fiction rend l’Histoire plus vivante et humanise le cours des choses. Enfin, si l’Histoire peut paraître se faire sous l’action des forces anonymes et toutes-puissantes, en dehors des individus concrets, il reste qu’« elle n’a aucune réalité en dehors des hommes qui en sont à la fois les sujets et les produits » 2 et qui ne peuvent accéder à leur propre vérité, à l’authenticité de leur existence que dans l’Histoire, en se laissant investir par ses sollicitations pour les investir à leur tour dans une action historique. C’est précisément à ce niveau que se situe l’analyse que nous ferons des romans de Mudimbe. Nous examinerons, en effet, la façon dont ils posent la question de l’interaction entre l’historique et l’existentiel. Comment faut-il comprendre 1 Je remercie la Fondation Alexander von Humboldt qui m’a donné les moyens nécessaires pour mener cette recherche à l’Université de Bayreuth (Allemagne). 2 Jean Ladrière, Vie sociale et destinée. Gembloux : Duculot, 1973, p. 9. 10 Kasereka Kavwahirehi l’insertion des individus dans l’Histoire ? Dans quelle mesure celle-ci est-elle habitée par un déterminisme spécifique, dans quelle mesure au contraire est-elle l’œuvre des libertés ? L’homme n’est-il que ce que l’Histoire fait de lui, son destin propre s’épuise-t-il dans la participation au destin collectif ? On examinera d’abord la manière dont les fictions de Mudimbe renvoient à l’Histoire, ensuite on verra comment l’Histoire atteint l’individu, s’intègre dans la structure de son comportement et de ses relations intersubjectives. On montrera que, pour le personnage mudimbien, le tout se joue dans la manière de reconnaître ou de ruser avec ce que Jean Ladrière entend par « l’appel de l’histoire ». On entend par là aussi bien discerner ce que les événements portaient en eux comme intentionnalité qu’apercevoir cette faille qu’il s’agit de combler en y introduisant la force de l’acte, et découvrir en soi-même des possibilités qui vont enfin trouver à se déployer ou non dans une histoire (personnelle) toujours - déjà inscrite dans l’histoire collective ou universelle. Celle-ci est en effet le lieu où le destin éthique de l’homme prend figure et s’achemine vers sa mise en œuvre réelle à travers des institutions, des formes de vie et des modèles culturels (Ladrière 10). Roman et Histoire La question de l’Histoire occupe une place majeure dans l’œuvre romanesque de V.Y. Mudimbe. Il s’agit le plus souvent de l’histoire coloniale et des rébellions qui tentent d’instaurer un nouvel ordre politique et social. L’Histoire y est présente comme objet d’écriture et comme fond sur lequel se détachent, sans y parvenir complètement, les personnages qui se lancent dans des quêtes à la fois personnelles et collectives. Ainsi Entre les eaux 3 met en scène un prêtre africain qui a du mal à assumer l’Histoire coloniale et bourgeoise de son Église qui lui paraît en contradiction avec sa mission auprès des pauvres. C’est la perception de cette contradiction qui le poussera à rejoindre une rébellion d’obédience marxiste-léniniste afin d’affranchir Dieu et son Église des compromissions humaines, et de participer à l’instauration d’un nouvel ordre sociopolitique. Dans L’Écart 4 il est question d’un jeune universitaire qui veut décoloniser l’Histoire africaine. Dans les deux romans, les entreprises intellectuelles ou politiques dissimulent mal des 3 V.Y. Mudimbe, Entre les eaux : Dieu, un prêtre, la révolution. Paris : Présence Africaine, 1973. Dans le texte, chaque fois qu’il sera question de ce roman, on utilisera l’abréviation Ee suivie du numéro de la page. 4 V.Y. Mudimbe, L’Écart. Paris : Présence Africaine, 1979. Dans le texte, chaque fois qu’il sera question de ce roman, on utilisera l’abréviation E suivie du numéro de la page. H(h)istoire et (inter)subjectivité dans les romans de V.Y. Mudimbe 11 projets existentiels de restructuration de soi, de réparation ou de pansement des blessures coloniales. 5 Si l’histoire est l’objet de la quête de Nara, le héros de L’Écart, elle est aussi ce qui l’habite et qui, en faisant de lui un champ de bataille, le plonge dans le déséquilibre existentiel. Si, objectivement, la rébellion ou la colonisation ont déjà eu lieu, du point de vue subjectif, elles sont encore en devenir, au sens où elles subjuguent la conscience du personnage au point d’en faire un sujet désespérément en lutte de libération. « J’aimerais partir de zéro, reconstruire du tout au tout l’univers de ces peuples : décoloniser les connaissances établies sur eux, remettre à jour les généalogies nouvelles plus crédibles, et pouvoir avancer une interprétation plus attentive au milieu et à sa véritable histoire » (E 26-27). Ce projet, Nara ne le réalisera pas car il mourra de son mal-être figuré par le conflit acharné des mémoires (africaine et occidentale) qu’il n’arrive pas à réconcilier, c’est-à-dire, à engager dans une Histoire nouvelle, pacifiée, où elles s’épousent et se complètent. En fait, ici, le récit n’est pas la relation de l’événement, mais plus précisément cet événement même en train d’avoir lieu ; il est l’espace où celui-ci est appelé à s’accomplir, à trouver un sens dans la conscience de l’individu. Le fait historique, qui a déjà eu lieu objectivement, est encore en devenir, en quête d’achèvement, dans le vécu du sujet ou l’inconscient collectif. C’est dans la mesure où il trouve un sens pour l’individu, que le récit peut espérer, lui aussi, avoir une fin, ne serait-ce que provisoire. Dans le cas contraire, il est promis à l’inachèvement. Ce qui est bien le cas de L’Écart et d’Entre les eaux. En ce sens, la fiction indique que les situations historiques sur lesquelles les historiens travaillent sont presque toujours, du point de vue du vécu individuel ou collectif, mieux, du point de vue de l’Histoire humaine et de la destinée de l’homme, des événements inachevés. Comme le dit Jean Ladrière, « une situation historique n’est jamais enfermée dans sa seule effectivité. Elle est porteuse d’un destin qui la dépasse ; son sens, forcément partiel, est d’annoncer un sens vrai toujours à venir » (Ladrière 13). Le Bel immonde 6 met en scène une jeune femme qui, en voulant échapper au déterminisme clanique et à l’ordre social patriarcal comme moteurs de l’Histoire, a fui le village pour aller vivre en ville où elle nouera une liaison amoureuse avec un ministre. Du ressort du privé, cette liaison sera pourtant parasitée par ce à quoi Ya, la jeune femme, voulait échapper, à savoir le déterminisme clanique et l’ordre patriarcal de son côté d’une part et, d’autre 5 Emmanuel Chukwudi Eze, On Reason. Rationality in a World of Cultural Conflict and Racism. Durham and London : Duke University Press, 2008, p. 192. 6 V.Y. Mudimbe, Le Bel immonde. Paris : Présence Africaine, 1976. Dans le texte, chaque fois qu’il sera question de ce roman, on utilisera l’abréviation Bi suivie du numéro de la page. 12 Kasereka Kavwahirehi part, la raison d’État du côté de son amant. En effet, au moment même où elle veut mettre fin à sa liaison avec le ministre, des émissaires de la rébellion dirigée par son père contre le gouvernement central lui intimeront l’ordre, au nom du « sacrement d’une commune origine en même temps que les mystères d’une parenté de sang » (Bi 57), d’user de sa relation avec le ministre pour lui soutirer des informations nécessaires à leur combat. Ce que fera Ya comme manière de reconnaître la dette généalogique dont parlait de Certeau. 7 Manifestement pris entre deux feux, celui du gouvernement central qui le tient à l’œil à cause de sa liaison avec une jeune femme qui appartient à une ethnie ennemie, et celui de la rébellion, le puissant ministre sera sacrifié, au cours d’une mission, à la raison d’État. Les trajectoires existentielles des deux protagonistes semblent, de prime abord, suggérer que l’État, comme moteur de l’Histoire universelle, l’emporte toujours sur l’individu et son droit à des choix personnels. Dit autrement, elles semblent indiquer que l’individu ne peut que s’abandonner à l’entraînement de l’Histoire dont la puissance annule tout ce qui pouvait lui apparaître comme appartenant à la sphère de ses pouvoirs. Cependant une analyse nuancée montre qu’« il y a une insertion possible de nos actes dans ce qui lui est le plus étranger, il y a une pénétration possible de notre vouloir dans ce qui apparemment le nie » (Ladrière 70). Enfin, bien que son titre annonce un roman qui pourrait être historique, le roman Shaba deux 8 n’est en rien un roman historique. La guerre de Shaba deux n’apparaît qu’à travers ce que Mère Marie-Gertrude en dit dans son journal personnel, c’est-à-dire, dans la mesure où elle a prise sur elle, sur son cheminement spirituel. Elle s’insinue métaphoriquement à travers la désintégration de Marie-Gertrude ; celle-ci apparaissant dès lors comme l’espace où a lieu un combat, bien évidemment, d’ordre spirituel. En somme, dans l’œuvre de Mudimbe, la guerre et la rébellion sont tout simplement stylisées. Comme le suggère Justin Bisanswa, dans les romans de Mudimbe, il s’agit « moins de dire le monde objectif que de donner à voir une conscience en train de percevoir ce monde et retirant de cette relation un savoir existentiel mais non moins pénétrant. Le sujet se fait ainsi miroir dans lequel le monde se réfracte de façon généralement fragmentée. Ce qui n’empêche pas Mudimbe de donner, à travers les expériences d’un prêtre catholique, une idée complète et juste de la vie sociopolitique au lendemain des indépendances africaines ». 9 Les grandes péripéties historiques (guerre, rébellion, colonisa- 7 Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire. Paris : Gallimard, 1975, p. 229. 8 V.Y. Mudimbe, Shaba deux. Les carnets de Mère Marie-Gertrude. Paris : Présence Africaine, 1989. 9 Justin K. Bisanswa, Roman africain contemporain. Fictions sur la fiction de la modernité et du réalisme. Paris : Honoré Champion, 2009, p. 186. H(h)istoire et (inter)subjectivité dans les romans de V.Y. Mudimbe 13 tion, etc.) dans lesquelles les personnages sont pris ne sont évoquées que de manière allusive ou indirecte comme dirait Roland Barthes. 10 Comment l’historique a prise sur l’existentiel Nous l’avons déjà suggéré, l’Histoire se donne d’abord à saisir comme un cours du monde ayant ses lois propres et s’imposant à nous de façon inexorable. « Elle est cette masse d’événements et de figures, aux contours enchevêtrés et au contenu parfois impénétrable, devant laquelle nous sommes jetés sans recours et dont la puissance annule tout ce qui pouvait apparaître comme appartenant à la sphère de nos pouvoirs » (Ladrière 70). Tel est bien le cas de Pierre Landu dans Entre les eaux. Il a été très tôt dans son enfance entraîné par la dynamique de l’Histoire coloniale qui ne lui laissera presque jamais le temps de se reprendre efficacement. En effet toutes ses tentatives pour se reprendre sont comme piégées par ce contre quoi il veut prendre la revanche pour tenter « d’être maître de [ses] insomnies » (Ee 13). Il a beau prétendre s’engager dans la rébellion pour laver son Eglise des compromissions bourgeoises, Landu est marqué sinon dominé, jusque dans le maquis, par l’esprit bourgeois qui lui a été inoculé par ses formateurs au petit séminaire. La force de l’histoire dans laquelle son éducation l’a intégré le contraint ainsi à se construire dans le mensonge, plus précisément, la mauvaise foi, attitude qui relève, selon Jean-Paul Sartre, de la situation où « celui à qui l’on ment et celui qui ment sont une seule et même personne ». 11 Landu le suggère assez clairement vers la fin du roman. Tout ce qu’il montre comme sensibilité au sort des pauvres n’est qu’un montage pour donner mauvaise conscience aux autres prêtres. « Les pauvres, avoue-t-il, je les ai aimés et compris uniquement dans les beaux écrits des révolutionnaires. C’était déjà beaucoup. Il me fallait au moins cette logique pour vivre sans honte. […] Je me mentais » (Ee 175). Pierre Landu identifie l’école missionnaire ou coloniale comme le lieu par excellence de son assujettissement au projet de l’Europe bourgeoise et chrétienne en Afrique. En un mot, l’école missionnaire, qui avait pour mission de réaliser ce que Jack Goody 12 appelle « the domestication of the savage mind », l’a transformé en un « corps docile » 13 , tout soumis aux principes de la raison coloniale dont il n’est plus qu’un monument vivant. 10 Roland Barthes, Leçon. Paris : Seuil, 1978, p. 18. 11 Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique. Paris : Gallimard, 1948, p. 87. 12 Jack Goody, The Domestication of the Savage Mind. Cambridge : Cambridge UP, 1977. 13 Michel Foucault, Surveiller et punir. Paris : Gallimard, 1975, p. 162. 14 Kasereka Kavwahirehi Pierre Landu le souligne dans un passage qui suggère jusqu’où le projet colonial l’a modelé au point que toute tentative de rébellion semble vouée à l’échec : « Ma mission aujourd’hui est de nier, par ma présence ici, la responsabilité de Dieu dans la colonisation comme dans l’exploitation. Le premier obstacle, c’est moi-même avec mes mots pieux, mécaniques, obligatoires, ma formation occidentale et les apparences de mise. Je pue une tradition. Jusque dans ma démarche. J’ai été trop loin. Oui, mais dans quel sens » (Ee 23-24). Et le père Supérieur en était bien conscient car pour le dissuader de rejoindre le maquis, il lui recommandera de se rappeler l’Histoire du christianisme occidental dont il est le produit (Ee 24-25). En fait, pour Landu, l’Eglise et l’école sont non seulement des produits de l’Histoire européenne qui en rendent possible la reproduction en Afrique, mais aussi des modalités concrètes à travers lesquelles l’Histoire, qui se nourrit de ses propres fruits, atteint l’individu. Dans L’Écart, l’école est aussi une des modalités majeures par lesquelles l’Histoire coloniale a prise sur et structure l’existence de Nara, le héros. Il le suggère en ces termes : Les maîtres, à l’école, m’ont coupé les ailes : je me devais de répéter par cœur des phrases, tous les jours d’une interminable enfance. Mon ardoise sur les genoux, en moi la solitude des savanes, je dessinai, une année après l’autre, les vagues successives d’une parole. Les mages ne me mettaient même pas en confiance : il y avait d’abord la langue, le français… Un désarroi dans lequel inscrire mes angoisses… (E 30-31) En ce passage apparaît une autre modalité par laquelle l’Histoire coloniale a prise sur les individus : la langue française. L’institution d’une langue coloniale comme langue d’enseignement et, donc, de savoir, signifie la marginalisation de la langue maternelle et, par là même, des savoirs, des pratiques sociales, culturelles, bref, de toutes les dimensions par lesquelles se révèle l’histoire locale. Celle-ci est tout simplement condamnée au silence. Ce qui, comme ne cessent de le suggérer Pierre Landu et Nara, crée des crises identitaires qui rendent les individus inaptes à l’action historique et étrangers à leur milieu : Le soleil alentour, les ruelles pourries de mon quartier, les miroirs faussés des récits, le soir autour du feu, devenaient d’une année à l’autre, des chemins interdits. Mes fièvres, comme mes effrois, s’étaient peu à peu dénoués. Je les reléguais au fin fond de ma conscience. Je devais devenir le fils d’un savoir nouveau (E 31). Il faut souligner ici le fait que ce refoulement de sa propre histoire au fin fond de sa conscience reproduit le refus de reconnaître la mort de son père sur le chantier maritime comme un événement important. Au Dr Sano chez qui il va en analyse, il se contente de dire : « En tout cas, mon père mort, H(h)istoire et (inter)subjectivité dans les romans de V.Y. Mudimbe 15 je ne l’ai pas vu : dans son lit, c’était un gros rat que j’ai aperçu avant de m’enfuir… Vous comprenez, Dr Sano ? » (E 30). Se trouve ainsi bloquée toute possibilité de décrypter le sens de la mort de son père dans sa propre existence. Il s’agit d’un non-événement ou d’un événement qui va dans le sens de son désir de s’intégrer dans l’Histoire nouvelle. Le père qui le rattachait au monde africain une fois mort, il ne lui reste plus qu’à cultiver l’affiliation occidentale pour devenir le fils d’un savoir nouveau. Aussi sera-t-il pendant longtemps sourd aux appels de l’histoire de son peuple. Mais, on ne renie pas impunément son père. Son odeur nous poursuit, rappelant la dette généalogique qui est constitutive de notre être. La prise de conscience des impostures de l’Histoire comme discipline scientifique et de la violence symbolique exercée par l’entreprise coloniale éveillera en lui le désir de décoloniser l’histoire de son peuple. Mais le caractère scientifique donné à son projet cache mal sa nature existentielle. Au fond, c’est parce qu’il est ébranlé, parce qu’il est en crise au plus profond de lui-même qu’il évoque l’histoire. « Doutant de soi-même, il veut ressaisir son propre sens en ressaisissant le sens de l’histoire en amont de sa conscience ». 14 En vérité, les recherches de Nara visent à déterrer une histoire mise sous terre par la science coloniale, pour en décrypter le sens ou en saisir le message qui lui permettra d’ouvrir la voie du dépassement vers l’avenir du passé de son peuple. Il le suggère explicitement : « Et puis, il y avait eu ce long séjour chez les toubabs […] Une ferveur me maintenait : percer les arcanes des lieux de la science, afin de remuer un jour cette terre apparemment ferme. Cette volonté me montra des fissures. Je présageai, en de longues nuits solitaires, d’autres aubes… Je me réconciliai presque avec mon passé. Il avait la forme d’un cimetière immense » (E 31). On comprend alors pourquoi, juste après ce passage, vient une séquence qui évoque l’enterrement de son père (E 31). Dans le même sens, il faut aussi signaler le fait qu’après la formulation de son projet de décoloniser les connaissances établies sur son peuple, de remettre à jour des généalogies nouvelles et plus crédibles - parmi lesquelles il faut bien mentionner la sienne propre -, le premier objet de recherche qu’il investit concerne les « funérailles du Nyimi » (E 27). Cet arrêt sur des scènes d’enterrement qui intervient au moment d’une tentative de reprise de soi est d’une grande signification dans une méditation sur l’histoire telle que vécue par un sujet postcolonial. En effet, la scène d’enterrement est le lieu d’un rite qui a pour visée de donner sens à la perte en l’intégrant dans le mouvement même de l’histoire. Le rite funéraire est un ultime moment d’affirmation de la vie. En ce sens, dans la trajectoire de Nara, le retour à la scène d’enterrement de son père peut se lire comme une manière d’aller à la rencontre de l’appel de l’histoire qui lui est adressé et, par là même, à la ren- 14 Paul Ricœur, Histoire et vérité. Paris : Seuil, 1955, p. 37. 16 Kasereka Kavwahirehi contre avec sa vérité. Le contexte du décès et de l’enterrement du père revêt le statut d’un ensemble de signes dont il a à recueillir le sens à investir dans une action historique en laquelle se réalisera le dépassement, vers l’avenir, du passé commun à sa famille et à son peuple. En somme, Nara est sur la voie des conditions d’une action historique efficace dont la plus importante est l’assomption d’un certain passé. C’est parce que nous sommes capables de rendre vie en nous à un certain passé historique, objectivé dans des paroles, des institutions, des œuvres, des événements, des sentiments et des pressentiments collectifs que nous nous rendons capables de porter dans nos propres anticipations le futur d’un temps qui n’est pas strictement le nôtre. En reprenant à notre propre compte le passé historique, qui est aussi d’abord pour nous celui des autres, nous nous ouvrons, dans notre propre futur, au futur de l’histoire, qui deviendra, par la vertu des actes, celui des autres (Ladrière 73). La volonté de transformation de Nara ne peut trouver la voie de l’histoire, de l’action historique, qu’à condition de reconnaître ses dettes généalogiques et de s’ouvrir à ce qui est proposé par les événements, par le système des signes sur lesquels il doit agir, ces derniers étant le moyen par lequel les volontés (passées, présentes et futures) communiquent. On ne peut agir sur un monde dont on s’est soustrait pour vivre dans un monde imaginaire, coupé du donné historique. Malheureusement, Nara sera incapable d’aller jusqu’au bout. Au lieu de la voie de la grandeur qui consiste à « soutenir dans toute sa rigueur l’extrémité du péril où [nous] jette l’appel qui [nous] est adressé », il a choisi celle de la mauvaise foi qui consiste à ruser avec l’appel, à « l’esquiver sans prendre résolument le prix de le refuser » (Ladrière 72). Ainsi, au moment même où il veut « remettre à jour des généalogies nouvelles » et « avancer une interprétation plus attentive au milieu et à sa véritable histoire », Nara se surprend hésitant. Il a même envie de se moquer de son projet. « Je me dis terrorisé par je ne sais quoi, que je risquerais peut-être, au sortir d’un éclat de dire, de me trouver en face des masques grimaçants d’esclaves kouba enterrés vivants à la mort du Nyimi » (E 27). Le problème de Nara est d’être devenu incapable de partager les valeurs du milieu dont il veut déterrer l’histoire pour lui donner sa voix authentique. Il utilisera même des expressions (« barbarie des funérailles ») qui signalent son affiliation à la raison coloniale. Il faudra la colère d’Aminata, la femme qui le loge, pour se reprendre et retrouver une certaine sympathie (E 28). Par ailleurs, on ne devrait pas oublier l’emprise sur Nara du traumatisme vécu à l’âge de six ans suite à une punition injuste lui infligée par sa mère. Ce traumatisme qu’il est incapable de surmonter et qui structure ses rapports intersubjectifs l’a plongé dans un décrochage du réel historique. Ce bref dialogue avec son analyste en témoigne : « Dr Sano, l’angoisse souffle… Oui, exactement comme le vent. L’étreinte de la nuit vous la fait vivre… - Vous H(h)istoire et (inter)subjectivité dans les romans de V.Y. Mudimbe 17 devriez avoir surmonté cela… - Surmonter la nuit … Comment ? Dites-moi et je vous promets de suivre vos conseils textuellement » (E 150). Nara est tellement possédé par ce drame lié à l’histoire familiale qu’il a perdu tout contact avec le réel concret et le mouvement de l’histoire. Enfermé dans son imaginaire traumatique, il n’arrivera jamais à avoir accès à la symbolique qui entoure la mort de son père, laquelle l’investit de la mission de donner un futur à son œuvre. De là une question qu’on peut se poser : comment quelqu’un qui est incapable d’assumer l’histoire personnelle ou familiale pouvait-il prétendre écrire l’Histoire d’un peuple ? Ne projettera-t-il pas sur cette histoire sa propre misère comme cela apparaît dans ses relations intersubjectives avec Aminata, qu’il perçoit à travers le prisme de sa mère imposante (E 52-53, 57-58), et Isabelle, qui apparaît comme l’incarnation de l’Europe civilisatrice (E 34, 37,117) ? L’abbé Landu a le même problème que Nara : il n’assume plus le symbolisme de son peuple. Il est pratiquement devenu étranger à sa culture d’origine. Cela se voit clairement aux funérailles de son père qu’il vit comme un étranger, affligé par la barbarie du symbolisme et des rites. Le sentiment de Landu lors de la cérémonie des funérailles de son père est éloquent : J’étais avec eux, mal à l’aise, dans ma peau de prêtre assistant à des funérailles selon des rites fétichistes ; malheureux dans la honte de l’assimilé obligé à s’astreindre à ce qui n’était pour lui que trompe-l’œil, sans profondeur et malheureusement sans dignité. […] Le rite de la procession des ancêtres qui se répétait toutes les trente minutes environ, je l’ignorais honteusement, regrettant de ne point me sentir de la taille d’un Saint Colomban ou d’un Saint Boniface qui n’aurait pas craint de faire un scandale (Ee 62). En se posant comme étranger aux pratiques rituelles et au symbolisme entourant la mort de son père, Landu ne peut ni recueillir le sens dont cet événement est porteur ni apercevoir cette faille qu’il lui faudrait combler en venant y introduire la force de l’acte. Il ne remplit pas l’exigence fondamentale de l’acte historique efficace. Assumant mal l’histoire de son Eglise et étranger à ce qui fait l’âme de l’histoire de son peuple, il vit dans un monde à part, imaginaire. Comme le chef du maquis le perçut, Landu n’est qu’un exalté (Ee 56). La figure du père et la voie du futur Si ces deux héros de Mudimbe peuvent nous pousser à dire que l’Histoire « n’est pas le lieu de la félicité » 15 , que l’homme est souvent la victime 15 G.W.F. Hegel, Philosophie de l’histoire. Traduction française par Kostas Papaioannou. Paris : UGE, 1965, p. 116. 18 Kasereka Kavwahirehi innocente de la ruse de l’Histoire, il convient, cependant, de dire que Le Bel immonde relativise la loi de l’implacabilité ou de la ruse de l’Histoire comprise comme cours du monde qui a ses lois propres et qui s’impose à nous de manière inexorable. En effet, ce roman met en scène un personnage qui a réussi là où Nara et Landu ont échoué en conciliant son désir personnel avec le destin collectif. Le Bel immonde met en scène une jeune femme, nommée Ya, qui, après avoir terminé ses études secondaires, a décidé d’aller en ville pour continuer ses études et échapper à l’ordre patriarcal. La décision a ici une valeur importante. Elle signifie clairement le choix d’une certaine modernité, produit de l’histoire coloniale, contre l’ordre du monde dont sa famille est le garant. De la même manière que l’école était la modalité concrète par laquelle l’Histoire coloniale avait eu prise sur la vie de Nara et Landu, de même l’école et la ville retentiront dans l’existence de Ya et contribueront à donner à celle-ci les formes par l’intermédiaire desquelles elle se vit et en lesquelles s’incarnent pour elle les possibilités à partir desquelles elle se construit. Ainsi, séduite par la liberté qu’offre la ville, Ya renoncera aux études pour devenir une Belle de nuit. Cependant, tout en étant en ville, elle est restée sensible à la symbolique de sa tribu et aux sollicitations de l’histoire de son peuple. Elle n’a pas oublié le « malheur généalogique », celui-là qui nous fait naître et grandir quelque part et nous inscrit, que nous le voulions ou non, dans une lignée qu’il ne nous est possible, ni de choisir, ni, vraiment, de légitimer, et dont il n’est pas possible de nous séparer. 16 Ainsi, lorsque des émissaires de la rébellion que dirigeait son père viendront lui annoncer l’assassinat de ce dernier et lui demander sa contribution à leur lutte en mémoire de son père et au nom du sacrement d’une commune origine et des mystères d’une parenté de sang, la Belle de nuit ne s’évadera pas. Tout en reconnaissant avoir basculé dans un autre univers, elle tentera de réconcilier son désir d’une vie de liberté avec les exigences d’un combat commun pour changer le cours de l’Histoire. La scène de la rencontre entre Ya et l’émissaire de la rébellion est instructive (Bi 53-57). Elle ressemble à une plongée dans l’histoire de son peuple pour y trouver la force nécessaire à l’action. A son arrivée, l’émissaire salue Ya et son amie en leur signifiant leur appartenance à la même tribu. Ensuite, il commence à rappeler à Ya qu’elle est de la descendance des M’pfumu, à lui parler du sens du combat du père, des valeurs pour lesquelles il a donné sa vie, de la dignité et du sens de l’honneur qui caractérisent son peuple. En écoutant l’émissaire raconter l’histoire de son peuple, Ya revoit sa jeunesse. Elle partage l’angoisse de son peuple qui voit sa terre devenir un objet 16 Achille Mbembe, « Écrire l’Afrique à partir d’une faille ». Politique Africaine 51 (1993) : p. 87. H(h)istoire et (inter)subjectivité dans les romans de V.Y. Mudimbe 19 soumis aux hypocrisies du Capital, donnant ainsi l’occasion à la violence d’éclater. Monte en elle le désir de vouloir être du drame des siens et de se laisser envelopper (57). La scène se termine par sa promesse de jouer le rôle d’espion en signe de communion avec son peuple. Ya continuera ainsi, sans déchirement, son projet de vie en ville mais en parfaite communion avec le combat mené par ceux qui sont au village. On dirait une belle réconciliation du destin (la Loi du sang) et de la liberté. En fait, son engagement a véritablement « la valeur éthique des soins donnés à ses morts, de la reconnaissance de l’historicité de sa propre particularité ». 17 En fin de compte, ce que cette scène de la fable révèle, c’est que, contrairement à ce que Landu et Nara pouvaient penser, « ni la parole créatrice ni l’action génératrice d’un cours nouveau des choses ne viennent de notre propre fonds ; elles sont plutôt comme le retentissement en nous de la parole originaire de la vérité et de la suscitation originaire du sens » (Vie sociale et destinée 77). Comme le disait Ladrière, dans la dynamique historique, « le moment de l’acte, c’est le moment qui articule le temps privé au temps de l’histoire, c’est le point où se noue, dans l’intersubjectivité, le passé collectif réassumé dans un destin individuel à une anticipation privée qui va se projeter en destin collectif » (Ladrière 74). Ceci signifie que ce que le vouloir de l’individu rencontre dans l’action historique n’est jamais l’indétermination d’une matière préexistante ou la simple inertie de l’élément naturel, mais plutôt d’autres volontés que l’individu doit assumer « en les transformant dans la substance de [son] propre vouloir ». La manière dont nous rendons vie « à des intentionnalités qui sont venues se déposer dans les institutions et dans les événements » et « restructurons en nous les intentionnalités […] ainsi réassumées » détermine notre capacité de proposer à d’autres vouloirs des nouveaux projets et par là même « le dépassement vers l’avenir du passé qui nous est commun » (Ladrière 74). C’est ainsi que s’assume activement la dette généalogique à entendre au sens de « la mémoire vivante que je dois à mes ancêtres et [du] monde possible que je dois à mes descendants ». 18 17 Fabien Eboussi Boulaga, Christianisme sans fétiche. Révélation et domination. Paris : Présence Africaine, 1981, p. 10. 18 Olivier Abel, « Ricœur et la question tragique ». Études théologiques et religieuses 68.3 (1993) : 367. Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi 1 de Ken Bugul 2 Justin Bisanswa La critique considère généralement l’œuvre romanesque de Ken Bugul comme une autobiographie 3 , brisant ainsi les frontières qui séparent le moi créateur du moi social, la vie consciente et la vie inconsciente, ou bien tout simplement la création et la vie, un être de papier et une personne. Pourtant, Barthes nous mettait en garde : « qui parle (dans le récit) n’est pas qui écrit (dans la vie) et qui écrit n’est pas qui est. » (Barthes, 1966 : 26). Il est vrai, s’agissant des littératures africaines francophones, une certaine tradition critique fait coïncider l’ordre des signes avec l’ordre social. Pour Adrien Huannou, les trois premiers textes 4 de Ken Bugul, et même La Folie et la mort 5 forment une trilogie ou un quatuor autobiographique (p. 213) axé sur la problématique identitaire. Ainsi, le personnage féminin est en quête de son identité en vue de renouer avec ses sources et ses origines. Pourtant, 1 Ken Bugul, Mes Hommes à moi. Paris : Présence Africaine, 2008. 2 Je remercie le programme des Chaires de recherche du Canada et le Conseil de recherches en Sciences Humaines pour m’avoir accordé les moyens de réaliser cette recherche. 3 Adrien Huannou, « ‘Se tuer pour renaître’ : la question identitaire dans les romans de Ken Bugul », in Claude Filteau et Michel Beniamino (éds.), Mémoire et culture. Limoges : Presses Universitaires, 2006, p. 213-223 ; Susanne Gehrmann, « Désir de/ du Blanc dans l’écriture autobiographique de Ken Bugul », in Susanne Gehrmann et János Riesz (éds.), Le Blanc du Noir : Représentations de l’Europe et des Européens dans les littératures africaines. Münster : Lit Verlag, 2004, p. 181-194 ; Susanne Gehrmann, « La traversée du Moi dans l’écriture autobiographique francophone », Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, n o 1, 2006, p. 67-92 ; Alpha Noël Malonga, « ‘Migritude’, amour et identité : l’exemple de Calixthe Beyala et Ken Bugul », Cahiers d’Etudes Africaines, vol. 46, n o 1, 2006, p. 169-178 ; Catherine Mazauric, « Fictions de soi dans la maison de l’autre (Aminata Sow Fall, Ken Bugul, Fatou Diome) », Dalhousie French Studies, vol. 74-75, 2006, p. 237-252 ; Guy Ossito Midiohouan, « Ken Bugul : de l’autobiographie à la satire socio-politique », Notre Librairie, vol. 146, 2001, p. 26-28. 4 Le Baobab fou. Dakar : NEA, 1982 ; Cendres et braises. Paris : L’Harmattan, 1994 ; Riwan ou le chemin de sable. Paris : Présence Africaine, 2005. 5 Paris : Présence Africaine, 2000. 22 Justin Bisanswa Huannou signale bien, sans s’y attarder ni en mesurer les implications, le passage de « l’univers du roman dans celui du conte, puis dans un univers onirique » (2003 : 221). Pour d’autres 6 , le féminisme et la satire sociale sont la marque de fabrique de l’œuvre. Rangira Béa Gallimore confirme cette instrumentalisation d’un corpus rendu inséparable des lectures qui, d’un critique à l’autre, le prendront pour enjeu plus encore que pour objet. Elle articule sa recherche autour du « jeu du décentrement et de la problématique de l’universalité ». Tout en soulignant l’univers du conte dès les premières pages de Riwan, elle observe que Ken Bugul fait éclater la structure narrative linéaire de Balzac en multipliant les micro-récits et les voix narratives. Reprenant Mendy-Ongoundou, elle remarque que Bugul met en scène le « harem où elle a elle-même vécu quand elle était la vingt-huitième femme d’un marabout » (p. 194). Elle énonce que « par l’usage des procédés empruntés à la littérature orale, l’auteur a réussi à se détourner du centre éditorial français en se plongeant dans l’Afrique profonde pour y emprunter les éléments ancrés dans l’oralité » (p. 186). Rangira Gallimore interprète la mise en abyme du roman comme « l’écriture qui cède de plus en plus la place à la parole », alors qu’elle reconnaît au même moment « une référence au graphisme » (p. 189). Je crains que dans l’intention de faire du neuf le lecteur ne reconduise les stéréotypes de lecture, qu’il ne fasse passer sa sensibilité avant celle du texte (mais lui préexiste-t-elle ? ), la sécheresse d’une analyse géométrique (au lieu de communiquer l’ampleur d’une écriture), la répétition littérale (dans l’incapacité de réduire le symbolique), l’oubli (dans la conviction illusoire de couvrir une totalité). J’en conviens : l’interprète ne jette pas sur son objet un regard distant et clinique. Des risques le guettent dès que le texte l’implique comme lecteur, figeant l’énoncé alors qu’il devait le dévoiler dans son interaction qui lie tout produit de communication à son procès de signification. Mais ma parole va se déployer à la seule condition d’encourir tous ces écueils et du même coup faire droit au texte que j’analyserai. Je voudrais me pencher sur le septième roman de Ken Bugul, Mes Hommes à moi, dont l’œuvre est si fortement et communément confondue avec sa vie. Ses écrits autant que sa propre trajectoire se fondent dans une expérience limite du langage et de la vie. De la révolte absolue à l’errance silencieuse, de la fulgurance verbale aux effusions lyriques, elle est l’écrivain de toutes les ruptures. Le premier roman se situe, sur le plan de l’histoire, à 6 Immaculada Diaz Narbonna, « Une lecture à rebrousse-temps de l’œuvre de Ken Bugul : critique féministe, critique africaniste », Études françaises, vol. 37, n 0 2, 2001, p. 115-131 ; Karine Rabain, « La Langue caméléon : mimétisme et autres tactiques transminoritaires dans Le Baobab fou de Ken Bugul », in Martine Mathieu-Job (éd.), L’intertexte à l’œuvre dans les littératures francophones. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 2003, p. 61-81. L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 23 la fracture qu’il opère, vers la fin des années 1970, c’est-à-dire au lendemain de mai 68, de l’émancipation de la femme, de tous les mouvements de libération, mais aussi des premières désillusions des indépendances africaines. Cette situation n’est pas sans danger. Le risque est tantôt d’isoler l’œuvre, tel un inexplicable météore, tantôt de la rabattre alternativement sur l’un ou l’autre des versants qu’elle sépare, alors que, comme je vais tenter de le montrer, elle constitue un trait d’union entre ces versants autant qu’une synthèse des tendances esthétiques qui polarisent son propre champ d’apparition. Grand est aussi le risque d’éclipser l’œuvre derrière son auteur, le texte derrière le mythe : Ken Bugul ou la révolte même, radicalisée, incorporée. Ken Bugul née alors que son père avait plus de quatre-vingt ans, Ken Bugul croulant dans une polygamie de plus d’une vingtaine de femmes auprès d’un vieux marabout, après une vie de prostitution en Europe, est une des images poignantes de notre écrivain. Ces images d’Épinal inversées ne sont pas sans vérité, mais leur vérité n’est pas complètement en elles. Entendons que ce ne sont pas seulement des icônes personnelles, en ce qu’elles résultent aussi de l’incorporation par un sujet singulier de certaines structures collectives radicalisées. Entendons également qu’elles comportent une part de mystification. La légende de Ken Bugul, répandue par elle-même, la fait apparaître comme un monstre et un épouvantail. Ce nimbe théologique mensonger doit être totalement dissipé. Ken Bugul nous prévient : « J’ai essayé de rêver mais la réalité m’en a empêchée. La réalité m’a toujours talonnée partout jusque dans les rêves » (2008 : 93), reprenant ce qu’elle avait écrit dans Le Baobab fou, son premier roman : « On pouvait rêver de sa vie, mais on ne pouvait rêver sa réalité. Le quotidien n’est constitué que par des instants » (1982 : 27). Ainsi, avant d’être des stigmates existentiels, s’il en est, la guigne de la jeune fille sans « petit ami », aux jambes longues, la fille aux « lèvres pulpeuses », « l’allumeuse », la « frigide sexuelle », la prostituée, la vingthuitième épouse d’un marabout, celle dont personne ne veut (de son nom de papier en wolof), sont des figures littéraires historiquement inscrites, de la même manière que la prostitution est acte d’affirmation esthétique avant d’être une pause anecdotique. C’est moins à distinguer entre ce qui tient d’une psychologie et d’une sociologie ou d’une histoire qu’à cerner par quels points de contact cette psychologie et cette sociologie se répondent qu’il faut s’attacher s’agissant de Ken Bugul. Son récit mêle épopée, légendes, mythes, histoire, rêves et expériences vécues (Barthes, 1977 : 29). 24 Justin Bisanswa 1 Une histoire fragmentaire et relative consubstantielle à la fiction Peut-on parler d’histoire dans un roman où le travail de l’écriture prend le temps en étau, et dont la visée du processus énonciatif est d’arracher rêves et expériences vécues à la labilité du souvenir ? Les informants (Barthes, 1968 : 16) temporels sont réduits au maximum : « ce matin-là », « Le matin », « et ce matin », « le jour de cette rencontre », « à cette époque », « C’était l’indépendance », « Nous étions dans les premières années d’indépendance », « Après la guerre », « durant la période coloniale », « Les colonisateurs étaient partis », « cette année-là », « Quelques années auparavant », « Dix ans après l’indépendance », « des années après l’indépendance », « la grande guerre de 1914-1918 », « jusqu’aux années de détournements massifs », « C’était la fin d’une matinée de printemps », etc. Le roman ne comporte qu’une seule date - 1947 - sur laquelle réfléchit la narratrice à partir de son exégèse sur sa naissance. Le présent de l’écriture modifie les expériences vécues dont il transforme l’image en allégorie. Ces informants, par leur imprécision et leur caractère vague, se présentent comme des stratégies qui dynamisent la relativisation par laquelle le narrataire est impliqué dans le récit. Ils suggèrent une atmosphère et dégagent l’essence onirique du texte qui les véhicule, là où la critique, paralysée par le commentaire de l’auteur, ne voit que l’autobiographie. S’ils contribuent à « enraciner la fiction dans le réel » (Barthes, 1966 : 17), ils fonctionnent comme un leurre, car ils opèrent au niveau du discours (ekphrasis) et non au niveau de l’histoire. Le récit y gagne en étrangeté et en merveilleux, la narratrice laissant baigner les déflagrations et les cataclysmes dans une ambiance crépusculaire qui accentue la révolte, l’angoisse et l’amertume à l’approche de ses soixante ans. Ainsi, la narratrice fait écran entre l’histoire et le narrataire par une rêverie des mots. La volonté de se confier et de se dire est étouffée dans son projet même, minant le geste effectif. Ce qui importe est la forte dose du hic et nunc de l’écriture. Seul vaut le halo qui s’en échappe pour donner vie à la dynamique du photo-montage et de la tresse. Sur des feuillets blancs, en de successives glissades, en d’incessantes biffures, essaimer des gloses, semer des bribes qui deviennent signes d’être : l’écriture devient cette espèce d’évanescence par échappées ou par coulées et qui se fixe en un agglomérat du moi. En définitive, il s’instaure noir sur blanc une écriture qui renvoie inéluctablement à la source, laquelle renvoie à l’écriture. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre la lutte avec le temps qui consiste à évacuer le temps - la lénition des repères temporels - qui se traduit par la primauté accordée au jeu dialogique entre les faits de l’énoncé sur les données matérielles et chiffrables de l’énonciation. Il faut vaincre le passé et le raviver de la fraîcheur du présent. Il faut que seul reste éternel le L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 25 présent de la saisie poétique du retour à ses origines pour que la narratrice vive aussi la joie de l’esquive dans l’atemporel. L’espace subit également le sort d’occultation, malgré l’abondance relative d’informants. L’espace onirique présente un décor global, tandis que l’espace autobiographique est meublé de toponymes et de vues d’ensemble qui ont très peu d’incidence sur le récit. Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’énonciation qui importe : d’elle dépend l’agrandissement ou la réduction d’un espace, tout comme l’enchaînement chronologique ou fragmenté de l’axe temporel. En cela, les deux instances structurelles illustrent la même fonction : abolir les limites. Ainsi, le temps de l’histoire et le temps du récit fusionnent pour ne constituer qu’une seule temporalité valable : le présent de l’écriture. Mbada, Dakar, Poznan, comme Paris, New York, etc. se rejoignent dans la transcendance énonciative qui marque l’autobiographie, ce qui réalise sur un autre plan la fuite par le rêve, dans un monde où seule s’impose l’illusion de l’infini et de l’illimitable. Le narratif onirique et le narratif autobiographique, chacun dans sa spécificité, traduisent la volonté de refaire le temps et l’histoire. Le récit évolue ainsi par explosions successives et radiances diégétiques qui multiplient les micro-noyaux au destin imprévisible et variable. Il s’articule autour de deux versants qui circulent entre deux pôles : Paris (le bar Chez Max) et le Sénégal, ou alors comme synecdoque, l’Europe et l’Afrique. Le premier versant est une longue défocalisation qui permet d’introduire à la vie parisienne. L’écriture en réduit, de pan en pan, le rôle au prétexte, à une série d’anecdotes. Le second, né de l’une des anecdotes, est présenté comme une « histoire » ou « l’histoire d’une histoire », c’est-à-dire l’essentiel de la quête et présentant le premier comme prétexte. Il marque un long détour avant de se focaliser autour de la relation de sa trajectoire. Mais parti de celle-ci, le récit semble effacer ses arrières et aller au gré des embranchements qui mènent la diégèse vers un destin de rencontre avec d’autres surgissements qu’il aura fortuitement provoqués. Dans le premier versant, on distingue l’histoire des transformations des quartiers (Boulevard Voltaire, place Léon Blum, la Bastille, Saint-Germaindes-Prés qui « commença à chasser ses étudiants, ses artistes, ses intellectuels exilés », « l’autre côté du pont de Sully », etc.) « pris d’assaut » par « ceux et celles qui font l’événement » (p. 24), et « envahis » « par les gens à sous » (p. 25), le déplacement des populations démunies vers ce qui deviendra des banlieues (Oberkampf, Belleville, Ménilmontant), l’émergence des mouvements écologistes, verts, humanitaires, l’illusion de la solidarité, l’immigration en France, mais aussi l’histoire fragmentaire des mouvements sociaux et idéologiques, des guerres, dont la guerre au Vietnam, la quête de la paix et de l’harmonie entre les hommes. Néanmoins, les considérations qui traversent ce versant pèsent tellement sur le destin de la diégèse que 26 Justin Bisanswa l’on assiste à une véritable défocalisation. Pourtant, le récit commence par « ce matin-là », la manière la plus classique de Ken Bugul qui introduit l’impression d’un conte, d’une légende ou d’un mythe équivalent à « Il était une fois… ». Le vécu se localisera par dévoilement progressif et discontinu. Le deuxième versant corrélé au premier creuse en dedans du Sénégal qui fonctionne comme métonymie, et Mbada comme allégorie : c’est toute l’histoire coloniale, bien plus précisément la mémoire coloniale, et les mutations sociales qu’elle a entraînées. Deux temps donc en opposition, marqués par deux états d’âme différents : la plénitude ressentie lors du séjour en France (symbole de l’Occident), exprimée par les hyperboles « savourant le calme des premières heures », « confort », « me revigorait de sa chaleur diffuse », s’oppose au sentiment de vide ou de vacuité dans l’évocation du souvenir, comme le laissent lire les autres hyperboles (« profonde mélancolie », « amertume », « contradictions », « jeu d’ombres », « au bord du gouffre »). Le texte s’emploie donc à concilier l’extrêmement plein et le désespérément vide. Dès lors, la focalisation du récit s’en ressent. Dans un premier temps, le texte vire vers l’épanchement sentimental où sont opposés le passé frais - que l’usage du présent rend très proche - et le présent de la narratrice. L’élément défocalisateur devient le désespoir de ne pas pouvoir faire revivre l’un et l’autre versant, alors que le discours les fait pourtant resurgir. Du point de vue diégétique, la reprise, cinq fois, sur deux pages, du syntagme « ce matin », peut s’entendre comme l’impossibilité d’aller à autre chose qu’au point de départ. Pourtant, du point de vue discursif et rhétorique, le même fait est déjà marqué in praesentia de la plénitude, une sorte d’hymne à l’Afrique et à l’Europe, un témoignage où se perçoit déjà la communion profonde entre le je du texte et ses versants. Malgré la communion, c’est surtout « je » qui se met en exergue. Partie de « je », l’envolée lyrique atteint le paroxysme avec « me donnait des ailes avec lesquelles ma vie se transformait et je montais au ciel comme un poème de Pablo Neruda ». On y sent surtout l’extrême griserie de l’être devenu à la fois la sensation et le sentiment dilué dans le plaisir. Le je atteint le sublime. Mais dans ces espaces, la narratrice voit aussi l’histoire. Le regard porte sur les actes passés et sur le présent. À la fois donc circularité et enchantement, énumération et embranchements. Sur le plan discursif, ces défocalisations n’ajoutent rien à la diégèse, mais enrobent celle-ci d’une dose de lyrisme qui voile toute évocation de bonheur. Le discours y gagne en intensité verbale et lyrique, mais non en possibilité d’extension diégétique. Un métatexte prospectif accompagne ces circonvolutions : comment faire passer dans l’écriture d’ici maintenant toute la plénitude vécue hier là-bas ? Comment faire pour qu’écriture soit présence intense et palpable du hic et nunc ? La narratrice est présente dans le récit par intermittence et toujours L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 27 métamorphosée, par estompement textuel. Il s’en dégage un besoin de saisie intense d’impression plurielle en laquelle se résorbe la somme de sensations et de sentiments générés par la séduction d’un paysage, d’un spectacle ou d’un être. D’un coup de verbe, révéler tout un univers. Cette volonté de re-création tue la diégèse, parce qu’elle porte à « multiplier la conscience ». C’est dans l’interstice des embranchements des micro-récits que surgissent des radiances historiques à partir de la date 1947, qui amènent des excursus ou des digressions sur sa naissance, sous prétexte d’exactitude : « Cette préoccupation de l’exactitude, j’étais la seule fille dans la famille à l’avoir. J’allais à l’école coloniale et l’exactitude était toujours requise » (p. 74). Soit donc la date 1947 comme entrée filée qui traverse le récit de bout en bout, ainsi qu’on peut le lire à travers le passage suivant : Tous recoupements faits, je suis, en réalité, née en 1947. Je ne veux pas revenir sur cette année, sur son importance pour les uns et pour les autres et pour diverses raisons, qui finissent par être les mêmes. Les bouts de bois de Dieu de Sembène Ousmane en ont parlé [ … ] 1947 fut une année déterminante dans l’histoire de l’humanité. Je voulais être née en 1947, parce que c’était une année capitale, une année essentielle avec la création de l’État d’Israël [ … ] J’avais un lien avec les Juifs que je n’arrivais toujours pas à m’expliquer. Je me sentais l’âme juive (p. 99). L’année 1947 fonctionne comme une polysyndète qui lie des événements n’ayant pas de relation apparente, manière d’exprimer une continuité autant que des différences et des ruptures. La syntaxe des événements aide à établir des liens de causalité. Leur saturation créée par la répétition des éléments produit un sens. Cette année 1947 marque une grande effervescence et un bouillonnement social : c’est la grève des cheminots à Dakar-Thiès-Niger, soit un signe de résistance contre le colonisateur et une revendication des droits que thématise le roman Les bouts de bois de Dieu. Tout cela dit les luttes et les conflits entre les groupes sociaux et l’émergence de groupes nouveaux. Le fait colonial s’insinue partout dans le roman sans jamais y être traité de front. Mais on peut dire dans quel esprit le roman l’investit. La naissance de Ken Bugul symbolise de grands bouleversements à travers le monde, qui l’ont précédée et qui vont conduire aux indépendances africaines. Le roman en reformule les traumatismes originels à travers les insurrections sanglantes. Le colonialisme n’en finit pas de dénier ces révolutions dans des tentatives restauratrices. Il n’en finit pas d’accomplir les promesses de ces tentatives dans l’instauration de ces indépendances. Diverses convulsions ont mené à cette indépendance, dont le « drame de Thiaroye » : À cette époque, durant la période coloniale, personne n’imaginait que les cheminots pouvaient tenir tête aux colons. Les colons étaient si sûrs d’eux et étaient dissuasifs. Quelques années auparavant, avec le drame 28 Justin Bisanswa de Thiaroye… vous avez vu « Thiaroye » un film de Sembène Ousmane ? [ … ] Le drame de Thiaroye était dans toutes les mémoires : des soldats, des tirailleurs ayant servi dans l’armée des Toubabs pour défendre la patrie, avaient été massacrés sans état d’âme, parce qu’ils réclamaient leur pécule. Les colons ne voulaient plus payer ce qui leur avait été promis. Les tirailleurs avaient insisté et, comme à leur habitude, les colons les avaient surpris et les avaient massacrés à la mitraillette et à l’artillerie lourde sur leurs propres terres (p. 72). Cette grève des cheminots avait surpris sa mère, enceinte, au cours de son voyage retour. Elle était partie rendre visite à sa propre mère qui vivait à une centaine de kilomètres de la maison conjugale, alors qu’elle devait rentrer pour son accouchement. Après sa venue au monde, faute de train, la narratrice ne pouvait pas être déclarée à Kerbeuleup où fonctionnait un bureau d’état civil, pour son acte de naissance. D’où, en l’absence de l’acte de naissance, l’existence de ce jugement supplétif établi dans un autre village, et le manque de fête d’anniversaire. L’ironie, mordante, est très subtile : comment un colonisateur qui a imposé le culte de l’exactitude aux colonisés ne pouvait-il pas se donner les moyens de sa politique ? Au détour de cette réflexion sur la date de naissance, la fiction hausse le ton et la folie du texte veut s’élever au bouillonnement et à l’effervescence de l’actualité de l’histoire. Deux mots utilisés dans le roman caractérisent la colonisation ou le fait colonial par la politique d’assimilation forte imposée aux colonisés, que nomment deux métatextes : la mise en scène, et le jeu, le jeu avec soi-même, dans le comportement, l’allure, l’attitude qu’incarnait et inculquait l’école coloniale. Puis, mêlant les temps, au gré du souvenir, la narratrice creuse du dedans la stratification de la société sénégalaise à travers les castes, la religion, la différence de statut et d’infrastructures entre les ressortissants des quatre communes du Sénégal et les autres, la discrimination coloniale dans les écoles (écoles pour filles de chefs et celles pour filles des quatre communes, écoles pour filles issues de l’indigénat et celles issues de l’histoire), la notion de temps en relation avec le fait colonial, le passage du système matriarcal au système patriarcal, la culture de plaire à un homme que la colonisation a apprise à la femme africaine, alors que, auparavant, c’était l’homme qui devait « prouver », la beauté des gares (de trains) à l’époque coloniale, la qualité de la formation de l’école coloniale, l’assimilation (à travers la métonymie de la « poupée » que la narratrice avait fabriquée et habillait comme elle voulait) imposée par la colonisation. Même éclectisme concernant la période postcoloniale, avec ses coopérants français dans les écoles, plusieurs années après l’indépendance, les magasins coloniaux, les Syriens et les Libanais restés après le départ des colonisateurs, l’entrée dans les études supérieures des filles issues de l’indigénat, la débaptisation par « un jeune homme sérère rencontré à Louis-Le- L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 29 Grand » 7 de l’avenue William-Ponty et sa rebaptisation en avenue Pompidou, la fin des écoles d’artisanat après Senghor, la dégradation des conditions d’hygiène à la résidence Claudel des filles de l’Université de Dakar, le choix des disciplines scientifiques entre filles issues des communes et filles issues de l’histoire, l’ambition têtue de la génération des femmes d’après les indépendances, la suppression des heures d’étude dans les lycées quelques années après l’indépendance, la lourdeur des formalités administratives héritées de la période coloniale, le relâchement des mœurs dans les relations garçons-filles, la banalisation de l’acte sexuel, la marchandisation des relations avec des filles, la dégradation des infrastructures, les détournements massifs, l’aliénation des anciens colonisés, l’exil des créateurs après Senghor qui avait beaucoup œuvré pour la promotion de la culture et des arts. C’est donc par bien des côtés que le roman de Ken Bugul scande et découpe l’histoire de plusieurs siècles. Il s’agit bien de l’histoire de l’humanité et de ses idéologies (dont les mirages du socialisme), de l’Afrique précoloniale à aujourd’hui, en passant par les deux guerres mondiales, les luttes pour l’indépendance en Afrique, la guerre du Vietnam, la Chine et le communisme, etc. Pourtant, Mes Hommes à moi traduit la poussée du moderne de bien des manières. Le moderne est dans cette ambiance de la musique qui dit les époques : le tango, le pachanga, Barbara Hendricks, le paso doble, le twist, le rock and roll, l’opéra, la musique classique, le RnB, le rap, la musique traditionnelle des Collines, du Mono, etc. Le moderne est encore dans la figuration du drame de l’aliénation coloniale (à travers la bière et le vin que consomment les intellectuels africains rencontrés dans le bar, selon que le colonisateur est belge ou français), dans la mise en scène du progrès technologique ou scientifique ou dans l’imposition aux pays pauvres des plans de réajustements structurels par les institutions financières internationales. Mais le moderne s’exprime de façon plus immédiate rien qu’à prendre en compte tout un éventail de conduites nouvelles qu’on observe depuis la colonisation, notamment la pression sociale de la mode, des modes, l’affleurement du nouveau (comme le mouvement hippie qui fascine la narratrice) par coquetterie ou snobisme. L’historien Alain Corbin a montré comment le XIX e siècle avait été « le grand siècle du linge » (1991 : 23-52). La narratrice dit combien la mode vestimentaire met au jour des pratiques qui vont transformer en profondeur l’existence des individus : « Désormais, nous nous habillions en pantalon, chemises à fleurs. Nous portions des jupes courtes, des pantalons et de hauts en jersey ou en coton. Je jouais à la fille émancipée » (p. 156). Elle portait des chaussures de chez Salamander et 7 Le nom de Senghor n’est pas cité dans le roman, ni d’aucun autre politicien, sauf celui de Blaise Diagne. 30 Justin Bisanswa un sac à main Longchamp. Ces modes sont les indices de nouveaux styles de vie qui affectent le paraître, ce que la narratrice appelle le jeu avec soi-même ou la « mise en scène » de soi : habillement, gestuelle, circulation au sein de l’espace social, décoration d’intérieur comme la caricature grotesque au sujet du salon que l’Africain utilisait surtout pour recevoir le visiteur, avant de retourner dans la cour. Le roman insinue combien ce paraître détermine la vie des sociétés modernes (et à quel prix), imprègne les esprits et informe les corps : « Ce fut ma rencontre avec la marijuana et le mouvement hippie qui me fit changer de manière de m’habiller. Je commençai alors à porter des jupes longues en coton indien. Mes tenues m’enveloppaient et je m’y sentais à l’aise. J’avais l’impression de me régénérer dans une nouvelle dynamique » (p. 203). En fait, Ken Bugul est attentive aux changements des mœurs, à la modification du paysage social qu’introduisent les modes. Ainsi, quand la critique voit le retour aux sources dans ce qu’elle considère comme une autobiographie de Ken Bugul, elle ne prend pas en compte la mise en scène de nouveaux comportements de la narratrice ni ne voit assez que l’œuvre est aussi grand roman du linge, de l’habillement, de l’air du temps, et qu’à ce titre, elle est riche de tout un « décor mythique ». De la même façon, si dans Riwan ou La Folie et la mort, la critique reconnaît avant tout une belle histoire d’amours subversives (qui promeut la polygamie) après des années de traversée du désert en Europe, elle néglige le fait que le même récit raconte une expérience novatrice de la vie des Serigne assortie de toute une culture sociale inédite, avec flirt, libre allure, classements contestés, révolte contre des mariages arrangés, relations adultérines, etc. C’est la vie de Dakar, à la Cité (universitaire) Claudel, qui a révolutionné Ken Bugul. Ces nouvelles configurations thématiques pointent du doigt la naissance d’une société de consommation, et font de la narratrice de Ken Bugul une femme qui perd, en même temps ses passions malencontreuses, son goût kitsch pour les objets de série. Mes Hommes à moi décrit cette mondialisation exacerbée qui se traduit par la délocalisation des industries de linge en Chine. Si la critique voit dans Rue Félix-Faure (2005) un roman d’énigme mettant en scène le charlatanisme des marabouts, que ne perçoit-elle pas dans un type de pratiques policières l’avènement d’une socialité qui est à la fois de surveillance et d’assistance (rappelant Surveiller et punir de Foucault). En toutes ces occurrences et en d’autres, Mes Hommes à moi se fait discrète allégorie de mutations sociales qui confirment, mieux que tout autre matériau, l’histoire dans son sens du moderne. C’est à cette corrélation entre une histoire et son énonciation (qu’on peut appeler tresse) qu’il faudra s’attacher à présent. On a eu l’impression, chemin faisant, que la deuxième instance prenait le dessus sur la première. Le phénomène d’écriture, chez Ken Bugul, en tant que récit, est consécutif à ce sentiment d’amertume (c’est-à-dire de manque) qu’elle L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 31 exprime dès les premières pages de Mes Hommes à moi en parlant du jeu avec elle-même. 2 Le roman par surprise Dans Mes Hommes à moi, les arrêts, qui sont inclus dans le même projet narratif, englobent deux modes expressifs ou les fusionnent : tel est le cas du commentaire du rêve qu’on ne peut pas dissocier de son exégèse parce que c’est le vécu qui donne consistance et signification au rêve. En plus, le commentaire politique est impliqué dans la quête de la reconstitution des impressions sur le passé. Cette variabilité modale se traduit, sur la ligne du récit, par le surgissement, de manière incidente, des accidents discursifs et ouvre chaque fois le récit à un mode énonciatif différent. Le mode permanent est narratif, mais il est marqué par des surgissements des modes poétique, métatextuel, politique ou aphoristique. Viennent s’accrocher à ce mode les monologues, les poèmes en prose, les répétitions. Le récit est toujours doublé d’un autre type de discours qui peut lui être parallèle. Tel est le cas du métatexte, que j’appellerai autométatexte (Genette, 1982 : 10 passim), voulant donner une extension plus ample à ce que Philippe Lejeune a appelé « histoire de l’enquête » (1975 : 269), dans le cas de l’autobiographie. L’intervention du métatexte de l’auteur se réalise par la mise en abyme (Dällenbach, 1977) d’un récit second que la narratrice appelle son « histoire » ou « l’histoire de l’histoire ». La variabilité modale a comme corollaire la multiplicité de perspectives architextuelles (Genette, 1979). Le récit fait du délai (Barthes, 1971) un mode à la fois d’ouverture et de fermeture, exposant chaque ouverture à un risque angoissant quant au destin du mode narratif. Le discours autométatextuel a une fréquence tellement élevée qu’il concurrence en prédominance le discours du récit (Genette, 1983). De même, à certains moments, l’exégèse du rêve est un risque pour la survie de la diégèse, tant il est vrai que la narratrice « oublie » le récit pour la quête du rêve alors que le projet porte sur le vécu (« A travers les lectures et les magazines, je me fabriquais un personnage fictif. Je me créais mes propres romances », p. 89). Il en est de même des commentaires politiques, mais la relation entre ceux-ci et le vécu est si forte que le risque est moins préjudiciable. Le délai est simplement suspensif, mais, au bout, le récit vire vers autre chose que le noyau de départ. Le poème en prose est lié au récit par la soudure énonciative (« En ce début d’après-midi, était donc arrivée la dame, une petite dame soignée », p. 80), son amplitude en fait une faille de taille sur le changement de ton, malgré la permanence de la prose : les métaphores qui s’accumulent en passant d’un élan phrastique à un autre finissent par instaurer une espèce 32 Justin Bisanswa d’envolée médiatique ou lyrique. Lilyan Kesteloot a remarqué avec justesse cette « écriture de courtes phrases, rythmée par le souffle, comme la parole du griot épique ; à chaque respiration, elle va à la ligne, aérant ainsi son texte et le rendant lisible, malgré ses interruptions, et ses répétitions. Un style < litanique > qui parfois débouche sur un poème ou une chanson. Mais qui le plus souvent suit le cours de la pensée, ses détours, ses méandres, ses reprises ; un style qui ramène du puits profond de l’inconscient les souvenirs anciens, épars » 8 . C’est donc avec un semblant de naturel que, dans Mes hommes à moi, la narratrice passe de l’histoire du récit à l’enquête sur celui-ci (métatexte). C’est avec le même comportement qu’elle y débouche sur la paralepse politique (Groupe µ, 1972). La multiplicité des modes a pour signes la discontinuité et la fragmentation accusées par les arrêts de variations. Au début du récit, on remarque la substitution de je à elle (Barthes, 1975 ; Benveniste, 1966). L’emploi de la première personne a une fonction autobiographique, celui de la troisième personne une fonction fantasmatique. La modalité du roman est au moins bipolaire : le discours poétique - qu’il soit poème ou qu’il fasse du rêve ou d’un fantasme sur le vécu la source de poésie - et le discours autobiographique, d’abord dans une perspective de géographie intime, puis par les séries de péripéties d’allure initiatique auxquelles se substituent les tableaux anecdotiques de toute l’autobiographie. La bivalence est la relation architextuelle fondamentale de l’œuvre et du roman de Ken Bugul. Il est ainsi un être impressionniste de la narratrice de Ken Bugul. Être d’une esthétique et d’un mode de perception. Être, par extension, d’un comportement symbolique qui retentit sur le déroulement même du récit. Elle est ce personnage qui exerce d’emblée un étrange pouvoir sur le roman, qui est de contrarier sa logique narrative, parlant d’elle-même tantôt à la première personne, tantôt à la troisième. Dès l’ouverture du roman, Marie- Madeleine, comme l’appelle son frère, avoue son attrait pour la musique et le tango, le paso doble. Elle évoque le problème de sa sexualité, plus précisément de sa frigidité physique et mentale. Lui revient le souvenir des personnes rencontrées dans le bar « Chez Max ». Elle commence à raconter le quotidien de ces êtres marginaux et dresse leurs portraits. Elle confesse même : « Je dessinais bien aussi. Surtout les portraits. J’étais vraiment douée » (p. 97). Elle se sent fascinée par des habitués du bar, chacun avec son « histoire » : Max, le serveur, Monsieur Pierre, Madame et Monsieur Jourdan qui jouaient toujours aux cartes, Madame Michèle plongée dans ses carnets où elle écrit, à qui la narratrice voudrait raconter ce qu’elle appelle « mon histoire ». 8 Lilyan Kesteloot, « Ken Bugul, De l’autre côté du regard, Paris, Serpent à plumes, 2003 », Ethiopiques, n o 74, 1 er semestre 2005. L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 33 Madame Michèle, son double, ne s’y intéresse pas, et la narratrice débite sous la forme d’un monologue intérieur et de rêve, son histoire, en compagnie d’un autre habitué du bar, « l’homme à la veste de cuir », Gérard. Si ce ne sont jamais vraiment de personnages libres, certains pourtant semblent plus que d’autres déjouer la mainmise de l’auteur sur son texte. La narratrice est de ceux-là. Aussi projette-t-elle sur l’ensemble du roman, dès qu’elle commence à raconter son histoire, un certain halo de liberté. Elle incarne de plus une certaine autonomie, alors même qu’elle peut passer pour un être enchaîné à son vice. Cette autonomie provient du mode de composition du roman, mais elle se renforce de tout ce qui caractérise le personnage. Son effet majeur sera de compromettre la structure déterministe qui préside à toute narration romanesque. Certes, depuis ses premiers romans, surtout à partir de Riwan ou le chemin de sable, Ken Bugul a pris ce déterminisme avec plus de liberté. Elle ne s’en est jamais tenue à un ordre narratif rigoureux, usant librement de la digression et préférant mêler les causalités contraignantes du récit avec les libertés de l’essai. On sait en plus qu’elle a fréquemment usé d’effets de surprise - comme ceux connus sous le nom d’inversions grâce à Barthes (1984 : 327-332 et 333-346) analysant Proust et qui, jouant de la méprise sur l’identité véritable de certains personnages, introduisent un trouble ironique dans le sérieux de la représentation. 9 Il faut cependant attendre l’entrée en scène de la narratrice de Mes Hommes à moi, plus précisément quand elle commence à raconter son « histoire » pour que pareilles libertés se généralisent, jusqu’à faire que le fil narratif se distende complètement. Tout cela rejoint l’adhésion éperdue de l’héroïne à l’actuel et à l’immédiat. Puisqu’elle inaugure en texte un rapport au monde qui déjoue la part la plus instituée des pratiques sociales, elle est aussi celle dont une narration bien ordonnée ne peut plus exactement contenir le destin. « La pénombre, l’interdit, ce côté furtif des choses dérobées aux normes et aux règles établies, m’étaient apparues comme des facteurs qui favorisaient mon relâchement » (p. 34), avoue-t-elle. Cette paria brise la chape : la mort même de Mom Dioum dans La Folie et la mort est légèreté. Elle n’est pas tributaire davantage de l’hérédité de familles castées (ce qu’elle semble regretter) ou du besoin bourgeois de conquête et de pouvoir, alors qu’elle est imbue de cette référence dans ses actes. Le plan de vie qu’on lui a deviné (un mariage arrangé avec un homme riche de Mbada) n’a pas fonctionné, et l’écrivain le veut beaucoup plus fluctuant. Rien d’étonnant à ce que la narration du quotidien de ces marginaux et l’histoire de la narratrice soient racontées sous forme d’un flux et reflux qui mêlent les espaces, fusionnent les temps 9 Roland Barthes, « Une idée de recherche », dans Tzvetan Todorov, Gérard Genette (éds.), Recherche de Proust. Paris : Seuil, 1980 (Points Essais), p. 34-39. 34 Justin Bisanswa (présent, passé et futur), avec retour périodique de certains leitmotivs (l’âge avancé et la cécité de son père, le départ de sa mère, la métamorphose de certains quartiers de Paris, l’évolution de mœurs depuis la colonisation française, l’homosexualité, etc.) comme si temps et espace avaient cessé d’être des catégories stables. Rien d’étonnant à ce que le personnage soit toujours là sans y être. Le récit Mes Hommes à moi renforcera davantage la modernité fractionnée de son personnage en sélectionnant les fragments de souvenirs comme s’il s’agissait d’une suite de photographies déposées en sa mémoire et disséminant l’image du personnage à travers les autres personnages : Moi aussi, j’ai mon histoire que j’ai essayé de travestir. J’ai essayé de forcer le destin. J’ai essayé de camoufler mon histoire comme un caméléon en vivant les histoires des autres ou en faisant d’autres histoires. (p. 245-246) Oui, Marie-Madeleine l’instantanée est photographique. Elle avoue qu’elle aime les paysages, et le roman traduit son paysage intérieur (qu’elle appelle « jardin intérieur ») dans une sorte de correspondance entre les sons, les couleurs, les choses (« J’étais déjà attirée par les paysages pour la contemplation », p. 155), ce qu’elle appelle la « contingence des êtres avec les choses » (p. 132). Bref, avec elle et profitant de ses propriétés mobiles, la romancière met l’accent sur une contingence dont elle avait déjà tâté le terrain mais dont elle assure ici l’expansion tous azimuts. Cette contingence s’origine dans le processus d’indexation (Barthes, 1968 : 17) que je viens de mettre au jour. Elle tient à la manière analogique et quasiment spéculaire (Dällenbach, 1977) par laquelle la narratrice se définit. Son « histoire » - qu’elle raconte - est la mise en abyme de tout le roman. La jeune femme tient du caméléon : elle se colore différemment au gré de ses rencontres et de ses découvertes. Elle quitte les hommes (ou prend sa revanche sur eux, comme elle dit) après les avoir séduits. Sa devise : prendre sans être prise (p. 136). Mais, dans la foulée, elle va subvertir les séries qu’elle connote de la sorte. Ainsi, elle nous apprend que l’époque où l’on mariait les filles par arrangement est révolue. Que le mariage par calculs et stratégies matérielles a fait son temps, et que le succès scolaire ne suffit pas à une fille pour trouver un prétendant. Que, face à la recherche hystérique de la distinction et du prestige, il en est une autre, soucieuse de chemin de traverse. Que l’identité n’est plus un repli sur soi ou sur sa communauté, mais de public élargi. Et tout cela mis ensemble, on voit s’ébaucher autour d’elle un espace social inédit qui, d’être atypique et atopique, ouvre à tous les possibles. Aux manifestations d’une contingence, celle qui signe ses romans du pseudonyme Ken Bugul a donné les formes les plus variées. Mais presque à tout coup, voulant briser avec la nécessité dans ce qu’elle a de plus visible, elle choisit de conjuguer l’anodin avec l’inédit. On sait combien existe chez elle la tentation de s’égarer dans le détail et de glisser parfois à l’insignifiance L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 35 (Bisanswa, 2009, 2010). Elle est bien de ces écrivains qui ont entraîné le roman vers sa dilution. Mais elle finit toujours par se reprendre et éviter l’écueil de l’égarement dans le rien, en rehaussant l’anodin d’une note d’imprévu, comme faire l’amour furtivement, sans remords, un matin de week-end en Normandie avec un homme du groupe qui y était allé avec sa fiancée américaine. Chez elle, le fait de peu est saisi dans son étrangeté et arraché à la banalité pour accéder de la sorte à un événementiel tout à fait spécifique : Je m’étais arrangée avec des fantasmes sexuels, que j’avais accrochés comme des grelots quelque part dans ma mémoire, pour rendre ce moment agréable [ … ] Je m’étais offerte à lui et cela m’excitait. C’étaient des instants intenses arrachés à la vie avec en toile de fond, un sentiment que j’ignorais jusqu’alors. (p. 33-34) Dès ce moment, le surprenant peut emprunter deux voies : soit il porte le contingent à l’incandescence du poétique, soit, et plus souvent, il le ramène à une nécessité sournoise, celle d’un sens caché, d’un inconscient. Tout Ken Bugul est là, en un sens. Elle coïncide avec la multiplication des petites ruptures « scandaleuses ». Un élément anecdotique se glisse : incongru, il est scruté, déplié - dilatation momentanée du texte - puis la boucle se referme. Ainsi l’extraordinaire se trouve prélevé sur le quotidien le plus routinier et le marginal, c’est-à-dire sur des micro-sociétés. Instantané, pulsion, flirt, hors de toute morale. La narratrice ou la gloire d’une contingence, entre Sodome et Gomorrhe. Ces petits éclats sont comme des sautes d’humeur du texte. Songeons aux insolences paradoxales de la narratrice, aux foucades provocatrices des jeunes vers les années 1970 dans le contexte des mouvements d’émancipation (« Nous lisions Kerouac et voyagions sur les routes du monde. Les années soixante-dix furent des années spirituelles », écrit-elle, p. 203-204). La trame romanesque est criblée de leurs écarts. Le personnage n’a jamais été avare de fantaisies et de caprices, telle cette envie compulsive et drôle d’approcher les hommes, de vivre avec deux hommes dans sa vie, d’aimer une femme. Il faut que tous soient dans sa stricte orbite avant que de se faire la complice de purs avènements qui subvertissent le cours normal du récit. Soit cet exemple subtil et simple à la fois de détournement du texte et de surgissement de l’inopiné. Nous sommes toujours chez Max. Y survient une dame qui n’est que le double de l’héroïne : Il [ Monsieur Pierre ] revenait encore sur l’utilité du guide, du maître mais je ne l’écoutais plus, car mon regard était attiré par l’entrée d’une dame que j’avais déjà vue Chez Max. Cette dame faisait partie des personnages qui m’intéressaient jusqu’à l’obsession. C’était le début de l’après-midi. Il y avait moins de monde pour les plats du jour qui avaient été servis 36 Justin Bisanswa sur un rythme qu’on ne percevait que par le bruit des assiettes et les commandes criées à haute voix. (p. 79-80) Esquisse exquise. Effet de réel si l’on veut. Et pourtant même pas, car il n’a ni tenant ni aboutissant. Cette femme est, en texte, comme un don pur de l’imagination et des mots, comme une fantasmagorie, notes comprises. D’un autre côté, et après avoir ainsi coupé la fugace image de toute nécessité, le passage invite d’emblée à sa remotivation en permettant que sautent à l’esprit les similitudes entre Madame Michèle et l’héroïne. Attirance, rivalité, instinct de domination, tout cela couve. Mais, par un utile trait d’ironie, Ken Bugul renvoie le destin au hasard et l’éventuelle nécessité au contingent : Peut-être était-elle professeur à la Sorbonne ? Elle faisait bien professeur à la Sorbonne. Elle avait bien la tête à cela. Peut-être qu’elle était écrivain, romancière, non, poétesse. [ … ] Tandis que je revenais au zinc, Madame Michèle leva la tête et regarda vers le haut, comme si elle cherchait à attraper des pensées qui s’envolaient. Je m’arrêtais devant elle et elle me regarda avec un sourire, comme pour témoigner d’une solidarité, d’un respect, d’une tolérance à l’égard d’une étrangère. Je rencontrai souvent ce sourire des gens qui se voulaient différents des racistes et autres xénophobes bon marché. [ … ] Les cheveux qui s’en échappaient étaient courts, bouclés, d’un blond brillant à l’air soyeux. Il fallait que je puisse mieux connaître Madame Michèle pour lui parler. J’avais besoin d’elle pour lui parler de moi, des hommes, des femmes, de la vie, de l’amour, de la souffrance, de la mort [ … ] Je voulais lui parler de l’histoire de ma vie. Peut-être pourrait-elle en faire un recueil de poèmes ? Ce serait bien. Et j’aurais commencé ainsi le début de l’histoire. (p. 83-84, p. 86, p. 87) On retiendra aussi de la courte séquence que, du Baobab fou à Mes Hommes à moi, il n’est chez Ken Bugul, d’événement qui ne soit pris dans la boucle d’un désir (Kristeva, 1994), comme de ce qui, toujours, revient. Sortie de nulle part, renvoyée aussitôt au néant, Madame Michèle est comme un hapax textuel. De ces « hapax », il en est d’autres, mais bien moins purs en ce qu’ils touchent aux relations amoureuses des héros. Saisissant, l’effet de surprise ou de décalage repose cette fois sur l’effleurement quasi violent d’un implicite du roman. Surprise déjà lorsque l’héroïne qui s’est mise en défaut part en voiture avec un amant, pendant que celui à qui elle a fait dire qu’elle était sortie l’attend à bord de sa voiture, dans un coin. Surprise lorsque, inopinément et même impunément, l’héroïne revient très tard à la maison de son époux, prétextant qu’elle avait beaucoup à faire à son bureau, alors qu’elle a été chez un autre amant, jeune blond de son bureau. Surprise, lorsque, par exception dans un discours qui se voudrait pudique, l’héroïne dévoile les affres de sa frigidité et de son manque (absence) de L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 37 jouissance avec les hommes. Surprise lorsque, à rebours encore, l’héroïne se laisse figurer crûment dans sa lascivité. Chaque fois, c’est comme si le récit libérait un détail jusque-là contenu dans les premiers romans pour sa gênante obscénité. L’hapax s’est mué en lapsus. Sortant le roman de son déterminisme, la contingence se fait expression d’une liberté érotique autant qu’esthétique. En ce sens, les effets de surprise sont autant de petites levées de tabou à l’intérieur d’un univers sur lequel pèse encore le couvercle de la conformité. Et ces levées semblent d’autant plus efficaces que, minuscules déflagrations au sein d’un système fort, elles se font discrètes et narquoises. On ne peut ignorer toutefois ce qu’elles recèlent de violence contenue et même de volonté profanatrice. On sait bien combien Ken Bugul est guettée par le vertige du mal et combien elle sait faire de la transgression la condition du bien. Oui, Ken Bugul, en maints endroits, dépose de petites bombes textuelles par l’entremise de son héroïne et de ses « hommes ». Sa malignité excelle à leur donner un cachet d’innocence : non contents de sembler futiles, beaucoup de ces menus esclandres se dotent d’un air facile ou bon enfant. De tels instantanés créent de petits îlots clos sur eux-mêmes et à l’intérieur desquels s’échangent toutes sortes de choses. Un plaisir y dialogue avec un autre. Tout est dans la façon dont le souci de compréhension et d’analyse vient se glisser dans l’observation sensorielle et sensuelle. La matérialité assumée de toutes ces sensations fonde une perception matérialiste au sens où elles renvoient à l’histoire d’un sujet. Elles n’ont de sens que reliées à des pratiques de table et de lit. À côté de ces petits inserts très vifs, la surprise bugulienne se réserve de faire événement en recourant à plus d’ampleur et d’emphase. Toute une orchestration est alors requise. Pour satisfaire au principe de contingence, le texte cette fois se débride, procède par excès, donne dans une surenchère qui, à tout coup, passe par l’ironique et par l’érotique. La déréalisation le guette alors, comme si l’écrivain l’abandonnait à un mouvement incontrôlé, spontané et factice tout ensemble. Mais l’aspect autotélique, plutôt que de réduire la part de violence, se contente de la déréaliser en douce. L’envie irrépressible de conquérir des hommes, puis d’éprouver le plaisir de les lâcher, après la conquête, le rire cruel et voluptueux, le métaphorisme bariolé, tout est là pour donner un sentiment de pure dépense, langagière en même temps qu’érotique. Le discours a perdu ses balises : le roman est saisi, avec son personnage, d’une sorte de folie, la lubricité de l’héroïne s’épanche somptueusement. On atteint à un comble, où toute détermination paraît superflue. Comble du comble pourtant : in extremis, rompant avec son sujet, la « divagatrice » la ramène. Et assimilant Madame Michèle, elle parvient à remettre sur le tapis les souvenirs de son village, son « histoire », celle de l’humanité. Le lecteur 38 Justin Bisanswa est induit à relire la totalité du passage mettant en abyme le roman comme vaste explication du présent de l’héroïne. Cette fois, on ne peut s’y tromper, un violent rétablissement causal s’est produit, réduisant la part de liberté de la postulation première. Barthes a bien rappelé la formule dénoncée par la scolastique : « post hoc, ergo propter hoc » (Barthes, 1966 : 16) dont la logique et la temporalité sont écrasées par les fonctions cardinales. Curieusement, ce sentiment suspicieux qui fonctionne comme frein à la spontanéité du récit peut a contrario se faire facteur de dérive narrative et, en conséquence, susciter sa propre contingence. Tel est le cas d’un propos paranoïaque que l’on voit se perdre dans de si minutieux détails et prêter valeur d’indice à tant de petits faits que l’on finit par ne plus savoir à quelle exigence il répond. Si tout est signe, plus rien n’est signe. On voit ici la nécessité se déliter dans une situation absurde où la drôlerie se mêle à la douleur. Une surdétermination entre en jeu qui, d’être pathologique ou tout comme, réduit ses effets à rien ou presque. C’est sur ce mode tragique et cocasse que l’héroïne jette ses derniers feux. Une jubilation un peu folle s’est emparée de l’écriture. Oui, le roman de Ken Bugul est sous l’empire d’une contingence comme l’héroïne est sous l’empire des hommes. Fortement mais aussi avec des moments de reprises, de rétablissement, de retour à une plus normale nécessité. Sous le régime contingent, le récit fait place de manière inaccoutumée à l’accessoire et à l’accidentel. Il procède par surprises, qui sont à l’origine de ses dérives, grandes ou petites. Un effritement de la détermination en résulte, qui gagne de larges pans du texte. On a vu quel en était l’effet de structure. Il y aurait lieu de faire la différence à ce propos entre le déficit de causalité qui affecte le comportement des personnages (l’héroïne est incohérente) et celui qui atteint la narration même (la narratrice bifurque, s’égare, dilue, etc.). En fait, outre que les deux se confondent à l’occasion, l’énonciation mimant ce que dit l’énoncé, les sinuosités de la narration traduisant les méandres de l’histoire, le plus vrai est de dire que Ken Bugul les fait alterner mais en une relation spéculaire : plus l’intempestive héroïne agit dans le texte, plus, parallèlement, la narratrice semble céder à la pente du contingent et de l’arbitraire dans ses façons de dire. Toujours est-il que la causalité romanesque globale s’en trouve distendue, affaiblie, inquiétée. Le fil de l’histoire se développe en boucles nombreuses jusqu’à s’égarer. Il ne s’agit pourtant pas d’absolue gratuité. Le texte est sans doute soumis à un programme et à son ordre. Mais, en certaines de ses parties, il n’a de cesse qu’il n’ait perturbé la logique du récit en même temps que les schémas de la psychologie classique. C’est dans cette optique que Ken Bugul a joué d’un personnage qui s’y prêtait et des relations que l’héroïne entretenait avec elle pour mettre L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 39 en action tout un dispositif du détail surprenant et du moment dilaté. Voyons bien qu’il ne s’agit pas d’effets de réel au sens, pour prendre un exemple, où les cultivent avec système Kourouma ou Marie Ndiaye. Si ces effets, communs au roman, distendent le récit, c’est néanmoins pour en redoubler le sens et donc pour en valider l’ordre de succession. Rien de cela ici. L’excursus-surprise entend déjouer la redondance, la prévision, voire la vraisemblance. Il est de l’ordre à la fois d’une déviation du cours des choses et d’un suspens des probabilités. L’héroïne est cet agent médiateur qui a pour rôle, par une pratique jouée de la liberté, de faire « flotter » le roman et de le rendre flexible, et lui permettre d’adopter tous les modes d’écriture. Comme l’ont montré la plupart des séquences, ce flottement est pourtant passager. Et c’est toujours comme si, en fin de parcours, une logique seconde renouait avec le sens, le réinsérait dans une trame. Mais ce retournement n’a rien d’inattendu, et il n’est même pas besoin d’un arrière-plan jaloux pour le justifier. Si l’on considère de plus près la stratégie de la surprise de Bugul, on remarque que, à l’origine survient presque toujours une rencontre, de préférence inopinée. Les rencontres fleurissent dans les derniers romans comme dans les plus mauvais feuilletons ou romans fantastiques ou contes. Mais, chez Ken Bugul, elles ne semblent pas relever du destin. Pas de coïncidences heureuses ou malheureuses : nous sommes dans la pure vacance, à l’origine des choses. Et tel est l’événement : une échappée hors de l’histoire, une reprise à neuf. Mais l’excitant de la situation est qu’elle finit par offrir un objet à connaître. Et donc l’interprétation fait retour. Mais elle le fait cette fois dans l’euphorie que suscite la découverte d’une réalité neuve, libérée des plus lourdes contraintes. Toute rencontre fait donc doublement événement en ce qu’elle rompt avec le concours des choses tout en y ramenant par le biais. La moindre d’entre elles peut générer un étonnant travail de sens. Contingence : le texte s’égare en infirmes précisions descriptives, que l’on peut tout juste concéder à la curiosité amoureuse. Nécessité : le texte multiplie, à propos des péripéties de l’histoire racontée, les petites hypothèses explicatives (il me semblait), justifiant ainsi l’insistance de l’enquête sur le récit. Au passage s’improvise une sociologie qui porte sur les différences entre les personnes castées et celles qui ne le sont pas, l’évolution de mœurs à la suite de la colonisation. En cette occurrence à nouveau, contingent et nécessaire sont indissolublement mariés, faisant du premier la condition du second. À un déterminisme lourd, qui relève de l’habitude et de la répétition, Ken Bugul substitue une causalité latérale, improvisée, légère. Et toujours s’y lit comme la marque d’un signe, quelque prémonition à l’envers. Alors que tout paraît lumineux, le texte garde une allure de présage ou de secret. Comment ne pas penser à la « transparence énigmatique » de son discours ? L’homosexualité : il faut y venir ; elle est au cœur du désarroi social de la 40 Justin Bisanswa narratrice, et Ken Bugul lui donne statut littéraire. Comme si la narratrice se reconnaissait mieux en elle qu’en quiconque. La seule fois qu’elle avait joui, au Sénégal, c’était avec une autre fille en se frottant les clitoris. Comme si la déviance stimulait la sympathie ou l’affection. Il est vrai qu’elle s’accompagne d’une insolence spontanée qui plaît à la narratrice à travers les joyeux désordres qu’elle suscite autour d’elle. Mais nous ne saurons rien de la perversion, ni du désordre ni du trouble chez le personnage, car toute une part d’elle reste cachée. Pourquoi ne pas croire que son affiliation homosexuelle constitue le véritable facteur de sa perte, dans une société et une culture où la régie des échanges est fort stricte ? Conformément à son penchant pour les stratégies déconcertantes, elle mêle audace provocante et moralisme pour voguer sans retenue dans une mer d’irréalité (« J’étais un personnage double », p. 241). Donnant à entendre que l’homosexualité est la chose la mieux partagée au monde, la narratrice construit son système de défense. Elle sent peser la menace, et tout le déballage excentrique auquel elle se livre prélude à son isolement. Au passage, on voit là comment Ken Bugul établit un lien très serré entre économie sociale et économie sexuelle, les deux mettant pareillement en jeu le désir et sa répression. Devant la bisexualité de la narratrice, le lecteur sera désemparé et rencontrera des problèmes sémantiques. Effroi de l’être social devant une menace d’indistinction (elle n’est pas castée), de levée des interdits. Mais trouble aussi bien de l’être privé en présence d’une autonomie encore inconnue. La prostitution fait ici son entrée qui donne au marché son caractère vénal et la frappe d’ignominie. Et l’on sait de quelle mise en scène fastueuse et trouble Ken Bugul honore cette malédiction dans La Folie et la mort. Les séquences du bordel à bord d’un bateau accosté à la mer y théâtralisent sur un mode douloureux la ruine sociale et miment la décrépitude des institutions sociales et politiques de l’État. Façon de faire du vice nécessité mais plus encore de rappeler qu’au sein de l’accidentel le plus complet agissent de secrètes influences et d’obscurs déterminismes. La narratrice eût pourtant pu finir en héroïne de la contingence. Elle flirte avec l’impromptu dans toutes ces rencontres furtives au cours desquelles elle joue à offrir puis à reprendre sa protection. C’est sa façon de butiner, où elle se multiplie en brèves amours de tête et en petits orgasmes spirituels. Autant d’échappées vers une fantaisie qui prend des airs de liberté. Mais échappées toutes illusoires. Quoi qu’elle fasse, la vérité de la narratrice s’explique par ses origines sociales. Et le goût qu’elle a des femmes ne vient que l’aggraver. Perversion vécue comme telle, son homosexualité ne lui donnera jamais le courage d’une vraie révolte, mais tout juste celle d’une opposition verbale et grandiloquente, faite de colères et de coups d’éclats qui se traduisent par des insultes exclamatives dans le roman (comme « Bande de cons ! », « espèces de nullards ! », « espèces de marionnettes ! ») à L’Histoire et le roman par surprise dans Mes hommes à moi de Ken Bugul 41 l’endroit des politiciens africains. Or, de la façon la plus patente et la plus durable, le spectre du lesbianisme hante le texte. Autour de quoi, tout un mystère s’édifie, mystère sans fond ou sans issue mais qui donne à la jeune femme de Mbada une profondeur, une étrangeté, grosses d’incidences pour l’ensemble du roman. Cette présence en creux est sans conteste mimétique du fait lesbien et renvoie l’homosexualité des femmes à son caractère éclaté, diffus, insaisissable, offrant le charme d’une réalité mystérieuse dans sa fragmentation. Voilà qui conforte l’idée d’une double vie de la narratrice telle que tout un pan en serait caché ou plutôt ne se révélerait qu’en indices furtifs. L’héroïne est supposée bisexuelle, et dans son rôle, elle ne pratique guère moins l’art de l’esquive. Cette femme échappe, se reprend, se réserve. Que sait-on, par exemple, de ses relations au lit ? Ici et là, quelques éclairs de nudité demeurent faiblement suggestifs. Indiquons ici que la discrétion de Ken Bugul n’est sans doute pas le seul fruit de l’économie interne du roman ou de la singularité de son personnage féminin principal. Elle relève aussi de tout un pan de pudeur, de tradition, de censure sociale. Autant dire que l’attirance femme-femme se trouve exclue du système social et que le lesbianisme est tout simplement forclos. Pareille mise à l’écart se renforce évidemment de tout le côté non finito que l’imaginaire attribue aux amours saphiques et qui favorise les représentations allusives et fuyantes. Sans conteste et malgré les silences, le roman produit de la jeune lesbienne une image effective mais d’une si grande subtilité que ce qui la donne à connaître est bien souvent ce qui empêche de la percevoir. Alors la double « identité » de la jeune femme ou encore sa présence-absence brouillent les pistes, et ce brouillage est la manifestation intime du fait lesbien. C’est dire que l’héroïne se dessine dans les failles de la représentation comme un être de fuite et comme un être d’entre-deux. Ainsi sa duplicité qui la rend énigmatique se retourne en vocation heureuse, voire productive. 3 Conclusion Le grand mérite de Ken Bugul est de s’être calquée sur son objet, d’avoir choisi la représentation oblique, toujours métonymique ou synecdochique de quelque manière. L’ordinaire hypocrisie y est mise en échec, et le texte dénote plutôt une ouverture bienveillante, loin de tout moralisme. Comme si rien qu’à en dire peu sur le thème on en faisait déjà beaucoup, même si la menace pour l’ordre, si elle existe, n’est jamais frontale et ne suscite pas de grands sociodrames. De la tension et du frottement du clitoris de l’une sur celui de l’autre, Ken Bugul avoue un appétit de fille pétillante. Éclairs rouges qui déchirent la décence d’un texte par ailleurs si retenu. Signes de 42 Justin Bisanswa reconnaissance encore timides d’une altérité qui trouble et fascine. Fugaces, les traces sélectives de la sexualité effervescente de l’héroïne de Ken Bugul en disent assez long pour donner le sentiment qu’un tabou a été levé. A bien y regarder, il l’est. Tout ce qui dans la vie de la narratrice fait écart - rupture, innovation, scandale - est comme aspiré par une autonomie fortement affirmée. Ce qui renforce l’idée d’un personnage dessiné en lignes de fuite et qui ne prend consistance qu’aux marges du texte. De la sorte, on peut manquer ce personnage, ainsi que beaucoup l’ont fait. Mais on peut aussi bien le tenir pour le pivot de toute une stratégie esthétique qui consiste à ne jamais arrêter le sens, à ne jamais fixer aucune valeur. Au fond, l’héroïne lesbienne présente beaucoup d’avantages aux yeux d’un romanesque qui met en doute la représentation. Elle est le lieu d’un secret ; elle est perçue comme ambivalente (dans l’ordre sexuel et dans beaucoup d’autres). Elle active avec éclat une dynamique inhérente au roman de Ken Bugul, qui vise à faire qu’il n’y ait ni linéarité narrative ni continuité sémantique. Elle devient donc, à certain moment, le moteur mais aussi l’emblème d’un système de signification qui ne cesse de renvoyer à un ailleurs, à plus loin et à plus tard, tout en sachant qu’en fin de compte il n’y aura pas de butée. Dans cette optique, le lesbianisme est à la fois lui-même, ce lui-même indécis que j’ai essayé de montrer, et plus que lui-même. Question en creux, question instable, il est un pôle qui, après avoir aspiré en lui quantité d’interrogations, les renvoie modifiées vers le texte, en projetant sur celui-ci une grande forme abstraite, transférable à d’autres comportements et phénomènes que sexuels. Autrement dit, cette fascination de la déviance dessine au cœur du roman et de l’œuvre un modèle symbolique susceptible de diverses extrapolations. Issu, par l’entremise de la narratrice, de la configuration sociale que j’ai décrite, ce modèle fait retour, avec tout le pouvoir transgressif qu’il a acquis, vers une socialité générale, dont une telle reprise s’ancre au plus intime de la fiction du roman par surprise de Ken Bugul. En s’ouvrant aux valeurs romantiques de l’ailleurs spatial et temporel, cette parole de Ken Bugul est foncièrement poésie. Peut-être est-ce là Ken Bugul qui se regarde au miroir du texte. Bibliographie sélective BARTHES, Roland, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications n° 8, Paris : 1966, p. 7-33. BARTHES, Roland, S/ Z. Paris : Seuil, 1971. BARTHES, Roland, Roland Barthes. Paris : Seuil, 1975. BARTHES, Roland et alii, Poétique du récit. Paris : Seuil, 1977. BARTHES, Roland, Le bruissement de la langue. Paris : Seuil, 1984. 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Cette hésitation entre deux formes de discours soulève plusieurs questions importantes sur leurs natures propres, sur ce qui les rapproche et les oppose et sur la manière dont ils peuvent parfois se chevaucher et s’entremêler. Le sujet est vaste ; la question que j’aborderai ici concerne d’abord la nature de cette « liberté romanesque » revendiquée par Djebar et qui lui permet de s’orienter, et de nous désorienter, dans ces espaces ambigus que sont ses œuvres - notamment celles dites autobiographiques. En termes généraux, l’autobiographie n’est-il pas un genre qu’il serait possible de situer entre les deux pôles du romanesque et de l’historique ? Djebar, née en 1936, se mit à écrire, se souvient-elle plus tard, « sans doute trop jeune, pendant la guerre d’Algérie - l’autre, celle de mes vingt ans - et qui plus est, pas d’essais nationalistes, pas de professions de foi lyrique ou polémique (c’était ce genre de témoignage que l’on attendait de moi ! ), [mais] des romans, qui semblaient gratuits » 2 . Cette « gratuité » a suscité, à ce moment-là et par la suite, une grande hostilité chez certains critiques, qui voulaient que ses œuvres abordent de façon plus directe les grandes questions historiques et politiques auxquelles l’Algérie faisait face. Elle traite ces critiques de « jdanovistes », en déclarant, à propos de son Je remercie Léa Vuong, qui a lu très attentivement une version précédente de ce texte. 1 Assia Djebar, La Femme sans sépulture. Paris : Albin Michel, 2002, p. 9. 2 Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent. Paris : Albin Michel, 1999, p. 18. 46 Nicholas Harrison premier roman, « Vous ne pouvez pas m’empêcher d’avoir préféré lors de mes débuts d’écrivain un air de flûte à tous vos tambours ! » 3 . Ces attaques ont dû pourtant la fragiliser, et, après la parution de son quatrième roman, Les Alouettes naïves, en 1967, elle cesse de publier pendant plus de dix ans. Avant d’écrire Les Alouettes naïves, Djebar avait lancé sa carrière d’historienne, d’abord au Maroc, ensuite en Algérie. Comme l’a expliqué Pierre- Jean Rémy à l’occasion de l’accession de Djebar à l’Académie Française en 2006, lors de son retour à Alger en 1962 elle est : le seul professeur [à la faculté d’Alger] à y enseigner l’histoire moderne et contemporaine de l’Algérie. C’est le temps de tous les espoirs. […] Et puis, dès 1963, alors qu’il s’agit simplement, au départ, de réviser les manuels d’histoire et d’oublier un peu « nos ancêtres les Gaulois » qui n’ont pas encore tout à fait disparu des textes proposés aux petits écoliers algériens, la question de la langue, celle des langues se pose. Elle se pose finalement de telle manière - professeur d’histoire, votre enseignement doit être dispensé en arabe - que, comme à Sèvres en 1957, vous refusez. […] Et à cause de cela, pour la langue française, vous quittez l’Algérie. 4 Djebar quitte l’Algérie pour la langue française, affirme Rémy, et il a, en un sens, raison. Pourtant, dans les années 70 elle tournera des films dans sa « langue maternelle » (c’est-à-dire un « arabe des femmes » qu’elle entend dans sa tribu maternelle 5 ), et elle reviendra dans son pays natal pour y enseigner la littérature française et le cinéma. Ce qu’elle cherchait surtout en quittant son poste d’historienne, me semble-t-il, était donc une plus grande liberté qu’elle associait, comme nous le verrons, à une carrière de cinéaste, de dramaturge, de poète et de romancière. Son amour pour la littérature apparaît très tôt : dans son dernier roman, Nulle part dans la maison de mon père, elle se rappelle le moment où, jeune collégienne, elle éprouva un « choc esthétique » en écoutant « L’Invitation au voyage » de Baudelaire, que son professeur de français, Mme Blasi, « soudain muée en prêtresse », lut devant sa classe. « Je fus sans doute la seule fillette - l’« indigène » - à être bouleversée », écrit-elle. Et elle poursuit : Par la suite, ce qui me rassura - sans doute grâce à Baudelaire et à madame Blasi -, ce fut la certitude que, dans ces cours […] il n’y aurait pas […] nous les « indigènes » (pas plus d’une vingtaine de jeunes filles sur deux 3 Assia Djebar, Ces voix…, p. 87. Son premier roman est La Soif. Paris : Julliard, 1957. Andreï Jdanov était un politicien soviétique qui a promu le « réalisme socialiste » à l’époque de Staline. 4 « Réponse de Pierre-Jean Rémy », 22 juin 2006. http : / / www.academie-francaise.fr/ immortels/ index.html. Consulté le 17 décembre 2006. 5 Assia Djebar, Ces voix…, p. 36. La Liberté littéraire : Assia Djebar entre roman et histoire 47 cents internes), différentes des autres, et, d’autre part, les « Européennes » […] Non, pas un monde divisé en deux […]. Cette division existait certes […]. Par contre, je pressentis dès cette année de sixième, dès ce premier poème lancé vers moi par madame Blasi en don de lumière - par son phrasé, sa théâtralisation, sa liturgie -, oui, je compris qu’au-dessus de nous planait un autre univers, que je pourrais l’approcher par les livres à dévorer, par la poésie encore plus sûrement - du moins, quand, inopinément, tel un vol d’oiseau à l’horizon, elle se laisse entrevoir. […] [C]et espace-là devenait soudain un éther miraculeux - zone de nidification de tous les rêves, les miens comme ceux de tant d’autres… 6 Lorsqu’elle reprend enfin sa carrière littéraire en 1980, avec la publication de Femmes d’Alger dans leur appartement, Djebar semble plus sûre de la légitimité de sa présence dans cet « autre univers » (celui de la littérature), davantage persuadée que la vie des femmes, surtout des Algériennes, constitue une préoccupation tout aussi valable que les revendications nationalistes, et que sur ce terrain, l’écriture littéraire offre des possibilités que ni l’historiographie, ni les essais nationalistes, ni les analyses sociologiques ne sont en mesure d’apporter. Cette certitude n’est pourtant pas complète, et des doutes subsistent. Elle écrit dans l’« Ouverture » de Femmes d’Alger : Depuis dix ans au moins - par suite sans doute de mon propre silence, par à-coups, de femme arabe -, je ressens combien parler sur ce terrain devient (sauf pour les porte-parole et les « spécialistes ») d’une façon ou d’une autre une transgression. Ne pas prétendre « parler pour », ou pire « parler sur », à peine parler près de, et si possible tout contre : première des solidarités à assumer pour les quelques femmes arabes qui obtiennent ou acquièrent la liberté de mouvement, du corps et de l’esprit. 7 Même si elle s’attend toujours à ce que ses textes suscitent des réactions négatives, elle prétend ici assumer, à travers son travail, une certaine responsabilité envers d’autres femmes, et elle semble convaincue que son écriture incarne, ou en tout cas devrait chercher à incarner, « la liberté de mouvement, du corps et de l’esprit » qu’elle décrit chez ces femmes. Cependant, l’Ouverture stipule également qu’elle ne veut pas « parler pour » d’autres femmes. Et dans un essai de 1994, intitulé « Écrire, sans nul héritage », elle précise cette idée, en affirmant : « vous ne direz pas « nous », vous ne vous 6 Assia Djebar, Nulle part dans la maison de mon père. Paris : Fayard, 2007, p. 102, 107. Elle parle aussi d’une « recherche irrésistible de liturgie » en décrivant le projet qu’elle poursuit dans Le Blanc de l’Algérie. Paris : Albin Michel, 1995, p. 12. 7 Assia Djebar, Femmes d’Alger dans leur appartement. Paris : des femmes, 1980, p. 8. 48 Nicholas Harrison cacherez pas, vous femme singulière, derrière la « Femme » ; vous ne serez jamais, ni au début ni à la fin, « porte-parole » 8 . S’agit-il là d’une simple contradiction ? Je ne le crois pas. Il s’agit plutôt d’une tension inhérente au texte littéraire, et à la liberté littéraire dont Djebar se réclame. (Dans l’Avertissement de La Femme sans sépulture, cité au début de cet article, Djebar parle de « liberté romanesque », mais il est évident qu’elle se réclame d’une liberté semblable dans son œuvre poétique et dramatique ; je parlerai donc plutôt d’une « liberté littéraire ».) Cette liberté est liée aux particularités de la dimension référentielle du texte littéraire. Selon Derrida, « Il n’y a pas de littérature sans un rapport suspendu au sens et à la référence. Suspendu, cela veut dire le suspens mais aussi la dépendance, la condition, la conditionnalité » 9 . Cette notion de suspension est à distinguer de toute conception du texte littéraire qui définirait ce dernier comme entièrement irréel et non-référentiel, ou comme entièrement « autonome ». Bien sûr, en principe, dans cet « autre univers » que constitue le texte littéraire un auteur peut donner libre cours à son imagination ; son texte ne « reflète » pas forcément une réalité préexistante, et ne crée pas nécessairement dans l’esprit du lecteur une « réalité », ou même une image cohérente. En pratique cependant l’imagination ne s’avère pas entièrement libre, et comme le fait remarquer Thomas Pavel, [e]n dehors de certains éléments [certains individus, certaines actions…], l’auteur de fiction n’invente pas beaucoup, puisque les qualités du monde fictionnel et les notions abstraites que l’on y trouve sont presque toujours les mêmes que l’on rencontre dans le monde réel. 10 Alors, si le lecteur se laisse porter au-delà des limites d’une fiction, s’il relie un monde romanesque avec la réalité telle qu’il la connaît, ce n’est pas par naïveté, mais parce qu’il saisit les conventions implicites qui régissent le texte littéraire. Comme le souligne Pavel, « les œuvres de fiction, comme les études historiques, sont des projets inférentiels qui incitent le lecteur à lier à des qualités et à des notions abstraites, à un niveau plus ou moins général, les événements et éléments particuliers qui font l’objet de la narration » 11 . La spécificité littéraire résiderait donc, selon Derrida, dans une non-spécificité paradoxale : « la littérature […] est, elle dit, elle fait toujours autre chose, 8 Assia Djebar, Ces voix…, p. 263. 9 Jacques Derrida, Derrida d’ici, Derrida de là, édité par Thomas Dutoit et Philippe Romanski. Paris : Galilée, 2009, p. 267. 10 Thomas G. Pavel, Compte rendu de The Distinction of Fiction par Dorrit Cohn (Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1998), Comparative Literature 53.1 (2001), 83-5 : 84. 11 Thomas G. Pavel, ibid, 84. Voir aussi Thomas G. Pavel, Univers de la fiction [1984]. Paris : Seuil, 1988. La Liberté littéraire : Assia Djebar entre roman et histoire 49 autre chose qu’elle-même, elle-même qui d’ailleurs n’est que cela, autre chose qu’elle-même » 12 . Il s’agit là de définitions fort abstraites, et il faut noter en passant que les romans d’Assia Djebar sont aussi très « littéraires » au sens commun du terme : c’est d’abord par leur style, et notamment par le biais de jeux avec les différentes voix narratives et les registres, qu’ils rappellent sans cesse au lecteur qu’ils ne constituent nullement des captations directes de la voix personnelle de l’auteur, ou celle du point de vue d’une Algérienne « représentative », ou d’une porte-parole - ou d’une historienne. Cette abstraction est cependant nécessaire car la définition usuelle du littéraire ne suffit pas à le délimiter. Certains romanciers prônent l’utilisation d’un langage très simple, très peu imagé, un langage qui n’est pas forcément « esthétique »; d’autres basent leurs récits de façon très rigoureuse sur l’Histoire. D’ailleurs, tout historien a de toute façon recours à la fois à son imagination et à certaines structures narratives que l’historiographie partage avec le roman 13 . Donc en fin de compte, rien de proprement textuel ne distingue le littéraire du non-littéraire. Néanmoins, cela ne signifie pas que rien ne les distingue. L’on pourrait imaginer aisément une œuvre littéraire, en partie œuvre de fiction, qui imiterait un livre d’histoire, qui irait jusqu’à fournir des références, des notes de bas de page et une bibliographie, réelle ou imaginaire ; et cette œuvre, même si elle était troublante (pour certains lecteurs) d’un point de vue éthique, et sans légitimité historiographique, serait légitime d’un point de vue littéraire. Ce qui définirait le « littéraire » résiderait alors non pas dans le texte mais dans le rapport entre le texte et le lecteur. Comme l’explique Derrida, même si un phénomène nommé « littérature » est apparu historiquement en Europe, à telle ou telle date, cela ne signifie pas qu’on puisse identifier l’objet littéraire de manière rigoureuse. Cela ne veut pas dire qu’il y ait essence de la littérature. Cela veut même dire le contraire. […] La littérarité n’est pas une essence naturelle, une propriété intrinsèque du texte. Elle est le corrélat d’un rapport intentionnel au texte. 14 Selon cette conception du texte littéraire, celui-ci inviterait l’interprétation, et en même temps résisterait à l’interprétation, ou en tout cas à toute interprétation qui se voudrait définitive - comme celles proposées par les censeurs, ou les critiques « jdanovistes ». 12 Jacques Derrida, Passions. Paris : Galilée, 1993, p. 94. 13 L’historien Hayden White a écrit beaucoup à ce sujet. Son livre le plus récent est The Fiction of Narrative : Essays on History, Literature, and Theory, 1957-2007. Baltimore : Johns Hopkins University Press, 2010. 14 Jacques Derrida, Derrida d’ici…, p. 263, 260. 50 Nicholas Harrison La perception d’un texte comme appartenant à la sphère littéraire impliquerait donc non seulement une certaine indétermination, ou « liberté », référentielle, mais aussi une certaine indépendance par rapport à son éventuel lecteur. Ainsi, le texte littéraire, pour Derrida, existe tel quel dans son rapport à des institutions et des conventions qui « lui assurent en principe le droit de tout dire ». Il continue : La littérature lie ainsi son destin à une certaine non-censure, à l’espace de la liberté démocratique […] Mais cette autorisation de tout dire constitue paradoxalement l’auteur en auteur non responsable devant quiconque, pas même devant soi, de ce que disent et font, par exemple, les personnes ou les personnages de ses œuvres, donc de ce qu’il est censé avoir écrit lui-même. […] Cette autorisation de tout dire […] reconnaît un droit à la non-réponse absolue, là où il ne saurait être question de répondre, de pouvoir ou de devoir répondre. Quelque chose de la littérature aura commencé quand il n’aura pas été possible de décider si, quand je parle de quelque chose, je parle de quelque chose (de la chose même, celle-ci, pour elle-même) ou si je donne un exemple, un exemple de quelque chose ou un exemple du fait que je peux parler de quelque chose, de ma façon de parler de quelque chose, de la possibilité de parler en général de quelque chose en général, ou encore d’écrire cette parole, etc. Par exemple, mettons que je dise « moi », que j’écrive à la première personne ou que j’écrive un texte, comme on dit, « autobiographique ». Personne ne pourra sérieusement me contredire si j’affirme (ou sous-entends par ellipse, sans le thématiser) que je n’écris pas un texte « autobiographique » mais un texte sur l’autobiographie dont ce texte-ci est un exemple. Personne ne pourra sérieusement me contredire si je dis (ou sous-entends, etc.) que je n’écris pas sur moi mais sur « moi », sur un moi quelconque ou sur le moi en général, en proposant un exemple : je ne suis qu’un exemple ou je suis exemplaire. 15 Si Derrida choisit l’autobiographie comme illustration de l’exemplarité vacillante qui caractériserait tout texte littéraire, c’est sans doute parce qu’il s’agit d’un genre de texte qui serait justement, selon certaines définitions, historique plutôt que fictionnel. Pour Philippe Lejeune, dont les travaux théoriques sur l’autobiographie sont bien connus, ce qui définit l’autobiographie est le « pacte autobiographique », c’est-à-dire : l’engagement que prend un auteur de raconter directement sa vie (ou une partie, ou un aspect de sa vie) dans un esprit de vérité. Le pacte autobiographique s’oppose au pacte de fiction. Quelqu’un qui vous propose un roman (même s’il est inspiré de sa vie) ne vous demande pas de croire pour de bon à ce qu’il raconte : mais simplement de jouer à y croire. 15 Jacques Derrida, Passions, p. 64, 66-8, 89-90. Voir aussi Derrida d’ici…, p. 257. La Liberté littéraire : Assia Djebar entre roman et histoire 51 L’autobiographe, lui, vous promet que ce que qu’il va vous dire est vrai, ou, du moins, est ce qu’il croit vrai. Il se comporte comme un historien ou un journaliste, avec la différence que le sujet sur lequel il promet de donner une information vraie, c’est lui-même. Si vous, lecteur, vous jugez que l’autobiographe cache ou altère une partie de la vérité, vous pourrez penser qu’il ment. En revanche il est impossible de dire qu’un romancier ment : cela n’a aucun sens, puisqu’il ne s’est pas engagé à vous dire la vérité. Vous pouvez juger ce qu’il raconte vraisemblable ou invraisemblable, cohérent ou incohérent, bon ou mauvais, etc., mais cela échappe à la distinction du vrai et du faux. 16 Ces deux citations permettent, me semble-t-il, d’éclaircir plusieurs aspects de l’œuvre de Djebar et son rapport à l’histoire. J’ai noté au début de cet article qu’en termes généraux, l’autobiographie est un genre qu’il serait possible de situer entre les deux pôles du romanesque et de l’historique. Et l’autobiographie, comme toute œuvre biographique, offre la possibilité de capter ce qui échappe parfois à l’historiographie traditionnelle : le quotidien, l’intime et aussi peut-être le féminin ; l’« air de flûte », peut-être, pour reprendre une expression de Djebar, plutôt que le battement des tambours. À ce niveau-là, comme l’indique Lejeune, l’autonarration implique (et je reprends une autre expression de Djebar déjà citée plus haut) « un souci de fidélité historique » ; mais il se trouve miné, presque inévitablement, par les lacunes de la mémoire, l’influence de la fantaisie et des fantasmes, les risques et les plaisirs de l’égocentrisme, et les exigences de la forme narrative. Djebar, il est clair, investit toutes ces dimensions lorsqu’elle s’adonne au projet autobiographique, et par moments elle invite explicitement des lectures « biographisantes ». Peu après la publication de L’Amour, la fantasia, où elle mêle Histoire et autonarration, Djebar explique, par exemple, qu’il s’agit d’un roman « semi-autobiographique », ou même « ouvertement autobiographique » ; un peu plus tard, en 1995, elle décrit Vaste est la prison comme « le plus autobiographique, sans doute » de ses romans 17 . On pourrait en dire autant de Nulle part dans la maison de mon père : d’après la quatrième de couverture de l’édition Fayard 18 : 16 Philippe Lejeune, « Qu’est-ce que le pacte autobiographique ? », 2006. http : / / www. autopacte.org/ pacte_autobiographique.html. Consulté le 19 février 2010. C’est moi qui souligne. Ce texte renvoie à ses œuvres Le Pacte autobiographique (Paris : Seuil, 1975) et Signes de vie, Le Pacte autobiographique 2 (Paris : Seuil, 2005). 17 Assia Djebar, Ces voix…, p. 44, 51, 207. Vaste est la prison. Paris : Albin Michel, 1995. 18 Celle de l’édition Actes Sud de 2010 est encore plus catégorique : « Pour la première fois dans son œuvre, Assia Djebar compose un roman autobiographique qui éclaire son identité de femme et d’écrivain ». 52 Nicholas Harrison Après plusieurs fresques historiques évoquant l’Algérie, Djebar s’abandonne à un flux de mémoire intimiste, nous donne son livre le plus personnel. Elle ressuscite avec émotion, lucidité et pudeur la trace d’une histoire individuelle dont l’ombre projetée n’est autre que celle de son peuple. Selon cette description, l’autobiographie serait une façon privilégiée de parler de soi-même, d’éviter de parler explicitement au nom des autres, et d’insérer le récit dans une Histoire, au sens large. Il faut noter pourtant que Djebar semble éprouver à l’égard de l’idée d’autobiographie une certaine méfiance. En 1986 déjà, elle faisait preuve d’une ironie légère à l’encontre du « « pacte autobiographique » cher à Philippe Lejeune » 19 . Dans les deux discours de l’Académie Française de 2006, qui résument en quelque sorte sa carrière, le mot « autobiographie » n’apparaît pas. Et dans Nulle part dans la maison de mon père, elle écrit carrément : « Il ne s’agit point ici d’autobiographie, c’est-à-dire d’un déroulé chronologique ; justement, pas de chronologie ordonnée après coup ! ». Un peu plus loin, elle rabaisse l’autobiographie, la qualifiant de « succédané « laïcisé » de la confession en littérature d’Occident » 20 . Pourquoi ce ton de dénigrement ? D’abord, parce que Djebar est tout à fait consciente des défaillances éventuelles de sa mémoire et du peu de fiabilité de ses perceptions, à tel point qu’elle présente ses récits moins comme fondamentalement historiques (quoique lacunaires), que foncièrement lacunaires et suspects. 21 Elle se demande si, jeune fille, elle était « aveugle à moi-même, malgré un regard tourné en dedans » 22 . Deuxièmement, comme Derrida elle se méfie des « identifications qui permettent l’autobiographie apaisée, les « mémoires » au sens classique » 23 . Elle ajoute qu’ « En lettres arabes - pour ne rester qu’avec les maîtres de mon « Occident » -, l’autobiographie des grands auteurs - Ibn Arabi l’Andalou, Ibn Khaldoun le Maghrébin », au lieu d’équivaloir à une confession, « devient un itinéraire spirituel ou intellectuel » 24 . Finalement, si Djebar cherche à éviter l’étiquette d’autobiographie, même au sens plus 19 Assia Djebar, Ces voix…, p. 121, 123. 20 Assia Djebar, Nulle part…, p. 239, 402. Voir aussi Ces voix, p. 110. 21 D’ailleurs, à mon avis elle se montre encore plus pessimiste dans ses derniers romans, notamment La Disparition de la langue française (Paris : Albin Michel, 2003), par rapport au rôle que peut jouer la fiction ou l’autobiographie lorsqu’il s’agit de « combler les lacunes historiographiques » ou mémorielles. Nous acceptons tous que l’on ne se souvient pas de tout ; mais il est plus difficile d’accepter que ce qu’on oublie est parfois le plus important, ou encore d’admettre que le fait de ramener des souvenirs enfouis à la surface n’est pas toujours bénéfique. 22 Assia Djebar, Nulle part…, p. 240. 23 Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre. Paris : Galilée, 1996, p. 57. 24 Assia Djebar, Nulle part…, p. 402. La Liberté littéraire : Assia Djebar entre roman et histoire 53 large et moins « occidental » du terme, c’est surtout parce qu’elle s’emploie à doter ses écrits de cette liberté propre au domaine littéraire. Sans vouloir rejeter entièrement les descriptions « biographisantes » citées plus haut, je voudrais cependant souligner l’idée que dès qu’un lecteur considère les textes « autobiographiques » de Djebar comme littéraires au sens que Derrida donne à ce terme, le « pacte » dont parle Lejeune, et qui ferait de toute autobiographe une « autohistorienne », est rompu. Cela ne veut pas dire que le lecteur suppose que tout, ou quoi que ce soit d’ailleurs, dans le texte soit fictionnel, au sens d’inventé, ni qu’il peut s’empêcher de se poser des questions (et/ ou de faire des suppositions) sur ce qui est vrai et ce qui est faux ; mais qu’il accepte que l’écrivain/ e a le droit de « fictionner », d’inventer ou de déformer la réalité selon ses propres désirs. Selon la définition qu’offre le Petit Robert (définition que je trouve étrangement poétique et normative), un roman, au sens moderne, est une « œuvre d’imagination en prose, assez longue, qui présente et fait vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels, nous fait connaître leur psychologie, leur destin, leurs aventures ». Mais selon la logique du « littéraire », les personnages ne sont pas vraiment donnés comme réels ; et ils risquent par nature de dériver vers le fictionnel, même quand il s’agit de personnages historiques. Qui plus est, comme nous l’avons déjà indiqué, toute assurance qu’offre le texte de sa propre historicité ou de sa qualité autobiographique peut faire partie de la fiction qu’il met en place. Cette liberté par rapport à la réalité objective, ce « droit » de « tout dire », a un statut précaire. « Le lecteur » dont je viens de parler est encore une abstraction ; beaucoup de lecteurs réels n’accepteraient pas, même en principe, le genre de mobilité ou de régression que décrit Derrida (« Personne ne pourra sérieusement me contredire si je dis […] que je n’écris pas sur moi mais sur « moi », etc.). Inversement, un texte en soi ne peut pas contraindre le lecteur à lire de façon « littéraire », c’est-à-dire en respectant la façon dont l’institution littéraire « suspend » le processus référentiel. Selon Derrida, comme nous l’avons vu, une telle institution émerge « en Europe » à un moment donné dans l’Histoire. Sans prétendre aborder de façon approfondie la question de l’étendue historico-géographique de cette « institutionnalisation » du littéraire, je noterai simplement que la « liberté littéraire » est loin d’être universelle, même dans les pays « occidentaux » où la littérature a acquis, au cours du vingtième siècle, une très grande liberté sur le plan juridique, et que cette liberté n’a pas le même fondement institutionnel dans d’autres régions du monde. L’affaire des Versets sataniques de Salman Rushdie l’illustre de façon assez claire : même si entraient en jeu de manière importante des facteurs liés aux politiques iranienne et internationale, cette affaire s’explique en partie par le fait que les conventions de lecture littéraire dont nous parlons n’avaient pas cours pour ceux qui ont condamné le livre. 54 Nicholas Harrison Rushdie a affirmé à un certain moment de sa carrière que pour lui, la fiction comblait « a God-shaped hole » (un vide/ un trou en forme de Dieu), sentiment qui a une grande résonance pour beaucoup de ses lecteurs « occidentaux » (il rappelle aussi la « liturgie » baudelairienne décrite par Djebar) ; mais cette idée, comme le note Richard Webster, serait incompréhensible pour une grande proportion de la population mondiale 25 . Ceux qui ont brûlé le livre de Rushdie avaient sans doute bien compris, en revanche, que ce livre existe quelque part entre roman et histoire ; mais en dehors de l’institution littéraire ce statut équivoque, plutôt que de le situer dans le « lieu du nonlieu » que serait la littérature selon Djebar (expression dont l’aspect judiciaire est donc à souligner 26 ), n’a fait qu’aggraver sa culpabilité à leurs yeux. Djebar, à l’époque de l’affaire Rushdie, a signé un texte dans l’ouvrage collectif Pour Rushdie : Cent intellectuels arabes et musulmans pour la liberté d’expression, où elle constate que Rushdie est « le plus vulnérable d’entre nous - nous, écrivains nés musulmans », qu’il écrit « comme une femme de condition musulmane », et que « son écriture, placée sous le signe de la totale liberté et du flamboiement de l’intelligence, acquiert désormais quelque chose de plus grave, de plus grand » 27 . Autrement dit, il semble que les réactions violentes des opposants de Salman Rushdie l’ont convaincue de l’importance du travail de ce dernier, et du fait qu’il cherchait à dépasser certains tabous du monde musulman (ou en tout cas d’une partie du monde musulman). Et Djebar s’identifie à cette ambition : si elle parle de la « violence de l’autobiographie », c’est surtout par rapport à la réputation de pratique honteuse, impudique - surtout pour une femme - que ce genre a aux yeux de certains de ses compatriotes 28 . Cela m’amène à faire deux conclusions sur le rôle du critique face à la question du statut autobiographique / historique / littéraire des textes de Djebar. Si ces deux conclusions risquent de paraître contradictoires, cela s’explique par l’ambivalence non seulement de cette « suspension » qui éloigne ces textes de l’Histoire (ou, plus précisément, de l’historiographie) mais aussi de ce « tout dire » auquel Derrida associe la liberté littéraire. « Tout dire » implique d’abord la totalité, l’exhaustivité. D’autre part, et peut-être surtout, cette expression suppose l’excès. On a l’impression de « tout dire » non pas au moment où l’on dit tout - tâche infinie et donc impossible - mais au moment où l’on dit ce que l’on n’est pas censé dire, où est dit le secret, l’obscène, l’interdit, ce qui était supposé indicible. Si l’on 25 Salman Rushdie, The Observer, 22 janvier 1989 ; cité par Richard Webster, A Brief History of Blasphemy : Liberalism, Censorship and the ‘Satanic Verses’. Southwold : Orwell Press, 1990, p. 54. 26 Assia Djebar, Ces voix…, p. 194. 27 Pour Rushdie… Paris : La Découverte et al., 1993, p. 125, 124. 28 Assia Djebar, Ces voix…, p. 106. La Liberté littéraire : Assia Djebar entre roman et histoire 55 poursuit ce « tout », « ce que l’on n’est pas censé dire » devient justement ce que l’on est censé dire, puisque ce geste fournit, au moins en apparence, la garantie que des limites ont été transgressées 29 . Or cette garantie, on le voit bien, n’est qu’apparente et fictive, prise dans une spirale de conventions ; une orthodoxie peut en cacher une autre. Cela n’empêche pourtant pas que la transgression puisse être vécue comme telle par celui ou celle qui en est l’auteur, ou encore qu’elle soit définie comme telle par ceux qui en sont les témoins. L’une des responsabilités des critiques serait donc de chercher à comprendre ce que certains textes littéraires peuvent faire pour tracer ou étendre les limites du champ du « dicible », ou du déjà dit, dans des conditions historiques précises. Il s’agirait de situer le texte dans son ou ses contexte(s), afin de saisir ce qu’il contient de transgressif, et/ ou quels frontières et tabous il cherche à dépasser. Dans le cas de Djebar, il s’agirait de comprendre son rapport au statut de l’Algérienne et de la musulmane (en Algérie, mais aussi en France et ailleurs), son rapport à l’histoire et l’historiographie algériennes et françaises, à l’idéologie impérialiste, etc. Tout cela entraîne pourtant une certaine « responsabilisation » du texte littéraire, tandis que, selon Derrida, l’écrivain « doit parfois revendiquer une certaine irresponsabilité, du moins au regard de pouvoirs idéologiques, de type jdanovien, par exemple, qui tentent de le rappeler à des responsabilités très déterminées devant des corps sociaux-politiques ou idéologiques » 30 . Derrida a fait ce commentaire à l’occasion de la signature d’une pétition de soutien pour Salman Rushdie lors de l’affaire des Versets sataniques, et il explique sa méfiance face à l’idée exprimée par cette pétition, selon laquelle la littérature aurait (toujours, partout, par définition) une « fonction critique ». Une deuxième responsabilité du critique serait donc envers cette liberté abstraite du texte littéraire, liberté qui lui permet de tout dire, y compris ce qui ne semble promouvoir aucun programme politique, transgressif ou non, et ce qui déforme l’Histoire. Pour un spécialiste des littératures dites « francophones », ce deuxième aspect de la liberté littéraire est peut-être plus difficile à admettre. Souvent, ceux qui s’intéressent à ces littératures concentrent leur attention justement 29 Je ne peux pas considérer ici de façon sérieuse et poussée l’histoire de cette idée, mais je noterais qu’elle est à la base de la « règle fondamentale » de la psychanalyse freudienne, où l’association « libre » finit inévitablement par conduire au domaine sexuel qui était a priori défini ou connoté comme caché, comme « le secret », pour reprendre une expression de Foucault (Michel Foucault, Histoire de la sexualité I : La Volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976, p. 49). On retrouve cette idée également dans la confession catholique, pratique liée, comme l’a noté Djebar, à celle de l’autobiographie « occidentale ». 30 Derrida d’ici…, p. 258. 56 Nicholas Harrison sur leur dimension « critique » et leurs aspects politique, sociologique et historique. Mais Djebar a sans doute raison quand elle dit vouloir s’éloigner d’ « une certaine critique qui, le domaine féminin sitôt approché, se contente de commentaires ou sociologiques ou biographiques, recréant ainsi à sa manière un harem pseudo-littéraire » 31 . En fin de compte, à ce niveau-là, ce qui emprisonnerait l’écrivaine serait donc le refus, de la part de certains lecteurs, dont certains critiques, de reconnaître la « suspension » du processus référentiel, et la liberté qui s’y associe. Le problème, autrement dit, serait cette tendance à faire du roman un texte qui serait, sans ambiguïté, (auto)biographique et/ ou historique. 31 Assia Djebar, Ces voix…, 224, 85-6. Cette métaphore provocatrice se trouve dans la section de Ces voix intitulée « Ecriture francophone au féminin » : ce qui semble indiquer que les pressions sociologisantes et biographisantes, les pressions anti-littéraires subies souvent par l’écriture des femmes, touchent également tout texte/ auteur qualifié de « francophone ». Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) Palimpseste et métafiction historiographique : une lecture d’Un Dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau Bernadette Cailler […] elle le fit entrer […] dans un de ces vieux cachots à demi enterrés qui avaient servi à mater les récalcitrants : ils plongèrent à quatre pattes dans son abîme. […] Anatolie chuchotait que tout le monde avait oublié […]. Liberté dit que les femmes n’oubliaient pas. […] C’est à partir de ce trou débondé que déferla sur nous la foule des mémoires et des oublis tressés, sous quoi nous peinons à recomposer nous ne savons quelle histoire débitée en morceaux. Edouard Glissant, La Case du commandeur. Comme ces peuples réfugiés dans une pierre, je vais aboutir à quelques os perdus au fond de ces Grands-bois. Patrick Chamoiseau, L’Esclave vieil homme et le molosse. Avec un entre-dire d’Edouard Glissant 1 . Bien que la couverture du livre de Patrick Chamoiseau annonce un « roman », la complexité de ce texte est telle qu’essayer d’en définir le genre mènerait sans doute à de piètres résultats. Dépliant les strates multiples de ce patchwork exigeant, audacieux, et parfois sibyllin, tout lecteur patient découvrira ici une créativité vivante, à l’œuvre. Invitée à suivre le récit premier d’un dimanche passé à La Sainte Famille, une institution pour orphelins et enfants maltraités située aujourd’hui sur les terres où, autrefois, se tenait l’Habitation Gaschette, en Martinique 2 , peu à peu, la lectrice est amenée à découvrir de multiples structures, comme 1 Patrick Chamoiseau, Un Dimanche au cachot. Paris : Gallimard, 2007 - 14 e prix RFO, 2008 ; Edouard Glissant, La Case du commandeur. Paris : Seuil, 1981, p. 124-126 ; Chamoiseau, L’Esclave vieil homme et le molosse. Avec un entre-dire d’Edouard Glissant. Paris : Gallimard, 1997, p. 135. Indiqués dans la suite du texte par Dimanche, La Case et L’Esclave. A noter : dans L’Esclave, la figure du « vieil homme », personnage important de Dimanche, est centrale. 2 La Sainte Famille existe (italiques dans le texte). On trouvera son adresse sur l’internet. 58 Bernadette Cailler l’archéologue explore, devine, pierres sous pierres, un monde sous un autre. Sans peine, cette lectrice accepte bientôt ces mots du narrateur : « Dans la beauté du lieu, sous l’éclat de la pluie, je perçois le terrible palimpseste » (Dimanche, 30). Dans Dimanche, une telle architecture - celle, donc, du palimpseste - fonctionne à bien des niveaux : temporel, thématique, structurel, formel, stylistique, symbolique, historique (traditions littéraires incluses) et, enfin, au niveau philosophique, lieu d’une rencontre possible entre esthétique et éthique. Par manque d’espace, je ne ferai qu’évoquer ici les traits les plus évidents de ce palimpseste dans leurs liens aux temps, thèmes, personnages, intrigues. Je me concentrerai sur des niveaux intertextuels variés et quelque peu complexes, comme je les vois ici se développer, dans une version certes particulière à Chamoiseau de l’écriture postmoderniste. Celle-ci, je voudrais rapidement le souligner, inclut sans doute tous les procédés de l’écriture moderniste, revisités, surtout, par l’ironie dont, en fin de parcours, je tenterai d’analyser quelques dimensions telles qu’elles se manifestent dans l’œuvre 3 . Enfin, un travail plus complet, je le mentionnais plus haut, devrait inclure des commentaires sur l’ensemble du discours philosophique qui, imprégnant le texte tout entier, l’enveloppant, révèle une méditation partout présente sur la « beauté » en ses relations à l’art et à la vie. Et ici, le personnage nommé « le visiteur », qui se révèle, en fin de récit, être une incarnation textuelle de Victor Schœlcher, devrait peser d’un grand poids 4 . La page externe de l’édifice offre l’histoire créée par les efforts du narrateur de s’approcher de Caroline, l’une des enfants de l’institution. Aliénée du monde qui l’entoure, celle-ci, une fois encore, a, ce dimanche, trouvé refuge dans une vieille cellule de pierre, peut-être l’ancien cachot de la Plantation. Là, le narrateur essaie de lui parler 5 . Sous cette page se dessine alors un autre 3 Tout lecteur quelque peu expérimenté, je pense, ne pourra que s’approcher avec quelque scepticisme des termes mis à la mode par le monde universitaire. Pour dire les choses rapidement, nous savons que les siècles passés abondent en œuvres « modernistes » et « postmodernistes » : d’ailleurs, l’art n’est-il pas toujours « moderne », et donc, « postmoderne », par rapport aux productions qui précèdent ? Cependant, pour une discussion rapide et efficace de termes tels que « moderne », « realisme », « modernisme », et « postmodernisme », voir l’article d’Anne Fauré, « Le Modernisme ». La Clé des Langues (Lyon : ENS LYON/ DGESCO). ISSN 2107-7029. Mis à jour le 16 juin 2009. « http : / / cle.ens-lyon. fr/ 1194520212064/ 0/ fiche_article/ ». 4 A paraître : « Le Personnage historique en littérature antillaise : la question du genre (Delgrès, Schœlcher, L’Oubliée …) ». 5 A noter, la richesse évocatrice du mot « cachot » : 1) il suggère un endroit où une personne est cachée. 2) En France, les cachots des vieux châteaux s’appelaient souvent « oubliettes ». 3) Ce terme fait aussi penser - dimension également intéressante dans le contexte de l’œuvre de Chamoiseau - à un endroit sombre, Palimpseste et métafiction historiographique 59 dimanche, dimanche lointain, apparu, comme le laisse entendre ce narrateur, par la magie de leurs deux regards « jumeaux » : au centre de la vision, la figure de « L’Oubliée ». L’Oubliée était/ est une jeune esclave qui, à un moment de son histoire à elle, se retrouve emprisonnée dans le cachot de la Plantation ; cette jeune esclave est douée d’une endurance, d’une dignité remarquables, et de grands talents de thérapeute. Au nom donné par sa communauté - dû au peu d’affection reçue des siens, y compris de la part de sa mère - s’ajoutent, suggère le narrateur, ceux de Carole… ou Caroline, dont la nomment les Blancs de la Plantation. Parfois, L’Oubliée se confond dans la vision de ce narrateur avec la figure de la petite Caroline d’aujourd’hui. En fait, celle-ci devient une sorte de double, personnage-sœur de la jeune esclave. Tout au long de la journée, le narrateur s’attache à garder le contact avec cette fillette absente, blessée, dans l’espoir de provoquer en elle une sorte de réveil, peut-être un début de guérison, en la conduisant, ainsi que lui-même et la lectrice, dans un dédale de lieux et rencontres inouïs, inattendus, images d’un au-delà du monde, fragments d’un passé imaginé. Voyant se déplier et s’agrandir le rêve tout au long de ce dimanche, la lectrice voit donc peu à peu ce refuge de pierre devenir la matrice d’un processus visionnaire, quoique non prophétique, pour toutes les parties engagées dans les méandres d’un long récit en train d’émerger, morceau après morceau. Nouées à l’intérieur des chapitres du livre et de leurs en-têtes respectifs, qui indiquent les moments variés de la journée - celle d’aujourd’hui ou celle d’un passé lointain -, surgissent les éruptions de mini-récits. Que le lecteur, la lectrice veuille bien s’attacher à relier tous ces fragments de l’histoire, séries de sujets, personnages, événements, lieux, objets, animaux, plantes, situations, etc., à première vue sans liens serrés, ni même évidents, seront alors mises à jour d’autres structures du palimpseste, au cœur de la triade formée par le narrateur, Caroline, et L’Oubliée. Ces manipulations constantes du temps et de l’espace traceront donc la voie d’un long voyage dramatique, non dépourvu de suspense, entre passé et présent, histoire et légende, perceptions ordinaires et extraordinaires, rêves et souvenirs, tout en incitant chacun et tous à réfléchir à des types variés, ou des types possibles, d’activité littéraire. Essayant de proposer quelques suggestions en ce qui concerne les liens du texte de Chamoiseau à l’écriture postmoderniste, dans les limites des dans une maison, où un enfant pourrait être isolé par punition. 4) Quand il fait référence à l’Habitation décadente, étouffante, envahie par la rouille, les rats, les fourmis, avec ses bâtiments et installations vétustes, l’un des personnages les plus importants du livre, le vendeur de porcelaine, aussi appelé « le visiteur », use du mot « oubliette » (141). Il vaut de mentionner que, dans la vraie vie, Chamoiseau est diplômé en Droit et Sciences Economiques, et a travaillé pour des Tribunaux Juvéniles. Dans le livre, le narrateur se donne aussi le qualificatif d’« éducateur ». 60 Bernadette Cailler paramètres où se situe la présente analyse, on trouvera utile, je crois, la description faite par Linda Hutcheon de ce qu’elle nomme « la métafiction historiographique ». Il serait cependant peu prudent, peu sage sans doute, de voir en Hutcheon un manuel de recettes toutes prêtes, dans l’acte ardu de lire un esprit aussi libre que l’est Chamoiseau 6 . On peut d’ailleurs se demander si les notions d’« intertextualité parodique » et, encore plus précisément, d’« interdiscursivité » étudiées par Hutcheon, ne dépassent pas largement le cadre des écritures dites postmodernistes, au sens où tout lecteur de fiction, tôt ou tard, certes, en viendra bel et bien à déchiffrer des palimpsestes, ceux-ci incluant souvent l’usage plus ou moins camouflé, et parfois ironique, de maints « textes fondateurs ». L’ouvrage de Gérard Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré, reste ici une référence et un outil de poids. Par ailleurs, comme Cilas Kemedjio le rappelle dans un article publié en 2002, l’étude des réseaux intertextuels qui sillonnent les littératures de la Caraïbe n’est aucunement un sujet nouveau 7 . Par rapport à Chamoiseau, Kemedjio cite un passage de la première section d’Ecrire en pays dominé 8 (livre qui, dans l’ensemble, pourra se lire comme une sorte d’autobiographie intellectuelle) dans laquelle, lui, Chamoiseau, déclare avoir eu dans ses jeunes années une perception du monde largement fondée sur « une construction occidentale » (44). A vrai dire, les écrits de Chamoiseau révèlent depuis longtemps des relations complexes et subtiles à la fois aux textes canoniques (occidentaux) et à d’autres sortes de textes (ma mise en relief), souvent eux-mêmes hautement ambigus par rapport au « canon », en particulier ceux écrits dans des langues d’origine européenne, y compris des textes d’auteurs caribéens qui entourent l’écrivain ou qui l’ont précédé, ou encore textes d’auteurs originaires de régions variées du monde et, au besoin, lus en traduction. Il se peut que de telles caractéristiques soient de plus en plus visibles dans les écrits de Chamoiseau, bien qu’elles aient été 6 Linda Hutcheon, A Poetics of Postmodernism. History, Theory, Fiction. New York and London : Routledge, 1988. Voir ainsi, entre autres passages : p. 128-130, 146, 189. 7 Gérard Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré. Paris : Seuil, 1982. Dans le livre qu’il a consacré à l’œuvre de V.Y. Mudimbe et, bien sûr, faisant une référence à Genette, Justin K. Bisanswa ouvre une discussion intéressante sur le roman africain, voyant chez Mudimbe un renouvellement de techniques et déclarant : « Avec lui le roman devient un palimpseste … », etc. Le débat vaut la peine d’être suivi : Justin Bisanswa, Conflit de mémoires. V. Y. Mudimbe et la traversée des signes. Frankfurt : IKO - Verlag für Interkulturelle Kommunikation, 2000, p. 9-10, et la suite. Voir aussi : Cilas Kemedjio, « Founding-Ancestors and Intertextuality in Francophone Caribbean Literature and Criticism », Research in African Literatures 33. 2 (Summer 2002) : p. 210-229. 8 Patrick Chamoiseau, Ecrire en pays dominé. Paris : Gallimard, 1997. Désormais : Ecrire. Palimpseste et métafiction historiographique 61 certes évidentes déjà dans la vaste Sentimenthèque (Ecrire) dont parle Kemedjio. De plus, bien sûr, l’intérêt de l’écrivain pour « l’oraliture », ainsi que pour des travaux d’ordre artistique autres que le travail littéraire n’est pas un aspect négligeable de la créativité dynamique qui l’anime, d’une œuvre à l’autre. J’ajoute que pour des raisons historiques précises bien connues et par son cadre géographique somme toute restreint, le roman antillais contemporain me semble offrir un terrain d’étude moins problématique que l’immense roman africain de langue française, quels que soient les talents de ses analystes. Un auteur comme Chamoiseau a d’ailleurs amplement su méditer les idées glissantiennes concernant le Roman des Amériques, un roman qui dut faire son « irruption dans la modernité » privé des longues étapes traversées par les littératures européennes 9 . L’un des aspects les plus frappants et aussi les plus vivifiants de l’écriture de Chamoiseau se révèle justement dans l’alliage entre des modes de dire pré-modernes, au sens européen du terme, à savoir, je l’évoquais plus haut, et pour dire les choses rapidement, la parole du Conteur, et des techniques d’écriture témoignant d’une familiarité extrême avec maintes pages de fiction écrites en bien des langues, qu’il s’agisse d’œuvres du passé, du présent, écritures avant-gardistes ou non, y compris, dans Dimanche, en particulier, l’attrait évident pour le fantastique. J’aimerais ajouter rapidement que je ne vois pas comment ces entremêlements complexes auraient pu être, pourraient être évités ; et ceci, certainement pas seulement dans le contexte caribéen. De tels entremêlements font partie des H(h)istoires humaines 10 , passées et présentes, encore que, évidemment, le degré de tragicité attaché à tel ou tel développement historique, culturel soit une question immense et des plus importantes, clairement reliée, de surcroît, à celle des entremêlements. Je me permets de surcroît d’ouvrir ici une parenthèse rapide que je crois importante : toute trace d’oraliture dans le roman antillais de langue française est de toute façon engagée dans une certaine modernité, une autre sorte de modernité étant évidemment présente dans les écrits en langue créole (ceux, par exemple, bien connus de Raphaël Confiant). Et il y aurait, 9 Edouard Glissant, Le Discours antillais. Paris : Seuil, 1981, p. 254-258. 10 Dans mon livre sur Glissant qui, dans une large mesure, est une longue méditation sur les rapports entre Histoire, Fiction, Temps, et Mémoire, je me suis expliquée sur l’orthographe adoptée : H(h)istoire. Voir Bernadette Cailler, Conquérants de la nuit nue. Edouard Glissant et l’H(h)istoire antillaise. Tübingen : Gunter Narr Verlag, 1988, p. 104, note 84 : « Histoire (celle des historiens) ; histoire, au triple sens qu’envisage Genette dans son ‘Discours du récit’ : histoire, signifié, contenu narratif, plus ou moins en rapport du point de vue ‘événementiel’ avec l’Histoire ; récit proprement dit, signifiant, énoncé, discours ou texte narratif ; narration, l’acte narratif producteur (équivalent dans la poétique, je crois, de ce que Benvéniste appellerait énonciation). Voir Genette, Figures III, 72 ». 62 Bernadette Cailler nul doute, de longues études à accomplir en ce qui concerne la modernité de textes en langues africaines (ainsi, les textes en tshiluba de Pius Ngandu Nkashama) ; domaines où cette lectrice est absolument incompétente. J’en arrive donc maintenant à cerner quelques éléments intertextuels entrelacés dans cette œuvre de Chamoiseau. a) Au niveau le plus simple de ce réseau intertextuel, les digressions concernant d’autres textes, écrivains, penseurs, artistes, etc., dans Dimanche, constitueront des métatextes qui, selon le regard que chaque lecteur pourra y porter, paraîtront favoriser le déchiffrement, ou en interrompre le cours sans grande raison. Pour ceux des lecteurs qui apprécieront cette technique, en premier lieu, il deviendra clair que les nombreux personnages (personae) qui s’attachent au narrateur font intégralement partie de ce réseau intertextuel/ métatextuel ; et deuxièmement, que dans cette sorte de roman, il se pourrait bien qu’établir des frontières entre texte/ récit, intertexte, et métatexte soit une route sans issue 11 . La première posture évidente de ce narrateur est celle du narrateur fidèle à son personnage quotidien, lequel, comme on le sait, se trouve être éducateur et travailleur social. Toute la journée, celui-ci reçoit des messages sur son portable, messages envoyés par Sylvain, le directeur de l’institution qui, très inquiet de l’état de Caroline, avait requis son aide 12 . Cependant, ce narrateur, comme locuteur mais aussi comme « moi » (122), se dissocie souvent de l’éducateur et, de plus, ajoute maints clins d’œil ironiques, sarcastiques même, à l’écrivain. A son tour, l’écrivain, comme lecteur (133) - lecteur de beaucoup d’autres textes qui ont précédé les siens ou ceux qui les entourent, et même lecteur de ceux des siens propres écrits avant Dimanche, ainsi que du texte en train d’être écrit - fait d’innombrables digressions concernant ses nombreuses rencontres avec d’autres écrivains, artistes, penseurs, historiens, politiciens, militants, etc. (voir b) ci-dessous). « Lecteur » est ici un terme particulièrement lourd de sens, car, chaque fois que le mot apparaît sur la page, vous et moi, lecteurs, sommes entraînés dans les pensées et commentaires de « l’autre » écrivain/ lecteur dans une sorte de complicité imparable. En fait, dans la troisième section (« En-midi »), en addition à cette structure tripartite : éducateur/ écrivain/ lecteur, ce même narrateur suggère avec humour pas mal d’autres rôles potentiels qu’il s’assigne à lui-même, ainsi : « le musicien raté, le juriste réticent, le gourmand compulsif, le peintre-sculpteur échoué, le Marqueur de Paroles, le jardinier en herbe, journaliste bénévole, con- 11 Une note de Glissant dans Le Discours antillais me revient ici en mémoire : « Le roman ni le poème ne sont s’il se trouve nos genres. Autre chose est peut-être à venir » (p. 199, note 8). 12 Le livre est dédié à « Mimi et Sylvain Marc. Et pour tous les enfants de la Sainte Famille » (ainsi qu’à quelques autres personnes). Palimpseste et métafiction historiographique 63 férencier, militant écolo … […] » (133 - italiques dans le texte). Et pourtant, dans l’avant-dernière section (« En-nuit »), lui, le narrateur, explique qu’à la fin de ce dimanche, il s’en était venu à comprendre que seulement « ce désir d’aider une enfant sans trop savoir comment » (282), l’avait poussé à concevoir toute l’histoire. Pour ce combat, à nouveau, il remercie « le Guerrier de l’Imaginaire », cette partie de lui-même qui, parfois, le presse à abandonner tous ses autres soi-même, soi-même adonnés à tant de batailles engagées sous un nom ou l’autre, un masque ou l’autre, ou à partir d’une expérience de vie ou l’autre (23, 282-283, 316-317) : […] ce dimanche de L’Oubliée avait été bredouillé. J’avais parlé avec la cacarelle qui me tordait, les angoisses, les frissons et les doutes. Je n’avais jamais eu que rarement la voix claire. C’était une non-histoire. J’avais seulement incarné dans ce cachot la douloureuse liberté que L’Oubliée était forcée de s’inventer. Sechou, le Maître, L’Oubliée, le visiteur, le lecteur, l’écrivain, l’éducateur, je les avais laissés me traverser en plusieurs mailles avec l’aide de mon spectre Guerrier. b) En plus de ces éléments de base, il semblerait que quatre autres niveaux intertextuels majeurs soient en jeu dans le texte de Chamoiseau. b 1) Dimanche contient des allusions implicites à des comptes rendus antérieurs portant sur les époques esclavagistes et post-esclavagistes au Nouveau Monde. Par exemple, quelques passages présentent les noms variés donnés aux gens selon leurs couleurs de peau (24-26 et ailleurs). En ce qui concerne la figure du cachot, les lecteurs de Glissant se rappelleront que, dans La Case, Anatolie Celat commence à « percevoir » le passé lorsque, guidé par son initiatrice, Liberté Melchior, il pénètre dans un vieux cachot de Plantation où il apprend de la bouche de Liberté que « […] le passé comme l’avenir étaient tout entiers dans ce rond de cachot ». (124-126 - Voir la citation un peu plus longue présentée en exergue à cette étude). Et bien sûr, l’on sait que le marronnage, thème majeur dans Dimanche, est un thème central dans la fiction glissantienne, avec de puissantes figures symboliques au cœur des récits, ainsi le chien, le serpent, l’arbre, la pierre … (figures également très importantes chez Césaire) 13 . Le lecteur se souviendra aussi que, dans Le Quatrième siècle, la poursuite de Longoué par la meute de chiens atteint un point crucial près du Morne des Acacias (44-45) 14 . Dans L’Esclave, dont les sections sont entrelacées d’un « entre-dire d’Edouard Glissant » - œuvre de Chamoiseau ayant précédé, on le sait, Dimanche -, le lecteur entendra beaucoup des mêmes échos, acacias compris (32). Mais alors que, dans le 13 Voir Cailler, Conquérants de la nuit nue, déjà cité, et Proposition poétique. Une lecture de l’œuvre d’Aimé Césaire. Sherbrooke : Naaman, 1976. 14 Edouard Glissant. Le Quatrième siècle. Paris : Seuil, 1964. 64 Bernadette Cailler rêve de L’Oubliée (Dimanche), Sechou, dans sa course à travers bois, vient en contact avec les acacias (196-200, 232), le récit rapporté par le narrateur ne lui mettra pas un seul acacia sur son chemin (295). b 2) Bien des lecteurs sauront détecter des paraphrases directement inspirées d’œuvres déjà publiées, ou de dictons et légendes populaires. Par exemple : « […] chargé de bruit et fureur », 178 ; « Il tremble de bruit et de fureur », 238 (Faulkner, The Sound and Fury, 1929. Le titre de ce roman est emprunté au soliloque de Macbeth, acte 5, scène 5, dans la pièce de Shakespeare). 15 b 3) La dimension intertextuelle/ métatextuelle la plus évidente apparaît dans la bibliothèque monumentale élaborée dans le livre, et représentée de façon particulièrement saillante par des commentaires sur Saint-John Perse, Faulkner, Glissant, Césaire, Fanon, et Chamoiseau lui-même, auteur de L’Esclave (Dimanche, 54). Ainsi : « Je vois Saint-John Perse et Faulkner qui passent à côté du cachot, qui le devinent mais n’osent le regarder ». Et : « Impossible de trouver normal que de tels endroits aient pu donner naissance à des œuvres comme celles de Césaire, de Glissant, de Perse, de Fanon, de Faulkner… Il me faudrait en faire un roman. Seul le roman peut tenter de comprendre, c’est-à-dire d’envisager en ombres et lumières ». (312) D’autres étagères de cette bibliothèque portent les noms d’un nombre plutôt élevé de figures, autres écrivains, artistes, musiciens, militants du social, historiens, philosophes. Ainsi : Moreau de Saint-Méry, Rosa Parks, Nelson Mandela, Descartes, Pascal, Francisco le Magnifique et Patrick Saint-Eloi - deux chanteurs antillais d’aujourd’hui, Saint-Eloi ayant malheureusement quitté ce monde il y a peu -, Mile Davis, Haendel, Mozart, Bach, Liszt, Berlioz, Chopin, Lamartine, Tocqueville, Saint Augustin, Henry James, James Joyce, Cervantès, Van Gogh, Millet, Wilfredo Lam, Freud, Segalen, Kafka, Kundera, Primo Levi, Soljenitsyne, Matisse, Schœlcher… De ces commentaires métatextuels, le lecteur, la lectrice déduit que d’illustres et nombreux prédécesseurs ou contemporains ne sont pas objets de parodie ou de pastiche - au sens étroit impliquant simplement l’humour ou le ridicule - mais, plutôt, sont devenus de puissantes sources d’inspiration pour la réflexion, la recherche, ainsi que des pierres de touche pour les efforts créatifs de l’auteur (par exemple, voir 126, 132-136 : « Poétique du hoquet » ; 239-240, 267-268 : « Entrecroisements » ; 316-317 : « L’Ecrire »). De plus, le lecteur remarquera que Chamoiseau rend souvent floue la distinction entre textes ou œuvres d’art canoniques et non canoniques, au sens où l’on pourrait parler de cultures euro-centriques versus cultures ex-centriques. 15 Dans son livre sur Mudimbe déjà cité, Bisanswa a consacré tout un chapitre à ce genre de dimension intertextuelle chez l’auteur (II. « La Citation et le polylogue », p. 83-168). Palimpseste et métafiction historiographique 65 b 4) Finalement, et en rapport étroit à ce qui précède, l’un de ces aspects intertextuels/ métatextuels est lié à la discussion de techniques et procédés narratifs variés qui ont été utilisés par de nombreux romanciers, ou pourraient être utilisés, ainsi qu’à la question de décider si une méthode ou l’autre pourrait être jugée aussi efficace, ou plus, ou moins efficace : ainsi, techniques du monologue intérieur, du courant de conscience, du dialogue (par exemple, 184-185). Si, comme je l’ai indiqué plus haut, l’ironie imprègne la manière dont la subjectivité ainsi que la fonction auctoriale sont traitées dans Dimanche, œuvre, certes, hautement introspective, en premier lieu, l’ironie touche au projet d’écriture lui-même : tôt dans le texte, le narrateur annonce au lecteur virtuel qu’il avait rêvé d’un autre livre, une sorte d’histoire pseudo-épique (28-29). Dans l’ensemble, l’ironie est clairement manisfeste vis-à-vis de conceptions réalistes de la littérature, constructions de récits-maîtres fondés sur des images solides du passé, déjà connues et engrangées, pour ainsi dire, dans l’esprit de l’écrivain, histoires pieusement produites et léguées par un Maître. Alors que Sylvain, ami du narrateur et directeur de La Sainte Famille, professionnel dévoué, a besoin d’une histoire vraie, cohérente et bien documentée, d’un cas convaincant, aussi bien dans l’Histoire que dans la fiction, en revanche, pour Chamoiseau l’artiste, et même, pour le lecteur de l’Histoire, il n’y a aucune confusion possible entre les référents et les références « réelles », authentiques. A la dernière page du livre, vous et moi, les lecteurs, apprendrons que l’archéologue chargé des monuments et sites historiques a déclaré que, non, cet endroit n’était pas, ne pouvait pas être un « cachot » de Plantation : « ça change tout », se plaint alors Sylvain au narrateur. La dernière ligne du roman présente la réponse de ce dernier : « Ah … et ça change quoi ? ». Cependant, cette ironie vis-à-vis de l’Histoire et ses histoires (histoires non fictives incluses) n’allège aucunement l’angoisse ressentie et exprimée face au passé invisible ou si mal visible, ou, plus généralement, face aux dimensions inexprimables du contact avec la réalité, n’importe quelles réalités. En premier lieu, pourtant, cet esprit ludique ne masque pas, ni ne refoule une préoccupation grave, celle montrée ici pour un passé de souffrances indicibles imposées d’un être à l’autre, d’un groupe à l’autre ; souffrances qui pour tous, narrateur, personnage, lecteur ? s’incrivent au texte comme « […] un impossible à vivre, un impossible à dire, un vertige […] » (133-136) ; un impossible à vivre, à dire, un vertige, textuellement traduit dans l’image récurrente de ce « hoquet », de ces nausées dont est secoué le « visiteur », saisi tout entier par la prise de conscience sans retour qu’est pour lui ce voyage au vif infernal du monde esclavagiste (135) ; hoquet dont, j’ajoute, les minirécits dont l’œuvre est en grande partie constituée constituent l’incarnation narrative. 66 Bernadette Cailler Dans nos passés culturels respectifs, passés, aussi, de lecture, sûrement, vous et moi, lecteurs, nous rappellerons maintes histoires reliées à celle explorée par Chamoiseau, histoire qui est donc mise à jour et formée, d’abord, par la soif de trouver des manières de percevoir et mettre en mots le passé douloureux, caché, à peine connu ou inconnu, nul doute, mais aussi, et aussi impérativement, par la soif de sonder le mystère de la psyché humaine dans ses relations à soi-même, aux autres, et au monde environnant ; et crucialement, par la soif d’écrire (et, donc, de laisser une trace ancrée dans l’Histoire), d’écrire un texte qui commence à dire tout cela. Que les textes en mémoire soient oraux ou écrits, qu’ils soient appréciés ou non selon un milieu culturel ou l’autre, du point de vue de la forme, de la métaphore, du style, du ton, des mises en intrigue, des événements, et/ ou de l’idéologie, lui, Chamoiseau, l’auteur, cherche implicitement à subvertir certains de ces textes (par exemple, ceux qui trahissent grossièrement les aspects meurtriers de la conquête et de la colonisation du Nouveau Monde, ceux empreints d’un intérêt douteux pour l’Autre exotique, textes sur le marronnage, et encore bien d’autres). Par ailleurs, le travail et la critique très créative entrepris par Chamoiseau à propos de quelques auteurs très aimés, y compris ceux avec lesquels il ne peut qu’entretenir des contacts particulièrement ambigus (ainsi Faulkner), portent la marque d’une filiation et/ ou d’une affiliation non dénuées de gratitude. En conséquence, tout en mettant en question la pertinence durable ou renouvelée d’un texte ou l’autre, en particulier ceux dont les vibrations sont les plus fortes dans sa propre situation émotive et socio-historique, ou, tout en incitant la lectrice à se poser des questions sur les façons dont tel ou tel texte devrait être lu, pour que quelque sens puisse émerger des actes d’écriture et de lecture, Chamoiseau n’essaie en aucun cas de minimiser l’importance des « textes fondateurs » qui, peut-être, sont inscrits d’une facon ou de l’autre au cœur de la structure du palimpseste. Il apparaît aussi que, sous sa plume, « texte » doit être pris au sens le plus large du terme, ruines, pierres, os, et tombes inclus. L’écrivain encourage tout cerveau vivant à continuer de regarder tous les textes avec intelligence et un intérêt vide de toute révérence ou de toute nostalgie futiles et, qui plus est, un intérêt vide de mépris ou de haine, confronté qu’il est avec l’impatience - car la vie est toujours là -, d’inscrire d’autres textes par-dessus les signes perçus, quelques-uns, beaucoup, à peine visibles ou à moitié disparus. De tels « déplacements » - son propre mot -, d’image à image, de son à son, de mémoire à mémoire, d’histoire à histoire, petit à petit, contribuent à agrandir « notre pays intime » (302). Donner leur chance à ces nouvelles perceptions, espérer qu’elles apporteront de nouveaux souffles de vie aux créativités et même aux intentions humaines, est la raison, je suppose, pour laquelle nous lisons encore. Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) « Durables par-delà leur éphémère sarclage » : Discontinuité historique et pérennité dans Le Quatrième siècle d’Édouard Glissant Samia Kassab-Charfi - Dis-moi le passé, papa Longoué ! Qu’est-ce que c’est, le passé ? […] Tu ne peux rien si tu ne remontes pas la source. Édouard Glissant, Le Quatrième siècle. 1 La ravine-Histoire Les stations dichotomiques qui complexifient le cheminement antillais de la quête historique sont emblématiques des tensions constitutives de celle-ci. Si le recours régulier à l’interrogation du passé est une étape fondatrice de ce cheminement, ou plutôt fondatrice du moment où le sujet se retourne et questionne le sens du tracé produit, le travail historiographique engagé par l’Antillais 1 est indissociable d’un sentiment paradoxal, celui qui articule la conscience d’un dessaisissement historique à la conscience de cette conscience - simultanéité qui date exactement le commencement de l’entreprise historiographique dans ses diverses perspectives. Ces stations ou figures dichotomiques, dont l’une peut constituer une menace pour l’autre, réfèrent à des modes d’être (ou de non-être), des formes d’expression (ou de non-expression), des objets emblématiques (futiles ou écrasants), des postures argumentatives intérieures qui s’auto-récusent. Pour reconstituer la scène primitive de son Histoire, il s’agit, pour l’écrivain ou le philosophe, de croiser ces stations en vivant leur intime coexistence, 1 Le travail historiographique entrepris par le personnage de Mathieu aidé de Papa Longoué consiste à « commenc[er] la chronologie et à pos[er] la première borne à partir de laquelle mesurer les siècles. Non pas l’écart de cent années déroulées l’une après l’autre, mais l’espace parcouru et les frontières dans l’espace. » Édouard Glissant, Le Quatrième siècle. Paris : Gallimard, 1964, p. 309. L’abréviation QS désignera Le Quatrième siècle. 68 Samia Kassab-Charfi de les confronter. Ce sont l’oubli et/ ou la mémoire, le cri et/ ou le silence, l’intuition et/ ou la quête, la résignation et/ ou le refus, le monument et/ ou la trace, la vie et/ ou la mort. Il convient de souligner ici la valeur fortement pragmatique et stratégique de la double articulation : le couplage du « et » et du « ou » disant une double possibilité, celle d’une successivité mais aussi et surtout d’une paradoxale simultanéité - le désir d’oubli en même temps que l’avivement de la mémoire, par exemple. Aussi la possible coprésence de l’une des figures dans l’autre (en « et » et non en « ou », additive et non substitutive) est-elle le signe majeur de cette dichotomie tactique qui n’a en aucun cas, ici, valeur d’oxymore, c’est-à-dire d’impossibilité logique mais désigne au contraire un état absolument naturel, une gravité quintessentielle qui se nourrit précisément de cette situation paradoxale. Empiriquement, le travail à accomplir est celui d’un « précipice à franchir » : Tant qu’il ne l’a pas franchi, c’est le passé qui continue ; et au moment où il l’aura franchi, l’avenir commence. Il n’y a pas de présent. Le présent est une feuille jaunie sur la tige du passé […] Le présent tombe de l’autre côté, il agonise sans fin. Il agonise. (QS 258) Puisque « aujourd’hui est fils de hier » (QS 273), il faut trouver les matériaux du pont à construire pour passer de l’autre côté du gouffre, et sans doute aussi encourir le risque du vertige, à plonger ainsi le regard dans ses abymes. Le roman d’Édouard Glissant publié en 1964, Le Quatrième siècle, est fondé sur le constat de ce précipice : « car le passé n’est pas simple, ah ! il y a combien de passés qui descendent jusqu’à toi, tu dois faire la gymnastique si tu veux les attraper […] » (QS 235). La ravine est profonde, mauvaise, obsessionnelle ; il faut tout inventer : l’outil, l’instrument, la manière de l’explorer. L’Histoire-ravine est intraitable, alors l’écrivain doit fatalement opérer par rhapsodie, par patiente reconstitution des morceaux, en rapiéçant progressivement. Fondamentalement, cette histoire devra s’accommoder de cette discontinuité imprévue, arythmique - « Qu’y a-t-il eu pour nous », s’interroge Papa Longoué, « sinon un grand trou que le temps a sauté d’un seul coup ? » (QS 281). Dans le roman de Glissant, l’un des protagonistes évoque l’irruption folle du passé et le risque qu’elle comporte : « Car le passé est en haut bien groupé sur lui-même, et si loin ; mais tu le provoques, il démarre comme un troupeau de taureaux, bientôt il tombe sur ta tête plus vite qu’un cayali touché à l’arbalète. » (QS 246). Comment du coup assurer par rapport à ses risques et failles, la bonne tenue du sujet reconstituant, comment sauver le témoin prophétique du passé des dangers de ces ruptures à répétition ? Comment enfin garder le cap sur la Relation après l’épreuve du récit rhapsodique ? « Durables par-delà leur éphémère sarclage » 69 De nombreux critiques ont abordé la complexité narrative des romans de Glissant. Dans « La Structure romanesque de Mahagony d’Édouard Glissant » 2 , Catherine Mayaux fait valoir cette intrication des diverses instances énonciatives qui se relaient, chacune colmatant une brèche dans le grand ensemble temporel, orphelin de l’origine et surtout affecté d’une irréparable discontinuité 3 . Le Quatrième siècle est une œuvre majeure, non seulement dans l’économie générale du massif Glissant mais aussi par rapport aux projets romanesques caribéens fouillant l’Histoire de cette région du monde. L’enjeu explicite du récit y est, comme le souligne en 2004 Elena Pessini, de « remettre à plat quatre siècles d’histoire pour dire la vérité de ceux qui subirent » 4 . Mais avant d’entrer dans le détail de cette maïeutique prophétique, car sous-tendue par l’extravagance méthodologique d’un élan urgemment projectif vers le passé - ce que Glissant nomme une « vision prophétique du passé » 5 -, élan dont nous examinerons dans le second volet de cette étude le caractère analeptique et divinatoire, il faut considérer les fondements et les articulations de ces paradoxes fondateurs. Le premier couple de paradoxes qui entre dans la substance de cette Histoire et définit la matière tensionnelle de sa composante intime, c’est l’oubli et la mémoire. Si dans l’imaginaire antillais l’origine n’est ni magnifiée ni mythifiée, c’est qu’elle est habitée par une lésion primitive dont les séquelles sont essentiellement l’amnésie ou, pire, une inertie mémorielle 6 qui interdit l’accès au Tabernacle de la mémoire - celui-là même que l’artiste caribéen Serge Hélénon figure, dans ces Expressions-Bidonvilles, par un coffre bricolé de vieux morceaux de bois. 7 De la barrique testimoniale de Papa Longoué dans Le Quatrième siècle à ce Tabernacle étrangement cadenassé, il n’y a qu’un pas. En lieu et place de la bénéfique remémoration communautaire, coule 2 Catherine Mayaux, « La Structure romanesque de Mahagony d’Édouard Glissant ». Horizons d’Édouard Glissant. Ed. Yves-Alain Favre & Antonin Ferreira de Brito. Biarritz : J. & D. Editions (Actes du Colloque de Porto, oct. 1990), 1992, p. 349-363. 3 Voir également Celia Britton, « La Poétique du relais dans Mahagony et Tout- Monde ». Poétiques d’Édouard Glissant. Ed. J. Chevrier. Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1999, p. 169-178. 4 Elena Pessini, « Papa Longoué raconte. Le quimboiseur dans Le Quatrième siècle ». Rêver le monde. Ecrire le monde : théorie et narrations d’Édouard Glissant. Ed. C. Biondi & E. Pessini. Bologne : CLUEB, 2004, pp. 53-62, ici p. 59. 5 Mathieu, le jeune narrateur en quête d’Histoire, reprend les paroles de Papa Longoué, l’initiateur, ancêtre et quimboiseur : « […] papa Longoué, toi, toi qui as oublié sans oublier […], tu prétends qu’il ne faut pas suivre les faits avec logique mais deviner, prévoir ce qui s’est passé […] » (QS 66). 6 Glissant évoque dans Le Quatrième siècle « […] le vertige de ceux qui avaient oublié la mer et le bateau de l’arrivage […] » (QS 317). 7 Serge Hélénon, « Lieux de peinture ». Préface d’Édouard Glissant, texte de Dominique Berthet. Paris : HC Éditions, 2006, p. 35. 70 Samia Kassab-Charfi un dangereux Léthé 8 , dont le poison atteint principalement l’avenir, lequel est interdit de configuration en raison même de ce passé toxique, frappé de non-traçabilité : « Et vous, vous êtes heureux, hommes sans mémoire ! Voilà que vous serez défunts sans le savoir… » (QS 44). Ensuite, et en lien étroit avec l’accès à la parole, le duo cri/ silence vient exemplifier l’impossibilité même de dire l’urgence de cette parole. Dans la littérature antillaise, les nombreuses déclinaisons du cri ou de sa composante antinomique, le silence comme ravalement du cri - comme on avale sa langue, supplice d’ailleurs évoqué par Glissant ou par Chamoiseau dans Un Dimanche au cachot 9 - relèvent l’aiguillon d’une impuissance langagière très intimement liée aux non-dits de l’Histoire, à ce qui ne saurait en être dit sans menacer d’ébranler l’être. La gorge, goulot d’étranglement, devient le lieu allégorique d’un détroit mortel, à l’instar des topologies mythologiques, ou de ces Dardanelles qui transformaient un passage en guet-apens. Pour ce franchissement - troisième couple - il faut suivre l’intuition (étymologiquement, une contemplation, l’« intuitio » étant « l’image réfléchie par le miroir ») ou prendre l’initiative de la quête. La démarche est complètement différente : l’intuition suppose qu’on se laisse porter par les hasards d’une divagation, la quête qu’on s’installe dans le volitif inquisiteur, qu’on pénètre par effraction dans le sujet, malgré l’ignorance et l’hésitation - « on ne sait même pas ce qu’il faut fouiller » (QS 201) - au risque de perdre le fil de… l’h/ Histoire. L’intuition comporte l’avantage de cultiver les aires et repaires du fictionnel, de fréquenter l’hypothèse, la rêverie - les prophéties protégées du songe génésique. La quête, à l’inverse, engage l’esprit, la logique inéluctable des percées probantes : on ne peut plus échapper alors à la plongée dans le miroir, d’autant que le « souvenir n’[est] rien qu’une plus grande volonté » (QS 242). La quête est acte : elle affecte la « terre que tu remues pour déplanter la connaissance » (QS 273). Elle est confrontation, cependant que la résignation enveloppe et protège, correspondant à une mise à l’abri du brutal désenchantement historique. Les trois derniers doublets paradoxaux accentuent en les subsumant les trois premiers. Ainsi, la résignation et/ ou le refus participent de la même logique que celle de l’intuition ou de la quête. Le caractère gémellaire de la quête et du refus entraîne parallèlement une analogie passive de la résignation et de l’intuition. Ces deux dernières postures sont symboliques d’un sujet s’abandonnant au flux incontrôlé d’une réminiscence qui lui donnera l’illusion d’une avancée et d’une continuité : se résigner aux ébréchures de 8 L’une des familles auxquelles l’officier d’état civil attribue arbitrairement un nom après l’Abolition s’appelle justement dans Le Quatrième siècle « Famille Léthé » (QS 205). 9 Patrick Chamoiseau, Un Dimanche au cachot. Paris : Gallimard, 2007. « Durables par-delà leur éphémère sarclage » 71 l’histoire et à ses morcellements est plus confortable que les refuser ou s’en indigner. Aussi, toute thérapeutique devra choisir son point de départ : la désignation du traumatisme et son acceptation, ou tout bonnement son refoulement. Assurément, le premier cas de figure correspond à ce que Paul Ricœur nomme la « mémoire obligée », qu’il situe à un « niveau éthicopolitique » 10 . Certes, la prise à partie de la mémoire pourra aller dans le sens de son « idéologisation » 11 , mais c’est le prix à payer pour enfin trouver la couleur de l’Histoire. Dans cette mesure, on comprendra que l’événementiel le plus central ne soit pas le détail diégétique mais le récit même de la quête, la mise en scène de ses balbutiements, de ses terribles hésitations, qui inaugurent la plupart du temps « le long vertige de la révélation » (QS 314). Et lorsque cette quête est menée via une entreprise romanesque, il semble que toute la démarche soit l’illustration d’une mise en marche d’un art de la mémoire, qui construit et conçoit, bien plus qu’il n’enquête seulement sur les traces indéchiffrables d’un passé. De là, le passage au binôme monument et/ ou trace. Dans cette économie antillaise héritée du système ségrégatif des plantations, le monument au sens histori(ographi)que n’existe pas : juste quelques bustes, statues, ex-votos, ruines de rhumeries ou grandes habitations d’héritiers békés, viennent témoigner d’un temps. Pas de trace d’une « civilisation » au sens antique du terme, pas de rites policés. 12 La culture a été prise de court par ces siècles hâtifs où il fallait exploiter, tirer le sucre de la canne, distiller, vendre, planter à nouveau, récolter. Ce système dépourvu de culture au sens policé a dû plutôt trouver appui sur des traces, des pointillés, des effleurements. Effleurements discrets qui sont des croisements, là encore, entre le savoir empirique des anciens Amérindiens, les traditions effilochées de l’Afrique définitivement perdue, et les inventions créoles de la nouvelle installation insulaire. On peut ainsi considérer le monument comme une allégorie de la Mémoire certaine, attestée, sigillée. En marge de cette certitude, qu’y a-t-il sinon le silence trouble des traces, voix à peine audibles, mais voix tout de même ? Le dernier doublet, celui de vie et/ ou mort, est très largement à l’œuvre dans cette épistémique paradoxale de l’Histoire antillaise mais aussi dans le roman. Papa Longoué y expérimente spectaculairement quatre morts : « Quatre morts à passer comme quatre siècles à reconstituer » 13 . Le lien entre la vie et la mort change de nature ; tout comme pour la mémoire et l’oubli, 10 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Seuil, 2000, p. 105. 11 Ibid., p. 103. 12 Cf. Samia Kassab-Charfi, « Le Paysage antillais ou la mémoire in absentia ». Essays in French Literature and culture 47, University of Western Australia, 2010, p. 109-132. 13 Elena Pessini, op. cit., p. 61. 72 Samia Kassab-Charfi le cri et le silence, la quête et l’intuition, il faut ménager les passages de l’un à l’autre possible antilogique, sans craindre l’effet spéculaire, celui qui peut générer à nouveau de la vie à partir de la mort ou pétrifier en une mort soudaine ce qui vivait encore. Le quimboiseur fréquente ces allées improbables, que le roman ratisse inlassablement par le truchement des différents narrateurs, souvent en une syntaxe dédiée à la quête même de ces passages, puisque c’est « à travers la fonction narrative que la mémoire est incorporée à la constitution de l’identité » 14 . Enjeu vital qui permet de poser au bout du roman non pas un traité d’Histoire mais la chair même de l’identité et la formule du nous, si décisive selon Glissant. 2 Défibrillations syntaxiques et endurance historique La construction de cette formulation essentielle passe ainsi non seulement par une écriture singulière, mais plus particulièrement par ce que l’écrivain marocain Abdelkébir Khatibi nomme une « syntaxe du corps » 15 . Si le récit doit prendre en charge les battements paradoxaux de l’acte questionnant, il le fera selon une économie textuelle résolument réticente aux fluidités narratives. Le « récit fracturé, concassé » 16 et le « déroulé de la parole » sont les principales caractéristiques stylistiques de cette traversée des ravines historiques. Si l’image du « récit concassé » renvoie de façon significative aux fractures de la narration et à ses intermittences disruptives, au risque de lasser le lecteur, perdu dans le dédale impensé de l’histoire racontée, celle du « déroulé de la parole » réfère à deux phénomènes : l’un syntaxique, l’autre mythologique. Le sens syntaxique d’un « déroulé de la parole » s’impose d’abord en raison de « l’inextricable forêt des mots » (QS 77), première pérennité dont il faut prendre acte, et dont la présence est aussi absolue et imposante que la forêt tropicale. Il faut en quelque sorte « dérouler » le tapis de mots, faire advenir ceux-ci à la lumière d’un paysage cohérent. La parole, la performance orale avec toutes ses spécificités (et il y en a beaucoup dans l’écriture de Glissant) pose ainsi une nouvelle naissance du dire réconcilié avec sa propre exigence - retour à cette maïeutique sans laquelle la quête est inconcevable et non-verbalisable. Aussi le déroulé de la parole introduit-il à l’équivalent d’un commencement mythique : exactement le même que dans le premier chant du Sel noir, recueil poétique publié en 1960, quatre années avant la parution du Quatrième siècle. Le chant intitulé 14 Paul Ricœur, op. cit., p. 103. 15 Abdelkébir Khatibi, Maghreb pluriel. Paris : Denoël, 1983, p. 199 (« Bilinguisme et littérature »). 16 Catherine Mayaux, op. cit., p. 359. « Durables par-delà leur éphémère sarclage » 73 « Le premier jour » est un hommage au Conteur, celui qui « va, par solitude même, chanter la terre, ceux qui la souffrent », qui « vient enfant, dans le premier matin » et « voit l’écume originelle, la première suée de sel » 17 . Mais tandis que dans Le Sel noir cette évocation panégyrique était une ode à la naissance de la parole et à l’oralité médullaire des Antilles, Le Quatrième siècle dramatise dans une tragique intensité la mise au monde de la parole. Il faut parler pour se dégorger de tout ce que l’on sait, dit le roman (QS 77), et peu importe si le discours dégorgé est incompréhensible ou s’il comporte une part irréductible d’opacité. L’un des protagonistes du roman, pourvu d’un débit verbal extrêmement rapide, émet ainsi un discours fait de traces d’une langue perdue et des rudiments nouvellement acquis du créole : « Il mêlait à sa parole des expressions tout à fait inconnues, chaque fois que son souvenir de la langue natale faiblissait, ou peut-être quand cette langue ne lui permettait aucune tournure qui pût s’adapter à la situation nouvelle » (QS 71). Naturellement, il importe ici de bien marquer la différence entre la parole vitale et ces « interminables palabres » (QS 275), ou encore ce « parler fleuri » du « folklore languide » créole que Glissant met à l’index en le ridiculisant : « Et puisque ce rapport conterait des histoires peu soutenables, il serait bon de fleurir des mots en papillon et légèreté, des tournures en miel, des phrases en transparence et bleu de lune, afin d’étouffer sous la grâce du dire l’horreur incongrue du décompte » (QS 259). L’infinie variété de langages est soulignée par l’auteur : « Il se créa ainsi autant de langages pour la bouche qu’il existait de degrés depuis les hauts jusqu’à la mer » dans le même temps qu’est tournée en dérision la fascination mortifère pour le « beau français tout neuf » (QS 259) et l’attachement névrotique et inutile à de risibles prescriptions orthographiques célébrant « […] cette virgule ou cet accent bien placé sur un passé simple » (QS 298). Par ce recueil de la parole, l’objectif à la fois imposant et insaisissable est bien sûr la saisie du passé - de « l’antan » (QS 318). Dans son irrépressible désir de remonter l’Histoire de son pays, le jeune Mathieu - « jeune plant » qui « pousse dans hier » (QS 16) - fait ce constat : Et aucun de nous ne connaît ce qui s’est passé dans le pays là-bas au-delà des eaux, la mer a roulé sur nous tous, même toi qui vois l’histoire et les tenants. Voilà. Nous appelons cela le passé. Cette suite sans fond d’oublis avec de loin en loin l’éclair d’un rien dans notre néant. […] Et nous appelons cela le passé : ce tourbillon de mort où il faut puiser la mémoire […]. C’est le passé ce besoin, comprendre une histoire ce qu’elle signifie avant même qu’elle commence, et expliquer par-dessous […] (QS 68). 17 Édouard Glissant, Le Sel noir. In Poèmes complets. Paris : Nrf-Gallimard, 1960, p. 173. 74 Samia Kassab-Charfi La reprise du fil rompu ou perdu de la mémoire - celui qui mène à « la chaîne de vie » et aux « os décolorés » (QS 319) - nécessite donc la mise en œuvre d’une technique de parole particulière. Si dans Le Quatrième siècle la description du paysage incorpore la notation de cet « immense silence […] qui navigue à la rencontre d’un bruit de mer » (QS 63), comme un analogon sonore de l’effacement des êtres - « La Roche [le propriétaire béké] ne voyant même pas les hommes et les femmes, ombres effacées dans l’ombre, qui s’écartaient sur son chemin » (QS 55) -, rompre ce silence afin d’accéder aux territoires obscurs du dire n’est pas chose aisée. Pour remailler les trous de silence et tenter d’y figurer un motif, il faut tisser une syntaxe physique, pneumatique : la phrase de Glissant dans son souffle suit patiemment, ardument, douloureusement cette montée du morne mémoriel. Elle en restitue les Ahans. Pour passer outre les ravines des paradoxes, l’auteur engage l’écriture dans l’épaisseur touffue de phrases concaténées. Ce canal qui s’étrangle comme s’étranglerait un gosier est la passe idéale pour élever le lamento historique. La syntaxe vient défibriller le blocage langagier, elle oppose à sa constriction le désordre fécond des suspensions, d’une parataxe accumulative, d’interminables parenthèses, comme des sentes secrètes disséminées dans le texte 18 . Ces défibrillations thérapeutiques sont occasionnées par « l’irrémédiable puissance des mots dits à haute voix » (QS 15). Sans cesse, la phrase repousse ses propres limites : le lecteur croit avoir atteint le bout de la sentence mais il n’en est rien, le récit est démaillé aussitôt emmaillé, les sons remontent après s’être perdus au profond de la gorge, là où est censé naître le cri premier, primal, celui que le récit exige d’« épeler à haute voix » (QS 45) et par lequel se dit la présence pure, sans message. C’est peut-être cette parole précipitée et reconquise en accord avec l’impérieuse sommation de son avènement qui est le principal symptôme de la durabilité de l’être antillais, de sa ténacité. À l’interdiction de la parole chez l’esclave - « Ils ne parlaient pas, puisque c’était interdit » (QS 54) - répond maintenant l’ivresse de l’enhalement (enroulement) phrastique : dans Le Quatrième siècle, nombreuses sont les périodes qui enchaînent des séquences multiples tendues vers une seule portée : celle d’un langage recouvré, « langage inappréciable, tout en manières et en répétitions, qui n’en avançait pas moins avec sûreté vers un savoir, au-delà des mots » (QS 17). L’empressement, voire l’essoufflement, sont indiciels de cette course que requiert l’analepse, le retour au passé, dont la « connaissance » est ce qui « pousse en foule dans demain » (QS 322). Face à l’intrépidité et l’obstination de Mathieu, Papa Longoué ne peut que constater en souriant son projet fou : « […] tu veux faire la course avec la vérité » (QS 49). À tout moment les protagonistes peuvent repartir à toute 18 Dans le chapitre « Carême à La Touffaille », une parenthèse s’ouvre pour ne se refermer que trois pages plus loin (p. 277-280). « Durables par-delà leur éphémère sarclage » 75 vitesse en arrière. Mais l’analepse dans Le Quatrième siècle n’assume pas seulement la valeur de figure ou de technique narrative : elle est le viatique même de la démarche mémorielle, de la quête de la « lente mémoire » (QS 17), comme l’atteste remarquablement cet extrait où l’anaphore ponctue en l’accomplissant la mise en abyme analeptique et son accélération stratégique pour embrasser les quatre siècles d’histoire : Mais regarde-moi, je vois qu’il raconte le marché et puis en arrière le bateau et en arrière encore la maison là-bas et en arrière encore le parc à entassements et en arrière encore je devine ce qui était, mais je vois qu’il a oublié la mer. (QS 141). La fonction mémorielle est ainsi indexée à cette qualité d’endurance générée par la prise de parole, force allante symbolisée par l’interminable déroulement de certaines périodes, telles que celle décrivant le passage apocalyptique du cyclone au chapitre « Carême à La Touffaille ». Si dans la tradition des littératures antillaises et afro-américaines, l’acte et la capacité d’« endurer » sont fondamentaux en tant qu’ils représentent une résistance au calvaire de l’esclave, il importe néanmoins de faire la différence entre « durer » et « endurer ». Dans Le Quatrième siècle, c’est « durer » qui est employé quand il s’agit de rendre compte de l’état de torpeur auquel sont réduits les esclaves domestiques dans l’Habitation, « peuple en marge qui se satisfaisait d’une pénombre où il durait sur le mode animal » 19 (QS 132). Le premier Entre-dire de L’Esclave vieil homme et le molosse, de Patrick Chamoiseau (1997), souligne pareillement le fait de tenir bon sans réelle résistance, avec cette absence à la vie qui frappe les esclaves, et en particulier le vieil esclave qui marronnera par la suite : Les cheveux gris sur la tête noire, il porte dans la mêlée de terres, dans les deux histoires, pays d’avant et pays-ci, le pur et rétif pouvoir d’une racine. Il dure, il piète dans la friche qui ne procure. 20 Durer, c’est s’efforcer au bout du compte de se maintenir passivement à existence, malgré les aléas : dans Biblique des derniers gestes de Patrick Chamoiseau, le héros apprend « à exister […], à durer en endurant » 21 . L’endurance définit quant à elle l’aptitude ponctuelle à encaisser, à incorporer l’itération d’un ensemble d’épreuves, et à accepter sans doute aussi d’en imaginer d’autres, toujours pour durer. Le dialogue étrange qui s’ébauche entre l’esclave marron et le maître béké, La Roche, ressortit peut-être à cette 19 L’italique est dans le texte. 20 Patrick Chamoiseau, L’Esclave vieil homme et le molosse (avec un entre-dire d’Édouard Glissant). Paris : Gallimard, 1997, p. 16. En italiques dans le texte. 21 Patrick Chamoiseau, Biblique des derniers gestes. Paris : Gallimard, 2002, p. 756. 76 Samia Kassab-Charfi dernière catégorie : « La Roche se tut, en homme de manières qui attend que son interlocuteur s’exprime. Car ils étaient tacitement convenus de parler l’un après l’autre, dans le paisible et ardent après-midi ; chacun avec son langage étranger à l’autre […]. » (QS 125). Un dialogue s’envisage ici, qui au départ « n’en était pas un : l’un et l’autre renfermés chacun sur son propre dommage, et mutuellement inabordables » (QS 123), dialogue qui hasarde plus loin l’impact d’une parole devenue peu à peu possiblement formulable, « librement rallumée […] » (QS 301) par l’ancien esclave silencié. La durabilité est en partie gagnée grâce à la parole advenue des esclaves, parole endurante qui avance par « bribes hachées, par sentences détournées » (QS 176), toujours selon cette poétique du détour et de la discontinuité - de la rhapsodie. Le chapitre « Roche carrée » détaille les étapes de cette avancée sur le terrain de l’expression, avancée déclenchée par une révolte d’esclaves, à la faveur de laquelle survient l’appropriation nouvelle, chaotique et enivrante, de la parole : « Regardez, on va se battre encore ! » Tous ; entichés du mot qui affleure et avertit, sans qu’il cerne pour autant la vie. Tressant, d’une sentence à l’autre, d’une confidence à une affirmation, la voix grossie de mystère d’où naîtrait leur clarté. Usés sous la canne, broyés dans le cacao, laminés avec le tabac, mais durables par-delà leur éphémère sarclage. Et capables, sinon de comprendre déjà, sinon d’agir, du moins de chanter un avenir orné de splendeurs (comme le rêve chimérique d’un paralysé). […] Sans qu’ils osent croire que l’acte futur […], ils le sentaient peut-être courir d’une de leurs phrases à l’autre. L’acte : pulsion qui racontait déjà les mots entre eux, ou plutôt, articulation (syntaxe insoupçonnée) de leurs discours sans suite. (QS 177) 22 Comme le marron qui choisit lui-même son nom - à la différence de l’esclave servile des plaines - la parole en quelque sorte s’auto-baptise, nouveau « pacte de splendeur » (QS 201). Elle s’énonce dans la conscience chancelante et incertaine, mais de plus en plus drue et directe, de son énonciation. La précipitation de certains extraits, où la ponctuation est totalement radiée, montre bien le souci de relayer l’écriture par le souffle plein de l’oralité : « le quimboiseur [Papa Longoué], détenteur des secrets et du savoir de la culture orale, initie celui qui s’est formé dans les livres, des livres [Mathieu] » relève Elena Pessini 23 . Et sans doute enfin la caution de la durabilité siège-t-elle dans cette passation vitale de l’oral à l’écrit, dont Glissant est lucidement conscient. D’ailleurs, la fonction du quimboiseur n’est-elle pas de « rétablir un nouvel ordre de l’histoire antillaise », d’« assurer 22 C’est nous qui soulignons. 23 Elena Pessini, op. cit., p. 55. « Durables par-delà leur éphémère sarclage » 77 la transition entre la culture de l’oral et celle de l’écrit », de « conserver la mémoire » 24 ? C’est précisément dans cette injection d’oralité dans l’écriture que se réalise la (ré)génération de la parole. Celle-ci, conçue par l’écrivain comme l’instrument d’une poétique de la Relation, puise sa vitalité dans ses dérades, ses glissements, ses délirantes envolées, à l’instar de cette « guirlande écumante de mots » (QS 257) que les « gens de couleur » gagnent le droit jubilatoire de tresser après l’Abolition. Parole neuve, mêlée, protendue vers sa nouvelle puissance, à l’antipode de l’affaiblissement substantiel de la caste béké, murée sous « l’impénétrable rempart derrière lequel ses descendants, débilités de tant d’entêtement et d’âpre solitude, se mureraient à jamais » (QS 215). Ainsi s’ordonnent, dans le roman, les saisons d’extinction et d’endurance, suivant le cycle oraculaire de la parole tantôt amuïe tantôt jaillissante et le chant tragique de l’Histoire. Le « sarclage », le tremblement sur la « branche sans racines » (QS 181) auront été les prémices d’une durabilité acquise, mais également d’une nécessaire plongée dans la notion même de mémoire, pour l’invention d’une continuité relative raboutant le préet le postcolonial : « Et si la malédiction tombe et s’efface, ah ! n’est-ce pas tout simplement parce que le nuage de la mémoire monte enfin au grand jour de ce ciel ? Que nous ne sommes peut-être déjà plus sur la branche tremblante à chaque vent par-ci par-là sans raison ? » (QS 325) Tantôt « plant » nouvellement enfoui dans la terre, tantôt volcan, tantôt encore nuage advenant, la mémoire est l’épicentre de la quête et le « lieu élu » (QS 330). Elle est aussi ce qui rend justice au besoin de parole comme exercice d’anamnèse. Au terme du roman, le lien est une fois de plus établi entre la confiscation de la parole et la vacance du destin : « Il éprouvait comment des gens (il n’allait même pas jusqu’à dire : un peuple) pouvaient s’en aller, tarir sans descendance réelle, sans fertilité future, enfermés dans leur mort qui était vraiment leur extrémité, pour la simple raison que leur parole était morte elle aussi, dérobée. Oui. Parce que le monde […] n’avait pas d’oreille pour leur absence de voix » (QS 305). 3 Pour conclure Face à l’Histoire semblable à ces « tissus innommables » des négresses dans la société de plantation, « dont l’effarant bariolage leur faisait comme une nudité massive et indivisible » (QS 81), l’écrivain doit retrouver le sens de la chaîne, le fil directeur qui mènera au-delà des atrocités de l’esclavage et des furies de l’Histoire. Sans se perdre dans la densité de l’histoire racontée, qui croise les destins des Béluse, serviles, et des Longoué, branche maronne, 24 Ibid., p. 58. 78 Samia Kassab-Charfi dont l’ancêtre « a fait le geste d’homme (non pas d’animal […]), d’homme fier et pensant » qui « monte dans les bois » (QS 181), nous avons voulu observer l’exercice ardu de la parole dans Le Quatrième siècle en tant que résistance mémorielle, à la fois symptôme et instrument de durabilité - parole fondant, de par son absence initiale, le partage des mêmes destinées « nouées au sang méconnu, à la souffrance sans voix, à la mort sans écho. […] », celles d’êtres « enfouis dans ces quatre fois cent ans eux-mêmes perdus dans le temps sans parole » (QS 310). Après l’enfer de la canne, seule demeure la « vraie parole d’antan » dont il faut restituer la voix et la fonction de résistance à « l’usure fine » 25 : Prends seulement un plant de canne, regarde-le pousser dans la terre jusqu’au moment où sa flèche pète dans le ciel, et suis-le à la trace jusqu’à l’Usine Centrale et observe comment il tourne en mélasse et en sirop de batterie, en sucre ou en tafia, en gros-sirop ou en coco-merlo ; alors tu comprends la douleur et tu entends sous les registres la vraie parole d’antan qui de si longtemps n’a jamais changé. Tu l’entends. (QS 253) 25 L’expression est employée par Patrick Chamoiseau dans Écrire en pays dominé. Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) Aux Etats-Unis d’Afrique de Abdourahman Waberi : narration dialogique ou dialectique ? Anjali Prabhu Aux Etats-Unis d’Afrique 1 , roman de l’écrivain djiboutien Abdourahman Waberi, présente un monde inversé dans lequel des vagues d’immigrés d’une Europe appauvrie arrivent en Afrique : Ainsi, les nouveaux migrants propagent leur natalité galopante, leur suie millénaire, leur manque d’ambition, leurs religions rétrogrades, comme le protestantisme, le judaïsme, ou le catholicisme, leur machisme ancestral, leurs maladies endémiques. En un mot, ils introduisent le tiers-monde directement dans l’anus des Etats-Unis d’Afrique. (20) Ces infortunés essaient de joindre les deux bouts en marge de la vie urbaine du continent où ils viennent de débarquer. Waberi développe un discours qui reconsidère le rapport entre « le nord et le sud » tout en l’inversant. Par le biais de la fiction et par un jeu de transposition, il met en scène un monde globalisé, mais dans un sens contraire au discours général dominant. Se réclamant des symboles africains de la diaspora aussi bien que ceux du continent, l’auteur a imaginé un monde dont la culture globale est à base africaine, et dans lequel les symboles du capitalisme si étroitement associés aux pays du nord sont africanisés. L’auteur déstabilise ainsi le présent actuel et, sournoisement, nos repères historiques. Son intervention dans la discussion du monde capitaliste est « politique » dans le sens où il crée une sphère d’expérience spécifique où certains objets sont posés comme communs et certains sujets regardés comme capables de désigner ces objets et d’argumenter à leur sujet. Mais cette constitution n’est pas une donnée fixe reposant sur un invariant anthropologique. 2 Il est ici question de savoir, d’une part, quels sujets pourraient argumenter dans un débat philosophique sur le pouvoir, et d’autre part, il faudrait prendre en compte que la sphère d’expérience est une construction discursive, mais une qui se comprend par une conception sociale et essentiellement 1 Abdourahman Waberi, Aux Etats-Unis d’Afrique. Paris : J.-C. Lattès, 2006. 2 Jacques Rancière, Politique de la littérature. Paris : Galilée, 2007, p. 11. 80 Anjali Prabhu historique. Le roman permet à l’auteur de réfléchir sur son rôle créateur d’un discours fictionnel qui se veut une intervention historique. Evoquant le chanteur Rastafari comme « le célébrissime Robert Marley » qu’il nomme « notre grand parolier », l’auteur se définit lui-même comme « L’homme qui s’est donné le droit de chansonner et de caricaturer la planète entière ». (39) Cette image de l’écrivain se profile dans le postscriptum qu’ajoute le narrateur du roman à une lettre retrouvée sur le corps d’un de ces infortunés exilés blancs, mort dans la mer en essayant d’atteindre la terre promise des Etats-Unis d’Afrique. C’est là une inversion évidente de l’odyssée de centaines d’immigrés noirs, jaunes, ou bruns, de toutes les régions du sud qui, dans l’histoire récente, s’acharnent à gagner le nord. Selon le narrateur du roman, ce pauvre blanc mort dans la mer devait être « un fin lettré, poète ou philosophe » qui ne ressemble en rien au stéréotype « de l’immigrant nu, féroce et sauvage ». (126) 3 L’auteur de la lettre en question se dresse contre un « vous » en Afrique qui « s’adonn[e] au fitness et au lifting » (124), alors que le « nous » se trouve « voulant et désirant, et quémandant de boire, manger, se sustenter, vivre, uriner, déféquer […] ». (124) C’est, résumé, la représentation d’une Afrique dont le (sur)développement est perceptible dans la culture de loisirs de la vie urbaine, en contraste avec la pauvreté impitoyable montrée dans le roman par l’énumération insistante des basses besognes des Européens émigrés pour pouvoir survivre. Cette tension dans le roman, entre une image stéréotypée de l’Afrique réelle et son contraire tel que présenté dans la fiction romanesque, s’inscrit comme la construction systématique d’une dystopie : terme à comprendre comme la forme d’un idéal représentée par sa négation. En outre, une tension narrative s’établit, et très tôt, entre le narrateur (anonyme) et le personnage principal (« tu ») à qui il s’adresse. Celle-ci est une jeune femme blanche adoptée et bien placée, étant héritière légitime des richesses des Etats-Unis d’Afrique. Le rapport entre le narrateur et le personnage, Maya/ Malaïka, se caractérise, d’une part, par l’omniscience non dissimulée du narrateur, et d’autre part, par le désir avoué du même narrateur pour sa création discursive. En suivant de près la narration, nous verrons que le narrateur omniscient finit par révéler non seulement son désir de contrôler le discours, mais également un désir souvent articulé au registre libidinal pour le personnage qu’il crée au moyen de ce même discours. 3 L’on pourrait y voir une critique de l’image stéréotypée de l’immigré, en France tout au moins, et aussi une projection de Waberi lui-même : immigré, vivant en France, enseignant l’anglais, et plus récemment enseignant aux Etats-Unis. Les conditions de sa propre immigration sont loin de ressembler à celles de ses infortunés personnages. Aux Etats-Unis d’Afrique de Abdourahman Waberi 81 J’aimerais donc examiner ce rapport tout en gardant l’idée centrale que le roman de Waberi est moins une histoire (un énoncé) qu’une réflexion théorique sur le pouvoir et sur le sort de la collectivité humaine à travers les contingences historiques. La dystopie constitue une intervention politique qui contredit l’utopie tout en la suggérant. Puisque dans le roman cette dystopie est en même temps une représentation de la réalité, mais inversée (le négatif, comme l’est celui d’une photographie du réel), il est possible de l’appréhender autrement lorsqu’il s’agit de la conscience historique. Pourrait-on voir dans cette vue satirique la conscience des possibilités créatrices dans l’appréhension « ironique » de la dimension fictionnelle du discours historique ? C’est, selon Hayden White, ce que les philosophes de l’âge des Lumières n’ont pas su faire. 4 White suggère que la conception de l’histoire à l’âge des Lumières, d’une part critiquait la société à la lumière d’un idéal qui évaluait moralement la réalité, mais d’autre part, le faisait en basant cette critique sur une analyse des causes du processus historique. 5 Il découle de cette contradiction une ironie peu utile puisque absolue et pessimiste. Afin de comprendre l’ambition du roman de Waberi, je me propose d’examiner comment celui-ci reprend et réécrit un texte de l’époque des Lumières : le conte de Candide auquel l’auteur de Aux Etats-Unis d’Afrique fait référence assez explicitement. Candide : optimisme ou illusion ? Si les pérégrinations de la jeune Maya, personnage principal du roman de Waberi, rappellent les péripéties de Candide, la Bildung de ce personnage féminin et le personnage savant de son père, le docteur Papa, invitent à une comparaison avec le conte de Voltaire. Par ailleurs, les aventures de Maya élargissent les clôtures théoriques de celles de Candide en ce qui concerne la notion de la collectivité, suggérée comme une solution provisoire dans les deux histoires. Si Candide évoque l’optimisme (soit par l’équivalence que pourrait suggérer le « ou » du titre ; soit par opposition si le « ou » suggère que le choix offre le contraire du personnage de Candide), le mot maya est, dans la langue sanskrite, associé à l’illusion : ce qui remet en question le positivisme sur lequel se base le conte de Voltaire. Pour justifier le rapprochement, il suffira de rappeler que Candide « avait le jugement assez droit, avec l’esprit le plus simple » 6 , alors que le personnage de Maya, selon le 4 Hayden White, Metahistory : The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe. Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1973, p. 69. 5 Idem, p. 48. 6 Voltaire, Candide. Paris : Larousse-Bordas, 1997, p. 25. 82 Anjali Prabhu narrateur, se caractérise par « [s]on jugement […] fondé, son cœur plein de bonté ». (23) Le clin d’œil de l’auteur ne tardera pas à en donner au lecteur l’affirmation, car Maya « a poussé comme l’herbe dans ce pays de cocagne, dans la meilleure des familles possibles » [c’est nous qui soulignons]. (23) Si Candide est chassé de Westphalie et qu’il renonce au mythe d’Eldorado, la décision de « cultiver son jardin » annonce déjà un esprit bien moderne. Il est impossible dorénavant de croire un Barthes, pour qui nous (les lecteurs de son temps) n’avons rien en commun avec Voltaire car celui-ci « fut un écrivain heureux » (10) 7 : ce qui diverge de la position de White envers le même philosophe. Pour White, Voltaire et son temps se caractérisent par un pessimisme envahissant, manifeste dans la forte présence de l’ironie. Waberi reproduit cet « optimisme » négatif à travers le narrateur du roman qui attire très tôt l’attention du lecteur sur la narration dès que la comparaison avec le conte philosophique de Voltaire a été rendue explicite : « Il est possible que cette histoire familiale, ressassée, convulsive, racontée dans le désordre vous donne du fil à retordre ». (25) L’exposition avertit qu’il s’agit ici d’un problème philosophique qui s’implique dans l’énonciation. Candide et Aux Etats-Unis d’Afrique offrent tous deux un dénouement qui propose la collectivité comme solution. Dans Candide, elle constitue la seule précaution contre un monde essentiellement méchant et contre lequel l’individu s’arme d’optimisme pour survivre. L’auteur rétablit ainsi la primauté de la société par rapport à l’individu. Chez Waberi cette idée prend une valeur bien plus ambitieuse : Au lieu du « nous » fièrement claironné, « nous » roulant les mécaniques, gonflant les pectoraux, c’est un autre « nous » en diffraction, en interaction, en traduction, un « nous » en attente, en écoute, bref un « nous » en dialogue qui viendra. (202) L’on retrouve certes ici, un écho d’Edouard Glissant. La dynamique entre le narrateur et Maya devient une exploration durable de ce que Glissant a désigné par le terme complexe de « Relation ». Le rapport du sujet à son objet ne se constitue qu’en un sens concret de l’historique. C’est ainsi que Glissant nous offre sa conception de la « créolisation », - elle dépasse et dépend de la spécificité caribéenne - comme processus historique engendré par la rencontre de deux entités, dans un choc à la fois historique et épistémologique. La reconstitution de ce moment de la rencontre qu’est le métissage implique pour Glissant un sujet éthique, entièrement historique. 8 Ce qui 7 Roland Barthes, « Le dernier des écrivains heureux. », préface à Voltaire, Romans et contes. Paris : Gallimard, 1972, p. 9-17. 8 Pour une discussion détaillée de ces termes, voir Anjali Prabhu, « Interrogating Hybridity : Subaltern Agency and Totality in Postcolonial Theory. » Diacritics 35.2 Aux Etats-Unis d’Afrique de Abdourahman Waberi 83 intéresse Waberi, c’est l’implication éthique du sujet de l’énonciation dans la notion de l’Histoire. L’auteur de Aux Etats-Unis d’Afrique nous présente une histoire (un énoncé) où l’Afrique émerge comme le lieu légitime et aisé de l’énoncé. En plaçant cette histoire fabuleuse comme une inversion des rapports réels d’autorité, l’auteur dépasse l’ironie pessimiste dont parle White, pour suggérer la contingence non seulement des « faits », mais aussi de l’enjeu du pouvoir dans l’acte de l’énonciation qui résulte de ces faits. Si le conte de Candide se termine avec la conclusion qu’il faut cultiver son jardin dans la recherche du bonheur, Maya, quant à elle, sert à remettre en question la notion et la possibilité même du bonheur pour la race humaine. S’il faut en croire White, l’on serait obligé de voir dans la fin de Candide une conclusion philosophique de l’anti-héroïsme du personnage de Candide (et de tout personnage historique ou romanesque, car le héros est un concept qui ne s’accorde pas avec les prémisses centrales de l’époque). L’écrivain djiboutien montre que l’étonnement et l’ironie de Voltaire ne méritaient pas la critique dédaigneuse d’anti-intellectualisme qui lui a été faite par Roland Barthes. Et, comme le note Patrick Henry, il se peut que Barthes lui-même n’ait pas su lire « lisiblement » le texte du philosophe Voltaire : 9 ce que, semble-t-il, fait admirablement Waberi. Sa relecture transformative toutefois, dépasse de loin une simple relecture « lisible » de Candide. Waberi ne se dresse pas contre un Elie Fréron comme l’a fait son prédécesseur, et l’on ne distingue pas l’équivalent d’un Leibniz comme critique sous-jacente à son œuvre. Pourtant, la raison suffisante, pour reprendre le terme de Leibniz, de cette Afrique engraissée et de tous ses maux qui structurent le système planétaire, c’est le capitalisme mondial. Ainsi, l’Afrique n’émerge-t-elle pas comme l’utopie réalisée du rêve de Marcus Garvey, ni comme une critique « située » ou plutôt « resituée » dans la dystopie (c’est-à-dire provenant d’Afrique) du capitalisme euro-américain : la situation ou perspective importe peu dans la critique d’un système qui est aussi néfaste dans les mains des Blancs que dans celles des Noirs. En d’autres termes, l’Afrique du roman de Waberi n’est guère meilleure que l’Europe, ni plus rachetable que l’Euro-Amérique réelle dont elle reproduit les crimes et les jeux d’exclusion. Cependant le roman ne se présente pas comme une simple exposition des maux et une condamnation de l’humanité. Il cherche à aller au-delà de la contingence historique en proposant un humanisme conçu et développé théoriquement et systématiquement au niveau de la narration. Si le mouvement du centre de ce système capitaliste en Afrique semble trop éloigné au lecteur même dans ce contexte de la fiction, en rendant par conséquent le roman absurde, (2005) : 76-92. 9 Patrick Henry, « Contre Barthes. » Studies on Voltaire and the Eighteenth Century 249 (1987) : 19-26. 84 Anjali Prabhu il n’en demeure pas moins que le lieu propre à la révolution revient à l’individu dans son rapport éthique avec son « autre ». Hayden White rappelle que la pensée historique du dix-huitième siècle partait des prémisses que « plus ça change, plus c’est la même chose », et il affirme qu’en fin de compte, les philosophes ne croyaient pas en la possibilité d’une véritable « transformation » de quoi que ce soit : « ni la société, ni la culture, ni eux-mêmes » [ma traduction]. 10 Waberi prend comme point de départ l’individu qui peut se transformer par une conscience plus aiguë de la relation au niveau de son autre, au niveau de son expérience et de sa contribution à la culture, et au niveau de la société qui s’élargit chaque jour par le rétrécissement du monde qu’accomplit en grande partie le capitalisme. La peau noire ou blanche qui désire : exercice de phénoménologie Les analyses des économistes sur la question d’Afrique et du capitalisme sont partagées. Les intellectuels tels que Paul Collier, Dambisa Moyo ou Hernando de Soto ont débattu, en prenant des positions différentes, la question d’aide financière provenant du Nord pour aider les pays du Sud. 11 Waberi se montre tout aussi concerné par les mêmes questions, mais les approche à partir d’éléments différents. Voulant sortir de la culture capitaliste pour trouver une base à son humanisme, l’auteur propose un décollage phénoménologique au lieu d’un retour au passé précolonial ou autre. Ainsi, évite-t-il une analyse historique qui va dans le sens d’une évolution chronologique pour privilégier l’expérience, voire la sensation, dans cette quête de retrouver l’humanité qui nous réunit tous. Pour ce faire, il amorce une réflexion sur la peau et le désir. Cette peau, blanche ou noire, cherche par toutes ses fibres l’émoi, l’amour, la confusion, le dérèglement des sens. Elle veut fusionner avec la peau de l’autre, mêler sa sueur, ses larmes, ses effluves à ceux de son prochain. Elle veut vriller dans sa chair, boire son eau. (176) Adama Traoré, étudiant à l’Ecole des Arts d’Accra, aime désespérément Maya qui sera diplômée de la même institution. Les sentiments de Traoré amènent le narrateur du roman à réfléchir sur la peau, qui enfin humanise car ce qu’elle cherche, ce n’est pas ce que désirent (ou pensent désirer) les êtres 10 Hayden White, op. cit., p. 68. 11 Paul Collier, The Bottom Billion : Why the Poorest Countries are Failing and What can be done about it. Oxford : OUP, 2007 ; Dambisa Moyo, Dead Aid : Why Aid is not Working and How there is a Better Way for Africa. Toronto : Douglas and MacIntyre, 2010 ; Hernando de Soto, The Mystery of Capital : Why Capitalism Triumphs in the West and Fails Everywhere Else. London : Bantom Press/ Random House, 2000. Aux Etats-Unis d’Afrique de Abdourahman Waberi 85 humains cultivés dans un monde où le capitalisme ne fait que diversifier ses formes. L’expérience de la peau, l’expérience « pure », dépasse et défie l’autorité de l’Histoire, les contingences dont se construit la réalité telle qu’on la connaît et qu’on lie à la notion même de « culture ». Pour la peau qui désire au niveau de la sensation pure, si l’on accepte cette possibilité, il s’agit plutôt d’une relation où il n’y a « [p]as de domination, plus de négation. Emulsion, fusion. […] Peau contre peau, accord des corps » (178). L’utilité de la dystopie dans la quête éthique de l’auteur semble limitée dans son inversion méticuleuse de la réalité puisque celle-ci n’est affirmée dans sa vérité historique que par l’inversion même : ce qui permet au jeu narratif d’être parfaitement compréhensible par le lecteur. Le lecteur et l’auteur connaissent la culture globale actuelle et possèdent également en commun une Histoire dont ils pourraient s’accorder sur les points majeurs et qu’ils comprennent comme ayant engendré cette culture globalement visible : ce qui est essentiel à l’inversion dont dépend la démarche narrative du roman. Dans cette Histoire, le désir connaît une orientation assez spécifique et changeante. Pertinent ici est surtout un certain historique réel du désir, représenté par Maya : ce personnage blanc, mais de culture noire. Le lecteur saisit déjà les règles du jeu de l’inversion : la blancheur porte toutes les connotations négatives de ce qui était historiquement associé avec le noir. Ainsi le narrateur peut rappeler le contexte colonial et la hiérarchie du noir et du blanc dans tous les domaines, y compris particulièrement celui des relations sexuelles : ce domaine est lié au désir et à l’exotisme, à la féminisation du colonisé, à l’hyper-sexualisation de la femme colonisée et à l’espace toujours ambigu que la femme occupe dans le discours nationaliste. La femme y est à la fois symbole de la tradition et actant « moderne » dans la libération. L’expérience de la peau désirante dans la dystopie sert à théoriser la manière dont les êtres peuvent s’engager au niveau interpersonnel, sans avoir recours à des catégories trop facilement récupérables et qui correspondraient à la réalité : surtout ici celle de « race ». La dystopie est déroutante justement parce que l’inversion montre qu’il n’y a aucune différence au niveau planétaire : l’inversion apporte tout d’abord un replacement essentiel d’un vocabulaire éculé. Les stéréotypes s’appliquent au Blanc : nouvelle manière donc de les décrire et qui reconduit les vocables qui, pendant longtemps, avaient servi à décrire les Noirs. Le désir fonctionne comme moyen percutant qui perturbe la transposition exacte du monde réel au monde fictif. De cette façon, cette métamorphose renvoie au monde réel, pour le révéler comme étant la véritable dystopie (d’un idéal réalisable), ce qui est également la matière dont se servent les économistes tels Collier, Moyo et Soto. La critique que fait Waberi d’un monde farouchement capitaliste ne propose évidemment pas de solution 86 Anjali Prabhu au niveau économique mais plutôt au niveau de la pensée. Elle expose tout d’abord comment les structures économiques ont à leur tour structuré la pensée et le vocabulaire, les images et les vérités qui désignent les peuples et les cultures déshérités historiquement par le capitalisme mondial, pour ensuite révéler comment ces structures, dans la réalité ainsi que dans l’imaginaire, modèlent nos interactions au niveau le plus intime. Les mécanismes et le jeu narratif éclairent l’implication du lecteur dans l’Histoire collective dans laquelle il s’inscrit sans trop de résistance. En réduisant l’expérience au niveau phénoménologique en même temps que la narration exige une prise de conscience du jeu de pouvoir, le roman de Waberi met en évidence l’enjeu de l’Histoire et la nécessité pour chaque lecteur de réévaluer celle-ci à partir de sa propre perspective. Narration dialogique ou dialectique ? Le narrateur s’adresse à Maya, dont il préfère le diminutif Malaïka, pour dire : « Tu dis <je> pour mieux parler des autres ». (207) Or, nous pourrions voir que le narrateur dit « tu » pour mieux entrer dans cette danse du désir qui ne peut se faire que par un « je ». La conception du « je » et ainsi d’un sujet de l’énonciation, émerge de la construction des sujets et des objets visibles dans l’énoncé. Le narrateur semble connaître les pensées et les désirs de Maya/ Malaïka : Quant à toi, Malaïka, tu ne fais que débuter. Mais déjà… [sic] tu émerveilles en faisant tes gammes. Tu ne veux pas pourrir dans la rue comme un corps de pendu offert aux vautours, criblé d’oublis. [c’est nous qui soulignons]. (27) Ce narrateur omniscient, par la répétition incessante de « tu », finit par rendre douteuse l’authenticité fictionnelle de la parole de Maya. Lorsque Maya rêve de retrouver sa mère, en raison de l’autorité et du contrôle absolu du narrateur, l’affirmation de chaque constatation du personnage éloigne ainsi deux fois la dite mère car le tutoiement de Maya à son égard ne devient qu’un dédoublement du discours du narrateur : Mère je cours après l’odeur de ton sein, voilà ce que tu te dis. Je cours après ton visage, ton toucher, la caresse de tes yeux. Un jour je serai à nouveau à toi, comme le voile de tes paupières, voilà ce que tu te répètes. » [c’est nous qui soulignons]. (75) Tout doucement le désir de Maya de rejoindre sa mère biologique se confond avec le désir du narrateur pour la création discursive qu’est pour lui le personnage de Maya, et révèle le plaisir inavouable qui réside dans l’acte Aux Etats-Unis d’Afrique de Abdourahman Waberi 87 de créer la parole d’un autre et de créer l’autre par la parole. Ce dialogisme n’échappe pas toujours à une tension dialectique car la parole de Maya ne se construit pas en dehors du discours du narrateur. Il serait toutefois injuste de reprocher à l’auteur d’avoir mis en œuvre un simple et vulgaire jeu de pouvoir entre un personnage et un narrateur/ auteur. Bien loin de ce genre de simplification, l’auteur entre dans un jeu non sans risques où il consent à révéler la nécessité du dédoublement 12 en exposant le fil de sa pensée et de la construction de la narration. Le jeu devient explicite : Qui suis-je, te demandes-tu parfois Maya ? Et celui qu’on voit chaque matin dans le miroir : le double, le sosie, est-il familier ? N’est-il pas déjà de trop ? […] Qu’est-ce qu’il raconte sur ton compte ? (77) On ne rencontre donc jamais Maya puisque le narrateur nous livre ses paroles, ses réactions au point où l’on ne peut s’empêcher de croire que Maya est une transposition du « je » philosophique du narrateur. Cependant, en entretenant Maya au sujet de son double, le narrateur révèle le jeu du désir comme étant un jeu de pouvoir. Le discours, ayant marqué la rivalité entre Maya et sa propre image, va plus loin pour instaurer une rivalité entre le narrateur et Maya : Tu crois qu’il va rester tranquille, repu et fatigué comme les lionceaux après le festin ? Il n’attend que toi que c’en est devenu une obsession, une raison de vivre, un destin. Il guette le moindre de tes gestes. Il t’imagine rival, concurrent ou, pire, ennemi mortel. Il te sautera à la gorge dès que l’occasion se présentera. (78) Est-ce une exagération que d’imaginer une rivalité entre le narrateur et l’héroïne ? Ne serait-ce pas une de ces idées littéraires éculées de dire que la narration incarne « le désir » ? Sinon, pourrait-on ainsi comprendre la réticence du narrateur à céder la parole à Maya, même à titre expérimental, comme une tentative de maintenir le texte au niveau du discours avant qu’il ne devienne histoire ? Le discours, ainsi compris, révèle les circonstances de l’énonciation, ici en faisant de Maya une invention dont la volonté se crée et se sait par son narrateur. Par contre, l’histoire, dans le sens narratologique, renvoie à ce qui se passe (à comparer avec comment la narration le présente). Mais il y a le sens plus élargi venant d’Emile Benveniste et développé ensuite par divers intellectuels, selon lequel l’Histoire s’oppose au discours 12 Pour une discussion de cette même idée du dédoublement dans le cas de la narration à la deuxième personne, voir Anjali Prabhu, « Sisterhood and Rivalry in-between the Shadow and the Sultana : A Problematic of Representation in Ombre sultane. » Research in African Literatures 33.3 (2002) : 69-96. 88 Anjali Prabhu puisqu’elle est objective alors que le dernier est subjectif. Dans le cas du narrateur de ce roman, laisser le discours devenir Histoire serait effacer son « je », ou du moins, atténuer son omniscience ici absolue. De plus, ce serait concéder au personnage une certaine opacité ou une incompréhensibilité de la part du narrateur. Paradoxalement, cette même tentative vers l’objectivité a ouvert l’écriture de l’Histoire à la critique d’une prétendue objectivité, car, comme Walter Benjamin l’a bien dit, l’Histoire est toujours écrite par « les vainqueurs » 13 . Comment comprendre alors le fait que le narrateur se laisse aller jusqu’à vouloir s’attribuer les actes d’un personnage ? Il suffit d’examiner le cas d’un personnage énigmatique : l’homme au bonnet sale que Maya observe en face de la maison. Le bonhomme n’est pas bien accueilli dans un de ces beaux quartiers : « On dit qu’il est sorti de derrière l’usine […] ». (48) Ce « on » va tout naturellement se glisser vers un « nous » : On se frotte les yeux. On se pose des questions, on s’inquiète un peu. […] On le retrouvera au même endroit ou couché sur le banc de l’abribus. Est-ce la fin du voyage pour lui ? Il est là, c’est tout. Sa silhouette a croisé, Maya, la flamme de nos pupilles [c’est nous qui soulignons]. (49) Le possessif « nos » substitue de façon très naturelle la forme « ses » qui s’accorderait avec le sujet « on », surtout parce qu’ici, à cause de l’autre sujet « il », l’adjectif possessif est déjà employé : « sa silhouette. » Quoi qu’il en soit, l’introduction du prénom, Maya, au moment clé, projette le narrateur de manière dramatique dans le « nous » avec « nos pupilles ». Nos pupilles, est-ce tout simplement le fait que le narrateur observe avec le personnage, ou peut-on suggérer que le narrateur partage de manière autre (impossible sauf dans cette énonciation du désir) les pupilles du personnage ? Désirer l’autre, désirer être/ devenir l’autre. Lorsque Maya arrive dans le pays de sa première mère (sa mère biologique), la France, le narrateur ne peut plus se retenir : « Qu’est-ce que tu fais ici » lui demande-t-il pour commencer. (186) Pour se précipiter dans le texte, pour occuper l’être de Maya, la seule manière narrative et grammaticale semble l’hypothèse : « Il faudrait me payer tous les minerais du Transvaal pour que je vienne fouler le sol de ce coin du globe. » A l’en croire, il s’agit d’une simple remarque que lui, le narrateur, n’irait jamais à ces coins perdus du monde sous-développé. Une fois ainsi entré dans l’esprit du personnage, le narrateur se donne libre cours pour désirer à la place de ce dernier : « j’aurais » dit-il « grand faim » ou « grande fringale » pour ensuite avoir « envie d’allumer la chaufferie de mon corps ». (186) Ces exemples servent à montrer brièvement comment le narrateur révèle son désir d’être, de voir, de sentir à la place de son personnage, dépassant de loin un simple désir de le contrôler. 13 Walter Benjamin, Œuvres. Traduction française de Maurice de Gandillac. Paris : Gallimard, 2000, t. 3, p. 432. Aux Etats-Unis d’Afrique de Abdourahman Waberi 89 Le narrateur ne va pas tarder à révéler son désir pour ce personnage : c’est ce qui ressort dès qu’il lui parle de son art. Lorsqu’il décrit la quête de Maya, qui est sculptrice, pour se trouver un modèle, même, il ne s’empêche pas de se mettre littéralement à la place du modèle. La culpabilité, pour ainsi dire, du narrateur, est signalée par les parenthèses entre lesquelles il se laisse aller : « (Ah ! tes mains amoureuses de potière ! Tes mains courant sur ma peau, descendant mon échine ! Je m’emporte ma petite Maya) ». (135-36) Il convient de noter que le narrateur ne s’insinue pas dans le rôle d’Adama, étudiant avec Maya dans l’Ecole de l’Art d’Accra où ils se sont connus. Adama brûle d’amour pour Maya mais, lorsqu’il s’agit de la lettre amoureuse et urgente d’Adama, le narrateur préfère fusionner sa perspective avec celle d’un lecteur possible du texte, et non avec le personnage masculin amoureux de Maya. La cohérence de cette position empêche l’omniscience caractéristique du narrateur qui, maintenant, doit se demander avec le lecteur comment Maya va répondre à la situation : « Nous voici en compagnie de Maya prise dans les rets de l’amour. Comment va-t-elle s’y prendre ? Notre cœur, comme celui d’Adama, saigne pour elle » [italiques dans l’original]. (141) Même si le titre de ce chapitre continue de suggérer le désir du narrateur par le cœur « saignant » comparable à celui d’Adama, il devient toutefois significatif que le narrateur le partage avec un lecteur possible, et interrompt ainsi la grammaire rigide et répétitive dans laquelle Maya est la destinataire légitime et unique reconnue par le narrateur. De cette manière, le narrateur signale un être extradiégétique et s’allie avec lui. Ailleurs, ce que l’on aurait pris comme un monologue intérieur de Maya est transformé en un discours autoritaire, voire absurde si l’on y pense : Tu te noies littéralement dans toutes sortes de fables, d’allégories antiques ou vertes… Tiens, tu ne te souviens plus où tu as pêché cette image. Mais tu es sûre et certaine que les hommes sont des cerfs-volants reliés les uns aux autres par les fils du langage. (30) Dire donc, non pas au lecteur, mais à Maya ce que cette dernière pense elle-même, rappelle la forme grammaticale de l’impératif : ne te souviens plus ; sois sûre et certaine ! C’est pour cette raison que le lecteur se méfie du narrateur lorsqu’il introduit la notion du doute dans son appréhension du personnage. Il serait, par exemple, invraisemblable que le narrateur demande à Maya qui pleure : « Es-tu fatiguée ou malheureuse ? » Le narrateur nous laisserait-il dans l’ambiguïté du silence, en accordant une opacité momentanée au personnage confronté à cette question ? Non, car « les larmes marquent chez toi, Maya, l’ultime frontière des mots […] ». (190) Dans ce chapitre où le lecteur rencontre Maya dans la bibliothèque familiale, tout tourne autour des lectures qu’elle fait. Le « Docteur Papa », son 90 Anjali Prabhu père, lui dit que toutes les histoires sont les mêmes. Le chapitre se termine avec un léger rapprochement entre le narrateur et le père. Suivant la phrase que Maya « est sûre et certaine » citée ci-dessus, le narrateur emploie une série de phrases qui commencent par « Que ». Maya est donc sûre et certaine « [q]ue les génies errants sortent des bouteilles… Que des voix familières se lèvent… ». (30) Ensuite suivent deux phrases sans attribution : « L’existence de l’être est fugace, telle est la courte vie de l’abeille, mais le passé ne meurt jamais tout à fait. La roue du temps tourne ». (30) Peu après, Docteur Papa se révèle comme son interlocuteur, et révoque la possibilité que ce soit le discours philosophique de Maya : « Même pour toi, ma petite, grimace Docteur Papa, mi-blagueur, mi-sérieux ». (30) Les réflexions qui suivent concernant l’avenir excluent complètement Maya non seulement comme source du discours du roman, mais également comme l’auteur légitime (même au niveau de la fiction) du processus de théorisation qu’il offre : « Que restera-t-il des temps anciens, des hommes d’autrefois, des croyances hier encore usuelles ? Tout et rien à la fois. […] Mais tout cela, Docteur Papa le sait bien ». (30-31) En un mot, la légitimité de Maya, en tant que personnage de ce roman philosophique est elle-même remise en question, car sans que Maya en énonce une réponse aux questions que soulève sa propre histoire, le Docteur Papa sait déjà cette réponse. Si l’on veut voir dans le rapprochement entre le narrateur et le père une tentative de modérer cette exclusion du personnage féminin de par sa voix, il est moins aisé de le faire à la lumière de l’autorité paternelle sur le discours qui est accordée par le narrateur (masculin). La constatation semble être que tout un autre discours reste à se créer puisque le narrateur accepte à la fin que « tu vas tout raconter à ton père plus frais qu’un amnésique. Tout, du début à la fin. Il sera, à lui seul, ton public fidèle, captif et impatient ». (232) En même temps, il va sans dire que l’ombre de la même omniscience provient du père. Ainsi, à la fin du roman, le narrateur accepte-t-il que le « je » de Maya, rendu impossible à l’intérieur de son propre discours à lui, comme nous l’avons vu, est à concevoir en dehors de ce dernier. L’idée « du début à la fin » peut suggérer que tout le roman est à redire, mais dans cette version la prérogative serait à Maya d’être la locutrice alors que le père en deviendrait le destinataire. Le problème qui est introduit dans ce projet de réécriture, pertinent dans notre questionnement de l’Histoire en tant que réécriture des faits, à part le lieu de l’énonciation qui est remis en question par l’inversion conceptuelle dans la narration, c’est la caractérisation du destinataire comme étant le « public fidèle, captif et impatient ». C’est en effet poser la question du pouvoir dans l’écriture de l’Histoire. Ce qui nous renvoie à la question centrale posée dans cette étude, à savoir, comment l’histoire des vainqueurs, qui est l’Histoire qui a donné naissance au monde capitaliste et globalisé tel que nous, les lecteurs, la connaissons avec le Aux Etats-Unis d’Afrique de Abdourahman Waberi 91 narrateur de ce roman, peut-elle se re-concevoir sans simplement répéter les rapports d’inégalité seulement inversés ? Puisque nous n’aurons jamais la version « aoriste » (hors du temps du narrateur) 14 du roman où Maya serait un véritable « je » ou même « elle », ce désir de garder le texte au niveau du discours rend plus significative « l’énonciation » dans le sens où le rapport du narrateur avec son destinataire et la situation de ces derniers l’un vis-à-vis de l’autre restent au centre de l’expérience du texte. 15 Car en privilégiant l’énoncé qui cache ces circonstances de la narration, le désir du narrateur pour le personnage ne pourrait se manifester. Dans le discours, le dédoublement du narrateur dans le personnage du père assure la continuité fictionnelle de l’impossibilité pour Maya de posséder le discours et d’en devenir son énonciateur. Il faut rappeler ici également que l’itération de « tu » tout le long du texte risque de simuler l’impératif alors que le personnage féminin devient prisonnier du « je » masculin et omniscient. Avec la mort, [l]es hommes et les femmes se valent […], la domination masculine que les religions ont continué à perpétuer volant en éclats. Ibid pour les préjugés raciaux, politiques, ou de toute autre nature. (40) Le narrateur essaie de diminuer l’inégalité masculine/ féminine en la balayant avec celles qui proviennent d’autres conceptions de la différence pour suggérer que ce n’est que la mort qui puisse équilibrer les injustices. Ce propos philosophique ne tient pas devant la primauté de l’énonciation sur l’énoncé. Seul un retour à la phénoménologie, - qui pourrait provisoirement échapper à l’Histoire et à la culture par son retour au niveau de l’expérience pure comme exercice, en dehors de toute « culture » planétaire déjà connue, - pourrait montrer une tierce voie, car la synthèse prévisible (après le renversement de la thèse du capitalisme euro-américain par l’antithèse du capitalisme africain) est toujours déjà surdéterminée par les pièges du capitalisme, quel que soit le côté d’où il proviendrait. On ne rencontre plus ces pièges dans la culture des immigrés qui se construit par l’intermédiaire d’un discours stéréotypé et par des conditions réelles reconnaissables dans notre compréhension commune (où la persuasion individuelle importe peu) de la culture globale actuelle, partagée entre ceux qui ont/ n’ont pas et ceux qui appartiennent/ n’appartiennent pas au centre, souvent urbain. Par la médiation de son narrateur, l’auteur de Aux Etats-Unis d’Afrique s’engage à interroger l’idée d’un espace, pour l’instant théorique, qui donnerait raison à une logique de Relations en dehors de celles que le monde a déjà connues à travers les siècles : celles caractérisées par la domination brute, l’exotisme, 14 Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard, 1974, p. 241. 15 Ibid. 92 Anjali Prabhu le paternalisme et une fausse générosité propres à l’époque coloniale. Le projet de Waberi se veut une intervention pour changer la grammaire, voire la direction, de l’Histoire. Il rejoint ainsi celui de Chantal Mouffe pour qui, dans une « démocratie idéale », le pouvoir et l’autorité ne disparaissent pas. 16 La grammaire capable d’exprimer une collectivité idéale n’est pas nécessairement explicitée dans Aux Etats-Unis d’Afrique : elle se lit plutôt dans la tension entre dialogue et dialectique de la narration que l’auteur nous livre par l’inversion systématique qui crée une dystopie. La prise de conscience du lecteur de la nature horrifique de la dystopie arrête sa pensée : en tant que réalité l’Histoire ne nous a pas semblé aussi effrayante. L’Histoire, nous l’avions tous acceptée avec ses absurdités, ses inégalités, ses oppressions, ce qui rendait possible notre compréhension parfaite de la dystopie. Or, l’inversion dont dépend la construction de cette dystopie ne fait que révéler notre propre compromission avec la réalité dite globalisée et avec la narration de l’Histoire dite mondiale. La méthode voltairienne qu’est l’inversion accomplie par Waberi révèle l’inspiration tirée de cet auteur admiré à juste titre, mais dépassé par une intervention d’un autre registre qui est celui de l’expérience. Cette dernière est partie intégrante du thème du désir, mais, elle est aussi, littéralement, connue par notre lecture de la narration. 16 Chantal Mouffe, Le Politique et ses enjeux : pour une démocratie plurielle. Paris : La Découverte, 1994, p. 58. Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) Comment parler du génocide ? Comment ne pas en parler ? Murambi, le livre des ossements de Boubacar Boris Diop Mildred Mortimer Du grec genos qui signifie race, et du verbe latin occidere, massacrer, le terme génocide définit, selon le Statut de Rome de la Cour Internationale des Nations Unies, « un crime commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux »1 . Ce mot qui évoque surtout la Shoah, la campagne nazi d’extermination des Juifs allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale, décrit également d’autres actes de violence perpétués contre d’autres peuples. Les Arméniens, par exemple, furent victimes de ce qui est considéré comme une campagne génocidaire menée contre eux par les Turcs à la fin de la Première Guerre mondiale. Malheureusement, le Rwanda a à son tour connu le meurtre d’environ un million de citoyens dans une période de trois mois, avriljuin 1994. 2 La plupart des victimes étaient d’ethnie Tutsi, mais des Hutus modérés sont tombés aussi sous les coups de machette des milices des Hutus extrémistes. En avril 1994, lorsqu’il s’apprêtait à atterrir à l’aéroport de Kigali, l’avion qui portait le Président Juvénal Habyarimana et son entourage s’est écrasé, abattu par des bombes. Le Président, d’ethnie Hutu, revenait d’une réunion tenue à Arusha en Tanzanie dont le but était la préparation d’un accord de paix entre les ethnies rivales de son pays. Aucun passager ni aucun membre de l’équipage n’a survécu. S’il s’agit d’un attentat, comme cela a été communément admis, les coupables n’ont jamais été identifiés. D’après certaines sources, les Hutus rwandais radicaux auraient lancé une campagne de massacres pour se venger de l’assassinat de Habyarimana, attribué sans aucune preuve aux Tutsi, ciblant ainsi toute la communauté Tutsi - 1 Le Statut de Rome, article 6 http : / / www.preventgenocide.org/ fr/ droit/ statut. Le Petit Larousse se sert de la même définition. Voir le Petit Larousse. Paris : Librairie Larousse, 1961, p. 471. 2 Ce chiffre est cité par Arthur Jay Klinghoffer, The International Dimension of Genocide in Rwanda. London : MacMillan, 1998, p. 3. 94 Mildred Mortimer hommes, femmes, et enfants - ainsi que des Hutus modérés qui refusaient de participer à la violence. 3 Murambi, le livre des ossements du romancier sénégalais Boubacar Boris Diop 4 reprend les événements tragiques rwandais. Retraçant le parcours d’un réfugié rwandais de retour au pays quatre ans après le génocide, le texte est entrecoupé de témoignages littéraires, des récits de bourreaux et de victimes que Diop a écoutés et rapportés sous forme de fiction romanesque. 5 En plus de la disparition du Président Habyarimana, deux événements complémentaires ont inspiré le roman : premièrement, les massacres rwandais de 1994 ; ensuite, le projet « Ecrire, un devoir de mémoire » lancé par deux journalistes africains : le Tchadien Nocky Djedanoum, et la Sénégalaise Maïmouna Coulibaly. En 1998, ces deux journalistes de l’équipe de Fest’Africa (le festival africain annuel de Lille) invitèrent un groupe de dix écrivains africains à passer deux mois au Rwanda, les encourageant à écrire des textes inspirés par leurs expériences sur les lieux. Djedanoum et Coulibaly voulaient témoigner de la solidarité morale des écrivains africains envers le peuple rwandais et rompre la loi du silence des intellectuels africains sur ce génocide. 6 Le roman que Diop a écrit après son séjour au Rwanda affirme son engagement personnel dans la lutte contre la violence et pour la mémoire : une prise de position qui le lie aux écrivains de la Shoah. En effet, Diop, comme Elie Wiesel et Jorge Semprun, insiste sur le devoir de mémoire dans la lutte contre la répétition de tout crime contre l’humanité. 7 Le génocide rwandais a fait couler beaucoup d’encre, surtout de la part des journalistes et historiens. 8 Si leurs textes servent à élucider les 3 Klinghoffer, op. cit., p. 42. 4 Paris : Stock, 2000. 5 Pour une discussion du témoignage-œuvre littéraire dans le roman de Diop, voir Josias Semujanga, « Murambi. La Métaphore de l’horreur ou le témoignage impossible » in Kanaté Dahouda et Sélom K. Gbanou, éds., Mémoires et identités dans les littératures francophones. Paris : L’Harmattan, 2008, p. 85-101. 6 Audrey Small, « Le projet ‘Rwanda : Ecrire par devoir de mémoire’ : Fiction et génocide dans trois textes » in Rangira Béatrice Gallimore et Chantal Kalisa, éds., Dix ans après : Réflexions sur le génocide rwandais. Paris : L’Harmattan, 2005, p. 122. 7 Elie Wiesel, Silences et mémoire d’hommes. Paris : Seuil, 1989 et All Rivers Run to the Sea. New York : Alfred A. Knopf, 1995 ; Jorge Semprun, L’Ecriture ou la vie. Paris : Gallimard, 1994. 8 Parmi les études sociopolitiques et historiques, voir Gérard Prunier, The Rwanda Crisis : History of a Genocide. New York : Columbia University Press, 1995, publié en français sous le titre Rwanda : le génocide. Paris : Dagorno, 1998 ; Philip Gourevitch, We Wish to Inform you that Tomorrow We will be Killed with our Families : Stories from Rwanda. New York : Farrar, Straus and Giroux, 1998, paru en français sous le titre Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons tués avec nos familles : Comment parler du génocide ? 95 événements, pourquoi alors lire le roman, Murambi, le livre des ossements ? Le texte de Diop est-il capable de révéler par les procédés spécifiques au genre romanesque certains aspects de cette tragédie qu’aucun autre discours ne saurait dire ? Diop croit que oui. Dans un entretien suivant la publication du roman, il a dit : « Je crois que la fiction est la voie idéale car elle donne un visage humain aux victimes du génocide » 9 . Fiona McLaughlin, traductrice du roman en anglais, soutient, elle aussi, l’importance de la fiction dans la compréhension du crime lorsqu’elle écrit : A l’ombre du génocide, où l’identité d’un individu se perd dans la catégorie collective nébuleuse de Tutsi ou Hutu, la réponse la plus humaine est de chercher la spécificité de l’expérience et de la mémoire individuelle, et de raconter l’histoire de l’individu. 10 Je me propose d’examiner le texte de Diop en mettant en relief la spécificité de l’expérience de la mémoire individuelle, consciente du fait que Diop comme romancier, présente une œuvre de fiction qui lui accorde une certaine liberté romanesque. 11 Avant d’aborder l’étude du roman, nous devrions signaler que le romancier avait déjà introduit le thème du génocide rwandais dans son roman antérieur, Le Cavalier et son ombre (1997) 12 , publié avant son voyage au Rwanda. Pourtant, Diop croit avoir parlé de la tragédie trop tôt et affirme qu’« Au fond, j’ai parlé du Rwanda sans rien en savoir et sans même me rendre compte qu’il était nécessaire de m’informer davantage ». 13 Son expérience au pays, surtout ses rencontres et entretiens avec des survivants, l’ont aidé à donner un visage humain à la tragédie. Pour décrire cette tragédie à laquelle il n’a pas assisté, il évoque des voix multiples de victimes et de bourreaux. Parmi les témoignages littéraires, (les récits rapportés sous forme de roman), figure celui du chef d’un groupe de miliciens Hutus qui exprime, de manière calme et froide, son intention de massacrer ses voisins : Chroniques rwandaises. Paris : Denoël, 1999 ; Alison des Forges, « Leave None To Tell the Story » : Genocide in Rwanda. New York : Human Rights Watch, 1999. 9 James Gaasch, La Nouvelle Sénégalaise : Texte et contexte. Saint-Louis (Sénégal) : Editions Xamal, 2000, p. 47. 10 Fiona McLaughlin, « Introduction : To Call a Monster by its Name » in Boris Diop, Murambi, The Book of Bones. Bloomington and Indianapolis : Indiana University Press, 2006, p. xvii. 11 Voir Assia Djebar, La Femme sans sépulture. Paris : Albin Michel, 2002, p. 9. 12 Boubacar Boris Diop, Le Cavalier et son ombre. Paris : Stock, 1997. 13 Pierre Coopman, « Ecrire pour les morts : Un entretien avec Boubacar Boris Diop » Défis-Sud (44), http : / / www.sosfaim.be/ Defis-Sud/ DS44/ 44diop1/ htm, 1. 96 Mildred Mortimer J’ai étudié l’histoire de mon pays et je sais que les Tutsi et nous, nous ne pourrons jamais vivre ensemble. Jamais. Des tas de fumistes prétendent le contraire, mais moi, je ne le crois pas. Je vais faire correctement mon travail. (31) Déclarant que tuer les Tutsi est un devoir civique, ce milicien qui parle à la première personne, (utilisant le pronom « je » quatre fois en trois phrases), assume donc pleinement la responsabilité individuelle de ses actions meurtrières. Dans l’autre camp se trouve Jessica, agent de liaison du FPR (le Front Patriotique Rwandais) à Kigali. Engagée dans la lutte pour réinstaurer la paix dans son pays, c’est elle qui témoigne du courage de Félicité Niytegeka, religieuse Hutu qui, au prix de sa vie, aide les Tutsi en fuite à passer la frontière du Zaïre. Capturée par les Interahamwe, elle choisit de mourir avec ceux qu’elle voulait sauver. Jessica témoigne à sa place : Sous les yeux de Félicité Niyitegeka, ils ont alors débité à la machette, lentement, en leur infligeant toutes sortes de tortures, chacun des quarante-trois réfugiés. Puis ils l’ont interrogé de nouveau : - Veux-tu toujours les suivre là où ils sont ? - Oui, a-t-elle répondu simplement. - Alors prie pour mon âme, a dit le milicien Interahamwe à Félicité Niytegeka. Et il l’a abattue d’un coup de pistolet en plein cœur. (142) Jessica raconte un incident dont la preuve d’authenticité est la lettre écrite par Félicité à son frère avant sa mort. Reproduite intégralement dans le roman, cette lettre a servi de témoignage devant la Cour Internationale d’Arusha. 14 Ainsi, Diop, qui entremêle fiction et réalité, met ici en relief un élément véridique : bien que Jessica, elle-même, soit un personnage fictif, la lettre de Félicité établit l’authenticité du témoignage. Ayant retransmis les voix des bourreaux et de leurs victimes, tous pris dans le drame en 1994, Diop va se concentrer ensuite sur un individu, Cornelius Univimana, en exil pendant la période de violence et de retour au Rwanda en 1998. Le romancier dépeint un personnage qui évoque en partie sa propre réalité. En effet, Cornelius est écrivain. Comme Diop, il se trouve au Rwanda en 1998. Ce qui le distingue du romancier sénégalais est son identité rwandaise. Dès son retour, Cornelius découvre que malgré la séparation physique du pays, ses liens avec le Rwanda sont profonds, mais extrêmement complexes. Cornelius, comme ses frères, est le fils d’un père Hutu et d’une mère Tutsi. Son propre père était responsable des massacres à 14 Small, art. cit., p. 137. Comment parler du génocide ? 97 l’Ecole Polytechnique de Murambi qui ont coûté la vie de sa mère et de ses deux frères. Porteur d’une identité métisse, ce qui dans ce texte signifie être fils du bourreau et de sa victime, Cornelius occupe un tiers espace. Selon Homi Bhabha, C’est ce tiers espace, même s’il est irreprésentable en soi, qui constitue la condition discursive d’énonciation qui s’assure que le sens et les symboles culturels n’ont aucune unité ou fixité primordiales, de sorte que les mêmes signes pourraient même être appropriés, traduits, recontextualisés et interprétés à nouveau. 15 Vu dans son contexte rwandais postcolonial, ce métissage qui est culturel plutôt que biologique offre à Diop la possibilité de déconstruire le discours manichéen qui a déclenché le génocide. 16 Ainsi, Diop, l’écrivain non-rwandais, se sert d’un personnage métis pour contribuer au projet de réconciliation et envisager un nouveau discours national. Dans sa tentative de comprendre cet événement auquel il a échappé, mais qui le bouleverse profondément, Cornelius ressent le poids de l’exil. Sa famille disparue, il ne trouve ni les traces physiques ni les traces psychologiques de son foyer familial. Le sentiment de malaise l’envahit dès son arrivée. Ses amis d’enfance, Jessica et Stanley, qui l’attendent à Kigali, l’observent attentivement. Jessica l’interroge tout de suite, posant la question que Stanley n’a pas le courage d’articuler : « Alors, qui nous revient au pays ? » (52). Le texte révèle le décalage entre le jeune Cornelius parti bien des années avant et l’homme mûr qui est revenu au pays. Tout ce qui entoure Cornelius - les personnes et les paysages - ne semble plus familier. Ainsi, le lecteur le suivra dans ses tentatives pour se réorienter dans son pays natal. Dans cette quête, il lui faut des guides ainsi que des feuilles de route. Ils seront ses amis d’enfance, des gens rencontrés sur le passage, et son oncle paternel Siméon. Parmi les lieux significatifs, figure le domaine familial qui lui rappellera l’avarice et le manque de scrupules de son père. Un autre lieu, Murambi, s’avère un lieu inoubliable : site d’un des plus grands massacres, mémorial macabre comme l’ont été les églises de Ntarama et Nyamata exposant leurs cadavres à la vue de ceux qui avaient le courage de les visiter. Le lecteur qui accompagne Cornelius dans son retour aux sources comprend à tel point ce parcours lui est difficile. Ayant passé les derniers 15 Homi Bhabha, The Location of Culture. London-New York : Routledge, 1994, p. 37. La traduction en français est la mienne. 16 Pour une étude plus approfondie du métissage dans le roman, voir Chantal Kalisa, « Métissage et fables de reconstruction dans les textes sur le génocide rwandais » in Pierre Halen et Jacques Walter, éds., Les Langages de la mémoire : Littérature, medias et génocide au Rwanda. Metz : Université Paul Verlaine, 2003, p. 121-132. 98 Mildred Mortimer vingt-cinq ans de sa vie à Djibouti, où il enseignait l’histoire dans un lycée, Cornelius assume difficilement le poids de son passé individuel et celui du collectif. Jessica son amie lui apprend que son père, le docteur Joseph Karekazi, avait organisé le massacre à Murambi, et son oncle Siméon lui révèle le caractère de son père : - (…) Joseph ne supportait pas de voir ses ennemis beaucoup plus riches que lui. Il les méprisait tout en sachant qu’à leurs yeux il était un moins que rien, juste un pauvre diable avec de beaux diplômes. Il en souffrait beaucoup. (…) Quand ton père a décidé de devenir un homme puissant, il savait qu’il aurait du sang sur les mains. (196) Bouleversé par la trahison de son père, Cornelius trouve réconfort auprès de son oncle qui, de son côté, avait connu une autre forme de déception, se sentant trahi par le dieu ancestral, Imana qui, à son avis, avait abandonné le peuple rwandais. S’adressant à Imana, Siméon exprime son désarroi : Ah ! Imana tu m’étonnes, dis-moi ce qui t’a mis dans cette colère, Imana ! Tu as laissé tout ce sang se déverser sur les collines où tu venais te reposer le soir. Où passes-tu tes nuits à présent ? Ah ! Imana tu m’étonnes ! dis-moi donc ce que je t’ai fait, je ne comprends pas ta colère ! (226) Lorsqu’il entend la complainte de Siméon, Cornelius comprend que son oncle partage sa peine, et comme lui, cherche la clarté et la vérité dans un monde complètement déboussolé. Au travers de ses discussions avec Siméon, Cornelius va retrouver son équilibre et sa voix d’écrivain et prendre conscience « qu’un génocide n’est pas une histoire comme les autres, avec un début et une fin, entre lesquels se déroulent des événements plus ou moins ordinaires » (226). Bien que Siméon n’ait jamais écrit une ligne, il est, selon Cornelius, « un raconteur d’éternité » (226). Insistant sur l’importance de la transmission orale dont Siméon est l’un des maîtres, Diop situe l’oncle parmi les griots africains, ces maîtres de la parole auxquels le romancier sénégalais rend hommage. Un soir, Siméon commence à lui parler des chiens qui s’abreuvaient du sang des victimes de Murambi. Cornelius, qui croit que Siméon se sert de cette image pour entamer une discussion qui lui ouvrira le monde des symboles, lui répond : - Des monstres s’abreuvant du sang du Rwanda. Je comprends le symbole, Siméon Habineza. - Ce n’est pas un symbole, fit doucement Siméon. Nos yeux ont vu cela. - Est-ce possible ? - Nos yeux ont vu cela, répéta Siméon. Après un bref silence, il ajouta : Comment parler du génocide ? 99 Non, il n’y a pas eu de signe, Cornelius. N’écoute pas ceux qui prétendent avoir vu des taches de sang sur la lune avant les massacres. Il ne s’est rien passé de tel. Le vent n’a pas gémi de douleur pendant la nuit et les arbres ne se sont pas mis à parler entre eux de la folie des hommes. L’affaire a été très simple. (194) S’écartant de toute expression symbolique pour insister sur la transmission du réel, Siméon encourage son neveu à poursuivre sa mission d’écrivain en racontant à son tour le génocide dans un langage clair, simple, direct. Siméon lui donne la clé : « Tout chroniqueur pouvait au moins apprendre - chose essentielle à son art - à appeler les monstres par leur nom » (227). Afin de maîtriser son art de chroniqueur, Cornelius visitera donc les lieux de mémoire - Ntarama, Nyamata, et Murambi - qui lui permettront d’honorer les morts du génocide. Dans Les Lieux de mémoire, l’historien Pierre Nora explique que ces lieux sont à la fois matériels, symboliques, et fonctionnels. 17 Les monuments aux morts français offrent un bon exemple de l’intégration de ces trois aspects. Construits principalement dans les petits villages, la plupart datent de la fin de la Première Guerre mondiale. Ces monuments sont matériels, construits de pierre. Ils sont symboliques comme expression de la perte de toute une génération de jeunes, et enfin, ils sont fonctionnels car ils fournissent la liste des enfants du village « morts pour la patrie ». Contrairement aux monuments commémoratifs français qui sont abstraits, les mémoriaux rwandais, construits d’ossements humains, transmettent la tragédie et la perte brutale de vies humaines de manière vive, directe et bouleversante. Les survivants rwandais ayant décidé d’exposer les corps des suppliciés à la lumière, ont laissé les cadavres de l’Ecole Polytechnique de Murambi dans les salles où les victimes avaient été tuées. Les églises de Ntarama et Nyamata exposent leurs cadavres, crânes, et ossements de la même façon. Pourtant, à Murambi, l’effet est plus macabre car les corps, recouverts d’une fine couche de boue, sont presque intacts. Les caractéristiques que Nora assigne aux lieux se retrouvent à Murambi, à Ntarama et à Nyamata, mais de manière tellement plus spectaculaire et plus dramatique : leur matériel consiste en ossements, leur référence symbolique est à la perte de vies humaines. Au lieu de renseigner sur l’identité de ces morts, ils montrent comment les victimes - anonymes pour la plupart - ont péri. Au Rwanda, la décision prise par les autorités de ne pas enterrer les morts avait été longuement discutée et disputée. Selon Cornélius, la décision était juste. Il explique : 17 Pierre Nora, Les Lieux de mémoire. Paris : Gallimard, 1984, p. xxxiv. 100 Mildred Mortimer Le Rwanda était le seul endroit au monde que ces victimes pouvaient appeler leur pays. Ils avaient encore envie de son soleil. Il était trop tôt pour les rejeter dans les ténèbres de la terre. De plus, chaque Rwandais devait avoir le courage de regarder la réalité en face. (187) Acceptant de regarder la réalité en face, Cornelius se trouve confronté à une image extrêmement brutale lorsqu’il se rend à l’église de Ntarama, et voit de ses propres yeux, le corps presque intact d’une jeune femme violée : La jeune femme avait la tête repoussée en arrière et le hurlement que lui avait arraché la douleur s’était figé sur son visage encore grimaçant. Ses magnifiques tresses étaient en désordre et ses jambes largement écartées. Un pieu - en bois ou en fer, Cornelius ne savait pas, il était trop choqué pour s’en soucier - était resté enfoncé dans son vagin. (97) Ce cadavre lui transmet à la fois la souffrance de la victime et le sadisme de son bourreau. Devant le corps de cette femme, Cornelius se sent profondément perturbé : « Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de secouer nerveusement la tête » (96). Accompagné par son amie Jessica, Cornélius est mené vers le cadavre par le gardien qui identifie le corps : « - Elle s’appelait Theresa. Theresa Mukandori. » (96). Ici, Diop choisit encore une fois d’entremêler fiction et réalité. Bien que Cornelius et Jessica soient des personnages fictifs, Theresa Mukandori, (comme Félicité Niyitegeka), est un personnage réel. Elle a subi une mort atroce, comme en témoigne son cadavre. 18 Le corps de Theresa ainsi que la lettre de Félicité sont des objets témoins qui donnent un sens d’authenticité aux représentations dans le roman tout en transmettant la violence omniprésente. Comment réagir devant ce corps mutilé que certains lecteurs pourraient même juger pornographique ? 19 Il est clair qu’il dérange, transformant une scène de deuil en épreuve cauchemardesque. Pourtant, cette épreuve est nécessaire ; le choc ressenti par Cornelius le mène à la conclusion logique du processus de réification des victimes du génocide. Lorsqu’il voit ce cadavre écartelé, il comprend, visuellement et viscéralement, comment les pires actions pourraient se produire. Jessica, témoin du désarroi de son ami, trouve les mots justes en se souvenant de sa dernière conversation avec la victime : « Ces jours-là, Theresa, Dieu regardait ailleurs… ». (97) Ayant confronté la réalité en face, dans les églises de Ntarama et Nyamata et à l’Ecole Polytechnique de Murambi, Cornelius se sent prêt à écrire le génocide. Il commencera par une histoire individuelle, conscient du fait que « Chacun de ces corps avait eu une vie différente de celle de tous les autres, 18 Small, art. cit., p. 136. 19 Voir James McCorkle, « The Body of Truth : Memory and Memorial in the Work of Marie Béatrice Umutesi and Boubacar Boris Diop », inédit. Comment parler du génocide ? 101 chacun avait rêvé et navigué entre le doute et l’espoir, entre l’amour et la haine » (187). Il racontera la tragédie avec des « mots-machettes, des motsgourdins, des mots hérissés de clous, des mots nus […] des mots couverts de sang et de merde » (226). Et, il va inclure dans son texte des survivants qui, semblables à la jeune femme en noir aperçue parmi les ossements à Murambi, existent dans un entre-deux, un espace entre les morts et les vivants. L’expérience au Rwanda - surtout la visite aux sites de Ntarama, Nyamata, et Murambi - marque un tournant crucial pour Diop aussi bien que pour Cornelius, son porte-parole. Au cours de sa visite au pays ravagé, Diop a pu visiter les sites des massacres et connaître des survivants. Il a rencontré la jeune militante qui a inspiré le personnage de Jessica et un vieux survivant devenu Siméon dans le texte romanesque. 20 Ces rencontres lui ont permis de donner un visage humain à la tragédie. Comment écrire le génocide ? Par quelles formes aborder un sujet déjà désigné comme indicible ? Elie Wiesel, survivant de la Shoah est convaincu de l’impossibilité de communiquer cette expérience à celui qui ne l’a pas connue. Il insiste tout de même sur le travail de la mémoire et la nécessité d’empêcher l’oubli. Si le rôle de l’historien est de se pencher sur un événement pour l’élucider, le rôle du romancier, par contre, est d’imaginer un vécu, le recréer à partir d’un événement réel. Lorsqu’il assume le rôle du romancier, Diop participe à un effort collectif. Il se joint à ceux qui cherchent à mieux comprendre un crime d’ampleur inimaginable, la destruction de tout un groupe humain qu’il soit national, ethnique, racial ou religieux. Bien que son texte soit ancré dans le réel, son écriture demeure créatrice, suggestive, et poétique. Et, en multipliant les points de vue narratifs, l’écrivain suggère la complexité de la situation rwandaise. Comment parler du génocide ? Comment ne pas en parler ? Diop pose ces questions à nous tous, écrivains, lecteurs, assassins et survivants. Parmi ces derniers se trouvent ceux qui éprouvent le besoin d’en parler, et d’autres qui croient que la seule manière de respecter les morts est de garder le silence. Tant que le génocide rwandais subsistera dans la mémoire collective, sa représentation artistique posera un défi à tout écrivain engagé. 20 L’entretien avec Catherine Bédarida « Rwanda : l’écrivain Boubacar Boris Diop hanté par la mémoire des morts » Médi’Art, groupe30@metissana.sn. Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) Histoire et création littéraire : « Je suis né quand j’avais 16 ans le 8 Mai 1945 » Amina Azza Bekkat La bannière étoilée a retrouvé ses origines C’est l’Algérie plus libre que jamais Elle a toujours été libre Ironiquement souveraine Armée par l’ennemi Prisonnier de ses propres pièges (Kateb Yacine, « Ce feu c’est le secret » in L’œuvre en fragments) Le grand romancier, poète et dramaturge Kateb Yacine, considéré par d’aucuns comme le père fondateur de la littérature maghrébine en français, a vécu les événements douloureux du 8 mai 1945 qui ont détruit son adolescence et permis son entrée dans l’écriture. Ce jour-là, des manifestants qui célébraient la fin de la Deuxième Guerre mondiale, brandirent des drapeaux algériens. Des échanges de tir eurent lieu de part et d’autre. La répression fut terrible. Les chiffres avancés varient, mais on a pu parler de 30000 à 50000 morts du côté des indigènes. Le jeune Kateb, alors lycéen, fut emprisonné et la sentence « tu seras fusillé à l’aube », lui fut signifiée. Sa mère, croyant son fils perdu, sombra dans la folie. Cette expérience forgée dans la souffrance devait devenir la source fondamentale de son engagement et de sa créativité : ce qui le poussa à affirmer dans plusieurs entretiens : « Je suis né quand j’avais 16 ans le 8 mai 1945. » Dès Le Cadavre encerclé (1953) 1 et surtout Nedjma (1956) 2 , des souvenirs affluent à sa mémoire qui façonnent son inspiration et reviennent de façon lancinante. Le lecteur qui n’hésite pas à s’aventurer dans le dédale du texte, y retrouve l’Histoire de l’Algérie, terre convoitée par de nombreux envahisseurs, « les prétendants sans titre et sans amour » (Nedjma, 175), qui y laissèrent leur empreinte sans réussir cependant à entamer la détermination farouche de ses habitants. C’est du moins le message transmis par Kateb et bien d’autres auteurs que nous aborderons pour montrer comment l’Histoire tisse dans la trame de la fiction des 1 Le Cadavre encerclé fut écrit en 1953 et parut dans la revue Esprit à Paris en Décembre 1954. 2 Paris : Seuil, 1956. 104 Amina Azza Bekkat repères, bornes aisément retrouvables. Mais il arrive que ces souvenirs d’une histoire partagée, d’un légendaire commun, prennent, à force d’être repris et embellis, valeur de mythes et leur insertion dans les textes de fictions rejoint les belles histoires d’autrefois : celles qui ont modulé l’identité d’un pays. L’énoncé historique se double alors d’un énoncé mythique. Et les récits inscrivent événements et hommes en un temps primordial, celui d’avant l’Histoire. Roman et Histoire Une narration peut être considérée comme historique quand elle se soumet au contrôle des faits passés qu’elle cite. Une fiction peut, elle aussi, reproduire la réalité, mais on ne lui demande pas d’être rigoureusement exacte car tel n’est pas son but. Le romancier et l’historien organisent et ordonnent les faits de la même façon et souvent la fiction réussit mieux à présenter la réalité. Il est vrai que l’œuvre littéraire, plus qu’aucun texte à prétentions scientifiques, offre au lecteur ce que Pierre Bourdieu appelle « une compréhension déniante » 3 . Elle dit sans dire vraiment, car « La mise en forme qu’il (l’auteur) opère, fonctionne comme un euphémisme généralisé et la réalité (est) littérairement déréalisée et neutralisée ». 4 Adoucie par la distanciation de l’illusio romanesque, la réalité nous parvient sous une forme atténuée. Mais son influence est profonde. Loin de nous laisser indifférents, elle nous atteint très profondément car elle permet au réel d’émerger : « La forme dans laquelle s’énonce l’objectivation littéraire est sans doute ce qui permet l’émergence du réel le plus profond, le mieux caché ». 5 Les romanciers algériens n’ont cessé de reprendre les événements du passé pour mieux comprendre le présent. L’Histoire est ainsi un mode de questionnement du réel et de l’humain, opérant sur un mode plus subjectif qu’on ne le croit dans la mesure où c’est le seul qui soit fécond et intéressant parce qu’il n’est pas une lecture immédiate, officielle, figée, scolaire, mécaniste et opportuniste du passé, toujours à récupérer, à défigurer et à travestir pour les besoins de la cause. 6 Témoigner pour son peuple qui sombre dans la misère pendant la colonisation, ou relater les épisodes les plus douloureux de la présence française, dire les atrocités de la décennie noire, tous ces récits sont reliés d’une façon ou 3 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire. Paris : Seuil, 1992, p. 61. 4 Ibidem, p. 60. 5 Ibidem, p. 61. 6 Rachid Boudjedra, Lettres algériennes. Paris : Grasset et Fasquelle, 1995, p. 27. Histoire et création littéraire 105 d’une autre à l’Histoire. On pourrait s’interroger sur les raisons d’une telle constance et emprunter à Henri-Irénée Marrou les termes de « psychanalyse existentielle » 7 , c’est-à-dire une catharsis, une purification, un dépouillement. Le désir impérieux et salvateur d’une libération intérieure par les mots motive ce goût permanent pour l’Histoire. Après l’engagement pour une cause juste, celle de la liberté, il y a aussi le désir de rétablir la vérité lorsque les faits ont été embellis et modifiés pour légitimer un parti ou travestir une réalité déplaisante. La lutte pour l’indépendance. Une misère digne En 1954, le 1 er novembre, éclatait la révolution algérienne. L’engagement des écrivains ne s’était jamais démenti. Ils prenaient le parti de leur peuple en décrivant sans complaisance la terrible situation faite aux leurs. Mohammed Dib, dans sa trilogie Algérie composée de trois œuvres, La Grande Maison (1952), L’Incendie (1954), Le Métier à tisser (1957), brossait entre ville et campagne, une fresque retraçant la vie misérable des indigènes. Ils étaient si pauvres. Un quignon de pain rassis constituait un festin. Les mères de famille déployaient des trésors d’ingéniosité pour donner un peu de nourriture à leurs enfants. « J’ai faim, toujours faim, je n’ai pas mangé à ma faim », se lamente Omar le jeune héros de la trilogie (226) 8 . Ce témoignage construit en forme de plaidoyer pour une vie plus juste, élaboré « en forme de séquences rappelant par leur autonomie relative, les maqamât de la littérature arabe » 9 , est donné dans une langue apprise trahissant ainsi son public naturel mais permettant de toucher des lecteurs au-delà des frontières. Le tableau saisissant du dénuement le plus complet se transforme dans la dernière partie en réquisitoire où affleurent des mots d’ordre nationalistes. « Il faut détruire les abus, les enterrer » dit Commandar au jeune Omar (223). La métaphore de l’incendie qui embrase les paysages et détruit tout comme il efface l’ordre établi, est symbolique de ces changements irréversibles : Un incendie avait été allumé, et jamais plus il ne s’éteindrait. Il continuerait à ramper à l’aveuglette, secret, souterrain ; ses flammes sanglantes n’auraient de cesse qu’elles n’aient jeté sur tout le pays leur sinistre éclat. (214) Le contexte historique constitue l’arrière-plan de l’œuvre. La dernière partie décrit de façon hallucinante l’intrusion massive dans la ville de cohortes de 7 Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique. Paris : Seuil, 1954, p. 240. 8 Les numéros de pages renvoient à la nouvelle édition de la trilogie qui rassemble en un seul livre les trois romans, sous le titre La Trilogie Algérie. Alger : Barzakh, 2006. 9 Naget Khadda, introduction à La Trilogie Algérie, p. 8. 106 Amina Azza Bekkat mendiants dont le nombre ne cesse de croître. Et qui ne sont que les reflets saisissants des hommes courbés sous le joug colonial. Cette vision préfigure une sorte d’apocalypse, les êtres humains étant réduits à des ombres se réfugiant la nuit dans des endroits inconnus comme s’ils étaient aspirés par la terre. Le projet politique se double d’un projet poétique puisque ces œuvres, malgré le parti pris réaliste que l’engagement semble appeler, introduisent déjà le côté fantastique qui va marquer le style de Dib dans ses œuvres ultérieures et qui semble s’affirmer dans Qui se souvient de la mer ? 10 , œuvre énigmatique qui décrit la guerre de façon détournée comme Guernica de Picasso le faisait dans le domaine de la peinture. Les enfumades du Dahra Une œuvre récente de l’écrivaine Maïssa Bey, Pierre sang papier ou cendre 11 , rapporte les terribles événements de la Guerre de Libération et les enfumades du Dahra tristement célèbres qui hantent la mémoire de tous. Pour punir un village resté fidèle à l’Emir Abdel Kader, le 18 juin 1945, le général Pélissier sur l’ordre de Bugeaud, donne l’ordre de décimer la tribu réfugiée dans des grottes comme cela avait été fait un an plus tôt (le 11 juin 1844) pour la tribu des Sbehas. Mille cinq cents hommes, femmes, enfants, vieillards, plus leurs troupeaux gisent dans « ces grottes à jamais peuplées » écrivait Assia Djebar dans L’Amour, la fantasia 12 . « La mort est venue, tristement harnachée, portant des drapeaux et suivie de cent clairons sonnant des tintamarres » (28) reprend Maïssa Bey. Un enfant, sentinelle de la mémoire, assiste impuissant à la mort des siens, tous les siens, même sa petite sœur qui courait autrefois, bras ouverts, pour mieux saisir le vent. La tribu des Ouled Riah est décimée : Tous. Pris au piège dans le ventre de la terre, de leur terre, dans la roche trouée de galeries souterraines aménagées depuis des décennies pour les protéger des ennemis, et dans lesquelles ils croyaient trouver refuge. Enfermés Emmurés Enflammés Enfumés. (29) Ce même enfant parcourt toute l’Histoire du pays et affronte en un défi pacifique, mais néanmoins déterminé, ceux qui, parmi les Français d’Algérie, tentent en vain de réunir les deux communautés. Kateb fait face à Camus 10 Paris : Seuil, 1962. 11 Alger : Barzakh, 2008. 12 Paris : Jean-Claude Lattès, 1985. Histoire et création littéraire 107 qui s’enfonce dans la nuit, impuissant et tourmenté (96). Les écrivains pris aux rets de l’Histoire se font face. Mais les massacres du 8 mai 1945 ont définitivement creusé un fossé entre les peuples et rien ne peut être sauvé. Ces deux auteurs ont symbolisé les hommes en présence. On aurait pu concevoir un autre futur lorsque tout était encore possible. L’attrait pour l’Histoire et ceux qui la représentent, tient à ce petit mot « si ». Comme l’écrivait Valéry, Cette petite conjonction SI est pleine de sens. En elle réside peut-être le secret de la plus intime liaison de notre vie avec l’histoire. Elle communique à l’étude du passé l’anxiété et les ressorts d’attente qui nous définissent le présent. Elle donne à l’histoire les puissances des romans et des contes. Elle nous fait participer à ce suspense devant l’incertain. 13 L’on pourrait ajouter que « cette petite conjonction » fait naître, le temps d’un songe, un espoir vite éteint devant la dure réalité. De la Guerre de Libération aux années noires : Le Rapt de Anouar Benmalek Qualifié par Alain Mabanckou de « grand roman de l’Algérie contemporaine », Le Rapt nous convie à un survol de l’Histoire récente de l’Algérie. L’auteur explore l’Histoire de l’Algérie dans plusieurs romans et surtout dans Les Amants désunis 14 qui raconte une histoire d’amour qui va de la Seconde Guerre mondiale aux événements de la décennie noire en passant par la Guerre d’Indépendance. Une vaste fresque dont le prétexte est l’amour partagé entre une Française et un Algérien. Dans Le Rapt 15 un couple banal, Aziz et Meriem, avec une fillette qui approche de l’adolescence, tente de vivre dans « la cité joyeuse », appellation ironique pour des immeubles sordides, en fait un « clapier à barbus » : Il nous arrivait de rire jaune tant notre histoire de couple coïncidait avec l’almanach « politique » de l’Algérie : nous nous étions aperçus lors des grandes émeutes d’octobre 1988 ; nous avions baisé pour la première fois le soir du coup d’Etat suivant la victoire des islamistes aux législatives de décembre 1991 ; six mois plus tard, nous décidions de nous marier d’urgence à l’annonce de l’assassinat du président Boudiaf ramené de son exil marocain pour servir de marionnette à une poignée de généraux ventripotents. Peut-être redoutions-nous de mourir égorgés ou explosés avant d’avoir fait quelque chose de nos deux vies ? (33) 13 Paul Valéry, « Le Discours de l’histoire », Variété IV. Paris : Gallimard, 1938 (Folio Essais) 2002, p. 415. 14 Paris : Calmann-Lévy, 1998. 15 Paris : Arthème Fayard, 2009. Alger : Editions Sedia, 2009. 108 Amina Azza Bekkat Leur histoire de couple correspond aux événements de l’histoire contemporaine. Le rapt de leur fille va les ramener encore plus loin, aux moments de la Guerre de Libération (1954-1962). C’est dire, en termes clairs, comment les deux trames se superposent, la trame historique et le récit du couple et de leur fille comme si l’Histoire de l’Algérie et l’histoire de la petite famille suivaient une ligne commune. L’horreur survient lorsque leur fille est enlevée par un inconnu qui demande au père de commettre un meurtre gratuit. Le Rapt, construit comme un roman policier avec un suspense qui tient en haleine le lecteur, est le récit d’une vengeance, celle d’un vieil homme privé de sa famille. Le livre révèle les aspects sombres de la Guerre de Libération dont on avait voulu cacher les bassesses et surtout les massacres sur les communistes et les partisans de Messali Hadj. Le même souci parcourt les romans de Rachid Boudjedra dont on a pu dire qu’ils étaient adossés à l’Histoire. Dans Le Démantèlement 16 il entreprend de lever le voile sur la face cachée de la Guerre d’Indépendance dont on avait voulu taire les faits honteux. Réécrire l’Histoire : Le Démantèlement Le Démantèlement se déploie comme le récit de deux solitudes que réunit leur marginalité. Une très belle jeune fille Selma, rescapée comme son nom l’indique d’une société bouleversée foncièrement misogyne, rescapée aussi d’une ancienne famille féodale en déconfiture, et Tahar (le mur) El Ghomri, vieux militant communiste, échappé lui aussi de la vague d’épuration qui a frappé le maquis. Entre ces deux êtres va se nouer une relation privilégiée fortement œdipienne et Selma demande même au vieil homme de l’épouser. C’est dans un espace particulier que va se nouer leur relation. La jeune fille passe chaque jour devant la maison de Tahar El Ghomri. C’est dans ce lieu situé entre réalité et illusion, que vont se dérouler leurs conversations. Au début de l’œuvre, cinq hommes nous seront présentés sur une photo jaunie (66). De ces cinq personnages, seul Tahar El Ghomri a survécu. 17 C’est seulement à la fin du livre que nous saurons comment les quatre autres 16 Alger : Editions Bouchène, 1990. 17 Ce qui n’est pas conforme à la réalité historique. Tahar El Ghomri ainsi que ses compagnons Sid Ahmed Inal, Bouali Taleb et Mohamed Bouderbala dit l’Allemand ainsi que le docteur Counillon (Cogniot dans le texte) sont des noms de militants communistes tous morts pendant la Guerre de Libération. Rachid Boudjedra a emprunté certains éléments de leurs vies et les circonstances de leurs morts, mais il a prolongé la vie de Tahar El Ghomri jusqu’aux environs des années 1970, puisque Selma, née en 1954, a 25 ans : voir Naget Khadda, Représentation de la féminité dans le roman algérien. Alger : OPU, 1991, p. 155. Histoire et création littéraire 109 ont péri. Pris entre le passé qu’il ressuscite pour sa jeune interlocutrice, et le présent qu’elle représente, le vieux militant s’obstine chaque nuit à un lent travail de reconstitution de l’Histoire. Il utilise pour cela des instruments rudimentaires, un roseau et une encre fabriquée à base de plantes, comme pour renouer avec des traditions ancestrales. La rencontre de ces deux êtres à la dérive, en discordance avec leur milieu, l’une effacée par sa condition de femme qui l’infériorise, l’autre nié par son passé de militant que le présent ignore, va se dérouler dans ce lieu fantastique que représente la masure branlante de la colline. Ainsi l’histoire de Tahar El Ghomri est ponctuée des dates essentielles qui ont marqué le passé de l’Algérie : 1830 : Date de l’arrivée des Français 1945-8 : Mai 45 - massacre de Setif 1954 : Tremblement de terre d’Orléansville (El-Asnam) 1 er nov. 1954 : Révolution 1962 : Indépendance 1965 : Ben Bella est renversé La photographie sert de prétexte à l’histoire. Tous les personnages présentés ont joué un rôle important. Et Tahar El Ghomri devant Selma qui l’écoute avidement, entreprend de désacraliser la Révolution. Les questions qu’il se pose sur l’Histoire sont des questions essentielles. « Mais alors qu’est-ce que l’Histoire ? » (183) Les réponses sont courageuses, volontairement brutales, car « L’écriture de l’Histoire exige de déplacer les meubles et d’aller voir derrière, de débusquer les êtres et d’aller voir à l’intérieur de leur vision ». (182) L’histoire a été déformée par des falsifications fabriquées de toutes pièces pour cacher tout ce qu’elle contenait de crimes, de mensonges, de signes cabalistiques, de poudre aux yeux. En effet, après l’indépendance, la Révolution a été présentée sous son meilleur jour, mais Tahar El Ghomri raconte à Selma que la Révolution qui a commencé en 54 avait, elle aussi, sa face cachée, ses traîtres, ses lâches, ses déserteurs. Au début, ils craignaient plus « d’être dénoncés par les paysans pauvres que d’être décimés par l’armée française » (226). Ainsi tout n’était pas si beau et si glorieux qu’on a bien voulu le dire. « Chaque révolution a ses égouts, son purin, sa mélasse. » (226) Et le vieux militant raconte la Révolution telle qu’elle était apparue aux jeunes combattants novices : Nous étions entrés dans la guerre, comme on entre dans un bain maure surchauffé alors qu’il gèle dehors […] Nous avions empoisonné des chiens zélés, égorgé des caïds suffisants, fusillé des imams vendus, maltraité des paysans misérables qui bégayaient entre la peur et le courage […]. Nous avions raturé les mots vides, les discours ennuyeux, et les harangues démagogiques, avec la pointe de nos baïonnettes […] Nous 110 Amina Azza Bekkat sûmes 18 que la révolution c’était l’enfer arrosé de sang et de vomi. Nos entrailles explosaient entre nos mains et bleuissaient sous le dard des mouches espiègles. (232) Et désormais la guerre, la Révolution qui se pare des habits neufs des revendications légitimes, va lui apparaître souillée par toutes les bassesses et les traîtrises qui s’y rattachent. « Cette putain d’histoire est le lieu privilégié de la défécation humaine » (249), ou « Toute révolution est une latrine bouchée qui déborde de partout » (247). Et ce constat amer d’un vieil homme, au soir de sa vie semble résumer le roman : J’ai idéalisé la révolution… Un peu trop… C’est une forme de scatologie, de pollution morale ? de chancre d’où coulent le sang le pus et la pourriture. (247) La description complaisante de tous les liquides du corps témoigne d’une grande désespérance et renvoie à Julia Kristeva lorsqu’elle écrit : L’excrément et ses équivalents (pourriture, infection, maladie, cadavre, etc. …) représentent le danger venu de l’extérieur de l’identité : le moi menacé par du non-moi, la société menacée par son dehors, la vie par la mort. 19 Ainsi la société présentée se disloque sous nos yeux. Les valeurs se perdent et l’interrogation revient de façon lancinante. L’identité, construite après l’indépendance sur les exploits de la Guerre de Libération et ses héros, se fissure. Les termes sont volontairement vulgaires pour choquer et pour dénoncer. Tout un vocabulaire de la déchéance et des comparaisons scatologiques expriment l’horreur et la déréliction. La même dénonciation amère se poursuit dans le dernier roman de Rachid Boudjedra, Les Figuiers de barbarie 20 , avec la même virulence et les mêmes mots. « L’Histoire, ce terrible maelström » (124) entraîne les hommes dans un tourbillon insensé et cruel. Les années de terrorisme L’arrière-plan historique est toujours présent dans les œuvres plus récentes, témoignages des événements terribles vécus par le pays entre 1990 et 2000. Ces années noires ont vu naître un nombre incalculable de témoignages, de récits, de romans qui, tous, voulaient dire l’horreur des situations vécues. 18 C’est nous qui soulignons. L’emploi brutal du passé simple témoigne de la cruauté de la prise de conscience. 19 Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Paris : Seuil, 1980 (Collection Points), p. 86. 20 Alger : Barzakh, 2010. Histoire et création littéraire 111 Cette effervescence signifiait la nécessité de raconter pour exorciser l’infâme, pour juguler les démons, pour vaincre le désordre et le chaos obscène de la mort. Des histoires écrites pour arrêter le temps et surmonter l’angoisse. Des histoires de frères ennemis comme dans le livre de Leïla Aslaoui, Les Jumeaux de la nuit 21 , ou encore un autre roman de Boudjedra, Funérailles 22 , où dans une même famille deux frères se retrouvent des deux côtés de la barrière, islamistes contre policiers. Les femmes sont les plus atteintes : mères souffrant de perdre leurs enfants, amantes détruites par la disparition de leur amour, jeunes filles en proie à la barbarie intégriste. Le très beau texte de Hawa Djabali, Glaise rouge, boléro pour un pays meurtri 23 , raconte l’histoire émouvante d’une jeune fille qui pour fuir la ville et les menaces des terroristes se réfugie dans la montagne de Kabylie auprès de sa grand-mère bien-aimée. Là vit aussi une femme très libre qui ne veut se soumettre à aucun homme. Les trois femmes périront brutalement pour avoir voulu un semblant de liberté. Le dernier roman de Maïssa Bey, Puisque mon cœur est mort 24 , raconte la souffrance d’une mère dont le fils a disparu. La longue lettre qu’elle lui adresse, dit sa volonté de « rassembler les fragments » (19), de reconstituer tout ce qui est « désarticulé, morcelé, bien plus encore désagrégé » (20). La floraison des textes dont la liste est trop longue à établir pour notre propos actuel, dit bien la volonté de raconter, seul rempart contre la barbarie. Le roman Le Dernier été de la raison 25 de Tahar Djaout, écrivain assassiné par les intégristes le 2 juin 1993, raconte la montée des Frères Vigilants dans une atmosphère digne de Orwell. Boualem Yekker, libraire rêveur et idéaliste, refuse de « rejoindre le troupeau, de bêler à l’unisson » (123). Il s’enferme dans ses souvenirs. Mais la solitude l’étreint et la mort approche. La fin du récit baigne dans une évocation mélancolique qui symbolise de façon poignante la défaite des idées de justice et de liberté face à la montée des islamistes. Les œuvres de Yasmina Khadra relatant les faits de cette période, attribuent aux personnages et aux lieux des noms prédestinés comme si tout était déjà dit. Dans Les Agneaux du seigneur 26 , la montagne est appelée Djebel-el-Khouf (la montagne de la peur), Ghachimat (les gens sont morts) est le nom du village, Ramdane Ich (celui qui vit), et Haj Baroudi (celui qui a des munitions) sont des personnages. Toute une anthropologie mythique évolue entre des lieux dont le destin est déjà fixé. Cette façon de présenter des vies déjà prédéterminées semble rejeter dans un temps hors de l’Histoire 21 Alger : Casbah, 2002. 22 Paris : Grasset, 2003. 23 Paris : Marsa, 1995. 24 Alger : Barzakh, 2010. 25 Paris : Seuil, 1999. 26 Paris : Julliard, 1998. 112 Amina Azza Bekkat ces faits et gestes dont les excès sont tellement inhumains qu’ils échappent au déroulement normal de l’existence. Les actes sont monstrueux, les hommes qui les commettent « des bêtes immondes » représentant le Mal absolu et menant à l’Apocalypse. 27 L’Histoire qui s’écrit sous nos yeux trace le parcours de bon nombre de ces héros anonymes pris dans le tourbillon d’une vie désaccordée. Il arrive que les événements soient repris en écho, depuis la Deuxième Guerre mondiale, la Guerre de Libération nationale, la décennie noire. Certains textes en accentuent les points communs, embrassant dans une seule narration tous ces éléments, comme pour mieux comprendre les raisons de la folie meurtrière qui a décimé l’Algérie. Ces rétrospectives invitent le lecteur à une méditation sur le temps qui fait et défait les événements. Les chevauchées de la nostalgie Une irrépressible nostalgie imprègne toutes les évocations du passé. Rachid Boudjedra dans Les 1001 années de la nostalgie 28 , roman au titre évocateur, montre bien ce que ces souvenirs du passé nourris au ressentiment des jours présents peuvent avoir de fantasmés. Le jeune Lakhdar, l’un des personnages de Nedjma, s’écroule dans la rue des Vandales atteint par une balle le 8 mai 1945 et dans cette impasse sordide où se jouent un drame et le destin d’un peuple, une échappée folle ramène en une phrase aux jours fastes de la civilisation arabe. « La gloire d’un si vaste carnage venait soudain prolonger l’impasse vers des chevauchées à venir » (18) : chevauchées des compagnons du prophète venus du Hidjaz en Arabie et des Beni Hillal, les fils de la lune. Elle prolonge en un temps futur fantasmé le souvenir d’un passé glorieux. Les références aux grands personnages historiques se veulent exemplaires. Jugurtha est présent dans l’œuvre de Jean Amrouche. En 1946, il fait paraître dans la revue L’Arche un court essai intitulé L’Eternel Jugurtha : il s’appuie sur la figure du célèbre guerrier Jugurtha (160/ 104 av. J.-C.) qui s’opposa avec fougue à la pénétration romaine. Il décrit un caractère constant du Berbère, du Maghrébin : « passion de l’indépendance, qui s’allie à un très vif sentiment de la dignité personnelle. » Il se plie avec soumission semble-t-il aux différents envahisseurs venus conquérir ses terres : « Nul plus que lui n’est plus habile à revêtir la livrée d’autrui : mœurs, langages, croyances… il 27 Notons que les journaux algériens décrivant les actes atroces de la décennie noire (1990-2000) ont cédé, eux aussi, malgré le souci de réalisme que leur mission implique, à cette représentation fantasmée de l’horreur. Les bourreaux sont monstrueux (les nains coiffés d’un catogan, cul-de-jatte monté sur une mule), tout comme leurs actes. 28 Paris : Denoël, 1979. Histoire et création littéraire 113 a parlé le punique, le latin, le grec, l’arabe, l’espagnol, l’italien, le français, … Mais à l’instant même où la conquête semble achevée, Jugurtha, s’éveillant à lui-même échappe à qui se flattait d’une ferme prise… Il retourne à sa vraie patrie, où il entre par la porte noire du refus. » 29 Symbole de la résistance et du courage, la figure de Jugurtha revient dans beaucoup de textes comme une figure emblématique de la chaleur et de la violence du tempérament, mais surtout du courage. Il entre dans la lignée des ancêtres mythiques comme les Beni Hillal ou l’Emir Abdel Kader. Dans l’œuvre de Kateb Yacine les pères jouent un rôle important et l’écrivain invente une généalogie de son choix. Les Beni Hillal ont envahi le Maghreb à la recherche de terres fertiles et emportant dans leur sillage des rêves d’ailleurs. Pris dans le mouvement de l’exil, ils sont nourris à la fois de la nostalgie de leur terre et de la quête d’un lieu où inscrire leur identité. Leur geste va nourrir l’imaginaire algérien et la poésie bédouine. Ces évocations inscrivent le temps de l’Histoire dans un temps ancien mythique. Claude Lévi-Strauss assigne au mythe un double aspect temporel, historique et an-historique. 30 Ces traces mnésiques servent à conforter une identité mise à mal par 130 ans de colonisation. Les ancêtres, Jugurtha, les Beni Hillal, l’émir Abdel Kader sont autant de repères nécessaires. Les évocations des grands noms de l’Histoire algérienne sont fréquentes. Que ces rappels empruntent au mythe, rien n’est plus sûr car selon Mircea Eliade, « les mythes révèlent les structures du réel et les multiples modes d’être dans le monde ». 31 Ils révèlent des histoires vraies, se référant aux réalités. Ces ancêtres majeurs apparaissent dans l’œuvre de Kateb Yacine nimbés d’une auréole car ils servent à reconstruire l’identité. Mais, en des temps plus incertains, lorsque les événements conduisent au doute et même à la mise en accusation, les romans de Boudjedra déconstruisent les mythes et font tomber les icônes pour signifier un monde en perte de repères. La littérature algérienne est fortement influencée par l’Histoire. Des mythes fondateurs susceptibles de reconstruire une identité niée par l’agression coloniale aux représentations réalistes ou fantasmées des faits du quotidien, l’Histoire hante récits et romans. Elle ne constitue pas seulement un arrière-plan de situation, elle est en elle-même un enjeu d’importance. Les quelques exemples donnés en sont une démonstration. Les descriptions peuvent prendre des aspects fantastiques ou mythiques pour donner plus de portée aux textes qui s’évadent alors du réalisme pour mieux toucher le lectorat. Mohammed Dib écrivait dans la postface à Qui se souvient de la mer ? 29 Réjane Le Baut, Jean El-Mouhoub Amrouche, Mythe et réalité. Blida : Editions du Tell, 2005, p. 106-107. 30 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale. Paris : Plon, 1958, p. 232. 31 Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères. Paris : Gallimard, 1957, p. 9. 114 Amina Azza Bekkat qu’il n’y a pas de spectacle plus désespérément terne qu’un peu « de sang répandu, un peu de chair broyée, un peu de sueur » (189). Les auteurs rivalisent d’imagination pour nous entraîner dans des descriptions hallucinantes. Les moyens et périphrases utilisés tentent de rendre par des voies détournées leurs expériences et leur engagement de créateurs, toujours prompts à témoigner pour leur peuple ou à rétablir la vérité historique. Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) Comptes rendus Francis Goyet, Les Audaces de la prudence : Littérature et politique aux XVI e et XVII e siècles. Paris : Éditions Classiques Garnier, 2009. 571 p. Décidément, Francis Goyet n’a peur de rien. Dans un siècle où les « tourbillons » des événements politiques et médiatiques ne cessent de nous faire chérir nos leçons de scepticisme et relativisme, seule réponse intelligente à cette succession de plus en plus rapide d’impressions superficielles qu’est la culture, voici un historien de la littérature qui nous rappelle l’altérité souvent brutale qu’est l’Ancien Régime, dans sa vision hiérarchique de la société, et dans sa constitution d’un ordre provenant de princes dotés d’une vue supérieure, formée par la Prudence. Dans cette étude à la fois très cohérente et pourtant peu « systématique, » procédant par touches, par exemples, par étymologies et réflexions sur la sémantique de mots-clé, nous avons droit à des analyses d’auteurs « canoniques » (Montaigne, Aristote, Descartes, Boileau, Thomas d’Aquin et Marguerite de Navarre), et de penseurs modernes (Descombes, Derrida, Castoriadis, MacIntyre et al.), tous au service de la prudence, c’est-à-dire, tous au service de l’élucidation des éléments de ce mouvement vers l’action qu’est la décision prudente. Il s’agit, à mon sens, de la critique la plus percutante du « postmodernisme » dans les études de la culture littéraire de notre « early modern Europe, » car l’argument de Goyet se situe au point le plus sensible, au passage du monde discursif, en l’occurrence fictionnel, à l’action, en empruntant les voies tracées par la rhétorique surtout judiciaire. C’est justement ce passage que nous refuse, souvent, une pensée « postmoderne » lorsqu’elle se penche sur des textes toujours déjà remplis d’apories. Ce passage à l’action suppose le consultatif (consilium), la délibération (judicium), et l’exécution de la décision (Goyet préfère ici le terme imperium à d’autres proposés par la scolastique). L’étude qui suit est divisée en deux grandes parties : le prudens est le point focal de la première : le prince ou l’artiste, créateurs d’un monde…, le juge celui de la seconde : le juge faisant partie de l’institution et le « juge » distribuant éloge et blâme. Ce redoublement de la figure du prince et de la figure du juge permet à Goyet de parler de politique en parlant de littérature, et vice-versa. Imbrication totalement naturelle, nous dirait-il, car les figures de proue dans son analyse littéraire sont Montaigne (celui qui met en avant son jugement, et ses jugements 116 Œuvres et Critiques particuliers, et dont les Essais constituent une sorte de passage en revue des circonstances, des considérations, et des erreurs du jugement, en général), Descartes (celui qui crée a novo, et qui constitue une sorte de sublime philosophique), en moindre mesure Boileau et Ronsard, et, pour la partie « juge, » Marguerite de Navarre (l’Heptaméron, de par son récit-cadre, constituant un registre de jugements d’avocats - nos devisants - qui distribuent éloge et blâme, ou plutôt, un exercice préparatoire au jugement). Ces auteurs sont en effet les Grands (qu’ils le fussent littéralement, ou par contact et ambition), et Goyet souligne à maintes reprises combien il s’agit d’une priorité élitiste : dans son rapport avec la politique, la littérature canonique de l’Ancien Régime est tout d’abord « sublime » avant d’être « subversive. » C’est dire qu’elle vise le haut, en mimant ou en mettant en scène cette démarche « prudente » qui distingue le prince de ceux qui n’ont pas accès à la rationalité qui préside aux décisions vraiment « nouvelles. » Les perspectives qui dégagent un terrain sont au cœur même de l’exercice du pouvoir et il n’y a donc rien de « conservateur » dans la prudence politique ni dans la littérature de cette élite. Si dans le cas des termes « techniques » autour desquels s’organise la réflexion sur le processus du jugement, Goyet procède en brossant souvent assez large, se permettant mainte allusion au monde contemporain, dans les analyses plus ciblées (Descartes, par exemple), son commentaire devient des plus minutieux. De même, Goyet reprend, pour mieux creuser, l’explication des termes-clé (d’audacia à theôros) dans un glossaire de près de 70 pages, après la conclusion de l’ouvrage. Renouant ainsi avec sa thèse, Le sublime du “lieu commun” (1996), Goyet nous propose une vue du « centre » et du « haut » de la culture littéraire des XVI e et XVII e siècles. Le travail qui reste à faire (ou au contraire, qui nous a préoccupés depuis au moins les années 1960 - mais sans que nous ayons bien compris ce centre), ce serait de voir comment ces démarches politico-littéraires commencent à échouer. Ullrich Langer Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) Les auteurs A MINA A ZZA B EKKAT détient un Doctorat de 3 e cycle (Paris III, Sorbonne Nouvelle) et un Doctorat nouveau régime (Cergy-Pontoise). Elle est Professeur de littérature à l’Université de Blida (Algérie). Parmi ses publications, on compte Regards sur les littératures d’Afrique (2006), Variations sur un poème, hommage à Edward Said, (2006). J USTIN B ISANSWA est docteur en Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, Belgique. Il enseigne à la faculté des lettres à l’Université Laval (Québec-Canada) où il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en littératures africaines et francophonie. On lui doit notamment Conflit de mémoires (2006), Francophonie en Amérique (2005) et Roman africain contemporain (2009). B ERNADETTE C AILLER est Professeur Émérite, University of Florida, Gainesville (USA). Parmi ses publications: Proposition poétique: une lecture de l’œuvre d’Aimé Césaire (1994), Conquérants de la nuit nue: Edouard Glissant et l’H(h) istoire antillaise (1988) et Carthage ou la flamme du brasier. Mémoire et échos chez Virgile, Senghor, Mellah, Ghachem, Augustin, Ammi, Broch, et Glissant (2007). N ICHOLAS H ARRISON est Professeur de Français et d’Etudes Postcoloniales à King’s College London (UK). Il est l’auteur de Circles of Censorship (1995) et Postcolonial Criticism: History, Theory and the Work of Fiction (2003). Ses recherches actuelles portent sur les expériences scolaires des Maghrébins à l’époque coloniale. S AMIA K ASSAB -C HARFI est Professeur de littératures française et francophone à l’Université de Tunis (Tunisie). Elle est l’auteur d’ouvrages sur Saint-John Perse et Édouard Glissant, et de plusieurs études sur la poésie et le roman des XIX e et XX e siècles (Baudelaire, Rimbaud, Saint-John Perse, Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau et Colette Fellous). K ASEREKA K AVWAHIREHI enseigne les littératures francophones à l’Université d’Ottawa (Canada). Il est Fellow de la Fondation Alexander von Humboldt 118 Les auteurs à l’Université de Bayreuth (Allemagne). Parmi ses publications, l’on compte L’Afrique entre passé et future: l’urgence d’un choix public de l’intelligence (2009); V.Y. Mudimbe et la ré-invention de l’Afrique: poétique et politique de la décolonisation des sciences humaines (2006). M ILDRED M ORTIMER est Professeur Emérite de littérature francophone de l’Université du Colorado à Boulder (USA). Ses ouvrages critiques comprennent: Writing from the Hearth: Public, Domestic, and Imaginative Space in Francophone Women’s Fiction of the Caribbean (2007), Journeys through the French African Novel (1990). E LISABETH M UDIMBE -B OYI est Professeur Emérite des littératures française et comparée de Stanford University (USA). Parmi ses publications on compte L’Œuvre romanesque de Jacques-Stephen Alexis: une écriture poétique, un engagement politique (1992), Essais sur les cultures en contact: Afrique, Amériques, Europe (2006). A NJALI P RAHBU est Associate Professeur à Wellesley College à Boston (USA) où elle enseigne des cours de littérature, de théorie et de cinéma. Elle est l’auteur de plusieurs articles parus dans Research in African Literatures, Diacritics, International Journal of French and Francophone Studies, Journal of French and Francophone Philosophy et d’un ouvrage intitulé Hybridity: Limits, Transformations, Prospects (2007). Œuvres & Critiques, XXXVI, 2 (2011) A MINA A ZZA B EKKAT C/ o Faiza Bekkat-Berkani 18 Allée du Champ Brun, Appt 312 16000 Angoulême France J USTIN B ISANSWA Titulaire de la Chaire de Recherche du Canada en littératures africaines et Francophonie Département des littératures, DKN 6243 Avenue des Sciences Humaines, 1030 Québec, G1V 0A6 Canada B ERNADETTE C AILLER Gaineswood Condominiums, 1717 NW 23rd Avenue, Unit 3D Gainesville, Florida, 32605 USA N ICHOLAS H ARRISON 325 S Berkeley Avenue Pasadena , CA 91107 USA S AMIA K ASSAB -C HARFI 2 Rue Medinat Khazrej Tunis, 2037 NASR 2 Tunisie K ASEREKA K AVWAHIREHI Département de français Université d’Ottawa Pavillon Simard, Pièce 202 60 rue Université Ottawa, Ontario K1N 6N5 Canada U LLRICH L ANGER Department of French and Italian University of Wisconsin-Madison Madison, WI 53706 USA M ILDRED M ORTIMER 2680 Winding Trail Drive Boulder, Colorado 80304 USA E LISABETH M UDIMBE -B OYI Sharon Glen Apartments 2385 Sharon Road Menlo Park, CA 94025 USA A NJALI P RABHU French Department Wellesley College 106 Central Street Wellesley, MA 02481 USA Adresses des auteurs Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG OKTOBER 2010 JETZT BESTELLEN! Stephen Steele Nouveaux regards sur Ivan Goll en exil avec un choix de ses lettres des Amériques Préface d’Henri Béhar études littéraires françaises, Band 75 2010, X, 113 Seiten, €[D] 48,00/ SFr 67,90 ISBN 978-3-8233-6584-6 Cet ouvrage vient combler une lacune dans l’historiographie récente de l’exil américain, durant la Deuxième Guerre, des écrivains français, où le nom d’Ivan Goll est souvent absent ou réduit à une simple mention. Il arrive à Goll d’être rattaché par les travaux de l’ Exilforschung à l’émigration de langue allemande, à un moment qui le voit pourtant délaisser l’allemand au profit du français et même de l’anglais. Puisant dans une vingtaine de fonds d’archives des deux côtés de l’Atlantique, la recherche menée a permis de placer Goll auprès de poètes américains et des surréalistes réfugiés à New York, dans ses tentatives d‘établir des connexions avec les appareils de publication et la vie littéraire newyorkais. Parmi les lettres inédites retenues pour reproduction à la fin de l’étude, figurent celles expédiées lors du séjour de Goll à La Havane en 1940 à William Carlos Williams et à Louise Bogan, où la poésie de Goll ( Parmenia, Jean sans Terre ) et sa correspondance se complètent au contact de « fruits » « pleins de surprise » et de « femmes succulentes », non sans suggérer l’existence d’un tourisme sexuel sur l’île. 085410 Auslieferung Oktober 2010.indd 16 25.10.10 13: 55 Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Postfach 25 60 · D-72015 Tübingen · Fax (0 7071) 97 97-11 Internet: www.narr.de · E-Mail: info@narr.de 041108 Auslieferung Ma rz 2008.i19 19 06.03.2008 15: 23: 13 Uhr Der maghrebinische Roman € Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Postfach 25 60 · D-72015 Tübingen · Fax (0 7071) 97 97-11 Internet: www.narr.de · E-Mail: info@narr.de Die Frankokaribik ist ein außerordentlich lebendiger Ort literarischer Produktion. Schreiben findet statt an einem Kreuzungspunkt der Nationen und speist sich aus den kulturellen Traditionen und Brechungen von indianischen, europäischen, afrikanischen und indisch-asiatischen Bevölkerungsgruppen. Die Plantagengesellschaft stellte in den von Frankreich kolonisierten Karibikregionen rund drei Jahrhunderte lang die bestimmende Organisationsform dar. Sie war jedoch kein Raum friedlicher Synthese; so wurde etwa die indianische Kultur der Arawak und Kariben bis auf wenige Spuren ausgelöscht, afrikanische Mythen konnten nur in Residualbereichen wie der religiösen Sphäre bewahrt werden. Das Durchleben und Sublimieren von Kolonialisierung, Migration und karibischer Alltagswelt machen daher den gemeinsamen Nenner und zugleich die Vielfalt der frankokaribischen Literatur aus. Dieser Überblick zeigt, wie die frankokaribischen Autoren mündliche Erzählmuster und überlieferte Mythen, Erfahrungen des kreolischen Alltags und europäische Schreibtraditionen verbinden und so in verschiedenen, oft antithetischen Schritten immer mehr zu ästhetischer und kultureller Eigenständigkeit finden. Ralph Ludwig Frankokaribische Literatur Eine Einführung narr studienbücher 2008, 182 Seiten, €[D] 19,90/ Sfr 33,80 ISBN 978-3-8233-6352-1 041108 Auslieferung Ma rz 2008.i19 19 06.03.2008 15: 23: 13 Uhr Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG SEPTEMBER 2011 JETZT BESTELLEN! Benoît Bolduc / Henriette Goldwyn (éds.) Concordia Discors Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature New York University, 20-23 mai 2009 Volume I Biblio 17, Band 194 2011, 252 Seiten €[D] 64,00/ SFr 85,90 ISBN 978-3-8233-6650-8 Placé sous le signe de la formule horatienne « Concordia Discors », ce principe d’un univers formé de l’union harmonieuse d’éléments divergents - en apparence incompatibles - le 41 e colloque de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature a choisi de mettre en lumière les tensions génératrices du Grand Siècle et de questionner les principaux courants de la critique dix-septiémiste, tels qu’ils se sont développés de part et d’autre de l’Atlantique. Ce dialogue, riche en perspectives originales, qui répondait en outre à l’exigence d’interdisciplinarité que s’est toujours fixée la NASSCFL, a permis de réfléchir de manière dynamique aux forces qui ordonnent les contradictions du XVIIe siècle, et d’établir un rapport fructueux entre littérature, religion, musique, beaux-arts et pouvoir politique. Les deux présents volumes réunissent donc une diversité féconde de points de vues et d’approches méthodologiques, couvrant une large mosaïque thématique, située à tous les niveaux de la pratique littéraire, depuis sa genèse jusqu’à sa réception. La richesse et la variété des textes rassemblés nous invitent ainsi, en ces temps de crise littéraire, à poursuivre dans la voie de la « concorde discordante » et de l’esprit de syncrétisme où s’est distingué le Grand Siècle. Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG SEPTEMBER 2011 JETZT BESTELLEN! Benoît Bolduc / Henriette Goldwyn (éds.) Concordia Discors Choix de communications présentées lors du 41 e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature New York University, 20-23 mai 2009 Volume II Biblio 17, Band 195 2011, 245 Seiten €[D] 64,00/ SFr 85,90 ISBN 978-3-8233-6651-5 Placé sous le signe de la formule horatienne « Concordia Discors », ce principe d’un univers formé de l’union harmonieuse d’éléments divergents - en apparence incompatibles - le 41 e colloque de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature a choisi de mettre en lumière les tensions génératrices du Grand Siècle et de questionner les principaux courants de la critique dix-septiémiste, tels qu’ils se sont développés de part et d’autre de l’Atlantique. Ce dialogue, riche en perspectives originales, qui répondait en outre à l’exigence d’interdisciplinarité que s’est toujours fixée la NASSCFL, a permis de réfléchir de manière dynamique aux forces qui ordonnent les contradictions du XVIIe siècle, et d’établir un rapport fructueux entre littérature, religion, musique, beaux-arts et pouvoir politique. Les deux présents volumes réunissent donc une diversité féconde de points de vues et d’approches méthodologiques, couvrant une large mosaïque thématique, située à tous les niveaux de la pratique littéraire, depuis sa genèse jusqu’à sa réception. La richesse et la variété des textes rassemblés nous invitent ainsi, en ces temps de crise littéraire, à poursuivre dans la voie de la « concorde discordante » et de l’esprit de syncrétisme où s’est distingué le Grand Siècle. Narr Francke Attempto Verlag GmbH+Co. KG • Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen Tel. +49 (07071) 9797-0 • Fax +49 (07071) 97 97-11 • info@narr.de • www.narr.de NEUERSCHEINUNG SEPTEMBER 2011 JETZT BESTELLEN! Inga Baumann Räume der rêverie Stimmungslandschaft und paysage imaginaire in der französischen Lyrik von der Romantik bis zum Surrealismus études litteraires françaises, Band 76 2011, 686 Seiten, €[D] 98,00/ SFr 129,00 ISBN 978-3-8233-6640-9 Ausgehend von einer kritischen Auseinandersetzung mit dem in der deutschsprachigen Romanistik vorherrschenden Bild der modernen Lyrik unternimmt die Studie den Versuch, die Geschichte der französischen Lyrik von der Romantik bis zum Surrealismus neu zu begreifen. Als zentrales Analyse-Paradigma dient dabei die Untersuchung der Rolle der Imagination in den poetologischen Schriften der jeweiligen Dichter einerseits sowie in ihren lyrischen Texten andererseits. Die behandelten Autoren sind Lamartine, Hugo, Leconte de Lisle, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Rimbaud, Breton und Éluard.