eJournals

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/61
2013
381
OeC01_2013_I-160End.indd I 10.12.13 16: 17 Abonnements 1 an: € 78,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax: +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail: <info@narr.de> ISSN 0338-1900 OeC02_2013_I-137_Druck.indd II 18.12.13 10: 00 À la mémoire du Professeur Raymond Trousson (1936-2013) OeC01_2013_I-160End.indd III 10.12.13 16: 17 OeC01_2013_I-160End.indd IV 10.12.13 16: 17 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) Sommaire F ABRICE P REYAT Apologétique et anti-Lumières féminines : Prolégomènes . . . . . . . . . . . . 1 Y VES K RUMENACKER Anonymat et interrogations sur le genre : le cas de Marie Huber . . . . . . 49 M ARIE -E MMANUELLE P LAGNOL -D IÉVAL Anti-Lumières et Révolution : les stratégies argumentatives et narratives de M me de Genlis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61 C LAIRE F OURQUET -G RACIEUX Touchante douceur. La stratégie de l’insinuatio et les femmes au tournant des XVII e et XVIII e siècles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 R OTRAUD VON K ULESSA L’apologétique chrétienne et l’éducation au féminin. Les Américaines (1769) de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91 P IERRE -O LIVIER B RODEUR La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont. . . . . . . . . . . 103 S ÉBASTIEN D ROUIN La tentation de la croix. Abus de la chair et amours mystiques chez Marie-Françoise Loquet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 M ARIE -F RÉDÉRIQUE P ELLEGRIN La Ferté-Imbault contre d’Alembert. Résistance mondaine et intellectuelle aux Lumières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 M ARIE -C HRISTINE D ESMARET La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730. Le cas de La Cadière ou l’apologie de la femme christique dans La Sorcière de Jules Michelet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 Adresses des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160 OeC01_2013_I-160End.indd 1 10.12.13 16: 17 OeC01_2013_I-160End.indd 2 10.12.13 16: 17 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) Apologétique et anti-Lumières féminines : Prolégomènes Fabrice Preyat FNRS - Université Libre de Bruxelles La valeur intellectuelle et les origines presque exclusivement masculines de l’apologétique chrétienne ont longtemps oblitéré le rôle des femmes dans la défense de la foi. Depuis Albert Monod, en 1916, il est de coutume, de surcroît, de placer l’essor et l’étude de l’apologétique moderne entre les terminus a quo et ad quem emblématiques de 1670 et de 1802, soit entre deux œuvres - les Pensées et le Génie du christianisme - et deux figures masculines - Pascal et Chateaubriand -, certes écrasantes de maestria, mais qui obèrent une bibliographie prolixe, avec pour effet de galvauder toute prise de parole féminine 1 . L’histoire culturelle et l’étude des processus de formation des identités sociales ne peuvent plus décemment négliger, dans leur ensemble, des ouvrages féminins qui recouvrent des réalités intellectuelles, matérielles, philosophiques et religieuses parfois très éloignées mais au sein d’un phénomène qui fait sens collectivement et qui a largement contribué à ouvrir l’apologétique aux leçons de la raison et de la sensibilité. Au sens strict, l’apologétique s’entend comme la démonstration et la défense de la foi 2 . Elle consiste en une communication de la croyance reli- 1 Albert Monod, De Pascal à Chateaubriand. Les défenseurs français du christianisme de 1670 à 1802. Paris : Félix Alcan, 1916. 2 Sur l’histoire et les développements de l’apologétique, nous renvoyons ici aux ouvrages, articles ou notices de synthèse suivants : Sylviane Albertan-Coppola, « L’apologétique catholique française à l’âge des Lumières », Revue d’histoire des religions, CCV, 2 (1988), pp. 151-180 ; Idem, « Pensée apologétique catholique et pensée des Lumières en France jusqu’à la Révolution », dans Transactions of the 4 th International Congress on Enlightenment. Oxford : SVEC, 1989, vol. 1, pp. 420-423 ; Idem, « Apologistes et clandestins au siècle des Lumières », La lettre clandestine, 5 (1996), pp. 267-278 ; Idem, « Apologétique », dans Dictionnaire européen des Lumières, M. Delon (éd.). Paris : PUF, 1997, pp. 93b-96b ; Idem, « Apologetics », dans Encyclopedia of the Enlightenment, Alan C. Kors (éd.). Oxford : Oxford University Press, 2003, pp. 58b-63b ; Jean-Robert Armogathe, « Les apologistes chrétiens dans la Correspondance littéraire », dans La Correspondance OeC01_2013_I-160End.indd 3 10.12.13 16: 17 4 Fabrice Preyat gieuse et repose sur un ensemble d’énoncés assertifs concernant la manière de connaître et de servir Dieu. Elle plonge ses racines dans une tradition qui remonte aux premiers siècles du christianisme où elle avait pour objet d’asseoir la suprématie du monothéisme et de réfuter l’accusation de nouveauté et les griefs émis par les païens. La convergence et la réalisation des prophéties, appuyées sur une lecture typologique de l’Écriture, étaient censées, aux côtés des effets moraux du christianisme, des miracles et des martyres, entraîner l’acte de foi et consolider une vérité chrétienne qui frappait également la loi juive de péremption. Assimilée, au XIX e siècle, à la théologie fondamentale, sa mission première est inscrite dès les versets testamentaires (I Pierre III, 15) : Soyez toujours prêts à répondre à tous ceux qui vous demandent des explications au sujet de l’espérance qui est en vous. Si, en sa substance, l’apologétique puise sans cesse aux sources de la Révélation, ses formes varient considérablement en fonction des périodes, des contextes culturels et sociaux au gré desquels elle se développe. L’horizon d’attente de la théologie fondamentale s’est toujours révélé éminemment contrasté. La nature ambiguë d’une science chargée - positivement - d’exposer les preuves qui rendent la « vérité » reconnaissable s’accompagne en effet d’une définition négative et de liens indissolubles avec la polémique. Confrontée aux combats des Lumières, la défense de la foi en vient à se définir dans un rapport dialogique à la philosophie contemporaine et témoigne, de ce fait, de considérables infléchissements littéraire de Grimm et de Meister (1754-1813), Bernard Bray, Jochen Schlobach, Jean Varloot (éds.). Paris : Klincksieck, 1976, pp. 201-206 ; Paul Bernabeo, « Apologetics », dans The encyclopedia of religion, Mircea Eliade (éd.). New-York : Macmillan, 1987, pp. 349a-353a ; P. J. Cahill, « History of apologetics », dans New catholic encyclopedia. Washington : Gale Catholic University of America, 2003, vol. 1, pp. 563a-565b ; Raymond Darricau, « Apologétique », dans Dictionnaire du Grand Siècle, François Bluche (éd.). Paris : Fayard, 1990, pp. 92b-93b ; Walter Kern, « Théologie fondamentale », dans Dictionnaire critique de théologie, Yves Lacoste (éd.). Paris : PUF, 1998, pp. 480b-485a ; L. Maisonneuve, « Apologétique », dans Dictionnaire de théologie catholique, A. Vacant, E. Mangenot (éds.). Paris : Letouzey & Ané, tome 1b, pp. 1511-1580 ; Didier Masseau, « Quelques réflexions sur la crise de l’apologétique à la fin de l’Ancien Régime », dans Apologétique 1650-1802. La nature et la grâce, Nicolas Brucker (éd.). Berne : Peter Lang, 2010, pp. 375-390 ; Antony McKenna, « Deus absconditus : quelques réflexions sur la crise du rationalisme chrétien entre 1670 et 1740 », dans Apologétique 1680-1740. Sauvetage ou naufrage de la théologie ? , Maria-Cristina Pitassi (éd.), Genève : Labor & Fides, 1991, pp. 13-28 ; Nicolas Zeegers-Vander Vorst, « Apologistes », Dictionnaire critique de théologie, op. cit., pp. 74b-76b. OeC01_2013_I-160End.indd 4 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 5 théologiques et d’une vulgarisation qui la guide vers une littérarisation croissante, au point de recouvrir largement le courant des anti-Lumières. Ces deux champs distincts partagent alors une intersection élargie dictée par l’évolution de l’espace public, les débats de société, les progrès de la théologie et les querelles littéraires. Autant de traits qui sont particulièrement sensibles dans les justifications féminines de la foi. L’étude de la pratique « genrée » de l’apologétique invite ainsi à élargir plus encore les frontières d’une « discipline », à mesurer à travers elle l’évolution du regard que l’Église et les milieux érudits portent sur les femmes et à préciser l’emprise de ces dernières sur la construction des savoirs. Si elle se laisse malgré tout contaminer par la Philosophie, l’apologétique reste néanmoins souvent profondément ancrée dans les communautés religieuses où elle a vu le jour et qui décèlent en elle les moyens de préciser leur doctrine, d’arrêter leur orthodoxie et de ciseler leur identité. Seules quelques figures emblématiques, qui se distinguent par la force de leurs raisonnements ou l’élégance du propos, retiennent réellement l’attention des Philosophes. L’évolution des mentalités et des jugements esthétiques, plusieurs succès éditoriaux retentissants ne lui ont cependant pas épargné les effets de mode destinés à élargir son audience et à convaincre les « masses crédules » : « même en fait de preuves de la religion », écrit l’abbé Mérault de Bizy un peu avant la Révolution, « il faut plaire en prouvant ou prouver en vain » 3 . Elles sont nombreuses les émules de Pascal qui joignent ainsi, par une triangulation toute aristotélicienne, le placere / delectare aux principes du docere et movere, faisant allégeance - à des degrés divers - aux instigations publiées dans les Pensées (46) : […] il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison. Vénérable, en donner respect. La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie et puis montrer qu’elle est vraie. La référence pascalienne traverse cette littérature, comme elle innerve les démonstrations historiques d’Houtteville (1722) 4 ou lorsqu’elle inaugure La Religion de Louis Racine (1742), mais elle s’étoffe, au long du XVIII e siècle, d’influences multiples, opposées parfois, qui la tirent à hue et à dia pour mieux faire correspondre la littérature apologétique à la nouvelle définition du sujet ; afin de lui permettre aussi de rivaliser avec les Philosophes sur le 3 Athanase-René Mérault de Bizy, Les apologistes involontaires, ou la religion chrétienne prouvée et défendue par les écrits des philosophes. Paris : Duprat-Duverger, 1806, p. XX. 4 Claude-François Houtteville, La religion chrétienne prouvée par les faits, avec un discours historique et critique sur la méthode des principaux auteurs qui ont écrit pour & contre le christianisme depuis son origine. Paris : Grégoire Dupuis, 1722. OeC01_2013_I-160End.indd 5 10.12.13 16: 17 6 Fabrice Preyat terrain mouvant de l’aspiration à un bonheur individuel ou collectif, sans cesse redéfini. Contrainte depuis le Grand Siècle de quitter progressivement la sécheresse des traités réservés naguère aux seuls théologiens controversistes, l’apologétique fait siens l’expérience personnelle et le témoignage intérieur. Elle cherche, parmi une gamme d’ingrédients littéraires et psychologiques, à toucher l’imagination et agrémente les registres de l’argumentation et de la dispute de celui de la séduction. Elle ne table plus seulement sur l’éloquence, mais joue d’ironie et de lyrisme pour se faire entendre. Elle adopte les stratégies de ses opposants, en appelle aux goûts du public et révolutionne les genres où s’inscrira désormais sa pratique. La production de l’âge des Lumières accentue de la sorte une évolution initiée déjà par Les délices de l’esprit (1658) de Desmarets de Saint-Sorlin qui entremêle une apologétique affective au courant rationnel en vogue dans le siècle. Les conversions méritent bien après tout quelques concessions faites au plaisir. Puis que les voluptueux charnels, & les volupteux spirituels, ne cherchent que le plaisir ; il leur faut des livres qui les attirent par le plaisir mesme, & qui les convainquent encore par le plaisir ; en leur enseignant des contentemens infiniment plus grands, plus solides, & plus parfaits, que ceux qui leur semblent si delicieux. Il faut faire voir à ce siecle sensuel, délicat, & poly, qui cherche la beauté des inventions, la richesse des descriptions, la tendresse des passions, & la delicatesse & justesse des expressions figurées ; qu’il n’y a ni Roman ni Poëme Heroïque, dont la beauté puisse estre comparée à celle de la sainte Escriture ; soit en diversité de narrations, soit en richesse de matieres, soit en magnificence de descriptions, soit en tendresses amoureuses, soit en abondance, en delicatesse, & en justesse d’expressions figurées. Et voicy un remede pour les sensuels delicats, que je leur ay préparé avec les plus grandes douceurs que j’ay peû, afin qu’ils le goustent sans crainte, & qu’ils l’avallent avec plaisir 5 . Aussi Desmarets met-il l’amateur curieux de lectures nouvelles en garde contre l’austérité de ses premières pages qui concernent « les matieres d’un Dieu, d’une Religion, et de l’Immortalité de l’Ame », avant de dévoiler une subtile architecture qui, d’âpres fondations, conduit insensiblement le lecteur à retrouver « les Palais des Arts, des Sciences, de la Reputation, de la Fortune, et de la Philosophie », avant de se complaire - avec douceur - dans « les Palais » habités par chacune des Vertus théologales et de s’unir enfin à Dieu, au prix d’une perfection qui n’éveille plus, chez le mondain, aucune épouvante 6 . Près d’un siècle plus tard, l’évêque du Puy, J.-G. Lefranc de 5 Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Les délices de l’esprit. Dialogues dediez aux beaux esprits du monde. Paris : Courbé, 1658, [n.p.]. 6 Ibidem. OeC01_2013_I-160End.indd 6 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 7 Pompignan, apportera une nouvelle démonstration - La dévotion réconciliée avec l’esprit (1754) - par le biais de laquelle le contempteur de la littérature et du roman modernes filera la parabole christique des talents afin de mieux souligner l’adéquation étroite souhaitée entre les arts et les sciences dans l’illustration de la dévotion. Dictionnaires, romans, romans épistolaires, nouvelles, comédies et tragédies voisinent honorablement, dans la seconde moitié du XVIII e siècle, les essais théologiques ou les livres de piété et enferment l’efflorescence d’œuvres situées au carrefour des champs religieux et littéraire. Les identités de l’écrivain, de l’écrivain chrétien, du philosophe, du clerc et du laïc, et, conséquemment, leur mission sociale, s’en trouvent de ce fait bouleversées, plus encore par les pratiques catholiques qui jouent de la polysémie de ces termes pour autoriser, à partir des sources scripturaires, une écriture bourgeonnante. Dans leur sacrifice à l’esprit du siècle, les Lumières chrétiennes revêtent le masque de l’adversaire, usent superficiellement du même vocabulaire que la Philosophie, assimilent ses valeurs et, selon une perméabilité toute relative, réquisitionne des titres qui lui paraissent avoir été injustement usurpés. Sous le vernis de l’unicité du langage, les protagonistes des deux camps n’entrevoient pourtant pas la même réalité : la raison du chrétien reconnaît ses limites et la supériorité de la foi contre la raison du Philosophe. La transcendance des Lumières chrétiennes n’épouse pas l’immanence des Lumières philosophiques 7 . L’anti-lumière ne réside pourtant pas dans le refus de la lumière mais dans « le refus de la lumière considérée comme travail, tâtonnement, progrès, faisceaux croisés […]. La lumière des anti-Lumières, celle des malebranchistes comme des martinistes, est un donné fixe et non un construit » 8 . L’apologétique de M me de Genlis rend clairement témoignage du double tranchant des étiquettes et de ce qu’elles recouvrent - un « divorce de vue fondamental », un infranchissable fossé idéologique : Je ne confonds point les véritables philosophes avec les hommes pervers qui ont écrit avec tant d’audace contre la Religion, le gouvernement et les mœurs. […] Ainsi, respectant les vrais philosophes, je n’attaquerai que ceux qui ont usurpé ce titre ; et qui l’ont déshonoré par la licence effrénée de leurs écrits 9 . 7 Sylviane Albertan-Coppola, « Pensée apologétique catholique et pensée des Lumières en France », op. cit., pp. 420-422. 8 Jean Deprun, « Les anti-Lumières », op. cit., p. 717. 9 Les Dîners du baron d’Holbach dans lesquels se trouvent rassemblés, sous leurs noms, une partie des gens de la cour et des littérateurs les plus remarquables, du 18 e siècle. Paris : Trouvé, 1822, pp. IX-X. OeC01_2013_I-160End.indd 7 10.12.13 16: 17 8 Fabrice Preyat Derrière ces ambiguïtés qui réfèrent à des oppositions idéologiques profondes se dissimulent aussi des ambitions moins nobles qui entendent tirer profit de l’évolution du marché de la librairie et des modes de lecture pour asseoir une renommée littéraire, favoriser l’épanouissement d’une carrière et la réussite financière d’une polygraphie savamment adaptée à l’air du temps. Les enjeux n’en sont pas moins profonds dans la mesure où il s’agit également d’influer sur les représentations de l’intellectuel(le) qui, peu à peu, se font jour 10 . Ces métamorphoses découvrent des perspectives au sein desquelles la voix des femmes peut se faire entendre au moment où, parallèlement, se singularisent le statut social de la dévote et son inscription élargie dans les structures réticulaires de l’Église. L’enrôlement accru des femmes dans l’organisation publique des secteurs scolaires et caritatifs conforte en effet la religion dans un rôle de promotion féminine. Cette « Action catholique féminine » avant la lettre, selon l’expression choisie de Marcel Bernos 11 , n’a naturellement pu dévoiler ses objectifs et définir ses marges de manœuvre sans obtenir l’aval, fût-il passif, d’une part de la hiérarchie ecclésiastique. Additionnée aux initiatives de femmes dont la singularité va progressivement s’exprimer au sein de courants hétérodoxes, la voix de ces « militantes », qui se situent en marge de bon nombre d’institutions sociales et qui restent privées d’intervention directe dans les domaines sacramentel, liturgique ou magistral, a suscité des contributions pour le moins paradoxales parmi les entreprises de sauvegarde de la foi chrétienne. Il paraît vain néanmoins de vouloir couper la définition de l’apologétique d’œuvres qui, pour singulières et controversées qu’elles étaient, témoignent d’un enjeu identique à l’apologétique défendue initialement par les représentants des instances religieuses avant que le terme ne devînt, dès l’époque médiévale, puis durant l’affirmation de la Réforme, synonyme d’une défense confessionnelle et d’une illustration de l’Église véritable et de sa hiérarchie. L’apologétique des Lumières ne s’inscrit plus seulement, contrairement à l’opinion de Pierre Lanfrey (1855), à l’intérieur des frontières de l’Église militante : elle les recouvre, mais les excède aussi 12 . Nous resterons donc fidèle ici au sens étymologique et premier que le christianisme lui a reconnu et qui correspond à une volonté d’assurer la crédibilité d’une religion qui, aux yeux des hétérodoxes, s’était néanmoins outrageusement abîmée dans la théologie spéculative et l’exploitation prétendument périmée d’une 10 Voir à ce sujet l’étude de Didier Masseau, L’invention de l’intellectuel dans l’Europe du XVIII e siècle. Paris : PUF, 1994. 11 Marcel Bernos, Femmes et gens d’Eglise dans la France classique. XVII e -XVIII e siècle. Paris : Cerf, 2003, p. 265. 12 Pierre Lanfrey, L’Église et les philosophes au dix-huitième siècle. Paris : Victor Lecou, 1855. OeC01_2013_I-160End.indd 8 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 9 vaine polémique exclusivement nourrie des preuves historiques. Au long des XVII e et XVIII e siècles s’affirment en effet des rapports individualistes à la foi qui conduisent protestantes, mystiques et illuminées à privilégier l’Église intérieure au détriment des institutions et, de ce fait, à recevoir personnellement l’Écriture et à relativiser les pratiques exégétiques qui, au sein du catholicisme, garantissaient la position médiatrice des clercs, dépositaires de la parole sacrée. Cette « démocratisation » de l’apologétique s’inspire d’un primitivisme de bon aloi et renoue avec des instigations pauliniennes, proprement « asexuées » (Philippiens I, 7-18) : […] vous avez tous [membres du peuple de Dieu] eu part à la faveur que Dieu m’a accordée […] de défendre et d’établir fermement la Bonne Nouvelle. […] Ceux-ci agissent par amour […], les autres annoncent le Christ non pas avec sincérité, mais dans un esprit de rivalité […]. Peu importe ! Que leurs intentions soient mauvaises ou sincères, le Christ est de toute façon annoncé, et je m’en réjouis. Sous la pression des esprits forts et de façon symptomatique, l’apologétique des Lumières s’est surtout centrée sur les deux premières subdivisions isolées, en 1593, par le traité des Trois vérités de Pierre Charron : la demonstratio religiosa - une religion est recevable, et l’est contre tous les athées, matérialistes et irréligieux - et la demonstratio christiana - la mission surnaturelle du Christ incarne le fondement d’une religion révélée, non substituable, comme le prétend le déisme, à une religion de la nature et de la raison 13 . L’apologétique confirme ainsi une tendance, attestée depuis son plus antique usage, au repositionnement face à la philosophie et à la contradiction interne par le biais d’une théologie qui emprunte son rationalisme et ses modes de réflexion, d’expression et de séduction à la culture prévalante, en dissonance avec la Tradition ecclésiastique et le Verbe sacré, porteur de croyance. L’ensemble de ces acclimatations au siècle, qui s’éloignent de l’approche épistémologique des sources et des méthodes théologiques pour privilégier l’affect, est néanmoins le gage de l’expression renouvelée d’un contenu normatif des textes de foi qui connaîtra son apogée littéraire à l’aube du XIX e siècle, dans Le Génie du christianisme. Passé outre ces scrupules taxinomiques, l’historien, confronté au corpus des apologies féminines, doit encore se garder de plusieurs écueils. Œuvres souvent mineures découlant dans leur immense majorité de l’activité littéraire et intellectuelle de minores, voire d’occasionnelles, elles n’ont guère fait l’objet d’un recensement exhaustif. Continent insolite immergé parmi le millier de titres d’apologies imprimées, recensés par Albert Monod, toutes tendances confondues, cet ensemble, malgré son abondance, n’a pas 13 Walter Kern, « Théologie fondamentale », op. cit., p. 481. OeC01_2013_I-160End.indd 9 10.12.13 16: 17 10 Fabrice Preyat bénéficié d’une définition en compréhension ni d’un éclairage satisfaisant de ses modes de production, de réception et de diffusion. Il nécessiterait un quadrillage représentatif construit en fonction de l’interaction de paradigmes sociaux, littéraires et idéologiques qui, sur fond de crises politiques, entraînent des mutations culturelles importantes et une modification constante de l’horizon d’attente de cette littérature. L’apologétique féminine a pâti, à l’image de son équivalent masculin, des cabales philosophiques qui ont contribué, jusqu’au XX e siècle, à rejeter les œuvres chrétiennes dans l’oubli, les désavouant sous prétexte d’obscurantisme ou les jaugeant superficiellement pour les considérer de toute façon indignes du panthéon littéraire. Les entreprises féminines sont peu ressorties du renouveau du courant critique qui s’est penché depuis plusieurs années sur les anti- Lumières 14 , leurs auteures souffrant là encore de l’évidente condescendance qui les campa naguère en timides et inégales épigones d’un Lefranc ou d’un Barruel. En prenant en compte l’apologétique dans l’analyse socio-critique des milieux intellectuels, l’histoire culturelle a donc toujours pour tâche de résoudre une série de problèmes méthodologiques qui se posent face au traitement d’ouvrages où domine l’anonymat et où les fausses indications typographiques questionnent la réelle identité sexuelle des auteurs, lorsqu’un ouvrage né d’une plume féminine n’est pas scrupuleusement récrit par un directeur spirituel dans l’espoir de combler l’hiatus perçu entre une parole désenclavée et le discours institutionnel 15 . L’apologétique féminine n’en revêt pas moins d’inéluctables qualités intrinsèques et une fraîcheur qui 14 L’on mentionnera ici parmi les publications récentes qui ont revivifié l’approche scientifique et littéraire des anti-Lumières et de l’apologétique chrétienne, par ordre chronologique : Apologétique 1680-1740. Sauvetage ou naufrage de la théologie ? , Maria-Cristina Pitassi (éd.). Genève : Labor & Fides, 1991 ; Maria-Cristina Pitassi, De l’orthodoxie aux Lumières. Genève 1670-1737. Genève : Labor & Fides, 1992 ; Didier Masseau, Les ennemis des philosophes. L’antiphilosophie au temps des Lumières. Paris : Albin Michel, 2000 (« Idées ») ; le numéro spécial de la revue Dix-huitième siècle, intitulé Christianisme et Lumières, Sylviane Albertan-Coppola, Antony McKenna (éds.). Paris : PUF, 2002, vol. 34. ; Nicolas Brucker, Une réception chrétienne des Lumières. Le Conte de Valmont de l’abbé Gérard. Paris : Champion, 2006 (« Les Dix-huitièmes siècles », 97) ; Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Du XVIII e siècle à la guerre froide. Paris : Fayard, 2006 ; ainsi que le collectif Apologétique 1650-1802. La nature et la grâce, Nicolas Brucker (éd.), Antony McKenna (préf.). Berne : Peter Lang, 2010 (« Recherches en littérature et spiritualité », 18). 15 Sur cette problématique, lire Philippe Martin, « L’auteur de piété est-il un anonyme », dans La croix et la bannière. L’écrivain catholique en francophonie (XVII e - XXI e siècles), Frédéric Gugelot, Fabrice Preyat, Cécile Vanderpelen-Diagre (éds.). Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles, 2007, pp. 75-86. OeC01_2013_I-160End.indd 10 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 11 présentent un intérêt fondamental pour l’histoire des mœurs et des idées, l’évolution des genres littéraires et sociaux, et la mouvance des identités collectives. Sur le plan spirituel, il conviendrait d’isoler les irisations qui coexistent au sein d’une « école française », depuis trop longtemps figée dans sa dualité, telle que l’a évoquée Jean Deprun en 1973, en partageant l’apologétique positive selon un courant bérullien et un courant fénelonien - le premier plus axé sur l’adoration de l’Être et « l’exaltation du Verbe incarné », le second porté par les thèmes de l’abandon, de « l’anéantissement du ‘moi’ humain par l’exercice de la mort mystique » 16 . Encore faudrait-il, afin de montrer toute la richesse des tendances que l’apologétique féminine enclot, que l’histoire littéraire mette en corrélation les livres imprimés et les pièces manuscrites (lettres de direction, opuscules de piété, écrits clandestins,…) qui circulent dans le monde ou entre les sociétés religieuses et qui s’enrichissent des propos des sermonnaires, la polémique conférant à ces œuvres et à ces pièces succès mondains et effets publicitaires 17 . Il conviendrait de jauger l’influence des mandements ecclésiastiques, de la censure religieuse et civile, des traités, pamphlets et libelles, travaux presque exclusivement masculins, mais dont la circulation a affecté la production des femmes. Un éclairage relevant de la sociologie pragmatique permettrait de s’enquérir du maillage complexe des réseaux de sociabilité (religieux, littéraires, académiques, politiques,…), des sodalités, des cercles illuministes et des compagnies laïques au sein desquels les apologies se sont élaborées en réaction à autant de « clubs » rivaux dont l’atmosphère fut volontiers dépeinte, grossièrement caricaturée et stigmatisée par les auteures. L’étude de leurs pratiques, de leurs rites, de leur mixité - comprise en termes de genres mais aussi en termes d’appartenance sociale et idéologique - constitue un aspect inséparable de la déconstruction des stratégies de légitimation des femmes auteures, simultanément dans le champ littéraire et dans le champ religieux. Les neuf contributions rassemblées dans ce volume ont pour volonté, en toute humilité, d’une part, d’affiner l’examen des évolutions de l’apologétique chrétienne, de jeter un regard nouveau sur l’antiphilosophie et, d’autre part, de contribuer à l’exploration conjointe de ces champs en les ouvrant, dans le même temps, aux études de genres. Loin de céder aux caprices d’une mode académique, cet ouvrage entend tirer les leçons de la lente acclimatation de l’historiographie française aux études de genres qui a démontré combien cette démarche ne permettait pas seulement de « combler les vides » de l’histoire intellectuelle mais aussi de « bouleverser les schémas explicatifs », de modifier les « définitions des objets d’étude » et, en 16 Deprun, « Les anti-Lumières », op. cit., p. 724. 17 Masseau, « Réflexions sur la crise de l’apologétique », op. cit., pp. 375-390. OeC01_2013_I-160End.indd 11 10.12.13 16: 17 12 Fabrice Preyat définitive, d’affiner « la qualité épistémologique des instruments internes au monde scientifique » 18 . En offrant les prémisses de l’examen de la place des femmes dans les combats antiphilosophiques et au sein du militantisme chrétien - protestant ou catholique -, ce volume est indirectement amené à déplorer les lacunes de l’historiographie contemporaine et l’inanité d’entreprises prosopographiques qui ont largement délaissé le spectre offert par une constellation de minores au profit de quelques rares figures majeures. L’exercice des biographies comparées, si fréquent en histoire des intellectuels, a été ici négligé ou s’est enlisé dans la répétition des notices lénifiantes de Fortunée Briquet, notamment, monument dressé à la gloire du sexe et sur le sens desquelles l’on revient enfin aujourd’hui pour mettre en exergue leurs aspirations idéologiques 19 . Mais ces pages entendent surtout formuler une invite à la critique universitaire soucieuse d’investir, ou de réinvestir, un champ largement en friche. Elles apportent des éclairages inédits sur plusieurs œuvres, parfois injustement tombées dans l’oubli, et offrent de multiples points de vue sur la condition de femmes qui, derrière l’apparente et désinvolte maîtrise du sentiment, sous l’écorce de principes pédagogiques éculés ou dans le débat approfondi des systèmes théologiques, déjouent une domination masculine dont les représentations se montrent nuancées. Laissons à ce numéro et à la suite de cette introduction le soin de balayer ici l’éventail des réflexions que suscitent les écrits et postures de femmes auteures afin de dresser l’ébauche d’un panorama, de poser quelques repères chronologiques ou historiogra- 18 Voir Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, Nicole Racine, Michel Trebitsch (éds.). Paris : Éditions Complexe et CNRS IHTP, 2004 (« Histoire du temps présent »), p. 20 ; Nathalie Heinich, États de femmes. L’identité féminine dans la fiction occidentale. Paris : Gallimard, 1996, pp. 18-19. 19 Fortunée Briquet, Dictionnaire historique, littéraire et bibliographique des Françaises et des étrangères naturalisées en France, connues par leurs écrits ou par la protection qu’elles ont accordées aux gens de lettres. Paris : Treuttel & Würtz, 1804. Sur le plan critique, voir Nicole Pellegrin, « Le polygraphe philogyne. À propos des dictionnaires de femmes célèbres au XVIII e siècle », dans Études féminines / Gender studies en littérature en Allemagne et en France, Rotraud von Kulessa (éd.). Freiburg : Frankreichzentrum, 2004, pp. 63-79 ; Idem, Histoire d’historiennes. Saint-Étienne : Université de Saint-Étienne, 2006 ; Sandrine Aragon, « L’histoire des femmes revue et corrigée par les femmes ? Trois traités sur les femmes célèbres publiés par M mes Galien, Briquet et Genlis », dans Les femmes et l’écriture de l’histoire 1400-1800, Sylvie Steinberg, Jean-Claude Arnould (éds). Rouen : Publications de l’Université de Rouen et du Havre, pp. 367-380 ainsi que les contributions de Hilde Hoogenboom (« Bio-Bibliographic Compilations of Women in France Before and After Fortunée Briquet [1804] : Quantitative Literary Studies and COST Action IS0901 - Women Writers In History : Toward a New Understanding of European Literary Culture (2009-2013) », chair, Women in French, Tempe, AZ, February 24, 2012). OeC01_2013_I-160End.indd 12 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 13 phiques et de problématiser des courants dont l’étude ne peut se satisfaire ni de la simple juxtaposition de monographies ni d’une ingénue perplexité lors qu’elle est confrontée à d’étranges disparates. Allégeance et transgression La tentation est grande de lire dans les ouvrages philosophiques, attachés à la réfutation de l’intégrisme religieux et des préjugés sociaux, les stéréotypes qui, depuis quelques générations, hantaient la réception de la littérature apologétique et antiphilosophique, fruit de plumes tenues de main de femmes. Évoqué par antiphrase et par le biais d’une supercherie plaçant les propos de l’auteur dans la bouche d’une femme raisonneuse, Thérèse philosophe se risque à pareil tableau. L’exorde du roman ressuscite en filigranes la tension qui habite les conditions préalables à toute prise de parole féminine et qui résulte pour une part de la contradiction entre les règles qui garantissent l’harmonie de la sphère publique et celles qui régissent le fonctionnement de la sphère privée : […] si l’exemple, dites-vous, et le raisonnement ont fait votre bonheur, pourquoi ne pas tâcher de contribuer à celui des autres par les mêmes voies, par l’exemple et par le raisonnement ? Pourquoi craindre d’écrire des vérités utiles au bien de la société ? Eh bien ! mon cher bienfaiteur, je ne résiste plus : écrivons. Mon ingénuité me tiendra lieu d’un style épuré chez les personnes qui pensent, et je crains peu les sots 20 . Derrière l’outrecuidance de quelque institutrice bien inspirée se profile irrémédiablement l’ombre d’un protecteur - précepteur, mentor, confident, confesseur ou directeur de conscience - et d’une hiérarchie ecclésiastique méfiante face à la réception d’ouvrages, de vers ou de prose, au style forcément naïf et, présomptueux, dans leur naïveté même. Cet extrait rappelle combien les opuscules féminins échappent rarement au dialogue explicite et à une forme générique épurée (dialogue, promenade, conversation,…) dont les philosophes ont usé depuis la plus haute Antiquité pour enseigner et diffuser leurs idées. Mais le dialogisme ne réside pas seulement dans un artifice à la performativité éprouvée 21 . Il ne se cantonne pas non plus à l’expression de la seule relation complexe qui lie cette littérature moderne aux autorités 20 Jean-Baptiste Boyer d’Argens, Thérèse philosophe ou Mémoires pour servir à l’histoire du P. Dirrag et de M lle Eradice, Guillaume Pigeard de Gurbert éd. Arles - Bruxelles - Lausanne : Actes sud - Labor - L’Aire, 1992 [1748] (« Babel », 37), pp. 9-10. 21 Roland Mortier, « Pour une poétique du dialogue : essai de théorie d’un genre », dans Literary theory and criticism. Festschrift in honor of René Wellek, Joseph P. Strelka (éd.). Berne, Lang, 1984, pp. 457-474. OeC01_2013_I-160End.indd 13 10.12.13 16: 17 14 Fabrice Preyat institutionnelles (académies, Églises,…) qui encadrent les auteures ou aux œuvres et traditions philosophiques ou chrétiennes qui les précèdent. Il constitue le trait presque irréductible d’ouvrages qui se construisent dans le climat conflictuel qui caractérise l’évolution du phénomène religieux ou qui adoptent une dialectique tributaire des coups de semonces des Philosophes ou Encyclopédistes. Ce dialogisme se ressent d’une manière à ce point prégnante que le critique ne peut éviter de buter sur les pastiches ou les rencontres mêmes involontaires qui invitent, par exemple, à confronter l’érotisme mystique et nauséeux d’une Jeanne-Marie Brohon ou d’une Marie-Françoise Loquet à la brutalité outrancière d’un Jean-Baptiste Boyer d’Argens ou d’un marquis de Sade. Sous couvert de l’anonymat ou du pseudonymat, les auteures vivent souvent une clandestinité qui confine à une condition de création. Qu’elles fassent preuve de suivisme et d’allégeance ou qu’elles formulent leur aspiration à un droit à la différence et à l’opposition idéologique, que leurs pratiques alimentent des querelles exégétiques que d’aucuns voudraient éradiquer ou qu’elles professent, a contrario, leur fidélité à l’autorité de la lettre et des institutions, là où d’autres encore privilégient les registres de l’intime et la subjectivité en matière religieuse, leurs positions ont le mérite unanime de raviver inlassablement une querelle qui, en plus de quatre siècles ne s’est jamais éteinte, celle des femmes 22 . Encore ne faudrait-il pas creuser l’écart entre conformisme et transgression tant les paradoxes font foison dans les opuscules féminins. Isabelle Brouard-Arends a ainsi réduit fort à propos la distance entre les figures contrastives de M me de Genlis et d’Isabelle de Charrière. Toutes deux incarnent des femmes « engagées », « intégrées dans la société mondaine qui les entoure, reconnues comme femmes de lettres ». Toutes deux, surtout, font conjointement « le choix (non permanent) du conformisme et de la transgression » : Le conformisme réside dans le fait de circonscrire leur projet d’écriture à l’espace privé, domestique (je suis femme, mère et j’écris pour des femmes, des mères,…), pour un lectorat prédéfini comme féminin. La transgression consiste dans leur indépendance face à un auteur, Jean- Jacques Rousseau, qui est considéré comme le maître à penser de la réflexion éducative. 22 Voir notamment à ce sujet trois publications récentes : Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/ inégalité des sexes, de 1400 à 1600, Armel Dubois-Nayt, Nicole Dufournaud, Anne Paupert éds. Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013 ; Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/ inégalité des sexes, de 1600 à 1750, Danielle Haase-Dubosc, Marie-Élisabeth Henneau éds. Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013 ; Revisiter la querelle des femmes. Discours sur l’égalité/ inégalité des sexes, de 1750 aux lendemains de la révolution, Nicole Pellegrin, Éliane Viennot éds. Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2012. OeC01_2013_I-160End.indd 14 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 15 À cette ambiguïté s’imposent le mouvement fluctuant des stratégies littéraires et le retournement des processus de légitimation : M me de Genlis a concouru, pour son roman Adèle et Théodore, au prix Montyon décerné par l’Académie française au même moment où M me d’Épinay le sollicitait pour la deuxième partie des Conversations d’Émilie, ouvrage pédagogique lui aussi, sous une forme dialoguée. Le choix du prénom de la jeune héroïne ne laisse aucun doute sur la filiation avec l’Émile de Rousseau. M me d’Épinay est amie des Philosophes, M me de Genlis s’est montrée hostile à leur « immoralisme », leur manque de piété. Le prix récompense les Conversations d’Émilie. En ce cas précis, la légitimation passe par l’allégeance 23 . Postures et stratégies d’auteurs interrogent ainsi la construction du débat social et soulignent les clivages dont les intellectuelles sont les victimes plus ou moins consentantes. Le monde des salons cristallise de façon éloquente ces ambiguïtés. « Lieux hétérosociaux », ils marquent le déplacement du savoir et des débats intellectuels des sociétés savantes masculines au cœur d’une efflorescence de cénacles où hommes et femmes « travaillent à la dissémination des idées souvent sous la ‘direction’ d’une femme ». Ils participent de ce projet de société à peu près mis en place à la fin du XVI e siècle, qui entendait confier aux femmes le rôle de « civiliser les mœurs » et qui participera à l’avènement de « la nouvelle catégorie des femmes intellectuelles - érudites, moralistes, théologiennes ou encore poétesses et romancières », comme le résume Danielle Haase-Dubosc 24 . Ce renouveau culturel et l’avènement d’une nouvelle conception de la sociabilité mondaine ont permis aux femmes impliquées dans le monde culturel l’intériorisation d’une image favorable d’elles-mêmes qui les incita à devenir soit « les régulatrices de la sociabilité intellectuelle », soit proprement à « se réaliser en tant qu’intellectuelles » 25 . La qualité de « femme intelligente » pouvant tenir salon n’implique cependant pas de facto l’adéquation avec une figure d’intellectuelle « productrice d’idées et de recherches » 26 . Le salon permet à ces dernières de rompre avec l’isolement, mais il reste un espace social étroitement codifié qui ne déroge jamais tout à fait au préjugé sexuel, biologique, scientifique, voire nobiliaire, 23 Isabelle Brouard-Arends, « De l’auteur à l’auteure », dans Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, op. cit., p. 81. 24 Danielle Haase-Dubosc, « Intellectuelles, femmes d’esprit et femmes savantes au XVII e siècle », dans Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, op. cit., pp. 58, 60. 25 Idem, p. 59. 26 Idem, p. 61 OeC01_2013_I-160End.indd 15 10.12.13 16: 17 16 Fabrice Preyat lui qui frappe encore de suspicion le statut professionnel de l’écrivain 27 . En deux siècles, le prestige intellectuel des femmes s’est accru mais avec pour revers de cantonner encore largement le commerce des auteures à la vulgarisation scientifique. La feinte de l’ignorance ou le refus, non motivé, du savoir constituent le tropisme des discours de salonnières dont M me Geoffrin reste emblématique. Je vous répéterai ce que je crois vous avoir déjà dit que je suis fort ignorante et qu’avec toute l’envie du monde de cesser de l’être mes occupations domestiques ne me donnent pas le temps de m’instruire. Je resterai donc toute ma vie dans mon ignorance 28 . En dépit de leurs divergences de vues, l’épistolière inspirera un respect identique pour cette profession d’incompétence à sa propre fille et adversaire philosophique, M lle de la Ferté-Imbault, effrayée, dans les années 1780, par les velléités d’indépendance de Germaine de Staël qui souhaite ouvrir un « nouvel horizon féminin » en revendiquant son prestige de femme du monde sans taire sa qualité de femme de lettres. En vain tentera-t-elle de modérer « son ivresse pour le bel esprit » 29 . L’examen des sociétés ecclésiastiques ne permet pas objectivement de pointer un « antiféminisme » plus prononcé parmi les clercs que celui largement répandu dans la société civile d’Ancien Régime. De récentes contributions à l’histoire ecclésiastique, celle, entre autres, signée par Marcel Bernos 30 , ont nuancé cette misogynie moderne en jetant un sort à bon nombre d’idées reçues. Plusieurs études d’exégèse féministes ont, depuis longtemps, prouvé le rôle des femmes dans l’établissement originel de la doctrine christique avant qu’opère la patriarcalisation progressive du christianisme 31 . Le message néotestamentaire se révèle dès lors réfractaire à une 27 Idem, p. 63. 28 Lettre de M me Geoffrin à Martin Folkes (1777), dans Éloges de M me Geoffrin, suivis de lettres et d’un Essai sur la conversation par l’abbé Morellet. Paris : Nicolle, 1812, citée par Antoine Lilti, « La femme du monde est-elle une intellectuelle ? », dans Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, op. cit., pp. 85-86. 29 Lettre de M me de La Ferté-Imbault au duc d’Albaret, 1786, British Library, Ms. 39673, cité par Lilti, op. cit., p. 98. 30 Marcel Bernos, Femmes et gens d’Église dans la France classique. XVII e -XVIII e siècle. Paris : Cerf, 2003. Voir également le chapitre intitulé « La renaissance catholique et la dévotion féminine dans la première moitié du XVII e siècle », dans Gustave Fagniez, La femme et la société française dans la première moitié du XVII e siècle. Paris : Librairie universitaire J. Gamber, 1929, pp. 363-397 ; Dominique Dinet, « La ferveur religieuse dans la France du XVIII e siècle », Revue d’histoire ecclésiastique de la France, LXXIX, 203 (1993), pp. 275-299. 31 Cf. notamment Elisabeth Schüssler-Fiorenza, En mémoire d’Elle. Essai de reconstruction des origines chrétiennes selon la théologie féministe. Paris : Cerf, 1986. OeC01_2013_I-160End.indd 16 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 17 interprétation univoque dans le sens de l’antiféminisme qu’on lui a volontiers prêté. La patrologie s’avère elle-même, sur ce plan, largement tributaire de la pensée hellénistique et romaine qui l’a nourrie. La méfiance des clercs paraît en conséquence plutôt héritée d’une culture ambiante et de l’anthropologie propre à chaque société dans laquelle se développe le discours de l’Église qu’à un atavisme savamment entretenu par la doctrine chrétienne. Les théologiens modernes n’ont d’ailleurs guère fait état du caractère peccamineux des femmes. Ils ont pris garde d’étendre à tout le sexe des tares qu’en moralistes ils n’ont réservées qu’à certaines catégories sociales (la mondaine, la fausse dévote,…). La prédication a entretenu l’extraordinaire des Vies de saintes et de potentats féminins, remises à la mode par La cour sainte (1623) du Père Caussin, ou La galerie des femmes fortes (1647) du Père Le Moyne, plusieurs fois rééditées et augmentées, qui trouvaient toutes deux leur pendant profane dans les Femmes illustres de Scudéry (1642), parallèlement au succès toujours accru des biographies spirituelles féminines retraçant l’existence de religieuses, de fondatrices d’ordres et d’institutions missionnaires ou de bienfaitrices qui essaimèrent à partir du siècle de Louis le Grand. L’Église moderne peut même se targuer de livres de direction spirituelle ou de piété qui paraissent toujours à peu près « unisexes ». Si l’Église cultive les ambiguïtés et peine à arrêter une opinion univoque, c’est vraisemblablement à l’égal des contradictions entretenues par la société civile. Les institutions ecclésiastiques reconnaissent ainsi l’aptitude intellectuelle des femmes, mais s’empressent d’inféoder leurs qualités aux connaissances masculines ; elles se méfient, tout comme l’opinion publique, des auteures et s’entendent souvent pour reconnaître leur peu de compétence en matière d’études religieuses. L’instruction des filles paraît avant tout subordonnée à leur responsabilité dans la christianisation de la société et dans la prime éducation des enfants, réaffirmée par l’ecclésiologie tridentine. Aussi l’initiation théologique des femmes reste-t-elle longtemps suspecte aussi bien au regard de l’Église que des Philosophes. La méfiance des ecclésiastiques est alimentée par la crainte des déviances, le risque d’innovation, de schisme ou d’affaiblissement du dogme. À ce titre, l’engouement que connut le jansénisme - au sein duquel les femmes pouvaient prendre la parole en assemblées - a durablement marqué les esprits. L’intérêt des apologistes pour les « hétérodoxies » se lit parfois jusque dans leurs préoccupations historiographiques et l’attention qu’elles prêtent aux querelles théologico-politiques, à l’instar de M lle Poulain qui porta sous presse, en 1786, une Nouvelle histoire abrégée de l’abbaye de Port-Royal, depuis sa fondation jusqu’à sa destruction 32 . La page de titre de l’ou- 32 Nouvelle histoire abrégée de l’abbaye de Port-Royal, depuis sa fondation jusqu’à sa destruction : accompagnée de Vies choisies & abrégées des religieuses, & de quelques dames bienfaitrices de la maison ; & des messieurs qui ont été attachés à ce célebre OeC01_2013_I-160End.indd 17 10.12.13 16: 17 18 Fabrice Preyat vrage, tout en restant sous-tendue par l’idée d’une réhabilitation religieuse et politique des Solitaires, affiche tant la volonté d’instruire ou d’édifier que l’ambition de distraire. L’avant-propos, qui cite les Mémoires de Fontaine, s’attarde sur la complémentarité des deux sexes dans l’accomplissement des desseins de Dieu et résume, à grand renfort d’oxymores maladroits, l’opposition classique de la décadence du monde contre les faveurs récoltées dans la retraite et dans la familiarité de personnes élues avant d’épingler la nature contradictoire de l’engagement féminin : […] tout le monde se laissoit endormir dans une vie molle. Mais pour réveiller les hommes de cet assoupissement, vous faites paroître des personnes de l’un & de l’autre sexe, qui sonnent tacitement de la trompette […] 33 . Le silence qu’observe M me de La Ferté-Imbault sur les Provinciales tandis qu’elle confectionne son recueil d’extraits des Pensées procède d’une même combinaison paradoxale faite d’engagement et d’effacement. L’auteure, comme le montre ici Marie-Frédérique Pellegrin, préfère effacer le polémiste au profit du moraliste, résumé dans cette petite bibliothèque portative, et taire de la sorte des disputes qui engageraient sa propre crédibilité. De tels ouvrages écornent cum grano salis des préventions masculines très tôt exprimées selon lesquelles les femmes ne devaient « ni ignorer la religion, ni y être trop savantes » : […] comme elles sont pour l’ordinaire portées à la dévotion, si elles ne sont bien instruites, elles deviennent aisément superstitieuses. Il est donc très-important qu’elles connoissent de bonne heure la religion aussi solide […] qu’elle l’est ; mais si elles sont savantes, il est à craindre qu’elles ne veuillent dogmatiser & qu’elles ne donnent dans les nouvelles opinions […]. Il faut donc se contenter de leur apprendre les dogmes communs, sans entrer dans la théologie et travailler sur-tout à la morale, leur inspirant les vertus qui leur conviennent le plus, comme la douceur & la modestie, la soumission, l’amour de la retraite, l’humilité, & celles dont leur tempérament les éloignent le plus, comme la force, la fermeté, la patience 34 . monastère. Paris : Varin & al., 1786. La page de titre renseigne effectivement la destination de l’ouvrage : « Ouvrage composé pour les personnes qui aiment cette maison illustre ; mais principalement pour ceux qui ne la connoissent pas, ou qui la connoissent peu. On y trouvera tout-à-la-fois de l’amusement, de l’édification, & une grandeur d’ame qui frappe & qui ravit ». 33 Idem, pp. III-IV. 34 Claude Fleury, Traité du choix et de la méthode des études. Nismes : Pierre Beaume, 1784 [1686], p. 246. OeC01_2013_I-160End.indd 18 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 19 Après Fénelon, Rousseau tint, on le sait, une position à peu près semblable : […] pour enseigner la religion à de jeunes-filles, n’en faites jamais pour elles un objet de tristesse & de gêne, jamais une tâche, ni un devoir […]. Maintenez toujours vos enfants dans le cercle étroit des dogmes qui tiennent à la morale. Persuadez-leur bien qu’il n’y a rien pour nous d’utile à savoir que ce qui nous apprend à bien faire. Ne faites point de vos filles des Théologiennes & de[s] raisonneuses ; ne leur apprenez des choses du ciel que ce qui sert à la sagesse humaine ; accoutumez-les à se sentir toujours sous les yeux de Dieu […] 35 . De François de Sales à Nicolas-Sylvestre Bergier, l’attitude des hommes d’Église vis-à-vis des femmes ne se veut pourtant pas manichéenne, mais correspond à une voie médiane oscillant entre reconnaissance et soumission. L’Introduction à la vie dévote leur offrit libéralement une place de choix. Le Dictionnaire de théologie (dogmatique), paru en 1788, leur consacra une notice qui, contrairement aux ouvrages encyclopédiques de même acabit, ne leur concéda pas une entrée conventionnelle bornée aux seules représentations bibliques de la femme, ses fonctions et ses états. L’article « Femme », inscrit au cœur de cette entreprise apologétique, délaisse au contraire la prétendue faiblesse du sexe afin de poser avec acuité les questions soulevées par un agent particulier inscrit dans le maillage social de l’Église et qui devient l’objet propre d’une réflexion élargie. L’apport positif du christianisme à la condition féminine y est rappelé sans cependant parvenir à faire taire tout à fait le conservatisme du controversiste qui n’envisage en définitive la femme que dans son rapport d’altérité ou de complémentarité avec l’homme, la privant ainsi d’autonomie. Ce refus d’un égalitarisme entier, à la fois intellectuel, physique et social n’est pourtant pas emblématique d’une position rétrograde de l’Église 36 . Bergier justifie socialement l’utilité des religieuses et avance des raisons très pragmatiques au célibat ecclésiastique. Si un sentiment de misogynie transparaît dans l’argument de « faiblesse naturelle », l’auteur en tire des conclusions moins âpres que la législation civile et encourage la protection des femmes ainsi qu’une réflexion sur leur éducation, promeut une valorisation de leur altérité au sein du mariage et se prononce pour une réelle égalité morale, placée au cœur de l’économie du Salut. À plus d’un titre, il convient donc, comme y invite Marcel Bernos, de relativiser les sources moralistes qui ont grossi le trait de l’antiféminisme ecclésiastique, à l’instar de la comédie à succès du jésuite Guillaume- 35 Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation. Genève : 1780 [1762], tome III, pp. 336, 351. 36 Nous renvoyons à ce sujet à la lecture de Bernos, op. cit., pp. 247-260. OeC01_2013_I-160End.indd 19 10.12.13 16: 17 20 Fabrice Preyat Hyacinthe Bougeant, intitulée La femme docteur ou la Théologie tombée en quenouille (1730) 37 - parodie de Tartuffe et des Femmes savantes transcrite dans le domaine de la théologie et qui se plaît à transposer les querelles qui partagent jansénistes et molinistes sur fond de critique sociale. Les Instructions chrétiennes ou Théologie familière des dames chrétiennes, que le dominicain Charles-Gaspard de La Feuille livre au public autour de 1700, ont au contraire attiré l’attention sur « ce sexe toûjours vif, & aujourd’hui plus éclairé que jamais, [qui] n’est pas inferieur à cette divine Science » 38 . En soulignant l’intelligence des femmes pour le discours sur Dieu, l’auteur entendait livrer un pendant aux « Philosophies » que bien d’autres auteurs avaient déjà consacrées aux « Dames du monde » pour « amuser leurs esprits ». Son ambition se voulut plus noble cependant, dans la mesure où il s’agissait de « santifier » (sic) l’âme en « l’éclairant ». L’avant-propos expose le plan de l’ouvrage et insiste sur la nécessaire clarification des termes - plus que des concepts - répandus et usités dans le monde dans la plus totale ignorance. En édulcorant son premier titre - Théologie des dames chrétiennes -, Gaspard de La Feuille livra donc surtout un contenu neutre qui aurait tout aussi bien pu convenir à un public masculin, ce que confirme l’« Approbation des Professeurs de l’Ordre » : [L’ouvrage] pourra aisément suffire à l’instruction, & à la conduite des Dames Chrétiennes, & de toutes les personnes qui n’ont ni l’intelligence de la Langue Latine, ni le loisir ou la patience de lire les vastes Traitez de la Theologie 39 . L’auteur se conformait en cela à une pratique relativement répandue qui voulait qu’un ecclésiastique écrivant deux ouvrages différents sur un même sujet, l’un à destination des femmes, l’autre à l’usage des hommes, n’en modifie nullement le contenu mais simplement la forme 40 . Cette pseudoégalité intellectuelle, qui ne trouve en définitive de disqualification que dans le langage et l’écorce des livres savants, s’enracine avant tout dans des éducations genrées et socialement discriminatoires. Celles-ci permettent 37 Voir parmi les multiples éditions et la réception de Bougeant, La femme docteur ou la théologie tombée en quenouille. Comédie. Liège : Veuve Procureur, 1730 ; La femme docteur ou la théologie janséniste tombée en quenouille. Comédie. Amterdam : E. J. Ledet, 1731 ; La critiqe [sic] de la Femme docteur ou de la Théologie tombée en quenoüille. Comédie. Londres : Tonson, 1731 ; La suite de la femme docteur. Comédie nouvelle, Liège : Veuve Procureur, 1732. 38 Charles Gaspard de La Feuille, Instructions chrétiennes ou Théologie familiere des dames chrétiennes. Paris : F. Pralard, 1700 [1698] (« Avant-propos » à la seconde édition), [n.p.]. 39 Ibidem. 40 Bernos, op. cit. OeC01_2013_I-160End.indd 20 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 21 de comprendre les limites d’une production apologétique qui, sur le plan dogmatique ou philosophique, peine, il est vrai, à rivaliser avec son pendant masculin. Afin de donner un tour nouveau à des arguments séculaires, les apologistes ne se sont pas contentés de paraphraser les livres saints ou de faire valoir les merveilles de la Création, mais ont déployé des trésors d’inventivité au point même de convoquer, au secours du christianisme, le progrès des sciences pour partie hermétique aux femmes (Pluche, Lelarge de Lignac, de Forbin, Formey,…). Les entreprises féminines ont plus largement dû délaisser l’appel à l’histoire pour se replier, soit sur l’examen rationnel, soit, lorsque la méthode géométrique se révélait peu concluante, sur le sentiment. Plusieurs voix se sont élevées pour remédier à cette inégalité. Les Conférences théologiques et morales, publiées en 1763 et destinées à l’éducation des religieuses, par l’abbé Desvillars défendirent l’idée d’une instruction adaptée, débarrassée des oripeaux d’une culture latine vis-à-vis de laquelle les femmes ne pouvaient alimenter que de faibles prétentions. Les Conférences confirment de fait la fascination cléricale pour « cette illustre portion du troupeau de Jesus Christ » et pour une théologie féminine, qui reste certes cantonnée à une « théologie morale et familière », mais dont l’apprentissage systématique doit contribuer à former des « conscience[s] exacte[s] et éclairée[s] », à éteindre les scrupules, à rééquilibrer ou optimiser la relation étroite qui lie les fidèles à leur directeur spirituel en leur offrant des preuves et des raisonnements à leur portée. On a craint d’en faire des Théologiennes, comme si l’étude d’une Théologie morale & familiere n’étoit pas à leur portée, & pouvoit leur être nuisible. Cette connoissance en leur formant une conscience exacte & éclairée, ne dissiperoit-elle pas souvent les scrupules qui les troublent & qui les tourmentent 41 ? En plusieurs endroits du royaume se développe ainsi une pastorale féminine, menée d’abord à l’usage des femmes, puis à l’initiative de celles-ci. En matière de théologie et de spiritualité, l’opposition frontale est rarement de mise, comme le démontre patiemment Yves Krumenacker, à travers l’élucidation des multiples ressorts qui justifient l’anonymat des œuvres de Marie Huber. Toutefois, à force de « combats volontaires », de « résistances », d’« alliances circonstancielles », d’un élargissement progressif de leur instruction et de leur accès à la culture, au gré d’« idéologies successives » également, femmes lectrices et femmes auteures ont participé de façon croissante à l’ancrage intellectuel de la foi dans le siècle. Elles ont enrichi et bousculé la vie des ins- 41 Abbé Desvillars, Conférences théologiques et morales, sur les principaux devoirs de la vie religieuse. Ouvrage utile & nécessaire aux personnes religieuses, & à ceux qui sont chargés de leur conduite. Lyon : les Frères Perisse, 1763, pp. XI-XII, XIV, XVI. OeC01_2013_I-160End.indd 21 10.12.13 16: 17 22 Fabrice Preyat titutions pour renforcer ce « môle de résistance à la déchristianisation » 42 que leurs activités catéchistiques ou caritatives avaient déjà contribué à ériger. Le couvent, qui n’incarnait parfois qu’un lieu de passage, constitua un espace éducatif de premier plan. L’éducation des filles fut renforcée par la vogue des congrégations enseignantes qui germèrent à la fin du XVII e siècle et dont l’offre ne cessa de s’étoffer tout au long du siècle suivant, très souvent d’ailleurs à la suite d’initiatives féminines 43 . Ces lieux d’éducation et de retraite garantirent généralement aux femmes qui y prononcèrent leurs vœux un niveau culturel supérieur à celui des laïques de statut social identique. Le catéchisme conserva également durant les Lumières une place centrale dans l’évangélisation des femmes. À ces vecteurs de la foi s’ajoutent l’oralité de la liturgie, sa paraphrase et l’approfondissement des psaumes, maintes fois explicités par les auteures, telles Anne-Marguerite Petit Du Noyer (Sentiments d’une âme pénitente sur le pseaume Miserere Dei et le retour d’une âme à Dieu sur le pseaume Benedic anima mea accompagné de réflexions chrétiennes, 1698) ou Élisabeth Besuchet (Stances sur le Miserere, 1765), sans compter les différents lieux de prise de parole où les femmes - y compris celles qui ne lisent pas - sont informées des controverses théologico-politiques qui agitent leur époque. L’écho diffracté des polémiques religieuses a ainsi influé sensiblement sur nombre de visions mystiques comme l’attestent les égo-documents qui ont trait à la vie de Claudine Moine ou de Jeanne Perraud 44 . Ces sources vont considérablement orienter le contenu de la production féminine. Pour prosaïques qu’elles paraissent, elles décernent aux opuscules féminins un ton original qui les distingue des contributions masculines et qui séduisent plusieurs érudits résolus à se placer sous la direction spirituelle d’une laïque. Le « couple » Fénelon-Guyon incarne certainement le binôme le plus emblématique de ces complicités spirituelles. Il convient néanmoins de reconnaître le caractère pusillanime des enseignements auxquels les auteures ont généralement puisé leur inspiration. À l’exception de quelques intellectuelles de premier plan, telles Anne-Marie de Schurmann, Gabrièle Suchon ou Marie Huber, la culture religieuse féminine reste souvent cantonnée à la dévotion pure. Celle-là peut se révéler porteuse de la ferveur de femmes « en rupture » et de la création de sanctuaires nouveaux - à l’exemple de la dévotion mariale suscitée par Benoîte Rencurel, ou suivant l’efflorescence du culte des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, consolidée par les suiveuses de Marguerite-Marie Alacoque. Malgré les audaces que l’on peut 42 Bernos, op. cit, pp. 27, 322. 43 Élisabeth Rapley, The devotes. Women and Church in seventeenth-century France. Chapel Hill : The University of North Carolina Press, 1990. 44 Bernos, op. cit., pp. 267-268. OeC01_2013_I-160End.indd 22 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 23 lire chez Charlotte Cosson de La Cressonnière, qui reconstruit patiemment la galerie des théologiennes européennes, de l’Italie à l’Angleterre et du XII e au XVII e siècle, dans L’Éducation physique et morale des femmes (1779) 45 , ou - à l’opposé - le libertinage de M me de Laboureys dont les Métamorphoses de la religieuse. Lettres d’une dame à son amie (1768) désavouent la frénésie et « les affections extravagantes des enthousiastes », cette dévotion estampille le plus souvent des livres destinés à conforter le plus plat conformisme - social et religieux - prompt à réconcilier les différents ordres de l’État dans l’amour de Dieu, lorsqu’ils n’émanent pas de religieuses plus modestement soucieuses d’arrêter et d’illustrer les devoirs de leurs condisciples, comme le montrent les œuvres d’Anne-Léonore de Béthune d’Orval 46 . L’anonymat et la contestation de la hiérarchie genrée des rôles Une réelle mise en péril de la répartition genrée des rôles ou des lieux de pouvoir que représentent le contrôle de la liturgie, des sacrements et de la parole prescrit par contre l’anonymat. La triple marginalité de Marie Huber, qu’a évoquée Maria-Cristina Pitassi 47 et que reprend ici Yves Krumenacker, illustre ce fait. Marie Huber a manifesté un engagement intellectuel unanimement salué dans la République des lettres au point de faire l’objet de tentatives de récupération par Voltaire et d’être exagérément considérée comme « la mère spirituelle » de Rousseau 48 . Sa position et ses travaux critiques la placent néanmoins en constant porte-à-faux face aux autorités religieuses. Revenue d’un enthousiasme qui lui valut dans sa jeunesse le mépris du 45 De l’éducation physique et morale des femmes, avec une notice alphabétique de celles qui se sont distinguées dans les différentes carrieres des Sciences & des Beaux-Arts, ou par des talens & des actions mémorables. Paris : Estienne, 1779 (voir entre autres les pp. 147, 176, 185-186, 198, 206, 284, 288, 299, 310, 346, 348, 377, 403-404, 423, 426, 440, 451). Charlotte Cosson de La Cressonnière est également l’auteure d’un Chant pastoral et religieux consacré à l’illustre bergère patronne de Paris, et de toute la France, par une bergère des Ardennes (1804). 46 Anne-Léonore de Béthune d’Orval, Idée de la perfection chrétienne et religieuse, pour une retraite de dix jours. Paris : Jean de Nully, 1719 ; Règlements de l’abbaye de Gif, avec des réflexions ; Vie de M me Magdeleine de Clermont Tonnerre, abbesse de l’abbaye royale de Nôtre-Dame de Saint Paul prés Beauvais, avec quelques discours sur la vie religieuse composez par cette abbesse. Paris : Jean de Nully, 1704. 47 Maria-Cristina Pitassi, « Être femme et théologienne au XVIII e siècle. Le cas de Marie Huber », dans De l’humanisme aux Lumières. Bayle et le protestantisme. Mélanges en l’honneur d’Élisabeth Labrousse, M. Magdelaine & al. (éds.). Oxford- Paris : Voltaire foundation-Universitas, 1996, pp. 395-409. 48 Émile-Guillaume Léonard, Histoire générale du protestantisme. Paris : PUF, 1964, vol. 3. OeC01_2013_I-160End.indd 23 10.12.13 16: 17 24 Fabrice Preyat corps pastoral, sa confession était née au cœur d’une famille qui ne cachait pas ses sympathies piétistes, ce qui la rendit suspecte en France. Sa rupture avec la théologie officielle, qui chargeait selon elle la religion d’un surplus spéculatif préjudiciable en prétendant, de façon exhaustive, expliciter le mystère de la condition humaine et de l’action divine, acheva de radicaliser sa position. La rupture de Marie Huber avec la théologie officielle se situe d’abord sur un plan méthodologique. L’on n’est guère éloigné en ce sens des recommandations du pasteur Abbadie qui ne sacrifiait pas l’appel du cœur au langage de la raison et qui se refusait formellement à faire parler le Saint- Esprit dans le langage des philosophes et à rendre la vérité des Écritures et la sanctification de l’homme subordonnées à la seule curiosité des savants et à l’intelligence des « hypothèses de Copernic ». La définition polémique de la science de Dieu qu’avance Marie Huber la pousse à élaborer une conception de la religion essentielle 49 , qui ne fait, contrairement à ce que l’on aurait pu légitimement attendre, aucune concession à une « mystique de l’indicible » bafouant la « droite raison » 50 , mais qui revêt au contraire des « caractères cartésiens d’évidence ». Son essentialité réside dans sa simplicité, sa limpidité, dans un caractère exempté de contradiction, fuyant le faux et l’imaginaire, sans exiger de l’homme aucun effort impossible mais se plaçant au contraire à la portée de ses lumières naturelles : La Religion essentielle à l’Homme doit être conforme à sa nature, elle doit mettre en œuvre ses différentes facultés relativement à leur destination 51 . La croisade que mène Huber en faveur d’une religion épurée qui « se révèle à la conscience et à la raison par-delà les médiations historiques » puise, comme l’a montré Pitassi, aux idées-maîtresses des acteurs du renouveau théologique du début du XVIII e siècle - Turettini, Ostervald, Werenfels,… - qui prônaient un retour à la simplicité évangélique, quand elle ne se teinte pas aussi de socinianisme. Mais, lorsque Huber reprend la formule du cogito de Descartes, c’est avec l’originalité d’une sensibilité qui la pousse à en faire non plus le fruit d’une « intuition intellectuelle » mais bien le « pur produit du sentiment » : 49 Lettres sur la religion essentielle à l’homme, distinguée de ce qui n’en est que l’accessoire. Amsterdam : Wetstein & Smith, 1738, 2 vol. et une troisième partie : Lettres sur la religion essentielle à l’homme, servant de réponse aux objections qui ont été faites à l’ouvrage qui porte ce titre. Londres, [s.éd.], 1756. 50 Le monde fou préféré au monde sage, en vingt-quatre promenades de trois amis, Criton, Philon, Eraste. Amsterdam : Wetstein & Smith, 1731, vol. 2, pp. 60-61. 51 Lettres sur la religion essentielle à l’homme, op. cit., vol. 1, « préface », [n.p.] ; vol. 2, p. 21. OeC01_2013_I-160End.indd 24 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 25 La première de toutes les idées pour l’Homme, c’est qu’il existe. Cette idée n’est fondée que sur le sentiment, et ce n’est que par ce sentiment qu’il a l’idée de l’Être 52 . L’existence de Dieu trouve ainsi sa source dans l’apprentissage personnel et sensitif de l’incomplétude ontologique de l’homme qui n’est ni à l’origine de l’Être qui l’habite, ni en mesure de le conférer au néant. Sa source réside donc ailleurs, dans un Être qui ne l’a reçu d’autrui - un Premier Être suffisant à soi dont la découverte de la puissance, de la sagesse et de la bonté est fruit de l’expérience 53 . Marie Huber succombe presque logiquement aux tentations de la théologie naturelle qu’elle déforme sous le prisme personnel du sentiment et qui s’accommode aux lointains échos empiristes ou piétistes, hérités de ses lectures philosophiques ou de son premier apprentissage religieux. Son œuvre prend un tour résolument polémique lorsque cette singularité la conduit à inverser les perspectives communes et se refuse catégoriquement à placer le Dieu philosophique empiriquement reconstruit en relation de complémentarité avec le Dieu de la tradition judéo-chrétienne. La reconstruction divine placée sous les auspices des lumières naturelles requiert le monopole entier du sacré et somme la tradition judéo-chrétienne de se débarrasser des contradictions et des scories qui heurtent l’expérience humaine. La Révélation perd conséquemment toute primauté et se trouve de facto réduite à une fonction heuristique ou instrumentale secondaire. Centrée sur l’homme, la propédeutique de l’auteure relève, pourrait-on dire, d’une maïeutique essentialiste : Il paroît bien sensiblement, que la Religion Révélée tire toutes ses preuves de la Religion Naturelle ; que celle-ci en est l’ame et le principe ; que l’autre n’est que le moyen qui doit servir à la développer et à la déterrer pour ainsi dire dans l’Homme qui l’ensevelit. C’est la première Religion qui a été donnée aux Hommes ; Abel, Noé, Enoc n’en avaient pas d’autre. Ce qu’on nomme Religion Révélée n’est venu ensuite, que comme un moyen pour réprimer les Hommes qui s’en écartaient. […] La Religion Naturelle qui a été donnée la première sera aussi la dernière : tous les Hommes en reçoivent les principes en même temps qu’ils reçoivent l’être 54 . Cette acclimatation de la théologie au système propre de l’auteure ne cède donc pas complètement aux sirènes du déisme. Autodidacte et curieuse, Marie Huber transforme sa critique en une recherche théologique fondamentale qui interroge les incohérences de l’Écriture, remet sur la sellette son autorité et son inspiration, questionne les dogmes traditionnels, 52 Idem, vol. 1, p. 22. 53 Idem, vol. 1, pp. 22-23. 54 Idem, vol. 1, pp. 59-61. OeC01_2013_I-160End.indd 25 10.12.13 16: 17 26 Fabrice Preyat l’Incarnation, la doctrine de la grâce, le dogme trinitaire,… Son opinion sur une inspiration biblique qui ne serait pas uniforme ne l’enjoint guère à étoffer les enquêtes philologiques et historiques qui ont favorisé, selon elle, l’éclosion des dissensions confessionnelles : Les Véritez les plus simples sont, par leur relation avec la Vérité primitive, si fort au-dessus des preuves, qu’elles ne paraissent douteuses que parce qu’on entreprend de les prouver ; leur idée seule ou le sentiment que l’on en a prouve qu’elles existent 55 . Dans la mesure où l’évidence intrinsèque prend le pas sur le donné révélé, les « vérités » dont l’Écriture est porteuse ne sont pas acceptables - ou pas seulement acceptables - en vertu du principe d’autorité que revêt le Livre qui les enferme et la Tradition qui les répercute et les justifie. Elles ne sont recevables qu’en vertu de leurs fondements « clairs et indubitables » 56 . Aussi les prophéties, par exemple, en viennent-elles à constituer un témoignage surnuméraire dont la valeur est fonction de leur conformité avec « les vérités premières immuables » et « autant qu’elles s’accordent avec les déclarations expresses et positives du Nouveau Testament qui ne soient point figurées » 57 . Marie Huber se situe donc aux antipodes du révélé vénéré du catholicisme et amenuise la dualité complémentaire qui existait entre l’Écriture et la Raison, en réduisant le « vrai biblique » au même critère d’évidence que le « vrai naturel », lui-même redevable au « sensible » plutôt qu’au « rationnel », à l’« appréhension immédiate » plus qu’aux « procédures heuristiques » 58 . Toute l’approche exégétique traditionnelle et le recours au littéralisme sont ainsi globalement remis en cause : « s’il y a dans l’Écriture un nombre innombrable [sic] d’expressions figurées, allégoriques, équivoques ou même contradictoires, vous conviendrez […] qu’il faut juger de leur véritable sens, non parce [sic] qu’elles semblent renfermer, mais par ces mêmes Véritez inébranlables, qui ne sauraient varier » 59 . L’auteur prend ainsi le contrepied de l’apologétique historique défendue dès 1722 par Houtteville, qui se basait sur l’analyse des faits pour développer notamment la preuve des miracles ou soumettre les prodiges scripturaires aux règles de la critique profane. 55 Le monde fou préféré au monde sage, op. cit., vol. 1, p. 138 ; Lettres sur la religion essentielle à l’homme, op. cit., pp. 63 sq. ; vol. 2, pp. 57, 197, 205. 56 Lettres sur la religion essentielle à l’homme, op. cit., p. 149. 57 Le sisteme des theologiens anciens et modernes, concilié par l’exposition des differens sentimens sur l’état des âmes séparées des corps en quatorze lettres. Londres : [s.éd.], 1739, pp. 71-72. 58 Maria-Cristina Pitassi, « Être femme et théologienne au XVIII e siècle. Le cas de Marie Huber », op. cit. 59 Le sisteme des theologiens anciens et modernes,op. cit., p. 34. OeC01_2013_I-160End.indd 26 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 27 Huber s’inscrit en faux contre ce rationalisme historique qui sera entretenu ensuite par les apologies de d’Agneaux Devienne, de François, de Du Breuil de Pontbriand et de Beauzée. Enfin, ces « vérités claires et indubitables » que Marie Huber isole au cœur du palimpseste biblique l’incitent à dégager le socle d’un enseignement éthique qui n’a pas la prétention de fléchir les sentiments que l’homme reçoit « passivement » et sans en être « maître » 60 . Il concerne au contraire sa volonté libre qui l’empêche de devenir le « jouet de mille impressions inévitables », d’être l’esclave de son affectivité, et qui lui permet, en définitive, de se débarrasser du faux et de l’injuste 61 . Huber dresse l’éloge des vertus raisonnables, régies par la bonne foi, dont ni les saints, ni les héros ne semblent être les véritables dépositaires. Victimes des apparences, jouets d’un orgueil dissimulé, adeptes des tartufferies, ces acteurs avaient déjà fait, dans Le Monde fou opposé au monde sage, l’objet d’un renversement systématique des valeurs communément admises qui entamait un peu plus la hiérarchie des modèles construits par l’ecclésiologie romaine et qui questionnait les prétentions des sociétés de théologiens dont les arguties mettaient le profane bien en peine de déterminer leur religiosité 62 . Au-delà d’une dénonciation de l’hypocrisie sociale, la Religion essentielle affiche des ambitions positives qui visent à jeter les bases d’une apologétique psychologique, d’ordinaire familière aux protestants 63 . Dans cette optique, l’auteur convient de faire fusionner valeurs chrétiennes et éthique naturelle, tout en s’assurant que l’Évangile suit toujours bien la Nature. En conseillant à l’homme de se connaître soi-même pour accéder à la connaissance de l’autre 64 et à l’équité, puis à l’amour véritable de Dieu, Marie Huber renverse encore le propos augustinien qui faisait procéder l’amor sui de l’amor Dei. Ce système qui tentait de concilier la raison, synonyme de vérité 65 , et le sentiment, la Bible et l’humanité, la morale et les affects, et qui consistait à établir une vérité dont « les caractères » puissent la discerner par elle-même, « indépendamment de toute Autorité étrangère » 66 , ce système qui invitait à saisir la religion dans ce qu’elle a de « simple » et d’« indubitable » 67 et qui puisse être à la portée des « enfants », des « femmes » et des « idiots », comme des croyants à la « capacité la plus étendue », était condamné d’emblée. 60 Lettres sur la religion essentielle à l’homme, op. cit., vol. 2, pp. 23-25. 61 Le monde fou préféré au monde sage, op. cit., vol. 2, p. 54. 62 Lettres sur la religion essentielle à l’homme, op. cit., vol. 3, p. 244. 63 Cf. Sylviane Albertan-Coppola, « Apologétique », op. cit. 64 Le monde fou préféré au monde sage, op. cit., vol. 2, pp. 305-306. 65 Idem, p. 65. 66 Lettres sur la religion essentielle à l’homme, op. cit., vol. 1, « Introduction », [n.p.]. 67 Idem, vol. 3, p. 293. OeC01_2013_I-160End.indd 27 10.12.13 16: 17 28 Fabrice Preyat Condamné par le théologien qui ne peut se résoudre à ne voir dans sa propre pratique qu’un « chaos » et une « source de contrariétés » 68 . Condamné par les Ultramontains qui ont désavoué une réflexion qui faisait main basse, dans un sursaut effronté, sur tous les mystères (miracles, prophéties,…) au profit d’une évidence naturelle dont les Lettres de la montagne de Rousseau se feraient plus tard l’écho, et qui accordait trop au cœur et au déiste. Condamné par le déiste lui-même, parce que ce système « exige[ait] encor trop de lui » (Nouvelle bibliothèque ou Histoire littéraire, novembre 1738). Condamné, enfin, par le quiétiste parce qu’il se départait avec une insolente évidence du mysticisme - ou de l’apport des « apprentis Mistiques », comme Marie Huber se plut ironiquement à les stigmatiser 69 . Le pasteur suisse Jean-Philippe Dutoit-Membrini, adepte de M me Guyon, n’a pas manqué d’épingler avec hauteur l’orgueil de cette « femmelette », à la source d’un « système en tout hérétique » et dont les vérités prétendaient porter leur évidence avec elles. Les nombreuses rééditions et traductions de l’œuvre de Huber témoignent néanmoins de la longévité d’une trace féminine, isolée certes, mais à la fois originale et radicale au cœur de la défense de la foi et des discussions dogmatiques. « Pour être influente », résume Yves Krumenacker, la prise de parole féminine devait, dans ce cas, opter pour le « déguisement ostentatoire » de l’anonymat sous peine d’« être ipso facto discréditée ». Inscrite dans un horizon théologique et politique foncièrement différent, l’auctorialité de Jacqueline-Aimée Brohon connait une traduction institutionnelle assez semblable. L’auteure revendique une acquisition spontanée et immédiate de la science religieuse, fruit d’une expérience directe avec Dieu, sans entrer, du moins au départ, systématiquement en contradiction avec les enseignements rudimentaires de l’Église et sans entraîner donc une condamnation cléricale unanime. Sa glose mystique est scandée par les antiennes de la liturgie latine et l’auteure a reçu les encouragements d’ecclésiastiques qui lisent chez elle une condamnation du clergé prévaricateur, propre à séduire quelque jacobin, et le reflet des querelles religieuses et des tensions politiques et sociales de leur époque 70 . Une frange de la critique catholique de la première moitié du XIX e siècle s’est peu embarrassée en effet de ses fantaisies et des libertés prises avec l’orthodoxie, pourtant épinglées en 1804 dans un rapport du ministre des cultes, Portalis, survenu bien après les mises en garde suspicieuses de la Sorbonne. Dans une consultation 68 Idem, p. 29. 69 Idem, vol. 2, p. 60. Pitassi, « Etre femme et théologienne au XVIII e siècle. Le cas de Marie Huber «, op. cit. 70 Auguste Viatte, « Une visionnaire au siècle de Jean-Jacques. Mademoiselle Brohon », Revue des questions historiques, XCVIII (1923), pp. 336-344. OeC01_2013_I-160End.indd 28 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 29 donnée le 4 mars 1792, les docteurs avaient pointé déjà, parmi les Instructions édifiantes et les Réflexions édifiantes 71 , une série d’arguments contraires à l’union hypostatique des deux natures du Christ. Ils déploraient des peintures charnelles « capables de souiller l’imagination » et d’émousser la notion de péché. Ils stigmatisaient ses visions extatiques d’une extravagance troublante, teintées de fanatisme, et dont certaines relevaient purement du blasphème. Mais Brohon était surtout connue pour avoir été l’instigatrice d’un ordre expiatoire qui puisait ses racines dans le culte aux Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie : la Société des Victimes de Jésus, dont elle reçut la révélation directement du Christ. Le mérite de cette « chapelle », disséminée parmi toutes les autres tentatives de rénovation de l’Église défaillante qui se succèdent dans le contexte prérévolutionnaire, est d’octroyer aux femmes une place de choix. Certes, elle ne s’affranchit jamais totalement de l’autorité masculine, à l’image de l’obédience continuellement manifestée par M me Brohon vis-à-vis de ses directeurs - l’abbé Clément et Pierre du Garry - ou de certains chapitres consacrés à saint Augustin, à la grâce et à la condamnation du pélagianisme qui sentent les positions antijansénistes de ses guides spirituels 72 . L’organisation de la société des Victimes a beau protester un grand respect pour l’ensemble du corps des pasteurs attachés à l’Église romaine, elle n’entend toutefois sacrifier qu’à l’autorité de l’évêque et du pape. Chapeautée par douze Victimes, pour moitié d’hommes et de femmes, la société se définit à l’image du collège apostolique. Le beau sexe y occupe la première place selon trois principes censés faire autorité : 1° par l’effet de l’amour du Christ pour sa mère, 2° afin de récompenser la « fidélité inviolable » que les femmes avaient témoignée à Jésus dans le cours de sa vie et de sa passion, 3° en vue d’humilier le sexe masculin qui n’a cessé d’abuser de sa supériorité et lui faire sentir une cruelle jalousie devant la vertu et le zèle désintéressé du « sexe le plus faible » 73 . La nature de cet établissement, susceptible de mettre un terme définitif à l’état monastique et de réformer en profondeur les structures ecclésiastiques, condamna la fortune de M me Brohon à être essentiellement posthume. De son vivant, son nom ne figura jamais au seuil de la charte de ce nouvel ascétisme dont elle entendait réguler l’ambition, fixer les intercesseurs et les pratiques de dévotion. 71 Instructions édifiantes sur le jeûne de Jésus-Christ au désert, Paris : Didot, 1791 ; Réflexions édifiantes par l’auteur des Instructions édifiantes sur le jeûne de Jésus-Christ au désert. Paris : Didot, 1791, 2 vol. 72 Réflexions édifiantes, op. cit., vol. 2, p. 424 ; Instructions édifiantes, op. cit., pp. 44-52. 73 Réflexions édifiantes, op. cit., vol. 2, pp. 17-18. OeC01_2013_I-160End.indd 29 10.12.13 16: 17 30 Fabrice Preyat Des lectures édifiantes au Christ romanesque Des lectures fréquemment réduites à la portion congrue - Le Nouveau Testament, L’Imitation de Jésus-Christ, les Règles et Constitutions, une somme d’Histoires édifiantes collectées par un Choisy (1710-1735) ou un Duché de Vancy (1767-1769) 74 - orientent indéniablement la production féminine, mâtinée parfois de mysticisme mais surtout empreinte de morale, telle qu’on peut la lire dans La perfection de l’amour du prochain dans tous les états par l’union de nos amours naturels aux amours de Dieu de Catherine Lévesque (1685), qui voisine les Instructions historiques, dogmatiques et morales en faveur des laboureurs et autres de la campagne de Catherine Billy (1746), quelque peu en retrait de la froideur du traité disciplinaire de La Guide des supérieures, ou Avis à une supérieure sur les moyens de se bien conduire dans la supériorité d’Élisabeth Fleuret (1786). Cette littérature, fortement empreinte d’un écrasant didactisme et d’un profond conservatisme social, a trouvé dans la littérature de jeunesse le moyen de partager ses vues avec une large proportion de lecteurs, confinant aux couches populaires. Elle a été entretenue au long du siècle par les « institutrices » de tous bords, selon une variété de genres qui ont eu prioritairement recours au dialogue comme forme pédagogique et propédeutique : le Théâtre à l’usage des jeunes personnes (1779) ou les Veillées du château (1784) de M me de Genlis en sont un exemple. Les Magasins de Marie Leprince de Beaumont - celui des enfants (1757), celui des adolescentes (1760), celui des pauvres, artisans, domestiques, gens de la campagne (1768), celui des dévotes (La Dévotion éclairée ou Magasin des dévotes, 1779), enfin - en sont un autre, augmenté, dans le même esprit, des Contes moraux (1774-1776) de l’auteure ou de l’opuscule Les Américaines, ou la Preuve de la religion chrétienne par les lumières naturelles, publié en 1770. Ces petits volumes apologétiques, ancrés dans la « texture du quotidien », ne passent pas inaperçus. Certains, édités sous le titre de Trésor des familles chrétiennes (rééd. 1837) 75 , seront tardivement revus et augmentés par des théologiens qui saluent cette volonté d’inculquer le « vrai » aux enfants et d’éclairer la raison de ces femmes qui « se piquent de tout lire ». La méthode, relativement simple, se fonde sur une déclinaison très personnelle et sélective des événements de l’histoire sainte, 74 François-Timoléon, abbé de Choisy, Histoire de piété et de morale. Paris : Étienne, 1711 ; Paris, Coignard, 1718 ; Recueil d’histoires sacrées et prophanes propres à former le cœur et l’esprit. Paris : Simon, 1729 ; Joseph-François Duché de Vancy, Recueil d’histoires édifiantes pour servir de lecture à de jeunes personnes de condition. Paris : Rigaud, 1706. 75 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Trésor des familles chrétiennes. Paris : Imprimerie-Librairie spéciale des écoles chrétiennes et primaires, Amédée Saintin et C ie , 1837. OeC01_2013_I-160End.indd 30 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 31 éclaire quelques passages des Évangiles, s’inspire des épîtres de saint Paul et s’attache, sous les auspices d’un Dieu de justice, à montrer aux lecteurs « la conformité des maximes de ce Livre avec leurs lumières naturelles ». M me Leprince de Beaumont entend appliquer le doute cartésien, comme le suggère Rotraud von Kulessa. Ce faisant, la moraliste ressuscite le rôle joué par les femmes dans la réception de la philosophie de Descartes et s’empare des armes de ses adversaires. Le programme de l’auteure vise, certes, l’émancipation féminine : Oui, messieurs les tyrans, j’ai dessein de les tirer de cette ignorance crasse, à laquelle vous les avez condamnées. Certainement, j’ai dessein d’en faire des Logiciennes, des Geometres & même des Philosophes. Je veux leur apprendre à penser, à penser juste, pour parvenir à bien vivre 76 . Mais, les ambitions que M me Leprince de Beaumont réserve à la Philosophe chrétienne, ne surprendront guère le lecteur : La Philosophie sacrifiera le dégoût que produisent chez elles les détails domestiques, au devoir qui lui fait une loi de s’en charger 77 . Les opuscules s’attachent à discréditer continuellement les beaux esprits, à vider les termes d’« esprits forts » de leur substance et à définir la « bonne philosophie » en fonction de son degré d’obédience à la révélation. De telles dispositions durent sonner familièrement aux oreilles de femmes - comme M me de Genlis 78 - qui ne cessent de porter au pinacle le modèle éducatif de Saint-Cyr et l’investissement de M me de Maintenon qui, en son temps, contribua à saper l’idéal de la femme forte, travail singulièrement poursuivi par certaines congrégations féminines : Vous savez que le Saint-Esprit loue la femme forte de ce qu’elle a raidi ses bras pour le travail, c’est-à-dire qu’elle a surmonté sa faiblesse pour s’adonner aux soins de son ménage 79 . Conformément aux aspirations tridentines, les femmes semblent satisfaire largement à ce fantasme pédagogique qui enrichit les bibliothèques privées, 76 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Magasin des enfans ou Dialogues d’une sage gouvernante avec ses élèves de la première distinction. Lyon : Bruyset-Ponthus, 1787, p. XIX. 77 Idem, p. XXI. 78 Stéphanie Félicité du Crest de Saint-Aubin, comtesse de Genlis, Madame de Maintenon, pour servir de suite à l’histoire de la duchesse de La Vallière. Paris : Maradan, 1806. L’on sait également que le portrait de Maintenon orne le salon de Genlis (Mémoires inédits. Paris : Ladvocat, 1825, tome 7, p. 213). 79 Françoise d’Aubigné, marquise de Maintenon, Recueil des instructions. Paris : Dumoulin, 1908, pp. 84-85. OeC01_2013_I-160End.indd 31 10.12.13 16: 17 32 Fabrice Preyat mais qui profite aussi du marché des écoles conventuelles pour conférer au secteur de la littérature enfantine, au seuil de la Révolution, un indéniable dynamisme 80 . La production de romans édifiants qui, chez M me Leprince de Beaumont, est concomitante à l’écriture de ces petits formats éclaire également les retombées des déclinaisons multiples du dogme. Une lecture placée sous le prisme du providentialisme, telle celle que propose en ces pages Pierre- Olivier Brodeur, a le don de faire éclater la malléabilité narrative des options dogmatiques. La Providence exploitée au cœur de la fiction romanesque revêt, au sens bakhtinien, la fonction d’un « chronotope ». De nouvelles fonctions narratives éclosent dès lors de la congruence des dispositifs romanesque et providentiel. Un développement chronologique original double l’intrigue d’une organisation propre à contrecarrer la morale mondaine tandis qu’une « psychologie de la providence » encourage la réflexion métanarrative. Pour Marie-Françoise Loquet qui publie, en 1781, des Entretiens d’Angélique, pour amuser chrétiennement les jeunes personnes du sexe, et les exciter à l’amour et à la pratique de la vertu, puis la suite ou Entretiens de Clotilde pour exciter les jeunes personnes du sexe à la vertu, offerts, en 1788, aux pensionnaires des Ursulines et qui célèbrent la gloire des Miramionnes, le livre spirituel semble être le marchepied qui conduit au roman édifiant. Le voyage de Sophie et d’Eulalie au palais du vrai bonheur, publié en 1784, incarne une première tentative, intermédiaire, vers l’exploitation franche des richesses de l’allégorie et se résume presque à une fade ébauche préparatoire au roman outrageusement doloriste de Cruzamante ou la Sainte-Amante de la croix, qu’elle signe en 1786. Sébastien Drouin offre à ce récit l’attention qu’on lui avait jusqu’ici déniée, en éclairant l’arrière-plan des livres d’emblèmes (Haeften, Hermann, Vaenius) et celui du pèlerinage ou du voyage allégorique de dévotion (Digulleville, Bolswert) que relient entre eux la tradition quiétiste, les récits de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila, et les éditions réalisées par M me Guyon. Les scrupules de Loquet à recourir à la fiction pour lutter contre les formes littéraires mondaines dénotent une « rhétorique du cœur » qui, en définitive, affadit considérablement les exercices méditatifs à la source desquels elle puise, selon une sécularisation rampante que l’artificialité d’allégories convenues feindrait de repousser. La réception de ces fictions romanesques confirme la délicate alliance de traditions chrétiennes, mystiques, avec l’esthétique prônée par les modèles séculiers. Elle démasque également une frange de la critique catholique qui œuvre à la prompte reconstruction de trajectoires littéraires et spirituelles. La « carrière » de Jacqueline-Aimée Brohon est assez exemplative de ce dernier 80 Voir Didier Masseau, Les ennemis des philosophes, op. cit., pp. 282 sq. OeC01_2013_I-160End.indd 32 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 33 cas de figure. Dans ses Réflexions édifiantes, la sensiblerie de l’auteure et la familiarité de ses colloques avec le Christ l’engagent à accommoder l’Imitation de Jésus-Christ aux accents du pur amour, courant qu’elle étaie encore de visions nauséeuses. Au milieu de fleuves lactescents issus du sein du Christ ou de la Vierge, d’entrailles dépecées dont le marasme n’empêche pas la transfiguration en « berceau » ou en « lit nuptial » où l’auteure peut se lover, parmi les vendanges sanguinolentes du cœur de l’Homme-Dieu 81 , s’élabore une rhétorique discriminatoire de l’expiation et de l’humiliation. On ne lit guère d’humilité cependant dans le sentiment d’exception ou d’élection que l’auteure manifeste orgueilleusement au long de son œuvre. Aussi lui a-t-on à juste titre reproché d’avoir voulu substituer « l’esprit privé au gouvernement de Jésus-Christ ». Cette sensiblerie fière, assez répandue parmi les illuminés, semble encore refléter, comme l’a souligné Auguste Viatte, un héritage direct de son maître en littérature - Rousseau - dont l’influence sur les mysticismes hétérodoxes est bien connue. Son sentimentalisme trouvera chez M me Brohon l’aval du Christ qui l’encourage à « laisser là tous les raisonnements » de son esprit pour ne consulter qu’un « cœur » censé ne jamais l’égarer 82 . Cette empreinte rousseauiste, remarquée en 1755 lors de la publication par Brohon d’un roman de jeunesse intitulé Les Amants philosophes ou le triomphe de la raison, d’ailleurs dédié à Rousseau, est à présent pieusement retournée contre les Philosophes modernes, et incite les critiques à combler le fossé biographique qui sépare les succès mondains de M me Brohon de sa conversion. La critique moderne s’est ainsi employée à ravaler les Réflexions au rang d’un « roman » de type nouveau et a, en conséquence, entretenu l’ambivalence de deux jugements clairement contradictoires. Le premier consistait à assimiler les livres de piété des visionnaires au rang de vulgaires fictions (Picot). Le second équivaut, en revanche, à entériner la dimension d’une écriture, elle aussi expiatoire, qui est commandée par la Divinité et qui lui est offerte en retour 83 . En s’attardant sur la longévité des talents stylistiques de l’auteure, comme le fit l’abbé Claude-Ignace Busson 84 , la critique rangeait les livres de piété parmi la cohorte des opuscules encouragés par une apologétique romanesque qui cherchait dans la littérature un porte-voix plus efficace contre les Lumières. La légende de M me Brohon s’est construite sur cet éternel « esprit romanesque », sur la valeur d’une « âme portée à la mélancolie » et « aux vaporeuses langueurs de l’extase », autant de qualités qui permirent de justifier les élans d’« un roman d’amour d’une exaltation 81 Réflexions édifiantes, op. cit., vol. 1, pp. 225-227, 233-235 ; vol. 2, pp. 26-32. 82 Idem, vol. 2, p. 76. 83 Idem, pp. 170-173. 84 Sur l’abbé Claude-Ignace Busson, lire les pages que lui consacre Jacques Marx dans son érudite étude intitulée Le péché de la France. Surnaturel et politique au XIX e siècle, Émile Poulat (préf.). Bruxelles : Espaces de libertés, 2005, pp. 246-247. OeC01_2013_I-160End.indd 33 10.12.13 16: 17 34 Fabrice Preyat incroyable dont Jésus-Christ [était] le héros » 85 . Loin de désavouer leur auteure en cette voie, les Réflexions couronnaient l’accouchement du roman « le plus exalté » et « le plus passionné qu’elle [eût] écrit ». L’œuvre devint le signe tangible d’une apothéose située à l’intersection de la République des Lettres et du champ religieux. Morte à la littérature profane qui s’inspirait de Rousseau, c’est par les canaux du rousseauisme, que M me Brohon fut ressuscitée à la littérature spirituelle. Les Réflexions couronnèrent sa carrière d’écrivain à travers laquelle l’on tenta d’insuffler un dialogue renouvelé entre art et catholicisme. C’était sans compter sur la rapidité avec laquelle cette prose fut rendue illisible, l’infatuation de l’auteure insupportable, sa dévotion chimérique déliquescente et sa politique totalement obsolète. De ce conglomérat émergent enfin des tragédies directement inspirées de la pratique jésuite du théâtre de collège, mais aussi un grand nombre de traités et de singulières pièces de poésie soucieux d’expliciter le texte des Écritures et de le rendre plus largement accessible en le transposant au gré des canons littéraires français. Toute démarche effectuée en ce sens procède de tentatives complémentaires : soit d’une explicitation (M lle Feuillet, Jeanne-Marie Guyon, Anne-Léonore de Béthune d’Orval, Marie-Madeleine d’Aguesseau, dame Le Guerchoix) 86 , soit d’une réduction et d’une versification (M lle Thomas de Bazincourt) 87 , d’une paraphrase (Marie-Agnès Bataille de Chambenart) 88 ou d’une traduction poétique inédite (Élisabeth-Sophie Chéron) 89 . La poésie, comme le souligne Claire Fourquet-Gracieux, est pour 85 Michael Pierre Joseph Picot, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique pendant le dix-huitième siècle. Paris : Le Clere, 1816, vol. 4, p. 408 ; Marquis de La Rochefoucauld-Liancourt, Histoire de l’arrondissement des Andelys. Andelys : Saillot, 1833, p. 196, Gédéon Dubreuil, Gisors et ses environs. Paris : Delahays, 1857, p. 104. 86 M lle Feuillet, Sentiments chrétiens. Concordance des prophéties avec l’Évangile, 1690 ; Jeanne Bouvier de La Mothe, dame Guyon, Le cantique des cantiques interprété selon le sens mystique et la vraie représentation des états intérieurs. Lyon, 1688 ; Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ, avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure. Cologne, 1713, 6 vol. ; Les livres de l’Ancien Testament, avec des réflexions qui regardent la vie intérieure. Cologne, 1714-1715, 12 vol. ; Poésies et cantiques spirituels sur divers sujets qui regardent la vie spirituelle ou l’esprit du vrai christianisme. Cologne, 1722 ; Anne-Léonore de Béthune d’Orval, Réflexions sur les Évangiles ; Marie-Madeleine d’Aguesseau, dame Le Guerchoix, Réflexions chrétiennes sur les livres historiques de l’Ancien Testament, 1767, augmentées en 1773 de Réflexions sur le Nouveau Testament. 87 M lle Thomas de Bazincourt, Abrégé historique et chronologique de la Bible en vers françois, 1768. 88 Marie-Agnès Bataille de Chambenart, Psaumes paraphrasez mis en vers. Paris, 1715. 89 Élisabeth-Sophie Chéron, Le Cantique de Habacuc et le pseaume 103 traduits en vers français avec des estampes, 1717 ; Essay de psaumes et cantiques mis en vers, et enrichis de figures, 1694. OeC01_2013_I-160End.indd 34 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 35 les femmes le lieu où la rivalité avec les auteurs masculins peut le mieux se concrétiser. Œuvres « insinuantes », teintées d’une insinuatio chrétienne qui désire porter à la conversion par la douceur, elles ne rencontrent pourtant pas le succès escompté en dépit de qualités intrinsèques largement saluées. Un examen étroit des techniques de versification dévoile leur destination - mondaine - et leur progressif glissement, à partir de la seconde moitié du XVII e siècle, vers un « style mâle » (Bataille de Chambenart) qui a pour prétention de vulgariser en refusant le joug de la raison. La subtile alliance d’« ardeur » et de « douceur » témoigne alors de la primauté accordée au cœur. Outre l’évolution de l’apologétique et des sensibilités qui la commandent, l’ensemble de ces volumes est également le symptôme d’une ouverture positive des femmes aux études bibliques en France et d’une sensibilisation au développement des recherches exégétiques, qui débouchent parfois, comme dans le cas d’Élisabeth-Sophie Chéron, sur le parfait apprentissage des langues sémitiques. L’apport de l’exégèse à l’apologétique est double puisqu’il joue, dans un premier temps, une part prépondérante au niveau de la pastorale et de l’appropriation de la prédication par les fidèles. Dans un second temps, il permet de fournir au croyant militant des arguments qui lui permettront d’entrer en contradiction avec les thèses philosophiques appliquées au déchiffrement des Écritures. Toutefois, en prenant de sensibles libertés dans des traductions qui remontent rarement au-delà de la Vulgate, en nuisant, par maladresse, à la justesse du texte et en accompagnant sa transposition de lignes directrices allant dans le sens d’une lecture engagée au profit d’une Église et dans laquelle l’argument théologique obère quelque peu la grâce poétique, ce progrès féminin s’est accompagné de tares préjudiciables qui, sous prétexte de vulgarisation ou de créativité, ont gauchi la référence canonique et l’ont souvent rendue tributaire d’un esprit de clocher. De la querelle comme lieu de réappropriation des valeurs La pluralité des œuvres engendrées par les anti-Lumières et les contrastes qu’elles ont entretenus, depuis Fénelon jusqu’à Saint-Martin ou Maine de Biran, rendent l’explicitation de dénominateurs communs relativement complexe. Seule l’unité polémique de la « résistance à une mutation culturelle » qui leur échappe 90 et l’opposition prioritairement marquée à une sécu- 90 Nous renvoyons ici aux articles et ouvres suivants : Jacques Domenech, « Anti- Lumières », dans Dictionnaire européen des Lumières, Michel Delon (éd.). Paris, PUF, 1997, pp. 84a-89b ; Jean Deprun, « Les anti-Lumières », dans Histoire de la philosophie, Yvon Belaval (éd.). Paris : Gallimard, 1973, pp. 716-727 (719) ; Lumières et anti-Lumières, numéro thématique de la revue Raison présente, 67 (1983). OeC01_2013_I-160End.indd 35 10.12.13 16: 17 36 Fabrice Preyat larisation rampante paraissent constituer des critères suffisamment probants pour marquer la convergence d’ouvrages qui s’attachent autant à condamner Lucrèce et à déconstruire le système physique d’Épicure - qui menacent la morale chrétienne - qu’à contrecarrer les critiques spinozistes. Les anti- Lumières se caractérisent par des positions politiques et institutionnelles fluctuantes et un manque évident d’unité doctrinale qui les poussent autant à défendre l’orthodoxie et les systèmes associés à la religion chrétienne du temps (augustinisme, bérullisme, cartésianisme, malebranchisme, leibnizianisme) qu’à miser sur leur contradiction. Tantôt elles empruntent les voies empiriques de la critique historique et de l’histoire religieuse, tantôt elles favorisent l’épanouissement de discours marginaux, imprégnés entre autres par les gnoses illuministes. Les apologies féminines ont illustré, avec plus ou moins de bonheur, ces différents courants et n’ont pas hésité à jeter parfois lestement le discrédit sur des métaphysiques continuellement gauchies afin de les adapter à l’esprit du temps (cf. N. Gobbé, dame Le Vaillant, L’Anti- Malebranche), témoignant à leur tour de l’absence de cohérence stratégique au sein des mouvements chrétiens. L’ancrage interpersonnel et polémique des discours antiphilosophiques permet toutefois de dégager une caractéristique supplémentaire qui - en sus de l’expression de voix singulièrement individuelles, telle celle de Marie Huber - fige les apologies féminines dans un rapport étroit à la mondanité et dans un dialogisme largement partagé. Cette dimension dialectique, indispensable à la compréhension de courants intellectuels qui sont nés dans « la confrontation, le compromis instable ou le conflit avec l’adversaire » sous-entend l’importance des médiations, interroge les notions d’espace public, de réseau d’information et de diffusion des savoirs sur lesquels Didier Masseau a attiré l’attention 91 . Ces dialogues se sont manifestés à différents niveaux : tout d’abord dans la coexistence de sociétés particulières et dans l’entourage de périodiques dont l’étude doit aujourd’hui s’étendre aux sociétés chrétiennes difficilement décelables en ce sens qu’elles demeurent parfois totalement étrangères aux cercles à la mode ; ensuite, à travers une convergence des discours apologétiques masculins et féminins, autour notamment des implications politiques et sociales du christianisme ; et, enfin, au cœur d’une tendance nette à la réappropriation, voire au partage, de genres littéraires et de valeurs - utilité, esprit, bonheur - chers aux Philosophes. La solidarité communautaire qui a opposé les sociétés philosophiques aux cercles, loges ou confréries des partisans d’une alliance entre le trône et l’autel s’est cristallisée entre autres, au cours des années 1780, dans la réunion de cercles illuministes, redevables à l’investissement intellectuel, spirituel et financier des femmes. Les doctrines théosophiques d’un 91 Masseau, Les ennemis des philosophes, op. cit. OeC01_2013_I-160End.indd 36 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 37 Martines de Pasqually, d’un Saint-Martin ou d’un Lavater ont, en effet, largement bénéficié d’une réception aristocratique et féminine. Ces courants diffus, qui entretenaient dans le cas du martinisme des rapports parfois chahutés avec certains aspects de la mystique, se sont néanmoins largement inspiré du quiétisme de M me Guyon, et de la réflexion de Marie d’Agréda ou d’Antoinette Bourignon. C’est à une femme encore que l’on doit en partie la diffusion de l’illuminisme révolutionnaire. La duchesse de Bourbon a entretenu autour d’elle une cour qui se laissa séduire par l’individualisme forcené d’une mystique, jalouse d’une union affective avec Dieu qu’elle n’hésitait pas, par le recours au surnaturel, à opposer au contrôle institutionnel de l’Église. L’imprégnation du christianisme primitif découlait d’un investissement spirituel personnel et, à l’intérieur de celui-ci, d’une opposition à l’apologétique rationaliste des Lumières que les Opuscules de l’auteure ont clairement formulée 92 . L’Église, selon elle, « [avait] cessé de marcher dans la bonne voie aussitôt qu’elle [avait] voulu expliquer les mystères par le secours de la philosophie, au lieu de sentir par l’onction de la grâce leurs effets dans le cœur », laissant ainsi dégénérer la « foi » en « croyance ». Ces œuvres, augmentées d’historiettes, au caractère littéraire discutable, devinrent le vecteur d’une doctrine favorable à la révélation particulière qui échappait aux disciplines de la théologie. Les liens personnels de la duchesse de Bourbon avec les plus éminentes représentantes de l’illuminisme révolutionnaire, à l’instar de Suzette Labrousse, contribuèrent évidemment à son succès, en plus du mécénat et de l’appui financier qu’elle offrit tantôt à l’édition d’œuvres particulières - celles notamment de Jacqueline-Aimée Brohon -, tantôt au profit d’initiatives masculines, comme le Journal prophétique de Pierre Pontard. Le périodique était soucieux lui aussi de délivrer une mystique à l’Église constitutionnelle et d’exploiter sur le plan politique les dérives millénaristes manifestées par les visionnaires Catherine Théot ou M me de Krüdener. La prose de Jacqueline-Aimée Brohon séduisit un temps le rédacteur 93 . Ses prévisions sibyllines, qu’il tenta vainement de concilier avec les oracles de Suzette Labrousse pour appuyer son hostilité au clergé insermenté, finirent cependant par lasser le rédacteur. Dans les milieux orthodoxes, l’existence de réseaux sociaux s’est révélée par les diverses stratégies déployées au niveau de la librairie, des périodiques et des instances de contrôle (censure, index, …) ou de consécration (élections académiques, concours, prix, …) aux mains des apologistes et de l’Église, toujours promptes à faire émerger les alliances, ou funestes, ou propices, au cœur des plus vives querelles littéraires. Le rayonnement de plu- 92 Auguste Viatte, Les sources occultes du romantisme. Paris : Honoré Champion, 1928, vol. 1, pp. 241, 244. 93 Idem, vol. 1, pp. 248, 309 ; vol. 2, p. 191. OeC01_2013_I-160End.indd 37 10.12.13 16: 17 38 Fabrice Preyat sieurs cercles privés confirme que les Philosophes n’avaient pas le monopole de ces nouveaux lieux de pouvoir intellectuel, qui pouvaient le cas échéant galvaniser les troupes de leurs adversaires sous l’égide de protectrices avisées. L’on ne sait presque rien du salon de la princesse de Robecq, maîtresse de Choiseul, qui recrutait parmi les milieux antiphilosophiques. La disparité des Lumières et des mouvements chrétiens se reflètent dans la mixité idéologique de l’entourage de M me de Genlis au pavillon de Bellechasse qui, dès 1779, accueille Buffon, Marmontel, d’Alembert ou M me du Deffand pour poursuivre les Encyclopédistes de leurs moqueries. Une atmosphère semblable devait présider au salon de la marquise de Créqui où Lefranc de Pompignan et l’archevêque de Vienne côtoyaient d’Alembert, Rousseau et Necker. L’antiphilosophie doit à M me de La Ferté-Imbault l’orientation, en un même lieu, à une même époque et au sein d’une même famille, d’un salon qui tient tête à celui de M me Geoffrin, puis la confirmation du rôle tenu par les lumières chrétiennes au cœur de l’éducation des enfants de France et de l’aristocratie conservatrice. Que La Ferté-Imbault ait été choisie pour le préceptorat de la philosophie dénote assez l’espoir que pouvaient cultiver les adversaires des Encyclopédistes face au rayonnement d’éducations privées, pensées depuis longtemps comme un moyen de rayonnement favorisant le processus de mimésis sociale. Les sociétés badines, à l’image de l’ordre des Lanturelus, ou plus sérieuses comme l’ordre de la Persévérance, n’ont pas seulement partagé la parodie des rites académiques et une semi-clandestinité. La dimension intellectuelle, morale et idéologique du prosélytisme des Lanturelus, sur lequel insiste Marie-Frédérique Pellegrin, met en relief les ambitions velléitaires des partisans d’une encyclopédie chrétienne, orchestrée dans le creuset de profondes sympathies antiphilosophiques qui engagent plusieurs apologistes. Le fait que des transfuges des deux camps peuplent simultanément ces sociétés ne permet pas de dresser le facteur idéologique comme la seule explication de la cohésion de ces salons dont l’orientation culturelle confirme toutefois une certaine orthodoxie et une orientation contestataire qui s’emploie à critiquer les institutions et à marquer une vive hostilité « à l’athéisme moderne et aux Philosophes les plus radicaux » 94 . Entre les deux camps, les frontières procèdent par renforcements ou estompements progressifs selon que les amitiés peuvent ou non s’accommoder de convictions opposées, enjoignant les idéologues des marges à se distancer ou à se rejoindre. L’on peut, à bon droit, s’interroger sur l’apologétique qui serait en définitive sortie de ces sociabilités si la mondanité n’y avait pas triomphé de l’intellectualisme. De telles alliances et semblables usages sociaux se sont souvent révélés en filigranes de la dénonciation littéraire des sociabilités philosophiques. 94 Masseau, Les ennemis des philosophes, op. cit., p. 93. OeC01_2013_I-160End.indd 38 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 39 Leur mise en scène - qu’elle fût savante ou romanesque - reposait sur un argument largement développé par l’apologétique masculine. Celle-là s’était attachée à convoquer les Philosophes au tribunal de la raison et de la religion pour étaler au grand jour les contradictions qu’ils nourrissaient à l’endroit d’eux-mêmes, plutôt que de les confronter aux Saintes Écritures. Parler « en théologiens » mais aussi « en philosophes », pour finalement dénoncer les errements de ces derniers, telle était la mission que s’étaient assignée Le Masson des Granges (Le Philosophe moderne ou l’Incrédule condamné au tribunal de sa raison, 1759), Bergier (Le déisme réfuté par lui-même, 1765), Lefranc de Pompignan (La religion vengée de l’incrédulité par l’incrédulité elle-même, 1772) et Mérault de Bizy (Les apologistes involontaires, 1806). Les volumes de Marie-Antoinette de Bavière, électrice de Saxe (sous le pseudonyme d’Ermelinde Thaléa, La Laïs philosophe ou Mémoires de Madame de D*** et ses discours à M r de Voltaire sur son impiété, sa mauvaise conduite, et sa folie, 1760), et les titres postérieurs de M me de Genlis théâtraliseront cette tendance en mêlant de façon virulente ressorts fictionnels et réalisme, à grand renfort de citations (Les athées conséquens, ou Mémoires du commandeur de Linanges, 1824 ; Les dîners du baron d’Holbach dans lesquels se trouvent rassemblés, sous leurs noms, une partie des gens de la cour et des littérateurs les plus remarquables du XVIII e siècle, 1822 ; suivis, en 1828, des Soupers de la maréchale de Luxembourg). Conversations, promenades, salons et cabinets de verdure campent les échanges des Philosophes et de leurs contradicteurs, et suscitent leurs aveux en tentant d’égayer une matière souvent ingrate. Vingt ans avant le succès des Helviennes ou Lettres provinciales philosophiques de Barruel (1781), Marie-Antoinette de Bavière table sur des ressorts dramatiques qui impliquent la critique des salons parisiens où règnent les beaux esprits et où bruissent les saillies des Philosophes. Elle est menée tambour battant par une jeune provençale dévoyée qui se polit au contact des hommes d’esprit sans perdre de vue les lumières de la religion. Laïs passe au crible de l’orthodoxie les thèses des plus éminents représentants de la Philosophie, les interroge sur le rôle social des femmes et démonte, avec aplomb, tous les systèmes. Voltaire et son combat contre l’Infâme constituent l’immuable pierre de touche de ces attaques qui convoquent, pêle-mêle, Montesquieu, Piron, Marmontel, Crébillon, Marivaux,… en plaçant en leur bouche les contre-arguments les plus convaincants. Fidèle au modèle de Pascal, la provinciale devient le modèle du bon sens opposé au bel esprit et ruine, de l’intérieur, l’édifice de la Philosophie moderne. De forme plus austère, Les dîners de M me Genlis affichent pareil dessein mais en concédant un rôle moindre à la dimension fictionnelle. L’objectif consiste de nouveau à « ne plus peindre les philosophes que par leurs propres aveux », mais le ton se durcit. Le propos se veut « à l’abri de toutes les réfutations », en se fondant « sur des faits incontestables et sur des citations OeC01_2013_I-160End.indd 39 10.12.13 16: 17 40 Fabrice Preyat de la plus parfaite exactitude » 95 . La tempérance ne sera pas, l’on s’en doute, la vertu première d’un ouvrage qui se définit comme un centon composé des « lettres [que les Philosophes] ont laissées, et par des citations de leurs propres ouvrages » 96 . Le choix d’un cadre historique restreint, la convocation des littérateurs que Genlis a intimement connus - à l’exception de Diderot et d’Helvétius - ressuscitent le climat des sociétés réunies dans l’aréopage de d’Holbach mais aussi de M mes Necker ou du Deffand, et dresse, dans l’espoir d’en mieux saisir les contours et de la réduire à l’impuissance, le cadastre de la France philosophe, de M me Geoffrin à Malesherbes. Il s’agit pour ces femmes de combattre un fanatisme jugé plus virulent encore que le fanatisme religieux, de forcer à cette fin leurs adversaires à reconnaître publiquement des bévues que seuls justifient le désordre de leurs passions, l’orgueil, la volupté ou l’ambition politique. Sonner le glas d’une « Philosophie » tenue pour responsable d’un renversement systématique des valeurs (morales, sociales, politiques et esthétiques) relevait de l’urgence lors que son emprise s’était étendue à l’ensemble de l’Europe. Dans ses Dîners, Genlis propose de livrer l’histoire de cette conspiration, instiguée premièrement par Fontenelle, mais dirigée principalement par Voltaire qui, sous la Régence, se serait assuré la complicité de quelques « femmes sans mœurs » et de personnes sûres - d’Alembert, Diderot, Helvétius, Condorcet, Raynal, Morellet, Grimm - pour « anéantir la religion, la morale et renverser le gouvernement ». Leurs décisions se seraient prises durant les dîners philosophiques du baron d’Holbach, « club » semblable aux cercles apparus outre-Manche et étrangement favorables aux conspirateurs, dont la France héritière du Grand Siècle avait jusque-là ignoré les méfaits 97 . Genlis grossit encore ce trait quand, rentrée en France, en 1802, après ses années d’exil, elle publie ses Nouveaux contes moraux. Possédée par une hantise de la décadence, qui se ferait jour parmi tous les domaines de l’activité humaine, elle tente d’éveiller ses lecteurs aux mensonges philosophiques et à l’iniquité de vulgaires plagiaires qui s’avèrent de surcroît de parfaits contempteurs de la démocratie 98 . Ces aménités antirévolutionnaires font suite aux thèses d’un Fréron ou d’un Barruel (Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, 1797-1799) qui enveloppaient les mêmes acteurs au sein d’un triple complot antichrétien, antimonarchique et antisocial. Avec un temps de retard sur les ouvrages qui ont fleuri à partir des années 1750 pour condamner la parution de l’Encyclopédie (e.a. La Religion vengée ou Réfutation des auteurs impies de 95 Les dîners du baron d’Holbach, op. cit., p. XVII. 96 Idem, p. V. 97 Idem, p. 6. 98 La religion considérée comme l’unique base du bonheur & de la véritable philosophie, nouvelle édition augmentée de quelques notes. Paris : Maradan, 1816, p. 329. OeC01_2013_I-160End.indd 40 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 41 J.-N.-H. Hayer, 1757-1763), les Dîners continuent de pourfendre une œuvre collective perçue comme l’organe de propagande par excellence de la nouvelle Philosophie. L’éclairage que jette Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval sur un pan peu étudié de l’œuvre de Genlis - celui des semi-fictions qui convoquent une variété de dispositifs d’écriture au profit de l’apologétique - permet de mesurer l’ampleur de la radicalisation des thèses de l’auteur. Illustrées par les personnages et les faits, ses opinions contrerévolutionnaires fustigent Marmontel, proposent une bibliothèque de lectures chrétiennes, de Bossuet à Jean-Baptiste Rousseau, avant d’esquisser le panégyrique des prêtres « bienfaiteurs de l’Europe et du monde entier ». L’œuvre de Genlis fait preuve d’une indéniable continuité qui ne laisse jamais de reproduire les équations simplistes : irréligion égale inconséquence, athéisme égale amoralité. L’association coupable des Philosophes, de l’irréligion et de la Révolution veut pressentir l’avènement d’un nouveau renversement. Les paratextes éducatifs qui mènent le lecteur par la main confirment cette aspiration et démontent la construction des œuvres de Genlis, pensées selon un dialogue constant avec l’apologétique contemporaine qui les inscrit au sein d’un réseau de textes aisés à circonscrire. De manière globale, la lecture des récits situés au croisement de l’antiphilosophie et de l’apologétique confirment une même tendance à la reproduction des poncifs allégués par la critique chrétienne. Ils entretiennent, sur le plan formel, une parenté étroite avec les canons de la littérature religieuse. La Laïs philosophe se présente comme une réfutation pied-à-pied des grands axes développés par la philosophie et le théisme, au moyen d’arguments repris à une religiosité tantôt diffuse, tantôt étroitement attachée aux dogmes et aux mystères. Mais le volume s’impose surtout comme un récit de conversion et présente un caractère incitatif accentué par sa dimension d’autobiographie fictive et l’adjonction d’authentiques témoignages de conversion au catholicisme, joints à la suite de ses rééditions 99 . Cette apologétique littéraire, qui n’offre guère d’originalité dans le traitement des loci theologici, exhibe une maîtrise élégante et théâtralisée des usages sociaux qui sous-entend le partage ambigu des rituels salonniers par le Philosophe représenté et par le lecteur dévot captivé par la représentation. Au sein de cette littérature, le salon et la conversation jouent pleinement leur rôle culturel et civilisateur à l’égard des femmes, rôle renforcé encore lorsqu’ils initient des dévotes de province à la controverse philosophique. Il convient cependant, comme nous le signalions plus haut, de se prémunir de toute tentation finaliste 99 Ermelinde Thaléa (attribué à Marie-Antoinette de Bavière, électrice de Saxe), La Laïs philosophe ou Mémoires de Madame D*** et ses discours à M r de Voltaire sur son impiété, sa mauvaise conduite, & sa folie, nouvelle édition, considérablement augmentée. Bouillon : Pierre Limier, 1761. OeC01_2013_I-160End.indd 41 10.12.13 16: 17 42 Fabrice Preyat qui viserait à ériger cette tendance de l’apologétique féminine en un espace privilégié concédé à une prise de parole « féministe » et univoque. La Laïs philosophe atteste des atermoiements d’une critique féminine qui balance de façon continue entre une revendication intellectuelle tranchée et les concessions sociales qui seules siéent à la modestie du sexe. Cette bipolarité s’exprime clairement dans les aveux de l’héroïne. Fraîchement débarquée à Paris, Laïs concède que les entretiens et la lecture l’ont bientôt mise « en état de tenir tête [aux Philosophes], et de leur faire voir que leurs Ouvrages ne tendaient pas toujours à ce vrai, si recherché et si ignoré » 100 . Elle enferme néanmoins rapidement les talents féminins en des bornes étroites : […] quoique le tempérament soit souvent en nous au-dessus de la Religion, je voulais au moins avoir le plaisir de confondre selon mes forces, l’orgueil de la Philosophie à la mode 101 . À maints endroits où le texte inviterait à conclure au « féminisme » de l’auteure, celui-ci se résout dans la galanterie du propos qui a tôt fait de délaisser toute velléité d’indépendance pour se déliter dans la flagornerie, et finalement révéler le propre d’une domination symbolique par la suggestion de la fascination, largement répandue chez les acteurs sociaux dominés, que leur inspirent les comportements les plus appropriés au maintien de la domination dont ils sont victimes. À moins que cette tendance ne soit ici le fruit d’une écriture masculine cachée derrière un pseudonyme féminin pour entériner encore un certain ordre social qui, sinon, succomberait à l’ironie 102 : Je me sers - poursuivait Laïs - je l’avoue, de mon peu d’esprit pour venger les dogmes de la Religion ; mais d’un autre côté je sens que je la déshonore par mes mœurs. Que de huées ne m’attirerais-je pas, si l’on savait dans le Monde qu’une femme de ma sorte s’avise de prêcher aux Déistes ; qu’une Courtisane veut convertir un Voltaire, un d’Argens, et presque toute la Secte des Esprits forts ? […] peut-être le Dieu des miséricordes aura pitié de moi […] 103 . Sur fond de défense dogmatique et de mansuétude divine, il s’agissait avant tout pour les apologistes de briser l’impérialisme dont les Philosophes prétendaient jouir sur le plan de pratiques sociales dont la valeur civilisatrice pouvait bénéficier à l’image du christianisme et à l’essor de la foi. Cette réappropriation allait de pair avec une stratégie qui consistait à tempérer les lumières naturelles par l’utilitarisme d’une religion qui servait de garde-fou 100 Idem, p. 5. 101 Idem, p. 6. 102 Sur le débat entourant la paternité de Laïs, voir notre article dans le volume 43 des Études sur le XVIII e siècle, 43 (2015) (en préparation). 103 Laïs philosophe, p. 83. OeC01_2013_I-160End.indd 42 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 43 social, et par une redéfinition du bel esprit qui était sans cesse replacée au cœur de l’aspiration collective de toute époque au bonheur. À partir des années 1770, cette utilité sociale du christianisme deviendra l’un des maîtres-mots de l’apologétique. En 1774, Jean-Nicolas-Hubert Hayer publia L’Utilité temporelle de la religion chrétienne. Contre le baron d’Holbach, le P. Charles-Louis Richard livra, en 1775, sa Défense de la religion, de la morale, de la vertu, de la politique et de la société. Dominique Bauduin leur emboîta le pas trois ans plus tard, en publiant La Religion chrétienne justifiée au tribunal de la politique et de la philosophie. Progressivement le critère d’utilité avait pris valeur de vérité et enjoignit les apologistes à mettre en équation vérité religieuse et félicité sociale, en se réappropriant, à partir du thème de la « civilisation » « toute les vertus d’une sociabilité indûment monopolisée par les philosophes » afin de prouver que « l’Église détenait la recette du vrai bonheur » 104 . En 1758, le marquis de Caraccioli diffusait encore la Jouissance de soi, en rappelant la félicité promise aux âmes pieuses. Très rapidement, le propos apologétique visa, sans rien concéder à la recherche libertine du plaisir, à concilier plus étroitement le bonheur terrestre à la béatitude éternelle, qui légitimait ainsi une aspiration dissociée de la seule recherche du salut, mais que le salut couronnait par l’entremise de la foi. En 1764, le P. Fidèle de Pau livrait en ce sens Le Chrétien par le sentiment. Quatre ans plus tard, Nicolas-Charles-Joseph Trublet tentait dans ses Essais sur divers sujets de littérature et de morale, de faire émerger des convergences entre christianisme et épicurisme ! Nicolas-Joseph-Albert de Diessbach enchérit, dans Le Chrétien catholique, sur la profondeur que la véritable piété apportait à la félicité. Il fut suivi, en 1788, par les Délices de la religion ou le Pouvoir de l’Évangile pour nous rendre heureux de Lamourette et, en 1801, par La théorie du bonheur, suite du romanesque Comte de Valmont, de l’abbé Gérard. La production féminine s’engouffra dans la brèche, suivant naturellement ces apologies qui dénonçaient les malheurs de l’athée tout en asseyant la conformité du christianisme avec les lois sociales, les institutions humaines et les aspirations terrestres. Cette évolution fondamentale d’une Weltanschauung qui délaisse les représentations du Purgatoire était aussi le ressort de stratégies destinées à attirer l’attention et la conciliation d’un plus large public. Elle ne s’opéra pas sans contradictions, devant ce qui était peu ou prou ressenti comme un déplacement de la transcendance religieuse vers l’immanence des valeurs humaines, comme la « mondanisation » 105 , voire la « sensualisation » du 104 Bernard Plongeron, « Bonheur et ‘civilisation chrétienne’ : une nouvelle apologétique après 1760 », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, CLIV (1976), pp. 1637-1655. 105 Robert Mauzi, L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIII e siècle. Paris : Armand Colin, 1960. OeC01_2013_I-160End.indd 43 10.12.13 16: 17 44 Fabrice Preyat christianisme 106 . Face à ce fléau, les martinistes continuèrent d’affectionner le tableau de la Chute qui balayait toute idée de progrès cumulatif. L’attachement passéiste au crime originel refusait l’accommodement d’anthropologies et de cosmogonies que tout jusqu’ici avait opposé, dans la mesure où la culpabilité du premier homme avait rendu « toute la création malade avec lui, et de son fait ». L’Homme des illuminées, esquissé par Saint-Martin, n’était en lui-même ni digne, ni capable de se rendre heureux, sinon à l’issue d’un long processus de transformation, d’un conséquent travail de dépouillement à travers la prière 107 . Du côté des orthodoxes, en 1781, Marie-Françoise Loquet rechignait toujours elle aussi, à l’intérieur du Voyage de Sophie et d’Eulalie au palais du vrai bonheur, à ne plus faire la part belle au seul bonheur dans l’au-delà. En 1786, Cruzamante ou la Sainte amante de la croix, optait délibérément en faveur d’un dolorisme outré que Jean Deprun a très justement épinglé pour sa proximité avec l’inspiration sadienne de Justine ou les Infortunes de la vertu 108 . M me Guyonne-Élisabeth-Josèphe de Laval-Montmorency, duchesse de Luynes, confirmait ce choix, en 1798, par une inspiration scripturaire qui fit de la véritable félicité le fruit d’une résignation devant les plans de la Providence, d’une constance en la foi et d’une abnégation exemplaire (Le vrai bonheur ou la Foi de Tobie récompensée. Poème tiré de l’Écriture sainte, destiné par l’auteur à sa fille). En 1787, le titre programmatique de La Religion considérée comme l’unique base du bonheur et de la véritable philosophie de M me de Genlis avait pourtant ouvert de plus larges perspectives, auxquelles répondit, un an plus tard, l’ouvrage de Lamourette qui lui était dédicacé. La religion considérée comme l’unique base du bonheur s’accommoda mieux de ce rigorisme moral pour englober à son tour le bien-être social et la mission civilisatrice que s’étaient arrogés les Lumières. Somme née de lectures apologétiques épluchées consciencieusement durant deux années (Bergier, La certitude des preuves du christianisme, 1767 ; Guénée, Lettres de quelques juifs portugais, 1769 ; Barruel, Les Helviennes, 1781, etc.), le traité n’entendait pas faire preuve d’originalité mais désirait réhabiliter sur le plan littéraire et moral une production apologétique qui ne cesserait de s’étoffer sous l’Empire et plus encore sous la Restauration et dont l’oubli ou le mépris mondain découlaient des cabales philosophiques. M me de Genlis ambitionnait de résumer, sous les auspices du modèle pascalien et des rétractations de Buffon, une batterie d’arguments destinés à écraser la secte fanatique des Philosophes et à contrecarrer une idéologie qui incitait « à détruire les 106 Masseau, « Quelques réflexions sur la crise de l’apologétique à la fin de l’Ancien Régime », op. cit., 2010. 107 Deprun, « Les anti-Lumières », op. cit., pp. 725-726. 108 Deprun, La philosophie de l’inquiétude en France au XVIII e siècle. Paris, Vrin, 1979, p. 165. OeC01_2013_I-160End.indd 44 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 45 temples et le culte, à massacrer les rois » 109 . À l’instar de ses prédécesseurs, l’auteure s’affranchit progressivement de ses visées philosophiques et morales pour révéler l’ampleur de ses vues sociales et politiques. La Religion considérée comme unique base du bonheur orienta son propos contre le prêche du Discours sur l’inégalité, du Code de la nature, des ouvrages De l’esprit ou De l’homme, et de l’Histoire philosophique des deux Indes afin de rétablir le bienfondé des hiérarchies sociales, de s’opposer à l’abolition de la propriété, à l’égalité des hommes et à la communauté des biens 110 . M me de Genlis épousait donc fidèlement les prétentions politiques de l’apologétique masculine qui occupaient « le nouveau champ de bataille dans lequel s’escrimaient [les] philosophes » pour dénoncer la nocivité de la religion (e.a. abbé d’Arnavon, Discours apologétique de la religion chrétienne, au sujet de plusieurs assertions du Contrat social, 1773). Dans ce contexte ressurgit le leitmotiv de la destruction de l’Encyclopédie 111 préfigurant les tentatives de complète récriture des volumes de Diderot et d’Alembert que la comtesse mûrit entre 1796 et l’aube des années 1820 - ambition tardivement avortée qui aurait tenté de répondre, à sa manière, à l’envahissement du marché du livre par ces volumes philosophiques compacts qui avaient déjà fait l’objet des vexations de M gr Frayssinous ou d’une ambition semblable de récriture chrétienne par M me de La Ferté-Imbault. Mais peut-on encore parler chez Genlis de dialogisme lorsque la réfutation des Philosophes se fait d’un bloc, sans rien concevoir de discutable en ce qui allait à l’encontre des vérités religieuses et sans considérer les tenants de la Philosophie selon l’hétérogénéité de leurs doctrines morales ou politiques ? À l’instar de nombreux apologistes, Genlis contribua à ériger un véritable « mythe mobilisateur » qui en simplifiant, en égratignant et en donnant de l’adversaire une image d’Épinal éveillait spontanément l’horreur des bien-pensants, sans épouser les détours d’une discussion approfondie que ne réclamaient d’ailleurs plus des « thèses jugées d’avance irrecevables » 112 . Le dévoiement des auteurs du camp adverse, des genres, des registres et des figures littéraires prend dès lors le pas sur la profondeur de la réflexion philosophique. Voltaire et, surtout, Rousseau seront sans cesse accaparés, ballotés, loués ou honnis, proscrits finalement ou expurgés, puis utilisés en conformité avec les exigences de la morale et de la doctrine chrétiennes sans pour autant cesser de susciter les revirements continuels des apologistes 109 Genlis, La religion considérée comme l’unique base du bonheur et de la véritable philosophie, op. cit., p. 303. 110 Idem, p. 160. 111 Idem, p. 332. 112 Raymond Trousson, « Madame de Genlis et la propagande antiphilosophique », dans Robespierre & Co. Seminario internazionale di Bagni di Lucca. Bologna : Clueb, 1989, pp. 209-243. OeC01_2013_I-160End.indd 45 10.12.13 16: 17 46 Fabrice Preyat qui se plaisent à narguer l’ennemi au moyen de ses propres armes et qui peinent à reconnaître leur dette, pourtant réelle, envers les esprits des Lumières. Au cœur d’œuvres apologétiques contradictoires qui font l’effet d’artificiels pavés mosaïques s’immiscent parfois une référence positive à Voltaire. D’autres concessions révèlent des filiations devenues classiques avec le temps, mais parfois orientées de façon surprenante, non sans un feint désaveu. Sous l’impulsion de Jacob Vernes (La Confidence philosophique, 1771), puis de l’abbé Gérard (Le Comte de Valmont ou les égarements de la raison, 1774) et de l’abbé Barruel (Les Helviennes, 1781), La Nouvelle Héloïse devint ainsi le parangon du roman antiphilosophique 113 . Parmi les imitations féminines, qui suivent ces diffractions, l’on compte bien sûr le roman pédagogique épistolaire d’Adèle et Théodore de M me de Genlis (1782), mais ne faudrait-il pas également chercher dans ce corpus de surprenantes osmoses, qui du côté des réécritures masculines, ont conduit les auteurs à de singulières tentatives ? En donnant La nouvelle Héloïse sous forme tragique, N. de Bohaire-Dutheil a usé du nom du romancier comme d’une autorité littéraire. La référence est bientôt devenue le gage d’un engagement spirituel particulier, cher aux préromantiques, au point d’appuyer un renversement des valeurs destiné à ériger le Philosophe en caution de l’exploitation dramaturgique et de la valeur théologique des Évangiles : La morale [de notre culte] paraît la plus conforme à la raison, surtout quand on s’en tient à l’Évangile. Mon but est d’en apprécier en quelque sorte le véritable sens, en faisant parler, mettant en action, ses différents caractères, et d’ajouter, s’il est possible, à la publicité du sublime d’une œuvre, que J.-J. Rousseau lui-même a cité comme divine 114 . Sur le plan de la récupération féminine des genres et des récritures, M me de Genlis affiche là encore la prolixité la plus éclatante et la polygraphie la plus aguerrie. Atteinte à son tour de lexicomanie et d’encyclopédisme, elle reprend, en 1818, les tentatives de l’abbé Mayeul Chaudon (Dictionnaire anti-philosophique, 1767) et de F.-X. Feller (Catéchisme philosophique, 1773 ; Dictionnaire historique, 1781), et se lance dans la rédaction d’un Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la cour, dont les maximes révèlent toute la portée d’une entreprise que son auteure se plut elle-même à qualifier de « dictionnaire antiphilosophiste ». De récriture, il sera encore question en 1807, lorsque cette infatigable « Mère de l’Église » se lance dans la publi- 113 Jacques Domenech, « La Nouvelle Héloïse, parangon des romans épistolaires antiphilosophiques », Études Jean-Jacques Rousseau, 5 (1991), pp. 127-144. 114 N. de Bohaire-Dutheil, « Lettre de l’auteur aux Comédiens du Théâtre de la Nation », dans Jésus-Christ ou la Véritable Religion, Paris : Veuve Duchesne & fils, 1792, p. 3 ; La Nouvelle Héloïse. Tragédie, par le citoyen Bohaire. Meaux-Paris : Enguin-Duchesne, an III. OeC01_2013_I-160End.indd 46 10.12.13 16: 17 Apologétique et anti-Lumières féminines 47 cation d’un Bélisaire, qui fait écho - à près de quarante années de distance - au Bélisaire de Marmontel. Le nouvel opus entend intéresser, non plus le public des « hommes d’État », mais bien celui des « femmes » et des « gens du monde » 115 , lecteurs avisés de romans historiques, genre que Genlis place en adéquation avec le goût du Grand Siècle et qu’elle définit comme une spécificité proprement nationale. Accommodé à la mode apologétique, le roman historique se révèle un excellent vecteur de la parabole chrétienne. Il incite l’auteure à substituer à un porte-parole de l’encyclopédisme et du déisme 116 , un Bélisaire chrétien et un Gélimer, devenu un « dévot singulier » et un anachorète. Les leçons tirées de la philosophie politique de Marmontel se transmuent sous l’effet de la morale sociale des Évangiles, et instituent un catéchisme tout entier contenu dans le principe d’une religion « qui enseigne à ceux qui ont été offensés l’amour de ceux qui les ont offensés » 117 . Ce bréviaire, qui, à distance, osait à nouveau parier sur le succès polémique et littéraire de Marmontel, préfigurait, au même titre que La religion considérée comme unique base du bonheur, le Génie de Chateaubriand. Il affirmait la supériorité et la délicatesse des sentiments religieux, garants, sur le plan moral, de la véritable grandeur d’âme, et qui, lorsqu’ils étaient envisagés sur le plan esthétique, constituaient « la source inépuisable du seul merveilleux intéressant » 118 . Le désir d’affirmer la supériorité de la religion sur toute philosophie et en tous les domaines de la connaissance et du divertissement, a été le signe, chez M me de Genlis d’une constance en matière religieuse, d’une orthodoxie sans concessions et de la conformation d’« une esthétique à une éthique préalable » 119 , qui n’a pas trouvé son égal dans ses positionnements politiques, tour à tour orléaniste, progressiste, puis légitimiste et ultra sous la Restauration. Cette œuvre construite sur la confluence des bienfaits du christianisme - publics, scientifiques, sociaux, artistiques - a connu plusieurs succès de librairie et a fait à son tour le bonheur des collecteurs d’aphorismes soucieux de tirer de ses extraits un Esprit ou une Philosophie chrétienne 120 à la fois accessibles et aussi constructifs que corrosifs. 115 Bélisaire. Paris : Maradan, 1807, vol. 1, p. XVI. 116 Idem, pp. 175, 184. 117 Robert Granderoute, « À propos de Bélisaire : Marmontel et M me de Genlis ou de l’apogée au déclin des Lumières », Revue d’histoire littéraire de la France, 1 (1999), pp. 41-55. 118 Genlis, Bélisaire, op. cit., p. 187. 119 Trousson, op. cit., p. 221. 120 Genlis, Esprit de M me de Genlis, ou portraits, caractères, maximes et pensées extraits de tous ses ouvrages publiés jusqu’à ce jour, M. Demonceaux (éd.). Paris, Maradan, 1806 ; La philosophie chrétienne, ou extraits tirés des ouvrages de Genlis, terminés par plusieurs chapitres nouveaux. Paris : Maradan, 1802. OeC01_2013_I-160End.indd 47 10.12.13 16: 17 48 Fabrice Preyat On le voit ce chantier est vaste. Il faudrait encore y inclure l’étude des représentations postérieures aux acteurs, aux faits et aux querelles que les entreprises éditoriales, la critique, l’Église et les historiens ont répercutées. C’est à cette tâche qu’invite la contribution de Marie-Christine Desmaret en se penchant sur une mystique devenue, sous la plume de Michelet, une héroïne préromantique et une victime propitiatoire en connivence avec le peuple. Brandie telle une figure de rédemption, La Cadière devint le symbole non seulement de l’opposition qui déchira philosophes et anti-philosophes mais également des luttes qui divisèrent les anti-Lumières. Heureux si, de cette entreprise, émergent le socle de nouvelles investigations et de précieux critères heuristiques qui enrichiront la critique et, dans un avenir proche, le volume 43 des Études sur le XVIII e siècle, préparé en complément de cette première approche 121 ! 121 Études sur le XVIII e siècle, 43 (2015). OeC01_2013_I-160End.indd 48 10.12.13 16: 17 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) Anonymat et interrogations sur le genre : le cas de Marie Huber Yves Krumenacker Université Jean Moulin Lyon 3 UMR 5190 LARHRA En 1738 est publié un ouvrage anonyme, les Lettres sur la religion essentielle à l’homme, distinguée de ce qui n’en est que l’accessoire, à Amsterdam, officiellement chez Wetstein & Smith, peut-être en réalité publiées par Barrillot et Fils, à Genève 1 . L’auteur, Marie Huber, avait déjà publié, toujours anonymement, deux ouvrages en 1731 : Le Monde fou préferé au monde sage, en vingt-quatre promenades de trois amis, Criton, Philon, Eraste. Criton Philosophe. Philon Avocat. Eraste Negociant, et les Sentimens differens de quelques théologiens sur l’état des âmes séparées des corps, réédités en 1733 en raison de leur grand succès, au dire de l’éditeur, sous le titre : Le Sisteme des anciens et des modernes, concilié par l’exposition des sentimens differens de quelques théologiens sur l’état des âmes séparées des corps en quatorze lettres. Nouvelle édition, augmentée par des notes & quelques pièces nouvelles, tous avec la fausse adresse d’Amsterdam, Wetstein & Smith. Si quelques critiques se sont interrogés sur l’auteur de ces livres, le fait qu’il puisse être une femme ne les a pas effleurés. Il faudra attendre 1740 et d’autres livres pour que la question d’un possible auteur féminin soit posée, provoquant des débats sur la possibilité pour une femme d’intervenir en théologie. C’est de ces interrogations que nous allons partir pour, dans un deuxième temps, poser le problème de l’anonymat pour un auteur féminin d’ouvrage religieux et voir, en dernier lieu, comment on peut jouer de cette dissimulation. À la recherche de l’auteur Les Lettres sur la religion essentielle sont l’œuvre de Marie Huber (1695-1753), une fille de riches négociants genevois installés à Lyon depuis 1711 2 . Mais 1 Maria-Cristina Pitassi, « Marie Huber genevoise et théologienne malgré elle », Bulletin de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève, 25 (1995), pp. 90-92. 2 Victor Courdaveaux, Une aïeule du protestantisme libéral. M lle Marie Huber. Saint-Denis : imprimerie Ch. Lambert, 1884 ; Gustave A. Metzger, Marie Huber (1695-1753). Sa vie, ses œuvres, sa théologie. Genève : Rivera et Dubois, 1887 ; OeC01_2013_I-160End.indd 49 10.12.13 16: 17 50 Yves Krumenacker cette identité n’a été découverte que progressivement, comme nous allons le voir. Une indication est fournie par la publication en 1736 de la traduction allemande du Monde fou 3 . Le traducteur indique qu’il s’agit d’une « personne non mariée de sexe féminin », dont l’extrême modestie ne permet pas qu’on donne davantage de renseignements sur elle. Mais peu de lecteurs français ou genevois ont dû connaître cet avant-propos. Pourtant, des bruits circulent concernant l’identité de l’auteur. Il faut dire que la famille Huber est honorablement connue à Lyon. Le père de Marie, Jean-Jacques, puis ses frères, font partie des négociants-banquiers les plus riches de la ville. Ils sont apparentés aux plus grandes familles, dont les Necker. C’est aussi une des grandes familles genevoises, bien implantée dans les Conseils de la ville, liée aux Fatio, aux Turrettini, aux Calandrini, etc. ; le grand-père, Benedict Calandrini, a été un des principaux pasteurs de la ville et gardien de l’orthodoxie calviniste. Il est difficile, dans ces conditions, de conserver totalement l’anonymat. C’est ainsi que dans le Journal Helvétique de janvier 1740, une « dame » fait des « réflexions […] sur le livre qui a pour titre, lettres sur la Religion essentielle à l’Homme » 4 . Elle constate que le livre « commence à faire du bruit » et qu’on dit que des dames y ont travaillé : « Ainsi, il pourroit être que M elles H** fussent en éfet les Auteurs de ce livre, dont on dit beaucoup de bien & beaucoup de mal ». C’est la première fois, en dehors de l’avant-propos du Monde fou en allemand, qu’est envisagée l’hypothèse d’un auteur féminin, ou plutôt de plusieurs auteurs, puisque ce sont les sœurs Huber qui sont ainsi désignées. La rumeur atteint les rédacteurs jésuites, bien informés, du Journal de Trévoux : les Lettres sur la religion essentielle seraient l’œuvre d’une dame Henri Perrochon, « Marie Huber la Lyonnaise », Études des lettres, III, 4 (1960), pp. 196-208 ; Maria-Cristina Pitassi, « Marie Huber genevoise et théologienne malgré elle », Bulletin de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève, 25 (1995), pp. 83-96 ; Id., « Être femme et théologienne au XVIII e siècle. Le cas de Marie Huber », dans De l’Humanisme aux Lumières, Bayle et le protestantisme, Mélanges en l’honneur d’Élisabeth Labrousse, Michelle Magdelaine, Maria-Cristina Pitassi, Ruth Whelan et Antony McKenna (éds.), Paris - Oxford : Universitas - Voltaire Foundation, 1996, pp. 395-409 ; Yves Krumenacker, « Marie Huber, une théologienne entre piétisme et Lumières », dans Refuge et Désert. L’évolution théologique des huguenots de la Révocation à la Révolution française, actes du colloque de Montpellier, 18-20 janvier 2001, Hubert Bost et Claude Lauriol (éds.), Paris : H. Champion, 2003, pp. 99-115 ; Id., « L’évolution du concept de conscience chez Marie Huber », Dix-Huitième Siècle, 34 (2002), pp. 225-237. 3 Die Thörische Welt der weisen Fürgezogen, in vier und zwanzig Spazier-Gängen dreyer Freunde, Criton eines Philosophen, Philon eines Advocaten, und Erasten eines Kaufmanns, aus dem französischen übersetzt. Frankfurt am Mayn : Andreäische Behandlung, 1736, 535 pp. 4 Journal Helvétique, janvier 1740, pp. 29-43. OeC01_2013_I-160End.indd 50 10.12.13 16: 17 Anonymat et interrogations sur le genre 51 protestante. S’ils concèdent que le livre a bien pu être écrit par un protestant à cause de la raison orgueilleuse qui s’y déploie, ils refusent l’attribution à une femme : Nous doutons que ce soit l’Ouvrage d’une femme. Dans l’obscurité même, chacun garde son caractère, & tout foible qu’est le sistême de Déisme qui regne ici, il faut une certaine force de courage & d’esprit, ou de hardiesse & de travail pour soutenir même à ses propres yeux, & vis-à-vis de soi, tout ce qui a l’air de sistême raisonné & étendu 5 . La capacité de bâtir et surtout de soutenir un système théologique ou philosophique serait donc incompatible avec le caractère féminin. Autrement dit, aux témoignages indirects que peuvent avoir les jésuites sur l’identité de l’auteur s’oppose une anthropologie qui empêche les femmes de participer à la construction du savoir, et c’est cette opinion qui leur apparaît décisive. Leur avis est relayé en Allemagne par le Nöthiger Beytrag zu den wöchentlich herauskommenden Neuen Zeitungen von Gelehrten Sachen de Leipzig, en 1741- 1742. En 1741, le théologien luthérien Reinbeck rapporte qu’on lui a assuré que M lle Huber est l’auteur du texte, mais que d’autres prétendent qu’il s’agit de Muralt ; lui-même ne tranche pas 6 . Muralt, écrivain suisse piétiste, a été, aux yeux de plusieurs critiques, l’auteur des ouvrages de Marie Huber, en raison de la proximité de ces livres avec les siens, et en premier lieu avec L’Instinct divin recommandé aux hommes (1727). Il a d’ailleurs été sans doute assez proche des milieux piétistes genevois et vaudois connus des Huber 7 . En 1740, la question de l’auteur est développée largement dans la lettre introductive que Pierre Galissard de Marignac donne à la Défense du Christianisme, ou Preservatif contre un ouvrage intitulé Lettres sur la Religion essentielle à l’homme du pasteur genevois François de Roches 8 . Celui-ci apprécie un livre bien écrit, au style clair, simple, aisé, élégant, fin, malgré, quelquefois, de la négligence, de l’affectation et du précieux. Il constate que l’auteur manie 5 Mémoires de Trévoux, février 1740, p. 213. 6 Martin Kessler, « Dieses Buch von einem protestantischen Frauenzimmer ». Eine unbekannte Quelle von Lessings Erziehung des Menschengeschlechts ? , Göttingen : Wallstein Verlag, 2009, pp. 32-33, 36. 7 Sur ce personnage voir, en dernier lieu : Maria-Cristina Pitassi, « Genève et le piétisme au tournant des XVII e et XVIII e siècles : le cas de Béat de Muralt », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, CLVIII, 3 (2012), pp. 543-562. 8 « Lettre de M r M***… », en introduction à : François de Roches, Défense du Christianisme, ou Preservatif contre un ouvrage intitulé Lettres sur la Religion essentielle à l’homme. Lausanne - Genève : M.-M. Bousquet & C ie , 1740. L’identification de l’auteur est fournie par Eugène Ritter, « Béat-Louis de Muralt. Lettres sur les Anglais et les Français (1725) », Zeitschrift für neufranzösische Sprache und Litteratur, III (1882), p. 187. OeC01_2013_I-160End.indd 51 10.12.13 16: 17 52 Yves Krumenacker avec dextérité les matières les plus abstraites, rend neufs les sujets les plus rebattus et offre par endroits d’excellentes idées nouvelles. Mais il note une discordance entre le style léger et la matière traitée, sérieuse, qui fait que les lecteurs sont séduits par la forme sans guère voir le fond. De cette analyse il tire deux conclusions contradictoires. La première est que l’auteur pourrait être une femme : L’Auteur, dit-on, manque de méthode, il écrit avec légèreté & avec agrément ; son tour aisé & naturel cadre assez bien avec la manière de penser d’une Femme d’esprit ; Ce sexe nous a fourni d’illustres Auteurs : Tout cela fait conjecturer qu’une Dame pourroit bien avoir fait cet Ouvrage. Cependant, ajoute-t-il, il existe aussi des hommes peu méthodiques, comme La Fontaine et Fontenelle, ce qui fait que cette conclusion n’est pas assurée. Inversement, il note qu’une femme creuse rarement autant de tels sujets, ce qui laisse au contraire penser que l’auteur est un homme ; mais un homme du monde, ou un solitaire pensif, peut-être un homme qui s’est retiré du monde par humeur ou par dégoût. Cette analyse est particulièrement intéressante. Elle confirme que, pour les critiques masculins de 1740, une femme est incapable d’approfondir des sujets sérieux. Il ne s’agit pas de préjugé clérical : les rédacteurs du Journal de Trévoux sont des jésuites, mais Galissard de Marignac est un protestant, descendant d’une famille bourgeoise cévenole prétendant à la noblesse, réfugiée à Genève à la Révocation. C’est bien plutôt un a priori intellectuel et scientifique masculin : aux femmes l’agrément d’un style léger et enjoué, même si quelques hommes peuvent aussi en user, aux hommes la réflexion sérieuse et approfondie. En 1745, le théologien de Leipzig Christoph Wolle, dans ses Betrachtungen über die in der Augspurgischen Confession enthaltene Sittenlehre Jesu Christi : von den innerlichen verderbnissen der menschlichen seele explique qu’on lui a assuré que M lle Huber est l’auteur du livre mais qu’il a de bonnes raisons (qu’il ne donne pas ! ) de ne pas le croire. Il préfère l’attribuer à un homme, piétiste (« Schwärmer ») devenu déiste, peut-être Muralt 9 . Marie Huber meurt en 1753. L’année suivante, le genre de l’auteur - et presque l’anonymat - est enfin officiellement levé avec la parution du Recueil de diverses pieces servant de supplément aux lettres sur la religion essentielle à l’homme &c. 10 , dans un « Avertissement de l’éditeur » en tête de la seconde partie, qui explique que c’est un ouvrage de M lle H., décédée le 13 juin 1753 à cinquante-huit ans, dont on ne donne pas de détails sur la vie, car elle a voulu conserver l’incognito. Mais « toute sa conduite, & particulièrement 9 Kessler, op. cit., p. 35. 10 Berlin : Étienne de Bourdeaux, 1754. OeC01_2013_I-160End.indd 52 10.12.13 16: 17 Anonymat et interrogations sur le genre 53 celle dont ses proches & ses Amis ont été témoins pendant sa dernière & longue maladie, leur a encore mieux exprimé que ses Ouvrages mêmes, la force des Vérités qui y sont contenües, aussi bien que les excellentes dispositions de son Ame ». La force des préjugés reste cependant prépondérante. Pour beaucoup, il n’est pas possible qu’un ouvrage aussi profond que les Lettres sur la religion essentielle - même s’ils lui reconnaissent bien des défauts - soit l’œuvre d’une femme. Comme il est néanmoins difficile désormais de le nier, on en fait un livre rédigé par plusieurs auteurs. Les tables de la Bibliothèque britannique, en 1747, attribuent le livre à Muralt et à « M le Hubert », mais sans certitude 11 . Le même jugement est produit en 1766 par le pasteur genevois Jacob Vernet qui fait de « M lle Huber, fille fort spirituelle » l’auteur de la Religion essentielle mais l’associe à Muralt pour la rédaction du Système des Anciens et des Modernes 12 . Voltaire, l’année suivante, est moins précis ; mais son admiration pour les Lettres sur la religion essentielle et pour Marie Huber, dont il fait grand cas, parlant d’une « femme de beaucoup d’esprit », ne l’empêche pas de l’associer à un « grand métaphysicien » pour composer le « livre profond » mais « écrit en géomètre », plein de « lemmes » et de « théorèmes », qu’est la Religion essentielle 13 . Cette collaboration entre un philosophe et une femme d’esprit a l’avantage d’expliquer à la fois le style léger et agréable, féminin, du livre, et sa profondeur, caractéristique masculine. Anonymat et genre Il serait tentant d’associer l’anonymat des œuvres de Marie Huber à sa condition de femme. Ce serait cependant aller un peu vite. En effet l’anonymat, à cette époque, ne relève pas aussi nettement qu’on pourrait le penser d’une stratégie de dissimulation. La « fonction-auteur » n’émerge vraiment qu’au XVIII e siècle, et l’on trouve encore de nombreuses œuvres anonymes 11 Bibliothèque britannique, t. 25, p. 195. Sur ce périodique, voir le Dictionnaire des journaux 1600-1789, Jean Sgard (dir.). Paris : Universitas, 1991 (en ligne : http : / / c18.net/ dp/ dp.php ? no=149, consulté le 15 janvier 2013). 12 Jacob Vernet, Lettres critiques d’un voyageur anglois sur l’article « Genève » du Dictionnaire encyclopédique et sur la Lettre de M r D’Alembert à M r Rousseau touchant les spectacles. Copenhague [Genève] : À l’enseigne de la vérité, 1766 (3 e éd.), vol. 1, p. 224. 13 François Marie Arouet, dit Voltaire, Lettres à Son Altesse Monseigneur le prince de ***. Sur Rabelais, et sur d’autres auteurs accusés d’avoir mal parlé de la religion chrétienne, François Bessire (éd.), dans Œuvres complètes. Oxford : Voltaire Foundation, 2008 [1767], vol. 63B, pp. 452-454 (p. 452, lettre VII) ; la qualification de « livre très profond » se trouve dans une note, datée de 1772, au texte de l’Épître à Horace, Nicholas Cronk (éd.), dans idem, 2006, vol. 74B, p. 288. OeC01_2013_I-160End.indd 53 10.12.13 16: 17 54 Yves Krumenacker simplement parce que l’usage n’oblige pas à mentionner l’auteur. De plus, c’est souvent davantage un sujet qu’un auteur qui intéresse et l’opinion est répandue que les idées appartiennent à tous, qu’une personne ne peut en être propriétaire 14 . D’autre part, les idées exprimées sont particulièrement hétérodoxes. Dans les Lettres sur la religion essentielle, Marie Huber refuse la prédestination, l’idée traditionnelle de justice divine, l’infaillibilité de l’Écriture, les miracles, la divinité de Jésus au sens où l’entendent les Églises, l’éternité des peines de l’enfer… tout cela en prétendant défendre la religion chrétienne contre le déisme ! Certains cercles piétistes, quelques esprits éclairés l’ont certes suivie dans cette voie, mais la plupart des critiques sont négatives. L’Église romaine comme les pasteurs des diverses Églises protestantes ont rejeté ces idées. L’anonymat est donc de mise pour des œuvres en butte à la censure religieuse - le Sisteme des anciens et des modernes a d’ailleurs été mis à l’Index en 1739 et les Lettres sur la religion essentielle en 1740. Or Marie Huber appartient à une famille respectable de grands négociants-banquiers. Il est nécessaire de préserver sa réputation - même si, en 1754, c’est sa propre famille qui lève le voile sur son identité. Bien des raisons qui n’ont rien à voir avec le genre peuvent donc expliquer cet anonymat. Il faut pourtant se demander si le fait que Marie Huber ait été une femme n’est pas un motif supplémentaire, et peut-être le principal. Revenons pour cela à la construction sexuée des savoirs avancée par les critiques évoqués plus haut. La femme, quand elle a de l’instruction, peut être habile dans l’écriture. Elle jouit d’un ton léger, d’une certaine élégance, d’un style naturel surtout, car la femme est toujours près de la nature, alors que la culture est plutôt du domaine masculin - ce qui explique que seuls les hommes peuvent approfondir un sujet. Cette opposition entre natures féminine et masculine repose sur une opinion médicale : les fibres du cerveau sont d’une texture plus délicate chez les femmes que chez les hommes 15 . Il est donc évident que la théologie, comme la philosophie d’ailleurs, leur sont interdites. Quand elles en font, c’est forcément de la mauvaise théologie. Johann August Ernesti, professeur à l’université de Leipzig, s’en prend ainsi à ceux qui pensent pouvoir déterminer ce qui convient à Dieu : Quand je vois de chetives Créatures décider hardiment, ce que l’Etre supreme doit faire ou doit omettre de ce monde ; je crois voir quelques Femmelettes du commun, qui s’aviseroient de vouloir regler les démarches 14 Sur ce sujet, voir les développements de Roger Chartier, L’ordre des livres. Lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIV e et XVIII e siècles. Aix-en-Provence : Alinéa, 1992, pp. 35-67. 15 Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture sous l’Ancien Régime. Paris : H. Champion, 2005, p. 170. OeC01_2013_I-160End.indd 54 10.12.13 16: 17 Anonymat et interrogations sur le genre 55 d’un grand Prince, & de décider dans leurs petits cerveaux, de tout ce qu’il convient à sa justice, à son équité, & à sa prudence de faire 16 . Autrement dit, une femme théologienne, c’est le monde à l’envers. Cette incapacité supposée peut tenir lieu d’argument. En 1760, Georges-Louis Liomin réfute à son tour les Sentimens differens de quelques théologiens. Il précise : Ce qui augmente la confusion, c’est qu’il s’est trouvé à la fin que leurs auteurs n’étoient que deux filles, originaires de Genève, disciples de Mr. De Muralt de Colombier, qui se sont retirées à Lyon. Ceux qui ont combatu ces babillardes, avoient trop d’érudition & de solidité pour desabuser leurs partisans […] 17 . Les adversaires de l’ouvrage auraient plutôt dû montrer ce qui caractérise ces lettres jugées superficielles sur le fond comme sur la forme : le ridicule et la frivolité… qualités supposées bien féminines. À la fin du siècle, dans la même veine, Philippe Dutoit-Mambrini associe la féminité à la confusion des idées : C’est en brouillant, confondant ces deux points de vue, & faute de vouloir connoître cette distinction, qu’une femmelette dont l’orgueil s’est avisé de bâtir un systême tout hérétique, a fondé sa prétendue Religion essentielle à l’homme 18 . Peu auparavant, l’historien de Genève Jean Senebier avait exprimé une opinion beaucoup plus positive sur ces idées, mais au prix d’une négation de la féminité de leur auteur : […] ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que, comme en lisant ses écrits, on ne sauroit la prendre pour une femme ; de même, ceux qui ont vécu avec elle disent qu’en l’écoutant on ne l’auroit jamais prise pour un Auteur 19 . 16 Cité dans Jean-Jacques Breitinger, Examen des Lettres sur la religion essentielle, dans lequel on discute les principes qu’il faut employer, pour déterminer l’essence de la religion. Zurich : Conrad Orell, 1741, pp. 156-163. 17 Georges-Louis Liomin, Préservatif contre les opinions erronées, qui se répandent au sujet de la durée des peines de la vie à venir. Heidelberg : [s.éd.], 1760, p. 14. 18 Keleph Ben Nathan [Jean-Philippe Dutoit-Mambrini], La philosophie divine, appliquée aux lumières naturelle, magique, astrale, surnaturelle, céleste et divine ou aux immuables vérités que Dieu a révélées de lui-même et de ses œuvres, dans le triple miroir analogique de l’univers, de l’homme, et de la révélation écrite. Lausanne : [s.éd.], 1793, vol. 1, p. 258. 19 Jean Senebier, Histoire littéraire de Genève. Genève : Barde, Mauget et C ie , 1786, vol. 3, p. 84. OeC01_2013_I-160End.indd 55 10.12.13 16: 17 56 Yves Krumenacker Ce n’est pas que les femmes ne doivent pas être instruites. Les clercs, catholiques comme protestants veulent qu’elles aient une éducation suffisante pour bien connaître leur religion, pour qu’elles ne tombent pas dans la superstition et puissent assurer l’instruction des filles et des jeunes enfants ; elles ont en effet en ce domaine un rôle fondamental qui leur est reconnu par les Églises 20 . Mais elles ne doivent pas être savantes, car elles risqueraient de dogmatiser et de donner dans les opinions nouvelles. Rousseau - qui a pourtant lu et apprécié les Lettres sur la religion essentielle 21 ! - prévient : « Ne faîtes point de vos filles des théologiennes et des raisonneuses ; ne leur apprenez des choses du ciel que ce qui sert à la sagesse humaine » 22 . Ce préjugé ressort dans la comédie du jésuite Guillaume-Hyacinthe Bougeant, La femme docteur ou la Théologie tombée en quenouille (1730), qui connaît un grand succès (25 éditions et des traductions en quelques années) au moment où Marie Huber écrit ses œuvres. Dans le meilleur des cas, une femme instruite peut lire des livres compliqués, mais elle doit le faire avec attention, et en demandant leur avis aux hommes, et non bâtir elle-même un système religieux. C’est ainsi qu’une dame écrit au rédacteur du Nouveau Journal ou Recueil littéraire pour lui dire qu’elle a apprécié le début des Lettres sur la religion essentielle et qui demande ce qu’il faut penser du deuxième tome de l’ouvrage. Le rédacteur lui répond : Vous même, Madame, qui avés tant de pénétration & de lumières, je suis persuadé que pour bien comprendre ce Livre, vous serés obligée de le lire avec la même attention que vous avés donné [sic] aux Entretiens ingénieux sur la Pluralité des Mondes 23 . Ce préjugé permet d’asseoir une « domination masculine » 24 qui assigne certaines positions aux femmes, en vertu de dispositions « féminines » inculquées par la famille et l’ordre social. Le soin des autres et l’instruction des jeunes enfants en font partie et se retrouvent, dans le domaine religieux, dans la valorisation des activités caritatives et éducatives des dévotes catholiques comme des épouses de pasteurs ou de notables protestants. Marie Huber se conforme en apparence à ce modèle : à sa mort, l’abbé Pernetti rappelle qu’elle a, toute sa vie, pratiqué la modestie - une vertu éminem- 20 Jean Delumeau, La religion de ma mère. Le rôle des femmes dans la transmission de la foi. Paris : Cerf, 1992. 21 Pierre-Maurice Masson, La religion de Jean-Jacques Rousseau. Paris : Hachette, 1916, vol. 1 (La formation religieuse de Rousseau). 22 Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, dans Œuvres complètes, Bernard Gagnebin, Marcel Raymond (éds.). Paris : Gallimard (« La Pléiade »), 1969 [1762], vol. 4, p. 729 (livre V). 23 Nouveau Journal ou Recueil littéraire. Genève, 1740, 2 e partie, pp. 7-42 (citation p. 42). 24 Pierre Bourdieu, La domination masculine. Paris : Seuil, 1998. OeC01_2013_I-160End.indd 56 10.12.13 16: 17 Anonymat et interrogations sur le genre 57 ment chrétienne, mais louée surtout chez les femmes -, qu’elle a vécu cachée, et qu’elle a constamment pratiqué les bonnes œuvres 25 ; quoi de plus normal pour une fille et sœur de négociants ? En revanche le pouvoir doit être exclusivement masculin. En régime chrétien, il passe par le contrôle de la liturgie, des sacrements et de la parole. Or on sait que l’Église catholique exclut les femmes de ces domaines. Chez les protestants, une contestation forte de ce modèle a bien eu lieu aux débuts de la Réforme mais, dès 1560, les synodes provinciaux et nationaux condamnent les femmes qui font des lectures ou des prières publiques ; une résurgence de cette parole féminine apparaît au début du XVIII e siècle, avec les « prophétesses » du Dauphiné puis des Cévennes, mais elle s’est heurtée à la réorganisation de l’Église du Désert par Antoine Court et à l’opprobre jeté par les réfugiés protestants sur ces phénomènes charismatiques 26 . On ignore totalement si Marie Huber a eu des relations avec ces « prophétesses » ; en revanche, on sait qu’elle a fréquenté des anciens camisards disant obéir aux révélations de l’Esprit 27 mais surtout, elle connaît les prophéties d’une French Prophetess, Élisabeth Charras 28 , elle est peut-être liée à une piétiste genevoise, Jeanne Bonnet 29 , donc à des milieux où les femmes revendiquent une autorité spirituelle. Marie Huber, bien que femme pratiquant la charité, se retrouve donc en porte-à-faux par rapport à la répartition genrée des rôles communément admise. Elle conteste ainsi implicitement la domination masculine, dont Bourdieu estime qu’elle repose sur la parenté et le mariage. Aussi n’est-il peut-être pas insignifiant de noter que Marie Huber, quoique fille aînée d’un grand négociant et dotée, d’après ses biographes d’une grande beauté, manifestement intelligente et spirituelle, ne s’est jamais mariée. Or bien des auteurs piétistes justifient le célibat pour celles et ceux qui ont atteint la perfection spirituelle 30 . Le piétisme qui marque les œuvres de Marie Huber, 25 [Jacques Pernetti], Recherches pour servir à l’histoire de Lyon, ou les Lyonnais dignes de mémoire. Lyon : frères Duplain, 1757, t. 2, pp. 359-360. 26 Mémoires pour servir à l’histoire et à la vie d’Antoine Court (de 1695 à 1729), Pauline Duley-Haour (éd.). Paris : Les Éditions de Paris, 1995. 27 Yves Krumenacker, Des protestants au siècle des Lumières. Le modèle lyonnais. Paris : H. Champion, 2002, p. 116. 28 Genève : BGE, Ms. Fr. 601, f° 213. Yves Krumenacker, « Les French Prophets, Français ou Anglais ? », dans Les Huguenots dans les Îles britanniques de la Renaissance aux Lumières, Anne Dunan-Page et Marie-Christine Munoz-Teulié (éds.). Paris : H. Champion, 2008, pp. 227-243. 29 Eugène Ritter, « Jeanne Bonnet, épisode de l’histoire du piétisme à Genève (1724-1726) », Étrennes chrétiennes, XIII (1886), pp. 114-147. 30 Voir par exemple Johann Caspar Fuesslin, Les voyes et les œuvres de Dieu dans l’âme. Où comment Dieu convainc, régénère, éclaire et sanctifie le pauvre pecheur, et finalement l’amène au salut… Yverdon : Jean-Jacques Genath, 1728 ; l’ouvrage, écrit en allemand, a été traduit par François Magny, un piétiste lié à Marie Huber. OeC01_2013_I-160End.indd 57 10.12.13 16: 17 58 Yves Krumenacker au moins les premières d’entre elles, est donc lourd d’une revendication féministe. Mais s’attaquer de front à la domination masculine est courir le risque de ne pas être reconnu. Comment, alors, faire entendre une parole féminine ? C’est là que la dissimulation que permet l’anonymat prend tout son sens. Faire entendre une parole féminine Marie Huber se conforme en apparence à ce qu’attend la société : dans sa dernière œuvre, la Réduction du Spectateur Anglois 31 , qui est une édition d’extraits commentés de la traduction du Spectateur Anglais de Steele et Addison, elle explique son dessein : Je veux que toute mère sensée puisse mettre cet Ouvrage entre les mains de sa fille au-dessus de l’âge de douze à treize ans, tant pour lui donner quelque idée du monde & des hommes, que pour lui inspirer des sentimens & des mœurs 32 . Elle ajoute plus loin qu’une bonne partie des discours serviront aux jeunes filles, pour lesquelles seront exposés les devoirs de la virginité, du lien conjugal et du veuvage, que c’est surtout ce qui les regarde par rapport aux hommes et à l’amour qui sera développé 33 . Un chapitre - repris de Steele et Addison - est consacré au « faible des femmes pour tout ce qui brille » (t. 1, ch. VIII). Plus loin, on présente l’idéal des jeunes filles comme étant le mérite, la vertu, la modestie, la discrétion ; on ajoute qu’il faudrait éduquer les amants pour qu’ils ne se laissent pas éblouir par les faux charmes, mais c’est simplement pour dire que les filles voudraient ainsi d’elles-mêmes se conformer à ce modèle 34 . Le reste des six tomes de l’ouvrage est parsemé de remarques de ce type. Bornons-nous à relever, pour finir, le chapitre dirigé « contre les femmes oiseuses & qui négligent les ouvrages convenables à leur Sexe » 35 qui leur donne pour principale occupation les travaux d’aiguille, ce qui reprend le texte de Steele et Addison, Marie Huber ajoutant en note que c’est cependant moins important que de s’occuper de sa famille et de ses affaires domestiques. On le voit, Marie Huber accepte totalement la vision traditionnelle de la femme de son époque, au moins de la femme bourgeoise qu’elle est. 31 Reduction du Spectateur Anglois, à ce qu’il renferme de meilleur, de plus utile & de plus agréable, avec nombre d’insertions dans le texte, des additions considérables & quantité de notes, par l’auteur des XIV Lettres. Amsterdam : Zacharie Chatelain & Fils, 1753. 32 Idem, t. 1, p. XVI. 33 Idem, t. 1, pp. 27-28. 34 Idem, pp. 146. 35 Idem, t. 6, pp. 91-97. OeC01_2013_I-160End.indd 58 10.12.13 16: 17 Anonymat et interrogations sur le genre 59 Serait-ce parce que l’âge venant, elle a renoncé aux audaces de sa jeunesse ? Sans doute pas : toute la deuxième partie du Recueil de diverses pieces servant de supplément aux lettres sur la religion essentielle à l’homme &c., posthume, est une longue défense des idées exprimées dans la Religion essentielle, écrite en 1752, donc peu avant sa mort. Il faut donc supposer un art de la dissimulation : Marie Huber défend, dans la Réduction du Spectateur Anglois comme dans sa vie de tous les jours, tous les codes qui définissent une femme à l’époque des Lumières où, malgré quelques contre-exemples éclatants, les femmes ne sont guère nombreuses à écrire sur des questions théologiques ou philosophiques et où leur influence spirituelle a même décru depuis le XVII e siècle 36 . Mais elle est en même temps persuadée des capacités intellectuelles des femmes, de l’obligation qu’elles ont de les exploiter et de la possibilité d’exercer ainsi une influence sur la société, ce qui signifie se jouer de la domination masculine. Toutes celles qui l’admirent ne dissimulent pas. La « dame » qui écrit au Journal Helvétique pour suggérer que les sœurs Huber pourraient être les auteurs de la Religion essentielle en profite pour défendre les capacités des femmes à écrire sur des sujets religieux : « notre sexe en est capable », et il l’a prouvé. Suit une critique nuancée de l’ouvrage, qui irait trop loin dans la simplification de la religion mais qui comporte de nombreux passages intéressants. Il mérite en tout cas une discussion approfondie ; qu’il soit écrit par une femme ou par un homme n’entre pas en compte. L’esprit humain n’a pas de sexe. En prenant ainsi au sérieux un livre dont elle suppose qu’il est l’œuvre de femmes, et en risquant un regard de critique, cette « dame » remet en question, consciemment, la répartition genrée des savoirs 37 . Mais cette réaction est assez isolée. « Écrire, lorsqu’on est une femme, semble supposer une précaution préalable : le respect d’une règle de jeu, variable certes dans ses modalités mais impérative pour le cadre essentiel. L’écriture féminine est une transgression du rôle « naturel » qui n’est pas de se dire mais de se taire, qui n’est pas de se montrer mais de se cacher. Les auteurs doivent donc mettre en avant les signes dénotant cette indispensable modestie. » Evelyne Berriot-Salvadore, qui fait cette remarque, ajoute : « Les artifices qui accompagnent la plupart des œuvres - anonymat, pseudonyme, préface -, établissent le déguisement ostentatoire comme un premier principe d’écriture » 38 , ce qui convient parfaitement à l’analyse des œuvres de Marie Huber : toutes anonymes, elles 36 Timmermans, op. cit., p. 811. 37 Journal Helvétique, janvier 1740, pp. 29-43. 38 Évelyne Berriot-Salvadore, « Les femmes et les pratiques de l’écriture de Christine de Pisan à Marie de Gournay », Réforme Humanisme Renaissance, n° 16 (1983), pp. 59-60. OeC01_2013_I-160End.indd 59 10.12.13 16: 17 60 Yves Krumenacker sont précédées de préfaces, d’épîtres aux lecteurs, de lettres de l’auteur aux éditeurs, d’avis de l’éditeur, d’une « lettre d’un ami de l’Auteur » (dans le Monde fou), des éléments qui ne sont pas indispensables aux œuvres, mais qui brouillent l’identité de l’auteur et qui donnent l’impression qu’elles sont le fruit d’un apologète masculin soucieux de lutter contre le déisme. C’est d’autant plus précieux que bien des indices auraient pu faire soupçonner une écriture féminine : un type d’écrit (des lettres, des « promenades »), au moins pour ses premiers livres, qui ressortent d’une littérature plus légère que les essais traditionnels ; un style plaisant, refusant tout jargon théologique et analyse exégétique ; une absence apparente de plan, une impression de passer d’un sujet à l’autre comme dans une conversation - même si les Lettres sur la religion essentielle ont un caractère didactique et systématique plus prononcé ; une apologétique qui fait d’abord appel à la conscience et aux sentiments. Ces caractères, bien entendu, se retrouvent aussi dans maints ouvrages dus à des hommes qui cherchent à emprunter le langage de leurs adversaires et chercher à plaire. Mais ils sont systématiques dans les écrits féminins et c’est ce qui a quelquefois permis de soupçonner que l’auteur de ces livres est une femme. Il est d’autant plus important de masquer son genre par toutes sortes d’artifices. Pour être entendue, Marie Huber doit dissimuler en faisant croire que ses textes ont été écrits par des hommes. Critiqués pour leur déisme supposé, ils n’en sont pas moins lus, alors qu’ils auraient sans doute été davantage déconsidérés si l’on avait su qu’ils étaient l’œuvre d’une femme. L’attribution à un homme lui a paradoxalement été plutôt utile, car cela lui a permis de maintenir son anonymat, pourtant apparemment facile à dévoiler, et donc de continuer à approfondir des questions audacieuses. Les liens, que l’on peut deviner, de Marie Huber avec les réseaux piétistes de Genève, du pays de Vaud et de Neuchâtel et, à travers eux, avec les piétistes radicaux allemands, les rapports qu’elle a pu entretenir avec les French Prophets et les non-conformistes anglais grâce à son grand-oncle, Nicolas Fatio de Duillier, ont facilité la diffusion et la réception de ses œuvres. De ce fait, elle a exercé une influence incontestable sur les membres de ces réseaux, et la publication de ses livres lui a permis d’avoir un cercle de lecteurs plus large qui a puisé, au moins en partie, dans ses idées : Rousseau, Voltaire, Lessing, Isabelle de Charrière, puis les universalistes américains, et bien d’autres. La diffusion d’une apologétique singulière, influencée par le piétisme, fondée sur l’évidence des sentiments, était à ce prix. Pour qu’une parole féminine soit influente, elle devait rester anonyme, sous peine d’être ipso facto discréditée. OeC01_2013_I-160End.indd 60 10.12.13 16: 17 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) Anti-Lumières et Révolution : les stratégies argumentatives et narratives de M me de Genlis Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval Université Paris-Est Créteil EA LIS « Du moins les ecclésiastiques commencent à avoir pour apologistes les amis éclairés de la morale, des sciences, des arts et des lettres et toutes les voix des infortunés » : cette citation opposée aux « lieux communs que l’imposture et l’impiété ont fait passer en proverbes » 1 illustre la place que tient M me de Genlis dans le débat sur les anti-Lumières et la Révolution. L’enjeu de l’écriture pour cette femme de lettres, qui fut proche des cercles orléanistes et dont les positions politiques, religieuses et philosophiques mériteraient une étude qui dépasse le cadre de cet article, est bien, dès son retour d’émigration, l’apologie de la religion et de ses fidèles contre l’impiété et la Révolution. La définition extensive de ces défenseurs en faveur de la religion et de ses prêtres, éclairés par tous les champs de la connaissance ou victimes sauvées par leur foi, montre que l’irréligion ne peut être qu’inconséquente, adjectif sur lequel joue le titre de l’ouvrage Les athées conséquents ou Mémoires du commandeur de Linanges 2 . Tel est le schéma que M me de Genlis va développer dans plusieurs œuvres de fiction dans le premier quart du XIX e siècle 3 . Le choix d’œuvres de semifictions (entre roman ou nouvelle et anecdote fondée sur un fait attesté) permet en effet de combler un vide dans la critique genlisienne. Alors que la position de M me de Genlis vis-à-vis de Voltaire a déjà été étudiée 4 , tout 1 Stéphanie Félicité du Crest de Saint-Aubin, comtesse de Genlis, Les prisonniers. Paris : A. Bertrand, 1824, p. 10 (préface). 2 Idem, Les athées conséquents ou Mémoires du commandeur de Linanges. Paris : C. J. Trouvé, 1824. 3 Le corpus retenu justifie ce créneau et notamment la date de 1824 qui n’est pas la dernière année de publication d’ouvrages par M me de Genlis qui publie encore en 1829, un an avant sa mort. 4 Voir notre article « Le Voltaire de madame de Genlis : combat continué, combat détourné », Voltaire et ses combats, Ulla Kölving et Christiane Mervaud (éds.). Oxford : Voltaire Foundation, 1997, t. II, pp. 1211-1226. OeC01_2013_I-160End.indd 61 10.12.13 16: 17 62 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval comme ses choix idéologiques en matière d’édition 5 , ce corpus à dominante narrative a été très peu analysé. Il est vrai que l’apologie apparaît plus explicitement dans des ouvrages de piété tels les Nouvelles heures à l’usage des enfants depuis l’âge de cinq ans jusqu’à douze 6 ou la suite édifiante du roman historique consacré à M lle de La Vallières avec ses Réflexions sur la miséricorde de Dieu par M me de La Vallière 7 , dans des ouvrages apparemment pratiques dont le dessein apologétique se lit au détour des titres ou des sous-titres comme Les monuments religieux, ou Description critique et détaillée des monuments religieux... 8 ou cette Maison rustique, pour servir à l’éducation de la jeunesse, ou Retour en France d’une famille émigrée 9 , dans des ouvrages relevant d’un genre prétendument objectif comme le Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la cour... 10 . Parallèlement à ces prises de position religieuses inaugurées dès l’ouvrage composé pour la communion du jeune duc de Chartres, futur Louis-Philippe, en 1787, La religion considérée comme l’unique base du bonheur et de la véritable philosophie 11 , la lutte contre les Philosophes, le philosophisme et plus particulièrement les Lumières s’expriment de manière ouverte dans des ouvrages qui pratiquent une esthétique du centon polémique consistant à juxtaposer des citations principalement venues d’œuvres de Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Holbach dont M me de Genlis met en évidence les contradictions afin de démonter l’ensemble des thèses professées. Deux ouvrages sont à cet égard exemplaires Les dîners du baron d’Holbach... 12 et Les soupers de la maréchale de Luxembourg 13 . Or le corpus qui nous intéresse ici a pour caractéristique de mêler un certain nombre de techniques d’écritures issues des ensembles précédemment présentés dans des textes principalement narratifs. Il s’agit des Six nouvelles morales et religieuses 14 , des Prisonniers, contenant six nouvelles et une notice historique sur l’amélioration des prisons et des Athées conséquents ou Mémoires du commandeur de Linanges dont les dates de publication correspondent à cette période fertile de 1800 à 1824. 5 Voir notre article « Madame de Genlis éditrice », dans L’art de la préface au siècle des Lumières, Ioana Galleron (éd.). Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2007, pp. 101-110. 6 Paris, Maradan, 1801. 7 Paris, Maradan, 1804. 8 Paris, Maradan, 1805. 9 Paris, Onfroy, 1810. 10 Paris, P. Mongié, 1818. Cité par Fabrice Preyat dans son article « Apologétique féminine », dans Dictionnaire des femmes des Lumières, Valérie André et Huguette Krief (éds.). Paris : Champion (sous presse). 11 Paris, Imprimerie polytype, 1787. 12 Paris, C. J. Trouvé, 1813. 13 Paris, Roux, 1828. 14 Paris, L. Janet, [s.d.]. OeC01_2013_I-160End.indd 62 10.12.13 16: 17 Anti-Lumières et Révolution 63 Si l’intention apologétique est nette, elle passe par des dispositifs variés du point de vue des genres littéraires convoqués et détournés, des figures exemplaires et repoussoirs, historiques et fictives, qui révèlent une intention identique et un discours récurrent à l’adresse du lectorat visé et constamment surveillé. Diversité générique et intentions apologétiques Le recueil des Six nouvelles morales et religieuses annonce par son titre ses intentions. Opposé au titre célèbre des Contes moraux de Marmontel contre lequel M me de Genlis s’est élevée, il lie étroitement morale et religion comme le veut le combat de ces années à travers un choix générique : celui d’un recueil de textes narratifs courts dont l’unité repose sur un postulat indiscutable, l’impossible autonomie de la morale. Pour l’illustrer, M me de Genlis rédige six nouvelles de même inspiration démonstrative selon un habillage narratif différent. Le premier texte intitulé La peste de Marseille raconte la grande épidémie de 1720. Les faits historiques connus sont respectés : contamination due au non-respect des réglementations, présence et dévouement de l’évêque de Marseille, M gr Henri François-Xavier de Belsunce de Castelmoron. Elle mentionne également largement le rôle du chirurgien Guyon mort après avoir fait l’autopsie d’un pestiféré. La partie romanesque réside dans la particularisation de l’épisode à travers une famille : le frère rapporte à sa sœur la robe qui contient le bacille fatal, tous les membres de la famille meurent, exceptée la plus jeune sœur qui est élevée par le prélat et se marie. L’intention apologétique se marque à travers l’accent mis sur la foi des héros 15 et notamment du chirurgien. Les deux nouvelles suivantes intègrent la Révolution dans leur cadre chronologique. L’amitié fraternelle semble purement romanesque : c’est l’histoire de deux frères dont l’aîné, selon un schéma que M me de Genlis reprend avec constance dans ses ouvrages, prévient son cadet des dangers de la philosophie moderne. Ils mènent deux existences parallèles et vertueuses, l’aîné devient ermite et le cadet vit dans le siècle. Arrive la Révolution, qui les sépare, l’ermite fuit en Suisse avec son neveu et retrouve fort heureusement son frère plus tard passé en Angleterre. Tous reviennent en France après la Révolution, l’un rejoignant son ermitage épargné, l’autre habitant désormais une ferme après l’incendie du château familial. La troisième nouvelle, La sœur de charité, raconte l’inexorable vocation religieuse d’une jeune fille noble avant et pendant la Révolution qui, contrainte de fuir le ressentiment d’un révolutionnaire, sauve ce dernier 15 M me de Genlis ne mentionne pas que le prélat a été élevé jusqu’à 16 ans dans la religion réformée. OeC01_2013_I-160End.indd 63 10.12.13 16: 17 64 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval et le convertit. La conversation et le manuscrit reprend le motif éducatif de la mise en garde contre les idées nouvelles, cette fois entre des enfants et un père à qui ce dernier donne un recueil de nouvelles composées pour eux et raconte une anecdote tirée de l’histoire suisse. Cette nouvelle reprend le principe du récit-cadre, l’idée d’une littérature autarcique composée par l’éducateur (comme dans Adèle et Théodore ou Les veillées du château) et d’un long récit inséré qui fonctionne comme un épisode véridique 16 , La comtesse de Valangin ou la reconnaissance ingénieuse qui raconte l’origine d’un droit particulier accordé à un paysan vertueux en signe de reconnaissance de la part de la veuve de son seigneur, celui de ne payer, sur un territoire défini, la dîme qu’à partir de la vingt-deuxième gerbe. Les deux dernières nouvelles renouent avec le romanesque moral avec deux histoires de vies apparemment opposées, celle tout unie d’une jeune fille qui se consacre à la vie religieuse chez les Ursulines avec l’accord de son père et en dépit des réactions d’une belle-mère moins incroyante qu’écervelée qui donne son nom à la nouvelle La belle-mère curieuse et celle au contraire d’un homme, L’ambitieux, partagé entre l’agitation mondaine et la vertu, à laquelle il revient in extremis. Les prisonniers, contenant six nouvelles et une notice historique sur l’amélioration des prisons se présentent comme un récit-cadre, composé autour des visites à des prisonniers que rend Timothée, membre de l’association fondée par l’abbé Davaux en 1815. Timothée voit ainsi successivement durant trois visites Hippolyte de Terville injustement accusé du meurtre de son frère, puis Linval emprisonné pour dettes dont il refait l’éducation à travers la confrontation des ouvrages des Philosophes avec les livres religieux (visites IV à VI). À Sainte-Pélagie, il rencontre la comtesse de Lisberg, figure emblématique de ces femmes corrompues par leurs mauvaises lectures, qui devient religieuse à la fin de la dixième visite, à la Conciergerie un condamné pour le meurtre de sa femme innocente qui finalement « courut à la mort comme les saints vont au martyre » 17 . Enfin, de nouveau à Sainte-Pélagie, il converse avec un prisonnier pour dettes, le marquis de **, à qui il lit Le courage religieux, ou Précis des événements malheureux arrivés à M me Mallefille, un témoignage authentique appuyé sur le récit tiré de la Gazette de Port-Louis de 1823 18 relatant le naufrage survenu en 1819 et les malheurs de cette 16 M me de Genlis précise dans la note finale de la page 199 qu’elle a inventé le motif de la reconnaissance de la comtesse qui souffre d’une jambe et qui est guérie par un emplâtre fabriqué par le paysan Grand-Pierre. 17 Les prisonniers, op. cit., p. 243. 18 Idem, p. 351. OeC01_2013_I-160End.indd 64 10.12.13 16: 17 Anti-Lumières et Révolution 65 femme 19 . Le volume s’achève sur une Notice historique sur les prisons qui occupe les pages 304 à 350. Les athées conséquents ou Mémoires du commandeur de Linanges, dont le titre évoque des pseudo-mémoires, sont qualifiés de « dernier roman » 20 par M me de Genlis dans sa préface. L’hybridation générique est manifeste. « Roman », mais appuyé sur une « parfaite vérité » 21 puisque c’est le portrait du comte de Sch** (comprenons de Schomberg qu’elle a connu au Palais- Royal, ami de d’Alembert, retourné en Saxe et converti, qui vint la voir à Bellechasse), « œuvre purement morale et littéraire, dont [elle] voulai[t] que le plan fût rapide et l’intérêt soutenu » 22 . Le texte se présente comme un récit à la première personne, mené par le commandeur de Linanges, personnage exemplaire et membre de l’Ordre de Malte, dont la sœur, mariée au marquis de Berville, est calomniée par son beau-frère athée (« il jouera malheureusement un si grand rôle » 23 ) jusqu’à la conversion de ce dernier... Devenu trappiste, il laisse un manuscrit, écrit durant son noviciat, qui forme un long récit inséré racontant ses forfaits et notamment la façon dont il a convaincu son frère de l’infidélité de son épouse, a échangé leur fille contre son propre fils adultérin, ce qui permet un rebondissement proche de La mère coupable entre ces deux jeunes gens qui s’imaginent incestueux. Le récit s’achève sur un dénouement heureux à la gloire de la famille et de la Restauration : « Nous rentrâmes en France, à la Restauration, enrichis de quatre enfants charmants, que nous avaient donnés Idalie et Cléophas » 24 . Comme on le voit, l’unité des volumes tient au cadre chronologique proche, exception faite de La peste de Marseille : tous les textes se situent de manière contemporaine par rapport au lectorat et la plupart font directement allusion à la Révolution française sans passer par un décalage historique allusif, souvent pratiqué par la littérature contemporaine. La mise en cause des événements récents dans une perspective contre-révolutionnaire s’exprime ouvertement, les dates de parution et la radicalisation des opinions de M me de Genlis le permettant. Si l’émigration est présente dans plusieurs nouvelles, ce qui les rattache au courant narratif du roman d’émigration, l’accent est mis sur les épisodes révolutionnaires contre la religion et ses membres, comme la fermeture des couvents : 19 Cette partie connaît une publication indépendante : Le courage religieux, ou Précis des événements malheureux arrivés à M me Mallefille. Paris : Imprimerie de Marchand Du Breuil, 1824. 20 Les athées conséquents, op. cit., p. VIII. 21 Ibidem. 22 Idem, p. XVI. 23 Idem, p. 23. 24 Idem, p. 346. OeC01_2013_I-160End.indd 65 10.12.13 16: 17 66 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval On ouvrit en France tous les couvents et voyant que les religieuses n’en sortaient pas, on les chassa au nom de la liberté. On eut plus d’égard pour les sœurs de la charité : elles ne faisaient point de vœux absolus, et elles n’étaient point cloîtrées. D’ailleurs, elles étaient si visiblement utiles et charitables, et si universellement admirées que, malgré le renouvellement constant de leurs vœux et leur angélique fierté, on n’osa se presser de les persécuter 25 . Le dédicataire des Athées sort après la Révolution de son abri, « n’ayant qu’un seul genre d’ignorance, celui des crimes récents produits par la démence révolutionnaire » 26 . Quant au personnage de l’athée conséquent, s’il commet ses méfaits avant la Révolution puisqu’il est déjà converti lorsque « l’impiété levant sa tête audacieuse menaçait depuis longtemps et le trône et l’autel » 27 , il est bien le produit de cet athéisme diffusé par les Philosophes et responsable du cataclysme. Le second axe fédérateur de ces textes est la revendication apologétique. Ainsi la leçon de lecture de Timothée à Linval dans Les prisonniers s’achèvet-elle dans la cinquième visite par cette analyse des vers « qui peignent prophétiquement les chefs jacobins de 1793 » dans Rome sauvée ou Catilina (I, 4) de Voltaire : Vous qui, de nos autels souillant les privilèges, Portez jusqu’aux lieux saints vos fureurs sacrilèges ; Qui comptez tous vos jours, et marquez tous vos pas Par des plaisirs affreux ou des assassinats 28 [.] Après avoir dénoncé les emprunts, les fautes personnelles, la responsabilité sociale, la faiblesse morale des philosophes et de leurs partisans, les exactions révolutionnaires leur sont directement imputées. Tout le texte des Athées conséquents tend à le prouver, comme l’annoncent les paratextes. La préface déclare « peindre les résultats de l’athéisme » par un « tableau terrible », une « effrayante peinture » 29 . Inversement, la dynastie des Bourbons peut s’enorgueillir de décisions charitables, telle la déclaration du 30 août 1780 de Louis XVI sur les prisons 30 , « vertueux successeur » 31 de Louis XV. Le titre est explicité à la page XIV de la préface : « ‘conséquents’ autant que des athées peuvent l’être » et le texte, selon M me de Genlis, s’inscrit dans 25 Idem, p. 137. 26 Idem, p. V. 27 Idem, p. 342. 28 Le procédé apologétique de M me de Genlis est ici l’apophétie. 29 Idem, p. VII. 30 Déclaration du roi, portant établissement de nouvelles prisons : donnée à Versailles le 30 août 1780... Paris : Imprimerie royale, 1780. 31 Les prisonniers, op. cit., p. 312. OeC01_2013_I-160End.indd 66 10.12.13 16: 17 Anti-Lumières et Révolution 67 la continuation de La religion comme l’unique base du bonheur..., d’Adèle et Théodore, des Veillées du château, du Mari corrupteur, de La femme philosophe et des Dîners du baron d’Holbach 32 . Le tissu romanesque déroule en effet une intrigue digne d’un roman noir, que M me de Genlis explique, non par la psychologie du Mal, mais par l’athéisme. La raison des actes d’Isidore est « cet horrible blasphème ‘Tout meurt avec nous’ » 33 . Le roman incarne cette équation simple : l’athée ne peut avoir de morale, il ne peut que vouloir et commettre le Mal. Repoussé par sa belle-sœur fidèle à son époux, il devient furieux, la calomnie et lui fait jurer sur l’Évangile de rien révéler. Prisonnière de son serment, elle accepte d’être mise au couvent. La deuxième phase, apologétique, commence avec les remords d’Isidore : Je suis pourtant au-dessus de ces regrets stupides qu’on appelle des remords, j’ai été conséquent dans tout ce que j’ai fait, mais je reconnais qu’un athée ne saurait l’être complètement 34 . Cette faille ou cette incomplétude constitutive de l’athée est indispensable à la démonstration de M me de Genlis. Elle justifie les passages les plus romanesques : la seconde visite d’Isidore dans le jardin d’Adeline, sorte d’Élysée de Julie dans une version dévote avec son bosquet de Saint-Michel où le démon est terrassé par un ange, sa visite au couvent d’Adeline et leur conversation de part et d’autre de la grille dans cette confrontation récurrente des textes apologétiques genlisiens au cours de laquelle ils échangent arguments et prières jusqu’à la conversion de l’athée qui se met à lire les Confessions de saint Augustin. Démonstration narrative : les preuves par les personnages et les faits Les personnages se regroupent en trois catégories : les vertueux mus par une foi inébranlable quels que soient les malheurs qu’ils traversent, les êtres momentanément égarés par une mauvaise éducation, des liaisons dangereuses, de mauvaises lectures et enfin les adversaires directs de M me de Genlis, les Philosophes et leurs thèses. En effet, il n’y a pas d’irréductibles parmi les personnages fictifs parce que leur endurcissement serait la preuve - impossible à supporter - de l’inefficience de la religion et de la conversion qui sous-tend l’entreprise apologétique et son accomplissement dans le texte narratif. La peinture de personnages vertueux et exemplaires n’est pas une nouveauté dans l’univers genlisien. Mais désormais, l’accent est mis sur 32 Les athées conséquents, op. cit., p. XIV. 33 Idem, p. 144. 34 Idem, p. 279. OeC01_2013_I-160End.indd 67 10.12.13 16: 17 68 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval des ecclésiastiques et des religieuses, alors qu’un épisode inséré d’Adèle et Théodore dénonçait les vœux forcés, bien avant les discours des années 1790, tel le Discours sur la suppression des couvents de religieuses et sur l’éducation publique des femmes 35 . Le ton est donné dès la préface des Six nouvelles qui insiste sur la vertu éclatante des ecclésiastiques : « Je me suis donc plu à retracer quelques traits de la vie angélique du vertueux évêque de Marseille » 36 en soulignant que c’est une figure parmi une cohorte : « j’aurais pu, dans d’autres nouvelles, rendre le même hommage à une infinité d’illustres prélats » 37 (suit une liste). Les vertus sont incarnées par des ecclésiastiques : l’évêque pour lequel M me de Genlis peut puiser dans l’abondante littérature consacrée à l’action du prélat pendant l’épisode de la peste, citer ses paroles et notamment cette « réponse justement célèbre « ‘Le devoir ne fatigue jamais’ » qui trouve un écho chez « tous les autres ecclésiastiques [qui] furent dignes de leur chef ; on trouva en eux le même zèle, le même courage » 38 jusqu’au pape qui procure également des secours. Quatre nouvelles sur six 39 présentent un héros religieux différent, contribuant ainsi à un éventail complet de la vertu religieuse : l’évêque et toute la hiérarchie dans La peste de Marseille, deux ermites dans L’amitié fraternelle (l’ermite « en titre » de l’ermitage et le frère aîné mentor qui devient ermite), une sœur de charité dans la nouvelle éponyme, une jeune fille Thècle qui devient religieuse avec l’accord de son père chez les Ursulines, héros doublés par quelques personnages secondaires (on remarque ainsi une forte augmentation des précepteurs abbés). De même, la sœur de charité, élevée par sa grand-mère « qui lui donna les principes les plus religieux, qui ne s’effacèrent jamais de l’esprit et du cœur de cette enfant » 40 éprouve une vocation sans faille, en dépit d’une éducation brillante et des critiques de son institutrice contre le « langage mystique » 41 . Elle illustre la force de la charité contre la bienfaisance laïque en soignant la femme de la famille (qui la recueille quand elle est chassée par la Révolution) et surtout le citoyen Pompée, un jacobin d’« un fanatisme insolent » 42 qui veut lui faire épouser son fils. Quant à la victime calomniée des Athées, elle est présentée en ces termes dans la préface : 35 Paris, Onfroy, 1790. 36 Six nouvelles, op. cit., p. VII. 37 Idem, p. VII. 38 Idem, pp. 22-23. 39 La conversation ne montre qu’un abbé précepteur secondaire et L’ambitieux ne met pas de personnage du clergé en scène. 40 Idem, p. 126. 41 Idem, p. 135. 42 Idem, p. 140. OeC01_2013_I-160End.indd 68 10.12.13 16: 17 Anti-Lumières et Révolution 69 Pour montrer l’ascendant naturel de la vertu et de la pureté sur le vice même, j’ai voulu que l’héroïne de ce roman offrît le modèle d’une jeune personne parfaite 43 . Les Six nouvelles dressent un tableau complet des vertus en refusant de disjoindre humanité et religion, savoir et foi. Guyon le chirurgien n’est pas un saint laïc comme la fin du XVIII e siècle aime en peindre, c’est un homme de foi, présenté sous cet angle : « L’intrépide et pieux Guyon, guidé par tout ce que la religion peut inspirer de plus sublime, exécuta tout ce qu’il avait annoncé » 44 (c’est-à-dire la dissection du cadavre contaminé suivie d’une relation scientifique). Il rédige son testament, est béni par l’évêque, se confesse, reçoit les sacrements, prépare son écritoire, ses papiers et son crucifix, s’adresse au cadavre, à Dieu et après une vision céleste, pratique la dissection dont il jette le compte-rendu dans un vase plein de vinaigre puis meurt douze heures plus tard au lazaret. Son sacrifice n’est pas vain, démontre M me de Genlis, parce qu’il est sous le signe de la foi, mais c’est l’évêque qui est conservé par « un miracle éclatant » 45 et c’est le clergé qui ouvre le cortège chargé de retirer le drapeau noir aux portes de la ville : L’évêque, conservé miraculeusement, gouverna longtemps encore le troupeau reconnaissant qu’il avait consolé et soigné avec tant d’héroïsme 46 . Inversement, sont nommément attaqués Condorcet qui a écrit « Point d’hôpitaux ! » 47 et, plus généralement, les philosophes modernes et anciens qui, contrairement aux ecclésiastiques bâtisseurs, n’ont laissé que « des bains fastueux », des théâtres et des arènes dans lesquelles s’égorgent les gladiateurs 48 ... L’agencement narratif obéit à un petit nombre de scénarios, essentiellement l’éducation préventive ou la rééducation de la pensée, en mettant en évidence les contradictions des philosophes contre le bien-fondé immuable de la religion, la démonstration de la foi et de la vertu sur les épreuves, la conversion des personnages égarés sous l’impulsion d’exemples vertueux et religieux. 43 Les athées conséquents, op. cit., pp. XII-XIII. 44 Six nouvelles, op. cit., p. 27. 45 Idem, p. 31. 46 Idem, p. 34. 47 « Aussi, un de nos plus fameux encyclopédistes (M. de Condorcet), dans un de ses ouvrages, après avoir déclamé contre toutes nos institutions, s’écrie-t-il avec une précision philosophique : Point d’hôpitaux ! ... Voilà tous les asiles de la misère, des orphelins abandonnés, des vieillards sans secours ! » (Genlis, Les prisonniers, op. cit., p. 20). 48 Les prisonniers, op. cit.,p. 20. OeC01_2013_I-160End.indd 69 10.12.13 16: 17 70 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval Le motif de l’éducation ou de la rééducation transpose directement sur le plan narratif le dessein de M me de Genlis : ses personnages se livrent à une entreprise identique à la sienne avec les mêmes moyens. Ce motif avec ses variations se retrouve dans L’amitié fraternelle où un frère instruit l’autre : Il lui prouva qu’ils [les philosophes modernes] n’ont jamais parlé contre la religion sans la calomnier et sans multiplier les fausses citations avec une inconcevable effronterie, et qu’enfin ils ont employé de semblables artifices et les mensonges les plus ridicules, en attaquant leurs adversaires, c’est-à-dire les prêtres, les défenseurs de la religion et les amis de la morale, de l’ordre et de la paix 49 . Mais il est surtout présent dans Les prisonniers parce que le cadre des visites permet de mettre en dialogue ces confrontations de lectures. Ainsi, Linval lit-il des sermons, le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, la Bible, les poésies sacrées de J.-B. Rousseau ainsi que les Extraits de littérature composés par son oncle sur le modèle des anthologies composées ou évoquées par M me de Genlis elle-même, tout en étant au début un fervent admirateur de Voltaire et de Rousseau... Son visiteur, Timothée, porte-parole affiché des thèses genlisiennes et apologistes, se charge de le faire changer d’avis. Il lui démontre les emprunts de Voltaire à propos du vers fameux d’Alzire - « Des dieux que nous servons connais la différence » 50 -, lui oppose l’abandon de ses enfants par J.-J. Rousseau dans un « hospice fondé pour eux par un saint » 51 , lui rappelle la situation désastreuse des habitants de Saint-Claude démunis pendant la Terreur sans aucun secours des civils et rappelle dans une note 52 les superstitions des partisans des Philosophes citées dans Les apologistes involontaires, l’ouvrage déjà mentionné dans l’introduction du volume. Le même scénario se répète avec la comtesse de Lisberg, qui a lu Voltaire, Helvétius et Diderot et qui a mis en pratique leur système selon M me de Genlis en prenant un amant par « amour platonique » 53 , se croit une nouvelle Ninon de l’Enclos, pense mériter « les éloges des 49 Six nouvelles, op. cit., p. 37. 50 M me de Genlis attribue les vers à François de Guise, mais oublie de mentionner qu’elle-même répète ce que Chateaubriand, à qui elle dédie Les prisonniers, écrit dans Le génie du christianisme en signalant également la source de Rowe (cf. l’édition consultée, Paris : Fayolle, 1830 [1802], t. II, p. 317, n. 1). 51 Les prisonniers, op. cit., p. 107. 52 Idem, pp. 113-115. L’ouvrage est celui de l’abbé Athanase-René Mérault de Bizy, Les apologistes involontaires, ou la religion chrétienne prouvée et défendue par les écrits des philosophes […]. Paris : L. Duprat-Duverger, 1806 (titre alternatif : La religion chrétienne prouvée et défendue par les écrits des philosophes, rééd. 1820, 1826 et 1829). 53 Idem, p. 175. OeC01_2013_I-160End.indd 70 10.12.13 16: 17 Anti-Lumières et Révolution 71 philosophes » 54 , se lie avec un danseur parce que « tous les hommes sont égaux » 55 et se moque de Nonnotte 56 que son visiteur oppose à Voltaire... mais lit bientôt les livres apportés par le vicomte, se confesse et devient religieuse dans le couvent fondé à son nom par son ex-époux ... En effet, les égarés se convertissent, qu’ils soient égarés par un climat délétère ou par un moment historique particulier tel la Révolution qui leur fait oublier l’évidence religieuse. Dans le premier cas, une suite d’échecs et de revers montre au personnage égaré qu’il fait fausse route, comme dans la nouvelle L’ambitieux. Le malheureux Lucidor, à la mort de son père est recueilli par un tuteur et un précepteur Fréville, ouvert au « système de conciliation de principes », opposé aux préceptes de son père et de son premier précepteur Alcipe. Croyant pouvoir allier les idées des philosophes et la religion, il mène une vie déréglée, se ruine, devient veuf puis se reprend, fonde un hospice, achève d’être ruiné par une banqueroute, est repoussé par une jeune veuve qu’il avait lui-même dédaignée et finit par épouser la nièce de son précepteur vertueux, une jeune fille ainsi dépeinte : Elle n’avait point de talents, mais son esprit était solidement cultivé par l’étude des livres saints et par la lecture de nos grands orateurs chrétiens ; elle connaissait tous ses devoirs et les aimait […] parlait peu, mais toujours à propos et avec justesse 57 . Dans le second cas, un intercesseur religieux ou pieux les convertit tel un missionnaire, comme la sœur de charité avec son petit crucifix emporté de Colmar, ce qu’exaltent les paroles inspirées du ci-devant jacobin : Tu existes donc, ô séduction heureuse de la vertu, plus puissante mille fois que le vice, puisque tu joins au charme qui subjugue une autorité souveraine et suprême 58 ! L’agencement narratif met en valeur la leçon morale. Dans La peste de Marseille, la coquetterie, condamnée par l’évêque dans le prêche prononcé avant son départ, cause le fléau puisque Zénaïde, qui a demandé à son frère une robe turque, ne peut attendre la fin de la quarantaine et contamine ainsi la ville. Le châtiment est terrible : la domestique et la recéleuse, qui ont touché la robe, meurent comme le frère mis au lazaret, puis la mère et Zénaïde elle-même. Dans La sœur de charité, l’héroïne en route pour un couvent rencontre en forêt un blessé, Pompée, son tourmenteur, qu’elle 54 Idem, p. 190. 55 Idem, p. 192. 56 Idem, p. 197. 57 Six nouvelles, op. cit., pp. 312-313. 58 Idem, p. 159. OeC01_2013_I-160End.indd 71 10.12.13 16: 17 72 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval soigne, émeut « malgré la férocité dont il lui avait donné tant de preuves » et ramène à la religion : « il éprouvait des consolations inattendues ; son cœur s’attendrissait, et il apprenait les sublimités de la religion » 59 . Dans La belle-mère curieuse, les scènes dialoguées entre la belle-mère et son époux permettent à M me de Genlis de ridiculiser « tous les lieux communs qu’on peut débiter contre les vœux et la vie monastique » et ces « arguments suivants, que les gens du monde croient sans réplique : ne vaut-il pas mieux rester dans le monde pour y donner de bons exemples, que d’ensevelir de grandes vertus et des talents dans un cloître »... thèse que défendait M me de Genlis elle-même dans sa pièce Cécile ou le sacrifice de l’amitié. Comme souvent, les paratextes de M me de Genlis, développés, directifs et adressés à ce lectorat sous surveillance, doublent la fable, qui doit plaire car « la perfection même » de ces ecclésiastiques « ne permet pas d’en prendre plusieurs pour des sujets de nouvelles, genre d’ouvrage qui ne peut plaire sans variété » 60 . Le but est clairement affiché dans les éléments paratextuels, l’ouvrage montre des personnages se convertissant auxquels le lecteur est invité à s’identifier, et le texte définit la démarche que doit emprunter le lecteur. Ainsi, « il serait temps de renoncer aux lieux communs philosophiques contre la vie religieuse et contemplative » 61 . Contrairement à de nombreux ouvrages éducatifs de la période, l’âge du lectorat est rarement précisé, si ce n’est dans la dernière phrase des Prisonniers qui s’adresse à la « jeunesse » quand elle « aura les croyances, les mœurs, les sentiments, la conduite loyale et pure des héros chrétiens qui ont illustré la France par leurs exploits et leur vertu ». Toutefois, ce vaste lectorat est réduit à une fonction docile de disciple muet car M me de Genlis a prévu ses objections et peut les contrer : « Quelques lecteurs me reprocheront sans doute de vanter sans cesse les bienfaits des prêtres » 62 . Seuls Les athées développent une dédicace à un neveu mis à l’abri de la Révolution, dans une sorte de « captivité » avec des ecclésiastiques et des livres de littérature et de morale « tandis qu’en France et dans sa capitale, on défendait de représenter sur la scène française Athalie et Polyeucte, tandis qu’on supprimait l’Évangile, et qu’on proscrivait les écrits immortels de Bossuet, de Bourdaloue, de Pascal, de Massillon, etc. » 63 . Les textes, dès que la fable le permet, notamment quand il y a confrontation de textes et de lectures (comme dans les ouvrages explicitement polémiques de M me de Genlis), opposent pied à pied les grandes figures du siècle de Louis XIV et les Philosophes. À travers les héros présentés, un contre-programme et un 59 Idem, p. 154. 60 Idem, p. VIII. 61 Idem, p. VI. 62 Les prisonniers, op. cit., p. 22. 63 Les athées conséquents, op. cit.,p. IV. OeC01_2013_I-160End.indd 72 10.12.13 16: 17 Anti-Lumières et Révolution 73 programme de lecture sont présentés, non pas détachés comme le plan de lecture d’Adèle et Théodore, mais au fil de la narration. Le jeune frère destiné au monde dans L’amitié fraternelle lit ainsi Pluche, Bossuet, en déplorant que ce dernier n’ait pas été naturaliste et pense que l’« éloquent Buffon » aurait dû montrer partout « Dieu et la Providence » 64 . Plusieurs procédés soulignent la direction de lecture. Des italiques par exemple mettent en relief les réalités et les termes honnis, tels les amis de l’égalité, des athées daignent reconnaître un Être suprême, les comités de salut public 65 . Dans la préface des Prisonniers, les énumérations dans le texte et les notes mentionnant d’autres ouvrages invitent le lecteur à prolonger sa lecture. Le texte déborde donc d’exemples et de références qu’il faut indiquer au lectorat : Voyez ce détail (aussi curieux que touchant) à la fin de ce volume [L’emploi du temps publié la même année que Les prisonniers] ; nous ne l’avons point placé dans le cours de l’ouvrage, parce qu’il aurait coupé les récits et suspendu leur intérêt 66 . Ainsi la note de la page 18 des Prisonniers se réfère-t-elle à l’ouvrage intitulé Conjuration de l’impiété contre l’inhumanité, par l’auteur des Apologistes involontaires, également cité dans L’emploi du temps. De même, dans la visite consacrée au meurtrier de sa femme, la mention du prêtre qui le confesse appelle une note élogieuse sur l’ouvrage apologétique et contrerévolutionnaire Les martyrs de la foi pendant la Révolution 67 . Comme dans le théâtre d’éducation, les notes prennent le relais de la leçon à dispenser et de l’encadrement du lectorat. Plus encore, le lecteur doit adopter le point de vue de M me de Genlis et faire siennes les attaques contre les Philosophes et la Révolution, renverser ou radicaliser ses positions notamment en revoyant l’Histoire dans une perspective religieuse et surtout dans une conception politiquement orientée des siècles classiques, derniers remparts contre la barbarie de l’intérieur 68 . Ainsi la sœur de charité habite pendant six semaines chez des paysans dont la chaumière abrite « les signes révérés du christianisme et de la foi, seule marque certaine de la civilisation et de l’humanité ; car elle ne savait que 64 Six nouvelles, op. cit., pp. 45-46. 65 Idem, pp. 137-138. 66 Les prisonniers, op. cit., préface, p. 12. 67 Idem, p. 241. Aimé Guillon, Les martyrs de la foi pendant la Révolution française, ou Martyrologe des pontifes, prêtres, religieux, religieuses, laïcs de l’un et l’autre sexe […]. Paris : G. Mathiot, 1821. 68 Le schéma auquel M me de Genlis demande à son lecteur d’adhérer est très proche de celui décrit par Jean Starobinski dans son premier chapitre (« Le mot civilisation ») du Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières. Paris : Gallimard, 1989, pp. 11-59 (« NRF Essais »). OeC01_2013_I-160End.indd 73 10.12.13 16: 17 74 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval trop combien un peuple peut être féroce et barbare au milieu de tous les prodiges et de tous les chef-d’œuvres des arts » 69 ; allusion transparente au peuple français. Cette conception historique vise, comme dans le discours contre-révolutionnaire, à effacer la Révolution ou du moins à la mentionner sous forme d’un martyrologe des épreuves subies et des actions éclatantes. Les dénouements présentent un retour à une situation initiale à peine changée. Les héros émigrés reviennent en France et les familles augmentées se réunissent. Tout autre système de pensée est interdit et marqué du sceau de l’erreur grâce à des affirmations et des argumentations qui ne laissent aucune marge de discussion. M me de Genlis interrompt le développement narratif pour placer ses exposés comme par exemple sur la suprématie des orateurs chrétiens au milieu de la nouvelle La belle-mère curieuse : Et voilà pourquoi au milieu même de la décadence des lettres, le nombre des grands orateurs chrétiens ne diminue point. Quoique tous les moyens généraux de plaire et de séduire leur soient interdits, puisqu’ils ne peuvent ni employer les traits et les tours brillants d’une éloquence profane, ni ménager les passions et l’orgueil humain, ni faire la plus petite concession sur les principes les plus sévères, ils ont toujours les mêmes armes qui ne s’usent jamais ; leur langage inflexible a toujours la même austérité. Mais ces armes sont divines, ce langage sera sublime et persuasif jusqu’à la fin des siècles, parce qu’il fait entendre une voix éternelle et toute-puissante 70 . Même dans le cadre restreint de la nouvelle ou de la conversation retranscrite, elle pratique une approche quasi exhaustive des thèses avancées, comme La conversation et le manuscrit à travers l’exposé du père qui commence ainsi : « Nous avons déjà vu dans l’histoire que, depuis l’établissement du christianisme, les prêtres sont les vrais bienfaiteurs de l’Europe et même du monde entier par les missions » et se poursuit par une énumération (assortie de notes en bas de page pour chaque mention), qui attribue aux ecclésiastiques « la propagation de la seule morale qui ne saurait devenir plus sublime, ni périr », le défrichement des terres, l’établissement des ponts, des grands chemins, des hôpitaux, la restauration des lettres et des études, des découvertes dans les sciences dues à des hommes tels Dom Calmet, le père Kircher, le cardinal de Polignac, l’abbé de l’Épée, le père Bescovitz, de grands pontifes comme saint Grégoire, dit le Grand, Léon, Léon X, Urbain VIII, Alexandre VII, de grands hommes d’État comme l’abbé Suger, les cardinaux d’Amboise, de Richelieu, de Fleury, des évêques (suivent 12 lignes de notes), 69 Six nouvelles, op. cit., pp. 149-150. 70 Idem, pp. 206-207. OeC01_2013_I-160End.indd 74 10.12.13 16: 17 Anti-Lumières et Révolution 75 saint Vincent de Paul 71 ... Cette tendance à l’exhaustivité se confirme dans la préface des Prisonniers qui entend citer toutes les institutions charitables fondées par des hommes d’Église. Le ton est donné dès le début : La charité chrétienne qui, grâce aux instructions religieuses, s’étend avec tant de zèle et de rapidité, a produit de nos jours, parmi tant d’institutions admirables une bienfaisante association en faveur des prisonniers 72 . Le procédé se répète : de nombreuses notes liées aux énumérations du texte développent des exemples précis relatifs à des associations, des hommes ou d’autres ouvrages, ainsi à partir de l’expression « Institutions admirables » 73 ou de cette phrase qui établit un pont ininterrompu entre la siècle de Louis XIII et la Restauration : « Il est consolant pour les âmes chrétiennes de voir ainsi se renouveler les actions saintes du siècle de Louis XIII » 74 ce qui permet une note sur saint Vincent de Paul, l’Hôtel-Dieu, les Enfants trouvés, les Sœurs de charité, l’infirmerie des galériens, etc. La Notice historique sur les prisons reprend la même thèse : Aussi les réclamations des ecclésiastiques en faveur des prisonniers ontelles précédé tous les discours philanthropiques faits depuis par les gens de lettres 75 . Parallèlement, le discours assertif fonctionne grâce à des généralités, longuement détaillées ensuite. Dans Les prisonniers, M me de Genlis affirme : On peut dire avec une parfaite vérité qu’en général les évêques d’Italie, d’Espagne, de Portugal et d’Autriche se sont particulièrement distingués dans tous les temps par leur immense charité 76 . Pour contrer toute objection, suit une énumération qui occupe plus de six pages de noms d’archevêques, de saints législateurs, de dirigeants parmi lesquels on côtoie les jésuites du Paraguay, saint Ferdinand d’Espagne, Alfred le Grand, Charles le Simple qui, sans « talents », ni « capacités » eut l’« heureuse idée d’engager les peuples du Nord à se faire chrétiens » 77 , ce qui aurait arrêté les invasions... 71 Idem, pp. 176-179. 72 Les prisonniers, op. cit., p. 7. 73 Ibidem. 74 Idem, p. 9. 75 Genlis, « Notice historique sur les prisons », dans Les prisonniers, op. cit., pp. 304- 305. 76 Les prisonniers, idem, p. 13. 77 Idem, pp. 16-18. OeC01_2013_I-160End.indd 75 10.12.13 16: 17 76 Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval L’exemple de M me de Genlis et de ces trois textes narratifs peu connus et peu analysés montre la diversité des genres et des voix littéraires qui caractérise l’apologétique féminine. Il s’agit de contrer les idées des Philosophes, de montrer qu’elles ont été responsables de la Révolution et de ses excès, d’en dénoncer les prétendues contradictions afin de procéder à un nouveau renversement - après la Révolution elle-même - qui retrouve et restaure un ordre antécédent de valeurs. Si dans les œuvres précédentes de M me de Genlis (jusqu’à la Révolution exclue), l’intention morale (d’une morale presque laïcisée dans son expression) était la règle, désormais l’association coupable des Philosophes, de l’irréligion et de la Révolution est établie. À ce titre, M me de Genlis appartient aux anti-Lumières. L’originalité de sa démarche réside dans la parfaite continuité avec ses ouvrages pédagogiques antérieurs dont elle reprend les procédés et le réseau de textes apologétiques auxquels elle se réfère pour ses thèses. OeC01_2013_I-160End.indd 76 10.12.13 16: 17 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) Touchante douceur. La stratégie de l’insinuatio et les femmes au tournant des XVII e et XVIII e siècles Claire Fourquet-Gracieux Université Paris IV-Sorbonne EA 4509 - STIH À l’époque où se multipliaient les traductions de psaumes en français, le vers le disputait à la prose. Et c’est dans le domaine poétique que les femmes rivalisaient avec les hommes, en particulier au tournant des XVII e et XVIII e siècles avec les productions d’Antoinette Salvan de Saliez, Catherine Bernard, Élisabeth- Sophie Chéron, Antoinette Deshoulières ainsi que d’une anonyme en 1715 1 . Les Vers de quelques Dames ont embelli ce Recueil. Leur Poesie vive, gracieuse, insinuante, qui pour l’ordinaire fait bien-tôt connoître ses Auteurs, offre une image de leur caractere. Une des choses où les femmes peuvent plus sûrement égaler les hommes, c’est la Poesie ; & même, le dessein de plaire, qui est aussi naturel à cet Art qu’au sexe, devroit presque assurer la prééminence à leurs Vers. Les femmes n’ont pas cependant travaillé dans tous les genres de Poesie ; & c’est un prejugé, sur leur peu de disposition à y réussir 2 . 1 Dans l’ordre chronologique : Marie-Éléonore de Rohan, Paraphrase sur les sept pseaumes de la Pénitence. Caen : M. Yvon, ca. 1660 ; Essai de pseaumes et cantiques mis en vers, et enrichis de figures, par M lle ***. Paris : M. Brunet, 1694 ; Antoinette Deshoulières, « Vers posthumes de Madame Deshoulières avec quelques piéces de Mademoiselle sa Fille. Paraphrase du Pseaume XII [...], Paraphrase du Psaume XIII [...], Paraphrase du Pseaume CXLV », dans Recueil de pieces curieuses et nouvelles tant en prose qu’en vers. La Haye : Moetjens, 1696, t. V, 2 e partie, pp. 205-216 ; Antoinette Salvan de Saliez, « Traduction du Pseaume Exaudiat te Dominus », dans Claude-Charles Guyonnet de Vertron, Suite de La nouvelle Pandore ou les femmes illustres du siècle de Louis le Grand. Paris : V ve C. Mazuel, 1698 ; Antoinette Salvan de Saliez, « Pseaume 45 », Mercure galant, mai 1707, pp. 95-99 ; Marie-Agnès Bataille de Chambenart, Pseaumes paraphrasez en vers par M. D ***. Paris : Estienne Papillon, 1715. Quant aux psaumes de Catherine Bernard, morte en 1712, ils ne sont pas datés, mais ont dû être écrits dans les dernières années. Le psaume 148 a été publié par Claude Buffier en 1728 : voir Claude Buffier, Suite de la grammaire françoise sur un plan nouveau, ou Traité philosophique et pratique de poésie. Paris : N. Le Clerc, J. Musier et C.-L. Thiboust, 1728, repris dans Catherine Bernard, Œuvres, Franco Piva (éd.). Fasano - Paris : Schena - Didier Érudition, 1999, t. II, pp. 459-463. Les psaumes 78 et 45 de Bernard paraissent en 1747 : voir le Nouveau Choix de poësies morales et chrétiennes, [s.l.], 1747, t. II, pp. 44-55. 2 Nouveau choix de pièces de poësie. Première partie. La Haye : H. Van Bulderen, 1715, préface, pp. XXXIX-XL. OeC01_2013_I-160End.indd 77 10.12.13 16: 17 78 Claire Fourquet-Gracieux « Insinuante[s] », ces publications sont représentatives d’une insinuatio chrétienne 3 , stratégie de conversion religieuse des mondains par la douceur, tentative entreprise tant par les hommes que par les femmes, mais massivement pratiquée par ces dernières. Des femmes fédératrices ? Les psaumes de la plupart des traductrices se distinguèrent des autres psaumes français par le succès d’estime qu’ils ont rencontrés, en particulier ceux de l’abbesse Marie-Éléonore de Rohan, du peintre Élisabeth-Sophie Chéron, de l’écrivain Catherine Bernard puis, en 1715, celui d’une femme que le bibliographe Barbier a identifiée sous le nom de Marie-Agnès Bataille de Chambenart. Les psaumes des auteurs féminins n’ont toutefois pas fait l’objet de succès de librairie. Publiée à part peu avant 1660, la prose de l’abbesse Marie- Éléonore de Rohan, alors anonyme, a ensuite été rééditée conjointement avec une autre paraphrase biblique de cet auteur à partir de 1665, Traduction ou paraphrase sur le livre de l’Ecclesiaste de Salomon, intitulée deux ans plus tard La morale du sage 4 . Réédités à plusieurs reprises de cette manière jusqu’à la mort de l’abbesse, en 1681, ces psaumes n’ont connu que par procuration un succès qui touchait avant tout la Morale du sage. Parus pour leur part en 1694, les vers d’Élisabeth-Sophie Chéron, également anonymes, ont été non pas réédités mais réémis en 1715 : le stock publié par Michel Brunet a été rafraîchi puis remis sur le marché par un nouvel éditeur, Pierre-François Giffart 5 . Quant au psautier anonyme de 1715, on ne lui connaît ni réédition ni réimpression 6 . Échappent enfin à cette étude du succès éditorial les psaumes d’Antoinette Deshoulières, Catherine Bernard et Antoinette Salvan de Saliez, qui n’ont pas été publiés isolément. Un succès d’estime a cependant tiré les psaumes féminins de l’oubli. Il s’écrit à partir de deux supports différents : les réactions des revues relèvent 3 Sur l’insinuatio, voir Cicéron, De l’invention, Guy Achard (éd. et trad.). Paris : Les Belles Lettres, 1994, I, 20, p. 76 ; Quintilien, Institution oratoire, Jean Cousin (éd. & trad.). Paris : Les Belles Lettres, 1976, IV, 1, p. 30. 4 Traduction ou paraphrase sur le livre de l’Ecclesiaste de Salomon. Paris : F. Muguet, 1665, puis La morale du sage, Paraphrase sur les sept Pseaumes de la Pénitence. Paris : C. Barbin, 1667. 5 Pseaumes nouvellement mis en vers françois, enrichis de figures. Paris : P.-F. Giffart, 1715. 6 Pour plus de détails sur l’histoire éditoriale de ces productions, voir la thèse de Claire Fourquet, Les psaumes tournés en français (1650-1715), ss. dir. Delphine Denis, Université Paris-Sorbonne, novembre 2011, pp. 181-187. OeC01_2013_I-160End.indd 78 10.12.13 16: 17 Touchante douceur 79 de la réception critique tandis que les anthologies poétiques donnent une seconde vie à quelques pièces. En premier lieu, les éloges ont considérablement valorisé ces ouvrages. Ils figurent en effet dans des revues qui avaient pignon sur rue, le Journal de Trévoux et le Journal des savants dont le public est érudit, et le Mercure galant, destiné aux mondains. En particulier M lle Chéron - Le Hay de son nom d’épouse - déclencha un concert de louanges à plusieurs reprises. Au moment de la parution de l’ouvrage, le Journal des savants en avait décrit la structure ternaire, avant d’en faire l’éloge de son Essai : Ces Pseaumes & ces Cantiques avoient déjà esté traduits par quelques-uns de nos meilleurs Poëtes. Mais l’éclat de leur nom n’effacera pas cet Essai qui nous promet des chef-d’œuvres 7 . Puis, en 1710, le moment venu de faire un bilan des psaumes de la pénitence publiés au siècle précédent, le Journal de Trévoux valorise particulièrement la production de deux femmes, Rohan pour la prose et Chéron pour les vers : Sans parler de ceux qui ont travaillé sur tous les Pseaumes, Mr. Codure donna en mil six cens quarante huit une Version des sept Pseaumes de la Pénitence faite sur l’Hebreu avec des observations : il faut convenir que le stile de ce sçavant Interprete est un peu sûranné ; mais toutes les beautez de l’expression, l’élegance, la clarté, la vivacité, un tour eloquent & pathetique, se font encore sentir dans la courte paraphrase des sept Pseaumes, que Madame l’Abbesse de Malenouë joignit à une Version libre des Livres de Salomon, connuë sous le tître de Morale du Sage. Boudot a donné une édition séparée de cette paraphrase des Pseaumes. Hyacinthe Serroni premier Archevêque d’Alby, est Auteur d’une autre Version des sept Pseaumes accompagnée de réflexions naturelles & devotes. Mr. Girard de Ville-thierry nous a donné sur les Pseaumes un ouvrage plus étendu : il y a fait entrer toutes les instructions qu’il a crû necessaires pour former un veritable pénitent. Il ne faut pas oublier la Traduction des sept Pseaumes en vers François par Mademoiselle le Hay, qui a sçû conserver à ces excellentes productions d’un feu tout divin, la force & la majesté qui leur convient. Cette version fait partie d’un recueïl de plusieurs Pseaumes dont la traduction fait souhaiter que Mademoiselle le Hay se derobe pour quelque tems aux beaux Arts qui l’occupent, la Peinture, & la Gravûre, pour se rendre à la Poësie & la consacrer par des Versions semblables des autres Pseaumes 8 . Les éloges pleuvent d’autant plus fort sur les productions féminines que celles des hommes (l’archevêque Serroni, Girard de Villethierry et M. Codure) sont évoquées de manière neutre, voire sur le ton de la critique. 7 Journal des savants, IV (25 janvier 1694), p. 46. 8 Journal de Trévoux, article CLIX (novembre 1710), pp. 1933-1934. OeC01_2013_I-160End.indd 79 10.12.13 16: 17 80 Claire Fourquet-Gracieux Malgré son manque de succès éditorial, la paraphrase de Marie-Éléonore de Rohan se trouve ainsi valorisée comme représentative de l’esthétique classique tandis que les psaumes de Chéron sont mentionnés de manière superlative. Deux ans plus tard, le bilan des psaumes en vers loue encore plus M lle Chéron, qui est portée au sommet de la classification, tandis que de nombreuses plumes célèbres se voient reléguées au second plan : L’abbé de Cerisi, Auteur de la « Métamorphose des yeux de Philis en astres », le Marquis de Beuseville, l’Abbé Testu, Maneville, Desmarets, Conrart, Pelisson, Benserade, La Fontaine, ont assez bien rendu les beautez de quelques Pseaumes, mais nous n’avons rien de ce genre de si parfait que ce que feue Madame le Hay nous donna en 1694. Il est honteux pour tant de grands Poëtes, qu’une femme leur ait enlevé la gloire d’une traduction de Pseaumes en vers exactement fidelle & veritablement sublime : elle en a laissé quelques uns manuscrits qui ne cedent point à ceux qui ont paru, on ne peut leur comparer que ceux qu’elle engagea Madame Deshoulieres à traduire. Deux hommes sont depuis entrez dans la carriere pour lui disputer le prix 9 . Enfin, en 1717, à l’occasion de la publication par le mari de M lle Chéron de nouvelles pièces, le journaliste fait de la poétesse une Sappho chrétienne : Le style poëtique de Me. Le Hay n’a pas besoin que je le fasse connoitre ; nos plus grands Poëtes ne sont pas plus Poëtes que cette Dame ; elle a eû le talent de Sapho, mais elle en a fait un meilleur usage que cette fameuse Grecque, heureuse si elle avoit eû la vertu de Me. Le Hay 10 . En deuxième lieu, la présence des psaumes d’un auteur dans un recueil collectif est généralement le signe de sa postérité. Survivent ainsi les productions davidiques de Bernard, de Bataille de Chambenart et surtout de Chéron. L’anthologie du milieu du siècle Nouveau choix de poésies morales et chrétiennes 11 qui a choisi l’ordre chronologique comme principe d’organisation, retient de nombreux psaumes dont ceux d’Élisabeth-Sophie Chéron et de Catherine Bernard, réunis dans le livre V du recueil car les deux femmes étaient contemporaines l’une de l’autre. De Chéron sont retenus les psaumes 73, 103 et 121 et de Bernard les psaumes 78 et 45. Quatre ans plus tard, le recueil édité par Monchablon 12 opte pour une autre sélection, tirant de l’oubli les psaumes 31, 37, 54, 62, 120 et 142 de Chéron. Quant au psautier féminin de 1715, il voit à son tour six de ses pièces dans le centon 9 Journal de Trévoux, article XXXVII (mars 1712), p. 488. 10 Journal de Trévoux, article CXXXIX (novembre 1717), p. 1848. 11 Nouveau choix de poësies morales et chrétiennes, op. cit., p. 23 sq. 12 Les pseaumes traduits en vers par les meilleurs poëtes françois, avec les principaux cantiques, E. J. Monchablon (éd.). Paris : Desaint et Saillant, 1751. OeC01_2013_I-160End.indd 80 10.12.13 16: 17 Touchante douceur 81 de Monchablon : les psaumes 29, 30, 39, 108, 141 et 150. À deux reprises, les productions féminines se succèdent donc dans l’espace de ce recueil : sont issus de plumes féminines les psaumes 29, 30, 31 d’un côté, 141 et 142 de l’autre. Ajoutons à l’anthologie un autre espace de publication encore plus sélectif, qui confère à une production le caractère de l’exemplarité : celui des ouvrages de vulgarisation à destination des apprentis. Claude Buffier offre ainsi à Catherine Bernard une place de choix, en érigeant l’un de ses psaumes en exemple de l’une des formes de l’enthousiasme qui s’exprime par la répétition obsessionnelle : […] Il est un Entousiasme qui emporte l’esprit à diférens objets, sans aucun ordre, ou régle sensible ; il en est un autre, qui avec aussi peu d’ordre ou de régle, revient sans cesse au même objet, par la véhémente impression de cet objet dans une ame. […] C’est ce qui est pratiqué bien plus vivement, & plus naturellement en quelques cantiques sacrez […]. Une imitation du Pseaume 148. Laudate Dominum de cœlis, faite par feu Mademoiselle Bernard, donera l’idée de ce que je veux dire 13 . Le poème est en passe de devenir classique, à l’image de celui de Jean-Baptiste Rousseau qui illustre l’autre forme d’enthousiasme. Par conséquent, loin de se limiter à un succès de circonstance relevant de l’actualité éditoriale ou nécrologique, les psaumes de ces femmes ont trouvé un écho tout au long du siècle, ce qui témoigne de leur pleine appartenance à l’actualité éditoriale et littéraire des années 1715-1760. Féminité revendiquée Or, l’identité sexuée de ces auteurs est parfois mise au premier plan par leurs auteurs, voire par la critique. Chéron cache son état social, non son appartenance au genre féminin. Ainsi, sur la page de titre figure a minima son sexe « Mademoiselle *** », indice qui est repris dans la signature de sa dédicace, « Vôtre tres-humble & tres-obéïssante servante *** ». Le cas du psautier de 1715 est plus remarquable encore. L’auteur affiche son identité sexuelle, cette fois-ci à l’intérieur du discours liminaire, en guise de preuve éthique à l’intérieur de l’argumentation. Si l’anonymat se trouve finalement peu éclairé par l’hypothèse de Barbier dans la mesure où le nom de Marie-Agnès Bataille de Chambenart ne fait écho à aucun autre référent historique ou éditorial, en revanche la féminité est revendiquée par l’auteur du psautier de 1715, et paraît pour cette raison signifiante : 13 Buffier, op. cit., pp. 252-253. OeC01_2013_I-160End.indd 81 10.12.13 16: 17 82 Claire Fourquet-Gracieux Le Public sera surpris que je lui donne mon premier Ouvrage sur le Texte sacré, mais il s’étonnera moins lorsqu’il sçaura qu’une longue maladie m’a engagé d’apprendre dans ce divin Livre, que les douleurs passageres sont les plus tendres faveurs du Toutpuissant, qui ne nous frappe que pour nous purifier [...]. Cet état salutaire ne fait pas l’ornement d’un ouvrage, on y remarquera quelques endroits languissants : les Savans mêmes me condamneront avec raison d’avoir pris un sujet trop élevé pour mon sexe ; cependant j’ai gardé le plus d’ordre qu’il m’a été possible, j’ai marqué mes versets sans en obmettre aucun, j’en ai joint plusieurs pour abréger les fréquentes répétitions. Si le Public est favorable à mon travail, j’espere lui donner un autre Ouvrage exactement corrigé 14 . En tant que femme, l’auteur noue volontairement une relation de connivence avec son public, dont elle anticipe les réactions et à qui elle confie des détails de son intimité. Les femmes ne vont cependant pas jusqu’à féminiser le je lyrique du roi David. En revanche, à une époque où les approbations, véritables censures dans le cas d’ouvrages religieux, commencent à se mêler à de la critique littéraire, les approbateurs du psautier de 1715, Arnaudin et Debry, sont plus sensibles à la dimension poétique de la traduction qu’à l’identité sexuée de l’auteur qui pouvait pourtant porter à débat, en raison des réticences ecclésiales à lire des traductions bibliques : Pour réussir dans ces sortes d’Ouvrages, il est nécessaire que ceux qui les lisent y puissent trouver des pensées élevées et solides, un beau feu d’une imagination vive et féconde, un stile pur et net, et des expressions nobles et hardies. Toutes ces choses si difficiles à réunir ensemble, se rencontrent dans ces Paraphrases : elles ont été travaillées avec un grand soin et avec beaucoup d’exactitude, ce qui donne lieu d’esperer que ceux qui ont du goût pour la Poésie, trouveront dans ces saints Cantiques un moyen sûr, et meme agréable, pour nourrir et exciter leur piété, et propre à les dégoûter des vers prophanes qui répandent dans le cœur un poison et un venin mortels, capables de le corrompre, en lui inspirant l’amour déréglé des objets sensibles et périssables. Comme le Livre des Pseaumes est l’abrégé de l’histoire des merveilles du Seigneur, le précis de ses loix, de ses prophéties, et un modele excellent de prieres pour les Fideles ; la Poésie qui est l’interprete des idées les plus nobles et les plus relevées de l’esprit, et le langage des plus tendres et des plus affectueux sentimens du cœur, ne peut être plus utilement employée qu’à l’expression des beautez contenues dans ce divin Livre. C’est ce qui m’a paru heureusement executé dans cette nouvelle Paraphrase 15 . 14 Bataille de Chambenart, op. cit., préface. 15 Idem, [n.p.]. OeC01_2013_I-160End.indd 82 10.12.13 16: 17 Touchante douceur 83 Parmi les revues, deuxième cercle de réception critique, seul le Journal de Trévoux insiste sur la pratique genrée, d’ailleurs de manière moralisante : Il est honteux pour tant de grands Poëtes, qu’une femme leur ait enlevé la gloire d’une traduction de Pseaumes en vers 16 . […] nos plus grands Poëtes ne sont pas plus Poëtes que cette Dame 17 . L’émanation jésuite, donc religieuse, de ce périodique explique en partie qu’ait été soulignée à deux reprises l’identité sexuelle de l’auteur. La situation a cependant évolué en 1728 : en effet, lorsque le père Buffier cite l’imitation du Psaume 148 d’une autre femme, Catherine Bernard, ce jésuite n’en commente que le texte, à l’image de la remarque suivante : « Quelque endroit foible, comme la dixiéme strophe, n’empêche pas le mérite & les tours ingénieux du reste de la Piéce » 18 . Le succès de certaines paraphrases féminines des Psaumes en français s’explique-t-il alors par la qualité du texte ? L’horizon mondain D’un psaume féminin à l’autre, reviennent des stylèmes mondains qui ne sont pas propres aux productions du sexe faible, mais qui sont cultivés à l’époque par certains autres traducteurs de psaumes tels Antoine Godeau ou Tristan L’Hermite : marqueurs conversationnels, pratique de l’allusion et variété formelle y sont décelables. Delphine Denis, rendant compte de la modification du langage mondain dans les années 1650-1670, recense plusieurs modalités d’expression dans les romans de Madeleine de Scudéry qui témoignent de la délicatesse du langage, en particulier les métamorphoses du substantif, les tours à la mode, les marques du style noble et le style figuré qui doit être associé à un adoucissement pour être acceptable 19 . Pour notre part, nous avons prélevé un témoignage privilégié de la destination mondaine dans les psaumes français : les embrayeurs conversationnels établissent une relation courtoise entre Dieu et l’homme. Le modèle conversationnel, « matrice et modèle des poèmes mondains » 20 , sous-tend en effet nombre de psaumes féminins. Le 16 Journal de Trévoux, article XXXVII (mars 1712), p. 488. 17 Journal de Trévoux, article CXXXIX (novembre 1717), p. 1848. 18 Buffier, op. cit., pp. 255-256. 19 Delphine Denis, La muse galante. Poétique de la conversation dans l’œuvre de Madeleine de Scudéry. Paris : H. Champion, 1997, pp. 301-329. 20 Alain Génetiot, Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine. Paris : H. Champion, 1997, p. 414. OeC01_2013_I-160End.indd 83 10.12.13 16: 17 84 Claire Fourquet-Gracieux pronom nous qui inclut locuteur et destinataire y est plus fréquent que celui de la première personne, et l’allusion y est abondamment pratiquée. Ces deux critères infléchissent la lettre des psaumes et témoignent ainsi de la priorité que constitue le destinataire mondain dans la traduction cibliste. Le psaume 6 de Chambenart se clôt par une adresse aux ennemis, interlocuteurs qui restent des délocutés dans le texte latin selon la Vulgate comme selon l’hébreu. Des tours reviennent régulièrement, sans que leur choix corresponde à une contrainte de traduction. Le fréquent modalisateur « daigne », ajouté par le jésuite Charles Le Breton, le port-royaliste Louis Le Bourgeois d’Heauville ou l’académicien Claude Boyer, réapparaît sous la plume des dames Chéron et Chambenart : Daigne remplir nos vœux et soulage nos peines 21 Mon Dieu daigne me secourir 22 Ecoutez ma priere, & daignez y répondre 23 Daignez juger ma cause & prenez ma défense 24 Dans un vase, mon Dieu, daignez mettre mes larmes, Qu’elles ne sortent point de vôtre souvenir ; Que vos soins dans mes maux daignent me soûtenir 25 Les termes hypocoristiques, qui témoignent d’une intimité courtoise avec Dieu, sont utilisés autant par M lles Chéron et Chambenart que par Du Four : Vous êtes mon refuge & mon cher protecteur 26 Il est vray, nos pechez dont le poids nous accable Nous retiennent icy 27 vostre cher Fils 28 Entre les phrases sont également établis des liens phatiques, chevilles qui établissent un contact entre le locuteur et son interlocuteur. 21 Chéron, op. cit., Ps. 44, p. 53. 22 Idem, Ps. 49, p. 80. 23 Bataille de Chambenart, op. cit., Ps. 38, p. 170. 24 Idem, Ps. 53, p. 228. 25 Idem, Ps. 55, p. 237. 26 Idem, Ps. 41, p. 185. 27 Chéron, op. cit., Ps. 64, p. 53. 28 J. Du Four de La Crespelière, Paraphrases sur les hymnes du S. Esprit, de la S te Trinité et du S. Sacrement. Et autres Prieres. Paris : A. Cramoisy, 1668, Ps. 146, p. 53. OeC01_2013_I-160End.indd 84 10.12.13 16: 17 Touchante douceur 85 Tu sçais si mon ame est coupable De ces crimes si noirs, qui me sont reprochez ; Tu sçais, mon Dieu, tu sçais si j’ai part aux pechez, Dont tu veux que le poids m’accable 29 . Vous sçavez que je crains vôtre main vengeresse 30 . Ces constantes conversationnelles seraient-elles inévitables dans des productions en vers, en raison de leur capacité à allonger la phrase et à remplir le vers ? Elles n’apparaissent cependant ni dans les traductions versifiées littérales de Charpentier ou de M me Saliez, ni dans le psautier huguenot révisé par Conrart, ni chez Guyot Desfontaines. Par ailleurs, on les trouve également dans des paraphrases en prose, en particulier celles de Marie- Éléonore de Rohan, des frères Lemaître ou de François-Timoléon de Choisy. Les modalisations abondent en effet pour adoucir l’injonction dans la prose de l’abbesse de Rohan : Ne daignerez-vous point répandre sur moy quelques goutes de cette eau salutaire qui purifie les cœurs, & qui oste les taches du peché 31 ? De la sorte, l’on peut davantage penser que ces marqueurs conversationnels relèvent d’un choix établi en fonction du destinataire. Surtout, l’hétérostrophie est le lieu où l’inventivité se donne libre cours, en particulier à la fin du siècle, avec les vers mêlés, nouvelle modalité de versification qui se caractérise par le renouvellement incessant du schéma strophique. Claude Nicole et Élisabeth-Sophie Chéron les pratiquent, tandis que M me Deshoulières, à la manière de Claude Boyer, écrit des stances irrégulières, où le nombre de vers et le schéma métrique varient d’une strophe à l’autre 32 . Par exemple, pour le psaume 68, Chéron teste quinze types de dizains différents sur les seize qu’elle compose, sans que le passage d’une strophe à l’autre soit prévisible. Elle cisèle en particulier l’hétérométrie sur deux mètres : chacun des schémas diffère des autres. Elle recourt aux vers mêlés. En vogue dans le dernier tiers du siècle, cette pratique fait l’objet d’une satire dans le tome II du Recueil des pièces curieuses et nouvelles, qui 29 Chéron, op. cit., Ps. 68, p. 6. 30 Bataille de Chambenart, op. cit., Ps. 37, p. 163. 31 De Rohan, La morale du sage, op. cit., Ps. 50, p. 488. 32 « On appelle stance irréguliere des stances de suite, qui ne sont pas assujetties à des régles déterminées. Le poëte emploie indifféremment toutes sortes de stances. Le mélange des rimes y est purement arbitraire, pourvu toutefois de ne mettre jamais plus de deux rimes masculines ou féminines de suite » (Louis de Jaucourt, « Stance », dans L’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert [éds.]. Neufchastel : S. Faulche, 1765, vol. 15, pp. 491-492). OeC01_2013_I-160End.indd 85 10.12.13 16: 17 86 Claire Fourquet-Gracieux reçoit une réponse en 1695 33 . De ce fait, les poètes suivent la mode : les vers mêlés par exemple, se répandent depuis les années 1650 34 tandis que le sonnet, souvent employé dans la poésie religieuse, connaît un regain de faveur à la fin du XVII e siècle, date à laquelle il arrive à son « point de perfection » 35 . Ces manières d’écrire répondent au goût mondain pour la variété, la surprise et l’émancipation des règles. Elles s’adaptent ainsi à un public indifférent ou fatigué, à l’égal de celui auquel s’adresse l’insinuatio. Il s’agit cependant d’emprunter un principe aux mondains pour les attirer, non pas toujours d’écrire comme un mondain. La pratique de l’ornementation existe, mais elle est peu fréquente. Le recours même au vers vise également un public qui se trouve au-delà des cercles mondains. Il est parfois détaché de toute valeur ornementale ou ludique, mais porte en lui une charge didactique. La simplicité des modèles strophiques affiche ce dessein par contraste avec la variété formelle des psaumes mondains. Dans cette même optique, le vers joue un rôle que n’ignore pas l’âge classique 36 . Il se destine cette fois-ci à un public plus large dans la mesure où il ne prétend pas aux Belles-Lettres, chez les proches de Port-Royal, comme chez les protestants. C’est ainsi que Claude Lancelot mit en vers sa grammaire, afin de faciliter la mémorisation chez les apprentis. Louis Le Bourgeois d’Heauville ne se départit pas de l’ambition de rendre accessible à tous l’Écriture sainte. Le style « mâle » du psautier de 1715 Cependant, entre les psaumes féminins de la fin du XVII e siècle et ceux de 1715, une inflexion se fait jour : les vers de Deshoulières et ceux de Chéron hébergeaient volontiers une rationalisation et une douceur, tandis que ceux de Bataille de Chambenart désertent la rationalité et cultivent la provocation en matière de versification. 33 Voir « Satire contre les vers irréguliers », dans Recueil de pièces curieuses et nouvelles. La Haye : A. Moetjens, 1694, tome II, 1 ère partie, pp. 132-141, et « Réponse à la Satire contre les Vers irréguliers inserée dans le Recueil », dans Recueil de pièces curieuses et nouvelles. La Haye : A. Moetjens, 1695, t. III, 4 e partie, pp. 419-442. 34 Alain Génetiot, Les genres lyriques mondains (1630-1660). Étude des poésies de Voiture, Vion d’Alibray, Sarasin et Scarron. Genève : Droz, 1990, p. 62. 35 Vincent-Claude Chalons, Regles de la poésie françoise. Paris : C. Jombert, 1716, p. 269. 36 Georges Lote, qui retrace à grands traits l’histoire de la poésie didactique, associe l’élan du didactisme qui a lieu au cours de la seconde moitié du XVII e siècle aux alexandrins à rimes plates et aux termes techniques (Histoire du vers français, Joëlle Gardes-Tamine et Lucien Victor (éds.). Aix-en-Provence : Université de Provence, 1990, tome V, 2 e partie [Le XVI e et le XVII e siècles. II. Le vers et les idées littéraires ; le jeu des mètres et des rimes], p. 52). OeC01_2013_I-160End.indd 86 10.12.13 16: 17 Touchante douceur 87 Les plus grandes entorses sont en effet produites par Marie-Agnès Bataille de Chambenart, elle dont le dernier psaume du centon Monchablon porte la signature. À ce système d’entorses qui sont exercées sur les plans de la versification comme de la syntaxe, nous donnons le nom de « style mâle », en écho au Journal des savants qui évoque en ces termes le psautier de 1715 : Pour reüssir dans les Paraphrases des Pseaumes, il faut par des pensées sublimes répondre à celles des Pseaumes mêmes, il faut avoir une imagination vive & féconde, un style mâle & des expressions élevées [...]. Rien ne paroist plus propre à exprimer toutes ces choses que le langage de la Poësie 37 . Sur le plan de la versification, la poétesse multiplie les entorses au modèle malherbien. Son psaume 21 fait ainsi assonancer plutôt que rimer lionnes avec bornes, et fait rimer le simple proche et le composé s’approche, facilité que l’on retrouve dans d’autres psaumes du même auteur. Par ailleurs, la rime sur le futur, condamnée par Malherbe, est utilisée dans le psaume 120. D’autre part, la syntaxe fait l’objet d’un profond changement. La concordance entre la syntaxe et le mètre est certes plus que jamais respectée, mais avec un effet paradoxal de soulignement de l’énergie. Le style coupé est privilégié, les propositions indépendantes courtes se suivent, avec une économie énergique, à l’opposé des phrases complexes et de la cadence mineure de M me Deshoulières ou de M lle Chéron. La cohésion textuelle n’est alors plus établie de manière prioritaire par le biais de la connexité qu’utilisait auparavant M lle Chéron qui affichait sa préférence pour les connecteurs argumentatifs « puisque » et « tandis que ». Cette structuration formelle et logique disparaît au profit de structures stylistiques lancinantes telles que la répétition de l’anaphore. Votre divine main m’a comblé de bienfaits, Seigneur, vous m’élevez dans un honneur suprême : De mes fiers ennemis vous repoussez les traits ; Vous m’avez conservé dans un péril extrême 38 . La parataxe est généralisée, comme en ce commencement du psaume 29. C’est donc tout naturellement que, considérée en elle-même, la douceur est fustigée par l’auteur féminin de 1715 qui en critique les connotations marquées du sceau de la flatterie : 37 Journal des savants, 25 février 1715, p. 128. 38 Les pseaumes traduits en vers par les meilleurs poëtes françois, avec les principaux cantiques, E. J. Monchablon (éd.), op. cit., pp. 73-74. OeC01_2013_I-160End.indd 87 10.12.13 16: 17 88 Claire Fourquet-Gracieux XXIII Ils ont de l’amitié prophané l’alliance, Le lait est bien moins doux que ne sont leurs discours : Mais leurs cœurs n’étoient pleins que de lâches détours ; Ils ne respiroient plus que haine, que vengeance, En projets criminels ils ont passé leurs jours. XXIV & XXV Leurs paroles, de l’huile ont les douceurs coulantes, Cependant ce ne sont que d’impétueux dards : Justes, sur le Seigneur arrêtez vos regards, Sa bonté soûtiendra vos forces chancelantes, Ses soins seront pour vous d’invincibles remparts 39 . La figure dérivative « doux » / « douceurs » est associée dans ces deux strophes à deux images, l’une profane, l’autre sacrée. L’huile symbolise l’onction, tandis que le groupe nominal « douceurs coulantes » réactive l’idée du style doux-coulant, pour être aussitôt nuancé par l’introduction du connecteur adversatif 40 . En même temps, ce style « mâle » reste obsédé par le thème de la douceur. D’une part, loin d’être seulement une cheville, l’adjectif « doux » occupe des places stratégiques dans de nombreux vers. Il est en particulier très souvent placé à la rime et prolongé par des échos sonores : Vous conduirez toujours les esprits qui sont doux, Vous leur enseignerez qu’il faut aller à vous 41 Goûtez, voiez combien vôtre Seigneur est doux : Heureux l’homme qui veut lui confier sa vie, Qui n’attire jamais les traits de son couroux, Et se repose en lui sans redouter l’envie 42 ! Israël, écoutez, je vais parler à vous, Dit le Sauveur du monde à ce peuple qu’il aime : Vous recevez mes loix, mon joug vous semble doux 43 Mangerois-je la chair qui tombe sous vos coups ? Du vil sang de vos boucs ferois-je mon breuvage ? Cette offrande à mes yeux n’a jamais rien de doux 44 . 39 Bataille de Chambenart, op. cit., Ps. 54, pp. 234-235. 40 Sur la notion rhétorique de « doux », voir les Cahiers du GADGES, n °1 (2003), (Le doux aux XVI e et XVII e siècles, Marie-Hélène Prat, Pierre Servet éds.). 41 Bataille de Chambenart, op. cit., Ps. 24, p. 94. 42 Idem, Ps. 33, p. 135. 43 Idem, Ps. 49, p. 214. 44 Idem, p. 216. OeC01_2013_I-160End.indd 88 10.12.13 16: 17 Touchante douceur 89 Vous avez fait, Seigneur, alliance avec nous, Confirmez par vos dons ce commerce si doux 45 . « Doux » vaut souvent comme attribut divin, mais il sert également de programme poétique. D’autre part en effet, contre la feinte douceur des flatteurs, Chambenart prône une autre forme de douceur, qu’elle associe souvent à l’ardeur, en écho aux mystiques. De même avec ardeur mon pur amour desire De posseder mon Dieu, le voir & l’adorer 46 Prières, amour et désirs sont qualifiés d’ardents : Avec vous, Dieu du ciel, réconciliez-nous, Ne nous refusez point une nouvelle vie ; Versez à pleines mains dans nôtre ame ravie, Ce qu’un ardent amour a d’aimable & de doux 47 . Il nous a ranimez par une ardeur nouvelle 48 Vous seules êtes l’objet de mes ardens désirs 49 Vers vôtre heureux séjour avec ardeur je vole 50 C’est ce qu’avec ardeur tous les justes attendent 51 . Or, l’auteur de ces vers, en plus d’être une femme, a emprunté aux psautiers port-royalistes de 1665 l’intégralité de leurs arguments. Une évolution se dessine donc dans les traductions et paraphrases des psaumes produites par des femmes, entre la deuxième moitié du XVII e siècle et le début du siècle suivant. Tandis que Chéron, Deshoulières et Saliez épousaient les principes chers aux mondains pour mieux les convaincre, en 1715, Bataille de Chambenart alliait la douceur à l’ardeur, pour éviter de tomber dans la flatterie. Son style « mâle » passe alors par une manière de provoquer en ne se soumettant pas aux règles de versification héritées de Malherbe, mais également en refusant l’effort de rationalisation qui habitait les productions féminines antérieures. En ce sens, il appartient à l’apologétique des anti-Lumières qui consiste à vulgariser sans se soumettre au joug de la raison : le règne du cœur prime, dans ce mélange entre douceur et ardeur. 45 Idem, Ps. 73, p. 302. 46 Idem, Ps. 41, p. 182. 47 Idem, Ps. 84, p. 346. 48 Idem, Ps. 135, p. 531. 49 Idem, Ps. 136, p. 534. 50 Idem, Ps. 137, p. 535. 51 Idem, Ps. 141, p. 549. OeC01_2013_I-160End.indd 89 10.12.13 16: 17 OeC01_2013_I-160End.indd 90 10.12.13 16: 17 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) L’apologétique chrétienne et l’éducation au féminin. Les Américaines (1769) de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont Rotraud von Kulessa Universität Augsburg Parmi les nombreux textes de la littérature d’éducation du XVIII e siècle, force est de constater l’appartenance d’une grande partie de ces ouvrages à ce que l’on appelle l’apologétique chrétienne, généralement associée aux anti-Lumières 1 . Des auteurs comme Louis-Antoine Caraccioli, l’abbé Reyre, mais également des auteures comme M me de Genlis et M me de Lambert se révèlent être adeptes de la religion catholique et leurs concepts d’éducation reposent sur les fondements de cette religion. Il en est de même pour M me Leprince de Beaumon 2 , auteure polygraphe de nombreux écrits d’éducation et de littérature dédiés à l’enfance et à la jeunesse, qui, dans son œuvre, négocie constamment les principes de la foi catholique avec ceux des Lumières 3 . À partir de son expérience de gouvernante en Angleterre, elle écrit ses Magasins, des ouvrages pédagogiques sous forme de dialogue qui sont adaptés à un public spécifiquement enfantin et qui se distribuent entre différentes classes d’âges. Suite aux Magasins des enfants (1756), aux Magasins des adolescentes (1760) et aux Instructions pour les jeunes dames qui entrent dans le monde et se marient (1764), M me Leprince de Beaumont publie, en 1769, Les Américaines ou la preuve de la religion chrétienne par les lumières naturelles, un texte qui constitue, en quelque sorte, la conclusion des ouvrages antérieurs. 1 Cf. : Christianisme et Lumières, Sylviane Albertan-Coppola, Antony McKenna (éds.), Dix-huitième siècle, 34 (2002). 2 Pour la biographie de M me Leprince de Beaumont, voir Geneviève Artigas-Menant, « Les Lumières de Marie Leprince de Beaumont. Nouvelles données biographiques », Dix-huitième siècle, 36 (2004), pp. 291-301. 3 Les Magasins de M me Leprince de Beaumont sont parmi les ouvrages les plus édités dans la seconde moitié du XVIII e siècle et ont profité de nombreuses traductions, notamment en anglais et en allemand. Quant aux Américaines, nous n’avons pu localiser que trois éditions entre 1769 et 1771 (Annecy : M. Durand, 1769 ; Lyon : Pierre Bruyset-Ponthus 1770 ; Liège : Bassompierre 1771) et une autre en 1811 (Paris : Brunot-Labbe & Saintmichel et Beaucé). À notre connaissance, il n’existe pas de traductions en langue étrangère. OeC01_2013_I-160End.indd 91 10.12.13 16: 17 92 Rotraud von Kulessa Ceux-ci fonctionnent tous selon le modèle du dialogue pédagogiqu 4 avec un inventaire de personnages relativement fixe à travers les ouvrages, à savoir la gouvernante M lle Bonne et ses disciples, dont l’âge évolue en même temps que l’âge des destinataires de ces récits. Contrairement aux Magasins, qui visent un enseignement à la fois scientifique, moral et religieux, dans les Américaines 5 , l’auteure veut prouver la supériorité de l’Église catholique par l’intermédiaire d’un discours philosophique. Comme le titre l’indique, l’objectif ultime consiste en « la preuve de la religion chrétienne par les lumières naturelles ». Or, le terme de « lumières naturelles » renvoie au cartésianisme, un des pivots du débat qui oppose les Philosophes aux anti-Lumières 6 . Le dialogue de l’éducatrice polygraphe met, en effet, les discussions philosophiques de son époque au service de la défense de la religion chrétienne, et notamment catholique 7 , tout en faisant preuve d’un féminisme avant la lettre. Après une brève présentation de l’ouvrage, cet article tentera d’analyser les procédés littéraires employés par M me Leprince de Beaumont afin de prouver l’existence de la religion chrétienne. L’analyse des procédés rhétoriques et textuels qui tendent vers la polémique, nous amènera par ailleurs à réexaminer le terme « anti-Lumières ». Les Américaines L’ouvrage Les Américaines ou la preuve de la religion chrétienne par les lumières naturelles (1769) 8 , paru en six volumes, comporte des dialogues entre M me Bonne, ses disciples et des représentants des différentes religions et courants philosophiques dans lesquels sont insérées quelques narrations d’histoires exemplaires ainsi que des histoires bibliques. 4 Voir Rotraud von Kulessa, « La fonction du dialogue dans Le Magasin des enfants de M me Leprince de Beaumont », dans Marie Leprince de Beaumont. De l’éducation des filles à La Belle et la Bête, Jeanne Chiron, Catriona Seth (éds.). Paris : Classiques Garnier (à paraître). 5 À notre connaissance, il n’existe pas encore d’analyse approfondie de cet ouvrage de M me Leprince de Beaumont. L’intérêt partiel que la recherche a porté à cette auteure est dû, en grande partie, à sa réécriture du conte La belle et la bête. 6 Voir Jacques Domenech, « Anti-Lumières », dans Dictionnaire européen des Lumières, Michel Delon (éd.). Paris : PUF, 1997, pp. 84-89. 7 Cf. Didier Masseau, « Les apologistes conciliateurs », dans Dix-huitième siècle, 34 (2002), p. 122. 8 Parmi les quatre éditions recensées entre 1769 et 1811 (cf. supra note 3), nous avons choisi, pour édition de référence, un exemplaire de 1811. Le nombre des rééditions, bien moins important que celui des Magasins qui ont connu des traductions et des rééditions tout au long du XIX e siècle, suggère une réception beaucoup plus limitée. OeC01_2013_I-160End.indd 92 10.12.13 16: 17 L’apologétique chrétienne et l’éducation au féminin 93 Le premier volume, dont les dialogues se déroulent sur quatre jours, est sans doute le plus intéressant puisqu’il présente le fondement philosophique à partir duquel M me Bonne va développer son argumentation théologique. Il s’agit de la méthode cartésienne du doute systématique 9 qu’elle veut appliquer afin d’affermir la foi de ses élèves et afin de prouver l’existence de la religion chrétienne. Bien consciente du fait que cette démarche puisse paraître paradoxale aux lecteurs, M me Leprince de Beaumont les avertit, dans la préface, du contexte dans lequel est né cet ouvrage, à savoir un contexte protestant en Angleterre : Bien des gens qui ignorent que le doute méthodique est permis, pourroient être scandalisés de voir mademoiselle Bonne l’exciter dans ses Écolières. Elle prie le Lecteur de se souvenir qu’elle parle à des personnes de la religion protestante ; que le fondement de cette religion est la liberté d’examiner les points les mieux décidés, parce que, ne reconnaissant point de tribunal infaillible sur la terre, chacun de ceux qui la professent est en droit de s’en rapporter à ses lumières, et de les préférer à celles de tout ce qu’il y a eu et aura d’hommes savans, parce qu’après tout ils sont faillibles, et qu’on ne doit une soumission aveugle et absolue qu’à une autorité divine. Il convenoit donc à mademoiselle Bonne de prendre la seule voie qui convînt à ses élèves, qui est celle de l’examen, toujours permis jusqu’à ce qu’on soit convaincu qu’on se soumet à la vérité infaillible et éternelle, incapable de se tromper et de nous tromper 10 . Dès le départ, Madame Bonne, derrière laquelle se cache par ailleurs l’auteure elle-même, énonce la vérité à laquelle il faudra arriver par l’intermédiaire de la raison, qui correspond toutefois à la raison divine : […] conjurons l’Esprit Saint de dissiper les ténèbres de notre entendement, de fondre la glace de nos cœurs, d’arracher le funeste bandeau qui nous cache des vérités nécessaires, des vérités absolument nécessaires, des vérités seules nécessaires. Oui, Mesdames, vous pouvez ignorer tout le reste sans danger : il n’y a que la science de la Religion qu’il faut posséder pour entrer dans le Ciel, et sans laquelle on ne peut espérer d’y entrer. Donnez-moi donc l’attention la plus réfléchie, l’esprit le plus docile, et le cœur le plus décidé à céder aux lumières du Très-Haut quoi qu’il nous en coûte 11 . 9 Sur le cartésianisme de Leprince de Beaumont, lire Rotraud von Kulessa, « L’enseignement religieux destiné aux jeunes filles : Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Les Américaines ou la Preuve de la Religion chrétienne par les Lumières naturelles », dans Diversification et démocratisation. Les littératures d’éducation à l’époque des Lumières, Rotraud von Kulessa (éd.). Paris : Classiques Garnier (à paraître). 10 Les Américaines, vol. 1, « Avis de l’auteur », [n.p.]. 11 Idem, vol. 1, p. 9. OeC01_2013_I-160End.indd 93 10.12.13 16: 17 94 Rotraud von Kulessa Madame Bonne, en parfaite cartésienne, annonce par la suite une leçon de logique à ses élèves qui repose sur le principe suivant : « Pour apprendre à bien croire, nous allons douter de tout » 12 . Dans cet objectif, elle propose une expérience à ses élèves qui est située pleinement dans l’esprit des Lumières et qui explique, par ailleurs le titre de l’ouvrage, quelque peu énigmatique - Les Américaines. Ainsi, l’éducatrice leur demande de se transformer en « bonnes sauvages » afin d’adopter un « regard naïf » dans le but de se défaire de tout préjugé et d’arriver à une reconsidération raisonnée et objective de la « vraie » foi : Supposez donc, Mesdames, qu’élevées dans les forêts de l’Amérique, chacune, en votre particulier, on vous transportât dans cette ville ; je suppose encore que vous eussiez un esprit naturellement juste, comme l’auroient le plus grand nombre des hommes qui ne seroient point gâtés par le préjugé […]. Si, après vous avoir instruites des mœurs et des usages de la nation au milieu de laquelle vous auriez été transplantées, je voulois entreprendre de vous faire connoître ce que vous êtes, d’où vous venez, pourquoi vous êtes, ce que vous deviendrez, vous sentez, Mesdames, qu’il faudroit tout prouver, tout démontrer, que vous seriez autorisées à mettre les choses extraordinaires que je voudrois vous faire croire, au nombre des choses incertaines et problématiques, jusqu’à ce que je les fisse paroître à vos yeux, accompagnées de l’évidence qui fait toujours disparoître le doute 13 . À partir de ce présupposé, M me Bonne se livre alors à une introduction à la philosophie cartésienne tout en l’opposant aux courants philosophiques de son siècle. Dans le deuxième volume, dont les dialogues se déroulent sur trois journées, M me Bonne continue son apologie du cartésianisme tout en introduisant la problématique de la Révélation. Au niveau de la mise en scène du dialogue, nous assistons à l’introduction d’un nouveau personnage allégorique, Monsieur Belesprit représentant le philosophe déiste. La première journée de ce deuxième volume commence ainsi par la présentation de l’Ancien Testament par Miss Dorothée. Au cours du débat, M me Bonne tentera de justifier la Révélation à partir du personnage de Moïse. M. Belesprit évoque la question des miracles, une question que M me Bonne résoudra par un raisonnement cartésien. La seconde journée amènera alors la problématique de l’immortalité de l’âme, une problématique que M me Bonne règle en recourant au raisonnement cartésien des « bêtes machines », un sujet qui sera poursuivi durant la troisième journée et qui servira également à faire le procès à la philosophie matérialiste des Lumières. 12 Idem, vol. 1, p. 26. 13 Idem, vol. 1, pp. 26-27. OeC01_2013_I-160End.indd 94 10.12.13 16: 17 L’apologétique chrétienne et l’éducation au féminin 95 Le troisième volume, décliné en quatre journées, qui voit l’introduction d’un nouveau personnage - le Rabbin -, sera alors consacré à la preuve de la supériorité de la religion chrétienne sur le judaïsme. Si à la fin de la première journée, les convives posent la question de la tolérance et de la relativité en matière de religion, M me Bonne tranche net en faveur de la religion chrétienne. À travers une exégèse rigoureuse de l’Écriture sainte, elle réussit, à la fin de la quatrième journée, non seulement à convaincre M. Belesprit de la supériorité de la religion chrétienne et de la vérité de l’Évangile, mais elle persuade également le Rabbin, qui reste cependant indécis quant au courant chrétien à suivre. C’est cette question que M me Bonne s’emploie à régler dans les trois volumes suivants. Ainsi, dans le quatrième volume, le cercle des convives s’agrandit progressivement avec l’arrivée des représentants des différentes Églises chrétiennes : le protestant, le calviniste, l’anglican, l’arien et Monsieur Tolérant qui reprend en quelque sorte le parti de M. Belesprit, désormais adepte des positions de M me Bonne. Si jusqu’ici, M me Bonne s’était surtout attardée à donner les preuves de la suprématie de la religion chrétienne, elle défend désormais le catholicisme. Dans la dispute théologique avec les différents représentants, voire autorités, des autres Églises, M me Bonne, soutenue par Miss Dorothée, appuie sa preuve de la suprématie de l’Église catholique sur l’Écriture sainte et sur ses connaissances de l’histoire des différentes religions. Elle explique ainsi le calvinisme au calviniste, qui se montre d’ailleurs particulièrement rigide et coriace, et donc difficile à convertir. Elle fait l’histoire des guerres de religion en France. De même, elle cite l’histoire de Mary Stuart afin de souligner la cruauté de l’Église anglicane. Elle arrive, de la sorte, vers la fin du cinquième volume, à désarmer successivement ses antagonistes, si bien qu’à la fin, seul le calviniste campe encore sur ses positions. Le sixième volume, divisé en deux journées, pose quant à lui la question des sacrements et celle du célibat des prêtres, des questions que M me Bonne réussit de nouveau à résoudre en faveur du catholicisme. L’ouvrage conclut sur deux déclarations de l’auteure. La première s’adresse aux autorités catholiques : M me Leprince de Beaumont s’excuse pour d’éventuelles erreurs commises dans l’examen ou l’exposition des dogmes de cette Église. La seconde s’adresse aux protestants : selon l’auteure, ces derniers seraient progressivement revenus aux dogmes de l’Église romaine, ce qui porte M me Leprince de Beaumont à s’exprimer en faveur d’un rapprochement entre les deux religions. Cette présentation confirme l’appartenance de l’ouvrage à l’apologétique catholique. Si le texte commence en effet par une réflexion philosophique digne des Lumières, il se transforme progressivement en pure dispute théologique 14 , 14 Dans le cadre de cet article, il nous sera en effet impossible de suivre l’argumentation théologique dans le détail. Il faudrait par ailleurs disposer de connaissances théologiques approfondies pour être en mesure de mettre à l’épreuve le raisonne- OeC01_2013_I-160End.indd 95 10.12.13 16: 17 96 Rotraud von Kulessa certes savante, mais au sein de laquelle la réflexion philosophique devient de plus en plus accessoire. Conformément au mode de la double énonciation propre au genre du dialogue, il s’agit de persuader les interlocuteurs du dialogue ainsi que les lecteurs de l’ouvrage de la suprématie de l’Église catholique, et ceci à travers la raison et le doute méthodique. Le dialogue éducatif et l’apologétique Dans le Phèdre, Platon distingue deux sortes de savoir : le savoir qui relève de l’écriture et celui qui relève du dialogue, de la communication orale. Il accorde la priorité au dernier car la communication orale permet le développement de la réflexion qui reste alors dynamique contrairement à la réflexion figée par l’écriture. La pensée de Platon implique cependant une contradiction que Klaus W. Hempfer a qualifiée de « contradiction performative » 15 et qui repose sur le fait que le dialogue de Platon est également fixé par l’écrit. Malgré cette contradiction, le dialogue comme mise en scène de l’oralité permet du moins la mise en scène de l’évolution de la réflexion. Les traités de sociabilité de la Renaissance exploitent ce côté performatif du dialogue littéraire dans le sens où un dialogue tel que Le livre du courtisan de Castiglione, par exemple, repose sur l’interaction entre la forme littéraire et le modèle de comportement véhiculé. Les conversations de M lle de Scudéry fonctionnent par ailleurs de manière similaire. Il s’agira donc de s’interroger à présent sur le caractère performatif des dialogues dans les Magasins de M me Leprince de Beaumont. Dans un second temps, il faudra poser la question de la nature et de la fonction de la forme dialoguée dans Les Américaines. Le dialogue des Lumières « sert, le plus souvent, à des fins didactiques, grâce à une fiction qui permet d’éviter le dogmatisme des traités et le ton apodictique des systèmes » 16 , soutient Roland Mortier à propos du « dialogue » des Lumières. Cette hypothèse sera à vérifier dans le cas de l’ouvrage qui nous occupe. La performativité Depuis le Magasins des enfants, les convives qui participent aux dialogues éducatifs de M me Leprince de Beaumont constituent un inventaire de perment de Mme Bonne et de ses convives. Ceci pourrait constituer un projet pour une équipe interdisciplinaire. 15 Klaus W. Hempfer, Möglichkeiten des Dialogs. Struktur und Funktion einer literarischen Gattung zwischen Mittelalter und Renaissance in Italien. Stuttgart : Steiner, 2002, pp. 2-3. 16 Roland Mortier, « Dialogue », dans Dictionnaire européen des Lumières, op. cit., p. 328. OeC01_2013_I-160End.indd 96 10.12.13 16: 17 L’apologétique chrétienne et l’éducation au féminin 97 sonnages relativement stable, exclusivement féminin en ce qui concerne les trois premiers Magasins 17 . Comme dans les pièces de théâtre, les dialogues sont précédés d’une liste des personnages participant aux entretiens. Dans Les Américaines nous avons ainsi Madame Bonne, la gouvernante, personnage inspiré par l’expérience d’éducatrice de l’auteure, et ses douze disciples, auxquelles s’ajoute M. Belesprit. Comme M. Belesprit et Madame Bonne, six des douze jeunes femmes portent des noms renvoyant à leurs caractères et à leur état d’esprit : Lady Inconséquente, Lady Violente, Miss Préjugé, etc. À la gouvernante est sans conteste assigné le caractère de la bonté. L’élève modèle est représentée par Miss Dorothée qui a le rôle d’adjuvant de Madame Bonne et qui se montre à maintes reprises supérieure à ses consœurs comme aux interlocuteurs masculins qui s’ajoutent successivement à la discussion. Parmi les élèves, les rôles sont conformes aux attributs nominatifs. Aussi Miss Préjugé fait-elle honneur à son nom quand elle doute, dès le début, du bienfondé de l’entreprise de Madame Bonne soutenant qu’il n’était pas convenable, pour de jeunes femmes, de raisonner au sujet de la religion : Ces dames m’ont appris, ma Bonne, qu’une de vos conventions étoit de laisser à celles qui vous écoutent la liberté de vous interroger, de vous contredire même, et de ne jamais céder qu’à la raison. Je vais profiter de ce privilége, et vous faire mes objections contre le genre d’étude que vous nous proposez. Convient-il aux personnes du sexe ? Une foi simple n’estelle pas notre partage ? N’y a-t-il point de danger à examiner ce que nous devons croire aveuglément sur la parole de Dieu 18 ? C’est d’ailleurs Miss Préjugé qui va quitter le cercle à la fin de la troisième journée, un départ annoncé par Madame Bonne aux autres disciples dans les termes suivants : Nous n’aurons plus Miss Préjugé, Mesdames, elle n’a pu s’accommoder d’une étude où il faut renoncer au plus grand nombre des idées reçues généralement par le vulgaire, et penser par soi-même ; elle est vraiment piquée de ne pouvoir se refuser aux lumières qui lui ont été offertes 19 . 17 Voir Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, « Statut et représentation de la lectrice chez Madame Leprince de Beaumont », dans Lectrices d’Ancien Régime, Isabelle Brouard-Arends (éd.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 615-623 : « Elle se met en scène sous le nom de Bonne avec ses élèves, sous leur prénom ou sous des pseudonymes à valeur morale, à trois périodes cruciales de leur vie d’où trois gros volumes : le Magasin des enfants (1758), le Magasin des Adolescentes (1760), le Magasin des jeunes dames (1772) qui connaissent tous un grand succès jusque dans les années 1820. » (p. 615). 18 Les Américaines, vol. 1, pp. 9-10. 19 Idem, vol. 1, p. 238. OeC01_2013_I-160End.indd 97 10.12.13 16: 17 98 Rotraud von Kulessa Miss Préjugé personnifie en quelque sorte l’échec pédagogique de Madame Bonne alors que la mise en scène générale du dialogue tend à prouver le succès de ses stratégies argumentatives. Comme nous l’avons vu, elle parvient en effet à désarmer successivement, vers la fin du cinquième volume, tous ses antagonistes à l’exception du seul calviniste qui campe sur ses positions. M me Bonne et ses élèves réussissent à persuader la plupart des convives et sortent nettement victorieuses de cette querelle métaphysique. La performativité du dialogue dans Les Américaines ne correspond que partiellement aux particularités du dialogue des Lumières définies par Alexandra Kleihues : Die spezifische Performativität des Dialogs wäre dann als eine ihm eigentümliche « Inszenierung » von Wissensinhalten zu analysieren, durch die der Anspruch auf Vermittlung von Erkenntnis hinter die Aufgabe ihrer Suche zurücktritt 20 . Dans l’œuvre de Madame Leprince de Beaumont par contre, la performativité du dialogue vise avant tout à souligner la supériorité du maître sur ses interlocuteurs et à confirmer ainsi une vérité fixée d’avance. Fonction et nature du dialogue Le ton polémique et la supériorité manifeste de Madame Bonne fait du dialogue un dialogue plutôt monologique 21 qui vise plus la transmission du savoir que sa genèse 22 . En fait, le rôle de Madame Bonne peut paraître quelque peu paradoxal : d’une part, elle agit comme agent provocateur et d’autre part, elle détient la vérité. C’est elle qui ramène les objections de ses disciples vers la raison divine. Or, ce principe fonctionne sur un ton polémique : il s’agit de battre son ennemi avec ses propres armes. Fidèle au principe énoncé au départ, à savoir l’adoption de la perspective du « regard étranger », M me Bonne détourne le sens des termes tels que « Philosophes » et « Rationalistes » et met ainsi la philosophie au service de l’apologétique chrétienne. Il est vrai que les six volumes du dialogue sont parsemés d’attaques contre ce qu’elle appelle, de manière peu distinctive, soit les « Rationalistes », soit les « Philosophes », en mélangeant en fait ces deux notions. Dès le départ, M me Bonne, porte-parole de l’auteure, dénonce clairement son ennemi : 20 Alexandra Kleihues, Der Dialog als Form. Analysen zu Shaftesbury, Diderot, Madame d’Epinay und Voltaire. Würzburg : Königshausen & Neumann, 2002, p. 39. 21 Sur la dialogicité du dialogue, voir Kleihues, idem, pp. 25 sq. 22 « Die spezifische Leistung des Dialogs, Wissen nicht allein zu vermitteln, sondern allererst hervorzubringen, ist rückführbar auf einen näher zu bestimmenden Einsatz der Sprache und ihrer performativen Qualität. » (idem, p. 9). OeC01_2013_I-160End.indd 98 10.12.13 16: 17 L’apologétique chrétienne et l’éducation au féminin 99 Les vérités spéculatives ne sont pénibles à croire qu’à une secte de prétendus beaux esprits, qui se qualifient mal-à-propos du titre d’esprits forts, et qui veulent tout mesurer à leur raison et à leurs lumières, sans penser que le premier effet d’une raison saine est de connoître ses bornes, qui sont assurément très-étroites. On m’a dit que cette secte s’appeloit les Rationalistes 23 . Dans Les Américaines, M me Leprince de Beaumont tente donc de prouver la supériorité de la religion catholique à travers un raisonnement philosophique pour affirmer que la métaphysique est la seule philosophie possible : Le premier effet de la bonne philosophie est de nous faire connoître combien il est raisonnable de soumettre nos ténèbres aux clartés de la révélation 24 . Le ton polémique qu’elle emploie et qui inscrit par ailleurs le texte dans la querelle opposant les adeptes du cartésianisme aux matérialistes, l’inscrit également dans la querelle des sexes 25 . L’apologétique chrétienne et l’apologétique du sexe féminin Le début de l’ouvrage est marqué par l’intervention de Miss Préjugé qui fait honneur à son nom quand elle veut savoir s’il sied au sexe féminin de raisonner au sujet de la foi 26 . Il s’agit ici d’un sujet cher à M me Leprince de Beaumont. Déjà dans le Magasin des enfants elle soulignait sa vision quasi féministe avant la lettre lorsqu’elle insistait sur le droit du sexe féminin au raisonnement : D’autres trouveront que j’ai eu tort de parler aux enfans de choses qu’ils supposeront au dessus de leur portée : de choses qu’ils prétendent que les femmes mêmes doivent toujours ignorer. Qu’ont-elles besoin, me dirontils, de connoître la différence de leurs âmes, d’avec celles des animaux ? Elles croient cette vérité & mille autres sur la foi d’autrui ; elles ne sont pas faites pour en sçavoir davantage. On diroit que vous prétendez en faire des Logiciennes, des Philosophes ; & vous en feriez volontiers des automates, leur répondrais-je. Oui, Messieurs les tyrans, j’ai dessein de les tirer de cette ignorance crasse, à laquelle vous les avez condamnées. 23 Les Américaines, vol. 1, pp. 22-23. 24 Idem, vol. 6, pp. 85-86. 25 Éliane Viennot, « Revisiter la ‘querelle des femmes’ : Mais de quoi parle-t-on ? », dans Revisiter la « querelle des femmes ». Discours sur l’égalité/ inégalité des sexes, de 1750 aux lendemains de la Révolution, Éliane Viennot, Nicole Pellegrin (éds.). Saint- Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2012, pp. 7-29. 26 Idem, p. 9. OeC01_2013_I-160End.indd 99 10.12.13 16: 17 100 Rotraud von Kulessa Certainement j’ai dessein d’en faire des Logiciennes, des Géométres, & même des Philosophes. Je veux leur apprendre à penser, à penser juste, pour parvenir à bien vivre 27 . Dans Les Américaines, M me Bonne établit la relation entre la question du sexe et celle de l’origine sociale de ses jeunes disciples, soulignant que l’éducation et la réflexion protègent des filles de leur état de l’oisiveté et des fausses croyances : D’ailleurs, c’est parmi les grands et les personnes riches que se trouvent les rationalistes, grands prêcheurs de leur métier, et qui courent après les prosélytes. L’oisiveté des grands leur laisse le temps de leur débiter leur doctrine, et leur ignorance sur la Religion rend leur défaite aisée : c’est donc une nécessité pour eux de proportionner leurs armes défensives aux offensives qu’on emploie à leur égard. L’instruction est donc nécessaire à tous, mais principalement aux personnes de votre état, Mesdames ; premièrement, parce qu’elles ont le temps et les commodités de s’instruire ; secondement, parce que leurs besoins à cet égard sont plus grands que ceux des autres 28 . Ainsi, la question du droit des femmes au savoir et à la réflexion constitue une sorte de leitmotiv qui sillonne les six volumes. Au niveau de la mise en scène, les interlocuteurs masculins de M me Bonne et de ses élèves se montrent pour la plupart hostiles aux interventions des jeunes filles lors du débat, à commencer par M. Belesprit, représentant de positions prétendument progressistes, mais qui associe la femme à la matière non pensante : Vous supposez que j’ai dit cela, Madame ; mais je le pense, c’est la même chose. Permettez-moi de vous demander si ces Dames ont l’intelligence des mots dont vous vous servez. Matière passive, par exemple, est un mot grec pour la plupart des femmes 29 . M me Bonne et les filles n’entrent cependant pas dans ce jeu, et Lady Violente fait preuve de bien plus d’esprit quand elle répond : Oh ! nous entendons ce grec là ; une matière passive est celle qui n’a pas de mouvement par elle-même et qui est capable d’être mue ; et telle est la matière dont Dieu a formé l’univers et tout ce qui existe dans le genre matériel 30 . 27 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Le magasin des enfants. La Haye : Pierre Gosse, 1768, t. I, p. XVII, « Avertissement ». 28 Les Américaines, vol. 1, p. 25. 29 Idem, vol. 2, p. 28. 30 Ibidem. OeC01_2013_I-160End.indd 100 10.12.13 16: 17 L’apologétique chrétienne et l’éducation au féminin 101 Un peu plus loin, le débat entre Lady Violente et M. Belesprit gagne en vigueur et M. Belesprit en vient à conclure : Ah ! mademoiselle Bonne, l’étude ne convient point aux personnes du sexe : en voici une à qui la science a tourné la tête […] 31 . En revanche, Lady Violente sort vainqueur de la dispute lorsqu’elle rétorque : Il faut avouer que vous êtes un drôle de corps de trouver ridicule dans ma bouche ce qui vient de sortir de la vôtre 32 . Dans le quatrième volume, le représentant des calvinistes fait également preuve de misogynie en réclamant une attitude de soumission de la part des élèves de M me Bonne, qui se défend de manière habile en lui rappelant les conditions du « jeu » : Vous ignorez, Monsieur, que ces Dames sont censées être de pauvres Américaines, et que nous sommes convenues qu’elles agiroient comme telles dans nos conversations ; elles ignorent en cette qualité le respect qu’elles doivent aux gens de votre robe. J’ai cru devoir leur laisser jusqu’à ce jour une entière liberté de dire leurs sentimens, même de me contredire lorsque ce que je leur dirois ne leur paroîtroit pas juste : je n’ai garde de chercher à en faire des automates 33 . Les prises de position de M me Bonne et ses réactions face aux attitudes misogynes des interlocuteurs masculins sont appuyées, au niveau de la mise en scène, par la supériorité intellectuelle de Miss Dorothée et le déroulement général du dialogue. Ainsi, ce sont Madame Bonne et ses élèves qui sortent triomphantes de cette querelle métaphysique. L’attitude de M me Bonne vis-àvis de l’éducation des jeunes filles la rapproche des idées d’un Poulain de la Barre qui, dans son traité De l’égalité des deux sexes. Discours physique et moral où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés (1673), défend l’idée selon laquelle « l’esprit n’a point de sexe » 34 - une idée qu’il développe à partir du dualisme cartésien 35 . Il défend par ailleurs le droit des femmes à l’éducation et au savoir. Si Poulain de la Barre est un peu tombé dans l’oubli au cours 31 Idem, vol. 2, p. 59. 32 Idem, vol. 2, pp. 59-60. 33 Idem, vol. 4, p. 13. 34 Cf. Nicole Pellegrin, Grandes voix du féminisme. Paris : Le Monde-Flammarion, 2010, pp. 35 sq. 35 Sur le cartésianisme de Poulain de la Barre, lire Marie-Frédérique Pellegrin, « Égalité ou supériorité : les ambiguïtés du discours égalitaire chez Poulain de la Barre (1647-1723) », dans Revisiter la « querelle des femmes ». Discours sur l’égalité/ inégalité des sexes, de 1600 à 1750, Danièle Haase-Dubosc, Marie-Élisabeth Henneau (éds.). Saint-Étienne : Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013, pp. 17-30. OeC01_2013_I-160End.indd 101 10.12.13 16: 17 102 Rotraud von Kulessa du XVIII e siècle français, des traductions anglaises font circuler ses idées outre-Manche 36 et nous pouvons supposer que M me Leprince de Beaumont a eu accès à ces traductions. En ce qui concerne la question de l’égalité des deux sexes, M me Leprince de Beaumont se révèle donc une représentante des Lumières, si toutefois l’on part du principe que la liberté des sexes fait partie des revendications de cette époque, ce qui reste à vérifier. Nous avons pu voir, à travers l’exemple du dialogue Les Américaines, que les écrits éducatifs de M me Leprince de Beaumont s’inscrivent dans ce que l’on nomme les « Lumières chrétiennes ou catholiques », un courant qui, dans le passé, fut généralement associé aux anti-Lumières. Cependant les revendications de cette auteure en matière d’éducation, à savoir la revendication de l’égalité des sexes et ses tentatives de démocratisation de l’éducation avec son Magasin des pauvres, artisans, domestiques et gens de campagne (1768) montrent son attachement à défendre les valeurs des Lumières, telles la perfectibilité de l’homme, la liberté et l’égalité. Comme d’autres auteurs traités dans ce volume, l’exemple de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont témoigne de la diversité de ce que l’on nomme les Lumières, une époque que l’on a toujours tendance à réduire aux écrits des grands Philosophes, mais dont on oublie trop souvent les multiples facettes. Nous souhaitons donc que cet article soit compris comme un plaidoyer pour une acception des Lumières au pluriel. 36 Guyonne Leduc, « De la ‘belle question’ à la démarche cartésienne de l’Égalité des deux sexes : la spécificité novatrice des idées préféministes de Poulain de la Barre, de leur publication incomprise (1673) à leur retour incognito d’Angleterre (1749-1751) », dans Revisiter la « querelle des femmes ». Discours sur l’égalité/ inégalité des sexes, de 1600 à 1750, op. cit., pp. 31-50. OeC01_2013_I-160End.indd 102 10.12.13 16: 17 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont Pierre-Olivier Brodeur Université de Montréal Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris III M me Leprince de Beaumont est avant tout connue pour ses ouvrages pédagogiques : ses divers « magasins » - Magasin des enfants (1757), Magasin des adolescentes (1760), Magasin pour les jeunes dames 1 (1764), Magasin des pauvres (1768), Magasin des dévotes (1779) - conjuguent discours didactiques et fables morales pour servir à l’éducation chrétienne de leur lectorat. La fiction joue un rôle de premier plan dans cette entreprise pédagogique, puisque c’est dans le récit cadre de la relation entre une gouvernante et ses élèves que sont intercalés des contes, des résumés d’histoire sainte, des leçons de sciences naturelles ainsi que les savoirs nécessaires à chaque lectorat spécifique. Son œuvre romanesque, moins étudiée par la critique, témoigne elle aussi d’une foi dans le pouvoir édifiant de la fiction narrative. Le triomphe de la vérité (1748), Mémoires de M me la baronne de Batteville (1766), La nouvelle Clarice (1767) et L’adepte moderne (1777) sont tous des romans qui affichent clairement une visée didactique chrétienne. Par exemple, l’auteure affirme dans l’épître dédicatoire du Triomphe de la vérité, adressé au roi de Pologne et duc de Lorraine Stanislas Leszczynski, avoir « exposé les grandes vérités de la Religion d’une manière si simple, qu’elles sont à la portée de tout le monde » 2 . Les questions de la conservation de la chasteté, de la recherche de la vertu chrétienne et de la pratique de la charité, qui traversent le corpus romanesque de M me Leprince de Beaumont, lui donnent une cohérence qui prend sa source dans le projet apologétique qui consiste à mettre le romanesque au service de la religion catholique. 1 D’abord publié sous le titre Instructions pour les jeunes dames qui entrent dans le monde, se marient, leurs devoirs dans cet état et envers leurs enfans, pour servir de suite au Magasin des adolescentes en 1764, l’ouvrage est rebaptisé Magasin, ou instructions pour les jeunes dames […] à partir de l’édition de 1766. 2 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Le triomphe de la vérité, ou Mémoires de M. de La Villete. Nancy : H. Thomas, 1748, p. IV. OeC01_2013_I-160End.indd 103 10.12.13 16: 17 104 Pierre-Olivier Brodeur L’œuvre romanesque de M me Leprince de Beaumont est réglée en fonction d’un but persuasif d’ordre religieux. Proposer des exemples de personnages vertueux, démontrer la vérité des dogmes, exalter les valeurs de l’Église sont autant de finalités qui déterminent la fable mise en récit et la manière de ce récit. En ce sens, la volonté rhétorique et didactique qui préside à ces choix narratifs et thématiques s’apparente au concept de providence, à « la manière dont Dieu gouverne le monde selon des fins » 3 , puisque les événements du récit trouvent toujours leur justification dans la fin démonstrative de celui-ci. Si c’est très justement que Gérard Ferreyrolles parle, dans le cas du Télémaque, de « la congruence entre dispositif romanesque et dispositif providentiel » 4 , cette congruence se double dans le corpus qui nous occupe ici (dont le Télémaque se rapproche à plus d’un égard 5 ) d’un fort projet rhétorique. Non seulement le dispositif romanesque édifiant est-il providentialiste, il vise en plus, bien souvent, à thématiser la providence pour en démontrer les effets. L’attention à la providence ne doit pas surprendre. Elle est en effet un sujet chaudement discuté depuis l’Âge classique, comme en témoignent les publications qu’on lui consacre à l’époque : Des ouvrages antiques cardinaux sur le sujet, sont alors traduits : le Traité de la Providence de Dieu de Salvien par Du Ryer en 1634, le Traité de la Pro- 3 Gennaro Auletta et Jean-Yves Lacoste, « Providence », dans Dictionnaire critique de théologie, Jean-Yves Lacoste (éd.). Paris : PUF, 2007 (1998, « Quadrige »), p. 1145. 4 Gérard Ferreyrolles, « La Providence dans le Télémaque », dans Fénelon mystique et politique (1699-1999). Actes du colloque international de Strasbourg pour le troisième centenaire de la publication du Télémaque et de la condamnation des Maximes des saints, François-Xavier Cuche, Jacques Le Brun (éds.). Paris : Honoré Champion, 2004, p. 201. 5 Sur les aspects religieux du Télémaque, voir entre autres Charles Dédéyan, Télémaque ou la liberté de l’esprit. Paris : Librairie Nizet, 1991 ; Fénelon mystique et politique (1699-1999). Actes du colloque international de Strasbourg pour le troisième centenaire de la publication du Télémaque et de la condamnation des Maximes des saints, François-Xavier Cuche, Jacques Le Brun (éds.). Paris : Honoré Champion, 2004 (« Colloques, congrès et conférences sur le Classicisme ») ; Volker Kapp, Télémaque de Fénelon : la signification d’une œuvre littéraire à la fin du siècle classique. Tübingen-Paris : Gunter Narr Verlag - Éditions Jean-Michel Place, 1982 (« Études littéraires françaises ») ; Bernard Dupriez, Fénelon et la Bible. Paris : Bloud et Gay, 1961 (« Travaux de l’Institut catholique de Paris ») ; François-Xavier Cuche, Télémaque entre père et mer. Paris : Honoré Champion, 1995 (« Unichamp ») ; François Varillon, Fénelon et le pur amour. Paris : Éditions du Seuil, 1957 ; Henk Hillenaar, « Inconscient et religion dans Télémaque de Fénelon », dans La pensée religieuse dans la littérature et la civilisation du XVII e siècle en France. Actes du colloque de Bamberg (1983), Manfred Tietz et Volker Kapp (éds.). Paris : Papers on French Seventeenth Century Literature, 1984, pp. 323-344 (« Biblio 17 »). OeC01_2013_I-160End.indd 104 10.12.13 16: 17 La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont 105 vidence de saint Jean Chrysostome par le janséniste Godefroy Hermant en 1658, sans parler des trois traductions de La Cité de Dieu de saint Augustin par Ceriziers, Giry et Lambert entre 1655 et 1675. Des écrits nouveaux lui sont aussi consacrés, comme le Discours en forme d’exclamation sur la conduite de la divine Providence par le P. Joseph du Tremblay […], ou les Méditations chrétiennes sur la Providence et la miséricorde de Dieu dues, à l’autre extrémité du siècle, au bénédictin janséniste Dom Gerberon 6 . À ces ouvrages s’ajoutent au XVIII e siècle la théodicée de Leibniz, le traité anonyme L’abandon à la Providence divine et les diverses attaques du parti philosophique, notamment sous la plume de Voltaire (L’épître à Uranie, Candide, Poème sur le désastre de Lisbonne 7 ). La providence joue également un grand rôle dans l’argumentation apologétique rationaliste, sous la plume de Nicolas Sylvestre Bergier 8 , de Louis-Antoine Caraccioli 9 et de Noël-Antoine Pluche 10 . Notre but dans cet article est d’analyser le rôle spécifiquement narratif de la providence dans les romans de M me Leprince de Beaumont : les formes qu’elle prend dans les récits, ses fonctions narratives et la topique qu’elle met en place. Avant de se plonger dans cette étude, il convient toutefois de définir rapidement le concept de providence. Mais rendre compte de tous les débats sur la providence à l’Âge classique, en particulier dans les liens qu’elle entretient avec la notion de prédestination et celle du mal terrestre dépasserait largement les cadres de cet article. Une telle étude devrait se pencher sur les écrits des pères fondateurs (en particulier saint Thomas d’Aquin 11 et saint Augustin 12 ), sur les controverses théologiques entourant la Réforme, la Contre-Réforme et le mouvement janséniste, ainsi que sur les déclinaisons 6 Ferreyrolles, op.cit., p. 189. 7 Au sujet du Poème sur le désastre de Lisbonne et la providence, voir Jean-Pierre Jossua, Discours chrétien et scandale du mal. Paris : Chalet, 1979. 8 Sylviane Albertan-Coppola, « Le pas commun de la nature et de la grâce dans la théologie de Bergier », dans Apologétique 1650-1802. La nature et la grâce, Nicolas Brucker (éd.). Bern : Peter Lang, 2010 (« Recherches en littérature et spiritualité »), pp. 231-241. 9 Martine Jacques, « Vertus éducatives de l’apologétique selon L.-A. Caraccioli : éclairer l’homme, entre Grâce et Lumières », dans Apologétique 1650-1802, op. cit., pp. 243-260. 10 Nicolas Brucker, « Noël-Antoine Pluche, entre sciences de la nature et apologétique », dans Apologétique 1650-1802, op. cit., pp. 325-341. 11 Thomas d’Aquin, Questions disputées sur la vérité. Question V, La providence (De providentia), Question VI, La prédestination (De prædestinatione), Jean-Pierre Torrell, Denis Chardonnens (éds., trads.). Paris : Vrin, 2011 (« Bibliothèque des textes philosophiques »). 12 Horton Davies, The vigilant God : providence in the thought of Augustine, Aquinas, Calvin, and Barth. Bern : Peter Lang, 1992. OeC01_2013_I-160End.indd 105 10.12.13 16: 17 106 Pierre-Olivier Brodeur littéraires et philosophiques du thème 13 . Une étude des évolutions et des interprétations de la notion de providence à l’Âge classique reste à faire 14 . À défaut d’écrire nous-même cette histoire, nous aurons recours aux dictionnaires théologiques modernes. Le Petit dictionnaire de théologie catholique la définit ainsi : La providence divine comprend à la fois le « plan » du monde créé, établi par la science divine qui connaît tout, y compris ce que la créature accomplit librement, et la volonté sainte et aimante de Dieu, qui soutient et détermine avec force tout ce qui existe. […] C’est suivant ce plan que Dieu, dans son éternité, dirige le déroulement du monde et de son histoire, et, au sein de celle-ci, le déroulement de l’histoire du salut […]. Ce n’est que par une foi adorante en un Dieu sage, saint et aimant, et en s’abandonnant d’une façon inconditionnelle au mystère de la providence divine que l’homme parvient à surmonter […] le sentiment vécu de n’être qu’une victime, un jouet de forces cosmiques antagonistes qui ne peuvent être ramenées à une unité véritable 15 . La providence est donc un concept qui se décline sur deux plans complémentaires. Elle est d’abord une organisation de l’histoire pour servir aux fins que Dieu s’est fixé (le salut du genre humain). Ensuite, elle réfère aussi à l’amour de Dieu pour ses créatures et à l’intérêt qu’il prend pour elles et en particulier pour leur rédemption. La providence est un dogme de toute première importance. Elle justifie le cours des choses au-delà des causes premières, en envisageant les événements du monde comme les parties d’un plan divin, orchestré par une volonté supérieure. Elle superpose ainsi à un développement chronologique une signification spirituelle. En ce sens, elle est un « chronotope » du roman 13 Georgiana Terstegge, Providence as ‘idée maîtresse’ in the works of Bossuet. New York : A.M.S. Press, 1984 ; Aubrey Rosenberg, Jean-Jacques Rousseau and providence : an interpretative essay. Sherbrooke : Éditions Naaman, 1987. Margaret J. Osler, Divine will and the mechanical philosophy : Gassendi and Descartes on contingency and necessity in the created world. Cambridge : Cambridge University press, 1994 ; Cyrille Michon, Prescience et liberté : essai de théologie philosophique sur la providence. Paris : PUF, 2004 (« Épiméthée ») ; Laurence Devillairs, « La voie d’une apologétique rationaliste de Descartes à Fénelon », dans Apologétique 1650-1802, op. cit., pp. 85-105. 14 Même l’ouvrage monumental de Henri Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours. Grenoble : J. Millon, 2006 (Paris : Bloud et Gay, 1916-1933) est pratiquement muet sur cette question. L’étude de Jean Delumeau, Le catholicisme entre Luther et Voltaire (Paris : PUF, 1971 [« Nouvelle Clio »]) n’accorde pas non plus de développement à la providence, même dans la section portant sur le jansénisme. 15 Karl Rahner et Herbert Vorgrimler, Petit dictionnaire de théologie catholique. Paris : Éditions du Seuil, 1970 (« Livre de vie »), p. 398. OeC01_2013_I-160End.indd 106 10.12.13 16: 17 La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont 107 édifiant, pour reprendre un terme bakhtinien, c’est-à-dire qu’elle exprime une « corrélation essentielle des rapports spatiotemporels » 16 . La providence comme chronotope relève à la fois de la forme et du contenu : elle fournit une forme au roman, mais elle lui donne également un sens. Le chronotope de la providence est intimement lié au genre édifiant, car il s’oppose à l’aveuglement de la fortune et du hasard, chronotope dominant du roman grec 17 , qui n’obéit pas à un ordre et dont l’existence même ne saurait être compatible avec une foi providentialiste 18 . Dans les romans de M me Leprince de Beaumont, la providence est convoquée comme plan organisateur des événements de l’ouvrage, qui donne un sens transcendant au déroulement du récit. Elle est alors utilisée comme une destinée proprement chrétienne, dont la fréquence constitue une caractéristique pratiquement définitoire du roman édifiant. Françoise Gevrey remarque ainsi à propos des nouvelles publiées entre 1675 et 1713 - mais le commentaire est aussi pertinent pour tout le roman du XVIII e siècle - que « l’explication de la vie du personnage et de son comportement par la Providence reste la plus rare » 19 , car « le genre s’adresse à un public plus habitué à rencontrer des stéréotypes inspirés d’une morale mondaine qu’à chercher l’exposé de questions religieuses » 20 . Il n’est pas surprenant de constater que dans les romans édifiants de M me Leprince de Beaumont, qui cherchent justement à remplacer la morale mondaine des romans par un message chrétien, la providence est a contrario constamment évoquée. Plus qu’une simple explication axiologique des événements, elle est une volonté qui préside à l’organisation du monde. Les péripéties romanesques sont autant d’étapes que cette volonté agissante emploie afin de provoquer un dénouement particulier, comme la conversion d’un personnage. En remplaçant le temps du hasard par un temps guidé par Dieu, la providence fournit une justification des événements, même les plus extraordinaires, par une foi inébranlable en leur finalité. Nous verrons comment le roman édifiant s’appuie sur la richesse symbolique et poétique de la providence pour 16 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1987 (« Tel »), p. 237. 17 Idem, p. 245. 18 Gérard Ferreyrolles nuance cette affirmation en montrant comment, dans le Télémaque, les mots « hasards » et « fortune » sont souvent des « mots pour la Providence » (op. cit., p. 190). 19 Françoise Gevrey, « Les avatars du moraliste dans la fiction de la première moitié du XVIII e siècle », dans Poétique de la pensée. Études sur l’Âge classique et le siècle philosophique en hommage à Jean Dagen, Béatrice Guion, Maria Susana Seguin, Sylvain Menant, Philippe Sellier (éds.). Paris : Honoré Champion, 2006 (« Colloques, congrès et conférences sur le dix-huitième siècle »), p. 342. 20 Ibidem. OeC01_2013_I-160End.indd 107 10.12.13 16: 17 108 Pierre-Olivier Brodeur construire des schémas narratifs et des réseaux de signification dans lesquels convergent édification et narration. On constatera aussi que, plus qu’une conception de l’univers, la providence est aussi une conception du monde (comme organisé par Dieu, une intelligence intéressée à ses créatures et bienfaisante envers elles) et une conception de l’humain (considéré comme un être à la merci de la providence, mais y participant également). Interpréter la providence Concevoir le monde comme régi par un plan divin conduisant les créatures à leur salut implique la possibilité, voire la nécessité, de comprendre ce plan pour s’y conformer. L’injonction d’interpréter le monde dans un cadre herméneutique providentiel est loin d’être sans conséquences pour les personnages édifiants. Conscients de l’existence de la providence, ils doivent non seulement tenter de comprendre le plan divin, mais doivent aussi agir selon ce que ce plan a prévu pour eux. La providence ne limite pas la liberté du personnage, mais lorsque celui-ci est pieux et dévot, son devoir consiste à mener sa vie conformément à ses exigences. Ainsi, les choix qu’ils doivent accomplir dépendent largement de leur compréhension de la providence. Il s’agit d’un enjeu majeur dans les Mémoires de M me la baronne de Batteville, ou la veuve parfaite. Ces derniers adoptent la forme d’un récit autobiographique épistolaire, que la baronne écrit à l’une de ses amies : la structure rétrospective typique des mémoires y est employée afin de souligner les apprentissages d’une vie. Dans ce roman-mémoires, Julie, future baronne de Batteville, raconte sa vie, en particulier ses amours tumultueuses pour M. des Essarts. Vertueux et légitime, cet amour n’est empêché que par la pauvreté des deux héros, dont le bon sens se rebute à l’idée de l’indigence dans laquelle ils vivraient ensemble, n’ayant ni l’un ni l’autre les ressources nécessaires à la bonne marche du ménage. Alors qu’elle croit des Essarts mort, Julie, désespérée, décide de se retirer dans un couvent, contre l’avis de l’abbesse qui ne lui voit aucune vocation. « Je frémis du danger que j’avais couru en m’engageant dans un état où Dieu ne me voulait pas » 21 , écrit-elle rétrospectivement. Elle choisit plutôt d’épouser un bon vieillard, le baron de Batteville, qui lui donne une fille. Plusieurs années plus tard, celle-ci 21 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Mémoires de la baronne de Batteville ou la Veuve parfaite. Londres : Jean Nourse, 1766, p. 70. Le lieu d’édition et le nom de l’éditeur nous porte à croire qu’il s’agit sans doute d’une contrefaçon d’une des deux éditions françaises, soit celle de Bruyset-Ponthus, parue à Lyon en 1766, soit celle de Bassompierre (Lyon et Liège, 1766). L’édition pirate de La nouvelle Clarice étant basée sur l’édition Bruyset-Ponthus (voir note 27), il nous est permis de penser que c’est également le cas de cette édition. OeC01_2013_I-160End.indd 108 10.12.13 16: 17 La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont 109 (également prénommée Julie) devient amoureuse de des Essarts, revenu des Indes où il était parti chercher fortune. Se refusant de vivre cet amour pour l’ancien prétendant de sa mère, la jeune Julie déclare son intention d’entrer en religion, résolution contre laquelle s’érigent aussi bien sa mère que l’évêque de Metz, qui comprennent tous deux que le désir de retraite n’est pas fondé ici sur une sincère vocation religieuse. Le mariage entre la jeune Julie et des Essarts se conclut finalement après bien des persuasions, à la plus grande joie de la baronne. Rassurée quant à l’avenir de sa fille, elle décide de se retirer dans un couvent. L’invocation des signes de la providence est omniprésente dans ce roman. Julie, la narratrice des Mémoires, suspend ses démarches dans l’attente d’un signe divin, après avoir échoué dans son établissement comme gouvernante d’enfants : Il fallut donc renoncer à cette entreprise, et j’attendis de la Providence une ouverture à ce qu’elle voudroit faire de moi 22 . La providence joue un rôle particulièrement important dans la question du mariage de l’héroïne avec M. des Essarts. Voulu par les deux amants, cette union est rendue impossible par leur peu de fortune. Ils voient dans cette difficulté une manifestation de la providence, qui pourra ensuite lever l’obstacle : Si Dieu vous a destinés l’un à l’autre, sa providence vous ménagera les occasions de vous unir […] 23 . Lorsque Julie apprend qu’elle recevra l’héritage d’une tante qui vient de mourir, elle interprète cette nouvelle comme « la Providence se déclarant en faveur de [leur] mariage » 24 . Ce mariage ne pourra cependant pas être conclu, car les deux jeunes gens sont séparés par l’irruption d’une épidémie de peste à Marseille, montrant à quel point le vent de la providence peut rapidement tourner, et combien il faut interpréter ses signes avec prudence. Ne s’improvise pas herméneute de la providence qui veut. Les derniers épisodes du roman sont entièrement occupés par la question de décoder les signes providentiels, alors que la narratrice, devenue baronne de Batteville, retrouve des Essarts après des années de séparation. Les deux personnages hésitent à raviver leur flamme, déchirés entre leur amour de jeunesse et le respect qu’ils doivent à feu M. le baron de Batteville. Les événements ayant mené à leurs retrouvailles sont d’abord interprétés comme des signes clairs en faveur de leur mariage par Madame de Castelet, une amie de la baronne : 22 Idem, p. 26. 23 Idem, p. 44. 24 Idem, p. 45. OeC01_2013_I-160End.indd 109 10.12.13 16: 17 110 Pierre-Olivier Brodeur […] la Providence, en écartant les obstacles qui pouvoient s’opposer à votre penchant, semble vous intimer l’ordre de le suivre […] 25 . Cet avis diffère cependant radicalement de celui que reçoit M. des Essarts de la part de M. Mere, un ecclésiastique qui joue auprès de lui le rôle d’un directeur de conscience. […] M. Mere me fit remarquer combien la Providence s’étoit déclarée contre mon mariage [avec la baronne de Batteville] ; par les étranges obstacles qui l’avoient traversé. Tout semble concourir au contraire, ajouta-t-il, à votre union avec sa fille, les divers événements qui ont précédé, paroissent avoir été ordonnés pour le faire réussir, et je regarde votre rencontre à Forges comme un coup du Ciel, qui a voulu vous réunir malgré les efforts que vous avez faits pour vous éloigner d’elle 26 . La suite du roman donne raison à M. Mere : des Essarts épouse la fille de la baronne, tandis que cette dernière opte pour la retraite religieuse. C’est donc un ecclésiastique qui voit juste et qui parvient à décoder les signes de la providence, révélant ainsi les difficultés liées à la compréhension du plan divin et l’importance d’avoir recours à une autorité religieuse pour en décoder les arcanes. Bien que les personnages tentent eux-mêmes de saisir l’organisation providentielle du monde, son parfait entendement ne peut se faire que par la médiation de l’Église. Psychologie de la providence La thématisation de la providence à l’intérieur même du récit devient quant à elle un enjeu majeur pour les personnages qui doivent l’accepter et s’y conformer. Le roman édifiant est marqué par ce que l’on pourrait qualifier de psychologie de la providence : une attitude d’acceptation et de soumission par rapport aux événements du récit, conçus comme manifestation d’une volonté supérieure. Cette soumission à la providence participe pleinement du projet édifiant, puisqu’elle présente une attitude exemplaire, que les lecteurs aussi bien que les personnages sont invités à adopter. C’est le cas dans La nouvelle Clarice, histoire véritable. Le roman s’ouvre sur une lettre que Clarice adresse à sa meilleure amie, Lady Hariote, dans laquelle elle dépeint sa situation. La tante chez qui elle a vécu pour échapper aux débauches de son père vient de mourir, la laissant légataire universelle de ses biens, mais sans en avoir le contrôle avant ses vingt-et-un ans. Son père, un libertin entretenant ouvertement une maîtresse chez lui, se rapproche d’elle, visi- 25 Idem, p. 199. 26 Idem, pp. 281-282. OeC01_2013_I-160End.indd 110 10.12.13 16: 17 La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont 111 blement tenté par l’appât du gain. Il réussit à persuader l’héroïne de son repentir et met en place une conspiration pour la défaire de son héritage. Pour ce faire, il modifie en secret le testament de la tante afin de donner à Clarice le contrôle de sa fortune dans le cas où elle se marierait. Il la présente ensuite à un homme qui prétend être le fils du marquis de Montalve et la détermine à l’épouser, sachant très bien que cette « trop bonne » fille donnera sa fortune à son père dès qu’elle le pourra. Or, le faux Montalve est en fait un fils illégitime du père de Clarice, recruté par celui-ci pour dépouiller sa fille. En apprenant le complot, Clarice est forcée de s’échapper de la maison et rencontre un homme se faisant appeler « Chevalier », qui se propose de l’aider à passer en France pour assurer sa sécurité. Elle accepte et décide de l’épouser avant le départ, pour assurer sa vertu. Il lui apprend alors qu’il est en fait baron d’Astie, donc d’une noblesse qui fait de lui un bon parti. Le passage en France s’effectue après de nombreuses péripéties qui amènent le couple en campagne, chez M me d’Astie. C’est dans ce refuge que se conclut le premier volume du roman. Le deuxième volume est marqué par une modification de la formule narrative, qui s’éloigne du romanesque sensible pour se rapprocher d’un style pédagogique. On quitte le domaine de l’action, des péripéties et des larmes pour découvrir comment Clarice et sa belle-mère mettent sur pied une société rurale idéale, dans laquelle le travail, la vertu et la religion règnent pour le plus grand bonheur de tous. L’exemple de M me d’Astie en vient à inspirer Clarice, puis Lady Hariote qui se met elle aussi à travailler pour améliorer le sort des paysans. Alors que, dans la première partie, les péripéties étaient entrecoupées de réflexions, c’est l’inverse qui se produit désormais : au récit de la vie de la communauté sont mêlées des histoires enchâssées portant sur des personnages secondaires, comme le mari de Lady Hariote ou celui de Clarice. C’est sur le récit de la vie de ce dernier que se clôt ce deuxième volume. Dans ce roman, la providence est une véritable force à laquelle il faut se soumettre. Ainsi, lorsque Clarice, l’héroïne du roman éponyme de Madame Leprince de Beaumont, se voit dans une situation où elle doit épouser un homme qu’elle ne connaît pas - situation sans aucun doute partagée par une part non-négligeable de son lectorat -, elle écrit à son amie Hariote : […] je veux vous donner l’exemple de cet abandon à la Providence, dont je vous ai si souvent recommandé la pratique. Cette vertu devroit être celle de toutes les personnes de notre sexe 27 . 27 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, La nouvelle Clarice, histoire véritable. Londres : Jean Nourse, 1767, pp. 14-15. Cette édition comporte un privilège au nom de Pierre Bruyset-Ponthus, libraire à Lyon, ce qui nous porte à croire qu’il s’agit d’une contrefaçon de l’édition Bruyset-Ponthus, parue à Lyon en 1767. OeC01_2013_I-160End.indd 111 10.12.13 16: 17 112 Pierre-Olivier Brodeur Plus qu’une attitude, l’abandon à la providence est une « vertu », dont la pratique devrait être généralisée à toutes les femmes. Dans ce cas, il s’agit pour l’héroïne d’accepter une situation à laquelle elle ne peut rien changer, plutôt que de tenter de se rebeller contre le sort. Étrange et paradoxale, cette conception de la providence repose sur l’idée qu’on doit l’accepter et s’y soumettre afin de la transformer et de l’infléchir dans le sens de nos intérêts. Véritable marchandage avec Dieu, elle laisse ainsi aux personnages un espace de liberté et d’initiative, puisque loin d’être prisonniers de l’ordre divin du monde, ils peuvent le transformer - positivement - par leur pieuse soumission. L’importance accordée à la providence n’implique donc pas nécessairement que les personnages doivent se contenter de la subir. En l’interprétant ou en s’y soumettant pour la gagner à leurs intérêts, ils peuvent acquérir une certaine influence et éviter d’être réduits au rang de simples marionnettes entre les mains de Dieu. Appliquée strictement, la providence peut néanmoins instrumentaliser des personnages confinés au rôle qui leur est assigné dans la démonstration édifiante. Les personnages du Triomphe de la vérité, de Madame Leprince de Beaumont, sont dans cette situation, alors que leurs actions et leurs sentiments, sans cesse rapportés au plan divin, ne sont souvent motivés que par l’existence d’une volonté céleste qui leur confère une fonction dans la réalisation du grand plan. Le héros narrateur est le fils d’un père matérialiste et d’une mère dévote, horrifiée lorsqu’elle apprend l’impiété de l’homme qu’elle aime. Elle l’épouse tout de même, poussée en cela par la providence : Cette découverte [de l’impiété de son amant] l’eût effrayée, si la Providence, qui vouloit se servir d’elle pour guérir mon pere de ses erreurs, n’eût fortifié l’inclination qu’elle se sentoit pour lui 28 . Les sentiments de la jeune femme sont renforcés par les impératifs de la providence, dont le plan consiste à « se servir d’elle » pour convertir le père du héros. Ils n’obéissent pas aux motivations traditionnelles de l’amour dans les romans, mais à la nécessité de mener à bien une démonstration de la grandeur de Dieu dans la conversion d’un athée. Le personnage principal lui-même n’est qu’un instrument au service de ce même but, statut dont il est conscient et qu’il affirme : « la Providence s’étoit servi de moi pour lui ouvrir les yeux » 29 . L’instrumentalisation des personnages aux fins du projet édifiant, thématisé ici par la providence, est symptomatique d’une œuvre qui, comme son titre l’indique, vise avant tout à faire triompher « la vérité » et sacrifie conséquemment le narratif au démonstratif. 28 Leprince de Beaumont, Le triomphe de la vérité, op. cit., p. 5. 29 Idem, p. 30. OeC01_2013_I-160End.indd 112 10.12.13 16: 17 La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont 113 L’adepte moderne, ou le secret des Francs-Maçons est une autre œuvre de M me Leprince de Beaumont dont le schéma narratif et les actions des personnages sont entièrement déterminés par la providence. Ce roman d’éducation, écrit à la première personne, prend pour héros un jeune homme qui se distingue par son caractère charitable : il désire devenir riche pour faire le bien autour de lui. Son premier acte de charité, alors qu’il cède à un pauvre un louis d’or que son père lui avait donné pour assister à la comédie, est remarqué par M. La Borde, un « guide expérimenté » 30 qui l’initie aux secrets de la providence. C’est lui qui avance la proposition centrale du roman : Vous êtes né, me dit-il, avec les plus heureuses dispositions ; la Providence ne fait rien qu’avec sagesse, elle n’a point mis chez vous ce penchant à faire du bien, sans vous ménager le moyen de le rendre efficace ; elle se servira de moi pour vous donner la facilité de le suivre 31 . M. La Borde est en effet le gardien du « secret des Francs-Maçons », c’està-dire de la recette de la pierre philosophale qui permet de transformer le plomb en or et d’être ainsi « le canal par où la Providence dispense ses richesses » 32 . Le jeune narrateur et lui sont ainsi élus par le « Très-Haut, qui [les] a choisi[s] entre tant d’autres pour être l’instrument de sa libéralité envers les hommes » 33 . Cette réduction des personnages principaux à une simple manifestation du plan de la providence constitue un véritable leitmotiv. Il est évoqué, par exemple, lorsque les deux justiciers secourent Ambroisine, une jeune femme contrainte de devenir actrice pour survivre alors que son mari est injustement emprisonné : M. La Borde insiste sur son statut de simple moyen au service du plan divin. Consolez-vous, lui dit-il, Madame, vos malheurs montés à leur dernière période, vont finir ; heureux que le Ciel veuille bien se servir de moi pour récompenser votre constante vertu 34 . Il s’agit d’une reformulation du schéma narratif du roman, dans lequel les personnages principaux aident une personne vertueuse dans le besoin, mais agissent comme simples instruments de la providence. Charité et soumission à la providence en viennent à constituer les deux traits définitoires du « vrai philosophe » : 30 Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, L’adepte moderne, ou le Vrai secret des Francs- Maçons. Histoire intéressante. Londres : Aux dépens de l’auteur, 1777, p. 6. 31 Idem, p. 9. 32 Idem, p. 50. 33 Idem, p. 115. 34 Idem, p. 40. OeC01_2013_I-160End.indd 113 10.12.13 16: 17 114 Pierre-Olivier Brodeur Un vrai Philosophe est un homme qui parfaitement convaincu des desseins que Dieu a eu en le plaçant sur la terre, met toute son étude à les remplir : la gloire de Dieu, le bonheur de ses semblables, voilà les deux buts où tendent toutes ses actions, les fins auxquelles elles se rapportent 35 . M me Leprince de Beaumont reprend la définition que présente l’abbé Pluche du philosophe, qui « vit au quotidien l’expérience de l’ordre du monde et de la Providence » 36 . Le rapprochement de la providence et de la charité dans la personne exemplaire du « vrai Philosophe », du sage chrétien, combine la conception de la providence comme force nourricière et celle, plus répandue dans le roman édifiant, de la providence comme plan que les personnages doivent comprendre afin de s’y conformer. L’homme idéal est celui qui voit son rôle dans l’ordre nourricier voulu par Dieu et s’évertue à le remplir, quitte à ce que sa personne s’efface devant le grand plan. Conclusion Le recours à la providence dans le roman induit des transformations, autant de la providence elle-même que des événements et des personnages romanesques. Se pose alors la question de l’apport de la providence au roman. Indéniablement, elle contribue dans un premier temps à donner un sens axiologique aux événements du récit. Rien n’est laissé au hasard, tout fait partie du grand plan divin. Cela renforce la lecture interprétative dans la mesure où le roman se veut une démonstration de la force des valeurs chrétiennes. Les multiples appels à la providence sont en ce sens autant de rappels au lecteur qu’il faut interpréter le roman selon les « causes premières », c’est-à-dire selon la volonté divine. Par la thématisation de la providence, donc de la signification axiologique des événements au sein du roman, les personnages eux-mêmes deviennent conscients de leur place dans le grand plan. Ils tentent de l’interpréter et de la comprendre afin de s’y conformer et de s’y soumettre. Cette psychologie de la providence est aussi une forme de réflexion métanarrative des personnages qui tentent de saisir les motivations rhétoriques sous-jacentes à l’œuvre et participent, quelquefois malgré eux, à leur réalisation romanesque. La providence est ainsi bien plus qu’un dogme religieux plaqué sur un canevas narratif : elle est un moteur d’évolution de l’intrigue et sa compréhension est le véritable schéma narratif des romans de M me Leprince de Beaumont. Les tentatives des personnages de déchiffrer le plan divin et de s’y conformer déterminent leurs gestes et, du même coup, toute l’évolution de l’intrigue romanesque. 35 Idem, p. 96. 36 Brucker, « Noël-Antoine Pluche, entre sciences de la nature et apologétique », op. cit., p. 334. OeC01_2013_I-160End.indd 114 10.12.13 16: 17 La providence romanesque de M me Leprince de Beaumont 115 Les personnages tentent constamment de s’approcher au plus près du plan providentiel, leurs actes tendent vers lui davantage que vers la recherche de leur intérêt ou de leur bonheur personnel. C’est en tant que source de motivation pour les personnages que la providence devient un moteur d’évolution de l’intrigue romanesque. Nous pouvons également poser la question miroir de l’apport du roman à la notion de providence. L’intégration de la providence dans des œuvres fondamentalement mondaines, comme les romans - aussi édifiants soient-ils -, entraîne une sécularisation du dogme. Celui-ci passe de vérité fondatrice de la foi chrétienne à simple ressort narratif, motivation des agissements de personnages fictionnels. En tant que principe d’explication et de justification des événements narrés, la providence en vient à se substituer à la vraisemblance dans la poétique romanesque édifiante, qui vise le vrai moral. Le recours à la providence peut être entendu comme un « refus catégorique du vraisemblable » 37 mondain, entendu comme imitation de la nature, et une tentative d’atteindre le vrai dans la fiction narrative. Mais il convient aussi de lire, dans le recours au saint dogme de la providence afin d’expliquer des événements aussi triviaux qu’un héritage, l’obtention d’un emploi ou une reconnaissance, quelque chose de l’ordre d’une désacralisation du plan divin. La providence est avant tout le grand plan « nourricier » que Dieu a construit pour conduire ses créatures à lui, via la grâce. En faire la justification des péripéties romanesques les plus topiques - tel le retour miraculeux de des Essarts dans les Mémoires de la baronne de Batteville - équivaut incontestablement à en ternir l’image. L’on peut de plus se demander jusqu’à quel point le fait de décréter « providentiels » des événements fictionnels, issus d’un processus de création individuel, ne répond pas au désir de se substituer à Dieu. Quel est en effet le créateur du grand plan divin des romans édifiants, sinon l’auteur du roman lui-même ? D’un point de vue strictement théologique, cette exploitation littéraire pose problème et justifie certainement l’opinion des penseurs chrétiens, comme l’abbé d’Aubignac, prononçant l’incompatibilité entre fiction et religion. En entremêlant romanesque et religion, les œuvres de M me Leprince de Beaumont ont peut-être moins pour effet d’édifier leurs lecteurs que de provoquer une confusion entre le sacré et le profane : les romans religieux font que les « âmes simples » 38 accordent aux romans la créance qu’ils ne devraient réserver qu’aux textes religieux, alors que les « libertins » 39 37 Sylvie Robic-de Baecque, Le salut par l’excès. Jean-Pierre Camus (1584-1652), la poétique d’un évêque romancier. Paris : Honoré Champion, 1999 (« Lumière classique »), p. 246. 38 Ibidem. 39 Ibidem. OeC01_2013_I-160End.indd 115 10.12.13 16: 17 116 Pierre-Olivier Brodeur ridiculisent les dogmes comme de simples fictions. Est-ce donc dire que tout le projet d’un roman apologétique se trouverait, dès son origine, voué à l’échec ? Nous préférons voir dans cette problématisation du dogme la preuve que ces romans ne peuvent être réduits à un discours monologique et monolinguiste qui se réaliserait par une série de procédés à sens unique : ils portent toujours des sens multiples qui contestent leur prétention à atteindre et à démontrer la vérité ; il s’agit d’ouvrages d’imagination centrés sur le plaisir de la narration, les débordements qu’elle entraîne et les effets de sens qu’elle crée. En cela, ils sont de plein droit des romans et méritent d’être réintégrés dans l’histoire du genre qu’ils ont contribué, à leur modeste façon, à créer. OeC01_2013_I-160End.indd 116 10.12.13 16: 17 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) La tentation de la croix. Abus de la chair et amours mystiques chez Marie-Françoise Loquet Sébastien Drouin University of Toronto Scarborough D’autres fois je me sens dans de si violents transports d’amour de Dieu, & pressée d’un desir si ardent de mourir pour lui, que je ne sais que devenir : je jette des cris, & ne pouvant résister à des mouvements si vifs et impatients, je l’appelle à mon secours. Thérèse d’Ávila 1 . « L’amour divin s’exprime en paroles discrettes / Et ne se traite pas comme des amourettes » 2 : tel est l’un des griefs qu’adressa Esprit Fléchier aux quiétistes. La lecture « mystique » du Cantique des cantiques prend une ampleur inédite dans la première moitié du XVII e siècle avec les œuvres de saint Jean de la Croix et de Thérèse d’Ávila. Cette tradition tant étudiée par Henri Bremond, Jean Orcibal, Jacques Le Brun et, plus récemment, par Sophie Houdard, ne cesse pourtant pas avec le XVII e siècle, et ce, malgré les condamnations qui frappèrent Fénelon et Madame Guyon 3 . Le « pur amour » demeure toujours soupçonné de nourrir une lascivité mondaine essentiellement en raison du genre littéraire dans lequel il s’exprime souvent : la littérature 1 Thérèse d’Ávila, L’esprit de sainte Thérèse, recueilli de ses œuvres et de ses lettres, avec ses opuscules. Lyon : Pierre Bruyset-Ponthus, 1775, p. 267. 2 Esprit Fléchier, « Dialogues quatrieme sur le quiétisme », Œuvres mêlées de M. Fléchier. Lyon : Par la Société, 1712, p. 392. 3 La littérature consacrée à ces questions est fort vaste. Voir entre autres les études essentielles de Jean Orcibal, Jean de la Croix et les mystiques rhéno-flamands. Paris : Desclée de Brouwer, 1966 ; Jacques Le Brun, « Le quiétisme, entre modernité et archaïsme » et « Madame Guyon et la Bible », dans La jouissance et le trouble. Genève : Droz, 2004, pp. 475-495 et pp. 247-268 ; Sophie Houdard, Les invasions mystiques. Spiritualité, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne. Paris : Les Belles Lettres, 2010. Voir aussi Bernhard Teuber, Sacrificium litteræ. Allegorische Rede und mystische Erfahrung in der Dichtung des heiligen Johannes von Kreuz. München : Wilhelm Fink, 2003 ainsi que Cornelia Helfrich, Die Rezeption von Gestalt und Werk der heiligen Therese von Ávila in der französischen Literatur des 19./ 20. Jahrhunderts. Bern : Peter Lang, 2000. OeC01_2013_I-160End.indd 117 10.12.13 16: 17 118 Sébastien Drouin amoureuse. Le roman libertin ne s’y trompera d’ailleurs pas : les expressions « mystiques » lancées par de fausses saintes aux prises avec de vigoureux directeurs abondent dans la littérature érotique du siècle des Lumières. Dès lors, comment peut-on évaluer la pertinence apologétique du recours au thème de « l’amante de la croix » dans la littérature religieuse féminine du XVIII e siècle ? Le cas que nous envisageons ici d’étudier, celui de Marie-Françoise Loquet, auteure notamment de Cruzamante ou la Sainte amante de la croix (1786) et du Voyage de Sophie et d’Eulalie au palais du vrai bonheur (1781), permet de mettre en évidence la mémoire apologétique et théologique dans laquelle ses œuvres s’inscrivent, mais aussi les formes traditionnelles de mise en image de l’amour divin : l’allégorisme, l’emblématique, l’oraison, etc. C’est de cette littérature dont Madame Loquet s’inspire, alors que Cruzamante imite son Sauveur « représenté sous l’emblème de l’amour souffrant ». L’intérêt de ce type de texte, surtout dans les dernières décennies du XVIII e siècle, réside enfin dans le fait que les expressions de la littérature quiétiste se trouvent fréquemment dans les romans libertins mettant en scène des religieux et des religieuses : Ô croix, ô heureuse croix, […] ô lit douloureux, sur lequel mon Sauveur a rendu le dernier soupir, recevez moi entre vos bras, & unissez moi à mon Epoux crucifié […] 4 . L’emblème libertin, voire sadien de cette supplication, on le devine, n’aurait rien de très saint, et on peut voir dans Cruzamante, avec Jean Deprun, « un pendant anticipé aux Infortunes de la vertu, tant l’héroïne, Jeanne de la Croix d’Oliva […] rencontre sur son chemin d’obstacles, d’embûches et d’adversaires » 5 . C’est à ce titre que l’on se propose, dans cette brève étude, d’analyser les différentes traditions d’apologétique classique dont s’inspire 4 Marie-Françoise Loquet, Cruzamante ou la Sainte-Amante de la croix. Paris : Benoît Morin, 1786, pp. 74-75. 5 Sur Loquet, voir Jean Deprun, La philosophie de l’inquiétude en France au XVIII e siècle. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 1979, pp. 165-166 (Annexe E). L’auteur (p. 166) évoque Mademoiselle Loquet sous les traits d’une « hyper-Justine ». Voir, dans Les infortunes de la vertu, l’un des malheurs de Justine chez les moines (Paris : Jean-Jacques Pauvert, 1959, p. 137) : « Il fallait que les affreux exemples du vice récompensé se soutinssent encore dans cette circonstance, comme ils l’avaient toujours été à mes yeux à chaque événement de ma vie ; il était écrit que ceux qui m’avaient tourmentée, humiliée, tenue dans les fers, recevraient sans cesse à mes regards le prix de leurs forfaits, comme si la providence eût pris à tâche de me monter l’inutilité de la vertu ; funeste leçon qui ne me corrigea point et qui, dussé-je échapper encore au glaive suspendu sur ma tête, ne m’empêchera point d’être toujours l’esclave de cette divinité de mon cœur ». OeC01_2013_I-160End.indd 118 10.12.13 16: 17 La tentation de la croix 119 Madame Loquet que l’on pourrait, sans doute à tort, considérer comme un exemple original d’apologétique féminine dans le dernier quart du XVIII e siècle. De Marie-Françoise Loquet, on ne sait presque rien : les informations dont on dispose sur elle se résumant pratiquement à la liste de ses œuvres et à quelques renseignements qu’elle laisse filtrer dans les dédicaces et les avertissements de ses livres 6 . Elle aurait été près de la paroisse de Saint- Nicolas-du-Chardonnet, puisqu’elle dédie Cruzamante à un certain Monsieur Gros, curé de cette paroisse, « pasteur tendre & charitable », de même que le Voyage de Sophie et d’Eulalie est offert « aux dames miramionnes » qu’elle avait sans doute côtoyées dès l’enfance et dont les « vertus firent impression sur [son] cœur », alors qu’elle affirme pouvoir maintenant « considérer de plus près & […] être témoin des services [qu’elles rendent] à la Religion & à l’humanité » : Et à qui puis-je mieux offrir le récit d’un Voyage fait au Palais du Vrai Bonheur qu’à celles qui en connoissent si bien la route, & dont j’ai tracé ici la fidelle histoire sous les couleurs empruntées de la fiction & de l’allégorie ? Puissé-je suivre moi-même des guides si sûrs, &, pour marcher plus constamment sur vos pas […] 7 . Ses ouvrages les plus connus sont sans nul doute Cruzamante ou la Sainte- Amante de la croix (1786) et le Voyage de Sophie et d’Eulalie au palais du vrai bonheur (1781), deux livres qui puisent à même une riche tradition d’ouvrages apologétiques et de dévotion, bien que Madame Loquet se défende d’avoir en aucun cas emprunté ses idées à des auteurs l’ayant précédée. C’est ce qu’elle affirme dans l’avertissement de Cruzamante, alors qu’elle prétend ne pas avoir lu Le chemin royal de la croix (Regia via crucis, 1635) du bénédictin Benoît Haeften qui met en scène des dialogues entre Staurophile (du grec stauros, croix) et Jésus-Christ : Rien de plus vrai que je ne connoissois point Staurophile, lorsque j’ai inventé & composé Cruzamante. Quoique les Auteurs de ces deux Ouvrages se proposent à-peu-près le même but, leur marche, pour y arriver, est si différente, que ces deux ouvrages n’ont point le moindre trait de ressemblance. Staurophile n’est presque qu’un simple entretien de l’ame avec JESUS-CHRIST, & Cruzamante est un enchaînement d’événemens, qui deviennent de plus en plus intéressans. L’une est une 6 Voir la notice lui étant consacrée dans Fortunée Briquet, Dictionnaire historique, biographique et littéraire des Françaises et étrangères naturalisées en France. Paris : Treuttel et Würtz, 1804, pp. 212-213. 7 Marie-Françoise Loquet, Voyage de Sophie et d’Eulalie au palais du vrai bonheur. Paris : Charles-Pierre Berton, 1784 (2 de éd.), p. X. OeC01_2013_I-160End.indd 119 10.12.13 16: 17 120 Sébastien Drouin jeune personne, que son divin Maître est obligé d’instruire, de reprendre, de corriger, & l’autre est une ame privilégiée, prévenue dès son enfance d’une grace toute particulière, & saintement affamée de souffrances. Staurophile est une fille foible & timide, qu’il faut toujours encourager dans le sentier de la croix, & Cruzamante est une femme forte & courageuse, qui n’apaise le feu, qui la dévore, qu’en imitant parfaitement son Sauveur, représenté sous l’emblême de l’AMOUR-SOUFFRANT. Dans Staurophile, le discours est peu orné de figures, & le plan de l’Auteur ne le demandoit pas ; mais dans Cruzamante tout y est fiction, allégorie. Les Vertus y sont peintes avec des couleurs, qui les caractérisent au naturel ; & qui peuvent apprendre aux ames affligées, à trouver des douceurs dans les rigueurs mêmes de la croix 8 . Défendre des choix esthétiques motivés par un goût pour le docere et le delectare en prenant comme repoussoir Le chemin royal de la croix d’Haeften, qui renferme pourtant une succession de poésies et d’emblèmes mystiques (en taille-douce et en vers), montre de toute évidence l’importance qu’ont prise, au XVIII e siècle, le roman et le dialogue dans la littérature apologétique 9 . On se souvient du Magasin des dévotes de Madame Leprince de Beaumont, qui mettait en scène des dialogues et des mises en situation survenant entre dix personnages, dont neuf sont des femmes 10 . Cruzamante se veut pour sa part un « enchaînement d’événemens, qui deviennent de plus en plus intéressans » et l’on pourrait, à première vue, imaginer le texte comme un roman pédagogique à saveur religieuse. Cela est en partie vrai, puisque l’on assiste à la naissance et à l’éducation de Cruzamante chez les « Dames de la Passion » puis à son « dessein de demeurer sur le Monte-Doloroso », mais, à vrai dire, le poids de toute une tradition de littérature mystique et de dévotion semble peser sur Mademoiselle Loquet, qui n’a pas su entièrement se défaire des personnifications allégoriques et des représentations emblématiques qui caractérisent cette littérature depuis le XVI e siècle 11 . Mais avant d’en venir là, penchons-nous un moment sur les aventures extraordinaires de Cruzamante, cette « héroïne de la Croix », née « à la Vera- Cruz, un Vendredi-Saint » : 8 Loquet, Cruzamante, op. cit., pp. VII-VIII. 9 Sur ces questions, voir notamment Nicolas Brucker, Une réception chrétienne des Lumières. « Le Comte de Valmont » de l’abbé Gérard. Paris : Honoré Champion, 2006. 10 Madame Leprince de Beaumont, La dévotion éclairée ou le magasin des dévotes. Lyon : Pierre Bruyset-Ponthus, 1781. 11 Sur la question de l’emblématique, du moins en langue française, les travaux d’Anne-Élisabeth Spica ne sont plus à présenter. Voir entre autres sa monographie Symbolique et emblématique humaniste. L’évolution et les genres. Paris : Honoré Champion, 1996. OeC01_2013_I-160End.indd 120 10.12.13 16: 17 La tentation de la croix 121 Tout annonçoit la glorieuse destinée de cet enfant. Son état d’infirmité, le nom de sa ville, le jour de sa naissance, les épreuves que le Ciel envoya à sa famille, furent autant de présages, qu’une nouvelle Amante d’un Homme-Dieu crucifié paroissoit sur la terre 12 . Comme Rousseau (! ), Cruzamante donna la mort en naissant et elle vint au monde n’étant elle-même plus qu’un « squelette animé d’un soufle de vie. Toute la malignité de la maladie de sa mere s’étoit jettée sur son bras droit, & y avoit formé un abcès des plus dangereux » 13 . Grâce aux prières du comte d’Oliva, son père, et surtout aux bons soins des médecins, on ouvrit l’abcès « & on en fit l’opération en forme de croix, dont la cicatrice parut, au bras de l’enfant, le reste de ses jours ». Le comte d’Oliva entend donner à sa sœur ce petit enfant frêle né d’une union qu’il pleurera toujours. On la baptise enfin : En effet, cette enfant de la Croix étoit dans un état si pitoyable, qu’on désespéroit déjà de sa vie. Sa tante ne voulut pas qu’on différât son baptême, & elle la tint sur les sacrés fonts avec le Gouverneur de la ville. Tout fut affligeant dans cette sainte cérémonie. La foiblesse de cette enfant, les préparatifs des funérailles de sa mère, le noir chagrin qui consumoit son père, changèrent ce jour de joie en un jour de tristesse. Le nom qui lui fut imposé, répondit parfaitement aux circonstances ; on la nomma Jeanne de la Croix. On verra avec plaisir dans la suite de cette Histoire, avec quelle fidélité elle imita son illustre Patron ; tout contribua à la rendre une véritable crucifiée 14 . Mais la petite Jeanne, après diverses maladies et autres fluxions de poitrine, « étoit toujours sérieuse, triste & mélancolique » 15 . Elle déteste parures et bijoux jusqu’au jour béni où elle aperçut sa tante en train de fixer à son cou un collier portant une croix de diamants : Bientôt elle eut en sa disposition des croix en or, en argent, en ivoire, & sur-tout en bois, de toutes grandeurs : elle sut très-bien distinguer celles qui étoient ornées de l’image du Rédempteur des hommes, & celles qui ne l’étoient point. Cette différence lui fit faire des réflexions au-dessus de son âge ; en regardant une des grandes croix sans Christ, elle dit à sa tante avec naïveté : « Ma chère tante, voilà ma place sur cette croix ; mon divin Sauveur me l’a cédée, afin que j’y sois attachée, comme il est attaché sur les autres » 16 . 12 Loquet, Cruzamante, op. cit., pp. 1-2. 13 Idem, p. 3. 14 Idem, pp. 7-8. 15 Idem, p. 12. 16 Idem, p. 14. OeC01_2013_I-160End.indd 121 10.12.13 16: 17 122 Sébastien Drouin Ici commence l’éducation de cette « hyper-Justine », pour répéter le bon mot de Jean Deprun, alors que les lubies de l’amante de la croix ne font que croître. « Ses lectures favorites étoient la Passion des quatre Evangélistes » : Un jour, Cruzamante trouva un livre de Méditations sur les souffrances de Jesus-Christ ; ce livre eut beaucoup d’attraits pour elle, & lui fit trouver du goût au saint exercice de l’Oraison mentale 17 . Jeanne devient toujours plus attirée par les croix : Sa récréation la plus agréable, ou plutôt son seul délassement, étoit de considérer ses croix, de les embrasser, de les arroser de ses pleurs, & de s’y tenir attachée, comme si elle eût dû ne s’en jamais séparer 18 . Enfin, elle a comme dessein de joindre les Dames de la Passion, « en grande réputation pour élever les jeunes demoiselles » 19 . Au premier cloître qu’elle visite, voilà Jeanne de la Croix prête, contrairement à sainte Suzanne dans La religieuse, à demeurer au « Monastère de la Passion ». L’épisode de la communion de Cruzamante, qui comporte plusieurs passages imités des Cantiques spirituels de Jean de la Croix, ne peut, en cette fin de XVIII e siècle, que trop faire penser à d’innombrables passages de romans libertins qui imitent souvent l’écriture pleine d’onction de la littérature de dévotion. Levons un voile pudique : Dans ces intimes communications, elle s’écrioit souvent : « Que vous êtes beau, mon Bien-aimé, que vous êtes aimable, que vous êtes digne de toute ma tendresse ! Non, je n’aurais plus d’affection que pour vous ; vous seul serez mon guide, & je suivrai en tout vos impressions ». Ce fut dans cet océan de lumières, & dans ce fleuve de feu, que cette docile élève passa le reste de ses jours 20 . Vint enfin le séjour sur le Monte-Doloroso, où l’Époux lui demande de se fixer avec trente-deux demoiselles ; ces trente-trois personnes représentent l’âge de la mort du Christ, sans aucun doute. C’est à l’arrivée de cette légion de vierges soumises à l’Amour Souffrant que Mademoiselle Loquet fait, un peu curieusement, intervenir plusieurs personnages allégoriques : la Religion, la Foi, l’Espérance, la Charité, mais aussi, la Tiédeur, la Pusillanimité, l’Attrait du Plaisir, la Coquetterie, etc. 17 Idem, p. 17. Il s’agit sans doute des Méditations sur la passion de Jésus-Christ notre seigneur de Denis-Xavier Clément, Paris : H. L. Guekin - L. F. Delatour, 1762. 18 Idem, pp. 15-16. 19 Idem, p. 19. 20 Idem, p. 41. OeC01_2013_I-160End.indd 122 10.12.13 16: 17 La tentation de la croix 123 À quoi doit-on l’apparition subite de ces personnifications allégoriques ? Tout d’abord, à l’autorité, encore tenace, de la personnification de vices et de vertus héritée de la Psychomachie de Prudence dont l’influence sur l’art religieux médiéval et moderne est plus que considérable. Ce rassemblement de personnifications morales met aussi en évidence la plus importante des allégories ou des emblèmes autour de laquelle s’assemblent les disciples de Cruzamante, soit l’Amour souffrant : Ces jeunes Vierges admiroient en silence de si rares merveilles, lorsqu’un objet encore plus fappant se présenta à leurs regards. Des rayons, plus éclatans que ceux du soleil, sortirent tout à coup du visage de la Charité ; ces rayons se répandirent, d’une manière surprenante, sur les cœurs de Cruzamante & de Béatrice, & leur imprimèrent fortement les plaies de l’AMOUR SOUFFRANT. Ces cœurs, ainsi blessés, sentirent à l’instant, une partie des douleurs de leur Sauveur ; ils éprouvèrent ses ennuis, ses dégoûts, ses craintes & ses perplexités 21 . Mais l’Amour Souffrant, le vrai, le voici : Cruzamante, dont l’amour plus généreux rendoit les regards plus perçans, l’apperçut la première ; elle vit le plus beau des hommes, devenu l’Homme de douleurs. Ses cheveux étoient trempés d’une sueur de sang ; ses yeux versoient des larmes, & c’étoit des larmes de sang ; il marchoit nuds pieds sur des épines ; un ruisseau de sang couloit de toutes ses veines, & inondoit toute la montagne ; une croix sur ses épaules l’accabloit par sa pesanteur. Mais au milieu de l’excès de ses souffrances, son ame tressailloit d’allégresse ; son cœur étoit de tout feu, il en sortoit des flammes vives & pures, qui s’élevoient jusqu’au ciel, & dont plusieurs s’étendoient jusques sur la terre 22 . Ce mélange de représentation allégorique, de description convenue du Christ de douleurs et de quête du pur amour n’est pas sans rappeler toute la littérature dite « quiétiste » représentée de façon éloquente par les activités de Madame Guyon, dont on réédite les œuvres à plusieurs reprises au XVIII e siècle. On lui doit notamment une réédition, en 1717, des Emblèmes du jésuite Hugo Hermann et d’Otton Vænius relus notamment à la lumière de la 21 Loquet, Cruzamante, op. cit., p. 115. Sur le thème du Christ crucifié dans l’art et la littérature, voir l’article de Robert Ricard « Le thème du Jésus crucifié chez quelques auteurs espagnols du XVI e et du XVII e siècle », Bulletin hispanique, 57 (1955), pp. 45-55. 22 Idem, pp. 108-109. OeC01_2013_I-160End.indd 123 10.12.13 16: 17 124 Sébastien Drouin mystique aviléenne et cruzéenne 23 dans laquelle elle explique l’importance et la fonction des ouvrages d’emblèmes « spirituels » : [...] sous le voile de diverses figures, [ils] essayent pieusement de tourner nos ames vers Dieu, les uns en nous imprimant à l’esprit certaines idées ou considérations qui nous menent à penser à lui, les autres en réveillant dans notre CŒUR des mouvemens affectifs qui nous portent à l’ AIMER & à rechercher saintement son union & sa possession parfaite & éternelle ; méthode qui est incomparablement préférable à celle de la simple spéculation […] 24 . Madame Guyon explique bien la fonction propédeutique de l’emblème dont le mariage de poésie et d’illustration est davantage susceptible de toucher ceux qui ne sont pas capables « de proceder par la voie de la tête & des spéculations » 25 . La liste, nombreuse, des figures en taille-douce et des vers les accompagnant constitue, à nos yeux, le modèle d’emblème de l’amour divin dont s’inspire Mademoiselle Loquet dans Cruzamante. Les liens qu’entretient le « roman » de Loquet avec la tradition de la littérature emblématique s’observent en cette pléthore de descriptions de personnages allégoriques et de représentations « emblématiques » de l’amour divin et de l’amour souffrant. Il s’agit sans doute d’une de ces nombreuses manifestations de perte du sens anagogique de l’emblématique humaniste qui, en voyant sa signification vidée de sa portée herméneutique et théologique, se retrouve réduite à un ornement, voire même à une simple description. Cette apparition de l’emblématique des jésuites flamands du XVI e siècle venant éclairer les effets d’hypotypose d’un livre de dévotion de la fin du XVIII e siècle peut surprendre. On sera dès lors peut-être encore plus surpris de constater qu’il n’est pas impossible que Mademoiselle Loquet, dans une autre de ses œuvres, le Voyage de Sophie et d’Eulalie au palais du vrai bonheur, se soit inspirée d’un autre type de littérature religieuse encore une fois intimement associé à saint Jean de la Croix et à Thérèse d’Ávila : celle du voyage allégorique de dévotion. 23 Voir Jeanne-Marie Guyon, L’Âme amante de son dieu, représentée dans les Emblêmes d’Hermannus Hugo sur ses pieux désirs et dans ceux d’Othon Vænius sur l’amour divin. Avec des figures nouvelles, accompagnées de vers qui en font l’application aux dispositions les plus essentielles de la Vie intérieure. Cologne : Jean de La Pierre, 1717. L’auteure y évoque Thérèse d’Ávila : « Une grande Sainte des derniers siécles nous a laissé par écrit sur le sujet de sa conversion, que la vûe d’une peinture qui représentoit Jesus Chrit tout couvert de plaies, fit un tel éfet sur elle, que, dit-elle, je me sentis toute pénétrée de l’impression qu’elle fit en moi par la douleur d’avoir si mal reconnu tant de soufrances endurées par mon Sauveur pour mon salut […] » (p. IX). 24 Idem, p. XI. 25 Idem, p. X. OeC01_2013_I-160End.indd 124 10.12.13 16: 17 La tentation de la croix 125 Tout comme les épousailles mystiques de l’âme et de Jésus-Christ, le pèlerinage allégorique consiste en une tradition de littérature spirituelle fort ancienne dont il ne nous appartient pas de refaire l’histoire ici. Rappelons seulement que ce type de texte apparaît dès le Moyen Âge, notamment chez Guillaume de Digulleville, pour se poursuivre avec constance durant tout l’âge moderne 26 . Certes, le XVIII e siècle n’est pas précisément connu pour avoir produit de nombreux types de pèlerinages spirituels, alors que c’est plutôt pour Cythère que l’on préfère partir en pèlerinage. Le Voyage pour le palais du vrai bonheur publié par Mademoiselle Loquet « sous des images riantes et sensibles », comme l’indique le titre, est un de ces ouvrages de dévotion qui se présente sous la forme de pèlerinages spirituels et, conséquemment, allégoriques. « L’avis du Libraire » en atteste lorsqu’il décrit le volume comme : [Un] recueil d’instructions morales, & un enchaînement d’événemens intéressans, ou plutôt une histoire de la Piété, ornée d’emblêmes ingénieux, de figures allégoriques, de descriptions poétiques, & de discours pathétiques. C’est, dans l’ordre du spirituel, une espece de Protée qui prend toutes sortes de formes pour s’insinuer, pour plaire, pour instruire & pour toucher 27 . La table des matières, que l’on a fait figurer bien en vue dès le début de l’ouvrage, se présente plutôt sous la forme d’un répertoire des personnifications allégoriques que l’on s’attendra à voir surgir lors du voyage d’Eulalie et de Sophie. Le premier chapitre s’ouvre d’emblée sur la description de ce magnifique palais du vrai bonheur : « c’est l’éternel séjour de toutes les intelligences qui sont parvenues au comble de la sainteté » 28 ; c’est la Jérusalem céleste décrite dans l’Apocalypse : Le chemin qui y conduit en est rude & étroit. Cependant, deux Compagnes nommées Sophie & Eulalie, entreprirent, malgré la délicatesse de leur âge & de leur sexe, ce pénible voyage. Elles en soutinrent les fatigues avec un courage & une constance héroïques. A l’aide des Vertus qu’elles rencontrerent dans leur passage, elles arriverent enfin au terme, cet objet si digne de tous leurs desirs. C’est ce merveilleux voyage dont on va raconter avec naïveté l’admirable & pieuse histoire 29 . Le lecteur nous pardonnera de ne pas donner le détail de ce périple des plus édifiants. Ce que nous aimerions mettre plutôt en évidence, c’est l’intertexte 26 Guillaume de Digulleville (1295 ? -1380 ? ) est l’auteur d’un Pèlerinage de vie humaine qui fut réédité à maintes reprises aux XV e et XVI e siècles. 27 Loquet, Voyage de Sophie et d’Eulalie, op. cit., p. XI. 28 Idem, p. 2. 29 Idem, p. 4. OeC01_2013_I-160End.indd 125 10.12.13 16: 17 126 Sébastien Drouin à l’œuvre ici, car, à nos yeux, Mademoiselle Loquet s’inspire dans ce texte d’un curieux ouvrage qui est à la fois un classique de la littérature de dévotion et du pèlerinage allégorique. Le célèbre graveur Boetius Adam Bolswert fit paraître en 1627 un livre intitulé Duyfkens ende Willemynkens Pelgrimagie tot haren beminden binnen Jerusalem […] qu’il a non seulement gravé, mais aussi composé. L’on pourrait simplement croire qu’il s’agit d’une énième manifestation du chemin spirituel vers la Jérusalem céleste, mais ce pèlerinage allégorique se présente sous la forme d’un petit livre de dévotion dont le succès fut considérable aux XVII e et XVIII e siècles. Ce qui est d’autant plus intéressant pour notre propos, c’est que Bolswert, avec cet ouvrage, semble avoir lancé pour de bon la mode des pèlerinages spirituels réalisés par deux jeunes dames dont Marie-Françoise Loquet s’inspire encore à la fin du siècle des Lumières. Mademoiselle Loquet n’a évidemment pas consulté l’ouvrage tel qu’il fut publié, c’est-àdire en néerlandais, mais a vraisemblablement eu connaissance des versions françaises. Grâce à la notoriété de l’auteur, qui fut l’un des maîtres d’œuvres des célébrissimes Pia desideria - un recueil d’emblèmes dédié à Urbain VIII dont la fortune fut immense 30 -, les pérégrinations spirituelles de Bolswert furent très tôt traduites en français sous le titre de Pèlerinage de Colombelle et Volontairette vers leur bien-aimé dans Jerusalem, comme on l’apprend dans une réédition sans date publiée après 1750 : A peine cet ouvrage, destiné à l’instruction des jeunes Demoiselles, eut-il été publié, qu’on en fit une traduction française dont le style informe et grossier ne dut pas beaucoup plaire 31 . On compte d’innombrables rééditions du texte qui, au fil des décennies, est en effet réécrit et purgé du style « informe et grossier » de la première traduction, qui date sans doute de 1636 32 . N’oublions pas que ce pèlerinage spirituel devait d’abord être non seulement de nature allégorique, mais également « emblématique ». Bolswert, graveur et concepteur d’emblèmes 30 Le jésuite Hugo Hermann fut non seulement l’un des maîtres d’œuvres des Pia Desideria, mais aussi d’un autre recueil d’emblèmes publié avec Otton Vænius, qui a été mentionné plus haut, puisqu’il avait été réédité par les bons soins de Madame Guyon et de son entourage. Voir une intéressante traduction française : Les justes sentimens de la piété, exposez sous des Emblemes familiers. […] Sur l’idée d’un livre latin, qui a pour titre, Pia desideria, traduit en françois par un Missionnaire. Paris : Edme Couterot, 1684. 31 Boetius Adam Bolswert, Le pèlerinage de deux sœurs Colombelle et Volontairette. Paris : H. Nicolle, [s.d.], pp. VII-VIII. 32 Dans l’édition de 1734 (Liège : J. F. Broncart), on peut lire les mêmes remarques sur le style de la traduction de 1684 (n.n., f ° . I-II), tandis que l’ouvrage mentionne cette édition « plus pure & plus chatiée que la premiere, qui est déjà surannée ». OeC01_2013_I-160End.indd 126 10.12.13 16: 17 La tentation de la croix 127 sacrés, fait intervenir dans ses gravures des maximes religieuses, certes simples, mais qui reposent malgré tout sur le sens anagogique de l’Écriture. Ce sens, selon la tradition exégétique, convoque des interprétations associées à la quête de la vie céleste. C’est pourquoi Colombelle ira sur ce chemin en recherchant « paix & amour de son Amant en la Beatitude éternelle » 33 . Bien plus tard, dans la seconde moitié du XVIII e siècle, bien que le prestige de l’emblème et de l’allégorie se soit largement estompé, la littérature de dévotion ne craint pas de recourir à ce type d’artifice dont certains apologistes se défient toutefois : Cet ouvrage est écrit en forme de dialogue, manière si goûtée et si recherchée des anciens. Il présente une suite d’allégories ingénieuses où les événemens les plus ordinaires de la vie, comme les diverses passions qui l’agitent, sont représentées au naturel, et forment un contraste frappant avec les sentimens nobles qu’inspire la lecture des Livres Saints, aidée des exemples et des leçons salutaires des moralistes les plus vertueux. Ces allégories au reste sont aisées à comprendre, et l’explication qui y est jointe, est à la portée des personnes les moins intelligentes, sans excepter les enfants eux-mêmes dont elles piquent vivement la curiosité 34 . Même si dans l’ouvrage de Mademoiselle Loquet, on trouve un avis du libraire vantant les charmes de ces « emblèmes ingénieux », des « figures allégoriques », des « descriptions poétiques », et des « discours pathétiques », l’auteur de ce petit avertissement, quel qu’il soit, souhaite également toucher les cœurs, cela tant par la « secrète onction qui porte à réaliser dans le cœur & dans les œuvres les grandes vérités », que par le fait que Mademoiselle Loquet « parle d’après l’expérience », ce qui veut dire, ici, selon le « langage du sentiment ». Marie-Françoise s’exprime d’ailleurs avec bien plus de clarté que son libraire. Si elle a employé des figures, c’est à contrecœur : On n’a pas cherché à l’orner avec art d’images riantes, d’emblèmes ingénieux, de figures allégoriques, de charmantes descriptions. On néglige tous ces vains ornemens ; & c’est avec une espece de regret qu’ils y trouvent naturellement leurs places. On s’y attache sur-tout aux instructions morales, aux discours simples & pathétiques, qui font voir, à n’en point 33 Boetius Adam Bolswert, Pèlerinage de Volontairette et Colombelle. Anvers : Henry Aertssens, 1636, n.n., f ° . II. Il poursuit en ces termes : « D’avantage, il est plus que raison, qu’avec bien-seante civilité honneur ie vous offre ce Liuret, & principalement ce iour de May, quand vous devez estre plus politement ornées & parées avec toute sorte de vertudre, rameaux, guirlandes, & chapeaux des fleurs, & estre excitées à aimer ardemment le fidel Amant de Colombelle, qui est nommé en ce Livret ». 34 Boetius Adam Bolswert, Le pèlerinage de deux sœurs Colombelle et Volontairette. Paris : H. Nicolle, [s.d.], pp. IX-X. OeC01_2013_I-160End.indd 127 10.12.13 16: 17 128 Sébastien Drouin douter, qu’on ne souhaite que d’y exposer le langage de la vérité & la rhétorique du cœur 35 . Dans ce livre oublié de Marie-Françoise Loquet, se donne ainsi à voir une manifestation extrêmement claire, pour nous du moins, des profondes et complexes transformations que connait l’apologétique catholique à l’âge classique. Le pèlerinage allégorique de dévotion mettant en scène deux jeunes filles est un produit de la Contre-Réforme telle qu’elle s’exprime dans les milieux jésuites anversois : par l’emblématique dont l’usage s’inscrit dans une conception du langage et même de l’expérience religieuse comme devant être nécessairement au centre d’une médiation entre le croyant et l’objet de sa piété - le Christ. C’était là le projet des jésuites. Toutefois, et cela s’observe d’ailleurs dans le petit ouvrage de Bolswert que l’on qualifie parfois de « spiritualiste » 36 , l’emblème spirituel peut évidemment appartenir à d’autres sensibilités. C’est bien pour cela que Madame Guyon s’intéresse à cette question, puisque l’emblème, contrairement à la « spéculation », peut mener à une union plus directe avec Dieu. Mademoiselle Loquet, qui produit son œuvre à la fin du siècle des Lumières, ne pouvait qu’envisager l’union entre l’âme et le Christ selon une conception du langage qui, comme elle le dit si bien, s’enracine dans une « rhétorique du cœur ». Tout cela fait beaucoup pour une auteure dont plus personne ne parle et que seulement de téméraires dix-huitiémistes osent lire. La tradition quiétiste est sans aucun doute présente dans l’œuvre de Marie-Françoise Loquet ; une œuvre apologétique s’apparentant aussi à la littérature de dévotion populaire, dans la mesure où elle entend s’adresser aux jeunes filles qui encourent les dangers du « monde », mais une œuvre qui n’est certainement pas antiphilosophique. Cette littérature que l’on pourrait qualifier de néo-quiétiste n’a pas réglé la question brûlante de l’équivoque du langage amoureux dans la littérature religieuse. Nous citions à l’incipit de cet article le mot d’Esprit Fléchier : « L’amour divin s’exprime en paroles discrettes / Et ne se traite pas comme des amourettes ». Mademoiselle Loquet, pratiquement un siècle après de tels avertissements, tombe sous la férule de ce jugement. Sa propension héritée de Thérèse d’Ávila et de Jean de la Croix à peindre l’union de l’âme avec le Christ avec des expressions profanes (même si elles s’inspirent du Cantique des cantiques) est encore plus susceptible, au contraire, de se voir 35 Loquet, Le voyage de Sophie et d’Eulalie, op. cit., pp. 4-5. 36 Biographie nationale. Bruxelles : Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, 1868, p. 660. L’ouvrage y est qualifié d’« opuscule de tendance spiritualiste ». OeC01_2013_I-160End.indd 128 10.12.13 16: 17 La tentation de la croix 129 apparentée à une sorte de sexualité refoulée dont le XVIII e siècle n’a pas attendu un savant autrichien du XIX e siècle pour rendre compte. Il n’est pas rare de trouver dans la littérature libertine du siècle des Lumières des pastiches de cette littérature pleine « d’onction ». Les auteurs du XVIII e siècle, qu’ils soient d’ailleurs libertins ou non, semblent souvent vaguement scandalisés par cette dévotion pleine de fureur ayant pour but ultime d’épouser Jésus-Christ. Un bon nombre de romans libertins, on le sait bien, se déroulent dans des cloîtres, dans des monastères, dans des églises, bref dans des lieux précisément dédiés à la prière qui, selon les quiétistes, doit conduire à l’amour pur et à l’union extatique. Ces mêmes textes libertins s’amusent à pasticher cette littérature de dévotion que les contemporains n’hésitent pas à ranger sous la catégorie des fureurs hystériques. Les emblèmes spirituels deviennent avec le temps de simples hypotyposes que le temps s’est chargé de délester de ses significations par trop absconses ; la gravure libertine sert dès lors d’emblème de luxe à des descriptions qui semblent ne pouvoir se passer d’images. Qu’en est-il, enfin, de l’œuvre du « divin Marquis » dont le rapport avec la théologie dépasse largement les badinages cyniques de la plupart des romanciers libertins ? « L’amante de la croix » chez Sade est crucifiée. La douleur espérée par les macérations religieuses et la contemplation de l’amour souffrant que représentent le Christ et l’ « Amour souffrant » dans l’œuvre de Marie-Françoise Loquet trouvent un contrepoint dans l’esthétique de la profanation et de la torture que Sade, à coup sûr fort savant en religion, s’est fait un plaisir sans doute jouissif, car douloureux, à représenter à son tour. OeC01_2013_I-160End.indd 129 10.12.13 16: 17 OeC01_2013_I-160End.indd 130 10.12.13 16: 17 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) La Ferté-Imbault contre d’Alembert. Résistance mondaine et intellectuelle aux Lumières Marie-Frédérique Pellegrin Université Jean Moulin-Lyon III UMR 5037 Fille de M me Geoffrin (1699-1777), dont le salon est tout dévoué à la cause des Encyclopédistes, Marie-Thérèse de La Ferté-Imbault (1715-1791) fait de la lutte contre ceux-ci un des buts de son existence. Cette lutte prend des formes intéressantes, où l’apologétique et la philosophie servent d’instruments politiques. Elle se heurte aux règles de la mondanité et s’en joue d’une manière qui montre que la défense de la religion chrétienne mobilise des stratégies originales dans la seconde moitié du XVIII e siècle. Ce sont ces stratégies que nous voulons étudier : elles reposent sur la pratique très en vogue à l’époque des extraits ; sur un véritable programme éducatif (auprès des filles de France) et plus intéressant encore sur un projet de « contre- Encyclopédie » dans le cadre d’un salon 1 qui s’avère un lieu de sociabilité aux visées complexes. Si l’amusement et la mondanité y dominent apparemment, ce salon est en réalité un foyer idéologique conservateur dont les buts sont aussi intellectuels et moraux. Pour la marquise de La Ferté-Imbault, de la lutte contre l’irréligion des Encyclopédistes dépend l’avenir de la France. La religion des « gens raisonnables » Le combat contre les nouveaux philosophes mené par la marquise de La Ferté-Imbault est l’œuvre d’une vie, puisqu’elle précise être « connue depuis vingt ans pour être leur antagoniste » dans un manuscrit de 1776. Ce combat toujours renouvelé a ceci d’intéressant qu’il prend différentes formes. Avant de les envisager, il convient d’en saisir, sinon toutes les raisons, du moins certains déterminants mis en valeur par La Ferté-Imbault elle-même. Ils sont intimes et en grande partie œdipiens. Ils résident dans une confrontation affective avec sa mère qui se transmue en opposition 1 Nous reprenons ce terme commode et usité, même s’il est anachronique à l’époque. OeC01_2013_I-160End.indd 131 10.12.13 16: 17 132 Marie-Frédérique Pellegrin idéologique 2 . Dans ses écrits autobiographiques, La Ferté-Imbault oppose toujours son père à sa mère. Tous deux bons catholiques au moment de leur mariage, ils vont rapidement se séparer du point de vue idéologique, à mesure que sa mère entre en contact avec les idées nouvelles et organise un salon où elles s’épanouissent. La Ferté-Imbault insiste sur ce point : sa mère était pieuse avant d’être pervertie par son entourage et notamment par Madame de Tencin sa voisine. La corruption d’une âme par les idées nouvelles passe d’abord par son éloignement à l’égard de la religion. La fille au contraire reste toujours fidèle aux valeurs paternelles. Elle aime à se définir comme « catholique, apostolique et romaine » 3 . Parallèlement, l’un des convives du salon de sa mère qu’elle présente comme un véritable précepteur, l’abbé de Saint-Pierre, rédige à son attention une compilation de maximes morales et chrétiennes qui lui servent de guide tout au long de sa vie 4 . La Ferté-Imbault insiste constamment sur sa solide instruction chrétienne, encore renforcée par les enjeux affectifs qui la sous-tendent. Mais comment définir cette religion ? Il s’agit d’une religion raisonnable à finalité morale. Dans tous les écrits de La Ferté-Imbault, les passions sont opposées à la raison. Et la raison est présentée comme l’organe de la religion. Nulle exaltation, nulle effusion, nulle trace de mysticisme ou d’illuminisme donc dans cet éthos chrétien, sa religion n’étant d’ailleurs jamais dépeinte comme une religion du sentiment, mais comme la religion « des gens raisonnables », expression revenant plusieurs fois sous sa plume. Les vertus de la religion sont essentiellement morales et s’établissent par la force de la raison. La religion de La Ferté-Imbault ne relève pas non plus de quelque fondamentalisme que ce soit. Si Pascal fait partie de ses auteurs de prédilection 5 , 2 Voir sur ce point l’article de Dena Goodman, « Filial Rebellion in the Salon : Madame Geoffrin and Her Daughter », French Historical Studies, XVI, 1 (1989), pp. 28-47. 3 Mémoires et anecdotes, « Bonheur de mon âge de 12 ans jusqu’à 17 que j’ai été marié[e] », Archives Nationales de France, Fonds d’Étampes, Valençay et Geoffrin [désormais noté AN] 508 Archives Particulières [désormais noté AP] 38, dossier 3. Tous les écrits de M me de La Ferté-Imbault sont manuscrits. 4 « L’abbé de Saint Pierre de son côté me prêchait toutes les vertus évangéliques pour être aussi heureuse dans ce monde qu’on peut l’être en attendant celui de l’autre. J’ai des maximes écrites de sa main o[ù] il dit paradis aux bienfaisants et faites crédit à votre prochain si voulez qu’on vous le fasse. » (Mémoires et anecdotes, « Troisième voyage de ma raison. Ce 20 janvier 1772 », AN 508 AP 38, dossier 3). Elle évoque ainsi les « conseilles [sic] par écrit de l’abbé de Saint Pierre pour [s]e bien conduire dans le grand monde et pour y être heureuse qui sont la loi et les prophètes » (Philosophes, « Ce 20 mars 1776 », AN 508 AP 38, dossier 1). 5 « Sa passion dominante a toujours été pour la morale. Elle a passé toute sa jeunesse à lire tous les philosophes chrétiens et païens. Ses auteurs favoris ont toujours été Plutarque, Montaigne, Pascal, Nicole et pour se les rendre encore plus commodes OeC01_2013_I-160End.indd 132 10.12.13 16: 17 La Ferté-Imbault contre d’Alembert 133 elle insiste sur le fait qu’elle n’a jamais pris position dans les disputes opposant jansénistes et dévots. C’est même là un conseil donné par ses différents directeurs de conscience qu’elle prétend appliquer à la lettre 6 . La lecture de Pascal constitue un enjeu idéologique important, par rapport auquel La Ferté-Imbault définit une conduite pleine de précaution. Elle entend faire un usage purement moral de Pascal et refuse donc de lire Les provinciales, afin d’éviter toute prise de parti entre camps religieux ennemis et influents. Cette ligne de conduite est explicitement associée à sa place sociale. Amenée à fréquenter la cour depuis qu’elle est marquise, elle ne peut se permettre d’être suspectée de jansénisme. Mais l’on voit que ce refus de lire montre le danger qu’il y aurait à le faire et la force du lien intellectuel qu’elle a avec Pascal, comme si elle redoutait qu’ouvrir Les provinciales ne la fasse devenir favorable aux jansénistes. Elle ne cesse en effet en revanche de louer le Pascal moraliste des Pensées dont elle rédige des extraits 7 pour elle-même et certain(e)s de ses ami(e)s. L’affinité naturelle avec cet auteur, affinité morale, est contrebalancée par une prudence tactique et en réalité politique. Plusieurs de ses amis, en particulier à la cour, appartiennent à ce que l’on appelle le parti dévot. C’est notamment le cas de Madame de Marsan, dont le soutien est si déterminant dans la carrière de La Ferté-Imbault en ce lieu. Mais cette dernière refuse toujours d’être rangée parmi les dévots. Lorsque d’Alembert écrit à Voltaire qu’elle fait partie de la « cabale dévote », La Ferté-Imbault explique en note de ce passage les raisons pour lesquelles elle est, de manière erronée selon elle, assimilée au clan dévot. Ce sont ses fréquentations amicales et non ses convictions qui l’assimileraient à ce parti 8 . et plus agréables dans sa vieillesse elle s’est occupée depuis plusieurs années d’en faire des extraits. » (Dossier Margrave de Bade, « Avertissement », AN 508 AP 37, document 42). 6 « Comme je n’ai jamais aimé la philosophie et la morale que pour en faire usage pour mon bonheur et pour former ma raison, fixer mon imagination et diminuer la vivacité des passions, je suivis ce conseil de mes directeurs et en faisant grand cas des pensées morales de Pascal, je n’ai jamais lu les Lettres provinciales qu’après que le parlement eut fait ces assertions. » (Philosophes, « Ce 20 mars 1776 », AN 508 AP 38, dossier 1). 7 Sur la pratique des extraits, nous nous permettons de renvoyer à notre article, « Les pratiques philosophiques de M me de La Ferté-Imbault ou le malebranchisme comme refuge, arme, jeu et enseignement », dans Les malebranchismes des Lumières, Lyon, ENS-Éditions, à paraître. 8 « Le prétexte de cette apostrophe venait de ce que M e . de la Ferté Imbault était amie de jeunesse de la duchesse de Nivernais (la première femme du duc de Nivernais) et fort dévote, et qu’elle l’est depuis 40 ans de la comtesse de Marsan fort dévote aussi. » (Philosophes, « À Paris, ce 6 octobre 1790. Voici la preuve de la politesse et de la modestie de d’Alembert tiré de ses lettres à Voltaire », AN 508 AP 38, dossier 1). OeC01_2013_I-160End.indd 133 10.12.13 16: 17 134 Marie-Frédérique Pellegrin Certes on choisit plutôt ses amis parmi ceux qui partagent vos convictions idéologiques, on peut cependant souligner que La Ferté-Imbault n’embrasse pas tous les combats les plus importants des dévots à cette époque, et ne s’oppose par exemple en rien à l’expulsion des jésuites hors de France en 1764. Elle semble même considérer que leur disparition fera mécaniquement disparaître le parti adversaire, celui des jansénistes 9 , rétablissant la paix religieuse dans le royaume. Le caractère « raisonnable » de cette religion est déterminant pour comprendre sa position idéologique. Ceux qui dirigent en réalité sa conscience sont des philosophes, au premier rang desquels Malebranche, en qui elle voit l’incarnation d’un christianisme capable de combattre les passions, car il s’agit d’un christianisme rationnel. Ce Malebranche des anti-Lumières a ceci d’intéressant qu’il consacre la philosophie comme soutien de la religion 10 . Or la raison est de tout temps, les principes essentiels de la morale sont donc également présents chez les païens. Malebranche et Pascal se retrouvent aux côtés de Sénèque et Plutarque dans la défense d’une morale qui commence par l’amour de Dieu. La philosophie définie comme philosophie morale est constituée d’un panthéon hétéroclite mis au service de la foi. Les vrais principes de la morale sont les vérités géométriques comme deux et deux font quatre. Il est aisé d’en voir la preuve par la comparaison de la morale des Socrates, des Platons, des Sénèques et des Plutarques, avec celle des Pascals, des Nicoles et des grands prédicateurs. L’amour de Dieu avant tout, ensuite l’amour du prochain, la charité et le pardon des injures (qui déplaisent aux petites âmes et aux petits esprits et qui leur font prendre notre religion en aversion) est prêché aussi fortement par les grands philosophes païens que par les grands philosophes chrétiens. Les mauvais philosophes modernes à commencer par Voltaire (qui a fait des disciples qui n’ont pu imiter de lui que ses erreurs) attaquent notre religion par ses mystères, cela prouve qu’ils sont très ignorants ou de mauvaise foi, puisque les philosophes païens qui n’étaient point gênés par une Religion qui leur donnait des actes de foi, ont tous été forcés de reconnaître un être suprême, parce qu’ils voyaient des mystères impénétrables dans toutes les productions de la nature 11 . 9 Voir la note 21. Peut-être La Ferté-Imbault applique-t-elle ici le raisonnement de celui qu’elle aime tant lire, Pascal, qui affirme, dans les Pensées, au nom de ce même parallélisme des contraires, que la disparition des dogmatiques entraînerait mécaniquement celle des pyrrhoniens. 10 Sur le Malebranche des anti-Lumières, nous nous permettons de renvoyer à nouveau à notre article : « Les pratiques philosophiques de M me de La Ferté- Imbault ou le malebranchisme comme refuge, arme, jeu et enseignement », op. cit. 11 Écrits divers, « Suite de mes Réflexions du 20 mars 1768 », AN 508 AP 38, dossier 5. OeC01_2013_I-160End.indd 134 10.12.13 16: 17 La Ferté-Imbault contre d’Alembert 135 Les camps sont ainsi clairement fixés : il y a les Anciens - païens et chrétiens - aux principes raisonnables et propices à la morale, car ils reconnaissent tous un dieu, auxquels s’opposent les modernes athées. Ainsi, « on peut confondre les impies dans la philosophie, même dans la philosophie païenne, comme ce qui est le plus conforme à notre raison » 12 . La philosophie n’est donc pas rejetée, elle constitue au contraire le lieu même d’une apologie de la foi. Mais une typologie (qui est aussi une chronologie) des philosophes s’impose. Aux « nouveaux » philosophes s’opposent les « vieux » philosophes dont les principes sont raisonnables et donc spontanément religieux. La défense de la foi s’appuie toute entière sur la raison. Selon la philosophie que l’on choisit, on décide pour ou contre la religion 13 . Dans cette lecture de l’histoire de la philosophie comme histoire du sentiment religieux, le paganisme est l’allié du christianisme en ce qu’il confirme que l’amour de Dieu est inhérent à l’homme. Mais une telle alliance n’est jamais pensée comme une religion naturelle de type déiste. Car la définition d’un credo commun entre les chrétiens et les païens pourrait logiquement aboutir à un déisme, tellement en vogue sous différentes formes à l’époque de La Ferté-Imbault. Son propos est autre : il y a une prémonition de Dieu chez les Anciens qu’explicite le christianisme. Les Anciens servent en réalité essentiellement à prouver qu’il n’y a pas de moralité sans cette prémonition. On ne peut disjoindre morale et religion. Pierre Bayle, qui propose une ample démonstration séparant l’une de l’autre dans ses Pensées diverses sur la comète est d’ailleurs significativement rangé du côté des ennemis à combattre selon la Ferté-Imbault 14 . La religion, n’importe quelle religion « véritable » pourrions-nous dire, c’est-à-dire pourvoyeuse de règles morales et d’institutions stables (ce que ne peut faire le déisme) doit être défendue. La haine contre d’Alembert commence ainsi significativement en 1757 par la colère provoquée par l’article « Genève » de l’Encyclopédie. La Ferté-Imbault a plusieurs amis là-bas et prend vigoureusement leur défense, ce qui n’est pas du tout contradictoire avec le fait d’être une bonne catholique. L’important est en effet d’empêcher de faire tomber une « vraie » religion du côté du déisme et d’une tolérance 12 Philosophes, « Réponse des gens vertueux et raisonnables aux nouveaux philosophes législateurs actuels du Royaume. Ce 21 mars 1776 », AN 508 AP 38, dossier 1. 13 Les Encyclopédistes « disent que M r . Nicole est d’un ennui à périr. En un mot ils interdisent autant qu’ils le peuvent à leurs disciples la lecture des livres de morale des anciens païens et des chrétiens modernes dans la crainte qu’elles ne leur inspire du goût pour une religion quelconque » (ibidem). 14 « Voltaire après Baile [sic], avec le même but il a moins de science, de profondeur et d’éloquence que lui » (Portraits de personnes de la cour, AN 508 AP 38, dossier 2). OeC01_2013_I-160End.indd 135 10.12.13 16: 17 136 Marie-Frédérique Pellegrin aboutissant à l’irréligion, comme d’Alembert tente de le faire. Ce sont donc toutes les religions instituées qu’il faut défendre. La philosophie contre les Philosophes Cette défense d’une certaine philosophie et de la religion en général permet désormais de définir les ennemis idéologiques de la marquise. Il s’agit bien d’ennemis qu’elle affirme haïr à plusieurs reprises 15 . Ce sont les Encyclopédistes, comme elle les nomme elle-même et plus particulièrement d’Alembert, le « lieutenant » 16 de Voltaire en France depuis que ce dernier s’est exilé, auquel elle adjoint toujours Helvétius et parfois Diderot. Là encore, le biographique explique en partie son combat : son mari, qu’elle a toujours méprisé, ayant été en contact avec Voltaire 17 . Quant à d’Alembert, c’est l’adversaire de toute une vie, comme la suite le confirme. Les Encyclopédistes forment en tout cas une entité idéologique puissante, vecteur d’irréligion et de décadence morale et politique. Ils valorisent ce qui doit être condamné, c’est-à-dire les passions. Elles seraient le moteur de tout ce qui se fait de grand et c’est à cette terrible force immorale qu’ils s’adressent. 15 « Jamais passion quelconque ne pouvait servir au bonheur d’une créature humaine comme la haine que ces gens là [sic] m’ont inspirée, sert présentement au mien. » (Philosophes, « Réponse des gens vertueux et raisonnables aux nouveaux philosophes législateurs actuels du Royaume. Ce 21 mars 1776 », AN 508 AP 38, dossier 1). 16 « La secte des encyclopédistes fit donc une infinité de prosélytes sous le règne de la Pompadour ; mais Voltaire ayant été forcé par les tribunaux de s’expatrier eut besoin de laisser ici un lieutenant digne de son chef et plus jeune que lui. D’Alembert se trouva sous sa main et paru formé par la nature pour encourager les disciples que Voltaire avait fait tant à Paris qu’aux environs de Siré, fameux château de M d . la M. du Chatelet, où cette femme et lui, pendant plusieurs étés avaient tenu publiquement une école d’impiété. D’Alembert distingua parmi ces jeunes écoliers M r . Turgot comme étant celui qui avait adopté leurs idées avec le plus de chaleur […]. Il leur fallait un prédicateur intrépide, un homme enthousiaste et qui de bonne foi put adopter leur haine contre la religion, les prêtres, les grands, les magistrats et les financiers. Helvétius se présenta et leur parut un Dieu donné. » (ibidem). 17 « Mon mari revint en 1734 d’Italie, il était fort ami de Voltaire […]. Il me le présenta, je trouvais Voltaire très amusant, mais flagorneur et bas. Je ne l’ai jamais pu souffrir. » (Mémoires et anecdotes, « Bonheur de mon âge de 12 ans jusqu’à 17 que j’ai été marié[e] », AN 508 AP 38, dossier 3). Monsieur de la Ferté-Imbault lui soumet des vers, mais selon sa femme, il ne les accueille favorablement que pour se rapprocher de M me Geoffrin et de ses habitués. Voir Mémoires et anecdotes, « Anecdote. Origine de la haine constante de M me de la Ferté-Imbault pour Voltaire », AN 508 AP 38, dossier 3. OeC01_2013_I-160End.indd 136 10.12.13 16: 17 La Ferté-Imbault contre d’Alembert 137 Les nouveaux ne font cas que des passions et prétendent qu’il n’y a qu’elles, qui produisent les vertus et les grands hommes. Et comme ils sont eux même régis depuis 25 ans par l’ambition de gouverner le royaume de détruire la religion et l’ancienne législation les gens raisonnables qui ont vu ces vérités à découvert doivent craindre nécessairement leur puissance actuelle 18 . Ces « nouveaux philosophes » sont d’ailleurs présentés comme « législateurs actuels du Royaume » 19 dans un manuscrit de cette même année 1776 et décrits comme ayant toujours eu des relais politiques puissants sous Louis XV puis Louis XVI (avec, entre autres, M me de Pompadour, Turgot puis Necker). L’enjeu relève en effet autant de la politique que de la morale, l’état de l’une expliquant celui de l’autre 20 . Dans différents manuscrits, elle décrit une longue décadence parallèle aux gouvernements se succédant auprès des deux rois. Mais La Ferté-Imbault ne tient pas un discours uniment pessimiste. Elle semble penser, jusqu’à la Révolution, que le parti des Philosophes pourrait être renversé 21 . Ce relatif optimisme explique peut-être qu’il vaille la peine de les combattre. 18 Philosophes, « Ce 25 mars 1776 », AN 508 AP 38, dossier 1. 19 Ibidem, « Réponse des gens vertueux et raisonnables aux nouveaux philosophes législateurs actuels du Royaume. Ce 21 mars 1776 ». 20 « En matière de politique je ne me suis jamais connue que deux haines très fortes l’une pour le chancelier Maupeou et l’autre pour les encyclopédistes. [...] J’ai vu que cette haine ainsi que celle que je sentais pour les encyclopédistes venait de la grande connaissance que j’avais de leurs caractères, de leurs mauvais desseins et de la suite qu’ils étaient capables d’avoir (suivant les circonstances favorables) pour bouleverser le Royaume. » (ibidem, « Anecdotes sur les encyclopédistes dédié à Madame la marquise de la Tournelle. À Paris, ce 1 er mars 1780 »). 21 On peut ici par exemple renvoyer à une prédiction qu’elle fait dans une de ses descriptions de l’actualité politique en 1776 : « Maintenant que tous ces philosophes modernes sont abattus ; comme je suis connue depuis 20 ans pour être leur antagoniste, les honnêtes gens viennent me féliciter sur leur défaite et je puis en rire à mon aise. » (Philosophes, « Réponse des gens vertueux et raisonnables aux nouveaux philosophes législateurs actuels du Royaume », AN 508 AP 38, dossier 1). Mais elle doit rectifier en 1790 : « En relisant cet écrit je sens avec douleur que je m’étais livré à des espérances bien vaines en croyant que la secte des encyclopédistes serait abattue par le renvoi de Mr. Turgot » (ibidem, « Ce 28 octobre 1790 »). Ou encore : « Voici ma prédiction du 1 er octobre 1774 quatre mois et demi depuis la mort de Louis XV. Il n’y aura plus de jansénistes parce qu’il n’y a plus de jésuites pour les persécuter et il n’y aura plus d’encyclopédistes parce qu’il n’y aura plus de Pompadour ni de Choiseul pour les protéger et les encourager. [Rajouté] *Mauvaise prédiction. Il ne faut pas faire l’honneur à ceux des encyclopédistes qui ont voulu briller et dominer les esprits en levant l’étendard contre notre religion de croire qu’ils sont en grand nombre […]. *Ce mois de novembre 1790 : mauvaise prédiction. » (« Portraits de personnes de la cour », AN 508 AP 38, dossier 2). OeC01_2013_I-160End.indd 137 10.12.13 16: 17 138 Marie-Frédérique Pellegrin Puisque c’est la lecture des philosophes qui a affermi ses vertus chrétiennes, le prosélytisme passe par la diffusion des bons philosophes. La Ferté-Imbault se lance ainsi dans la rédaction d’extraits, c’est-à-dire de compilations de morceaux choisis tirés de différents auteurs. Il s’agit bien d’instruire et d’édifier par la philosophie : Quant à moi je me trouve très bien de m’être constamment déclarée contre les encyclopédistes […]. Dans le temps que la secte qu’il [Turgot] protégeait a été à la mode, ma haine et mon mépris pour elle avait excité mon zèle, et m’avait inspiré le désir de mettre à la portée de tous les jeunes gens auxquels je m’intéressais la morale de ces grands philosophes païens et chrétiens, dont le nom a mérité de passer à la postérité à cause du bien qu’ils ont fait à l’humanité morale adoptée par les plus sages législateurs et dont les principes sont absolument contradictoires de ceux des encyclopédistes 22 . L’extrait a une efficacité pédagogique certaine : il rend plus accessible des œuvres imposantes. Lorsque l’extrait se transforme en extraits, il devient anthologie. Le recueil d’extraits peut alors former une bibliothèque portative, en indiquant la quintessence de la philosophie morale. Ainsi, la manière dont le recueil même est constitué produit une lecture idéologiquement orientée de l’histoire de la philosophie. La table des matières de l’un de ces recueils se construit comme suit : Salluste, Sénèque, Plutarque, Aristote, Montaigne, Rabelais, Descartes, Pascal, La logique de Port-Royal, Massillon, La Fontaine 23 . Le syncrétisme réunissant païens et chrétiens s’effectue à nouveau sur un fondement éthique 24 . Et la cohérence intellectuelle entre ces auteurs si divers (et en réalité largement contradictoires) semble se trouver dans la description du tourment produit par les passions et des remèdes que la raison peut y apporter 25 . 22 Philosophes, « Réponse des gens vertueux et raisonnables aux nouveaux philosophes législateurs actuels du Royaume. Ce 21 mars 1776 », AN 508 AP 38, dossier 1. 23 Ibidem. 24 Le préfacier de ses extraits, fils de Montesquieu, écrit : « Tous ces grands génies de la Grèce, de Rome, de France, et d’Angleterre, Païens, chrétiens, catholiques Romains, Protestants, se réunissent dans les mêmes notions de Dieu, de la vertu et des vices des hommes. » (Écrits divers, « Préface pour mettre à la tête de Mes extraits. Fait par M r . de Secondat, le 10 février 1766, fils du président de Montesquieu et mon ami depuis l’année 1732 », AN 508 AP 38, dossier 5). La présence même d’une préface à ces recueils manuscrits montre bien qu’ils sont faits pour être diffusés. 25 Ajoutons qu’Aristote n’est présent que pour sa Rhétorique et La Fontaine, ainsi que quelques autres auteurs non cités dans la table des matières, pour leurs productions poétiques à valeur morale. OeC01_2013_I-160End.indd 138 10.12.13 16: 17 La Ferté-Imbault contre d’Alembert 139 L’extrait a une visée prosélyte en même temps qu’il éduque l’âme de celle qui le compose. Il est ainsi un exercice spirituel à double destinataire, son lecteur mais aussi son auteure guidée par son ami et quasi-directeur de conscience 26 . Il s’agit de l’abbé de Bernis qui l’oriente ainsi dans ses choix littéraires et l’encourage dans ce travail présenté comme utile à soi et aux autres 27 . La pratique des extraits est un remède moral 28 aux idées nouvelles, aux futilités de la vie mondaine, aux assauts des passions. En distribuant autour de soi ces recueils, elle entend servir la religion. On voit qu’elle fait profiter de ce travail son cercle familial, son cercle amical mais également des personnalités qu’elle souhaite ramener dans le sein des « gens vertueux et raisonnables » 29 . Les extraits ne constituent pas la seule pratique littéraire à visée apologétique de La Ferté-Imbault. Elle rédige aussi une autobiographie et devient par là véritablement auteure. Plusieurs manuscrits en attestent et notamment un ensemble composé de trois récits intitulés Voyages de ma raison. Ils narrent les cinquante-sept premières années de son existence en une petite centaine de pages. L’édification passe ici par l’exemple, le sien. Au contact des vicissitudes de la vie, son âme passionnée se bat contre les maux physiques et les épreuves morales et se transmue en une raison profondément chrétienne et toujours triomphante. Il s’agit donc d’une odyssée 26 « Vos extraits font honneur à votre choix ; en glanant pour moi vous recueillez pour vous. » (lettre de Bernis, Alby, le 5 août 1765, dans Quelques lettres de M me Geoffrin, du Cardinal de Bernis, Voltaire, Marmontel, le Père Elisée, le roi de Pologne et Piron, Manuscrit relié, 1816, Lettres adressées à Madame la marquise de la Ferté- Imbault par différentes personnes célèbres du XVIII e siècle ; copiées sur le manuscrit original appartenant à M r . le marquis d’Estampes, BNF NAF 4748, p. 62). 27 « Toute créature humaine qui ne marque pas son existence par quelque chose d’utile me paraît un fardeau pour la terre, ainsi j’approuve vos occupations. » (lettre de Bernis, Alby, le 6 février 1767, dans idem, p. 67). 28 « C’est le charmant Montaigne. Il a rendu un si grand service à ma raison, à mon imagination, à ma gaieté, dans des époques de ma vie où toutes ces facultés avaient été très malheureuses sans de bons conseils que pour me les graver profondément dans l’esprit et dans la mémoire, j’avais fait il y a quinze ans un volume d’extraits de 500 pages, que j’ai eu besoin de relire plus d’une fois depuis trois ans » (lettre à M me de Blangy, Paris, le 22 mars 1784, dans idem, p. 164). 29 Ainsi de Necker auquel elle adresse des extraits par un ami commun, demandant ensuite à ce dernier si leur lecture a produit un changement chez le ministre-lecteur (Mémoires et anecdotes, « Anecdotes qui peuvent donner une idée du caractère de Louis XVI », AN 508 AP 38, dossier 3, p. 35). On peut également voir en détail comment elle tente d’amender les Necker, père et fille, en adressant ses extraits au premier tout d’abord, en lui prodiguant des conseils, pour la seconde ensuite, à qui elle espère que le père transmettra ses lettres (Dossier Necker [Jacques], AN 508 AP 37, documents 200 et 201). OeC01_2013_I-160End.indd 139 10.12.13 16: 17 140 Marie-Frédérique Pellegrin victorieuse de la raison combattant les passions (la tyrannie de sa mère, la longue maladie de son mari, la mort de sa fille, etc.). Elle est ici constamment soutenue par la lecture des meilleurs auteurs. Encore une fois, il est frappant que ce soient des philosophes (et non des théologiens et autres Pères de l’Église) qui constituent l’armature idéologique d’une défense de la vie chrétienne 30 . Cet éloge de soi comme exemple de modération n’apparaît pas du tout contradictoire avec la haine inextinguible de ses adversaires de toujours : les Encyclopédistes. Je me sens une aversion assez violente pour eux, mais ils sont si ennemis de la vertu et de la raison, qu’ayant eu toute ma vie l’une et l’autre pour guide (avec le plus grand succès) il m’est impossible de me reprocher d’haïr leurs ennemis 31 . Cette autobiographie constitue une apologie de la raison chrétienne, au travers de son propre exemple. La Ferté-Imbault la destine à sa famille et ses amis. Elle est conçue, à l’instigation (évidemment en partie rhétorique) d’une amie, en vue d’une communication restreinte mais réelle. Mais cet ensemble est en réalité bigarré et exponentiel. Il y a tout d’abord, on l’a dit, les trois Voyages de ma raison où elle présente les victoires de celle-ci sur toutes sortes de passions. Mais il y aussi des anecdotes sur ses amis et sur les puissants qu’elle a fréquentés. Il y a enfin des analyses politiques de différents gouvernements et de l’état de la France sous Louis XV, puis sous Louis XVI. La description mêlée de son époque et de sa propre résistance à la décadence générale est en même temps une présentation croisée de la raison philosophique face aux passions des Philosophes. Parallèlement, l’analyse morale et l’analyse politique sont étroitement mêlées, puisque ce que La Ferté-Imbault appelait tout à l’heure « l’humanité morale » 32 doit être adoptée par les législateurs, c’est-à-dire que les principes chrétiens doivent guider le gouvernement du royaume. L’instruction édifiante a également une finalité politique. Derrière les favorites et les ministres menant la France à sa perte, il y a toujours les Encyclopédistes qui agissent en sous-main et qu’il faut contrer par tous les moyens. 30 Voir par exemple ce petit portrait en vers de la marquise par un de ses amis, le comte d’Albaret : « Vous aimez la raison sévère / Des philosophes du vieux temps, / Et plaisantez à tous moments / Nos philosophes soi-disants, / Qui, par de longs et faux raisonnements, / Veulent instruire et gouverner la terre. » (« Très humble remontrance à la reine des Lanturelus », dans Correspondance littéraire, philosophique et critique, t. XIII, pp. 482-483). 31 Mémoires et anecdotes, « Bonheur de mon âge de 12 ans jusqu’à 17 que j’ai été marié[e] », AN 508 AP 38, dossier 3. 32 Voir la note 22. OeC01_2013_I-160End.indd 140 10.12.13 16: 17 La Ferté-Imbault contre d’Alembert 141 Parallèlement à la diffusion de la « bonne littérature » par extraits, on compte parmi ces moyens une entreprise originale et significative. Madame de La Ferté-Imbault est en effet professeure de philosophie pour les filles de France, c’est-à-dire les sœurs de Louis XVI, pendant quatre ans. Le fait qu’elle accède à cette position en 1771 via son amie dévote, Madame de Marsan, dévoile déjà les perspectives idéologiques qui dominent ce préceptorat 33 . Que La Ferté-Imbault soit précisément leur professeure de philosophie a aussi un sens. Il s’agit bien de contrer les « nouveaux » philosophes par les « vieux » (et véritables) philosophes. Au programme : Descartes, Cicéron, Plutarque. Le préceptorat des grands a un but : éviter les mauvaises influences intellectuelles et spirituelles et donc combattre la décadence morale et politique qu’elle voit se développer autour d’elle. La Ferté-Imbault décrit ainsi les ressorts de son action : […] étant comme la Comtesse de Marsan indignée contre les mauvais philosophes, et les voyant tourner les têtes sans remède, j’avais une joie profonde du mal que je leur faisais directement et vertueusement à la cour 34 . En se situant au plus près du pouvoir, de la constitution de ses valeurs et de son idéologie, on lutte contre leurs évolutions nécessairement corruptrices. Ce cours de philosophie fonctionne dès lors comme un lieu de résistance et comme un modèle pour le préceptorat des filles bien nées 35 . 33 « Je n’imaginais pas que je pusse un jour lui prouver qu’il ne tenait qu’à elle d’avoir tout l’esprit qu’il lui convient d’avoir, je me gardais bien de lui dire qu’elle me rappelait Descartes et l’art de penser de Port Royal. Pour aujourd’hui que je suis chargée de la plus belle et de la plus glorieuse commission qu’on puisse jamais avoir, il est indispensable que je fasse connaître à Madame, tous les trésors que Dieu a mis dans son âme, et le degré de perfection que madame la comtesse de Marsan leur a déjà donné. » (« Portraits de personnes de la cour », Paris, 4 août 1772, AN 508 AP 38, dossier 2). 34 Paris, le 25 mai 1784, dans Quelques lettres de M me Geoffrin, du Cardinal de Bernis, Voltaire, Marmontel, le Père Elisée, le Roi de Pologne et Piron, op. cit., BNF NAF 4748. 35 « Il arriva que mon cours de philosophie fut très prôné et très à la mode vis à vis [sic] de tous ceux qui habitaient le château de Versailles pendant l’absence du feu Roi. Cela fit du bruit à Paris, et toutes les jeunes personnes, enfants de mes amies, qui avaient de l’esprit et de la raison, et qu’on avait élevé[s] dans l’aversion de la mauvaise philosophie, me demandèrent en grâce, ainsi que leur père et mère, de leur faire connaître les extraits que je donnais à Mesdames. » (dans ibidem, p. 142). OeC01_2013_I-160End.indd 141 10.12.13 16: 17 142 Marie-Frédérique Pellegrin Le salon, lieu de résistance idéologique Veuve très jeune, La Ferté-Imbault vit dans le même hôtel particulier que sa mère. Chacune y organise, sous un seul toit, deux salons antagonistes 36 , dont les membres sont opposés dans leurs conceptions philosophiques, morales, politiques et religieuses 37 . Mais surtout, ces deux cercles visent chacun à promouvoir concrètement les intérêts de camps farouchement ennemis. Pendant que Madame Geoffrin, la mère, subventionne le projet encyclopédique et aide financièrement certains de ceux qui y participent 38 , sa fille intrigue contre l’entrée de Diderot à l’Académie 39 . En réalité, cette dernière fait de son salon un véritable lieu de résistance idéologique aux valeurs des nouveaux philosophes. Cette topographie a quelque chose de remarquable : au même endroit, et au sein de la même famille, se tiennent les deux salons sans doute les plus engagés idéologiquement à l’époque, mais aussi les plus opposés dans leurs convictions. La Ferté-Imbault insiste sur le fait qu’elle a suivi l’émergence du projet encyclopédique de l’intérieur et depuis son origine, en étant témoin de ce qui se déroulait dans le salon de sa mère. Elle en produit d’ailleurs un historique 40 et participe donc, à sa manière, à la tentative menée par le parti anti-philosophique de circonscrire et donc de comprendre l’ennemi qu’il combat. Et ce n’est sans doute pas un hasard si d’autres tentatives, plus connues, comme les différents libelles sur les Cacouacs à partir de 1757, 36 Le salon de La Ferté-Imbault débute en 1759. Celui de sa mère s’installe dans les années 30 et se développe vraiment en 1749 à la mort de son mari. 37 Quelques rares convives fréquentent d’ailleurs les deux salons, comme Melchior Grimm. 38 La fille a en réalité été témoin de l’élaboration du projet encyclopédique même dans le salon de sa mère : « J’ai vu le commencement et le développement de cette secte qu’on a appelée depuis les encyclopédistes. Ils firent le plan (encouragé par la marquise [de Pompadour] et par le gouvernement dont elle était maîtresse) d’un dictionnaire plus étendu et plus détaillé sur toutes espèces de matières que ceux qu’on avait alors et pour arriver à leur but (qui était de gouverner en corrompant les jeunes esprits fous de la célébrité) ils firent faire plusieurs articles de morale et de religion par ceux qui se piquent de lever l’étendard contre l’un et l’autre, leurs amorces étaient la liberté et l’humanité, avec ces deux amorces ils attiraient dans leurs filets toutes les mauvaises têtes et jeunes gens de la cour et de la ville. » (« Portraits de personnes de la cour », AN 508 AP 38, dossier 2). 39 En 1760, à la demande de d’Alembert et d’Helvétius, elle rédige une lettre de recommandation pour le cardinal de Luynes, dans laquelle elle souligne en fait entre les lignes l’impiété de l’impétrant, qui ne sera d’ailleurs pas académicien. 40 Philosophes, « Anecdotes et réflexions sur les encyclopédistes. Faites ce 22 mai 1776 », AN 508 AP 38, dossier 1. Ces anecdotes sont remaniées en 1780 et adressées à son amie, la marquise de Tournelle. OeC01_2013_I-160End.indd 142 10.12.13 16: 17 La Ferté-Imbault contre d’Alembert 143 étaient déjà menées par des proches de La Ferté-Imbault comme le cardinal de Bernis 41 . Définir l’adversaire par un historique, c’est prendre le mal à la racine, seul moyen de l’éradiquer. Car si le salon de la fille est d’abord conçu comme un lieu d’amusement en réaction au salon « intellectuel » de sa mère, les occupations s’y déroulant méritent un examen plus attentif. Il montre que l’endroit n’est pas seulement voué au divertissement. Les quelques études consacrées à La Ferté-Imbault ont déjà montré l’originalité la plus apparente de son salon : après quelques années, elle décide en effet de l’organiser comme une confrérie, intitulée « Ordre des Lanturelus » dont on a conservé des Annales 42 . S’appuyant sur le modèle de la loge ou de la secte, il est régi par des règles d’intronisation et de progression initiatiques à caractère parodique. À la mort du doyen de l’ordre, le marquis de Croismare, La Ferté-Imbault est déclarée grande maîtresse et reine des Lanturelus ses sujets. Sans s’étendre sur cette confrérie déjà étudiée par quelques-un(e)s 43 , on peut cependant souligner que l’idéologie commune qui unit les participants n’a pas pour seule visée d’assurer la cohérence intellectuelle de ces réunions. Elle semble également avoir des visées prosélytes. La Correspondance littéraire, philosophique et critique joue ici un rôle déterminant. Elle distille en effet, pendant plusieurs années, les comptes rendus de ces joyeuses réunions et les noms de ceux qui y participent ou aspirent à le faire, constituant donc un relais médiatique puissant à l’échelle européenne. Or on peut considérer qu’elle assure en réalité ainsi la publicité d’un certain esprit tout droit venu du Grand Siècle, en exemplifiant l’ordre ancien, aristocratique et chrétien. Le salon de La Ferté-Imbault a non seulement une dimension idéologique affirmée, mais une vocation réellement intellectuelle et morale. Cela est confirmé par un projet qui naît au sein de ces réunions, au premier abord strictement divertissantes. La Ferté-Imbault propose en effet aux membres de sa confrérie d’écrire, ensemble, une contre-Encyclopédie. Ce projet permet de redéfinir le statut de son salon. Il montre tout d’abord que l’ennemi est bien l’Encyclopédie, dont l’influence dans la formation et 41 Voir Jonathan I. Israel, Democratic Enlightenment. Oxford : Oxford University Press, 2011, pp. 63-64 et Didier Masseau, Les ennemis des philosophes. Paris : Albin Michel, 2000, pp. 123-131. 42 Annales des Lanturelus, Ms. in-8°, 3 vol., collection particulière. 43 Maurice Hamon, Madame de la Ferté-Imbault, philosophe et femme d’affaires à la cour de Louis XV. Paris : Perrin, 2011 ; Constantin Photiadès, La reine des Lanturelus, Marie-Thérèse Geoffrin, marquise de La Ferté-Imbault (1715-1791). Paris : Plon, 1928 ; Pierre M. M. H., marquis de Ségur, Le royaume de la rue saint-Honoré. M me Geoffrin et sa fille. Paris : Calman-Lévy, 1907 [1897]. OeC01_2013_I-160End.indd 143 10.12.13 16: 17 144 Marie-Frédérique Pellegrin l’évolution des idées du temps se trouve par-là attestée 44 . Le combat est bien idéologique et intellectuel. C’est par le livre, et le livre particulier que constitue une encyclopédie, que l’on peut modifier les mentalités. La forme même de l’Encyclopédie se voit ainsi confirmée, en creux, comme la forme la plus puissante et la plus actuelle pour modeler une idéologie neuve. Il s’agit également de combattre l’ennemi avec ses propres armes 45 . L’efficacité des formes d’expression de l’ennemi est ainsi reconnue et détournée pour la cause de la religion. Sur le fond, enfin, l’un des membres des Lanturelus définit ce projet d’ouvrage comme un « code de la vertu et de la raison » 46 . Ces deux qualités sont donc à nouveau présentées comme inséparables et servent à former un « code » moral. Ce code s’appuie sur la compilation des principes des anciens philosophes, qui serviront de contrepoint à ceux défendus par les mauvais 47 . L’idée même de code indique également la visée didactique et morale de cette entreprise : les principes seront des préceptes. Ce projet d’encyclopédie chrétienne est fraîchement accueilli par la plupart des membres de la confrérie, qui devaient craindre l’ampleur de la tâche et ne désiraient pas renoncer au badinage habituel de leurs réunions. Le duc de Nivernais s’exclame par exemple : 44 Pour une présentation des entreprises nombreuses et très variées de réfutation de l’Encyclopédie, voir Didier Masseau, op. cit., p. 139. 45 On pourrait comparer cette entreprise à celle de Louis Mayeul-Chaudon par exemple écrivant son Anti-dictionnaire philosophique contre le Dictionnaire philosophique de Voltaire en 1767. Voir Jean-Noël Pascal, « Diderot dans le Dictionnaire anti-philosophique de Dom Mayel-Chaudon », dans Les ennemis de Diderot, Anne- Marie Chouillet (éd.). Paris : Klincksieck, 1993, pp. 91-100. 46 C’est le comte de Goertz qui écrit : « Ce que vous me dites, Madame, de l’ouvrage de la Grande Maitresse des Lanturelus qui mérite encore de l’être des cœurs et de la raison, me comble de joie, et me rend doublement glorieux du titre de chevalier, me donnant par là des droits au meilleur ouvrage qui ait peut-être paru. À genoux je vous demande d’exécuter ce projet et de ne pas me laisser ignorer la publication, pour avoir bien vite ce code de la vertu et de la raison [souligné par l’auteur]. Ce sera ainsi qu’il faudrait le nommer. » (Karlsruhe, 23 avril 1776, dans AN 508 AP 37, dossier, pp. 159-168, document n° 181). 47 « Ce qui m’a le plus échauffé a été l’heureuse espérance qu’en rapprochant de si beaux principes, venant des auteurs les plus estimés tant anciens que modernes cela ferait tout simplement un contraste avec les principes faux et dangereux des philosophes (qu’on appelle encyclopédistes) et où toutes les personnes du grand monde (qui avaient de la vertu) verraient sans faire de satires contre leurs personnes la condamnation de leurs principes » (Mémoires et anecdotes, « Bonheur de mon âge de 12 ans jusqu’à 17 que j’ai été marié[e] », AN 508 AP 38, dossier 3). OeC01_2013_I-160End.indd 144 10.12.13 16: 17 La Ferté-Imbault contre d’Alembert 145 Vous voyez d’ailleurs, je vous prie, à quel chariot vous voudriez m’atteler. Il sera traîné par des Lanturelus et des philosophes. Je ne sais pas comment vous les appareillez, c’est votre affaire ; et la baguette de fée que je vous connais ne laissera pas que d’y avoir assez de peine. Mais quelque puissante qu’elle soit, elle ne pourra jamais me fourrer là que comme une discordance très choquante. […] ainsi je ne pourrais me mettre en société avec Sénèque et Lanturelu […] 48 . La « discordance » serait celle d’un salon devenu sérieux, d’un lieu mondain devenu intellectuel : en déniant au salon la possibilité de produire une œuvre philosophique, la voie d’une apologétique fort originale est empêchée. Mais que La Ferté-Imbault l’ait envisagée est plein d’enseignements : son salon ne lui paraît finalement pas tant constitué de Lanturelus badins que de femmes et d’hommes de lettres capables d’écrire et tous animés d’un esprit anti-philosophique suffisamment fédérateur et fort pour que le projet soit soumis à leur considération. Épilogue en forme de psychodrame domestique La haine contre d’Alembert, fort ancienne, s’est sensiblement accrue avec la faveur de Julie de Lespinasse auprès de sa mère, dont elle obtient deux rentes en 1771. D’Alembert et son amie ne quittent plus l’hôtel maternel de la rue Saint-Honoré. Lorsque sa mère tombe gravement malade, La Ferté-Imbault en interdit la porte à d’Alembert. Elle dresse un véritable « plan de bataille » contre lui : J’avais fait mon plan de bataille fondé sur la raison que voici pour empêcher d’Alembert d’entrer dans la chambre de ma mère malgré moi après qu’elle eut reçu ses sacrements. Il fallait lui déclarer la guerre personnellement et publiquement pour lui donner l’os à ronger de se plaindre aussi de moi publiquement et même de s’en moquer avec ses sectateurs. Comme je connaissais ma mère mieux qu’eux et que je les connaissais mieux qu’ils ne me connaissaient, mon plan de bataille était géométriquement bon et toutes mes batailles gagnées l’ont prouvé 49 . L’affrontement final s’effectue donc à un niveau strictement personnel. La lutte contre l’irréligion consiste à sauver l’âme de sa propre mère de l’influence néfaste de d’Alembert alors qu’elle se trouve sur son lit de mort. Et ce combat personnel autour d’une âme menacée par l’incarnation même de l’impiété doit être le plus public possible. La Ferté-Imbault recueille 48 Cité par Hamon, op. cit., pp. 70-71. 49 Minutes des lettres de M me de La Ferté-Imbault adressées à d’Alembert, AN 508 AP 37 (22 janvier 1788). OeC01_2013_I-160End.indd 145 10.12.13 16: 17 146 Marie-Frédérique Pellegrin ainsi les billets laissés par d’Alembert à la porte de sa mère 50 et les diffuse autour d’elle. Ce combat anecdotique reçoit un écho européen 51 . De même elle compile toutes les allusions à ce psychodrame domestique dans les publications de ses ennemis 52 . Assurant donc elle-même la médiatisation de ce conflit domestique dont elle monte le dossier pour en faire une affaire, La Ferté-Imbault devient une figure bien identifiée et reconnue de l’antiphilosophie. Or sa lutte est d’abord lutte contre l’impiété. Il s’agit d’assurer l’efficacité des derniers sacrements en empêchant d’Alembert de les souiller, de les désacraliser par des paroles impies. Ce combat-là, du moins, elle le gagne à sa grande satisfaction et sa mère meurt sans avoir revu ses amis, mauvais philosophes car mauvais chrétiens. 50 Philosophes, « Plusieurs billets laissés par d’Alembert à la porte de M me Geoffrin malade qu’on refuse de lui faire voir », AN 508 AP 38, dossier 1. 51 Le comte de Goertz écrit ainsi : « Vous aviez raison, Madame, de prévoir que votre querelle avec les Encyclopédistes et surtout avec M. d’Alembert ferait du bruit dans les pays étrangers. J’ai eu la satisfaction de rompre pendant quelques jours que j’ai été à Gotha des lames pour la meilleure des causes, et je me flatte d’avoir fait voir à ceux qui peuvent voir, la vérité. » (Weimar, 27 février 1777, dans AN 508 AP 37, dossier, pp. 159-168, document n° 184). 52 « Lettre du 23 novembre 1776. Depuis trois mois sa fille M d de la Ferté-Imbault vendue à la cabale dévote dont elle est la servante, a trouvé moyen d’écarter d’auprès de sa mère tous ses anciens et meilleurs amis à commencer par moi. Elle m’a écrit à ce sujet une lettre qui ne vaut pas celles du Roi de Prusse, mais qui est une pièce rare pour l’insolence et la bêtise. » (Paris, 6 octobre 1790, dans Philosophes, « Voici la preuve de la politesse et de la modestie de d’Alembert tirée de ses lettres à Voltaire », AN 508 AP 38, dossier 1). OeC01_2013_I-160End.indd 146 10.12.13 16: 17 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 1 (2013) La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730. Le cas de La Cadière ou l’apologie de la femme christique dans La Sorcière de Jules Michelet Marie-Christine Desmaret Université de Lille III La Cadière est-elle l’innocente victime d’un faux en écriture monté de toutes pièces par les Jésuites ? Est-elle le paradoxal symbole de l’opposition qui non seulement déchira les anti-Lumières entre jésuites et jansénistes, mais qui opposa aussi le clan des anti-Lumières à celui des Lumières incarné par les philosophes et par les libres-penseurs ? Catherine Cadière fait-elle figure de femme mystique, christique, ou bien de « sorcière du XVIII e siècle », mystificatrice, manipulatrice, ou encore de porte-parole de la cause féminine à l’encontre des Jésuites tout puissants ? Telle est la question posée par La Sorcière (1862) de Jules Michelet qui n’hésite pas à se faire le héraut et le défenseur de la femme opprimée au fil des siècles par la « domination masculine » 1 - d’après l’expression de Pierre Bourdieu -, voire l’avocat du diable ? Ainsi La Cadière devient-elle à son insu, par l’exemplarité d’un procès scandaleux, le catalyseur d’une prise de conscience du peuple qui se révolte contre l’injustice patente d’un procès tendant à se débarrasser à bon compte d’un de ses enfants. Le texte de Michelet vise à faire éclater la dimension scandaleuse de l’affaire et à transmuer, par une esthétique de la surprise, une figure obscure en un exemple éclatant de l’injustice des hommes, devenant par extraordinaire le socle des valeurs républicaines. Paradoxalement, La Sorcière de Michelet se fait l’apologie littéraire et historique de la femme, représentante - par nature - des anti-Lumières : tour à tour, sorcière diabolique, selon des témoignages extorqués, ou dévote angélique, mystique à l’excès, peut-être mystificatrice, à moins qu’elle ne fût l’objet et la pauvre victime d’une mystification à laquelle elle a contribué pour une certaine part, à son insu, ou plus exactement au nom de l’immense amour qui est l’apanage de la figure féminine sous la plume de Michelet : en tous cas bafouée, constamment humiliée, broyée par l’odieuse machination 1 Pierre Bourdieu, La domination masculine. Paris : Seuil, 2002. OeC01_2013_I-160End.indd 147 10.12.13 16: 17 148 Marie-Christine Desmaret qui se met en place dans un milieu essentiellement masculin de Jésuites, de Carmes, d’Observantins, mais aussi de Minimes, d’Oratoriens, de Capucins, de Récollets, de Dominicains, de Prêcheurs, dont se rendent complices les ordres de femmes que sont les Clarisses, les Carmélites, les Ursulines, les Visitandines... Le procès va ainsi, peu à peu, devenir le lieu et l’occasion de vives polémiques opposant les Lumières et les anti-Lumières - les jésuites et les jansénistes - ne manquant pas, en ses remous, de soulever le peuple, prenant fait et cause pour l’un des siens maltraités. C’est alors que Michelet, historien romantique des révolutions, ressurgit par-delà la sensibilité de l’écrivain communiant aux affres de la femme à travers les siècles - La Cadière apparaissant comme la figure préromantique d’une sensibilité féminine naturellement portée à la dévotion en plein cœur du XVIII e siècle, lequel ne se définit pas tant comme le siècle de la raison, des philosophes, des Lumières 2 que comme le siècle de l’exaltation du sentiment, des zones d’ombre du cœur humain - exploré par l’abbé Prévost -, de l’obscurité de pratiques et des comportements ayant cours dans les couvents et dénoncés notamment dans La Religieuse (1760) de Denis Diderot. L’écriture emphatique, épique, propre au tempérament de Michelet, se fait ironiquement dénonciatrice des us et des coutumes du XVIII e siècle de nature à susciter la réprobation. L’enthousiasme de l’historien-écrivain-apologiste qu’est Michelet s’empare alors de ces symboles - la femme, l’amour, le peuple versus les jésuites, le prêtre - pour réhabiliter pleinement la « femme-sorcière » devenue victime d’un milieu implacable qui n’a de cesse de s’acharner sur ce « bouc émissaire » 3 tel que l’a défini René Girard, victime expiatoire offerte afin de laver les péchés de la communauté religieuse, catholique, jésuite, au premier chef. Vouée aux gémonies, sacrifiée sur l’autel des intérêts partisans de l’Église romaine et de la Compagnie de Jésus, Michelet montre de manière 2 Ernst Cassirer dans « L’idée de religion » apporte cette précision : « S’il est un caractère que l’époque des Lumières se voit attribué et s’attribue elle-même avec une conviction parfaite, c’est bien, semble-t-il, celui d’être l’époque du pur intellectualisme, souscrivant sans réserve au primat de la pensée, de la théorie. Cette vision des choses n’est pourtant pas confirmée le moins du monde par la formation et le développement de ses idéaux religieux. Bien au contraire, c’est la tendance opposée qui domine nettement : sans doute la pensée des Lumières s’efforce-t-elle de fonder une ‘religion dans les limites de la simple raison’, mais elle n’en cherche pas moins, d’autre part, à s’émanciper de la domination de l’entendement. » (dans La philosophie des Lumières, Pierre Quillet [trad.]. Paris : Fayard, 1966, p. 179). 3 Voir les chapitres « Le sacrifice » et « Œdipe et la victime émissaire », in René Girard, La violence et le sacré. Paris : Hachette Littératures, 1998 [1972], pp. 9-62, 64-105 (« Pluriel »). OeC01_2013_I-160End.indd 148 10.12.13 16: 17 La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730 149 magistrale comment cette figure est devenue le jouet de lieux de pouvoir essentiellement masculins. Ce faisant, il œuvre pour la reconnaissance de la part féminine de l’histoire, cet « autre côté du masculin » 4 qu’est la femme selon Annick de Souzenelle, il questionne la société (et ses progrès) en sa part d’ombre et il ne manque pas de souligner, en l’occurrence, l’inaction des philosophes en ce cas d’espèce, celle de Voltaire en particulier. Dans cette optique, il convient d’interroger, au-delà de la figure de la femme transmuée en sorcière pour mieux l’éliminer socialement, l’hommage paradoxal rendu par Michelet aux anti-Lumières à travers la figure d’une mystique, à l’héritage révolutionnaire et aux valeurs républicaines, sous le couvert d’un cas de sorcellerie : sa réhabilitation du sentiment essentiellement féminin et préromantique au beau milieu du siècle des Lumières caractérisé par ses beaux esprits a pour vocation de mieux revendiquer l’héritage républicain et les droits du peuple. Certes, c’est au cours du XVIII e - siècle des Lumières - que se formulent d’une part l’héritage révolutionnaire du siècle des philosophes et d’autre part le préromantisme de M me Roland dans sa petite pièce intitulée De la mélancolie (1771). Au-delà de ces aspects, le texte, ancré dans le XVIII e , est parcouru par les différents courants de pensée propres au XIX e siècle - théosophie, retour du religieux, occultisme, ésotérisme, voire charlatanisme - tant décriés par Philippe Muray dans Le XIX e siècle à travers les âges 5 , en une anamorphose du XVIII e , en un reflet déformant des valeurs du siècle de la Révolution. Ce n’est pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre, sous la plume de Jules Michelet, assumant pleinement la coïncidentia oppositorum. Une passion féminine christique, mystique, amoureuse Un double processus de sanctification, puis de mystification, se met en place, paradoxalement, sous la plume de Michelet. Les voies féminines de la connaissance et du service de Dieu sont figurées au travers de la lecture des lettres relatant « les miracles et les extases de sœur Rémusat » - propagatrice du culte du Sacré-Cœur de Jésus -, puis du désir de les susciter par « le procédé connu de s’étouffer tout doucement et de se pincer le nez » 6 , note 4 Annick de Souzenelle, Le féminin de l’être : pour en finir avec la côte d’Adam. Paris : Albin Michel, 1996 (« Spiritualités vivantes »). 5 Philippe Muray, Le XIX e siècle à travers les âges. Paris : Gallimard, 2012 (« Tel »). 6 Jules Michelet, La Sorcière. Paris : Garnier-Flammarion, 1966, p. 228. Nous nous référons à cette édition pour les chapitres : « Le P. Girard et La Cadière. 1730 » (pp. 225-246), « La Cadière au couvent. 1730 » (pp. 247-264) et « Le procès de La Cadière. 1730-1731 » (pp. 265-282). Sur Jules Michelet, l’on consultera OeC01_2013_I-160End.indd 149 10.12.13 16: 17 150 Marie-Christine Desmaret ironiquement Michelet. M lle Catherine Cadière est présentée alors dans ce contexte comme « la moins légère, délicate et maladive personne de dix-sept ans, tout occupée de dévotion et de charité, d’un visage mortifié, quoique bien jeune, un peu hors de la vie, déjà de l’autre côté » 7 . Et la description de se poursuivre et de se préciser en ces termes : « elle avait les grâces souffrantes des enfants maladifs », « elle disait déjà : ‘j’ai peu à vivre’ », elle était « vive et rêveuse, gaie et mélancolique, une bonne petite dévote, avec d’innocentes échappées », « son plaisir était de monter au plus haut de la maison, de se trouver plus près du ciel » 8 . Certes, en tant qu’historien replaçant les faits dans leur contexte, Michelet juge bon de rappeler que le personnage paraît touché de plein fouet, dans son existence même, par la peste qui sévit alors à Toulon. Dans cette optique, il est fait mention du don aux pauvres, du partage de la nourriture, du service des malades chers à M lle Cadière ; la pitié, la charité, l’amour - constituant pour ainsi dire une triade de vertus théologales 9 -, mais aussi la passion sont soulignées comme étant les traits et les valeurs intrinsèques d’un « charmant petit cœur » la rendant « toute puissante » 10 . La description se déploie alors selon deux axes : en premier lieu, il est fait mention de sa ressemblance à une carmélite accomplie, de sa proximité à un tiers-ordre, Les filles de Sainte-Thérèse, de sa boulimie pour les livres de mysticité d’une sœur visitandine ; en second lieu, Michelet fait état de « l’extrême agitation nerveuse », « des vapeurs de mère [de matrice] » - autrement dit du tempérament hystérique de M lle Cadière, en légère opposition avec le côté « cérébral » de la « pure et douce Catherine », avec « sa vive imagination qui absorbait tout en elle » 11 ; constamment, cette dualité, et non pas la duplicité, est soulignée chez elle. Son refus, voire son exécration, du mariage, la référence à sa sainte patronne Catherine de Gênes, la lecture notamment : Roland Barthes, Michelet par lui-même. Paris : Seuil, 1954 ; du même, « La Sorcière », dans Essais critiques. Paris : Seuil, 1964, pp. 112-124 ; Paul Viallaneix, La Voie royale. Essai sur l’idée de peuple dans l’œuvre de Michelet. Paris : Flammarion, 1959 (rééd. 1971) ; du même, Michelet cent ans après. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1975. Sur le procès de La Cadière, on consultera également le Recueil général des pièces concernant le procès entre la demoiselle Cadière, de la ville de Toulon, et le P. Girard. La Haye : Swart, 1731, http : / / catalogue.bnf.fr/ ark : / 12148/ cb36722518r (Gallica, mis en ligne le 15/ 10/ 2007). Enfin, parmi les références plus générales, mentionnons Frank-Paul Bowman, Le Christ romantique. Genève : Droz, 1973 (« Histoire des idées et critique littéraire »). 7 Michelet, ibidem. 8 Idem, p. 230. 9 Foi, Espérance, Charité sont les vertus théologales présentes dans la première épître de Saint Paul aux Corinthiens. 10 Michelet, idem, p. 232. 11 Idem, pp. 232-233. OeC01_2013_I-160End.indd 150 10.12.13 16: 17 La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730 151 du Château de l’âme de sainte Thérèse contribuent à développer en elle sa haute spiritualité déjà présente initialement, à telle enseigne que les pères carmes, jésuites (le Père Sabatier) peinent à l’accompagner dans sa direction de conscience. Les extases ne concernent pas seulement Catherine Cadière mais encore son entourage, imprégné par une telle mysticité : Les filles de son âge la tenaient tellement pour sainte, que parfois, à la messe, elles crurent voir l’hostie, attirée par la force d’amour qu’elle exerçait, voler à elle et d’elle-même se placer dans sa bouche 12 . À travers cette relation de faits étranges, Michelet suggère, de manière latente, la mise en œuvre de l’illusion toute puissante et d’hallucinations individuelles et collectives : le contexte social, la grande peste, un état de santé maladif, un amour excessif - pathique - à l’égard de ses proches concourent à la désigner comme la victime émissaire des stratagèmes qui ne vont cesser de se multiplier, à savoir l’entremise de son frère aimé malade (jésuite), grand orchestrateur de la première rencontre avec le père jésuite Girard, transmué en figure christique, faisant résonner en elle la célèbre phrase Ecce homo, tandis que le second frère jacobin fait circuler une satire intitulée La morale des Jésuites. Ce qui est, d’une part, mise en œuvre d’une méprise est perçu, d’autre part, comme voix intérieure mystérieuse, communion céleste de deux âmes, avertissements d’en haut en vue de désigner un guide spirituel. En tout état de cause, le personnage féminin, tel qu’il est dépeint par Michelet, paraît constamment tiraillé entre deux postulations : écartelé entre un frère et un autre, voué par Girard à devenir ou sa maîtresse ou un instrument de charlatanisme (en réalité, elle sera l’un et l’autre) ; pure, elle assiste contre son gré aux réunions fort libertines des prétendues pénitentes de jésuites aimant à festoyer avec leurs jésuitons. Cette problématique de la dualité - en laquelle s’insinue le « diable » 13 , étymologiquement « celui qui divise », comme l’a analysé Michel Maffesoli - va hanter de plus en plus la Cadière, ce qu’atteste ce passage : Cette perplexité douloureuse entre deux doctrines acheva la pauvre fille, lui donna d’horribles tempêtes, et elle se crut obsédée du démon 14 . Rappelons les deux termes du dilemme : d’une part, la maxime de Girard : « qu’en un saint tout acte est saint » ; d’autre part, sa croyance personnelle 12 Idem, p. 233. 13 Michel Maffesoli, La part du diable. Précis de subversion postmoderne. Paris : Flammarion, 2004, p. 35 (« Champs »). Il évoque « la pertinence d’une tension fondatrice, toujours et à nouveau renouvelée ». 14 Michelet, op. cit., p. 235. OeC01_2013_I-160End.indd 151 10.12.13 16: 17 152 Marie-Christine Desmaret « qu’une tendresse excessive pour la créature était toujours un péché mortel » 15 . À partir de ce moment se déploient pleinement les visions de Catherine Cadière : présentée par Michelet comme étant douée d’une très grande clairvoyance, consciente de l’état de péché, non seulement de Girard, mais aussi de l’autre père jésuite Sabatier, elle décide délibérément de s’offrir en agneau immolé en lieu et place des deux pécheurs, offerte en sacrifice pour le rachat des péchés de la communauté. Sans doute sied-il ici de faire mémoire de deux visions : […] elle lui dit qu’elle avait la vision d’une âme tourmentée d’impureté et de péché mortel, qu’elle se sentait le besoin de sauver cette âme, d’offrir au diable victime pour victime, d’accepter l’obsession et de se livrer à sa place 16 . Il convient de relater ensuite la seconde vision : « J’ai eu une vision : une mer sombre, un vaisseau plein d’âmes, battu de l’orage des pensées impures, et sur le vaisseau deux jésuites. J’ai dit au Rédempteur que je voyais au ciel : ‘Seigneur ! sauvez-les, noyez-moi… Je prends sur moi tout le naufrage’. Et le bon Dieu me l’accorda » 17 . Il y a certes des réminiscences des tribulations de Job et du miracle de saint Théophile qui donna naissance au mythe de Faust ; la figure de La Cadière est à mettre en relation avec le personnage de Marguerite chez Goethe - le terme de « damnation » est prononcé - et, dans l’esprit de Michelet, se dessine également en filigrane la figure de Jeanne d’Arc, en raison de l’inique procès 18 . Les tentations auxquelles fut soumise la pauvre jeune fille sont dès ce moment figurées en un combat spirituel, prenant possession d’un corps, à l’image des tentations de saint Antoine peintes d’abord par Brueghel (1553-1568), puis par Mathias Grünewald dans le fameux retable d’Issenheim (1512-1516), et décrites beaucoup plus tard par Gustave Flaubert, en ses différentes versions de La Tentation de saint Antoine (1849, 1856, 1870) : Déjà pleine du démon, elle logeait ensemble les deux ennemis. À force égale, ils se battaient en elle. Elle croyait éclater, crever. Elle tombait, s’évanouissait, et restait ainsi plusieurs heures 19 . 15 Ibidem. 16 Idem, p. 236. 17 Ibidem. 18 Voir Gustave Rudler, Michelet historien de Jeanne d’Arc. Paris : Presses universitaires de France, 1926. 19 Michelet, idem, p. 236. OeC01_2013_I-160End.indd 152 10.12.13 16: 17 La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730 153 C’est alors que le charlatanisme du père jésuite peut se déployer pleinement : les amours mystiques éprouvés par La Cadière et les abus de la chair en viennent à se mêler. À la chair désirable fait écho la chair portant les stigmates, les plaies ouvertes à l’image de saint François, dans la parfaite imitation avec le Crucifié - chair mortifiée, flagellée, couronnée d’épines - de La Cadière, par ailleurs enceinte du père Girard. Au gré des miracles, des manifestations surprenantes (clous, coup de lance au côté) et des martyres, des mortifications, des flagellations se met en place la mise en scène : le couronnement d’épines (côtoyant le jeûne et l’ascèse) permet au prêtre scélérat de présenter sa pénitente comme une sainte. Notons, à cet égard, les commentaires de Jean-Baptiste Boyer d’Argens, remarquable par ses attaques et ses pamphlets contre le christianisme. Il s’inspire de Catherine Cadière pour le personnage de M lle Eradice - anagrammatique - dans Thérèse philosophe, ou Mémoires pour servir à l’histoire du P. Dirrag et de M lle Eradice (1748) et la décrit ainsi : Elle avoit de beaux yeux, la peau blanche, un air de vierge, la taille assez bien faite. Beaucoup d’esprit couvroit chez elle une ambition démesurée & une extrême envie de passer pour Sainte sous un air de simplicité & de candeur 20 . La mystification - fondée initialement sur des faits de mysticité, insolites et avérés - se trouve ainsi orchestrée par Girard, elle est redoublée par l’état de grossesse de la petite victime, sous l’emprise morale et spirituelle du prêtre fallacieux, sous l’obédience absolue de son directeur de conscience. La Cadière souscrit alors au mensonge, bon gré mal gré, se sentant obligée de croire qu’elle est un miracle vivant et de succéder sur terre à sœur Rémusat. C’est ainsi que les visions se poursuivent : Au premier jour de carême, […] elle voit tout à coup le Seigneur. ‘Je veux te conduire au désert, dit-il, t’associer aux excès d’amour de la sainte Quarantaine, t’associer à mes douleurs…’ […]. Elle a des visions sanglantes. Elle ne voit que du sang. Elle-même crachait le sang, et elle en perdait encore d’autre façon. […] Le vingtième jour du Carême, elle voit son nom uni à celui de Girard. […] L’orgueil lui fait comprendre le domaine spécial que Marie (la femme) a sur Dieu. - Elle sent combien l’ange est inférieur au moindre saint, à la moindre sainte. - Elle voit le palais de gloire, et se confond avec l’Agneau ! ... Pour comble d’illusion, elle se sent soulevée de terre, monter en l’air à plusieurs pieds 21 . 20 Jean-Baptiste Boyer, marquis d’Argens, Mémoires, avec quelques lettres sur divers sujets. Londres : Aux dépens de la Compagnie, 1735, p. 173. 21 Michelet, idem, pp. 239-240. OeC01_2013_I-160End.indd 153 10.12.13 16: 17 154 Marie-Christine Desmaret Dans ce contexte, la corruption pousse les deux personnages à commettre un sacrilège au pied de l’autel, la confusion s’instaurant entre l’amour du Créateur et celui de sa créature, instrument de la volonté divine sur terre, dans l’esprit de La Cadière. Ainsi se confondent l’amour christique et l’amour humain, en un enténèbrement - complet ou prétendu - de l’esprit de La Cadière, rendu possible seulement par l’obsession d’une autorité sacrée. Certes, l’ascendant du père jésuite Girard, confesseur de religieuses, s’est traduit sur Catherine Cadière par « les doctrines et les disciplines de la mort mystique, la passivité absolue, l’oubli parfait de soi-même », avec les conséquences inévitables que sont « les cœurs amollis d’une certaine langueur morbide » 22 . Et le Père Girard de multiplier alors ses visites auprès de La Cadière, et de tirer parti de la situation par d’odieuses mises en scène : Il avait empêché ses plaies de se fermer. Il lui en vint une nouvelle au flanc droit. Et enfin au Vendredi Saint, pour l’achèvement de sa cruelle comédie, il lui fit porter une couronne de fil de fer, qui, lui entrant dans le front, lui faisait couler sur le visage des gouttes de sang 23 . Les accusations de sorcellerie, de commerce charnel, d’inceste spirituel, d’empoisonnement, d’avortement donnent lieu au procès d’Aix en 1731. Le procès oppose non seulement jésuites et jansénistes qui y voient une occasion de répondre aux accusations contre le diacre Pâris et à la répression des convulsionnaires de Saint-Médard : c’est autant Girard que la Compagnie de Jésus qui est visée ; Girard devient l’archétype de la corruption du clergé dans les polémiques anti-jésuites. Les anti-Lumières ne concernent donc pas tant le mysticisme de certaines figures féminines que l’obscurantisme et le sens des secrets de quelques réseaux sociaux. Michelet n’hésite pas à souligner, à ce sujet, l’absence de lumières en cette affaire des philosophes des Lumières demeurant en retrait. Les magistrats chargés d’examiner le cas de La Cadière ne manqueront pas de se transmuer en avocats du diable, au sens propre du mot cette fois. Mais c’est le procès, non pas tant de La Cadière, que du jésuitisme auquel on assiste sous la plume de Michelet : les hommes de religion, les hommes de lois, mais aussi les notables des villes du Sud sont désignés comme œuvrant à l’odieuse coalition à l’encontre de la petite victime de dix-huit ans. Ce faisant, les faits en viennent à s’inverser, donnant peu à peu à voir en filigrane le procès des Jésuites, contribuant à « la légende du Sacré-Cœur », à l’« histoire de Marie Alacoque », montant de toutes pièces l’affaire La Cadière 22 Idem, p. 226. 23 Idem, pp. 240-241. OeC01_2013_I-160End.indd 154 10.12.13 16: 17 La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730 155 en manœuvrant en vue d’obtenir de faux témoignages. Le ton est donné : duplicité du père jésuite Girard, ambitions politiques, rivalités exacerbées entre les ordres (les Observantins ayant publiquement des religieuses clarisses pour maîtresses, ne respectant « pas même les petites pensionnaires » 24 , allant jusqu’à violer une religieuse de treize ans, précise l’auteur). Sous la plume de Michelet, la figure féminine tend à être réhabilitée, ne serait-ce qu’en vertu de l’acharnement des réseaux religieux - les Jésuites notamment, prenant fait et cause pour Girard - dont Catherine Cadière fut le jouet malheureux : elle devient alors le symbole du pouvoir et de la corruption des Jésuites et sert désormais les intérêts du camp janséniste. Éloge de la femme révoltée, libérée Par-delà ces aspects, La Cadière apparaît bien plus encore comme la figure de la libération de la femme qui, de captive qu’elle était, acquiert peu à peu son autonomie par une espèce de conversion : […] elle se montra lasse d’être l’instrument passif du violent Esprit (infernal ou divin) qui la troublait. Le terme annuel de l’obsession n’était pas éloigné. N’avait-elle pas gagné sa liberté ? […] la captive reprit son âme, résista à l’âme étrangère, osa être elle-même, vouloir. […] Elle résista à l’extase, ne voulant plus, ce semblait, n’obéir qu’à la raison 25 . Elle devient de la sorte l’archétype de la femme qui, après une longue aliénation, reconquiert sa liberté, revient à sa nature, secoue le joug de l’oppression et de l’oppresseur, se révolte. Et Michelet de voir en elle toutes les autres figures de révolte et de révolution à l’encontre de toute forme de domination. Il aime à contempler le moment privilégié qui correspond au « timide essor de l’âme comprimée qui se relève » 26 . Certes, un piège plus grand encore se met en place, digne de Sade, ainsi que de Molina également ; sentant la résistance de sa pénitente, Girard envisage alors les châtiments corporels et la discipline : il lui importe d’humilier au dernier chef la pauvre personne « maigrie, détruite, endolorie », par la nudité, par la discipline, et par-dessus tout par « un baiser étrange, impudique, inattendu » 27 , par un « libertinage scélérat », par « une douleur toute nouvelle qu’elle n’avait jamais éprouvée » 28 . Et Michelet d’ironiser derechef au sujet des arguties des Jésuites, en effectuant un rapprochement avec la 24 Idem, p. 227. 25 Idem, p. 243. 26 Ibidem. 27 Idem, pp. 244-245. 28 Idem, p. 246. OeC01_2013_I-160End.indd 155 10.12.13 16: 17 156 Marie-Christine Desmaret pensée de Miguel de Molinos - pourtant contesté par les mêmes Jésuites - prônant l’ascèse et les exercices spirituels, représentant du quiétisme fait de passivité totale et de parfait repos en Dieu, paradoxalement constitué aussi de l’absence de volonté de lutte contre la tentation : « Que c’est à force de péchés qu’on fait mourir le péché » 29 . Ce même Molinos inspira M me Guyon et Fénelon. La touchante douceur et l’adorable candeur (comparable en cela seulement à Jeanne d’Arc) sont soulignées par Michelet, de même que son innocence - au sens de ce qui ne nuit pas. Corps offert pour le rachat des péchés de la multitude. Figure du peuple si cher à Michelet. Le corps de la femme se fait lieu de transsubstantiation, lieu du don et du sacrifice, lieu de révélation de l’histoire, catalyse paradoxale mettant au jour les zones d’ombre des sociétés. L’apologie de Michelet se fait humaine, vantant le rôle essentiel de la femme au fil des siècles : l’historien devient l’apologiste de la femme, des petites gens et de l’humanité souffrante, le défenseur des petits et des faibles, les justifiant face aux attaques de toutes sortes. Il n’hésite pas à prendre fait et cause pour la victime féminine et à dénoncer le montage de toutes pièces d’un procès en sorcellerie. Dès lors, le procès de La Cadière fait l’objet d’un réquisitoire vigoureux adressé par Michelet à l’égard des différents ordres : Carmes, Jésuites, mais aussi Ursulines, Visitandines… Ces communautés religieuses sont fustigées pour leur orthodoxie et leurs tartufferies ; l’exhortation en creux se formule en faveur de l’expression d’une foi plus authentique. Le processus d’écriture ne cesse de souligner la solitude absolue de la pauvre victime prise au piège d’une machination effroyable de tout un milieu : seule contre tous, mais accédant peu à peu à la lucidité. La réduction de la voix de la femme au silence, au politiquement correct, s’inscrit en creux dans la relation des faits et se trouve de facto soumise à une vive critique. La question des réseaux sociaux - se trouve posée avec acuité : ordres, organisations, communautés se trouvent au pouvoir exclusif d’une férule masculine avec ses hiérarchies (évêque, archevêque, diacre), reproduisant un système de pouvoir. Loin de la sécheresse des traités, la religion en vient à s’incarner dans le corps et la chair de la femme qui se fait le lieu de l’expérience personnelle à la suite de Thérèse d’Avila et se transmue en témoignage intérieur plus ou moins sujet à caution. Toucher l’imagination, les sens, tel est le privilège de la femme ; elle est en porte-à-faux avec l’argumentation des opposants, n’ayant pour seule répartie que candeur et douceur. Aussi la femme est-elle le lieu d’une coïncidentia oppositorum, à la fois naïve et engagée, accusée puis accusatrice, jusqu’au-boutiste parfois, d’une résolution sans faille, mettant 29 Ibidem. OeC01_2013_I-160End.indd 156 10.12.13 16: 17 La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730 157 ainsi en relief le positionnement falot de certains acteurs sociaux. L’écriture genrée ne fait que mieux ressortir le style féminin - loué par Michelet - dans son opposition radicale au style masculin. Ce n’est pas sans émotion que Michelet note, au sujet du séjour de La Cadière au couvent d’Ollioules, entourée de l’amour de ses comparses : Il y eut, chose bien rare, une conspiration de tendresse entre des femmes pour couvrir une femme. Rien ne parle plus en faveur de la pauvre Cadière et de ses dons charmants. En un mois, elle était comme l’enfant de toutes. Quoi qu’elle fît, on la défendait. Innocente quand même, on n’y voyait qu’une victime des assauts du démon 30 . Michelet aime à interroger « l’autre côté du masculin » à travers cette figure féminine qui apparaît comme l’autre côté d’Adam, le plus précieux, empli d’un sens aigu de l’abnégation, passant outre les ordres et les lois, ayant développé une forme de sensibilité singulière et radicalement différente de celle des hommes. Aussi n’est-ce pas sans un certain amusement que Michelet relate la visite de l’évêque de Toulon, La Tour du Pin, auprès de La Cadière : Elle lui plut, lui sembla une bonne petite sainte, et il lui crut si bien des lumières supérieures qu’il eut la légèreté de lui parler de ses affaires, d’intérêts d’avenir, la consultant comme s’il eût fait d’une diseuse de bonne aventure 31 . Il la confie aux soins d’un prieur des carmes déchaussés, le Père Nicolas, qui la craignait : Il n’en augurait rien de bon, pensait que l’ange pouvait être un ange de ténèbres, et craignait que le Malin, sous une douce figure de fille, ne fît ses coups plus malignement 32 . Mais sous les menaces des Jésuites, notamment du Père Sabatier, l’évêque en viendra à retirer sa protection et à interdire la présence du carme et de son frère jacobin. Une fois de plus, le piège se referme autour de la petite victime. Le sexe féminin plus que tout autre est apte à s’emparer de l’apologétique chrétienne, dans le lieu de l’en-corps et de l’encore, dans cette inscription dans le corps de la femme si cher à Michelet. Conformément aux analyses 30 Idem, p. 254. 31 Idem, p. 258. 32 Idem, p. 259. OeC01_2013_I-160End.indd 157 10.12.13 16: 17 158 Marie-Christine Desmaret lacaniennes d’Encore, l’écriture en vient alors à se fonder sur « l’encore » 33 de la relation divine, mystique et/ ou amoureuse et sur « l’en-corps » qui n’est autre que le corps de la femme devenue mystique, christique, signe de l’amour total et du don de soi, révélation de l’amour de l’humanité selon Michelet. Le texte se transmue ainsi non pas tant en démonstration et en défense de la foi qu’en une démonstration et une défense de la femme en laquelle s’incarne une foi, mais par dessus tout un amour illimité, qui est « tension vers l’Un » 34 , voire confusion originelle. La réflexion de Jules Michelet s’inscrit dans une réflexion millénariste qui embrasse le mouvement de l’histoire et des êtres par référence aux Principes de la philosophie de l’histoire, histoire faite de corsi e ricorsi : le génie impétueux de Vico n’est pas sans écho avec le mouvement qui emporte Michelet à travers l’ensemble de son œuvre. À l’instar de Vico qui tente de « saisir les lois qui régissent les sociétés, lorsque sortant de leurs ruines elles recommencent une vie nouvelle » 35 , Michelet éclaire les « temps de la barbarie moderne […] restés plus obscurs que ceux de la barbarie antique » ; il aime à explorer la voie du surnaturel. Il y a un certain héroïsme à être tenue pour sorcière, et Michelet souligne la grandeur de cœur, la générosité, la magnanimité de la figure féminine dans l’histoire : femme guérisseuse, chamane, entrant en communion avec les esprits, femme-offrande, hostie offerte dans les deux sens du terme, à la fois victime sacrificielle selon René Girard dans Violence et sacré et ennemi(e) - hostes -, toute proche et opposée, s’imposant dans sa différence absolue, lieu de l’amour conçu comme aimantation des âmes. Ainsi s’achève l’ouvrage de Vico : « la science nouvelle porte nécessairement 33 Jacques Lacan, « De la jouissance » et « Dieu et la jouissance de La femme », dans Encore. 1972-1973. Le séminaire, Jacques-Alain Miller (éd.). Paris : Seuil, 1999, livre XX, pp. 9-22, 83-98 (« Points. Essais »). Il précise : « La mystique […] [c’]est quelque chose de sérieux, sur quoi nous renseignent quelques personnes, et le plus souvent des femmes […]. Pour la Hadewijch, c’est comme pour sainte Thérèse - vous n’avez qu’à aller regarder à Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite qu’elle jouit, cela ne fait pas de doute. Et de quoi jouit-elle ? Il est clair que le témoignage essentiel des mystiques, c’est de dire qu’ils l’éprouvent et qu’ils n’en savent rien. […] Cette jouissance qu’on éprouve et dont on ne sait rien, n’est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l’ex-sistence ? Et pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ? » (pp. 97-98). 34 Idem, p. 13. 35 Jean-Baptiste Vico, Principes de la philosophie de l’histoire, traduits de la Scienza nuova et précédés d’un Discours sur le système et la vie de l’auteur, Jules Michelet (éd.). Paris : Jules Renouard, 1827, p. 357 (livre V, « Retour des mêmes révolutions lorsque les sociétés détruites se relèvent de leurs ruines »). OeC01_2013_I-160End.indd 158 10.12.13 16: 17 La figure marginale et controversée d’une mystique de 1730 159 avec elle le goût de la piété, et […] sans la religion, il n’est point de véritable sagesse » 36 . Animé du souffle de l’inspiration prophétique, l’historien romantique conspue la trahison de l’Église romaine infidèle au peuple qui venait chanter, prier, fêter Dieu ; il fustige « la foi mécanisée de la Compagnie de Jésus » à laquelle il oppose les « droits de l’instinct » 37 , le sursaut salutaire du peuple, sa libération de l’oppression. L’œuvre de Michelet, comme le rappelle Paul Viallaneix, se situe dans le sillage de l’héritage militant des philosophes du XVIII e siècle - Montesquieu, Voltaire, Diderot. Figure féminine du XVIII e mais romanticisée par Michelet, préfigurant davantage la voie des sens que celle de la raison, La Cadière se fait la continuation au XVIII e de la figure de la sorcière des siècles précédents : en relation secrète avec les esprits, développant une communication avec l’au-delà, secrète, mystérieuse. Femme, précurseure au XVIII e , d’une sensibilité propre à la dix-neuviémité mise en évidence par Philippe Muray dans Le XIX e siècle à travers les âges : solitude absolue de la victime sacrificielle, rédemption christique, prédilection pour l’affect. Ce faisant, Michelet fait l’apologie de la femme et de la sorcière au fil des siècles, figures de l’amour, figures du peuple, en lien avec toutes les révolutions des temps. 36 Idem, p. 387 (livre V, chap. IV). 37 Voir Paul Viallaneix, op. cit., ainsi que, du même auteur, l’article « Jules Michelet (1798-1874) », § 3 ‘La prédication républicaine’, dans Encyclopædia universalis, http : / / www.universalis.fr/ encyclopedie/ jules-michelet/ 3-la-predication-republicaine (consulté le 05 août 2013). OeC01_2013_I-160End.indd 159 10.12.13 16: 17 P IERRE -O LIVIER B RODEUR 2463, rue St-Zotique Montréal, Canada, H2G 1K5 pierre-olivier.brodeur@umontreal.ca M ARIE -C HRISTINE D ESMARET Docteur en littératures française et comparée 13, allée des cinq bonniers 59650 Villeneuve d’Ascq marie-christine.desmaret@univ-lille3.fr S ÉBASTIEN D ROUIN Centre for French & Linguistics University of Toronto Scarborough 1265 Military Trail Toronto, Ontario, Canada, M1C 1A4 sebastien_dro4@hotmail.com C LAIRE F OURQUET -G RACIEUX 12 avenue d’Argenteuil 92600 Asnières-sur-Seine France clairegracieux@hotmail.fr Y VES K RUMENACKER 16 rue Roger Radisson F-69005 Lyon France yves.krumenacker@wanadoo.fr M ARIE -F RÉDÉRIQUE P ELLEGRIN 7 rue Desargues 75011 Paris France mfpellegrin@club-internet.fr M ARIE -E MMANUELLE P LAGNOL -D IÉVAL 4 rue Marcelin Berthelot 92130 Issy les Moulineaux France plagnol@u-pec.fr F ABRICE P REYAT 121 Boulevard Emile Bockstael 1020 Bruxelles Belgique fpreyat@ulb.ac.be P ROF . D R . R OTRAUD VON K ULESSA Lehrstuhl für Romanische Literaturwissenschaft (Französisch/ Italienisch) Universitätsstr. 10 D-86159 Augsburg rotraud.kulessa@phil.uni-augsburg.de Telefon 0049(0)821 598-2724 Adresses des auteurs OeC01_2013_I-160End.indd 160 10.12.13 16: 17