eJournals

Oeuvres et Critiques
0338-1900
2941-0851
Narr Verlag Tübingen
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2014
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OeC02_2014_I-116_Druck.indd 1 16.04.15 07: 37 Abonnements 1 an : € 78,- (+ frais de port) (zuzügl. Portokosten) © éditions Narr Francke Attempto · B.P. 2567 · D-72015 Tübingen Fax : +49 (70 71) 97 97 11 · e-mail : <info@narr.de> ISSN 0338-1900 OeC02_2014_I-116_Druck.indd 2 16.04.15 07: 37 Œuvres & Critiques, XXXIX, 2 (2014) Sommaire D orothea S choll Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 M anon a uger Raison et sentiments : le romantisme entravé des jeunes diaristes canadien-français du XIX e -siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 M ylène B éDarD / M arie -F réDérique D eSBienS Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 : romantisme au masculin, romantisme au féminin dans les discours épistolaires . . . . 33 l ucie r oBert Ce romantisme qui n’en finit pas. La légende d’un peuple de Louis Fréchette . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 B ernarD e Mont Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec : Louis-Honoré Fréchette. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 D orothea S choll Le romantisme mis à nu ou les Causeries du lundi endimanchées : La réception du romantisme par Henri-Raymond Casgrain et Adolphe-Basile Routhier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 l uc B onenFant « Être romantique au Canada, en 1920 » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Les auteurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116 OeC02_2014_I-116_Druck.indd 1 16.04.15 07: 37 OeC02_2014_I-116_Druck.indd 2 16.04.15 07: 37 Œuvres & Critiques, XXXIX, 2 (2014) Introduction Dorothea Scholl « […] les écrits modernes, même les plus dangereux, sont plus en circulation parmi nos populations canadiennes qu’on ne le pense bien souvent […] » Henri-Raymond Casgrain, préface aux Légendes canadiennes (1861) Depuis les premières études portant sur le romantisme d’expression française au Canada, la tendance de considérer ce romantisme comme marginal et retardataire par rapport au romantisme en Europe est devenue un lieu commun dans la critique. D’un côté, les œuvres d’auteurs canadiens inspirés par des romantiques sont perçues comme des « copies » qui n’atteignent pas la valeur des « originaux ». De l’autre côté, elles sont considérées comme des œuvres qui témoignent d’une décadence du classicisme posé comme un idéal éternel et inatteignable. Cette double vision s’exprime déjà chez Octave Crémazie qui compte avec l’abbé Casgrain parmi les représentants et les médiateurs les plus importants du romantisme au Canada francophone. Dans sa correspondance avec Casgrain, Crémazie se montre déchiré entre sa passion pour le romantisme qui lui apparaît comme la forme d’expression la plus authentique et la plus appropriée aux temps modernes et l’idée que la littérature doit se conformer à un idéal classique devenu étranger par le temps et l’espace. 1 Dans l’œuvre de Crémazie et d’autres auteurs du XIX e - siècle au Canada francophone, classicisme et romantisme s’interpénètrent. Ce numéro d’Œuvres et Critiques porte sur le romantisme et sa réception au Canada en tant que mouvement historique et manifestation transhistorique d’une sensibilité moderne « d’actualité ». Face aux différentes facettes du romantisme ou même des romantismes au pluriel, nous ne pouvons pas prétendre de présenter ici un volume exhaustif. Notre attention se dirige vers des cas spécifiques, qui jusqu’ici n’ont pas retenu l’attention de la critique ou bien qui sont ici considérés sous un angle différent de celui de lectures antérieures. Nous avons choisi de porter l’attention sur des œuvres qui se 1 Octave Crémazie, lettre à l’abbé Henri-Raymond Casgrain (lettre du 29 janvier 1867), dans Œuvres, éd. par Odette Condemine, Ottawa, Université d’Ottawa, 1976, vol.-II (Prose), pp.-90-91. Voir aussi la lettre du 20 janvier 1867. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 3 16.04.15 07: 37 4 Dorothea Scholl situent de façon implicite ou explicite dans le contexte du romantisme et en portent plus ou moins les traces. Ces traces, nous ne les concevons pas comme signes ou symptômes d’une « aliénation » parce que les auteurs puisent aux sources étrangères. Dans la plupart des textes et contextes où l’inspiration romantique est à l’œuvre, un esprit d’ouverture par rapport à la littérature mondiale se fait remarquer. L’esprit patriotique y implique une vision idéale et n’exclut pas un regard critique face à la réalité de la patrie, de même que l’ouverture vers le monde moderne n’exclut pas l’approfondissement du passé par le recul et une approche nouvelle à ce passé. Dans son introduction au collectif Le Romantisme au Canada (1993), Maurice Lemire évoque la situation particulière au Canada qui ne semble pas propice à la réception du romantisme par les écrivains canadiens de l’époque. 2 Les études initiées par Lemire ainsi que ses propres études révèlent toutefois une grande complexité des intertextualités romantiques et des attitudes par rapport au romantisme dans ses multiples facettes et manifestations, qu’il soit européen ou « québécois », national ou social, religieux ou politique. Grâce à ces études pionnières, nous savons aujourd’hui que les écrivains au Canada étaient loin d’ignorer le romantisme en tant que mouvement esthétique, idéologique et politique et que les principaux auteurs romantiques étaient connus. Quant au public, l’accès aux romantiques et la circulation de leurs œuvres dépendait des milieux. Après la condamnation de la collection des livres de l’Institut canadien de Montréal comportant un grand nombre de romantiques que l’évêque Ignace Bourget met au rang de livres dangereux, 3 la diffusion de romantiques semble freinée. Cependant, malgré la mise à l’index et la défense de lire les livres qui ne portent pas l’approbation des autorités ecclésiastiques, l’histoire de la lecture révèle que dans les milieux cultivés, même une jeune fille de 17 ans pouvait avoir accès aux romantiques, comme en témoigne le journal intime de Joséphine Marchand qui découvre des similitudes entre romantiques français et canadiens et rapproche Arthur Buies à Alphonse Karr, Joseph Marmette à Lamartine, Louis Fréchette à Victor Hugo, Faucher de Saint-Maurice à Chateaubriand, Napoléon Legendre à Paul Féval. 4 2 Maurice Lemire, « Introduction », dans Le Romantisme au Canada, Québec : Nuit blanche, 1993, p.-10. 3 Cf. p.ex. Ignace Bourget, Lettres pastorales de Mgr l’Évêque de Montréal sur l’allocution prononcée par sa sainteté Pie IX, contre les erreurs du temps - (en date du 10 mars 1858) Sur l’Institut canadien et les mauvais livres - (en date du 31 mai 1858), Sur les mauvais jornaux, Montréal : Des presses à vapeur de Plinguet & Laplante, 1858. 4 Sophie Montreuil, « (Se) lire et (se) dire : Joséphine Marchand-Dandurand et la lecture », dans Yvan Lamonde et Sophie Montreuil (dir.), Lire au Québec au XIX e -siècle, Québec : Fides, 2003, pp.-123-150, ici p.-139. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 4 16.04.15 07: 37 Introduction 5 Si dans le domaine privé des élites, les romantiques sont présents, dans le domaine public, on les passe sous silence ou la référence devient implicite. L’opposition anti-libéraliste contre le romantisme conçu alors comme conséquence du processus de laïcisation déclenché par les philosophes des Lumières, empêche la diffusion d’œuvres romantiques d’autant plus que le clergé est en charge de l’éducation. Même l’abbé Casgrain, grand enthousiaste imprégné de la lecture de romantiques, 5 n’ose pas les publier dans les périodiques qu’il dirige et cède la place à des auteurs de second ordre : « […] pourquoi ne donneriez-vous pas à vos abonnés ce qui se peut lire de maîtres tels que Hugo, Musset, Gautier, Sainte-Beuve, Guizot, Mérimée, etc. ? » pro pose Crémazie à l’éditeur du Foyer canadien et des Soirées canadiennes et il ajoute : « Ne vaut-il pas mieux faire sucer à vos lecteurs la moelle des lions que celle des lièvres ? » 6 Le manque de modèles est une des raisons pour l’absence d’une véritable culture littéraire selon Crémazie qui caractérise la société canadienne comme une « société d’épiciers » qui ignore non seulement les romantiques français, mais aussi les classiques et romantiques d’autres pays. 7 La correspondance entre Crémazie et Casgrain qui porte sur la valeur culturelle de la littérature en général et sur le projet de la création d’une littérature nationale en particulier, est révélatrice du champ littéraire de l’époque et des difficultés que rencontre alors tout esprit créateur face aux institutions, aux moyens de publication et au public. Le romantisme au Canada, en raison de la situation culturelle particulière, a rencontré bien des obstacles, qu’ils soient liés à une résistance extérieure ou à une résistance intérieure - qui peut résulter de la résistance extérieure dans la mesure où les auteurs intériorisent les attentes et combattent leurs pulsions « romantiques » afin de se conformer aux exigences 5 Casgrain, de son propre aveu, avait même volé des livres appartenant à l’Institut canadien de Québec, « incluant des œuvres d’Alphonse de Lamartine et d’Alfred de Musset ». Cf. Kenneth Landry, « Institut canadien de Québec », dans Pierre Hébert, Yves Levé et Kenneth Landry (éds.), Dictionnaire de la censure au Québec : littérature et cinéma, Québec : Fides, 2006, pp.-363-364. 6 Octave Crémazie, Œuvre complètes, Montréal, Beauchemin, 1882, p. 39. 7 « […] Dans ces natures pétrifiées par la routine, la pensée n’a pas d’horizon. Pour elles, la littérature française n’existe pas après le dix-huitième siècle. Ces Messieurs ont bien entendu parler vaguement de Chateaubriand et de Lamartine, et les plus forts d’entre eux ont lu peut-être Les Martyrs et quelques vers des Méditations. Mais les noms […] de toute cette pléiade de grands écrivains qui font la gloire et la force de la France du dix-neuvième siècle, leur sont presque complètement inconnus. N’allez pas leur parler des classiques étrangers, de Dante, d’Alfieri, de Goldoni, de Goethe, de Métastase, de Lope de Vega, de Calderon, de Schiller, de Schlegel, de Lermondorff [sic], ils ne sauraient ce que vous voulez dire. » Octave Crémazie, lettre à l’abbé Henri-Raymond Casgrain (10 août 1866), dans Crémazie, OC, p. 29. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 5 16.04.15 07: 37 6 Dorothea Scholl sociales et morales de leur entourage. De ce point de vue, la grille de lecture que nous propose Manon Auger est significative : Manon Auger examine la tension entre « raison » et « sentiment », « vouloir » et « devoir » chez trois diaristes en quête d’idéal. Elle souligne l’influence de la musique et de la littérature romantiques sur la jeune diariste Henriette Dessaules dont la sensibilité artistique et la personnalité forte et autonome sont remarquables. Enfermée dans un milieu bourgeois provincial, Henriette souffre du corset des conventions tellement que l’écriture romantique devient pour elle une sorte d’échappatoire. Mais comme les deux autres diaristes examinés, Lionel Groulx et Joséphine Marchand, elle finit par se plier aux attentes pesantes d’un entourage conservateur et conformiste. Du romantisme « privé », contemplatif, intime, introspectif et autoréflexif nous passons au romantisme « public », actif, patriotique et dynamique. Tandis que le journal intime exprime le romantisme à l’état brut de la sensibilité personnelle, le genre épistolaire est à cheval entre le privé et la sphère publique. Marie-Frédérique Desbiens et Mylène Bédard montrent qu’à l’époque de la rébellion des patriotes, une infiltration du romantisme au niveau du style, des idées et des discours se fait remarquer dans les écrits épistolaires des patriotes condamnés à mort et que le romantisme laisse aussi des traces dans les lettres de leurs femmes. La référence romantique - qui révèle aussi des traits stoïques du héros classique - devient ainsi une référence identitaire et politique qui permet de s’affirmer comme victime et héros martyr. L’intertexte romantique est essentiel aussi en ce qui concerne l’image du héros dans l’œuvre de Fréchette. Lucie Robert, attentive au contexte institutionnel du littéraire au Canada, révèle la double stratégie de Fréchette qui, dans La Légende d’un peuple, se situe par l’imitation de la Légende des siècles de Victor Hugo par rapport à la littérature française tout en mettant en valeur la couleur locale et les figures d’identification légendaires comme découvreurs et militaires, pionniers et paysans, missionnaires et martyrs, héros et héroïnes religieux et politiques dans leur capacité de résistance, sans concession aux discours providentiels environnants. Fréchette, tout en créant des points de repère pour la construction d’une identité « nationale », se distancie donc de l’idéologie nationaliste, messianique et providentielle et se situe au niveau du romantisme cosmopolite. Bernard Emont, après avoir apporté des réflexions sur le « premier romantisme » au Canada par rapport au classicisme et aux circonstances historiques particulières, met en relief le côté subjectif de Fréchette en interprétant son œuvre poétique comme l’expression autobiographique d’une personnalité essentiellement romantique. Dans ma propre contribution, le romantisme de l’abbé Casgrain est analysé à la lumière de la polémique contre le romantisme dans les milieux OeC02_2014_I-116_Druck.indd 6 16.04.15 07: 37 Introduction 7 ultramontains dont le juge Adolphe-Basile Routhier se fait le porte-parole au moment de la crise moderniste. Luc Bonenfant ouvre l’horizon vers le XX e - siècle et l’essor des idées libérales et romantiques dans la revue Nigog : Il analyse la querelle entre les « régionalistes » et les « exotiques » comme une réédition de la querelle des anciens et modernes. Tandis que les « régionalistes » restent dans le paradigme du classicisme académique, les « exotiques » s’avèrent les héritiers du romantisme stendhalien et réactualisent les batailles romantiques du début du XIX e -siècle au niveau des idées autant qu’au niveau des références aux auteurs romantiques de la littérature mondiale. La référence aux auteurs romantiques n’est pas exclusive : « si Racine et Rabelais semblent encore pertinents aux yeux des nigoguiens, c’est parce que la Beauté artistique est toujours d’actualité, qu’elle ne connaît pas les âges », nous dit Luc Bonenfant en rappelant la définition baudelairienne du romantisme comme « l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau ». « Racine a été romantique », avait affirmé Stendhal dans Racine et Shakespeare, 8 en rattachant un « romanticisme » pérenne à la capacité de l’individu de dépasser les normes imposées et d’exprimer les passions dans un langage d’actualité à chaque époque. Par son approfondissement de l’être humain capable de mettre en question sa condition définie par des doctrines qui empêchent son épanouissement, le romantisme est un humanisme. L’humanisme des romantiques, qu’il soit dévot comme chez Casgrain ou laïque comme chez Fréchette, est certes un humanisme particulier qui reflète les préoccupations idéologiques et éthiques des auteurs. Mais du point de vue esthétique, cet humanisme s’avère toujours actuel dans la mesure où il tient compte de l’individu dans sa solitude et dans son rapport à l’Autre et se communique dans un langage compréhensible au-delà des frontières et au-delà des époques. C’est alors que le romantisme peut devenir « classique ». 8 Stendhal, Racine et Shakespeare : Études sur le romantisme, éd. Roger Fayolle, Paris : Garnier-Flammarion, 1970, chap.-III « Ce que c’est que le romanticisme », p.-196. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 7 16.04.15 07: 37 OeC02_2014_I-116_Druck.indd 8 16.04.15 07: 37 Œuvres & Critiques, XXXIX, 2 (2014) Raison et sentiments : le romantisme entravé des jeunes diaristes canadien-français du XIX e -siècle Manon Auger Quelle âme vaporeuse et poétique j’ai, moi ! Joséphine Marchand, Journal, 28 août 1882 Comme bien des étiquettes servant à définir un courant littéraire, un mouvement de pensée ou une esthétique particulière, le terme « romantisme » nous ramène dans un premier temps à quelques clichés précis 1 , mais se laisse, dans un deuxième temps, difficilement définir de façon satisfaisante. En effet, outre la confusion avec le sens dérivé que le terme a pris dans la culture populaire, l’imaginaire du littéraire et/ ou du critique québécois demeure profondément marqué par la version française du romantisme, qui est en grande partie et, à quelques nuances près, celle qui a circulée au Canada français au XIX e - siècle et celle qui circule encore aujourd’hui dans l’enseignement. Conséquemment, nous avons souvent « tendance à traiter la littérature québécoise comme un épiphénomène de la littérature française canonique 2 », et cela même si, de plus en plus, les travaux qui se penchent sur le romantisme au Canada français - bien que demeurant encore relativement restreints - révèlent nombre de variables historiques, sociales et esthétiques qui nous empêchent de calquer le modèle français pour saisir les enjeux d’un romantisme québécois. Ainsi, dès qu’on y regarde d’un peu plus près, on se rend vite compte qu’il n’y a pas un romantisme mais des romantismes 3 , dont on peut travailler 1 Comme le souligne Gilles Galichan, on « voit encore trop souvent dans le romantisme un ensemble de conceptions sentimentales et rêveuses, l’expression d’un emportement sans consistance et irrationnel » qui serait peu compatible avec, par exemple, la prise de position politique. (« Le romantisme et la culture politique au Bas-Canada », dans Maurice Lemire (dir.), Le romantisme au Canada, Québec : Nuit Blanche éditeur, coll. « Les cahiers du CRELIQ », 1993, p.-128) 2 André Sénécal, « “Ce genre fantastique et sombre” : roman québécois et romantisme (1836-1864) », dans Maurice Lemire, op.-cit., p.-228. 3 Tout comme, suggère Marc Gontard, « il n’y a pas un mais des postmodernismes ». (Écrire la crise. L’esthétique postmoderne, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2013, p.-12). OeC02_2014_I-116_Druck.indd 9 16.04.15 07: 37 10 Manon Auger à établir la typologie, les configurations singulières et les visées esthétiques ou même idéologiques : « Mouvement politique et littéraire, le romantisme est aussi un mouvement historique et idéologique 4 ». Qui plus est, il y a aussi différentes déclinaisons du phénomène selon le contexte social et selon les sensibilités individuelles qui se l’approprient et/ ou en subissent les influences et les conséquences. Dès lors, s’il est indéniable que les auteurs dits romantiques ont circulé au Canada français 5 , il demeure plus difficile, en dehors des quelques prises de position des écrivains eux-mêmes 6 , de lire une production canadienne-française particulière sous le seul éclairage du romantisme français. Par ailleurs, il faut souligner que, au-delà des quelques textes canadienfrançais publiés à l’époque et dont l’influence romantique est explicite, le corpus dit de la « littérature intime » qui m’intéressera ici pose ses propres limites d’investigation. Bien sûr,-« l’essor de genres comme le journal intime ou le récit de voyages sont étroitement liés au changement de perception survenu alors 7 », et il n’est pas farfelu de supposer que le journal intime, tel qu’on le conçoit dès la deuxième moitié du XIX e -siècle jusqu’à aujourd’hui, est en grande partie un produit du romantisme 8 . Malgré cette certitude, plusieurs questions demeurent ; par exemple, le fait de prendre la plume et d’écrire dans l’intimité en son propre nom suffit-il à faire du texte 4 Marie-Frédérique Desbiens, La plume pour épée. Le premier romantisme canadien (1830-1860), Thèse de doctorat, Département des littératures, Université Laval, Québec, 2005, p.-65. 5 Voir à ce sujet : Laurent A. Bisson, Le romantisme littéraire au Canada français, Paris : Librairie E. Droz, 1932 ; le collectif dirigé par Maurice Lemire, Le romantisme au Canada, op.- cit. et Marie-Frédérique Desbiens, La plume pour épée. Le premier romantisme canadien (1830-1860), op.-cit. 6 Parmi les écrivains qui avouent l’influence explicite des Romantiques, on peut penser à Henri-Raymond Casgrain qui, dans ses Souvenances canadiennes, affirme que Chateaubriand et Lamartine ont été et sont toujours ses « dieux littéraires », et qu’ils ont exercé sur lui « la plus grande influence » (tapuscrit, Musée de la civilisation de Québec/ Musée de l’Amérique française, Fonds Casgrain, vol. 1, p.-37) ; ou encore à Octave Crémazie qui, dans une lettre envoyée à l’abbé Casgrain et écrite le 29 janvier 1867, affirme : « Pour moi, tout en admirant les immortels chefsd’œuvre du XVII e - siècle, j’aime de toutes mes forces cette école romantique qui a fait éprouver à mon âme les jouissances les plus douces et les plus pures qu’elle ait jamais senties. » (Œuvres complètes, publiées sous le patronage de L’Institut canadien de Québec, Montréal : Librairie Beauchemin, 1882, p.-45.) 7 Daniel Maggetti, « Romantisme », dans Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, Paris : Presses Universitaires de France, 2002, p.-536. 8 En effet, « le journal naît de l’individualisme romantique ; il repose tout entier sur la croyance dans l’individu, dans le moi. » (Béatrice Didier, Le journal intime, Paris : PUF, 1976, p.-62.) OeC02_2014_I-116_Druck.indd 10 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 11 ainsi produit une véritable œuvre romantique ? Sinon, comment mesurer l’influence de l’esthétique romantique sur les diaristes, sur l’écriture de leur journal et sur la mise en scène de soi ? Serait-ce la consignation de lectures proprement romantiques, la récurrence de certains thèmes ou bien celle d’une dynamique d’écriture particulière qui sont déterminants ? Car, en dehors du romantisme patriotique, nationaliste ou régionaliste qui informe la poésie et les discours de l’époque, et en dehors du romantisme d’inspiration gothique qui colore de nombreux romans canadiens-français de la période, il est évident que c’est un romantisme plus individuel qui se dessine dans les principaux journaux intimes du XIX e - siècle, surtout que ceux-ci ont été écrits après l’avènement de ces mouvements. Je pense ici au Journal d’Henriette Dessaulles, écrit de 1874 à 1881 9 , au Journal de Lionel Groulx, écrit de 1895 à 1904 10 , et au Journal de Joséphine Marchand, écrit de 1879 à 1900 11 , et qui révèlent, selon moi, une nouvelle variation du romantisme tel qu’il a pu s’écrire, mais aussi se vivre au Canada français au XIX e -siècle. Ainsi, il faut bien voir que : au Canada, une analyse des correspondances, des journaux intimes, des mémoires, de l’éloquence, de la prose d’idées, des récits brefs, des récits de voyage, jointe à celle de la poésie, du théâtre, du roman et de l’histoire, s’avère indispensable à une réelle compréhension du mouvement 12 . C’est en partant de ces quelques constats préliminaires que je me propose de lire ici ces trois œuvres, afin de mettre en lumière une certaine sensibilité romantique qui se traduit par la présence de thèmes spécifiques, par une attention à l’écriture qui engendre la pensée et l’individualité, ainsi que par la mise en place d’une esthétique qui valorise la subjectivité plutôt que la collectivité, mais qui se heurte invariablement à cette même collectivité 9 Henriette Dessaulles, Journal, édition critique par Jean-Louis Major, Montréal : Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 1989. Dorénavant, les références à cet ouvrage seront appelées par le sigle JD suivi du folio, entre parenthèses. 10 Lionel Groulx, Journal 1895-1911, édition critique préparée par Giselle Huot et Réjean Bergeron, Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 1984, 2 tomes. Les dates « officielles » de l’édition du Journal de Groulx sont bien 1895-1911. Cependant, le journal intime proprement dit couvre plutôt la période de 1895 à 1904. La période de 1906 à 1911, quant à elle, est couverte par un journal de voyage intitulé « Notes et souvenirs de mon voyage en Europe ». Dorénavant, les références à cet ouvrage seront appelées par le sigle JG suivi du folio, entre parenthèses. 11 Joséphine Marchand, Journal intime 1879-1900, Lachine : Édition de la Pleine Lune, 2000. Dorénavant, les références à cet ouvrage seront appelées par le sigle JM suivi du folio, entre parenthèses. 12 Marie-Frédérique Desbiens, op.-cit., p.-147. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 11 16.04.15 07: 37 12 Manon Auger dans laquelle le diariste doit évoluer et trouver sa place. On verra que c’est principalement dans une tension entre raison et sentiments que se déploie l’écriture de ces journaux, tension qui se joue également entre nature et culture, et vis-à-vis desquelles les diaristes devront se positionner, au détriment, bien souvent, de leur nature romantique et des écrits qui la valorisent. I Henriette Dessaulles : une jeune romantique Le Journal d’Henriette Dessaulles est le journal québécois le plus connu et le plus étudié à ce jour 13 . Et pour cause : non seulement met-il en scène et en écriture la charmante histoire d’amour - d’abord contrariée puis enfin célébrée par le mariage - entre la jeune femme et son voisin Maurice Saint- Jacques, mais également le parcours complexe d’une jeune bourgeoise du XIX e -siècle vers l’âge adulte, marquant, de fait, « la transition entre l’enfant et l’adulte, ce qui donne l’impression d’un Bildungsroman, un roman d’initiation, de découverte et de formation de soi 14 . » Il est ainsi, sans conteste, le plus romanesque, voire le plus romantique de tous les journaux québécois, et cela sur plusieurs plans ; à la fois romance et portrait vivant d’une époque « si souvent présentée comme terne 15 », il dépeint de plus une personnalité originale, animée d’une sensibilité artistique peu commune, d’un esprit d’analyse percutant et d’une vivacité d’esprit absolument charmante. Dès lors, en dehors de l’évolution du discours et de la quête amoureuse, ce qui fait véritablement la force de ce Journal, c’est bel et bien son écriture : une écriture intime, « vibrante et ardente », comme se définit la jeune fille ellemême (JD : 529), une écriture en quête d’idéal, tout comme - encore une fois - cette jeune fille qui se raconte. Née à Saint-Hyacinthe, une petite ville de province, Henriette Dessaulles a le rare privilège de grandir au sein d’une famille bourgeoise dont la notoriété n’est pas négligeable 16 , mais également d’avoir accès à une certaine 13 Non seulement a-t-il été l’objet de nombreuses études qu’il serait trop long d’énumérer ici, mais il fait également partie de l’anthologie de Philippe Lejeune, Le moi des demoiselles. Enquête sur le journal de jeune fille (Paris : Seuil, coll. « Les couleurs de la vie », 1993) et de celle de Michel Braud, Journaux intimes. De Madame de Staël à Pierre Loti (Paris : Folio classique, 2012). 14 Valérie Raoul, « Moi (Henriette Dessaulles), ici (au Québec), maintenant (1874- 80) : articulation du journal intime féminin », The French Review, vol. LIX, no 6, May 1986, p.-843. 15 Jean-Louis Major, « Introduction », dans Henriette Dessaulles, Journal, op.- cit., p.-13. 16 Elle est la filleule de Louis-Joseph Papineau, ancien chef du Parti Patriote, la fille de Georges-Casimir Dessaulles, maire de Saint-Hyacinthe et la nièce de Louis- Antoine Dessaulles, politicien et polémiste réputé. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 12 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 13 éducation ouvrant aux plaisirs de l’écriture et de la lecture. Fervente lectrice de Dickens, de Longfellow, de Walter Scott, de Tennyson, de Lamartine et de Thomas Carlyle 17 , Henriette Dessaulles se révèle d’entrée de jeu un être éminemment romantique, doublé d’une âme de poète et rêvant d’en être un (JD : 563). Pratiquant le piano, elle s’enthousiasme également pour la musique de Mendelssohn, de Chopin, de Beethoven et de Mozart, en plus de « faire de la fantaisie musicale » (ce qui signifie, selon ses propres mots, « inventer des extravagances, faire vibrer les cordes de [s]on piano à l’unisson des cordes de [s]on petit cœur » - JD : 210). À cet imaginaire artistique, puisant à plusieurs sources, s’ajoutent au surplus les contes d’Arnaud Berquin (JD : 531), les « contes de loups-garous, de “jeteux de sorts” [et] de feux follets » racontés par la cuisinière Adèle (JD : 225), mais surtout les contes irlandais qui ont bercé l’enfance de la jeune fille, racontés cette fois par Kate McGinley, la bonne entrée au service de la famille Dessaulles en 1860, année de la naissance d’Henriette. La mort de sa mère en 1864, compensée pour un temps par l’affection et la bienveillance de Kate cependant renvoyée en 1874 par Fanny Leman, la deuxième femme de Georges-Casimir Dessaulles, laisseront également des impressions déterminantes sur la jeune fille qui parlera toujours de Kate avec une vive affection - un « cœur fidèle », un « esprit de poète » qui « savait faire vivre pour [elle] tant de personnages fantastiques », des « chimères exquises » (JD : 583) - et feront de sa belle-mère « l’ogresse de [s]on conte » (JD : 365). En effet, à la lumière du Journal, et malgré les efforts d’Henriette pour se rendre aimable à ses yeux, Fanny Leman se révèle une belle-mère froide, intransigeante et surtout soucieuse des conventions et des apparences. Incarnant en quelque sorte l’Autorité et la Raison, la personnalité de cette dernière s’oppose ainsi diamétralement à celle de sa belle-fille, dont la sensibilité sera toujours plus vive et écorchée, à la recherche qu’elle est d’un amour maternel qu’elle ne retrouvera jamais véritablement, si ce n’est auprès de Maurice qui, comme c’est souvent le cas en amour, la traitera à l’occasion avec une sollicitude quasi maternelle (JD : 594). Néanmoins, leur parcours amoureux sera constamment battu en brèche tant par les conventions sociales auxquelles la jeune fille doit se plier que par la surveillance 17 Cette prédominance d’écrivains anglais semble contredire l’hypothèse de Laurence Brisson voulant « que les influences étrangères à la France ne comptent guère dans la littérature franco-canadienne, ce qui s’explique très naturellement par l’instruction rudimentaire de l’époque, dans laquelle les langues étrangères ne jouaient aucun rôle » (op.- cit., p.- 256). Certes, il est possible qu’Henriette Dessaulles soit une exception puisque sa connaissance de l’anglais lui vient d’abord de sa gouvernante irlandaise, mais il n’en demeure pas moins que le cours d’anglais est obligatoire au Couvent de la Présentation de Marie que fréquente Henriette en 1874. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 13 16.04.15 07: 37 14 Manon Auger inquiète de sa belle-mère, qui préfèrerait la voir épouser son cousin, Gustave Papineau. Ainsi, elle a beau comparer son sort à leur couturière Rosalie qui lui fait remarquer gentiment l’écart de leur position respective (JD : 217), la jeune Dessaulles se sent malheureuse dans cette famille. C’est que, confrontée à nombre de règles de bienséance et de conduite dictées tant par son sexe que par son appartenance à la classe bourgeoise, elle n’a pas réellement d’autre choix que de se soumettre, ce à quoi sa nature fière et indépendante se rebelle : « Oh ! les conventions, l’étiquette, la forme ! Que c’est horrible et comprimant. Que ne peut-on vivre vraiment libre et aimer au grand jour sans souci des remarques et de l’opinion ? » (JD : 473) Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que la diariste revienne sans cesse sur son désir d’« être un garçon » (JD : 112 ; 244) ou « d’être un oiseau » (JD : 178 ; 209 ; 211 ; 219 ; 231 ; 308 ; 442) : « Je ne suis heureuse qu’à l’air, là où je ne suis arrêtée par aucun mur. » (JD : 178) Murs de la maison et murs du couvent où elle étudie, bien sûr, mais aussi tous les murs érigés par la froideur familiale, la bienséance religieuse et les conventions bourgeoises. Pourtant, Henriette est loin d’être un « garçon manqué » comme elle l’affirme (JD : 244), mais, ce qui ne lui convient pas, c’est le confinement dans lequel toutes les filles doivent grandir et évoluer malgré tout, c’est le cadre rigide qui ne lui permet ni de s’exprimer, ni d’avoir des idées, ni des sentiments qui soient réellement les siens, comme ceux qu’elle éprouve pour Maurice : « Je ne suis pas ambitieuse après tout, tout ce que je demande, c’est la liberté de mes actes, et de mes sentiments. C’est encore assez difficile à obtenir dans cette bête de vie ! » (JD : 351) Qui plus est, la petite ville de province où elle se voit « reluquée, surveillée, gardée, couvée », et où on voudrait bien pouvoir l’« emmouler, [la] pétrir, [la] perfectionner » (JD : 282), est peu propice à l’affirmation de la personnalité et de l’individualité : Et il y a eu des saintes, et des héros, et de grandes pécheresses ! Pour sûr elles naissaient ailleurs que dans ce grand village qui me fait l’effet d’une boîte d’où on sort chaque matin les maisons carrées, les arbres raides et vernis, les bonshommes et les bonnes femmes, les bêtes rouges, jaunes et bleues. Tout cela se regarde avec de petits points noirs tout ronds qui ne bougent pas ! Il pleut ou il neige sur cela, ou bien le soleil fait luire le vernis. Puis la journée finie, on remplit la boîte, on la ferme : tout dort et ça recommence le lendemain ! On ! On ! - et moi je bâille ! (JD : 376) Dans ce monde familier mais qui lui paraît hostile, deux lumières se dessinent toutefois : d’une part, l’amitié puis l’amour que lui porte Maurice et, d’autre part, l’écriture du journal intime, activité créatrice par excellence. Pour cette « pauvre petite sauvage […] qui veut tant qu’on l’aime et qui réussit si mal » (JD : 117), pour cette « pauvre petite rêveuse » (JD : 220) qui OeC02_2014_I-116_Druck.indd 14 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 15 « déteste tout ce qui n’est pas vrai, simple et naturel » (JD : 166) et qui avoue, au sortir d’une retraite ennuyeuse, « J’aime mieux moi que les autres » (JD : 204), reste en effet le plaisir des mots, du langage, et surtout de l’écriture qui lui permet de prendre une distance avec la langue des autres, celle de la doxa, des conventions et des apparences qu’elle moque gentiment ou avec exaspération : « Ça c’est une phrase, rien qu’une phrase ! », souligne-t-elle par exemple lorsque sa belle-mère lui dit que d’accepter de recevoir des lettres de Maurice pendant qu’il fait ses études à Québec, « serait de la dernière inconvenance » (JD : 197). En plus de permettre cette distance critique 18 , l’écriture du journal est aussi l’occasion pour elle de se « chercher », de se « découvrir », de se « poser en petite héroïne » devant elle-même - « c’est au moins un public indulgent que tu t’es trouvé, ma mie ! », s’amuse-t-elle (JD : 280). Autrement dit, la pratique diaristique lui permet de s’affirmer en tant qu’être unique et libre qui « possède aussi, elle le sait, le droit de s’écrire 19 ». D’ailleurs, la jeune fille est consciente que son Journal se constitue sur une matière et d’une manière différentes de celui des autres jeunes filles : Jos [sa meilleure amie] écrit son journal et elle me le laisse lire - ce sont d’amusantes petites histoires sur ce qu’elle fait ou ce qu’elle a vu faire ! Elle me reproche de ne pas lui laisser voir mon journal et ne comprend pas pourquoi. Je refuse en disant : « Oh ! moi, j’écris pour moi toute seule ! » Je ne lui explique pas que c’est mon âme qui tient la plume et qu’il est impossible de lui laisser lire mon âme. (JD : 150) Dans cet espace créé par elle seule et pour elle seule, Henriette Dessaulles a enfin la possibilité d’exister et, surtout, d’exprimer des idées ailleurs autrement réprouvées. Le journal, ainsi, se fait confident : « Je dis cela à toi tout seul, cher petit confident discret. On m’a déjà grondée et, oui, ridiculisée, pour avoir dit tout ce si vrai sentiment. C’est ridicule à mon âge de parler ainsi - pourquoi ? Parce que je suis jeune paraît-il. » (JD : 257) Cependant, l’élévation que Dessaulles recherche à travers l’écriture ne peut se faire que de manière limitée. Sur un plan physique, d’abord, par la possibilité qu’elle a de se réfugier « en haut », « d’habiter [s]on ciel » - loin des agitations « d’en bas » (JD : 237) -, dans sa grande chambre où elle peut à sa guise lire et écrire, rêvasser à sa fenêtre (JD : 194) ou près du feu ; sur un plan spirituel, ensuite, dans ses aspirations vers le ciel et son admiration des beautés de la nature : « Je n’ai nulle envie de travailler, je voudrais plutôt 18 À propos de la « conscience du langage » dans le Journal de Dessaulles, voir Jean- Louis Major, loc.-cit., p.-61-66. 19 Annie Cantin, « Henriette Dessaulles, Journal (1874-1881), lecture sociostylistique d’une trajectoire littéraire », mémoire de maîtrise en littérature québécoise, Université Laval, 1996, p.-45. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 15 16.04.15 07: 37 16 Manon Auger monter sur le toit, ou partir pour les étoiles qui font une dentelle de lumière sur le fond si pur du ciel. Que c’est beau, beau ce qui nous entoure et comme on voudrait s’élever, se grandir dans cette beauté ! » (JD : 220) De même, c’est plutôt le côté romantique et spectaculaire des cérémonies religieuses qui l’interpellent. Par exemple, lorsqu’elle est acceptée comme postulante dans la Congrégation des enfants de Marie le 24 octobre 1875, elle décrit la cérémonie par quelques commentaires plus ou moins ironiques sur les recommandations et les sermons des religieuses et poursuit : … une robe blanche, un ruban, mais enveloppant tout cela, de la musique si jolie, la voix d’or de Sainte-Cécile et un ravissement à la chapelle de ces lumières et de l’encens et de la musique et de toute cette poésie qui se dégageait de la petite scène où je jouais un rôle. Je voudrais vivre dans l’encens et l’harmonie, avec les anges, et je me voudrais des ailes pour me transporter loin, loin de tout le noir d’ici ! (JD : 219) Dès lors, si Henriette se trouve si seule et rêve tant de s’envoler et d’être un oiseau, ce n’est pas par manque de ressources, mais bien parce qu’une jeune fille sensible et romantique comme elle n’est pas à sa place dans cet univers bourgeois et étriqué, où tout passe par les conventions et les apparences. Elle ne peut, en conséquence, ni s’épanouir à la maison ni au couvent où, pour « être bonne », il faut être une « petite machine bien huilée » (JD : 292). En effet, le « noir d’ici » dont elle parle s’incarne précisément dans cette différence qui génère la critique et la distingue des autres, aux yeux de qui Henriette est une personne « déraisonnable » et « orgueilleuse », dont les élans romantiques, l’expression des idées nouvelles et la revendication d’un accès plus direct à Dieu sont des « enfantillages ». « On vient de me dire que je ne suis pas “comme les autres”. C’te nouvelle ! » (JD : 322), ironise-t-elle encore. Dès lors, si c’est en opposition avec l’entourage - sa belle-mère, mais aussi Maurice qui incarne l’idéal de sagesse de la jeune fille, ainsi que sa meilleure amie Joséphine qui « a le défaut de dire les faits et de ne jamais parler des impressions des gens » (JD : 150) - que Dessaulles affirme d’abord son identité et sa personnalité, cette différence de sensibilité entre elle et les autres, entre je et nous est aussi le moteur premier de sa dévalorisation - aux yeux des autres mais aussi aux siens. « [O]n me dit à la maison que je ne suis pas raisonnable, que je vis dans les étoiles, que j’ai une sensibilité exagérée », confie-t-elle à la sœur enseignante qui tente de percer le mystère de sa tristesse, avant d’ajouter qu’elle-même comprend mal les motifs de son humeur : « - je ne sais qu’une chose, c’est que je trouve la vie un peu triste, que bien peu de choses et de gens me satisfont, que je suis aussi mécontente de moi que des autres, et que je… m’embête ! » (JD : 238) Mais tout cela n’est guère surprenant si on considère qu’il n’y a, à toute fin pratique, qu’avec son père et avec Maurice qu’elle se sent aimée pour OeC02_2014_I-116_Druck.indd 16 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 17 elle-même 20 , bien qu’elle n’ose jamais parler d’elle et de ce qu’elle ressent en leur compagnie. Elle se refuse ainsi à « ennuyer » son père avec ses chagrins, puisqu’il « aurait de la peine sans pouvoir remédier à rien » (JD : 218), et se montre timide avec Maurice. En contrepartie, une brèche semble s’ouvrir lorsqu’elle fait la rencontre d’Henry Robinson à Orchard Beach. Homme prématurément malade mais avant tout artiste, il semble bel et bien s’éprendre de l’artiste en elle, lui proposant des leçons de musique et affirmant qu’elle a « de l’âme » (JD : 262). Les scènes amoureuses décrivant leurs échanges sont d’ailleurs les plus touchantes puisque, en dépit d’une certaine différence d’âge et de la naïveté d’Henriette à ce sujet, c’est véritablement là que se révèle librement la nature romantique de la jeune fille. Conséquemment, ce n’est pas sans raison si c’est précisément à Orchard Beach qu’Henriette, après plusieurs mois de maladie, recouvre la santé. Là-bas, son âme d’artiste, amoureuse de la nature, de la beauté, de la vérité, de la spiritualité et de l’élévation se trouve enfin à son aise, près de la mer ravissante et en compagnie de monsieur Robinson et d’Alice Lamothe, sa compagne des beaux jours, avec qui elle se réfugie loin des autres. Bien à l’abri des remontrances et des contrariétés, ses ailes se déploient, comme son écriture et son jeu musical (JD : 263-264). Cependant, ce bonheur et cette plénitude resteront une expérience isolée dans son parcours, expérience qui ne la convaincra pas qu’elle est autre chose qu’une « rêveuse » et une « orgueilleuse ». Car si, pendant longtemps, l’adolescente se révolte fortement contre la domination « injuste commise par l’autorité » dont elle se sent la victime, elle en vient parallèlement à s’inquiéter de son « attitude de révoltée »-(JD : 232) et, surtout, à juger que, même si l’on devrait « réformer le monde entier », il faut d’abord commencer « l’œuvre de réforme »- par soi (JD : 296). Dans ces circonstances, le fait d’écrire et de s’affirmer en tant que sujet autonome et indépendant participent en quelque sorte de son isolement, faisant d’elle « une petite solitaire, perchée très haut » (JD : 198), incapable de s’épanouir sereinement dans le monde qui est le sien : Oh ! Que je suis malheureuse et méchante et seule et abandonnée ! Pourquoi ces grands élans de tout mon être vers le beau, le bien, la lumière et puis je retombe lourdement, tirée en bas par les petitesses, les laideurs, les choses incompréhensibles ? Je sais que je pourrais être un peu bonne - je le veux, mais bonne pour qui et pour quoi ? Personne n’a besoin de moi et, dans les devoirs que l’on m’indique comme étant les miens, il y en a la moitié qui sont des grimaces et des sottises ! (JD : 105) 20 Elle l’exprime clairement le 6 octobre 1875, où elle compare les deux hommes : « Il [Maurice] est avec Papa le seul être que je trouve absolument sympathique, en qui tout m’attire, l’esprit, les qualité morales, les petits défauts distingués, la délicatesse presque féminine, les manières gentilles, la voix si douce et si chaude, l’affection qu’il me témoigne… » (JD : 206) OeC02_2014_I-116_Druck.indd 17 16.04.15 07: 37 18 Manon Auger Autrement dit, c’est le fait de s’écrire qui crée la singularité de l’expérience - et, donc, lui donne une véritable portée romantique, faisant passer « à l’état singulier ce qu[e la diariste] n’a vécu que dans l’immédiat et jusqu’à un certain point dans l’indifférencié 21 » -, il reste que le plaisir de se réaliser dans l’écriture ne pourra toujours être suffisant pour compenser l’isolement créé par le fossé qui se creuse lentement entre la diariste et les autres, dès lors qu’elle se jugera comme une « très très platte petite fille, bonne tout au plus à s’écrire pour se consoler de ses déceptions » (JD : 294, je souligne). D’exaltations en remontrances, Henriette Dessaulles deviendra ainsi de plus en plus secrète et discrète, mais cherchera également à faire taire sa nature romantique et sensible, source de tant d’inconfort, de tristesse et d’isolement : « Il m’étouffe ce pauvre cœur et si je pouvais me l’arracher et vivre avec une pierre à la place ! » (JD : 326) De même, elle se fixera comme objectif de « devenir bonne », ce qui signifie apprendre à tempérer son vouloir pour se conformer à son devoir : Mais oui puisqu’il le faut, et qu’il faut pouvoir sa vie, son devoir ! Et ça, ce ne sont pas des mots, c’est une nécessité, si bien que je suis malheureuse en essayant de me soustraire aux ennuis de mon devoir. En cela, je me trouve un peu absurde. En cela ! en tout moi il y a de l’absurde, de l’extravagant, un excès de conscience, d’analyse qui me gêne et me nuit dans mes tendances… révolutionnaires. Ô ma petite âme, que tu es une belle complication ! (JD : 387) Construit tout entier sur cette tension entre raison et sentiments, entre nature et culture, entre vouloir et devoir, le Journal d’Henriette Dessaulles est ainsi « marqué par [un] désir d’affranchissement, désir qui veut dépasser les interdits, mais l’ambivalence entre “passion” et “raison” empêche l’adolescente de mener une lutte ouverte qui serait probablement trop destructrice 22 ». En somme, malgré son individualité prononcée, Henriette Dessaulles ne peut pas et ne veut pas se détacher du groupe auquel elle appartient ; à ce groupe appartient aussi Maurice Saint-Jacques qui représente, bien plus que l’affirmation de son individualité, sa véritable chance d’affranchissement : « She is obliged to accept that the only way to leave home, to escape from her stepmother, is to conform to her demands, to become enough like her that she will be allowed to marry Maurice 23 . » L’his- 21 Jean-Louis Major, loc.-cit., p.-57. 22 Monique Boucher-Marchand, « Entre passion et raison : le récit symbolique dans le Journal d’Henriette Dessaulles », dans Manon Brunet (dir.), Érudition et passion dans les écritures intimes, Québec : Nota Bene, 1999, p.-148. 23 Valérie Raoul, « Femininity and self-denial : the diary of Henriette Dessaulles », Distinctly Narcissistic ; Diary Fiction in Québec, Toronto : University of Toronto Press, 1993, p.-52. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 18 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 19 toire d’amour, qui crée la romance, vient donc compenser en quelque sorte la « perte de couleur et d’intensité 24 » qui accompagne l’écriture des derniers cahiers et infléchir le caractère romantique de l’œuvre non plus du côté de l’écriture, mais du côté du conte de fées, dans lequel Maurice se révèle, véritablement, un « prince de féérie » (JD : 587). II Lionel Groulx : romantisme et vocation religieuse Le Journal de Lionel Groulx, à l’instar de celui de Dessaulles, est assez typique de ce qu’on pourrait nommer, par commodité, le « journal d’adolescence », voire de ce que Philippe Lejeune a appelé le « journal de jeune fille 25 » et qui ont d’emblée partie liée avec le romantisme. En effet, d’une certaine manière, l’adolescence, « classe d’âge “sas” entre l’enfance et l’âge adulte », en plus d’être « apparue à la fin du XVIII e -siècle, à l’époque préromantique 26 », est propice à l’éclosion de certaines valeurs romantiques : le besoin de se singulariser, de s’affirmer comme individu et de trouver une voie qui corresponde à sa sensibilité. On quitte, de plus, le monde rassurant de l’enfance sans avoir encore les responsabilités et les droits d’un adulte, on s’éveille à la vie extérieure et aux sentiments amoureux. C’est aussi l’apprentissage de la raison, selon la formule consacrée, apprentissage qui peut prendre corps à même l’écriture d’un journal. Symbole d’affirmation, voire de transgression et d’affranchissement, le journal devient souvent dans ce contexte un lieu de recherche et d’expression de soi ; il fait « exister l’intime 27 » en opposition, bien souvent, avec le social, et en est également le témoin privilégié. Cependant, au contraire de nombre de journaux d’adolescent, où l’auteur critique abondamment un milieu contre lequel il s’inscrit en faux, le Journal de Lionel Groulx met pour sa part en scène un diariste entièrement soumis et conquis aux valeurs dominantes qu’il promeut abondamment à travers son écriture (la foi, la religion, la vie campagnarde, la patrie et la fidélité à la France). S’inscrivant dans la filiation de « la pensée nationaliste de l’époque [et] en particulier la pensée ultramontaine 28 », les deux pôles de l’idéal de Groulx sont d’ailleurs reconduits tout au long de son Journal 24 Jean-Louis Major, loc.-cit., p.-65. 25 Voir Le moi des demoiselles, op.-cit. et « Le je des jeunes filles », Poétique, no 94, avril 1993, p.- 229-251. Si le « journal de jeune homme » n’a pas été théorisé, il ne se distingue à mon sens que par l’absence de l’attente du fiancé à laquelle il substitue la recherche d’une vocation. 26 Philippe Lejeune et Catherine Bogaert, Le journal intime. Histoire et anthologie, Paris, Textuel, 2006, p.-163. 27 Jean-Louis Major, loc.-cit., p.-57. 28 Note de Giselle Huot et Réjean Bergeron dans Lionel Groulx, op.-cit. p.-319. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 19 16.04.15 07: 37 20 Manon Auger par l’expression « Pour les deux grands amours : pour la Patrie et Dieu », expression qui revient souvent sous sa plume, scandant le rythme d’une pratique apparemment tournée vers l’accomplissement du devoir extérieur. De fait, épris d’une foi dont il ne remettra jamais en cause les fondements, amoureux de sa patrie et de la langue française, Groulx cherchera, tout au long de son parcours, le moyen de placer ceux-ci au cœur de sa vie et de sa vocation (JG : 341). Il est, comme Dessaulles, un jeune diariste en quête d’idéal : « Je sens quand je mets la main sur mon cœur qu’il y a là quelque chose qui sent le besoin de se dévouer, de se sacrifier, écrit-il le 5 novembre 1897, quelque chose qui voudrait faire le bien que je n’ai pas fait jusqu’ici et réparer une partie du mal que j’ai fait. » (JG : 354) Lorsqu’il prend la plume en 1895, à l’âge de 17 ans, Lionel Groulx est au Séminaire de Sainte-Thérèse-de-Blainville, où il fait ses études classiques, ce qui le contraint de vivre éloigné de sa famille (qui, elle, habite Vaudreuil), tout comme de la vie paysanne qu’il chérit au plus haut point, ce qui provoque chez lui un sentiment profond d’ennui et de mélancolie. C’est la lecture du Journal (1834-1841) d’Eugénie de Guérin 29 - icône du romantisme catholique - qui lui inspire alors l’idée de s’adonner à son tour à l’exercice diaristique (JG : 123-124), et il souhaite, tout comme elle, inscrire dans ses cahiers « de l’intime, de l’âme et du cœur » (JG : 144). À cette époque, sa vocation est encore bien incertaine. Fils de paysans sans éducation, il a déjà acquis une certaine maîtrise de l’écriture, mais est à la recherche de modèles qui, à l’instar d’Eugénie de Guérin, soient tout autant des modèles d’écriture que des figures lui permettant d’élaborer son propre idéal de vie. Impressionné par la vie et la figure de Daniel O’Connell, leader irlandais du XIX e - siècle (JG : 146-147), il s’entiche également de héros et d’écrivains catholiques, dont il fait ses principales lectures : Ozanam, Montalembert, Ravignan, Lacordaire, Veuillot, de Maistre, Perreyve (JG : 323), etc. Ayant pris, à l’âge de treize ans, l’engagement de devenir prêtre si Dieu lui permettait de faire des études (JG : -414-415), le jeune homme aspire humblement, d’une part, à tenir sa promesse, mais ne peut consentir, d’autre part, à renoncer complètement aux bonheurs terrestres du foyer et de l’amitié qui, dans son jeune esprit, sont incompatibles avec cet état élevé. Dès lors, ce n’est pas tant l’attachement du diariste aux valeurs de sa foi qui est en jeu que la nécessité, pour lui, de consentir aux sacrifices et aux privations qu’exige cette foi, le premier sacrifice étant de renoncer à son foyer, de se « débarrasser de ce cœur d’enfant » (JG : 542) et d’ainsi symboliquement passer de l’enfance à l’âge adulte : 29 Publié pour la première fois en 1862. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 20 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 21 Ô la vie de famille, son foyer ! combien l’on perd en le quittant et que l’épreuve est dure à l’homme qui veut faire quelque chose pour son Dieu ou pour la société ! Il lui faut mourir à sa famille. Mais tout cela ne fait pas reculer les vaillants et l’épreuve est légère à l’homme d’énergie. Que je sois donc un homme de caractère, un homme d’énergie ! (JG : 241) La nostalgie de l’enfance, voire celle d’un bonheur originel perdu, si prégnante chez les Romantiques - et, on l’a vu, centrale pour comprendre le parcours d’Henriette Dessaulles - est donc ici tout aussi significative. Dès les premiers cahiers de son Journal, le jeune Lionel Groulx se révèle ainsi un être profondément malheureux, souffrant d’un spleen qui le pousse à écrire, mais qu’il cherche aussi à transcender par ce geste : « C’est une véritable souffrance qui me fait prendre la plume, et cela ne disparaît que quand le ruisseau a coulé sa dernière goutte. » (JG : 373-374) Constamment assailli par l’ennui (JG : 231) et la solitude, ainsi que par les craintes vis-à-vis de sa santé, il donne ainsi à son Journal un ton tout à fait romantique et ne manque d’ailleurs pas d’alimenter par l’écriture ce sentiment qui à son tour la nourrit : « C’est singulier comme ça me plaît parfois d’être mélancolique ; je laisse mon âme se noyer dans la tristesse et il me semble, dans mon erreur, que je suis sinon heureux du moins satisfait. » (JG : 254) En contrepartie, l’idéal de vie très élevé du diariste se heurte constamment à cette nature romantique, créant chez Groulx un déséquilibre difficile à subjuguer : « J’ai des idées pures pour le monde, écrit-il le 5 mars 1899, tandis que je n’ai jamais pu embrasser parfaitement le saint but du sacerdoce : il se mêle toujours quelque chose d’humain aux rêves que je fais sur mon rôle de prêtre. » (JG : 421) Dans ce processus, l’écriture diaristique a une double fonction : proposer à son auteur un exutoire à sa souffrance et l’aider à se former un idéal de sagesse afin « de réaliser de plus en plus le type idéal du jeune homme sincèrement catholique » (JG : 297). Le journal devient ainsi un élément important dans la formation identitaire et religieuse de Groulx et se construit essentiellement sur une dualité entre nature et culture, la première étant incarnée par ses aspirations humaines et la deuxième par l’instruction et l’idéal religieux que représente la prêtrise. C’est avant tout en l’associant à sa foi et à son amour pour sa patrie que Groulx tente de transcender sa nature romantique, mais l’écriture seule se révèle vite insuffisante pour venir à bout du poids de tristesse et de solitude qui accable le diariste, constamment en quête de soutien et de caution morale. Il écrit, le 8 avril 1896 : Qui pourrait compter les liens qui me rattachent à mon foyer ! Là seulement la vie a pour moi des charmes et hors de là tout m’est tristesse, dégoût et mélancolie. S’il m’arrive par exception, de boire à la coupe du bonheur il s’y mêle toujours quelques gouttes de fiel. Ici pourtant OeC02_2014_I-116_Druck.indd 21 16.04.15 07: 37 22 Manon Auger je compte de vrais amis dont j’entretiens l’amitié, en qui je me repose sûrement et pourtant j’ai toujours du noir au fond de l’âme. C’est peutêtre que je ne vais pas chercher la consolation à la source véritable, je ne sais pas puiser au bon endroit. Je me voudrais plus chrétien. Ah ! si mon âme avait la piété d’une Eugénie de Guérin, elle saurait par la prière se soustraire au poids de tristesse qui sans cesse l’accable. En vain je veux être joyeux [ ; ] mon cœur, mon âme tout s’y refuse et cependant il me semble que j’étais fait pour un sort plus heureux. Qui sera mon soutien ? (JG : 182) Son « soutien », ce sera finalement l’abbé Sylvio Corbeil qui usera par ailleurs de son influence pour convaincre Groulx, le 5 avril 1899, de choisir la vocation de prêtre. Dès lors, afin de se conformer à l’idéal d’humilité qu’implique cet état, le diariste devra apprendre à tempérer son orgueil et à freiner ses « moments d’expansion », ses « frissonnements soudains de [s]on être » et ses « élans secrets qui [lui] faisaient prendre la plume » (JG : 540-41). Autrement dit, le journal ne devra plus servir à exprimer ses sentiments, mais devra plutôt chercher à les réorienter explicitement vers son idéal chrétien, vers Dieu plutôt que vers lui-même. À travers cette quête d’élévation spirituelle - différente de celle de Dessaulles en ce sens qu’il s’agit pour lui d’accepter que « le bonheur est en haut » (JG : 325) -, le diariste devra désormais apprendre à faire son devoir plutôt que d’écouter sa nature (son vouloir). Dans ce contexte, des formules telles que « Tais-toi, mon cœur. » (JG : 685) ou « Il faut bien avoir le courage de dire à son cœur : “Tais-toi ! ” » (JG : 700) deviendront monnaie courante dans les derniers cahiers du Journal. De même, les exhortations à soi-même, les vœux et les prières seront primordiaux pour permettre au diariste de tendre vers son idéal et d’éviter la complaisance que l’écriture intime et ses penchants naturels pourraient par trop favoriser. Comme le constate pertinemment Marie Pier Bellerive-Bellavance : « L’étude du journal intime québécois au XIX e -siècle ne peut s’effectuer sans considérer la religion catholique, qui influence, voire détermine alors tous les aspects de la vie, privée comme publique 30 ». Le Journal de Groulx, mais aussi celui de Dessaulles s’en trouvent en effet profondément marqués, même si c’est de façon différente. Ainsi, malgré qu’elle se défie des représentants de l’Église ou doute souvent de la qualité de sa foi, Henriette Dessaulles ne remet jamais en cause sa croyance en Dieu et tente autant que faire se peut de conjuguer sa propre spiritualité et sa quête d’idéal avec la religion « de façade » exercée par son entourage 31 . Pour elle, le religieux et le spirituel 30 Marie Pier Bellerive-Bellavance, « Journal intime (1879-1900) de Joséphine Marchand : lecture sociocritique d’une écriture féminine », Mémoire de maîtrise, Québec : Université Laval, 2011, p.-10. 31 Sur le sujet, voir aussi : Jean-Louis Major, loc.-cit., p.-60-61. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 22 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 23 se présentent davantage comme une façon d’accéder à quelque chose de supérieur au monde « d’en bas ». Chez Groulx, c’est la foi et la religion qui orientent son devenir et son écriture. « Dévoré du besoin d’aimer » (JG : 345) et de trouver sa place auprès de ses collègues et professeurs, le jeune homme fera d’abord de son journal son « meilleur ami » (JG : 345) et, de ce fait, un « intermédiaire » (JG : 367) privilégié dans la relation pour le moins complexe qui l’unit à Dieu, avant de l’abandonner au bout de quelques années au profit de la correspondance, « plus utile et plus prêtre » (JG : 784). À l’évidence, nous sommes en présence ici du récit d’une vocation, mais une vocation fortement infléchie par l’univers autarcique du Séminaire, là où le talent pour l’écriture et la sensibilité toute romantique du jeune Lionel Groulx ne pouvaient pas trouver un terrain propice à leur épanouissement. III Joséphine Marchand : le cœur et la raison Le parcours de Joséphine Marchand, tel qu’il se dessine dans son Journal, semble à première vue à la fois proche et différent de celui d’Henriette Dessaulles. Toutes les deux jeunes filles de bonne famille, faisant montre d’une grande vivacité d’esprit, elles ont également en commun d’avoir eu la chance de faire un mariage heureux ainsi qu’une carrière enrichissante dans le monde du journalisme. Là où elles se distinguent, toutefois, est dans leur rapport à la pratique diaristique. Refuge matriciel et lieu d’épanouissement d’une parole critique et amoureuse pour Dessaulles, le journal, chez Marchand - pratique à laquelle elle s’adonne entre l’âge de 17 et 38 ans - se veut d’abord et avant tout le lieu d’une exploration de sa personnalité, celle-ci passant par l’affirmation d’une parole entière et spontanée qui se prolongera, au contraire de la majorité des journaux de jeunes filles, au-delà des limites du mariage. En cela, l’originalité de ce Journal dans le corpus des journaux intimes réside en tout premier lieu dans le fait que cette diariste n’a pas aboli sa parole dans le mariage, montrant ainsi que l’oblitération de l’identité n’est pas nécessaire à la réussite de la vie maritale. Lorsqu’elle prend la plume pour la première fois, le 18 juillet 1879, Joséphine Marchand s’apprête à faire ses premiers pas vers le monde et la vie adultes. La jeune fille au « caractère insouciant et enfantin » qu’elle était sent alors s’éveiller « en [s]on âme » de nouvelles « sensations » qui font « vibrer toutes [s]es cordes » : « Je deviens mélancolique et rêveuse, et ne me sens pas dans mon état normal. Le cœur a un grand besoin d’aimer, mais il ne sait pas encore où se fixer. » (JM : 15) Cependant, plutôt qu’un sentiment amoureux, c’est davantage une pulsion créatrice qui, semble-t-il, anime la jeune fille et motive les débuts de l’entreprise diaristique : « Le sentiment dont je parle est celui que je ressens lorsque j’entends de la belle musique ; et ce que je ressens OeC02_2014_I-116_Druck.indd 23 16.04.15 07: 37 24 Manon Auger est peut-être ce qui anime les poètes : l’inspiration. » (JM : 15) Désireuse de « traduire ses idées avec la plume ou [de] les confier à quelqu’un dans l’intimité », la jeune fille s’avoue cependant « paralys[ée] » par son « impuissance à rendre pleinement ses impressions et [par] l’absence du confident souhaité » (JM : 15), ce qui la conduit naturellement vers la pratique diaristique. Cependant, on le constate rapidement, Marchand n’est pas une romantique comme Dessaulles ou comme Groulx. L’amour et l’amitié ont, en vérité, bien peu de prises sur elle et sur ses humeurs. Autrement dit, elle n’est pas une sentimentale (si on peut exclure le côté péjoratif de l’expression) et se plaît même à moquer cet état d’esprit qui semble fréquent dans son cercle intime : « Je ne sais pas quelle page de mon Journal déploiera, aux yeux et à l’esprit, cette catastrophe extraordinaire du don de mon cœur à quelque charmant chevalier : car il faudra qu’il soit bien séduisant pour m’attirer à lui. » (JM : 18, je souligne) Ses préventions contre le mariage et la prétendue insensibilité de son cœur sont d’ailleurs des thèmes dominants de la partie « journal de jeune fille », d’autant plus que cela éveille chez elle une certaine inquiétude : J’ai plus de répugnance que jamais pour ce saint état, comme l’Église l’appelle. Ce bonheur, auquel je crois chez les jeunes ou les nouveaux mariés, je le suppose impossible pour moi. […] Il faut y croire cependant, paraît-il. Je suis déclassée, je suis un apostat de la phalange poétique, rêveuse et romanesque des jeunes filles. Que n’ai-je ces belles illusions, cette imagination vaporeuse et naïve qui croit à des prodiges d’amour et de bonheur ! Ces rêves d’une existence idéale, qui n’est pas de la terre… (JM : 25) Pourtant, la jeune femme est loin d’être insensible comme elle le prétend, mais elle se sent et se juge différente par rapport aux autres jeunes femmes qu’elle connaît, ce qui instaure « une nette division […] entre son cœur et sa raison 32 » : « Je dis quelquefois que je suis parfaitement heureuse. Si j’avais un cœur comme les autres, peut-être le serais-je moins… Je suis insensible sur certains points. Je n’aime ni ne hais vivement et je crois que mon prétendu bonheur n’est que de l’insensibilité. » (JM : 30) Joséphine Marchand semble en effet quelqu’un de raisonnable dont le cœur est vu comme « une entité indépendante de l’individu sur laquelle le moi sujet, la raison de Joséphine, pose son regard et son jugement 33 » ; elle refuse, en d’autres termes, de perdre l’impératif que sa raison exerce sur son cœur, comme lorsqu’elle commence à ressentir une certaine attirance amoureuse et physique envers Raoul Dandurand qui lui fait la cour : 32 Marie Pier Bellerive-Bellavance, op.-cit., p.-45. 33 Ibid., p.-46. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 24 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 25 Pour tout dire, une sorte de magnétisme, que je n’avais pas encore éprouvé et contre lequel je me raidissais semblait m’engourdir et m’attirer sur son cœur. Il m’eût paru tout naturel de laisser tomber ma tête sur son épaule… Mais ce sont là des impressions qu’il faut réprimer et qui, lorsqu’on leur laisse prendre trop d’empire, affaiblissent l’énergie et le pouvoir qu’on a sur soi. Avant de m’endormir, en me couchant, j’ai invoqué ma bonne Mère du ciel et je n’ai plus pensé à rien. (JM : 98, je souligne) Néanmoins, si la passion amoureuse n’est pas en accord avec son tempérament tranquille, la diariste est, en contrepartie, dotée d’une sensibilité artistique alimentée par un goût prononcé pour l’écriture qui, seuls, lui font vivre de grandes émotions qu’elle se sent cette fois davantage autorisée à éprouver : Toute cette belle musique et le clair de lune splendide m’attendrissaient aux larmes. Quelle âme vaporeuse et poétique j’ai, moi ! La musique et les beautés de la nature me fascinent et me magnétisent. Ce sont les rares causes qui me rendent momentanément mélancolique. Ces choses surnaturelles me transportent dans un monde fictif et me révèlent un bonheur idéal, inaccessible à l’humanité. (JM : 27) De même, Joséphine Marchand est une grande lectrice qui possède une culture plus étendue que la majorité des femmes de son époque ; en plus de lire et de parler l’anglais comme Dessaulles, elle connaît et lit les classiques du XVIII e -siècle, les romantiques du XIX e et les auteurs qui lui sont contemporains, en particulier ceux de romans bourgeois tel Octave Feuillet, en plus des auteurs canadiens accessibles dans la bibliothèque de son père (JM : 15-16) 34 . Ainsi, contrairement à Dessaulles, son penchant artistique bénéficie grandement du milieu bourgeois dans lequel elle a grandi, car celui-ci « lui accorde tout le loisir d’occuper son temps à faire ce qui lui plaît, voire à ne rien faire du tout 35 », et, surtout, de le consacrer à la lecture, mais aussi à l’écriture et à l’étude - bref, aux choses de l’esprit -, sources d’une véritable plénitude pour elle : Je suis heureuse quand ma pensée est en travail, j’appelle cela mes moments d’inspiration : c’est un bien gros mot pour mes petites bluettes. C’est pourtant un fait. Quand j’écris avec bonheur quelque chose souffle en moi ; c’est comme une brise vivifiante qui m’anime et m’emporte. Je crois que chacun doit avoir ces moments d’inspiration. C’est à cette heure que le cœur s’exalte, s’enflamme, même chez les êtres les plus ordinaires. 34 À propos des lectures de Joséphine Marchand jeune fille, voire l’importante étude de Sophie Montreuil, « (Se) lire et (se) dire : Joséphine Marchand-Dandurand et la lecture (1879-1886) », dans Yvan Lamonde et Sophie Montreuil (dir.), Lire au Québec au XIX e -siècle, Montréal : Fides, 2003, p.-123-150. 35 Ibid., p.-129. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 25 16.04.15 07: 37 26 Manon Auger Les nuages enlacés, qui nous cachent la vraie lumière, semblent alors s’écarter et la pauvre âme captive, qui découvre ce qu’elle a rêvé, ce qu’elle a vaguement soupçonné, essaie quelques coups de ses ailes rompues pour s’élancer. (JM : 36) Cependant, dans le contexte socio-historique qui est le sien, Marchand n’a le choix qu’entre le mariage ou la vie religieuse, deux états qui ne semblent pas convenir à la jeune fille vive, déterminée, affirmée et créative que le Journal met en scène. Car, ce dernier en fait la preuve dès les premières entrées, si Joséphine Marchand cherche à dessiner les contours de son être et de son esprit et cherche à se connaître, c’est surtout pour mieux se faire reconnaître, et cela tant aux yeux des autres qu’aux siens propres. Dès lors, son romantisme peut se définir davantage comme un romantisme artistique et intellectuel, voire individuel, qui se cristallise aussi dans cette lutte entre sa raison et ses sentiments, ainsi que dans cette tension entre sa volonté de s’affirmer comme sujet individuel (qui va de pair avec un certain talent d’écriture) et la nécessité d’occuper une place utile dans la société. Au surplus, la jeune femme est grandement sensible au sort des femmes en général et à celles de sa famille en particulier, ce qui n’est pas sans susciter chez elle une prise de conscience aiguë, fondamentale dans son cheminement intellectuel. Le 15-novembre 1885, elle est présente lors de l’accouchement de sa sœur et en est profondément bouleversée. Elle écrit, le lendemain : Je crois qu j’ai vieilli de biens des jours en un seul et qu’une foule de mes illusions ont vu la mort hier. Il me semble que je vois bien le vrai côté de la médaille, en en voyant le revers. […] Vous vous aimez parce que vos intelligences s’harmonisent merveilleusement, parce que vos cœurs ont des affinités spéciales, etc. Mais, en fin de compte, vous vous mariez pour vous plonger jusqu’au cou dans des machines révoltantes, pour souffrir aussi souvent que possible un martyr inhumain suivi d’un monde d’ennuis, d’inquiétudes, etc. Quelle déception que la vie ! Que la femme est donc mille fois victime ! C’est à se désoler d’être au monde ! […] tout mon être tremblait de dégoût, de terreur et je me demandais : « Qu’a donc fait la femme pour mériter tout cela ? » J’ai eu un spleen noir toute la soirée. (JM : 121) À de nombreuses reprises, la diariste confie ainsi sa crainte d’avoir des enfants et envisage le phénomène de la maternité comme « joliment trivial et désillusionnant » (JM : 105). La diariste parle bien sûr ici au nom de toutes les femmes qu’elle côtoie et dont le sort ne lui a jamais paru enviable, mais ses préoccupations reflètent plus profondément une autre crainte qui traverse et balise tout le journal de la jeune fille, à savoir celle de la perte de cette individualité qui est fondamentale et nécessaire à son bonheur. En effet, dans son esprit, autant le mariage risque de briser cet élan poétique et individuel qu’elle apprécie tant et qui est au fondement même de son OeC02_2014_I-116_Druck.indd 26 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 27 identité (JM : 27), autant les enfants à venir représentent un devoir auquel elle n’a aucune envie de se soumettre : Mais ce qui est triste, c’est que ces intrus viennent graduellement vous changer le cœur de votre meilleur ami, sinon vous l’enlever. L’épouse cède un à un ses droits d’enfant gâtée, sa préséance, son empire aux petits despotes survenus. Le moyen d’être choyée, idolâtrée, quand il y a là tout un menu peuple à dorloter. Il faut prendre des airs dignes de mère et devenir vieille et secondaire. (JM : 104-105) Dès lors, si la diariste parvient à se résigner avec un certain bonheur à partager sa vie avec un homme qu’elle respecte, la perspective de la vie de famille, qui encore une fois risque de fractionner son individualité et de faire fuir la « poésie » (JM : 141) qui lui est si chère (par opposition au prosaïsme de la vie de famille), semble mettre de nouveau en péril sa quête de bonheur et d’idéal. Il ne s’agit toutefois pas ici d’égoïsme, mais bien d’un refus de la soumission à l’autre, d’un refus de la soumission du corps et du consentement à la matière au profit d’une élévation de l’âme et de l’esprit, qui sont, pour Marchand, les seules sources de réconfort : « Se résigner, fermer les yeux, vivre autant que possible par l’intelligence au détriment de la matière, c’est la recette pour ne pas mourir de dégoût. » (JM : 123) Elle souhaite même que la « devise » de leur couple soit : « La science, l’intelligence avant l’amour ! » (JM : 123) Conséquemment, il y a chez Marchand tout comme chez Dessaulles une scission entre une vocation artistique et intellectuelle et l’état matrimonial imposé par leur société - ou, disons, une certaine façon de se tenir imposée par la société, même si cela est vécu et exprimé de manière quasi antagonique dans les deux cas. Il est vrai que, vivant dans un milieu aisé qui favorise l’instruction et la libre pensée, la personnalité de Joséphine Marchand a la chance de s’épanouir au cœur même du foyer familial ; considérée en être autonome par ses proches (JM : 39), il semble en effet qu’elle puisse jouir plus que quiconque de la « coupe des plaisirs » (JM : 24) de la vie de jeune fille qui, dans son cas, inclut tout autant la liberté de choisir que celle d’écrire, ce qui signifie aussi le droit de s’affirmer en tant qu’individu. Conséquemment, elle n’a rien à quoi véritablement s’opposer, et cette tension entre raison et sentiments, tout comme l’expression libre d’un certain romantisme, revêtent les aspects d’une lutte essentiellement intérieure dont seul le Journal se fait le dépositaire. Socialement, Joséphine demeure très bien intégrée au groupe auquel elle appartient. Toutefois, la liberté qu’elle s’accorde dans l’écriture même du journal - puisqu’il s’agit d’un écrit destiné à elle seule -, cette liberté qui lui permet d’exposer ses sentiments et ses idées « en toute franchise » (JM : 129), est contrebalancée par la distance que la diariste instaure parfois avec le personnage qu’elle met en scène. Elle redoute, par exemple, de faire lire son OeC02_2014_I-116_Druck.indd 27 16.04.15 07: 37 28 Manon Auger journal à son mari, de crainte qu’il prenne « à cœur toutes les tergiversations et les maussaderies qu’il contient » (JM, 102 ; je souligne). Pour elle, ses écrits ne sont que des « bluettes » (JM : 36), du « griffonnage » (JM : 153), de « l’indiscret verbiage » (JM : 55). De même, elle juge sévèrement sa conduite et sa propre sensibilité, particulièrement après son mariage, alors qu’elle a du mal à accepter ses nouvelles responsabilités de reine du foyer. Elle confesse alors : « Les femmes sensibles et un peu nuageuses, comme l’est la griffonneuse ici présente, emportent beaucoup d’enfantillages dans le mariage. » (JM : 138) Jugés ici aussi comme des « enfantillages », des empêchements à la vie adulte, aux responsabilités et au bonheur, les sentiments sont avant tout sources de malaise pour la jeune femme, et le journal, lieu de l’expression d’un certain romantisme, est également le lieu de sa constante mise à distance, de son jugement, de sa critique, voire de son dénigrement. *** Le parcours de ces trois jeunes diaristes ainsi que l’apport d’une esthétique ou d’une poétique romantique dans leur trajectoire ne peut se résumer simplement. Cependant, en accordant une attention particulière à leur formation scolaire et personnelle (en particulier leurs lectures), au passage opéré de l’enfance vers l’âge adulte, ainsi qu’à cette tension centrale entre raison et sentiments qui déterminent une grande part de leur écriture mais aussi et surtout de leur comportement dans leurs univers respectifs, quelques lignes de force se dégagent. Il va de soi, dans un premier temps, qu’une sensibilité artistique et intellectuelle est présente chez les trois auteurs et que la seule venue à l’écriture, même si c’est dans un espace fermé, en constitue déjà une preuve tangible. En effet, l’écriture, la lecture et l’étude (de la musique, de la philosophie, de la religion, etc.) sont à la fois des lieux d’expression et de liberté, mais également des refuges pour ces trois jeunes en quête d’idéaux. De plus, leur sensibilité commune face à la nature, à la spiritualité et à la beauté, de même que vis-à-vis du style, du langage et de l’écriture, les porte à une certaine exaltation du « moi », même si celui-ci se heurte invariablement au « nous », ce qui se traduit par une grande vulnérabilité qu’il s’agit de cacher aux autres. Finalement, la liberté de style que permet la rédaction d’un journal, mais encore plus la liberté que ces trois jeunes auteurs s’autorisent pour s’exprimer, tout comme une certaine primauté de la sensation sur la raison, et la création d’un sujet poétique qui s’exprime dans et par l’écriture me semblent contribuer à accentuer la dimension romantique de leur trajectoire. Cependant, on remarque, dans un deuxième temps, que cette sensibilité romantique ne se dit et ne s’expose finalement que dans leurs Journaux, où tous les trois tentent de se définir par rapport à des critères extérieurs ; la famille, le séminaire, la société bourgeoise, groupes au sein desquels ils se OeC02_2014_I-116_Druck.indd 28 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 29 sentent mal intégrés, sans véritablement oser le laisser paraître et encore moins ériger cette différence en atout capable de leur réserver un avenir prometteur. Dans ce contexte, l’écriture du journal permet certes, la prise de position individuelle, mais elle accentue du même coup ce décalage entre soi et les autres, cette différence qui est souvent un moteur important de l’écriture des journaux intimes, mais qui est également source de malaise. Conséquemment, nous sommes peut-être ici, en fin de compte, en présence d’un romantisme plus en accord avec l’image qu’on en garde aujourd’hui et qui répond davantage à notre sensibilité, soit une certaine expression de l’individualité en opposition au groupe, ou du moins à une partie de sa société, qui se sent incompris et qui recourt à l’écriture pour faire porter sa parole au-delà du temps et des âges. En conflit avec les codes en usage, le protagoniste dit son malaise, sa particularité, sans pour autant s’y complaire mais en donnant à son ego une puissance particulière, une sorte d’aura charismatique capable de retenir le lecteur d’aujourd’hui. En revanche, s’il s’agit également d’une forme de romantisme qu’on pourrait dire naturel, propre à la découverte et à l’affirmation de la personnalité, en rupture avec l’enfance mais non encore engagé dans l’âge adulte, ce qui appert le plus clairement est que, dans ces trois Journaux, ce type de romantisme se voit « étouffé dans l’œuf » si on peut dire. En effet, ces trois œuvres infléchissent un certain parcours de la nature à la culture, de la passion à la raison sans possibilité de retour en arrière. Ainsi, Henriette Dessaulles demeure, malgré son retour à l’écriture après la mort de son mari 36 , une personne qu’on a « fait taire tout à fait » (JD : 300) et dont seul le Journal porte encore aujourd’hui la trace du romantisme trop tôt étouffé de son auteure. En somme, il semble bien que, dans une société où triomphent le conservatisme et le nationalisme religieux, les « âmes vaporeuses et poétiques », comme se définit Marchand, n’ont pas le loisir de s’épanouir. Ce qui est saisissant, au surplus, c’est qu’on puisse littéralement lire ce passage, cette formation, à même le travail de mise en scène de soi du Journal, et cela autant chez Dessaulles que chez Groulx ou chez Marchand 37 . Dans ces 36 Henriette Dessaulles commence à tenir une chronique de graphologie sous le pseudonyme de Jean Deshaies dans le Journal de Françoise en 1902 et, quelques années plus tard, publiera des chroniques, notamment dans Le Devoir sous le pseudonyme de Fadette. 37 Voir au sujet de Dessaulles : Annie Cantin, op.- cit., et Manon Auger, « Forme et formation d’une identité narrative : la mise en scène de soi dans le Journal (1874-1881) d’Henriette Dessaulles », Voix et Images, vol. XXXIII, no 1, automne 2007, p.-115-129 ; Pour les trois cas, voir : Manon Auger, Un genre sans forme, sans histoire et sans littérature ? Lecture poétique du genre diaristique québécois, thèse de doctorat, Montréal : Université du Québec à Montréal, 2012. En ligne : http: / / www.archipel.uqam.ca/ 5275/ . OeC02_2014_I-116_Druck.indd 29 16.04.15 07: 37 30 Manon Auger circonstances, il n’est guère étonnant que la solution privilégiée par de nombreux diaristes soit de « faire taire le cœur », pour emprunter l’expression de Groulx, ce qui signifie aussi, bien sûr, cesser de tenir un journal qui est, plus que tout autre écrit, une « œuvre de cœur » (JG : 601). Il n’y a pas si longtemps, Pierre Rajotte remarquait que « jusqu’à tout récemment, plusieurs chercheurs et historiens ont noté ‘‘l’occultation du moi’’, du ‘‘je’’ qui caractérise la littérature québécoise de cette époque 38 . » Et de citer Pierre Hébert pour qui « l’épisode conservateur qui marque tout le XIX e - siècle à partir de 1840, où le nous désigne la ‘première référence’, ne pouvait fournir un terrain propice à l’éclosion de valeurs individuelles 39 », ainsi que Sylvain Simard qui affirme, dans un article consacré à « l’essai québécois au XIX e -siècle », que façonnée par la transcendance religieuse et un moule culturel clérical, la société québécoise du XIX e -siècle, où l’existence individuelle et collective est toujours en péril, n’est pas le lieu idéal pour l’apparition d’un genre littéraire nourri d’introspection ou préoccupé d’esthétique 40 . Et, bien sûr, ces critiques n’avaient pas tout à fait tort. Seulement, ce que les Journaux à l’étude ici tendent à prouver, c’est que le « moi » était présent chez certains jeunes canadiens-français, qu’il tentait même sa chance à l’intérieur des écrits privés avant que d’être plutôt durement confronté à cette réalité sociale. Joséphine Marchand fait ainsi un peu figure d’exception puisqu’elle est la seule à réellement s’imposer une telle scission entre le je et le nous. Incarnant à la fois le cœur et la raison, la tension qui est à l’œuvre dans son parcours se joue essentiellement sur son théâtre intime, alors que Dessaulles et Groulx se voient pressés de toutes parts par des agents extérieurs. En somme, si ces Journaux sont le lieu où se révèlent véritablement la part romantique de ces auteurs, c’est bel et bien en opposition à la raison, cette raison qui leur tient lieu de façade dans le monde, mais qui finira tout de même par avoir raison de leur nature romantique. 38 « L’influence du romantisme sur la pratique québécoise du récit de voyage au XIX e - siècle », dans Marie-Andrée Beaudet, Luc Bonenfant et Isabelle Daunais (dir.), Les oubliés du romantisme, Québec : Nota Bene, coll. « Convergences », 2004, p.-219-220. 39 Le journal intime au Québec : structure, évolution, réception, Montréal : Fides, 1988, p.-72. 40 Voix et Images, vol. VI , no 2, 1981, p.-261. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 30 16.04.15 07: 37 Raison et sentiments 31 Bibliographie Auger, Manon, « Forme et formation d’une identité narrative : la mise en scène de soi dans le Journal (1874-1881) d’Henriette Dessaulles », Voix et Images, vol. XXXIII, no 1, automne 2007, p.-115-129. 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OeC02_2014_I-116_Druck.indd 32 16.04.15 07: 37 Œuvres & Critiques, XXXIX, 2 (2014) Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 : romantisme au masculin, romantisme au féminin dans les discours épistolaires Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens Le romantisme canadien a longtemps été perçu comme une version tardive et édulcorée du grand courant européen, marqué par l’éveil des nationalités et des sensibilités. Chez plusieurs critiques, dont Henri-Raymond Casgrain, Camille Roy, Séraphin Marion et Laurence A. Bisson, l’action politique menant aux Rébellions de 1837-1838, orientée vers l’émancipation de la Patrie et la reconnaissance de l’identité nationale, est perçue comme un obstacle à l’émergence d’une littérature puisqu’elle monopolise l’ensemble des forces intellectuelles en présence. Pour eux, le courant romantique n’aurait donné ses fruits que dans la seconde moitié du XIX e - siècle, avec Octave Crémazie et Louis Fréchette notamment. Encore en 1993 dans sa présentation au collectif Le Romantisme au Canada, Maurice Lemire soulignait à quel point « la résistance au romantisme a été longue et tenace », l’idéal classique demeurant la norme jusqu’aux années 1860. Or, cette lecture du-siècle laisse dans l’ombre une pratique d’écriture en pleine expansion : la lettre. En effet, la répression qui suit les soulèvements et qui se solde par de multiples arrestations, exils, emprisonnements et exécutions fait du commerce épistolaire une nécessité. L’articulation entre la politique et la littérature, qui s’impose alors aux patriotes défendant les idées libérales, ouvre de nouveaux possibles en matière d’écriture. Plus que tout autre genre, la lettre devient dans la décennie 1830 un territoire d’exploration et de liberté, entraînant les épistoliers dans la recherche de modes d’expression inédits susceptibles de rendre compte des aspirations du moi 1 . Le sujet qui s’y exprime à la première personne, qu’il soit homme ou femme, ne peut se dire en faisant fi des troubles politiques qui influencent sa façon de concevoir le monde et, par extension, 1 Selon Brigitte Diaz, « [d]u Grand Siècle au siècle des Lumières et a fortiori au siècle romantique, les épistoliers, à l’écoute de leur propre voix, répudient progressivement l’exercice convenu de l’épistolaire conversationnel et mondain pour inventer de nouvelles règles du jeu plus excitantes. Refusant de faire allégeance dans la lettre aux formes d’énonciation autorisées, ils vont au contraire l’aménager en espace de dissidence où faire advenir une parole singulière. » (2002 : 29) OeC02_2014_I-116_Druck.indd 33 16.04.15 07: 37 34 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens de se concevoir. Se révèle dans la lettre l’arrimage complexe et fluctuant entre l’intime, le privé et le public, triade pour le moins bouleversée par la crise, mais favorable par la brèche qu’elle occasionne au surgissement d’ethos véritablement romantiques. Suivant l’idée que le romantisme s’infiltre au Canada non pas durant la seconde moitié du XIX e - siècle, mais dès les années 1830, particulièrement dans les discours épistolaires, cet article entend examiner les manifestations du mouvement et montrer que, loin d’être l’apanage des hommes engagés dans les luttes politiques, le romantisme laisse aussi sa marque dans les lettres de femmes patriotes. La construction de figures romantiques Tout au long de la décennie 1830, les tensions entre la Chambre d’assemblée, dominée par le parti Patriote, et le gouvernement colonial s’exacerbent. Devant les injustices subies, les patriotes rédigent en 1834 les 92 Résolutions dans lesquelles ils réclament à l’Angleterre « des institutions qui conviennent à l’état de la société où [ils] viv[ent] ». La métropole réplique à ce désir d’émancipation en avril 1837 par les Résolutions Russell qui rejettent l’ensemble des demandes et réaffirment la suprématie du Gouverneur sur les représentants du peuple. Ce revers incite les députés patriotes à se détourner de la sphère parlementaire pour rejoindre la population en organisant des assemblées dont la teneur et les effets seront largement médiatisés dans la presse. La polarisation entre les partis se radicalise pour culminer dans les combats armés de l’automne 1837. Vainqueurs à Saint-Denis, les patriotes subissent deux défaites cuisantes : Saint-Charles et Saint-Eustache sont incendiés, huit hommes sont exilés aux Bermudes, plusieurs prennent la fuite vers les États-Unis. C’est à partir de la frontière américaine que se fomente la seconde insurrection de 1838, plus organisée sur le terrain et dans les idées comme en témoigne la Déclaration d’indépendance du Bas-Canada. Malgré cette planification, l’issue n’est pas plus heureuse et la répression s’avère encore plus vive et sanglante : 855 personnes sont arrêtées, 108 sont accusées de haute trahison, 99 sont condamnées à mort. De ce nombre, 27 sont libérées sous cautionnement et 58-voient leur sentence commuée en déportation. La pendaison publique de 12 patriotes à l’hiver 1838-1839 met brutalement fin aux Rébellions. Cette défaite, tragique dans l’arène politique comme dans la sphère privée, incite plusieurs hommes et femmes patriotes à prendre la plume pour maintenir les liens avec la famille disséminée, pour solliciter la clémence du Gouverneur ou pour réaffirmer la grandeur de la cause de la Patrie. Ces trois situations épistolaires favorisent la mise en œuvre de stratégies de dramatisation et d’héroïsation qui trouvent leur source dans une rhétorique romantique, caractérisée par le lyrisme, les élans pathétiques et l’imagerie gothique. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 34 16.04.15 07: 37 Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 35 Parmi les écrits intimes les plus connus de cette période trouble de l’histoire du Québec se trouvent les dernières lettres de François-Marie-Thomas Chevalier de Lorimier, notaire patriote écroué et exécuté à la suite de la seconde insurrection. Rédigées du cachot entre le 12 et le 15 février 1839, soit du jour de l’annonce de sa pendaison à celui de sa mise à mort, les 22-lettres adressées à sa femme, ses proches et ses compatriotes poursuivent par la plume ce qui avait été amorcé par l’épée. En ce qu’elles tentent de dire « je » tout en étant ancrées dans un espace et un temps éminemment collectifs, les lettres de Lorimier permettent de relire la production épistolaire de la première moitié du XIX e -siècle pour repenser le statut de la littérature en dehors du livre et y déceler des traces du romantisme canadien. Au seuil de la mort, le condamné s’approprie la lettre pour se placer au centre du dispositif d’écriture, devenant son propre matériau littéraire. Face au contexte de crise, à la perte des repères et à l’échec du projet national, l’épistolier se replie sur lui-même et cherche « les voies et les moyens de son salut » (Gusdorf, 1984 : 319) en se construisant une figure singulière de héros-martyr qui reporte dans l’avenir le succès de la lutte collective. À titre de secrétaire du comité central et permanent de Montréal et d’orateur reconnu, Lorimier détient un statut de lettré et, par sa plume, il cherche à inspirer la poursuite du combat pour la cause sacrée de la Patrie. C’est à partir de la construction d’une image de soi de héros sacrifié que Lorimier valide la grandeur de sa cause et non en argumentant sur la cause elle-même. À l’instar des grands romantiques européens, tels Hugo et Lamartine, Lorimier endosse ainsi la double posture d’homme d’état et d’homme de lettres. À l’effusion larmoyante et pathétique des sentiments, le condamné privilégie généralement la retenue, puisque ses rôles de mari et de père le rattachent trop cruellement au monde des vivants et l’empêcheraient de se représenter en éclaireur, en modèle de la patrie : « À 34 ans il est triste & cruel de mourir sur un gibet ! mais que dis-je ? Que pense-je ? oubliois-je de réfléchir que je meurs pour mon pays, pour sa liberté. 2 » (Lorimier à Fratelin, 15-février 1839, 4 1/ 2 heures du matin [2001] : 63) Ce type de questionnements intérieurs de même que la présence fréquente des points de suspension rompent avec le rythme soutenu du discours et, surtout, avec la maîtrise des sentiments qui, hormis dans ces moments d’interruption, semblent toujours contenus et dominés par l’assurance du patriote devant les événements 3 . 2 Dans cette étude, les extraits de lettres citées sont reproduits selon l’orthographe et la syntaxe originales de l’époque. Nous avons également choisi d’indiquer les ratures. En ce qui a trait à Chevalier de Lorimier, l’édition des lettres respecte au plus près les manuscrits originaux. 3 Cette posture contraste avec celle de plusieurs patriotes qui rédigent leur correspondance de prison plutôt sous le signe du désaveu et du regret. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 35 16.04.15 07: 37 36 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens Il clôt d’ailleurs la plupart de ses lettres par l’assertion : « je suis calme et ferme ». Contrairement à d’autres patriotes-épistoliers, Lorimier se détourne promptement de son sentiment amoureux, pour se projeter dans l’avenir et donner un sens à sa mort, qui acquiert une véritable dimension sacrificielle 4 . À l’image de l’Homme romantique défini par Gusdorf, Lorimier « se découvre, dans une situation-limite de doute et d’échec, responsable de la restauration du sens de sa vie » (1984 : 319). Alors que d’autres patriotes, tel Joseph-Narcisse Cardinal, prient Dieu de leur donner la chance d’embrasser une dernière fois leur femme avant de mourir, Lorimier s’élève au-dessus des circonstances et se pose en égal du Christ, debout à la droite de Dieu. Il offre lui-même le pardon plutôt que de le réclamer : « Je pardonne à mes assassins qui me sacrifient à leur politique de sang » (Lorimier à Fratelin, 15 février 1839, 4 1/ 2 heures du matin [2001] : 63). Ce pardon accordé au bourreau témoigne des sentiments moraux et religieux qui animent le martyr, confirmant ainsi la légitimé de la figure héroïque que construit le patriote dans ses lettres. Le héros-Lorimier est d’autant plus noble et vertueux que l’ennemi qu’il combat et qui le fait mourir sur l’échafaud est monstrueux ; l’autohéroïsation n’atteignant son point culminant que par la dichotomie entre le bien et le mal, qui s’incarnent dans les représentations du « je » et du « il ». La préservation de soi repose sur la désintégration de l’Autre. L’effet de contraste est ici très efficace : il glorifie l’image de Lorimier avec une grande économie de moyens et d’efforts et a l’avantage d’être très rassembleur. C’est d’ailleurs dans la fabrication de l’image de l’ennemi que l’écriture passe du « je » au « nous ». Derrière les mots de « bourreaux » et de « tyrans » résonne en écho la voix de tous les opprimés canadiens-français, permettant à l’épistolier de se faire porte-parole de la Patrie : « Puisse mon execution et celle de mes compagnons d’echaffaud vous être utiles. Puissent-elles vous démontrer ce que vous devez attendre du gouvernement Anglais. » (Lorimier au public et aux amis, 14 février 1839, 11 heures P.M. [2001] : 59-60) L’épistolier déplace les enjeux de la lutte sur le terrain de la moralité, car il sait que c’est là, plutôt que dans les combats armés, que se situe sa victoire sur son ennemi : « J’ai cherché et je me suis interrogé si, ayant embrassé la cause de la patrie, mon âme était engagée ; la liberté qui est écrite dans mon âme en lettres de feu, me dit non. » (Lorimier à son frère, 12 février 1839 [2001] : 45) Ce retournement de l’échec en victoire rappelle la thèse que propose Fernand 4 Les lettres qu’adresse Joseph-Narcisse Cardinal, notaire patriote exécuté le 21- décembre 1838, à son épouse, Eugénie Lemaire-Saint-Germain présentent, quant à elles, une rhétorique amoureuse caractérisée par l’épanchement des sentiments et par un discours qu’on pourrait qualifier de la confession/ expiation et dont le vocabulaire et les images tiennent du romantisme. Contrairement à Lorimier, Cardinal se présente en victime et en martyr de la cause. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 36 16.04.15 07: 37 Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 37 Dumont dans Genèse de la société québécoise, selon laquelle les Canadiens français, en se réfugiant dans l’imaginaire et plus précisément dans l’utopie, seraient parvenus à se bâtir une origine, une histoire de fleurons glorieux : Selon nos auteurs, les bons sont très bons et les méchants, très méchants ; les premiers l’emportent toujours, sinon par les armes, du moins par la supériorité morale. Les femmes surtout sont admirables ; quand ce n’est pas toute une population, française bien entendu. (Dumont, 1996 [1993] : 308) Bien qu’exclues des luttes politiques et de la sphère publique, les Bas- Canadiennes vont jouer un rôle dans les événements insurrectionnels, notamment par la politisation de leurs pratiques culturelles, parmi lesquelles se trouve l’écriture de la correspondance. Incapables de se résoudre au silence, certaines femmes patriotes vont prendre la plume pour s’adresser aux autorités coloniales. Dans leurs lettres et requêtes, elles mettent également en œuvre des stratégies d’édification de martyrs et de héros romantiques. Certes, ces épistolières ne se trouvent pas au seuil de la mort comme les patriotes condamnés, mais la menace de la pendaison ou de l’exil qui pèse sur leur époux ou leur fils assombrit dramatiquement leurs perspectives d’avenir. Dans quelques-unes de ces lettres aux autorités et plus particulièrement dans celles de Marie-Louise Dandurand, mère de Joseph Duquet, à John Colborne et d’Eugénie Lemaire-Saint-Germain, épouse de Joseph-Narcisse Cardinal, à Elizabeth Yonge, se déploie une imagerie sanglante qui emprunte au gothique. Ces deux épistolières écrivent aux représentants du pouvoir la veille de l’exécution de leur proche et organisent leur requête autour du thème de la mort violente en convoquant l’échafaud et le cachot. Pour réclamer la grâce de son fils condamné, Marie-Louise Dandurand évoque l’image du jeune corps démembré : « Faut-il que sa jeune tête tombe en sacrifice sur l’échafaud ensanglanté ? » (M.-L. Dandurand à J. Colborne, 20 décembre 1838) De même, dans la lettre qu’elle adresse à l’épouse du Gouverneur Colborne, Eugénie Lemaire-Saint-Germain se réfère également à cette imagerie de la tête tranchée et crée un effet tragique en signalant que la pendaison de son époux met non seulement à mort le patriote, mais compromet également sa vie et celle de l’enfant qu’elle porte : « Le coup qui tranchera le fil de ses jours, nous frappera tous deux. Je serais plus forte si une autre existence ne dépendait pas de la mienne ! Mais mon malheureux enfant ne verra jamais la lumière du jour ! Il périra avec sa mère sous l’échafaud où son père, qui méritait un meilleur sort, aura péri. » (E. Lemaire-Saint-Germain à E. Yonge, 20 décembre 1838) Toutefois, c’est lorsque les requérantes rappellent que ni leur fils ni leur époux n’ont répandu le sang de leurs semblables qu’émergent les figures romantiques. S’opère ainsi un renversement entre les innocents et les coupables, puisque OeC02_2014_I-116_Druck.indd 37 16.04.15 07: 37 38 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens seul le Gouverneur est représenté sous les traits de l’assassin comme chez Lorimier. Pour être coupable, il faut avoir commis un crime et ce n’est pas le cas de Joseph-Narcisse Cardinal selon Eugénie Lemaire-Saint-Germain qui écrit que son mari « n’a pris aucune part à l’agitation qui a précédé les dernières scènes de malheurs. C’est donc dans sa maison qu’il a été surpris par un mouvement soudain et non prévu. Il n’a pas fait de victimes, au contraire, il est lui-même victime. Voilà tout son crime, et ce crime (si c’en est un), ne l’a-t-il pas déjà expié ? » (E. Lemaire-Saint-Germain à E. Yonge, 20- décembre 1838) En faisant la démonstration que leur proche se situe du côté du bien et qu’ils ont suffisamment payé les frais d’un crime qu’ils n’ont pas commis, Dandurand et Lemaire-Saint-Germain font un usage de la pratique épistolaire similaire à celui de Lorimier, c’est-à-dire qu’elles profitent de la lettre pour construire des figures de héros-martyrs qui meurent injustement sur l’échafaud. La crise du temps L’écart entre l’expérience révolutionnaire et les attentes provoque, chez les épistoliers de l’époque, un brouillage entre les catégories temporelles. En tant que document daté et lieu d’expression du sujet, la lettre est la forme la plus susceptible de rendre compte des traumas de la décennie insurrectionnelle, du choc entre le moi et l’Histoire 5 et de la difficile articulation entre le passé, le présent et l’avenir qui en découle. Chez Lorimier, on observe une préoccupation concrète pour le temps par l’inscription de la date, puis de l’heure à mesure que la mort approche. Ces références répétées au temps de l’écriture créent un effet d’immédiateté qui tend à déjouer le décalage propre à l’écriture épistolaire en procurant au destinataire le sentiment d’accompagner le condamné dans les derniers instants de sa vie. Devant l’imminence de l’exécution, l’urgence impose son rythme à l’écriture. Plus la mort s’avance plus le besoin d’adresser les derniers adieux aux amis se fait pressant, le temps alloué à la rédaction de chaque lettre diminue et la forme s’altère. Les toutes dernières lettres s’apparentent davantage au billet, voire à une simple « petite note » (Lorimier à Fratelin, 15 février 1839, 4 1/ 2 -heures [2001] : 63). La brièveté du message rend alors caduques les formalités du rituel épistolaire. L’exorde est court, la narration presque absente ; le cœur du texte se situe dans la 5 Béatrice Didier soutient que « [l’]affirmation de l’identité […] est inséparable de cette transformation que subit la sensibilité affrontant l’Histoire. […] La sensibilité n’enferme pas […] l’individu dans sa subjectivité. L’individu ne devient lui-même que confronté à l’Histoire. Le particulier et le général, l’individuel et le collectif coïncident. » (1989 : 294-285) Sur cette question, voir aussi le collectif Le moi, l’Histoire 1789-1848 dirigé par Damien Zanone (2005). OeC02_2014_I-116_Druck.indd 38 16.04.15 07: 37 Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 39 péroraison. En somme, tout indique que ces lettres ne sont que péroraison, au sens où Lorimier y fait ses derniers adieux et y formule des vœux pour l’avenir. La dernière lettre fait l’impasse sur l’heure, ce qui signifie qu’il ne reste plus de temps, que l’heure de la mort a sonné. Mais, malgré cette conscience d’un temps qui fuit, on voit que chez Lorimier la projection dans l’avenir est essentielle à la fois pour se construire une figure de héros et se soustraire à sa condition de vaincu. Se posant en modèle de la nation, le patriote érige son propre monument : « Quand dans de longues années on répétera mon nom (si l’on m’en trouve digne) parmi ceux des martyrs pour la liberté, rappelez-vous que je suis mort votre ami sincère & reconnoissant et pensez aux malheureux proscrits, et voués à l’échaffaud, parmi lesquels je vais bientôt marcher. » (Lorimier à Robitaille, 12-février 1839, 10 heures du soir [2001] : -51) L’épistolier affiche ici clairement sa volonté de survivre dans l’âme collective des générations présentes et surtout futures. Les projections du patriote s’inscrivent dans un temps indéfini, puisqu’à la manière de Chateaubriand, « c’est avec tous ceux qui le suivent qu’il essaie de coexister » (Daunais dans Beaudet et al., 2004 : 61). Dans cette perspective de commémoration, Lorimier transmet ses directives de conservation de sa correspondance : « Adieu encore une fois et pour toujours ! Je ferme cette lettre. Gardez-la comme souvenir. » (Lorimier à un ami anonyme, 14 février 1839, 10 heures a.m. [2001] : 57) Chez lui, la lettre devient relique, car en plus de contenir les dernières paroles du condamné, elle est aussi l’une des dernières choses qu’il ait manipulée de son vivant. Lorimier incarne par ses lettres le prophète, le mage romantique décrit par Paul Bénichou qui indique au peuple la voie de son salut : « Après les malheurs de l’anarchie & d’une revolution sanglante, le paisible Canadien verra renaitre le bonheur & et la liberté sur le Saint-Laurent. […] Le sang & les larmes versés sur l’autel de la Liberté arrosent aujourd’hui les racines de l’arbre qui fera flotter le drapeau marqué des deux etoiles des Canadas. » (Lorimier au public et aux amis, 14 février 1839, 11 heures P.M. [2001] : 59) Toute l’entreprise épistolaire de Lorimier vise en réalité à anticiper et à contrer la profanation de sa mémoire. Son testament politique révèle clairement qu’il s’agit là du principal motif à l’écriture : Pour ma part, à la veille de rendre mon esprit à son créateur, je désire faire connoitre ce que je ressens & et ce que je pense. Je ne prendrois pas ce parti si je ne craignois qu’on ne représentât mes sentiments sous un faux jour. On sait que le mort ne parle plus et la même raison d’Etat qui me fait expier sur l’echaffaud ma conduite politique pourroit bien forger des contes à mon sujet. (Lorimier au public et aux amis, 14 février 1839, 11 heures P.M. [2001] : 58) 6 6 On retrouve la même préoccupation chez les prisonniers de la Terreur en France : « Au-delà des autorités ou des proches, c’est à la postérité que les prisonniers OeC02_2014_I-116_Druck.indd 39 16.04.15 07: 37 40 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens La mort s’avère le grand thème dont parle Lorimier qui écrit depuis le tombeau 7 pour s’inscrire dans l’éternité. Cette sortie du temps des vivants témoigne de « l’appauvrissement du présent » qui ne se conçoit plus « comme espace d’initiative et d’action » (Hamel, 2006 : 40, 23). Dans les requêtes féminines adressées aux autorités coloniales, l’écriture est intrinsèquement liée aux événements, à la nécessité. Les contingences du présent, soit l’incapacité à nourrir la famille et à chauffer la maison, sont trop prégnantes pour qu’il y ait, comme chez Lorimier, la tentation de se projeter dans l’avenir. Celui-ci dépend par ailleurs du sort réservé au mari emprisonné. Les requêtes se terminent généralement sur l’évocation d’un avenir fait de promesses et de prières pour la conservation du Gouverneur, en somme un avenir tourné vers l’autre et non pas vers les requérantes puisque, pour elles, il demeure trop incertain. La correspondance qu’adresse Julie Bruneau-Papineau à son mari, Louis- Joseph Papineau, alors orateur à la Chambre d’assemblée et chef du Parti patriote, est parsemée de considérations sociales et politiques, l’un des principaux objectifs que cette épistolière alloue à l’écriture étant d’obtenir des informations d’ordre public de la part de son époux. La lecture de la presse est gouvernée par ce même désir intarissable d’être au fait de l’actualité politique. Lorsque la correspondance du mari n’apporte par les nouvelles attendues, la presse devient une source encore plus importante pour relancer le destinataire sur ce qu’il omet d’intégrer à l’échange. La presse permet à Julie Bruneau-Papineau de se poser en sujet politique. Le plaisir d’entretenir une correspondance réside d’ailleurs dans l’expression des convictions politiques que seule la lettre autorise. Après avoir abordé des questions relatives à la vie publique dans une lettre à son mari, l’épistolière écrit : « pour te consoler je te dirai que je parle un peu mieux que je n’écris et 8 surtout avec plus de circonspection » (J. Bruneau-Papineau à L.-J. Papineau, 17 janvier 1833), montrant ainsi que, pour les femmes, la lettre est l’un s’inquiètent de laisser une image négative. Le besoin de justification s’élargit aux générations futures, et la crainte d’être mal jugés suite à leur condamnation incite les condamnées de la Terreur à laisser une trace, matérielle ou spirituelle, de leur existence. Après avoir joué le rôle d’intermédiaire dans l’échange épistolaire, certains se voient alors investis de celui de dépositaire de mémoire » (Mallet, 2008 : 185). 7 Cette écriture depuis la mort se retrouve également sous la plume de Charles Hindenlang, exécuté le même jour que Lorimier. Quelques heures avant sa pendaison, il écrit au Baron Fratelin : « Reveille toi donc Canadien, n’entends tu pas la voix de tes frères qui t’appelle. Cette voix sort du tombeau, elle ne te demande pas vengeance mais elle te crie d’être libre, il te suffit de le vouloir. » (C. Hindenlang à Fratelin, 15 février 1839, 5 heures du matin) 8 Il y a là une rature dans la version originale de cette lettre. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 40 16.04.15 07: 37 Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 41 des rares espaces où il est possible d’exprimer ses opinions et défendre ses idées. Pour Bruneau-Papineau, l’écriture des lettres et la lecture de la presse, laquelle est à l’époque dominée par les affaires politiques, sont interreliées à tel point que l’épistolière semble concevoir la pratique épistolaire comme une échappatoire qui permet de s’évader, en quelque sorte, du temps morcelé et cyclique du quotidien domestique pour se rattacher au temps continu et ouvert de l’action politique. Malgré ce vif intérêt pour l’actualité, on sent chez Bruneau-Papineau un sentiment d’attente et la peur de vivre en décalage avec son temps qui sont liés à sa condition de femme, crainte qui la pousse sans doute en retour à consommer avec autant d’avidité la presse du jour. L’indifférence de son interlocuteur à l’égard de son discours politique et sa propre incapacité à agir dans l’espace social rendent difficile l’ancrage dans le temps présent et génèrent des tensions dans l’écriture. La déception découlant de l’échec du projet politique et du manque « d’esprit public » 9 de ses contemporains masculins, qui possèdent tous les leviers nécessaires pour porter la cause de la Patrie mais abandonnent hâtivement la lutte, entraîne une rupture avec son siècle qui l’empêche d’habiter l’ici et maintenant sans permettre de projection dans l’avenir, car ce dernier n’est plus porteur d’espoir ni pour la famille ni pour la patrie. À son fils aîné, Amédée, elle écrira le 16 novembre 1841 : « nous ne sommes pas de ce siècle sous ce rapport l’égoïsme, et l’ambition l’emporte sur tout sentiment de parenté et d’amitiée, mais nos cœurs, et notre croyance ne peuvent se façonner a cette manière de voir les choses » (J. Bruneau-Papineau à A. Papineau, 16-novembre 1841). Partageant les mêmes idéaux que Chevalier de Lorimier, Julie Bruneau- Papineau a toutefois conscience que, parce qu’elle est femme, elle ne pourra laisser une trace pérenne dans l’histoire ni influencer les générations futures contrairement à lui. Chez elle, l’écart entre la volonté d’engagement et l’impossibilité d’agir provoque une crise du temps dont témoigne de façon exemplaire cette phrase adressée à son mari : « je n’aime pas la vie et je crains la mort » (J. Bruneau-Papineau à L.-J. Papineau, 18 novembre 1835). Ces différents extraits tirés de la correspondance révèlent une « discordance douloureuse entre les aspirations du moi et l’ordre du monde » qui caractérise, selon Daniel Madelénat (1984 : 1364), le mal du siècle. Et pour cette 9 Dans la lettre datée du 23 février 1836 qu’elle adresse à son mari, Julie Bruneau- Papineau critique sévèrement ses contemporains : « Tu ne connais pas les Canadiens je te l’ai dit de tous tems et j’en suis de plus en plus convaincus a mesure qu’ils sont mis a l’épreuve, ils sont légers et pas hommes d’affaires égoistes et par conséquent jaloux du succès même de leurs concitoyens, point d’esprit public ; ils sont grands parleur et grand brave quand ils n’ont rien a craindre » (J. Bruneau- Papineau à L.-J. Papineau, 23 février 1836). OeC02_2014_I-116_Druck.indd 41 16.04.15 07: 37 42 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens épistolière patriote, le désenchantement est directement lié à sa condition sociale et politique de femme 10 . La lettre et ses destinations Les insurrections entraînent non seulement un brouillage des catégories du temps, comme nous venons de le voir, mais aussi de l’espace en rendant plus poreuse la frontière entre les sphères privée et publique. Le contrôle du courrier par les autorités coloniales, lesquelles s’autorisent à lire les échanges privés, porte atteinte au droit au secret qui au XIX e - siècle est « considéré comme un véritable droit démocratique » (Perrot dans Bossis, 1990 : 184). De même, par les fouilles, les incendies et les vols des propriétés des individus suspectés de haute trahison, la répression provoque un empiétement du public sur l’espace privé. Le système de communication est bouleversé par l’emprisonnement, la précarité de la poste et l’expansion du territoire à couvrir en raison de l’exil de nombreux patriotes, ce qui oblige les épistoliers à recourir à des tiers, qu’il s’agisse de prêtes-nom ou de messagers, pour maintenir le contact avec les proches. Les lettres écrites au moment des troubles portent des traces de cette porosité entre privé et public. Elles montrent que les épistoliers développent diverses stratégies qui visent à atteindre, en plus du destinataire premier, d’autres interlocuteurs susceptibles d’intervenir dans la conservation et la transmission du message. Une telle volonté d’élargissement de la destination se retrouve dans la correspondance de Lorimier. Le fait que le condamné peaufine son style en dépit de l’urgence de la situation s’avère un indice de son désir de s’inscrire dans la postérité. Son travail d’esthétisation se manifeste notamment dans ce passage où il recourt à la métaphore du soleil pour évoquer le temps qui passe : Je n’ai plus que deux soleils à voir luire et se coucher sur moi, ma vie doit s’éteindre à ce terme, cet astre qui anime et vivifie tout ne fera plus qu’éclairer l’ami qui viendra verser une pleur auprès de mes cendres inanimées. (Lorimier à L.-A. Robitaille, 12 février 1839, 10 heures du soir [2001] : 51) Pour que le procédé d’autohéroïsation qu’il met en œuvre atteigne son plein potentiel et incite la collectivité à poursuivre la lutte, il apparaît en effet nécessaire que les lettres circulent au-delà du destinataire immédiat que Lorimier rend, de même que les autres individus interpellés, dépositaires de sa mémoire. Le peu de temps dont dispose le condamné l’incite également 10 Voir à cet égard l’étude de Chantal Bertrand-Jennings, Un autre mal du siècle : le romantisme des romancières, 1800-1846 (2005). OeC02_2014_I-116_Druck.indd 42 16.04.15 07: 37 Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 43 à demander à ses destinataires de transmettre ses adieux : « Comme il ne me reste que bien peu de temps, je te prie de faire mes adieux à tous mes amis. » (Lorimier à R.-A.-R. Hubert, 12 février 1839, 7 heures P.M. [2001] : 49) L’adresse à l’autre agit comme une exhortation à prolonger la parole du condamné, comme en témoigne cet autre extrait : « Tu diras à mes amis comment je suis mort, et que, si le gibet a pu couper le fil de ma vie, il ne put atteindre le fil de mon courage. » (Lorimier à J.-B.-H. Brien, 15 février 1839, 6-heures du matin [2001] : 66) Chez Lorimier, l’appel à la postérité déborde la question strictement temporelle et relève également d’une négociation des catégories du privé et du public à l’intérieur même de la lettre. La missive qu’adresse Henriette Cadieux, épouse de Chevalier de Lorimier, au Baron Fratelin, alors qu’il est détenu pour haute trahison, contient aussi des indications concernant l’élargissement de la destination. Après avoir fait l’apologie de son défunt mari et de la cause sacrée pour laquelle il a fait le sacrifice de sa vie, l’épistolière clôt sa lettre sur des recommandations concernant la mise en circulation de son discours : « vous pouvez montrer cette lettre à qui bon vous semblera je serois flattée qu on connoitroit mes sentiments surtout dans le parti opposé » (H. Cadieux à Fratelin, 16 février 1839). L’épistolière se représente ici comme la digne héritière de la lutte de son mari qu’elle entend poursuivre par cette lettre qui agit comme « [i]nstrument au service d’une cause qui dépasse l’échange ponctuel » (Haroche- Bouzinac, 1995 : 33). Le désir que son discours circule non seulement auprès des patriotes emprisonnés, mais aussi dans le camp adverse met en évidence les virtualités de l’écriture épistolaire qui, bien que conforme en apparence à l’idéal vertueux et modeste du féminin, autorise l’inscription d’un discours et de réflexions qui ne coïncident pas tout à fait avec cet idéal. En effet, le désir d’assurer une diffusion élargie à sa missive montre, comme l’observe Geneviève Haroche-Bouzinac, que : le destinataire peut en outre être considéré comme un relais : la lettre lui est confiée pour qu’il la transmette, pour qu’il la montre. Le texte lui est formellement adressé, mais il est chargé d’en répercuter les informations à des tiers il devient porte-voix. Le destinataire se trouve traversé et la lettre devient ostensible, faite pour être montrée. […] La lettre jongle alors avec les limites du public et du privé. Adressée à un destinataire consentant et complice, elle joue sur les deux tableaux de la confidence et de la publicité. (Haroche-Bouzinac, 1997 : 71-72) Plutôt que d’adresser sa lettre aux journaux, Henriette Cadieux tire profit de la complexité du principe de destination de la lettre et contourne les contraintes associées à la prise de parole féminine publique. Si les épistoliers usent de stratégies pour assurer à leurs écrits une certaine circulation, les destinataires prolongent également, dans certains cas, cette OeC02_2014_I-116_Druck.indd 43 16.04.15 07: 37 44 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens volonté de diffusion en dotant les lettres reçues d’une dimension résolument publique. Le cas le plus probant reste celui de Chevalier de Lorimier, dont 12 des 22 dernières lettres connaissent une publication presque immédiate grâce à des patriotes canadiens qui, pour poursuivre le combat par l’écriture, mettent sur pied des journaux en terre américaine. Dès mai 1839, 10 d’entre elles paraissent dans le North American en traduction anglaise alors que les deux autres sont publiées en français dans Le Patriote Canadien, journal fondé à Burlington par Ludger Duvernay 11 . Ces journaux assurent une première diffusion publique à la correspondance du condamné, mais en raison de la censure qui frappe la presse patriote bas-canadienne, il faudra attendre la publication du Répertoire national de James Huston en 1848 pour qu’elle soit diffusée au pays 12 . L’état de censure qui règne à la fin des années 1830 empêche ces figures et ces ethos révolutionnaires de sortir de la sphère privée. Cette impossibilité qui marque les discours épistolaires de la période se révèle manifeste dans la trajectoire et la production de Joseph-Guillaume Barthe, qui représente un pivot entre la génération des Patriotes et celle des libéraux de 1840 dont le patriotisme est davantage lié à la littérature et moins aux entreprises militaires. Emprisonné pour avoir publié une ode aux exilés canadiens en 1839, il rédige un journal intime qu’il fera paraître en 1840 dans L’Aurore des Canadas et dans lequel il invite ses compatriotes à prendre la plume pour doter le pays d’une littérature : 11 Ludger Duvernay est le rédacteur du journal patriote La Minerve publié au Bas-Canada et dont la parution est suspendue en novembre 1837 à la suite du mandat d’arrêt émis contre lui. En exil aux États-Unis, comme plusieurs de ses compatriotes, il fonde le premier journal canadien-français en terre américaine. Sur cette importante figure de « passeur » culturel, il manque encore des études approfondies concernant à la fois sa trajectoire et ses réseaux. 12 Le Répertoire national ou recueil de littérature canadienne (1848-1850) se veut en quelque sorte une réponse à la seconde partie de l’assertion de Lord Durham qui, dans son rapport de 1839, avait décrété que les Canadiens était un peuple sans histoire et sans littérature. Parti à la recherche de « tout ce qui peut consolider et faire briller la nationalité » (T. I, 1848 : VI), Huston confère aux siens un passé et un présent littéraires. Conscient que la littérature du pays en est encore à ses premières manifestations, il souhaite néanmoins démontrer qu’« au milieu des défauts de composition, et souvent des incorrections de style, le talent étincelle et brille comme l’électricité à travers de légers nuages » (T.-I : IV). Le statut des lettres de Lorimier à l’intérieur du Répertoire est très particulier. Le compilateur affirme dans son introduction « avoir laissé de côté tous les écrits politiques en prose, quoiqu’il y en ait beaucoup qui mériteraient d’être conservés et même étudiés » (T.- I : IV). C’est donc dire que ce n’est pas la dimension politique des lettres qui retient l’attention de Huston, mais bien leur valeur littéraire. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 44 16.04.15 07: 37 Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 45 Je désirerais que ma patrie offrît plus de ressources à la carrière littéraire, que je regrette dans la sincérité de mon âme de voir fermée à une foule innombrable de talents qui brûlent de s’y distinguer. Il n’entre point d’égoïsme dans ce regret puisque je pourrais occuper le dernier rang parmi ceux de mes compatriotes qui se destinent à la littérature, mais je gémis de voir tant de cœurs, débordants de poésie, se consumer dans les inquiétudes d’une vie qui s’éteint dans les ténèbres, quand elle aurait pu répandre tant d’éclat sur le pays auquel elle appartient, si l’on avait eu soin de l’exploiter au profit de ce pays qui la regarde s’évaporer avec une coupable indifférence. […] Qu’a-t-on besoin de poètes ? Eh ! demandez à Athènes, à Rome, à Paris, demandez au monde entier ce qu’ont fait les poètes et les littérateurs pour la civilisation et ce que seraient sans eux les orgueilleux monuments de leur grandeur, aujourd’hui sans vestiges, si le temps qui les a balayés de leurs bases n’était pas consigné dans ces pages qui en ont perpétué le souvenir (Barthe, 1839, dans Aubin, 2000 : 204-205). Défendant dès les années 1830 le projet romantique de fondation d’une littérature nationale, Barthe tente d’incarner un guide pour les jeunes gens de sa génération et celle à venir. C’est dans la même optique qu’il publiera des poèmes dans le journal Le Populaire 13 , sous le pseudonyme de « Marie- Louise », pour inciter les jeunes filles du Bas-Canada à suivre son exemple en prenant la plume dans la sphère publique. En réponse à cette invitation, Odile Cherrier, première femme du Bas-Canada dont l’identité nous est connue à se percevoir comme auteure, fera son entrée dans le Populaire le 25 octobre 1837 sous le pseudonyme d’« Anaïs ». Ses textes sont marqués par une esthétique romantique et bien qu’on y retrouve des méditations sur la mort et le tombeau, celle-ci est plus édulcorée et moins portée par la question nationale que celle que l’on observe dans les lettres privées à la même époque. La carrière d’Odile Cherrier dans ce journal est très brève et s’interrompt abruptement le 12 février 1838 après la parution de 6 textes. « Anaïs » ne prend pas le temps de faire ses adieux aux soupirants qui lui adressaient des vers comme l’avait fait « Marie-Louise » avant elle. Elle disparaît et ne participera pas non plus à la revue La ruche littéraire (1853-1859) qui entend diffuser la littérature canadienne et dont son frère, Georges-Hyppolite Cherrier, est le propriétaire-éditeur. Il semble donc qu’en 13 Plus littéraire que les autres journaux bas-canadiens de l’époque, Le Populaire contribue au passage du « nationalisme politique » au « nationalisme littéraire » en défendant l’idée que la « littérature fonde la gloire des peuples » (Le Populaire, 10- avril 1837, p.- 2, col. 2). La rédaction de ce journal montréalais, dont la parution ne s’échelonnera que d’avril 1837 à novembre 1838, encourage les débuts littéraires des jeunes écrivains, notamment par le biais d’une rubrique de littérature canadienne. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 45 16.04.15 07: 37 46 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens 1837-1838, soit au point culminant de la crise politique, les conditions étaient réunies pour favoriser l’entrée des femmes dans le milieu des lettres, mais que cette fenêtre d’opportunités, liée au brouillage des frontières entre les rôles masculins et féminins ainsi qu’entre les catégories du privé et du public, se referme avec le rétablissement et le durcissement de l’ordre social dans les années 1840. L’exemple de Barthe illustre bien la revendication d’une reconnaissance nationale fondée sur l’existence d’une littérature, ce qui coïncide avec le constat que fait Bénichou dans Le Sacre de l’écrivain, à savoir que « la révolution romantique a moins consisté dans la transformation de la littérature que dans son étonnante promotion » (1996 : 276). Or, ces tentatives ne donnent que bien peu de fruits concrets : au tournant des années 1840, Chevalier de Lorimier est mort, Odile Cherrier disparaît du milieu des lettres après seulement quelques textes publiés et Joseph-Guillaume Barthe, à l’image de ses collègues libéraux, doit poursuivre la lutte dans l’arène politique et mettre de côté ses velléités d’écrivain. Ne trouvant pas non plus d’échos dans la sphère publique en raison de l’indifférence de son mari et de son refus de relayer son discours, Julie Bruneau-Papineau se replie sur ellemême. La correspondance se poursuit, mais sous le signe de l’affadissement, l’épistolière perdant le goût de l’écriture lorsque celle-ci est dégagée des préoccupations politiques. Conclusion Parce qu’elle est une forme plus souple, qu’elle autorise l’expression du moi, qu’elle embrasse « les aspirations à la liberté individuelle et collective » (Mailhot dans Lemire, 1993 : 299), la lettre écrite en temps d’insurrections représente la voie privilégiée du romantisme canadien naissant. La forme épistolaire témoigne et participe de toutes les dimensions de la crise en exacerbant les discordances entre un présent insoutenable et un avenir incertain, de même qu’entre la volonté de s’inscrire dans l’histoire et la difficulté à franchir le seuil de la sphère publique. Au cœur de la lettre émergent des voix dissidentes par rapport à l’ordre établi. Celles-ci mettent en lumière les liens qui se tissent entre littérature et politique, créant ainsi de nouveaux possibles romantiques qui, sans imposer une esthétique littéraire formelle, n’en déterminent pas moins les modalités d’écriture. La période insurrectionnelle est marquée par l’effritement de l’autorité, qu’elle soit de nature coloniale, religieuse ou conjugale, et le bouleversement des cadres sociaux, situation qui permet à plusieurs hommes et femmes de profiter de la crise pour s’affirmer comme sujet. Les événements politiques incitent des individus, initiés ou non aux rudiments de l’art épistolaire, à prendre la plume dans des circonstances extraordinaires et dramatiques, ce qui tend à libérer OeC02_2014_I-116_Druck.indd 46 16.04.15 07: 37 Autour des Rébellions des patriotes de 1837-1838 47 la lettre d’une rhétorique convenue pour faire place à des styles et des usages personnels, plus près des sentiments, d’une sensibilité romantique révolutionnaire. La lettre devient un laboratoire d’idées et d’expression, un lieu où l’individu prend conscience de lui-même au contact du tourbillon de la vie sociale. La liberté refusée sur le plan politique est recherchée dans l’écriture par les épistoliers et épistolières des années 1830 qui renversent les codes classiques. Au cours des années 1840, un nouvel ordre conservateur et religieux se mettra en place et entraînera l’émergence d’un second romantisme institutionnalisé et ancré dans la vision programmatique d’Henri-Raymond Casgrain. À l’effervescence qui avait permis la création de figures et d’une rhétorique émancipatoires succédera en 1860 un mouvement littéraire, certes plus organisé, mais animé cette fois d’un désir de conservation et de glorification du passé. Bibliographie Altman, Janet. « Pour une histoire culturelle de la lettre : l’épistolier et l’État sous l’Ancien Régime », dans Mireille Bossis (dir.), L’épistolarité à travers les siècles, Centre culturel international de Cerisy La Salle, Franz Steiner Verlag Wiesbaden, 1990, pp.106-115. Aubin, Georges. Au Pied-du-Courant. 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Un profond sentiment d’injustice : la trahison, les procès et la déportation des rebelles du Bas-Canada en Nouvelle-Galles-du-Sud après la rébellion de 1838, traduit de l’anglais par Michel de Lorimier, Montréal : Lux éditeur, 2011. Bruneau-Papineau, Julie. 1833, « Lettre à Louis-Joseph Papineau », 17 janvier 1833, BAnQ-M, P7, mic. 3942. Bruneau-Papineau, Julie. 1841, « Lettre à Amédée Papineau », 16 novembre 1841, BAnQ-Q, P417/ 7, 2. 12. 4. Bruneau-Papineau, Julie. 1835, « Lettre à Louis-Joseph Papineau », 18 novembre 1835, BAnQ-M, P7, mic. 3942. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 47 16.04.15 07: 37 48 Mylène Bédard/ Marie-Frédérique Desbiens Bruneau-Papineau, Julie. 1836, « Lettre à Louis-Joseph Papineau », 23 février 1836, BAnQ-Q, P417/ 7, 2. 12. 4. Cardinal, Joseph-Narcisse. [1838], « Lettre à Eugénie Lemaire-Saint-Germain », [1838], BAnQ-M, P1000, D1240. 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OeC02_2014_I-116_Druck.indd 49 16.04.15 07: 37 OeC02_2014_I-116_Druck.indd 50 16.04.15 07: 37 Œuvres & Critiques, XXXIX, 2 (2014) Ce romantisme qui n’en finit pas. La légende d’un peuple de Louis Fréchette Lucie Robert Louis Fréchette ne s’est guère exprimé sur les circonstances qui l’ont amené à concevoir un long poème épique modelé sur La Légende des siècles de Victor Hugo. On sait que, en 1887, le gouvernement libéral d’Honoré Mercier lui a refusé le poste de chargé d’affaires à Paris. Selon son biographe, Jacques Blais, il part quand même pour Paris, « dans l’intention immédiate d’y mener à bien des projets de publications, et dans l’intention lointaine d’y vivre à demeure 1 ». En juin 1887, il s’installe au Pellerin, près de Nantes, chez Adine Riom 2 , une amie poète qui tient salon et à qui il offre de dédicacer un recueil de poésies intitulé Merlin. C’est là qu’il entreprend la préparation d’un manuscrit composé, pour une moitié, de poèmes déjà publiés dans les périodiques entre 1882 et 1886 et, pour l’autre moitié, de textes nouveaux. L’ouvrage paraît à la Librairie illustrée (Paris), en novembre 1887, sous le titre La Légende d’un peuple. C’est sans doute son préfacier, Jules Claretie, qui introduit Fréchette chez cet éditeur pourtant peu enclin à publier des ouvrages de poésie. Romancier, auteur dramatique, chroniqueur et journaliste, critique de théâtre à L’Opinion nationale, collaborateur au Figaro et au Temps et administrateur général de la Comédie-Française, Claretie fait partie de ces écrivains à qui Fréchette avait envoyé un précédent recueil, Pêle-Mêle, entre 1877 et 1879, et qu’il a rencontrés au cours de son séjour en France 3 . Il a lui-même publié plusieurs ouvrages à la Librairie illustrée, dont une Histoire de la Révolution de 1870-1871 (1877). 1 Jacques Blais, « Fréchette, Louis », Dictionnaire biographique du Canada, vol. XIII, 1901-1910. En ligne. http: / / www.biographi.ca/ fr/ bio/ frechette_louis_13F.html 2 Adine Riom, née Broband (1818-1899), a publié une quinzaine d’ouvrages, poésie, roman et théâtre. La première édition de Merlin paraît chez Alphonse Lemerre en 1872, sous le pseudonyme de Comte de Saint-Jean. La deuxième édition paraît en 1887 chez le même éditeur, mais sous le pseudonyme de Louise d’Isole, avec la mention « Revue et corrigée » et la dédicace de Fréchette. 3 Marie-Andrée Beaudet, « Jules Claretie, lecteur de Louis Fréchette », Questions d’histoire littéraire. Mélanges offerts à Maurice Lemire, sous la direction de Aurélien Boivin, Gilles Dorion et Kenneth Landry, Québec : Nuit blanche éditeur, 1996, p.-121-136. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 51 16.04.15 07: 37 52 Lucie Robert Georges Decaux (1845-1914) est le propriétaire de la maison. Il a racheté le fonds de la Librairie François Polo après la mort de son fondateur en 1874. Il est connu surtout pour ses publications satiriques, en particulier son journal L’Éclipse, et pour ses collections de textes dramatiques (Henri Lavedan ou Georges Feydeau) et de romans destinés à un large public (Jules Mary, Michel Zévaco, Alphonse Daudet) ainsi que pour ses rééditions d’ouvrages en voie de devenir des classiques (Denis Diderot, Théophile Gautier, Alexandre Dumas) 4 . À la fin des années- 1870, il a assuré la réédition de deux romans de Victor Hugo, L’Homme qui rit et Les Travailleurs de la mer. De même, on lui devra au cours des années- 1880, l’édition en volume de Germinal d’Émile Zola et des Nouveaux Contes cruels de Villiers de L’Isle-Adam. L’éditeur montre un goût éclectique, quoique surtout bourgeois, mais il est républicain et proche des théâtres. On voit là ce qui peut attirer Louis Fréchette, soucieux de consolider sa réputation d’écrivain en France et espérant y faire carrière comme auteur dramatique. L’on voit aussi que sa connaissance du milieu littéraire français est médiatisée par les salons de province et les journaux parisiens et qu’il est aussi loin que possible des bohèmes de la modernité poétique, des tenants l’art social et de ces théâtres où s’invente l’art de la mise en scène. La Légende d’un peuple paraît ainsi destinée au public français, ce que tend à confirmer la présence, dans le recueil de deux poèmes en hommage à la France ainsi que l’importance quantitative et la nature anecdotique des 49 notes historiques publiées à la fin du livre. Cependant, l’ouvrage est peu commenté à Paris, et c’est l’histoire littéraire canadienne-française puis québécoise, qui verra dans ce recueil le point culminant de la poésie patriotique au XIX e -siècle. Car Fréchette ne poursuit pas ses démarches dans le milieu littéraire français. En effet, à la suite de problèmes de santé, il rentre au Canada où, après de nombreuses démarches, il obtient en 1889, un poste de greffier dans la fonction publique. La Légende d’un peuple est donc rééditée à Québec et à Montréal, trois fois du vivant de l’auteur (1890, 1897, 1908), et elle est achetée par le surintendant de l’Instruction publique pour être distribuée dans les écoles comme livre de récompense entre 1891 et 1929. Ces rééditions présentent peu de variantes, la principale étant l’insertion en 1897 de deux nouveaux poèmes, « Jolliet », et « Papineau ». L’édition définitive compte 47 poèmes, avec un prologue et un épilogue. La préface de Jules Claretie accompagne toujours ces rééditions, mais elle a changé de fonction. À l’origine destinée à faire valoir le talent d’un nouvel auteur dans le champ 4 Ces remarques ont été établies en compilant les données fournies par le catalogue général de la Bibliothèque Nationale de France. Les noms d’auteurs entre parenthèses sont donnés à titre indicatif. La maison sera rachetée par Jules Tallandier en 1900. Voir Jean-Yves Mollier et Matthieu Letourneux, La Librairie Tallandier, 1870-2000. Histoire d’un éditeur populaire, Paris : Nouveau Monde Éditions, 2011, 450 p.- OeC02_2014_I-116_Druck.indd 52 16.04.15 07: 37 Ce romantisme qui n’en finit pas 53 littéraire français, elle devient, en contexte québécois, mémoire du jugement de la France sur l’œuvre d’un écrivain consacré. La référence hugolienne L’on a très tôt souligné la référence à Victor Hugo et à son poème épique, La Légende des siècles, dont l’intégrale avait paru en 1883, et rien n’interdit de croire que la ressemblance des titres ait pu servir de stratégie de placement dans le milieu littéraire français. La référence hugolienne ne saurait toutefois être réduite à cette analogie. Comme plusieurs de ses compatriotes, Louis Fréchette découvre la littérature à travers la lecture attentive des écrivains français dont les livres traversent l’Atlantique et dont les journaux permettent de suivre la carrière. C’est à distance, hors du centre névralgique que représente Paris, et avec le décalage chronologique qu’impose la circulation internationale du livre, qu’il fait ses classes et médite la chose littéraire. Pour le poète canadien, de quelque trente ans plus jeune que son maître, Victor Hugo représente un modèle voire un paradigme exemplaire. Micheline Cambron a montré l’importance de la figure de Victor Hugo dans le panorama littéraire de la deuxième moitié du XIX e -siècle et nous n’y reviendrons pas ici autrement que pour en rappeler le caractère polémique et souligner avec elle que, outre les filiations thématiques, rhétoriques et stylistiques que l’on pourrait repérer dans ses textes, « la succession des avatars hugoliens incarnés par Fréchette éclaire non seulement ses stratégies institutionnelles, mais, bien au-delà, la transformation de la conception même du littéraire 5 . » Fréchette lui-même signale cette référence à l’attention des critiques. En 1869, dans la préface de la troisième édition de son poème La voix d’un exilé, il écrit : « Nous ajouterons même - ce dont tout le monde s’apercevra facilement, du reste, - que l’idée de La voix d’un exilé n’est pas absolument originale : c’est autant une imitation des Châtiments de Victor Hugo, qu’autre chose 6 . » À cette date, Fréchette n’en est pas à ses premières armes. Avant de quitter Québec pour Chicago, il était déjà bien engagé dans une carrière littéraire qui, comme celle de plusieurs de ses contemporains, se voulait parallèle à une carrière d’homme politique. Sa première pièce, Félix Poutré (1862), avait connu un succès appréciable et les recettes lui avaient permis d’éditer à ses frais son premier recueil de poésies, Mes loisirs (1863). En effet, en l’absence d’éditeur ou de libraire-éditeur prêt à investir dans un recueil 5 Micheline Cambron, « Victor Hugo au Québec », dans Victor Hugo 2003-1802. Images et transfigurations, sous la direction de Maxime Prévost et Yan Hamel, Montréal : Fides, 2003, p.-125. 6 Louis Fréchette, La voix d’un exilé. Poésies canadiennes, troisième édition, Chicago : Imprimerie de « L’Amérique », 1869, p.-4. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 53 16.04.15 07: 37 54 Lucie Robert de poésies, il revient alors aux poètes d’assurer eux-mêmes la publication de leurs recueils. Cet investissement est un geste déterminant dans la trajectoire du poète qui entend imposer sa voix de façon durable sur la scène littéraire. Encore plus significatif est le fait que ce premier recueil ait été suivi de plusieurs autres, désignant par là une carrière plutôt qu’un accident de parcours. Dans le paysage littéraire du siècle, l’on compte sur les doigts d’une seule main les auteurs qui publient de manière continue une œuvre irréductible aux seuls ouvrages de jeunesse : les historiens François-Xavier Garneaur et Henri-Raymond Casgrain ainsi que la romancière Laure Conan. Louis Fréchette est le seul à s’imposer par la poésie. La détermination de Fréchette à envisager la littérature comme une carrière n’apparaît à ses compatriotes qu’après les élections de 1871. De retour au Canada, il pose sa candidature aux élections provinciales dans le comté de Lévis, juste en face de la ville de Québec. Il y fait campagne en dénonçant le Programme catholique des ultramontains et en promouvant l’annexion aux États-Unis. Le journaliste Arthur Buies commente : « Fréchette sort des bornes ordinaires et je puis désormais prédire au pays qu’il vient enfin de surgir un homme, ce dont il avait tant besoin depuis longtemps- […] 7 . Fréchette est défait aux élections. C’est en novembre de la même année qu’il publie sa première Lettre à Basile, en réaction aux Causeries du dimanche de l’ultramontain Adolphe-Basile Routhier, à l’aube d’une redoutable carrière de polémiste. Il y reprend la plume acérée dont il avait usé dans La voix d’un exilé et s’y proclame radicalement républicain et anticlérical : « J’en ai fini avec les ménagements 8 . » De ce point de vue, La voix d’un exilé n’est pas un simple démarquage de l’œuvre de Victor Hugo. Fréchette y célèbre la mémoire des patriotes de 1837 et 1838 (Papineau, Morin, Lorimier, Cardinal, Chénier) et il y fustige hommes politiques conservateurs qui, ayant renoncé aux idéaux de leur jeunesse, auraient trahi leur peuple en collaborant au projet de Confédération canadienne. Or, Fréchette, né en 1839, est trop jeune pour avoir vécu et même pour avoir été témoin des Rébellions. S’il revient sur les événements, c’est, d’une part, que les enjeux politiques soulevés à l’époque conservent leur pertinence et, d’autre part, que la mémoire de ces événements est elle-même devenue un enjeu politique. Cette référence fait de lui un Rouge de teinte écarlate, c’est-à-dire un radical, par opposition au bleu, couleur des conservateurs, voire au mauve des libéraux réformistes. Par son titre même, La voix de l’exilé 7 Arthur Buies dans Le pays, 15 juin 1871, p.-2 ; reproduit dans Chroniques, édition critique par Francis Parmentier, Montréal : Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 1986, tome I, p.-551. 8 Lettre à Alfred Lusignan le 13 février 1867, citée dans Jacques Blais, Hélène Marcotte et Roger Saumur, Louis Fréchette, épistolier, Québec : Nuit blanche éditeur, « Cahiers du Centre de recherche en littérature québécoise », 1992, p.-56. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 54 16.04.15 07: 37 Ce romantisme qui n’en finit pas 55 évoque le thème de l’exil et suggère un parallèle entre l’exil de Victor Hugo à Jersey et le séjour de Fréchette à Chicago qui, de ce fait, prend à rebours une coloration politique. En plaçant ce radicalisme sous le patronage du maître, Fréchette marque à la fois son opposition au pouvoir établi et sa volonté de lier l’écriture et la politique pour se faire entendre par-dessus les vagues conservatrices et faire obstacle à l’ultramontanisme ambiant. Au cours des années qui suivent, la référence hugolienne servira surtout à discréditer Louis Fréchette. Ainsi, William Chapman, qui, en mars 1871, lui avait dédié un impromptu pour célébrer son retour, le prend bientôt à partie. Sa critique devient diatribe dans le pamphlet qu’il fait paraître en 1894 sous le titre Le Lauréat, où il dénonce Fréchette comme plagiaire. Dans un chapitre intitulé « Victor Hugo le petit », il écrit : « M.- Fréchette s’est efforcé toute sa vie d’imiter Victor Hugo, en politique comme en littérature […] 9 ». Plus loin, il ajoute : « [Il] a, par son insignifiance et ses plagiats, rapetissé nos héros, jeté le ridicule sur les actes les plus sublimes de courage et de dévouement dont s’honore notre nationalité, troublé les sources où les poètes de l’avenir auraient pu puiser leurs inspirations pour chanter les gloires d’autrefois […] 10 . » Le jugement de Chapman sera fréquemment repris par la critique littéraire. Dans ce concert hostile, une voix discorde, celle de Marcel Dugas qui, en 1934, publie, à Paris lui aussi, la première étude d’ensemble de l’œuvre de Louis Fréchette pour « […] attirer un moment l’attention sur l’un des aspects de la poésie canadienne à ses débuts, en montrant de quelle façon la sensibilité moderne s’est exprimée par un écrivain qui ne manquait pas de dons poétiques 11 . » De La Légende d’un peuple, il écrit qu’elle est « une sorte de Chanson de Roland qui serait canadienne [dont le titre est] évidemment inspiré de La Légende des siècles de Victor Hugo [et par laquelle] Fréchette va s’employer à annexer l’Amérique ou du moins le Canada à la littérature, à la poésie 12 . » Détrôner les rois au profit du peuple En 1882, débarque à Montréal le général-marquis Athasase de Charrette de la Contrie, fils d’un héros de l’insurrection légitimiste de 1832, petit-neveu d’un héros de la résistance vendéenne à la Révolution, devenu lui-même lieutenant-colonel des zouaves pontificaux. Sa visite procure aux ultramontains une nouvelle occasion de fustiger l’idée républicaine et de réaffirmer leur fidé- 9 Ibid., p.-63. 10 Ibid., p.-322. 11 Marcel Dugas, Un romantique canadien : Louis Fréchette, 1839-1908, Paris : Éditions de La revue mondiale, 1934, p.-9. 12 Ibid., p.-148. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 55 16.04.15 07: 37 56 Lucie Robert lité aux valeurs monarchistes. Fréchette ne résiste pas à la satire et dénonce ceux qui voient dans ce gentilhomme, « le sauveur de la religion, le défenseur du Christ, le bras droit de Dieu, la gloire la plus illustre de notre siècle […] 13 ». Du 1 er juillet 1882 au 3 février 1883, il publie en tranches hebdomadaires un feuilleton satirique intitulé Petite Histoire des rois de France, où il associe le catholicisme et la monarchie sous le sceau de la même imposture et montre que les rois de France, de Childéric à Charles X, n’ont été que des tyrans sanguinaires, rebelles à l’Église. La version condensée des chroniques paraît en brochure au milieu de la campagne électorale de septembre 1883 avec une préface qui explique : « Au lieu de respecter la vérité des faits et de stigmatiser le mal, on accoutume la jeunesse à respecter et à vénérer des hommes qui ont tout simplement été des monstres 14 . » Sans surprise, la critique qualifiera le poète de « traître, de communard ou de Prussien 15 ». Au chapitre V de la brochure, la figure de Louis- XV, « le plus lâche et le plus cynique des rois de France 16 », occupe une place à part, « [c]ar il ne faut pas oublier que c’est par cet illustre aïeul de M. de Chambord, que nos ancêtres ont été abandonnés seuls et sans ressources à toutes les horreurs d’une guerre qui a fait perdre à la France l’un des plus beaux domaines du monde, et à nous notre nationalité française 17 . » La figure de Louis- XV est reprise dans La Légende d’un peuple (« roi lâche, instrument d’un plus lâche entourage 18 ») et elle introduit dans l’œuvre de Fréchette la douleur d’une défaite plus ancienne que celle des rébellions de 1837 et 1838. Ainsi, d’un roi à l’autre, mais à rebours depuis La voix de l’exilé, sont identifiés les ennemis, et c’est la chronologie des défaites aux mains des rois de France et d’Angleterre qui découpe La Légende d’un peuple. Là où La Légende des siècles rappelait l’épopée de l’humanité tout entière, Fréchette expose un projet plus modeste. Il ne couvrira que trois siècles et qu’un seul fragment de cette épopée humaine : le peuple canadien en voie de se constituer en nation autonome. 13 La patrie, 1 e juillet 1882, p.-2. 14 Louis Fréchette, Petite Histoire des rois de France dans Satires et polémiques, édition critique par Jacques Blais, Luc Bouvier et Guy Champagne, Montréal : Presses de l’Université de Montréal, coll. « Bibliothèque du Nouveau Monde », 1993, p.-843. 15 La minerve, 8 août 1882, p.-2. 16 Louis Fréchette, Petite Histoire des rois de France, op.-cit., p.-990. 17 Ibid., p.-991-992. 18 Louis Fréchette, La légende d’un peuple, introduction de Claude Beausoleil, Trois- Rivières : Écrits des Forges, 1989, p.-40. Les paginations données entre parenthèses renverront désormais à cette édition. L’édition originale de La légende d’un peuple est disponible en version numérique, soit à partir du catalogue Iris de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, soit à partir du catalogue Opale de la Bibliothèque Nationale de France. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 56 16.04.15 07: 37 Ce romantisme qui n’en finit pas 57 Ayant détrôné les rois, Fréchette doit mettre en valeur l’option démocratique. Si la satire est apte à détrôner les rois, elle est impropre à mettre le peuple en valeur. L’histoire est le genre que l’on aurait attendu ici et, à la manière de Jules Michelet, Fréchette aurait pu proposer le récit de l’aventure des Français en terre d’Amérique. Or, cette histoire existe : elle est l’œuvre de François-Xavier Garneau, dont l’Histoire du Canada, parue en quatre volumes entre 1845 et 1852, vient de connaître une quatrième édition en 1882. En outre, il faut bien admettre que le genre historique convient mal à la plume de Fréchette, trop acérée, trop encline à la formule de choc pour s’arrêter à la critique des sources et à l’argumentation scientifique. Enfin, l’histoire est un genre narratif étendu et Fréchette s’est surtout illustré dans les genres brefs du poème, du conte et de la chronique. C’est néanmoins sur un poème qui s’intitule « Notre histoire » (p.-37), qui est à la fois l’énoncé du projet et le résumé des grands moments de la destinée du peuple canadien, que s’ouvre La Légende d’un peuple. Le mot histoire- y est entendu d’abord comme le récit qui préexiste et sert de source au poème. L’histoire est d’abord chose écrite, un ensemble de « pages vénérées », qui regroupe les bulletins, annales, archives et feuillets formant le « registre immortel » de l’aventure vécue par « le glaive et la croix, la charrue et le livre, Tout ce qui fonde joint à tout ce qui délivre ». L’ouvrage est divisé en trois époques, moments essentiels dans la reconnaissance de l’existence nationale des Canadiens : le régime français jusqu’à la Conquête, la guerre de Sept Ans et l’époque contemporaine qui s’étend des rébellions de 1837 et 1838 jusqu’aux soulèvements des Métis dans l’Ouest canadien en 1870 et 1884. Comme Garneau avant lui, Fréchette commence son récit avec la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, à l’aube d’une modernité marquée par les valeurs du Progrès, de la Science et des Arts, montrant que l’humanité est en marche vers un avenir dépouillé de l’ignorance et la superstition. L’Amérique précolombienne, celle des peuples autochtones, est renvoyée à un « Ante lucem », titre du deuxième poème de la première époque, « âges sans annales […] pages virginales […] bas-fonds perdus de l’ombre impénétrable » (p.- 45). Ce récit se termine sur la figure de Louis Riel, pendu en 1885 : « Le dernier des martyrs ? … Non pas ; le plus récent ! » (p.- 240) À « Ante lucem » répond, à la fin du recueil, « L’orangisme » (p.-240) qui affirme le retour de l’obscurantisme et d’un présent dysphorique : « Tant que […] nous n’aurons pas […] [a]bandonné […] le dernier de nos droits ; Tant que nous n’aurons pas […]- sacrifié jusqu’au souvenir de la France ; […] On entendra rugir le dragon. » (p.- 240) L’unité thématique de La Légende d’un peuple est donc constituée des événements vécus comme des faits de résistance, dans l’adversité qui, seule, peut instituer le sujet national. L’histoire n’est pas terminée et le récit reste ouvert, sans la conclusion espérée qui confirmerait l’existence nationale du peuple canadien. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 57 16.04.15 07: 37 58 Lucie Robert Hugo aurait d’abord intitulé son ouvrage Petites Épopées. Le titre initial envisagé par Fréchette, Les Épopées nationales, était lui aussi au pluriel. L’usage du pluriel suggère une fragmentation : l’épopée est peut-être nationale, mais elle n’est pas unifiée. Cette unité se conjugue au futur et renvoie à un avenir utopique que le poème appelle, mais n’atteint pas. À sa place, se présentent les fragments que sont les poèmes autonomes, lesquels sont autant de portraits de personnages, individuels ou collectifs, précisent la représentation du peuple que propose Fréchette et qui, chacun à sa manière, montre sa grandeur. Comme le remarquait Berthelot Brunet, La Légende d’un peuple s’apparente aussi bien à la Légende dorée qu’à la Légende des siècles 19 . Ces personnages sont de toutes les classes sociales et ils incarnent des valeurs de liberté, de courage et de résistance. Ils sont explorateurs, militaires et missionnaires, mais aussi cultivateurs, voyageurs et hommes politiques. Certains sont déjà bien connus des historiens, tels les découvreurs et fondateurs (Cartier, Champlain, Maisonneuve, Joliet, Cavelier de la Salle) ou les grands militaires (Montcalm, Lévis et Châteauguay). D’autres sont des personnages secondaires du point de vue de l’historiographie ; ils se sont illustrés par des exploits singuliers contre les Iroquois (Jeanne Hachette de Verchères dans « Première saison », Daulard [sic] des Ormeaux) et l’armée britannique (le chevalier de Sainte-Hélène dans « À la nage ») ou se sont singularisés par leur action et leur parole politique dissidente en contexte canadien (Du Calvet, Papineau, Chénier, Hindelang, Riel). Enfin, une troisième série de portraits ramène à l’avant-plan la notion de légende pour désigner ces héros populaires, parfois anonymes, généralement méconnus et absents des livres d’histoire : Cadieux, Cadot ou Jean Sauriol, par exemple. La représentation de ces héros singuliers alterne avec la représentation de collectivités héroïques et anonymes, tels les missionnaires, morts de faim, de froid, noyés, perdus ou massacrés, mais présentés comme de grands explorateurs, les cultivateurs, « ces enfants du sillon » (p.-38), les rebelles, ceux de Saint-Denis, « [c]es rudes paysans, les yeux brûlés de larmes, Ces opprimés sans chef, sans ressources, sans armes, [qui] Osèrent, au grand jour, pour un combat mortel, Jeter à l’Angleterre un sublime cartel ! … » (p.-42), puis ceux de la Rivière-Rouge, « ces paysans, sans fusils, sans canons, Retranchés sous les bois et dans leurs cabanons, Défendant corps à corps leur franchise usurpée […]. » (p.-233) Le poète lui-même se présente comme une instance qui capte l’héritage de ces personnages qu’il croise au cours de ses pérégrinations comme un promeneur qui arpente le pays à la rencontre des habitants, à peine soucieux des paysages qui se présentent comme des tableaux, à la manière des toiles en 19 Berthelot Brunet, Histoire de la littérature canadienne-française, Montréal : Éditions de l’Arbre, 1946, p.-64. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 58 16.04.15 07: 37 Ce romantisme qui n’en finit pas 59 trompe-l’œil qui font les décors de théâtre. Les plus anciens événements lui sont racontés par un descendant (« c’était mon arrière-grand-père », p.-89) ou un aïeul (« c’est un vieux qui vous parle », p.-212). Quelques-uns sont tirés des livres d’histoires (« Arrêtons-nous devant cette page d’histoire », p.- 151) ou des recueils de contes et de légendes, tel « Cadieux », emprunté aux Forestiers et Voyageurs de Joseph-Charles Taché. Des événements plus récents, le poète a parfois été lui-même le témoin à moins que des acteurs ne les lui aient racontés ou qu’il n’en ait lu le compte rendu dans la presse. Une prairie, une masure, un cimetière sont autant de lieux de mémoire. Telle est par exemple la tombe des « Excommuniés » de Saint-Michel de Bellechasse devant laquelle il s’arrête et se découvre, « Sans demander à Dieu si j’ai tort en cela » (p.-166), pour honorer la mémoire des cinq récalcitrants qui « Après avoir brûlé leur dernière cartouche, Renfermés désormais dans un orgueil farouche, […] Ne voulurent servir d’autre Dieu que la France ! » (p.-164-165) Ainsi est représenté le peuple dans sa légende. Il n’est jamais question, chez Fréchette, de la foule menaçante, proche de la populace, ou de cette faune urbaine qui habite les bas-fonds de la ville. Il aurait fallu pour rendre compte de ce peuple-là écrire un roman à la manière de Charles Dickens, Eugène Sue ou Hugo lui-même, consentir à ce que le peuple soit divisé en classes sociales antagonistes et parler du présent ou de l’horreur contemporaine. Il n’est jamais non plus question d’un peuple triomphant qui aurait surmonté victorieusement les obstacles et qui aurait ainsi accédé à son destin. La légende du peuple est au contraire celle des défaites répétées, mais assumées comme autant d’occasions de réitérer la valeureuse résistance. Nous sommes ici dans la logique du Qui perd gagne, où la défaite est garante de la valeur et permet au peuple de s’ériger en sujet de sa propre histoire, envers et contre tous les obstacles. Car, contrairement à la plupart de ses contemporains, Louis Fréchette refuse toute histoire providentielle. Dans La Légende d’un peuple, Dieu est témoin, oui, sans doute (« Ils ont, sous l’œil de Dieu, fait voile à l’aventure », p.- 38), mais il n’est pas le maître de cette histoire résolument laïque, ni même le sujet d’une action où les forces du mal représentées par Satan ou par une autre figure démoniaque agiraient comme contre-pouvoir. Quand la croix est plantée, c’est à côté du drapeau, et non au-dessus. À la France C’est donc d’abord dans la tension entre la totalité de l’histoire et la fragmentation qu’entraîne la succession de poèmes, dans cette totalité appréhendée sur le mode du fragment ainsi condamné à l’inachèvement, que se construit La Légende d’un peuple. Mais il y a plus et un système d’enchâssements succes- OeC02_2014_I-116_Druck.indd 59 16.04.15 07: 37 60 Lucie Robert sifs rend plus complexe la saisie du projet de Fréchette. Le récit premier (celui du peuple) est compris entre le poème programme intitulé « Notre histoire » et deux poèmes bilans, à visée testamentaire. En amont, l’œil du poète adopte un point de vue européen pour synthétiser le sens de l’aventure américaine. Accostant après un long voyage, « Nos marins jettent l’ancre au port de l’avenir ! » (p.-44) En aval, le poète adopte un point de vue canadien en s’adressant à son fils. Ainsi, le poème qui suit « L’orangisme » est intitulé « Le drapeau anglais » (p.- 242), dont on rappellera qu’il porte la croix de saint Georges, vainqueur du dragon. Le poète l’a reçu de son père (« Regarde, me disait mon père »), titulaire de l’autorité politique, qui rappelle que « s’il nous fut injuste, Il a su le faire oublier. » (p.- 243) Le poème suivant, « Nos trois couleurs », figure le drapeau français que le poète transmet à son fils : « Ce drapeau, mon enfant, c’est celui de ta mère ! » Cette première structure d’enchâssement est elle-même encadrée par un prologue intitulé « L’Amérique » et un épilogue intitulé « France ». Au départ, la découverte de l’Amérique fait « surgir un nouveau monde Pour rajeunir le monde ancien. » (p.- 29) Elle est décrite comme une utopie, c’est-à-dire comme « un port sublime où tout le genre humain Avec fraternité pût se donner la main. » (p.-31) La suite du récit montrera bien entendu qu’il n’en était rien et, à la fin, la France, figure maternelle, se voit depuis l’Amérique, investie d’une mission sacrée : « Tu prendras par la main la pauvre humanité […] Et tu la sauveras par la concorde sainte, Par la sainte fraternité ! » (p.-256) Cette référence à la France, comme mère-patrie, après plus d’un siècle de domination britannique, conserve un aspect troublant. En effet, par le recours à l’utopie et à la légende, qui sont des refuges hors de l’histoire, la collectivité prend ses distances par rapport aux événements et aux défis qui la sollicitent immédiatement. Or, c’est au contraire par l’engagement « en situation » que Fréchette entend prendre position dans le champ littéraire. Sans doute, pour saisir le sens de ce paradoxe apparent, faut-il revenir un instant à toutes ces références à la France de 1870, victime de la guerre franco-prussienne, qui parsèment La Légende d’un peuple. Le poème intitulé « Vive la France », par exemple, commence ainsi : « C’était après les jours sombres de Gravelotte : La France agonisait. » (p.-225) On pleure alors à Québec, raconte le poète, dans « le faubourg Saint-Roch, où vit en travaillant Une race d’élite au cœur fort et vaillant. » (p.-227) En chantant la Marseillaise, un forgeron en tête, ce peuple « Gagn[e] la haute ville, et se ru[e] en foule Autour du consulat » (p.-228) pour s’engager si nécessaire. Peut-on ici établir un parallèle entre « ce poème naïf, douloureux et touchant » (p.- 226) que le consul de France raconte au poète en pleurant, et cette autre mobilisation qui, un peu plus tôt et sans doute au même endroit, réunissait les zouaves pontificaux en un corps d’armée voué à la défense des États pontificaux menacés par les troupes de Garibaldi ? Ces zouaves sont absents du texte de Louis Fréchette, mais ils sont bien présents OeC02_2014_I-116_Druck.indd 60 16.04.15 07: 37 Ce romantisme qui n’en finit pas 61 dans la mémoire collective en France comme au Québec, de sorte que le procédé poétique, qui remplace un événement célébré par les ultramontains, par un événement vécu douloureusement par les républicains, s’apparente à la prétérition. La France de Fréchette ne saurait être la France des origines, celle de Louis XV ou celle de Voltaire. Ce système d’enchâssements multiples fonctionne à la manière de boîtes gigognes. Il entraîne son lot de mises en abyme et d’anachronismes, qui laissent deviner un peu partout les enjeux contemporains à l’origine de La Légende d’un peuple. Il crée aussi un va-et-vient entre les deux continents, rendu possible par le dédoublement de la figure du poète. Maximilien Laroche 20 a bien montré comment, dans le prologue, une sorte de flash-back transporte le poète là-bas et l’engage à adopter le point européen sur la découverte de l’Amérique, et comment l’épilogue traduit un changement d’angle de vision correspondant à une rotation sur soi qui engage le poète à adopter un point de vue canadien sur le rôle politique et international de la France contemporaine. Ce mouvement est rendu possible par le dédoublement de la figure du poète, à la fois le père et le fils, à la fois l’Européen et le Français, qui crée l’unicité du point de vue narratif et donne une cohésion à l’ensemble, bien que cette cohésion paraisse reposer sur un paradoxe puisque, des deux côtés de l’Atlantique, l’histoire est la même. Pourtant attentif à construire l’avenir de son pays, Fréchette peut ainsi sans sourciller dédier La Légende d’un peuple « À la France » et écrire : « J’ose cependant, aujourd’hui apporter une nouvelle page héroïque à ton histoire déjà si belle et si chevaleresque. » (p.-25) Ce vers, en particulier, a déconcerté la critique. En effet, la deuxième moitié du XIX e est précisément celle qui travaille à l’institution d’une littérature nationale autonome de même manière que les historiens de la première moitié du siècle, François-Xavier Garneau par exemple, avaient travaillé à faire reconnaître sur la scène internationale l’autonomie nationale des Canadiens. Or, le vers de Fréchette propose, au contraire, de loger la littérature canadienne-française à l’enseigne de la France. Rechercher la reconnaissance littéraire en France pour un ouvrage qui raconte la-légende du peuple canadien crée en effet un autre étonnant paradoxe, homologue à celui qui soumet la légende du peuple canadien à la sanction de la France. Toute la carrière de Fréchette tend vers la reconnaissance de l’autorité institutionnelle du champ littéraire français. 20 Maximilien Laroche, « Lecture filmique de La Légende d’un peuple », dans Solitude rompue, textes réunis par Cécile Cloutier-Wojciechowska et Réjean Robidoux en hommage à David M. Hayne, Ottawa : Éditions de l’Université d’Ottawa, coll. « Cahiers du CRCCF », 1986, p.-208-213. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 61 16.04.15 07: 37 62 Lucie Robert Fernand Dumont 21 rappelle que la question centrale qui se pose à tout écrivain canadien qui entend faire carrière en cette fin de siècle est de savoir comment se situer par rapport à la littérature française : imiter et alors se condamner à une sorte de sous-littérature toujours en retard d’une génération ? ou accentuer la couleur locale et se condamner à la consommation intérieure ? Dans La Légende d’un peuple, Louis Fréchette mène ces deux stratégies de front, comme François-Xavier Garneau l’avait fait avant lui. Il pousse cependant un cran plus loin en déployant l’audace de faire publier son livre à Paris et de l’y soumettre tant à la critique qu’au lectorat comme s’il cherchait à faire une sorte de pied-de-nez à cette institution littéraire canadienne, naissante il est vrai, mais déjà engoncée dans un conservatisme qui refuse l’autonomie à l’imagination, qui se méfie de la fiction, qui n’accepte guère que l’on déborde des règles du classicisme et qui en est encore à douter de la valeur esthétique de l’œuvre de Victor Hugo. Toute la critique littéraire tend à réitérer ces valeurs alors le poète réclame le pouvoir de dire et celui d’inventer. Fréchette n’en est pas encore à réclamer la liberté de l’art pour l’art - il est trop politiquement engagé pour y parvenir -, mais il prétend à la liberté dans l’art et il en appelle, contre le milieu littéraire canadien, à la France laïque, républicaine et contemporaine. N’a-t-il pas aussi brigué - et obtenu - le prix Montyon de l’Académie française (1880), prix accordé au rayonnement de la langue française hors de France, et n’a-t-il pas été nommé officier de l’Académie (1883) ? Son écriture porte la trace de ces dysfonctionnements, contradictions et paradoxes qui témoignent de ce programme impossible à réaliser dans ces termes, qui déconstruisent la cohérence de œuvre, mais qui, par cela même, révèlent les contradictions et conflits de cette fin de siècle. Ils ont nui à la réputation littéraire de Fréchette, en particulier cette référence à un Victor Hugo vieillissant et à un romantisme déjà alors un peu vieux jeu, trop ou pas assez moderne selon que l’on se place à droite ou à gauche. De ce romantisme, il crée néanmoins les conditions de dépassement, sans se donner les instruments pour le réaliser lui-même. Il faudra pour cela une nouvelle génération d’écrivains, dégagés du poids de la mémoire politique et distants de l’autorité religieuse, moins préoccupés de la survivance nationale. Aussi La Légende d’un peuple est-elle considérée par l’historien David Hayne comme « le principal recueil de vers du XIX e siècle canadien-français 22 ». Hélas, ajoute-t-il. 21 Fernand Dumont, Genèse de la société québécoises, Montréal : Boréal, 1993, p.-315. 22 David Hayne, « La légende d’un peuple, de Louis Fréchette », Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, tome I, 1980, p.-445. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 62 16.04.15 07: 37 Œuvres & Critiques, XXXIX, 2 (2014) Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec : Louis-Honoré Fréchette Bernard Emont Il est des courants qui sont de toutes les époques : ainsi le classicisme, le romantisme, l’inspiration baroque même s’ils ont leur période d’expression privilégiée ou d’apogée : ainsi identifie-t-on volontiers, en Europe, le classicisme au XVII e siècle, le romantisme au début du XIX e . La critique s’accorde pour dire aussi que ces courants connaissent des décalages d’un pays à l’autre, voire d’un continent à l’autre, décalage dans leur nature, mais aussi dans leurs périodes d’essai. Le cas de Louis Fréchette, écrivain canadien de langue française, l’illustre parfaitement. Né en 1839, il commence à publier en 1867. A cette date, la plupart des écrivains romantiques français ont leur œuvre derrière eux ; les grands romantiques allemands ou anglais sont morts. 1 Un romantisme tardif se développe il est vrai à la même époque, au Canada et aux États- Unis, avec des écrivains comme Longfellow ou Whitman avec lesquels le poète canadien entretint des liens. 2 Pourtant, force nous est de lui reconnaître l’épithète de « romantique » non tant pour à tout prix lui donner une étiquette commode, pour le mieux distinguer d’autres écrivains sur les rayons, à la manière d’un épicier étiquetant ses bocaux, que pour rendre compte, dans une première forme d’évaluation, du caractère principal de son inspiration. Louis Fréchette est d’abord un poète, auteur de plusieurs recueils de poèmes. Le Canada français, à vrai dire, a déjà connu une première vague de littérature romantique, contemporaine de sa cousine française. On classe 1 À titre indicatif : Châteaubriand a donné ses Mémoires d’outre tombe (1832), Lamartine ses Méditations poétiques (1820) ; Alfred de Vigny ses poèmes antiques et modernes (1826) et ses Destinées (1838) ; Victor Hugo Les contemplations (1855), La légende des siècles (1859) et Les Misérables (1862). Schiller est mort en 1805, et Goethe, qui termina son second Faust en 1832, est mort cette même année. Coleridge est mort en 1834 et Wordsworth en 1850. 2 Surtout avec Longfellow, à qui il dédie d’ailleurs un sonnet, où il mentionne l’avoir accompagné lors d’un départ pour l’Europe. Cf. plus loin les pièces diverses de son recueil lyrique de 1881. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 63 16.04.15 07: 37 64 Bernard Emont généralement sous cette épithète des auteurs comme Octave Crémazie et Napoléon Aubin. Ces auteurs peuvent effectivement s’appeler « romantiques » par opposition à la période précédente (seconde partie du XVIII e siècle), marquée par un prolongement de l’âge classique, tant en poésie (où domine l’inspiration satirique d’un Bibaud), qu’en Histoire (cf. l’histoire critique de la société contemporaine du même Bibaud à travers son Histoire du Canada), ou au théâtre (à la Molière ou à la Marivaux, comme pour Colas et Colinette, de Joseph Quesnel. Ce premier romantisme était dominé par la conscience de la situation tragique de l’homme, son irrémédiable vocation à la mort, sous l’effet traumatique, sans doute, de la défaite des armes françaises contre les Anglais. Crémazie affectionne, en particulier, les scènes d’une lugubre morbidité : l’ironique dialogue entre un homme et le vers appelé à le ronger dans Le cimetière, ou les souvenirs d’un passé glorieux, mais éloigné sans retour possible dans Le drapeau de Carillon, rappel et symbole de la dernière victoire des Français, tandis qu’un Napoléon Aubin met en scène des paysages mélancoliques. L’œuvre de Fréchette, par sa taille, ses thèmes, le ton généralement plus ferme donné à son expression, et la réception dont il fut l’objet de la part de ses compatriotes (et à l’étranger), tranche sur ce premier courant : tout en méritant pleinement l’étiquette de « romantique », tant à travers son œuvre poétique (pour laquelle il est surtout connu), que par sa prose (essentiellement des contes et des nouvelles, pour laquelle il l’est moins). Nous étudierons donc d’abord en quoi son œuvre mérite l’appellation de « romantique », en regard de certains critères qui définissent traditionnellement ce courant (part faite à la nature, à l’expression du moi, au sens du tragique de l’existence, au sentiment amoureux, à la solitude de l’homme face au destin, à la méfiance face au progrès, aux aspirations à l’infini et au sublime…), avant de nous interroger sur ce qui fait de Fréchette le premier écrivain d’envergure du Québec, et sur le lien entre les deux. Un poète romantique La première chose qui frappe, c’est l’appartenance d’une bonne moitié de cette poésie au genre lyrico-élégiaque (Fleurs boréales, Oiseaux de neige, Poèmes divers). Le poète chante en effet sous le mode nostalgique sa jeunesse disparue : « Et je songeais longtemps à mes jeunes années » 3 à travers les 3 Cf. Fleurs boréales, Oiseaux de neige, Poésies canadiennes, Paris : E. Rouveyre et Em. Terquem, 1881, p.- 79. Nous nous référerons à cette édition désormais sous le titre Fleurs boréales et alia (1881), les mêmes poèmes pouvant se retrouver dans plusieurs éditions, dans des combinaisons et des regroupements différents. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 64 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 65 nombreux fantômes des femmes qu’il a aimées, ou d’amis chers, éloignés ou disparus, qui viennent hanter son souvenir : notamment à la fin de son recueil, dans les pièces regroupées sous le titre « amitié » et « intimités »-. Car L’ange des regrets emporte sous son aile Pour que notre bonheur ne dure pas toujours. Les rêves de bonheur et les serments d’amour 4 . Et parfois s’y ajoute une note tragique, comme le souvenir de son enfant mort (cf. Fleurs boréales, « Sur sa tombe », ou « Élégie ») ou d’amis disparus (cf. Intimités, « In memoriam »). Plus généralement, le poète dit sa préférence pour le passé, pour la nostalgie des choses perdues - plutôt que pour le présent et l’avenir : J’aime le passé, qu’il chante ou soupire Avec ses leçons qu’il faut vénérer Avec ses chagrins qui m’ont fait sourire Avec ses bonheurs qui m’ont fait pleurer 5 . Comme chez la plupart des romantiques, la nature apparaît aussi comme un sujet d’inspiration privilégié, le plus souvent lié aux émotions du poète et à ses aspirations profondes. C’est ainsi que certains paysages renvoient le poète à ses aspirations vers l’infini- (« Le fleuve Saint-Laurent », « Le cap Éternité ») qui le surplombe, les marches des géants taillées dans une nature rocheuse, ou au sentiment de sa petitesse (« Saguenay »). La nature est souvent protectrice des bonheurs passés, auxquels certains de ses éléments restent liés dans l’esprit du poète (cf. « Les vieux pins ») : O mes vieux pins géants, dans vos concerts sublimes Redites nous parfois ce dernier chant d’amour Qui résonne toujours dans mes rêves intimes 6 . Le poète affectionne particulièrement les « hêtres », les « ormes » de la forêt, auxquels il confie sa rêverie nostalgique : Je veux dans vos sombres allées Sous vos grands ormes chevelus Songer aux choses envolées Sur l’aile des temps révolus 7 . 4 Ibid., p.-106. 5 Ibid., p.-72. 6 Ibid., p.-129. 7 Ibid., p.-55. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 65 16.04.15 07: 37 66 Bernard Emont Comme chez la plupart des romantiques, la nature apparaît aussi garante de solitude, protectrice du moi contre l’invasion des-« multitudes » : O fauves parfums des forêts O doux calme des solitudes Qu’il fait bon, loin des multitudes Rechercher vos âpres attraits 8 . Mais la nature intervient aussi, chez les romantiques, dans les rapports du poète avec le temps. Qu’en est-il exactement de ces rapports, chez Fréchette, et du rôle qu’il assigne à la première ? L’idée de la fuite du temps, la conscience de l’éphémère, traversent de part en part cette poésie lyrique, comme en témoigne ce fragment de son premier sous-recueil- Les Fleurs boréales : Et je songeai longtemps à mes jeunes années Frêles fleurs dont l’orage a tué les parfums ; À mes illusions que la vie a fanées, Au pauvre nid brisé de mes bonheurs défunts 9 . Cependant, sa conclusion est généralement plus optimiste que celle de bien des romantiques français - à commencer par le Lamartine du Lac -, qui désespèrent de voir la « belle nature » garder des instants sublimes « au moins le souvenir ». Dans le poème « Renouveau », dédié à sa femme, il commence par évoquer sa déception de ne plus trouver « au nid d’une linotte », surprise au mois de mai « éparpillant sa merveilleuse note » et liée à ses premiers émois amoureux, que « Quelques plumes, hélas, qui frissonnent encore/ Aux branches où le cœur avait bâti son nid ». 10 Et il n’est pas loin de désespérer du Temps : O Temps ! Courant fatal où vont nos destinées De nos plus chers espoirs aveugle destructeur 11 . Mais, dans une surprenante volte-face, il en vient à le bénir car : Dans l’épreuve, par toi, l’espérance nous reste… Tu fais, après l’hiver, reverdir les sillons ; Et tu verses toujours quelque baume céleste Aux blessures qui font tes cruels aiguillons. 8 Ibid., p.-38. 9 Ibid., p.-79. 10 Ibid. 11 Ibid., p.-81. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 66 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 67 Et, au plus fort du découragement automnal, il a une surprenante vision de la renaissance printanière : Je vis, comme autrefois, la lande, ranimée, Etaler au soleil son prisme aux cent couleurs Des vents harmonieux jasaient sous la ramée Et des rayons dorés pleuvaient parmi les fleurs La nature avait mis sa robe des dimanches… Et je vis deux pinsons sous le feuillage vert, Qui tapissaient leur nid avec ces plumes blanches Dont les lambeaux flottaient jadis au vent d’hiver 12 . Et de conclure, avec un bel optimisme : Au découragement n’ouvrons jamais nos portes, Après les jours de froid viennent les jours de mai ; Et c’est souvent avec ces illusions mortes, Que le cœur se refait un nid plus parfumé ! 13 De façon moins grandiloquente, on aura noté que le poète fait des éléments de la nature et notamment les arbres de la forêt, témoins de ses ébats amoureux, ses principaux alliés dans la renaissance du souvenir : Je veux, dans vos sombres allées Sous vos grands ormes chevelus Songer aux choses envolées Sur l’aile des temps révolus 14 . Et dans « Les pins », évoquant l’émotion éprouvée jadis en leur compagnie « …- distrait, fendant la mousse/ Qui tapisse en rampant leurs gigantesques pieds », et soudain envoûté par-« …une voix fraîche, enivrante, douce / Ainsi qu’un chant d’oiseau qui monte des halliers », 15 il se demande si ce n’est ce chant qui résonne encore dans leur rumeur : O mes vieux pins géants, dans vos concerts sublimes, Redites-vous parfois ce divin chant d’amour Qui résonne toujours dans mes rêves intimes, Comme un écho lointain de mes bonheurs d’un jour ? 16 Plus généralement, comme pour beaucoup de romantiques, la nature est encore l’occasion d’accéder à des sentiments élevés, sublimes. Ainsi les nombreux poèmes consacrés par Fréchette aux paysages grandioses de son pays 12 Ibid., p.-80. 13 Ibid., p.-81. 14 Ibid., p.-129. 15 Ibid., p.-130. 16 Ibid. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 67 16.04.15 07: 37 68 Bernard Emont attestent de cette recherche. Rochers altiers, caps aiguisés, chutes ou cascades, lacs, fruits et reflets des montagnes, lit encaissé de rivières, plateaux altiers… On citera « Le cap Tourmente », « Niagara » et « Le Montmorency », « Le lac de Beauport » et « Le lac Belœil, « Le Saguenay » et « Les Marches naturelles », « Le Platon ». Partout il trouve une incitation à la grandeur, au dépassement dans l’espace et dans le temps, comme en face de ce cap Éternité. Comme on se sent vraiment chétif quand on compare A vos siècles les ans dont notre orgueil se pare, Et notre petitesse à votre immensité 17 . Quant au progrès, autre thème majeur du romantisme, et dans lequel celui-ci voit souvent un ennemi de l’âme humaine (« Sur le taureau de fer l’homme est monté trop tôt », déclarait par exemple Alfred de Vigny) Fréchette apparaît partagé. En bon américain, il est conscient du rôle croissant du progrès technologique dans l’émergence du monde moderne et dans la définition même du territoire habitable de son pays. Dans le poème « Le Québec » 18 il ne sait lequel choisir dans la course à l’admiration qui paraît engagée le fier « saint Laurent au cours majestueux », les superbes chutes qui symbolisent sa puissance (les chutes du Niagara) et le bateau à vapeur « Le Québec », - symbole ici visiblement du progrès technique - qui tend à en maîtriser le cours et apparaît « comme lui fastueux ». Il est plus réservé ailleurs vis-à-vis du second (lorsqu’il évoque les changements mal contrôlés du monde), Quand des anciennes lois, les vieux codes honteux Devant l’éclat vainqueur des lumières modernes Eteignent un à un leurs fumeuses lanternes 19 . Quant à l’expression du moi - si haïssable, pour un Classique, qu’il s’efface volontiers derrière l’impersonnel, elle est présente partout. C’est directement en complice ou spectateur, qu’il interpelle les arbres de la forêt ou les sites naturels. Même état d’esprit lorsqu’il établit un dialogue personnel avec les héros connus ou moins connus de l’histoire (Cartier, Champlain, Cadieux, Chénier, Papineau…), dans La Légende d’un peuple. Un lyrisme marqué des réalités canadiennes Comment ce romantique, dont on a vu le goût pour l’intimité, pour la relation individuelle et personnelle avec la nature, avec le sublime ou avec les autres, est-il devenu un écrivain national, profondément marqué par 17 Ibid. p.-198. 18 Ibid., p.-107. 19 Ibid., p.-107. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 68 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 69 les réalités physiques et humaines de son pays ? Au point que l’on peut aujourd’hui le considérer comme l’un des principaux responsables, en littérature (exception faite de l’histoire et, plus tardivement, du roman), de l’émergence d’une conscience canadienne-française ? C’est ainsi que, contrairement à beaucoup de ses prédécesseurs, lorsqu’il évoque la nature, Fréchette ne le fait pas en termes généraux, renvoyant à une réalité « passe partout », peu soucieuse des contraintes géographiques ou climatiques de son pays. Il sort de l’ornière de motifs descriptifs, ou de suggestions émotives, par trop universels, qui faisaient ressembler, par exemple les paysages canadiens à n’importe quel paysage d’Ile-de-France. Tel Napoléon Aubin, qui, en 1850, encore, justifiait ainsi son attachement à sa patrie : Mon pays est si beau, que chercherais-je ailleurs ? Quel air serait plus pur, quel site plus champêtre ? Quelle terre embaumée étale plus de fleurs ? J’aime à voir l’horizon bordé de ces montagnes, Que gravissaient ma course et mes pas enfantins ; J’aime à rêver au sein de ces mêmes campagnes Où les jeux du bas âge ont bercé mes destins. (« L’Amour de la Patrie ») 20 Alors que, depuis deux siècles, les écrivains canadiens (ou ceux qui se piquaient d’écrire) s’ingéniaient à gommer ce qui rappelait le nord, et semblait étranger à la « doulce France », les titres de ses recueils lyriques évoquent déjà cette nordicité : Fleurs boréales, Oiseaux de neige… Louis Fréchette ose y affronter la neige, les froids rigoureux, les glaces, les blizzards qui enserrent ce pays pendant plus de six mois, dans leur formidable étreinte. En poésie épique, il saura en déployer toute la sombre puissance. 21 Dans son lyrisme, il sait en tirer une élémentaire poésie : faite d’images simples ou de musique, comme pour l’évocation de la neige 20 Cité par Michel Têtu dans « La poésie, 1830-1860 », Histoire de la littérature française du Québec, tome 1, Montréal : Librairie Beauchemin, 1967, p.-163. 21 Cf. plus loin, La légende d’un peuple, « A la Baie d’Hudson » : C’est l’hiver, l’âpre hiver, et la tempête embouche Des grands vents boréaux la trompette farouche, Dans la rafale, au loin, la neige à flots pressés, Roule sur le désert ses tourbillons glacés, Tandis que la tourmente ébranle en ses colères Les vieux chênes rugueux et les pins séculaires. L’horrible giboulée aveugle ; le froid mord ; La nuit s’approche aussi - la sombre nuit du Nord - Apportant son surcroît de mornes épouvantes… OeC02_2014_I-116_Druck.indd 69 16.04.15 07: 37 70 Bernard Emont La neige à flocons lourds s’amoncelle à foison. Des frimas cristallins, l’étrange floraison Brode ses fleurs de givre aux branches constellées 22 . L’âme rêveuse du Canadien joue volontiers à travers les sortilèges du vent et de la neige (cf. « Nuit d’été », « Les pins ») et des phénomènes plus insolites, et dénués d’aspects pervers, donnent lieu à de flatteuses comparaisons : -ainsi pour ces- « milliers d’aurores boréales/ Qui battent de l’aile ainsi que d’étranges oiseaux ». Parfois, c’est l’effet de pittoresque, joint à l’enjolivement visuel, qui génère l’effet poétique, comme lorsque le poète voit, lors du faux printemps de mars, Monter sur un feu de résine La sève de l’érable en brûlants bouillons d’or 23 . Sans oublier, bien sûr ces- « Oiseaux de neige », blancs sur fond de plaine encore blanche, qui cherchent leur pâture au sortir de l’hiver, au ras d’une terre libérée de glaces, et qui apparaît comme le symbole de la vieillesse chenue, glanant les dernières beautés de la vie (d’où le titre donné au premier sous-recueil de Poésies canadiennes) : Des milliers d’oiseaux blancs couvrent la plaine blanche Et de leurs cris aigus rappellent le printemps 24 . Il souligne même parfois, explicitement, les oppositions entre saisons d’un continent à l’autre : tandis qu’avril est en Europe le mois des fleurs, il est, pour les Canadiens, celui des habitants « …que trempe l’averse/ Qu’entraîne la débâcle ou qu’un glaçon renverse ». 25 Ces météores, d’ailleurs, preuve qu’il en reconnaît les durs effets, sont parfois qualifiés de « moroses ». Il arrive au poète de rêver à des cieux « moins inhospitaliers » 26 voire même aux « ciels d’azur » de Raphael, ou à ceux du Courrège », 27 à « d’autres rives plus fleuries ou plus parfumées ». En fin de compte, cependant, l’optimisme de la revendication l’emporte : « Nos climats sont plus froids mais nos cœurs plus aimants » (à Mme Victor Beaudry). 28 Et ailleurs « nos âmes n’ont rien de nos plaines de glace » et « chez nous les cœurs sont chauds comme là-bas ». 29 22 Fleurs boréales et al (1881), « L’année canadienne », « Mars », p.-155. 23 Ibid., « Oiseaux de neige », p.-156. 24 Ibid., p.-157. 25 Ibid., « L’année canadienne », p.-158. 26 Ibid., « Oiseaux de neige », p.-139. 27 Ibid., « A un peintre », p.-111. 28 Ibid., « Intimités », p.-245. 29 Ibid., « Envoi », p.-227. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 70 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 71 Moins réservé et nuancé est son engouement pour la nature sauvage, tourmentée, affectionnée par l’âme romantique, et qui rejoint le sentiment d’appartenance, indissoluble, à son pays. Cette nature, c’est d’abord, en effet, la forêt canadienne, où se mêlent des essences très variées (ormes, chênes, mélèzes, sapins, célébrés tour à tour), et qui se mêlent, de façon presqu’indescriptibles, dans un gigantesques chaos, à des énormes fragments de la vieille montagne calédonienne et à des ravins sans fond, bien suggérés dans le long poème « La forêt canadienne » : Bouleaux, sapins, chênes énormes Débris caduques d’arbres géants Rocs moussus aux masses difformes Profondeurs des antres béantes 30 . Indépendamment de cette « forêt touffue », où il aime se promener, ce sont les éléments élevés du relief, ou les lacs qui s’y forment, qui retiennent son attention : notamment à travers les treize sonnets de « Paysages », où ce ne sont que caps géants (comme le Cap éternité), saignées monstrueuses (comme celle qui abrite l’abrupte vallée du Saguenay). 31 A côté de ces sommets vertigineux, il y a les chutes d’eau, également remarquables par leur puissance et par leur hauteur - déjà de réputation mondiale, à l’époque de l’auteur, comme les Chutes du Niagara, et le Saguenay. Ce sont aussi ces imprévisibles joyaux qui constituent les lacs splendides au creux de ces rudes parois, comme les lacs Beauport ou Belœil. 32 Cette nature sélective, est bien propre à générer des sentiments d’exaltation, de sublime, de pureté : Caché comme un Ermite, en ces monts solitaires, Tu ressembles, ô lac ! à ces âmes austères Qui vers tout idéal se tournent avec foi. Elle unit, volontiers, dans un même élan, les aspirations de l’âme romantique, et la célébration du pays, comme naturellement associés ainsi aux sommets et à la puissance- - comme le laisse entendre, en particulier, cette finale du sonnet aux-« Marches naturelles » : Mystérieux degrés, colossales assises, Vastes couches de roc, bizarrement assises, Dites, n’êtes-vous pas les restes effondrés D’une étrange Babel aux spirales dantesques Ou bien quelqu’escalier aux marches gigantesques Bâtie pour une race aux pas démesurés ? 33 30 Ibid., Fleurs boréales, « La forêt canadienne », p.-55-61. 31 Ibid., « Impromptu », p.- 147, ou le « Saguenay », p.- 197, et « Les marches naturelles », p.-199. 32 Ibid., p.-179 et 187. 33 Ibid., p.-199. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 71 16.04.15 07: 37 72 Bernard Emont Sans doute faut-il voir là une référence voilée au destin qui était promis à la « race » canadienne, si la conquête anglaise ne l’avait empêché d’aboutir ! C’est ainsi que l’auteur évoque un type d’homme que son environnement invite à l’élévation (« le Saguenay »), à la rêverie (« le cap Tourmente »), aux interrogations. Un bémol cependant : ce romantisme des sommets, de la nature grandiose, trouve naturellement l’objet de sa quête dans un continent encore sauvage, offrant à l’homme un aspect gigantesque et indompté : et sans doute, sous cet angle, Fréchette est-il l’un des rares littérateurs Canadiens français, à l’instar, par exemple, d’un Walt Witman, parmi les américains de langue anglaise, à nous en avoir un peu transmis l’aspect. Mais pas d’écho automatique, obligatoirement consonnant, entre le grandiose de l’une et celui de l’autre, l’effet de la première est le plus souvent tempéré, chez notre auteur, par une réaction d’humilité, et la recherche des simples plaisirs de l’intime et de l’amitié. Ce n’est pas pour rien qu’un groupe de 13 poèmes est dédié aux « Amitiés », un groupe de 12 aux « Intimités » - sans compter des poèmes isolés, destinés à ses pairs en littérature : l’abbé Tangay, Pamphile Lemay, Longfellow. Le poète montre bien, dans « impromptu », en réaction au spectacle grandiose du haut Saguenay, la double postulation qui l’anime. Tout en reconnaissant dans la première strophe : « J’aime à contempler les sommets altiers », il ajoute aussitôt : Rien ne vaut pourtant la grâce touchante De la fleur qui luit au bord des sentiers. Dans le deuxième quatrain, après un hommage aux impressionnantes hauteurs saguenayennes, Ô caps entassés dont l’orgueil se mire Dans les flots profonds du noir Saguenay 34 et en dépit Des pics géants que le ciel décore Les monts qui défient le regard humain il conclut ses tercets sur une note modeste A tout votre éclat, je préfère encore La douce amitié qui me tend la main 35 . Le poète, conscient de ses limites, assure même, pour conclure son recueil de 1881 34 Ibid., p.-147-148. 35 Ibid., p.-148. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 72 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 73 Et si, barde vaincu, parfois je chante encore, C’est qu’il reste en son âme une corde sonore Qui vibrera toujours au nom de l’amitié 36 . Visiblement, les humbles oiseaux blancs qui mêlent leur plumes blanches à la neige lui sont plus chers que « l’aigle des hauts pins ». 37 Invention, ici encore, d’un manteau romantique à la taille de son porteur canadien ? Les référents humains de ce lyrisme sont généralement des parents, des amis, et des contemporains appréciés. Ils sortent cependant parfois de ce cadre : lorsque le poète évoque, par exemple, le type du coureur des bois, qui illustre la geste des Canadiens d’autrefois-avec une prédilection pour cette grandeur simple d’un « Cadieux » dont « l’humble tombe des bois n’a ni grille ni marbre », ou la stoïque figure de Papineau laissant […] ses mains octogénaires Qui des forums jadis remuaient les tonnerres Vieillir en cultivant des fleurs 38 . Mais il ne dédaigne pas une inspiration plus haute, et tout aussi authentique. Il n’est certes pas indifférent que le premier long poème du recueil lyrique de 1881 soit le poème à Jolliet sur la découverte du Mississipi, qui incarne le mieux, et le plus amplement, la prise de possession par cette poésie, de la nature américaine, en même temps que la célébration de ceux qui en furent les premiers acteurs européens dans l’histoire (le poème sera d’ailleurs repris dans la Légende d’un peuple). Il n’est pas non plus innocent que le second plus long poème (de 204 vers) soit dédié à une singulière et symbolique figure amérindienne, La dernière Iroquoise : arrêtons nous un peu sur cette pièce. Rien de plus « ossianique » que l’atmosphère de ce poème, baigné de bout en bout d’une atmosphère sombre et sinistre, chère aux romantismes du Nord : une Iroquoise, dernière survivante de sa nation, anéantie par les visages pâles, se livre à une vengeance terrible des meurtres subis par celle-ci. Et ce, sur la personne du jeune enfant d’un riche seigneur voisin. Tout est à l’unisson, depuis le début, de cette noirceur morale : le décor nocturne de la forêt dominé par la lune, le couchant rougeâtre et son cache de brume, les bruits suspects ; l’Iroquoise apparait, dans l’ombre, plus proche de « l’esprit des bois » que d’un humain, silhouette « fantomatique, vacillante, indécise, l’œil hagard, le front soucieux », rappelant dans un long discours les chants de victoire de sa nation qui venaient sur ces bords « pleurer sa grandeur et mourir au rivage…couvrant de leurs clameurs la voix (des) cascades » ; l’appel à la haine et son imaginaire est total : elle souhaite aux mânes pour se 36 Ibid. 37 Ibid., p.-140. 38 Ibid., « Papineau », p.-25. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 73 16.04.15 07: 37 74 Bernard Emont venger de-« traquer, saisir les chevelures (des blancs), broyer leurs membres palpitants », « rougir leurs mocassins dans leur sang » et « le boire dans leurs crânes encore fumants » ; au diapason de cet imaginaire, la tempête sévit, l’orage gronde, la foudre embrasant même un vieux tronc sec ; quant à l’aspect de la victime « Un tout petit enfant doux et blond comme un ange/ (qui) ouvre en souriant son œil de séraphin » et dont « la blancheur, le regard pur comme l’innocence », « les-riches vêtements » attestent la naissance, est en total contraste avec celui de son bourreau : L’Iroquoise était là, comme ces noirs génies Que l’on croit voir parfois dans les nuits d’insomnies ; Ses cheveux hérissés se tordaient sous le vent ; L’enfant, paralysé sous sa farouche étreinte, Immobile semblait l’oiseau saisi de crainte Que fascine l’œil du serpent 39 . L’après-meurtre, au milieu d’un faisceau de gestes furieux (piétinement du cadavre, éclats de rire sataniques, « ronde cynique à la Alighiéri », atteint un sommet dans l’horreur, puisque l’Iroquoise Comme un vautour féroce, aux entrailles s’attache, Lui découvre le cœur, de ses ongles l’arrache, Et le dévore tout sanglant 40 . Mais l’on notera que ce drame digne des légendes nordiques, ou des cycles vengeurs de la mythologie gréco-romaine, est emprunté à la mémoire et au contexte socio-ethnique local. Et comme à travers toutes les évocations plus récentes « du dernier Indien », en poésie québécoise, on pourrait même voir là une métaphore prophétique des combats ultimes de la minorité québécoise, et de sa rage impuissante contre un destin implacable… Mais c’est sans doute dans le registre épique que le romantisme de Louis Fréchette montre avec le plus d’ampleur son enracinement canadien, quant à ses références humaines : au point que l’on puisse difficilement distinguer l’un de l’autre. Car la veine lyrico-élégiaque se double avantageusement chez lui d’un talent épique. Cette union indéfectible entre la « canadianité » des références naturelles et le romantisme d’inspiration, triomphe en effet dans les références historiques, quasi exclusives, de la Légende d’un peuple. 39 Ibid., « La dernière Iroquoise », p.-50. 40 Ibid., « La dernière Iroquoise », p.-52. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 74 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 75 Le chantre de l’épopée canadienne : La Légende d’un peuple Ce titre n’est pas sans rappeler, on le remarquera, la Légende des siècles de son grand modèle français Victor Hugo, dont il se veut ouvertement l’émule. Louis Honoré Fréchette ne manquait pas du souffle requis pour cet avatar du genre épique, qui prend en charge l’histoire globale de l’humanité, cherchant, comme le disait Hugo, à faire ressortir-« le géant, le titan qui est à l’œuvre, sous l’emmaillage des événements ou des faits et sur la route de l’homme vers le progrès ». Mais le coup de génie propre au poète a été de rapporter cette conscience épique à l’histoire spécifique d’un petit peuple : petit par sa démographie, mais non par ses œuvres, en regard du nombre de ses acteurs-et dans son rôle historique, à la pointe de l’aventure européenne en Amérique du Nord, (depuis le début du XVIème siècle), à la jonction de la civilisation française et de la construction d’un Nouveau monde : épopée rarement prise en compte, jusque-là, dans sa globalité et dans ses vertus humaines, sans doute par le fait qu’elle aboutit à un apparent échec. Car, dans son caractère particulier, l’histoire canadienne que célèbre La légende d’un peuple est éminemment romantique : dans ce sens que la tragique beauté du héros solitaire, chère à l’imaginaire de ce courant, y éclate au niveau du groupe, - quasi abandonné par la mère patrie et sans cesse confronté à son insuffisance numérique, que ce soit contre les Iroquois ou contre les Anglais. Cette histoire est aussi symbolique des destins de peuples les plus valeureux et les plus tragiques : elle manquait seulement d’être racontée. Et l’interpellation injurieuse des Canadiens français par l’aristocratique Lord Durham dans son rapport d’arbitrage sur la crise des Patriotes de 1837 - il les y qualifie de « peuple sans histoire et sans littérature » et ne voit d’avenir pour eux que dans l’assimilation a la race supérieure (sic - les colons d’origine britannique) en avait imposé le devoir : ce à quoi s’emploie, après l’historien Garneau, notre poète ! C’est donc moins le récit des progrès généraux de l’humanité - à travers arts, techniques et attitudes morales, que Fréchette - contrairement à son modèle français -, entreprend en 1887, que celui des phases d’installation d’un petit peuple dans un immense continent, à la pointe du progrès, des exemples de sa vaillance et des séquences fondatrices d’une histoire hors norme. Et mieux même que des chapitres d’histoire : ce sont des pans entiers de la mémoire glorieuse d’un peuple qu’il tente de faire revivre, dans leur puissance de suggestion émotive toujours vivante, brillant flambeau pour les siècles futurs. Ainsi se trouvent évoquée l’époque fondatrice de la Nouvelle-France, avec des héros comme Champlain, Maisonneuve, des religieuses hospitalières comme Jeanne Mance, Mme de la Peltrie, ou enseignantes comme Marguerite Bourgeois ; le récit de leur lutte à mort contre les Iroquois qui faillit emporter la colonie sans le sacrifice ou le courage de civils comme OeC02_2014_I-116_Druck.indd 75 16.04.15 07: 37 76 Bernard Emont Dollar des Ormeaux, Madeleine de Verchères, Robert Closse ou de religieux comme les Pères Jogues ou Lallemant ; la découverte du Mississipi et la conquête d’un continent, au sud, à l’ouest et au nord des colonies anglaises (exploits d’Iberville) ; les premières guerres intercoloniales, sur fond de querelles dynastiques européennes. Puis la conquête anglaise, qui n’empêchera pas la subsistance d’un fort sentiment national canadien-français, tantôt se montrant l’allié des nouveaux maîtres (il jouera un rôle déterminant contre les Américains lors de la victoire de Château-Gay), tantôt s’en déclarant le plus grand adversaire : comme lors de la révolte des « patriotes » de 1837, abondamment évoquée, de concert avec ceux qui en furent les leaders, encore vivants au temps du poète, comme Papineau. Dans ce long et ambitieux poème de 250 pages (soit 6500 vers), le poète parvient à de réelles réussites : surtout lorsqu’il s’attaque moins à de grands événements collectifs qui ont marqué l’histoire (comme la fondation de Montréal ou le siège de Québec par Phips en 1690) qu’à des entreprises plus larges qui ont traversé les générations. C’est le cas dans l’introduction à la légende, lorsqu’il survole l’histoire canadienne dans un raccourci saisissant, évoquant la figure tant soit peu stylisée des fondateurs : Salut d’abord à toi Cartier, hardi marin Qui le premier foula de ton pas souverain Les bords inexplorés de notre vaste fleuve. Salut à toi Champlain ! et toi, de Maisonneuve Illustres fondateurs des deux fières cités Qui mirent dans nos flots leurs rivales beautés. Ce ne fut tout d’abord qu’un groupe, une poignée De bretons brandissant le sabre et la cognée. Vieux loups de mer bronzés au vent de St Malo, Bercés depuis l’enfance entre le ciel et l’eau Hommes de fer, altiers de cœur et de stature Cherchant, dans les secrets de l’Océan brumeux, Non pas les bords dorés d’eldorado fameux Mais un sol où planter, signes de délivrance, A côté de la croix, le drapeau de la France 41 . Dans le cas de son poème dédié à Jolliet, il imagine superbement la découverte du Mississipi, avant l’arrivée de la civilisation. Alliant son sens de la nature américaine à celui des entreprises héroïques, nous faisant sentir la portée continentale et historique du phénomène, il atteint alors un sommet de son art : 41 Ibid., p.-38. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 76 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 77 Le grand fleuve dormait couché dans la savane Dans les lointains brumeux passaient en caravane De farouches troupeaux d’élans et de bisons. Drapé dans les rayons de l’aube matinale, Le désert déployait sa splendeur virginale Sur d’insondables horizons Juin brillait. Sur les eaux, dans l’herbe des pelouses, Sur les sommets au fond des profondeurs jalouses, L’été fécond chantait ses sauvages amours Du sud à l’Aquillon, du couchant à l’aurore, Toute l’immensité semblait garder encore La majesté des premiers jours… 42 . C’est le cas, tout au long de l’œuvre, lorsqu’il s’attaque aux différents épisodes d’une entreprise, en elle-même, et de bout en bout, réellement épique, notamment par la grandeur des réalisations rapportées au petit nombre d’hommes qui les effectuèrent : « Mais le nombre devait triompher du courage ». 43 C’est le cas, bien sûr, lorsqu’il évoque la stature de héros individuels qui, tels les champions des Chansons de geste, incarnèrent plus particulièrement la résistance d’une nation, par l’épée, comme Lévy, (qui) dernier lutteur de la lutte dernière Arrache encore, vengeant la France et sa fierté Un suprême triomphe à la fatalité 44 . (il devait remporter la bataille sans lendemain de Québec, un an après la défaite des Plaines d’Abraham), ou par le verbe mêlé à l’action, comme plus tard Papineau, ou Chénier. Mais il n’est jamais plus romantique, à notre sens, ni meilleur porteparole de « sa race », que lorsqu’il met en scène des héros mineurs, à la fois humbles de statut, grands par leurs vertus, un peu à la manière de la moyenne des Canadiens, dont un destin, constamment difficile et tragique, a fait de communs héros. Ainsi en est-il de l’évocation de Cadieux, un simple coureur des bois qui réussit, par son sacrifice, à sauver tout un groupe des siens d’une embuscade iroquoise (le personnage revient plusieurs fois dans l’œuvre de Fréchette), et dont le courage n’a d’égal que l’âme poétique : 42 Ibid., « Jolliet », p.-90 et suivantes. 43 Ibid., p.-40.- 44 Ibid., p.-41. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 77 16.04.15 07: 37 78 Bernard Emont Un jeune homme au regard rêveur et studieux Un brave, que ces fiers trappeurs nommaient Cadieux Connaissant l’algonquin, leur servait d’interprète A s’exposer à tout pour le salut d’autrui Nul d’entre eux ne savait raconter mieux que lui Ni rendre, avec des chants rythmés par la pagaie Le voyage plus court et la route plus gaie Et poète illettré, sans aucune leçon Que des strophes du vent qui berce la feuillée, Le jour sur l’aviron, le soir à la veillée, Dans la naïveté d’une âme sans détours Aux échos du désert, il chantait ses amours 45 . Déjà le poète lyrique, admirait ce modèle de héros obscur dont « l’humble tombe des bois n’a ni grille, ni marbre » ; 46 le « simple » coureur des bois » ou le pionnier de base, lui inspirent quelquefois de plus beaux vers que les héros majeurs qu’a retenus l’histoire. Passée la défaite des Plaines d’Abraham, qui mit fin à la « Nouvelle- France », le romantique héraut de la cause canadienne-française, peut se nourrir de nobles causes bafouées et d’héroïsmes désespérés. Comme celui, longuement évoqué, des Patriotes de 1837 qui se soulevèrent, sans calcul, pour la défense du peuple opprimé, choisissant (de)défier soudain, du geste et de la voix Les tyrans acharnés aux lambeaux de ses droits… Ces rudes paysans, les yeux brûlés de larmes, Ces opprimés sans chef, sans ressources, sans armes, Osèrent au grand jour, pour un combat mortel, Jeter à l’Angleterre un sublime cartel ! 47 Vain défi, contre la force et le nombre, mais qui transformant les héros en martyrs, donne lieu à de poignants tableaux, sur fond d’amplification manichéenne : Elle fut magnanime, héroïque et sans tâche, Votre légende ô fiers enfants de Saint Eustache Quand le reste pliait, quand à St Charles en feu Sacrifiant leur vie en un suprême enjeu Les hardis défenseurs de notre sainte cause, Martyrs du grand devoir que la patrie impose Etaient morts aux lueurs de leurs foyers détruits… Colborne et ses soldats, sinistre et lourd cortège 45 Ibid., « Cadieux », p.-117. 46 Ibid., Poèmes (1881), p.-101. 47 Ibid.,-« Notre histoire », p.-42. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 78 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 79 S’avançaient en traînant leurs fourgons surs la neige L’invective à la bouche et la torche à la main Répandant la terreur partout sur leur chemin… 48 . Aventure tragique, dont, dans une posture sacrificielle, le poète essaie de se consoler, espérant voir naître d’un mal un bien : Le froment naît du sol qu’on déchire, les fleurs Les plus douces, peut-être, éclosent sur les tombes L’Eglise a pris racine au fond des catacombes… 49 . Et en soulignant à défaut de victoire physique, une victoire morale : Quoique vaincus, ces preux ont pour toujours planté, Sur notre jeune sol ton arbre, ô Liberté ! 50 La réalité fut moins facile à vivre, puisque, trente ans après, ne voulant pas admettre les compromissions qui présidèrent, selon lui, à la Confédération, Louis Fréchette, tel Victor Hugo, choisit de s’exiler ! 51 Ainsi Fréchette, romantique, non moins que patriote, marie naturellement et sans apparent conflit, ces deux dimensions. Car si un premier romantisme, agissant comme un filtre, avait contribué à éloigner les réalités canadiennes, au profit de la géographie et de l’histoire de l’ancienne mère patrie, lieu de tous les prestiges, le second s’en empare comme d’un lieu privilégié, où, face à une nature inviolée et à une histoire à peine écrite, il ne sera pas perturbé dans ses élans par les miasmes d’une civilisation aliénante, parce que trop connue, corrompue ou désormais différente. Il trouve dans la spécificité canadienne, tant historique que géographique, ou politique, à la fois la plus proche, sans doute l’une des meilleures, et surement l’une des plus (injustement) inexplorées des sources d’inspiration romantique - avec ce que cela suppose de valorisation d’une identité particulière, d’inachèvement tragique porteur d’élans vers l’absolu, vers le désintéressement mais aussi vers l’avenir - il jeta les bases d’une poésie québécoise originale. Il rejoint tant de patriotes romantiques, plus ou moins heureux, des révoltes de 1848 (dont il est la voix, malgré les années - censure oblige), qui trouvèrent dans leur semi-échec politique, de quoi nourrir une littérature de la ferveur et du dépassement (Lamartine, Hugo, Garibaldi, Manzoni, Kossuth…) . 48 Ibid., « Chénier », p.-200. 49 Ibid., « Notre histoire », p.-42. 50 Ibid., « Chénier », p.-201. 51 Ce qui nous vaudra, en 1863, le recueil de vers- La Voix d’un exilé. Réédité par Léméac à Montréal, en 1979. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 79 16.04.15 07: 37 80 Bernard Emont Interprète du romantisme à l’aune de réalités prochaines, Louis-Honoré Fréchette a su aussi lui donner une tonalité particulière, en accord avec le petit peuple dont il est issu. L’élévation puisée dans les paysages de la vieille montagne hercynienne, l’élan vers l’infini, ont pour limite un sentiment de modestie, de relativité, à la mesure des défis de cet immense pays, des rigueurs de son climat et d’une histoire tourmentée. Le souvenir des grandeurs d’un passé héroïque, où les vertus humaines, tant civiles que religieuses, sur fond d’infériorité numérique, furent portées au plus haut, dans un continent nouveau, n’implique pas, pour l’auteur, de le sacrifier au seul culte des héros : car il sait reconnaître la part des humbles dans ce combat collectif, et ses vers les plus touchants vont à ces héros obscurs. Loin des grandiloquences et sublimes élans, souvent liés aux romantismes du sud… Le « Victor Hugo » québécois (comme on l’a souvent appelé, et comme il était flatté qu’on l’appelât), est certes encore trop tributaire enocre, des courants littéraires européens - et spécialement français. Sans doute, son écriture n’est pas irréprochable, se ressentant quelquefois de négligences de détail, de prosaïsmes : mais son inspiration est fondamentalement neuve - notamment dans son enracinement, sa production suffisamment ample et variée, sa vision haute et son verbe puissant - surtout si on le compare à ses contemporains, dans une société peu versée dans les lettres -, pour que l’histoire littéraire lui réserve une position forte dans la construction littéraire de l’Amérique française. Aussi souscrivons-nous au jugement de son biographe, Marcel Dugas, qui sut être, aussi, son meilleur critique : « Malgré les faiblesses de son art, il a enrichi la sensibilité canadienne ; il a étendu les perspectives où se mouvait le pauvre rêve blessé de ces colons français ; il a donné un langage à des aspirations confuses et qui, pour incères qu’elles furent, ne connaissaient pas encore le mot qui délivre, le chant où des vaincus exhalent leurs douleurs. » 52 Bibliographie Œuvres poétiques de Fréchette 1863 Mes loisirs-Poésies. Québec : Imprimeries Léger Brousseau. 1869 La voix d’un exilé-Poésies canadiennes. Chicago : Imprimerie de l’Amérique. 1879 Les oiseaux de neige. Sonnets. Québec : C. Darveau imprimeur. 1879 Les fleurs boréales. Les oiseaux de neige. Poésies canadiennes. Québec : C.-Darveau, imprimeur. 52 Marcel Dugas, Un romantique canadien, Louis Fréchette. Paris : Éditions de la revue mondiale, 1934, p.-4. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 80 16.04.15 07: 37 Un romantique pionnier d’une poésie nationale au Québec 81 1887 La légende d’un peuple. Paris : La Librairie illustrée. Repris par les Ecrits des Forges, Ottawa, Canada, 1989, avec une introduction de Claude Beausoleil. 1889 Jean-Baptiste de la Salle, fondateur des Ecoles chrétiennes. Poème lyrique- Montréal : chez les Frères des écoles chrétiennes. 1908 Poésies choisies, Montréal : Librairie Beauchemin limitée. 1992 Les oiseaux de neige. Choix, introduction et envoi de Claude Beausoleil. Dessins originaux de Roland Giguère. Montréal : Éditions du silence. 2008 Louis Fréchette, poète national. Choix de textes et présentation de P. Filion. Montréal : Editions du Noroît. Études sur Fréchette Dominique Audon, Bibliographie analytique et critique des articles sur L. Fréchette parus dans des revues, 1863-1983. Québec : CRELIQ de l’Université Laval, 1983. Claude Beausoleil, « Louis Fréchette », Lettres québécoises, n° 128, 2007, p.-55. Marcel Dugas, Un romantique canadien, Louis Fréchette. Paris : Éditions de la revue mondiale, 1934. Lucien Serre, Notes pour servir à la biographie du poète. Montréal : Les Frères des Écoles chrétiennes, 1928. Jean-Claude Germain, La double vie littéraire de Louis Fréchette. Montréal : Hurtubise, 2014. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 81 16.04.15 07: 37 OeC02_2014_I-116_Druck.indd 82 16.04.15 07: 37 Œuvres & Critiques, XXXIX, 2 (2014) Le romantisme mis à nu ou les Causeries du lundi endimanchées : La réception du romantisme par Henri-Raymond Casgrain et Adolphe-Basile Routhier Dorothea Scholl Adolphe-Basile Routhier (1839-1920) est connu comme l’auteur du texte de l’hymne national « Ô Canada ». Son œuvre comporte deux romans, un drame historique, des poèmes, des fragments autobiographiques et récits de voyage, des écrits apologétiques, des conférences et discours de circonstance ainsi que des essais théologiques et des critiques littéraires. Cette œuvre assez vaste est aujourd’hui tombé dans l’oubli. Dans les histoires littéraires, Routhier est absent - à moins qu’on lui consacre une petite place qui n’est pas une place d’honneur. 1 Les textes de Routhier s’inscrivent dans l’entreprise générale de sa génération visant à créer une littérature nationale ayant un caractère propre. Parmi les initiateurs de ce mouvement fut l’abbé Henri-Raymond Casgrain (1831-1904) avec ses Légendes canadiennes (1861). Dans son essai « Le Mouvement littéraire du Canada » (1866), où l’inspiration romantique se révèle par un langage poétique et une nouvelle approche à la nature du Canada, Casgrain préconise une littérature à l’image du pays et de son peuple fondateur : Si, comme cela est incontestable, la littérature est le reflet des mœurs, du caractère, des aptitudes, du génie d’une nation, si elle garde aussi l’empreinte des lieux, des divers aspects de la nature, des sites, des perspectives, des horizons, la nôtre sera grave, méditative, spiritualiste, religieuse, évangélisatrice comme nos missionnaires, généreuse comme nos martyrs, énergique et persévérante comme nos pionniers d’autrefois ; 1 « […] Comme la plupart des écrivains canadiens, Routhier aimait à voyager et, comme la plupart des écrivains canadiens, il aimait à raconter ses voyages, dans des volumes qu’il eut le mauvais goût de publier. Cependant, ce qu’il écrivit de plus mauvais, ce furent ses romans messianiques et apostoliques […]. Quoi qu’il en soit, le tableau de la littérature canadienne serait incomplet, si l’on y faisait surgir dans un petit coin cette figure, pittoresque au demeurant. » Berthelot Brunet, Histoire de la littérature canadienne-francaise (Montréal : Éditions de l’Arbre, 1946), BEQ, Volume 189, août 2002, p.-36. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 83 16.04.15 07: 37 84 Dorothea Scholl et en même temps elle sera largement découpée, comme nos vastes fleuves, nos larges horizons, notre grandiose nature, mystérieuse comme les échos de nos immenses et impénétrables forêts, comme les éclairs de nos aurores boréales, mélancolique comme nos pâles soirs d’automne enveloppés d’ombres vaporeuses - comme l’azur profond, un peu sévère, de notre ciel -, chaste et pure comme le manteau virginal de nos longs hivers. Mais surtout elle sera essentiellement croyante, religieuse ; telle sera sa forme caractéristique, son expression : sinon elle ne vivra pas, elle se tuera elle-même. C’est sa seule condition d’être ; elle n’a pas d’autre raison d’existence ; pas plus que notre peuple n’a de principe de vie sans religion, sans foi ; du jour où il cesserait de croire, il cesserait d’exister. Incarnation de sa pensée, verbe de son intelligence, la littérature suivra ses destinées. 2 Aux yeux de l’abbé Casgrain, le trait distinctif des Canadiens francophones et de leurs créations littéraires résiderait avant tout dans une spiritualité qui fait contrepoids au « réalisme moderne, manifestation de la pensée impie, matérialiste ». 3 Routhier adopte ce point de vue antithétique et l’applique d’une manière encore plus radicale que Casgrain à un système d’évaluation et de création qui n’admet que le critère d’une catholicité dite « orthodoxe » qu’il pose lui aussi comme condition absolue de la survie du peuple et de sa littérature au Canada. D’un point de vue idéologique, les positions de ces deux auteurs catholiques se ressemblent à première vue. Elles semblent représentatives de tout un courant d’idées qui construit l’image d’une patrie pure, sainte et spirituelle opposée au « libéralisme » européen et au « matérialisme » américain. 4 Mais quand on regarde de près, on aperçoit des différences significatives, différences qui se révèlent surtout quand on examine les attitudes de ces deux auteurs catholiques face au romantisme. L’analyse de leur réception du romantisme permet de mieux comprendre le romantisme en tant que mou- 2 Henri-Raymond Casgrain, « Le mouvement littéraire du Canada » [Œuvres complètes, vol. I, Québec : Typographie de C. Darveau, 1873, p.- 369], cité ici d’après Yvan Lamonde et Claude Corbo (Éds.), Le rouge et le bleu : une anthologie de la pensée politique au Québec de la Conquête à la Révolution tranquille. Choix de textes et présentation par Yvan Lamonde et Claude Corbo, Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 1999, pp.-215-220, ici p.-216. 3 Ibid. 4 Cf. p.ex. Dorothea Scholl, « Nation, patrie, religion, culture - la littérature francocanadienne à l’épreuve de la littérature comparée », dans Interlitteraria 19/ 1 : National Literatures and Comparative Literary Research, Tartu, University of Tartu Press, 2014, pp.-54-69, ici pp.-58-59. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 84 16.04.15 07: 37 Le romantisme mis à nu ou les Causeries du lundi endimanchées 85 vement d’idées et de sensibilité et en tant qu’attitude dans le monde et face au monde. Elle permet aussi de mieux cerner les implications esthétiques et idéologiques du romantisme au Canada au seuil de la modernité. Dans la suite, nous allons examiner les deux attitudes successivement. La défense et illustration du romantisme : Henri-Raymond Casgrain Pour la génération de Casgrain, le romantisme a joué un rôle important dans la perlaboration du passé et l’approche au présent. Comme les romantiques en Europe, les auteurs canadiens tels que Garneau, Casgrain et Crémazie construisent à travers l’historiographie, la littérature et la critique littéraire une identité collective dite « nationale ». Comme les romantiques en Europe, ils créent des cercles littéraires qui leur permettent de s’échanger sur leurs concepts et leurs productions ainsi que sur les romantiques européens dont les œuvres, souvent transmis par des voyageurs ou des médiateurs venus de France, circulent déjà bien avant l’arrivée de la « Capricieuse » en 1855. 5 Dans ses Souvenances canadiennes, Casgrain souligne l’influence de ses « dieux littéraires » Chateaubriand et Lamartine dont il avait appris « par cœur plusieurs milliers de vers ». 6 L’intériorisation de romantiques européens l’amène à une nouvelle perception et une nouvelle expression de l’intériorité. Dans ses Biographies canadiennes, Casgrain cite une lettre de son ami Octave Crémazie qui jette une lumière sur sa propre réception des romantiques français : […] j’aime de toutes mes forces cette école romantique qui fait éprouver à mon âme les jouissances les plus douces et les plus pures qu’elle ait jamais senties. Et encore aujourd’hui, lorsque la mélancolie enveloppe mon âme comme un manteau de plomb, la lecture d’une méditation de Lamartine ou d’une nuit d’Alfred de Musset me donne plus de calme et de 5 Cf. p.ex. les titres dans le Catalogue méthodique des livres de la bibliothèque de l’Institut canadien de Québec, Québec : De l’imprimerie d’Augustin Côté & Compagnie, 1852 [i.e. 1854]. Voir aussi Jean Charbonneau, Des influences françaises au Canada, t. II : Études et problèmes. Avant et depuis la cessation. Montréal : Beauchemin, 1918, p.-VIII, p.-58 ; Laurence-Adolphus Bisson, Le romantisme littéraire au Canada, Paris : Droz, 1932 ; Séraphin Marion, « ‘La Capricieuse’ et l’histoire littéraire du Canada français », dans Séraphin Marion, Les Lettres canadiennes d’autrefois, Hull : Éditions de l’Éclair et Ottawa : Éditions de l’Université, t. 4. 1944, pp.-109-142 et les études rassemblées par Maurice Lemire (dir.), Le Romantisme au Canada, Québec : Nuit blanche, 1993 ; Daniel Perron, « Émergence d’une littérature nationale : Napoléon Aubin », dans Cap-aux-Diamants : la revue d’histoire du Québec, n° 65, 2001, p.-52. 6 Souvenances canadiennes II,61, cité par Manon Brunet, « Mémoires et autobiographie dans les Souvenances canadiennes de Henri-Raymond Casgrain », dans : Voix et images, vol. 35,3 (105), 2010, pp.-83-98, ici p.-93. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 85 16.04.15 07: 37 86 Dorothea Scholl sérénité que je ne saurais en trouver dans toutes les tragédies de Corneille et de Racine. Lamartine et Musset sont des hommes de mon temps. Leurs illusions, leurs rêves, leurs aspirations, leurs regrets trouvent un écho sonore dans mon âme, parce que moi, chétif, à une distance énorme de ces grands génies, j’ai caressé les mêmes illusions, je me suis bercé dans les mêmes rêves et j’ai ouvert mon cœur aux mêmes aspirations pour adoucir l’amertume des mêmes regrets. 7 Comme pour Crémazie, le romantisme européen est une révélation pour Casgrain, une éducation sentimentale qui s’exprime par un style différent de celui des classiques. Casgrain perçoit son passé et son présent à travers le prisme de la sensibilité romantique qui parfois prend même des accents de la modernité baudelairienne. Comme les romantiques en Europe et suivant leur exemple, il remonte aux sources de l’imaginaire. Avec ses écrits historiographiques et biographiques comme l’Histoire de la Mère Marie de l’Incarnation, première supérieure des Ursulines de la Nouvelle-France, précédée d’une esquisse sur l’histoire religieuse des premiers temps de cette colonie (1864), il plonge aux sources des commencements de la colonie. Il ne s’agit pas d’une sobre relation de faits historiques. Avec son imagination romantique, Casgrain cherche à pénétrer l’âme de son héroïne. Tout dix-septiémiste ayant lu les lettres de Marie de l’Incarnation s’étonnera de cette interprétation romantique. Casgrain transforme et travestit l’histoire en légende, et, comme il l’affirme lui-même dans sa préface aux Légendes canadiennes : « Les légendes sont la poésie de l’histoire ». 8 Comme Michelet en France, Casgrain plonge dans le passé et « poétise » l’histoire par l’imagination. À l’instar du grand historien romantique français, il conçoit l’historiographie comme une « résurrection » du passé. Ainsi dit-il à propos de l’historien Francis Parkman : M. Parkman appartient à l’école romantique. L’histoire, telle qu’il la conçoit, n’est pas un squelette desséché qu’on exhume de la tombe ; c’est une ombre évanouie qu’elle doit ressusciter, revêtir de chair et de muscles, animer d’un sang vermeil, et faire palpiter d’un souffle immortel. 9 7 Octave Crémazie, Lettre à Casgrain du 20 janvier 1967, cité dans Casgrain, Biographies canadiennes, t. II, Montréal : Beauchemin, 1897, p.-374. 8 Henri-Raymond Casgrain, Légendes canadiennes (Québec : L’Atélier typographique de J.T. Brousseau, 1861), BEQ, Volume 124 : version 1.0, novembre 2001, p.-6. 9 Henri-Raymond Casgrain, Biographies canadiennes, II, Montréal : Beauchemin, 1897, p.- 305. Sur la conception visionnaire de l’histoire chez Michelet voir Dorothea Scholl, « Visions de la Renaissance et du Baroque chez Michelet », dans L’Historiographie romantique, sous la direction de Francis Claudon, André Encrevé et Laurence Richer, Paris : Éditions Bière, 2007, pp.-29-45, ici « Historiographie et OeC02_2014_I-116_Druck.indd 86 16.04.15 07: 37 Le romantisme mis à nu ou les Causeries du lundi endimanchées 87 Avec ses biographies, Casgrain « ressuscite » aussi les auteurs romantiques contemporains comme Philippe Aubert de Gaspé (1786-1871) et crée comme celui-ci dans Les Anciens Canadiens (1863) des lieux de mémoire pour la postérité. Avec ses Légendes canadiennes (1861), à l’exemple des collectionneurs de contes de fée en Europe, il se tourne vers la mémoire orale pour récupérer le patrimoine folklorique et pour enrichir le Répertoire national de James Huston. Dans Critique littéraire, Casgrain retrace l’évolution de la littérature canadienne française depuis Champlain jusqu’à ses contemporains. Comme Victor Hugo dans la Préface de Cromwell, il propose une théorie organique de l’évolution de la littérature. Ainsi, le Répertoire national marque « l’enfance » et le « printemps » de la littérature canadienne française : Tout humble et imparfait que soit ce recueil, il s’en échappe une fraîcheur de jeunesse, une odeur de printemps, de fleurs à demi écloses - fleurs des champs, fleurs des bois, si vous voulez, - pâles et parfois étiolées, mais dont la vue fait du bien à l’âme, parce qu’elle fait naître notre espérance. Ces fleurs hâtives annoncent la saison printanière, la première floraison. […] Le peuple tout jeune qui parle, qui chante, qui pense dans le Répertoire National, ressemble à cet enfant qui se regarde, et s’écoute vivre. 10 Comme Baudelaire dans les Fleurs du mal, où la métaphore des fleurs est polysémique, Casgrain utilise la métaphore conventionnelle des fleurs pour caractériser un recueil littéraire. Tandis que dans les Fleurs du Mal et aussi dans les lettres et écrits autobiographiques de Baudelaire, le « mal » des temps modernes est intériorisé par le Moi lyrique mis en scène comme un être déchiré entre le haut et le bas, le sacré et le profane, et incapable de se libérer des forces du mal pour accéder au bien idéal, Casgrain, tout en étant conscient de la « séduction » par les forces du mal et tout en utilisant le même genre d’antithèses, présente une psychomachie d’où l’individu sort vainqueur et devient ainsi un héros modèle d’identification qui triomphe des forces du mal qui l’entourent. Dans le récit intitulé Fantaisie et inséré aux Légendes canadiennes, Casgrain adopte la rhétorique antithétique des romantiques français comme Victor Hugo ou Alfred de Musset et oppose la « sainte patrie » associée à l’enfance et au paradis à une Europe impie et corrompue associée à l’enfer. Ces archétypes qui créent l’image stéréotypée d’une Europe dangereuse vision : Le concept de résurrection ». Sur le rapport conflictuel entre Casgrain et Parkman cf. Maurice Lemire, « Henri-Raymond Casgrain, historien », dans Voix et Images vol. 22, n° 2, (65) (1997), pp.-261-275. 10 Casgrain, Critique littéraire, Québec : C. Darveau Imprimeur-Éditeur, 1871, pp.-26-27. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 87 16.04.15 07: 37 88 Dorothea Scholl pour le salut de l’âme visent à freiner le désir du lecteur de quitter le Canada pour partir en Europe ou ailleurs. Le style de ce texte est profondément romantique. Le narrateur est présenté comme un être déchiré entre la douce voix du fleuve Saint-Laurent et l’appel séducteur de l’Europe qu’il écoute, ce qu’il finit par regretter avec amertume : « Ah ! pleurons ensemble ; - car nos âmes déchues une fois chassées par les ans de cet Éden enchanté de la vie, n’y retournent jamais ! » (LC p.-98) L’innocence originelle est à jamais perdue. L’Europe apparaît comme un monstre grotesque qui s’empare du narrateur pour l’entraîner dans l’abîme du mal. Cette descente aux enfers fait penser à l’imaginaire baudelairien : les villes européennes sont « d’impures cités d’où s’exhalent incessamment des miasmes qui donnent la mort » (LC p.- 144) ; la société européenne est un « spectre aux formes grêles, au front imbécile, au teint hâve et livide, au regard glauque et vitreux, suant le vice et la débauche à travers une peau voltairienne » (LC p.- 144). La métaphore de ce monstre engendré par Voltaire est encore prolongée : Le voyez-vous, là-bas, branlant une tête décrépite, ivre du vin de tous les crimes, et cheminant à travers le siècle en écorchant, à chaque pas, ses membres chancelants sur les débris des croix et des sceptres ? Entendez-vous au sein de la nuit, sa voix qui tinte comme un glas funèbre, bavant d’une lèvre édentée le blasphème et le sarcasme […] (LC p.-144) La fin du récit prend une teinture apocalyptique : épouvanté, le narrateur se décide de fuir l’Europe, « cette terre maudite de crainte d’être enveloppé dans le châtiment terrible qui va fondre sur elle. […] C’est le feu du ciel qui va consumer Sodome » (LC p.-147). 11 Le retour au Saint-Laurent, « l’un des plus beaux fleuves du monde Relations des Jésuites) » (LC p.-148) et à la « grandiose nature » des Laurentides est décrit en termes hyperboliques. Le narrateur découvre et fait découvrir le romantisme sublime de la nature du Canada qu’il humanise au moyen d’anthropomorphismes : Laissez-moi vous dire la grandiose nature, - les éblouissantes perspectives, - la verdoyante chevelure des collines, où perlent encore les sueurs de l’aurore que le rayon matinal essuie d’un regard et où l’on croit voir encore fuir l’Iroquois à l’angle des bois ; - et les horizons vermeils, dernières limites du monde au-delà desquelles s’étendent des pays inconnus ; terrae ignotae, comme disaient les anciens ; - mystère qui prête une singulière grandeur à tout le paysage. (LC p.-113) 11 Notons que la littérature européenne n’est pas exempte elle non plus de ce genre d’antithèses simplistes et stéréotypées. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 88 16.04.15 07: 37 Le romantisme mis à nu ou les Causeries du lundi endimanchées 89 De même, la ville de Québec, « Stadaconé », est humanisée et apostrophé comme la ville la plus agréable du monde : « Non, les plus belles cités de la vieille Europe ne valent pas un seul de tes regards. Naples même ne salue pas le voyageur d’un plus sémillant sourire. » (LC p.-114) Ce voyage initiatique aboutissant au retour à la patrie vénérée désormais est justifié comme une mise en abyme de la narration des légendes canadiennes recueillies par l’auteur. C’est par le retour aux sources que l’inconscient collectif - dont les légendes sont l’expression - peut resurgir à la surface, même si la pureté des origines est lointaine : Maintenant, fière Stadaconé, laisse-moi te dire cette antique légende, pleine de larmes, de mystère et d’horreurs, qui te fit jadis tressaillir dans ton berceau, un de ces jours où, confiante, tu sommeillais encore sous l’aile maternelle. Ah ! c’est une tant vieille légende que je ne sais vraiment si je puis vous la raconter. Elle est toute envieillie dans mon cœur : Pauvre feuille morte, emportée par le vent de la vie, à peine puis-je aujourd’hui la distinguer au fond de ce lac de pleurs que creuse en mon âme le flot des jours amers. (LC p.-114) Toute la tonalité des Légendes canadiennes est teintée de romantisme : la nostalgie et la mélancolie de l’individu coupé de ses origines, autoréflexif, solitaire, inquiet, exilé, sensible, en proie au « Weltschmerz » ou à la « conscience malheureuse », souffrant du « mal de siècle »- et s’exaltant au souvenir des paysages magnifiques de son enfance ; le goût du gothique, du fantastique, du macabre, du mystère, du merveilleux, de l’aventure ; l’intérêt pour le folklore, le populaire, le pittoresque et la couleur locale ; l’attrait pour les ruines, le topos du promeneur solitaire isolé du monde et portant sur tout ce qu’il voit un regard rêveur et mélancolique ; le sentimentalisme et la simplicité à la manière de George Sand ; l’exaltation de la nature, l’enthousiasme ; le discours confessionnel pathétique ; le sublime et le grotesque ; la prose poétique, le non-respect des « règles classiques », le goût du contraste et le mélange de genres. En adoptant le romantisme européen comme moyen de perception et d’expression, l’abbé Casgrain arrive à un romantisme « canadien » authentique. L’inspiration romantique lui permet de percevoir la nature du Canada d’un regard nouveau et d’approfondir la mémoire de son passé personnel autant que celle du passé commun de ses compatriotes. Cette manière « romantique » d’aborder la nature et l’histoire a une fonction heuristique. Elle fait comprendre le passé d’une autre manière qu’une historiographie objective ; car elle fait confiance à la perception subjective et à l’imagination capable de rendre conscient l’inconscient et de révéler la beauté de la nature. Au lieu de considérer les textes historiographiques, biographiques OeC02_2014_I-116_Druck.indd 89 16.04.15 07: 37 90 Dorothea Scholl et critiques de Casgrain comme des documents historiques défectueux, il vaut mieux les lire comme des œuvres dont la qualité substantielle est dans la prose poétique. Voici un passage tiré de sa biographie de Philippe Aubert de Gaspé père : […] Avez-vous remarqué, à l’aube du jour, quand les premières lueurs de l’aurore tracent, sur la crête de nos montagnes, ce pâle sillage que nos habitants appellent la barre du jour, avez-vous remarqué ces vapeurs diaphanes qui flottent souvent à l’horizon : fantômes gracieux que l’œil suit comme un beau rêve qu’on craint de voir s’évanouir, et dont la silhouette vague et indécise se confond parfois avec l’azur du ciel ? C’est dans ce même demi-jour de l’intelligence qui s’ouvre, semblable à ces formes attrayantes, que se dresse dans mon passé la douce et lointaine apparition du bon vieillard dont je vais vous dire la vie. 12 L’imagination romantique permet à Casgrain de pénétrer la nature, l’histoire, le folklore et la civilisation du Canada d’une manière poétique, subjective, profonde, et de les révéler aux lecteurs. Le romantisme, tel qu’il l’a adopté et pratiqué, offre des qualités esthétiques qui s’ouvrent vers la modernité et s’opposent aux idéaux politiques et littéraires des traditionalistes ultramontains dont le pouvoir à l’époque était considérable et allait augmentant. 13 L’abbé Casgrain en était conscient et prit le parti de prendre la défense du romantisme. Dans la préface aux Légendes canadiennes, il affirme avec précaution avoir suivi l’exemple des « écrivains d’une parfaite orthodoxie » - entre autres Louis Veuillot, le cardinal Nicholas Wiseman, Victor de Laprade, et « le savant et pieux légendaire Collin de Plancy » - tout en adoptant une position moderniste : Est-ce à une époque comme la nôtre, où l’on ne cesse de jeter à la face du clergé les épithètes de rétrogrades, d’obscurantistes, qu’on lui ferait un reproche de ne pas se tenir en dehors du mouvement littéraire, le plus grand levier peut-être du monde moderne ? - Mais, ajoute-t-on, ce genre de littérature ne convient pas à notre pays. C’est un genre tout nouveau. - Eh ! tous les genres nous sont nouveaux, car notre littérature est encore à créer, pour ainsi dire. D’ailleurs, en essayant de conserver nos traditions légendaires, l’auteur ne croit pas avoir fait une œuvre inutile. (LC pp.-13-14) 12 Casgrain, Philippe Aubert de Gaspé, Québec : Atélier typographique de Léger Brousseau, 1871, p.-6-7. 13 Cf. Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques (dir.), La vie littéraire au Québec, t. III, Québec : Les Presses de l’Université de Laval, 1996, p.-297, voir aussi p.-485. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 90 16.04.15 07: 37 Le romantisme mis à nu ou les Causeries du lundi endimanchées 91 Cette ouverture à la modernité est une conséquence de la réception du romantisme par l’abbé Casgrain qui, tout en faisant semblant de s’inspirer uniquement des modèles cités, va plus loin que ces modèles en s’imprégnant de romantiques dont l’« orthodoxie » et la valeur de modèle vont être mise en doute par l’ultramontain Adolphe-Basile Routhier. La polémique contre le romantisme : Adolphe-Basile Routhier Tandis que pour Casgrain, le romantisme est une école de sensibilité et un moyen d’accès nouveau à la religion, à l’histoire, au présent, à la nature du pays et à l’imaginaire du peuple, Routhier prend la relève des positions traditionalistes ultramontains et montre une attitude profondément polémique par rapport au romantisme. D’une certaine manière, le romantisme ouvre à lui aussi un nouvel accès à la nature du Canada. Dans son récit de voyage En canot par exemple, on trouve de longues descriptions enthousiastes de la nature, comparables non seulement du point de vue stylistique aux descriptions de Casgrain dans Fantaisie, mais aussi dans la mesure où les deux auteurs opposent - on est tenté de dire d’une manière rousseauiste - la civilisation « décadente » à la nature pure. Quel panorama inimaginable ! Quelle nature enchanteresse ! C’est ici la Venise du lac, mais la Venise indigène, telle que la nature l’a faite et non construite par les hommes. A la place des palais vénitiens, ce sont des berceaux de verdure flottant légèrement sur le cristal des eaux […] 14 Comme Casgrain, Routhier, en l’opposant à la civilisation européenne, sanctifie la nature vierge du Canada qui apparaît alors comme un lieu privilégié par la providence divine. Quel beau fleuve notre Saint-Laurent ! Et que celui qui l’a fait est un grand auteur ! Certes, j’aime mes livres à la folie ; une tragédie de Corneille ou de Racine me charme ; une comédie de Molière, ou même de Sardou, me délasse agréablement ; De Maistre et Veuillot m’enthousiasment. — Mais notre fleuve St-Laurent est un poème plus beau que les chefs-d’œuvre de ces grands maîtres. (En canot, p.-13) Comme Casgrain, Routhier répand l’image d’un Paris diabolique : 14 Routhier, En canot. Petit voyage au lac de Saint Jean. Québec : O. Fréchette, éditeur, 1881, pp.-126-127. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 91 16.04.15 07: 37 92 Dorothea Scholl Paris est sans contredit la capitale de la civilisation ; mais, malheureusement, elle est aussi la capitale de l’empire de Satan dans le monde. C’est là que l’enfer a dressé des batteries qui vomissent la mort dans tous les parts du globe. Il faut que Paris redevienne la ville de sainte Geneviève, s’il veut faire reculer le nouvel Attila qui le menace. 15 Mais à la différence de Casgrain, Routhier adopte une position radicalement antimoderniste. Dans ses Portraits et Pastels littéraires, parus en 1873 sous le pseudonyme de Jean Piquefort, Routhier s’attaque au romantisme de Casgrain. Tout en lui concédant « un don naturel qui le pousse à écrire, comme l’oiseau à chanter », 16 Routhier entreprend de disséquer le romantisme de l’abbé par une analyse qui porte surtout sur son style. Les Légendes canadiennes sont un « livre à effet » (PP p.- 16) ; le texte intitulé Fantaisie est présenté comme l’expression d’un amour-propre narcissique - le moi romantique est haïssable : La Fantaisie porte bien son titre, mais n’est pas à sa place. L’auteur sentait le besoin de parler un peu de lui-même et de placer quelque part des phrases faites depuis longtemps. Elles étaient si fleuries, ces chères phrases ! Elles avaient tant ébloui leur père lors de leur éclosion ! (PP p.-17) Le passage « baudelairien » cité plus haut sur la société pourrie européenne est mis à nu mot par mot et métaphore par métaphore. Routhier reproche à l’abbé Casgrain une imagination débordante et un « manque de naturel » (PP p.- 19). Toutes les images utilisées par Casgrain sont considérées comme profondément répugnantes. Le « style fleuri » de l’abbé, son « abus de métaphores », « la pompe du style », son « manque de goût absolu », son « enflure », ses « idées fixes » et ses répétitions indiquent que dans Fantaisie, « la folle du logis se promène avec beaucoup trop de liberté » (PP pp.-20-26). La critique de Routhier envers l’abbé Casgrain apparaît comme une réédition de la critique de Boileau et de Pascal envers le père Le Moyne au XVII e siècle. Deux attitudes inconciliables envers la religion, la morale et l’esthétique s’y manifestent : d’un côté un idéal sensuel, exubérant, baroque, romantique, moderniste ; de l’autre côté un idéal sobre, « classique » et ascétique. Je pourrais multiplier les citations. Mais il me semble qu’il y en a assez pour démontrer en quoi le style des Légendes est défectueux. Ce qui lui manque surtout, c’est la simplicité, la précision, le naturel et le goût. […] Chez un prêtre, surtout, on s’attend à plus de sobriété dans le style, à moins de caquet et à moins de passion pour la métaphore. (PP p.-26) 15 Adolphe-Basile Routhier, Causeries du dimanche, Montréal : Beauchemin & Valois, 1871, p.-19. 16 Jean Piquefort [i.e. Adolphe-Basile Routhier], Portraits et pastels littéraires. Québec : Atélier typographique de Léger Brousseau, 1873, p.-15. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 92 16.04.15 07: 37 Le romantisme mis à nu ou les Causeries du lundi endimanchées 93 Quant à l’Histoire de Marie de l’Incarnation, Routhier reproche à Casgrain « des phrases où l’écrivain semble dire : ici, ce n’est pas la sainte, c’est moi qu’il faut contempler » (PP p.- 36). Là aussi, Routhier critique la profusion d’images, l’amplification et une « fougueuse imagination » (PP p.- 39). Aux yeux de Routhier, Casgrain se concentre trop sur l’aspect contemplatif de Marie et néglige l’aspect actif de la fondatrice du monastère des Ursulines de Québec : « Le récit de ses ravissements et de ses extases peut être bien beau ; mais celui de ses œuvres a pour nous plus de charme et d’édification » (PP p.- 36). L’introspection, la contemplation et la rêverie sont considérées comme un laisser-aller sensuel. La pénétration de l’écrivain dans les moindres replis de l’âme de la protagoniste met le critique mal à l’aise : […] le style historique ne doit pas s’affubler de semblables banderolles. C’est décrire d’une manière singulièrement compliquée ce qui se passe dans l’âme de la Mère de l’Incarnation, et les mystérieux concerts qu’on y entend ont le tort grave de ressembler aux incantations de la Jongleuse. […] (PP p.-38) Par cette allusion à la légende de la Jongleuse que Casgrain avait présentée à la suite de son récit Fantaisie dans les Légendes canadiennes et dont la « conception romantique de l’écriture » a été relevée par Fernand Roy et Lucie Robert, 17 Routhier insinue une dimension hérétique dans la biographie romantique que Casgrain propose de la Mère de l’Incarnation. Pour inviter l’abbé à retrouver le droit chemin de l’orthodoxie, il lui conseille de suivre l’exemple de ses propres romans apostoliques, de se détacher de la mondanité et de se tourner vers les origines hagiographiques du christianisme romain au lieu de s’inspirer de légendes populaires : M. Casgrain a visité l’Italie et étudié Rome. Ne pourrait-il pas trouver dans les premiers siècles de l’Histoire de l’Église de pieuses légendes et de dramatiques histoires qui serviraient de canevas à des romans délicieux ? Je l’engage à y penser et il y trouvera sa veine. (PP p.-41) Dans un recueil de critiques qu’il avait publié auparavant dans Le Courrier du Canada et qu’il intitule Les Causeries du dimanche (1871), Routhier soumet à l’examen des romantiques français et canadiens afin de démontrer que leurs œuvres, ne correspondant pas aux critères d’un catholicisme orthodoxe, sont l’expression des péchés de leurs auteurs. 17 Fernand Roy et Lucie Robert, « De la ‘pensée magique’ au ‘romantisme littéraire’. La Jongleuse de H.-R. Casgrain : une conception romantique de l’écriture », dans Maurice Lemire (dir.), Le Romantisme au Canada, Québec : Nuit blanche, 1993, pp.-267-181. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 93 16.04.15 07: 37 94 Dorothea Scholl Déjà le titre « Causeries du dimanche » est une riposte polémique aux Causeries du lundi (1851-62 en quinze volumes) et aux Nouveaux lundis (1861-1869 en treize volumes) de Sainte-Beuve. La critique de Routhier dans Les causeries du dimanche est comparable à celle de Sainte-Beuve dans la mesure où les deux critiques se permettent d’exprimer leur opinion subjective quant aux œuvres qu’ils caractérisent et dans la mesure où ils examinent ces œuvres comme un reflet de la vie et des convictions personnelles de leurs auteurs. Depuis le Contre Sainte-Beuve de Proust, inaugurant la théorie moderne qui proclame l’insignifiance ou même « la mort de l’auteur », un tel subjectivisme est considéré comme un défaut. Toutefois, la subjectivité de l’auteur et celle du critique peuvent avoir une valeur heuristique. La vision de Routhier montre une perspective singulière, des jugements différents de ceux des chemins battus. Son œuvre - subjective, tendancieuse et polémique - révèle les problèmes politiques et idéologiques de l’époque. Elle s’inscrit dans le courant de pensée ultramontaine qui s’était opposé au romantisme libéral exprimé dans le journal Le Canadien des années 1836 à 1845 et favorisé par l’Institut Canadien. 18 Routhier considère le libéralisme comme une hérésie : Aujourd’hui, le foyer du libéralisme dans le monde est Paris. C’est de là que cette grande hérésie étend ses ramifications dans tout l’univers, et ses adeptes, il faut en convenir, sont innombrables. […] Le libéralisme en Canada a son centre à Montréal. C’est là que se sont groupés les plus fervents adorateurs de la déesse Liberté, et qu’ils lui ont élevé un temple, l’Institut-Canadien ! (CD p.-93) Dans les Causeries du dimanche, Routhier établit un système de classification manichéiste antithétique dont le vice et la vertu, Dieu et Satan, le bien et le mal, le haut et le bas, le spirituel et le matériel, constituent les antipodes et qui lui permet de présenter l’auteur des Causeries du lundi comme un athéiste matérialiste : En France, le lundi est le jour consacré aux plaisirs et à la débauche, et le dimanche au travail. M. de Sainte-Beuve a été le type du lundiste, et quand le lundi n’a pas suffi à ses joies, il n’a pas craint d’y consacrer le vendredi. Pour lui les saucisses avaient un goût plus suave que le vendredi saint. Ses causeries sont imprégnées de ce fumet d’une vie matérielle. Malgré l’habileté de sa critique littéraire, et la pureté de son style, on y sent l’absence de Foi, et c’est un vide immense. (CD p.-VII) 18 Chantal Legault et Marie-Paule Rémillard, « Le romantisme canadien : Entre le repli et l’action », dans Micheline Cambron (dir.), Le Journal ‘Le Canadien’ - Littérature, espace public et utopie 1836-1845, Bibliothèque nationale du Québec : Fides, 1999, pp.-325-393. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 94 16.04.15 07: 37 Le romantisme mis à nu ou les Causeries du lundi endimanchées 95 Avec les Causeries du dimanche, Routhier cherche à proposer un autre modèle de critique et de création littéraire à ses contemporains en se réclamant d’écrivains catholiques qui étaient comme lui des laïques : de Maistre, de Bonald, Auguste Nicolas, Donoso Cortés et surtout Louis Veuillot. 19 Dans la logique manichéiste de Routhier, ces derniers appartiennent à ce qu’il appelle « l’école catholique », tandis que Sainte-Beuve, Victor Hugo, Théophile Gautier, Alexandre Dumas, Eugène Sue, Alfred de Musset, Henri Heine, George Sand « et vingt autres »-font partie de ce qu’il appelle « l’école du mal » (CD p.-142-152). Ces deux écoles ont leur origine dans les deux siècles qui précèdent. L’une est l’enfant naturel du XVIIIème ; l’autre est la fille légitime du XVIIème, mais plus parfaite, plus grande, plus immaculée que son père. (CD p.-142) Michelet, « ce matérialiste éhonté, qui veut diviniser la chair, et abrutir l’âme ! » (CD p.- 197) est responsable avec Taine d’avoir « chassé Dieu de l’histoire, et tenté d’expliquer tous les événements humains par les causes naturelles, le sol, le climat, la nature » (CD p.- 150). Victor Hugo, qui dans la préface d’Hernani avait défini le romantisme comme « libéralisme en littérature », […] a sa grande part de responsabilité dans les malheurs qui accablent sa patrie. Il est un de ceux qui l’ont gâtée et qui ont attiré sur sa tête les foudres divines. Il est un de ceux qui lui ont enlevé son Dieu, et qui ont placé sur ses autels la Raison humaine et la Liberté. […] Il faut qu’une nation soit bien malade pour se laisser conduire par de tels chefs. (CD p.-205) La bataille d’Hernani a changé de scène. Tandis que pour Victor Hugo, la mélancolie est un signe de noblesse du christianisme, 20 Routhier analyse 19 « Mais de Maistre, de Bonald et Donoso Cortés étaient des laïques, Louis Veuillot, Auguste Nicolas et cent autres sont des laïques ; et tous ces hommes ont fait ce qu’on appelle dérisoirement des sermons. C’était l’opinion de Bossuet que les laïques doivent aussi prêcher la vérité, et c’est l’enseignement de Pie IX, le plus grand des Papes, après saint Pierre. » (CD p.-XI) 20 Victor Hugo, Préface de Cromwell [1827], dans Victor Hugo, Cromwell. Chronologie et introduction par Annie Ubersfeld, Paris : GF-Flammarion, 1968, pp.- 61-109. « […] avec le christianisme et par lui, s’introduisait dans l’esprit des peuples un sentiment nouveau, inconnu des Anciens et singulièrement développé chez les Modernes, un sentiment qui est plus que la gravité et moins que la tristesse : la mélancolie. » (p.- 67) « L’homme, se repliant sur lui-même dans ces hautes vicissitudes, commença à prendre en pitié l’humanité, à méditer sur les amères dérisions de la vie. De ce sentiment, qui avait été pour Caton le païen le désespoir, le christianisme fit la mélancolie. […] » (p.-68) OeC02_2014_I-116_Druck.indd 95 16.04.15 07: 37 96 Dorothea Scholl la sensibilité romantique comme un symptôme de la décadence du christianisme. Selon lui, le romantisme est néfaste dans la mesure où il glorifie la liberté de l’individu et la mélancolie qui freine l’action et le dynamisme. Les états d’âme exprimés dans la littérature romantique lui paraissent immatures et puériles. Le culte du Moi romantique, « c’est le défaut des grands poëtes » (CD p.- 179). Le mal de siècle est caractérisé comme « maladie étrange que tous les poëtes de notre temps ont éprouvé, et que Chateaubriand a peinte dans René ; espèce de nostalgie dont bien des jeunes gens ont été atteints, et qui les a empêché de devenir des hommes » (CD p.-195). De ce point de vue, même l’auteur du Génie du christianisme est suspect : On pourrait dire que Chateaubriand a fait le tour du temple Catholique pour en admirer les formes, mais qu’il n’y est point entré. […] Malheureusement, Chateaubriand ne sut pas se garantir entièrement des émanations malsaines du XVIII e siècle. On trouve, particulièrement dans quelques-unes de ses œuvres, des traces visibles de la mélancolie et du sensualisme de Jean-Jacques Rousseau.- Ce fut un germe de décadence qui a porté ses fruits, et les disciples de ce grand homme ne font pas tous honneur à l’Église. (CD pp.-146-147) « L’un des poëtes qu’on lit le plus au Canada » (CD p.- 194), Lamartine, ne tient pas debout lui non plus devant les critères de Routhier : M. de Lamartine […] a continué l’œuvre commencée par Chateaubriand, la réconciliation de l’art avec le christianisme. Mais il avait mission et il aurait eu le pouvoir, peut-être, de ramener la France dans les sentiers de la foi catholique, et ce rôle n’a pas été rempli. Hélas ! Hélas ! les disciples qu’il a formés ont été pour la plupart, je le crains, moins fidèles à l’Eglise qu’à Vénus et à la Liberté ! (CD p.-199) Dans sa critique de Jocelyn, qui se greffe sur celle de Veuillot, 21 Routhier accuse Lamartine d’étaler dans son roman ses aventures amoureuses, détails « que madame de Lamartine a dû ignorer, mais dont le poëte croit à propos d’informer le public » (CD p.- 180). Par ailleurs,- « Jocelyn est une espèce de panthéiste, disciple fidèle de la Religion Naturelle, recevant l’enseignement de la Nature plutôt que de l’Eglise. C’est un roman […] dont les héros paraissent ignorer entièrement les enseignements de la foi catholique » (CD p.- 197). Routhier se fait le porte-parole du Syllabus errorum du pape Pie IX publié avec l’encyclique Quanta cura en 1864 qui avait condamné le panthéisme, le libéralisme et le naturalisme - que Routhier interprète 21 Cf. Louis Veuillot, Ça et là [1860], Paris : P. Lethielleux Editeur, 1926 (Œuvres complètes, première série : Œuvres diverses, t. VIII), p.-531. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 96 16.04.15 07: 37 Le romantisme mis à nu ou les Causeries du lundi endimanchées 97 comme conséquence du romantisme - comme « erreurs » principales des temps modernes. À la lumière du catéchisme, la théologie des romantiques ou leur mise en scène de la recherche d’une transcendance apparaît à Routhier comme l’expression du doute, de l’agnosticisme ou de l’athéisme. Ainsi, le mysticisme poétique de Victor Hugo lui est profondément suspect : Partout où il se trouve, il voit des profondeurs, des abîmes, des vides, des ténèbres, des fourmillements d’ombres. En un mot, c’est le chrétien déraillé. C’est l’homme qui avait la foi, ce divin flambeau qui éclaire tous les abîmes, et qui l’a perdue. […] Pour lui Dieu est un mythe, ou, du moins, c’est un être sans personnalité distincte, et relégué si loin derrière son firmament, qu’il n’exerce aucun contrôle sur les affaires de ce monde. Quant à l’âme humaine, le mystère l’enveloppe, et l’écrivain est incapable de dire quelle est sa nature et quelle sera sa fin. (CD pp.-206-207) Ne distinguant pas entre l’auteur et l’œuvre, Routhier caractérise les grands romantiques français comme des esprits qui ne savent pas ce qu’ils veulent, qui flottent dans le vague, dans l’incertitude spirituelle et le nihilisme. Leurs œuvres, ne correspondant pas à l’esthétique classique, manquent de clarté. Ainsi le génie de Hugo, qui aurait pu « atteindre à la gloire de Racine », va dans le mauvais sens. « Quelle aberration ! Le compte qu’il aura à rendre à Dieu de l’emploi de son génie sera terrible » (CD p.- 206). L’esthétique hugolienne, en tant qu’esthétique du vague, de l’indécis, du non-respect des règles classiques, du contraste et de la réunion du sublime et du grotesque, apparaît aux yeux de Routhier comme une énorme extravagance et un bouleversement irrespectueux des hiérarchies. 22 22 Dans Les grands drames, Routhier, tout en appréciant quelques passages dans Hernani, critique le renversement des hiérarchies sociales, morales et esthétiques dans les drames de Victor Hugo dont il fait un précurseur des naturalistes qu’il appelle une « école de pornographes ». Routhier, Les grands drames, Montréal : C.O. Beauchemin & fils, 1889 p.- 398. « Il [Victor Hugo] a prétendu démontrer à son siècle que jusqu’à lui l’art avait fait fausse route : ce que l’on a cru laid est beau ; ce que l’on considérait comme vulgaire est noble ; ce qui était tenu pour grotesque est sublime. Il a dit au mal : à l’avenir, tu seras le bien ; au vice, tu seras la vertu ; aux ténèbres, vous serez la lumière ; à la matière, tu seras l’idéal ; aux pourritures, vous serez des fleurs et des parfums » (GD p.-396). Selon Routhier, Hugo avilit aussi les rois de France, Louis XIII dans Marion Delorme et François I dans Le roi s’amuse : « Le roi, son bouffon, et les gentilshommes de la cour, s’amusent à rire de tout ce qui est respectable » (GD p.- 442). « La morale de ce drame ressemble à celle des autres que nous avons étudiés. C’est le triomphe du mal. La vertu y est méconnue, persécutée, pendant que le vice gouverne, s’amuse et se partage les biens de ce monde » (GD p.-448). OeC02_2014_I-116_Druck.indd 97 16.04.15 07: 37 98 Dorothea Scholl Routhier n’accepte une approche romantique qu’à condition que la littérature sache se soumettre entièrement à l’institution autoritaire de l’église catholique et lui rendre service. Seuls les écrivains catholiques anti-libéralistes comme l’ultramontain Louis Veuillot, ayant réussi à « christianiser » le romantisme, 23 doivent servir de modèle aux écrivains canadiens séduits par les romantiques « hérétiques ». Routhier est conscient de l’engouement de ses contemporains pour les romantiques français. Pour mieux les en détourner, il se présente lui-même dans sa jeunesse comme contaminé du « mal de siècle » par la lecture des Méditations de Lamartine et propose une psychanalyse introspective qui interprète l’orientation vers la doxa comme une guérison et un assagissement. Et pourtant, cette belle poésie qui me transportait dans les nuages laissait au fond de mon âme une impression que je suis tenté d’appeler malsaine. Elle me plongeait dans une mélancolie que je chérissais, mais qui m’enlevait toute énergie et tout courage. Elle me faisait croire à l’existence d’un monde idéal, et voilait d’illusions et de mensonges les réalités de la vie. Les forces que je devais employer à la recherche du vrai, du beau et du bien, je les dépensais follement dans la poursuite de rêves insensés et ridicules ! […] Grâce à Dieu, ce n’était encore qu’un symptôme que des lectures plus sérieuses et plus saines firent bientôt disparaître. (CD p.-195) Pour combattre les pulsions romantiques et attirer la jeunesse contemporaine vers « l’école catholique », 24 Routhier entreprend un démontage du romantisme « moderne ». Dans sa vingt-quatrième causerie, il s’attaque à Fréchette, qui avait été son voisin de chambre lors de ses études de droit à l’Université Laval et dont l’exil américain est interprété par Routhier comme une immense trahison et comme une chute du poète dans l’abîme. M. Fréchette a été une des victimes du libéralisme en Canada, et en cela il a partagé le sort d’un grand nombre. Combien de jeunes gens dont les talents faisaient concevoir les plus belles espérances, et qui se sont perdus dans les sentiers obscurs du libéralisme ! […] j’espère que jamais, sous aucun déguisement, le libéralisme ne se rendra maître de la chose publique. Pour cela, il ne faut pas cesser de le combattre ; car de toutes doctrines 23 « Adversaire né des principes libéraux, il fallait pour les combattre employer un langage qui fût compris et qui fût goûté. Il a donc ramassé ces deux éléments littéraires, alors en vogue, le romantisme et le réalisme, et il les a christianisés. » (CD p.-158) 24 « J’espère que la littérature canadienne saura s’inspirer de la grande école catholique du 19ème siècle, et je prie nos jeunes compatriotes qui veulent entrer dans cette carrière, d’y choisir leurs modèles. » (CD p.-151-152) OeC02_2014_I-116_Druck.indd 98 16.04.15 07: 37 Le romantisme mis à nu ou les Causeries du lundi endimanchées 99 subversives, c’est la plus spécieuse et la plus insinuante. C’est celle qui sourit davantage aux vagues aspirations de la jeunesse vers l’inconnu, vers l’indéfini. (CD p.-234) 25 À la poésie de l’exil de Fréchette, Routhier oppose comme exemple lumineux la poésie patriotique de Benjamin Sulte dans Les Laurentiennes (1870) : L’amour de la patrie, voilà donc le sentiment qui a inspiré M. Sulte ; faire aimer la patrie, voilà donc le but de son livre ; et comme le Saint-Laurent a été pour ainsi dire la source de ses aspirations, il en a tiré le titre même de son livre. Ses poésies sont donc essentiellement canadiennes, et c’est un mérite qu’il ne faut pas taire, en ces temps où la nationalité canadienne-française doit s’affirmer hautement. (CD p.-241) La voix d’un exilé est critiquée comme pastiche des Châtiments de Victor Hugo « dont il [Fréchette] semble vouloir imiter les écarts » (CD p.- 224). Routhier s’adresse directement à Fréchette pour le conjurer de quitter son exil et de revenir à la raison : Comme le grand poëte fourvoyé que vous avez pris pour patron [Victor Hugo], vous étiez, à votre début, religieux et royaliste, et comme lui vous glissez maintenant sur la pente de l’irreligion et de la démagogie. Ah’ mon ami ; vous vous êtes séparé de vos concitoyens, je vous en conjure, ne vous séparez pas de leurs croyances religieuses ; vous vous êtes exilé de la patrie : ne vous exilez pas de l’Eglise votre mère. […] Nous n’avons pas trop de talents au service de notre nationalité : revenez vous enrôler sous nos drapeaux ; brisez avec la démocratie dont l’influence est funeste 25 Même ton dans un texte paru sans nom d’auteur en 1876 qui cherche à démontrer que la mission du Canada français consiste à combattre le libéralisme pour sauver l’identité nationale : « […] Combattons donc le libéralisme de toutes nos forces et en toutes circonstances. C’est l’ennemi qui a juré notre ruine, et si nous ne le terrassons pas pendant l’heure décisive et solennelle que nous traversons, c’en sera bientôt fait de nous et de notre nationalité. Nous avons été forts et invincibles jusqu’à ces derniers temps, rien n’a pu nous entamer, grâce à cette sève catholique si vigoureuse qui a continué de circuler dans le magnifique arbre que nos pères ont planté, et qu’ils ont arrosé de leur sueur et du plus pur de leur sang. » Coup d’œil sur le libéralisme européen et le libéralisme canadien. Démonstration de leur parfaite identité, Montréal : Le Franc Parler, 1876, p.-78. Routhier utilise les mêmes paroles et images qui sont des lieux communs dans la rhétorique nationaliste : « La France a versé dans nos veines le plus pur de son sang, et cette glorieuse filiation ne peut pas être inféconde. Profondément religieuse alors, la fille aînée de l’Eglise n’avait d’autre but, en devenant mère, que l’extension de la foi catholique et la conquête d’un nouveau royaume à Jésus-Christ. Telle a été l’origine de la nationalité canadienne-française, et c’est pour cela qu’elle est inséparable de la foi catholique, et qu’elle ne peut exister sans elle. […] » CD pp.-62-63. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 99 16.04.15 07: 37 100 Dorothea Scholl à votre talent ; inspirez-vous aux sources pures de la vérité catholique, et vous serez peut-être un jour le premier de nos poëtes, et l’un de nos grands citoyens. (CD pp.-231-232) Fréchette réagit directement contre ces accusations épistolaires dans ses Lettres à Basile à propos des Causeries du dimanche de M.A.B. Routhier : Je ne puis plus être catholique, paraît-il, attendu que je ne suis point monarchiste, que je suis contre les privilèges de castes, que je suis démocrate enfin ! […] Bien, M. Basile ! vous avez toute ma reconnaissance. Je suis heureux que vous me donniez l’occasion de prouver, une fois pour toutes, votre ignorance crasse à l’endroit de la doctrine catholique dans ses rapports avec les gouvernements civils. Il y a assez longtemps que vous et votre école essayez de faire croire au peuple que le mot république est synonyme d’hérésie ; que la démocratie est une impiété, et que le système monarchique est la seule forme de gouvernement autorisée par l’Église. 26 Fréchette reproche à Routhier d’instrumentaliser la religion en vue de ses ambitions politiques personnelles et ironise le style dogmatique et la prétention d’infaillibilité de Routhier : Adam, paraît-il, était conservateur avant sa chute, et libéral après ! ceci n’est pas enregistré tout au long de la Genèse ; mais peu importe, du moment que vous l’affirmez, je m’incline respectueusement. 27 La controverse entre Routhier et Fréchette a été qualifié de « jeu de massacre » par Marcel Dugas qui présente un commentaire détaillé de cette polémique violente qui porte sur l’annexion du Canada aux États-Unis, le libéralisme, le gallicanisme, l’exil et l’émigration, l’action de la Providence divine dans l’histoire du monde et les rancunes et ambitions politiques, littéraires et personnelles de la part des deux auteurs rivaux. 28 26 Louis H. Fréchette, Lettres à Basile à propos des Causeries du dimanche de M.A.B. Routhier, Québec : Imprimerie du Bureau de L’Événement, 1872, pp.-43-44. 27 Ibid., p.- 25. Routhier avait comparé le yankee américain à Adam après sa chute « Hélas ! oui, tout laid qu’il est, le yankee est une idole devant laquelle plusieurs de nos compatriotes se prosternent. C’est le type qu’ils admirent, l’idéal qu’ils entrevoient dans leurs rêves, le modèle qu’ils s’efforcent de copier. S’ils étaient parfaitement sûrs que Dieu a créé l’homme à sa ressemblance et à son image, ils affirmeraient qu’Adam était yankee, tant il est vrai qu’à leurs yeux le yankee est un homme parfait. Va sans dire que je parle ici d’Adam après sa chute, car avant sa chute, il ne méritait guère l’admiration de l’école libérale » (CD, pp.-91-92). 28 Marcel Dugas, « Adolphe Routhier et Louis Fréchette », dans Marcel Dugas, Un romantique canadien : Louis Fréchette 1839-1908 (Montréal : Beauchemin, 1946), BEQ vol. 203 version 1.0, Octobre 2002, pp.-50-65, ici p.-52. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 100 16.04.15 07: 37 Le romantisme mis à nu ou les Causeries du lundi endimanchées 101 Cette controverse révèle l’incompatibilité de deux convictions. Les deux auteurs s’affirment catholiques, mais leurs croyances sont incompatibles, à un degré encore plus fort que dans l’opposition entre Routhier et l’abbé Casgrain. Conclusion « Un croyant en appelle à tous les hommes pour qu’ils partagent sa foi ; un orthodoxe récuse tous les hommes qui ne partagent pas sa foi », constate Jean Grenier dans son Essai sur l’esprit de l’orthodoxie. 29 Si de ce point de vue, Casgrain et Fréchette sont plutôt du côté de la croyance, Routhier, parlant inlassablement au nom d’une doctrine intransigeante et autoritaire, est du côté de l’orthodoxie. Toutefois, une ambiguïté persiste. Persuadé d’être le détenteur d’une vérité absolue, Routhier se présente comme un missionnaire parti pour faire œuvre de conversion, ou comme un pasteur qui cherche à ramener au troupeau les brebis égarés. Pour « prouver » leur égarement, il jette le soupçon d’hérésie sur le romantisme de Fréchette et de Casgrain et met ce romantisme à l’épreuve de sa propre vision du monde. Cette position « orthodoxe », apparaît comme extrémiste dans la mesure ou Routhier ne tolère aucune alternative. Par la mise à nu du romantisme qu’il conçoit comme une force diabolique s’étant emparé du monde en Europe et menaçant le Canada, Routhier cherche à « exorciser » le romantisme en lui-même comme dans ses contemporains. Chez Casgrain par contre, le romantisme mène à une nouvelle compréhension du Moi et de l’Autre, du monde et de Dieu et permet l’expression poétique d’une authenticité qui ne se laisse pas définir ou déterminer par une doctrine. 29 Jean Grenier, Essai sur l’esprit d’orthodoxie [1938], Paris : Gallimard, 1967, p.-16. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 101 16.04.15 07: 37 OeC02_2014_I-116_Druck.indd 102 16.04.15 07: 37 Œuvres & Critiques, XXXIX, 2 (2014) « Être romantique au Canada, en 1920 » Luc Bonenfant Les écrivains canadiens du XIX e - siècle ont été attentifs aux modalités nouvelles permises par l’inscription esthétique de la Subjectivité moderne. 1 Romantiques par la tonalité, ils le sont aussi par la forme, notamment par l’assouplissement graduel du vers et, chez un poète comme Charles Lévesque, la pratique toute romantique du verset. La littérature canadienne du XIX e - siècle n’aurait ainsi rien à envier à la littérature française : si le romantisme s’y inscrit différemment c’est, comme l’écrit Maurice Lemire, « non pas parce que les Canadiens le connaissent moins bien, mais parce que, dans leur milieu, il répond moins bien à leurs besoins 2 ». Or ce « besoin » n’a peut-être jamais été aussi vif qu’au moment de la crise de la représentation qui a fait s’opposer les régionalistes et les exotiques au XX e -siècle. Car s’il est un usage critique qui consiste à rabattre le romantisme sur le XIX e - siècle, justement parce qu’il « coïncide[rait] avec les premiers pas d’une littérature chargée par plusieurs d’une fonction importante : célébrer l’âme, la langue et le passé du peuple pour construire son identité nationale 3 », les littératures régionaliste et exotique sont un indice probant de ce que le romantisme s’étend, en terre canadienne, jusqu’au moins dans le premier tiers du XX e - siècle. Par la reprise thématique et formelle d’un certain romantisme, nombreuses sont en effet les œuvres qui offrent alors une représentation idéaliste du monde. Dans ce contexte, ce qui apparaît comme une vision du monde transparaissant des œuvres se transformera même, chez les exotiques, en une attitude franche de défi qui s’apparente à celle de gilets rouges dans la littérature canadienne. Occupés à définir les assises de leur littérature, que certains veulent représentative de la collectivité alors que les autres la désirent libre de toute doctrine hétéronome, les 1 Cf. entre autres : Maurice Lemire, Le romantisme au Canada. Québec : Nuit blanche, 1993 et Marie-Frédérique Desbiens, La plume pour épée. Le premier romantisme canadien, thèse de Ph.D. : Université Laval, 2005. 2 Maurice Lemire, « Introduction », ibid., p.-10. 3 Thomas Mainguy, Poésie et ironie chez Jean-Aubert Loranger, Saint-Denys Garneau, Roland Giguère et Jacques Brault, thèse de Ph.D. : Université McGill, 2013, pp.-22-23. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 103 16.04.15 07: 37 104 Luc Bonenfant écrivains canadiens du début du XX e -siècle ne semblaient ainsi que pouvoir être romantiques, que ce soit par l’image projetée de leurs œuvres ou par l’attitude qu’ils adoptèrent. L’horizon romantique Après Nelligan, qui ne serait « pas pour les écoliers » en raison de son « tempérament romantique 4 », René Chopin agitera par exemple une nostalgie propice au déploiement d’une subjectivité lyrique évocatrice des ruines « où s’effrite [s]on cœur 5 ». Peu importe d’ailleurs qu’ils se rangent du côté des régionalistes ou de celui des exotiques : les poètes convoquent alors constamment les écrivains du siècle précédent et, au tournant des années 1920, « l’esthétique romantique imprègne encore largement l’œuvre de plusieurs poètes, surtout des jeunes en début de carrière 6 ». Tout semble ainsi se passer comme si le sujet poétique canadien insistait, au cours des premières décennies du XX e - siècle, pour se penser depuis une attitude essentiellement romantique. Dès lors que « le rythme des poèmes de Dion Lévesque reste celui de la grande poésie romantique et parnassienne 7 », celui des chansons de Louis Dantin semble emprunter à la voie populaire, ouverte au siècle précédent, d’un Béranger ou d’un Dupont. Et la désespérance dite par Desrochers rappelle Rousseau tout autant que les accents chateaubrianesques de René : « J’ai trop connu combien les hommes sont méchants,/ Pour qu’une cruauté nouvelle ne m’émeuve./ Ce que je veux subir, c’est une douleur neuve 8 ». De ce point de vue, la poésie féminine ne semble pas en reste. L’« âme émerveillée 9 » de Marthe des Serres dégage en 1924 une sensibilité tout à fait conforme à celle des œuvres poétiques qui lui sont contemporaines. L’« indomptable rêveuse 10 » de Jovette Bernier déploie la même année un fantasme intérieur dont Albert Pelletier dira que « personne encore chez 4 C.E.B., « Émile Nelligan, poésies », Le Canada Français (juillet 1946). 5 René Chopin, « Je contemple mon rêve… », Le cœur en exil. Paris : Georges Crès et cie, 1913, p.-134. 6 Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques (dirs.), La vie littéraire au Québec. Tome VI. 1919-1933. Québec : Presses de l’Université Laval, 2010, p.-372. 7 Ibid. 8 Alfred Desrochers, « Désespérance romantique », À l’ombre de l’Orford précédé de L’offrande aux vierges folles. Édition critique par Richard Giguère. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 1993, p.-141. 9 Marthe des Serres, « Le matin descend », Opales. Montréal : G. Ducharme, 1924, p.-12. 10 Jovette Bernier, « Indomptable rêveuse », Roulades…. Rimouski : Imprimerie générale S. Vachon, 1924, p.-17. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 104 16.04.15 07: 37 « Être romantique au Canada, en 1920 » 105 nous […] n’a exploré et révélé les recoins intimes de l’âme féminine avec cette acuité 11 ». Éva Sénécal, dont le premier recueil date de 1927, ne cache pas qu’elle est une lectrice avide de Lamartine et de Musset alors que, de Medjé Vézina, le père Lamarche conclut en 1934 qu’il faut lire « son plus beau poème : Agenouillement, dont l’harmonie prenante soutient la comparaison avec les plus grands romantiques 12 ». Les renvois épigraphiques de Bleu poudre. Le credo du matin, publié en 1939, ébauchent quant à eux un univers lyrique qui assigne Hugo et Lamartine dans deux poèmes différents et Desbordes-Valmore dans trois autres. Et Michelet de les côtoyer en tant qu’observateur lyrique de la Nature plutôt que comme historien : « Ces pontifes ailés de l’hymen des fleurs… esprit embaumé des fleurs. - Michelet 13 ». Faut-il conclure de cela un romantisme suranné des œuvres, ou une propension à la naïveté sentimentale qui confirmerait ce « diagnostic de conformité, tant du point de vue des valeurs que de celui du projet esthétique 14 » que l’on pose trop souvent sur l’écriture des femmes, en oubliant que les hommes ont eux aussi usé de la référence romantique ? De fait, le foisonnement de cette référence apparaît justement trop saillant pour ne pas être autrement intelligible : si les écrivains canadiens lisent encore les écrivains romantiques européens dans le premier tiers du XX e - siècle, les traces de leurs lectures ne peuvent être réduites à la simple formulation esthétique de codes rhétoriques et figuraux homologués. Qu’elle soit tonale ou formelle, la persistance romantique semble ainsi se donner à lire comme le signe particulier d’un réinvestissement esthétique conforme à l’ethos alors constitutif de la littérature canadienne. À cet égard, les textes poétiques découvrent pratiquement tous un sujet lyrique individué qui est aussi idéaliste par la formulation qu’il offre du monde. De ce point de vue, la poésie régionaliste déploie une attitude qui ne se distingue pas toujours nettement de celle de la poésie exotique. Blanche Lamontagne-Beauregard peut donc écrire : 11 Albert Pelletier, Carquois. Montréal : Librairie d’action canadienne-française, 1931, pp.-112-117. Cité dans Daniel Chartier, L’émergence des classiques. Montréal : Fides, 2000, p.-181. 12 M.-A. Lamarche (O.P.), « Chaque heure à son visage », La Revue dominicaine (juin 1934). 13 Marie Anna Fortin, « Les abeilles », Bleu poudre. Le Credo du matin. Montréal : Impr. Le Devoir, 1939, p.- 114. Le texte de Michelet va ainsi : « Les fleurs ne sont plus solitaires ; la prairie est devenue par elle une société où tous s’entendent et tous s’aiment, initiés à l’hymen par leur petit pontife ailé ». - Jules Michelet, L’insecte. Paris : Librairie de L. Hachette et cie, 1867. 14 Chantal Savoie, « Pour une sociopoétique historique des pratiques littéraires des femmes », Lire UMR 5611, http: / / lire.ish-lyon.cnrs.fr/ IMG/ pdf/ Pour_une_socio. pdf, p.-3 (consulté le 9 juin 2014). OeC02_2014_I-116_Druck.indd 105 16.04.15 07: 37 106 Luc Bonenfant Que je te loue, et qu’à te chanter je m’enivre Ô Printemps ! Que mon cœur chante avec l’univers ! Je ne veux plus qu’aimer et que me laisser vivre Puisque la feuille s’ouvre et que les prés sont verts ! … 15 alors que Paul Morin chante : Lorsque je serai vieux, lorsque la gloire humaine Aura cessé de plaire à mon cœur assagi, […] J’irai sans un regret et sans tourner la tête, Dans l’ombre du torride et de l’âpre Orient Attendre que la mort indulgente soit prête À frapper mon corps las captif, et patient. 16 On aura tôt fait de voir les différences entourant ces deux poèmes, le second dégageant un décadentisme crépusculaire qui reste innommable au premier. Pour autant, régionaliste chez la première et exotique chez le second, le Je y concourt à découvrir les termes d’un rapport idéaliste, et foncièrement romantique, au monde. Pensé depuis ce terme, le romantisme canadien-français du début du XX e - siècle découvre un ethos partagé par les textes ou, pour le dire autrement, une attitude commune adoptée par les écrivains canadiens en vue d’envisager le monde dont il s’agit pour eux de renvoyer l’image. Le romantisme offre de la sorte un regard particulier dont le prisme donne à voir et à sentir un rapport particulier au monde. Posture existentielle donc, ou « manière d’être », qui se traduit en retour dans les termes esthétiques de l’œuvre publiée et dont l’efficacité tient à la structuration discursive qu’elle permet, cela qu’il s’agisse de défendre la thèse régionaliste ou celle, qui lui est alors opposée, du primat de l’art. * « Manière d’écrire, le romantisme est aussi manière de vivre, pensée sociale et politique 17 », comme l’écrit Marie-Frédérique Desbiens. Il n’en fallait sans doute pas plus pour que des écrivains poussent la logique de cet ethos de manière à le transformer en posture, ce que les nigoguiens feront alors que « les propos du Nigog provoqueront les querelles les plus vives 18 ». Les écri- 15 Blanche Lamontagne-Beauregard, « Bonheur printanier », La moisson nouvelle. Montréal : Librairie de l’Action française, 1926, p.-13. 16 Paul Morin, « La rose au jardin Smyrniote », Poèmes de cendre et d’or. Montréal : Éditions du Matin, 1922, pp.-207-208. 17 Marie-Frédérique Desbiens, op.-cit., p.-3. 18 Annette Hayward, La querelle du régionalisme au Québec (1904-1931). Vers l’autonomisation de la littérature québécoise. Ottawa : Nordir, 2006, p.-282. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 106 16.04.15 07: 37 « Être romantique au Canada, en 1920 » 107 vains et les intellectuels réunis autour de la revue endosseront pleinement la position qui est la leur et, ce faisant, ils développeront une posture qui s’articulera comme un geste volontaire d’affront, « sorte de mise en scène médiatique 19 » de l’ethos alors courant dans les œuvres. Et si « la ‘posture’ est la manière singulière d’occuper une ‘position’ dans le champ littéraire 20 », les nigoguiens seront donc romantiques au Canada comme un Stendhal ou un Hugo avaient pu l’être avant eux en France. Tels un Stendhal devant l’Académie… Du fait de sa marginalité au sein du champ culturel canadien-français, l’exotisme apparaît comme le lieu idéal du développement d’une posture romantique alors que les nigoguiens revendiquent explicitement la possibilité pour l’œuvre d’art d’être libre et non académique, cela dans un rapport antagoniste explicite face au public et aux autres acteurs du champ littéraire. L’ethos romantique qui imprègne alors les œuvres de pratiquement tous les poètes se transforme chez eux en une attitude plus explicite, mais aussi certainement distinctive, « la posture littéraire identifi[ant] l’auteur dans le champ et format[ant] l’horizon de réception 21 » de son œuvre. Être exotique en 1918, ce serait donc être romantique au sens où l’entendait Stendhal un siècle auparavant, « dans la revendication d’une autonomie de l’esthétique 22 ». En effet, le texte liminaire du Nigog fait penser sous plusieurs égards au premier Racine et Shakespeare. Car les nigoguiens veulent au premier chef combattre l’ignorance dans le domaine esthétique et, ce faisant, l’apathie concurrente à l’acceptation par le public de préjugés doxiques relatifs à l’art. « Il est temps, écrivent-ils, que la critique soit un sérieux enseignement général et non plus un complaisant bénissage d’œuvres puériles et inhabiles 23 ». Or cette complaisance avait justement fait l’objet de la détraction stendhalienne à l’égard du « genre niais de l’ancienne école française 24 », qui s’obstinait résolument à respecter les 19 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur. Genève : Slatkine érudition, 2007, p.-15. 20 Ibid., p.-18. 21 Ibid., p.-31. 22 Michel Crouzet, « Notice », Racine et Shakespeare (1818-1825) et autres textes de théorie romantique. Paris : Honoré Champion, 2006, p.-263. 23 « Signification », Le Nigog, 1 (1918), p.-2. Toutes les citations tirées du Nigog seront dorénavant suivies de Nigog et du numéro de pages entre parenthèses dans le corps du texte. 24 Stendhal, Racine et Shakespeare. Études sur le romantisme. Paris : Garnier-Flammarion, 1970, p.-51. Désormais RS suivi du numéro de pages entre parenthèses dans le corps du texte. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 107 16.04.15 07: 37 108 Luc Bonenfant règles d’unité de la tragédie pourtant peu propices au déploiement d’œuvres qui sauraient selon Stendhal procurer un véritable « plaisir dramatique » (RS, 53 ; Stendhal souligne). Les nigoguiens tout autant que l’écrivain français n’hésitent pas à renvoyer leurs adversaires à la bêtise et à la sottise supposées de leurs perspectives. « C’est le but du Nigog de tenter une réunion des esprits cultivés et de diffuser des idées artistiques dégagées de l’ignorance et de la niaiserie » (Nigog, 3). Il ne s’agit pas de refaire ici le portrait agoniste de cette rhétorique, déjà admirablement brossé par Dominique Garand, 25 mais de montrer plutôt qu’elle découvre implicitement ses antécédences dans le diagnostic posé par Stendhal : Tout porte à croire que nous sommes à la veille d’une révolution semblable en poésie. Jusqu’au jour du succès, nous autres défenseurs du genre romantique, nous serons accablés d’injures. Enfin, ce grand jour arrivera, la jeunesse française se réveillera ; elle sera étonnée, cette noble jeunesse, d’avoir applaudi si longtemps, et avec tant de sérieux, à de si grandes niaiseries. (RS, 51-52 ; Stendhal souligne) À l’instar du romantique, l’écrivain exotique est accablé par ceux qui se rangent alors du côté du pouvoir symbolique. Nombreux sont les « Auger »-canadiens, « imbéciles et […] malveillants » (Nigog, 3), qui empêchent la jeunesse d’« augmenter cette culture dans le domaine artistique et à exalter les réputations injustement obscures » (Nigog, 4). Les nigoguiens souhaitent l’avènement d’une révolution dans les arts ; leur mot d’ordre reste à cet égard la liberté, concept central de la doctrine romantique telle que la défendait Stendhal. Récusant les embrigadements, pourfendant la facilité, l’écrivain exotique pense comme l’écrivain français selon qui le romantique, être résolu s’il en est, ne connaît pas la pusillanimité, réservée au classique et aux tenants de l’académisme : « Il faut du courage pour être romantique, car il faut hasarder. Le classique, prudent, au contraire, ne s’avance jamais sans être soutenu, en cachette, par quelque vers d’Homère, ou par une remarque philosophique de Cicéron » (RS, 72 ; Stendhal souligne). Comme le romantique, l’exotique est donc de ceux qui s’exposent en prenant le parti du Beau, « premier but des arts » (RS, 178). Et si Stendhal nous avait prévenu qu’il existe autant de formes de Beau que de « formes de nez différentes » (RS, 184), les rédacteurs du Nigog reconnaissent quant à eux que « l’Art est plus complexe qu’on imagine » et que « la seule technique, en dehors des significations supérieures, demande 25 Garand a en effet donné des analyses éclairantes des enjeux pragmatiques et énonciatifs de cette polémique dans La griffe du polémique. Le conflit entre les régionalistes et les exotiques (Montréal : L’Hexagone, 1989). OeC02_2014_I-116_Druck.indd 108 16.04.15 07: 37 « Être romantique au Canada, en 1920 » 109 des connaissances particulières » (Nigog, 3).- C’est pourquoi l’on ne saurait réduire l’Art, « seul but de notre effort [et] seul critère de notre critique » (Nigog, 3), aux formulations toutes faites d’esthétiques académiques : « en quoi voulez-vous que la brouette du fils de M. Bellemare, décrite et célébrée en poésie et en prose, parvienne jamais à nous créer une littérature originale ? » (Nigog, 254) Les nigoguiens reprennent ainsi de manière implicite une posture endossée un siècle plus tôt dans le cadre du romantisme français naissant. Comme Stendhal s’opposant énergiquement à l’Académie, ils y vont de déclarations péremptoires qui leur permettent de se situer du côté de la nouveauté et de ce qu’ils considèrent être l’intelligence. À propos de Roquebrune écrivant dans les pages du Nigog, Dominique Garand remarque ceci : […] il déclare : « Jamais nous n’en resterons à Racine et nous ne craignons pas d’affirmer qu’un Verlaine est aussi nécessaire à la littérature française que l’auteur d’un Phèdre », ce qui permet d’identifier l’Ennemi comme un tenant du classicisme, rébarbatif aux symbolistes et aux décadents. 26 Or le symbolisme n’est-il pas justement un romantisme de la fin du XIX e - siècle ? De l’un à l’autre mouvement, la rhétorique se répète presque à l’identique alors que, dans le manifeste qu’il publie en 1886, Moréas avait finalement fait du romantisme une forme nouvelle du classicisme, le déclarant périmé parce que « rangé 27 ». C’est à ce compte qu’il pût ensuite annoncer qu’une « nouvelle manifestation d’art était donc attendue, nécessaire, inévitable. Cette manifestation, couvée depuis longtemps, vient d’éclore 28 ». Au fil du XIX e siècle, se déploie donc une stratégie rhétorique de remplacement que les exotiques instaurent à leur tour dans les lettres canadiennes du début du XX e siècle. Et comme Stendhal, selon qui « ce qu’il faut imiter de ce grand homme [Shakespeare], c’est la manière d’étudier le monde au milieu duquel nous vivons » (RS, 75), les exotiques souhaitent l’émergence d’œuvres aussi impromptues qu’authentiques parce que, « en littérature, il n’y a rien comme la liberté de pensée et d’allures » (Nigog, 187). Liberté, authenticité, conviction : se joue là un ensemble d’idées relatives à la création artistique qui ont sans doute pour effet de rappeler que les régionalistes sont des écrivains académiques, mais qui soulignent aussi implicitement le caractère inédit, et conséquemment romantique, de la bataille que les nigoguiens livrent. Cette bataille, Roquebrune la comprend d’ailleurs en regard d’un lien de causalité qu’il établit entre le renouvellement artistique et la dévastation guerrière alors ressentie : 26 Ibid., p.-129. 27 Jean Moréas, « Le symbolisme », Le Figaro (18 septembre 1886), p.-1. 28 Ibid. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 109 16.04.15 07: 37 110 Luc Bonenfant La génération qui sortira du grand holocauste sera-t-elle frappée d’un signe de tristesse et de mort pour avoir assisté à tant d’horreurs et d’angoisses ? Je crois qu’elle sera, au contraire, éprise de volupté et de joie. C’est la réaction logique d’une si grande épreuve. Tous les jeunes gens de l’univers, d’ailleurs, seront ivres de pouvoir vivre, et ils respireront avec ferveur l’existence comme une chose rare et précieuse. Mais il restera sans doute peu de chose de ce qui faisait le caractère de la jeune génération d’avant 1914. Comment rattacher deux époques distinctes par un tel abîme ? (Nigog, 273) Roquebrune fait le pari que la Guerre, qui n’est pas terminée au moment où paraît son article, contribuera à changer les idées artistiques. Sa logique apparaît tout à fait romantique-en ce sens que la désolation causée par la rupture temporelle des événements historiques forme le socle propice au renouvellement artistique. On sait déjà comment le contexte révolutionnaire a influé sur l’émergence de la sensibilité romantique, contexte dont Stendhal prend d’ailleurs acte quand il écrit que, « de mémoire d’historien, jamais peuple n’a éprouvé, dans ses mœurs et ses plaisirs, de changements plus rapide et plus total que celui de 1780 à 1823 ; et l’on veut nous donner toujours la même littérature ! » (RS, 74). Les crises sociales appellent le changement esthétique, qui semble dès lors surgir des ruines du monde environnant. Or l’article de Roquebrune montre que les nigoguiens affichent le même type de sensibilité à l’égard de l’histoire sociale et politique et de ses conséquences : le monde qui émergera après la Guerre commandera une idée nouvelle de l’art qui ouvrirait en retour la possibilité (exotique) de la rénovation artistique au Canada français… Comme Hugo préfaçant Cromwell ? Si la posture des nigoguiens reprend celle de Stendhal, leur rhétorique rappelle aussi celle de la Préface de Cromwell : si les noms sonnent et résonnent fort dans le texte pamphlétaire de Hugo, il en va de même au Nigog où l’on dénombre quelque 450 noms propres différents, certains de ces noms étant au surplus répétés (Beethoven est par exemple nommé neuf fois dans six textes ; Whitman, cinq fois dans quatre textes ; Claudel, huit fois dans deux textes). Chez Hugo comme au Nigog, chaque nom offre une résonnance insoupçonnée par le contraste opéré entre le renvoi historique précis qu’il induit et la récupération qui découle de sa citation en contexte pamphlétaire, montrant que : Comme signe, le Nom propre s’offre à une exploration, à un déchiffrement ; il est à la fois un « milieu » (au sens biologique du terme), dans lequel il faut se plonger, baignant indéfiniment dans toutes les rêveries qu’il porte, OeC02_2014_I-116_Druck.indd 110 16.04.15 07: 37 « Être romantique au Canada, en 1920 » 111 et un objet précieux, comprimé, embaumé, qu’il faut ouvrir comme une fleur. Autrement dit, si le Nom […] est un signe, c’est un signe volumineux, un signe toujours gros d’une épaisseur touffue de sens, qu’aucun usage ne vient réduire, aplatir. 29 Stendhal l’avait bien compris en appelant deux noms antinomiques pour baliser son point de vue : « toute la dispute entre Racine et Shakespeare se réduit à savoir si, en observant les deux unités de lieu et de temps, on peut faire des pièces qui intéressent vivement des spectateurs du XIX e - siècle » (RS, 54). Hugo avait lui aussi saisi ce potentiel propre à la référence du nom propre, alors que [l]es interminables scansions de noms [dans la Préface de Cromwell] incarnent l’étonnant rapport de la littérature au temps et à l’histoire, à la fois sur le plan diachronique où les génies se succèdent pour porter tour à tour le « masque humain » […] et sur le plan synchronique où la figure, métaphore ou antonomase, ramène le passé dans le présent et affirme la permanence d’un inépuisable intertexte. 30 Chez Hugo comme au Nigog, nommer les autres servirait ainsi à signaler une forme inédite « d’appartenance à une communauté épistémique 31 » dont l’écrivain peut en retour délimiter les usages et les significations grâce au contexte nouveau créé par leur citation. Au Nigog, l’appel du nom s’inscrit toutefois dans une économie rhétorique dont la résonnance est d’ordre litotique. Car si l’on trouve dans les pages de la revue des antonomases et d’autres usages métaphoriques du nom (usages abondamment utilisés par Hugo, comme l’a montré Élisabeth Nardout-Lafarge), l’énumération y constitue la pratique la plus courante de citation nominale. C’est ainsi que la pléthore de noms semble participer plus largement de la quête de capital symbolique qui est celle des rédacteurs et des collaborateurs de la revue, de manière générale de jeunes intellectuels qui auront d’ailleurs plus tard recours à la sociabilité mondaine pour asseoir leur distinction et leur élégance. 32 29 Roland Barthes, « Proust et les noms », Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques. Paris : Seuil, 1972, p.-125. 30 Élisabeth Nardout-Lafarge, « Le vertige des noms dans la Préface de Cromwell », dans Martine Léonard et Élisabeth Nardout-Lafarge (dir.), Le Texte et le Nom. Montréal : XYZ éditeur, 1996, p.-280. 31 Francis Corblin, « Noms et autres désignateurs dans la fiction », dans Martine Léonard et Élisabeth Nardout-Lafarge (dirs.), op.-cit., p.-95. 32 Cf. Michel Lacroix, « Sociopoétique des revues et l’invention collective des ‘petits genres’ : lieu commun, ironie et saugrenu au Nigog, au Quartanier et à La Nouvelle revue française », Mémoires du livre/ Studies in Book Culture, 4 : 1 (2012), http: / / www. erudit.org/ revue/ memoires/ 2012/ v4/ n1/ 1013328ar.html. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 111 16.04.15 07: 37 112 Luc Bonenfant Roquebrune s’exprimera d’ailleurs en des termes clairs bien qu’ironiques sur la question en ouvrant un de ses articles de la manière suivante : « Je voudrais avoir l’autorité d’un nom vénérable et d’un noble caractère pour trancher définitivement et de haut cette question du régionalisme dont nous sommes quelques-uns à être excédés » (Nigog, 333). Et c’est justement la résonnance du nom des autres (écrivains et artistes) qui palliera ce défaut de possession d’un nom vénérable en permettant aux rédacteurs de la revue exotique d’argumenter par annexion alors que le bagage culturel ouvert par chaque nom documente précisément leur connaissance historique et culturelle. C’est en convoquant les uns et les autres que Jane Mortier peut par exemple se permettre de poser un verdict quant à la valeur de l’œuvre de Liszt : Héritier de Bach et de Beethoven, émule de Chopin, de Berlioz et de Schumann, inspirateur et excitateur de Wagner, précurseur de Franck et même de Strauss et de certains modernes, divulgateur des rythmes slaves en même temps que Chopin, avant Borodine, Dvorak et Smétana, missionnaire d’art infatigable, Liszt aura été au cœur du XIX e - siècle, un des hommes les plus représentatifs, une force inouïe, une âme inoubliable. (Nigog, 249) Bien qu’on trouve dans Le Nigog des noms d’artistes provenant de toutes les disciplines (musique, danse, peinture, architecture…), la large part en revient toutefois à la littérature. Des noms aussi variés que ceux de Corneille, Fénelon, La Fontaine, Molière, Montaigne, Pascal ou Rabelais (mais aussi ceux de Racine et de Shakespeare…) y forment de la sorte une chaîne métonymique tissant la trame plus vaste d’une intelligence qui légitime en retour la parole des nigoguiens par l’érudition entendue qu’ils procurent. Alors qu’ils se querellent âprement avec leurs contemporains régionalistes, les nigoguiens instaurent donc, par la voie des noms d’auteurs cités, une forme d’adhésion plus large avec les écrivains du reste du monde, présents ou passés. Cela d’ailleurs sans égards aux traditions nationales : Byron, Shelley, Keats et Heine figurent dans la liste d’élection du Nigog du fait qu’ils ont été « pèlerin[s] du monde » tout en demeurant de « grandes gloires littéraires » (Nigog, 334) de leurs pays respectifs. Tous ces noms ne semblent ainsi présents que pour mieux garantir la nécessité d’un agrément face à la question de l’Art. Leur présence massive, dans les pages de la revue, signe plus largement le vœu d’une communauté qui, bien que virtuelle parce que n’existant que dans les livres lus, apparaît d’autant plus nécessaire qu’elle ouvre finalement à une conventualité, lieu privilégié d’une circulation dialogique inclusive de toute la tradition occidentale à laquelle les nigoguiens peuvent désormais prétendre appartenir, cela afin peut-être de mieux récuser leur position de dominés au sein du champ culturel canadien-français. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 112 16.04.15 07: 37 « Être romantique au Canada, en 1920 » 113 L’expérience esthétique n’est cependant d’aucune façon pensée comme une tabula rasa par les nigoguiens, qui convoquent donc le génie des ancêtres passés. Comme Hugo mandant les écrivains les plus divers pour élaborer sa posture, la sensibilité exotique cherche à s’inscrire dans une histoire qui aurait comme principale caractéristique l’amalgame des conditions esthétiques précédentes permises par les noms appelés. La communauté dès lors créée a pour effet de rabattre les noms des prédécesseurs sur l’actualité de leur posture : si Racine et Rabelais semblent encore pertinents aux yeux des nigoguiens, c’est parce que la Beauté artistique est toujours d’actualité, qu’elle ne connaît pas les âges. La formule lapidaire de Baudelaire résume sans doute mieux que toute autre l’essence de cette posture : « Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau 33 ». La stratégie exotique apparaît ainsi doublement romantique : d’abord parce qu’elle érige, comme chez Hugo et Stendhal, la possibilité d’une signature et d’un imaginaire jusqu’alors inédits ; ensuite parce qu’elle permet l’abrogation du temps, en confondant les historicités de chaque nom dans le hic et nunc du débat opposant les rédacteurs du Nigog aux régionalistes. Le romantisme, forcément Le mot « romantisme » nomme, on le sait, une idée nouvelle de la Littérature, qui se trouvera désormais éprouvée comme une expérience subjective du Langage. Jacques Rancière l’a bien montré : à une littérature pensée dans les termes d’un régime de représentation dont la valeur repose sur des principes de convenance et de conformité succède, dans le XIX e - siècle naissant, un régime esthétique, qu’il définit comme un « mode d’être sensible propre aux produits de l’art 34 ». Avec Victor Hugo, 35 on dira même que le romantisme produit dans la littérature l’équivalent de la secousse révolutionnaire dans la société, tout se passant comme si l’ancienne perspective, rhétorique, l’avait cédé à une perspective ontologique du fait littéraire. L’idéal égalitariste propre au libéralisme naissant favorisera d’ailleurs la valorisation des idées d’individualité et de Génie créateur. Qu’il soit de gauche ou de droite, le romantisme est de fait une forme esthétique du libéralisme : « […] le romantisme naît d’une crise de la représentation littéraire […] il met en crise, c’est-à-dire en position d’instabilité féconde, la poésie et 33 Charles Baudelaire, « Qu’est-ce que le romantisme ? », Œuvres complètes. Tome II. Paris : Gallimard, 1976, p.-420. 34 Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique. Paris : La fabrique, 2000, p.-31. 35 Cf. Victor Hugo, « Le dix-neuvième siècle », William Shakespeare. Paris : GF Flammarion, 2003, pp.-312-321. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 113 16.04.15 07: 37 114 Luc Bonenfant tout le système des genres 36 ». C’est à cette condition que le mythe littéraire de l’authenticité se déploiera. La rupture étant une de ses idées maîtresses, la potentialité en constitue la richesse première et, s’il peut perdurer par-delà les contingences historiques du premier mouvement qui l’a initié, c’est sans doute parce que le romantisme est finalement un concept, 37 c’est-à-dire un acte de pensée propre sur la littérature et les arts qui vise essentiellement l’autonomisation du littéraire par la souveraineté de la parole de l’artiste. On expliquera dès lors aisément sa persistance dans le premier tiers du XX e - siècle au Canada, où la pensée libérale connaît alors un essor sans précédent : « la prédominance de l’idéologie libérale est manifeste dans les discours politiques et économiques 38 ». Mais le début du XX e - siècle est aussi, dans les lettres canadiennesfrançaises, le moment où la littérature tend justement à se spécifier en se rabattant progressivement sur les formes et les genres institués de la triade aristotélicienne. Des genres pourtant historiquement considérés comme « littéraires » au siècle précédent sont alors graduellement exclus de l’espace occupé par la « littérature », laquelle est de moins en moins hétéronome. Le genre de l’histoire en est un exemple, mais aussi les écrits du champ scientifique, qui s’autonomise notamment avec les textes du Frère Marie-Victorin. 39 De ce point de vue, il est finalement peu étonnant que la référence romantique parsème les œuvres : tous semblent vouloir faire de l’« authentique » et certains, c’est-à-dire les exotiques, veulent même faire du « neuf ». C’est à ce titre que la poésie aura pu s’énoncer romantiquement, cela qu’elle soit rangée du côté des régionalistes ou des exotiques, afin de dire les impératifs de sujets poétiques cherchant à s’affirmer dans les termes esthétiques de leur authenticité. La nature de la dispute qui oppose les régionalistes aux nigoguiens n’en est d’ailleurs pas simplement une de moyen ou de manière. Elle concerne aussi plus proprement la nature même du fait littéraire, que les seconds pensent dans les termes esthétiques d’une différenciation affranchie par le langage. « La littérature, selon la logique exotique, devrait être composée d’une pluralité d’individus, chacun différent 40 ». Garand l’a bien montré dans son analyse : la littérature exotique propose de l’inédit, du « mouve- 36 Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand, La modernité romantique. De Lamartine à Nerval. Paris/ Bruxelles : Impressions nouvelles, 2006, p.-10. 37 Jacques Rancière, « Y a-t-il un concept du romantisme ? » dans Isabelle Bour, Éric Dayre et Patrick Née (dirs.), Modernité et romantisme. Paris : Honoré Champion, 2001, pp.-287-301. 38 Dominique Garand, op.-cit., p.-97. 39 Cf. Dominique Garand, « Situation du champ culturel québécois autour de 1900 », ibid., pp.-89-93. 40 Ibid., p.-181. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 114 16.04.15 07: 37 « Être romantique au Canada, en 1920 » 115 ment » et de l’« individuation » alors que le régionalisme fonctionne comme un classicisme en cela qu’il vise la « reproduction ». 41 L’antinomie de ces perspectives rappelle celle que Stendhal établit : Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible. Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir à leurs arrières-grands-pères. (RS, 71) Convaincus de ce que le régionalisme est de peu d’intérêt, les exotiques croient que la rénovation littéraire qu’ils proposent est justement conforme à l’« état actuel » du goût de leur époque : Régionalisme ! Terroir ! Ah ! que voilà de grands mots redoutables. Ceux qui craignent les influences neuves, les révolutions en art, les orientations multiples et ne veulent voir la sagesse que dans des formes consacrées professent, d’habitude, le plus violent mépris à l’égard du romantisme, du symbolisme, etc. Ils doutent, ils sourient, ont des gaîtés de petites folles au seul énoncé de ces mots en « isme ». (Nigog, 253) C’est dire que, par-delà la possibilité récurrente d’un ethos romantique concourant à dire la subjectivité des uns et des autres, c’est donc aussi l’adoption d’une posture romantique que la littérature canadienne-française du premier tiers du XX e -siècle donne à lire dans l’opposition régionalisme/ exotisme. Posture que les nigoguiens se seront chargés de porter symboliquement, en agissant comme ces gilets rouges qui leur avaient été antécédents dans l’histoire d’une littérature au sein de laquelle ils s’inscrivent paradoxalement par le biais de leurs lectures et de leurs références. 41 « À la lecture des textes régionalistes, on est frappé par la récurrence exceptionnelle du mot ‘fécondité’, de son correspondant ‘fertilité’ et de quelques autres termes concomitants (tels que ‘sève’) ». - Ibid., p.-171. OeC02_2014_I-116_Druck.indd 115 16.04.15 07: 37 M anon a uger Unversité du Québec à Montréal M ylène B éDarD Université de Montréal l uc B onenFant Université du Québec à Montréal M arie -F réDérique D eSBienS Université de Laval B ernarD e Mont Centre d’Étude du Québec et des Francophonies d’Amérique du Nord, Paris l ucie r oBert Université du Québec à Montréal D orothea S choll Université de Kiel Les auteurs OeC02_2014_I-116_Druck.indd 116 16.04.15 07: 37