eJournals

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
Es handelt sich um einen Open-Access-Artikel, der unter den Bedingungen der Lizenz CC by 4.0 veröffentlicht wurde.http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/61
2014
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OeC01_2014_I-102AK2.indd I OeC01_2014_I-102AK2.indd I 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Abonnements 1 an: € 78,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax: +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail: <info@narr.de> ISSN 0338-1900 OeC01_2014_I-102AK2.indd II OeC01_2014_I-102AK2.indd II 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Œuvres & Critiques, XXXIX, 1 (2014) Sommaire B ÉATRICE J AKOBS Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 A UDE D ÉRUELLE Le roman historique selon le bibliophile Jacob . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 M ICHEL T ILBY Le roman historique des années 1830 vu à travers le personnage de Cosme Ruggieri . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43 J ULIE A NSELMINI Totaliser l’Histoire en marche : de Gaule et France (1833) au « Drame de la France » (1833-1870) d’Alexandre Dumas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 À NGELS S ANTA Paul Féval, romancier historique : Le Capitaine Fantôme . . . . . . . . . . . . . 73 F REDERIKE R ASS Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine. . 87 Adresses des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102 OeC01_2014_I-102AK2.indd 1 OeC01_2014_I-102AK2.indd 1 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 OeC01_2014_I-102AK2.indd 2 OeC01_2014_I-102AK2.indd 2 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Œuvres & Critiques, XXXIX, 1 (2014) Introduction Béatrice Jakobs « …que la postérité douteroit si ce seroit une Histoire, ou un roman » 1 Qui entre de nos jours dans une librairie, soit en France, en Italie ou en Allemagne, tombera assez vite sur le rayon des romans historiques : positionnés dans un lieu privilégié du magasin, s’alignent des volumes dont les pages sont peuplées de médecins et de moines, d’artisans, de filles malheureuses, de grands seigneurs…, tous issus des époques passés, a priori le Moyen Âge et le XVII e siècle. De même sur internet : qui fait entrer « roman historique » comme mot de recherche, aura bientôt le choix entre des centaines de textes plus ou moins récents, traitant l’Histoire. Parmi les auteurs de ces œuvres, on trouvera aussi bien ceux connus, tels que Ken Follett 2 et Noah Gordon 3 , écrivains anglophones dont les romans historiques sont des best-sellers depuis une bonne vingtaine d’années que ceux d’auteurs moins célèbres qui n’ont publié qu’un ou deux romans historiques à succès. Ce sont par exemple Ildefonso Falcones, auteur de La catedral del Mar, paru en espagnol en 2006 et bientôt traduit dans plusieurs langues européennes 4 ; Robert 1 Huet, Pierre Daniel, « Lettre de Monsieur Huet à Monsieur de Segrais », Segrais, Jean Regnault, Zayde. Histoire espagnole. Avec un traité de l’Origine des Romans. Paris : Barbin, 1670, 99. Pour la signification de l’œuvre cf. la deuxième partie de cette introduction (« La vieille question… »). 2 Parmi les romans de Ken Follett, The Pillars of the Earth (1989) aussi bien que sa « suite » World Without End (2007) sont certainement les plus célèbres. Ces deux romans furent traduits en plus de 30 langues (versions françaises : Les piliers de la terre ; 1990 ; Monde sans fin (2008), le premier a servi de base à un jeu de société et un film - ce qui prouve de nouveau sa popularité. 3 Ce sont surtout les trois romans (historiques) formant la trilogie de la famille Cole (The Physician/ Le médecin d’Ispahan (1986, tr. frç. 1988/ 2003), Shaman/ Shaman (1992, tr. frç. 1994/ 2004) et Matters of Choice/ Une femme médecin de campagne (1996, tr. frç. 1996/ 1998) qui firent connaître l’auteur et lui valut le prix littéraire « Fenimore Cooper » pour le meilleur roman historique de l’année 1991/ 1992). 4 Cf. Ildefonso Falcones, La catedral del Mar, 2006. La version française (La cathédrale de la mer) fut publiée - comme celle en anglais en 2009 ; les versions allemandes et italiennes parurent dès 2007. OeC01_2014_I-102AK2.indd 3 OeC01_2014_I-102AK2.indd 3 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 4 Béatrice Jakobs Merle, créateur de la série Fortune de France 5 - ou Rebecca Gablé, autrice allemande d’une série de romans historiques concernant le XII e siècle anglais. 6 Fait remarquable : les romans historiques qui sont au centre du fascicule présent - pour ainsi dire les ancêtres des œuvres de Gordon, Merle et autres - ne se trouvent presque jamais rangés dans le rayon en question mais, selon les librairies, disposés avec d’autres œuvres du même écrivain dans un classement souvent alphabétique. 7 Ce qui les unit aux premiers n’est pas seulement l’intérêt de leurs auteurs pour telle ou telle période du temps passé, mais encore un certain « mélange » entre les fruits de leur recherche historique d’un côté et celles de leur imagination créative de l’autre. 8 Mais tandis que la relation entre ces deux ingrédients nécessaires à un roman historique fut pendant de longs siècles la pierre d’achoppement du genre - nous reviendrons là-dessus - ce rapport ne semble plus poser de grands problèmes aux lecteurs modernes. Si l’on en croit les commentaires en ligne, 5 La série Fortune de France, en treize volumes fut créée par Robert Merle entre 1977 et 2004. Pendant cette période, la majorité de ces livres furent traduits en allemand, mais ni en anglais, ni en italien ou espagnol. Un an avant sa mort, qui mit fin à la série, Merle obtint le prix Jean Giono pour cette « grande fresque d’un siècle d’Histoire de France à partir des guerres de religion » ; Wolfe, Mélanie, sur http: / / www.republique-des-lettres.fr/ 10481-robert-merle.php (29/ 03/ 2014). 6 Rebecca Gablé a publié son premier roman historique Das Lächeln der Fortuna en anglais en 1997 ; jusqu’à présent, huit autres romans à succès ont suivi dont Der Hüter der Rose en 2005 qui lui a valu le prix « Walter Scott » en 2006. Plusieurs livres de Gablé ont été traduits en anglais mais ni en espagnol, ni en italien ou français. On peut donc supposer que la décision de traduire un roman (historique) dans une autre langue dépend dans certains cas des thèmes traités : puisque les œuvres de Gablé se focalisent sur l’histoire anglaise, on les rend accessibles à un public anglais, la série de Fortune de France par contre ne fut traduite qu’en allemand car le conflit catholico-protestant - pendant de longs siècles - fut virulent en Allemagne et ainsi plus intéressant pour un public assez hétérogène quant aux confessions professées que pour celui presque uniformément catholique en Espagne ou en Italie. 7 Certainement, cela ne vaut pas pour la série des Colombes du Roi (Anne-Marie Desplat-Duc, 2005-2013), sujet de la contribution de Frederike Rass « Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine ». Mais comme les jeunes lecteurs de la série de Desplat-Duc sont pour ainsi dire les héritiers des commentateurs cités ci-dessous, ayant comme eux un goût pour le passé, les remarques concernant les romans historiques de nos jours et les prédilections des lecteurs valent souvent de même pour les Colombes. 8 Cette définition lato sensu du roman historique nous servira désormais de base argumentative. Elle ne considère pourtant que l’existence d’une liaison des deux composantes dans un ouvrage sans déterminer ni la qualité de cette jonction, ni des seules composantes. Pour les difficultés à définir cette forme romanesque cf. la deuxième partie de la présente introduction (« La vieille question… »). OeC01_2014_I-102AK2.indd 4 OeC01_2014_I-102AK2.indd 4 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 5 ceux-ci apprécient justement ce mélange typique, accentuant cependant l’importance de l’exactitude du fond historique. A propos des Piliers de la terre de Follet par exemple, on lit : Il s’agit d’une œuvre remarquable sur bien des aspects. Les bâtisseurs de cathédrale sont un support, pour ne pas dire un prétexte, pour nous présenter une fresque historique de l’Angleterre moyenâgeuse et féodale du XII e siècle. Celle-ci est rendue avec beaucoup de détails et précisions, qui donnent au récit un grand réalisme et une grande légitimité ; on mesure le travail considérable de recherche et de documentation auquel s’est livré l’auteur avant d’entamer son talentueux exercice romanesque. 9 Un autre lecteur loue de même « le contexte historique précis et très renseigné » du roman et ajoute - peut-être avec en mémoire des souvenirs désagréables de ses cours d’histoire à l’école - « et tout ça sans jamais nous ennuyer » 10 . Un lecteur enthousiasmé établit aussi ce lien entre la lecture d’un roman historique des volumes de Fortune de France et l’enseignement scolaire : Revivre l’histoire des Valois et le début des Bourbons, sans retourner sur les bancs du lycée ; se forger un vocabulaire décalé et désuet mais tellement imagé qu’il en paraît évident (méfiance, parfois vous le réutiliserez…) ; voilà à quoi nous invite Robert Merle dans cette saga qui se lit à grande vitesse tant l’histoire de France, déjà palpitante en elle-même, est ici sublimée. Invité au chevet de nos Rois, nous devenons les témoins privilégiés d’un siècle mouvementé. […] 11 Réviser de façon agréable ses leçons d’histoire ou même en apprendre quelques aspects nouveaux : voilà la raison qui fait lire ces lecteurs, qui s’intéressent aux faits historiques, mais sans trop se soucier des limites exactes entre fiction et réalité. 9 « Un pilier du roman historique » ; commentaire de « Hervé » (05/ 02/ 2005) ; http: / / www.amazon.fr/ Piliers-Terre-Ken-Follett/ dp/ 2253059536/ ref=sr_1_1 ? s=books ie=UTF8&qid=13911204&sr=1-l&keywords=les+piliers+de+la+terre (29/ 03/ 2014). 10 Ibid., commentaire de « Stephane du 23/ 08/ 2008 (29/ 03/ 2014). 11 « De l’histoire en perfusion », commentaire de « nanardstef » (18/ 06/ 2002) ; http: / / www. amazon.fr/ Fortune-France-l-Robert-Merle/ dp/ 2253135356/ ref=sr_1_l ? s=books &ie=UTF8&qid=1396112390&sr=1-1&keywords=Fortune+de+France (29/ 03/ 2014). Pour la question de langage à choisir pour les dialogues des personnages historiques d’un côté et le récit du narrateur d’un roman historique de l’autre, cf. de nouveau la contribution de Frederike Rass, de même celles d’Aude Déruelle « Le roman historique selon le bibliophile Jacob » et de Michael Tilby « Le roman historique des années 1830 vu à travers le personnage de Cosme Ruggieri » et la dernière partie de la présente introduction (« Quel langage utilisé ? »). OeC01_2014_I-102AK2.indd 5 OeC01_2014_I-102AK2.indd 5 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 6 Béatrice Jakobs Cependant, en survolant les commentaires des internautes, on en découvre quelques-uns dont les rédacteurs se montrent parfaitement conscients de cette « frontière ». Après avoir achevé la lecture de La cathédrale de la mer, « Nico » note : Ildefonso Falcones a réussi avec un premier roman à s’approcher des Piliers de la terre. Son livre est très bien documenté sur Barcelone et l’histoire de la Catalogne. Si vous aimez les narrations historiques fluides avec une belle romance, des personnages attachants, une intrigue, des coups tordus, des ennemis, etc. ce livre est pour vous. Si vous cherchez un livre vraiment plus historique, moins romancé, alors passez votre chemin. Moi j’ai beaucoup aimé et vais acheter son autre roman, les Révoltés de Cordoue… 12 Complimentant d’un côté la bonne documentation historique, l’auteur du commentaire évoque de même que le goût pour l’amour, l’intrigue et les aventures a un peu emporté l’écrivain sur le récit historique, ce qui pourrait gêner l’un ou l’autre des lecteurs préférant le côté histoire au côté romanesque. Un exemple pour illustrer une telle attitude se trouve parmi les commentaires à propos du Médecin d’Ispahan : Les intrigues sont multiples et parfaitement nouées, les références historiques et géographiques très précises, visiblement très documentées. Légère déception en lisant l’épilogue ou l’on apprend qu’une majeure partie des personnages sont fictifs, inspirés malgré tout de personnes réelles. Cette histoire est tellement passionnante que l’on se prend à rêver d’une suite… 13 Ce n’est donc pas seulement l’exactitude des données historiques et géographiques qu’on apprécie, mais encore un fond historique quasi-total, dans le cadre duquel les aspects romanesques sont limités aux actions et dialogues des personnages réels ! Nous pourrions certainement discuter les raisons de cette position un peu extrême ou nous poser la question de savoir pourquoi les lecteurs actuels adorent combler leurs lacunes ou corriger les méfaits de l’enseignement scolaire par une telle lecture. Mais puisque de telles questions relèvent des domaines pédagogiques et sociologiques, nous les laisserons de côté et 12 « Très bon premier roman historique », commentaire de « Nico », (18/ 09/ 2012). http: / / www.amazon.fr/ product-reviews/ 2266186574/ ref=cm_cr_dp_see_all_ btm ? ie=UTF8&showViewpoints=1&sortBy=bySubmissionDateDescending (02/ 04/ 2014). Majuscules et mise en relief par nous. 13 « L’histoire d’Avicenne pour les nuls… », commentaire de « Roulman », (01/ 11/ 2008). http: / / www.amazon.fr/ M%C3%A9decin-dIspahan-Noah-Gordon/ dp/ 2 253052353/ ref=sr_1_1 ? s=books&ie=UTF8&qid=1396471225&sr=1- 1&keywords+ +medecin+d%27ispahan (02/ 04/ 2014). OeC01_2014_I-102AK2.indd 6 OeC01_2014_I-102AK2.indd 6 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 7 nous mettrons le focus sur un phénomène littéraire, devenu inhabituel dans les romans historiques de nos jours, mais fort en vogue aux siècles passés : les pièces liminaires. De fait, les trois volumes de Gordon formant la trilogie de la famille Cole sont presque les seuls ouvrages dotés d’un tel texte. En feuilletant les œuvres du rayon en question, on ne trouve que rarement des parties textuelles dans lesquelles l’auteur s’adresse directement à ses lecteurs. Par contre, nous trouvons souvent une note de l’éditeur, mettant en valeur l’autorité de l’auteur dans le domaine historique et son application aux recherches menées pour le volume en question. 14 Certes, une stratégie de vente réussie : grâce à ces remarques souvent placées sur la quatrième de couverture, les maisons d’édition répondent exactement au goût de leurs lecteurs, accordant autant d’importance - comme nous l’avons vu - à l’exactitude historique d’un texte ! À la base de ces données, il faut bien se demander pourquoi les créateurs de romans historiques modernes n’entrent plus en contact avec leurs lecteurs, comme le faisaient les auteurs autrefois, leur adressant la parole dans les pièces liminaires de leurs œuvres ? Parce qu’ils n’ont plus rien à dire ? Car le genre du roman historique est tellement connu et populaire de nos jours que les problèmes qui ont tourmenté leurs « ancêtres » sont déjà tous résolus ? Pour pouvoir répondre à ces questions, nous allons d’abord reconsidérer les fonctions traditionnelle et moderne des pièces liminaires en général pour mieux comprendre le discours préfaciel tenu par les auteurs des siècles passés et maintes fois utilisé - et pour causes - pour analyser l’esprit des romans historiques en question par les contributeurs à ce volume. 15 Puis, nous allons revoir les deux aspects les plus controversés par les auteurs dans les préfaces de leurs romans historiques, à savoir la relation entre Histoire et fiction et le choix du langage approprié. Évidemment, ces deux thèmes font aussi l’objet des contributions qui suivent. Notre intention n’est donc assurément ni de les corriger, ni de les compléter mais d’intégrer les discussions évoquées dans l’histoire du roman historique depuis le XVII e siècle. 14 Cf. par exemple les indications sur la deuxième de couverture de La cathédrale de la mer (Paris : Pocket, 2009) : « Barcelonais de naissance, Ildefonso Falcones vit toujours dans la capitale catalane, où il exerce la profession d’avocat. Grand lecteur et fin connaisseur de l’Espagne médiévale, il a consacré dix années à l’écriture de La cathédrale de la mer, son premier roman, qui lui vaut une renommée internationale et plus de deux millions de lecteurs dans le monde ». 15 Cf. surtout les contributions centrées sur des textes parus pendant la première moitié du XIX e siècle, c’est-à-dire d’Aude Déruelle et Michael Tilby, déjà mentionnées, ainsi que celle de Julie Anselmini : « Totaliser l’histoire en marche : de Gaule et France (1833) au « Drame de France » (1833-1870) d’Alexandre Dumas ». OeC01_2014_I-102AK2.indd 7 OeC01_2014_I-102AK2.indd 7 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 8 Béatrice Jakobs A quoi bon les préfaces ? Ayant parlé de la présence ou de l’absence de pièces liminaires en général, nous limiterons nos remarques désormais aux préfaces. Car c’est en général dans cette partie du paratexte 16 que les auteurs fournissent les informations qui nous intéressent et entrent le plus directement en contact avec leurs lecteurs. De nos jours, ces renseignements aussi bien que cette communication peuvent aussi certainement avoir lieu dans la postface - comme dans l’œuvre de Noah Gordon - mais puisque leur position traditionnelle est au début d’un texte, nous allons nous focaliser sur la préface 17 , qui est aussi la forme la plus discutée dans les contributions rassemblées dans le volume présent. 18 Pourquoi un auteur munit-il son œuvre d’une préface ? Pour quelle raison un auteur juge-t-il favorable d’en ajouter une à un ouvrage paru d’abord sans 16 Cf. Genette, Gérard, Seuils. Paris : Seuil, 1987, p. 7 : « Le paratexte est donc pour nous ce par quoi un texte se fait livre et propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au public ». Les autres parties du paratexte sont par exemple le titre, le nom de l’auteur, l’invocation, la dédicace, les notes, la postface, le privilège du roi. 17 Le concept de « préface » tient ici lieu de toutes les autres notions dérivées, comme « préface » même, de mots latins ou grecs anciens, désignant dès les débuts de la littérature en langue vulgaire l’« avant-garde » d’un texte, située devant la partie introductive du texte même et n’appartenant pas directement à celui-ci. Parallèlement à « préface », dérivé du latin « praefatio », il y a encore la notion d’« exorde », dérivé du latin « exordium » et « prologue », dérivé du latin « prologus », dérivé du grec ancien prologos Tandis qu’en grec ancien, prologos ne désignait que le début d’un poème dramatique, son sens fut déjà élargi après la transition en latin. Dès lors, « prologus » et son dérivé « prologue » se réfèrent à toutes sortes de textes (dramatique, épique etc.). Le terme proemion désignant le commencement d’un poème épique ou d’un discours, entra dans la langue latine, devenant « prooemium » et synonyme de « prologus ». Utilisé en France dans sa forme latine aux XVI e et XVII e siècles, « prooemium » est désormais, comme « praelocutio/ n » hors d’usage. Le terme « praelocutio » fut en latin classique synonyme de « prologus » et « praefatio ». Pour des informations plus détaillées sur l’histoire de ces mots et leurs sens cf. Rey, Alain (dir.), Dictionnaire historique de la langue française. Paris : Dictionnaires Le Robert, 1993, entrées : préface, prologue. En français moderne, le terme de « préface » est largement le plus utilisé. 18 Il faut ajouter qu’au moins depuis l’époque des Lumières, les œuvres littéraires disposent soit d’une préface, soit d’une postface qui se remplacent souvent de manière réciproque. C’est pour cela que dans la terminologie de Genette, développée au XX e siècle, la postface figure comme variante (manquée) de la préface ; cf. Genette, Seuils, op. cit., p. 219. Pour l’histoire du mot « postface » et de son synonyme en français moderne - « épilogue », cf. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., entrées : préface, épilogue. OeC01_2014_I-102AK2.indd 8 OeC01_2014_I-102AK2.indd 8 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 9 préface ? Alfred de Vigny par exemple ne joignit qu’à la quatrième édition de Cinq-Mars (1829), sorti pour la première fois en 1826, la préface « Réflexions sur la vérité dans l’art » 19 , désormais devenu célèbre en tant que « poétique » du roman historique de l’époque. 20 De même, Victor Hugo et Honoré de Balzac - pour rester dans le domaine des romans historiques - n’ajoutèrent les préfaces de Notre Dame de Paris : 1482 et des Chouans qu’après coup. 21 Pour comprendre les décisions de ces auteurs, il faut connaître la valeur accordée à ces parties textuelles non seulement par ceux qui les formulent, mais encore par ceux qui les lisent. Les dictionnaires de l’époque nous en fournissent quelques indices : tandis que l’entrée « préface » du Dictionnaire de l’Académie Française n’offre que la définition neutre d’« Avant-propos. Discours préliminaire que l’on met ordinairement à la tête d’un livre, pour avertir le lecteur de ce qui regarde l’ouvrage » 22 , celle du Grand Dictionnaire universel du XIX e siècle est beaucoup plus éloquent pour notre égard : « Discours qui précède un livre et contient des explications préalables que l’auteur a jugé nécessaire de donner au lecteur : Il est fort inutile que l’auteur défende, dans sa préface, le livre qui ne répond pas pour lui-même devant le public (Locke). Une bonne préface, selon nous, doit ressembler à une ouverture d’opéra (P. Léroux). Les préfaces sont la substance des œuvres (H. Castille). Une préface est au livre que le vestibule est à l’édifice (E. Texler) […]. Un auteur à genoux, dans une humble préface,/ Au lecteur qu’il ennuie a beau demander grâce (Boileau) […]. 23 19 Vigny, Alfred de, Cinq Mars, éd. par Gascar, Pierre/ Picherot, Anne. Paris : Gallimard, 1980, pp. 21ss. Pour les quatorze éditions de Cinq Mars, parues du vivant de l’auteur et l’accueil de la critique qui s’acharna plus sur la préface que sur le contenu du roman cf. la notice à la fin de l’édition citée, pp. 545-548. Pour la préface de Vigny cf. aussi les quatre premières contributions de ce volume. 20 Cf. par exemple Chartier, Pierre, Introduction aux grandes théories du Roman. Paris : Bordas, 1990, pp. 109/ 110. 21 Cf. Hugo, Victor, Notre Dame de Paris : 1482, éd. par Anderson, Benedikte. Paris : Gallimard, 2009. La première version de l’œuvre parut en 1831, la deuxième, définitive, augmentée de cinq chapitres et de la préface en question, un an plus tard. Honoré de Balzac par contre, réutilisa un texte critique, écrit déjà quelques mois plus tôt, comme préface pour Les Chouans, cf. Balzac, Les Chouans, éd. par Regard, Maurice. Paris : Garnier, 1964. La « préface » est intitulée « L’Avertissement du Gars » (Le Gars était le premier titre des Chouans). 22 Académie française : Dictionnaire de l’Académie Françoise, revue, corrigé et augmenté par l’Académie elle-même. Paris/ Londres : Bossange et Masson/ Garnery/ Nicolle/ Bossange et Masson, 1814, entrée : préface. 23 Larousse, Pierre, Grand Dictionnaire universel du XIX e siècle. Paris : Administration du Grand Dictionnaire Universel, 1875, entrée : préface. Mise en relief dans l’original. OeC01_2014_I-102AK2.indd 9 OeC01_2014_I-102AK2.indd 9 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 10 Béatrice Jakobs Les deux premières lignes répètent à peu près ce qu’avait livré le Dictionnaire de l’Académie soixante et un ans plus tôt : la préface y est justement définie comme la partie du texte donnant l’occasion de s’adresser directement à ses lecteurs pour les renseigner sur l’œuvre subséquente. Ce sont plutôt les énoncés d’auteurs et de critiques, cités dans l’entrée qui donnent une idée du développement survenu dans l’univers des préfaces. Considérant ces témoignages, nous pouvons constater d’une part une appréciation positive de ces préludes, connus pour leur capacité à éveiller la curiosité du lecteur et à le faire aimer ce qui suit, voire même à être parfois plus importants que les œuvres qu’ils précèdent. D’autre part, nous observons un certain reproche aux auteurs qui utilisent à outrance les stratégies de vente, à savoir les différentes formes de captatio benevolentiae, ennuyant et trompant ainsi le lecteur. Le fait que les directeurs d’un dictionnaire, donc d’un ouvrage censé être plutôt neutre, décident d’intégrer de tels jugements dans cette entrée permet de supposer une abondance peut-être même un emploi abusif des ces parties textuelles au moment de la parution de l’ouvrage autant que pendant les décennies qui la devancèrent, c’est-à-dire : au temps fort du roman historique au XIX e siècle. Ce soupçon peut être facilement confirmé par les travaux de Duchet et Malinowski, notant d’un côté qu’entre 1815-1832 « dans l’ensemble on peut dire qu’environ la moitié des romans nouveaux ont une préface, mais plus de la moitié pour les romans historiques » 24 , de l’autre que « la tendance est certes un peu moins prononcée dans la deuxième moitié du siècle. Les grandes discussions étant éteintes (tout au moins en France), l’activité critique ou théorisant s’affaiblit ». 25 Avant de nous pencher du point de vue contextuel sur cette marée de préfaces, nous tenons à souligner que la forme ainsi que la fonction du discours préfaciel sont restées tout à fait traditionnelles : car non seulement dans les entrées des dictionnaires contemporains mais encore dans les anciens manuels de rhétorique, nous retrouvons toujours les mêmes com- 24 Duchet, Claude, « L’illusion historique : l’enseignement des préfaces (1815- 1832) », Le Roman historique, RHLF n° 2-3 (1975), p. 251. Duchet travailla sur un corpus d’environ 700 romans (traductions incluses), donc 350 préfaces. Pour les préfaces de romans historiques cf. aussi la contribution de Déruelle. 25 Malinowski, Wieslaw Mateucz, Le roman historique en France après le romantisme (1870-1914), Poznán : UAM 1989, p. 139. Malinowski examina environ 40 romans et nouvelles historiques dont 13 dotés d’un discours préfaciel. Les tendances évoquées par l’étude de Malinowski sont d’une certaine manière confirmées par celle menée par Angels Santa pour le présent volume : « Paul Féval, romancier historique : le Capitaine Fantôme ». Dans ses romans historiques publiés dans les années soixante du XIX e siècle, l’auteur ne semble plus très enclin à théoriser sur sa façon d’écrire dans des paratextes quelconques. OeC01_2014_I-102AK2.indd 10 OeC01_2014_I-102AK2.indd 10 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 11 posantes déterminant une préface : l’auteur, l’œuvre, le lecteur. 26 Ceci n’est guère étonnant : même si les romantiques avaient en général la réputation de vouloir rompre avec les règles « surannées » des temps classiques, cela ne valait pas pour le domaine rhétorique. 27 Par contre, des auteurs tels que Chateaubriand, Hugo ou Michelet intégraient volontiers des concepts rhétoriques dans leurs œuvres et prisaient la force persuasive de la parole (littéraire). 28 En raison de ces données historico-culturelles, il semble tout à fait justifier d’évoquer - de nouveau - quelques passages de la Rhétorique aristotélicienne, pour rappeler les formes et les fonctions classiques des préfaces : L’exorde est le commencement du discours, ce qu’est le prologue dans le poème dramatique ou le prélude dans un morceau de flûte : ce sont là autant de commencements, et comme l’ouverture d’un chemin pour qui va s’y engager. […] En résumé les exordes […] se tirent des sources suivantes : éloges, blâme, exhortation, dissuasion, raisons relatives à l’auditeur ; et ces préludes sont nécessairement ou étrangers ou propres au sujet du discours. […] Dans les discours et les poèmes épiques l’exorde est un échantillon du sujet, ainsi les auditeurs sauront d’avance sur quoi doit porter le discours et leur esprit ne restera pas en suspens ; car c’est ce qui est indéterminé le laisse dans le vague ; si on lui met le commencement pour ainsi dire dans la main, en lui donne un fil qui lui permet de suivre le discours. […] La fonction la plus nécessaire de l’exorde, celle qui lui est propre, est donc d’indiquer la fin où vise le discours ; c’est pourquoi, si elle est évidente de soi et si l’affaire et de minime importance, on ne doit pas employer d’exordes […]. 29 26 Cf. par exemple Aristote, Rhétorique (livre III), trad. et éd. par Dufour, Médéric/ Wartelle, André. Paris : Les Belles Lettres, 1973, 1415a : « Elles se tirent de l’orateur, de l’auditeur (et) de l’affaire. « Elles » se réfèrent aux accusations dans les discours juridiques dont Aristote se servit d’exemple. A dire vrai, ces composantes ne sont pas seulement typiques pour les préfaces, mais pour la rhétorique en tant que ars persuandi et bene dicendi en général. Cf. idem, Rhétorique (livres I + II), trad. et éd. par Dufour, Médéric. Paris : Les Belles Lettres, 1960, 1356a : « […] le caractère de l’orateur […] ; les dispositions où l’on met l’auditeur […] le discours même ». L’orateur correspond donc à l’auteur, l’auditeur au lecteur et le discours à l’œuvre. 27 Cf. Michel, Arlette, « Romantisme, littérature et rhétorique », Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), dir. par Fumaroli, Marc. Paris : PUF, 1999, p. 139 ; et Larousse, Pierre, Grand Dictionnaire universel du XIX e siècle, op. cit., entrée : éloquence. 28 Cf. Michel, « Romantisme, littérature et rhétorique », art. cit., p. 1053. Pour des informations plus détaillées cf. par exemple Bénichou, Paul, Les mages romantiques. Paris : Gallimard, 1988, passim. 29 Aristote, Rhétorique, op. cit., 1414a-1415a. Des préceptes semblables se trouvent également dans les manuels rhétoriques des deux autres grands orateurs de l’Antiquité, à savoir Cicéron et Quintilien ; cf. Cicéron, De l’orateur, trad. et éd. par OeC01_2014_I-102AK2.indd 11 OeC01_2014_I-102AK2.indd 11 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 12 Béatrice Jakobs Ouvrir le discours, orienter le lecteur en lui indiquant le but et la trame de ce qui suit : voilà les fonctions primaires d’une préface indiquées par Aristote. À première vue, il n’y a rien qui distingue les règles données par le philosophe de ce que noteront les responsables des dictionnaires bien deux mille ans plus tard. Examiné de plus près, le panorama ouvert par le Stagirite est cependant beaucoup plus vaste : car il « approuve » également que la préface ne traite pas tout à fait le même sujet que le texte subséquent - ce qui donne libre voie aux préfaciers théorisant par exemple sur le roman historique et défendant leurs avis contre les attaques d’autres romanciers. De même, Aristote définit l’existence d’un discours préfaciel comme marque d’importance, et ainsi peut-être aussi comme qualité du texte préfacé - ce qui incitera les auteurs à ne rien publier sans préface. Ayant parlé du contenu, le philosophe s’occupe de la façon dont l’orateur doit se conduire envers ses auditeurs : Les développements qui concernent l’auditeur se tirent de ce qui peut le rendre bienveillant et le mettre en colère ; c’est aussi parfois ce qui est propre à exciter son attention, ou le contraire ; car il n’importe pas toujours de le rendre attentif ; et c’est pourquoi beaucoup d’orateurs s’efforcent de l’amener à rire. Quant à la disposition à prendre, tout y ramènera, si on le veut, et même de paraître honnête, car on prête plus d’attention aux orateurs de ce caractère. Les auditeurs sont attentifs aux choses importantes, à celles qui les intéressent personnellement, à celle qui leur causent de la surprise, à celle qui leur sont agréables : c’est pourquoi l’orateur doit imposer que son discours porte sur de tels sujets […]. 30 Selon Aristote, la relation entre l’orateur et ses auditeurs est marquée par toute sorte de tentatives de la part du premier pour inciter les derniers à s’intéresser aux discours. Pour y réussir, l’orateur ne doit pas seulement choisir un sujet adéquat, mais encore paraître honnête à son public : la permission d’utiliser les stratégies de captatio benevolentiae, ici fortement relié à l’idée de la modération affectée, ne pourrait guère être plus clairement exprimée. 31 Et Courbauld, Edmond. Paris : Les Belles Lettres, 1950, II, pp. 313-321 ; Quintilien, Institutionis oratoriae, libri XII, éd. Radermacher, Ludwig. Leipzig : Teubner, 1965, IV, 1, 1ss. Puisque les deux Romains se sont orientés dans leurs propres recherches sur les idées aristotéliciennes et que l’ouvrage de Quintilien doit beaucoup à celui de Cicéron, il suffit d’examiner un de ces manuels à titre d’exemple. 30 Aristote, Rhétorique, op. cit., 1415b, cf. de même Cicéron, De l’orateur, op. cit. II, 322-324 ; Quintilien, Institutionis oratoriae, op. cit. IV, 1, 6. 31 Les stratégies les plus connues pour se rendre sympathique sont par exemple la louange des auditeurs ou de quelqu’un de célèbre, très aimé des lecteurs, la critique d’un ennemi commun, dont on fait rire le public. De même, les formules de modération affectée, soulignant la difficulté du sujet et le faible talent de l’orateur (l’auteur) servent à capter la bienveillance de l’auditoire, car l’orateur (= l’auteur) OeC01_2014_I-102AK2.indd 12 OeC01_2014_I-102AK2.indd 12 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 13 comme nous le savons, les auteurs de la première moitié du XIX e siècle s’en sont servi sans grands scrupules. Connaissant les règles autant que les limites et les possibilités offertes par la tradition rhétorique et littéraire en valeur, nous saurons désormais mieux apprécier les discours préfaciels rédigés par les auteurs étudiés dans les contributions subséquentes - d’autant plus que nous savons que ce mécanisme concerne également les lecteurs de l’époque. Car pour autant que nous profitions de ces connaissances, le public de l’époque pouvait faire de même, sachant comment « lire » ces préfaces et découvrir les stratégies des auteurs aussi bien que leur originalité et/ ou conformisme. 32 Ce sont peut-être ces - mauvaises - expériences des siècles passés qui empêchent les auteurs modernes de rédiger des préfaces. Car comme nous l’avons déjà constaté, ces pièces liminaires disparaissent de plus en plus. 33 Ce phénomène ne concerne pas seulement les romans historiques mais semble toucher la majorité de la production littéraire moderne (sauf les anthologies). Ce qui pourrait expliquer cette absence, c’est probablement le fait que beaucoup d’auteurs sont, de nos jours, joignables en ligne, c’est-à-dire sur leur propre site internet : c’est là qu’ils donnent des renseignements sur le contenu de leurs œuvres, sur leur famille, leur formation, leur goût littéraire, sur ce qui les incite à choisir tel ou tel sujet, leurs sources… bref, sur tout ce dont les écrivains des siècles passés ont parlé dans les pièces liminaires. Souvent, ils entrent même en contact avec leurs lecteurs, leur donnant la possibilité de poser des questions et de recevoir des réponses authentiques. C’est peut-être cette occasion de dialogue, liée à une collection de photos sympathiques et des extraits d’interviews ou du roman nouveau disponible se fait petit devant son public, lui demandant son pardon et sa patience (docilem facere). Pour une énumération plus complète de ces stratégies et leur usage dans les préfaces de romans cf. Ehrenzeller, Hans, Studien zur Romanvorrede von Grimmelshausen bis Jean Paul. Berne : Kleiner, 1955, pp. 36ss. 32 Un bon exemple de procédé littéraire autrefois originel est la « préface pseudoauctoriale », Genette, Seuils, op. cit., p. 257. Créant la fiction d’un vieux manuscrit trouvé, puis publié par le narrateur de l’ouvrage que le lecteur actuel a sous les yeux, l’auteur construit un espèce de récit-cadre qui réussissait autrefois certainement à rendre le lecteur bienveillant, parce qu’il était surprenant et important (cf. les énoncés d’Aristote cités ci-dessus). Mais comme surtout les auteurs de romans historiques avaient abusé de cette stratégie, celle-ci ne peut plus guère remplir sa fonction usuelle. L’usage excessif de cette forme de préface fut enfin ironisé par Umberto Eco, débutant son roman philosophico-historique basé sur le « manuscrit de Dom Adson de Melk, traduit en français d’après l’édition de Dom J. Mabillon » (Eco, Umberto, Il nome della rosa. Milan : Bompiani, 10 1983, p. 11) par les mots « Naturalmente, un manoscritto », ibidem, p. 9. 33 Cf. Ehrenzeller, Studien zur Romanvorrede von Grimmelshausen bis Jean Paul, op. cit., p. 7. OeC01_2014_I-102AK2.indd 13 OeC01_2014_I-102AK2.indd 13 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 14 Béatrice Jakobs pour être téléchargé gratuitement qui remplit de nos jours la fonction de captatio benevolentiae et qui est prévue pour pousser les internautes à commander le nouvel ouvrage de l’auteur. La vieille question… Pendant notre tournée imaginaire des grandes librairies, nous avons constaté que des œuvres telles que Notre Dame de Paris : 1482 ou Les trois Mousquetaires, écrits par de grands auteurs du XIX e siècle, ne sont que très rarement rangées parmi les romans historiques, malgré leur parenté incontestable avec les ouvrages offerts dans ce rayon - une ascendance qui d’ailleurs n’a jamais été niée par les écrivains actuels. 34 Ce lien entre les romans historiques contemporains et ceux écrits il y a deux siècles est également confirmé dans plusieurs ouvrages critiques retraçant le développement du roman historique depuis ses débuts jusqu’à nos jours. 35 Mais de quand datent ces « débuts du roman historique » ? A quel moment de l’histoire littéraire les auteurs eurent-ils pour la première fois l’idée de réunir l’histoire et la fiction dans une seule œuvre romanesque ? Et pourquoi à ce moment-là ? Et qu’y avait-il à la place de « l’histoire » dans les romans alors que le roman « historique » n’était pas encore né ? A première vue, les réponses aux premières questions semblent faciles : selon Georges 34 Merle par exemple accepta volontiers d’être surnommé « l’Alexandre Dumas du XX e siècle », cf. Wolfe, Mélanie, sur http: / / www.republique-des-lettres.fr/ 10481robert-merle.php (29/ 03/ 2014). 35 Cf. par exemple le fascicule n° 2/ 3 (1975) de la Revue d’Histoire littéraire de France, complètement dédié aux romans historiques, de même Aust, Hugo, Der historische Roman. Stuttgart/ Weimar : Metzler, 1994, passim ; Geppert, Hans Vilmar, Der Historische Roman. Geschichte umerzählt - von Walter Scott bis zur Gegenwart. Tubingue : Francke, 2009 ; Shaw, Harry E., The forms of Historical Fiction : Sir Walter Scott and his successors. Ithaca : Cornell University Press, 1983. Comme l’a bien noté Claudie Bernard dans Le Passé recomposé. Le roman historique du dix-neuvième siècle (Paris : Hachette, 1996), « la plupart des ouvrages généraux sur le sujet sont en langue allemande ou surtout anglaise. […] « En français, […] la question est surtout abordée dans des numéros spéciaux de revues, ou dans des monographies sur les auteurs » (p. 9, n. 2). Outre le fascicule de la RHLF déjà mentionné qui sert toujours d’ouvrage de référence, notons le n° 7 (2008) de la revue Narratologie, consacré aux Problèmes du roman historique. Les textes (réunis par Déruelle, Aude et Tassel, Alain) offrent une vaste panoplie de thèmes concernant les romans historiques provenant de plusieurs pays et siècles, ce qui permet de construire les lignes fortes du genre. Concernant la tradition italienne du roman historique, depuis l’ère napoléonienne fortement imprégnée des usages français, cf. les pages suivantes et Ganeri, Margherita, Il romanzo storico in Italia. Il dibattito critico dalle origini al post-moderno. Lecce : Manni, 1999, passim. OeC01_2014_I-102AK2.indd 14 OeC01_2014_I-102AK2.indd 14 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 15 Lukács, dont l’ouvrage Le roman historique 36 servit longtemps de point de repère avéré dans le domaine des romans historiques, ce type de roman survint avec Walter Scott au début du XIX e siècle. 37 Nous renonçons cependant à énumérer ici les critiques ayant adopté l’opinion de Lukács - la liste en serait beaucoup trop longue. 38 Par contre, nous préférons signaler, à titre d’exemple, deux énoncés de critiques qui démentent strictement cette thèse quant à l’origine des romans historiques, soutenu par le Hongrois. Le premier provient du numéro 2-3 (1975) de la RHLF, déjà mentionnée plusieurs fois : « Le roman historique n’a pas commencé avec W. Scott et n’est pas mort en 1830 ou 1848 » 39 , le deuxième a été formulé presque quarante ans plus tard dans le cadre d’un chapitre intitulé « entre histoire et fabula ». A propos de La Messalina, rédigée dans les années trente du XVII e par Francesco Pona, l’auteur pose la question suivante : « Quel sont dès lors les éléments structurels, diégétiques et stylistiques qui permettent de rattacher la Messalina au genre du roman historique ? » 40 Puis il continue : L’expression, il faut le souligner, n’est pas un abus de langage ou un anachronisme, quand on sait que la plupart des critiques ignorent superbement le XVII e siècle quand il s’agit de retracer l’histoire de cette sous-catégorie du genre romanesque. 41 36 Lukács, Georges, Le roman historique, trad. par Sailley, Robert. Paris : Payot, 3 1972. La version originale en langue hongroise parut en 1937. Entre 1950 et 1970, cette œuvre fut traduite dans presque toutes les langues d’Europe occidentale et orientale, ce qui prouve l’importance de ce livre. 37 Le succès des œuvres de Walter Scott depuis la publication de Waverley en 1814 est certes indéniable et pour son pays d’origine, l’Écosse respectivement la Grande- Bretagne, et pour la plupart des pays occidentaux. Quant à la réception de Scott dans les différents pays cf. Pittock, Murray (éd.), The reception of Sir Walter Scott in Europe. Londres : continuum, 2006 ; pour sa réception par les lecteurs français cf. surtout Massmann, Klaus, Die Rezeption der historischen Romane Sir Walter Scotts in Frankreich (1816-1832). Heidelberg : Winter, 1972 et les contributions de Déruelle, Tilby et Anselmini, présentes dans ce volume. Pour un éventuel développement du genre indépendant du modèle scottien cf. la publication de Geppert indiquée ci-dessus. 38 Nous tenons cependant à souligner l’apport de l’œuvre lukácsienne aux recherches dans le domaine. Comme ses thèses sont souvent ressenties comme trop extrêmes et exclusives, cela suscite les réfutations et des contre-propositions, ce qui fait progresser les connaissances. Ainsi, le texte de Lukács est « la synthèse la plus décisive dont nous disposions », Bernard, Le Passé recomposé. Le roman historique du dix-neuvième siècle, op. cit., p. 9. 39 Molino, Jean, « Qu’est-ce que le roman historique », Le Roman historique, RHLF n° 2-3 (1975), p. 202. 40 Lattarico, Jean-François, Vénise incognita. Essai sur l’académie libertine au XVII e siècle. Paris : Champion, 2012, p. 107. 41 Ibid., p. 107. OeC01_2014_I-102AK2.indd 15 OeC01_2014_I-102AK2.indd 15 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 16 Béatrice Jakobs Ayant déjà évoqué l’acceptation générale d’un lien entre les romans historiques datant du XIX e siècle et ceux de notre époque, nous nous intéresserons plutôt aux périodes souvent négligées par la critique spécialisée dans le roman historique. 42 En reconsidérant les concepts de l’Histoire et du roman ainsi que leur acceptation parmi les auteurs du XVII e siècle, nous voulons chercher à comprendre dans quelle mesure l’attitude des romanciers du XIX e siècle, manifeste dans leurs œuvres et analysée dans les contributions subséquentes, est la conséquence nécessaire des changements survenus entre-temps dans l’histoire (littéraire). L’Histoire, qu’est-ce que c’est ? A première vue, la réponse semble très facile : en général, c’est le récit des événements advenus dans le passé, la relation des faits relatifs à l’évolution d’un phénomène quelconque - par exemple d’un peuple, d’une famille, d’une idée - qu’on note pour qu’ils soient conservés pour la postérité… 43 Si nous comparons cette définition avec celles fournies dans les grands dictionnaires du XVII e siècle, nous constatons cependant que pour les responsables d’autrefois d’autres aspects semblaient importants. Pierre Richelet par exemple souligne l’éloquence de celui qui rédige l’Histoire aussi bien que la valeur didactique du récit : C’est une narration continuée des choses vraies, grandes & publiques, écrite avec esprit, & avec éloquence & avec jugement pour l’instruction des particuliers & des Princes, & pour le bien de la société civile. [La verité & l’exactitude sont l’âme de l’histoire]. 44 Dix ans plus tard, Furetière reprend en partie la définition de Richelet, doutant néanmoins de la vérité absolue du récit historique. Dans son Dictionnaire universel, on définit l’Histoire comme « description, narration des choses comme elles sont, ou des actions comme elle se sont passées, ou 42 Notons par contre qu’et Bernard et les responsables de la Narratologie n° 7 intègrent les romans historiques rédigés aux XVII e et XVIII e siècles dans leurs recherches, cf. Bernard, Le Passé recomposé. Le roman historique du dix-neuvième siècle, op. cit., pp. 13-16. Dans cette Narratologie n° 7, plusieurs contributions sont dédiées aux romans historiques antérieurs au temps romantique ; cf. notamment « La théorie d’un roman héroïque (environs 1640-1660), première poétique d’un roman historique » (Camille Esmein, pp. 103ss) ou « Entre Histoire, fiction et tératologie. La Messalina de Francesco Pona » (Jean-François Lattarico, pp. 117ss). Pour la position de l’Histoire dans la recherche concernant le développement du genre romanesque en général cf. mes prochaines remarques. 43 Cf. Rey-Debove, Josette/ Rey, Alain, Nouveau Petit Robert de Paul Robert. Paris : Dictionnaires Le Robert, 10 2007, entrée : histoire. 44 Richelet, Pierre, Dictionnaire françois contenant les mots et les choses, plusieurs nouvelles remarques sur la langue française. Genève : Widerhold, 1680, entrée : histoire. OeC01_2014_I-102AK2.indd 16 OeC01_2014_I-102AK2.indd 16 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 17 comme elles se pouvoient passer » 45 . L’incertitude concernant l’exactitude de l’Histoire ainsi que le terme de « narration » (éloquente), utilisé dans les deux textes, sont bien les mots-clefs qui résument les changements dans le domaine de l’Histoire, concernant et la forme et le contenu des récits historiques. Du point de vue contextuel, ces deux expressions illustrent le rapprochement des textes écrits par les historiens et ceux écrits par des poètes, relatant non pas ce qui est réellement arrivé mais ce qui aurait pu être arrivé. C’est cette opposition, dressée déjà par Aristote dans sa Poétique 46 qui sépara - du moins théoriquement - pendant de longs siècles le champ de travail des historiographes/ historiens 47 de celui des poètes mais qui s’estompa de plus en plus au XVII e siècle : comme nous avons lu chez Furetière 48 , la narration des actions « comme elles pouvoient se passer », c’est-à-dire vraisemblables, était enfin également permise dans les récits historiques. Une des raisons de ce changement fut l’association toujours plus étroite de la vraisemblance et des bienséances dans le cadre de la doctrine classique en voie de développement dès les années 30. Sachant que la vérité historique, à savoir les événements tels qu’ils se sont réellement passés, ne correspond pas toujours aux exigences des bienséances, on préférait les faits historiques corrigés à une leçon de morale erronée : une bataille finissant 45 Furetière, Antoine, Dictionnaire universel contenant generalement tous les mots francois tant vieux que modernes et les Termes de toutes les sciences et des Arts. La Haye, Rotterdam : Leers, 1690, entrée : histoire. 46 « Or, il est clair aussi, d’après ce que nous avons dit, que ce n’est pas raconter les choses réellement arrivées qui est l’œuvre propre du poète mais bien de raconter ce qui pourrait arriver. […] Ils (les poètes et les historiens) se distinguent […] en ce que l’un raconte les événements qui sont arrivés, l’autre des événements qui pourraient arriver. […] » ; Aristote, Poétique, trad. et éd. par Hardy, Joseph. Paris : Les Belles Lettres, 3 1961, 1451b. Ni Cicéron, ni Quintilien n’avaient séparé les deux champs de travail de façon aussi nette. 47 Au XVII e siècle, le terme « historien » désigne surtout les auteurs de récits historiques antiques, tels que Tite Live, Tacite ou Salluste dont l’exactitude et le jugement exemplaires devaient être imités par les historiens de l’époque. L’historiographe par contre, était celui qui rédigeait l’Histoire d’un roi, d’un peuple etc. et qui était souvent au service d’un monarque, cf. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., entrées : historien, historiographe, de même les lemmes respectifs dans les dictionnaires de l’époque. À l’opposé des textes écrits par les historiens, les œuvres rédigées par les historiographes furent longtemps soupçonnées d’être partiales et flatteuses, cf. Berger, Günter, « Préface et vérité : la théorie romanesque du XVII e siècle entre la contrainte de l’apologie et la tentation de l’histoire ». PFSCL XVIII, n° 35, (1991), p. 279. 48 Cf. aussi l’entrée « Histoire » du Dictionnaire de l’Académie Française. Paris : Coignard, 1694. OeC01_2014_I-102AK2.indd 17 OeC01_2014_I-102AK2.indd 17 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 18 Béatrice Jakobs par la défaite du juste et le triomphe du scélérat pouvait donc bien entrer de façon « invertie » dans les livres d’histoires, non pas par négligence ou ignorance des faits de la part de l’historien mais expressément - pour l’instruction morale du public. 49 À la base de ces observations, constatons que l’historiographie 50 , en tant que domaine responsable des récits d’événements réels, élargit son champ de travail, intégrant de même les faits vraisemblables, jugés alors comme propres aux romans. En effet, au XVII e siècle, le genre romanesque prit un essor prodigieux. Bien que méprisé par maintes critiques de l’époque en raison de l’absence d’une poétique du genre, le roman fut beaucoup apprécié par le public : le succès de L’Astrée 51 , mais aussi des romans volumineux des Scudéry 52 ou de La Calprenède 53 incita les auteurs et les critiques contemporains à réfléchir sur les traits typiques de ces textes et à défendre la décision pour ce nouveau genre. Et comme leurs héritiers dans le métier deux siècles plus tard, ils publièrent leurs pensées théoriques soit dans les discours préfaciels soit dans des textes à part. 54 Ce sont donc ces écrits qu’il faut consulter afin d’en apprendre davantage sur les conventions du genre en constitution. Parmi les nombreux textes, il y en a deux qui sont particulièrement éloquents à notre avis. Premièrement, il s’agit de la préface d’Ibrahim ou l’Illustre Bassa, publié entre 1641 et 1644 sous le nom de Georges de Scudéry. 55 49 Cf. Esmein-Sarrazin, Camille, L’essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle. Paris : Champion, 2008, pp. 163/ 164 ; de même cf. Berger, « Préface et vérité : la théorie romanesque du XVII e siècle entre la contrainte de l’apologie et la tentation de l’histoire », art. cit., p. 279. 50 Ici, le terme historiographie est utilisé de façon neutre, désignant le fait d’écrire (gr. graphein) l’histoire. 51 Le roman écrit par Honoré d’Urfé parut entre 1607 et 1628. 52 Cf. Ibrahim ou l’Illustre Bassa (1641-1644) ; Artamène ou le Grand Cyrus (1649- 1653) ; Clélie, histoire romaine (1654-1660) ; Almahide ou l’esclave reine (1660). 53 Cf. Gautier de Coste de La Calprenède, Cassandre (1642-1645) ; Cléopâtre (1646-1658) ; Faramond ou l’histoire de France (1661-1670). 54 Pour une vue d’ensemble des « romans et textes critiques sur le roman (XVI e et XVII e siècles) » cf. Fournier, Michel, Généalogie du Roman. Émergence d’une formation culturelle au XVII e siècle en France. Québec : PUL, 2005, 297-301 et Esmein, Camille (éd.), Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVII e siècle sur le genre romanesque. Paris : Champion, 2004, passim. 55 Tandis que la question de l’attribution des romans des frères Scudéry est toujours rediscutée, on est unanime pour confirmer que Georges de Scudéry fut l’auteur de cette « préface doctrinaire » dont plusieurs arguments ressemblent à ceux soutenus par Scudéry lors de la querelle du Cid, cf. Galli Pellegrini, Rosa, « Introduction », Scudéry, Georges de, Ibrahim ou l’Illustre Bassa, éd. par eadem/ Arrigoni, Antonella. Fasano/ Paris : Schena/ PU de Paris-Sorbonne, 2003, pp. 30s. OeC01_2014_I-102AK2.indd 18 OeC01_2014_I-102AK2.indd 18 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 19 Soulignant d’abord l’ascendance du roman de l’épopée, donc d’un genre prestigieux, le préfacier en déduit quelques règles quant à la structure et le but des romans : J’ay donc veu dans ces fameux Romans de l’antiquité qu’à l’imitation du Poème Épique, il y a une action principale, ou toute les autres sont attachées. […] (Mais) avec une adresse incomparable, ils ont commencé leur Histoire, par le milieu, afin de donner de la suspension au Lecteur dès l’ouverture du Livre : & pour s’enfermer dans les bornes raisonnables, ils ont fait (& moi après eux) que l’Histoire ne dure qu’une année, & que le reste est par narration : ainsi toutes les choses se trouvant ingénieusement placées, & d’une juste grandeur ; il en résulte indubitablement du plaisir pour celuy qui les regarde, & de la gloire pour celuy qui les a faites. 56 Après avoir anobli le nouveau genre en le reliant à l’épopée et en le dotant de principes qui triompheront quelques années plus tard 57 , Scudéry aborde la vraisemblance : Mais entre toutes les règles qu’il faut observer en la composition de ces Ouvrages ; celle de la vray-semblance est sans doute la plus necessaire. Elle est come la pierre fondamentale de ce bastiment ; & ce n’est que sur elle qu’il subsiste. Sans elle, rien ne peut toucher ; sans elle, rien ne peut plaire ; Et si cette charmante trompeuse ne deçoit l’esprit dans les romans, cette espèce de lecture le desgouste, au lieu de le divertir, j’ay donc essayé de ne m’en esloigner jamais : j’ay observé pour cela les mœurs, les coûtumes, les loix, les religions & les inclinations des peuples : & pour donner de plus vray-semblance aux choses, j’ay voulu que les fondemens de mon Ouvrage fussent historiques, mes principaux personnages marqués dans l’Histoire veritable, comme personnes illustres & les guerres effectives. C’est sans doute par cette voye que l’on peut arriver à sa fin : Car lors que le mensonge & la verité sont confondus par une main adroite, l’esprit a peine a les démesler, & ne se porte aisément à destuire ce qui luy plaist. 58 La vraisemblance, admise avec précaution et à fin morale dans les récits historiques à la fin du siècle, est ici caractérisée d’essentielle pour le succès du roman, à condition qu’elle soit fondée sur des observations historiques. Car malgré le goût des lecteurs pour l’amour, les aventures et les intrigues, bien présents dans les romans des premières décennies du XVII e siècle, ces chimères étaient difficiles à accepter dans un monde toujours plus focalisé 56 Scudéry, Ibrahim ou l’Illustre Bassa, op. cit., préface, pp. 78/ 79. La formule « pour celuy qui les regarde » dans l’avant-dernière ligne de l’extrait se réfère aux toiles de peintres auxquelles Scudéry avait comparé les épopées quelques lignes auparavant. 57 Notons les ébauches du commencement in medias res et l’unité du temps évoqués. 58 Scudéry, Ibrahim ou l’Illustre Bassa, op. cit., préface, p. 79. OeC01_2014_I-102AK2.indd 19 OeC01_2014_I-102AK2.indd 19 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 20 Béatrice Jakobs sur la raison et le bon sens. Le fond historique tel que nous le découvrons par exemple dans Clélie, histoire romaine ou Artamène ou le Grand Cyrus est donc surtout nécessaire pour l’acceptation des textes chez les doctes et le public en mutation mais non pour l’action. 59 Soulignons que les personnages de Clélie n’agissent vraiment que sur un fond historique : il y a des noms de personnages et de lieux provenant de l’Histoire romaine, des outils, des coutumes romaines décrits de façon détaillée, mais il n’y a pas de faits historiques, prouvés par des sources adéquates. L’Histoire sert donc, du point de vue contextuel, de garant au roman, ce sont ses « ingrédients » qui rendent le roman plus acceptable car plus crédible. 60 Au niveau formel du récit, par contre, c’est le roman ou plus généralement les manières poétiques de leurs auteurs qui influencent l’écriture historique. Comme l’avait déjà formulé Scudéry, c’est la combinaison « adroite » des deux façons d’écrire - l’une axée sur la représentation de la vérité et l’instruction et donc plutôt « technique », l’autre ouverte au mensonge et focalisée sur le divertissement du lecteur - qui assure le succès des romans… et des œuvres historiques. Cette idée d’un accord adéquat des deux aspects fut formulée dans une autre préface également directive, à savoir celle devançant la première partie de Rosane, histoire tirée de celles des Romains et des Perses, écrite vers 1639 par Jean Desmarets de Saint-Sorlin. 61 Le préfacier y explique comment travaillent les historiens : Les Historiens qui font une exacte profession d’écrire la vérité ne peuvent nier qu’ils ne se servent souvent de la Fiction, quand ils insèrent dans leurs écrits des discours et des harangues qu’ils ont eux-mêmes composés pour enrichir leur narrations et quand par leurs raisonnements inventés, ils donnent souvent à ceux dont ils écrivent les actions des considérations qu’ils n’eurent jamais. 62 59 Cf. les événements relatés dans Clélie évoquent cependant ceux rapportés par Tite Live dans les premiers deux livres d’Ab urbe condita (surtout le temps des rois et l’instauration de la république) ; cf. Scudéry, Madeleine de, Clélie, histoire romaine, éd. par Denis, Delphine. Paris : Gallimard, 2006, passim. 60 Cf. Esmein-Sarrazin, L’essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, op. cit., p. 174. 61 Cf. Desmarets de Saint-Sorlin, Rosane, histoire tirée de celle des Romains et des Perses. Paris : Le Gras, 1639, première partie. A dire vrai, il n’existe que cette première partie, divisée en cinq livres. La préface est complètement indépendante du roman qui la suit, ne fournissant même pas un résumé de l’action. 62 Desmarets de Saint-Sorlin, Rosane, histoire tirée de celle des Romains et des Perses. ed. cit., première partie, préface ; Esmein, Poétiques du roman, op. cit., p. 108. L’auteur soutient en outre que c’est grâce aux feintes des poètes que beaucoup d’événements historiques ne furent pas oubliés : « Les feintes qui ont été mêlées parmi la vérité de ce qui se passa à la guerre de Troie, en ont rendu le récit merveilleux et OeC01_2014_I-102AK2.indd 20 OeC01_2014_I-102AK2.indd 20 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 Introduction 21 afin de montrer la façon dont s’entraident vérité et « mensonge » : La fiction ne doit plus être considérée comme mensonge, mais comme une belle imagination, et comme le plus grand effort de l’esprit ; et bien que la Vérité semble lui être opposée, toutefois elle s’accorde merveilleusement bien ensemble. Ce sont deux lumières qui au lieu de s’effacer l’une l’autre et de se nuire, brillent par l’éclat l’une de l’autre. La vérité de l’histoire toute seule est sèche et sans grâce, et se voit toujours traversée par les épines que la fortune jette en son chemin : d’autre côté la Fiction toute seule, telle qu’elle est dans les Romans, est vaine et chimérique, et n’a aucun soutien : il faut que l’une corrige l’autre, et que par les adoucissements qu’elles s’entredonnent, elles paraissent ensemble pleines d’utilité et de charmes. 63 Le plaisir et l’instruction du lecteur, l’éventuelle amoralité de la vérité historique corrigée par la parole poétique, les chimères de la fiction romanesque rendues raisonnables grâce à un fond historique reconnu par la tradition : voilà les aspects évoqués ici en germe et discutés tout au long du siècle avec des accentuations diverses. Fait intéressant : tandis que les effets positifs de l’écriture romanesque semblent unanimement agréés par les historiens 64 , Pierre Daniel Huet, auteur d’un traité théorique concernant le nouveau genre romanesque, tient encore à souligner en 1670 que les deux domaines se distinguent de manière significative : Ce que l’on appelle proprement Romans sont des fictions d’aventures amoureuses, écrites en Prose avec art, pour le plaisir & l’instruction des Lecteurs : Ie dis des fictions, pour les distinguer des Histoires veritables. I’adjouste, d’avantures amoureuses, parce que l’Amour doit estre le principal sujet du Roman. Il faut qu’elles soient écrites avec art, & sous des certaines regles ; autrement ce sera un amas confus, sans ordre et sans agréable, pource qu’il a la vérité pour fondement ; et si la vérité n’eût été ornée de la fiction, l’histoire en serait perdue comme tant d’autres du même temps et le nom de Troie eût été enseveli dans ses ruines. », ibid., p. 106. 63 Desmarets de Saint-Sorlin, Rosane, histoire tirée de celle des Romains et des Perses. op. cit., première partie, préface ; p. 106. 64 Cf. par exemple les thèses servant d’intitulé au premier article de la première dissertation de De l’Histoire, publié par Pierre le Moyne en 1670 : « Que l’histoire et la poésie sont alliées » ; « Que le trajet qui les sépare n’est pas long » et surtout « Il faut être poète pour être historien », Le Moyne, Pierre, De l’Histoire, Traités sur l’histoire (1638-1677). La Mothe Le Vayer, Le Moyne, Saint-Réal, Rapin, éd. par Ferreyrolles, Gérard e. a. Paris : Champion, 2013, p. 277. Pour les changements dans l’écriture historique cf. aussi l’« Introduction générale » de l’édition de Ferreyrolles (pp. 40ss) et Esmein-Sarrazin, L’essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, op. cit., p. 278 : « l’historiographie se fait romanesque ». OeC01_2014_I-102AK2.indd 21 OeC01_2014_I-102AK2.indd 21 23.06.14 17: 07 23.06.14 17: 07 22 Béatrice Jakobs beauté. La fin principale des Romans […] est l’instruction des Lecteurs a qui il faut toûjours faire voir la vertu couronné & le vice chastié. 65 Selon Huet, ce n’est pas seulement la valeur morale et didactique mais encore le fait qu’il soit rédigé « avec art » qui donnent enfin au roman du XVII e siècle le statut d’un genre prestigieux, doté d’une poétique. La séparation des deux domaines étant pour lui en principe assez nette, Huet les relie finalement lui-même : terminant son texte par des paroles élogieuses pour Louis XIV, il exprime le vœu que l’histoire du règne de ce monarque soit « écrite d’un stile noble, & avec autant d’exactitude & de discernement […] que la postérité douteroit si ce seroit une Histoire, ou un roman » 66 Pure opportunisme ? En feuilletant les romans et les récits historiques de l’époque, nous constatons en tout cas, que l’alliance des deux domaines au niveau contextuel et/ ou formel était ressentie comme méthode prometteuse… et cela, du reste, non seulement en France, mais encore ailleurs. Notons à titre d’exemple qu’une discussion analogue fut également menée dans les territoires italiens. Si nous comparons les discours préfaciels tenus par les auteurs de la péninsule, nous percevons la même tendance à combiner storia e favola comme en France, résultat ça et là de la relecture de la Poétique aristotélicienne. 67 Mais tandis qu’en France les deux domaines se rapprochent mutuellement, il y a chez les auteurs italiens un léger penchant à utiliser l’histoire de base, presque intouchable, sur laquelle s’épanouit une action imaginée, destinée à divertir les lecteurs. L’auteur génois Luca Assarino explique une telle démarche dans la préface « Al lettore » de son roman à succès, L’Almérinda, paru en 1640 : Mi è sembrato preferibile favoleggiare sulle istorie piuttosto che istoriar sulle favole […] Senza alterare minimamente il testo di Giustino, ho elaborato a partire da questi, tutta la serie di avvenimenti che potevano verosimilmente succedere ad Astiage e Mandane, e ho cercato di vestirli 65 Huet, « Lettre de Monsieur Huet à Monsieur de Segrais », op. cit., pp. 4/ 5. La lettre conçue pour servir de préface à Zayde, rédigée par Madame de la Fayette et signée par Segrais, fut publiée dès sa seconde édition indépendamment de l’œuvre de La Fayette/ Segrais et parut - après la première édition (1670) - en 1678, 1685, 1693 et 1711 ce qui prouve son statut d’œuvre de référence au tournant du XVII e et du XVIII e siècle. Pour des informations détaillées quant à la structure, le contenu et la fortune du texte en tant que poétique, cf. Esmein-Sarrazin, L’essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVII e siècle, op. cit., pp. 189-200 et eadem, Poétiques du roman, op. cit., pp. 431-438, de même Chartier, Introduction aux grandes théories du Roman, op. cit., p. 54. 66 Huet, « Lettre de Monsieur Huet à Monsieur de Segrais », op. cit., pp. 99. 67 Cf. Lattarico, Vénise incognita. Essai sur l’académie libertine au XVII e siècle, op. cit., p. 90, de même Spera, Lucinda, Il romanzo italiano del tardo settecento (1670-1700). Milan : La Nuova Italia, 2000, pp. 40s. OeC01_2014_I-102AK2.indd 22 OeC01_2014_I-102AK2.indd 22 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Introduction 23 con questa imitazione, che non solo è necessario a l’essenza della favola, ma anche alla qualità degli avvenimenti e dei personaggi di cui si tratta. 68 Une façon de procéder presque identique se révèle chez Pona, qui développa sa Messalina sur la base des épisodes de l’histoire romaine, décrits par Tacite et Juvénal auxquels il renvoie tout au long de son texte. 69 Pour expliquer le mode italien, notons d’un côté que la plupart des auteurs de romans de la péninsule étaient des historiographes en service auprès des différents ducs territoriaux et ainsi fortement habitués à la lecture et la rédaction de chroniques et d’annales, censées soutenir l’autorité de telle ou telle famille. 70 D’un autre côté rappelons que, dans la culture italienne, la raison et le bon sens autant que les bienséances jouaient un rôle beaucoup moins important qu’en France. Par conséquent, les deux composantes étaient ressenties comme moins « dangereuses » et les auteurs pouvaient développer le nouveau genre du côté qui leur était familier, s’orientant cependant sur les goûts de leurs lecteurs pour les intrigues, les aventures et l’amour, c’est-à-dire, l’héritage du poème épique. Tandis que les auteurs français se défendent d’une certaine manière d’avoir introduit l’histoire dans la fable, les Italiens justifient leur démarche d’intégrer la fable dans l’histoire. La vieille question… c’est ainsi que nous avions intitulé cette partie de l’introduction et après avoir reconsidéré les discussions du XVII e siècle quant à la relation de l’histoire et de la fable - domaine du roman - nous constatons que cette réflexion n’est pas seulement ancienne, elle doit toujours être reposée, dès que les conditions historico-littéraires changent. Après avoir observé la genèse du roman historique au XVII e siècle, nous reléguons l’étude de son essor aux contributions subséquentes, focalisées sur la période située après le grand bouleversement que fut la Révolution française, surtout pour le domaine historique. 71 Considérant la situation ita- 68 Assarino, Luca, L’Almérinda. Venise : Cester, 1640, pp. 6/ 7. Une deuxième édition du roman a paru en 1655 sous le titre I guocchi di Fortuna. Successi di Astiage e di Mandane, Monarchi della Siria. 69 Cf. Lattarico, « Entre Histoire, fiction et tératologie. La Messalina de Francesco Pona » art. cit., pp. 19s. La Messalina parut en 1633 chez Sarzina.à Venise. 70 Cf. Lattarico, Vénise incognita. Essai sur l’académie libertine au XVII e siècle, op. cit., pp. 90/ 91, de même Bellini, Eraldo, Agostino Mascardi tra ‘ars poetica’ et ‘ars historica’. Milan : Vita e Pensiero università, 2002, pp. 17s. Mascardi publia son traité Dell’arte istorica en 1636, soulignant les avantages de l’art poétique pour l’écriture historique. 71 Cf. Bernard, Le Passé recomposé. Le roman historique du dix-neuvième siècle, op. cit., pp. 28s, de même Claudon, Francis e. a., L’Historiographie romantique. Actes du colloque organisé à Créteil (décembre 2006). Paris : Bière, 2007, passim - particulièrement « l’Introduction » de Chaline, Jean-Pierre, pp. 11s. OeC01_2014_I-102AK2.indd 23 OeC01_2014_I-102AK2.indd 23 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 24 Béatrice Jakobs lienne, supposons que l’histoire - devenue scientifique - devrait l’emporter sur l’imagination. Quel langage utilisé ? Retournons une dernière fois dans les librairies et aux commentaires des internautes. Comme nous l’avons vu, ceux-ci préféraient les œuvres ayant un fond historique bien documenté à celles dont les bases restaient un peu floues. De plus, nous avons constaté que la place accordée à ces renseignements était soit dans les paratextes, soit sur les sites officiels des auteurs. Après avoir de nouveau feuilleté quelques romans historiques, nous devons y ajouter les notes et la marge du texte. C’est surtout cette dernière façon de procéder qui suscite maintes discussions entre les auteurs - peut-être parce qu’elle relève le plus du domaine scientifique. Doter son roman historique de notes en bas de pages lui donne donc, beaucoup plus qu’un paratexte, l’aspect d’un texte scientifique auquel on peut se fier. 72 Si l’on en croit les remarques d’un Edward Bulwer-Lytton, auteur anglais contemporain de Walter Scott, le fait de bourrer les romans historiques de notes pour leur donner une allure scientifique était très en vogue à l’époque : This last art is perhaps the better effected by not bringing the art itself constantly before the reader - by not crowding the page with quotations, and the margin with notes. Perpetual references to learned authorities have, in fiction, something at once wearisome and arrogant. They appear like the author’s eulogies of his own accuracy and his own leaning - they do not serve to elucidate his meaning, but to parade his erudition. 73 Outre ce langage voulu scientifique utilisé pour anoblir les romans à un moment où l’histoire était devenu une science 74 , il y a un autre langage 72 Cf. pour cela la contribution de Rass. 73 Bulwer-Lytton, Edward, The last Days of Pompeii. Londres : Downey & Co, 1897, p. 7. (Préface de l’édition de 1834). L’auteur évoque ici le principe rhétorique et morale de la négligence - ars est celare artem - connu depuis l’Antiquité. Edward Bulwer-Lytton écrivit plusieurs romans historiques à succès (cf. par exemple sa trilogie Rienzi, the last of the tribunes (1835), The last of the barons (1843) et Harold, the last of the saxon kings (1848). Après avoir imité Walter Scott dans ses premiers textes, il prit ses distances envers lui, permettant « the less imagination as possible », cf. Bulwer, Lytton, Edward, Rienzi, the last of the tribunes. Londres : Downey & Co, 1897, p. 9 (préface de l’édition de 1848). Les œuvres de Bulwer-Lytton furent aussi reconnues en France et traduites en français à partir de 1840. 74 Cf. par exemple la démarche de Vigny qui augmenta chaque édition de Cinq Mars de quelques notes, et de Pona, renvoyant constamment les lecteurs de La Messaline aux textes de bases de son roman, à savoir Juvenal et Tacite. Rappelons que Pona écrivit son texte comme Vigny à un moment où l’histoire semblait prédominer. OeC01_2014_I-102AK2.indd 24 OeC01_2014_I-102AK2.indd 24 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Introduction 25 évidemment présent dans les romans historiques mais nonobstant critiqué par les contemporains. Prêtons de nouveau la parole à Bulwer-Lytton : As the greatest difficulty in treating of an unfamiliar and distant period is to make the characters introduced live and move before the eye of the reader […]. The first art to the Poet (the creator) is to breathe the breath of life into his creatures ; the next is to make their words and actions appropriate to the era in which they are to speak and act. 75 Comment faire parler les personnages de façon appropriée à l’époque dans laquelle ils « vivent » ? Et comment savoir ce qui est approprié ? Les auteurs tels que Paul Lacroix ou Honoré de Balzac, étudiés dans les contributions qui suivent, en fourniront des réponses Concluons pour le moment que l’idée d’adapter le langage des personnages réels ou fictifs au moment historique dans lequel ils agissent sert à relier les deux sphères. Par conséquent l’histoire ne sera plus accessoire à l’action (imaginée) et cette dernière plus vraisemblable - souci primordial de tout auteur de roman historique ! 75 Bulwer-Lytton, The last Days of Pompeii, op. cit., preface, p. 7. OeC01_2014_I-102AK2.indd 25 OeC01_2014_I-102AK2.indd 25 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 OeC01_2014_I-102AK2.indd 26 OeC01_2014_I-102AK2.indd 26 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Œuvres & Critiques, XXXIX, 1 (2014) Le roman historique selon le bibliophile Jacob Aude Déruelle Les œuvres romanesques de Paul Lacroix sont peu connues aujourd’hui. On ne retient de cet auteur prolifique que les divers catalogues qui illustrent son surnom de « bibliophile », et pour en parler et justifier cet oubli, on va dénicher le jugement péremptoire de Balzac, qui en fait « le point culminant de la médiocrité » 1 . Le déclin de sa renommée proprement littéraire est amorcé dès la seconde moitié du siècle. En 1867, un opuscule signé de Mirecourt en dresse un éloge, mais qui a tout de la nécrologie anthume : « de nos jours, on ne parle plus guère du bibliophile Jacob et de ses innombrables travaux » 2 . Et lorsque Bouvard et Pécuchet s’adonnent à la lecture de romans historiques, le nom du bibliophile est cité parmi d’autres, mais pour être promptement écarté. 3 Les travaux proprement bibliographiques n’occupent pourtant qu’une faible partie de l’œuvre du prolifique Paul Lacroix, dans laquelle on peut repérer également de nombreuses éditions de textes anciens (Cyrano de Bergerac, Marot, Rabelais, entre autres) et des œuvres narratives variées : petits traités historiques, écrits seul ou en collaboration (avec Henri Martin notamment), faux mémoires (la mode était favorable à ces récits apocryphes), tels ceux du cardinal Dubois ou de Gabrielle d’Estrées, œuvres romanesques enfin, continent qui se divise encore entre romans de mœurs et romans historiques. C’est par ces derniers qu’il s’est signalé à l’attention du public. Dans les années 1830, avant les cycles de Dumas qui paraissent la décennie suivante, les romans de Paul Lacroix dessinent en effet une fresque historique, comme l’attestent les sous-titres des romans suivants : Les Deux Fous, histoire du temps de François I er , 1524 (1830) ; Le Roi des ribauds, histoire du temps de Louis XII, 1514 (1831) ; La Danse macabre, histoire du temps de 1 Balzac, Honoré de, Lettre du 29 mai 1833 (à Madame Hanska), Lettres à Madame Hanska, éd. par Pierrot, Roger. Paris : Laffont, 1990, t. I, p. 41. Signalons toutefois que cet avis s’insère dans un règlement de comptes général à l’encontre de nombre de ses confrères en littérature (Sand, Janin, pour ne citer qu’eux). 2 Mirecourt, Eugène de, Le Bibliophile Jacob, Portraits et silhouettes au XIX e siècle, Paris : Faure, 1867, p. 6. 3 « La couleur de Frédéric Soulié, comme celle du bibliophile Jacob, leur parut insuffisante », Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1880), éd. par. Gothot-Mersch, Claudine. Paris : Gallimard, 1979, p. 202. OeC01_2014_I-102AK2.indd 27 OeC01_2014_I-102AK2.indd 27 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 28 Aude Déruelle Charles VII, 1437 (1832) 4 ; Les Francs-Taupins, histoire du temps de Charles VII, 1440 (1834) ; Pignerol, histoire du temps de Louis XIV, 1680 (1836) ; La Folle d’Orléans, histoire du temps de Louis XIV, 1692 (1836) ; La Sœur du Maugrabin, histoire du temps de Henri IV, 1606 (1838) ; La Chambre des poisons, histoire du temps de Louis XIV, 1712 (1839) ; La Comtesse de Choiseul-Praslin, histoire du temps de Louis XV, 1737 (1841) ; Le Singe ou la famille de l’athée, histoire du temps de Louis XIV, 1666 (1842). La reprise de la locution « histoire du temps », suivie d’un nom de roi et d’une date 5 , sans tisser une continuité chronologique, ni dresser un panorama systématique des temps passés, témoigne toutefois d’un désir de relier ces œuvres entre elles, et d’occuper, pour ainsi dire, le terrain du roman historique - voire de l’histoire : dès la préface des Deux Fous, Lacroix évoque ainsi « cette série de romans-histoires » qu’il s’apprête à publier les années suivantes 6 , expression qui, au rebours de l’appellation commune « roman historique », manifeste le désir d’outrepasser les bornes du seul territoire romanesque. Et en 1841, à l’ouverture du roman Le Chevalier de Chaville, histoire du temps de la Terreur - sans mention de règne, bien évidemment - une page de l’éditeur Dumont dresse la liste des « romans-histoires » déjà parus, par ordre chronologique de la fiction, avec, cette fois, la date placée en tête du titre. L’ambition de Lacroix est donc double : constituer une fresque historique, et faire du roman historique une écriture légitime de l’histoire. Nul doute que ces romans aient joué un rôle en leur temps. 7 Cependant, il est toujours délicat d’exhumer un corpus oublié, sans que la question de sa valeur vienne en quelque sorte fausser le regard et parasiter le débat. Aussi tel ne sera pas l’enjeu du propos. Il ne s’agit pas ici de défendre ces œuvres délaissées, mais de s’intéresser à leurs préfaces. Ce paratexte, qui se signale par son ampleur et l’originalité de ses dispositifs, dessine en effet les tensions propres au genre du roman historique à l’époque romantique. 8 4 Le sous-titre était d’abord « histoire fantastique du quinzième siècle », et Jacob a procédé à cette harmonisation a posteriori, afin de compléter l’effet de série. 5 La date a parfois été ajoutée a posteriori, notamment en 1838, lors de la réédition de certains romans dans le volume Romans relatifs à l’histoire de France aux XV e et XVI e siècles chez Delloye et Lecou ou dans les Œuvres complètes, qui paraissent en in-12° chez Barba, la même année. C’est le cas pour Le Roi des ribauds et La Folle d’Orléans. 6 Paul Lacroix [bibliophile Jacob], Les Deux Fous. Histoire du temps de François I er , 1524, Paris : Renduel, 1830, p. xii. 7 Les Deux Fous ont ainsi fortement inspiré Hugo pour la rédaction de son drame Le Roi s’amuse (1832). 8 Cf. sur les préfaces des romans historiques, l’étude de Claude Duchet, « L’illusion historique : l’enseignement des préfaces (1815-1832) », Le Roman historique, RHLF n° 2-3 (1975), pp. 245-267. Elle s’arrête toutefois en 1832. OeC01_2014_I-102AK2.indd 28 OeC01_2014_I-102AK2.indd 28 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique selon le bibliophile Jacob 29 Après Walter Scott L’œuvre qui a apporté la notoriété au bibliophile est un texte paru en 1829 et intitulé Les Soirées de Walter Scott à Paris. 9 Notons au passage que ce livre contribue également à lancer l’éditeur Eugène Renduel, qui a fait ses armes sous la Restauration auprès du libéral Touquet, et qui a été associé dans les années 1830 à la mode romantique - il publie Hugo, Sue, Nodier, Musset, Soulié, Gautier, etc. Le dispositif de ce texte est tout à fait étonnant. Il repose sur un récitcadre enchâssant une série de nouvelles historiques : invité à une soirée, l’illustre romancier écossais - rappelons qu’il est alors au sommet de sa gloire (il décédera trois ans plus tard) - se laisse aller au plaisir de la narration de quelques épisodes du temps passé, et ce plusieurs soirs de suite. Ces brefs récits, au nombre de treize, et classés par ordre chronologique des faits racontés de 1394 à 1580, sont donc attribués à Walter Scott. Le bibliophile Jacob se fait quant à lui passer pour l’auditeur zélé qui a pris en notes ces chefs-d’œuvre inconnus afin de les restituer au public. Mais il ne s’agit pas seulement pour Paul Lacroix, comme on pourrait le penser, de s’inscrire dans la lignée du romancier écossais, en espérant qu’un peu de sa gloire rejaillisse sur lui. En effet, ce dispositif est d’emblée parodique, puisque le bibliophile Jacob, en se présentant à ses lecteurs, invente une fausse biographie, en forme d’« article nécrologique » 10 . Il déclare être né en 1740, avoir l’âge de quatre-vingt-neuf ans, et dresse sa généalogie en ces termes : Ma famille était archi-noble. D’Hozier n’a pas composé ma généalogie, mais j’ai fantaisie de chercher mes ancêtres dans la Bible. Sans aller si loin, je me souviens d’avoir découvert, dans les Chroniques de Saint-Denis, que le chef des Pastoureaux, en 1250, s’appelait comme moi ; enfin je descends en droite ligne par les femmes de Louis Jacob, de l’ordre des Carmes, aumônier de S. M. Louis XIV. Je suis le dernier rejeton de cette antique famille. 11 Ici s’observe, par l’accumulation hétéroclite des références, la parodie des lignées nobiliaires. Bien plus, ce sieur Jacob, dont un portrait ouvre 9 Le sous-titre porte les précisions suivantes : recueillies et publiées par M. P.-L. Jacob, bibliophile et membre de toutes les Académies. Lacroix, qui n’avait pas encore pris son nom de plume, avait fait paraître en 1825 un roman historique intitulé L’Assassinat d’un roi, qui évoque l’histoire de Damiens et de son supplice. Mais ce texte n’a pas l’ampleur (à tout point de vue) des œuvres postérieures à 1830. 10 Lacroix, Paul [bibliophile Jacob], Les Soirées de Walter Scott, Paris : Renduel, 1830, p. 5. 11 Ibid., p. 6. OeC01_2014_I-102AK2.indd 29 OeC01_2014_I-102AK2.indd 29 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 30 Aude Déruelle le volume, le représentant au milieu des livres, prétend dédaigner le roman historique (car il préfère l’histoire), et n’avoir jamais lu un seul volume de Walter Scott ! Il ne rechercherait sa compagnie que pour s’emparer d’un autographe à même d’enrichir sa collection. Il ne faudrait toutefois pas non plus, inversement, prendre la déférence envers Walter Scott dont témoigne le titre pour un discours ironique qu’il conviendrait de renverser, et qui s’exercerait au détriment du célèbre auteur. Après tout, la narration des divers récits historiques qui constituent le recueil lui est bel et bien attribuée, même si, en une ultime pirouette pleine d’ironie, Jacob affirme : « je protesterai que ces espèces de notes n’étaient pas destinées à l’impression, d’autant plus que je ne m’en suis jamais regardé comme l’auteur ; Walter Scott sans doute dira de même ». 12 Ce qui peut s’entendre en deux sens : Walter Scott n’est pas l’auteur du livre, car il prétend avoir tout pris chez Froissard, ou il est pas l’auteur de ce livre, car il ne l’a pas écrit - c’est bel et bien Paul Lacroix. 13 Ce que nous dit tout d’abord ce dispositif, qui oscille, voire hésite, entre désinvolture et déférence, c’est la difficulté, pour les romanciers des années 1820 et 1830, à sortir de l’ombre du romancier écossais. Vigny, dans Cinq-Mars (1826), a ainsi imaginé une poétique romanesque qui prenait à contre-pied les schémas narratifs de Walter Scott. Il a choisi de placer les grandes figures historiques au cœur de l’intrigue, au lieu de les cantonner dans des rôles secondaires au sein du monde de la fiction romanesque, ainsi que le faisait le romancier écossais. La même année que Les Soirées de Walter 12 Lacroix, Les soirées de Walter Scott, op. cit., pp. 28/ 29. 13 On voit là que celui-ci ne se contente pas de reprendre le dispositif de l’éditeur de document propre au roman du XVIII e siècle - « fiction du non-fictif » si bien analysé par Rousset, Jean (Forme et Signification, Paris : Corti, 1962, p. 75). L’attribution des récits à un auteur nommé (et célèbre) change en effet toute la portée d’un tel enchâssement. Le bibliophile Jacob, Les Soirées […], 1830, frontispice OeC01_2014_I-102AK2.indd 30 OeC01_2014_I-102AK2.indd 30 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique selon le bibliophile Jacob 31 Scott, Mérimée écrivait un « anti-roman historique » 14 , qui refuse notamment toute la veine descriptive développée par le maître du genre. Balzac, un peu plus tard, en 1842, à l’orée de sa Comédie humaine, s’inscrit quant à lui dans la lignée de Scott - mais on sait que son génie est d’avoir doublement déplacé le regard, vers les mœurs et le monde contemporain, en se faisant l’historien du temps présent. Or Lacroix, par ce dispositif parodique, use de la référence à Walter Scott mais en la court-circuitant. L’invention, tout à fait remarquable, du personnage du bibliophile, place l’œuvre sous le patronage du romancier écossais tout en instaurant des distances avec cette figure tutélaire. En creux, un tel dispositif pointe également la nécessité d’un Walter Scott français - ce qu’évoque Balzac dans Illusions perdues. 15 Le romancier écossais avoue en effet à son interlocuteur bibliophile que […] c’est dans le vieux Froissart que j’ai trouvé le germe du roman historique. La création ne m’en appartient pas, je l’avoue en toute humilité ; je n’ai fait que ressusciter des morts, ramasser des trésors dans les tombeaux et emporter dans mon pays des biens nés dans le vôtre, et que vous dédaignez, faute de les connaître. - Non, non interrompis-je en lui serrant la main violemment, je lis, je relis Froissard depuis ma jeunesse, et, tout vieux que je suis, je ne me lasse pas de ses intéressantes chroniques. C’est de l’histoire que ces tableaux, ces récits en action, et il y a loin de là à des dates et à de stériles résumés ! 16 C’est directement pointer une lacune qui doit être comblée, et qui peut l’être par ce Jacob qui sait apprécier la valeur méprisée d’un Froissard. 17 L’année suivante, la préface du roman Les Deux Fous reprend la fiction d’un Jacob âgé, versé dans l’amour des livres. Dès le titre, ce personnage 14 Mombert, Sarah, « Le public, le romanesque et l’Histoire. Vigny et Mérimée explorateurs du roman historique », Le Roman historique. Récit et histoire, dir. par Peyrache-Leborgne, Dominique et Couégnas, Daniel. Nantes : Pleins Feux, 2000, p. 132. 15 Balzac, Honoré de, La Comédie Humaine - Illusions perdues (1837-1843), éd. par Castex Pierre-Georges. Paris : Gallimard 1977, t. V, pp. 302ss. On sait que ce fut d’abord le projet de Balzac d’écrire une « Histoire de France pittoresque ». Cf. également de Maigron, Louis, Le roman historique à l’époque romantique. Essai sur l’influence de Walter Scott. Paris : Hachette, 1898. 16 Lacroix, Les soirées de Walter Scott, op. cit., pp. 22/ 23. 17 Cette référence à Walter Scott appuie en outre l’éloge constant du Moyen Âge que l’on trouve sous la plume de Jacob-Lacroix - même si, à bien y regarder, son œuvre est loin de porter uniquement sur la période médiévale, à moins de l’entendre en un sens élargi, et d’y adjoindre la Renaissance. Ainsi doit-il justifier ses sorties en dehors du territoire médiéval, lorsqu’il s’attaque à des études de mœurs contemporaines (cf. la préface du roman Un divorce. Histoire du temps de l’Empire. 1812-1814, paru en 1832). OeC01_2014_I-102AK2.indd 31 OeC01_2014_I-102AK2.indd 31 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 32 Aude Déruelle est qualifié de « bibliophile membre de toutes les académies », comme dans le précédent opus, mais également d’« éditeur des Soirées de Walter Scott à Paris ». Dans la préface, l’auteur revient sur l’attribution de ces récits au romancier écossais : le caprice me vint de restituer à Walter Scott un volume dont je lui rapportai tout l’honneur […] ; enfin les contradicteurs, éplucheurs bluteurs et autres, ayant voulu rendre à César ce qui est à César, et à Walter Scott ce qui est à Walter Scott, ont déchargé sur moi toute responsabilité d’auteur ; force m’a été de me parer des plumes du paon, jusqu’à ce que le paon écossais réclamant son bien, je redevienne geai comme devant, rien que bibliophile » 18 . Cette explication, on le voit, n’éclaircit rien, et Lacroix s’amuse à brouiller les pistes, en plaçant sur son personnage de bibliophile, tour à tour, les masques d’éditeur et d’auteur. L’année suivante, Lacroix fait paraître une lettre du bibliophile à Walter Scott dans La Revue de Paris. Il y prolonge à plaisir ce jeu de cache-cache littéraire : […] je veux vous entretenir péremptoirement sur le fait des Soirées de Walter Scott, qui vous sont attribuées par les uns et contestées par les autres. Prenez-les, ne les prenez, c’est le refrain le plus sage et le plus commode. […] Toute la discussion pour et contre se réduit à ceci : il est possible que l’auteur de Waverley 19 soit aussi celui des Soirées de Walter Scott […] voilà le procès jugé et plus embrouillé que devant, car il me serait aussi difficile de prouver mathématiquement que vous êtes l’auteur des Soirées de Walter Scott, ou que vous ne l’êtes pas ; vous-même auriez autant de peine à vous faire croire dans l’une ou l’autre alternative. 20 Au reste, la désinvolture envers l’illustre romancier est ici plus affirmée : « Je vous ai même demandé votre avis à ce sujet par lettre confidentielle, et quant à la réponse, il faut que le paquebot à vapeur qui l’apportait ait péri corps et biens, puisque je l’attends encore ». 21 Le bibliophile se permet même des critiques acerbes envers les écrits de Scott qui stigmatisent la figure de Napoléon (Lettres de Paul, Histoire de Napoléon), allant jusqu’à accuser quelqu’un d’avoir usurpé le nom de l’auteur de Waverley. Il n’en proclame pas moins qu’il va faire paraître la suite de ces Soirées. 22 18 Lacroix, Les Deux Fous, op. cit., p. ix. 19 On sait que longtemps Scott signa ses ouvrages de ces mots. 20 Lacroix, Paul, « Lettre du bibliophile Jacob à l’auteur de Waverley », Revue de Paris 23 (1831), pp. 206/ 207. 21 Ibid., p. 204. 22 Cf. Lacroix, Soirées de Walter Scott à Paris. 2, recueillies et publiées par P. L. Jacob. Paris : Renduel, 1831 ; Le Bon vieux temps, suite des Soirées de Walter Scott, Paris : OeC01_2014_I-102AK2.indd 32 OeC01_2014_I-102AK2.indd 32 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique selon le bibliophile Jacob 33 Par la suite, ce bibliophile inventé par Lacroix va devenir un simple nom de plume - de manière plus traditionnelle. Ce détour ironique qui croise les figures du bibliophile et de Walter Scott aura permis l’émergence du projet des « romans-histoires ». « Romans-histoires » Au fil de ses préfaces, Lacroix développe un fervent plaidoyer en faveur du roman historique. L’expression de « romans-histoires » place le genre romanesque au niveau même de l’histoire, en une relation dont on ne sait d’ailleurs si elle est d’égalité ou d’équivalence. Tout l’argumentaire de Lacroix vise de fait à gommer la frontière entre le roman historique et l’historiographie, en un leit-motiv qui rythme ses préfaces : « Voici un livre où l’histoire est tellement incorporée dans le roman, et le roman dans l’histoire, que moi-même je n’oserais distinguer la part du vrai et du faux. Ce n’est pas de l’histoire ; est-ce du roman ? » 23 ; « est-ce ma faute si l’histoire et le roman historique sont tellement mêlés ensemble que je ne puisse toucher l’un sans l’autre ? » 24 ; « Le roman est souvent de l’histoire, comme l’histoire peut être du roman » 25 . Cette ambition donne même lieu à une scénographie toute particulière dans la longue préface (près de cinquante pages) des Francs-Taupins, intitulée « L’Histoire et le roman historique », où Lacroix imagine une rencontre, chez un bouquiniste, entre le bibliophile Jacob, qui s’avoue à présent pleinement romancier, et un historien. Celui-ci prend le bibliophile pour un confrère, et témoigne un certain mépris lorsqu’il apprend qu’il n’est que romancier. Décidé à « rompre une lance en faveur du roman historique », le bibliophile Jacob avoue avoir la « faiblesse de mettre sur la même ligne l’historien et le romancier » 26 . Pour étayer cette affirmation, il développe alors l’idée que l’écriture de l’histoire n’est pas une, mais plurielle : L’histoire, à votre sens, consiste-t-elle dans l’Art de vérifier les dates ? N’y a-t-il qu’une manière d’être historien, en renchérissant de sécheresse, mais Dumont, 1835. 23 Lacroix, Paul [bibliophile Jacob], Le Roi des ribauds, histoire du temps de Louis XII, Paris : Renduel, 1831, t. I, sans pagination. 24 Lacroix, Paul [bibliophile Jacob], « L’Histoire et le roman historique », Les Francs- Taupins, histoire du temps de Charles VII, 1440, Paris : Renduel, 1834, t. I, p. xxxvii. 25 Lacroix, Paul [bibliophile Jacob], La Folle d’Orléans. Histoire du temps de Louis XIV, Paris : Renduel, 1836, t. I, p. 3. 26 Lacroix, « L’Histoire et le roman historique », Les Francs-Taupins, histoire du temps de Charles VII, 1440, op. cit., pp. xxiii/ xxiv. OeC01_2014_I-102AK2.indd 33 OeC01_2014_I-102AK2.indd 33 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 34 Aude Déruelle aussi d’exactitude, sur les Mabillon, les Baluze, les Clément ? En un mot, la dissertation et la chronologie, est-ce là toute l’histoire ? autant vaudrait réduire à l’anatomie la connaissance des hommes ! L’histoire peut être, ce me semble, divisée en trois classes, qui se subdivisent elles-mêmes en autant d’espèces qu’il y a de variétés d’esprit : l’histoire mathématique, l’histoire abstraite ou problématique, l’histoire pittoresque ; la première appartient au bénédictin, qui veut des chartes et les hiéroglyphes de la diplomatique ; la seconde au rhéteur, qui veut des systèmes ; la troisième au peintre et au poète, qui veulent des couleurs et des tableaux. Je me range dans cette dernière classe, la plus riche et la plus brillante des trois, quoique à la tête des deux autres se présentent les noms de Vignier, de Labbe et de la grande congrégation de Saint-Maur d’une part, et d’autre part ceux de Bossuet, de Voltaire et de Guizot. L’histoire pittoresque, qui descend de Grégoire de Tours, du moine de Saint-Gall, de Joinville, de Froissard, de Monstrelet et des chroniqueurs du quinzième siècle, est arrivée à Thierry et à Walter Scott… […] Je ne vous dirai pas que ces trois espèces d’histoire, que je distingue, ont entre elles les mêmes dissemblances que le squelette, le cadavre et l’homme vivant ; néanmoins l’histoire pittoresque est la seule qui ait une vie réelle et complète. 27 Parallèlement à l’histoire érudite des bénédictins et de l’histoire philosophique (les cours de Guizot, rappelons-le, se sont tenus à Paris à la fin des années 1820), l’histoire pittoresque, seule, peut prétendre à restituer la « vie » des temps passés, comme en témoigne la métaphore anatomique développée par Jacob. Et de citer Scott, mais aussi Augustin Thierry - auquel Lacroix dédiera en 1841 sa Comtesse de Choiseul-Praslin. De manière remarquable, l’expression « histoire pittoresque » brouille la frontière entre le roman historique et l’histoire, puisqu’on trouve rangés sous son étendard un romancier et un historien. On notera que le plaidoyer en faveur du roman historique s’appuie ici sur un éloge sans ambiguïtés de Walter Scott (la figure tutélaire, passée de vie à trépas, est, il est vrai, moins encombrante) : « Le roman historique, tel que je l’entends, tel que l’entendait Walter Scott, mon maître », dit encore le bibliophile. Il faut dire que la scénographie en dialogue permet de placer la critique du romancier dans la bouche de l’historien : « Walter Scott ! voilà l’iconoclaste, le Calvin de l’histoire ! il a gâté le public en l’amusant » 28 . Le bibliophile, qui avait commencé par entreprendre la défense d’un genre critiqué en affirmant que le roman valait l’histoire, finit ainsi par révéler qu’il est un genre de composition exigeant et ardu, et qu’il est d’une certaine façon plus historique que l’histoire même : « Un roman qui me 27 Lacroix, « L’Histoire et le roman historique », Les Francs-Taupins, histoire du temps de Charles VII, 1440, op. cit., pp. xxvii-xxxi. 28 Ibid., pp. xxxiii et xxix. OeC01_2014_I-102AK2.indd 34 OeC01_2014_I-102AK2.indd 34 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique selon le bibliophile Jacob 35 coûte plus de travail, et souvent exige plus de lectures et de notes que bien des histoires » 29 . Et de développer la somme des connaissances nécessaires à la rédaction d’un roman historique : […] l’historien ou le romancier, comme je l’entends, doit avoir une teinture de toutes les sciences, teinture légère, il est vrai, mais suffisante pour une appréciation vraie des choses, et comme préliminaire d’une étude plus approfondie ; car toutes les sciences, les plus abstraites et les plus étrangères, ont leur place dans l’histoire ou dans le roman. Il n’est pas jusqu’à l’astrologie, jusqu’à l’alchimie, jusqu’à la chiromancie, qu’il ne faille avoir effleurées ! Dieu me garde d’oser prétendre à cette universalité de savoir qui ferait ma joie, et qui est hors de la portée de ma mémoire ! Cependant j’y ai suppléé de mon mieux avec les livres, et j’aime à me bien représenter moi-même et à toucher du doigt les objets que l’histoire et le roman font surgir devant une recherche intelligente ; partant j’aime à les décrire et à les montrer tels que je les ai vus. Voilà comme le détail me conduit par degrés à l’ensemble ; je façonne chaque pierre une à une pour ériger le monument. - Vous m’étonnez de plus en plus, monsieur. Eh quoi ! pour être romancier il faut être archéologue, alchimiste, philologue, linguiste, peintre, architecte, financier, géographe, théologien, que sais-je ? abstracteur de quintessence de l’Académie des inscriptions et des belles-lettres ? 30 Le bibliophile Jacob ne cesse de placer le roman et l’histoire dans une relation d’équivalence (« l’historien ou le romancier » ; « dans l’histoire ou dans le roman » ; « l’histoire et le roman »), comme s’il s’agissait là d’une simple question de dénomination peu importante à l’ensemble de la démonstration : roman-histoire, histoire et roman, roman ou histoire, c’est tout un. Mais son interlocuteur, à la fin de l’extrait, dit clairement que ces connaissances encyclopédiques sont l’apanage du romancier. L’historien, enfin convaincu que le romancier peut le rejoindre sur son terrain, voudrait bien en retour faire le romancier. Mais il finit toutefois par reculer devant la somme de travail qu’exige, selon le bibliophile, l’écriture d’un roman historique : « Monsieur, je vous remercie, je ne ferai pas de roman ! j’ai la vue trop faible, le travail trop lent et pénible… » 31 . Le romancier s’avère in fine meilleur historien que l’historien de métier. Victoire du romancier sur l’historien, à l’issue de cette joute verbale, et partant, victoire du roman sur l’histoire. Certes, le bibliophile Jacob n’est pas le premier à écrire sur le roman historique dans ces années-là, et à prendre la défense de ce genre probléma- 29 Lacroix, « L’Histoire et le roman historique », Les Francs-Taupins, histoire du temps de Charles VII, 1440, op. cit., p. xxx. 30 Ibid., p. xxx. 31 Ibid., p. li. OeC01_2014_I-102AK2.indd 35 OeC01_2014_I-102AK2.indd 35 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 36 Aude Déruelle tique et si souvent contesté, malgré ses succès de librairie. On peut penser à la préface de Cinq-Mars, « Réflexions sur la vérité dans l’Art », qui paraît dans la quatrième édition de 1829, aux articles que Balzac fait paraître en 1824 ou en 1830. Toutefois, ces diverses réflexions s’attardent principalement sur l’opposition entre le vrai et le fictif. Face à l’histoire qui serait le récit des faits avérés, le roman, fût-il historique, court le risque de basculer du côté du faux. Dans ce face-à-face abrupt avec la vérité historique, la fiction rejoint le plan du mensonge, au lieu de déployer ses propres virtualités. Vigny a d’ailleurs tenu à déjouer cette opposition binaire en imaginant une vérité littéraire qui n’est pas le vrai de l’histoire. Celui-ci s’en tiendrait à l’exactitude anecdotique, tandis que celle-là viserait l’idéal. D’une opposition, d’une tension, Vigny construit un parallèle : il ne confronte pas les deux, mais les compare, chacun ayant sa légitimité propre - ce dont Balzac se moquera de manière peu amène : « C’est-à-dire que, suivant les doctrines professées par ce poétique écrivain dans la nouvelle préface de Cinq-Mars, il y a un vrai qui est faux et un faux qui est vrai » 32 . Toutefois, et de manière très originale, Paul Lacroix s’attarde fort peu sur cette question de la fiction, si problématique pour les auteurs de son époque. Il évoque certes le rôle de l’imagination, nécessaire au romancier pour colmater les brèches inévitables de l’histoire, les béances laissées par les chroniques et les annales : « ici je devine la cause, là, c’est l’effet ; j’invente avec d’autant plus de peine, que toujours il faut rassortir et recompléter » 33 . Mais c’est une imagination raisonnée, et non débridée, dont Jacob fait ici l’éloge, ce qui lui permet de glisser rapidement sur la tension entre vérité et fiction. Peu intéressé par ce débat sur la fiction, Lacroix s’arrête en revanche sur une question peu soulevée par ses contemporains, et néanmoins cruciale pour l’écriture du roman historique. La question de la langue En quelle langue raconter le passé ? Si la langue doit représenter le réel, une langue moderne qui saisirait une époque du passé introduirait inévitablement un décalage, voire une déformation. Comment, par exemple, peindre la féodalité médiévale avec une langue qui est passée par la Révolution ? Faut-il alors avoir recours à un ancien état de la langue pour saisir les temps révolus ? Mais on comprend immédiatement qu’une telle langue serait de toute façon élaborée depuis le moment de l’écriture. Certes, Paul Lacroix 32 Balzac, La Comédie Humaine - Les Deux Amis, ed. cit., t. XII, p. 696. 33 Lacroix, « L’Histoire et le roman historique », Les Francs-Taupins, histoire du temps de Charles VII, 1440, op. cit., p. xxxix. OeC01_2014_I-102AK2.indd 36 OeC01_2014_I-102AK2.indd 36 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique selon le bibliophile Jacob 37 peut bien faire dire à son personnage de bibliophile : « mon esprit s’est rencontré apte à une étude qui fut longtemps abandonnée aux Bénédictins, je veux parler de la langue du moyen âge, dont je fais mes délices. Je m’y suis acclimaté au point que souvent je croirais volontiers être né avec elle » 34 . Admettons. Mais avec qui parler « cette langue du moyen âge » ? Le lecteur ne dispose pas de la même encyclopédie que l’auteur. Et à partir du moment où le roman historique se fait dictionnaire en veillant à incorporer des explications lexicologiques, la langue du passé est parlée depuis le présent. La solution la plus simple, et souvent adoptée par les romanciers, consiste d’ailleurs à incruster certains archaïsmes 35 dans la narration qui, elle, est toute moderne. C’est ce que Bruneau nomme, avec une ironie condescendante, et en reprenant une expression de Gautier, qui définit ainsi le romantisme, le « genre mâchicoulis », dont le seul bonheur serait d’avoir mis fin à la « langue troubadouresque », composée, elle, « d’archaïsmes banals, de niaiseries et de fadeurs » 36 . Le genre mâchicoulis, lui, donne dans l’archaïsme technique. Nommer l’habit, le meuble, l’élément architectural fait partie intégrante du projet de reconstitution des mœurs passées. Dans sa défense du roman historique comme vrai genre de l’histoire, le bibliophile Jacob reproche aux historiens de ne pas user du mot propre, absence qui crée selon lui des anachronismes culturels fort dommageables : Ces historiens […] semblent fuir les termes techniques, et il arrive de cette absence habituelle du mot propre, que les contemporains de saint Louis ou de Dagobert se présentent vêtus, meublés et armés comme nous : s’agit-il de l’oriflamme dans les croisades, on dirait le drapeau tricolore de la République une et indivisible, sinon la cornette du régiment de Champagne ; s’agit-il d’une chaire ou d’une table au douzième siècle, on dirait un fauteuil à la Voltaire et un bureau à la Tronchin, sinon des meubles de Boule, s’agit-il enfin d’un pourpoint, d’une cotte-hardie ou d’un chaperon, on dirait un chapeau à plumes ou une casquette, une redingote ou un habit à la Robespierre. 37 34 Et il précise à propos des contes de Scott qu’il est censé retranscrire : « Mon souvenir tout imprégné de gothique, a nécessairement transpiré dans mon style ; la faute en doit être imputée à moi seul » (Lacroix, Les Soirées de Walter Scott, op. cit., pp. 8 et 28). 35 Terme pris ici dans le sens usuel, non celui de Charles Bally (cf. § 95 du Traité de stylistique française. Heidelberg : Winter, 1921). 36 Bruneau, Ferdinand, Histoire de la langue française. Paris : 1948, t. XII, pp. 135/ 136. En réalité, le « genre troubadour » a survécu à l’arrivée du « genre mâchicoulis », et l’on trouve ces deux modes dans les années 1820. 37 Lacroix, « L’Histoire et le roman historique », Les Francs-Taupins, histoire du temps de Charles VII, 1440, op. cit., p. xlii. OeC01_2014_I-102AK2.indd 37 OeC01_2014_I-102AK2.indd 37 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 38 Aude Déruelle Cette critique s’adosse à l’impératif d’historicité qui caractérise la période romantique : chaque temps a ses mœurs et son langage. Le romancier, contrairement à l’historien, ne répugne pas à la désignation exacte de ces détails qui font la chair d’une époque. Si Paul Lacroix recommande l’utilisation de termes techniques, qui permettent de cerner la spécificité d’une époque, sa réflexion sur la question de la langue dans le roman historique va bien au-delà de cet impératif, souvent admis d’ailleurs, quoiqu’il y ait ces mêmes années des auteurs réfractaires à un tel procédé stylistique. L’emploi d’archaïsmes, loin de régler ce problème de la langue du roman historique, suscite en effet des tensions : faut-il expliquer les termes anciens, ce qui induirait des procédés de glose susceptibles d’alourdir la prose ? Ou se contenter de les insérer dans la narration, mais au risque de la rendre obscure ? Sans oublier que l’archaïsme limite la question de la langue à celle du lexique. Paul Lacroix élabore ainsi une poétique qui va au-delà de l’emploi d’archaïsmes en imaginant une scission entre la parole des personnages, qui reproduit un état ancien de la langue, et la narration, toute moderne, de l’auteur. Il détaille ce « système de composition moins bizarre que logique » en ces termes : Maintenant, que si l’on me demande d’où je viens, où je vais, à quelle école je tiens, et quel système j’ai adopté dans cette série de romans-histoires, je répondrai ingénument que j’ai préféré être moi ; que je n’ai imité personne excepté les écrivains de l’époque, et que je suivrai un système de composition moins bizarre que logique. Ainsi donc, pour résumer ce système, quand il s’agit d’un récit, d’une analyse, d’une description, c’est l’auteur qui parle ; et un style clair, simple et précis me paraît indispensable ; quand les personnages prennent à leur tour la parole, l’auteur se cache derrière eux, et les laisse parler leur vieil idiome avec de légères variantes, pour l’intelligence du dialogue. 38 Le « système » semble cohérent, à première vue : chacun parle sa langue. Mais on voit tout de suite les limites de ce procédé qui durcit, au lieu de l’estomper, l’écart entre deux états langagiers. Comme tel, il entérine le fait que personnages et narrateur n’appartiennent pas à la même sphère. Si ce procédé permet de mettre en évidence la singularité d’une période historique, il ne propose pas au lecteur d’habiter le passé, mais de l’observer à distance. Les personnages, en parlant une langue qui n’est pas la nôtre, sont figés dans leur altérité. Surtout, on l’a dit, ces paroles des personnages sont évidemment reconstituées depuis le présent du romancier. C’est pourquoi la simplicité d’une telle répartition n’est qu’apparente. Chez Jacob, il est vrai, le côté archaïsant 38 Lacroix, Les Deux Fous, op. cit., pp. xii/ xiii. OeC01_2014_I-102AK2.indd 38 OeC01_2014_I-102AK2.indd 38 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique selon le bibliophile Jacob 39 du dialogue est plus poussé que chez ses contemporains (Hugo ou Balzac, pour ne citer qu’eux). Loin de limiter l’imitation d’une langue révolue à son lexique, il cherche à encastrer les vocables anciens dans une syntaxe surannée. Le contraste n’en est toutefois que plus frappant avec la narration : Elle entra d’un pas grave dans le cabinet, et poussa les verrous de la porte qu’elle referma derrière elle. Dieu vous gard’ ! madame ma sœur, dit affectueusement François I er . Çà, une accolade pour célébrer la bienvenue de votre frère, seigneur et roi ! Dieu soit loué de votre retour, si obtempérez à me bailler des grâces pour étrennes ! […] Un page du roi, vêtu à la mode espagnole ou italienne qui commençait à s’introduire en France, vint, un genou en terre, avertir François I er que des députés du parlement de Paris sollicitaient une audience […]. 39 L’année suivante, Lacroix développe cette poétique dans la lettre du bibliophile adressée à Walter Scott, mais semble toutefois en craindre l’aspect systématique : Souvent vous mêlez à votre style, nourri d’étymologies anciennes, l’idiome héréditaire des Highlands d’Ecosse ; moi aussi j’aime à rétablir en usage la langue riche et pittoresque de notre moyen âge, avec un choix d’expressions et de tournures qui mettent de l’art jusque dans le barbarisme et l’obscurité. Mais pour toute la série de romans historiques à l’aide desquels je compte parcourir les 14 e , 15 e , 16 e , 17 e et 18 e siècles, j’ai adopté une distinction fort raisonnable dans la manière de les écrire. […] Je me suis déjà expliqué nettement dans la préface des Deux Fous sur la différence que je faisais du dialogue et de la narration. L’une est toute séparée de l’autre ; l’auteur raconte et décrit, le dialogue tout au contraire doit échapper à ce positif qui montre l’auteur agissant ou parlant à la place de ses personnages : ceux-ci sont en scène, ils doivent compléter l’illusion ; c’est maladresse si l’on voit le souffleur derrière eux, et le fil qui les fait mouvoir. Cette vérité d’art, qui a besoin d’être sentie et pour laquelle je ne réclame pas de brevet d’invention, semblera sans doute un paradoxe ; mais je maintiens qu’elle peut être au moins employée comme type dans les sujets de notre histoire de France ; d’où il ne résulte pas qu’il faille mettre du latin dans la bouche de Charlemagne, conserver le patois inintelligible des troubadours, et, après une débauche de science, élaborer des romans polyglottes ; ce serait la tour de Babel. Je crois cependant que ces bizarreries, insoutenables en système, ne sont pas impossibles dans l’exécution, pourvu que le romancier en 39 Lacroix, Les Deux Fous, op. cit., pp. 40-44. OeC01_2014_I-102AK2.indd 39 OeC01_2014_I-102AK2.indd 39 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 40 Aude Déruelle use modestement, comme le médecin ferait d’un remède violent dont l’application et la dose déterminent la santé ou la mort. Certes, à cette marqueterie locale il manquera bien des lecteurs, et surtout bien des lectrices ; les femmes qui lisent pour dépenser le temps et se distraire de l’ennui, les gens de la mode et du bon ton, n’achèveront pas même le volume qu’ils auront déclaré grimoire ou mal écrit, d’après l’inspection de la couverture ; d’ailleurs messieurs du bel esprit ne perdent nulle occasion de critiquer ce qu’ils ne connaissent et ne comprennent pas. 40 Ici affleure la crainte de la disparate langagière, comme en attestent les expressions « romans polyglottes » et « tour de Babel », et, au-delà, la peur d’enfreindre la loi de l’unité et de l’harmonie, loi toute classique certes, mais que les auteurs romantiques hésitent parfois à transgresser. Le personnage ne parle donc évidemment pas sa langue - ce qui n’est pas possible, dût-on prendre des fragments d’écrits anciens, car, comme l’expliquait Marguerite Yourcenar, 41 il nous manque l’accès à la langue parlée du passé. Il ne parle pas non plus sa langue telle qu’on pourrait tenter de la reconstituer, mais parle une langue susceptible d’être comprise par le public contemporain : impossible d’insérer du « latin » ou du « patois », des langues trop savantes ou trop populaires. Certes, la fin de l’extrait a beau jeu de réclamer des efforts aux lecteurs (passons sur le jugement porté sur les lectrices), il n’en reste pas moins que cette prétendue langue du passé parlée par les personnages est un artefact soumis à plusieurs contraintes, éditoriales entre autres. Cette poétique de la scission des dialogues et de la narration a d’ailleurs dû révéler ses limites, car Paul Lacroix envisage, la même année que l’article de la Revue de Paris, un dispositif différent, qui aurait l’avantage de gommer le heurt violent entre dialogues et narration, entre expressions vieillies, archaïsmes, tournures désuètes et langue toute moderne : On m’a reproché avec plus ou moins de raisonnements et de raison, le langage de mes acteurs anciens sur leur théâtre moderne : pour céder au bon plaisir des dames sans abjurer ma conviction d’artiste, j’ai choisi mes principaux personnages à la cour. Or la cour était et fut jusqu’à la révolution le sanctuaire de la société civilisée, corrompue ou perfectionnée ; il y avait plus d’un siècle d’intervalle entre la langue polie des belles dames à l’hôtel des belles dames à l’hôtel des Tournelles, et le jargon traditionnel du populaire aux cabarets de la Cité. Ce dernier était inintelligible à cause des dialectes, des patois et des jurons. 40 Lacroix, « Lettre du bibliophile Jacob à l’auteur de Waverley », art. cit., p. 204. 41 Yourcenar, Marguerite, « Ton et langage dans le roman historique », NRF, n° 238, (1972), p. 101. OeC01_2014_I-102AK2.indd 40 OeC01_2014_I-102AK2.indd 40 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique selon le bibliophile Jacob 41 Dans le style je me suis donc borné à n’admettre pas des mots et des phrases d’invention postérieure ; dans le dialogue j’ai fait le sacrifice des expressions trop vieillies. 42 Le choix de restreindre le monde de sa fiction à la cour de France réduit la disparate langagière (point de « patois », point de « jargon »). Mais Lacroix va jusqu’à projeter d’établir une langue, ou, du moins, en l’occurrence, un lexique, qui se situerait à l’intersection du passé de la fiction et du présent de l’écriture. Cette solution, pour séduisante qu’elle soit - sans oublier qu’elle ne serait guère envisageable pour des temps particulièrement reculés - n’en crée pas moins une langue restreinte (sans archaïsme, mais aussi sans anachronisme pourrait-on dire), toute fictive, donc, et qui, surtout, procède à un arasement de ce qui, dans le passé, est passé. L’ambition de restituer le passé comme tel, dans ses différences et ses aspérités, le céderait ici à des impératifs poétiques qui sont avant tout ceux de l’unité et de l’harmonie, que vient mettre en péril une disparate langagière trop marquée. Toutefois, cette nouvelle poétique annoncée est loin de supprimer toute marque d’archaïsmes, ainsi que l’on peut s’en apercevoir à la lecture des dialogues du roman : « - Ma très-amée dame, disait familièrement le duc de Valois penché à l’oreille de madame Marie qui plus coquette que rancuneuse lui souriait en remerciement, à dextre sont les clercs de la bazoche, à senestre les Enfants-sans-souci, lesquels se sont réunis illec pour votre divertissement » 43 . Se perçoit toujours le contraste entre la narration et les dialogues. Mais s’il n’y a abandon, il y a du moins recul, pour des raisons évidentes de lisibilité, d’une poétique qui faisait la part belle aux tournures archaïques. Ce qui peut expliquer l’évolution de la création romanesque de Lacroix. En effet, le romancier, au fil des années 1830, abandonne peu à peu le Moyen Âge et la Renaissance pour se consacrer au siècle de Louis XIV, qui lui offre le sujet de plusieurs romans (La Folle d’Orléans, Pignerol, La Chambre des poisons, Le Singe) et a l’avantage de parler une langue que tout lecteur reconnaît et peut faire sienne. Le roman historique, c’est chose connue, semble ne pouvoir se passer de ses appendices théoriques, de ses béquilles préfacielles, qui cherchent à légitimer le genre, le plus souvent, ou qui, parfois, osent des discours à contre-pied (« Ceci n’est pas un roman historique », dit Aragon à l’orée de sa Semaine sainte). Dans les romans de Paul Lacroix, plus encore que l’ampleur et l’ambition de la fresque historique, ce sont bien les curieux dispositifs paratextuels, et la mise en scène de son bibliophile, qui retiennent l’at- 42 Lacroix, Le Roi des ribauds, histoire du temps de Louis XII, op. cit., t. I, sans pagination. 43 Lacroix, Le Roi des ribauds, histoire du temps de Louis XII, op. cit., t. II, p. 33. OeC01_2014_I-102AK2.indd 41 OeC01_2014_I-102AK2.indd 41 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 42 Aude Déruelle tention. Ils témoignent à la fois de l’emprise et des difficultés du genre à l’époque romantique. Le roman historique français doit trouver son propre chemin par rapport au modèle scottien certes, mais aussi vis-à-vis des écrits de la nouvelle historiographie libérale, qui, selon Stendhal, forment « la partie la plus brillante de la littérature française d’aujourd’hui » 44 . De là ces scénographies complexes qui convoquent un Walter Scott et un historien pour les soumettre à des dialogues fictifs : par leurs circonvolutions mêmes, elles dessinent les tensions et les impératifs du genre. 44 Stendhal, « L’état actuel de la littérature française en prose » (juin 1825), Paris- Londres : Chroniques, éd. par Dénier, Renée. Paris : Stock, 1997, p. 427. OeC01_2014_I-102AK2.indd 42 OeC01_2014_I-102AK2.indd 42 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Œuvres & Critiques, XXXIX, 1 (2014) Le roman historique des années 1830 vu à travers le personnage de Cosme Ruggieri Michael Tilby L’exploitation systématique des guerres de Religion comme fonds de sujets par les romanciers et conteurs, auteurs dramatiques et, à un moindre degré, les artistes peintres de la génération de 1830 assura une place prépondérante à Catherine de Médicis. Moins prévisible sans doute est la mise en relief, par bon nombre d’écrivains, Dumas en tête, de Cosme Ruggieri, astrologue de la reine mère. Les premiers lecteurs du Secret des Ruggieri de Balzac, qui parut fin 1836, ne se seraient étonnés que d’une chose : la présence dans le titre d’un pluriel inattendu. A la suite de Henri III et sa cour (1829), qui s’ouvre sur des paroles de Ruggieri, l’astrologue florentin figurera non seulement dans plusieurs parodies du drame de Dumas, mais aussi dans Les Jours gras sous Charles IX (1832), drame historique de Lockroy et Arnould, ainsi que dans un conte signé « le Bibliophile Jacob » qui a pour titre « La chasse de Charles IX » (1831), pour enfin réapparaître en 1837 dans Crichton, roman historique de W. Harrison Ainsworth, auteur anglais féru de l’histoire et de la littérature de France. Si nous nous proposons de retracer les différentes étapes de cette évolution d’un personnage historique devenu personnage littéraire, ce ne sera ni afin d’énumérer les emprunts éventuels faits par chaque auteur à ses prédécesseurs, ni dans le but de déterminer l’apport de chacun à une meilleure compréhension d’une personnalité condamnée à rester obscure. Notre propos sera d’amorcer, à partir d’une considération de ces divers traitements de Ruggieri, une réflexion sur le genre du roman historique à une époque où le prestige des romans de Walter Scott en France n’allait plus de soi. Rappelons que Balzac, dans sa Préface à La Peau de chagrin (1831), prétend que « le public […] est aujourd’hui rassasié de l’Espagne, de l’Orient, des supplices, des pirates et de l’histoire de France walter-scottée » 1 . De même, son futur secrétaire Charles Lassailly avoue en 1833 : 1 Balzac, Honoré de, La Comédie Humaine - La Peau de Chagrin, éd. par Castex, Pierre-Georges e. a. Paris : Gallimard, 1976-1981, t. X, p. 54. OeC01_2014_I-102AK2.indd 43 OeC01_2014_I-102AK2.indd 43 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 44 Michael Tilby La Walterscotterie m’ennuie par-dessus toutes choses. Pauvre France ! où imitateurs que nous sommes d’habitude, avec nos passions factices et de mécanisme, on se convulsionne, devant des copies, à des pâmoisons de singes ! » 2 Nous soutiendrons néanmoins que la façon dont Balzac repense la représentation de Ruggieri fait preuve d’une position bien plus subtile à l’égard du modèle scottien et qu’il parvient, par là, à donner un nouveau sens au genre quelque peu décrié du roman historique. La première scène de Henri III et sa cour, qui montre Ruggieri dans son cabinet de travail entouré de « quelques instruments de physique et de chimie » 3 sur un fond qui consiste en « une fenêtre entr’ouverte […] avec un télescope », devint vite le point de repère essentiel pour toute représentation ultérieure de l’astrologue. Celui-ci est saisi ici en train de mesurer des figures avec un compas, « un livre d’astrologie ouvert devant lui ». Il résume d’emblée son programme ésotérique en se demandant : « parviendrai-je à évoquer un de ces génies que l’homme, dit-on, peut contraindre à lui obéir, quoiqu’ils soient plus puissants que lui » 4 . Pour des raisons faciles à deviner, Dumas coupe court à ce monologue en faisant pénétrer la reine mère à l’intérieur du cabinet de son protégé au moyen d’une porte secrète qui communique avec l’hôtel de Soissons. Le dramaturge se contente d’introduire des éléments pittoresques qui deviendront vite la panoplie de la plus grande partie de ses successeurs : horoscopes tirés, élixirs d’amour, aiguilles plantées dans des effigies de cire, miroir magique qui en fait n’en est pas un. Les prédictions de son Ruggieri, étant basées sur des renseignements connus de lui par des moyens bien plus prosaïques, ne relèvent nullement d’une science occulte. Le démantèlement progressif de l’image que Catherine s’était faite de Ruggieri, en tant qu’érudit détaché de ce monde, est loin d’être le moins intéressant des aspects de sa caractérisation. Ruggieri se retrouve dans deux des quatre parodies (éventuellement trois, car Le Duc de Frise, ou Le Mouchoir criminel, pièce à laquelle Dumas fait allusion dans ses Mémoires, n’a laissé presque aucune trace) qui suivirent de près la première de Henri III et sa cour. Un feuilleton dramatique nous apprend que dans Le Brutal, épisode de Henri III, dû à Masson, d’Artois et Jarnet, « l’astrologue Ruggiéri est devenu le diseur de bonne aventure Perlimpinpin » 5 . Dans Cricri et ses mitrons, de Carmouche, Jouslin de La Salle, et Dupeuty, le protégé de la reine mère se trouve transformé pareillement en 2 Lassailly, Charles, Les Roueries de Trialph. Paris : Silvestre, 1833, p. xvii. 3 Dumas, Alexandre, Henri III et sa cour, Théâtre complet I, éd. par Bassan, Fernande. Paris : Minard 1974, I, 1. 4 Ibid., I, 1. 5 Cf. La Semaine, 29 mars 1829. OeC01_2014_I-102AK2.indd 44 OeC01_2014_I-102AK2.indd 44 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique des années 1830 45 vulgaire escamoteur. La mise en scène est transposée dans le Paris de 1829 et les opposants religieux convertis en deux factions parmi les boulangers. Si la pièce s’ouvre sur un tableau où Ruggieri « achève des expériences physiques », celui-ci se présente ainsi (sur l’air « C’est un sorcier ») : Je suis Ruggieri, fécond en artifice, Connu pour posséder le sac à la malice. Je suis escamoteur, prestidigitateur, Rival de Monsieur Comte, et de plus, électeur ! Parlez, je vous dirai votre bonne aventure. Surtout, pas de cancans… je crains la Préfecture. 6 Il s’avère pourtant peu bavard par rapport aux autres personnages, du moins jusqu’au moment où il sera question d’ « étoiles » et de « signes », ce qui provoque de sa part cette observation : « Le destin met souvent des bâtons dans nos roues ! » 7 . Le pronostic qu’il propose en dialoguant avec Chaudchaud St. Pétrin (le Saint-Mégrin de la parodie) suscite la dérision : « c’est des bêtises » 8 . Quant à La Cour du roi Pétaud, parade historique mêlée d’anachronismes et de couplets en trois actes qui n’en font qu’un, de Cavé, Langlé, de Leuven et Dumas lui-même, Ruggieri s’y trouve transformé en cet autre astrologue cher à Catherine de Médicis que fut Nostradamus, malgré l’indication selon laquelle « la scène se passe à Paris en 630 » 9 . C’est toujours par l’astrologue, ici qualifié de « sorcier » 10 , que débute l’action, dans un grenier qui rappelle le cabinet de la pièce originale. Le Nostradamus de cette parodie, qui durant toute la pièce reste visiblement calqué sur le Ruggieri de Henri III et sa cour, est bien plus mis en relief que le Ruggieri de Carmouche et ses collaborateurs. Cependant, le commentaire dont il accompagne ses dernières prédictions révèle un implacable cynisme de sa part, ainsi que le besoin qu’il ressent d’entraver toute interprétation susceptible de lui apporter des malheurs. Il est évident que les auteurs de ces parodies ne font que pousser à l’extrême l’accent rationaliste et moqueur de Dumas lui-même à l’égard de 6 Carmouche, Pierre-Frédéric-Adolphe/ Jouslin de La Salle, Armand-François/ Dupeuty, Charles, Cricri et ses mitrons. Petite parodie en vers et en cinq tableaux d’une grande pièce en cinq actes et en prose. Paris : Quoy, 1829, I, 1. 7 Ibid., IV, 2. 8 Ibid., IV, 2. 9 Dumas, Alexandre/ Cavé, Jean/ Langlé (i. e. Langlois, Ferdinand)/ Leuven, Alphonse de, La Cour du roi Pétaud, parade historique mêlée d’anachronismes et de couplets en trois actes qui n’en font qu’un (Paris, Théâtre du Vaudeville 1829, inédit), Dumas, Théâtre complet, op. cit. (1994) : Liste des dramatis personae. 10 Ibid., I, 1, 3. OeC01_2014_I-102AK2.indd 45 OeC01_2014_I-102AK2.indd 45 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 46 Michael Tilby l’astrologie. Même si certains d’entre eux étaient plus disposés à exploiter le côté pittoresque de Ruggieri, aucun n’est motivé par le désir de porter sur ce personnage la moindre réflexion sérieuse. Cependant ces diverses pièces éphémères de 1829 n’eurent pas pour effet de mettre un terme à l’exploitation de Ruggieri en tant que personnage de théâtre. C’est bien avec lui que commence l’action des Jours gras sous Charles IX, de Lockroy et Arnould, même si cette fois il est dépeint comme propriétaire d’une boutique, car il est pourvoyeur de « costumes de bal » 11 . Une conversation à sous-entendus avec un client en la personne de René de la Môle confirme qu’il s’agit du même Ruggieri, « parfumeur, astrologue, empoisonneur » 12 , connu du public parisien à travers ses diverses représentations antérieures sur scène. Mais aucune de ces activités n’est actualisée. Si le Florentin est sollicité par des meneurs d’intrigues politique ou amoureuse, c’est pour la simple raison que l’agencement de sa maison facilite la discrétion. Loin d’être un savant, c’est le type de l’avare qui se montre peureux dans ses relations avec les grands de la ville. Son statut de personnage accessoire est confirmé par le fait qu’il ne paraîtra plus en personne après le premier acte. L’interférence du genre romanesque et du théâtre à l’époque en question trouve son illustration dans « La chasse de Charles IX » du « Bibliophile Jacob », conte qui paraît en 1831 dans la Revue de Paris, et qui fut vite repris dans une édition agrandie des Soirées de Walter Scott à Paris du même auteur. Lacroix reprend le tableau dumasien d’une dame rendant visite à Ruggieri dans son laboratoire, bien qu’il s’agisse dans sa version de la scène, non pas de Catherine de Médicis, mais de Madame de Gondy. Celle-ci le trouve occupé à embaumer les têtes des malheureux Coconnas et La Môle. Lacroix fait également des « images de cire » 13 un véritable refrain. C’est à juste titre que Nicole Cazauran qualifie ce « personnage ridicule » (dixit Lacroix) de « jeteur de sorts qui s’enrichit à vendre poisons et cosmétiques » 14 , et c’est vraisemblablement chez Lacroix que Lockroy et Arnould 11 Lockroy, Joseph-Philippe-Simon/ Arnould, Auguste, Les Jours gras sous Charles IX. Drame historique en trois actes. Paris : Dondey-Dupré, 1832, I, 1. 12 Ibid., I, 1. 13 Lacroix, Paul (i. e. le Bibliophile Jacob/ P. L. Jacob), Les Soirées de Walter Scott à Paris. Paris : Paulin, 1846, t. II, p. 194. 14 Cazauran, Nicole, « Notes et variantes (à propos de la deuxième partie de Sur Catherine de Médicis - La Confidence des Ruggieri (i. e. Le Secret des Ruggieri)) », Balzac, La Comédie Humaine - Sur Catherine de Médicis, op. cit., t. XI, p. 1377. Le texte Sur Catherine de Médicis comprend quatre parties : Introduction, Le Martyr Calviniste (I), La Confidence des Ruggieri (II) Les deux Rêves (III), dont I et II furent intitulés différemment dans les publications antérieures. Pour les différents titres et l’histoire de l’édition, cf. Cazauran, « Notes et variantes », op. cit., passim. OeC01_2014_I-102AK2.indd 46 OeC01_2014_I-102AK2.indd 46 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique des années 1830 47 empruntèrent l’idée d’un Ruggieri propriétaire d’un commerce. Le conteur n’hésite pas à lui faire débiter des jurons stéréotypés du genre « Corps et sang de Belzébuth ! » 15 ni à le qualifier de « charlatan » ou de « magicien », désignation qui est à l’origine du portrait physique de l’homme et de son costume. De même, entouré d’une nombreuse population féline, il s’exprime d’« une voix plus glapissante que le cri d’un chat » 16 . Le succès remporté par ce Ruggieri de pacotille ne doit rien aux sciences occultes. Au contraire, c’est à l’aide d’une vulgaire astuce, l’apparition d’un spectre sous forme de mannequin d’osier et d’image de cire représentant un seigneur assassiné par le roi lui-même le matin de la Saint-Barthélemy, qu’il cherche à provoquer chez Charles IX une terreur mortelle. Ce que cherche Mme de Gondy, objet malgré elle des attentions insistantes de la part du roi, représente le contraire des philtres d’amour dont l’astrologue tirait sa réputation, à savoir « quelque secret d’éteindre un feu d’amour éternel » 17 , commande que l’astrologue traduit facilement en « buccone d’Italie » 18 , autrement dit le poison. Croyant ne pas arriver à ses fins, celle-ci ne répugne pas à traiter Ruggieri de « vilain assassin, sorcier damné » 19 . Le Ruggieri de Lacroix est loin cependant d’être simplement ridicule. Motivé par un besoin de vengeance, pour avoir autrefois été condamné aux galères, il possède un caractère maléfique. Il est évident que Lacroix sut profiter du fait que l’histoire du règne de Charles IX faisait souvent la part large au « dit-on ». Ainsi Jules Dubern allèguera que Mme de Gondi (mariée, d’après lui, à un autre Gondi de Latour) eut deux fois recours au poison. Le roi y aurait échappé, mais, selon Dubern, elle « empoisonna avec plus de succès son époux » 20 . Incontestablement le thème de base se prêtait à des variations infinies. Attribuer la mort du jeune Charles IX aux effets du poison n’en invite pas moins à la supposition d’une intention parodique de la part de Lacroix du roman historique à la Walter Scott, intention nullement démentie par les propos du préfacier lorsqu’il prétend que les anecdotes qui suivront furent recueillies par lui à l’occasion d’un bref séjour à Paris fait par l’auteur de Waverley en 1826. Par contre, le portrait de Ruggieri que renferme le Crichton de Harrison Ainsworth, indique que, de l’autre côté de la Manche, le modèle de Scott était loin d’être méprisé. Le roman d’Ainsworth, qui connut un grand succès à sa parution mais qui pour Edgar Allan Poe constituait « a somewhat ingenious admix- 15 Lacroix, Les soirées de Walter Scott à Paris, op. cit., t. II, p. 195. 16 Ibid., p. 194. 17 Ibid., p. 198. 18 Ibid., p. 198. 19 Ibid., p. 199. 20 Dubern, Jules, Histoire des reines et régentes de France et des favorites des rois. Paris : Pougin, 1837, p. 351. OeC01_2014_I-102AK2.indd 47 OeC01_2014_I-102AK2.indd 47 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 48 Michael Tilby ture of pedantry, bombast, and rigmarole » 21 , met en action, sous forme de fiction, la très courte vie de l’« Admirable Crichton », personnage historique venu d’Écosse en France en 1579 afin de faire valoir ses remarquables talents dans les arts du débat et de l’épée. 22 Ruggieri, qui fait son apparition dès le premier chapitre, est intimement lié à l’intrigue, se trouvant accusé par Crichton de haute trahison. Ainsworth n’hésite pas non plus à doter l’astrologue d’une fille née des rapports de celui-ci avec Ginevra Malatesta. Ce recours à l’imagination est compensé par une documentation polyglotte qui témoigne d’une évidente passion pour le seizième siècle français, ainsi que pour le théâtre français contemporain. Crichton, dont la préface de la première édition est précédée d’une épigraphe tirée de l’Antony de Dumas, témoigne d’un souvenir de Henri III et sa cour et vraisemblablement de quelques-unes des autres pièces ou récits que nous avons eu l’occasion de citer, ainsi que des Barricades de Vitet (1827) ; un des chapitres s’intitule « The Court of Henri III ». Tous les stéréotypes déjà identifiés sont exploités par l’auteur, y compris la scène où la reine mère rend visite à Ruggieri dans son laboratoire, scène pourtant amplifiée à grand renfort de noms propres, de vers latins, de jurons ésotériques et autres réminiscences livresques au sujet de l’astrologie judiciaire. Le tirage des horoscopes et les incantations sont également plus élaborés. Mais il s’agit toujours d’un galimatias pittoresque qui ne va guère au-delà de la terminologie de la science occulte. Ainsworth, à l’instar de ses prédécesseurs, ne cherche nullement à approfondir chez Ruggieri son titre de savant. Le tableau de son laboratoire se complète par une importante présence féline, laquelle fait penser au conte du bibliophile Jacob. Le court chapitre intitulé « The magic ring » (qui dans la version française sera incorporé dans le chapitre précédent) fait de l’astrologue un charlatan qui accomplit « ses rites mystérieux » à l’aide d’un brasier et d’« un panier rempli de divers ingrédients magiques », créant ainsi une scène où « rien ne manquait à l’effet fantastique de cette cérémonie ». 23 Bien mise en évidence est également son activité d’empoisonneur. Catherine s’adresse à lui afin de se procurer une fiole de cette « teinture des Borgia » 24 21 Poe, Edgar Allan, Essays and Reviews, éd. par Thompson, Gary Richard. Cambridge : Cambridge University Press, 1984, p. 101 (cf. aussi, pp. 1314 et 1453). Un extrait de Crichton, précédé d’une notice élogieuse, fut pourtant publié dans le volume 7 (juillet 1837) du Ladies’ Companion du même Poe (cf. Essays and Reviews, op. cit., p. 63, et aussi pp. 102 et 255). 22 Sur le Crichton historique, cf. Masson, Michel, Les Enfants célèbres, dont la première édition remonte à 1837 (Paris : Bureau central des dictionnaires). 23 Ainsworth, William Harrison, Crichton, trad. par Rolet, A. Paris : Hachette, 1876, t. I, p. 212. 24 Ibid., p. 116. OeC01_2014_I-102AK2.indd 48 OeC01_2014_I-102AK2.indd 48 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique des années 1830 49 qu’il lui avait fournie, précise-t-elle, lorsqu’elle cherchait le moyen de mettre fin aux jours de Coligny. En accentuant l’aspect et le caractère antipathiques de Ruggieri, le romancier anglais aurait vraisemblablement gardé un souvenir des Jours gras sous Charles IX. Ce qui est indéniable, c’est qu’il multiple les injures dirigées contre celui que l’on traite de « vieux trafiquant de la noire science », de « sorcier », de « maudit astrologue », ou de « chien infidèle » 25 . A un moment donné, l’astrologue de Ruggieri est comparé à « une hyène en cage ». Les étudiants qui peuplent la première scène du roman brûlent de l’envie de le voir confié aux fagots. Le roi lui-même fait allusion à l’accusation selon laquelle ce fut Ruggieri qui avait « mêlé ses drogues au breuvage de notre frère Charles » 26 . La déformation du corps de l’astrologue date de son emprisonnement à la Bastille, « où il avait subi la torture, sous l’inculpation de pratiques de sorcellerie » 27 . Retenons néanmoins que son portrait physique et moral relève visiblement du stéréotype antisémite. Tout comme le Ruggieri de Lockroy et Arnould, l’astrologue d’Ainsworth cède facilement à des accès de « terreur mortelle », surtout lorsqu’il se trouve menacé du supplice du chevalet. Le Bernardin qui cumule des invectives à son intention, n’hésite point à le traiter de « Juif » 28 . Toujours est-il que ce personnage grotesque dispose d’un esclave africain muet, Elberich, « ce diable de couleur de suie » à propos de qui Ainsworth précise que « si étrange que fût la personne du sorcier, celle de son page était encore infiniment plus grotesque ». 29 Crichton fut publié fin février 1837, mais l’histoire de sa publication est assez compliquée. 30 La naissance du projet remonte au-delà du mois d’avril 1835. Dès juin 1836, Ainsworth en envoya les deux premiers tomes, déjà tirés, à Francis Mahony [« Father Prout » collaborateur de Fraser’s Magazine]. Par contre, l’achèvement du troisième dut attendre encore six mois. Il est donc évident que, même si l’attention du romancier anglais avait pu être attirée sur Le Secret des Ruggieri, que ce soit directement ou à travers sa participation au salon francophile de Lady Blessington (dédicataire de Crichton, à partir de sa deuxième édition de 1837), son troisième roman n’est nullement tributaire de la fiction de Balzac. Quant au romancier français, il n’aurait certainement lu ni l’extrait de Crichton qui parut en septembre 1836 dans The New-York Mirror (et vraisemblablement ailleurs) ni l’édition du roman qui paraîtra à Paris chez Galignani l’année suivante, car il s’agissait 25 Ibid., pp. 10, 65, 112, 181, 200. 26 Ibid.., p. 109. 27 Ibid.., p. 51. 28 Ibid., p. 10. 29 Ibid., p. 52. 30 Cf. Sutherland, John, « John Macrone, Victorian publisher », Dickens Studies Annual, 13 (1984), pp. 243-259. OeC01_2014_I-102AK2.indd 49 OeC01_2014_I-102AK2.indd 49 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 50 Michael Tilby de nouveau du texte anglais. (La version française, démunie des nombreux essais poétiques qui parsèment ce roman sans doute excessivement érudit, ne verra le jour qu’en 1857.) Toujours est-il que l’écho du projet d’Ainsworth aurait facilement retenti jusque dans les milieux littéraires franco-anglais de Paris, milieux avec lesquels Balzac entretenaient certaines relations. D’autant plus que l’éditeur Macrone avait commencé à faire de la publicité pour Crichton dès le mois de mai 1835. Reste qu’au moment de mettre sur le chantier sa propre représentation de Cosme Ruggieri, qu’il nomme également dans un ajout au texte de L’Enfant maudit datant précisément de l’automne 1836, 31 Balzac se trouvait devant une gamme de traitements assez variés du mystérieux personnage historique. Exception faite, en partie, pour le Ruggieri d’Ainsworth, qui, à quelques extraits près, n’était pas encore connu du public, les auteurs des différents portraits de l’astrologue s’accordaient pour ne pas prendre au sérieux les pratiques de celui-ci dans le domaine de l’astrologie judiciaire. La rupture de Balzac avec cette tradition est évidente dès sa description de Ruggieri comme « cet homme que les romanciers ou les dramaturges dépeignent comme un bateleur ». 32 Il n’est plus question d’un vulgaire escamoteur ou empoisonneur 33 ni du stéréotype du Juif lâche et peureux. Le Cosme Ruggieri de Balzac a beau présenter, à travers son insistance sur les « thèmes » qu’il a faits, une parenté de surface avec ses prédécesseurs littéraires et dramatiques, il est loin d’être ridicule. De même, si le romancier français n’hésite pas à incorporer dans Le Secret des Ruggieri la description habituelle du laboratoire de l’astrologue 34 , il fait un usage restreint du pittoresque, par rapport au roman d’Ainsworth. Selon son habitude, ce qu’on sait depuis les études magistrales de Nicole Cazauran 35 , il avait fait des recherches. Si chez lui l’astrologie judiciaire ne sert pas de prétexte à la raillerie, cela est dû en partie au fait qu’elle constituait, comme il le constatera dans Le Cousin Pons, un phénomène véridique à plus d’une cour européenne de l’époque, mais 31 Balzac, La Comédie Humaine - L’Enfant maudit, op. cit., t. X, p. 884. Balzac précise que Ruggieri remplaça Corneille Agrippa, congédié par Catherine de Médicis pour ne pas être prêt à faire, à la suite de Nostradamus, des pronostications. 32 Balzac, La Comédie Humaine - Le Secret des Ruggieri, op. cit., t. XI, p. 384. 33 Au lieu de confectionner lui-même des poisons, il s’en procure chez René, parfumeur et gantier florentin de Catherine, personnage qui avait figuré, sans Ruggieri, dans la pièce de Lesguillon, Jean, Aoust 1572, ou Charles IX à Orléans. Paris : Librairie de Mame-Delaunay, 1832. 34 Cf. Balzac, La Comédie Humaine - Le Secret des Ruggieri, op. cit., t. XI, p. 419. 35 Outre la précieuse documentation du tome XI de la Pléiade, rappelons les ouvrages suivants de Nicole Cazauran, Catherine de Médicis et son temps dans « La Comédie Humaine », Genève : Droz, 1976 et « Sur Catherine de Médicis » d’Honoré de Balzac. Paris : ENSJF, 1976. OeC01_2014_I-102AK2.indd 50 OeC01_2014_I-102AK2.indd 50 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique des années 1830 51 aussi au fait que, comme il le précise au sujet de la cartomancienne Mme Fontaine dans le même Cousin Pons ou de Colleville dans Les Employés, l’astrologie continuait à exercer son attrait en plein dix-neuvième siècle. 36 Dans Le Martyr calviniste, ainsi que dans Le Secret des Ruggieri, il rappelle la devineresse que Nostradamus avait amenée chez Catherine au château de Chaumont. 37 La discussion scientifique entre Ruggieri astrologue et Ruggieri alchimiste par laquelle se termine Le Secret n’a nullement son équivalent dans les textes qui le précèdent. L’opposition entre science et sorcellerie finit par devenir matière à réflexion. D’une importance capitale à cet égard est la scène où Charles IX cède à l’illusion de s’être imposé à travers une mise en question de la science de l’astrologue. Il est également vrai que les fines analyses avancées par Ruggieri doivent peu à l’astrologie judiciaire. Ses prédictions, comme celles du Ruggieri de Dumas, se basent plutôt sur une observation perspicace de la situation politique qui l’entoure. 38 C’est un fin politique jusqu’au bout des doigts. Le roi n’a nullement tort en disant aux deux Ruggieri : « vous êtes de grands politiques » 39 . Cet aspect de Cosme Ruggieri atteindra son apogée dans Le Martyr calviniste, où il adresse les paroles suivantes à la reine mère : Vous vous êtes résignée à perdre un enfant pour sauver vos trois fils et la couronne, il faut avoir le courage d’occuper celui-ci pour sauver le royaume, peut-être pour vous sauver vous-même. 40 Cependant d’autres interprétations du Ruggieri de Balzac sont admises, nous semble-t-il, surtout en ce qui concerne le rapport entre la représentation du personnage de l’astrologue et une réflexion balzacienne sur le roman historique lui-même. Dans la mesure où cette réflexion se construit visiblement à partir d’une prise de position à l’égard de la conception scottienne du roman historique, constatons préalablement sur le plan de l’intertextualité que l’omniprésence de l’astrologie judiciaire au seizième siècle est une leçon déjà transmise par Scott dans Kenilworth (1821), roman que Balzac, début 1838, 36 Cf. Balzac, La Comédie Humaine - Le Cousin Pons, op. cit., t. VII, pp. 587/ 588, ibid. - Les Employés, op. cit., t. VII, p. 980. 37 Cf. ibid. - Le Martyr calviniste, op. cit., t. XI, p. 319 et ibid. - Le Secret des Ruggieri, op. cit., t. XI, p. 382. 38 Citons dans Le Martyr calviniste son dialogue avec Lecamus père, où l’allusion au « thème » du duc de Guise est essentiellement décorative. (ibid. - Le Martyr calviniste, op. cit., t. XI, p. 315). Cf. aussi Anne-Marie Baron, Balzac occulte. Lausanne : L’Age d’homme, 2012, p. 120. 39 Balzac, La Comédie Humaine - Le Secret des Ruggieri, op. cit., t. XI, p. 435. 40 Balzac, La Comédie Humaine - Le Martyr calviniste, op. cit., t. XI, p. 355. Mise en relief dans l’original. OeC01_2014_I-102AK2.indd 51 OeC01_2014_I-102AK2.indd 51 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 52 Michael Tilby n’hésitera pas à nommer le chef-d’œuvre de Scott du point de vue du plan. 41 Il est vraisemblablement permis de voir dans la description que fait Scott du laboratoire (ou « Pandaemonium » 42 ) de l’astrologue (et empoisonneur) italien Alasco, avec son « confus assemblage de substances hétérogènes et d’ustensiles extraordinaires » 43 , le point de départ de celui de Ruggieri dès le drame de Dumas. 44 Déjà chez Scott, l’astrologue est traité (par Varney) de « maudit charlatan, sorcier, empoisonneur » 45 . Et, dans une « note de l’auteur », Scott précise qu’ « il était assez ordinaire à ceux qui professaient les sciences mystiques de réunir les titres d’empoisonneur, de charlatan, d’alchimiste et d’astrologue » 46 . L’auteur écossais ne tait nullement son scepticisme à l’égard de l’astrologie de l’ère élisabéthaine. Il est dit d’Alasco que « comme beaucoup d’autres insensés de ce siècle, il avait perdu un temps précieux et dépensé de grosses sommes en se livrant à recherche du grand secret » 47 . Son ancien domestique Wayland finit par le dépasser comme « médecin ». Quant au juif Yoglan, il vend une drogue qui, selon les autres pharmaciens de Londres « n’existait que dans le cerveau dérangé de quelques alchimistes » 48 . A propos du comte de Leicester, qui s’adonne volontiers à la contemplation du ciel, l’auteur de Kenilworth précise : On sait que ce siècle avait une grande confiance dans les vaines prédictions de l’astrologie judiciaire ; et Leicester, quoique généralement exempt de toute autre superstition, n’était pas, sous ce rapport, supérieur à son siècle ; au contraire, on remarquait les encouragements donnés par lui aux professeurs de cette prétendue science. 49 La continuation de ce passage aurait très bien pu naître sous la plume de l’auteur du Secret des Ruggieri : 41 Cf. sa lettre à Mme Hanska du 20 janvier 1838 (Balzac, Honoré de, Lettres à Madame Hanska, éd. par Pierrot, Roger, t. I. Paris : Delta 1967). 42 (Scott, Walter), Œuvres de Walter Scott - Kenilworth, trad. par Defauconpret, Auguste-Jean-Baptiste. Paris : Furne, Gosselin et Perrotin, 1835, t. XI, p. 271. 43 Ibid., p. 272. 44 Les auteurs dramatiques (Scribe et Mélesville, Borie et Lemaître, Soumet) qui, les premiers, avaient pris leur sujet dans le roman de Scott omettent tous le personnage de l’astrologue. Soumet aurait prétendu s’être débarrassé de « cet astrologue empoisonneur, qui finit par se tromper lui-même et par périr sur sa mort-aux-rats » (Le Globe, 6 septembre 1827). 45 Scott, Œuvres de Walter Scott - Kenilworth, op. cit., p. 235. 46 Ibid., p. 471. 47 Ibid., p. 271. 48 Ibid., p. 156. 49 Ibid., p. 225. Leicester feint pourtant devant Varney une attitude de sceptique à l’égard de l’art de son astrologue (cf. ibid., p. 365). OeC01_2014_I-102AK2.indd 52 OeC01_2014_I-102AK2.indd 52 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Le roman historique des années 1830 53 En effet, le désir de connaître l’avenir, désir si général chez les hommes de tous les pays, se trouve surtout dans toute sa force parmi ceux qui s’occupent des mystères d’état, et qui passent leur vie au milieu des intrigues et des cabales des cours. 50 Les rapports intimes entre Leicester et Alasco, qui, avec les autres personnages principaux du roman de Scott, avaient fait leur réapparition, en 1828, dans Amy Robsart de Victor Hugo, préludent, en effet, ceux de Catherine et Ruggieri chez Balzac et Ainsworth. 51 Les deux allusions à Scott que renferme Le Martyr calviniste démentent en fait l’idée d’un simple refus de la part de Balzac de la « France walterscottée ». Balzac y rappelle d’abord le parti que Scott avait tiré de la manière dont les commis et apprentis des Aventures de Nigel interpellent ou interrogent les passants 52 , et ensuite salue son portrait des puritains d’Écosse. 53 Tout favorise la conclusion que sa prise de position contre la « walterscotterie » vise les imitateurs de Scott plutôt que ce dernier lui-même. A ce propos, l’article du Feuilleton des journaux politiques consacré aux Deux Fous du bibliophile Jacob, compte rendu que l’on n’attribue plus à Balzac, semble mieux résumer la pensée de celui-ci que ne le fait « l’article de camarade » qu’il consacre lui-même au même roman, où il proclame « Lire ce livre, c’est vivre dans le XVI e siècle » 54 . Le journaliste anonyme reproche à Lacroix d’utiliser un jargon archaïsant et d’avoir écrit, à la différence de Scott, pour des lecteurs du seizième siècle, et non point pour ceux du dix-neuvième. 55 Le même grief pourrait s’appliquer, dans un sens plus large, à Crichton, roman où la perspective adoptée est exclusivement celle présumée du seizième siècle. L’originalité de Balzac, par contre, réside dans une insistance sur la 50 Ibid., p. 225. 51 Ceci est surtout vrai dans la mesure où le Leicester de Scott (ibid., p. 226) et la Catherine d’Ainsworth (Ainsworth, Crichton, op. cit., t. I, p. 196) cherchent tous deux, mais en vain, à mettre en question un horoscope tiré par leur astrologue. 52 Cf. Balzac, La Comédie Humaine - Le Martyr calviniste, op. cit., t. XI, p. 210. Balzac avait fait allusion à la même scène dans son « Historique du procès auquel a donné lieu Le Lys dans la vallée » (ibid. - Le Lys dans la vallée, op. cit., t. IX, p. 923). Le portrait balzacien de Mme Fontaine déjà cité a été rapproché de celui de Dame Ursule dans Les Aventures de Nigel (cf. Garnand, Harry Jennings, The Influence of Walter Scott on the Works of Balzac. New York : Columbia University Press, 1926, p. 129). 53 Cf. Balzac, La Comédie Humaine - Le Martyr calviniste, op. cit., t. XI, p. 340. 54 Balzac, Honoré de, Œuvres diverses, éd. par Castex, Pierre-Georges e. a. Paris : Gallimard, 1990-1996, t. II, p. 656. 55 Cf. Balzac, Honoré de, Œuvres complètes de Balzac, éd. par la Société Balzacienne. Paris : Club de l’Honnête Homme, 1956, t. XXII, p. 622. Le même reproche fait surface dans l’article que le Feuilleton consacre la semaine suivante aux Mauvais Garçons d’Alphonse Royer (cf. ibid., p. 636). OeC01_2014_I-102AK2.indd 53 OeC01_2014_I-102AK2.indd 53 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 54 Michael Tilby perspective que partagent romancier et lecteur, et c’est là que Balzac pousse la leçon de Scott beaucoup plus loin. Les allusions directes au dix-neuvième siècle, dont celles qui consistent en un « aujourd’hui » déictique, sont d’un nombre à en faire un sujet qui rivalise avec le pittoresque du siècle de Ruggieri. Loin de se renfermer dans une capsule du temps impliquant une absence totale de réflexion sur le passé, l’auteur de Sur Catherine de Médicis fait d’une telle réflexion la raison d’être du roman historique. En plein accord avec la préoccupation de son siècle pour l’histoire universelle, qui s’y manifeste dans le groupement typiquement balzacien de personnages historiques de différentes époques (« Pitt, Luther, Calvin, Robespierre » ou bien « Potemkin, Mazarin, Richelieu » 56 ), Balzac croit fermement que le passé n’a de sens que par rapport au présent (ce qui expliquerait son parti, à première vue biscornu, de compléter les deux premiers volants de son triptyque par un rêve de Robespierre). L’art de Scott peut bien être plus autoréflexif que généralement reconnu 57 , Balzac va beaucoup plus loin que son modèle en mettant en relief le présent de l’écriture. Et non seulement le présent de l’écriture, mais l’acte d’écrire dans son intégralité. Pour Balzac, s’adonner au roman historique est indissociable d’un besoin d’en faire l’autocritique. Il ne se contente nullement d’exploiter, sous forme d’imitation, les poncifs du genre, jugeant nécessaire de se confronter perpétuellement aux contradictions innées de l’accouplement du roman et de l’histoire. Ainsi le roman historique qui renferme le Ruggieri de Balzac ne tire aucunement son originalité d’une prise de position en profondeur sur les capacités scientifiques ou politiques du personnage. Au contraire, la représentation balzacienne de l’astrologue ne cherche pas à trancher de telles questions, l’auteur se montrant disposé à tenir dans un état de suspension l’illusion d’une incarnation de pouvoirs occultes et sa mise en question rationaliste. Bref, le renouvellement du roman historique auquel procède l’auteur de Sur Catherine de Médicis ne fait point du personnage en tant que tel sa pierre d’achoppe. Il est possible cependant que cette mise en question, sans doute imparfaitement maîtrisée par Balzac, constitue à la fois l’intérêt et le côté faible de son roman. On peut aisément comprendre pourquoi, en relisant Le Secret des Ruggieri, l’auteur lui-même y décèle « la faiblesse d’une tête qui avait trop produit » 58 . 56 Balzac, La Comédie Humaine - Le Martyr calviniste, op. cit., t. XI, p. 341. 57 Cf. par exemple, Volker Neuhaus, « Illusion and narrative technique : the nineteenth-century historical novel between truth and fiction », Aesthetic Illusion. Theoretical and Historical Approaches, éd. par Burwick, Frederik et Pape, Walter. Berlin et New York : De Gruyter, 1990, p. 280. 58 Lettre de Balzac à Mme Hanska du 11 mai 1837 (Balzac, Lettres, op. cit.). OeC01_2014_I-102AK2.indd 54 OeC01_2014_I-102AK2.indd 54 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Œuvres & Critiques, XXXIX, 1 (2014) Totaliser l’Histoire en marche : de Gaule et France (1833) au « Drame de la France » (1833-1870) d’Alexandre Dumas Julie Anselmini Quels historiens cela ferait, que les poètes, s’ils consentaient à se faire historiens 1 ! En 1833, au moment où il publie l’essai historique Gaule et France 2 , Dumas (né en 1802) est un jeune auteur de trente et un ans qui est devenu célèbre en 1829 avec son drame Henri III et sa cour, et encore plus célèbre en 1831 avec son autre drame Antony, qui fut perçu comme « peut-être le plus grand événement littéraire de son temps » 3 ; en 1831, Charles VII chez ses grands vassaux et, en 1832, Richard Darlington, Teresa et La Tour de Nesle sont venus prolonger ces succès. Dumas n’est pas seulement ce dramaturge talentueux qui contribue, aux côtés de Hugo et d’autres encore, à l’assaut romantique des théâtres : il a déjà publié des Impressions de voyage en Suisse et écrit pour La Revue des Deux Mondes, en 1831 et 1832, des « Scènes historiques » 4 qu’il décrit comme « un genre de littérature qui tenait le milieu entre le roman et le drame […], où le dialogue alternait avec le récit » 5 . Quelle impulsion, quelle ambition le pousse alors à écrire ce vaste essai, Gaule et France, qui s’attache aux origines gauloises de la France et retrace les grandes lignes de son histoire jusqu’à l’avènement de Philippe de Valois 1 Dumas, Alexandre, « Un mot au lecteur », Les Compagnons de Jéhu [1857]. Paris : P.O.L., 1992, t. I, p. 5. 2 Le texte paraît pour la première fois chez Canel et Guyot. C’est à cette édition princeps que renvoient les citations du texte. 3 Du Camp, Maxime, « Souvenirs littéraires », La Revue des Deux Mondes, 15 juin 1882. 4 Dumas, Alexandre, Scènes historiques (Chroniques de France), La Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1831, 15 janvier 1832, 1 er novembre 1832, 1 er décembre 1832 et 15 décembre 1832. Il s’agit d’un état fragmentaire d’Isabel de Bavière, qui paraîtra en librairie en 1835. 5 Dumas, Alexandre, Mes Mémoires, éd. par Schopp, Claude. Paris : Laffont, 1989, t. II, chap. CCXXXI, p. 696. Le genre des scènes historiques avait notamment été mis à la mode par Ludovic Vitet. OeC01_2014_I-102AK2.indd 55 OeC01_2014_I-102AK2.indd 55 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 56 Julie Anselmini en 1328 ? Dans quelle mesure la dynamique enclenchée en 1833 va-t-elle déboucher sur l’entreprise totalisante d’écriture de l’Histoire que constitue ce « Drame de la France » que Dumas se flattera plus tard d’écrire à travers la somme de ses œuvres historiques 6 ? Cette production colossale, que l’écrivain poursuivra jusqu’à la fin de sa vie (1870), est-elle dans la droite ligne des théories esquissées dans Gaule et France, ou des infléchissements significatifs sont-ils notables au fil des années ? Après avoir resitué Gaule et France dans le contexte de la « rénovation » de l’histoire qui s’est opérée en France sous la Restauration, sur les traces d’Augustin Thierry notamment mais aussi de Walter Scott, nous verrons en quoi ce texte, bientôt complété par une « Introduction à nos Scènes historiques » qui lui tiendra lieu de préface, se présente lui-même comme un avant-propos à l’ensemble de l’entreprise historique dumasienne (qui prend un essor décisif dans les années 1840, avec la trilogie romanesque des Mousquetaires 7 ) ; nous tâcherons enfin de préciser les principales lignes de continuité mais aussi de rupture qui rapprochent ou éloignent le « Drame de la France » de Gaule et France. Écrire l’Histoire en 1833 Au début de la monarchie de Juillet, un jeune auteur avide de gloire a de bonnes raisons de se faire historien. Dès le début des années 1820, le public se montre en effet de plus en plus intéressé par l’histoire, qui promet de donner au XIX e siècle son « cachet » 8 . Quelles sont les causes de cet engouement ? On a souvent avancé, à juste titre, que le succès des romans de Walter Scott, traduits en France dès le milieu des années 1810, était pour beaucoup dans cette vogue. De fait, la curiosité passionnée que provoqua cet auteur est soulignée par des écrivains tels que Balzac ou Dumas ; ce dernier, au début des années 1820, compose deux drames « injouables » 9 (Ivanhoé et Les Puritains d’Écosse) adaptés de Scott, et il lui rend cet hommage appuyé : 6 Cf. Dumas, Les Compagnons de Jéhu, op. cit., t. II, chap. XLIV, p. 223 : « Balzac a fait une grande et belle œuvre à cent faces, intitulée La Comédie humaine. Notre œuvre, à nous, commencée en même temps que la sienne […], peut s’intituler Le Drame de la France ». 7 Les Trois Mousquetaires (1844) ; Vingt ans après (1845) ; Le Vicomte de Bragelonne (1848-1851). 8 Cf. Thierry, Augustin, Dix ans d’études historiques [1834]. Paris : Garnier, s. a. préface, p. 19 : « Le nombre et l’importance des publications qui parurent successivement de 1824 à la fin de 1830 […] donna lieu à cette opinion, déjà très répandue, que l’histoire serait le cachet du XIX e siècle, et qu’on lui donnerait son nom, comme la philosophie avait donné le sien au dix-huitième ». 9 Cf. Dumas, Mes Mémoires, op. cit., t. II, chap. CCLIII, p. 918 : « Ni l’un ni l’autre n’avaient été joués, et ni l’un ni l’autre n’étaient jouables. » Les Puritains d’Écosse fut écrit avec Frédéric Soulié. OeC01_2014_I-102AK2.indd 56 OeC01_2014_I-102AK2.indd 56 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 57 Walter Scott aux qualités instinctives de ses prédécesseurs joignait les connaissances acquises, à l’étude du cœur des hommes la science de l’histoire des peuples ; […] doué d’une curiosité archéologique, d’un coup d’œil exact, d’une puissance vivifiante, son génie résurrectionnel évoque toute une époque, avec ses mœurs, ses intérêts, ses passions […]. 10 Mais la révélation opérée par Scott est aussi évoquée par l’historien Augustin Thierry : Mon admiration pour ce grand écrivain était profonde ; elle croissait à mesure que je confrontais dans mes études sa prodigieuse intelligence du passé avec la mesquine et terne érudition des historiens modernes les plus célèbres. Ce fut avec un transport d’enthousiasme que je saluai l’apparition du chef-d’œuvre d’Ivanhoe [en 1819]. Walter Scott venait de jeter un de ses regards d’aigle sur la période historique vers laquelle, depuis trois ans, se dirigeaient tous les efforts de ma pensée. […] mon ardeur et ma confiance furent doublées par l’espèce de sanction indirecte qu’un de mes aperçus favoris recevait ainsi de l’homme que je regarde comme le plus grand maître qu’il y ait jamais eu en fait de divination historique. 11 Si Walter Scott a révélé aux auteurs un art - une manière à la fois dramatique et pittoresque - d’écrire l’histoire, l’intérêt pour celle-ci a aussi des causes plus profondes. En 1789, en amenant dans la société française des bouleversements sans précédent, en arrachant les contemporains à tous leurs repères antérieurs et en creusant avec le passé un fossé qui ne pourra plus être franchi - un « fleuve de sang » 12 , dit Chateaubriand -, la Révolution a fait naître, surtout chez les générations postérieures, une quête de continuité et de racines : « Nous sommes dans un temps où l’on veut connaître et où l’on cherche la source de tous les fleuves » 13 . Par l’étude du passé, il sera possible de surmonter le traumatisme révolutionnaire et de comprendre le présent, ce qui explique largement que l’Histoire envahisse (une fois, surtout, que se sont tues les trompettes de l’épopée napoléonienne) l’ensemble de la production littéraire, notamment le théâtre (le drame romantique est essentiellement historique) et le roman. 10 Dumas, Alexandre, « Introduction à nos feuilletons historiques », La Presse, 15 juillet 1836. 11 Thierry, Augustin, Lettres sur l’histoire de France (Première série, publiées dans le Courrier français [juillet à octobre 1820]). Citées par Gauchet, Marcel (éd.), Philosophie des sciences historiques : Le moment romantique. Paris : Seuil, 2002, p. 53. 12 Chateaubriand, François René de, Mémoires d’outre-tombe, éd. par Berchet, Jean- Claude. Paris : Bordas, 1989, t. I, V, 7, p. 305 : « Passe maintenant, lecteur ; franchis le fleuve de sang qui sépare à jamais le vieux monde dont tu sors, du monde nouveau à l’entrée duquel tu mourras ». 13 Vigny, Alfred de, « Réflexions sur la vérité dans l’Art » [1827], Cinq-Mars, éd. par Picherot, Annie. Paris : Gallimard, 1980, p. 21. OeC01_2014_I-102AK2.indd 57 OeC01_2014_I-102AK2.indd 57 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 58 Julie Anselmini Ajoutons qu’aux séismes de la Révolution et plus encore de la Terreur, succèdent d’autres secousses majeures : la chute fracassante de Napoléon I er , puis le nouvel exil des Bourbons et l’avènement de Louis-Philippe au lendemain de la révolution de juillet 1830 - révolution qui vient donner corps à ce que les historiens de la Restauration conçoivent déjà comme un principe essentiel d’intelligibilité du mouvement historique : l’idée de Nation 14 . Les Trois Glorieuses sont ainsi citées par Michelet comme la cause immédiate qui le conduit à entreprendre sa vaste Histoire de France : « Cette œuvre laborieuse d’environ quarante ans fut conçue d’un moment, de l’éclair de Juillet. Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit, et j’aperçus la France » 15 . Dumas, lui, a directement et activement pris part à ces journées révolutionnaires 16 , et cet événement l’a profondément marqué : il renforce chez lui des opinions progressistes et démocratiques qu’il ne cessera plus d’affirmer, et, dans l’immédiat, le « soleil de juillet » 17 fait mûrir Gaule et France, première ébauche du vaste « Drame de la France » qu’il élaborera par la suite. Gaule et France, un avant-propos au « Drame de la France » L’essai publié pour la première fois en 1833 couvre une période de plus de dix siècles. Dans un prologue, Dumas remonte en effet aux origines du peuplement aux « temps primitifs » de l’histoire biblique puis sous l’Antiquité romaine (jusqu’au sac de Rome par Alaric et au déferlement des troupes d’Attila dans les Gaules) ; il suit ensuite l’histoire de la Gaule sous la monarchie « franco-romaine » (la première partie, « Gaule - Race conquérante. Monarchie franco-romaine », s’étend des invasions des Huns, au milieu du V e siècle, au début du règne de Pépin-le-Bref en 751), sous la monarchie carolingienne (Deuxième partie : « Gaule - Monarchie franke »), puis sous la monarchie « nationale » inaugurée par l’avènement d’Hugues Capet en 987 (Dernière partie : « France - Race nationale. Monarchie française »). 14 Sur ce point, cf. Gauchet, Philosophie des sciences historiques. Le moment romantique, op. cit., pp. 32/ 33 : « La révolution de Juillet consacre les droits de la Nation. Elle intronise sans retour la légitimité représentative qui se cherchait depuis 1820 dans l’opposition à la légitimité dynastique. […] C’est précisément cette puissance collective qui s’est révélée dans la fulgurance des Trois Glorieuses ». 15 Michelet, Jules, Œuvres complètes - Histoire de France t. IV [1869], éd. par Viallaneix, Paul. Paris : Flammarion, 1974, préface, p. 11. 16 Sur ce point, cf. « Révolution de 1830 », Schopp, Claude, Dictionnaire Alexandre Dumas. Paris : CNRS, 2010, pp. 491/ 492, qu’on peut confronter à ce que raconte Dumas lui-même dans ses Mémoires aux chapitres CXLIII-CLIII. 17 Dumas, Gaule et France, op. cit., épilogue, p. 355. OeC01_2014_I-102AK2.indd 58 OeC01_2014_I-102AK2.indd 58 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 59 Pour écrire ce vaste résumé de l’histoire de la France de sa fondation jusqu’au début du XIV e siècle (1328), quelles sources l’auteur a-t-il utilisées ? Dumas a pu avoir facilement accès, au cours de ses années de formation en autodidacte (dans les années 1820), à la Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France de Claude-Bernard Petitot et Louis Jean Nicolas Monmerqué (1819-1829), à la Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France depuis la fondation de la monarchie française jusqu’au XIII e siècle de François Guizot (1823-1826) ou encore à la Collection des chroniques nationales françaises du XIII e au XVI e siècle d’Alexandre Buchon (1824-1829). Il considère néanmoins qu’en 1831 il « ne savai[t] pas le premier mot [de l’histoire de France] - excepté ce qui avait rapport à Henri III ». 18 Sur le conseil de son ami Delanoue, il découvre alors l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands (1825) et les Lettres sur l’histoire de France (1827) d’Augustin Thierry, les Études historiques de Chateaubriand (1831), ainsi que leurs sources : Jornandès, Zozime, Sidoine Apollinaire, Grégoire de Tours, etc. 19 Gaule et France se fonde ainsi (directement ou indirectement) sur une multitude de chroniques écrites par des auteurs appartenant aux différentes périodes embrassées par l’essai 20 : ce sont principalement Zozime, Jornandès, Grégoire de Tours, Frédégaire et Éginhard pour le prologue et la première partie ; Éginhard, Abbon et Frodoard pour la deuxième partie ; Guillaume de Nangis, Helgald, Jean de Serre, Guillaume de Tyr, Guibert de Nogent, Suger, Rigord et Guillaume Lebreton pour la troisième partie. Si on en croit ses Mémoires, Dumas aurait du reste découvert ces sources à mesure qu’il les faisait découvrir à ses lecteurs : « C’était une chose singulière que l’exécution de ce livre : j’apprenais moi-même pour apprendre aux autres » 21 . Est-ce parce qu’elles sont quelque peu mal digérées qu’elles sont exhibées de manière aussi ostentatoire (dans les nombreuses notes de bas de pages de l’auteur, mais parfois aussi dans le corps même du texte) ? Dumas veut-il prouver son statut d’historien en faisant ainsi continûment référence à ses sources ? Dans ses notes, il renvoie également à maintes reprises aux travaux d’historiens contemporains dont il s’est inspiré, et à qui il rend hommage : Guizot, Sismondi, mais surtout Chateaubriand, souvent cité, et plus encore Augustin Thierry, référence majeure à tel point qu’on reprochera à Dumas de l’avoir plagié 22 . 18 Dumas, Mes Mémoires, op. cit., t. II, chap. CCXXXII, p. 699. 19 Cf. à ce sujet le chapitre CCXXXII de Mes Mémoires. 20 « J’écrivais Gaule et France, ouvrage qui me fatiguait beaucoup comme recherches », se souviendra Dumas dans Mes Mémoires (op. cit., t. II, chap. CCXXXIV p. 718). 21 Dumas, Mes Mémoires, op. cit., t. II, chap. CCLIII, p. 917. 22 « Dieu avait fait d’Augustin Thierry un mineur, et de moi un orfèvre », préférera considérer Dumas (Mes Mémoires, op. cit., t. II, chap. CCXXXII, p. 702). OeC01_2014_I-102AK2.indd 59 OeC01_2014_I-102AK2.indd 59 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 60 Julie Anselmini De fait, il n’emprunte pas seulement à Thierry la trame des événements, mais aussi les partis pris méthodologiques : il lui emboîte par exemple le pas dans sa graphie des noms propres, qu’il écrit Hlode-wig (Clovis), Hilde-rik (Childéric), Karl-le-Grand (Charlemagne) ou Lod-her (Lothaire), ou encore en adoptant son concept central de « races » (qui sera contesté par Michelet). Enfin, il partage les positions idéologiques (libérales et progressistes) de Thierry, pour qui l’histoire a d’évidents enjeux politiques, comme il l’écrit : La rénovation de l’histoire de France, dont je signalais vivement le besoin, se présentait à moi sous deux faces : l’une scientifique et l’autre politique. J’invoquais à la fois une complète restauration de la vérité altérée ou méconnue, et une sorte de réhabilitation pour les classes moyennes et inférieures, pour les aïeux du tiers-état mis en oubli par nos historiens modernes. 23 De même, le projet de Dumas, qui, sur les pas de Thierry, aspire aux « hautes fonctions d’historiographe de la liberté française » 24 , est foncièrement démocratique. Au-delà d’une logique purement événementielle, et tout en soulignant à chaque stade important les progrès des mœurs, des lettres et des arts, il met en évidence la formation et l’évolution des grands ordres politique et sociaux (voués à être subsumés dans la Nation) : la Royauté (élective, puis héréditaire), la Noblesse (d’abord « cheftainerie », puis féodalité), l’Église (« championne » du peuple avant d’en trahir la cause), et le Peuple. Mais il est particulièrement attentif au mouvement de constitution et d’émancipation de ce dernier 25 - émancipation et naissance du Peuple étant en réalité une seule et même chose, puisqu’ « [i]l n’y a pas de peuple sans liberté » 26 . Avec Gaule et France, Dumas accumule donc une érudition historique qui lui sera précieuse pour toute son œuvre ultérieure ; il acquiert une vision surplombante de la généalogie des grandes forces sociales dont il montrera les rapports de force et les mutations ; il repère enfin les manifestations de cette émancipation progressive du peuple qui sera une ligne directrice majeure de sa vision du mouvement historique. 23 Thierry, Lettres sur l’histoire de France [1820]. Citées par Leterrier, Sophie-Anne dans Le XIX e siècle historien. Anthologie raisonnée. Paris : Belin, 1997, p. 32. 24 Ibid. Cité par Leterrier, op. cit., p. 98. 25 « Quant à nous, nous essaierons de ne pas perdre de vue ce peuple, qui est le seul ancêtre du peuple français ; et pour cela, nous ne détournerons pas un instant nos regards de ces hommes qui, subissant les conséquences de la double conquête de la civilisation et de la barbarie, de Gaulois qu’ils étaient, sont devenus Romains avec César, et de Romains que les avait faits César, se sont réveillés esclaves avec Hlode-wig », lit-on par exemple dans la première partie de l’essai. 26 Dumas, Le Docteur mystérieux [1872], éd. par Wagner, Nicolas. Paris-Genève : Slatkine, 1980, chap. XXXVI, deuxième partie, p. 115. OeC01_2014_I-102AK2.indd 60 OeC01_2014_I-102AK2.indd 60 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 61 Gaule et France n’est pas seulement un creuset de l’œuvre à naître. Deux textes au statut particulier, dans cet essai, lui attribuent explicitement le statut d’introduction à la production ultérieure, tout en lui conférant une importante dimension théorique. Le premier de ces deux textes est l’épilogue, qui brosse à grands traits la suite de l’histoire de la France, de l’avènement de Philippe VI aux Trois Glorieuses, et qui constitue à la fois un essai de philosophie historique (le providentialisme de l’auteur, nous y reviendrons, y est clairement exprimé) et un essai de philosophie politique ; il s’achève notamment sur quelques pages prophétiques 27 dans lesquelles Dumas éclaire « le gouffre où va s’engloutir le gouvernement actuel » et annonce la chute logique du régime monarchique, destiné à être emporté pacifiquement et progressivement par une « révolution parlementaire » pour céder la place à une « magistrature quintennale » [sic] dirigée par un homme « né parmi le peuple » 28 , pages très polémiques à l’encontre du régime de Louis-Philippe, et qui disparaîtront d’ailleurs, comme trop subversives, des éditions suivantes. Enfin, cet épilogue confère à Gaule et France le statut d’introduction à l’œuvre à venir (voir pp. 341/ 342) et dresse déjà le plan de celle-ci : plan ambitieux, puisqu’il va des débuts de la Guerre de Cent Ans au Premier Empire. Le second de ces textes est une « Introduction à nos Scènes historiques » qui est ajoutée en guise de préface à Gaule et France à partir de l’édition Gosselin de 1842, et qui acquiert officiellement le statut d’avant-propos dans l’édition Lévy frères de 1854. Avant cela, ce texte liminaire a paru dans le journal quotidien La Presse sous le titre « Introduction à nos feuilletons historiques » le 15 juillet 1836, précédant une série de « Scènes historiques » qui furent ensuite réunies en volume sous le titre La Comtesse de Salisbury. Ce texte, particulièrement riche, opère d’une part un bilan des conceptions de Dumas en matière d’écriture historique. Le constat suivant est établi par l’auteur : entre les livres d’histoire à proprement parler, exacts mais ennuyeux, les chroniques d’époque, dont la lecture « cause une fatigue que les hommes spéciaux 29 ont seuls le courage de supporter », et le genre du roman historique (qui, selon Dumas, n’a encore produit en France que deux chefs-d’œuvre : Cinq-Mars de Vigny et Notre-Dame de Paris de Hugo, et qui dans la majorité des cas « n’est qu’une lanterne magique sans lumière, sans couleur et sans portée »), il y a une place à prendre. Gaule et France 27 Cf. Dumas, Mes Mémoires, op. cit., t. II, chap. CCXXXVI, p. 738 : « Gaule et France [est un] ouvrage bien incomplet au point de vue de la science, mais singulièrement remarquable au point de vue de la prédiction qui le termine », et t. II, chap. CCLIII, p. 917 : « Gaule et France […] se termine par la plus étrange prophétie qui ait jamais été imprimée seize ans à l’avance [avant 1848] ». 28 Dumas, Gaule et France, op. cit., épilogue, pp. 372-375. 29 Il faut comprendre : les spécialistes. OeC01_2014_I-102AK2.indd 61 OeC01_2014_I-102AK2.indd 61 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 62 Julie Anselmini prétend naviguer entre ces trois écueils (l’ennui, l’illisibilité, l’affabulation), et trouver un « régime » d’écriture idéal, permettant de mettre l’histoire à la portée du grand nombre sans la « maigrir » ni la « défigurer ». D’autre part, comme l’épilogue de Gaule et France, l’ « Introduction » qualifie ce dernier texte de « longue préface » à l’œuvre future et annonce une série de « chroniques » où, dit Dumas, « nous abandonnerons la concision chronologique pour le développement pittoresque ». De fait, les « Scènes historiques » de La Comtesse de Salisbury, pré-publiées dans La Presse du 15 juillet au 11 octobre 1836, s’ouvrent tout juste dix ans après l’époque sur laquelle s’achevait Gaule et France : elles nous ramènent en 1338 et aux débuts de la Guerre de Cent Ans entre Philippe VI et Édouard III. On remarquera aussi que la dernière référence citée dans Gaule et France, le chroniqueur Froissart, constitue le principal hypotexte de La Comtesse de Salisbury (sous-titré : Chronique de France). On le voit, Gaule et France est donc le creuset mais aussi le premier fragment de l’œuvre future, qui se déploiera, de façon quasi systématique, à partir de 1836, en exploitant le « filon d’or » 30 de l’histoire. Pour ne citer que quelques romans : La Reine Margot, La Dame de Monsoreau et Les Quarante- Cinq (1845-1848) reviennent sur les règnes de Charles IX et Henri III, le cycle des Mousquetaires (1844-1851) sur ceux de Louis XIII et Louis XIV, Olympe de Clèves (1852) sur celui de Louis XV, et de nombreux romans, enfin (nous y reviendrons), sur le règne de Louis XVI et l’époque révolutionnaire et post-révolutionnaire. Continuité et ruptures du projet dumasien, de 1833 à 1870 : « chaîne vitale » des passions et personnages fictifs L’œuvre colossale entreprise par Dumas dès 1833 31 , et qui ne prend fin qu’avec sa vie (ou plutôt ne prend pas fin, puisque certains romans sont restés inachevés, comme Le Chevalier de Sainte-Hermine, exhumé il y a quelques années par Claude Schopp), revêt explicitement une dimension totalisante 32 ; c’est à La Comédie humaine que Dumas compare son œuvre au 30 Dumas, Mes Mémoires, op. cit., t. II, chap. CCXXXII, p. 698. 31 Et même, si on l’en croit, dès 1831. Cf. ibid., t. II, chap. CCXXXII, p. 698 : « Mes Scènes historiques sur le règne de Charles VI [1831/ 1832] furent un des premiers succès de La Revue des Deux Mondes./ Ce succès me décida à faire une suite de romans qui s’étendraient du règne de Charles VI jusqu’à nos jours. ». 32 L’idée de totalité s’applique ici à la fois à la synchronie (comme cohérence organique des composantes d’une période donnée) et en diachronie (comme unité interne d’un développement, sur un temps très long). OeC01_2014_I-102AK2.indd 62 OeC01_2014_I-102AK2.indd 62 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 63 moment où il invente, en 1857, cette expression de « Drame de la France » 33 qui en dévoile rétrospectivement l’unité : « Balzac a fait une grande et belle œuvre à cent faces, intitulée La Comédie humaine. Notre œuvre, à nous, commencée en même temps que la sienne […], peut s’intituler Le Drame de la France » 34 . Le projet est par ailleurs démocratique dans son essence : « Apprendre l’histoire au peuple, dira l’auteur à la fin de sa vie, c’est lui donner ses lettres de noblesse, lettres de noblesse inattaquables et contre lesquelles il n’y aura pas de nuit du 4 août » 35 ; et il citera avec orgueil un compliment de Michelet (« l’homme que j’admire comme historien, et je dirai presque comme poète au dessus de tous »), qui l’aurait félicité en ces termes : « Vous avez appris plus d’histoire au peuple que tous les historiens réunis ». En quoi cette vaste entreprise d’instruction publique (autant que de divertissement) est-elle restée conforme aux conceptions exprimées dès 1833 ? En quoi s’est-elle détachée de celles-ci ? Tout d’abord, la continuité et la cohérence de ce projet sont évidentes. On a déjà souligné, d’un point de vue chronologique, la quasi-systématicité du projet dumasien. Mais cette cohérence est aussi celle de méthodes définies dès l’ « Introduction à nos feuilletons historiques ». Une idée centrale de Dumas (également énoncée par Balzac 36 ) est en effet qu’il ne faut pas se contenter d’exhumer le « squelette chronologique » d’une époque : […] nous nous sommes convaincu que les dates et les faits chronologiques ne manquaient d’intérêt que parce qu’aucune chaîne vitale ne les unissait entre eux, et que le cadavre de l’histoire ne nous paraissait si repoussant que parce que ceux qui l’avaient préparé avaient commencé par en extraire le sang, puis par enlever les chairs nécessaires à la ressemblance, les muscles nécessaires au mouvement, enfin les organes nécessaires à la vie […]. 37 33 Peut-être naît-elle d’une réminiscence de Victor Cousin, qui déclare dans « De la philosophie de l’histoire » (1823) : « La vie de l’humanité se compose d’un certain nombre d’événements qui se suivent, mais dont chacun, considéré en lui-même, forme […] un drame plus ou moins long, qui a ses commencements, son progrès et sa fin. Ces différents drames sont les différentes époques de l’humanité. » (Cité par Gauchet dans Philosophie des sciences historiques. Le moment romantique, op. cit., p. 189). 34 Dumas, Les Compagnons de Jéhu, op. cit, t. II, chap. XLIV, p. 223. 35 Dumas, Le Docteur mystérieux, op. cit., deuxième partie, chap. XXXVI, p. 115. 36 Cf. l’Avertissement du Gars [ca. 1828], de la première version des Chouans : Balzac évoque l’ambition « de ne plus faire […] de l’histoire un charnier, une gazette, […] un squelette chronologique ». (éd. par Regard, Maurice. Paris : Garnier, 1964, p. 423. 37 Dumas, « Introduction à nos feuilletons historiques ». Nous citons le texte tel que paru dans La Presse le 15 juillet 1836. OeC01_2014_I-102AK2.indd 63 OeC01_2014_I-102AK2.indd 63 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 64 Julie Anselmini Filant une métaphore organique qui n’a rien d’étonnant, puisque les sciences naturelles offrent alors un puissant paradigme pour les autres sciences et pour l’art même, et refusant de faire de l’histoire « un squelette sans cœur » (comme les simples chroniqueurs) ou un « mannequin sans squelette » (comme les mauvais romanciers historiques), Dumas affirme ainsi qu’il veut reconstituer tout l’organisme d’une époque, et même rendre vie à celle-ci, usant d’une métaphore de la résurrection qu’on trouve déjà chez Scott et qu’on retrouve également chez Vigny 38 ou Michelet (qui la reprend à son compte dans son fameux projet de « résurrection de la vie intégrale » 39 ). Or quel est ce souffle vital que l’historien doit ressaisir derrière chaque époque de l’histoire et ses acteurs ? Ce sont notamment les passions de l’homme : Le seul moyen […] serait donc, selon nous, aussitôt qu’on a fait le choix d’une époque, de bien étudier les intérêts divers qui s’y agitent entre le peuple, la noblesse et la royauté ; de choisir parmi les personnages principaux de ces trois ordres ceux qui ont pris une part active aux événements accomplis pendant la durée de l’œuvre que l’on exécute ; de rechercher minutieusement quels étaient l’aspect, le caractère et le tempérament de ces personnages, afin qu’en les faisant vivre, parler et agir dans cette triple unité, on puisse développer chez eux les passions qui ont amené ces catastrophes désignées au catalogue des siècles par des dates et des faits auxquels on ne peut s’intéresser qu’en montrant la manière vitale dont ils ont pris place dans la chronologie. 40 Cet intérêt pour la vie intérieure des acteurs historiques se retrouve évidemment dans l’ensemble du « Drame de la France ». Si l’on prend l’exemple du principal cycle révolutionnaire de Dumas, les Mémoires d’un médecin 41 , on se souvient ainsi que le discrédit de Marie-Antoinette, qui explique en partie la chute de la royauté, est provoqué par sa coquetterie, qui la rend victime des intrigues de Jeanne de La Motte dans Le Collier de la reine. De même, un épisode-clef des derniers jours de la monarchie, la fuite et l’arrestation du roi à Varennes (juin 1791), est justifié par une superstition de Louis XVI, qui a pris peur après avoir contemplé un portrait de Charles I er d’Angleterre (mort sur l’échafaud en 1649) 42 . Les commentaires dépréciateurs et parfois méprisants qui ont été formulés sur l’œuvre de Dumas, qui s’est vu repro- 38 Cf. Vigny, « Réflexions sur la vérité dans l’Art », op. cit., p. 29. 39 Michelet, Histoire de France, op. cit. préface, p. 12. 40 Schopp, Claude, « Préface », Dumas, Alexandre, Les Borgia, éd. par Schopp, Claude. Paris : Archipoche, 2011, p. 2. 41 Il est composé de quatre romans : Joseph Balsamo (1846-1848), Le Collier de la reine (1849/ 1850), Ange Pitou (1851) et La Comtesse de Charny (1852-1855). 42 Cf. Dumas, René Besson, un témoin de la Révolution [1862]. Paris : Bourin, 1989, chap. XVII, p. 263. OeC01_2014_I-102AK2.indd 64 OeC01_2014_I-102AK2.indd 64 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 65 cher de regarder l’histoire par le petit bout de la lorgnette et de ne proposer qu’une collection amusante d’anecdotes pittoresques, relèvent ainsi d’un contre-sens : c’est par désir de comprendre les ressorts profonds de l’histoire que Dumas fouille l’intimité des souverains et plus généralement des acteurs d’une époque. Il affirme dans Les Compagnons de Jéhu : […] pour qu’un jugement soit juste, pour que le tribunal d’appel, qui n’est autre que la postérité, confirme l’arrêt des contemporains, il ne faut point éclairer un seul côté de la figure que l’on a à peindre : il faut en faire le tour, et, là où ne peut arriver le soleil, porter le flambeau et même la bougie. 43 En revanche, il est un principe sur lequel Dumas reviendra assez vite : il concerne la présence ou non de personnages d’invention dans les œuvres historiques. L’« Introduction » de 1836 refuse clairement qu’« aucun personnage d’imagination » vienne « se mêler aux personnages réels ». Or, dès Acté (1839), roman qui met en scène Néron dans les derniers mois de son règne, tout en montrant le passage du paganisme au christianisme, Dumas transgresse cette règle en peignant la passion de l’empereur pour une héroïne éponyme inventée de toutes pièces. Mais c’est surtout à partir des années 1840 qu’il abandonne ce principe, en même temps qu’il se tourne résolument vers le roman 44 . Sans doute ce dernier genre lui semble-t-il en définitive plus propre à accomplir le double but qu’il s’est fixé : « instruire et amuser » 45 ; en outre, l’auteur pragmatique qu’est Dumas y est incité par le formidable succès des Mystères de Paris d’Eugène Sue, paru en feuilleton dans Le Journal des Débats en 1842/ 1843, et il est confirmé dans cette voie par l’accueil triomphal reçu par son propre roman Les Trois Mousquetaires, paru en feuilleton dans Le Siècle entre mars et juillet 1844. Cette dernière œuvre est une étape décisive dans la maturation mais aussi la mutation du projet de Dumas : s’y invente en effet la véritable formule du roman historique dumasien, qui s’imposera comme le paradigme même du genre pour les générations ultérieures (de Michel Zévaco à Chantal Thomas, en passant par Robert Merle, quel romancier historique ne s’est pas peu ou prou réclamé de Dumas ? ). Ce célébrissime roman (à partir duquel l’auteur 43 Dumas, Les Compagnons de Jéhu, op. cit., t. II, chap. XXXVI, p. 103. 44 Dumas continue néanmoins à publier des récits proprement historiques, qui nourrissent les romans écrits parallèlement : Louis XIV et son siècle (1844), Les Médicis (1845), Louis XV et sa cour (1849), La Régence (1849), Louis XVI (1850/ 1851), Le Drame de 93 (1851), Les Grands Hommes en robe de chambre [César, Henri IV, Richelieu] (1855/ 1856). 45 Cf. Dumas, Les Compagnons de Jéhu, op. cit., t. II, chap. XXXVI, p. 101 : « Du jour où nous avons mis la main à la plume […], nous avons eu un double but : instruire et amuser. Et nous disons instruire d’abord ; car l’amusement, chez nous, n’a été qu’un masque à l’instruction. ». OeC01_2014_I-102AK2.indd 65 OeC01_2014_I-102AK2.indd 65 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 66 Julie Anselmini se fait essentiellement romancier historique, au détriment du drame 46 ) est en effet écrit à partir de mémoires apocryphes (les Mémoires de M. d’Artagnan publiés en 1700 par Courtilz de Sandras), et l’auteur y reverse toute l’érudition qu’il acquiert en écrivant parallèlement Louis XIV et son siècle (dont le titre signale l’intertextualité voltairienne 47 ) ; mais il verse aussi toute sa fantaisie débridée en même temps que sa sagesse dans certain cadet de Gascogne et ses compagnons ; il groupe « tout le VRAI d’[un] siècle », comme y invitait Vigny, « autour d’un centre inventé » 48 ; il campe des héros « moins réels que beaux, ou plutôt grands et complets » 49 . Ce faisant, Dumas (puissamment secondé par son collaborateur Maquet) s’affranchit des contraintes un peu trop drastiques de la réalité, sans renoncer pour autant à une vérité supérieure, qui, comme le proclamait Vigny dès 1827 50 , appartient à l’Art - mais, en l’occurrence, à un art dont l’ambition reste bien de dire, et de dire véridiquement, l’Histoire. Faire comparaître les événements devant le « tribunal » de la postérité : progressisme et providentialisme, fils directeurs de l’œuvre dumasienne Quelle est, aux yeux de Dumas, cette vérité supérieure qui se manifeste dans l’Histoire et que l’historien, tout comme le romancier historique digne de ce nom, doivent par conséquent eux aussi rendre manifeste ? C’est (comme pour Hugo ou Michelet) la « grande et inévitable loi du progrès » 51 qui détermine le mouvement d’émancipation du peuple, mouvement inauguré par l’affranchissement des Communes au XII e siècle 52 , qui connaît son acmé 46 Après 1844, l’essentiel de la production de Dumas pour la scène sera constitué par des adaptations de ses romans, notamment pour le Théâtre-Historique fondé en 1847 (et qui fera faillite trois ans plus tard). 47 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV [1751]. 48 Vigny, « Réflexions sur la vérité dans l’Art », op. cit., p. 24. 49 Ibid., p. 25. 50 Ibid., p. 22 : « […] je ne puis m’empêcher de jeter ici ces réflexions sur la liberté que doit avoir l’imagination […] de faire céder parfois la réalité des faits à l’IDÉE que chacun d’eux doit représenter aux yeux de la postérité, enfin sur la différence que je vois entre la VÉRITÉ de l’Art et le VRAI du Fait ». 51 Dumas, Gaule et France, op. cit., p. 141. 52 Dumas s’étend abondamment sur cet épisode dans la troisième partie de Gaule et France, soulignant à propos de la Commune de Cambrai que c’était « un véritable essai du pouvoir démocratique jeté en enfant perdu au milieu de la France féodale. » (ibid., p. 192) ; un peu plus loin, il qualifie la Commune de Laon de « première révolution populaire » et la met en parallèle avec la Révolution de 1789 (ibid., pp. 228/ 229). OeC01_2014_I-102AK2.indd 66 OeC01_2014_I-102AK2.indd 66 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 67 avec la Révolution française, et qui est appelé à se poursuivre au-delà de celle-ci, malgré des soubresauts et d’apparents retours en arrière - la ligne du progrès, chez Dumas comme Hugo, n’étant pas une ligne droite mais une ligne brisée et discontinue, même si le « fil » du progrès, « ce fil qui s’atténue quelquefois au point de devenir invisible, […] ne casse jamais » 53 . Cette croyance au progrès, étroitement liée chez Dumas à des positions démocratiques qui ne cesseront de se renforcer, se manifeste par des propos directement assumés par l’auteur ou confiés à des personnages 54 , mais aussi par la prépondérance de l’époque révolutionnaire dans le « Drame de la France ». Dumas y revient tout au long de sa vie 55 : Le Chevalier de Maison-Rouge (1845/ 1846), Joseph Balsamo (1846-1848), Le Collier de la reine (1849/ 1850), Ange Pitou (1851), René Besson, un témoin de la Révolution (1862) peignent la fin du règne de Louis XVI et la Révolution ; Blanche de Beaulieu (1831), La Femme au collier de velours (1849), La Comtesse de Charny (1852- 1855), Ingénue (1854/ 1855), Création et Rédemption 56 (1869) reviennent plus particulièrement sur la Terreur (qui pose problème à notre auteur : ce n’est qu’avec Création et Rédemption que la Révolution dans son entier - Terreur comprise - semble définitivement acceptée 57 ). La Révolution est donc au centre de l’œuvre dumasienne ; plus largement, l’ensemble du « Drame de la France » peut être lu comme ce « grand système de la décadence monarchique » 58 que Dumas affirme dès 1833 vouloir mettre en évidence à partir de l’avènement de Philippe VI, qui constitue à ses yeux le « point culminant » de la « monarchie nationale » 59 : 53 Hugo, Victor, La Légende des Siècles [1859], éd. par Millet, Claude. Paris : Librairie Générale Française, 2000, préface, p. 45. 54 Cf. par exemple Dumas, Joseph Balsamo. éd. par Schopp, Claude. Paris : Laffont, 1990, chap. CVI, p. 836 : « Je crois que la loi du monde, la première, la plus puissante de toutes, est celle du progrès », déclare Balsamo. 55 Dumas écrira à la fin de sa vie : « Que l’on ne s’étonne pas que celui qui écrit ces lignes s’étende avec une si profonde vénération sur tous les détails de notre grande, de notre sainte, de notre immortelle Révolution ; ayant à choisir entre la vieille France, à laquelle appartenaient ses aïeux, et la France nouvelle, à laquelle appartenait son père, il a opté pour la France nouvelle ; et, comme toutes les religions raisonnées, la sienne est pleine de confiance et de foi. » (Dumas, Le Docteur mystérieux, op. cit., deuxième partie, chap. XXVII, pp. 22/ 23). 56 En 1872, l’édition Lévy (posthume) décompose l’œuvre en deux volumes : Le Docteur mystérieux et La Fille du marquis. 57 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre article : « Franchir le fleuve de sang : représentation et transgression dans les romans de la Terreur d’Alexandre Dumas », Les Frontières en question, sous la dir. de Scarpa, Sébastien e. a. Grenoble : PUG, 2007, pp. 189-199. 58 Dumas, Gaule et France, op. cit., épilogue, p. 359. 59 Ibid., p. 342. OeC01_2014_I-102AK2.indd 67 OeC01_2014_I-102AK2.indd 67 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 68 Julie Anselmini « La Reine Margot, La Dame de Monsoreau et Les Quarante-cinq sont les romans de la décadence de la seigneurie, le cycle des Mousquetaires les romans de la fin de la seigneurie et de la naissance de l’aristocratie, les Mémoires d’un médecin […] les romans de l’abaissement et de la mort de l’aristocratie ; Les Blancs et les Bleus, Les Compagnons de Jéhu et Hector de Sainte-Hermine les romans du passage à la république future » 60 . Or cette loi d’un progrès tendu vers la démocratie est aussi loi providentielle. Dès 1833 et tout au long de son œuvre, Dumas ne cesse d’affirmer la présence d’une « divinité qui veille à la loi du progrès, de quelque nom qu’on la nomme, Dieu, Nature ou Providence » 61 , qui se manifeste de manière éclatante lors de certains épisodes phares de l’Histoire, et qui, toujours active, préside à l’ensemble du mouvement historique 62 . C’est dans cette perspective providentialiste qu’on comprendra le rôle et le statut des grands hommes qui ne sont en réalité que des pions disposés et déplacés selon ses vues par la Providence. Cette conception s’exprime par exemple à propos de Charlemagne : […] c’est un de ces prédestinés qui naissent longtemps à l’avance dans la pensée de Dieu, et qu’il envoie à la terre quand le jour de leur mission est arrivé : alors des choses merveilleuses s’opèrent, que l’on croit faites par des mains humaines ; car, comme la cause visible est là, on rapporte tout à cette cause, et ce n’est qu’après la mort de ces envoyés célestes, qu’en examinant le but auquel ils croyaient parvenir, et le résultat auquel ils sont arrivés, on reconnaît un instrument agissant selon la pensée de Dieu, au lieu d’une créature obéissant à sa volonté humaine, et qu’on est forcé d’avouer que plus le génie est grand, plus il est aveugle. 63 On retrouve une telle conception développée dans l’épilogue à propos de Napoléon 64 , et elle s’exprime également dans maints passages du « Drame de la France » (où Napoléon reste une figure centrale, notamment dans Les Blancs et les Bleus, Les Compagnons de Jéhu, Le Chevalier de Sainte-Hermine et Conscience l’innocent). C’est également dans cette optique providentialiste qu’on peut comprendre le rôle historique attribué aux personnages fictifs : pour reprendre l’exemple du cycle des Mousquetaires, Anne d’Autriche n’aurait pas résisté à la vengeance de Mazarin sans l’intervention des vaillants Mousquetaires (c’est la fameuse expédition des ferrets dans Les 60 « Histoire », Schopp, Dictionnaire, op. cit., p. 268. 61 Dumas, Gaule et France, op. cit., épilogue, p. 355. 62 J’ai développé ce point au chapitre X de mon ouvrage Le Roman d’Alexandre Dumas père ou la Réinvention du merveilleux. Genève : Droz, 2010. 63 Dumas, Gaule et France, op. cit., pp. 84/ 85. 64 Cf. ibid., pp. 359-363. OeC01_2014_I-102AK2.indd 68 OeC01_2014_I-102AK2.indd 68 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 69 Trois Mousquetaires) ; le jeune Louis XIV n’aurait pas échappé à la Fronde sans d’Artagnan (Vingt ans après), et Charles II d’Angleterre n’aurait pas recouvré son trône sans les quatre amis. Les héros d’imagination viennent donc seconder le mouvement de l’Histoire - et sont broyés sous sa roue quand celle-ci les dépasse : exit les Mousquetaires (à l’exception du plus roué d’entre eux, Aramis) lorsqu’arrive au zénith l’astre absolu de Louis XIV ; exit le noble chevalier de Maison-Rouge ou le comte de Charny, quand sombre la monarchie avec Louis XVI. Ce fil directeur de l’Histoire, le progrès démocratique, n’est pas seulement identifié comme tel par les commentaires de l’auteur ou thématisé dans son œuvre ; il détermine aussi l’énonciation de cette œuvre, à partir du moment où celle-ci abandonne le modèle de la chronique pour s’afficher résolument comme œuvre romanesque. Le point de vue de Dumas, dans les « Scènes historiques », reste en effet le point de vue immanent du chroniqueur, tributaire de ce dont il a été, directement ou indirectement (comme c’est évidemment le cas pour Dumas) témoin. Or du moment qu’il libère sa production de ses sources en l’ouvrant sans scrupule à l’imagination (on a vu que ce geste s’accomplissait au début des années 1840), le romancier peut adopter un point de vue surplombant qui est celui de Dieu même, jaugeant les événements à l’aune d’un dessein supérieur : l’avènement de la liberté sur la scène de l’Histoire - ou, comme dit Hugo, le « mouvement d’ascension [de l’humanité] vers la lumière » 65 . Sans déparer les époques de leur couleur propre, Dumas les convoque, avec tous leurs acteurs, devant un tribunal suprême, celui de la postérité, qui est aussi celui d’un Jugement dernier avant l’heure. Dans « Mission de l’historien », l’écrivain se présente ainsi à la fois en mage tout-puissant et en Juge souverain : Un des privilèges les plus magnifiques de l’historien, ce roi du passé, c’est de n’avoir, lorsqu’il parcourt son empire, qu’à toucher de sa plume les ruines et les cadavres pour bâtir les palais et ressusciter les hommes ; à sa voix, comme à celle de Dieu, les ossements épars se rejoignent, les chairs vivantes les recouvrent, des costumes brillants les revêtent ; et, dans cette Josaphat immense où trois mille siècles conduisent leurs enfants, il n’a qu’à choisir les élus de son caprice et qu’à les appeler par leurs noms pour qu’à l’instant même ceux-là soulèvent avec leur front la pierre de leur tombe, écartent de la main les plis de leur linceul et répondent, comme Lazare au Christ : « Me voilà, Seigneur ; que voulez-vous de moi ? » 66 « […] c’est dans le passé qu’il faut chercher le secret de l’avenir. Le présent a presque toujours un masque, et le passé, évoqué à la voix de l’histoire, 65 Hugo, La Légende des Siècles, op. cit., préface, p. 44. 66 Ce texte, paru dans La Lanterne magique en 1835, est reproduit dans Œuvres et Critiques, n° XXI,1 (1996) : « La Réception critique de Dumas père », p. 17. OeC01_2014_I-102AK2.indd 69 OeC01_2014_I-102AK2.indd 69 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 70 Julie Anselmini sortant de son tombeau comme Lazare, le passé répond seul avec sincérité » 67 , lit-on encore dans Les Mohicans de Paris. Dumas applique ainsi un point de vue à la fois rétrospectif et prospectif aux événements, qu’il juge à l’aune des révolutions déjà accomplies (celles de 1789 et de 1830) mais aussi à l’aune des fins dernières de l’Histoire : l’accomplissement de la liberté pour le peuple et l’instauration définitive de la démocratie (dont Dumas, mort en 1870, avant l’établissement pérenne de la république, n’aura connu que des prémices) ; et il confie au romancier historique ou à l’historien, « ce grand prêtre de la postérité » 68 , le soin de hâter l’avènement de ce télos : « Nous […] ne désirons qu’une chose : continuer de secouer, non plus au milieu des ténèbres, car le jour commence à se faire, mais sur le jour naissant, cet éternel flambeau de l’Histoire qui est la lumière de la terre » 69 . Après avoir confronté Gaule et France à l’ensemble du « Drame de la France », on ne peut qu’être frappé par l’ampleur mais aussi par la remarquable cohérence et la persévérance du projet dumasien : en 1833, dans le texte matriciel sur lequel nous nous sommes penchée, s’échafaude une entreprise à laquelle l’écrivain consacrera sa vie. Dès le début des années 1830, des lignes de force de l’entreprise dumasienne, notamment le progressisme et le providentialisme qui orientent sa vision de l’Histoire, sont en place, et l’ambition de ressusciter les différentes époques s’allie déjà à celle de les organiser en une vaste fresque dotée d’un sens idéologique. C’est néanmoins en assumant le statut de romancier (notamment en intégrant des personnages fictifs) que Dumas parvient à réaliser pleinement cette totalisation : les ombres, les inconnues de l’histoire ne l’auraient pas permis, si l’imagination n’était venue combler ces failles de la connaissance. Ce statut lui permet aussi d’adopter le point de vue souverain grâce auquel il peut agencer les événements en toute lisibilité, en suivant le fil directeur de la liberté à l’œuvre dans l’Histoire. Cette raison suprême du romancier, Dumas la mettait en valeur en exprimant son admiration à Lamartine dans les termes suivants : « Un jour, Lamartine me demandait à quoi j’attribuais l’immense succès de son Histoire des Girondins ? - À ce que vous vous êtes élevé à la hauteur du roman, lui répondis-je » 70 . Bousculé, à partir des années 1860, par les normes d’une histoire de plus en plus rigoureusement scientifique, Dumas 67 Dumas, Les Mohicans de Paris, éd. par Schopp, Claude. Paris : Gallimard, 1998, t. I, chap. CVI, p. 837. 68 Dumas, Le Docteur mystérieux, op. cit., chap. XXIV, p. 281. 69 Dumas, « A nostri lettori », L’Independente, anno III, n°183, 18 août 1863. 70 Dumas, « Un mot au lecteur », Dumas, Les Compagnons de Jéhu, op. cit., t. I, p. 5. OeC01_2014_I-102AK2.indd 70 OeC01_2014_I-102AK2.indd 70 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Totaliser l’Histoire en marche 71 devra prendre davantage de précautions avec les faits 71 , mais il ne renoncera jamais à cette vérité supérieure de la vraisemblance romanesque, affirmée contre les récriminations du Vrai : « dans l’avenir, […] l’histoire sera oubliée, et c’est le roman qui sera devenu de l’histoire » 72 ! 71 Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre article : « Vies historiques et destins romanesques dans La San Felice d’Alexandre Dumas », Revue des Sciences Humaines, n° 290 (2008) (Les vies parallèles d’Alexandre Dumas, sous la dir. de Grivel, Charles), pp. 49-59. 72 Lettre du 15 septembre 1864 d’Alexandre Dumas à la fille de Luisa San Felice (héroïne du roman La San Felice paru en 1864/ 1865), en réponse à une plainte de celle-ci au directeur de l’Independente (elle accuse le roman d’avoir falsifié les faits). Publiée dans La Presse le 23 septembre 1864, cette lettre est reproduite dans l’édition Gallimard de La San Felice établie par Schopp, Claude (Paris 1996, pp. 1619-1621). OeC01_2014_I-102AK2.indd 71 OeC01_2014_I-102AK2.indd 71 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 OeC01_2014_I-102AK2.indd 72 OeC01_2014_I-102AK2.indd 72 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Œuvres & Critiques, XXXIX, 1 (2014) Paul Féval, romancier historique : Le Capitaine Fantôme Àngels Santa Choisir Paul Féval pour se plonger dans le monde du roman historique s’explique par la fascination du lecteur face aux histoires. Le lecteur des romans au XIX e siècle est en grande partie ce personnage qui aime écouter des histoires, qui aime qu’on lui raconte des histoires… Et elles doivent être simples, sans trop de remous techniques, sans trop de recherche intellectuelle ou au contraire le plaisir s’envole… A ce propos et en parlant de Sue, Alain Verjat a signalé : Si les romans d’E. Sue ont emporté le succès que l’on sait, peut-être est-ce parce qu’ils suivaient remarquablement ceci, qui me semble une loi fondamentale du genre : on ne raconte pas l’Histoire, on ne rapporte que des histoires, on ne connaît la langue que par la parole et le discours, on ne peut que multiplier le particulier pour atteindre au général. 1 Ouvrir Féval aujourd’hui, au début du XXI e siècle, signifie cela… Le plaisir d’entendre une histoire… Une histoire tissée avec la vie du siècle, tissée avec les passions les plus élémentaires, celles que nous tous, nous comprenons à la perfection : la haine, l’amour, la vengeance, l’indifférence. A travers ces histoires, le romancier vise à atteindre l’Histoire, avec un grand H, vise à passer du particulier au général. Car, Féval, comme beaucoup d’autres romanciers populaires du XIX e siècle, avait une préoccupation fondamentale, la préoccupation historique. Les histoires qu’il nous a racontées s’inscrivent dans l’Histoire et il manifeste en plus un goût très sûr pour cette science toute récente, en essayant de la respecter et de l’intégrer le mieux possible dans la fiction. Son admiration pour Walter Scott nous en dit long à ce propos. Écoutons Féval : Walter Scott est un romancier historique. Je l’ai dit et ne saurais trop le répéter : Tous les romanciers qui ont une valeur sont des historiens. Ils n’auraient pas de valeur sans cela. La différence entre le roman historique de Walter Scott et le roman historique de Balzac, générateur plus immé- 1 Verjat, Alain, « …Et si je t’aime, prends garde à toi ! » (Le Discours amoureux dans le mélodrame social d’Eugène Sue) », dir. par Coste, Didier/ Zéraffa, Michel e. a., Le récit amoureux, Colloque de Cérisy. Seyssel : Champ Vallon, 1984, p. 257. OeC01_2014_I-102AK2.indd 73 OeC01_2014_I-102AK2.indd 73 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 74 Àngels Santa diat de notre école, est très apparente assurément, mais, au fond, presque puérile. Elle gît dans l’authenticité de certains noms et dans la date de certains faits. 2 Le roman pour lui doit être historique. Et la définition qu’il donne de roman historique n’a rien à voir avec les définitions érudites de ce mot : pour lui il y a deux types de roman historique : celui qui parle d’hier et celui qui parle du moment actuel. Cela lui permet de considérer Balzac, Stendhal, Sue, lui-même comme des romanciers historiques. Pour Féval le romancier est historique ou il n’est pas. Évidemment il y a en surplus la psychologie, l’intrigue, la construction ordonnée d’un corpus magnifique, l’élaboration d’un monde. Il y a aussi un maître. Et ce maître s’appelle Walter Scott en Angleterre, mais il a de la même manière un nom français : il s’appelle Balzac en France. Nous pouvons penser que l’œuvre févalienne s’éloigne ou est très différente de l’œuvre balzacienne, qu’elle doit davantage à d’autres maîtres-à-penser de l’heure. Mais la grande admiration de Féval, le modèle qu’il se donne, la filiation qu’il reconnaît comme sienne s’appelle Honoré de Balzac. L’une de ses œuvres majeures, Les Habits Noirs, n’est en réalité qu’un essai de suivre le chemin tracé par le maître avec La Comédie Humaine. Et nous verrons que parfois il rejoint des thèmes et des techniques utilisés par lui. Ce culte n’empêche qu’il soit aussi redevable à d’autres écrivains qui l’ont précédé et qui ont marqué le XIX e siècle avec leur empreinte tout en ouvrant, comme Féval lui-même, pour le roman historique. Il faut signaler d’abord Victor Hugo, qui acquiert les lettres de noblesse comme romancier historique avec Notre-Dame-de-Paris (1831), que Féval connaît bien. Il y a certains thèmes communs aux deux romanciers : le thème des Bohémiens ou des Gitans, Esmeralda est l’aïeule de Flor (Le Bossu, 1857) et d’Antioh- Amour (Le Capitaine Fantôme, 1862). Il faut signaler que Féval ne se borne pas à la figure individuelle de la bohémienne, mais qu’il analyse en détail le peuple gitan et lui fait jouer un rôle de premier plan dans ses intrigues. L’autre thème abordé, aussi bien par Hugo que par Féval, est l’Espagne. Les deux reviendront vers ce pays à plusieurs reprises et il faut constater que les deux en présentent une image plus bienveillante que le reste des romantiques, même s’ils ne réussissent à échapper aux chiclés sur l’Espagne en vogue au XIX e siècle. Balzac partage de même cet intérêt pour ce pays, et certains de ses ouvrages les plus représentatifs en témoignent. Après Hugo, il faut songer à Alexandre Dumas, le roi incontestable des romans de bretteurs, ou de romans de cape et d’épée, Les Trois Mousquetaires (1844) en deviennent le paradigme obligé, pour ne citer qu’un exemple. Aussi bien Le Bossu 2 Féval, Paul e. a., Rapports sur le progrès des Lettres et des Sciences en France, Publication faite sous les auspices du Ministère de l’Instruction Publique. Paris : Hachette 1868, p. 43. OeC01_2014_I-102AK2.indd 74 OeC01_2014_I-102AK2.indd 74 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Paul Féval, romancier historique 75 que Le Capitaine Fantôme utilisent la formule rendue célèbre par Dumas et nous pouvons voir Henri de Lagardère ou César de Chabaneil jouer du sabre avec une grande aisance et une grande facilité, qui n’a rien à envier à D’Artagnan. Et il y a aussi Eugène Sue. Malgré le peu de sympathie que Paul Féval ressentait pour le père de Fleur de Marie et de Rodolphe de Gorelstein, il est certain que, grâce à lui, il écrivit Les Mystères de Londres (1843), sorte d’épopée sociale ou la question de l’indépendance de l’Irlande constitue la toile de fond historique du roman. C’est, donc, grâce a l’histoire que Paul Féval devient un créateur, et cela lui permet de faire la concurrence à Dieu lui-même. Car, comme signale Michel Raimond : « L’homme seul peut encore jouer avec le passé, le faire revivre à nos yeux et le ressusciter par l’art » 3 . Et cela l’écrivain réussit à le faire par le roman, roman qui éclaire l’histoire en l’élevant en même temps à la catégorie artistique. Dans cette histoire, l’auteur y inscrit son personnage : La grande majorité des romans prendront comme thème central et comme axe de l’intrigue le parcours d’un personnage individuel, ses faits et ses gestes, ses ambitions et ses rêves dans le cadre d’un ensemble social (famille, milieu, classe, un groupe en général), tantôt respectant les limites, tantôt les transgressant ou les combattant. 4 Henri de Lagardère ou César de Chabaneil remplissent cette fonction chez Féval. Ils répondent à la figure classique du héros et ils deviennent le moteur qui conduit le roman, roman qui se déroule dans les chemins de l’Histoire, tout en tenant compte des destinées individuelles. Paul Féval publie Le Capitaine Fantôme en 1862. Il s’agit d’un long roman dont l’intrigue à plusieurs rebondissements est, à la manière de l’écrivain, extrêmement compliquée. Le cadre spatial est l’Espagne et le cadre temporel la guerre de l’Indépendance. Il s’agit de la contribution févalienne au mythe de Napoléon I er . L’Empereur est l’un des personnages historiques qui a suscité le plus de romans et de recréations, littéraires ou non. Presque tous les auteurs représentatifs du XIX e siècle consacrent à Napoléon un ouvrage important dont il est le protagoniste ou dans lequel sa légende a un rôle de premier plan. Cet intérêt de l’Histoire pour l’Empereur est en réalité une réponse à celui qu’il portait à cette matière. Il veut favoriser et contrôler l’enseignement de l’histoire. Il désire encourager l’écriture de son règne car il est convaincu qu’il s’agit là de la manière d’avoir une postérité. Il fera tout le possible pour s’insérer dans une tradition et que celle-là se perpétue après lui, lui garantissant une lignée sûre et une influence fondamentale dans le devenir de la France. Gérard Gengembre souligne qu’à partir du sacre, Napo- 3 Raimon, Michel, Le Roman. Paris : Colin, 1988, p. 42. 4 Gengembre, Gérard, Le Roman historique. Paris : Klincksieck, 2006, p. 18. OeC01_2014_I-102AK2.indd 75 OeC01_2014_I-102AK2.indd 75 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 76 Àngels Santa léon annexe les symboles fondateurs de la monarchie française : « Abeilles mérovingiennes, aigles carolingiennes autant que romaines, sceptre et épée carolingiens encore, sans oublier les douze maréchaux rappelant les douze pairs » 5 . Il est, donc, le premier à façonner sa légende d’abord pour aboutir finalement au mythe. Féval ne décrit pas la guerre de l’Indépendance dans sa totalité. Dans le roman il évoque les préliminaires de celle-là et il réalise de fréquentes analepses pour présenter l’histoire de la famille Cabanil et de la branche française Chabaneil. Mais il s’arrête en 1809, après la victoire d’Ocaña. Il se sert d’une prolepse pour fournir au lecteur la suite des destinées personnelles des protagonistes, sans s’occuper, privilège du créateur ! , de la réalité historique : Changez les noms qu’il ne nous était pas permis de dire, et vous trouverez aux plus hauts sommets du bonheur parisien trois opulentes et nobles maisons ayant pour chefs le fils et les deux filles que Lilias et Joaquina donnèrent aux deux généraux de… Chabaneil. 6 Le choix de la bataille d’Ocaña n’est pas, à notre avis, innocent. Il s’agit d’une grande victoire obtenue par l’armée française aux ordres du maréchal Soult, commandant général des forces françaises en Espagne. Féval choisit de terminer là son ouvrage pour laisser le lecteur sur l’impression d’une victoire française, car tout au long du roman il va se consacrer à l’exaltation du courage et de la vaillance des soldats français. Nous savons en fait que la réalité est tout autre, et que l’Espagne constitue pour l’Empereur une grande défaite, qui marque son chemin vers la déchéance : Cette malheureuse guerre m’a perdu ; elle a divisé mes forces, multiplié mes efforts, attaqué ma moralité […]. J’embarquai fort mal toute cette affaire, je le confesse ; l’immoralité dut se montrer par trop patente, l’injustice par trop cynique, et le tout demeure fort vilain puisque j’ai succombé ; car l’attentat ne se présente plus que dans sa honteuse nudité, privé de tout le grandiose et des nombreux bienfaits qui remplissaient mon intention. La postérité l’eût préconisé pourtant si j’avais réussi et avec raison peut-être à cause de ses grands et heureux résultats. Cette combinaison m’a perdu. Elle a détruit ma moralité en Europe, ouvert une école aux soldats anglais. Cette malheureuse guerre d’Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France. 7 5 Gengembre, Le roman historique, op. cit., p. 38. 6 Féval, Paul, Le Capitaine Fantôme. Paris : Arthème Fayard, s. a. [1862], p. 574. 7 Comté de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, illustré de 120 nouveaux dessins par Janet-Lange et Gustave Janet. Publié avec le concours de M. Emmanuel de Las Cases, page de l’Empereur à Sainte-Hélène. Paris : Gustave Barba, s. d. [1862], pp. 105 et 132. OeC01_2014_I-102AK2.indd 76 OeC01_2014_I-102AK2.indd 76 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Paul Féval, romancier historique 77 L’écrivain ne ment pas. Son pêché, si c’en est un, est un pêché d’omission. Il préfère rester sur l’impression d’une victoire que sur celle d’une défaite. Et pourtant si la France mérite toute la dévotion de Féval, son respect et il se consacre à son exaltation, il n’en va pas de même avec la Révolution Française et l’Empire. Féval était légitimiste et il partageait la dévotion pour le trône et l’autel, qui caractérisa sa Bretagne natale pendant la Révolution de 1789. Cependant, quand il s’agit de l’Espagne, il blâme que les Espagnols ne soient pas capables de se rendre compte des apports de la politique impériale : Nos soldats disaient à l’Espagne : Nous t’apportons la civilisation, le progrès, la liberté ; l’Espagne répondait : J’ai défiance de votre civilisation, je méprise votre progrès, je préfère l’esclavage à une liberté qui vient de vous. 8 Il compare leur combat, pourtant d’un signe tout à fait différent, à celui des révolutionnaires de 89. Il ne comprend pas l’amour qu’ils portent à leur patrie, un amour équivalent à celui qu’il porte à la France, et critique leur obstination et leur entêtement à défendre un monarque qui ne le mérite pas et des valeurs périmées. Pour Féval, la fin ne justifie pas les moyens et il condamne les moyens employés par le peuple espagnol, car en réalité il ne croit pas la cause qu’ils défendent une cause juste ; nous avons déjà vu que la fidélité espagnole est considérée par lui comme de l’ « esclavage » : L’Espagne soulevée pour soutenir l’autel et le trône, agissait en vérité, comme la France, naguère révoltée contre le trône et l’autel. C’étaient les mêmes emportements, la même soif de sang, la même férocité implacable, et nulle comparaison ne vaut mieux pour caractériser les massacres espagnols exécutés au nom de la religion, de la fidélité, du droit national et de l’indépendance, que les carnages français, accumulés au grand nom de la liberté. L’Espagne avait aussi sa Terreur. 9 L’écrivain considère le soldat français comme le paradigme de l’honneur, du courage et de la victoire. Il lui attribue les exploits les plus invraisemblables et les tâches les plus dures, pour le montrer toujours vainqueur et vaillant. Même le bandit Urban Moreno les considère avec respect et a peur de s’affronter à eux : …Mais il s’agit ici d’un Français, et j’ai ouï dire en ville qu’il y avait de ces scélérats appelés somnambules, qui se défendaient comme des tigres, même pendant leur sommeil. 10 8 Féval, Le Capitaine Fantôme, op. cit., p. 6. 9 Ibid., p. 123. 10 Ibid., p. 74. OeC01_2014_I-102AK2.indd 77 OeC01_2014_I-102AK2.indd 77 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 78 Àngels Santa Aussi César de Chabaneil sera-t-il capable de réaliser un voyage à Paris en un temps record, sans tenir compte des possibilités réelles : En douze jours, César de Chabaneil avait fourni ainsi une carrière de huit cent cinquante lieues. […] Nos chasseurs, voltigeurs, fantassins fieffés et ignorant absolument les bornes du vraisemblable, en fait d’exploits équestres, appuyèrent pour l’honneur de la France le dire du courrier et soutinrent mordicus que le capitaine aurait été du même train jusqu’à Moscou. 11 Personne ne pourra égaler ce qu’il a fait. Car l’une des raisons fondamentales de l’endurance de César est sa condition de Français, qui le rend capable de toutes les performances : Si l’impossible n’était pas l’impossible, Pedrille l’accomplirait quand il a son coureur Alazan entre les jambes. Eh bien ! Pedrille et son coureur resteraient en route dix fois avant de fournir une semblable carrière ! Ce Pedrille est un Espagnol, objecta bonnement l’Aimable Auguste, et le capitaine Chabaneil était un Français ! 12 Et l’armée française jouit d’une renommée extraordinaire, qui fait que pour l’affronter, l’ennemi cherche à la doubler en effectifs. Il en est ainsi dans les préparatifs de la bataille de Talavera-de-la-Reine : Personne n’eût deviné assurément qu’il y avait là, derrière ces retranchements, multiplés avec une surabondance presque puérile, quatre-vingt mille hommes qui, l’arme au bras et munis de toutes les ressources de la guerre, en attendaient quarante mille. Mais tel était le prestige des Français, même en Espagne, où la fortune se montrait envers eux plus sévère qu’ailleurs. Nos baïonnettes faisaient peur ; quand l’ennemi ne pouvait opposer que deux hommes à chacun de nos soldats, il se cachait derrière des monceaux de terre et de pierres. 13 Pendant la guerre de l’Indépendance, la France et l’Angleterre vont être face à face sur le sol espagnol. L’Angleterre prétend aider l’Espagne et lutte à son côté contre les Français. Mais Féval n’hésite pas à mettre en relief la mauvaise foi de l’Angleterre qui, dans cette guerre, ne cherche que son propre intérêt et que, tout en luttant pour la liberté espagnole, en profite pour miner sa puissance et éliminer un possible concurrent. D’ailleurs, les Espagnols ne s’y trompent pas, et, selon l’écrivain, ils voient de mauvaise grâce, les Anglais et l’aide envenimée qu’ils offrent : 11 Féval, Le Capitaine Fantôme, op. cit., pp. 140/ 141. 12 Ibid., p. 146. 13 Ibid., p. 444. OeC01_2014_I-102AK2.indd 78 OeC01_2014_I-102AK2.indd 78 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Paul Féval, romancier historique 79 On savait bien avec quelle joie ces prétendus champions de l’indépendance espagnole foulaient l’Espagne aux pieds de leurs chevaux ; les dents saignaient à force de ronger le frein, mais on s’abstenait. […] On ne serrait pas la main de l’Anglais, mais on lui ouvrait un sombre et muet passage. 14 Mais si l’Angleterre demeure l’ennemie ancestrale de la France aux yeux de Féval (il suit en cela la tradition du roman populaire), il considère d’un œil plus bienveillant l’Écosse. Dans le roman les compagnies de grenadiers écossais (highlanders) ne méritent pas les mêmes qualificatifs méprisants qu’il emploie vis-à-vis des Anglais. Il respecte leur bonhommie et leur caractère indépendant. En outre, il les utilise pour les besoins de la fiction, car les grenadiers sont commandés par Robert Munro, laird de Comin, connu surtout sous le nom de Noir-Comin. Il s’agit là de l’un des protagonistes de l’intrigue romanesque, qui s’oppose tout au long du roman au courageux César de Chabaneil. L’Angleterre est coupable aux yeux de l’auteur d’une félonie qu’on ne peut pas pardonner et qu’il rappelle, quand, tout au long du développement du roman, il est amené à parler de Gibraltar. Que cette partie de l’Espagne soit aux mains des Anglais et soit devenue territoire anglais est une insulte difficile d’avaler. Féval était clairvoyant dans ce sens, car la situation demeure la même dans l’actualité et l’Espagne continue avec ses revendications sur Gibraltar et supporte mal l’attitude de l’Angleterre à cet égard. La modernité du romancier se manifeste une fois de plus par ce fait : Gibraltar est l’outrage le plus sanglant qui jamais ait été infligé à une nation. Chaque fois que Gibraltar élève sa voix de bronze, le cœur de l’Espagne se serre. Gibraltar, vous le savez encore, et je le dirais plus amèrement, si je m’adressais à d’autres qu’à vous, n’est pas seulement un insulter, c’est un tyran et c’est un larron. Sur ce rocher, le roi d’Angleterre fait la contrebande. […] Car cette haine-là n’est pas morte, la haine de l’Espagnol contre l’Anglais. Elle vivra tant que Gibraltar, solennellement restitué comme une chose volée, n’aura pas baissé l’insolent outrage de son pavillon. 15 L’Histoire en témoigne. Nous sommes loin d’être arrivés à ce point. La blessure reste ouverte… Dans Le Capitaine Fantôme le romancier montre sa connaissance de l’Espagne. Son biographe, Jean-Pierre Galvan, signale que « l’Espagne fut 14 Féval, Le Capitaine Fantôme, op. cit., p. 6. 15 Ibid., pp. 91 et 526. OeC01_2014_I-102AK2.indd 79 OeC01_2014_I-102AK2.indd 79 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 80 Àngels Santa sans doute le pays étranger qui inspira le plus Féval » 16 . Déjà, dans Le Bossu, l’Espagne avait été la terre d’accueil pour Henri de Lagardère et la petite Aurore. Dans le cas qui nous occupe, l’action se déroule entièrement en Espagne ; il est, donc, naturel que les personnages les plus importants la parcourent. Nous ignorons s’il est venu en Espagne, les quelques biographies qui existent sur lui ne mentionnent pas ce fait. On peut s’incliner vraisemblablement pour la négative. Dans Le Capitaine Fantôme, cependant, il affirme le contraire : C’est dans le col El Barco, dans la pauvre venta, isolée sur le versant oriental de la montagne et qui, du sein des roches arides, regarde si tristement les riants peupliers de l’Alberche, que l’auteur de ce livre entendit parler pour la première fois du capitaine Fantôme. Nous étions deux voyageurs affamés devant un maigre repas. 17 Il s’agit sûrement d’une ruse de romancier. Il a trouvé le sujet de son roman, issu d’une légende populaire, dans une venta. Mais, de toute façon, il accompagne son affirmation d’une description détaillée du paysage, qui suppose une connaissance certaine, quoiqu’elle puisse être simplement livresque. Celui qui évoque le capitaine est l’aubergiste lui-même. Les points de repère sont donnés par les dates, il s’est battu pendant l’Empire et en 1820 sous Riego. Le lecteur ne connaît pas la date du voyage de l’auteur, qui doit se situer certainement vers les années cinquante, car César de Chabaneil est déjà entré dans la légende et le maître de l’auberge le nomme « avec la même emphase qu’il eût mise à prononcer le nom du Cid ». Le Cid est le héros espagnol par excellence, il s’agit d’un grand honneur d’être égalé à lui. La défense de la France, réalisée par César, est oubliée, ce qui est difficile à admettre, compte tenu de la profonde empreinte laissée en Espagne par la guerre de l’Indépendance. Féval tient à réconcilier les deux pays : « Il y a bien longtemps que la haine de l’Espagne contre la France est morte » 18 . Féval parcourt avec ses personnages l’Espagne. Nous avons évoqué Gibraltar, près de là se trouve le château de Guadalupe, demeure de Blas de Cabanil, où un drame va se déclencher le jour du mariage de Angel de Cabanil avec sa cousine Jeanne de Chabaneil, car les deux vont mourir victimes d’une cruelle vengeance, déguisée en accident. Balzac, dans l’un des ouvrages où il évoque l’Espagne, La duchesse de Langeais, situe l’action vraisemblablement à la baie d’Algésiras, sur une île qui pourrait être Gibraltar, ou Majorque, selon différentes sources. Dans cet ouvrage c’est encore une victoire française qu’on est en train de célébrer, l’aide apporté 16 Galvan, Jean-Pierre, Paul Féval. Parcours d’une œuvre. Amiens : Encrage, 2000, p. 130. 17 Féval, Le Capitaine Fantôme, op. cit., p. 526. 18 Ibid., p. 526. OeC01_2014_I-102AK2.indd 80 OeC01_2014_I-102AK2.indd 80 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Paul Féval, romancier historique 81 par la Restauration en 1823 au roi Ferdinand VII d’Espagne. Publié en 1834, certainement Féval en avait connaissance, c’est un lien de plus avec son maître reconnu dans le domaine du roman historique. César de Chabaneil et sa compagne, la Doncella, nous amènent à Madrid, où il devient célèbre par ses exploits et où il acquiert la réputation d’un Don Juan, en fuyant le souvenir douloureux de sa bien-aimée Blanche de Chabaneil. Il fait preuve de courage à Baylen où il a la malchance de tomber en pouvoir de l’ennemi. Comme beaucoup de ses compatriotes il est amené à Cabrera, dans les Îles Baléares. Après beaucoup de péripéties il recouvre la liberté mais sa fuite est compliquée et remplie de dangers… Les îles ainsi que Tarragone et la côte de la Méditerranée sont évoquées pendant ce périple. Cependant le lieu privilégié du roman est la vieille Castille, où se trouve le château de Cabanil ; les activités du Capitaine Fantôme et de ses nombreux alter ego s’y développent et nous le voyons agir sous des personnalités diverses : César de Chabaneil, Pedro de Thomar, Urban Moreno, le capitaine Louis, Martin Diego, etc. C’est aussi le scénario d’une partie de la guerre de l’Indépendance. La troisième partie du roman s’intitule précisément Talavera-de-la-Reine et on y décrit minutieusement les préparatifs et le développement de la bataille du même nom. La guerre et le drame de famille de César vont de pair, et le dénouement de l’un semble lié au sort de l’autre. Étroitement lié à l’image de l’Espagne dans l’imaginaire févalien, il y a le thème des bohémiens. Dans Le Bossu il avait déjà traité ce thème ; les gitanos rencontrés par Lagardère sont Espagnols. Parmi eux il trouve le danger mais aussi la véritable amitié de Flor, la petite bohémienne qui devient l’amie d’Aurore. Contrairement à son peuple, elle répond à une image positive de la bohémienne très proche du conte de fées, et l’inquiétude et l’incertitude à son égard, liées à sa condition, ne vont pas durer longtemps. Dans Le Capitaine Fantôme l’image de la bohémienne et du peuple gitan en général est de toute autre nature. Inquiétante, fascinante, vengeresse. C’est son côté négatif. Un des héros du roman, Blas de Cabanil, a aimé dans sa jeunesse une bohémienne, Antioh-Amour, reine des tziganes, qui est devenue sa maîtresse. De cette liaison un enfant est né, Noir Comin, dont la mère fera un instrument puissant de sa vengeance. Cet enfant, devenu adulte, hantera, avec l’aide de sa mère, les descendants légitimes de Blas de Cabanil, bien décidé à les détruire pour s’emparer de la fortune du marquis. Antioh-Amour, nommée aussi la Haute Femme, nous présente d’abord sa caractéristique prophétique, elle rend des oracles, elle lit l’avenir et souvent les secrets qu’elle pénètre sont pleins de menaces : OeC01_2014_I-102AK2.indd 81 OeC01_2014_I-102AK2.indd 81 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 82 Àngels Santa Entre toutes les devineresses […], Antioh-Amour, la Haute Femme, est la plus célèbre. Elle avait prédit la mort de l’infante, femme de Ferdinand, prince des Asturies. Godoy est venu la consulter une fois jusque dans la montagne de Solorio, et Charles, roi, a fait une longue maladie pour l’avoir écoutée toute une nuit en son palais d’Aranjuez. 19 L’auteur consacre tout un chapitre, « L’Anneau de fer », à nous décrire les bohémiens ou les gitans, en insistant sur les caractéristiques de cette race. Il ne semble pas leur vouer une sympathie exceptionnelle. Il insiste sur l’errance et sur la liberté : « C’est la horde errante par excellence, possédant tous les vices et quelques-unes des vertus que donne le vagabondage ou, si mieux vous aimez, la liberté » 20 . Cette liberté est source de vertus mais aussi de vices. Ils sont astucieux, pleins de croyances superstitieuses auxquelles ils ne peuvent se soustraire ; ils sont sauvages, ce qui les éloigne de la condition humaine. Ils sont matérialistes, l’âme n’existe pas pour eux : « On a vécu selon sa destine, on meurt de même. Le caillou est libre comme l’homme » 21 . Féval insiste sur la sorcellerie et sur les aspects négatifs comme son manque d’amour pour le travail : « Chez les gitanos, travailler c’est déchoir. L’Espagnol de vraie race, nous sommes chagrins de l’avouer, n’est pas très éloigné de partager cet avis » 22 . Dans cette citation, nous voyons comment le glissement de la figure du gitan à celle de l’Espagnol se fait, il s’agit du même glissement qui fait de la figure de Carmen l’archétype de la femme espagnole ou tout au moins de la femme andalouse. Il leur attribue donc le vol et le crime comme source de leurs revenus : « L’Espagne mourait de faim, mais les voleurs y pêchaient en eau troublée avec une telle impunité, qu’on eût dit en conscience que les malheureux campagnards étaient pour eux un gibier » 23 . De cette foulée émerge l’image de cette femme fatale qui résume en elle tout le malheur qui va tomber sur la dynastie des Cabanil : 19 Féval, Le Capitaine Fantôme, op. cit., p. 83. 20 Ibid., p. 241. 21 Ibid., p. 242. 22 Ibid., p. 244. 23 Ibid., p. 245. Toutes ces considérations amènent Jean-Pierre Galvan à signaler : « Cependant, si Le Capitaine Fantôme témoigne de sa connaissance de la langue et des mœurs espagnoles, il offre aussi un large éventail des clichés dont s’alimenta la littérature de la première moitié du XIX e siècle. Il témoigne également de l’attitude condescendante et parfois même méprisante de l’auteur vis-à-vis du peuple espagnol. Fidèle a ses opinions peu démocratiques, Féval, à de nombreux moments, semble n’avoir pas pardonné à cette « masse terrible » d’être venue à bout de l’Empereur, son « prodigieux dompteur » » (Galvan, Paul Féval. Parcours d’une œuvre, op. cit., p. 130). OeC01_2014_I-102AK2.indd 82 OeC01_2014_I-102AK2.indd 82 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Paul Féval, romancier historique 83 Une chevelure abondante et d’un blanc de neige se séparait en deux masses égales sur son front, sillonné par une multitude de rides profondes ; ses yeux étaient noirs, durs, vifs, tranchants ; son nez avait la courbe du bec de l’aigle, et sa bouche, affaissée dans les milles plis que creuse la vieillesse, gardait une vigoureuse expression de commandement. On devinait sa haute taille à la longueur de son torse, son port était droit et fier. Selon les vieillards de la tribu, elle avait été si admirablement belle qu’on avait vu tous les riches hommes et tous les Grands d’Espagne pleurer d’amour à ses pieds. 24 Elle est vouée à une œuvre destructrice : « Notre loi n’est-elle pas la vengeance ? » 25 La bohémienne du Capitaine Fantôme a été jeune et belle, elle ne l’est plus. Si Flor était la représentation de l’amitié, elle est la représentation de la vengeance et elle accumule toutes les caractéristiques négatives des clichés attribués couramment à la bohémienne. L’événement historique central du roman est, comme nous l’avons déjà signalé, la guerre de l’Indépendance Espagnole (1808-1814). Féval est assez rigoureux avec la réalité historique et il essaie d’y être fidèle. Il va utiliser deux types de personnages : les personnages historiques et les personnages fictionnels. L’intérêt se trouve dans la mise en rapport de ces deux types, ils vont se mélanger entre eux. Les personnages historiques vont mettre en valeur l’intrigue ; Féval les fait participer à l’action du roman, leur donne des attitudes d’accord avec leur personnalité et les fait intervenir dans la destinée des personnages fictionnels, qui, eux, ont le poids du roman. Certainement le modèle de Dumas n’est pas étranger à une telle technique. César de Chabaneil, le capitaine fantôme, est le protagoniste de ce roman foisonnant ; il va entrer en contact avec les principaux personnages historiques d’un camp et de l’autre, car il va être mêlé à certains faits décisifs de cette guerre qui vont en même temps avoir une influence considérable dans sa vie personnelle. Dans les premières pages du roman, le romancier fait le portrait d’Arthur Wellesley, duc de Wellington. Ce portrait n’est pas aimable : Cet homme timide et heureux, qui vint au moment précis où la mort de Nelson laissait l’Angleterre sans héros, n’eut qu’à se laisser dériver au courant de sa miraculeuse fortune. Chaque fois qu’il ne fut pas vaincu, on lui tint compte d’une victoire signalée. 26 Certainement Féval lui tenait rigueur d’être le vainqueur de Napoléon à Waterloo, même s’il ne le dit pas. C’est quelqu’un qui est très loin de l’idéal 24 Féval, Le Capitaine Fantôme, op. cit., p. 247. 25 Ibid., p. 254. 26 Ibid., p. 7. OeC01_2014_I-102AK2.indd 83 OeC01_2014_I-102AK2.indd 83 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 84 Àngels Santa de chevalerie, cher à Féval ; tous les moyens sont bons pour lui pour arriver à ses desseins : [Il] venait d’achever contre le maréchal Soult cette campagne de Portugal, qui reste, sans contredit, son meilleur titre a la renommée. Il avait appris là le métier de la guerre comme il l’entendit depuis : étendre les masses populaires comme un matelas au-devant de ses régiments et mettre en ligne plus d’espions que de canons. 27 Le romancier est injuste avec lui, car le duc de Wellington passe pour être un personnage très important du point de vue historique, dont la renommée égale les plus représentatifs du Royaume-Uni. Mais l’écrivain est loin de le considérer de ce point de vue, bien au contraire, il se plaît à insister sur son manque d’honneur et sur l’idée que tous les moyens lui sont bons pour arriver à ses fins : On a dit, et non sans raison, qu’un plus grand général, aurait peut-être moins bien résisté aux lieutenants de l’empereur. Un génie plus hautain aurait eu, en effet, plus d’exclusions et plus de répugnances, plus de pudeur, s’il faut employer le vrai mot. Il nous aurait combattus, nous chevaliers, avec des armes chevaleresques, et, à ce jeu, nos maréchaux ne perdaient pas souvent la partie. Pour leur tenir tête, il fallait ce vaincu invulnérable qui préparait sa fuite avant d’oser la bataille et qui manipulait ses revers. 28 Dans la fiction il lui donne un neveu, Edouard Wellesley, amoureux d’une des filles de Cabanil, qui mourra assassiné. Et il le met souvent aux prises avec César, alias le capitaine Fantôme, surtout en ce qui concerne la préparation de la bataille de Talavera-de-la-Reine. Du côté français, sans doute le personnage historique le plus important évoqué est-il le maréchal Soult, qui protège César de Chabaneil. Féval présente le héros du roman, attaché à sa personne et par lui, à l’Empereur, et décrit avec plaisir les triomphes qu’il remporte dans la guerre, même s’il accorde tout le mérite des victoires à Napoléon : « L’empereur était pour l’armée française le talisman qui la faisait invulnérable » 29 . D’autres personnages historiques moins représentatifs peuplent le roman et donnent une vision assez exacte de la suite événementielle qui compose la guerre. Mais le jugement févalien sur la guerre de l’Indépendance n’est pas objectif. Il ne présente pas la situation d’une manière équilibrée. Ni l’Espagne ni l’Angleterre ne sont traitées avec équanimité. Sa condition de Français, de Français engagé dans son pays et se refusant à voir ses erreurs, 27 Féval, Le Capitaine Fantôme, op. cit., p. 7. 28 Ibid., p. 437. 29 Ibid., p. 103. OeC01_2014_I-102AK2.indd 84 OeC01_2014_I-102AK2.indd 84 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Paul Féval, romancier historique 85 l’aveugle et fait qu’il distorsionne la véritable portée du conflit. À cause de cela, malgré le succès de Féval en Espagne tout au long du XIX e siècle et pendant la première moitié du XX e siècle - ses romans feront l’objet de multiples traductions et adaptations - ce roman n’a pas été traduit jusqu’en 2009, et encore s’agit-il d’une version tronquée. 30 C’est peut-être parce que l’image de l’Espagne qu’il véhicule était trop lourde à porter pour le peuple récepteur. César de Chabaneil est présenté comme Français mais avec de fortes attaches en Espagne, son attitude envers ce pays a l’air d’une trahison, malgré toutes ses protestations. Il pense que l’Espagne se trompe d’ennemie et n’arrive pas à saisir, en étant le porte-parole de son auteur, que la liberté prime sur le progrès et qu’aucun peuple ne peut accepter de perdre son identité. 30 Il s’agit de la troisième partie de Le Capitaine Fantôme, intitulée « Talavera-de-la- Reine », même si le titre demeure Le Capitaine Fantôme. C’est une édition réalisée à Talavera-de-la-Reina pour commémorer le bicentenaire de la guerre de l’Indépendance, la traduction est d’Antonio Alía Portela avec introduction et notes de Miguel Méndez. Référence : El Capitán Fantasma. Talavera-de-la-Reina : Canseco Editores S. L., 2009, 224 pp., ISBN : 978-84-936191-3-8. OeC01_2014_I-102AK2.indd 85 OeC01_2014_I-102AK2.indd 85 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 OeC01_2014_I-102AK2.indd 86 OeC01_2014_I-102AK2.indd 86 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Œuvres & Critiques, XXXIX, 1 (2014) Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine Frederike Rass Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. (Marcel Proust) Étant donné que les livres en tant que documents écrits ont aujourd’hui la vie dure face aux offres multi-médiatiques et multimodales, plusieurs spécialistes didactiques s’appuient sur la maxime « faire lire [les enfants], peu importe quoi à la limite, pourvu qu’ils lisent » 1 . Néanmoins, beaucoup de parents - et non seulement lorsqu’ils sont eux-mêmes enseignants - réfléchissent bien au choix des livres pour leurs enfants. Il est par conséquent évident que les parents désirent des romans qui ne divertissent pas seulement mais disposent également d’une certaine qualité didactique. En fouillant dans les grandes librairies à la recherche de romans pour jeunes, il s’avère que le domaine spécifique de la littérature de jeunesse se sert de plus en plus de l’histoire de la civilisation française. En effet, le roman historique jeunesse a pour objectif d’évoquer l’esprit d’une certaine époque et de la rendre accessible aux jeunes lecteurs contemporains tout en conciliant le genre romanesque et la vérité historique. En se focalisant sur les rayons de bibliothèque présentant des romans historiques jeunesse, il apparaît clairement que le siècle classique sert souvent de base à une fiction narrative. Il s’agit d’histoires fictives passionnantes qui amènent le jeune lecteur à proximité de l’histoire de la civilisation française du dix-septième siècle, tout à fait à la manière d’Horace et sa devise du prodesse et delectare. Surtout la série des Colombes du Roi-Soleil d’Anne-Marie Desplat-Duc ne passe pas inaperçue, vu qu’elle ne comprend pas moins de douze volumes, dont les deux premiers peuvent aussi être achetés sous forme de bande 1 Butlen, Max, « La littérature de jeunesse à l’école. Trente années d’évolution », L’École des lettres 4, (2008-2009), pp. 29-49, ici p. 32. OeC01_2014_I-102AK2.indd 87 OeC01_2014_I-102AK2.indd 87 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 88 Frederike Rass dessinée. Grâce aux faits historiques qui se révèlent aux jeunes, ces romans sont lus non seulement pendant les loisirs, mais peuvent aussi servir à un propos didactique dans la culture institutionnelle. A cet égard, la série des Colombes est représentative de tous les romans dix-septiémistes avec l’intention de concilier caractéristiques pédago-éducatives et divertissement. Un site internet entretenu par la maison d’édition Flammarion accompagne les jeunes dans leurs lectures et les invite à partager leurs idées sur les romans. Le nombre de membres inscrits est révélateur du grand écho positif des jeunes lecteurs : pas moins de 21686 membres inscrits ont posté un total de 51593 messages dans le forum du site. 2 Les jeunes lecteurs apprécient l’implantation du récit durant la période classique : « Ce roman vous plonge en plein cœur du XVII e siècle. [Il] mêle avec intelligence Histoire et fiction » 3 , commente une jeune fille sur Amazon. Il est étonnant que les jeunes lecteurs ne renoncent pas à ces lectures choisies pour eux avec des arrière-pensées. Comment le roman historique jeunesse, autrefois principalement choisi par les parents pour l’éducation de leur enfant, est-il devenu un roman favorisé par les jeunes lecteurs ? Pour répondre à cette question, nous allons nous focaliser à titre d’exemple sur la série des Colombes du Roi-Soleil qui adapte avec grand succès le genre du roman historique à un public tout nouveau - celui des jeunes. Les Colombes du Roi-Soleil comportent douze tomes publiés chez Flammarion entre 2005 et 2013. Ils sont destinés à un jeune public âgé d’onze ans et plus. Il est possible de déduire, déjà à partir de l’illustration de la couverture, qu’on cible un public féminin, si ce n’est exclusivement, tout de même principalement : la couverture de chaque tome, aux tons roses et violets, montre une protagoniste en robe tandis que le titre en lettres dorées et chargées de fioritures ne fait qu’en rajouter. Les histoires des Colombes se déroulent dans l’établissement éducatif de Madame de Maintenon et autour de celui-ci, appelé la Maison Royale de Saint-Louis et situé dans la petite commune de Saint-Cyr près de Versailles. 4 Les romans d’Anne-Marie Desplat-Duc possèdent par conséquent un cadre historique authentique et convaincant : Madame de Maintenon, tout d’abord épouse de Paul Scarron, puis une fois veuve, gouvernante des enfants naturels de Louis XIV, roi de France et de Navarre dont elle devient l’épouse secrète et non officielle après le décès de la reine Marie-Thérèse en 2 http: / / www.lescolombesduroisoleil.com/ -Forum-.html [18/ 06/ 2013] [Enregistrement nécessaire]. 3 Nancy, 18-12-2009 : http: / / www.amazon.fr/ product-reviews/ 2081211025/ ref=cm_ cr_dp_all_helpful ? ie=UTF8&showViewpoints=1&sortBy=bySubmissionDate Descending (03/ 04/ 2014). 4 De nos jours commune de Saint-Cyr-l’École, Yvelines. OeC01_2014_I-102AK2.indd 88 OeC01_2014_I-102AK2.indd 88 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine 89 1683 et prend le titre de marquise de Maintenon. À sa demande, le roi fonde en 1686 un pensionnat pour les jeunes filles de la noblesse appauvrie au service du roi. 5 Le premier tome de la série, Les Comédiennes de M. Racine, décrit le quotidien rigoureux des jeunes filles dans leur établissement éducatif et sert à introduire les protagonistes qui sont toutes jusqu’alors élèves de la Maison royale d’éducation. Il s’agit du seul tome dans lequel l’attention n’est pas fixée sur une seule protagoniste et dans lequel le nom de cette protagoniste n’est pas mentionnée dans le titre. 6 L’histoire du premier roman de Desplat- Duc a pour thème la mise en scène d’Esther par les filles de Saint-Cyr et les répétitions préalables dirigées par le dramaturge Jean-Baptiste Racine lui-même. Ces évènements sont un moment de surprise dans les conditions de vie sinistres des élèves. Soudain les évènements bousculent la monotonie quotidienne et laissent apparaître les véritables traits de caractères des internes : ainsi l’ancienne huguenote Charlotte de Lestrange rêve de liberté et de rébellion après avoir été forcée à se convertir dans cet établissement strictement catholique. Hortense de Kermenet, catholique très croyante, se prépare mentalement à son avenir au couvent, mais succombe au charme du frère de Charlotte, lui aussi huguenot. Isabeau de Marsanne se montre bienveillante et débonnaire, elle désire rester à Saint-Cyr pour devenir enseignante et dédier sa vie aux plus jeunes ; tandis que Louise de Maisonblanche, une timide très douée en musique, découvre au fur et à mesure qu’elle n’est pas du tout orpheline mais enfant illégitime du Roi-Soleil. Les quatre jeunes filles forment le petit comité des élèves de Saint-Cyr, leurs histoires personnelles constituant l’accroche pour les quatre tomes suivant les Comédiennes 5 Les conditions d’admission pour les élèves potentielles, formulées par Louis XIV, sont citées dans Lavallée, Théophile : « Louis XIV, de glorieuse mémoire, s’est réservé […] la nomination et entière disposition de deux cent cinquante places de demoiselles […], pour en disposer en faveur de filles nobles, et principalement de celles qui sont issues de gentilshommes qui auront porté les armes, ou qui, étant morts pour le service, auraient épuisé leur fortune par les dépenses qu’ils y auraient faites, et se trouveraient hors d’état pour leur donner les secours nécessaires pour les bien élever. », idem, Histoire de la maison royale de Saint-Cyr : 1686-1793. Paris : Furne, 1856, p. 319. 6 Cf. Desplat-Duc, Anne-Marie, Les Colombes du Roi-Soleil. Paris : Flammarion, 2005-2013, tome 1 : Les Comédiennes de M. Racine (2005) ; tome 2 : Le Secret de Louise (2005) ; tome 3 : Charlotte, la Rebelle (2006) ; tome 4 : La Promesse d’Hortense (2006) ; tome 5 : Le Rêve d’Isabeau (2007) ; tome 6 : Eléonore et l’Alchimiste (2007) ; tome 7 : Un Corsaire nommé Henriette (2008) ; tome 8 : Gertrude et le Nouveau Monde (2009) ; tome 9 : Olympe comédienne (2010) ; tome 10 Adélaïde et le Prince noir (2011) ; tome 11 : Jeanne, Parfumeur du Roi (2012) ; tome 12 : Victoire et la princesse de Savoie (2013). OeC01_2014_I-102AK2.indd 89 OeC01_2014_I-102AK2.indd 89 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 90 Frederike Rass de M. Racine. Eléonore, Adélaïde, Olympe et Henriette apparaissent déjà en tant que personnages secondaires ; de futurs romans leur seront dédiés. Le premier tome prend alors pour centre du récit la vie de toutes les jeunes filles et sert de point de départ aux tomes suivants dans lesquels à chaque fois une jeune fille est intronisée en tant que protagoniste et sert comme narrateur homodiégétique en intervenant directement et à la première personne dans le récit. L’histoire racontée à travers un seul personnage et - selon Genette - avec une focalisation interne fixe permet de démêler le « character in fiction » d’un « character in history » 7 . Ainsi chaque roman commence par le même schéma introductif qui remet la narration entre les mains de la protagoniste suivante, rafraîchit la mémoire du lecteur et invite à s’identifier avec la nouvelle protagoniste qui semble sortir du siècle classique : Je m’appelle Louise de Maisonblanche, j’ai seize ans. Je suis pensionnaire à la Maison Royale de Saint-Louis à Saint-Cyr, sise à une lieue de Versailles. 8 Je m’appelle Charlotte de Lestrange, j’ai seize ans. J’ai passé trois années dans la Maison Royale d’éducation. Mais la vie à Saint-Cyr ne me convenait pas. 9 Je m’appelle Hortense de Kermenet, j’ai seize ans. J’ai été élevée dans la Maison Royale d’éducation de Saint-Cyr grâce à la charité du Roi […]. 10 Je m’appelle Isabeau de Marsanne, et je n’avais pas encore quinze ans lorsque j’ai joué dans Esther, la comédie écrite par M. Racine pour les demoiselles de la Maison Royale d’éducation de Saint-Cyr. 11 Les véritables témoins de l’époque, dans le premier tome entre autres Madame de Maintenon, Jean-Baptiste Racine, Jean-Baptiste Lully et le Roi-Soleil lui-même, jouent bel et bien un rôle mais ne permettent pas une focalisation interne. Les tomes suivants se détachent de plus en plus de cette Maison d’éducation ; Versailles par contre avec son souverain absolu joue encore un rôle déterminant bien que le déroulement de l’action reste en majeure partie fictif : c’est ainsi que le Roi-Soleil retient prisonniers le fiancé de Charlotte 12 , l’amant huguenot de Hortense 13 ainsi que la mère de 7 Cf. Genette, Gérard, Nouveau discours du récit. Paris : Seuil, 1972, p. 206 : « le narrateur ne dit que ce que sait tel personnage ». 8 Desplat-Duc, Les Colombes 2/ Le Secret de Louise, op. cit., p. 7. 9 Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., p. 7. 10 Desplat-Duc, Les Colombes 4/ La Promesse d’Hortense, op. cit., p. 7. 11 Desplat-Duc, Les Colombes 5/ Le Rêve d’Isabeau, op. cit., p. 7. 12 Cf. Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., passim. 13 Cf. Desplat-Duc, Les Colombes 4/ La Promesse d’Hortense, op. cit., passim. OeC01_2014_I-102AK2.indd 90 OeC01_2014_I-102AK2.indd 90 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine 91 Louise pour haute trahison présumée 14 . Les protagonistes ont pour objectif de libérer l’ami ou la parente bien-aimée et la voie pénible empruntée pour atteindre ce but constitue l’intrigue à suspense. Les personnes réelles du siècle classique - comme dans ce cas Louis XIV - sont transformées en personnages agissant de manière fictive dans le récit, alors que Versailles et ses alentours deviennent un lieu de diégèse fictive. Malgré leurs différences de caractère, les protagonistes d’Anne-Marie Desplat-Duc s’attaquent toutes et même souvent dans des situations peu prometteuses aux injustices, à l’obséquiosité de la femme 15 et du tiers état 16 ainsi qu’à la conversion forcée des familles huguenotes au catholicisme 17 . En outre, elles s’opposent aux règles de conduite de la Maison Royale d’éducation et de la Cour et se révèlent par conséquent libres penseuses. Nous pouvons alors constater une « fabrique du féminin » 18 , se composant de la vertueuse Demoiselle de Saint-Cyr et d’une coquetterie qui s’inscrit dans le cadre de la fiction. Les romans des Colombes constituent des histoires d’amitié et d’amour et ressemblent par conséquent à un schéma narratif ancien, un soi-disant archétype narratif. 19 L’Histoire contée sert à représenter, à assumer et à éclaircir des évènements et faits historiques et donne une impression commune de l’histoire. Ainsi de nombreux aspects du Grand Siècle baroque sont mentionnés dans les Colombes du Roi-Soleil : les grands spectacles de la Cour, les œuvres musicales, poétiques et théâtrales sont intégrés dans la narratio, autant que le dix-septième siècle de cap et d’épée est illustré à l’aide 14 Cf. Desplat-Duc, Les Colombes 2/ Le Secret de Louise, op. cit., passim. 15 Déguisée en mousse, Charlotte est la première femme qui part en voyage au Siam : cf. Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., passim. 16 Bien que devenue Demoiselle de Saint-Cyr avec étiquette, Hortense part presque sans argent et en catastrophe en Suisse protestante pour trouver la famille huguenote de Simon : cf. Desplat-Duc, Les Colombes 4/ La Promesse d’Hortense, op. cit., passim. Pendant la traversée pour se rendre au Siam, Charlotte se lie d’amitié avec un mousse breton sans ressources et lui offre, pendant le retour en France, sa robe garnie de paillettes et de diamants : cf. Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., p. 214. 17 Hortense, bien qu’ayant reçu elle-même une éducation très catholique, réalise l’injustice du destin des huguenots français et assume un voyage fatal pour réunir la famille huguenote de son Simon bien-aimé : cf. Desplat-Duc, Les Colombes 4/ La Promesse d’Hortense, op. cit., passim. 18 Pour la notion de « fabrique du féminin » cf. Mongenot, Christine, « Jeunes filles du XVII e siècle pour jeunes lectrices d’aujourd’hui, ou la fabrique du féminin en littérature de jeunesse », Papers on French Seventeenth Century Literature, XXXIX, 77 (2012), pp. 385-413. 19 Cf. Linke, Gabriele, Populärliteratur als kulturelles Gedächtnis. Heidelberg : Winter, 2003, p. 17. OeC01_2014_I-102AK2.indd 91 OeC01_2014_I-102AK2.indd 91 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 92 Frederike Rass d’éphèbes qui présentent leurs hommages aux jeunes Colombes. Les divers registres de langue font également leur entrée dans les récits : La Maison Royale d’éducation a pour vocation d’apprendre aux jeunes élèves une façon de s’exprimer distinguée et soutenue. Ce bon usage se distingue du patois local parlé par les nouvelles élèves lors de leur arrivée à Saint-Cyr, circonstance exigeant une rééducation. Pendant les répétions d’Esther, les jeunes filles entrent aussi en contact avec le langage théâtral. Nous tenons à souligner que Desplat-Duc réunit manifestement deux domaines du siècle classique, celui des belles-lettres et celui d’un roi qui concentre en ses mains tous les pouvoirs. Les éléments historiques ne sont pas souvent empruntés directement au dix-septième siècle, ils se soumettent par contre à une transmission authentique réalisée par l’Histoire et la littérature : il est parfois impossible de juger si les faits historiques transmis sont véridiques et authentiques puisque la littérature elle-même semble avoir été un élément divergent. Une différenciation entre un dix-septième siècle réel et un dix-septième siècle littéraire est par conséquent presque impossible car la littérature les traite et les remanie de la même manière. Face à ces difficultés auxquelles les auteurs de romans historiques se voient confrontés, il est intéressant d’étudier le procédé d’Anne-Marie Desplat-Duc dans ses Colombes : une base crédible est-elle donnée ? Jusqu’où le vrai va-t-il et où commence la fiction ? Et cette fiction est-elle - pour reprendre l’expression d’Aristote - encore « vraisemblable » 20 ? Nous allons essayer de répondre à ces questions pour juger ensuite comment ce mélange entre fiction et vérité influence le jeune lecteur et si l’enfant sait trier les faits véritables et les personnes historiques du récit. Lors du colloque de Lyon sur la littérature de jeunesse, ayant eu lieu en mai 2011, Anne-Marie Desplat-Duc souligne : « […] et plus j’écrivais, plus j’avais envie d’écrire […] impossible d’abandonner mes héroïnes […] » 21 . Elle se révèle clairement motivée et son travail, qui lui procure du plaisir, déter- 20 L’historicité est associée au domaine du « vrai ». L’auteur par contre se penche surtout sur le « vraisemblable », c’est-à-dire il ne conte pas ce qui s’est passé, mais ce qui aurait pu se passer dans un cadre authentique : « […] ce n’est pas de raconter les choses réellement arrivées qui est l’œuvre propre du poète mais bien de raconter ce qui pourrait arriver. Les événements sont possibles suivant la vraisemblance ou la nécessité. » Aristote, Poétique. Texte établi et traduction par Hardy, Joseph. Paris : Les Belles Lettres, 1961, 1451b. Tzvetan Todorov souligne aussi : « Es geht nicht mehr um das Feststellen der Wahrheit […], sondern um eine Annäherung, die den Eindruck des Wahren vermitteln soll, also hängt die Stärke dieses Eindrucks von der Gewandtheit der Erzählung ab ». Todorov, Tzvetan, Poetik der Prosa. Traduit par Müller, Helene. Francfort-sur-le-Main : Athenäum, 1972, p. 90. 21 Anne-Marie Desplat Duc citée dans Mongenot, Christine, « Jeunes filles du XVII e siècle », art. cit., p. 386. OeC01_2014_I-102AK2.indd 92 OeC01_2014_I-102AK2.indd 92 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine 93 mine le temps consacré à la recherche. Ainsi la vraisemblance de ses romans est-elle due à la recherche profonde de l’auteur. L’histoire des Colombes peut être décrite d’autant plus authentiquement que Desplat-Duc creuse dans le passé. L’auteur profite dans ce cas de la proximité entre sa maison et le château de Versailles. Dans une interview, elle l’explique elle-même : J’ai visité la plupart des lieux que je décris, et bien sûr, Versailles, Le Trianon, Saint-Germain, Marly (qui n’a plus de château ! ), Fontainebleau,… Il m’en reste d’autres à découvrir et je m’en réjouis. En ce qui concerne la documentation, je me ruine en livres ! Et bien sûr je vais dans les bibliothèques et sur internet. J’adore fouiller, chercher, découvrir des anecdotes… J’y passe un temps fou mais c’est un réel plaisir, presque aussi important que l’écriture. 22 La circonstance que l’auteur fait de son propre vécu l’environnement de ses protagonistes permet une description authentique puisque non seulement la maison de Desplat-Duc, mais aussi la Maison d’éducation de Saint-Cyr ne sont pas loin du Château de Versailles. 23 Les personnages créés par l’auteur peuvent en fin de compte voir ce qu’elle a vu de ses propres yeux et décrire en restant fidèles jusque dans le détail. Surtout l’intégration de faits réels sert de base à des histoires qui ne se sont pas déroulées de cette manière, mais semblent quand même concevables. Ces parallèles entre roman et faits réels seront étudiés dans ce qui suit. La base du vraisemblable est créée par les témoins de l’époque qui entrent dans le récit fictif. L’auteur précise : Être romancière, c’est aussi faire vivre des personnages fictifs au milieu de personnages ayant existé, dans des lieux qui existent vraiment ou que l’on imagine. 24 Louis XIV est présenté dans les Colombes du Roi-Soleil en tant qu’autorité royale, séducteur et chasseur, mais également en tant que simple père. Divers auteurs, compositeurs, sculpteurs et amiraux sont quelques-uns des personnages qui sont parfois seulement nommément cités ou occupent un petit rôle de porte-parole. Ainsi les lecteurs sont-ils astreints à lire les notes de 22 Anne-Marie Desplat-Duc dans une interview, se trouve en ligne sur le site des Colombes du Roi-Soleil : http: / / www.lescolombesduroisoleil.com/ -L-interview-d- Anne-Marie-Desplat-.html (02/ 04/ 2014). 23 L’établissement éducatif de Saint-Cyr se trouve à cinq kilomètres précis du château de Versailles. 24 Anne-Marie Desplat-Duc dans une interview, qu’on peut trouver en ligne sur http: / / www.histoiredenlire.com/ interviews/ interview-anne-marie-desplat-duc. php.html (02/ 04/ 2014). OeC01_2014_I-102AK2.indd 93 OeC01_2014_I-102AK2.indd 93 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 94 Frederike Rass bas de page souvent consacrées à un personnage historique. Dans le premier tome, nous avons par exemple l’occasion de nous informer sur le curriculum vitae de Madame de Maintenon 25 ainsi que d’apprendre quelques faits de la vie des compositeurs Jean-Baptiste Lully et Jean-Baptiste Moreau 26 , de l’architecte Jules Hardouin-Mansart 27 et du dramaturge Jean-Baptiste Racine 28 . Ces informations complémentaires servent à présenter la vie de la personne sans interrompre le déroulement de l’action et servent de garants fiables à l’auteur. La figure romanesque de Madame de Maintenon est un exemple déterminant permettant d’illustrer ceci : son parcours jusqu’à son mariage secret avec le roi est décrit dans plusieurs petites notes de bas de page : « A 16 ans, Françoise d’Aubigné (qui allait devenir Mme de Maintenon quelques années plus tard) épousa le poète Paul Scarron, de 25 ans son aîné » 29 ainsi que « […] Louis XIV choisit d’épouser secrètement Mme de Maintenon, qu’il aimait depuis des années » 30 . Les objectifs de la marquise concernant son établissement éducatif, le bien-être de ses élèves ainsi son influence morale exercée sur les jeunes filles se distinguent clairement de tout autre déroulement de l’action et ces caractéristiques sont surtout soulignées à l’aide d’une caractérisation explicite et figurale : « Moi, je voudrais devenir aussi parfaite que Madame » rêve Hortense et à l’heure de la première représentation d’Esther elle craint : « Madame me fait trop d’honneur et la décevoir serait si cruel pour moi ! » 31 Même après sa fuite de Saint-Cyr 32 , Hortense, alors en situation critique, se souvient de la marquise : « Il fallait l’intervention d’un personnage haut placé […]. J’en connaissais au moins un : Mme de Maintenon, l’épouse secrète du Roi ! » 33 Quand Isabeau ressent une pointe de jalousie, elle essaie tout de suite de se remémorer les règles vertueuses de la marquise : « Madame de Maintenon ne cesse de le leur répéter : la jalousie est un vilain défaut qu’il faut chasser par l’humilité » 34 et elle est la fille la plus heureuse au monde quand la directrice de la Maison Royale d’éducation la félicite pour son travail : « Mme de Maintenon est satisfaite de mon travail. Elle me l’a dit et cela m’a récompensée de tout le mal que je me 25 Desplat-Duc, Les Colombes 1/ Les Comédiennes de M. Racine, op. cit., pp. 11, 23 et 34. 26 Ibid., p. 57. 27 Ibid., p. 48. 28 Ibid., pp. 56 et 159. 29 Ibid., p. 34. 30 Ibid., p. 23. 31 Ibid., p. 89. 32 Cf. Desplat-Duc, Les Colombes 4/ La promesse d’Hortense, op. cit., pp. 25s (chapitre 3). 33 Cf. ibid., p. 228. 34 Desplat-Duc, Les Colombes 1/ Les Comédiennes de M. Racine, op. cit., p. 22. OeC01_2014_I-102AK2.indd 94 OeC01_2014_I-102AK2.indd 94 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine 95 suis donné ! » 35 Même le sculpteur Nicolas Coustou rêve : « […] présenter nos hommages à Mme de Maintenon […] sera une grande chance ! » 36 La popularité de Madame de Maintenon et le respect qu’on lui témoigne se manifestent également dans ses manières autoritaires : « Voyons, messieurs, un peu de tenue ! s’emporta la marquise. Voilà que vous avez manqué me renverser ! » 37 Les recherches historiques révèlent également l’impression d’une persona grata : « Now she was at the top. Men bowed down to her. Rival ladies flattered her. Ministers and Generals deferred to her opinion. It seemed at times as if the world could not go on, if she withdrew her consent » 38 . L’idéal féminin auquel aspire la marquise pour ses 250 élèves est également repris par Anne-Marie Desplat-Duc : les Colombes du Roi-Soleil doivent être impeccables, saines, pures et vertueuses lors de leur sortie du pensionnat à l’âge de vingt ans, sinon, elles sont privées de la dot royale. Dans le roman, Charlotte s’inquiète d’Hortense, qui est tombée amoureuse : « si Hortense veut obtenir la dot royale, il lui faudra attendre d’avoir vingt ans… Et cinq ans, c’est fort long lorsqu’on aime. […] D’un autre côté, impossible de se marier sans dot » 39 . Le règlement de la Maison Royale d’éducation prescrit clairement que : « celles qui en sortiront puissent porter dans toutes les provinces du Royaume des exemples de modestie et de vertu, et contribuer, soit au bonheur des familles où elles pourront entrer par mariage, soit à l’édification des maisons religieuses […] ». 40 Au XVII e siècle, la véritable marquise de Maintenon prend soin de ses élèves : « A few hours’ daily instruction would serve to fill the memory ; but to form the reason, to educate the mind, to eradicate evil inclinations, to instil an active love of virtue, called for unceasing care and never-ceasing effort » 41 . Mis à part les protagonistes qui semblent sorties du dix-septième siècle et les témoins de l’époque, la langue orale contribue également à faire des Colombes une œuvre vraisemblable. Comme la protagoniste raconte son 35 Desplat-Duc, Les Colombes 1/ Les Comédiennes de M. Racine, op. cit., p. 179. 36 Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., p. 56. 37 Ibid., p. 122. 38 Bradford, Gamaliel, « Madame de Maintenon », The Virginia Quarterly Review 6 : 1 (1930), pp. 65-83, ici p. 68. 39 Desplat-Duc, Les Colombes 1/ Les Comédiennes de M. Racine, op. cit., p. 167. 40 Edit de l’Etablissement de la Communauté de Saint-Louis à Saint-Cyr. Cité dans Manseau, Achille Taphanel, Mémoires de Manseau. Intendant de la Maison royale de Saint-Cyr, publiés d’après le manuscrit autographe. Versailles : Bernard, 1902, p. 27 et dans Lavallée, Saint-Cyr, op. cit., p. 43. 41 Shillaker, J., « Madame de Maintenon and Saint-Cyr », The practical teacher 30 : 7 (1910), pp. 417/ 418, ici p. 418. OeC01_2014_I-102AK2.indd 95 OeC01_2014_I-102AK2.indd 95 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 96 Frederike Rass histoire de façon autonome, la langue doit forcément être ajustée aux façons présumées de s’exprimer du Grand Siècle. Quand les Colombes emploient la langue argotique de l’époque, les jeunes lecteurs découvrent une manière de parler très différente de la leur. Néanmoins, il n’existe que des documents écrits du dix-septième siècle, ce qui complique une représentation authentique. Nous sommes alors réduits à des suppositions sur ce qu’a pu être la langue parlée à cette époquelà. C’est la raison pour laquelle Anne-Marie Desplat-Duc utilise un registre soutenu. Ce registre, de nos jours plutôt utilisé dans les textes littéraires et à l’écrit en général, contraste avec le registre familier employé par les jeunes et suffit pour une prise de conscience linguistique. 42 Le registre linguistique utilisé suggère par conséquent une langue parlée élaborée du dix-septième siècle, mais ne construit une fiction qu’au niveau linguistique : « On voit cependant poindre […] l’idée qu’il existerait un langage de « l’époque de Louis XIV », cohérent et stabilisé, dans lequel les Colombes s’exprimeraient » 43 . Chloé, une jeune fille de douze ans, écrit sur le site internet des Colombes du Roi-Soleil : L’histoire […] est tellement GENIALE et INTERESSANTE que la lecture est toujours très enrichissante, déjà pour toute l’histoire historique et puis également pour tout ce qui est orthographe, vocabulaire. Alors MERCI, merci INFINIMENT Madame car c’est un plus pour mon français mais c’est aussi un plaisir de vous lire chaque jour ! 44 Chloé, 12 ans Chloé s’est rendu compte que les Colombes du Roi-Soleil ne sont pas écrits dans la langue française qu’elle utilise au quotidien, mais disposent de particularités linguistiques. En outre, elle remarque les acquis reçus grâce à la lecture des Colombes : les lecteurs entrent en contact avec des personnages qui savent s’exprimer avec aisance. Un registre soutenu (« la religion huguenote expose à bien des soucis » 45 ), des graphies anciennes ou des paléologismes (méliorer au lieu de « améliorer » 46 ), les emplois multiples du passé simple et du subjonctif ainsi qu’un lexique traversé d’archaïsmes transmettent aux lecteurs de nouvelles connaissances sur leur langue. Il 42 Anna Arzoumanov, « Parler XVII e siècle : étude d’une fiction linguistique dans deux romans d’Anne-Marie Desplat-Duc », PFSCL XXXIX, 77 (2012), pp. 321-332, ici pp. 321s. 43 Ibid., p. 322. 44 Commentaire de lecteur, disponible sur http: / / www.lescolombesduroisoleil.com/ -Les-livres-.html (02/ 04/ 2014). 45 Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., p. 67. 46 Desplat-Duc, Les Colombes 5/ Le Rêve d’Isabeau, op. cit., p. 94. OeC01_2014_I-102AK2.indd 96 OeC01_2014_I-102AK2.indd 96 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine 97 s’agit souvent de mots et d’expressions déclarés « peu usités » ou « littéraires » dans le dictionnaire. 47 Les problèmes de compréhension sont évités grâce aux notes de bas de page qui expliquent la signification et l’étymologie des termes : Ce jour d’hui est expliqué comme « ancienne forme d’aujourd’hui » 48 les personnes de sexe 49 est la gente féminine, tandis que Trou-madame est un « jeu de billard » 50 , tire-gousset ressemble à un « voleur » 51 et les poulets sont l’équivalent d’un « billet doux » 52 . Le texte principal est accompagné d’un métatexte qui influence profondément sa réception. La note de bas de page interagit au niveau supérieur avec le texte de base, voire l’histoire du roman : elle est capable d’analyser le récit ainsi que d’en expliquer les archaïsmes syntaxiques, sémantiques et lexicaux et contribue à cet égard à une compréhension plus profonde de l’écrit. Pourtant, une jeune lectrice âgée de sept ans s’exprime de la manière suivante : J’adore « Les Colombes du Roi-Soleil » même si je ne comprends pas tous les mots. J’ai lu le tome 1 en deux jours et je continue la collection. […] J’aime beaucoup l’époque et la façon dont Charlotte, Isabeau, Hortense et Louise parlent. 53 Lorraine, 7 ans Lorraine, une jeune lectrice passionnée et douée, montre par son commentaire, qu’il y a encore plusieurs mots dans les romans, qu’elle ne comprend pas tout à fait. On pourrait argumenter qu’elle est encore trop jeune pour la lecture des Colombes et que trop d’explications gênent le cours de la lecture et la mise en situation authentique. Néanmoins, dans Charlotte, la Rebelle on ne compte que 34 notes de bas de page sur 237 pages, ce qui correspond à une note toutes les sept pages. En outre, le choix des termes à expliquer semble parfois difficilement compréhensible : en y regardant de plus près, on remarque des redondances, comme par exemple l’explication répétée d’après-dîner (« après-midi ») ou corps (« corset »). De plus, les explications ne sont pas toujours formulées d’une manière convenant aux enfants. Ainsi la « conversion au catholicisme » est expliquée à l’aide d’autres termes spécialisés : « Le 16 octobre 1685, l’édit de Fontainebleau révoqua l’édit de Nantes de 1598 qui donnait une certaine liberté de culte aux 47 Cf. Arzoumanov, « Parler XVII e siècle », art. cit., p. 327. 48 Desplat-Duc, Les Colombes 5/ Le Rêve d’Isabeau, op. cit., p. 95. 49 Desplat-Duc, Les Colombes 4/ La Promesse d’Hortense, op. cit., p. 106. 50 Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., p. 76. 51 Ibid., p. 48. 52 Desplat-Duc, Les Colombes 4/ La Promesse d’Hortense, op. cit., p. 14. 53 Commentaire de lecteur, disponible sur http: / / www.lescolombesduroisoleil.com/ -Les-livres-.html (02/ 04/ 2014). OeC01_2014_I-102AK2.indd 97 OeC01_2014_I-102AK2.indd 97 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 98 Frederike Rass protestants […] » 54 . On ne peut alors s’empêcher de se demander si les notes ne sont pas destinées aux jeunes lecteurs mais plutôt aux parents des enfants qui sont invités à découvrir une valeur culturelle et historique dans les romans et qui en fin de compte influencent le pouvoir d’achat. La valeur pédago-éducative des Colombes se manifeste d’abord dans la simple invitation au jeune lecteur à se pencher sur le Grand Siècle et à développer un intérêt personnel pour cette époque. Cet intérêt personnel manque souvent aux élèves, et surtout dans la culture institutionnelle, il devient de plus en plus difficile d’enthousiasmer les jeunes pour la littérature classique. Les chercheurs didactiques et méthodiques essaient d’améliorer la motivation pour l’apprentissage en prescrivant la lecture d’au moins huit œuvres, dont deux classiques, pour le cycle des approfondissements de l’enseignement primaire : Le programme de littérature du cycle 3 vise à donner à chaque élève un répertoire de références appropriées à son âge et puisées dans la littérature de jeunesse, qu’il s’agisse de son riche patrimoine ou de la production toujours renouvelée qui la caractérise. 55 À cet égard, les romans des Colombes sont exemplaires pour une nouvelle forme de littérature instructive, qui instaure des passerelles : par la voie de la littérature moderne générale, on amène les jeunes vers les classiques sans grand effort d’apprentissage démotivant. Aucun élève moyen ne pourrait lire sans effort des œuvres classiques originales. Par contre, un roman dans lequel les classiques sont traités accessoirement n’échappe point aux capacités intellectuelles du jeune lecteur, mais remplit une fonction cognitive et informative. Les Colombes permettent par exemple une étude du dramaturge et poète Jean Baptiste Racine dans le premier et cinquième tome. Le lecteur découvre Esther, une tragédie biblique rédigée par cet historiographe du roi, ses dramatis personae et même des extraits de l’ouvrage sont intégrés dans le roman. Par conséquent le jeune lecteur est capable de situer le dramaturge au dix-septième siècle et d’associer ce siècle à Louis XIV, le Roi-Soleil. De même, nous pouvons partir du principe qu’en fonction des intérêts du lecteur, d’autres personnes dix-septiémistes auxquelles il est fait allusion dans le roman, restent gravées dans la mémoire des jeunes. Néanmoins, ce processus d’apprentissage n’est possible qu’avec une composante affective : pour que le lecteur retienne des aspects culturels et historiques, il est essentiel que l’œuvre amuse et émeuve, qu’elle invite le lecteur à aborder 54 Desplat-Duc, Les Colombes 1/ Les Comédiennes de M. Racine, op. cit., p. 11. Nous soulignons. 55 Germain, Bruno, « La littérature jeunesse au cycle 3 », Bulletin des Bibliothèques de France 1 (2004), pp. 39-41, ici p. 40. OeC01_2014_I-102AK2.indd 98 OeC01_2014_I-102AK2.indd 98 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine 99 quelques questions et à étudier son propre système de pensée et les valeurs éthiques qui lui sont inhérents. Une condition sine qua non que doit remplir une unité d’enseignement est le centrage sur un aspect thématique : Pour que l’élève puisse acquérir des références culturelles, il importe que les lectures ne soient pas abordées au hasard, mais se constituent, tout au long du cycle, en réseaux ordonnés : autour d’un personnage […], d’une époque, d’un lieu, d’un format etc. 56 La lecture des Colombes exige un accompagnement en classe qui peut être très profond quant aux passages difficiles nécessitant une médiation de la part de l’enseignant. Un travail en groupe peut également être enrichissant et améliorer les compétences personnelles et sociales. Réfléchir profondément en commun permet en outre d’interpréter correctement subtilités et polysémies grâce à quoi la richesse spécifique du roman peut être mieux perçue. Surtout, l’emploi de l’œuvre dans l’enseignement interdisciplinaire semble ainsi possible et légitime. La maison d’édition Flammarion s’est également rendu compte des qualités didactiques des Colombes et offre dans son Espace enseignants du matériel sous forme de séances de cours et de fiches de travail. 57 Une création contemporaine prenant pour base le bien culturel national exige une classification culturelle et historique. L’attribution d’une attention particulière au siècle classique semble déjà surprenante à l’observateur allemand, vu que le classicisme weimarien n’a pas reçu d’approbation sous forme d’adaptations littéraires comparables. Quelle est alors l’origine réelle de cet engouement pour le dix-septième siècle français ? Les études sur la théorie culturelle de Jan et Aleida Assmann nous donnent des pistes : leur recherche sur la mémoire culturelle constitue un développement des théories de Halbwachs datant des années vingt sur la mémoire collective et les cadres sociaux dont se servent les êtres humains. 58 Selon Assmann, la mémoire culturelle représente des événements fatidiques du passé dont le souvenir est immortalisé par voie de façonnement culturel. 59 Les souvenirs sont vitaux car ils permettent une extension, un éloignement du hic et nunc grâce au mouvement vers le passé. 60 Et pourtant la communication d’événe- 56 Germain, « La littérature jeunesse au cycle 3 », art. cit., p. 41. 57 http: / / www.enseignants-flammarion.fr/ [Enregistrement nécessaire]. 58 Cf. Halbwachs, Maurice, Das Gedächtnis und seine sozialen Bedingungen. [Les cadres sociaux de la mémoire]. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1985, p. 121. 59 Cf. Assmann, Jan, « Kollektives Gedächtnis und kulturelle Identität », Jan Assmann/ Tonio Hölscher (éds.), Kultur und Gedächtnis. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1988, pp. 9-19, ici p. 12. 60 Assmann, Aleida, Geschichte im Gedächtnis. Munich : Beck, 2007, p. 9. OeC01_2014_I-102AK2.indd 99 OeC01_2014_I-102AK2.indd 99 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 100 Frederike Rass ments passés sous forme d’histoires et de récits inclut au fond des aspects de l’époque actuelle. L’historien français Henry Rousso parle à cet égard d’un « passé qui ne passe pas » 61 . Une telle approche empêche une délimitation entre présent et passé ainsi qu’une séparation complète du passé. Le passé porte en lui-même une entité distincte capable de résister à toute tentative de reniement et de destruction. 62 Le siècle classique français avec son essor culturel et artistique influence la façon de penser des Français jusqu’à ce jour. Le désir humain d’une existence sociale aboutit à une stylisation du passé et à la création d’un arrière-fond qui peut être admiré. Vu sous cet angle, le propre présent devient acceptable et aide - même sous forme de méprise collective - à soutenir et à maintenir la cohésion sociale. Il semble par exemple que dans la tête des Français tout scénario de palais et de parc soit construit à l’image de Versailles. Même les demoiselles de Saint-Cyr dans les romans des Colombes établissent continuellement des comparaisons avec Saint-Cyr et le château de Versailles. 63 Un pays n’a jamais de mémoire collective de prime abord. Celle-ci est toujours créée à l’aide de points de référence communs tels qu’anniversaires, mémoriaux, commémorations et le traitement médiatique. Des romans comme ceux de la série des Colombes peuvent aider à forger une conscience commune et à réaliser la mission éducative culturelle du maintien de la littérature classique. Dans les Colombes du Roi-Soleil, on peut découvrir des références patrimoniales. Ainsi, Charlotte fait l’éloge de multiples artistes de son époque : « Je lui vantai les musiques de MM. Lully et Charpentier, les pièces de MM. Molière et Racine, les sculptures de MM. Coysevox et Coustou, les peintures de MM. Lebrun et Nattier » 64 , tandis que Madame de Maintenon couvre de louanges le dramaturge Racine pour sa pièce de théâtre : « l’œuvre est admirable » 65 et « la musique de M. Moreau la sublime encore » 66 . Malgré de multiples tentatives, le château de Versailles et le Roi-Soleil n’ont jamais perdu leur valeur culturelle jusqu’à présent. Les nombreux aspects du siècle classique représentés dans la littérature pour adultes et jeunesse en sont la preuve, autant que les exigences de la didactique littéraire : 61 Conan Eric/ Rousso, Henry, Vichy. Un passé qui ne passe pas. Paris : Folio, 1997, titre. 62 Cf. Assman, Geschichte im Gedächtnis, op. cit., p. 10. 63 Cf. par exemple Louise à Saint-Germain-en-Laye, quand elle entre dans sa chambre à coucher : « Que dites-vous de notre palais ? plaisanta-t-elle. Je mesurai alors la bonne fortune que j’avais eue de vivre dans le confort de Saint-Cyr, mais je me gardai de dénigrer le lieu […] » ; Desplat-Duc, Les Colombes 2/ Le Secret de Louise, op. cit., p. 75. 64 Desplat-Duc, Les Colombes 3/ Charlotte, la Rebelle, op. cit., p. 198. 65 Desplat-Duc, Les Colombes 1/ Les Comédiennes de M. Racine, op. cit., p. 56. 66 Ibid., p. 57. OeC01_2014_I-102AK2.indd 100 OeC01_2014_I-102AK2.indd 100 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 Les fictions historiques dans la littérature de jeunesse contemporaine 101 « Il faut, pour tous les enfants, ouvrir en grand les portes des connaissances de notre temps, de la culture et de l’art. » 67 Avec ses Colombes du Roi-Soleil, Anne-Marie Desplat-Duc a largement atteint cet objectif. « J’ai rencontré plusieurs classes qui, après avoir lu les Colombes, sont allées visiter Versailles. C’est l’avantage du roman historique… on peut toucher du bout du doigt un pan d’histoire » 68 . 67 Zoughébie, Henriette, « La littérature, un art nouveau à l’école », Bulletin des Bibliothèques de France 1 (2004), pp. 42-44, ici p. 44. 68 Anne-Marie Desplat-Duc dans une interview. Accessible sur http: / / www.histoiredenlire.com/ interviews/ interview-anne-marie-desplat-duc.php (02/ 04/ 2014). OeC01_2014_I-102AK2.indd 101 OeC01_2014_I-102AK2.indd 101 23.06.14 17: 08 23.06.14 17: 08 J ULIE A NSELMINI 3 rue Le Nôtre 14000 Caen France A UDE D ÉRUELLE 47 rue Cantagrel 75013 Paris France B ÉATRICE J AKOBS Romanisches Seminar der CAU Kiel Leibnizstraße 10 24098 Kiel Allemagne F REDERIKE R ASS Romanisches Seminar der CAU Kiel Leibnizstraße 10 24098 Kiel Allemagne À NGELS S ANTA Faculté de Lettres Université de Lleida Plaça de Víctor Siurana, nº 1 25003 Lleida Espagne M ICHAEL T ILBY Selwyn College Cambridge, CB3 9DQ England Adresses des auteurs OeC01_2014_I-102End.indd 102 OeC01_2014_I-102End.indd 102 27.06.14 18: 57 27.06.14 18: 57