eJournals

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2013
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OeC02_2013_I-137_Druck.indd I 18.12.13 08: 12 Abonnements 1 an: € 78,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax: +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail: <info@narr.de> ISSN 0338-1900 OeC02_2013_I-137_Druck.indd II 18.12.13 10: 00 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) Sommaire B RUCE H AYES , P AUL S COTT Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 B ERND R ENNER « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens . . . . 11 B RUCE H AYES Le risus sardonicus de Jean Boucher. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 M ARTIAL M ARTIN Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher (Paris sous la Ligue, 1588-1594) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 P AUL S COTT Les images théâtrales de Jean Boucher . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 J EFF P ERSELS Boucher et le premier Sermon de la simulée conversion (1594). . . . . . . . . . 71 L UC R ACAUT « La boutique de malédiction » : Jean Boucher et l’hypocrisie . . . . . . . . . 83 A MY G RAVES -M ONROE Le soldat du Christ. Jean Boucher et militantisme catholique dans La Couronne mystique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 R OBERT D ESCIMON ET J OSÉ J AVIER R UIZ I BANEZ Le testament de Jean Boucher. Édition accompagnée de quelques commentaires sur l’histoire familiale des Boucher de Louans . . . . . . . . . 113 B RIAN M OOTS Bibliographie bouchérienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 Adresses des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 OeC02_2013_I-137_Druck.indd 1 18.12.13 08: 12 OeC02_2013_I-137_Druck.indd 2 18.12.13 08: 12 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) Introduction Bruce Hayes et Paul Scott Presqu’un siècle après sa parution, un livre attribué à Jean Boucher est saisi et détruit par le lieutenant général de police à Paris 1 . Il est évident que les idées de Boucher ainsi que son influence sont perçues comme dangereuses pour la bonne tenue du gouvernement de Louis XIV, petit-fils d’une des principales cibles de l’œuvre polémique de Boucher, Henri IV. De la même façon, Pierre Bayle estime que Boucher « fut une trompette de sédition, et l’esprit le plus mutin et le plus fougueux qui se trouvât parmi les rebelles. […] Boucher ne prostitua pas seulement sa langue aux Chefs de la Ligue, il leur prostitua aussi sa plume » 2 . Cette réputation posthume explique la relative négligence critique de l’homme et de son œuvre. Cependant, Boucher mérite bien une étude et ce numéro spécial vise à souligner l’importance ainsi que les mérites littéraires et historiques de ce prêtre ultracatholique. Boucher écrivit environ 23 ouvrages polémiques ou théologiques de son vivant et, comme le constate Paul Scott, les textes de Boucher sont tout autant responsables de l’assassinat du dernier souverain Valois que le fut le couteau que tenait Jacques Clément 3 . Boucher est peu connu, et pour les spécialistes du seizième siècle, souvent confondu avec Jean Bouchet, poète plus sympathique du début du siècle. Si ces deux Boucher / t ont si peu en commun à part un nom de famille homonyme, ils partagent cependant une attitude antiprotestante. Si les publications de Boucher ne témoignent pas d’un grand intérêt envers les questions esthétiques et sont surtout des œuvres polémiques archicatholiques et ligueuses, le poète Bouchet publia toutefois un traité contre Luther et le mouvement protestant, Les Triumphes de la noble et amoureuse 1 Il s’agit de la Vie et faits notables de Henry de Valois (1589). Voir Anne Sauvy, Livres saisis à Paris entre 1678 et 1701. La Haye : Nijhoff, 1972, p. 23. 2 Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, 3 e éd. Rotterdam : Michel Bohm, 1720, t. I, p. 620. 3 Paul Scott, « Edward II and Henri III : Sexual Identity at the End of the Sixteenth Century » dans Self and Other in Sixteenth-Century France : Proceedings of the Seventh Cambridge French Renaissance Colloquium. Kathryn Banks et Philip Ford, éd. Cambridge : Cambridge University Press, 2004, pp. 125-42 (p. 125). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 3 18.12.13 08: 12 4 Bruce Hayes et Paul Scott dame 4 . Mais Boucher le théologien occupait un espace historiquement et politiquement bien plus polémique que celui de Bouchet. En plus, sa longévité qui s’étendait sur presque un siècle (comme Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez le montrent dans leur contribution, la date présumée de sa mort ne peut être correcte, et au lieu de trouver la mort en 1644, il vécut à tout le moins jusqu’en 1646), lui fit traverser une période de profonds bouleversements qui affectèrent la France comme l’Europe. Mais qui est ce Boucher avec un ‘r’, si peu connu et à la réputation extrêmement négative ? Membre fondateur des Seize de la Ligue parisienne, Boucher reçut une formation humaniste. Guillaume Budé comptait parmi les relations de sa mère et Boucher était ami avec le parlementaire Christophe De Thou. Ironiquement, c’est Boucher, quand il était à Reims, qui fit un discours élogieux en 1575, souhaitant la bienvenue au roi Henri III, qui venait d’arriver de Pologne, et dont Boucher deviendra plus tard un ennemi acharné et un critique acerbe 5 . Ce prêche accueillant sera ensuite remplacé par des sermons vicieux visant à liguer les Parisiens contre leur roi ainsi que son successeur, Henri IV, en frappant « son auditoire par des formules imagées, soulignant la nature démoniaque et perverse du tyran qu’il invite à combattre » 6 . Il y avait, certes, une foule de clercs ligueurs, en particulier Jean Hamilton, Jean Gincestre (curé de Saint-Gervais), François Pigenat (curé de Saint-Nicolas-des-Champs), Jean Prevost (curé de Saint-Séverin) et Christophe Aubry (curé de Saint-André-des-Arts et docteur régent en la Faculté de théologie) 7 . Cependant, Boucher reste un cas à part du fait de la quantité de ses écrits, de son érudition, de son influence et surtout de son acharnement dans sa croisade incessante soutenant sa vision de l’Église et de l’État. Dans la première contribution de ce volume, Bernd Renner nous présente une étude érudite des qualités proprement littéraires de deux pamphlets de Boucher, son Histoire tragique et memorable de Gaverston (1588) et sa Vie et faits notables de Henry de Valois (1589) pour illustrer l’évolution dans la polémique et les stratégies rhétoriques de Boucher. Renner explique comment l’écriture pamphlétaire est souvent considérée une « simple littérature de circonstance » (p. 12, 17), d’où la tendance à laisser les pamphlets aux historiens. Son analyse de la rhétorique de Boucher montre la difficulté de distinguer entre la satire, la polémique et le soi-disant genre du pamphlet, 4 Jean Bouchet, Les Triumphes de la noble et amoureuse Dame. Poitiers : De Marneff, 1530. 5 Frederic J. Baumgartner, Radical Reactionaries : The Political Thought of the French Catholic League. Genève : Droz, 1976, pp. 123-24. 6 Nicolas Le Roux, Un Régicide au nom de Dieu. L’assassinat d’Henri III, 1 er août 1589. Paris : Gallimard, 2006, p. 177. 7 Voir, à ce sujet, Arlette Lebigre, La Révolution des curés. Paris 1588-1594. Paris : Michel, 1980. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 4 18.12.13 08: 12 Introduction 5 puisqu’il existe maints exemples où la différence entre les trois est difficile à cerner, voire inexistante. Renner situe la satire destructive de Boucher dans la lignée d’une indignatio juvénalesque. Avec l’avènement des Guerres de religion, le conflit devient trop sérieux pour laisser s’exprimer le rire. La stratégie rhétorique de ces pamphlets a pour but de « gagner l’opinion publique, en essayant de paraître moins élitiste et de se rapprocher des préoccupations du peuple » (p. 16). Renner réussit à nous montrer, à travers une étude rhétorique et herméneutique de la satire bouchérienne, l’impact intellectuel considérable de ces pamphlets et leur contribution au développement de la satire moderne. Bruce Hayes s’intéresse aussi à l’aspect satirique des œuvres de Boucher. Dans une étude de la Vie et faits notables de Henry de Valois (1589) et des Sermons de la simulée conversion, et nullité de la prétendue absolution de Henry de Bourbon (1594), Hayes se penche sur le concept érasmien de risus sardonicus (le rire sardonique) pour considérer l’usage de l’humour dévastateur qu’employa Boucher pour attaquer Henri III et Henri IV. Comme il le remarque, « dans la propagande polémique des guerres de Religion, l’humour était souvent employé d’une manière purement destructrice sous des formes différentes, telles que l’invective, la diatribe et l’épithète, un genre d’humour que Freud qualifia de ‘tendancieux’, où le but est d’insulter et d’humilier son adversaire » (p. 25). Hayes montre comment Boucher exploita les possibilités de ce genre du comique pour provoquer l’animosité du peuple contre deux rois considérés comme ennemis de la Ligue. Évidemment, trouver le comique chez cet auteur tellement sérieux n’est pas facile, et ce que l’on découvre surtout, c’est une méfiance vis-à-vis du comique et de la satire employés par les ennemis de la Ligue, que Boucher associe avec l’irréligion et le blasphème. Toutefois, il existe des moments où Boucher lui-même se sert de ces mêmes techniques satiriques et comiques pour se moquer de ces rois. Cet humour et satire qu’il emploie sont à ce point si dominés par l’invective et la haine que cette intentionnalité ravageuse enlève au comique toute forme de rire sauf celle du rire sardonique. Hayes révèle dans les écrits de Boucher « des moments d’échappement et d’explosion verbale, et c’est dans ces moments que l’on rencontre le rire sous sa forme destructrice et sardonique. On a longtemps considéré l’humour comme remède ou guérison; on découvre ici comment il peut être employé à des fins déshumanisantes et même mortelles, cherchant à justifier et même à encourager des actes de violence » (p. 38). Jeff Persels nous propose ensuite une réhabilitation de la réputation de Boucher, en soulignant son génie dans le domaine de la rhétorique. Persels, comme Renner, s’intéresse à la rhétorique du style pamphlétaire de Boucher. Il explique que le problème des Politiques pour Boucher est qu’ils cherchent « à joindre la religion à l’estat et non l’estat à la religion » (p. 78). Boucher OeC02_2013_I-137_Druck.indd 5 18.12.13 08: 12 6 Bruce Hayes et Paul Scott et les Ligueurs cherchaient à limiter le pouvoir du roi en empruntant les arguments des Protestants. Dans son étude du premier des Sermons de la simulée conversion de Henri de Bourbon (1594), Persels nous montre comment Boucher prend comme « trinité diabolique » (p. 75, 78, 80) Calvin, Machiavel et Henri de Navarre. Parmi tant de références bibliques, païennes et contemporaines qui remplissent ce sermon, Persels s’attache surtout à nous montrer comment Boucher réécrit subtilement l’histoire contemporaine européenne. Persels nous offre un exemple superbe de cette réécriture bouchérienne en montrant comment Boucher prend un texte bien connu d’un protestant modéré, L’Histoire de France (1571), et se l’approprie d’une manière qui ignore le contexte de la version originale. Boucher déforme le sens original du texte pour présenter l’idée que les Protestants sont en réalité traîtres et hypocrites. Boucher souligne cet exemple de l’hypocrisie religieuse des Protestants pour lier celle-ci à une hypocrisie politique, dont l’exemple le plus outrageux est la conversion d’Henri de Navarre. Boucher continue sa stratégie rhétorique et contribue davantage à ternir la réputation de Machiavel, le montrant comme un athée cynique, tout en associant les prétendues théories de Machiavel à la vraie cible du sermon, Henri de Navarre. Tout en manipulant des textes historiques contemporains, Boucher prétend offrir au lecteur une transparence irréprochable de son propre ouvrage. Le curé de Saint-Benoît réussit à expliquer les actions d’Henri de Navarre comme le résultat prévisible de ses parrains, Calvin et Machiavel, les auteurs modernes de l’hypocrisie religieuse et politique. Luc Racaut cherche à élucider par le biais des écrits de Boucher un conflit très peu étudié entre deux ligueurs, Boucher et René Benoist, à travers la notion de sincérité, que Racaut qualifie comme « centrale à l’élaboration de l’identité ligueuse » (p. 94). Pour situer ce conflit, Racaut lie la polémique ligueuse à deux phénomènes historiques - tout d’abord à une « crise identitaire du catholicisme français » (p. 83) après la Réforme, ensuite à une évolution historique de la désacralisation du roi, du Moyen Âge jusqu’à la Révolution. Dans les guerres de Religion, il est possible de constater une attaque contre la nature sacrée du roi du côté protestant, quand certains polémistes insistaient sur le fait que la mort effroyable de Charles IX servait comme preuve de sa culpabilité de la St. Barthélemy. Par la suite, certains ligueurs reformulèrent ce même argument pour expliquer la mort d’Henri III, que Boucher parmi d’autres associa à Judas Iscariote. De par certains écrits de Boucher, Racaut illustre une évolution plus profonde, « une sorte de crise sémiotique du corps » (p. 85) où des auteurs comme Boucher cherchent à dévoiler l’hypocrisie et la contradiction des rois. La plus grande difficulté pour Boucher, ce n’est pas les hérétiques, mais plutôt les Politiques modérés qui cachent leurs vrais sentiments et sèment la confusion. Racaut suggère d’abord que le curé ligueur René Benoist fût OeC02_2013_I-137_Druck.indd 6 18.12.13 08: 12 Introduction 7 peut-être membre de la Ligue malgré lui, soutenant cette prise de position avec des documents historiques qui suggèrent un manque d’enthousiasme de la part de Benoist. Ce curé passera ensuite du côté royaliste pour soutenir l’abjuration et le couronnement d’Henri IV en 1593, décision qui attirera sur lui toute une vie d’opprobre de la part de Boucher. Racaut montre comment cette attitude haineuse de Boucher persiste encore 20 ans plus tard dans sa publication de l’ouvrage Le Mystere d’infidelité commencé par Judas Iscarioth, premier Sacramentaire, renouvelé & augmenté d’impudicité, par les Heretiques ses successeurs, et principalement par ceux de ce temps (1614). Comme Racaut finit par nous le démontrer, pour Boucher, quelqu’un comme Benoist, qui aurait violé ce précepte de sincérité, représente le plus grand danger pour la religion catholique, dans un certain sens plus grand que celui posé par les Protestants, qui est beaucoup plus facile à discerner. Martial Martin souligne qu’il reste très peu d’allusions concrètes concernant la survivance de Boucher et des autres prêtres ligueurs à l’exception des mentions que l’on trouve chez des mémorialistes, notamment dans le Mémoires-Journal de Pierre de l’Estoile. Cependant, les prédications et libelles qui circulent pendant la fin du règne d’Henri III représentent « deux grands modes d’information et de formation de la première modernité » (p. 40). Martin démontre que cette carence de renseignements bibliographiques du vivant de Boucher donna naissance aux attaques contre celui-ci, en commençant avec la Bibliothèque de Madame de Montpensier, reproduite dans le manuscrit de Pierre de L’Estoile. Martin voit le curé comme le « spin doctor des Seize » (p. 43), hanté par les libelles royalistes. Il est intéressant de constater l’influence de la propagande henricienne sur Boucher, vu que sa justification du tyrannicide s’approprie les arguments des théoriciens protestants tels que François Hotman et Simon Goulart. La contribution de Martin fait remonter les débuts polémiques de Boucher en 1588-1589, en commençant avec son Histoire tragique et memorable de Pierre de Gaverston (1588). Selon Martin, cette satire, qui compare la cour du dernier Valois à celle du roi Édouard II d’Angleterre, est radicale car elle étend la polémique des paramètres de la cour à un espace public. Martin met en évidence l’importance de cet ouvrage qui fait partie d’une première vague satirique et ironiste grâce à laquelle l’auteur « ouvre la voie à l’imaginaire sorcellaire qui se déploie dans un second temps autour du dernier Valois » (p. 46). Martin évoque « l’opposition particulièrement clivante » entre l’oral et l’écrit et « l’appareil de propagande » (p. 40 et 41 ? ), thèmes traités par Paul Scott dans son analyse de la Vie et faits notable de Henry de Valois. Scott considère que cette libelle, ornée de 8 gravures sur bois, constitue une stratégie polémique, à la fois verbale et visuelle, servant à convertir en légende des rumeurs à propos du passé du roi, « faisant passer un récit instable aux sources indéterminées à un récit permanent au caractère durable » (p. 65). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 7 18.12.13 08: 12 8 Bruce Hayes et Paul Scott L’œuvre n’encourage pas l’assassinat du roi de façon explicite, mais un appel au tyrannicide sous-entend toute l’entreprise idéologique car Henri de Valois n’est plus roi. Il est tyran, criminel et usurpateur et Boucher n’a pas besoin d’énoncer la punition que méritent ces délits car elle est parfaitement comprise par le lecteur. Le livre constitue donc un chef d’œuvre de manipulation littéraire et de subversion politique qui aura des conséquences non intentionnelles puisque cette « entreprise systématique de désacralisation brutale d’Henri » (p. 67-68) pose les bases de la satire anti-autoritaire. Jean Boucher est obligé de quitter sa paroisse, sa ville et son pays en février 1594 pour un exil à Tournai où il entame un nouveau chapitre de sa vie puisqu’il va y passer cinq décennies. Le chanoine de la cathédrale de Tournai verra l’accession du petit-fils d’Henri IV et le succès de la dynastie bourbonienne. Amy Graves-Monroe s’intéresse à un texte publié en 1623, La Couronne mystique, ou Dessein de chevallerie chrestienne, pour exciter les princes Chrestiens à rendre le debvoir à la pieté Chrestienne contre les ennemis d’icelle : et principalement contre le Turc, l’œuvre principale de Boucher pendant son exil, conséquence « du refus de battre la retraite sur le plan idéologique » (p. 96). Graves-Monroe insiste sur l’évolution frappante dans les attitudes de Boucher car il fait appel à la France, et implicitement à Louis XIII, pour s’engager dans une nouvelle croisade. Cet appel représente un ralliement surprenant de la part du chanoine et montre un certain refroidissement dans son jugement condamnateur à la fin du XVI e siècle envers la dynastie bourbonnaise et surtout envers le père de Louis, le roi Henri IV. Comme le souligne Graves-Monroe, « le monarchomaque catholique quitte momentanément la question de l’illégitimité en faveur d’un traitement de la nature de l’établissement de la légitimité » (p. 97-98). Cependant, dans son exploration poussée de ce texte, Graves-Monroe ne voit pas une rupture fondamentale dans la pensée du prédicateur, car l’œuvre est « puissante et agressive, prolongeant la pensée radicale du De Justa abdicatione et sublimant son impératif de lutter contre le tyran » (p. 112). Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez éditent le testament de Boucher, formulé vers la fin de sa longue vie et daté du 17 février 1646 alors que Boucher a 95 ans. Bien que le nonagénaire ne puisse signer « pour avoir la main trop debille » (p. 113, 117), son esprit reste agile car il se dit « docteúr et doÿen de la sacrée faculté de théologie en l’Université de Paris et seinieur de la maison de Sorbone » (p. 114) bien que le testament soit écrit exactement 52 ans après son départ de la capitale. Les éditeurs fournissent une analyse perspicace du testament, que l’on peut comprendre comme étant la dernière œuvre du théologien, et suggèrent que Boucher aurait lu l’Augustinus de Jansenius, qui parut en 1640. Avant tout, le document « témoigne pourtant fortement de son intégration aux Pays-Bas catholiques des Archiducs » (p. 119) et il mentionne deux cultes des Pays-Bas, Notre-Dame OeC02_2013_I-137_Druck.indd 8 18.12.13 08: 12 Introduction 9 de Sichem et Notre-Dame de Foy. Descimon et Ruiz Ibáñez remarquent que les saints invoqués et donc préférés par Boucher sont surtout des martyrs, ce qui illustre « une mentalité caractéristique du catholicisme ligueur » (p. 119). Les éditeurs apportent des précisions précieuses sur la famille de Boucher et comblent ainsi une carence majeure qui existe jusqu’ici dans les détails biographiques du curé que nous possédons. Il ne faut pas déduire que Boucher est mort peu après ce testament et par conséquent nous ne savons pas la date exacte de son décès. Ce que nous savons, par contre, c’est qu’au bout de l’échéance de son expérience au sein de l’Église militante, l’ancien ligueur reste attaché à l’idée que « seule l’Église triomphante donnait sens à l’aventure sotériologique » (p. 129). À travers cette compilation interdisciplinaire, nous espérons avoir contribué à une compréhension plus large de ce personnage si peu étudié jusqu’alors. Avec sa production énorme de polémique et de traités théologiques à travers deux siècles, Boucher présente aux chercheurs actuels des richesses extraordinaires, tant dans les domaines historiques et littéraires, que théologiques et politiques. C’est un homme qui croisa des rois et des saints (notamment saint Robert Bellarmin pendant que celui-ci fut légat de Sixte Quint en France) mais qui fut avant tout, et paradoxalement, apôtre de la modernité de par ses idées radicales. Cet homme tenace qui vécut presque centenaire, pris part à une période historique marquée par des bouleversements sociaux et religieux et représente aujourd’hui une passerelle non seulement entre les seizième et dix-septième siècles, mais aussi entre l’époque prémoderne et la nôtre. Nous tenons à remercier tous les contributeurs à ce numéro spécial ainsi que Rainier Zaiser de son soutien professionnel à ce projet. Nous sommes reconnaissants de l’aide technique précieuse fournie par Pam LeRow de la CLAS Digital Media Services et par Karen Cook de la Spencer Research Library pour l’usage des images de leur édition de la Vie et faits notables de Henry de Valois. Nous sommes redevables à notre collègue Romain Chareyron pour sa lecture attentive du manuscrit et pour ses suggestions perspicaces. Finalement, nous voulons remercier notre chef de section, Caroline Jewers, ainsi que notre département à l’Université du Kansas pour l’encouragement et l’assistance qu’ils nous ont apportés. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 9 18.12.13 08: 12 OeC02_2013_I-137_Druck.indd 10 18.12.13 08: 12 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens Bernd Renner City University of New York Par craincte de tomber en ceste vulgaire et Satyrique mocquerie. - Rabelais, Quart Livre Moment charnière de la littérature d’idées ou d’opinion à laquelle appartient la satire dans toutes ses facettes, les guerres de religion en France (1562-1598) voient l’essor d’une de ses variantes les plus radicales, le libelle. Celui-ci se mue en véritable arme verbale, en texte de combat et de passion qui fustige d’habitude une norme dominante négative en faisant preuve d’une agressivité quasiment sans bornes. Nous reconnaissons là un trait caractéristique d’une satire désormais destructive qui préfère l’éradication totale de l’adversaire fautif à la tentative de correction de vices. C’est cette sorte de satyra illudens, dans la lignée d’une indignatio juvénalesque poussée à l’extrême, qui, par conséquent, renonce donc à sa vocation traditionnelle de guérir les maux de la société et accessoirement bien souvent à un de ses traits majeurs, le rire 1 . Pendant cette période mouvementée de l’histoire de France, ce dernier tiers du seizième siècle, c’est la base même de la civilisation occidentale - les vérités et dogmes chrétiens auparavant irréfutables - qui est au centre du conflit. Ce conflit s’avère trop sérieux et trop violent pour s’y attaquer à l’aide du verbe souvent ludique, enjoué et ambigu dont se sert traditionnellement la satire renaissante, souscrivant de préférence à la satyra ludens et la divina satyra, des catégories qui privilégient respectivement l’amusement et l’universalité, pour divertir, émouvoir et enseigner. Certes, le libelle des guerres civiles cherche bien à émouvoir, mais ses méthodes sont à chercher dans la subjectivité, dans la passion et le zèle religieux, approche qui ne vise guère à informer mais à persuader, et ceci souvent de la manière 1 Pour le triptyque satyra ludens / satyra illudens / divina satyra, voir avant tout Günter Hess, Deutsch-lateinische Narrenzunft. Studien zum Verhältnis von Volkssprache und Latinität in der satirischen Literatur des 16. Jahrhunderts. Munich : C. H. Beck, 1971, pp. 87-95 et Barbara Könneker, Satire im 16. Jahrhundert. Epoche-Werk-Wirkung. Munich : C. H. Beck, 1991, pp. 43-53. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 11 18.12.13 08: 12 12 Bernd Renner la plus violente 2 . Après tout, cette guerre se gagne avant tout dans l’opinion publique, qui n’est guère susceptible d’être influencée par les subtilités ironiques qui distinguent les meilleures satires de l’époque. Les attaques polémiques, elles, se doivent d’être explicites, violentes et mémorables 3 . L’écriture pamphlétaire a souffert trop longtemps de ce statut, certes indéniable pour la large majorité de sa production, de simple littérature de circonstance. Une conséquence logique fut ensuite de postuler qu’elle était dénuée de toute qualité esthétique ou poétique, même l’agencement rhétorique de la plupart des libelles ne semblant guère avoir soulevé de l’intérêt ; d’où la tendance à abandonner ce champ d’étude aux seuls historiens. De récentes études ont enfin commencé à rectifier cet avis, notamment pour la production pamphlétaire des XIX e et XX e siècles 4 , mais les chercheurs médiévistes et seiziémistes ont eux aussi tenté d’occuper le terrain, quoique plus timidement car il manque encore une grande étude totalisante 5 . Cette approche décriée, car « sobre » et soi-disant réaliste des pamphlétaires, fut pourtant considérée comme un atout majeur par les ligueurs, gage non seulement de l’authenticité et de l’honnêteté intellectuelle de leurs écrits, à l’abri de tout artifice rhétorique ou poétique, mais aussi, voire davantage, de l’inspiration divine de leurs textes comme le confirme par exemple l’auteur d’un libelle ligueur anonyme de 1590 : 2 Dans le Thresor la langue francoise. Paris : David Douceur, 1607, Jean Nicot se sert d’ailleurs toujours du terme « libelle diffamatoire », l’adjectif soulignant l’objectif majeur de cette écriture militante. 3 La différenciation, fort subtile et souvent inexistante, entre satire, polémique et pamphlet dépasse de loin les ambitions de cette étude. Voir le recueil Le Pamphlet en France au XVI e siècle. Cahiers V. L. Saulnier 1, Paris : École Normale Supérieure de Jeunes Filles, 1983, notamment la conclusion d’Hubert Carrier, « Pour une définition du pamphlet : constantes du genre et caractéristiques originales des textes polémiques du XVI e siècle », pp. 123-36. Voir aussi Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes. Paris : Payot, 1982, notamment la deuxième partie, « Typologie » où l’on lit, à titre d’exemple : « Le pamphlet ‘à l’état pur’, comme tout concept générique, ne se rencontre pas. Le plus souvent, la forme se combine avec des éléments de satire discursive et de simple polémique », p. 43. 4 On pense avant tout au travail de Marc Angenot, op. cit. 5 On se limitera à mentionner les ouvrages collectifs Le Pamphlet en France au XVI e siècle, op. cit., qui inclut une éclairante contribution d’un historien, Michel Péronnet, pp. 117-21, et Traditions polémiques. Cahiers V. L. Saulnier 2, Paris : École Normale Supérieure de Jeunes Filles, 1984 ainsi que, plus récemment, des éditions critiques modernes telles que celle procurée par Martial Martin de la Satyre Menippee, Paris : Champion, 2007. Pour la première moitié du seizième siècle, on renvoie à l’étude récente de Jennifer Britnell, Le Roi très chrétien contre le pape. Paris : Garnier, 2011. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 12 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 13 Je me suis advisé et resolu en Dieu de mettre la main à ma plume, non docte, diserte ny eloquente, ains toute rude et simple, mais toutesfois poussée, guidée et menée par la grace de Dieu (d’autant que la créature ne peut rien de soy mesme) 6 . C’est bien une telle réfutation de tout artifice qui relève d’une rhétorique subtile qui sous-tend ces textes, suivant là les préceptes de la Rhétorique d’Aristote qui constate explicitement que non seulement la « rhétorique sert [...] à découvrir le persuasif vrai et le persuasif apparent » (1355 b 15) mais elle « semble être la faculté de découvrir spéculativement sur toute donnée le persuasif » (1355 b 32) 7 . Voilà un beau résumé de la stratégie pamphlétaire qui se voit ainsi à même de trier l’information de façon à ce que celle-ci conduise aux conclusions voulues par l’auteur 8 . * * * Curé et membre fondateur de la ligue parisienne, Jean Boucher illustre bien cette nouvelle direction que prit la satire à l’époque. On proposera de se pencher sur deux textes représentatifs, qui paraissent aux années charnières de la Ligue, à savoir 1588 et 1589, années justement que Denis Crouzet qualifia fort judicieusement de période qui vit l’ « explosion ligueuse » car il s’agirait, selon les catholiques zélés d’ « années merveilleuses qui font savoir que l’humanité est sur le seuil d’une grande tribulation » 9 . Nous allons nous concentrer principalement sur l’Histoire tragique et memorable, de Pierre de Gaverston (1588) 10 , texte curieux divisé en trois parties lesquelles illustrent parfaitement les hésitations et modifications que subissent la pensée et l’écriture de Boucher à ce moment-là, le célèbre curé ligueur s’efforçant 6 Histoire des choses les plus remarquable et admirables, advenues en ce royaume de France, és années dernieres, 1587.88. et 89. S. l. : s. n., 1590, p. 5. Voir les commentaires de Denis Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610. Seyssel : Champ Vallon, 1990, t. II, chapitre XVIII. 7 Aristote, Rhétorique. Paris, Les Belles Lettres, 1961, 1973. 8 Évidemment, il ne faut aucunement sous-estimer la passion aveuglante de certains catholiques et protestants zélés qui échappe à toute stratégie logique, mais il faut tout autant relativiser cette position totalisante - et le Gaverston nous y aidera considérablement - qui, selon D. Crouzet, op. cit., p. 427, déculpabiliserait entièrement les pamphlétaires en identifiant le combat ligueur à « une subjectivité de foi prophétique, une communication, par Dieu, à l’homme, d’une information créatrice. [...] Le catholique ‘zélé’ est un homme qui existe spirituellement en Dieu, qui se sent et se sait investi sacralement ». 9 Denis Crouzet, op. cit., chap. XVII, pp. 361-362. 10 Nous nous servons de la version numérisée du texte disponible sur gallica.bnf.fr. Les numéros de page paraîtront entre parenthèses dans le texte, sauf pour l’épître dédicatoire qui n’est pas paginée. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 13 18.12.13 08: 12 14 Bernd Renner apparemment d’adopter un style moins érudit et un ton plus direct, mieux adaptés à l’ambiance quasi-apocalyptique qui régna alors. Ce développement deviendra encore plus clair si l’on tente une comparaison sous forme d’esquisse rapide compte tenu des limites de cette étude, avec son œuvre la plus connue, La Vie et faits notables de Henry de Valois (1589) 11 . Il nous semble bien que cette analyse peut nous aider à mieux comprendre le fonctionnement de la « parole pamphlétaire » dans le cadre de la rhétorique et de l’herméneutique satiriques à ce moment crucial des guerres civiles et du développement de l’écriture militante. La publication du libelle le plus célèbre, et d’ailleurs bien atypique, La Satyre Ménippée (1593 / 94), montre bien tout le catalogue de vacillements auquel est sujet la littérature de combat à cette fin du siècle : hésitation entre discours délibératif, démonstratif et enthymématique, entre monologue et dialogue ou bien entre approches ludique et moralisatrice, toutes des préoccupations fondamentales du méta-genre satirique qui est en train de se constituer. Ce sont notamment les vacillements rhétoriques qui s’avèrent déterminants dans le Gaverston de 1588 et semblent justifier l’intérêt que nous portons à ce texte peu étudié. * * * L’Histoire tragique et memorable, de Pierre de Gaverston consiste de trois parties principales : une épître-dédicace au Duc d’Épernon, véritable cible de la satire ; la traduction de l’Histoire tragique de Pierre de Gaverston proprement dite ; une épître finale « Au lecteur ». C’est bien cette structure-là qui montre le statut intermédiaire de ce texte. La partie centrale, « tirée des Chroniques de Thomas Walsingham, et tournée de Latin en François » comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, est bien conçue comme une nouvelle allégorique, les vices, débauches et crimes du roi Edouard II et de son mignon Pierre de Gaverston illustrant la situation actuelle en France et le comportement condamnable des deux responsables principaux des troubles, selon Boucher, Henri III et le Duc d’Épernon 12 . À travers les multiples rebondissements d’une nouvelle plutôt divertissante quoique prévisible, l’auteur se contente de faire des allusions qui pourraient servir de leçons de conduite dans la problématique française actuelle. Il insiste notamment à plusieurs reprises sur la 11 Notre édition de référence est celle procurée par Keith Cameron, Paris : Champion, 2003. Les numéros de page paraîtront entre parenthèses dans le texte. 12 Pour le traitement satirique d’Henri III, voir p. ex. Keith Cameron, « Satire, Dramatic Stereotyping and the Demonising of Henri III » dans The Sixteenth- Century French Religious Book. Andrew Pettegree, Paul Nelles et Philip Conner, éd. Aldershot : Ashgate, 2001, pp. 157-76 et Guy Poirier, « Rires et satires : des mignons et des monstres » dans La Satire dans tous ses états. Bernd Renner, éd. Genève : Droz, 2009, pp. 285-300. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 14 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 15 responsabilité de la noblesse d’agir dans le meilleur intérêt de la patrie. C’est par exemple à cause de la « trop longue patience » des barons que Gaverston « devenoit plus proterve et insolent » (21). Le souci primordial de ceux-ci, éviter une guerre à tout prix, les mène enfin, après maintes tergiversations, à revendiquer l’élimination de la racine du mal, Pierre de Gaverston : Toutesfois apres avoir pesé et balancé les raisons et dangers d’une part et d’autre, ils trouverent que pendant que Gaverston seroit en vie, le Royaume ne pourroit iamais demeurer en paix et repos : que le Roy seroit tousiours necessiteux : et que la Royne ne seroit iamais bien venue, aimée ny honorée, de son mary comme elle devoit. (25) On remarque non seulement le ton et le vocabulaire modérés de ces lignes - en dépit du sujet grave - , mais aussi le portrait d’un roi-victime « ensorcellé » (10), « assoté et affolé » (24) par un imposteur « auquel il ne se pouvoit remarquer aucune apparence de vertu, ny de prudence » (11), ce qui annonce presque le Tartuffe de Molière, car on insiste dès le début sur l’hypocrisie et le mauvais caractère de Gaverston, « homme autant superbe, ambitieux et turbulent que la terre porta iamais » (1), une sorte de leitmotiv du texte : Quand à Gaverston combien qu’il feist bonne mine et belle contenance d’aymer reciproquement ce ieune Prince [le futur Edouard II], il aymoit toutesfois plus les presens qu’il en recevoit, tirant pardevers soy tous les thresors et ioyaux pretieux qui devoyent appartenir au fils du Roy : lesquels il envoyoit aux marchands d’outremer, pour les faire profiter à son advantage. (2) L’orientation et les objectifs de cette « nouvelle » sont donc claires dès les premières pages. L’auteur cherchera par la suite, de la manière d’un chroniqueur objectif et fiable, d’en retracer les rebondissements et le destin du protagoniste afin de souligner la valeur exemplaire de cette allégorie pour la situation actuelle en France. C’est ce portrait entièrement négatif du courtisan qui se range dans la catégorie du discours démonstratif pour illustrer le blâme. Ces catégories rhétorique et poétique, le genre démonstratif et l’allégorie respectivement, se voient pourtant relativisées par les deux épîtres qui entourent la « fable » ou « chronique » centrale pour constituer le triptyque du Gaverston. L’intérêt principal du texte réside sans doute dans la complexité rhétorique qui en résulte. Avant même de dédier formellement le texte au Duc d’Épernon tout au début de l’épître introductoire, Boucher compose une anagramme et un quatrain pour établir d’emblée le parallèle entre Pierre de Gaverston et Jean Louis de Nogaret de La Valette, Duc d’Épernon : OeC02_2013_I-137_Druck.indd 15 18.12.13 08: 12 16 Bernd Renner Anagramme. Pierre de Gaverston Periure de Nogarets. Quatrain. Gaverston meit en souffrance, L’Angleterre par ses rets : Ainsi fais-tu de la France, Periure de Nogarets. Ensuite, au début de l’épître, l’auteur réitère ce décodage après avoir souhaité, non sans ironie, un « singulier plaisir » de lecture au dédicataire : Car comme vous pourrez veoir en la lisant, le pays, les parens, le naturel, les conseils, les ruses et artifices, la fortune et le progrez des actions de ce Pierre de Gaverston, symbolisent entièrement avec les vostres. La stratégie classique de l’exemplum, grâce au lien subtil avec ce « syllogisme de la rhétorique » qu’est l’enthymème 13 , sert ainsi de base à ce qui se muera en un appel à la raison du Duc d’Épernon, dans la lignée d’un sermon horatien, qui laisse apparemment ouverte la possibilité d’une cure. En pleine « crise de l’exemplarité » Boucher a donc recours à un nouveau type d’exemple, tiré de l’histoire européenne bien moins lointaine et d’une structure sociale bien plus comparable que les exempla classiques habituels. Une analyse approfondie des raisons de cette entreprise de traduction curieuse dépasserait les limites de cette étude, mais on pourrait avancer, de manière sommaire, que le pamphlétiste suit sans doute l’objectif didactique principal de son sermon : gagner l’opinion publique, en essayant de paraître moins élitiste et de se rapprocher des préoccupations du peuple. N’oublions pas non plus que la traduction en vernaculaire joue un rôle important dans l’univers satirique depuis les multiples adaptations de la célèbre Nef des folz de Sébastian Brant au tournant du seizième siècle 14 . Dans un prolongement logique de l’exemplarité manifeste, les lignes précédentes sont suivies par la prédiction d’une « fin funeste et honteuse » qui attendrait le duc au cas de son refus d’entendre raison. Boucher semble là encore suivre les préceptes d’Aristote, d’un côté, en renforçant les liens « entre le concept rhétorique de persuasion et le concept logique du vraisem- 13 Aristote, op. cit., 1356 b 5 à 1357 a 35. Nous suivons là le développement de Paul Ricœur, La métaphore vive. Paris : Seuil, 1975, pp. 16-18. 14 Voir surtout Anne-Laure Metzger-Rambach, « Le texte emprunté ». Étude comparée du Narrenschiff de Sebastian Brant et de ses adaptations (1494-1509). Paris : Champion, 2008, et Bernd Renner, « Juvénal et les Nefs des folz : rhétorique et translatio studii ». Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 72 (2010), 283-300. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 16 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 17 blable » 15 , ainsi que s’inscrire dans le schéma tripartite historia / fabula / argumentum tiré de la Rhétorique à Herennius, texte influent à l’époque 16 . Là aussi, ce projet de traduction / adaptation, très prisé dans les cercles humanistes de l’époque, semble jouer un rôle non négligeable car il aide justement à ajouter un aspect esthétique au libelle, mitigeant ainsi l’étiquette peu flatteuse de simple littérature de circonstance qui risque de limiter grandement son impact intellectuel. Ces extraits montrent non seulement le ton plus familier de l’épître, en opposition avec le style plutôt formel et impersonnel de la chronique, mais évacuent également une caractéristique qui était fréquemment associée à l’allégorie à l’époque, à savoir son côté énigmatique, caractéristique dont se servent d’habitude la divina satyra et la satyra ludens pour dissimuler des critiques particulièrement dangereuses 17 . Selon Thomas Sébillet, la vertu d’une bonne énigme consiste justement en son obscurité laquelle la rendrait accessible aux seuls « bon[s] esprit[s] » sans toutefois prêter à ambiguïté 18 . Or, il va sans dire que c’est justement cette ambiguïté qui servit de voile protecteur à maintes satires de l’époque. Là réside précisément une particularité de la satire polémique qui, répétons-le, cherche à persuader l’opinion publique, entreprise qui favorise justement la susdite nouvelle variante de l’exemplarité et ne tolère pas d’élitisme intellectuel ni d’ambiguïté, dont le voile est généralement remplacé par celui de l’anonymat. On est tenté de voir dans cette « destruction » de l’allégorie une mise en scène d’une « métaphore vive » telle que Paul Ricœur la définit, stratégie qui faciliterait justement une « incursion dans la problématique de la réalité et de la vérité » 19 , beau résumé de l’objectif principal de tout pamphlet et belle illustration de cette « naturalisation de l’art » si chère à Montaigne. C’est bien une telle « métaphore vive » qui constituerait alors le lien entre fabula et argumentum dans notre perspective car elle est dotée de « dénotations » lesquelles permettent à la métaphore de fonctionner comme « référence » et donc de s’aventurer 15 Paul Ricœur, op. cit., p. 17. 16 Rhétorique à Herennius. Paris : Les Belles Lettres, 1989, p. 12 (livre I, 12). 17 Voir par exemple Thomas Sébillet, Art poétique français dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance. Francis Goyet, éd. Paris : Librairie Générale Française, 1990, p. 139 : « Entends donc que l’Énigme est allégorie obscure » ; ou bien Antoine Fouquelin, La Rhétorique française, ibid., p. 369 : « Allégorie est souvent obscure et alors est appelé Énigme ». 18 T. Sébillet, éd. cit., p. 139. 19 Paul Ricœur, op. cit., p. 11. Le philosophe voit dans la métaphore « une stratégie de discours qui, en préservant et développant la puissance créatrice du langage, préserve et développe le pouvoir heuristique déployé par la fiction » (ibid., p. 10). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 17 18.12.13 08: 12 18 Bernd Renner dans le domaine de l’herméneutique, ce qui semble bien un des effets du Gaverston 20 . Le style de l’épître est donc bien plus personnel que celui de la chronique qui suivra, ce qui souligne, dans la perspective de la satire, la qualité de sermon horatien de ce texte. Au lieu de se limiter à de soi-disant « vérités », manifestes dans des pronoms tels que « on » ou un « il » impersonnel, le discours de l’épître, sans avoir complètement renoncé à cette argumentation « objective », est dominé par la subjectivité du « je » qui s’adresse directement à sa cible (« vous ») pour conseiller et déconseiller dans un semblant d’échange dialogique 21 . Le discours délibératif finit ainsi par s’infiltrer dans le texte - sans pourtant évacuer les deux autres catégories rhétoriques, le démonstratif et l’enthymématique - , ce qui indiquerait une fois de plus la possibilité d’une cure satirique, et ceci de manière bien plus appuyée que dans la partie centrale « fabuleuse » ; d’où sans doute le choix de la variante horatienne, plus optimiste que l’approche « objective » et monologique habituelle de la chronique. Constat du statu quo déplorable (démonstratif), comparaison (enthymème) et conseil (délibératif) entrent ici dans une coexistence bien ordonnée. En voilà des exemples pour ces trois cas : Démonstratif : Vous estes cause par vostre avarice et ambition insatiable, que le Roy est en mauvais predicament avec ses subiects miserablement opprimez. Enthymématique : Gaverston comme vous verrez, faisoit semblant d’aymer son maistre, mais le temps qui descouvre tout, monstra assez que le galand aymoit encore mieux ses Thresors et Finances desquels il trafiquoit avec les estrangers. On peut dire de vous, que vous n’avez iamais aymé et n’aymez encore à present, l’honneur ny le bien du Roy vostre maistre, ains seulement vostre profit particulier. Délibératif : Si vous eussiez suivy l’exemple de ce bon et fidelle serviteur du Roy, l’Admiral d’Anebault, [...] il vous fust beaucoup mieux qu’il n’est, vous seriez en plus grand repos, et seroit vostre condition beaucoup plus ferme qu’elle n’est, et sans envie. Or, ce subtil édifice rhétorique ne semble fonctionner que comme façade, la possibilité d’une cure étant implicitement minée par le plus-que-parfait du subjonctif de ce dernier conseil. Dans ce contexte rhétorique soigneusement 20 Pour des précisions, voir P. Ricœur, op. cit., septième étude, « Métaphore et référence », pp. 273-321. 21 Un véritable échange intertextuel sera cependant déclenché par le Gaverston, qui provoquera l’Antigaverston, une Replique à l’Antigaverston, une Responce à l’Antigaverston de Nogaret et enfin une Lettre missive en forme de response, à la replique de l’Antigaverston, échange qui laissera des traces dans la Satyre Menippee ; voir les commentaires de M. Martin, éd. cit., pp. cvi-cxii. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 18 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 19 construit, l’esquisse initiale d’une cure ne semble ainsi qu’un leurre conçu justement pour ensuite mieux justifier l’approche destructrice, après avoir montré l’échec de toute tentative bienveillante. Le mal est alors présenté comme incurable. Ce développement montre clairement le cheminement satirique du texte. Tout aspect susceptible de relever d’une satyra ludens, et potentiellement d’une divina satyra, se voit systématiquement démantelé en faveur de l’âpreté et d’un contexte historique bien spécifique qui caractérisera désormais la polémique 22 . Autrement l’auteur aurait du mal à justifier le paradoxe des deux seules solutions concrètes proposées à la fin de l’épître, le bannissement ou bien la mise à mort du duc d’Épernon, responsable d’une situation qui exige des mesures des plus radicales pour espérer un meilleur avenir : En une chose ie cognois que nostre France est plus miserable, que n’estoit pour lors l’Angleterre, qui ne manquoit de Princes courageux, qui contraignirent le Roy Edouard [...] de l’envoyer [Gaverston] plusieurs fois en exil. Noz Princes n’ont pas encor eu ce courage, de demander à nostre Roy que fussiez chassé de la France, qui estes la seule cause de la combustion et desordre qui y est. Le sermon dirigé au Duc d’Épernon se mue ainsi en discours délibératif censé inciter la noblesse à faire son devoir envers la patrie 23 . L’exemple positif du comportement de la noblesse anglaise qui était présenté comme un modèle à suivre dans la chronique finit ici par se transformer en reproche, le pessimisme du réel se substituant à l’optimisme d’un idéal désormais hors de portée. Compte tenu de la réversibilité de l’exil, Boucher choisit de terminer l’épître dédicatoire par un autre paradoxe : une prière à Dieu de « oster [le duc] du tout de ce monde », première incursion explicite dans le domaine de la religion et plus précisément d’une religion impitoyable et dénuée de toute caritas, qui annonce le ton plus violent du libelle de 1589 et prépare la tentative d’une légitimation du régicide, pierre angulaire de l’argumentation de la Ligue dès l’année suivante. L’épître finale, « Au lecteur », continue ce développement entamé par l’épître dédicatoire en fustigeant non plus le courtisan mais le roi Edouard, monarque qui « degenera du tout de sa race et vertu » (43). Celui-ci est pré- 22 C’est justement ce manque d’universalité qui caractérise le pamphlet car il a tendance, selon M. Angenot, op. cit., p. 42, à « induire du très particulier plutôt que de déduire du très général », ce qui finit par le situer « à la limite du discours enthymématique », discours qui disparaîtra alors bien logiquement presque complètement dans La Vie et faits notables de Henry de Valois. 23 On remarque à nouveau le subtil mélange des trois genres rhétoriques dans cet appel aux princes. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 19 18.12.13 08: 12 20 Bernd Renner senté comme mauvais chrétien, condition indispensable pour sa condamnation sans appel : Contre le commandement du pere, il profana et prodigua les deniers destinez pour la defence de la Religion [...]. En quoy il commist double crime, de sacrilege, et d’une insigne ingratitude et desobeyssance à son pere. C’estoit un homme de neant, ennemy de toute vertu, et gens de bien, lesquels il ne desiroit pres de luy, sinon pour servir de montre en sa Cour, subiect à ses plaisirs, ne se souciant aucunement des affaires de son Royaume, et qui avoit l’ame poltronne. (44) Bien qu’Henri III ne soit jamais mentionné, ce portrait entièrement consacré au blâme du souverain le vise sans aucun doute, la mise en parallèle de Gaverston et Nougaret confirmant cette accusation implicite du roi de France. Par conséquent, toute la gamme des vices d’Édouard, « perfidie, et desloyauté » (47), violation de la foi, inconstance « en ses propos et promesses » (48) ainsi que l’exécution d’un « homme de saincte vie » (Thomas de Lancastre) ne tarde à être transférée à d’autres rois détestables, par l’intermédiaire « de ce perdu Machiavel » qui a « pris sa vie pour exemple et patron des autres meschans Roys » (50). Ce transfert du particulier au général - esquisse d’une divina satyra potentielle qui ne se concrétisera pas - permet ensuite d’établir des règles de conduite applicables à tout monarque, règles qui résument justement quelques-unes des accusations principales de la Ligue : Il ne suffit à un Roy faire semblant d’homme de bien, ores qu’il ne le soit, d’estre plus craint que aymé, d’entretenir divisions entre ses subiects pour les tenir en bride, de faire une multitude d’Officiers, et plusieurs autres semblables. (50) Il n’est plus surprenant que Boucher finit par mener ce développement à sa fin logique, le constat du péché majeur d’Henri III, sa soi-disant tolérance de l’hérésie, sous forme d’une hypothèse bien transparente : Il n’eust plus fallu, qu’une semence d’heresie y [en Angleterre] eust pris pied et racine pour advancer sa totale ruyne. Certes elle y eust trouvé beaucoup d’accez et de faveur. La division du Roy et des Princes luy eust servy de planche. Elle eust trouvé un Roy, qui pour ne perdre le repos de sa vie brutale, eust plustost souffert toutes sectes, que de les vouloir exterminer. (51) En lisant un tel commentaire après plus d’un quart de siècle de guerres civiles, on aurait sans doute tort de parler de simple allusion. C’est bien l’hérésie qui constitue le danger principal, une hérésie justement qui « n’eust manqué d’un Gaverston [...] qui pour divertir une guerre contre les heretiques, [eust] broüillé les cartes et nourri division entre les Princes OeC02_2013_I-137_Druck.indd 20 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 21 Catholiques : et plustost practiqué l’alliance avec tous les diables d’enfer » (52). Compte tenu de l’identification de Gaverston avec Nougaret, le message est clair, le pamphlet, ne l’oublions pas, cherchant notamment à éviter toute ambiguïté pour s’assurer d’atteindre ses objectifs de persuasion auprès du grand public. L’appel final à Dieu, semblablement à ce que nous avons vu dans la première épître, renforce la vraie visée du texte, l’emploi du présent visant évidemment la France de 1588 : « Dieu vueille avoir pitié des Republiques, qui sont soubs le ioug d’un tel Chef, et gouvernées par un si dangereux conseil » (52). L’Histoire tragique de Gaverston constitue ainsi un exercice de rhétorique bien construit qui se sert de l’exemplum non pas pour avertir ses lecteurs d’un danger potentiel mais pour leur montrer, dans un premier temps, l’ampleur des dégâts présents pour ensuite justifier les actes les plus radicaux. Voilà un autre aspect justificateur de cette entreprise de traduction qui se mue en adaptation. Rétrospectivement, il ne semble pas osé d’y voir une sorte de propédeutique, des prolégomènes à la rédaction d’un texte plus direct et plus violent, pleinement dans la tradition de la satyra illudens, La Vie et faits notables Henry de Valois. * * * C’est par quelques brèves remarques en épilogue sur ce texte-là que nous allons conclure. Cette chronique exploite justement les prémisses mises en place dans le Gaverston dont la structure tripartite a été abandonnée pour se concentrer désormais uniquement sur la partie centrale, la chronique aux allures d’objectivité, dominée, par conséquent, par des constructions grammaticales neutres (pronoms sujet impersonnels ; voix passive ; recours à de tierces parties telles « les étrangers »). Tout potentiel ludique et tout semblant d’échange dialogique ont ainsi été éliminés d’emblée, autre résultat important du travail préliminaire du Gaverston dans notre perspective. Le seul vestige d’un voile est manifeste dans l’adjectif ambivalent « notables » du titre. Cette ambiguïté ne reste pourtant que potentielle car elle est rapidement évacuée dans le sous-titre : « Où sont contenues les trahisons, perfidies, sacrilèges, exactions, cruautez et hontes de cét Hypocrite et apostat, ennemy de la Religion Catholique ». Voilà une clarification sans appel du programme et du ton du libelle à suivre. Le texte se concentre sur les deux aspects les plus chers au peuple : la religion et le bien-être de la France, aspects étroitement reliés qui sont censés montrer l’inaptitude, les multiples échecs et le caractère hérétique, voire diabolique du monarque. Celui-ci ne mériterait pas son « tiltre de [Roy] tres-Chrestien », lui qui, à la cour, avait introduit un « beau mesnage ... à la Turquesque » et a fait empoisonner « le tres-vertueux et tres-Catholique Car- OeC02_2013_I-137_Druck.indd 21 18.12.13 08: 12 22 Bernd Renner dinal de Lorraine ... non pour autre occasion, que par ce qu’il estoit un vray et asseuré pillier de l’Eglise de Dieu » (65). Malgré la détermination louable d’une noblesse catholique enfin unie en mars 1577 « d’exterminer les nouveaux religieux » (75) la guerre s’avère interminable, dû, selon Boucher, au soutien scandaleux de la religion nouvelle que fournit le roi (68), notamment par la ratification, en mars 1579, d’une résolution en faveur de « l’exercice de la ... Religion [pretendue reformee], et plusieurs autres articles, du tout contraires à la foy et Religion Catholique et à l’auctorité de la Couronne de France » (86). Boucher joue ainsi sur le couple traditionnellement inséparable « patrie et religion » pour gagner l’opinion publique, renchérissant que cette guerre interminable, à cause des innombrables manquements du monarque, a rendu le royaume « destitué d’hommes et espuisé de deniers » (71), situation grave qui touche chacun dans son bien-être corporel et matériel, complément concret du dilemme spirituel causé par la « nouvelle religion ». Un dernier aspect relié à cette problématique est le caractère du roi, notamment dans le domaine privé, sujet principal de la deuxième moitié du texte, qui est sans doute censé expliquer le comportement public d’Henri tout en soulignant la profondeur du mal. C’est là justement que le duc d’Épernon fait son entrée dans le texte, ce qui insinue à la fois le lien au Gaverston et l’envergure plus large de ce libelle plus radical. La harangue la plus violente du texte décrit la situation à la cour, se rapprochant de par son agressivité dangereusement de l’invective pure, forme aux confins, voire au-delà des confins, des discours satirique et persuasif 24 , remotivant ainsi la « vulgaire et Satyrique mocquerie » si chère à Rabelais 25 : Les sacrileges, prodigalitez, avarices, vols, assassinats, luxures, paillardises, rapts et violement de filles, voire sacrees ; les perfidies, trahisons, blasphemes, mespris des ordonnances divines, la Magie, et l’Atheïsme commencerent à eux accroistre à la Cour ; chose monstrueuse et horrible. Pour entretenir tous ces vices les deniers y estoient requis ; pour ce on cerche les hommes les plus vifs en malice, afin d’inventer et donner les moyens plus propres à ce faire ; là se cognoissoyent (disoit Henry de Valois) les galands-hommes et de service, reprochant aux gens de bien, qui ne vouloyent entendre à choses tant desraisonnables, qu’ils n’avoyent point d’esprit et qu’ils ne luy servoyent de rien. 24 Voir M. Angenot, op. cit., p. 35 : « Si la polémique se ramène essentiellement au pathos agressif, si la part démonstrative et dialectique se réduit au minimum, nous aurons affaire à un genre particulier - plus ancien sans doute que le discours persuasif - celui de l’invective ». 25 François Rabelais, Œuvres complètes. M. Huchon, éd. Paris : Gallimard, 1994, p. 524 (Quart Livre, prologue). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 22 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 23 Ainsi Henry d Valois s’adonna à une vie de Caligula, d’Heliogabale et de Neron, faisant grand estat des flateurs, notament de Nogaret. (90-91) Bien que ces exemples historiques soient des lieux communs, on remarque que le texte, contrairement au Gaverston, se limite aux modèles négatifs, soulignant ainsi l’absence de toute possibilité de cure bienveillante. La force de la liste amassant les vices et crimes les plus détestables finit par créer un édifice imposant qui ne saurait mener qu’à une réaction, à une solution possible : la détermination de le démanteler de force. Ce volet « privé » semble d’autant plus important qu’il ajoute une deuxième dimension à l’exploitation du peuple et du royaume, dissociée des guerres civiles, qui, elles, risquent de trouver le soutien des croyants malgré les susdites accusations d’hérésie et de soutien des protestants portées contre Henri III. Il n’est alors guère surprenant que cette hérésie se reflète également dans ce domaine privé car Henri, une fois de plus sous l’influence du duc d’Épernon, s’adonnerait en secret « à l’art Magique ... et autres superstitions diaboliques », voire franchement à des « oblations au diable » (116), ce qui déclenche une des rares envolées de l’orateur : « O quel Roy se disant tres- Chrestien ! ô quel Atheiste ! » C’est cet homme-là justement qui face à la couronne d’épines « commença à rire et dire que Jesus-Christ avoit la tête bien grosse » (117). On remarque donc une structure bien travaillée dans ce texte, remplaçant le triptyque rhétorique du Gaverston par des couples binaires (religion / patrie ; sphères publique et privée) dans le cadre d’un discours démonstratif entièrement consacré au blâme. Ces couples se complètent et se nourrissent mutuellement afin de créer un tableau d’horreurs des plus persuasifs, des plus cohérents et des plus irréfutables. Même les comptes rendus des assassinats les plus méprisables se rangent dans cette structure, celui des Guise à la fin du texte faisant écho à celui du Cardinal de Lorraine vers le début pour renforcer le malaise, voire le choc indigné du public au moment stratégique de la conclusion (après les images d’horreur de l’ouverture, captatio benevolentiae macabre s’il en est) : la situation va de mal en pis. La fin du libelle évoque alors presque logiquement celle du Gaverston dans un appel aux catholiques désespérés sous forme de prière : Assistez de l’esprit de Dieu ils [les catholiques] reprenent courage, et esperent par sa saincte grace secouer bien tost ce joug de tyrannie soubs lequel ils ont esté assubjectis depuis quatorze ou quinze ans ; et faire que l’Eglise Catholique reprendra en France son premier lustre et splendeur : malgré les damnables conjurations de ce Neron, qui par l’assassinat de ces deux Princes Catholiques [les Guise] fait aussi mourir sa propre mere par apres. (147) OeC02_2013_I-137_Druck.indd 23 18.12.13 08: 12 24 Bernd Renner On rejoint là donc la fin et également l’objectif ultime du Gaverston, néanmoins après un parcours bien différent, parcours qui est difficilement imaginable sans le chemin déblayé par cette histoire tragique et mémorable aux allures fabuleuses. Fabula et argumentum, marques du potentiel esthétique d’une satire où persiste le potentiel d’une cure, se voient remplacés par l’historia, le fait accompli, qui ne laisse plus de choix aux lecteurs. Tout en traitant le même sujet, les deux textes se distinguent donc dans tous les domaines (sémantique, herméneutique, poétique, rhétorique …) et illustrent de manière exemplaire les changements radicaux dans l’écriture de Boucher qui nous semblent représentatifs pour les bouleversements idéologiques survenus pendant ces années charnières du combat ligueur. Dans un premier temps, nous espérons que notre analyse fournira une contribution modeste à une étude plus approfondie de l’évolution et de l’arrière-plan de ce combat et de ses fondements intellectuels. Dans un deuxième temps, nous sommes loin de vouloir présenter ces textes comme chefs-d’œuvre littéraires mais il est indéniable qu’ils apportent des éléments pertinents à l’étude de l’évolution de la satire et de sa variante polémique, notamment dans le domaine problématique des lignes de démarcation entre les deux, à la fin du seizième siècle ainsi qu’à l’usage de la rhétorique dans ce contexte. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 24 18.12.13 08: 12 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) Le risus sardonicus de Jean Boucher Bruce Hayes University of Kansas Dans la propagande polémique des guerres de Religion, l’humour était souvent employé d’une manière purement destructrice sous différentes formes (invective, diatribe, épithètes, etc.), un genre d’humour que Freud qualifiait de « tendancieux », où le but est d’insulter et d’humilier son adversaire 1 . Dans cet article, je propose d’examiner sous cette optique deux pamphlets importants du Ligueur Jean Boucher, La Vie et faits notables de Henry de Valois (1589) et les Sermons de la simulée conversion et nullité de la prétendue absolution de Henri de Bourbon (1594) 2 . Je propose de montrer comment Boucher exploite les possibilités du comique pour provoquer l’animosité du peuple contre Henri III et ensuite Henri IV. L’approche dont je me servirai pour effectuer cette analyse est le concept de risus sardonicus d’Érasme qu’il présenta dans ses Adages 3 , un concept qui sera repris par le médecin Laurent Joubert dans son Traité du ris 4 . Joubert définit ce rire ainsi : « Tel Ris et manteur, simulé & traitre, plein d’amertume & mal-talant, ou (pour le moins) de feintise : …comme le Ris qu’on dit vulgairemant d’Hotelier [hostile] ». Il poursuit : « Le Ris Sardonien et dit aussi de quelques uns, pour un ris de folie, ou d’arrogance, ou d’injure, ou de moquerie » 5 . Je traiterai des exemples dans ces deux ouvrages où l’humour et la satire sont tellement dominés par l’invective et la haine que cette intentionnalité rava- 1 Sigmund Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (traduit de l’allemand Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten (1905) par Denis Messier). Paris : Gallimard, 1992. 2 Toute référence à la Vie et faits notables renvoie à l’édition critique moderne de Keith Cameron. Paris : Champion, 2003. Les Sermons, prêchés à l’église Saint-Merri du 1 au 9 août 1593, furent publiés à Paris en mars 1594 chez G. Chaudiere. Toute référence aux Sermons renvoie à cette première édition. 3 Toute référence à cet adage renvoie à l’édition magistrale des œuvres complètes d’Érasme : Opera Omnia, t. II, p. 5, Felix Heinimann et Emanuel Kienzle, éd. Amsterdam : North-Holland Publishing, 1981. pp. 289-97. 4 Laurent Joubert, Traité du ris, contenant son essence, ses causes, et merveilheus effais. Paris : Nicolas Chesneau, 1579. 5 Ibid., p. 214. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 25 18.12.13 08: 12 26 Bruce Hayes geuse enlève au comique toute forme de rire sauf celle du rire sardonique, un rire imposteur qui cache à peine une animosité acharnée. Pour commencer, je voudrais examiner le concept de risus sardonicus tel qu’il se présente dans les Adages d’Érasme. Il est intéressant de constater qu’Érasme, avant de fournir une explication de l’expression (qu’il donne d’abord en grec), avoue qu’il existe une telle diversité d’explications qu’il craint que son exploration ne fasse naitre le rire chez ses lecteurs, un mot d’esprit de l’auteur qui n’évoque guère le rire. La première définition qu’il offre est celle d’un rire faux (ficto), amer (amarulento) et fou (insano). Il explique ensuite que l’étymologie de l’expression vient de l’île de Sardaigne où, selon les légendes, des colons carthaginois sacrifiaient tous les hommes qui dépassaient l’âge de soixante-dix ans et, ce faisant, riaient. Il parle aussi d’une plante sauvage, le persil, au goût délicat mais qui empoisonne et défigure la personne qui meurt en agonisant, la bouche tordue comme si elle souriait. Comme il le fait ailleurs dans les Adages, Érasme étale ici son savoir immense sur l’Antiquité ; il cite, entre autres, Cicéron, Lucien, Homère, Platon. Il cite maints exemples d’usage du rire sardonique, mais situe l’origine de l’expression chez Homère, quand le guerrier Ajax va s’engager dans un combat singulier 6 ; en latin, le passage dit, « Sic ingens Aiax surgebat, murus Achiuum, / Terribili ridens vultu » 7 . La juxtaposition est frappante au deuxième vers, où le guerrier, sur le point de se battre, rit avec une grimace terrible. Érasme cite des sources qui expliquent comment ce rire est synonyme de meurtre, et il donne des exemples de chiens et de chevaux qui montrent les dents avant de mordre. Le rire sardonique est un rire où la bouche est gonflée et ouverte, comme sur le point de mordre. Or c’est précisément cet humour mordant qui m’intrigue dans ces deux ouvrages de Boucher. Il existe un autre point à prendre en considération lorsque l’on examine l’humour acerbe dans ces pamphlets. Boucher, comme beaucoup de polémistes de l’époque, accuse souvent ses ennemis d’une attitude légère, rieuse et moqueuse. Pour Boucher, cette légèreté d’esprit, que l’on trouve par exemple dans certaines satires protestantes, représente une forme de blasphème qu’il condamne sévèrement. En effet, beaucoup de références humoristiques dans ces ouvrages vont dans ce sens, où le rire est condamné. Comme le remarque Jean-Marie Constant, « les ligueurs, qui jouaient une rude partie, se méfiaient des rieurs qui se moquaient d’eux » 8 . L’humour dans les ouvrages bouchériens se manifeste selon deux modes négatifs - 6 Ailleurs dans les Adages, Érasme présente aussi l’expression Ajacis risus, le rire d’Ajax, qui ressemble beaucoup au risus sardonicus. 7 Illiade livre VII. C’est moi qui souligne. 8 Jean-Marie Constant, La Ligue. Paris : Fayard, 1996, p. 254. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 26 18.12.13 08: 12 Le risus sardonicus de Jean Boucher 27 d’un côté, l’humour dont se sert Boucher est si venimeux qu’il n’existe plus d’espace pour le jeu et l’ironie, aspects fondamentaux de l’humour franc et généreux ; de l’autre côté, il exprime une méfiance inébranlable envers l’humour employé par ses adversaires qu’il considère comme une forme de blasphème. Nous sommes bien loin de l’humour éclatant de Rabelais, même si ce dernier savait lui aussi employer la satire et l’invective contre ses ennemis. Le premier texte soumis à examen, publié sous l’anonymat mais souvent attribué à Boucher, est La Vie et faits notables de Henry de Valois 9 . Ce pamphlet, publié au début de 1589, tout de suite après les assassinats des frères Guise, eut un succès retentissant : au moins huit tirages et trois éditions différentes 10 . Il contient huit gravures qui illustrent des moments-clés dans la vie d’Henri, tels que son couronnement perturbé à Reims et l’assassinat des frères Guise. Le texte est en fin de compte une simple biographie du roi. Le contenu est, pour la plupart, assez plat. Les faits sont toujours racontés d’une perspective partisane qui cherche à nuire au roi, de sa naissance (il insiste par exemple sur le fait que le roi fut né en automne et non pas au jour de Pentecôte comme d’autres l’ont soutenu, et qui correspond à une date de naissance beaucoup plus favorable) jusqu’au présent où le roi est attaqué pour sa couardise et sa cruauté dans l’assassinat des frères Guise. On peut remarquer dans ce pamphlet certaines ressemblances avec les écrits d’autres historiens-témoins de l’époque, tels que Pierre de L’Estoile, De Thou et Pasquier, sauf qu’il s’agit d’une histoire racontée par un intégriste et qu’à certaines reprises, ce fanatisme déborde et envahit le texte, la trame de la narration étant interrompue par l’invective et la démagogie. Dans d’autres œuvres de Boucher, on peut constater la démonstration d’une érudition impressionnante, mais ici, le public visé est plutôt populaire et l’on voit très peu, voire aucune référence aux textes savants. On voit quand même, comme Keith Cameron le souligne, une rhétorique qui suit un des modèles proposés par Quintilien dans son Institution oratoire (III, 7, 10) : au lieu de 9 Dans son édition critique du pamphlet, Keith Cameron conclut, « il importe peu que ce soit Boucher ou un autre, mais ce qui est certain c’est que Boucher aurait pu les [il se réfère à deux autres pamphlets anonymes attribués à Boucher] écrire car ces livrets révèlent une pensée, une idéologie et un fanatisme dont non seulement sa conduite, minutieusement observée par ses contemporains au temps de la Ligue, mais aussi ses autres publications font foi. Un de ses biographes, l’abbé Feret, voit dans le fait que Boucher n’ait pas nié l’attribution de ces ouvrages, la preuve qu’il en était l’auteur, car « le docteur ne négligeait pas de protester, lorsqu’on mettait à tort quelque publication sur son compte », op. cit., pp. 10-11. Il est quand même curieux que Cameron ne va pas plus loin en établissant l’attribution du pamphlet. 10 Ibid., p. 9. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 27 18.12.13 08: 12 28 Bruce Hayes laus [louange], c’est évidemment vituperatio [vitupération] qui domine le récit 11 . La structure de cette biographie suit de près les règles d’une biographie vitupératrice. Les émotions que l’auteur cherche à évoquer chez ses lecteurs et lectrices sont celles de la démagogie : répugnance, horreur, et surtout haine. S’il cherche à plaire ou à amuser son public, c’est parce qu’il prêche aux convertis qui partagent son animosité contre le roi. Où se trouve le rire dans ce pamphlet polémique ? Il est évident que le sarcasme et la satire font partie de la rhétorique du pamphlet. Pour commencer, il est intéressant de noter que les deux usages d’une forme du mot « rire » sont employés négativement pour montrer le manque de respect d’Henri III envers les choses sacrées. Dans une anecdote où l’on montre au roi les reliques sacrées de la Sainte Chapelle, y compris la couronne d’épines, Henri est censé réagir de la manière suivante : O quel Roy se disant tres-Chrestien ! ô quel Atheiste ! Aussi quand un jour il fut à la saincte Chapelle voir les precieuses & sacrees reliques de nostre Seigneur, & qu’on luy monstra la couronne d’espines ; il commença à rire & dire que Jesus-Christ avoit la teste bien grosse. Cét Atheïste a ruyné plusieurs lieux de devotion, & entre autres l’Abbaye du Val : disant qu’il n’y avoit que trop de moynes en France 12 . Plus tard, après la journée des barricades du 12 mai 1588, où le roi se trouve obligé de fuir la ville capitale, Boucher observe : Henry de Valois, avec un visage riant, & une façon qui sentoit son humaine douceur & amitié ; luy sçait bien gré de s’estre tenu à Paris apres les barricades, puis que sa vertu avoit peu contenir le peuple en paix & union, & luy dit que veritablement il s’estoit abusé voirement de vouloir mal aux Parisiens : mais qu’il y avoit esté induit par un mauvais conseil 13 . Dans les deux cas, le prétendu rire d’Henri III est souligné pour illustrer son attitude légère et peu soucieuse des matières importantes et sacrées. Le rire est évoqué pour provoquer l’indignation des lecteurs et lectrices. Boucher dirige le rire contre le roi ; dans les deux cas où le roi est censé ricaner, il s’agit de situations qui exigent du roi révérence et sobriété. Son incapacité à maintenir la dignité exigée par sa position souveraine sert comme preuve de sa méchanceté et de son état déchu en tant que monarque. Finalement, le rire d’Henri III est représenté comme un rire malveillant, irrespectueux et insolent. L’acte de glousser est représenté comme une forme de blasphème, 11 Ibid., p. 23. 12 Ibid., p. 117. C’est moi qui souligne. 13 Ibid., p. 131. C’est moi qui souligne. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 28 18.12.13 08: 12 Le risus sardonicus de Jean Boucher 29 un manque de contrôle démontré dans les emportements insolents du roi. Le rire est clairement lié aux excès du roi dépeints par Boucher. Pendant cette période historique, si conflictuelle et sanglante, le rire est par définition suspect. Rire des choses sacrées ou des événements néfastes montre aux partisans que l’individu est un impie. Du côté catholique, si l’on remonte aux pamphlets polémiques des années 1530 et 1540, on remarque assez souvent des attaques contre les Protestants à cause de leurs satires, qui sont citées comme preuve de leur irréligion. Puisqu’ils se montrent prêts à se moquer des choses sacrées (l’eucharistie étant l’exemple le plus important) les Protestants sont accusés d’athéisme. Pour les polémistes catholiques, cette légèreté d’esprit atteste de l’irréligion des Protestants. Dans ce pamphlet, Boucher évoque cette tradition polémique au travers des deux formes du rire d’Henri III, afin de classer le roi parmi les hérétiques irrévérencieux qu’on doit extirper du royaume. Pour ce qui est de l’humour bouchérien, on voit des exemples dans les passages précédents, surtout le dernier passage. Dans la première citation, on voit l’invective et le sarcasme dans l’épithète, « O quel Roy se disant tres- Chrestien ! ô quel Atheiste ! » (C’est moi qui souligne). Le fait qu’il déforme une formulation considérée sacrée, « le roi très-chrétien », en insérant « se disant » représente le même genre d’humour irrévérencieux dont il accuse Henri. On voit aussi beaucoup de sarcasme dans le deuxième passage où il décrit l’attitude du roi envers les Parisiens, avec son visage riant et « une façon qui sentoit son humaine douceur & amitié ; luy sçait bien gré de s’estre tenu à Paris apres les barricades, puis que sa vertu avoit peu contenir le peuple en paix & union ». Impossible de ne pas lire « humaine douceur & amitié » de façon extrêmement ironique, étant donné le portrait qui est dressé du roi dans cette biographie diffamatoire. Parler de la « vertu » du roi souligne encore le côté moqueur du pamphlet. Le rire que peuvent évoquer ces descriptions sarcastiques est le risus sardonicus, un rire partisan et malicieux. Il y a d’autres moments dans le pamphlet où l’on trouve des exemples d’un rire sardonique et ravageur. Il n’est pas étonnant qu’un sujet majeur du pamphlet soit les mignons d’Henri III. Le mignon le plus commenté dans le pamphlet est le duc d’Épernon. Boucher présente le duc aux lecteurs de la manière suivante : Ainsi Henry de Valois s’adonna à une vie de Caligula, d’Heliogabale et de Neron, faisant grand estat des flateurs, notamment de Nogaret [futur duc d’Épernon], lequel de belistre qu’il estoit entré en cour, par sa flaterie, adherant à toutes les volontez de celuy duquel il sçavoit luy pouvoir advenir plusieurs moyens, parvint incontinent à grand credit et eut tout ce qu’il voulut demander : car les flateurs sont amis de la bourse, et n’ont autre but que le proffit, et pour y parvenir ils s’employent à toute villenie OeC02_2013_I-137_Druck.indd 29 18.12.13 08: 12 30 Bruce Hayes destestable qu[’]elle puist estre ; tous leurs conseils et façons de faire ne sont que trahisons et tromperies ; leurs paroles sont paroles de cuisine, elles loüent pour tirer proffit, et loüans ce qui ne doit estre loüé les Princes s’endorment en leurs vices & perdent eux & leurs Estats 14 . Dans cette description, l’effet corrupteur du mignon d’Henri III se manifeste à travers son langage. Il a toujours un mot flatteur et malhonnête. La référence aux « paroles de cuisine » fait penser à d’autres satires précédentes, telles que La Farce des Théologastres (ca. 1526), l’épisode de Messer Gaster dans le Quart Livre de Rabelais (1552) et les Satyres chrestiennes de la cuisine papale (1560), un fait assez ironique, puisque ces satires gastronomiques sont d’origine protestante ou réformiste. L’excès gastronomique, ainsi que la logorrhée qui en découle, est lié au vice, à l’abus et au mensonge. Avec Henri III, cette séduction s’avère aisée, puisque selon Boucher, le roi, « n’estant un Scipion en continence » 15 , s’adonne facilement aux vices les plus extrêmes, y compris le viol des religieuses. Nous retrouvons le sarcasme de Boucher lorsqu’il explique comment Nogaret devint le duc d’Épernon : Tels beaux & agreables services de Nogaret [il emmène Henri III aux couvents pour violer des religieuses] furent cause, que pour l’en rescompenser, Henry de Valois (moyennant les subsides qu’il mettoit sus, payees par le sang vif du pauvre peuple) luy acheta Espernon, & le feit eriger en Duché ; pour estre appellé Duc, & de là, à cause de ses prodigieuses vertus estre mis au Catalogue des Pairs de France 16 . La juxtaposition ironique de la prodigalité du roi et de son mignon et des vertus de Nogaret, expression qui suit la référence au « sang vif du pauvre peuple », cherche à provoquer un rire sardonique qui condamne les abus du roi et d’Épernon. Tout ici est sarcasme (les viols qualifiés de « beaux & agreables services »), mais c’est un sarcasme effronté et courroucé qui évoque le mépris plus que le rire. Le pamphlet est semé d’épithètes et de remarques sarcastiques ; les affaires amoureuses de la cour sont toujours qualifiées de « putacerie » 17 . Comme dans beaucoup de propagande contre Henri III, l’humour est ici de nature sexuelle, non seulement pour souligner la débauche du roi, mais aussi afin de remettre en question son hétérosexualité 18 . Il y a 14 Ibid., pp. 91-92. C’est moi qui souligne. 15 Ibid., p. 93. 16 Ibid., pp. 94-95. C’est moi qui souligne. 17 Ibid., pp. 77 et 92. 18 Voir, par exemple, l’article de Paul Scott, « Edward II and Henry III : Sexual Identity at the end of the Sixteenth Century » dans Self and other in Sixteenth-Century France : Proceedings of the Seventh Cambridge French Renaissance Colloquium, 7-9 July 2001. Kathryn Banks et Philip Ford, éd. Cambridge : Cambridge University Press, 2004, pp. 125-42. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 30 18.12.13 08: 12 Le risus sardonicus de Jean Boucher 31 dans cette représentation diffamatoire un effort pour susciter le rire, mais ici comme ailleurs, il s’agit d’un rire indigné et scandalisé. Les épithètes ne s’arrêtent pas là - le garde des sceaux de Henri III, Philippe Hurault, est appelé « Turault » 19 que Cotgrave définit comme « Old Mole-hills » 20 ; sur un ton xénophobe et populiste, les coutumes extravagantes de Henri sont considérées comme étant « à la Turquesque » 21 . Un dernier exemple se trouve à la fin du pamphlet et illustre sinon un mot d’esprit, du moins un jeu de mots lourd de signifiance pour Boucher et d’autres Ligueurs. On peut se demander pourquoi l’auteur continue d’appeler le souverain « Henri de Valois » et non pas Henri III. Est-ce pour souligner qu’il est en quelque sorte un roi illégitime ? Dans la deuxième édition du pamphlet, l’auteur offre une explication : « Henri de Valois » est une anagramme pour « Hérodes le Vilain » 22 . Les Ligueurs avaient d’autres anagrammes qu’ils employaient, comme « de Valoys » qui devient « O le Judas », « Enry de Valloys » qui devient « Le Ivdas le Néro », etc. Même si ce n’était que de simples jeux de mots, ces partisans attachaient beaucoup de valeur à leur symbolisme, comme une sorte de preuve divine de la cruauté de leur roi. Mais si les Ligueurs riaient de ces finesses verbales, cela prenait avant tout la forme d’un rire menaçant et amer. La vie et faits notables de Henry de Valois eut un succès assez important, avant et après l’assassinat du roi par Jacques Clément. Il parut à l’époque où le rayonnement et le pouvoir de la Ligue étaient à leur sommet, et où l’on appelait Boucher « un petit roy » à Paris 23 . Quelques années plus tard, en 1593, la situation était bien différente lorsqu’Henri IV fut couronné à Chartres le 25 juillet. Le pamphlet satirique contre la Ligue, la Satyre Ménippée, circulait déjà dans Paris avant d’être publié à Tours l’année suivante 24 . Cette œuvre royaliste qui se moquait des prétentions de la Ligue eut un succès phénoménal. Il est presque impossible de ne pas entendre dans les 19 Ibid., p. 102. 20 Randle Cotgrave, A Dictionarie of the French and English Tongues. Londres : Adam Islip, 1611. Moins précis, Huguet, dans son Dictionnaire de la langue française du seizième siècle (Paris : Champion, 1925-1976) le définit simplement comme une « masse » et il cite la traduction de Marius de Jacques Amyot : « S’estans venus camper aupres des Romains le long de la rivière, ilz…commencerent à la combler…y apportans de grosses pieces de rochers qu’ils brisoyent et des tureaux de terre qu’ilz y poussoyent. » C’est moi qui souligne. 21 Op. cit., p. 65. 22 Ibid., p. 146. 23 Elie Barnavi, Le Parti de Dieu. Étude sociale et politique des chefs de la Ligue parisienne 1585-1594. Bruxelles : Éditions Nauwelaerts, 1980, p. 142. 24 Voir l’excellente édition critique de Martial Martin, publiée chez Champion en 2007. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 31 18.12.13 08: 12 32 Bruce Hayes Sermons de Boucher une réponse désespérée à la Satyre Ménipée. Même si l’on peut considérer ces Sermons comme un échec, dans le sens où il était déjà trop tard lorsque Boucher les prêchait et les faisait circuler (en effet, il fuit la capitale au mois de février 1594, et les Sermons ne furent publiés qu’au mois de mars), l’audace des sermons est toujours remarquable et nous aide à comprendre pourquoi Boucher fut exilé par la suite. Bien avant ces prêches intrépides que Boucher fit seulement une semaine après le couronnement d’Henri de Navarre, Boucher était déjà reconnu pour ses talents oratoires et la témérité de ses discours contre le futur Henri IV. Dans ses sermons pour le carême en 1591, par exemple, il exprima parfaitement sa haine pour Henri de Navarre, qu’il appelait « ce chien de Béarnais » et de dont il souhaitait la mort 25 . Il y a tout d’abord des différences à souligner entre les prêches du mois d’août 1593 et le texte publié quelques mois plus tard en 1594, ainsi que des différences entre cet ensemble de sermons et la Vie et faits notables de Henry de Valois. Nous n’avons pas de témoignages quant aux sermons prêchés à l’église Saint-Merri au début d’août, mais rien que la longueur des sermons publiés (plus de 600 pages pour les neuf sermons) nous indique que le curé modifia de façon notable ses sermons avant de les faire publier. Au lieu de viser un large public, comme il le fit dans sa Vie et faits, ces sermons sont parsemés de références à l’Antiquité. Le recteur de la Sorbonne étale son immense savoir biblique et classique dans la version publiée des sermons. Toutefois, en comparaison avec sa De Justa Abdicatione, le style est plus simple et vise un public moins instruit. Tout le texte est en français, et presque sans exception, tout texte en latin est mis en marge de la page 26 . Le plus grand échec politique pour la Ligue fut l’exécution de Barnabé Brisson, président du Parlement, le 15 novembre 1591, suivie par la réaction sévère du duc de Mayenne, qui fit mettre à mort quatre des Seize de la Ligue. En cherchant à provoquer une deuxième Saint-Barthélemy, les ligueurs finirent par s’éloigner encore davantage de la noblesse et de s’isoler encore plus de la populace générale de Paris 27 . Au moment des prédications de Boucher 25 Voir Frederic J. Baumgartner, Radical Reactionaries : The Political Thought of the French Catholic League. Genève : Droz, 1976, pp. 176-77. 26 Voir Baumgartner, op. cit., p. 202 : « The Sermons de la conversion is a far different work from the De Justa Abdicatione. It has a different style of writing from the quasi-scholasticism in the earlier work, being pervaded with rhetorical flourishes which indicate its oratorical origin. Since the Sermons was in French, it was intended for a less educated public also ». 27 Il existe beaucoup d’analyses de cette période problématique de la Ligue ; pour un bon compte rendu, voir la préface de l’excellente édition critique de la Satyre Menipée de Martial Martin (Paris : Champion, 2007), pp. xxiii-xxviii. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 32 18.12.13 08: 12 Le risus sardonicus de Jean Boucher 33 en 1593, les militants de la Ligue avaient déjà perdu beaucoup de terrain sur les Politiques qui soutenaient le couronnement d’Henri de Navarre. Les quelques références à l’humour que l’on trouve dans ces prêches sont surtout négatives et attaquent les efforts satiriques des Protestants et des royalistes. Ces assauts verbaux révèlent une insécurité prononcée face à un ennemi qui domine la guerre de propagande. Boucher commence ses sermons en soulignant la solidité de la vraie foi catholique par rapport à l’hypocrisie des ennemis de l’Église (tôt dans le sermon il emploie la métaphore suivante pour établir un contraste qu’il répète ad nauseam : « l’hypocrisie faict des toilles d’areigne, qui n’ont force ny durée » 28 ). Tout de suite il rappelle à ses auditeurs la production pamphlétaire des Protestants, en juxtaposant leurs écrits avec ceux de Dieu : Bref ce sont livres bien reliez, et bien dorez dessus la trenche, bien marquez au petit fer, sur un beau maroquin de levant, mais dedans ce n’est qu’ordure, que mensonges et blasphemes (tels qu’on a veu cy devant aux petits livrets Huguenots) par le contenu desquels, ils seront un jour jugez au temps que les livres serons ouverts, devant le souverain throsne de Dieu 29 . Son observation s’avère assez ironique, puisqu’il cherche en même temps à attaquer la qualité luxueuse de la production d’écriture protestante (« bien dorez … bien marquez au petit fer, sur un beau maroquin de levant ») et à la dénigrer (« petits livrets Huguenots »). La contradiction de la logique de Boucher est irréconciliable ; soit les Protestants gagnent parce qu’ils produisent des œuvres de haute gamme (œuvres toutefois hypocrites, remplies comme elles le sont d’ « ordure…mensonges et blasphemes »), soit ils remportent la victoire contre les Catholiques ligueurs avec des œuvres minables et de mauvaise qualité. Du point de vue de la rhétorique, Boucher crée ici une sorte de chiasme qui commence avec les « livres bien reliez » qui sont faux et hypocrites ; au centre de la phrase il appelle ces livres « petits livrets », pour les minimiser afin de revenir sur le mot « livres », mais cette fois-ci, ce sont les livres divins qui symbolisent le jugement de Dieu. Or nous voyons dès le début des Sermons un intertexte basé sur la production livresque des deux camps idéologiques, une production pamphlétaire des deux côtés que les Ligueurs sont en train de perdre. La référence la plus évidente à cette 28 Sermons de la simulee conversion et nullité de la pretendue absolution de Henry de Bourbon, Prince de Bearn, à S. Denys en France, le Dimanche 25 Juillet, 1593. Sur le sujet de l’Evangile du mesme jour, Attendite a falsis Prophetis, etc. Matth. 7 Prononcez en l’Eglise S. Merry à Paris, depuis le premier jour d’Aoust prochainement suyvant, jusques au neufiesme dudict mois. Par Me Jean Boucher Docteur en Theologie. Paris : G. Chaudiere, 1594, p. 5. 29 Ibid., p. 12. C’est Boucher qui souligne. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 33 18.12.13 08: 12 34 Bruce Hayes production pamphlétaire, et surtout à la Satyre Menippée, se trouve deux fois dans les Sermons quand Boucher se réfère au Catholicon, cette drogue mirifique vendue par les deux charlatans (Espagnol et Lorrain) au début de la Satyre 30 . Dans le deuxième sermon, il remarque : Car tels sont les ingrediens, qui entrent en la composition, de ce beau Catholicum, pire que le nappellus, que l’arsenic, que l’Antimoine, et la ciguë, et pire que le venin de la queüe du scorpion, dont neantmoins on veut faire la medecine, et donner le mortel breuvage à la France 31 . Tout à la fin des sermons, cette drogue revient pour souligner le danger de l’hypocrisie des royalistes : C’est l’esprit de nostre Alchymie, la richesse de nostre vaisseau, le thresor de nostre cabinet, le fruict de tout nostre labeur, pour ne prendre un qui pro quo, une ciguë pour rheubarbe, un Catholicon eventé, une piece de faux aloy, un scorpion pour un œuf, une pierre pour du pain, un charbon pour un thresor, bref un crapault pour un lys 32 . Ici, la stratégie rhétorique est surtout d’ordre métonymique, qui opère sur une sorte de renversement de la métonymie originale. Dans la Satyre Menippée, le Catholicon représente métonymiquement tous les excès et la corruption de la Ligue ; pour Boucher, le Catholicon est toujours négatif, mais il symbolise désormais l’effort des royalistes pour saper les positions de la Ligue par le biais d’une production pamphlétaire qu’il caractérise comme hypocrite. Pourquoi hypocrite ? À cause de l’humour de la satire ; le danger pour Boucher est que les gens puissent trouver plaisante et amusante cette satire contre la Ligue (et d’après les témoignages, cela fut le cas) et qu’ils soient ainsi trompés. Ailleurs, dans le troisième sermon, en attaquant les moqueurs, il remarque que « la moquerie [est] une vraye peste de toutes les vertus, et le vray ennemy du sainct Esprit, qui est l’esprit de simplicité, bonté, et droicture » 33 . Cette position de Boucher s’avère assez problématique, puisque lui aussi se sert de la moquerie et de la satire pour attaquer ses ennemis 34 . Néanmoins, il poursuit ce raisonnement, tout particulièrement dans le troisième sermon où il s’en prend avant tout à celui qui est la cible première 30 Satyre Menipée. Martial Martin, éd., op. cit., p. 8. 31 Ibid., p. 96. C’est Boucher qui souligne. 32 Ibid., p. 572. C’est Boucher qui souligne. 33 Ibid., p. 144. 34 Plus tard au quatrième sermon, il offre une justification de ses actions : « le Sage donne advis de respondre au fol selon sa folie, à fin qu’il ne pense estre sage, la necessité ne nous y porroit, tant pour ce mesme effect, que pour n’en laisser tromper d’autres », p. 252. C’est Boucher qui souligne. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 34 18.12.13 08: 12 Le risus sardonicus de Jean Boucher 35 de son mépris, Henri de Navarre. En expliquant pourquoi ce prétendu roi ne mérite pas son titre, il fait une observation qui rappelle le risus sardonicus d’Érasme : « L’homme […] est cogneu à son regard, et le Sage a l’abordée de sa face. L’accoustrement de l’homme, le ris des dents, et l’alleure tesmoignent quel est le personnage » 35 . Comme nous l’avons déjà remarqué, ce « ris des dents » est un rire à la fois méchant et faux. Plus tard dans le même sermon, il décrit le « ris petulant et demesuré » 36 du roi. Les Protestants ainsi que les royalistes sont aussi condamnés à cause de leur rire : Si ce n’est qu’on vueille dire Catholiques, certains Atheistes, qui se rient à plaisir, disant que pour estre excommuniez, ils ne perdent l’appetit, ny le goust du vin, ne diminuent leur embonpoinct, n’en deviennent de rien plus maigres, qu’ils dorment comme au paravant, et se trouvent tousjours estre eux mesmes 37 . Pour Boucher, la gaieté d’esprit d’Henri de Navarre (ainsi que de ses alliés royalistes) sert comme preuve de son manque de sincérité et de la nullité de son couronnement. Dans ces sermons l’humour est rendu suspect, et ceux qui s’en servent contre la cause Ligueuse sont les ennemis de Dieu. Toutefois, Boucher n’hésite pas lui-même à employer la satire et le sarcasme contre Henri IV et ses alliés. On trouve dans les Sermons des exemples répétés d’insultes et d’invectives qui visent à provoquer le rire. À plusieurs reprises, il qualifie les écrits protestants de « faribolles » ; dans le premier sermon, il développe une comparaison extrêmement misogyne où il se moque des « hérétiques » qui sont représentés par les femmes, tandis que les mâles « Catholiques…sont la semence de l’Eglise » 38 . À un certain moment, il fait un calembour que l’on peut dénommer homotypographique au sujet de la prétendue conversion d’Henri de Navarre : « ceste saincte, je veux dire feincte conversion », puisque visuellement, le ‘s’ et le ‘f’ ne se distinguent presque pas 39 . Il qualifie les Politiques comme « ceste canaille…le rebut, l’excrement et ordure du monde » 40 . Parmi les insultes qu’il hurle contre les adversaires de la Ligue, l’exemple le plus frappant se trouve peut-être lorsqu’il associe ce groupe avec Rabelais. En se moquant du sacrement protestant, il remarque qu’ils « ont pour gosser à leur table les reliques de 35 Ibid., p. 147. C’est moi qui souligne. 36 Ibid., p. 148. 37 Ibid., Sermon IV, p. 231. 38 Ibid., p. 90. 39 Ibid., Sermon II, p. 97. Je tiens à remercier Anne Lake Prescott, qui m’a signalé cette possibilité lors de la Sixteenth Century Studies Conference à Puerto Rico le 25 octobre 2013. 40 Ibid., Sermon II, p. 116. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 35 18.12.13 08: 12 36 Bruce Hayes Rabelais » 41 . Rabelais revient une seconde fois dans une autre condamnation des hérétiques : « Et qui tous [les hérétiques] ont cela, de l’heritage de leurs peres, d’estre rieurs et moqueurs. Telles ont esté les railleries d’un Diagoras, d’un Theodorus, d’un Epicure, d’un Lucian, et en nostre temps d’un Rabelais, et de ceux de sa confrairie » 42 . Ce groupe de malfaisants, qui sont guidés par l’esprit de Rabelais, n’ont pas honte et ont « pris la saincte hostie (chose horrible, et non encore ouye) en ayent torché leur derriere » 43 . Évidemment, de telles diatribes scatologiques sont faites pour horrifier les auditeurs de Boucher, mais il y a aussi un côté comique dans ces références à Rabelais et l’usage des insultes scabreuses et vulgaires. L’exemple le plus clair de l’usage du comique dans les Sermons, est la façon dont Boucher tourne en dérision la cérémonie d’abjuration et le couronnement d’Henri de Navarre. Boucher veut faire de cette cérémonie, la plus importante et la plus sacrée des rois de France, une sorte de performance farcesque et vulgaire, pleine de momeries et d’actions repoussantes. Il commence avec le thème théâtral de la tromperie et du masque. En se référant à Machiavel et à Calvin, Boucher annonce, « Car le trompeur trouve tousjours qui si laisse tromper » 44 . En se moquant de l’ambassade envoyée à Rome de la part d’Henri de Navarre dans le deuxième sermon, Boucher développe cette image trompeuse et théâtrale en observant que l’ambassade cachait la vérité de la cérémonie, posant la question de savoir pourquoi ils « ne nous donne[nt] moyen de découvrir [leurs] mensonges, craignant que ce masque, qui est peint de mauvaise colle, ne soit bien tost écrousté » 45 . Il attaque la sincérité de l’effort d’Henri de Navarre pour recevoir la bénédiction du pape, une action que Boucher compare au théâtre comique et bouffon, avec des acteurs qui portent des masques « peint de mauvaise colle… écrousté » de saletés. Dans son quatrième sermon, Boucher décrit les actions de la cérémonie d’absolution ainsi, en les liant directement à la tradition théâtrale populaire : quelque poupée à petits enfans, ou quelque habit de fripperie, pour joüer l’Absolution, sur le theatre de S. Denys, comme jadis la Passion, tant à Paris qu’aillieurs en France (cause d’une partie de noz maux, pour l’irreverence y commise) ou comme les Huguenot ont fait, la tragedie du franc arbitre, et fait des farces de la Messe. 46 41 Ibid., Sermon II, p. 118. 42 Ibid., Sermon III, p. 143. 43 Ibid., Sermon III, p. 188. 44 Ibid., Sermon I, p. 44. 45 Ibid., p. 67. 46 Ibid., p. 228. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 36 18.12.13 08: 12 Le risus sardonicus de Jean Boucher 37 Au lieu d’une cérémonie sérieuse, Boucher la compare aux farces et autres pièces de théâtre populaires, rappelant à ses auditeurs le théâtre de propagande des Protestants. L’attaque est double - d’abord, les actions d’Henri de Navarre ne sont qu’une farce, et la farce (et tout le théâtre protestant) est pleine d’ « irreverence », et donc condamnable. Pour souligner combien il en est dégouté, il effectue un jeu de mots sur son propre nom, disant, « Ains seulement bouchons le nez, à ce que la puanteur ne nous offense » 47 . Il continue tout au long de ses sermons à comparer la cérémonie d’Henri de Navarre à une sorte de spectacle théâtrale farcesque. Il parle des « ceremonies ridicules, dont les penitens mesmes se mocquoient » 48 , et plus tard il veut savoir « de quelle boutique peut estre ceste invention, sinon de quelque moqueur athée » 49 . Peut-être son observation la plus mordante et la plus connue est la description suivante de la cérémonie : La risée qu’il fit regardant en hault, avec un bouffon, qui estoit a la fenestre, luy disant en veux tu pas estre ? …les tapis semez de fleurs de lys, l’adoration faites par les Prelats, à celuy qui se devoit submetre, et s’humilier devant eux, sont ce les traicts de penitence ? Ou qui en veit jamais de semblable ? 50 Tout ce qu’il observe au sujet de la cérémonie d’abjuration du couronnement a pour objectif de démontrer qu’elle est fausse, pervertie, et donc nulle. Une des stratégies de Boucher pour parvenir à son but est de renverser le sens de la cérémonie et de la présenter comme un spectacle profane et vulgaire. Il proclame vers la fin, « Car voilà les indignitez, dont on contamine et profane, la dignité du sacrifice pour faire comme une farce » 51 , et enfin il conclut, « Et si pour l’indignité qui y est, par la pieté simulée pour la conversion masqueee, pour la profanation des mysteres, cela s’appelle mommerie ? » 52 La métaphore théâtrale développée à travers les sermons fonctionne comme un renversement où Boucher tourne en dérision un spectacle qui est normalement considéré sérieux et sacré. En examinant les aspects comiques de ces deux ouvrages polémiques de Boucher, il faut tout de même constater que c’est surtout le sérieux qui domine, particulièrement dans les Sermons. Mais on peut quand même 47 Ibid., p. 228. 48 Ibid., Sermon IV, p. 342. 49 Ibid., Sermon VI, p. 369. 50 Ibid., Sermon VIII, p. 539 [339]. C’est Boucher qui souligne. Il existe plusieurs erreurs dans la pagination du livre ; la page indiquée est la page 339 dans le livre, mais il s’agit d’une faute de frappe, témoin parmi beaucoup d’autre de la façon hâtive dont on publia ces Sermons. 51 Ibid., Sermon VIII, p. 554 [354]. Voir la note précédente. 52 Ibid., Sermon VIII, p. 555 [355]. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 37 18.12.13 08: 12 38 Bruce Hayes déceler des techniques comiques employées, comme les jeux de mots, les épithètes, les hyperboles et les sarcasmes. Dans l’évolution de la satire avant et pendant les guerres de Religion, ces deux pamphlets présentent une illustration fascinante d’un humour tendancieux qui cherche à blesser autrui. Le ton est essentiellement moralisateur et grave, mais il y a des moments d’échappement et d’explosion verbale, et c’est dans ces moments que l’on rencontre le rire sous sa forme destructrice et sardonique. On a longtemps considéré l’humour comme remède ou guérison ; on découvre ici comment il peut être employé à des fins déshumanisantes et même mortelles, cherchant à justifier et même à encourager des actes de violence pendant cette période sanglante de l’histoire du pays. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 38 18.12.13 08: 12 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher (Paris sous la Ligue, 1588-1594) Martial Martin Université de Champagne, IUT de Troyes CERILAC EA 4410 On peut, certes, le regretter ; mais la vérité est qu’il reste bien peu de traces de Jean Boucher ou des curés de la Ligue en dehors des mentions que l’on trouve chez les mémorialistes politiques et au premier rang d’entre eux, chez Pierre de L’Estoile. Comme l’écrit à juste titre Marie-Madeleine Fragonard, « la meilleure façon de parler de la Ligue est […] de mettre le politique dans les formes religieuses, ce qui est le propre de ce mouvement (à l’opposé de Politiques qui dissocient) ; mais c’est aussi le meilleur moyen de mentir en abritant derrière la religion tout un passé de révolte. Et l’occasion la plus révélatrice est dans la version orale de ce discours, la prédication, la plus répandue dans le public des paroissiens, celle qui a mobilisé les foules au temps des premières émeutes urbaines. À notre grande désolation, la principale source de la survivance ligueuse, qui continue à en soutenir les thèses et à en parler positivement nous est inaccessible, révélée simplement par les bruits enregistrés par Pierre de L’Estoile dans les années 1595 − 1600 1 ». Il existe pourtant (et singulièrement pour Boucher, avec les Sermons de la simulée conversion 2 ) des versions imprimées des sermons, mais en regard de la masse et de l’importance des prédications orales, « les versions écrites sont fort modestes, l’écume de cette prédication encore séditieuse n’atteint [donc] la postérité que par l’écho médiatisé des mémorialistes 3 ». Or, ce qui 1 Marie-Madeleine Fragonard, « Les Opinions ligueuses et les genres » dans Discours politique et genres littéraires. Sabine Gruffat et Olivier Leplatre, éd. Lyon-Genève : Droz, « Cahiers du GADGES » 6 (2008), 111-34, ici p. 114. 2 Sermons de la simulee conversion et nullité de la pretendue absolution de Henry de Bourbon, Prince de Bearn, à S. Denys en France, le Dimanche 25 Juillet, 1593. Sur le sujet de l’Evangile du mesme jour, Attendite a falsis Prophetis, etc. Matth. 7 Prononcez en l’Eglise S. Merry à Paris, depuis le premier jour d’Aoust prochainement suyvant, jusques au neufiesme dudict mois. Par M e Jean Boucher Docteur en Theologie. Paris : G. Chaudiere, 1594. 3 Marie-Madeleine Fragonard, art. cit., p. 116. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 39 18.12.13 08: 12 40 Martial Martin retient particulièrement l’attention à la lecture de L’Estoile 4 pour les années 1588 à 1594 où la Ligue contrôle Paris, c’est l’intérêt presque exclusif, pour les prédications 5 et pour les occasionnels (souvent des libelles ou des pamphlets) circulant dans la capitale : ce double tropisme souligne une relation profonde entre les deux objets, une proximité frappante dans les échos, les reprises de thématiques, les références et les citations croisées, des procédés rhétoriques partagés, une tonalité analogue. Il s’agit là des deux grands modes d’information et de formation de la première modernité 6 . Bien sûr, l’opposition entre l’oral et l’écrit est particulièrement clivante : d’un côté nous sommes en présence d’un événement unique très localisé marqué par son caractère public et sa dimension institutionnelle ; de l’autre nous avons un objet reproduit en multiples exemplaires, diffusé aux quatre coins de la ville, venu parfois de l’autre camp ou destiné à un public extérieur, objet stigmatisé, largement clandestin. Mais cette dissemblance, qui pourrait être relativisée (le sermon est très largement lié à la culture du Livre ; il peut être en opposition au pouvoir dans le jeu des conflits institutionnels ; le libelle diffamatoire se caractérise par une forte référence à des situations d’oralité comme le dialogue ; les documents officiels dans le cadre de la guerre civile peuvent apparaître comme des libelles), cette dissemblance, donc, fonde une complémentarité largement mise à contribution dans le cadre de dispositifs 7 complets de « propagande » : c’est ce que décrit L’Estoile mais aussi Cayet à l’occasion, fondatrice pour le mouvement ligueur, de la décision de la faculté de théologie de la Sorbonne de délier les sujets du devoir de fidélité à Henri III après l’assassinat des Guise aux états de Blois : Aucuns docteurs et curez de Paris, entr’autres Boucher, Prevost, Aubry, Bourgoin et Pigenat, qui estoient mesmes de ce conseil des Seize, et qui avoient esté les principaux inventeurs de ceste question, en baillerent 4 Voir Martial Martin, « Rumeur, propagande et désinformation à Paris durant le règne d’Henri IV (quelques réflexions préliminaires à partir des Mémoires journaux de L’Estoile) ». Albineana, 23 (2011), pp. 267-83 et « La Poétique des libelles dans les Mémoires de L’Estoile » dans Mélanges offerts à Gilbert Schrenck. Jean-Claude Ternaux et Cécile Huchard, éd., à paraître. 5 Voir Cécile Huchard, « Échos des prédicateurs parisiens dans le Journal du règne d’Henri IV de Pierre de l’Estoile » dans La Parole publique en ville des Réformes à la Révolution, Stefano Simiz, éd. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion. 2012, pp. 181-95. 6 Cf. Histoire de l’enseignement et de l’éducation, t. II (1480-1789). François Lebrun, Marc Venard et Jean Quéniart, éd. Paris : Perrin, 2003, « L’éducation continuée », pp. 147-65. 7 Sur l’utilisation de cette notion dans le contexte que nous étudions, voir notre article « Rumeur, propagande et désinformation à Paris durant le règne d’Henri IV ». OeC02_2013_I-137_Druck.indd 40 18.12.13 08: 12 Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher 41 eux-mesmes la conclusion le 7 janvier avec quelques jeunes docteurs, et par icelle ils asseurerent, ainsi qu’ils l’avoient desjà presché depuis le jour de Noël, que le peuple estoit deslié et deslivré du sacrement de fidelité et obeissance prestée au Roy […] Après que ceste conclusion fut publiée, ce ne fut plus dans Paris que placards attachez par tous les carrefours de la ville, pleins d’injures et de villenies contre l’honneur du Roy. Ils tournerent son nom en anagramme, et l’appelloient en chaire vilain Herodes : ils deffendoient de prier Dieu pour luy, pour ce, disoient-ils, qu’il estoit excommunié ipso facto, que l’on ne luy estoit plus subject, et crioyent tout haut en chaire : Nous n’avons plus de roy. L’on faisoit faire aussi des processions de petits enfants avec des chandelles allumées, lesquelles ils esteignoient avec les pieds marchants dessus, crians : Le roy est heretique et excommunié. Par tout où ils trouvoient de ses portraits ils les deschiroient, rayoient son nom, ostoient les armes de Pologne joinctes avec celles de France, aux lieux de la ville où on les avoit mises. Les tombeaux et effigies de marbre des sieurs de Quelus, Sainct Megrin et Maugiron, que Sa Majesté avoit fait faire il y avoit jà plus de dix ans dans le cœur de l’eglise Sainct Paul, furent rompues, cassées et du tout ostées, pour ce que ces seigneurs avoient esté autrefois des favorits du roi. 8 Cet épisode rend bien compte de la complexité de l’appareil de propagande mis en place, dit-on, par Catherine de Lorraine, duchesse de Montpensier, la sœur des deux Guise martyrs de la Ligue, Henri et Louis : au lieu de la verité en la bouche des hommes, ce ne sont plus que menteries [déplorait un « gentilhomme catholique et bon français »], artifices pour tromper le pauvre peuple, desguisemens et de peur que la verité soit cogneue, suppositions de choses faulses et pour les asseurer davantage, on interpose des lettres interceptes, on fait arriver des Courriers, bien crottez et bien eschauffez, partis du mesme lieu ou ils arrivent trois heures auparavant, pour semer de belles nouvelles : la bonne sœur de vostre chef, Catherine de Lorraine, ceste bonne pucelle, ne s’ayde point de tels artifices, et ne sçait pas achepter du taffetas pour faire faire des enseignes, et dire que ce sont les despoüilles des heretiques, et les trophees de son frere, afin d’ensorceler les plus simples, et les rendre aussi bons qu’elle. Et pource que l’on commence à ne croire plus gueres en ses parolles, il faut que ses impostures soient confirmees en la chaize par ses mignons de predicateurs, ausquels elle fait dire ce qu’il luy plaist, au lieu de leur Evangile. 9 8 Pierre Victor Palma Cayet, Chronologie novénaire…,. Michaud et Poujoulat, éd. Paris : Chez l’éditeur du commentaire analytique du code civil, « Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France… ». t. XII, première partie, 1838, p. 88. 9 Lettre d’un gentilhomme Catholique et vray François, à un sien amy, pour le retirer de l’erreur en laquelle il est tombé par les faulses impostures et seductions de la Ligue, et luy OeC02_2013_I-137_Druck.indd 41 18.12.13 08: 12 42 Martial Martin Or, c’est justement comme l’une des pièces maîtresses de ce dispositif que Jean Boucher est pris à partie par les libelles et sans doute pour la première fois par la fameuse Bibliothèque de Madame de Montpensier 10 , catalogue fictif de livres détenus par Catherine de Lorraine, qui suit le genre peu connu mais particulièrement intéressant de la « bibliothèque satirique » : le procédé de l’inventaire y permet d’accumuler les cibles autour de titres de livres fictifs qui synthétisent les griefs contre tel ou tel. Chaque titre de livre fictif apparaît comme un récit à faire, une histoire déjà connue et dont la narration serait inutile (car peut-être déjà faite ailleurs, par d’autres), parfois un développement impossible, car tabou, par-delà la simple allusion. La succession des titres esquisse un lien (éventuellement narratif) entre différentes anecdotes ; elle finit par dresser un tableau de la Ligue mais en pointant la disparate du mouvement semble vouloir désigner comme irréalisable un grand récit ligueur. Boucher apparaît deux fois, d’abord, en soixantehuitième position, comme le dédicataire du livre Le Dénombrement des veaux de la Ligue et le moien de les garder de baisler, par M. de Rennes, à nostre maistre Boucher, curé de Saint-Benoist qui suit de manière très signifiante Le Parfait Mesdisant par Loïs d’Orléans, advocat en la Cour, imprimé nouvellement à Paris, à l’enseingne du Catholique Anglois, liant donc deux fonctions du dispositif mis en place, la désinformation et le contrôle et associant deux acteurs essentiels, d’Orléans et Boucher, dont les ouvrages seront souvent donnés conjointement comme les plus dangereux des écrits ligueurs 11 . La deuxième apparition du curé de Saint-Benoît au titre 93 ouvre une série qui constitue les prédicateurs parisiens en groupe homogène dont Boucher serait la figure de proue : Les Politiques de nostre maistre Boucher…; La Confrairie des marmitons de la Ligue, par nostre maistre Hamilton…; Les Grimasses raccourcies du père Commolet…; L’Union des curés de Paris avec les Seize… Ce n’est là que le début d’attaques récurrentes contre Boucher 12 , sans doute d’abord parce monstrer clairement par l’expresse parolle de Dieu les commandemens de son Eglise et les Decrets des saints conciles que le party de la Ligue est reprouvé et detestable devant Dieu et devant les hommes, et ceux qui le suivent hors de l’Eglise catholique. s. l., 1590, p. 36. 10 On la trouve retranscrite par L’Estoile dans ses Mémoires-journaux. Brunet et alii, éd. Paris : Librairie des Bibliophiles puis Librairie Alphonse Lemerre, 1875-99 ; réimpression, Paris : Librairie Jules Tallandier, 1982, t. III, pp. 100-11. 11 Voir par exemple le rapprochement effectué par Cayet entre les Sermons de la simulée conversion et le Banquet du comte d’Arétè (Chronologie novénaire, p. 497). 12 On le retrouve par exemple dans les « ramas » de L’Estoile dans une épître latine en vers « Epistola domini ducis de Guisia » (Mémoires-journaux, t. II, pp. 90-95, ici p. 94 : « Credite, quaeso, pro certo / Quod in dissidio tanto, / Si per uos ego Rex fiam, / Boucherus episcopatum / Habebit ob ululatum / Pigenatus abbatiam »), dans Les Entreparoles du Manant dé-ligué et du Maheutre, une des déclinaisons royalistes du célèbre libelle de Cromé, Dialogue d’entre le Maheustre et le Manant, (t. IV, pp. 300-04, ici p. 303 : M ANANT « J’en viens [de Paris], et ceste femme est OeC02_2013_I-137_Druck.indd 42 18.12.13 08: 12 Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher 43 qu’il représente une autorité qui cautionne la Ligue 13 , aussi parce qu’il est un acteur de premier plan dans le mouvement 14 , plus encore parce qu’il semble central dans le dispositif de production de propagande, l’un des grands inspirateurs des libelles ligueurs en particulier autour de ses prédications, peut-être plus encore l’un des orchestrateurs des campagnes de communication, le spin doctor des Seize, le groupe le plus radical du mouvement. D’une la Ligue cruelle, / Qui, pour perdre Soissons, hors de Paris, s’en va […] Comme frère Bernard, la maudite chemine. / Elle a l’œil de Mendoçe et les grands dents du Cler ; / Sa main gauche soutient la feinte Hypocrisie : / Elle a à son costé le cousteau de Boucher, / Cousteau dont il vouloit, selon sa fantaisie, / Pour gaigner des doublons, l’Escriture escorcher. ») ou encore dans une épigramme « Contre Madame de Montpensier » (t. XI, p. 289 : « Ceste sèche carcasse, ainçois ceste mégère, / Qu’un seul traict de pitié ne peut oncques toucher ; / Qui ne sceut compatir mesmes avecques Boucher / Et qui de son venin tueroit une vipère »). Ajoutons à cela que Boucher est une cible récurrente de la Satyre Ménippée et qu’il est plus tardivement au centre du libelle royaliste Responce d’un bourgeois de Paris à un escrit envoyé d’Amiens par laquelle les calomnieuses prédications de M. Jean Boucher sont refutées et les habitants d’Amiens admonestez. Paris : Jamet Mettayer, 1594. 13 Son nom garantit la validité des discours comme le souligne (ironiquement) L’Estoile à propos d’extraits de Huict cantiques en versets latins recueillis entièrement des Pseaumes de la sainte Bible « à la relation des seigneurs Boucher et de Launoy, commis à voir et visiter ce bel œuvre » (Mémoires-journaux, t. III, pp. 310-14, ici p. 310) en se référant à l’« Extraict des registres du conseil général de l’Union des Catholiques » donnant permission au libraire d’imprimer le livre Les Traces des admirables jugemens de Dieu, remarquez en la mort et fin misérable de Henry III roy de France excommunié, avec quelques vers latins sur le même subject. Plus huict cantiques en versets latins, recueillis entièrement des pseaumes de la saincte Bible… Paris : G. Bichon, 1589 ; c’est cette signature qui fait autorité que parodient deux textes particulièrement intéressants parmi les libelles contre Boucher : le Concordat d’aucuns points entre les curés et docteurs théologiens de Paris et les ministres de la religion prétendue réformée (conservé par L’Estoile dans les Mémoires-journaux, t. II, pp. 170-72) de 1584 et les Articles envoiez par les ministres et predicans de La Rochelle et Montauban à messieurs les docteurs de Sorbonne et predicateurs de Paris et dont ilz sont demeurés d’accord ensemble, chacun à ses fins et intentions, sans prejudice de leurs qualités et droicts respectivement pretendus (recueilli par Pierre Pithou dans les Actes du parlement de Paris et documents du temps de la Ligue. Sylvie Daubresse, éd. Paris : Champion, 2012, pp. 466-468). Ils proposent tous les deux, à dix ans d’intervalle, un pseudo-protocole sur le mode de l’éloge ironique, qui met en avant l’ambition des curés et des ministres sous le manteau de religion : Boucher est donc signataire fictif des deux. 14 C’est d’ailleurs ainsi que le construisent les libelles ligueurs : Le Dialogue d’entre le Maheustre et le Manant donne à Boucher un rôle déterminant dans l’histoire du mouvement (Peter Ascoli, éd. Genève : Droz, 1977, en particulier pp. 95-96) ; à sa suite des réécritures royalistes reprendront l’idée (par exemple dans des suppléments à la Satyre Ménippée). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 43 18.12.13 08: 12 44 Martial Martin certaine manière, les libelles royalistes fantasment Boucher comme auteur de libelles avant même qu’il s’y consacre. C’est en 1588 − 1589 qu’il entre véritablement dans le combat de plume avec deux petits ouvrages anonymes particulièrement virulents contre d’Épernon et contre le roi Henri III même, l’Histoire tragique et memorable de Pierre de Gaverston 15 et La Vie et faits notables de Henry de Valois 16 . L’Histoire tragique et memorable de Pierre de Gaverston attribuée à Jean Boucher depuis le mémorialiste Pierre Victor Palma Cayet 17 s’insère dans un écheveau complexe qui rend bien compte des dynamiques de production des libelles qui ont clairement à voir avec la réception et la réplique, dans un cadre qui semble nettement dépasser les limites de la cour pour s’étendre à un espace qu’on ne doit pas craindre de qualifier comme « public ». Si la figure de Gaveston a, semble-t-il, été ressuscitée par le compilateur des chroniques de l’histoire anglaise Raphael Holinshed, suivant comme source privilégiée Thomas Walsingham 18 , dans son opus magnum de 1577, The Cronicles of England, Scotland and Ireland 19 , elle ne semble pas avoir eu d’échos alors en dehors des violentes campagnes de déstabilisation mises 15 Histoire tragique et memorable de Pierre de Gaverston Gentil-homme gascon jadis mignon d’Edoüard 2. Roy d’Angleterre tirée des Chroniques de Thomas Walsingham et tournée du Latin en François Dédiée à Monseigneur le Duc d’Espernon. s. l., 1588. 16 La Vie et faits notables de Henry de Valois. Maintenant toute au long, sans rien requerir où sont contenues les trahisons, perfidies, sacrileges, exactions, cruautez et hontes de cet Hypocrite, ennemy de la Religion Catholique. Paris : Didier Millot, 1589 ; nous nous référerons à la seconde édition. Il existe une édition critique moderne : La Vie et faits notables de Henry de Valois. Keith Cameron, éd. Paris : Champion, 2003. 17 Pierre Victor Palma Cayet, Chronologie novénaire…, éd. cit., p. 64. Pour sa part, de Thou l’attribue à Pierre d’Épinac et en fait l’une des séquelles d’une altercation à la cour entre Épinac et Épernon : Histoire universelle de Jacque-Auguste de Thou depuis 1543 jusqu’en 1607, traduite [par les abbés P.-F. Guyot-Desfontaines, N. Leduc, J. B. Le Mascrier, A.-F. Prévost, et par J. Adam et C. Le Beau] sur l’édition latine de Londres [Préface de Georgeon], Londres [Paris], 1734, t. X (1587-1589), livre XC, pp. 238-42. C’est aussi la lecture qu’en fera la Satyre ménippée (éd. Martial Martin, Paris : Champion, 2007, p. 54 [fol. 35 r°] et note 397). 18 Thomas Walsingham, Chronica monasterii S. Albani. Henry Riley, éd. Londres : Longman, 1863. 19 Raphael Holinshed, The firste volume of the Chronicles of England, Scotlande and Irelande, conteyning the description and chronicles of England, from the first inhabiting unto the conquest ; the description and chronicles of Scotland from the first originall of the Scottes nation, till the yeare of Our Lorde 1571 ; the description and chronicles of Yrelande, like while from the firste originall of that nation, untill the yeare 1547, faithfully gathered and set forth, by Raphaell Holinshed. - The laste volume of the chronicles of England, Scotlande and Irelande, with their descriptions, conteyning the chronicles of Englande from William Conquerour untill this present time… Londres : Harrison, 1577. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 44 18.12.13 08: 12 Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher 45 en œuvre en 1588 de part et d’autre des deux camps en opposition. Après le soulèvement des Parisiens contre Henri III et l’exil forcé du roi hors de sa capitale en mai 1588, les tentatives de conciliation entre le monarque et les puissants Guise semblent devoir passer par l’éloignement du favori Épernon, opposant acharné aux princes lorrains ; celui-ci est la cible de « manœuvres médiatiques » inaugurées par L’Estrange amitié d’Edouard Second, Roy d’Angleterre à l’endroit de Pierre de Gaverston, Gentilhomme de Gascogne 20 reprise des chroniques tout juste accommodée pour évoquer suffisamment le contexte du règne de Henri III et par le texte qui nous intéresse au premier chef, l’Histoire tragique et memorable, identique au précédent titre à ceci près qu’il est accompagné d’une célèbre anagramme Pierre de Gaverston / Perjure de Nogarets (expliquant le choix orthographique sur le nom du favori anglais), d’un quatrain, d’une épître dédicatoire et d’un sonnet « Au Roy » développant le double parallèle Épernon / Gaveston, Henri III / Édouard II. Le favori du roi fait rédiger en réponse un Antigaverston qui n’a pas été conservé ; les rebelles contre-attaquent rapidement avec les Replique à l’antigaverston (parfois aussi attribuée à Boucher) 21 et Responce à l’antigaverston de Nogaret 22 . Épernon fait alors composer une Lettre missive en forme de Response 23 . Cristallisant les critiques contre les « mignons » déjà proférées en chaire, la figure de Gaveston rend compte d’un débat essentiel à la fin du XVI e siècle au sujet du partage entre privé et public. Ce qui caractérise le mieux la relation du roi au favori est son abstraction de la sphère publique : « Gaverston », précise l’ironique épître dédicatoire de l’Histoire tragique et memorable de Pierre de Gaverston, ayant une fois occupé tous les cabinets des bonnes graces de son Roy, ou à mieux dire l’ayant infatué et ensorcelé, feist en sorte que autre que luy n’en pouvoit approcher faisant disgratier et esloigner de la Court tous les Princes qui y estoient auparavant bien venus. Si vous voulez nier que 20 L’Estrange amitié d’Edouard Second, Roy d’Angleterre à l’endroit de Pierre de Gaverston, Gentilhomme de Gascogne, et quelle en fut l’yssue. s. l. n. d. 21 Responce à l’antigaverston de Nogaret : À Monsieur d’Espernon, sur quatre anagrammes de son nom. s. l., 1588. 22 Replique à l’antigaverston, ou responce faicte à l’histoire de Gaverston par le duc d’Espernon. s. l., 1588. 23 Lettre missive en forme de Response, à la replique de l’Antigaverston, Reims : Jean de Foigny [ ? ], 1588, qui correspond à la Lettre d’un Gentil-Homme Catholicque Apostolicque et Romain et vray François et fidelle Serviteur du Roy à ung sien Amy Sur l’histoire de Pierre de Gaverston nouvellement mis en lumiere par l’Archevesque de Lyon à la Requeste de ceux de la ligue. Reims : Jehan de Foigny avec permission de Monseigneur le cardinal de Guise, 1588 que Hauser confond avec l’Antigaverston que nous avons perdu (Henri Hauser. Les Sources de l’Histoire de France. t. III. Paris : Picard, 1912, pp. 312-14). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 45 18.12.13 08: 12 46 Martial Martin n’avez fait de mesme, vous serez seul qui deffendrez ceste negative, et quand il n’y auroit point de preuve, les parois et murailles des oratoires que vous avez faict faire au Louvre, afin que fussiez logé seul près du Roy, pour mieux enfiler vos affaires, le justifieront assez. Ce rapport exclusif est perçu comme un terrible danger pour la cour et le royaume, en ce qu’il altère profondément la « justice distributive que le roi doit employer à l’égard de sa noblesse » 24 , l’économie du don et du « guerredon » (le don en retour) garante de l’ordre social féodal. Cette rupture provoque un complet renversement du monde où l’on reconnaît la main du diable : Épernon est un sorcier, qui a utilisé ses charmes pour s’approprier la personne du roi et rompre à travers lui le lien qui unit le peuple à Dieu. Sa marque est le mensonge, ce mensonge largement diffusé à travers une production pléthorique de libelles comme le souligne l’introduction de la Replique à l’antigaverston 25 . L’inversion si sensible dans les fausses louanges et la trompeuse renommée d’Épernon doit donc être dénoncée : il faut remettre à l’endroit une langue pervertie par les thuriféraires des favoris. Les jeux anagrammatiques (et plus généralement les jeux de mots auxquels Boucher recourt systématiquement) se comprennent dans cette logique : en réorganisant les lettres qui composent le nom usurpé du favori, ils disent la vérité sur la personne, sur sa nature d’« Archiharpie sangsuë de la France, esponge des finances, controuveur d’un million de monstrueux offices, grippe tout, happe don, ronge peuple, pipe Roy, sible court, et bref monstre odieux de ce Royaume tres-chrestien » 26 . Après le coup de majesté des états de Blois, la propagande ligueuse s’en prend plus directement à Henri III ; et de la même manière que dans la polémique précédente, Boucher se place au centre du conflit avec La Vie et faits notables de Henry de Valois. Cette seconde campagne de communication s’enracine dans la première ; c’est avec l’Histoire tragique et memorable de Pierre de Gaverston que Boucher ouvre la voie à l’imaginaire sorcellaire qui se déploie dans un second temps autour du dernier Valois 27 avec Les Choses horribles contenues en une lettre envoyée à Henry de Valois par un Enfant de Paris 24 Nicolas Le Roux. La Faveur du roi. Seyssel : Champ Vallon, 2000, p. 628. 25 Replique à l’antigaverston, pp. 4-5 : la longue liste des ibelles épernonistes rend bien compte de la conscience de la cohérence du genre chez les praticiens. 26 Responce à l’antigaverston, éd. cit., p. 5. Pour aller plus loin sur la question, voir Martial Martin. « Queering / historiciser le mythe de Gaveston : Les Libelles de la Ligue et la Fronde » dans Queer : Écritures de la différence ? . t. I, Autres temps, autres lieux. Pierre Zoberman, éd. Paris : L’Harmattan, 2008, pp. 103-16. 27 Sur ce point, voir Myriam Yardeni, « Henri III sorcier » dans Enquêtes sur l’identité de la « Nation France » : De la Renaissance aux Lumières. Seyssel : Champ Vallon, 2005, pp. 298-307. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 46 18.12.13 08: 12 Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher 47 le vingthuitiesme de janvier 1589 28 et les Charmes et caractères de sorcellerie de Henry de Valoys trouvez en la maison de Miron son premier Médecin et conseiller ordinaire de son Conseil Privé 29 ou encore Les Meurs humeurs et comportemens de Henry de Valois 30 . Le récit montre un roi qu’un naturel orgueilleux, hypocrite, jouisseur et cruel entraîne vers la magie et Satan sous l’influence des mignons. Ses méfaits culminent dans le double meurtre des Guise, héros et martyrs de la Ligue, qui donne lieu à la révélation de la nature de Henri de Valois, selon le même procédé anagrammatique que dans l’Histoire […] de Gaverston 31 . Cet ensemble de textes très cohérent semble avoir donné un arrière-plan unifié à la prédication ligueuse. L’Estoile rapporte, en effet, en février 1589 que le mercredi jour des Cendres, Lincestre dit en son serment qu’il ne prescheroit pas l’Evangile, pour ce qu’il estoit commun, et que chacun le sçavoit, mais qu’il prêcheroit la vie, gestes et faits abominables de ce perfide Tyran, Henri de Valois 32 , contre lequel il dégorgea une infinité de vilainies et injures, disant qu’il invoquoit les Diables, et pour le faire ainsi croire à ce sot peuple, tira de sa manche un des chandeliers du Roy, que les Seize avoit derobés aux Capucins, et ausquels il y avoit des Satyres engravés, comme il y en a en beaucoup de chandeliers, lesquels ils affirmoit être les démons du Roy 33 , que ce miserable Tyran, disoit il au peuple, adoroit pour ses dieux, et s’en servoit en ses incantations. 34 Peut-être pourrait-on, d’une certaine manière, poser l’hypothèse, à ce point, que si dans un premier temps, les libelles se sont nourris des prédications, ils ont été ensuite le lieu de maturation d’une imagerie particulièrement utile dans l’exercice de la parole. Dans ces deux œuvres, Boucher est au plus près de ce que l’on désigne comme libelle diffamatoire, un écrit anonyme censu- 28 Selon la Coppie qui a esté trouvee en ceste Ville de Paris, pres l’Orloge du Palais. s. l. [Paris] : Jacques Gregoire, 1589. Le livret comprend aussi deux pièces en vers, le « Dialogue de Henry le Tyran et du grand sorcier d’Espernon » et l’« Invocation des Diables ». 29 Paris : Jean Parant, 1589. 30 Les Meurs humeurs et comportemens de Henry de Valois representez au vray depuis sa naissance. Quels ont esté ses parrains, et leur religion, ensemble celles de ses precepteurs, et en quoy ils l’ont instruit jusques à present. Avec les instructions et memoires des points fort notables, concernants la Religion et estat du Royaume. Paris : Anthoine le Riche, 1589. 31 Cf. le début de cet article avec la citation de Cayet. 32 La proximité avec les titres déjà cités ne saurait être fortuite. 33 Cf. Les Sorceleries de Henry de Valois, et les oblations qu’il faisoit au diable dans le bois de Vincennes. Avec la figure des demons, d’argent doré, ausquels il faisoit offrandes, et lesquels se voyent encores en ceste ville. s. l. [Paris] : Didier Millot, 1589. 34 Mémoires-journaux, t. III, p. 339. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 47 18.12.13 08: 12 48 Martial Martin rant nommément une personne : il tente d’y insuffler une certaine oralité, y conserve une volonté d’édifier qui rejoint la dimension fortement informative des canards et feuilles volantes, y réinvestit la dimension comique qui anime son discours homilétique pour fustiger les vices des uns ou des autres et y installe une culture, me semble-t-il, essentielle : celle de la trouvaille comique, de la « rencontre » comme l’on disait alors ; c’est elle qui apparaît dans les anagrammes récurrentes ; c’est encore elle que l’on retrouve au centre d’un sermon tenu le 12 mai 1593, jour de la fête des barricades, qui donne lieu à tant d’échos dans la littérature militante : Boucher [nous rapporte L’Estoile] fit le sermon dans Nostre-Dame, où il exalta ceste journée et dit que c’estoit la plus sainte et heureuse qui fust jamais au monde ; prescha que dans la ville de Rheims s’estoient trouvés six Charles protecteurs de la Foy ; que nous estions embourbés il y avoit longtemps, et qu’il estoit temps de se desbourber ; que ce n’estoit à tels boueux que la Couronne de France apartenoit, mais à un de ces Charles le Preux : comme s’il eust voulu désigner le duc de Mayenne. 35 D’Aubray, le député du tiers dans la Satyre Ménippée, s’en souvient au moment d’ouvrir sa harangue : par nostre Dame, Messieurs, vous nous l’avez baillé belle ! Il n’estoit jà besoin, que noz curez nous preschassent qu’il falloit nous desbourber, et desbourbonner : à ce que je voy par voz discours, les pauvres Parisiens en ont dans les bottes bien avant, et sera prou difficile de les desbourber. 36 Mais, malgré la réussite indéniable de Boucher dans ces formes et sa remarquable influence dans la production pamphlétaire des années 1588 − 1589, celui-ci va s’éloigner de l’anonymat caractéristique du genre pour réaffirmer une posture spécifique qui est celle d’un docteur et d’un prédicateur, seule, semble-t-il, apte à fonder le rapport du discours à la vérité 37 (là où d’autres producteurs de libelles préféreront la création de personae). Certes, la finalité reste la même ; mais la forme évolue vers la correspondance privée avec la Lettre missive de l’Evesque du Mans 38 , vers le traité avec les De iusta Henrici 35 Mémoires-journaux, t. VI, p. 7. Cf. Cayet, Chronologie novénaire, p. 497. 36 Satyre Ménippée, p. 75 [f. 50 r°] et n. 600. 37 Cf. Marie-Madeleine Fragonard, « Réécriture de genres et changement de fonctions : L’Utilisation de formes de la littérature religieuse dans les pamphlets politiques (1560-1620) » dans Variations sur la Grâce et l’impuissance de la parole. Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, t. I, pp. 41-55. 38 Lettre missive de l’Evesque du Mans, avec la responce à icelle, faicte au mois de Septembre dernier passé, par un Docteur en Theologie de la faculté de Paris… Paris : Guillaume Chaudière, 1589 et Lyon : Jean Pillhotte, 1589 (notre édition de référence). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 48 18.12.13 08: 12 Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher 49 tertii abdicatione e Francorum Regno libri quatuor 39 ou vers la prédication ellemême avec les Sermons sur la simulée conversion. Il est tout à fait significatif, dans cette affirmation d’une voix particulière, que la Lettre missive renvoie à la fois à l’anagramme qui concluait La Vie et faits notables de Henry de Valois 40 et au De iusta Henricii tertii abdicatione : « je ne veux icy debatre le merite de notre cause […] esperant que cy après daignerez prendre la peine de lire quelques discours faicts à ce propos, et specialement le dernier divulgué, De iusta Henricii tertii abdicatione e Francorum Regno » 41 . Mais ce sont bien les Sermons de la simulée conversion qui questionnent la position de l’auteur vis-à-vis de l’orateur sacré en particulier dans l’ « Épistre au Cardinal de Plaisance » ; il s’agit alors clairement de « publier par escrit, ce que de vive voix, et sous vostre authorité j’auroy traité cy-devant » 42 . Il convient à l’écrivain de défendre le prédicateur de la corruption de sa parole lorsqu’elle est relayée dans l’espace public ; il y a « la necessité urgente […] de mettre la main à la plume, tant pour le mal qui tousjours croist et pour fournir aux plus foibles, dequoy se parer et deffendre, que pour lever les impostures, des extraits qu’ils ont fait courir, de ce que j’aurois dit en public » 43 : J’adjousteray [précise Boucher] pour ceux qui blasment les prédicateurs, de tirer le nez à l’escriture, et luy bailler un sens contraire, et qui osent imputer à l’argent (comme s’il n’y avoit autre Dieu) la constance de leur doctrine, qui les blasment de parler de l’Estat, et eux s’ingerent de juger mesme le Pape, jusqu’à des simples femmelettes, qui alleguent par calomnie les propositions toutes crües, qui seroient proferées en chaire, quand elles sont un peu paradoxes, et n’alleguent les raisons et preuves qui en sont données : que force estoit de mettre en jeu quelque eschantillon des moyens où elles sont principalement fondées. 44 Avec ces modifications, qui participent d’une réinstitutionnalisation du discours en même temps que d’une défense de l’institution par le discours, l’écriture de Boucher semble perdre sa capacité à occuper le moment présent ; ces écrits sont perpétuellement en retard vis-à-vis de l’actualité : la publication tardive, après la mort de Henri III, du De iusta Henricii tertii abdicatione est symbolique ; mais les Sermons eux aussi arrivent tard ; au contraire des prédications de 1589 et des premiers libelles, ils ne sont plus le relais d’une voix publique qui dépassait la personne de Boucher. 39 Paris : Nicolas Nivelle, 1589 et Lyon : Jean Pillehotte, 1591 (notre édition de référence). 40 Éd. cit., p. 51. 41 Éd. cit., p. 56. 42 Éd. cit., fol. A 2 r°. 43 Éd. cit., fol. A 3 r°. 44 Éd. cit., fol. A 4 r°. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 49 18.12.13 08: 12 OeC02_2013_I-137_Druck.indd 50 18.12.13 08: 12 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) Les images théâtrales de Jean Boucher Paul Scott University of Kansas Il existe, parmi l’œuvre fécond de notre prêtre ligueur, un ouvrage qui tient une place particulière. Il s’agit de la Vie et faits notables de Henry de Valois 1 , déjà attribuée à Boucher de son vivant et profondément marquée par les préoccupations polémiques du prédicateur. Cet ouvrage est frappant du fait qu’il est rehaussé de huit images. Seulement une autre publication de Boucher contenait des illustrations, mais un tel nombre reste remarquable tant dans son corpus que dans des ouvrages ultracatholiques de cette période. Publiée au début de 1589, quelques semaines après l’assassinat des frères Guise, la Vie a connu huit tirages dont trois éditions au cours de cette même année 2 . Comme le souligne Keith Cameron, « le petit texte offre un bel exemple de biographie mise au service de la propagande et qu’il résume pour la plupart les grands thèmes politiques dirigés contre le dernier des Valois » 3 . Annie Duprat estime que cette œuvre est le « texte de propagande le plus important de cette période » 4 . En ayant recours à l’iconographie, Boucher reprend une arme assez répandue de la Ligue 5 . Cependant, il emploie le support visuel d’une façon assez distincte de ses coreligionnaires car il n’est point question ici de placards dont le sens est intelligible au premier abord mais plutôt d’illustrations qui fonctionnent comme iconotextes et qui privilégient une 1 La Vie et faits notables de Henry de Valois : Maintenant toute au long, sans rien requerir : Où sont contenues les trahisons, perfidies, sacrileges, exactions, cruautez et hontes de cét Hypocrite et Apostat, ennemy de la religion Catholique. Paris : Didier Millot, 1589. 2 La Vie et les faits notables de Henry de Valois. Keith Cameron, éd. Paris : Champion, 2003, p. 9. Chaque citation tirée de la Vie se rapportera à cette édition critique. 3 La Vie, p. 9. 4 Annie Duprat, Les Rois de papier. La caricature de Henri III à Louis XVI. Paris : Belin, 2002, p. 46. 5 « Durant les années de la domination de la Ligue à Paris, de 1588 à 1593. Fait rage à une guerre civile des emblèmes », Denise Turrel, Le Blanc de France. La construction des signes identitaires pendant les guerres de Religion (1562-1629). Genève : Droz, 2005, p. 51. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 51 18.12.13 08: 12 52 Paul Scott lecture basée sur une intertextualité entre image et parole 6 . Ce processus constitue une interaction sémiotique entre le texte et les scènes illustrées. Il y a en effet trois niveaux de lecture impliqués dans la réception et l’interprétation de chaque image : l’image elle-même en tant qu’objet pictural ; la description au-dessus de chaque image qui fonctionne comme intitulation ou légende ; finalement, le texte qui raconte l’épisode représenté dans l’image. Le texte peut fonctionner indépendamment de l’image, en racontant les « faits notables » du monarque, tout comme l’image n’a pas besoin du texte pour véhiculer son message ; cependant cette dernière nécessite le paratexte fourni par le titre pour acquérir tout son sens. Ces trois éléments réunis constituent une stratégie polémique particulière que l’on peut qualifier de propagande bouchérienne. Les huit illustrations de la Vie sont des gravures sur bois. Six d’entre elles relatent des moments de la vie du souverain antérieurs à 1588 et sont de petit format (5,2 x 7,2 mm, soit presque la moitié de la page de l’ouvrage en octavo). Les deux dernières images sont quant à elles en grand format puisqu’elles occupent toute une page et sont rajoutées à la fin de l’opuscule ; celles-ci montrent les cadavres de deux frères transpercés par les armes. Il s’agit de deux placards qui ont été créés avant ce libelle et qui figurent dans d’autres parutions ligueuses de 1589 7 . Cette disposition indique la thèse principale de l’auteur : le roi Henri III est un tyran et à cause de ses actes tyranniques il n’est plus le souverain légitime de la France. Outre le fait que ces images fournissent des informations d’ordre biographique sur le personnage, elles en retracent aussi les déplacements : de Pologne (Cracovie, illus. 4 ; Figure 6) en France, les villes de Lyon (illus. 1 ; Figure 1), Reims (illus. 2 ; Figure 2), Paris (illus. 3 ; Figure 3), Poissy (illus. 5, Figure 4), un paysage provincial (illus. 6, Figure 5) et finalement le point d’orgue de ce trajet malheureux, Blois (les deux placards se trouvant à la fin du pamphlet). Cet itinéraire pittoresque met l’accent sur l’étendue des défauts attribués à Henri 8 . De plus, les scènes gravées ont une portée éthique très 6 Michael Nerlich, qui a inventé ce néologisme, constate qu’un iconotexte est « une unité indissoluble de texte(s) et image(s) dans laquelle ni le texte ni l’image n’ont de fonction illustrative », « Qu’est-ce qu’un iconotexte ? Réflexions sur le rapport texte-image dans La Femme se découvre d’Évelyne Sinnassamy » dans Iconotextes. Actes du Colloque des 17-18 mars, 1988 à l’Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand. Alain Montandon, éd. Clermont-Ferrand : C. R. C. D. / OPHRYS, 1990, pp. 255-302 (p. 268). 7 Voir, par exemple, La Vie et innocence des deux frères, contenant un ample discformatours, par lequel l’on pourra aysement rembarrer ceux qui taschent à estaindre leur renom. Paris : Pour Anthoine de Brueil, 1589. 8 En effet, il y a 106 lieux différents qui sont mentionnés dans l’ouvrage ; voyez « Index des noms de lieux ». Cameron, Vie, pp. 195-96. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 52 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 53 Figure 1 : Boucher, La Vie, p. 23 Spencer Research Library, University of Kansas (Summerfield B1296) large puisqu’elles dénoncent l’orgueil (Figure 1) ; la pétulance et l’orgueil et, implicitement, l’homosexualité (Figure 2) ; le sacrilège et le vol (Figure 3) ; la perfidie (Figure 6) ; le sacrilège, le viol et la perversion sexuelle (Figure 4) ; la cruauté et l’injustice (Figure 5) ; et finalement l’assassinat lâche des frères Guise, ce qui constitue implicitement un sacrilège (le meurtre d’un cardinal) et une perfidie. Ces planches forment en définitive une campagne généralisée de dénigrement. Je propose de considérer les six gravures concernant la vie d’Henri III afin d’analyser les choix biographiques et polémiques de Boucher. La première image (Figure 1) illustre un incident du début du règne d’Henri, lors de son arrivée en France depuis la Pologne suite à la mort de Charles IX. Dans cette gravure nous voyons le roi assis sur le trône avec les emblèmes du pouvoir monarchique : il porte la couronne et tient le sceptre. Cependant ce portrait royal à première vue ordinaire paraît atypique à cause d’éléments qui ébranlent l’équilibre de la scène traditionnelle. Tout d’abord, le corps du roi est disproportionné et domine non seulement l’intérieur de la salle mais OeC02_2013_I-137_Druck.indd 53 18.12.13 08: 12 54 Paul Scott aussi de la gravure 9 . De plus le positionnement du roi vers le haut de l’image renforce l’idée de déséquilibre. Cette représentation donne l’impression d’une menace, sentiment renforcé par la façon dont Henri tient le sceptre, à la manière d’une arme. En tant que symbole du pouvoir, ce sceptre véhicule l’idée d’un monarque ne sachant pas gouverner. Le fait que le sceptre ne soit pas droit, comme une flèche vers le ciel, suggère une déviation de la justice. Le deuxième niveau de lecture, le titre, ne nous offre pas de renseignements très précis à propos de cette représentation perturbante : « REPRESENTA- TION DE l’orgueil de Henry de Valois, envers la Noblesse de France, au commencement de son retour de Poulonge ». Cette légende nous amène à déceler un sens métaphorique au-delà des simples faits qui demeurent assez vagues. C’est avant tout l’orgueil du roi qu’il faut détecter dans la scène, ce qui constitue une invitation pour le lecteur à utiliser son imagination en voyant et en lisant ce portrait. C’est le texte qui va élucider l’événement historique, à savoir l’arrivée du nouveau roi à Lyon, le 6 septembre 1574. Henri a choqué certains courtisans avec son cérémonial lorsqu’il a installé des barrières pour empêcher que quiconque ne s’approche de sa table pendant le dîner. La nouveauté de cette décision se constate dans le récit de l’ambassadeur vénitien présent à cette occasion : [D]ès son avénement, sa majesté cause un mécontentement extrême par certaines manières étranges et inusitées chez cette nation, notamment parmi la noblesse. Celle-ci, comme chacun sait, vit très-familièrement avec le roi. Et lui, non content de la faire assister à son dîner la tête découverte (ainsi que la convenance l’exige et que cela se pratiquait sous les autres rois), fit entourer sa table d’une barrière pour empêcher qui que ce fût de lui parler, ainsi qu’on le pouvait auparavant en toute liberté. Mais comme il s’est aperçu et a même a été averti que cela blessait beaucoup, il est revenu à l’ancien usage de ses devanciers 10 . Comme l’a constaté Nicolas Le Roux, il y a deux raisons qui expliquent ce changement au cérémonial. Tout d’abord, sur le plan pratique, cette 9 Étant donné que « Henri III va dès le début de son règne en 1574 user de son corps comme d’un outil symbolique incarnant la puissance monarchique », le corps hyperbole du souverain dans cette gravure illustre un pouvoir débridé et monstrueux, Mathieu Mercier, « La représentation de l’assassinat d’Henri III à l’aube de l’absolutisme monarchique : de l’exposition du corps soumis à la violence théophanique à l’escamotage d’une victime embarrassante » dans Corps sanglantes, souffrants et macabres, XVI e -XVII e siècle. Charlotte Bouteille-Meister et Kjerstin Aukrust, éd. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, pp. 315-31 (p. 316). 10 Relations des ambassadeurs vénitiens sur les affaires de France au XVI e siècle. M. N. Tommasea, éd. Paris : Imprimerie royale, 1838, t. II, p. 237 (relation de Jean Michel, 1575). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 54 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 55 décision révèle une obsession de la sécurité ; deuxièmement, sur le plan psychologique, les modifications qu’apporte Henri cherchent à transformer le repas en théâtre de majesté, un spectacle officiel auquel assistait sa cour 11 . Cependant, la représentation textuelle et visuelle de cette scène chez Boucher ne fournit pas une reproduction fidèle de cet épisode car le contexte est transposé d’une salle à manger à une salle du trône. De plus, la représentation du roi solitaire derrière les barrières ne correspond pas du tout à la réalité de la situation à la cour car, loin d’être tout seul, il y avait une véritable foule de courtisans auprès du souverain : Autour du roi, au haut bout de la pièce et derrière les barrières (s’il y en a), se tiennent deux catégories de personnes. La première est constituée par les officiers nécessaires au service : à droite et à gauche de la chaire, un capitaine des gardes et un gentilhomme de la chambre, le premier médecin pour l’essai du vin, et le premier maître d’hôtel ; devant la table, les archers ; à une extrémité, le maître d’hôtel servant. Il faut compter aussi l’aumônier ou le grand aumônier (pour le bénédicité et les grâces), les autres médecins et gentilshommes de la chambre de quartier : panetier, échanson, tranchant. La seconde catégorie est celle des grands du royaume : princes, cardinaux, ducs, conseilleurs, grands officiers de la couronne, plus une ou deux personnes de qualité à qui le roi accorde une faveur 12 . Loin d’être isolé, on voit dans ce compte rendu que le monarque était entouré d’au moins une douzaine d’assistants, ce nombre pouvant aller jusqu’à vingt. Par ailleurs, sortie de son contexte polémique, cette pratique inaugurée par le nouveau roi n’était guère une nouveauté car elle se pratiquait dans certaines cours européennes. En outre, les lits royaux en France étaient entourés de barrières depuis plusieurs années 13 . Le souverain a fait cesser l’usage de cette barricade quelques jours plus tard après qu’il s’était rendu compte de la réaction des nobles face à cet impair colossal. Cette réaction rapide de la part du roi à rectifier une maladresse indélicate démontre sa capacité d’écoute envers son entourage. En faisant dresser ces barrières, le roi démontre ses efforts pour circonscrire « l’espace symbolique de l’autorité 11 Nicolas Le Roux, Un Régicide au nom de Dieu. L’assassinat d’Henri III, 1 er août 1589. Paris : Gallimard, 2006, pp. 49 et 56-57. 12 Monique Chatenet, « Henri III et le cérémonial du dîner » dans Tables royales et festins de cour en Europe 1661-1789. Actes du colloque international, Palais des Congrès, Versailles, 25-26 février 1994. Catherine Arminjon et Béatrix Saule, éd. Paris : Documentation française, 2004, pp. 17-28 (p. 22). 13 Voir le plan des chambres royales dans Philibert de L’Orme, Le Premier Tome de l’Architecture de Philibert de L’Orme conseillier et aumosnier ordinaire du Roy. Paris : Fédéric Morel, 1567, p. 20. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 55 18.12.13 08: 12 56 Paul Scott souveraine » qui fait partie de sa politique d’« une réforme de la mise en scène de la majesté, qui se traduit par la restriction de l’accès à la personne du prince » 14 . Cet épisode est donc l’expression visuelle de cette politique ainsi que d’une préoccupation de l’office du roi. Boucher prend un fait réel mais il le transforme par le biais de l’hyperbole (le roi est seul), de la sélectivité (il ne mentionne pas les mobiles d’Henri ni le fait que cette coutume ait été rapidement abandonnée), et surtout de la déformation (le repas est converti en audience). Dès la première gravure on assiste à une manipulation verbale et visuelle de la part de Boucher. Dans le texte, Boucher observe qu’Henri « faisait mettre des barrieres allentour de luy ; lequel assis, en un tribunal, ainsi qu’il vous est icy representé, vouloit à la mode des Turcs, qu’il avoit apprise en peu de temps, se rendre un demy Dieu » (63). L’auteur nous guide vers l’image, en nous encourageant à devenir non seulement lecteur mais aussi spectateur. L’orgueil d’Henri, d’après Boucher, est d’ordre naturel : comme Satan, il usurpe la place de Dieu. Par conséquent, la gravure rappelle le sanctuaire d’une église ; les barrières sont la table de communion et le roi se montre en ostensoir gigantesque à la place d’un autel et ses dimensions éléphantesques soulignent son orgueil démesuré. La première image met en exergue l’indignité d’Henri depuis le commencement même de son règne. Dans la seconde gravure (Figure 2), on voit un portrait assez inattendu de son sacre à Reims, qui a eu lieu le 13 février 1575. Il nous faut alors les précisions fournies dans le texte afin de clarifier ce qui se passe : quand l’Illustrissime Cardinal de Guise (oncle de celuy qu’il a fait massacrer à Blois) l’eust sacré et luy posé la Couronne de Charlemagne sur la teste, il s’escria assez haut qu’elle le blessoit ; et ainsi qu’on celebroit les ceremonies du sacre et couronnement, regardant ses Mignons çà et là, faisant quelques gestes mal propres et petulents, ressentans son orgueil, elle luy coula par deux fois de dessus la teste ; et fust tombee en terre, si un officier là pres ne s’en fust donné de garde. Vous en voyez ici la figure. (67) Nous sommes de nouveau amenés à lire avant de voir, et ce que l’on découvre avant tout à travers ce portait est une subversion complète de la soumission du roi devant Dieu. Bien qu’il soit à genoux devant l’autel, geste suprême de soumission, la pose d’Henri établit un contraste saisissant. À première vue, ses bras ouverts semblent suggérer le Christ sur la croix, 14 Nicolas Le Roux, « La Cour dans l’espace du palais : l’exemple de Henri III » dans Palais et Pouvoir, de Constantinople à Versailles. Marie-France Auzépy et Joël Cornette. Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes, 2003, pp. 229-67 (p. 247 et 245). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 56 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 57 Figure 2 : Boucher, La Vie, p. 26 Spencer Research Library, University of Kansas (Summerfield B1296) une allusion accentuée par les deux croix sur la nappe ainsi que sur la table de l’autel. Pourtant, le roi ne fait que simuler une figure christique car sa posture ne fait nullement penser à la crucifixion mais plutôt à un comportement inconvenant. Il est étonnant que ses mains ne soient pas jointes en prière et qu’il ne suive pas la cérémonie dans son livret. On note la récurrence de certains thèmes à travers le pamphlet : le corps d’Henri domine la gravure et l’on a l’impression d’une lutte qui met en opposition Henri et l’Église, suggérant que le sacre n’est pas valide et qu’Henri n’est pas l’oint de Dieu 15 . Le détail remarquable de la couronne en train de tomber de la tête d’Henri évoque distinctement l’iconographie de la rota fortunæ où le roi stationné au sommet de la roue de la fortune perd sa couronne à la suite 15 « Lors du sacre même, la couronne manqua à deux reprises de lui tomber de la tête, preuve indiscutable de son indignité [et qu’il s’agit d’]un faux roi sacré qui n’est pas protégé par l’onction divine », Nicolas Le Roux, Un Régicide, p. 176. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 57 18.12.13 08: 12 58 Paul Scott de l’agitation de la roue 16 . Il est d’ailleurs fait référence à la devise d’Henri concernant la triple couronne, deux d’entre elles symbolisant les royaumes de Pologne et de France tandis que la troisième représentait une couronne d’ordre mystique qui attendait le roi au paradis céleste 17 . De façon subtile, l’auteur signale que cet épisode présage du moment où Henri perdrait le droit de porter la couronne, ainsi que de l’assassinat des frères Guise, un futur acte auquel Boucher fait référence dans la description textuelle (« oncle de celuy qu’il a fait massacrer à Blois »). Autrement dit, nous sommes face à la présentation d’une chronologie inévitable qui s’étend jusqu’à l’instant critique de décembre 1588 et marque le point de rupture entre Henri de Valois et son peuple, entre l’individu et l’état régal. Boucher est le seul à faire mention de cet accident de la couronne. L’Estoile le rapporte mais il tient sa source des travaux de Boucher. Bien que ce prêtre ait donné un discours élogieux au sacre d’Henri en tant que recteur du Collège de Reims il est étonnant qu’il n y’ait pas d’autres confirmation attestant de cet incident. Son statut de témoin oculaire restera l’unique preuve historique permettant de valider cet épisode pour le moins étrange. L’implication qu’Henri ne mérite pas la couronne est accompagnée d’une autre insinuation bien plus voilée mais néanmoins perceptible, celle de son homosexualité. Il y a la présence de ses favoris - les mignons - qui le distrayait pendant le rite et également le mot « petulant » qui laisse entendre une conduite efféminée de la part du roi 18 . Comme l’indique l’intitulé, la couronne tombe « par sa petulence et orgueil » et si elle blesse le roi c’est parce qu’il lui manque la force virile, au moment même où il est confirmé comme père de la nation 19 . L’image à la fois royale et masculine se voit flétrie par les attributs peu édifiants et la faiblesse physique de cet homme. Il est remarquable que les mœurs apparemment hétérodoxes plutôt qu’hé- 16 Voir, par exemple, l’image type de la roue de la fortune dans le « Carnet » de Villard de Honnecourt, Bibliothèque nationale de France, MS n ° 19093, planche 42, fol. 21 v°. 17 « L’espoir de voir Henri III accéder à la triple couronne fut un leitmotiv de la littérature panégyrique de son règne », Alexandre Y. Haran, Le Lys et le Globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France à l’aube des temps modernes. Seyssel : Champ Vallon, 2000, p. 135. 18 Au sujet du sous-entendu homosexuel de cette anecdote, voir notre article « Edward II and Henri III : Sexual Identity at the End of the Sixteenth Century » dans Self and Other in Sixteenth-Century France : Proceedings of the Seventh Cambridge French Renaissance Colloquium. Kathryn Banks et Philip Ford, éd. Cambridge : Cambridge University Press, 2004, pp. 125-42. 19 Le rite du sacre « conferred specials sorts of masculine authority », Katherine B. Crawford, « Love, Sodomy, and Scandal : Controlling the Sexual Reputation of Henry III ». Journal of the History of Sexuality, 12 (2003), 513-42 (p. 518). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 58 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 59 térosexuelles ne soient pas visées de façon ouverte et claire même à cette époque cruciale ; paradoxalement ceci démontre une forme de tolérance envers l’homosexualité masculine dont le danger consiste en la subversion de l’ordre hiérarchique 20 . On observe une référence plus directe aux amours masculins d’Henri dans le texte où l’on stipule que ce sont « ses Mignonsflateurs [qui] commencerent servir à ses affections lubriques » (40). Perçue dans son ensemble, la composition est marquée par des lignes d’articulation horizontales (les bras, les jambes, le plancher, le haut du panneau sur le mur…), créant une perspective qui met l’emphase sur les actes physiques d’Henri. Cette horizontalité suggère également l’impossibilité de pouvoir être touché par la Grâce, ce qui renforce le sentiment que cette liturgie serait nulle et non valable à cause des prédispositions et des intentions intérieures défectueuses du monarque. On constate que les traits physiques d’Henri, dans ces deux images qui resteront les seules illustrant son visage, sont assez fidèles à la physionomie du roi d’après les portraits officiels et les médailles, une particularité qui expose une quête de vraisemblance ainsi qu’un désir de fidélité à la réalité 21 . Ce souci a également une valeur ironique vu que le monarque était extrêmement soucieux de ses portraits gravés et se rendait compte du pouvoir discursif des images 22 . En même temps, si l’apparence du monarque reste assez réaliste, il en va autrement pour ses vêtements. Dans la gravure, Henri n’est pas vêtu en ornements de sacre à l’exception de la couronne précitée et du manteau royal. Sous ce manteau (qui ressemble à une chape sacerdotale), il porte un habit de cour, comme on le voit dans beaucoup de tableaux. Cependant, à cette cérémonie, le roi était habillé en « Camisole, Sendales, ou botines, esperons, espée, Tunique, Dalmatique, Manteau 20 « Ce n’est donc pas la sexualité qui est fondamentalement mise en cause par les invectives lancées contre Henri III, mais bien plus largement l’ensemble de son rôle de souverain et de directeur des affaires du royaume. Elles stigmatisent son incapacité à agir politiquement », Nicolas Le Roux, La Faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois. Seyssel : Champ Vallon, 2001, p. 659. Anita M. Walker et Edmund H. Dickerman proposent que, pour Henri, l’assassinat des frères Guise était un acte par lequel il espérait convaincre tout le monde qu’il était roi et homme, « The Man who Would be King : Henri III, Gender Identity and the Murders at Blois, 1588 ». Historical Reflections, 24 (1998), 253-81 (p. 279). 21 Voir Josèphe Jacquiot, « L’iconographie et l’iconologie sous le règne du roi Henri III, roi de France et de Pologne d’après les médailles et des jetons » dans Henri III et son temps. Actes du colloque international du Centre de la Renaissance de Tours, octobre 1989. Robert Sauzet, éd. Paris : Vrin, 1992, pp. 141-53. 22 Isabelle Haquet, L’énigme Henri III. Ce que nous révèlent les images. Nanterre : Presses Universitaires de Paris Ouest, 2011, p. 359. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 59 18.12.13 08: 12 60 Paul Scott Royal » 23 . Ce changement à peine perceptible témoigne cependant d’un choix éditorial qui met l’emphase sur Henri en tant que personnage facilement identifiable par le lecteur plutôt que sur la figure du roi qui reçoit l’oint sacré habillé dans les ornements quasi-épiscopaux. Cette modification nous indique que le libelliste n’est pas entièrement fiable comme narrateur du texte et metteur-en-scène des images 24 . Le fait que nous ne voyons le corps entier d’Henri que dans les deux premières illustrations mène à une déshumanisation progressive car cet individu va se trouver dépourvu des attributs qui lui donnent son identité sinon son humanité. Autrement dit, l’individualité d’Henri va s’effacer à mesure qu’il va évoluer vers la tyrannie. Selon Boucher, les premiers indices d’un tel comportement se manifestent, dans la décision autoritaire et arbitraire de modifier l’étiquette de la cour dès son entrée en France 25 . C’est les débuts du passage d’Henri III à Henri de Valois, un retour en arrière de son statut et de son identité. Les deux premières illustrations constituent une subversion complète de la symbolique royale (la couronne, le trône…) et cherchent à mettre en avant le fait qu’il ne possède pas ce que Pierre Bourdieu appelle « le capital politique » qui se manifeste à travers ces accessoires du pouvoir 26 . Si l’on s’en réfère au titre, la troisième gravure sur bois (Figure 3) a comme sujet le « POURTRAICT DU SACRI-lege fait par Henry de Valois, en la saincte Chapelle à Paris ». On voit l’avant-bras fleurdelisé d’Henri qui va saisir la sainte relique de la vraie croix qui repose sur un coussin. L’emblème de la fleur de lys figure dans cinq des six gravures (deux fois par le biais du bras fleurdelisé, deux fois sur les ornements royaux que porte Henri ainsi que sur ses armes), ainsi que dans le premier placard, l’avant-bras tenant un glaive, ce dernier constituant une parodie du glaive de la justice. Une nouvelle signification de cette fleur symbolique s’étant imposée sous les 23 Le Sacre et Coronnement du Treschrestien Roy de France et de Poloigne, Henry III. Reims : Jean de Foigny, 1575, fol. a2 r°. 24 La sélectivité vestimentaire de Boucher se voit dans le fait que, dans le Figure 6, on constate que les vêtements sont ceux porté à l’époque par un vir polonus, Keith Cameron, Henri III : A Maligned or Malignant King ? Aspects of the Satirical Iconography of Henri de Valois. Exeter : University of Exeter Press, 1978, p. 56. 25 Michèle Fogel observe que le roi a modifié des éléments dans son sacre afin de « fortifier le pouvoir monarchique », Les Cérémonies de l’information dans la France du XVI e au XVIII e siècle. Paris : Fayard, 1989, p. 161. 26 « Le capital politique est une forme de capital symbolique, crédit fondé sur la croyance et la reconnaissance ou, plus précisément, sur les innombrables opérations de crédit par lesquelles les agents confèrent à une personne (ou à un objet) les pouvoirs mêmes qu’ils lui reconnaissent », Pierre Bourdieu, « La représentation politique : éléments pour une théorie du champ politique ». Actes de la recherche en sciences sociales, 36-37 (1981), 3-24 (p. 14). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 60 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 61 Figure 3 : Boucher, La Vie, p. 32 Spencer Research Library, University of Kansas (Summerfield B1296) Valois 27 , Boucher met en relief l’impuissance littérale et métaphorique du dernier roi de cette dynastie. Pour en revenir à la gravure, la croix domine clairement la perspective et l’on remarque avant tout la main monstrueuse et menaçante du monarque. Annie Duprat explique que « Sous des apparences de sobriété, l’image est particulièrement éloquente en forçant le regard à ne s’attacher qu’aux deux éléments principaux », c’est-à-dire la croix et la main énorme 28 . Au lieu de tenir un sceptre ou de représenter la justice, on comprend que cette main est en train de voler quelque chose de précieux en la dérobant à la vénération du peuple. La mise en scène de ce vol est purement symbolique. Pierre de L’Estoile commente cet incident du 10 mai 1575 : 27 Anne-Marie Lecoq, « Le symbolique de l’État. Les images de la monarchie des premiers Valois à Louis XIV » dans Les Lieux de mémoire. Pierre Nora, éd. Paris : Gallimard, 1997, t. II, 1217-51 (p. 1228). 28 Annie Duprat, « Les regalia au crible de la caricature du XVI e au XVIII e siècle ». Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles, « Images et insignes du pouvoir, actes du colloque Château de Versailles, 2 décembre 2005 », mise en ligne sur http: / / crcv.revues.org (p. 7). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 61 18.12.13 08: 12 62 Paul Scott Figure 4 : Boucher, La Vie, p. 53 Spencer Research Library, University of Kansas (Summerfield B1296) la nuit, fut derobbée la vraie Croix estant en la Sainte-Chapelle du Palais à Paris dequoi le peuple et toute la ville furent fort esmeus et troublés, et s’esleva incontinent un bruit qu’elle avoit esté enlevée par les menées et secrettes pratiques des plus grands du Roiaume, mesmes de la Roine Mere, que le peuple avoit tellement en horreur et mauvaise opinion, que tout ce qui advenoit de malencontre lui estoit qu’on l’avoit envoiée en Italie pour gage d’une grande somme de deniers, du consentement tacite du Roy et la Roine sa Mere 29 . Selon L’Estoile, l’identité du voleur n’était pas connue et la participation du roi était un simple ouï-dire. Pourtant, la description textuelle et picturale de Boucher témoignent d’un crime commis par Henri III. La gravure représente d’ailleurs une version déformée du vol de la relique car ce n’était pas le 29 Pierre de L’Estoile, Registre-Journal du règne de Henri III. Madeleine Lazard et Gilbert Schrenk, éd. Genève : Droz, 1992, t. I (1574-1575), p. 164. Quelques années plus tard, on raconte la même histoire, sans mentionner le nom du roi : « Cette vraye Croix premiére dèclarée en ces lettres, fut enlevée de ladite Saincte Chappelle la nuict de l’unziesme de May en l’An 1575, et l’on dit qu’elle est maintenant à Venise », Pierre Bonfons, Les Fastes Antiquitez et choses plus remarquables de Paris. Paris : Nicolas Bonfons, 1607, p. 152. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 62 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 63 morceau principal qui avait été pillé mais plutôt un petit morceau que l’on exposait aux fidèles 30 . C’est le même genre de médisance qui informe la scène reproduite dans la cinquième illustration (Figure 4), « LA VIERGE Religieuse violee à Poisi, par Henry de Valois », qui sert de contrepoint à la troisième gravure. Il s’agit du même avant-bras sinistre sur le point de souiller un objet sacré. La tautologie du mot « vierge » souligne la violation de la loi divine ainsi que le viol de la jeune pucelle. L’accusation précise qu’Henri l’a agressée en compagnie de son favori, Jean-Louis de Nogaret, duc d’Épernon, qu’il avait emmené à l’abbaye royale où il y avait « une belle vierge professe, laquelle de force (nonobstant toutes les remonstrances qu’elle peust faire. Disant qu’elle estoit dediee à Dieu) Henry de Valois, n’estant un Scipion en continence, mais vray sacrilege de ce qui est offert à la mesme divinité, viola ceste pauvre Vierge » (92-93). Il s’agit ici d’une profanation répétée et cet acte montre la perversion sexuelle du roi ; même s’il est question de lubricité hétérosexuelle, la complicité des deux hommes met l’accent sur une dépravation commune, affirmant ainsi une solidarité homoérotique. On insiste sur le sacrilège que commet Henri à travers l’opposition de l’avant-bras royal, dans la partie droite de l’image, d’avec l’autel situé sur la gauche et partiellement obscuré comme le bras d’Henri. Deux croix sont situées face au roi. Le voile de la jeune religieuse a été arraché - il est en train de tomber de sa tête et ses cheveux sont exposés. Le dévoilement de cette jeune femme innocente constitue une métaphore iconographique de la transgression libidineuse d’Henri qui a lieu devant Dieu dans une chapelle au sein d’un couvent cloîtré : les péchés du souverain nous sont dévoilés visuellement à travers l’estampe. Par le travail conjoint du texte et de l’image, Boucher présente le viol comme un fait incontestable alors que cet épisode n’est qu’un libelle dissimulé dans le cadre de la propagande ligueuse. D’ailleurs, comme le souligne Gary Ferguson, cette maison religieuse avait été le sujet d’histoires peu édifiantes et était précédée d’une sombre réputation depuis deux siècles 31 . La même accusation, embellie par les détails identiques fournis par une jeune religieuse de Poissy, a été faite contre le duc de Guise. Il semble que ce délit fonctionne comme une dénonciation archétypale et imaginaire des horreurs commises par l’ennemi, comme le montre la sixième gravure (Figure 5) qui dépeint l’injustice despotique « DES CRUAUTEZ que Henry 30 Sauveur-Jérôme Morand, Histoire de la S te -Chapelle royale du Palais. Paris : Clousier et Prault, 1790, p. 193. 31 De plus, « the constantly recurring subject of these stories is sexual misconduct », Gary Ferguson, « The Stakes of Sanctity and Sinfulness : Tales of the Priory of Poissy (Fifteenth to Seventeenth Centuries) » dans Female Saints and Sinners, Saintes et Mondaines (France 1450-1650). Jennifer Britnell et Ann Moss, éd. Durham : University of Durham, 2002, pp. 59-78 (p. 65). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 63 18.12.13 08: 12 64 Paul Scott Figure 5 : Boucher, La Vie, p. 57 Spencer Research Library, University of Kansas (Summerfield B1296) de Valois a fait executer envers les gents de bien, qui ne trouvoyent bons ses mauvais deportemens ». La scène sanglante - on imagine facilement le fleuve teinté de sang - est assez vague et le lecteur ne sait si elle se réfère à un massacre spécifique ou si elle fonctionne comme une métaphore onirique. C’est bien le texte qui doit nous éclairer en expliquant qu’il s’agit des actes commis par les Quarante-cinq, une formation de garde du corps (p. 97). Cette scène est imprégnée de résonances bibliques et se fait l’écho des massacres de l’Ancien Testament. Le fait qu’il s’agisse de la dernière gravure de la séquence des six illustrations concernant des actes notoires, donne l’impression d’une intensification des crimes royaux et semble annonciateur d’un châtiment divin. La France désolée est un thème récurrent de la critique ligueuse et de la contestation anti-royale 32 . Ce qui émerge en premier est 32 Guy Poirier, Henri III de France en mascarades imaginaires. Mœurs, humeurs et comportements d’un roi de la Renaissance. Québec : Presses de l’Université Laval, 2010, pp. 82-84. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 64 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 65 que nous sommes en présence d’un roi violeur : un roi qui non seulement viole ses promesses et son serment de sacre mais qui viole aussi la tradition, les mœurs, des religieuses, des mignons et finalement, comme le montre la Figure 5, de la France elle-même. Dans cet ouvrage, Boucher vise à transformer la rumeur en légende, faisant passer un récit instable aux sources indéterminées à un récit permanent au caractère durable 33 . En d’autres termes, le but de l’auteur est la canonisation de la diabolisation d’Henri de Valois. Une définition de la rumeur entend qu’il s’agit d’ « un bruit informel dont la source est indéterminée ou encore une nouvelle qui se répand dans un public et dont l’origine, comme la véracité, sont incertaines » 34 . Le pamphlet de Boucher donne une existence bibliographique, iconographique et permanente à la médisance dirigée contre Henri. Autrement dit, il s’agit de légitimer la rumeur par un passage de l’oral à l’écrit, ce qui constitue une évolution dans la construction d’une légende noire 35 . La rumeur peut également se définir comme un acte de communication. Si l’on s’en tient à cette acception, la communication de Boucher est à la fois visuelle et verbale, donc théâtrale. Comme le soulignent Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, « une légende ne se crée jamais à partir de rien. Il y a nécessairement quelque fait réel qui a été le germe ou le catalyseur de la création légendaire, souvent de manière très indirecte » 36 . Il y a certes des éléments authentiques qui étayent les tableaux qui ornent la Vie, cependant la notion de véracité se voit affaiblie par les processus de transformation des faits réels en légende : l’amplification, le déplacement et la reconstruction 37 . Même si certains épisodes représentés par les gravures sont d’une vérité douteuse, voire parfois quasi-fictifs, ils demeurent néanmoins vraisemblables 38 . 33 Martine Roberge, La Rumeur. Québec : Célat, 1989, p. 13. 34 Myriam Soria, « Présentation » dans La Rumeur au Moyen Âge. Du mépris à la manipulation (V e -XV e siècle). Maïté Billoré et Myriam Soria, éd. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2011, pp. 13-22 (p. 13). 35 Sur la rumeur comme agitation sociale, voir François Soulages, « Rumeurs et Révolution » dans Opinion, Information, Rumeur, Propagande par ou avec les images. Marc Tamisier et Michel Costantini, éd. Paris : L’Harmattan, 2009, pp. 181-95. 36 Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard, De Source sûr. Nouvelles rumeurs d’aujourd’hui. Paris : Payot, 2002, p. 17. 37 Campion-Vincent et Renard, De Source sûr, p. 18. 38 Comme le remarque Luise White : « rumors conform to standards of evidence ; they do not seem false, fanciful, unlikely, or even unreasonable to those who tell them and those who hear them », « Social Construction and Social Consequences. Rumor and Evidence » dans Rumor Mills : The Social Impact of Rumor and Legend. Gary Alan Fine, Véronique Campion-Vincent et Chip Heath, éd. New Brunswick : AldineTransaction, 2005, pp. 241-54 (p. 241). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 65 18.12.13 08: 12 66 Paul Scott La thèse de l’indignité d’Henri à son office se retrouve dans la formulation du titre où nous rencontrons non pas Henri III, roi de France et de Pologne, mais plutôt Henry de Valois. Le sujet du livre, Henri de Valois, est un simple sujet, venant confirmer le jugement du 7 janvier 1589 de la Sorbonne qui délivre les Français de leur devoir d’obéissance au roi, une décision ratifiée peu après par le Parlement de Paris. Si les six premières gravures mettent en scène l’infamie d’Henri, les deux dernières, qui se distinguent de par leur emplacement et leurs dimensions, constituent le point culminant de la vie d’Henri. Puisqu’il y a absence d’explication textuelle pour ces deux placards, Boucher fournit une conclusion implicite qui restera dans l’imagination du lecteur. Cette technique frappante laisse deux interprétations possibles dont la première est assez évidente : Henri n’est plus roi. C’est rien d’autre qu’une thèse cohérente de la vacance du pouvoir. En ceci, Boucher se rapproche des théories de Robert Bellarmin sur la papauté, en particulier sur la possibilité qu’un titulaire de l’office papal qui a été légitimement élu par le sacré collège des cardinaux serait automatiquement destitué du pontificat par certains actes, notamment l’hérésie 39 . On remarque que le cardinal Bellarmin est arrivé en 1590 à Paris comme légat du pape Sixte V et il est fort probable qu’il a été influencé par la doctrine bouchérienne sur le cas extrême de l’auto-déposition d’un souverain, peut-être dans ses entretiens avec Boucher au cours de sa mission. La deuxième conclusion possible est plus cachée et plus radicale. En tant que tyran, Henri mérite une juste punition pour ses faits notables : son assassinat serait alors une simple exécution. Il n’est plus question de discuter la notion de légitimité quant à la prise d’armes contre un roi tyrannique, mais plutôt de se débarrasser d’un ancien souverain qui a définitivement perdu et son autorité et sa crédibilité. Bien que Boucher ne l’exprime pas clairement, l’insinuation est néanmoins présente : seule la mort d’Henri de Valois libérera la nation de ce tyran 40 . En ce sens, il conclue la biographie satirique sur un paragraphe assez ambigu : Voilà une partie des trahisons, perfidies, larrecins, sacrileges, exactions, et hontes du dernier des Valois ; par lesquels il a mis tout le peuple de France, notamment les Catholiques, comme en desepoir : mais assistez de l’esprit de Dieu ils reprenent courage, et esperent par la saincte grace 39 Robert Bellarmin, « De Romano pontifice » dans Opera Omnia. Justin Fèvre, éd. Paris : Vivès, 1870-74, t. I, pp. 418-20 (il s’agit de tout le chapitre 30 du livre II de ce traité). 40 Comme le remarque Mark Greengrass à propos de ce pamphlet, « It was not what the book said, but what it implied that mattered », « Regicide, Martyrs and Monarchical Authority in France in the Wars of Religion » dans Murder and Monarchy : Regicide in European History, 1300-1800. Robert von Friedeburg, éd. Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2004, pp. 176-92 (p. 181). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 66 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 67 secouer bien tost ce joug de tyrannie soubs lequel ils ont esté assubjectis depuis quatorze ou quinze ans ; et faire que l’Eglise Catholique reprendra en France son premier lustre et splendeur : malgré les damnables conjurations de ce Neron, qui par l’assassinat de ces deux Princes Catholiques [a] fait mourir sa propre mere par apres. (146-47) Comme le remarque Keith Cameron, d’autres pamphlets ligueurs « expliquent plus clairement la politique à adopter » (p. 146 n4). Quelques mois plus tard, Boucher n’hésitera pas à justifier l’assassinat d’Henri - semblable à une bénédiction de Dieu qui libère la France d’un hérétique - en faisant l’apologie du meurtrier ; on doit se demander la raison pour laquelle il fait preuve de tant de retenue au moment où il écrit la Vie 41 . Je suggère qu’il y a deux motifs qui nous aident à comprendre la réserve du théologien au sujet de l’éventuel homicide d’Henri III. En premier lieu, le tyrannicide, bien que permis par Thomas d’Aquin 42 , reste associé alors aux monarchomaques huguenots, en particulier François Hotman et Simon Goulart 43 . Deuxièmement, bien que la Sorbonne ait déposé Henri III au début de janvier 1589, l’autorité suprême de la papauté n’a prononcé son jugement définitif qu’au mois de mai, frappant Henri de la peine d’excommunication et d’une condamnation officielle de l’Église. La possibilité d’un pardon de la part de Rome et d’une possible réinsertion au sein du gouvernement a été anéantie par la décision papale. De toute façon, la destruction des armes d’Henri en Pologne, consécutive à sa fuite du pays pour retourner en France et représentée dans la quatrième gravure dans la séquence (Figure 6), est en quelque sorte une mise à mort symbolique d’Henri lui-même par la substitution des armes 44 . Annie Duprat fournit une synthèse de cette thèse bouchérienne : « La justification du tyrannicide tient en ces quelques observations. Le roi, oublieux de son serment du sacre, est un traître, un tyran, un criminel ; véritable antéchrist, il est devenu un objet dans les mains du diable. La remarquable efficacité de cette propagande augmente encore quand celle-ci se sert des images » 45 . La Vie constitue une entreprise systématique de désacralisation 41 Sur l’évolution de l’attitude de Boucher envers la tyrannicide, voir Mario Turchetti, Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours. Paris : PUF, 2001, pp. 461-68. 42 Voir la Somme Théologique, II a II ae , quest. 42, art. 2. 43 Sur la pensée huguenote relative à cette question, voir Paul-Alexis Mellet, Les Traités monarchomaques. Confusion des temps, résistance armée et monarchie parfaite (1560-1600). Genève : Droz, 2007. 44 Voir Steven Thiry, « The Emblazoned Kingdom Ablaze. Heraldic Iconoclasm and Armorial Recovery during the French Wars of Religion, 1588-95 ». French History, 27 (2013), 323-50. 45 Duprat, Les Rois de papier, p. 28. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 67 18.12.13 08: 12 68 Paul Scott Figure 6 : Boucher, La Vie, p. 43 Spencer Research Library, University of Kansas (Summerfield B1296) brutale d’Henri en mettant en lumière les motifs de la dissimulation, de la préméditation, du vice, de l’homosexualité et du crime. Elle était si efficace que, quelques mois après sa parution, Henri a été assassiné et la polémique soulevée par Boucher est aussi responsable de cet homicide que le couteau qu’a utilisé Jacques Clément 46 . Telle était la conclusion souhaitée par notre polémiste. Il existe cependant une conséquence non intentionnelle aux répercussions importantes car, malgré lui et à travers ses œuvres - en particulier ce pamphlet - Boucher a posé les bases de la satire anti-autoritaire. Si la mort d’Henri III annonce les débuts de l’Ancien Régime sous les Bourbon, elle annonce également la chute de celui-ci deux siècles plus tard - et avec 46 « [La Vie] synthesizes the criticism made of Henri III and that the end effect was his assassination », Keith Cameron, « Satire, Dramatic Stereotyping and the Demonizing of Henry III » dans The Sixteenth-Century French Religious Book. Andrew Pettegree, Paul Nelles et Philip Conner, éd. Aldershot : Ashgate, 2001, pp. 157-76 (p. 176). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 68 18.12.13 08: 12 Les images théâtrales de Jean Boucher 69 elle la fin de l’alliance du trône et de l’autel - à cause de l’entreprise de sédition créée dans les mois précédant le meurtre d’Henri III 47 . C’est donc un précédent meurtrier qu’a établi Jean Boucher dans sa polémique. 47 « L’assassinat de Henri III fut la première rupture entre le roi de France et ses sujets. Rupture dramatique : l’Oint du Seigneur mis à mort à l’instigation d’une partie de l’Église qui l’avait sacré ! », Jacqueline Boucher, « L’assassinat de Henri III et le régicide dans la mentalité de l’Ancien Régime » dans Saint-Denis, ou le Jugement dernier des rois. Actes du colloque organisé par l’Université Paris VIII, l’Institut d’histoire de la Révolution française (Université Paris I) et le Comité du Bicentenaire de la Révolution à Saint-Denis du 2 au 4 février 1989 à l’Université Paris VIII à Saint-Denis. Roger Bourderon, éd. Saint-Denis : PSD Saint-Denis, 1993, pp. 175-84 (p. 175). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 69 18.12.13 08: 12 OeC02_2013_I-137_Druck.indd 70 18.12.13 08: 12 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) Boucher et le premier Sermon de la simulée conversion (1594) Jeff Persels University of South Carolina Les longissimes Sermons de la simulée conversion, et nullité de la prétendue absolution de Henry de Bourbon, Prince de Béarn furent prononcés par Jean Boucher à l’Eglise Saint-Merry dès le lendemain (ou presque) de cette conversion définitive fin juillet 1593. Ils furent par la suite recueillis, annotés et publiés, avec l’approbation de la Faculté de Théologie, chez Messieurs Chaudière, Nivelle et Thierry, libraires parisiens, début mars 1594, avant d’être rassemblés deux semaines plus tard et brûlés place Maubert le 22, lendemain de la reddition de Paris (et surlendemain de la fuite de Boucher vers Tournai, ville d’empire). 1 Comme l’indique leur page de titre, ils sont placés, comme il 1 Voir à ce titre la Chronologie novénaire de l’historien et ministre protestant contemporain Palma Cayet : « Le docteur Boucher entr’autres se monstra fort violent, et comme il avoit presché dès le commencement de l’assemblé de Paris sur l’eslection d’un roy, et avoit pris ce texte : Eripe me de luto fœcis, lequel il avoit expliqué et interprété : Seigneur desbourbez nous, ostez nous cette race de Bourbon, il n en faut plus parler, ils sont tous heretiques ou fauteurs des heretiques, aussi ce docteur commença dans Sainct Mederic à prescher contre la susdite conversion, où il dit une infinité de choses faulses du Roy, entr’autres que de jour Sa Majesté avoit esté à la messe, et la nuict suivante au presche, et que la saincte messe que l’on chantoit devant luy n’estoit qu’une farce. Du depuis il fit imprimer ces sermons ou plustost invectives contre le Roy, lesquels furent bruslez à la Croix du Tiroir le lendemain de la reduction de Paris » (497). Et, plus loin, « Le docteur Boucher et aucuns prédicateurs, avec quelques-uns des Seize, ne se voulans fier en la clemence du Roy, sortirent aussi avec [les soldats espagnols et napolitains] sans en estre empeschez, et se retirerent en Flandres, où aucuns ont eu depuis d’extrêmes necessitez » (569). Pierre-Victor Palma Cayet, Chronologie novénaire, contenant l’histoire de la guerre sous le règne du Très-Chrestien Roy de France et de Navarre Henry IV,…. Dans Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France depuis le XIII e siècle jusqu’à la fin du XVIII e , t. 12. Michaud et Poujoulat, éd. Paris : Éditeur du commentaire analytique du code civil, 1838. Guillaume Chaudière fut l’imprimeur d’autres ouvrages de Boucher, y compris la fameuse Lettre missive de l’Evesque du Man. Avec la response à icelle, faicte au mois de Septembre dernier passé, par un Docteur en Theologie de la faculté de Paris…, 1589, qui comprend, un mois après l’assassinat de Henri III, une apologie de Jacques OeC02_2013_I-137_Druck.indd 71 18.12.13 08: 12 72 Jeff Persels se doit pour un prédicateur implacable et incendiaire qui soigne son profil de prophète « en un temps si hasardeux », sous les signes de Mathieu et du psalmiste, et portent ainsi deux épigraphes. Le premier, lieu-commun de la mise en garde évangélique, Attendite à falsis Prophetis / « Méfiez-vous des faux prophètes. » (Matthieu 7), objet du premier sermon et - le hasard n’y est sans doute pour rien - lecture de l’Évangile du Graduel du 7 e dimanche après la Pentecôte, c’est-à-dire, le 25 juillet 1593, date choisie pour l’abjuration de Henri IV. 2 La deuxième épigraphe, rattachée en position d’épithète au nom même du curé de Saint-Benoît : nonne qui oderunt te Domine oderam et super inimicos tuos tabescebam (« Yahvé, n’ai-je pas en haine qui te hait, en dégoût, ceux qui se dressent contre toi ? ») est le 21 e verset du 138 e psaume, lequel verset, avec la suite : perfecto odio oderam illos inimici facti sunt mihi (« Je les hais d’une haine parfaite, ce sont pour moi des ennemis », résument à la fois l’argument des neuf sermons à suivre et la motivation première de la carrière de Boucher, consacrée à la parfaite expression de la haine de la Ligue contre les Calvinistes, le dernier Valois, les Politiques et le premier Bourbon. Comme le dernier si ce n’est l’unique biographe de Jean Boucher, l’historien Michel Defaye, nous le démontre dans sa réhabilitation partisane du prédicateur catholique, l’œuvre de Boucher vaut la peine d’être réexaminée. 3 En effet dans son prologue, Defaye laisse entendre que c’est peut-être à tort que les historiens ont tendance à écarter les ligueurs, ces « mal-aimés de l’historiographie française » (3). Ceux-là mêmes qui, dernièrement, se sont le Clément « homme de bien & bon Religieux, mediocrement docte, mais simple devot & zelé » (36) ainsi qu’une exonération de la Ligue. Chaudière fut également l’imprimeur de prédilection de nombreux prédicateurs et polémistes catholiques y compris le « pape des Halles » René Benoist, curé de Saint-Eustache, ancien doyen de la faculté de théologie de Paris, confesseur de Henri IV et donc objet présumé de la dénonciation des « ministres impuissants » qui, selon Boucher, ont « fait un trou, pour passer au travers, le loup vestu de la peau de brebis » (Sermons 319) lors de la conversion et l’absolution. Voir Sermons V et VI. 2 Pour un résumé de ce dimanche, voir Mark Greengrass, « The Public Context of the Abjuration of Henri IV », dans From Valois to Bourbon : Dynasty, State & Society in Early Modern France. Éd. Keith Cameron. Exeter Studies in History 24. Exeter : University of Exeter Press, 1989, pp. 109-110, qui fait mention du texte du missel, selon le rite romain promulgué par Pie V en 1570 suite au Concile de Trente. Missale Romanum ex decreto concilii tridentini restitutum. Bonn : Aedibus Palmarum, 2004, p. 433. 3 Michel Defaye, Jean Boucher : 1549-1646 : théologien de la ligue parisienne, chantre de la croisade. Cadillac : Éditions Saint-Remi, 2012. Je note par souci d’objectivité que les Éditions Saint-Remi (ESR) est une jeune maison d’édition vouée à « la sauvegarde de la littérature catholique » qui se consacre à la réédition « la plupart des chefs-d’œuvre du catholicisme reconnus pour tels dans tous les temps et dans tous les pays ». Voir http: / / www.saint-remi.fr/ . OeC02_2013_I-137_Druck.indd 72 18.12.13 08: 12 Boucher et le premier Sermon de la simulée conversion (1594) 73 plus évertués à faire sortir de l’ombre les personnages les plus entêtés de la Ligue, et à qui Defaye est redevable, se sont apparemment sentis obligés de prendre leurs distances par rapport à ce courant de pensée indissociable de l’intolérance. « C’est bien l’histoire nationale qui condamne la mémoire de Jean Boucher et de ses compagnons », décrètent sans appel Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez dans Les ligueurs de l’exil : Une mémoire qui ne mérite certes pas d’être sauvée, mais dont il est honnête de faire l’histoire en rappelant que la Ligue en son temps fut porteuse d’une leçon catholique pas moins authentique que d’autres. Sans oublier combien les hommes du XX e siècle ont eu en leur temps raison de disqualifier les rêves mortifères du fondamentalisme religieux 4 . Voilà une belle preuve du triomphe de la « raison d’Estat » si détestable à Boucher, c’est-à-dire, triomphe des Politiques qui cherchaient, pour citer à nouveau Descimon et Ruiz Ibáñez qui eux citent Boucher, « à joindre la religion à l’estat et non l’estat à la religion » (33). La critique de ce chiasme blasphématoire qui finit par renverser la cosmologie ligueuse - d’où la parfaite haine du curé de Saint-Benoît - est élucidée de façon très fine par Descimon et Ruiz Ibáñez, et elle constitue la thèse principale des Sermons de la simulée conversion. C’est d’ailleurs un bel exemple de ce que Raymond Lebègue a relevé il y a plus de 60 ans comme modus operandi des « théoriciens ligueurs [qui] empruntèrent aux Protestants leurs arguments concernant la limitation du pouvoir royal et le droit de détrôner le souverain ». 5 « Ces ouvrages de théorie politique » poursuit Lebègue « abondent en allusions, et prennent souvent le ton du pamphlet » (209), et c’est justement ce genre d’argument, d’allusion et de ton que je souhaite analyser dans le premier sermon de Boucher. Ce sermon, véritable entrée en matière d’une série de neuf, dédicacée, quant à la version publiée, « à Monseigneur l’illustrissime et révérendissime Cardinal de Plaisance, légat du Saint Siège Apostolique au Royaume de France » (A 2 ) que Boucher, à en croire Palma Cayet, connaissait personnellement, prend pour objet : « Du mal de l’hipocrisie & simulation, specialement en matiere de Religion » (1). En bref, la structure du sermon est la suivante : Boucher propose une définition générale de l’hypocrisie, avec à l’appui un foisonnement d’exempla bibliques, classiques et contemporains et qui aboutit à la condamnation de « la feincte conversion & pretendue absolution de celui que Dieu a faict naistre, pour estre le fleau de l’Eglise » (48), c’est-à dire Henri de Navarre. 4 Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez, Les ligueurs de l’exil. Le refuge catholique français après 1594. Paris : Champvallon, 2005, p. 48. 5 Raymond Lebègue, « La littérature française et les guerres de religion », The French Review 23.3 (Jan., 1950), p. 209. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 73 18.12.13 08: 12 74 Jeff Persels Conforme aux conventions du sermo modernus, la rhétorique de Boucher, prédicateur talentueux, réussit à piquer et garder l’intérêt d’un public parisien habitué à l’attaque à la bombe incendiaire de la polémique religieuse. À titre d’exemple, la joie manifeste qu’il prend, si j’ose le dire sans porter atteinte à son sérieux, dans la pratique assidue et réussie de la copia. Il égrène une kyrielle d’analogies, garnie de citations catholiques et païennes glosées avec soin, souvent puisées dans des anthologies homilétiques - c’est Boucher lui-même qui nous le signale - et destinées à brosser le portrait des hypocrites qui, selon saint Mathieu, « viennent à vous déguisés en brebis, mais au-dedans sont des loups rapaces » (7.15). C’est une prolifération de boîtes de Silènes à l’envers, soigneusement agencées, qui s’étend sur cinq pages (soit le dixième du sermon) et qui atteint son paroxysme avec éclat : Que si on regarde à quoy est comparée ceste race des hypocrites, il ne s’y trouvera rien que ce qui est immunde & abominable par la loy. Car, s’il faut parler des choses insensibles, c’est un fumier couvert de neige, puant dedans & blanc par dehors. Si sa gloire, dit l’escriture [9] parlant de l’hypocrisie, monte iusques au feste du Ciel, & si sa teste touche les nuées, en fin il sera perdu comme la voire & le fumier, & ceux qui l’ont veu diront apres, où est-il ? [Matt. 2.3] Ce sont des sepulchres blanchis, beaux par dehors, & par dedans, plains d’ossmens & de charogne. […] Ce sont des bastons de rouseaux, qui ne croissent que dans la bouë, qui n’ont point de racine en terre, qui sont sans mouelle par dedans, & ne portent aucun fruit, sinon une certaine mousse, & sont agitez de tout vent. […] ce sont loups vestuz en brebis, ce sont regnardeaux dans la vigne. [Matt. 2.] Sont crocodils amphibies, & immondes par la loy, qui se cachent dans des trous, ou dedans des fonds herbuz, ou apres avoir uriné à l’entour des advenues, pour les rendre plus glissantes, contrefont la voix & gemissement de l’homme, pour attirer à soy celui, qui estant glissé au fonds, leur sert par apres de curée. […] Ce sont Cygnes blancs par dehors, mais la chair en est noire & dure. […] ce sont vrayes chauvesouris, qui ont quatre pieds & deux aisles, & qui se meslent de tous partis, en fin chassez de tous les deux, n’osent plus paroistre au iour, & ne vont plus sinon de nuit. [Levit.11.] […] nous dirons avec S. Chrysostome, que ce sont souillons de bordeau, habillées en preudes femmes, qui en prennent les ornemens, & qui pensent que pour porter ceinture dorée, elles auront part avec les plus vertueuses dames. […] Ce sont masques & laiderons, qui soubs couleur de brouiller de rouge & plastrer de ceruse les rides de leur visage, pour cacher leur difformité se font croire qu’elles sont belles. […] Sont umbrages de noyers, qui soubs le plaisir du rafreschissement, gastent ceux qui s’y endorment, & donnent de fascheuses maladies : & au lieu d’umbre de consolation, se rendent umbre de mort, comme l’on dit que le noyer est ainsi dict, à nocendo, pour ce qu’il nuit. […] Ce sont Pantheres bigarrées, qui d’une certaine odeur de leurs corps, qui n’est aggreable qu’aux bestes, les attirent à l’escart & puis les mettent en pièces. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 74 18.12.13 08: 12 Boucher et le premier Sermon de la simulée conversion (1594) 75 […] Bref ce sont livres bien reliez, & bien dorez dessus la trenche, bien marquez au petit fer, sur un beau maroquin de levant, mais dedans ce n’est qu’ordure, que mensonges & blasphemes (tels qu’on a veu cy devant aux petits livrets Huguenots) par le contenu desquels, ils seront un iour iugez au temps que les livres seront ouverts [Apoc. 20.] devant le souverain throsne de Dieu. (8-12) En bon disciple de la pratique instituée par saint Augustin (De doctrina christiana 4.4.6) et aiguisée depuis par de nombreux manuels d’artes praedicandi, Boucher a le souci d’apprendre à ses ouailles comment apprécier le bien (bona docere) ainsi que comment identifier et éviter le mal (mala dedocere), en leur proposant un livre qui, lui, est déjà ouvert, et qui prétend incarner la nature même de l’ouverture et de la transparence. Ce sont là des qualités salvatrices qui, selon Boucher, manquent au simulacre de la cérémonie de la conversion de Henri IV. Dans un bel article consacré à cette mise en scène hautement politique, l’historien Mark Greengrass nous rappelle que Boucher, pour le moins, n’en était point dupe. Les Sermons ont donc le mérite d’appeler un chat un chat, ou bien, changement d’espèce plus heureux dans ce contexte, un loup un loup. Citons Greengrass : Boucher, as de Thou said, ‘après avoir si souvent déchiré le feu roi par des discours furieux et outrageux, n’épargna pas son successeur’ and proceeded to publish the sermons in March 1594 which had asked some uncomfortable questions about the underlying nature of the ceremony itself. It was not in order because there was, he argued, no proof that the king had changed his mind. It involved an oath of obedience without any sign of the king’s intention to uphold it. There was, he argued, no public catechism of the king, no public penance demanded, and no evidence to support the king’s change of heart adduced before the world at large. (111-112) Ces « questions gênantes », qui vont assurer l’inscription du nom du curé de Saint-Benoît sur la liste des proscrits, le contraignant ainsi à devancer les soldats du Navarrais et prendre le chemin de l’exil, sont formulées dans des termes et créent des associations que Boucher espère non moins gênantes. Et si huit sur neuf de ses sermons cherchent à étaler et à expliciter toutes les manœuvres d’une esquive monumentale quant au droit canonique et à l’autorité suprême du souverain pontife et l’église romaine, le premier, lui, prépare le terrain au moyen d’une triple attaque ad hominem, c’est-à-dire qui vise ce que Boucher semble considérer la trinité diabolique de la trahison huguenote et politique : Calvin, Machiavel et Henri de Navarre. Calvin fait son apparition à la fin du palmarès coutumier du parjure, dont tous les lauréats sont punis d’une mort qui ne laisse point de doute quant à leur statut de mal-sentants de la foi : « Herodes hypocrite, mangé de poux OeC02_2013_I-137_Druck.indd 75 18.12.13 08: 12 76 Jeff Persels avant sa mort. Judas, Prince des hypocrites, qui se pendit par le col & creva par le ventre », jusqu’à Calvin « qui mourut desesperé en blasphemant » et Henri de Valois, « tué par le ventre, comme l’on sçait » (8). 6 On ne s’étonnera donc pas que Calvin fasse plus loin l’objet d’une diatribe particulière contre l’hypocrisie, lui et l’histoire de son hérésie, dont la preuve définitive serait l’abjuration de son confrère de jadis, Sébastien Castellion, qui y estant des plus versez, & qui a des plus illustré par ses escrits l’Evangile de Calvin, apres avoir consideré le fond de telles impietez, n’a peu se contenir, que se separant de luy, il n’ait escrit à l’encontre, concluant par vives raisons, que le Dieu de Calvin est autre que celuy des Chrestiens, voire du tout contraire. (39) Pour appuyer ses dires, Boucher prétend traduire quelques passages d’un Castal. lib. de prædest. contra Calvinum dont je n’ai trouvé aucune trace. Cependant, les extraits en version originale qu’il cite en marge, ainsi que le titre, nous rappellent curieusement un autre texte de Castellion, hautement polémique, qui aurait bien apporté de l’eau au moulin de Boucher mais dont il n’aurait pu avoir connaissance, le Contra libellum Calvini. Rédigé suite à l’exécution notoire de Michel Servet en 1553, cette réponse à la Defensio de Calvin ne fut publiée qu’à titre posthume en 1612. 7 « Deus Calvini pater est mendacij. Quippe qui sæpe aliud in ore, aliud in pectore great. / Que le Dieu 6 Boucher ne semble que recycler ici le poncif du médecin et ancien calviniste Jérome-Hermès Bolsec, dont l’Histoire de la vie, mœurs, actes, doctrine, constance et mort de Jean Calvin fut publiée à Paris en 1577, également chez Guillaume Chaudière (voir note 1). « [Calvin] fut encores tourmenté d’vn genre de maladie duquel nous lisons avoir esté vexé par iuste iugement de Dieu aucuns ennemis de Dieu, vsurpateurs de sa gloire & honneur : C’est d’vne mangeson de poux, & vermine par tout son corps, & singulierement d’vne vlcere tres puante, & virulente au fondement, & parties vergongneuses où il estoit miserablement rongé de vers », constatation que Bolsec souligne, lui aussi, par une énumération semblable « d’aultres hypocrites, & ennemis de Dieu » (40-41). Je tiens à remercier Pierre Kapitaniak de m’avoir signalé cette allusion. Quant à Henri de Valois et ce que « l’on [en] sçait », les auditeurs et lecteurs de Boucher n’avaient qu’à se référer à une chronique « au ton du pamphlet », La Vie et faits notables de Henry de Valois, tout au long sans rien requerir. Où sont contenues les trahisons, perfidies, sacrileges, exactions, cruautés et hontes de cet Hypocrite et Apostat, ennemi de la Religion Catholique, attribuée à Boucher lui-même, quoique publiée anonymement en 1589. Cet ouvrage reste à ce jour le seul du curé de Saint-Benoît à avoir fait l’objet d’une édition moderne, celle de Keith Cameron (Champion, 2003). 7 Pour un résumé récent de l’Affaire Servet et de la rédaction et publication de la réponse de Castellion, voir l’avant-propos de la traduction du Contra libellum Calvini d’Etienne Barilier (Editions Zoé, 1998), pp. 7-8. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 76 18.12.13 08: 12 Boucher et le premier Sermon de la simulée conversion (1594) 77 de Calvin est le Dieu de mensonge. Attendu que souvent il a autre chose en la bouche, autre chose au cœur » (40). Boucher aurait sûrement censuré la « douceur » irénique du professeur de Bâle de manière aussi féroce qu’il fustige la prétendue hypocrisie de Calvin. Ce qui prime est de toute évidence le fait de pouvoir unir ses forces avec celles d’un apostat de l’envergure d’un Castellion, « qui a des plus illustré par ses escrits l’Evangile de Calvin » (39), au dire de Boucher, avant de retourner dans le droit chemin et dévoiler le mensonge au cœur du calvinisme. Boucher enchaîne de façon quelque peu déroutante par un fait-divers militaire, celui des pourparlers entre le capitaine huguenot François de La Noue et les Rochelois, qui remontent à la fin de la quatrième guerre et aux sièges de Sancerre et de La Rochelle. De manière significative - « telle que nous trouvons couchee par leurs histoires » (40, c’est moi qui souligne) - Boucher prétend citer le récit de Henri Lancelot Voisin, sieur de La Popelinière, huguenot modéré dont L’Histoire de France connaît un succès polémique depuis sa première édition en 1571 et qui, à partir de l’édition de 1578, résume la façon dont La Noue, selon Boucher, s’inspira « du profond de la doctrine de Calvin » pour convaincre les Rochelois de trahir l’Édit de Boulogne, « pour les solliciter, comme il fit, de recommençer la guerre » (41). Cependant, dans la transcription de Boucher le texte de La Popelinière subit de légères modifications. Que l’Eglise & congregation des fideles (c’est a dire des Calvinistes) n’estoit qu’un corps, partant qu’ils devoient faire estat, que la guerre qui estoit contre ceux de Sancerre, estoit aussi contre eux. Qu’a la verité la Foy promise au Roy devoit estre gardée, & confessoit cela estre une reigle generale, mais qu’il y avoit une autre regle, non moins certaine, qui est que personne n’est tenu de garder, ce qui n’est en sa puissance, ou qui se garde avec le peril de son prochain, & moins encore de garder la promesse faite au detriment de la gloire de Dieu. Mesmes, dit-il, je vous dy que c’est pecher doublement que de garder telles promesses, &c. (Boucher 41) Puis que l’Eglise de Dieu & amas de ses fidelles n’est qu’un corps (bien qu’invisible, que par ses membres) peut on les recercher & meurtrir qu’on ne vous massacre aussi ? […] Davantage il faut tenir sa Foy, c’est une regle generalle. Mais il y en a une autre qui n’est moins certaine : Qu’on n’est obligé de tenir ce qui n’est pas en sa puissance & qu’on a promis au hazard de son prochain : sans l’aveu duquel on procede indiscrettement en cela. A plus forte raison ne les pouvez vous faire avec l’interest de la gloire de DIEU. Nous disons davantage que c’est redoubler la faute que d’executer telles promesses. (La Popelinière 203v) OeC02_2013_I-137_Druck.indd 77 18.12.13 08: 12 78 Jeff Persels Hormis la nuance à la fois plus politique et éthique (« la Foy promise au Roy ») de la version de Boucher, qui servira mieux plus avant dans le sermon son accusation de parjure voire de lèse-majesté, il isole l’extrait de son contexte et passe sous silence le nœud de l’argument de La Noue qui précède le passage paraphrasé. La Noue prépare bien le terrain en rappelant aux Rochelois que « la liberté de conscience & publicque exercice de Religion […] leur ayant esté donné par force, leur sera osté quant l’occasion qui est la contraincte cessera » (203v), fait de realpolitik que la Saint-Barthélemy, encore de fraîche date en ce printemps 1574, ne peut laisser oublier. Boucher, d’ailleurs, semble croire avoir devancé cette justification en précisant plus tôt que « le Roy Charles IX […] eut faict un edict de Paix du tout à leur avantage, tant pour l’exercice de leur religion & liberté de conscience, que pour leurs honneurs & privileges » (40). La Noue a beau ne prêcher qu’une défense préventive, Boucher veut y constater la noirceur du cœur huguenot et tire de cette harangue rapportée et vieille de vingt ans une conclusion de grande envergure : « Ce qui fut dextrement joindre la practicque avec la theorique. […] Et là se voit le fondement de toutes les perfidies & desloyautez Huguenotes… » (41). Et là se fait aussi pour Boucher le pont entre l’hypocrisie religieuse et l’hypocrisie politique dont la simulée conversion de Henri de Navarre sert de culée. Il y voit la preuve éclatante du projet Bourbon de « joindre » par ce pont « la religion à l’estat et non l’estat à la religion ». Pour faire et le pont et le point, il ne lui reste qu’à invoquer « le grand Docteur des atheistes, leu & practiqué par les seuls atheistes » (16) et troisième personne de la trinité diabolique : Machiavel. De prime abord, Boucher ne fait que prendre à son compte les lieuxcommuns de la critique anti-machiavélique des polémistes huguenots en vogue depuis la Saint-Barthélemy et formulés surtout par le juriste calviniste Innocent Gentillet, dont le Discours sur les moyens de bien gouverner et maintenir en bonne paix un Royaume ou autre Principauté […] Contre Nicolas Machiavel Florentin, fut publié en 1576 à Genève. 8 Cette même année parurent les Six livres de la République du jurisconsulte Jean Bodin dont la préface affiche un rejet similaire de Machiavel : « lequel a mis pour deux fondemens des Republiques l’impieté & l’injustice, blasmant la religion comme contraire à l’estat ». 9 La traduction de Machiavel la plus répandue, celle de Jacques Gohory en 1571, contient déjà à ce titre une mise en garde instructive : « Vray est qu’il les faut manier avec discretion comme euvres totalement 8 Voir l’édition critique de C. Edward Rathé, Genève : Droz, 1968. 9 Jean Bodin, Les six livres de la république. Deuxième réimpression de l’édition de Paris, 1583. [Chez Jacques du Puis.] Darmstadt : Scientia Verlag, 1977, fol. A4i. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 78 18.12.13 08: 12 Boucher et le premier Sermon de la simulée conversion (1594) 79 fondées sur la sapience humaine ». 10 En ce les Sermons contribuent à la vague française qui a plus ou moins créé le « mythe » ou la « légende » du secrétaire florentin et lui a accordé une célébrité qu’il n’avait jamais connue en Italie de son vivant. Le parcours du « Murd’rous Machiavel », pour reprendre la célèbre épithète de Shakespeare, c’est-à-dire la déformation qu’ont subie le personnage et la politique de son Prince au fil des trente années de guerres de religion en France, son pays d’adoption si l’on en juge par l’influence qu’il y a exercé bien avant de capter l’attention de ses compatriotes cisalpins, a déjà été retracé par de nombreux historiens. 11 La polémique de Gentillet, comme nous le précise Edmond M. Beame, établit les trois axes principaux que cette déformation a contribué à perpétuer : In the first, Gentillet assailed absolutism and arbitrary government in the name of limited monarchy [Traitant du conseil que doit tenir un prince] ; secondly, he attacked Machiavelli’s atheism in what is probably the heart of the book. Here one finds his famous argument for religious toleration, a plea that is vitiated by his own insistence that the prince uphold the “true” religion [De la religion que doit tenir un prince]. Finally, Gentillet denounced the whole pantheon of Machiavellian “virtues” : cruelty, cunning, deceit, hypocrisy, perjury, faithlessness, and dissension [Traitant de la police que doit tenir un prince]. (43) Il est peu surprenant que Boucher lui aussi situe l’athéisme de Machiavel au cœur de son premier sermon, bien assorti aux « vertus machiavéliques », avec l’hypocrisie, la simulation et le parjure en tête de liste, et il prétend citer une traduction française d’un extrait du 18 e chapitre qui justement abonde dans son sens. Le texte se distingue nettement et de façon significative de la traduction la plus répandue, celle de Jacques Gohory (Paris, 1571), qui est, elle, beaucoup plus fidèle à l’original : 10 Le Prince de Nicolas Machiavel… Paris : Robert le Mangnier, 1571, fol. Aiiii. Extrait cité également par Willis H. Bowen, « Sixteenth Century French Translations of Machiavelli », Italica 27.4 (Déc., 1950), p. 317. 11 Bien qu’il remonte à 1971, l’essai éloquent d’Isaiah Berlin, « The Question of Machiavelli », The New York Review of Books 17.7 (1971), pp. 20-31, comme son titre l’indique, formule déjà cette thèse et résume les grands courants de la critique du secrétaire florentin, y compris - en passant - le travail de Gentillet et de Bodin. Voir aussi Donald R. Kelley, « Murd’rous Machiavel in France : A Post Mortem », Political Science Quarterly 85.4 (Déc., 1970), pp. 545-559, Edmond M. Beame, « The Use and Abuse of Machiavelli : The Sixteenth-Century French Adaptation », Journal of the History of Ideas 43. 1 (Jan.-Mar., 1982), pp. 33-54, et l’article de Willis H. Bowen cité dans la note précédente. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 79 18.12.13 08: 12 80 Jeff Persels Que le Prince qui veut devenir grand, & faire de grandes conquestes, il est necessaire qu’il apprenne bien le mestier de tromper. Pour duquel bien s’ayder, il faut user de grandes feintes, dissimulations & parïuremens. Et s’il est bien dressé à cela, il viendra au dessus de ses affaires. Car le trompeur trouve touiours qui se laisse tromper. Et ailleurs il dict, qu’il suffist à un Prince d’avoir apparence de religion, encore qu’il n’en ait poinct. (Boucher 44) Neantmoins on void par experience de notre temps, que ces Princes se sont faits grands qui n’ont pas tenu grand conte de leur foy, & qui ont sceu subtilement aveugler l’esperit des hommes lesquelz à la fin ilz ont gaigné & surpassé ceux qui se sont fondez sur la loiauté. (Gohory 40v) Ce qui est simple constatation d’une réalité politique à la fois historique et actuelle chez Gohory - « on void par experience » (« non di manco si vede, per esperienzia ne’ nostri tempi » chez Machiavel 12 ) - devient précepte, voire diktat chez Boucher - « il est necessaire », « il faut », « il suffist » - ce qui certes n’est pas sans nous rappeler la glose de Gentillet. Un prince sur toutes choses doit appeter d’estre estimé devot, bien qu’il ne le soit pas. Le monde, dit Machiavel, ne s’arreste qu’à l’exterieur et à ce qui est en apparence, et juge de toutes actions non par les causes, mais par l’issue. Tellement qu’il suffit que le prince semble estre exterieurement religieux et devotieux, encores qu’il ne le soit point. (Anti-Machiavel 171) Tout ceci augure du nouveau régime Bourbon, inauguré par la politisation de la foi qu’est la mise en scène - l’apparence (et l’apparat) de religion - de la conversion royale à Saint-Denis. Boucher traite Machiavel d’« Evangeliste de court » (44) suivant la même logique et faisant le même jeu de rhétorique qui l’ont amené à caractériser les pourparlers militaires et diplomatiques de La Noue comme « Theologie » (40). Ces confusions stratégiques, parmi lesquelles la manipulation des citations de Castellion, de La Popelinière et de Machiavel - et tout ce malgré la présentation des sermons sous le signe de la transparence - ont pour but de réduire la politique du premier Bourbon à une forme d’athéisme étatique. Cette analyse réductrice permet à Boucher de terminer son premier sermon avec brio par une assimilation aussi déroutante qu’accablante : « que le mesme esprit de Calvin, est celuy de Machiavel, que les Princes si souvent suyvent plus que l’Evangile » (43-44), et que le fruit de cette union contre-nature - le fils, deuxième personne de sa trinité diabolique - n’est autre que Henri de Navarre. La preuve définitive en est, bien sûr, sa « feincte conversion & pretendue absolution » (48). Croyant ainsi avoir démasqué et dénoncé la mise en scène de Saint-Denis comme une supercherie montée 12 Il Principe. Éd. Luigi Firpo. Turin : Einaudi, 1961, p. 64. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 80 18.12.13 08: 12 Boucher et le premier Sermon de la simulée conversion (1594) 81 par une cabale de faux prophètes pour élever un faux prophète, suivant tous l’Evangile des deux faux prophètes du siècle, l’un religieux, l’autre politique, Boucher est en mesure d’ouvrir une enquête pointilleuse qui déborde de « questions gênantes » s’agissant de la légitimité de la conversion et l’absolution. Cette enquête se déroulera dans les huit sermons qui suivront. Une reprise au compte de la Ligue de l’un des sonnets liminaires de l’Anti-Machiavel de Gentillet est ici irrésistible : Atheistes cruels, marchez vous sur la terre ? Le ciel vous couvre encor ! des abysmes l’horreur, Du sang juste espandu l’effroyable terreur, Vos parricides cœurs tient elle point en serre ? Aux hommes, au grand Dieu, osez vous faire guerre ? Loyauté, pieté, n’ont sur vostre fureur Aucun commandement ? ô malheureux erreur Qui la mort et l’enfer en vos ames enserre ! Quoy doncques, vous n’avez que de vices souci ? Eh bien, lisez un peu vostre proces ici. Hélas ! si pour le voir vous aviez la lumiere, Et si pour vous guider vous demandiez des yeux, Nous n’orrions tant tonner et foudroyer des cieux Celui qui doit bien tost vous reduire en poussiere. (p. viii, c’est moi qui souligne) En justifiant la prédication et la publication de ses neuf sermons dans son épître dédicatoire au légat papal, Boucher prétexte : le besoing qui estoit, de montrer le droit de la cause, quand bien la force mancqueroit, & d’en iustifier le martyre, pour rendre les hommes constans & resoluz, quoy qu’il advienne, & les asseurer, que ce n’est en vain comme dit S. Paul, qu’ils courroient encor, ou auroient couru iusqu’à huy : & à ce qu’il ne soit dit, en un temps si hazardeux, qu’il n’y ait point eu de Prophete en Israel. (A 3 v) Il s’érige donc en vrai prophète afin de réfuter le faux prophète de Navarre qui, lui, s’érige en prince souverain, au prix, malgré les apparences, de subordonner l’église à l’état. Boucher ne se rendra jamais au cours de sa longue carrière de chef de file des ligueurs de l’exil - il ne s’éteindra qu’en 1646 - et pour revenir à la thèse de Descimon et Ruiz Ibáñez, « Jean Boucher, en quatre-vingt-quinze ans, semble n’avoir rien appris ni rien compris » (48). Soit, surtout si l’on considère le cas avec le recul que le monde post-Édit de Nantes nous permet. Mais il y a peut-être matière à construire une thèse, comme Greengrass le suggère, selon laquelle il avait bel et bien compris dès août 1593, qu’un certain genre de catholiques venait de se faire berner, ce qu’il ne supportait pas de taire, fût-ce à ses risques et périls. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 81 18.12.13 08: 12 OeC02_2013_I-137_Druck.indd 82 18.12.13 08: 12 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) « La boutique de malédiction » : Jean Boucher et l’hypocrisie Luc Racaut Newcastle University Le 31 décembre 1589, le duc d’Aumale s’adresse ainsi au Pape Sixte V : « nos plus grands ennemis se meslent entre nous, prenans mesme visage de Catholicques, pour couvertement praticquer la ruyne de nostre religion » 1 . D’emblée la Ligue se présente comme l’union des catholiques authentiques contre les protestants, bien sûr, mais également contre les hypocrites qui prétendent être catholiques mais ne le sont qu’en apparence. Au premier abord, il est facile d’identifier ceux-ci comme étant les ‘politiques’ restés fidèles au roi. La remarque d’Aumale reflète néanmoins une préoccupation antérieure à la Ligue dont on trouve déjà les traces dans les deux premières décennies des guerres de religion. La Ligue ne serait qu’un symptôme particulièrement marqué d’une crise identitaire du catholicisme français qui commence avec l’émergence de la réforme protestante et se poursuit au dixseptième siècle avec la controverse janséniste 2 . Même si cette préoccupation n’est pas spécifique à la Ligue, elle est particulièrement développée chez ceux qui deviennent « les ligueurs de l’exil » pour avoir refusé le compromis avec Henri IV, avec leur chef de file Jean Boucher 3 . La dissimulation, l’hypocrisie et le parjure sont des thèmes cruciaux pour comprendre son œuvre et sa pensée qui eut une postérité et un écho indéniable, même si les ligueurs sont souvent relégués au rang de perdant et jeté dans la poubelle de l’histoire. L’œuvre de Boucher se situe dans une perspective plus longue que la seule contestation de la légitimité d’Henri IV, en amont aussi bien qu’en aval de son abjuration en 1593. Aux dix-neuvième et vingtième siècles elle est souvent placée dans le contexte d’une longue durée de la contestation du pouvoir royal avec pour ligne d’horizon téléologique la Révolution française 1 Aumale à Sixte Quint, Paris, 31 décembre 1589 ; Nicolas Le Roux, Un Régicide au nom de Dieu. L’assassinat d’Henri III, 1 er août 1589. Paris : Gallimard, 2006, p. 166. 2 Politics and Religion in Early Bourbon France. Alison Forrestal et Eric Nelson, éd. New York : Palgrave Macmillan, 2009 ; Anthony D. Wright, The Divisions of French Catholicism, 1629-1645 : ‘The Parting of the Ways’. Farnham : Ashgate, 2011. 3 Robert Descimon et Jose Javier Ruiz Ibáñez, Les Ligueurs de l’exil : le refuge catholique français après 1594. Paris : Champ Vallon, 2005. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 83 18.12.13 08: 12 84 Luc Racaut et l’exécution de Louis XVI deux siècles plus tard 4 . Comme l’a souligné récemment Denis Crouzet, on peut faire remonter ce mouvement en amont à Louis XII ; les règnes de Charles IX et d’Henri III étant des étapes successives d’une désacralisation graduelle du pouvoir royal 5 . Celle-ci se serait manifestée à des moments symboliques importants : l’abolition de la cérémonie des écrouelles sous Henri III et le sacre précipité de Louis XIII, sans que la procession du corps du roi défunt Henri IV ait eu lieu, comme l’a fort bien souligné Ralph Giesey 6 . À ce titre l’autopsie du corps de Charles IX peut également être versée comme pièce à ce dossier, la nécessité de démentir la rumeur d’empoisonnement ayant été capitale alors que le pouvoir royal se trouvait de nouveau fragilisé par la mort prématurée d’un roi. Bien que l’autopsie fût restée secrète, les rumeurs qui circulent alors dans les milieux protestants sur la sudation de sang comme preuve quasi médico-légale de sa responsabilité dans le massacre de la St Barthélemy sont bien le signe que le corps du roi est le réceptacle symbolique des maux du royaume 7 . Ce n’est qu’avec difficulté que les Bourbons réinventent le corps symbolique du roi, avec un succès mitigé, à la cour de Louis XIV. L’invective dont Henri III fut l’objet pendant la Ligue ne serait donc qu’une étape parmi d’autres dans ce long processus de déconsidération de la sacralité de la personne royale qui culmine avec son assassinat en 1589. L’œuvre de Boucher constitue à juste titre un jalon important de cette histoire, brossant un portrait des rois comme parjures, hypocrites et dissimulateurs. Le portrait d’Henri III que brosse Boucher transforme les rois thaumaturges en sorciers malveillants, s’appropriant volontiers les histoires fabuleuses qui circulent lors des persécutions des premiers chrétiens au sujet des empereurs païens, et même en-deçà dans la tradition vétérotestamentaire, sur les rois assyriens. Mais au-delà de la désacralisation de la personne royale, que la tradition protestante aurait inaugurée et que la Ligue aurait reprise à bon compte, on peut deviner une problématique plus profonde de la symbolique des corps comme signes de la sincérité ou de l’hypocrisie : si les rois de France en ont fait les frais, quel impact a-t-elle pu avoir sur l’ensemble des laïcs et des clercs 8 ? 4 Mark Greengrass, « Europe’s ‘Wars of Religion’ and their Legacies ». Communication personnelle du 23 novembre 2011, à paraître. 5 Denis Crouzet, « From Christ-like King to Antichristian Tyrant : A First Crisis of the Monarchical Image at the Time of Francis I » dans Ritual and Violence : Natalie Zemon Davies and Early Modern France, Past and Present. Graeme Murdock, Penny Roberts et Andrew Spicer, éd. Supplément n°7 (2012), pp. 220-40. 6 Ralph Giesey, « Royal Ceremonial and the Advent of Absolutism », dans Rulership in France, 15 th -17 th Centuries. Ralph Giesey, éd. Aldershot : Ashgate, 2004, pp. 251-68. 7 Article à paraître dans French History. 8 Le Roux, Un régicide, pp. 94 et 199. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 84 18.12.13 08: 12 « La boutique de malédiction » : Jean Boucher et l’hypocrisie 85 Un lieu commun de la première modernité réside dans l’idée que les corps en général, et celui des rois en particulier, doivent porter les signes extérieurs de leur état intérieur : chez les Protestants pour qui le corps de Charles IX porte la preuve de sa culpabilité du massacre de la St Barthélemy comme chez les ligueurs en ce qui concerne Henri III. Au même titre que le châtiment des suppliciés qui s’inspire de la tradition vétérotestamentaire le corps devient un signe qui signifie le crime. La justice humaine se fait l’instrument de la justice divine en reportant sur le corps la marque du crime, à plus forte raison si le corps ne montre aucun signe extérieur de corruption intérieure. L’unicité thomiste entre les lois naturelles, divines et humaines pose comme une évidence le crime de lèse-majesté humaine et divine comme étant « contre-nature » et le corps du supplicié, déformé, écartelé, morcelé par le truchement du châtiment en devient un signe. Or avec l’émergence de la Réforme apparaît une sorte de crise sémiotique du corps, et de nombreux auteurs dénoncent une contradiction entre l’intérieur (le signifié) et l’extérieur (le signifiant). Ceci est une préoccupation fondamentale et une source d’angoisse indéniable pour les polémistes catholiques qui se lamentent sur l’impossibilité de distinguer les protestants des bons catholiques. Ainsi Gentian Hervet, auteur antiprotestant notoire proche des Guise, écrit en 1561 dans le sillage des premiers soubresauts des guerres de religion : Et si bien ils [les Juifs] sont alienez de la vraye religion, on les auroit aussi en tel estime qu’ils meritent et fuyroit on leur conversation, et pour les mieux cognoistre ils auroient leur marque, comme ils ont es autres pays.... Mais vous..., vous estes tellement meslez parmy les autres que... on est contrainct bon gré mal gré de converser avecques vous, et neantmoins vostre conversation est si contagieuse que la peste ne l’est pas plus 9 . Un autre « rite de violence » des guerres de religion aurait eu comme fonction de démontrer l’iniquité des protestants en déformant leur corps jusqu’à les rendre méconnaissable : montrer les « monstres » 10 . Cette problématique d’indifférenciation se retrouve dans les récits des martyrologues protestants pour qui la violence est précisément aveugle et sans discrimination et peut frapper les catholiques 11 . Chez Jean Boucher, on retrouve cette problématique au plus fort de la Ligue dans son discours sur le règne d’Henri III mais 9 Gentian Hervet, Apologie ou defense contre une reponse des Ministres de la nouvelle eglise d’Orleans. Paris : Nicolas Chesneau, 1561, fol. L5 v°-L6 r°. 10 Natalie Zemon Davis, « The Rites of Violence : Religious Riots in Sixteenth-Century France ». Past and Present, 59 (1973), 51-91. 11 Jean Crespin. Histoire des martyrs : persecutez et mis à mort pour la verité de l’Evangile, depuis le temps des Apostres jusques à l’an 1597. Genève : [les héritiers d’Eustache Vignon], 1597, fol. 456a-b. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 85 18.12.13 08: 12 86 Luc Racaut également dans sa contestation de la légitimité de la conversion d’Henri IV. En 1614 il compile une somme, sorte de généalogie de la trahison qu’il fait remonter à Judas Iscariote, d’où les ligueurs tirent l’anagramme ‘de Valois’ se transformant en ‘O le Judas’ 12 . Boucher remarque que, à l’instar de Judas dont les entrailles se répandent sur le sol (même si la tradition retient surtout sa pendaison), Henri III est touché au ventre par Jacques Clément : Judas Prince des hypocrites, qui se pendit par le col, & creva par le ventre … Et depuis peu de temps, pour revenir aux Princes, Henry de Valois III. Apres tant de parjures & hypocrisies, tue par le ventre, comme l’on scait 13 . Les ligueurs font de Clément un instrument de la providence divine qui frappe là où les hommes ont pêché alors que la justice humaine, à l’image du prince, est devenue inopérante 14 . Boucher commence ses sermons de la simulée conversion prêchés dans sa paroisse de Saint-Merry en août 1593 sur cette remarque significative qui est martelée dans l’œuvre comme une scansion : Car Dieu commence a l’interieur, & le simulé à l’exterieur. Dieu commence a ce qui est verite, & le simule commence a l’umbre. Ce que Dieu cherche le premier, ce qu’il convertit le premier, ce qu’il habite & illumine, ce qu’il possede le premier, c’est le cœur & les entrailles 15 . Les viscères (le cœur en particulier) sont posées comme principales vectrices de la révélation divine et le ventre est reconnu comme attestant de la vraie nature d’un individu, comme en témoignent les paroles d’une parisienne en 1596 rapportées par Descimon et Ibáñez : « une femme … lance au lieutenant de la milice bourgeoise venu effectuer la saisie : ‘espagnol dans le ventre, comme il l’avait este auparavant’ » 16 . Reprenant l’antijudaïsme ins- 12 Anonyme, Le faux-visage découvert du fin renard de la France. Toulouse : s. n., 1589, fol. A1 v° ; Jean Boucher, Le Mystere d’infidelité commencé par Judas Iscarioth, premier Sacramentaire, renouvelé & augmenté d’impudicité, par les Heretiques ses successeurs, & principalement par ceux de ce temps. Châlons : 1614. 13 Jean Boucher, Sermons de la simulee conversion et nullité de la pretendue absolution de Henry de Bourbon, Prince de Bearn, à S. Denys en France, le Dimanche 25 Juillet, 1593. Sur le sujet de l’Evangile du mesme jour, Attendite a falsis Prophetis, etc. Matth. 7 Prononcez en l’Eglise S. Merry à Paris, depuis le premier jour d’Aoust prochainement suyvant, jusques au neufiesme dudict mois. Par Me Jean Boucher Docteur en Theologie. Paris : G. Chaudière, 1594, fol. B2 v°. 14 Le Roux, op. cit., p. 313. 15 Boucher, Sermons de la simulée conversion, fol. A8v° ; « j’enlèverai de votre corps le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair ». Ezéchiel 36 : 26. 16 Descimon et Ruiz Ibañez, op. cit., p. 100 ; pour reprendre une expression favorite de Paul Veyne, le christianisme « prend aux tripes » ; Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394). Paris : Michel, 2007, pp. 312-94. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 86 18.12.13 08: 12 « La boutique de malédiction » : Jean Boucher et l’hypocrisie 87 titutionnel dont Hervet fait preuve en 1561, Boucher cite la seconde épitre aux Romains de Paul (2 : 28) pour illustrer l’idée que l’intérieur du corps est un gage de sincérité contrairement aux apparences extérieures : Et de dire que la seule mine suffise, pour dire un homme Catholique, cela est un atheisme trop lourd, & condamné par l’escriture qui dict : ce n’est pas ce qui se voit qui fait le Juif, ni la marque visible dans la chair qui fait la circoncision, mais c’est ce qui est caché qui fait le Juif, et la circoncision est celle du cœur, celle qui relève de l’Esprit et non de la lettre … c’est assez declarer que l’exterieur ne suffit. Je demande donc quels sont ces signes 17 . Boucher puise ces signes de duplicité chez les politiques dans le registre familier du monde renversé, que l’on retrouve fréquemment dans la polémique des premières guerres de religion : « Quelle discorde concordante … ? La nuict est elle faicte lumiere, la suye miel, & le fiel sucre ? …. O Evangile renversé ! … la glace est chaude … le feu est froid … la neige est noire » 18 . Par-delà le monde renversé, c’est un monde inversé, le dehors en dedans et le dedans en dehors, dont Boucher veut témoigner. C’est précisément l’absence de signes extérieurs d’une corruption intérieure qu’il déplore et la dissimulation serait le pire des péchés dont l’origine est le protestantisme : « Si du costé du levant, on sçait la resolution du Consistoire de Geneve, Qu’il est loisible, pour eviter un inconvenient, & accommoder les affaires de la religion, de dissimuler sa religion » 19 . À la quinzième partie du second sermon, Boucher en vient au principal, c’est-à-dire aux catholiques qui se rallient à la cause d’Henri IV : Mais venons aux Catholiques, qui ont esté de la partie, & qui y ont operé comme les autres. Et voyons tant en general, qu’en particulier, quels arbres ils peuvent estre, pour produire quelque bon fruit. Or pour les descrire en general, de quelque qualité qu’ils soient, Ecclesiastiques ou Laïques, je ne voy à quoy plus doucement & gratieusement on les puisse comparer, sinon à ceux qui estant de mesme religion, combattoient contre David 20 . Après une longue exposition déclinant le parallèle entre le conflit entre politiques et ligueurs et l’épisode vétérotestamentaire de la révolte de Saul contre David, Boucher conclut que les politiques sont pires que les hérétiques. Décrivant l’hérésie comme « la boutique de malediction » : 17 Boucher, op. cit., fol. F3 v°. 18 Ibid., fol. G5 r°-v°, G6 r°. 19 Ibid., fol. G7 v°. 20 Ibid., fol. G8 v°-H1 r°. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 87 18.12.13 08: 12 88 Luc Racaut Le repaire des Lamies, des Centaures & Satyres, si la caverne des loups, si le lac des serpens, des lezars, couleuvres & bestes venimeuses, si le trou d’enfer, si le puys de l’abysme, d’où sort la fumée qui obscurcist l’air, & ternist le Soleil, si la cloaque d’ordure, puanteur, & immondicité 21 . Mais il conclut que les catholiques qui supportent et soutiennent les hérétiques sont bien pires que ces derniers reprenant l’idée force de la Ligue que ses pires ennemis ne sont pas les hérétiques mais les catholiques hypocrites. « Mais si l’on vient au special, si on penetre plus avant au particulier » poursuit Boucher pour fustiger ceux qui avaient partagés ses opinions avant de retourner leur veste, ses « frères ennemis » dont il aurait plus à se plaindre que les autres 22 . En effet, en 1593 les ligueurs doivent faire un choix difficile : reconnaître l’absolution d’Henri IV comme légitime ou fuir le royaume. Alors que Jean Boucher choisit la seconde possibilité, d’autres prélats que l’on qualifie volontiers de « prélats politiques » se rangent à la cause d’Henri IV. Pour Boucher, c’est le comble de l’hypocrisie alors que plusieurs d’entre eux avaient souscris à l’édit d’Union en 1588 et aux bulles du pape Grégoire XIV qui renouvellent l’excommunication d’Henri IV en 1591. C’est le cas, par exemple de René Besnoit, que l’on retrouve aux côtés du roi lors de la cérémonie d’absolution et qui contribue à la campagne de légitimation du pouvoir royal et à la réconciliation des parisiens avec leur roi 23 . Au-delà donc du roi, ce sont les prélats qui l’entourent et par extension les laïcs qui reconnaissent le roi et l’acclament lors de son entrée triomphale dans Paris que Boucher fustige. Les sermons de Boucher se placeraient donc dans un système ecclésiologique cohérent, propre à la Ligue, dont les enjeux dépasseraient la simple déconsidération du nouveau roi et l’appel à la croisade des princes catholiques (Philippe II en tête) contre lui. Les historiens n’ont souvent retenus de l’œuvre de Jean Boucher que la dimension polémique qui se place dans la longue durée de la désacralisation de la personne royale et la sécularisation de la société française. Les héritiers de la révolution française n’auront retenus, dans un exercice de mémoire sélective, que les aspects participatifs ou électifs de la conception ligueuse de la monarchie en laissant la notion profondément conservatrice de peuple comme ‘corps du christ’ de côté. Or c’est un véritable projet d’état dans l’Église, un retour aux conceptions moyenâgeuses de la sacralité du roi dont le peuple se porterait garant (vox populi vox dei), que proposent les ligueurs face à une église dans 21 Ibid., fol. H7 v°. 22 Ibid., fol. H8 r°. 23 Thierry Amalou. « Deux frères ennemis, deux sensibilités catholiques : les prédications de René Benoist et de Gilbert Génébrard à Paris pendant la Ligue (1591-1592) ». Communication personnelle, à paraître. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 88 18.12.13 08: 12 « La boutique de malédiction » : Jean Boucher et l’hypocrisie 89 l’état dont on fait l’origine, de façon anachronique, de la loi de séparation de 1905. Paradoxalement c’est la vision ligueuse de l’Église qui paraît anachronique, en regard de « l’autonomisation de la raison politique » qu’inaugurent les édits de pacification, sorte de « bricolage » face à un pluralisme religieux qui s’inscrit pour la première fois dans la durée 24 . Mais ce n’est qu’a posteriori qu’on a pu faire cette évaluation, et les ligueurs sont en fait bien plus proches, en 1594, de la conception de l’Église des prélats soi-disant politiques, obligés pour des raisons contingentes propres aux guerres de religion de se ranger à la voix de la raison dont Henri IV, après une campagne de propagande rondement menée, devient l’incarnation. Les fréquents emprunts de Boucher à la tradition vétérotestamentaire des rois d’Israël et au Moyen-âge, qui constitue pour lui un âge d’or, témoignent d’un conservatisme qui n’était peut-être plus très courant. Mais cela serait compter sans la myriade de textes et de sermons qui s’opposent, pendant plus de trois décennies, aux édits de pacification avec laquelle Jean Boucher se trouve en résonnance 25 . On doit ici rendre hommage au génie de l’appareil de propagande monarchique, qui mériterait à lui seul une étude systématique, qui à partir de 1594 se met en branle pour faire de la Ligue le repoussoir d’une politique de réconciliation entre catholiques et protestants qui s’impose alors comme une évidence. L’ « oubliance » que prône Henri IV concernant les violences des guerres de religion s’étend également aux écrits et libelles, d’ailleurs interdits sans grande efficacité par la succession d’édits de pacification qui précédent l’Edit de Nantes, et inclue une amnistie pour les anciens opposants au régime 26 . Le discours du roi au parlement pour l’enregistrement de l’Edit de Nantes est un véritable pensum pour ceux qui s’opposeraient encore à lui et mêle la douceur aux menaces : « ce que j’en ay fait est pour le bien de la paix. Je l’ay faite au dehors, je la veux au-dedans » 27 . 24 Olivier Christin, Les Paix de Religion : l’autonomisation de la raison politique. Paris : Seuil, 1997. 25 Luc Racaut, Hatred in Print : Catholic Propaganda and Protestant Identity during the French Wars of Religion. Aldershot : Ashgate, 2002. 26 On peut faire un rapprochement avec la guerre civile espagnole et el pacto de olvido mis en place en 1975 à la mort de Franco afin de faciliter la transition démocratique en Espagne, qui n’a été que récemment remis en question par le gouvernement Zapatero en 2005 afin d’entériner une loi sur la récupération de la mémoire historique afin de rendre justice aux victimes du franquisme. 27 Discours d’Henri IV au parlement de Paris, pour l’enregistrement de l’édit de Nantes, le 7 janvier 1599 reproduit dans Eric Nelson, « Royal Authority and the Pursuit of a Lasting Religious Settlement : Henri IV and the Emergence of the Bourbon Monarchy » dans Politics and Religion in Early Bourbon France. Forrestal et Nelson, éd. New York : Palgrave Macmillan, 2009, pp. 107-31, pp. 124-27. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 89 18.12.13 08: 12 90 Luc Racaut Le fait que l’amnistie ne s’étend pas aux « ligueurs de l’exil », condamnés par contumace, en font des victimes expiatoires idéales pour la majorité des catholiques dont on doute qu’ils se soient rangés de façon si prompte à la vision du roi de raison. En amont de cette politique expiatoire, les sermons de Jean Boucher sur l’hypocrisie sonnent comme une mise en garde même si la postérité en a fait un perdant. Dès 1589 le fin renard de la France évoque la thématique de l’ennemi intérieur évoqué par d’Aumale dans sa lettre au Pape, et pointe du doigt les politiques qui prennent l’eucharistie comme les vrais catholiques, mais complotent sous cape pour la ruine de l’Église : Les fins renards (comme nos politicques, avec leur prince) traistres de nostre religion, participants de mesmes sacrements que nous, qui desirent establir sous main sur noz fleurs de lys ce relaps Henry de Navarre, pour asseoir une meilleure fortune 28 . Les politiques sont accusés de mettre en avant leur intérêt particulier devant celui du bien commun, leitmotiv de la Ligue pour justifier sa rébellion, et sont fait du même moule que le roi : on cherche ici à démarquer l’attitude de la Ligue de l’ensemble des catholiques restés fidèles au roi. Le double assassinat des frères Guise à Blois donne à l’auteur du fin renard l’occasion de marquer le contraste entre l’extérieur séduisant du monarque et l’intérieur qui renferme un cœur de pierre qu’il contraste avec le cœur des catholiques authentiques : Qui penseroit que sous les amorces & appas emmiellez ce ce traistre, soubs des paroles tant fardees & desguisees, soubs un visage acord, & facile tel qu’il luy portoit : bref soubs une si lache molesse il recelast en sa poitrine un cœur dur, adamantin, & regorgant de trahison ? Il fait convoquer des estats, mais ce sont pieges pour y surprendre les moins avisez, à telles façons & ceux qui ont l’ame & le cœur droit & sans deffiance …. Pensez, messieurs de Paris, en quel piteux desastre il s’est reduit, considerez un peu que le ver de conscience le bourrelle, & luy ronge le cœur & que les furies infernales voltigent sans cesse au tour de luy avec leurs flambeaux ardents 29 . Ce court traité se termine par un rappel de la nature thaumaturgique des rois de France, et le fait qu’Henri III ne guérit pas les écrouelles est en soi un symptôme de sa déchéance qui procède de l’intérieur de son propre corps : Les petits enfans qui ont rongez des escrouelles luy diront à deux doigts pres de son nez qu’il est incapable & inhabile de porter la couronne de 28 Anonyme. Le faux-visage découvert, fol. A3 r°. 29 Ibid., fol. B2 r°, C1 v°-C2 r°. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 90 18.12.13 08: 12 « La boutique de malédiction » : Jean Boucher et l’hypocrisie 91 France sur la teste, veu que il ne les peut guarir de ce mal … l’on sçait par une pratique ordinaire que les ulceres interieures sont moins guerissables que ceux apparoissent sur la superficie du corps : d’autant que la maladie est occulte, la tante est moins cogneue du chirurgien 30 . Le thème de l’adéquation entre l’intérieur et l’extérieur du corps du roi est déjà présent dès le massacre de la St Barthélémy alors que les ambassadeurs français montrent aux électeurs polonais le portrait du duc d’Anjou dont le visage ne porte pas les marques de la cruauté qu’on lui attribue 31 . C’est donc là un lieu commun qui est reconnu par les ambassadeurs français que la nouvelle du massacre qui parvient en Pologne alors qu’ils sont en pleines négociations met dans l’embarras. On connaît les nombreux signes que Boucher évoque dans La vie et faits notables d’Henri de Valois, puisque le visage et le corps du roi ne reflètent pas son iniquité : Boucher les cherche ailleurs, dans son comportement, dans la chute de la couronne de sa tête lors de son sacre et ainsi de suite 32 . Sa rupture avec la couronne en 1589 ne fait qu’ébaucher les thèmes que Boucher développe plus tard, alors que l’assassinat du roi entraine précisément ce que les ligueurs redoutaient le plus : l’avènement d’un protestant sur le trône. L’expérience de l’exil n’a pas émoussé le radicalisme de Boucher, comme son « Mystere d’infidelité commencé par Judas Iscarioth » publié en 1614, en témoigne. Au-delà de la sincérité du monarque c’est aussi celle des anciens compagnons de voyage de Boucher qui se rallient à la cause d’Henri IV dont il s’agit : l’hypocrisie dénoncée n’est pas seulement celle du roi mais surtout celle des prélats politiques restés en France. Parmi les protagonistes connus de l’abjuration d’Henri IV, il en serait un dont Boucher aurait peut-être eu plus de raisons de se plaindre que les autres, un curé à Paris pendant la Ligue comme lui, mais qui se retrouve néanmoins dans le camp opposé après 1593 : René Benoist. Celui-ci est par ailleurs un personnage intéressant qui participe aux efforts de conciliation du cardinal de Lorraine de la première moitié des années 1560 ce qui lui vaut d’être qualifiée par Thierry Wanegffelen « d’entre deux » 33 . Son attitude ambiguë pendant la Ligue ; il est favorable à la Sainte Union et il prononce le 3 février 30 Ibid., fol. C3 v°-C4 r°. 31 Tatiana Debaggi Baranova, À Coups de Libelles : Une culture politique au temps des guerres de religion 1562-1598. Genève : Droz, 2012, p. 374. 32 [Jean Boucher], La Vie et faits notables de Henry de Valois : Maintenant toute au long, sans rien requerir : Où sont contenues les trahisons, perfidies, sacrileges, exactions, cruautez et hontes de cét Hypocrite et Apostat, ennemy de la religion Catholique. Paris : Didier Millot, 1589. 33 Thierry Wanegffelen, Ni Rome ni Genève : des fidèles entre deux chaires en France au XVI e siècle. Paris : Champion, 1997, pp. 191-93. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 91 18.12.13 08: 12 92 Luc Racaut 1590 à Saint-Eustache une oraison funèbre pour les Guises assassinés ; lui fait prêter le flan à la critique puisqu’il se range au parti d’Henri IV à la suite de la conférence de Suresnes 34 . Benoist aurait eu des sympathies avec au moins certaines des positions de la Ligue (il ne pouvait être insensible à l’exécution de Marie Stuart dont il avait été le confesseur) et ses prêches et nombreux livres en français témoignent de son anti-Calvinisme. Pourtant lorsque les Seize demandent aux curés de Paris de lever des deniers auprès de leurs paroissiens pour l’effort de guerre du duc de Mayenne, on note le peu de zèle du curé de Saint-Eustache. Comme Vladimir Angelo a pu le souligner, les curés de Paris après le double assassinat de Blois se trouvent dans une situation délicate et sont contraints d’adhérer, si ce n’est qu’implicitement à la Ligue. Benoist n’approuve par ailleurs pas la résolution d’exclure le roi de Navarre de la succession au trône et il est possible qu’il ait été ‘ligueur’ malgré lui 35 . Cette estimation tient pour beaucoup du témoignage de Pierre de l’Estoile qui lui était favorable et qui rapporte quelques péripéties de la période ligueuse de Benoist qui n’aurait pas apprécié la présence d’une garnison espagnole à Paris. En février 1589, alors que les parisiens s’enthousiasment pour les processions nocturnes, Benoist est accusé d’être politique et hérétique par ses propres paroissiens : Après ces belles dévotions processionnaires, le peuple était tellement échauffé et enragé, si l’on peut parler ainsi, que les gens se levaient bien souvent de leurs lits, la nuit, pour aller chercher les curés et les prêtres de leurs paroisses et les mener en procession. C’est ce qu’ils firent, durant ces jours, au curé de Saint-Eustache [René Benoist]. Quelques-uns de ses paroissiens l’allèrent trouver, dans la nuit, et le contraignirent à se lever pour les mener promener en procession. Comme le curé leur avait fait quelques remontrances, ils l’appelèrent « Politique » et « hérétique » et, finalement, il fut obligé de leur faire passer leur envie 36 . Benoist publie d’ailleurs un traité à ce sujet en 1578 qui est réédité en 1589 et n’aurait pas approuvé l’enthousiasme des laïcs pour les nouvelles formes de dévotions (notamment celle des 40 heures) ou les confraternités 37 . Benoist 34 René Benoist, Advertissement aux François contenant les moyens de bien et paisiblement vivre suyvant I’edict de l’union. Paris : Pierre Chevillot, 1588 ; René Benoist, Advertissement touchant les prieres lesquelles sont faictes pour l’heureux succez de l’union du roy. Paris : Pierre Chevillot, 1588. 35 Vladimir Angelo, Les curés de Paris au XVI e siècle. Paris : Cerf, 2005, pp. 486-94. 36 16 février 1589 ; Pierre de L’Estoile, À Paris pendant les guerres de religion. Pierre Papin, éd. Paris : Arléa, 2007, pp. 246-47. 37 René Benoist, Traicté des processions des chrestien. Paris : M. de Roigny, 1575 ; René Benoist, De l’institution et de l’abus survenu es confraries populaires. Paris : Nicolas Chesneau, 1578. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 92 18.12.13 08: 12 « La boutique de malédiction » : Jean Boucher et l’hypocrisie 93 est de ceux qui se rallient volontiers à la cause du roi et il met sa plume au service de la reconnaissance de sa légitimité même si c’est pour l’encourager à faire la guerre à ses anciens coreligionnaires 38 . Le fait qu’il ait été nommé à la chaire de Troyes en 1593, en récompense de services rendus à la couronne, en fait une cible privilégiée de Boucher. Il l’identifie indirectement lorsqu’il mentionne les prélats présents à Saint-Denis lors de l’abjuration : L’autre qui n’est de la qualité, & se dict allé par delà, non comme Prestre ou Pasteur, mais comme Docteur seulement, pour instruire les Prelats, corrige un peu le plaidoyé, & dict qu’il est en beau chemin … Vray est, que depuis ce dernier Docteur a usé de son privilege ordinaire, qui est de changer de discours quand il veut, & fusse en un mesme sermon, soubs-ombre qu’il dict, qu’il ne se veut enferrer, & veult tomber comme les chats dessus ses pieds, comme il a fait icy par ses patentes, ou plustost bulles à son Papat 39 . Comme le rapporte son biographe, Benoist aurait en effet eu une attitude ambiguë vis-à-vis d’Henri IV et aurait prêché contre lui le 26 avril 1593 peut être par dépit de ne pas avoir été invité à la conférence de Suresnes. L’Estoile rapporte qu’une atmosphère très hostile entoure la conférence, y compris des appels de prédicateurs pour « rompre les intelligences qu’avait le Bearnais dans la ville, et la purger des Politiques et Semonneux » 40 . Or dès 1591, un libelle visant Benoist recommande aux Seize de « se défier d’un si dangereux renard tenant secrètement le parti du roi Henri de Bourbon » l’accusant de servir d’espion au roi 41 . Sans aller jusqu’à prendre au sérieux cette source, on peut imaginer la pression qui devait s’exercer sur les curés parisiens alors que la ville était pleine de menace de conspiration et que le 38 René Benoist, Advertissement à tous Francois d’obeir et recognoistre pour leur roy très chrestien Henry IIII. Troyes : Jean Moreau, 1594 ; René Benoist, Admonition et increpation apologétique contre ceux qui malicieusement ou trop legierement et imprudemment calomnient les uns nostre s. Pere le pape et les autres nostre Roy. Troyes : Jean de Ruau, 1595 ; René Benoist, Exhortation de prier Dieu éternel pour nostre roy tres-chrestien Henry IIII. Lyon : Benoist Rigaud, 1595 ; René Benoist, Remonstrance et exhortation au roy tres-chrestien Henry IIII de faire chrestiennement, vertueusement et constamment la guerre aux hérétiques et schismatiques. Rouen : Richard l’Allemand, 1595. 39 Boucher, Sermons de la simulée conversion, fol. F5 r° ; Émile Pasquier, René Benoist : Le Pape des Halles 1521-1608. Genève : Droz, 1970, p. 217. 40 22-25 avril 1593 ; Pierre de L’Estoile. Papin, éd., p. 406. 41 Jean de La Mothe, Le reveil matin et mot du guet des bons catholiques, enfans de l’Eglise, apostolique et Romaine, unique espouse de Jesus Christ. Auquel y a la composition d’une aposume et triaque fort necessaire pour remedier à la maladie presente de la France. Douai : Jérôme Bourcier, 1591 ; introuvable cité par Pasquier, René Benoist, p. 217. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 93 18.12.13 08: 12 94 Luc Racaut doute planait sur leur allégeance. Toujours est-il que Benoist est un de ceux qui attaquent les placards publiés contre la conférence de Suresnes en mai alors qu’une trêve de dix jours avait été prononcée 42 . Comme beaucoup, Benoist aurait été ligueur de circonstance et change de ton alors que l’issu de la conférence semble assurée, et il est difficile de distinguer des propos tenus oralement de ce que Benoist a publié. On peut cependant revenir sur son habileté et sa capacité à s’adresser par écrit à plusieurs auditoires à la fois que l’on retrouve dans la période précédente, alors qu’on peut dire sans équivoque qu’il avait été « moyenneur » 43 . La longévité de sa carrière atteste également de sa capacité à s’adapter à différentes circonstances ce qui lui vaut d’être décrit dans l’historiographie comme une girouette, tantôt modéré tantôt boutefeu 44 . La popularité de Benoist auprès de ses paroissiens et sa nomination à l’évêché de Troyes (bien qu’il n’y siégeât pas) sont des sources supplémentaires de moqueries pour Boucher : À peine ont veu la pointe des clochers de leurs Dioceses, qui ne disent Messe ny Matine, & autres de mesme farine … les discoureurs a deux ententes, & qui se vantent de faire le chat, qui tombe tousjours sur ses pieds, les Papes par fantaisie, les escloyeurs de ministres, & qui puis courent apres, les escrivains brouillepapier, les vieux fondateurs d’heresie, les preneurs pris à la pipée, & les converstisseurs convertis 45 . Sans vouloir épiloguer sur la sincérité particulière de Benoist, que l’on peut rapprocher à cet égard de son premier patron le Cardinal de Lorraine tout aussi controversé, la sincérité en général est centrale à l’élaboration de l’identité ligueuse. L’affrontement de deux idéologies, de conceptions ecclésiologiques opposées, que représente le conflit entre ligueurs et « politiques » fait ressurgir à la fin du seizième siècle des angoisses qui apparaissent dès le début des guerres de religion. La préoccupation entre l’intérieur et l’extérieur reflète une crise de la foi, un désenchantement du monde, propre à la Ligue mais dont Boucher rend paradoxalement les « politiques » responsables. 42 Pasquier, ibid., p. 220 ; Papin, op. cit., pp. 407-08. 43 Luc Racaut, « Le sacrifice de la messe en France avant le concile : ni Rome ni Genève ? » dans Le bon historien sait faire parler les silences : hommages à Thierry Wanegffelen. Fabien Salesse, éd. Toulouse : Méridiennes, 2012, pp. 311-30. 44 Barbara Diefendorf, Beneath the Cross : Catholics and Huguenots in Sixteenth-Century Paris. Oxford : Oxford University Press, 1991, p. 151. 45 Boucher, Sermons de la simulée conversion, fol. I1 v°-I2 r°. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 94 18.12.13 08: 12 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) Le soldat du Christ. Jean Boucher et militantisme catholique dans La Couronne mystique Amy Graves-Monroe University at Buffalo, The State University of New York Jean Boucher ne fait pas les choses à moitié. À l’époque où la Ligue est au plus fort de son pouvoir, son engagement dans les activités de la Sainte Union est total. Le curé tonne alors ses sermons passionnés et envoûtants dans sa paroisse de Saint-Benoît et incite tout Paris avec ses prédications audacieuses et ses positions outrées contre Henri III, souverain qu’il vitupère et dénigre en chaire suivant ses convictions ainsi que les billets de la Montpensier. Les imputations d’hypocrisie, de dissolution et de sacrilège qu’il lance dans la Vie et Faits notables de Henry de Valois 1 se joignent à la vague d’accusations de ses coreligionnaires. Son enthousiasme est tel qu’il inspire, chez le modéré Pierre de L’Estoile, tour à tour de la répugnance, de l’incompréhension et - cela est révélateur - un profond malaise. Même l’assassinat du roi, que Boucher semblait avoir préconisé dans son De Justa Abdicatione, n’a su moduler sa ferveur ni encourager le militant catholique à repenser sa position 2 . De toute apparence sous presse au moment du coup de couteau de Jacques Clément, l’apologie latine pour le tyrannicide n’a pas été frustrée de l’approbation de son auteur, qui ose doubler sa mise en faisant réimprimer l’ouvrage avec une préface et deux chapitres supplémentaires. Voilà que Boucher actualise l’ouvrage et l’accorde au diapason d’une nouvelle réalité politique. La résistance contre le pouvoir jugé illégitime se pérennise donc dans la pensée du monarchomaque ligueur ; Boucher se plonge dans ses Sermons de la simulée conversion pour mettre en doute la validité de l’abjuration d’Henri IV, et par extension l’autorité royale, et fait une surenchère en 1 La Vie et Faits notables de Henry de Valois, tout au long, sans rien requerir. Où sont contenues les trahisons, perfidies, sacrileges, exactions, cruautez et hontes de cét Hypocrite & Apostat, ennemy de la religion Catholique, s. l., 1589. Édition critique moderne établie et annotée par Keith Cameron, Paris : Champion, 2003. 2 Voir l’étude de Frederic Baumgartner, Radical Reactionaries : The Political Thought of the French Catholic League. Genève : Droz, 1976, pp. 123-144 mais aussi pp. 101-22 et Charles Labitte, De la démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, seconde édition corrigée. Paris : Durand, 1883. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 95 18.12.13 08: 12 96 Amy Graves-Monroe publiant l’Apologie pour Jean Chastel à la suite de l’attentat contre la vie du Vert Galant qui commençait à regagner son royaume et les cœurs du peuple. Le refuge et l’exil du curé engagé sont les conséquences inéluctables du refus de battre la retraite sur le plan idéologique. Il ne s’agit pourtant pas d’un énergumène. Sa position de recteur de l’université de Paris, son influence en Sorbonne et son érudition lui confèrent une autorité indiscutable et empêchent que le curé Catholique soit pris pour un insensé. L’auteur du De Justa Abdicatione est dangereux dans la mesure où il jouit encore de quelque crédit. Il ne faut pas pour autant caractériser le curé ligueur comme raisonnable ; au contraire, la truculence du personnage a forcé une brève période de refuge parmi le restant de la Ligue à Amiens et la conviction inébranlable a fini par lui mériter une existence marginalisée à Tournai où il a vaqué à ses fonctions d’archidiacre et de chanoine et où il a soigneusement maintenu son réseau espagnol et ultramontain. C’est ce dernier, cet homme de l’exil et de la défaite cuisante, qui nous livre le portrait du pénible vieillissement du fanatisme ligueur et qui nous offre un regard sur les difficultés inhérentes dans l’effort de maintenir, face à l’éloignement géographique et au passage du temps, l’intensité d’une conviction née dans la crise. L’urgence de Boucher change de caractère, mais s’obstine et rencontre de nouveaux objets ; son discours radical continue à gêner et à importuner tant que l’auteur refuse de disparaître et ainsi prendre avec lui le souvenir d’une période fâcheuse. Au quatrième âge, Boucher est à la recherche de valorisation, cherchant à s’associer encore une fois à quelque chose de plus grand. Le désœuvrement semble le travailler, et la perspective d’une croisade et du renouvellement des efforts pour extirper l’hérésie a de quoi ravir le vieil homme d’Église. Il met la main à la plume pour donner forme à son enthousiasme. Pénétré d’un mysticisme poussé, La Couronne mystique, ou Dessein de chevallerie chrestienne, pour exciter les princes Chrestiens à rendre le debvoir à la pieté Chrestienne contre les ennemis d’icelle : et principalement contre le Turc 3 , annonce un programme ambitieux dont on reconnaît l’énergie comme appartenant à Jean Boucher, mais peut-être pas les principes hermétiques et les croyances absconses. Loin d’être une anomalie dans l’œuvre de Boucher, ce traité de la miles Christi s’insère dans un courant de la Réforme catholique en pleine expansion entre 1616 et 1625. La Couronne mystique figure parmi les œuvres de piété et d’érudition catholique émanant de la mouvance jésuite qu’Adrien Quinqué publiait alors. 4 L’ouvrage paraît en deux éditions, dont la première, 3 Tournai : Adrien Quinqué, 1623. 4 Quinqué était au début de sa carrière à Tournai à l’époque de cette édition. Il devient l’imprimeur du magistrat, et s’acquiert progressivement le marché des éditions scolaires pour le Collège. Il prend le monogramme des jésuites. Charles- OeC02_2013_I-137_Druck.indd 96 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 97 datée de 1623, semble avoir été principalement destinée aux autorités de Tournai, le pape et le duc de Nevers. Une version plus dépouillée de cette même édition porte la date de 1624, 5 et à La Couronne mystique survit en un petit nombre d’exemplaires qui sont conservés principalement dans les bibliothèques religieuses ou royales 6 . L’ouvrage de Boucher vise à encourager les efforts de Charles de Gonzague, duc de Nevers, de fonder sa Milice chrétienne et ensuite partir en croisade contre le Turc avec l’appui du Père Joseph, l’« Éminence grise » de Richelieu. Les enseignements mystiques qui animent La Couronne mystique signalent une intensification des idées politiques et religieuses de Boucher. En effet, le document nous met devant le constat - assez surprenant d’ailleurs - que la pensée de Jean Boucher sur le fondement du pouvoir ainsi que les conditions de la légitimité de celui-ci a un fort soubassement de violence symbolique. Quoique le projet de croisade qui prend forme dès 1616 soit une authentique entreprise militaire, très peu est dit dans La Couronne mystique sur l’engagement armé proprement dit et le symbole emblématique que propose Boucher aux futurs croisés exerce tout son pouvoir au niveau de l’acte mystique de signification. Nous voudrions proposer, au cours de cette étude, de voir dans La Couronne mystique une sublimation des idées sur l’autorité, le pouvoir et le militantisme catholique auxquelles Boucher tenait déjà à la fin du XVI e siècle. Il s’agit de montrer que le monarchomaque catholique quitte momentanément la question de Joseph Voisin, Monseigneur le vicaire-général, donne des détails sur les impressions imprimées par Quinqué dans un inventaire des œuvres de Boucher dans sa « Notice sur le chanoine Jean Boucher » dans Mémoires de la Société Histoire et Archéologique de Tournai, t. IV, pp. 101-20, Tournai : Malo et Levasseur, (mai 1856), p. 114 et F. F. J. Lecouvet offre des précisions bibliographiques dans son Tournay littéraire, ou recherches sur la vie et les travaux d’écrivains appartenant par leur naissance ou leur séjour à l’ancienne province de Tournay-Tournésis. Gand : L. Hebrelynck, 1861, pp. 267-303. Voir aussi la notice sur Quinqué dans le catalogue des impressions tournaisiennes d’E. Desmazièles, « Bibliographie Tournaisienne ». Bulletins de la Société historique et littéraire de Tournai, vol. 18, pp. 116-383 et suite vol 19, Tournai : Vve H Casterman, 1880, et plus particulièrement ‘Adrien Quinqué et sa veuve. 1620-1676’, t. XVIII, pp. 166-257 pour la liste des impressions de cette officine. Les deux états de La Couronne mystique sont les n° 75 et n° 79, respectivement, pp. 173-75. 5 Il s’agit d’un cancellans qui omet le frontispice, l’épître au magistrat de Tournai et un titre légèrement remanié. 6 L’Abbé Sepher en a possédé un exemplaire qu’il a annoté de sa main (Aix), la Bibliothèque de la Sainte Geneviève conserve une copie, et Amiens, une ville où Jean Boucher n’est certes pas un inconnu, en possède un autre, par exemple. Lecouvet a travaillé avec l’exemplaire que Jean Boucher a offert à l’abbaye de Saint-Denis-en-Brocqueroie (op. cit., p. 204). Il semble que cet ouvrage ait été destiné à un cercle assez restreint. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 97 18.12.13 08: 12 98 Amy Graves-Monroe l’illégitimité en faveur d’un traitement de la nature de l’établissement de la légitimité, cherchant alors dans le mysticisme à asseoir l’imperium sur des bases sémiotiques qui confirment la primordialité de la Nouvelle Alliance comme le contrat social de base. Il s’agit de comprendre les possibilités du pouvoir selon les idées de la légitimité qui sont particulières à la Ligue et, par là, sonder ce qui sépare la pensée monarchomaque catholique de son incarnation protestante. Destins et destinataires La Couronne mystique n’est compréhensible qu’à travers les trois dédicataires et donc principaux destinataires de l’ouvrage. En tête de son tome pesant qui compte presque mille pages, Boucher adresse, en premier lieu au pape Grégoire XV et ensuite aux « Rois, Princes, et Souverains de Chrestienté », des dédicaces élogieuses qui poussent à l’action et qui sondent la nature de la foi et du devoir qui interpelle le chrétien. Une troisième épître se trouve intégrée au corps de l’ouvrage et présente le cinquième et dernier livre de La Couronne mystique : adressée « À la Noble et Saincte Milice, de Chevaliers Chrestiens, nouvellement erigée, pour courir sus à l’impieté, spécialement du Turc, et de toute la secte Mahometane : Et au très-illustre Prince promoteur d’icelle, Monsieur Charles de Gonsague, et Cleves, Duc de Nevers… » 7 , la lettre fixe le destin des destinataires de l’ouvrage comme des champions élus qu’attendaient les fidèles. Boucher place son appel à Nevers et aux chevaliers de la Milice chrétienne à la suite de tant de présages, de prophéties, de vaticinations, de manifestations astrologiques dans le ciel, et de promesses divines, qu’il présente la croisade et l’élection de son chef comme l’aboutissement inévitable d’un mouvement dévot robuste, plutôt que l’entreprise moribonde et sans avenir qu’elle était en réalité en 1623. Grégoire XV est trépassé avant de recevoir formellement le volume que Boucher lui adresse, mais son successeur Urbain VIII a dû considérer l’exemplaire de La Couronne mystique comme un encouragement à poursuivre le projet de croisade que l’on pressait le Saint Siège à mettre sous son égide depuis l’ambassade du Père Joseph auprès de Paul V 8 . Dans un écrit destiné à accompagner la présentation de La Couronne mystique et par là à réaffecter l’ouvrage au nouveau pontificat 9 , Boucher réitère son message sur l’urgence 7 Couronne mystique, p. 819. 8 Voir Gustave Fagniez, « Le Père Joseph et Richelieu. Le projet de Croisade (1616-1625) ». Extrait de La Revue des Questions historiques, octobre, 1889. Paris : Bureaux de la Revue, 1889. 9 Jean Boucher, De idonea quae nunc est, Urbano VIII. Pontifice supra illam quæ sub Urbano II. fuit sacri pro restituenda Orientis Ecclesia contra Turcam gerendi belli tempes- OeC02_2013_I-137_Druck.indd 98 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 99 de la guerre contre le Turc. Selon Boucher, Urbain VIII y est lié grâce au nom qu’il partage avec le pontife qui a lancé la première croisade et il lui incombe de continuer la sainte initiative de son homonyme contre l’infidèle. L’aspect le plus fascinant de ce geste est le soin avec lequel Boucher maintient le prétexte de La Couronne mystique : l’auteur fait la présentation solennelle d’un symbole vénérable dont la redécouverte récente coïncide de façon hautement significative au moment de la reconstitution d’une milice sainte pour combattre l’hérésie. Le symbole de la couronne mystique demeure à tout moment la fixation de Boucher, car elle représente le signe visible du Deum trinun 10 capable de confondre les trois ennemis de l’Église, à savoir les athées, les hérétiques et les infidèles. Le pouvoir signifiant du symbole, résultat des conditions de la trouvaille mystérieuse, confère à la couronne de curieuses propriétés actives ; le texte de Boucher et les démarches de son propos donnent une impression assez singulière. Grégoire XV, quant à lui, ne saurait disparaître complètement, car loin de vouloir effacer le pape défunt, Boucher semble conserver l’esprit des projets entamés au cours des trois courtes années du règne de Grégoire. Ce dernier avait, en 1622, formalisé la Sacra Congregatio de Propaganda Fide et la double mission de celle-ci de semer et de défendre la foi. Jean Boucher, à toute évidence, se croyait instrumental dans l’exécution de ce devoir ; le projet de croisade qu’il voyait avec consternation perdre son souffle était à ses yeux le moyen de garantir le succès de la mission de la Congrégation 11 . L’apparition de la couronne mystique, que Boucher compare à l’Arche du Testament qui « estonnoit les ennemis », est « un hiéroglyphique ancien, tiré tate : desque commodo ad hoc ipsum pro sacra militiae visibili symbolo Circuli Trinuni dudum inventi, sed nuper reperti, qui Corona Mystica dicitur, usu. Tournai : Adrian Quinque, 1623. Voir E. Desmazièles, art. cit., pp. 173-74 (catalogue n° 76). 10 Cette désignation latine pour les trois aspects de Dieu réunis dans la Trinité est populaire dans les cercles d’alchimistes et de mystiques, et notamment chez les personnages comme Guillaume de Postel, comme le note Jean-Pierre Brach : « Cet Un ou Être, simultanément premier et ultime, se trouve naturellement assimilé au Dieu trinun qui déploie et rassemble à la fois, dans l’unité de l’Intelligibilité absolue (rapportée au Saint-Esprit), le Connaissant (Père) et le Connu (Fils) », « Le Petit traité de la signification ultime des cinq corps reguliers ou éléments de l’éternelle vérité de Guillaume Postel », pp. 223-44, Documents oubliés sur l’alchimie, la Kabbale, et Guillaume Postel offerts à François Secret. Genève : Droz, 2001, p. 225. Boucher l’emploie dans le titre de cet ouvrage destiné au pape, mais il l’avait aussi utilisé dans La Couronne mystique ; nous y voyons donc une trace des lectures dont le vieux ligueur se nourrit à l’époque. 11 « Et d’autant plus soubs V. S…. sonne la trompette Apostolique, pour exciter l’univers, par la sommation qu’elle faict à tous, de contributer à ce grand œuvre, que Dieu luy a mis dans le cœur, DE LA PROPAGATION DE LA FOY … », La Couronne mystique, fol. a2 r°. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 99 18.12.13 08: 12 100 Amy Graves-Monroe d’une pièce antique, en forme de Couronne d’espines » 12 . Citant le Psaume 119 (120), Boucher parle de cet emblème comme le « charbon de genevre » (braise des genêts) qu’il couve dans son sein et il utilise la métaphore du feu qui rompt la nuée pour décrire les effets de l’émergence de la couronne de la poussière de l’antiquité ainsi que du plus profond de son cœur. Cantique du pèlerin, le Psaume 119 (120) insiste sur le discours de la paix 13 et ce mot revient souvent sous la plume de Boucher dans son plaidoyer pour la croisade. Le dévouement à la paix est affirmé sans la moindre ironie - voire, l’insistance sur ce point nous dit tout sur une vision du monde où les chrétiens sont en état de guerre tant qu’il existe des athées, des hérétiques et des infidèles. Les métaphores de « l’endormissement » des chrétiens, et du « réveil » qui parsèment La Couronne mystique font comprendre que la grande erreur fut de croire qu’il existât du tout l’état de paix. C’est donc comme un objet qui arrache au sommeil qu’il faut comprendre l’apparition de la couronne d’épines, et la comparaison que fait Boucher entre sa trouvaille sainte et les cris d’Eurêka ! Eurêka ! d’Archimède 14 illustre l’intensité de l’inspiration liée au saint objet. Face à l’énorme responsabilité de la découverte, Boucher assume la fonction de ‘mercure’ qui transmet le message de la couronne mystique aux têtes couronnées d’Europe. La Couronne mystique envisage la collaboration militaire et spirituelle à l’échelle européenne qui prendrait la forme d’une alliance entre la France et l’Espagne. Des chapitres entiers, voués aux présages sur ces nations glorieuses et à l’exégèse des textes mystiques, renferment la dimension politique de l’œuvre. La coopération des pays, prédite par Michel de Nostredame entre autres illustres 15 , 12 Ibid., fol. a2 v°. Il est à noter que Jean Boucher publie son Arche du Testament, ou l’object d’éternelle adoration Par le double sacrifice de la Croix et de l’Autel… Tournai : Adrian Quinqué, 1635 ; l’intérêt du vieil archidiacre pour ce symbole continue à nourrir son étude. 13 « Aussi qu’estant messager, non de troubles entre les Chrestiens, ains de paix et amitié : non de fraude et simulation, ains de sincérité et candeur : non de schisme et division, ains de concorde et union, dont cete COURONNE est le signe : et union non oysive ou endormie, ains active et vigoureuse (telle que JÉSUS - CHRIST couronné, en la maniere des victimes du temps jadis, allant au combat de la croix) pour courre sus aux ennemis de celuy, qui donnant la paix aux siens, n’oublie quant et quant de leur mettre le glaive en main, pour combattre ses revelles, à qui de tout temps il jure la guerre… », fol. e2 r°. 14 Ibid., fol. e1 r°-v°. 15 « Le cocq royal resveille le lyon » est un vers de provenance incertaine qui a déjà été utilisé dès 1612 pour célébrer l’alliance Franco-Espagnole, donc Jean Boucher ne fait que suivre des textes qui l’ont précédé. Voir à ce sujet le chapitre « Le mirage de croisade » dans Alexandre Haran, Le lys et le globe : messianisme dynastique et rêve impérial en France au XVI e et XVII e siècles. Seyssel : Champ Vallon, 2000, pp. 293-98, où il commente le phénomène et plus particulièrement ce passage de La Couronne mystique. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 100 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 101 est donc « divinement commencée » 16 . Il faut se garder, à notre sens, de prendre la présence de ce présage comme une simple manifestation de l’hispanophilie de son auteur ou de supposer que l’archidiacre de Tournai ne fait que songer à sa pension espagnole. Derrière l’idée d’union se trouve sûrement aussi le rêve impérial d’instaurer un règne en Terre Sainte qui réunirait les grandes puissances Catholiques. Par conséquent, c’est aussi une occasion pour Boucher de porter la discussion de l’imperium sur le terrain supranational et illustrer l’utilité d’un modèle du pouvoir basé sur la communauté des fidèles et, par extension, sur la foi partagée. Naturellement, la qualité de cette affinité entre en relation directe avec la pureté de cette foi, et nous nous retrouvons à la case départ : le bien-être de l’état, nous rappelle Boucher dans les premiers chapitres de La Couronne mystique, repose sur la piété. Chez Boucher, la piété ne se résume pas à de simples pratiques vulgaires ou à la gestuelle stérile, mais comprend une notion plus abstraite et plus active de la dévotion, de la parole vivante et du dévouement à la vie menée sur les traces du Christ. La couronne mystique représente la piété objective puisqu’elle est symbole, mais il faut y joindre la subjective qui « est la vertu de pieté résidente en l’homme » 17 pour que l’emblème réalise son potentiel. Le bien-être de l’État et l’appartenance à la communauté se calque sur le modèle de la congrégation religieuse. La question de la légitimité et de la tyrannie est, grâce à l’attelage de la piété à la santé de la chose publique, portée au niveau de la catholicité. Nous découvrons que le vrai tyran porte le turban : …ce tyran infidèle de Levant, qui nous gourmande de dehors, et nous a ravi de si belles pièces ; dont depuis quelque temps en ça, on parle, on discourt, on devise, et dont s’eschauffent les esprits, des grands, petits, et mediocres, jusqu’à en minuter et dresser des chevaleries, solliciter des supposts, enrôler des champions 18 . La croisade s’inscrit alors dans la logique de la résistance légitime contre le tyran ; la Milice chrétienne mène la révolte contre le Turc car les catholiques européens ne souffriront plus l’oppression de l’infidèle. Du coup, l’image d’Henri III comme un Turc enturbanné - étoffe de la polémique ligueuse 16 « Predictions nouvelles, déclaratives des anciennes pour l’effect que dessus, par l’alliance de France et Espaigne » et « Bien-seance particuliere és Royaumes de France et Espaigne. Alliance à cét effect, nécessaire entre ces deux, divinement commencée », La Couronne mystique, pp. 758 et 803. 17 La Couronne mystique, p. 890 et seq. 18 Ibid. fol. a2r°. L’image d’Henri III en turban dans les écrits ligueurs de Jean Boucher se comprend mieux si l’on la considère à la lumière d’une lutte contre la tyrannie qui se déroule à un niveau globalisant. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 101 18.12.13 08: 12 102 Amy Graves-Monroe et calomnie que Boucher lui-même avait lancée contre le dernier Valois 19 - peut être compris comme étant plus qu’une insulte rapidement trouvée au cours d’un échange polémique féroce. Il s’avère que l’image appartient à l’idée de la tyrannie telle qu’elle s’articule dans La Couronne mystique et constitue une désignation politique et religieuse précise au sein d’une vision cohérente que Boucher nous présente de la catholicité. La lutte contre le tyran se conçoit sur un plan plus abstrait et se déroule à l’échelle supranationale. La pensée politique de Boucher peut concevoir comme préjudicielle une oppression spirituelle qui réside dans la corruption du souverain illégitime. Après tout, « the League is defensive, not offensive ; it is the organized effort of the people to defend themselves against the tyrant » 20 et le choix de Boucher en faveur de l’Espagne et de l’exil à Tournai s’explique ainsi. Cependant, à ce nouveau stade de développement, la pensée politique de Boucher s’adapte pour accommoder la tyrannie infligée par l’infidèle et la Milice chrétienne serait alors une nouvelle incarnation de la mission principale de la Sainte Union. Charles de Gonzague, duc de Nevers, est le destinataire privilégié de l’ouvrage de Boucher et le personnage est inséparable de la découverte, l’explication, la signification et l’usage de La Couronne mystique. Le chef de l’Ordre de la Milice chrétienne est la clé de cet effort de résistance contre l’autorité illégitime de l’infidèle en Terre Sainte. Dans la lettre que Jean Boucher adresse à l’Ordre et à son chef, l’auteur de La Couronne mystique fait allusion au lignage de « l’illustre sang des Palaeologues, jadis Empereurs de Constantinople » 21 . Descendant direct d’Andronic II, empereur Byzantin, Charles de Gonzague pouvait prétendre, en tant que petit-fils de Marguerite Paléologue de Montferrat, à la succession des Paléologues à ce trône de Constantinople. L’intervention de Nevers dans le projet est de loin la plus soutenue ; le duc s’organise discrètement selon ses intérêts dynastiques et ses convictions personnelles avant 1615, mais dès 1616 il peut compter sur l’aide du Père Joseph qui devient instrumental pour décrocher le soutien de la couronne française et pour favoriser les négociations avec le Saint Siège 22 . La sympathie entre Nevers et le Père Joseph, qui se rencontrent aux négociations de Loudun, semble avoir été immédiate. Le duc de Nevers est attiré par la vision 19 Voir Charles Labitte, op. cit., p. 48, qui commente la remarque que L’Estoile prête à Boucher que « Ce teigneux [= Henri III] est toujours coeffé à la turque […] Bref c’est un Turc par la teste ». 20 Frederic Baumgartner, op. cit., p. 136. 21 La Couronne mystique, p. 821. 22 Louis Dedouvres, Le Père Joseph de Paris, capucin. L’Eminence grise. Paris : Beauchesne, 1932, pp. 360-70. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 102 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 103 de Père Joseph 23 pour une initiative européenne d’une part et sollicité par le peuple dans la terre de ses ancêtres de l’autre. Les habitants du Magne (Morée) avaient même envoyé une ambassade envers l’héritier légitime du trône qu’ils appellent alors roi Constantin Paléologue pour l’inviter à rentrer dans ses droits et prendre comme la sienne leur cause de résistance contre le Turc 24 . Il semble que le projet de croisade ait trouvé un homme qui a les ressources, l’énergie et la dévotion pour réaliser l’initiative. Le duc de Nevers et son rôle dans ce projet de croisade est donc essentiel, car cet homme incarne le trait-d’union entre la dimension politique et la signification religieuse que Jean Boucher dessine dans son traité. C’est donc Charles de Gonzague qui permet à Jean Boucher la possibilité de choisir un champion qui puisse représenter une catholicité qui dépasse les origines nationales. La grande dédicace aux « Rois, Princes et Souverains de la Chrestienté » qui figure en tête de La Couronne mystique n’est pas le seul appel à l’autorité politique, car en tête du Livre V de l’œuvre, Boucher adresse une dédicace au duc de Nevers et ses chevaliers plus particulièrement 25 . Il désigne donc un destinataire princier qui exécutera le dessein de Dieu. Grâce à sa parenté Paléologue, le duc de Nevers pouvait prétendre à une vraie couronne byzantine - aux yeux de Boucher il est par conséquent le prince 23 L’immense fortune du duc a rendu possible une flotte de cinq vaisseaux, prête dès la fin de l’année 1620, dans un développement qui ravit le Père Joseph. Voir Jacques Humbert, « Charles de Nevers et la Milice chrétienne », « Charles de Nevers et la Milice chrétienne 1598-1625 ». Revue internationale d’histoire militaire, 68 (1987), 85-114 (p. 98). 24 L’insurrection de ces Grecs et de leurs proches voisins slaves recrutés pour l’occasion - et la promesse de 60.000 hommes pour secourir leur nouveau protecteur - devient vite l’excuse de partir en croisade contre le Turc. Voir Jules Berger de Xivrey, « Mémoire sur une tentative d’insurrection organisée dans le Magne, de 1612 à 1619, au nom du duc de Nevers ». Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 1841, t. II, pp. 532-53 ; Gustave Fagniez, Le Père Joseph et Richelieu (1577-1638). Paris : Hachette, 1894, t. II, pp. 120-81 ; Louis Desdouvres, Le Père Joseph, pp. 355-459 ; Jacques Humbert, art. cit. ; Benoît Pierre, Le Père Joseph : l’Eminence grise de Richelieu. Paris : Perrin, 2007 et « Le père Joseph, l’empire Ottoman et la Méditerranée au début du XVII e siècle ». Cahiers de la Méditerranée, numéro 71, (‘Crises, conflits et guerres en Méditerranée’, t. 2, en ligne), 2005, http: / / cdlm.revues.org/ 968. 25 Épitre « A la noble et Saincte Milice, de Chevalliers Chrestiens, nouvellement érigée, pour courir sus à l’impieté, spécialement du Turc, et de toute la secte Mahometane ; Et au tres-illustre Prince promoteur d’icelle, Monseigneur Charles de Gonsague, et Cleves, Duc de Nevers et de Rethelois, Pair de France, Prince du S. empire, Souverain d’Arches et Charleville, Prince de Mantoüe, Comte d’Auxerre, et S. Manehould, Viconte de S. Florentin, Seigneur de S. Valeri, Gouverneur et Lieutenant general pour sa Majesté Tres Chrestienne, és Provinces de Brie et Champagne », p. 819. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 103 18.12.13 08: 12 104 Amy Graves-Monroe chrétien qui rétablira la légitimité politique et religieuse en Terre Sainte 26 . Le destin du duc de Nevers est singulier : ce fut lui qui, ayant reçu une balle à l’épaule gauche au siège de Buda en 1602, a été l’objet d’une guérison miraculeuse 27 . Jean Boucher offre son ouvrage comme une couronne symbolique pour son armée sainte - toute personne qui porte la couronne mystique a sa part de noblesse. Ce geste épargne à Boucher la nécessité de renoncer entièrement à son ancienne opposition à la dynastie des Bourbon et de donner à Louis XIII l’honneur de la couronne mystique, car le duc de Nevers peut recevoir cette charge. Le vieux ligueur exilé maintient légèrement plus de distance du fils du Béarnais de que ses coreligionnaires restés en France 28 . Il faut donc reconnaître que Boucher a un problème diplomatique épineux, car il n’est pas séant de favoriser Nevers au détriment du roi Louis XIII. Au cours de la fin du quatrième et du début du livre cinquième de La Couronne mystique, Boucher laisse ambiguë l’identité précise de ce prince élu, préférant signaler l’ensemble des magistrats de France 29 . Afin de prouver que la France a été divinement choisie pour instaurer un règne chrétien, l’auteur de La Couronne mystique prend à témoin une prophétie décrite dans la vie de Saint Ange le Carme, Patriarche de Jérusalem. Dans ce dernier texte, mention est faite de l’arrivée d’un français élu pour les Chrétiens opprimés. Car, à côté de la prédiction d’une grande alliance des royaumes d’Europe, il y a, nous dit Boucher, des « Prophéties particulières pour la France » : 26 « …ce noble et saint hieroglyphique, je dis, ô Tres-illustre Duc, estre deu à Vostre excellence, d’autant plus justement le feray-je, qu’avec le concours qui se voit en elle, de la Noblesse d’Orient et Occident, comme celle qui venue de l’illustre sang des Palaeologues, jadis Empereurs de Constantinople, et notamment de celuy, qui le dernier en tint le sceptre, perdu depuis cent septante ans, y a joint les alliances, de tout ce qu’il y a de grand, en Italie, France, Espainge, et Allemaigne : la vocation divine qui en est, par un exemple rare et singulier, avec le zele et ferveur de mesme, qui joinct le Noble et le Sainct ensemble ; en fournit un argument ; plus solide et péremptoire », Couronne mystique, pp. 820-21. 27 La Couronne mystique, p. 821. La campagne religieuse était favorisée par Henri IV, qui a encouragé la participation de Nevers. Pour comprendre la signification de la campagne et la blessure pour la vision du monde de Nevers, voir aussi Émile Baudson, Charles de Gonzague, duc de Nevers, de Rethel et de Mantou. 1580-1637. Paris : Perrin, 1947. Le duc de Nevers peut-être a-t-il songé à la symétrie avec la blessure reçue en croisade contre le Turc par Jean-sans-Peur, alors comte de Nevers à la Bataille de Nicopolis. 28 José Javier Ruiz Ibáñez et Robert Descimon nous rappelle que Boucher que « … Boucher et la Ligue ne pouvaient pas accepter le gouvernement d’Henri IV avant le rappel des Jésuites en 1603. En somme, Boucher semble avoir suivi, mais de plus loin, la même trajectoire de pensée que les dévots français… », Les Ligueurs de l’exil. Le refuge catholique français après 1594. Seyssel : Champ Vallon, 2005, p. 257. 29 C’est à dire l’imperium dans le sens où l’entendait Théodore de Bèze dans le Du Droit des magistrats. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 104 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 105 S E LÈVERA EN FIN (dict J ESUS C HRIST ) UN R OY DE N ATION ANCIENNE , DE LA RACE DES F RANÇOIS , HOMME D ’ INSIGNE PIETÉ ENVERS D IEU , QUI SERA RECEU DES R OYS CHRÉTIENS QUI FERONT PROFESSION DE LA RELIGION C ATHOLIQUE ET SERA BIEN AIMÉ D ’ EUX . Sa puissance croistra par mer, et par terre. Cestuy surviendra aux affaires de l’Eglise, quand elles seront comme perdues 30 . En réalité, rien ne semblait plus ‘perdue’ que la cause de la croisade dans les années qui ont précédé la publication du texte de Boucher en 1623 : les dissensions menant à la défénestration de Prague a privé le mouvement d’une participation clé et le début de la guerre de Trente Ans avait remis les alliances si nécessaires au projet aux calendes grecques. La période entre 1621 et 1623 a vu une série de contretemps et de frustrations pour le duc de Nevers. L’arrivée d’Urbain VIII avait redonné de l’espoir à Nevers, qui se dépêche pour renouer contact avec le Saint Siège 31 et raviver les efforts de voir accepter son Ordre de la Milice chrétienne par le nouveau Pontife. Le texte de Jean Boucher vise à donner sens à la continuation des efforts ; l’auteur de La Couronne mystique couvre l’initiative de tant de discours érudits excessifs et disparates qu’il est parfois difficile de se souvenir que le propos d’origine était une proposition modeste pour l’emblème à figurer sur le blason des croisés. C’est dans ce projet de croisade que nous pouvons reconnaître ce que partage le nouveau catholique avec l’ancien. Le zèle de l’archidiacre de Tournai et celui de l’Eminence grise ne sont pas si différents sur le plan religieux, mais divergent sur le plan politique. Robert Descimon et José Javier Ruíz Ibañez font le rapprochement : Certes, Jean Boucher, en quatre-vingt-quinze ans, semble n’avoir rien appris ni rien compris. Mais qu’on le compare à un héros national, à peine un peu sulfureux aux yeux du rationalisme national…, François Leclerc du Tremblay, le « Père Joseph », « l’éminence grise » du cardinal de Richelieu […] Les contradictions des idéaux du Père Joseph ne sont pas moindres que celles de Boucher, son contemporain et son aîné […] Mais pourquoi François Leclerc du Tremblay serait-il un plus grand homme que Jean Boucher ? Parce que le Père Joseph allait dans le sens de l’histoire nationale française et Boucher contre 32 . 30 Couronne mystique, p. 785. Boucher tire ces paroles de la Vita Sancti Angeli martyris ordinis Carmelitarum. Tommaso Belloroso, éd. Palermo : Maida et Spira, 1527. Lorsque Boucher rappelle qu’un Paléologue a été responsable de la dernière grande alliance « en Italie, France, Espagne et Allemagne », Couronne mystique, p. 821, nous pensons qu’il faut y voir une allusion à Manuel II Paléologue. 31 Jacques Humbert, art. cit., p. 101. 32 Op. cit., pp. 48-49. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 105 18.12.13 08: 12 106 Amy Graves-Monroe Le regard d’historien distingue clairement les différences idéologiques qui fixent le destin historiographique de ces deux hommes, offrant des raisons convaincantes pour le succès politique de l’habile diplomate capucin et l’exil réactionnaire du vieux ligueur. Jean Boucher ne donne aucune indication qu’il reconnaît lui-même la nature de l’écart qui séparait son idéologie de celle du Père Joseph. Il semble faire allusion à ce dernier dans un passage curieux de La Couronne mystique : Boucher raconte la rencontre des grands esprits autour de la question de la campagne contre le Turc 33 . La ‘vision en songe’, qui lie un religieux et un grand seigneur destiné à monter la campagne contre le Turc, donne un air de mysticisme à l’affinité entre le Père Joseph et le duc de Nevers. Boucher souligne que le religieux a été initialement l’objet de reproche formel, mais que l’authenticité de cette inspiration divine a convaincu le Père Général de l’Ordre d’envoyer le religieux en ambassade vers le Saint Siège pour exposer à sa Sainteté les mérites d’un Ordre de Chevalerie de la Milice chrétienne. Le Père Général des Capucins, Paul de Cézenne, adresse une obédience au Père Joseph à la fin de l’année 1615, et ce n’est qu’à la suite d’un entretien qu’il envoie son subalterne envers le pape avec une bénédiction spéciale de Saint François 34 . S’il per- 33 « Que diray-je mesme de plus précis, pour joindre le vieil et nouveau ensemble, et montrer par le mesme Esprit, qui auroit manifesté céte C OURONNE , la fin à laquelle elle est destinée, de la reprimende qui fut faicte, ce mesme jour de S. Michel, l’an 1615. en la ville de N. à un Religieux supérieur lors en son ordre, comme il disoit la messe du jour, en l’honneur de ce Prince des Anges, pour le mespris qu’il avoit faict, de l’avis donné à un aultre ja deffunct du mesme ordre, et par plusieurs fois, et qui mourant l’avoit confirmé, de la vocation d’un personnage, signalé entre les grands pour se préparer contre le Turc, et y disposer les affaires, avec commandement faict au mesme instant, audict celebrant, d’aller trouver ce Seigneur en personne, et luy en porter la parolle, voire avec signal d’un evenement, lors predict devoir avenir (et qui de faict seroit avenu) et en oultre d’une vision en songe, qu’eust ce mesme Seigneur (la nuict de devant, qu’en oüir les nouvelles) d’un Religieux de tel ordre, qui luy annoncoit telles nouvelles, qui fut le jour de S. François ? Et pour raison de quoy, sur l’advis qui fut pris, (toutes choses bien considérées) que l’inspiration n’estoit vaine, ce religieux ayant este, par l’advis de son general depesché à Rome, vers sa Saincteté, l’ordre de Chevallerie cy dessus mentionné, contre le Turc, auroit este accordé par elle ? », La Couronne mystique, pp. 864-65. Il faut croire que Jean Boucher insiste tant sur la Saint Michel car c’est le jour de l’Archange (p. 864), c’est aussi le jour du tremblement de terre de Pouzzoles en 1538 (p. 852), que nous discutons plus loin. 34 Dedouvres, Le Père Joseph, pp. 368-70, où il précise l’émission de l’obédience, l’occasion de l’entretien, l’appréciation du Père Joseph par Cézenne et la bénédiction et la mission données par ce dernier. La bénédiction est significative puisque les Franciscains avaient la Custodia Terræ Santæ. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 106 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 107 cevait les intérêts des autres partisans de Nevers tel le Père Joseph comme étrangers à ses propres préoccupations, Boucher ne le laisse pas apercevoir. Au contraire, l’auteur de La Couronne mystique semble se penser comme l’adjuvant des grands personnages, François Leclerc du Tremblay et Charles de Gonzague, duc de Nevers, qui sont appelés par Dieu pour défendre la foi. Nous voudrions suggérer que les fortunes divergentes de ces hommes résultent d’une dissemblance dans la conception de la souveraineté qui a dicté leurs choix respectifs. L’épisode de la Milice chrétienne permet de discerner la distance entre les deux positions plus clairement et d’en juger les conséquences. Il va sans dire que le Père Joseph habite un monde après Henri IV, où la question de l’État se pose surtout au niveau national mais où la possibilité d’une collaboration supranationale ponctuelle au nom de la religion serait souhaitable. L’univers de Boucher ne contient rien qui corresponde à cette réalité gallicane, car il s’agit de prendre l’Eglise catholique pour partenaire principal du contrat social et le monarchomaque ligueur est plus prompt à écarter le royaume particulier comme l’élément secondaire ou superflu. Le Père Joseph, une fois que la situation politique de la guerre de Trente Ans se dessinait avec plus en plus de netteté, tourne son attention aux affaires de France et donne la priorité aux pressants intérêts nationaux, au moment même où Boucher voit au contraire les développements politiques comme la raison même d’agir. La Realpolitik qui peut ponctuellement ignorer la confession comme prétexte légitime de l’action politique est complètement étrangère à Boucher, qui ne peut se séparer du vieux modèle et pour qui l’absolutisme séculier n’a pas de sens. La couronne mystique se présente comme un objet saint qui se laisse découvrir pour rappeler les puissances politiques à l’ordre et rassembler les peuples pour la reconstitution d’une organisation qui existe au-dessus des nations et en dehors de la puissance séculière. La sibylle et la couronne d’épines : une violence symbolique La bonne compréhension du message porté vers les Catholiques par la couronne mystique exige la lecture illuminée par la foi, et le langage du symbole a trouvé son exégète en Jean Boucher : C OURONNE au surplus non muette, puisque ce livre quelque qu’il soit, luy sert de langue et trucheman, pour en descouvrir les secrets, annoncer les fruicts, et en recommander l’usage 35 . 35 Couronne mystique, fol. a5r°. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 107 18.12.13 08: 12 108 Amy Graves-Monroe Devant la complexité de la signification de l’objet, il s’agit avant tout d’un travail de déchiffrement qui fait parler le blason de la Milice chrétienne. La couronne mystique retrouve sa voix grâce à Jean Boucher qui connaît les mystères du symbole et les prophéties qui l’entourent 36 . Pour comprendre la fonction de ce symbole pour Boucher, et, accessoirement, comment ce symbole figure comme la cristallisation de son idée de l’imperium au sein de la dernière phase de sa pensée politique, il faut faire quelques détours dans les chapitres curieux de l’œuvre et entrer dans l’antre de la sibylle. Les conditions de la découverte de la couronne mystique et la description de la couronne elle-même présentent quelques difficultés en raison de la quantité de citations et d’allusions venant de toutes les traditions. Boucher passe facilement d’un passage des Macchabées à un obélisque égyptien, ou d’un ouvrage de linguistique de Becanus à l’apparition d’une étoile dans Cassiopée, se délectant trop dans l’abondance et la diversité de ses sources pour procéder de façon très systématique. La mystification de la couronne s’opère quelque part dans la prose du mystificateur qui remplit les pages de l’œuvre, mais l’auteur nous précise qu’il s’agit d’« un hieroglyphique ancien, tiré d’une piece antique » et nous assure que la chose vient de la « poudre des ruines » 37 . Le travail de décodage de la couronne mystique commence avec le lieu et le moment du retour de cet objet vénérable. Deux événements coïncident avec la réapparition de la couronne : l’hérésie du protestantisme et un tremblement de terre à Pouzzoles. La sibylle a prédit la venue de Luther, qui est comparé à l’Antéchrist et est responsable d’avoir répandu l’hérésie 38 . La « C OURONNE [a été] descouverte du temps de Luther et Calvin pour en confondre les hérésies » et c’est sur les décombres de l’Antre de la Sibylle de Cumes après le tremblement de terre mystérieux à Pouzzoles en septembre 1538 que la couronne émerge pour signaler la gravité de l’hérésie, effectuer son avertissement et servir de bouclier pour les fidèles. Le tremblement de terre à Pouzzoles a été dévastateur pour la région proche de Cumes, de Baïes et de Naples 39 . La légende veut que le séisme a créé le Monte Nuovo au bord du lac d’Averne en un seul jour, a recouvert l’Antre de la Sibylle de Cumes de cendres et les trois colonnes du temple de 36 L’approche de Boucher s’apparente aux travaux des autres érudits dans la tradition hermétique. La métaphore ici sera reprise plus tard dans le siècle dans d’autres œuvres plus célèbres que La Couronne mystique, tel le Mutus liber. 37 Op. cit., Epître dédicatoire et p. 858. 38 La Couronne mystique, p. 689 et seq. 39 Piero Giacomo Da Toledo, Raggionamento del terremoto, del Nuovo monte, del aprimento di terra in Pozuolo nel anno 1538, e dela significatione d’essi. Naples : per Giov. Sultzbach, Alemanno, 1539. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 108 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 109 Sérapis ont été relevées de l’eau où elles restaient submergées avant 1500 40 . On a trouvé dans la région des statues devant lesquelles se sont extasiés les Antiquaires du XVI e41 . Jean Boucher commence sa description de ce lieu mystique et hautement significatif avec un passage de l’Énéide VI 42 où il s’agit de la visite de la Sibylle de Cumes et la prophétie de celle-ci. Boucher cite le passage sur la transmigration des âmes et semble considérer la chose sous l’angle pythagoricien ; la métempsycose permet à Boucher la possibilité de penser le visible et l’invisible, l’existence et l’au-delà en même temps. Le lieu est significatif, car c’est où on peut « purger les âmes » 43 . La « Sibylle d’Erythrée ou Cumeane » 44 prononce un discours dans son antre 40 Grâce, dit-on, au phénomène du bradyséisme autant que du tremblement de terre. Giulio Cesare Capaccio, Di Pozzuolo, Descritta da Giulio Cesare Capaccio Secretario dell’Inclita Città di Napoli. Naples : Appresso Gio. Giacomo Carlino et Costantino Vitale, 1607, qui a servi de source principale pour Boucher. Pour la question de la présence de la Sibylle à Cumes, voir p. 260 et seq. Voir aussi le passage sur la « grotta della sibilla » dans Lorenzo Palatino, Storia di Pozzuoli : e contorni breve tratto istorico di Ercolano, Pompei, Stabia et Pesto. Naples, Luigi Nobile, 1826 et Charles Dubois, Pouzzoles antique (histoire et topographie). Paris : Albert Fontemoing, Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 1907, et plus particulièrement p. 411 et seq. 41 Les ouvrages principaux qui ont servi de source pour l’imagination de Jean Boucher sont Scipione Mazzella, Sito, et Antichità della città di Pozzuolo, et del suo amenisso distretto con la descrittione di tutti i luoghi notabili, e degni di memori, e di Cuma e di Baia, e di Miseno. Naples, nella Stamparia dello Stigliola, 1594 (pour la description de la Sibylle de Cumes, voir p. 251 et seq.) et Antonio Ferro, Apparato delle statue, nuovamente trovate nella distrutta Cuma… con la descrittione del Tempio, ove dette statue erano collocate. Naples : Tarquinio Longo, 1606 et Giulio Cesare Capaccio, Di Pozzuolo, p. 232 et seq. 42 Pour son allusion à Virgile dans le contexte de la région proche de Naples où Enée est censé avoir consulté la déesse, voir le chapitre VII du Livre cinquième de La Couronne mystique, p. 853. Virgile, L’Enéide, Paul Veynes, trad. Paris : Albin Michel / Les Belles Lettres, 2012, pp. 175-212. Dans ce Livre cinquième, Jean Boucher revient à Virgile, le Livre premier de son traité contient une lecture du quatrième eclogue qui, souvent surnommé « messianique », a connu une certaine fortune dans la tradition chrétienne, Couronne mystique, pp. 119-44. Ella Bourne, « Messianic Prophecy in Virgil’s Fourth Eclogue », The Classical Journal, 11, n° 7, (Avr 1916), 390-400. 43 La Couronne mystique, p. 853. 44 C’est la faute à Blaise de Vigenère « A Cumes en Italie se monstre je ne sçay quelle chambre soubs-terraine de la Sibylle, qu’on dit avoir fort longuement vescu, et estre demeurée Vierge ; laquelle estoit Erythreienne ; mais quelques habitans d’Italie l’appelle Melanchrene » (Les Decades qui se trouvent de Tite Live, Jacques Du Puys, 1583, colonne 989, PP4 r°) mais surtout à Capaccio (op. cit.) et à Onofrio Panvinio (De sibyllis et carminibus sibyllinis) que Boucher associe la sibylle d’Erythrée et celle de Cumes, mais la persistance de cette confusion doit être plutôt volontaire, car OeC02_2013_I-137_Druck.indd 109 18.12.13 08: 12 110 Amy Graves-Monroe fumant de la vapeur des eaux thermales où l’on peut voir en acrostiche la prophétie du Christ. Jean Boucher tient ce discours prophétique d’Onofrio Panvinio, qui dans son De sibyllis et carminibus sibyllinis 45 donne la parole à la Sibylle et l’auteur de La Couronne mystique n’a pas de problème pour associer cette sibylle et la statue de la jeune femme avec la triple couronne à la main droite et le livre inscrit avec les paroles . Selon Onofrio Panvinio, qui s’est rendu sur les lieux en 1548, le temple n’y était déjà plus et il a dû demander aux habitants locaux l’état du terrain avant le tremblement de terre de dix ans auparavant 46 . L’antre de la Sibylle, nous dit Blaise de Vigénère, est une chambre où il y a un mosaïque par terre d’un ciel azur étoilé et les murs sont décorés avec des pierres précieuses 47 . C’est ce mosaïque qui permet à Jean Boucher le rapprochement entre la statue de la femme qu’il représente en gravure dans La Couronne mystique et la statue de femme avec la triple couronne dans la sépulture de Simandius 48 . La couronne mystique est une triple couronne qui représente le Dieu trinun avec trois cercles interlacés en or, en argent, et en laiton. Un des cercles est couvert épines. Sur la couronne, la devise Fide et Patientia et se croisent et avec le tétragrammaton et une croix montée complètent le cela arrange Jean Boucher que la Sibylle de Cumes selon la tradition annonce la naissance du Christ et qu’Eusèbe et Saint Augustin prêtent à la Sibylle d’Erythyrée la vaticination sur la question de l’arrivée du Messie. 45 Dans Onuphrii Panvinii Veronensis Fratris Eremitae Augustiniani Libri Tres, s. l. : 1588. Pour le poème avec « IESUS.CHRISTUS.DEI.FILIUS.SERVATOR.CRUX » ou « C C. C. . C. C .C C » en acrostiche, voir p. 24. Blaise de Vigenère mentionne aussi la prophétie en acrostiche, voir Les Decades, op. cit., colonne 980, f. PP 2r° 46 « Templum hoc usque ad nostram ætatem perduravit. Anno enim salutis MDXXXIX. terræmotu ingenti Campania terra quassata. Puteolis minutissimo pulvere, cinereque e mari surgente totum coopertum est, collisque satis editus enatus est, ubi olim celeberrimum Sibyllæ fanum fuerat. Mihi autem Puteolos Baiasque anno domini MDXLIIX. profecto, accolæ quos regionis peritos mercede conduxeram, et templi locum, et formam et ea omnia fuisse narrabant, quæ Justinus mille trecentis annis ante se vidisse scriptum reliquit, antequam arcanum id, templumque ingens terræmotus vi terra obrutum esset. De Sibyllis, p. 29. 47 Les Decades, p. 1762, fol. CCCc 2r°. 48 « et toute la voulte ou retube à demy rond, en forme de ciel, construicte de gros quartiers de pierre de taille, de dix pieds en diamètre ; enrichie de musaïque d’or et d’azur ; et semée d’infinies estoiles. Il y avoit une autre porte à l’opposite de la précédente, et encore plus enrichie de sculptures ; à l’entree de laquelle se rencontroyent trois statuës colossales de femme… Il y avait outre plus une autre statuë de femme, de trent pieds de hault ; ayant une tripe couronne, à guyse de Tyare en la teste ; pour monstrer qu’elle avoit este fille, femme, et mère de Roy », ibid., colonne 847, II 4 v°-5 r°. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 110 18.12.13 08: 12 Le soldat du Christ 111 centre de la coiffe qui s’élève ainsi en couronne. L’ensemble doit représenter la trinité et les qualités de cette existence trinitaire du Père du Fils et du Saint Esprit qui défient la logique, la physique et les mathématiques tout à la fois. La couronne est à rapprocher aux autres objets et symboles qui ont été portés devant les armées pour assurer la victoire : l’Arche du Testament, le Labarum de Constantin et la devise des Macchabées. Tous ces symboles précédents sont maintenant compris sous la triple couronne mystique, or le symbole grâce à sa forme, sa disposition et son rapport mystique avec la Trinité, agit sur un triple ennemi des athées, des hérétiques et des infidèles. La femme qui tient la couronne n’est pas simplement la Sibylle, nous dit Boucher, mais elle est l’Église, se tient debout sur un socle de pierre symbolique qui est la forme d’une cube de vérité. Elle donne les couronnes éternelles et soutient les couronnes temporelles 49 . Le cercle de cette couronne la figure de la piété, qui, à son tour, fonde l’état, qui se symbolise dans la couronne, qui est en forme de cercle 50 . C’est dans cette logique circulaire que l’Église fonde l’État 51 . L’association mystique et symbolique du pouvoir divin et séculier s’opère et s’accomplit dans le symbole, symbole qui doit agir selon ses propriétés actives de protection et de force dévastatrice contre l’impiété. La couronne inspire et doit « allumer le feu au cœur », elle doit aussi être le symbole capable de chasser et être le contrepoint de la marque de l’Antéchrist 52 . La couronne mystique est autant couronne de victime que heaume de soldat 53 . Jean Boucher nous avertit qu’il se livre à la « théologie des exemples », où l’on peut « exprimer les choses haultes, par les figures des choses basses, les divines par les humaines, les spirituelles par les corporelles, et les invisibles par les visibles » 54 . Cette « science des saincts » nous pose des enigmes et le travail de décodage de la couronne mystique n’est pas une activité oiseuse ; Boucher insiste sur l’utilité de la couronne et sur sa capacité de protéger, de servir de bouclier, d’épouvanter, d’allumer le cœur du croisé, d’assurer 49 La Couronne mystique, p. 900. 50 Ibid., p. 901. 51 « Et par ainsi l’Eglise figurée aussi par le cercle, non moins que la PIETE , et non moins que Dieu mesme : indice qu’il est pour l’Eglise, de mesme qu’il a este dit cy dessus pour la PIETE , et religion, de son unité, antiquité, durée, victoire, et universalité : ne se doit aussi moins dire, que par la description de céte Couronne, fondée au cercle, est montré que comme la PIETE fonde l’Estat, ainsi l’Eglise fonde l’Estat », La Couronne mystique, p. 902. 52 Ibid., pp. 929 et 924. 53 « en forme d’armet ou de heaume, ou de casque ou de bonnet de fer, affin de percer de tous costez, hault et bas le sacré chef, de cet agneau immaculé, de ce mouton pis au buysson, qui le tenoit arresté aux cornes… », ibid., p. 918. 54 Ibid., p. 826. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 111 18.12.13 08: 12 112 Amy Graves-Monroe la victoire. Elle comprend aussi tous les éléments où se fusionnent la victime et le champion, et où se réunissent, de façon mystique, les secrets du pouvoir divin et du pouvoir séculier. Le monarchomaque ligueur est devenu mystique, mais la violence symbolique qu’il nous dessine dans La Couronne mystique est puissante et agressive, prolongeant la pensée radicale du De Justa abdicatione et sublimant son impératif de lutter contre le tyran. La résistance légitime contre la tyrannie spirituelle se manifeste dans une violence symbolique et un acte de lecture belliqueux. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 112 18.12.13 08: 12 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) Le testament de Jean Boucher. Édition accompagnée de quelques commentaires sur l’histoire familiale des Boucher de Louans Robert Descimon (LaDéHiS-CRH (EHESS) et José Javier Ruiz Ibáñez (Université de Murcie) Le document que nous éditons est conservé aux Archives du Chapitre cathédral de Tournai (fonds des testaments, reg. 2, fols° 201 v°-203 v°) 1 . Les testaments des autres chanoines sont conservés dans ce même fonds, ce qui ouvrirait peut-être la voie à des comparaisons fructueuses. Le testament, daté du 17 février 1646 (Boucher se disait lui-même âgé de 95 ans) avait été reçu par deux notaires apostoliques et royaux, alors que Boucher ne pouvait signer « pour avoir la main trop debille ». Le registre, extrêmement bien tenu et écrit, retranscrit ce testament qui ne correspond pas à la définition française de l’olographe quoique le testateur y parle en première personne (en marge d’autres testaments, il est fait parfois mention de « l’original » ; on peut donc considérer le registre comme un recueil de copies de testaments pris sous la dictée). Nous reproduisons ce texte avant d’en commenter brièvement la teneur. Les principes d’édition qui ont été retenus s’inspirent largement des règles en honneur dans la tradition de l’École des chartes (Paris) 2 ; toutefois, nous avons maintenu l’accentuation du texte dans la mesure où elle est précise et constante : le y est toujours doté d’un tréma et le u, ainsi que le v, porte un accent (ce qui les distingue des jambages des n), sauf, en général, quand il précède un s ; nous avons aussi maintenu la vocalisation i pour j et respecté les éléments de ponctuation (par exemple, les parenthèses), sans nous interdire de ponctuer selon les règles d’aujourd’hui, quand cela paraissait utile à l’intelligence du texte. L’usage des majuscules, qui sont difficiles à repérer, semble arbitraire, comme d’habitude dans les manuscrits du XVII e siècle, et on l’a négligé. Les abréviations ont été développées (st en sainct…) selon les usages repérables dans le manuscrit même. La séparation des paragraphes est explicite dans le document par le passage à la ligne et 1 Nous remercions monsieur le chanoine Jean Dumoulin, archiviste, qui a eu naguère l’obligeance de nous communiquer une photocopie de ce document. 2 L’Édition des textes anciens XVI e -XVIII e siècle, 2 e éd. Bernard Barbiche et Monique Chatenet, éd. Paris : École nationale des chartes, 1990. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 113 18.12.13 08: 12 114 Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez des lettres initiales qui sont interprétables comme des majuscules. Dans la mesure où ce texte est une transcription (et non un olographe), ces détails ne revêtent que peu d’importance. ----------- Testamentum domini Joannis Boúcher, qúondam húius Ecclesiae archidiaconi et canonici Au nom de la tres saincte Trinité, dú pere, du fils et dú sainct esprit Amen Je Jean Boucher, prebstre, quoÿ qu’indigne, docteúr et doÿen de la sacree faculté de theologie en l’Université de Paris et seinieur de la maison de Sorbone, chanoine et archidiacre de Tournaÿ, prevoÿant l’heúre de la mort aútant incertaine comme l’effect certain et inevitable, pour ne moúrir intestat et sans avoir disposé de mes affaires, estant en cest eage de nonante cinq ans, en bon sens et entendement (dieú mercÿ), ie faÿ et ordonne mon testament [fol.° 202] et ordonnance de derniere volonté en la forme et maniere que s’ensúit, revocqúant toús aúltres testamens faicts par moÿ iusqu’à huÿ et me reservant l’aúthorité de le changer, aúgmenter oú diminúer comme il plaira a dieú m’inspirer par icÿ apres Premierement ie resigne mon ame entre les mains de nostre bon et misericordieúx pere, saúveur et redempteúr Jesus Christ, júge des vivants et morts, roÿ de toús les siecles en la foÿ de l’eglise qúi n’est que la catholicque, apostolicque et romaine, protestant d’ÿ vivre et moúrir comme ie le remercie de la grace qu’il luÿ a pleú me faire sans l’avoir merité, non seúlement d’ÿ persister, ains aússÿ d’avoir combattú et soúffert poúr elle aúltant désireúx que ie súis (si l’occasion s’ÿ presentoit) de consigner mon sang et de ma vie, ce que i’en aÿ creú iúsqu’a huÿ, qúe me iúgeant indigne de ceste grace, ie le prie dú moins m’octroÿer ce que [toutefois, rayé] tant de fois ie luÿ aÿ prié que ie púisse vivant et moúrant protester de coeúr et de voix, comme aussÿ ie le súpplie par les merites de sa doúloúreuse mort et passion et de son tres pretieúx sang, par leqúel il a effacé les peschez dú monde, qu’a l’heure de mon deces et partement de ce corps, me pardonnant les péchez que j’aÿ commis en si grant nombre tant de pensees, de parolles et d’oeúvres que d’obmissions, negligences, pesanteúrs et imperfections et ce qúe i’auraÿ peú et deu mieux faire qúe ie n’aÿ faict toúte ma vie, me delivrant des peines non seúllement eternelles mais aussÿ temporelles, il lúÿ plaise colloquer mon ame en ioúÿssance du repos leqúel par le prix inestimable de son sang il noús a daigné acqúerir et oú gist ma seúle esperance. La recommandant pour cest effect aúx prieres et intercessions de la tres glorieuse vierge Marie mere dieú, de mon sainct ange gardien, de messieurs sainct Jean Baptiste, de sainct Jean l’evangeliste et Jean Chrisostome, mes OeC02_2013_I-137_Druck.indd 114 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 115 patrons, et messieúrs sainct Thomas de Cantorbÿ, sainct Martin, saincts François d’Assize et de Paúl, et specialement de sainct Pierre le martÿr, mon protecteúr, tel qu’il a pleú a dieú [fol.° 202 v°] me faire veoir et declarer m’avoir esté donné poúr tel, des dix milles martyrs armeniens crúcifiez, de mes dames saincte Catherine martÿre, saincte Geneviefve, saincte Gertrúde, saincte Brigitte, saincte Elisabeth, saincte Ursúle et ses compaignes et de tous les saincts et sainctes de paradis, specialement ceúlx de qúi ie me recognois tant de fois (quoy qu’indigne) avoir esté secoúrú et aÿdé en des grands et divers accidens et perils. Pour a qúoÿ mieúx me disposer afin de moúrir en estat de charité de dieú et de mon prochain, ie pardonne de coeúr et d’affection toúttes iniúres et offences qu’aúcun m’ait faict en ma renommee en ma vie, en mes biens et en qúelqúe façon que ce soit, saúf de repeter par droict de jústice ce [qu’inst, rayé] qu’iniústement m’aúroît esté osté a moÿ et aúx miens et non aúltrement, priant dieú qu’il leúr pardonne et donne a eúx et a moÿ ce qúi est expedient pour sa gloire et le salút d’eúx et de moÿ, comme ie les prie qu’ils facent de mesme en mon endroit. Qúant a mon corps, ie súpplie messieúrs mes confreres qu’il púisse estre enterré devant la chaire dú predicateur, plús qúe mon service soit faict aú plustot avec le nombre de torches et flambeaux accoústúmez et distribútions faictes a mesdicts sieúrs confreres et grands vicaires et chapelains selon l’ordinaire de l’eglise oú chapitre. Je donne a la fabricque de l’eglise mon aúlmúse et súrplÿ oú chappe et sarot selon le temps de mon deces. Ordonnant qu’aú joúr de mondit service soient distribúees qúatre rasieres de golnée converties en pain, deúx aúx paúvres de Nostre Dame et les deúx aúltres a ceúx de Sainct Qúentin et se a distribúé [sic] par les distribúteúrs ordinaires de chacque paroisse. J’ordonne aússÿ qu’incontinent mon trespas advenú soient celebrees aú plústost qúe faire se poúrra a un aútel privilegé le nombre de trente messes pour le repos de mon ame et apres moÿ poúr mes parens et amÿs au proúfit de celúÿ qui sera plús pres d’estre delivré poúr chacúne desqúelles le celebrant aúra húict patars. [fol.° 203] Item oúltre celles qúe dessús seront encore celebrees a mesme fin septante (oú plus) messes là oú qúe Catherine et Marguerite, filles de feú Michel Gúÿnet dit de La Chambre, escuÿer (qúe je declare mes heritieres et legataires et non aúltres) troúveront mieúx a propos et par qúi qú’elles voúdront. Je donne aússÿ a Bastienne Varnenne, devote, ma Nostre Dame de Sichem enchassee avec vitre, ensamble mon image de Nostre Dame de Foÿ qúi est a part, comme aússÿ ma petitte boitte d’argent oú sont mes armes, a discretion neantmoins de mes deux niepces susdites. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 115 18.12.13 08: 12 116 Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez J’ordonne a mes deúx susdites niepces heritieres et legataires de donner a Martin Henard, paúvre devot, quelque piece d’argent, selon leúr commodité et discretion. Item moiennant main levee entiere (et non aúltrement) qúe ie pretend tous les ioúrs sur les biens de Paúl de Búillemont a caúse dú don de Sa Majesté faict a mon instance aúx Filles dites de saincte Agnes en la ville de Toúrnaÿ de deux tiers du reliqúa qúe le pere dúdit Paúl de Buillemont debvoit de sa recepte des annotations d’Ath et Enghien, qúe i’aÿ poursúivÿ poúr lesdites filles et en aÿ advancé la pluspart entre les mains de Marie Robert, mere desdites filles, le reste qúe ie leúr poúrrois debvoir encore, qúi est de six cent florins oú environ, ie veúx et entend expressement qúe ceste somme lúÿ soit fidelement paÿee, comme aússÿ, le cas advenant, qúe la main levee ne fút (qúe dieú ne veúille), ie qúitte ladite Marie Robert et ses compaignes de toút ce qúe ie lúÿ aúroÿ advancé pour le súbiect qúe dessús, sans qu’elle oú elles en púissent estre inqúietees nÿ molestees. Qúant a mes biens tant meúbles qu’immoeubles, ie veúx et ordonne qúe toús soient distribúez et partis esgallement et d’un mútúel consentement entre mes deúx niepces susnommees heritieres et legataires, comme i’aÿ dict cÿ dessús, ne voúlant avoir aúcun inventaire faict nÿ par júge ecclesiasticque nÿ secúlier, leúr donnant aússÿ plain poúvoir et aúthorité de partir entre eúx deúx [fol.° 203 v°] paisiblement et par accord comme ils troúveront mieúlx leur proúfit, leúr commandant de n’en laisser prendre la maniance a qúiconqúe qúe ce soit, moiennant toútefois qu’icelles mettent en execútion mes intentions, a quoÿ ie les oblige. Item ie veúx aússÿ qúe ma maison de la Belle Image size en la rue de Coúlongne demeure aú proúfit esgal [rayé legataires] de mesdites deúx niepces [rayé legataires] heritieres et legataires, la laissant a leúr discretion de la vendre oú la reserver pour demeúre comme elles ÿ troúveront leúr proúfit. En oúltre, si, apres ma mort, il se troúve en ma maison de l’argent monnoÿé, ie veux (apres toúttes iustes debtes paÿees [la parenthèse n’est pas refermée] qu’il soit aússÿ partÿ esgallement entre lesdites deúx niepces qúe dessús. De mesme toút ce qúe me sera aússÿ iústement deú en qúelqúe maniere qúe ce soit avant ou apres ma mort, ÿ compris les droicts qúe i’aÿ sur les biens dudit Paúl de Buillemont, il retournera encore aú proúfit esgal des deúx susdites Catherine et Margúeritte. Or d’aútant que les legats que i’aÿ faict concernent poúr la plus grande part mes deúx susdites niepces, qúi poúr ceste disgrace de gúerre sont refúgiees chez moÿ, destitúees de toús leúrs moÿens et par conseqúent redúictes a la necessité, ce qui caúse qúe ie ne peú bonnement faire (a mon grand regret) d’aúltres legats pieúx a la faveur des paúvres tant religieux qu’aúltres de la paroisse Nostre Dame comme i’avois proiecté de faire, OeC02_2013_I-137_Druck.indd 116 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 117 ioinct aussÿ qúe les susdicts legats ne sont point de fort grande importance nÿ en fort grand nombre nÿ difficiles a executer, ie denomme mes deúx susdites niepces heritieres et legataires pour mettre ce mien testament en execútion, lesqúelles poúrront librement disposer de tout conioinctement d’un mútúel accord et satisfaire generalement a toúttes mes ordonnances comme i’aÿ declaré auparavant, sans qúe aúcun juge (di-ie) ecclesiasticque nÿ seculier, nÿ aultre personage púisse pretendre aúcún droict de manier, toúcher ou diriger aúcúnes choses des biens qúe ie laisseraÿ apres ma mort, a l’arbitre neantmoins et discetion [sic] de [fol.° 204] messire Matthias Navens, prebstre, docteur en la sacree theologie, chanoine de ceste ville de Toúrnaÿ, qúi, en cas de negligence, se poúrra consigner denier pour proceder a l’execútion de ce qúi resteroit a executer de mes susdites ordonnances, luÿ donnant (en cas, dis-ie, de negligence et non aúltrement) plain poúvoir et aúthorité, me confiant neantmoins a la preúdhomie et bonne conscience de mesdites deúx niepces súsnommees, ie croÿ qu’elles s’acqúitteront fort bien et deúement de l’execútion de ce mien testament a l’appaisement dú susdit denommé en cas de negligence. Ce fút ainsÿ faict, testé et ordonné par ledit sieur Boúcher, estant en bons sens, memoire et entendement par devant noús Leon Dúpont et Jean Baptiste Malpaix, notaires apostolicqúes et roÿaúx, aiant ledit sieur testateur declaré ne poúvoir signer poúr avoir la main trop debille, ce dix septiesme de febvrier seize cent qúarante six, tesmoins les seings de noús lesdicts notaires, icÿ mis. Estoit soubsigné L. Dúpont et J. Malpaix. ----------- Tester à 95 ans était un rare privilège au XVII e siècle. Et, encore plus, tester en relative bonne santé à un âge aussi avancé. Le vieillard qui attendait la mort à Tournai en 1646 était-il le même que le fougueux curé des temps de la Ligue parisienne dans la force de son âge ? Quoique Jean Boucher ait beaucoup écrit au long de sa vie, il est finalement difficile d’en juger. Son catholicisme était toujours aussi intransigeant : l’Église n’était que la catholique, apostolique et romaine, mais peut-être portait-il désormais l’accent sur d’autres dimensions de la religion que celles qui avaient guidé son action de curé de Saint-Benoît avant son exil brabançon ou flamand en 1594 3 . Le testament fait partie d’un ensemble documentaire tournaisien qui mériterait une exploitation plus large : dans sa « Notice sur le Chanoine Jean 3 Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez, Les Ligueurs de l’exil. Le refuge catholique français après 1594. Seyssel : Champ Vallon, 2005, consacrent des pages à Jean Boucher et même à son testament. Voir la version espagnole, revue et corrigée, Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez, Los franceses de Felipe II. El exilio católico después de 1594. Madrid : FCE, 2013. On ne rappellera pas ici les ouvrages récents consacrés (sur Internet) à Jean Boucher. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 117 18.12.13 08: 12 118 Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez Boucher », le vicaire général Voisin donna quelques éléments à ce propos, en particulier sur l’exécution testamentaire par les chanoines ; le chapitre de Tournai ordonna, malgré la volonté de l’ancien curé de Paris, de faire inventaire de ses biens, et confia cette tâche à maître Steenhuys. Grâce à ce notaire, « nous avons encore, commentait le vicaire général, l’inventaire des meubles et de la bibliothèque […] nombreuse et bien choisie. Quoique les indications du catalogue soient très incomplètes, on peut cependant juger qu’elle était composée d’un millier d’ouvrages. L’Écriture sainte y avait une large part. Parmi les meubles qu’on exposa en vente publique se trouvaient les bottes, les éperons, l’épée et le baudrier… » ! 4 Au-delà de l’anecdote, il y aurait certainement dans cet inventaire matière à une étude intéressante. La profession de foi à laquelle Boucher se livre, dans ce dernier écrit sorti de sa plume, est peut-être originale. De façon assez convenue, l’inspiration de Dieu est mise à l’origine de cette écriture testamentaire. Boucher ne semble pas nourrir grande confiance dans les « œuvres » : il n’a pas mérité d’être né ni d’avoir persisté dans la vraie foi, Dieu ne l’a pas jugé digne de la « grâce » du martyr auquel il aspirait, même si Boucher se targue d’avoir combattu et souffert pour le catholicisme. Toute action humaine s’efface devant « les mérites de sa douloureuse mort et passion et de son très précieux sang » par lequel le Christ a effacé les péchés du monde. Là gît la seule espérance du pécheur Jean Boucher, prêtre bien sûr indigne. Tout est dans le jugement de Dieu. Ces lieux communs permettent-ils de suggérer que Boucher aurait apprécié l’Augustinus de Jansenius (Louvain, 1640), s’il l’avait lu ? L’invocation des saints ne contient rien d’absolument surprenant : il a un ange gardien, ce qui n’était pas évident pour un catholique du XVI e siècle 5 ; son prénom de Jean lui confère la protection de trois patrons (l’évangéliste, le baptiste, et Chrisostome) par une opération antinominaliste radicale (le nom propre de Jean forme catégorie et recouvre tous les saints et les fidèles qui en sont les porteurs) ; le recours à Bouche d’or, l’archevêque déposé de Constantinople au IV e siècle, peut se comprendre à la fois comme l’exaltation du sacerdoce et de l’épiscopat, de la lutte éloquente contre hérétiques et juifs et de la résistance aux abus du pouvoir royal et il s’agit-là d’un patronage qui est loin d’être banal ; Boucher se réclame plus ordinairement de saint Martin et de deux saints François, d’Assise et de Paule, le fondateur 4 V. G. Voisin, « Notice sur le chanoine Jean Boucher ». Mémoires de la Société historique et littéraire de Tournai, t. IV (1856), pp. 102-20 et 150-53 (pp. 118-19 sur l’exécution). 5 L’évocation de l’Ange gardien est rare (Pierre Chaunu, La Mort à Paris, 16 e , 17 e , 18 e siècles. Paris : Fayard, 1978, p. 377). Voir Bernard Dompnier, « Des anges et des signes. Littérature de dévotion à l’ange gardien et image des anges au XVII e siècle », Les Signes de Dieu aux XVI e et XVII e siècles. Clermont-Ferrand : Publ. de la Faculté des Lettres, 1993, pp. 211-23. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 118 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 119 des Cordeliers et le fondateur des Minimes consolateur de Louis XI. Boucher invoque un panthéon féminin assez éclectique : Catherine, « martyre » (donc sainte Catherine d’Alexandrie), sainte Geneviève, patronne de Paris, sainte Gertrude (moniale pippinide du VII e siècle, patronne de Nivelle, une sainte très brabançonne), sainte Brigitte (prophétesse suédoise qui œuvra à Rome pour l’unité de l’Église et contre les papes d’Avignon et mourut à son retour de Jérusalem en 1373), sainte Élisabeth (sans doute de Hongrie, parce qu’avec sa fille Sophie, épouse du duc Henri II de Brabant, elle aurait fondé, en 1240, le monastère marial de Notre-Dame d’Alsemberghe, ce qui en fit une sainte populaire dans ce qui est l’actuelle Belgique). Tout cela renvoyait à des cultes plus développés aux Pays-Bas qu’en France. Mais les saints préférés de Boucher sont incontestablement les martyrs, au nombre desquels il aurait bien voulu compter. On doit faire un sort à la remarquable invocation à saint Pierre Martyr, l’inquisiteur dominicain assassiné (credo per deum) en 1252 près de Milan par un cathare (qui s’est ensuite fait luimême dominicain et a été canonisé à son tour ! ). Ce saint Pierre-là était son protecteur, ce qu’il sait par une vision divine (cela éclaire le pseudonyme de François de Verone, constantin, pris par Boucher pour signer l’Apologie pour Jehan Chastel, publiée en 1595, Pierre Martyr étant appelé Pierre de Vérone 6 ). Pour faire bonne mesure, l’archevêque Thomas de Canterbury (martyrisé en 1170) est là pour rappeler les violences extrêmes que peut exercer le pouvoir royal, quand il est déréglé, sur les saints hommes (mais le roi d’Angleterre Henri II fit amende honorable pour ce meurtre perpétré par des serviteurs trop zélés, dit-il). Le martyre semble plus salvifique quand il est collectif et les dix mille martyrs arméniens (du mont Ararat en 120), ainsi que les compagnes de sainte Ursule, victimes d’Attila, sont appelées à la rescousse pour leur pouvoir d’intercession. Les saints ne sont pas pour Boucher reclus au paradis, ils sont des conseillers attentifs secourables dans les moments périlleux ou difficiles. Le catholicisme de Boucher est pétri d’immanence et, en cela, sans grande originalité, il reste attaché à une mentalité caractéristique du catholicisme ligueur. Le testament de Jean Boucher témoigne pourtant fortement de son intégration aux Pays-Bas catholiques des Archiducs. Il se sent pleinement chanoine de Tournai et son élection de sépulture est liée à son amour de la Parole qu’il portait lui-même avec un grand talent (pour attendre le Jugement Dernier, il veut être enterré devant la chaire du prédicateur, c’est-à-dire, au poste de combat, de son combat), le tout selon l’ordinaire 6 Voir Marco Penzi, La Pensée théologique et politique de la Ligue catholique, 1584-1594, Mémoire de DEA, Ehess, sous la direction de Robert Descimon, 1997. Le patronage spécial que revendique Boucher remontrait donc à la période ligueuse. Marco Penzi doit publier sous peu un livre sur Jean Boucher. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 119 18.12.13 08: 12 120 Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez du chapitre. Sans ostentation, sans humilité. Il demande trente messes dans un premier temps, aussitôt après son décès, et septante [70] ensuite, soit un total de cent, qui est fort modéré en ces temps de catholicisme baroque 7 . Sa charité s’exprime aussi en termes typiquement tournaisiens quand il donne aux pauvres honteux de deux paroisses de Tournai « quatre rasières de golnée », accolant une unité de mesure propre à la Flandre et à la Normandie (la rasière) et un terme, à l’origine lui aussi une unité de mesure (la galonée, « golnée »), qui désignait localement le blé méteil jusqu’au XVIII e siècle. De même l’usage du mot « maniance » (pour maniement, gouvernement) est typique d’un français très nordique (Boucher parisien n’aurait jamais utilisé un tel vocable). Dans le même ordre d’idée, deux des rares objets de piété qu’il mentionne sont liés de façon explicite à des cultes quasiment nationaux dans les Pays-Bas espagnols 8 . « Notre-Dame de Sichem » devait reproduire l’image miraculeuse de Notre-Dame de Montaigu ou de Sichem près de Malines. La statue avait été trouvée par un berger vers 1500 9 . « Notre-Dame de Foÿ » représentait l’image tout aussi miraculeuse de Foy Notre-Dame, village situé à six kilomètres de Dinant. Le sanctuaire marial de Notre-Dame de Foy avait été inventé en 1609 à la suite de la découverte dans un chêne par le charpentier Gilles de Wanlin d’une statuette de la Vierge Marie qui fut aussi tôt l’objet de pèlerinages 10 . Ces objets de faible valeur sont donnés à une dévote 7 L’historiographie sur ce point est bien établie, voir, entre autres, Michel Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence : les attitudes devant la mort d’après les clauses des testaments. Paris : Plon, 1973, et Pierre Chaunu, La Mort à Paris, op. cit. 8 Annick Delfosse, « La Vierge comme protectrice des Pays-Bas méridionaux dans les livrets de pèlerinage marial au XVII e siècle ». Revue belge de philologie et d’histoire, 80.4 (2002), 1225-41. Voir aussi Annick Delfosse, La « Protectrice du Païs-Bas ». Stratégies politiques et figures de la Vierge dans les Pays-Bas espagnols. Turnhout : Brepols, 2009, et Luc Duerloo, « Archiducal Piety and Habsburg Power » dans Albert & Isabella : 1598-1621. Essays. W. Thomas et L. Duerloo, éd. Turnhout : Brepols, 1998, pp. 270-76. 9 Philippe Numan, Histoire des miracles advenus n’aguères à l’intercession de la Glorieuse Vierge Marie, au lieu dit Mont-aigu, prez de Sichen, au Duché de Brabant. Mise en lumière et tirée hors des actes, instruments publicqz et informations sur ce prinses, par autorité de Monseigneur l’Archevêque de Malines, Louvain, Jean Baptiste Zangre et Rutger Velpius, 1604. Ce livret fut traduit en espagnol dès 1606. Juste Lipse, Diva Sichemiensis sive Aspricollis : Nova eius Beneficia et admiranda. Anvers : imprimerie Plantin Jean Moretus, 1605. Ouvrage qui fut traduit en français et assura, sans doute mieux que le livret dû à la plume du greffier de Bruxelles (Numan), la propagation de ce culte et des récits des miracles. 10 Albert Van Iterson, Rochefort et Notre-Dame de Foy, Dinant, 1964 ; Id., Rochefort et Notre-Dame de Foy : historique et catalogue d’exposition (Rochefort, 1976). Rochefort : Dinant, 1976. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 120 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 121 pour satisfaire sans doute ses tendances objectales, trait assez commun du catholicisme de l’époque. Ces deux vierges étaient souveraines contre l’hérésie, comme toute image de la Vierge, d’ailleurs 11 . Mais la situation des Pays-Bas du Sud, qui souffraient de la guerre avec les Provinces-Unies calvinistes du Nord, explique suffisamment le développement de ce type de culte, qui répond à un schéma général qui traverse le temps jusqu’à nos jours 12 . Boucher semble donc être devenu un bon Brabançon. La logique de la lutte contre l’hérétique l’animait d’autant plus : pour financer les Filles de sainte Agnès en la ville de Tournai, une congrégation enseignante qui n’avait guère les faveurs de la papauté, mais était adorée par les archiducs et les autorités locales, Boucher, qui avait avancé une assez forte somme 13 à cette congrégation, réclamait encore dans son testament le reliquat des « annotations » levées à Ath et Enghien par les héritiers du receveur Buillemont que Boucher avait poursuivis au nom desdites Filles et dont il avait obtenu don de « Sa Majesté » (c’est-à-dire le roi d’Espagne ). Les annotations étaient des confiscations opérées sur les bannis (calvinistes) au beau temps de la guerre civile 14 , l’hérésie était donc amenée à alimenter par force les œuvres de la foi (catholique). Tout se tenait d’assez prêt dans les conceptions de Jean Boucher qui était un combattant fort pugnace, lui qui regrettait tant de ne pas avoir obtenu la consécration épiscopale aux Pays-Bas, à défaut de compter au nombre des martyrs. 11 Alphonse Dupront, « Réflexions sur l’hérésie moderne » dans Genèses des Temps modernes. Paris : Seuil, 2001 [1968] : « la théologie romaine en images de la Contre- Réforme triomphante enseigne que c’est par la Vierge que l’hérésie est détruite. Tu sola omnes haereses intermisti, ce verset d’une antienne médiévale éclaire ici et là la gloire exclusive de la Vierge. Seule, dans sa plénitude vitale, la Vierge tue l’hérésie », p. 120. 12 Élisabeth Claverie, Les Guerres de la Vierge. Une anthropologie des apparitions. Paris : Gallimard, 2003, dans le contexte des tensions violentes entre Croates catholiques et Serbes orthodoxes dans l’ancienne Yougoslavie au temps de la seconde Guerre mondiale et de l’éclatement de la Yougoslavie. L’exemple est paradigmatique et l’analyse de Claverie magistrale. 13 Six cents florins, soit 1. 2000 patards, soit 6,7 kilogrammes d’argent fin à 0,56 gramme le patard (voir Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez, Les Ligueurs de l’exil, p. 51), ce qui fait environ 600 livres tournois. L’engagement de Boucher à l’égard des Filles de sainte Agnès avait épuisé ses capacités charitables. 14 « Registre et quoier des biens, cens, rentes…, tant heritiers que mobiliairs, gisants ès meltes, villes et chastellenies d’Ath et Enghien appartenant à plusieurs bannis à recevoir par Jean de Buillemont, commissaire », 22 décembre 1580. Les Buillemont étaient une très ancienne famille de Tournai. Dans l’index de l’inventaire cité, Jean de Buillemont est dit « receveur des confiscations », Louis Prosper Gachard, Inventaire général des Archives de Belgique, Inventaire des Archives des Chambres des comptes. Bruxelles : Hayez, 1837, t. I, p. 330, n° 1194. Paul de Buillemont était-il fils de ce Jean ? OeC02_2013_I-137_Druck.indd 121 18.12.13 08: 12 122 Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez L’ancien curé de Saint-Benoît à Paris n’avait pourtant rompu ni avec son ancienne patrie, ni avec son histoire personnelle et familiale (la petite boîte portant les armes des Boucher qu’il lègue à la même dévote en témoigne). Cette patrie était celle que partageaient les exilés et le chanoine de Tournai semble avoir nourri une affection profonde pour ses nièces, qui, en 1646, n’étaient plus des jeunes femmes et l’avaient tardivement rejoint pour recueillir son héritage. Le testament les faisait à part égale ses héritières et légataires, ce qui excluait d’éventuels héritiers de France, lesquels ne se sentaient sans doute pas concernés. La succession de Boucher était relativement modeste (malgré la possession d’une maison importante et d’abondants biens meubles, dont les livres), puisque son beau bénéfice au chapitre de Tournai n’était évidemment pas héritage. Comment interpréter la persistance du sentiment lignager chez ce grand catholique ? Il est en effet assez tentant de faire place à quelques considérations sur l’histoire familiale du curé Boucher, sans trop remonter au-delà des années de sa longue existence 15 . Il pourrait paraître inutile d’épiloguer sur la position sociale des Boucher et les trajectoires suivies par les différentes branches du lignage : loin de tout déterminisme économique ou social (invocation de prétendues « frustrations », etc.), qui forme le fonds de commerce des historiens réductionnistes, on doit poser en principe que l’engagement ligueur de Jean Boucher fut affaire de conviction. Mais la conviction n’exclut ni l’histoire, ni le sentiment. La famille Boucher appartenait incontestablement au plus haut patriciat parisien du XV e siècle, les gens qui dominaient la ville en monopolisant charges royales et charges municipales. Les deux branches, l’aînée et la cadette, avaient toutefois opéré au cours du XVI e siècle deux choix stratégiques différents : tous les Boucher étaient des juristes dotés de diplômes qui les classaient parmi les lettrés, mais la branche d’Orsay détenait à la fois de très grandes charges de justice et d’importantes seigneuries 16 , tandis que la branche dite de Louans (aujourd’hui Morangis dans l’Essonne) n’était pas entrée dans les offices royaux ; ses membres étaient plus ou moins juristes, des avocats, qui plaidaient peu (ou pas), mais ils étaient eux aussi propriétaires d’importantes seigneuries et avaient tendance à jouer aux gen- 15 Geneviève d’Hombres, « Recherches sur une famille de robins parisiens au XVI e siècle : les Boucher d’Orsay et autres branches ». Mémoire de maîtrise, préparé sous la direction de Jean Jacquart (Université de Paris I), novembre 1981. Ce remarquable et scrupuleux travail, malheureusement inédit, nous a servi de guide, mais nous l’avons complété par nos propres recherches dans les archives notariales parisiennes. De nombreuses découvertes restent à y faire. 16 Sur les origines des Boucher, André Lapeyre et Rémy Scheurer, Les Notaires et secrétaires du roi sous le règne de Louis XI, Charles VIII et Louis XII (1461-1515). Paris : Bibliothèque nationale de France, 1978, t. I, pp. 47-48, notice Adam Boucher, et t. II, planche XX (généalogie). OeC02_2013_I-137_Druck.indd 122 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 123 tilshommes campagnards 17 et aux nobles militaires. Le choix prématuré de la vie noble (les seigneuries) aux dépens du service du roi (les offices) semble, au XVI e siècle, avoir toujours mené à un net déclin social ceux qui avaient préféré cette option 18 : de fait, les Boucher de Louans paraissent relativement sur le déclin, non que leur richesse n’ait été considérable, mais parce qu’ils succombaient sous un endettement non maîtrisé. Leurs ennuis d’argent tinrent peut-être autant à une mauvaise gestion qu’à leur refus d’entrer dans l’appareil d’État monarchique. On se remémore toutefois la remarque sibylline de Charles Loyseau, au début du XVII e siècle, examinant les mérites comparées de la possession des terres, des offices et des rentes : l’immeuble, écrivait-il, était certes « le plus solide et assuré », mais les offices, « outre le plus grand profit, donnent rang, autorité & emploi au père de famille & si servent à maintenir les autres biens » [c’est nous qui soulignons] 19 . Faut-il comprendre que les offices permettaient de ne pas payer ses dettes ? En tout cas, pour les lignées en difficultés, la cléricature et les bénéfices ecclésiastiques offraient une porte de sortie honorable, qui avait toutefois l’inconvénient de provoquer l’extinction des branches par les hommes. C’est bien un tel choix que fit Jean Boucher. Il faut encore le souligner : les stratégies sociales n’avaient pas d’effet direct sur les engagements religieux qui répondaient à des logiques indépendantes. La haute situation des Boucher d’Orsay ne les empêcha pas d’adhérer à la Sainte Union dans le sillage des princes lorrains ; ils comptèrent même aux premiers rangs des ligueurs, puisque Charles Boucher exerça la prévôté des marchands de Paris de 1590 à 1592 et qu’Esprit Boucher, son frère, le greffier criminel du parlement, fut un émissaire actif du duc de Mayenne (il mourut en mission à Amiens en mars 1592). Mais les Boucher d’Orsay négocièrent leur ralliement au parti royal, alors que les descendants des Boucher de Louans restèrent fidèles au radicalisme catholique le plus intransigeant. La possession de l’office put être un amortisseur pour ceux qui avaient fini par comprendre que le catholicisme intégral s’était engagé dans une impasse où iraient se fracasser les positions et les espérances sociales de ses adhérents (de même que celles des huguenots fidèles) en ces temps de 17 Jean Jacquart, La Crise rurale en Île-de-France 1550-1670. Paris : Colin, 1974, p. 114 et 161. 18 La démonstration en avait déjà apportée par Denis Richet, « Élite et noblesse : la formation des grands serviteurs de l’État (fin XVI e -début XVII e siècle) ». Acta Poloniæ Historica, 36 (1977), 47-63, repris dans De la Réforme à la Révolution. Études sur la France moderne. Paris : Aubier, 1991, p. 152, à partir de la comparaison du sort des différentes branches des Séguier. 19 Charles Loyseau, Traité des offices, III, IV § 4, dans Œuvres. Lyon : la Compagnie des libraires, 1701 [1610], p. 170. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 123 18.12.13 08: 12 124 Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez confessionnalisation où l’Église était sommée de se reconstruire en symbiose avec l’État royal 20 . Il résulte de ce que nous venons d’avancer comme du texte du testament de 1646 que le curé Boucher était attaché à sa famille sur un mode népotique, la relation collatérale de l’oncle aux neveux et aux nièces se substituant à la transmission en ligne directe. C’était-là un mode ancien de reproduction familiale qui marquait un moindre attachement au patronyme et au patrilignage et un report des ambitions sociales sur les branches féminines, en conformité avec le caractère indifférencié de la parenté occidentale, qui ne faisait pas de distinction, au sein des parentèles, entre les consanguins par les hommes ou par les femmes, ou entre les alliés 21 . Pour mieux comprendre cela, entrons un peu plus avant dans l’histoire des Boucher de Louans (cf. le tableau généalogique à la fin de cette contribution). Philippe Boucher, avocat, seigneur de Toussus le Noble (près de Buc, dans les actuelles Yvelines), puis de Louans, le père du curé dont on édite ici le testament, était le dernier né de sa fratrie ; il se maria deux fois, la première avec Philippe Tuleu, fille de Nicolas Tuleu, examinateur au Châtelet, et de Philippe de Ganay ; la seconde avec Étiennette Poisle (ou Poille) 22 . Le premier mariage situait les Boucher dans leur milieu, celui des grands juristes du temps des Valois, comme le chancelier de Ganay (Philippe de Ganay était la sœur du 20 Robert Descimon, « The ‘Bourgeoisie seconde’ : Social Differentiation in the Parisian Municipal Oligarchy in the Sixteenth Century, 1500-1610 ». French History, 17.4 (2003), 388-424. Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez, Les Ligueurs de l’exil, pp. 7-49. 21 Robert Descimon, « Transmission collatérale et reproduction népotique au XVI e siècle. Un exemple de mobilité sociale et géographique (le Robillart de Valenton, de Paris et de Normandie) » dans Mélanges offerts au professeur Maurice Gresset, textes réunis par Paul Delsalle, François Lassus, Corinne Marchal et François Vion- Delphon, Annales littéraires de l’Université de Franche Comté, vol. 820, série « Historiques » n° 28, Besançon : Presses universitaires de Franche-Comté, 2007, pp. 311-18. Françoise Autrand, « ‘Tous parens, amis et affins’ : le groupe familial dans le milieu de robe parisien au XV e siècle », dans Commerce, finances et société, XI e -XVI e siècles, Recueil de travaux d’histoire médiévale offert à M. le Professeur Henri Dubois. Philippe Contamine, Thierry Dutour et Bernard Schnerb, éd. Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1993, pp. 347-57. Christophe Duhamelle, L’Héritage collectif. La noblesse d’Église rhénane 17 e et 18 e siècles. Paris : Éd. de l’Ehess, 1998, surtout pp. 269-283. 22 Archives nationales, Minutier central des notaires parisiens (désormais M. C.), étude CVII 93, 18 avril 1575, inventaire après décès d’Étiennette Poisle. Le titre 30 de cet inventaire indique que l’inventaire après décès de Philippe Boucher fut dressé le 11 février 1553 (n. s.) par le notaire Catherin Fardeau (non conservé). Jean Boucher requiert l’inventaire de sa mère en se désignant comme « recteur de l’Académie de Reims » et deux filles, Madeleine et Andrée, restaient à marier. Curieusement, le fils aîné Michel Boucher, avocat, ne requiert pas l’inventaire. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 124 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 125 fameux magistrat) ou le futur premier président Christophe de Thou, époux de Jacqueline Tuleu (qui était la nièce de la première femme de Philippe Boucher), ou encore comme le premier président Jacques Olivier (beau-frère de Philippe Boucher) et de son fils, le chancelier de France Olivier (neveu de Philippe et par conséquent cousin germain beaucoup plus âgé du curé Jean Boucher) 23 . Le second mariage s’était conclu au sein d’un lignage plus neuf 24 . Le membre le plus en vue de la famille de la mère de Boucher fut le conseiller Jean Poisle, sous-doyen du parlement (oncle de Jean Boucher). Ce magistrat fut pris dans un épouvantable scandale en 1582. Le parlement finit par lui infliger une condamnation très sévère (amende honorable et bannissement) en raison de ses énormes malversations (si l’on en croit ses accusateurs, lui soutenait que ses adversaires le persécutaient parce qu’il s’était toujours montré un ennemi déterminé des huguenots). En 1587, le roi Henri III tançait Jean Boucher, lui rappelant la forfaiture de son oncle 25 . Signalera-t-on, pour préciser le contexte, que les Boucher et les lignages alliés n’étaient nullement exempts de protestantisme dans les années 1550-1570 ? Il est incontestable que la descendance de Philippe Boucher n’avait pas aussi bien réussi que l’avaient fait leurs cousins d’Orsay. Parmi les enfants du premier lit, on comptait Jean l’aîné, avocat, Adam, homme d’armes de la compagnie du duc d’Anjou (François, le frère et héritier d’Henri III) et gentilhomme ordinaire de « sa suite » 26 , et Marie, qui épousa Nicolas Soly, un avocat, mais fils de magistrat 27 . Comme trois héritiers nés de ce premier 23 Robert Descimon, « Les de Thou au miroir des archives notariales du XVI e siècle. Les chemins de la haute robe ». Jacques Auguste de Thou. Écritures et condition robine, Cahiers V. L. Saulnier, 24, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2007, pp. 13-35, note 9, où est signalé l’honneur que se faisait de Thou de « descendre » des Ganay. Jean Boucher aurait pu avoir la même prétention, mais il ne l’avait pas. 24 M. C., étude XIX 26, 27 juin 1506, contrat de mariage de Jean Poisle, procureur au parlement, et d’Olive de La Chesnaye (qui était morte en 1530). Ce Jean Poisle père devint procureur du roi au bailliage du Palais. Si les Poisle étaient une famille moins en vue que les Boucher, les La Chesnaye constituaient un lignage prestigieux qui se convertit au calvinisme (Guillaume, ancien conseiller clerc au parlement, devenu protestant, fut décapité en Grève en juillet 1569 ; il était un cousin germain des Boucher). 25 Élie Barnavi et Robert Descimon, La Sainte Ligue, le juge et la potence. L’assassinat du président Brisson (15 novembre 1591). Paris : Hachette, 1985, pp. 166-71. 26 M. C., étude LXXIII 89 fol. 399 v°, 5 juillet 1583, acte qui désigne ainsi Adam Boucher, écuyer, sieur de Montmort. 27 On connaît leur contrat de mariage (M. C., étude VIII, liasse 222, 10 novembre 1555), la future ameublissait 4.000 livres tournois pour entrer en la communauté et se voyait constituer un douaire au capital de 1.800 livres, ce qui donne à penser que sa part dans la succession de ses parents, tous deux décédés, montait à 5.400 livres. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 125 18.12.13 08: 12 126 Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez lit survécurent, on peut calculer, avec une grande part d’approximation, que l’actif de Philippe Boucher et de Philippe Tuleu à leur mort s’évaluait à environ 16.000 livres, plus 20.000 livres pour la seigneurie de Louans 28 . Quant à l’union entre Philippe Boucher et Étiennette Poisle 29 , elle donna naissance à quatre héritiers (Michel, Madeleine, Andrée et Jean), dont les parts dans les successions paternelle et maternelle montaient à 6.000 livres, ce qui permet d’évaluer approximativement le bilan de la succession à 24.000 livres 30 . Comme souvent, la belle-mère et les enfants des deux lits entretinrent entre eux des procès dont ils ne virent pas la fin. Si cette fortune ne pouvait donc être comparée avec l’opulence des Boucher d’Orsay, elle avait été suffisante pour assurer l’éducation et l’établissement de la descendance de Philippe Boucher, y compris les brillantes études de théologie de Jean. On a déjà dit que le problème qui lancinait les Boucher de Louans était le niveau excessif de leur endettement qui les menait fréquemment en prison (pour dettes) et qui finit par les ruiner en les obligeant à vendre leurs seigneuries et leurs immeubles parisiens (Louans vendu au président Le Charron ; l’hôtel de la rue du Bourgtibourg vendu au président Nicolaï). La fratrie issue d’Étiennette Poisle poursuivait toutefois le rêve peu réaliste de se refaire grâce à l’héritage des La Chesnaye, les parents collatéraux de leur grand-mère Olive de La Chesnaye 31 . 28 Geneviève d’Hombres, op. cit., pp. 143-44, citant la cession du château et de la seigneurie Louans par Jean Boucher l’aîné, le 18 décembre 1573, contre 1.700 livres de rente au denier 12 (soit 20.400 livres de principal). 29 M. C., étude VI, liasse 2, 19 août 1538, contrat de mariage de Philippe Boucher et d’Étiennette Poisle qui était dotée sur les successions de ses aïeul et aïeule (Nicolas de La Chesnaye et Étiennette Budé), le douaire s’élevant à 100 livres de rente rachetable pour 1.200 livres (la richesse du couple était donc modeste, mais les droits de la future pouvaient être valorisés, ainsi la maison de la rue du Bourtibourg dont le contrat lui donnait la jouissance et qui fut vendue par ses enfants). 30 Pour la supputation de ce calcul, voir les contrats de mariage cités aux notes suivantes. 31 M. C., XIX 106, 7 mai 1555, partage de la succession de Nicolas de Lachesnaye, écuyer, maître d’hôtel ordinaire des rois Louis XI, Charles VIII et Louis XII (comme le répètent les actes notariés), et d’Étiennette Budé, entre leurs cinq héritiers dont Jean Poisle, seigneur de Saint-Gratien et conseiller au parlement, et Étiennette Poisle, l’épouse de Philippe Boucher. La succession de ce Nicolas de La Chesnaye était un enjeu considérable, objet de procès encore pendants dans les années 1570, et donc d’espérances pour les Boucher enfants d’Étiennette Poisle (M. C., étude XIX 258, 18 août et 22 novembre 1575, transactions où l’on voit que Jean Poisle avait obtenu qu’un certain nombre des héritiers lui cédassent leurs droits). L’enjeu n’était rien moins que la possession des seigneuries de Castera (sans doute Castera Verduzan (Haute-Garonne)) et du Moulin de Pradières dans la sénéchaussée de Toulouse, presque des châteaux en Espagne, dont Jean Boucher faisait néanmoins mention en mariant sa sœur. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 126 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 127 Ce fut dans ces circonstances que Jean Boucher s’affirma comme le chef de la lignée, fait qui est à mettre en rapport avec son état ecclésiastique. Le fils aîné Michel, sieur de Toussus, avocat au parlement, semble avoir occupé une place marginale, pour des raisons qui ne s’expliquent pas. Il conclut tardivement une alliance homogame 32 . La chronologie peut être reconstituée avec précision grâce aux mariages de leurs deux sœurs : la cadette, Madeleine, déjà majeure de vingt-cinq ans, avait épousé sous l’égide du conseiller Jean Poisle (qui était le seul témoin présent à ce mariage), Philippe (on peut noter que le testament de Jean Boucher porte par erreur Michel) Guynet, dit La Chambre, seigneur de La Pointe (il s’agit d’un lieu-dit situé sur l’actuelle paroisse de Villeneuve-le-Comte, en Brie) 33 . La fille aînée, Andrée, se maria quelques mois plus tard, mais entourée de toute sa parentèle. Le contrat ne portait aucune clause extraordinaire 34 . C’était cette fois Jean Boucher 32 M. C., étude III 402, 16 avril 1579, contrat de mariage de Michel Boucher et de Marthe Bigot (la dot de la future montait à 6.000 livres pour un douaire au principal de 2.400 livres). Michel était mort avant octobre 1594 et sa veuve se remaria avec Henri Charmolue, lieutenant général à Noyon (Geneviève d’Hombres, op. cit., p. 152). Elle ne se chargea apparemment pas de l’éducation de ses fils du premier lit qui rejoignirent leur oncle à Bruxelles. Ces histoires familiales restent obscures. Michel Boucher s’était marié après ses sœurs. 33 M. C., étude XIX 258, 7 septembre 1575, contrat de mariage. Les clauses sont marquées par une certaine étrangeté : elle apportait tous ses droits, aussi bien en ligne directe que collatérale, dont le mari jouirait sa vie durant si l’épouse décédait la première, à charge de payer ses dettes et d’exécuter son testament jusqu’à la somme de 500 livres tournois. En contrepartie, dans le cas où le couple n’aurait pas d’enfant, il donnait à sa future, si c’était lui qui mourait, tous ses biens, qu’ils aient été propres, acquêts ou conquêts, immeubles ou meubles, à charge d’exécuter son testament jusqu’à 1.000 livres. Au cas où il n’y aurait pas d’enfant, il donnait à Andrée Boucher, la sœur de Madeleine, 300 livres de rente (3.600 livres en capital) et sa seigneurie de La Pointe-le-Comte au second fils de Jean Poisle, nommé Jean Daniel, à charge qu’eux deux (Andrée Boucher et Jean Daniel Poisle) exécutassent son testament jusqu’à 600 livres et priassent pour son âme. Cette donation au lignage Poisle éclaire toutes ces clauses et porte la marque des pratiques reprochées à Jean Poisle, manoeuvres qui tiennent de la captation d’héritage. À noter que les relations entre les Boucher et les Guynet remontaient à une période antérieure à cette alliance : M. C., étude XXXVI 23, 20 février 1572, Ambroise Guynet, dit La Chambre, écuyer, capitaine de deux cents hommes de pied de la garde de monseigneur le duc d’Anjou (le futur Henri III) empruntait à Charles Boucher, seigneur de Houilles, conseiller au parlement (un membre de la branche des Boucher d’Orsay) 1.600 livres. 34 M. C., étude XIX 261 fol.° 66 et Archives nationales, Y 117 fol.° 278, 2 mars 1576, contrat de mariage d’Andrée Boucher avec Nicolas Doulcet, écuyer, seigneur Lésigny La Barre (la terre située aujourd’hui sur la commune de Férolles-Attilly en Brie ? ) et de Normandie (à Noisy-le-Grand en Seine-Saint-Denis) et homme OeC02_2013_I-137_Druck.indd 127 18.12.13 08: 12 128 Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez (« bachelier en théologie ») qui, « pour la bonne amitié qu’il porte à sad. sœur », lui donnait, pour tous ses droits, la somme de 6.000 livres, sans qu’elle fût tenue aux dettes (c’était la clause essentielle), et sans préjudice de percevoir plus grande somme, si jamais les droits revenant à sa sœur se révélaient monter à plus que les 6.000 livres en question 35 . Jean Boucher avait donc pris en mains (contre Jean Poisle ? ) les affaires de la famille entre ces deux contrats de mariage de 1575 et 1576. Il apparut désormais comme le chef de famille. Philippe Guynet était, en 1581, prévôt des maréchaux de France au pays de Champagne et habitait Meaux 36 . Il faut bien avouer que nous n’avons pas de connaissances bien précises sur sa carrière et sa vie. Ce sont ses filles qui accompagnèrent Jean Boucher dans son exil à Bruxelles, puis à Tournai, et qui vivaient encore en 1646. Mais la familia de Jean Boucher dans l’exil bruxellois avait été beaucoup plus nombreuse : elle avait compté Jean Guynet, frère de Catherine et Marguerite, qui seules survivaient à la mort de leur oncle qu’elles avaient apparemment rejoint assez tard ; mais aussi les enfants de Michel Boucher, le frère aîné de Jean : ces jeunes gens, Arnoul (mort jésuite en 1631) et Nicolas Boucher (ils portaient des prénoms qui venaient de la branche aînée, les Boucher d’Orsay), avaient rejoint leur oncle dès octobre 1594 pour ne pas être élevés dans l’hérésie, disaient-ils 37 . Solitude de l’exil et sollicitude familiale qui s’était reportée sur des nièces qui devaient avoir un âge certain et peuvent sans inconvénient être qualifiées de dévotes. Le vieil homme, au soir de sa vie, ne se sentait pas vraiment riche. d’armes de la compagnie du sieur de Rostaing. Toutes ces terres étaient venues à Doulcet par le mariage de son père avec la fille de Jean Luillier et de Jacqueline Grisson (voir M. C., étude LXX 51, 7 mars 1575). Ces fiefs étaient de faible valeur (M. C., étude XIX 157, 13 février 1541, le partage de la succession du conseiller au Parlement Jean Luillier (grand-père maternel de notre Nicolas Doucet) évaluait La Barre à 1.100 livres et Normandie à 400). 35 M. C., étude XIX 261 fol° 67, 2 mars 1576. M. C., étude XXXIII 200, 27 janvier 1584, Jean Boucher avait payé 1900 écus à Nicolas Doulcet) et Andrée Boucher sur les 2.000 qu’il leur avait promis. Les liens semblent s’être ensuite rompus entre Jean Boucher et ses alliés Doulcet. Nicolas Doulcet emprunte, avec Michel Boucher, frère de sa femme, 480 écus pour acheter à son frère la moitié de la seigneurie de La Mothe d’Esgry en Gâtinais (M. C., LXXIII 89 fol. 513, 20 août 1583). 36 M. C., étude VI 64, 29 août 1581, Jean Boucher, qui porte le titre de docteur régent en la faculté de théologie en l’Université de Paris, donne quittance d’une indemnité qu’un arbitrage du parlement a accordée aux Boucher sur les acquéreurs de leurs biens (en l’occurrence le président Nicolaï) comme procureur de ses deux beaux-frères. Encore une fois, il n’est pas question du frère aîné Michel. 37 Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez, Les Ligueurs de l’exil, p. 201. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 128 18.12.13 08: 12 « Boucher pamphlétaire » : entre sermon horatien et satyra illudens 129 Une des formules terminales du testament s’apitoie sur « cette disgrâce de guerre » et sur les réfugiées réduites à la nécessité, qui dépendaient de la piété de leur oncle. Cependant la maison de « la Belle Image » (certainement la Vierge) témoignait d’un notable enrichissement. Que Boucher ait préféré les siens à la communauté des pauvres du Christ en dit néanmoins beaucoup sur ses conceptions de l’existence, même très catholique. La pietas jouissait pour lui d’une sorte de priorité pratique ou ontologique sur la caritas. Peutêtre ce souci des siens était-il un reste de la notabilité des Boucher comme patriciens parisiens du XVI e siècle 38 . Assurément le testament ici édité ne résume pas la vie de Jean Boucher, qui était un intellectuel rompu à l’usage de la plume théologique plus qu’un oncle à héritage. Malgré le caractère obtus de ses convictions, cet homme qui ne souhaitait pas apprendre de l’expérience vécue s’était adapté aux mœurs et habitudes du catholicisme tel qu’il était traduit (spécialement sous le règne des archiducs) dans les Pays-Bas espagnols de la première moitié du XVII e siècle (il y vivait depuis 52 ans en 1646). On aurait presque le sentiment que le vieillard était prêt pour de nouvelles aventures théologiques, n’eût été son amour des jésuites et de l’ordre établi pourvu qu’il ait été très catholique. Boucher, dans ses si amples écrits, fait toujours référence à ses propres « mérites », mais, en même temps, il ne manque pas d’en relativiser le poids, d’établir une distance entre lui et le personnage « inventé » par ses ennemis. Cette défiance critique par rapport à lui-même est-elle à mettre en rapport avec l’angoisse eschatologique qui pousse à croire qu’aucune action en elle-même ne peut produire des « mérites » sans la volonté de Dieu ? Mais ce sentiment n’impliquait pas que Boucher n’ait pas éprouvé une immense fierté de ses actions et de ses combats. Il avait été vaincu par la vie : ni la guerre civile d’abord, ni l’alliance entre princes catholiques, ensuite (les deux voies expérimentées pour détruire l’hérésie dans la longue crise des années 1560-1640) n’avaient réussi, et Boucher en avait déduit que le triomphe de la foi ne pouvait intervenir que dans l’au-delà. L’Église militante avait ses mérites, seule l’Église triomphante donnait sens à l’aventure sotériologique qui restait l’horizon de l’humanité pour les catholiques de ces temps. 38 Sur la pietas qui est un ensemble particulier inclus dans la caritas, Wolfgang Reinhard, « Papa Pius. Prolégomènes à une histoire de la papauté » dans Papauté, confessions, modernité. Paris : 1998 [1972], pp. 41-67. Bruno Bon et Anita Guerreau- Jalabert, « Pietas : réflexions sur l’analyse sémantique et le traitement lexicographique d’un vocable médiéval ». Médiévales 42 (2002), 73-88. Bartolomé Clavero, La Grâce du don. Anthropologie catholique de l’économie moderne. Paris : Michel, 1996 [1991], spécialement pp. 163-75, sur la grammaire de la charité. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 129 18.12.13 08: 12 130 Robert Descimon et José Javier Ruiz Ibáñez Généalogie simplifiée des Boucher de Louans (on n’a figuré que les héritiers, à l’exclusion des enfants morts jeunes et des religieuses ou religieux) * indique la date du mariage ; † la date du décès. Philippe Boucher, seigneur de Louans, avocat * (1) Philippe Tuleu (2) (19 VIII 1538) I Étiennette Poisle I I ---------------------------------------------------------------------------- I I I I I Jean Adam († 1585) Marie I († 1573) homme * (1555) I avocat d’armes Nicolas I * Catherine gentilhomme Soly I de Coeuret du duc d’Anjou avocat I I marié deux fois d’où I d’où I descendance I descendance d’où I descendance I I ----------------------------------------------------------------------------------- I I I I Michel Jean Andrée Madeleine († vers 1593) curé de *(1576) * (1575) Avocat de St-Benoît Nicolas Philippe * (1579) chanoine de Doulcet Guynet Marthe Bigot Tournai homme prévôt I d’armes des I I maréchaux I ? de Champagne ------------------ I I I I Arnoul Nicolas I († 1631) ? I Jésuite I ------------------------------- I I I Jean Catherine Marguerite ? filles majeures dévotes héritières de Jean Boucher ------------- OeC02_2013_I-137_Druck.indd 130 18.12.13 08: 12 Œuvres & Critiques, XXXVIII, 2 (2013) Bibliographie bouchérienne établie par Brian Moots University of Kansas Manuscrit Testamentum domini Joannis Boúcher, qúondam húius Ecclesiae archidiaconi et canonici. Archives du Chapitre cathédral de Tournai, fonds des testaments, reg. 2, fols° 201 v°-203 v°. Sources primaires Boucher, Jean, Advis sur le plaidoié de Me. Pirre de la Martelière, advocat en la Cour, fait en Parlement les 17 et 20 decembre 1611, pour le Recteur et opposans de l’Université contre les Pères Jésuites, demandeurs en lettres à eux octroiées par Sa Majesté, de pouvoir enseigner toutes sortes de sciences en l’Université de Paris, par Paul de Gimont, sr d’Esclavolles. Paris : Théophile, 1613. -. Apologie pour Jehan Chastel parisien, execute à mort, et pour les peres et escholliers, de la Societé de Iesus, bannis du royaume de France : contre l’arrest de parlement donné contre eux a Paris le 29 decembre 1594 : divisée en cinq parties. Douai : s. n., 1595. -. Arche du Testament, par M. Jehan Boucher, chanoine de Tournay. Tournai : Quentin Harroult, 1635. -. Avis sur l’appel interjeté par Edmond Richer, de la censure de son livre intitulé De ecclesiastica et politica potestate, par Edmond de Gimont. Paris : s. n., 1613. -. Convictions des fautes principalles, tant contre la Religion Chrestienne, que contre la Majesté du Roy tres-Chrestien. Trouvées en l’Epistre, par laquelle le Sr. Casaubon a desdié au Serenissime Roy de la Grande Bretagne ; Ses Seize Travaux, contre les Annales du Rme Cardinal Baronius, par Pompée de Ribemont. Châlons : Julien Baussan, 1614. -. La Couronne mystique ou armes de piété contre toute sorte d’impiété, hérésie, athéisme, schisme, magie et mahométisme, par un signe ou hiéroglyphe mystérieux fait en forme de couronne avec dessein sur ce sujet de Milice ou chevallerie chestienne contre tous mescréans, specialement constre le Turc, le tout divisé en V livres. Tournai : Adrien Quinqué, 1624. -. De idonea quae nunc est, Urbano VIII pontifice, supra illam quæ sub Urbano II fuit, sacri pro restituenda Orientis Ecclesia contra Turcam gerendi belli tempestate, deque commodo ad hoc ipusum, pro sacræ militiæ visibili symbolo, circuli trinuni dudum inventi, sed nuper reperti, qui corona mystica dicitur, usu, ad sanctissimum D. N ; Urbanum papam, Relatio. Tournai, Adrien Quinqué, 1623. OeC02_2013_I-137_Druck.indd 131 18.12.13 08: 13 132 Brian Moots -. De Iusta Henrici tertii abdicatione e francorum regno, libri quatuor. Paris : Nicolas Nivelle, 1589. -. Défense de M. Jean Boucher, docteur en théologie de la faculté de Paris, chanoine et archidiacre de Tournay, contre l’imputation calomnieuse à lui faicte d’un libelle intitulé : Ad Ludovicum XIII admonitio. Tournai : Adrien Quinqué, 1626. -. Dispute de Maistre Jean Boucher, aux demandes à luy faictes, contre Jean Taffin, ministre de Flissinges en Zélande, touchant la réelle présence du corps de Nostre Seigneur en la Saincte Eucharistie. Ensemble la proposition dudit Jean Taffin, ministre. Anvers : s. n., 1612. -. L’Epitome des merveilles de Dieu presché durant l’octave du S. Sacrement dans l’église des P. P. Cordeliers de Paris en l’an 1619, par le P. Boucher. Paris : Denis Moreau, 1619. -. Histoire tragique et memorable de Pierre de Gaverston, gentil-homme gascon, iadis le mignon d’Edoüard 2 roy d’Angleterre : tirée des chroniques de Thomas Valsinghan, et tournée de latin en françois : dediée à Monseigneur le duc d’Espernon. S. l : s. n., 1588. -. Lettre missive de l’esveque du Mans, avec la responce à icelle faicte au mois de septembre dernier passé par un docteur en théologie de la Faculté de Paris par un docteur en théologie de la Faculté de Paris, à laquelle est respondu à ces deux doutes : A sçavoir si on peut suivre en seureté de conscience le party du roy de Navarre et le recognoistre pour roy ; A sçavoir si l’acte du frere Jacques Clement, jacobin, doit estre aprouvé en conscience et s’il est louable ou non. Paris : Guillaume Chaudière, 1589. -. Les Magnificences divines chantées par la Vierge sur les montagnes de Judée et prêchées par les Cordeliers de Paris. Paris : Denis Moreau, 1620. -. Mariage de la vertu avec la religion, sur ceste question, sçavoir, si la preud’hommie est estimable hors la religion. Paris : Denis Moreau, 1622. -. Le Mystère d’infidélité, commencé par Judas Iscarioth, premier sacramentaire renouvelé et augmenté d’impudicité par les heretiques ses successeurs, par Pompée de Ribemont, sieur d’Espinay. Châlons : s. n., 1614. -. Oraison funèbre sur le trespas de tres hault, tres grand et tres puissant monarque Dom Philippe Second, roy d’Espaigne, etc. ; prononcée aux obseques de sa maté, en l’eglise de Nostre Dame de Tournay, le lundy 26 octob. Anvers : Plantin (Jean Moretus), 1600. -. Repartie au discours Latin, du prétendu doctuer en théologie, I. D. L. M. contre les monts de piété erigez es Pays Bas. Tournai : Adrian Quinqué, 1628. -. Sermons de la simulee conversion, et nullite de la prestendue absolution de Henry de Bourbon, prince de Bourbon, prince Bearn, à Bearn, à S. Denys en France, le dimenche 25 juillet, 1593 : sur le sujet de l’Evangile du mesme jour, attendite à falsis prophetis, etc. Matth. 7. Prononcez en l’eglise S. Merry à Paris, depuis le premier jour d’Aoust prochainement suyvant, jusques au feufiesme dudict mois. Paris : Guillaume Chaudière, 1594. -. Les Triomphes de la religion chrestienne, contenans les résolutions de trois cens soixante et six questions sur le subject de la foy, de l’Ecriture STE, etc. proposées OeC02_2013_I-137_Druck.indd 132 18.12.13 08: 13 Bibliographie bouchérienne 133 par Typhon, maistre des impies… de ce temps ; et respondues par Dulithee. Paris : Laurent Sonnius, 1628. -. L’Usure ensevelie, ou, Défence des monts de piete, de nouveau erigez aux Païs-Bas pour exterminer l’usure divisée en III livres. Tournai : Adrien Quinque, 1628. -. La Vie et faits notables de Henry de Valois : Maintenant toute au long, sans rien requerir : Où sont contenues les trahisons, perfidies, sacrileges, exactions, cruautez et hontes de cét Hypocrite et Apostat, ennemy de la religion Catholique. Paris : Didier Millot, 1589. 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