Oeuvres et Critiques
0338-1900
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Narr Verlag Tübingen
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2012
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OeC01_2012_I-142End.indd I OeC01_2012_I-142End.indd I 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Abonnements 1 an: € 68,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail: <info@narr.de> ISSN 0338-1900 OeC01_2012_I-142End.indd II OeC01_2012_I-142End.indd II 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Sommaire R AINER Z AISER Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 S TÉPHANE M ACÉ Pointes baroques contre douceur classique : les ambiguïtés de Boileau. . 9 J EAN L ECLERC Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 S OPHIE T ONOLO Boileau, fabuliste malgré lui : la fable dans les satires et les épîtres . . . . . 39 D ELPHINE R EGUIG Penser, écrire, adresser : Boileau poète de l’esprit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 A LLEN G. W OOD L’Art poétique et le discours varié. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65 E MMANUEL B URY Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 : un « manifeste du classicisme » ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75 V OLKER K APP Le sublime selon Boileau et la réception européenne du Peri hypsous . . . 87 D OROTHEA S CHOLL Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud : La réécriture de Boileau au Québec et le problème de l’assimilation culturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 V OLKER S CHRÖDER Classique par anticipation : Boileau et le fol espoir de l’immortalité. . . . 125 Adresses des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142 OeC01_2012_I-142End.indd 1 OeC01_2012_I-142End.indd 1 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 OeC01_2012_I-142End.indd 2 OeC01_2012_I-142End.indd 2 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Introduction Rainer Zaiser Enfin Boileau oublié… Alors que l’année 1999 a vu célébrer le tricentenaire de la mort de Jean Racine par la tenue de deux grands congrès internationaux, l’un à Paris et La Ferté-Milon 1 et l’autre à Santa Barbara en Californie 2 , et que l’année 2006 a rassemblé à Paris de nombreux spécialistes du théâtre de Corneille pour commémorer le tricentenaire de la naissance de l’auteur du Cid 3 , l’année 2011 a presque passé sous silence le tricentenaire de la mort de Nicolas Boileau-Despréaux. S’il est vrai que l’auteur de l’Art poétique figure sur la liste des „Célébrations nationales“ de 2011, publiée sur le site des Archives de France en ligne 4 , il n’est pas moins vrai qu’à part la belle page consacrée par Roger Zuber à l’œuvre boilévienne sur ce même site, le programme des manifestations n’y annonce qu’une seule conférence en hommage à cette figure légendaire du classicisme français, à savoir celle tenue par Delphine Reguig au Centre d’Etude de la Langue et de la Littérature Françaises des XVII e et XVIII e siècles de l’Université Paris-Sorbonne le 8 mars 2011, date bien choisie autour de l’anniversaire de la mort de l’auteur le 13 mars 1711. Comment expliquer cette réticence que la République des lettres a exprimée à l’égard de la commémoration de l’un des piliers de l’âge classique dont le nom est indissolublement lié à son Art poétique, 1 Voir Gilles Declercq et Michèle Rosellini, éds., Jean Racine : 1699-1999, actes du colloque du tricentenaire (25-30 mai 1999), Paris, PUF, 2003. 2 Ronald W. Tobin, éd., Racine et/ ou le classicisme, actes du colloque conjointement organisé par la North American Society for Seventeenth-Century French Literature et la Société Racine, University of California, Santa Barbara, 14-16 octobre 1999. Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Biblio 17, 129 », 2001. 3 Voir « Collque Pierre Corneille et l’Europe, 1 er -5 septembre 2006, sous le haut patronage de la Société d’Etude du XVII e siècle et de la Société d’Histoire Littéraire de la France, avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique et de la Délégation aux Célébrations Nationales du Ministère de la Culture, Actes réunis et présentés par Alain Niderst », Papers on French Seventeenth Century Literature, Vol. XXXV, No. 68 (2008). 4 http : / / www.archivesdefrance.culture.gouv.fr/ action-culturelle/ celebrations-nationales/ recueil-2011/ litterature-et-sciences-humaines/ nicolas-boileau dernier accès le 21 mars 2012. OeC01_2012_I-142End.indd 3 OeC01_2012_I-142End.indd 3 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 4 Rainer Zaiser la grande somme de l’esthétique littéraire du classicisme ? Peut-être est-ce exactement cette image d’un Boileau ancien et classique qui a suscité ces dernières années un certain désintérêt pour l’œuvre de cet auteur. Au fur et à mesure que la critique littéraire a découvert et admis la diversité de la littérature française du dix-septième siècle, le Grand Siècle a changé son visage uniforme du classicisme des règles, qui lui fut imposé au fil des siècles par les générations postérieures, pour devenir un siècle à visage multiple et varié. 5 Dans ce concert de voix différentes, voire discordantes, le Boileau de l’Art poétique ne joue plus le rôle du chef d’orchestre soucieux de tenir l’accord, mais est devenu une voix parmi d’autres qui ont droit de cité dans la République des lettres. Cependant, quant à l’ensemble de l’œuvre de Boileau, l’image du doctrinaire et propagateur du classicisme est, à son tour, à corriger. Mieux encore : son œuvre s’inscrit exactement dans cette tendance à la diversité esthétique par laquelle se caractérise l’ensemble des courants et genres littéraires du dix-septième siècle. C’est à cette diversité et à son rayonnement que sont consacrées les contributions que nous avons rassemblées dans ce volume sur l’œuvre de Boileau. Le dossier a pour objectif de présenter un Boileau ambigu et varié qui dépasse de loin l’image de l’apologiste des Anciens, que ce soit sur le plan de la théorie poétique ou sur le plan de la pratique littéraire. Stéphane Macé met en lumière « les ambigüités de Boileau » comme critique littéraire, notamment en ce qui concerne sa critique de la pointe baroque. On connaît bien le jugement sévère porté par Boileau sur l’usage de la pointe de Théophile de Viau dans Pyrame et Thisbé 6 et sa condamnation de la « pointe frivole […] d’une Epigramme folle » dans l’Art poétique, 7 mais on connaît moins le revers de la médaille que nous révèle Stéphane Macé dans son article, à savoir l’indulgence que Boileau témoigne à l’égard de l’usage de la pointe dans le cas de Racine, si modérément que ce dernier emploie cette figure rhétorique dans son œuvre dramatique. En considérant les pointes de Racine comme des expressions du sublime, Boileau affranchit 5 Après la découverte de l’esthétique baroque dans la littérature française du premier dix-septième siècle par Jean Rousset (La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le Paon. Paris : Corti, 1954), c’est Ruger Zuber qui est le premier à défendre la cause d’un dix-septième siècle des classicismes littéraires au pluriel : Les émerveillements de la raison : classicismes littéraires du XVII e siècle français, préface de Georges Forestier, Paris, Klincksieck, 1997. 6 Voir Boileau, « Préface », dans Boileau, Œuvres complètes, introduction par Antoine Adam, textes établis et annotés par Françoise Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pleiade », 1966, p. 2 7 Voir Boileau, L’Art poétique, Chant II, dans Boileau, Œuvres complètes, p. 166. OeC01_2012_I-142End.indd 4 OeC01_2012_I-142End.indd 4 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Introduction 5 son contemporain, selon la thèse de Macé, du verdict de pratiquer un style de mauvais goût parce qu’il n’ose pas dénigrer la pratique littéraire d’un écrivain réputé à l’époque pour être un auteur d’œuvres idéales. Sous la devise « rire et mordre », Jean Leclerc nous présente le côté comique de Boileau soucieux non seulement de provoquer le rire de ses lecteurs mais aussi de blesser ses contemporains en critiquant et en attaquant les mœurs et les auteurs de son siècle. Il va de soi que cet aspect vaut à bon escient pour les œuvres burlesques et satiriques de Boileau comme Le Lutrin, L’Arrêt burlesque, Chapelain décoiffé ou le Dialogue des héros de roman. Cependant, le regard de Leclerc se focalise sur un autre corpus de textes, moins étudié jusqu’ici sous l’angle de la rhétorique du rire. Il s’agit des épigrammes dont Leclerc nous donne un aperçu utile de leur histoire génétique et éditoriale avant de nous faire voir comment Boileau maîtrise le style comique et satirique dans cette forme brève de la littérature. Sophie Tonolo nous fait découvrir Boileau comme fabuliste, mais un « fabuliste malgré lui », parce qu’il exploite inconsciemment son don d’apologue dans ses satires et dans ses épîtres. Auteur de deux fables seulement, « La Mort et le Bûcheron » et « L’Huître et les plaideurs », Boileau semble avoir laissé le champ de la fable à La Fontaine, mais il ne laisse pas de profiter de son talent de conteur dans les genres qu’il a pratiqués avec plus de verve. Sophie Tonolo montre comment Boileau incluent dans ses satires et dans ses épîtres les dispositifs rhétoriques et moralisants de la fable pour les mettre au service d’une réflexion sur l’humanité en général et sur l’individu en particulier. Delphine Reguig attire notre attention sur un autre aspect de l’œuvre de Boileau, peu étudié jusqu’ici, à savoir la dimension métapoétique de son écriture. L’invocation des Muses, élément topique de la réflexion métapoétique dans les œuvres littéraires depuis l’Antiquité, se transforme chez Boileau, comme l’éclaire cet article, dans un dialogue du « je » littéraire avec son esprit pour traiter avec lui l’énoncé et l’énonciation de son discours poétique. C’est ainsi que Boileau permet à son lecteur de jeter un regard sur la fabrication de son œuvre, sur des questions concernant sa conception des genres, du style et de l’idéal poétique. A partir d’un fameux vers de l’Art poétique, où Boileau recommande au poète de varier son discours (Chant I, v. 70), Allen G. Wood se pose la question de savoir dans quelle mesure Boileau suit son propre conseil. Wood se propose de le vérifier dans l’Art poétique même et réussit à prouver que Boileau est très attentif à varier son style dans l’emploi des formes du verbe, surtout dans le domaine des verbes de modalité. Il conclut que malgré le souci de respecter la simplicité et la clarté du discours, Boileau cherche à l’enrichir par la variatio parce qu’elle delectat. Plaire au public semble donc la première règle dont Boileau voulait instruire les poètes de son temps. OeC01_2012_I-142End.indd 5 OeC01_2012_I-142End.indd 5 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 6 Rainer Zaiser Dans sa contribution consacrée à la portée du classicisme dans l’œuvre boilévienne, Emmanuel Bury approfondit la question de savoir quelles sont en effet les variations du discours que Boileau tient pour possibles dans le cadre des concepts littéraires qui se sont développés à son époque. Sont pris en considération les textes que ce dernier a rassemblés sous le titre d’Œuvres diverses en 1674, titre qui signale déjà que « la diversité est de mise », comme l’exprime l’auteur de cette contribution. Certes, ce titre réfère de prime abord aux genres divers dans lesquels Boileau tente de se distinguer - y figurent les Satires, l’Art poétique, le Traité du sublime, les premiers Epîtres et quatre chants du Lutrin - mais il évoque aussi la variation du ton et de l’inspiration que Boileau cherche à réaliser dans chacune de ses œuvres. Toutefois, Emmanuel Bury montre également que la varietas ne dépasse guère chez Boileau celle prônée par la rhétorique des Anciens et se cantonne dans les limites des mécanismes de l’imitation-émulation. Volker Kapp relance le débat sur la notion du sublime de Boileau. Contrairement à ceux qui ont vu dans sa traduction du Peri Hypsous et ses remarques sur ce traité du pseudo-Longin un signe précurseur de l’esthétique du sublime qui prendra son essor au dix-huitième siècle et à l’âge romantique, Kapp réinscrit le sublime de Boileau dans le contexte de la rhétorique des Anciens et de l’humanisme chrétien des premiers temps modernes. En prenant en considération la réception européenne du traité de Longin aux dix-septième et dix-huitième siècles, il fournit de nombreux témoignages selon lesquels la thèse s’impose que le sublime se fonde chez Boileau plutôt sur l’acception rhétorique du terme que sur sa dimension esthétique. Le rayonnement de Boileau au Québec est le sujet central de l’article de Dorothea Scholl. Son étude est consacrée à la réécriture de plusieurs ouvrages de Boileau dans la littérature québecoise des dix-huitième et dix-neuvième siècles pendant lesquels l’œuvre de Boileau a trouvé un écho particulier parmi les auteurs francophones du Canada. Ce qui est frappant, c’est que ces derniers sont notamment attirés par la dimension variée de l’œuvre boilévienne : entrent en ligne de compte de leurs imitations et adaptations non seulement L’Art poétique, mais aussi les satires, les épîtres, les épigrammes et, à maintes reprises, Le Lutrin. Même si le Boileau du classicisme des règles jouent un certain rôle dans la réception de son œuvre au Québec et que ses imitateurs et adeptes tiennent à l’observation des règles de style qu’il a prescrites pour la poésie, les auteurs franco-canadiens ont recours à l’œuvre de Boileau surtout pour adapter la verve critique et satirique de leur modèle aux exigences de leur propre espace culturel et socio-politique, de sorte que naissent sous leur plume des ouvrages qui sont loins d’être de simples imitations. Retour au classicisme, mais par le biais de Boileau et non par celui d’une doctrine projetée ex post sur les auteurs du dix-septième siècle, c’est ainsi que OeC01_2012_I-142End.indd 6 OeC01_2012_I-142End.indd 6 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Introduction 7 l’on pourrait résumer l’article de Volker Schröder qui explore les insinuations que l’on retrouve dans l’œuvre de Boileau à propos du statut d’auteur classique et à propos de son propre désir de compter un jour parmi ceux qui seront honorés de cette dénomination. Ce que l’étude de Volker Schröder met à jour, c’est le fait que Boileau utilise déjà la notion « auteur classique », mais dans une acception tout autre que celle appliquée par les historiens de la littérature aux écrivains du Grand Siècle. Boileau est loin de considérer un auteur classique comme un adhérent aux règles aristotéliciennes, comme pourrait le suggérer son Art poétique. Volker Schröder signale, au contraire, que Boileau qualifie un auteur de classique à partir du moment où il sera relu, estimé, enseigné et pris pour modèle par la postérité. C’est cette signification du terme qui est déjà courant au dix-septième siècle. Il va sans dire que ce sont seulement les auteurs de l’Antiquité qui mérite, à l’époque, d’être nommés classiques, mais Boileau se montre soucieux de devenir un jour, lui aussi, un auteur classique dans ce sens-là. Le moyen d’y parvenir est une édition commentée et érudite des œuvres complètes qui s’impose à l’appréciation de la postérité. C’est ainsi que Boileau se met à préparer une telle édition de son œuvre, parue pour la première fois en 1701, préfacée par l’auteur et léguée, quant à de futures rééditions, à la responsabilité de commentateurs déjà envisagés par lui dans le « fol espoir » que quelqu’un dira un jour « Enfin Boileau vint ». Quant à nous, nous espérons que les articles rassemblés ici relanceront le débat autour de cet auteur et autour de la richesse, longtemps sous-estimée, de son œuvre et que la critique boilévienne sera incitée à de nouvelles études pour enrichir la modeste bibliographie des livres consacrés jusqu’ici, entièrement ou partiellement, à l’auteur de l’Art poétique. Livres consacrés à Boileau Bury, Emmanuel avec le concours de Gilles Declercq, Volker Kapp, Henry Phillips, Boileau : poésie, esthétique. Colloque de Versailles, 22-23 mai 2003, numéro spécial de la revue Papers on French Seventeenth Century Literature, Vol. XXXI, No. 61 (2004). Beugnot, Bernard ; Zuber, Roger. Boileau : visages anciens, visages nouveaux, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1973. Bonfantini, Mario. L’arte poetico di Boileau e i suoi problemi, Milan : Goliardica, 1957. Bray, René. Boileau, l’homme et l’œuvre, Paris, Boivin, 1942. Brody, Jules. Boileau et Longinus, Genève, Droz, 1958. Clarac, Pierre. Boileau, Paris, Hatier, « Conaissance des Lettres », 1964. Colton, Robert E. Studies of Classical Influence in Boileau and La Fontaine, New York, Georg Olms Verlag, 1996. Corum, Robert T., Jr. Reading Boileau : An Inegretavie Study of the Early Satires, West Lafayette, Purdue Research Foundation, 1998. OeC01_2012_I-142End.indd 7 OeC01_2012_I-142End.indd 7 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 8 Rainer Zaiser Cronk, Nicholas. The Classical Sublime : French Neoclassicism and the Language of Literature, Charlottesville, Rookwood Press, 2002. Descotes, Maurice. Le cas Boileau, Paris, Pensée universelle, 1986. Faguet, Emile. Nicolas Boileau, Paris, Boivin, 1931. Hache, Sophie. La langue du ciel : le sublime en France au XVII e siècle, Paris, Champion, « Lumière Classique », 2000. Hartmann, Pierre. Du Sublime (de Boileau à Schiller), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1997. Joret, Paul. Nicolas Boileau-Despréaux : révolutionnaire et conformiste, Paris-Seattle- Tübingen, Papers on French Seventeenth Century Literature, « Biblio 17, 49 », 1989. Kortum, H. Charles Perrault und Nicolas Boileau, Berlin, Rüten und Löning, 1966. Lanson, Gustave. Boileau, Paris, Hachette, 1892. Litman, Théodore A. Le sublime en France (1660-1714), Paris, Nizet, 1971. Magne, Emile. Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux et de Gilles et Jacques Boileau suivie des Luttes de Boileau, Essai bibliographique et littéraire, Paris, L. Giraud-Badin, 1929, 2 vols. Noss, Mary Theodora. La sensibilité de Boileau, Bar-le-Duc, Impr. E. Jolibois, Paris, Libr. Universitaire J. Gamber, 1932. Pineau, Joseph. L’univers satirique de Boileau : l’ardeur, la grâce et la loi, Genève, Droz, 1990. Pocock, Gordon. Boileau and the Nature of Neo-Classicism, Cambridge, Cambridge University Press, 1980. Rathmann, Bernd. Der Einfluß Boileaus auf die Rezeption der Lyrik des frühen 17. Jahrhunderts in Frankreich, Tübingen, Gunter Narr, Paris, Jean-Michel Place, « Etudes littéraires françaises, 5 », 1979. Tonolo, Sophie. Divertissement et profondeur : l’épître en vers et la société mondaine en France de Tristan à Boileau, Paris, Champion, 2005. Wood, Allen G. Structural Strategies in Literary Satires and the Theoretical Poems of Horace, Boileau and Pope, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1978. Zuber, Roger. Les émerveillements de la raison : classicismes littéraires du XVII e siècle, Paris : Klincksieck, 1997. OeC01_2012_I-142End.indd 8 OeC01_2012_I-142End.indd 8 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Pointes baroques contre douceur classique : les ambiguïtés de Boileau Stéphane Macé Université Stendhal-Grenoble III L’histoire littéraire, on le sait, raffole des parallèles : comparer Homère à Virgile était déjà dans les Poetices Libri septem de Scaliger le fondement d’une méthode critique ; Guez de Balzac, dans ses Entretiens, oppose la source pure de Malherbe à l’eau bourbeuse de Ronsard ; Racine, surtout, est parmi nos auteurs celui qui suscita le plus de rapprochements de cet ordre, depuis le XVII e siècle jusqu’à notre époque. Ses contemporains, La Bruyère au premier chef 1 , célèbrent déjà en grande pompe la victoire du génie de la tragédie française sur l’éloquence admirable mais un peu engoncée du vieux Corneille, trop « inégal » ou trop rigide à l’heure du règne sans partage du naturel. Racine est assurément le champion incontesté de tous ces duels littéraires figurés, et si Stendhal a le front de lui préférer Shakespeare, c’est encore là célébrer, fût-ce paradoxalement, le rôle d’icône littéraire de l’auteur de Phèdre. Plus irrévérencieusement encore, c’est d’un parallèle de cette sorte - cette fois entre Théophile de Viau et Racine - que nous nous servirons pour interroger certaines ambiguïtés de Boileau : sa sévérité envers l’art de la pointe trouve dans le premier un bouc émissaire idéal, et cette virulence n’eut d’égale que l’indulgence étonnante dont fit preuve le critique à l’égard des « baroquismes » qui abondent pourtant sous la plume de son ami Racine. Il y a là une vraie source de questionnement, auquel cet article ne prétend assurément pas répondre définitivement : il semble néanmoins possible d’esquisser plusieurs rapprochements qui peuvent éclairer au moins partiellement l’analyse stylistique et autoriser quelques hypothèses interprétatives. L’efficacité de Boileau critique littéraire doit beaucoup à la verve satirique de ses jeunes années : il n’y a jamais complète solution de continuité entre le discours posé du théoricien et l’art de brocarder avec esprit les travers d’un écrivain. Selon les cas, il peut s’agir d’une reformulation économique 1 Les Caractères, I, 55, éd. Patrice Soler, dans Moralistes du XVII e siècle, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1992, p. 708-709. OeC01_2012_I-142End.indd 9 OeC01_2012_I-142End.indd 9 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 10 Stéphane Macé propre à synthétiser les ridicules de sa victime (tel Saint-Amant mettant « les poissons aux fenêtres » 2 ) ou d’une citation plus complète et plus directe : Veut-on voir au contraire combien une pensée fausse est froide et puérile ? Je ne saurais rapporter un exemple qui le fasse mieux sentir que deux vers du poète Théophile, dans sa tragédie intitulée Pyrame et Thisbé, lorsque cette malheureuse amante ayant ramassé le poignard encore tout sanglant dont Pyrame s’était tué, elle querelle ainsi ce poignard : Ah ! voici le poignard qui du sang de son maître S’est souillé lâchement. Il en rougit, le traître ! Toutes les glaces du Nord ensemble ne sont pas, à mon sens, plus froides que cette pensée. Quelle extravagance, bon Dieu ! de vouloir que la rougeur du sang dont est teint le poignard d’un homme qui vient de s’en tuer lui-même soit un effet de la honte qu’a ce poignard de l’avoir tué ! 3 C’est là une page fort célèbre, qui a durablement ruiné la réputation de Théophile dramaturge : à lire Boileau, on voit mal en effet ce qui pourrait réhabiliter cette pointe totalement artificielle, fondée sur une syllepse de sens et une personnification bien suspectes. Il suffit alors au critique de jouer l’indignation ou de manier un peu l’hyperbole pour porter le coup de grâce à ces deux mauvais vers - et c’est la tragédie tout entière qui sombre sous les glaces du Nord. Pourtant, la pièce de Théophile n’est pas sans mérites : une récente mise en scène de Benjamin Lazar 4 en a récemment restitué tous les mystères, la portée subversive et la saveur poétique. À tout prendre, les deux vers raillés par Boileau sont-ils vraiment si « mauvais » ? Le procédé consistant à les isoler de leur contexte est assurément un geste critique efficace, mais il relève de la caricature la plus manifeste. Boileau sait précisément ce qu’il fait en agissant ainsi : cette fleur de rhétorique, coupée de sa tige, devient subitement sèche et artificielle. Mais que l’on rappelle seulement qu’elle intervient au terme d’une longue tirade entièrement dévolue à la montée en puissance du pathétique, et elle apparaît aussitôt sous un jour nouveau. La pointe, il faut s’en souvenir, ne réside pas uniquement dans le jeu rhétorique (antithèse, oxymore, syllepse, paradoxe, etc.) qui en signale le plus distinctement la présence : elle dépend aussi étroitement de ce qui la précède, du contexte qui la prépare. Or cette préparation, dans le cas présent, est extrêmement minutieuse. La pointe finale n’est pas ici un simple ornement à la fonction purement 2 L’Art Poétique, chant III, v. 261-264, dans Boileau, Satires, Epîtres, Art Poétique, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/ Gallimard », 1985, p. 246. 3 Préface de 1701, dans Boileau, Satires, Epîtres, Art Poétique, éd. Collinet, p. 50. C’est à cette édition de Boileau qu’il sera désormais fait référence. 4 Création au Théâtre de Caen le 19 octobre 2009. OeC01_2012_I-142End.indd 10 OeC01_2012_I-142End.indd 10 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Pointes baroques contre douceur classique: les ambiguïtés de Boileau 11 esthétique, mais la figure qui cristallise l’urgence pathétique ; elle est le point culminant de l’ensemble de la tragédie, le moment crucial qui laissera le spectateur transi de pitié et d’effroi. En citant les deux vers de façon isolée, Boileau présente implicitement cette « pensée froide et puérile » comme le fruit d’un caprice : Théophile aurait cédé à la tentation du bon mot, à l’impulsion de l’instant, au démon du mauvais goût. À relire l’ensemble de la tirade, on se rend compte pourtant que cette pointe relève au contraire d’une poésie extrêmement savante. Tout ce V e acte de la tragédie, audacieusement composé de deux très longs monologues, accompagne la montée du pathos d’une rêverie très dense sur le sang versé, méditation qui annonce déjà la pointe brocardée par Boileau : Je vois que ce rocher s’est éclaté de deuil Pour répandre ses pleurs, pour m’ouvrir un cercueil ; Ce ruisseau plein d’horreur qu’il a de mon injure, Il en est sans repos, ses rives sans verdure ; Même, au lieu de donner de la rosée aux fleurs, 1185 L’Aurore à ce matin n’a versé que des pleurs, Et cet arbre, touché d’un désespoir visible, A bien trouvé du sang dans son tronc insensible, Son fruit en a changé, la lune en a blêmi, Et la terre a sué du sang qu’il a vomi. 1190 Bel arbre, puisqu’au monde après moi tu demeures, Pour mieux faire paraître au Ciel tes rouges meures, Et lui montrer le tort qu’il a fait à mes vœux, Fais comme moi, de grâce, arrache tes cheveux, Ouvre-toi l’estomac et fais couler à force 1195 Cette sanglante humeur par toute ton écorce 5 . On voit ici que la syllepse finale sur le poignard (la rougeur du sang se confondant avec celle de la honte) est déjà annoncée en filigrane par celle, très similaire dans sa technique, de la lune qui blêmit (v. 1189). Elle est aussi préparée, plus fondamentalement, par les reproches adressés au Ciel aux v. 1191-93, puisque les mûres deviennent le symbole du « tort » fait au couple. Théophile aurait fort bien pu se contenter du rapprochement attendu entre la couleur du fruit et celle du sang - proximité d’autant plus évidente qu’elle est à l’origine de la confusion funeste de Pyrame à la scène précédente et qu’elle est constitutive du mythe ovidien. Or ce « passage obligé » est ici complètement remotivé par la rhétorique de l’imprécation, qui fait de cette pourpre la couleur de la honte - rappelons que ce motus (pudor) fait partie de la liste canonique des passions depuis Aristote, bientôt 5 Pyrame et Thisbé, V, 2, v. 1181-1196, éd. Guido Saba, Paris, Garnier, rééd. 2008, p. 478. OeC01_2012_I-142End.indd 11 OeC01_2012_I-142End.indd 11 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 12 Stéphane Macé relayé par les rhéteurs latins : les verbes utilisés (faire paraître, montrer) soulignent d’ailleurs spectaculairement la dimension oratoire du propos. Mais il semble possible de pousser encore plus loin l’analyse : sous la plume de Théophile, la couleur pourpre n’est plus celle des seuls fruits mais celle de la sève même qui coule dans le tronc de l’arbuste (v. 1188). On pourrait ne voir là qu’une façon un peu convenue d’hyperboliser le pathos en recourant à une personnification généralisée : il suffit pour cela de prêter des sentiments humains aux éléments de la nature (ruisseau, rocher, Aurore, lune ou mûrier). Il faut néanmoins se garder d’une lecture trop rapide ou trop simpliste : on perçoit ici distinctement les échos d’une pensée nourrie de philosophie matérialiste, qui fait davantage confiance aux sens qu’à la raison pour questionner le monde et entrer en communion avec lui. Le « désespoir visible », derrière la violence concrète du tableau visuel, renvoie à un principe de causalité omniprésent (voir la présence obsédante du pronom adverbial en, v. 1184 ou 1189) qui impose une logique à rebours : l’absence de repos du ruisseau procède de l’horreur, qui elle-même procède de la douleur de Thisbé, qui elle-même procède de sa blessure - le latinisme injure lui donne d’ailleurs une valeur très concrète. Inversement, ces causes enchaînées débouchent sur une cascade d’effets (la préposition pour est elle aussi omniprésente), selon une logique complémentaire. Le spectateur est ainsi amené à épouser le regard de Thisbé : la douleur semble ici donner plus d’acuité aux sens, puisque la rêverie sur la matière et sur les couleurs est prétexte à interroger le monde et à en percevoir dans ses moindres palpitations la spectaculaire métamorphose. Ce tableau pathétique est inséparable de la très belle méditation nocturne de Pyrame au début de la scène précédente, et il en constitue une sorte de pendant inversé. Ce désespoir visible est aussi un désespoir audible : Théophile, on le sait, compte parmi les plus grands mélodistes de la poésie française. Là encore, il faudrait rappeler que cette qualité d’oreille si remarquable ne relève pas du simple souci esthétique : il y a dans ces jeux allitératifs (par ex. v. 1188), dans cette modulation vocalique de la souffrance et ces ralentis du rythme (par ex. v. 1191) une véritable attention à la matérialité des mots à laquelle la philosophie sensualiste n’est probablement pas étrangère. Le signifiant donne accès à cette part d’ombre et d’indicible que le signifié (et la raison) seraient impuissants à restituer 6 . Enfin, cette rêverie sur la nature ensanglantée se nourrit probablement d’un souvenir littéraire très précis : au XIII e chant de L’Enfer de Dante, qui décrit le deuxième giron du septième cercle, on trouve d’étranges arbres qui 6 Voir à ce sujet Jean-Charles Darmon, Philosophie épicurienne et littérature au XVII e siècle, Paris, PUF, 1998. OeC01_2012_I-142End.indd 12 OeC01_2012_I-142End.indd 12 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Pointes baroques contre douceur classique: les ambiguïtés de Boileau 13 parlent et se lamentent. Lorsque le poète vient à briser une branche, le tronc de l’arbre se couvre subitement de sang : Allor porsi la mano un poco avante, e colsi un ramicel da un gran pruno ; e il tronco suo gridò : « Perché mi schiante ? » Da che fatto fu poi di sangue bruno, ricominciò a gridar : « Perché mi scerpi ? 35 non hai tu spirto di pietate alcuno ? Uomini fummo, ed or sem fatti sterpi ; ben dovrebb’esser la tua man piú pia, se state fossim’ anime di serpi ». Come d’un stizzo verde, che arso sia 40 dall’un de’ capi, che dall’ altro geme e cigola per vento che va via ; sí della scheggia rotta usciva insieme parole e sangue (…) 7 . Or la voix qui s’échappe de l’arbre n’est autre que celle de Pierre des Vignes, l’ancien ministre de Frédéric II, qui, disgracié, s’était donné la mort en prison. Le cercle de l’enfer décrit dans ce XIII e chant de la Divine Comédie est celui des suicidés, dont les âmes déchues sont désormais abritées par des arbres. Dans la tragédie de Théophile, Pyrame s’est aussi donné la mort, ce qui justifie probablement un tel rapprochement : il n’y a d’ailleurs là rien d’improbable, à une époque où la littérature italienne est encore en France l’objet d’une véritable fascination. Du reste, l’exemple de Théophile n’est pas un cas isolé ; qu’il l’ait emprunté directement à Dante ou qu’il l’ait trouvé chez son confrère français, Tristan l’Hermite utilise aussi à son tour le motif de l’arbre sanglant dans son fameux Promenoir des deux Amants : Ce vieux chesne a des marques saintes ; Sans doute qui le couperoit, Le sang chaud en decouleroit Et l’arbre pousserait des plaintes. 8 7 Dante, Inferno, XIII, v. 31-44. « Je portai donc la main droite en avant/ Et sur un grand nerprun je cueillis un rameau./ Son tronc cria : “Pourquoi me mutiler ? ”/ Puis, se voyant tout poissé de sang noir,/ À dire il se reprit : “Pourquoi me démembrer ? / Nul sentiment tu n’as donc de pitié ? / Des hommes nous étions, et nous voilà des arbres,/ Plus pitoyable à nous devrait être ta main,/ Et fussions-nous des âmes de serpents.”/ Ainsi qu’un tison vert qui brûle par un bout,/ Pousse de l’autre un long gémissement,/ Et sifflant par l’effet de l’air qui s’en échappe,/ Ainsi l’arbre blessé : il en sortait ensemble/ du sang et des propos. » (trad. Henri Longnon, Paris, Garnier, 1989, p. 67). 8 Le Promenoir des deux Amants, strophe 7, dans Les Plaintes d’Acante et autres œuvres, éd. Jacques Madeleine, Paris, STFM, 1989, p. 59. OeC01_2012_I-142End.indd 13 OeC01_2012_I-142End.indd 13 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 14 Stéphane Macé Innutrition poétique, morceau de bravoure de poésie pathétique et matérialiste, préparation de la pointe finale : on voit donc que la dernière scène de Pyrame et Thisbé a fait l’objet d’une construction très minutieuse et que le fait d’isoler la fameuse pointe du poignard de son contexte relève, sinon du contresens (Boileau est trop avisé pour cela), du moins d’un geste critique entaché d’une grande partialité : la complexité de la construction mentale proposée par Théophile est ici totalement oblitérée. Nous tenterons plus loin d’en dire les raisons. Mais revenons pour l’instant à notre idée de parallèle, et lançons hardiment un paradoxe : pourquoi Boileau, si virulent envers Théophile, se montre-t-il si indulgent quand il s’agit de Racine ? Cette question pourrait sembler relever de la provocation pure et simple, car des décennies de critique littéraire ont assez systématiquement associé le nom du dramaturge au fantasme d’un classicisme littéraire idéal. Cette image a été construite de bonne heure par les contemporains immédiats de Racine et s’est encore consolidée au XVIII e siècle, comme en témoige ce jugement de La Harpe : [Les figures chez Racine] sont toujours si bien placées, si naturellement amenées, qu’on ne les perçoit que par réflexion. Il est hardi sans qu’on s’en doute, et c’est ainsi qu’il faut l’être. L’habileté consiste à produire l’effet sans montrer le ressort 9 . Le naturel, l’art de masquer le travail d’un ouvrage pourtant cent fois remis sur le métier, ce sont là des valeurs que Boileau défend également. Comme le rappelle Georges Molinié, cette esthétique « renvoie essentiellement à un sentiment, à une impression, à un effet du côté des récepteurs ; cet effet est que le discours lu, ou entendu, paraît couler de source, ne donne aucune apparence d’aspérité, de raideur ni d’effort ; le naturel a donc partie liée avec la facilité et l’aisance ; il est aussi certainement parent de l’élégance » 10 . Pourtant, il arrive que le grand Racine lui-même semble s’égarer : Jean- Yves Vialleton a bien montré 11 que l’ensemble de la tragédie de Mithridate avait sans doute été écrite à rebours, selon une esthétique conceptiste qui, loin de se satisfaire d’une réalisation simplement accidentelle ou ponctuelle, commande l’architecture entière de la pièce. Tout semble en effet préparer 9 Jean-François de La Harpe, De la Poésie Française avant et depuis Marot jusqu’à Corneille, Paris, Beaudoin frères, 1827, vol. 5, p. 150, cité par Véronique Boulhol, « Racine dans le Lycée de La Harpe », XVII e siècle, n° 228, octobre 2005, p. 413. 10 Georges Molinié, article « naturel » du Dictionnaire de Rhétorique, Paris, Le Livre de poche, 1997. 11 Jean-Yves Vialleton, « La “pensée ingénieuse” dans les pièces de Racine », dans Racine et la rhétorique, exercices avec trois pièces, site web RARE - Rhétorique de l’antiquité à la Révolution (janvier 2011), URL : http : / / w3.u-grenoble3.fr/ rare/ spip/ spip. php ? article138. OeC01_2012_I-142End.indd 14 OeC01_2012_I-142End.indd 14 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Pointes baroques contre douceur classique: les ambiguïtés de Boileau 15 la fameuse scène première du dernier acte 12 , où Monime, renouant avec une fascination de l’objet d’un goût fort « baroque », apostrophe spectaculairement le « fatal tissu, malheureux Diadème » qui a fait son malheur : le symbole de la gloire et du pouvoir politique doit alors devenir l’instrument de sa mort. Vialleton fonde cette analyse très convaincante sur la lecture des Pensées ingénieuses des anciens et des modernes du P. Bouhours (1689), qui, quoique postérieures à la pièce de Racine (1672-73), démontrent que l’esthétique classique pouvait tenter une difficile conciliation entre le conceptisme hérité de Gracián, Tesauro ou du Tasse et l’esthétique du sublime largement relayée par la traduction de Longin procurée par Boileau. Comme le rappelle Vialleton, cette voie est étroite, mais elle existe bel et bien : « mettre l’accent sur le judicium (la culture, le sens critique), n’est pas renier l’ingenium (la créativité, le don) ». Ce que Mithridate réalise par son scénario et sa composition, d’autres pages de Racine l’expérimentent parfois à l’échelle d’un simple vers. Nous commenterons ici simplement l’exemple le plus fameux, celui d’un vers du récit de Théramène qui a déjà fait couler beaucoup d’encre : Le flot, qui l’apporta, recule épouvanté 13 . Il faut bien l’avouer, on n’est pas très loin ici de la pointe rencontrée plus haut sous la plume de Théophile : même intention pathétique du propos, même personnification, même syllepse de sens sur le verbe. D’ailleurs Leo Spitzer, même s’il ne cite pas ce vers précis, établit un rapprochement direct entre le fameux poignard de Théophile et une autre pointe de la même tirade de Phèdre, fondée sur une antithèse « plus littéraire que vraiment sincère » 14 : Cependant sur le dos de la plaine liquide S’élève à gros bouillons une montagne humide. L’un des commentaires les plus remarquables, chez les thuriféraires du classicisme français, est celui que l’on peut lire sous la plume de Thierry Maulnier, à une époque où l’on ne craignait pas les jugements à l’emporte-pièce, les admirations enthousiastes ou les détestations sans remède. Le critique, 12 Éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 679. 13 Phèdre et Hippolyte, Acte V, sc. 6, v. 1524, dans Jean Racine, Œuvres complètes, I : Théâtre-Poésies, éd. Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,1999, p. 873. 14 Leo Spitzer, Études de style, « L’effet de sourdine chez Racine », Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1970 [1928 pour le texte allemand], p. 266. Le critique commente ainsi : « Ayant peut-être aujourd’hui l’habitude de juger le mot trop strictement sur son sens et son contenu, nous refusons notre adhésion à ce jeu sur les mots, vide de sens et de contenu, que nous nommons “précieux”. » OeC01_2012_I-142End.indd 15 OeC01_2012_I-142End.indd 15 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 16 Stéphane Macé fort gêné de trouver chez Racine des vers aussi étranges et si contraires au « naturel » attendu, s’empresse de lui trouver une excuse : pourquoi ne pas risquer l’hypothèse d’un « Théramène grandiloquent » ? 15 En somme, ce n’est pas Racine qui a mauvais goût, c’est seulement son messager (et qui plus est un messager des Dieux, qui évoque une mort tragique) : Aux hérauts, et à la mort, l’emphase ne messied pas, surtout si l’on songe que la mort qui apparaît ici n’est pas une mort humaine, mais surhumaine (…). Théramène n’est pas seulement le héraut de la mort, il est encore celui des dieux. Aux dieux aussi convient l’emphase. Ou, si le mot d’emphase déplaît, disons du moins qu’il ne conviendrait pas que le récit du supplice sacré d’Hippolyte fût dépourvu d’ampleur et de magnificence 16 . L’honneur est sauf… La vraisemblance du caractère de Théramène justifie l’artifice de ses paroles : on perçoit distinctement que le critique n’a pas totalement réussi à évacuer son malaise, mais au prix d’une petite acrobatie rhétorique, on a préservé l’essentiel. Au nom d’une des valeurs-repères du classicisme (le principe rhétorico-stylistique de convenance), on a réussi à justifier le grand Racine ! Or, c’est précisément au nom de ce double principe de convenance et la vraisemblance que certains contemporains du dramaturge ont condamné la même audace stylistique : Yves Giraud puis Roger Zuber ont bien résumé les termes du débat qui opposa Houdar de la Motte à Boileau 17 . La Motte considère que Théramène est censé être trop absorbé par l’urgence de son récit et trop abattu par son affliction pour avoir le droit de se montrer « si recherché dans ses termes et si attentif à sa description ». Comme l’explique Roger Zuber, « l’objection porte (…) sur les mœurs (mores), sur l’invraisemblance qu’il y aurait à user d’éloquence dans certaines situations vécues ». On a donc là un miroir inversé de la lecture de Maulnier ! La réponse de Boileau passe par le recours à Longin : Zuber cite opportunément le texte de la Réflexion XI, qui évoque Cet infortuné gouverneur que [Racine] représente plein d’horreur et d’une consternation que, par son récit, il communique en quelque sorte aux spectateurs mêmes ; de sorte que, par l’émotion qu’il leur cause, il ne les laisse pas en état de songer à chicaner sur l’audace de sa figure. Aussi 15 Thierry Maulnier, Lecture de Phèdre, Paris, Gallimard, 1967, p. 111. 16 Ibid., p. 111-112. 17 Yves Giraud, « Le goût classique et la pointe », dans Christian Wentzlaff-Eggebert, éd., Le langage littéraire au XVII e siècle : de la rhétorique à la littérature, Tübingen, Narr, 1991, p. 95-108 ; Roger Zuber, « Boileau traducteur », ibid., p. 287-294 (repris dans Les émerveillements de la raison, Paris, Klincksieck, 1997, p. 255-260). OeC01_2012_I-142End.indd 16 OeC01_2012_I-142End.indd 16 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Pointes baroques contre douceur classique: les ambiguïtés de Boileau 17 a-t-on remarqué que, toutes les fois qu’on joue la tragédie de Phèdre, bien loin qu’on paraisse choqué de ce vers : Le flot qui l’apporta recule épouvanté, on y fait une espèce d’acclamation : marque incontestable qu’il y a là du vrai sublime 18 . Le geste de se retrancher derrière Longin est au fond le seul possible. Les détracteurs de Racine raisonnent en termes d’inventio et se situent donc du côté de la production de la tirade (qu’on l’attribue au poète ou au personnage de théâtre) : Boileau a bien perçu que sous cet angle, il lui serait difficile de défendre son défunt ami et que l’argument de la vraisemblance, quels que soient les efforts déployés, serait impossible à tenir. En se plaçant en revanche du côté de la réception, la logique est subitement tout autre : la réussite du vers ne peut se mesurer qu’empiriquement, à l’aune des réactions du public. Le saisissement du spectateur, seul critère d’appréciation valide, oblitère tous les raisonnements fondés sur la rationalité technique ou les arguties de poéticiens. La seule vérité qui vaille est celle de la scène. Ce positionnement critique a assurément ses avantages : l’argument est irréfutable, puisqu’il échappe par nature à l’examen vétilleux des mécanismes rhétoriques. On pourra toujours décrire ou chicaner, naturellement, mais ce serait faire là œuvre de pédant. Comme Zuber l’a remarqué, il y a sans doute aussi chez le vieux Boileau l’idée de montrer une fois encore que sa pensée critique, depuis la traduction de Longin jusqu’aux ultimes analyses des Réflexions, se range tout entière du côté des Anciens et affiche une remarquable cohérence. Une objection demeure pourtant, si l’on en revient au parallèle esquissé entre Théophile et Racine : pourquoi la pointe du poignard de Pyrame et Thisbé ne serait-elle pas, elle aussi, sublime ? Qu’a-t-elle de moins que le diadème de Monime ou le monstre composite de Phèdre ? On ne pourra, c’est entendu, répondre sur le terrain de la technique rhétorique, puisque Boileau s’est exclu de ce champ. Mais du point de vue de la réception, le terrain est aussi définitivement miné ! Le public aujourd’hui encore, ne peut réprimer un sourire en entendant : « Il en rougit le traître ! ». Reste à savoir si ce sourire signe l’échec de la pointe, ou s’il n’équivaut pas à un clin d’œil complice adressé, par-delà les siècles, à un critique assassin : nul ne peut plus lire la tragédie de Théophile sans sentir le poids de Boileau penché sur son épaule de spectateur… Risquons tout de même pour finir quelques hypothèses : il faut souligner que malgré le « sauvetage » des pointes raciniennes dont Longin lui fournit l’argument, Boileau s’est montré extrêmement constant dans son appréciation de la pointe, qu’il assimile de façon très systématique à l’influence 18 Ibid., p. 259. OeC01_2012_I-142End.indd 17 OeC01_2012_I-142End.indd 17 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 18 Stéphane Macé italienne. Chacun connaît par cœur la longue série de condamnations qui émaille son œuvre, de la Satire IX aux divers chants de L’Art Poétique : Tous les jours à la cour, un sot de qualité Peut juger de travers avec impunité ; À Malherbe, à Racan, préférer Théophile, Et le clinquant du Tasse à tout l’or de Virgile 19 . La plupart, emportés d’une fougue insensée, Toujours loin du bon sens vont chercher leur pensée : Ils croiraient s’abaisser, dans leurs vers monstrueux, S’ils pensaient ce qu’un autre a pu penser comme eux. Évitons ces excès : laissons à l’Italie De tous ces faux brillants l’éclatante folie 20 . Jadis de nos auteurs les pointes ignorées Furent de l’Italie en nos vers attirées. Le vulgaire, ébloui de leur faux agrément, À ce nouvel appât courut avidement (…) 21 . Mais aussi pardonnez, si, plein de ce beau zèle, De tous vos pas fameux, observateur fidèle, Quelquefois du bon or je sépare le faux, Et des auteurs grossiers j’attaque les défauts 22 ; Il semble qu’il y ait plusieurs points communs à cette série de critiques : le premier, pleinement compatible avec la promotion du sublime longinien, consiste à valoriser une forme de subjectivité qui s’autorise en permanence du « bon goût », au détriment des fastidieuses études techniques de détail 23 . Nul besoin de prouver, quand les qualités et les défauts s’imposent avec tant d’évidence ! Mais il y a aussi derrière cette assurance affichée une sorte de défiance envers les mots, dans laquelle on pourrait voir la trace (peut-être paradoxale) d’une retenue toute « classique » : la discrimination entre le bon et le mauvais goût s’exprime ici régulièrement à travers la métaphore de la falsification, comme si le critique craignait en permanence de se laisser payer de fausse monnaie. L’or contre le « clinquant », le véritable éclat contre les « faux brillants », le « bon or » contre le « faux »… On aspire à se laisser ravir par l’effet sublime, mais en vérifiant tout de même que l’on n’a pas 19 Satire IX, v. 173-176, p. 111. 20 L’Art Poétique, chant I, v. 39-44, p. 228. 21 L’Art Poétique, chant II, v. 105-108, p. 237. 22 L’Art Poétique, chant IV, v. 231-34, p. 258. 23 Nous renvoyons ici aux travaux en cours de Carine Barbafieri sur les notions de « bon goût » et de « mauvais goût », qui connaissent un succès croissant à mesure que l’on s’approche de la fin du siècle. OeC01_2012_I-142End.indd 18 OeC01_2012_I-142End.indd 18 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Pointes baroques contre douceur classique: les ambiguïtés de Boileau 19 affaire à un faussaire : c’est là une émotion très paradoxale, radicale dans son principe mais en permanence sous contrôle. La seconde constante tient à l’assimilation récurrente de l’art de la pointe à la manière italienne : il y a là bien sûr une part de réalité, mais sans doute aussi une forme de caricature. Même à l’occasion du séjour du Cavalier Marin en France de 1615 à 1623, l’esthétique conceptiste ne s’est jamais totalement acclimatée en France : « L’Adone est une mer qui n’a ni fond ni rive, et que seul Saint-Amant a pu parcourir entièrement », raillait déjà Chapelain 24 . Encore Saint-Amant a-t-il suffisamment de génie pour s’affranchir de son modèle et gagner une véritable autonomie de style. Daniel de Rampalle lui-même, qui est peut-être l’émule de Marino le plus signalé avec ses idylles L’Hermaphrodite (1639) et Europe ravie (1641), atténue sensiblement les audaces stylistiques de son modèle 25 . La tendance à l’abstraction d’un poète comme Tristan est naturellement compatible avec une forme d’innutrition, mais il est plus juste de parler de « teinture mariniste » que d’imitation servile. Surtout, le premier dix-septième siècle a de très bonne heure valorisé une catégorie critique radicalement opposée à la manière italienne : celle de la douceur. On la célèbre déjà chez Desportes, Malherbe lui dispute bientôt cette qualité, avant d’être lui-même relayé par son disciple Racan. De François de Sales à Fénelon, le XVII e siècle est traversé par ce fantasme esthétique qui est aussi une fière revendication d’autonomie pour notre littérature nationale. Il y a sans doute dans la virulence de Boileau à l’égard de Théophile et de Saint-Amant (ou plus généralement dans sa condamnation réitérée de l’art de la pointe) la volonté de promouvoir une esthétique spécifiquement française : les lettres françaises, enfin parvenues à leur maturité, ont besoin de se débarrasser de la rivalité encombrante de l’Italie. Or l’antithèse la plus stricte à la douceur - à la fois catégorie poétique et véritable doctrine de mœurs - est précisément l’art italien de la pointe, trop marqué par la recherche du spectaculaire pour n’être pas suspect. Enfin, quels que soient leurs fondements - l’amitié, la théorie poétique, l’idéologie - les « excuses » que Boileau trouve aux audaces raciniennes ouvrent des perspectives intéressantes pour l’herméneutique moderne. Là où Bouhours, en restant du côté de l’inventio et en cherchant à concilier le judicium et l’ingenium, nous invite à penser une transition possible (ou une gradualité) entre ce qu’il est convenu d’appeler le baroque et le classicisme - y compris selon une lecture chronologique -, la lecture à réception fondée sur le sublime longinien relèverait d’un modèle beaucoup plus radical, 24 Lettre à Huet du 30 mars 1662, lettre n° 83 de l’éd. Hunter des Opuscules Critiques de Chapelain, Genève, Droz, 1936, p. 457-58. 25 Que l’on nous permette de renvoyer à notre propre analyse, dans L’Eden perdu, la pastorale dans la poésie française de l’âge baroque, Paris, Champion, 2002, p. 224 sq. OeC01_2012_I-142End.indd 19 OeC01_2012_I-142End.indd 19 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 20 Stéphane Macé paradoxal et intégratif : on se rapprocherait ainsi d’une conception élargie du baroque ou du classicisme, qui concernerait tous les pays et toutes les formes d’art, et qui admettrait, dans son développement même, de possibles contremodèles. C’est là de longue date la conception allemande du baroque, celle aussi de nombreux historiens de l’art 26 . Mais cette conception élargie laisse tout de même place à des prises de position nettes. C’est là peut-être qu’il faudrait, malgré Boileau, faire retour à la description technique. Quand Racine décrit « Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur » (v. 1579), il ose une image dont la valeur référentielle est hautement problématique (que reste-t-il de ce pauvre corps ? ) : on a là une hardiesse de pensée qui n’est guère éloignée de la rhétorique pointue. Il semble d’ailleurs possible d’établir un rapprochement entre ce vers discrètement audacieux et une strophe des psaumes de Racan qui exploite le même type de paradoxe aporétique : Ton courroux qui m’abîme en des lieux ténébreux, Ne présente à mes sens que des objets affreux, Sans corps, sans forme, et sans matière ; Toutefois dans l’horreur de l’abîme où je suis, Le regret de me voir privé de la lumière, Est le moindre de mes ennuis 27 . Là encore, on se demande bien quelle réalité peut visualiser le lecteur ! Mais ici aussi la pensée ingénieuse se déploie tout en souplesse, sans véritable heurt syntaxique ou rythmique. La répétition de la même préposition dessine une sorte de cadre rassurant (même si ce cadre est vide) : même si on n’est pas très sûr de comprendre le sens littéral, le sémantisme de sans indique très clairement le sens général de l’énoncé. De même, chez Théophile, la syllepse de sens « la lune en a blêmi » n’a pas retenu l’attention de Boileau, car la figure s’intègre à un contexte métrique et syntaxique qui n’a fondamentalement rien d’insolite. En revanche, la dislocation syntaxique « il en rougit le traître », de surcroît isolée après une pause marquée à l’hémistiche, ne peut manquer de frapper l’attention : tout se passe comme si cette grammaire et cette rythmique démultipliaient l’audace de la pensée, au lieu d’émousser cette pointe aiguisée. C’est sans doute ce qui explique qu’un Boileau, au-delà du parti-pris esthétique et idéologique que nous avons évoqué, ne puisse être sensible à cet effet par trop spectaculaire. On peut pardonner ses baroquismes à Racine, car ils s’intègrent sans heurt à un mou- 26 On consultera sur ce point l’excellente mise au point d’Alain Mérot, Généalogies du baroque, Paris, Gallimard, coll. « Le Promeneur », 2007. 27 Racan, Œuvres complètes, Psaume LXXXVII, v. 19-24, notre édition, Paris, Champion, 2009, p. 633. Nous soulignons. OeC01_2012_I-142End.indd 20 OeC01_2012_I-142End.indd 20 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Pointes baroques contre douceur classique: les ambiguïtés de Boileau 21 vement d’ensemble et ne passent jamais une certaine mesure ; trop « italien », trop audacieux dans sa syntaxe, sans doute trop suspect idéologiquement, Théophile a en revanche passé la mesure. Il aura eu beau multiplier les efforts pour motiver la pointe finale de sa pièce, on ne retiendra que ses défauts : « il exagère, il passe le vrai dans la nature » 28 . Un tel affront méritait bien l’oubli dans les glaces du Nord… 28 La Bruyère, op. cit., I, 39, p. 704. OeC01_2012_I-142End.indd 21 OeC01_2012_I-142End.indd 21 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 OeC01_2012_I-142End.indd 22 OeC01_2012_I-142End.indd 22 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève Jean Leclerc University of Western Ontario Le tricentenaire de la mort de Boileau encourage à replonger dans son œuvre avec un regard neuf, et on peut y remarquer une double constante : un goût pour le rire couplé à une volonté de mordre. Du Lutrin à L’Arrêt burlesque, du Chapelain décoiffé au Dialogue des héros de roman, le comique irrigue l’ensemble de sa production, et accompagne presque toujours une prise de parole critique, une attaque envers ses contemporains ou les mœurs de son époque. Nombreux sont ceux qui ont perçu son rire comme une morsure, par exemple Chapelain quand il le nomme « Monsieur le petit Dogue » 1 , René Le Pays qui parle de son style « qui mord et qui nous fait rire » 2 , Pierre Perrin dans La Bastonnade 3 jusqu’à Bonnecorse dans le Lutrigot, où Apollon commente : « Je sçay […] qu’il sçait mordre, & médire » 4 . D’ailleurs, même des œuvres dont le but premier n’était pas la critique des mœurs ou des mauvais auteurs contiennent des traits contre ses cibles préférées, qu’on pense aux attaques contre Scudéry, Chapelain, Perrault ou Quinault dans le Lutrin, L’Art poétique, sa correspondance ou ses Réflexions sur Longin. Il en ressort que Boileau, autant qu’un théoricien de la chose littéraire, qu’un courtisan malhabile, voire qu’un partisan bourru de la cause des Anciens, aurait été parmi les premiers auteurs comiques, héritier de la verve des Furetière, Lignières et de son frère Gilles. Le Boileau rieur, mordant et médisant a déjà attiré l’attention de la critique 5 , notamment à travers 1 Jean Chapelain, « Lettre au cynique Despréaux », citée par Émile Magne dans la Bibliographie générale des œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux et de Gilles et Jacques Boileau suivie des Luttes de Boileau, Essai bibliographique et littéraire, Paris, L. Giraud- Badin, 1929, t. 2, p. 138. 2 René Le Pays, « Lettre sur les Satyres de Monsieur Boisleau », citée par Émile Magne, Bibliographie générale, op. cit., t. 2, p. 168. 3 « Et ce lâche serpenteau,/ S’il ne mord ou s’il ne pique,/ Rampe comme un vermisseau » (Pierre Perrin, La Bastonnade. Virelai, cité par Émile Magne, Bibliographie générale, op. cit., t. 2, p. 201). 4 Balthazar de Bonnecorse, Lutrigot, Toulouse, J. Boude, 1686, p. 12. 5 Plusieurs l’ont déjà suggéré, particulièrement grâce à sa relation avec Furetière et son frère Gilles. Voir notamment Gustave Lanson, Boileau, Paris, Hachette, 1892, OeC01_2012_I-142End.indd 23 OeC01_2012_I-142End.indd 23 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 24 Jean Leclerc l’image du « jeune dogue » qui a lancé sa carrière en déchirant les autorités poétiques de son temps, et qui se serait « assagi » après la parution de ses premières satires 6 . Cette analyse n’est vraie qu’en partie, et ne tient pas compte de l’ensemble de son œuvre ni de sa carrière poétique, dans la mesure où, même s’il fait un effort pour percer les hautes sphères du pouvoir afin d’acquérir une reconnaissance officielle, il sera impliqué dans des querelles et des scandales tout au long de sa vie. Il lui faudra répondre à des attaques, tourner des ennemis en ridicule, défendre des amis, justifier des prises de position esthétiques ou théologiques. L’étude minutieuse d’une partie peu fréquentée de son œuvre renouvelle la compréhension que l’on a de Boileau et aide à réévaluer la place qu’il occupe dans le panorama littéraire de la seconde moitié du XVII e siècle. Les épigrammes contenues dans la section « Poésies diverses. Épigrammes » 7 des Œuvres complètes sont exemplaires à cet égard. Cette œuvre mineure est sans cesse sollicitée par les biographes comme un document historique éclairant ses querelles et sa relation avec ses pairs, mais a rarement été étudiée en elle-même sur un plan littéraire. Avant d’analyser ces pièces, il faut mesurer les différentes strates éditoriales et chronologiques qui ont participé à la constitution de ce recueil, variant entre le moment où Boileau, de son vivant, a commencé à les collectionner dans la partie Odes, épigrammes et autres poésies de ses Œuvres diverses, jusqu’au moment où Charles-Henri Boudhors et Antoine Adam les ont intégré aux Œuvres complètes 8 . L’évolution du recueil est significative, et appelle un commentaire sur les éditeurs des XVIII e et XIX e siècles. Ces épigrammes synthétisent d’ailleurs le contexte polémique de leur création, qui couvre toute la carrière de Boileau, de ses p. 5-43 ; Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, Paris, Albin Michel, 1997 [1 ère édition 1951], t. 2, p. 465-518 ; René Bray, Boileau. L’homme et l’œuvre, Paris, Nizet, 1962, p. 13-27 ; et Bernard Beugnot et Roger Zuber, Boileau. Visages anciens, visages nouveaux (1665-1970), Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1973, p. 9-23. 6 Le verbe « s’assagit » apparaît entre autres dans la définition de Roger Duchêne dans le Dictionnaire de littérature française du XVII e siècle, éd. Marc Fumaroli et Roger Zuber, Paris, Quadrige-PUF, 2001, p. 18. Voir aussi Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, op. cit., t. 2, p. 519 et René Bray, Boileau, op. cit., p. 47. 7 Voir Nicolas Boileau, Œuvres complètes, éd. Antoine Adam et Françoise Escal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 239-274. C’est l’édition citée en priorité, en indiquant le numéro de la pièce et la pagination entre parenthèses quand il s’agit d’épigrammes. Toutes les autres œuvres de Boileau sont identifiées par la mention OC et la pagination dans le corps du texte. 8 Voir Nicolas Boileau-Despréaux, Odes, Poésies latines, Poésies diverses et Épigrammes […], éd. Charles-Henri Boudhors, Paris, Société Les Belles Lettres, 1960 [1 re édition 1941]. OeC01_2012_I-142End.indd 24 OeC01_2012_I-142End.indd 24 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève 25 débuts satiriques jusqu’à ses démêlés avec les Jésuites de Trévoux, en passant par la Querelle des Anciens et des Modernes : ce tour d’horizon fera l’objet d’une seconde partie. La métaphore de la morsure peut se penser dans sa continuité avec une parole satirique, mais ne doit pas être confondue avec celle-ci. Alors que la satire donne la parole à un poète indigné et en colère contre les vices de son époque qu’il tente de corriger, l’épigrammatiste se veut piquant, tente de montrer son esprit par un « bon mot de deux rimes orné » 9 et de s’attirer la sympathie des rieurs. Il s’agit d’un rire en action qui engage une double dynamique sociale : mordre pour blesser au niveau de l’honneur ou de l’amour-propre, souvent en réponse à une agression, et montrer sa supériorité au regard des observateurs afin de prouver le bien fondé de sa démarche, autorisant ainsi sa propre position dans le champ littéraire. Cette métaphore permet de mieux comprendre la poétique de Boileau, de connaître l’usage qu’il faisait de l’épigramme et d’examiner l’arsenal de cet esprit mordant : les attaques ad hominem impliquant le physique, les mœurs ou le savoir, la critique directe des œuvres et de leur réception, l’imitation du style et la parodie de ses auteurs préférés, l’usage de la naïveté ou de l’ironie piquante. Peut-être y trouverons-nous également l’expression d’une recherche de la simplicité et de l’efficacité propre au sublime, cette « petitesse énergique des paroles » 10 , de telle sorte qu’une continuité s’établirait entre la poétique du rire chez Boileau et ses conceptions théoriques. 1. Les poésies diverses : un objet éditorial fluctuant Il faut poser comme un principe de la recherche que toutes ces pièces ont circulé du vivant de Boileau avant d’être recueillies dans ses Œuvres diverses, si ce n’est par l’impression dans des recueils collectifs, du moins en manuscrit ou à l’oral à l’intérieur d’un petit cercle d’amis ou d’ennemis. Émile Magne relève plusieurs pièces conservées dans des manuscrits de l’époque, que ce soient des manuscrits autographes 11 ou des compilations par des curieux 12 , où se trouvent des parodies d’étrennes (IX, p. 244), des vers contre Chapelain (XV et XXVI, p. 247 et 251), un sonnet pour Colbert (XXI, 9 C’est la définition que Boileau donne de l’épigramme dans son Art poétique (OC, Chant II, p. 165). 10 Nicolas Boileau, Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin, « Réflexion X » citée par Beugnot et Zuber, Boileau, op. cit., p. 47. 11 Voir notamment les fiches proposées par Noël Charavay mentionnées par Magne, Bibliographie générale, op. cit., p. 33-54. 12 On pense aux papiers de Tallemant des Réaux conservés à La Rochelle, qui ont permis la redécouverte de plusieurs pièces inédites (ibid.). OeC01_2012_I-142End.indd 25 OeC01_2012_I-142End.indd 25 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 26 Jean Leclerc p. 249), et une épigramme contre Pradon et Bonnecorse (XXXVIII, p. 257). Certains poèmes parus avant 1700 ont aussi été répertoriés par Frédéric Lachèvre dans sa Bibliographie des recueils collectifs : c’est le cas des stances à Molière sur L’École des femmes, parues dans les Délices de la poésie galante de 1663 (XIII, p. 246), d’une pièce contre une satire de Cotin (XXIV, p. 250) et de deux pièces où il s’en prend à Claude Perrault le médecin, parues dans le Recueil d’épigrammes françaises, t. 1, 1698 (XXX, p. 254 et LII, p. 264) 13 . Les œuvres collectives compilent dès 1672 quelques épigrammes, comme les stances à Molière déjà mentionnées ou la « Fable d’Ésope. Le bûcheron et la mort » (XXVII, p. 251-252). Les Œuvres diverses de 1685 et de 1694 14 contenaient une douzaine de pièces, par exemple celle contre un athée (XXIII, p. 250), à Racine contre le Clovis (XXXII, p. 254) ou contre Perrault (XLIX et L, p. 262-263). Ce sera surtout à partir de ses Œuvres diverses de 1701 15 , dite l’« édition favorite », que Boileau publiera ses épigrammes dans une section séparée intitulée « Odes, Épigrammes & autres poësies » 16 . Parmi les trente poèmes, on retrouve la plupart des vers déjà évoqués, en plus des vers contre Chapelain (XVII, p. 248), sur le théâtre de Corneille (XVIII, XIX, p. 248), contre l’abbé Cotin (XXIV, p. 250, XXV, p. 251), sans oublier de nouvelles pièces adressées à Charles Perrault lors de leur querelle à l’Académie (XXXIX, XLIX, L, LII, p. 257-264). Le nombre de pièces va bientôt doubler entre 1701 et les deux éditions posthumes de 1713 17 et de 1716 18 . Boileau avait cédé ses papiers au libraire Billiot, tandis que Brossette s’était chargé de colliger toutes ses œuvres en entretenant avec le satiriste une longue correspondance 19 . On note l’apparition de l’énigme sur une puce (I, p. 241), d’une chanson à boire (II, p. 241), des vers contre son frère Gilles (XX, p. 249) ou contre le poète néo-latin Santeul (XXXVI, p. 256), de nouvelles pièces contre Perrault (XL, XLIV, LI et LIV, p. 258-265), et une épigramme imitée de Martial (LXXII, p. 274). Certaines pièces sont même dissimulées dans les remarques de Brossette aux 13 Frédéric Lachèvre, Bibliographie des recueils collectifs de poésies publiés de 1597 à 1700, Paris, H. Leclerc, t. III, 1904, p. 218-219. 14 Toutes deux publiées à Paris par Denys Thierry. 15 Œuvres diverses du Sr Boileau Despréaux : avec le Traité du sublime, ou du merveilleux dans le discours, Paris, Denys Thierry, 1701. 16 Cette section se trouve dans le premier tome, p. 343-371. 17 Œuvres de Nicolas Boileau-Despréaux, nouvelle édition revuë et augmentée, Paris, Esprit Billiot, 1713. Les odes et les épigrammes se trouvent dans la première partie, p. 299-340. 18 Œuvres de Mr. Boileau Despréaux, avec des éclaircissemens historiques donnez par luimême, Genève, Fabri & Barillot, 1716. Les odes et les épigrammes se trouvent à la fin du premier tome, p. 417-482. 19 Voir les détails de cette correspondance dans OC, p. 631-731. OeC01_2012_I-142End.indd 26 OeC01_2012_I-142End.indd 26 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève 27 satires ou à L’Art poétique sans être intégrées au recueil d’épigramme, comme la parodie de Chapelain (XVI, p. 247), les vers contre Lignières (XXII, p. 250) et le poème sur « Madame Claude » (XXX, p. 253). Ces éditions prouvent aussi que des poèmes ont été écrits entre 1701 et la mort de Boileau en 1711, notamment contre les Jésuites de Trévoux (LXIV-LXVI, p. 269-271). Brossette ne divisait pas systématiquement les épigrammes des autres poésies diverses, amusantes ou encomiastiques : il revient aux éditeurs du XIX e siècle d’avoir opéré un ordre générique et thématique dans la constitution du recueil. Trois éditeurs importants de cette époque partagent la même manière de traiter l’organisation et la sélection des poésies diverses. Pierre-Claude- François Daunou 20 , Jacques Berriat-Saint-Prix 21 et Charles-Antoine Gidel 22 séparent tous les « Épigrammes » des « Poésies diverses » ou des « Autres poésies », elles-mêmes organisées selon les chansons et les stances, les vers accompagnant les portraits, suivis des épitaphes et des autres pièces, section qui contient de 31 à 33 pièces. Les 39 ou 40 épigrammes forment une section indépendante qui ne semble respecter aucune chronologie rigoureuse. Le total des pièces augmente ainsi à 70 environ, et l’on peut y consulter une nouvelle chanson à boire (III, p. 242), le fragment d’une relation de voyage (VIII, p. 244), une nouvelle parodie des vers de Chapelain (XVI, p. 247), l’épigramme contre Boyer et La Chapelle (LVIII, p. 266) et la « Plainte contre les Tuileries » qui disparaîtra l’édition des œuvres par Antoine Adam mais que Boudhors publiait encore en 1960 23 . Ils insèrent tous dans une section séparée les « Pièces attribuées » qui sont commentées, par exemple dans le cas d’une pièce contre Pellisson qui est rejetée pour sa bassesse et sa vulgarité 24 , ou une autre sur la ville de Mons prise par Louis XIV et une parodie des vers de Chapelle 25 . La fortune des épigrammes oscille donc entre ce qui a paru avouable par Boileau à la fin de sa vie et ce qui est attribuable par les éditeurs subséquents selon différents critères. Il faut aussi remarquer 20 Œuvres complètes de Boileau Despréaux, précédées d’une notice sur sa vie par M. Daunou, Paris, Baudoin frères, 1828, t. 2, p. 1-54. 21 Œuvres complètes de Boileau collationnées sur les anciennes éditions et sur les manuscrits avec des notes historiques et littéraires […] par Berriat-Saint-Prix, Paris, Chez Philippe Libraire, 1837, t. 2, p. 401-476. 22 Œuvres complètes de Boileau accompagnées de notes historiques et littéraires et précédées d’une étude sur sa vie et ses ouvrages par A. Ch. Gidel, Paris, Garnier Frères, 1873, t. 3, p. 31-92. 23 C’est la pièce LXIV, p. 62 du t. 3. 24 « On a peine à croire, dit avec raison M. Daunou (1825, II, 373), que Boileau ait réellement écrit ces lignes si grossièrement injurieuses » (cité par Gidel, Œuvres complètes, op. cit., t. 3, p. 111-112). 25 Sur toutes ces questions, voir Gidel, ibid., t. 3, p. 103-113. OeC01_2012_I-142End.indd 27 OeC01_2012_I-142End.indd 27 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 28 Jean Leclerc d’importantes variantes qui ne sont pas toujours compilées par les éditeurs. Toute étude sur les épigrammes de Boileau doit donc accepter qu’il pourrait exister d’autres épigrammes qui n’ont pas été intégrées à ce recueil, de même que des textes qui s’y trouvent n’ont pas été écrits par lui, ou du moins qu’ils sont le résultat d’un travail collectif. Dans ce contexte, la Bibliographie des recueils collectifs de Frédéric Lachèvre s’avère utile, non seulement dans la découverte de pièces inédites qui sont attribuées pour la première fois 26 , mais aussi dans l’intégration du sonnet ordurier contre le duc de Nevers composé à l’occasion de la querelle de Phèdre 27 . Ce poème, qui n’a pas été publié dans les œuvres complètes consultées et qui a été aussi attribué à d’autres auteurs du temps 28 , porte pourtant la marque du satiriste si l’on compare sa manière de parodier les répliques du Cid dans le Chapelain décoiffé avec sa reprise du sonnet initial de Nevers, en gardant les mêmes rimes mais en subvertissant le message en changeant les personnages. Il semble surtout que la mention de Pradon au dernier vers constitue une signature stylistique maintes fois repérable dans les épigrammes de Boileau 29 . La Bibliographie générale d’Émile Magne comporte également des poèmes attribués à Boileau pour la première fois, comme un distique sur le Père Le Moyne 30 et un autre sur un mariage projeté 31 , même si l’auteur indique parfois ses réserves devant des attributions qui lui semblent douteuses. On trouve enfin dans le tome 3 des Œuvres complètes éditées par Boudhors un classement chronologique de toutes les courtes poésies de Boileau sous la rubrique « Poésies diverses et Épigrammes », et l’abandon d’une classification par genre. Il maintient encore treize pièces attribuées avec des commentaires, ainsi que la « Plainte aux Tuileries », ce qui fait monter à 86 son total de pièces éditées, même si la plupart des pièces attribuées sont rejetées comme étrangères à l’œuvre de Boileau. Cette sélection et ce classement ont été repris par Antoine Adam et Françoise Escal dans le volume de « la Pléiade », qui éliminent toutefois la section des pièces attribuées, et mêlent 26 L’une sur Le Mire qui a bloqué la rue, l’autre sur la vie galante de Ménage. Voir le t. 3 déjà cité, p. 217-218. 27 Sur lequel nous reviendrons dans la troisième partie. 28 « Boileau a prétendu que le sonnet fut écrit en collaboration par le chevalier de Nantouillet, le comte de Fiesque, le marquis d’Effiat, MM. de Guilleragues et de Manicamp » (selon Émile Magne, Bibliographie générale, op. cit., t. 2, p. 211, note 1. 29 Par exemple dans l’épigramme sur la réconciliation avec Perrault, qui se termine par ces trois vers : « Mon embarras est comment,/ On pourra finir la guerre/ De Pradon et du Parterre » (LIV, p. 265). 30 Voir la pièce 45, p. 39 du t. 1. 31 Voir la pièce 83, p. 45 du t. 1. Voir aussi toute la section des pièces attribuées, t. 1, p. 51-54. OeC01_2012_I-142End.indd 28 OeC01_2012_I-142End.indd 28 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève 29 aux autres des pièces dont l’attribution est postérieure à la mort de Boileau et à l’édition de Brossette. Sortent ainsi complètement des pièces comme celle sur la laideur de Pellisson, quelques pièces galantes et les deux épigrammes inédites mentionnées par Lachèvre. L’étude des « Poésies diverses » au fil des siècles fait voir une importante fluctuation dans la compilation de ce recueil, laisse entrevoir une part de subjectivité dans l’attribution des pièces et du choix des poésies publiées de 1701 à 1966. On doit certes user de circonspection dans l’utilisation de ce recueil d’épigrammes, mais il montre clairement que Boileau a passé sa carrière à composer de courtes pièces destinées à rire de ses contemporains et à les mordre, constituant ainsi une part non négligeable de sa production et qui éclaire en retour les étapes de sa carrière et de ses prises de position. 2. Un survol privilégié de sa carrière et de ses polémiques Ces poèmes s’organisent en deux grandes catégories, selon qu’ils traitent ou non de matières littéraires. Les premiers portent sur des matières variées formant le quotidien d’un bourgeois de Paris, décrivent les mœurs de son temps, les voyages qu’il a faits, les affaires familiales ou les activités du Palais. C’est le cas notamment des deux pièces où il mentionne ses parents, autant l’« Épitaphe de la mère de l’autheur » (XXVIII, p. 252) que les « Vers pour mettre au bas du portrait de mon père, greffier de la grand’chambre du Parlement de Paris » (XLVII, p. 261). Il s’amuse parfois à peindre des figures d’originaux dans de petits « caractères » à la manière de La Bruyère, que ce soit son parent M. Targas qui vivait pour ses horloges (LXVII, p. 271), ou ce M. Gourville dont on peut lire l’épitaphe (LXIII, p. 269) 32 . L’esprit satirique règne parfois dans ces pièces, par exemple celle qui s’attaque à un certain Paul et à son vieux langage dans une harangue contre les procureurs (VI, p. 243). C’est aussi le cas d’une chanson à boire où il s’en prend aux « Philosophes resveurs, qui pensés tout savoir », où il valorise les goinfres qui savent boire, au détriment des pédants qui sont au bout de leur latin (II, p. 241). D’autres pièces de cette première catégorie abordent les mœurs ou les querelles théologiques, comme dans ces « Vers pour mettre au devant d’un roman allégorique », c’est-à-dire Macarise de l’abbé d’Aubignac, qui contient un trait contre les « Lasches Partisans d’Épicure » (XIV, p. 247). Cette pièce est pourtant suivie d’une « Chanson à boire faite à Bâville, où estoit le père Bourdaloue », dans laquelle le père un peu sévère se fait répondre que le casuiste Escobar incite à boire et à vivre dans la volupté pour se maintenir en santé (XXXI, p. 253). On peut soupçonner Boileau d’anticléricalisme dans 32 Une remarque de Brossette confirme : « Cette piece n’est bonne que pour ceux qui ont connu particulierement celui dont elle parle » (p. 443). OeC01_2012_I-142End.indd 29 OeC01_2012_I-142End.indd 29 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 30 Jean Leclerc la dernière épigramme du recueil, imitée de Martial, qui raconte comment un ancien médecin est devenu curé, et dont le travail consiste toujours à mettre « les gens en terre » (LXXII, p. 274). On observe enfin des pièces qui contrastent avec la figure du célibataire endurci et quelque peu misogyne de la « Satire X », comme celle destinée « À Climène », où il se déclare tout en feu et ayant de l’amour (V, p. 243). Une autre porte sur une certaine « Madame Claude », qui serait la Champmeslé 33 , et raconte en huit vers comment cette dame vivait en harmonie entre son mari et ses six amants (XXX, p. 253). Mais ces morceaux sont finalement assez rares, et le satirique amer, mordant et moqueur occupe la plus grande place, particulièrement dans les pièces qui abordent des polémiques littéraires. Deux des cibles favorites de Boileau y trônent en bonne place : Jean Chapelain et l’abbé Charles Cotin. Les deux épigrammes contre ce dernier se démarquent par le mépris et l’attitude dénigrante : l’une prétend que pour décrier le style de Boileau, Cotin ne peut faire mieux que de lui attribuer ses vers (XXIV, p. 250), l’autre suggère que, pour éviter l’infamie, Cotin n’a qu’à effacer son nom de ses écrits (XXV, p. 251). Cinq pièces s’attaquent à Chapelain et aux vers de La Pucelle, qualifié de « Froid, sec, dur, rude auteur, digne objet de Satire » (XV, p. 247). Les adjectifs « dur » et « rude » apparaîtront dans des « Vers en stile de Chappelain pour mettre à la fin de son poème de la Pucelle » (XVII, p. 248). Boileau a érigé cette haine du poème héroïque en une marque personnelle, témoin les vers « Sur son portrait » : « À l’air dont il regarde et montre la Pucelle,/ Qui ne reconnoistroit B*** ? » (LVI, p. 266). D’autres adversaires mentionnés évoquent, pêle-mêle, les nombreuses querelles qui l’opposaient à son frère Gilles (XX, p. 249), à Fourcroy et Mauroy (XI, p. 245), Santeul (XXXVI, p. 256), le poète Lignières (XXII, p. 250), même à Saint-Pavin présenté sous les traits d’un athée (XXIII, p. 250). Il dédie une pièce à Racine dans laquelle il évoque les attaques que lui lance Desmarets de Saint-Sorlin pendant la querelle sur le merveilleux chrétien (XXXII, p. 254). Il arrive qu’une pièce fasse coup double, comme dans une « Épigramme à messieurs Pradon, et Bonnecorse qui firent en mesme temps paroistre contre moi chacun un volume d’injures » (XXXVIII, p. 257). Une autre vise les membres de l’Académie, qui examinent lequel, de Corneille ou Racine, a reçu le plus d’applaudissements, mais qui ne s’intéressent pas de savoir qui, « du fade Boyer ou du sec La Chapelle », provoque le plus de sifflements (LVIII, p. 266). On a déjà évoqué les « Stances à M. Molière sur sa comédie de l’École des femmes, que plusieurs gens frondoient » où il s’en prend à « mille jaloux Esprits » qui osent « Censurer ton plus bel Ouvrage » (XIII, p. 246). L’éloge qu’il fait de La Bruyère relève de cette même dynamique, où il défend l’un de ses amis (LIX, p. 267). 33 Selon les notes de Boudhors (p. 168) suivies par Françoise Escal (p. 1038). OeC01_2012_I-142End.indd 30 OeC01_2012_I-142End.indd 30 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève 31 Environ dix pièces sont consacrées à la longue querelle de Boileau avec les frères Perrault, non seulement Claude, qui figurait comme le mauvais médecin devenu architecte dans le quatrième chant de L’Art poétique (OC, p. 180) 34 , mais surtout Charles, à cause de leur démêlé à l’Académie lors de la lecture du Siècle de Louis le Grand en 1687 et de la publication subséquente du Parallèle des Anciens et des Modernes. Ces deux œuvres considérables, confrontées aux quelques épigrammes de Boileau, confirment ce quatrain de Charles Perrault résumant la querelle, inséré à la fin de sa préface au deuxième tome du Parallèle : L’agreable dispute où nous nous amusons Passera sans finir jusqu’aux races futures ; Nous dirons toûjours des raisons, Ils diront toûjours des injures 35 . Ces injures se retrouvent dans l’« Ode sur la prise de Namur », dont la pointe finale est destinée au Saint-Paulin de Perrault (OC, p. 234), dans la première de ses Réflexions critiques sur quelques passages de Longin, où Boileau affirme qu’il y « avoit de la bizarrerie d’esprit dans leur famille » 36 , mais ce sera surtout dans ses épigrammes que l’on trouvera la justification des allégations de Perrault. Trois pièces s’adressent enfin aux Jésuites de Trévoux, avec lesquels Boileau a eu un différend vers la fin de sa vie. Cette querelle 37 remonte à son « Épître XII sur l’amour de dieu » (OC, p. 149-154), qui dévoilait une prise de position janséniste dans une question fort débattue par les théologiens catholiques. Boileau répond par quelques épigrammes à un article ironiquement élogieux paru dans le Journal, non seulement pour les menacer de lancer contre eux une satire digne de Juvénal et de Régnier (LXIV, p. 269-270), mais aussi pour défendre son frère le docteur de Sorbonne qui avait écrit un livre sur la congrégation des flagellants (LXV, p. 270). L’épigramme la plus piquante porte le titre : « Response aux R. P. de T*** qui avoient mis dans une épigramme contre moi que la raison pourquoy j’ay si mal réussi dans mon epistre de l’amour de Dieu c’est que [je n’ay] rien 34 Voir à ce sujet l’épigramme en réponse « À un médecin » où il dit qu’il est « ignorant Medecin,/ Mais non pas habile Architecte » (XXXIII, p. 254), et cet autre à Charles, qui s’adressait d’abord au « frère », mais se transformera en « oncle » au fil des éditions (LII, p. 264). 35 Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les Arts et les Sciences, éd. Hans Robert Jauss et Max Imdahl, Munich, Eidos Verlag, 1964, p. 179. 36 Nicolas Boileau, Réflexions critiques sur quelques passages de Longin, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 496. 37 Voir notamment les dossiers que publie Émile Magne dans sa Bibliographie générale, op. cit., t. 2, p. 263-280. OeC01_2012_I-142End.indd 31 OeC01_2012_I-142End.indd 31 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 32 Jean Leclerc trouvé dans Horace, dans Perse ni dans Juvénal sur ce sujet que [je] pusse dérober », réactivant une ancienne accusation contre Boileau selon laquelle il n’écrivait rien de son propre chef et qu’il ne faisait qu’imiter les poètes latins, dans ses satires et dans son Art poétique. S’il concède ce point à ses adversaires, c’est pour mieux leur retourner le blâme : « La necessité d’aimer Dieu/ Ne s’y trouve jamais preschée en aucun lieu [d’Horace ou Juvénal],/ Mes Pères, non plus qu’en vos livres » (LXVI, p. 271). Boileau a été submergé d’épigrammes et de menaces à cette occasion, autant sinon plus que lors de sa Querelle avec Perrault, mais la situation devait s’envenimer par l’écriture de sa dernière satire sur l’équivoque, qu’il n’a pas vue publiée de son vivant en raison de l’interdiction que les Jésuites ont réussi à lui imposer. Il n’est donc pas anodin de voir Boileau à la fin de sa vie s’ingénier à compiler ses épigrammes et ses courtes pièces afin qu’elles paraissent dans ses œuvres complètes : elles reflètent en condensé toute sa carrière littéraire, ses sympathies, ses animosités et ses prises de position. Les épigrammes de Boileau éclairent ainsi la figure du « Régent du Parnasse » en illustrant l’effort déployé pour justifier et maintenir sa posture dans le champ littéraire, une position qui n’a jamais été acquise complètement de son vivant et qui l’a souvent obligé de montrer les dents. Elles éclairent aussi un aspect important des échanges sociaux entre les écrivains dans la deuxième moitié du XVII e siècle, bourgeois certes privés du recours au duel pour régler leurs différends et réduits aux mots, mais en même temps engagés dans un processus de civilisation qui tolère de moins en moins l’attaque personnelle et se développe de plus en plus vers une sorte de persiflage ironique. Ce qui rend ces pièces encore plus significatives, c’est qu’elles illustrent l’arsenal d’un esprit mordant. 3. L’arsenal d’un esprit mordant L’un des reproches récurrents qu’on faisait aux premières satires, c’était de nommer et de désigner leurs cibles par leur nom de sorte qu’on les reconnaisse immédiatement, reproche qui se trouve autant sous la plume de Cotin 38 que de Chapelain 39 . Boileau s’en est d’ailleurs défendu dans son « Discours au Roy » et dans son « Discours sur la satire » (OC, p. 11-12 et 57-61) à partir de l’exemple des Anciens. De ce point de vue, les pseu- 38 Voir la « Lettre à Monsieur Tuffier, Maistre des Comptes à Paris, sur la satyre & principalement sur le madrigal » dans Charles Cotin, Œuvres galantes en prose et en vers, Paris, Estienne Loyson, 1663, p. 451-471, surtout p. 452-453. 39 Comme on peut lire dans la « Lettre au cynique Despréaux » citée par Émile Magne, Bibliographie générale, op. cit., p. 140. OeC01_2012_I-142End.indd 32 OeC01_2012_I-142End.indd 32 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève 33 donymes d’usage comme Lubin ou Alidor, voire les noms notés seulement par les initiales, ne sont que les compromis appelés par l’impression, et l’on peut croire que les pièces circulaient à l’époque avec leur propre clé. Mais nommer ses adversaires n’est que le premier degré de la méchanceté du poète, qui ajoute en général un sobriquet attaquant le corps, les connaissances, les mœurs ou les capacités de ses cibles. C’est le cas des pièces déjà citées sur le médecin Claude Perrault, ou d’autres pièces où l’on rencontre Chapelle, nommé un « grand Ivrogne du Marais » (XII, p. 245), le poète Lignières menacé d’être brûlé avec ses « couplets impies » (XXII, p. 250), l’athée Saint-Pavin reste cloué dans sa chaise par la goutte (XXIII, p. 250). Charles Perrault n’est pas épargné lors de la Querelle, notamment dans des pièces où il est explicitement comparé à Néron et à Caligula (XL, p. 258). L’une des méthodes pour mieux juger les Anciens dans le Parallèle consistait à les traduire en prose française, ce que Boileau dénonce comme une absurdité : « D’où vient », demande-t-il, que tous ces auteurs antiques « traduits dans vos écrits nous paroissent si sots ? », c’est que vous en « faites tous des Perrault » (L, p. 263). Les attaques se font encore les plus mordantes dans une pièce qui fait apparaître l’erreur et l’ignorance de l’auteur du Parallèle : Pour quelque vain discours sottement avancé Contre Homere, Platon, Ciceron, ou Virgile, Caligula par tout fut traité d’insensé, Neron de furieux, Hadrien d’imbecille. Vous donc, qui dans la mesme erreur, Avec plus d’ignorance, et non moins de fureur, Attaquez ces Heros de la Grece et de Rome ; P*** fussiez-vous Empereur, Comment voulez-vous qu’on vous nomme ? (XLIX, p. 262-263) Le processus d’énumération joint à l’association « mesme erreur » permet à Boileau d’attribuer à Perrault toutes les tares qu’il vient d’énoncer. On ne se surprend pas, dans ce contexte, que la réconciliation orchestrée par Antoine Arnauld, et chantée par une pièce de douze octosyllabes (LIV, p. 265), soit restée tendue et froide malgré une embrassade des deux hommes en pleine Académie. Il faut évoquer deux pièces qui n’apparaissent plus dans les Œuvres complètes de Boileau mais auxquelles il aurait pu participer selon diverses sources. La première évoque l’apparence de Paul Pellisson : La figure de Pellisson Est une figure effroyable ; Mais, quoique ce vilain garçon Soit plus laid qu’un singe et qu’un diable, Sapho lui trouve des appas, OeC01_2012_I-142End.indd 33 OeC01_2012_I-142End.indd 33 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 34 Jean Leclerc Mais je ne m’en étonne pas, Car chacun aime son semblable 40 . Même si on a refusé d’attribuer cette pièce à Boileau en raison de la grossièreté des injures qui y sont contenues, il faut les mettre en parallèle avec celles que l’on retrouvera à la même époque sur Mlle de Scudéry, la Sapho en question, dans le Dialogue des héros de roman (OC, p. 470-471). Le sonnet contre le duc de Nevers à l’occasion de la querelle de Phèdre mérite aussi d’être cité : Dans un palais doré, Damon jaloux et blème, Fait des vers où jamais personne n’entend rien. Il n’est ni courtisan, ni guerrier, ni chrétien Et souvent, pour rimer, il s’enferme lui-même. La Muse, par malheur, le haït autant qu’il l’aime. Il a, d’un franc poète et l’air, et le maintien. Il veut juger de tout et n’en juge pas bien. Il a, pour le phœbus, une tendresse extrême. Une sœur vagabonde aux crins plus noirs que blonds, Va par tout l’univers promener deux tétons Dont, malgré son pays, Damon est idolâtre. Il se tue à rimer pour des lecteurs ingrats, L’Énéide est, pour lui, pis que la Mort-aux-rats, Et, selon lui, Pradon est le roi du théâtre 41 . En reprenant les rimes du sonnet initial raillant la Phèdre de Racine et en les orientant vers le chef du parti de Pradon, les auteurs réussissaient à dévaloriser les capacités poétiques et les facultés de jugement du duc de Nevers, ce qui faisait perdre toute sa crédibilité à l’adversaire de Racine, mais ils allaient plus loin en médisant de cette sœur Marie ou Hortense Mancini. Les plaisanteries au sujet de cette nièce du Cardinal Mazarin auraient été fort mal accueillies par le duc, qui aurait menacé Racine et Boileau de les faire bastonner. Une stratégie privilégiée par Boileau consiste à concéder une affirmation à l’adversaire mais à revenir par une nouvelle attaque, stratégie qui prend habituellement la forme syntaxique « oui… mais », comme dans « À un médecin » : « Ouy j’ay dit dans mes vers […] Mais de parler de vous je n’eus jamais dessein », et il revient avec une nouvelle distinction : « Vous estes, je l’avoüe, ignorant Medecin,/ Mais non pas habile Architecte » (XXXIII, p. 254). Outre la pièce adressée aux Jésuites où il prétend qu’il n’a pas plus 40 Publié par Gidel, Œuvres complètes, op. cit., t. 3, p. 112. 41 Cité par Émile Magne, Bibliographie générale, op. cit., t. 2, p. 210-211, où il est mis en parallèle avec les autres sonnets injurieux parus à cette occasion. OeC01_2012_I-142End.indd 34 OeC01_2012_I-142End.indd 34 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève 35 trouvé l’amour de Dieu traité dans les écrits des satiriques latins, « non plus qu’en vos livres » (LXVI, p. 271), ou la pièce « Sur l’Académie » qui débute par « J’ay traité de Topinamboux » (XLIV, p. 260), cette structure de pensée se lit aussi dans l’« Épigramme sur la fontaine de Bourbon […] », quand il lui reproche d’inspirer de mauvais vers : « Oui, vous pouvés chasser l’humeur apoplectique, […] Mais quand je lis ces vers par vostre onde inspirez,/ Il me paroist, admirable Fontaine,/ Que vous n’eustes jamais la vertu d’Hippocrene » (XLII, p. 259). Boileau savait par ailleurs que la meilleure manière d’offenser un auteur était de s’en prendre à ses œuvres, soit en rabaissant sa valeur littéraire, soit en prouvant sa médiocrité par l’indice d’un mauvais succès. La Pucelle de Chapelain remporte la palme des œuvres les plus souvent citées, et apparaît avec une grande régularité du début de sa carrière jusqu’à la fin de sa vie, comme dans les vers au-dessous de son portrait (LVI, p. 266), ou dans le quatrain « pour mettre à la fin de son poème de La Pucelle » (XVII, p. 248). Le poème épique Clovis de Desmarets de Saint-Sorlin se voit également attaqué (XXXII, p. 254), tandis que les exemplaires du pamphlet contre Port-Royal de ce même auteur sont restés chez le libraire faute d’avoir été vendus (XXXVII, p. 256). Il ne faut pas oublier les œuvres de Perrault, qui commence à publier ses premiers contes en vers lors de la Querelle, par exemple la dernière strophe de l’« Ode sur la prise de Namur » contient une pointe contre l’« Auteur du Saint-Paulin » (OC, p. 234), et la « Parodie burlesque de la première ode de Pindare à la louange de M. P*** », qui donne la préférence à « Peau d’asne mise en Vers » sur les œuvres de Brébeuf ou de Chapelain en tant que modèle du « parfait ennuyeux » (LIII, p. 264). Tout au long de ses Œuvres complètes, Boileau se montre un pasticheur habile, que ce soit l’imitation du style juridique dans L’Arrêt burlesque ou le style galant dans le Dialogue des héros de roman. Il exerce aussi la parodie avec talent dans le Chapelain décoiffé et dans le sonnet déjà cité contre le duc de Nevers. De même, le pastiche et la parodie occupent une place importante des épigrammes, et tournent en ridicule ses ennemis et leurs œuvres. Il reprend un poème de son frère Gilles envoyé pour des étrennes, construit sur la figure de l’anaphore et qui débute par « Ces quatre petits vers entrent dans votre chambre » 42 . Boileau reprend « Ces quatorze grands vers entrent dans votre chambre », les ridiculise parce qu’ils « n’apportent que du vent », et critique leur parasitisme envers leurs destinataires, à qui ils « demandent de l’argent » (IX, p. 244). Toutes les épigrammes contre Chapelain font usage du pastiche ou de la parodie pour montrer comment les allitérations fâcheuses et les inversions bizarres caractérisent ses vers. Il faut surtout 42 Cité par Françoise Escal dans les notes à la pièce, p. 1030. OeC01_2012_I-142End.indd 35 OeC01_2012_I-142End.indd 35 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 36 Jean Leclerc citer ce quatrain, si populaire que Perrault lui-même l’avait inclus dans le troisième tome de son Parallèle des Anciens et des Modernes 43 : Droits et roides rochers, dont peu tendre est la Cîme, De mon flamboïant Cœur l’âpre état vous savez. Savez aussi, durs bois, par les hivers lavez, Qu’holocauste est mon Cœur pour un front magnanime. (XVI, p. 247) Tous les clichés de la mauvaise poésie se rencontrent dans ces quatre vers, qui forment un centon d’extraits de la Pucelle, où la galanterie de cette déclaration est rendue ridicule par son destinataire inanimé, les épithètes hyperboliques et les métonymies faciles qu’elle emploie (un « cœur » amoureux d’un « front »), où la cacophonie atteint au galimatias par les inversions, les répétitions de la consonne / r/ associée à des occlusives et une multiplication d’impropriétés. Mais la particularité des épigrammes consiste dans la pointe finale et, encore ici, Boileau déploie un arsenal varié et efficace. Plusieurs pointes reposent sur la figure de l’antithèse, comme dans les « Vers pour mettre sous le portrait de Mr de La Bruyere », un homme dont le livre permet aux esprits orgueilleux qui s’aiment de se haïr eux-mêmes (LIX, p. 267). L’antithèse atteint au paradoxe dans l’épitaphe de Gourville, où la répétition de la préposition « sans » renverse toutes les affirmations : on dit qu’il est savant « sans science », gentilhomme « sans naissance » et bon homme « sans bonté » (LXIII, p. 269). Un autre paradoxe joue sur la figure de l’équivoque dans « Sur un frère aîné » et roule aussi sur la répétition du mot frère au début et à la fin du texte : « De mon frere, il est vrai […] En Lui je trouve un excellent Auteur,/ Un Poete agreable, un trés bon Orateur : / Mais je n’y trouve point de frere » (XX, p. 249). On peut aussi voir la figure du paradoxe dans l’épigramme « Pour le comte de Gramont », qui s’appuie sur la verdeur de ce vieillard (LXXI, p. 273), ou encore dans la dernière épigramme « Imitée de celle de Martial », qui confond le métier avec sa fonction : Paul ce grand Medecin, l’effroy de son quartier, Qui causa plus de maux que la Peste et la Guerre, Est Curé maintenant, et met les gens en terre. Il n’a point changé de mestier. (LXXII, p. 274) Une autre pièce pousse le paradoxe jusqu’à l’impossibilité physique au moment où elle peint les sentiments du satiriste, intitulée « Vers pour mettre au bas d’une méchante gravure qu’on a faicte de moi » : Du Poëte Boileau tu vois ici l’image. Quoi c’est la, diras-tu, ce Critique achevé ? 43 Dans Charles Perrault, Parallèle des Anciens et des Modernes, op. cit., p. 345. OeC01_2012_I-142End.indd 36 OeC01_2012_I-142End.indd 36 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Rire et mordre : Boileau artisan de la forme brève 37 D’ou vient le noir chagrin qu’on lit sur son visage ? C’est de se voir si mal gravé. (LXIX, p. 272) Ces vers suscitent la surprise devant l’impossibilité du sujet représenté dans la gravure d’émettre des opinions sur l’objet qui le contient, voire l’impossibilité temporelle entre le Boileau posant pour le peintre et le Boileau critique de la gravure achevée. La répétition du verbe « voir » dans le dernier vers crée ainsi l’effet d’une syllepse, puisqu’il ne saurait s’agir de la même action dans les deux cas. Les meilleures pièces contiennent des pointes qui, par leur ironie et leur naïveté, laissent comprendre beaucoup plus qu’elles ne semblent dire, à commencer par l’épigramme sur la Champmeslé, dont le mari « serroit de prés sa servante ». Un des amants lui envoie cette repartie digne d’un conte de La Fontaine : […] « Que faites-vous ! Le jeu n’est sur avec cette Ribaude. Ah ! voulez-vous, Jean-Jean, nous gâter tous ? » (XXX, p. 253) D’autres jouent sur le renversement des topoï galants, comme ce poème « À Climène » où il déclare, après avoir déclaré qu’il a de l’amour et qu’elle sera sans doute en courroux : « Tout beau, Cruelle,/ Ce n’est pas pour vous » (V, p. 243). Dans « L’amateur d’horloges », la naïveté se base sur une sorte de tautologie humoristique, au moment où il se demande quelle science cet homme s’est acquise en vivant entouré d’horloges et de cadrans : « c’est l’Homme en France/ Qui sçait le mieux l’heure qu’il est » (LXVII, p. 271). L’ironie peut être plus mordante dans le cas des querelles littéraires, par exemple dans l’« Épigramme à messieurs Pradon, et Bonnecorse » : « Venez, Pradon, et Bonnecorse,/ Grands Ecrivains de mesme force,/ De vos vers recevoir le prix ; / Venez prendre dans mes Ecrits/ La place que vos noms demandent./ Liniere, et Perrin vous attendent » (XXXVIII, p. 257), comme si le fait d’être épinglé parmi les victimes de Boileau était un grand privilège, l’issue d’un concours réservé aux plus méritants. Le dialogue entre la muse Clio et Apollon au sujet de la lecture à l’Académie du poème de Perrault Le Siècle de Louis le Grand mérite aussi d’être évoqué. Celle-ci se plaint qu’on ait lu sur terre des vers contre Homère et Virgile, à quoi le dieu répond par des hypothèses : « Est-ce chés les Hurons, chés les Topinamboux ? / - C’est à Paris. - C’est donc dans l’Hospital des Fous » (XXXIX, p. 257). À travers ce petit jeu de devinettes, l’Académie perd son statut de haut lieu d’intelligence, de culture et de civilité et est comparée à ce qui devrait s’y opposer le plus dans les consciences. Le dialogue crée un détour plaisant pour véhiculer de façon enjouée les accusations sous-jacentes de folie et de barbarie. La pièce qui à mon avis se démarque le plus par la force de son message et l’économie de son expression demeure la première épigramme contre Corneille : OeC01_2012_I-142End.indd 37 OeC01_2012_I-142End.indd 37 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 38 Jean Leclerc J’ai veù l’Agesilas. Helas ! (XVIII, p. 248) Ce distique, en plus de ridiculiser l’usage du vers irrégulier par Corneille, contient non seulement un témoignage de la qualité de la pièce et de sa mise en scène par les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, mais il pourrait aussi porter un constat sur la dégradation des pièces du dramaturge depuis ses grands succès, ou depuis l’apparition de son plus récent concurrent, le jeune Racine. Par sa richesse expressive, ce « Helas ! » permettrait de croire que l’on peut trouver dans les épigrammes cette « petitesse énergique des paroles » mentionnée en début d’article et indicatrice de la présence d’une élocution sublime, ce qui inciterait à supposer l’existence d’un sublime dans le comique, qui mêlerait la simplicité à l’efficacité en donnant au lecteur un émerveillement jouissif. Boileau serait donc à considérer parmi les grands écrivains comiques de son époque, et l’épigramme s’ajoute à tous les autres genres comiques qu’il a maîtrisés, de la parodie au burlesque, de la satire au dialogue à la manière des romans galants. En plus de tracer des ponts entre sa pratique et sa pensée théorique, d’illustrer sa carrière et sa fortune éditoriale, les épigrammes de Boileau, par leur recherche constante de l’efficacité à travers l’économie des paroles, cultiveraient autant la surprise qui porte à rire, la morsure qui prouve la supériorité, et le brillant de la pointe qui compose l’arsenal du véritable artisan de la forme brève. OeC01_2012_I-142End.indd 38 OeC01_2012_I-142End.indd 38 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Boileau, fabuliste malgré lui : la fable dans les satires et les épîtres Sophie Tonolo Université de Versailles En 1670, Boileau place la fable de l’huître et des plaideurs à la conclusion de son épître au roi. En 1672, alors que La Fontaine, un an plus tôt, a publié la sienne, il la retire et lui substitue un dithyrambe 1 . Interprétés, les faits donnent naissance à une idée tenace : dépité par la supériorité du fabuliste, vaincu dans ce duel littéraire, Boileau renoncerait au petit genre de la fable, qu’il abandonnerait définitivement au Champenois ; la fable 2 ne tiendrait aucun rôle dans sa poétique. À plusieurs égards, la tradition critique a nourri et renforcé cette vision des choses. Combien de fois a-t-on souligné que Boileau ne fait pas même mention de l’apologue dans son Art poétique 3 : au nom d’une prévention à l’égard d’un genre trop modeste, le Boileau théoricien de la littérature aurait tué le Boileau fabuliste ; le fameux « Muse, abaisse ta voix », qui servait initialement de transition entre l’éloge du roi et le récit de l’huître et des plaideurs, en serait la preuve. Enfin, venue de loin et longtemps en vogue 4 , l’image d’un Boileau, homme de raison et 1 Voir la présentation de M. Fumaroli, dans l’édition des Fables, Paris, Imprimerie nationale, Pochothèque, 1985, p. 924. De même, la fable « La Mort et le Bûcheron » (note p. 824) aurait fait l’objet d’un concours littéraire entre les deux poètes. 2 On entendra par là, en accord avec la définition fort simple qu’en donne G. Parussa, dans « La Fable en France au XVII e siècle » (in Fables et fabulistes. Variations autour de La Fontaine, éd. M. Bideaux, J.-C. Brunon, M.-M. Fragonard, J.-N. Pascal, Mont-de-Marsan, éd. interuniversitaires, 1992, introduction, p. 14) un bref récit, le plus souvent composé au passé simple, qui met en scène animaux, dieux, êtres humains et objets et, contrairement au conte, comporte une morale exprimée. 3 Cette conception se trouve encore dans l’article de M. Lafouge, « Le Bestiaire des genres au XVII e siècle », Seventeenth-Century French Studies, London, Maney Publishing, 2011, vol. 33, p. 80-92, qui livre pourtant une assez longue analyse du bestiaire de Boileau. 4 Sainte-Beuve (Port-Royal, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1955, p. 444) s’est beaucoup moqué de certaines images des épîtres, pointant notamment les derniers vers de l’épître III (« À peine du limon où le vice m’engage/ J’arrache un pied timide, et sors en m’agitant,/ Que l’autre m’y reporte et s’embourbe à l’instant. ») et les retournant contre son auteur, embourbé dans ses efforts d’imagination. OeC01_2012_I-142End.indd 39 OeC01_2012_I-142End.indd 39 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 40 Sophie Tonolo non d’imagination, poète maladroit dans le maniement de la métaphore et ennemi du mélange des genres, s’imposait et renforçait cette hypothèse. Plusieurs éléments, cependant, nous engagent aujourd’hui à considérer autrement ces données. Des travaux 5 ont montré la très forte représentation du genre de la fable, dans la seconde moitié du XVII e siècle, et plus généralement sa pratique continue depuis la littérature humaniste jusqu’au siècle des Lumières. Comment Boileau aurait-il pu échapper à ce qui, à l’époque classique, ne relève pas seulement d’un engouement mais d’une pratique diffuse, fondatrice, imprégnant le monde des lettres ? On aurait quelque difficulté à croire que l’auteur qui a choisi d’investir les genres courus de la satire et de l’épître, certes pourfendeur des effets de modes littéraires et enclin à se distinguer, aurait eu un désir d’originalité absolue en la matière. De même, comment imaginer que le lettré appelé à devenir historiographe du roi ait été imperméable au « seul genre d’écrire qui a servi également à instruire les peuples et les rois » 6 ? Bien plus, dans la querelle qui l’oppose à Desmarets et le conduit à défendre la fable païenne contre le merveilleux chrétien 7 , Boileau n’est-il pas celui qui, au nom du sublime qui seul frappe et saisit le lecteur, enjoint au poète de plaire sans jamais lasser, et d’être « vif et pressé » dans ses narrations ? En d’autres termes, ne pose-t-il pas le principe d’une synthèse de la grande fable - le mythe - et de la petite fable - l’apologue 8 ? En outre, à la faveur d’études plus récentes, on voit se dessiner un autre Boileau, enclin à la causerie, épris même de conversation, qui aime S’il reconnaît au poète un goût pour l’apologue, E. Cuvelier, dans La Fontaine et Boileau sur le terrain de la fable, Lille, Tallandier, 1906, accrédite cette thèse d’un Boileau qui se défie du mélange des genres et est persuadé des pouvoirs de la raison. Enfin, dans le commentaire de la fable « La Mort et Le Bucheron », A. Adam (Boileau, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1966) cite Brossette récapitulant les griefs de Boileau à l’égard de La Fontaine. Il est vrai qu’on trouve, disséminées dans l’œuvre du poète, des marques de défiance à l’égard de la « fable », mais prise au sens de « fiction », de « figure de rhétorique » ou de « mythologie ». 5 M. Fumaroli, « Les Fables et la tradition humaniste de l’apologue ésopique », op. cit., p. LXXIX ; G. Parussa, op. cit., p. 9-25, note une intensification de la production dans les dix dernières années du siècle et relève 121 parutions dans le Mercure galant entre 1672 et 1701. 6 Furetière, Fables morales et nouvelles, 1671, cité par M. Fumaroli, Introduction, op. cit., p. XVIII. 7 « Art poétique », chant III, vers 237-257, citation v. 257, in Boileau, Satires, Épîtres, Art poétique, éd. J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, 1985, p. 246 ; voir également la note 16 p. 339. Tout au long de notre article, nous citerons les textes dans cette édition. 8 C’est la thèse d’A. Gaillard, dans Fables, Mythes, Contes. L’esthétique de la fable et du fabuleux (1660-1724), Paris, H. Champion, 1996, en particulier p. 114-117. OeC01_2012_I-142End.indd 40 OeC01_2012_I-142End.indd 40 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Boileau, fabuliste malgré lui: la fable dans les satires et les épîtres 41 à raconter, à se raconter, un Boileau dont la dimension sensible n’est plus éludée 9 . Des articles sur le rôle de l’animal, sujet central de la fable, dans l’esthétique classique, ont permis de réconcilier le fabuliste et le poète, et par là de rapprocher Boileau de La Fontaine 10 . Enfin, une lecture attentive des œuvres du poète fait apparaître comme une évidence le goût de celui-ci pour la fable : certes seulement deux fables constituées ont fait l’objet d’une publication 11 ; mais le genre s’est insinué partout dans ses vers, dans les satires en premier lieu, dans les épîtres aussi, et même dans l’Art poétique ou Le Lutrin 12 . Observer les aspects et le rôle de la fable dans ces œuvres, ce que nous nous attacherons à faire dans une première partie, c’est aussi s’interroger sur la place qu’y tiennent l’imagination et le plaisir ; car nous voudrions montrer, dans un deuxième temps, que Boileau possédait un tempérament de conteur et, qu’en dépit de certaines réticences, il se saisit des pouvoirs de la fable et l’infléchit dans deux sens distincts, qui sont comme les deux facettes de son tempérament. Le bigot, l’héritier et les avares : présences de la fable dans l’œuvre de Boileau La première impression que l’on retire de la lecture de l’œuvre n’est pas démentie par la suite : c’est la satire qui se montre, sous la plume de Boileau, la plus accueillante pour l’apologue. Ayant une valeur exemplaire, proposant un divertissement plaisant, celui-ci est doublement efficace, servant l’entreprise morale et édifiante ainsi que le ton comique du genre. Robert E. Colton a souligné l’importance de Juvénal et de Perse dans les sources de Boileau. Il retrouve par exemple la présence de Perse dans la fable de l’Avarice qui est insérée dans la huitième satire et reprise dans la dixième satire, 9 Nous pensons notamment à un article de J. Brody, « La Métaphore érotique dans la critique de Boileau », in La Cohérence intérieure. Études sur la littérature française du XVII e siècle, en hommage à Judd D. Hubert, Paris, coll. « Œuvres critiques », 1977, p. 223-233 ; voir également notre article, « Boileau, praticien de l’épître en vers », PFSCL, XXXI, 61, 2004, p. 555-572. 10 L’introduction de J.-P. Collinet, op. cit., propose un travail en ce sens ; voir aussi le recueil L’Animal au XVII e siècle, Tübingen, Biblio 17, n° 146, 2003, en particulier l’article de D. Lopez, « Peut-être d’autres héros/ M’auraient acquis moins de gloire : du statut des animaux dans la poésie du XVII e siècle », p. 39-73. 11 « La Mort et le Bûcheron » et « L’Huître et les plaideurs » sont publiées en 1701, dans les Œuvres diverses. 12 Nous ne reviendrons pas sur cette présence de la fable dans Le Lutrin, préférant nous concentrer sur les satires et les épîtres. À titre d’exemples dans L’Art poétique, nous signalons la fable du perruquier et de son épouse dans le chant II, et le combat des allégories de la Paix et de la Discorde dans le chant I. OeC01_2012_I-142End.indd 41 OeC01_2012_I-142End.indd 41 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 42 Sophie Tonolo ou encore dans la fable du riche beau-père figurant dans la cinquième épître, dont Boileau avoue dès les premiers vers qu’elle est une satire déguisée 13 . Dans les deux cas, Boileau a considérablement développé les vers du modèle latin : on voit ici se nuancer l’image d’un fabuliste qui, contrairement à un La Fontaine gloseur, ornementeur et conteur, opterait pour un apologue sec, allégorique et abstrait. D’un simple exemplum, il sait tirer une véritable fable. Dans la satire VIII 14 , les quatre vers de Perse sont d’abord transformés en un récit allégorique ; encore celui-ci est-il rendu extrêmement plaisant par sa forme de vif dialogue et actualisé par l’insertion de détails contemporains, dont l’énumération des biens - porcelaine du Japon, épices de Goa - par lesquels l’Avarice tente l’homme et l’invite à courir la fortune ; on reconnaîtra dans cette dernière allusion, comme l’a relevé J.-P. Collinet, un clin d’œil à La Fontaine. Mais Perse est doublement glosé, puisque Boileau donne une variante de ce récit, cette fois-ci concrète, dans la satire X 15 : « ce magistrat de hideuse mémoire », qui trouve femme plus avare que lui et correspond à un personnage bien connu de la scène parisienne, donne lieu à une fable monumentale par sa longueur et par sa structure. Non seulement Boileau puise dans l’anecdote réelle 16 pour revivifier le schéma antique - et illustrer la première version, plus conceptuelle, qu’il avait conçue sur le modèle de la fable grandiloquente humaniste 17 - mais il compose son apologue selon un schéma assez complexe, en quatre parties : récit de la chute et de la déchéance du magistrat, avant et après la femme, tableau au présent descriptif du vieux couple de misérables, repris, v. 326, comme l’indique le passé simple, par le dynamisme plaisant du récit, intervention du narrateur-témoin qui atteste la véracité des faits narrés et délivre la morale, enfin nouveau soubresaut du récit - v. 337-340 - qui achève, littéralement, l’histoire et les personnages, assassinés dans leur maison vide. Le Boileau qui conclut en disant « Ce récit passe un peu l’ordinaire mesure » est bien fabuliste malgré lui. Robert E. 13 Robert E. Colton, Studies of classical Influence in Boileau and La Fontaine, New York, George Olms Verlag, 1996, p. 64-76 : il s’agit de la satire V, v. 132-136, et de la satire II, v. 9-10, de Perse. 14 Boileau, op. cit., p. 99, v. 70-89. Nous revenons dans la deuxième partie sur l’importance de cette satire, en réalité imprégnée d’éléments venus de la fable antique et des apologues de La Fontaine, et qui confronte d’emblée la condition animale et la condition humaine. 15 Boileau, ibid., p. 129-132, v. 253-340 ; le modèle réel est le lieutenant criminel Tardieu. 16 Boileau insiste sur cette dimension réelle du récit v. 332-333 « … Je l’ai vu/ Vingt ans j’ai vu ce couple » et nie avoir inventé une « fable frivole » (v. 329). 17 Voir M. Fumaroli, op. cit., p. LXXXIX : « Pour trouver un équivalent français de cette conception « anoblie » de l’apologue [l’éloquence monumentale tenue au XVI e siècle par Gabriel Faërne], il faut se reporter à la version française que Boileau a donnée de « La Mort et le Mourant » ou de « L’Huître et les Plaideurs » ». OeC01_2012_I-142End.indd 42 OeC01_2012_I-142End.indd 42 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Boileau, fabuliste malgré lui: la fable dans les satires et les épîtres 43 Colton repère un travail identique de développement dans l’épître V, dans la fable de l’héritier. Remarquons au passage que cette fable vient compléter la précédente : le poète, en effet, y décrie la course effrénée de l’homme après la fortune, aveuglement qui le conduit à rechercher ce dont il a le moins besoin, dans des pays lointains tels le Pérou, ou dans son entourage ; le jeune homme qui souhaite la mort de son beau-père, espère l’héritage et, en jouissant enfin, n’est pourtant point content, en est la parfaite illustration. À la suite de cette histoire exemplaire, le narrateur passe en revue les discours communs sur l’argent 18 , avant de délivrer sa propre conception des choses, qui fait de l’esprit et du savoir les valeurs primordiales ; deux vers plus loin, cette vision se révèle être celle de Boileau lui-même. Ainsi, loin de délivrer une fable illustrative et univoque, le poète s’empare de l’apologue en exploitant ses subtilités narratives, énonciatives et divertissantes. À diverses reprises, le lecteur sera en effet sensible aux vertus plaisantes et même fantaisistes du récit : traits comiques du verbe « étendre » v. 63 et de la locution « encor blanc du moulin » v. 75, ironie des vers 69-70, rêverie poétique des vers 78-79, enfin discrète allusion intertextuelle à l’humble savetier de La Fontaine, v. 82. Si la lecture de ces apologues incrustés dans les satires et les épîtres ne suffisait pas à prouver que Boileau connaît les pouvoirs de la fable, on serait définitivement convaincu en considérant le traitement qu’il réserve à sa principale source, Horace 19 . En effet, les histoires glosées dans les satires ou les épîtres sont également puisées dans les Sermons, les Épîtres ou l’Ars poetica de son aîné ; remarquons au passage que par la diversité de ses inspirateurs, Boileau prouve, contrairement aux idées reçues, qu’il ne se soucie guère en tant que poète du mélange des genres. Ainsi, au début de la satire VIII, l’image de l’homme, le plus fou des animaux, et l’exemple de la fourmi proviennent des Sermons 20 . La morale qui sert de point de départ à la parabole du père et du fils, un peu plus loin, à savoir une existence fondée sur la course aux biens et leur accumulation, est tirée à la fois d’une des épîtres et d’un sermon du poète latin 21 ; la parabole, qui s’étend vers 181 et suivants, sort tout droit de l’Ars poetica. Dans l’épître V, le bref discours du financier 18 Boileau, op. cit., p. 186-188 : la thèse est d’abord énoncée v. 51-60, le récit de l’héritier prend place, sous la forme d’un dialogue ex abrupto v. 61-82, le narrateur examine les lieux communs sur l’argent v. 83-94, donnant la parole tour à tour à la doxa, au fourbe et au financier, avant de délivrer sa propre vision, v. 95-97. 19 On aura soin encore de se reporter aux travaux de Robert E. Colton, op. cit. Si Horace nourrit en premier lieu la verve satirique de Boileau et sert directement de modèle à ses épîtres, il constitue également un vivier dans lequel le poète puise des idées de fables, qu’il développe et dissémine au sein de ses textes. 20 Selon Robert E. Colton, op. cit., p. 16, Sermones, 1, 1, v. 33-38. 21 Ibid., Epistulae, 1, 1, v. 97-100 et Sermones, 2, 3, v. 111-121. OeC01_2012_I-142End.indd 43 OeC01_2012_I-142End.indd 43 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 44 Sophie Tonolo v. 84-94 est inspiré par les vers qu’Horace consacre à un riche athénien 22 ; là encore, Robert E. Colton remarque que Boileau les a étendus, sans toutefois leur donner une forme aboutie puisque ce passage n’est qu’une amorce de fable. Ainsi, contrairement aux cas étudiés précédemment, ces exemples prouvent que Boileau ne propose pas toujours des formes achevées de fables ; il peut se contenter d’amorces ou d’esquisses, qui servent un propos et une réflexion plus larges 23 à moins qu’elles ne donnent à voir le fabuliste à l’œuvre, invitant le lecteur à une réflexion sur le genre de la fable. De la même façon, Boileau diffuse un peu partout dans ses textes les animaux du bestiaire de la fable et distribue, sur le mode du contrepoint ou de l’allusion furtive, des références aux fables de La Fontaine 24 . Dans la poétique de la satire ou de l’épître, les dispositifs de l’apologue adoptés par Boileau sont si variés qu’ils semblent proposer au lecteur, en quelque sorte, un atelier de la fable 25 . Interrogeant le genre dans ses limites, Boileau ouvre une réflexion sur la spécificité de la fable. Qu’est-ce qui enclenche l’apologue ? Un simple marqueur temporel, « Jadis », un adjectif indéfini, « certain bigot », renvoyant à l’imaginaire du conte, comme on les trouve dans le récit du bigot et du médecin charlatan, dans la satire IV ? Comment distinguer l’apologue de l’exemplum, lieu commun de la satire ? Les portraits rencontrés dans l’épître IX, de l’importun, v. 75-80, et du marquis qui a travesti sa nature, v. 91 à 101, sont-ils autres choses que des exempla, puisqu’ils sont composés dans un présent de description et de 22 Ibid., Sermones, 1, 1, v. 64-67. 23 Comparaison de l’homme et de l’animal et définition de l’âme humaine, des conditions du bonheur, critique de l’ambition matérialiste de l’homme, etc. : nous revenons sur ces points dans la deuxième partie. 24 Sur ce sujet, lire les analyses de J.-P. Collinet, op. cit., p. 9-19 : celui-ci cite par exemple le motif du personnage guéri contre son gré, présent chez La Fontaine dans les apologues « La Mort et le Bûcheron », ou « Le Loup et la Cigogne », qui est aussi un schéma prisé de Boileau (voir la fable du même nom ou celle du bigot dans la satire IV) ; pour les animaux, il établit le parallèle avec « Les Animaux malades de la Peste » (dont nous retrouvons un écho au détour du vers 53 de l’épître III), « L’Homme et la Couleuvre » et « Les Compagnons d’Ulysse ». De notre côté, nous relevons une fine intertextualité sous la forme d’une parodie du « Savetier et du Financier », dans l’épître V, v. 239 : ce qui maintient Boileau éveillé, n’est pas ici l’argent mais ses doutes de créateur. 25 Il y a souvent, chez Boileau, une dimension métadiscursive ou métalinguistique : poète qui se fait critique poétique, poète en prise avec le langage, comme l’ont montré S. Menant (préface de Boileau, Art poétique, épîtres, odes, poésies diverses et épigrammes, Paris, G.F., 1969), J. Brody (« Boileau et la critique poétique », Lectures classiques, Charlotesville, Rockwood Press, 1996, p. 149-168) ou R. Zuber (Les Émerveillements de la Raison, Paris, Klincksieck, 1997), Boileau serait également un fabuliste qui ne s’avoue pas comme tel, et pourtant réfléchit au genre de la fable. OeC01_2012_I-142End.indd 44 OeC01_2012_I-142End.indd 44 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Boileau, fabuliste malgré lui: la fable dans les satires et les épîtres 45 généralité ? Pourtant, chacun est suivi d’une morale qui semble tout droit sortie d’un apologue. Il suffit parfois d’un détail pour signaler au lecteur qu’on est entré dans le corps d’une fable. Ainsi, dans le récit de l’usurier qui enseigne à son fils tous les vices du monde, le glissement énonciatif est à peine perceptible, puisque précédemment, tout comme le père à son fils, le narrateur de la satire s’adressait au lecteur en le tutoyant 26 ; c’est en lisant le vers suivant et la mention comique « à son fils dont le poil va fleurir » que le lecteur a l’assurance d’être dans une fiction. Nous rencontrons un exemple similaire au début de l’épître III, qui repose en outre sur l’ambiguïté foncière de la morale précédant l’histoire. Croirait-on que c’est l’asservissement de l’homme au jugement d’autrui que vise Boileau ? Ou plus largement sa propension à dépendre du monde extérieur, et non de sa seule intériorité, pour être heureux ? Ou tout simplement la vanité humaine ? Du pronom « nous », qui englobe la communauté humaine, on glisse au pronom « vous », qui prend à témoin les lecteurs, puis désigne l’interlocuteur du malade de la fable, avant de revenir au « nous » et au « je », qui délivrent une nouvelle morale aux allures plus épicuriennes que chrétiennes : « Hâtons-nous ; le temps fuit, et nous traîne avec soi,/ Le moment où je parle est déjà loin de moi ». On comprend que cette sentence - encore inspirée de Perse, ainsi amenée, ait suscité l’admiration d’Antoine Arnauld. Boileau révèle là un goût certain de la fable, une compréhension intime des jeux possibles qu’elle offre en matière de disposition, notamment entre le récit et la morale, et d’énonciation, en particulier dans la dissociation possible entre le conteur et le fabuliste 27 . L’ensemble de ces exemples montre d’une part, que Boileau avait une connaissance du genre de l’apologue, d’autre part, que tout en s’en défendant, il éprouvait le plaisir du mensonge, de l’invention, de la fiction. Tandis que La Fontaine choisit le petit genre de la fable et en fait le creuset de tous les autres genres, Boileau dissémine la fable dans son œuvre ; il la fond dans l’épître et la satire et, ce faisant, lui confère un rôle de révélateur. « Le Lion devenu vieux » : les pouvoirs de la fable chez Boileau Conscient des pouvoirs de la fable, Boileau lui confère un double rôle. La fable, en effet, sert chez lui deux entreprises de connaissance : une connaissance de l’humanité et une connaissance de soi. Dans ces deux démarches, 26 Boileau, op. cit., satire VIII, p. 101-102, v. 179-181. 27 M. Fumaroli, op. cit., p. XLIX, a analysé ce potentiel de la fable chez La Fontaine. On en trouve un exemple flagrant dans l’épître I, lorsque le narrateur, v. 87-90, commente la fable - la vie de Pyrrhus - qui l’a entraîné dans un véritable voyage, et revient sur les morales qui ont été données au cours du dialogue v. 85-86 (Boileau, op. cit., p. 69). OeC01_2012_I-142End.indd 45 OeC01_2012_I-142End.indd 45 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 46 Sophie Tonolo présentes tant dans la satire que dans l’épître, Boileau réinvente deux formes de fables, une fable collective, et une fable personnelle, qui s’apparente à un petit roman familial. Nous avons déjà signalé l’importance de la satire VIII pour notre sujet. Revenons à ce texte, qui s’ouvre par les vers fameux : De tous les animaux qui s’élèvent dans l’air, Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer, De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome, Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme. 28 Cette satire, dont Boileau disait malicieusement qu’elle ne s’adressait à personne, est en réalité destinée à tous. Mais des pièces que le poète a composées entre 1656 et 1678, c’est aussi celle qui dialogue le plus étroitement avec l’univers lafontainien 29 . Le bestiaire très abondant qui y figure et va de la fourmi à l’âne, est même enrichi d’espèces étrangères à ce dernier, tels les crocodiles et les panthères. Il est le point de départ d’une réflexion sur la nature humaine, sur son inconstance et sa sottise, sur l’orgueilleuse prétention de l’homme à régir la Nature, ses ambitions démesurées, son avidité de biens matériels ; enfin et surtout il soutient un questionnement sur le caractère éminent de la raison. Le bestiaire permet donc, en ouverture de la satire et entre la fable de l’avarice et celle de l’usurier, une comparaison avec l’homme ; en clôture de la satire, à partir du vers 262, les animaux servent d’amorces à des pseudo-apologues humiliant l’homme et soulignant ses comportements superstitieux, aveugles, absurdes. Conformément à une technique que nous avons repérée, Boileau ne fait pas du bestiaire de la fable la matière de ses apologues, qu’il préfère peupler de personnages humains et développer longuement au cœur de sa satire. Le bestiaire fabuleux sert littéralement d’expérimentation, fournissant des ébauches de fables et des exemples a contrario ; il tend un miroir éclaté aux hommes, qui eux sont les centres d’apologues soigneusement élaborés. On voit comment, tout en fustigeant l’orgueilleuse raison humaine dans son discours, Boileau en restitue la cohérence et la souveraineté par la forme qu’il adopte, en particulier par le traitement qu’il fait de l’apologue. 28 Boileau, op. cit., p. 97, v. 1-4. 29 Et fait affirmer à J.-P. Collinet qu’elle constitue un hommage indirect au fabuliste champenois : « On voit que le silence qu’on reproche parfois à Boileau d’avoir gardé sur le chef-d’œuvre de La Fontaine dans son Art poétique ne suppose de sa part ni méconnaissance, ni mépris, ni mesquine jalousie. Le délicat hommage… », op. cit., p. 18 ; pour le détail, voir les notes p. 302-304. Composée en 1668, la satire s’inscrit dans la querelle sur l’animal, ravivée par Cureau de la Chambre et Descartes. OeC01_2012_I-142End.indd 46 OeC01_2012_I-142End.indd 46 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Boileau, fabuliste malgré lui: la fable dans les satires et les épîtres 47 Dans l’ensemble des satires et des épîtres, la fable sert aussi de support à une réflexion sur l’histoire de l’humanité et la notion de progrès ; elle prend alors la forme d’un récit des origines, une histoire de la collectivité des hommes. Cet aspect a déjà été mis en exergue 30 ; nous n’y revenons que brièvement pour montrer comment il illustre une certaine pratique de la fable chez Boileau. Loin de répudier la fable, le Boileau historien se prend au jeu du récit des origines, qui alimente ses réflexions sur « la grandeur et les servitudes de l’homo faber » et ses doutes sur le progrès de l’humanité. Mais ce récit, que l’on trouve dans les satires V et XI ainsi que dans les épîtres III et IX 31 et qui ne constitue, somme toute, qu’un prolongement du mythe de l’âge d’or des Antiques et une ébauche des vues de Fontenelle ou de Rousseau, conduit à une interrogation centrale chez Boileau, encore cruciale pour le lecteur contemporain : la valeur éthique du travail et, par là, de l’activité culturelle humaine. L’épître que Boileau adresse à son jardinier, dans laquelle l’apologue n’a plus de raison d’être puisque le texte tout entier est fable, au sens d’analogie totale entre le jardinage et la création poétique, constitue le point culminant de cette réflexion. Au terme de vers parmi les plus originaux qui soient, le lecteur est confronté à une double morale, en apparence irréconciliable, dont l’une énonce que le travail est aux hommes nécessaire et l’autre « qu’il n’est point de coupable en repos » 32 . C’est que pour Boileau, le repos, bien que source du plus parfait bonheur, n’est pas 30 Voir notamment P. Joret, Nicolas Boileau Despréaux, révolutionnaire et conformiste, Paris, Seattle, Tübingen, Biblio 17, 1989, en particulier p. 64-86 ; citation suivante p. 83. 31 De ce récit, Boileau donne en effet plusieurs versions. Dans la satire V, la fable sert de conclusion pédagogique, v. 85 à 122 ; elle livre une sorte de morale ironique, v. 123-124 (« Car si l’éclat de l’or ne relève le sang,/ En vain on fait briller la splendeur de son rang. »). Le corps de l’apologue illustre comment on est passé d’un monde égalitaire à un monde corrompu, et comment les fausses valeurs éclipsent la seule vraie valeur, le mérite ; Boileau se pose en historien de la noblesse et dialogue avec le Molière de Dom Juan. Dans la satire XI, la fable, située v. 139 à 206, sert également de conclusion ; elle est l’un des rares exemples de récit mythologique et allégorique : réflexion sur le véritable honneur, elle débouche aussi sur une morale ambiguë, que Boileau impute au faux honneur (« Mais, en fût-il l’auteur, je conclus de sa fable,/ Que ce n’est qu’en Dieu seul qu’est l’honneur véritable »). L’épître III accueille, v. 51 à 84, un récit empreint du mythe de la chute et revivifié par une réflexion sur le travail et l’utilité de l’exploitation de la nature (v. 65-66) ; le scepticisme projeté sur le mythe de l’homo faber trouve son accomplissement dans une morale humoristique, mettant en scène le poète lui-même, touché par le péché originel et tremblant de peur qu’on ne juge ses vers. Enfin, dans l’épître IX, la réflexion se centre nettement sur la création poétique : le récit des origines y est développé v. 117 à 146, et débouche sur une morale cette fois sans aucun soupçon d’ironie, qui fustige l’imposture littéraire. 32 Boileau, op. cit., p. 217, v. 108 et 111. OeC01_2012_I-142End.indd 47 OeC01_2012_I-142End.indd 47 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 48 Sophie Tonolo absence de travail : tel ce poète qui déambule à loisir entre les rangs de melons où œuvre son jardinier, mais dont le cerveau est usé, tant il s’exerce, laboure, coupe, tond, aplanit, palisse la matière du langage. Boileau élit la fable pour révéler ses fictions intérieures et les affres du travail poétique ; l’épître à son jardinier constitue un exemple frappant de transformation qu’il fait subir au genre. Somme toute, ce qui intéresse Boileau est donc moins l’histoire et le monde extérieur que l’intériorité humaine, qu’elle soit celle de tout homme ou la sienne propre. Nous en trouvons une preuve ultime dans la façon dont il s’approprie l’apologue et le transforme en fable personnelle. Dans les épîtres surtout, la fable prend une place importante dans la construction et la connaissance de soi ; pour Boileau, elle sert de révélateur. Indirectement, d’abord, puisque le poète se plaît parfois à se métamorphoser en animal. Équidé qui prend le mors et s’emballe 33 , il s’assimile surtout à un vieux lion aux griffes émoussées par l’âge 34 : le dialogue avec La Fontaine produit alors un effet de mise en abîme, car tel le vieux fauve piégé par l’homme, Boileau se définit volontiers comme un homme abattu par ses semblables, en butte perpétuelle à leurs attaques. Plus largement, les apologues insérés dans les satires et les épîtres révèlent une vivacité foncière et un goût affirmé pour la conversation : traversés de dialogues vifs et heurtés, gouvernés par des retournements et des rebonds, ces apologues disent beaucoup de leur auteur et de son tempérament d’artiste. Enfin, d’un texte à l’autre, Boileau met au point une fable familiale qui fixe sa propre histoire et lui permet de se construire. C’est en 1674, dans l’épître à M. de Guilleragues, que Boileau met en place ce récit, qu’il nourrit des procédés de la fable : réel et fiction se trouvent ainsi mêlés, et le seront encore davantage par la suite. Ponctué par une morale très épicurienne - le bonheur n’est affaire que d’intériorité - qui referme l’épître, un apologue singulier retrace le parcours du jeune Boileau et narre comment celui-ci s’arracha au déterminisme familial pour affirmer sa vocation de poète. Les vers situés au cœur du récit sont parmi les plus réussis du genre et témoignent d’une grande liberté de vues : sous la forme d’une petite comédie familiale (v. 111-117), Boileau pointe le carcan conservateur inhérent aux sociétés patriarcales et consacre la liberté, la sincérité et le mérite comme véritables vertus. Dans la satire X, publiée en 1694, Boileau travaille différemment le matériau de la fable. Il mêle le schéma de l’apologue de l’héritier, présent dans l’épître précédente, avec celui du vieil avare de la satire VIII, et en vérifie la pertinence pour sa propre histoire : ainsi, il se figure en vieil oncle entouré de neveux avides 33 Boileau, op. cit., p. 101, v. 161 ; curieusement, d’ailleurs, ses adversaires retourneront l’image contre lui, l’assimilant par exemple à l’âne de la satire VIII. 34 Ibid., p. 105, v. 18-19. OeC01_2012_I-142End.indd 48 OeC01_2012_I-142End.indd 48 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Boileau, fabuliste malgré lui: la fable dans les satires et les épîtres 49 de ses biens, en vieillard apeuré dans un Paris où prospèrent les vices, craignant constamment d’être dépouillé. Le récit, qui permet à Boileau de mettre à distance sa propre expérience, aboutit bien à un enseignement ; l’apologue révèle une stratégie existentielle faite d’autodérision et d’ironie 35 : le bigot de la satire IV, le bûcheron de « La Mort et le Bûcheron » et l’aïeul de Boileau ne font plus qu’un, personnages de fables et personnages de la vie sont interchangeables. En 1698, dans l’une de ses dernières compositions, l’épître X à ses vers, Boileau reprend une ultime fois la fable de ses origines : il la peaufine, livrant une sorte de roman d’initiation, optant définitivement pour le mythe d’une vie heureuse 36 . En demandant à ses vers d’aller, auprès du lecteur, rectifier son image et effacer les déformations de son portrait qu’ont pu produire interprétations faussées et critiques iniques, le poète use d’un verbe éloquent, « Contez-lui » 37 . Celui qui semblait venir à la fable malgré lui n’a pas d’autre testament que d’en reconnaître les pouvoirs. En guise de conclusion, nous voudrions exprimer quelques regrets : regret de n’avoir pu fouiller davantage le sujet des échanges entre Boileau et La Fontaine, regret d’avoir laissé de côté la question, jamais approfondie, du possible modèle que Patru constitue pour Boileau 38 et de l’influence manifeste qu’exerce la poésie de Perse sur ses vers, regret surtout d’avoir survolé des pièces qui mériteraient des études littéraires véritables. Du moins peut-on constater que la vision de deux poètes se tournant le dos, l’un fabuliste reconnu, l’autre ennemi de la fable, n’est désormais plus tenable. Au terme de cette étude, rien ne permet objectivement d’affirmer que l’esthétique du récit constitue pour Boileau le centre de sa poétique, comme elle l’est chez La Fontaine. Mais il est impossible de ne pas reconnaître chez le poète un tempérament de conteur, et un intérêt marqué pour les stratégies dont ce conteur dispose ; comme La Fontaine, le Boileau praticien de la fable 35 Boileau, op. cit., p. 126 : le récit se développe v. 79 et suivants, la morale v. 99 à 106 : « Dépouillons-nous ici d’une vaine fierté : / Nous naissons, nous vivons pour la société./ À nous-mêmes livrés dans une solitude,/ Notre bonheur fait bientôt notre inquiétude ; / Et, si durant un jour notre premier aïeul,/ Plus riche d’une côte, avait vécu tout seul,/ Je doute, en sa demeure alors si fortunée,/ S’il n’eût point prié Dieu d’abréger sa journée ». 36 Démonstration, si besoin était encore, qu’il croit aux pouvoirs de la fiction. Boileau, op. cit., p. 212 : le roman familial apparaît v. 97-98 (« Dès le berceau perdant une fort jeune mère,/ Réduit seize ans après à pleurer mon vieux père »), les aspects initiatiques v. 100 et suivants dans les participes « guidé », « entraîné », « secondé », les verbes « j’allai », « je sus » et dans la mention finale de la transmission de l’expérience. 37 Ibid., v. 95 : « Contez-lui qu’allié d’assez hauts magistrats » ; nous soulignons. 38 Patru, Lettres à Olinde, 1659, qui a inspiré Boileau pour sa fable « La Mort et le Bûcheron ». OeC01_2012_I-142End.indd 49 OeC01_2012_I-142End.indd 49 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 50 Sophie Tonolo sait délivrer des enseignements obliques et ironiques, et pas seulement des morales sèches et grandiloquentes. Si son intérêt pour l’apologue est plus conceptuel et moins épicurien que chez La Fontaine, il n’exclut pas certaines réussites esthétiques : la fable des fictions intérieures que constitue l’épître à son jardinier et les petits romans familiaux qui se glissent au sein des épîtres sont de celles-là. OeC01_2012_I-142End.indd 50 OeC01_2012_I-142End.indd 50 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Penser, écrire, adresser : Boileau poète de l’esprit Delphine Reguig Université Paris-Sorbonne (Paris IV) CELLF 17-18 UMR 8599 Boileau est coutumier d’une certaine mise en scène de sa propre pratique poétique. C’est une des modalités de la réflexivité de sa poésie. Dans ce cadre, un procédé attire particulièrement l’attention, celui qui structure la Satire IX où Boileau, dans un processus de dédoublement de sa persona poétique, s’adresse à son « esprit » à qui il demande compte de son activité de poète. L’artifice s’explique par le contexte polémique et s’assimile à une stratégie poétique 1 : la pièce est une réaction aux attaques dont Boileau est la cible depuis la publication des premières Satires en 1666. Contournant la confrontation directe, Boileau feint de reprendre à son compte les critiques de ses détracteurs pour les formuler et pouvoir y répondre. Dans l’histoire de la poésie, ce procédé est à la fois topique et totalement nouveau. Le fait de scinder l’énonciation poétique pour faire apparaître un interlocuteur interne à l’exercice poétique lui-même est une pratique qui remonte à l’ancestrale invocation aux Muses et pour laquelle Horace constitue un modèle fondateur 2 . La dramatisation de l’exercice poétique a ainsi conduit l’auteur à s’adresser à son livre, comme Du Bellay dans un sonnet liminaire des Regrets, imité d’Ovide 3 , un Du Bellay qui s’adresse encore à ses vers dans La Complainte du désespéré 4 alors que Ronsard ouvre le Second Livre des Amours 1 Voir l’avis « Le libraire au lecteur » donné dans l’édition de J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, 1985, p. 106 : « L’auteur, après avoir écrit contre tous les hommes en général, a cru qu’il ne pouvait mieux finir qu’en écrivant contre lui-même, et que c’était le plus beau champ de satire qu’il pût trouver. » 2 N. Dauvois souligne la manière dont les poètes de la Pléiade imitent le « rôle structurant de la mise en scène du je poète » chez Horace, Ronsard restant celui qui amplifie le plus « la place et le nombre de ces passages métatextuels par rapport à ses modèles antiques », La Vocation lyrique. La poétique du recueil lyrique en France à la Renaissance et le modèle des Carmina d’Horace, Paris, Garnier, 2010, p. 216-217. 3 Œuvres poétiques, éd. D. Aris et F. Joukovsky, Paris, Garnier, 2009, t. II, p. 39. 4 Ibid., t. I, p. 200 sq. Boileau lui-même, s’inspirant d’Horace, reprend cette adresse traditionnelle à ses vers dans l’Épître X. Notons encore qu’il s’adresse de manière très traditionnelle à sa Muse au seuil de la Satire VII et qu’il met en scène, dans la Satire III, un dialogue entre A et P., le poète et l’un de ses amis, qui permet OeC01_2012_I-142End.indd 51 OeC01_2012_I-142End.indd 51 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 52 Delphine Reguig par une Élégie à son livre 5 . J. Lecointe a montré comment l’auteur de la Renaissance accédait à une « pleine conscience de sa subjectivité d’auteur 6 » par le biais, notamment, de cette réflexivité. Il explique comment l’identité du poète se construit d’abord dans la perception de la « différence constitutive » qui le distingue des « non-poètes », « que l’on se prend à concevoir en termes d’ « inspiration », d’instinct « naturel » ou « divin », de Fureur » et qui l’isole comme un « être d’exception, radicalement séparé du commun des hommes 7 ». À la fin du XVI e siècle toutefois, s’opère une rupture avec la notion de furor à laquelle succède une explication moins théologique que psychologique de l’inspiration poétique que la position de Boileau prolonge sans doute. Il n’est cependant pas en usage, ni chez les satiriques latins, ni chez les poètes renaissants, ni chez les contemporains de Boileau, Saint- Amant par exemple, de s’adresser à son « esprit » comme le fait Boileau. De fait, le procédé utilisé dans la Satire IX, en dépit de son emprunt à la première Satire du livre II d’Horace, opère un déplacement de taille par rapport à son modèle et engage une représentation autre du travail poétique, représentation qui achève l’évolution amorcée au siècle précédent. En effet, dans le texte source, Horace s’adresse à un autre personnage que lui, un certain Trébatius, jurisconsulte réputé, ami de Cicéron, qu’il nomme respectueusement pater parce qu’il est de vingt-cinq ans son aîné. Le dialogue s’instaure entre deux interlocuteurs distincts à l’initiative du poète qui demande conseil : « Aux yeux de certains, j’ai trop d’âpreté dans la satire et je force le genre au-delà de ses lois ; selon les autres, tout ce que j’ai composé est sans nerf et l’on pourrait dévider en un jour mille vers comme les miens. Que dois-je faire, Trébatius ? Prononce 8 ». Toute la pièce est ensuite déterminée par la recommandation de Trébatius au poète qui doit « rester en repos 9 » pour se préserver de l’agressivité d’autrui 10 ou s’adonner à la le développement d’une discussion métalittéraire. B. Beugnot a interrogé cette propension de Boileau à « tourner vers lui le « miroir » de la satire » et éclairé ainsi la manière dont la « distance est au principe de l’œuvre », comme « acte de la raison poétique qui cherche à instaurer entre le créateur et sa création la coupure indispensable à un jugement », « Boileau et la distance critique », Etudes françaises, 5.2 (1969), p. 194-206, p. 201-202. 5 Œuvres complètes, éd. J. Céard, D. Ménager, M. Simonin, Paris, Gallimard, 1993, p. 167 sq. 6 L’Idéal et la différence : la perception de la personnalité littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, 1993, p. 219. 7 Ibid. 8 Satires, trad. Fr. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 117. 9 Ibid. 10 Ibid., p. 121 : « Chacun, même ceux à qui tu n’as pas touché, tremble pour soi et te déteste. » OeC01_2012_I-142End.indd 52 OeC01_2012_I-142End.indd 52 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Penser, écrire, adresser: Boileau poète de l’esprit 53 louange du souverain dans l’espoir de gratifications pécuniaires 11 . Boileau reprend la même alternative et décline, comme Horace, l’invitation à se convertir aux registres encomiastique et épique, faute de ressources poétiques adaptées 12 . Boileau, comme Horace encore, entend persévérer dans la satire malgré la menace de ses détracteurs et le risque des poursuites. S’il suit donc son modèle pour ce qui est du contenu du dialogue, la structure de ce dernier subit une modification considérable de la part de Boileau. Ce dernier en effet choisit de s’adresser lui-même à son « esprit », intériorisant la structure agonistique du texte d’Horace et intègrant l’interlocuteur à sa propre persona poétique : la mise en scène s’ouvre sur une apostrophe virulente du poète à « [s]on Esprit » dont les « défauts » ne se peuvent plus « celer », et dont les « jeux criminels 13 » doivent être dénoncés. L’annonce d’un réquisitoire sévère va pourtant donner lieu à une apologie à la faveur même du dédoublement poétique entre le « je » du poète et « [s]on Esprit ». Le procédé ici utilisé permet de mettre en relief la faculté que le poète reconnaît comme étant celle qui accomplit l’acte poétique et qu’il désigne à l’attention de son lecteur. Sous couvert de jouer le jeu de l’affrontement circonstanciel avec ses adversaires, Boileau propose donc également un texte de poétique fondamentale où il suggère au lecteur bienveillant d’entrer dans la fabrique même de sa poésie. Cette satire attire en effet notre attention sur la pratique d’un lyrisme très particulier : l’expression du moi passe par l’expression d’une vocation poétique et la mise en évidence d’une personnalité littéraire qui, en se clivant, examine son propre mode d’engendrement 14 . Boileau, en ne s’adressant plus à une instance extériorisée mais bien à une instance intérieure, réfère le travail poétique à une faculté particulière : le « Je » se révèle à soi-même comme poète dans la confrontation avec le personnage qu’il construit de lui-même et qu’il condense dans cette notion d’« esprit ». Il convient de se demander à la fois quel est le sens de ce déplacement et celui de cette manière d’envisager le travail poétique par un tel biais. Boileau, par ailleurs, ne convoque pas la notion d’« esprit » de manière contingente ni isolée : cette dernière apparaît de manière régulière 11 Ibid., p. 119. 12 Toutes nos références aux textes de Boileau seront faites dans l’édition des Œuvres complètes par F. Escal, Paris, Gallimard, 1966. Nous avons modernisé l’orthographe de nos citations. La Satire IX se situe aux pages 49 sq. 13 P. 49. 14 Sur la nature dialogique du lyrisme, voir P. Grimal, Le Lyrisme à Rome, Paris, PUF, 1985, p. 21-22 ainsi que N. Dauvois, Le Sujet lyrique à la Renaissance, Paris, PUF, 2000, p. 52. Voir aussi N. Frye, Anatomie de la critique [1957], trad. fr., Paris, Gallimard, 1969, p. 303. P. Debailly fait également le point sur le « Lyrisme satirique d’Horace à la Renaissance et à l’âge classique » dans le volume La Satire dans tous ses états, Genève, Droz, 2009, p. 25-48. OeC01_2012_I-142End.indd 53 OeC01_2012_I-142End.indd 53 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 54 Delphine Reguig et nécessaire dans l’ensemble de son œuvre. Ce fait est d’importance si l’on considère la manière dont Boileau a été défiguré par la lecture exclusive et appauvrissante qui a été faite de la notion de « raison » chez lui : il s’agit pour nous, à partir d’un examen de cette notion d’« esprit », de refaire le lien entre les différents vocables qui définissent l’aptitude poétique et son exercice afin de comprendre la conception boilévienne de la genèse poétique. Le terme d’ « esprit » apparaît à plusieurs reprises dans l’œuvre de Boileau. S’il occupe une place stratégique dans la Satire IX, c’est au titre de principe poétique originel : le poète comme énonciateur premier prend en effet à partie son esprit sur le fondement légitimant l’activité poétique elle-même : « Mais répondez un peu./ Quelle verve indiscrète/ Sans l’aveu des neuf Sœurs, vous a rendu Poète ? / Sentez-vous, dites-moi, ces violents transports/ Qui d’un esprit divin font mouvoir les ressorts 15 ? » L’Esprit ne répondra pas directement à cette question topique sur l’inspiration poétique dont l’importance paraît négligeable. En revanche, il se réclame plus tard de la « droite Raison 16 » que le poète ne doit pas faire « trébucher ». C’est là anticiper clairement sur les assertions plus développées du chant I de l’Art poétique où le poète critique recommande d’ « aimer » la Raison : « Que toujours vos écrits/ Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix 17 ». Les mauvais poètes, « emportés d’une fougue insensée/ Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée » ; ils se trouvent pris dans une recherche oiseuse de l’originalité creuse : « Ils croiraient s’abaisser, dans leur vers monstrueux,/ S’ils pensaient ce qu’un autre a pu penser comme eux 18 ». Anticipant encore sur son propre Art poétique, et suivant déjà celui d’Horace 19 , l’interlocuteur de l’« esprit » de Boileau de la Satire IX, le premier Boileau si l’on peut dire, recommande, à la suite d’Horace, une conscience aiguë de la difficulté qui est celle du travail du poète auquel seule la perfection est permise : « Qui vous a pu souffler une si folle audace ? / Phébus a-t-il pour vous aplani le Parnasse ? / Et ne savez-vous pas, que sur ce mont sacré,/ Qui ne vole au sommet tombe au plus bas degré/ Et qu’à moins d’être au rang d’Horace ou de Voiture/ On rampe dans la fange avec l’Abbé de Pure 20 ? ». En 1674, Boileau écrira, très parallèlement, « Tout doit tendre au Bon sens : mais pour y parvenir/ Le chemin est glissant et pénible à tenir./ Pour peu qu’on s’en écarte, aussitôt l’on se noye./ La Raison, 15 P. 49. 16 P. 52 : « Et qui voyant un Fat s’applaudir d’un ouvrage,/ Où la droite Raison trébuche à chaque page,/ Ne s’écrie aussitôt : L’impertinent auteur ! ». 17 P. 158. 18 Ibid. 19 Art poétique, v. 378. 20 P. 49. OeC01_2012_I-142End.indd 54 OeC01_2012_I-142End.indd 54 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Penser, écrire, adresser: Boileau poète de l’esprit 55 pour marcher, n’a souvent qu’une voie 21 . » Et cette voie unique, qui consiste à la fois à savoir et sentir 22 , est celle qui convient à la voix poétique dans sa singularité propre lorsque le poète « se connaît 23 » lui-même parfaitement comme poète, sans « méconnaître son génie » ni « s’ignorer 24 ». C’est pourquoi l’esprit proteste contre toute réorientation esthétique et retrace son itinéraire poétique fidèle à l’inspiration satirique : « C’est Elle qui m’ouvrant le chemin qu’il faut suivre/ M’inspira dès quinze ans la haine d’un sot livre,/ Et sur ce mont fameux où j’osai la chercher,/ Fortifia mes pas, et m’apprit à marcher./ C’est pour elle en un mot, que j’ai fait vœu d’écrire 25 . » C’est dans une telle démarche que Boileau se reconnaît poète et c’est bien à l’« esprit » qu’il confie le soin de la représenter tout en la revendiquant. Car l’esprit est le principe premier de la perfection poétique. La notion ne reflète pas une conception étroitement intellectualiste de l’activité poétique - l’esprit ne recouvrant pas la mens privilégiée par le cartésianisme pour désigner la substance dont l’essence est de penser et de se reconnaître dans cette activité. Elle ne se confond pas non plus avec la notion d’« entendement », appelée à une autre fortune dans le contexte philosophique pour désigner la faculté propre au raisonnement logique. La notion d’« esprit » implique en revanche, de la part de Boileau, un retour à l’ingenium latin qui traduit les dispositions naturelles, le tempérament d’un talent particulier, d’une intelligence singulière. Alain Pons, dans l’article qu’il consacre à la notion dans le Vocabulaire européen des philosophies, explique que l’ingenium « exprime, lorsqu’il s’agit de l’homme, l’élément inné en lui de productivité, de créativité, de capacité de dépasser et de transformer le donné, qu’il s’agisse de la spéculation intellectuelle, de la création poétique et artistique, du discours persuasif, des innovations techniques, des pratiques sociales et politiques 26 ». Il rappelle que le terme latin est bien traduit par le mot « esprit » en français à l’âge classique : « Assez tôt, le terme esprit, dont la gamme des significations est extrêmement vaste, a été employé pour le traduire, au prix de beaucoup d’équivoques, étant donné le caractère vague du mot français 27 ». La faculté de l’exercice poétique est, pour Boileau, 21 P. 158. 22 Le « bon sens » boilévien traduit en effet l’expression recte sapere (à la fois bien sentir et bien juger, avoir bon goût et intelligence juste) présente dans l’Art poétique d’Horace, notamment aux vers 309-311. 23 Satire VII, p. 38. 24 Art poétique, chant I, p. 157. 25 P. 55-56. 26 Paris, Seuil, 2004, p. 592. 27 Ibid., p. 594. Dans l’article « esprit » de l’Encyclopédie, Diderot et d’Alembert soulignent le caractère vague du terme et proposent de le définir comme « raison ingénieuse. » OeC01_2012_I-142End.indd 55 OeC01_2012_I-142End.indd 55 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 56 Delphine Reguig ingenium plus que mens et c’est pourquoi l’« esprit » apparaît notamment lorsque le poète entend justifier son tempérament poétique naturel. C’est le cas dans la Satire VII où Boileau affirme « Je sens que mon esprit travaille de génie 28 » lorsqu’il s’agit de se dévouer au genre satirique. Dans l’Épître VIII également (la deuxième épître adressée au roi), Boileau érige « son » esprit en entité poétique spécifiquement identifiée à une pratique générique : « Grand Roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire./ Tu sais bien que mon stile est né pour la satire : / Mais mon esprit contraint de la désavouer,/ Sous ton règne étonnant ne veut plus que louer 29 ». Le texte se développe jusqu’au vers où Boileau précise distinctement cette instance et la rattache à la fois à l’idée de travail, d’élaboration patiente et à la disposition naturelle impliquée par le terme de « génie » : « Le zèle à mon esprit tiendra lieu de génie 30 ». Au chant I de l’Art poétique, lorsqu’il s’agit d’évoquer les données fondamentales du tempérament poétique, le terme « esprit » apparaît aux côtés des termes de « génie » et de « talent » pour relayer l’évocation des lieux communs de l’inspiration poétique et du caractère inné de la disposition poétique 31 . « Courir du bel Esprit la carrière épineuse » exige que l’on consulte « longtemps » son « esprit » et ses « forces 32 » : on ne saurait être poète en « méconnaissant son génie » ou en « s’ignorant soi-même 33 ». La réflexivité nécessaire à l’activité poétique fait de l’esprit le cœur même de l’entreprise esthétique. L’adresse à Molière, et son éloge, dans la Satire II, sont encore un exemple frappant de cette transposition de l’ingenium latin par l’« esprit » boilévien. Dans une nouvelle dramaturgie poétique qui l’abaisse lui-même autant qu’il entend célébrer l’auteur de L’École des femmes, Boileau évoque la « fertile veine » du « rare et fameux esprit » qui « ignore en écrivant le travail et la peine » et « pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts 34 ». Alliant à la disposition naturelle le sens de l’accomplissement esthétique, Molière est présenté comme le modèle du poète à l’élévation aisée et celui de l’« esprit sublime 35 » toujours insatisfait car toujours en quête de perfection. Car l’esprit est fréquemment associé au sublime dans l’œuvre de Boileau comme pour désigner la disposition par laquelle un individu peut atteindre l’achèvement poétique. L’influence du Traité du sublime de Longin sur cette manière de donner la primauté à l’esprit est sans doute capitale. J. Brody assure que Boileau a commencé à travailler sur le texte antique entre 1663 et 28 P. 39. 29 P. 130. 30 P. 132. 31 P. 157. 32 Ibid. 33 Ibid. 34 P. 17. 35 P. 19. OeC01_2012_I-142End.indd 56 OeC01_2012_I-142End.indd 56 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Penser, écrire, adresser: Boileau poète de l’esprit 57 1667 36 : il le connaissait donc fort probablement en réagissant à ses détracteurs dans la Satire IX où il formalise délibérément la structure de l’acte poétique en le référant à l’instance de l’« esprit ». Or, le chapitre VII du Traité du sublime est consacré à la « sublimité dans les pensées », que Boileau glose comme « cette élévation d’esprit naturelle », innée, « image de la grandeur de l’âme » qui demeure « la première et la plus considérable 37 » des qualités qui permettent au poète d’atteindre l’accomplissement esthétique suprême. Boileau a pris très au sérieux l’affirmation de Longin selon laquelle « il n’y a vraisemblablement que ceux qui ont de hautes et de solides pensées qui puissent faire des discours élevés 38 ». Toutefois, sa traduction, qui choisit le terme d’« esprit » et met l’accent sur sa présence, détache la notion grecque de megalophrosunè - qui désigne originellement la grandeur d’âme, l’élévation des sentiments, voire la générosité -, de son ancrage éthique pour l’inscrire dans une aire esthétique qui fait du sublime l’effet, non seulement d’un tempérament moral, mais aussi d’une capacité spirituelle et mentale supérieure 39 . En introduisant le mot d’« esprit » là où d’autres traducteurs 40 en restent au mot d’« âme », Boileau rattache encore l’interprétation du terme à la notion de phronèsis avec qui le mot de megalophrosunè partage une racine. Francis Goyet a récemment montré l’importance de ce concept pour la compréhension de l’esthétique boilévienne 41 . La prudence est notamment « le lieu où le logos est à son comble. Le grand stratège comme le grand artiste est celui qui suit suprêmement la raison, et qui l’incarne en ce qu’elle a de fondamentalement humain 42 ». L’esprit est bien chez Boileau la faculté, pleinement esthétique, qui accomplit les œuvres de la raison poétique. Tel est l’enjeu du passage du chant IV de l’Art poétique où Boileau recommande à l’apprenti poète une attention toute particulière aux critiques et même l’association étroite d’un « censeur solide et salutaire,/ Que la raison conduise, et le savoir éclaire 43 ». Seul ce dernier saura dire « par quel transport heureux,/ 36 Voir Boileau and Longinus, Genève, Droz, 1958, p. 29. 37 P. 351. 38 Ibid. 39 M.-H. Garelli-François souligne en particulier que : « Le Traité du sublime du Pseudo-Longin […] développe une théorie du sublime fondée sur une éthique. », « Présence du sublime dans les tragédies de Sénèque : hauteurs et précipices », La Littérature et le sublime, dir. P. Marot, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2007, p. 66. 40 Nous citerons par exemple H. Lebègue, Paris, Les Belles Lettres, 1939 et plus récemment J. Pigeaud, Paris, Rivages Poche, 1993. Par rapport à ces deux traductions en particulier, Boileau privilégie nettement le mot d’« esprit » dans l’ensemble de sa propre lecture du texte de Longin. 41 Les Audaces de la prudence, Paris, Garnier, 2009, p. 183 sq. 42 Ibid., p. 208. 43 P. 181. OeC01_2012_I-142End.indd 57 OeC01_2012_I-142End.indd 57 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 58 Delphine Reguig Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux/ Trop resserré par l’art, sort des règles prescrites,/ Et de l’art même apprend à franchir leurs limites 44 ». En d’autres termes, ce « parfait censeur » permettra au poète, dans toute la possession de son esprit, c’est-à-dire de sa faculté poétique, le légitime envol vers le sublime qui, depuis les règles communes et leur accomplissement idéal, dépasse ces prérequis pour fonder de nouvelles mesures réalisées dans une réussite esthétique inouïe. Dans le Discours sur l’ode, Pindare fournit le modèle même de cette transgression fondatrice : Boileau y évoque à son sujet « ces endroits merveilleux, où le poète, pour marquer un esprit entièrement hors de soi, rompt quelquefois de dessein formé la suite de son discours ; et afin de mieux entrer dans la raison sort, s’il faut ainsi parler, de la raison même 45 ». Pindare est ici exemplaire du poète comme « homme prudent », selon l’expression de Francis Goyet 46 pour désigner celui qui, dans une situation où la règle, comme « raison énoncée, explicitée, objectivée 47 », est prise en défaut ou dépassée, « devient alors lui-même la règle vivante, le guide à suivre 48 », incarnant par là même l’exercice de la rationalité poétique dans les choix les plus audacieux comme les plus maîtrisés. C’est sans doute à cette origine spirituelle de la beauté poétique qu’il faut revenir pour comprendre la formule qui a servi à caricaturer Boileau : « Avant donc que d’écrire apprenez à penser 49 ». La profondeur de la position de Boileau a sur ce point échappé à ses lecteurs parce qu’elle s’est fondue dans le contexte intellectualiste de l’époque à laquelle elle a été indûment assimilée. Boileau partage certes avec ses contemporains le dogme de l’ordre naturel qui, dans l’état de perfection linguistique que représente alors le français, fait de l’expression verbale le parfait reflet de la pensée dans son surgissement même, ainsi que le principe classique de l’antériorité de la pensée par rapport à l’expression. Le P. Bouhours donne de ce principe une formulation célèbre : « la langue Française est peut-être la seule, qui suive exactement l’ordre naturel, & qui exprime les pensées en la manière qu’elles naissent dans l’esprit 50 ». La singularité de la position de Boileau naît cependant d’avoir lu Longin comme la justification poétique et la garantie de la pertinence esthétique d’un tel imaginaire linguistique dans le domaine de la poésie. C’est ainsi que, chez lui, en vertu de sa vénération pour Longin comme de sa compréhension aiguë des problématiques linguistiques de son 44 P. 182. 45 P. 227. 46 Op. cit., p. 201. 47 Ibid. 48 Ibid. 49 P. 160. 50 D. Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, [1671], éd. B. Beugnot et G. Declercq, Paris, Champion, 2003, p. 118. OeC01_2012_I-142End.indd 58 OeC01_2012_I-142End.indd 58 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Penser, écrire, adresser: Boileau poète de l’esprit 59 temps, l’esprit devient la faculté poétique par excellence à la fois comme principe de conceptualisation et comme agent de verbalisation. Si on trouve trace chez d’autres poéticiens, comme Rapin 51 , du terme d’« esprit », ce dernier n’y occupe jamais le rôle structurant qu’il a chez Boileau. Le passage de la conception à l’expression poétique est une étape fortement accentuée dans la mise en scène du processus poétique dans l’Art poétique : « Selon que notre idée est plus ou moins obscure,/ L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure./ Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,/ Et les mots pour le dire arrivent aisément 52 ». Le « choix des mots 53 » constitue en effet un geste esthétique essentiel dans la mesure où il assure et préserve la densité sémantique de l’énoncé poétique, condition absolue de sa beauté. L’« esprit tremblant » sur ce choix des mots « N’en dira jamais un, s’il ne tombe à propos,/ Et ne saurait souffrir, qu’une phrase insipide/ Vienne à la fin d’un vers remplir la place vide 54 ». L’hostilité de Boileau à la lacune d’expression, au creux d’éloquence, est radicale. L’Épître IX affirme hardiment : « Ma pensée au grand jour par tout s’offre et s’expose,/ Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose 55 ». Or, c’est l’esprit qui préside à la conversion de la pensée à la langue « révérée », lui « qui n’admet point un pompeux barbarisme,/ Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme 56 ». L’Épître XI où le poète s’adresse à son jardinier 57 permet encore le déploiement d’un schéma réflexif : la persona poétique y formule l’hypothèse selon laquelle l’écrivain et son jardinier pourraient échanger leurs rôles et leurs tâches pour faire éprouver au second la difficulté du travail du premier. Or, toute la « fatigue » qu’engendre le travail poétique consiste à donner une consistance verbale au poème, une pertinence de registre comme de tonalité, toute horacienne, entre le sujet et son expression poétique : le jardinier du poète s’épuiserait « Si deux jours seulement libre du jardinage,/ Tout à coup devenu Poète et Bel-esprit », il s’engageait à « polir un écrit/ Qui dit sans s’avilir les plus petites 51 Voir Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, chap. III : « il faut, dit-il, de la grandeur d’âme, et quelque chose de divin dans l’esprit. Il faut de grandes expressions, des sentiments élevés, un ton de majesté, pour mériter ce nom. Un sonnet, une ode, une élégie, un rondeau, et tous ces petits vers dont on fait souvent tant de bruit, ne sont d’ordinaire que des productions toutes pures de l’imagination. », éd. P. Thouvenin, Paris, Champion, 2011, p. 350. Rapin privilégie la notion de « génie » pour caractériser la disposition poétique. 52 P. 160. Boileau a revivifié sur ce point le texte d’Horace, Art poétique, v. 309-311. 53 Satire II, p. 18. 54 Ibid. 55 P. 134. 56 P. 160. 57 Boileau emprunte à nouveau le procédé à Horace qui s’adresse à son fermier dans l’Épître I, 14. OeC01_2012_I-142End.indd 59 OeC01_2012_I-142End.indd 59 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 60 Delphine Reguig choses,/ Fit des plus secs chardons des œillets et des roses,/ Et sut même au discours de la rusticité/ Donner de l’élégance et de la dignité ; / Un ouvrage en un mot qui juste en tous ses termes,/ […]/ Sut, dis-je, contenter en paraissant au jour,/ Ce qu’ont d’esprits plus fins et la Ville et la Cour 58 ». On le voit, l’esprit s’adresse aux esprits. Centre de la conception poétique, instance de sa verbalisation, l’esprit est enfin l’instrument de l’intentionalité du texte poétique et le garant de sa puissance pragmatique. Comme instance poétique centrale, l’esprit désigne en effet également pour Boileau la faculté du lecteur dont la sensibilité est apte à sentir le caractère sublime d’un texte, c’est-à-dire à percevoir les divers degrés d’accomplissement esthétique. L’esprit, non plus comme faculté active, mais comme instance de réception, est ainsi susceptible d’agrément et d’émotion : c’est à l’esprit, ultime instance de jugement esthétique, que l’on plaît 59 , à qui il faut s’adresser 60 et qu’il s’agit d’émouvoir 61 . Ainsi l’esprit recouvre-t-il un principe aussi rationnel qu’affectif. L’esprit implique en particulier un processus d’intériorisation de la phantasia, cette faculté qui consiste à faire naître et utiliser les images pour émouvoir et qui est l’une des cinq sources du sublime pour Longin 62 . La faculté des images, que Boileau met à profit y compris dans son activité de critique 63 , est absorbée dans le sentiment de l’activité poétique comme architecturée par la faculté unifiante qu’est l’esprit. Le poète pour Boileau fabrique des images qui iront toucher l’esprit du lecteur, apparaître à son regard intellectuel sans faire écran devant l’évidence transparente avec laquelle s’impose la beauté sublime. Cultiver la clarté malherbienne permet précisément de s’assurer encore l’attention du lecteur comme présence même au texte poétique : « Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,/ Mon esprit aussitôt commence à 58 P. 146. 59 Art poétique, chant I, p. 159 : « N’offrez rien au Lecteur, que ce qui peut lui plaire./ […] Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée/ Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée. » 60 Ibid., chant III, p. 169-170 : « Je me ris d’un Acteur qui lent à s’exprimer,/ De ce qu’il veut, d’abord ne sait pas m’informer,/ […] J’aimerais mieux encor qu’il déclinât son nom,/ Et dit, je suis Oreste, ou bien Agamemnon : / Que d’aller par un tas de confuses merveilles,/ Sans rien dire à l’esprit, étourdir les oreilles. » 61 Ibid., p. 170 : « L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas. » 62 Voir le chapitre VI du Traité du sublime ainsi que le chapitre XIII consacré aux images. On ne trouve chez Boileau qu’une seule occurrence du terme de « fantaisie » dans la Satire II pour désigner l’imagination troublée par le dessein de faire œuvre poétique : « Mais depuis le moment que cette frénésie/ De ses noires vapeurs troubla ma fantaisie,/ Et qu’un Démon jaloux de mon contentement,/ M’inspira le dessein d’écrire poliment », p. 18. 63 Voir notamment sur ce point les développements de J. Brody, « Boileau et la critique poétique », Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, éd. M. Fumaroli, Paris, C.N.R.S., 1977, p. 231-250. OeC01_2012_I-142End.indd 60 OeC01_2012_I-142End.indd 60 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Penser, écrire, adresser: Boileau poète de l’esprit 61 se détendre,/ Et de vos vains discours prompt à se détacher,/ Ne suit point un Auteur qu’il faut toujours chercher 64 ». La préface de l’édition « favorite » de 1701 fait de l’esprit l’instance à laquelle s’adresse le poète chez le lecteur en cherchant à lui être agréable 65 . L’agrément poétique, qui ne peut « se dire » mais peut se « sentir », qui se trouve donc, paradoxalement, hors de portée de tout effort de formulation, « consiste principalement à ne jamais présenter au lecteur que des pensées vraies et des expressions justes 66 ». Le poète doit en effet inscrire son activité poétique dans une compréhension ambitieuse des données anthropologiques qui caractérisent sa relation avec le lecteur. Si vérité et pertinence doivent être recherchées par l’énoncé poétique, c’est à la fois parce qu’elles définissent l’homme comme homme et représentent ce qui lui fait défaut et qu’il pourra trouver dans la lecture : « L’esprit de l’homme est naturellement plein d’un nombre infini d’idées confuses du vrai, que souvent il n’entrevoit qu’à demi ; et rien ne lui est plus agréable que lors qu’on lui offre quelqu’une de ces idées bien éclaircie, et mise dans un beau jour 67 ». L’esprit du poète, par isomorphie avec l’esprit du lecteur, vient lui donner à entendre la version idéalement claire de la correspondance entre son contenu mental, rétif à la verbalisation, et l’expression matérielle de l’insubstantielle pensée. Boileau est d’une grande radicalité et d’une grande originalité lorsqu’il définit la pensée « neuve, brillante, extraordinaire » non comme celle « que personne n’a jamais eue, ni dû avoir » mais comme celle « qui a dû venir à tout le monde, et que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer 68 ». L’esprit du poète rencontre l’esprit de son lecteur, il ne le surpasse pas de manière à lui délivrer des vérités supérieures ; en revanche, c’est bien sur le socle d’une communauté de pensée qu’il peut le ravir par la supériorité de sa conception linguistique. Le travail poétique est un travail sur la langue, sur l’expression de la pensée, à la fois dense, juste, et vive. C’est cette aptitude linguistique qui distingue l’esprit du poète des autres. C’est ainsi que, dans la Réflexion VII sur Longin, Boileau explique que si le succès de certaines œuvres n’a pas survécu au passage du temps c’est parce que leurs auteurs ont échoué à « attraper le point de solidité et de perfection » 69 dans leur langue. Ce point de perfection, atteint par l’œuvre véritable, a « comme fixé la langue », non pas un état de langue, qui pourrait 64 Art poétique, Chant I, p. 160. 65 Voir aussi l’Art poétique, chant III, p. 174 : « La Fable offre à l’esprit mille agréments divers ». Il est tout à fait cohérent dans ce cadre que Boileau, dans une lettre à Perrault, présente les lecteurs qui goûtent les œuvres des Anciens comme des « esprits du premier ordre », « des hommes de la plus haute élévation » (p. 571). 66 P. 1. 67 Ibid., p. 1. 68 Ibid., p. 1-2. 69 P. 523-524. OeC01_2012_I-142End.indd 61 OeC01_2012_I-142End.indd 61 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 62 Delphine Reguig ensuite être sujet à l’archaïsme, mais bien la langue elle-même, utilisée et enrichie dans toute ses capacités d’expression, portée à un degré de saturation sémantique qui la rend inaccessible à la caducité. Boileau explique ainsi que Ronsard aurait perdu ses lecteurs non pas en raison de « la vieillesse » de ses mots et expressions mais parce que ses successeurs, dont Malherbe, auraient fait disparaître l’illusion de beauté attachée à ses écrits. Ronsard aurait échoué, contrairement à Marot, à trouver « le vrai tour », celui qui rend l’œuvre inaccessible au passage du temps, il aurait échoué à « attraper » « le vrai génie de la langue française », à faire de sa langue le matériau d’un processus poétique qui dise tout ce qui doit être dit de la manière la plus nécessaire qui soit, dans l’achèvement d’une convenance aboutie qui signe durablement la perfection de l’œuvre pour la postérité. Ce parcours de l’itinéraire poétique de la notion d’ « esprit » dans l’œuvre de Boileau fait apparaître une unité de conception très nette : Boileau invoque l’esprit lorsqu’il aborde des questions poétiques structurelles comme celles des genres, des fins de la poésie, de la définition du tempérament poétique et de la perfection littéraire. Il n’est donc pas gratuit que la publication de la Satire IX ait été accompagnée du Discours sur la satire, prolongement en prose du plaidoyer en vers pour le genre satirique que constitue la pièce le précédant immédiatement. Au-delà des circonstances qui motivent sa rédaction, la Satire IX, en dramatisant le rapport du poète à lui-même, accomplit une tâche essentielle pour Boileau. Elle lui permet d’une part de creuser la légitimité et les prérogatives du véritable esprit critique, celui qui se montre pleinement conscient de ses choix et maître de ses affirmations fondées rationnellement 70 . Elle lui permet d’autre part d’exlorer le travail de création poétique à travers une actualisation puissante de la notion d’ingenium. Car, par les choix de son « esprit profond 71 », en matière de conception et d’expression, l’ « Auteur le plus divin » se sépare du « méchant écrivain 72 ». En 70 C’est ainsi que l’« esprit » du poète se distingue du « bel esprit » dont la mention à la Satire X vise, pour certains commentateurs, Mme Deshoulières. Boileau y développe un portrait de la Précieuse en ces termes : « C’est chez elle toujours que les fades auteurs/ S’en vont se consoler du mépris des lecteurs/ […] Là du faux bel esprit se tiennent les bureaux,/ Là tous les vers sont bons pourvu qu’ils soient nouveaux. », p. 73. Nous renvoyons sur cette question à l’article de C. Venesoen, « L’Entretien sur le bel esprit de Bouhours : source de L’Art poétique de Nicolas Boileau » (XVII e siècle, n°89, 1970, p. 23-45), qui interroge la notion d’esprit chez Boileau en demeurant toutefois dans les limites de l’antagonisme entre rationalisme et exercice poétique sans que cet antagonisme puisse rendre compte, à nos yeux, de la position esthétique de Boileau. 71 Art poétique, Chant III, p. 177. 72 Ibid., Chant I, p. 160-161. OeC01_2012_I-142End.indd 62 OeC01_2012_I-142End.indd 62 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Penser, écrire, adresser: Boileau poète de l’esprit 63 centrant son texte sur la problématique de la présence du poète à lui-même, Boileau choisit de traduire par le mot « esprit » la conscience poétique qui s’étend de la reconnaissance de la disposition naturelle d’un sujet à la poésie, à la mise en œuvre éclairée des préceptes poétiques, et permet d’atteindre le dépassement de ces derniers vers un apport singulier aux normes autorisant l’accomplissement esthétique. La capacité poétique implique la mobilisation de toute l’intériorité du moi poétique et toute son orientation intentionnelle vers un lecteur. Le choix du mot « esprit » par Boileau pour désigner tout le champ de l’activité mentale du poète est hautement signifiant : il témoigne d’un effort pour penser le travail poétique dans son progrès le plus subtil et dans sa destination. La mise en scène d’une introspection poétique dans la Satire IX, malgré son caractère artificiel, possède dans ce cadre une valeur heuristique certaine. Se connaître poète et en tant que poète, faire l’épreuve de l’identité poétique, constitue le socle de la pratique poétique. Si c’est sur cette pratique de la réflexivité que l’on a pu fonder l’autorité de Boileau comme critique, il est sans doute temps de rendre à Boileau son mérite premier, celui d’avoir réfléchi, en poète, sur les conditions de l’activité poétique. Et contre Sainte-Beuve déclarant : « Ce n’est pas du tout un poète, si l’on réserve ce titre aux êtres fortement doués d’imagination et d’âme 73 », il est possible de définir le poète, selon Boileau, comme l’être fortement doué d’esprit, cette faculté qui subsume et articule la conception, le jugement, la sensibilité, l’imagination, par le langage, dans l’écriture. La raison est bien logos pour Boileau, c’est-à-dire dialogue, parole dans le dialogue, conception dans la verbalisation. En s’adressant à son jardinier dans l’Épître XI, sur le modèle d’Horace encore 74 , Boileau suspend la culture de son propre sujet poétique à la stimulation intellectuelle dans l’interlocution : « O ! Que de mon esprit triste et mal ordonné,/ Ainsi que de ce champ par toi si bien orné,/ Ne puis-je faire ôter les ronces, les épines,/ Et des défauts sans nombre arracher les racines ? / Mais parle : Raisonnons 75 ». La polyphonie énonciative cultivée par Boileau, notamment dans la Satire IX, qui nourrit ostensiblement toutes les ressources de l’oralité, n’a pas pour but de désigner dans le poète un être supérieur ouvert à d’éventuelles voix transcendantes. Le dédoublement du sujet poétique chez Boileau ne traduit aucune aliénation identitaire. Bien au contraire, la mention de l’esprit vient toujours s’associer au « Je » du poète, recueillir et densifier son existence, non seulement comme auteur, mais surtout comme sujet de l’énonciation poétique s’adressant à un lecteur en toute conscience. C’est bien un tel sujet qui peut s’impliquer dans le travail poétique au point de le convertir, par une catharsis tout esthétique, 73 Revue de Paris, avril 1829, in Portraits littéraires, Paris, Gallimard, t. I, p. 666. 74 Épître I, 14. 75 P. 145. Le mot d’ « esprit » traduit cette fois le terme latin d’animus. OeC01_2012_I-142End.indd 63 OeC01_2012_I-142End.indd 63 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 64 Delphine Reguig en bonheur sensible : « On voit sous les lauriers haleter les Orphées./ Leur esprit toutefois se plaît dans son tourment,/ Et se fait de sa peine un noble amusement 76 ». 76 Épître XI, p. 147. Boileau entre sur ce point en résonance étonnante et de manière tout à fait anachronique avec les propositions de J.-M. Maulpoix au sujet de la poésie moderne : « L’effort de la poésie consiste à vouloir prendre langue, avec le monde, avec autrui, avec soi-même, voire plus précisément avec la quantité d’altérité que l’on porte en soi » ; « La poésie est une écriture qui ne saurait produire autre chose qu’un effet de sujet, en articulant des voix dans la langue. », « La quatrième personne du singulier », Figures du sujet lyrique, dir. D. Rabaté, Paris, P.U.F., 1996, p. 155 et 157. OeC01_2012_I-142End.indd 64 OeC01_2012_I-142End.indd 64 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) L’Art poétique et le discours varié Allen G. Wood Purdue University En dépit des prétentions d’un Boileau vieillissant qui se vantait d’avoir enseigné les règles de la poésie classique à sa génération par son Art poétique, la « légende » de Boileau comme législateur poétique de ses contemporains - une « imposture continue » du vieillard d’Auteuil - a été démystifiée il y a plus d’un siècle. 1 Pourtant, après sa mort en 1711, son ouvrage fit encore autorité pendant des générations. Cela n’empêche pas que la critique a souvent constaté qu’en réalité il n’a rien inventé en termes de théories et a peu contribué à l’élaboration de la doctrine classique (à quelques petits détails près, comme le merveilleux chrétien), pour ne pas dire que les principes qu’il a élaborés dans L’Art poétique manquent d’originalité. Maints commentaires du chef-d’œuvre de Boileau, amicaux et autres, proclamaient alors et proclament toujours que le poème n’est qu’un amas de lieux communs. Publié en 1674, L’Art poétique a paru bien après les décennies pendant lesquelles la doctrine classique a été formulée, argumentée, et solidifiée en France. Au début du dix-septième siècle, Malherbe a « enfin » déclenché une purification de la langue littéraire et les principes d’Aristote, d’Horace et d’autres étaient longuement discutés et mis en pratique pendant et après les années 1630. Au moment où le poème de Boileau a été créé, la doctrine et ses principales leçons dispersées dans des dizaines de traités des doctes et de commentaires des poètes, n’étaient pas nouvelles du tout, mais un savoir acquis parmi les adhérents. Les théoriciens avant Boileau n’ont pas formulé, pourtant, un seul « lieu » destiné à un public d’honnêtes gens et où l’on pouvait accéder aux « lieux communs », c’est-à-dire aux principes dirigeants et incontestables du classicisme. Enfin Boileau vint, et combla le vide, à l’exemple de l’Ars poetica d’Horace. L’œuvre de 1674 allait devenir le locus classicus de la doctrine classique, résumant et unifiant l’essentiel de son 1 Une série d’articles de Charles Revillout dans la Revue d’histoire littéraire de la France, de 1890 à 1895, a corrigé « La légende de Boileau ». Antoine Adam critique l’imposture du vieux Boileau dans son Histoire de la littérature française au XVII e siècle, t. III, Paris, del Duca, 1952, p. 134. OeC01_2012_I-142End.indd 65 OeC01_2012_I-142End.indd 65 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 66 Allen G. Wood esthétique. Mais à la différence des commentaires théoriques des devanciers français, ce poème donne du plaisir à lire en servant aussi de locus amœnus de la doctrine. De cette façon le poème suit la formule horatienne qu’un poème doit être utile et dulce. Puisque l’originalité de L’Art poétique ne réside pas dans son contenu, la critique se tourne souvent vers la forme et l’expression pour découvrir les talents du poète et la puissance de son texte. Cette œuvre se caractérise par les principes enseignés par Boileau dans ses propres leçons, comme par exemple la simplicité, la clarté, et la brièveté. Mais pour plaire à son public, L’Art poétique doit aussi prôner la variété du discours, comme le conseille Boileau aux poètes tout au début de son poème : Sans cesse en écrivant variez vos discours. Un style trop égal et toujours uniforme, En vain brille à nos yeux, il faut qu’il nous endorme. On lit peu ces auteurs nés pour nous ennuyer, Qui toujours sur un ton semblent psalmodier. (I, 70-74) 2 Boileau se place dans une longue tradition qui prise le style varié dans la littérature, car « [l]e désir de la variété … est incontestablement un des traits les plus frappants des ouvrages littéraires français » vu dans le choix de vocabulaire, bien sûr, mais aussi dans toute l’« architecture de la phrase ». 3 Les critiques font remarquer souvent le discours varié de ce poème, comme par exemple Pineau : « L’Art poétique, ce méconnu, est riche de toute la variété du jeu poétique cher à son auteur… » 4 Pour les critiques qui apprécient la versification dans L’Art poétique, le vers est souvent vu en un mouvement continu, par exemple, « Boileau … sait couler une sentence énergique ». 5 A l’époque, le ministre Pomponne, qui a assisté à une des premières lectures publiques du poème, était, selon Mme de Sévigné, « enchanté, enlevé, transporté de la perfection des vers », et même de nos jours Pocock constate que l’esprit du lecteur de L’Art poétique « danse ». 6 Ces métaphores sont diverses, mais toutes indiquent l’importance essentielle 2 Toutes les citations renvoient à l’édition des Satires, Epîtres, Art poétique par Jean- Pierre Collinet, Paris, Gallimard, « Poésie », 1985. 3 L.-C. Harmer, « La variété grammaticale en français » dans Travaux de linguistique et de littérature, 11 (1973), pp. 343-344. 4 Joseph Pineau, L’Univers satirique de Boileau : L’ardeur, la grâce et la loi, Genève, Droz, 1990, p. 305. 5 René Bray, Boileau, l’homme et l’œuvre, Paris, Boivin et Cie, 1942, p. 83. 6 « Lettre à Mme de Grignan, 15 janvier 1674 » dans la Correspondance, t. 1 de Mme de Sévigné, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pleiade », 1972, p. 668. Gordon Pocock, Boileau and the Nature of Neo-classicism, Cambridge UP, 1980, p. 140. OeC01_2012_I-142End.indd 66 OeC01_2012_I-142End.indd 66 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 L’Art poétique et le discours varié 67 d’une pensée et d’un style mis en action. Notre analyse portera surtout sur le rôle du prédicat chez Boileau et la verve du verbe. 7 C’est le verbe qui anime et embellit des concepts qui risquent autrement d’être incolores ou lourds de signification - idées comme la nature, la raison et la pureté - qui sentent le traité, comme Les Réflexions sur la poétique de ce temps de Rapin (aussi 1674). 8 Étant donné que pour un examen détaillé L’Art poétique est trop long (plus de 1100 vers), notre étude se concentre sur la variété stylistique que montrent les prédicats dans le Chant I (232 vers). Celui-ci se distingue par le fait qu’il sert d’introduction et un captatio benevolentiae du poème entier, en même temps qu’il révèle des propos et leçons généraux sur la poésie. Les critiques de Boileau font souvent des observations globales sur son style, mais entrent plus rarement dans une étude de grande ampleur des éléments linguistiques constitutifs. John Orr examine la phonétique de plusieurs vers et aussi la sémantique de l’« équivocité » des sous-entendus, des jeux de mots, et des calembours dans le poème. 9 Pocock et Pineau consacrent chacun quelques pages à un examen du style de Boileau, mais il reste encore du travail à faire. 10 Notre étude du prédicat dans le Chant I s’enrichit d’une approche sémiotique et linguistique. Puisque L’Art poétique communique des leçons, c’est-à-dire des prescriptions, le système de classement de Fontanille des formules déontiques (d’obligation) nous aidera à structurer cette analyse du prédicat et de son rapport avec les actants du texte, surtout le je-destinateur et le vous-destinataire. 11 Fontanille observe que « les différentes expressions de la prescription - impératif, subjonctif, infinitif et formules modales - jalonnent le gradient de l’embrayage et du débrayage » 12 . Nous examinons les prédicats du Chant I selon ce classement de quatre expressions de la prescription. La forme impérative du prédicat impressionne par la force de son exhortation et la brièveté de son expression. La métastructure du poème entier est 7 La variété se trouve aussi dans la présentation de la matière du poème selon son « beau désordre » souvent commenté, et dans des tons divers (la satire, l’éloge, la comédie, etc.). Pour une ánalyse de ceux-ci, voir Alain Génetiot, « Boileau poète dans L’Art poétique », PFSCL, 31, 61 (2004), 347-366. 8 Pierre Clarac (Boileau, Paris, Hatier, 1964) précise que « Rapin argumente ; il s’appesantit sur les principes, et de ces principes déduit avec rigueur les lois et les règles particulières. Boileau s’efforce de ne pas donner à son exposé une allure didactique » en visant comme public les « gens du monde » et non les « doctes ». (p. 106) 9 John Orr, « Pour le commentaire linguistique de L’Art poétique », dans Révue de linguistique romane, XXV, 1961, pp. 337-353. 10 Pocock, pp. 84-90, 139-145 ; Pineau, pp. 315-323, et. al. 11 Les termes « énonciateur » et « énonciataire » peuvent aussi s’y appliquer, tandis que « sujet » et « objet » entraînent beaucoup d’ambiguïtés et seront évités. 12 Jacques Fontanille, Sémiotique et littérature, Paris, PUF, 1999, p. 179. OeC01_2012_I-142End.indd 67 OeC01_2012_I-142End.indd 67 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 68 Allen G. Wood une adresse du je (Boileau) à vous (le poète apprenti), dans laquelle les leçons de la doctrine se présentent par une suite de conseils et d’interdictions appuyés par des exemples dans un langage souvent métaphorisé. L’impératif est simple, bref et clair, visant le vous qui n’a pas d’identité spécifique (à la différence des Pisos chez Horace) mais doit être considéré comme un « Toutpoète » collectif. D’un point de vue grammatical, il est clair que l’impératif chez Boileau est direct et immédiat ; un vers comme « Craignez d’un vain plaisir les trompeuses amorces… » (11), saute aux yeux plus que des formes analogues et plates : « il faut craindre », « il faut que vous craigniez », « vous devez craindre », ou des expressions analogues. Pourtant, l’impératif perd sa force et ennuie si l’on s’en sert trop fréquemment. Sur les 244 verbes conjugués dans le Chant I, on trouve seulement 36 à l’impératif (32 à la deuxième personne vous, 4 à la première personne plurielle nous), malgré les prétentions exagérées de quelques critiques de trouver l’impératif partout. 13 La plupart des impératifs sont à l’affirmatif, 31, contre 5 au négatif ; ils se trouvent d’un bout du texte à l’autre (du vers 9 jusqu’au 192, bien qu’absents dans les 40 derniers vers). La répétition lexicale y est rare, à l’exception de trois « aimez », deux « allez » (tous deux au négatif), et la paire « évitons/ évitez ». Les impératifs se regroupent le plus souvent dans des noyaux ou microstructures où ils abondent, comme par exemple, dans les conseils généraux suivants qui contiennent six impératifs : Hâtez-vous lentement ; et sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : Polissez-le sans cesse et le repolissez ; Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. (171-174) Dans ce passage riche en renseignements, l’économie de l’énonciation s’accomplit par la plus brève expression (l’inflexion du verbe) de l’adresse centrale aux personnes concernées, à savoir Boileau et le poète apprenti. Le Chant I ne présente pas de dialogue entre les actants principaux, mais un court dialogue existe, imaginé entre « l’auteur intraitable » et son « ami critique » (211-215). En fait, l’impératif s’adresse à un vous sans utiliser ce pronom, cachant sa présence de cette façon. Et l’usage du pronom je, rare dans le Chant I, met en valeur son rôle de lecteur/ critique : « Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,/ Et je me sauve à peine au travers du jardin. » (57-58) ou « J’aime mieux un ruisseau… » (167). 14 Bien que le vers « J’évite d’être long, 13 René Bray dit que « [Boileau] use souvent de l’impératif, il ordonne plus qu’il ne constate ou ne critique » (p. 64) ; et Pocock dit qu’il faudrait copier une moitié du poème [« copy out half the poem »] pour citer des impératifs (voir p. 121). 14 Voir Allen G. Wood, Literary Satire and Theory, New York, Garland, 1978, pp. 70-71 pour une analyse du je de Boileau dans L’Art poétique. OeC01_2012_I-142End.indd 68 OeC01_2012_I-142End.indd 68 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 L’Art poétique et le discours varié 69 et je deviens obscur » - un rappel de la célèbre citation horatienne « Brevis esse laboro/ Obscurus fio… » - exige la première personne, il manque de vraie idéntité personnelle. Et ailleurs dans le poème il n’y a que des traces du destinateur. Le je s’implique dans la synecdoque « mon esprit », celui qui « aussitôt commence à se détendre » (144) et « n’admet point un pompeux barbarisme » (159) ; les quatre impératifs à la première personne plurielle rejoignent et occultent le je et le vous : « Évitons » (43), « laissons » (43 et 98), et « Imitons » (97). 15 Ce n’est qu’à la fin du Chant IV où l’on trouve l’apparition du je de Boileau poète, mais dans un rôle modeste : « Pour moi, qui, jusqu’ici nourri dans la satire,/ N’ose encore manier la trompette et la lyre, … » (223-234). Le subjonctif est aussi un mode verbal qui peut véhiculer des commandes et prescriptions. 16 Dans le Chant I, 14 constructions exigent que 19 verbes soient conjugués au subjonctif. Certes, des vers comme « Pour peu qu’on s’en écarte, aussitôt l’on se noie » (47) ou « Quoi que vous ecriviez, évitez la bassesse » (79) ne nous intéressent pas dans cette analyse ; ils montrent le fait qu’en général l’usage du subjonctif est dicté par une grande gamme de structures (jugements, concessifs, conjonctions) qui n’impliquent pas l’obligation. Or, une majorité (13) des verbes au subjonctif dans le Chant I portent une force déontique. La troisième personne, impersonnelle, prédomine dans les subjonctifs déontiques. La structure fondamentale de l’obligation, il faut que, paraît deux fois dans le Chant I (et un seul il faut avec infinitif, 206). Dans la première occurence de il faut que, un seul verbe est au subjonctif, « En vain [un style trop égal] brille à nos yeux, il faut qu’il nous endorme » (72) ; mais toute une série (4) se déchaîne la seconde fois [subjonctifs soulignés] : Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu ; Que le début, la fin répondent au milieu ; Que d’un art délicat les pièces assorties N’y forment qu’un seul tout de diverses parties ; Que jamais du sujet le discours s’écartant N’aille chercher trop loin quelque mot éclatant. (177-82) 15 Maurice Descotes (Le cas Boileau, Paris, Pensée universelle, 1986) constate que « Boileau utilise le je ou une formule comme ‘mon esprit’ pour signifier l’expression d’un goût qui, assurément, est le sien propre, mais tout autant celui de l’‘honnête homme’. » (p. 194) 16 Le mode conditionnel, qui a la fonction d’adoucir la force du sens du prédicat, est rare dans L’Art poétique. Dans Chant I, on n’en trouve que 3 sur 244 verbes conjugués ; le vous destinataire n’y figure pas : « Ils croiraient s’abaisser, dans leurs vers monstreux » (41) ; « Le jour de la raison ne le saurait percer » (149) ; « Je le retrancherais. - C’est le plus bel endroit ! - » (214). OeC01_2012_I-142End.indd 69 OeC01_2012_I-142End.indd 69 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 70 Allen G. Wood Les prescriptions portent sur un nombre d’éléments différents concernant l’ordre de la composition/ expression d’un poème, où les éléments poétiques sont assujettis aux obligations. C’est un discours objectif et impersonnel, mais le destinataire n’est pas loin, car c’est lui qui crée les éléments du poème. Bref, les prescriptions indiquent les détails du travail requis du destinataire. La dernière classe de subjonctifs déontiques présente dans le Chant I est celle de la proposition indépendante : « Que ce style [le burlesque] jamais ne souille votre ouvrage. » (95). Bien que cette structure « Que …[subjonctif] » exprime un sens optatif (un souhait, un désir, un regret), le sens impératif d’un ordre traduit mieux le ton et le contexte généraux de L’Art poétique. On trouve aussi « Que toujours dans vos vers le sens coupant les mots,/ Suspende l’hémistiche, en marque le repos. » (105-106) ; « Surtout, qu’en vos écrits la langue révérée/ Dans vos plus grands excès soit toujours sacrée. » (155-156) et « Faites-vous des amis prompts à vous censurer ; / Qu’ils soient de vos écrits les confidents sincères. » (186-187). La structure régissante est impersonnelle, et le sujet de chaque subjonctif est une troisième personne/ chose (sens, langue, amis), mais le destinataire (et ses obligations) est évoqué en passant par des constructions prépositionnelles très similaires : « dans vos vers », « en vos écrits », « de vos écrits ». Dans l’usage du subjonctif dans le Chant I, on voit une disjonction de plus en plus grandissante entre le destinateur (je) et le destinataire (vous), celui-ci ne figurant pas comme sujet régissant le subjonctif (« Craignez-vous pour vos vers la censure publique ? » 183 évite le subjonctif), ni comme sujet du verbe au subjonctif (le vers 177 n’est pas, par exemple, « Il faut que vous mettiez chaque chose en son lieu… »). Par contre, la force déontique est plus claire et frappante dans une expression comme « il faut que… » même si le destinataire est seulement impliqué sémantiquement ou logiquement par les subjonctifs, et donc plus éloigné des obligations exprimées. Boileau utilise le subjonctif déontique pour prescrire, c’est-à-dire, dans un sens positif, neuf fois, plutôt que de prohiber. Les quatre prohibitions, exprimées directement ou indirectement, se trouvent grosso modo au début du texte, où l’on voit ce qu’il faut éviter : un style trop égal (« il faut qu’il nous endorme » 72), le burlesque (« Que ce style jamais ne souille votre ouvrage » 95), et des voyelles qui « se heurtent » (« Gardez qu’une voyelle… » 107). Un seul vers montre une prescription suivie de près par une prohibition, toutes les deux au subjonctif : « Aimez qu’on vous conseille, et non pas qu’on vous loue » (192). La troisième catégorie des formes déontiques décrites par Fontanille, celle des infinitifs, ne s’applique pas dans le cas du Chant I. Il est vrai que l’infinitif peut se substituer à l’impératif, mais cet usage est absent du texte. Même si les infinitifs abondent dans le poème (il y en a 69), et commu- OeC01_2012_I-142End.indd 70 OeC01_2012_I-142End.indd 70 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 L’Art poétique et le discours varié 71 niquent souvent des actions et pensées essentielles à l’ouvrage (« Pense… atteindre la hauteur » (2) ; « …qu’on vit…/ Charbonner… les murs » (21-22) ; « Court… se noyer » (26), etc.), ils sont tous compléments du verbe principal. Pour être nominal, ce qui nous intéresse pour exprimer une force impérative, on devrait, par exemple, changer une exhortation comme « Polissez-le sans cesse et le repolissez » en un conseil comme « Polir votre ouvrage est une pratique sûre ». Boileau cherchait à varier son discours par bien des moyens stylistiques différents, mais dans le Chant I on ne trouve pas d’infinitifs nominaux qui indiquent une obligation. La quatrième et dernière catégorie de constructions déontiques est la modalité des prédicats. Le concept de la modalité est le sujet de plusieurs débats et d’interprétations diverses de sémioticiens depuis longtemps, mais pour notre analyse nous faisons référence aux études de Greimas et de Fontanille. Dans Du sens II, Greimas limite ses propos aux quatre modalités qu’il examine de près : vouloir, devoir, pouvoir, et savoir. 17 Et ce seront ces modalités que nous étudierons dans le Chant I, avec quelques références à croire, sembler et faire. Fontanille base ses analyses textuelles sur une définition simple et claire : « Les modalités sont des prédicats qui portent eux-mêmes sur d’autres prédicats ; ce sont donc des prédicats qui modifient le statut d’autres prédicats. » 18 Il continue à dire que l’influence et la signifiance des modalités s’étendent aussi aux actants d’un texte : … quand on rencontre un faire dans un discours, on peut alors reconstruire par déduction les savoir, les vouloir et les devoir sous-jacents. … les modalités sont les conditions nécessaires ou facultatives de l’action transformatrice des actants. … [La modalité] porte à la fois sur le prédicat proprement dit… en ce sens qu’elle désigne un de ses modes d’existence antérieur à sa réalisation. … Mais elle porte aussi sur les actants, en ce sens que le contenu sémantique de la modalité peut être considéré comme une propriété de l’actant lui-même, propriété nécessaire pour qu’il réalise l’acte. (p. 175) Etant donné que chaque actant a donc son propre savoir faire, pouvoir faire, vouloir faire et devoir faire, notre analyse du Chant I prend de nouvelles dimensions. L’Art poétique se fonde sur un discours doté d’expressions déontiques, dont on a déjà noté les impératifs et les subjonctifs qui expriment les obligations (prescriptions, et prohibitions) que le je-destinateur communique au vous-destinataire. Le bon poète doit savoir les règles du classicisme, et il doit faire un poème selon ses principes, le seul moyen pour réussir, le seul chemin pour atteindre la hauteur du Parnasse et ne pas se glisser, se dérouter 17 Algirdas J. Greimas, Du sens II, Paris, Seuil, 1983, pp. 76 et seq. 18 Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Paris, PULIM, 2003, p. 171. OeC01_2012_I-142End.indd 71 OeC01_2012_I-142End.indd 71 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 72 Allen G. Wood et enfin se noyer dans la mer dangereuse de la mauvaise poésie. Ce qui est d’abord moins évident, ce sont les devoir du je, concernant le faire de ses instructions. Il doit faire savoir et faire croire les règles par le destinataire. Les autres actants dans le texte - les concepts, les éléments de poésie et les personnes qui apparaissent dans les anecdotes, exemples et histoires - se caractérisent aussi par des prédicats modalisés. L’emploi de toutes les modalités dans le Chant I montre aussi une disjonction entre destinateur et destinataire. Il n’y a pas de constructions comme « je dois vous dire… » ni « vous devez [faire]… » dans le texte. En fait, deux modalités seules, à la seconde personne, s’y trouvent. La première est dans la question oratoire sur une condition (un devoir vouloir) présupposée : « Voulez-vous du public mériter les amours ? » (69), et la seconde dans l’impératif « Mais sachez de l’ami discerner le flatteur » (190). Par conséquent, les modalités dans le texte se rapportent aux actants (personnes ou choses) de la troisième personne. La modalité devoir ne se présente directement que deux fois dans le Chant I. Dans la discussion du rôle du bon sens dans la versification, les leçons à retenir sont que « La rime est une esclave, et ne doit qu’obéir. » (30) et que « Tout doit tendre au bon sens…. » (45). Il est vrai que les devoir portent implicitement sur le vous-destinataire, qui est censé écrire de sorte que le bon sens dirige les autres composants, y compris la rime. L’expression déontique du texte est variée à cause du fait que les éléments de l’écriture, personnifiés souvent, sont visés par le langage d’obligation. Au fond, L’Art poétique insiste sur le fait que l’on doit se connaître comme poète, avec une juste appréciation de ses propres compétences et pouvoirs. Pour illustrer le « partage des talents », par exemple, on voit un petit passage riche en exemples du « pouvoir faire » des auteurs différents : L’un peut tracer en vers une amoureuse flamme ; L’autre d’un trait plaisant aiguiser l’épigramme ; Malherbe d’un héros peut vanter les exploits ; Racan chanter Philis, les bergers et les bois … (15-18) Du côté négatif, les auteurs qui suivent « une fougue insensée/ … croiraient s’abaisser dans leurs vers monstrueux,/ S’ils pensaient ce qu’un autre a pu penser comme eux. » (39-42) L’originalité à tout prix, loin du « droit sens » (40), mène à l’échec, n’étant pas un pouvoir poétique classique. La doctrine élaborée dans L’Art poétique prise souvent l’objectif de plaire au public ; le devoir faire du poète se traduit parfois par un pouvoir faire concernant l’effet de sa poésie : « N’offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire. » (103). Pour accomplir cela, il faut éviter les « mauvais sons » : « Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée/ Ne peut plaire à l’esprit quand l’oreille est blessée. » (111-112). Quant à la forme nominale, le pouvoir et le devoir, ils ne OeC01_2012_I-142End.indd 72 OeC01_2012_I-142End.indd 72 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 L’Art poétique et le discours varié 73 se trouvent que dans l’explication du rôle de Malherbe dans la fondation du classicisme : « D’un mot mis en sa place [il] enseigna le pouvoir,/ Et réduisit la muse aux règles du devoir. » (133-134). La modalité savoir faire est le plus fréquemment utilisée (7 occurences) des quatre modalités que nous trouvons dans le Chant I. Cette modalité, comme le vouloir faire, est « intrinsèque », par rapport aux modalités « extrinsèques » de devoir faire et pouvoir faire. 19 Le sens de savoir est plus variable que ceux des trois autres modalités, comme par exemple dans la distinction dressée dans le vers « Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire. » (63) Bien que les actions des deux infinitifs puissent être apprises, le premier « savoir » indique aussi le manque d’un pouvoir mental tandis que le second tend plutôt vers une connaissance plus générale et complexe. Deux abstractions personnifiées sont dotées d’un « savoir faire » avec aussi une connotation de « pouvoir » ou « avoir le moyen de » : la nature « Sait entre les auteurs partager les talents…. » (15) et « Le jour de la raison ne le [nuage de sombres pensées] saurait percer. » (149). Et pour les poètes qui possèdent, ou sont obligés de posséder, un « savoir faire », le « pouvoir » est basé sur une connaissance acquise de l’art de la poésie ou de la société : « Heureux qui, dans ses vers, sait d’une voix légère/ Passer du grave au doux, du plaisant au sévère ! » (75-76) ; « Villon sut le premier dans ces siècles grossiers/ Débrouiller l’art confus de nos vieux romanciers. » (117-118) ; « Mais sachez de l’ami discerner le flatteur… » (190). La force déontique des modalités est exprimée d’une façon directe par « devoir faire », et plus indirectement par un devoir savoir faire parce que le poète est obligé de savoir les règles de la bonne écriture classique pour atteindre la hauteur du Parnasse. Nous avons analysé les actions, les faire du poète, mais souvent un discours modalise aussi l’état des choses, l’« être ». Le devoir faire (obligation) du poète fait partie d’un devoir être (le nécessaire) plus général et plus universel de la poésie. L’expression du nécessaire est celle d’une communication scientifique (d’un savoir) caractérisée par « l’effacement du sujet par des ‘il est vrai’ » 20 . A ce niveau de devoir être, la disjonction entre destinateur et destinataire est complète. Dans le Chant I plusieurs centaines de prédicats animent les vers, fournissant les mouvements dans des passages exemplaires et ceux du poète-voyageur qui doit éviter tous les obstacles. Or, le prédicat le plus fréquemment utilisé est « être » (34 fois), surtout à la troisième personne singulier dans des structures « c’est » et « il est ». Les deux constructions ont plusieurs sens, personnels et impersonnels, mais dès le début du Chant I, 19 Voir Greimas, Du sens II, p. 81. 20 Algirdas J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, p. 37. OeC01_2012_I-142End.indd 73 OeC01_2012_I-142End.indd 73 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 74 Allen G. Wood on trouve celui qui porte une valeur véridique et indéniable : « C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur… » (1). Le faire croire de ces expressions est basé sur des vérités doctrinaires ou la réalité indiscutable des faits : « Il est un heureux choix de mots harmonieux. » (109) ; « C’est peu qu’en un ouvrage où les fautes fourmillent,/ Des traits d’esprit semés de temps en temps pétillent. » (175-176) ; « C’est ainsi que vous parle un ami véritable. » (207). En conclusion, notre étude sémiotique des prédicats dans le Chant I de L’Art poétique selon la perspective du classement des formes déontiques expliquées par Fontanille indique le rôle que jouent l’impératif, le subjonctif, les modalités et les expressions objectives/ « scientifiques » qui varient le style. Boileau enseigne des leçons du classicisme, mais en même temps : …pour atteindre son but, L’Art Poétique doit plaire lui aussi, et non pas tomber des mains d’un lecteur accablé par des dissertations. D’où un effort permanent fourni en vue de ne pas lasser, de varier les effets, d’égayer. 21 Dans l’adresse au poète apprenti Boileau préfère le plus souvent l’impératif pour des raisons de brièveté et pour minimiser une identité spécifique (ainsi créant une universalité), tandis que dans les narrations fréquentes à la troisième personne (anecdotes, histoires) qui expriment des exemples et des pratiques à éviter, le subjonctif, les modalités et les expressions objectives prédominent. De cette façon, Boileau entraîne son lecteur dès le début, et continue de l’engager le long de son poème didactique. 21 Descotes, p. 204. OeC01_2012_I-142End.indd 74 OeC01_2012_I-142End.indd 74 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 : un « manifeste du classicisme » ? Emmanuel Bury Université de Versailles, ESR Le caractère paradigmatique de l’œuvre de Boileau conduit souvent aujourd’hui à embrasser d’un coup d’œil panoramique l’ensemble des textes du prétendu « Régent du Parnasse » 1 , en tendant à oublier la longueur d’une carrière et les inflexions d’une ambition poétique et critique que les contextes successifs de cette « carrière » ont pu faire naître 2 . De fait, en considérant, comme l’a fait longtemps une tradition critique en quête de doctrine classique, les textes de l’auteur des Satires et de l’Art poétique comme porteurs d’un « système poétique » rendant compte, non seulement de l’œuvre du poète lui-même, mais aussi des principales productions du temps, les lectures successives de Boileau ont peu à peu occulté la spécificité des étapes qu’il a lui-même parcourues pour construire l’œuvre qui sera fixée, au seuil du XVIII e siècle, dans l’édition dite « favorite » de ses Œuvres diverses 3 . Notre propos visera donc à tenter de rendre compte de ce que Boileau pouvait représenter, dans l’évolution de la littérature de son temps, lorsqu’il se décida, en 1674, à regrouper des poésies déjà publiées, auxquelles il joint 1 Concernant l’édification de l’image de Boileau comme « législateur du Parnasse », il convient de consulter la précieuse étude de Bernard Beugnot et Roger Zuber, Boileau. Visages anciens, visages nouveaux, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1973, notamment les chapitres II (« Genèse d’une légende », pp. 25-36) et III (« Le législateur du Parnasse », pp. 37-44), ainsi que les textes d’illustration V à XVI. 2 Sur la complexité de l’œuvre de Boileau et les traits dominants de son évolution, voir R. Zuber, « De la verve à l’admiration : notes sur Boileau poète » (Les émerveillements de la raison, Paris, Klincksieck, 1997, pp. 239-250), qui rappelle la tendance des études contemporaines à préférer un « Boileau global » à l’étude minutieuse de la chronologie des œuvres permettant de déceler une évolution (art. cité, p. 239-240). 3 Œuvres diverses du sieur Boileau-Despreaux, Paris, Denys Thierry, 1701, in-4° : outre une nouvelle préface, qui résume la « doctrine » du poète, on y trouve la première édition de la Satire XI, L’Arrêt burlesque et la Lettre à Perrault ; comme le rappelle Pierre Clarac, c’est la première édition qui porte le nom de l’auteur en toutes lettres (Boileau, Paris, Hatier, 1964, p. 150). OeC01_2012_I-142End.indd 75 OeC01_2012_I-142End.indd 75 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 76 Emmanuel Bury un certain nombre d’inédits majeurs (dont l’Art poétique et la traduction du Traité du Sublime), dans les Œuvres diverses, qui paraissent en juillet 1674 chez le libraire Denis Thierry 4 . En premier lieu, si l’on s’en tient à quelques éléments chronologiques, il convient d’abord de rappeler que Boileau a trente huit ans lorsqu’il fait paraître ses Œuvres diverses 5 ; il est entré dans la vie littéraire une quinzaine d’années plus tôt, en 1659 (c’est-à-dire dans sa vingt-quatrième année) en fréquentant notamment le cercle littéraire de l’abbé d’Aubignac, et le « salon » de Michel de Marolles 6 . Mais, somme toute, ses premiers écrits n’ont accédé à l’imprimé qu’une dizaine d’années plus tôt, avec la publication de deux pièces dans les Délices de la poésie galante des plus célèbres auteurs du temps en 1663 ; de fait, cette année a sans doute été déterminante dans sa carrière : c’est alors qu’il rencontre Racine, et bientôt Molière 7 , en fréquentant le fameux cabaret de « La Croix Blanche » où règnent alors Des Barreaux et Chapelle, figures hautes en couleurs de la vie littéraire parisienne. Si les cercles mondains (où s’active alors son frère Gilles pour avancer sa propre carrière dans les lettres) font participer le jeune Nicolas à la réflexion savante du temps sur la littérature, les amitiés de cabaret (auxquelles l’a sans doute introduit son autre frère, Puymorin) lui ont permis d’entraîner sa verve satirique dans un cadre d’improvisation et d’émulation qui favorisait la réaction à l’actualité immédiate dont son œuvre gardera longtemps la trace 8 . Il n’a pris un premier privilège pour ses œuvres qu’en 1666 (le 6 mars exactement, c’est-à-dire huit ans à peine avant le privilège qu’il prendra pour le recueil de 1674, qui sera daté du 28 mars) : il s’agissait alors d’assurer la publication de ses premières satires, qui aurait été rendue nécessaire par l’édition subreptice des poèmes de Boileau dans un Recueil contenant plusieurs discours libre et moraux en vers, paru à Rouen, la même année, édition qu’il dénonce lui même comme « monstrueuse » 9 . Quittant le champ strictement 4 Œuvres diverses du sieur D***, avec le Traité du sublime ou du merveilleux dans le discours, traduit du grec de Longin, Paris, Denys Thierry, 1674, in-4°. 5 Sur la chronologie de la carrière et de l’œuvre de Boileau, voir P. Clarac, op. cit., notamment p. 184-185 ; cf. l’utile chronologie commentée de F. Escal, dans l’édition des Œuvres complètes, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1966, p. XXXI - LXI . 6 Voir P. Clarac 1964, pp. 33-35. 7 Sur les circonstances probables de ces rencontres avec Molière et Racine, voir Clarac, op. cit., p. 37-39. 8 Selon Clarac (op. cit., p. 40-41), c’est dans ce contexte, et par l’entremise de son frère Puymorin, que Boileau aurait fait la connaissance de Molière, qui fréquentait les mêmes lieux, selon les témoignages du temps. 9 Voir Clarac, op. cit., pp. 63-65 ; cf. ce qu’on peut lire dans l’avis au lecteur de 1666, expliquant que l’auteur a résisté héroïquement à la tentation de publier ses textes : « Mais enfin, toute sa constance l’a abandonné à la vue de cette monstrueuse OeC01_2012_I-142End.indd 76 OeC01_2012_I-142End.indd 76 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 77 mondain de la circulation manuscrite restreinte de ses pièces et des performances orales qu’il se plaisait à en donner à ses amis, Boileau entre alors de manière fracassante dans le champ littéraire, et suscite une réaction assez vive de la part des poètes établis, souvent égratignés au fil des Satires. Il se fait donc d’emblée un nom comme « gladiateur » de l’arène littéraire, dont il polarise le champ par l’usage d’une verve agressive où le parti pris, et, il convient de le dire, une certaine mauvaise foi sont les leviers efficaces pour lui apporter très vite une notoriété certaine, fût-elle, dans un premier temps, celle du dédain et de la critique 10 . En effet, les attaques fusent alors contre le satirique, de la part de Pierre Perrin, de Quinault ou de l’abbé Cotin ; le Discours satyrique au cynique Despreaux le présente comme un parasite et un débauché familier des « lieux où l’on s’enivre » 11 , la Satire des satires (anonyme, mais qu’on a parfois attribuée à Cotin), le traite de traducteur d’Horace, et lui reproche d’imiter Molière et Furetière 12 ; enfin, la Critique désintéressée sur les Satyres du temps, due à Cotin de façon plus certaine 13 pose le problème général de la satire, en dénonçant le choix des attaques personnelles qu’a fait Boileau, et en lui opposant la bonne tradition satirique, qui vise les vices en général, comme le fait Horace, et non les personnes. Faisant la distinction entre le « génie satirique » et le « génie médisant », Cotin reproche à Boileau d’avoir tout pris à Horace, « hormis l’art de la satire » 14 . Sans entrer dans le détail de ces attaques, il convient de noter que l’entrée de Boileau dans le domaine de la critique et de la réflexion littéraire a pu être déterminée par cette situation polémique ; comme Corneille trente ans plus tôt avec Le Cid, comme Molière, plus récemment, avec L’École des femmes, Boileau se voit contraint de « théoriser » sur la satire à la suite des attaques contre ses œuvres. De l’indignation, il a dû passer à la réflexion, rejoignant en cela un processus spécifique de la construction doctrinale, édition qui en a paru depuis peu. Sa tendresse de père s’est réveillée à l’aspect de ses enfants ainsi défigurés et mis en pièces. » (éd. F. Escal, p. 853). 10 Sur la réaction contemporaine aux Satires, et les visages contrastés de Boileau dès cette époque, voir Beugnot-Zuber, op. cit., pp. 10-13. 11 Expressions citées par Clarac, op. cit., p. 83, qui rappelle que ce texte était attribué à Chapelain par E. Magne et à Cotin par A. Adam. 12 Pour consulter commodément ce texte, voir E. Tricotel, Variétés bibliographiques, Paris, Gay, 1863, pp. 365-373, notamment, p. 367 : « J’appelle Horace Horace et Boileau traducteur ». A. Adam et Ch. Boudhors l’attribuaient à Boursault, auteur, il est vrai, d’une petite pièce en vers portant le même titre (datée de 1669), mais qui n’est pas du tout du même ordre, puisqu’il s’agit plutôt d’une conversation mondaine (où l’on défend, entre autres, l’Astrate de Quinault), sur un tout autre ton, où les critères d’évaluation sont ceux de la bonne société, plus que ceux d’un écrivain ou d’un « pédant ». 13 Clarac, op. cit., p. 83-84. 14 La Critique désinteressée sur les Satyres du temps, p. 17. OeC01_2012_I-142End.indd 77 OeC01_2012_I-142End.indd 77 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 78 Emmanuel Bury qui ne semble guère pouvoir se penser hors du champ de la polémique 15 . La réponse de Boileau sera donc la Satire IX, et le Discours sur la satire qui l’accompagne : écrits durant l’année 1667, et publiés pour la première fois en 1668, ces deux textes sont bien représentatifs de la manière de Boileau, qui a toujours su mêler habilement la réflexion poétique en vers et le discours critique en prose 16 ; l’édition originale d’août 1668, un bel in-4° - ce qui le distingue des petits in-12 de ses détracteurs -, rend sensible cet équilibre en encadrant la Satire en vers d’un « avis » et du Discours. L’avis du « Libraire au Lecteur » (sans doute rédigé par Boileau lui-même) explique les circonstances de la publication, mais en insistant sur le plaisir intrinsèque que le lecteur pourra prendre à lire ce poème, même s’il n’est pas au fait des « démêlés du Parnasse » qui l’ont suscité 17 . Ensuite, à l’habile et vivante fiction du dédoublement du poète et de son ethos satirique (son « esprit ») mise en scène dans la Satire IX, Boileau ajoute, dans le Discours, la distance « philologique » d’une critique plus sereine qui prend appui sur l’histoire du genre, en caractérisant avec soin l’art de Lucilius, d’Horace, de Perse puis de Juvénal, avant d’en venir à « notre seul Poëte Satirique », Mathurin Régnier. La « pointe » finale du propos est un brusque élargissement de la perspective, où Virgile est à son tour envisagé du point de vue de ses propres traits de satire, ce qui place d’un coup « tous les Poëtes de l’antiquité » sous le feu des « censeurs » contre lesquels Boileau se défend. Attaquer la satire, ce serait donc attaquer la poésie en général, semble-t-il dire en dernière analyse, et la mauvaise censure, conçue essentiellement pour « établir la sûreté des sots et des ridicules » risquerait d’envoyer tous les bons poètes en exil 18 . Ce jeu de distance, à la fois ironique (à l’aide de la fiction dans la Satire) et critique (au moyen de l’érudition dans le Discours) reflète parfaitement la tension caractéristique de toute l’œuvre de Boileau, où la verve et la raison marchent à pas égal, comme le vers s’accorde avec la prose 19 . 15 Sur ce sujet, nous nous permettons de renvoyer à notre étude sur « Les Frontières du classicisme », dans La périodisation du XVII e siècle, dir. Jean Rohou, Littératures classiques, 34 (1998, 3), pp. 217-236, et notamment pp. 230-234, « Frontières polémiques ». 16 Sur cet équilibre caractéristique de l’œuvre de Boileau, voir Roger Zuber, « Boileau, ou les émerveillements de la raison », dans Les émerveillements de la raison, op. cit., p. 225. 17 Satires [ sic ] du sieur D***, Paris, L. Billaine, D. Thierry, F. Leonard et Cl. Barbin, 1668 : « Le Libraire au Lecteur », voir éd. Ch.-H. Boudhors, t. 1, 1934, p. 156-157. 18 Discours sur la Satire, éd. F. Escal, pp. 60-61. 19 Sur cet aspect, voir R. Zuber, « Boileau ou les émerveillements de la raison », op. cit., p. 227, sur la « compénétration de l’esprit d’analyse et de l’esprit d’indignation » qui caractérise l’œuvre de Boileau à cette époque. OeC01_2012_I-142End.indd 78 OeC01_2012_I-142End.indd 78 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 79 Boileau affirme donc sa présence littéraire en 1668, avec l’édition originale collective du Discours au Roi et des Satires I à IX (avec le Discours sur la Satire) : c’est le corpus qui sera repris en 1674 dans le recueil des Œuvres diverses, complété par les Épîtres I à IV, l’Art poétique, les quatre premiers chants du Lutrin et la traduction du Traité du Sublime. Le caractère savant de sa réflexion s’affirme aussi à la même époque, avec la publication d’une Dissertation sur Joconde, jointe à une édition des Contes et Nouvelles de La Fontaine (Leyde, 1669) ; cette dissertation est anonyme, mais les éditeurs savants (Lachèvre, puis Boudhors) ont établi son attribution certaine à Boileau, en rapprochant notamment son élaboration du travail qu’il venait d’entreprendre sur le Traité de Sublime 20 . L’influence de son frère Gilles - qui avait fait ses preuves d’helléniste en traduisant le Tableau de Cébès et le Manuel d’Épictète 21 - a sans doute joué un rôle dans ce tropisme savant de Nicolas ; il conviendrait d’ajouter, comme cela a souvent été souligné par ses biographes, que la fréquentation de la toute récente « Académie » fondée par le premier président Lamoignon, à partir de 1667, a sans doute encouragé Boileau à approfondir cette culture philologique et critique 22 . Dans la Dissertation de 1669, le sérieux avec lequel Boileau traite son objet, qui est un conte enjoué, de tradition moderne (il est imité de l’Arioste), est la marque de cette approche philologique, qui s’efforce de rendre compte de l’art de La Fontaine, à la fois comme imitateur d’un modèle et comme poète, avec tous les outils de l’érudition humaniste 23 : évoquant la chaîne des imitations qui mène d’Homère à Virgile, et de Virgile au Tasse, où chaque poète forme un « original » sur « l’idée » que lui a fournie son modèle, Boileau en reconnaît la démarche dans la manière dont La 20 Voir dans l’édition Ch.-H. Boudhors, Dissertation sur la Joconde [ sic ] , Arrest burlesque, Traité du Sublime, Paris, Les Belles Lettres, 1942, p. 127-128, qui renvoie à l’étude de R. Bray, « La Dissertation sur Joconde est-elle de Boileau ? », R.H.L.F., 1931 : cf. Clarac, op. cit., p. 48-57. 21 Ses travaux remontent au milieu des années 1650 (1653 pour le Tableau, 1655 pour Épictète), mais Gilles Boileau publie encore, en 1668, les Vies des Philosophes de Diogène Laërce. 22 Voir A. Adam, Histoire de la littérature française au XVII e siècle, Paris, Del Duca, 1962, t. III, pp. 114-116 ; cf. Clarac, op. cit., p. 87-89 et Zuber, op. cit., p. 234-235 (avec une utile référence à un article de Jacques Le Brun sur les débuts de cette académie, R.H.L.F., 1961, p. 153-176). 23 Sur la « mise à distance philologique » comme processus de légitimation du discours littéraire à l’âge classique, nous nous permettons de renvoyer à notre étude sur « Le classicisme et le modèle philologique. La Fontaine, Racine et La Bruyère », dans L’Information littéraire, 1990, 3, pp. 20-24, notamment pp. 22-23, à propos de la Dissertation de Boileau. OeC01_2012_I-142End.indd 79 OeC01_2012_I-142End.indd 79 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 80 Emmanuel Bury Fontaine, à son tour, « s’est rendu maître de sa matière » 24 . Au demeurant, Boileau se plaît à critiquer explicitement les « extravagances » du modèle italien 25 pour mieux louer le poète français de sa « naïveté inimitable », qu’il compare au molle et au facetum qu’Horace louait chez Virgile 26 . Le commentaire précis de certains vers et de certains tours de La Fontaine, rapprochés de vers analogues de Virgile, se situe dans la lignée de la critique d’un Scaliger (lorsqu’il comparait longuement les tours d’Homère et ceux de Virgile), que la tradition savante française, depuis le commentaire des Amours de Ronsard par Marc-Antoine Muret, avait reprise à son compte 27 . La volonté d’affirmer une prééminence du poète français sur son modèle italien va pleinement dans le sens de la théorie de l’émulation, telle qu’elle avait été théorisée, une génération plus tôt, par Guez de Balzac, et que La Fontaine lui-même avait reprise explicitement, comme en témoignera encore l’Épître à Huet, quelques années plus tard 28 . Plus frappant encore, l’analyse précise de l’elocutio de M. de Bouillon, chez qui, comme le note Boileau « il n’y a pas un vers où il n’y ait quelque chose à reprendre et que Quintilien n’envoyât rebattre à l’enclume », s’apparente aux minuties des commentaires poétiques du temps qui, à la manière des praelectiones de collège, annotaient vers après vers le texte étudié. On songe ici notamment aux Remarques que Chevreau avait publiées sur les poésies de Malherbe au début de la décennie, et, plus récemment encore, aux Observations que Ménage avait faites sur le même auteur 29 . La référence explicite que Boileau fait à Quintilien va d’ailleurs dans ce sens, car le pédagogue romain demeurait, comme on le sait, l’inspirateur de toute la tradition rhétorico-poétique des collèges ; enfin, cette tradition s’articulait 24 Dissertation sur Joconde, éd. F. Escal, p. 310 ; sur l’idée d’imitation au cœur du dispositif classique, voir R. Zuber, « L’idée d’imitation » dans Les émerveillements de la raison, op. cit., p. 163-174. 25 Éd. cit., p. 311. 26 Ibid., cf. Horace, Satires, I, X , v. 44. 27 Jules-César Scaliger, Poetices Libri VII, livre V, « Le Critique » (Criticus), dont on peut lire la traduction française grâce aux soins de J. Chomarat (Genève, Droz, 1994) ; sur le commentaire de M.-A. Muret, voir J. Céard, postface à l’édition des Amours, et du commentaire de Muret (version de 1553) par C. de Buzon et P. Martin, Paris, Didier érudition, 1999. 28 On connaît la formule fameuse du poète dans cette Épître : « Mon imitation n’est point un esclavage/ Je ne prends que l’idée, et les tours, et les lois/ Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois » ; sur les rapprochements entre Balzac et Boileau, voir notre article « Balzac et Boileau », dans Fortunes de Guez de Balzac (dir. B. Beugnot), Littératures classiques, 33 (1998, 2), p. 79-91. 29 U. Chevreau, Remarques sur les œuvres poétiques de M. de Malherbe, Saumur, J. Lesnier, 1660 et Les Poésies de M. de Malherbe, avec les observations de M. Ménage, Paris, T. Jolly, 1666. OeC01_2012_I-142End.indd 80 OeC01_2012_I-142End.indd 80 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 81 d’autant plus aisément au discours critique du temps que le rôle de jésuites éminents dans la critique littéraire de cette époque, comme le P. Rapin (que Boileau fréquentait chez Lamoignon) ou le P. Bouhours, renforçait cette influence, puisque la base de leur enseignement littéraire (la Ratio studiorum) était, précisément, l’Institution oratoire 30 . De surcroît, il n’est pas indifférent de signaler, dans cette lignée de commentaires savants sur la poésie française, que les Remarques sur les œuvres poétiques de M. de Malherbe par Urbain Chevreau avaient paru à Saumur en 1660, chez l’éditeur Jean Lesnier (imprimeur habituel de l’Académie protestante de la ville) avec une préface de Tanneguy Le Fèvre, qui préparait alors son édition du Peri Hupsous de Longin : cela est un indice du fait que les interactions entre le discours savant hérité de la philologie « classique » (latine et grecque) et le discours plus « mondain » sur la littérature en langue française sont bien réelles durant cette période. Il semble donc naturel que Boileau, en passant de la critique d’humeur des Satires à une ars critica plus méthodique ait eu tendance à faire appel aux procédés de la philologie savante. La Dissertation sur Joconde est, après le Discours sur la satire, une seconde étape vers la constitution d’un discours critique « sérieux », qui accompagne, comme nous l’avons suggéré, l’affirmation de thèmes étroitement liés à la notion de classicisme, comme celui de l’imitation et la construction philologique de la notion de modèle 31 . C’est donc à la lumière de cette conversion progressive au discours savant qu’il convient peut-être de lire aussi l’évolution de Boileau entre 1668 et 1674. Cela n’ôte rien aux considérations biographiques que l’on a pu, par ailleurs, avancer, pour expliquer son « assagissement » progressif, et la « conversion » d’un poète qui quitterait la verve des Satires pour préférer la méditation des Épîtres 32 . En 1674, comme le souligne Collinet, l’Art poétique vient « à son heure » 33 : cela est sans doute d’autant plus vrai que cette heure avait été, en fait, préparée par Boileau lui-même, dont l’évolution vers un discours plus systématique - explicable aussi par l’influence des discus- 30 Voir, à ce sujet, notre étude sur « Quintilien et le discours critique classique : Vaugelas, Guez de Balzac, Bouhours », dans P. Galand, F. Hallyn †, C. Lévy et W. Verbaal, éds., Quintilien ancien et moderne, Louvain, Brepols, 2010, p. 413-431. 31 Notre réflexion sur le modèle est, une nouvelle fois, tributaire des analyses de R. Zuber, notamment dans Les émerveillements de la raison, chap. 8 : « Les modèles des classiques », op. cit., pp. 175-179. 32 Sur cette évolution, voir R. Zuber, « De la verve à l’admiration : note sur Boileau poète », op. cit., p. 239-250 ; cf. A. Adam, op. cit., pp. 113-116 (« L’adieu à la satire ») et P. Clarac, op. cit., chap. 4, « Des Satires aux Épîtres », pp. 87-100. J.-P. Collinet, dans la préface de son édition des Satires, Épîtres, Art poétique (Gallimard, « Poésie », 1985) dessine lui aussi une image de cette évolution, plaçant les premières épîtres et l’Art poétique sous le signe de la « maturité » (éd. citée, pp. 20-35). 33 Collinet, op. cit., p. 24. OeC01_2012_I-142End.indd 81 OeC01_2012_I-142End.indd 81 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 82 Emmanuel Bury sions de l’hôtel Lamoignon et les échanges avec le P. Rapin 34 - était aussi étroitement liée aux débats littéraires du temps auxquels Boileau avait été directement mêlé (défense des Satires, « gageure » de la défense de Joconde). Cela s’accompagnait d’une reconnaissance accrue du poète au sein de la bonne société : loin des fréquentations de cabaret de sa jeunesse, Boileau était désormais reçu dans l’entourage de Condé, il fréquentait La Rochefoucauld, Madame de Lafayette, Guilleragues 35 . En janvier 1674, il est présenté au roi lui-même, ce qui lui promet une pension de deux mille livres (qu’il touchera à partir de 1676) ; surtout, la disparition de Colbert, en février, lui permet d’obtenir un privilège pour imprimer ses œuvres (le 28 mars), ce à quoi s’était opposé le ministre deux ans plus tôt 36 . L’in-4° qui paraît en juillet 1674 est donc une somme : celle d’une œuvre déjà affirmée dans les recueils précédents (essentiellement celle du poète satirique), à laquelle s’ajoutent les inflexions d’une œuvre nouvelle, fortement orientée vers la réflexion poétique, avec l’Art poétique et surtout, figurant en toutes lettres sur la page de titre, « avec le Traité du sublime ou du merveilleux dans le discours traduit du grec de Longin ». Le poéticien s’affirme donc avec force. Il n’en reste pas moins que le recueil, justement intitulé « œuvres diverses », ne propose pas que les poésies déjà connues, auxquelles seraient associées les nouvelles pièces théoriques. On y trouve aussi les premières épîtres et, surtout, les quatre premiers chants du Lutrin, dont Boileau revendique l’originalité poétique (au rebours de la tradition burlesque, il propose le mode « héroï-comique »). C’est dire que la diversité est de mise. Il est vrai que ce titre pouvait évoquer aussi une autre grande somme critique, parue trente ans plus tôt : celle des Œuvres diverses de Guez de Balzac 37 . Mais au-delà de cette éventuelle référence, on peut voir dans ce titre l’ambition affichée par le poète de dépasser l’image du satirique qui lui avait valu sa première renommée. Dépasser, c’est-à-dire, sans renoncer pour autant à cette partie de son œuvre, puisqu’elle figure toujours en bonne place dans le recueil, montrer la diversité de son inspiration et de son style : ce faisant, Boileau prend appui sur la valeur fort ancienne de la varietas, que l’on pouvait considérer comme l’essence de la parole poétique, au moins depuis Virgile 38 . C’est la raison 34 A. Adam insiste sur l’influence du climat et des idées du cercle de Lamoignon sur les conceptions développées par Boileau dans l’Art poétique, op. cit., pp. 134-138. 35 Une lettre souvent alléguée de Mme de Sévigné (15 décembre 1673) fait allusion à la lecture de la « poétique » de Despréaux devant une assemblée constituée de ces illustres personnages, chez Gourville. 36 Nous suivons ici la chronologie établie par F. Escal, éd. citée, p. XXXVI . 37 Sur ce rapprochement, voir notre article, déjà cité, sur « Balzac et Boileau ». 38 Sur l’archéologie de cet idéal, voir P. Galand-Hallyn et L. Deitz, « Le style au Quattrocento et au XVI e siècle », dans Poétiques de la Renaissance (dir. P. Galand- OeC01_2012_I-142End.indd 82 OeC01_2012_I-142End.indd 82 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 83 pour laquelle, dans un colloque récent, nous avions essayé de parcourir l’ensemble de son œuvre précisément pour en dégager l’extrême diversité, en privilégiant la vision d’un Boileau poète « polyphonique » 39 . Comme La Fontaine, Boileau défend un idéal de diversité : celle-ci est profondément humaniste, autant que mondaine, et cela explique en quoi la culture savante du cercle de Lamoignon pouvait goûter l’œuvre du satirique. De fait, en 1674, dans l’Avis au lecteur du Lutrin, Boileau décrit le genre de rapport que Lamoignon entretenait avec la culture antique - et la liberté qu’il y reconnaissait à la poésie : C'était un homme d'un savoir étonnant, et passionné admirateur de tous les bons livres de l'Antiquité ; et c'est ce qui lui fit plus aisément souffrir mes Ouvrages, où il crut entrevoir quelque goût des Anciens. Comme sa piété était sincère, elle était aussi fort gaie, et n'avait rien d'embarrassant. 40 On voit bien ici célébré l’accord entre une culture « classique » (c’est-à-dire antique), goûtée pour elle-même, et le christianisme sincère, et donc joyeux - car il ne s’agit pas du masque contraint de la fausse dévotion. Dans un tel cadre, les Satires n’ont justement été reçues que comme des affaires de pure « littérature » et non comme des « crimes d’Etat », selon une autre formule célèbre du poète 41 . Bien au contraire, le caractère salubre de l’entreprise satirique a plu au grave Président : Il me loüa même plusieurs fois d'avoir purgé, pour ainsi dire, ce genre de Poësie de la saleté, qui lui avait été alors comme affectée. Boileau excelle donc, aux yeux de Lamoignon, dans un genre imité des Anciens, en y réussissant encore mieux que les Anciens eux-mêmes. Le Lutrin, placé sous la protection du premier président, peut donc être vu à la fois comme le prolongement de la liberté des Satires et une tentative nouvelle de jeu avec les styles, qui exige une véritable virtuosité de la part du poète. Une telle littérature apparaît aussi comme le délassement des esprits d’ordinaire occupés par le negotium - à la façon des Scipion et des Lélius évoqués par Balzac, avant que Boileau ne les convoquât à son tour dans le Hallyn et F. Hallyn), Genève, Droz, 2001, pp. 532-565 : les auteurs mettent en valeur l’influence des théories du style héritées d’Hermogène (poikilia), de Denys d’Halicarnasse (style mixte illustrant la mésotès) et de Macrobe (temperamentum dont Virgile est le modèle selon les Saturnales) ; cf. le commentaire que Macrobe consacre à l’œuvre de Virgile dans les Saturnales (livre V et VI), où il fait de cette diversité de style l’essence même de la poétique virgilienne. 39 « Boileau. Poésie/ Esthétique », colloque tenu à la Bibliothèque Municipale de Versailles, mai 2003, actes parus depuis dans les Papers of French Seventeenth Century Literature, 2004, 1. 40 Éd. cit., p. 189. 41 Voir Satire IX, v. 302. OeC01_2012_I-142End.indd 83 OeC01_2012_I-142End.indd 83 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 84 Emmanuel Bury Discours sur la satire - et qui, durant l’otium (les « promenades » et les « lectures » auxquelles Lamoignon associe le poète 42 ), devient un jeu de l’esprit. Nous sommes bien là dans le contexte d’un rapport libre et aisé avec l’Antiquité, où l’imitation-émulation est la règle - sans complexe excessif à l’égard du modèle - et qui est caractéristique de l’attitude classique, comme nous l’avons déjà vu : c’est bien en effet de cette imitation « adulte », celle-là même que défendait Guez de Balzac dans son Apologie de 1627 et dans ses Œuvres diverses de 1644, qu’il est question ici, sans laquelle l’existence de ce que Boileau appelle le « Parnasse français » serait impossible. La Fontaine ne dira pas autrement dans l’Epître à Huet, justement contemporaine des Œuvres diverses de Boileau : le paradoxe d’un volume où paraissent conjointement L’Art poétique - où Boileau légifère - et le Traité du sublime - où le même Boileau, via Longin, semble cautionner l’infraction aux règles ne peut se comprendre qu’à la lumière de cette imitation adulte 43 . Or, si les Satires ont encore leur mot à dire dans ce contexte, c’est qu’elles étaient déjà exemplaires de cette pratique, où l’on voit Boileau, à l’école de Mathurin Régnier, puiser allégrement dans la tradition latine de Juvénal et d’Horace, tout en actualisant son propos en rapport étroit avec le monde réel du Paris des années 1650-1660. Il suffit par exemple de relire la Satire VI pour apprécier toute la virtuosité avec laquelle Boileau met en scène le lexique trivial des realia parisiens de son temps : les « Paveurs » et les « Couvreurs » envahissent l’alexandrin, avec tous leurs accessoires, « ardoises », « tuiles » et « poutre ». Dans ce contexte poétique, le « tas de bouë » rime avec la « rouë » (v. 39-48). Pourtant, dans la confusion nocturne, alors qu’un incendie éclate dans la « maison voisine », c’est l’évocation du sac de Troie qui resurgit naturellement sous la plume du poète (v. 107-110) : Car le feu, dont la flâme en ondes se déploye, Fait de notre quartier une seconde Troye, Où maint Grec affamé, maint avide Argien, Au travers des charbons va piller le Troyen. La mise en vers des mots simples conduit bien à la plus haute poésie. Cela explique le goût de la plasticité et des changements de registre dont Boileau fait constamment preuve, justifiant, comme l’a montré Jules Brody à propos de la manière de Boileau dans L’Art poétique, que le poète signifie sans doute plus en faisant qu’en voulant dire 44 . 42 Éd. citée, p. 190. 43 Sur cette question, voir M. Fumaroli, « Rhétorique d’école et rhétorique adulte : remarques sur la réception du Traité du sublime au XVI e et au XVII e siècles », R.H.L.F., 1986, pp. 33-51. 44 « Boileau et la critique poétique », dans Critique et création littéraire au XVII e siècle, dir. M. Fumaroli, Paris, CNRS, 1977, pp. 231-250 (repris dans Lectures classiques, OeC01_2012_I-142End.indd 84 OeC01_2012_I-142End.indd 84 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Sens et portée du recueil des Œuvres diverses de 1674 85 Cela explique aussi qu’il ne lui est pas nécessaire de forcer sa voix, dans les grands genres, pour faire œuvre de poète. Comme l’exprimera sa traduction de Longin, la « petitesse énergique des paroles » peut parfois conduire à l’effet le plus puissant (le sublime) là où le style sublime (les grands mots) échoue. Ce délicat équilibre entre res et verba sera encore présent au cœur de la réflexion de Boileau au sujet du « stile des inscriptions », lorsqu’il condamnera notamment l’usage des épithètes superflus pour qualifier une grande action : Il suffit d’énoncer simplement les choses pour les faire admirer. Le passage du Rhin dit beaucoup plus, que le merveilleux passage du Rhin. L’Epithète de merveilleux en cet endroit, bien loin d’augmenter l’action, la diminuë et sent son déclamateur qui veut grossir de petites choses. 45 A la lumière de telles formules le classicisme de Boileau apparaît nettement comme un « atticisme », qui engage non seulement un rapport spécifique aux modèles anciens, mais aussi une conception précise de l’usage de la langue, et de ses capacités éloquentes, comprises dans un rapport d’équilibre entre res et verba. C’était déjà cette attention à la langue et à la justesse des énoncés qui caractérisait les analyses de la Dissertation sur Joconde, et elle guide autant le commentaire d’un autre poète que l’élaboration de l’œuvre personnelle de Boileau. Cette justesse préserve et ménage toute la force des choses sans la « diluer » dans un usage immodéré des grands mots, intempérance verbale qui fait trop pressentir l’effet et sentir l’artifice 46 : la précellence du style moyen 47 est le gage de cet atticisme, dont l’effet est d’autant plus puissant qu’il est discret, comme celui de l’idylle décrit au chant II de L’Art poétique (v. 7-10) : Son tour simple et naïf n’a rien de fastueux, Et n’aime point l’orgueil d’un vers présomptueux. Il faut que sa douceur flatte, chatoüille, éveille ; Et jamais de grands mots n’épouvante l’oreille. Charlottesville, Rookwood Press, 1996, pp. 149-168, où l’on peut lire aussi son étude sur « La métaphore ‘érotique’ dans la critique de Boileau », pp. 137-148) ; cf. A. Génetiot, dans le colloque cité, supra, « Boileau poète dans l’Art poétique ». 45 Discours sur le stile des inscriptions, éd. cit., p. 611. 46 Pour une description nuancée de la notion d’atticisme au XVII e siècle, voir l’étude très éclairante de Roger Zuber, « Atticisme et classicisme », dans Les émerveillements de la raison…, op. cit., pp. 139-149 (1 ère publication dans Critique et création littéraire en France au XVII e siècle, 1977). 47 C’est le titre du chapitre que Bernard Beugnot consacre aux années 1625-1650 dans l’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (dir. M. Fumaroli, Paris, PUF, 1999), pp. 539-599 : ces années sont précisément celles où se définit le concept d’ « atticisme » dont Boileau est ici l’héritier direct. OeC01_2012_I-142End.indd 85 OeC01_2012_I-142End.indd 85 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 86 Emmanuel Bury Boileau formule ainsi, pour la parole poétique, les mêmes exigences que celles que la tradition rhétorique, à l’école de Cicéron et de Longin, avait peu à peu formulé pour la parole oratoire, depuis la Renaissance italienne jusqu’à « l’âge de l’éloquence ». Ce n’est pas réduire son apport que de constater à quel point L’Art poétique est cicéronien, presque autant qu’il est horatien. De fait, Horace lui-même n’avait-il pas introduit des attendus propres à la rhétorique dans le champ spécifique de la poétique, telle que l’avait léguée Aristote 48 ? De surcroît, le style moyen est, à bien des égards, un héritage de la rhétorique très tôt intégré à l’idéal de la varietas considérée comme l’accomplissement du style poétique, comme nous l’avons vu. L’atticisme de Boileau est « classique » tant par ses caractères intrinsèques 49 que par son inscription dans une tradition rhétorique et poétique directement issue des Anciens, via la synthèse humaniste. Les Œuvres diverses sont donc à comprendre comme l’illustration de ce « classicisme » autant que comme sa description théorique, via l’« art » et le « sublime ». Cela s’explique d’autant mieux que l’esthétique fondée sur le sublime ne peut s’éclairer à l’aide des seules règles et on sait à quel point Longin privilégie l’exemple aux dépens du précepte. Boileau, à son école, préfère donc montrer ce qu’est effectivement la poésie en offrant un panorama des tons dont il est capable. Même l’épique est présent, fût-ce sous la forme parodique du Lutrin, et la variété des tons est la règle, tant dans les Satires et les Épîtres que dans l’Art poétique. Si les Œuvres diverses constituent un « manifeste du classicisme », c’est donc sans doute autant par les notions qu’elles mettent en avant que par les réussites de l’expression poétique qu’elles donnent à lire. Le savant et le poète ne sont pas dissociables : c’est en cela que Boileau critique demeure toujours Boileau poète. 48 Sur cette inflexion horatienne de la poétique, qui explique sa réception en termes rhétoriques dès le début de la Renaissance, voir Michel Magnien, trad. de la Poétique d’Aristote, Paris, Livre de Poche, 1990, « Introduction », pp. 50-53. 49 Sur le classicisme « idéal » comme norme intemporelle, voir Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen âge latin, Paris, « Agora », 1986 (1 ère tr. fr., PUF, 1956), « Le classicisme », pp. 389-425 et surtout « classicisme et maniérisme », pp. 427-429 ; cf. Jules Brody, « Platonisme et classicisme », dans Lectures classiques, op. cit., pp. 1-16 (1 ère publication : 1961) ; sur Boileau comme norme du classicisme, notamment du point de vue de l’idéal de style, voir Mariane Bury, La Nostalgie du simple. Essai sur les représentations de la simplicité dans le discours critique du XIX e siècle, Paris, Champion, 2004, pp. 25-32. OeC01_2012_I-142End.indd 86 OeC01_2012_I-142End.indd 86 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Le sublime selon Boileau et la réception européenne du Peri hypsous Volker Kapp Université de Kiel Toutes les études allemandes du sublime, publiées ces derniers temps, focalisent à juste titre l’attention sur la dimension européenne de la réception du Peri hypsous en soutenant qu’avec Boileau commence en 1674 « l’histoire du sublime des temps modernes ». 1 La portée de cet événement permet le parallèle avec Aristote : « [L]e Traité du Sublime a une importance comparable à celle de la Poétique d’Aristote. […] L’Italie du milieu du XVI e siècle lance la mode européenne de la Poétique. La France de la fin du XVII e siècle lance avec Boileau celle du Sublime ». 2 Sur ce point, les spécialistes d’Outre-Rhin sont d’accord avec leurs collègues français, mais ensuite tout consensus cesse, si l’on fait exception de la donnée selon laquelle en Allemagne, Boileau figure maintenant parmi les précurseurs de Jean Lyotard, vanté d’avoir lancé la mode du sublime dans la pensée postmoderne, dont l’importance pour l’évaluation de Boileau restera, selon nous, sujette à caution. Un des problèmes cruciaux surgit, dès qu’on cherche la rubrique où ranger le Peri hypsous. Si la Poétique ressort sans aucun doute de la théorie littéraire, le Traité du Sublime pourrait concerner plusieurs domaines. Il est conçu originairement comme un traité de rhétorique, mais les lecteurs des temps modernes préfèrent se pencher sur son florilège de citations, déduire des développements sur la poésie son appartenance à la théorie littéraire ou l’aborder résolument dans l’optique de l’esthétique, tandis que la rhétorique leur sert tout au plus de tremplin rapidement délaissé. Pierre Hartmann a trouvé une formule astucieuse pour contourner la problématique surgie avec la traduction française du Peri hypsous en soutenant que « le résultat le plus tangible de la traduction et des commentaires du Traité de Longin consiste donc, sous le couvert de la plus grande fidélité, dans 1 « Die moderne Geschichte der Kategorie des Erhabenen beginnt 1674 » (Carsten Zelle, art. Das Erhabene, dans Gert Ueding (éd.), Historisches Wörterbuch der Rhetorik, vol. II, Tübingen, 1994, col. 1364). 2 Francis Goyet, dans son édition de Longin, Traité du Sublime, Paris, 1995, p. 5. OeC01_2012_I-142End.indd 87 OeC01_2012_I-142End.indd 87 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 88 Volker Kapp une réorientation subreptice de la théorie du sublime dans une direction originale, qui sera largement explorée au siècle suivant ». 3 La « fidélité » et « la réorientation » ne s’excluent-elles pas mutuellement et ne rendent-elle pas suspecte l’évocation « de la plus grande fidélité » ? Dès le siècle des Lumières, la « direction originale » de la théorie du sublime s’éloigne de plus en plus de la rhétorique, fondement du Peri hypsous et des idées qu’on en a déduit pendant les deux siècles précédents. Il serait vain de nier ces faits historiques ou de les déplorer, mais ce décalage ne nous dispense pas de remonter au débat rhétorique des XVI e et XVII e siècles. Nos développements s’opposent à la thèse affirmant que « l’originalité de Boileau est d’arracher explicitement le sublime aux catégories de la rhétorique » en finissant « par caricaturer la pensée de Longin » 4 . Ils cherchent à cerner dans un premier temps le passage du domaine rhétorique aux domaines poétique et esthétique pour identifier, dans un deuxième point, la dimension oratoire du débat et pour conclure par une évocation des liens entre rhétorique et poétique à la fin du XVII e siècle. La mise en évidence de ce point de vue nécessite un changement de cap : au lieu d’envisager l’importance du Peri hypsous rétrospectivement à partir du siècle des Lumières, perspective prédominante de nos jours, nous l’envisageons prospectivement en prenant notre base dans l’humanisme européen. I Silvain, un contemporain de Boileau, qui lui dédicaça même son traité, prend sa contrepartie en soutenant, dès 1708, que Longin « a confondu le Sublime avec le stile sublime ». 5 De là aux efforts de faire sortir le Peri hypsous du domaine de la rhétorique, il n’y a qu’un petit pas, franchi par Johann Jakob Bodmer et Johann Jakob Breitinger quand ils reprochent à l’auteur du Peri hypsous que sa vision du sublime est trop imbue de l’art oratoire. Ils 3 Pierre Hartmann, Du Sublime (de Boileau à Schiller), Strasbourg, 1997, p. 31. 4 Baldine Saint-Girons, « Le ‘surplomb aveuglant’ du sublime. De l’adjectif au substantif », dans Patrick Marot (dir.), La littérature et le sublime, Toulouse, 2007, p. 54. « Boileau a su saisir l’originalité profonde du traité : non pas tant un manuel de rhétorique qu’un essai sur l’esthétique » (Pierre Laurens/ Florence Vuillemier in Jean Bessière et autres (dir.), Histoire des poétiques, Paris, 1997, p. 197). 5 Traité du Sublime, à Monsieur Despreaux, Où l’on fait voir ce que c’est que le Sublime et ses differentes especes ; quel en doit être le stile ; s’il y a un Art du Sublime, & des raisons pourquoi il est rare (1732), réimpr. Genève 1971, p. 415. Le Traité de Silvain passe presqu’inaperçu jusqu’en 1857 quand Alfred Michiels l’érige en précurseur de Kant (voir Baldine Saint-Girons, Esthétique du XVIII e siècle. Le modèle français, Paris, 1990, p. 42, qui relativise cette affirmation). OeC01_2012_I-142End.indd 88 OeC01_2012_I-142End.indd 88 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Le sublime selon Boileau et la réception européenne du Peri hypsous 89 contestent le bien-fondé d’un concept du sublime focalisé sur le langage. 6 Le sublime se métamorphose alors en adversaire des règles de la rhétorique et Boileau par suite en précurseur ou héraut de l’esthétique philosophique, opinion qu’il faut contredire en focalisant l’attention sur les doctrines propagées par le Peri hypsous ou discutées jusqu’au siècle des Lumières à son propos. Il existe un mythe du sublime selon Longin, que Fénelon transmet en comparant Aristote et Longin dans ses Dialogues sur l’éloquence en général, et sur celle de la chaire en particulier. La Rhétorique, « quoique très belle, a beaucoup de préceptes secs et plus curieux qu’utiles dans la pratique », tandis que l’auteur du Peri hypsous « échauffe l’imagination, il élève l‘esprit du lecteur, il lui forme le goût ». 7 Un écho de cet éloge se trouve chez Jackie Pigeaud, pour lequel le Peri hypsous est « le seul livre de rhétorique qui bouleverse d’émotion », et il ajoute : « Si l’on devait donner en un mot le ton de ce traité, je choisirais, dans tous les sens, celui d’exigence. C’est ce qui donne à l’œuvre cette tension, cette énergie, cette détermination à être, elle aussi, sublime ». 8 Souscrivons à ce panégyrique, mais tenons-nous plutôt à la traduction du Peri hypsous par Pigeaud mettant en relief la terminologie rhétorique précise dont la technicité est occultée volontairement par Boileau pour ne pas dégoûter les mondains, lecteurs présumés de l’Art poétique et du Traité du sublime. Après avoir beaucoup contribué à l’émergence de ce mythe, Boileau en est la première victime, dès qu’on vante son mérite en tant que traducteur du Peri hypsous aux dépens de l’Art poétique et « de cet autre Boileau, poète de la critique, trop peu connu ». 9 Puisque la traduction du Peri hypsous passe pour le passage décisif de la rhétorique à l’esthétique, Carsten Zelle peut recourir au terme de « paradoxe » dans l’article « sublime » de l’Encyclopédie historique de la rhétorique en prétendant que la doctrine du Traité du 6 « Es ist mir nicht unbekannt, was vor prächtige Sachen Longinus von der Erhabenheit in der Sprache und dem Ausdruck gesagt hat ; und ich habe in etlichen Stellen desselben genugsam gesehen, daß er den blossen Wörtern und deren geschickten Zusammensetzung eine beinahe magische Kraft zuschreibt. Aber sage ich zu viel, daß seine Ausdrücke zum Lob der Ausdrücke nach dem oratorischen Firnisse schmecken ? » (Johann Jacob Bodmer/ Johann Jakob Breitinger, Critische Briefe (1746) réimpr. Hildesheim, 1969, p. 104 ; voir à ce propos Carsten Zelle, Angenehmes Grauen. Literaturhistorische Beiträge zur Ästhetik im achtzehnten Jahrhundert, Hamburg, 1987, p. 282 suiv.). 7 Fénelon, Œuvres. Édition établie par Jacques Le Brun, vol. I, Paris, 1983, p. 9. 8 Introduction de sa traduction remarquable de Longin, Du sublime, Paris, 2 1993, p. 7. 9 Jules Brody, « Boileau et la critique poétique », dans Marc Fumaroli (dir.), Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, Paris, 1977, p. 247. OeC01_2012_I-142End.indd 89 OeC01_2012_I-142End.indd 89 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 90 Volker Kapp sublime rétablit ce que la « poétique classiciste » de l’Art poétique avait expulsé de la doctrine du beau. 10 Le classicisme français est dévalorisé en tant que « classiciste », afin d’accuser la régularité d’entraver le libre essor du génie en rabaissant le beau à la conformité avec une régularité arbitraire ou pédante. Cette mésaventure du siècle classique se prolonge jusqu’au siècle des Lumières, puisque, selon Zelle, tout au plus la Querelle des Anciens et des Modernes et Diderot ont apporté quelques éléments nouveaux à la doctrine du sublime. Cette thèse correspond à une pétition de principe si elle mesure les Français à l’aune des philosophes anglais et allemand. Le cliché d’un Boileau s’autorisant de Longin pour s’émanciper de la tutelle de l’art oratoire se retrouve chez des érudits où on ne l’attendrait pas. La conclusion de La littérature européenne et le Moyen Age latin se termine par un éloge enthousiaste du pseudo-Longin, victime déplorable des aléas de la fortune, dont Ernst Robert Curtius qualifie l’un de « grotesque », à savoir le fait qu’un « Magister », c’est-à-dire Boileau, le pédant, a révélé son nom aux temps modernes. 11 Passons sur la simplification d’un Boileau révélant le Peri hypsous, ignoré depuis l’Antiquité, 12 et attaquons les conclusions qu’on tire de cette erreur. Selon cette vision, Boileau, « législateur du Parnasse », est partisan d’un concept de Belles Lettres basé sur « un commerce assidu et intime avec les poètes et les orateurs de l’Antiquité », 13 mais ce programme de la critique érudite, dont l’Art poétique perpétue le dégât « classiciste », devient anachronique grâce à la traduction du Peri hypsous qui initie le passage de la rhétorique à l’esthétique. Karl Maurer suit Curtius, sans vouloir 10 « […] als N. Boileau-Despréaux der paradox erscheinende Coup gelingt […], die Charta der doctrine classique und zugleich den Hebel zu ihrer Beseitigung vorzulegen […], da die Ausbildung einer Ästhetik des Erhabenen die Wiederkehr dessen ist, was aus der klassizistischen Poetik des Schönen verdrängt wurde. […] Durch Boileau wird <Longin> zum antiken Begründer der modernen Ästhetik » (Historisches Wörterbuch der Rhetorik, vol. II, col. 1364-1365). 11 Ernst Robert Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Bern 4 1969, p. 402 (trad. française 1956). Brody soutient par contre : « Boileau’s dogmatism is not that of a rule-bond pedant, but, rather, a faith in own critical responses » (Boileau and Longinus, Genève, 1958, p. 78). 12 Dietmar Till résume des travaux prouvant le contraire (Das doppelte Erhabene. Eine Argumentationsfigur von der Antike bis zum Beginn des 19. Jahrhunderts, Tübingen, 2006, p. 48-98). Il semble ignorer Daniel Morhof qui énumère un grand nombre d’éditions et de commentaires en notant à propos de l’édition bilingue de Tollius : « […] adjuncta quoque est nitidissima Gallica versio celeb. Boileavii » (Polyhistor literarius, philosophicus et practicus ( 4 1747), réimpr. Aalen, 1970, vol. I, p. 945). 13 Marc Fumaroli, L’Age de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, 1980, p. 25. OeC01_2012_I-142End.indd 90 OeC01_2012_I-142End.indd 90 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Le sublime selon Boileau et la réception européenne du Peri hypsous 91 vraiment opposer le Traité du sublime à l’Art poétique, 14 mais le type de lien entre les deux volets des Œuvres diverses lui échappe parce qu’il est dérouté par la distinction de Boileau entre le grand style et le sublime selon Longin. Cette dichotomie est interprétée par Dietmar Till comme une « duplicité », qui dissocie la grandeur de la pensée et la magnificence de la parole dans le sublime. 15 Till l’intègre dans le paradigme de Michel Foucault opposant les mots et les choses, en substituant l’histoire du discours selon Foucault à l’histoire de la rhétorique. 16 Si légitime que soit une telle transposition, elle marginalise la problématique des glissements de la rhétorique à la poétique dans les théories du sublime sans en éclairer l’enjeu. La catégorie du sublime acquiert une signification nouvelle dans le domaine littéraire lorsqu’on fait abstraction de son enracinement dans la rhétorique. Un exemple révélateur en est fourni par Robert Lowth, qui donna un cours de sacra poesi Hebraeorum en tant que professeur de poésie à Oxford et le publia en 1753 à Londres où il devint évêque en 1777. Ce livre, salué avec enthousiasme par Moses Mendelssohn ou Herder et commenté abondamment par l’Allemagne protestante, passe de nos jours pour la lecture de l’Ancien Testament, ouvrant, grâce au Peri hypsous, des perspectives prometteuses à l’herméneutique biblique. Lowth s’autorise en effet à plusieurs reprises de « Longin » en écartant toutefois l’art oratoire. Il oppose la poésie à la prose en affirmant que l’orateur ne transmet un message clair qu’en renonçant au moindre ornement, reprouvé par la raison, tandis que le poète s’en sert pour faire appel aux passions et susciter les émotions. 17 Les ornements sont surajoutés et donc inutiles dans la prose. L’hébreu se 14 « Überhaupt kann von einem prinzipiellen Gegensatz von Art poétique und Traité du sublime nicht die Rede sein » (« Boileaus Übersetzung der Schrift Peri hypsous als Text des französischen 17. Jahrhunderts », dans Hellmut Flashar (éd.), Le classicisme à Rome aux I ers siècles avant et après J.-C., Genève, 1979, p. 251). 15 Till, Das doppelte Erhabene, p. 42-98. 16 Till se réfère à L’ordre du discours de Foucault (Das doppelte Erhabene, p. 6). 17 « Habet poesis, quaecumque utatur lingua, proprium quoddam ac suum dictionis genus […] Loquitur ratio remisse, temperate, leniter […] Affectionibus vero nihil horum admodum curae est […] ut verbo dicam, mero sermone utitur ratio, affectus loquuntur poetice » (Ugolino Blasio, Thesaurus antiquitatum sacrarum complectens selectissime clarissimorum virorum opuscula, in quibus veterum Hebraeorum mores, leges, instituta, ritus sacri, et civiles illustrantur : Opus ad illustrationem utriusque Testamenti, et ad Philologiam sacram, et profanam utilissimum, maximeque necessarium, Venetiis, 1744-1769, 34 vols. in folio, vol. 31 (1766), col. CCCXIV. Les Praelectiones de Lowth avec les commentaires de J. D. Michaelis (Göttingen 1758) se trouvent col. CXXXIV-DLXXXIII. Nous citons d’après cette édition parce que ce volume publie en outre 12 ouvrages sur la poésie des Hébreux et révèle par là la tradition dans laquelle les réflexions de Lowth s’inscrivent). OeC01_2012_I-142End.indd 91 OeC01_2012_I-142End.indd 91 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 92 Volker Kapp distingue par sa « simplicité » ; le langage de l’Ancien Testament est « sincère » et dépourvu de l’art de la période, principe que les rhétoriciens cherchaient sans cesse à codifier. 18 C’est un renversement complet de l’idée qui préoccupait les interprètes dès l’Antiquité chrétienne, gênés par l’altérité des écrits bibliques par rapport à une civilisation profondément marquée par la culture oratoire des Grecs et des Romains. Claude Fleury ajoute en 1682 à ses Mœurs des Israélites (1681) un paragraphe où il fait l’apologie du « génie » de l’hébreu en tant que langue qui fait « suivre les propositions les unes aux autres, sans suspendre le sens, ni s’embarrasser dans de grandes périodes, ce qui rend le style extrêmement clair ». Il reconnaît que cela « fait d’abord trouver plat et grossier le style de l’Écriture », 19 verdict justifié dans l’optique de la culture rhétorique de son époque. Le principe oratoire de cacher l’art, dont les règles pourraient nuire à l’efficacité du discours, quand l’auditeur s’en aperçoit, se transforme chez Lowth en éloge de la sincérité, qui met à nu l’intériorité de l’auteur. 20 Une telle vision du sublime biblique dans la poésie est plutôt un prélude au romantisme qu’une reprise de l’ancienne rhétorique. Si l’on subordonne l’ancienne rhétorique à l’esthétique émergeant au siècle des Lumières, Burke et Kant éclipsent l’importance de Boileau et de la rhétorique. Signalons deux exemples typiques pour illustrer cette démarche. Martin Fritz commence sa présentation de « la renaissance du sublime aux temps modernes » par une analyse des « constellations au XVIII e siècle », dans lesquelles il insère « la redécouverte de Longin par Nicolas Boileau », 21 comme si les années soixante-dix du XVII e siècle relevaient déjà des Lumières. Cette étude d’un théologien protestant a son corollaire dans celle du critique François Trémolières, qui s’inspire des deux philosophes 18 « Nihil vulgari Hebraeorum sermone simplicius et inornatius concipi potest : nuda, recta, sana, atque sincera sunt omnia ; voces nec exquisitae, nec lectae ; periodorum nulla cura, ac ne cogitatio quidem » (ibid., col. CCCXV). 19 Claude Fleury, Opuscules, Nîmes 1780, vol. I, p. 52. Il qualifie la poésie biblique de « sublime » (ibid., p. 59). 20 « Tota denique oratio cernitur eo ordine disposita, eaque partium continuatione colligata, ut plane aequabilem ipsius scriptoris habitum demonstret, animique sedati et tranquilli imaginem quandam exhibeat. […] ut quasi velo detracto omnes animi status motusque, subitos impulsus, celeresque impetus, et multiples flexiones, palam intueri videamur » (ibid., col. CCCXVI). 21 Martin Fritz, Vom Erhabenen. Der Traktat « Peri Hypsous » und seine ästhetischreligiöse Renaissance im 18. Jahrhundert, Tübingen, 2011, p. 160-195. L’auteur qui souligne l’importance de Lowth pour l’herméneutique biblique allemande : « […] Lowths longinisch instruierte Lektüre des Alten Testaments wegweisende Perspektiven für die Bibelhermeneutik eröffnet hat » (ibid., p. 198), intitule ce chapitre « Ästhetische Dechiffrierung des Alten Testaments : Robert Lowth » (p. 395-464). OeC01_2012_I-142End.indd 92 OeC01_2012_I-142End.indd 92 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Le sublime selon Boileau et la réception européenne du Peri hypsous 93 pour expliquer les riches occurrences du sublime, qu’il a le mérite d’avoir détecté chez Fénelon. 22 Faut-il vraiment confirmer le rang de l’archevêque de Cambrai en en faisant un précurseur à la nouvelle discipline de l’esthétique ? Fénelon argumente en rhétoricien quand il affirme que le Peri hypsous « apprend à distinguer judicieusement le bien et le mal dans les orateurs célèbres de l’Antiquité », 23 Sa Lettre à l’Académie évoque Longin dans le chapitre sur la rhétorique en préférant à sa suite Démosthène à Cicéron. 24 Comme les bases philosophiques et théologiques de l’œuvre fénelonienne s’éclipsent quand on interprète sa doctrine du sublime dans le cadre de la pensée d’un philosophe anglais ou allemand, ainsi la réflexion de Boileau perd sa spécificité lorsqu’on mesure sa traduction du traité grec et ses paratextes à l’aune de la philosophie des Lumières. Pour éviter cette impasse, il faudra substituer au regard rétrospectif du siècle des Lumières vers l’époque de Boileau le regard prospectif du XVI e au XVII e siècle. II Lowth s’autorise de Longin pour distinguer le sublime, qui suscite les affections sans le moindre ornement, du style sublime orné de grandes images et expressions. 25 A la fin du XVII e siècle, la distinction - alors courante - entre le style sublime et le sublime restait inopérante pour les différentes attaques contre la rhétorique. L’antagonisme entre les deux types du sublime permet à Rapin de dévaluer Ronsard et Du Bartas qui « ne furent pas assez habiles pour mettre le genre sublime du vers héroïque dans les choses plutôt que dans les paroles ». 26 Ce jugement du père jésuite, qui s’accorde avec Boileau, 27 nous 22 François Trémolières, Fénelon et le sublime. Littérature, anthropologie, spiritualité, Paris, 2009. 23 Œuvres vol. I, p. 9. 24 « Mais j’avoue que je suis moins touché de l’art infini, et de la magnifique éloquence de Cicéron, que de la rapide simplicité de Démosthène » (Fénelon, Œuvres, vol. II, Paris 1997, p. 1152). Le concept de simplicité renvient chez Huet pour critiquer Boileau. 25 « Sublimitatem autem hic intellego sensu latissimo sumptam ; non eam modo quae res grandes magnifico imaginum et verborum apparatu effert ; sed illam quaecumque sit orationis vim, quae mentem ferit et percellit, quae movet affectus […] nihil pensi habens, simplici an ornata, exquisita an vulgari dictione utatur : in quo Longinum sequor, gravissimum in hoc argumento et intelligendi et dicendi autorem » (ibid., col. CCCXIV). 26 René Rapin, Les réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes (1684). Édition critique et présentation par Pascale Thouvenin, Paris, 2011, p. 527. 27 Le texte cité date de 1674. Sur la traduction du Peri hypsous dans Les réflexions voir ibid., p. 318-319. OeC01_2012_I-142End.indd 93 OeC01_2012_I-142End.indd 93 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 94 Volker Kapp ramène aux paradigmes oratoires du débat sur le sublime à la fin du XVII e siècle, où la grandiloquence d’un certain style élevé est expliquée comme une application maladroite des règles ou comme une erreur de jugement. Daniel Morhof, qui cite Les réflexions sur la poétique de Rapin en français et Longin en latin, présuppose dans De eloquentia in tacendo (1684) la nécessité du respect des règles pour parvenir au sommet de l’art de la prose et de la poésie et récuse le mirage d’un génie poétique s’épanouissant grâce aux seuls dons de la nature. 28 Boileau reste exclu de cette dissertation, qui circonscrit toutefois parfaitement les coordonnées dans lesquelles s’inscrit sa doctrine du sublime. Morhof rattachait auparavant cette idée au Treatise concerning Enthusiasm (1654) de Meric Casaubon, dans son Dissertatio de enthusiasmo seu furore poetico (1665) où il ignore Longin auquel il reproche dans De eloquentia in tacendo de n’avoir pas toujours bien distingué les défauts de la grandiloquence. 29 Il s’autorise de Cicéron pour situer le sublime rhétorique dans le contexte de la copia et de l’amplificatio et soutient que ces deux procédés rhétoriques accèdent au sublime à condition d’appliquer le principe du celare artem. 30 Il est donc conscient de l’importance des lieux communs pour le sublime rhétorique, 31 aspect que Francis Goyet a redécouvert. 32 Tant Rapin que Morhof préviennent contre les efforts de vouloir identifier les discussions sur le style sublime à une « transformation » de la rhétorique à la fin du XVII e siècle. 33 28 « Quae in soluta eloquentia leges Oratori positae, eae quoque in ligata Poëtis praescribunter. Neque enim ita quidlibet iis fingendi, et audendi potestas est, ut illa sine lege modoque feretur » (Daniel Morhof, Dissertationes Academicae et Epistolae, Hamburgi 1699, p. 458). 29 « […] inepta fit oratio, vel frigida evadit, qualis cum magnificis et sententiis et verbis res exiles ornantur : aut puerilis, cum ex adverso res magnas minutis sententiis et verbis effert. Quae duo vitia Longinus interdum confundit » (Morhof, Dissertationes Academciae, p. 449). 30 « Non officit huic Eloquentiae nostrae copia, et sermonis amplificatio, quae in oratione necessaria est. Etsi enim teste Cicerone, eloquentia est copiose loquens sapientia, amplificatio rem augent et majorem argumentis et verbis, efficere studet ; tamen nihil hic nimium est, cui suus quidem modus ex ipsa arte est praescriptus » (Dissertationes Academicae, p. 449). 31 « Quod ad Logica sive docentia argumenta attinet, ea vel e locis Oratori et Dialectico communibus, vel e propriis Rhetorum desumuntur. Communes loci cum a Dialecticis principiis arcessantur, Oratorem Dialectices peritum requirunt. Nisi enim ejus peritia munitus Orator sit, tota oratione ineptum esse necessum est » (Dissertationes Academicae, p. 451). 32 Voir Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, Paris, 1996. 33 Voir Dietmar Till, Transformationen der Rhetorik. Untersuchungen zum Wandel der Rhetoriktheorie im 17. und 18. Jahrhundert, Tübingen, 2004, p. 339. OeC01_2012_I-142End.indd 94 OeC01_2012_I-142End.indd 94 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Le sublime selon Boileau et la réception européenne du Peri hypsous 95 Ces dernières décennies, les critiques méconnaissent l’enracinement de Boileau dans la rhétorique de son époque en s’appuyant sur une remarque de sa Préface à la traduction : « […] par Sublime, Longin n’entend pas ce que les Orateurs appellent le stile sublime : mais cet extraordinaire et ce merveilleux qui frape dans le discours, et qui fait qu’un ouvrage enleve, ravit, transporte ». 34 Sa Réflexion XII formule la définition du terme, absente dans le Peri hypsous : « Le Sublime est une certaine force de discours, propre à eslever et à ravir l’Ame ». 35 C’est évidement l’enthousiasme qu’il envisage ou même l’extase que l’esthétique du sublime ne cesse d’exalter, mais ces mouvements des passions n’étaient pas inconnus à l’ancienne rhétorique. Sa doctrine n’est donc pas nouvelle si l’on excepte qu’il transforme l’adjectif « sublime » en substantif et crée ainsi « un néologisme », 36 qui se prête aux interprétations opposées les unes aux autres. 37 La plupart de celles-ci sont invalidées par sa Préface qui se termine en 1674 par l’annonce de la traduction de la Rhétorique d’Aristote par François Cassandre. 38 L’éloge de cette Rhétorique et la traduction du Peri hypsous s’accordent donc parfaitement. Une confirmation supplémentaire de notre hypothèse est fournie par la structure du volume des Œuvres diverses dont les implications ont échappé à la plupart des critiques. Le titre d’Œuvres diverses semble un « écho lointain mais sans doute volontaire » des Œuvres diverses (1644) de Guez de Balzac, 39 rapport intertextuel d’autant plus vraisemblable que Balzac, avant Boileau, avait pris en charge le concept du sublime, « notion cruciale pour toute conception féconde de la création littéraire ». 40 Morhof confirme cette thèse d’Emmanuel Bury, quand il évoque dans De eloquentia in tacendo la longue tradition d’opposer le sublime de la grande éloquence à la grandiloquence 34 Nous citons d’après Boileau, Œuvres complètes. Textes établis et annotés par Françoise Escal, Paris, 1966, ici p. 338. Saint-Girons cite cet énoncé (« Le ‘surplomb aveuglant’ du sublime », dans Marot (dir.), La littérature et le sublime, p. 54). 35 Œuvres complètes, p. 562. 36 Roger Zuber, Les émerveillements de la raison, Paris, 1997, p. 232. 37 Voir Jules Brody, Boileau and Longinus, p. 36-38. 38 « […] je suis bien aise d’avertir icy le Lecteur amoureux des matieres de Rhetorique, que dans peu il doit paroistre une nouvelle traduction du chef d‘œuvre de l’Art, je veux dire de la Rhetorique d’Aristote. Elle est de M. Cassandre […] j’avoue franchement que sa lecture m’a plus profité que tout ce que j’ai jamais lû dans ma vie » (Œuvres complètes, p. 1071). 39 Voir l’édition établie et commentée par Roger Zuber, Paris, 1995. 40 Emmanuel Bury, « Balzac et Boileau », dans Fortunes de Guez de Balzac, littératures classiques 33 (1998), p. 80 et p. 86. Bury souligne que Boileau « ne semble pas reconnaître tout ce qu’il doit à Balzac » (p. 89). Une des raisons du silence de Boileau est certainement la chute sans appel de Balzac, auteur à grand succès dans un passé récent. OeC01_2012_I-142End.indd 95 OeC01_2012_I-142End.indd 95 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 96 Volker Kapp des sophistes. Il y recommande la lecture de deux ouvrages d’auteurs ressortissant de la France, le Theatrum veterum rhetorum (1620) du jésuite Louis de Cressolles et les Œuvres diverses de Balzac, 41 afin de se libérer des risques du grand style asianiste, que les adversaires de Balzac évoquaient, quant à eux, pour le mettre du côté des sophistes et condamner son style. Boileau ne pouvait pas ignorer le rôle du sublime selon Longin dans les disputes autour de l’œuvre de Balzac, rôle dont la pertinence a été tirée de l’oubli par Jean Jehasse et Roger Zuber. 42 Aussi bien lui que Balzac ont lu pseudo-Longin « en pensant avoir affaire à une technique du genre grand », 43 mais son néologisme oppose à « l’abondance d’ornements et de figure qui caractérise le grand style […] la densité optimale qui inclut un maximum de sens dans un minimum de mots ». 44 Les meilleurs orateurs savent surmonter cette tension ; selon le Peri hypsous, c’est la spécificité de Démosthène, mais selon Quintilien ou Morhof, Cicéron ne cède en rien à son concurrent grec. Les traités de rhétorique ne cessent d’aborder cette problématique, à propos de laquelle Marc Fumaroli inventa la belle formule de « rhétorique adulte », 45 qu’il oppose à la « rhétorique d’école », sachant toutefois, et mettant en évidence par ses publications, que cette dernière reste toujours la base de la théorie du sublime, chez Boileau, chez ses prédécesseurs et ses contemporains. 46 Il souscrirait par conséquent la thèse suivant laquelle « Traité du Sublime et Art poétique partagent une seule et même vision de la littérature en général, de la poésie en particulier. Le Traité [le] confirme […] avec l’autorité supplémentaire de l’Antiquité ». 47 Ce n’est donc pas un préjugé « classiciste » que de souligner la complémentarité des deux volets des Œuvres diverses de 41 « Non immerito ergo a Socrate sapientioribus irrisi sunt Sophistae, quorum volaticam et inanem eloquentiam plenissime in suo theatro Rhetorum detexit Cresolius. Operae pretium est legere, quam graphice Vir elegantissimus Balzacus Œuvres divers. disc. de la grande Eloquence utriusque, tam Regiae, quam Sophisticae eloquentiae characterem dipingat » (Dissertationes Academicae, p. 451). 42 Voir la présentation des disputes au XVII e siècle et des travaux de Jehasse et de Zuber dans Sophie Hache, La Langue du ciel. Le sublime en France au XVII e siècle, Paris, 2000, p. 28-128. 43 Zuber, Les émerveillements de la raison, p. 232. 44 Alain Génetiot, Le classicisme, Paris, 2005, p. 416-417. 45 Marc Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, 1990, p. 377. 46 C’est pourquoi il avance ses réserves vis-à-vis de la conclusion « qui semble se dégager de l’ouvrage, si remarquable par ailleurs, de J. Brody […] ce n’est pas le traducteur français du Traité du sublime qui révéla à l’Europe cultivée la distinction entre « grand style », au sens scolaire des rhétoriques, et « sublime » (Héros et orateurs, p. 362). 47 Francis Goyet, Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVI e et XVII e siècles, Paris, 2009, p. 184. OeC01_2012_I-142End.indd 96 OeC01_2012_I-142End.indd 96 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Le sublime selon Boileau et la réception européenne du Peri hypsous 97 Boileau, mais un retour à son enracinement dans l’humanisme européen et à la culture oratoire dont il s’inspire. L’opposition entre poésie et prose, que Lowth s’est ingénié à fonder sur la poésie des Hébreux, ne passa pas inaperçue dans l’humanisme européen, mais elle s’intègre aisément dans les paradigmes rhétoriques. La poésie tient dans la hiérarchie un rang plus haut que la prose, mais l’art de la prose s’inspire des réussites dans le domaine poétique, et la rhétorique leur sert de cadre commun. C’est dans cette optique que le Peri hypsous permet d’évaluer l’Art poétique dont il accentue tout au plus quelques nuances sans en contredire le fond de la doctrine. III Le Peri hypsous se distingue évidemment du plus grand nombre des manuels de rhétorique par son florilège de textes littéraires. C’était un défi redoutable que de traduire « un superbe corpus de morceaux bien choisis » 48 dont le Peri hypsous est truffé. Boileau y a bien réussi, quoique André Dacier ne l‘épargne pas de ses critiques. 49 La réussite de son entreprise de traducteur n’est pas entravée par les libertés qu’il a prises selon le principe des ‘belles infidèles’. Ni cette liberté ni le respect du goût mondain ne nous autorisent à isoler le Peri hypsous de la rhétorique d’école, qui a ses titres de noblesse dans la longue liste de traités depuis Aristote ou Cicéron. Quintilien, cet éducateur incontournable de l’élite culturelle européenne, préfère ce dernier à Démosthène, exalté par le Peri hypsous, manuel que l’Institution oratoire ne juge pas digne d’être mentionné. Les thuriféraires du sublime selon Boileau écartent Rollin, qualifié à juste titre d’ « un Quintilien » 50 français. Ernst Robert Curtius n’oublie pas de mentionner que le jeune Goethe relève à Strasbourg des extraits de l’Institution oratoire, à une époque donc où Kant avoue, dans sa Critique de la faculté de juger, son incapacité de goûter l’art de la prose dans un discours. 51 Curtius y rend justice à Quintilien, déprécie toutefois l’Orator de Cicéron, qui fournit à Joachim Du Bellay la base pour accorder les deux exigences antagonistes que le Peri hypsous intègre dans sa conception du sublime : le génie et l’art, le don ou la natura de l’auteur 48 Zuber, Les émerveillements de la raison, p. 256. 49 On ne connaissait ses remarques que par le filtre du traducteur qui en inséra et commenta un certain nombre dans ses Réflexions. Jean-Philippe Grosperin a finalement transcrit le manuscrit de la BnF et l’a publié : « André Dacier, Notes sur la traduction par Boileau du Traité du sublime de Longin », dans Les époux Davier, Littératures classiques 72 (2010), p. 195-244. 50 Goyet dans Longin, Traité du sublime, p. 10. 51 Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, p. 71-72. OeC01_2012_I-142End.indd 97 OeC01_2012_I-142End.indd 97 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 98 Volker Kapp et les règles ou la doctrina. La lecture de l’Orator par Du Bellay nous donne accès à la dimension rhétorique présupposée par la vision du sublime chez Boileau. Du Bellay s’autorise de l’Orator de Cicéron pour mettre sur le même plan, dans le premier livre de La Deffense, et illustration de la langue françoyse, Cicéron et Virgile, l’un en tant que grand prosateur, l’autre en tant que grand poète. Le deuxième livre focalise ensuite l’attention sur Virgile, « pas seulement l’antistrophe de Cicéron, son égal et son répondant, mais bien son supérieur, en poésie, ce qui élève la prose ». 52 La supériorité de la poésie sur la prose n’est pas à interpréter selon les paramètres de l’esthétique des Lumières comme une excellence du génie, dont l’extase créatrice s’affranchirait des règles de l’art, mais comme un triomphe des exigences caractérisant l’art. Morhof, qui insiste sur cet aspect dans De eloquentia in tacendo, analyse dans De patavinitate Liviana (1685) les spécificités linguistiques de Paris et de la cour pour exorciser « les dangers de l’atticisme : toute élégance extrême du vocabulaire et de la prononciation porte en elle le risque de l’affectation ». 53 Il y évoque l’entretien de Guez de Balzac de la conversation des Romains pour propager un idéal d’urbanité linguistique, dont il ne connaît pas la métamorphose en galanterie. 54 Il s’aperçoit du moins de l’impact du salon de M me de Rambouillet sur les données littéraires en documentant que « le « lieu » rhétorique n’est pas seulement un magasin ; c’est un morceau de la création, une part de l’invention ». 55 Ce principe se vérifie dans l’Art poétique, et nous pouvons nous contenter de n’évoquer que quelques exemples pour illustrer cette hypothèse. Le premier chant de l’Art poétique exige pour le sublime que « le Bon sens s’accorde avec la Rime », en présupposant que « la Rime est une esclave, et ne doit qu’obéir ». 56 Cette règle s’accorde parfaitement avec la doctrine du Peri hypsous, puisque Boileau attribue la difficulté de dominer la rime aux débutants pour lesquels la versification n’est pas encore un habitus « ce que Quintilien appelle une ‘firma facilitas’, une facilité affermie ». 57 Le poète associe cette facilité à l’esprit créateur grâce auquel « Au joug de 52 Francis Goyet dans son édition commentée de Joachim du Bellay, Œuvres complètes, vol. I. Préparé par Francis Goyet et Olivier Millet, Paris, 2003, p. 295. 53 Roger Zuber, « Lieux de mémoire et Littérature », dans Volker Kapp (éd.), Les lieux de mémoire et la fabrique de l’œuvre, Paris-Seattle-Tübingen, 1993, p. 23. Voir également de Zuber, « Littérature et urbanité », dans Marc Fumaroli (éd.), Le statut de la littérature, Genève, 1982, p. 87-96. 54 Voir Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVII e siècle, Paris, 2001. 55 Zuber, « Lieu de mémoire et Littérature », p. 25. 56 Œuvres complètes, p. 157. 57 Goyet, Les Audaces de la prudence, p. 200. OeC01_2012_I-142End.indd 98 OeC01_2012_I-142End.indd 98 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Le sublime selon Boileau et la réception européenne du Peri hypsous 99 la Raison sans peine elle (= la rime) fléchit ». 58 Cette occurrence du terme « raison » contredit les nombreux interprètes qui l’assimilent platement à la raison cartésienne en réduisant Boileau en adepte sans verve poétique du cartésianisme ou d’un rationalisme ‘scientifique’. La belle formule des « émerveillements de la raison » 59 révèle en revanche la riche gamme des significations du terme. Ceux qui s’autorisent des sympathies de Boileau pour Port-Royal, pensent invoquer la Logique de Port-Royal pour valider leur thèse d’un cartésianisme du Législateur du Parnasse. Cette interprétation est contredite par l’étude fascinante de Delphine Reguig-Naya démontrant que la Satire XII « Sur l’équivoque » entretient des liens subtils avec les penseurs de Port-Royal de sorte que le « poète présente ce défaut de parole comme un obstacle tout-puissant à l’accès du sens » et place ainsi « sa critique à un niveau spirituel et religieux, pour ne pas dire théologique ». 60 Boileau et ses amis de Port-Royal se disputent sur la légitimité religieuse de la fiction littéraire au service du divertissement, mais ils perpétuent cet humanisme chrétien dont le concept est très controversé au XX e siècle. 61 Écarter cet humanisme chrétien, c’est ériger un obstacle supplémentaire pour comprendre le sublime selon Boileau. S’il est vrai que la querelle du merveilleux chrétien lui a inspiré l’opposition nette des domaines de la fiction et de la foi, 62 on ne peut pas s’attendre à une réflexion expresse des implications religieuses du sublime dans les paratextes de la traduction du Peri hypsous. Faut-il en déduire l’absence totale ? Nous ne le pensons pas, et nous nous autorisons sur ce point de Theodor W. Adorno, qui relança la réflexion sur le concept du sublime et auquel Lyotard doit beaucoup. Adorno récuse les idées de Schelling ou de Sulzer pour se distancier résolument d’une conception du sublime, dominée par la théologie ou rattachée à celle-ci. 63 Il aborde par là une problématique qui passe au premier plan à la fin du XVII e siècle à propos de l’enthousiasme dans la rhétorique et de l’inspiration poétique. La méfiance des théologiens vis-à-vis des concepts d’inspiration hors du contexte religieux se métamorphose alors en refus de toute dimension religieuse dans l’univers des lettres profanes. Cette dissociation des deux sphères est évidente quand Thomasius 58 Œuvres complètes, p. 157. 59 Zuber, Les émerveillements de la raison, p. 225-238. 60 Delphine Reguig-Naya, Le Corps des idées. Pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme de Port-Royal. Arnauld, Nicole, Pascal, M me de La Fayette, Racine, Paris, 2007, p. 203. 61 Voir Henri de Lubac, Pic de la Mirandole. Études et discussions, Paris 1974, p. 143-227. 62 « […] n’allons pas dans nos songes,/ Du Dieu de verité, faire un Dieu de mensonges » (Œuvres complètes, p. 174). 63 « Das Erhabene markiert die unmittelbare Okkupation des Kunstwerks durch Theologie » (Theodor W. Adorno, Ästhetische Theorie, Frankfurt, 1970, p. 295). OeC01_2012_I-142End.indd 99 OeC01_2012_I-142End.indd 99 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 100 Volker Kapp réplique à la dissertation De enthusiamo de Morhof en niant fermement, dans sa revue des Monatsgesprächen, la présence du divin dans l’art oratoire profane. 64 Ce contraste manifeste une rupture avec une valeur traditionnelle de l’humanisme, rupture dont le débat sur le sublime selon Boileau permet de saisir les implications métaphysique et religieuse. La Préface à la traduction du Peri hypsous approuve expressément la lecture du Fiat lux de la Genèse du chapitre VII, 9 en attestant au verset d’être « véritablement sublime ». 65 Morhof vante également cette interprétation du Peri hypsous sans se référer à Boileau. 66 Malgré la divergence des confessions religieuses, ces deux lecteurs de pseudo-Longin se situent à l’intérieur du même paradigme humaniste, que Le Maistre de Sacy rattache, à la suite de Boileau, au Peri hypsous. 67 La question reste toutefois controversée dans le monde universitaire allemand du XVIII e siècle, 68 qui penche plutôt du côté de Pierre-Daniel Huet contestant la lecture réclamant ce verset pour le sublime au nom des données linguistiques de l’hébreu. La dispute avec Boileau, qui résulte de la prise de position de Huet, met en doute « la culture classique défendue par Boileau […] en tant que culture profane », 69 elle révèle toutefois en même temps un des présupposés tacites de sa lecture du Peri hypsous, symbiose entre humanisme et religion. Tant Huet que Boileau font valoir la séparation entre le profane et le sacré. Les deux antagonistes de cette querelle partagent le souci de préserver l’altérité du sacré des prétentions de la culture profane. Huet érige « la simplicité » en « antonyme du sublime » 70 et le définit par le manque de tout ornement oratoire, concept qui se retrouve sous une autre forme chez Lowth. Silvain conteste la vision rhétorique du sublime dans le Peri hypsous par « une théorie morale du sublime et [il] ancre celui-ci dans le champ de la religion, ou plus précisément de l’apologétique » ? 71 Comme Huet s’autorise de son érudition dans le domaine de l’hébreu pour contester l’affirmation de Boileau qui se contente de la version latine de la Bible, Silvain, lui, s’appuie sur des idées, qu’on retrouve chez La Bruyère, 72 pour dissocier l’èthos du 64 Voir Till, Transformationen der Rhetorik, p. 431, où il présente le débat allemand sur la fureur poétique. 65 Œuvres complètes, p. 338. 66 Dissertationes Academicae, p. 470. 67 Voir Gilles Declercq, « Boileau - Huet : la querelle du Fiat lux », dans Suzanne Guellouz (éd.), Pierre-Daniel Huet (1630-1721), Paris-Seattle-Tübingen, 1994, p. 259. 68 Voir Till, Das doppelte Erhabene, p. 209-224. 69 Declercq, « Boileau - Huet : la querelle du Fiat lux », p. 257. 70 Declercq, ibid., p. 247. 71 Saint-Girons, Esthétique du XVIII e siècle, p 43. 72 Voir notre article « Le sublime est ‘une chose de sentiment’. Silvain, lecteur de Boileau et critique de Longin », dans Alain Cullière (éd.), Aspects du classicisme et de OeC01_2012_I-142End.indd 100 OeC01_2012_I-142End.indd 100 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Le sublime selon Boileau et la réception européenne du Peri hypsous 101 discours afin de faire dériver le sublime des « sentiments » ou des « images », du « cœur de l’homme » ou des « objets animés ou inanimés de la nature » 73 et non de l’art oratoire ou des règles de la poétique. Cet adversaire de la rhétorique gréco-latine ne désire pas quitter le cadre de l’humanisme chrétien puisqu’il recommande l’imitation de ceux « qui ont le mieux réussi à cette sorte du Sublime, comme Moïse, David, Homère, Corneille et quelques autres ». 74 Cette liste de modèles illustre bien la synthèse entre l’Antiquité grecque et l’Ancien Testament, synthèse que combat Richard Simon, dont la méthode de lecture critique de la Bible est à l’opposé de l’érudition de Huet. Les développements de Huet sont récupérés et publiés avec des commentaires interpolés par Jean Leclerc, qui exploite le débat du sublime pour invalider toute lecture rhétorique de la Bible et pour lui substituer une lecture linguistique modifiant fondamentalement le statut de la connaissance de Dieu. Tous ces auteurs soutiennent, la plupart sans y penser, un processus de laïcisation, qui se manifeste dans la récupération du sublime pour une lecture esthétique de l’Ancien Testament par Robert Lowth. Les études récentes du sublime présentent Lowth sans mentionner les entreprises analogues que la documentation immense d’Ugolino Blasio met à notre disposition. Le volume 31, d’après lequel nous avons cité Lowth, commence par une Poetica Hebraica, Harmonica, Metrica (Leipzig 1628) de Theodor Ebert. Cet ouvrage, aujourd’hui tombé dans un oubli absolu, du professeur d’hébreu à l’université de Frankfurt/ Oder cherche à identifier la spécificité métrique de l’Ancien Testament dans l’optique de la critique érudite, écartée par Lowth et ignorée par Fritz dans son analyse de Lowth. Blasio y inclut une version latine du Discours sur la poésie des Hébreux de Claude Fleury, publié en 1731 Pierre-Nicolas Desmolets et connu dans une autre version dès 1713 à travers l’édition commentée des Psaumes par Dom Calmet. 75 Une Dissertatio de Poesi Hebraeorum de Jean Leclerc ignore dans le volume de Blasio la dispute de Boileau et de Huet puisque le professeur de philosophie d’Amsterdam se contente de réfuter, dans l’optique de la méthode de Richard Simon, la critique humaniste de Theodor Ebert ou de Franciscus Gomarus cherchant à décrire les formes métriques de la poésie biblique. L’analyse des nombreux ouvrages réunis par Blasio dépasserait largement le cadre de cet article, mais il faudra l’entreprendre un jour afin la spiritualité. Mélanges en l’honneur de Jacques Hennequin, Paris, 1996, p. 109-126, particulièrement p. 117-119. 73 Silvain, Traité du sublime, p. 24-25. 74 Ibid., p. 480. 75 Nous préparons une édition critique des Mœurs des Israélites de Claude Fleury où ces deux textes seront intégrés. Nous avons découvert dans le Ms fr 9519 de la BnF le fragment d’une Histoire de la poésie daté de 28 janvier 1673 où figure une grande partie du texte publié par Calmet. OeC01_2012_I-142End.indd 101 OeC01_2012_I-142End.indd 101 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 102 Volker Kapp d’évaluer le cadre dans lequel s’inscrit la prise en charge du Peri hypsous dans la République des lettres. Contentons-nous de quelques remarques sur Fleury pour éclairer succinctement l’état de la problématique au moment de la publication de sa traduction française. Aucun des développements de Fleury sur la poésie des Hébreux n’évoque le Peri hypsous, on pourrait donc écarter Fleury de notre propos si André Dacier ne le nommait en abordant les origines - mythiques - de la poésie chez les Grecs et les Hébreux. 76 Dacier ne se réfère toutefois pas à Longin, mais à Platon, ce qui est une manière détournée d’évoquer le Peri hypsous. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à rappeler de Erroribus magnorum vivorum in dicendo (1635) de Leone Allacci qui « recourt au Traité du sublime pour combattre l’étroit rationalisme de la critique scaligérienne ». 77 Allacci connaît et utilise le Peri hypsous dont il récuse pourtant la préférence de Démosthène par rapport à Cicéron, 78 refus qui confirme la lecture du traité par Francis Goyet. 79 Allacci n’est pas l’unique Italien à profiter au XVII e siècle du Peri hypsous, dont l’impact ne reste pas restreint aux érudits, mais se répercute aussi dans la littérature vernaculaire. Pour s’en convaincre, il faut dépoussiérer un document malheureusement peu exploré, qui répond à Boileau et contrebalance les affirmations de Dominique Bouhours. Ce jésuite s‘autorise du sublime selon Boileau pour attaquer le Tasse, qualifié d’ « affecté », et même tous les poètes italiens, auxquels il reproche qu’ils « ne sont guéres naturels, ils fardent tout ». 80 Benedetto Menzini réplique à l’Art poétique par son Dell’arte poetica (168l), poésie qui souffre des préjugés mis en circulation dès le XVIII e siècle par les adversaires de l’Académie arcadienne. Menzini n’est pas un pédant transformant la poésie mondaine de Boileau en exercice 76 Voir notre article « Poésie, imitation et morale : André Dacier et le P. Le Bossu », dans Les époux Dacier, p. 123-144, surtout p. 133-139. 77 Fumaroli, Héros et orateurs, p. 356. Selon Fumaroli, Chapelain « s’emploie à conférer à la poétique de Scaliger une sorte de légitimité officielle » (ibid.). 78 « Demostheni proximè inter Latinis accedit Cicero, cuius copiosum ingenium, vires in dicendo diuinas, acumen, splendorem, lepores quis non est admiratus ? […] ridiculi sunt, quit Demosthenem anteponant, Ciceroni offensi insultant : quemadmodum et qui Ciceronem ita extollunt, vt Demosteni praeferant » (Leo Allatius, De erroribus magnorum vivorum in dicendo dissertatione historica, Romae 1635, p. 46). Morhof pense que De erroribus « plane elegans argumentum e Rhetoricis pertractandum sumsit (Polyhistor, vol. I, p. 955). 79 « Longin oppose donc Démosthène et Cicéron. […] D’un point de vue théorique aussi bien que pratique, l’opposition est indue » (Goyet in Longin, Traité du sublime, p. 27). 80 La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit (1705), éd. Suzanne Guellouz, 1988, p. 234-236. OeC01_2012_I-142End.indd 102 OeC01_2012_I-142End.indd 102 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Le sublime selon Boileau et la réception européenne du Peri hypsous 103 scolaire, 81 mais un rhétoricien qui fait valoir le Parnasse italien pour invalider la prédominance réclamée par Boileau pour le Parnasse français. Le sublime est un des critères essentiels pour discriminer les poétiques française et italienne. Aux quatre chants de l’Art poétique français succède un cinquième livre consacré au sublime dans Dell’arte poetica. Menzini transforme l’hypertexte français dès le premier livre dans l’optique du sublime en insistant sur la complémentarité de la nature et du génie. 82 Il en déduit une belle image de l’art de la rime. 83 Le cinquième livre évoque le Peri hypsous et en tire des leçons importantes. Les esprits sublimes ont un don du Ciel 84 et le sublime provoque la merveille. 85 Rien de plus conforme aux convictions propagées par l’Art poétique et confirmées par les paratextes de la traduction du Peri hypsous. Mais Menzini trouve dans les meilleurs poètes italiens de Dante et Pétrarque au Tasse des preuves à l’appui de ses affirmations. En plus, il fait valoir le point de vue rhétorique en soumettant l’enthousiasme au jugement, 86 puisque la fureur poétique, qu’on égale à l’extase du Peri hypsous, ne dispense pas, selon notre poète italien, du bon sens et de la prudence. 87 Pour conclure, il faut avouer humblement l’insuffisance de ce tour d’horizon dont l’immensité des matériaux, qu’il fallait prendre en considération, empêche d’approfondir les détails. Cette vaste perspective nous semble exigée pour retourner à la dimension rhétorique du sublime à l’époque de Boileau. Nous espérons avoir mis en évidence la nécessité de scruter la problématique du sublime dans le cadre de la République des lettres européenne où la manière d’aborder le Peri hypsous est déterminée par la pratique de lire 81 Voir notre article « Das Erhabene in Menzinis Dell’arte poetica und Boileaus Deutung von Longinos Peri hypsous », dans Werner Helmich/ Helmut Meter/ Astrid Poier-Bernhard (éd.), Poetologische Umbrüche. Romanistische Studien zu Ehren von Ulrich Schulz-Buschhaus, München 2002, p. 224-239. 82 « […] la Natura […] sovrasta/ Qual nobile Regina, e l’Arte aggiunge/ Un tal contegno, che beltà non guasta » (Dell’Opere di Benedetto Menzini, tomo II, Venezia 1769, p. 120). 83 « A te ubbidir debbe la Rima appunto/ Quel buon destrier, ch’all’ombra una verga/ Volge, senz’esser battuto, e punto » (ibid., p. 123). Il ajoute qu’un long exercice « viene a trovarti in larga vena/ La Rima, e ‘l Verso andante e naturale » (ibid., p. 124). 84 « […] al Ciel la lor beata sorte/ Debbon Spirti sublimi ; e quello è pregio,/ Che sol per grazia è fatto altrui consorte./ Esser l’ingegno in Nobiltade egregio/ Mal può per Arte ; […] / Pur non fia, che del tutto invan si affanni/ L’Ingegno […] suda/ Pur di Natura a ristorare i danni. » (ibid., p. 241). 85 « Sublime è quel, ch‘ altri leggendo desta/ Ad ammirarlo/ […] l’Alma […] empie di se stesso, e la circonda/ D’una meravigliosa luce » (ibid., p. 243). 86 « Ma con l’Entusiasmo anco sen viene/ Pur da Natura il buon Giudizio » (ibid., p. 46). 87 « […] consiglier fedeli/ Senno, e Prudenza ognor stannogli accanto » (ibid.). OeC01_2012_I-142End.indd 103 OeC01_2012_I-142End.indd 103 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 104 Volker Kapp et de commenter les litterae sur la base d’un humanisme chrétien. L’impulsion donnée par Boileau en traduisant et commentant le Traité, attribué alors à Longin, ne se réduit donc nullement à un épisode de la préhistoire de l’esthétique du siècle des Lumières, elle possède sa signification propre. OeC01_2012_I-142End.indd 104 OeC01_2012_I-142End.indd 104 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud : La réécriture de Boileau au Québec et le problème de l’assimilation culturelle Dorothea Scholl Université de Kiel Réécriture et assimilation culturelle Dans un discours paru en 1876 et intitulé Essai sur le mauvais goût dans la littérature canadienne Joseph-Octave Fontaine plaint « l’esprit d’imitation » dans la littérature franco-canadienne : Une chose à déplorer c’est notre esprit d’imitation : il semble qu’un canadien-français ne puisse imaginer rien de passable, et qu’il lui faille absolument tout emprunter aux étrangers. On copie sans cesse, et souvent même, par une imitation multiple, on trouve moyen de singer dans une même page dix auteurs à la fois. On s’en approprie surtout merveilleusement les défauts, sans jamais s’élever jusqu’à ces qualités, jusqu’à ce je ne sais quoi qui est le propre du génie. 1 La réécriture d’œuvres modèles est un phénomène répandu dans le champ littéraire du Québec. Très souvent, cette réécriture devient une assimilation culturelle dans la mesure où elle transpose l’œuvre imitée dans le contexte culturel du Québec. Cette pratique assimilatoire est en vogue surtout chez les auteurs modernes à partir de la Révolution tranquille. Ces auteurs - p. ex. Robert Gurik, avec Hamlet, Prince du Québec ou Jean-Claude Germain, avec Don Quickshot homme à la manque - réécrivent et parodient les modèles classiques en vue de la construction d’une identité québécoise, ce qui peut entraîner effectivement une décomplexification ou une banalisation du modèle imité. 2 En ce qui concerne les auteurs des époques précédentes, ce phénomène d’assimilation attend encore une recherche approfondie. La réécriture de Boileau est un cas particulièrement intéressant. Avant la Révolution tran- 1 Joseph-Octave Fontaine, Essai sur le mauvais goût dans la littérature canadienne, Québec, Presses du « Canadien », 1876, p. 7. 2 Cf. Annie Brisset, Sociocritique de la traduction. Théâtre et altérité au Québec (1968-1988), Longueil, Québec, Les Éditions du Préambule, 1990. OeC01_2012_I-142End.indd 105 OeC01_2012_I-142End.indd 105 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 106 Dorothea Scholl quille - qui sonne le glas de Boileau incarnant un classicisme qu’on voudrait dépasser - c’est justement Boileau qui devient très tôt et pour longtemps un modèle privilégié. Regardons d’abord quelques imitations du Lutrin au Canada à partir de l’époque de la Nouvelle-France. Les Lutrins canadiens et la satire religieuse et sociale Le 26 décembre 1727 meurt dans l’Hôpital Général à Québec Saint-Vallier, l’évêque qui avait empêché la représentation du Tartuffe de Molière et qui avait espéré de réaliser en Nouvelle-France un christianisme plus pur que le christianisme pratiqué dans la mère patrie. La mort de Saint-Vallier révèle que le troupeau des fidèles dans le diocèse de l’évêque compte bien de moutons noirs. L’intendant Dupuy, chargé de remplir les derniers vœux de l’évêque, et les religieuses de l’Hôpital Général désirent que Saint-Vallier soit enterré à l’Hôpital Général où il avait vécu, tandis que les prêtres de la cathédrale de Québec réclament le corps du défunt pour que les funérailles se fassent en grande pompe à la cathédrale. Lorsque le bruit court que les prêtres ont l’intention de s’emparer du corps pour le transporter à la cathédrale, on réagit vite à l’Hôpital Général : Saint- Vallier est inhumé clandestinement le 2 janvier dans l’église de l’Hôpital en présence des religieuses et des pauvres de l’Hôpital. Au bruit de cet événement, on crie au feu et sonne le tocsin. La mère Geneviève Duchesnay, supérieure de l’Hôpital, est suspendue de sa charge et l’intendant Dupuy sera renvoyé en France sur ordre du Roi. 3 Cet événement mémorable conduit l’abbé Étienne Marchand (1707- 1774) à écrire un poème inspiré du Lutrin de Boileau : Les Troubles de l’Église du Canada en 1728, poëme héroi-comique composé à l’occasion des funérailles de Mgr Saint-Vallier. 4 Ce poème, publié seulement en 1897, traite d’une manière burlesque la dispute scandaleuse autour de la dépouille mortelle de l’évêque de Québec. Les protagonistes de la querelle se jalousent l’honneur du service des obsèques. Ils sont représentés en proie à la Discorde. Celle-ci 3 Cf. Pierre-Georges Roy, « Les funérailles de M gr Saint-Vallier », dans La ville de Québec sous le régime français, vol. II, Québec, R. Paradis, 1930, pp. 111-112. Voir aussi Abbé A. Gosselin, M gr de Saint-Vallier et son temps, Évreux, Imprimerie de l’Eure, 1898, pp. 133-136. 4 Les Troubles de l’Église du Canada en 1728, poëme héroi-comique composé à l’occasion des funérailles de Mgr de Saint-Vallier, par l’abbé Étienne Marchand, publié par Pierre-Georges Roy, Levis, Bulletin des recherches historiques, 1897. Signalons aussi le poème de quatre pages du prêtre Nicolas Joseph Chasle écrit à l’occasion des funérailles de Saint-Vallier. Ce poème resté à l’état manuscrit est consultable sur le site http : / / www2.ville.montreal.qc.ca/ archives/ acteurs/ nicolas-josephchasle/ religion/ piece2/ index.shtm. OeC01_2012_I-142End.indd 106 OeC01_2012_I-142End.indd 106 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 107 est personnifiée comme un monstre infernal qui parle la voix de la tentation et sème partout le désordre : Cependant la discorde aux yeux creux, au teint blême, Au souffle envenimé, déplaisant à soi-même, Sortant de chez Noian lasse d’un long séjour, Fut trouver l’archidiacre avant le point du jour Et pour mieux déguiser sa difforme nature D’un conseiller d’état elle prend la figure […] […] Tandis que poursuivant sa course dans les airs Elle va captiver l’église dans ses fers. Elle arrive et bientôt va frapper à l’oreille Du chanoine endormi qu’en sursaut elle éveille : Quoi tu dors, paresseux, lui dit-elle, tu dors, Tranquille à tant d’affronts qui sont autant de morts, Tu souffres que Boulard, de récente mémoire, De tout l’enterrement te ravisse la gloire. 5 L’auteur reprend en partie littéralement la description de la Discorde du Lutrin de Boileau chez qui cette déesse infernale est décrite en couleurs non moins intenses : La Discorde, à l’aspect d’un calme qui l’offense, Fait siffler ses serpents, s’excite à la vengeance : Sa bouche se remplit d’un poison odieux, Et de longs traits de feu lui sortent par les yeux. Quoi ! dit-elle d’un ton qui fait trembler les vitres, J’aurais pu jusqu’ici brouiller tous les chapitres, Diviser Cordeliers, Carmes et Célestins ! J’aurai fait soutenir un siége aux Augustins ! Et cette église seule, à mes ordres rebelle, Nourrira dans son sein une paix éternelle ? Suis-je donc la Discorde ? et, parmi les mortels, Qui voudra désormais encenser mes autels ? À ces mots, d’un bonnet couvrant sa tête énorme, Elle prend d’un vieux chantre et la taille et la forme, Elle peint de bourgeons son visage guerrier, Et s’en va de ce pas trouver le trésorier. […] La déesse en entrant, qui voit la nappe mise, Adore un si bel ordre, et reconnoît l’Église, Et, marchant à grands pas vers le lieu du repos, Au prélat sommeillant elle adresse ces mots : 5 Marchand, op. cit., pp. 10-11. OeC01_2012_I-142End.indd 107 OeC01_2012_I-142End.indd 107 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 108 Dorothea Scholl Tu dors, prélat tu dors, et là-haut, à ta place, Le chantre aux yeux du chœur étale son audace, Chante les OREMUS, fait des processions, Et répand à grands flots les bénédictions ! Tu dors ! attends-tu donc que, sans bulle et sans titre, Il te ravisse encore le rochet et la mitre ? 6 À la différence de Marchand, Boileau se montre plus conscient de l’exigence de la vraisemblance en faisant apparaître la Discorde dans le songe du prélat. En même temps il représente la Discorde comme une figure ridicule et grotesque, elle-même soumise aux ambitions et aux vanités des hommes. Tandis que dans le Lutrin de Boileau, l’institution vénérable de l’Église n’est pas épargnée par la satire et que la distance ironique de l’auteur et le ridicule éclatent presque à chaque vers, chez Marchand, l’affaire est plus sérieuse. Dans son poème, tout était dans l’ordre du vivant de Saint-Vallier, 7 et « les Troubles de l’Église du Canada » se sont déchaînées seulement à la suite de la mort de l’évêque. Mais la forme créée par Boileau ainsi que les figures emblématiques de la Discorde et aussi de la Renommée lui permettent d’analyser l’insurrection de nains déclenchée par la mort de l’évêque d’une manière plus détachée. Le Lutrin de Boileau se prête merveilleusement comme modèle de la représentation de disputes absurdes et de leurs conséquences. Dans Un Lutrin canadien de Joseph-Jérôme Grignon, la bagarre entre un curé et un vieux chantre auquel le curé avait défendu de chanter et qui « s’opiniâtra à chanter au solo de la grand’messe », 8 provoque un grand tumulte. Ici, c’est « la déesse Envie » qui apparaît sous la forme d’une femme nue dans le songe du curé ambitieux et le réprimande fortement : - Tu voudrais être évêque, et tu dors, Lafortune ! Et qui donc tente ici le sort de la fortune ? Est-ce l’ordre reçu du chef episcopal, Quand, pour venir ici, tu quittas Montréal ? N’était-ce que jactance et frivole faconde, Quand tu disais : Je veux civiliser le monde ? Ces gestes là, sont-ils l’œuvre d’un fainéant, Qui sait, pour tout travail, bailler dans le néant ? Rien n’est fait tant qu’il reste encore un point à faire. Ce proverbe, à tes yeux, est-il plein de mystère ? 9 6 Nicolas Boileau, Œuvres, éd. de Georges Mongrédien, Paris, Garnier, 1961, pp. 194-195. 7 « Parmi les embarras et les troubles du monde/ Québec voyait l’église en une paix profonde./ Saint-Vallier veillait toujours sur son troupeau/ Par son exemple était sa règle et son flambeau. » Marchand, op. cit., p. 9. 8 Joseph-Jérôme Grignon, Un Lutrin canadien, Québec, sans date [1898 ? ], p. 5. 9 Ibid., p. 10. OeC01_2012_I-142End.indd 108 OeC01_2012_I-142End.indd 108 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 109 Cette scène correspond à une scène analogue où « la déesse Chicane,/ Succédant à l’Envie » 10 s’adresse au vieux chantre endormi : Que fais-tu dans ton lit ? à l’espèce couarde Tes déboires vont-ils te faire appartenir ? Est-ce ainsi qu’au péril, la tête il faut tenir ! Ne peux-tu, parce que lâchement il te somme, Contre ce vieux garçon, savoir te montrer Homme ! 11 Dans ce poème fort divertissant, l’auteur attaque au moyen de la satire l’hypocrisie de la société entière y compris celle des protagonistes qui font de l’église un champ de bataille. Une autre adaptation du Lutrin est La Tauride d’Arthur Cassegrain et de Paschal-Amable Dionne, paru en 1864 dans la Revue Canadienne à Montréal. 12 Ce petit « poëme comique » est basé également sur un fait divers survenu dans une paroisse. Il met en scène deux adversaires de la paroisse de Saint-Roch-des-Aulnaies qui se disputent jusqu’au tribunal au sujet de deux taures égarées. Toute la paroisse est engagée dans la querelle qui prend des dimensions de plus en plus burlesques. Même si les auteurs se réclament de Boileau, 13 ce texte ne comporte pas une intertextualité qui pourrait être qualifiée de réécriture. La référence à Boileau et à d’autres satiriques comme Rabelais et Gresset permet aux auteurs de mettre en valeur la dimension burlesque du fait survenu. Deux années plus tard, Cassegrain nous apprend dans la préface de La Grand-Tronciade (1866) d’avoir pris encore une fois le Lutrin de Boileau comme modèle de son « poème badin ». 14 Ce sont surtout les figures de la Discorde et de la Renommée qu’il adapte. 15 La Renommée est invoquée comme une déesse qui répand aussi la réputation du poète. La Discorde apparaît comme un monstre hideux qui brise l’harmonie entre les voyageurs dans le train à vapeur du « Grand Trunk Ferry ». Ce train rempli d’une société douteuse est représenté d’une manière ironique comme symbole du progrès, de l’union et de la fierté des Canadiens des temps modernes. 16 10 Ibid., p. 18. 11 Ibid. 12 Paschal-Amable Dionne et Arthur Cassegrain, La Tauride, poème comique, dans Revue Canadienne, t. 1, Montréal, E. Senécal, 1864, pp. 207-303. Le poème a été reproduit aussi dans Yolande Grisé et Jeanne d’Arc Lortie (éds.), Les Textes poétiques du Canada français, vol. 10 : 1863-1864, Québec, Fides, 1997, pp. 501-506. Nous utilisons l’édition de la Revue Canadienne. 13 Dionne et Cassegrain, éd. cit., p. 208 (référence à Despréaux et au Lutrin). 14 Arthur Cassegrain, La Grand-Trociade ou itinéraire de Québec à la Rivière-du-Loup, poème badin, Ottawa, G.H. Desbarats Imprimeur-Éditeur, 1866, p. iv. 15 Ibid., p. ex. pp. 2-3 et pp. 33-34. 16 Ibid., surtout pp. 33-35, cf. aussi pp. 3-7. OeC01_2012_I-142End.indd 109 OeC01_2012_I-142End.indd 109 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 110 Dorothea Scholl Dans ce poème, il n’y a que quelques passages qui peuvent être considérés comme une réécriture du Lutrin. Là encore, la référence au Lutrin permet à l’auteur d’analyser des comportements et de s’inscrire dans la tradition héroï-comique pour révéler l’envers burlesque d’un fait contemporain. Signalons encore L’entreprise manquée ou le siège du Fort Stanwix levé, poème héroi-comique de Jean-Baptiste-Melchior Hertel de Rouville qui est également inspiré du Lutrin de Boileau. 17 Pour tous ces auteurs, la référence au Lutrin de Boileau leur permet d’une part de s’inscrire dans la tradition de l’épopée burlesque en même temps qu’ils se détachent du modèle en l’adaptant à leur contexte politique et culturel particulier. Dans toutes ces adaptations plus ou moins inspirées du Lutrin de Boileau, l’œuvre modèle, transposée et traduite dans le contexte culturel canadien, devient un moyen de comprendre et de juger avec bon sens les idées et les comportements mesquins des personnes engagées dans des conflits régionaux. Le Lutrin de Boileau devient alors comme une sorte d’instance qui révèle le ridicule pour sauver du ridicule. L’image d’un Boileau satirique et souriant change complètement quand on examine la réception de l’Art poétique au Québec. L’Art poétique et les institutions pédagogiques L’Art poétique de Boileau jouit d’un grand prestige au Québec au moins jusqu’à la fin du XIX e siècle. En tant que « législateur du Parnasse », Boileau est considéré comme une autorité incontestable et indestructible. En témoigne la reproduction sans nom d’auteur intitulée L’Art poëtique à l’usage du Petit Séminaire du Québec. 18 En témoignent aussi les citations dans les périodiques de l’époque et la présence matérielle de son œuvre dans les bibliothèques privées comme dans les institutions religieuses et pédagogiques. 19 Les critiques et même les lecteurs des gazettes ont appris les « leçons » de Boileau et citent des vers de l’Art Poétique pour réglementer leurs 17 Jean-Baptiste-Melchior Hertel de Rouville, L’entreprise manquée ou le siège du Fort Stanwix levé, poème héroi-comique, dans Yolande Grisé et Jeanne d’Arc Lortie (éds.), Les Textes poétiques du Canada français, vol. 1 : 1606-1806, Québec, Fides, 1987, pp. 231-236. Voir le commentaire de Maurice Lemire dans La vie littéraire au Québec, tome II : 1806-1839 : le projet national des Canadiens, sous la direction de Maurice Lemire avec la collaboration d’Aurélien Boivin et al., Québec, Les Presses de l’Université de Laval, 1992, p. 150. 18 On peut consulter ce document sous forme numérique : http : / / www.archive.org/ details/ cihm_50612. 19 Voir Daniel M. Hayne, « Boileau au Québec », dans Roger Lathuillère (éd.), Langue, littérature du XVII e et du XVIII e siècle : Mélanges offerts à M. le Professeur Frédéric Deloffre, Paris, SEDES, 1990, pp. 647-654. OeC01_2012_I-142End.indd 110 OeC01_2012_I-142End.indd 110 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 111 contemporains. 20 Hostiles à toute spontanéité, hostiles à toute innovation, ces critiques « s’en tiennent généralement à leur conception du classicisme français, qu’ils réduisent pratiquement à une question de métrique et de prosodie. […] La référence à Boileau est constante, même à l’heure romantique » fait observer Maurice Lemire. 21 La meilleure méthode pour inculquer aux élèves les « leçons » de Boileau consistait à leur faire apprendre par cœur son Art poétique. Boileau devint même un instrument de punition ! En témoigne Jules-Paul Tardivel : De mon temps, on punissait l’écolier amoureux en lui faisant lire du Boileau. 22 Cependant, ces mesures disciplinaires ne semblent pas avoir contribué à l’essor tant souhaité de la poésie franco-canadienne. « O grand Boileau, sur moi, du haut de l’Hélicon/ Répands une lueur de ton génie austère… » implore un poète inconnu à la recherche d’inspiration. 23 Clément Moisan, ayant examiné les travaux des élèves conservés dans les Archives du Séminaire de Québec, fait observer que dans les classes, même si l’on exigeait de réciter par cœur des passages de l’Art poétique, les collégiens n’ont pas écrits des compositions en vers français. 24 La poésie personnelle, comprise comme une expression dangereuse de la subjectivité, ne fut pas admise : Écrire un poème au collège était un acte strictement clandestin et privé, l’expression pour soi de sa vie intime, trop intime parfois. Sous cette forme, connue des maîtres, la poésie ne convenait pas au plan de formation classique. 25 Ajoutons qu’encore au XX e siècle, Gaston Miron raconte que lorsqu’un prêtre l’a surpris en plein flagrant délit de poésie, ce prêtre lui apporta un traité de versification. 26 Toutefois, dans ce cas, le prêtre reconnut le talent de son élève et, au lieu de le punir, l’encouragea par son geste de poursuivre sa vocation de poète. Certains poèmes de Miron sont une réécriture de poèmes 20 Lemire, op. cit., pp. 457-458. 21 Ibid., p. 458. 22 Jules-Paul Tardivel, dans L’Opinion publique du 29 mars 1877, cit. dans Guy Champagne (éd.), L’Œuvre poétique d’Eudore Évanturel, édition critique, Québec, Presses de l’Université de Laval, 1988, p. 263, note 2. 23 Anonyme, Journal de St.-Hyacinthe (31 mars 1864), dans Yolande Grisé et Jeanne d’Arc Lortie (éds.), Les Textes poétiques du Canada français, vol. 10 : 1863-1864, Québec, Fides, 1997, p. 438. 24 Cf. Clément Moisan, « L’Art poëtique à l’usage du petit Séminaire de Québec », dans Études littéraires, vol. 22, n° 3 (Hiver 1989-1990), pp. 77-85, ici p. 82-83. 25 Ibid., p. 83. 26 Témoignage oral de Gaston Miron dans le film Gaston Miron, les outils du poète par André Gladu et François Bouvier (Canada 1994). OeC01_2012_I-142End.indd 111 OeC01_2012_I-142End.indd 111 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 112 Dorothea Scholl anciens et modernes. Aux yeux de Miron, qui appréciait la formation reçue par les prêtres, 27 l’imitation n’est pas une pratique condamnable, mais elle ouvre l’accès à la conscience individuelle et la création personnelle. Elle permet de se traduire en traduisant l’Autre. L’assimilation à l’Autre aide à rejoindre et à créer sa propre identité. 28 Pour cet auteur, qui demande « pardon aux poètes […] pillés », 29 le phénomène de l’assimilation, avant d’être une assimilation culturelle, est d’abord une assimilation personnelle, une appropriation, une intériorisation et une traduction de la voix de l’Autre qui se confond dès lors avec la voix du poète. Examinons en dernière analyse sous cet aspect le rapport entre Michel Bibaud et son grand modèle Boileau. Le retour à la satire : Michel Bibaud Michel Bibaud fut un des écrivains les plus marquants du XIX e siècle au Québec. Son œuvre comporte des écrits historiographiques, journalistiques, scientifiques et littéraires. Avec l’Histoire du Canada sous la domination française (1834) et l’Histoire du Canada sous la domination anglaise (1844 et 1878 posthume), Bibaud est le premier écrivain franco-canadien qui entreprend une étude chronologique systématique de l’histoire du Canada. Ses Épîtres, Satires, Chansons, Épigrammes et Autres pièces de vers (1830) constituent le premier recueil de poésie publié par un auteur francophone au Canada. Les nombreux journaux qu’il a fondés et dirigés - entre autres L’Aurore, L’Observateur, le Magasin du Bas-Canada, L’Encyclopédie canadienne et La Bibliothèque canadienne - sont une source importante pour la vie intellectuelle, scientifique et littéraire du XIX e siècle au Québec. Malgré son œuvre considérable et pionnière, Bibaud a mauvaise presse. Dans le Dictionnaire biographique du Canada en ligne, on peut s’en faire une idée : […] sa poésie, moralisatrice, sévère, aigre et pessimiste, manquait d’originalité, de spontanéité et de chaleur. Disciple d’Horace et de Boileau qu’il pastichait, il fut considéré comme un classique de troisième zone qui […] composait ses poèmes « comme un bûcheron qui construit sa chaumière ». […] Son style âpre, rude et sec, le ton moralisateur de ses écrits, 27 Ibid. 28 Gaston Miron, L’Homme rapaillé, Paris, Maspéro, 1981, p. ex. p. 157 et 190. 29 « Je demande pardon aux poètes que j’ai pillés/ poètes de tous pays, de toutes les époques/ je n’avais pas d’autres mots, d’autres écritures/ que les vôtres, mais d’une façon, frères,/ c’est un bien grand hommage à vous/ car aujourd’hui, ici, entre nous, il y a/ d’un homme à l’autre des mots qui sont/ le propre fil conducteur de l’homme,/ merci. » Ibid., p. 157. OeC01_2012_I-142End.indd 112 OeC01_2012_I-142End.indd 112 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 113 de même que la présentation monotone et négligée des informations contenues dans ses graves périodiques, ont sans doute rebuté les lecteurs et expliquent le peu de succès remporté par ses journaux. […] 30 Cet article synthétise les jugements sur Bibaud qu’on rencontre à chaque fois qu’il est question de cet auteur. Une exception qui confirme la règle est la présentation de Bernard Pozier pour la nouvelle édition de l’œuvre poétique de Bibaud. 31 Pozier cherche à présenter Bibaud comme un porte-drapeau précurseur de la nouvelle poésie québécoise, ce qui ne va pas sans problème. En témoigne la réaction d’André Brochu. Il reproche à Pozier de passer sous silence Boileau comme « inspirateur en chef » de Bibaud et de chercher « surtout des échos de Bibaud dans une postérité qui va jusqu’à l’Hexagone et aux récents poètes chantres de l’Amérique, voire aux formalistes […] ». 32 La nouvelle édition n’arrive donc pas à faire oublier le reproche si souvent répété à Bibaud, d’être un pauvre imitateur sans génie. Déjà de son vivant, Bibaud se voit confronté à l’accusation d’être un plagiaire. Il se défend dans ses Épîtres : Mais faut-il, entre nous, appeler plagiaire L’auteur parlant, parfois, de la même manière Qu’un auteur plus ancien, traitant le même propos ? Des plumes ce serait ordonner le repos ; Et, si pour quelques uns l’ordre était salutaire, Il n’en serait pas moins à la raison contraire. Est-ce plagiat, si, rarement, ingénu, J’imite ou reproduis un écrivain connu ? 33 Avec ses Épîtres, satires, chansons, épigrammes et autres pièces en vers (1830), Bibaud pratique une réécriture de l’œuvre de Boileau qui a été qualifiée aussi par la critique moderne de plagiaire. Comme il nous importe davantage de chercher la différence de Bibaud dans la réécriture de son modèle nous n’allons pas reprendre ici le travail de la vérification des emprunts qui sont en effet nombreux. André Brochu discute plusieurs exemples « de plagiat » et soutient que l’imitation conduise à l’identification - à une différence près : 30 Céline Cyr, article « Michel Bibaud » du Dictionnaire biographique du Canada en ligne, Toronto-Laval, 2000 : http : / / www.biographi.ca/ 009004-119.01-f.php ? id_ nbr=3785. 31 Michel Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons, Épigrammes et Autres pièces de vers. Présentation de Bernard Pozier, Montréal, Les Herbes rouges, 2003. 32 André Brochu, « Un classique, un terroiriste et deux sacrés lurons », dans Voix et images, vol. 29, n° 3 (87), 2004, pp. 161-165, ici p. 163. 33 Michel Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons, Épigrammes et Autres pièces de Vers. Montréal, imprimées par Ludger Duvernay, à l’Imprimerie de la Minerve, 1830, p. 64. OeC01_2012_I-142End.indd 113 OeC01_2012_I-142End.indd 113 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 114 Dorothea Scholl Boileau aussi entend corriger les vices […], mais il le fait avec esprit. 34 Imiter Boileau pour corriger les vices de la société semble anachronique à une époque où l’étoile de Boileau commence à s’éclipser. Même si on a souvent affirmé qu’au XIX e siècle, les relations entre la France et le Québec avant l’arrivée de la Capricieuse (1855) étaient presque inexistantes, il faut considérer le fait que ce qui vaut pour le commerce ne vaut pas pour les idées, et qu’il y a toujours eu des personnes et des idées qui ont voyagé. En 1791, Châteaubriand voyage en Amérique française. Ses expériences et lectures inspirent un grand nombre de ses textes, Atala (1801), René (1805), Les Natchez (1815-1826), sans parler de ses récits de voyages, lettres et mémoires. En 1831, François-Xavier Garneau se rend à Paris et revient « imprégné d’idéal romantique ». 35 Son œuvre historiographique et poétique reflète ces nouvelles tendances qui se répandent aussi à travers les articles que Bibaud fait publier dans ses périodiques. Bibaud lui-même donne dans la veine romantique dans ses interventions éditoriales au récit de Voyage de Gabriel Franchère (1820). Même si ces interventions montrent également que Bibaud tente de présenter au public un ouvrage « surtout instructif […] de facture classique » 36 dans la mesure où la réécriture consiste dans un travail conscient sur le style du texte de Franchère, elles révèlent néanmoins une coloration romantique de la prose de Bibaud. 37 Le romantisme gagne du terrain au Canada à l’époque de Bibaud. Dans la préface au « premier roman québécois écrit en 1837 » on peut lire : 34 Ibid., p. 162. 35 Yolande Grisé, « Poétique de La Capricieuse », dans Yvon Lamonde et Didier Poton (dir.), La Capricieuse (1855) : poupe et proue. Les relations France-Québec (1760-1914), Québec, Les Presses de l’Université de Laval, 2006, pp. 260-284, ici p. 260. 36 Brigitte Malenfant, « La fortune éditoriale d’un récit d’exploration : Relation d’un voyage à la côte du Nord-Ouest de Gabriel Franchère », dans Cahiers franco-canadiens de l’Ouest 8,1 (1996), pp. 29-47, ici p. 33. 37 La dimension romantique de la prose de Bibaud est mise en valeur aussi par Louis Wilfrid Sicotte qui cite un long passage d’une belle description en prose des bords de la Saskatchiwine. Cette description fait apparaître un auteur romantique, mélancolique et sensible à la dureté de la vie des cultivateurs labourant des terres qui ne leur appartiennent pas. Cf. Louis Wilfrid Sicotte, Michel Bibaud, Montréal, 1903, pp. 5-7. Sicotte attribue le récit entier du Voyage de Gabriel Franchère à Bibaud : « Ce volume d’une grande rareté a été traduit en anglais et en 1854 une seconde édition a été offerte au public américain par M. Gabriel Franchère luimême qui, devenu sujet américain, semble oublier complètement que Bibaud est l’auteur de cette narration, car son éditeur et traducteur, J.V. Huntington, en vante les qualités, sans paraître se douter, que les plumes dont il pare son auteur, étaient celles d’un autre. » Ibid., p. 8. OeC01_2012_I-142End.indd 114 OeC01_2012_I-142End.indd 114 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 115 Le siècle des unités est passé ; la France a proclamé Shakespeare le premier tragique de l’univers et commence à voir qu’il est ridicule de faire parler un valet dans le même style qu’un prince. 38 Dans le domaine de la poésie, le poète Joseph Quesnel s’ouvre également aux tendances romantiques et découvre la nature canadienne comme source d’inspiration. Mais Bibaud, lui, tout en se montrant conscient du fait que « Le sol du Canada, sa végétation/ Présentent un vaste champ à la description », 39 déclare qu’il ne serait pas un « autre Quesnel ». 40 Bibaud préfère être un autre Boileau. « Mais surtout, chez le maître français et le disciple canadien, la volonté de fermer les yeux sur la nature qui les entoure » constate Séraphin Marion qui caractérise Bibaud comme un poète monté « sur la croupe d’un Pégase valétudinaire ». 41 Il faudrait apporter des nuances en ce qui concerne la représentation de la nature dans l’œuvre poétique de Bibaud. Certes, Bibaud n’est pas un auteur qui crée un « mythe du terroir » comme Crémazie. Dans le poème « L’hiver au Canada » par exemple, écrit à l’occasion de la fête du nouvel an 1826, il nous offre une description de l’hiver et se plaint de ne pas pouvoir offrir une image riante de la nature comme les poètes de « pays fortunés » : […] Mais aux plages canadiennes, Le temps, le jour des étrennes, De l’aubaine, du cadeau, Arrive, quand la nature Triste, morne, sans parure, Sans grâce et sans appas, N’offre plus, sous la froidure, Que des glaces, que des frimats, De la neige et du verglas, Et, souvent sur notre tête, Sans respect pour cette fête, Lance et pousse, avec fracas, Et le vent et la tempête. 42 38 Philippe Aubert de Gaspé (fils), Le Chercheur des trésors (ou l’influence d’un livre. Le premier roman québécois écrit en 1837. Présenté par Léopold Leblanc. Montréal, éditions l’étincelle, 1974, p. 2. 39 Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., p. 44. 40 Ibid., p. 46. 41 Séraphin Marion, « Sur la croupe d’un Pégase valétudinaire. 1. Michel Bibaud, disciple de Boileau », dans Le Canada français, vol. XXX, n° 1 (1942), pp. 52-60 ; vol. XXX, n °3 (1942), pp. 149-205, ici p. 203. Nous avons pu consulter ce texte seulement en partie. 42 Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., pp. 137-138. OeC01_2012_I-142End.indd 115 OeC01_2012_I-142End.indd 115 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 116 Dorothea Scholl Bibaud porte un regard encore plus désillusionné sur ses contemporains. Avec ses Satires, il esquisse un tableau effrayant de la société canadienne française. Il apprend à ses lecteurs que c’est « la crasse ignorance » du peuple canadien qui le contraint à écrire des satires dans le style de son illustre prédécesseur. 43 Les reproches faits au peuple canadien sont graves : il y règne partout une « rustre ignorance ». 44 Les vices et péchés auxquels Bibaud s’attaque tour à tour sont surtout la superstition, la paresse, l’avarice, l’envie, la présomption, un patriotisme exagéré, la cruauté envers le prochain et envers les animaux. La société apparaît alors comme composée d’individus ignorants et hypocrites qui ne pensent qu’à leur profit, qui exploitent les pauvres, qui trompent les autres, qui sont médisants, calomniateurs, cruels, superstitieux, jaloux et présomptueux. On s’en doute : Bibaud a sa part de responsabilité dans la vision négative de sa personne et de son œuvre. 45 Dès les premiers vers, il se présente comme un auteur qui ne cherche pas à divertir, mais à corriger les mœurs et les modes de penser en utilisant des méthodes brutales : Non, je ne serai point de ces auteurs frivoles, Qui mesurent les sons et pèsent les paroles. Malheur à tout rimeur qui de la sorte écrit, Au pays canadien, où l’on n’a pas l’esprit Tourné, si je m’en crois, du côté de la grâce ; Où L AFARE et C HAULIEU marchent après G ARASSE . Est-ce par des bons mots qui rendent un doux son Que l’on peut mettre ici des gens à la raison ? Non, il y faut frapper et d’estoc et de taille, Être, non bel esprit, mais sergent de bataille. 43 Ibid., pp. 47-48. 44 Ibid., p. 55. 45 Dans une étude sur les différentes formes du nationalisme canadien à l’époque, Mary Lu MacDonald suggère avec raison que les Canadiens français cherchèrent une poésie avec laquelle ils auraient pu s’identifier en tant que « nation », et que la vision critique de Bibaud fut une cause des attaques contre son œuvre. « That Bibaud’s satires - against avarice, envy, sloth, and other sins - had been critical of French Canadian society was probably a contributing factor in producing opposition to his work. » Cf. Mary Lu MacDonald, « A Very Laudable Effort : Standards of Literary Excellence in Early Nineteenth Century Canada », dans Canadian Literature 131 (1991), pp. 84-98, ici surtout p. 95. Voir également le commentaire de Maurice Lemire qui discute aussi la polémique qui se déclenche par la publication du recueil de Bibaud : « Évidemment, qui se plaît comme Bibaud à fustiger ses compatriotes et à distribuer des coups à droite et à gauche doit s’attendre à être payé de retour. » Lemire, op. cit., p. 460. Sur la polémique dans les journaux et la réaction de Bibaud voir ibid., pp. 459-461. OeC01_2012_I-142End.indd 116 OeC01_2012_I-142End.indd 116 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 117 […] Oui, oui, je vais m’armer du fouet de la satire, Quand c’est pour corriger, qui défend de médire ? Doit-on laisser en paix le calomniateur, Le ladre, le trigaud, l’envieux, l’imposteur, Quiconque de l’honneur et se joue et se moque ? Que n’ai-je, en ce moment, la verve d’A RCHILOQUE ? Mais qu’importe cela, puisque je suis en train, Si je ne suis B OILEAU , je serai C HAPELAIN : Pourvu que ferme et fort, je bâtonne, je fouette, En dépit d’Apollon, je veux être poëte, En dépit de Minerve, en dépit des neuf Sœurs, Les Muses ne sont rien, quand il s’agit de mœurs. 46 Du point de vue de l’art poétique et de l’esthétique, Bibaud se présente comme inférieur à Boileau ; du point de vue de la critique morale et de l’éthique, il se considère comme supérieur à son modèle. Ainsi, il reproche à son modèle d’avoir été trop indulgent envers le caractère de l’avare : Boileau n’en parle pas d’un ton assez sévère : Est-ce par des bons mots qu’on corrige ces gens ? Il leur faut du bâton ou du fouet sur les flancs. 47 Une telle violence ne peut évidemment pas capter la bénévolence des lecteurs. En tant que satirique, Bibaud s’est mis en tête de dire à son public « en vers dures de dures vérités ». 48 Si chez Boileau, le satirique est assimilé à un chien qui utilise ses armes naturelles en poursuivant d’instinct les mauvais caractères pour les mordre, 49 chez Bibaud, le satirique a besoin d’armes supplémentaires qui frappent avec une violence brutale et qui évoquent les pratiques punitives de l’époque. Il ne s’épargne pas lui-même : D’une main craintive, Je livre au lecteur mon œuvre chétive, Fruit d’un lourd cerveau Qu’à coups de marteau Il faut que j’active. 50 46 Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., pp. 12-13. 47 Ibid., p. 20. 48 Ibid., p. 11. 49 Boileau, op. cit, p. 47. 50 Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., p. 5. OeC01_2012_I-142End.indd 117 OeC01_2012_I-142End.indd 117 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 118 Dorothea Scholl Langue, identité et assimilation L’image du Franco-canadien balourd incapable d’atteindre les modèles classiques français et incapable d’accéder à une culture raffinée est répandue au XIX e siècle. « Malheureusement, nous parlons et écrivons d’une assez piteuse façon, il est vrai, la langue de Bossuet et de Racine. Nous avons beau dire et beau faire, nous ne serons toujours, au point de vue littéraire, qu’une simple colonie […] », écrit Octave Crémazie. 51 Et Joseph Quesnel se plaint déjà en 1804 dans son Épître à M. Généreux Labadie que « […] dans ce pays ingrat […] l’esprit est plus froid encore que le climat ». 52 Quelques années plus tard, Lord Durham va soumettre son fameux rapport à la reine Victoria où il décrit les Franco-canadiens comme une race inférieure qui devrait être totalement assimilée à la culture anglo-britannique jugée comme supérieure. […] There can hardly be conceived a nationality more destitute of all that can invigorate and elevate a people than that which is exhibited by the descendants of the French in Lower Canada, owing to their peculiar language and manners. They are a people with no history, and no literature. […] 53 Le rapport de Lord Durham apparaît comme l’expression d’un chauvinisme britannique sans précédent. Mais il faut reconnaître que Bibaud, bien avant Durham, diagnostique de son côté une véritable misère morale et culturelle du Canadien français. Avec son œuvre historique, journalistique, scientifique et littéraire, il espère changer cette situation. Selon Bibaud, la misère morale et culturelle du Franco-canadien s’exprime aussi à travers son langage. La paresse nous fait mal parler notre langue : Combien peu, débitant la plus courte harangue, Savent garder et l’ordre, et le vrai sens des mots ; Commencer et finir chaque phrase à propos ? Très souvent, au milieu d’une phrase française, Nous plaçons, sans façon, une tournure anglaise : Presentment, indictment, impeachment, foreman, Sheriff, writ, verdict, bill, roast-beef, warrant, watchman. 51 Octave Crémazie, lettre à l’abbé Henri-Raymond Casgrain (29 janvier 1867), dans Œuvres, éd. par Odette Condemine, Ottawa, Université d’Ottawa, 1976, vol. II (Prose), p. 90-91. 52 Joseph Quesnel, Poésies, Bibliothèque Électronique du Québec, vol. 78 (Février 2001), p. 39. 53 John George Lambton Durham, Report on the affairs of British North America from the Earl of Durham her Majesty’s High Commissioner [1839], Oxford, Clarendon Press, 1912, t. II, p. 294. OeC01_2012_I-142End.indd 118 OeC01_2012_I-142End.indd 118 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 119 Nous écorchons l’oreille, avec ces mots barbares, Et rendons nos discours un peu plus que bizarres. 54 Aux yeux de Bibaud, la langue française sur le continent américain peut se préserver seulement à condition que les responsables de l’éducation et de la diffusion des savoirs gardent une conscience critique et soignent leur langue. Ainsi il s’en prend à l’insouciance linguistique des auteurs qui écrivent dans les journaux de l’époque. Par le recours aux modèles classiques, Bibaud espère changer cette situation. Le modèle de Boileau lui permet de s’ériger en « législateur » non seulement du Parnasse mais également du langage parlé et écrit de son entourage. Mais voulez-vous entendre un langage nouveau ? Un langage ! que dis-je ? un jargon pitoyable Un patois ridicule autant que détestable Déshonneur de Québec, et du nom québécois, Lisez certain journal, nommé le Vieux-gaulois. Là, de mainte chimère, en style amphigourique, Un esprit de travers sottement s’alembique ; Semble moins s’adresser, dans ses grossiers propos, A des Français polis qu’à de lourds Visigoths. 55 Dans son propre journal L’Aurore, Bibaud avait dès 1817 entrepris une chronique où il « dénonce les barbarismes et les anglicismes et prône le français normé ». 56 C’est aussi dans le contexte du danger de la dissolution de l’identité culturelle du Franco-canadien au contact de la culture anglophone qu’il faut situer l’entreprise de Bibaud. Boileau est pour lui le garant de la préservation d’une pureté de la langue française. Comme Boileau dans l’Art poétique, Bibaud espère apporter un usage correct de la langue française. Dans ce contexte, suivre les « règles de Boileau », se faire Boileau, signifie rejoindre les racines françaises et reconstruire une identité en voie de se dissoudre. Bibaud n’est pas indépendantiste. Plus tard, dans son Histoire du Canada sous la domination anglaise, Bibaud évoque une perte de l’identité du Francocanadien survenue à la suite de la Révolte des Patriotes. 57 On lui reproche 54 Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., p. 38. 55 Ibid. 56 Maurice Lemire, « Les écrivains canadiens et la langue française », dans Conseil supérieur de la langue française, Michel Plourde et Pierre Georgeault (dir.), Le Français au Québec : 400 ans d’histoire et de vie, nouvelle édition, Québec, Fides, 2008, pp. 178-184, ici p. 179. 57 « […] Notre politique indigène, déjà moins rationnelle que tranchante, […] semblait avoir fait perdre […] à nos mœurs et à nos habitudes sociales, quelque chose de cette franchise, de cette douceur et de cette amabilité, loués par presque OeC01_2012_I-142End.indd 119 OeC01_2012_I-142End.indd 119 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 120 Dorothea Scholl sa loyauté envers la couronne britannique. Les historiens modernes le présentent comme un auteur ayant trahi la « cause québécoise ». On l’appelle un « vieux singe avachi », un « bureaucrate », un « collaborateur », « aussi ennuyeux que fanatique ». 58 Bibaud ne rejette pas la culture anglophone, au contraire, il cherche à la rendre accessible et compréhensible à ses lecteurs francophones en la traduisant - parfois avec ironie comme dans le poème « Les délices de l’union. Par un unionaire du haut-Canada. Traduit librement, ou imité de l’Anglais », 59 parfois avec plus de sérieux, comme dans les poèmes « Le pouvoir des yeux » et « Les peines de l’amour ». 60 Une éducation civique Bibaud cherche l’équilibre. Il critique « l’esprit de parti » 61 et « l’aveugle patriotisme » 62 et opte pour un équilibre politique et idéologique. Selon Louis Wilfrid Sicotte, « […] la principale préoccupation de Michel Bibaud était l’avancement des siens dans les sciences, les arts et l’étude de l’histoire de leur pays ». 63 Et selon Claude Tousignant, Le Canadien ‘civilisé’, dont Bibaud ne manque jamais de louer les idées et les gestes et que lui-même essaie d’incarner est par définition un homme ‘raisonnable’ et ‘équilibré’ dont la foi dans le progrès n’a d’égale que celle qu’il a dans l’ordre, c’est-à-dire dans le respect des règles sociales permettous les historiens, les écrivains et les voyageurs, qui ont parlé du Canada et des Canadiens : elle avait occasionné un surcroit de malveillance, d’antipathies, ou d’animosités individuelles, religieuses ou nationales, et elle généralisait des sentiments et des dispositions qu’elle aurait dû particulariser, ou si l’on pouvait ainsi parler, individualiser ; elle avait retardé le progrès de l’industrie, et particulièrement des arts, des sciences et des lettres […] ». Michel Bibaud, Histoire du Canada, et des Canadiens, sous la domination anglaise, Montréal, de l’Imprimerie de Lovell et Gibson, 1844, p. 400-401. 58 Jean Lamarre, Le devenir de la nation québécoise selon Maurice Séguin, Guy Frégat et Michel Brunet 1944-1969, Québec, Éditions du Septentrion, 1993, p. 85, p. 258, p. 221. L’auteur y rapporte les opinions de Guy Frégat et de Michel Brunet. 59 Cf. p. ex. Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., p. 79-82. 60 Ibid., pp. 95-97. Bibaud commente aussi sa traduction : « Je ne crois pas m’être beaucoup écarté du sens de mon auteur, et cependant je ne puis me lasser d’admirer la sottise de mon amoureux transi, qui veut absolument persuader à son amante qu’elle l’aime éperdument, tandis, qu’en apparence, elle lui donne à entendre tout le contraire. » Ibid., pp. 95-96. 61 Ibid., p. 62, cf. aussi Bibaud, Histoire du Canada, et des Canadiens, sous la domination anglaise, éd. cit., p. 400. 62 Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., p. 147. 63 Sicotte, op. cit., p. 16. OeC01_2012_I-142End.indd 120 OeC01_2012_I-142End.indd 120 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 121 tant la conservation des réformes acquises pour le plus grand profit pour les individus. 64 Ce sont les valeurs « classiques » du « juste milieu » et de la « modération » que Bibaud considère comme qualités essentielles de l’homme vertueux dans l’écriture comme dans la vie. 65 À ses yeux, la société franco-canadienne est loin de cette perfection morale et esthétique. Afin de révéler ce déséquilibre et de protéger et propager les valeurs humanistes classiques, il a recours à la satire, mais ses satires s’avèrent moins comiques que celles de son modèle. Elles sont moins détachées de la réalité de l’époque face à laquelle le satirique s’indigne. Bibaud ne saisit pas toujours la potentialité comique des histoires qu’il transmet. Pour illustrer les vices de ses contemporains, Bibaud passe en revue une foule d’anecdotes prises dans le passé et le présent de ses compatriotes : l’histoire d’une veuve jalouse qui enferma sa propre fille dont elle enviait la jeunesse ; 66 l’exemple d’un campagnard paresseux qui, s’étant endormi avec sa pipe allumée à la bouche, mit l’incendie à sa grange et perdit tout son bien ; 67 toutes sortes d’avares dans les villes et les campagnes qui par manque de générosité nuisent aux autres et à eux-mêmes, des citadins qui se montrent calomniateurs et cruels. Toutes ces histoires révèlent un énorme abîme moral de la société attaquée par Bibaud. Parfois, Bibaud est involontairement comique : La pipe, au Canada, produit un grand dommage : Y tient trop souvent place d’étude et d’ouvrage. 68 Parfois, il quitte le ton moralisateur pour se moquer de soi-même, comme c’est le cas au début de la satire de la paresse, où il se présente en écrivain que la paresse a empêché d’écrire. 69 Dans ses épigrammes, ses poèmes d’amour et ses chansons - dont la plus grande partie sont des chansons à boire - comme aussi dans ses étrennes pour le jour de l’an, le moi poétique de Bibaud se montre également différent du sévère critique qui prédomine dans les Satires et Épîtres. Ces poèmes et chansons de circonstance révèlent un personnage qui participe aux amusements de la société, qui sympathise avec les désirs de la jeunesse et qui a de l’humour. Cette dimension de l’œuvre poétique de Bibaud montre que le personnage sévère du satirique peut s’adoucir et 64 Claude Tousignant, « Michel Bibaud : sa vie, son œuvre et son combat politique », dans Recherches sociographiques 15,1 (1974), pp. 21-30, ici p. 25. 65 Bibaud, Épîtres, Satires, Chansons…, éd. cit., pp. 58-59, voir aussi p. 62 contre « l’esprit de parti ». 66 Ibid., pp. 23-24. 67 Ibid., pp. 35-36. 68 Ibid., p. 38. 69 Ibid., pp. 31-32. OeC01_2012_I-142End.indd 121 OeC01_2012_I-142End.indd 121 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 122 Dorothea Scholl que ce personnage accusateur est une construction que l’auteur crée afin de réaliser son intention pédagogique. Dans un long poème intitulé « Le beau sexe », Bibaud fait un grand éloge de la femme et s’avère - à la différence de son illustre modèle - un véritable féministe. Il s’y insurge contre les hommes qui dénigrent la femme ou qui tiennent la femme « comme en cage ». 70 Bibaud fait aussi l’éloge de femmes écrivains, y compris M lle de Scudéry, M me de Villedieu, M me de Sévigné, M me de Genlis et M me de Staël. 71 Il souligne le pouvoir civilisateur de la femme : La femme rend l’homme poli, Et modeste dans son langage ; Tout auprès d’elle est embelli ; Elle amène la retenue Au salon, à table, au concert ; La femme est partout bien-venue ; Tout, sans elle, paraît désert. 72 Contre le naturaliste suédois Peer Kalm, qui dans son Voyage en Amérique avait donné une description peu favorable de la femme au Canada, Bibaud défend les femmes des villes et de la campagne, y inclus les femmes autochtones. 73 Dans un autre poème, intitulé « Les grands chefs », Bibaud rappelle non seulement les empereurs anciens mémorables, mais aussi les grands chefs des Amérindiens dont il met en valeur l’aspect physique, le courage, l’intelligence et l’esprit : Entre ces guerriers, quel est donc Ce chef à la mâle figure, À la haute et noble stature ? Ah ! c’est K ONDIARONK ; Ce guerrier valeureux, ce rusé politique, Ou, pour dire le mot, ce grand homme d’état, Cet illustre Yendat, Presque digne du chant de la muse héroïque. De quel esprit est-il doué, Quand, deux fois par sa politique, Et par son adroite rubrique, L’Iroquois est joué ? Quand, pour le mot plaisant, la fine repartie, 70 Ibid., p. 150. 71 Ibid., pp. 152-153. 72 Ibid., p. 150. 73 Ibid., pp. 148-150. OeC01_2012_I-142End.indd 122 OeC01_2012_I-142End.indd 122 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Des Lutrins canadiens aux Satires de Bibaud 123 Laissant loin en arrière et Voiture et Balzac, Le seul De Frontenac Peut avec lui lutter à pareille partie ? 74 Adoptant encore une fois un modèle classique, celui de la mise en parallèle d’hommes illustres anciens et modernes, Bibaud pratique une réécriture de la tradition qui aboutit à une révision des idées reçues. De l’imitation à l’innovation Toute imitation sérieuse contient toujours le danger de se retourner en caricature involontaire du modèle imité. C’est surtout le cas lorsque la perception du modèle est déformée ou lorsque les capacités de l’imitateur n’atteignent pas celles du modèle. Les auteurs franco-canadiens qui se sont inspirés de Boileau ont d’autres préoccupations que d’égaler un idéal esthétique de perfection au moyen de l’imitation. Pour eux, c’est la question de l’éthique qui est mise au premier plan. Mais pour transmettre une éthique, ils ont besoin d’une esthétique. Pour accéder à cette esthétique, ils prennent l’écriture de Boileau comme modèle. Ils ont appris de leur maître la valeur cognitive de la poésie satirique. Convaincus que l’on peut mettre du vin nouveau dans de vieilles outres, ils se servent de leur modèle pour l’assimiler à leur contexte culturel jusqu’à le faire éclater. Ils ne sont pas « maître du pastiche » comme leur illustre prédécesseur qui dans sa propre réécriture de modèles anciens révèle une « distance critique » dans la mesure où il excelle dans la citation ironique ou parodique des anciens et des modernes. 75 La comparaison révèle à chaque fois que l’esprit de Boileau est inimitable. Mais elle montre également que, malgré une interprétation réductrice de l’Art poétique, la veine satirique de Boileau reste efficace et que les auteurs francocanadiens qui s’inspirent de Boileau assimilent leur modèle d’une manière originale et créative. 74 Ibid., pp. 118-119. 75 Bernard Beugnot, « Boileau et la distance critique », dans Études françaises 5 (1969), pp. 194-206. OeC01_2012_I-142End.indd 123 OeC01_2012_I-142End.indd 123 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 OeC01_2012_I-142End.indd 124 OeC01_2012_I-142End.indd 124 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Œuvres & Critiques, XXXVII, 1 (2012) Classique par anticipation : Boileau et le fol espoir de l’immortalité Volker Schröder Princeton University Trois siècles après sa mort, Boileau mérite-t-il encore l’appellation de « classique » ? Quels peuvent être le sens et l’utilité de ce terme, alors que l’autorité du prétendu « législateur du Parnasse » est bel et bien défunte et que l’Art poétique ne se lit plus guère, que ce soit dans les classes ou ailleurs ? Plus généralement, les notions mêmes de « classique » et de « classicisme » suscitent de sérieuses réserves auprès d’une bonne partie de la critique dixseptiémiste récente, qui souligne qu’elles reflètent un mythe rétrospectif et une construction anachronique, plutôt qu’une image historiquement fondée 1 . Si ce n’est en effet que de façon posthume que Boileau et certains de ses contemporains sont devenus des auteurs « classiques », tandis que de leur vivant personne ne les considérait ainsi, pourquoi ne pas abandonner cette épithète surchargée qui ne semble correspondre à rien d’objectif, et essayer de rendre compte de la réalité de l’époque selon ses modalités propres ? Dans les pages qui suivent, je voudrais glaner et commenter quelques textes qui me semblent illustrer, de façon fragmentaire mais persistante, une certaine idée d’un Boileau proprement et légitimement « classique ». Loin d’être uniquement une invention a posteriori, cette idée peut se lire en filigrane dans l’œuvre de notre auteur, qui anticipe voire prépare - du moins en partie - sa fortune future. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas ici d’un « classicisme » ou d’une « doctrine classique » dont Boileau serait le héraut, mais seulement de la classicité même de l’écrivain : de son statut comme modèle universellement approuvé et offert comme exemple à la postérité, 1 Voir surtout Domna Stanton, « Classicism (Re)Constructed : Notes on the Mythology of Literary History », Continuum 1, 1989, p. 1-29 ; Alain Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques 19, 1993, p. 11-31 ; John D. Lyons, « What Do We Mean When We Say “Classique” », dans Racine et/ ou le classicisme, éd. Ronald W. Tobin, Tübingen, Gunter Narr, 2001, p. 497-505. Pour un bilan de cette « ère du soupçon », voir Jean-Charles Darmon, « Le Classicisme et ses évidences problématiques », dans Histoire de la France littéraire, t. 2, Paris, PUF, 2006, p. 1-23. OeC01_2012_I-142End.indd 125 OeC01_2012_I-142End.indd 125 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 126 Volker Schröder semblable au rang tenu par les auteurs anciens. On sait que tel est le sens du mot qu’attestent les dictionnaires de la fin du dix-septième siècle : Classique, adj. Auteur qu’on enseigne dans les classes ; Auteur qui est dans le rang des plus considérables & qui mérite le plus d’être pris pour modelle. [Ciceron, Terence, Horace & Virgile sont des Auteurs classiques Latins.] 2 CLASSIQUE. adj. N’est en usage qu’en cette phrase. Autheur classique, C’est à dire, Un Autheur ancien fort approuvé, & qui fait authorité dans la matiere qu’il traitte. Aristote, Platon, Tite-Live etc. sont Autheurs classiques. 3 À la différence de « baroque », le concept de « classique » et la valorisation qu’il exprime existent bel et bien dans la conscience culturelle de Boileau et ses contemporains. Mais son application est limitée aux auteurs de l’Antiquité et ne s’étend pas aux écrivains français modernes - pas encore. Or, si cette extension nouvelle ne se développe de façon explicite et systématique que plus tard et rétrospectivement, les prémices de cette classicisation, réelle ou souhaitée, sont déjà visibles au cœur de la production littéraire de l’époque. Seuls les auteurs anciens sont alors appelés « classiques », mais la présence du concept invite leurs émules modernes à se l’approprier et à se rêver en classiques à venir. Alors qu’en effet « cette qualification de classique relève […] d’une logique fondamentale de la réception » 4 , cela n’empêche pas que des écrivains hantés par l’idée de la valeur classique y aspirent déjà eux-mêmes, sur le mode de la projection. Une telle projection auto-classicisante surgit à différents moments-clés de la longue carrière de Boileau. Elle relève à la fois, me semble-t-il, d’un fantasme personnel du poète, obsédé par l’idée de la postérité, et d’une pose adoptée à des fins stratégiques ou polémiques dans les combats de l’actualité. Je voudrais ici retracer quelques-unes de ces étapes, en dégageant en particulier deux éléments majeurs et corollaires qui caractérisent le processus de classicisation dans le cas de Boileau : premièrement, la relation dialectique entre l’émulation des modèles antiques et la projection vers l’avenir ; deuxièmement, le rôle des pratiques éditoriales et philologiques dans l’institution et la transmission des classiques anciens et modernes. Ces éléments sont constitutifs d’un paradigme humaniste qui régit la manière dont Boileau pense et acquiert la classicité, et qui sera en partie déformé ou dépassé par les développements ultérieurs du concept. 2 Richelet, Dictionnaire françois, Genève, Widerhold, 1680, s.v. « classique ». 3 Le Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Coignard, 1694, s.v. « classique ». 4 Viala, « Qu’est-ce qu’un classique ? », art. cité, p. 12. OeC01_2012_I-142End.indd 126 OeC01_2012_I-142End.indd 126 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Classique par anticipation: Boileau et le fol espoir de l’immortalité 127 Comme un Horace Avant de se façonner lui-même en futur classique, Boileau s’emploie à célébrer autrui, à commencer par Molière. Une de ses toutes premières pièces imprimées, les Stances à M. Molière sur sa comédie de l’École des femmes, que plusieurs gens frondaient, invoque l’avenir pour contrer les attaques présentes : Envain mille jaloux Esprits, Moliere, osent avec mépris Censurer ton plus bel Ouvrage : Sa charmante naïveté S’en va pour jamais d’âge en âge Divertir la Posterité. Prédiction suivie dans la deuxième strophe d’un retour vers le passé, sous la forme d’une comparaison avec le modèle latin : Celui qui sceût vaincre Numance, Qui mit Carthage sous sa loy, Jadis sous le nom de Terence Sceut-il mieux badiner que toi ? La troisième strophe revient au présent - mais un présent quasi intemporel cette fois - pour affirmer la valeur à la fois esthétique, cognitive et morale de la comédie : Ta Muse avec utilité Dit plaisamment la verité ; Chacun proffite à ton École ; Tout en est beau, tout en est bon […] 5 Tous conventionnels que soient ces éloges de circonstance, ils posent des termes fondamentaux qui resteront au cœur de la pensée littéraire de Boileau. Quinze ans plus tard, ils sont à nouveau mobilisés à l’occasion d’une autre querelle, celle de la Phèdre de Racine, à qui Boileau dédie son Épître VII. Suivant « les pas de Sophocle », Racine peut compter sur « l’équitable avenir » pour le venger des calomnies et cabales : Que peut contre tes vers une ignorance vaine ? Le Parnasse François annobli par ta veine Contre tous ces complots sçaura te maintenir, Et soulever pour toy l’équitable Avenir. Et qui voyant un jour la douleur vertueuse De Phédre malgré soy perfide, incestueuse, 5 Boileau, Œuvres complètes, éd. Françoise Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 246. Sauf mention contraire, toutes les citations de Boileau proviennent de cette édition, qui sera indiquée par le sigle OC. OeC01_2012_I-142End.indd 127 OeC01_2012_I-142End.indd 127 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 128 Volker Schröder D’un si noble travail justement étonné, Ne benira d’abord le siecle fortuné, Qui rendu plus fameux par tes illustres veilles, Vit naistre sous ta main ces pompeuses merveilles ? (OC, p. 128-129) Face à la bassesse des rivaux et la précarité du succès théâtral, il faut en appeler à des instances supérieures et idéales qui sauront reconnaître l’excellence esthétique et morale de l’œuvre. Porte-parole du Parnasse moderne, Boileau se pose en prophète pour prédire la réaction éblouie de la postérité et son jugement rétrospectif et admiratif sur ce « siècle » exceptionnel. Qu’il s’agisse de tragédie ou de comédie, Boileau ne peut concevoir l’excellence présente et la survie future de la littérature qu’en fonction de son rapport avec les modèles anciens. C’est parce que Racine imite Sophocle, et Molière Térence, que leurs pièces pourront atteindre la même permanence merveilleuse. Cette double temporalité, tendue à la fois vers le passé et vers l’avenir, est caractéristique du paradigme « classique » que Boileau épouse pour s’élever au-dessus des aléas du présent 6 . Or, ce paradigme est lui-même hérité de l’antiquité, et notamment du pseudo-Longin. Le chapitre XII du Traité du Sublime (dans la traduction de Boileau), « De la manière d’imiter », réunit de façon dramatique l’émulation des modèles et l’anticipation de la postérité : Que penseroient Homere ou Demosthene de ce que je dis, s’ils m’écoutoient, et quel jugement feroient-ils de moy ? En effet, nous ne croirons pas avoir un mediocre prix à disputer, si nous pouvons nous figurer que nous allons, mais serieusement, rendre compte de nos écrits devant un si celebre tribunal, et sur un théâtre où nous avons de tels heros pour juges et pour témoins. Mais un motif encore plus puissant pour nous exciter, c’est de songer au jugement que toute la posterité fera de nos écrits. Car si un homme, dans la défiance de ce jugement, a peur, pour ainsi dire, d’avoir dit quelque chose qui vive plus que luy, son esprit ne sçauroit jamais rien produire que des avortons aveugles et imparfaits ; et il ne se donnera jamais la peine d’achever des ouvrages qu’il ne fait point pour passer jusqu’à la derniere posterité. (OC, p. 362-63) 7 6 Cette double perspective orientait déjà le mouvement de la Pléiade : « La poésie française est donc tournée vers le passé antique, modèle de perfection indépassable, pour mieux se projeter dans l’avenir dans le but d’égaler ses accomplissements. » (Alain Génetiot, Le Classicisme, Paris, PUF, 2005, p. 12) Sur l’émulation des auteurs anciens et la promotion de l’écrivain français (notamment Ronsard) au XVI e siècle, voir aussi Emmanuelle Mortgat-Longuet, Clio au Parnasse : naissance de l’« histoire littéraire » française aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Champion, 2006, p. 121-134. Aux yeux de Boileau, cette précédente tentative d’instituer des classiques français avait échoué et était à refaire sur des bases plus solides. 7 « L’écrivain sublime est conscient du temps, de la durée ; il n’écrit pas pour le présent de la parole qui s’écoule. Il rivalise avec un passé qu’il connaît et qu’il OeC01_2012_I-142End.indd 128 OeC01_2012_I-142End.indd 128 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Classique par anticipation: Boileau et le fol espoir de l’immortalité 129 La force foudroyante du sublime assure la pérennité de la littérature. L’écrivain qui y vise doit regarder au-delà du goût éphémère des contemporains pour se (re)présenter devant le redoutable tribunal imaginaire que président ensemble les héros passés et les générations futures. Se soumettre, dans son for intérieur, au jugement de ce public idéal lui permettra, peut-être, de produire une œuvre parfaite et durable. Dans la version de Boileau, la « manière d’imiter » longinienne débouche en effet sur une vision quasi-eschatologique qui institue la postérité comme instance de jugement dernier sur la valeur littéraire. Quand il parle de ses propres œuvres et non de celles de Molière et de Racine, Boileau adopte le même schéma mais de façon plus retorse. Au lieu de prononcer des éloges hyperboliques et des prophéties triomphales, il s’adresse des reproches pleins d’ironie et de duplicité qui laissent cependant percer ses véritables ambitions. C’est ainsi que le poète interpelle son esprit au milieu de la Satire IX : Vous vous flattez peut-estre en vostre vanité : D’aller comme un Horace à l’immortalité : Et déjà vous croyez dans vos rimes obscures, Aux Saumaizes futurs préparer des tortures. Mais combien d’Écrivains, d’abord si bien receus, Sont de ce fol espoir honteusement deceus ? (OC, p. 50) De nouveau, la projection dans l’avenir va de pair avec l’imitation du passé antique : en suivant l’exemple d’Horace, le satirique français peut rêver de devenir immortel comme lui. L’antonomase « un Horace » indique justement que le poète latin n’est pas un cas unique et que d’autres écrivains peuvent, en principe, atteindre un rang analogue et rejoindre sa classe 8 . La mention, à côté d’Horace, de Saumaize, « fameux commentateur » (comme le précise une note marginale dans l’édition originale), ajoute une dimension proprement philologique à cette vision de l’immortalité littéraire en mettant en valeur le rôle du commentaire savant dans la transmission des auteurs classiques. Mort en 1653, l’érudit Claude Saumaize (ou Saumaise), successeur de Scaliger à Leyde, était réputé pour ses ardus travaux historiques et pratique, avec les grands, les plus grands qu’il a choisis comme tels, et avec un avenir qui l’attend et qu’il ne connaît pas, par définition. Mais l’avenir fait partie de l’œuvre. » (Jackie Pigeaud, « Introduction », dans Longin, Du sublime, Paris, Rivages, 1991, p. 24-25) 8 Soulignons qu’ici il ne s’agit en effet pas de supplanter l’auteur ancien, mais de se hisser à ses côtés ; l’émulation ne fait pas oublier le modèle car elle ne s’établit que par et dans le rapport avec lui : la coprésence des deux pôles de la relation est nécessaire. Cette façon de concevoir la classicité des écrivains modernes est radicalement différente d’une pensée du progrès affirmant leur supériorité sur une Antiquité dont on pourrait désormais se passer. OeC01_2012_I-142End.indd 129 OeC01_2012_I-142End.indd 129 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 130 Volker Schröder critiques 9 . Boileau sait que ses satires, pleines d’allusions malicieuses et de pointes voilées, auront besoin d’un tel exégète pour pouvoir être pleinement comprises de la postérité. Fidèle au « protocole philologique » 10 de la tradition humaniste, il imagine la survie de son œuvre sous la forme matérielle d’une édition critique ; c’est dans un tel livre que ses vers ne cesseront de toucher leur cible : Mais je veux que le Sort, par un heureux caprice, Fasse de vos écrits prosperer la malice, Et qu’enfin vostre livre, aille au gré de vos vœux, Faire sifler Cotin chez nos derniers neveux. (OC, p. 51) Grâce au support du livre, la parole satirique acquiert une formidable efficacité, harcelant - telle une furie - les méchants auteurs jusqu’à la fin des temps. Les sentences prononcées par Boileau à l’égard des Cotins seront adoptées et amplifiées par toute la postérité, entérinant ainsi l’autorité du soi-disant « Regent du Parnasse » (OC, p. 52) et le ridicule de ses victimes 11 . Devenir immortel par la malice et la médisance, tel est le « fol espoir » d’« un jeune Fou qui se croit tout permis » (ibid.). En 1668, l’idée qu’un poète français moderne puisse être traité « comme un Horace » et bénéficier d’une édition commentée n’était pas une vision extravagante. Deux ans auparavant avaient paru Les Poésies de M. de Malherbe avec les Observations de M. de Ménage ; dans sa dédicace à Colbert, Ménage justifie ainsi son projet : Aprés tant de grans Personnages, qui ont commenté, expliqué, illustré, ou restitué les Princes des Poëtes Grecs, Latins & Italiens, j’ay crû que je pouvois bien aussi faire des Observations sur Malherbe, qui sans contredit passe aujourd’hui parmi nous pour le Prince de nos Poëtes. 12 9 En 1648, Guez de Balzac fait référence à « nostre incomparable Saumaise, qui se iouë des Gryphes & des Énigmes ; qui ne trouva jamais de lieu difficile, en quelque part de la republique des lettres qu’il ait mis le pied […] qui sçait les secrets de Licophron & de Perse », deux poètes notoirement obscurs (Le Barbon, Paris, Courbé, 1648, p. 18). À ne pas confondre avec Baudeau de Saumaize (ou Somaize), auteur du Grand Dictionnaire des précieuses. 10 Emmanuel Bury, « Le Classicisme et le modèle philologique : La Fontaine, Racine et La Bruyère », L’Information littéraire 42, 3, 1990, p. 20-24. 11 « Une fois libéré, le livre du satirique incontrôlable, propulsé par une énergie accumulée et trop longtemps contenue, part en flèche accomplir sa mission dans un avenir lointain […] la faute de Cotin et sa punition sont déjà télescopées dans le temps, consacrées à toute éternité […] une opinion tout à fait particulière se voit érigée instantanément en vérité éternelle » (Jules Brody, « Boileau et la critique poétique », dans Critique et création littéraires en France au XVII e siècle, Paris, CNRS, 1977, p. 239). 12 Les Poésies de M. de Malherbe avec les Observations de M. de Ménage, Paris, Billaine, 1666, dédicace non paginée. OeC01_2012_I-142End.indd 130 OeC01_2012_I-142End.indd 130 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Classique par anticipation: Boileau et le fol espoir de l’immortalité 131 La classicité cesse d’être l’apanage des auteurs anciens (et italiens) et commence à s’étendre aux auteurs français, qui méritent eux aussi des éditions érudites. Bien qu’il s’agisse ici d’« un Poëte François, si clair & si intelligible », le public pourra néanmoins tirer profit d’un ouvrage « rempli d’un nombre infini d’observations Poëtiques assez curieuses, & de beaucoup de choses Historiques peu connues, qui expliquent plusieurs endroits des Vers de Malherbe » 13 . Si la lecture de Malherbe peut être facilitée par de telles « explications », à plus forte raison seront-elles nécessaires, tôt ou tard, pour les « rimes obscures » d’un satirique 14 . Lorsqu’en 1670 il abjure la satire et passe à l’épître, Boileau peut exprimer de façon plus directe cette aspiration à l’immortalité, en la justifiant par le besoin de glorification du roi. Le désir de passer à la postérité n’est plus un vain rêve narcissique mais un devoir officiel ; il importe désormais, non pas de siffler Cotin, mais de louer Louis : Pour moi, qui sur Ton nom déja brûlant d’écrire Sens au bout de ma plume expirer la Satire, Je n’ose de mes vers vanter ici le prix. Toutefois, si quelqu’un de mes foibles écrits Des ans injurieux peut éviter l’outrage, Peut-estre pour Ta gloire aura-t-il son usage (Épître I, OC, p. 107) Si quelque soin encore agite mon repos, C’est l’ardeur de loüer un si fameux Heros. Ce soin ambitieux me tirant par l’oreille, La nuit, lors que je dors, en sursaut me réveille ; 13 Ibid. Comme le signale Ménage lui-même, son entreprise n’est pas sans précédent, car Ronsard « a eu aussi de grans Hommes comme ses Interpretes » - notamment Marc-Antoine de Muret, dont le commentaire accompagne dès 1553 la seconde édition des Amours. C’est que Ronsard, à la différence de Malherbe, n’est guère « clair et intelligible », et que même ses lecteurs contemporains avaient grand besoin d’éclaircissements… Mais si l’écrivain donne son aval au projet de Muret, c’est aussi parce qu’une telle édition commentée, à la manière de celles des auteurs anciens, apporte « la consécration savante qui élève Ronsard à la hauteur des poètes les plus fameux » (Jean Céard, « Muret, commentateur des Amours de Ronsard », dans Ronsard et Muret, Les Amours, leurs Commentaires, éd. Christine de Buzon et Pierre Martin, Paris, Didier, 1999, p. 369-370). 14 En 1684, dans un compte rendu d’une édition commentée (ad usum Delphini) des satires de Perse et de Juvénal, Bayle exprime en effet le souhait d’un « bon Commentaire » expliquant les fines allusions que contiennent les satires de Boileau : « Il est seur que nôtre postérité aura besoin de ce Commentaire […] L’Auteur ne feroit peut-être pas mal de commenter lui-même ses Ouvrages » (Nouvelles de la République des Lettres, octobre 1684, art. V ; seconde édition, Amsterdam, Desbordes, 1686, p. 788-789). OeC01_2012_I-142End.indd 131 OeC01_2012_I-142End.indd 131 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 132 Volker Schröder Me dit : que ces bienfaits, dont j’ose me vanter, Par des vers immortels ont dû se meriter. C’est là le seul chagrin qui trouble encor mon ame. (Épître V, OC, p. 121) Les vers dignes d’être des « vers immortels » sont des vers encomiastiques. Après avoir commencé par associer, dans ses satires, pérennité et médisance, Boileau se corrige maintenant pour s’inscrire dans une tradition plus noble et plus convenable, celle de Malherbe justement, selon laquelle c’est l’éloge qui assure la gloire future aussi bien du poète que du prince qu’il célèbre 15 . Le rapport diachronique au modèle antique (notamment Horace et Virgile) oriente toujours la pratique littéraire, mais il paraît en définitive moins important que la relation synchronique et symbiotique entre l’écrivain et le souverain, qui passeront ensemble à la postérité grâce à la puissance de la parole poétique. Deux décennies plus tard, l’Épître X, adressée « À mes vers », renoue à la fois avec le dialogue intérieur de la Satire IX et avec le modèle horatien 16 pour dresser un véritable testament poétique. Devenu historiographe de Louis XIV, Boileau tient un rang éminent mais se trouve plus que jamais attaqué suite à la publication de sa dixième satire, diatribe juvénalienne contre les femmes. C’est dans ce contexte polémique, face à « ce flot d’aversion publique », que resurgit, comme jadis à propos de Molière et de Racine, l’invocation de la postérité : Mais quoy, de ces discours bravant la vaine attaque Déja comme les vers de Cinna, d’Andromaque, Vous croyés à grands pas chés la Posterité Courir marqués au coin de l’Immortalité. Hé bien, contentés donc l’orgueil qui vous enyvre. (OC, p. 142) Comme dans la Satire IX, la vision incertaine de la survie posthume, formulée comme un doux reproche (ici, celui d’un père à l’égard de ses enfants impétueux), est aussitôt suivie de références concrètes à sa réalisation matérielle : 15 « Après Ronsard et dans la grande tradition de Pindare et d’Horace, le poète des princes devient le prince des poètes, le geste encomiastique devenant celui de sa propre éternisation. Cette conquête de la gloire littéraire qui tire vers le haut ne se limite pas au succès mondain du vivant du poète, souhaitable et ardemment recherché, mais se prolonge dans la postérité » (Génetiot, Le Classicisme, ouvr. cité, p. 339). 16 Le poème imite l’Épître I, 20 d’Horace, « À son livre », tout en amplifiant considérablement les éléments autobiographiques et apologétiques ; derrière ces derniers se profile en fait un second modèle latin, celui des Tristes d’Ovide, nostalgique plaidoyer pro domo du poète condamné à l’exil (cf. Sophie Tonolo, « Boileau, praticien de l’épître en vers », PFSCL 61, 2004, p. 560-561). OeC01_2012_I-142End.indd 132 OeC01_2012_I-142End.indd 132 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Classique par anticipation: Boileau et le fol espoir de l’immortalité 133 Montrés-vous, j’y consens : mais du moins dans mon Livre Commencez par vous joindre à mes premiers Écrits. (OC, p. 142-3) Non seulement ce « Livre » regroupera toutes les œuvres du poète dans un seul « volume » ; il devra aussi transmettre à l’avenir une image favorable de sa personne pour démentir les calomnies de ses rivaux : Que si mesmes un jour le Lecteur gracieux Amorcé par mon nom sur vous tourne les yeux ; Pour m’en recompenser, mes Vers, avec usure, De vostre Auteur alors faites-lui la peinture (OC, p. 143) La suite de l’épître dicte cet autoportrait que le Livre devra répéter « un jour », en soulignant pour finir qu’« Arnauld le grand Arnauld fit mon apologie » (OC, p. 144). Alors qu’en 1668 Boileau se bornait à anticiper les notes savantes que prépareraient les « Saumaizes futurs », en 1695 il envisage un volume bien plus imposant, portant son nom, et accompagné de son apologie sous forme d’éloge historique. « Studieux amateur et de Perse, et d’Horace » (Juvénal est passé sous silence), l’Auteur s’applique à définir sa place « sur le Parnasse » et à élaborer son « tombeau futur » (OC, p. 143-44). De Boileau à Brossette, et au-delà Or, c’est du vivant même de Boileau que va prendre forme ce livre-monument qu’il imagine dans l’Épître X. Dès 1698, il rencontre son Saumaize, dans la personne de Claude Brossette. Admirateur du satirique, le jeune avocat lyonnais s’est engagé dans une entreprise ambitieuse : établir une édition commentée des œuvres complètes de Boileau, en se servant non seulement de recherches personnelles mais encore de confidences obtenues de l’auteur lui-même. Cette vocation aurait été suscitée précisément par la mention des « Saumaizes futurs » dans la Satire IX : C’est ce Vers qui m’a inspiré la premiere pensée de faire un Commentaire historique sur les Œuvres de Mr. Despréaux, afin de donner une entiere connoissance des endroits sur lesquels l’éloignement des tems ne manqueroit pas de jetter de l’obscurité. 17 17 Œuvres de Mr. Boileau Despréaux, avec des Éclaircissemens historiques donnez par luimême, t. I, Amsterdam, Wetstein, 1717, p. 135. Sur Brossette et Boileau, voir Samy Ben Messaoud, « Une nouvelle source d’étude de Boileau : les papiers Brossette », Studi francesi 135, 2001, p. 581-596, et Mathilde Bombart, « Le Savoir des clés : note, érudition et lecture à clé », dans Notes : Études sur l’annotation en littérature, éd. Jean-Claude Arnould et Claudine Poulouin, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2008, p. 185-202. OeC01_2012_I-142End.indd 133 OeC01_2012_I-142End.indd 133 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 134 Volker Schröder De surcroît, en accord avec l’optique de l’Épître X, ce projet d’érudition est sous-tendu par une visée apologétique : car enfin, Monsieur, il faut que je vous fasse confidence de toutes mes folies : J’ai résolu de répondre à toutes les critiques qu’on a fait de vos ouvrages, suivant le plan, la manière, et, s’il se peut le style dont M. Arnauld s’est servi pour défendre votre Satyre dixième, dans sa lettre à M. Perrault. […] C’est pour cela que je ramasse depuis longtemps avec beaucoup de soin tous les mémoires qui peuvent m’aider pour ce dessein ; et les éclaircissemens que vous avez eu la bonté de me donner sur vos ouvrages, me serviront de principal ornement. 18 Boileau dissuade Brossette de cette folie-là, mais l’encourage à incorporer plutôt le plaidoyer dans le commentaire même : Oserois-je vous dire que le dessein que vous aviés pris de faire des Remarques sur mes Ouvrages, est bien aussi bon, et que ce seroit le moien d’en faire une imperceptible apologie qui vaudroit bien une apologie en forme. 19 Brossette accepte la suggestion du maître ; ainsi, son commentaire tâchera de réunir en effet les deux fonctions que Boileau lui-même avait d’avance assignées aux éditions futures de ses vers : l’éclaircissement savant des « rimes obscures », et la défense de l’auteur contre les attaques des rivaux ignorants. Pendant que Brossette poursuit ses recherches, Boileau lui-même reprend ses œuvres en vue d’une édition de dernière main. Publiée en 1701, dans un tome in-quarto puis deux tomes in-octavo, elle ne comporte pas de commentaire ni de notice biographique mais s’ouvre sur une importante préface de l’auteur et se clôt sur la lettre d’Arnauld à Perrault. C’est, explique Boileau, l’édition « la plus correcte qui ait encore paru ; et non seulement je l’ay revûë avec beaucoup de soin, mais j’y ay retouché de nouveau plusieurs endroits de mes ouvrages » (OC, p. 3). Suivant l’exemple de Virgile et de Voiture, dont les vers sont « extraordinairement travaillez », il s’est attelé une dernière fois à « rectifier mes Écrits dans cette nouvelle Édition, qui est pour ainsi dire, mon Édition favorite » : Aussi y ai-je mis mon nom, que je m’estois abstenu de mettre à toutes les autres. J’en avois ainsi usé par pure modestie : mais aujourd’huy que mes ouvrages sont entre les mains de tout le monde, il m’a paru que cette modestie pouroit avoir quelque chose d’affecté. D’ailleurs, j’ai esté bien aise, en le mettant à la teste de mon Livre, de faire voir par là quels sont précisément les ouvrages que j’avoüe […] (OC, p. 4) 18 Correspondance entre Boileau Despréaux et Brossette, éd. Auguste Laverdet, Paris, Techener, 1868, p. 9 (lettre du 6 juin 1699). 19 Ibid., p. 14 (lettre du 2 juillet 1699). OeC01_2012_I-142End.indd 134 OeC01_2012_I-142End.indd 134 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Classique par anticipation: Boileau et le fol espoir de l’immortalité 135 Comme l’avait annoncé l’Épître X, le « Livre » du poète portera désormais son « nom » en toutes lettres : Œuvres diverses du Sr Boileau Despreaux. Avec l’édition de 1701, l’auteur cherche à fixer l’état définitif, parfait, pleinement autorisé, dans lequel le corpus de ses écrits doit « courir chez la postérité ». La date de publication, à l’orée d’un siècle nouveau, renforce cette fonction testamentaire : vieux et infirme, privé de son ami Racine (mort en 1699), Boileau a conscience d’être un survivant, dernier reste d’une génération exceptionnelle 20 . Aussi la préface se présente-t-elle comme un discours d’adieu dans lequel l’auteur s’adresse au « Public » pour prendre « congé de luy dans les formes » et le remercier de sa fidélité (OC, p. 1). Selon lui, son œuvre a surmonté les modes et les querelles parce que le vrai et le bon finissent toujours par s’imposer : Le gros des Hommes peut bien, durant quelque temps, prendre le faux pour le vrai, et admirer de méchantes choses : mais il n’est pas possible qu’à la longue une bonne chose ne luy plaise […] J’avoüe neanmoins, et on ne le sçauroit nier, que quelquefois, lors que d’excellens ouvrages viennent à paroistre, la Caballe et l’Envie trouvent moyen de les rabbaisser, et d’en rendre en apparence le succez douteux : mais cela ne dure guéres (OC, p. 3) Comme jadis dans les stances à Molière et l’épître à Racine, Boileau invoque la longue durée contre les vicissitudes de l’actualité. Or, dans son cas, la prophétie d’un « équitable avenir » qui justifiera l’écrivain et reconnaîtra son excellence semble s’être déjà accomplie : c’est au présent et non au futur que Boileau lui-même célèbre le « si heureux succès » de ses écrits, en l’expliquant par leur conformité avec « le goust general des Hommes » (OC, p. 1). Dans cette préface de 1701, il ose ainsi attribuer à sa propre œuvre la permanence et l’universalité qui sont selon lui les marques de la véritable valeur littéraire. Malgré cette audace, le vieux Boileau ne peut pourtant toujours pas se désigner lui-même comme « classique », ni aucun autre écrivain de son siècle. C’est que la querelle avec Perrault autour du Parallèle des anciens et des modernes l’avait amené à définir un critère d’excellence tellement exigeant qu’il doit rester pour longtemps l’apanage de la seule Antiquité. Dans la septième Réflexion critique, Boileau revient sur le chapitre XII de Longin 20 Deux ans avant sa mort, Racine lui-même avait publié une dernière édition, augmentée et corrigée, de ses œuvres, « soucieux de porter à la dernière perfection son monument classique » (Georges Forestier, Jean Racine, Paris, Gallimard, 2006, p. 804). La référence en matière d’édition monumentale de ses œuvres par un écrivain moderne avait été fournie en 1664 par Le Théâtre de P. Corneille, revu et corrigé par l’auteur, en deux volumes in-folio, le format des grands classiques. OeC01_2012_I-142End.indd 135 OeC01_2012_I-142End.indd 135 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 136 Volker Schröder pour en tirer cette idée : « Il n’y a en effet que l’approbation de la Posterité, qui puisse établir le vrai mérite des Ouvrages » (OC, p. 523). Et il ne suffit pas pour cela de la postérité immédiate : il faut attendre « une longue suite d’années », voire « un fort grand nombre de siècles » (OC, p. 524), pour que la valeur littéraire soit avérée de façon définitive et durable. Parmi les écrivains modernes, Ronsard et Balzac ont pu faire illusion pendant un temps, jusqu’à ce qu’on se soit aperçu « tout d’un coup » (OC, p. 524 et 525) que leurs ouvrages étaient loin de la perfection - de faux classiques, pour ainsi dire, dont l’imposture a été démasquée 21 . Corneille et Racine resteront sans doute, mais il est trop tôt pour décider de leur véritable mérite : La Postérité jugera qui vaut le mieux des deux. Car je suis persuadé que les écrits de l’un et de l’autre passeront aux siècles suivans. Mais jusques là ni l’un ni l’autre ne doit estre mis en parallele avec Euripide et avec Sophocle : Puisque leurs Ouvrages n’ont point encore le sceau qu’ont les Ouvrages d’Euripide et de Sophocle, je veux dire l’approbation de plusieurs siecles. (OC, p. 526) L’édition de 1701 manifeste la tentation de Boileau de déclarer la victoire et de repousser ses détracteurs dans les marges de l’histoire 22 . Contre vents et marées, son œuvre a passé au siècle nouveau, approuvée en définitive par « le Public », car « il n’est pas possible qu’à la longue une bonne chose ne luy plaise ». Mais le public n’est pas « toute la postérité » ; et que vaut cet « à la longue » (c’est-à-dire quelques décennies, tout au plus) face au jugement de tous les siècles ? La reconnaissance ultime appartient à l’avenir et doit rester une aspiration et un pari, ce « fol espoir » que le poète a nourri depuis ses débuts. Tout en affectant une sérénité olympienne en alléguant (et exagérant) son succès unanime et durable auprès du public, Boileau continuera donc de veiller de façon active et inquiète sur la fortune de ses écrits et l’image de sa personne, afin de préparer et guider le plus possible le jugement de la postérité. Il ne s’agit plus seulement, comme le conseillait Longin, de s’imaginer ce tribunal en composant ses écrits ; maintenant que l’œuvre existe et survivra à son créateur, il faut encore s’assurer qu’elle puisse affronter le procès à venir dans les meilleures conditions. 21 Sur cette opposition entre l’éclat illusoire et la révélation lumineuse de la valeur durable, voir Jules Brody, Boileau and Longinus, Genève, Droz, 1958, p. 80-87. 22 Marc Fumaroli souscrit pleinement à cette vision triomphale : « Le vieux Boileau était devenu en 1703 [à la mort de Perrault] le Goethe des Français, le « classique » par excellence, victorieux des modes de son siècle, représentant vivace jusqu’au bout de « constantes » morales et littéraires éprouvées depuis l’Antiquité. Il vécut encore huit ans, le temps de préparer, avec son Eckermann, Brossette, l’édition classique, abondamment annotée et commentée, de ses Œuvres complètes. » (« Les abeilles et les araignées », dans La Querelle des Anciens et des Modernes, éd. Anne- Marie Lecoq, Paris, Gallimard, 2001, p. 130) OeC01_2012_I-142End.indd 136 OeC01_2012_I-142End.indd 136 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Classique par anticipation: Boileau et le fol espoir de l’immortalité 137 Les dernières années de Boileau s’avèrent en effet encore bien tumultueuses, marquées en particulier par l’hostilité des jésuites et la « méchante affaire » 23 de sa satire sur l’équivoque, qu’il ne réussira même pas à faire imprimer de son vivant. Parallèlement à ces nouvelles luttes, l’auteur continue de façonner sa légende en conversant non seulement avec Brossette mais encore avec deux autres éditeurs-commentateurs potentiels, le financier Le Verrier et l’abbé Guéton. Quand ces derniers entreprennent, chacun de son côté, d’annoter l’édition de 1701, Boileau consent à revoir et corriger leurs observations, conscient de nouveau qu’il a là affaire aux premiers de ses « Saumaizes futurs », comme il le fait remarquer lui-même à Le Verrier au cours de leur travail commun sur la Satire IX : « En lisant cette Satire avec l’autheur, il me dit, ma prophétie n’est-elle pas vraie. C’est à vous à qui je parlois dès ce temps-là. » 24 Ces divers projets éditoriaux n’aboutissent qu’après la mort de l’écrivain : une première édition posthume, avec des notes marginales par Le Verrier, paraît en 1713 25 ; celle de Brossette suit en 1716. Dans son Avertissement, l’éditeur lyonnais justifie l’exceptionnelle ampleur de son commentaire en désignant le véritable destinataire de son travail : J’ai eu dessein d’écrire pour tout le monde ; pour les Étrangers aussi-bien que pour les François, pour la Posterité encore plus que pour nôtre Siécle. […] Un François qui lira aujourd’hui mon Commentaire, ne sentira pas le besoin de cette explication ; mais nos Neveux sans doute m’en sauront gré : & les Notes qui peuvent maintenant paroître inutiles, ou qui semblent n’avoir été écrites que pour la simple curiosité, deviendront toûjours plus nécessaires, à mesure que l’on s’éloignera du Païs & du Siécle où nous vivons. 23 Correspondance entre Boileau Despréaux et Brossette, éd. citée, p. 212 (lettre du 12 mars 1706). 24 Frédéric Lachèvre, Les Satires de Boileau commentées par lui-même, Le Vésinet, 1906, p. 90. Les notes de Guéton avec les corrections de Boileau figurent dans le supplément de la Correspondance entre Boileau Despréaux et Brossette, éd. citée, p. 470-498. Sur la portée et l’intérêt de ces documents, voir mon article « D’Ariste à Z…: sur quelques clés de Boileau », Littératures classiques 54, 2005, p. 153-167. 25 La genèse de l’édition de 1713 (traditionnellement attribuée à Valincour et Renaudot) est assez mystérieuse mais semble en tout cas impliquer Le Verrier ; voir René Jasinski, « Les papiers de Jean-Baptiste Racine, III », Cahiers raciniens 4, 1958, p. 154-174, et Samy Ben Messaoud, « Une nouvelle source », art. cité, p. 592-594. Cette première édition posthume ajoute plusieurs pièces au corpus bolévien, dont certaines pourraient bien relever de la mystification (due soit à l’auteur lui-même, soit à ses éditeurs) : voir par exemple Carine Barbafieri et Jean-Yves Vialleton, « Le Prologue d’opéra de Boileau est-il un prologue d’opéra ? », PFSCL 61, 2004, p. 367-386 ; et Hall Bjørnstad, « Boileau et Racine ont-ils composé les inscriptions de la galerie des Glaces à Versailles ? », XVII e siècle 250, 2011, p. 149-156. OeC01_2012_I-142End.indd 137 OeC01_2012_I-142End.indd 137 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 138 Volker Schröder Quelle satisfaction & quel avantage ne seroit-ce pas pour nous, si les Anciens avoient laissé des éclaircissemens de cette sorte, sur Horace, sur Perse, sur Juvenal ! 26 Répartie en trois catégories - variantes, imitations, remarques -, l’annotation de Brossette entoure les textes de Boileau d’un apparat philologique habituellement réservé aux auteurs de l’Antiquité et tout à fait insolite pour un satirique moderne. Elle est modelée sur les éditions humanistes des classiques anciens, mais a sur celles-ci l’avantage d’avoir bénéficié de la collaboration de l’auteur et de fournir, au lieu des conjectures des exégètes, des « éclaircissements historiques donnés par lui-même ». À la fois ami-confident et éditeur-scoliaste, Brossette assure le passage de la présence vive de Boileau à son existence posthume ; son travail opère textuellement la merveilleuse transformation de l’écrivain moderne en auteur classique 27 . Deux ans avant sa mort, Boileau lui-même était enfin prêt à transférer le terme « classique » aux lettres françaises, dans ces propos à l’Académie rapportés plus tard par l’abbé d’Olivet : Je voudrois que la France pût avoir ses auteurs classiques, aussi-bien que l’Italie. Pour cela il nous faudroit un certain nombre de livres, qui fussent déclarez exempts de fautes, quant au style. 28 Là encore, il s’agit d’un vœu et non pas d’un constat, mais il montre que l’appropriation de la classicité peut désormais être présentée comme une 26 Œuvres de Mr. Boileau Despréaux, éd. citée, t. I, « Avertissement de l’éditeur » (non paginé). C’était déjà la pensée de Muret, le commentateur de Ronsard : « Et pleust à dieu, que du tans d’Homere, de Vergile, & autres anciens, quelqu’un de leurs plus familiers eut emploié quelques heures à nous éclaircir leurs conceptions. Nous ne serions pas aus troubles ausquels nous sommes, pour les entendre » (Les Amours, leurs Commentaires, éd. citée, p. 9). 27 Le rapport avec Brossette illustre l’importance, tout au long de la carrière de Boileau, de « l’amitié lettrée », « institution fondamentale de la République des lettres » (Alain Génetiot, « Boileau et les institutions littéraires », Travaux de littérature 19, 2006, p. 171). 28 Pierre-Joseph d’Olivet, Histoire de l’Académie françoise depuis 1652 jusqu’à 1700, Paris, Coignard fils, 1730, p. 121-122. La remarque se situe dans le cadre d’une discussion sur Gilles Boileau, frère aîné de Nicolas, académicien et traducteur. Selon Pierre Moreau, elle « pourrait bien présenter le premier emploi décisif du mot classique au sens actuel » (Le Classicisme des romantiques, Paris, Plon, 1932, p. 2). - S’agit-il bien des paroles authentiques prononcées par Boileau en 1709 ? En les enregistrant vingt ans plus tard, d’Olivet affirme en tout cas la fidélité de sa transcription : « J’écoutois M. Despreaux avec une ardeur de jeune homme, & j’ai si souvent pris plaisir à me rappeler ses paroles, que je suis presque certain de les avoir ici rapportées sans altération. » (p. 124) Mais le doute est évidemment permis. OeC01_2012_I-142End.indd 138 OeC01_2012_I-142End.indd 138 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Classique par anticipation: Boileau et le fol espoir de l’immortalité 139 visée explicite, voire un plan concrètement réalisable. Elle devrait commencer, selon Boileau, par la promotion des quelques « bonnes Traductions » qui existent déjà, auxquelles s’ajouteraient des traductions nouvelles (d’ouvrages grecs ou latins, cela s’entend) : Mais pourquoi veux-je que cela se fasse sur des Traductions ? Parce que des Traductions avoüées par l’Académie, en même temps qu’elles seroient luës comme des modelles pour bien écrire, serviroient aussi de modelles pour bien penser, & rendroient le goût de la bonne Antiquité familier à ceux qui ne sont pas en état de lire les originaux. 29 Cet éloge de l’utilité des bonnes traductions ne convient-il pas parfaitement à l’œuvre de Boileau lui-même ? Telle est en effet l’opinion de d’Olivet, qui en 1738 cite de nouveau ces propos pour les détourner en vue de ses propres projets : Je doute seulement qu’il convienne de préférer des Traductions, comme le prétendoit M. Despréaux, à ceux de nos ouvrages François, dont le mérite, depuis cinquante ou soixante ans, est avoué de tout le monde. […] je crois ne pouvoir mieux seconder les vûes de M. Despréaux, qu’en m’attachant à ses Poësies, & à celles de M. Racine ; persuadé comme je le suis avec toute la France, qu’ils mériteroient incontestablement d’être mis à la tête de nos Auteurs classiques, si l’on avoit marqué le très-petit nombre de fautes où ils sont tombez. 30 C’est dans ce but que d’Olivet publie alors ses Remarques de grammaire sur Racine ; il annonce un volume semblable sur Boileau, qui ne verra pas le jour. Voilà donc, dès 1738, Boileau et Racine érigés en « Auteurs classiques » (à quelques imperfections grammaticales près), dans une perspective qui se veut fidèle à celle de Boileau lui-même tout en l’infléchissant légèrement. D’Olivet participe au même processus que Brossette ; la classicisation de l’écrivain moderne, que celui-ci peut concevoir mais non pas énoncer luimême, est exécutée par ses disciples qui l’ont connu de son vivant avant de gérer sa fortune posthume à travers leurs commentaires et remarques. Pour le grammairien d’Olivet la classicité de Boileau est d’abord et surtout une question de langue et de style ; il en sera de même pour Dumarsais, auteur de l’article « classique » de l’Encyclopédie qui se termine par la mention de Boileau et Racine, là encore 31 . Mais elle peut aussi déjà revêtir un 29 Ibid., p. 122. Le programme traductologique défini par Boileau ne semble pas avoir été réalisé. En 1719-20, l’Académie entreprend un examen détaillé de la célèbre traduction de Quinte-Curce par Vaugelas, mais ces Remarques resteront à l’état manuscrit. 30 D’Olivet, Remarques de grammaire sur Racine, Paris, Gandouin, 1738, p. 5-6. 31 « On peut dans ce dernier sens [sc. auteurs du premier ordre] donner le nom d’auteurs classiques François aux bons auteurs du siecle de Louis XIV. & de celui-ci ; OeC01_2012_I-142End.indd 139 OeC01_2012_I-142End.indd 139 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 140 Volker Schröder sens plus ample, ouvertement moral et pédagogique, annonçant les usages édifiants à venir. C’est en effet dans ces termes que Le Febvre de Saint-Marc présente en 1747 son édition des œuvres complètes de Boileau : J’ai considéré les Ouvrages de cet illustre Auteur, comme êtant, pour ainsi dire, le seul Livre Classique que nous eussions en nôtre Langue. L’usage de ce Livre entre dans tous les plans d’Éducation ; & nous n’en avons point en effet, qui soit plus propre à former l’esprit des jeunes gens, & par l’instruction, & par l’exemple. C’est le but, où M. Despréaux, que l’on peut nommer, à juste titre, le Poëte du Bon-sens & de la Vertu, vouloit atteindre dans tous ses Écrits. 32 Concluons. S’il n’a fallu que quelques décennies pour que Boileau devienne le premier des classiques français, c’est parce qu’il avait lui-même prévu et préparé son élévation à ce rang. Sa longévité a facilité cette conjoncture particulière, autour de 1700, dans laquelle sa propre projection vers l’avenir se rencontre et coïncide avec la tentative de ses admirateurs d’instituer et consacrer rétrospectivement un patrimoine national qui puisse égaler la tradition antique. Dans son cas, cette consécration passe d’abord par le déploiement du même dispositif humaniste qui avait servi à établir et éclaircir les textes de l’Antiquité : voilà, me semble-t-il, le ressort spécifique de la dynamique de classicisation dont Boileau fut à la fois le sujet et l’objet, et qui relie la création actuelle de son œuvre à sa réception ultérieure. Mais malgré tous les efforts de Boileau pour contrôler et manipuler sa fortune posthume, la catégorie même du « classique » ne tardera pas à subir des métamorphoses imprévisibles et à être investie de fonctions nouvelles qui altéreront progressivement le statut et l’image de l’auteur ainsi désigné. Face à la remarque de Saint-Marc déjà, on peut se demander si ce poète scolaire et vertueux offert en exemple aux jeunes gens de 1747 est bien le même que le jeune dogue qui moquait cruellement Chapelain et Cotin ; aussi cette malice satirique sera-t-elle de bonne heure minimisée, au profit notamment de l’Art poétique et de la légende du législateur du Parnasse. La classicisation et canonisation de l’écrivain s’est ainsi rapidement détachée de sa dynamique originale pour donner de son œuvre (et de son époque) mais on doit plus particulierement appliquer le nom de classiques aux auteurs qui ont écrit tout à la fois élégamment & correctement, tels que Despréaux, Racine, &c » (Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. 3, Paris, Briasson, 1753, s.v. « classique »). Ce texte souvent cité est parfois présenté à tort comme la toute première occurrence de l’application du mot « classique » à des écrivains français. 32 Œuvres de M. Boileau Despréaux, Paris, David et Durand, 1747, « Avertissement », p. v-vi. Saint-Marc reproduit le commentaire de Brossette et ajoute ses propres notes ainsi que des « essais philologiques ». OeC01_2012_I-142End.indd 140 OeC01_2012_I-142End.indd 140 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 Classique par anticipation: Boileau et le fol espoir de l’immortalité 141 une vision réductrice et figée. Depuis une cinquantaine d’années, la critique a heureusement réagi contre cet hyperclassicisme, quitte à tomber parfois dans l’autre extrême et à dénier au terme de classique toute pertinence réelle pour la compréhension du dix-septième siècle - ce qui me paraît donc, du moins dans le cas présent, excessif. Mais qu’on veuille ou non appeler Boileau « classique », tout d’abord faudrait-il continuer de le lire. Sans cela, la postérité pour laquelle il a tant œuvré ressemblera de plus en plus à la Winnie de Beckett, qui « perd ses classiques » et ne les retrouve plus : « Quels sont ces vers immortels ? » 33 33 Samuel Beckett, Oh les beaux jours, dans Dramatische Dichtungen 2, Frankfurt, Suhrkamp, 1964, p. 400 et 402. OeC01_2012_I-142End.indd 141 OeC01_2012_I-142End.indd 141 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21 E MMANUEL B URY Université de Versailles Saint Quentin-en-Yvelines 47, Bd. Vauban F-78047 Guyancourt V OLKER K APP Universität Kiel Romanisches Seminar Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel J EAN L ECLERC The University of Western Ontario Department of French Studies London, Ontario Canada N6A 3K7 S TÉPHANE M ACÉ Université Stendhal Grenoble 3 UFR des Lettres et Arts Site de St Martin d’Hères F-38040 Grenoble Cedex 9 D ELPHINE R EGUIG Université Paris-Sorbonne CELLF 17e-18e 1 Rue Victor Cousin F-75005 Paris D OROTHEA S CHOLL Universität Kiel Romanisches Seminar Leibnizstr. 10 D-24098 Kiel V OLKER S CHRÖDER Princeton University Department of French and Italian Princeton, NJ 08544 S OPHIE T ONOLO Université de Versailles Saint Quentin-en-Yvelines Laboratoire ESR 47, Bd. Vauban F-78047 Guyancourt A LLEN G. W OOD Purdue University Department of Foreign Languages West Lafayette, IN 47907 Adresses des auteurs OeC01_2012_I-142End.indd 142 OeC01_2012_I-142End.indd 142 09.05.12 12: 21 09.05.12 12: 21
