Oeuvres et Critiques
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Narr Verlag Tübingen
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2012
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XXXVII, 2 Charles-Victor de Bonstetten: esprit cosmopolite 2012 OeC02_2012_I-173AK2.indd I OeC02_2012_I-173AK2.indd I 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Abonnements 1 an : € 68,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 OeC02_2012_I-173AK2.indd II OeC02_2012_I-173AK2.indd II 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) Sommaire K URT K LOOCKE Bonstetten, cosmopolite philosophe. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 M ARTIN B ONDELI Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine : Charles-Victor de Bonstetten entre empirisme anglais, sensualisme français et idéalisme allemand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 A NTJE K OLDE Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 P ETER W ALSER -W ILHELM Bonstetten - « l’aimable Français du dehors ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 M ARIE C LAIRE H OOCK -D EMARLE De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten, citoyen suisse, cosmopolite et homme de ‘lettre’ . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87 F RANCESCA S OFIA L’Homme du Midi et l’Homme du Nord : l’amitié entre Bonstetten et Sismondi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 D ORIS W ALSER -W ILHELM Résonances européennes dans les Bonstettiana. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 K URT K LOOCKE Une lettre retrouvée de Karl Viktor von Bonstetten. . . . . . . . . . . . . . . . . 143 A RMIN W ESTERHOFF Images et imagologie des nations européennes : l’observation et la comparaison dans L’homme du Midi et l’homme du Nord de Charles-Victor de Bonstetten . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 Adresses des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173 OeC02_2012_I-173AK2.indd 1 OeC02_2012_I-173AK2.indd 1 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 OeC02_2012_I-173AK2.indd 2 OeC02_2012_I-173AK2.indd 2 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) Bonstetten, cosmopolite philosophe. Introduction Kurt Kloocke Le premier volume des Bonstettiana, cette édition monumentale et à bien des égards une édition modèle de la correspondance et des écrits de Karl Viktor von Bonstetten, a paru en 1996. Il était évident, dès ce premier volume, que ce n’était pas une édition comme tant d’autres, consacrée à la publication critique des œuvres et de la correspondance, une chose difficile à réaliser si l’on tient compte des difficultés matérielles, conceptuelles et pratiques d’un travail de cette envergure. Il s’agissait de rien de moins que de présenter au public lettré un auteur qu’on connaissait de nom, mais qu’on ne pratiquait pas. On citait de lui surtout deux ouvrages, le premier, Voyages dans le Latium, célèbre pour sa première partie, intitulée Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide 1 qui fit entrer du coup Bonstetten dans le groupe des savants, dont l’historien Heeren, occupé à éclaircir les rapports de la fiction de l’épopée fondatrice de la Rome antique avec les lieux où elle se passait. Le second ouvrage est le traité d’anthropologie comparée, discipline qui est restée d’actualité depuis Montesquieu, L’homme du Midi et l’homme du Nord 2 , qui a connu un énorme succès, à en juger d’après les comptes rendus et les échos de la correspondance. Mais tous les autres écrits, les descriptions « statistiques » de certaines régions suisses, les observations sur la décadence du Latium, les recherches sur les pays, les langues et la littérature scandinaves, les écrits pédagogiques, publiés dans des périodiques de l’époque ou dans des volumes exclusivement consacrés à ces textes, les Schriften, les Neue Schriften, les gros ouvrages sur la philosophie en allemand ou en français, sans parler des travaux du journaliste ou du publiciste politique, sont tombés dans l’oubli. Énumérés peut-être encore avec soin par les lexicographes du début du siècle dernier 3 , ces écrits sont de moins 1 Genève, Paschoud, an XIII (1804). 2 Genève et Paris, Paschoud, 1824. 3 Voir p. ex. l’article sur Bonstetten, Brockhaus’ Konversations=Lexikon, Neue revidierte Jubiläums-Ausgabe, Berlin, Wien, Brockhaus, 1901, t. III, p. 253a et Meyers Großes Konversations=Lexikon, Ein Nachschlagewerk des allgemeinen Wissens, Leipzig, Wien, Bibliographisches Institut, 1906, t. III, p. 209a. Ce dernier ne mentionne même plus les ouvrages sur la philosophie. OeC02_2012_I-173AK2.indd 3 OeC02_2012_I-173AK2.indd 3 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 4 Kurt Kloocke en moins lus, victimes des nouvelles orientations philosophiques de la fin du XIX e siècle, de l’âge industriel qui s’annonce, - Bonstetten en parle dans sa correspondance - d’une autre marche de la littérature européenne, de l’influence désastreuse de l’esprit nationaliste qui provoquera les crises les plus néfastes que l’histoire européenne ait connues. Et de l’autre pan de son œuvre, la vaste correspondance, on connaissait seulement ce que les amis, Friederike Brun et Friedrich von Matthisson, avaient publié de son vivant. Mais ces petits volumes ne donnaient aucune idée de l’importance véritable de l’interminable et admirable dialogue qui occupe dans la nouvelle édition 14 gros volumes en 26 tomes. Mais il serait faux d’identifier l’importance de cette édition des lettres et des œuvres avec la masse des documents qu’elle met à la disposition des chercheurs. C’est le concept qui en fait le mérite. Pour ce qui est de la correspondance, les éditeurs ont mis en pratique dès le premier volume l’idée que les lettres, même en grand nombre, risquent de rester lettre morte si l’on ne restitue pas le contexte auquel elles appartiennent, d’où l’abondance de textes d’appui de tiers pour créer l’espace intellectuel et les circonstances du vécu où se déploie au cours des années la personnalité de Bonstetten, et avec les années le profil d’un homme indépendant, parfois farouche, parfois timide, prononçant avec autorité des jugements sur ce qu’il lit ou voit, même lorsqu’il se trompe. Il s’installe et se retrouve finalement au milieu d’une société d’amis et d’admirateurs, parfois d’adversaires, ballotté par les événements politiques de l’époque, la proie des conquêtes, victime des intrigues, observateur des changements, commentateur perspicace des évolutions de son siècle depuis l’Ancien Régime jusqu’à l’ère de l’industrie naissante. C’est effectivement un tableau très vaste, le panorama des bouleversements et des retours vers ce que l’on tenait parfois pour définitivement aboli. A côté de la correspondance s’étalent, dans la série parallèle, les œuvres de Bonstetten, la masse impressionnante des petits textes, les observations clairvoyantes de l’administrateur, les trois volumes de sa philosophie, les écrits sur l’Italie et l’Énéide, les recherches sur la mentalité des nations, etc. N’en doutons pas, l’œuvre de Bonstetten prendra désormais sa place à côté des écrits de M me de Staël, de Benjamin Constant, de Châteaubriand, pour ne citer que ceux qui lui sont en quelque sorte apparentés, avec cette différence essentielle toutefois que Bonstetten prend une part active à deux univers culturels, la civilisation allemande aussi bien que la française, puisqu’il savait écrire, après quelques hésitations, dans les deux langues avec une aisance presque égale. Cela fait de lui un cosmopolite au sens profond du terme, ce qui est à la fois une chance et un fardeau, les deux peut-être liés au fait de son helvétisme marqué. OeC02_2012_I-173AK2.indd 4 OeC02_2012_I-173AK2.indd 4 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten, cosmopolite philosophe. Introduction 5 Nous ne voulons pas approfondir dans ce cahier les questions liées à l’édition critique d’une telle œuvre 4 . Les études qui suivent ont un autre objectif. Elles mettent en exergue que la personne de Bonstetten et son œuvre feront désormais l’objet d’études critiques et de débats scientifiques ouverts à l’examen poussé de la complexité des œuvres et des controverses qui en résulteront. En tout cas, en lisant avec attention les études qui suivent, on découvrira en dépit de l’unité du sujet des divergences de vue, et c’est très bien ainsi. Elles veulent attirer l’attention sur des questions qui se posent en s’approchant de Bonstetten, en soulever quelques-unes à titre d’exemple, esquisser des thèses explicatives, montrer les impacts philosophiques au sens large du terme, attirer l’attention sur des aspects problématiques ou décrire tout simplement les macrostructures de la correspondance qui naissent pour ainsi dire d’elles-mêmes et font des innombrables documents isolés une texture significative. C’est ainsi que le texte sur l’œuvre philosophique de Bonstetten, peut-être la partie la plus profonde et la plus innovatrice de sa production littéraire, s’efforce de mettre sa pensée en rapport avec les grands courants de la philosophie européenne depuis les Lumières jusqu’à l’idéalisme allemand et de définir l’espace où elle est effectivement originale, même si les critiques l’ont longtemps dépréciée, en s’arrêtant aux aspects syncrétistes indéniables de ces écrits. Le texte tardif sur un sujet cher à Montesquieu, L’homme du Midi et l’homme du Nord, est présenté dans la perspective des recherches sur l’imagologie, approche particulièrement fructueuse dans la critique littéraire. La connaissance énorme des auteurs de l’antiquité qu’on peut reconnaître à Bonstetten fait l’objet d’une analyse chronologique très concrète et très détaillée pour présenter au lecteur le bagage culturel de Bonstetten et la teinture très significative de beaucoup de ses textes. La théorie de ce qu’est un réseau épistolaire est illustrée à l’aide de trois exemples pour faire saisir que nous abordons une 4 Nous avons accompagné cette édition dès son début par nos comptes rendus publiés entre 1997 et 2012 dans les Annales Benjamin Constant. Nous renvoyons le lecteur à ces commentaires suivis qui nous ont donné l’occasion de mettre en relief l’admirable puissance de ce qu’on peut appeler un « réseau épistolaire », les schémas dessinés avec soin pour illustrer les rapports entre les correspondants et pour justifier le choix des textes complémentaires, les introductions sophistiquées des éditeurs, le nombre impressionnant d’illustrations fort utiles, le luxe de la présentation, etc. Nous avons relevé dans ces comptes rendus aussi certaines lacunes, voire des faiblesses regrettables, notamment une annotation à notre sens trop sobre et trop laconique qui oblige à des recherches supplémentaires qu’on aurait pu éviter, du moins faciliter considérablement, aux lecteurs de ces volumes. On trouvera un bilan du travail éditorial dans notre « Laudatio auf die Bonstettiana », xviii.ch, Jahrbuch der Schweizerischen Gesellschaft für die Erforschung des 18. Jahrhunderts, t. II, 2011, pp. 171-180. OeC02_2012_I-173AK2.indd 5 OeC02_2012_I-173AK2.indd 5 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 6 Kurt Kloocke texture très particulière qu’on pourrait appeler une œuvre née pour ainsi dire spontanément, toujours variante, dépendante des hasards historiques, des fonds d’archives presque toujours lacunaires, des découvertes des chercheurs, des choix parfois arbitraires des éditeurs. Une petite découverte d’un document est un bel exemple pour ce qui vient d’être dit et fournit l’occasion de reconstituer une fois de plus avec quelques circonstances nouvelles un évènement caractéristique (la crainte des actions arbitraires d’un pouvoir politique tyrannique) dans la carrière si mouvementée de Bonstetten entre la Suisse, l’Italie et le Danemark. On lira en plus une étude circonstanciée et empathique des rapports d’amitié qui liaient Bonstetten et son ami Simonde de Sismondi, son cadet de 28 ans. Le tout est encadré de deux tableaux consacrés au profil intellectuel de Bonstetten et à la réception de son œuvre en France et en Russie, aspects jusqu’alors presque entièrement négligés. Ce recueil ne se distingue donc pas essentiellement d’autres mélanges organisés thématiquement. Et cela est bon signe dans ce sens que nous pouvons espérer que l’œuvre de Bonstetten jouira dans le futur, après l’immense effort des dernières quinze années qui nous ont offert l’édition critique de ses œuvres complètes, d’études critiques pour élucider son rôle dans le contexte de son époque, dans l’ère révolutionnaire et napoléonienne qui a transformé le monde politique, qu’il prendra sa place à côté des Staël, des Constant, des Sismondi, des philosophes et historiens de son temps, à côté du grand nombre d’intellectuels helvétiques qui occupent une part importante dans l’histoire des idées européennes de cette époque. Ceci ne serait pas le moindre mérite de l’effort critique dont on a eu les preuves les plus remarquables. OeC02_2012_I-173AK2.indd 6 OeC02_2012_I-173AK2.indd 6 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine : Charles-Victor de Bonstetten entre empirisme anglais, sensualisme français et idéalisme allemand Martin Bondeli Comment entre-t-on dans un âge éclairé de l’histoire de l’humanité ? Par des changements économiques et politiques qui tiennent compte des besoins de chacun en liberté, en justice et en prospérité. Mais cela ne suffit pas : les changements économiques et politiques sont voués à l’échec si nous ne perfectionnons pas en même temps nos facultés intellectuelles et morales. Il convient cependant de ne pas nous contenter d’approfondir notre connaissance de la nature et de la société ou de suivre plus scrupuleusement les impératifs moraux. Notre for intérieur, notre « moi », est mis à contribution. Il importe de le former et de le développer en visant un rapport harmonieux entre nos mouvements intellectuels et sensuels. Comment ? Cela ne semble possible que lorsque nous disposons de suffisamment de connaissances psychologiques de nous-mêmes, c’est-à-dire lorsque nous connaissons les forces, les lois et le potentiel évolutif des facultés de notre âme. Il s’ensuit que nous ne pouvons entrer dans un âge éclairé que si nous complétons notre connaissance de nous-mêmes et que nous continuons à analyser les facultés de notre âme. En tenant compte des circonstances actuelles, nous devons donc nous remémorer le « nosce te ipsum » que nous a livré la sagesse antique. Charles-Victor de Bonstetten a formulé une telle conception et, s’inspirant des Lumières, il s’en est servi pour traiter profondément de la question de la connaissance psychologique de soi. Cet auteur est persuadé que le progrès politique dépend étroitement de la manière dont nous cultivons notre connaissance ainsi que notre conscience de nous-mêmes et que le bien-être, d’une part économique, d’autre part intellectuel et moral, doit s’équilibrer. Suivant ces idées, il développe une philosophie ayant pour but principal le progrès des recherches sur l’âme humaine. Au cours d’une vie intellectuelle riche et variée, Bonstetten étudie à de nombreuses reprises des ouvrages de philosophie psychologique, d’anthropologie et de morale 1 , tout en enrichissant ses lectures de réflexions personnelles fondées sur l’obser- 1 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. XXXVIII-LXVIII. OeC02_2012_I-173AK2.indd 7 OeC02_2012_I-173AK2.indd 7 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 8 Martin Bondeli vation de lui-même et sur la comparaison de diverses cultures. Le résultat de plusieurs décennies de recherches, de réflexions et de conceptualisations s’inscrit dans les Recherches sur la nature et les lois de l’imagination de 1807 2 , dans les Études de l’homme ou Recherches sur les facultés de sentir et de penser de 1821 3 ainsi que dans une version allemande complétée des Études, intitulée Philosophie der Erfahrung oder Untersuchungen über den Menschen und seine Vermögen, qui paraît en 1828 4 . Dans ces publications, Bonstetten se révèle être un chercheur peu orthodoxe, abandonnant les sentiers de la philosophie professionnelle, bien que son élaboration d’un système des facultés de l’âme humaine soit méticuleuse et méthodologiquement exigeante. Il renonce autant à une présentation rigoureusement philosophique et systématique de son sujet qu’à une argumentation exposant des preuves. Il s’applique par contre à rendre l’objet de ses recherches compréhensible en s’appuyant sur des principes, des lois et des schémas. En prenant ses distances à l’égard des théories contemporaines idéalistes et matérialistes, il part du principe que l’âme humaine - liée depuis Platon à l’idée d’un rapport immédiat 5 et souvent identifiée depuis Descartes, Leibniz et Wolff au « moi », à l’« aperception » ou à la « conscience de soi » - ne peut être considérée ni simplement comme une substance intellectuelle, ni comme un organe matériel plus évolué. L’âme doit davantage être considérée comme une réalité intellectuelle et matérielle ainsi que comme un riche ensemble de facultés sensibles et mentales, convoitantes et volitives. Bonstetten prête une attention toute particulière à l’activité sensitive de la faculté de l’âme, qu’il met en rapport avant tout avec l’imagination, avec la vue esthétique ou encore avec l’émotion esthético-morale. À son avis, l’activité sensitive, dans ses divers degrés et dans ses manifestations, est la « force motrice » de nos idées 6 et le lien entre la pensée et la sensualité en tant que simple sensation. La connaissance des forces et des lois de cette activité semble donc être selon Bonstetten une condition sine qua non pour transformer notre monde des idées et faire émerger un moi accompli, en harmonie avec lui-même et les autres individus. Si l’on considère les publications philosophiques de Bonstetten dans le contexte des courants philosophiques des Lumières qui lui sont contemporains, il convient d’attirer l’attention sur un chapitre mémorable de l’histoire intellectuelle de la Suisse du XVIII e siècle. 2 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 157-374. 3 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 557-893. 4 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 1001-1424. 5 Voir Theaitetos. 185d-e. 6 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 581, 1033. OeC02_2012_I-173AK2.indd 8 OeC02_2012_I-173AK2.indd 8 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 9 L’idée de la connaissance de soi était très en vogue dans le milieu intellectuel de la seconde moitié du XVIII e siècle et, jointe à des visions politiques, elle a même joué un rôle capital durant la période de la République helvétique. En se basant sur l’idée de la connaissance de soi, associée à celle du « perfectionnement du genre humain », des érudits et des représentants de la politique de l’éduction, tels que Johannes Ith, Philipp Albert Stapfer, Johann Rudolf Steck et Johann Heinrich Pestalozzi, ont élaboré leurs idées relatives à un futur État libre de la Suisse. À leur manière, ils ont ce faisant poursuivi un projet implicitement lié à l’idée de la connaissance de soi, celui de l’exploration de la nature humaine et des facultés de l’âme humaine : Ith et Pestalozzi avec des travaux anthropologiques, 7 Stapfer avec une étude portant sur l’histoire de la philosophie 8 et Steck avec des plans et des esquisses pour un « système de la connaissance de soi ». 9 Bonstetten se joint à cet édifice de pensées et en pose même la clé de voûte en explorant le domaine de la psychologie, qui représente l’élément central du projet. Cependant, pour rendre justice aux publications philosophiques de Bonstetten, il convient d’évoquer un autre mouvement de pensée philosophique important et de dimension européenne - il se répandit dans les sphères culturelles d’Angleterre, de France et d’Allemagne -, centré sur l’âme humaine. Etant donné que la philosophie du XVII e et du XVIII e siècle commençait à prendre comme modèles les disciplines montantes de la psychologie empirique et de l’anthropologie, elle tendait de plus en plus à se focaliser sur l’homme en tant qu’être naturel, social et intellectuel, et non plus en premier lieu sur les domaines métaphysiques de la théologie, de la cosmologie et de la psychologie rationnelle. On s’intéressait davantage à des questions théoriques portant sur les facultés humaines. Aux tâches classiques de s’entendre sur le savoir avéré, sur les actions justes et morales ainsi que sur une forme raisonnable de foi, se joignait l’exigence d’explorer les dispositions naturelles et intellectuelles de l’homme, tout comme de réfléchir aux possibilités de les perfectionner. En Angleterre, ce mouvement naquit à la fin du XVII e siècle, sous l’impulsion de John Locke. Son ouvrage fondamental, An Essay Concerning 7 Voir J. Ith : Versuch einer Anthropologie oder Philosophie des Menschen nach seinen körperlichen Anlagen. Bern : Haller, 1794/ 95 ; J.H. Pestalozzi : Meine Nachforschungen über den Gang der Natur in der Entwicklung des Menschengeschlechts. Zürich, 1797. 8 Voir P.A. Stapfer : Die fruchtbarste Entwicklungsmethode der Anlagen des Menschen zufolge eines kritisch-philosophischen Entwurfs der Culturgeschichte unsers Geschlechts : in der Form einer Apologie für das Studium der claßischen Werke des Alterthums. Bern : hochobrigkeitliche Buchdruckerey, 1792. 9 Voir M. Bondeli : Kantianismus und Fichteanismus in Bern. Basel : Schwabe, 2001, pp. 323-353, 389-399. OeC02_2012_I-173AK2.indd 9 OeC02_2012_I-173AK2.indd 9 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 10 Martin Bondeli Human Understanding, 10 fit triompher une direction de la recherche philosophique qui avait certes déjà donné quelques résultats considérables - notamment dans l’Antiquité grâce à la description des forces et des parties de l’âme humaine dans le De Anima d’Aristote ainsi qu’à l’époque moderne dans le sillage de Descartes et de ses connaissances philosophiques fondées sur la conviction de l’existence du moi pensant - mais qui n’avait toujours occupé qu’un rang subalterne dans l’échelle des disciplines philosophiques et dont le développement était par conséquent resté limité. Selon Locke, la philosophie tout entière doit désormais être considérée comme la science de l’homme. Sa tâche principale serait d’étudier l’entendement et le désir de l’âme à travers les résultats de ses facultés sensuelles et intellectuelles. Les espèces et les degrés des idées, qui appartiennent à l’âme en tant que facultés actives et passives, sont soumis à des analyses et à des systématisations étendues. L’empiriste sceptique, David Hume, ainsi que certains représentants de la philosophie du « common sense », à l’instar de Thomas Reid, ont garanti la continuité de ce système de pensée. Des théoriciens de la philosophie du « moral sense », comme Shaftesbury, Hutcheson et Adam Smith, se sont quant à eux appliqués à suivre la voie inaugurée par Locke en empruntant les sentiers de l’esthétique et de la philosophie morale. En France, ce mouvement était en lien avec les courants du matérialisme et du sensualisme du XVIII e siècle et a été préparé par une conception du cartésianisme transmise dans l’esprit du mécanisme. Condillac notamment, qui partageait l’opinion de Locke sur l’origine empirique et sensuelle de la connaissance, qu’il radicalisa, joua un rôle déterminant dans le domaine de la doctrine de l’âme et de l’esprit avec son Essai sur l’origine des connaissances humaines 11 et son Traité des sensations 12 . Il convient d’évoquer également le matérialiste Helvétius, qui exprimait dans son livre populaire, De l’esprit 13 , l’opinion selon laquelle on pouvait expliquer le monde de l’esprit comme une manifestation du monde physique et la morale comme un produit de nos passions ainsi que de notre sensibilité. L’Allemagne de la seconde moitié du XVIII e siècle connut une évolution semblable. Mais cette dernière se présenta comme un processus de transformation dans le cadre de la philosophie systématique classique et rationaliste de Christian Wolff, orientée vers la discipline reine de la métaphysique. Des anthropologues, des philosophes et des psychologues tels qu’Ernst Platner 14 , 10 Première édition : Londres, 1690. Durant le XVIII e siècle, l’ouvrage fut réédité à plusieurs reprises en anglais et en d’autres langues. 11 Première édition : Paris, 1746. 12 Première édition : Paris, 1754. 13 Première édition : Amsterdam/ Paris, 1758. 14 1744-1818, professeur de philosophie et de médecine à Leipzig. OeC02_2012_I-173AK2.indd 10 OeC02_2012_I-173AK2.indd 10 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 11 Johann Nikolaus Tetens 15 , Johann Georg Heinrich Feder 16 et Christoph Meiners 17 , cherchèrent dès les années 1770 à dégager les prémisses immanentes à ce système. Ils annoncèrent une théorie psychologique des facultés, l’approfondirent et, finalement, l’élevèrent au rang de nouvelle discipline philosophique. Là encore, l’influence de Locke - accrue par la publication des Nouveaux essais sur l’entendement humain 18 - fut manifeste. Ce processus, qui ne fut néanmoins pas considéré comme une rupture, fut soutenu par le wolffianisme esthétique conçu par Alexander Gottlieb Baumgarten et son entourage. Ce groupe d’adeptes de Wolff tenait à valoriser les facultés de connaissance inférieures (ou sensuelles) par rapport aux facultés de connaissance supérieures (ou rationnelles), ce qui généra de nouveaux débats sur les rapports entre pensée, représentation et sentiment. Johann Georg Sulzer, Johann Gottfried Herder, Moses Mendelssohn et Johann August Eberhard 19 , notamment rédigèrent alors des ouvrages décisifs sur la notion de sentiment et sur le rapport entre sentiment et pensée. Grâce aux ouvrages sur l’esthétique composés par le chef de l’Aufklärung berlinoise, Moses Mendelssohn, une conviction qui allait prévaloir chez Kant se mit à circuler ; elle stipulait que la faculté du goût ou le jugement esthétique relevait non pas de la faculté théorique ou pratique, mais d’une troisième faculté élémentaire et autonome de l’âme humaine 20 . La philosophie de Kant ne cessait de gagner en notoriété depuis la parution de la Critique de la raison pure 21 . À la faveur de son paradigme d’une raison critique dirigée contre des points de vue dogmatiques et sceptiques, la philosophie kantienne approfondit la réflexion sur la théorie de la connaissance ainsi que sur la critique de la métaphysique : elle surpassa dans ce domaine tant l’empirisme dans la ligne de Locke et de Hume que 15 1736-1807, professeur de philosophie à Kiel. 16 1740-1821, professeur de philosophie à Göttingen. 17 1747-1810, professeur de philosophie à Göttingen. 18 Première édition : Amsterdam/ Leipzig, 1765 (Dans : Œuvres philosophiques latines et françoises. Ed. R.E. Raspe). 19 Le rapport entre pensée et sentiment se trouvait au centre du sujet de concours de l’Académie de Berlin rédigé par Sulzer en 1773. Eberhard reçut le premier prix pour son traité Allgemeine Theorie des Denkens und Empfindens. Eine Abhandlung, welche den von der Königl. Akademie der Wissenschaften in Berlin auf das Jahr 1776 ausgesetzten Preis erhalten hat, paru en 1776 à Halle. 20 Au sujet de la doctrine des trois facultés élémentaires, élaborée avant Kant surtout par Mendelssohn et Tetens, mais à la genèse de laquelle Baumgarten et Sulzer prirent une part non négligeable, voir Marion Heinz : Sulzer und die Anfänge der Dreivermögenslehre bei Kant. In : F. Grunert, G. Stiening (éd.) : Johann Georg Sulzer (1720-1779). Aufklärung zwischen Christian Wolff und David Hume. Berlin : Akademie, 2011, 83-100. 21 Première édition : Riga, 1781. OeC02_2012_I-173AK2.indd 11 OeC02_2012_I-173AK2.indd 11 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 12 Martin Bondeli toutes les nuances du rationalisme inspirées de Leibniz et de Wolff. Cela ne remit cependant nullement en question le fait de considérer l’âme humaine comme objet principal de la philosophie, mais le renforça : une des intentions fondamentales de Kant était de mieux mettre en évidence les frontières et les liens existants entre la raison théorique (relative à la connaissance), la raison morale et pratique (concernant le désir ou la volonté), la raison technico-pratique (déterminant les buts) et la raison esthétique (rendant des jugements de goût). Durant les premières décennies du XIX e siècle, le mouvement de pensée qui mena de Kant à Hegel, en passant par Reinhold, Fichte et Schelling, marqua une rupture avec le mouvement de philosophie psychologico-anthropologique, dans la mesure où l’on attribua davantage de poids à certains modèles de pensée métaphysique. 22 Mais ici également, la continuité est manifeste : la valorisation de la sensualité et de la raison esthétique, provenant du wolffianisme esthétique, fut maintenue et elle permit d’articuler parfaitement des conjugaisons idéales de sensualité et de raison. En tant qu’auteur philosophique qui raisonne et qui s’exprime sur les facultés de l’imagination ainsi que sur le rapport entre sensibilité et pensée dans les premières décennies du XIX e siècle, Bonstetten se situe naturellement au confluent de ces courants qui s’étendent du XVIII e siècle au début du XIX e siècle. Intellectuel parfaitement à l’aise en anglais, en français et en allemand, il a accès à de nombreux ouvrages relevant de son domaine de recherche et il s’efforce de se les approprier. Il ne cache cependant ni ses préférences ni ses aversions à l’encontre de ces courants. En outre, il ne renonce pas à la prétention de participer à la discussion avec un esprit critique et novateur. Les théories sensualistes dans la ligne de Locke et de Condillac constituent incontestablement les modèles fondamentaux de Bonstetten. Ce furent sans aucun doute ses études auprès de l’érudit genevois Charles Bonnet et sa lecture attestée de l’Essai analytique sur les Facultés de l’âme 23 qui éveillèrent l’intérêt de Bonstetten pour ce domaine. Grâce à Bonnet, Bonstetten prit connaissance de la psychologie physiologique, qui s’intéresse aux liens entre événements psychiques et excitations physiques des nerfs. Bonnet lui fit également connaître la philosophie de la nature qui cherche à résoudre le problème par gradations selon une évolution du simple au complexe (dans le cadre de ce courant fut d’ailleurs esquissée 22 Il s’agit des modèles de pensée métaphysiques qui tirent leurs origines avant tout de Spinoza, du Neo-Platonisme et de la dotrince kantienne sur les « idées transcendentales ». 23 Première édition : Copenhague, 1760. - Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. XXXIX, LXXI. OeC02_2012_I-173AK2.indd 12 OeC02_2012_I-173AK2.indd 12 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 13 l’idée d’une échelle des êtres organiques très discutée). Sans doute, le fait que Bonstetten s’oriente vers le sensualisme tout en s’appropriant les théorèmes de Leibniz sur l’« harmonie préétablie » ainsi que sur la perfectibilité du monde intellectuel et physique est également imputable à l’influence de Bonnet. On ignore par contre - bien que cela semble vraisemblable 24 - si Bonstetten fut inspiré par les adeptes de Wolff et de Leibniz qui tentèrent de rendre compréhensible l’unité et la différence entre penser et sentir à partir de points de vue empirico-psychologiques et esthétiques. Kant, enfin, participe à la façon dont Bonstetten développe et consolide l’édifice de sa pensée. Toutefois, l’influence de Kant est avant tout négative : Bonstetten reproche à la pensée kantienne de constituer les errements philosophiques qu’elle critique elle-même. Bonstetten ne cache pas en effet qu’il considère Kant comme un penseur peu attrayant, trop abstrait et trop peu attentif à la richesse de l’expérience ainsi qu’à celle de la vie. En tout et pour tout, la philosophie de Kant lui paraît incarner la froide façon de penser du Nord, qui tend à exagérer intériorisation et systématisation. 25 Bonstetten est encore plus négatif à l’égard des idéalistes postkantiens Fichte, Schelling et Hegel ; ici également, c’est son aversion pour une manière de penser bien précise qui est décisive, et non pas une divergence touchant au contenu. Alors que Fichte, Schelling et Hegel pensent avoir libéré l’esprit fertile de Kant de l’étroitesse du système kantien, 26 Bonstetten est de l’avis contraire : selon lui, les successeurs de Kant méconnaissent le réel « esprit » philosophique de leur maître et au lieu de partir de résultats substantiels, ils ne s’attachent « qu’à ses formes, qu’à son système », ils se surpassent en caricaturant le côté formaliste et systématique de la philosophie kantienne 27 . En ce qui concerne le programme philosophique, la distance qui sépare Bonstetten de Kant et de ses successeurs idéalistes est moins grande qu’il n’y paraît à première vue. Si ferme que soit sa position dans le domaine d’un sensualisme dans le style de Locke et de Condillac, Bonstetten refuse 24 Les ouvrages philosophiques de Bonstetten n’évoquent ni Sulzer, ni Mendelssohn, ni Eberhard. On y trouve par contre des références à Herder. Ses efforts pour comprendre le sentiment et la pensée comme un phénomène cohérent n’ont pas pu échapper à Bonstetten. 25 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 129 sq. et L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 502 sq. - Plus tard, Bonstetten atténue son jugement négatif de Kant (voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 856, 1247) ; cela est dû au fait qu’il considère divers jugements de Kant comme productifs. 26 À ce sujet, cf. surtout la distinction qu’opère Hegel entre « l’esprit » et la « lettre » de la philosophie kantienne (voir G.W.F. Hegel : Jenaer kritische Schriften. Gesammelte Werke, éd. Rheinisch-Westfälische Akademie der Wissenschaften, t. 4, Hamburg, 1968, p. 5). 27 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 62, 94 sq. OeC02_2012_I-173AK2.indd 13 OeC02_2012_I-173AK2.indd 13 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 14 Martin Bondeli tout aussi nettement des interprétations trop partiales de ce sensualisme et marque une volonté de suivre son propre chemin. Curieusement, cette voie le conduit à des jugements qui le rapprochent de Kant et des idéalistes allemands, comme nous allons le voir dans la suite à l’aide de trois exemples tirés des réflexions psychologiques de Bonstetten. Il sera question d’abord du concept de sens intérieur que Bonstetten s’applique à développer en lien avec les notions de l’imagination et du sentiment (I), puis du concept de liberté qu’il évoque dans le cadre du niveau moral du sens intérieur (II) et finalement du concept d’expérience auquel il recourt avant tout au niveau de la méthode de la connaissance (III). I Les concepts de l’imagination, du sentiment et de la pensée, qui apparaissent dans les titres des traités publiés de Bonstetten, constituent trois concepts importants dans ses réflexions psychologiques. Il s’agit de démontrer, d’une part, que la pensée (et la représentation) sont stimulées, mues et animées par le sentiment et, d’autre part, que les facultés de l’imagination consistent en un rapport entre le sentiment et la pensée (ou la représentation). L’imagination unifie en effet le sentiment et la pensée en se manifestant sous la forme des lois chronologiques que sont la succession et l’association ainsi que sous la forme d’effets de composition et d’invention. 28 À cela s’ajoute une autre trinité de concepts axiomatiques : sensation, idée (représentation) et sentiment. Dans ce cas-là, Bonstetten tente avant tout de saisir le sentiment dans sa différence avec la sensation et avec l’idée. Le sentiment est caractéristique de la faculté de la sensibilité et s’érige comme un sens autonome, que Bonstetten appelle d’abord « sixième sens », puis « organe intérieur » ou « sens intérieur » 29 . Selon les explications de Bonstetten, la sensation est d’abord un processus physique. Une donnée extérieure, par exemple un objet vert, affecte les sens et l’esprit. L’idée par contre relève du mental. L’âme se réfère à quelque chose et par là, elle représente quelque chose, elle a l’idée de quelque chose, l’idée du « vert ». L’idée en tant que processus ne relève jamais seulement des sens, mais toujours et en même temps des facultés intellectuelles ; elle n’est jamais seulement perception, mais toujours aussi pensée. Car sans pensée, sans langue et par conséquent sans faculté activée d’une intelligence qui forge des concepts et des jugements, il serait impossible d’articuler le contenu de l’idée. Finalement, il importe de comprendre le sentiment comme un processus mental qui anime le contenu 28 Voir la première partie des Recherches, Bonstettiana, Philosophie, pp. 167-205. 29 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 209, 581 sqq., 1030 sqq. OeC02_2012_I-173AK2.indd 14 OeC02_2012_I-173AK2.indd 14 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 15 d’une idée. Disposer du contenu d’une idée est une situation émotionelle : l’idée « verte » éveille une émotion « verte », accompagnée d’une série d’émotions semblables. Et cette émotion « vert » me touche principalement comme une impression de la perfection ou de l’imperfection, de l’agréable ou du désagréable. Dans le cas du sentiment, l’activité de l’âme - et donc par conséquent la mise en perspective d’un objet par un moi - joue un rôle bien plus grand que dans le cas de la sensation ou de l’articulation d’un contenu de l’idée. Dans un sens emphatique, le sentiment est mon sentiment ; le sentiment de quelque chose va directement de pair avec le sentiment de moi. Aussi n’est-ce pas par hasard que Bonstetten, lorsqu’il traite plus en détail de la sensibilité en tant que sens intérieur, aborde également le « sanctuaire » de l’âme et l’instance en nous que nous appelons « moi » 30 . Par ailleurs, il convient d’observer que le sentiment est traditionnellement classé comme une sorte d’idée parmi les fonctions des sens et des résultats obtenus par les facultés d’intuition et d’imagination. L’organe du sentiment apparaît comme le « sens des sens » ou comme la faculté de l’intuition sensuelle par excellence. Bonstetten se rallie à cette classification. Bien qu’il distingue le sentiment de l’imagination, il lui importe de souligner le rapport qui unit ces deux concepts et leur ressemblance : tous deux sont simultanément intellectuels et sensuels, tous deux ont une fonction au service de notre faculté de mémoire, tous deux sont à considérer comme des facultés actives et productives. Alors que dans un premier temps, Bonstetten regarde le sentiment et l’imagination comme des facultés nécessitant autant d’explications l’une que l’autre, il change d’avis à un niveau plus élevé de sa réflexion. Dans l’introduction à ses Études, il explique qu’à la différence de l’ouvrage de 1807, il ne s’attachera plus essentiellement à explorer l’imagination, mais davantage à traiter de la sensibilité de façon plus approfondie. Il différencie trois classes de sentiments, que l’on pouvait déjà distinguer partiellement dans l’imagination et dans le sens intérieur : « I.° le sens de nos besoins matériels, II.° le sens du beau, III.° le sens moral » 31 . À la suite de cette révision, 30 Le parallèle entre sentiment de quelque chose et sentiment de moi est au fond un topos tant chez Condillac que chez les adeptes du wolffianisme psychologique et esthétique. Sulzer le traite abondamment. Chez lui, on peut comprendre le sentiment, distinct de l’idée, comme une forme subjective de l’idée que l’on se fait d’un objet en ce qu’elle se réfère à l’âme (voir Udo Thiel, « Sulzer über Bewusstsein im Kontext ». In F. Grunert, G. Stiening (éd.), Johann Georg Sulzer (1720-1779). Aufklärung zwischen Christian Wolff und David Hume. Berlin : Akademie, 2011, 25-27, 34-36.) Pour Bonstetten par contre il convient de voir le sentiment comme base de l’idée et non comme manière de se faire une idée, ni comme une composante subjective de l’idée. 31 Bonstettiana, Philosophie, pp. 581, 1033. OeC02_2012_I-173AK2.indd 15 OeC02_2012_I-173AK2.indd 15 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 16 Martin Bondeli le concept du sens intérieur devient le pivot et la charnière de la recherche dans son ensemble, alors que la présentation de sujets matériellement utiles, esthétiquement harmonieux et moralement agréables devient quant à elle, le but essentiel de son exposé. En outre, Bonstetten fournit une nouvelle explication du rapport entre sentiment et pensée ainsi qu’une analyse plus détaillée de l’intelligence. Ce n’est plus l’imagination en tant que telle, mais la sensibilité même, après avoir intégré l’imagination, qui établit le lien avec la pensée. Par ailleurs, on ne peut suffisamment comprendre notre intelligence, si l’on n’inclut pas les conceptions de vérités logiques issues de la théorie de la connaissance (concernant le rapport entre idée et objet extérieur) 32 . Par conséquent, il faut tenir compte des limites auxquelles se heurte l’exigence d’une unité de sentiment et de pensée. Les significations de « convenance » pertinentes pour la vérité logique et relevant de la théorie de la connaissance ne peuvent être interprétées comme les variantes de la convenance dont il s’agit dans le cas du sentiment, à savoir la convenance comme harmonie ou émotion du plaire. En d’autres termes, on ne peut faire abstraction de l’autonomie de l’intelligence dans son rapport à la sensibilité et à l’imagination : « La vérité logique suit les lois de l’intelligence, qui compare, distingue, rapproche, et classe les objets dans le temps et l’espace. L’intelligence s’élève d’identité en identité à la connaissance des objets extérieurs, tandis que l’imagination, suivant toujours les lois du sens intérieur, va de préférence en préférence. 33 » En expliquant le sens intérieur par une sensibilité structurée graduellement et imprégnée de la signification de l’imagination, Bonstetten confère à cet organe des traits sensuels, mais aussi intégraux et dynamiques. De cette manière, il cherche manifestement à se distancier de ses modèles : Locke, Bonnet et Condillac. Chez Locke, le sens intérieur (« internal sense ») constitue outre la source de la perception (« sensation ») la source de la réflexion (« reflection ») 34 . Si, dans le cas de la perception, ce sont des objets extérieurs qui imposent des idées à l’entendement, dans le cas de la réflexion, par contre, c’est l’esprit qui fournit à l’entendement des idées issues de ses propres opérations : « the mind furnishes the understanding with ideas of its own operations » 35 . Parfois, Bonstetten compare ce qu’il nomme « idée » avec la source de la « sensation » chez Locke 36 et lorsqu’il traite de la fonction synthétique de l’intelligence, des marques d’approbation de la « reflection » de Locke ne 32 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 740-749, 1303-1313. 33 Bonstettiana, Philosophie, p. 744. 34 Voir An Essay Concerning Human Understanding, livre II, chapitre I, § 3-4. 35 Voir An Essay Concerning Human Understanding, livre II, chapitre I, § 5. 36 Voir Bonstettiana, Philosophie, p. 1032. OeC02_2012_I-173AK2.indd 16 OeC02_2012_I-173AK2.indd 16 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 17 manquent pas 37 . Ce que Bonstetten développe comme sa propre conception d’un sens intérieur n’est cependant nullement identique à la source de la réflexion chez Locke. En tant que faculté appartenant au sentiment, le sens intérieur n’est pas selon Bonstetten une faculté avant tout spirituelle et encore moins une faculté spirituelle côtoyant une faculté sensuelle. En ce qui concerne Bonnet et Condillac, Bonstetten concorde avec leur attitude sensualiste fondamentale, divergente de celle de Locke. Le sens intérieur n’est pas une source particulière, différente de la sensualité ; il est plutôt l’organe principal de la sensibilité caractérisée par des degrés sensuels et spirituels. Bonstetten diffère cependant de Bonnet en ce qui concerne la caractérisation de la faculté de l’imagination, qui revient au sens intérieur. Dans les Recherches, il montre que la définition que donne Bonnet de l’imagination comme faculté de se représenter des objets absents est trop étroite. Il reproche par ailleurs explicitement à Bonnet de ne pas avoir distingué suffisamment l’imagination de la mémoire et d’avoir vu dans l’imagination seulement une forme plus intense de la mémoire 38 . En contrepartie, Bonstetten voudrait que le côté productif et créateur de l’imagination soit également pris en considération 39 . Par cette critique de Bonnet et par sa prise de position en faveur d’une conception plus large de l’imagination, Bonstetten se rapproche de Condillac. À la différence de Bonnet, Condillac a établi une distinction que l’on doit qualifier de substantielle entre l’imagination, qui conserve la perception, et la mémoire, qui n’en conserve que les noms et les circonstances 40 . Bien que Condillac parle avant tout de l’imagination comme d’une capacité, propre à l’attention et à la contemplation, qui reproduit des perceptions, il tient à la considérer en même temps comme une faculté génératrice de nouvelles combinaisons d’idées 41 . Il ne traite cependant pas de cette dernière facette de l’imagination en particulier et, tout en réfléchissant sur les aspects esthétiques de l’imagination, il se contente de renvoyer le lecteur à une recherche ultérieure 42 . Aussi Bonstetten s’en prend-il également au représentant principal du sensualisme français : les contributions de Condillac constituent certes une lueur d’espoir, conclut-il, puisqu’elles garantissent autant une conception fondamentale sensualiste du sens intérieur que l’intention de ne pas voir l’imagination uniquement comme une faculté passive. Mais il convient de 37 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 1058, 1099. 38 Voir Bonstettiana, Philosophie, p. 167. 39 À cet égard, Bonstetten établit ensuite une distinction entre la mémoire comme « faculté conservatrice » et l’imagination comme faculté « excitatrice et combinatrice ». (Bonstettiana, Philosophie, pp. 884, 1275). 40 Voir Essai sur l’origine des connaissances humaines, I/ 2, § 19-20. 41 Voir Essai sur l’origine des connaissances humaines, I/ 9, § 75, note. 42 Voir Essai sur l’origine des connaissances humaines, I/ 10, § 91. OeC02_2012_I-173AK2.indd 17 OeC02_2012_I-173AK2.indd 17 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 18 Martin Bondeli critiquer le manque de courage de cet auteur, qui ne réalisa pas résolument ses plans relatifs à l’imagination. Avec ses propres travaux, Bonstetten comble la lacune laissée par Condillac. Il reconnaît à l’organe du sens intérieur une faculté de l’imagination tant active que passive et qui concerne des activités de l’âme aussi bien morales, pratiques et esthétiques que constitutives de la connaissance. Dans ce contexte, Bonstetten n’évoque que rarement Kant 43 . Mais il est évident qu’en s’élevant ainsi contre un sensualisme étroit, il adopte quelques-unes des positions-clés de Kant. Dans la Critique de la raison pure, Kant conçoit le « sens interne » comme un « temps », en opposition au « sens externe » conçu comme un « espace » 44 . À partir de là le sens interne ne lui sert pas seulement de matrice temporelle ordonnant des matières placées dans l’espace. Selon Kant, le sens interne est aussi ce par quoi « l’esprit s’intuitionne lui-même, ou intuitionne son état intérieur » 45 . De cette manière, Kant considère dès le début le sens interne non seulement sur la base d’une relation forme-matière, mais également dans l’horizon d’une intuition de soi, qu’il appelle plus précisément « la manière dont l’esprit est affecté par sa propre activité » 46 et qu’il explique comme un effet qu’exerce l’entendement sur le sens interne 47 . Dans cette perspective, le sens interne ne doit pas être identifié à l’entendement, l’aperception pure ou le moi, puisque, contrairement à eux, il relève du pur sensualisme. Mais il ne doit pas non plus être considéré comme séparé de l’entendement, d’autant plus que, stimulé par l’entendement, il peut se montrer actif et pas purement réceptif. En vertu de cette double fonction, sensuelle et intellectuelle, le sens interne participe à la formation de concepts qu’il dote de sens. Il donne une forme figurée ou schématique à des concepts qui ne sont que des noms. En d’autres termes, c’est au sens interne, affecté par l’entendement, que revient la faculté de « l’imagination », comme Kant l’explique 48 . Dans ce cas, il ne 43 Dans le cadre d’un passage des Études relatif à la faculté de la mémoire, Bonstetten évoque la conception kantienne du temps. (Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 891, 1284) Dans ses travaux préparatoires aux Recherches, il se réfère rapidement à la conception kantienne de l’espace et du temps (voir Bonstettiana, Philosophie, p. 154). Il devait par conséquent également connaître la définition kantienne du temps comme sens intérieur. Une prise de position explicite de Bonstetten sur ce point chez Kant manque cependant. 44 Voir Critique de la raison pure A 22 sq./ B 37 sq. (Œuvres philosophiques. Édition publiée sous la direction de Ferdinand Alquié. Paris : Gallimard, 1980sq., Vol. I, 784sq.). 45 Voir Critique de la raison pure A 22/ B 37. (Œuvres philosophiques I, 784). À cet égard Kant adopte la conception du « sensus internus » de Wolff et Baumgarten. 46 Voir Critique de la raison pure B 67. (Œuvres philosophiques I, 807). 47 Voir Critique de la raison pure B 153, B 155. (Œuvres philosophiques I, 868sq.). 48 Voir Critique de la raison pure B 151 sq. (Œuvres philosophiques I, 867). OeC02_2012_I-173AK2.indd 18 OeC02_2012_I-173AK2.indd 18 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 19 peut pas s’agir seulement d’une imagination commune ou reproductive. En tant qu’organe d’un sens interne que stimule l’entendement, l’imagination a également part à un acte de spontanéité. Il convient donc de parler d’une « imagination productrice ». Dans la Critique de la raison pure, Kant a souligné l’importance de cette imagination productrice avant tout pour établir des schémas temporels que l’on peut classer parmi les concepts purs de l’entendement. En vertu de l’imagination productrice, un concept peut être traduit en un schéma temporel, un schéma de la simultanéité ou de la succession. En ce qui concerne notre monde empirique, ce n’est qu’en relation avec l’intuition qu’un concept est doté de sens et de signification. Ce n’est qu’à cette condition-là que l’on peut développer un processus de création de la connaissance. Avec sa Critique de la faculté de juger, Kant n’a laissé planer aucun doute quant au fait que l’imagination productrice constitue un véhicule indispensable de la production et du jugement esthétique. Selon Kant, le jugement du goût, c’est-à-dire le fait de qualifier un objet de « beau », se fonde sur un état d’esprit qui se présente dans le « libre jeu » de « l’imagination » et de « l’entendement » 49 . Cependant, l’imagination productrice reste liée à une matière sensuelle, même dans son rôle d’artiste et elle n’est donc pas une faculté que l’on pourrait qualifier stricto sensu de « créatrice » 50 . Tout comme Kant, Bonstetten est d’avis - nous l’avons vu - qu’en ce qui concerne la connaissance et le jugement esthétique, nous disposons d’un sens intérieur lié en priorité à la fois à des idées du temps et à notre opinion de nous-mêmes. En outre, une action combinée de facultés sensuelles et intellectuelles, tout comme une imagination créatrice, figure parmi les composantes essentielles de ce sens intérieur. Alors que Kant développe les passages-clés liés aux concepts du sens interne et de l’imagination comme les éléments d’un concept de la raison complexe, théorique, pratique et esthétique, en ne leur attribuant ainsi qu’une fonction limitée et clairement subordonnée dans certaines parties de son édifice de critique de la raison, Bonstetten vise, quant à lui, en développant ces concepts, quelque chose de fondamental et de global. À ses yeux, le sens intérieur constitue le fondement d’un ensemble formé de sens théoriques, matériels, esthétiques et moraux. Par conséquent, la sensibilité, qu’il faut associer au sens intérieur, apparaît comme la première faculté, la faculté de toutes les facultés. Par là, les pensées de Bonstetten concernant la globalité et l’harmonie, influencées par Leibniz et Wolff, jouent un rôle éminent. À cet endroit cependant, Bonstetten se rapproche nolens volens de l’idée d’un système que les idéalistes allemands font alors valoir sur un nouvel arrière-plan kantien. Depuis 49 Voir Critique de la faculté de juger, § 9. (Œuvres philosophiques II, 975). 50 Voir Anthropologie d’un point de vue pragmatique, § 28. (Œuvres philosophiques III, 985sq.). OeC02_2012_I-173AK2.indd 19 OeC02_2012_I-173AK2.indd 19 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 20 Martin Bondeli 1789, le kantien Reinhold se consacre à une révision de la critique kantienne de la raison du point de vue de la théorie des facultés. Il s’agit de reconstruire l’ensemble de l’édifice de la raison à partir d’une première faculté, la faculté de l’idée. Fichte et le jeune Schelling suivent dans les années 1790 ce projet portant sur un système général de la raison, étant d’avis qu’il convient de partir non pas de la faculté de l’idée, mais du moi dans son activité intellectuelle. Schiller, Hölderlin, Novalis, Friedrich Schlegel et Schleiermacher contribuent à ce projet de réflexions esthétiques sur le premier principe de la philosophie. Vers 1800 déjà, Schelling réunit de façon remarquable cette idée postkantienne d’un système avec le concept d’un sens intérieur. Ainsi, on peut lire dans l’introduction à son Système de l’idéalisme transcendantal que la connaissance la plus élevée issue du système postkantien reposerait sur l’organe de l’intuition intellectuelle, un « sens intérieur » que l’on pourrait également appeler « esthétique » 51 . En filigrane s’impose la conclusion que Bonstetten a développé une théorie du sens intérieur apparentée à des passages-clés de la psychologie et de l’esthétique kantiennes et à des idées des idéalistes allemands relatives à la théorie des facultés. Ce qui sépare cependant Bonstetten tant de Kant que des idéalistes allemands concerne en priorité leurs conceptions et leurs appréciations différentes du concept de sentiment. D’après Kant, le « sentiment » (« Empfindung ») consiste soit, d’un point de vue objectif, en la matière et en l’effet qu’elle exerce sur notre capacité d’idée, soit, d’un point de vue subjectif, en l’expression d’un plaisir ou d’un déplaisir consécutif à l’action d’un sens. Par là, le sentiment est sensuel et non pas intellectuel, il s’agit d’une faculté empirique et non pas rationnelle. Les idéalistes allemands ne modifient pas fondamentalement cette conception ni cette appréciation, même si dans certains cas la conciliation de la sensualité et de la raison devient une tâche importante et que le concept kantien de la raison s’en trouve élargi et assoupli du point de vue dialectique. Bonstetten par contre, tout sensualiste qu’il est, opère avec une conception large du sentiment, quand il l’entend comme idée animée ou comme sens intérieur, simultanément sensuel et intellectuel. 52 À la suite de cela, il part également du fait que la raison ne constitue pas un organe étranger à la sensibilité. Aux yeux de Bonstetten, Kant et les idéalistes, malgré leurs efforts, ne rendent pas justice à l’intention du sensualisme. Aux yeux de Kant et des idéalistes 51 Voir F.W.J. Schelling : Sämtliche Werke. Éd. K.F.A. Schelling. Stuttgart, 1856-1861. I/ 3, p. 350 sq. 52 A ce sujet Bonstetten approche de la théorie de l’aperception de Maine de Biran. Ce penseur défend la thèse que le Moi est une aperception immédiate qu’on doit faire comprendre comme « sens intime », contenu dans tous les effets et tous les états sensuels et intellectuels. Voir De l’aperception immédiate (Berlin, 1807). OeC02_2012_I-173AK2.indd 20 OeC02_2012_I-173AK2.indd 20 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 21 allemands, il est inévitable que le sensualisme, même formulé de façon intégrative et pure, manque l’essence de la raison. II L’« harmonie » des facultés de l’âme est un topos dans la pensée de Bonstetten que l’on rencontre non seulement lorsqu’il présente les lois de l’imagination, mais également lorsqu’il réfléchit sur le sens du beau et sur le sens moral. La configuration des diverses parties de l’âme est ce qui détermine le sentiment du beau et ce qui donne l’impression d’une vie réussie et heureuse au niveau moral. Lorsqu’il aménage le niveau moral de son édifice de pensées psychologique, Bonstetten ne se contente pourtant pas de parler d’un sens moral lié aux idées de bien public et de bonheur. Il discute aussi du sens moral qui nous semble participer à nos actions et à notre volonté. C’est précisément ce sens-là dont des philosophes du « moral sense » tels que Francis Hutcheson et Adam Smith ont affirmé l’existence en tant que faculté autonome et qu’ils ont reconnu principalement dans les sentiments de bienveillance, de pitié et de sympathie. Bonstetten suit cette direction ; l’ouvrage monumental de Smith, The Theory of Moral Sentiments 53 , qui marque à ses yeux une étape importante de la nouvelle pensée philosophico-morale et psychologico-morale, lui sert de modèle pour son exposé. À son avis, Smith affirme avec raison que pour toute action morale le sentiment moral serait décisif, non seulement pour la raison de la motivation, mais également pour la mesure du raisonnement, l’« impartial spectator » 54 . Mais selon Bonstetten, Smith sépare trop le sentiment moral de la sensibilité en général. Il critique notamment la prise en compte insuffisante du sentiment esthétique, et donc du sentiment de l’harmonie. Cela vient du fait que Bonstetten considère le rapport harmonie-dissonance comme plus fondamental que le rapport sympathie-antipathie, central pour Smith. Bonstetten relie ainsi de façon originale le concept smithien du sens moral avec une pensée de l’harmonie d’origine leibnizienne mais esthétiquement transformée. De l’idée d’une harmonie des facultés de l’âme, Bonstetten déduit outre la beauté et le bonheur également la liberté. Ce n’est pas seulement la question de la liberté dans une vie raisonnable qui intéresse Bonstetten, mais aussi celle de la liberté dans l’action et dans la volonté, et donc celle du libre arbitre. Bonstetten tient la volonté en principe pour une tendance vers un bien ou un état préféré et il subdivise la volonté humaine en une volonté « intérieure » et une volonté « extérieure » 55 . La volonté intérieure s’applique 53 Première édition : Londres, 1759. 54 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 629, 773, 775, 778, 1106, 1152, 1154, 1158. 55 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 931, 1233. OeC02_2012_I-173AK2.indd 21 OeC02_2012_I-173AK2.indd 21 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 22 Martin Bondeli à ce qui se passe dans l’âme même, la volonté extérieure à un objet extérieur ; la volonté intérieure agit en tant que pensée et réflexion qui choisit et prend des décisions, la volonté extérieure comme volition qui devient action. On peut donc penser la liberté d’une part comme liberté d’action, c’est-à-dire comme liberté de faire ce que l’on veut, d’autre part comme libre arbitre, c’est-à-dire comme liberté qui n’exécute pas seulement la volonté, mais qui la détermine également. Bonstetten approuve les deux formes de libertés, se faisant davantage le champion du libre arbitre. Convaincu qu’une volonté libre doit se déterminer elle-même, Bonstetten affirme, dans les Recherches, la priorité de la liberté sur la volonté et il définit le libre arbitre comme faculté de se décider délibérément pour la sensualité ou pour la raison : « La liberté de l’homme précède la volonté ; elle consiste dans le pouvoir de décider la volonté pour le parti de la sensibilité ou pour celui de la raison » 56 . Avec cette prise de position ferme contre une liberté qui doit être considérée comme subordonnée à la volonté, Bonstetten refuse du même coup l’identification liberté-force. On peut certes comprendre la force comme une qualité de la liberté d’action, mais sous réserve comme qualité du libre arbitre. Dans sa Philosophie der Erfahrung 57 , Bonstetten réaffirme la position exprimée dans les Recherches ; il souligne que tant la décision pour une action raisonnable que celle pour une action passionnée relèvent de la volonté libre et il insiste sur la distinction implicite entre le libre arbitre, la liberté de l’homme en général, et la liberté morale, décision librement voulue de l’action morale : « La liberté morale ne doit point entrer dans la définition de la liberté de l’homme en général » 58 . La liberté morale consiste dans la liberté de décision tenant compte de l’alternative de la sensualité ou de la raison morale aussi bien que dans la décision pour la raison morale. Par conséquent, elle n’est pas le libre arbitre en général, mais elle est une forme particulière ou une variante de sa réalisation. Ne pas respecter cette distinction revient à mélanger le genre et l’espèce : « C’est tout confondre, que de faire entrer dans l’idée générale du genre, l’idée particulière d’une espèce subordonnée » 59 . Il est évident qu’en accordant la priorité à la liberté sur la volonté, Bonstetten favorise une liberté dans le sens de « choix » 60 . Il est également évident qu’il est ainsi amené à examiner de manière approfondie la conception traditionnelle de la liberté en tant que « libertas indifferentiae », une 56 Bonstettiana, Philosophie, p. 329. 57 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 1233-1243 ; cette partie de la Philosophie der Erfahrung manque dans les Études ; on en trouve une version préliminaire non publiée dans Bonstettiana, Philosophie, pp. 930-936. 58 Voir Bonstettiana, Philosophie, p. 933. 59 Bonstettiana, Philosophie, p. 933. 60 Voir Bonstettiana, Philosophie, p. 327. OeC02_2012_I-173AK2.indd 22 OeC02_2012_I-173AK2.indd 22 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 23 conception que Leibniz discute dans ses Nouveaux Essais sous la désignation de « liberté d’équilibre », supposant un équilibre entre des forces de la volonté, position que Leibniz juge intenable 61 . Bonstetten semble suivre pleinement Leibniz, lorsqu’il note au sujet de cet équilibre supposé : « L’idée d’un équilibre de forces et de motifs qui produirait le repos de la volonté est absurde » 62 . À y regarder de plus près, on constate cependant que cet accord cache deux points de départ différents. En vertu de sa thèse qu’il ne peut y avoir deux objets identiques ou deux parties identiques d’un même objet, Leibniz tient l’indifférence pour impossible et il tend donc à distinguer le libre arbitre uniquement de la « coaction » ou « contrainte », mais non de la « nécessité » 63 ; Bonstetten quant à lui reconnaît une certaine conception de l’indifférence, il est peut-être même obligé de la reconnaître pour pouvoir maintenir son affirmation de la volonté autonome. Si la volonté est autonome, elle n’est pas déterminée de l’extérieur, que ce soit par la contrainte ou par une nécessité supérieure. Par conséquent, la volonté se détermine elle-même et peut se déterminer elle-même à tout moment. De par cette autodétermination, la volonté est en quelque sorte indifférente, puisqu’elle peut faire une chose aussi bien que son contraire. Bonstetten partage cette acception de l’indifférence. L’interprétation de l’indifférence qu’il n’approuve pas, par contre, est celle qui part de l’idée d’un équilibre physique ou de l’idée d’une équidistance spatiale pour laquelle la liberté constitue le repos ou le centre. Selon Bonstetten, cette interprétation est à rejeter car elle est inappropriée à la conception première de la volonté. De par sa nature, la volonté n’est ni physique, ni spatiale. La volonté, en tant que faculté qui choisit, qui compare des options et qui pense, « est une opération que la matière n’explique point. Cette opération est comme l’entrée dans le domaine spirituel de l’homme » 64 . Il n’est néanmoins pas de première importance pour Bonstetten de se distancier de la conception leibnizienne du libre arbitre. Il lui importe avant tout de remettre à leur place les matérialistes et les déterministes, qui tiennent le libre arbitre pour une chimère ou pour l’idée absurde d’une volonté qui se veut elle-même. En prenant parti pour la priorité de la liberté sur la volonté et pour une liberté qui ne peut être identifiée avec la force, il attaque de plus explicitement Bonnet et Condillac 65 . Locke n’est pas évoqué, mais son explication selon laquelle la liberté ne concernerait pas la volonté, mais l’action, c’est-à-dire la puissance de faire ou de ne pas faire ce que l’on 61 Voir Nouveaux essais sur l’entendement humain II/ 1, § 15 ; II/ 21, § 15. 62 Bonstettiana, Philosophie, p. 934. 63 Voir Nouveaux essais sur l’entendement humain II/ 21, § 8. 64 Bonstettiana, Philosophie, p. 939. 65 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 327, 329, 936, 1239. OeC02_2012_I-173AK2.indd 23 OeC02_2012_I-173AK2.indd 23 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 24 Martin Bondeli veut 66 - explication appelée à devenir le canon de l’empirisme - est également critiquée dans son essence. À nouveau, on cherche en vain l’examen des positions de Kant et de ses successeurs. Si Bonstetten y avait procédé, il aurait certainement constaté des parallèles significatifs. Pour Kant et ses successeurs, la philosophie du « moral sense » n’a pas la même valeur que pour Bonstetten. Ces derniers sont d’avis que les sentiments moraux sont très utiles pour motiver les actions morales, mais pas pour justifier les jugements moraux. En ce qui concerne la justification des jugements moraux, c’est la raison morale qui doit être décisive et non pas le « sentiment moral, ce prétendu sens particulier » 67 . Cela ne change rien au fait que, par rapport au libre arbitre, il y a un accord remarquable. Comme Kant et ses successeurs, Bonstetten est un partisan du libre arbitre et il s’oppose aux conceptions matérialistes et déterministes de la liberté. Comme Kant et ses successeurs, Bonstetten cherche à se distancier d’interprétations insuffisantes du libre arbitre, qui ne surpassent le déterminisme qu’en apparence. Il convient de comprendre le libre arbitre prima facie non pas comme un élément contingent dans un système déterminé, mais comme l’opposé d’une nature soumise aux lois de la causalité. Selon Kant, la sphère de la liberté se trouve non pas à l’intérieur de la nécessité de la nature, mais au-delà. Elle possède sa véritable place dans le domaine de la raison morale, qui est à distinguer de la raison théorique ; par conséquent, sa signification et sa fonction essentielle résident dans une liberté morale. Il convient de reconnaître cette dernière non seulement comme liberté d’action, mais également et surtout comme libre arbitre ou volonté autonome. La volonté libre et autonome doit être décrite comme faculté de la volonté d’être une loi pour elle-même. Et le « principe » de cette volonté libre ou autonome est donc « de toujours choisir de telle sorte que les maximes de notre choix soient comprises en même temps comme lois universelles dans ce même acte de vouloir » 68 . Selon Kant, la volonté qui se détermine et se choisit elle-même est une composante de la liberté, Bonstetten le souligne également dans sa conception du libre arbitre. Kant tient à souligner qu’en fin de compte, seule la volonté qui, dans son autodéterminisme et sa faculté de choisir, choisit ce qu’il faut, à savoir une maxime conforme à la loi morale, devrait être appelée libre ; Bonstetten par contre est d’avis que la volonté devrait être qualifiée de libre également lorsqu’elle se décide pour la sensualité, au lieu de la raison. Pour Bonstetten, il y a donc des raisons d’une part pour accepter la position de Kant et, d’autre part, 66 Voir An Essay Concerning Human Understanding, Book II, Chapter XXI, § 15. 67 Fondements de la Métaphysique des mœurs. Sect. II (Œuvres philosophiques II, p. 311). 68 Fondements de la Métaphysique des moeurs. Sect. II (Œuvres philosophiques II, p. 308sq.). OeC02_2012_I-173AK2.indd 24 OeC02_2012_I-173AK2.indd 24 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 25 pour lui reprocher de réduire le libre arbitre général au libre arbitre moral. Il est intéressant de noter que ce constat éloigne quelque peu Bonstetten de Kant, tout en le rapprochant davantage d’une discussion postkantienne. La conception du libre arbitre chez Bonstetten ressemble à celle de Karl Leonhard Reinhold, disciple de Kant. Dans le deuxième volume des Lettres sur la philosophie de Kant (Briefe über die Kantische Philosophie), paru en 1792, Reinhold explique être convaincu que tant la volonté pure et morale que la volonté impure et amorale doivent être qualifiées de libres ; par conséquent, il qualifie le libre arbitre de « faculté d’une personne de se déterminer ellemême pour satisfaire ou non un désir, soit selon la loi pratique, soit contre elle » 69 . Ainsi, la volonté libre morale aussi bien que la volonté libre amorale sont conçues comme des formes dérivées et élargies de la volonté libre en général. Dans un premier temps, Reinhold présenta sa définition du libre arbitre pour éclaircir des propos de Kant relatifs au concept de la liberté. Après la remarque de Kant tirée de l’introduction à La Métaphysique des mœurs publiée en 1797, selon laquelle « la faculté de choisir d’agir pour ou contre la loi (libertas indifferentiae) » ne ferait pas partie intégrante de notre liberté dans le cadre de la détermination des maximes 70 , Reinhold a présenté sa définition, en prétendant avoir surpassé une position kantienne imparfaite. Dans son ouvrage, Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent, publié en 1809, Schelling affirme que « le concept réel et vivant » de la liberté consisterait dans le fait « qu’elle est une faculté du Bien et du Mal » 71 , une affirmation certainement impensable sans l’effet exercé alors par Reinhold et l’interprétation qu’il proposa. On ne peut exclure que Bonstetten ait également développé sa conception du libre arbitre à la suite de suggestions directes ou indirectes de Reinhold. III Le titre que Bonstetten donne à la version allemande de ses Études, Philosophie der Erfahrung (Philosophie de l’expérience), vient sans doute de son intention de situer son ouvrage aux antipodes de la philosophie allemande la plus récente, à ses yeux trop spéculative et trop pauvre en sentiments. Cela ne signifie pas que le titre serait inapproprié au sujet qui intéresse Bonstetten ; 69 Briefe über die Kantische Philosophie. Zweyter Band. Leipzig, 1792, 217 sq. (K.L. Reinhold : Gesammelte Schriften. Ed. M. Bondeli, t. 2/ 2, Basel, 2008, 188). 70 Voir Métaphysique des mœurs. Introduction, IV (Œuvres philosophiques III, p. 473sq.). 71 Philosophische Untersuchungen über das Wesen der menschlichen Freiheit und die damit zusammenhängenden Gegenstände. Mit einem Essay von Walter Schulz. Frankfurt a.M., 1975, p. 48. OeC02_2012_I-173AK2.indd 25 OeC02_2012_I-173AK2.indd 25 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 26 Martin Bondeli bien au contraire, dans ses premiers brouillons de philosophie déjà se trouve l’aspiration à une philosophie dont l’expérience constituerait le centre et elle préfigure l’ensemble de sa réflexion. L’échafaudage psychologique de ses réflexions est sans conteste édifié sur l’expérience des sens, tant sa pensée se caractérise par sa tendance à réunir des sujets et des connaissances d’origines diverses. Comme nous l’avons décrit, Bonstetten analyse les activités de l’âme au confluent des mécanismes physiques de la sensation et des processus mentaux de l’idée, de la pensée et du sentiment. Bien que cela conduise de facto à une association d’éléments de pensée matérialiste et d’éléments de pensée idéaliste, le vocabulaire utilisé pour l’exposé sur le sens intérieur, qui constitue le fil rouge de l’analyse, souligne l’orientation idéaliste de Bonstetten. En intégrant de plus les idéaux d’harmonie de Leibniz, la position de Bonstetten est celle de la synthèse de l’empirisme et du rationalisme classique. Mais à y regarder de plus près, l’un des deux l’emporte : de ce point de vue, Bonstetten est en premier lieu empiriste. Il adopte la position de base typique de Bacon, de Locke, de Hume et d’autres représentants célèbres de l’empirisme selon laquelle la réflexion doit d’une part être liée à l’expérience et d’autre part être considérée comme une opération ainsi que comme un résultat dont les origines se situent dans l’expérience. C’est par contre une autre question de savoir si Bonstetten s’accorde avec Locke contre Leibniz sur le fait que les idées innées n’existent pas. Bonstetten semble certes donner en principe raison à Locke, mais il ne renonce pas pour autant à tenir compte de l’objection formulée par Leibniz contre Locke, selon laquelle il serait difficile de considérer des activités issues de l’âme (distinguer, comparer) comme des activités enracinées dans l’expérience 72 . De plus, lors de réflexions relatives à la méthode de la connaissance, l’attitude fondamentalement empiriste de Bonstetten est manifeste. En accord avec Francis Bacon, qui critiquait dans le Novum organon la manière de penser stérile de l’aristotélisme scolastique, qui procédait par syllogismes et qui attendait des progrès nécessaires de la recherche et de l’ingéniosité empiriques tout comme de la méthode inductive - une élévation continuelle de l’activité de l’esprit, le conduisant de perceptions singulières à des généralisations - 73 , Bonstetten critique l’immobilisme des « sciences intellectuelles » 74 et prend le parti d’une « méthode analytique » qui, lors de la reconnaissance d’un objet, avance du « composé » vers le « simple » 75 . Sa critique implicite d’une méthode de la connaissance abstraite ou exclusivement synthétique 72 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 621-622, 1099-1100. 73 Cf. Instauratio magna. Novum organum. Aph. Lib. 1, §§ 13-14, 19, 22. 74 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 573, 1028. 75 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 801, 835, 1337, 1381. OeC02_2012_I-173AK2.indd 26 OeC02_2012_I-173AK2.indd 26 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 27 vise non seulement le rationalisme classique, mais également un empirisme qui certes combat ses adversaires rationalistes au niveau ontologique, mais s’accorde en grande partie avec eux au niveau épistémologique. À nouveau, Bonstetten considère qu’il importe d’être critique à l’égard de ses prédécesseurs sensualistes. Il reproche à Bonnet et à Condillac d’avoir donné trop d’importance au passage du simple au composé et d’avoir par là succombé à une abstraction inutile 76 . En ce qui concerne Locke, Condillac et Bonnet, il prétend que leur accès génétique à la connaissance est insuffisant : « Locke, Condillac et Bonnet ont pris leur sensation, non chez l’enfant nouveau-né, mais chez l’homme abstrait. Au lieu d’analyser un fait réel, ils ont construit l’esprit humain avec des abstractions. Ils ont étudié la naissance de l’arbre dans l’arbre fait au lieu de le suivre dans le germe. 77 » Alors que dans le premier cas, Bonstetten critique Bonnet et Condillac en endossant le rôle d’un nouveau Bacon - d’un Bacon dans le domaine de la psychologie -, il amplifie dans le second cas la critique que Condillac adresse à Locke. Le représentant le plus influent du sensualisme avait déjà reproché à l’auteur de l’Essay Concerning Human Understanding d’avoir analysé l’activité de l’âme de l’homme adulte plutôt que celle d’un enfant. Par là, il voulait dire que non seulement les idées, mais également les activités de l’âme devaient être considérées du point de vue de leur naissance à partir de l’expérience 78 . À y regarder de plus près, Bonstetten ne se borne pas à reprendre la critique de Condillac, mais il la retourne en fin de compte contre Condillac lui-même. Ce faisant, il semble vouloir mettre en évidence moins un problème de méthode qu’un problème lié au concept d’expérience. Selon Bonstetten, même des empiristes ou des sensualistes purs comme Condillac tirent ce qu’ils appellent l’expérience encore trop de livres et donc pas assez de l’observation de la nature ni de celle de soi-même. En tant qu’adepte de la méthode analytique du genre de Bacon, Bonstetten est bien conscient du fait que la qualité d’une connaissance déduite de l’expérience dépend non seulement d’une recherche minutieuse et d’une confrontation sévère des connaissances déjà acquises avec le monde empirique, mais également du maniement prudent de modèles théoriques. Ce n’est que lorsque la théorie est suffisamment développée que nous disposons d’une base d’expériences suffisamment riche et différenciée. L’expérience est indispensable, mais il convient également de considérer que « là où il n’y a pas de principe, il n’y a pas d’expérience » 79 , que l’expérience constitue un rapport entre faits et principes et que « l’expérience même 76 Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 578, 1030. 77 Bonstettiana, Philosophie, pp. 905, 1073. 78 Voir Essai sur l’origine des connaissances humaines. Introduction. 79 Bonstettiana, Philosophie, pp. 611, 1067. OeC02_2012_I-173AK2.indd 27 OeC02_2012_I-173AK2.indd 27 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 28 Martin Bondeli est toujours vraie ou fausse, selon la théorie dont elle est l’application » 80 . Avec de telles considérations sur la potentialité de l’expérience et sur sa dépendance à l’égard de théories, Bonstetten se distancie non seulement d’un empirisme trop enclin aux concessions au niveau de la méthode de la connaissance pour un rationaliste mais aussi d’un empirisme naïf, c’est-àdire d’un empirisme insuffisamment en accord avec ses données théoriques. De ce point de vue, Bonstetten est finalement bien plus proche de Kant et de ses successeurs qu’il ne l’a semblé d’abord. À la différence de Bonstetten, Kant a certes fait peu cas d’une recherche approfondie sur l’origine empirique de nos connaissances ; de plus, il considère certaines ressources de l’expérience, comme « l’observation de soi-même », davantage en lien avec « l’extravagance » et le « délire » 81 qu’avec la science. Mais il y a accord sur la conception que l’expérience est utile seulement si nous la comprenons, en d’autres termes seulement si nous la déduisons à partir de ses conditions théoriques et conceptuelles. Plus que tout autre, Kant a pris ce jugement comme point de départ pour sa méthode de connaissance transcendantale et il a présenté de nouveaux résultats décisifs sur la façon dont nous devons construire les expériences. À la différence de Bonstetten, Hegel s’est rarement exprimé positivement sur une philosophie qui s’attarde avant tout sur les degrés spirituels du sentiment et de la représentation. Il y a cependant des accords significatifs dans la recherche d’une méthodologie qui tente de rendre justice à l’objet que constitue un esprit en plein développement. Depuis sa Phénoménologie de l’esprit, Hegel a soumis à la discussion une méthode du mouvement dialectique de la conscience placée explicitement sous le terme d’« expérience » 82 et selon laquelle une interdépendance de principes et de faits, telle que l’envisage Bonstetten, constitue le moteur de la recherche de la vérité. * Bonstetten écrit au sujet de la « nouvelle philosophie allemande » qu’elle forme le contrepoint de la psychologie comme science empirique et « cherche à rendre méprisable la science des faits » 83 . Avec cette appréciation, il en attaque le discours idéologique, mais non le discours scientifique. Apparemment, il en est lui-même conscient jusqu’à un certain point. De plus, il semble en grande partie exclure Kant de ce jugement général sur la nouvelle philosophie allemande, puisqu’il reconnaît à l’auteur de la Critique 80 Bonstettiana, Philosophie, pp. 608, 1064. 81 Voir Anthropologie du point de vue pragmatique, § 4 (Œuvres philosophiques III, 950). 82 Voir Phänomenologie des Geistes. Gesammelte Werke, éd. Rheinisch-Westfälische Akademie der Wissenschaften, t. 9, Hamburg, 1980, p. 60. 83 Bonstettiana, Philosophie, pp. 835, 1337. OeC02_2012_I-173AK2.indd 28 OeC02_2012_I-173AK2.indd 28 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une autre philosophie des facultés de l’âme humaine 29 de la raison pure une attitude pondérée à l’égard de la connaissance. Et il y a plus. Bonstetten signale des points communs concrets entre sa pensée et certaines thèses fondamentales de cet ouvrage. En adoptant l’attitude critique de Kant à l’encontre de la connaissance, il insiste sur la nécessité de tracer des limites raisonnables entre ce dont on peut faire l’expérience et ce dont on ne peut pas faire l’expérience. En accord avec le passage-clé de la Critique de la raison pure relatif aux antinomies cosmologiques, il martèle « qu’il ne faut jamais conclure au-delà des phénomènes » 84 , que le chemin au-delà des phénomènes, c’est-à-dire au-delà du domaine de l’expérience, conduit à des affirmations concernant la connaissance qui « peuvent être prouvées ou niées avec une égale apparence » 85 . Finalement, Bonstetten est également fasciné par les conséquences qui découlent de la limitation de la connaissance tracée par le philosophe de Königsberg. L’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme ne peuvent être prouvées selon Kant, mais seulement supposées comme une idée hypothétique ou postulée pour des raisons morales, sur la base d’une exigence émanant des lois morales. L’existence du moi ne peut être prouvée selon Kant, mais seulement affirmée et vérifiée à partir de notre conscience de nous-mêmes in actu. Lors de ses exposés traitant précisément de ces idées métaphysiques, Bonstetten ne se détache certes pas entièrement des modèles métaphysiques traditionnels, puisque pour justifier l’idée de l’existence de Dieu, il évoque des raisons qui rappellent la preuve ex consensu gentium (chez « toutes les nations » on trouve des représentations de Dieu ! ) ou la preuve physico-théologique (comment « l’ordre d’un univers » serait-il compréhensible « sans croire à une Intelligence, suprême ordonnatrice » ? ) 86 . Des arguments qui prennent comme point de départ le sens intérieur interprété comme conscience de soi prédominent cependant. La quintessence de ce qu’il faut comprendre à ce sujet est que les idées de Dieu et de l’immortalité de l’âme sont intimement liées à la conscience de soi soucieuse de l’harmonie des forces, idées dont la véritable fonction consiste à confirmer l’homme dans sa conscience de soi. Il s’ensuit que le sens intérieur n’est pas seulement pour Bonstetten l’ensemble des sens matériels, esthétiques et moraux, mais aussi le centre névralgique des idées métaphysiques essentielles, en rapport avec des questions relatives à l’existence de Dieu et à l’immortalité de l’âme. En vertu de cette théorie approfondie du sens intérieur, Bonstetten était finalement plus qu’un philosophe des Lumières qui répondait au besoin d’une transformation spirituelle du monde par l’élaboration d’une doctrine sensualiste de l’âme. Il se fit aussi le champion d’une nouvelle métaphysique fondée sur la conscience de soi. 84 Bonstettiana, Philosophie, pp. 848, 1352. 85 Bonstettiana, Philosophie, pp. 848, 1352. 86 Bonstettiana, Philosophie, pp. 751, 1315. OeC02_2012_I-173AK2.indd 29 OeC02_2012_I-173AK2.indd 29 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 30 Martin Bondeli Son idée de Dieu n’était pas bien éloignée de celle de Fichte, qu’on avait accusé d’athéisme à la fin du XVIII e siècle. OeC02_2012_I-173AK2.indd 30 OeC02_2012_I-173AK2.indd 30 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité Antje Kolde I Bonstetten, disons-le bien vite pour nos Français qui savent si bien ignorer et sitôt oublier (quand ils l’ont su un moment) tout ce qui ne figure pas chez eux, sous leurs yeux et sur leur théâtre, était un aimable Français du dehors, un Bernois aussi peu Bernois que possible, qui avait fini par adopter Genève pour résidence et pour patrie, esprit cosmopolite, européen, qui écrivait et surtout causait agréablement en français, et qui semblait n’avoir tant vécu, n’avoir tant vu d’hommes et de choses que pour être plus en veine de conter et de se souvenir 1 . Voilà le début de la première des trois Causeries du lundi que Sainte-Beuve consacre en 1860 à Bonstetten, sans doute les lignes les plus connues écrites sur Bonstetten, car maintes fois citées. À la fin de cet extrait, Bonstetten apparaît tel Ulysse dans les premiers vers de l’Odyssée : « O Muse, conte-moi l’aventure de l’Inventif : celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra, voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d’usages… » 2 . Si Sainte- Beuve nous présente implicitement Bonstetten sous les traits d’Ulysse, ce n’est pas un hasard, tellement l’Antiquité est présente dans la vie de Bonstetten, essentiellement par les auteurs qui l’accompagnent tout au long de sa vie, mais également par les vestiges archéologiques dont il suit la découverte avec passion. Dans les pages qui vont suivre nous nous intéresserons d’abord à la rencontre de Bonstetten avec les auteurs antiques, pendant ses années de jeunesse et de formation puis au début de son amitié avec Johannes von Müller. Dans un deuxième temps nous verrons l’usage que Bonstetten fait de ces auteurs, qui lui sont tantôt des compagnons de route, tantôt des modèles, mais aussi des maîtres à penser et des dispensateurs de savoir et de sens de la vie, comme le donnent à voir sa correspondance et ses nombreux 1 Charles-Augustin Sainte-Beuve, Causeries du Lundi. T. XIV Paris : Garnier frères, 1861, p. 417. 2 Odyssée, v. 1-3 ; traduction de Philippe Jaccottet. Homère. L’Odyssée. Traduction, notes et postface de Philippe Jaccottet. Paris : La Découverte, 1982, p. 12. OeC02_2012_I-173AK2.indd 31 OeC02_2012_I-173AK2.indd 31 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 32 Antje Kolde traités. C’est également dans cette deuxième partie que nous évoquerons l’intérêt de Bonstetten pour les vestiges antiques. II La rencontre de Charles-Victor de Bonstetten avec les auteurs antiques Quels auteurs grecs et latins Bonstetten a-t-il lus, et quand ? Pour répondre à cette question, nous ne disposons malheureusement pas d’une liste dressée par Bonstetten, comparable à celle qui regroupe les personnalités dont il a fait connaissance et les villes et les pays qu’il a visités et qu’il dicta à Espérance Sylvestre au début des années 1830 3 . S’il n’existe pas de liste semblable pour les auteurs antiques qu’il a lus, c’est peut-être parce qu’ils lui étaient si familiers qu’il ne pouvait les dissocier de lui et les énumérer dans une liste - sa façon spontanée de les citer dans le texte, souvent sans indiquer l’auteur en question, est peut-être révélatrice de cette familiarité. Aussi devons-nous nous satisfaire des indications qu’il fournit dans ses écrits, plus particulièrement ses lettres. Ainsi, dans divers textes, reproduits dans le premier volume des Bonstettiana, Bonstetten retrace la formation dont il a bénéficié 4 . Après les toutes premières années de sa vie passées au château de Buchsee, il vit son enfance à Berne. Des quelques lignes qu’il consacre à ces années-là, il ressort que la formation qu’il reçoit ne satisfait pas la faim de son intelligence : il n’y apprend « que des mots latins & grecs » 5 . Si bien qu’après bien des années d’apprentissage et malgré tout le zèle employé lors des leçons, il ne comprend à l’âge de dix ans pas la moindre ligne de latin 6 . Ces leçons, loin de l’intéresser, le terrorisent - mais ne le détournent étonnamment pas des auteurs latins : « je me souviens qu’à 13 ou 14 ans, je fuyais les lecons de M. Sprungly pour aller lire Horace […] dans le grenier de la maison » écrit-il à son père en 1769 7 . À l’issue de ces premières années, son père l’envoie en 1759 à Yverdon, où le jeune Charles-Victor habite d’abord chez la famille Haldiman, puis, de 1760 à 1763, chez la famille Traytorrens, dont il garde tout au long de sa vie un souvenir ému. Il y reçoit certes au début encore des 3 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, pp. 110-127. 4 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, pp. 1-127. 5 « Histoire de ma vie pensante », Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 57. 6 Erinnerungen aus Bonstetten’s Jugendleben, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 25 : « Die alte Sprachmethode, die noch viele altdenkende Menschen verehren, war so zweckwidrig, dass bey vielem Fleiß, bey vielen Lehrstunden, und bey recht guten Naturgaben, ich im zehnten Jahr nicht eine Linie Latein verstand. » 7 Lettre du 16 septembre 1769 à Karl Emanuel von Bonstetten, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, p. 717. OeC02_2012_I-173AK2.indd 32 OeC02_2012_I-173AK2.indd 32 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 33 leçons du pasteur allemand - mais à son plus grand bonheur, les Traytorrens sont rapidement convaincus de l’inutilité de son mentor et le renvoient, si bien que Charles-Victor devient son propre maître « et maintenant seulement, je me mis à travailler avec passion. Je voulus utiliser mon latin et me rendis compte que je ne savais que peu, voire rien du tout » 8 . Il découvre alors quelques volumes d’Horace dans l’édition bilingue d’André Dacier 9 qu’il dévore, même s’il y comprend fort peu. « Ce que je ne comprenais pas, je l’apprenais par cœur en me promenant, jusqu’à ce que j’y découvrisse quelque sens » 10 . L’habitude d’apprendre les poèmes d’Horace par cœur en cheminant, Bonstetten la conservera toute sa vie, comme nous l’apprenons par une lettre écrite en 1834 par Albertine-Andrienne Necker, née De Saussure, à Henri Boissier et où elle raconte : « [Bonstetten] cherchait surtout à entretenir sa mémoire et il apprenait par cœur son Horace dans sa voiture » 11 . Même si à Yverdon, Charles-Victor peut compter pour ses lectures d’Horace sur l’aide d’un ex-jésuite, il les mène surtout en autodidacte, comme celles, très tâtonnantes, de quelques œuvres philosophiques de Cicéron 12 . En mai 1763, Bonstetten quitte le havre d’Yverdon pour se rendre à Genève, où il reste trois ans. Dans le cadre de ses études, dirigées notamment par Abraham Prevost, il poursuit sa lecture d’auteurs latins, privilégiant désormais la prose - les œuvres philosophiques et oratoires de Cicéron et l’histoire romaine de Tite-Live, deux auteurs que Bonstetten lit dans le cadre de son programme d’études et qu’il appréciera tout au long de sa vie 13 . À Genève, il prend également des leçons de grec auprès d’Abraham Prevost, avec un certain succès - « cette langue ne me coûte aucune peine », écrit-il à 8 « Da ward ich mein eigener Lehrer, und nun erst fing ich an recht mit Liebe zu arbeiten. Ich wollte mein Latein benutzen, ward aber bald inne, dass ich wenig oder gar nichts wußte », Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 28. 9 Œuvres d’Horace en latin, traduites en françois par M. Dacier [1651-1722] et le P. Sanadon. Avec remarques critiques, historiques et géographiques de l’un et de l’autre. Amsterdam : J. Wetstein & G. Smith, 1735. 10 « Zu allem Glück fand ich einige Bände vom Horaz der Madame Dacier. Was ich nicht recht verstand, lernte ich auswendig und studirte im Spatzierengehen, bis ich einen guten Sinn entdeckte. » Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, pp. 28-29. Voir aussi, pour une version française, ibid., p. 58. Nous ne savons pas pourquoi Bonstetten attribue la traduction d’Horace à Anne Dacier, traductrice d’Homère. 11 Lettre du 10 octobre 1834, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 165. 12 Histoire de ma vie pensante, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 58 ; l’enseignement par un jésuite défroqué est raconté dans Erinnerungen aus Bonstetten’s Jugendleben, ibid., p. 28. 13 Voir, pour la première remarque, la lettre du 14 décembre 1763 à son père, pour la seconde, la lettre du 18 juin 1865 au même. C’est dans cette dernière lettre qu’il est question du précepteur Abraham Prevost qui lui enseigne le grec. OeC02_2012_I-173AK2.indd 33 OeC02_2012_I-173AK2.indd 33 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 34 Antje Kolde son père en juin 1765. Cependant, s’il lit toute sa vie les auteurs latins dans le texte, ce n’est pas le cas pour les auteurs grecs : dans un de ses aperçus autobiographiques, Bonstetten raconte n’avoir appris le grec que pendant un an et avoir arrêté les leçons à l’âge de 15 ans, étant alors, en 1760, bien avant de séjourner à Genève, capable de lire le Nouveau Testament en grec 14 ; les leçons de grec prises auprès de M. Prevost ne sont donc promises à aucun lendemain. Le 29 octobre 1766, Charles-Victor doit rentrer à Berne. C’est pour lui le début d’une période terrible, marquée d’une profonde souffrance morale et d’un ennui mortel. Cette période sombre dure, à l’exception de quelques interruptions comme le voyage de Suisse en juillet 1767, jusqu’à son départ pour la Hollande, au printemps 1768, où il s’immatricule à l’université de Leiden. Ni dans les lettres qu’il écrit à ses divers correspondants, ni dans les paragraphes des récits autobiographiques consacrés à son séjour en Hollande qui dure jusqu’à fin juillet 1769, il n’évoque la lecture de textes antiques. Il en va de même pour son séjour en Angleterre (fin juillet 1769-24 mars 1770), essentiellement à Londres, puis à Cambridge auprès du poète Thomas Gray. Il est néanmoins évident que du moins les philosophes grecs sont évoqués dans les discussions entre Gray et Bonstetten - dans une lettre adressée le 12 avril 1770 à Charles-Victor, Thomas Gray se réfère longuement à la République de Platon 15 . Sans doute les deux amis évoquent-ils de tels sujets également de vive voix, peut-être lisent-ils même à ces occasions l’un ou l’autre texte. Que ce soit simplement par le biais de discussions ou à travers la lecture de textes, Charles-Victor s’approprie manifestement la théorie politique de Platon : il s’y rapporte tout naturellement dans une lettre à son père, écrite le 19 août 1770 près de Paris et dans laquelle il trace le portrait de la monarchie française 16 . Et à considérer le naturel avec lequel le poète anglais cite des vers virgiliens 17 , on ne peut douter qu’il parle également d’auteurs latins avec son jeune ami suisse. En octobre 1770, Charles-Victor rentre via Genève à Berne, où il succombe une nouvelle fois à un ennui paralysant. Il parvient à lui échapper grâce à la visite d’un ami anglais, Norton Nicholls, avec qui il parcourt l’Oberland Bernois et le Valais durant l’été 1771. À la suite de ce voyage, Charles-Victor réussit à ne pas retourner à Berne, mais à séjourner à Valeyres près d’Yverdon, puis à Genève du printemps à l’automne 1772 avant d’être rappelé à Berne fin octobre, au chevet de son père. Dans une lettre datant du 19 août 1772, il 14 Voir Erinnerungen aus Bonstetten’s Jugendleben, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 25 et la lettre du 15 juin 1760 du père de Bonstetten à Jean Cramer, ibid., p. 205. 15 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, pp. 759-760. 16 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, p. 780. 17 Voir la lettre du 20 mars 1770, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, p. 737. OeC02_2012_I-173AK2.indd 34 OeC02_2012_I-173AK2.indd 34 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 35 brosse à son père un tableau enthousiaste d’un court séjour dans la maison de son maître Charles Bonnet à Genthod et de sa méthode de travail tant auprès de Bonnet qu’à Genève qui « apaise les passions de l’âme, dissipe les inquiétudes, et procure ce calme, cette paix où l’on jouit de tout » 18 . Pour expliciter son propos, il évoque un passage de Lucrèce, « un beau tableau du Temple du Sage, où retiré dans le sein de la paix et de la lumière, il voit sous ses pieds les orages et les sottises qui tourmentent le reste des hommes » 19 . Au détour de cette phrase, le lecteur se rend compte que non seulement Charles-Victor poursuit sa lecture des poètes latins, et cela d’une façon que l’on pourrait qualifier de « spontanée » en ce qu’elle ne fait pas partie d’un programme ouvertement décliné à son père, comme celle de Tite-Live ou de Cicéron ; mais aussi, comme c’était le cas pour Platon dans l’avant-dernière lettre citée, que le jeune homme s’est approprié le texte antique et surtout son message, devenu une référence bien présente. Et si l’on considère l’ensemble des années de formation, on constate que malgré des conditions assez peu propices à l’apprentissage des langues anciennes, Charles-Victor a non seulement appris le latin en autodidacte au point de pouvoir lire les textes en langue originale ; mais aussi que le contenu de ces textes le touche au point qu’il s’en entretient avec certains de ses amis - notamment Thomas Gray - et qu’il l’intériorise. III Les auteurs antiques comme sujets de discussion et de lectures Que certains dialogues avec Thomas Gray concernaient des textes antiques, nous ne pouvons que le supposer sur la base des lettres citées ci-dessus. Il en va différemment avec d’autres interlocuteurs, plus tard : quelques-unes des lettres que Charles-Victor envoie lors de son premier voyage en Italie (1773- 1774) à Johannes von Müller, le futur historien des Républiques fédératives des Suisses, montrent bien davantage le rôle que les textes antiques jouaient dans leurs entretiens. À titre d’exemple, citons la remarque de Bonstetten au sujet du comte Firmian : « Mon cher il sait mieux que nous deux ensemble son Horace et son Virgile » 20 , une remarque qui montre bien l’importance que les deux amis attachent à la connaissance intime de ces deux poètes, qui devaient fréquemment alimenter leurs discussions. Un autre témoignage de cette familiarité se lit dans la description que Bonstetten fait à son ami de certains endroits qu’il visite, comme les alentours de Naples et la grotte de la 18 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, p. 904. 19 Bonstetten évoque le début du livre 2 du De rerum natura, où Lucrèce chante les louanges de la philosophie épicurienne et du détachement qu’elle procure. 20 Lettre à Johannes von Müller du 11 décembre 1773, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, p. 150. OeC02_2012_I-173AK2.indd 35 OeC02_2012_I-173AK2.indd 35 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 36 Antje Kolde Sibylle : observations sur place et évocations tout comme citations en latin du chant VI de l’Énéide de Virgile s’y entremêlent 21 . À cette superposition géographique du monde virgilien au monde contemporain de Bonstetten se joint une superposition chronologique : à plusieurs reprises, Charles-Victor retrouve dans les coutumes italiennes qu’il observe celles-là mêmes que décrit Virgile, comme dans la lettre écrite le 20 mai 1774 à Rome : « Je suis fatigué, […] et puis, au lieu de me mettre à vous écrire, je viens d’écouter deux poètes qui, assis chacun sur un tronçon de colonne, s’attaquaient et se répondaient, accompagnés d’une guitare - et cantare pares et respondere parati » 22 . S’ensuit une description empreinte d’humour de ce combat poétique au clair de lune, de l’allure des deux protagonistes, du contenu pittoresque de leurs chants et de la réaction du public. Dans ses diverses phases, la correspondance entre Bonstetten et Johannes von Müller témoigne donc fréquemment de l’importance des auteurs antiques dans les discussions et les réflexions des deux amis, de même que du temps qu’ils passent à les lire ensemble. Nous y reviendrons plus bas. Johannes von Müller n’est pas le seul avec qui Bonstetten lit les textes antiques. Il y a par exemple aussi son amie Friederike Brun, née Münter, poétesse danoise d’expression allemande. Ainsi, lors du séjour de Friederike Brun en Suisse, dès la mi-octobre 1796 à Valeyres, puis du 19 décembre à la mi-avril 1797 à Berne, ils lisent ensemble des traités de Cicéron et des nouvelles de Lucien, les deux auteurs dans des traductions allemandes, comme le raconte M me Brun dans son journal 23 . Bonstetten et M me Brun s’adonnent également à de telles lectures lors de leur séjour à Rome, en 1802-1803 : dans son journal, M me Brun consigne les textes lus en compagnie de divers amis - l’Énéide de Virgile, Horace, Plutarque, Denys d’Halicarnasse, Horace, Ovide 24 . 21 Lettre à Johannes von Müller du 18 mars 1774, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, pp. 195-197, où l’on trouve des phrases comme celles-ci : « ‘Et tandem Euboicis Cumarum allabitur oris’ - vous rappelés vous du ‘quaerit pars semina flamae abstrusa in venis silicis’. Il falloit que les Troyens eussent portés [des] Silex avec eux, car dans tous ces pays il n’y en a pas un. » (p. 196). 22 À Johannes von Müller ; Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, p. 208. Bonstetten cite Virgile, Bucolique 7, 5 : [Corydon et Thyrsis], « tous deux égaux dans l’art de chanter et de répondre aux chants ». 23 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, pp. 392, 422, 431, 433. 24 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 429. Friederike Brun ne précise ce qu’elle lit de ces auteurs. OeC02_2012_I-173AK2.indd 36 OeC02_2012_I-173AK2.indd 36 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 37 IV Comment lire les auteurs anciens ? Dans les lettres écrites à son père et citées ci-dessus, nous avons vu que lors de ses années de formation, Bonstetten lit de façon systématique certains auteurs latins, tels que Cicéron. Après sa rencontre avec Johannes von Müller, Charles-Victor reprend cette lecture systématique. Et dans les lettres qu’il adresse à son ami, revenu depuis peu de ses études à Göttingen, il est bien plus disert à ce propos que dans celles à son père. Ainsi, nous apprenons qu’à présent il prend en note des extraits. Cette façon de lire change la perspective sur le texte, comme il le constate dans cette lettre de début octobre 1779 : « Je fais tous les jours la moitié d’un livre de Grotius 25 , et la moitié d’un livre de Pline. J’avais lu ses lettres, mais quand on les extrait, c’est un autre ouvrage » 26 . Cette lecture approfondie est le fruit de l’échange intellectuel stimulant avec le jeune historien qui encourage son ami à lire tous les grands auteurs, comme dans cette lettre du 10 avril 1776 : « Tacitus, Livius, Montesquieü, Justinian, Blackstone, Machiavell, alles Grosse was das alte Griechenland, was das ewige Rom, was unser energische Norden, das freÿe Britannien, die französische Monarchie und der deütsche Fleiß hervorgebracht haben, alles was nach den vielen barbarischen Verwüstungen durch den langen Lauf von dritthalb tausend Jahren von den tiefsinnigen und wohlgedachten Arbeiten so vieler grossen Männer bis auf uns herunter gekommen ist, alles das, mein Freünd, ist vor uns ausgebreitet, und zu unserm Unterricht offen. Die ganze alte Welt und alle vergangenen Alter haben für uns gearbeitet, und der welcher das alles erhalten hat, er seÿ wer er will, ruft uns zu : Lies und werde klug. Wann wir diese göttlichen Studien - denn unter der Sonne ist nichts des Menschen würdiger - mit einander treiben, wenn wir mit einander lesen, wenn wir in zweÿ nahen Zimmern arbeiten, und uns am Abend die Resultate unserer Beobachtungen mittheilen könnten, welcher Nuze » 27 . 25 Hugo Grotius, Annales et historiae de rebus Belgicis. Amsterdam : Joannis Blaeu, 1657. 26 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. III/ 2, p. 844. 27 « Tacite, Tite-Live, Montesquieu, Justinien, Blakstone, Machiavel, toute la grandeur que la Grèce antique et la Rome éternelle, que notre nord énergique, la Bretagne libre, la monarchie française et le zèle allemand ont produite, tout ce qui, des œuvres profondes et bien pensées de tant de grands hommes, est parvenu jusqu’à nous, après les nombreux ravages causés par les barbares et à travers trois millénaires et demi, tout cela, mon ami, est déployé devant nous et s’offre à nous pour nous instruire. Tout le monde antique et tous les âges passés ont travaillé pour nous, et celui qui a conservé cela pour nous, qui qu’il soit, nous exhorte : lis et deviens savant. Si nous nous adonnions ensemble à ces études divines - car sous le soleil, rien n’est plus digne de l’homme - si nous lisions ensemble, si nous travaillions dans deux chambres voisines et que le soir nous pouvions partager nos observations, quel gain ». Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. III/ 1, pp. 34-35. OeC02_2012_I-173AK2.indd 37 OeC02_2012_I-173AK2.indd 37 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 38 Antje Kolde Il apparaît clairement dans ces lignes que la lecture commune, pratiquée sur le mode épistolaire ou sur le mode directe, sert désormais à plus qu’à s’assurer une connaissance parfaite des textes latins susceptible de rivaliser avec celle d’un comte Firmian ou qu’à retrouver des traces antiques dans le paysage italien ou dans les mœurs italiennes, comme c’était le cas lors du premier voyage de Bonstetten en Italie : dorénavant, les deux amis visent la connaissance intime de l’histoire. Cela ressort nettement d’autres passages également, comme de la suite de la lettre citée précédemment ou de celle-ci, rédigée quelques jours plus tard, où Bonstetten livre son appréciation de Pline : « Vous n’imaginez pas à quel point les Lettres de Pline sont interessantes quand on en fait un Extrait. On est a Rome, on sait la nouvelle du Jour, on y conoit la meilleure Societé. J’ai presque fini, apres cela je vais extraire ou Suetone ou Tacite. - Ces lettres donent mieux qu’aucun ouvrage une idée du Gouvernement d’alors, ou l’esprit republicain avoit reparu avec les ancienes Formes. […] » 28 . Après quelques lignes sur Pline, puis sur diverses affaires, Bonstetten ferme la lettre, pour la rouvrir quelques jours plus tard et y ajouter des citations de Pline, en latin. Au milieu de ces citations, dont l’une reproduit un petit dialogue de deux personnages sur le degré de vérité que l’on peut attendre d’un ouvrage historique, Bonstetten fait une proposition à Johannes von Müller : « Beau mot digne de Rufus et que vous pourrez rapeller quelque part » 29 . Pour bien comprendre la portée de cette proposition, il convient de se rappeler que Müller est en plein travail pour sa Vue Générale sur la Confédération des Suisses (1776-1777) 30 . L’histoire de la Suisse tout comme l’histoire universelle jouent un rôle primordial dans l’échange si productif entre Müller et Bonstetten, qu’il s’agisse de lecture et de prise d’informations ou d’écriture. Ainsi, le souci de s’informer de manière systématique et exhaustive pousse Müller, lors de son séjour en Allemagne, à lire tous les textes antiques qu’il peut se procurer, si possible en langue originale, mais aussi à l’aide d’une traduction, si nécessaire. Il suit l’ordre chronologique et, à l’intérieur d’une même période, il regroupe les auteurs par genres. Pour ne pas perdre le fruit de ce travail de longue haleine, Johannes von Müller prend des notes et recopie des extraits, conservés aujourd’hui dans les archives des frères Johannes von Müller et Georg Müller, dans la bibliothèque municipale de Schaffhouse. Le 4 juin 28 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. III/ 2, pp. 852-853. 29 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. III/ 2, p. 854. 30 Publié pour la première fois, en français et en allemand, par Peter et Doris Walser- Wilhelm, Zurich : Amman Verlag, 1991. OeC02_2012_I-173AK2.indd 38 OeC02_2012_I-173AK2.indd 38 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 39 1781, il écrit de Kassel à Bonstetten qu’il se donne dix-huit mois pour lire les auteurs de toute l’antiquité - en réalité, il mettra plus de trois ans. Dans ses lettres à Bonstetten, Müller fait état de son avancement et livre ses impressions sur les divers auteurs. Son rôle d’ami-animateur ne s’arrête cependant pas là. De fait, le 20 septembre 1783, de retour à Genève, il écrit : « Die Leben der unwürdigsten Menschen wie die meisten alten Kaiser waren, sollte die Frau von Bonstetten lieber nicht lesen ; aber mehr als einmal den Plutarch (auch wol den brittischen), die Cyropädie, Middletons Cicero, des de Brosses Sallust, &c. Aus Livius, aus Dionysius ist vieles vortreflich zum gesellschaftlichen Lesen. […] Lies Herodianus. Unter denjenigen Alten die ich schon excerpirt habe, sind für eüch, Homer ; Hesiodus (wenigstens vieles) ; der größte Tragiker So φ ocles ; der beredteste, Eüripides ; Herodotus, ungemein lieblich und interessant ; Palä φ atus, der den Verstand vieler Fabeln glücklich genug zeigt ; (für dich, Thucydides, und, welcher an Grazie unnachahmlich ist, Lysias, den Auger neülich übersetzt ; auch Anti φ on und Andocides wenn sie übersezt sind oder werden), der ganze Xenophon, viele platonische Gespräche, auch die zu Paris übersezten alten Moralisten, (für dich, Aristoteles’ tiefe Politik ; auch der anmuthige gelehrte Theo φ rastus, und, wenigstens in Segni italienischer Uebersezung Demetrius Φalereus), Diodorus von Sicilien besonders vom eilften Buch an, obwohl er auch die Mythologie sehr gelehrt ausführt ; ja, der Theocritus ; und Callimachus wenn er gut übersezt ist (Cato und Varro vom Landbau für dich ; gelehrter als beide, Columella) der grosse Polybius, aus welchem allemal viele Geschichten für beyde interessant seyn werden ; Cicero weiß du ; Terrentius und Plautus ; von Sallustius, von Cornelius Nepos (zumal seinem Epaminondas), von Cäsar und Ovidius nichts zu sagen. Alle die ich noch lesen werde, will ich dir anzeigen und schildern. Es ist nichts wichtiger als das Leben ausfüllen zu wissen ; Reichtum besteht weniger in Gold als in ressources. Versaüme diese nie. Sie werden deinen Geist von den Leiden des Augenbliks zerstreüen ; sie werden dich in die Zeiten der sorglosen Einfalt und stillen Grösse der antiken Seelen verzaubern. Die Freündschaft wird hierauf die Ideen welche sie dir geben werden, erwärmen ; sie werden Früchte tragen bey dir und mir und vielleicht für das publicum » 31 . 31 « Que Madame de Bonstetten ne lise pas les vies des hommes les plus indignes qu’étaient la plupart des anciens empereurs. Mais qu’elle lise Plutarque, la Cyropédie, le Cicéron de Middleton, le Salluste de Des Brosses, etc. Dans Tite-Live, dans Denys d’Halicarnasse, on trouve beaucoup qui se prête à lire en société. […] Lis Hérodien. Parmi les Anciens, dont j’ai déjà fait des extraits, il y a pour vous Homère ; Hésiode (en grande partie, du moins) ; le plus grand des tragédiens, Sophocle ; le plus érudit, Euripide ; Hérodote, extrêmement aimable et intéressant ; Palaiphatos, qui explique avec bonheur beaucoup de fables ; (pour toi, Thucydide, et celui dont la grâce est inimitable, Lysias, que Auger a récemment traduit ; Antiphon, également, et Andocide, s’ils sont traduits ou le seront un jour), tout OeC02_2012_I-173AK2.indd 39 OeC02_2012_I-173AK2.indd 39 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 40 Antje Kolde Aux yeux de Bonstetten, les auteurs anciens ne constituent pas seulement une mine de renseignements, comme l’attestent par exemple ses remarques sur Pline que nous venons de lire, mais aussi un modèle de style. Ainsi, au sujet de quelques pages de sa Vue Générale que Müller lui a envoyées pour relecture, Bonstetten lui écrit le 28 juillet 1776 : « In ihren Schriften fuhlt man hier und da den fleißigen Leser der Alten, und diese sind eben die besten Stellen ihrer werke. Sallust und Tacitus sollten sie bestandig wie die Indier den Betel gebrauchen, das ist einen schonen Spruch im mund zerkaüen, und in ihr wesen herübertragen » 32 . De tels jugements révèlent que Bonstetten a intégré l’art de l’observation appris chez Bonnet 33 dans sa poétique de l’historiographie et qu’il accorde une grande importance à l’esthétique. Tout au long de leur amitié, Bonstetten ne cesse de faire à Müller des remarques sur son style. Plus de vingt ans plus tard, après avoir lu le troisième livre de ses Geschichten Schweizerischer Eidgenossenschaft, il écrit à Müller : « Je vous mets de pair avec les premiers historiens, mais je trouve un Defaut dans votre Ouvrage aisé à eviter. Si vous le considerez dans son Ensemble nach der Esthetik - et come ouvrage de l’Art, il manque de beauté et voici coment. Je voudrois qu’on ecrivit l’histoire comme Homere ecrivit son Illiade ou son Odyssée, surtout come Salluste son Catilina ou son Jugurthe ou Cesar ses Commentarii qu’on Xénophon, beaucoup de dialogues de Platon, aussi les anciens moralistes, traduits à Paris, (pour toi, la profonde politique d’Aristote, Théophraste aussi, l’érudit amène et Démétrios de Phalère, du moins dans la traduction italienne de Segni), Diodore de Sicile, en tout cas à partir du livre 11, bien qu’il expose également la mythologie avec beaucoup d’érudition ; oui, Théocrite ; et Callimaque, s’il est bien traduit (Caton et Varron, sur l’agriculture ; plus érudit que tous deux, Columelle) ; le grand Polybe, dont bien des histoires vous intéresseront tous deux ; tu connais Cicéron ; Térence et Plaute ; pour ne rien dire de Salluste, de Cornélius Nepos (surtout son Épaminondas), de César et d’Ovide. Tous ceux que je lirai encore, je te les signalerai et te les décrirai. Rien n’est plus important que de savoir remplir la vie ; la richesse consiste moins en or qu’en ressources. Ne les oublie jamais. Elles vont distraire ton esprit des souffrances du moment ; elles vont te transporter aux époques de l’insouciante candeur et de la grandeur silencieuse des âmes antiques. Ensuite, l’amitié chauffera les idées qu’elles te donneront ; elles porteront des fruits chez toi et chez moi et peut-être pour le public ». Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IV/ 2, pp. 757-758. 32 « Dans vos écrits, on sent ici et là le lecteur zélé des Anciens, et ce sont justement les meilleurs passages. Vous devriez constamment utiliser Salluste et Tacite, comme les Indiens le bétel - c’est-à-dire mastiquer une belle expression dans votre bouche et la transposer dans votre être ». Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. III/ 1, p. 111. 33 Voir la contribution de Peter Walser-Wilhelm « Bonstetten - ‹l’aimable Français du dehors› (Sainte-Beuve) », ci-dessus, pp. 63, 67, 71. OeC02_2012_I-173AK2.indd 40 OeC02_2012_I-173AK2.indd 40 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 41 arrangeat les materiaux selon les regles de l’art, et qu’on rejettat dans des nottes et de memoires particuliers tout ce qui defigure. Vous vous faittes vos Extrait non come l’abeille, mais come un Negotiant qui vuide son magasin meme jusqu’au balayures - ut poesis historia » 34 . La citation latine montre clairement à quelle source Bonstetten puise ses exigences esthétiques : l’Art poétique d’Horace, dont Bonstetten adapte le vers 361 à son propos, modifiant ut pictura poesis (un poème est comme un tableau) en ut poesis historia (l’histoire est comme un poème). Il convient donc selon Bonstetten d’écrire l’histoire avec une plume poétique, « selon l’esthétique, comme ouvrage de l’art », en étant attentif à l’unité du style et à la beauté 35 . Cette exigence inspirée d’Horace, il l’adresse encore en 1828 à Heinrich Zschokke, à propos de son Addrich : « Vielleicht ist Adrichs Charakter historisch wahr. Man kann sich aber nicht für Ihn intereßieren, oder nur halb. Das Ganze große Werk ist anziehender, hat mer Einheit, wie kein Walter Scott. Sie sind ein ganz dramatisches Genie. Ut pictura poesis. darum alle Figuren eine relative oder absolute Schonheit haben sollten » 36 . V Les auteurs antiques dans les traités de Bonstetten jusqu’à son installation à Genève (1803) Il est évidemment impossible de déterminer quelle serait la culture antique de Bonstetten s’il n’avait pas rencontré Johannes von Müller. Nous avons vu que dans sa jeunesse, Charles-Victor a lu la plupart des auteurs latins. Il semble néanmoins assuré que l’échange intellectuel avec Johannes von Müller lui amène une connaissance bien plus intime des auteurs latins et la découverte des auteurs grecs. La familiarité qu’acquiert Bonstetten se reflète dans ses nombreux traités, qui appartiennent à des genres divers et portent sur des sujets très variés. Considérons d’abord ceux qu’il écrit jusqu’à son installation à Genève en 1803, à l’exception de ceux qui traitent de l’éducation : comme ce sujet préoccupe Bonstetten sa vie durant, les écrits qui lui sont consacrés seront discutés à part. 34 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 477. 35 À ce propos, voir aussi Doris et Peter Walser-Wilhelm, « Johannes von Müller in der Romandie », dans : Geschichtsschreibung zu Beginn des 19. Jahrhunderts im Umkreis Johannes von Müllers und des Groupe de Coppet. Paris : Champion, 2004, pp. 30-33. 36 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, pp. 980-981. « Peut-être le personnage d’Addrich est historiquement vrai. On ne peut cependant s’intéresser à lui, ou seulement à moitié. Ce grand ouvrage en son ensemble est davantage attirant, il a plus d’unité que n’importe quel Walter Scott. En ce qui concerne les drames, vous êtes un véritable génie. Ut pictura poesis. Tous les personnages devraient avoir une beauté relative ou absolue. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 41 OeC02_2012_I-173AK2.indd 41 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 42 Antje Kolde Le premier traité que Bonstetten publie s’intitule Briefe über ein schweizerisches Hirtenland (Lettres sur une contrée pastorale de la Suisse). Il en commence la composition en 1779, alors qu’en tant que bailli, il habite la vallée qu’il y décrit, le Gessenay, située dans le pays bernois de Saanen 37 . Ces lettres, dont Müller assure en grande partie la rédaction en allemand 38 , constituent en quelque sorte le volet littéraire d’une campagne d’information à laquelle se sont attelés les deux amis : elles portent notamment sur l’état politique, économique, industriel, social et culturel de ce baillage bernois et contiennent donc, à côté de la description du paysage, des études économiques inspirées par les écrits d’Adam Smith, tout comme des considérations d’ordre social et culturel. La mise en scène de ces Lettres souligne la tradition dont elles se montrent, dans un premier temps, les héritières : la poésie didactique, dont les premiers témoignages remontent à Hésiode et aux Géorgiques de Virgile. Aussi le narrateur se présente-t-il en promeneur solitaire qui parcourt une région alpestre vierge avec son Horace 39 à la main - dans un décor qui évoque l’âge d’or, il lit le poète latin des heures durant, couché sous les pins 40 . Lorsqu’il en vient à décrire dans la Lettre 6 une des principales ressources économiques de la région, la production de miel, il cite en exergue deux vers de la quatrième Géorgique de Virgile, décrivant le vieillard de Tarente, le premier à posséder des abeilles : « regum aequabat opes animis 37 Les Briefe über ein schweizerisches Hirtenland furent publiées une première fois deux ans plus tard, en 1781, dans le périodique Der Teutsche Merkur de Wieland, en cinq épisodes ; puis elles parurent en 1782 à Bâle, chez Carl August Serini ; en 1793, chez Orell, Gessner, Füssli et Compagnie, à Zurich, dans le cadre de l’édition Schriften von Karl Victor von Bonstetten, par Friedrich von Matthisson ; et finalement en 1824, chez le même éditeur, dans le cadre de la deuxième édition revue et corrigée des Schriften von Karl Victor von Bonstetten, par Friedrich von Matthisson. 38 Voir Bonstettiana, Schriften, t. I/ 1, pp. 12-17 ; p. 12 : « Bei der Lektüre der Hirtenlandbriefe ist nun aber zu bedenken, dass sie in ihrer erstveröffentlichten Gestalt, auf der grösstenteils die seitherige Rezeption beruht, aus Müllers Hand hervorgegangen sind. Bonstetten hat zwar später gelegentlich auf seiner alleinigen Autorschaft bestanden und lediglich für den letzten, fünfzehnten Brief über die Geschichte dieser Hirtenvölker Müllers Verfasserschaft eingeräumt. Der Zusammenarbeit eher gerecht wird jedoch der Schlusssatz seiner Nachschrift von 1792 : Den lezten [Brief] endlich, über die Geschichte des Lands, sezte Müller ganz hinzu, und verschönerte Alles durch die Leichtigkeit der Uebersetzung eines Originals, das er mit Recht, als Freund und Gefährte, wie sein Eigenthum behandelte. » 39 Cette autoreprésentation du narrateur ne correspond pas à un topos : souvent, après dîner, le bailli de Bonstetten fait d’abord un petit tour à cheval, puis il gravit diverses pentes et savoure la nature, comme il le raconte à Johannes von Müller dans sa lettre du 14 mars 1779 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 753) - le livre qu’il emmène n’est cependant pas Horace, mais Virgile. On peut s’interroger sur les raisons de cette subsitution. 40 Bonstettiana, Schriften, t. I/ 1, p. 31 : Lettre 3, § 8. OeC02_2012_I-173AK2.indd 42 OeC02_2012_I-173AK2.indd 42 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 43 seraque revertens/ nocte domum dapibus mensas onerabat inemptis » 41 . Après une phrase introductive sur le tapis de fleurs propice aux abeilles, il quitte l’univers bucolique et déplore qu’un seul homme ait reconnu le potentiel économique du miel - or, cet homme est décrit par la suite avec des traits qui l’apparentent d’emblée au vieillard sage de Tarente, dont la quatrième Géorgique décrit le jardin comme particulièrement hospitalier aux abeilles. Le mélange entre des topoi virgiliens et des considérations économiques qu’illustre cet exemple est caractéristique des Briefe über ein schweizerisches Hirtenland. En mars 1798, après la chute de l’ancienne république de Berne, Bonstetten quitte la Suisse avec son fils aîné pour se rendre au Danemark, auprès de Friederike et Constantin Brun, où il séjourne jusqu’en juin 1801. Ces années d’exil sont pour Bonstetten riches en rencontres et en découvertes de tous genres et comptent parmi les plus productives de sa vie sur un plan intellectuel. Encouragé par son amie, il rédige et publie de nombreux traités sur l’éducation, mais aussi sur un voyage à travers le Seeland, sur l’Islande, sa langue et ses sagas, sur les coutumes et la liberté, pour ne citer que quelques sujets. Or, même si ces pages n’ont pas à première vue de lien avec les auteurs anciens, ceux-ci n’en sont pas pour autant absents. Prenons par exemple le petit essai Über Gartenkunst (Sur l’art des jardins), paru en 1800 dans le périodique Der Neue Teutsche Merkur 42 . À l’occasion de la visite du château de Friedrichsburg et de ses jardins au début de l’automne 1798, Bonstetten s’interroge sur l’histoire des jardins et la perception de la nature par l’homme suivant les époques. Ces premières réflexions donnent lieu à l’étude citée, qui compare les jardins de diverses époques et cultures. Les premiers jardins à être décrits en détail sont les jardins romains. Bonstetten appuie ses affirmations sur deux lettres de Pline le Jeune, où celui-ci décrit sa villa Tuscum 43 en Étrurie et sa villa Laurentum 44 dans le Latium ; il en reproduit de longs passages en traduction, avant de faire quelques remarques générales sur l’adéquation entre l’aménagement des jardins et les coutumes des Romains et de procéder à une comparaison entre les jardins romains et ceux de son époque 45 . 41 Virgile, Géorgiques, 4, 132-133 : « Avec ces richesses, il s’égalait, dans son âme, aux rois ; et quand, tard dans la nuit, il rentrait au logis, il chargeait sa table de mets qu’il n’avait point achetés ». 42 Cet essai parut également la même année dans le cadre de Neue Schriften von Karl Viktor von Bonstetten, Kopenhagen, chez Friedrich Brummer, tome II, et dans le Taschenkalender auf das Jahr 1801, für Natur- und Gartenfreunde, à Tübingen, chez Cotta. 43 Pline 9, 36 ; voir Pline le Jeune, Lettres, tome III, Livres VII-IX. Texte établi et traduit par Anne-Marie Guillemin. Paris : Les Belles Lettres, 1928 ; pp. 136-138. 44 Pline 2, 17 ; voir Pline le Jeune, Lettres, Livres I-III. Nouvelle édition ; texte établi, traduit et commenté par Hubert Zehnacker. Paris : Les Belles Lettres, 2009, pp. 59-65. 45 Über die Gartenkunst : Bonstettiana, Neue Schriften, pp. 103-109. OeC02_2012_I-173AK2.indd 43 OeC02_2012_I-173AK2.indd 43 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 44 Antje Kolde Dans le même volume des Neue Schriften von Karl Viktor von Bonstetten, datant de 1800, se trouve aussi un tout petit traité, intitulé Über Ossian, Homer und die skandinavischen Dichter 46 . Dans la suite de son travail sur les sagas islandaises, Bonstetten réfléchit sur l’évolution culturelle des peuples : établissant un parallèle entre Ossian et Homère, il constate que si au début de leur évolution, la plupart des peuples connaissent une période culturellement très riche, celle-ci décline sitôt que deux cultures se rencontrent et que l’une prend le pas sur l’autre. En d’autres termes, qu’une nation voit sa culture disparaître sitôt qu’une autre lui impose sa langue et, par là, une culture artificielle, comme cela a été le cas pour les Scandinaves ; les Grecs par contre, ayant toujours conservé leur langue, n’ont jamais vu leur culture décliner. Dans la foulée, Bonstetten avance qu’une culture pour ainsi dire importée n’est d’aucune utilité pour le peuple qui la reçoit : il ne comprend par exemple les sciences exactes qui lui sont apportées par un autre peuple que le jour où il les découvre lui-même - tout comme la société chrétienne n’a compris les sciences exactes qu’elle a héritées d’Aristote que le jour où elle les a découvertes elle-même. Ce petit traité est particulièrement intéressant à plus d’un titre : tout en stipulant un parallèle anthropologique prometteur entre Homère et Ossian 47 , tout en reconnaissant la grandeur et la singularité de la culture grecque, ce qui en suppose une excellente connaissance, Bonstetten refuse de lui accorder la primauté ; bien plus, il donne à entendre que si chaque nation pouvait évoluer en gardant sa langue et donc sa culture, il en résulterait une plus grande variété de connaissances. Ce plaidoyer en faveur des langues et des cultures nationales et hostile à l’empire de la culture grecque porte des accents que nous retrouverons dans les traités sur l’éducation. Ces réflexions sur l’importance des langues et cultures nationales font suite aux recherches que Bonstetten a menées sur les sagas islandaises et par 46 Sur Ossian, Homère et les poètes scandinaves : Bonstettiana, Neue Schriften, pp. 220- 221. 47 « Eine Vergleichung zwischen Homer, Oßian und den Heldenzeiten der Skandinavier wäre ein interessantes und belehrendes Werk. Mir ist es genug die Idee von einer solchen Untersuchung hier anzugeben. » (« Une comparaison entre Homère, Ossian et les temps héroïques des Scandinaves serait une œuvre intéressante et instructive ; il me suffit de donner ici l’idée d’une telle recherche. ») (Über Ossian, Homer und die skandinavischen Dichter ; Bonstettiana, Neue Schriften, p. 221). Ossian aurait été un barde écossais du III e siècle, auteur de poèmes dit « gaëliques » ; le poète James Macpherson en publia une traduction anglaise entre 1760 et 1763. Très vite s’engagea un débat sur leur authenticité et Samuel Johnson (1709-1784) proposa qu’il s’agissait d’une supercherie littéraire de James Macpherson, qui aurait puisé à diverses sources irlandaises, galloises et anglaises. Bonstetten semble avoir ignoré ce débat. OeC02_2012_I-173AK2.indd 44 OeC02_2012_I-173AK2.indd 44 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 45 lesquelles il tend notamment à montrer les parentés linguistiques entre l’Islande et la Suisse. Comme le remarquent les éditeurs des Bonstettiana dans leur préface au volume en question des Neue Schiften, Bonstetten cherche par ses enquêtes à élucider d’une certaine façon une question qu’il se pose fréquemment lors de son exil politique et intérieur, celle de savoir d’où il vient. En juin 1801, Bonstetten et son fils aîné quittent le Danemark en compagnie de Friederike Brun et de sa fille Ida pour se rendre en Suisse. Après divers séjours à Genève, Valeyres et Cour, près de Lausanne, Bonstetten, Friederike Brun et sa fille Ida partent en septembre 1802 à Rome, où ils arrivent en novembre. Ils en repartiront moins d’un an plus tard, le 10 juin 1803. Ce n’est pas la première fois que Bonstetten y séjourne : il y a déjà passé quelque temps lors de son premier voyage en Italie, d’abord en février 1773, puis d’avril à juillet de la même année. Mais le séjour en 1802-1803 est particulier : afin de retrouver dans la topographie du Latium les lieux où se déroulent les chants 7 à 12 de l’Énéide de Virgile, Bonstetten suit du 25 au 29 mars le Tibre jusqu’à Ostie 48 . Plus tard, du 18 au 20 avril, il se rend à Préneste en compagnie de Friederike Brun 49 , puis, pour finir, du 21 au 25 mai, à Antium/ Nettuno et à Ardéa, avec le dessinateur Wilhelm Friedrich Gmelin 50 . Bonstetten met par écrit chacun de ces voyages, tout comme les autres excursions archéologiques qu’il entreprend lors de son dernier séjour à Rome, en 1807-1808, et qui le mènent fin septembre 1807 à Velletri et à l’antique Cora 51 puis mi-octobre à Nettuno, Astura et Ardea 52 . Le voyage à Antium est publié pour la première fois dans le volume Italien des Bonstettiana 53 ; les descriptions des autres voyages sont perdues, à l’exception de celui à Ostie, le Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide. Celui-ci paraît en 1804 chez Paschoud à Genève et fonde la réputation littéraire de Bonstetten qui n’écrit désormais plus qu’en français, comme le lui conseille par ailleurs M me de Staël. Comme il a déjà été dit, le propos de ce livre est de vérifier sur les lieux les données topographiques de la seconde moitié de l’Énéide. Dans ce but, Bonstetten soumet à un examen méticuleux non seulement le texte de ce grand poète, mais également ceux de nombreux autres auteurs anciens, tels que Tite-Live, Horace, Denys d’Halicarnasse, Pausanias, Strabon, Pline l’Ancien et Pline le Jeune, Rutilius Namatianus, pour n’en citer que quelques-uns. Et il ne s’en tient pas seulement à la littérature antique : il consulte aussi une riche littérature secondaire, dont il convient de citer l’historien Leandro Alberti, les topographes Philipp Clüver, Atha- 48 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 352 et p. 472. 49 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 352 et p. 480. 50 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 353 et pp. 486-487. 51 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 315 et p. 418. 52 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 315 et p. 429. 53 Voir Bonstettiana, Italien, t. I, pp. 326-351. OeC02_2012_I-173AK2.indd 45 OeC02_2012_I-173AK2.indd 45 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 46 Antje Kolde nasius Kircher et Giuseppe Rocco Volpi ou encore les auteurs de voyages en Italie Jean-Baptiste Labat, Joseph Addison et Joseph-Jérôme Lalande 54 . Ainsi, Bonstetten est propulsé parmi les plus éminents représentants de la recherche virgilienne, parmi lesquels Christian Gottlob Heyne 55 , auteur notamment d’une édition et d’un commentaire de l’Énéide 56 que Bonstetten consulte abondamment, et qui engage avec Bonstetten une correspondance d’un haut niveau scientifique 57 . En octobre 1804, Heyne publie dans le périodique Göttingische gelehrte Anzeigen un compte-rendu fort élogieux du Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide 58 . D’autres comptesrendus tout aussi positifs paraissent presque en même temps, en allemand par August Wilhelm Schlegel et par Johannes von Müller, en français par M me de Staël, par M. Estinbert et par Jean-Jacques Ampère 59 . Ces nombreux comptes-rendus ne sont pas la seule preuve de la notoriété du Voyage, notamment en France : le livre sert aussi de guide lors de voyages en Italie, 54 Leandro Alberti (1479 - env. 1552), religieux dominicain, philosophe, historien, théologien : Descrittione di tutta Italia, nella quale si contiene il sito di essa, l’origine et le Signorie delle Città et delle Castella, Bologna, 1550 ; Philipp Clüver (1580-1622), géographe : Italia antiqua, Leiden, Abraham Elzevier, 1624 ; Athanasius Kircher (1602-1680), jésuite, un des scientifiques les plus importants de l’époque baroque : Latium, id est nova et parallela Latii tum veteris tum novi descriptio, Amsterdam, apud J. Janssonium a Waesberge et haeredes E. Weyerstraet, 167 ; Giuseppe Rocco Volpi (1692-1746) : Vetus Latium, profanum, tomes III-X, Padua e Roma, Josephus Cominus, 1726-1745 ; Jean-Baptiste Labat (1663-1738), missionaire dominicain, notamment botaniste, explorateur, ethnographe : Voyage en Espagne et en Italie, tomes I-VIII, Amsterdam, Jean-Baptiste Delespine et fils, 1730 ; Joseph Addison (1672-1719), homme d’État, écrivain et poète : Remarks on Several Parts of Italy, &c. in the Years 1701, 1702, 1703 London, Tonson, 1767 ; Joseph-Jérôme Le Français de Lalande (1732-1807), comme astronome : Voyage d’un Français un Italie, fait dans les années 1765 & 1766. I-VIII, Paris, Veuve Desaint, 1769. Voir Bonstettiana, Italien, t. II, pp. 638-770. 55 Christian Gottlob Heyne (1729-1812), philologue et archéologue allemand, professeur d’éloquence à l’Université de Göttingen dès 1761, bibliothécaire ; membre de la Royal Society dès 1789 et de l’Académie des inscriptions et belleslettres dès 1802. 56 Christian Gottlob Heyne, P. Virgilii Maronis opera, varietate lectionis et perpetua adnotatione ilustrata, I-IV, Leipzig, C. Fritsch, 1787-1798 ; P Virgilii Maronis opera, varietate lectionis et perpetua adnotatione illustratus a Chr. Gottl. Heyne, Editio quarta curavit Georg Philipp Eberhard Wagner, I-V, Leipzig, Hahnen, et London, Black Young et Young, 1830-1841 4 . Encore aujourd’hui, les spécialistes consultent cette édition. 57 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, pp. 466-469 ; Bonstettiana, Italien, t. II, pp. 638-770, particulièrement pp. 645-646. 58 Voir Bonstettiana, Italien, t. II, pp. 585-589. 59 Pour ces divers comptes-rendus, voir Bonstettiana, Italien, t. II, pp. 590-614. OeC02_2012_I-173AK2.indd 46 OeC02_2012_I-173AK2.indd 46 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 47 entre autres à M me de Staël, Schlegel et Sismondi en 1804 et à Charles Didier qui, après avoir bénéficié du soutien de Bonstetten, suit ses traces à Rome avant d’émigrer à Paris en 1840. Que les thèses avancées dans le Voyage sont régulièrement reprises et discutées encore au XX e siècle dans le cadre des recherches virgiliennes montre qu’elles restent d’actualité 60 . Un autre propos se joint cependant à celui de la vérification topographique, comme le soulignent Peter et Doris Walser-Wilhelm dans leur préface au volume des Neue Schiften de même que dans leur introduction et leur commentaire au Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide dans les Bonstettiana, rédigé en collaboration avec Anja Höfler 61 : Bonstetten, balloté par les divers bouleversements qui ébranlent l’Europe, se sent un nouvel Énée ; comme lui, ayant fui sa patrie en flammes et étant arrivé sur les rives du Tibre au terme de longues errances, il a besoin de sentir la terre ferme sous ses pieds et, avec elle, la promesse d’un avenir meilleur. En ancrant les scènes du mythe fondateur qu’est l’Énéide dans la réalité spatiale qui lui est contemporaine, Bonstetten achève en quelque sorte cette éprouvante traversée de la Cordillère que constituent pour lui la Révolution française et les profonds changements qu’elle a entraînés à sa suite 62 . En effet, « il faut s’abymer dans l’antiquité pour vivre dans le present », comme il écrit à M me de Staël fin février 1803 63 . En permettant à Bonstetten d’entrevoir un avenir à l’instar d’Énée, le Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide constitue une réponse aux enquêtes scandinaves, tournées, elles, vers la recherche de l’origine. Lors de son voyage à Ostie, ce n’est donc pas au seul texte de Virgile que Bonstetten s’attache, mais également à son adéquation avec le terrain. Le 60 Voir Bonstettiana, Italien, t. II, pp. 648-656. Il convient finalement de signaler un autre témoignage de ce Nachleben fécond : le commentaire très fouillé au Voyage, de la plume d’Anja Höfler et paru dans Bonstettiana, Italien, t. II, pp. 617-770, résulte d’une thèse de doctorat entreprise sur le conseil de E. Stärk, à Leipzig. 61 Bonstettiana, Italien, t. I et II. 62 Voir Charles-Victor de Bonstetten, L’homme du Midi et l’homme du Nord, chapitre 24, « Ce que nous avons été et ce que nous sommes, ou l’an 1789 et 1824 » : « Je viens d’exposer quelques souvenirs d’une vie très-variée ; je viens de peindre les mœurs des nations que j’ai connues ; mais la plupart des tableaux que je viens de faire sont maintenant d’un autre monde, d’un temps antique, d’une époque placée au-delà de la grande barrière historique appelée révolution. Presque tous ces tableaux ont disparu et n’ont laissé que des fragments qui nous rappellent ce qui n’est plus. Nous voyons les Alpes séparer des peuples qui ne se ressemblent point. Il en est de même de cette grande Cordillière placée entre deux siècles ; elle sépare des hommes si différents d’eux-mêmes, que ceux qui comme moi ont vécu dans les deux époques, sont étonnés d’être les mêmes hommes. » (Bonstettiana L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. II, p. 506). 63 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 454. OeC02_2012_I-173AK2.indd 47 OeC02_2012_I-173AK2.indd 47 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 48 Antje Kolde Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide n’est pas le seul témoignage de son intérêt pour les realia - qu’il s’agisse de réalités topographiques, de ruines ou encore d’objets quotidiens : en diminuant le temps qui le sépare de l’antiquité, elles la lui rendent plus tangible. Il convient par ailleurs de noter que Bonstetten observe avec l’acuité qui lui est propre non seulement les realia antiques, mais aussi celles qui le renseignent sur la réalité contemporaine, souvent affligeante. Ainsi, dans la deuxième partie du Voyage, intitulée Observations sur le Latium moderne, en confrontant les realia antiques et contemporaines, il souligne tout ce qui, dans la Rome de son époque, demanderait à être amélioré, d’un point de vue tant économique que politique et social. Mais revenons aux realia antiques. Lors de son premier voyage, il s’enthousiasme par exemple à la vue des fouilles de Pompéi et des objets quotidiens qu’elles livrent 64 , ou à celle des villas de Cicéron et des Caton lors de sa visite de Tusculum 65 . Son observation minutieuse de diverses ruines lors de son voyage à Antium, consignée dans l’essai qu’il consacre à cette excursion 66 (B ST Italien 326-351), atteste le même intérêt. Friederike Brun l’évoque également dans son journal de voyage, lorsqu’elle y narre diverses visites communes de ruines, comme dans l’extrait suivant : « 1802 rom Novbr - Palatin - Zoéga 26 Bonstetten lief wie immer Seit ab rechts und links ! ‹ich habe einen Bach gefunden schrie er aus der Kornmühle - der ist der Eüripus ich habe ihn noch nie gesehn› ! Antwortet Zoéga ihm von außen neben mir herein ! ich glaube Sie waren beide nicht gescheüt - der Bach heißt jetzt la Morrana und treibt mühlen und ist waßerreich. Ehedem hies Er der Eüripus, und war vor den Sitzen des Circus Maximus in einem Canal rundum geleitet - wollte man Naumachien geben so ließ man ihn dämmen am Abfluß und der See füllte die Arena » 67 . 64 Lettre à Johannes von Müller du 1 er mars 1774 ; Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, pp. 193-194. 65 Lettre à Johannes von Müller du 20 mai 1774 ; Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, p. 208. 66 Bonstettiana, Italien, t. I, pp. 326-351. 67 « 1802, Rome, novembre, Palatin, Zoéga, 26. Bonstetten courait toujours à droite et à gauche ! ‹J’ai trouvé un cours d’eau, a-t-il crié depuis le grenier - c’est l’Euripe, je ne l’ai encore jamais vu› lui répondit Zoéga depuis l’extérieur, à côté de moi, vers l’intérieur ! Je crois que tous deux n’avaient plus tous leurs sens - le cours d’eau s’appelle aujourd’hui la Morrana, il actionne des moulins et est riche en eau. Autrefois il s’appelait l’Euripe et il était dévié dans un canal devant les sièges du Cirque Maxime dont il faisait le tour - si on voulait donner des naumachies, on érigeait une digue à l’écoulement et le lac emplissait l’arène ». Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 410. OeC02_2012_I-173AK2.indd 48 OeC02_2012_I-173AK2.indd 48 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 49 Ce n’est pas qu’à Rome que Bonstetten éprouve de l’intérêt pour les ruines. De fait, dans son texte Voyage dans le Midi de la France, qui relate le voyage qu’il fait en 1810 avec Marc-Auguste Pictet dans le sud de la France et qui est publié pour la première fois dans le cadre des Bonstettiana, Bonstetten évoque l’importance que revêt pour l’historien la recherche sur le terrain, complémentaire de la lecture des livres : « L’Etude de l’histoire est interessante dans les livres, mais elle l’est bien plus sur le terrain meme de l’histoire » 68 . Lors du séjour romain de 1802-1803 en général et dans le Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide en particulier, Bonstetten donne donc un sens aux événements par le biais du texte de Virgile et des ruines romaines. Ce n’est pas la seule fois de sa vie où l’aura des antiques confère une importance particulière à un événement : en 1795, à l’occasion d’un voyage dans le Tessin, Bonstetten fait visiter la villa de Pline sur les bords du lac de Come à Friederike Brun et à Friedrich von Matthisson ; ils y concluent un pacte d’amitié auquel la solennité du lieu confère une signification toute particulière, comme le raconte Friederike Brun avec émotion dans son journal de voyage 69 . VI Les auteurs anciens dans les traités postérieurs à 1803 Après son retour de Rome, Bonstetten s’installe définitivement à Genève, qu’il quittera sporadiquement pour divers voyages. Sa correspondance et sa production littéraire restent toutes deux très riches et aux thématiques déjà présentes, comme les observations anthropologiques ou relatives au bien public, se joignent les études sur l’esprit humain. Dans ces traités et essais, publiés ou inédits, Charles-Victor se réfère souvent aux auteurs anciens. Le mode sur lequel il les évoque varie de la simple citation sans nommer l’auteur à une citation longue avec l’indication de l’auteur, en passant par la paraphrase. Quel que soit le mode, tous ces passages témoignent de la profondeur avec laquelle Bonstetten s’est approprié ces textes, comme nous allons le montrer par quelques exemples. Commençons par les textes simplement évoqués ou cités comme sources. Dans son Voyage dans le Midi de la France, à l’occasion de son passage à Montmélian au sud-est de Chambéry, Bonstetten évoque le passage d’Hannibal en s’appuyant sur une source romaine : « C’est bien l’Isère qui conduisit Annibal en Italie, puisque c’est un Consul romain, contemporain de Tacite, Silius, qui nous l’aprend » 70 . Lorsqu’il rédige le chapitre sur les « Opinions, modes, coutumes et coterie » de son traité L’homme du Midi et l’homme du Nord, paru 68 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 21. 69 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, pp. 259-260. 70 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 71. OeC02_2012_I-173AK2.indd 49 OeC02_2012_I-173AK2.indd 49 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 50 Antje Kolde en 1824 à Paris et à Genève, Bonstetten étaye ses dires relatifs aux Germains par Tacite, qu’il cite : « Tacite remarque, qu’au lieu de temples et de statues, les Germains n’avoient que des forêts sacrées, où les dieux n’étoient visibles que par le respect qu’ils inspiroient. Deorumque nominibus appellant secretum illud quod solâ reverentiâ vident » 71 . Ailleurs, Bonstetten évoque les auteurs antiques pour illustrer son propos. Par exemple, dans son traité intitulé Analyse de l’Intelligence, rédigé en 1807 lors du troisième voyage à Rome et publié pour la première fois intégralement dans les Bonstettiana, Bonstetten prévoit de parler entre autres des « Effets des Sentimens sur les autres », comme il l’indique dans son plan de l’ouvrage, et il projette d’illustrer ce point par Pline : « Pline parle d’un home vilain et fastueux qui servoit 3 vins à ses convives. Il appelloit cela Economie et magnificence, Pline l’appelle Gourmandise et Vilainie » 72 . De passage à Donzère lors de son voyage dans le Midi de la France en 1810, Bonstetten s’enthousiasme de « la magie de la parole qui fait briller à travers les siecles la pensée et le sentiment » - magie qu’il illustre d’emblée par les exemples de M me de Sévigné et de Pline le Jeune : « Madame de Sevigné nous parle d’objets qui nous sont etrangers, et cependant elle est sentie et entendue par tous les homes qui savent sentir ou entendre. Que de generations se sont ecoulées entre Pline et nous, entre Madame de Sevigné et nous que de sentiments que de pensées ont passée sur les homes sans laisser plus de traces que le souffle de l’air qu’ils ont respirés, et quelques pensées, quelques sentimens de Pline et de Sevigné ont survecu aux Nations et aux Siecles » 73 . Dans la seconde partie des Études de l’homme, ou Recherches sur les facultés de sentir et de penser, parues en 1821 à Genève et à Paris, et dans laquelle Bonstetten se penche sur la liaison des idées, il consacre un chapitre au sentiment de l’harmonie ; pour l’illustrer, il évoque notamment deux textes latins, l’un tiré de l’Énéide de Virgile et l’autre d’une ode d’Horace, qu’il cite en langue originale 74 . L’évocation de textes antiques comme source peut générer une réflexion plus approfondie, par exemple au sujet de diverses doctrines philosophiques. Ainsi, dans le chapitre intitulé « Unité et harmonie dans le caractère de l’homme » de ses Recherches sur la nature et les lois de l’Imagination, parues en 1807 à Genève, Bonstetten discute des différents tempéraments de l’homme. À leur propos il évoque d’abord Hippocrate, puis, au sujet du 71 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. II, p. 410. 72 Bonstettiana, Philosophie, t. I, p. 402. 73 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 135. 74 Bonstettiana, Philosophie, t. II, p. 643. OeC02_2012_I-173AK2.indd 50 OeC02_2012_I-173AK2.indd 50 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 51 développement de l’âme, les règles du beau et de la pensée. Cela l’amène non seulement à citer en langue originale tout un passage des Tusculanes de Cicéron, mais également à comparer les évocations de Platon que fait Cicéron aux idées innées de Leibniz 75 . Parfois, Bonstetten recourt pour souligner ses propos à une courte citation latine en langue originale, dont l’auteur n’est généralement pas nommé. Ces citations ont ceci d’intéressant qu’elles traversent les écrits de Bonstetten, qui les utilise à diverses reprises, tels des leitmotivs. Leur rôle semble être de conférer à ce qu’elles illustrent une valeur de vérité générale, comme le donnent à penser les trois exemples suivants qui se réfèrent tous trois à des enseignements que Bonstetten a tirés de sa vie. Ainsi, une phrase tirée de la guerre de Jugurtha de Salluste et désignant l’âme comme le guide et le chef de la vie des mortels, apparaît une première fois dans les Études de l’homme, dans un passage relatif à la vieillesse : « la vieillesse est le résultat, je dirois presque le bilan, de la vie passée. Elle est ce que vous l’avez faite, bonne ou mauvaise comme vous l’avez voulue. Rien de plus vrai que ce que dit Salluste : Dux atque imperator vitae mortalium animus est » 76 . Bonstetten la cite une deuxième fois dans le petit traité intitulé Influence de l’étude de l’homme sur les progrès des sciences, appartenant au contexte de Études de l’homme et inédit ; cette fois, elle illustre sa thèse qu’aucune action n’est dépourvue de motif 77 . Une petite expression virgilienne, mens agitat molem 78 , possède encore bien plus les traits d’un leitmotiv : Bonstetten la cite dans des contextes bien différents, par exemple dans son traité Pensées sur divers objets de bien public, paru à Paris et à Genève en 1815, en conclusion de l’affirmation suivante : « Quelle que soit l’influence de la matière sur l’être pensant, il n’est pas moins vrai qu’une nation est, aussi bien que l’individu, déterminée dans ses actions par sa partie pensante. Mens agitat molem » 79 . Et il la cite à nouveau dans les Études de l’homme à propos du fait que « c’est l’âme qui meut la matière » 80 . Une autre citation tirée également de l’Énéide de Virgile connaît un destin semblable dans les écrits de Bonstetten, à savoir mobilitate viget, termes qui décrivent la célérité de la Renommée dans le texte virgilien 81 . Bonstetten la cite au sujet de l’imagination dans son traité Suite 75 Bonstettiana, Philosophie, t. I, pp. 201-202. 76 Bonstettiana, Philosophie, t. II, p. 658. Cette citation apparaît bien entendu aussi dans la version allemande des Études de l’homme, la Philosophie der Erfahrung, parue en 1828 à Stuttgart et Tübingen ; voir Bonstettiana, Philosophie, t. III, p. 1139. 77 Bonstettiana, Philosophie, t. II, p. 986. 78 Virgile, Énéide 6, 727 : « l’esprit meut la masse ». 79 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 258. 80 Bonstettiana, Philosophie, t. II, p. 572. Voir Bonstettiana, Philosophie, t. III, p. 1027 pour la traduction allemande des Études de l’homme. 81 Virgile, Énéide 4, 174 : « la mobilité accroît sa vigueur ». OeC02_2012_I-173AK2.indd 51 OeC02_2012_I-173AK2.indd 51 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 52 Antje Kolde de la mémoire, composé en 1804 et resté à l’état de brouillons manuscrits : « L’imagination au contraire [de l’esprit] est come la renomée, mobilitate viget, sa force est dans la vitesse c’est qu’elle ne cherche point le semblable c’est a dire l’identique » 82 . Dans les Recherches sur les lois et la nature de l’Imagination, c’est à propos des passions que Bonstetten cite ces deux mots 83 . On les retrouve aussi dans les Études de l’homme au sujet de la matière dominée par l’esprit 84 . Avant de nous tourner vers le dernier volet consacré aux réflexions de Bonstetten sur l’éducation, il convient d’évoquer encore deux faits également emblématiques de la profonde familiarité de Bonstetten avec les textes et le monde antique. Tous deux sont transmis par voie épistolaire. Le premier concerne une autre citation virgilienne, maior rerum mihi nascitur ordo 85 , que Bonstetten emploie deux fois à quelques mois de distance pour qualifier le cours des événements politiques. La première fois, elle figure dans sa lettre du 11 novembre 1813, adressée à Karl Ludwig von Haller, sur l’arrière-plan des guerres napoléoniennes : « Je ne vois pas dans l’histoire de plus belle ni de plus dramatique Epoque que l’histoire de l an 1813. Le pauvre et cher Muller que ne vit il encore. Et novus rerum panditur ordo. Je ne doute pas que l Italie ne suive bientot l’exemple de l’Allemagne » 86 . Cette même citation 87 se trouve en exergue de la lettre qu’il écrit le 14 avril 1814 à son ami Philipp Albert Stapfer, dix jours après l’entrée des alliés à Paris 88 . Le second fait se rapporte à une création de mot. Lors de son séjour à Hyères pendant l’hiver 1812, Bonstetten parcourt durant de longues heures l’arrière-pays à dos d’âne. Il passe tellement de temps juché sur sa monture qu’ils ne forment plus qu’un, comme il l’écrit à Jean-Charles-Léonard de Sismondi, le 12 février 1812 : « Je suis tous les jours quatre heures à la promenade, le plus souvent a quatre jambes qui se sont identifiées avec mon corps de maniere à me croire un centaure, onanthrope » 89 - un « homme-âne », un être apparenté aux centaures qui peuplent la mythologie grecque, lui-même digne d’y figurer. Bonstetten n’hésite pas à lui donner un nom grec, taillé sur mesure. Ce jeu linguistique est caractéristique non seulement de l’intérêt 82 Bonstettiana, Philosophie, t. I, p. 45. 83 Bonstettiana, Philosophie, t. I, p. 324. 84 Bonstettiana, Philosophie, t. II, p. 705. Voir Bonstettiana, Philosophie, t. III, p. 1210 pour la traduction allemande des Études de l’homme. 85 Virgile, Énéide 7, 44(-45) : Maior rerum mihi nascitur ordo (maius opus moueo) : « Plus l’ordre qui naît est grand, (plus grande est l’œuvre que j’entreprends). » 86 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 410. 87 Bonstetten doit citer de mémoire et transforme quelque peu la phrase : « Et novus rerum nascitur ordo ». 88 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 440. 89 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 53. OeC02_2012_I-173AK2.indd 52 OeC02_2012_I-173AK2.indd 52 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 53 de Bonstetten pour la langue, que nous avons déjà rencontré plusieurs fois, mais également de sa familiarité avec l’imaginaire antique. VII Les auteurs anciens et l’éducation Déjà au cours de ses années de formation, Bonstetten s’intéresse à l’éducation. Dans une lettre datant de novembre 1765, il s’informe auprès de son père sur la réalisation de la réforme de l’éducation lancée notamment par l’érudit bernois Johann Rudolf Sinner von Ballaigues. Cette réforme était basée sur un Essai sur l’éducation publique paru de façon anonyme à Berne au printemps 1765, mais rédigé par Sinner. S’élevant contre l’éducation publique telle qu’elle est alors pratiquée, ce texte entend la réformer. Il critique notamment l’enseignement du grec et du latin basé essentiellement sur la grammaire : « L’écolier pense toujours en allemand ; la tournure de sa phrase [latine] est allemande ; comment cela seroit-il autrement ? On ne lui apprend cette langue morte que comme un mystère d’écoles. […] Salluste, Tite-Live, à ses yeux, sont des Régens, qui lui proposent des constructions difficiles à résoudre » 90 . En lieu et place de cet enseignement-là, Sinner propose un apprentissage inductif des langues mortes, basé sur la conversation, la rétroversion et la mémorisation de beaux vers d’Horace et de Virgile, qui lui ont d’abord été expliqués ; par ailleurs, il convient de ne pas attribuer trop de temps à l’étude de la grammaire, réservée aux classes supérieures. Dans de telles propositions, Charles-Victor retrouve sans nul doute ses propres pensées, lui qui apprit le latin en autodidacte, les leçons dont il bénéficia dans sa jeunesse ne lui ayant nullement profité, comme nous l’avons vu ; de fait, il juge à un âge avancé que « die alte Sprachmethode, die noch viele altdenkende Menschen verehren, war so zweckwidrig, daß bey vielem Fleiß, bey vielen Lehrstunden, und bey recht guten Naturgaben, ich im zehnten Jahre nicht eine Linie Latein verstand » 91 . Sinner n’est pas le seul dont les idées pédagogiques retiennent l’attention de Bonstetten. De fait, tout au long de sa vie, il s’intéresse de près aux réflexions et innovations pédagogiques et aux institutions novatrices, telles que les écoles de Pestalozzi à Burgdorf et à Yverdon, de Philipp Emanuel de Fellenberg à Hofwyl près de Berne et de Caspar von Voght à Flottbeck près 90 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 435. 91 « L’ancienne méthode d’enseigner les langues, que beaucoup d’hommes à la pensée dépassée vénèrent encore, était si inappropriée que malgré beaucoup de zèle, malgré de nombreuses heures d’apprentissage et malgré d’assez bonnes aptitudes naturelles, je ne comprenais à l’âge de dix ans pas une ligne de latin ». Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 25. OeC02_2012_I-173AK2.indd 53 OeC02_2012_I-173AK2.indd 53 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 54 Antje Kolde de Hambourg ; il soutient les deux premières activement en les recommandant à ses connaissances et en publiant des textes à leur sujet. Charles-Victor revient par ailleurs à maintes reprises sur le sujet même de l’éducation, que ce soit dans sa correspondance, dans ses traités - il en consacre une bonne dizaine à ce sujet - ou au détour de traités portant sur d’autres sujets. Au milieu des nombreux points qu’il aborde en connaisseur avisé, tels que diverses institutions et méthodes, il réfléchit souvent sur les matières que devraient apprendre les écoliers - et à son avis, le latin et le grec n’y figurent en aucun cas, justement à cause de la méthode employée. Et c’est bien la méthode qui est en cause, et non les langues anciennes elles-mêmes ni les textes - le rôle primordial que les textes anciens jouent dans la formation intellectuelle de Bonstetten a largement été souligné dans ces quelques pages. Mais attardons-nous quelques instants sur les reproches méthodologiques que Bonstetten formule à l’égard de l’enseignement du grec et du latin tel qu’il le connaît. Ainsi, à l’âge de 20 ans déjà, dans une lettre adressée à son père en juin 1765, son aversion contre l’enseignement précoce des langues mortes à des enfants lui fait pousse un cri du cœur : « Ici je ferois une petite Episode pour M. Tscharner en qualité d’Oncle de ses enfans. Je le prie à genoux de ne pas tourmenter ses enfans avec le Latin ou le Grec. C’est etouffer la nature, qui nous appelle si instament ailleurs. […] Les enfans sont observateurs, ils peuvent suivre un insecte, ils font des questions sur des objets simples ; ils demanderont coment l’araignée fait sa toile et jamais coment les Romains ont raisonés » 92 . Dans ce passage, Bonstetten montre clairement du doigt la méthode employée, qui n’accorde pas assez d’importance à l’observation - et nous retrouvons là le disciple de Bonnet - mais trop au raisonnement. La citation suivante, tirée de son traité Über Volkserziehung paru en 1799, transmet le même message, puisque Charles- Victor y démontre qu’il est bien plus utile pour une nation de connaître la nature que d’étudier les langues mortes. « So lang eine Nation nicht mehr im Kampf mit Ketzern lebt, ist dem Landpfarrer die Naturkenntniß nützlicher, als die Sprache der Juden, oder ihres griechischen Testaments, ja selbst als die Sprache Anakreons oder Aristophanes. Was ist Sprachkenntniß für ideenleere Menschen ? » 93 . Dans une note à ce passage, il spécifie justement que la question n’est pas de savoir si la connaissance de trois langues mortes est utile, mais celle de savoir si d’autres connaissances ne sont pas plus utiles pour l’éducation du peuple et quel profit on peut retirer de trois langues 92 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 390. 93 « Tant qu’une nation ne vit plus dans le combat contre des hérétiques, la connaissance de la nature est plus utile au pasteur de la campagne que la langue des Juifs ou celle de leur testament grec, oui, même que la langue d’Anacréon ou d’Aristophane. Qu’est la connaissance des langues pour des hommes qui manquent d’idées ? » Bonstettiana, Neue Schriften, p. 81. OeC02_2012_I-173AK2.indd 54 OeC02_2012_I-173AK2.indd 54 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 55 mortes, si elles n’ont été apprises qu’à moitié. En d’autres termes, et c’est le deuxième reproche, la méthode employée génère une perte de temps considérable, par le fait même qu’elle n’aboutit qu’à un apprentissage partiel. Dans son essai « Über Ossian, Homer und die skandinavischen Dichter » (« Sur Ossian, Homère et les poètes scandinaves »), Bonstetten revient sur cette perte de temps - mais cette fois-ci, c’est l’apprentissage des langues en général qui est en cause : « Ich wünschte eine Rechnung zu sehen von allen Stunden, die auf fremde todte Sprachen sind verwandt worden ; ich möchte das Verhältniß vom Zeitaufwand, vom Unterricht in den todten Sprachen zum Sachunterricht kennen. Daraus würde man sehen, daß es doch problematisch ist, ob das zu allgemein gewordene Studium fremder Sprachen wirklich mehr genutzt als geschadet hat » 94 . Un troisième point faible de la méthode employée est qu’elle ne souligne pas suffisamment la polysémie des langues anciennes, comme Charles- Victor l’explique dans son traité Über die Erziehung der Patrizischen Familien von Bern (Sur l’éducation des familles patriciennes de Bern), paru en 1786 95 . Un quatrième manquement consiste, nous l’avons déjà vu, dans l’orientation exclusivement grammaticale de cet enseignement, une orientation par ailleurs fréquente dans l’enseignement des langues en général et que Bonstetten déplore encore à un âge avancé : le 24 février 1829, il écrit à Philippe Albert Stapfer : « En aprenant une langue etrangere, on a toujours sa langue maternelle entre elle et nous. Ce n’est qu’en touchant sans intermédiaire une langue avec le sentiment qu’on eprouve qu’on lui done de la vie. Rien au monde ne remplace le sentiment imediat. Placer une idée abstraite (regle de gramaire) entre le sentiment et le langage c’est fermer le contrevent au jour » 96 . C’est donc bien à cause de la méthode employée que Bonstetten désire bannir les langues anciennes des programmes d’école. Les textes des anciens par contre, justement en matière d’éducation, sont riches en exemples à suivre. C’est ce qui ressort par exemple d’un 94 « J’aimerais voir un décompte de toutes les heures qui ont été employées pour les langues étrangères mortes ; je désire connaître le rapport entre le temps investi dans l’enseignement des langues mortes et celui investi dans l’enseignement des sciences humaines. On verrait alors qu’il est encore problématique de savoir si l’étude des langues étrangères, devenue trop commune, a réellement plus profité que nui ». Bonstettiana, Neue Schriften, p. 221. 95 Bonstettiana, Schriften, t. II, p. 435. 96 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 1, pp. 179-180. OeC02_2012_I-173AK2.indd 55 OeC02_2012_I-173AK2.indd 55 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 56 Antje Kolde chapitre du traité Über Nationalbildung (Sur l’éducation nationale) paru en 1802, intitulé « Hauptunterschied zwischen der Erziehung der Alten und der unsrigen » (« Différence principale entre l’éducation des anciens et la nôtre »). Bonstetten y démontre en quoi l’éducation des anciens surpassait celle de son époque : « Die Erziehung der Alten war mehr als die unsrige auf unmittelbare Erfahrung gegründet, und alles mehr bey den Alten nach einem Plan gerichtet. Ihre Erziehung hatte aber noch diesen dritten Vortheil : daß die Jünglingsjahre mehr wie bei uns benutzt wurden, und daß die Bildung des Jünglings auch die des Mannes war » 97 . Dans l’Homme du Midi et l’homme du Nord, Bonstetten cite le père d’Horace en modèle de cette éducation par l’exemple : « On a dans tous les temps admiré l’éducation que le père d’Horace avoit donnée à son fils. Ce père alloit de l’exemple à la règle. Tel homme étoit-il blâmé pour être avare, libertin ou prodigue ? le père du jeune poète faisoit sentir à son fils ce que ces vices avoient de honteux. Tel autre étoit-il loué pour ses vertus ? il lui faisoit comprendre l’avantage de la vertu, de manière que chaque précepte étoit vivifié par un exemple frappant, toujours marqué du sceau de l’estime, ou du mépris des hommes » 98 . Si donc l’on changeait de méthode et que l’on ne s’appuyait pas essentiellement sur la mémoire pour l’enseignement des langues anciennes, celui-ci gagnerait beaucoup en attrait et en utilité, au grand plaisir des auteurs anciens eux-mêmes : « Qu’auroit dit Salluste ou César, s’ils avoient pu voir le vulgaire de leurs interprêtes ? Il faut pour l’intelligence des anciens, bien plus de goût, de jugement, de sagacité, et surtout de connoissances préliminaires, que de mémoire. Les enfans ont plus d’esprit qu’on ne leur en suppose ; et bien souvent les maîtres en ont moins qu’on ne leur en croit. Ouvrez le grand dictionnaire de Gessner, et vous y verrez des mots qui ont plus de vingt significations, et peu de mots qui n’en aient qu’une. En fixant le sens varié d’un mot latin ou grec à un ou deux mots de notre langue, on empêche plus qu’on ne facilite la connoissance du véritable sens du mot grec ou latin. Ajoutez que tout ce qui tient à la connoissance de l’antiquité ne se traduit point, mais s’explique par l’histoire. La mémoire est faite pour retenir ce qu’on sait, et non pour expliquer ce qu’on ne sait pas » écrit-il dans l’Histoire de ma vie pensante 99 . 97 « L’éducation des anciens reposait davantage que la nôtre sur l’expérience immédiate, et chez les anciens, tout suivait davantage un plan. Mais leur éducation avait encore ce troisième avantage : que l’on utilisait davantage les années de jeunesse et que l’éducation du jeune homme était aussi celle de l’adulte ». Bonstettiana, Neue Schriften, p. 374. 98 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. II, p. 484. 99 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 57. OeC02_2012_I-173AK2.indd 56 OeC02_2012_I-173AK2.indd 56 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Charles-Victor de Bonstetten et l’Antiquité 57 VIII Au terme de ces pages qui ont tenté d’éclairer les liens de Bonstetten avec les auteurs antiques, il apparaît clairement à quel point il a fait sien le conseil que Johannes von Müller lui a donné. De fait, son appropriation profonde des auteurs anciens se manifeste continuellement. Que l’on songe à sa manière de recourir à leurs textes comme sources ou comme illustration, ou à leurs mots pour désigner son propre état ou des étapes de l’évolution politique, ou encore à son admiration pour leurs modèles éducatifs, et on voit qu’il en était si pénétré qu’il est pour ainsi dire devenu l’un d’eux. N’at-il pas su donner un sens à sa vie en devenant, non pas comme le suggère Sainte-Beuve, un second Ulysse, mais un second Énée ? Bernhard von Beskow déjà le compare à l’un des auteurs latins que Bonstetten appréciait le plus, lorsqu’il écrit en 1867 : « Mais lors même que tous ses autres ouvrages auraient péri, ses lettres suffiraient, comme à Pline, à le rendre immortel » 100 . 100 Bernhard de Beskow, Charles Victor de Bonstetten, Stockholm, Imprimerie de P.A. Norstedt & Fils, 1867 ; Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 179. OeC02_2012_I-173AK2.indd 57 OeC02_2012_I-173AK2.indd 57 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 OeC02_2012_I-173AK2.indd 58 OeC02_2012_I-173AK2.indd 58 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 1 Peter Walser-Wilhelm À Madame Béatrice Didier-Le Gall En chemin vers Charles-Victor de Bonstetten (1745-1832) Dans l’introduction au dernier roman qu’il rédigea dès 1810, Les gardiens de la couronne (Die Kronenwächter), l’un des meilleurs textes en prose allemande, Achim von Arnim se demande pourquoi la poésie, œuvre éphémère de l’esprit, est « ce que nous cherchons, ce qui nous cherche ». Bien souvent les éditeurs des Bonstettiana se sont souvenus de ce mot depuis qu’au début des années 1970, ils ont commencé à s’intéresser à Bonstetten. Rétrospectivement, le chemin qui mena vers Bonstetten semble bien avoir eu une conséquence. Tout commença par notre traduction allemande de L’âme romantique et le rêve d’Albert Béguin, un essai sur le romantisme allemand et la poésie française paru sous forme de livre en 1939 chez José Corti. Cette étude nous rendit attentifs à Étienne Pivert de Senancour. Lors de notre traduction de son Oberman, ce roman épistolaire qui se distingue d’un bout à l’autre par sa musicalité et dont l’action se situe majoritairement en Suisse romande, où il a également été écrit, nous sommes tombés sur la magnifique étude de Béatrice Le Gall, intitulée L’Imaginaire chez Senancour, parue en 1966 chez le même éditeur que le magnum opus de Béguin et, comme ce dernier, rééditée à de nombreuses reprises. L’auteur y observe l’épanouissement du monde imaginaire dans l’œuvre de Senancour, un monde dont elle met en évidence l’originalité esthétique et qu’elle délivre de la qualification de « préromantisme », qui, purement historique, le taxe de phénomène de transition. La littérature qui naît de 1790 à 1820 a une valeur propre, intrinsèque ; elle opère une synthèse qui n’a rien d’artificiel entre littérature des lumières et romantisme, une synthèse qui, déjà amorcée pendant tout le XVIII e siècle, permet la naissance d’un art nouveau, irréductible à aucun autre : elle atteint un équilibre, un épanouissement. Le romantisme 1 La citation provient de Sainte-Beuve. Voir ci-dessous, p. 83, note 60. OeC02_2012_I-173AK2.indd 59 OeC02_2012_I-173AK2.indd 59 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 60 Peter Walser-Wilhelm n’eût-il jamais existé, cette période aurait, en toute sa splendeur, manifesté sa parfaite originalité 2 . Pour Béatrice le Gall, Senancour est de tous les « préromantiques » celui dont la pensée et l’esthétique sont demeurées les plus fidèles aux « lumières », au sensualisme et à l’idéologie. Et c’est bien là que réside à ses yeux l’un des intérêts majeurs de l’œuvre de Senancour : contrairement à Châteaubriand, il n’a pas rompu avec la philosophie et l’esthétique du siècle précédent. « Senancour, lui, n’écrivit jamais son Génie du Christianisme » 3 . Bien plus, le drame et la richesse de Senancour résident dans un équilibre précaire et toujours menacé entre « le vieil homme voltairien et l’homme nouveau romantique ». Quelle force, pour ne pas dire quelle magie, prêtait-il à l’imagination ? Celle-ci crée-t-elle un univers artificiel ou découvre-t-elle un monde possible ? Quel rapport suppose-t-il entre l’imagination et la nature ? Au sujet de telles questions, Béatrice le Gall renvoie fréquemment tant dans le texte principal que dans les notes à Charles-Victor de Bonstetten, « l’ami de M me de Staël, mais qu’il [i. e. Senancour] ne connaissait pas vraisemblablement » 4 . Des citations tirées des deux tomes des Recherches sur la nature et les lois de l’imagination ont éveillé notre intérêt pour ce philosophe que nous ne connaissions pas encore et qui écrit : Il n’est point vrai que l’imitation, pas même celle de la belle nature, soit le principe des beaux-arts. Ce n’est pas la nature, ce ne sont pas les objets extérieurs que l’imagination cherche à exprimer, mais l’harmonie que ces objets ont fait naître en elle. […] Mais comme l’artiste ne sent que par les images, qu’il faut pour ainsi dire un corps à son sentiment, il cherche à exprimer par les images ce qu’il a vivement senti. L’imitation n’est donc ni le but ni le principe des beaux-arts, mais bien un des moyens des beaux-arts 5 . Béatrice Le Gall commente : « Ce texte est particulièrement intéressant : il rattache en effet la notion d’imitation très étroitement à l’imaginaire, et à la question du style imagé ». Senancour avait-il lu les Recherches sur l’imagination de 1807 ? Cette question est restée ouverte et nous avons dû nous contenter d’observer des affinités, pour le moins intéressantes. Or, les idées ne vivent pas dans des livres, mais dans leurs lecteurs, lors de discussions dans le grand ou le petit salon. Bonstetten n’était pas un inconnu à Paris. Il y avait des amis et des lecteurs, dont Suard, Carnot, Degérando, Eusèbe 2 Le Gall, L’Imaginaire chez Senancour, 1966, t. I, p. V. 3 Le Gall, L’Imaginaire chez Senancour, 1966, t. I, p. VI. 4 Le Gall, L’Imaginaire chez Senancour, 1966, t. I, p. 361. 5 Le Gall, L’Imaginaire chez Senancour, 1966, t. II, p. 268. - Bonstettiana, Philosophie, t. I, p. 185. OeC02_2012_I-173AK2.indd 60 OeC02_2012_I-173AK2.indd 60 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 61 Salverte, Marc-Antoine Jullien, Louis Simond, Raoul-Rochette, M me de Staël, la comtesse de Caffarelli, Benjamin Constant, Maine de Biran (son Journal de 1811/ 12 témoigne d’une lecture critique des Recherches de Bonstetten), Victor Cousin et Philipp Albert Stapfer, ami de Bonstetten depuis les années 1790, auteur des biographies de Socrate et de Kant et de bien d’autres philosophes pour la Biographie Universelle (en 1800, Senancour avait été son correspondant politique). Sans oublier la jeune génération des « Obermanistes », qui écrivaient pour Le Globe (aussi au sujet de Bonstetten), Stapfer le Jeune, Ampère le Jeune, Charles Didier, qui explora le Latium après avoir lu le Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide. Plus nous nous approchions de Bonstetten, plus nous attiraient précisément les relations et les amitiés si nombreuses et si variées qui se tissaient autour de lui et qu’atteste une correspondance abondante. Il est usuel, aujourd’hui, de qualifier de « réseau » un ensemble de relations personnelles. Ainsi parle-t-on du réseau de relations qui liait Albert de Haller, le « grand Haller » (né en 1708), à de nombreux correspondants dans la République savante de son époque. Mais on ne peut appliquer ce concept tel quel à Bonstetten. La métaphore du réseau provient du monde de la chasse et désigne une texture solide qui ne retient que ce qu’on veut et laisse échapper ce qu’on ne veut pas. Le concept actuel de la métaphore met en exergue l’aspect de régularité, de solidité, d’hiérarchie, de contrôle des systèmes de trafic, de communication etc. ; cet aspect est également plus ou moins prégnant lorsque la métaphore est appliquée à la société ou à la culture. Les relations avec Bonstetten ne suivaient cependant ni système, ni hiérarchie, et elles n’étaient pas exclusives. Il attirait autrui, sans néanmoins le fixer dans sa sphère. Il n’attirait pas moins les petites gens et les enfants. « La mort de toute coterie, c’est l’exclusion, la répulsion. La vie, ce serait l’attraction, le plus grand libéralisme » 6 - voilà son credo. Dans un essai sur Bonstetten paru en 1864, Henry Reeve, directeur de la Edinburgh Review, a caractérisé sa sociabilité avec pertinence. Après avoir énuméré des dizaines de ces connaissances, il termine : « These are some of the shadows which pass across the magic lantern of his varied and amusing existence. He lived for society, and probably no man ever enjoyed a wider range of it. His biographers have therefore at least as much to say of his acquaintances as of himself » 7 . En ce sens, il n’y a pas de « réseau » des relations de Bonstetten, mais un monde de relations de Bonstetten et avec lui, un monde qui s’est 6 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 1, p. 267, lettre du 19 juin 1829 à Heinrich Zschokke : « Der Tod alles Zunfftwesens ist der Monopol ist ausschliessung und Abstoßung - das Leben wäre Anziehung - groster Liberalismus. » 7 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 2, p. 915, Henry Reeve, « Charles Victor de Bonstetten », Edinburgh Review, 15 avril 1864. OeC02_2012_I-173AK2.indd 61 OeC02_2012_I-173AK2.indd 61 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 62 Peter Walser-Wilhelm beaucoup modifié durant les 86 ans de sa vie. Bonstetten lui-même a appelé Bonstettiana l’ensemble de son œuvre publiée et inédite. Il convient d’y joindre sa correspondance. Autant son œuvre que les lettres proviennent de la même source, c’est-à-dire de la conversation, du monde des relations. En ce sens, il importe d’élargir l’acception du terme « œuvre », qui sous-entend autorité et unité, vers l’ouverture d’un monde relationnel que nous appelons Bonstettiana. L’œuvre et la correspondance de Bonstetten reflètent un discours européen ouvert qui s’est épanoui de la Guerre de Sept Ans à la Révolution de 1830, de l’Encyclopédie au Schellingianisme. Parfois, elles le reflètent mieux dans des brouillons que dans les versions imprimées, où Bonstetten pense devoir la trame d’une systématique à un rationalisme cartésien. Considérer son œuvre philosophique comme relevant de l’éclectisme, à l’instar de Jean- Philibert Damiron dans son Essai sur l’Histoire de la Philosophie en France, au dix-neuvième Siècle paru en 1828, n’est pas très intéressant. Ce qui en revanche est intéressant est de lire son œuvre en écoutant attentivement : Bonstetten est un médiateur entre deux époques, tendu vers l’avenir, à cheval sur plusieurs langues et plusieurs cultures. Bonstetten descendait de l’une des plus vieilles familles connues de la partie méridionale des pays de langue alémanique. À plusieurs reprises, alliés aux comtes et aux ducs de Habsbourg et à leurs côtés, ses ancêtres, des chevaliers, avaient combattu la piétaille des Confédérés et étaient tombés. Dans la famille des barons de Bonstetten se distingue une lignée plus intellectuelle, dont le représentant le plus fameux est l’humaniste suisse Albert de Bonstetten, qui vécut dans la seconde moitié du 15 ème siècle. Grâce à ses voyages à travers toute l’Europe et à sa vaste correspondance, il était en relation avec de grandes personnalités des sciences, de la politique et de l’Église. Il est l’auteur d’une œuvre historique et biographique remarquable rédigée en allemand et en latin, dont la première description de la Guerre de Bourgogne (1477) et la première histoire de la Confédération (1479), qui était moins une histoire des guerres qu’une histoire culturelle de la Suisse d’alors ; ces deux ouvrages constituèrent des mines pour Jean de Müller, l’auteur de l’Histoire de la Confédération suisse (Geschichten Schweizerischer Eidgenossenschaft) et l’ami de Charles-Victor de Bonstetten. Il semblerait presque que trois cents ans après Albert, Charles-Victor recueillit l’héritage de l’humaniste alémanique, passé au filtre du siècle des Encyclopédistes et de Voltaire. Au travers de son Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide et de ses Recherches sur l’imagination, parus tous deux chez Paschoud, le premier en 1805, le second en 1807, nous l’avons rencontré tout d’abord comme un auteur s’exprimant en français. Sur la page de titre, l’auteur se dit Ancien Baillif de Nion ; de l’Académie Royale des Sciences de Coppenhague, et de la Société de Physique et d’Histoire naturelle de Genève. OeC02_2012_I-173AK2.indd 62 OeC02_2012_I-173AK2.indd 62 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 63 « On écrit pas mieux en français » Ce mot appartient à Sainte-Beuve qui le note en lisant Bonstetten, et il est pleinement justifié. Dans les Recherches sur l’imagination, l’extrait que nous avons cité, relatif à l’imitation, suit un passage qui traite du langage et qui rappelle le Traité sur l’origine du langage de Herder, paru en 1772. Bonstetten écrit : Le besoin d’un langage est un des premiers besoins de l’homme ; c’est par le langage que l’homme, en s’entourant de ses propres idées, crée un monde qui devient son ouvrage ; c’est le langage qui, en répandant nos pensées au-dehors de nous, leur donne une espèce de réalité qui nous enchante. - Le véritable langage de l’harmonie, ce sont les beaux-arts : les beaux-arts expriment ce que nous sentons, bien mieux que le langage parlé ne peut exprimer ce que nous pensons. C’est que les beaux-arts n’ont que des signes naturels, tandis que le langage parlé, ayant perdu tout ce qui était naturel dans l’origine du langage, ne présente plus que des signes de convention, qui ne sont propres qu’à l’abstraction 8 . On entend bien la réserve qu’émet Bonstetten : lorsque nous essayons d’exprimer par des phrases ce que nous pensons, cela subit toujours des pertes. Tout au long de sa vie, Bonstetten est profondément sceptique à l’égard tant du langage que des langues. Il était certes polyglotte - il parlait et écrivait l’allemand et le français, parlait l’anglais et l’italien, comprenait le latin et le danois - mais dans aucune langue, il n’était vraiment à son aise. Cela tient à son origine : il descendait de l’une des six familles patriciennes les plus renommées de l’ancienne République de Berne. Dans ce centre du pouvoir politique, le français était de bon ton ; avec les nourrices et les domestiques, on parlait un traînant patois alémanique et la langue de la politique était l’allemand de la chancellerie, « un rocher raboteux » selon l’historien Jean de Müller. Charles-Victor, quant à lui, s’enfuit encore tout jeune de sa ville natale pour se rendre à Yverdon, où il rencontra le Promeneur solitaire ; puis il partit à Genève, où il devint le disciple de Charles Bonnet et un figurant sur la scène de Voltaire, où il s’infecta de la petite vérole de l’esprit qui sévissait dans la ville natale de Rousseau et où il écrivit des idylles en français avant d’avoir lu Salomon Gessner. Mais il n’échappa pas au destin du fils de patricien. Aussi peu bernois que possible, il dut servir de 1775 à 1798 la sénile République de Berne en tant qu’acteur politique et bailli de Nyon. Mais en même temps, il se faisait aussi un nom comme auteur de textes en allemand, telles ses célèbres Briefe über ein schweizerisches Hirtenland (Lettres sur une contrée pastorale) - en vérité soit des écrits rédigés en français que ses 8 Bonstettiana, Philosophie, t. I, p. 185. OeC02_2012_I-173AK2.indd 63 OeC02_2012_I-173AK2.indd 63 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 64 Peter Walser-Wilhelm amis lui traduisaient, soit des ébauches esquissées dans un allemand qu’il leur fallait encore polir. En 1785 il écrivit à son éditeur zurichois Jean-Henri Fussli : Meine Seele findet überall eine schauervolle Leere ; hätte ich eine Sprache, so lebte ich mir selbst, und mit edlen Seelen wie Ihre ist. Allein das Bewusstseyn, seine Empfindungen und seine ganze Seele eingekerkert zu fühlen, weil man keine Sprache besitzt, ist erniedrigend, und wahrlich eine Ursach der Unwissenheit aller Berneren 9 . Dès cette période, il désira vivement apprendre la langue des poètes allemands, ce qu’il put réaliser après s’être à nouveau enfui de Berne en mars 1798, craignant davantage la vengeance de patriciens déchus que la garnison française. Il apprit l’allemand à Copenhague, au sein de la haute société qui, constituée en grande partie de la diaspora allemande, était cosmopolite et entretenait des relations commerciales avec la nouvelle France et l’Est de l’Europe. À Copenhague, un archiviste l’initia également à la langue et à la littérature du vieil islandais, si bien qu’il devint un pionnier enthousiaste des études scandinaves en allemand. De 1799 à 1801 quatre tomes de ses Neue Schriften parurent en allemand à Copenhague. Bonstetten, devenu sujet danois, ne retourna pas à Berne mais s’établit en 1803 à Genève, que la République française avait provisoirement annexée. Le vieux Necker et M me de Staël, auxquels il était lié depuis longtemps, lui conseillèrent de passer au français pour ses activités littéraires, car ce ne serait qu’ainsi qu’il aurait quelque succès. Aussi traduisit-il en français l’ébauche de son livre sur Virgile rédigée en allemand. Son Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide parut en 1804 chez Paschoud à Genève. Le travail de traduction fut pour lui une véritable torture ; mais il lui permit aussi de faire des découvertes linguistiques qu’il consigna en français durant l’hiver 1804-1805 dans un brouillon intitulé Mnémosyné ou la Mémoire. Nous en donnons ici un passage dans sa formulation plus ou moins définitive : En jetant un coup d’œil sur les grandes destinées de l’homme on ne peut méconnaître dans la parole la première éducation de l’être pensant. Sans le langage qui donne un corps à la pensée, l’homme serait tellement ébloui par les sensations continuelles qui se succèdent l’une à l’autre que la réflexion serait comme absorbée par l’éclat des sens et la pensée toujours inerte oblitérée par le manque de mouvement et d’exercice. Il y 9 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. V/ 1, p. 118, lettre du [1]-2 février 1785 à Johann Heinrich Füssli. « Mon âme ne voit partout qu’un vide terrifiant ; si j’avais une langue, je vivrais avec moi et avec des âmes nobles telle la vôtre. Mais sentir sa sensation et toute son âme emprisonnées faute de posséder une langue, et en être conscient, est humiliant et en vérité une cause de l’ignorance de tous les Bernois. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 64 OeC02_2012_I-173AK2.indd 64 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 65 a plus ; on peut considérer les mots comme une espèce de lest, qui arrête la rapidité des idées pour donner au sentiment et à la pensée le temps de déployer ces raports qui donnent l’essor à notre Être. L’homme éloquent sait merveilleusement arrêter ou précipiter la marche des idées par les signes. Le grand secret de l’éloquence est dans le mouvement des paroles toujours en accord avec toutes les formes de la sensibilité. Il y a un jeu singulier à arrêter ou précipiter une idée et les mots longs et harmonieux des Grecs et des Romains étaient merveilleusement propres à développer les mouvements de l’âme, tandis que les mots sourds et écourtés de quelques langues modernes vont toujours trop vite ou semblent quelquefois tomber à plat. Il faut cependant en excepter l’allemand qui, plus sourd que le grec, en a l’abondance, le mouvement et toute la souplesse. [Entre les lignes : ] Que ne serait pas la langue italienne si elle était jamais parlée par des hommes libres dignes de leur ciel, dignes enfin de leur magnifique langage ? La parole est un Sens actif et passif à la fois, il éveille et anime les idées dans l’âme et les jette p[our] a[insi] dire hors d’elle pour aller émouvoir le cœur de ce qu’on aime, en un mot le sens de la parole commun d’homme à homme sert de lien entre les âmes. Donnez aux idées un plus grand développement, une plus forte intensité, et vous concevrez le point où l’échafaudage du langage peut devenir inutile au développement intérieur. Nous voyons l’âme agir sur l’âme par l’intermédiaire matériel des sons, on peut concevoir des sens tellement organisés que les âmes pourraient agir immédiatement l’une sur l’autre et se toucher pour ainsi dire. Nous voyons l’âme agir sur nos organes, nous voyons les âmes se toucher mais par un intermédiaire. Il n’y a aucune contradiction à concevoir que l’âme agisse enfin sur l’âme même comme sur son propre organe ; ce point de perfection semble même se trouver sur la ligne de notre développement, où la finesse des sens parvient à sentir les mouvements les plus déliés et à éprouver l’émotion secrète de la nature dans toute son inépuisable harmonie 10 . Ce brouillon évoque la Lettre à l’Académie de Fénélon, publiée en 1774. L’auteur y explique que l’ordre direct de la phrase française génère un appauvrissement rythmique de la pensée. « C’est ce qui exclut toute suspension de l’esprit, toute attente, toute surprise, toute variété et souvent toute magnifique cadence ». En même temps que Bonstetten écrivit son brouillon, Heinrich von Kleist rédigea son Essai sur l’élaboration progressive des idées pendant le discours (Über die allmähliche Verfertigung der Gedanken beim Reden). La pensée, d’abord encore obscure, commence à se former, à adopter un rythme, sitôt que la bouche s’ouvre, affirme Kleist. On recourt à des artifices, on étire le discours, on y insère des appositions, des digressions subordonnées, on se racle la gorge, tout cela pour gagner du temps, la tension s’ac- 10 Bonstettiana, Philosophie, t. I. pp. 136-137, transcription avec des variantes. OeC02_2012_I-173AK2.indd 65 OeC02_2012_I-173AK2.indd 65 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 66 Peter Walser-Wilhelm croît, et subitement la période est finie, la tension se décharge, la pensée est là. C’est l’ « art d’accoucher de pensées », pour reprendre les termes de Kant (« die Hebammenkunst der Gedanken »), en tirant profit tant du dialogue que de la situation. Kleist observe et manie l’énonciation d’une parole en tant que dramaturge. Bonstetten, quant à lui, ressent et juge en tant que bilingue : après avoir quitté l’allemand pour le français en 1803-1804, il ne ressent pas cet « ordre direct » comme une garantie de la clarté française, à l’instar de Rivarol (Discours sur l’universalité de la langue française, 1783), mais comme une torture : « Mes pensées se font étirer, si bien qu’elles poussent souvent des cris de douleurs ; mais ces pauvrettes doivent tendre leurs mains et leurs pieds » 11 . Si nous lisons ce brouillon jusqu’au bout, Bonstetten nous rappelle à nouveau Kleist, lorsqu’il déclare qu’au terme de son évolution, la pensée peut atteindre un point où l’échafaudage du langage devient inutile au développement intérieur et qu’il est vraisemblable que l’humanité aussi atteigne ce point de perfection, où la finesse des sens parvient à sentir les mouvements les plus déliés sans avoir besoin du langage. De fait, à la fin de son Essai sur le théâtre des marionnettes (Über das Marionettentheater), paru en 1801, Kleist pose cette question : « Devrions-nous donc à nouveau manger de l’arbre de la connaissance pour revenir à l’innocence ? » Et de répondre : « Certainement ; et c’est le dernier chapitre de l’histoire du monde ». Par conséquent, l’optimisme qu’affiche Bonstetten à l’égard de l’histoire du monde est plutôt hésitant - ce point de perfection semble même se trouver sur la ligne de notre developpement. Âgé de 85 ans, Bonstetten soupire : « Moi, j’aurais un plaisir immodéré à écrire dans une langue neuve qui recevrait jusqu’aux moindres nuances de ma pensée et me donnerait comme une glace pure l’image la plus vraie de mon âme » 12 . 11 C’étaient Jacques Necker et Mme de Staël qui encourageaient Bonstetten en 1803 de publier ses ouvrages en français s’il cherchait le succès comme écrivain. C’est alors qu’il traduisit le premier brouillon de son ouvrage « Voyage sur la scène des six derniers livres de l’Énéide », se plaignant caustiquement dans sa lettre du 28 janvier 1804 à Friederike Brun, mais reconnaissant tout de même l’utilité de ses efforts qui donnaient du corps aux idées jusqu’alors trop rétrécies : « Du kannst Dir keinen Begriff von meiner Ochsenarbeit machen ! Doch fühl’ ich, daß diese Eselarbeit nützet. Meine Gedanken werden auseinandergezogen, so daß sie oft Marterschreie ausstoßen ; aber die Dinger müssen Händ’ und Bein’ ausstrecken. Es ist noch eine Frage, ob ich französisch schreiben kann ; lernen würde ich’s gewiß bald, aber in Paris, wo Leben ist, oder bei der Staël. Ich will das Werk zu Ende bringen ; mir ist unbegreiflich, wie eine große Gesellschaft mich mit Enthusiasmus angehört und gelobt hat - und nun auf Einmal alles nichts taugen soll ! » (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, pp. 601-602). 12 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 1, p. 333, lettre du 22 décembre 1829 à Anastasija Semenovna Chljustina, citée par Sainte-Beuve : « […] le français est, OeC02_2012_I-173AK2.indd 66 OeC02_2012_I-173AK2.indd 66 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 67 Les séjours de Bonstetten en France (1770, 1805, 1810 et 1812) 1770. Dans les années 1765-66, Charles Bonnet introduisit le jeune Bonstetten dans l’art de l’observation, cette spécialité de la physico-théologie genevoise. Et dans cet art, le disciple resta sa vie durant fidèle à son maître, que ce fut dans l’observation de soi-même, dans celle de la vie sociale ou des peuples. Il effectua son Grand Tour en observateur attentif et à partir de ses diverses observations, il induisait des principes généraux et procédait à des comparaisons critiques. Ainsi observa-t-il en 1768-69 le genre de vie des Hollandais, le compara en 1769-1770 avec la civilisation anglaise, avant de séjourner en 1770 pendant six mois à Paris. Des lettres à ses parents, très instructives comme toutes ses lettres de voyages, nous transmettent ses impressions : en Hollande, il souffrait continuellement de dépression ; en Angleterre, « mes poumons s’étaient élargis » ; sur la route qui le mena de Calais à Paris, il se heurta à la faim et à la misère ; à Paris, il assista aux festivités qui accompagnèrent le mariage du Dauphin. Jeune homme séduisant, il fut admis dans les salons des M mes Geoffrin, Necker, de Lespinasse, d’Houdetot. Il lui fut facile d’obtenir les bonnes grâces des princes de l’esprit. Il observait l’aristocratie du goût et du bel esprit, tout comme la manière dont l’opinion était fabriquée ; avec lucidité, il y vit tant des phénomènes relevant de la dernière saison du raffinement et de la décadence que l’expression d’un ordre monarchique qui, comparé à l’esprit républicain anglais, faisait mauvaise figure : Sur la fin du règne de Louis XIV chaque maison avait son directeur. Mais ce fut l’époque où les arts s’introduis[ir]ent dans la société et où l’esprit et l’intrigue succédèrent à la force et au courage. Dès lors l’on ne fut plus occupé que de ses plaisirs et la considération demeura le prix de qui pouvait en procurer aux autres. De là l’empire du goût et du bel esprit ; mais, pour parvenir à la considération que la réputation de se connaître en plaisirs pouvait donner, il fallait prononcer des jugemens sûrs. Dès lors l’empire des gens instruits. Une nouvelle pièce a-t-elle paru, l’on va chez Madame Jauffrin ou chez Madame Necker ou chez Mademoiselle d’Espinas, on retient ce qu’en ont dit Diderot, d’Alembert, Marmontel, Thomas, on fait des visites ce même soir, on voit au moins 60 personnes à qui on répète la même chose. Ces 60 personnes en font autant de leur côté de selon moi, la langue la plus ingrate, la plus sourde, la plus pauvre, la moins souple, mais de toutes la plus soignée ; semblable aux femmes françaises qui, moins belles comme race qu’aucune autre race européenne, sont de toutes les femmes les plus habiles à se faire valoir par les grâces, l’esprit et le tact si rare de toutes les convenances du lieu et du moment. Moi, j’aurais un plaisir immodéré à écrire dans une langue neuve qui recevrait jusqu’aux moindres nuances de ma pensée et me donnerait comme une glace pure l’image la plus vraie de mon âme. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 67 OeC02_2012_I-173AK2.indd 67 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 68 Peter Walser-Wilhelm sorte que le lendemain l’arrêt se trouve promulgué dans tout Paris et la pièce jugée. Ces décisions des hommes de goût ne sont dans le fond que la voix publique que les hommes d’un tact supérieur devinent par instinct, ces décisions se modifient et se perfectionnent en passant de bouche en bouche. La nécessité dans laquelle on se trouve chaque jour de porter un jugement sur ce qui a paru de nouveau dans les arts oblige chaque maison d’avoir un bel esprit, c’est-à-dire un homme qui la fournisse de décisions sur tout ce qui se présentera. Ces beaux esprits font entr’eux une aristocratie invisible qui va finir dans le peuple par des gradations imperceptibles. Les chefs ont leur tribunaux, qu’ils tiennent d’ordinaire chez leurs maîtresses, les subalternes ont leurs départements 13 . En comparant les caractères nationaux, le jeune Bonstetten mesurait la « distance immense du génie anglais à celui des Français » et, à la suite de Montesquieu, il élabora une morphologie comparative des cultures, une « anthropogéographie », qui l’occupa toute sa vie, jusqu’à ses ouvrages de vieillesse L’homme du Midi et l’homme du Nord (1824) et La Scandinavie et les Alpes (1826). Dans les plans irréguliers des jardins anglais et symétriques des jardins français, dans la soumission de la nature ici et l’imitation de la beauté champêtre là, il perçoit la même dialectique que dans les vertus nationales, la modestie, la décence, l’honnêteté en Angleterre, la politesse en France. La politesse présuppose un esprit monarchique, un écart important entre les couches sociales, de la fierté et de la vanité d’un côté, de l’obéissance et de la flatterie de l’autre. Le gain principal que Bonstetten retira de son premier séjour à Paris résidait dans le fait que pour avoir fréquenté les salons, avoir assisté à de nombreuses représentations de ballet et de théâtre et avoir parcouru les galeries de peinture dans le Palais Royal, il put affiner et épurer son phénoménisme. À cette fin, il lisait beaucoup et il prenait des notes, destinées à son seul usage ou rassemblées dans des journaux épistolaires, comme lors de chaque voyage ultérieur. « Chaque science, chaque art est un nouvel univers » 14 . 13 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, p. 785, lettre du [septembre 1770] à Karl Emanuel de Bonstetten. 14 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, p. 781, lettre du 19 août [1770] à Karl Emanuel de Bonstetten : « Je passe des 6 heures dans les Galeries du Palais royal à etudier cette collection immense des meilleurs tableaux du monde. Mais ce que je fais dans ces chambres vous etoneroit bien d’avantage ; j’y copie les tableaux c’est-a-dire que j’en fais une description exacte, et j’en emporte une Idée tres nette. Je sens que si j’etois né à Paris j’eusse été Poete ; quelle Poesie sublime que celle des Raphael et Des Jules ! Je lis et etudie les livres de Peinture. Et dès que j’en aurois l’occassion j’aprendrois le dessein non pour faire des tableaux, mais pour m’exercer le coup d’oeil, et pour dessiner une machine, une Plante ou un Insecte, et exprimer mes Idées. Il n’y a pas de Jouissances sans cet improbus labor ; il aiguise OeC02_2012_I-173AK2.indd 68 OeC02_2012_I-173AK2.indd 68 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 69 1805. L’été 1805, Bonstetten écrit à M me de Staël : « Paris est un nouvel univers pour moi » 15 . Âgé de soixante ans, il séjourne pour la deuxième fois à Paris. « Je crois que ma passion dominante est la curiosité ; d’ailleurs ici je suis plus à mon aise que dans aucun pays où j’ai été ; ce que je ne trouve pas dans mon propre fonds, je le trouve dans les autres. Ailleurs on ne gagne que sa mise, et trop souvent on la perd en entier 16 ». Il se promène le long des boulevards avec Philippe-Albert Stapfer et il l’accompagne dans le salon des Suard - « un souvenir vivant de l’ancien Paris, c’est le dernier accent d’un monde mourant, son dernier soupir ». La conversation se limite aux généralités et stagne ; Bonstetten, pris par l’ennui, se tourne vers sa voisine. « Vous devez les enivrer », écrit-il à M me de Staël, « et j’ai peur que vous ne soyez encore trop près à 20 lieues de ce monde décoloré auprès de vous 17 ». Tout comme la conversation, l’opinion a perdu de sa valeur. « C’est une singulier spectacle pour un observateur que celui de l’opinion publique. La louange et le blâme ont perdu leur valeur, ils sont devenus des et assaissone les plaisirs sensuels, augmente celui que nous donent les Arts et créent ceux de l’Esprit et du Genie. Ce gout des tableaux m’entraine dans une nouvelle Sphere, me fait lire les Poetes et les Orateurs avec un interet nouveau ; me rapelle agreablement la Fable et les moeurs des nations etrangeres. Chaque Science chaque Art est un nouvel univers. » 15 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, pp. 955-956, lettre du 10 août 1805 à Mme de Staël : « Paris est un nouvel univers p[ou]r moi, j’y vois touj[ours] davantage combien les grandes ames et les grands caracteres sont rares, mais combien ils ont d’influence dans les evenemens. Eux seuls deroutent l’esprit, l’astuce et la ruse. […] Je me propose de voir souvent C[arnot] hier il me raconta la mort de Robersp[ierre]. Si j’etois plus savant dans l’hist[oire] de la revolution je retiendrois davantage. » 16 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 964, lettre de Bonstetten à Mme de Staël du 25 août [1805] : « je crois que ma passion dominante c’est la curiosité ; d’ailleurs ici je suis plus à mon aise que dans aucun pays où j’ai été ; ce que je ne trouve pas dans mon propre fonds je le trouve chez les autres. Aillieurs on ne gagne que sa mise, et trop souvent on la perd en entier. » 17 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 950, lettre à Mme de Staël du [2] août 1805 : « M[onsieu]r Suard est un souvenir vivant de l’ancien paris, c’est le dernier accent d’un monde mourrant, son dernier soupir. Il a raconté quelques anecdotes. M[a]d[ame] Suard est tres jeune, p[ou]r son age. je ne sais si je ne lui ai pas deplu en lui adressant souvent la parole ; Stapfer me dit qu’elle ne vouloit pas que dans son cercle il y ait d’autre qu’une conversation generale, mais quoiqu’à Paris la conversation trainoit quelquesfois et puis je me mettois à parler à ma voisine. Vous devez les enyvrer, et j’ai peur que vous ne soyez encore trop pres à 20. lieues de ce monde decoloré aupres de vous. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 69 OeC02_2012_I-173AK2.indd 69 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 70 Peter Walser-Wilhelm assignats » 18 . Et la politique ? Avant la Révolution, la politique avait encore été un jeu de commerce prévisible, on y jouait bien ou mal et parfois on pouvait se tromper. « Aujourd’hui on joue à rouge ou noir » 19 . D’un coup, la mort d’un seul homme peut changer le monde. Le pouvoir politique s’est détaché de la nation ; on lève les yeux vers l’empereur comme autrefois vers Zeus. Si l’on ne savait pas qu’il garde ses décrets secrets, on pourrait les déduire de l’opinion publique, qui va dans tous les sens, et qui ne donne à l’observation aucun résultat probable. « On se sent ici vivre au fond d’un sac » 20 . Parfois le journal épistolaire que Bonstetten rédige dans le Paris de l’Empire se lit comme une séquence tirée du roman épistolaire Delphine de M me de Staël : « J’aime à penser avec vous, et il me semble que je ne puis ni sentir ni penser sans vous - penser comme vous et auprès de vous, et par vous - est mon seul talent. » Tout en s’identifiant, sa sensibilité pour les phénomènes s’intensifie à l’occasion en tourbillon, comme lorsqu’il rend visite au numismate Millin qu’il trouve dans une bibliothèque, […] composant auprès de 7 à 8 personnes, se levant quelquefois, parlant, écrivant, raisonnant, lisant, saluant - tout cela dans une même minute. Le mouvement fait sur ces hommes l’effet que le silence fait sur les autres, ce mouvement donne sans doute une espèce d’ivresse. J’en étais si confondu que je n’ai pas ouvert la bouche, j’étais comme un baigneur effrayé à la vue d’une tempête, il n’ose toucher du bout du pied l’élément qui s’agite devant lui. Il y avait une femme malmise qu’on appellait gnedigué frau - c’était une savante allemande ; arrivèrent d’autres Allemands. Je fus à la bibliothèque entraîné sans le savoir et placé auprès des momies, des armures d’Henri IV et de Sully, jeté à la fois dans tous les siècles et dans tous les pays, à la Chine, en Amérique, en Phénicie, en Égypte, à 18 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 956, lettre à Mme de Staël du 10 août 1805. 19 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 974, lettre à Mme de Staël du 3 Septembre [1805] : « On n’oseroit etre Montesq[uieu] dans ces tems malheureux de defiance et d’incertitude. […] Avant la revolution l’on jouoit un jeu de comerce, où le bien-jouer entroit dans les Combinaisons, auj[ourd’hui] on joue à rouge ou noir, to bee or not to bee. La mort d’un home doneroit une face nouvelle à l’univers, une bataille perdue avec eclat seroit un grand evenement, une seconde faute bien grande en seroit un autre. Un grand home né quelque part dans le monde en seroit un, on prevoit de longues et terribles reactions, ou bien l’asservissement de la terre entiere. La puissance publique s’est tout à fait separée dela nation, l’on eleve ses regards aussi haut pour voir l’Empereur que jadis pour voir le Jupiter d’Homére. » 20 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 957, lettre à Mme de Staël du [12] août 1805 : « Je vois bien en noir, l’avenir est tellement impossible à l’effet des tenebres, on se sent ici vivre au fond d’un sac. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 70 OeC02_2012_I-173AK2.indd 70 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 71 Persépolis, à Athènes, à Rome et à Paris. Je ne cessais de me frotter les yeux et l’esprit, j’étais abîmé, confondu, et surtout étonné du calme de mes compagnons de voyage et de l’espèce de savante gentilesse de la dame allemande 21 . « Frotter l’esprit » - cette expression aurait fait plaisir à Charles Bonnet, qui recommandait à son disciple renégat de chasser sa « chienne d’imagination » - « quand vous voudrez me consulter comme médecin de vôtre âme, prenez des moments plus lucides, et que votre chienne d’Imagination ne tienne pas toujours la plume » 22 . À Paris, il est toutefois sûr de son jugement critique, par exemple lorsqu’il assiste à une représentation de Rodogune de Corneille : Les acteurs habillent et drapent très bien les idées qu’ils ont à rendre, mais sous cette parure l’on ne touche presque jamais qu’un mannequin. Le style moderne des acteurs est d’aller des idées au sentiment et non pas du sentiment aux idées. De là vient le défaut de tout peindre, de tout détailler ; ce qui rend les grands effets impossibles. C’est en négligeant à propos mille nuances qu’on produit ce lointain qui fait ressortir le sujet et le rapproche tellement de nous que nous en partageons toutes les émotions 23 . Les mannequins - des corps sans âme ! À l’école vétérinaire, il s’arrête devant « le magnifique squelette d’un cheval chargé de tous ses muscles, de tout son système artériel, veineux et nerveux dans l’attitude du galop », monté par un cavalier préparé de la même manière. Il pense à la ballade Lénore du poète Bürger - « Hourra, les morts vont vite ! » - et il médite : Dans ce merveilleux attirail de la vie on sent l’élévation de l’âme que toute cette savante matière semble n’atteindre de nulle part. En effet, l’anatomie la plus savante nous donne-t-elle la moindre révélation sur la nature de l’âme ? L’on m’a fait voir dans ce magnifique recueil de préparations anatomiques que la sensibilité des animaux est faible en raison de la grosseur des nerfs, et vive en raison de leur ténuité 24 . Bonstetten avait emporté le brouillon de sa théorie de l’imagination avec lui à Paris pour en lire des extraits à Stapfer et à Dégérando et entendre leur jugement. Dégérando sembla l’approuver, Stapfer a été dans de grandes angoisses. Tout le monde ici est matérialiste et athée ou a peu près. Il ne s’en sauve qu’avec un corset de liège de Kant. 21 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 975, lettre à Mme de Staël du 3-[4] septembre [1805]. 22 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 2, p. 588. 23 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, pp. 950-951. 24 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 975. OeC02_2012_I-173AK2.indd 71 OeC02_2012_I-173AK2.indd 71 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 72 Peter Walser-Wilhelm Le morceau sur l’imagination lui a paru matérialiste, et d’un autre côté il m’a dit que les mots de substance pensante et presque celui d’âme était approuvés ici. […] On n’y est arrivé à Paris non par le raisonnement mais par l’entraînement contre toutes les idées qui se trouvaient ralliées sous les drapeaux de la théologie. Je suis persuadé qu’il n’est pas impossible de persuader aux Français qu’ils ont une âme. Les physiciens, surtout les physiologues tout occupés de matière, n’ont pas la pensée assez longue p[ou]r arriver à l’esprit et les spiritualistes oublient trop la matière. Il faut chercher des phénomènes mixtes qui rattachent l’esprit à la matière et remplissent le vide qui se trouve entre la science des corps et celle de l’esprit 25 . Le second séjour de Bonstetten à Paris fut aussi son dernier. Il s’y était rendu dans l’intention d’une part de trouver pour son fils Edouard et pour Auguste de Staël le meilleur pensionnat de Paris pour qu’ils y poursuivent leurs études et se préparent à entrer à l’École polytechnique et d’autre part de permettre à M me de Staël, à qui il était interdit de pénétrer dans la ville, de participer à ses observations et à ses discussions par l’intermédiaire d’un journal épistolaire prégnant. Les lettres sont très instructives. Bonstetten demanda qu’on les lui rendît, mais hésita à les publier. Longtemps après le décès de son amie, il les montra à des visiteurs. L’un d’eux, l’ancien ministre Aleksandr Ivanovi Turgenev, en prit copie. En juillet 1833 il écrivit à son ami Pëtr Andreevi Vjazemskij : « Pour ce qui touche sa correspondance avec M me de Staël en 1805 - elle était alors exilée à Coppet, tandis qu’il prenait plaisir à voir Napoléon, qui était à cette époque bien disposé envers lui - je lui avais promis de ne pas la publier en Europe. Je vais la faire paraître au-delà de la Volga, dans le village Turgenev, à Kalmagor » 26 . 1810. En été 1810 Bonstetten entreprit en compagnie de son ami physicien Marc-Auguste Pictet un long voyage à travers le Midi de la France, de la Savoie jusqu’au Béarn et aux Pyrénées occidentales et orientales, en passant par le Languedoc et la Gascogne. Pictet visitait les provinces en sa fonction d’Inspecteur Général de l’Université impériale ; son véhicule de voyage était un laboratoire de physique rempli de tous les instruments nécessaires pour observer la nature. Installé dans sa résidence d’été en Toscane, l’historien, l’économe et le psychologue Sismondi pensa aux deux voyageurs et écrivit à Bonstetten : Votre voyage avec M[onsieu]r Pictet a dû être charmant, il y a quelque rapport entre vos esprits, tous les deux vous avez cette chaleur qui prend intérêt à tout, qui s’anime pour tout ce qui est beau, utile, humain, dans 25 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, pp. 994-995. 26 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 2, p. 808. OeC02_2012_I-173AK2.indd 72 OeC02_2012_I-173AK2.indd 72 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 73 tous les genres. […] Tous les deux vous voyez le plus beau côté de chaque chose et vous savez l’art de tirer parti de la vie, comme de chacune de ses circonstances. Il vous aura de plus servi comme un dictionnaire portatif, et presque universel, que vous aurez ouvert à volonté pour y trouver des connaissances positives, mais vous lui aurez été infiniment plus utile encore, parce que vous aurez donné la vie à chaque chose, votre imagination place une âme dans tous les objets devant lesquels vous passez, c’est la vraie création poétique, et il aura appris la France avec vous d’une manière toute nouvelle 27 . Bonstetten a consigné ce Voyage dans le Midi de la France de 1810 dans un volumineux journal, un manuscrit d’environ 300 pages qui a été conservé et qui est à présent édité dans les Bonstettiana 28 . Lors de ce voyage, Bonstetten intègre les provinces françaises du Midi dans la vue générale de sa géographie anthropologique de l’Europe. Après une décennie de voyages et de séjours dans le Midi et le Nord de l’Europe, il est convaincu de sa méthode de l’observation : Le voyageur aussi se paralyse s’il n’a grand soin de se rendre raison des petites surprises que les objets nouveaux lui causent. Il faut pour bien voir en voyage, écrire beaucoup, noter avec soin tout ce qui nous frappe, même faiblement. Tous les petits aperçus mis ensuite bout à bout dans la mémoire forment, comme les lettres de l’alfabet, des phrases qui révèlent souvent des vérités utiles. Bien loin de s’abstenir de juger les objets qu’on voit rapidement, il faut au contraire prononcer sur leur compte ; cela donne du relief à la pensée et la rend plus évidente à nos propres yeux. Juger c’est comparer, et prononcer donner le résultat de la comparaison ; c’est pour juger qu’on voyage, et tout homme qui par une fausse sagesse s’abstiendra de prononcer finira par voir plus mal que celui qui, donnant à sa pensée tout son développement, se mettra à même de redresser son jugement par un autre 29 . Dans le Midi de la France, Bonstetten « a le jabot plein de bonbons, c’est-àdire de remarques », de signes caractéristiques 30 . Ainsi, en entrant dans le Béarn, il découvre le barretté que portent les hommes, un « bonnet rond et presque plat, dont le bord ceint la tête, le drap brun, qui le couvre, plus large que le bord, le dépasse un peu ; au-dessus du bonnet il y a un bouton, où les plis vont aboutir comme les rayons à leur centre. » Les habitantes des villes 27 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 954, lettre du 7 juillet 1810 de Jean- Charles-Léonard Simonde de Sismondi à Bonstetten. 28 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, pp. 12-229. 29 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 69. 30 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 956, lettre de Bonstetten du [juillet 1810] à Jeanne-Catherine Rilliet-Huber. OeC02_2012_I-173AK2.indd 73 OeC02_2012_I-173AK2.indd 73 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 74 Peter Walser-Wilhelm « sont coiffées d’un mouchoir qui couvre tous les cheveux ; elles ont une manière de placer le nœud du mouchoir et d’en passer sur le côté la pointe qui leur sied très bien. Ces mouchoirs je ne les ai vus que chez les paysannes suédoises, aussi distinguées par leur bonne tournure que les Béarnoises » 31 . Le plan rectangulaire des bâtiments et leur clôture que constitue un fossé extérieur lui rappellent le gørd (cours) danois 32 . L’espace de la géographie anthropologique de Bonstetten se distingue par une profondeur temporelle. Le passé et l’avenir sont toujours présents. « L’étude de l’histoire est intéressante dans les livres, mais elle l’est bien plus sur le terrain » 33 . À Pau, il sent la présence d’Henri IV. À la bibliothèque, il se plonge dans la grammaire basque. De par leur isolement, les régions habitées des Pyrénées occidentales et orientales constituent, comme en Suisse, un puits des diverses langues et cultures plus anciennes, alors que dans l’espace ouvert et le niveau plus régulier de la Provence, du Languedoc et de la Gascogne, l’étranger n’aperçoit aucune différence entre les peuplades. Mais qu’est-il resté du siècle des Montaigne et Montesquieu, qui étaient pourtant tous deux Gascons ? Les Provenciens, les Languedociens et les Gascons ont une grande vivacité dans l’esprit. Avant de les connaître je les ai crus tous aimables. Mais en vivant parmi eux j’ai vu que la vivacité d’esprit était un grand écueil et que pour n’être pas bavard et insupportable avec beaucoup d’idées, il fallait beaucoup de culture. L’esprit de ces peuplades, s’il n’est pas manié avec art, est comme les arbres fruitiers qui, abandonnés à eux-mêmes, poussent des branches gourmandes et finissent par n’être que des buissons stériles. Le défaut dont je parle tient à une excessive fécondité, c’est-à-dire aux plus grands talents naturels. Mais le caractère particulier de ce talent français est de pousser partout également et de devenir buisson s’il n’est manié par un jardinier habile. Mais concentrez ce talent sur un objet particulier, sachez éloigner partout ce qu’il y a de trop, ou plutôt de mal placé, et vous verrez l’esprit de ces Français s’élancer comme un palmier superbe 34 . Bonstetten critique sévèrement l’administration des Provinces françaises. « Ce qui fait la bonté d’une constitution une fois donnée, c’est la perfection de son administration » 35 . Une bonne administration présuppose une bonne 31 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 943, lettre de Bonstetten du 10-13 juin [1810] à Jeanne-Catherine Rilliet-Huber. 32 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 972, lettre du 20 août 1810 à Friedrich Münter. 33 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 21. 34 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 23. 35 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, p. 47 : « Ce qui fait la bonté d’une constitution une fois donée c’est la perfection de son administration. Qu’on ne s’y trompe, cette perfection exige une foule de detail, et un travail perpetuel, OeC02_2012_I-173AK2.indd 74 OeC02_2012_I-173AK2.indd 74 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 75 éducation nationale. Bonstetten en a ébauché les principes au Danemark et il les a publiés en allemand en 1802 dans un traité intitulé Über Nationalbildung 36 . Le principe le plus important de l’éducation nationale consiste dans l’éducation permanente tant de l’individu que de la société, basée sur la coopération entre les sciences et l’industrie nationale, non pas dans le cadre d’institutions centralisées, mais dans celui d’ateliers régionaux expérimentaux. La nation ne peut progresser que si tous ses membres progressent. En 1810, la censure en France se durcit. Alors que dans ses lettres, Bonstetten s’exprime toujours avec beaucoup de franchise, il devient plus prudent dans ses traités. « J’ai tout noté, et dans la plupart de ces villes j’ai parcourru ce qu’il y avoit sur le pays, tout cela fera un bouquet charmant dans mon souvenir. Je creve d’envie d’ecrire, mais coment dire que la F[rance] est le pays ou l’on pense le moins et qui va etre un des plus ignorans de l’Europe, à moins que l’on ne detruise tous ceux ou l’on pense encore, c’est adire tout le Nord » 37 . Ce n’est qu’en 1815 qu’il ose publier ses principes de l’éducation nationale dans une version française, intitulée Pensées sur divers objets de bien public 38 . Si Sismondi a noté que Bonstetten « place une âme dans tous les objets devant lesquels vous passez », cette « vraie création poétique » implique que Bonstetten perçoit les « objets » dans leur vivacité et leur variabilité tout comme il entrevoit les possibilités de les améliorer. Bonstetten était sensible aux réalités impérieuses de la vie : dans ses jeunes années, il avait été vigneron ; plus tard, en sa qualité de bailli de Nyon, il réalisa un projet de drainage et des paysans venaient de la France voisine pour lui demander conseil. Par ailleurs, ses amis Philipp Emanuel von Fellenberg à Berne/ Hofwyl et Caspar von Voght à Hambourg/ Flottbek étaient des pionniers dans l’agronomie. 1812. De janvier à mars 1812, Bonstetten séjourna à Hyères. Il cherchait à y soulager les douleurs que lui causait son angine de poitrine ainsi que la dépression dont il souffrait au seuil du grand âge. Paris en 1805 et Hyères en 1812 étaient deux mondes qui s’opposaient. Les lettres qu’il adressa à M me de Staël et à Sismondi sont emplies de poésie, de douleur et d’humour. qui une fois organisé fait la prosperité d’un etat, bien mieux que des constitutions magnifiquement montrée[s] sur le papier, où la realité est sacrifiée à des abstractions dont on conoit maintenant tous les dangers. Je vois en France, come dans beau[cou]p d’autres pays, d’un coté un grand nombre de jeunes oisifs, ou d’ambitieux errans au hazard sur la route de la fortune, et de lautre une foule de branches d’administrations capables d’etre sans cesse perfectionées. » 36 Bonstettiana, Neue Schriften, pp. 337-445. 37 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 948, lettre du 6 juillet 1810 de Bonstetten à Jeanne-Catherine Rilliet-Huber. 38 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, pp. 251-349. OeC02_2012_I-173AK2.indd 75 OeC02_2012_I-173AK2.indd 75 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 76 Peter Walser-Wilhelm Je me suis prescrit un mois de noviciat à Hyères ; je veux me retrouver moi même dans cette solitude et savoir ce que je puis. J’aime briser mes habitudes et me dévieillir. Si je pouvois come [Jean de] Muller ou [Albert de] Haller n’eprouver jamais de fatigue je pourrois ne vivre que de travail, mais cela ne se peut pas. Je me fais ici une vie d’habitude, je travaille le matin et fais bien, à midi je trouve mon fidèle ami, honnête grison à longues oreilles 39 . Promeneur solitaire, il parcourt jour après jour les régions sauvages de l’arrière-pays d’Hyères, les collines et les vallées toutes couvertes de verdures et de buissons fleuris et inoffensifs de romarin, de myrthe, de kermès, et légèrement voilées par un bois de jeunes pins de la plus belle verdure. Les quatre jambes de son ami gris s’identifient avec son corps « de manière à me croire un centaure, un onanthrope (âne-homme) » 40 . Ce qui est fixe, immobile et éternel est dans moi, c’est là que tout se rattache, et plus je serai fort dans le sanctuaire de mon âme et moins je serai le vil esclave du hasard. Rentré chez moi, je prends la plume et j’écris, ou je m’élève avec Leibniz dans les régions plus hautes que tous les points du globe. Chaque heure que je puis gagner pour mon indépendance est une conquête pour moi. Il n’y en a que 5 ou 6 qui embarassent, celles-là conquises, je dis comme Medée moi dis-je et c’est assez 41 . Dans les solitudes de la Provence, Bonstetten, se « déveillissant », retrouve sa force physique en même temps que l’observation de soi-même, par le biais d’exercices spirituels. Cinq ans après ses Recherches sur la nature et les lois de l’imagination 42 , ces exercices lui ouvrent le chemin qui le mène à son œuvre de vieillesse, les Études de l’homme 43 (1821), L’homme du Midi et l’homme du Nord 44 (1824), la Philosophie der Erfahrung 45 (1828), une version allemande augmentée de ses Études de l’homme, et de nombreux essais anthropologiques 46 transmis sous forme de manuscrits ou dans la Bibliothèque Universelle. « Il a fallu Hyères, ma solitude et mon genre de vie sauvage pour me remettre aux idées philosophiques, les seules qui agissent fortement sur 39 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 34, lettre du 16 janvier 1811 à Mme de Staël. 40 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 53, lettre du 12 février 1812 à Mme de Staël. 41 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 57, lettre du 24 février 1812 à Mme de Staël. 42 Bonstettiana, Philosophie, t. I, pp. 159-374. 43 Bonstettiana, Philosophie, t. II, pp. 562-893. 44 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. II, pp. 376-527. 45 Bonstettiana, Philosophie, t. III, pp. 1011-1424. 46 Bonstettiana, Philosophie, t. I, pp. XXVIII-XXIX, « Stemma von Bonstettens Schriften 1802-1831 ». OeC02_2012_I-173AK2.indd 76 OeC02_2012_I-173AK2.indd 76 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 77 l’âme. » Les années de l’Empire napoléonien ne sont pas favorables à la philosophie, mais l’intérêt philosophique n’est pas mort en France. Le général qui commande les troupes stationnées sur les îles devant Hyères s’assied à côté de Bonstetten et lit avec lui les Recherches sur l’imagination. M me de Staël aussi l’encourage : « Je suis bien impatiente de lire ce que vous avez écrit, vous êtes si bon et si utile à entendre car de vos idées il en naît toujours d’autres tant elles sont fortes et fécondes. » Relations personnelles avec la France : Madame de Vermenoux ou Minerve, Julienne de Caffarelli, la Muse sur le canapé blanc Minerve : depuis la brillante thèse de Pierre Kohler sur Madame de Staël et la Suisse (1916), il est courant de voir en Bonstetten un membre du « Groupe de Coppet ». De fait il devait à M me de Staël, à ses parents et au Salon de Coppet une grande partie de ses relations avec la France. Son horizon mental et social cependant, depuis ses études à Genève et jusqu’à ses dernières années largement ouvert sur l’ouest, ne recoupait que partiellement celui de Coppet. Dans les pages qui vont suivre, je présenterai trois personnalités emblématiques pour ses relations avec la France, la première lors de son adolescence, la deuxième durant sa vieillesse et la troisième pour sa vie post mortem. En décembre 1763, Charles-Victor, âgé de 18 ans, écrit de Genève à son père à Berne qu’il a « fait connaissance avec une jeune veuve parisienne fort jolie, fort riche, fort aimable et fort sage. Elle est toujours chez elle et ne voit que peu de femmes. Elle a toujours un cercle d’hommes chez elle et comme c’est une femme de goût il n’y a que la quintessence de la bonne compagnie de Genève ; j’y vais quelquefois causer et passer le soir » 47 . Bien plus tard, Madame de Vermenoux (1739-1817) lui semblait encore la représentante parfaite de la vieille noblesse française ; il se souvenait d’elle dans un texte parlant de Jacques Necker et de Suzanne Curchod, qu’il ébaucha en 1831 mais qu’il ne publia pas dans ses Souvenirs : Madame de Vermenoux a passé plusieurs années à Genève. C’était une très belle femme, aimable, instruite qui réunissait auprès d’elle les hommes les plus spirituels de Genève. On y soupait souvent. J’y étais le seul homme de mon âge admis dans sa société intime. Qu’on s’imagine l’effet d’une dame de Paris, célèbre par son esprit et sa beauté, sur un jeune homme de 18 ans, timide, mais attentif à tout ce qui peut plaire ou déplaire ; chaque parole de Madame de Vermenoux était un oracle pour moi. L’effet de sa beauté sur mon jeune âge était tellement couvert par le respect que je n’avais pour cette belle personne que les sentiments d’un 47 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I/ 1, p. 264. OeC02_2012_I-173AK2.indd 77 OeC02_2012_I-173AK2.indd 77 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 78 Peter Walser-Wilhelm fils pour sa mère cherie. Tous mes soins se bornaient à ne pas déplaire, à ne pas faire telle chose, c’était la vraie méthode pour aller au bien sans donner l’éveil à la vanité. La société de Madame de Vermenoux était celle de Voltaire, on y trouvait l’esprit de Ferney sans la licence qui le souillait quelquefois. On n’eût jamais vu franchir les bornes de la décence en présence de la divinité à qui on prodiguait les hommages les plus délicats et les plus spirituels. Monsieur Moultou seul [l’ami puis l’éditeur de Rousseau] avait le ton passionné d’un amant, non qu’il eût de l’amour mais parce que son imagination vive et ardente mettait tout en poésie. Le sentiment qu’il éprouvait était une vive et respectueuse amitié habillée en amour. Quand j’étais seule avec Madame de Vermenoux elle me disait ce que j’avais mal ou bien dit, elle me louait sur les mœurs, sur mon amour de l’étude et de la bonne société. Elle était Minerve pour moi 48 . La Muse sur le canapé blanc : Julienne de Caffarelli, née d’Hervilly, aujourd’hui méconnue en France, fut l’une des lectrices les plus remarquables de Bonstetten ; bien plus, dès 1817, elle était sa muse française, tout comme la poétesse et écrivaine Friederike Brun, née Münter, avait été sa muse allemande durant les années passée au Danemark 49 . Née en 1784, elle descendait d’une famille de la noblesse de la Basse-Normandie et selon la tactique de l’Empereur de décorer ses généraux avec des filles issues de la vieille aristocratie, elle se trouva mariée en 1803 à Auguste de Cafarelli, comte de l’Empire, frère cadet du fameux « héros à la jambe de bois », qui était tombé en 1799 devant Saint-Jean-d’Acre et dont Bonaparte avait ramené le cœur en France en tant que relique. Lorsqu’en 1804 son époux escorta sur ordre de l’empereur le pape Pie VII à Paris, il incomba à la jeune mariée de conduire les visiteurs à Fontainebleau à l’audience avec sa Sainteté. Le Saint Père lui témoignait une condescendance aimable : « Il ne pouvait s’empêcher de rire toutes les fois que je lui menais du monde qui respectueusement lui baisait le pied, puis la main, de ce que jamais je ne me baissais pour prendre son pied et lui serrais la main sans jamais la baiser », écrit-elle dans ses mémoires manuscrites 50 . À la cérémonie du couronnement, Bonaparte, revêtu de sa robe impériale, lui parut tout petit. « Il n’était plus pour moi le grand homme, mais un comédien, et nous tous, de vraies marionnettes. » Un an plus tard son époux fut nommé gouverneur des Tuileries. En son absence, attiré par la beauté et l’intelligence de la jeune épouse du général, l’empereur chercha à 48 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. I, pp. 89-91. 49 Nous devons la biographie de la comtesse de Caffarelli à Suzanne Fiette : Noblesse foncière et notabilité : Les Caffarelli de la fin de l’Ancien Régime aux débuts de la troisième République, t. V, Paris 1989. 50 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 1, pp. 292-293, Julienne comtesse de Caffarelli, née d’Hervilly, « Notes sur les 1ères années de l’Empire », Archives du château de Leschelle, autogr. OeC02_2012_I-173AK2.indd 78 OeC02_2012_I-173AK2.indd 78 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 79 s’approcher d’elle en faisant ôter les verrous des portes de son appartement. Elle lui échappa grâce à une ruse - « je crois que l’innocence et la confiance sont les meilleures gardiens d’une femme », ajouta-t-elle dans ses mémoires manuscrites. En 1806 son époux fut muté à Milan, nommé ministre de la Guerre et de la Marine. Durant les années qui suivirent, en plus d’élever trois enfants, elle avait à gérer trois majorats concédés par Napoléon à son époux, à Milan, en Bretagne et en Allemagne du Nord. Depuis sa jeunesse, Marc-Aurèle constituait sa lecture quotidienne. « C’est sur ce livre que j’ai cherché à me former ; c’est à lui que je dois tout. Il a souvent soutenu mon courage ; il m’a servi de règle de conduite, et m’a fait marcher d’un pas bien plus assuré dans la route difficile de la vie. » Ce fut en inspectant le majorat allemand, en 1811, qu’elle découvrit le monde intellectuel allemand. À Goettingen, dans l’amitié avec Charles de Villers et Benjamin Constant, un élan de toute la sensibilité remplaça ses états dépressifs chroniques. À cette époque, elle prit conscience « combien l’amitié l’emporte sur l’amour, car rien ne put nous empêcher d’être toujours tout l’un pour l’autre et de voir les passions bien au-dessous du lien qui nous unit. » Une amitié affranchie de toute exigence amoureuse correspondait au postulat révolutionnaire de l’égalité et visait l’épanouissement d’une culture des sentiments et de l’esprit qui ne fût pas circonscrite par le mariage ou des groupes fermés, mais qui s’ouvrît à un large éventail d’intérêts philosophiques, philanthropiques, littéraires, scientifiques et libéraux. À Milan, M me de Caffarelli put nourrir ses aspirations auprès du conte Melzi d’Eril, puis, dès 1816-1817, auprès de la jeune élite lombarde des patriotes libéraux ; encouragés par M me de Staël, ceux-ci s’engageaient pour le renouvellement politique et moral de l’Italie et pour son ouverture vers l’Europe. Dans ce but et dans celui d’introduire la littérature européenne en Italie, ils publiaient dans leur journal scientifique et littéraire Il Conciliatore des textes entre autres de Jean de Muller, de Bonstetten et de Sismondi. À la tête de ces préromantiques italiens se trouvait Ludovico di Breme, quatre ans plus âgé que Julienne et fils du ministre de l’Intérieur du Royaume d’Italie créé par Napoléon. Il connaissait Bonstetten depuis 1816 - depuis le dernier grand été avec Byron dans le Salon de Coppet - et il vénérait « son maître » comme « l’autore del Viaggio nel Latio, del Saggio su l’imaginazione, e di diverse opere eccelenti sul Perfezionamento sociale » 51 . Julienne de Caffarelli, lectrice de ces textes, demanda à Ludovico di Breme de la mettre en contact 51 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 765, lettre du 28 août 1816 de Ludovico Arborio Gattinara di Breme à Federico Confalonieri : « Figurati ciò che ha da esser una mensa quale ebbimo, a cagion d’esempio, ieri, circondata a destra e a sinistra dalla miracolosa Staël, dal celebre Dumont, editore ed illustratore di Bentham ; Bonstetten, l’autore del Viaggio nel Latio, del Saggio su l’imaginazione, e di diverse opere eccellenti sul Perfezionamento sociale. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 79 OeC02_2012_I-173AK2.indd 79 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 80 Peter Walser-Wilhelm avec l’auteur, à qui elle adressa une première lettre en automne 1817 ; Bonstetten, dans sa réponse, se recommandait à la comtesse, charmant et souriant, comme son « confesseur en philosophie » 52 . Après le premier tête-àtête dans son petit salon dans la haute-ville de Genève, il lui écrivit : Bonsoir. Je suis tout triste de ne plus vous voir. Je me dis quelques fois que ce n’était qu’un beau rêve, que j’ai cru voir l’apparition d’une personne charmante toute en bonté et presqu’en amitié pour moi. Je voudrais oser vous appeler amie, et puis je n’ose. […] J’entends le son de votre voix, je me vois sur mon canapé assis vis-à-vis de vous, mon âme allait doucement vers la vôtre à travers les régions de mes solitaires pensées. Si j’avais pu vivre auprès de vous j’aurais fait alors un ouvrage digne de vous. J’ai mille fois regretté de n’avoir pas quelqu’un fait pour m’entendre, pour voir hors de moi ma pensée toujours solitaire. Que ne serait-elle pas devenue élevée et formée par vous et qu’il eût été doux de penser ensemble 53 . Dans l’évocation de cette scène initiale s’exprime le tendre bonheur de cette amitié intériorisée, qui se réalisera désormais presqu’exclusivement à travers des lettres, dont plus de 80 ont été conservées. Madame de Caffarelli obtint de Bonstetten qu’il lui confiât son Histoire de ma vie pensante 54 . Elle le soutenait par des encouragements et des critiques pendant qu’il composait ses Études de l’homme, ou Recherches sur les facultés de sentir et de penser. Elle le conseillait pour la publication et la promotion de ses ouvrages, lui qui était maladroit dans ces questions, et elle faisait jouer ses relations influentes à Paris. Et après l’échec des révolutions à Naples et à Turin, elle collabora avec lui pour sauver leurs connaissances de leurs persécuteurs - tous deux avaient leur expérience dans ce domaine. Sainte-Beuve, lecteur de Bonstetten Sainte-Beuve avait vingt ans lorsqu’en 1825 il écrivit pour le journal littéraire Le Globe son premier article sur Bonstetten, à propos de L’homme du Midi et l’homme du Nord, paru en 1824 55 . Sans doute ne rencontra-t-il jamais Bonstetten. Son intérêt pour lui ne s’éteignit cependant pas et il fut même ravivé après la mort de Bonstetten par ce qu’il apprit à son sujet dans le salon parisien de la comtesse de Circourt. Celle-ci, née Anastasija Chljustina, 52 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 1, p. 80, lettre du 26 novembre 1817 à la comtesse Auguste de Caffarelli, née d’Hervilly. 53 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 1, p. 387, lettre du 13 octobre 1819 à la comtesse Auguste de Caffarelli, née d’Hervilly. 54 Bonstettiana, Philosophie, t. I, pp. 71-82. 55 Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Ch.-V. de Bonstetten, L’homme du Midi et l’homme du Nord, ou l’inflence du climat », Œuvres, I, Premiers Lundis, Début des portraits littéraires, texte présenté et annoté par Maxime Leroy, (Pléiade), pp. 91-94. OeC02_2012_I-173AK2.indd 80 OeC02_2012_I-173AK2.indd 80 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 81 le pressa même à maintes reprises d’écrire une étude littéraire sur Bonstetten. Ce fut pour lui qu’en 1844 Adolphe de Circourt, l’époux d’Anastasija, mit par écrit ses souvenirs relatifs à Bonstetten 56 . Finalement, la comtesse le laissa consulter les lettres qu’elle avait reçues de Bonstetten pendant son séjour à Genève et plus tard (1828-31). Sainte-Beuve en recopia de larges extraits, comme le passage ci-dessous, dans lequel Bonstetten initiait à l’art de l’observation la jeune Russe, que l’opinion genevoise considérait alors comme bas-bleu : Je voudrais écrire une théorie des sentiments : tout est là dans ma tête ; mais il me faudrait vous pour avoir à qui parler. En accoutumant son esprit à s’observer, on se devient à soi-même un drame intéressant, et, ce qu’il y a de plus précieux, ce drame est notre propre vie, que nous arrangeons à notre gré. On peut mille fois plus sur sa destinée que notre ignorance ou notre paresse ne veut croire. Vous avez plus que personne tous les moyens de bonheur. Si vous y ajoutez l’art d’en jouir, vous le doublez encore. Accoutumez-vous à vous rendre raison de ce qui vous plaît ou déplaît, je veux dire à savoir précisément dans une suite de sensations laquelle vous a plu ou déplu. Tâchez de savoir l’effet que vous faites sur les autres, et surtout rendez ces effets dans les rapports entre eux des hommes qui vous entourent. Il y avait un temps où je m’amusais à dire telle chose, un compliment par exemple, à plusieurs personnes, à deviner d’avance ce que chacun répondrait. Apportait-on une nouvelle, je faisais attention à ce que chacun disait et pourquoi il disait telle chose. Je voyais si j’avais deviné juste. J’ai écrit un bon traité sur l’ennui, pour m’être donné la tâche de savoir au juste pourquoi ces gens-là m’ennuyaient, et j’ai trouvé que c’était manque d’unité, c’est-à-dire manque de quelque sentiment central auquel les idées vont se réunir, comme les parties d’un air vont se réunir au motif de l’air. Le chant des ennuyeux n’a point de motif. L’habitude de s’observer donne le talent si rare d’écouter. Écouter, ce n’est pas être passif ; tout au contraire, c’est tenir son esprit en éveil sur ce que l’on vous dit, ce qui ne peut se faire qu’en vous mettant en rapport avec le sentiment qui s’adresse à vous. On n’est pas aimable par les idées que l’on donne, on l’est par les sentiments d’harmonie qu’on présente à qui vous parle, et cette harmonie qui fait le lien des âmes n’atteint quelque degré de perfection que par l’étude de son propre cœur, laquelle ne peut se bien faire qu’en s’exerçant sur les sentiments d’autrui. On est parvenu à faire de la musique, c’est-à-dire à faire sortir de l’harmonie du chaos de bruits confus. Pourquoi n’arriverait-on pas à trouver la musique du cœur, c’est-à-dire à faire sortir l’harmonie des âmes du chaos informe de nos sentiments 57 . 56 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 2, pp. 844-873. 57 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 1, p. 355, lettre du 18 février 1830 à Anastasija Semenovna Chljustina. OeC02_2012_I-173AK2.indd 81 OeC02_2012_I-173AK2.indd 81 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 82 Peter Walser-Wilhelm Sainte-Beuve demanda à ses amis habitant les rives du Léman de lui procurer toute l’œuvre française de Bonstetten. Son exemplaire de lecture des Pensées sur divers objets de bien public, paru en 1815, est sous nos yeux : de nombreux passages sont marqués de traits dans la marge ou soulignés, ou encore commentés par des notes marginales ou de bas de page. Voici les pages 119-120 58 : [Sainte-Beuve, dans la marge, au crayon] C’est comme le bonheur des Sots de Necker. Quand l’esprit n’y est pas et ne fait pas contrepoids le corps est tout appliqué à vieillir. Magnifique La bêtise a son développement comme l’esprit, par des lois inverses de celles de l’esprit. Prenez l’habitude de ne fixer aucune pensée, gardez-vous de tout travail sérieux et suivi, tâchez de ne rien observer, d’être les yeux ouverts sans voir, de parler sans avoir pensé : alors, dans l’ennui qui vous dévore, laissez-vous aller à toutes vos fantaisies, et vous verrez les progrès rapides de votre imbécillité. Mais c’est en avançant en âge que toutes les misères de l’ignorance et de la paresse se font sentir. C’est la destinée de la vieillesse de faire ressortir tous les défauts du corps et de l’esprit pour faire de l’homme une carricature. Rien ne contrebalance cet affaissement des organes que le mouvement de l’esprit. Voyez comme l’homme qui n’a point exercé son âme, se courbe avec l’âge. La pensée, que rien ne soulève, pèse douloureusement sur tous les maux physiques, pour les renforcer par l’attention qu’on y donne. C’est avec ce cortège de douleur qu’on avance vers la mort sans aucun courage ni pour vivre ni pour mourir. La phisionomie du vieillard décèle l’histoire de ses mœurs. L’expression du vice, passagère dans la jeunesse, devient permanente avec l’âge. C’est dans la vieillesse que l’empreinte fixée des passions vicieuses trahit et conserve la honte de la vie, tandis que la belle expression de la vertu devient l’honorable prix d’une carrière consacrée au bien de l’humanité. Dans la jeunesse les idées naissent sous l’influence des sentimens qui les inspirent ; dans la vieillesse c’est par les idées que les sentimens se raniment. Dans la jeunesse la liaison entre les sentimens et les idées est faible et incertaine ; de là son inconstance. Dans la vieillesse, cette liaison est forte et constante ; de là la ténacité de ses opinions et la force de ses souvenirs. C’est par la pensée que le vieillard sent encore, c’est par le sentiment que le jeune homme pense déjà. Mais la pensée ne se conserve que par le travail, et le travail ne fructifie que par la méthode. [Au bas de la page, Sainte-Beuve note une citation tirée des Études de l’homme de Bonstetten (1821) : ] La vieillesse est le résultat, je dirais presque le bilan de la vie passée. Elle est ce que vous l’avez faite bonne ou mauvaise comme vous l’avez voulue. [B ST Philosophie 658] 58 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, pp. 294-296. OeC02_2012_I-173AK2.indd 82 OeC02_2012_I-173AK2.indd 82 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 83 Sur la dernière page de garde du livre de Bonstetten, Sainte-Beuve a noté quelques remarques sommaires ; en voici un choix : C’est l’administrateur et l’ami du bien public qui publie ce volume. - L’administration pour B[onstetten] n’est qu’une méthode de regarder, d’observer ; une suite de points de vue. - Toute la théorie que Bonstetten mit en pratique. - Unir la théorie à la pratique, Jean Jacques. - Belle vue de Progrès. - Les aperçus jaillissent à tout instant. - Sur la physionomie, la conversation. - Sur l’éducation. - Bien pensé, juste élevé, on n’écrit pas mieux en français. - Il est pour l’éducation continuelle. - C’est comme cela qu’il ne s’est fait rouillé, c’est l’esprit le moins rouillé. - Bonstetten a retravaillé, a acquis, s’est entretenu vif, alerte, s’est renouvelé jusqu’à la fin 59 . Finalement parut en été 1860 la première grande monographie en français consacrée à Bonstetten. Cela donna à Sainte-Beuve l’occasion d’exaucer le désir des Circourt en en rédigeant un compte-rendu intitulé Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen 60 auquel il intégra ses propres notes. Ce grand essai fut publié d’abord dans le Moniteur, puis dans trois Causeries du Lundi. Voici les premières phrases, d’où l’on tire souvent des citations : Le vrai titre que j’aimerais à donner à cette Étude, en la résumant au point de vue moral, ce serait : Bonstetten ou le Vieillard rajeuni. Bonstetten, disons-le bien vite pour nos Français qui savent si bien ignorer et sitôt oublier (quand ils l’ont su un moment) tout ce qui ne figure pas chez eux, sous leurs yeux et sur leur théâtre, était un aimable Français du dehors, un Bernois aussi peu Bernois que possible, qui avait fini par adopter Genève pour résidence et pour patrie, esprit cosmopolite, européen, qui écrivait et surtout causait agréablement en français, et qui semblait n’avoir tant vécu, n’avoir tant vu d’hommes et de choses que pour être plus en veine de conter et de se souvenir 61 . L’homme du dehors - cosmopolite européen ? Vers 1860, la renommée de Bonstetten, qui dépassait de loin l’Europe, commença à s’estomper. Restaient ses publications et ses sources manuscrites en allemand et en français. Aimé Steinlen (1821-1861), professeur et littérateur vaudois, n’avait plus connu Bonstetten personnellement. Mais pour rédiger 59 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, t. I, pp. 336-337. 60 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 2, pp. 878-912. 61 Charles-Augustin Sainte-Beuve, « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire. Par M. Aimé Steinlen », Causeries du Lundi, t. XIV, p. 417. OeC02_2012_I-173AK2.indd 83 OeC02_2012_I-173AK2.indd 83 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 84 Peter Walser-Wilhelm sa monographie en 1860, il avait eu la chance de pouvoir utiliser, outre les publications, une grande partie des manuscrits et des lettres conservées. En 1862 et 1863, Saint-René Taillandier (1817-1879) enrichit les sources épistolaires en publiant les lettres écrites par Bonstetten à la comtesse d’Albany, en même temps que celles adressées par Sismondi, par M me de Staël et par Madame de Souza à la même destinataire. Il fallut attendre soixante ans pour que la recherche des sources relatives à Bonstetten, commencée par Aimé Steinlen, fût systématiquement poursuivie par Marie-Louise Herking (1883-1960). Elle publia en 1921 sa thèse de doctorat, intitulée Charles-Victor de Bonstetten, sa vie, ses œuvres et écrite sous la direction de Gonzague de Reynold à Berne. Alors que la Première Guerre mondiale venait de prendre fin, elle y constata que « depuis quelques années, il semble bien que les Suisses tendent, de plus en plus, à prendre conscience du rôle qu’ils ont joué dans l’histoire de la pensée européenne, et à se reconnaître dans tel ou tel auteur de leur pays, considéré jusqu’alors comme appartenant à une nation voisine » 62 . Il s’agit là d’une allusion à la thèse de Pierre Kohler, Madame de Staël et la Suisse, parue cinq ans plus tôt à Lausanne. À côté du Bonstetten français, Madame Herking connaissait aussi le Bonstetten allemand, tant à travers son œuvre qu’à travers ses lettres et ses manuscrits conservés dans des archives en Suisse alémanique et à Copenhague. Ainsi Bonstetten lui apparut tel qu’il était, en « homme de transition » entre les cultures et les époques. Alors qu’elle n’attribuait à ses publications allemandes qu’une valeur documentaire, elle soulignait l’originalité de son œuvre française : Quant à son œuvre française, qu’il compose entièrement entre soixante et quatre-vingt ans, elle mérite toute notre attention. […] Il nous semble qu’on n’a pas rendu suffisamment justice à certains de ses ouvrages, et qu’il n’occupe point encore la place à laquelle il a droit, ni dans la littérature de son pays, ni dans la littérature française 63 . La prochaine grande monographie parut en France, dans l’année de guerre 1940. Il s’agit à nouveau d’une thèse de doctorat : Un essayiste et philosophe familier de Coppet : Ch.-V. de Bonstetten et son œuvre française. Essai de récréation psychologique et littéraire. Alors qu’elle s’appuie largement sur le travail de Marie-Louise Herking, le gain principal de cette monographie réside dans l’exploitation des lettres de Bonstetten à la comtesse de Caffarelli. Dans son Avertissement, qui porte la date « Aux Armées, Printemps 1940 », l’auteur, Louis-G. Boursiac, qualifie son livre sur « Bonstetten Français du dehors » d’« œuvre de propagande française ». Par ces mots, il obéit au mot d’ordre 62 Herking, Marie-Louise, Charles-Victor de Bonstetten, 1745-1832, Sa vie, ses œuvres, Lausanne, La Concorde, 1921, p. 9. 63 Herking, Charles-Victor de Bonstetten, p. 392. OeC02_2012_I-173AK2.indd 84 OeC02_2012_I-173AK2.indd 84 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Bonstetten - « l’aimable Français du dehors » 85 du moment. Le véritable Boursiac cependant se dévoile dans la Préface, qui date encore de 1939 (et donc de la même année que la version définitive de l’étude comparative qu’est L’âme romantique et le rêve d’Albert Béguin). On y lit : Beaucoup font peu de cas de ces écrivains du dehors qui appartiennent à notre pays et enrichissent son patrimoine sans prétendre à aucune reconnaissance de sa part, ni à ces témoignages de gratitude dont les littérateurs français sont parfois trop friands : titres, honneurs, décorations, j’en passe ! En évoquant Charles-Victor de Bonstetten, nous avons voulu peut-être réparer une injustice particulière en même temps que marquer, par un geste gratuit, et à titre d’exemple, l’intérêt que nous devons porter aux générosités étrangères et intellectuelles qui s’emploient en notre faveur. Nous n’irons point jusqu’à prétendre que nous avons tenu à découvrir à nos compatriotes une des contreallées de notre littérature et à les inviter à plus de curiosité ! Ils sont certainement convaincus, comme moi-même, que les échanges intellectuels sont toujours nécessaires et que la politique de repliement sur soi-même et son pays ne vaut absolument rien. L’IMPÉRIALISME LITTÉRAIRE EST UN LEURRE 64 . Laissons le mot de la fin à Bonstetten, qui écrivit en 1831 : « Das Einschränken ist Not für eingeschränkte Seelen » - les bornes sont une nécessité pour les esprits bornés 65 . 64 Louis-G. Boursiac, Un essayiste et philosophe familier de Coppet : Charles-Victor de Bonstetten et son œuvre française, 1745-1832, essai de récréation psychologique et littéraire, Paris, Éditions Stendhal, 1940, p. 11. La dernière phrase est en petites capitales dans la source. 65 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 2, p. 640 : « Das Einschranken ist noth fur eingeschrankte Seelen. adio. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 85 OeC02_2012_I-173AK2.indd 85 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 OeC02_2012_I-173AK2.indd 86 OeC02_2012_I-173AK2.indd 86 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten, citoyen suisse, cosmopolite et homme de ‘lettre’ Marie Claire Hoock-Demarle De l’épistolaire en général et de son usage particulier dans un moment-charnière 1 . Longtemps le commerce épistolaire, comme le désigne encore l’Encyclopédie, est resté l’apanage, visible parce que souvent édité de leur vivant, des humanistes comme Erasme, des savants comme Leibniz, des écrivains comme Voltaire qui voyaient dans cet échange faisant fi des frontières tant géographiques, culturelles que linguistiques, une possibilité de recueillir des connaissances originales fiables, de débattre librement de leurs questionnements essentiels, voire, accessoirement, d’élargir le champ de leurs lecteurs potentiels. La correspondance fonctionnait alors au sein d’un cercle cosmopolite en esprit mais restreint en nombre, sachant se tenir au dessus de la mêlée, que celle-ci soit d’ordre religieux - Erasme n’entre pas dans le débat avec Luther - ou politique - Voltaire se garde bien de s’immiscer dans la politique étatique de Frédéric II. L’épistolaire est alors le mode d’écriture qui reflète au plus près les grands débats intellectuels du moment, les différentes formes de sociabilité ou les diversités culturelles habilement mises en miroir par le truchement des lettres échangées. Montaigne, déjà, avait fait depuis longtemps le procès des « lettres de ce temps […] plus en bordures et préfaces […], belle enfilure de paroles courtoises, abjecte et servile prostitution de présentations », préférant un art de la lettre qui privilégie l’authentique et le « parler sec, rond et cru » : 1 Ce terme fait référence au concept allemand de Sattelzeit développé par Reinhart Koselleck pour désigner le « tournant 1800 » ; voir Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten. Frankfurt : Suhrkamp, 1979, p. 367. (trad fr. : « Le sentiment de se trouver vers 1800 à un tournant faisant époque était général […]. On se savait, on se sait depuis, dans une époque de transition qui échelonne autrement dans le temps la différence entre expérience et attente ». Le passé futur. Contribution à la sémantique des temps historiques. Paris : EHESS, 1990, p. 321). OeC02_2012_I-173AK2.indd 87 OeC02_2012_I-173AK2.indd 87 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 88 Marie Claire Hoock-Demarle Sur ce subject de lettres, je veux dire un mot, que c’est un ouvrage auquel mes amis tiennent que je puis quelque chose […]. Il me fallait un certain commerce qui m’attirast, qui me soustinst et soulevast 2 . Avec la Révolution française, cette « grande cordillère placée entre deux siècles » 3 , une véritable mutation s’opère, portée par deux facteurs concomitants qui propulsent au premier plan de la vie intellectuelle et culturelle du début du XIX e siècle une écriture pratiquée jusqu’alors soit sous une forme strictement privée soit publiquement revendiquée par le cercle restreint des Happy few cosmopolites par nature et tradition. D’un côté, du fait des guerres révolutionnaires puis des conquêtes napoléoniennes, l’espace s’élargit considérablement, suscitant une mobilité qui tantôt relève d’usages anciens, comme le Grand Tour, tantôt - et c’est alors plus fréquent - est liée à l’émigration et l’exil. D’un autre côté, cette mobilité qui affecte autant les personnes que les savoirs, se trouve facilitée par les progrès techniques et, de manière générale, une accélération du temps peu appréciée d’ailleurs par Goethe qui parlera d’‘époque vélocifère’ 4 . L’information, qui ne porte pas encore le nom d’actualité, s’en trouve décuplée, l’échange des personnes, des savoirs mais aussi des lettres se multiplie au grand dam des frontières nationales et des bureaux de censure et c’est finalement la cartographie de tout un continent qui s’en trouve redessinée. Des territoires, telle la Suisse dans sa partie échappant à l’emprise impériale, deviennent des voies de passages obligées, des lieux situés aux marges de la France mais au cœur de l’Europe, tel Coppet, se signalisent comme des carrefours incontournables. Un changement d’échelles à la fois spatial et temporel s’amorce dont profite en premier le commerce épistolaire. Celui-ci, se configurant en réseau, dispose très vite d’émetteurs et de relais couvrant l’ensemble de ce nouvel espace particulièrement mouvant, il peut, comme il va le faire à Coppet, s’ériger en constellation irriguant de ses ‘connexions’ (le terme est d’époque) l’ensemble de l’Europe, il peut même, mais c’est une autre histoire, s’affirmer sur la base des correspondances croisées qui le fondent en lieu « des Etats Généraux de l’opinion européenne » comme le déclarera en 1817 un Stendhal plutôt admiratif. Mais l’évolution est lente et l’entrée dans la modernité, jaugée au miroir des échanges épistolaires de l’époque, se fait dans la durée 2 Michel de Montaigne, Essais, Livre I, chapitre 40 ; Œuvres complètes, p.p. A. Thibaudet, M. Rat. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, pp. 246-247. 3 K.V. von Bonstetten, L’homme du Midi et l’homme du Nord ou l’influence du climat. Genève, Paris : J.J. Paschoud, 1824, chapitre 24, p. 138. 4 Goethe à G.H.L. Nicolovius, Weimar, fin novembre 1825 : « und so springt’s von Haus zu Haus, von Stadt zu Stadt, von Reich zu Reich und zuletzt von Weltteil zu Weltteil, alles veloziferisch » ; Goethes Briefe, p.p. R. Mandelkow, Hamburger Ausgabe, München : Beck, 1988, t. IV, p. 159. OeC02_2012_I-173AK2.indd 88 OeC02_2012_I-173AK2.indd 88 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 89 et par phases successives, comme le montre, dans la diversité de ses étapes, la correspondance très étendue dans le temps de K.V. von Bonstetten. A la fois infatigable rouage dans la mobilité intellectuelle européenne de son temps et personnage public trop souvent réduit aux dimensions d’une Suisse qui « peut être le pays le plus heureux de l’Europe, mais il faut qu’elle sache l’être à petit bruit » 5 , Karl Viktor von Bonstetten apparaît comme une figure singulière à divers titres. D’abord, du fait même de sa longévité - né en 1742 à Berne, mort à Genève en 1832 -, il a traversé plusieurs époques de troubles qui touchent l’Europe toute entière et n’épargnent pas la Suisse qu’il quittera souvent mais vers laquelle il reviendra toujours. Adulte, il cherchera toute sa vie à trouver la clef permettant d’harmoniser deux mondes fondamentalement différents, celui d’avant et celui d’après la Révolution française. Il espère même parfois que sa position d’observateur à partir du poste de guet que constitue la Suisse au cœur de l’Europe fasse de lui le médiateur par excellence. Mais aux dires mêmes de ses proches, il n’aura guère réussi dans cette tâche rendue impossible par les soubresauts de l’histoire du moment, ces « gouffres chaotiques » évoqués dans une lettre à l’ami commun, J.-C.-L. Simonde de Sismondi, par Friederike Brun, amie de toujours et critique impitoyable, qui ajoute : « Bonstetten n’a jamais occupé dans la littérature la place qui lui appartenait car il a été placé sur la frontière de deux Mondes dont l’un périssait avant que l’autre fut organisé - Et il n’a jamais scu ni plier ni entrer dans le Zeitgeist malgré toutes les peines qu’il s’est donné, et toute la coquetterie qu’il à emplojée … » 6 . C’est pourtant à cet aristocrate bernois, citoyen suisse, cosmopolite européen à sa manière et penseur libéral aux écrits tombés dans l’oubli que, deux cents ans plus tard, est consacrée une réédition de ses œuvres ainsi que, sous le titre de Bonstettiana, quelque quatorze volumes rassemblant, entre autres, les Briefkorrespondenzen Karl Viktor von Bonstettens und seines Kreises 7 . Grâce à cette remarquable entreprise éditoriale, c’est non seulement un penseur éclairé du début du XIX e siècle qui est ici remis au jour mais c’est aussi un pan entier de l’histoire européenne qui se dévoile au fil d’une correspondance commencée dans les années 1768-1774, avec les premiers séjours de formation à Leyde, Cambridge, Paris et en Italie, et qui s’amplifie à partir du tournant du siècle dans les échanges épistolaires avec ses amis dispersés dans toute l’Europe, Madame de Staël « comète vagabonde », Friederike Brun 5 Auguste Pidou, Landamman, à KVB, Lausanne 8 avril 1817, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 861. 6 Friederike Brun à S. de Sismondi, Copenhague 14 avril 1817, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 865. 7 Bonstettiana. Historisch-kritische Ausgabe der Briefkorrespondenzen Karl Viktor von Bonstettens und seines Kreises 1753-1832. Éd. Doris et Peter Walser-Wilhelm, 14 vol. Göttingen : Wallstein-Verlag, 2002 et 2007 pour les volumes consultés ici. OeC02_2012_I-173AK2.indd 89 OeC02_2012_I-173AK2.indd 89 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 90 Marie Claire Hoock-Demarle fixée à Copenhague, Sismondi un temps retiré à Pescia, Johannes von Müller établi à Vienne puis à Berlin et bien d’autres. Parce qu’elle s’inscrit dans une longue durée - quelque soixante ans - et dans un espace en constante restructuration - l’Europe entre Ancien Régime, Révolution, Empire napoléonien et Restauration -, cette correspondance offre dans sa traçabilité reconstituée une possibilité unique en son genre d’étudier l’évolution du phénomène que constitue à ce moment précis la correspondance épistolaire 8 . Il s’agira donc ici à la fois de saisir, dans une optique évolutive, les usages du commerce épistolaire et son organisation dans le temps et dans l’espace et de montrer comment, au gré des évènements du moment, cet épistolaire change de fonction et de style et se fait peu à peu l’expression d’un cosmopolitisme européen protéiforme, tourné vers la modernité. Au vu de l’abondance et de la diversité de la correspondance de et autour de Karl Viktor von Bonstetten, on ne peut ici que procéder par choix de quelques corpus épistolaires retenus pour ce qu’ils révèlent des usages et de la fonction de l’épistolaire à tel moment donné et qui, comparés entre eux, permettent alors de mesurer au plus près le changement de nature de l’échange épistolaire. Ce faisant, on ne fera d’ailleurs que suivre la démarche qui a présidé à la publication des Bonstettiana, laquelle structure en trois phases la longue vie de Bonstetten, donnant ainsi sens à la multiplicité des facettes qui la constituent 9 . Le choix s’est donc porté sur trois ensembles de correspondances répondant à des usages différents du commerce épistolaire : le premier corpus menant de front correspondance entre amis et rapport ou chronique par lettres s’inscrit encore dans le XVIII e siècle et sa pratique du récit par épistolaire interposé. Le second donne à voir, de l’intérieur, la mesure de la constellation épistolaire qui s’établit à Coppet, bien avant que ne s’y forme le Groupe de Coppet. Quant au troisième corpus, il se décline sur un mode plus intime, révélant un Karl Viktor von Bonstetten vieillissant, effectuant un retour sur soi et en prônant la nécessité face à une Germaine de Staël alors en pleine tourmente. Le temps des Briefe über die italienischen Ämter (1795-1801) Il peut paraître curieux que le premier corpus épistolaire retenu ici se rapporte à une période aussi tardive dans une existence qui compte déjà plus d’une correspondance suivie avec des amis, comme celle avec Johannes von 8 Marie Claire Hoock-Demarle, L’Europe des lettres. Réseaux épistolaires et construction de l’espace européen. Paris : Albin Michel, 2008. 9 La première se déroule de 1753 à 1787, la seconde de 1787 à 1811 et la troisième recouvre la période de 1811 à 1832. OeC02_2012_I-173AK2.indd 90 OeC02_2012_I-173AK2.indd 90 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 91 Müller, l’historien de la Suisse, commencée dans les années 1775, continuée jusqu’à la mort de ce dernier en 1809, avec le poète Friedrich Matthisson ou encore avec la poétesse Friederike Brun, ces deux dernières faisant l’objet d’une publication encore du vivant de Bonstetten 10 . Mais il ne s’agit pas ici d’établir dans son exhaustivité chronologique la liste de ses multiples et importantes correspondances. D’une part cette chronologie existe dans l’édition déjà mentionnée des Bonstettiana. D’autre part ce qui importe dans l’optique choisie ce sont les réseaux tels qu’ils se structurent à un moment donné et dans des circonstances particulières et tels qu’ils développent leurs mécanismes propres de production de l’épistolaire, lequel tantôt s’en trouve fondamentalement redéfini, tantôt s’inscrit de manière parfois inattendue dans une tradition du commerce épistolaire que l’on pouvait croire engloutie par les évènements de la fin du XVIII e siècle. En 1795, Bonstetten qui a atteint la cinquantaine et a assumé, avec talent semble-t-il, la charge de Landvogt, de bailli, en divers lieux suisses, dans le Pays d’en Haut (Hirtenland) puis à Nyons, est envoyé en mission par les autorités bernoises dans le Tessin où quelques places italiennes, Locarno, Lugano, Mendrisio, Valmaggio sont sous l’autorité des cantons suisses. « Ecrivez moi aussi vite que possible à Monsieur de Bonstetten, syndicateur à Locarno, autrement nous nous perdrons totalement » écrit-il à son amie Friederike Brun lors de son premier départ 11 . En sa qualité de syndic dépêché par Berne, il se rend par trois fois dans ces contrées qui constate-t-il d’emblée « ont été bien mal connues des cantons qui les gèrent depuis 288 ans ». Au cours du séjour annuel limité à trois mois, il doit contrôler les comptes publics, expédier les nombreux procès restés en litige et examiner de près la bonne marche des institutions locales souvent corrompues et peu respectueuses de la constitution helvétique. Mais Bonstetten n’en reste pas à ce qui devrait constituer l’essentiel de sa tâche, faire respecter la souveraineté et l’administration suisses. Intrigué par ces régions restées très arriérées dans leur isolement montagneux entre Suisse et Italie, il écrit à son ami Matthisson en Juin 1795 : « Je suis maintenant à même d’écrire sur une partie intéressante de la Suisse. La Suisse italienne est peu connue. Schinz de Zürich a écrit là dessus en style d’almanach deux parties qui sont tellement soporifiques que le peu de bien que l’on pourrait y trouver s’évanouit comme en 10 En 1827 paraissent Briefe von Bonstetten an Matthisson, p.p. Hans Heinrich Füssli, Zurich ; en 1829 Briefe von K.V. von Bonstetten an Friederike Brun, p.p. F. Matthisson, Francfort sur le Main, 1829 ; Dès 1802 Friederike Brun avait publié Briefe eines jungen Gelehrten an seinen Freund, Tübingen, qui reprenaient, souvent fortement remaniées, les lettres de Müller à Bonstetten. 11 KVB à FBrun, Lugano, 24 août 1795, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 232. Les termes en italique sont en français dans le texte. OeC02_2012_I-173AK2.indd 91 OeC02_2012_I-173AK2.indd 91 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 92 Marie Claire Hoock-Demarle rêve » 12 . Il va donc dès le premier séjour consigner dans un Notizenbuch ses impressions et réflexions 13 . Mais un autre fait vient donner à ces missions à l’origine quasi exclusivement administratives une tout autre dimension. En automne 1795 il est rejoint sur son terrain de mission par ses plus proches amis, Friederike Brun et Friedrich Matthisson, alors secrétaire particulier de la princesse Louise de Anhalt-Dessau qui est elle aussi de la partie. Un temps installés à la Villa Pliniana sur les bords du lac de Côme, ces amis soutiennent chacun à sa manière le projet annoncé par Bonstetten, l’une rédigeant son journal de voyage, l’autre prolongeant dans la correspondance les discussions engagées à propos des places italiennes. Dans les lettres qu’il adresse alors à son ami Philipp Albert Stapfer à Berne, Bonstetten ne cache pas son désir de donner à ses notices une publicité plus grande tout en reconnaissant qu’il ne sait pas encore quelle forme pourrait prendre cette publication in spe : j’ai parcourru en detail 3 des 4 baillages d’Italie. J’ai dans mon portefeuille un tableau intéressant mais je ne sais comment déchirer le voile et peindre ce gouvernement des douze cantons 14 . La transposition des notices de Bonstetten en Lettres sur l’Italie et jusqu’au choix de la langue allemande, que Bonstetten maîtrise mal à cette époque, est essentiellement l’œuvre de Friederike Brun qui en décrit le processus dans sa propre correspondance, créant ainsi un jeu de miroir illustrant à merveille la souplesse dans la simultanéité du genre. Dans un premier temps, celui du séjour du trio dans le Tessin, le travail de transposition se fait dans un échange dialogal sur la base des notices : Bonstetten me les lisait à voix haute, et moi je lui relisais ce que j’avais retravaillé. Ses Lettres sur l’Italie et les bailliages italiens vont être des chefsd’œuvre, Bon[stetten] trace d’une main ferme les grands contours et moi je remplis la trame proposée 15 . 12 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 213 : « Ich bin nun im Stande über einen interessanten Theil der Schweiz zu schreiben. Die Italienische Schweiz ist wenig bekant. Schinz v[on] Zürch hat im Calenderstÿl zwei Theile darüber geschrieben wo man aber so eingeschläffert wird, dass man auch das wenige Gute im Schlummer fahren lässt, das darin zu finden wäre ». 13 Notizenbuch von der Reise durch die Innenschweiz und das Tessin, 1795, Facsimile in Bonstettiana, Schriften t.VII/ 1, Bern : Peter Lang, 1998, p. 193 et suiv. 14 KVB à Philipp Albert Stapfer, lettre du 22 oct. 1795, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 293. 15 F. Brun, Journal de voyage, Masera 10 octobre 1795, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 290 : « Nun las Bonstetten mir [,] nun ich ihm vor was ich ausgearbeitet hatte. Seine Briefe über die Italienischen Vogteien werden Meisterstücke […] Bon entwirft mit fester Hand die grossen Umrisse, ich fülle den Vorgrund. » Journal de voyage, Masera 10 octobre 1795, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 290. OeC02_2012_I-173AK2.indd 92 OeC02_2012_I-173AK2.indd 92 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 93 Puis, F. Brun étant repartie pour Rome, l’oral se fait nécessairement écrit, le dialogue se poursuit grâce à l’échange épistolaire et aboutit à un ouvrage finalement rédigé sous forme de lettres : « As-tu reçu, mon enfant, tout le paquet de ma science ? Dis-moi comment l’Opus te plaît ? As-tu enfin reçu mes lettres ? » 16 Et, de fait, le texte final publié en 1801 à Copenhague sous le titre Über die italienischen Ämter Lugano, Mendrisio, Locarno, Valmaggia und einige andere Gegenden der Schweiz in Briefen an eine Freundin, se divise en trois parties contenant respectivement onze, cinq et cinq lettres. Ces lettres sont parfois fort longues, le plus souvent datées mais ne comportent aucun destinataire déclaré. Mis à part la division assez arbitraire du récit en lettres distinctes, quelques rares exclamations du genre « Adieu… » et même deux ou trois tutoiements plutôt artificiels, ces lettres s’affirment comme telles essentiellement dans l’intitulé de l’ouvrage et pourtant elles s’inscrivent clairement dans une tradition épistolaire alors très répandue. Car la transposition des notices en lettres se fait ici dans le cadre du Freundschaftsbund, de l’Alliance d’amitié qui unit le trio en une « cohorte sacrée ». Le rapport fusionnel entre ces liens d’amitié et l’ouvrage produit sous forme de lettres, de Briefe, est doublement attesté en tête du volume qui paraît en 1801 par Friederike Brun qui le présente comme « ein literarischer Freundschaftskranz, une couronne d’amitié littéraire » et par Bonstetten lui-même qui écrit dans l’avant-propos : « sans l’appui de l’amitié la plus tendre, cet ouvrage n’aurait jamais vu le jour ». Cette forme d’amitié célébrée comme un culte est un héritage des années soixante-dix du XVIII e siècle où le sentiment, souvent exacerbé en sentimentalisme et même sensiblerie, s’exprimait au mieux par lettres. L’épistolaire avait alors investi d’abord le champ de la littérature, allant du roman épistolaire illustré par La nouvelle Héloïse (1761) et Werther (1774) à la philosophie sous forme des Lettres écrites de la Montagne (1764) de Rousseau, évoquées du reste par Bonstetten dans la préface de son ouvrage 17 . Puis, les circonstances actuelles aidant, l’épistolaire s’était invité dans la presse, créant un genre très particulier à mi-chemin entre privé et public, les Lettres de Paris, où l’échange épistolaire pratiqué dans la plus pure tradition est en fait, dès l’origine, conçu comme un écrit à but de publication immédiate 18 . La démarche, reprise ici par Bonstetten, F. Brun et, dans une moindre mesure, par F. Matthisson, est habile, car, elle permet par son statut apparent d’écriture privée sous forme de lettre à une amie une certaine liberté d’expression dont ne bénéficierait pas un 16 KVB à F. Brun, 29 décembre 1795. Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 314. 17 Lucia Omacini, Le roman épistolaire au tournant des Lumières. Paris : Champion, 2003. 18 M.C. Hoock-Demarle, L’Europe des lettres, chapitre 2, « Lettres de Paris ». OeC02_2012_I-173AK2.indd 93 OeC02_2012_I-173AK2.indd 93 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 94 Marie Claire Hoock-Demarle essai ou tout autre ouvrage qui se revendiquerait alors de la philosophie ou de l’économie. Par ailleurs, elle atteint par sa diffusion dans les gazettes et revues - ce qui est le cas avec la première publication fragmentaire des Briefe über Italien dans le Deutsches Magazin (1798-99) puis dans le Neuer Teutscher Merkur (1800) - un large public curieux de faire au fil des lettres la découverte quasi ethnographique de contrées européennes encore peu connues : « Ces lettres […] ont été écrites en voyage et ont une vie, que l’on ne trouve pas dans le tranquille remaniement de notes anciennes […]. Toutes sont des tableaux en miniature d’une contrée singulière, de constitutions singulières et elles sont, dans leur côté modèle réduit, aussi pleines d’enseignements que l’histoire et la description de nations plus grandes » 19 . Aux sources d’une sociabilité nouvelle, Coppet 1803-1805 Le choix du second corpus de lettres est motivé à la fois par son objet principal, Coppet saisi comme la référence commune à tous les protagonistes et par la constitution d’une constellation épistolaire autour de cet objet. La particularité du corpus tient au fait que l’un des épistoliers, Karl Viktor von Bonstetten en l’occurrence qui se fixe en juillet 1803 à Genève, y occupe une place centrale alors que la plupart des autres protagonistes sont à un moment ou à l’autre des « comètes vagabondes ». C’est le cas de Germaine de Staël, accompagnée de Benjamin Constant, parcourant les routes d’Allemagne de fin 1803 à mai 1804 ou, accompagnée cette fois de S. de Sismondi, celles de l’Italie de décembre 1804 à fin juin 1805. Friederike Brun est retournée dans son domaine de Sophienholm aux environs de Copenhague tandis que Johannes von Müller navigue entre Vienne et Berlin où on lui offre un poste de bibliothécaire à la cour, faisant un bref détour par la Suisse entre mai et juillet 1804. Avec l’Américain Francis Kinloch, venu de sa Caroline du Sud et quelques Suisses de renom comme Füssli et Pestalozzi, amis de longue date de Bonstetten, c’est une dizaine de correspondants répartis dans toute l’Europe - Allemagne, Autriche, Danemark, Italie, France, Suisse - qui gravite autour d’un centre constitué par Bonstetten lequel, pendant cette période, s’identifie avec Coppet 20 . 19 Vorbericht zu den Briefen. Vorbericht, Bonstettiana, Schriften über Italien, t. II, p. 401. « Sie sind auf der Reise selbst geschrieben, und haben ein Leben, das man in der ruhigen Bearbeitung alter Noten nicht mehr findet […]. Alle sind das Miniaturgemälde eines sonderbaren Landes, sonderbarer Verfassungen, und in ihrer Kleinheit so belehrend, als die Geschichte und Darstellung grösserer Nationen ». 20 Voir la grille I, tirée de Bonstettiana. Briefkorrespondenz Karl Victor von Bonstettens und seines Kreises. Vol. IX, 1. Édité et commenté par Doris et Peter Walser-Wilhelm, avec le concours de Anja Höfler. Göttingen : Wallstein Verlag, 2002, p. XVII. Je OeC02_2012_I-173AK2.indd 94 OeC02_2012_I-173AK2.indd 94 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 95 Réseau des personnes principales qui apparaissent dans le tome IX des Bonstettiana Naissance d’une constellation épistolaire : constitution de l‘échange épistolaire en réseau à partir d’un centre Bonstetten-Coppet. Ligne continue : relations documentées par la correspondance. Lignes interrompue : relations documentées par des lettres de tiers. L’échange épistolaire tributaire des distances mais aussi des aléas d’une poste soumise aux occupations, annexions, voire à la censure, est certes très fourni mais aussi très fluctuant : régulier avec Friederike Brun jusqu’en automne 1805 où cette dernière vient passer l’hiver à Genève, beaucoup plus sporadique avec Germaine de Staël qui, retour d’Allemagne puis retour d’Italie, effectue de longs séjours à Coppet, moments privés de tout échange épistolaire avec Bonstetten, alors hôte quasi quotidien de Coppet. Il en va de même avec Sismondi qui, voisin de Bonstetten à Genève, n’entre en correspondance avec lui qu’au cours du voyage d’Italie et du séjour à Pescia qui s’en suit. On est donc loin de la configuration très concentrée du premier remercie les éditeurs des Bonstettiana, Doris et Peter Walser-Wilhelm, d’avoir permis la reproduction de ce schéma ainsi que celui des relations épistolaires de la période 1811-1817. OeC02_2012_I-173AK2.indd 95 OeC02_2012_I-173AK2.indd 95 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 96 Marie Claire Hoock-Demarle corpus où un trio d’amis réunis en un même lieu, unis dans un même culte de l’amitié, produisait en forme de « Freundschaftskranz » un épistolaire à caractère littéraire en vue d’une publication. On retiendra pour la période 1803-1805 deux aspects, chronologiques et complémentaires, qui jettent sur Coppet et la genèse de sa sociabilité un éclairage spécifique. Le premier concerne les lettres de Bonstetten qui couvrent - comme on le dirait aujourd’hui du reportage journalistique - une période relativement brève, entre juillet 1803 et mai 1804, mais riche en évènements tant privés que publics : ordre d’exil, voyage en Allemagne, mort de Necker, départ vers l’Italie pour ce qui concerne la galaxie Staël, annexion de Genève, département du Leman, médiatisation de la Suisse, Blocus continental en arrière-plan, sacre de l’Empereur, entre autres, pour le reste du monde européen. Mais Coppet, déserté à la fin de 1803 par Germaine de Staël n’est pas pour autant un lieu sans vie et Bonstetten se charge de le faire savoir, tant pour rassurer la Dame de Coppet que pour affirmer qu’en dépit de la volonté napoléonienne il y a un Coppet bien avant le Coppet de l’exil et du groupe de Coppet : « je dîne chez Necker qui a plus de société et de cour que jamais » écrit-il en décembre 1803 à F. Brun. C’est le moment où, hôte régulier de Necker, Bonstetten fait la connaissance de Sismondi : « hier j’ai dîné chez Necker en compagnie d’un Genevois que tu aurais bien aimé, Sismondi » 21 . Et, de fait, l’activité intellectuelle et littéraire de Coppet ne s’est pas arrêtée avec le départ de Germaine de Staël. Necker, qui s’essaie à divers écrits dont il fait lecture à sa ‘cour’, rédige quelques nouvelles et surtout des notes en vue de ses Mémoires dont sa fille, aidée de Sismondi, assurera la publication posthume 22 . Mais surtout il s’entend, à sa manière qui est encore d’Ancien Régime, à attirer l’intelligentsia de l’époque passant à proximité : Tous les étrangers, tous les savants, tous les Genevois aimables, et aussi bien des femmes, je les ai tous rencontrés chez Necker où l’on me traitait toujours avec les plus grands égards. Quel vide 23 ! s’écrie Bonstetten à la mort de Necker, ajoutant à l’adresse de la fille de ce dernier, encore en Allemagne, « Genève toute entière est morte avec lui » 24 . Le second éclairage en forme de témoignage qui se dégage à la lecture de cette correspondance coïncide avec le retour de Germaine de Staël à 21 KVB à F. Brun, 28 janvier 1804, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 601. 22 Les manuscrits de Monsieur Necker précédés d’une notice de sa fille, Genève, J.J. Paschoud, An XIII. 23 KVB à FBrun, 13 avril 1804, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 654. « Alle Fremden, alle Gelehrten, alle liebenswürdigen Genfer, auch Frauen, sah ich bei Necker, wo man mich immer auszeichnete. Welche Leere ! » 24 KVB à G. de Staël, 13 avril 1804, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, p. 658. OeC02_2012_I-173AK2.indd 96 OeC02_2012_I-173AK2.indd 96 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 97 Coppet. Bonstetten, alors en prise directe avec le lieu et ses acteurs, va faire de ses lettres à Friederike Brun, à Johannes von Müller ou à S. de Sismondi, une chronique de l’instantané, rendant parfois de manière saisissante la présence tangible du lieu et le rayonnement de la maîtresse de maison. Alors que, à peine fixé à Genève, il s’ennuyait et déjà se désolait : » La vie de la nouvelle Suisse, les nouveaux gouvernements, où tous siègent comme des parents proches, tout cela m’emplit d’une inexprimable tristesse, je me sens seul au monde » avoue-t-il à F. Brun le 30 juillet, ajoutant à l’adresse de Johannes von Müller le 8 août 1803 : « Je me sens jeté dans un monde étranger, où je suis moi-même un étranger », brusquement le 21 août, tout s’anime et s’éclaire, Madame de Staël est de retour : Avant hier je suis parti en voiture avec Staël pour Coppet ; hier j’ai dîné à Coppet avec Rumdorf, Pictet, Noaille et l’envoyé américain. Aujourd’hui, Staël est revenue seule avec moi, […] elle veut me persuader de venir avec elle à Berlin. Ce serait un voyage bien intéressant d’aller voir tous ces hommes en compagnie de ce tourbillon de feu ! jamais je n’ai vu dans ma vie autant d’esprit que chez elle … 25 . Et, tout au long de cette lettre fort longue, il ne sera question que d’« électriser » l’un, de « ravir » l’autre, Sir Benjamin Rumdorf, physicien américain et philantrope d’ordinaire plutôt placide, s’excite, « ses nerfs tressaillaient comme de fièvre » et Bonstetten avoue renaître à la vie : « sans Staël et Necker je serais déjà mort ». La lettre se clôt sur une discussion ayant pour objet une météorite tombée sur la terre, ce qui provoque de la part de l’épistolier une remarque qui pourrait bien à elle seule donner la mesure de la nouvelle sociabilité coppétienne « il est à espérer qu’un jour nous écrirons en direction de la lune et que nous obtiendrons une réponse ». Quant à l’Americain Francis Kinloch, il observe, amusé, cette agitation et commente à l’adresse de Johannes von Müller : « our friend Bonstetten adds to my satisfaction here - the gaiety and universality of his conversation are delightfull » 26 . De même en Mai 1804, alors que les circonstances s’y prêtent peu, Necker venant de mourir et sa fille étant très affectée, le même regain de vitalité, le même vertige de projets, de discussions, de disputes s’opère autour d’une Germaine de Staël très en verve malgré tout : La Staël réussissait toujours à en revenir à la dispute et battait la mesure - toute vieille idée française doit maintenant se jeter dans le tournoi et se voit mise à terre comme un vieux chevalier rouillé […] et le plus joli, c’est 25 KVB à FBrun, 21 août 1803, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 1, pp. 562-563. 26 F. Kinloch à J. von Müller, 8 décembre 1803. Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 584. OeC02_2012_I-173AK2.indd 97 OeC02_2012_I-173AK2.indd 97 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 98 Marie Claire Hoock-Demarle quand la Staël le [August Wilhelm Schlegel] morigène, son esprit est alors multiplié par trois… 27 . Ainsi, l’identification de Coppet comme lieu de sociabilité est bien présente dès 1803, alors même qu’il n’est question ni de Coppet, terre d’une sociabilité d’exil, ni de Coppet, berceau du groupe éponyme. Un mode de vie s’y est déjà établi dont la force de régénérescence est très exactement saisie dans une lettre de Bonstetten à F. Brun : A Coppet on était trop bien, là on vit en un jour comme ailleurs en une année […]. Dans quatre jours je serai de nouveau à Coppet, où je me trouve moi-même bien prosaïque jusqu’à ce que les ailes commencent de nouveau à se déployer 28 . A force de fréquenter le lieu et ses acteurs, Bonstetten, qui doute parfois de ses capacités d’écriture et s’est jusqu’alors montré peu perméable aux remarques de ses amis, s’ouvre enfin à la critique et même en tient compte : J’habite depuis quinze jours à Coppet, j’y ai l’avantage d’entendre une critique impartiale et c’est aussi un art que de savoir tirer quelque utilité de la critique - La Staël est si loyale, si limpide que je retrouve mes descriptions dans son âme comme dans un miroir 29 . Quelque temps plus tard, il s’enhardira même à contrer les opinions régnantes à Coppet, s’insurgeant contre Kant - comparé à un escargot impossible à extraire de sa coquille - et les Kantiens empêtrés dans leur système : « leur philosophie ne vaut rien ! » et il s’oppose de plus en plus ouvertement à August Wilhelm Schlegel « que je hais à demi ou plutôt que je crains comme un chien qui mord ». Très intéressé par les travaux de son ami chimiste, le Genevois Pictet, curieux des investigations dans le domaine alors neuf de la psychologie menées par son mentor, Charles Bonnet, et son ami Pierre Prévost, Bonstetten se risque à introduire à Coppet ses propres idées sur la psychologie, la mémoire 27 KVB à FBrun, 11 juin 1804, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 692-693. « Die Staël brachte es immer zum Disputieren und schlug Takt : - jede alte französische Meinung muss nun wieder ins Turnier und wird wie ein rostiger Ritter entsattelt. […] und das artigste ist, wenn die Staël ihn [A.W. Schlegel] straft : dann verdreifacht sich ihr Witz… ». 28 KVB à FBrun, 29 juin 1804, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 717. « Zu Coppet war uns zu wohl, da lebt man in einem Tag, wie anderswo in einem Jahre […]. In 4 tagen bin ich wieder in Coppet, wo ich mich selbst prosaïsch finde, bis die Flügel sich wieder dehnen. » 29 KVB à FBrun, mi-juillet 1804, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 724. « Ich wohne seit 14 Tagen in Coppet. Ich habe in Coppet den Vortheil eine unbefangene Kritik zu hören, es ist auch eine Kunst, von der Kritik Nutzen zu ziehen […] Die Staël ist so unbefangen, so klar, dass ich meine Gemälde in ihrer Seele wie in einem Spiegel sehe. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 98 OeC02_2012_I-173AK2.indd 98 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 99 et l’imagination 30 , évoquant même les mérites de l’introspection, chose qui ne s’inscrit pas vraiment dans le champ de réflexion de Germaine de Staël. Eloigné de Coppet lors d’un séjour parisien en été 1805, c’est pour Bonstetten l’occasion de se remémorer ce ‘Moment Coppet’ dans une correspondance adressée à Madame de Staël, correspondance si intense qu’elle en devient parfois « journal informe ». Face à Paris où « il se sent vivre comme au fond d’un sac » et une société française désormais sous la coupe impériale, « la charmante planète que celle que voilà où on ne peut faire un pas sans rencontrer du sang, des sots et des méchants » 31 , un premier mythe de Coppet commence à s’élaborer dans la nostalgie de l’expérience vécue, celui d’une sociabilité en gestation, se fondant sur la « famille d’esprit », le « symphilosophieren » cher aux frères Schlegel du temps du cénacle de Jena et de la revue Athenäum : « Une conversation avec vous vaut toutes celles de Paris […] car de penser comme vous, auprès de vous et par vous - est mon seul talent ». La correspondance avec son réseau disséminé de par l’Europe se fait le vecteur du mythe naissant et les lettres de Bonstetten à cette période y contribuent de manière majeure. Entre juillet 1803 et fin 1805, la correspondance de Bonstetten reproduit fidèlement la vie quotidienne comme la vie intellectuelle, aussi hyperactive l’une que l’autre, d’un ‘Moment Coppet’ quelque peu éclipsé par les années qui suivront. De ces lettres se dégage, un peu inattendue venant de ce patricien bernois, toute la sensualité d’un chaleureux être-ensemble « Zu Coppet war uns zu wohl ». C’est là une sensualité qui semble venir tout naturellement sous la plume de tous ceux qui ont créé et vécu la symbiose de ce premier Coppet, comme on peut le constater dans cette autre lettre de M me de Staël à Johannes von Müller : « je pense à vous en écrivant et cette pensée colore mes idées comme le soleil colore le duvet de la pêche » 32 . « Brûler ces choses aussi vivantes m’aurait été impossible » 33 . Le quatuor épistolaire des années 1811-1817 Dans la longue activité d’épistolier de Bonstetten, une autre période a retenu l’attention des familiers de sa correspondance. Ainsi dans un article des Cahiers Staëliens consacré à ‘l’Actualité de Bonstetten’, Norman King note : 30 KVB, Recherches sur la nature et les lois de l’imagination, 2 vol., Genève, Paschoud, 1807. Bonstettiana, Philosophie, t. I. Voir l’article de Jean Gaulmier « Bonstetten, intercesseur du romantisme de l’imaginaire » in : Cahiers Staëliens, n° 33/ 34, 1983, pp. 48-62. 31 KVB à G. de Staël, 19 septembre 1805, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 997. 32 G. de Staël à Johannes von Müller, 4 janvier 1805, Correspondance Générale, p.p. B. Jasinski, Paris, Hachette, 1985, t. V/ 2, p. 471. 33 KVB à FBrun, 5 novembre 1816, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 813. OeC02_2012_I-173AK2.indd 99 OeC02_2012_I-173AK2.indd 99 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 100 Marie Claire Hoock-Demarle « En 1812-1813 il y a une nouvelle période très active mais dans des circonstances tout autres […] je m’avoue fasciné par les lettres de 1812-1813 » 34 . Pour leur part, les Bonstettiana consacrent deux gros volumes aux dernières décennies de la vie de Bonstetten, de 1811 à 1832. Le troisième corpus de lettres retenu ici se place délibérément entre les deux datations, l’une paraissant trop limitée et l’autre trop large, et couvre la période entre 1811 et 1817 qui, commencée avec le séjour de quelques mois de Bonstetten dans le sud de la France, s’achève sur la disparition brutale de Germaine de Staël, « La vie personnifiée est donc morte ». Au cours de cette période riche en évènements extérieurs, l’activité épistolière de Bonstetten mais aussi de ses partenaires est si intense que l’on ne peut en retenir ici que quelques échanges particulièrement révélateurs. C’est une correspondance qui frappe d’emblée par un ton et des contenus nouveaux et par un entrecroisement parfois paradoxal du privé et du public avec des lettres écrites sur le mode de l’intime et parfois du secret s’immisçant délibérément dans le contexte politique européen du moment. De 1811 à 1817, les évènements se succèdent à un rythme accéléré, touchant de plein fouet et à maintes reprises la vie quotidienne des différents épistoliers. 1812, c’est la campagne de Russie, « la pensée s’éteint de partout et le ciel se ferme », Germaine de Staël au terme de deux années éprouvantes dans tous les domaines, allant de l’interdiction et la mise au pilon de De l’Allemagne à la naissance clandestine du petit Alphonse, quitte subrepticement Coppet et entreprend son aventureux grand tour de l’Europe du Nord, qui la mènera de Vienne à Moscou, Stockholm et enfin à Londres. Elle ne reverra Paris qu’en mai 1814 et ne retrouvera Coppet qu’en juillet de la même année. Le 19 octobre 1813, la ‘Bataille des nations’ de Leipzig sonne la fin de l’Empire napoléonien. Puis, l’épisode des Cent-Jours en février 1815 en surprend plus d’un : « Bonaparte est entré si paisiblement aux Tuileries, qu’il n’a eu qu’à faire mettre ses draps dans le lit du roi ! » 35 . Certains, se ralliant alors à une figure qui continue à les fasciner - « je ne peux m’empêcher d’être saisi d’admiration pour cet homme » s’écrie Bonstetten en avril 1815 -, font alors la cruelle expérience des pièges de l’histoire, comme Sismondi qui devra se morfondre pendant quelques années dans son Pescia natal, ses lettres se ressentant alors fortement de son humeur morose. Une fois Napoléon banni à Sainte Hélène, le congrès de Vienne ayant joué son rôle de grand ordonnateur du nouvel ordre européen et la Restauration solidement implantée sous le contrôle vigilant de la Sainte Alliance, un certain calme s’abat en 1816 sur l’Europe, véritable chape de plomb pour Bonstetten qui juge le Paris des Bourbons « comme un autre 34 Norman King, « Bonstetten correspondant de Mme de Staël », in : Actualité de Bonstetten, Cahiers Staëliens n° 33-34, 1983, p. 43. 35 KVB à FBrun, 23 mars 1815, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 571. OeC02_2012_I-173AK2.indd 100 OeC02_2012_I-173AK2.indd 100 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 101 enfer […] celui-ci est de boue, on enfonce et on étouffe » 36 , parfois même franchement menaçant : Il y a un principe d’inhospitalité, une rage canine chez les hommes de ce moment qui fait peur. La moitié des hommes a été mordue par les révolutions et l’autre moitié s’occupe à mordre à son tour, de manière que l’on ne voit que des hargneux et qu’on n’entend que des grognons 37 . Entre temps, la Suisse ayant tenté de sauvegarder son identité propre dans le nouvel ordre européen en se proclamant neutre, Bonstetten a brièvement effectué un retour en politique qualifié de ‘retour patriotique’ mais, vite dégrisé par le comportement de ses compatriotes : « N’êtes-vous pas dans une sainte fureur contre mes imbéciles compatriotes ? Ce sont des Marats en aristocratie. Je ne comprends plus rien à la Suisse » 38 , il revient à ses réflexions solitaires, relayées dans les lettres à ses amis. Seul élément quelque peu réjouissant dans un environnement plutôt morne - « ma vie ici se défeuille » 39 -, Coppet retrouve peu à peu, surtout au cours de l’été 1816, sa gloire d’antan, Byron en est le visiteur de marque et Stendhal en route vers l’Italie ne manque pas de saluer au passage Coppet et « sur les bords du lac Leman la réunion la plus étonnante : c’était les états généraux de l’opinion publique » 40 . Tout semble revenir au premier ‘Moment Coppet’ et pourtant, rien n’est pareil, ni le lieu, ni les personnes ni le commerce épistolaire, le Zeitgeist lui-même a changé. C’est bien tout cela que révèle la correspondance de ces années avec son mélange unique et paradoxal de remarques privées et même psychologiques et de réflexions publiques et même politiques. La structure de la correspondance est, elle aussi, fondamentalement différente, elle est cette fois, pour sa partie essentielle, l’œuvre d’un quatuor qui se distingue par une incessante mobilité européenne et elle se double à la marge d’une correspondance à caractère politique de Bonstetten avec ses amis suisses, Philipp Albert Stapfer et Albrecht von Haller de Berne, Philipp Johann Konrad Ulrich et Paulus Usteri de Zurich. Cette dernière correspondance mériterait certes que l’on s’y attarde spécifiquement car elle suit et commente au plus près l’évolution politique d’un pays qui, par sa position au centre de l’Europe, réglemente les flux de mobilité tant des hommes, 36 KVB à Sismondi, 30 mars 1816, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 710. 37 KVB à Sismondi, 20 juin 1816, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 741. 38 KVB à Albrecht Rengger, juillet 1814, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 463. 39 KVB à Sismondi, 5 mai 1814, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 444. 40 Stendhal, Rome, Naples et Florence. Paris : Le divan, 1927, p. 202. Le passage cité figure dans la première édition, Delaunay, Paris, 1817 puis disparaît de l’édition publiée par Delaunay, Paris, 1827. Il a été réinséré (avec une préface de H. Martineau) dans l’édition citée ici. OeC02_2012_I-173AK2.indd 101 OeC02_2012_I-173AK2.indd 101 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 102 Marie Claire Hoock-Demarle des marchandises que des savoirs, le choix de la neutralité ayant ainsi des répercussions sur l’ensemble du continent 41 . Réseau des personnes principales qui apparaissent dans le tome XI des Bonstettiana Le quatuor épistolaire : inscription dans l’espace d’une communauté épistolaire européenne. Ligne continue grasse : noyaux dominant des relations épistolaires. Ligne continue fine : relations documentées par des correspondances. Ligne pointillée : relations documentées par des témoignages non-épistolaires. 41 Nous reproduisons la grille des Bonstettiana. Briefkorrespondenz Karl Victor von Bonstettens und seines Kreises. Vol. XI, 1. Édité et commenté par Doris et Peter Walser-Wilhelm, avec le concours de Regula Walser. Göttingen : Wallstein Verlag, 2007, p. XVI. OeC02_2012_I-173AK2.indd 102 OeC02_2012_I-173AK2.indd 102 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 103 Mais on s’en tiendra ici à la correspondance à quatre plumes menée par Friederike Brun, Charles Simonde de Sismondi, Germaine de Staël et Karl Viktor von Bonstetten - en privilégiant largement ces derniers -, d’une part parce qu’ils et elles ont désormais, à divers degrés certes, acquis une renommée littéraire, scientifique, voire politique 42 , et que, d’autre part, leur correspondance en quatuor dessine une singulière géométrie à l’échelle européenne. Ce qui apparaît d’emblée à la lecture de ces lettres et qui justifie le terme de fascination évoqué plus haut, c’est la diversité des comportements, des remarques, des projets qui s’inscrivent très clairement dans le nouveau siècle et, pour le dire en un mot, c’est la modernité qui perce à travers ces échanges épistolaires. La correspondance entre Bonstetten et Germaine de Staël au début de la période est ici particulièrement révélatrice. Eloignés l’un de l’autre tant géographiquement que mentalement, ils croisent leurs lettres à un rythme accéléré, de décembre 1811 à mai 1812, ce ne sont pas moins de vingt-trois lettres et billets, dix-huit provenant de Bonstetten et cinq de Germaine de Staël. Tout alors oppose les deux partenaires, on est ici dans une correspondance à signes inversés, aux antipodes des lettres écrites par Bonstetten de Paris, lors de son séjour en 1805. Bonstetten qui a passé les soixante-six ans, réagit à la peur de vieillir par une cure de quelques mois à Hyères dans le sud de la France, affirmant : « j’aime briser mes habitudes et me dé-vieillir ». Retrouvant goût à la solitude et à l’indépendance : « chaque heure que je puis gagner pour mon indépendance est une conquête pour moi » 43 , il use de la très particulière proximité que procure à distance le commerce épistolaire pour tenter de gagner la châtelaine de Coppet à ses toutes nouvelles expériences de vie. Ainsi, habile à capter un moment de faiblesse chez la forte personnalité de la destinataire, il n’a de cesse de lui vanter les vertus de l’introspection. Bonstetten a toujours manifesté un vif intérêt pour la psychologie éveillé très tôt chez lui par Charles Bonnet : « Il y a trente ans que je me suis habitué à m’observer moi-même, je dois cette habitude à Mr Bonnet » 44 et la correspondance avec Germaine de Staël au cours de ce séjour provençal révèle un individu très préoccupé de son moi, auquel il ramène toutes ses découvertes, celle de la nature comme celle du monde social autour de lui. Face à cette cure 42 Germaine de Staël écrit Dix années d’exil (publié posthum en 1820), Réflexions sur le suicide (1813) et travaille aux Considérations sur la Révolution française ainsi qu’à l’édition de Londres de De l’Allemagne (1814) ; KVB travaille à l’Anthropologie du Nord et du Midi et à son Etude de l’esprit humain et publie en 1815, Pensées sur divers objets de Bien public ; Sismondi écrit son Histoire des Républiques italiennes du Moyen Age et Friederike Brun publie Gedichte (1812,1816) et Briefe aus Rom (1816). 43 KVB à G. de Staël, 24 février 1812, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 57. 44 KVB à Sismondi, 7 novembre 1804, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, p. 819. OeC02_2012_I-173AK2.indd 103 OeC02_2012_I-173AK2.indd 103 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 104 Marie Claire Hoock-Demarle de jouvence forcée, Madame de Staël manifeste une mélancolie qui lui est peu habituelle : « Moi je m’ennuye à périr de votre absence […], je me sens si triste et si abattue, ma santé est si mauvaise que j’ai une sorte de honte de vous présenter moi si déchue » 45 . Toujours brisée par l’exil, renforcé après l’échec de la parution de De l’Allemagne, elle travaille alors à son essai sur le suicide 46 et traverse une période de dépression difficilement assumée : Vous savez subsister par vous-même. Moi, je vous l’ai dit souvent, je vis par les autres […]. Votre lettre à moi est belle et je la garde avec les autres, mais je sais si bien que j’ai mille fois plus besoin de vous que vous n’avez besoin de moi que je ne suis pas entrée dans le sens de la lettre 47 . Sans ménagements, Bonstetten lui conseille alors : « si vous ne partez pas, arrangez votre château qui a l’air battu comme sa maîtresse » et oppose sans grand tact le « paradis sur terre », « l’exil parfumé » de la Provence à un Coppet qu’il décrivait dès juin 1811 comme un lieu fantôme : Schlegel est parti, la Cour de Coppet est déserte et abandonnée, comme frappée par le tonnerre ou par la peste […], mon cœur saigne de voir cette destruction incrustée jusque dans les plus intimes atomes 48 . Dans ses lettres il tente, en vain, de la gagner aux vertus du retour sur soi, du recours à la psychologie assimilée ici à la philosophie conçue comme une énergie créatrice de facture très moderne : Il a fallu Hyères et ma solitude et mon genre de vie sauvage pour me remettre aux idées philosophiques, les seules qui agissent fortement sur l’âme. La psychologie se prend toute en nous, c’est nous qu’il faut saisir et manier. La science des objets étrangers à nous-mêmes nous laisse toujours tel que nous étions, nous n’y sommes qu’ouvriers tandis que la philosophie est créatrice de nous mêmes 49 . Sur ce point, il ne sera pas entendu. Il le sera plus sur un autre aspect de sa correspondance qui fait sienne une tendance de l’époque à découvrir des contrées étrangères à travers le prisme de l’enquête ethnographique. Les 45 G. de Staël à KVB, 4 mars 1812, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 59. 46 Publié en 1813 à Stockholm, il est dédié à Bernadotte. « je vous enverrai dans quelques jours mes réflexions sur le suicide […]. Je les ai dédiées au prince royal, moi qui me suis fait proscrire pour ne pas louer Napoléon » G. de Staël à F. Brun, Stockholm, 30 mars 1813, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 306. 47 G. de Staël à KVB, 4 mars 1812, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 60. 48 KVB à F. Brun, 26 juin 1811, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 180. « Schlegel ist weg, der Hof von Coppet nun öde und verlassen, durch den Donnerschlag wie durch Pest getroffen […]. Mir blutet die Seele, diese Zerstörung in den innersten Atomen zu sehen ». 49 KVB à G. de Staël, 20 mars 1812, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 68. OeC02_2012_I-173AK2.indd 104 OeC02_2012_I-173AK2.indd 104 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 105 longues descriptions de celui qui par affection pour son compagnon de randonnées se dit l’ornanthrope, l’homme-âne, s’apparentent à des enquêtes de terrain sur les paysages certes, saisis parfois dans leur structure géologique complexe mais aussi sur les habitants, leur mode de vie, leurs mœurs, avec, en plus, un début de politique comparée clairement esquissée à l’adresse de Sismondi : De quel incroyable bonheur nous jouissons encore nous autres Suisses dans notre coquille de noix nageant sur l’Océan ? J’en suis émerveillé chaque fois que je rentre en Suisse. La misère est à un tel point en France, surtout dans le midi qu’on ne conçoit guère qu’on puisse vivre avec moins qu’on a. Et pourtant, chose étrange, la population de l’an 1811 a surpassé les années précédentes et excédé les années moyennes dans le Département du Var et des Bouches du Rhône ; tant les principes de Malthus sont vrais 50 . Ce faisant, Bonstetten se range dans la lignée, encore très récente, d’un Georg Forster explorant en 1790 la vallée du Rhin inférieur comme s’il s’agissait de contrées aussi exotiques que Java, territoire bien connu de l’ex-compagnon de route de James Cook 51 . Quand, parcourant la campagne de Provence, il écrit : « J’ai dans mes courses l’âpreté d’un chasseur mais c’est aux belles vues et aux pays inconnus que je chasse…quelques fois on peut se croire en Amérique » 52 , il se réfère implicitement à la démarche d’un Alexander von Humboldt dont le Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent commence à paraître à la fois à Paris et à Stuttgart à partir de 1805 53 . Et s’il trouve en Germaine de Staël une lectrice attentive de ses lettres au moins sur ce point, c’est bien parce que l’auteur de De l’Allemagne avait adopté un questionnement analogue exprimé dès 1803 dans une lettre à son père : Certainement je tirerai parti de ce voyage mais j’ai envie d’être fat et de dire que moi seule j’en pouvais tirer parti comme je le fais car il faut aller trouver ces hommes sur leur terrain […]. Je réussis parfaitement avec eux et j’acquiers des idées nouvelles en les écoutant 54 . 50 KVB à J.G. Müller, 21 mai 1812, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 145. Pierre Prevost, ami de KVB, avait publié une traduction en français de Malthus, An Essay on the principle of population (1798) en 1805 dans la Bibliothèque Britannique. 51 Georg Forster, Ansichten vom Niederrhein, in : Werke, p.p. Georg Steiner, Weimar, Bibliothek Deutscher Klassiker, 1983, vol. I. 52 KVB à G. de Staël, 28 janvier 1812, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 41. 53 Alexander von Humboldt, Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, 30 vol., Paris, Schoell et Stuttgart, Cotta, 1805-1834. 54 Madame de Staël à Necker, Weimar, 25 décembre 1803, Corresp. Générale, t. V, p. 162. OeC02_2012_I-173AK2.indd 105 OeC02_2012_I-173AK2.indd 105 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 106 Marie Claire Hoock-Demarle Au fil des années et au gré des évènements, ces correspondances croisées vont continuer à dessiner une véritable cartographie de l’espace européen. De 1813 à 1817, la correspondance du quatuor connaît alors sa plus grande mobilité, Sismondi toujours en Italie, Madame de Staël, revenue à Paris puis, après un été à Coppet, partie en Italie, Friederike Brun toujours à Sophienholm et, nouvelle venue dans le cercle, la Duchesse de Wurtemberg. On s’y dispute allègrement - « et moi je vous enquerelle ! » lance Bonstetten à Sismondi -, et on s’y réconcilie avec force émotion : « Viens mon Anne Germaine, je te pardonne de toute mon âme de ne pas avoir exaucé une prière qui coûta beaucoup à ma timide fierté » 55 ! Mais l’échange épistolaire critique revient aussi en force et la discussion autour des œuvres alors en chantier - Sismondi termine son Histoire des Républiques italiennes, Bonstetten travaille à ses Etudes de l’homme - y prend une large place. Parfois on voit apparaître un corpus en soi, comme cet ensemble d’une trentaine de lettres où Friederike Brun et Germaine de Staël s’opposent très vivement en 1812-1813 à propos du Prince Bernadotte et de l’avenir du Danemark, pris en étau dans le conflit entre Suède et Norvège. C’est là un échange épistolaire unique pour l’époque au cours duquel deux femmes se disputent ouvertement sur un sujet éminemment politique. Il mériterait qu’on s’y attarde longuement mais n’interférant pas directement dans le champ de la correspondance active de Karl Viktor von Bonstetten, ces lettres ne seront ici, que brièvement évoquées, brillantes comètes frôlant à la marge la constellation épistolaire bonstettenienne proprement dite. Pour la génération de Karl Viktor von Bonstetten, le commerce épistolaire tient une place de choix et on a même inventé pour désigner certains épistoliers particulièrement prolixes de cette génération, comme Johannes von Müller, le terme d’« Epistolographe » 56 , terme que n’eût pas renié Bonstetten auteur lui-même de milliers de lettres réunies en volumes et publiées déjà de son vivant 57 . La valeur accordée à ce qui est devenu au tournant du siècle un véritable genre, particulièrement approprié pour une information à la fois plus rapide et plus large, se mesure aux soins apportés par leurs auteurs mêmes pour les sauver de la destruction, les recueillir pour 55 F. Brun à G. de Staël, 9 mai 1817, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 877. Germaine de Staël n’avait évoqué que très brièvement la poétesse Friederike Brun dans De l’Allemagne, (II partie, chap. XXXII). F. Brun lui avait demandé en 1813 de lui faire une plus large place dans l’édition qui devait paraître à Londres. « Mon amie érigez à notre amitié un monument dans votre ouvrage sur la littérature allemande », Copenhagen, 29 avril 1813, Bonstettiana Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 333. 56 Article Johannes von Müller in : Historisches Lexikon der Schweiz, p.p. Stiftung Historisches Lexikon der Schweiz (HLS), t. 8, Basel : Schwabe, 2009. 57 Sur ces publications, voir ci-dessus, p. 91, note 10. OeC02_2012_I-173AK2.indd 106 OeC02_2012_I-173AK2.indd 106 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 De l’usage de la correspondance chez Karl Viktor von Bonstetten 107 les générations futures, voire les publier, en les remaniant fortement parfois mais dans le respect de l’expérience vécue qu’elles transmettent : Et voilà que bureaux, boites et tiroirs ont été forcés, que ces chères lettres s’extraient de leurs recoins et paquets de papier, toutes effrayées des paroles prononcées par la meurtrière qui voulait tout brûler bien proprement. Et voilà que le tout bien empilé en un grand tas de papier et solidement ficelé a été envoyé avec toutes les vieilles lettres intéressantes (depuis 1763) à Monsieur le Conseiller à la cour Matthisson. Tu peux à Copenhague trépigner et gronder à ton aise, c’est en vain ! Les pauvres rescapées sont en route joyeusement vers la Souabe, d’où un jour d’une fenêtre sur Sirius nous les verrons revenir sur terre dans leur papier blanc et fièrement voleter de ça de là … 58 . Face à une telle production épistolaire, il était vain de tenter d’en saisir l’exacte quantité et d’en faire une analyse quelque peu exhaustive. Le choix a donc été fait de prendre ici en considération quelques corpus de lettres parfaitement repérables et de déceler à travers eux à la fois la mise en place d’une constellation épistolaire à un moment donné et la mise en marche d’un réseau s’inscrivant dans l’espace européen d’alors. Ainsi deux facteurs essentiels pour la production épistolaire se trouvaient également pris en compte, le temps saisi moins dans sa durée que dans son accélération comme moment, parfois même comme instantané, et l’espace alors en voie d’élargissement au continent européen tout entier et ouvert à une mobilité qui assure le commerce épistolaire. On regrettera certes que dans cet éclairage focalisé sur des moments précis, certains échanges épistolaires plus politiques - entre Bonstetten et ses amis suisses ou avec Sismondi, par exemple - n’aient pas vraiment trouvé leur place. Les trois corpus, fort différents dans le style et les contenus, constituent autant d’étapes dans la formulation d’un cosmopolitisme revisité après la cassure révolutionnaire et avec les bouleversements du continent consécutifs à l’esprit de conquête napoléonien. Du premier corpus qualifié de Freundschaftskranz, cette couronne tressée entre amis fortement tributaire de 58 KVB à FBrun, 17 septembre 1816, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 813. « Siehe, da wurden alle Bureaux, Kasten und Kisten aufgesprengt, alle holden Briefe krochen aus ihren Winkeln und Packen Papier heraus, ganz erschrocken über die Worte der Mörderin, die alles rein abbrennen wollte. Siehe, da ward alles zum grossen Papierberg aufgepackt, zusammen geschnürt,und so mit allen alten interessanten Briefen (seit 1763) an Herrn Hofrath Matthisson abgesandt. Du kannst nun in Kopenhagen mit Worten und Füssen stampfen, alles umsonst ! Die armen Geretteten reisen lustig in’s Schwabenland, wo wir sie einst von einem Fenster im Syrius werden in weissem Papiere in der Welt eintreffen und stolz umher wandern sehen. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 107 OeC02_2012_I-173AK2.indd 107 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 108 Marie Claire Hoock-Demarle la sensibilité et du culte de l’amitié du XVIII e siècle finissant, reste la proximité entre la production de l’épistolaire et celle du littéraire, qu’il s’agisse du récit de voyage ou du roman par lettres. Du second, véritable réseau opérant à la charnière entre les deux siècles, on retiendra la capacité à s’organiser en constellation irradiant sur l’Europe où circulent, parfois contraints et forcés, les divers partenaires, la fonction de l’épistolaire étant alors de diffuser les formes et usages de la nouvelle sociabilité qui s’établit dans un premier temps à Coppet. Quant au troisième corpus - dont on n’aura retenu ici que quelques éléments - il donne, avec sa cartographie d’un espace élargi, la mesure du nouveau cosmopolitisme établi désormais à l’échelle européenne. Mêlant intimement le privé et le public, le politique et le psychologique, l’épistolaire revisité, mieux adapté aux nouvelles échelles spatiales et temporelles, n’hésite plus désormais à s’aventurer dans le champ encore inexploré de la psychologie humaine dont le siècle ne tardera pas à s’emparer. OeC02_2012_I-173AK2.indd 108 OeC02_2012_I-173AK2.indd 108 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) L’Homme du Midi et l’Homme du Nord : l’amitié entre Bonstetten et Sismondi Francesca Sofia * Jusqu’à présent, le lecteur désireux de prendre connaissance de la relation aussi intense qu’inusuelle qu’ont entretenue trois décennies durant Bonstetten et Sismondi (son cadet de vingt-huit ans ! ) ne disposait que d’une seule reconstitution. Dans sa biographie inégalée de Sismondi, Jean-Rodolphe de Salis consacrait en effet un paragraphe entier à illustrer les diverses phases et les raisons de cette amitié 1 . A partir de la première rencontre à Coppet sous l’égide de Jacques Necker, qui remontait aux premiers mois de 1804, de Salis offrait une série nourrie de témoignages de ce qui lui apparaissait, non sans étonnement, l’« intimité grandissante entre ces deux hommes si parfaitement dissemblables » 2 . La différence d’âge n’était pas le seul élément qui aurait dû éloigner plutôt que rapprocher les deux grands intellectuels. Si elle transparaissait dans l’image toute particulière que renvoyait Bonstetten à Sismondi - « Plus je le compare à tout ce que je connais, et plus la grâce et le mouvement toujours nouveau de son esprit me frappent et me confondent. Ce n’est pas la génération présente et l’éducation de nos jours qui donneront un homme semblable », écrivait-il à la comtesse d’Albany 3 - il y avait entre les deux hommes bien d’autres dissemblances de caractère. L’aîné, Bonstetten, toujours gai, insouciant, traversant la vie porté par une légèreté innée ; le cadet, Sismondi, plus calme, pensif, prêt à prendre en charge les préoccupations affectant le cercle de ses amis. Des deux hommes, écrivait de Salis, Sismondi fut « celui qui garda le plus de sens critique dans leurs rapports, mais qui fut aussi le plus vraiment affectueux, tandis que Bonstetten avait à la fois plus d’abandon et infiniment moins de constance dans ses sentiments » 4 . Pour illustrer cette divergence quasi dichotomique, de Salis citait un portrait de Bonstetten dressé par Sismondi au lendemain * Traduit de l’italien par Nicole Thirion, Paris. 1 Voir J.-R. de Salis, Sismondi 1773-1842. La vie et l’œuvre d’un cosmopolite philosophe, Genève, Slatkine Reprints, 1973 (réimpression de l’édition de Paris, 1932), pp. 122-130. 2 De Salis, Sismondi, p. 125. 3 Lettre datée Genève, le 12 août 1808, G.C.L. Sismondi, Epistolario, t. I, éd. C. Pellegrini, Firenze, La Nuova Italia, 1932, p. 246. 4 De Salis, Sismondi, p. 129. OeC02_2012_I-173AK2.indd 109 OeC02_2012_I-173AK2.indd 109 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 110 Francesca Sofia* d’une des multiples manifestations d’extravagance du Bernois : sa demande en mariage faite à la mère du Genevois. Je l’aime très tendrement, écrivait de nouveau Sismondi à la comtesse d’Albany, et je suis honteux de ses sottises, comme si j’en étais responsable ; il a au moins vingt-cinq ans de plus que moi, cependant je le regarde toujours comme un jeune homme qui me serait recommandé ; il est d’une étourderie de vingt ans, d’une inconsidération qui doit empêcher de donner plus de suite à ses paroles qu’il n’en donne lui-même ; mais il a si fort toutes les qualités comme tous les défauts de la jeunesse qu’il est impossible de ne lui pas pardonner les uns à faveur des autres […]. Il n’a jamais abandonné un ami, il est vrai qu’il les oublie à tous les moments du jour 5 . Bien que convaincantes dans leurs grandes lignes, les pages écrites par de Salis peuvent être désormais revisitées à la lumière de la riche documentation (et notamment des 78 lettres inédites échangées par Bonstetten et Sismondi) 6 publiée par Peter et Doris Walser-Wilhelm dans les monumentaux Bonstettiana. Précisons d’emblée que l’impertinente demande en mariage de Bonstetten n’a pas irrémédiablement compromis leur rapport, contrairement à ce que laissait entendre le biographe sismondien 7 . Bonstetten continuera jusqu’à la fin de ses jours à fréquenter régulièrement les célèbres « jeudis » sismondiens, qu’ils aient lieu dans l’appartement de Bourg de Four ou dans la villa de Chêne 8 . « Sage mir doch ein Wort von Simonde ? Hast Du ihn oder hat er dich verlassen ? » écrivait Friederike Brun de Copenhague à Bonstetten, en décembre 1821 9 , ce qui montre bien que, dix ans après la manifestation d’impertinence du Bernois, la camaraderie entre les deux hommes était encore considérée comme un lieu commun. Ce que nous apprenons de neuf avec la parution des Bonstettiana, c’est la vivacité et l’intensité de leur rapport intellectuel, qui s’insère à plein titre dans la sociabilité de Coppet. Dès la première missive échangée entre les deux hommes - il s’agit d’une lettre manuscrite de Bonstetten de novembre 5 Lettre datée Genève, le 16 août 1818, Sismondi, Epistolario, t. I, p. 342. 6 L’Epistolario contient une seule lettre de Sismondi à Bonstetten, datée Rome, le 20 mars 1805 (t. I, pp. 54-59). 7 De Salis, Sismondi, p. 129, où, en marge de la demande en mariage adressée à la mère de Sismondi, il écrit : « On ne peut dire qu’il y ait eu entre eux désormais moins de cordialité, mais cependant, le charme sembla rompu. » 8 Voir par exemple les lettres échangées en 1828 par Bonstetten et Amélie Moultou in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 1, pp. 35-36, 124-126, 278, et ce qu’il écrivait à Friederike Brun le 16 janvier 1830 : « Sismondi sehe ich bei Ihm alle donnerstag » (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, p. 350). 9 Lettre datée Kopenhagen, le 3 décembre 1821 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 2, p. 808). OeC02_2012_I-173AK2.indd 110 OeC02_2012_I-173AK2.indd 110 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 L’Homme du Midi et l’Homme du Nord 111 1804 - l’intellectuel bernois associe son jeune ami à ses propres recherches philosophiques, inaugurant une pratique qui ne se démentira jamais. Comme souvent à Coppet, les échanges ne sont presque jamais biunivoques, et comme souvent chez Sismondi, la relation triangulaire est privilégiée (pensons à ses liens avec M me de Staël et Benjamin Constant). Voici donc Sismondi à Céligny avec Bonstetten et Friederike Brun, l’un engagé dans la rédaction des premiers volumes de son Histoire des Républiques du Moyen Age, l’autre occupé à conclure ses Recherches sur la nature et les lois de l’imagination, et elle concentrée sur la rédaction des Episoden aus Reisen. Et si la Genève décrite dans ce dernier ouvrage porte probablement l’empreinte des pages que Sismondi rédigeait alors pour l’officielle Statistique du département du Léman - « N’oubliez pas de m’apporter votre Statistique de Genève, car je veux me remettre au travail, et dire tout le bien et le peu de mal que je scais au compte de votre patrie adoptive », écrivait ainsi M me Brun au Genevois en juillet 1806 10 - Sismondi rendra pour sa part hommage à ces intenses échanges intellectuels, comme le notent également les éditeurs des Bonstettiana, dans la brochure publiée l’année suivante et destinée à commémorer la disparition de Paul-Henri Mallet. Les deux seules citations qui ponctuent cet écrit du méticuleux Sismondi sont en effet tirées, l’une des Episoden de la poétesse danoise, destinée à rappeler le goût de Mallet pour les amitiés féminines, l’autre des Recherches de Bonstetten, qui conclut le texte en évoquant les vertus de la « vieillesse naturelle » 11 . Si la brochure a servi à l’historien genevois débutant à affirmer sa vocation politique et intellectuelle - comme d’autres l’ont aussi remarqué 12 -, il ne faut pas s’étonner de voir Sismondi préférer à des mentors son couple d’amis. Les volumes des Bonstettiana nous rappellent que ce sont précisément Bonstetten et Friederike Brun qui ont fait appel en faveur de Sismondi à la protection du plus célèbre historien suisse vivant, Johannes von Müller, et que la seconde s’est en outre employée à obtenir du Zurichois Johann Heinrich Füssli qu’il se fasse le promoteur de la publication de l’Histoire en assurant la traduction en allemand et l’édition de son introduction 13 . 10 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 138. 11 Voir J.C.L. Simonde Sismondi, De la vie et des écrits de P.H. Mallet, Genève, J.J. Paschoud, 1807, pp. 43 et 51. 12 Voir J.-D. Candaux, « L’hommage de Sismondi à Pierre-Henri Mallet (1807) », in Le Groupe de Coppet et l’histoire, VIII e colloque de Coppet (château de Coppet, 5-8 juillet 2006), sous la direction de M. Berlinger et A. Hofmann, Institut Benjamin Constant-Slatkine, Lausanne-Genève, 2007, pp. 331-338. 13 Voir J.C.L. Simonde Sismondi, « Einleitung zur Geschichte der italienischen Republiken des Mittelalters, aus der französischen Handschrift », Isis. Eine Monatschrift von Deutschen und Schweizerischen Gelehrten, IV, Oktober 1806, pp. 303-313, réimprimée dans Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, pp. 193-198. Voir aussi OeC02_2012_I-173AK2.indd 111 OeC02_2012_I-173AK2.indd 111 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 112 Francesca Sofia* Une telle camaraderie prouve évidemment que l’échange d’idées se nourrissait aussi de solides rapports affectifs. Ainsi voit-on « le bon Mondi » prendre dans ses bras Ida, la jeune fille malade de M me Brun, pour lui faire monter les escaliers de l’appartement de Bourg de Four, lui dédier une composition poétique pour son quatorzième anniversaire, ou se proposer pour remplacer Bonstetten quand celui-ci envisage de laisser la poétesse danoise seule en Italie ; et on voit Bonstetten écrire de son côté au frère de cette dernière, au moment où il s’agit pour elle de choisir entre se séparer de ses filles pour rester et vivre à Genève ou retourner définitivement au Danemark, que, quelle que soit la décision prise, elle le sera sous l’égide de l’ami commun Sismondi 14 . Certes ce rapport triangulaire perdra en intensité quand la poétesse partira pour l’Italie puis retournera définitivement au Danemark - sans toutefois prendre tout à fait fin, puisque en 1810 Sismondi se montrera jaloux des lettres que M me Brun écrivait à Bonstetten et que celui-ci ne lui lisait pas assez à son goût, et que, quinze ans plus tard, Bonstetten manifestera à son tour le même sentiment face aux lettres qu’elle écrivait à Sismondi 15 . Mais nous avons des raisons de penser que le dialogue entre Sismondi et Bonstetten ne s’est jamais interrompu. En témoigne par exemple cette véritable « variation sur le thème » mise en lumière par Peter et Doris Walser-Wilhelm, où le thème est énoncé dans une lettre de Sismondi du 1 er janvier 1817 et la variation dans une longue dissertation insérée par la lettre de Sismondi à Johannes von Müller, Genève, 6 août 1806, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 148. Ce sera Elisa von der Recke qui mettra Sismondi en contact avec le premier éditeur de l’Histoire, le Zurichois Heinrich Gessner (voir la lettre de Friederike Brun à M me de Staël datée Céligny, 2 septembre 1806, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 155). 14 Voir ce que Sismondi écrit à Friederike Brun et à Bonstetten [Genève, environ le 10 décembre 1806] : « Que fait ma jolie malade ? S’accoutume-t-elle à monter ou à descendre les escaliers sans avoir besoin de moi », ainsi que la lettre de Bonstetten à Friedrich Münter datée Genève, 21 mars 1810 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 221 et t. X/ 2, p. 871 ; à la p. 164 est publié le poème de Sismondi). Voir aussi la lettre de Sismondi à M me de Staël datée Genève, le 23 mars 1807, Epistolario, t. I, p. 137. 15 Voici ce que Sismondi écrit à son amie de Genève le 28 février 1810 : « Je ne sais plus ce que vous êtes, ce que vous faites, quels sont vos projets. Mr. de Bonstetten lui-même m’en met tout à fait mal au fait. Il me dit bien qu’il a reçu une lettre, mais il la lit bas devant moi, et comme ces malheureuses lettres sont toujours écrites en caractères Allemands et pis qu’Allemands, il m’est impossible de rien attraper » (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, pp. 859-860) ; et ce que Bonstetten écrit à la même de Genève le 19 août 1825 : « Aber, aber, aber, aber Friedchen ! welch schreckliches Schweigen ! Seit sechs Monaten kein Wort ! An Sismondi viele, schöne Worte » (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 1, p. 389). OeC02_2012_I-173AK2.indd 112 OeC02_2012_I-173AK2.indd 112 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 L’Homme du Midi et l’Homme du Nord 113 Bonstetten dans les Etudes de l’homme. Nous sommes en présence des métaphores de la lumière et des ténèbres, que l’on trouve assez couramment dans le langage du groupe de Coppet, mais qui, dans ce cas particulier, expriment une incomparable ressemblance. « Malgré ces maux passagers, écrit Sismondi, je ne vois dans la grande lutte qui se fait aujourd’hui qu’un effort, qu’une tempête qui finira par une lumière dont on ne peut méconnoitre les approches quand on regarde en arrière de 40 à 50 ans. » « La puissance morale semble aussi avoir une force accélératrice, écrit Bonstetten de son côté. […] Il y a une espèce d’accélération dans le progrès de la raison même, qui multiplie les vérités par les vérités, et fait croître les rapports par les rapports. Il y a aussi accélération dans le bonheur. […] Il suit de ces principes que la civilisation croissante tend à changer la constitution née de la nullité des individus 16 . » Ouvrons ensuite L’Homme du Midi et l’Homme du Nord, l’ouvrage de Bonstetten dont Sismondi rendra compte anonymement dans les colonnes de la Revue encyclopédique 17 . Parmi les spécificités que Bonstetten attribuait à l’Italie, représentant par antonomase les peuples méridionaux, on trouve une morale sexuelle spécifique : « La galanterie a introduit en Italie, observait-il, une espèce de mariage illégitime, appelé cicisbéisme, qui est bien moins le résultat de l’amour, que de l’oisiveté de deux sexes. » 18 Cette idée faisait partie du bagage culturel commun et avait commencé à circuler dès le siècle précédent dans la littérature du Grand Tour. Toutefois, elle avait gagné en vigueur au siècle nouveau, du fait précisément qu’elle avait été reprise par Sismondi dans son Histoire des Républiques italiennes, où le sigisbéisme était présenté comme « la cause peut-être la plus universelle des souffrances privées de toutes les familles italiennes » 19 . « Les maux qui résultent de 16 Voir les Vorbemerkungen des éditeurs au chapitre V de Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, pp. 676-677. 17 Voir le compte rendu signé « S. » dans la Revue encyclopédique, t. XXV, janvier-mars 1825, pp. 141-143 ; pour l’attribution à Sismondi voir la lettre envoyée à Marc- Antoine Jullien le 27 décembre 1824, publiée dans l’Epistolario, t. III, ed. C. Pellegrini, La Nuova Italia, Firenze, 1936, p. 21 et citée aussi dans Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 1, p. 335. 18 K.V. von Bonstetten, L’Homme du Midi et l’Homme du Nord (1810-1826) (Bonstettiana. Schriften), Wallstein, Göttingen, 2010, t. II, p. 448. 19 J.C.L. Simonde de Sismondi, Histoire des Républiques italiennes du Moyen Age, t. X, Treuttel et Würtz, Paris, 1840, p. 238. M me de Staël dans Corinne avait déjà écrit sur la superficialité des liaisons amoureuses en Italie : voir Corinne ou l’Italie, éd. de S. Balayé, Gallimard, Paris, 1985, pp. 153-154. En général sur le sigisbéisme, on consultera R. Bizzocchi, Cicisbei. Morale privata e identità nazionale in Italia, Laterza, Rome-Bari, 2008. OeC02_2012_I-173AK2.indd 113 OeC02_2012_I-173AK2.indd 113 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 114 Francesca Sofia* cet ordre perverti, écrivait à son tour Bonstetten, ne sont pas là où on les cherche d’abord, et la galanterie des femmes est le moindre inconvénient du sigisbéisme. Le grand mal qui en résulte est celui de n’avoir plus de famille » 20 . A partir de présupposés différents - de l’avis de Bonstetten, le sigisbéisme était le produit de la très mauvaise éducation délivrée aux femmes, alors que Sismondi y voyait plutôt une coutume introduite délibérément par l’absolutisme pour atrophier la virilité italienne - ils parvenaient tous deux aux mêmes conclusions ; et l’on retrouvait la même unanimité s’agissant des Italiens de leur époque. Au terme de son implacable condamnation des sigisbées, Bonstetten faisait cette remarque conclusive : « Ce qu’on a dit du cicisbéisme dans ce chapitre n’existe plus depuis la grande époque de la révolution françoise, qui a tout changé en Europe. Il y a vingt-cinq à trente ans que tous les regards ne se portent que vers la chose publique, qui a fait oublier tout ce qui n’est pas elle » 21 . Or, deux ans plus tôt à peine, Sismondi avait écrit à sa sœur Sérine : Les Italiens que nous avons eu ici en assez grand nombre, presque tous fort jeunes, et plusieurs [d’en]tr’eux remarquables par leur belle figure, se sont fait remarquer par leurs bonnes mœurs. Il paroit qu’il en est absolument de même en Angleterre et quand les officiers de la police Autrichienne firent une saisie des papiers de trois de nos amis à Brescia et à Mantova, ils firent eux-mêmes la remarque qu’il étoit bien étrange que parmi tant de centaines de lettres entre trois jeunes gens, qu’ils étoient appelés à examiner, il ne fût jamais question que de littérature ou de philosophie, et qu’il n’y eût pas un mot de femmes ou d’amour 22 . D’ailleurs, Friederike Brun faisait elle-même référence à cette perception d’une « nouvelle Italie » commune aux deux hommes lorsqu’elle écrivait à Sismondi : « Tout ce que vous me dites sur mes pauvres Italiens me fait le plaisir le plus sensible ; d’autant plus que la jeune pépinière que j’ai connue il y a 12 ans me paraissait être sous le joug des prêtres 23 . » Les éléments dont nous venons de faire part ne sont du reste, par la force des choses, que des moments d’un dialogue qui, en dix ans de coha- 20 Bonstettiana, L’Homme du Midi et l’Homme du Nord, p. 448. 21 Bonstettiana, L’Homme du Midi et l’Homme du Nord, p. 450 note. 22 Sezione di Archivio di Stato di Pescia, Fondo Sismondi, A. 32.67, lettre adressée à Sérine Simonde Forti, Chêne, le 22 novembre 1822. Il vaut la peine de signaler ce qu’en 1816 Sismondi écrivait, s’adressant à Bonstetten, à l’occasion du mariage d’Albertine de Staël à Pise : « Il n’y a rien qui soit moins compris d’une nation [l’Italie], que la manière intime d’être d’une autre » (lettre du 23 février 1816, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 696). 23 Lettre datée Sophienholm, le 22 mai 1822 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 2, p. 874). OeC02_2012_I-173AK2.indd 114 OeC02_2012_I-173AK2.indd 114 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 L’Homme du Midi et l’Homme du Nord 115 bitation - de 1804 à 1812, les deux amis vivront dans le même immeuble genevois de Bourg de Four, unis « de tête, de cœur, d’estomac » 24 -, se sera très certainement enrichi et affiné à travers les conversations quotidiennes. Mais ces fragments qui nous sont parvenus par le biais de l’écriture suffisent à montrer que ce qui fait le ciment de cette amitié si peu commune en apparence, c’est une même matrice libérale. Une matrice qui, d’un côté, au regard des nouveaux ferments romantiques à l’œuvre à Coppet, fait de Bonstetten et Sismondi les hérauts du discours de la raison - Caspar von Voght notait ainsi dans son journal : « Die Gesellschaft in Copet theilt sich in 2 Hälften : Bonstetten und Sismondi sind an der Spitze der positiven, geradsinnigen ; Schlegel und Werner an der Spitze der spekulativen und Mystiker » 25 -, mais que l’on peut aussi examiner sous l’angle des différences d’approche des deux intellectuels. Dans l’heureuse reconstitution biographique de Bonstetten faite par Henry Reeve et reproduite dans Bonstettiana, ce dernier s’arrêtait sur ce qui distinguait le libéralisme du Bernois de celui de Genevois : le premier se fondait sur un refus inné des jugements préconçus et des restrictions irrationnelles, qui l’amenait à sympathiser avec tous ceux qu’il considérait comme opprimés ; le second exprimait au contraire un credo plus réfléchi et plus conscient des limites inévitablement imposées par l’histoire aux exigences de réforme partagées par les deux hommes. Le libéralisme de Bonstetten pouvait ainsi prendre des accents utopiques tout en restant modéré quant aux objectifs, quand celui de Sismondi était nécessairement réformateur, réussissant à concilier les exigences de justice avec les obstacles que la réalité opposait à son expression pleine et entière 26 . Mais l’on peut aussi ajouter, pour revenir au célèbre ouvrage de Bonstetten qui nous a servi de titre à ces réflexions, que chacun des deux intellectuels reformulait dans ses propositions politiques l’expérience vécue dans le cadre helvétique de formation qui avait été le sien. Bonstetten est en l’occurrence le plus « septentrional », car il a en tête le conservatisme obtus de l’aristocratie bernoise, alors que Sismondi peut se prévaloir du réformisme inné des classes dirigeantes genevoises. Reportons-nous par exemple à ce qu’écrit Sismondi en 1815 en commentant la publication de l’ouvrage de Bonstetten Du pacte fédéral et de la neutralité de la Suisse : la défense péremptoire de la neutralité suisse contre l’invasion des armées autrichiennes, formulée par l’auteur, est 24 C’est une expression employée par Bonstetten lui-même : voir sa lettre à Sismondi, datée Rome, le 26 septembre 1807 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 416). 25 Voir le passage du journal intime de von Voght à la date du septembre-octobre 1808, reproduit dans Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 666. 26 Voir [H. Reeve, Charles-Victor von Bonstetten], in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 2, pp. 913-937, en particulier pp. 932-933 ; la notice biographique de Reeve a été publiée dans l’Edinburgh Review, 15 avril 1864. OeC02_2012_I-173AK2.indd 115 OeC02_2012_I-173AK2.indd 115 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 116 Francesca Sofia* fondamentale non pas tant, ou pas seulement, pour continuer à garantir l’indépendance de la Confédération, mais parce qu’elle peut faire rempart à la disparition définitive de la carte européenne des dernières républiques ayant survécu au Moyen Age, telles Gênes ou Genève. « Comment est-on assez aveugle, se demandait Sismondi, pour ne pas voir que le développement du plan adopté par les alliés à Vienne […] est le partage de l’Europe en puissances assez grandes pour résister par elles-mêmes, et assez animées de principes monarchiques pour ne donner d’inquiétude à aucun voisin 27 ». Si Sismondi peut être considéré, par rapport à Bonstetten, comme l’homme du Midi, que ce soit par son ascendance affichée (une famille gibeline de Pise), par ses objets d’étude (les républiques italiennes et la littérature de l’Europe méridionale) ou encore au regard des équilibres internes à la Confédération helvétique, on ne s’étonnera pas de voir plus d’une fois Bonstetten chercher à l’attirer vers des horizons plus « septentrionaux ». Au départ, il est vrai, c’est vers le sud de l’Europe que s’orientent leurs projets intellectuels : en raison sans doute d’un projet sismondien de traduction d’un recueil de poésie grecque fourni par Andréas Mustoxides, c’est à Ithaque que Bonstetten et M me Brun pensent accompagner Sismondi 28 . Mais au cours des années qui suivront, le philosophe bernois cherchera à convaincre son jeune ami de consacrer ses efforts à l’étude de l’Europe du Nord. « Wir wollen nun Sismondi und Ich seine Memoires über Dänemark edieren. Wir wünschten in einer Vorrede eine kleine Notiz seines Lebens zu geben », annonçait Bonstetten à Friedrich Münter en 1808, au lendemain de la mort d’Elie- Salomon-François Reverdil. Une décennie plus tard, il exhortait Sismondi à se rendre à Copenhague et à visiter les cités hanséatiques, dont il devrait 27 Voir la lettre de Sismondi à Bonstetten, datée Paris, 5 juin 1815, in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 2, p. 594. Sismondi revient souvent sur ces questions dans sa correspondance avec Sir James Mackintosh, cherchant à influencer la politique du cabinet britannique : voir A. Lyttleton, Sismondi, il mondo britannico e l’Italia del Risorgimento tra passato e presente, in Sismondi e la nuova Italia. Atti del convegno di studi, Firenze, Pescia, Pisa 9-11 giugno 2010, sous la direction de F. Sofia et L. Pagliari, Florence, Polistampa, 2011, pp. 145-180. 28 Voir les deux lettres de Bonstetten à Friederike Brun du 4 février et du 20 juin 1804 in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. IX/ 2, pp. 620-621 et 712. Par « les amis grecs » de Sismondi dont il est question dans la première lettre, il faut placer l’historien grec Andréas Mustoxides, ami de Vincenzo Monti, comme le signale la lettre de Sismondi à Isabella Teotochi Albrizzi, datée Genève, le 6 mars 1804, Epistolario, t. I, p. 40 : « Un M. Mustoxidi de Corfou, qui est étudiant à Pavie, m’a promis d’écrire dans sa patrie pour me procurer un recueil de chansons en grec moderne, tant patriotiques que d’amour, et je me suis engagé de mon côté à les traduire et à les faire [connaître] en France. » OeC02_2012_I-173AK2.indd 116 OeC02_2012_I-173AK2.indd 116 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 L’Homme du Midi et l’Homme du Nord 117 raconter l’histoire : « Les Nation[s] du Nord sont un monde très différent des autres nations ; vous y aquerrez mille idées, mille points de vue nouveaux dont vous ne vous doutez pas. […] Allez je vous prie à la recherche de ces Constitutions 29 . » Sur le plan caractériel, toutefois (et sans nous en prendre aux théories climatiques), c’est Bonstetten qui, des deux, semble le mieux incarner l’Homme du Midi. Reprenons en main l’ouvrage de Bonstetten qui a consacré la célèbre opposition. Dans ce livre où, selon Sismondi, « l’auteur s’y montr[ait] tout entier » 30 , quelle est la faculté la plus significative reconnue à l’habitant des régions méridionales ? L’imagination, avant tout. C’est à cause de l’imagination que l’oisiveté dans les pays du Sud, « dans un climat où la faculté de sentir, toujours éveillée, donne de l’intérêt à tout ce qui se présente aux sens, est une jouissance perpétuelle, tandis que cette même oisiveté pèse à l’habitant du Nord, qui n’a pas ce mouvement intérieur que l’imagination seule sait produire 31 » ; c’est l’imagination toujours qui empêche l’homme méridional d’avancer rapidement dans les études, dans la mesure où, pour atteindre le but, « il faut trouver l’art infiniment difficile de fixer l’imagination sur les objets qu’on enseigne ». Bonstetten allait même jusqu’à en faire une règle générale : Les hommes à imagination sont toujours des énigmes pour ceux qui n’en ont pas. Les deux facultés qui composent l’être sentant et pensant, l’imagination et l’intelligence, sont si opposées dans leurs opérations que, selon que l’une ou l’autre domine, le caractère en est changé. L’amitié, par exemple, prend des formes toutes différentes chez l’homme réfléchi et chez l’homme à imagination. Chez l’homme réfléchi, elle se manifeste en procédés ; chez l’homme à imagination, elle est riche en jouissances vives, mais souvent passagères 32 . N’a-t-on pas vu en effet Sismondi reprocher à Bonstetten l’instabilité de leurs rapports affectifs ? Quoi qu’il en soit, c’est toujours au nom de l’inépuisable imagination de son ami plus âgé que Sismondi est disposé à l’absoudre de toutes les accusations de légèreté qui lui sont faites. En témoigne ce qu’écrit Sismondi au sujet du voyage en France que Bonstetten venait d’accomplir en compagnie de Charles Pictet de Rochemont : 29 Voir la lettre de Bonstetten à Münter du 10 août 1808 in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 631, et celle de Bonstetten à Sismondi du 13 novembre 1817 in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 1, pp. 68-69. 30 Voir le compte rendu de Sismondi cité à la note 17, p. 141. 31 Bonstettiana, L’Homme du Midi et l’Homme du Nord, pp. 405 et 428. 32 Bonstettiana, L’Homme du Midi et l’Homme du Nord, p. 454. OeC02_2012_I-173AK2.indd 117 OeC02_2012_I-173AK2.indd 117 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 118 Francesca Sofia* Votre voyage avec Mr Pictet a dû être charmant, il y a quelque rapport entre vos esprits, tous les deux vous avez cette chaleur qui prend intérêt à tout, qui s’anime pour tout ce qui est beau, utile, humain, dans tous les genres, tous les deux vous voyez le plus beau côté de chaque chose, et vous savez l’art de tirer parti de la vie, comme de chacune de ses circonstances. Il vous aura de plus servi comme un dictionnaire portatif, et presque universel, que vous aurez ouvert à volonté pour y trouver des connoissances positives, mais vous lui aurez été infiniment plus utile encore, parce que vous aurez donné la vie à chaque chose, votre imagination place une âme dans tous les objets devant lesquels vous passez, c’est la vraie création poétique, et il aura appris la France avec vous d’une manière toute nouvelle 33 . Et, sur un mode plus explicite encore, Sismondi fait à nouveau part de sa conviction à une comtesse d’Albany scandalisée : Vous avez bien raison, M. de Bonstetten porte la vue légèrement. Il semble que la douleur ne puisse pas l’atteindre, quoiqu’il la connaisse et qu’il la peigne quelquefois admirablement. Il est singulier qu’un homme comme lui soit né à Berne, il a tout le caractère d’un homme du Midi ; l’imagination est le fond de son être, c’est par elle qu’il est sensible et par elle qu’il est consolé. Ces hommes du Midi, gardons-nous désormais d’en dire et d’en penser du mal. L’imagination ! Quand elle exalte pour eux le sentiment de l’honneur ou de la honte, quand elle leur fait tout sacrifier pour une patrie dont nous soupçonnons à peine l’existence, elle les relève au-dessus de notre siècle, et elle venge par eux la nature humaine, dégradée dans tout ce qui nous entoure 34 . Ce qui est extraordinaire dans ces lignes, c’est que Sismondi semble opérer une sorte de juxtaposition entre Bonstetten et les protagonistes légendaires de ses républiques italiennes. Force est alors de reconnaître que, aux yeux de Sismondi, Bonstetten possédait lui aussi cette énergie morale qui avait permis la naissance des gouvernements libres en Europe et que la fréquentation quotidienne de son ami plus âgé, et pourtant toujours si jeune, lui avait sans doute appris à apprécier. Dans la peau de l’historien des Républiques italiennes, « l’austère protestant genevois » perd la rigidité caractérielle qui, dans l’esprit commun, l’opposait à Bonstetten. Reste que Bonstetten est souvent prêt à lui reconnaître les qualités et les défauts qu’il déclarera plus tard être propres à l’Homme du Nord. A propos 33 Lettre de Sismondi à Bonstetten du 7 juillet 1810 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 954. 34 Lettre à la comtesse d’Albany datée Coppet, le 15 septembre, publiée comme étant de 1808 dans l’Epistolario, t. I, p. 291, et réimprimée avec la date exacte (1809) dans Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 640. OeC02_2012_I-173AK2.indd 118 OeC02_2012_I-173AK2.indd 118 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 L’Homme du Midi et l’Homme du Nord 119 du succès inespéré des cours sur la littérature méridionale que Sismondi dispense à l’Académie en 1812, Bonstetten se montre sceptique quant à sa capacité à s’attacher le public féminin : « Il y a trop de sa figure et de ses manières dans son style pour être l’Abelard des demoiselles. Il y a chez lui un fond d’austérité qui perce partout », écrit-il par exemple à M me de Staël. Quelques années plus tôt, commentant la publication des premiers volumes de l’Histoire des Républiques italiennes, il avait de nouveau reproché à Sismondi les défauts de son style : « Il faut que l’historien ne mette que de la raison dans les pensées, et toujours du mouvement dans le style, ce mouvement qui manque souvent 35 . » Et « chicaneur » est le surnom par lequel Bonstetten s’adresse souvent à son jeune ami, en réponse à ses reproches non sollicités inspirés par la prudence 36 . Ce que la copieuse documentation de Bonstettiana nous apprend toutefois, c’est que Bonstetten n’a pas fait preuve vis-à-vis de Sismondi d’autant d’insouciance qu’on veut bien le dire. Nous avons déjà vu Friederike Brun et Bonstetten lui-même mettre en contact l’historien débutant avec Adam von Müller. Mais Bonstetten est aussi celui qui, à l’insu de Sismondi, organise une souscription auprès de Paschoud pour la publication de l’Histoire des Républiques italiennes 37 ; qui recommande Sismondi à Müller comme à Gérando afin qu’ils lui trouvent un emploi dans l’administration 38 ; qui va même jusqu’à demander au nom de Sismondi la main de la jeune Amélie Pictet 39 . Et, sans doute parce qu’il se sent investi à son égard d’un rôle de père, Bonstetten exhorte plus d’une fois Sismondi à abandonner sa mère à son destin et à fuir l’isolement de Pescia : « Ce séjour de Pescia est l’assassinat de votre âme, c’est le vrai Suicide » ; « Partez est mon refrain, lui répète-t-il quelques mois plus tard, partez pour Rome ou pour Vienne, pour le midi ou le nord, mais partez est mon refrain 40 . » 35 Voir la lettre de Bonstetten à Mme de Staël du 16 février 1812 in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 35, et celle de Bonstetten à Sismondi de Naples, [le 10 août 1807], in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 380. 36 Outre la lettre citée à la note précédente, voir également, par exemple, celle du 7 décembre 1807 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 458). 37 Voir la lettre de Sismondi à M me de Staël du 7 septembre 1806, Epistolario, t. I, p. 91, et réimprimée aussi Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X,/ 1 p. 158. 38 Voir la lettre de Bonstetten à von Müller, datée Rome, le 20 décembre 1807, et celles du même à Sismondi et à la comtesse d’Albany du 12 juin et du 13 juillet 1808 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, p. 472, et t. X/ 2, pp. 600 et 602). 39 C’est la mère de Sismondi qui le rapporte dans son journal à la date du 19 mars 1811 : le fragment est reproduit Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, p. 1089. 40 Lettres de Bonstetten à Sismondi du 26 septembre et du 24 décembre 1807 (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 1, pp. 418 et 478). OeC02_2012_I-173AK2.indd 119 OeC02_2012_I-173AK2.indd 119 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 120 Francesca Sofia* « Gai », « insouciant », « léger » était également le vrai père de Sismondi, Gédéon-François, dont l’influence sur son fils est, à tort, souvent méconnue, au profit de celle de la mère 41 . Telle est peut-être la principale raison de la forte attraction que Bonstetten, plus jeune que Gédéon de cinq ans seulement, a exercée sur Sismondi. Doit-on alors s’étonner de ce que Sismondi n’ait pas somme toute mal réagi à la proposition de mariage de Bonstetten adressée à sa mère ? *** Un des principaux mérites des Bonstettiana est de n’être pas une simple édition intégrale de la correspondance de Bonstetten, mais de rendre compte, à travers la publication complète ou partielle des lettres et des journaux de ses correspondants, du réseau serré de relations au sein duquel a vécu l’intellectuel bernois. Pour cette raison, il me paraît bon de faire connaître à l’occasion de cet article une lettre inédite de Sismondi à Philipp Albert Stapfer 42 , l’un des plus chers amis de Bonstetten, qui le concerne de manière indirecte. Ecrite au lendemain de son retour à Genève, elle se réfère aux tentatives de Sismondi, qui en avait été personnellement chargé, de faire publier à Paris L’Homme du Midi et l’Homme du Nord, précisément : de cette fameuse dichotomie, elle nous fait découvrir une énième nuance. J’avois reçu Monsieur la lettre infiniment aimable que vous me faites l’honneur de m’adresser le 13 Juin, très peu d’heures avant mon départ de Paris, je crus plus convenable de la porter à Mr de Bonstetten, auprès de qui je devois arriver avant même le courrier, pour employer son nom à combattre vos scrupules, et pour qu’il vous dise lui-même combien il seroit heureux que vous voulussiez bien faire sur son manuscrit le petit travail que vous aviez la complaisance de promettre pour les épreuves, tandis qu’il reverroit les épreuves lui même. Mr de Bonstetten à mon arrivée, tout à fait touché de votre bonté, demanda de répondre lui même à votre lettre ; je le chargeai alors de vouloir bien joindre mes remerciemens aux siens, et en effet j’en avois beaucoup à faire et pour l’opinion flatteuse que vous avez conçue de moi, et pour l’espérance que vous me donnez de pouvoir cultiver votre connoissance à mon retour à Paris. Je crus que Mr de Bonst. écriroit par le prochain courrier sur une chose à laquelle il mettoit beaucoup d’intérêt, il a je ne sais comment laissé passer trois semaines sans y songer, et il vient de me dire à présent que quand il l’a fait il n’a pas dit un mot de moi. J’ai un 41 Voir à ce sujet G.D. Desroussilles, « Sismondi et le goût du bonheur (esquisse de psycho-analyse »), Economies et sociétés, juin 1976, n° 21, pp. 1313-1325. 42 La lettre est conservée à l’Historical Society of Pennsylvania, Simon Gratz Collection 250A. Je remercie l’Historical Society de m’avoir donné l’autorisation de la publier. OeC02_2012_I-173AK2.indd 120 OeC02_2012_I-173AK2.indd 120 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 L’Homme du Midi et l’Homme du Nord 121 peu d’humeur d’un oubli qui doit me donner à vos yeux l’apparence d’une négligence impardonnable ; mais vous le connoissez assez sans doute pour qu’il ne doive pas vous étonner. Vous le retrouverez je pense tout entier dans l’écrit que vous avez entre les mains. A côté de l’esprit qui le fait toujours briller vous trouverez la légèreté qui cause à présent mon impatience. L’ouvrage est riche en idées ingénieuses, mais n’est point fini ; on n’en peut rien conclure, et l’auteur lui-même ne conclud rien, mais il brille seulement en passant. On voudroit souvent plus d’ordre dans ses idées, mais il lui est plus facile de tout refaire que de corriger. Ce sera le portefeuille d’un homme de beaucoup d’esprit, mais ce ne sera point un ouvrage. Aussi les corrections que j’avois osé vous demander ne porteraient nullement sur le fond ; ses défauts et ses qualités ne sont guère séparables, il faut le prendre tel qu’il est. Je désirois seulement que vous voulussiez bien corriger quelques tournures étrangères, quelques mots mis pour d’autres, ce que vous appelez enfin lapsus calami. Vous n’êtes pas français il est vrai, mais tout le monde l’oublie excepté vous, et l’habitude de vivre à Paris et parmi des gens de lettres vous avertit à l’oreille seule des locutions provinciales qui nous échappent souvent à nous autres Genevois, et dont Mrs Pictet, ou Manget 43 , ou d’autres ne sont probablement guère mieux garans que moi. Cette correction préliminaire tireroit d’autant moins à conséquence que revoyant ensuite lui même les épreuves, il s’assureroit qu’on ne s’est jamais accosté de son sens. Au reste puisqu’il a écrit de son côté, je le laisse à présent plaider sa propre cause, je suis heureux seulement qu’elle m’ait donné occasion de vous exprimer de nouveau ma haute considération et mon entier dévouement. Genève 14 Juillet 1813 J.Ch.L. de Sismondi P. S. Quand vous verriez Mr et Mad e Suard, daignez me rappeler à leur souvenir, et leur dire que je n’oublierai jamais leurs bontés. A Monsieur/ Monsieur P.A. Stapfer/ à Belair près Montfort l’Amaury/ Seine et Oise 43 Le manuscrit de Bonstetten a été porté à Paris et consigné à Sismondi par Charles Pictet de Rochemont, et Jacques-Louis Manget, homme de lettres genevois et professeur à Lausanne avait été pressenti pour en faire la correction (voir la lettre de Bonstetten à Stapfer du 26 avril 1813 et celle de Sismondi à Bonstetten du 28 avril in Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, pp. 328, 330-331). OeC02_2012_I-173AK2.indd 121 OeC02_2012_I-173AK2.indd 121 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 OeC02_2012_I-173AK2.indd 122 OeC02_2012_I-173AK2.indd 122 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) Résonances européennes dans les Bonstettiana Doris Walser-Wilhelm L’édition des Bonstettiana se compose de deux séries. L’une, celle des Œuvres, vise à réunir l’intégralité de l’œuvre de Charles-Victor de Bonstetten, qu’elle fût publiée ou non de son vivant. L’autre série, celle de la Correspondance, joint à la correspondance principale des correspondances annexes, les unes dans leur intégralité, pour autant que cela soit possible, les autres dans des extraits choisis. Cet ensemble à voix multiples offre des ouvertures tant géographiques sur l’espace européen et d’outre-mer que chronologiques sur tout un siècle, s’étendant de 1760 à 1860. De par ses dimensions, ce champ, suffisamment structuré du point de vue éditorial, est propice à nombre d’observations. Je choisis néanmoins de concentrer la présente étude sur un seul sujet, celui des résonances mentales que nous avons maintes fois perçues lors de notre travail éditorial - et qui n’étonnent pas dans le cadre de dialogues épistolaires à plusieurs voix. La métaphore de la « résonance » est à comprendre ainsi : d’un côté se trouve une impulsion mentale d’une énergie suffisante et de l’autre la disposition de recevoir cette énergie et de la transformer. Il convient d’écarter toute allusion à « influence », « emprunt » ou « transfert ». Dans le système ouvert que constitue la série de la Correspondance, il est impossible de prévoir les résonances, en ce qu’aucune limite n’est fixée, qu’elle soit temporelle, spatiale ou culturelle. Dans la suite, une correspondance annexe illustrera ces propos et mettra en évidence des résonances entre l’Europe occidentale et la Russie. Briefe eines jungen Gelehrten an seinen Freund Lettres d’un jeune érudit à son ami (1802) La correspondance la plus vaste des Bonstettiana - elle compte près de 1000 lettres - est issue de l’amitié entre Bonstetten et l’historien Jean de Müller (1752-1809). Après avoir étudié à l’université de Göttingen, Müller était retourné en 1771 à Schaffhouse, sa ville natale, où il se sentait entravé dans son aspiration à une carrière scientifique. Bonstetten, attentif sa vie durant à soutenir de jeunes talents et de sept ans l’aîné de Müller, lui ouvrit l’avenir en lui permettant de séjourner à Genève. Dans la maison de campagne de Charles Bonnet, près de Genève, Müller rédigea la première OeC02_2012_I-173AK2.indd 123 OeC02_2012_I-173AK2.indd 123 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 124 Doris Walser-Wilhelm version de son Histoire de la Confédération suisse ; le premier et le deuxième livre de la version définitive, il les composa dans la maison de campagne de Bonstetten, dans le Pays de Vaud. En 1786, Müller quitta la Suisse pour embrasser la carrière amphibie d’historien et de diplomate à la cour de Mayence, puis à celle de Vienne et à celle de Berlin ; après un entretien avec Napoléon à Berlin, il assuma en 1807 un ministère dans le royaume de Westphalie. Dans cette fonction il fut jusqu’à sa mort protecteur des universités, dont la Georgia Augusta à Göttingen. Essentiellement jusqu’à l’émigration de Müller, la correspondance Bonstetten - Müller constitue un document particulièrement riche sur une amitié productive, où se succèdent envolées créatrices et dépressions auxquelles se mêle, du côté de Müller, une composante homoérotique. Les deux amis mettaient le plus grand soin à conserver les lettres reçues. Lorsqu’en 1797, les troupes françaises étaient sur le point d’occuper la Suisse, Bonstetten offrit toutes les lettres qu’il avait reçues de son ami à Friederike Brun, née Münter, une écrivaine et poétesse danoise d’expression allemande et résidant à Copenhague. Auprès d’elle, ces manuscrits se dotèrent d’une force magique : d’une part, ils lui gagnèrent l’amitié de Müller, alors au service de la cour de Vienne ; de l’autre, ils se changèrent pour elle en un miroir qui lui renvoyait l’image d’un Bonstetten plus jeune de plusieurs années et auquel elle se sentait intimement liée - en 1798, Bonstetten demandera l’asile politique au Danemark, où il sera naturalisé et où il vivra jusqu’en 1803 dans son entourage. En 1802, Friederike Brun publia chez le célèbre éditeur Cotta à Tübingen les Briefe eines jungen Gelehrten an seinen Freund (Lettres d’un jeune érudit à son ami), un choix de 150 lettres parmi celles que Müller avait écrites à Bonstetten. Friederike Brun, qui en avait assumé elle-même la rédaction, dédia le livre aux « jeunes hommes allemands » afin de les encourager à s’adonner à une « amitié noble » et à « progresser en commun vers un but immuable, à poursuivre des études sérieuses et à remporter une victoire virile sur toutes les difficultés ». Le livre s’adressait aussi à un autre destinataire, dont Friederike Brun tut le nom - Jean de Müller : en lui présentant le miroir que constituaient ses anciennes lettres à Bonstetten, elle espérait lui rappeler la carrière de grand historien qu’il avait dû négliger au service de la diplomatie et ranimer ses forces créatrices affaiblies. Son entreprise fut couronnée de succès : Müller, tiraillé dans un premier temps entre confusion et émotion, dut concéder à Friederike Brun que « ces lettres donnaient une meilleure idée de moi-même qu’aucun de mes écrits. Le sentiment féminin était le plus juste ; elle m’a mis à l’aise avec mes contemporains » 1 . Et les Lettres d’un jeune érudit à son 1 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VIII, p. 379. OeC02_2012_I-173AK2.indd 124 OeC02_2012_I-173AK2.indd 124 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 125 ami devinrent un livre d’édification pour des générations de jeunes hommes zélés. L’un d’entre eux était le Danois Barthold Georg Niebuhr. Alors qu’à l’âge de 22 ans il se demandait avec angoisse s’il serait un jour un grand historien de l’antiquité et qu’une « disharmonie interne » le tourmentait, il écrivit début mars 1798 à Friederike Brun : « Ces lettres se sont dressées devant mon esprit telles des éveilleurs sévères mais bienveillants, et à l’admiration joyeuse pour leur auteur immortel elles ont mêlé la douloureuse certitude que jamais personne ne s’enquerrait ainsi de moi ni ne trouverait de moi de telles traces ; et que c’est à présent le dernier moment pour agir, si nous ne voulons pas disparaître, anonymes » 2 . Dans son compte-rendu paru dans Athenäum, le périodique des romantiques allemands, Caroline von Schlegel identifia d’emblée les deux amis comme étant Bonstetten et Müller et elle vit dans les lettres de Müller « de vraies lettres d’amour » : « Quel tempérament magnifique et quel zèle sérieux et supérieur se révèlent-ils là ! Comme le jeune homme se voue à devenir ce que depuis il est devenu, le premier historiographe des modernes, ou plutôt le dernier des anciens, comme Brutus fut le dernier Romain ! Quel recueillement, quel travail ! et toujours le but le plus élevé et le plus digne est présent. C’est tout son être intérieur qu’il forme à l’art auquel il est appelé » 3 . Rapidement, ces lettres au message enflammant connurent un rayonnement international. L’un des points de départ de ce rayonnement constituait l’université de Göttingen, qui comptait de nombreux étudiants venus de l’étranger. Et l’effet fut encore accru par le mémorial académique que Arnold Hermann Ludwig Heeren (1760-1842), l’éminent historien de Göttingen, publia quelques mois après la mort de Müller, intitulé Johann von Müller, der Historiker 4 . Sur la base des Lettres d’un jeune érudit à son ami, Heeren retraça l’évolution psychologique et intellectuelle de Müller et vanta son bonheur « d’avoir eu pour ami l’homme à qui ces lettres sont adressées. En elles se sont épanchées ses pensées, ses sentiments ; elles en constituent l’expression 2 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 2, pp. 969-970. « Sie [die Briefe] sind wie strenge, aber wohltätige Wecker vor meinen Geist getreten, und haben unter die Freuden der Bewunderung ihres unsterblichen Verfaßers den Schmerz gemischt : daß niemand einst nach mir so fragen, keiner solche Spuren finden wird ; daß es jetzt die lezte Stunde des Aufraffens ist, wenn wir nicht namenlos hinsinken wollen. » 3 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VIII/ 1, pp. XXIII-XXIV. 4 Arnold Hermann Ludwig Heeren, Johann von Müller, der Historiker. Leipzig : Göschen, 1809, 92 p. OeC02_2012_I-173AK2.indd 125 OeC02_2012_I-173AK2.indd 125 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 126 Doris Walser-Wilhelm la plus vivante, elles sont le vrai miroir de sa personne. » Pour Heeren, le journal épistolaire des deux amis avait un grand avantage sur la conversation orale : « La décision de rendre compte par écrit de ce qu’on a lu pousse nécessairement à la réflexion ; ainsi se forment des jugements solides ; et certainement, Müller n’en aurait jamais rendu un grand nombre de la même manière s’il ne les avait pas mis par écrit à l’intention de quelqu’un d’autre » 5 . Résonances russes des Lettres d’un jeune érudit à son ami Une traduction française fiable des Briefe eines jungen Gelehrten an seinen Freund parut en 1810 à Zurich et en 1812 à Paris sous le titre Lettres d’un jeune érudit à son ami. Elle était due à la plume de Marie-Aimée Steck, née Guichelin ; née à Versailles en 1776, elle était la veuve de Johann Rudolf Steck, juriste, philosophe et représentant du fichtéanisme à Berne 6 . Madame Steck, une amie de Bonstetten qui la soutenait beaucoup, adopta pour sa traduction le choix de lettres retenu en 1802 par Friederike Brun ; elle procéda cependant à quelques coupures supplémentaires, car elle augmenta son édition de lettres écrites par Müller à Gleim. Cette version française servit de modèle à une publication russe, parue dans la revue mensuelle « Vestnik Evropy » (Messager de l’Europe), fondée en 1801 par Nikolaj Michailovi Karamzin (1766-1826), poète russe et historiographe à la cour du tsar. Dans les cahiers d’août 1810 et d’avril 1811 parurent dix-huit extraits de lettres de Müller, intitulés « Quelques lettres de Jean de Müller, l’historien suisse, à Charles-Victor de Bonstetten, son ami ». Les extraits avaient été traduits par Vasilij Andreevi Žukovskij, le rédacteur de la revue, né en 1783. En 1802, il s’était distingué en publiant dans « Vestnik Evropy » une traduction de « Elegy written in a Country Churchyard » de Thomas Gray (le mentor du jeune Bonstetten durant l’hiver 1769-70). Cette traduction inaugura sa carrière brillante au cours de laquelle non seulement il indiqua à la littérature russe le chemin menant du classicisme au romantisme ; mais de plus, par l’intermédiaire de ses traductions de génie, il offrit à l’intelligentsia russe particulièrement réceptive des échantillons de la littérature de l’Europe occidentale, essentiellement de l’Allemagne du XVIII e et du début du XIX e siècle. En 1810, Žukovskij se consacra à des études approfondies de l’histoire nationale, sous la direction 5 Heeren, Johann von Müller, p. 46. 6 Voir Catriona Seth, « Marie-Aimée Steck-Guichelin, lectrice de Corinne », Cahiers staëliens n° 56, 2005, pp. 169-182. - Martin Bondeli, Kantianismus und Fichteanismus in Bern. Zur philosophischen Geistesgeschichte der Helvetik sowie zur Entstehung des nachkantischen Idealismus. Basel : Schwabe, 2001. Pour Steck, voir pp. 283-369. OeC02_2012_I-173AK2.indd 126 OeC02_2012_I-173AK2.indd 126 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 127 d’Aleksandr Ivanovi Turgenev, d’un an son cadet 7 . Une profonde amitié unissait les deux hommes depuis leur séjour commun dans le pensionnat de l’Université de Moscou, dirigé par le père de Turgenev. Aleksandr Ivanovicˇ Turgenev eut le privilège de pouvoir étudier à Göttingen de 1802 à 1804, auprès d’August Ludwig von Schlözer, essayiste querelleur et éditeur des annales russes, de Christian Gottlob Heyne (1729-1812), éminent historien de l’antiquité et cosmopolite, et d’Arnold Hermann Ludwig Heeren, qui recommandait à ses étudiants de lire les Lettres d’un jeune érudit à son ami. La lecture de ce livre d’édification marqua profondément l’amitié de Žukovskij et de Turgenev : dans leur correspondance, ils évoquent maintes fois Müller et Bonstetten, voire s’identifient à eux, comme dans la lettre de Žukovskij à Turgenev du 7 novembre 1810 : J’ai reçu ta lettre du 31 octobre, mon cher Müller, et je te remercie d’avoir envoyé les livres. […] Tu me demandes pourquoi et en relation avec quoi j’ai besoin du livre de Heeren sur Müller. Je t’en ai déjà entretenu dans ma dernière lettre, où j’étais quelque peu irrité ou fâché, mais seulement brièvement. Je veux à présent en dire plus. Mais d’abord je veux t’expliquer pourquoi je t’ai écrit brièvement et qu’à l’avenir, notre correspondance connaîtra des moments semblables. La cause en est Müller, ou, pour être plus exact, une de ses plus belles maximes « Constantiam et gravitatem, que vous n’atteindrez pas avant d’avoir réparti régulièrement vos heures, comme dans un monastère. » Je m’efforce d’être fidèle à ce principe, avec toute l’application ponctuelle d’un Allemand. Mes heures sont réparties, chacune est dévolue à son occupation particulière et indispensable. […] Ajoute à cela que durant les heures prévues pour ma correspondance, j’ai des hémorroïdes dans la tête, si bien que l’âme est comme morte - alors que j’aimerais te servir avec une âme bien vivante. J’aimerais que la main puise dans le cœur ce qu’elle écrit. Mais comment écrire quand la tête et le cœur se disputent 8 ? Des points de vue de la moralité, du caractère émotionnel et de la force inspiratrice, cette amitié ressemble beaucoup à celle de Müller et Bonstetten, trente ans plus tôt. Pour donner un exemple d’une lettre de Müller, je cite quelques passages tirés des extraits que Žukovskij a publiés en traduction 7 Voir Holger Siegel, Der Briefwechsel zwischen Aleksandr I. Turgenev und Vasilij A. Žukovskij (1802-1829). Mit Briefen Turgenevs an Nikolaj M. Karamzin und Konstantin Ja. Bulgakov aus den Jahren 1825-1826, (Bausteine zur slavischen Philologie und Kulturgeschichte, Neue Folge, Reihe B : Editionen, Bd. 26). Köln, Weimar, Wien : Böhlau, 2012. - Holger Siegel, Aleksandr Ivanovi Turgenev. Ein russischer Aufklärer, (Bausteine zur slavischen Philologie und Kulturgeschichte, Neue Folge, Reihe A : Slavistische Forschungen, Bd. 36), Köln, Weimar, Wien : Böhlau, 2001. 8 Siegel, l.c., p. 169. C’est nous qui traduisons. La citation « Constantiam … un monastère » en latin et en allemand dans l’autographe. OeC02_2012_I-173AK2.indd 127 OeC02_2012_I-173AK2.indd 127 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 128 Doris Walser-Wilhelm russe dans la revue « Vestnik Evropy ». Dans la version originale comme dans l’édition de Friederike Brun, toutes les citations sont en allemand ; je transcris ici la traduction française qu’en a donnée Marie-Aimée Steck. Le premier extrait est tiré de la première lettre de Müller à Bonstetten, du 14 mai 1773 : J’ai désiré longtemps le commerce d’un ami de la sagesse, dont l’âge se rapprochât du mien, qui parcourût la même carrière et dans le sein duquel je puisse déposer avec confiance mes projets et mes méditations relativement à la patrie, aux sciences et à l’humanité. L’Arabe errant dans les déserts d’Irak soupire moins ardemment après une source rafraîchissant que je n’ai soupiré, ô mon ami, après un être qui vous ressemblât. Rien ne met obstacle à notre liaison. Nous savons tous deux écrire ; Berne et Valeyres ne sont pas au bout du monde, et nous sommes conféderés, mon cher Bonstetten ! Soyons-le dans le sens le plus littéral de ce mot. Que nos lettres, connues de nous seuls, nous offrent l’image fidèle de nos cœurs ; retraçons-y nos vertus et nos défauts, nos pensées encore obscures, nos projets encore imparfaits, enfin, nos censures réciproques et les conseils de notre amitié. Quels que soient mes défauts et mes fautes, je veux me montrer à vous sans réserve et à visage découvert 9 . Un de nos meilleurs écrivains allemands c’est Winckelmann, et il est tel surtout parce que, sans étudier péniblement la science grammaticale, il a nourri son esprit naturellement bien fait du lait salutaire de la littérature ancienne et l’a fait parvenir à cette force supérieure que la postérité honorera en lui plus que ses contemporains 10 . J’ai pour principe de ne jamais dire tel gouvernement est bon ou mauvais, mais tel gouvernement est ou non ce qu’il doit être pour le lieu et pour le temps où il se trouve. Tous les mauvais gouvernements sont devenus tels : ils ne le sont pas par le vice de leur institution, mais parce que la législation y a dégénéré 11 . Rousseau m’enseigne une seule, mais une grande vérité à laquelle j’avais trop peu réfléchi ; c’est l’importance et la toute-puissance de la parole. Ne voit-il pas l’Europe entière, ses concitoyens exceptés, prosternée devant lui, l’écouter avec transport, l’admirer jusqu’à l’adoration, et pourquoi ? Parce que l’instrument de l’éloquence est dans sa main le foudre dans celle de Jupiter. Ne pourrais-je m’emparer aussi de cet instrument magique ? Depuis l’irruption des barbares jusqu’à Érasme, on a bégayé ; depuis Érasme jusqu’à Leibnitz, on a écrit ; depuis Leibnitz à Voltaire jusqu’à présent, on a raisonné ; eh bien ! moi, je parlerai ! La nature est si éloquente dans nos Alpes ! Le tonnerre roule entre leurs vastes cimes et des Cantons entiers s’ébranlent à sa voix ; le Rhin et le Rhône jaillissent 9 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, pp. 15-16. - Comme pour les textes suivants, la référence renvoie au texte original, rédigé en allemand. 10 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, p. 348, lettre du 16 novembre 1774. 11 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, p. 378, lettre du 20 décembre 1774. OeC02_2012_I-173AK2.indd 128 OeC02_2012_I-173AK2.indd 128 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 129 de leurs entrailles et se précipitant du haut de nos rochers vont arroser la Belgique et la Germanie ; et nous, mon ami, nous environnés de ces scènes imposantes, notre langage, celui même de nos écrivains les plus célèbres, semblable à la cascade du Staubbach, n’est qu’une poussière brillante qui éblouit sans entraîner 12 . Žukovskij projetait de publier l’intégralité des lettres de Müller en traduction russe et de les dédier à son ami Turgenev. Il considérait que cette lecture relevait de toute culture supérieure et l’on peut supposer qu’il intégra les lettres de Müller et son Histoire universelle 13 dans l’enseignement qu’il dispensa au tsarévitch Alexandre, le futur tsar Alexandre II, dont il fut le gouverneur dès 1826. De fait, dans la bibliothèque de Žukovskij se trouvaient les Œuvres complètes 14 de Müller, éditées durant les années 1810-1819 par son frère Georg Müller ; dans cette édition, les lettres que Müller écrivit à Bonstetten tout au long de leur amitié occupent presque trois tomes 15 . Tant pour Žukovskij que pour Turgenev l’identification émotionnelle et intellectuelle avec le couple d’amis que formaient Bonstetten et Müller demeura une expérience indélébile. Il n’est donc pas étonnant qu’à la faveur de leur premier voyage en Europe occidentale, bien longtemps après la mort de Müller, ils espéraient pouvoir rencontrer le destinataire de ces lettres, encore vivant. Žukovskij en eut l’occasion lorsqu’il introduisit la grande-duchesse Aleksandra Fedorovna, fille du roi de Prusse et depuis 1817 l’épouse du futur tsar Nicolas, dans la langue et la culture russes. En 1820, il l’accompagna à la cour de Berlin. De là, il entreprit un voyage qui de juin 1821 à janvier 1822 lui fit traverser l’Allemagne et la Suisse pour le mener à Milan. Sur le chemin du retour, il passa par Genève, où fin août 1821 il visita par une grande chaleur le Ferney de Voltaire, gravit le Salève et fut longuement reçu par Bonstetten, comme il le raconte dans son journal : 26. Dimanche. Bain. Chez Bonstetten. Urbanité. Quel baron : bal. Cadeau de Bonstetten. Discussion intéressante : sur Mme de Staël, Byron, Müller et Pestalozzi. Visite de Byron chez Mme de Staël, sa vie à Coppet ; beaucoup d’Anglaises ; [Byron] s’est arrêté à la porte ; d’autres, elle les a renvoyés ; son visage, sa mélancolie et son rire ; a commencé une discussion sur l’amour et les femmes ; réponses ; vif de caractère ; coquetterie de 12 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, p. 419, lettre du 10 janvier 1775. 13 Johannes von Müller, Vier und zwanzig Bücher Allgemeiner Geschichten, besonders der Europäischen Menschheit, t. I-III. Tübingen : Cotta 1810. (Sämmtliche Werke, t. I-III). 14 Johannes von Müller, Sämmtliche Werke, Herausgegeben von Johann Georg Müller, t. I-XXVII. Tübingen : Cotta, 1810-1819. 15 Johannes von Müller, Sämmtliche Werke, t. XIII-XV : Johann Müller’s Briefe an Carl Viktor von Bonstetten. Geschrieben vom Jahr 1773 bis 1809. Herausgegeben von Friederika Brun, geb. Münter. Tübingen : Cotta, 1812, 3 vol. OeC02_2012_I-173AK2.indd 129 OeC02_2012_I-173AK2.indd 129 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 130 Doris Walser-Wilhelm Mme de Staël ; des sarcasmes ; l’épouse de Byron ; sa haine [celle de Byron] des Anglais ; lui et Hobhouse chez Mme de Staël ; retour avec Bonstetten ; visite de Bonstetten chez Byron ; une Italienne et deux dames avec des serviettes ; genre de vie de Byron à Genève ; des nuits entières sur le lac ; ne se montrait pas ; sur son épouse ; réponses évasives de Byron. Vie avec Müller. Pauvre Miller ; les cases pour les extraits ; improvisations lors des promenades en montagne [avec Müller] : histoire de l’Amérique et de Lucerne ; extraits de Thucydide ; importance du dialogue. Mme de Staël ; vie à Coppet ; pourquoi elle n’aimait pas Genève, mais Paris ; son vif intérêt pour Pestalozzi ; la candeur de celui-ci ; sa formation, comment il parlait ; sa gestion ; mise sous tutelle [dans son institution] à Yverdon ; Pestalozzi chez Mme de Staël ; le cercle [de Coppet] ; le salon de Bonstetten : vue ; madonne ; portraits ; joueur. Départ de Genève 16 . Dans ses lettres à Friederike Brun, Bonstetten rappelle deux fois la visite de Žukovskij, la première fois peu après, la seconde quelques mois plus tard. [Le 30 septembre 1821 : ] Un jeune Russe, chambellan de la grandeduchesse (une aimable princesse prussienne), est récemment venu chez moi. Il connaissait toutes les lettres de Müller, m’a serré cent fois la main et m’a dit : « Je suis venu vous voir ; vous correspondez à mon idéal. » J’ai pensé qu’il ne pourrait jamais me quitter ; un homme aimable, savant dans toutes les langues modernes. Aucun livre n’a eu autant d’effet que les Lettres [« d’un jeune érudit à son ami »], qui seraient perdues sans toi. [Le 21 décembre 1821 : ] Cet été, un jeune Russe plein d’esprit est venu chez moi ; on m’a dit qu’il était le Byron russe. Il est venu et il a disparu 17 . Les années suivantes, Žukovskij recommandait Bonstetten à ses amis comme « la première adresse à Genève ». Pour Bonstetten, Žukovskij représentait l’autorité morale de la cour de Russie ; le 21 mars 1831, il lui envoya un exposé accompagné de la lettre suivante : Rien de plus bizarre que la vie. On veut que je vous envoie une idée que je crois bonne. Il faut le repos dont je jouis pour arriver à des idées qui ne peuvent naître dans le tumulte de l’action et des affaires. Je vous adresse, Monsieur, la solution du problème que je m’étais donné à resoudre : que faire dans un pays où l’autorité doit demeurer une et toujours concentrée ? 18 Plus 16 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 2, pp. 755-757. Nous citons notre traduction française. Les mots « réponses évasives de Byron », « Pauvre Miller ; les cases pour les extraits », « madonne » en français dans le texte. 17 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XII/ 2, p. 770 et p. 819. 18 Le brouillon de l’exposé est conservé ; voir Bonstettiana, Philosophie, t. 3, pp. 1531- 1535. Bonstetten part de l’idée qu’il serait impossible d’établir dans l’Empire russe une monarchie constitutionnelle unique. Mais, d’autre part, il y a la maxime OeC02_2012_I-173AK2.indd 130 OeC02_2012_I-173AK2.indd 130 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 131 je réfléchis à mon idée et plus je la trouve utile. Je vous l’adresse comme à ma Muse. Brûlez-la si vous voulez, présentez-la à la grande-duchesse Hélène qui daigne se souvenir de moi. 19 Penser à Elle c’est penser à la Russie qu’Elle porte dans son cœur. Je suis depuis longtemps russe dans le mien et puis je me prépare au temps où, selon nos faiseurs d’almanach, nous serons tous Russes, car où sont les barrières que ne sautent pas vos Cosaques ? Je les attends avec résignation car je ne vois encore vos conquérants que sous les traits de la beauté et des grâces. Rien de plus curieux que la culbute de nos 22 Cantons Suisses faite au commandement de la France. Si vous prenez un bon microscope russe vous serez étonné de tant de révolutions. Elles prouvent l’unité et la puissance de l’opinion. Coupez l’opinion au sabre et vous la verrez comme les « scientia ac potentia in idem coeunt » (Bacon) - « le vrai pouvoir reside dans les lumieres. » « Coment creer une lumiere permanente placée pres du throne, & toujours au service de la puissance ? » à la place d’une « représentation nationale » Bonstetten propose la création d’un « corps de missionnaires » consistant, dans un premier temps, de 100 jeunes gens de formation universitaire, qu’on enverrait à deux pour un certain temps à 50 places de l’empire pour explorer la « situation morale, agricole, comerciale, administrative, industrielle du pays » et d’en rendre compte deux fois l’an à un « comité central ». « Ils seront des conducteurs de lumières entre le Souverain et le peuple. Au[x] peuples ils feront conoitre les bienfaits des loix, de l’ordre et de la civilisation ; au Souverain ils rendront son peuple present à sa pensée tel qu’il est reellem[e]nt. » Bonstetten espère pouvoir réaliser ainsi trois objectifs, à savoir : Éclaircissement du souverain, amélioration de la formation des peuples par l’éducation nationale et la presse, amélioration de l‘efficacité de l’administration par un personnel familier avec les science, dont les fonctionnaires, augmentés en nombre, seraient soumis à un système de rotation régulière. « Un tel etablissement, qui ne couteroit guere plus qu’un regiment seroit par sa permanence un imense bienfait pour le pays come pour le Souverain. Ce seroit une puissance inoffensive toute placée dans les mains du gouvernement, qui peutetre appaiseroit le desir d’une constitution imaginaire que la seule conoissance reelle des choses telles qu’elles sont peut faire disparoitre. » Le projet de Bonstetten de 1831 est une adaption des principes exposés dans ses ouvrages Über Nationalbildung (1802) et Pensées sur divers objets de bien public (1815), pour l’empire russe multinational, six ans après que l’insurrection décembriste fut durement réprimée à Saint-Petersbourg. Bonstetten connaissait assez bien les circonstances politiques russes, grâce à ses rapports avec des intellectuels libéraux russes et des membres de la Cour. Le ministre de l’éducation nationale russe Sergej Semenovi Uvarov (1786-1855), ouvert aux idées de réformes, connaissait sans doute les idées de Bonstetten sur cette matière. Espérance Sylvestre, compagne fidèle de Bonstetten pendant les derniers trois années de sa vie, était après sa mort, la gouvernante de Natalja, la fille d’Uvarov. - On prépare un supplément des Bonstettiana avec sa correspondance écrite de Weimar et de Saint-Petersbourg, 1819-1840. 19 La grande-duchesse Elena Pavlovna avait fait la connaissance de Bonstetten en septembre-octobre 1828 à Genève. OeC02_2012_I-173AK2.indd 131 OeC02_2012_I-173AK2.indd 131 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 132 Doris Walser-Wilhelm Polypes renaître dans chaque morceau. Je me suis demandé : comment combattre un tel ennemi surtout dans un grand Empire. Vous me direz si j’ai bien résolu mon problème. J’ai bien du plaisir à causer avec votre idée dans le même salon où j’ai causé avec votre réalité. Les fortunes de cœur sont plus rares que toutes les autres. C’en est une bien bonne pour moi de Vous parler des sentiments d’estime et d’amitié que j’ai pour vous 20 . Résonances russes des lettres d’Italie de Bonstetten à Müller Bien que conseiller de l’Empire russe, Aleksandr Ivanovi Turgenev s’engageait en faveur d’une politique de réforme, notamment pour la suppression du servage. Cet engagement et ses sympathies pour le protestantisme lui valurent d’être la cible d’intrigues fomentées à la Cour et le firent renoncer à ses fonctions de conseiller en 1824. Dès 1825, il séjournait la plupart du temps en Europe occidentale. Grâce aux relations qu’il entretenait avec de nombreuses personnalités politiques et culturelles, aux recherches historiques qu’il menait dans des archives et à sa lecture de la littérature de chaque pays, il acquit une connaissance profonde des nations occidentales et de leurs liens avec la Russie. En 1826, il partit en voyage avec son frère Sergej et avec Žukovskij qui, désormais précepteur du tsarévitch, se familiarisait avec les méthodes pédagogiques et constituait une bibliothèque pour son protégé. Turgenev sollicitait des hommes politiques, dont le baron von und zum Stein, d’intervenir en faveur de la réhabilitation de son frère Nikolaj. Celui-ci, soupçonné d’avoir été en relation avec les meneurs de l’insurrection décabriste avortée, avait été condamné à mort par contumace et avait trouvé asile en Angleterre. Le voyage fut assombri par une maladie, puis le décès du frère Sergej, qui mourut en juin 1827 à Paris dans les bras de Žukovskij. En septembre, Turgenev rendit visite à Stuttgart à Friedrich von Matthisson, le célèbre poète allemand et l’ami de Bonstetten ; il lui récita des extraits de ses poèmes dans la traduction russe qu’avait rédigée Žukovskij ; il s’inscrivit aussi dans l’album de Matthisson, sur la page même sur laquelle s’était inscrit, en 1790 à Lyon, Nikolaj Michailovi Karamzin, le père spirituel des frères Turgenev et de Žukovskij, décédé en mai 1826. Sous l’autogramme de Karamzin, Turgenev cite quelques vers de l’« Élégie » composée par son frère Andrej, décédé en 1803 déjà ; Karamzin l’avait publiée dans le revue « Vestnik Evropy », qu’il avait fondée en 1802 21 . Muni d’une 20 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIV/ 2, pp. 628-629. Le mémoire que Bonstetten adressa à Žukovskij n’est pas retrouvé. Nous en connaissons un brouillon. Voir Bonstettiana, Philosophie, pp. 1531-1535. 21 Voir les notes n° 291, Nikolaj Michailovi Karamzin et n° 292, Aleksandr Ivanovi Turgenev dans l’ouvrage Erich Wege, Doris et Peter Walser-Wilhelm, Christine OeC02_2012_I-173AK2.indd 132 OeC02_2012_I-173AK2.indd 132 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 133 lettre de recommandation de Matthisson adressée à Bonstetten, Turgenev entreprit à travers la Suisse un voyage placé sous le signe de la mémoire. À Schaffhouse il évoqua le souvenir des frères Müller, à Zurich celui de Lavater et de Gessner, à Burgdorf celui de Pestalozzi décédé en février, et à Berne celui du Grand Haller ; à Hofwyl il rendit visite à Philipp Emanuel de Fellenberg dans son institution, et à Lausanne à Frédéric-César de La Harpe, autrefois précepteur du tsarévitch Alexandre (I). Du jeudi 11 octobre au dimanche 14 octobre il séjourna à Genève, plus longtemps que prévu, parce que ses discussions avec Bonstetten s’étendirent sur quatre jours. Turgenev a retracé ces discussions dans son journal épistolaire qu’il rédigeait une à plusieurs fois par jour et qu’il envoyait tous les jours de poste à son frère à Londres, pour lui permettre de participer au voyage. L’intensité psychique qui caractérise la correspondance entre les deux frères fait écho à celle qui marque les débuts de la correspondance entre Bonstetten et Müller. Turgenev interrompt le rapport de ses discussions avec Bonstetten par ces mots insistants : Cher frère, écris-moi tout, tout. Confie-toi à moi ; peut-être cela te soulagera-t-il. Pense sans cesse à moi, c’est-à-dire à la nécessité que tu vives pour moi. Je suis convaincu que ton amour pour moi te sauvegarde pour moi. Notre perte commune, celle de notre frère Sergej, te fait souffrir, mais garde-toi de l’ennui et de la mélancolie. Accomplis par là la volonté de Dieu qui prévoit notre sauvegarde, et fais-le aussi par amour pour moi. Je n’ai que toi et ensemble nous sommes deux. Beaucoup d’autres me sont chers, mais je ne vis que pour toi - cette pensée me console, elle emplit ma vie de bonheur et donne de la force à mon âme 22 . Grâce à son intensive empathie russe et à sa pensée critique et historique, Turgenev parvient facilement à faire parler Bonstetten et à identifier l’origine d’anciennes résonances. Écoutons l’ouverture de leur discussion le jeudi 11 octobre 1827, à deux heures de l’après-midi, après que Turgenev a visité sous la conduite d’un philanthrope genevois la prison gérée de manière exemplaire : De là, Perrot me conduisit chez Bonstetten. Je suis resté environ deux heures chez lui. Quel dommage qu’il n’ait pas été chez lui déjà plus tôt. C’est un magnifique vieillard, vif et en pleine forme, malgré ses presque quatre-vingts ans [en réalité 82]. Je lui ai donné la lettre de recomman- Holliger (éds.), Das Stammbuch Friedrich von Matthissons, t. I (Faksimile), t. II (Transkription und Kommentar). Göttingen : Wallstein Verlag, 2007. 22 La traduction française des citations tirées des lettres qu’Aleksandr Turgenev écrivit en russe à son frère Nikolaj repose sur la traduction allemande publiée dans Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, pp. 867-890. Le passage cité se trouve p. 887. OeC02_2012_I-173AK2.indd 133 OeC02_2012_I-173AK2.indd 133 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 134 Doris Walser-Wilhelm dation de Matthisson, mais peu après s’est engagée une discussion sur Jean de Müller. Combien de détails intéressants m’a-t-il racontés au sujet de sa vie, de son caractère, de ses heures difficiles ! À moment difficile, il s’est jeté dans le Rhin près de Schaffhouse, mais il fut sauvé. À la même époque, Bonstetten se rendit à Lucerne, où il trouva Müller, venu de Schaffhouse, malade et alité. Bonstetten se garda d’ennuyer une âme malade avec des remontrances et autres remarques du même genre ; en pensant à son voyage, il demanda à Müller d’écrire quelque commentaire sur l’histoire de la ville et du canton. D’une voix presque éteinte, Müller répondit à Bonstetten de prendre une plume et d’écrire, et il se mit à lui dicter l’histoire de Lucerne avec toutes les dates et les chiffres ; Bonstetten assure que ce fut son chef-d’œuvre 23 , un excellent panorama de l’histoire du canton. […] Une autre fois, pendant un voyage à travers les Alpes, Müller devint mélancolique ; aussitôt Bonstetten lui demanda de lui raconter l’histoire de l’Amérique. Müller le pria de lui laisser quelques minutes pour réfléchir, puis il parla pendant deux jours, prononça une conférence - et il n’oublia aucun élément important ou essentiel sur l’Amérique. Une fois, alors que Bonstetten était absent, une profonde tristesse s’empara de Müller. Et pendant quelques jours, il était incapable de lire ou d’écrire - ce qui était incroyable chez lui -, il ne pouvait que dessiner le nom « Bonstetten » sur les murs et les fenêtres, tellement il l’aimait ! Vers la fin de sa vie, il renouvela par une lettre le noble pacte de leur amitié : qu’ils s’écrivent une lettre toutes les deux semaines. […] L’un doit à l’autre les meilleurs moments de sa vie et de sa culture morale et éthique. La première fois que Müller se rendit à Berlin, ce fut sur l’incitation de Bonstetten et à ses frais : il pensait qu’en dehors de la Suisse, Müller trouverait de meilleurs moyens pour montrer ses talents ; l’essai échoua. Des lettres et des papiers que Bonstetten avait conservés, il en offrit un grand nombre à Mme Brun, qui en créa le livre que je t’ai envoyé 24 . Le premier soir, Bonstetten invite Turgenev à passer la soirée chez (Jean- Charles-Léonard Simonde de) Sismondi, à Chêne. Turgenev profita alors du trajet commun pour confronter Bonstetten avec l’idée que lui-même et Žukovskij, et avec eux de nombreux lecteurs des Lettres d’un jeune érudit à son ami, se sont faite de leur destinataire. Il note avant minuit dans le journal : Je reviens de chez Sismondi. J’avais été prendre Bonstetten chez lui pour l’emmener dans ma calèche, environ trois quarts d’heure de route à travers la nuit noire. Nous parlions de choses et d’autres ; puis, Bonstetten m’a fait une proposition. À partir de ce que je lui disais, il avait compris à quel point sa correspondance avec Müller était présente à mon esprit. Je 23 Le mot « chef-d’œuvre » en français dans le texte. 24 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, pp. 867-869. OeC02_2012_I-173AK2.indd 134 OeC02_2012_I-173AK2.indd 134 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 135 lui ai reproché sa froideur à l’égard de Müller et aussi le fait qu’il laissait son amitié passionnée sans réponse. Il m’a expliqué comment il allait alors lui-même, à quel point il était désespéré d’être un Bernois, de devoir vivre à Berne. Il en serait allé de même pour Müller à Schaffhouse. Il s’y ennuyait et sombrait dans une profonde tristesse - uniquement leur rencontre avait rendu cet enfer supportable. De là les réponses froides et brèves. Mais dans ses jeunes années, quand il était à Rome, Bonstetten lui écrivait de longues lettres éloquentes - mais il les avait oubliées, cinquante ans sont une longe période. À la suite d’un hasard, ces lettres ont été retrouvées chez un Anglais - et justement aujourd’hui son traducteur les lui a amenées en allemand. À présent Bonstetten désire que je les parcoure avec lui et que je reste encore deux jours 25 . Dans la mesure où elle est conservée, nous connaissons aujourd’hui la correspondance complète des deux amis Bonstetten et Müller, s’étendant de 1773 à 1809 26 . Des deux côtés, elle constitue un document précieux d’histoire suisse et européenne ; mais elle narre aussi l’Énéide d’une amitié qui, étant rapidement la cible de rumeurs et de soupçons, courait de grands dangers, d’autant que les deux acteurs occupaient des fonctions élevées et étaient des essayistes connus. Dans ses lettres, Bonstetten également avait le cœur sur les lèvres. Il ne passait pas ses passions sous silence, mais il ne contenait pas non plus sa colère si par ses étourderies Müller mettait sa renommée en danger. Après le décès de Müller, il demanda à son frère, Georg Müller, de lui envoyer ses propres lettres que Jean avait conservées : il jouait avec l’idée de les publier dans une édition complète, en dialogue avec celles de son ami. Il reconnut spontanément, dans une lettre à Georg : « Quelle impression étrange que de remonter le cours du temps et de contempler les rivages de sa vie. Les lettres me donnent vraiment de la fièvre. Quel dommage qu’elles ne figurent pas à côté des lettres imprimées ! Comme je me sens étranger à moi-même ! Mais pour le pauvre frère, j’étais un ami fidèle et utile ». Mais par la suite, à la lecture de ses nombreuses lettres écrites à Berne, les souvenirs traumatiques liés à sa ville natale se réveillèrent - « je souffrais à Berne comme un oiseau dont on caresse toutes les plumes vers l’avant » - et il décida : « On ne peut rien faire de mes lettres. Si Müller et moi étions ensemble, nous pourrions utiliser les lettres pour écrire une sorte de roman d’amitié. » 27 Bien qu’il appartînt au cœur du patriciat, Bonstetten s’était vu refuser l’accession au gouvernement de l’ancienne République de Berne. Il expliqua cela à Turgenev en recourant à l’exemple d’Albert de Haller, le grand Haller, qui mit fin à sa brillante carrière scientifique à l’Université de 25 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 870. 26 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II-X. 27 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. X/ 2, pp. 1073-1097. OeC02_2012_I-173AK2.indd 135 OeC02_2012_I-173AK2.indd 135 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 136 Doris Walser-Wilhelm Göttingen pour rester fidèle à l’ancienne République de Berne et occuper les fonctions les plus élevées, mais qui resta exclu du Petit Conseil, l’autorité exécutive, et cela bien qu’il fît plusieurs fois acte de candidature : Il m’a instruit sur le cas de Haller, il m’a assuré qu’il était supérieur aux savants de son époque et il a souligné les qualités qui lui ont valu le titre de « grand ». Il alliait l’universalité à la profondeur intellectuelle. Il était un orateur magistral et savait se servir de la parole pour régner, grâce aussi bien à son esprit puissant qu’à son vaste savoir. Or ce fut à cause de sa supériorité même que tout au long de sa vie on ne l’élut pas au Conseil des 200 [correctement : au Petit Conseil, l’autorité exécutive] et que les sièges revenant de tout temps à la famille de Haller restèrent inoccupés. On nourrissait des craintes, on ne voulait pas avoir dans le Conseil un talent si éminent qui surpassait toute mesure ordinaire. (À peine fut-il décédé que l’on élut au Conseil un de Haller sot.) Et c’était cela qui empoisonnait sa vie ; j’ai lu dans sa biographie qu’il est mort avec un chagrin dans son cœur dont il ignorait la cause. Bonstetten l’a aussi rencontré en société et il affirme qu’il y était le plus aimable de tous. Il n’y a pas de domaine du savoir humain qu’il eût ignoré : éminent anatomiste, poète et botaniste, il a rédigé la préface aux Plantes de la Suisse, et Bonstetten assure que c’est là un exemple de prose parfaite et élevée, presque de la poésie si on considère la noblesse du sujet. Il était aussi un fin connaisseur de l’histoire nationale 28 . Pour que Turgenev pût se faire une idée plus juste de lui, Bonstetten lui proposa de parcourir les lettres qu’il avait écrites à Müller en 1773, la première année de leur amitié, lors de son voyage en Italie ; il s’agit également d’un journal épistolaire. 29 L’ouvrage en plusieurs tomes de Ludovico Antonio Muratori sur l’histoire de l’Italie venait de paraître et le jeune Müller était plongé dans l’étude des sources. Dans son journal, Bonstetten fournissait à son ami une image très vivante de l’Italie d’alors. Cet ensemble de lettres, considéré comme disparu après le décès de Müller, fut rendu à Bonstetten en 1819. Lorsque Turgenev séjournait à Genève, le jeune Karl Wolff, qui venait de terminer ses études au séminaire théologique de Tübingen, était occupé à traduire ces lettres en allemand ; dans des séances quotidiennes, il lisait à Bonstetten des extraits de sa traduction. Turgenev assistait à ces lectures. Les citations suivantes, tirées du journal épistolaire qu’il rédigeait en russe pour 28 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 889. 29 Lettres originales de Bonstetten à Jean de Müller écrites en Italie 1773-1774 : Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, pp. 113-296. Les lettres ont été publiées également dans l’ouvrage Italiam ! Italiam ! Charles-Victor de Bonstetten redécouvert, édité et commenté par Doris et Peter Walser-Wilhelm, Berne, Paris, Francfort sur le Main : Peter Lang 1996, pp. 45-197. OeC02_2012_I-173AK2.indd 136 OeC02_2012_I-173AK2.indd 136 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 137 son frère, transmettent des résonances des lettres d’Italie de Bonstetten dans leur traduction allemande par Wolff (aujourd’hui perdue) : Pendant plus de deux heures j’ai écouté la belle traduction de Wolff des belles lettres de Bonstetten à Müller. En ce qui concerne les sensations, l’intérêt et le style, il est en effet digne de Müller. Dans ces lettres, il est un second Müller. L’amitié vive et enflammée d’un homme du monde et pourtant cultivé et intelligent qui s’est retrouvé dans l’Italie d’alors, riche en souvenirs de l’Antiquité et en trésors des Lumières européennes d’alors. [Charles] Bonnet a exercé une grande influence sur l’épanouissement de ses dons ; c’est surtout son sens de l’observation qu’il a stimulé. Dans ces lettres d’Italie, on remarque cette qualité d’un bout à l’autre. Il dépeint des beautés naturelles avec les mêmes couleurs vives que les us et coutumes des Italiens. À beaucoup d’égards, il joue lui-même un rôle important ; il expose par exemple à son ami toutes ses aventures amoureuses, dans lesquelles il se révèle un honnête Casanova. Il avait belle allure et était aimable à la façon d’un Suisse. Une Italienne était tombée amoureuse de lui avec toute la passion propre à cette nation, et il a tout décrit - même dans les moments les plus forts en sentiments. En cela également il est un peintre et un historien fidèle de la passion. À grande peine il s’est arraché de ces liens, grâce à la raison et aux principes d’après lesquels les jeunes Helvètes étaient alors élevés. À Milan, son mentor et ami était le comte Firmian, gouverneur impérial, un homme excellent et intelligent ; Bonstetten l’évoque souvent dans ses lettres. Il connaissait aussi [Cesare] Beccaria ; d’une de ses lettres, j’ai recopié pour toi ce qu’il dit sur la genèse de son livre. À Milan il y avait alors une société composée de cinq personnes, qui faisaient paraître la revue le café ; c’étaient : [Alfonso] Lungo, [Luigi Stefano] Lambertenghi, les comtes Verri, deux frères, et - [Cesare] Beccaria. L’un des Verri [Alessandro] a écrit un ouvrage sur l’histoire de l’Italie, l’autre [Pietro] un sur celle de Milan. Voici ce qui Bonstetten dit sur Beccaria : « Beccaria a fait son livre chez le comte Verri en présence de ses quatre amis, qui recueillirent et copièrent ses feuilles. L’idée de ce livre sort de la tête d’une femme. Une Madame [Charlotte Sophie comtesse] Bentinck, hollandaise, dit un soir au comte Verri (c’était à Venise) qu’elle avait lu un livre allemand dans lequel l’auteur soutenait qu’aucun souverain n’avait le droit de mettre à mort. Cette idée frappa Verri, il la dit à Beccaria, ils la poussèrent, et voilà le livre » 30 . C’était donc un Allemand qui a donné l’éveil 31 . - Bonstetten fait remarquer qu’à cette époque il n’existait pas de roman en Italie. Pourquoi cela ? Maintenant encore, il n’y en a pas beaucoup ; mais la vie entière des Italiennes est - un roman. Et là où Bonstetten écrit au sujet de beaucoup 30 Turgenev cite d’après la traduction allemande de Wolff ; nous citons d’après l’autographe de Bonstetten. 31 Les trois derniers mots en français dans le texte. OeC02_2012_I-173AK2.indd 137 OeC02_2012_I-173AK2.indd 137 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 138 Doris Walser-Wilhelm d’entre eux et de lui-même dans son rapport avec eux, il allie la vérité à la magie d’un roman 32 . Selon la chronologie russe, le voyage de Bonstetten en Italie date de l’ère de l’impératrice Catherine II. La bataille navale de Tchesmé, au cours de laquelle la flotte russe commandée par Alexej Grigorovi Orlov avait remporté la victoire sur la flotte turque, remontait à quelques années. L’impératrice avait ses raisons pour empêcher le glorieux vainqueur de revenir à la cour et pour lui ordonner de rester dans l’archipel. Dans sa lettre écrite le 21 août à Livourne, Bonstetten décrivait la flotte russe, en patrouille et au mouillage. Le jeune patricien bernois, accompagné par le fils d’un banquier genevois installé à Livourne, s’était rendu vers un bateau de guerre et était monté à bord - Turgenev demanda à Wolff la traduction de cette lettre intéressante et en traduisit des passages pour son frère Nikolaj - nous citons d’après l’original français de Bonstetten : Notre chaloupe était fortement agitée par un vent frais et cependant les vaisseaux russes étaient dans le repos le plus majestueux. Nous montâmes un escalier assez commode et je me crus aussitôt transporté dans une rue . excessivement peuplée. La S te -Isidore à 74 canons comptait 780 personnes de presque toutes les parties du vaste Empire des Russies. La plupart des matelots portent de longs cheveux plats ; j’en ai vu de Sibérie, de la Crimée, des Kalmoukes, des Tartares de Casan, de ceux qui avoisinent la Chine, des hommes d’Astrakan et d’Arkhangelsk ; ces nations étaient par groupes occupés à travaux ou à différents jeux ; leurs regards sont stupides et farouches, elles semblent étonnées de se trouver réunies sur un élément inconnu à plusieurs d’entr’elles. La plupart ne se comprennent point les uns les autres, six mots russes suffisent à leur devoir, ces mots sont « tirer, marcher, monter, descendre, tirer et lâcher la corde ». Chaque matelot a 3 roubles par 4 mois, 1 1 / 2 livres de viande par jour, 2 de pain, un peu d’eau de vie et les habits nécessaires. Il y a quelques officiers russes, mais le Vice Amiral Greack [i. e. Samuel Greig], ci-devant simple mousse, le Premier Lieutenant et quelques autres officiers sont anglais, les russes avilis par le despotisme ne savent qu’obéir. Dernièrement un capitaine russe pour avoir fait échouer son vaisseau dans une tempête fut dégradé et obligé de servir comme Dernier Lieutenant. S’il eût été coupable et anglais on l’eût puni de mort en Angleterre, mais on y eût respecté son honneur. Aussi tous les Anglais vont quitter à la paix un service où ils ne peuvent trouver d’autre honneur que celui d’obéir. L’escadre allait mettre à la voile lorsqu’il reçut la nouvelle de la paix. […] J’ai vu manger de ces Russes à peu près comme mangent les singes, ils tenaient le biscuit des deux mains contre la bouche qu’ils remuaient jusqu’à ce que tout fût mangé. Tous ces sauvages ne se nourissent presque que de choux, c’est le grand goût des 32 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 875. OeC02_2012_I-173AK2.indd 138 OeC02_2012_I-173AK2.indd 138 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 139 Tartares ; de ces hommes à Bonnet ou Voltaire quelle distance ! Un grand nombre est vérolé 33 . Dans sa lettre du 21-25 août 1774 au même, il revient à cette affaire : Vous savez que le comte Orlov est ici depuis plusieurs années. Je l’ai vu revenir hier de la chasse, suivi de 15 domestiques à cheval. Il vit en prince, il avait surtout avant le départ de la flotte une cour d’officier russe. Il voit peu les Pisans, vivant content dans sa maison avec la femme d’un officier russe, sa maîtresse 34 . Turgenev, descendant de la vieille noblesse des Tartares de la Volga, s’interrogea sur l’image de la Russie d’alors dans les yeux d’un jeune patricien bernois et il nota : Les lettres d’Italie de Bonstetten que j’ai lues aujourd’hui sont très intéressantes. Il était à Livourne en même temps que la flotte russe et dans sa description il présente les soldats et les matelots comme des barbares. J’ai corrigé ses omissions. À l’époque, [Alexej Grigorovi ] Orlov y était aussi avec sa maîtresse et il se rendait à la chasse et partout à cheval, avec tout le faste du tsar. Bonstetten parle aussi des salaires médiocres et de l’équipement de notre flotte - il se base sur des affirmations d’un amiral anglais - tout comme des mots employés dans notre marine. Je lui ai expliqué que toutes les désignations et expressions ne viennent pas de nous, mais qu’elles sont hollandaises, et que le chou et la biscotte, qui l’ont alors horrifié, sont la nourriture la plus saine et la meilleure 35 . Entre ces séances de lecture, Turgenev pouvait parcourir d’autres correspondances que Bonstetten apportait par liasses : des lettres de Charles Bonnet 36 à son « Télémaque », comme il appelait son disciple Bonstetten dans les années 1760 ; de Bonnet aux parents de Bonstetten, sur ses tentatives de triompher, grâce à son autorité psychologique, des obstructions que lui opposait son protégé récalcitrant ; des lettres de Bonstetten à ses parents, écrites lors de ses séjours en Hollande, en Angleterre et à Paris de 1768 à 1770. De ces lettres-là, Turgenev recopia un passage (en français) qu’il commenta (en russe), dans lequel Bonstetten, étudiant à l’Université de Leiden, parlait de ses relations avec des camarades d’études russes : 33 Lettre du 20-22 août 1774. Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, pp. 247-248. 34 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. II, p. 252. 35 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 886. 36 En Russie, Charles Bonnet (1720-1793) jouissait d’un grand prestige, qu’il devait à ses écrits. En 1789, Nikolaj Michailovi Karamzin avait commencé sous les yeux de Bonnet la traduction de la Contemplation de la Nature. OeC02_2012_I-173AK2.indd 139 OeC02_2012_I-173AK2.indd 139 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 140 Doris Walser-Wilhelm « C’est un beau spectacle de voir l’émulation de la tsarine à faire fleurir les arts et les sciences dans ses vastes états. Elle tient 100 jeunes gens, dispersés dans toutes les universités de l’Europe ; ils ont 1200 florins de pension et vont successivement d’une Académie à l’autre. De retour chez eux ce seront des professeurs qu’on envoie comme des colonies faire régner les arts et les sciences dans les pays barbares. Elle vient d’envoyer six de ces jeunes professeurs en Sibérie. Ceux qui ont étudié la médecine ont leurs districts, leur jurisdiction. Un malade du district n’ose consulter que le médecin du district. Je connais quelques jeunes russes ; ils envoient tous leurs cahiers à Petersbourg chaque semaine ; ces jeunes gens sont les plus appliqués dans toute l’Université. Les jours où la bibliothèque est ouverte, ils sont occupés à copier les manuscrits qui peuvent intéresser leur pays : l’Impératrice voit tout cela. Je crains que quelque Empereur conquérant n’emploie un jour les forces que la sagesse [dans l’original : la sagesse du gouvernement] donne à ces vastes pays pour détruire les sciences et les arts. » La lettre suivante permet de conclure que ces lignes semblent avoir été écrites en 1769. Et aujourd’hui, après 60 ans, on a les mêmes craintes à notre égard. V[oir] le Constitutionel et com[pagnie]. Dans une lettre postérieure, écrite le 3 juillet 1769 à Leiden, Bonstetten dit : « que sont maintenant les Russes ? Si Catherine vit, ce seront des Anglais » 37 . Déjà en Italie, au moment où il écrivait ses lettres à Müller, le jeune Bonstetten pensait à leur publication - d’où les nombreuses corrections spontanées dans les autographes. À cette époque-là, une publication n’aurait cependant pas produit plus d’effet qu’en 1819, lorsque les lettres lui furent rendues. En 1819 en effet, l’éveil national que Bonstetten avait annoncé un demi-siècle plus tôt dans ses lettres était sur le point de se réaliser en Italie. Mais sa crainte le fit hésiter également en 1827. Il demanda son avis à Turgenev ; celui-ci essaya de dissiper ses doutes. Ses arguments montrent avec quelle lucidité il évaluait la situation politique en Europe occidentale, surtout en Suisse : en 1827. Les « Trois Glorieuses » en France et à leur suite le virement des cantons suisses vers des constitutions libérales-démocratiques ne constituent pas plus qu’un espoir. Bonstetten m’a demandé de lui dire franchement quel effet ses lettres pourraient à mon avis produire sur le jugement que l’on porte sur lui, surtout dans les passages où il parle de son aversion pour Berne et pour séjourner dans cette ville ; car jamais il n’a voulu y retourner, ni depuis l’Italie, ni depuis Genève. Pour l’époque, il était libéral, et il ne ressentait que de l’effroi pour le pouvoir à ses yeux tyrannique qu’exerçait le gouvernement de Berne dont il devait plus tard devenir membre. En me basant sur mes connaissances en histoire et sur ce que je savais par [Frédéric-César de] La Harpe des relations entre les divers conseils du vaste 37 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 876. OeC02_2012_I-173AK2.indd 140 OeC02_2012_I-173AK2.indd 140 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Résonances européennes dans les Bonstettiana 141 canton de Berne, je lui ai répondu qu’à mon avis, la petite bourgeoisie et même la paysannerie s’étaient trouvées dans une position désavantageuse par rapport aux familles aristocratiques qui détenaient le pouvoir et les terres ; que par conséquent, le peuple commun avait vécu dans une situation affligeante et qu’à la suite d’un virement constitutionnel, il ne pouvait que gagner - et de fait, il a gagné et il vit aujourd’hui dans l’aisance. Il va de soi que les jeunes hommes d’alors, qui exigeaient cela, ne pouvaient pas plaire aux aristocrates égoïstes, tout comme aujourd’hui en Russie on n’aime pas ceux qui exigent la suppression du servage. Dans la Berne d’aujourd’hui également, ceux qui ont encouragé la révolution ne sont guère aimés, et on m’a parlé d’une dame, qui ne pouvait pas entendre le nom « Helvetia », car il lui rappelait la République Helvétique qui avait réduit le territoire du canton de Berne. Sans doute Bonstetten non plus n’est pas aimé, à la suite de sa façon de penser d’alors et de son aversion pour Berne, qui en découla ; mais de telles hostilités disparaissent et dans 25 ans, plus personne ne considérera comme un crime d’avoir été l’un des premiers libéraux bernois, pas même les aristocrates survivants. Par conséquent, il n’y a aucune raison pour dissimuler son antipathie d’alors pour Berne. Et il semble qu’il s’est décidé à tout rendre public, aussi ses aventures amoureuses en Italie. Elles sont intéressantes, car les coutumes italiennes de l’époque s’y reflètent. L’impression générale qui se dégage des écrits de Bonstetten n’offense pas les bonnes mœurs : partout, l’on perçoit le jeune homme prude, enflammé par l’amour du bien, des sciences, bref : l’ami de Jean Müller. Pourquoi effacer les ombres du tableau ? La traduction [allemande] est très bonne, on ne la remarque même pas 38 . Le dimanche 14 octobre, Turgenev prit congé de Bonstetten, et il consigna cette scène dans son journal : Tôt le matin. Une journée magnifique, le soleil brille de tout son éclat après une nuit pluvieuse. J’ai été chez Bonstetten, il m’a reçu encore au lit, il pleurait et me serrait la main en me disant que nous serions toujours amis et que nous nous écririons. Il ne cessait de répéter qu’il regrettait que je reparte aussi vite. Je lui ai donné quelques informations sur Žukovskij qu’il n’a vu que quelques moments. À présent, il le plaignait aussi. Mais qui sait ? Peut-être nous reverrons-nous un jour dans ce monde-ci, malgré ses cheveux blancs 39 . Turgenev poursuivit son voyage pour se rendre à Paris. Dans ses bagages se trouvaient toutes les correspondances de Bonstetten que nous avons évoquées et, de plus, les lettres que Bonstetten avait écrites en 1805 à M me 38 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 879. 39 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 890. OeC02_2012_I-173AK2.indd 141 OeC02_2012_I-173AK2.indd 141 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 142 Doris Walser-Wilhelm de Staël depuis Paris. Il voulait en faire copier des extraits et en publier quelques-uns. Il écrivit à Nikolaj : À partir de ces lettres, je veux composer une sorte de chrestomathie épistolaire pour Žukovskij, mais également avec des lettres déjà publiées de Müller, de son vivant comme après sa mort, et à partir de ces deux ensembles n’en faire pour ainsi dire qu’un seul, où j’inclurais aussi de courtes esquisses biographiques des deux correspondants et une liste de leurs œuvres. Žukovskij pourrait s’en servir pour enflammer de façon variée la jeune âme de son protégé pour le bien et le beau et pour réchauffer le cœur de celui-ci par l’amitié, l’elixir de vie du jeune et du vieux Bonstetten 40 . Le projet n’a pas été réalisé 41 . 40 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 2, p. 884. Ajoutons encore ceci : les lettres d’Aleksandr Turgenev à son frère Nikolaj ont été éditées en 1872 en langue russe et en alphabet cyrillique par la maison d’édition Brockhaus à Leipzig. Ni cette source ni les lettres d’Italie de Bonstetten qui y sont citées n’échappèrent à Franco Venturi (1914-1994), l’auteur russophile de l’œuvre monumentale Settecento Riformatore, qui chercha à retrouver les lettres originales de Bonstetten. Dans ce but, il publia en 1989 deux essais identiques intitulés « Tra Sette e Ottocento. Una fonte poco nota sull’Italia del XVIII secolo », l’un dans la Rivista storica Italiana, l’autre dans l’Almanaco tessinois pour l’année 1990 (Bellinzona 1989). Peu avant que l’essai ne parût dans l’Almanaco, Franco Venturi reçut, grâce à ses recherches privées, le corpus intégral des lettres dans la version historico-critique, telle qu’elle est publiée dans le volume II de la série Bonstettiana, Briefkorrespondenzen. 41 Information téléphonique de M. Holger Siegel, Giessen. OeC02_2012_I-173AK2.indd 142 OeC02_2012_I-173AK2.indd 142 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) Une lettre retrouvée de Karl Viktor von Bonstetten Kurt Kloocke La découverte de documents d’archives est souvent une affaire de hasard. Ceci vaut aussi pour la lettre de Bonstetten que nous publions ici. Au cours de nos recherches sur Benjamin Constant et en particulier sur les rapports entre Constant et Karl August Böttiger, nous avons dû consulter des documents déposés à la Sächsische Landesbibliothek de Dresde. C’est ainsi que nous avons retrouvé une lettre de Bonstetten, avec une apostille de Friederike Brun, écrite le 14 janvier 1799 de Copenhague à Böttiger, alors directeur du lycée de Weimar et éditeur infatigable du périodique Der neue Teutsche Merkur. Cette lettre aurait dû trouver sa place dans le t. VIII/ 1 des Bonstettiana, après celles écrites le 12 janvier par Friederike Brun à Johannes von Müller, et par Bonstetten à Johann Wilhelm Ludwig Gleim, le poète et Canonicus à Halberstadt, celles écrites le 13 janvier par Bonstetten au même et à Johann Heinrich Füssli, éditeur à Zurich. Toutes ces lettres et d’autres encore écrites peu de temps après cette date à la poétesse de Copenhague et à son invité réfugié, parlent en partie de la même chose, à savoir du petit ouvrage de Friederike Brun Der Rigiberg. Ce petit livre est un ouvrage de combat. Il a été composé en peu de semaines en 1798 pour protester contre la tyrannie du régime révolutionnaire et républicain de la Suisse, établi le 12 avril 1798 par le Bâlois Peter Ochs, sur le modèle de la France. La campagne helvétique, impitoyable, des troupes du général, plus tard maréchal Brune et du commandant Schauenburg avait créé les conditions indispensables pour appuyer les opérations politiques des révolutionnaires suisses, presque aussi tyranniques et autoritaires que ceux du modèle français. Les partisans de l’ancienne confédération ne cessent de se révolter contre les nouveaux maîtres au nom de l’ancienne liberté. L’épisode le plus retentissant fut la révolte héroïque du Nidwald (septembre 1798), brutalement étouffée dans le sang par les troupes françaises et comparée par ceux qui en ont gardé le souvenir aux plus célèbres événements de l’âge héroïque de l’ancienne Grèce. Cette révolte n’est pas le sujet, mais la raison profonde, le motif pour la composition de la brochure de Friederike Brun qui la faisait imprimer à ses frais, mais renonçait finalement à la distribuer. Avant d’entrer dans les détails de cette affaire, voici le texte de la lettre : OeC02_2012_I-173AK2.indd 143 OeC02_2012_I-173AK2.indd 143 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 144 Kurt Kloocke Karl Viktor von Bonstetten et Friederike Brun, née Münter, à Karl August Böttiger 1 [recto] Ich habe die Ehre Ihnen im Nahmen der Frau Brun zu schreiben um Sie zu bitten, und inständig zu bitten die Exemplare von Ihrem Rigiberg als Manuscript zu betrachten, und es niemanden in die Hände zu geben es seie dan das erste Blatt mit dem schonen Motto und der ganze Anhang besonders die prosa weggelaßen. Ein Werk das man auf der großen Schaubühne der Welt sieht, hat eine andere Gestalt als was man im Kabinet liebt. Darum Sie Madame Brun auf das dringenste bittet mit der grosten Vorsicht, und ja nicht mit Vorschrift und Nachschrift 2 diese Exemplar[e] aus den Händen zu laßen, und Ihnen alsobald die Flügel wegzuschneiden. Ich habe eine Bitte an Sie. Sie wolten meine Reise durch Seland im Merkur aufnehmen ; laßen Sie doch meine Zueignung an Müller ja weg. Es ist da ein Ausdruk über Leibeigenschafft der wahr aber zu stark ist. Mir graut nur vor der perspectiv der großen Schaubühne, und Ruh besonders in diesem Sturm [zu opfern] ist die bißchen Lorbeer nicht werth die die Zähne der Kritik etwa übrig laßen mogen 3 . [verso] Man sagt Sie werden vielleicht zu uns kommen. Müller der Ihren ganzen Werth zu kennen wurdig ist, schreibt uns wie vieles danmark dabei gewinnen würde. Mir wäre hochst angenehm Ihre Bekantschaft zu machen, und Sie mundlich meiner Hochschazung zu versichern. Von Bonstetten Kopenhagen den 14. Jener 1799 1 Sächsische Landesbibliothek, Staats- und Universitätsbibliothek Dresden, Mscr. Dresd. h. 37, 4°, Bd. 15, Nr. 30. Le texte occupe le recto et le verso de la feuille. La transcription de la lettre a été revue par les éditeurs des Bonstettiana, opération très utile parce que l’écriture de Bonstetten n’est pas facile à décrypter. 2 Observation sur la transcription du mot « Vorschrift ». Le ms porte effectivement « Vorschrift », avec un seul « f » à la fin. Les Bonstettiana écrivent dans des cas analogues « -fft », ce qui est parfaitement possible selon les libertés de l’orthographe du XVIII e siècle. Bonstetten adopte souvent les conventions en cours de disparition. Dans ce document, nous écrivons néanmoins « Vorschrift », « Nachschrift », « Bekantschaft », parce que le graphème spécial pour ces lettres collées n’est pas reconnaissable ici. 3 La phrase de Bonstetten n’est pas complète. En rédigeant rapidement sa lettre il a probablement oublié d’exprimer la partie positive de son idée, à savoir « Ruh besonders in diesem Sturm zu opfern ist die bißchen Lorbeer nicht werth [ ] ». Notre conjecture est confirmée par la lettre du 13 janvier de Bonstetten à Johann Wilhelm Gleim, où la même idée est ainsi exprimée : « und in diesen Zeiten soll man alles thun um das seltenste Gut, Ruhe, sich und seinen Freünden beizubehalten » (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VIII/ 1, p. 202). OeC02_2012_I-173AK2.indd 144 OeC02_2012_I-173AK2.indd 144 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une lettre retrouvée de Karl Viktor von Bonstetten 145 Uber Erziehung druken Sie ja ohne Nahmen, und wenn es Ihnen gleichgültig wäre, wünschte ich daß es einstweilen gar nicht erscheine. Nur Motto vernichtet 4 . Daß übrige überlaße ich Zutrauensvoll Ihnen, Wielands u[nd] des 5 Edlen Herders Händen. FB. Traduction : J’ai l’honneur de vous écrire au nom de Madame Brun pour vous prier, pour vous prier instamment, de traiter les exemplaires de son « Rigiberg » comme un manuscrit et de ne le mettre entre les mains de personne, sauf à en enlever la première page avec sa belle devise et l’annexe, particulièrement la prose. Une œuvre qu’on voit apparaître sur la grande scène du théâtre de ce monde est de par sa forme différente de ce que l’on aime dans le cabinet. C’est pourquoi Madame Brun vous prie vivement de porter attention à ce que ces exemplaires, surtout avec leur préface et leur postface, ne vous échappent pas des mains et de leur couper les ailes le plus tôt possible. J’ai une demande à vous adresser. Vous voulez faire paraître mon « Voyage à travers Seeland » dans le « Merkur » ; supprimez surtout mon hommage à Müller. Il comprend une expression sur le servage qui est vraie, mais trop vive. Je crains la perspective du grand théâtre du monde, et [sacrifier] la tranquillité, particulièrement au cœur de cette tempête, ne vaut pas les quelques feuilles de laurier que les dents de la critique daigneraient laisser. On dit que vous vous installerez peut-être ici auprès de nous. Müller, qui est digne d’estimer toute votre valeur, nous fait savoir combien le Danemark y gagnerait. Ce serait pour moi un grand plaisir de faire votre connaissance et de vous assurer personnellement de mon estime. Von Bonstetten Copenhague, le 14 janvier 1799. Imprimez « De l’Éducation » surtout sans nom d’auteur, et si le texte vous était indifférent, je préférerais pour l’heure qu’il ne fût pas même publié. Ne détruire que la devise. Je laisse le reste en toute confiance entre vos mains, celles de Wieland et de l’honoré Herder. FB. 4 Dans ce post-scriptum, Friederike Brun écrit « vernichtet » ; c’est à la limite une faute de grammaire ; on attendrait « vernichten ». Le post-scriptum est ajouté à la dernière minute. 5 Le ms porte « der », une inadvertance due à la hâte de F. Brun. OeC02_2012_I-173AK2.indd 145 OeC02_2012_I-173AK2.indd 145 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 146 Kurt Kloocke La lettre aborde quatre sujets, à savoir : la crainte d’attirer des mesures répressives du nouveau gouvernement suisse si le petit ouvrage de Friederike Brun était saisi par les nouvelles autorités ; la publication d’un texte de Bonstetten dans le périodique Der neue Teutsche Merkur, géré par Wieland et surtout par Böttiger, le projet d’une nomination de Böttiger comme éphore des lycées classiques de Copenhague, et finalement la publication d’un essai de Bonstetten sur l’éducation, également dans le Merkur. Il est difficile de comprendre cette lettre sans esquisser quelques faits historiques et sans rappeler certaines circonstances qui conditionnent la genèse de l’ouvrage de Friederike Brun qui est le sujet le plus important de cette lettre. Les faits historiques concernent la disparition de l’ancienne Union helvétique en 1798, résultat de la campagne dure et cruelle des troupes françaises sous le commandement des généraux Brune et Schauenburg qui avancent en mars 1798 vers Berne, prennent cette ville, ce qui permet, après avoir étouffé dans le sang, toute résistance, d’établir la république une et indivisible de la Suisse. Elle concerne la transformation de la Confédération suisse en une République helvétique, selon le projet proposé par Frédéric-César de la Harpe, précepteur du futur tsar Alexandre et de son frère cadet entre 1784 et 1794, et Peter Ochs, homme politique bâlois qui a rédigé en 1797 sur l’invitation du Directoire, la Constitution de la République helvétique à venir. Celle-ci était conçue selon le modèle français comme un état centralisé avec, comme unités administratives, les anciens cantons. Peter Ochs, esprit libéral et adepte des Lumières, et la Harpe, républicain radical, étaient considérés par beaucoup de citoyens suisses comme ceux qui ont livré les cantons helvétiques à la domination étrangère, surtout après avoir fait appel à des pouvoirs dictatoriaux dès que les nouvelles structures politiques de la République helvétique avaient été mises en place. Les changements provoquent une résistance tenace et héroïque. L’acte de médiation promulgué en 1803, bien que rétablissant les anciennes structures cantonales de la Confédération et procédant ainsi à une restauration politique non avouée, faisait de la Suisse un état satellite de la France. Les contributions matérielles qu’on lui impose sont considérables. La soumission des cantons de la Confédération helvétique en 1798 par les troupes françaises est un des événements révoltants des guerres révolutionnaires accepté sans protestations par les puissances européennes de l’époque. Rares sont les écrits qui le condamnent ouvertement. Le livre de Friederike Brun aurait pu jouer ce rôle. Il a été écrit après la dernière révolte, la plus héroïque de toutes, celle de Nidwalden, début septembre 1798, et réprimée par Schauenburg. L’ouvrage n’a pas eu de lecteurs en 1799, pour des raisons dont il sera question par la suite. Disons d’abord de quoi il s’agit. OeC02_2012_I-173AK2.indd 146 OeC02_2012_I-173AK2.indd 146 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une lettre retrouvée de Karl Viktor von Bonstetten 147 Der Rigiberg est le texte de Friederike Brun qui répond à cette situation 6 . Il est à la fois une idylle et une élégie, composé selon des principes poétiques nouveaux pour présenter l’image d’un beau souvenir et aboutir à une plainte douloureuse. Le beau souvenir, c’est la description idyllique d’un séjour quelque peu prolongé en septembre 1795, pendant son voyage en Suisse, dans la région du Rigi, pour Friederike Brun une espèce de révélation. Elle se sert pour cette description de son journal de voyage pour développer un tableau où les choses très concrètes, p. ex. des observations sur l’économie et la vie rurale de tous les jours, l’évocation très fine des rencontres avec quelques habitants de cette région et les tableaux du paysage grandiose ainsi que les effets de l’élévation de l’âme se rencontrent 7 . Ce texte devient une plainte sur la fin tragique des libertés suisses qui ont péri dans la résistance contre les forces supérieures de l’occupant, une plainte aussi sur le sort du pays opprimé : « Hélas, tu es restée muette, Helvétie ! Comme une victime souffrante, tu t’es effondrée sur les ruines fumantes de la liberté européenne ! Que tu t’es effondrée abandonnée et sans secours, toi, enfant chéri des nations, est le témoignage le plus criant de la honte générale [ ] 8 ». Friederike Brun n’hésite donc pas à composer un texte hautement pathétique précédant la description qui évoque d’une manière voluptueusement détaillée le séjour plein des plus beaux souvenirs ; elle n’hésite pas non plus, pour accuser la brutalité des conquérants, à clore son texte par trois poésies, deux de sa propre inspiration, la dernière empruntée à Johann Gaudenz von Salis-Seewis, publiée en 1794, chants lugubres qui fêtent les sacrifices des héros patriotiques 9 . Un des choix les plus significatifs de cette composition de collage est la devise tirée de la lettre du 31 mars 1798 de Johannes von 6 Friedericke Brun, geb. Münter, Der Rigiberg. Copenhague, 1799, 96 pages. Impression privée. C’est cette édition que nous avons utilisée pour notre analyse. Les Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VIII/ 1 reproduisent partiellement le texte revu de 1800. Voir ci-dessous, la note suivante et p. 149, note 15. 7 Friederike Brun exploite ses notes, mais ne les copie pas littéralement, elle les développe, parfois considérablement en s’arrêtant sur les effets quasiment métaphysiques du paysage, comparable à ceux qu’on peut découvrir dans les tableaux de Caspar David Friedrich, comme on peut se rendre compte en collationnant les extraits de ce journal (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, p. 241) et la version imprimée (Der Rigiberg, pp. 40-42 de l’édition originale). 8 Ach, du verstummtest, Helvetia ! Wie ein duldendes Opfer, sankest du auf den dampfenden Trümmern der Europäischen Freyheit dahin ! Dass du hülflos sankest, du Lieblingskind der Nationen, war das lauteste Zeugnis der allgemeinen Schmach […]. Der Rigiberg, p. 4. 9 Rappellons que ce poète est un des amis de Friederike Brun et de Bonstetten. Il avait offert, en 1795 précisément, à Friederike Brun le livre de ses poésies sorti peu de temps avant le voyage. Elle le lit pendant son séjour au Rigi (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 1, pp. 234-235 et p. 241). OeC02_2012_I-173AK2.indd 147 OeC02_2012_I-173AK2.indd 147 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 148 Kurt Kloocke Müller à Friederike Brun 10 , placée comme une accusation amère en tête du petit livre, à laquelle répond, à la fin de l’ouvrage, une série de citations choisies dans la même lettre, dans celles du 16 mai 1798 à la même, des 12 juin et 26 août 1798 à Bonstetten 11 . Ce sont les morceaux liminaires, poésies aussi bien que les citations de la correspondance, qui font de ce petit ouvrage de Friederike Brun un manifeste politique, dénonçant les conquêtes révolutionnaires et les campagnes cruelles des troupes françaises. Le projet d’écriture, approuvé dans un premier temps par Bonstetten et Karl Graf Ludolf, ambassadeur autrichien au Danemark, n’a pu trouver un éditeur commercial, de sorte que Friederike Brun a fait tirer à ses frais 1000 exemplaires par l’éditeur Brummel de Copenhague. Mais peu de jours seulement après le tirage du volume, les craintes se sont manifestées. Bonstetten trouvait le pamphlet trop hardi, le frère de Friederike Brun, Friedrich Münter, a fait remarquer qu’on pouvait reconnaître l’auteur des lettres ou, pire encore, qu’on courait le risque de voir attribuer les extraits de la correspondance à Bonstetten lui-même, ce qui impliquait une menace pour l’épouse et le fils de celui-ci restés en Suisse 12 . Ce qui avait commencé comme une résistance semi-publique finit dans la timidité. Friederike Brun a distribué environ 45 exemplaires à des amis, dont Böttiger, et Bonstetten implore ceux qui avaient reçu un de ces exemplaires, de ne pas les laisser circuler, d’enlever la feuille avec la devise et les morceaux choisis des correspondances à la fin de l’ouvrage, de couper « les ailes du livre » pour ne pas exposer à des persécutions ni Johannes von Müller, ni d’autres personnes. Friederike Brun est un peu plus hardie en disant qu’il suffit de supprimer la devise. Ces consignes n’ont pas été respectées par tous les correspondants. L’exemplaire que nous avons consulté contient toutes les pages 13 . 10 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VII/ 2, p. 1087. 11 Voir Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VIII/ 1, pp. 23-25, 38-41 et 95-98. 12 Rappellons que la Loi des otages n’a été adoptée qu’en juillet 1799 par le Conseil des Cinq-Cents et les Anciens. Les soupçons de Friedrich Münter ne sont donc pas fondés sur cette loi. 13 Nous avons consulté l’exemplaire de la Landesbibliothek Dessau, (la cote : 8588 HB), qui porte encore le tampon d’autrefois : « Bibliotheca Duc. Anhalt., Dessau », soit de la bibliothèque du duc Leopold III Friedrich Franz (1740-1817), mécène et administrateur habile de son duché. Le livre n’est pas relié. On a conservé l’ancienne reliure provisoire de papier, de sorte que l’ouvrage garde son aspect de « manuscrit ». Qui a possédé ce livre ? On pense évidemment à l’épouse du duc, Henriette Wilhelmine Luise von Brandenburg-Schwedt, une connaissance, sinon une amie de Friederike Brun depuis le mois de mai 1795, où elle a fait la connaissance de la duchesse à Wörlitz. Elle l’a revue, pendant son voyage en Suisse, à Lugano, où Matthisson, la duchesse, Friederike Brun et Bonstetten se sont retrouvés le 17 septembre 1795. Le journal de voyage de la duchesse dont on trouve des extraits dans les Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, (t. VII/ 1, voir OeC02_2012_I-173AK2.indd 148 OeC02_2012_I-173AK2.indd 148 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Une lettre retrouvée de Karl Viktor von Bonstetten 149 Nous savons que le petit ouvrage a circulé 14 , Friederike Brun a eu des échos, sans doute, ce qui l’a encouragée à intégrer en 1800 une version revue et augmentée dans le Journal de son voyage en Suisse 15 . Le premier des deux écrits de Bonstetten dont il est question par la suite est le texte intitulé « Bemerkungen auf einer Reise durch einen Theil von Seeland und auf der Küste von Schonen », qui porte au-dessous du titre l’hommage « An Johannes Müller ». Bonstetten désire supprimer le texte de la Zueignung à son ami à cause d’une observation sur la servitude qui s’est conservée, selon Bonstetten, dans le nord de l’Europe et dont il parle comme d’une ancienne plaie jamais guérie. Pourquoi les craintes de Bonstetten ? Seraient-ce encore les constellations politiques inquiétantes du moment ? C’est possible. En tout cas, Böttiger n’a pas pu suivre ce conseil, la lettre de Bonstetten étant partie trop tard. Il a publié dans trois cahiers de l’année 1799 du périodique Der neue Teutsche Merkur environ la moitié de l’étude qui sortira fin 1799 dans le premier tome des Neue Schriften 16 . Le texte du Merkur est bien complet des passages que Bonstetten demande à supprimer dans la prépublication. Le dernier texte enfin, un écrit sur l’éducation, désigne sans aucun doute un autre essai de Bonstetten sur les pays scandinaves, « Über Volkserziehung, bei Anlaß eines Besuches in den Kopenhagener Schulmeisterseminaren ». Böttiger publie dans le numéro du mois de février de Der neue Teutsche Merkur sans le nom de l’auteur, comme le désire Bonstetten, les deux premiers chapitres de cette étude qui deviennent deux lettres autonomes. Une troisième lettre, bien qu’annoncée, n’a pas paru 17 . Le morceau le plus curieux de cette lettre pleine de craintes et de méfiance se trouve à la fin, lorsque Bonstetten aborde les projets de Böttiger de solliciter un poste bien rémunéré comme éphore des lycées de Copenhague et directeur de l’école pour la formation des futurs professeurs. Le projet a été aussi les illustrations pp. 205 et 211), se recoupe avec les notes de Friederike Brun. L’idée d’attribuer l’exemplaire en question à la bibliothèque privée de la duchesse est séduisante, mais est une hypothèse sans preuves matérielles. Signalons encore qu’il reste à la fin de ce livre le petit fragment d’une feuille manuscrite déchirée, rédigée en allemand, qui pourrait peut-être nous trahir le nom du possesseur si l’on pouvait identifier l’écriture. 14 Voir la lettre du 6 février 1799 de Johannes von Müller à Bonstetten (Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. VIII/ 1, p. 217). Il y dit aussi qu’il a signé dans l’exemplaire reçu toutes les citations. 15 Tagebuch einer Reise durch die östliche, südliche und italienische Schweiz. Copenhague : Brummer, 1800. 16 Voir Bonstettiana, Neue Schriften, pp. 15-63. 17 Le texte intégral de ce petit ouvrage sera publié dans le t. I des Neue Schriften. Voir Bonstettiana, Neue Schriften, pp. 64-98. OeC02_2012_I-173AK2.indd 149 OeC02_2012_I-173AK2.indd 149 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 150 Kurt Kloocke lancé, semble-t-il, en octobre 1798 par Ernst Platner, professeur de philosophie à l’Université de Leipzig. Les négociations avec les autorités danoises étaient compliquées et sinueuses, et se poursuivent jusqu’au mois de février 1799, sans aboutir. L’opinion de Johannes von Müller avait du poids auprès des amis danois, et Bonstetten, qui utilise d’ailleurs, en parlant des mérites de Böttiger, une tournure appartenant au jargon des personnes chargées à se prononcer sur la nomination d’un candidat, y a sans doute aussi joué son rôle. Böttiger a finalement renoncé à poursuivre ce projet, préférant de rester à Weimar dans l’entourage intellectuel de cette résidence 18 . Ce que nous venons d’évoquer dans la présentation de cette lettre isolée permet de se rendre compte une fois de plus de la puissance critique de ce qu’on appelle un « réseau épistolaire ». Ce sont les échos multiples qu’on perçoit dans une série de documents, lettres, journaux intimes, écrits littéraires, pamphlets, brochures, qui permettent de saisir la signification complexe d’un témoignage en apparence modeste, à la limite négligeable. C’est le cas de cette lettre de Bonstetten, peu importante en tant que document isolé. Elle prend un intérêt non négligeable pourtant dès qu’on la replace dans le contexte historique, la soumission de la Suisse par la France et le projet d’écriture de Friederike Brun provoqué par les événements politiques et qui s’articule dans un genre littéraire nouveau, la méditation mélancolique consacrée à la destruction de ce qui est moralement beau. Les projets d’écriture de Bonstetten lui-même sont peut-être plus traditionnels. Ce qui nous apparaît dans cette lettre sont les soucis qui résultent de la publication imminente de ces textes. Nous enregistrons ainsi, avec l’analyse de la poétique de l’ouvrage de Friederike Brun et son ancrage dans les convulsions de l’époque, avec les stratégies de publication poursuivies par Bonstetten, les communications fugitives des personnes qui y prennent part. Elles appartiennent à la vie journalière des écrivains et intellectuels de l’époque, messages éphémères comme le sont aujourd’hui les entretiens téléphoniques ou les échanges par courriel qui, pourtant, ont une grande importance pour l’organisation de la vie pratique. La petite lettre de Bonstetten est un des exemples. Replacée dans le contexte, elle devient un témoignage intéressant de l’époque. 18 On consultera sur cette affaire l’ouvrage de Julia A. Schmidt-Funke, Karl August Böttiger (1760-1835). Weltmann und Gelehrter, Heidelberg, Winter : 2006, p. 30. L’étude de Otto Franke, « Karl August Böttiger, seine Anstellung als Gymnasialdirektor in Weimar und seine Berufungen », Euphorion, t. III, 1897, pp. 53-64 et 408-421 est plus détaillée et publie aussi des pièces d’archives. OeC02_2012_I-173AK2.indd 150 OeC02_2012_I-173AK2.indd 150 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) Images et imagologie des nations européennes : l’observation et la comparaison dans L’homme du Midi et l’homme du Nord de Charles-Victor de Bonstetten Armin Westerhoff I Introduction Lorsque Charles-Victor de Bonstetten publie son ouvrage L’homme du Midi et l’homme du Nord en 1824, il parachève une étude dont les thèmes principaux l’ont préoccupé tout au long de sa vie. Cet essai doit beaucoup à ses expériences personnelles accumulées au cours de ses séjours ou voyages dans divers pays d’Europe. Une première version manuscrite, aujourd’hui perdue, remonte aux années 1811-1813 pendant lesquelles Bonstetten discute librement avec ses amis de la publication d’un recueil, Mélanges, dont une étude sur l’influence du climat pourrait devenir la partie principale : « Ce sont des mélanges, mais chaque morceau devient presque un ouvrage. Celui sur l’influence du climat sur les homes, en comparoison du nord avec le midi a plu ici » 1 . Cette remarque tirée d’une lettre du 28 août 1812, adressée à Simonde de Sismondi, renvoie probablement à une conférence que Bonstetten avait donnée en juin de cette année à la Société de physique de Genève : De l’influence du climat sur les hommes 2 . Cette conférence forme le noyau de ce qui deviendra plus tard le livre le plus populaire de Bonstetten, et qui restera au cœur de l’essai comme l’indique le sous-titre de L’homme du Midi et l’homme du Nord ou sur l’influence du climat (1824). La théorie du climat remonte à une ancienne doctrine postulant une relation étroite entre les climats, les peuples et les nations (ou sociétés), instaurée par Hippocrate dans l’Antiquité avec le traité Des airs, des eaux, des lieux (environ 400 avant J.C.), puis revigorée par l’abbé Du Bos en 1719 dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, et par Montesquieu en 1748 dans L’esprit des lois. C’est la théorie de Montesquieu que Bonstetten a l’intention de discuter et à laquelle il souhaite apporter des objections : « L’influence directe du climat sur les hommes a peut-être été exagérée par Montesquieu. C’est l’in- 1 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, pp. 199-200. 2 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. VIII et Bonstettiana, Philosophie, p. 484. OeC02_2012_I-173AK2.indd 151 OeC02_2012_I-173AK2.indd 151 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 152 Armin Westerhoff fluence indirecte qui est prodigieuse » 3 . Comme dans cette lettre que nous venons de citer, Bonstetten expose son projet auprès de ses correspondants sous divers angles, et la théorie du climat se trouve souvent placée dans le contexte de l’expérience personnelle. Dans sa lettre à Simonde de Sismondi du 28 août 1812, Bonstetten glisse immédiatement vers les souvenirs que ses voyages lui ont laissés, établissant ainsi l’observation individuelle comme un élément constitutif d’égale importance pour son « morceau » : « J’avois une foule de souvenir[s] sur le nord et le midi qui ont produit une foule de contrastes » 4 . Un an plus tard, en 1813, Bonstetten y revient dans une lettre du 26 avril 1813 à Philippe Albert Stapfer en présentant son étude comme le produit de ses voyages : « [L’ouvrage] est le résultat d’une foule d’observations que j’ai faittes dans mes voyages dans le Nord et dans le Midi » 5 . Ces remarques sur l’arrière-plan personnel du livre mériteront notre attention lors de l’analyse de L’homme du Midi et l’homme du Nord ; pour l’instant, je me bornerai à citer une autre occurrence de ce véritable leitmotiv de la correspondance bonstettienne, tirée d’une lettre à Heinrich Zschokke, alors que l’auteur réalise la publication de L’homme du Midi et l’homme du Nord. L’importance de la connaissance personnelle du sujet y est réaffirmée, pour ce que l’écrivain appelle désormais une œuvre (« ein Werk ») considérée comme « la somme de toutes ses expériences », « die Summe aller meiner Erfahrungen » 6 . Si ce trait personnel a assurément contribué au grand succès du livre, son analyse nous permettra de lire autrement L’homme du Midi et l’homme du Nord, comme un ouvrage littéraire, librement associé à la littérature viatique, et certainement alimenté par les voyages de l’auteur en France (notamment en 1810), en Italie, en Allemagne ainsi que par ses séjours en Suisse italienne et au Danemark (1798-1802). Pour une telle lecture, la proximité avec le groupe de Coppet et avec M me de Staël est essentielle : notons que c’est également au début des études menant à L’homme du Midi et l’homme du Nord que Bonstetten se réfère aux recommandations de M me de Staël, comme dans cette lettre du 7 juillet 1812 adressée à Sismondi : « J’ai fait un petit ouvrage, sur l’influence du climat sur les homes, et dans la préface j’ai placé le tableau du midi comparé à celui du nord, que M[ me ] de St[aël] m’a souvent demandé de faire » 7 . Dès son origine, l’étude est donc placée dans deux contextes principaux : elle s’inscrit d’une part, en 1812, dans le cadre des discussions scientifiques 3 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 396. 4 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, pp. 199-200. 5 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, pp. 328-329. 6 Lettre à Heinrich Zschokke, le 2 mai 1824, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 1, p. 148. 7 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XI/ 1, p. 165. OeC02_2012_I-173AK2.indd 152 OeC02_2012_I-173AK2.indd 152 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 153 stimulées par les cercles érudits et cosmopolites que Bonstetten appréciait à Genève ; d’autre part, dans le contexte des discussions du Groupe de Coppet, où l’étude culturelle et politique de l’Europe a toujours été liée à l’étude littéraire 8 . Pour la version finale de L’homme du Midi et l’homme du Nord, on doit également tenir compte des éléments autobiographiques qui confèrent une troisième assise au livre et qui reflètent la poursuite du travail de l’auteur dans l’intervalle. Vers 1824, aux alentours de la publication de l’essai, le regard de Bonstetten porte sur le passé et devient un brin nostalgique (il a alors presque 80 ans). L’auteur voit désormais son ouvrage longuement différé comme un livre d’expériences agrémenté de réflexions : « Ce sont des souvenirs […], écrits il y a longtems. Je les ai repris, et augmentés pour y placer quelques aplications de mes principes philosophiques » 9 . Et dans une lettre du 24 juillet 1824 à la Comtesse Auguste de Caffarelli : « Je m’amuse a y ajouter des pensées » 10 . Lu comme un texte spéculatif, L’homme du Midi et l’homme du Nord devient un corollaire aux études philosophiques de Bonstetten, auteur des Recherches sur la Nature et les lois de l’Imagination (1807) ainsi que des Etudes sur l’homme (1821/ 1828) prônant l’expérience comme étant au principe de la philosophie. Les renvois vers la « psycologie » 11 ou aux « pensées » dans la correspondance permettent d’associer l’opposition géographique du nord et du sud à la dichotomie de l’idée et du sentiment que Bonstetten considère comme fondamentale chez tout individu. Cette antinomie philosophique servirait dès lors la typologie géographique d’un potentiel humain universel 12 . Au-delà de leur situation effective, les hommes devraient développer ce double potentiel d’idées et de sentiments pour se perfectionner. La discussion sur la théorie des climats ouvre donc sur la doctrine de la perfectibilité à laquelle l’écrivain est attaché. Il faut d’ailleurs mentionner, avec les éditeurs des Bonstettiana, une étude restée à l’état d’ébauche, l’Influence de l’étude de l’home sur les progres des sciences 13 , qui présente également des réflexions sur la thématique du nord et du midi, voire qui appartient aux ébauches et esquisses destinées 8 Voir pour le groupe de Coppet, Étienne Hofmann et François Rosset, Le groupe de Coppet. Une constellation d’intellectuels européens. Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2005 (Le savoir suisse 31), pp. 47-57. 9 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 1, p. 234, à Philipp Albert Stapfer, le 5 décembre 1824. 10 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 1, p. 169. 11 Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, t. XIII/ 1, p. 234, à Philipp Albert Stapfer, le 5 décembre 1824. 12 Walser-Wilhelm, Bonstettiana, L’homme du midi et du nord, pp. IX-XIII et pp. 365- 371. 13 Bonstettiana, Philosophie, pp. 975-886. OeC02_2012_I-173AK2.indd 153 OeC02_2012_I-173AK2.indd 153 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 154 Armin Westerhoff à une éventuelle deuxième partie du livre, portant sur la géographie ou la climatologie intérieure de l’homme 14 . Dans ce qui suit, nous lirons l’homme du Midi et l’homme du Nord d’après ces trois strates (géographique, personnelle, perfectibiliste) afin de mieux cerner les images des peuples européens et de les placer dans le contexte d’une éventuelle imagologie. Dans un premier temps, nous comparerons les images des nations avec la théorie des climats de Montesquieu, puis nous les confronterons à leur contestation romantique, due en 1829 au baron Friedrich de la Motte-Fouqué, ce qui nous aidera à mieux cerner la doctrine proche des Lumières de Bonstetten. Dans un deuxième temps, nous intégrerons le Voyage dans le Midi de la France (1810) dans notre lecture de l’ouvrage, pour démontrer l’importance de l’observation et de la connaissance personnelles dans un essai qui se veut aussi littéraire. En troisième lieu, nous examinerons la dimension philosophique en établissant des liens avec la pensée de la perfectibilité toujours chère à Bonstetten. En guise de conclusion, nous proposerons encore une brève réflexion sur le besoin des images pour la représentation des peuples et pour la littérature, en nous référant à une branche clé de la littérature comparée universitaire d’aujourd’hui, à savoir l’imagologie. II La théorie du climat Il est probable que L’homme du Midi et du Nord constitue le dernier ouvrage qui soit consacré à la théorie du climat, avant que celle-ci disparaisse ou soit remplacée par d’autres théories sociales comme celle du ‘milieu’ 15 . Telle était du moins l’intention de son auteur. Dans une longue tradition, c’est l’ouvrage de Montesquieu, L’esprit des lois (1748), qui représente la source principale d’inspiration et de contestation pour un Bonstetten soucieux d’y apporter des modifications. Rappelons brièvement les quelques traits 14 Walser-Wilhelm, Bonstettiana, L’homme du midi et du nord, p. 369. 15 Voir Mario Pinna, La Teoria dei climi. Una falsa dottrina che non muta da Ippocrate à Hegel. Roma : Società geographica italiana, 1988 (Memorie della Società geographica italiana 41). Il situe la fin de cette théorie au début du 19 e siècle. Waldemar Zacharasiewicz, Die Klimatheorie in der englischen Literatur und Literaturkritik von der Mitte des 16. bis zum frühen 18. Jahrhundert. Wien, Stuttgart : W. Braumüller, 1977 (Wiener Beiträge zur englischen Philologie LXXVII), reconnaît la possibilité d’une transformation de la théorie et mentionne quelques auteurs du 20 e siècle qui poursuivent la théorie du climat proprement dite. Voir également Gonthier- Louis Fink, « Diskriminierung und Rehabilitierung des Nordens im Spiegel der Klimatheorie », in : Astrid Arndt et al. (éds.), Imagologie des Nordens. Zur kulturellen Konstruktion von Nördlichkeit. Frankfurt a.M., Bern : P. Lang, 2004 (Imaginatio borealis 7), pp. 45-108. OeC02_2012_I-173AK2.indd 154 OeC02_2012_I-173AK2.indd 154 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 155 de cette théorie, née semble-t-il sur l’île grecque de Kos avec le traité Des airs, des eaux, des lieux d’Hippocrate et reformulée, mais pas véritablement transformée, tout au long de sa transmission, jusqu’aux Lumières, puis au Romantisme. Le géographe italien Mario Pinna en retrace l’histoire d’Hippocrate à Hegel, tout en émettant des réserves sur une théorie « fausse » depuis ses origines, et « inchangée » depuis lors selon lui 16 . Cette doctrine cherche à établir une interdépendance entre le climat d’une région, c’est-à-dire des conditions géographiques et météorologiques, et les mœurs et coutumes des peuples qui y vivent. D’abord médicale, elle s’ouvre également à la politique. Montesquieu, pour citer la source la plus importante de Bonstetten, propose ainsi une théorie de la législation dont le but principal serait une adéquation entre les lois et les peuples fondée sur le climat, avec ce présupposé qu’une législation allant contre le sens naturel d’un ‘climat’ serait vouée à l’échec : « L’empire du climat est le premier de tous les empires » 17 . Pour Montesquieu, ce n’est qu’à partir de la connaissance des conditions climatiques que l’on peut constituer des lois : « Idée générale. S’il est vrai que le caractère de l’esprit et les passions du cœur soient extrêmement différents dans les divers climats, les lois doivent être relatives et à la différence de ces passions, et à la différence de ces caractères » 18 . Certes, Montesquieu relativise le déterminisme naturel et climatique à d’autres endroits de son traité, et admet l’importance d’autres facteurs comme la religion, les mœurs, le passé ou les manières 19 . Il a néanmoins contribué à forger une idée des peuples et de leurs caractères, dont l’axe idéologique se fonde sur l’opposition du nord et du sud. On peut y retrouver l’origine des observations de Bonstetten ; notre auteur s’en inspire tout en contestant l’étendue significative de cette théorie climatique. Montesquieu introduit les stéréotypes sur le courage et la lâcheté respectivement attribués aux habitants du nord et du sud, ainsi que la ‘mesure’ de la sensibilité : « Dans les pays froids, on aura peu de sensibilité pour les plaisirs ; elle sera plus grande dans les pays tempérés ; dans les pays chauds, elle sera extrême. Comme on distingue les climats par les degrés de latitude, on pourrait les distinguer, pour ainsi dire, par les degrés de sensibilité » 20 . 16 Pinna, La Teoria dei climi, pp. 10-16, p. 381, p. 391. 17 Montesquieu, L’esprit des lois, Éd. Robert Derathé. Bibliographie mise à jour par Denis De Casabianca. Paris : Classiques Garnier, 2011 (Bibliothèque du XVIII e siècle 14-15). Livre XIX, ch. 14, p. 336. 18 Montesquieu, L’esprit des lois, livre XIV, ch. 1, p. 245. 19 Montesquieu, L’esprit des lois, livre XIX, ch. 4, p. 329. 20 Montesquieu, L’esprit des lois, livre XIV, ch. 2, p. 247. OeC02_2012_I-173AK2.indd 155 OeC02_2012_I-173AK2.indd 155 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 156 Armin Westerhoff Bonstetten reprend cette vision graduée de la sensibilité, restant ainsi attaché au déterminisme climatique 21 . L’antinomie de l’homme du nord et de l’homme du midi, l’importance accordée au climat pour la détermination des lois - tels sont les deux apports de Montesquieu que Bonstetten doit avoir en tête lorsqu’il discute la validité de ce legs. En effet, dans le premier chapitre consacré à l’agriculture, il admet une influence du climat, mais seulement « indirecte » 22 . Même si sa dichotomie doit beaucoup à son prédécesseur, même s’il lui emprunte d’autres observations comme une idée topique sur le suicide (ce qui est en soi un autre sujet traditionnel, issu du regard médical), même s’il lui donne raison en affirmant que les habitants du nord se tueraient « sans sujet tandis que ceux du Midi savent très-bien pourquoi ils se privent de la vie » 23 , il ira en général dans une autre direction. Il soulignera davantage la participation d’autres éléments constitutifs d’une société et d’une culture, à savoir les mœurs, les coutumes et les conventions auxquelles il revient à plusieurs reprises dans son essai. A nos yeux, l’intérêt de cette contribution tardive à la longue tradition de la théorie du climat réside dans la transformation de son orientation ; une description riche et détaillée des collectivités européennes substitue des éléments historiques et sociaux à la tradition morale et législative. Quelles images des nations et des peuples européens présente Bonstetten, et quelle influence attribue-t-il de fait au climat ? Son Homme du Midi… réunit des chapitres sur des thèmes généraux comme l’amour, la famille, la poésie ou l’éducation ainsi que sur des sujets plus particuliers - et plus attendus, voire topiques dans le contexte des récits de voyage en Italie - comme le cicibéisme, la soif de vengeance ou le suicide. A plusieurs reprises, ces chapitres deviennent autonomes par rapport au sujet général. L’attrait du livre réside dans ce traitement léger et facile de son thème, avec l’insertion libre d’autres observations 24 . Dans son « Introduction - Les deux climats », Bonstetten donne un aperçu général de sa théorie et des caractéristiques des habitants du nord et du sud. Le lecteur se rend immédiatement compte que ces réflexions reposent sur des connaissances personnelles des sociétés décrites. Contrairement à Montesquieu, l’auteur ne généralise pas ses notations sur un ‘sud’ générique en y incluant des régions comme l’Asie ou l’Afrique, mais se limite à parler des régions qu’il a effectivement traversées. 21 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, pp. 432-435. 22 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 396. 23 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 422. Montesquieu, L’esprit des lois, livre XIV, ch. 12, pp. 256-257. 24 Aimé Steinlen, Charles Victor de Bonstetten. Etude biographique et littéraire. Lausanne : Georges Bridel, 1860, p. 324. OeC02_2012_I-173AK2.indd 156 OeC02_2012_I-173AK2.indd 156 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 157 Ainsi le ‘sud’ égale (presque) l’Italie 25 , que Bonstetten connaissait bien après trois grands voyages et à laquelle il avait déjà consacré un livre important, Le voyage sur la scène des six derniers livres de l’Enéide (1803), alors que les autres pays mentionnés sont la France, l’Allemagne, la Suisse, le Danemark (la Scandinavie), puis l’Angleterre, tous pays où l’écrivain avait séjourné. On s’aperçoit donc qu’il s’abstient d’intégrer des jugements transmis par ouïdire pour obtenir une intégralité factice de l’Europe ou du monde. Bonstetten réalise très tôt que le climat n’est pas le seul facteur anthropologique déterminant et ne doit pas être pris comme une cause unique pour expliquer les caractères des peuples : « La question de l’influence des climats sur les hommes, m’a souvent paru mal saisie » 26 . Il prévient également que le climat n’a pas seulement une dimension « polaire », mais aussi une dimension « verticale » : « On retrouve dans les Alpes de la Suisse la Laponie et le Groenland ; et si dans le Nord on tiroit parti plus qu’on ne fait des lieux abrités, on y trouveroit quelquefois le climat de l’Italie ». En même temps, le passage des Alpes confère indéniablement à celui qui les traverse un sentiment de grand changement atmosphérique. En reprenant cette idée, l’ouvrage de Bonstetten s’inscrit dans la tradition de la littérature du voyage avec son opposition topique et son motif récurrent d’un renouveau suscité par le Midi 27 . Ciel et paysage stimulent et provoquent le sentiment d’une ‘renaissance’ intérieure : Bonstetten voit en Italie la « splendeur du ciel » et « l’indépendance personnelle » 28 . En revanche, en Suisse règne, selon lui, le « repos », induit par la nature massive et statique de la montagne. Le nord - « des landes de Lunebourg » jusqu’à la « Baltique » - est dominé par les « plaines marécageuses », le ciel se rétrécit, suscitant le sentiment d’une grande « solitude », et amenant l’homme du nord à la « pensée ». Dans une dernière partie du nord, celle des côtes scandinaves, l’« effroi » s’empare de l’habitant dont la « demeure » devient l’objet le plus cher. Cette introduction annoncée comme une description des deux climats constitue en réalité une représentation littéraire des paysages européens évocateurs de sentiments, et d’ailleurs tributaire de deux courants de l’époque : le classicisme et l’ossianisme 29 . Fondée sur l’expérience personnelle 30 , sa 25 Dieter Richter, Der Süden. Geschichte einer Himmelsrichtung. Berlin : Wagenbach, 2009, p. 135. 26 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 388. 27 Patrick Vincent, « Europe’s Shifting Topographies, Switzerland and Italy in the Romantic Age » in : Colloquium helveticum 39, 2008, pp. 211-230. 28 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, pp. 388, 390, 392 et 396. 29 Marie-L. Herking, Charles Victor de Bonstetten. 1745-1832. Sa vie, ses œuvres. Lausanne : Imp. La Concorde, 1921, pp. 326-327. 30 Cf. sa préface, Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord. OeC02_2012_I-173AK2.indd 157 OeC02_2012_I-173AK2.indd 157 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 158 Armin Westerhoff présentation de l’essai est colorée par cette approche topique et esthétique du sujet. En intégrant ces deux courants poétiques à première vue contradictoires, à savoir le classicisme (un regard tourné vers l’Italie) et l’ossianisme (un regard tourné vers le Nord), Bonstetten échappe aussi à la question des préférences ; tant le nord que le sud se prêtent à un regard admiratif et à des sentiments profonds, alimentés par la littérature de voyage et par le style de l’auteur. Si Montesquieu place la théorie des climats sous la rubrique de la législation, Bonstetten ouvre une perspective qu’on pourrait appeler ‘sentimentale’, plus proche des intérêts littéraires et culturels du premier XIX e siècle, de M me de Staël à Stendhal 31 . Pourtant, dans la logique de l’essai, c’est dans l’agriculture que la nature devient un objet utile et, par là, social ; si la constitution d’un ‘peuple’ devait dépendre du climat, c’est bien dans ce domaine qu’on en trouverait les preuves historiques. Par conséquent, Bonstetten poursuit dans le prochain chapitre consacré à l’agriculture l’exposé de sa théorie du climat, cette fois ouvertement en référence à Montesquieu. En reprenant le fil de la tradition, il affirme ainsi : « Une grande partie des habitudes nationales a sa source dans l’agriculture » 32 . C’est dans ce contexte qu’il introduit la dichotomie la plus frappante de son livre (que l’on ne souhaiterait pas faire sienne aujourd’hui), entre les habitants (paysans) du nord et du sud à partir de leurs relations respectives avec le sol. Alors que les paysans du sud pourraient se servir de leur sol à tout moment et ne seraient donc pas obligés d’apprendre à attendre, les habitants du nord auraient développé une culture intérieure d’attente à cause de leurs longs hivers qui les contraignent à rester à la maison. C’est ainsi que les populations du nord et du midi auraient développé leurs caractéristiques respectivement de réflexion et d’action : « On voit […] que l’habitant du Midi est disposé à agir sans réfléchir, et l’habitant du Nord à réfléchir sans agir » 33 . Cette dichotomie est déclinée maintes fois tout au long du traité, variant les applications d’un homme du Nord vivant plutôt dans la pensée et dans l’attente, et d’un homme du Midi qui, lui, vit dans l’immédiat et dans l’action. C’est Sainte-Beuve qui donne la meilleure description de ce procédé : « Une remarque bien simple devient, entre les mains du spirituel auteur, la clef d’une multitude d’observations morales : c’est qu’au nord il y a des nuits et des hivers, et peu ou point au midi. Si le livre a une idée principale, c’est celle-là, et elle est bien féconde en explications » 34 . 31 Voir pour Stendhal, Bonstetten et M me de Staël, Philippe Berthier, « L’orange d’Islande. Stendhal et le mythe du Nord », in : Romantisme, 1977/ 7, nos. 17-18, pp. 203-227. 32 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 398. 33 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 398. 34 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 546. OeC02_2012_I-173AK2.indd 158 OeC02_2012_I-173AK2.indd 158 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 159 Pour n’en citer que deux exemples qui ont trait à la vie sentimentale, je me bornerai à mentionner le traitement de l’amour et de l’amitié. Selon Bonstetten, l’homme du nord vit dans la « rêverie » s’il est amoureux ; mais l’homme du sud dans l’« inconstance » 35 . L’« homme réfléchi » (du nord) éprouve l’amitié en « procédures », tandis que « l’homme à imagination » (du sud) connaîtrait des « jouissances », mais « passagères » dans la vie amicale 36 . Bien que Bonstetten identifie, conformément à la tradition, la France et les mœurs françaises comme une région et un comportement intermédiaires idéaux, son livre repose généralement sur la présentation d’une opposition qui se veut alternative et, à première vue, exclusive. C’est sur ce point que son ouvrage a suscité une vive réaction, comme le montre la publication en 1829 d’un long compte rendu sous forme de livre par l’écrivain romantique allemand, le baron Friedrich de la Motte-Fouqué. Les oppositions binaires de Bonstetten, parfois dues à un schématisme de pensée et à la recherche des couples alternatifs 37 , peuvent provoquer la critique. Fouqué adresse sa réfutation indignée de Bonstetten à Alexander von Humboldt ; c’est la réplique la plus longue à L’homme du Midi et l’homme du Nord, qui reprend quasiment le titre, puis passe en revue un par un les arguments de l’auteur 38 . Si sa discussion du sujet est finalement elle-même « limitée » 39 par sa propre idéologie et par son caractère polémique, peu encline à rendre justice aux intentions de Bonstetten, elle témoigne de l’intérêt anthropologique du traité. Dans un premier temps, Fouqué s’oppose aux antinomies de Bonstetten, en s’appuyant sur des méthodes d’argumentation conformes au débat académique, à savoir des contre-exemples et l’analyse de contradictions internes chez son « adversaire ». Il conteste par exemple la localisation unique du mysticisme dans le nord en rappelant l’existence des cloîtres et des moines dans les pays catholiques 40 . Ou encore, il mentionne les légendes 35 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 442. 36 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 452. 37 Manfred Beller, « Eingebildete Nationalcharaktere. Vorträge und Aufsätze zur literarischen Imagologie ». Éd. Elena Agazzi (en collaboration avec Raoul Calozzi). Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht/ V & R - Unipress, 2006, p. 158. Voir également Friedrich de la Motte-Fouqué, Der Mensch des Südens und der Mensch des Nordens. Sendschreiben in Bezug auf das gleichnamige Werk des Herrn von Bonstetten an den Freiherrn Alexander von Humboldt. Berlin : Vereinsbuchhandlung, 1829, p. 6 ; Fouqué constate l’envie de construire des oppositions (« Lust an Gegensätze »). 38 Voir Manfred Beller pour la comparaison entre Bonstetten et Fouqué : Beller, Eingebildete Nationalcharaktere, pp. 149-159. 39 Marie-L. Herking, Bonstetten, p. 327 : « une critique assez serrée ». 40 Fouqué, Sendschreiben, p. 16. OeC02_2012_I-173AK2.indd 159 OeC02_2012_I-173AK2.indd 159 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 160 Armin Westerhoff et mythes autour des guerriers du nord pour contredire Bonstetten lorsque celui-ci affirme que les habitants du nord ne sauraient agir brusquement 41 . De même, sa réaction à l’idée que les hommes du nord ne puissent expliquer leurs motifs de suicide expose une contradiction chez Bonstetten parce que celui-ci avait lui-même qualifié la culture septentrionale comme une culture de réflexion. Fouqué réussit à démontrer que la plupart des phénomènes décrits existent dans toutes les parties du monde, mais souvent sous d’autres appellations. Puis il propose des remarques intéressantes sur la structure du désir qui sous-tend la construction des idéaux et leur projection dans d’autres régions inconnues, lorsqu’il rappelle la dimension littéraire (et utopique) des premières descriptions d’autrui dans les grands textes historiques (Homère, Tacite). Malgré ces arguments, sa polémique perd beaucoup de force en raison de ses propres partis pris idéologiques. Rappelons en passant que le lecteur anonyme qui a, à son tour, rédigé un résumé du livre de Fouqué pour la Allgemeine Literaturzeitung n’en a retenu que ces critiques qui ciblent la cohérence argumentative, les preuves et les justifications des deux auteurs, en passant complètement sous silence la position idéologique de la missive de Fouqué 42 . En effet, ce dernier fonde sa réfutation de Bonstetten (qu’il appelle son « adversaire » 43 ) sur des critères religieux et sur une vision normative de l’humanité qui interdit toute comparaison sociologique entre nations et peuples. Pour lui, chaque homme est un être égal devant Dieu. Par conséquent, Fouqué souhaite remplacer la pensée sociale et anthropologique, typique des Lumières, qu’on peut observer chez Bonstetten, par un recours à la religion, ne définissant le lieu et les caractéristiques de l’homme que par son rapport à Dieu et au ciel. Ce faisant, il révèle une forme de renouveau religieux issu du romantisme allemand tardif. La comparaison de Bonstetten et de Fouqué nous permet de dégager une opposition entre une pensée des Lumières tardives à visée sociologique et une pensée romantique réactionnaire à visée religieuse. L’universalisme de Fouqué n’est pas fondé sur une anthropologie, mais sur une théologie. Pour lui, les images de l’autre se créent pour répondre à un sentiment de manque. L’homme du midi et l’homme du nord sentent leurs incomplétudes respectives et s’imaginent des idéaux dans l’espace : 41 Fouqué, Sendschreiben, p. 5. 42 Ce compte rendu anonyme (signé « P.P. ») de l’Allgemeine Literaturzeitung donne ainsi raison à Fouqué et traite Bonstetten de manière un peu défavorable. Voir Allgemeine Literaturzeitung, 1830, n° 54, mars, pp. 430-431. Consulté en ligne le 5 mars 2012. 43 Fouqué, Sendschreiben, p. 9. OeC02_2012_I-173AK2.indd 160 OeC02_2012_I-173AK2.indd 160 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 161 (So) haben die südlichen Mythen ihr Paradies im Norden gesucht, - in den Hyperboräerlanden. So suchen die Nordländer noch heut zu Tage […] ihr Paradies im Süden. Und weder Nordmann noch Südmann haben es auf Erden gefunden, weil es unermesslich weit über die Erde hinausliegt : im Himmel. 44 Par contraste, l’ouvrage de Bonstetten - malgré ses faiblesses - paraît fondé sur des observations de la vie sociale, alors que Fouqué abstrait davantage, reliant chaque description des différences (qu’il nie par ailleurs) à une universalité du fait religieux qui transcende certes les catégories sociales, mais empêche par là leur étude. Dans un pseudo-kantisme 45 , Fouqué souhaite fonder les différences entre le Nord et le Midi sur les catégories de l’espace et du temps : « Celui qui habite davantage dans l’espace que dans le temps, s’instaure le monde comme lieu de repos commode. Celui qui habite davantage dans le temps que dans l’espace, voit le monde comme un lieu de pèlerinage et son existence terrestre comme un voyage » 46 . Non seulement il s’indigne de la description de groupes sociaux (« coterie ») par Bonstetten, mais il présente constamment une perspective téléologique supprimant toute distinction sociale : chaque être humain devrait se préparer à une vie éternelle et pour ce faire abandonner (ou combattre) ses propres caractéristiques. Cette orientation ascétique vers un outre-monde est aux antipodes de la philosophie plus empirique, colorée et vivante de Bonstetten, où chaque phénomène peut revêtir un intérêt digne d’être noté. III Expérience immédiate et voyage Jusqu’ici, nous avons pu démontrer l’importance des observations sociales dans cet essai. Grand voyageur, Bonstetten puise dans ses expériences personnelles, et à travers cet appui biographique, son livre acquiert, malgré son titre ‘systématique’, un statut individuel que l’auteur atteste lui-même dans sa préface ainsi que dans le très beau dernier chapitre, « Ce que nous avons été et ce que nous sommes, ou l’an 1789 et 1824 ». Il s’agit d’une 44 Fouqué, Sendschreiben, p. 6. 45 Beller, Eingebildete Nationalcharaktere, p. 153. 46 « Wer mehr im Raume lebt, als in der Zeit, richtet sich die Welt zum behaglichen Ruheplatze ein. Wer mehr in der Zeit lebt, als im Raum, erkennt die Welt für eine Pilgerbahn, und sein irdisches Dasein für eine Reise. » (Fouqué, Sendschreiben, p. 9). - Voir pour les affinités philosophiques de Fouqué avec la philosophie de son époque, notamment avec Schelling, Claudia Stockinger, « Natur vs. Geschichte, Raum vs. Zeit. Friedrich Fouqués Bilder des Nordens », in : Astrid Arndt et al. (éds.), Imagologie des Nordens. Zur kulturellen Konstruktion von Nördlichkeit. Frankfurt a.M., Bern : P. Lang, 2004 (Imaginatio borealis 7). pp. 141-158. OeC02_2012_I-173AK2.indd 161 OeC02_2012_I-173AK2.indd 161 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 162 Armin Westerhoff approche hautement empirique : voyager est une manière d’apprendre et de se soumettre à l’expérience de l’autre. A ce propos, il est intéressant d’effectuer quelques rapprochements avec un autre texte de l’auteur traitant de la même thématique : « Le voyage dans le Midi de la France 1810 » 47 . Ce journal de voyage, resté à l’état d’ébauche, a été publié pour la première fois dans son intégralité dans le cadre des Bonstettiana ; les contemporains de Bonstetten n’en ont connu que quelques extraits présentés sous forme de « lettres » en 1826 dans le Courrier du Léman. Pour nous, le texte donne un accès assez spontané à la pensée de Bonstetten, étant donné son statut de carnet de réflexions personnelles. Si l’écrivain y parle de son voyage qui l’a conduit, en compagnie de M. Pictet, pendant l’été 1810, de Genève au sud de la France, il traite aussi souvent de l’expérience du voyage lui-même. Il nous permet ainsi de mesurer son degré de conscience envers la possibilité de rendre compte impartialement de ses propres observations. Nous voyons donc sa réflexion in statu nascendi. C’est, du reste, le tout premier argument que Bonstetten donne pour voyager ; selon lui, c’est sur le terrain que l’on peut le mieux faire aboutir l’étude de l’histoire : « L’Etude de l’histoire est intéressante dans les livres, mais elle l’est bien plus sur le terrain même de l’histoire » 48 . Il se propose de noter et de garder trace de toute observation pour ne pas perdre la moindre impression, ce qui traduit une grande attention à l’expérience vécue : Le voyageur aussi se paralyse, s’il n’a pas grand soin de se rendre raison des petites surprises que les objets nouveaux lui causent. Il faut pour bien voir en voyage, écrire beaucoup, noter avec soin tout ce qui nous frappe, même faiblement. Tous les petits aperçus mis ensuite bout à bout dans la mémoire forment, comme les lettres de l’alfabet, des phrases qui révèlent souvent des vérités utiles. Bien loin de s’abstenir de juger les objets qu’on voit rapidement, il faut au contraire prononcer sur leur compte ; cela donne du relief à la pensée, et la rend plus évidente à nos propres yeux 49 . Le lecteur remarquera que Bonstetten défend le jugement à travers ce conseil au voyageur. Pour lui, voyager doit être une activité vive et ouverte ; il parle même de la nécessité de « rompre avec ses habitudes », expliquant de la sorte le besoin de départ, puis le plaisir du déplacement 50 . Or, cette activité qui a pour but de réveiller l’« âme » ne peut pas être neutre parce que le voyageur doit forcément mêler sa propre personnalité à l’expérience de la nouveauté. Mais le résultat de ce va-et-vient entre le subjectif et l’objectif, le jugement et l’observation, n’est pas à comprendre comme étant atteint d’un défaut 47 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, pp. 13-229. 48 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 21. 49 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 69. 50 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 67. OeC02_2012_I-173AK2.indd 162 OeC02_2012_I-173AK2.indd 162 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 163 (d’objectivité, par exemple) : selon Bonstetten, cela rendrait la pensée plus « évidente » 51 . À notre avis, cet argument en faveur d’une évidence et d’un « relief » mental tient encore aujourd’hui ; nous avons affaire ici à un auteur hautement conscient des problèmes inhérents à la reddition ‘pure’ des phénomènes. Quant au voyage dans le « Midi de la France », nous notons une touche personnelle dans la mesure où l’auteur révèle aussi que le départ (en été 1810) est motivé par la volonté d’‘oublier’ le passé (peut-être également de se remettre de ses soucis concernant la santé de son fils et d’éviter la rencontre avec Friederike Brun, attendue à Genève). En voyageant, « on voit des objets nouveaux, on entre dans un monde inconnu, on se fait mille questions sur les pays et les montagnes qui se présentent, et c’est ainsi qu’on oublie le passé » 52 . Bonstetten nous prévient dès le début de son texte de la difficulté de percevoir aisément les différences de régions ou de mœurs : En parcourant le midi de la France depuis le Var c’est-à-dire depuis les frontieres naturelles de l’Italie jusqu’à l’ocean on passe par des nuances presqu’imperceptibles de mœurs et de langages 53 . L’expérience viatique est d’abord celle d’une rupture, puis d’une difficulté de trouver à tout moment l’« inconnu », parce que le voyage se fait lentement et en continuité avec le lieu de départ. Le voyageur ne glisse donc qu’imperceptiblement vers le nouveau. Dans ce sens, voyager devient un art qui requiert aussi connaissance et effort : « Il faut voyager de temps en temps ; il faut se fatiguer pour mieux sentir ensuite les charmes du repos ; il faut s’ennuyer pour chérir davantage ses amis et la société que l’on quitte ; il faut voir la plaine et les pays qui ne sont que fertiles pour se consoler de la stérilité des sites enchanteurs des Alpes, et de leurs magnifiques alentours » 54 . Si le voyage implique cet effort par la rupture avec les habitudes, son objectif est de ranimer la personne et de l’inspirer à nouveau, ce qui est d’après Bonstetten un art de résister à la mort : « Ce n’est pas pour devenir savant qu’il faut sans cesse exercer sa pensée ; c’est pour ne pas devenir imbécille. Que le corps cesse de se mouvoir, que l’âme cesse de penser, que le cœur cesse d’aimer, tout se paralysera, et l’on aura cessé de vivre, long-temps avant de mourir » 55 . 51 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 69. 52 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 13. 53 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 21. 54 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 69. 55 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 69. OeC02_2012_I-173AK2.indd 163 OeC02_2012_I-173AK2.indd 163 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 164 Armin Westerhoff Mais le voyage seul ne garantit pas le ressourcement du corps et de l’âme, la prévention des risques de ‘paralysie’. Au contraire, il faut s’y préparer et même entreprendre la démarche viatique selon les mêmes préceptes curatifs : « Le voyageur aussi se paralyse, s’il n’a pas grand soin de se rendre raison de petites surprises que les objets lui causent » 56 . C’est dans cette perspective quasi médicale du voyage - Bonstetten reviendra sur le bien que font les vues nouvelles à la personne qui souhaite s’affranchir du passé 57 - que sont abordés la comparaison et le jugement, nécessaires, tous deux, à ce type de voyage qui se veut ‘réveil’ et ‘vie’. Selon Bonstetten, Juger, c’est comparer, et prononcer le résultat de la comparaison ; c’est pour juger qu’on voyage, et tout homme qui par une fausse sagesse s’abstiendra de prononcer, finira par voir plus mal que celui qui, donnant à sa pensée tout son développement se mettra à même de redresser son jugement par un autre 58 . Il importe d’intégrer cette dimension aux réflexions de Bonstetten sur les peuples européens que l’on pourra aujourd’hui facilement contester pour leurs images figées. Si l’on veut rendre justice à l’écrivain, on doit constater qu’il reconnaît ici l’historicité de chaque point de vue. Il se rend compte qu’il se trouve inévitablement à un point spécifique dans le temps et, quoiqu’il rêve parfois d’« un voyageur impartial » 59 , il est parfaitement conscient que sa prise de position y dérogera forcément. Pour lui, il est préférable de s’exprimer, même si son essai est nécessairement exposé à des critiques et à des corrections (‘redressements’) ultérieures. Cette réflexion semble très actuelle ; elle intègre au système l’impossibilité d’une entière neutralité à cause de la nécessaire implication personnelle de l’auteur. Cette conception du jugement et de la comparaison est tout à fait moderne dans la mesure où Bonstetten revendique le droit à un avis subjectif en tant que droit d’exister et de participer à l’échange en s’appuyant sur son propre vécu. Cet art de voyager suppose donc un point de départ nécessairement subjectif, puis l’expérience personnelle déclenchée par l’extérieur, enfin l’exposition de cette expérience aux critiques des autres. A cette réflexion méthodologique sur le voyage, sur la comparaison et l’observation (aussi neutre que possible), il faut encore ajouter un sujet commun à L’homme du Midi et l’homme du Nord et au journal de voyage dans le Midi de la France : la ‘coterie’. Ce problème résonne particulièrement pour le lecteur de L’homme du Midi et l’homme du Nord qui connaît la critique de Fouqué, lequel voyait dans le traitement même de la question 56 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 69. 57 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 71. 58 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 69. 59 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 45. OeC02_2012_I-173AK2.indd 164 OeC02_2012_I-173AK2.indd 164 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 165 un assentiment tacite à un comportement indéfendable. En revanche, pour Bonstetten, la ‘moquerie’ et la vie de salon 60 constituent des sujets sociaux, phénomènes dont chaque personne éclairée doit être instruite. L’étude de leur lien avec l’éducation et l’instruction du peuple 61 , ainsi que l’établissement d’une théorie des sentiments qui reconnaît leur rôle dans ce que l’auteur appelle une « opinion centrale » 62 sont indispensables à la connaissance factuelle de l’homme considéré comme animal social 63 , même si ces connaissances ne sont pas faciles à obtenir 64 . Les voyages ont permis à l’écrivain de sortir des « sentiments habituels » 65 de son entourage et, à partir de là, d’observer d’autres modes de vie. Si l’expérience viatique a favorisé ce travail d’observation sociale, préludant à la composition d’un inventaire des habitudes européennes, elle a également amené l’auteur à se décentrer et à se mettre en question ; l’attitude du voyageur correspond à un ressourcement dynamique, qui contredit la nature statique de l’inventaire 66 . Enfin, dans ce voyage à travers le midi de la France, Bonstetten évite un argument climatique alors que l’occasion d’en parler se serait présentée. Pendant son séjour à Montpellier, l’auteur considère que la fameuse ‘cure de Montpellier’ ne peut reposer sur des effets climatiques bénéfiques - il trouve la ville désagréable et trop humide - mais qu’elle doit tenir aux effets des ‘lois’ et d’une structure bien pensée des institutions de bienfaisance 67 . C’est inverser l’argument de Montesquieu qui aurait souhaité trouver des lois convenant aux climats. Bonstetten reconnaît au contraire la possibilité de créer des circonstances favorables à la guérison en dépit du climat, qui ne se fondent que sur la législation, elle-même témoin de la possibilité humaine de contrer la fatalité des choses par la volonté et par la réunion des forces : J’ai toujours un grand plaisir à voir des societes reunies par des loix particulieres. Les rapports de l’home, les nuances de bien et de mal qui en resultent pour lui sont tellement nombreux et variées, qu’à chaque coup de dez, à chaque combinaison nouvelle de rapports il y a des resu(l)tats nouveaux. L’on voit en petit dans ces etablissemens ce que peuvent les loix, et par les loix ce que peut l’home sur ses propres destinée(s). 68 60 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 29. 61 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 205. 62 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 414. 63 Voir Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 384. 64 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 380. 65 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 414. 66 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 418. Voir également le début de « La Scandinavie et les Alpes », « Les voyages », Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 584. 67 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, pp. 215-217. 68 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 217. OeC02_2012_I-173AK2.indd 165 OeC02_2012_I-173AK2.indd 165 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 166 Armin Westerhoff Cette anecdote révèle la capacité de perfectionnement d’une société dans un contexte géographique peu favorable 69 . Par là, nous abordons la pierre de touche de la pensée de Bonstetten, présente dès les débuts de son œuvre, à savoir la notion de perfectibilité. IV Anthropologie géographique et théorie de la perfectibilité Un tout autre aspect du livre dont l’inclusion dans ce livre portant sur les contrées septentrionales et méridionales peut surprendre le lecteur est celui de la perfectibilité. Or, Bonstetten fait maintes allusions à la philosophie morale et à la perfection personnelle : « Comme étude, il n’y en a pas qui ait plus d’attraits que celle de la philosophie morale » 70 . Cette étude morale doit aider son lecteur à trouver sa propre perfection qui, pour Bonstetten, reste le but suprême de toute étude et connaissance : « La bonne philosophie rationnelle est la science des principes moteurs de l’homme ; elle est aux actions humaines, ce que la mécanique est au mouvement des corps. La matière et la pensée sont toujours et continuellement en présence de l’homme ; elles font la gloire et le bonheur de qui apprend à les soumettre peu à peu par les sciences et les lumières, comme elles font l’opprobre et le tourment de qui, par un intérêt stupide, renonce à la raison, sans laquelle nous sommes pas hommes » 71 . Ces réflexions étonnantes font probablement partie des « pensées » de nature autobiographique et philosophique qu’ajoute Bonstetten lors de la dernière phase de son travail. Nous devons à Doris et Peter Walser-Wilhelm une piste significative pour expliquer une telle visée sur l’homme intérieur dans un livre dont, à première vue, tous les aspects relèvent des connaissances positives et extérieures. A partir de preuves éditoriales qui attestent l’existence d’un fragment tiré du corpus des Etudes sur l’homme de Bonstetten, intitulé Influence de l’étude de l’home sur les progres des sciences, les deux éditeurs parviennent à étayer le lien thématique entre la philosophie et la géographie humaine de l’auteur, puisque ce fragment commence par des remarques sur les habitants du nord et du sud 72 . Juger important le « progrès des sciences » pour l’évolution parallèle de l’homme intérieur, c’est un topos de la théorie 69 Il en va de même dans ses Souvenirs de Hyères : Bonstetten y parle des conditions climatiques des plantes et observe que le commerce a permis l’introduction de nouvelles cultures dans le nord, comme celle des orangers (ainsi que la mode des orangeries). (Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 239). 70 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 502. 71 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 520. 72 Bonstettiana, L’homme du Midi et lhomme du Nord, p. 369 ; Bonstettiana, Philosophie, p. 975. OeC02_2012_I-173AK2.indd 166 OeC02_2012_I-173AK2.indd 166 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 167 de la perfectibilité ; le fragment développe cette réflexion classique. Dans la mesure où ce texte fait également partie du corpus des réflexions sur l’homme du nord et l’homme du sud, nous pouvons à bon droit affirmer que les deux domaines des études de Bonstetten - la philosophie théorique et le projet d’une géographie anthropologique - sont complémentaires et explorés pendant la même (longue) période. La structure de ce lien entre les deux parties de la réflexion de Bonstetten nous interpelle. Selon Doris et Peter Walser-Wilhelm, les études philosophiques portent davantage sur l’imagination et la connaissance en tant que capacités et caractéristiques humaines, tandis que les descriptions des hommes méridionaux et septentrionaux en seraient l’illustration, exemplifiant une polarité propre à chaque individu. Autrement dit, alors que Bonstetten définit l’homme, dans ses écrits philosophiques, comme étant dominé soit par la raison, soit par l’imagination, bien que l’espèce ait ces deux capacités à sa portée, l’auteur de L’homme du Midi et l’homme du Nord conçoit les habitants des différentes contrées européennes comme des illustrations concrètes de ces dominances et de leur opposition 73 . Dans un contexte de perfectionnement et d’amélioration personnels toujours nécessaires pour l’auteur, la dichotomie de l’homme du nord et de celui du sud prend une signification autre que purement ethnographique. À la lumière de cette pensée, on peut y reconnaître une dichotomie anthropologique, qui recoupe d’autres oppositions établies dans les études philosophiques de Bonstetten entre la pensée et le sentiment comme propensions humaines 74 . La réflexion anthropologique dépasserait alors le déterminisme et les préjugés qu’elle contient assurément si on lit le texte au premier degré, pour devenir une réflexion par images sur les diverses possibilités de l’espèce humaine. Leur exposition, à travers ces descriptions fortes et parfois rigides des hommes du sud et du nord, aurait pour but de nous faire sentir nos défauts, mais aussi nos riches potentialités, manifestes pour qui s’intéresse à autrui comme le fait le voyageur. La représentation de tel ou tel trait typique d’une population acquiert une connotation négative si on la compare immédiatement à celle qui, par opposition, lui succède. Les nombreux couples antithétiques font apparaître des manques respectifs. Or, si on met l’accent sur la totalité des descriptions, on ne parvient pas à établir une préférence claire et nette de Bonstetten pour telle ou telle nation, pas davantage à voir une nation ou un peuple critiqué. Au contraire, dans l’ensemble, chaque nation apporte ses contributions culturelles, émotionnelles ou politiques à l’intégralité des comportements humains connus. Cela ouvre la possibilité d’un transfert métaphorique des découvertes possibles sur le plan territorial vers des décou- 73 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, pp. 367-368. 74 Bonstettiana, préface à L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. XIII. OeC02_2012_I-173AK2.indd 167 OeC02_2012_I-173AK2.indd 167 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 168 Armin Westerhoff vertes intérieures : « A-t-on trouvé l’art de s’observer soi-même, on découvre dans soi-même des terres australes et des mondes inconnus, où tout ce qu’il importe à l’homme de posséder peut devenir sa conquête » 75 . Par ce lien philosophique avec la pensée de la perfectibilité, le traitement de la thématique climatique acquiert aussi une visée psychologique. « Les véritables principes de la morale sont encore à naître, avec la connoissance plus intime des facultés de notre âme. […] Mais notre vue intérieure est encore si trouble, que nous prenons souvent un rouage pour un autre. Tout perfectionnement dans les hautes régions des sciences, il faut désormais le chercher dans la connoissance des facultés mêmes de l’être pensant, et des lois de leur développement » 76 . Ces images de l’homme du nord ou du midi font apparaître un potentiel humain, inhérent à toute personne, mais font également sentir la défectuosité que chaque individu doit éprouver dès qu’il prend connaissance de l’autre versant (et de ses caractéristiques). Si Bonstetten vise le dépassement de ces lacunes à l’aide de la connaissance d’autrui (et c’est en cela que son livre est censé apporter des informations importantes), son but suprême consiste en une complémentarité et un dépassement des limites personnelles. La connaissance des autres nations invite donc à l’épanouissement et à l’amélioration de soi. Autrement dit, la pluralité des nations trouve son parallèle dans une pluralité psychologique des strates personnelles : « En apprenant à vivre avec soi, on a le sentiment de vivre avec tous ses moi divers qui composent notre être, et avec lesquels il faut de nécessité vivre bien ou mal. Le bonheur est-il autre chose que l’harmonie de tous ces moi ? » 77 . L’ouvrage acquiert ainsi le statut d’un traité philosophique d’« application » 78 . La réflexion sur la nature humaine, et notamment sur sa propre nature individuelle, commence par la connaissance du réel, à partir des traits saillants des comportements ‘européens’ connus. L’objectif de la connaissance, puis de la réflexion, demeure celui de toute philosophie morale : un dépassement de ses insuffisances à l’aide de la connaissance d’autres modes de vie, ainsi qu’une évolution personnelle 79 . 75 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 498. 76 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 502. 77 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 502. 78 Philipp Albert Stapfer, Bonstettiana, Briefkorrespondenzen, XIII/ 1, p. 259, le 11 janvier 1825. 79 Voir Stefan Howald, Aufbruch nach Europa. Karl Viktor von Bonstetten. 1745-1832 : Leben und Werk. Basel, Frankfurt a.M. : Stroemfeld-Roter Stern, 1997, p. 227. OeC02_2012_I-173AK2.indd 168 OeC02_2012_I-173AK2.indd 168 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 169 Notons en passant que si les réflexions sur les lois et l’harmonie universelles ainsi que sur la perfectibilité humaine interviennent vers la fin de l’élaboration du livre, Bonstetten y reprend tout de même un sujet qui lui était cher depuis ses débuts, alors qu’il était encore un auteur germanophone. Tout au long de sa vie, Bonstetten reste attaché à une pensée qui, d’après M me de Staël, avait donné l’empreinte à tout un siècle 80 , et qui marque le fil conducteur de son œuvre dès les premiers recueils des Ecrits et des Ecrits nouveaux 81 . Son optimisme quant à une vision humaine claire ou lumineuse qui remplacerait à terme « la vue trouble » 82 d’aujourd’hui et sa croyance en des découvertes métaphysiques ultérieures constitue pour nous le trait le plus caractéristique de la pensée bonstettienne. V L’imagologie des nations européennes Quel intérêt le livre de Bonstetten peut-il présenter de nos jours ? Même s’il ne s’agit pas à première vue d’un livre de théorie comme De la littérature de M me de Staël, son enjeu principal réside dans ce que l’on pourrait appeler une réflexion littéraire sur les images des peuples européens. Certes, ni la poésie ou la littérature, ni la critique occupent une très grande place dans L’homme du Midi et l’homme du Nord, même si Bonstetten leur consacre deux brefs chapitres 83 . Mais le traité révèle que son auteur partage les préoccupations du Groupe de Coppet, à savoir établir des liens entre les études culturelles et sociales. L’insertion d’éléments autobiographiques ainsi que le style de Bonstetten nous permettent de considérer L’homme du Midi et l’homme du Nord comme une œuvre littéraire 84 . A l’arrière-plan de l’essai, nous trouvons, comme nous avons pu le démontrer plus haut, l’expérience du voyage, dont la proximité avec l’invention littéraire est évidente. L’intention de notre auteur est d’abord sociale et sociologique, puis morale : enfin, elle présente la culture « devant les institutions sociales ». 80 Germaine de Stael, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales. Ed. Axel Blaeschke. Paris : Garnier, 1998 (Classiques Garnier), pp. 8-9. 81 Voir pour les textes de Bonstetten en langue allemande, avec d’autres renvois vers les textes primaires : Armin Westerhoff, « La notion de perfectibilité chez Charles-Victor de Bonstetten et dans le groupe de Coppet », in : Les écrivains suisses alémaniques et la culture francophone au XVIII e siècle. Sous la direction de Michèle Crogiez Labarthe, Sandrine Battistini et Karl Kürtös. Genève : Slatkine, 2008, pp. 389-399. 82 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 502. 83 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, pp. 418-423, 428-433. 84 Voir pour une analyse stylistique : Louis-G. Boursiac, Un essayiste et philosophe familier de Coppet : Ch.-V. de Bonstetten et son œuvre française (1745-1832). Paris : Éditions Stendhal, 1940, p. 232. OeC02_2012_I-173AK2.indd 169 OeC02_2012_I-173AK2.indd 169 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 170 Armin Westerhoff Bonstetten ne représente pas seulement des images des peuples européens, mais il analyse aussi leur genèse (afin de pouvoir les dépasser). En s’appuyant sur des éléments théoriques de diverses appartenances, l’écrivain anticipe un discours sur les images qui devient, par son degré de réflexion, un discours critique sur la construction même de ces images. A la fois sociologiques et épistémologiques, ses remarques sur l’observation et le jugement dans le domaine humain nous montrent, à plusieurs moments, un auteur conscient de la problématique que l’on a pris l’habitude d’appeler la construction des images nationales et qui est aujourd’hui au centre des intérêts de la littérature comparée. Dans cette branche universitaire, les images des nations ou des peuples ainsi que leurs caractéristiques sont étudiées aujourd’hui, entre autres, à travers les textes littéraires qui sont considérés comme des documents et des sources. Leur statut et leur genèse sont étudiés en fonction de leur construction historique par le ou les discours dominants 85 . On peut dire que L’homme du Midi et l’homme du Nord est certainement une source importante pour l’historien des idées. En tant que document, le traité permet de relativiser l’idée que la théorie du climat n’aurait jamais subi de changement. La réflexion de Bonstetten prépare le terrain d’une théorie sociologique, à savoir celle du ‘milieu’, qui intègre à la réflexion géographique des éléments historiques et sociaux 86 . Bonstetten offre également de premières entrevues sur une théorisation de la genèse même de ces représentations historiques, imagées ou tropiques. Sa vraie ouverture réside dans ces moments spéculatifs concernant la formation des traditions. Penser cette historicisation jusqu’au bout pourrait amener le lecteur à reconnaître in fine la force transformatrice des images à l’intérieur d’un mode de discours. Même si Bonstetten s’arrête un peu avant cette conclusion, son traité, augmenté de réflexions sur la « comparaison », ouvre la voie à une étude de la construction des traditions de perception. En cela, c’est un texte précurseur de la réflexion critique menée aujourd’hui par les imagologues. En élaborant l’historicité de chaque point de vue, Bonstetten anticipe peut-être même, à côté de M me de Staël, ce qui deviendra ultérieurement un élément programmatique de la littérature comparée en tant que discipline académique : la double mission d’un inventaire des images et des tropismes 85 Manfred Beller et Joep Leerssen (éds.), Imagology. The cultural construction and literary representation of national characters. Amsterdam, New York : Rodopi, 2007 (Studia imagologica 13), pp. 7-10, 17-32. 86 Contre Pinna, Teoria dei climi ; mais voir également Waldemar Zacharasiewicz, Die Klimatheorie in der englischen Literatur und Literaturkritik von der Mitte des 16. bis zum frühen 18. Jahrhundert. Wien, Stuttgart : W. Braumüller, 1977 (Wiener Beiträge zur englischen Philologie LXXVII), pp. 7-17. OeC02_2012_I-173AK2.indd 170 OeC02_2012_I-173AK2.indd 170 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Images et imagologie des nations européennes 171 autour des nations, ainsi que leur analyse critique 87 . Se bornant à plusieurs pays et régions européens, Bonstetten est également proche d’une méthodologie moderne réclamant une conception et une taille réalistes de l’étude 88 . Enfin, il pose un regard positif sur ce qu’il a vu et connu, et réalise une étude en sympathie avec les cultures et langues européennes. Son but est celui d’une meilleure compréhension entre nations : « Ignorez-vous l’art de vivre avec les hommes, ils vous puniront de votre ignorance. […] Mais s’il existoit une harmonie sociale, dans laquelle le bonheur de tous augmenteroit par le bonheur de chacun, ne vaudrait-il pas la peine de connoître cette harmonie, sans laquelle il n’y a pas de bonheur sur la terre, et avec laquelle il y en a pour tous les hommes » 89 . Malgré ses nombreuses allusions à des clichés sur les Italiens, les Suisses, ou encore les Allemands, son essai ne cherche nullement à discréditer telle nation, ou à ériger telle autre en modèle. Sa conception antithétique de l’homme à imagination et à raison repose sur l’idée de l’homme complet qui aura toujours besoin de l’autre élément pour s’améliorer. Si sa psychologie et sa réflexion philosophique incitent chaque homme à se dépasser et à se compléter à travers la connaissance de l’autre, ses images des pays européens en donnent des représentations qui créent le désir de faire la connaissance de ces multiples possibilités. C’est là le mérite de l’ouvrage européen de Bonstetten. 87 Hugo Dyserinck et Karl Ulrich Syndram (éds.), Europa und das nationale Selbstverständnis. Imagologische Probleme in Literatur, Kunst und Kultur des 19. und 20. Jahrhunderts. Bonn : Bouvier, 1988 (Aachener Beiträge zur Komparatistik 8) ; Manfred Fischer, Nationale Images als Gegenstand vergleichender Literaturgeschichte. Untersuchungen zur Entstehung der komparatistischen Imagologie. Bonn : Bouvier, 1981 (Aachener Beiträge zur Komparatistik 6). Voir également pour le ‘comparatisme’ à Coppet : Hofmann/ Rosset, Le groupe de Coppet, pp. 50-51. 88 Dyserinck, Komparatistische Imagologie, pp. 28-33. 89 Bonstettiana, L’homme du Midi et l’homme du Nord, p. 518. OeC02_2012_I-173AK2.indd 171 OeC02_2012_I-173AK2.indd 171 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 OeC02_2012_I-173AK2.indd 172 OeC02_2012_I-173AK2.indd 172 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34 Œuvres & Critiques, XXXVII, 2 (2012) M ARTIN B ONDELI Universität Bern Institut für Philosophie Länggass Strasse 49a CH-3000 Bern 9 Marie-Claire Hoock-Demarle 1, Villa des Platanes F-95880 Enghien K URT K LOOCKE Rammertstrasse 23 D-72072 Tübingen A NTJE K OLDE Rue des Ballais 809 F-74140 Loisin F RANCESCA S OFIA Università di Bologna Facoltà di lettere e filosofia Via Zamboni, 38 I-40126 Bologna D ORIS UND P ETER W ALSER -W ILHELM Guggenbühlstrasse 27 CH-8953 Dietikon A RNIM W ESTERHOFF Chemin Thury 10 CH-1206 Genève Adresses des auteurs OeC02_2012_I-173AK2.indd 173 OeC02_2012_I-173AK2.indd 173 09.11.12 13: 34 09.11.12 13: 34
